L'ORIENT
DANS LA LITTÉRATURE FRANÇAISE
AU XVîI'' ET AU XVIII'^ SIÈCLE
COULOMMIERS
Imprimerie Paul BRODARD.
iOB^triê
PIERRE MARTINO
PROFESSEUR AGRÉGÉ l'ES LETTRES AU LYCÉE d'aLGER
DOCTEUR ES LETTRES
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L'ORIENT
DANS LA LITTÉRATURE FRANÇAISE
AU XWV ET AU XVIII^^ SIÈCLE
PARIS
LIBRAIRIE HACHETTE ET C
79, BOULEVARD SAINT-GERMAIN, 79
1900
Droils de Iraduclion el de re|iroductiou réservé?.
L'idée première de ce travail m'a été donnée par
M. Emile Bourgeois, maître de conférences à lÉcole normale
supérieure.
Je le prie d'agréer ici l'homiftage de ma respectueuse
reconnaissance.
P. M
L'ORIENT
DANS LA LITTÉRATURE FRANÇAISE
AU XVIP ET AU XVni' SIÈCLE
INTRODl'CTIOX
I. La tradition littéraire de l'Orient. La naissance et les premières formes
de celte tradition, c'est le sujet de ce travail.
IL Pourquoi on ne le fait pas commencer au moyen âge. 11 y a eu un
Orient du moyen âge fort dilTérent du nôtre : le paradis terrestre;
légendes extravagantes sur Mahomet et l'Islam: leur place dans la
littérature. Ni le commerce avec le Levant, ni les relations de Marco-
Polo n'ont pu éveiller le goût de l'e.xotisme.
IIL L'incuriosité du moyen âge devient plus grande encore après -les
Croisades. L'Orient semble disparaître de la littérature. Le goût pour
l'Orient réapparaît au xvii* siècle, c'est là que commence ce travail.
Il s'épanouit au xviii" siècle et aboutit vers 1780 à la formation de la
science orientaliste, c'est là que cesse ce travail.
IV. Après la délimitation historique, la délimitation géographique. Ce
que les hommes du xv!!!' siècle entendaient par le mot Orient. Le
domaine de l'Orient littéraire.
I
Dans un de ces dessins qu'il tirait d'une tache d'encre,
élarg-ie, allongée, métanior[)hosée enfin par de multiples
ramifications et d'étranges lavis, Victor Hugo a voulu
un jour représenter l'Orient ' : un ciel noir où se tour-
1. Dessin signé et date de 1860. Sur sa vision de l'Inde, voir par exemple
Rayons et ombres, XIIL Puits de l'Inde, tombeaux....
1
2 L ORIENT DANS LA LITTEIIATURK FltANf-AISE.
ineiiteiit «les nuages et (jui se l)laiu'liit en son centre livi-
dement; sur celle pâleur se détache, obscure, une bâtisse
singulièrement lourde, sans lignes et presque sans con-
tours : l'œil au bout d'un nionient voit, ou plutôt devine
qu'elle est écrasée par une monstrueuse idole, ventrue et
difforme; le devant du tableau s'éclaire un peu, il s'y
dessine quelques arabesques et vers une porte haute et
grise s'achemine une caravane confuse où il semble bien
qu'il y ait des hommes, des chevaux et des parasols. De
soleil point. Aussi l'impression première n'est-elle pas sans
stupeur : on dirait la représentation dun liurg tout à fait
fantasli(|ue, par une nuit noire dans une gorge obscure;
or la légende du dessin assure bien que c'est là un paysage
oriental et que Victor Hugo y a mis sa vision particulière
d'une pagode hindoue. Mais <|uelque déférence qu'on ait
pour l'auteur, quelque sympathie (ju'on se soit donnée
pour la peinture impressionniste, il y a là une étrangelé
qu'on aurait [»eine à comprendre autrement que par de
subtils détours de réflexion.
Celte image nous choque évidemment; c'est que, au
fond de l'esprit, nous en avons une autre, tout à fait difté-
rente, qui peut-être ne s'est jamais réalisée en un dessin
ou dans quelques phrases, mais <jui s'impose à nous toutes
les fois que l'idée d'Orient se met en travers de nos pensées.
Vaguement, si nous nous arrêtons à préciser cette image, il
nous vienl la sensation d'arbres à la poussée gig;niles(pie,
d'une teire aux chaudes couleurs avec des habitants
étranges et des mœurs singulières; surtout nous croyons
voir un ci(d bleu à l'infini, où luilb' sans relâche un soleil
qui, le long de maisons très blanches, ne [)ermel point la
descente de l'ombre. Tout est obscurité dans la vision que
se donne de rOrient Yictor llug^o; tout est lumière dans
celle (pie s'en font les autres hommes; et ils aiment avec
LNTRODUCTIOX. 3
un particulier empressement les écrivains qui, comme Loti,
savent, par de luxuriantes descriptions, satisfaire ce besoin
de leur imagination.
A vrai dire, si par curiosité d'analyse nous poussons
jusqu'à nous demander l'origine de cette conception, ou
même simplement jusqu'à lui trouver une expression
complète et convenable, il nous faut aussitôt reconnaître
que l'effort est très malaisé. Elle est une manière de pos-
tulat en notre imagination, un préjugé artistique et litté-
raire, une habitude; et, chez la presque unanimité du
public qui lit ou qui écrit, le mot Orient n'appelle rien de
vu ou même de vraiment réfléchi. Assurément cette habi-
tude, nous ne l'avons pas créée de notre propre travail :
nous l'avons reçue de nos lectures, de nos conversations,
de nos visites aux Musées, d'ailleurs : et elle s'est installée
en nous par les procédés cauteleux et insinuants, chers
aux sentiments qui ont le plus de prise : on ne discute
point l'obéissance qu'on leur donne, n'ayant jamais médité
sur leur existence et sur leur venue. En littérature, comme
jjartout, il y a des manières de voir héréditaires que tous
nous avons acceptées, en naissant à la vie de l'esprit : notre
image familière de l'Orient paraît bien être une de ces tra-
ditions, de ces conventions, si Ion veut.
Or on se propose précisément d'étudier en ce travail la
naissance de cette tradition littéraire et les premiers
aspects sous lesquels elle s'est manifestée. Il semble bien
{c'est ce qu'on cherchera à montrer) qu'elle est née au
cours du xvu' siècle et qu'elle s'est formée pendant
le xvnr. Mais cette délimitation du sujet, pourtant bion
vague encore, peut être accusée d'arbitraire : et, }»our
éviter des objections, il convient de donner dès à présent
quekjues éclaircissements.
4 L'ORIKXT DANS LA LITTÉRATURE FRANÇAISE.
II
Assurément rUrieiit n'a. pas été découvert par les Fran-
çais au siècle de Louis XIV; ils le connaissaient depuis
longtemps et lui avaient donné place dans leur littérature,
dès ses origines. Il pourrait donc paraître naturel qu'on
fît commencer cette étude au moyen âge; mais je crois
qu'il est de bonnes raisons pour ne pas la reculer aussi loin
dans le tem|)s.
Il y a eu un Orient du moyen âgre, si je puis dire, fort
ditïérent du nôtre; à l'étudier, on découvrirait bien quelques
sources, profondément enfouies, de la tradition littéraire
postérieure; mais on se persuaderait surtout du caractère
tout à fait jiarticulier de la conception médiévale. Pour le
dire dune ligne, l'exotisme n'en est point di] tout la partie
essentielle; on pourrait même assurer qu'il n'existe |)as;
or ce mot nous semble aujourd'hui presque un synonyme
du mot Orient, et l'auteur qui écrirait pai/sai/e exotique en
place de paijsage oriental ne verrait là qu'une substitution
permise d'expressions, où le lecteur ne peut se tromper.
Comme toutes les pensées du moyen âge, la vision qu'on
eut alors de l'Orient fut modelée tout entière et déformée
par l'idée religieuse. Les pays lointains d'Asie étaient
ignorés : seuls le Levant et la Terre Sainte apparaissaient
aux imaginations, transligui'és [)ar la légende et l'éloigne-
ment; c'était, aux yeux des hommes d'Occident, la contrée
merveilleuse où le Christ avait vécu, où la religion était
née; maintenant soumise au joug des infidèles, elle était
devenue l'objet des espérances guerrières de la chrétienté.
Ce serait donc un sujet tout à part que d'étudier la concep-
tion de l'Orient dans la littérature du moyen âge'; la
1. Voir Dreesl)ach,(/e/' Orient in der allfranzusisclien Kreuzzugslittt'ralin-,
Inaiig. Diss., Breslaii, 1901.
TXTRODUCTIUX. 5
matière serait abondante, malaisée quelquefois à mettre en
œuvre. On n"indi(|uera en cette introduction que les points
les plus saillants, ceux (jui domineraient les principaux
aspects du travail. Puisque nous voulons établir à quel
moment a commencé la tradition littéraire moderne sur
rOrient, il est nécessaire de dire quand la tradition ancienne
a cédé devant elle : et on ne le peut sans esquisser ce
qu'elle était.
On n'ignorait pas tout à fait que l'Asie se parait en cer-
taines de ses contrées d'une extraordinaire végétation; on
pouvait dès lors se figurer que le travail de Thomme était
inutile en ce jardin immense, puisque les ressources de
vie s'offraient spontanément; cette idée jointe à ce qu'on
devinait confusément de l'orig-ine orientale de la religion,
poussait tout naturellement les hommes du moyen âge à
placer le paradis terrestre ' dans quelque pays situé très
loin vers lEst; les bords de l'Euphrate, la Perse, l'Inde,
le Thibet apparaissent successivement dans les légendes
comme le lieu, autrefois domaine de la primitive huma-
nité, que garde contre l'approche des fils d'Adam l'ar-
change à l'épée de feu : c'était, disait-on, un jardin
embaumé, riche de plantes aromatiques; il enfermait des
arbres aux feuilles dor ou d'argent, des fruits aux pro-
priétés merveilleuses, des champs de pierres précieuses.
Mais ces détails par lesquels on voulait donner du paradis
une image concrète, n'ont pas eu la fortune qui aurait pu
leur échoir, et devant eux ont passé, dominatrices, des
idées toutes différentes sur l'Orient. Si ces indications
avaient reçu leur entier développement, peut-être le goût
1. Voir A. (Iraf. (7 mito del paradiso terrestre dans Miti e leggende,
Torino, 1X92, t. I. Voir aussi Iliiet. Traité de la situation du paradis ter-
restre, Paris, 1691. II existe des représenlalions assez nombreuses du
paradis terrestre exécutées au moyen âge soit en tableau, soit en tapis-
serie. Le dessin na jamais rien d'exotique.
6 LORIK.NT IIA.NS LA LITTERATL'UK FRANÇAISE.
pour les clioscs exotiques eùl-il été avancé de plusieurs
siècles.
Ce (jui a donné à l'Orient médiéval sa forme et sa cou-
leur, c'est la haine du umsulman, c'est la lutte sans cesse
poursuivie contre lui, séculaire exaspération d'où est sorti
le mouvement des croisades. Chaque jour, par les prédi-
cations, par les récits des ])èlerins, l'attention des lidèles
était tirée vers les lieux saints et vers leurs possesseurs
impies; ce triomphe insolent, Tàme pieuse d'alors ne le
pouvait expliquer (ju'en attrihuant aux Mahomélans le rôle
ilun tléau de Dieu ; s'ils possédaient le corps du Christ,
c'était afin que les chrétiens fussent punis dans leurs défail-
lances. Dès lors on ne pouvait s'enquérir, avec grande
sympathie, de leur vrai caractère et de leurs mœurs : et
les rares renseiiinements qu'on recevait sur eux, on les esti-
mait ahominahles avant môme de les avoir bien entendus.
Mahomet paraissait une manière' de brigand, un possédé
du diable, commettant toute sorte de vilenies et (riin-
postures ' ; et « la Loi au Sarrasin » était jugée un recueil
de honteuses superstitions, dont on ne voulait écoutei' le
récit que pour se féliciter d'être chrétien el renchérir sa
haine contre les Intidèles -. De vrai, on savait peu de chose
sur eux ' : la mode des ablutions, quelques détails sur les
prières, la polygamie; on y ajoutait la communauté des
femmes, et c'était à peu près tout; encore entourait-on ces
pratiques d'un véritable ellVoi et l'on n'osait guère les
tournera plaisanterie. 11 y avait }>ourtant là un riche thème
de gauloiseries, de quoi multiplier les sujets de fableaux ;
le roman du xvm*^ siècle n'y manquera pas, mais au xnr
c'était sans sourire et presque avec horreur (pTon lisait :
1. lioman de Mahomet par Alex, du Pont, on vers du xiiT siècle.
2. Le livre de la loi au Sarrasin, prose du xiV siècle.
3. Le livre de la loi au Sarrasin est assez renseigné, mais cela jiarail
tout à fait une exception.
INTRODUCTION.
-N'ostre sires velt entresait
Que uns sens hom. X femmes ait,
Et X maris ait une femme •.
Aussi se réjouissait-on d'apprendre que Mahomet avait
été dévoré par des pourceaux, un jour qu'il était tombé ivre
mort; quoi d'étonnant après cela si les Mahométans mar-
quaient quoique répugnance à user du vin! Et pour rendre
le faux prophète tout à fait odieux, on en faisait naïvement
un mauvais chrétien, un hérétique, un cardinal qui se serait
donné au diable par désespoir de devenir jamais pape "!
Avec de pareilles lég-endes, on devine aisément létrangre
aspect sous lequel l'Orient se présentait aux imaginations
indignées.
C'est pourtant avec ce dég-uisement carnavalesque qu'il a
pris place dans la littérature médiévale; il y figure en de
multiples endroits. On ne s'en étonnera pas : il est naturel
qu'une des grandes pensées de l'époque, la lutte contre
l'Infidèle, ait eu son expression sans cesse renouvelée dans
les ouvrages du temps. Mais l'image était bien singulière;
il s'est formé alors « jusque dans les plus petits détails, à
côté de la tradition historique et du monde réel, un monde
fantastique et une histoire légendaire qui avait sa liaison,
sa chronologie, sa ressemblance et qui finit par être seule
connue et seule acceptée de la société laïque au moyen
âge ' ». Quelques théologiens ou bien des voyageurs
auraient j>eut-ètre pu détruire par le menu cet ensemble de
fictions; mais combien peu les auraient écoutés, et se
1. Roman de Mahomet, édition Rein.unl-.Michel, Paris, 1831, vers 1812.
2. G. Paris, Littérature française au moyen à{je, Paris, 1890, p. 220. —
D'Ancona, la legr/enda ili Maomeflo in Occidente (Giorn. slor. délia lett.
ilal., 1S89, Xlll, 199). — Doullé, Mahomet cardinal, Chàlons, 1889. — Voir
aussi le compte rendu de l'article d'Ancona, par Renan : Journal des
Savant.s, juillet 1889.
3. H. Pigeonneau, le cycli: de la croisade, Paris, 1817, p. 48.
8 L ORIENT DANS LA LITTKllATriŒ FRANÇAISE.
souriaient-ils eux-mêmes des écarts de limagination
populaire?
Comme il est juste, c'est dans l'épopée qu'on a surtout
représenté l'Orient : elle est la forme de littérature la plus
familière au moyen àg^e, celle où sa pensée s'est exprimée
le plus naïvement rudimentaire. On se souvient des musul-
mans de la Chanson de Roland : le public des jongleurs les
voyait comme do vrais païens qui unissaient dans un
cocasse Panthéon : Mahomet, Apollon, Jupin et Terva-
gant. Cette confusion première de l'image n'a pas permis
que les Sarrasins de l'épopée eussent aucune nuance
propre; on les a figurés sur le modèle des Chevaliers fran-
çais, soumis aux lois d'une même féodalité, et fort sem-
blables à eux dans leurs gestes et propos. Il traîne bien
dans le poème quelques vestiges de mots arabes déformés;
mais c'est là tout en fait de couleur locale : les Arabes ont
si peu de caractère qu'aussitôt vaincus et pris, ils ne font
[»as de difficultés à devenir « vrais Crestiens » ! Ce type,
consacré de bonne heure, on le retrouverait dans toutes
les épopées de ce qu'on a pu appeler « le cycle de la croi-
sade ' )' et dont la moins inconnue est encore le Pèlerinage
de Charlemagne à Jérusalem : on sait combien l'Asie s'y
fait imaginaire et fantastique, et il en est ainsi dans toutes
les autres œuvres; on est même surpris à rencontrer par-
fois, comme par inadvertance, des détails vrais en ces des-
criptions inventées : de riches broderies orientales ou d'in-
terminables défilés de chameaux.
Créé par l'épopée, ce type a trouvé place, sans modifica-
tion, dans toute la littérature, et nous pouvons contempler
par exemple avec un iiidiribb» .iinuscmont les musulmans
du Jeu de saint Nicolas, ipii, après avoir livré de grandes
I. li. l'igi'onncan, ouvrage cité.
LXTRUDUCTIOX. 9
batailles, se convertissent tous à la fin par l'entremise de
saint Nicolas. Leur idole, Tervagans, en est bien quelque
peu fâchée et son mécontentement jaillit en un jargon qui
peut-être a la prétention de pasticher l'arabe :
TERVAGANS.
Palas aron ozinomas
Baske bano tudan donas
Gehe amel cla orlay
Berec hé pantaras tay.
I.I PREUDOM.
Rois que voloit il ore dire?
LI RdlS.
Preudom, il rauert de duel et d'ire
De che c'a Dieu me suis turkiés.
Ce serait le cas d'assurer, contrairement à Molière, que
le langage turc dit peu de choses en beaucoup de mots!
mais on n'aurait guère compris alors que ce roi sarrasin,
ancêtre du truchement Covielle, voulût amuser son public
par l'étrangeté des sons qu'il faisait entendre. Sans doute
l'auteur put penser qu'il avait fait là de la vraie couleur
locale.
Nombreux aussi sont les romans dont l'action se passe à
Constantinople, ou qui se sont enrichis d'éléments orien-
taux, ou même qui sont tout entiers tirés de quelque fiction
arabe'. Il semble que l'imagination des conteurs eût pu se
faire une richesse littéraire facile avec l'exotisme de la
donnée. Je ne parle point ici des fables, nées des récits
orientaux-, si abondamment répandues au moyen âge :
leur matière avait été trop modifiée, on les avait trop
accommodées aux moeurs européennes, et d'ailleurs les
1. Par exemple, le dU de C empereur Constant. — Partenopeus de Dlois ;
Cliqi^s de Chrétien de Troyes; Cléomadès-, Berinus; Clams; CEscoufle
Eracle par Gautier d'Arras. — Le roman des sept sar/es.
2. J. Bédier. Les Fabliaur, Paris, 1893. — G. Paris, %s Contes orirntauT
dans la littérature française du mo>jin àr^e [Poésie française au moyen
âge, II, ".ij.
10 LORlliNT DANS LA LITTEHATUUK FRANKAISK.
intermédiaires par lesquels elles passèrent avaient été si
nomliieiix qu'il ne pouvait rien leur rester du caractère
originel. Mais les romans d'aventure eussent sing-ulière-
ment profité à imiter, môme de loin, l'exubérante inven-
tion des auleurs arabes, dont se divertiront avec joie, plu-
sieurs siècles ajjrès, les lecteurs des Mille et une Nuits. Il
n'en est rien, et les princesses lointaines qui y paraissent
ne sont jetées que dans les aventures banales familières
aux Amadis; on s'empressait d'ailleurs de les baptiser,
d'abord par l'amour (jui les poussait vers un cbrétien,
ensuite par un vrai baptême'. C'était la revanche littéraire
de la Chrétienté; ne pouvant chasser les Turcs des Lieux
Saints, on faisait d'imaginaires diversions sur leurs
harems, clos par une barrière fabuleuse de draperies d'or.
Mais de tels enlèvements n'étaient que fictions d'un
moment et l'imagination ne s'en trouvait pas beaucoup
excitée; du moins elle eût jm l'èlre à la vue des richesses
que les commerçants, par de multiples et coûteux intermé-
diaires, faisaient venir de l'Asie jusqu'à la France. Tapis
de Turquie, soie et satin de Chine, pierres précieuses de
Perse, épices indiennes, les trouvères avaient pu voir tout
cela de leurs yeux; mais, sans songer en tirer parti pour
entourer d'un cadre léger leurs contes orientaux, ils se con-
tentaient d'admirer toutes ces belles choses « ouvrées de la
main des Sarrasins- » et d'y soupçonner quelque [)iiissance
maléfique. Le commerce avec le Levant eût pu cependant
ouvrir les yeux et pousser à une conception moins fausse
des choses et des gens d'Asie. Les échanges dès le début
du moyen âge sont nombreux et fréquents^; par l'Italie et
1. Voir, par exemple, D'un écolier amoureux de la fille du Soudan de
liahi/lone. recueilli clans la Souvelle Fabrique des ercellenfs traités de
vérité, loTît.
2. Voir les exemples dans Fr. .Michel, Recherches sur le commerce... des
étoffes de soie, Paris, lSo2, II, Ci.
3. Ueppinj:. llisloire du commerce entre le Levant et l'Europe, Paris, 1830.
IXTRODLCTION. H
Venise, par Marseille et Bordeaux se répandaient en toute
la France les ballots qui, venus de l'Inde et de la Chine,
avaient passé aux mains des caravaniers de la Mecque. Au
temps des Mérovingiens on connaissait déjà les épices; les
cadeaux retentissants d"Haroun-al-Raschid à Charlemagne
symbolisent un commerce déjà développé; plus tard, au
temps des croisades, l'extension fut considérable, et elle
sut grandir encore jusqu'au xiv" siècle. Mais la curiosité
des acheteurs semble navoir pas été émue: au xix*' siècle
seulement, on sera assez nerveux et impressionnable pour
rêver d'un voyage au Japon parce que l'on boit du thé dans
une tasse à la porcelaine historiée! « L'Europe resta long-
temps plongée dans une ignorance presque complète sur
l'origine de tant de productions précieuses qui se répan-
daient chez elle. Il se passa des siècles avant que cette
espèce de mystère fût dévoilé \ » Bien mieux, pendant des
centaines d'années, les artisans du moyen âge reproduisi-
rent, dans l'ornementation des étoffes qu'ils composaient à
limitation des tissus d'Orient, des caractères arabes quils
ne comprenaient point. Cette incuriosité, dont rougirait
aujourdhui le plus ordinaire touriste, acheteur de cuivres
algériens, est bien lattitude imagée du moyen âge.
« Les caravanes de Florence, de Venise, de Bruges,
assure M. Gebhart, rapportaient de Perse, de l'Inde et de )a
Chine, dans leurs ballots avec l'ivoire, la poudre d'or et la
soie, la \ision de civilisations éblouissantes et de religions
plus étranges encore pour la chrétienté que l'islamisme ". »
Cette vision, que jamais les hommes d'autrefois ne Irou-
— Hi-yd, Jlisloire du commerce du Levant au moyen âge, Irad. fr.,
Leipzig. 1885. — Pigeonneau, Histoire du commerce de la France.
Paris, 1885. — Fr. Michel, ouvrage cité.
1. H. Piireonneau, ouvrage cité, I, 21T.
2. Fr. .Michel, ouvrage cité, II, 131.
3. Gebhart, Conteurs florentins, p. 3.
12 L ORIENT DANS LA LITTE HATUllE FKANÇAISE.
vi'rent vraiment dans les foires où se vendaient les produits
exotiques, ils faillirent l)ien la recevoir de Marco-Polo et
de ses récits merveilleux. Après avoir passé vinpt ans en
pleine Mongolie, ayant traversé la Perse, Tlndo et la
Chine, touché peut-être au Jaj)on, après avoir vu des s|)ec-
tacles et des mœurs qu'il comjirit rarement et (ju'il inter-
préta toujours d'une manière étrange, le voyageur vénitien
fit rédiger en français, tout à fait à la fin du xui' siècle, le
détail de ses voyages; cela s'intitula Le livre de Marco Polo,
citoijen fie Venise '; les savants (|ui le lisaient pouvaient
connaître les « chemins menant aux é[)ices précieuses, à la
poudre d'or, à l'encens, à l'ivoire, aux bètes rares,, aux
luines colossales, aux rites étranges, aux voluptés mor-
tcdles. Le Soudan de Bahylone, le prêtre Jean, le grand
Khan des hommes à la face jaune, le vieux de la Montagne,
les émirs et les khalifes, Mahomet, les pères de la Thé-
liaïde, les ermites du Gange, formaient là-bas comme une
humanité extraordinaire - ». Il y avait tout cela dans ce
livre des merveilles et bien d'autres choses, qui aujourd'hui
déconcertent parfois même un lecteur averti. Mais l'ou-
vrage resta fort longtemps peu connu, et c'est à la (in du
xv' siècle seulement que l'imprimerie naissante en répandit
dans l'Europe étonnée les éditions et les traductions '';
jusque-là ces extraordinaires récits n'avaient été lus que
par un petit nombre de lettrés; d'ailleurs ils ne voulaient
point se laisser convaincre, et jiersonne ne crut à la vérité
de la relation. Dès lors, il était impossible que le goût de
l'exotisme naquît à la lecture de ce manuscrit, dont on
jugeait les fictions si invraisemblablement romanesques.
1. IMition PaiiUiier, 2 vol., Paris, lS)>."i.
2. Couleurs florentins, p. 211.
:t. La première édition latine parut à Anvers vers ilS'l, el la première
édition italienne en 149(1.
INTRODUCTION. 13
Cela amusait rimagination ou la terrifiait, sans lui donner
l'enthousiasiTie que produit la vision de spectacles étranges
mais crus réels.
x\u reste, si l'exotisme avait dû naître au moven àee, les
lettrés n'auraient pas attendu Marco Polo pour en parer
leurs œuvres *; déjà chez les anciens et dans les Thesaunis
ou les Sommes de l'époque, ils pouvaient lire d'incrovables
assertions. Brunetto Latini, dans « li Livres dou Trésor- »,
prétendait leur donner une vision de l'Inde et des Indiens :
Tiex i a qui ocient lor pères avant que ils dechieent par viellesce
ou par maladie ; et si les mangent et ce est entre euis une chose de
grant pitié. Cil qui habitent au mont Niles ont les piez retors, et est
la plante desus et ont en chascun pié huit doiz. Autres i a qui ont
teste de chien; et plusor n'ont chief; mais lor oilz sont en lor
espaules. Unes autres gens i a qui maintenant qu'ils naissent, lor
chevol deviennent chenu et blanc, et en la viellesce nercissent. Li
autre n'ont que un oil et une jambe et corrent trop durement. Et si
a femes qui portent enfanz à cinq ans, mais ne vivent outre l'aage
de huit anz. Tos les arbres qui naissent en Inde ne sont onques
sans fuelles.
Cette image extravagante « de la partie d'Orient qui est
appelée Aisie » semble créée à plaisir i)Our heurter le sen-
timent de la vraisemblance ^; et même si on l'avait ])rise
au sérieux, elle ne pouvait donner que l'image horrifique
d'un pays de monstres, propres à épouvanter la poésie et à
arrêter comme devant un rempart infranchissable les héros
de roman. De fait, il semble que la grande muraille de
Chine se soit étendue au moyen âge le long de l'Asie tout
entière et qu'elle l'ait assidûment protégée contre les curio-
sités de la littérature.
1. Voir les neuf chapitres du Sonçje du vieil Pèlerin de IMi. de M('zières,
relatifs à l'Orient, composition allégorique du xiv= siècle [Revue de l'Orient
Chrétien, t. IV et V).
2. Publié par P. Ghabaille, Paris, 18C3, p. loi.
3. Errera, dans son Epoca délie r/ranili scoperle f/eot/rap/iidie, constate
la disparition au moyen âge des connaissances de l'antiquité sur l'Asie;
du moins il n'était resté que les plus fantaisistes et les plus erronées.
14 L'ilUlENÏ DANS LA LlTTliUATLHF. FRANÇAISE.
111
L'examen a été superficiel et rapide; peut-être, en
remuant les vieux textes, y découvrirait-on quehiues aspects
«le véritable exotisme. Mais on ne démontrerait pas ainsi
que le moyen âge a donné son attention aux choses d'Orient
d'une manière vive, ni surtout qu'il y a recherché Tes
impressions |iarticulières et fortes qui nous plaisent aujour-
d'hui. Faut-il tâcher d'en produire une explication? cola ne
sera pas tout à fait inutile à notre sujet; une fois dispa-
rues les causes qui faisaient obstacle au développement de
l'exotisme, d'autres causes ont pu ag^ir, promptes à diriger
vers l'Asie la curiosité féconde des écrivains français. Si la
littérature médiévale se montra si indifférente à l'Orient,
c'est (ju'elle était de sa nature pou curieuse; morne ses
panégyristes en convieiment. L'horizon de vie qui s'éten-
dait devant la pensée des hommes d'alors leur paraissait
suffisamment large; leur réfiexion, acharnée à résoudre
des problèmes étroits et quelquefois mesquins, n'éprouvait
pas le besoin qu'on étendît sa matière. « Le monde maté-
riel apparaît à l'imagination comme aussi stable que limité,
avec la voûte tournante et constellée de son ciel, sa terre
immobile et son enfer; il en est de même du monde moral....
Personne ne songe à protester contre la société oîi il est
ou n'en rêve une mieux construite Le monde d'alors est
étroit, factice, conventionnel '. » Un sentiment niantjuait
tout à fait, celui de la diversité des choses et des g(>ns, à
travers l'espace comme dans le temps; et il n'y a pas beau-
coup d'exagération à dire avec M. Brunetière : « Il semble
qu'au moyen âge une façon de [)enser et de sentir com-
I. (i. Paris, Lille) alure française an moyen âge, p. 31.
INTRODUCTION. 15
mune... ait opprimé pendant plus de quatre ou cinq cents
ans, et comme anéanti toutes les distinctions d'origine de
race et de personne ' ». Or, l'exotisme est surtout fait de
ce sentiment de la diversité ; il ne peut paraître que lorsque
la pensée, enlîn élargie, devient capable d'imaginer d'autres
aspects que les paysages familiers, et de se figurer des sen-
sations ou des raisonnements faits sur un autre modèle
que les siens. Les enfants et les hommes sans culture ne
songent pas à concevoir ce qui est trop différent d'eux;
l'image d'un Chinois ou d'un nègre s'offre à leurs yeux
sous forme d'une caricature; c'est pour eux un être bâti
Kà leur ressemblance, mais affligé d'un invraisemblable (
déguisement; suivant Fàge et le caractère, ils ont peur ou
se mo(juent, mais ils ne pensent pas que cet être puisse ;
avoir à lui un ensemble d'idées et d'habitudes aussi respec-
tables que les leurs.
L'exotisme semble donc n'avoir pas pu vivre au moyen
âge; et même, s'il y avait paru, son existence n'aurait pas
été longue. Les croisades avaient éveillé et entretenu un
vif mouvement d'attention vers l'Orient; mais c'est, si je
puis dire, à la venue de l'Occident en Orient, au rôle qu'il
était appelé à y jouer, et non à l'Orient lui-même qu'on
s'intéressait. Aussi lorsque l'élan des croisades s'épuisa
dans l'insuccès et l'indifférence, la pensée de l'Europe s'en
alla vite loin de l'Asie; d'autres soins s'imposaient à elle :
c'est le moment où, par des luttes intérieures et de grandes
guerres au dehors, se forment les principales nationalités
et se constituent les États modernes. Cette grande œuvre
consomme toutes les énergies, et bien que son dessein ne
soit point visible alors à ses artisans, elle détourne les
Français du xiv" et du xv" siècle vers la contemplation uni-
I. Manuel de l'Hisloire de la liUérature française, p. 3.
16 L(i1UI:NT dans la LrrTEUATL:i{E FRANÇAISE.
quemenl de la France. On sait avec qnelle indifférence
véritable la chrétienté apprit que l'Infidèle était entré dans
Constantinople; le Turc devint l'allié du Roi Très Chrétien,
ce qui acheva de lui enlever tout caractère exotique; et,
comme pour précipiter ce détachement, les causes écono-
nnques y mêlèrent leur jeu; le commerce avec le Levant,
si développé au xn" siècle, et qui avaiTreçu des croisades
un tel regain, s'alanguit à partir du xiv siècle, et le moyen
ài:e finissant le laisse bien faible '. Si les commerçants
abandonnaient la partie, source autrefois de riclies profits,
c'était décidément que la France ne voulait plus de l'Orient,
tel qu'elle l'avait vu au moyen âge.
Aussi disparaît-il tout à fait de la littérature et je ne
sache point qu'il fasse vraiment figure dans aucune œuvre
importante du xv^ ou du xvi'' siècle : les poètes de la
Renaissance s'enferment en des salles de collège et prolon-
gent devant les livres anciens leurs après-midi studieuses;
insoucieux des voyages qu'accomplissaient alors les navi-
gateurs de tout pays, ils ne i)araissent pas se douter qu'on
puisse aller plus loin ([ue Rome ou qu'Athènes. Les con-
teurs empruntent à des sujets orientaux, dont apparem-
ment ils ignoraient l'origine, la matière de quelques rares
et incolores nouvelles; parmi les « belles et honnestes
dames » de Brantôme, il se trouve bien une ou deux
Turques, mais sans cachet exotique. Rabelais, quoiqu'il ait
parlé de tout et qu'il ait promené ses héros gigantesques
dans maint domaine, réel ou imaginaire, n'a point l'idée
de leur réserver des aventures turques ou indiennes : assu-
rément Pantagruel a bien à un moment dessein d'aller au
royaume de Catay, mais c'est |>our y chercher l'oracle de
1. \ley(\, ouvrar/ fi cité. — 1*. Masson, Histoire du commerce français dans
le Levant au AT//* siih-le, Paris, 18%. Peu ai)rés, l'ouverture de l,i roule
nouvelle des Indes hâtera la décadence de ce commerce.
IXTRODL'CTIOX. 17
la dive Bacbuc ! encore son intention tourne-t-elle court :
lui et son ami Panurge se contentent de refaire, après
Jacques Cartier, quelques étapes sur une route de mer qui
n'aboutit point aux Indes \ Panurge, lorsqu'il otTre à Pan-
tagruel ses salutations en quatorze langues, balbutie bien
quelques sonorités étranges, oîi l'on peut, paraît-il, retrou-
ver les vestie^es de vrais mots arabes ; mais ses connais-
sances sur l'Asie ne vont pas plus loin. Enfin l'bomme,
' qui a tout lu et qui sait tout, Montaigne, ne semble jamais
avoir eu, dans sa « librairie », la moindre hantise de
l'Orient. S'il parle des veuves indiennes et de leur suicide
sur le tombeau du mari, c'est qu'il a lu cette coutume dans
Properce -; il ne s'en étonne pas beaucoup et passe sans
insister; au xvni*" siècle, on s'en indignera. Même réserve
et même brièveté, qu'il s'agisse du paradis de Mahomet ou
du fatalisme des Turcs ^ Voilà un silence bien significatif :
tout ce qui a occupé la pensée des hommes du xvi^ siècle
paraît, sous une forme ou sous une autre, dans les Essais.
Il n'y est rien dit de l'Orient, il ne lui y est témoigné que
de l'indifTérence. L'attitude de Montaigne était celle de son
époque, et nous pourrons constater abondamment combien
enfantine et ridicule était la conception de l'Orient chez
les premières générations du xvu*" siècle. Le goût pour
l'Orient était mort \
i/Or il a eu sa renaissance au milieu du xvu'^ siècle, et
voilà justifiée la date dont nous avons fait un point de
départ. Comme de la Renaissance proprement dite, on
peut assurer de cette réapparition de l'Orient dans la litté-
^/i. A bel Lefranc, Pantcif/ruel explorateur (Revue de Paris, l" fé-
vrier 1'J04). Les navif/a lions de Pantagruel, Paris, 1903.
2. Essais, liv. II, chap. xxix.
3. Essais, éd. V. Leclerc, II, 184; III, 1G3.
4. En 1.J71 les Indes orientales sont considérées comme •• les pais dii
monde les plus barbares presque ». (Recueil des plus fraîches nouvelles écrites
des Indes orientales par ceux de la Compafjnie de Jésus. Paris, 1.371, p. 5.)
2
18 L ORIENT DANS LA LITTERATURE FRANÇÂISK.
rature qu'elle fut véritablement une naissance; du moins
se présenta-t-il alors sous une forme nouvelle, et le mot
exotisme ' pourra, avec des réserves convenables, définir
certains aspects de cette tradition littéraire en mal de for-
mation. On cberchera, au début de cette étude, à rendre
raison de l'événement; et l'on constatera ensuite l'épa-
nouissement, cil de multiples et vigoureuses pousses, d'une
moile jusque-là inconnue; on montrera que la croissance,
d'abord lente, s'est tout d'un coup brusquement préci-
pitée, ainsi qu'il arrive souvent aux arbres d'Orient; le
xvni" siècle, quelquefois avec beaucoup d'irrespect, exploite
cette riche végétation.
Comme le goût pour l'Orient n'a cessé ensuite de
grandir, il semblerait que cette étude ne puisse avoir de
fin, ou du moins (pi'il faille la prolonger jusqu'à nos jours.
On croit devoir pourtant l'arrêter à la fin du xviu' siècle,
à la veille de la Révolution, non point par une vieille
superstition qui suspendait en l'année 1789 la vie normale
des gens et des institutions, pour la diriger ensuite sur de
nouveaux chemins ; mais parce que la conception de l'Orient
a été modifiée alors par un grand fait historique, et tout
à fait renouvelée. D'une mode, jusque-là presque uni-
quement littéraire et artistique, il est né une science,
l'orientalisme. On établira, à la fin du livre, que c'est vers
1780-1790 que s'est réellement constituée cette science
nouvelle, dont la France du xix" siècle a reçu un si grand
éclat. Par elle, l'image de l'Orient a été à nouveau
modelée sur l'Orient mieux connu : et la littérature a
recueilli ces profitables indications; personne ne songera
1. Le mol csl inoderne. Il se trouve déjà dans Rabelais, IV, 2 : « Mar-
chandises cxolicques », mais au sens seulement de •> (jui ne croit |>oinl
dans le pays ■•. — Le Dictionnaire de l'Académie n'admet ce sens
qu'en llCi : l'acception moderne y figura en 1878 seulement. Le mol et
l'idée avaient déjà une longue vie.
I
INTRODUCTION. 19
à comparer l'Orient tel qu'il est dessiné dans Voltaire avec
la vision (jue nous en donne Leconte de Lisle!
La naissance de Forientalisine sera donc Taboutis-
sement de nos recherches; l'étude assurément serait gran-
dement intéressante, qui du même point de vue envisagerait
le xix^ siècle. Mais il faudrait pouvoir y parler avec com-
pétence d'Anquetil Du Perron ou de Burnouf ; c'est affaire
à quelqu'un de leurs élèves d'aujourd'hui. On serait con-
tent déjà, si ce livre pouvait montrer comment tout un
mouvement d'idées, surtout exploité par la littérature, a
ouvert pendant le xvu"^ et le xvui" siècle, d'abord des
chemins au tracé incertain, puis quelques vraies routes
vers la connaissance sérieuse de l'Orient.
IV
Mais voici longtemps déjà que nous usons de ce mot
Orient sans en avoir bien précisé le sens; et, après avoir
tenté une délimitation historique du sujet, il conviendrait
peut-être de faire même travail pour ses frontières géo-
graphiques. LOrient_ littéraire (je prie qu'on me passe
l'expression suffisamment claire et fort commode à l'usage)
n'est pas l'Asie. Le domaine de nos recherches paraîtra,
je crois, fort nettement déterminé; mais encore faut-il, en
le définissant, prouver que l'on n'a point agi par caprice et
que l'Orient de ce livre est aussi l'Orient de la littérature
au xvu^ et au xviu« siècle.
La logique veut que l'on justifie d'abord les éliminations ;
bien que Jérusalem soit ville d'Asie, et que la Palestine
s'étende proche de la Turquie, il ne sera point parlé ici de
la Terre Sainte; pourtant de nombreux voyages ' retien-
1. Voir le Catalogue de l'Histoire d'Asie à la Bibliothèque Nationale; —
20 L'dHIKNT DANS LA LlTTKHATL'llE FRANÇAISE.
nent, en plein xviii" siècle, rattcntion des hommes do
France sur les pays qu'avaient illusln's les croisades. Mais
jamais les écrivains d'alors n'ont mêlé la terre du Christ à
l'image qu'ils avaient de l'Orient; on le comprendra aisé-
ment; aujourd'hui encore, les voyageurs qui vont vers
Jérusalem, croyants ou non, ne peuvent pas se déprendre
d'une sorte d'obsession : le souvenir du christianisme nais-
sant nuance tous les paysages. Renan visita la Galilée,
mais il n'en reçut ni n'en donna une vision pittoresque;
il voulait simplement voir se dessiner en lui le cadre de la
vie de Jésus; et il semble bien que des visiteurs, môme
jtlus humides, ne jtuissent se départir do l'alliliide imposée
|iar l'extraordinaire puissance des souvenirs héréditaires;
les contemjHirains de Bossuet ou de Voltaire subissaient
plus encore que nous celte nécessité. Aussi, lorsque l'image
de la Terre Sainte apparaît chez eux, c'est qu'ils ont un
dessein pieux ou qu'ils discutent de religion; ce n'est pas
pour eux une image littéraire et artisli(jue; la littérature
n'en a donc point usé, et l'on peut dire sans exagération
que la Palestine en est tout à fait absente, tant au xvn'
qu'au xvMi' siècle. Les poètes du moyen âge qui l'avaient
connue, et quelquefois représentée en leurs vers, avaient
été également incapables de tirer d'elle un exotisme qu'elle
ne comporte pas.
Pour (h's raisons tout à fait semblables, et également]
aisées à admettre, jamais on n'a eu l'idée d'aller chercher!
une impression exotiipie dans ce cpie j'appelh^rai rOrientl
anlitjue : certes Dabylone et Ninive, Sardanapale et Sémiri
ramis, Alexandre conquérant les Indes, sont des visions]
d'Orient auxquelles, aujourd'hui, nous donnons volontiers]
la couleur pittoresque (pii peul-èire leur est convenable;
T. Toliler, liihliotheca geoffraphica l'rtleslin.r; — Calalofjue de la IiUjUo-
Iki^que orientale de M, Scheffer, p. 108 et suiv.
INTRODUCTION. 21
mais il a fallu à cela tout l'effort des historiens, toute la
curiosité des explorateurs, toutes les richesses sorties des
dernières fouilles scientifiques. Et Ton peut maintenant
monter à grands frais, aux arènes de Béziers, quelque
drame persan ou quelque opéra babylonien, dont nous
croirons réels les décors et les costumes; mais qui pensera
ainsi satisfaire un vrai goût d'exotisme! On a là l'exhuma-
tion d'un passé, péniblement et mal amené au jour, et non
pas le spectacle coloré et étrange que nous offre la descrip-
tion dune rue de Pékin, l'arrivée de pèlerins sur les bords
du Gange, ou simplement la vision d'une caravane qui s'al-
longe au sortir d'une oasis. Au xvn^ et au xyu!*" siècle, on
eût été encore bien plus embarrassé à mettre de vives cou-
leurs sur des tableaux où l'on n'en avait jamais vu : les
mœurs assyriennes, les royautés du Pont, l'Inde de Porus
n'étaient connues que par les textes des anciens; elles
avaient reçu, si l'on peut dire, une naturalisation gréco-
latine, et personne ne songeait à leur restituer l'apparence
originelle. Mithridate, dans Racine, parle comme un
imperator romain; qui pourrait discerner entre Alexandre
et Porus la moindre différence de race? Vraiment les
sujets de cette nature ne sont orientaux que par les rares
indications géograjdiiques qu'ils enferment'; mais ils sont,
pour tout le reste, traités d'après l'idéal antique cher à
l'époque classique.
Ces retranchements ne sont point notre œuvre; ils
constatent simplement un fait littéraire : le public du
xvin*^ siècle, malgré son goût très décidé pour les choses
d'Orient, n'a jamais fait entrer dans sa vision familière de
l'Asie exotique ni ce (ju'on h]i racontait de la Terre Sainte,
1. On négligera ainsi des œuvres comme la Roxane de Desmarest ( IrtbO),
la Mort de Roxane (ltU8), l'Alexandre et le Mil/iridate de Racine, le Zarès
de PalissoM 1 7.i I ), la.Vi/ocm, reine de Rahi/lone. tragédie de Du Ryer( lU'iO), etc.
On fera à peine allusion à des œuvres comme la Séiniramis de Voltaire.
22 L OUIKNT DANS LA LITTEUATIUK FllANÇAlSE.
ni ce qu'il lisaitdc l'Orient dans les auteurs anciens ou dans
les tragédies (|ui s'en inspiraient. Mais le domaines où ilj)OU-
vait déployer son imagination n'en était pas moins très
large.
Sous le nom d'Orientaux, écrit Galland, je ne comiirends pas
seulement les Arabes et les Persans, mais encore les Turcs et les
Tarlares et presque tous les p<'upI('S de l'Asie jusiju'à la (.liine,
maliomélans ou païens et idolàU'cs '.
Ces lignes sont de la fin du xvn" siècle, au moment pré-
cisément où vient de se constituer l'image littéraire de
rOrient; cin(|uante ans après, en jtlein .wm' siècle, on n'a
pas rendu ces limites plus étroites et « les nations orien-
tales » sont toujours celles qui s'étendent « depuis les Dar-
danelles... jusqu'au fond de la Corée- »; mais toutes n'y
; figurent point :
1 Je vous épargne, dit Voltaire, les peuples du Tuiiquin, du Laos,
'delà (]ocliincliine chez qui on ne pénétra que rarement.... et où
I notre commerce ne s'est jamais bien étendu •'.... La (-orée, la
Cochincliine, le Laos, Ava, Péiju sont des pays de peu de connais-
sance *.
On le voit, le domaine que définit Ténuméralion de Gal-
land ressemble exactement à celui que Voltaire a circon-
scrit par ses i-estrictions : VEssai sur /es mœurs, qui est, de
tous les livres du xvnr siècle, celui où l'Orient tient le
j)lus de place, fait toujours paraître sous celte dénomina-
tion : les Arabes, les Ottomans, la Perse, l'Inde (le
Mogol), la Chine (>t le Japon; joignons-y le Siam, dont la
mode fut très passagère, et nous |iourrons rester assurés
d'embrasser tout l'Orient littéraire d'alors, et, ce qui est
mieux, de n'y rien ajoul«'r.
1. (ialland, l'arales reiiuiri/ini/jlfs tlps Orirrdaii.r, Paris, liJ'Ji. Averlisse-
mcnt.
2. Voltaire, Essai 'ur les mcoiiis, cliap. cxui.
'A. Essai, chn]). fXLiii.
l. E.'sai, chap. c.xcvi.
INTRODUCTION. 23
Aujourd'hui une distinction nous est devenue naturelle;
les peuples du Levant ne font point même figure en notre
esprit que les nations d'Extrême-Orient. Mais c'est là le
résultat des études orientalistes, l'effet aussi des relations
plus suivies que nous avons entretenues avec les peuples
d'x\sie. Le xvni" siècle, à part quelques gens d'étude, n'eut
guère conscience des différences profondes de civilisation
qui séparent les hommes répandus en de multiples grou-
pements sur l'immense Asie. De nos jours encore, le
peuple, ou même le grand public distingue-t-il bien dans
son esprit la conception d'un Turc de celle d'un Indien,
celle d'un Persan de celle d'un Chinois? Ce sont les restes
d'une confusion primitive.
Mais de telles observations commencent à n'avoir plus
le caractère, qu'on voudrait leur laisser, de préliminaires.
Voici venir maintenant la recherche des sources par les-
quelles le xvn" et le x\nf siècle connurent l'Orient, puis
l'étude du parti que leur littérature lira de cette connais-
sance.
PREMIERE PARTIE
LA CONNAISSANCE DE L^ORIENT
CHAPITRE I
LA CONNAISSANCE DE L'ORIENT AU MILIEU
DU XVI 1 SIÈCLE
1. Le roman et la tragédie à sujcl oriental dans les deux premiers lieis
du XVII'" siècle : manque d'exolisme.
H. Raisons de ce manque d'exotisme : insufllsance des sources; part tar-
dive de la France au mouvement des voyages; tendances générales du
xvii^ siècle.
IH. fSaisons de l'apparition, vers 1600, du goût pour l'Orient : multiplica-
tion des voyages; l'expansion coloniale. Formation de la connaissance
de l'firient : les sources; leur division.
On fit en 1662 un carrousel vis-à-vis les Tuileries dans une vaste
enceinte qui en a retenu le nom de place du Carrousel. Il y eut cinq
quadrilles. Le roi était à la tète des Romains, son frère des Persans,
le prince de Condé des Turcs; le duc d'Enghien, son fils, des
Indiens, le duc de Guise des Américains '.
Le spectacle devait être curieux et divertissant : dans un
aimable internationalisme s'unissaient rantinuité et les
temps modernes, toutes les parties aussi du inonde; les
seisfueurs de la cour avaient revêtu, jiinaiiine, leurs [dus
riches habits brodés, agrandi leurs rhingraves, allongé
leurs canons et multiplié les rubans : tout au plus avaient-
ils édifié sur le chapeau de feutre une mince aigrette à la
1. Voltaire, Siècle de Louis XIV, éd. Bourgeois, p. i67.
28 LA CO.N.NAiSSANCK 1)K L OKIKNT.
mode turque. Ainsi parés et chamarrés, ils caracolaient
devant une assemblée de nobles dames, et s'efforçaient de
se vaincre les uns les autres en j)restance, politesse et
galanterie. C est là l'image vivante des romans d'alors à
sujet oriental; les personnages qui y paraissent prennent
tout juste la peine (et encore pas toujours) de se couvrir
d'un nom denii-barliare; mais ils restent Français et courti-
sans dans toutes leurs manières; ils aiment, et combattent,
et conversent, comme on le fait à la cour et à l'armée;
et s'ils se prétendent Persans ou Cliinois, ils ne dissimulent
pas le dessein de leur déguisement, pas plus que les sei-
gneurs chevauchant sur la place du Carrousel : ils désirent
sim[)lemcnt que les légères singularités de leur costume
leur vaillent, de la part des lecteurs, plus d'attention qu'on
n'en donne, parce qu'on les a trop souvent vus, aux héros
vêtus à la grecque ou à la romaine.
Les romans à personnages chinois, persans ou turcs
sont en somme assez peu nombreux au xvu" siècle; tout au
plus, avec beaucoup de bonne volonté et de recherches,
écrirait-on, à la suite les uns des autres, une trentaine de
titres plus ou moins orientaux'; c'est peu, si l'on songe au
i. Voici une liste qui iieiil ('Ire cuiisidérce comme à peu près complète :
Du Verdier, les esclaves ou l'histoire de Perse, 1628. — Gombervillc,
l'olexamlre, 1629 (rééd. nombreuses). — J. d. B., les aventures de lu cour
de l'erse uii sont racontées plusieurs histoires de f/uerre et d'amour arrivées
de notre teni/ts, lij2'.i. — De Logeas, l'Histoire des trois frères princes de
Conslaulinople. 16.32. — .Mlle de Scudéry, /6rfl/(((H ou l'illustre hassa, lOVI.
— Du Mail, le Fumeur Chinois, 1642. — C, Lad i ce ou les victoires du f/rand
Tamerlini, 16'J0. — (jomherville, la Jeune Alcidiane, iù-'A. — Sograis,
Floridon ou l'amour imprudent, 1656. — Du l'errel. Sapor roi de l'erse, 1668.
— Deschamps, Mémoires du Sérail sous Amurat II. 1670. — Xizimi, prince...
histoire dauphinoise, 1673. — .Muie de Ville<lieu, Astérie et Tamerlan, 1675.
— A riamire ou le roman chinois, 1675. — Tacinnas, prince de l'erse, 1676.
— Uiiltif/é ou les amours du roy de Tamaran, 1676. — La belle Turque, 1680
(réimpression du précédent). — De Prescliac, lu Princesse d'Ephcse, 1681.
— Alcine, princesse de Perse, 1683. — Cara .Mustapha, f/rand visir, 1684. —
Seras/lier, Ijncha, 1684. — Ibrahim, hacha de llude, nouvelle galante, 1684.
— Mlle "*, Zamire, histoire persane, 1687. — Zinqis, histoire tarlare, 1691.
— Si/roés et Mtrama, histoire persane, 1692 (reproduction de Zamire, 1687).
AU MILIEU DU XVir SIECLE. 29
développement, déjà considérable à l'époque, de la produc-
tion romanesque. Le premier paraît vers 1630, mais le
mouvement ne prend vraiment forme qu'aux environs
de 1630. Jusqu'à l'apparition des Mille et une Nuits de Gal-
land (1704) qui transforment complètement le roman fran-
çais exotique, qui en commencent à vrai dire l'histoire, il
ne paraît guère un ouvrag-e de la sorte que tous les trois ou
quatre ans; un siècle après, cela eût semblé bien insuffi-
sant; mais si l'on s'en est contenté au xvn" siècle, c'est
apparemment que le goût pour l'Orient, ne faisant que de
naître, n'était pas encore bien vif; en tout cas ce n'est
point sur cette partie de la littérature que l'exotisme, à sa
venue en France, dispersa ses premières richesses. De tous
ces volumes d'ailleurs le temps a fait prompte et définitive
justice; souvent ils ne sont plus conservés que par les
notes bibliographiques d'un Langlet Dufresnoy; mais ceux
mêmes dont on va dérang-er l'immobilité séculaire sur un
rayon de la Bibliothèque Nationale, ne donnent, ouverts et
feuilletés, que des sensations fastidieuses et poussiéreuses.
Toutefois arrêtons-nous-y quelque peu : ces romans nous
montreront quel était, vers le milieu du xvu"" siècle, l'état
des connaissances du grand public sur l'Orient.
IjWslrée, comme on sait, domine avec une véritable
souveraineté la littérature romanesque du temps : c'est de
l'œuvre d'Honoré d'Urfé que se sont inspirés et réclamés
Gomberville, La Calprenède, Mlle de Scudéry, cent autres
encore que la médiocrité de leurs œuvres destinait à un
immédiat oubli; aussi tous les romans que les auteurs
charg-eaient alors de flatter les goytsde la cour ou d'éveiller
— Le Noble, Zulima ou l'amour pur, 16?o. — Mme D", Histoire et
aventure de Kéminslii f/eorgienne, 1696. — Mme de Villcilieu, Mémoires du
xérail, 1702. — Mlle D*', Histoire des favorites sous plusieurs ri^gnes, 1609
(rééd. 1700, 1703, 1708). — L. y., Zatide. histoire orientale, 1703. -L'année
suivante paraissent les Mille et une \uits.
30 LA CONNAISSANCE DE L'OIUENT.
les imaginations de la ville, sont, à (juelqucs exceptions
près, de véritables reproductions de YAstrce: le roman à
titre oriental ne devait pas, quoiqu'il eût pu y trouver des
facilités et des avantages, échapper à une telle inlluence.
La Perse et la Chine, qu'on a la prétention de nous
montrer, ressemblent trait pour trait à la contrée volup-
tueuse où le berger Céladon aima la belle Astrée, et les
fleuves (|ui l'arrosent ne sont que des affluents du Lignon.
Ouvrons au hasard quelques-uns de ces livres; nous
serons immédiatement frappés par le nom des personnages :
Florizène, Lisdamant, Astralinde, Alcindor, Dorilas, Flo-
rinde, Dorimène sont les héros des Esclaves ou de r Histoire
de Perse (1G28) et du Fameux Chinois (IG42) : on devine
combien les héros eux-mêmes sont peu exotiques. Souvent
il n'y a sous ces noms que de simples portraits dont lesl
contemporains savaient aisément le secret'. Si par hasard
ces Chinois ou ces Persans de salon veulent se distinguer
des Français, des Homains et des Grecs de Mlle de Scudéry,
on les apjiellera Allagolikan, Sunamire, Melairiout% ce
(jui certes fait plus d'eflct; mais c'est là chose rare, et ces
nobles seigneurs s"em|)resseront du reste^ par la galanterie
de leurs manières et la politesse de leurs propos, par leur
allure à la dernière mode, de se faire pardonner leur nom
barbare. A cet oubli liulrigue se prête merveilleusement :
amours chevaleres(jues, hauts faits d'armes, conversations
galantes, enlèvements, déguisements, duels, empoisonne-
ments, intrigues de cour et révolutions, tout cela se suit,
s'interrompt, se reprend; c'est une foule d'épisodes groupés
sans lien autour il'un épisode central, et oij chaque person-
nage, dès qu'il |»araît, se croit obligé de dérouler longue-
ment le tableau de sa vie amoureuse et guerrière, avant
\. Ainsi le Fameux Chinois est accompagné d'une clef.
2. Tachmas prince de Perse, 1676.
AU MILIEU DU XVir SIÈCLE. 31
que l'histoire reprenne au point oîi il l'avait arrêtée, en
arrivant sur la scène fictive du roman. Ces intriiiues, déjà
si difficiles à suivre dans leur multiplicité et leur embrouil-
lement, sont elles-mêmes coupées et compliquées par de
longs morceaux de poésie, par des stances, des élégies,
des discours, des lettres, modèles de la correspondance
galante du temps. Point d'effort pour le lecteur ; il se sent
dans son milieu, il retrouve là la vie idéale qu'il a vécue
dans ÏAslrée et qu'il a un peu essayé de réaliser dans la
société au milieu de laquelle il vit.
Il s'était en effet passé ceci simplement : après s'être
suffisamment aimés ou combattus par toute la France et
par toute l'Europe, les héros de roman en goût de voyage,
et ne voulant plus retourner sur les bords du Lignon qu'ils
avaient depuis longtemps délaissé, eurent fantaisie de
passer dans les pays lointains qu'ils avaient quelquefois
entendu nommer, et dont on commençait à parler beau-
coup : Poliante se fit Persan et x\lcindor Chinois: c'est en
Chine désormais que Dorilas aima Florise, en Perse que
Dorimont fut le rival de Lisdamant : mais ils avaient tous
emporté de France leurs habitudes, et s'ils se plurent dans
la contrée nouvelle où les jetait leur caprice, c'est qu'elle
offrait les mêmes paysages et les mêmes spectacles que
celle qu'ils avaient quittée : le fleuve du Tendre y arrosait
des régions aimables.
Pourtant il fallait justifier les sous-titres prétentieux
dont s'alourdissait le frontispice du volume : histoire per-
sane, roman chinois. Quelquefois la scène du roman n'est
pas même située \ mais le plus souvent les auteurs feuil-
letaient vite quelque « cosmographie » ou bien une relation
de voyage; et les rares mots qu'ils en retenaient, déjà
1. Ladice ou les victoires du grand Tamerlan, 1631.
32 LA CONNAISSANCE DE L'ORIENT.
déformés, ils les recopiaient plus ou moins exactement
dans leurs romans; les baschas, les sophys et les eunu-
ques y ont parfois un rôle, l'action se passe à Paquin
(Pékin), à Xainton (Canton), à Cliinansu ou à Holepaou,
dans la province de Liampo ou dans celle d'Honaoî.A
l'extrême fin du xvn° siècle seulement, quand déjà le goût
pour l'Orient aura g-randi, il se trouvera un auteur pour se
piquer d'une érudition plus étendue : il nous parlera des
monnaies persanes que l'on appelle les abbas ou de l'am-
jjassadour qui a pour litre coloumcha; il a soin d'ailleurs
de rédiger des notes où il nous explique ces mots étranges,
d'autres encore, et où il s'excuse sur les habitudes d'Asie
de son style allégorique \ Mais pourrons-nous tenir notre
sérieux devant ces étalages plus ou moins riches de cou-
leur locale, lorsqu'on nous parlera des officiers chinois
« gentilshommes du régiment des gardes », de seigneurs
qui vont faire leur cour à Pékin -, de tournois où les dames
persanes donnent à leur chevalier de blanches écharpes ^?
Comment ne pas rire en lisant au début d'un chapitre de
Zamire : « Le soir il y eut bal chez la reine »?
Voilà ce que savaient et imaginaient, au milieu du
xvn" siècle, sur les choses d'Orient, les auteurs de roman
et le public pour lequel ils écrivaient. Il s'était constitué
v/iin type de roman pseudo-oriental qui ne disparut qu'avec
la lecture prestigieuse ^ès Mille et une Nnils; à se laisser
gagner par l'Orient le roman mit plus de mauvaise volonté
que la tragédie, et il prolongea jusqu'au début du xvni'^ siècle
une résistance que celle-ci ne fit pas si longue, ou du moins
dont elle se relâcha par moments. Absence complète de
couleur locale, manque absolu de sentiment exotique, telle
1. Mme D**, Histoire et aventures de Kémiiiski géorgienne, 1096.
2. Le Fameux Chinois, 1C42.
3. Syroës et Mirama, 1692.
AU MILIEU DU XVIF SIECLE. 33
est l'impression que donnent ces quelques productions
romanesques, d'ailleurs si dépourvues d'intérêt; il est évi-
dent que, vers 1650, et assez longtemps après, la grande
majorité des lecteurs ne se sentaient aucune curiosité véri-
table vers les pays lointains, dont ils connaissaient à peine
les noms; ils n'avaient d'autre désir que de se voir peints
eux-mêmes et reproduits sous une forme idéalisée, dans le
roman comme au théâtre.
Même spectacle en effet nous est assuré, si nous voulons
lire les tragédies à sujet oriental, jouées pendant les soixante
premières années du xvii*^ siècle; avant Bajazet il en a
paru une quinzaine ', tragédies ou tragi-comédies, dont
l'action est presque toujours un épisode de l'histoire
turque: à peine s'il en est deux dans le nombre qui témoi-
gnent que l'auteur a véritablement senti les nécessités de
son sujet, ou seulement qu'il y a porté une curiosité par-
ticulière.
La Soltane de Bounyn (I06I) est assez ancienne pour
qu'on lui fasse l'honneur dune mention, marque de respect
due aux précurseurs les plus humbles; mais il faut s'em-
presser de dire que si elle vient la première dans la liste
des sujets orientaux, il serait plaisant d'assurer qu'avec
elle a commencé un g"enre nouveau : la liste des person-
nages, « Rose, Sirène, Rustan, le Chœur, Soltan, Mous-
tapha, le Héraud, le Sophy, les eunuques », déconcerterait
1. Voici une liste, à peu près complète, qui va jusqu'aux environs
de 1650. — Bounyn, La Soltanv, lotiO. — Mainfroy. la Rliodienne ou La
cruauté de Soliman, 1(120. — Cellolius, C/io«oés, tragédie latine, 1629. —
Mayrel, Soliman ou la mort de Mustapha, 1030. — D'Alibray, /<? Soliman,
1637. — Scudéry, Ihvaliim ou l'illustre bassa, 1642. — Desmaires, Roxe-
lane, 1643. — Le Vayer, le Grand Se'tim ou le Couronnement traq'vfue, 1643.
— Scudéry, A.riane, tragédie en prose, 1643. — Desfontaines, l'emide ou
la suite d Ibrahim bassa, 1644. — Magnon, Tamerlan ou la mort de Bajazet,
1647. — Rotrou, Cosroës, roi des Perses, 1658. — Cadet, Oromazes. prince
de Perse, 1650. — Jacquelin, le Solyman ou l'Esclave généreuse, 1053. —
Tristan l'Herniite, la Mort d'Osman (composé en 10 47). 1656. — Boyer,
Orop'xste ou le Faux Tonaxate, 1662.
3
34 LA CONNAISSANCE 1)H L^llUENT.
déjà la bonne volonté du lecteur : or cette liste, en raison
de deux ou trois mots qui y figurent, est }»récisément ce
qu'il y a de plus turc dans toute l'œuvre : on juge du reste.
Du moins se met-on ainsi dans la disposition d'esprit con-
venable, pour juger la dizaine de tragédies pseudo-orien-
tales, venues sur les traces de la Sollane : on sera porté
dès l'abord, non pas à y rechercher les vestiges d'un exo-
tisme qui n'y est point, mais à se demander par quelle
étrange idée les auteurs ont voulu que leur action eût
comme scène Constantinople. A vrai dire ce n'est guère
leur faute, et s'ils onl péché en la circonstance, c'est sur-
tout [)ar manque d'invention. Les premières de ces tra-
gédies ' à sujet exotique ne sont que l'imitation d'une
même pièce italienne : il Solimano de I3onarelli -, <|ui eut
grand éclat en Italie et de là passa en France. Successi-
vement Mairet, Vion d'Alibray, Desmaires et Jacquelin en
reprirent le sujet et les personnages, faisant, selon leur
fantaisie, le dénouement heureux ou lamentable. Il y a là
un chapitre, peut-être intéressant, des relations littéraires
entre la France et l'Italie du xvu" siècle; mais c'est tout ce
qu'on en saurait tirer.
Voici la liste bien réduite; déjà cette rareté des œuvres,
cette pauvreté d'invention sont significatives ; mais, même
en choisissant un sujet original, si l'on peut dire, il sera
y aisé de montre!' que l'exotisme, vers 16î)0, n'est point
encore près de faire figure au théâtre. Pour n'y j>oinl trop
insister, je bornerai la preuve à l'analyse du (Jr/ind
Tamerlan et liajazel (1G48). La scène est dans la Galatie
sous la tente de Tamerlan. Le chef tartare et le sultan
1. J'écarle In Rhodienne, 1021, où sont iiniquemenl raconlùcs ■• les
infortunes amoureuses d'Erasle et de Perside ■■, — et Ibrahim ou Vlllufilre
Bassa, 1042, histoire d'amour galant, délicat et généreux,., au sérail.
2. Venise, IGiy.
AU MILIEU DU XVir SIECLE. 35
mènent l'un contre l'autre une iiuerre très courtoise.
Tamerlan aime la femme de Bajazet qu'il a faite prison-
nière, et il la traite avec les gestes dont Pyrrhus, plus tard,
enveloppera amoureusement la captivité d'Andromaque.
Le fils de Tamerlan n'a pu moins faire à son tour que
d'aimer la fille de Bajazet. Tandis que Bajazet, sous un
déguisement, vient revoir sa femme au camp de Tamerlan,
le fils du chef tartare se fait volontairement prendre par les
Turcs afin d'être près de celle qu'il aime. L'imbroglio
amoureux ne saurait se dénouer que par une grande
bataille, par le suicide aussi de Bajazet et de sa femme.
La sensibilité de Tamerlan ne peut résister à la vue de
ces cadavres :
Qu'on les oste d'icy.
Qu'on les porte au cercueil et qu'on m'y mène aussi!
Après une aussi comique invraisemblance des sujets,
comment s'étonner que les personnages oublient sans cesse
leur condition, et qu'une sultane par exemple s'écrie en
plein sérail :
Pour vivre en femme libre et qui dépend de soy,
Il faut quitter le Louvre et s'éloigner du roy ' !
Les exemples de telles distractions seraient nombreux,
mais leur liste amusante n'ajouterait rien à la démonstra-
tion; il serait de même tout à fait inutile de s'appesantir
sur la cocasserie des dénouements « orientaux » qui, dans
quelques comédies de la même époque, font paraître sur
la scène un grotesque corsaire turc -.
On assure ^ que Corneille songea à placer en Chine l'ac-
tion d'une de ses tragédies; il est amusant de se figurer avec
1. Circasse, dans Ro.relane, 1G43. Acte III, se. ii.
2. Par exemple : Molière, Vlilourdi. — Tristan IMermite, le Parasile.
3. Moland, dans son édition de Voltaire, IV, 292.
36
LA CJi.N.NAlSSANCE DK L UUIENT.
quelle singulière image Tauleur de China et de Rodofjune,
s'il eût persisté dans son intention, nous aurait représenté
le royaume du Fils du Ciel; quelque grandeur de sentiment
(ju'il eùl donnée à ses iiéros chinois, sa tragédie ne se fût
point distinguée beaucoup de ses rivales en exotisme. Pour
vie dire d'une phrase, la tragédie « orientale » n'existe
point avant IJa/'/c-et; on peut l'apprendre de Corneille lui-
même, car le jugement taux, (|ue, par mauvaise humeur,
il a voulu faire tomber durement sur la pièce de Racine,
convient de tous points à celles (jui l'ont jirécédée :
Il n'y a pas un seul personnage qui ait les senlinients ((u'il doit
avoir et que l'on a à Constantinople; ils ont, sous un Ifabit turc, le
senlinicnl ([u'on a au milieu dr la France.
II
Mais on aurait beau constater, île vingt manières encore,;
combien ces romans et ces tragédies sont pauvres d'exo-
tisme, on n'elTacera pas le fait même de leur existence :\
rien de tel n'ai)paraît au xvi" siècle. C'est qu'en réalité ces]
œuvres prouvent la naissance dun g'oùt littéraire, encore
incapable de prendre la forme qui lui conviendrait; et deux
choses sont à expliquer, d'abord l'espèce d'impossibilité où
l'on était encore, vers le milieu du xvii'' siècle, de faire de
l'exotisme, (juelque désir ((u'on en put avoir; ensuite et
surtout les raisons (pii donnèrent naissance à ce désir, et
les voies que prit alors jtour le satisfaire la curiosité des;
Français.
Un romancier (pii, vers 1630, et même quinze ou vingt ans
après, aurait voulu se documoitcr sur la Chine, fût resté;
dans l'embarras; point de livres où il pût trouver de vraisj
renseignements, des détails clairement exposés, ou mômej
des idées d'une généralité suftisante. Ce n'est pourtant pas]
AU MILIEU DU XVir SIÈCLE. 37
qu'il n'ait paru, dès le milieu du xvi^ siècle un assez grand
nombre d'ouvrages relatifs à l'Orient; mais tous, un petit
nombre excepté, ont trait aux choses de Turquie et bien
peu en réalité parlent de la Turquie elle-même. Pour
annoncer les progrès des Turcs en Hongfrie, ou proclamer
h l'Europe leurs « grandes et admirables défaites », il fal-
lait bien, à défaut des journaux, que le livre fît besogne de
nouvelliste; il s'en acquitta, sinon fort bien, du moins très
souvent'. Mais, dans ces petits livres hâtivement imprimés,
jamais le Turc n'était représenté sous les traits d'un
Oriental; on l'y voyait comme un soldat incomparable,
dont le courag-e et la discipline brisaient les résistances
autrichiennes et hongroises, et menaçaient le reste de la
chrétienté. Assurément le sultan semblait un personnage
bien peu exotique, puisqu'on regardait en lui le rival sur-
tout de l'empereur; ses armées, qui menaçaient Tienne,
avaient depuis trop longtemps quitté la Corne d'Or, pour
qu'on se préoccupât de leur lieu d'origine. Pour qu'on se
plaise aux choses exotiques, il faut que le sentiment soit
calme et désintéressé; je ne pense pas que l'idée du péril
jaune puisse se présenter à nos imaginations modernes,
avec un cortège d'images si vives et jolies qu'elle devienne
une vision littéraire et artistique-. Rien détonnant dès lors
à ce que les Turcs fassent si peu figure dans les romans
d'alors; et s'ils se sont introduits dans quelques tragédies,
c'est qu'ils pouvaient amener avec eux des spectacles hor-
ribles, et de sanglantes catastrophes. Plus tard, quand la
j)uissance ottomane aura cessé d'in([uiéler l'Europe, alors
on se vengera du Turc; on lui fera jdace dans les romans
badins et hi comédie-bouffe.
1. Voir le Catalogue de l'Histoire d'Asie à la Bibliothèque Nationale, et
le Calaloffue de In bibliothèque de M. Scfte/fer. ISOo.
2. Corneille, dans rillusion cotnirjue lacte III, se. int, met encore sur
le même rang le diable et le - Grand Turc •.
38 LA CONNAISSANCE DE L UllIENT.
La Tunjuie mise à part, il n y avait presque point de
livres qui pussent servir de source aux romanciers; à
peine si l'on en compterait cinq ou six où il est parlé de
Tamerlan, de la Chine, des Indes. Il fallait donc s'en
remettre aux idéographies pénérales de l'époque, aux C'o.s-
inographies^ . Or elles étaient hien piètres de renseigne-
ments. Ouvrons une des plus complètes, celle de Bellefo-
rest'; l'auteur s'y montre très loquace sur les Turcs, mais
dès qu'il arrive à la Perse, ses indications deviennent d'une
piteuse hrièveté, et d'une insignifiance plus lamentable
encore. Ce sont toujours les textes anciens, les vieilles
connaissances du moyen âge, à peine débarrassées des
détails les plus invraisemblables; l'auteur assurément ne
croit plus aux hommes sans tète, ni à ceux- qui n'ont qu'un
pied, mais la licorne ne lui paraît point fabuleuse, et il
accepte bien des extravagances sur le culte des idoles.
Prétend-il nous donner idée d'un peuj)le asiatique? quel-
ques phrases incolores et générales l'ont vite tiré d'em-
barras :
Les Japonais sont les plus civils de lOrienl, verLueux et priul-
hommes, accoslables etaisez à manier, et suilout ayant les fraudes
et tromperies en détestation, aymant l'honneur et la réputation,
désirans être loués, ne se soucians de richesses.... s'entre honorans
les uns les autres, prenans plaisir aux armes.
Belleforest eût été bien en peine de nous dire autre chose,
malgré son orgueilleuse jactance, puisque personne alors
ne connaissait le Japon. Mais on se demande quelle image
précise pouvaient bien évoquer, en l'esjjrit des lecteurs, ces
incohérentes banalités.
1. Par exemple Gyllius, Toimorap/u'e, 1533. — Miinster, Cosmor/raiihie
ttniverselle, ['à'62. — Tlicvet, Cosmofjraijhie du Levont, i'à'.ji. — De Belle-
forest. Cosmoçivapliifi universelle, lo~2.
2. Fr. (le Belleforest, Cosmographie universelle de tout le monde, conte-
nant l'entière description des quatre parties de lu terre, Paris, 15"îi,
2 in-folio.
i
AU MILIEU DU XVir SIECLE. 39
Pourtant le g^rand mouvement des voyages et des décou-
vertes aurait dû, dès le xxi" siècle, balayer ces sottes
légendes, et constituer un trésor neuf de connaissances à
peu près sûres. Mais cette richesse, longtemps les Français
l'ont dédaignée; certes, ils ont tenu à ce que les noms de
quelques-uns de leurs compatriotes fussent inscrits parmi
ceux des premiers et des plus hardis voyageurs : on ne
pouvait désormais parler des découvertes en Amérique ou
dans rinde, sans rendre hommage à la France; c'était là
uniquement de quoi satisfaire un amour-propre national,
de bonne heure très chatouilleux. En réalité les Français
du XYi^ siècle voyagèrent peu en Orient; et s'ils connurent
les contrées nouvellement ouvertes aux Européens, ce fut
par les traductions de récits espagnols, portugais, italiens,
hollandais. En 1604, François Martin, tout glorieux de son
vova^e aux Indes, exaltait l utilité de semblables péréerina-
. c ' ro-
tions :
.... ce qui me fait déplorer, ajoutait-il, le défaut de la nation
française laquelle estant plus que toute autre naturellement pourvue
de vivacité d'esprit.... a néantmoins languy longtemps dans le
sommeil d"oysiveté. mesprisant ces enseignements et outre cela les
trésors des Indes orientales'.
Aussi se proposait-il, comme une illustre tâche,
« d'effacer cette honte » et « d'enrichir le })ublic des sin-
gularités de l'Orient » '\ Quelques années après, un autre
voyageur, Pyrard de Laval, inscrivait en tète de son livre
les mêmes récriminations ^ De fait, jusque vers 1660,
c'est à peine s'il paraît tous les deux ans un récit de voyage
en Asie; encore faut-il faire entrer dans ce calcul les réédi-
tions successives qu'eurent quelques-uns de ces volumes,
1. Fr. Martin, Description du premier voyar/e aux Indes orientales,
Paris, 1604, p. 3.
2. Même passage.
'.i. Discours duvoyage de Pirard de Laval, Paris. IGll, Éiiilre. p. ii.
40 LA CONNAISSANCE IlK L (llUKNT.
[)lus licureusement accueillis que les autres. Après 1660,
ce chiffre devrait être doublé, et, dès le premier tiers du
xviif siècle, triplé presque.
Aussi, jusqu'au milieu du xwf siècle, fut-il vraiment
impossible au public de s'intéresser à cet Orient qu'on lui
faisait mal voir, par de courtes et rares échappées. Voiture
avoue qu'il no sait pas « comme sont faites les bcautez
d'Asi«' ' »; Balzac, ayant eu occasion de causer à un g^en-
tilhonime échappé des prisons d'Aliter, marque fort peu de
curiosité pour « les polices et coutumes des Maures » : en
revanche, il s'inquiète de savoir si ceux-ci vivent « dans
l'ignorance des affaires étrangères » et comment ils parlent
de la grandeur de Louis XIII ou de la bravoure des Fran-
çais -. Les gens d'étude eux-mêmes, si âpres pourtant à la
lecture, continuent, comme Montaigne, à ignorer l'Asie.
Si Descartes <lil un mot de la Chine, c'est pour que nous
songions à un pays étrange et inconnu ^; Pascal, plus
curieux, se proj)Ose d'éludier un jour ce que l'on a fait
çrtnnaifre de la vieille chronologie chinoise*; Bossuet enfin
inlitnle : Discours sur r Histoire universelle un livre où il
n'est parlé ni <le la (]liinc, ni de l'Inde, qui pourtant se
'révélaient alors; et il ne semble pas avoir à aucun moment
conscience de cette étrange omission. Tous en sont restés
aux connaissances de leur jeunesse : ceux qui les avaient
instruits ne songeaient point qu'il jint être utile d'enrichir
son esprit avec la vision de l'Orient.
Les grands écrivains classiques, élevés à même école,
ont eu le silence indifférent de Bossuet : le Bourgeois Gen-
tilhomme et liajazet sont de remarquables exceptions,
1. (g-lm-res. c(Jitif>n 1731, I. 11. p. 219. Voir aussi pp. 00 et 93.
2. Le Prince, .Vvant-Propos.
3. Discours sur la mélhode, 3' partie.
l. Pensées, éflilion Braiinschwig, %'l, 593 et o94.
AU MILIEU DU XVIF SIÈCLE. 41
mais des exceptions; et |ieiit-ètre n'eussent-elles point
existé, sans le hasard de certaines circonstances; il n'y
avait point en tout cas, chez leurs auteurs, une tournure
particulière de l'esprit, un goût vrai pour l'exotisme. Quoi
d'étonnant! Cette incuriosité, que rendait inévitable l'igno-
rance où l'on restait de l'Orient, les hommes du xv!!*" siècle
ne devaient point songer à se la reprocher. S'il est vrai
que l'idéal d'un Bossuet ou d'un Boileau ait été de repré-
senter, sous une forme impersonnelle, une humanité tou-
jours identique à elle-même,
De Paris au Pérou, du Japon jusqu'à Rume,
il est naturel que le sentiment de la diversité n'ait point
eu place dans l'ensemble étroitement lié de leurs idées.
L'exotisme s'est développé à côté d'eux, il a grandi presque
sans qu'ils s'en soient aperçus : il a gagné d'abord les auteurs
de second ordre, moins sûrs de leur talent, et préoccupés
de donner à leur matière au moins l'agrément extérieur
de l'originalité. Il a fallu enfin, pour que l'exotisme reçût
une vraie extension, que la querelle des anciens et des
modernes ait rendu moins intransigeante, dans le xvu'' siècle
finissant, la conception de l'art et de la littérature.
III
Mais ces constatations ne font que remh'e plus urgente
une autre série d'explications. Pounjuoi, malgré tant
d'obstacles, le goût de l'exotisme a-til pu paraître? et
comment est-il né?
Si peu nombreuses que soient les relations de voyage en
Orient, parues dans les soixante premières années du
42 LA CONNAISSANCE DE L'ORIENT.
xvif siècle ', elles ont du iiiuins le mérite d'exister, au
siècle précédent, de telles publications étaient une véri-
table rareté. Il semble donc, malgré tout, que les reproches
de François Martin ou de Pyrard de Laval aient été enten-
dus : si les récits de voyage deviennent plus fréquents, c'est
apparemment que les voyag'es eux-mêmes se multi[diaient.
Colbert -, d'ailleurs, encourageait fortement les voyageurs,
s'intéressait à leurs eiTorts, à leurs récits, et leur faisait
passer des subsides : une protection aussi puissante les met-
tait singulièrement en crédit.
De tout temps, les aventures lointaines et les récits d'ex-
ploration ont trouvé faveur auprès du public : l'énergie
sans emploi des uns se plaît à jtartagor, par la pensée, les
périls du voyage; l'imagination plus pacifique des autres est
joyeuse de la riche matière qui s'ofTre ainsi aux rêveries;
d'autres enfin, moins enthousiastes, trouvent profit aux
spectacles étranges qu'on leur présente, tâchent à les ex[di-
quer et comparent ,les mœurs des contrées révélées avec
celles de leur propre pays; il faut que l'écrivain soit bien
malhabile, ou trop mensongers ses récits, pour qu'on ne se
passionne pas à la lecture. A mesure que la curiosité est
satisfaite par de nouveaux volumes, elle devient plus qué-
mandeuse. Ce sentiment existe encore aujourd'hui; à voir
la liste «le leurs prix annuels, on pourrait croire que les
académiciens eux-mêmes le partagent, et seuls les impri-
meurs pourraient dire le nombre incalculable de récits de
ce genre (jui j)assèrent par leurs presses : ils disjtutaient, il
n'y a pas bien longtemps, sur le catalogue des cabinets de
1. Une trentaine environ, en comptant les rééditions. Sinon, ibh 20 rela-
tions originales.
2. Voir Omont, Missions a}xhéi>lo(ji({ues françuiscs en Orient, Paris, 1902.
Voir aussi dans la Revue d'IIistuire litléraire de lyOl, p. 382, des détails
sur le rôle que joua Perrault comme correspondant el intermédiaire entre
Colbert et certains voyageurs.
I
AU MILIEU DU XVir SIECLE. 43
lecture, la première place aux œuvres de Dumas et des
romanciers anglais! Moins blasés que nous, les hommes
du xvii" siècle ont dû accueillir, avec une afTection plus vive
encore, les premiers livres qui leur parlèrent de la loin-
taine Asie : avant 1660, il en avait paru une dizaine sur
rinde, trois ou quatre sur la Chine et la Perse, quelques-
uns sur le Levant. Ce n'était là qu'un commencement,
mais d'excellent augure, et la preuve même du succès
qu'eurent ces relations de voyage, ce fut leur multiplica-
tion rapide dans le dernier tiers du xvn" siècle; il en fut
publié alors, sur l'Inde, au moins deux fois plus que dans
tout le reste du siècle, et dix fois plus sur la Perse. Quelle
manifestation plus évidente du goût naissant pour l'exo-
tisme, et de l'influence que purent avoir les récits des
voyageurs !
Mais une autre influence, plus profonde, puisqu'elle
explique à la fois l'apparition de l'exotisme et ce goût pour
les voyages, agit alors très puissamment sur l'imagination
des Français. Le xvn® siècle, dès Henri lY, eut de grandes ^
aspirations coloniales, et le xvni" faillit les réaliser sous
forme d'un immense empire. Or, il est bien curieux de
remarquer que l'histoire de la colonisation, sous l'ancien
régime, commence presque au même moment que l'his-
toire de l'exotisme littéraire; il y a là une relation immé-
diate de cause à effet. Jusque vers 1660 ce sont des ini-
tiatives éparses, des tentatives manquées ' : sous Henri IV
on essaie de constituer une Compagnie des Indes (1604
et 1615) : l'échec est rapide; de même sous Richelieu : un
vaisseau que l'on avait envoyé aux Indes, en revint riche
d'une belle cargaison (1635), et il donna de si grands espoirs
qu'on tenta à nouveau l'essai d'une autre Compagnie, pres-
1. Voir : Bonnassieux, Les grandes Compafjnies de commercp, Paris, 18'J:*,
yy el Deschamps, Histoire de la queslion coloniale en France, Paris, 1891.
44 LA CilNNAlSSAXCE DE L (HUENT.
(jue aussitôt moribonde. Avec Colhert, le mouveinont
devint plus réfléchi et plus persistant : de môme qu'il
encourageait les efforts des voyageurs dans l'Orient musul-
man, il créait et soutenait de grandes compagnies de com-
merce : IGGO, fondation de la Compagnie de la Chine; IGGî),
création de la Compagnie des Indes orientales; 1610, con-
stitution do la Compagnie du Levant. Avec des fortunes
fliverses, toutes vécurent, et il parut que les aspirations
coloniales des Français avaient désormais trouvé leur forme
et leur matière.
Immédiatement, la littérature en lira son profit, et elle
se mit en devoir d'exploiter ce domaine tout nouvellement
ouvert. Jusque-là, elle s'était bornée, elle aussi, à des
entreprises manquées; les romans ou les tragédies pseudo-
orientales d'alors ressemblent tout à fait à ces vaisseaux
(jue des commerçants audacieux, mais mal informés, lan-
çaient par des mers peu sures vers une Asie incertaine : le
plus souvent les navires revenaient sans rien raj>porter des
richesses de l'Orient; quelquefois, ils n'avaient pas même
i)u aborder au but de leur vovaffe ! Désormais cela va être
une exploitation régulière; en même temps que l'on crée
des comptoirs et des magasins, il se constitue des sources
oii les (''crivains français peuvent puiser, et chaque année
ra|)|i(U't intellccluel, venu de l'Oi'ient, augmente, par une
tr;m(|uille |)rogression, |>arce (juil n'est point soumis aux
uu'saventures du commerce. Mais les premières richesses
littéraires, arrivées d'Asie, sont contemi)oraines des |)re-
miers gains que réalisèrent les commerçants et les arma-
teurs; c'est sous h'ur |i;itronage (juil faut mettre la litté-
rature exotique : ilu moins les causes qui expliquent le
développement du commerce français sont valables aussi
jiour elle.
De toute manière, on le voit, nous en revenons aux
AU MILIEL' DU XVir SIECLE. 4o
environs de 1660; c'est à cette date que commence vrai- (
ment à se former la connaissance de l'Orient. Quels ont '
été les moyens d'information? par quelles étapes succes-
sives a passé cette connaissance? et quelle idée s'est-on for-
mée de l'Orient? c'est ce qui sera étudié dans toute la pre-
mière partie de ce livre. Mais il importe de dire dès main-
tenant, pour que le tracé de notre route apparaisse, quelles
ont été les principales sources, et dans (|uel ordre il est
convenable de les examiner.
Tout naturellement, on se préoccupera d'abord des récits
^\de voyage : ils furent le premier et restèrent le principal
instrument dinformation sur l'Orient : la conception qu'ils
en donnèrent est, si l'on peut dire, la base même de la tra-
dition littéraire postérieure.
Les relations commerciales, de plus en plus développées,
grâce surtout aux voyages, ont introduit des éléments
nouveaux. Mais il serait tout à fait artificiel de les étudier
> en debors des relations politiques que la France entretint
avec les pays lointains : tentatives coloniales, échanges
d'ambassades, etc. Ce sera en réalité préciser l'influence
qu'eurent sur la connaissance progressive de l'Orient
les questions coloniales.
Les voyageurs et les commerçants n'ont pas tout fait :
les missionnaires ont été des auxiliaires fort estimables.
L'exotisme est en grande partie leur œuvre; la Chine n'a
été connue que par eux, et, plus que personne, ils ont con-
Iriliué à créer certains des aspects, faux ou vrais, sous les-
quels le xvni'' siècle a vu l'Orient.
|{<''cits de voyage, commerce des produits exotiques,
réceptions d'ambassadeurs, relations des missionnaires, ce
sont là, pour ainsi dire, des sources originales; dès le
xvu* siècle, il y a eu en outre un grand travail de seconde
main, fait en France, qui a consisté à étudier ces données
46 LA CONNAISSANCE DE L'ORIENT.
d'origine diverse, à les rapprocher, puis à constituer une
connaissance raisonnable et une image savante de l'Orient.
Ces rlitdes, cet orientalisme à son début, ont donné à la
littérature une riche matière.
Enfin un chapitre, nécessaire pour tirer de ces (hjnnées
multiples une impression générale, marquera le dévelop-
pement et les progrès, les phases et les modes de la con-
naissance de l'Orient. Ce sera proprement l'histoire du
goût « oriental » avant l'étude des manifestations de ce
goût dans la littérature.
i
CHAPITRE II
LES VOYAGES
I. Les premiers voyageurs (ji>sque vers 1660). — Conditions défectueuses
de leur observation. — Image insuffisante qu'ils donnent de l'Orient. —
Éléments les plus anciens de la conception de l'Orient.
II. Multiplication des récits de voyage (i660-n.D0) : la mode et ses étapes.
— Les nouveaux voyageurs; leur autorité, leurs connaissances, leur
attitude d'esprit. — Progrès de la connaissance de l'Orient.
III. L"homnie d'Orient d'après les voyageurs : caractère, gouvernement,
religion. — Abondances des détails sur l'amour : formation de limage
d'un Orient voluptueux.
IV. Erreurs et insuffisances de cette connaissance. — Nécessité d'autres
sources.
I
On croit volontiers que pour voyager et publier sur ses
aventures de véridiques récits, il suffit de partir riche
d'audace et d'argent, puis de parcourir, pendant des
années, des pays divers. Mais les qualités du voyageur ne
s'estiment point aux milliers de kilomètres franchis, non
plus qu'au nombre des dangers subis; il est sur les grands
transatlantiques des matelots qui ont fait vingt fois le tour
du monde, sans sortir presque de leur navire; du moins ils
nont pas été frappés, en leurs escales lointaines, par la
tliversité des pays où ils louchèrent successivement; tout
au plus s'ils auront pu comparer la qualité des alcools
dont on les a grisés dans des cabarets toujours les mêmes,
48 LA CONNAISSANCE DE L ORIENT.
OU a|t|»récier la variété des plaisirs que leur réservent les
abords des quais, à Yokohama, comme à Santander!
Voyager est un art, ou plutôt puisqu'il ne s'apprend j)oint
dans les livres, mais à ra[>prentissage, un métier; à qui n'a
pas certaines connaissances, à qui ne s'est pas donné cer-
taines habitudes d'esprit, les voyages ne seront d'aucun
profit; car pour juger et comprendre, il faut dahord
regarder et bien voir, ce qui n'est pas chose aisée. Si l'on
a mal vu soi-même, comment donnera-l-on à ses auditeurs
une claire vision de ce (ju'on leur raconte?
Jusque vers 1670 les Français en sont encore à faire l'ap-
prentissage du métier de voyageur'; assurément les récits
de ceux qui connurent alors l'Inde et la Perse commencent
à donner quelque ouverture sur les paysages d'Orient;
mais s'ils ont ap[»orté à la tradition littéraire naissant»' ses
éléments les plus anciens et les plus simples, donc les plus
durables, ils restent encore bien éloignés de satisfaire vrai-
ment à ce qu'on est en droit de chercher dans une relation
de voyage.
Qu'étaient ces ])remiers voyageurs, François Martin,
Pyrard de Laval, de Feynes, de Beauveau, d'autres encore -V
des capitaines de vaisseau, des trafiquants, des aventuriers.
Rien ne les avait préparés à croire que les voyages
pussent être d'un [)r(»fil intellectuel : la curiosité n'était
I. On trouvera les éléments d'une iàbliograpliie des voyages : 1" dans
Brunet, Manuel du li/jrairn, t. IV, n" l OoT elsuiv.; 2° dans le Ccila-
lof/ue (If l'ilisloire d'isie a. la lUbliolhèquc Nationale; 3" dans Cordier,
liibUolhcca sinica, t. Il, p. 581 et suiv., etc. La liste ainsi étaldie
devra être complétée par «les catalogues comme celui de la bibliothèque
de M. SchelTor. Il serait inutile de la reproduire ici : je mentionnerai en
note les ouvrages les plus importants.
2. DexcripUon du ])remi('r voya'je [ail aux Indes orientales par un Fran-
çais, par Fr. Martin, IliOi. — De licauveau, lielation journalière du voi/at/e
du Lecanl, 1008. — Discours du L'Oj/a;/e de Pijrard de Laval aux Indes. 16Io
(plusieurs rééditions). — Voi/af/e fait par terre de Paris jusques à la Chine,
par le sieur de Feynes, 1030, etc.
LES VOYAGES. 49
point leur fait, et tout leur effort d'esprit consistait à se
tirer des difficultés et des dangers, ou à exploiter les bonnes
dispositions des habitants: remplir son escarcelle et revenir
à bon port, c'étaient deux tâches assez difficiles pour qu'on
ne perdît pas son temps à s'extasier sur la végétation
hindoue, ou à sonder les états d'àme d'un Persan. Quand,
un peu plus tard dans le xvii*^ siècle, on se fut formé des
voyages une plus haute idée, on s'aperçut bien que ces
premiers explorateurs avaient été tout à fait défaillants à
leur office :
Au reste il ne faut pas s'étonner, écrit en 1684 Thévenot ', de
trouver tant de choses dans ce livre dont les autheurs qui ont traité
des Indes orientales nont rien écrit; la seule curiosité et la passion
d'apprendre faisaient voyager celui-ci TTauteur du livre", et le
négoce ou les employs ont fait voyager la plupart des autres : en
sorte que estant distraits par leurs occupations, ils n'ont pu s'appli-
quer à la recherche d'une infinité de choses.
De plus on ne faisait alors que d'assez courts séjours, et,
sauf exception, on ne voyait (jue les villes de la côte, en
de rapides escales. Pour si avisé qu'il fût, le voyageur ne
pouvait vraiment comprendre des gens qu'il entrevovait à
peine, et dont il savait aussi peu la langue que ceux-ci con-
naissaient la sienne. C'étaient là de fort mauvaises condi-
tions pour bien observer !
Aussi après avoir noté avec un soin scrupuleux les
longues étapes de sa course, après en avoir marqué la
route à ceux qui viendraient après lui, le narrateur disait
vite, en un amas d'observations sans choix, l'impression
superficielle ([u'il gardait des indigènes-. On n'y mettait
1. Thévenot, Voyages, Paris, 1684. Préface. '
2. « Qu'un vaisseau européen abordât à un port de la Cliino et y passât
quelques mois, aussitôt les gens de l'équipage recueillaient avec avidité
et jetaient sur le papier non seulement ce qui s'olTrail à leurs yeux, mais
encore tout ce qu'ils pouvaient ramasser dans les entreliens qu'ils avaient
avec une f)opulace assez peu instruite. De retour dans leur patrie, ils
4
50 LA CONNAISSANCE DE L ORIENT.
aucune critique naturellement et, sur le même plan, parais-
sent ce dont le voyag:eur a été témoin lui-même, ce qu'il
s'est laissé raconter, du moins ce qu'il a cru comprendre;
même ce (|u'il a vu avec ses yeux, souvent il l'a mal
interprété; il a regardé les gestes, sans deviner la pensée
qui les faisait accomplir; puis ayant prétendu leur trouver
un sens, il l'a appli([ué sur ces gestes et en a ainsi faussé
non pas seulement la signification, mais l'image. Sans
cesse l'observation est incomj)lète, inexacte, fausse. Quoi
d'étonnant après cela si ces récits de voyage se renvoient
des contradictions formelles, non [jassurdes détails insigni-
fiants, mais sur le caractère même d'une nation tout entière?
Pyrard do Laval assure que les Indiens sont « extrêmement
adonnez aux femmes, lascifs et débordez' » ; de Feyncs
prétend avec non moins d'énergie que c'est « un peuple
chaste et retenu- ». Les lecteurs devaient être fort gênés
à se décider pour l'un plutôt que pour l'autre : c'était là
pourtant une donnée imj)ortante à posséder, si l'on voulait
concevoir par l'esprit la vie et la figure d'un Indien. Fal-
lait-il tenter une critique des témoignages, supposer que les
deux observateurs étaient de tempérament différent, ou du
moins que leurs aventures avaient eu des succès divers? une
rajiide et facile initiation aux secrets de la vie indienne
aurait-elle permis à l'un de s'édifier? par des déboires ou
des refus, l'autre se serait-il liouvé engagé à proclamer
une vertu dont il n'avait pu constater la fragilité?
En réalité, les uns comme les autres, ils étaient fort
empêchés d'observer les mœurs et le caractère des Orien-
taux. Tant (|u"il ne s'agissait (jue de décrire les plantes et
s'applaudissaient de leurs découvertes, et c'est sur des mémoires si peu
fidèles qu'ils composaient leurs relations. » (Du Ilaldc, hescriplion r/éof/ra-
phiqne... de VEnipire chinois, Paris, ITSy, t. I, Préface, p. ii.)
1. Voyarjo de F'yrard de Laval, Paris, 161.), 1, ."ÎSI.
2. De Feynes, Voyaffe, Paris. 1630, p. 86.
LES VOYAGES. 5!
les animaux de l'ïnde ', ils n'y trouvaient guère d'obstacles,
car il n'y a point de préjugés zoologiques ou botaniques
qui empêchent de mesurer l'étendue d'une feuille ou de
compter le nombre des pattes chez un animal. Mais pour
tout ce qui concernait l'homme, leur connaissance de la vie
exotique était trop imparfaite : ils ne comprenaient et
même ne voyaient que ce qui se rapprochait de leurs idées
et en général de la vie française : les visions trop nouvelles
et les sentiments trop étranges, ils les écartaient délibéré-
ment ou du moins ils les revêtaient de couleurs connues et
moins vives. Voilà pourquoi ils sont si riches de détails
sur la cour, le gouvernement et l'administration des pavs
d'Asie, ravis qu'ils étaient de trouver un spectacle analogue
en somme à celui qu'offrait leur patrie :
Je ne saurais dire autre chose, assure l'un d'eux, sur... la gen-
tillesse de la cour, du Roy et de la noblesse... sinon que la cour
de Perse approche fort de celle de France, et que la noblesse est
fort polie tant pour la civiliti^ que pour l'éloquence; ils parlent fort
et sont complimenteurs et gausseurs comme les Français *.
Cette disposition d'esprit est générale alors : et il faut
bien reconnaître qu'elle n'était pas sans avantages : l'ini-
tiation du public se faisait en même temps que celle des
voyageurs et il put se prendre de sympathie pour ces
Orientaux qu'on lui montrait si semblables à lui-même;
plus tard il sera curieux surtout des différences de mœurs
et de races : mais il n'était pas mauvais (ju'on lui présentât
l'homme d'Asie d'abord par les aspects où il était le moins
éloigné de lui.
Je ne parle pas de la crédulité ou même de la iiàblerie ^
qui certainement ont faussé encore les observations de ces
1. Celte partie est en général très développée.
2. Relation du voyatje en Perse, du R. P. Pacilique, l'ari», 1031, p. iOl.
3. Voir le reproche dans Du llalde, ouvrage cile, l. 1, Préface, p. 11.
52 LA CONNAISSANCE DE L'ORIENT.
premiers voyai:eurs. Ce sont là, le second surtout, défauts
inhérents à la profession, et aujourd'hui môme, il faut avoir
un esprit merveilleusement rebelle aux tentations d'amour-
propre pour ne pas exagérer un peu les dangers et les
singularités de ses aventures.
Malgré toutes ces imperfections, en grande partie à
'cause d'elles, il avait commencé à se former vers 1660 un
rudiment de conception sur l'Orient; c'est autour de lui que
viendront s'aiiglomérer les acquisitions nouvelles, résultats
de voyages postérieurs. Par-dessus toutes les contradic-
tions et les différences de détail, il se dégagea cette idée]
vjHjue l'Oriental était un homme extrêmement sympathique,
malgré quelques bizarreries de vie et d'étranges supersti-
tions, de plus fort adonné à l'amour. Ce que Pyrard de
Laval dit des Indiens résume excellemment cette impres-j
sion :
Ce peuple est spiriluol, advisé, fin et discret en la plupart do
leurs (sic) actions. De courage ils n'en manquent pas aussi etj
ayment les armes et les e.vercices. Ils sont industrieux aux arts etj
manufactures et assez polis en leurs mœurs, (iens superstitieux
outre mesure et fort adonnez à leur religion ; au demeurant extrê-
mement adonnez aux femmes, lascifs et débordez.... Les femme
sont (''tiangement impudiques et les hommes non moins vicieux *j
Or, si l'on veut y prendre garde, cette conception, sous
sa forme générale et réduite, a donné la charpente même
de la tradition littéraire sur l'Orient; on en voit aisément]
l'origine. Les voyageurs ne pouvaient pas parler autre-
ment d'un pays où ils avaient été en général accueillis avec!
beaucoup d'empressement, et où ils avaient trouvé IcsJ
faciles plaisirs que les escales d'Orient réservant aux navi-
gateurs-.
1. pyrard de Laval, ouvi'(if/e cilé, I, 331.
2. Entre autres détails (et Je choisis parmi les moins délicats à rap
porter) ils ont connu et apprécié les « madame Chrysanliième » du
LES VOYAGES. S3
Mais cette conception troj) rudimentaire, sans exotisme
vrai, va se développer rapidement dans le dernier tiers
du x\if siècle. C'est que les voyages se sont multipliés, et
qu'on les a faits dans un autre esprit, avec plus de profit.
II
On a déjà remarqué qu'aux environs de 1660 le nombre
des relations de voyage doubla tout d'un coup, et que la
faveur du public pour ce genre de livres ne fît que croître
ensuite. Pendant près d'un siècle — trois quarts de siècle
environ, de 1665 à 1745 — il en a été donné à l'impression
et à la leoure un nombre considérable ' ; et les consé-
quences ont été immédiates sur la formation du goût exo-
tique. Avant de parler des résultats, disons quelques mots
du mouvement lui-même.
Si l'on dresse une liste, aussi complète que possible, des
récits de voyag-e parus à la fin du xvn'' siècle et dans le
cours du xviii% il est certaines constatations qu'on ne
pourra pas manquer de faire : d'abord cette activité de pro-
duction s'est ralentie brusquement vers 1745; ensuite sa
marche n'a pas été uniforme, et l'on peut, sans trop d'ar-
tifice, y distinguer deux moments.
Dès 1663, il est évident que les lecteurs accueillent avec
une faveur nouvelle les petits livres qui viennent leur
parler des contrées orientales; mais libraires et auteurs
hésitent et tâtonnent encore; assurés enfin des dispositions
du public, ils se mettent à la tâche, et dès lors, jusqu'à la
temps. '■ Lorsque les étrangers viennent en ce lieu (dans l'Inde), ils
acheptenl des femmes pour autant de temps qu'ils veullent demeurer
et sans qu'elles en demeurent scandaliseez. ■• (Fr. Martin, ouvrage cité,
p. 41.)
L Quelques libraires semblent s'en être fait une spécialité : Harbiii à
Paris, Benoit Uigaud à Lyon.
54 LA CdNNAlSSANGK DE L OIUKNT.
fin du xviiT siècle, il est peu d'années où ne soient
publiées une ou deux relations de voyage; le mouvement
est rég-ulier; si l'on lient aux cliilTres, on ne sera pas éloigné
de la vérité en com[»taiit (ju'il en paraît environ quatre
tous les trois ans'. L'Inde surtout, la Turquie et la Perse
ensuite, semblent être les pays sur lesquels on aime le
mieux à s'instruire. C'est l'époque de Tavernier, de Cbar-
din, de Dernier-.
Mais le xvui* siècle naissant demande plus encore; la
production augmente tout à coup de près d'un tiers; elle est
j)arliculièrement abondante entre 1710 et 1730 : les auteurs
du temps nous en avertissent d'ailleurs'. On ne forcera
pas beaucoup la réalité en disant (ju'il est publié en
moyenne deux volumes par an. L'Inde tient toujours de
beaucoup la première place; la Turquie est un peu
délaissée, la Perse reste au même rang; mais le Japon et
surtout la Chine s'inscrivent honorablement dans une liste
où jusqu'alors ils ne figuraient j)Our ainsi dire pas\
1. Je fais entrer en comple les rééililions.
2. Voici les principaux ouvrages parus dans celte période : Tliévenol,
Récit d'un voijane fait au Levant, 16G5. — DaulLer Deslandes, lieuulés de
la l'erse, 1G"3. — Ue la Haye et (^aron, Voijar/e <uix Grandes Indes, lfi74.
— Tliévenol, Suite du voijaije au Levant, 1074. — Tavernier, Voyages en
Turquie, en Perse et aux Indes, 1670. — Relation d\tn voyage fait aux
Indes orientales, IG77 — Tliévenol, Voyages (Inde), IG84. — Ueilon, Rela-
tion d'un voyage aux Indes orientales, KiSo. — Cliardin, Voyages en Perse
et autres lieux de l'Asie, 1()86. — Le P. Tacliard et de Choisy piildient
deux Voj/ages au Siow, 1GS6 et 1687. — De la Haye et Caron, Journal du
voyage des Grandes Indes, 1G98. — Fr. Dernier, \'oyages (Inde^, Kj'.il). —
V. Lucas, Voyages (Levant), 1704.
3. ■• Quol<jue (.'rand que soit le nonil)re des voyages (jiii onl élé iiii{)riinés
dans les deux derniers siècles, on peut assurer que la curiosité du public
n'est point rassasiée et on a tout lieu d'espérer de lui plaire en multi-
pliant CCS sortes de livres - (Jioisicme voyage du sieur Pierie Lucas,
Paris, 1719, Préface. — Voir aussi dans le Mercure galant de mai 1721,
p. 1, un article sur les voyages et les voyageurs en Asie. Mêmes décla-
rations en tèle de l'Histoire de la Navigation, Paris, 1722. Consulter
L. Clarelic, Lesage romancier, p. 60 et suiv., sur le goi'il du puiilic pour
les voyages au délml du xviii" siècle.
4. Outre les rééditions nombreuses de Tavernier, Chanlin, Thévcnol et
Dernier, voici les principaux ouvrages de cette période : Recueil des
LES VOYAGES. 55
L'époque des grands voyageurs semble passée, et il n'y a
plus de nom qu'on puisse opposer à ceux de Chardin et de
Dernier, mais l'ensemble de ces récits n'en est pas moins
fort estimable.
En 17i(3 commence la publication d'une grande Histoire
générale des voyages, dont les vingt volumes parurent len-
tement, un tous les deux ans environ'. Dès la j»remière
vue, une entreprise de ce genre est bien significative; si
ses éditeurs prétendent rassembler en une même collection
les récits les plus intéressants, c'est apparemment qu'ils ne
craignent plus l'apparition incessante de relations origi-
nales, de nouveautés, qui eussent fait bien du tort à leur
entreprise. Ils ont l'air de vouloir, en lui élevant un monu-
ment convenable, dont en bons architectes ils tireront
profit, clôturer dignement une période illustre de l'histoire
des voyages. Or leur instinct de libraire a merveilleuse-
ment deviné la réalité; le nombre des voyages publiés
diminue brusquement des deux tiers, et il n'en paraît plus
guère qui puissent s'imposer à l'attention enfin lassée du
public-. Les voyageurs ont fait leur œuvre; écrivains et
lecteurs y ont puisé, ils se sont adressés aussi à d'autres
sources. On croit désormais connaître l'Orient.
Pendant ces quatre-ving-ts années, il avait paru environ
cent cinquante relations de voyage une centaine seulement
/ si l'on élimine les rééditions) ; la Turquie, la Perse, l'Inde,
voyages de la Compafjiiie dns Indes orientales, 1710. — Du Bellon, Voyage
aux Indes, 1711. — Tourneforl, Voyages (Levant), 1717. — Journal d'un
voyage fait aux Indes orientales, 1721. — Luillier, Xouveau voyage aux
Grandes Indes, 1726. — Le Gentil, Voyage (Chine), 1730. — De Saiimery,
Mémoires et acenlures... (Levant), 1732. — D'Arvieux, Mémoires (Turquie
et Levant), 173.';. — Tollot, \ouveau voyage au Levant, 1742. — Voyage de
M. Schaw dans plusieurs provinces de la Barfjarie, traduit de l'anglais,
1743..., etc.
1. Paris, 1746 à 1789, 20 volumes. Tables au tome XVI.
2. Les voyages de A. Du Perron (1771; et de Niebulir (1774) sont plutôt
des études scientifiques. 11 faut noter pourtant: G. .\nson. Voyage autour
du monde (Chine), traduit de l'anglais, 17i'J.
;i6 LA CONNAISSANTE DK L OlUENT.
la Chine, le Siam s'y étaient successivement révélés, et si
le public en a reçu une sérieuse instruction, ce n'est pas
seulement parce (jue les récils furent nombreux, mais aussi
et surtout parce que les voyages eux-mêmes avaient été
faits avec beaucoup de soin et racontés fort diligemment.
Le recrutement du personnel, si l'on peut dire, avait été
singulièrement amélioré. On ne chargera i)as beaucoup la
mémoire des premiers voyageurs en écrivant qu'ils furent
surtout des aventuriers; or quand on court les aventures,
c'est d'ordinaire par tempérament, ou par profit, quelque-
fois aussi parce qu'on s'est réduit à ne pouvoir mener une
autre vie. Ceux qui vinrent après eux, n'avaient point les
mêmes raisons de s'expatrier; ils tenaient fort bonne j)lace
dans la société du temps, frécjuentaient chez les grands, et
n'eussent pas été embarrassés à se donner en France des
situations honorables et de repos. Thévenot est neveu d'un
garde de la Bibliothèque du roi, et a occupé sa jeunesse à
de bonnes études; Louis XIV accorde à Tavcrnier' l'hon-
neur d'une audience et lui fait délivrer des lettres de
noblesse; Chardin est chevalier et, lorsque la révocation de
l'Edil d(> Nantes le force à se réfugier en Angleterre, le roi
Charles II ne fait aucune difficulté à lui manpier une
extrême faveur; Lucas est aiiti(juaire de Louis XIV, et Phi-
lippe V d'Espagne, quand il veut se créer à Madrid un
cabinet royal d'anîiquilés, lui en olTre la charge et avec elle
les honneurs. Dernier, ami de Hacine, de Boileau, de
Molière, écrivain lui aussi, a auprès de ses contemporains
une céléltrité de fort bon aloi. Il est le type du nouveau
voyageur; et toutes les qualités qui désormais vont rendre
si |)roritables an piihh'c les relations de voyage, Dernier les
rassemble en lui.
I. Voir Cil. Joret, .l.-Ii. Tavrrnier, Paris, 1886.
LES VOYAGES. 57
Cl Dernier est un philosophe ' » ; il a étudié la médecine
jusqu'à se faire recevoir docteur à la faculté de Montpel-
lier; comme les savants du xvi' siècle, il a voyagé à tra-
vers l'Europe; il a suffisamment approfondi la philosophie
de Gassendi pour en devenir un excellent vulgarisateur; il
commence à se faire connaître. Brusquement, vers trente-
cinq ans, il se décide à partir pour l'Inde et n'en revient
qu'après douze ans de séjour; fort en faveur auprès du
Mogol, médecin d'x\ureng-Zeb, il a pu assister, en témoin
informé, à de très grands événements; il a pu disposer,
pour que ses connaissances sur l'Asie fussent excellentes,
de très précieuses ressources, celles surtout que lui donnait
son crédit auprès de l'empereur. Il reparaît en France et
tout de suite trouve accueil dans la société littéraire; « le
Mogol », comme on l'appelle, peut s'enorgueillir de
l'amitié de La Fontaine, de Racine, de Boileau, de bien
d'autres; il conte ses aventures, étudie Gassendi, et rédige
le récit de ses voyages qui ne paraîtront qu'après sa mort.
Mais déjà l'on en sait la substance'; on est assuré de pou-
voir lire cette relation avec confiance, tant l'auteur a d'au-
torité en la matière.
L" autorité, c'est justement là ce qui man([uait le plus aux
premiers voyageurs, car ils n'avaient aucune des qualités
qui la donnent; il leur manquait une éducation spéciale,
une préparation aux voyages, dont ne sont point dépourvus
leurs successeurs. D'abord sans avoir tous, comme Thé-
venot, passé plusieurs années de leur jeunesse à l'étude
préalable des langues orientales ^ ils savent du moins le
parler des hommes chez qui ils vont habiter. Puis ce sont des
1. Voltaire. Essai sur les mœurs, chap. ci.vii: il Toppose à Tavcrnicr,
qui ■• parle plus aux marchands qu'aux philosophes •.
2. Voir dans le Journal des Savants de 1688, deux articles de lui.
3. Sous la direction de son oncle, Melchisé<lccli Thévenot. bibliothé-
caire du roi.
58 LA CONNAISSANCE DE L (HUENT.
gens d'études; Dernier est médecin, Lucas archéologue de
profession ; même ceux qui ne sont point spécialistes, le
marchand Tavernier, et le joaillier Chardin, savent le prix
et l'utilité des recherches. Ils ont tous une instruction assez
grande, une intelligence assez cultivée pour ne point se
laisser trop prendre aux erreurs ordinaires de Fohserva-
liou : ils savent interpréter, ils sont capables de regarder,
de chercher, d'expérimenter presque. Enfin leur observa-
tion ne fut point hâtive; tous ils ont fait séjour dans le
pays dont ils décrivent les mœurs : Bernier y reste
douze ans, Tavernier y fait successivement six voyages.
On se souvient du docteur anglais que Bernardin de
Saint-Pierre a représenté dans la Chaumière indienne; la
Société royale de Londres l'a délégué vers les brahmanes,
pour qu'il leur pose trois mille et cinq cents questions sur
l'ensemble des connaissances humaines et divines! Il est
fort possible que les voyages de Bernier aient inspiré à l'au-
teur l'idée de son personnage; en tout cas Bernier, et, avec
lui, presque tous les voyageurs de cette nouvelle période,
ressemblent vraiment au docteur anglais; leurs questions
n'ont |ias été si nombreuses, ni peut-être si judicieuses,
mais ils en ont posé beaucoup; et, pour la solution, ils se
sont adressés aux gens du pays. Indiens ou Persans.
Aussi la matière de leurs récits de vovag-e est-elle d'une
vraie et profitable richesse; « le joaillier (Chardin <pii a
voyagé comme Platon n'arien laissé à dire sur la Perse' ».
Les détails sont exacts et précis, soit qu'il s'agisse d'indi-
cations géographiques, de longueurs de route, ou de traits
de nid'urs; on en a banni les histoires stupides et les révé-
lations étranges, qui déshonoraient les anciens volumes et
violentaient par trop la bonne volonté du lecteur; même en
1. J.-J. ilou5seau, Discours sur Vor'ujine et les fondeinenls de Vinéyalilé,
note 10.
LES VOYAGES. 59
donnant sa confiance, il gardait quelque malaise. Cartes et
gravures se sont multipliées, et les dessins ne sont point
seulement pour satisfaire l'imagination; ils sont des relevés
intéressants de monuments, ou des reproductions fort
curieuses de costumes'. Il y a bien encore de nombreuses
anecdotes, dont ne saurait se passer le lecteur, et surtout le
voyageur, mais ce n'est plus là le principal du livre; les
recherches archéologiques, les coutumes politiques des
nations d'Asie, leurs dogmes religieux, leurs croyances et
leurs pratiques, le détail de leurs mœurs, voilà à quoi
s'emploient surtout les auteurs ; et s'ils ne se privent ])oint
tout à fait des liors-d'œuvre, du moins làchent-ils à en tirer
quelque utilité.
C'est qu'en effet leur livre a presque toujours une inten-
tion autre que celle d'amuser et de raconter. Le titre de
l'ouvrage de Dernier est, de soi, significatif : « Voyage, de
Fxançois Bernier, contenant la description des Etats du
Mogol... où il est traité des richesses, des forces, de la jus-
tice et des causes principales de la décadence des Etats de
l'Asie ». Circulation monétaire-, force apparente du gou-
vernement mogol, théorie qui fait du souverain le proprié-
taire absolu des terres ^ Bernier étudie tous ces points
comme ferait un économiste du xviu'' siècle; il ne se borne
pas d'ailleurs à des constatations, et il explique les avan-
tages ou les inconvénients de pareilles institutions; déjà,
ainsi que plus tard Voltaire, il cherche dans l'Orient un
profit philosophique. Il va plus loin encore; quand il rap-
porte les coutumes religieuses de l'Inde, sa clairvoyance
et son bon sens sont tels qu'on croirait lire des cha-
pitres fort bien faits d'une moderne histoire des rcli-
1. Voir surtout Cliaulmer et Bernier.
2. lîernier, I, 269 (édition de 1699, Amsterdam, 2 volumes).
3. I, 210.
60 LA CONNAISSANCE \)E LKllIENT.
gions '. Bcrnicr a tracé quelques chemins à ce nouveau genre
(le recherches dans sa « Lettre à M. Chapelain touchant les
superstitions, étranges façons de faire et doctrines des Hin-
dous ou gentils de l'IIindoustan, d'où Ton verra qu'il n'y a
opinion si ridicule et si extravagante dont l'esprit de
l'homine ne soit capahle- »; avec une attitude aussi excol-
lentc de l'esprit, il a pu écrire par exemple sur les fakirs^
de fort honnes choses, que nont point trop démenties des
observations récentes et plus minutieuses.
Comme lui, avec des mérites moindres, tous les voya-
geurs de la fin du xvn'' siècle cl du commencement du
xvm' ne sont pas satisfaits d'avoir hien observé; ils réllé-
chissent sur ce qu'ils ont vu, jugent et se croient tenus de
dire leurs conclusions. Assurément ils sont bien loin encore
de posséder toutes les qualités qu'Anquetil Du Perron
réclamera du voyageur, laissant entendre (ju'il en était lui-
même limage parfaite :
Le vrai voyageur, c'esl-à-dire celui ((ui, aimant tous les hommes
comme ses frères, inaccessible aux plaisirs et aux besoins, au-dessus
(le la grandeur et de la bassc-sse, de Testime et du mépris, de la
louange et du blâme, de la richesse el de la pauvreté, parcourt le
monde...; s'il est instruit, s"il a un Jugement sain, il saisit sur le
champ le ridicule, le faux d'un procédé, d'un usage, d'une opinion '*.
Tavernier, Dernier, Chardin n'ont point prétendu à cet
idéal déjuge incorruptible! mais leurs ouvrages n'en sont
pas moins devenus la source d'informations la |)lus |tré-
cieuse sur l'Orient : Voltaire, (pii a tant lu et tant amassé
de documents, pour écrire son h^sai sur les mœurs, les cite
de j)rélerence à tous autres (piaud il parle de l'Inde ou de la
Perse.
1. Voird.uis la nulico ilo Picavel diraml" Ewt/cloimlie, v" Bkhmi;u) une
apprécialion fort jusic ilii mérite de bcriiii r.
2. 11, '.r,.
:'.. Il, 12.3.
4. /''■ la flif/nilé du Commerce, Paris, 1789. Préface.
LES VOYAGES. 61
III
Quelle vision avaient-ils donc donnée de l'Orient"?
De cet ensemble de récits, le public, aux premières
années du xvin'' siècle, avait pu se composer une image
moins simpliste, plus riche en détails que celle dont il
s'était jusque-là contenté. Tachons de retracer, d'après ces
vieux livres, les linéaments au moins de la conception
nouvelle ; ce travail ne sera point tout à fait artificiel, puis-
qu'il est le même en somme qu'exécuta lentement, et par
efforts dispersés, l'esprit des lecteurs d'alors : avec les lignes
et les couleurs communes à toutes ces peintures, ils cons-
truisirent une sorte d'Orient-type, factice et incomplet, qu'il
n'est pas difficile de rebâtir après eux: nous avons gardé
les mêmes matériaux dont ils usèrent, et il est facile de
retrouver soit dans la littérature du temps, soit dans notre
tradition moderne, qui en est encore le prolongement, le
plan suivant lequel ils furent disposés.
En réalité les voyages ont peu appris sur les paysages
d'Asie; le cadre resta tout à fait insuffisant, et bien peu de
gens, j'imagine, pouvaient placer à larrière-plan de leurs
visions exotiques un maigre palmier ou quelc|ue claire
mosquée. En revanche l'homme d'Orient se présenta à
l'esprit des hommes d'Europe, grâce aux récits des voya-
geurs, sous des traits fort précis; et ces données, qui furent
les premières, constituèrent véritablement tout le support
de la tradition littéraire en formation.
L'Oriental est bel homme, plein d'esprit, d'imagination
et d'intelligence; il aime la gloire et n'est pas exempt d'une
honnête vanité. Au reste il est « galant, gentil, poli, bien
élevé' ». La race semble donc extrêmement sociable; et
1. Chardin, Voyages, Paris, 1680. IV, 99.
62 LA CONNAISSANGK DE L'ORIENT.
les voyageurs répètent volontiers qu'ils n'ont eu la plupart
du temps qu'à se louer de l'accueil (ju'on leur a donné; ils
exaltent l'humanité, l'hospitalité et la tolérance des gens
d'Asie :
Ce qu'il y a de plus louable dans les mœurs des Persans, c'est
leur humanité envers les étrangers : l'accueil (juils leur font et la
protection qu'ils leur donnent, leur hospitalité envers tout le monde,
et leur tolérance pour les religions qu'ils croient fausses et qu'ils
tiennent même pour abominables '.
C'est là un trail (jue les Français se rappelleront avec une
particulière mémoire, et l'on verra que l'Asiatique tolé-
rant ou le Chinois |diiloso}the deviench'ont au wnf siècle
de faciles lieux communs. L'impression du premier abord
est donc excellente et c'est elle que retiennent les lecteurs;
on leui" (lira hier, (jue les hommes d'Orient sont paresseux,
querelleurs, menteurs, dissimulés, tlatteurs et fourbes, rien
n'y fera ; la médaille où ils sont maintenant gravés a bien
un revers, mais on ne la retourne jamais, tant la figure
elle-même a un profil gracieux et sympathique. Ou plutôt,
comme il faut partout, même en littérature, des boucs
émissaires, on cliargea de tous ces défauts un malheureux
j»euple : les Chinois. S'ils n'avaient été coimus que par les
voyageurs, et s'ils n'avaient pas eu par la suite des avocats
fort ardents à les réhabiliter, jamais le public n'eût con-
senti à les voir dans l'attitude solennelle et décente (jue
le.ur a toujours donnée Voltaire. De [lelits hommes, jaunes
et laids, aux yeux bridés, buvant du thé dans de petites
tasses, très polis et se confondant en salutations récipro-
ques, ne songeant au surplus qu'à vous tromper-, telle est
l'image bien peu favorable que traçaient des Chinois les
1. Chardin, iV, 101.
2. Voir siirloul G. Anson, Voi/age..., Amsterdam, 1719. L'ouvrage fut
très lu.
LES VOYAGES. 63
voyageurs. Cette vision fut corriiiée par la suite: mais il
n'en resta pas moins chez les Français une prédisposition,
peut être vivante encore aujourd'hui, à ridiculiser le Chi-
nois et la Chine, tandis qu'il donnait toute sa sympathie
aux autres hommes d'Orient '.
L'imagination les habillait ensuite dune manière assez
fantaisiste; des robes flottantes, des turbans plus ou moins
longs, plus ou moins épais, des aigrettes surmontant la
tête... on était vite satisfait. Les descriptions précises pour-
tant ne manquaient pas; mais elles étaient trop minutieuses
pour qu'on put en garder autre chose qu'une image très
générale, celle que donnaient les quelques gravures encar-
tées dans l'ouvrage.
D'ailleurs on préférait s'enrichir de connaissances plus
substantielles et Ion était fort curieux d'apprendre, par
exemple, comment les Orientaux étaient gouvernés. Les
rois de ces contrées jouissaient d'un pouvoir merveilleuse-
ment despotique- :
Il n'y a assurément aucun souverain au monde si absolu que le
roi de Perse; car on exécute toujours exactement ce qu'il prononce,
sans avoir égard, ni au fond, ni aux circonstances des choses, quoi-
qu'on voie la plupart du temps clair comme le jour qu'il n'y a
nulle justice dans les ordres et souvent pus de sens commun ^.
— Le roi est un dieu : « on rampe devant lui * ». — Ils croient que
les rois sont naturellement violents et injustes, qu'il faut les regarder
sous cette idée, et cependant que quelque injustes et violents que
soient leurs ordres, on est obligé d'y obéir, excepté les cas de la
religion ou de la conscience. Une de leurs manières de parler est
de dire « faire le roi » pour dire opprimer quelqu'un et violer la
justice 5.
1. " Ces loix gênantes et celte gravité cérémonieuse ont beaucoup
choqué les premiers Européens qui ont voyagé cliez ce peuple. De là le
ridicule qu'ils ont alTeclé de lui donner et qui a jeté de si profondes
racines que la gravité chinoise a passé en proverbe. •• {Histoire moderne
des Chinois.... Paris. lIoS, I. 363.)
2. Voir Tavernier, t. I (édition de 1616), et Chardin, t. VI.
3. Chardin, VI, 18. — Voir Tavernier, I, -579.
4. Les beautés de la Perse, Paris, 1672, p. 10.
0. Chardin, VI, 11.
64 LA CONNAISSANCE DE L (HUENT.
Le bon Chardin, fidèle sujet du roi Louis XIV, n'aurait
certes pas écrit de telles phrases s'il avait réfléchi un
moment de quel usage elles pourraient être aux mains des
philosophes, peu respectueux de la royauté; grâce à lui,
grâce à d'autres, la conception du despotisme oriental a
tenu une large place dans l'œuvre de Montesquieu ou de
Voltaire. 11 disait candidement les inconvénients du despo-
tisme, la cruauté des rois orientaux, leurs abus de pouvoir,
la rage qu'ils ont «le tout sacrifier à leurs passions. Il ne
|irévovait pas qu'un jour prochain viendrait où, à cause de
lui peut-être, Louis XV serait représenté sous les traits
d'un monarque asiatique ' ; où les criticjues qu'on ferait
d'un imaginaire gouvernement persan s'appliqueraient
intentionnellement et mot pour mot à la royauté fran-
çaise-. De même, lorscpi'on nous montrait, avec tout le
sérieux qui convient à une exacte relation de voyage, les
pachas turcs, les khans de Perse, ou les gouverneurs tar-
tares opjn-esser et piller les provinces dont ils avaient la
garde, sans que jamais les plaintes de la population lus-
sent se faire entendre jusqu'au trône du roi, n'y avait-il
pas là comme une invite aux faiseurs, de satire? pourquoi
ne pas afl'uhler de noms siamois ou de costumes indiens
les intendants de Louis XV, et exposer dans un petit conte
oriental, d'allure anodine, les vices d'une administration
corrom|)ue et d'une justice vénale, les injustices du favori-
tisme? La tâche était en tout cas rendue facile, tant ïaver-
nicr cl vingt autres avaient pris soin de nous expliquer par
le détail la cimstilulion des gouvernements orientaux, en
manjuant à chaque instant leurs analogies avec les gouver-
ncmenls européens.
1. Par exemple, les amours de Zeokinizul, 174G (œuvre de Crébillon).
2. l'ar exemple, Mémoires secrets pour servir à l'Histoire de Perse, n4ri.
Viiir 2" partie, chap. iii de ce livre.
LES VOYAGES. 63
Ils s'étaient aussi beaucoup intéressé — et leurs lecteurs
avec eux — aux croyances religieuses des peuples d'Asie.
Toujours ils avaient cru voir à la base un fatalisme mer-
veilleusement placide. « Ils sont fort philosophes sur les
biens et les maux de la vie, sur la crainte et l'espérance
de l'avenir'. » Leurs idées morales paraissaient d'ordinaire
pures et élevées; c'était du moins l'impression que don-
naient les sentences orientales, écrites en un style imagé et
fleuri. (|ui, dès lors, commençaient à faire fortune dans les
pays de l'Occident-. Quant aux religions, à l'exception
peut-être de la chinoise dont les voyageurs entendirent
parler, mais qu'ils ne connurent pas, on les modelait
toutes sur l'islamisme, lui-même bien simplifié. Ce qui y
frappait surtout l'Européen, c'était cette conception toute
matérielle du paradis ■ , thème futur des plaisanteries de
Montesquieu, qui transformait la demeure éternelle des
âmes en un délicieux harem, oii jaillissaient de fraîches
fontaines, et oii, sur des tapis, se couchaient, indolentes et
nombreuses, de belles femmes dévêtues. Puis c'étaient des
superstitions sans fin : croyances à la divination, à la magie
noire, aux talismans, aux amulettes, aux sorts, aux astro-
logues et aux devins ; prescriptions relatives à la purifica-
tion des corps; Tavernier, Chardin, Dernier racontaient
tout au long et très sérieusement ces pratiques, comme ils
auraient fait les dogmes du christianisme. N'était-ce pas là
en elTet la religion des peuples qu'ils avaient visités? De
même ils disaient l'avidité des bonzes, les ruses grossières
par lesquels les talapoins de Siam imposaient leur autorité,
les jongleries extravagantes avec lesquelles les fakirs épou-
1. Chardin. IV, 99.
2. Outre les maxime» citées paries voyageurs, voir louvrage de Gulland,
Paroles )cmirt/uahles, bons 7noti et maximes des Orientaux, Paris, 1694.
3. Tavernier, t. 1.
fie LA CONNAISSANCE 1)K L'ÛRIKNT.
vantaient la crédulité des Hindous'. Aussi le temps n'était
pas loin où l'on raconterait les atrocités des bonzes, quand
on voudrait daulter sur le clergé et TEglise; où l'on insi-
nuerait qu'entre les fakirs et les moines, il y avait cette
dilîérenre surtout que les uns se promenaient nus par la
ville et que les autres s'alTublaient d'une soutane, mais qu'à
cela près leur vie était confraternelle et idenli(|ue. lîien
plus, les voyageurs s'attachaient, i)ar endroits, sans malice
et plutôt par un curieux ëtonnement de l'esprit, à faire res-
sortir les analogies des croyances persanes, par exemple,
avec celles des chrétiens; ils notaient les ressemblances de
détail, et les |dus avisés de leurs lecteurs devaient forcé-
ment être incités à des rapprochements. Par là on pouvait
introduire un ju^ofitable et cauteleux scepticisme ; les [diilo-
sophes du x\m' siècle, surtout Voltaire, ont usé et abusé
du procédé.
Mais plus que le caractère des Turcs, le gouvernement
des Persans, ou la religion des Hindous, ce qui. dans les
relations de voyage, intéressa surtout, ce fut ce qu'on
apprit de l'amour, tel que les Orientaux le comprenaient et
le pratiquaienl. Ouand ils en viennent à ce chapitre — et
tous y viennent — les auteurs semblent ne devoir jamais
épuiser leur matière; Dernier, le philosophe, s'en excuse,
mais il fait tout comme les autres ^ Les détails étaient natu-
rrllriiicut scabreux ; toutefois les auteurs n'avaient point de
scru[iul('. puiscpie c'étaient là des mcrurs étrangères et loin-
taines. (Chardin cul un jour de l'embarras; il s'en tira vite :
Au reste Javcrtis les jeunes personnes ijui lisent cette relation que
comme il y a des matières dans ce cliapilre.... qui n'ont pu être
traitées avec tant de circonsprrtion (|ue la lecture ne fasse nailre
1. Voir surtout Tavernier, 1, M'i. — Itcrnicr, 11, l"j:!.
2. " Je ne craindrai pas de dire ici un mot en passant de quelipic;
intrigues d'amour. » (Bernier, I, 17. j
LES VOYAGES. 67
l'idée de choses qui, quoiqu'ianocentes, ne laissent pas de blesser la
pudeur, je leur conseille de passer au chapitre de la Prière, ou de
lire celui-ci avec tant de précaution qu'elles puissent passer par-
dessus toutes ces sortes d'endroits là'.
Peut-être il est de ses jeunes lectrices qui Técoutèrent!
mais la majorité du public se précipita avec entrain vers
ce spectacle divertissant.
Dans cet Orient charmeur, les voyageurs avaient trouvé
de faciles aventures, et leur modestie littéraire n'allait pas
jusqu'à les cacher, ou même à se priver d'y faire longue-
ment allusion; officiers de marine, quartiers-maîtres de
l'époque, ou même simples touristes, ils conservaient le
souvenir de rapides et vives passions : des regards les
avaient fait naître, que laissaient tomber sur eux, à travers
des fenêtres aux barreaux de fer, dans des rues étranges,
de belles dames turques; la peur d'une vengeance toujours
terrible, la difficulté des rendez-vous, la singularité du
cadre, bien d'autres choses encore les rendaient assez peu
oubliables, pour que déjà on se plût à nous décrire amou-
reusement la beauté d'une amie persane, ou le charme
d'une maîtresse hindoue :
L'extrême contrainte avec laquelle elles sont gardées leur fait
faire trop de chemin en peu de temps. Les plus vives font quelque-
fois arrêter par leurs esclaves les gens les mieux faits qui passent
dans les rues. Ordinairement on s'adresse à des Chrétiens.... Les
esclaves juives qui sont les conlidentes des Turques... mènent
souvent avec elles de beaux jeunes garçons déguisés eu lîlle -.
Peut-être quelque douloureuse Aziyadé de l'époque souf-
frit-elle de la concurrence d'une « grande dame », d'un
Séniha haniiiu, qui vint, jusque chez elle, inquiéter la fidé-
lité de son amant européen! On assurait même que certains
1. Chardin, Vil, ll.i.
2. Tournefort, Relation d'un vo;jaf/e dans le Levant, 1717, IL 01.
08 LA CdXNAlSSANGE DE L ORIENT.
harems étaient de vraies Tour de Nesle exotiques'; de
beaux jeunes hommes — des Français surtout, remarquait-
on avec une certaine lierté — y étaient attirés, et i>ientôt
un soupirail laissait tomber leur cadavre dans les eaux de
la Corne d'Or, immobiles sous une lune claire. Tout était
permis en ces pays d'Asie; la religion d'ailleurs enseignait
que c'est péché de résister à l'amour. Combien l'imaiiina-
tion lialante des Français devait s'exciter à de tels récits!
La contrée était vi-aimenl bénie : on y mariait les
enfants à neuf ou dix ans, quelquefois à cin(i ou six! les
[»arents étaient les [)remiers à chercher une concubine à
leur fils, dès que celui-ci avait atteint sa seizième année"!
Les hommes ne connaissaient pas avant la nuit du mariage
la femme qu'ils épousaient; mais la polygamie, loi reli-
gieuse, était là pour les consoler des désillusions possibles;
ils pouvaient recommencer plusieurs fois et renouveler,
selon leurs désirs changeants, la recherche de leur idéal
amoureux; d'ailleurs les danseuses et les bayadères
s'oflraient pour les distraire de leurs amertumes matri-
moniales. Si ces tristesses devenaient trop âpres, il leur
était facile d'y mettre fin : le mariage n avait rien de
sérieux, n'étant « autre chose qu'un contrat civil que les
parties peuvent rompre^ ». Aussi que de divorces! mais la
loi avait prévu les repentirs, et il était parfaitement admis
qu'on renvoyât et qu'on reprit sa femme sous le contrôle
bienveillant du cadi, jusqu'à trois fois; alors seulement le
mariage devenait indissoluble. Les Français, au temps de
la Hégence, durent estimer que les hommes d'Orient jouis-
saient d'un bonheur bien enviable.
Mais le princij»al de leurs imaginations exotiques alla
i. Baudier, Histoire r/énér<ile du sérail, 2' éd., 162fi, p. 158.
2. Chanlin, IV, 108.'
r>. TuiiriH'fnrt. II. 88.
LES VOYAGES. 69
vers les harems privés et les sérails royaux, dont on leur
avait permis de g-àler l'intimité par de hardis regards. On
se prit d'une grande sympathie, littéraire et ironique, pour
les eunuques dont la condition infortunée provoquait à la
fois la pitié, létonnement et le rire: ils eurent un énorme
succès; mais c'est aussi qndn n'ignorait plus rien de leur
existence'; on savait précisément en quoi les eunuques
hlancs différaient des eunuques noirs, et comment leurs
fonctions n'étaient pas tout à fait celles des muets : on
répétait volontiers qu'ils ressentaient des passions vio-
lentes, et que quelques-uns d'entre eux, très riches, avaient
des sérails. La matière sera abondante pour certains fai-
seurs de romans pornographiques : Montesquieu, et bien
d'autres avec lui, exploiteront le riche thème de plaisan-
teries qu'offrait cette surveillance continuelle dun trou-
peau de femmes très blanches, gardées par des esclaves
très noirs, armés d'une autorité absolue, et pourtant
abjects, vils et méprisés par celles-là même qu'ils domi-
naient.
Cette condition des femmes d'Orient avait bien de quoi
étonner le public français; elles vivaient, enfermées dans
les chambres dun harem, ou derrière les murs d'un sérail
royal, n'en sortant que sous prudente escorte, encloses
presque en de véritables caisses, de l'approche desquelles
on chassait les curieux, avec assez de brutalité [>arfois pour
les tuer. Elles consumaient leur existence dans loisiveté -,
à des intrigues, à des amusements d'enfants, à des passions
dénaturées aussi, sur lesquelles certains auteurs sont déci-
dément inéj^uisables^ Malgré l'étroite garde où on les
1. Voir surtout : BaurJier, Toiirnefurl, Tavcrnier, Chardin.
■2. Voir surtout Chardin, t. VI. — Tavernier, HpUiHoh de l'inlérieur du
sérail du Graiid Sei'/neur, Paris, \C)'">. souvent réimprimé.
.3. Voir surtout Baudier.
70 LA CONNAISSANCE DE L ORIENT.
tenait, elles savaient encore tromper leur mari, tant la
femme, disent les naïfs auteurs de relations, est partout la
même : habile, dissimulée et trompeuse! La Roxane de
Monles({uieu n'aura cure d'être fidèle à Usbek; en lisant
mainte page de Chardin ou de Dernier, on croit presque
voir se dérouler le roman oriental qui occupe tant de place
dans les Lettres persane^i. Par intervalles, d'horribles tra-
gédies venaient épouvanter l'oisiveté des harems : l'amour
\ était terrible en Orient :
Ce ne sont pas des amourettes comme les nôtres ijui n'ont que
des aventures galantes et comiques; elles sont toujours suivies de
quelque chose d'horrible et de funeste '.
Mais ces drames d'amour, de sang et de mort ne pouvaient
que rehausser la haute idée que les Français s'étaient
donnée d'un Orient voluptueux.
On consentait bien à faire exception pour les femmes
chinoises et les veuves indiennes; mais l'explication qu'on
donnait aussitôt de cette vertu, gravement proclamée, ne
pouvait que confirmer l'opinion déjà faite du lecteur. On
racontait que les veuves indiennes ne manquaient jamais
à se briller sur le bûcher de leur mari mort-; mais aussitôt
on arrêtait l'admiration naissante; c'était, |>araît-il, une
excellente habitude que leur avaient fait prendre les maris :
elles étaient un peu trop enclines, quand elles devenaient
amoureuses d'un autre homme, à empoisonner leur é|>oux,
afin (pie leur passion n'eût plus d'obstacles :
Si l'on obligeait en Europe les femmes à se brûler après la mort
de li'urs maris, les morts subites ne seraient pas si fréquentes^!
1. Bernicr, I, 17.
2. Thévenot, p. 2.i0; Bernier, II, 127; Journal fViin voyuf/e fait aux Inde-:
orientales, 1721: II, 18o, etc.
3. Journal (Clin voj/arje fait aux Indes orientales, 1721, II. 18C.
LES VOYAGES. 71
On exaltait aussi la prodigieuse fidélité des femmes chi-
noises :
Il n'y a point de pays au monde où les intrigues soient moins
communes. Je ne conseille pas à nos faiseurs de romans d'en mettre
la matière à la Chine s'ils veulent donner quelque vraisemblance à
leurs lictions. C'est peut-être le seul pays de la terre où la jalousie
des maris ait rendu les femmes sages '.
Mais on avait soin de nous apprendre que cette jalousie
était fort industrieuse; les femmes de ces hommes jaunes
avaient le pied petit et déformé; c'était avec une intention
délihérée qu'on leur infligeait cette torture héréditaire;
ainsi elles resteraient à la maison, et ne pourraient pas,
comme les y eût portées leur complexion amoureuse ^
courir à des rendez-vous d'amants! Ces vertus contraintes
étaient désormais de bien piteux effet.
Avec un tel luxe de détails, une insistance aussi minu-
tieuse et répétée, il n'est pas étonnant que l'idée d'une
contrée infiniment voluptueuse soit devenue l'élément
principal de la tradition littéraire sur l'Orient, telle qu'elle
se forma à travers les récits de voyages. D'ailleurs elle
satisfait trop certaines tendances générales de l'esprit, pour
que le public, et surtout celui du xvni" siècle, n'y ait pas
donné avidement crédit; soit au théâtre, soit dans le
roman, l'Orient a fourni une ample matière, comme on le
verra, à une littérature plus ou moins délicatement ero-
tique. Le « préjugé^ » était devenu puissant, et Ion avait
beau prétendre qu'une telle conception était souvent
1. L'î Gentil, Nom eau voyaf/e autour du monde. 1728, II, 70. Voir déjà
dans M. Baudier, Histoire de lu cour du roi de Chiite, Kdf. : •■ Le mérite de
leur verlii a poussé la i-'loire de leur réputation jusques à noire contrée,
elles qui sont éloignées de nous de tant de milliers de lieues -.
2. Le C.enlil, II, OS.
3. Par exemple : Voltaire, Essai stir les mœurs, ciiap. vu : - C'est un pré-
I jugé répandu parmi nous que le maliométisme n'a fail de si grands
J\ progrès que parce qu'il favorise les inclinations voluptueuses •.
72 LA CONNAISSANCE DE L'ORIENT.
« calomnie' », personne n'en voulait démordre. Déjà le
Matamore de Corneille avait eu soin, pour rendre ses
bonnes fortunes moins invraisemblables, de les reculer
jusqu'en Orient :
Les reines ù l'envi mendiaient mes caresses;
Celle d'Ethiopie, et celle du Japon
Dans leurs soupirs d'amour ne mt''laient que mon nom.
De passion pour moi deux sultanes troublèrent;
Deux autres pour me voir du sérail s'échappèrent 2.
Plus tard Mme de Sévigné se croyait assez insiruite sur
la facilité de l'amour asiatique pour reprocher à Bajazet
sa résistance à la passion de Roxane :
Les mœurs des Turcs y sont mal observées; ils ne font point tant
de façons pour se marier^.
Racine, de son côté, qui veut excuser les emportements
amoureux de sa Roxane, écrit :
Y a-t-il une cour au monde où la jalousie et l'amour doivent être
si bien connues que dans un lieu [le sérail], où tant de rivales sont
enfermées ensemble, et où toutes ces femmes n'ont d'autre étude,
dans une éternelle oisiveté, que d'apprendre à plaire et à se faire
aimer *.
« Jaloux comme un Turc » devient une expression fami-
I lière ■'. Quand J.-.I. Rousseau voudra évoquer les visions
j amoureuses dont il aimait à tourmenter sa solitude, il
dessinera devant ses yeux « de iirands yeux noirs à l'orien-
tale "^ », ou se dira « entouré d'un sérail de houris' »; s'il
I prétend décrire la beauté extraordinaire d'une jolie Véni-
I. Voltaire, Fragment sur l'Iiistoire, 1773.
i. Illusion Comique, acte U, se. 11.
:i. Lettre du 16 mars 1672.
l. Bajazet, deuxième Préface.
ï). Rousseau, Confessions, partie I, liv. L
6. Même ouvraqe, partiel!, liv. VIL
7. Mt''mp ouvrage, partie II, liv. IX.
LES VOYAGES. 73
tienne, il ne peut s'en tirer que par un appel aux images
voluptueuses de l'Orient :
Ne tâchez pas d'imaginer les charmes et les grâces de cette flUe
enchanteresse, vous resteriez trop loin de la vérité;... les beautés
du sérail sont moins vives, les houris du paradis sont moins
piquantes. Jamais si douce jouissance ne s'ofîrit au cœur et aux
sens d'un mortel '.
La Fontaine, qui prenait la chose moins au tragique,
avait, dans une ballade « sur le mal daniour », écrit ces
vers charmants :
Le mal d'amour est le plus rigoureux.
J'excepte amour qui se traite en Turquie
Dans les sérails de ces heureux bâchas,
D'où cruauté fut de tout temps bannie.
Où douceur gît toujours entre deux draps.
Plaisirs y sont sur des lits de damas.
Chagrin jamais; jamais dame sauvage;
Jusqu'aux tendrons qui font apprentissage;
Tout est galant, traitable et gracieux.
Partout ailleurs, dont de bon cœur j'enrage.
Le mal d'amour est le plus rigoureux-.
IV
Telle est, dans ses grandes lignes, et sous ses aspects
principaux, limage qui lentement, à travers tous les récits
de vovasre, s'était formée sur l'homme d'Orient. On
n'attend pas que, par un travail, d'ailleurs peut-être impos-
sible, nous tâchions de montrer ce quelle avait de trop
factice ou de décidément erroné. Le public ne contrôla
point cette vision qu'on ne lui avait point imposée, mais
qui s'était faite comme d'elle-même. Tout au plus se [)réoc-
cupa-t-il de la compléter, car il s'aperçut, son /'tlucation
1. Même ouvrage, partie II, liv. VU. Voir aussi partie I. liv. V
2. Edition des Grands Écrivains, t. l.X, p. 40.
y
74 LA CONNAISSANCE UE L'ORIENT.
exotique se perfectionnant, (jiie les voyages ne pouvaient
être une source suffisante à la connaissance de l'Orient.
D'ailleurs les historiens et les [diilosophes l'y invitaient;
il suffisait il'un peu «le sens critique pour comprendre que,
en outre des hâbleries, et des défaillances particulières de
l'observation, il y avait une puissante cause d'erreur à
la(|uelle les voyageurs se heurtaient fatalement : c'est ce
que la philosophie baconienne appelle le danger des géné-
ralisations liâtives.
Il faut lire avec un esprit de doute, dit Voltaire, presque toutes
les relations qui nous viennent de ces pays éloignés. Un cas parti-
culier est souvent pris pour un cas général^*. — C'est souvent dans
les voyageurs qu'on trouve le |>lus de mensonges imprimés.... .le ne
parle que de ceux qui trompent en disant vrai; qui ont vu une
chose extraordinaire dans une nation et qui la pn-nnent pour une
coutume, qui ont vu un abus et qui le donnent pour une loi....
LWlcoran dit ([u'il est permis d'éjjouser quatre femmes à la fois :
donc les merciers et les diapiers de Constanlinople ont chacun
(juatre femmes, comme s'il était aisé de les avoir et de les garder.
Uui Iques personnages considérables ont des sérails : de là on con-
clut que tous les musulmans sont autant de sardanapales : c'est
ainsi qu'on juge de tout... Ils [les voyageurs! ressemblent à cet
Allemand qui ayant eu une petite difliculté à Blois avec son hôtesse,
laquelle avait les cheveux un peu trop blonds, mit sur son album ■>,
IVol(t bcne : ï(jutes les dames de Blois sont rousses et acariàlresÇ^./*
Voilà qui est parfaitement écrit, et c'est là la raison
) principale pour laquelle l'Orient littéraire du xvui^ siècle
' a été souvent un Orient factice : mais ces lignes sont déjà
de 1750 et bien des gens s'étaient passés et se passèrent
encore des scrupules criti(|ues de Voltaire.
Ce dont ils se rendaient.assez bien compte, à la réflexion,
c'est que la notion de l'Orient, donnée par les voyageurs,
était bien étroite, et qu'elle convenait mal à l'ensemble
des pays d'Asie. C'était l'Inde et la Perse à proprement
1. Essai sur les tnœurs, ciiap. cxni; suivent des exemples.
2, Des Mensonges imjn-ime's, 1749, ^';^ 33 et 34. Voir Frarjinenl sur
VInde, i7"3.
LES VOYAGES. 75
parler, et non pas l'Orient _j:p 'ils avaient fait connaître:^ J)
Presque pas de voyages en Turquie; aucun pour ainsi dire
chez les Arabes-; rien du Japon; presque rien de la Chine :
on s'était en général arrêté à la côte ^ Pourtant les Turcs,
[ les Arabes et les Chinois ne restèrent pas inconnus aux
Français du xvni^ siècle; mais la connaissance particulière
qu'on s'en fit, vint d'ailleurs; et par là l'idée de l'Orient,
d'abord presque exclusivement hindou et persan, se trouva
quelque peu modifiée, surtout étendue. Mais on ne saurait
trop répéter, surtout au moment de passer à l'étude d'au-
tres sources, que les voyageurs ont donné les premières
curiosités et les plus anciennes connaissances : le prin-
cipal de la tradition littéraire sur l'Orient leur est dû, et
c'est pourquoi on a tenu à parler de leur œuvre avec assez
d'étendue.
1. Encore mit-on assez longtemps à distinguer les deux Indes (Amérique
et Asie); leur découverte, presque simultanée, les avait associées dans
l'esprit du public européen. Dans les Indes galantes, ballet héroïque, 1735,
la confusion parait encore.
2. Voir surtout : d'Arvieux, Mémoires parus en i73.j. — P. Martine. Revue
africaine, 1905, p. 149. Les Arabes dans la comédie et le roman du
xvni° siècle.
3. De Feynes, Voyage. ... Paris, 1630. p. 161. — Vossius, De vera œlale
mundi, 1669, p. 4b. « Rari illuc se contulere. rariores qui in id regnum
penetrare potuerunt • qui vero pedem inde rettulerit nemo. »
CHAPITRE III
RELATIONS COMMERCIALES. COLONIALES
ET POLITIQUES
I. Les relations commerciales et TOrient : services rendus par les mar-
chands dans la formalion du goût exotique. — l^es compagnies de
commerce : la réclame en faveur de l'Orient.
II. Les relations coloniales. — Influence de la colonisation française sur
la connaissance de l'Inde et la place qu'elle a eue dans la littérature.
— Intérêt que le xviir siècle porte aux colonies.
III. Les événements politiqiies de l'histoire d'Asie : leur retentissement
dans la littérature. Rapprochements et concordances : causes et efTels.
IV. Les ambassades françaises en Orient : ambassadeurs ordinaires et
extraordinaires, aventuriers.... — Influence tlirecle et immédiate sur
la production littéraire.
V. blnlin et surtout inlUience des ambassades venues d'Orient : leur
succès, les enthousiasmes de la mode : les journaux, l'almanach, la
chanson,... etc. De là, naissance fie modes littéraires plus ou moins
durables.
I
« Tiivernior parle pliLs aux marchands (ju'aiLX philo-
sophes... », assure Voltaire'; et le reproche lui tenait à
cœur |)uisqiril l'a généralisé et s'est plaint, à plusieurs
reprises, de la manière défectueuse dont les marcluiiufs
faisaient connaître les pays d'Orient : « On est plus occupé
à nous envoyer des côtes de Coromandel des marchandises
<pie des vérités- ». L'Inde est « plus connue j)arles denrées
1. Essai SU}- les mœurs, cliap. ci, vu.
2, Mi'ine ouvrar/e, chap. cxi.iu.
RELATIONS COMMERCIALES. 77
précieuses que rindustrie des négociants en a tirées de
tous temps que par des notions exactes' ». Ne chicanons
point Voltaire sur le bien fondé de ces critiques; il suffit
qu'il nous indique, par ses récriminations, l'influence, très
importante en etTet, que les relations commerciales avec
l'Orient ont eue sur la connaissance des pavs d'Asie. On
manquerait tout à fait, non pas seulement à la justice, mais
à la vérité, si l'on ne disait, au moins brièvement, ce que
la littérature a du à l'initiative des négociants. Sans doute
on pensera que Voltaire eût pu parler d'eux avec plus de
considération.
Ils ont été de grands voyageurs et par là, quelque
intérêt de gain qu'ils aient cherché dans leurs pérégrina-
tions, ils ont enrichi par de multiples apports la notion
que le public se forma des contrées orientales : Tavernier
ne fut pas assez uniquement préoccupé d'acheter des dia-
mants pour qu'il ne lui restât pas le loisir et la curiosité
d'étudier fort diligemment les mœurs de l'Inde et de la
Perse. A vrai dire, dans cette partie de leur tâche, les
commerçants perdaient leur qualité distinctive; ils deve-
naient tout bonnement des voyageurs et le public, dans la
masse des relations qui se présentaient à lui, ne faisait
que des distinctions de mérite ou d'intérêt, non pas d'ori-
gine. Mais les marchands ont eu, par le coté purement
commercial de leurs voyages, une action véritable, distincte
de celle des autres voyageurs et qu'il faut tâcher à définir.
D'abord les « retours des Indes orientales », comme on
disait alors-, c'est-à-dire les cargaisons ra[qiortées d'Inde,
de Perse, de Turquie, ou même de Chine, ne faisaient |»as
seulement la richesse des néiiociants, elles entretenaient
1. Même ouvi-ar/e. cliap. m.
2. Voir, par exem|jle. l'expression dans Arnould. De la balance du Com-
merce, 1791.
78 LA CONNAISSANCE 1)K L'ORIENÏ.
aussi dans le public une certaine curiosité profitable. Ce
goût, au XVII® siècle, est encore très loin d'être une passion
de la mode, comme plus tard sous Louis XV; bien j)eu de
salons sont ornés d'un paravent K^pié, (|uelques rares
pagodes ai>paraissent sur des clieuiinées privilégiées; on se
montre comme étrangetés, des cabinets de la Cbine; mais
les soies, les épices, les « curiosités du Levant », les boîtes
de laque, le thé, les porcelaines, etc., à peine débarqués
des bateaux qui les ont amenés à Marseille par un interuii-
nable circuit, se répandent dans un cercle déjà étendu
d'acheteurs ' ; d'année en année le commerce des produits
exotiques se développe". Assurément on paie fort cher
pour avoir peu; mais n'est-il [)as utile, et même assez
agréable à l'acheteur que l'emplette ait été coûteuse? Il
sera plus conscient ainsi de l'originalité de l'objet, et plus
aiimiratcur; grâce à l'espèce de sympatiiie que l'on a
naturellement pour les objets de sa propriété, il se verra
porté à trouver jolie une figure étrange, artistique un
dessin désordonné. Le plaisir de montrer cette rareté à ses
amis et de leur en donner l'envie, développera chez lui
et chez eux une commune bonne volonté pour les pays
d'où viennent ces luxueuses bagatelles. Puis elles consti-
tuent peu à peu comme une sorte de décor propice à
l'imagination. Au xvn" siècle on n'était guère difficile, et
tous les menus objets d'Asie que les négociants donnèrent
au commerce, furent un vrai magasin d'accessoires, encore
pauvre, dont on tira parti pour la représentation de l'Orient.
On lisc'iit mieux un voyage en Turquie près d'un (a|»is persan,
1. On étudiera à la lin du volume la mode pour les objets d'Orient
au xvnr siècle. Voir : Savary de Brusions, Diclionnaire universel du (yom-
mprce. 1723, au mot : Commekce dk l'Asie. — Du même, le l'arfait négo-
ciant, 1121, et les ouvrages déjà cités de Bonnnssieux et de Masson.
2. Voici lescliiiïres donnés par Arnould, Ih' In balance dit. Commerce, 1191,
I, 27'i. A la fin du règne de Louis XIV, il évalue les <■ retours des Indes »
à (i3fiS 000 livres (en 1789, I, 2S1, il compte 2'i 300 IIOO livres).
RELATIONS COMMERCIALES. 79
on s'amusait plus à un roman chinois, si l'on arrêtait de
temps en temps la lecture pour priser dans une tabatière
de laque ' .
Le profit est encore mince; il deviendra grand lorsque
ce goût sera une mode, et que Tabondante décoration
exotique d'un salon éveillera dans l'esprit la vision, sans
cesse répétée, des pays lointains. Mais là n'est pas le plus
vrai service rendu par les marchands. Ils ont cherché et
quelquefois réussi à nous mettre en contact direct avec
l'Orient. A une époque où l'on ne connaissait guère l'Inde
(i63o) quelques-uns d'entre eux y envoyaient un navire
qui revint richement charg-é et fît naître des espérances de
richesses; plus tard, à la fin du xvu^ siècle, l'attention du
public commençait à se tourner vers la Chine; vite un
vaisseau de commerce s'y dirigea (1698); les croisières de
VAmphilrite furent fructueuses-, et elles contribuèrent
beaucoup à mettre les pays d'Extrême-Orient en honneur :
Les officiers et les pilotes, n'ayant pas de quoi acheter des cufio-
sités pour les porter à leurs amis d'Europe, voulurent suppléer à ce
défaut en leur rendant compte de ce qu'ils avaient appris.... La
Chine parut un sujet assez neuf pour occuper plus d'une plume ^.
Il en fut ainsi de plusieurs autres tentatives des négociants :
elles donnèrent un regain vigoureux ou même un essor
tout neuf à la curiosité des Français.
Bien plus, ces initiatives isolées aboutirent à la foi-ma-
tion d'un véritable mouvement commercial. Les grandes
compagnies de commerce, qui s'essayent avec des succès
divers, dans le dernier tiers du xvu'^ siècle et au commen-
cement du xvui'', ont eu sur le développement du goût
I. Voir F5onnassieu.\, les Uvandes Compagnies du commerce, 1802.
■2. Monnassieux. p. 3i3.
■i. Lettres édifianlex et curieuses, édition de 1843, III, 6o'.t. Lellre du
P. Parennin, Il avril 1"30. — Voir la Relation du voyage fait à la Chine...
pnr le sieur Gherardini sur le faisseau Amphitrile, 1"00.
80 LA CONNAISSAN'CE DE L ORIENT.
public pour rOrient une influence qu'il serait difficile
d'exairérer. Chacune d'elles fut plusieurs fois remaniée,
souvent en faillite, toujours renaissante, de sorte que le
public fut incessament tenu en haleine. Gela fit à l'Orient
une merveilleuse réclame. Pour fonder ces compagnies, il
fallait attirer des souscripteurs : Law, on le sait, s'y
entendit parfaitement, et il a certainement fait beaucoup
pour développer, au début du xvui" siècle, le goût exotique.
Mais, bien avant lui, on avait exploité, au profit de l'Asie,
la puissance nouvelle de la presse. Certes la compagnie
de 16Gi n'avait rien négligé pour lancer ses « Indes orien-
tales » ; on expédia dans toute la France des lettres et des
brochures qui firent venir l'argent du fond de la pro-
vince'; des circulaires expliquèrent le dessein des syndics,
ou relatèrent les premiers résultats; on chargea même un
académicien, Charpentier, de prouver aux Français, en
style oratoire, l'urgente nécessité qu'il y avait à équi[)er
des vaisseaux vers l'Inde :
La nation française ne peut rire renfermée clans l'enclos de l'Eu-
rope, il faut qu'elle s'étende jusqu'aux parties du monde les plus
éloignées; il faut (jut' les barhaies éprouvent à l'avenir la douceur
de sa domination cl se polissent à son exemple '^.
Une fois les fonds recueillis et les comptoirs fondés, on
n'abandonnait pas le public à la satisfaction de son pre-
mier efl'ort : des récits de voyage, des com|)tes rendus, des
éludes entretenaient de temps en temps son attention \
1. Discours d'un fidèle sujet du roif louchant l'eslablissemenl d'une com-
pagnie pour le commerce des Indes orientales. Paris, i664. — Articles et
conditions de la compar/nie des Indes orientales, IGfii.
2. Charpentier, lielatinn do l'eslablis.sement de la compar/nie fran{aise
pour le commerce des Indes orientales, KKj"), p. 4.
3. Amliassades de la compar/nie hollandaise des Indes orientales vers
l'empire rlu Japon, Kjf^o et \'li. — Histoire des Indes orientales, par Soucliii
(le Hennefort. 1G88. — liecueil des voi/ai/es i/ui ont servi aux prorjrès et à
l'élablisspmi'nt delà comparjnie des Indes orientales, 1710 et 1710. — Histoire
RELATIONS COMMERCIALES. 81
Vraiment les marchands ont courageusement travaillé
pour développer chez les Français un mouvement sympa-
thique vers rOrient; cependant ils n'ont guère enrichi,
par des tlonnées précises, la conception qu'on s'en était
faite; tout au plus s'ils ont modifié un peu l'opinion qui
s'était formée sur certains peuples. Quand on a l'esprit
empli de préoccupations commerciales, on est très mal en
situation pour juger impartialement de ceux avec qui on
trafique: suivant la facilité des échanges, suivant le
plus ou moins de profit surtout qu'on a tiré, on les dira
fort bonnes gens ou grands coquins. Or les Chinois
paraissent avoir réservé de désagréables surprises aux
négociants du xvu*" et du xvur siècle; ceux-ci s'en sont
plaints amèrement, et c'est à eux qu'est due, je crois, cette
conception du Chinois trompeur et rusé, un peu contradic-
toire avec la belle image qu'en donnèrent les missionnaires
et les philosophes, mais solidement ancrée dans la tradition
populaire :
Les Chinois, dit un commerçant, sont en Asie comme les Juifs en
Europe, répandus partout où il y a quelque chose à gagner; trom-
peurs, usuriers, sans parole, pleins de souplesse et de subtilité pour
ménager une bonne occasion; et tout cela sous une apparence de
simplicité et de bonne foy, capable de surprendre les plus défiants '.
Le témoignage en fut l'ait si souvent et avec une amer-
tume si éloquente, que la mauvaise foi commerciale du
Chinois devint un lieu commun; Montesquieu l'accepta-,
I Voltaire le comi»attit sans enthousiasme ^ Au moins faut-il
en laisser la responsabilité aux marchands.
de la compagnie des Indes orientales, 1745. — Morellel. Mémoire sur la com-
pagnie des Indes orientales, 1769, etc. (Il y eut vers 1770 une vive polémique.)
,\. Savary de Bruslons, Dictionnaire du commerce, 1723, I. 1175. Voir
aussi G. .\nson, Voi/age..., IV, 1.34 et suiv.
2. Esprit des Lois, Xl\, 10.
.3. Esmisur les mœurs, cliap. i. — Précis dusiâcle de Louis AT, chap. xxvii.
— Diderot (Lettre à Mlle Volland. du 15 octobre 1769) dit qu'il a été volé
par un commer<;ant ■' chinois et fripon ••.
6
82 LA CONNAISSANCE DE L ORIENT.
II
Ce sont, là d'assez sérieux services; mais il faut inscrire
plus encore au compte des commerçants. Leurs efforts
commerciaux ont abouti à un grand mouvement d'expan-
sion coloniale, qui s'est prolongé pendant plus d'un siècle;
l'action en a naturellement été considérable, et, ce qui est
important, tout à fait immédiate sur la connaissance de
l'Orient.
Ce mouvement se porta surtout vers l'Inde. Jus(|u'au
début du xvni'- siècle, on s'était contenté de fonder quelques
com|)toirs et de pousser do courtes explorations dans
l'intérieur de la péninsule hindoue : les progrès de la colo-
nisation étaient lents. Mais la réorganisation de la compa-
gnie des Indes Orientales par Law (1719) lui donna un si
brusque élan qu'elle sup|»orta sans trop de secousse la ban-
queroute du linancier écossais : les nouveaux directeurs,
Lenoir et Dumas, hommes de grande initiative, amenèrent
à un haut degré la puissance et l'influence françaises; har-
diment ils se mêlèrent aux diflérends des princes indi-
gènes, eurent une petite armée, et se disposèrent à devenir
d'abord les protecteurs, ensuite les maîtres de l'Inde.
En 1740, au moment où Dupleix y prend la direction des
événements, il pouvait, sans trop d'illusion, rêver d'un
prochain enq)ire colonial. Fendant près de vingt ans, c'est
une lutte aux succès diiïiciles, mais rapides, dont le reten-
tissement est grand en France : en 1750 les ambitions de
Du[)Ieix semblent assurées d'un prochain triomphe;
en 1700 tout est perdu. Mais les Français ne pourront plus
ignorer désormais llndo (juils ont failli posséder : le
procès à grand fracas de Lally-Tollendal et le retour glo-
rieux de Dupleix seront \k pour en rappeler le souvenir aux
plus indifférents.
RELATIONS COLONIALES. 83
Or par un rapprochement significatif, qui serait étrang-e
s'il n'était un simple rapport de cause à efîet, c'est au
moment précis où s'établit notre éphémère puissance colo-
niale, que rinJe prend place dans la littérature. Jusque-là
on peut dire qu'elle n'y a absolument pas figuré; pourtant
de nombreux voyages déjà l'ont fait connaître, on n'est
pas ignorant de l'histoire de ses princes et des mœurs de
ses habitants; brusquement, à partir de 1730, les sujets
« indiens » deviennent familiers à la littérature; une quin-
zaine de romans, une vingtaine de pièces de théâtre sont
ainsi oHérts au public' et ces œuvres paraissent surtout
aux environs de Hoo, c'est-à-dire à l'époque où la domi-
nation française semble à l'apogée. C'est évidemment que
le grand effort colonial qui se poursuit alors dans l'Asie
reculée, jette une sorte de fascination sur les esprits de
beaucoup : le^œuvres littéraires traduisent ce sentiment
nouveau. Et l'on ne se trompera pas beaucoup en con-
cluant que nous devons.à l'expansion coloniale tentée par ]
le xvui' siècle, non pas la révélation de l'Inde, mais sa
v^ûlgarisation, son entrée dans le domaine de la tradition
littéraire. La constatation est d'une extrême importance :
c'est surtout des études sur l'Inde, ses mœurs et sa reli- 1
gion, que naîtra la science de l'orientalisme.
Il ne serait pas juste d'opposer à cette évidence des faits
1. Romans : Crémanline, reine de. Sanga, 1727. — Les sultanes de Guzarate,
contes mof/ols, 1732. — Anf/cla, liistoirc indienne, 1746. — Voltaire, Bahahec
et les fakirs. 1750. — Le ôramine inspiré, 1751. — Mirza et Fatmc, conte
indien, 1751. — VoUaire, Histoire d'un bon bramin, 17(51. — Ue Bouflers,
Aline, reine de GolconJe, 1761. — Voltaire, Aventure indienne, 1766. —
Contes très ntogols, 1770..., etc.
Théâtre : Arler/nin, Grand Mogol. 1 i janvier 1734. — Aben Said, empereur
des Mongols, 0 juin 1735. — Les Indes galantes, 23 août 1735. — Mari/eon
et hatifé, 1" septembre 173."i. — Les Indes Chantantes, 17 septembre 1735.
— Arlequin, Grand Mogol, canevas, 1137. — Les Ind"s dansantes, 20 juil-
let 1751. — Le bonhomme Casandre aux Indes, 1756. — Aline, reine de
Golconde, 15 avril 1766. — Lemierre, la veuve du Malabar, 30 juillet 1770.
— L'Indienne, 31 octobre 1770..., etc.
84 LA CONNAISSANCE DK L ORIENT.
et des dates rindifférence que les Français de France ont, en
fait, témoignée aux entreprises coloniales; autre chose est
de s'enthousiasmer pour une conquête lointaine et de con-
sentir tous les sacrifices nécessaires; autre chose de s'inté-
resser par l'imagination et littérairement, si je puis dire, à
un pays exotique '; l'exemple de l'Egypte, venu après celui
de l'Indo, montre trop évidemment qu'on peut envoyer des
armées et des flottes dans une contrée dont on semble
vouloir faire une colonie, puis ne tenter aucun effort [)Our
s'y maintenir, et se contenter d'un profil purement intel-
lectuel et moral. La science d'Anquetil Du Perron et les
découvertes de Chninpollion paraissent ])ien aujourd'hui le
seul vrai résultat des luttes de Duplcix ou de l'expédition
d'Egyi»te !
Voltaire re|)résente à merveille cet état d'esprit, si
général au xvuT siècle; il a pris soin de nous dire expres-
sément combien il était hostile aux entreprises coloniales^;
il feint même quehpie part de s'excuser parce qu'il lui
faudra mentionner la guerre anglo-française dans l'Hin-
doustan :
O sont, assure-t-il avec mépris, dos « querelles de commis pour
de la mousseline et des toiles peintes dont nous serons oMigés
malgré nous de dire un mol «lans le cours de cet ouvrage ^ «.
Encore est-il (ju'il se croit obligé d'en parler; et il n'est
pas si incMfférent qu'il cherche à le proclamer, car les
« querelles de commis » ont une très large place dans plu-
sieurs de ses écrits. Il était trop intelligent, trop préoccupé
de se tenir au goût du jour, |)Our ne pas dire son mot,
lui aussi, sur les guerres coloniales; même en les con-
damnant, il ne pouvait détacher d'elles son esprit. Il a
1. Voir Deschamps, Histoire de la question coloniale en France, 1801.
2. Voir, par exemple. Fragments sur l'Inde, article 1, passim.
'.]. Frar/ments sur l'Inde, 17"3, article Xll.
RELATIONS POLITIQUES. 85
étudié fort diligemment l'Inde, sa constitution, ses mœurs,
sa philosophie; qui sait jusqu'à quel point n'v ont pas
contribué les mésaventures retentissantes de La Bourdon-
nais; la gloire, discutée, mais indéniable, même pendant sa
vie, de Dupleix; le procès enfin et la condamnation de
Lally-ïollendal, auxquels Voltaire s'est si chaleureusement
intéressé?
III
D'ailleurs, et ceci montrera mieux encore comment, dès
le milieu du xvn* siècle, l'attention publique se trouva
attirée de toutes parts vers l'Orient, les Français ne bor-
nèrent pas leur curiosité aux entreprises coloniales; les
grandes guerres que les peuples d'Asie se livraient entre
eux ont eu, bien que les Européens n'y fussent souvent
mêlés en aucune manière, un retentissement rapide jusque
dans l'Extrème-Occident. Pour le dire d'une phrase, le récit
des événements politiques et militaires qui, au xvn' et au
XYU!*" siècle, emplissent l'histoire de la Turquie , de la
Perse et de l'Inde, furent une source abondante pour la con-
naissance de l'Orient'. C'était un singulier prestige pour
les imaginations européennes que ces luttes de peuples
lointains : la distance, la difficulté de se renseigner exac-
tement, tout contribuait à grandir les proportions des
guerres, et à enfler jusqu'à des chitl'res énormes- le
nombre des combattants; dans le voyage qui les portait
1. Le nombre des ouvrages piiljliés sur cette matière est considérable.
On en trouvera la plus grande partie indiqués dans les catalogues de la
Bibliothèque Nationale (Histoire d'Asie. — Histoire dlùtrope) et dans d'au-
tres recueils bibliographiques déjà cités.
2. Voiture, Lettre à M. de Maisonblanche, ambassadeur a C.onstanti-
nople (édition de 1734, L 231). Le récit des guerres d'Europe, lui dit-il,
ne vous donnerait aucun plaisir à vous •< qui êtes accoutumés à vos
armées de 300 000 hommes ».
\/
86 LA CONNAISSANCE DE L OIUENT.
en Europe, les faits perdaient leur complication originelle,
et ils apparaissaient enfin avec cette logique simpliste
nécessaire à la formation des légendes. C'était presque de
l'épopée vivante, de la tragédie actuelle.
Il n'étonnera pas qu'on se soit surtout préoccupé de la
Turquie; elle était trop mêlée à la politicjue européenne
pour que le récit de ses actes militaires et de ses aventures
diplomatiques ne parût pas une nécessité ; bien plus, depuis
le milieu du xvu'' siècle jusqu'à la lin duxviii', la Sublime
Porte semble vouloir tenter les plus grands elVorts, d'abord
pour étendre sa puissance, ensuite pour sauver son inté-
grité menacée. Siège de Candie, guerre toujours renou-
velée avec l'Autricbe, bataille du Saint-Gothard où elle se
heurte à la France, paix de Karlovitz : voilà pour le
xvu' siècle finissant. Au xvin" elle se débat contre l'Au-
triche, contre la Perse, contre la Russie; et presque tou-
jours la France, dans les négociations qui suivent ces
entreprises guerrières, a le rùle d'une conseillère écoutée
ou d'une médiatrice autorisée '.
L'influence sur la littérature est chaque fois immédiate :
€e sont d'abord des articles dans le Mercure tjalanl/^ ou
quelque autre journal, puis les illustrations grossières
et les récits enfantins des almanachs; à peine quelques
années ont-elles passé, permettant d'apercevoir avec plus
ou moins de justesse les grandes lignes des événements,
déjà paraissent des livres d'histoire, des considérations
politi(jU('s; bient«jt suivent des œuvres plus proprement
littéraires. Je n'en veux que deux exemples : vers 1665
la France intervient directement dans le conflit austro-
turc, et il en résulte, par une réaction naturelle, des
1. Surtout la mcdi.'ition Uonnac — et les néj-'orialinns pour la paix «le
Belgrade, 1711.
2. Voir, par exemple, Mercure, ^mn n42, 2"^ partie, p. t*.i8 à 9"7. 11 y a
presque dans chaque numéro un article sur les choses turques.
RELATIONS POLITIQUES. 87
négociations plus suivies entre les ambassadeurs de
Louis XIY et les ministres du sultan; on sent le besoin de
renouveler à grand bruit les capitulations. Dans les quinze
ou vingt années qui suivent, les récits historiques, relatifs
aux choses turques, deviennent au moins quatre fois plus
nombreux': on publie une dizaine de romans et de nou-
velles à donnée turque-, alors que l'on en compterait à
peine quatre ou cinq pour tout le reste du siècle : c'est
le moment où paraissent le Bourgeois Gentilhomme, avec sa
cérémonie turque, et la tragédie de Bajazel. Même concor-
dance, plus marquée encore, lors du congrès de Belgrade
(1740) et de la médiation française qui met fin au conflit
turco-russe ^; le nombre des récits historiques est subite-
ment triplé, celui des romans et des pièces de théâtre au
moins porté au double; il y a comme un envahissement
de sujets turcs *. Puis, quand l'intérêt des événements
s'émoussa, il y eut un ralentissement; mais la production
reprendra avec vivacité, à la fin du siècle, lors des grandes
guerres de la Turquie avec la Russie : il y a là relation
évidente.
La démonstration est peut-être trop facilement probante,
en ce qui concerne la Turquie: on la considérait en effet
comme une puissance demi-européenne. Il sera aisé de
montrer que le même phénomène d'inlluence s'est exercé
sur la littérature française, à propos d'événements qui
1. Ce sont des relations du sérail, des histoires de l'Empire olloman,
des études sur les vislrs, des considérations sur la puissance militaire
des Turcs; environ 25 à 30 ouvrages en trente ans.
2. Ce sont des nouvelles galantes sur les visirs ou le sérail: une dizaine
en vingt ans.
:i. Vandal, Une ambassade franrai.w en Orient, Paris, 1887.
4. Au théâtre : Zaïre, 1732, — et sa parodie, — Scanderberg, l"3o. — Les
Français au sérail, 1736. — Mahomet 11, 1739. — Bajazel 1", 1739. —
Voltaire. Mahomet, 1712. — Arlequin pris esclave par les Turcs. 1746. —
Arlequin au sérail, 1717. — Les Veuves turques, 1717. — Le Bâcha de
Smyrne, 1718, etc.
y
88 LA CONNAISSANGK DE L'ORIENT.
bouleversaient alors, en des contrées plus éloignées, d'au-
tres nations asiatiques. La Perse sera d'un excellent
exemple : les voyages de Chardin et de Tavernier l'avaient
mise péniblement en honneur, l'ambassade de 1715 et les
Lettres Persanes lui donnèrent déjà un éclat convenable;
mais, quinze années après, l'usurpation et les victoires de
Nadir Thamas Kouli Kan la rendirent tout à fait j)opulaire.
Bien avant la mort de Nadir les Français connurent son
histoire, et par de nombreux récits' ; on sut qu'il « poussait
la vertu guerrière aussi loin que les plus fameux conqué-
rants Ct qu'il possédait l'art de régner autant que les plus
grands rois qui sont nés sur le trône- ». A peine fut-il tué
que l'on contâtes particularités de son assassinat; on le
compara à Alexandre le Grand'; on mit son aventure en
vers tragiques \ Du coup les sujets persans réapparurent
avec faveur au théâtre comme dans le roman et dans la
satire'; la mode dura assez [»our que, vingt ans après, on
pùl encore publier une histoire de sa vie et, dix années
encore plus tard, composer sur sa mort une tragédie*.
Pour un peu il serait devenu une gloire nationale; en tout
cas il avait usurpé, dans la faveur du i)ublic, la place
jusque-là réservée à un autre conquérant d'Asie, Tamerlan,
dont on pouvait écrire, au déitut du xvm' siècle, qu'il était
« presque aussi connu en France que nos héros d'Eu-
rope ' ».
1. Il meurt en 1747 : deJa ont iiarii sur lui environ quinze ouvrages.
2. Histoire de Thamas lûnili Kan, Paris. 17H, p. iliO.
',i. Parallèle entre Alexandre le (Irand et Thamas Kouli Kan. \~lj2.
i. I.a mort de Sadir ou Tiiamas Kouli Kan. \'Vy2.
5. Par exemple, Mirzn-Xadir. 174'.). — L'Illustre Païsan, il'M. — Mauger,
Cosroés, tragédie, n.ï2. En outre il faut mentionner de nombreuses réédi-
tions des Lettres Persanes, et les Mémoires secrets pour servir à l'histoire
de l'erse (I74.'j), qui furent plusieurs fois réédités.
(1. Histoire de \ader Chach, traduit du persan, 1770. — Sadi)' ou Thamas
Kouli Kan, 1780.
7. Le P. Catrou, Histoire générale de l'empire du Mogol, Paris, 1705.
Préface.
RELATIONS POLITIQUES. 89
Comme on le voit (et on pourrait en donner d'autres
exemples, mais moins significatifs), les événements de l'his-
toire d'Asie, bien que très mal connus, ont exercé dès
l'époque où ils se produisaient une action directe sur le
goût du public pour les choses d'Orient. Peut-être n'ont-ils
pas peu contribué à former l'idée que les philosophes ont
eue du « despotisme oriental » et de ses ruineuses consé-
quences ; l'histoire apprenait les catastrophes immédiates
de puissants empires, les chutes de dynasties anciennes et
redoutées, les victoires faciles d'usurpateurs souvent peu
populaires; et elle tâchait à expliquer cette instabilité du
pouvoir par les vices des constitutions politiques; elle se
persuadait que, dans les pays d'Orient, l'honneur et le
dévouement étaient monnaie étrangère, sans cours, et que
tout s'y faisait par la terreur du bourreau ou par la puis-
sance des armées de mercenaires. Puis ces masacres de
peuples, ces familles royales entièrement immolées à une
haine brutale, ces vengeances sauvages, si fréquentes dans
l'histoire asiatique, tout cela inclinait les Français à ima-
giner l'Orient comme un pays de la vie intense où l'exis-
tence humaine était de bien peu de prix, où les passions
avaient la croissance extraordinaire et le parfum mortel de
certains arbres exotiques. 11 y avait là en tout cas matière
à éveiller l'imagination et à développer le sens historique.
IV
Si on lisait avec une telle curiosité les récits, en général
incolores et froids, des livres, il était naturel que l'on so
portât, avec })lus d'entrain, encore vers les Français <jui
revenaient d'Asie et qui pouvaient, avec l'éloquence d'un
témoin véridique, raconter dos choses vraiment vues; cela
surtout, quand ils avaient eu quelque part aux grandes
90 LA CONNAISSANCE DE L'ORIENT.
révolutions poliliques. L'influence de nos ambassadeurs
sur le développement du g-oùt public pour l'Orient, et sur
la connaissance qu'on en eut, a été certainement d'un
grand elîet; mais il n'est pas toujours aisé de l'établir, puis-
qu'elle s'est exercée surtout par des correspondances per-
sonnelles et des conversations intimes ; par là d'ailleurs
elle a été plus insinuante et plus durable que, bien souvent,
l'impression née des livres, même les plus séduisants. On
peut d'ailleurs deviner par mainte trace ce qu'elle a été.
Pendant tout le xvii'' et le xvni® siècle, la France a
entreteim à Constantinople une aml)assadc. Dès Fran-
çois I" il y avait eu des envoyés extraordinaires ; mais c'est
seulement avec le règne de Louis XIII que commence une
liste presque ininterrompue d'ambassadeurs, et parmi eux
des noms illustres : comte de Cézy, marquis de Nointel,
comte de Guillerages, baron d'Argental, comte des AUeurs,
marquis de Bonac, comte de Yergennes, comte de
Saint-Priest, etc. La Turquie fut alors si prise dans tous les
mouvements de la politique européenne que leur rôle ne se
borna pas à jouir indolemm.ont de la vie orientale; il y eut
des négociations fort actives, des interventions, des
médiations. Or le public s'intéressa beaucoup à tout ce tra-
vail diplomatique, pourtant si lointain, si enveloppé de
mystère. Les journaux du temps, et, en tète, l'inlassable
Mercure, ne manquent jamais à informer leurs lecteurs des
faits et gestes du représentant de la France auprès de la
Sublime Porte. Des négociations, aujourdbui oubliées, et
dont l'importance à l'époque ne paraissait peut-être pas
considérable, ont assez ému le public pour qu'on ait voulu
le renseigner par des publications spéciales. Qui connaît
aujouniliui la mission de M. de Guillerages, vers 1680? Elle
occupa les conversations et donna beaucoup de besogne
aux imprimeurs :
RELATIONS POLITIQUES. 91
Toutes les relations, manuscrites et imprimées, qui lui sont con-
sacrées, dit un auteur du temps, par leur nombre et leur grand
volume... obscurcissent celles de Nimègue; il ne s'est point fait
pour cette paix de la Chrétienté la dixième partie du bruit que Ton
entend au sujet de ce qui s'est passé à Constantinople, et nous
n'en sommes pas encore à la fin *.
Il a paru, en eflet, sur cette ambassade plusieurs petits
volumes, hostiles ou favorables, témoignant en tout cas de
l'intérêt très vif avec lequel on la suivait. Pour des nég-o-
ciations plus importantes, il en fut naturellement de
même.
De loin nos ambassadeurs avaient piqué et entretenu la
curiosité du public; en outre, par des lettres nombreuses
adressées à des amis (la correspondance était dès lors un
divertissement à ceux que leur charge exilait hors de Paris,
et qui voulaient qu'on s'y souvînt d'eux), ils disaient leurs
impressions d'Orient, et contaient les mœurs singulières
dont ils étaient chaque jour les spectateurs. Déjà \oiture
sollicitait un ami de passag'e à Constantinople :
Il faut écrire souvent et le plus agréablement que vous pourrez.
/ Le lieu où vous êtes vous fournira d'ici dix ans de dire toujours des
\ choses nouvelles. Je voudrais bien qu'il me fût aussi aisé de vous
1 bien entretenir, et qu'en vous décrivant nos habillements, nos
1 façons de faire, de vivre, de manger, les accoutrements et les
, beautez de nos femmes, je pusse faire des lettres que vous prissiez
plaisir de lire ^j
Un siècle plus tard, le marquis des Alleurs informait
soigneusement Mme Du Deffand du mode de vivre des
Turcs ^; il lui donnait des conseils fort autorisés sur la
manière de fumer ro[)ium *. Tous ses prédécesseurs avaient
1. Helalion véritable de ce (jui s'est passé à Conslanlinojile avec M. de
GuUleiaçies, ambassadeur de France, lti82. — Voir encore : Substance d'une
lettre touchant la négociation de M. de Guilleraf/es, tfiSIL — Ambassade
de M. le comte de Guillernrfes, 1687..., etc.
2. Voilure, Œuvres, édition de 113 i. II, l^iO.
'.i. Correspondance de Mme Du Deffand, éclilion Lcsciire, 1, tll
(15 octobre 1718), I, 1 17 ( 17 avril 1749).
4. Ménie ouvraqe, I, 12i (17 avril 1749).
92 LA CONNAISSANCE DE L"0R1ENT.
agi de la sorte: quel plaisir on avait à lire des renseigne-
ments pris en si bonne source, à recevoir des cadeaux
exotiques, des portraits de visirs et de daines tuniucs !
puis à se figurer le noble correspondant vivant à Stamboul
la vie étrange qu'il laissait apercevoir par de multiples
aperçus et de menus détails!
Aussi le jour de leur réapparition eu France, comme ils
étaient recherchés! « On nous entourait comme des ours,
dit l'abbé de Glioisy à son retour de Siam ; le roi me fit
beaucoup de questions'. » Au comte de Gézy- on deman-
dait de raconter les aventures qu'on lui prêtait avec les
femmes du sérail; peut-être il consentait à dire les siennes,
en tout cas il occupait ses loisirs à rédiger le récit d'une
tragique histoire d'amour, dont il avait été presque le
témoin; et ce récit sera la source dune nouvelle de Segrais,
plus tard, du Bajazel de Racine; M. de La Haye, qui revint
de Constantinople au moment où Racine écrivait sa tra-
gédie turque, lui donna toute sorte de bons avis\ Le mar-
quis de Nointel dut décrire par le détail ses promenades en
compagnie de Galland dans les bazars de Stamboul, et
montrera ses amis la riche collection de bibelots exoti([ues
qu'il y avait recueillie'. Admis dans le monde des grands
seigneurs, les hommes de lettres purent [»rofitcr de cette
vision d'un Orient, observé et expliqué par des hommes de
goût, quelquefois de science, qui avaient été en situation
de voir beaucoup et bien. Ne devrait-on à ces conversations
de nos ambassadeurs (|ue Bajazel (et ou leur doit bien autre
chose), on estimera (|ue c'est assez |tour ne pas leur
ménager la reconnaissance.
1. Mémoirefs. CoUeclion Poujoulat, VI, 312,
i. Voir V. Fiamenl, Ph. de llarlay, comte de Céz;/. l'aris, l'JOI.
:i. linjazet, deuxième Préface.
4. Vandal, le marquia de Nointel (dans le Correspondant de IS'.tT; ces
articles ont depuis élé réunis en un volume).
RELATIONS POLITIQUES. 93
Ils avaient d'ailleurs des auxiliaires fort empressés, eux
aussi, à révéler les pays d'( )rient, qu'ils avaient vus au cours
de missions officielles. Les ambassadeurs extraordinaires
— comme il arrive, paraît-il. — ne firent pas moins bonne
besog-ne que leurs collègues ordinaires. Si Bajazct n'a pu
être composé que grâce à la collaboration, lointaine peut-
être, mais efficace, de MM. de Gézy et de La Haye, jamais la
cérémonie turque du Bourgeois GentHhoriune n'eût été exé-
cutée sans le concours direct et empressé du chevalier d'Ar-
vieux; il fut pour Molière un costumier précieux et aussi
un metteur en scène. Il avait déjà beaucoup voyagé en
Orient', et lors de sa rentrée dans la vie parisienne il fut
prestement entouré et incessamment interrogé. D'Arvieux
dut faire à Louis XIV une relation de ses voyages; le roi
s'intéressa, la famille et les maîtresses royales s'amusè-
rent'; naturellement la cour s'enthousiasma; et quand, par
un regain d'illustration, il eut servi d'interprète à l'ambas-
sadeur Soliman Muta Ferraca (1669), il parut impossible
qu'on ne s'adressât pas à lui pour composer un divertisse-
ment turc; il put se croire l'auteur du Bourgeois Gentil-
homme^.
Plus tard, un autre aventurier qui, par instants, se donna
figure d'agent diplomatique, et passa en Orient de nom-
breuses années, eut une célébrité tout européenne : M. de
BonnevaP ne s'arrêta pas, en fait d'exotisme, aux demi-
mesures; il se fit Turc et pacha, devint même presque un
visir; les extravagances de ce grand original, dont on
s'informait avec beaucoup d'amusement, contribuèrent
1. Ses mémoires posthumes (1735) sont un des rares livres qui, au
xviu' siècle, aient fait connaitre les Arabes proprement dits.
2. Voirla notice dutomeVllI de l'édition des Grands KcrivainsdcMolière.
3. Voir deuxième partie, chap. ii.
l. Vandal, le Pacha Bonneval, Paris. l.sSo.
94 LA CONNAISSANCE DE L ORIENT.
pour leur petite part à l'attention qui s'attacha vers 1740
aux ciioses de Turquie.
Les femmes elles-mêmes se mettaient à l'œuvre; on
a conté, il n'y a pas bien lonijtemps, en un charmant
volume*, comment Mlle Pclit quitta, en 1703, la rue
Mazarine, où elle vivait sans gloire et même sans beaucoup
(Je réputation, pour suivre jusqu'en Perse son amant, le
nég-ociant Fabre, chargé d'une mission. Fabre mourut, la
jeune femme se déclara chef de l'ambassade et, à travers
toute sorte d'aventures galantes et comi(jues, continua à
s'acheminer vers Ispahan. Quand Marseille, (piatre ans
après, la revit, il ne fut bruit que d'elle; le gouvernement
eut le bon esprit, pour lui donner un éclat convenable, de
lui chercher chicane en justice, et d'abord de la mettre en
prison; on se précipita pour la voir. « Héroïne d'un
roman vrai, elle apportait le rayonnement aulhenli(]ue...
des eunuques noirs et des sérails; des bagues enchantées
et des roses capiteuses; elle revenait comme ambassadrice
des princesses de Bagdad et d'Ispahan -. » Le dossier de
cette cocasse histoire amusa assez le niinistre Pontchar-
train pour qu'il le confiât à Lesage, avec charge d'en tirer
un roman ^; le livre ne parut jamais (c'aurait été pourtant
une jolie réplique féminine <i Git-Dlas\), mais Lesage ne
s'en trouva |)as peu encouragé à donner aux théâtres de la
Foire |)lusieurs petites [lièces tirées des contes orientaux.
Des aventures de ce genre, gloutonnement accueillies et
colportées, créaient des modes passagères, ou à tout le
moins entretenaient la curiosité vers les pays d'Asie. Celte
mode devenait presque une j»assion, chez beaucoup une
1. La Maulde Clavière, les Mille et une Niiil.i d'une amhassadrice de
Louis XIV, Paris, 1896.
2. OuiTarje cité, p. 192.
•3. Voir Léo Claretie, le Roman en France an début du XVUI" siihHe, dans
son Lesage, .Paris, IS'JO, p. 23.
RELATIONS POLITIQUES. 95
folie, quand on voyait venir non plus des ambassadeurs de
France, mais de vrais envoyés des souverains d'Orient, qui
défilaient dans les rues de Paris, avec le luxe étrange de
leurs costumes et la pompe de leur cortôge exotique.
C'était un divertissement d'une singulière saveur! On
avait entendu parler, en cent manières, des Turcs ou des
Persans; on savait leur costume, on imaginait leur carac-
tère, on devinait leur vie. Or voici que s'offrait l'occasion
de contempler d'authentiques hommes d'Orient. Si l'on
s'était jeté avec empressement sur les livres qui [larlaieut
d'Ispahan, quelle ardeur ne mettrait-on pas à s'écraser au
passag-e des ambassadeurs qui apportaient jusque dans
Paris la vision réelle de cette ville lointaine? « Ah! mon-
sieur est Persan? c'est une chose bien extraordinaire!
comment est-on Persan? »
Jusque vers le milieu du xvn^ siècle, de telles ambas-
sades avaient été rares; à peine en compterait-on une ou
deux', et si discrètement faites que le public ne paraît pas
en avoir eu grande connaissance. Dès le rè^ne de Louis XIV
l'org-ueil du monarque et la curiosité des sujets prennent
groùl à ce spectacle, assez souvent renouvelé. En 1G69
Soliman Muta Ferraca vient apporter les salutations inté-
ressées de la Porte-; en 1684 et en 1686 ce sont les ambas-
sadeurs de Siam"; mêmes scènes en 1715 lorsque parut
Riza-bey, ce singulier ambassadeur persan, pauvre de
présents comme de grandes manières, et que probablement
i. 1618, une ambassade turque.
2. Voir l'arlicle de Vandal dans la Revue d'Arl dramal'ujue, XI, 65.
3. Lanier, Étude histovujue sur les relations de la France et du royaume
de Sinin, 1883; voir toute la collection des Mercure de lépoque.
9C LA CONNAISSANCE DE L ORIENT.
Pontchartrain imagina et créa, pour donner à Louis XIV,
vieux et vaincu, l'illusion de revivre les jours les plus glo-
rieux de son règne'; mêmes scènes encore en 1721, à la
venue de Céleby Méheinet Effendi, a ambassadeur extraor-
dinaire d<' rcmpereur des Turcs auprès de l'empereur
des Français- », ou en 1742 avec le cortège de « Saïd
Méliemet pacha, I3cgler-bey de Romélie, flls de Méhemet
Effendy, ambassadeur extraordinaire de Sa Hautesse à la
cour de France^ ». Il en vint aussi de l'Inde,, envoyés par
y notre allié Typpo Saïb^; et les Français, presque à la fin
du xvin'' siècle, purent encore, avec une curiosité tou-
jours aussi vive, contempler un Turc véritable qui, de i)ar
ordre du sultan, promena dans le Paris du Directoire son
indillérence, son sans-g-éne et peut-être aussi son dédain
asiatique"'. Si vite que les modes passent, les envoyés de
rOricnt se succédèrent assez nombreux pour que, lors de
l'apparition de l'un d'eux, on n'eût pas tout à fait oublié
le souvenir de celui qui l'avait précédé.
Chaque fois d'ailleurs la mise en scène avait été suffi-
samment théâtrale pour charmer l'imagination badaude du
[»ublic : une double haie de soldats s'allongeait depuis la
porte, par où l'ambassadeur faisait son entrée dans la ca|»i-
tale, jusqu'à l'hôtel où il devaitdescendre, et derrière se pres-
sait une confusion de petit peuple; malg^réles fatigues de leur
interminable voyage, ces hommes d'Orient en imposaient
aussitôt par la majesté de leur contenance; et les regards
1. Saint-Simon, édition Haciiellc. in-12, IX, S8, 91 el 384. — Lellres
Persanes, XCll. — La Maulde ClaviiTe, les Mille el tine Nuits d'une amhus-
sailficc : Appendice. — Mercure Galant de février el mars 1715. ~ P. Gaiilol,
j in ambassadeur persan à la cour de Louis XIV (IJcvne lini)doma(iaire,
^\ 29 aoiU 1890).
2. Vandal, Une ambassade franiaise en Orient sous Louis AT, 1887. —
Sainl-Simon, XVIL 215: 248 el siiiv. — Mercure galant de 1721.
:{. Mercure galant, 1742. — Barbier, Journal anecdotique, II, 312.
4. Reisel, Modes sous Marie-Antoinette, I, 204 et suiv.
0. Ilerbette, Une ambassade turque sous le Directoire, Paris, 1902.
RELATIONS P(3L1TIQUES. 97
pouvaient, grâce à la marche lente du cortège, voir les
traits fins et arrêtés de ces figures asiatiques, puis admirer
l'ampleur et la richesse des costumes, le luxe des harna-
chements, tout de cuir et d'or'. Déjà les commentaires
commençaient et la curiosité s'enflait; on s'entassait aux
abords de la maison d'oîi, après quelques jours de repos,
l'ambassade, mystérieusement enclose, allait ressortir.
C'était l'heure de l'audience royale; le cérémonial se
faisait alors plus solennel encore, puisqu'il fallait pré-
parer à la réception du roi un cadre extraordinaire, et lui
donner un aspect qui pût impressionner les Orientaux
eux-mêmes. Bientôt le spectacle n'appartenait plus qu aux
privilégiés de la cour; mais vite, on savait dans tout Paris
les minuties d'une étiquette improvisée pour la circons-
tance-, les prosternements de ces hommes d'Orient devant
le sultan d'Occident, la liste des cadeaux apportés et
déballés devant la cour'^; et l'on tâchait à deviner les sen-
sations qu'avait produites sur l'ambassadeur l'étalage de la
grandeur royale; toujours il s'y mêlait quelque déception,
car son visage était resté impassible. Au fond on n'en avait
que plus de considération pour lui.
Après l'audience, l'ambassade, dont jusque-là on avait
tâché de garder la primeur au souverain, était rendue au
j)ublic : la cour, seigneurs et dames, se précipitait chez lui;
on allait le voir manger; on sollicitait le droit de lui faire
visite. Céleby Méhemet Efîendi, en 1721, reçut beaucoup
de monde, « surtout des dames, qu'il gracieusa beaucoup et
à qui il fit offrir du café selon la coutume des Orientaux; de
sorte que j)as une no sortit de son hôtel sans être égale-
1. Il paraissait des petits volumes annonçant iravance le p ru;.' ranime
détaillé de la cérémonie, ou ensuite la racontant minutieusement.
2. Voir l'article déjà cité de Vandal dans la Reçue d'Art dramalii/ue.
3. Voir, à la fin de la Wilation de l'amùassade de M. de Chaumont, 1686,
le • mémoire des présens du roy de Siam au roy de France ».
98 LA CONNAISSANCE DE L'ORIENT.
ment charmée de sa politesse, de la majesté de son visage
que de ses manières honnêtes' ». A son tour, il consentait
à rendre à ses admirateurs les plus em{)ressés la poli-
tesse d'une visite : les petits salons et les meubles
du xviir' siècle formaient, autour de sa personne et de sa
suite, un décor bien sing^ulier. Lui-môme il paraissait
prendre goût à celte curiosité amicale : souvent il sortait,
quelquefois il allait au théâtre, et l'on recueillait le moindre
de ses propos, ses compliments aux acteurs', ses galan-
teries à l'égard des dames françaises : un ambassadeur de
Siam n'avait-il pas demandé, lors d'une représentation
iVArmide à rO[)éra, si Armide était Française? On lui dit
non. Il repartit : « Si elle eût été Française, elle n'aurait
j)as eu besoin de magie pour se faire aimer, car les Fran-
çaises sont charmantes par elles-mêmes^ ». Du coup on
jugea que les Orientaux, et particulièrement leurs ambas-
sadeurs, étaient gens extrêmement spirituels.
Puis on se racontait leurs aventures galantes : il n'était
pas possible, avec l'idée qu'on s'était faite de l'amour
oriental, qu'ils n'en eussent pas même en plein Paris; au
besoin on leur en aurait prêté. Mais ils avaient trop
d'admiratrices et trop empressées, pour que quelques-unes
ne fussent pas vraies : on les chansonna avec une ironie
bienveillante '; on se plut à raconter, non sans une certaine
satisfaction d'orgueil national, que Soliman Muta Ferraca
1. Souvclln description de la ville de Conslanlinople avec la relation du
vot/af/e (le l'ambassadeur de la Porte Ottomane..., Paris, 1"2I.
•2. Mercure, septembre 1G8G, 2" partie, p. 279.
3. Mercure, ']ti.n\'\(iT IfxST, 2" partie, p. 186.
i. Par exemple dans ilaunié, Chansonnier du XVIW siècle, VI, 313.
A mon mari je suis fi<lolc,
Mais jo tremble pour mon honneur.
J'ai nuit et jour dans la oervollo
Les trois (jueues Je l'ambassailcur.
Voir dans Herliellc, Ouvrage cité, des détails amusants sur la jalousie
des maris.
RELATIONS POLITIQUES. 99
n'était pas resté insensible aux yeux d'une petite bour-
geoise de Paris qui « le lorgnait illec sans cesse », et que
K comme un franc Turquois », il avait tout de suite proposé
de Tacheter '. Riza-bey lit mieux; aussi garda-t-on de lui un
souvenir plus sympathique : il enleva tout simplement une
belle dame, qui le suivit avec assez de constance pour
devenir elle-même musulmane, et le rendre père d'un petit
Persan-. Voilà nos hommes tout à fait au g"oùt du jour!
Autour d'eux, et jusqu'après leur départ, la presse avait
mené le bruit d'une incessante réclame. Des volumes
entiers du Mercure galant, des suppléments extraordinaires
racontent par le menu les moindres heures de leur exis-
tence. Si le journal tardait un jieu trop à faire sa besogne
{\q reporter, vite des lecteurs impatients protestaient; et il
devait s'excuser de son retard comme d'un grave manque-
ment ^ Puis c'étaient des articles d'actualité : des généra-
lités sur la Perse, une histoire résumée du Siam, des notes
sur la langue turque, etc. \ Bientôt le Mercure n'y suffi-
sait plus; et il paraissait de nombreux petits volumes spé-
cialement consacrés aux ambassades, ou rédigés en hâte
pour satisfaire la curiosité du public, nouvellement excitée
sur certains pays d'Orient'. L'almanach ne tardait pas à
s'emparer de ces événements, et, avec ses grossières illus-
trations, il allait porter un peu partout, jusque dans le
peuple, l'image sim[diste de ces scènes exotiques".
Pour son plaisir le roi faisait frapper des médailles cum-
1. Robinet, Gazette rimée, 166'J.
2. Gaulot, article cité. — La Maulde Clavière. ouvrarje cite'. Appendice.
Il a paru à son propos un roman galant, Amazolide, Paris, 1116.
3. Mercure galant, février 1"42.
4. Voir la collection des Mercure aux dates des ambassades.
D. Catalogue de l'Histoire de France à la Bibliothèque Nationale, sous
la rubrique : Détails de l'histoire.
6. Voir Champier, les Anciens Almanachs illustrés', Paris, 18i>6, p. lOo,
12T, 131. En 168", il parait 4 almanachs relatifs au Siam.
100 LA CONNAISSANCE UE LORIENT.
mémoratives ' : des peintres à ses gages recevaient ordre de
retracer les traits des ambassadeurs ou de représenter les
audiences royales où ils avaient paru-; vite, le public
voulait avoir part, lui aussi, à ces souvenirs : les graveurs
les mettaient à la portée de tous^ Enfin, pour que ce spec-
tacle restât tout entier dans la mémoire, la musique et la
cbanson venaient illustrer, avec leurs refrains faciles, la
vision à peine disparue; les chanteurs {(opulaires prome-
naient dans les ruelles leurs complaintes :
Or venez voir petits et grands
L'ambassadeur des Ottomans.
Il arrive de la Turquie,
Et a port»'' de l'Arabie
Un rare el superbe présent,
l*our notre monarque puissant
Or prions noslre grand Sauveur
Pour le salut du grand Seigneur
(Ju'il reconnaisse le Messie.
Et que son àme convertie,
Sortant de son aveuglement.
Bientôt renonce à TAlcoran v
Un tel engouement, manifesté sous tant de formes, a dû,
comme bien on pense, trouver son expression immédiate
dans la littérature, surtout au xviii® siècle, oii déjà les
auteurs étaient préoccupés de servir les goûts du public.
Soliman Muta Ferraca est reçu par Louis XIV en IfiGO :
le Dourfjcois Gentilhounne est de IGIO, Bajazel de 1G72.
1 hes Lettres Persanes paraissent en 1721. l'année même de
1. Voir Mercure, ']inn 1"42; 2" partie, p. 9oS.
2. Le Brun, le Hoi recevant les ambassaileurs de Siam (à Versailles). —
Juslinatct Gobert, l'orlmUs de Mehemet EfJ'eiidi (1721 cl 1724). — Parrocel,
Entrée de Melteinet Kffendi (17.32).... Voir, au musée de Bennes, des bas-
reliefs de Coysevox sur la réception des ambassadeurs de Siam.
3. Voir, par exemple, les gravures annoncées ilans/e A/frcwre, janvier 1742,
p. lo5, el juin 1712. 2" |iartie, p. 958.
4. Haunié, Cluinsonuier du XVIII' siècle, III, 203 (1721); voir 111, 2til,
IV. 313.
RELATIONS PÛLITIQL'ES. 101
l'ambassade de Mehemet Effendy; Voltaire fait jouer
Mahomet en août 1742, six mois à peine après l'entrée dans
Paris de Saïd Mehemet Pacha, envoyé du sultan^; ces
rapprochements sont déjà bien significatifs -.
Mais voici qui prouvera plus nettement encore Tinfluence
exercée sur la production littéraire par les ambassades
orientales. Si l'on dresse une liste de tous les ouvrages
relatifs au Siam : voyages, descriptions géographiques,
histoires, études, œuvres proprement littéraires, on consta-
tera qu'il n'en a point paru, à vrai dire, avant 1685 et guère
après 1705 : au contraire, pendant ces vingt années, on
publia quatre ou cinq récits de voyages au Siam, le double
environ d'études historiques et politiques ^ ; alors La Bruyère
parla des Siamois \ et « leur physionomie est assez connue
en France' » pour que Dufresny écrive ses Amuse^nenls
sérieux et comiques, dont le principal personnage est un
Siamois; de nombreuses et rapides rééditions marquent la
grande faveur aveclaquelle le livre fut accueilli *. Puis c'est
le silence : pendant tout le xvui" siècle, on ne compterait
pas quatre volumes spécialement consacrés à ce malheu-
reux pays : la littérature semble l'avoir tout à fait oublié ^
Le Siam a passé de mode :
1. Sa correspondance montre qu'il avait eu antérieurement l'idée de
la pièce, mais il hâta la rédaction et la représentation.
2. On pourrait en faire d'autres. Ainsi un personnage turc du ballet
' Ips Indes r/alanles, ITSo, fut créé d'après un authentique Turc dont le
Mercure (janvier 1"34, p. "3) avait fait grand éloge.
.3. Helatiim Itislorique du royaume de Siam, iC84. — Relation des voi/Of/es
et f/ev missions du royautne de Siam, 168o. — Le Père Tachard, Voi/ayes
(tu Siam, ltjS6 et 108'.). — Voyage de Siatn des p>}res Jésuites..., 1686. — De
C.haumont, Relntinn de Vambassade de Siam, 1686. — De Choisy, .loumal
du voyar/e de Siam. 16S7. — Gervaise, Histoire naturelle et politique du
royaume de Siam, 1688. — Histoire de M. Constance, premier ministre du
roi de Siam, 1690. — La Loubère, Du royaume de Siam, 1691.
4. Kdition Servois. Il, 88; II, 248.
5. L. Lecomle, Souveau.r .Méiuoires, Paris, 1096, I. 419.
6. Parait en llOo. réédition n06, 1707, 1723.
7 7. Un roman aussi peu siamois que possilde : Minatadis, vers 1732, et
un ouvrage satirique, les Lettres siamoises, 1761.
102 LA CONNAISSANCE DE L'ORIENT.
Il n'a été bien connu, dit Voltaire, qu'au temps où Louis XIV en
reçut une ambassade, et envoya des troupes et des missionnaires
également inutiles(*y
Cette brusque faveur et puis ce long oubli (rien n'était
venu réveiller l'attention enfin lassée) sont une démonstra-
tion pres(jue mathématique.
A vrai dire, les ambassades orientales ont développé la
curiosité des Français et précipité par de brusques élans
leur attention vers les choses d'Orient, plutôt qu'elles n'ont
enrichi de détails très précis leurs connaissances. La sym-
pathie que la lecture des récits de voyages avait attirée déjà
sur les Persans et les Turcs grandit encore; on sut beau-
coup de gré à ces hommes d'Asie d'abord de la politesse
même et des égards qu'on eut occasion de leur témoigner ^
ensuite de l'accueil gracieux qu'ils firent à cette curiosité
sympathique. De plus en plus on fut |»orté (et d'autres
causes vinrent y aider) à idéaliser un j)ou les races d'Orient;
il |»arut que la dignité, la bonne grâce et l'esprit étaient
leurs moindres cpialilés, et que le dernier des portefaix de
Stamiioul en était paré tout aussi bien que les grands sei-
gneurs d'Ispahan.
Puis le souvenir de ces ambassades retentissantes fut
comme une sorte de décor permanent, où purent évoluer,
avec plus de vraisemblance, les fantaisies orientales de
l'imagination; si préparé(\ si truquée <|u'eùt été toute cette
mise en scène, elle nCn avait pas moins donné à la bonne
volonté, vite satisfaite, des Français, l'impression d'une
couleur locale fortement teintée. Avoir pris du café trouble,
excellent sous sa déiKjminalion de kalioua, dans de minus-
cules petites tasses, en face d'un musulman assis, les
1. Essai sur les mœurs, cliap. cxi.iii. Voir aussi cxcvi clSiàclc de Louis A'/l',
édilion Bourgeois, p. 23ï).
^ 2. Lettres d'Osman, 1753, M, 59 : Sur la politesse des Français à l'égard
des étrangers.
RELATIONS POLITIQUES. 103
jambes croisées sur un tapis de Perse, et qui vous regarde
impassible, une longue pipe aux mains,... c'était de quoi
trouver le personnage de Mahomet moins étrange, ou à
tout le moins s'acheminer vers une meilleure compréhen-
sion du fatalisme oriental !
On recommande aujourd'hui aux touristes algériens, qui
veulent s'initier à la vie arabe, la fréquentation ses cafés
maures : après un moment d'étonnement, peut-être ils
s'ennuieront, sur les dures banquettes, à entendre des
propos qu'ils ne comprennent point et à voir des figures
impénétrables; mais il restera dans leur esprit des attitudes
et des visages, un dessin général sur lequel ils pourront
plaquer par la suite leurs souvenirs abstraits et le résultat
de leurs lectures, fai vu se confondra avec Tai lu, et de là
la pente sera rapide à dire Je comprends : cette assurance,
si illusoire qu'elle soit souvent, n'est pas sans profit. Le
grand service que rendit au public français la venue des
ambassades orientales fut justement d'amener un contact,
superficiel et passager, mais malgré tout un contact réel
avec la vision, jusque-là purement imaginaire, de l'Orient.
CHAPITRE IV
LES MISSIONS RELIGIEUSES
I. Les missionnaires et l'Orient; l'évangélisalion de l'Asie; la révélation
de l'Extrême-Orient par les Jésuites.
II. Propagande et réclame, Les Lellres ('di fiantes et curieuses, du xvi"
au XIX'' siècle.
III. Klat d'esprit du missionnaire : sa vie, son apostolat. — Comment il
arrive à l'admiration de la Ciiine. — 11 se forme une Chine de con-
vention : peuple vertueux, gouvernement idéal. — KfTet sur le grand
public.
IV. Les .lésuites et le monde savant : leurs études historiques, géogra-
phi(]UPs. religieuses..., etc. — La mission scientifique de Pékin. —
Conception d'une Chine aussi savante que vertueuse. — La Chine
devient la chose des Jésuites.
V. La querelle des cérémonies chinoises : ses phases. — Attitude des
Jésuites : l'exaltation de la Chine. — Influence considérable de la que-
relle sur la connaissance de l'Orient et le goût publie.
I
La venue fies amltassades exotiques fut, comme on l'a
vu, une merveilleuse réclame en faveur de l'Orient; mais
on leur dut surtout des regains de curiosité, qui rendaient
chaque fois plus vifs et plus sympathiques les regards du
puhlic vers l'Asie à demi entrevue. Les relations de voyage
restaient en réalité la soiare pi-inripale : et les spectacles
extraordinaires qu'offraient les représentants du sultan ou
du schah étaient, si l'on peut dire, comme des illustra-
tions nouvelles, de riches gravures, dont parfois on ornait
les rééditions d'un livre aimé; mais dans ces tirages ijrand
LES MISSIONS RELIGIEUSES. 103
luxe et grand papier le texte n'était point modifié, et il n'y
apparaissait guère en définitive que limage ordinaire de
l'Orient, celle des voyag-ears.
D'autres ouvriers avaient travaillé d'un labeur continu à
révéler, puis à mettre dans une lumière convenable, les
contrées lointaines dont le goût public s'éprenait plus
chaque jour. Apparemment ce n'est pas avec ce dessein
littéraire et artistique que la Compagnie de Jésus ou la
Société des Missions étrangères envoyèrent leurs religieux
afinonoer la bonne nouvelle aux peuples de l'Asie : mais
il n'en est pas moins vrai que les récits des missionnaires,
leur propagande aussi, leurs disputes intestines même, ont
été un appoint précieux à la connaissance de l'Orient et au
développement de l'exotisme. Voltaire eût été tout à fait
incapable, je crois, d'écrire sur l'Asie dix pages à la suite,
sans glisser une allusion à la querelle des cérémonies chi-
noises : il n'est pas d'écrivain du xvui^ siècle qui, parlant
de la Chine ou de llnde, n'ait puisé le meilleur de ses ren-
seignements dans le recueil des Lettres édifiantes. Il
importe donc de savoir comment les missiormaires se sont
employés à une tâche aussi utile, et sous quel aspect ils
ont fait connaître les i)ays qu'ils évangélisaient. L/Orient
des Jésuites n'est pas tout à fait celui des voyageurs; mais
il est venu se fondre avec lui dans la notion commune que
se composa par un travail inconscient l'esprit du public.
, L'évangélisation de l'Asie fut commencée de très bonne
^ \ heure, mais d'un zèle inégal et mal dirigé'; c'est à la fin du
xvi= siècle seulement, que François Xavier, « apôtre des
Indes », crut pouvoir con(|uérir le Japon à la religion de
I. Voir sur la question : llenrion, Histoire ijénérale des missions catho-
liques, Paris, 1847; — H. Launay. Histoire de la société des missions étran-
gères, Paris, 1X94; — les articles de M. Cordicr dans ['Histoire générale
de Lavissc et Rambaud, V. 911 ; VI, 908; — Feuillet de Conches, Causeries
d^un curieux, Paris. 1862, II, (M cl suiv.
106 LA CONNAISSANCE DE L'ORIENT.
Rome; au début du x\if siècle seulement, que les Jésuites,
sous l'impulsion nouvelle de Matteo Ricci, s'employèrent à
christianiser la Chine'. Vers 1660 (et l'on remarquera au
passage comment, de toute part, nous sommes conduits à
y placer à cette date le développement véritable de l'exotisme)
l'œuvre était assez avancée pour qu'elle pût réclamer en
Europe l'attention générale et la curiosité des écrivains.
La tâche d'ailleurs se faisait plus étendue chaque j<jur : si
l'on avait dû déserter le Japon, qui, dans un violent accès
de fanatisme, s'était débarrassé des missions chrétiennes,
restaient la Chine, tous les pays de l'Indo-Chine actuelle,
l'Inde, la l*erse et le Levant : le domaine entier de l'Orient
littéraire. Aussi les Jésuites eurent-ils bientôt à leurs côtés
des auxiliaires ; et l'on ne s'étonnera pas qu'ils aient eu
très vite contre eux un sentiment d'àpre rivalité. La Société
des Missions étrangères se constitua et commença son
; œuvre vers 1660; en outre les Doniiiiicains et les Francis-
• cains disj)utaient déjà aux Jésuites la place prépondérante
I qu'ils s'étaient donnée en Asie. On se coalisa contre l'ennemi
I commun qui, dans l'espèce, fut non pas l'idolâtrie, mais le
I jésuite : de là naquit la grande querelle des cérémonies
chinoises, longue de près d'un siècle. La propagande et
l'évangélisation ne chômèrent point cependant; et elles
eurent, juscjue dans le premier tiers du xvni" siècle, l'éclat
de leurs incessants progrès. Puis ce fut le déclin : les Chi-
nois commencèrent à trouver désagréable l'intérêt que leur
portaient les missionnaires, et ils leur témoignèrent par
des mesures assez efficaces ce changement de leurs disposi-
tions; les autres nations d'Asie n'agirent pas autrement; à
Paris on les aida avec entrain, tant et si bien qu'on finit
par cx|iulser les Jésuites de France, comme déjà ils
1. Noter la création, en 1627, île la congrégation De propar/nnda fî(Ji\
LES MISSIONS RELIGIEUSES. 107
l'avaient été de Chine. L'œuvre des missionnaires s'en
trouva malade, et la Révolution ne leur permit pas les
années de convalescence dont ils avaient tant besoin. Néan-
moins leur action avait pu s'exercer pendant plus d'un siècle
et demi; c'était assez pour marquer, dans l'esprit public et
dans les œuvres littéraires, des traces fortement empreintes.
C'est en effet aux missionnaires que nous devons la
révélation de l'Extrême-Orient, de la Chine et du Japon, à
peine effleurés par les voyageurs; et cela parut si évident
aux contemporains qu'ils ne se crurent jamais quittes de le
proclamer, soit qu'ils voulussent s'en montrer reconnais-
sants aux Jésuites, ou leur chercher chicane au contraire :
Jusqu'ici, écrit vers 1690 un père de la Compagnie de Jésus, la
France n'a rien eu à démesler avec ces peuples et il semble que la
nature ne les ait placez si loin que pour les séparer entièrement
de nos intérêts '.
Le fait est que, jusqu'aux dernières années du xvn'^ siècle,
la Chine resta peu connue. Quarante ans après, les mission-
naires avaient presque achevé leur besogne :
On ne peut guère disconvenir — le témoignage est de 173:i —
que les connaissances les plus certaines que nous ayons de la Ciiine,
ne nous soient venues par le canal des missionnaires, qui ont passé
la plus grande partie de leur vie dans la capitale et les provinces de
ce grand empire ^... L'indifférence qu'on avait témoignée jusqu'alors
à la Chine se changea dans un vif empressement de connaître une^
nation si ancienne et dont on rapportait des choses si singulières3-.'
Trente ans après (1770), on pouvait assurer de la Chine
qu'elle était « mieux connue... que plusieurs [trovinces
d'Europe " » ; le mérite en revenait presque entièrement
1. L. F>econite, Nouveaux Mémoires sur l'étal présent de la Chine, IG06,
1, 2o3. Voir aussi VoUaire [Essai sur les Mœurs, chap. n) : •• Dans le siècle
passé nous ne connaissions pas assez la Chine ■•.
2. Du Halde, Description de l'Empire chinois, 173:i, t. L préface, p. v.
3. Prospectus en tète du livre de Du Halde.
4. Relation du bannissement des Jésuites de la Chine. 176'.), p. 1.
108 LA CONNAISSANCE DE L ORIENT.
aux Jésuites; aussi les auteurs, qui, par la suite, voulurent
réformer un peu la conception populaire, ne manquèrent
pas d'attaquer d'aborfl la bonne foi et l'impartialité des
missionnaires, puisqu'ils élaient les auteurs responsables
de celte tradition '.
Ceux-ci s'en montraient fort glorieux d'ailleurs, et consi-
déraient l'Orient comme leur domaine : aussi bien que la
Compagnie de Jésus, la Société des Missions étrangères -
dirigea le principal de son énergie sur les pays d'Asie,
d'Extrême-Orient surtoul : dans le recueil des Lettres édi-
fiantes les relations venues de Cliine et d'Indo-Cbine ont
une place tout à fait prépondérante, la moitié au moins de
la collection entière^ Le Japon, avant le xix- siècle, n'a été
connu que par quelques récits de Jésuites ; tous les ouvrages
où il est parlé de lui ont été écrits, ou à tout le moins direc-
tement inspirés par eux. A vrai dire les contemporains de
Voltaire n'ont jamais bien distingué le Japon de la Cliine,
et ils se réservaient seulement de penser que les Japonais
étaient plus Cbinois encore que les Cbinois de Chine !
Entre les missionnaires des deux pays, il y avait eu une
rivalité amusante : chacun exaltait ses catéchumènes; et
si le père Du Halde s'extasiait sur la vertu des Chinois, le
père Charlevoix, non sans quelque aigreur, s'empressait
de lui représenter que les Japonais étaient de beaucoup
supérieurs'. Le public en retenait seulement que tous les
peuples de l'Extrème-Asie étaient vertueux.
On raconte qu "nu ministre de Louis-Philippe avait fini
1. Voir surtout Anson, \'oijar/c auloiir du monde, déjà cite, IV, 1:57,
242. 2S8.... etc.
2. Launay, ouvniije cité, II, 40.
3. Dans l'édition de IS.'ÎS, deux volumes in-i" (texte sur deux colonnes)
sur quatre.
4. nu Halde. ouirage cite. [~^-i. — Le P. Cliarlevoix, Histoire du Japon,
ll'M't (voir I, i:t).
LES MISSIONS RELIGIEUSES. 109
par avoir une peur maladive, la jésuitophobie\ et que
chaque soir il inspectait les pieds de sa table et la ruelle
de son lit, par peur d'en voir surgir une robe noire, ainsi
qu'il arrive dans les chapitres du Juif-Errant. Le médecin
qui le soigna dut certes lui interdire la lecture des livres
du xvni^ siècle où il était parlé de rExtréme-Orient : par-
tout et dans tous les recoins, il aurait trouvé quelque
Jésuite -'.
II
Pour que cette propagande évangélique put avoir son
plein succès, il fallait dabord beaucoup d'arg-ent; si
humble que fût lexistence des missionnaires, ils ne pou-
vaient vivre uniquement de prières et de jeûnes; puis les
conversions des infidèles coûtaient parfois bien cher. Il
était donc nécessaire que les libéralités du public vinssent
emplir la caisse toujours vidée des missions. En outre il
était besoin que cette œuvre, poursuivie à l'autre extrémité
du monde, fût soutenue moralement en Europe et qu'elle
eût 1 opinion pour elle. Au besoin les « apôtres des Indes »
devaient pouvoir trouver des défenseurs à Rome et à Paris,
si la malice d'adversaires jaloux ou d'ennemis impies cher-
chait à compromettre les résultats de leur activité. Or il
n'est qu'un moyen d'amener à soi l'argent et de se conci-
lier l'opinion, c'est de faire beaucoup de réclame. Les
Jésuites en eurent le sentiment très avisé, et les directeurs
des agences modernes de publicité et d'affichage ne per-
draient peut-être pas tout à fait leur temps, en leur deman-
1. Voir Nettement. Éludes crit'u/ues, Paris. iSio, t. I.
2. Voir, sur les publications des missions : Calalogriie de Ihisloire
d'Asie à la Bibliothèque Nationale: — L. Pages. liibUoqraphie japonaise.
1850; — Cordicr. BihUotheca sinica. IS'S: — Bibliothèque de la Compaquie
de Jésus par De Backer.... etc., 1890, '.) vol. in-4".
J
110 LA CONNAISSANCE DE L'ORIENT.
duiit (le rétrospectives leçons. La Satyre Ménippée n'avait-
elle [)as d'ailleurs représenté les bons pères sous figure de
charlatans qui, à grand renfort de gestes et de verbiage,
faisaient acheter leur drogue : le Calholicon coiaposél Bien
que la comparaison soit irrévérencieuse, on ne mentira
pas en écrivant qu'ils firent même besogne, plus honnête et
plus rémunératrice, pour mettre en vogue l'Extrême-Orient.
« A force de le manier, remuer, alambiquer et calciner »,
comme dit le vieil auteur', ils en composèrent « un élec-
tuaire souverain qui surpasse toute pierre philosophale ».
Aussi se vendit-il à merveille : et ce fut tout profit pour la
littérature.
Les lettres de nos Pères vous apprendront la seule chose qui
puisse les dédommager de tant de travaux et de souffrances. Ils
convertissent chaque année phisieurs milliers d'infidelles.... Ce ne
sont encore ici que les premiers des fruits de ces établissements que
nous vous présentons. Nous vous conjurons de nous aider par vos
vœux, par vos prières et jiar vos sacriliccs, à on obtenir dans la
suite delà miséricorde de Dieu de beauroup plus considérables-.
Ainsi s'expriment, en tête du premier recueil, les édi-
teurs des Lettres édifiantes-, l'intention y apparaît certes bien
ingénument. C'est en effet par le moyen surtout de ces
petites lettres, écrites des lointaines missions, et publiées
en Europe par les soins de la Compagnie, que fut pratiquée
une incessante réclame en faveur des Eg-lises d'Extrême-
Orient. A vrai dire les Lettres édifiantes et curieuses ne
commencent à paraître qu'en 1702^; mais sous d'autres
titres, depuis près de cent ans déjà, elles étaient venues
1. Sali/re Ménippée, 1 : la Vertu dii Catliolicon.
2. Lettres édifiantes et curieuses, premier recueil, Paris, 1117. Préface,
p. u.
3. Lettres édifiantes et curieuses écrites des missions étrangères par
quelques tnissionnaires de la Compagnie de Jésus, Paris, 1702, premier
recueil. La collection véritable commence en 1703 et va jusqu'en 1776,
34 volume!-. En 1780 on publia une réédition en 2i volumes.
LES MISSIONS RELIGIEUSES. 111
au jour par une publication presque ininterrompue, et le
recueil de 1702 était un achèvement, le couronnement d'une
œuvre à son apogée, plutôt qu'une entreprise nouvelle.
Les premières de ces lettres ont paru vers lo50; il en fut
encore écrit vers 1775 : aussi convient-il de parler d'elles
et de l'action qu'elles eurent sur la connaissance de
l'Orient, avant d'étudier, à ce même point de vue, la que-
relle des cérémonies chinoises : il y a là un renversement
de la chronologie, mais il est tout apparent : en réalité la
publication de ces lettres a commencé bien avant la que-
relle; et celle-ci ne saurait guère se comprendre si l'on ne
connaît d'abord l'état d'esprit des missionnaires : or il
transparaît dans tous les recueils des Lettres édifiantes.
La plus ancienne date de 15io : c'est une lettre de
François Xavier, l'apôtre des Indes '. L'Eglise du Japon
trouva apparemment le procédé excellent, puisqu'elle ne
tarda pas à le reprendre; à partir de 1570, et pendant
plus de cinquante ans, elle sut tenir en haleine la curio-
sité pieuse de l'Europe, lui contant en français, en italien,
en espagnol, en portugais, en latin, ses gloires et ses
martyrs-. C'étaient des Recueils des plus fraîches lettres
écrites par ceux de la Compagnie de Jésus, des .Nouveaux
advis sur r amplification du Christianisme, des Advis de la
bienheureuse mort de relifjieux de la Compagnie de Jésus,
des Histoire glorieuse de la mort de Chrétiens Japonais, des
Relations de la persécution du Japon..., etc.; presque un
volume par an, un au moins tous les deux ans, c'était beau-
coup pour le début du xvu*" siècle. Aussi n'était-il bruit que
de l'Eglise du Japon et de ses progrès; pour donner plus
d'éclat encore à leur œuvre, les Jésuites savaient à propos
1. Copie d'une lettre envoyée par François Xavier, Paris, l.il5, in-12.
2. Voir la liste très longue dans le catalofriie de l'Histoire d'Asie â la
Nationale : articles Japon et Inde. — Voir aussi l'ouvrage cité de Pages.
112 LA CONNAISSANCE DE L ORIENT.
embarquer vers Rome quelques Japonais convertis, revêtus
(lu titre d'ambassaileur : le pape les recevait en grande céré-
monie, et vite des petits livresporlaicnt dans toute l'Europe
chrétienne la description de ce triomphe et la nouvelle de
la conversion tlu roi du Japon'.
Les Jésuites de la Chine ne voulurent pas. être en reste
avec leurs confrères; eux aussi ils avaient leurs martyrs,
ils eurent leurs lettres; à partir de 1605 se succédèrent
des relations sur le progrès de la religion chrétienne à la
Chine, ou sur les persécutions dont elle était Tohjet. Les
missions de Siam, de Cambodge, de Perse et de l'Inde se
mirent, elles aussi, à donner de la besogne aux impri-
meurs'. Mais la réclame de l'Eglise du Japon resta long-
temps la plus active : il fallut pour qu'elle s'alanguît que
les combattants fissent défaut, tués, martyrisés ou chassés.
Alors les missions de Chine n'eurent plus de concurrentes
dans la faveur du public. Vers 1060 les querelles des
divers ordres religieux augmentèrent brusquement le
nombre de ces publications; il en parut une infinité. Non
contents de leurs propres œuvres, les Jésuites de la Chine
s'adressèrent aux journaux et le Meirure f/alant \)a.v exem\)\e
entretint souvent ses lecteurs de la vie des missionnaires
et de leur propagande '. Vraiment lorsqu'ils entreprirent
la publication des Lettres curieuses et édifiantes, les direc-
teurs de la Compagnie de Jésus ne firent que donner une
forme régulière à une habitude vieille déjà de plus dun
siècle.
1. En 158o. Voir F. d'Aulrcinoril, les premiers rapports de l'Europe el du
Japon, Revue hebilomadairc, 23 mars 189."), et les ouvrages de l'époque
signalés au catalogue de l'Histoire d'Asie, 0^0 84 el suiv, — Il y eut une
autre ambassade eu lGli5 (0 -' 0 lll et suiv.).
2. Voir au catalogue de l'Histoire d'Asie sous ces diverses rubriques.
3. Voir, comme type de ces articles û'aclualilé, le Mercure d'octobre 168i,
(ialanterie d'un jeune Chinois arrivé à Paris [amené par le P. Couplet,
Jésuite' le mois passé.
LES MISSIONS RELIGIEUSES. 113
Ces lettres répondent parfaitement à leur titre, écrit un auteur de
Tépoque; et si elles édifient la piété du lecteur, elles ne satisfont pas
moins sa curiosité sur ce que l'on peut apprendre des Indes, de la
Chine.... et de plusieurs autres pais '.
En efFet elle était chère aux âmes pieuses la lecture de
ces petits livres, qui, à des intervalles rapprochés, venaient
dire les succès de la religion chrétienne; de ces plaquettes
où Ton contait, comme en de vénérables recueils hagiogra-
phiques, les actes de dévouement des missionnaires, parfois
aussi leurs martyres. On était ainsi doucement « engagé à
louer Dieu avec eux des bénédictions qu'il donne aux saints
travaux de nos frères (jui sont à l'autre extrémité du
monde - » . Mais plus encore qu édifiantes, ces lettres étaient
j curieuses, riches de détails et d'enseig-nements sur les
Vi Indiens et les Chinois; c'est par là surtout qu'elles ont été
ag-réables au public. Leur succès fut vraiment peu ordi-
naire, et la conception qu'elles donnèrent de l'Extrême-
Orient prit vite la force d'une tradition ancienne et chérie.
Cette image, qu'il faut maintenant tâcher à dessiner, se
forma de traits simplistes et de couleurs enfantines; rien
n'est plus explicable, si l'on songe à l'état d'esprit tout
particulier des missionnaires.
TU
Peut-être, si l'on en est resté à limage populaire du
Jésuite, du Rodin souple et rusé, on pourrait penser (|ue
les Lettres édifiantes vont nous conter par le détail les
|>hases successives d'une action habilement dirigée et d'une
politique implacablement poursuivie; on serait bien loin
1. Histoire de la nnvir/nlion, [',-22. t. II. ji. 222. — Voir même témoignage
dans la Relation des missions et des voi/af/fs des évêi/iies français, \>VA,
t. II, Préface,
2. Lettres édifiantes, premier recueil, \'ï~. Préface, p. ii.
114 LA CONNAISSANCE DE L'OIUENT.
de compte. Le livre, aussitôt ouvert, donne l'impression
d'une merveilleuse candeur, d'une bonne foi naïve qui va
souvent jusqu'à la maladresse; les adversaires des Jésuites
ne manqu('rent pas d'en profiter '. Les propos et le style,
le récit comme les appréciations sont d'une simplicité,
d'une médiocrité parfois, qui dut ravir d'aise l'immense
majorité du public : et si les habiles directeurs de la Com-
pagnie tle Jésus, qui eussent pu modifier à leur gré les
termes de ces lettres, leur laissèrent ce ton si caractéris-
tique, c'est qu'ils le savaient propre à attirer vers l'œuvre
des missions toutes les sympalhies des bonnes gens.
A peine sorti d'un séminaire campagnard, après quel-
ques années de noviciat, le nouveau missionnaire était
embarqué vers l'Asie; il lui fallait d'abord s'habituer à ce
long voyage en mer, et les souffrances qu'il ressentait
étaient quelquefois si fortes qu'après les avoir offertes à.
Dieu, il ne [louvait se tenir d'en écrire le détail : l'imagi-
nation des nouveaux venus, constate l'un d'eux, « n'est
pas encore faite à voir s'abaisser sous leurs pieds le plan-
cher qui les soutient, ni à demeurer dans des maisons qui
tournent à tous les vents- ». Mais sa bonne humeur n'était
pas diminuée, et, sitôt débarqué, il commençait sa tâche
d'apôtre.
Certes elle était rude, harcelée de privations et de souf-
frances, rendue plus pénible encore par l'isolement; mais
l'ardeur de foi était si grande que le missionnaire tournait
tout en contentement. Le P. Martin décrit, au début d'une
lettre, ses misères et ses durs travaux : « Je me ferai un
plaisir, ajoute-t-il, de vous instruire plus au long de tout
ce qui regarde cette charmante mission^ ». Le charme
1. Par exemple Voltaire, Essai sur les Mœurs, rhap. cscv.
2. Lettres édifiantes, 3° recueil, p. 39.
3. Lettres édifiantes, ["' recueil, p. 19.
LES MISSIONS RELIGIEUSES. 115
était grand en effet : sur cette terre neuve on faisait revivre
l'ancienne évang-élisation, non pas par des succès isolés,
mais par une propag-ande incessante. Quel plaisir de montrer
aux chrétiens d'Europe que, dans ces contrées de foi jeune,
Dieu permettait encore des miracles, par l'intermédiaire
de ses fidèles Jésuites! Ce n'était que prédications, conver-
sions, g-uérisons merveilleuses; assurément on n'avait pas
tous les jours l'orjueil permis de réduire au silence quelque
maudit talapoin ou de convertir une jeune honzesse : mais
les conversions ordinaires tombaient comme la manne
nourrissante. « Je découvre, dit un missionnaire, des Infi-
delles par milliers qui ne demandent qu'à être instruits '; »
on les instruisait, puis, en fin d'année, comme un bon
commerçant, on dressait le bilan de ses recettes :
« Depuis trois mois et demi que je suis dans ce pays, j'ai eu le
bonheur de baptiser près de six vingts personnes "-. — Le père
Laynez... a baptisé en six mois plus de loOOO personnes'. — En
1699, écrit le P. Le Royer, je baptisai 282 adultes et 3.31 enfants,
je confessai 8 649 personnes et j'en communiai 7 843 *. »
Six cents baptêmes à l'an, pour le moins, et plus de mille
sacrements au mois, cela faisait bien de la besogne au mis-
sionnaire. Chacune de ses journées d'apôtre devait être
passablement chargée; mais quelle quiétude d'esprit, le
soir!
Comment n'aurait-il pas aimé d'un g-rand amour un
peuple qui se laissait si bien évangéliser? « La ferveur et
la piété de ces nouveaux chrétiens, écrit le P. Martin, me
tiraient des larmes des yeux'. » J'iuîagine qu'ils furent
plus dune fois lamentablement trompés, et que des sacri-
1. I, ■!{.
2. \, 37.
3. 1, 36.
4. III, 27
5. 1, 3.;.
H6 LA CONNAISSANCE DE L'ORIENT.
[taiils chinois ot japonais exploitèrent ce désir naïf de
conversions multiples; il suffisait d'arriver à eux, et de
leur faire entendre qu'on se ferait volontiers baptiser, pour
que tout de suite ils vous donnassent leur sympathie®.
Ignorance, vices, bêtises, pratiques détestables, les bons
missionnaires tournaient tout à bien, par l'espérance qu'ils
avaient d'envoyer plus tard vers le ciel une nouvelle âme
chrétienne. Cette disposition d'esprit les rendit fort inha-
biles à observer', ou plutôt (cela est trop dire) elle nuança
d'une teinte particulière leurs observations; ils virent tout
à travers leurs joies d'apôtre récompensé, et l'imag-e de
l'Orient se déforma en môme temps qu'elle se gravait dans
leur esprit. Ils l'admirèrent avec une béate bonne volonté
avant même de le connaître vraiment.
Pourtant ils étaient en situation d'examiner mieux
((u'aucun Européen les pays de l'Extrème-Asie : ils y
vivaient de longues années, parlant la langue du pays,
pénétrant dans les demeures, visitant les petites gens
comme les souverains, se mêlant en un mot par un con-
tact direct à la vie véritable. Ont spectacles s'offraient à
eux, que vainement un voyageur de passage eût cherchés,
ou que peut-être il n'aurait pu comprendre; ils n'étaient
guère exposés non plus à prendre pour une coutume du
pays ce <|ui n'était quiiii rare accident. Et, en cITet, si
l'interprétation d'ensemble que les Jésuites donnèrent de
la Chine et <le l'Inde fut d'avance faussée, leur informa-
tion n'en fut pas moins, dans le détail, d'une minutie
amusante et dune précieuse exactitude. Plus tard on cons-
tatera f|ue les i-enseignemenis, donnés par eux, restaient,
malgré tout, comme des minerais précieux, où le travail de
la critique, après en avoir brisé la gangue, trouverait
I. Du Halde <lans la Préface de sa l)e.icrif>tion de la Chine, nSo, p. v,
leur en fail déjà quelque reproche.
LES MISSIONS RELIGIEUSES. 117
une authentique richesse. Mais le public du xvu^ et du
xvm* siècle alla moins aux détails qu'à la conception
d'ensemble : il y eut une Chine de convention '.
Assurément les yeux des missionnaires avaient dû voir
certains spectacles et leurs oreilles entendre des récits qui
gênaient un peu ce parti pris d'admiration: ils reconnais-
, saient quelques défauts aux Chinois, mais leur indulgence
, se précipitait au devant de la conversion, et ils auraient cru
'j j mal faire, s'il n'avaient inscrit l'excuse ou même la justi-
fication à côté de la défaillance. Evidemment ces peuples
sont idolâtres, écrit un missionnaire nouvellement arrivé,
« puisqu'ils adorent des dieux étrangers », cela est fâcheux;
« cependant, continue-t-il, il me paraît évident qu'ils ont
eu autrefois des connaissances assez distinctes du vrai
Dieu'- » ; le mal était déjà bien racheté! Les vices et les
crimes existaient à la Chine, comme ailleurs, quelquefois
très honteux; si embarrassé qu'on en fût, il fallait leur
trouver une excuse : « Le travail et la peine de ces
malheureux sont au-dessus de tout ce qu'on peut croire^ »,
et voilà comme quoi, nécessité n'ayant pas de loi, les
Chinois pouvaient concilier les débordements de leur vie
avec une parfaite « innocence de mœurs * » ! Ne fallait-il
pas d'ailleurs que le missionnaire eût quelque besog^ne?
lui-même se serait plaint que sa tâche fût trop facile :
« // ny a parmi eux, écrit le P. le Hoyer, que la pluralité des
femmes, le droit qu'on -a de répudier telles dont on n'est [las
content, et la barbare coutume d'y faire des eunuques qui soient
des obstacles à l'établissement de la religion cluétienne.... Leurs
mœurs sont d'ailleurs fort innocentes \ »
1. Les détails donnés sur les peuples de l'Indo-Cliine et du Tonkin se
fondaient dans celle conception d'ensemble. Sous le nom de Chinois on
entend tous les peuples d'ExIrème-Oricnt.
2. Le P. Le Lane, 30 janvier IIO'J (édition de lS3s. II, 3'.t7).
3. Le P. de Premare, V nov. ITOO, 2" recueil, p. I"j6.
4. 2' recueil, p. 151.
5. Le P. Le Rover. 10 juin 1700, 3- recueil, p. 9.
118 LA CONNAISSANCE DE L ORIENT.
Le père Parennin Irouve presque des raisons pour excuser
I le meurtre des petits enfants'. Ce n'étaient là en tout cas
que péchés véniels, et il eût fallu être hien janséniste pour
s'en dire attristé.
A ces menues bagatelles près, les Chinois sont un
peuple véritablement idéal, auquel les nations d'Europe
doivent désespérer de faire concurrence. Il ne faut point
songer à être plus civilise et plus y7o// que lui- : ce sera
déjà assez de l'égaler :
« Je me trouvai un jour, raconte le père de Fontenoy, clans un
chemin étroit et profond où il se fit en peu de temps un grand
embarras de charrettes. Je crus qu'on allait s'emporter, s'entredire
des injures et peut-être se battre, comme on fait souvent en Europe;
mais je fus surpris de voir des gens (jui se saluaient et cpii se par-
laient doucement, comme s'ils s<^ fussent connus et aymez, et qui
ensuite s'entr'aidaient natuiellement à se débarrasser et à passer.
Cet exemple doit hien confundre les chrefitiens iT Europe ■'. »
Si les charretiers eux-mêmes en usaient ainsi, on juge
quelle devait être l'aménité de la nation tout entière! Ces
mœurs exquises étaient surtout encloses dans l'intérieur
de la famille : la tendresse du père, l'amour des enfants,
l'aflection mutuelle do tous y étaient poussés jusqu'à une
telle profondeur de sentiment, et exprimés avec tant de
délicatesse qu'on en restait confus d'admiration \ Le
peuple lâchait d'apjKjrter dans lu vie juihlique la pratique
des vertus familiales; c'était, dans (ont l'empire, une
harmonieuse émulation vers le bien^
Par une bonne fortune singulière, dont les Jésuites
1. Il août n:50 (édition IKIJS, lil, il4o).
2. Par exemple, 3* recueil, p. i'à'i.
3. j.'i février 1703, 4' recueil, p. 157.
4. Le P. Conlancin, iri déc. 1727 (érlition 1838, III, ■■.75).
■ i. " A entendre ces bons pères, le vaste empire de la Chine n'est qu'une
famille bien frouvernée, unie par les Mens de l'amitié la plus tendre, et
oii on ne dispute jamais que de bonté et de persévérance ». (G. Anson,
ouvrage cité, IV, 288. Voir p. 242 et 291.)
LES MISSIONS RELIGIEUSES. 119
s'applaudissaient fort, ce peuple idéal avait le gouvernement 1 j
qu'il méritait, un gouvernement idéal : et Ton ne pouvait
guère dire si c'était de lui que le peuple tenait sa vertu,
ou bien si la nation avait communiqué au gouvernement
son excellence. Là-dessus les lettres des missionnaires sont
un inlassable et copieux panégyrique; la raison en
apparaît fort ingénue : les fonctionnaires chinois avaient
été pour les Jésuites des hôtes fort accueillants :
'< Les grands mandarins, les officiers généraux d'armée et les
premiers magistrats ont de lestime pour le Christianisme, ils le
regardent comme la religion la plus sainte et la plus conforme à
la raison. Ils honorent ceux qui la preschent, ils leur font amitié '.
— L'empereur... favorise plus que jamais la Religion chrétienne. Il
dit que c'est la vraie Loy, il est ravi d'apprendre que quelques
grands seigneurs l'embrassent, et qui sçait si le temps ne s'approche
point où Dieu luy fera la grâce de l'embrasser lui-même -? »
C'était là un mirifique espoir! Le Fils du Ciel chrétien,
empereur d'une Chine chrétienne ! Eblouis par cette
vision, les missionnaires environnaient d'avance le souve-
rain de toute l'admiration et de tout l'amour qu'ils espé-
raient bien lui faire accepter plus tard; c'est « un de ces
hommes extraordinaires qu'on ne trouve qu'une fois en
plusieurs siècles^ ». Avec un entrain toujours nouveau,
les rédacteurs des LeKres édi/hnites étudient ses gestes, ses
pensées, ses lois, ses intentions : ils fouillent les archives
de l'empire, dévorent la gazette officielle, s'extasient de
tout et ne songent qu'à « bénir sans cesse un gouvernement
où Ion trouve de si sages lois établies^ ».
La clémence, la bonté, l'activité du prince sont increvables:
« Il faut qu'il mette son divertissement à remplir le devoir
d'empereur et à faire en sorte par son application, par sa vigilance,
1. l' recueil, p. 80. Voir aussi p. 137.
2. 2' recueil, p. 106.
3. Le P. Parennin, 1" mai l':23 (édition 183s. m. ;i:;ij^.
l. Le P. Entrecollt's, 19 ocl. 1720 {édition 183», III, 2'J8).
120 LA GONNAISSANCK I)K L OUIE.NÏ.
par sa tendresse pour ses sujets qu'on puisse avec vérité dire de lui
(]u il t'st le père du peuple; c'est l'expression chinoise '. »
Il ne cesse de songer au bien de son peuple, ranime le
zèle des mandarins, craint toujours lui-même d'être au-des-
sous de sa tâche, et récomjiense ceux qui l'avertissent
d'une faute (|u"il a commise. Son respect des droits et de la
liberté des individus est tel que les criminels et les con-
damnés à mort ne sont pas traités autrement que les
honnêtes gens :
On accorde à riiommc le plus vil et le plus méprisé ce (ju'un
n'accorde en Europe, comme un grand privilège, qu'aux personnes
les plus distinguées, je veux dire le droit de n'être jugé et condamné
que par toutes les chambres du l'arlement, assemblées en corps"-.
L'empereur de Chine a tellement peur, en elTet, d'user
mal de son autorité que lui-même il a créé de grands tribu-
naux, chargés de contre-halancer son propre pouvoir : ils
doivent, si jamais il s'égarait, le ramener au respect de la
loi '. Dans ce pays perpétuellement en paix, si merveilleu-
sement administré, il est bien rare qu'on ait à châtier le
vice; l'empereur et les mandarins n'ont guère (ju'à encou-
rager la vertu. Par des fêtes spéciales, ils honorent le mérite
des hommes et des femmes, et cette sollicitude s'étend jus-
ci n'aiix morts. Cha(pie année, dans chaque province, le
souverain se fait désigner le laboureur qui s'est le plus
distingué « par son application à la culture des terres,
par l'intégrité de sa ré|»ulalion, jtar le soin d'entretenir
l'union dans la faniilh' cl la paix avec ses voisins* » : il le
félicite et le nomme mandarin. Du même coup l'agricul-
ture et la vertu sont récompensés : tout le monde voudra
être mandarin, c'est-à-dire noble et vertueux!
1. Le I'. Gontaiicin, llj déc. 1727 (édition 1838, IIL '■>('>■>).
2. Le P. Conlancin (édilion 1838, 111, 494).
3. "'■ recueil, p. l',»9.
4. Le P. Conlancin, 2 déc. 172:; (111, 492, édition de 1838).
LES MISSIONS RELIGIEISES. 121
Après avoir dressé minutieusement, et vingt fois plut(jt
qu'une, la belle architecture de ce panégyrique, les Jésuites
se souvenaient encore que l'empereur n'était pas si
entièrement occupé à faire le bonheur de son peuple qu'il
n'invitât souvent les missionnaires à venir près de lui : on
causait mathématique, on discutait théologie, on se faisait
mille amitiés. Doux, clément, humain, savant, « le plus
— ^jgrand potentat qui soit dans l'univers' », et, par-dessus
tout cela, ami des Jésuites, le Fils du Ciel, si éloigné qu'il
fût du christianisme, était vraiment l'élu de Dieu! le pané-
gyrique prenait l'allure d'un hymne, qui retentissait, sonore,
dans toutes les paroisses de France'. Si quelque bon mis-
sionnaire, revenu de Pékin, avait pu, devançant les temps,
voir jouer le Voyage en Chine, il aurait été assurément
offusqué de certaines frivolités : mais il se serait peut-être
oublié, dans l'ardeur naïve de sa conviction, jusqu'à
fredonner, avec les acteurs, le couplet célèbre :
La Chine est un pays charmant
Qui doit vous plaire assurément.
IV
L'admiration des Jésuites i)Our la Chine fut si débordante
qu'ils voulurent non seulement l'imposer au g-rand public,
mais encore la faire partager aux savants, aux lettrés et
aux Académies. Parmi les religieux qui allaient passer en
Extrême-Orient de longues années, plus d'un était homme
sj 1. Mémoires sur les Chinois... par les missionnaires de Pékin, 17T6. Vers
au bas du portrait de l'empereur de Chine (t. l).
;2. Les notes discordantes sont l)ien rares. Le P. Mapalhens. tout en
reconnaissant l'iiypocrisie des Chinois et leur vcrlii formaliste, n'en vante
pas moins le merveilleux gouvernement de ce pays (Sonvelle relation de
la Chine, 1678 . .Même au prix de choquantes contradictions, il fallait
obéir au mot d'ordre et respecter la convention.
122 LA CONNAISSANCE DE L'ORIENT.
d'étude; l'apostolat après tout laissait des loisirs, et il n'était
pas défendu de donner, par quelques travaux de l'esprit,
issue à sa continuelle activité. Observations astronomiques,
renseignements géographi(|ues et statistiques, relations his-
toriques, études sur les arbres et les produits du pays,
documents sur les industries exotiques, tout cela trouve
place fré(|uemment dans les Lettres édifiantes, et souvent les
missionnaires exposent en de vrais mémoires, quelques-
uns fort bien faits, ces connaissances, « qui, étant commu-
niquées à l'Europe, contribueraient peut-être au progrès des
sciences ou des arts* «.Quelque chose sollicitait plus
encore leur curiosité: ils étudiaient consciencieusement et
analysaient ensuite, avec une impartialité suflisante, les
^ systèmes religieux et philosophiques des peuples d'Orient :
ils traduisaient les codes et reproduisaient les préceptes
' moraux des sages chinois.
C'était là, toujours, un moyen « d'entretenir l'estime qu'on
a conçue pour cette nation, et d'augmenter le zèle de ceux
qui s'intéressent à la conversion dun peu[il(' si policé et si
raisonnable- ». Avec le même dessein de propagande et de
réclame, les directeurs de la Compagnie de Jésus invi-
taient quelques-uns de ceux qui, leur mission terminée,
f revenaient en France, à composer des ouvrages d'histoire
I ou de description géographi(jue. Avant les PP. du Ilalde
ou Cbarlevoix, les PI*. Kircher, Alvarez, (Ireslon avaient
écrit des Histoire de Chine ou dessiné des Atlas sinensis,
le P. Catrou avait parlé des Mongols, le P. le Blanc du
■ Siam, le P. de la Croix avait raconté l'histoire de
Tamerlan et (iengiskhan ', etc. ; tous ces ouvrages, honnête-
1. Le P. CfKurdoux, 18 janv. 1712 ^édition 1S38, 11, G'ji). Les mémoires
de ce genre sont si nombreux qu'on doit se dispenser de les citer.
. 2. Le P. Parennin (édition 1838, IlL l.iO).
}J 3. Alvarez Semedo, Histoire de la Chine, IGO". — La Chine d'Alhanase
Kirciier, 1670. — Greslon, Histoire de la Cliine, 1671. — Martinus, Mdme
LES MISSIONS RELIGIEUSES. 123
ment documentés, sérieusement travaillés, ont eu à leur
date une vraie valeur; c'était là, en tout cas, pour les
savants de l'Europe, une source précieuse de renseigne-
ments presque scientifiques sur l'Orient.
Ce rôle d'informateurs érudits plut tant aux Jésuites qu'ils
songèrent bientôt à l'étendre; avec le remarquable esprit
d'organisation qu'ils portent dans leur activité, ils ne tar-
dèrent pas à constituer à Pékin une véritable mission
scientifique : les études orientalistes en tirèrent un grand
profit, et aujourd'hui encore les savants ne marchandent
pas aux missionnaires de Pékin les expressions de leur
reconnaissance. En 1665 plusieurs pères de la Compagnie
de Jésus, membres de l'Académie des sciences, partaient
pour le Siam et la Chine' : Guy Tachard, Joachim Bouvet,
Louis le Comte, J. de Fontaney, J.-F. Gerbillon, Cl. de
Visdelou. Aussitôt arrivés, ils commencèrent, avec laide
de quelques autres Jésuites français ou étrangers (le
P. Ph. Couplet en particulier), une véritable campagne
d'études. L'Empereur de Chine, qui s'intéressa beaucoup
à leurs efforts et à leurs découvertes, leur donna toutes faci-
lités; ils fondèrent un observatoire, multiplièrent les
observations astronomiques et géographiques, étudièrent
la vieille chronologie chinoise, traduisirent les anciens
textes. Par une correspondance assidue, ils se tenaient on
rapport avec les savants d'Europe, avec l'Académie des
sciences surtout. De cet échange de relations scientifiques
la Chine profita : à côté de la nation idéalement vertueuse,
on put entrevoir le pays savant et lettré; et l'admiration
litre, 1692 (il y avait eu des éditions antérieures). — Le Blanc, Histoire
de la Révolution du royaume de Siatn, 1C92. — Calrou, Histoire générale
de VEmjiire du Mongol, 170.». — De la Croix, Histoire de Gengiskhan, 1111.
— Le même. Histoire de Tamerlan, i"22,... etc.
\J 1. Voir Cordier, Fragment d'une Histoire des éludes c/iinoises au
XV m siècle, 189:i.
124 LA CONNAISSANCE DE L'ORIENT.
des savants vint se joindre à celle du public. De temps en
temps de gros ouvrages in-folio apportaient les résultats de
ces patientes recherciies : ce furent surtout les traductions
des livres sacrés, des œuvres de Confucius, qui par la suite
devaient être appelées à un si grand retentissement'.
La mission scientifique de Pékin survécut à l'expulsion
des Jésuites hors de Chine, grâce à la sympathie que les
empereurs ne cessèrent de marquer à ces hommes de '
science; et pendant tout le win"" siècle, il y eut des Jésuites ;
sinologues -qui empêchèrent le monde savant de se désinté-;
resser des études chinoises. Leur travail ahoulil enfin, vers
1780, à une véritable Encyclopédie : Mémoires concernanli J
f histoire, les sciences, les arts, les mœtirs, les usages des Chi-\
nois,... par les missionnaires de Pèkin^. Ce fut pourl'œuvref'
scientifique des Jésuites, ce (pic b^s Lettres édi/ianle^
avaient été pour l'œuvre évangélique : un couronnement.
Les Mémoires sur les Chinois sont en bonne place dans
toutes les grandes bibliothèques; et c'est aujourd'hui
encore, je crois, une source où puisent volontiers tous ceux
qui écrivent sur la Chine, et que même les spécialistes ne
dédaignent point.
De toute manière la (^hine était devenue la chose des
Jésuites; il n'y fallait pas toucher avec irrévérence, si l'on
ne voulait voir sélancer à la riposte, « par un zèle con-
traire, mais plus raisonnable », (piebpie i»on père, fort
empressé à « venger les Cliinois* ». Or il vint un moment
où leur œuvre fut attaquée de toutes parts. Us durent, pour
se défendre, exalter plus que jamais les Chinois; ce qu'ils
axaient jusqu'alors dit presfpn; intimement dans leurs
1. Cnnfucius Sinarum pliilosoptius, Iradiiit par le» PP. Inlorcetla, Herd-
Iriclis, Couplet, ilougemont, Paris, 1687. in-folio.
2. Par exemple le père de Prcmare.
H. Paris, 1""G..., lO vol. in-4.
4. Le P. Parennin, 11 avril 1730 (édition 1838. IIL 660).
LES MISSIONS RELIGIEUSES. 12o
lettres ou dans leurs livres, ils durent le crier bruyamment
dans toutes les langues et par tous les pays, devant toutes
les juridictions ecclésiastiques, et par tous les moyens que
la presse pouvait alors leur offrir. La querelle des cérémo-
nies chinoises fut une formidable réclame en faveur de la
Chine : le xvui'- siècle qui commença, alors qu'elle était
dans sa période la plus violente, reçut d'elle, en traits inef-
façables, l'image conventionnelle d'un Orient idéal, qui
déjà s'était lentement constituée; et l'on est oblisé d'en
parler autrement que par une brève mention.
Trois quarts de siècle après la crise. Voltaire écrivait
encore : « La guerre de Troie n'est pas moins connue que
les succès des révérends pères à la Chine et leurs tribula-
tions' ». La prise de Troie n'avait demandé que dix ans, il
en fallut plus de cent à la querelle des cérémonies, et
certes les troupes des Achéens et des Troyens luttaient
moins nombreuses autour du cadavre de Patrocle, que
celles des Jésuites, des Dominicains et des Franciscains dis-
putant sur l'athéisme des lettrés de la Chine ou sur les
honneurs rendus à Confucius-. De 1637 à 1~42, Jésuites
d'un côté, Dominicains, Franciscains, religieux de la Société
des Missions étrangèrt?s d'autre part, se firent, avec des for-
tunes diverses, une çruerre acharnée; elle se termina enfin
1. Lettres chinoises, indiennes..., etc.. 17'6. Lettre VL
1. La bibliographie de cette question est énorme. Voir surtout : Cordier.
Bibliot/ieca sinica, I, 373 et suiv. favec une chronologie des événements);
— Catalogue de l'Histoire d'Asie, à la Bibliothèque Nationale, p. 547 et
suiv. et o62 et suiv.; — Bibliothèque de la Compar/nie de Jésus des PP. de
Backer et Carayon : voir au nom des principau.x auteurs de brochures.
— Le retentissement de cette querelle sur les questions coloniales a été
marqué par L. Deschamps, Histoire de la question coloniale. Paris, 1891,
p. 193.
K
126 LA CONNAISSANCE DE L ORIENT.
avec la défaite de la Compagnie de Jésus. Pour des raisons,
dans le détail desquelles il n'est pas utile ici d'entrer, les
Dominicainset les Franciscains se reconnurent un jour une
haine dévote et farouche contre les Jésuites, leurs rivaux
en influence à Pékin; ils n'eurent plus d'autre pensée que
de ruiner leur œuvre, et pour cela de la faire condamner
par la cour de Home. A ce dessein, très hahilemcnt, ils les
accusèrent d'idolâtrie; ils crièrent avec indignation <|ue,
sous prétexte de favoriser l'expansion du christianisme, ils
passaient condamnation sur les honneurs rendus par les
Cliinois à leurs ancêtres et à Confucius; les Jésuites
auraient même consenti à donner à ces cérémonies chi-
noises ' et païennes une manière de consécration catho-
lique; en un m(»t, comme dit Voltaire, on les accusait de
« (latler les athées de la Chine- ». Cette manière de voir
fut acceptée par certains papes : d'autres, au contraire, plus
sensibles aux intérêts politiques de l'Eglise, ne s'indi-
gnèrent pas trop de la conduite des Jésuites. La lutte
s'éternisa, se compliqua, se renouvela sans cesse : à partir
de 1G70 elle devint hruyantc, et, à la fin du xvu" siècle,
ce fut une conflagn-ation générale.
Lorsque le Jésuite Louis le Comte cul publié en 1G9G
ses Nouveaux Mémoires sur l'Etat j^résent de la Chine, des
deux camps partirent, ainsi que dans la lutte grotesque o"ù
les chanoines du Lutrin se meurtrissent avec les in-quarto
et s'assomment sous les in-folio, une infinité de brochures,
de volumes, de traités, d'arrêts, de censures, d'éclaircisse-
ments, de réponses, de lettres, de mémoires, etc. ; la plupart
étaient d'une extrême violence. A Paris, à Cologne, à
Rome, à Venise, à Louvain, les im|>rimeurs suflisaient à
1. Il y eut aussi une afTaire des rites inalabares qui fui plaidée el dis-
cutée dans le même temps, mais beaucoup moins bruyamment.
2. Voltaire, Essai sur les mœurs. Introduction, xvni.
X
LES MISSIONS RELIGIEUSES. 127
peine aux nécessités d'une telle production : toutes les
langues, y compris le latin, étaient bonnes à ces religieuses
injures et à ces savantes argumentations. L'Europe en fut
inondée. Aussi le pujjlic, en majorité peu favorable aux
Jésuites, suivit-il avec un intérêt amusé les fortunes
diverses de la lutte; les mémoires du temps' disent quelle
place la fameuse querelle tint dans les préoccupations
des Français; la chanson elle-même- s'en empara, ce
qui consacrait sa popularité. Censurés par la Sorbonne
(1700), par la Congrégation du Saint-Office (1704), les
Jésuites surent encore prolonger la lutte ; et la publication
rég-ulière des Lettres édifiantes leur fut une arme excellente.
En 1742 seulement, une bulle de Benoît XIV prononça la
définitive condamnation. Déjà le public et les écrivains '
avaient récolté tous les fruits de cette querelle.
« Les autres missionnaires ne sont pas d'accord sur la
grande sagesse de ces peuples (les Chinois) avec ceux de la If
Compagnie de Jésus^ »; c'était là, en effet, le ton que tout
de suite la querelle avait pris. Pour se défendre, les Jésuites
devaient faire une apologie retentissante de la Chine; on
leur reprochait d'honorer « le démonde la Chine », « l'idole
Confucius » ; ils proclamèrent que c'était « un saint
homme... tout brillant de vertus » *; les honneurs qu'on lui
rendait, ainsi qu'aux ancêtres, n'avaient point du tout le
caractère d'idolâtrie; c'était un culte « civil et politique^ »,
de simples manifestations de la piété filiale, les témoi-
g-nag"es du souA'cnir reconnaissant que les Chinois gardaient
1. Voir surtout Saint-Simon.
2. Chansonnier de Clairambaull : recueil manuscrit, VII, i22: VU. 4ol;
X, 19.... etc. — Recueil manuscrit de chansons contre les Jésuites Biblio-
thèque Nationale), feuillet G. — Raunié, Chansonnier du XVIII' siècle. III,
117.... etc.
3. Enci/clopp(lie de D'Alembert et Diderot, au mot : Chinois.
4. Expressions prises aux chansons du temps.
0. Histoire apologélique de la conduite des Jésuites, 1100.
128 LA CONNAISSANCE UE L ORIENT.
(Iiiu (le leurs plus iirands hommes. Jusque-là rien «le
remarquable; mais il est curieux de voir comment les
Jésuites, ])Oussés par leurs adversaires, en vinrent à jus-
tifier, à louer et à exalter, dans leurs pamphlets, la Chine
«'iilièrc, catholique ou non catholique.
xVlors ils dessinèrent d'elle une image merveilleuse, plus
sublime encore que celle des Lettres édifiantes, parce
([u'elle était brossée d'ensemble et composée en vue de
l'effet; ce ne furent plus des croquis, des aquarelles, mais
un plafond majestueux, une immense fresque où tout était
simplifié et iii'ossi. Dans le royaume du Fils du Ciel vivait
un peuple vertueux, civilisé depuis les temps les plus loin-
tains; sa morale était sublime; quant à sa religion, évi-
demment elle n'était point catholique de nom, et on ne
pouvait tout à fait la comparer avec le christianisme ; mais, à
cela près, elle était d'une admirable pureté ; d'ailleurs, à qui
savait bien lire le chinois, il a|»paraissait que le dieu Xang-
'\\ ('tait de tous points conforme au dieu de la Bible et de
l'Evangile'. Comment voulait-on que ces hommes fussent
des païens et des idolâtres? par là les Jé&uites se trouvaient
justifiés de n'avoir pas été trop sévères à certaines de leurs
pratiques, mais en réalité c'était la Chine qui, dans l'opi-
nion (lu public, avait les véritables profits de l'aHaire^.
Les philosophes ne diroid pas mieux, mais ils le diront
1. R. P. Lonj-'oharili. Traité sur (iiiclijuos points de la rcli(jion (le< Chi-
nois, noi.
2. Les Mémoires sur rEslal présent de la Cliine de Louis Le Coinle (1696)
— ce livre ouvrit la pt'riofle la plus Apre de la luUe et en resta le plus
célèbre — sont d'une lecture bien curieuse. Le livre est dédié à Louis XIV,
et le père Jésuite ne craint pas dans l'épitre dédicatoire de mettre
rF.inpcreur de Chine en coin]iaraisoi) avec le Roi Soleil. — Parmi les
innombrables ouvrages que publièrent alors les Jésuites, Je cite, comme
les plus caractéristiques : Défense des nouveaiir Chrétiens de la Chine, 1(588.
— fvC Gobicn, llistnire de l'édit de l'empereur de la Chine, 1698. — L. Le
Comte. Lettre à monseir/neur le duc du Maine sur les cérémonies de la
Chine..., 1700. — L. Le Comte, Des cérémonies de la Chine..., 1700. —
Longobardi, Traili' sur f/iieir/ues points de la rclifjion des Chinois, 1701.
LES MISSIONS RELIGIEUSES. 129
avec d'autres desseins. Il est piquant seulement de cons-
tater qu'ils ont pris aux Jésuites certains de leurs arguments
contre la religion; et que (]onfucius doit aux mêmes
Jésuites le renom de sublime sagesse que l'Europe, depuis,
n'a cessé de lui accorder.
D'ailleurs les événements qui, en Chine même, appor-
tèrent à la querelle des cérémonies sa véritable solution ',
semblaient donner raison à la Compagnie de Jésus, puis-
qu'ils témoignèrent, à ses dépens, de la modération et de
l'intelligence du gouvernement chinois. L'empereur Kaiig-
hi, ami des missionnaires, en qui il voyait surtout des let-
trés, des savants et des mathématiciens, avait longtemps
toléré, et même encouragé, par des édits, le développement
de la relig:ion chrétienne. Il fut très étonné d'apprendre les
luttes qui mettaient si violemment aux prises les ildèles de
cette croyance étrang^ère; on le fit entrer dans le débat, on
voulut, chose singulière, qu'il s'en déclarât l'arbitre; il eut
la sagesse remarquable de ne point prendre parti. Bien
qu'il fût un peu revenu de ses sentiments favorables envers
le christianisme, il continua à accueillir et à bien traiter
les missionnaires. Ce fut seulement son fils Young-Tching
qui se décida à proscrire la religion chrétienne (1724) et
encore il semble bien qu'il y apporta une douceur et une
tolérance dont peu de pays au monde auraient pu oll'rir
alors l'exemple.
Les Jésuites avaient joué de malheur; ils avaient étroi-
tement uni leur sort à celui des Chinois; ils avaient serré
dans leurs bras ce modèle de la vertu orientale, et s'étaient
ainsi oITerts aux coups des méchants; on ne pouvait frapper
l'un sans l'autre; peut-être le Chinois ferait-il épargner le
i. Voir surtout le dernier chapitre du >iècli' de Louis XI V ou Voltaire
raconte avec assez d'exactitude et dhumour les derniers événements de
la querelle.
9
130 LA CONNAISSANCE DE L ORIENT.
Jésuite! Mais d'un tour de main le public défit ce cocasse
assemblag^e, il repoussa le Jésuite, et garda le Chinois pour
ami; même il eut la cruaulé d'ap[)laudir à la bastonnade
(jue le Jésuite rc(;ul du Chinois. Les philosophes firent grand
accueil à cet auxiliaire imprévu; et dès lors, sans que la
mode s'en lassât jamais, le xviii" siècle s'éprit d'un bel
amour pour les choses et les gens d'Extrême-Orient. Une
constatation le marquera aisément; la querelle comiuencc
vers 1G70 seulement à devenir bruyante; jusque-là, en
dehors des ouvrages des missionnaires, il n'a paru «jue
quatre ou cinq volumes sur la Chine et un pauvre roman'.
Mais aussitôt après, les volumes d'études et d'histoire se
multiplient-, et, à partir de 1690 (c'est-à-dire au moment
où la disj)ute des rites est la plus violente), la littérature
elle-même est gagnée à l'Extrême-Orient; lîegnard donne
ses Chinois en 1092, et dès lors les auteurs de comédies et
de romans firent maintes fois paraître dans leurs fictions les
petits hommes jaunes, lescha[)eaux à clochettes, les femmes
aux veux en amande, et les mandarins au bouton de cristal.
Par la révélation de l'Extrême-Asie, la littérature et le
goût public reçurent un élan tout nouveau, <jui ne se fatigua
point; et l'on ne peut contester aux Jésuites le mérite
d'avoir (huiné à l'Europe une image nouvelle de l'Orient,
l'I déterminé vers les pays exotiques un mouvement général
(le sympathie et d'allcnliou.
1. Ilitloire du gran/ roi/nioiir ilr la Chine., 1606. — 'Souvelh histoire de
la Chili", 1622. — M. Baiidier, llisloire de la cour du roi/ de la Chine, 162 i.
— Histoire universelle du grand myaume de Chine, IGi"). — Du Bail, Ae
Fameuj- Chinois, 1('>12. — (Voir aussi Axianiire et le roman chinois, 167").)
2. Parmi les principaux je noie : une réédition du livre cité de Hau-
dier, IfiOS; — Histoire de la conquête de la Chine, 1070; — La Chine d'Atlia-
nase Kirchcr, 1670; — InlorceUa, La science des Chinois, 1673; — Vogaqes
de iemprreur de Chine, 1685; — Le P. d'Orléans, Histoire des conf/uéranls
tartares qui ont subjugué la ('hine, 1688; — La morale de Confucius, 1688;
— Le P. Martin, Histoire de la Chine, 1692; — Bouvet, Portrait historique
del'emprreiirde Chine. 1697 ; — Bouvet, L'étal présent de la Chine, 1697,... etc.
Après 171)0 II' noiiilu'c au^'ineiile encore.
CHAPITRE V
ÉTUDES SUR L'ORIENT.
LES COMMENCEMENTS DE L'ORIENTALISME.
I. L'Orient et les savants; les études sur rOrient sont une véritable
source. — D'abord des vulgarisateurs: extension et progrès de la vulga-
risation.
II. Étude historique et géographique de l'Orient: elle est d'abord presque
exclusivement bornée à la Turquie. — Les grands travaux du xv!!!"" siècle
sur la Chine et le Japon. — L'histoire de l'Asie est fort bien connue
au xviir siècle.
m. L'orientalisme proprement dit. — Les origines : les savants du xvi"
et du xvii^ siècle : de Postel à d'Herbelot. — Développement de la
science nouvelle : état d'esprit des savants; l'Orient lettré et philo-
sophique.
IV. Les études orientalistes au xviir siècle : les savants, les travaux, le
public.
V. Principal résultat : les traductions des auteurs orientaux. — Peu
d'oeuvres littéraires proprement dites : surtout des ouvrages de morale,
législation et théologie. — L'orientalisme donne naissance à l'histoire
des religions : Zoroastre. Confucius et Mahomet. — Phases et progrès
de la connaissance de l'islamisme au xvn' et au xvnr siècle. — Naissance
vers 1""0, avec A. Du Perron, du vrai mouvement orientaliste.
I
De bonne heure le public français avait eu en mains les
éléments d'une sérieuse et personnelle information sur
l'Orient; il |»ouvait contrôler les relations des voyai:eurs
par des récits des missionnaires, puis, s'aidant d'autres
sources encore, se constituer une image particulière des
choses et des gens d'Asie. Mais un travail de ce genre, où
il faut de l'initiative, de l'intelligence et quelque méthode,
132 LA CONNAISSAN'CE UE L ORIENT.
n'était pas plus pour plaire aux lecteurs du w\f siècle qu'à
ceux d'aujounlhui. Volontiers ils s'en leniellaient à autrui
(lu soin (le dégager et de diriiier leurs iin[)ressions; modes-
tement ils attendaient ))Our les formuler que la formule en
eût été rédii:ée par d'autres. N'y a-t-il [»as, môme en ce
siècle, de fort honnêtes gens hien aises que le journal leur
dise au matin ce (ju'il faut penser de la pièce à la première
de laquelle ils assistaient la veille? A chacun son métier; le
spectateur regarde et le critique juge!
Les ouvrag^es où l'on |>arlait de l'Orient avaient des lec-
teurs jdus assidus que les autres; par goût naturel, parhal»i-
tude d'esprit, les hommes d'étude appliquaient à ces livres
modernes, les procédés, devenus chez eux presque instinc-
tifs, (pie d'ahord ils avaient réservés aux œuvres des
anciens : le rapprochement, le commentaire, la glose, la
(oinpilation, etc. Grâce à eux était née une image ahstraite
et sim|>le de liomc, tirée de Tite'Live et de Tacite, que les
auteurs de tragédie lâchaient à représenter sur la scène et
que le pul)lic acceptait avec confiance et respect. Aussi
jugea-t-on fout à fait naturel de demander aux historiens
et aux savants une conception commode et sùrc de la Perse
ou de la Chine. Il ne vint pas à l'idée que cette méthode
ahstraite d'études, indispensable à la connaissance de l'an-
li(|iiité, jiuisqu'elle est la seule possible, pouvait devenir
bien insuffisante, lorsqu'il s'agissait de nations modernes,
«le peujdes vivants, de civilisations actuelles. Mais déjà, et
plus encore qu'aujourd'hui, le public avait une déférence
de bon goût poui' la science officielle; d'ailleurs le doute
était impossible, tant les savants se montraient assurés de
leurs découvertes! ils ne se sentaient certes point de scru-
l)ulesà pai'ler de la Turipiie sans même connaître Constan-
tinople, ou à détailb-r la religion hindoue sans avoir de leur
vie entrevu seulement le profil dune pagode; on assure
LES COMMENCEMENTS DE L ORIENTALISME. 133
qu'il est aujourd'hui dans des Universités d'Allemagne de
doctes orientalistes qui n'ont jamais parlé ces difficiles lan-
gues qu'avec leurs livres, et jamais connu, en fait de
paysages orientaux, que les rayons de bibliothèque où se
succèdent les rébarbatives éditions des auteurs arabes ou
chinois. Ils étudient les langues de l'Orient comme des
langues mortes.
Quoi qu'il en soit, leur parole est de toute autorité; leurs
ouvrages, bien que composés parfois de seconde et de troi-
sième main, sont une souire que le public considère comme
originale. Ainsi en fut-il pour les savants, ancêtres des
orientalistes, qui pendant le xvn*" et le xviu'' siècle travail-
lèrent courageusement à déchiffrer les hiéroglyples de
l'écriture orientale, et à apporter dans le chaos des mythes
et des traditions d'Asie ce qu'ils pouvaient de lun>ière
scientifique; leurs œuvres ont été, pour la connaissance
de l'Orient, une source aussi importante peut-être que les
relations de voyage ou les lettres des missionnaires.
Ce fut d'abord, et pendant assez longtemps, un travail de
médiocre vulgarisation. La bonne volonté des auteurs était
grande, sinon l'exactitude et l'abondance de leurs connais-
sances; bien peu avaient vu les pays dont ils parlaient;
du moins, comme le vieil Hérodote fit pour les prêtres
d'Egypte, ils interrogeaient dévotement les missionnaires
et lisaient avec grand soin ce que les libraires d'alors
avaient imprimé sur l'Orient Sans contrôle, tout entrait
dans leur compilation; aussi nous paraissent-eUes aujour-
d'hui bien enfantines, par endroits, ridicules. Mais les con-
temporains durent les estimer de vrais trésors de faits et
d'idées. Les livres de Miditl Bauilicr' par exemple furent
très respectueusement- lus à l'époque (1620 ; leur auteur
i. Voir Biographie universelle de Didot.
2. Ses livres ont éU- plusieurs fois réédités dans le cours du siècle.
134 LA CONNAISSANCE DE L'ORIENT.
fut un infatiiiable vulgarisateur: le principal de son travail
allait aux antiquités de France, mais il n'en était point
lassé, et, avec une égale compétence, il écrivait une histoire
de la Turquie, une relation de la cour du roi de la Chine,
une étude sur le gouvernement turc, ou hien un traité sur
la religion de Mahomet'. Toujours l'o'uvre s'appelait his-
toire générale, comme il convient aux livres qui épuisent le
sujet. Baudier a tenu à nous avertir que le Languedoc fut
sa patrie; on eût pu, sans cetavis, parier qu'il était quelque
peu méridional, tant sa confiance en lui-même avait de
lionne humeur, tant il simplifiait et amplifiait avec désin-
volture les maigres renseignements qu'il avait recueillis.
Pour un peu il raconterait comme siennes les aventures
exotiques rapportées en ses livres. Un jésuite flamand lui a
dit grand hien de la Chine; aussitôt Baudier compose le
tableau d'un pays idéal ; les Chinois « vivent au milieu d'un
asseuré repos, comblés de toute sorte de félicités- »; le
jésuite a ajouté que les villes de Chine étaient fort grandes;
l'imagination de Baudier s'est excitée là-dessus; la ville
de Quinsav, dit-il. n'est qu' « un petit échantillon du
rovaume » et pourtant elle a « de diamètre ou de longueur
ce qu'un homme à cheval peut faire en un jour; sa largeur
est la moitié de cela; les faux bourgs contiennent tous
ensemble autant que la ville' ». On juge des autres villes! et
on juge aussi, à ces seuls exemples, du livre tout entier. Mais
s'il est vrai qu'une O'uvre de vulgarisation ne saurait être
exacte, et que la vérité doit y être un peu déformée et
apprêtée pour le public, il faut reconnaître que Michel Bau-
1. Inventaire de l'/iisloire générale des Turcs, 1017. — Histoire de la cour
du roij de la Chine, 1624 (rééditions 16i"i. 160"). — Histoire générale du
Sérail et de la cour du Grand Seif/neur, iG2i (rééditions 1020. 1038, 16.i2).
— Histoire f/rnérale de ta religion des Turcs avec la naissance et la mort de
leur prophrte Mahomet, 162"i (rééditions 1032. 1640, 1741).
2. Histoire de la cour du roi de la Chine, p. 10.
:5. .Même passage.
LES COMMENCEMENTS DE L'ORIENTALISME. 135
dier a fait d'excellente besogne; il s'est élevé en tout cas,
par son succès, bien au-dessus de tous ceux qui en même
temps que lui travaillèrent à la même tâche'.
On se contenta de cela, jusque vers le milieu du
xvn"^ siècle; alors vinrent des ouvrages mieux faits, et qui
ne sont plus à proprement parler des livres de vulgarisation.
Mais le besoin qui avait provoqué ce genre de livres ne dis-
parut point; et il y eut toujours une portion considérable
du public à qui il fallut préparer, sous forme d'une nourri-
ture facile à digérer, les connaissances, d'année en année
plus exactes, sur les pays d'Orient. Les auteurs ne manquè-
rent point; ce travail devenait d'ailleurs bien facile, puis-
qu'il suffisait d'analyser et de résumer les travaux des
vrais savants. A mesure que l'information se fit plus scien-
tifique, à mesure aussi les livres de vulgarisation perdirent
un peu de leur imprécision primitive. Le Dictionnaire cri-
tique de Bayle a sur l'Orient des articles qui certes ne sont
\/i point méprisables; les ouvrages du comte de Boulainvil-
. liers, relatifs aux Arabes -, sont d'une lecture fort instruc-
tive; tout ce que les rédacteurs de V Encyclopédie ont écrit
de l'Asie a été puisé à d'excellentes sources.
Mais ce sont là encore, si l'on peut dire, des œuvres de
haute vulgarisation : et, derrière elles, sur leurs traces,
profitant de leur besogne, sont venus quantité de livres sur
l'Asie, les mœurs et la religion de ses habitants. Anecdotes
turques, Anecdotes chinoises. Anecdotes orientales?,... etc ,
1. Je cite enlre autres : Esprinchard, llisfoire des Ollomnns, 1609; —
Chalcondyle, Histoire de la décadence de l'empire grec el de Vélablissemenl
de celui des Turcs. 1620; — Nouvelle Imtoire de la Chine, 1622; — Histoire
universelle du f/rand roi de la Chine, 16 io. — Voir aussi les Cosmograpbies
indiquées au ;" 2 du chapitre i.
2. Histoire des Arabes. 1"31. — La Vie de Mahomet, IT.'iO.
3. Anecdotes ou histoire secrète de la cour oltomine, 1722. — Anecdotes
persanes, 1727. — Anecdotes de la maison ottomane, ilid. — Anecdotes
vénitiennes..., 1740. — Anecdotes vénitiennei et tun/ues, 174 i. — Anecdotes
136 LA CONNAISSANCE I)K L'ORIENT.
tels sont les titres modestes et prévenants sous lesquels ils
se présentent à ronlinaire; le prix en était peu élevé, et la
lecture point difficile, a<^'-réinentée d'ailleurs de jolies his-
toires et de lieux communs d'une honnête morale. Moins
chers encore, et d'un format plus menu, les almanachs
poi'laient la connaissance de l'Oi-ient jusqu'aux limites
extrêmes de la vulirarisation : pour douze sols, quiconque
savait lire pouvait se donner « une idée ahréjL,n''e des
mœurs, usages et coutumes y^ de la Chine'. Ainsi fut mise
à la portée de tous une image de l'Orient, hien déformée,
il est vrai, par son passage à travers de multiples intermé-
diaires, mais d'une simplicité et d'une généralité si
commodes qu'elle était jiarfaitement intelligihle.
II
L'orientalisme, disent les dictionnaires, est « la science,
la connaissance de l'histoire, des langues des peuples
orientaux »; il seinhle hien en eflét que l'une et l'autre
soient inséparahles, et qu'on ne puisse étudier vraiment
l'histoire des nations d'Asie, sans connaître leurs langues
et leurs littératures. Mais, au xvu" siècle, cette union
n'apparaissait pas si nécessaire; puis, s'il avait fallu
retarder les recherches historiques jusqu'après le moment
où l'on posséderait tout à fait les parlers d'Asie, on eiU
risqué de ne les commencer jamais. D'assez bonne heure
il y eut, sur l'Orient, des travaux historiques et géogra-
phiques fort sérieux : les résultats en furent vite appré-
ciables.
Comme il était naturel, ce fut vers la Tunjuie d'abord
orientales, I7."i2 (plusieurs rééditions). — Anecdolcs chinoises, 1754. —
Anecdotes (irahes et musulmanes, 1""2.
I I. L'Aima uach c/iinois fiarail de lIGOà l'Cfi. Voir aussi VAlmnnnch Iw'C
LES COMMENCEMENTS DE L ORIENTALISME. 137
qu'on dirigea cette enquête d'iiistoire. Sur le détail des
événements eux-mêmes, déjà des livres avaient paru,
nombreux,; on s'était habitué par une attention plus que
séculaire à étudier et, par suite, à comprendre un peu cette
éternelle ennemie; les nécessités de la lutte avaient d'ail-
leurs poussé les chefs d'armée à chercher les secrets de sa
force; enfin la guerre incessante oii les peuples d'Europe
se relayaient contre elle, était une permanente invitation
au travail des historiens. Avec beaucoup de zèle, sinon
d'originalité, Mézerai, du Verdier, Stochove, Chassepol,
Ricaut', le plus célèbre, publièrent entre 1650 et 1700 des
histoires générales de la Turquie, soit d'énormes compila-
tions, soit d'exacts abrégés. Ces livres clairs et utiles furent
très lus (leurs rééditions suffiraient à le prouver), et
Ton savait au besoin y chercher une rapide documentation.
Ainsi, en 1672, à peine la tragédie de Bajazet a-t-elle été
représentée, que Donneau de Visé veut en critiquer la
valeur historique: deux ou trois jours suffisent à son ins-
truction et, tout plein de sa science vite acquise, il recons-
titue dans le J/ercwre-la vraie histoire d'Amurat, et déclare
impossible le personnage de Bajazet. Racine était allé aux
mêmes sources et il se défendait d'avoir manqué à la
vérité. Qui croire? le jugement était remis au public; et
c'est là en tout cas une preuve que, dès cette époque, l'his-
toire turque était assez connue, et que même on préten-
dait la connaître avec Une certaine exactitude.
\. Je cite parmi les livres d'Iiisloire (très non)breiix) les principaux
seulement : Mézerai, Histoire des Turcs..., 2 in-folio, lf,5û (rééd. I6<)2); —
Iloltinger, Ilistoria orienlalis, 16ol ; — Du Verdier. Abrégé de Chisloire
tir.t Turc.<!, 166.-;: — De Stucliove, L'Olhoman ou abrégé des vies des empe-
reurs, ifi6."); — Ricaut, U Estât présent de Vemi/ire ot/ioiuan (traduit de
l'anglais), ICÎO (rééd. lO""/); — De Chassepol, Histoire des f/rands visirs,
tii"'.t; — Ricaut, Histoire des trois derniers empereurs turcs, 1682; — Guilloli
Histoire du rèr/ne de Mahomet II, ifi82; — Iticaut, Histoire de l'empire
ottoman, 1709.
2. '.i janvier lti"2.
138 LA CONNAISSANCE DE L'OHIENT.
L'histoire de la Turquie fut presque seule d'abord à
bénéficier de ce travail consciencieux; c'est à elle du moins
qu'allèrent le plus g^rand nombre de livres et les meilleurs.
D'ailleurs, quand on comprit mieux le gouvernement du
sultan et qu'on eut commencé à deviner ses secrètes fai-
blesses, on eut moins d'estime pour lui; et c'est, comme
on verra, avec les premières années du xvui" siècle, que la
littérature retira sa faveur aux Turcs pour la donner à
d'autres hommes d'Orient. Les historiens furent dociles à
ce changement de goût; ils s'étaient justju'alors peu
occupés des autres nations d'Asie, et s'il avait paru des
histoires de Perse, d'Inde et de Chine, c'étaient à l'ordi-
naire des œuvres fort hâtives'. Mais le moment approchait
où l'Asie tout entière depuis la Corée jusqu'aux Darda-
nelles, sans en excepter le Japon, serait étudiée en des
livres d'histoire et de géographie, si bien faits qu'ils
purent devenir de véritables sources. On ne pouvait parler
t des Turcs sans citer Ricaut; on allait avoir pour le Japon
j l'autorité de Ka^mpfor et de Charlevoix, pour la Chine celle
' de Du Ilalde.
Ce fut vers 1730; presque en même temps parurent
\ Histoire naturelle, civile et ecclésiastique de rempire du
Japon par le voyageur allemand K;empfer- (1729); la
Description géographique, historique, chronologique, poli-
tique et physique de C Empire de la Chine et de la Tarlarie
Chinoise par le père du llalde' (173o); V Histoire et Des-
cription générale du Japon du \n'vv Charlevoix^ (1736). A
1. Voir les liisloires de la Chine, déjà citées, (ouvres des pères jésuites.
Voir aussi : Texeira, Histoire des rois de Perse (Irad. de l'espagnol), 1G81;
— Gervaise. Histoire naturelle et politique du royaume de Siam, IfiRS; —
Calrou, Histoire r/énerale de l'empire inonf/ol, 1705,... etc.
2. Deux in-folio d'abord publiés en anglais. Héédilé en 1731 et 1732; il
parut un abrégé.
3. Quatre in-folio et un atlas de 42 cartes dessinées par d'Anville :
nombreuses rééditions.
4. Deux gr. in-i" et neuf in-12. — Une nouvelle édition parait en I7;>i.
LES COMMENCEMENTS DE L'ORIENTALISME. 139
eux seuls, ces trois ouvrages pouvaient entasser sur les
rayons d'une bibliothèque le poids de dix énormes in-folio,
riches de renseignements précis, de détails statistiques,
d'anecdotes pittoresques, de gravures fort bien dessinées;
des cartes exactes accompagnaient les indications géogra-
phi([ues, des tables chronologiques éclairaient la confusion
de l'histoire; il n'était rien dit sur la morale, la religion,
la littérature et l'art des Chinois, comme des Japonais, qui
ne fût accompagné de traductions abondantes et longues
des livres originaux : partout un souci scrupuleux de citer
ses sources et de mettre les documents eux-mêmes sous les
yeux du lecteur. Les trois auteurs marquaient un égal
empressement à redresser les erreurs communes, et à
compléter les renseignements jusque-là donnés d'une
manière insuffisante. Chacun d'eux eût consenti sans doute
à signer l'œuvre des deux autres, tant l'esprit, la méthode,
et les détails aussi de l'exécution étaient identiques : on
eût dit qu'ils s'étaient partagé, par une laborieuse collabo-
ration, la tâche de faire connaître l'Extrcme-Orient; et il
pouvait paraître que toutes les parties de cette encyclo-
pédie, encore qu'ouvrées par des mains différentes, avaient
été si bien ajustées que l'ensemble en était .harmonieux.
Ce fut là un admirable répertoire scientifique, plusieurs
fois réédité en chacune de ses parties, auquel les roman-
ciers, les philosophes, les auteurs de théâtre, les historiens,
tout le monde se référa; Montesquieu, Voltaire et Rous-
seau citent en maint chapitre K^empfer, du Halde et Char-
levoix comme des autorités universellement connues, aux
affirmations desquelles on est sûr de voir tout céder aus-
sitôt. La masse et le poids de ces oeuvres empêchent de
— C'était la refonte complète d'un livre du même auteur paru en lTl."i,
sous le titre : Histoire de Vélahlissemenl, des progrès el de la décadence du
christianisme dans le Japon.
140 LA CÛNNAISSAXCR DE L ORIENT.
(lire qu'elles furent, pour la connaissance de l'Orient, îles
livres de chevet : elles évo<]ueraient plutôt, comme le
Dictionnaire crili//ite de Bayle, Timaiic d'un arsenal, ouvert
au pillage jmldic. dont on pouvait au i^rand jour emporter
toutes les éruditions et tous les arguments, au service de
toutes les causes.
Lamas était si abondant qu'on ne sentit pas la nécessité
de l'eniicliir encore, ou de recommencer cette œuvre sur
un nouveau plan. Jusqu'à la publication des Mrmoircs des
/nissionnaii'cs de Pékin, c'est-à-dire pendant près d'un
demi-siècle, il ne paraît plus de grande œuvre historique
sur l'Orient; ce sont des travaux sur quelques points parti-
culiers ', ou hien des compilations destinées à répandre les
connaissances que l'on considérait comme définitivement
acquises. Dès 1730 on avait traduitfle l'anglais une histoire
universelle du monde-, qui, comme plus tard V Essai sii7' les
tmeurs, s'ouvrait avec le tableau des anciennes civilisations
d'Asie. Plus tard paraissait en trente volumes une His-
toire moderne des Chinois, Japonais, Indiens, Persans,
Turcs,... etc., pour servir de suite à r Histoire ancienne de
M . liollin : assez bien accueillie pour qu'on en fît une
proni|»te réédition^; et peu après V Histoire r/énértilf des
II uns. Turcs, Mongols et autres Tatars de Guignes' pré-
tendit informer le public sur des nations d'Asie moins
connues que les autres. En môme temps d'Anviile pour-
I. Ontre les histoires déjà citées, relatives à Thanias Koiiii-Khan et
-^flengiskhan : Histoire de l'erse, 1740; — Histoire de Perse, 17o0; — De
Marigny, Histoire des Aralies, l"o4; — De la Flotte, Essais /listoriqites sur
rinde, 1769; — Mignot, Histoire de Vempire ottoman, 1771. — L'Histoire
^iierrile de la Chine du P. du Maille est contemporaine (1777, 13 vol. in-4")
des Mémoires sur les Chinois dont il sera parlé jikis tard.
'/ 2. Salmon, Histoire moderne ou état présent de tous les peuples du
monde. Anistcrdani, 1730... Le tome 1 est consacré à la Chine.
/ 3. Nouvelle édition, 17oo à 1776, 30 vol. — Voltaire en parle de façon
fort méprisante {Fragment sur VJnde, 1773, article 32).
'(. i7o6. V {0-4".
LES COMMENCEMENTS DE L ORIENTALISME. 141
suivait sur la Chine et sur llnde ses travaux cartogra-
pliiques'. Vers 1~60 Thistoire de l'Orient, longtemps
ignorée, était devenue une richesse solide et estimée,
incorporée tout à fait au domaine intellectuel, et dont la
f philosophie allait aussitôt tirer un précieux revenu.
i Aussi Voltaire eut-il beau jeu pour reprocher à Bossuet
' de n'avoir point parlé de l'Orient dans un livre qu'il inti-
tulait pourtant Discours sur V Histoire Universelle'-. Ce qui
n'était au xvn*' siècle qu'un oubli presque excusable, eût
été, cent ans après, une scandaleuse omission. On sait, et
on verra, combien, dans la plupart de ses écrits, et surtout
dans VEssai sur les Mœurs, Voltaire a donné place aux
anciens peuples d'Orient. Grâce aux très vieilles annales
des Chinois, il a pu reculer si loin dans le temps l'orig-ine
de l'histoire, que la limite établie par lui n'a été dépassée
que très tard dans le xix'' siècle. Le profit a été considé-
rable, (ju'y ont trouvé et la critique historique et l'esprit
philosophique : le mérite, sinon la gloire, en doit revenir,
pour une petite part au moins, aux travailleurs honnêtes
qui, comme le père du Halde, ont permis cet élargisse-
ment de l'esprit. Mais ce n'est là encore qu'un des aspects
sous lesquels il faut envisager les services rendus par les
premier orientalistes. En même temps qu'on constituait
l'histoire de l'Orient on en étudiait les langues; aux
savants comme aux bijoutiers, l'Asie était un champ iné-
puisable de pierres précieuses, une mer où étaient enfouies
des perles en nombre infini, et la dernière qu'on amenait
au jour paraissait toujours la plus belle.
1. Outre lalljum quil donna à louvrage de Du Halile, voir Écluircisse-
mentssur la carte de Vlnde, HoS, et les revues savantes du temps.
2. Par exemple, Dictionnaire philosophique, au mot Gloire, section m :
Entretien avec un Chinois.
142 LA CONNAISSANCK DE L ORIENT.
III
Le xvii'' siècle est « l'époque où se place la découverte,
pour ainsi dire, du monde littéraire des contrées exoti-
ques ' ». Les laniiues d'Orient, l'arabe du moins, n'étaient
pas tout à fait inconnues aux hommes du moyen àg-e; on
y était naturellement amené par l'étude de l'hébreu et du
syriaque, indispensables à une bonne connaissance de la
Bible ■^; quelques tirccs renégats, des musulmans convertis,
avaient pu en instruire de rares savants ; mais ceux-ci
étaient déjà assez affairés devant cette dure besogne, et ils
ne songeaient pas à publier leurs difOcultueuses trouvailles :
point de traductions véritables, point de grammaires, point
de dictionnaires. La prise de Gonstantinople, l'exode vers
l'Occident des Grecs instruits, l'élan donné par la Uéfoinie
aux recherches d'exégèse biblique, le prodigieux effort de
travail auquel se livrèrent les érudits de la Renaissance,
tels ont été les vrais prodromes de la future science orien-
taliste \ Dès le XVI* siècle il y eut des chaires d'arabe d;ins
les principales universités d'Europe : le Collège de France
ne man(|ua point à en créer une, lui aussi ; et il se vérifia
une fois de plus qu'il est, pour s'instruire, peu de moyens
aussi profitables (pie d'enseigner la science qu'on veut
acquérir! On pourra, si l'on veut, aller chercher dans la
1. Diigat, Histoire di'S orienlalisles de VEuropi' (ouvrage inacliovéi, t. I,
Préface, p. m. Voir, dans Laiiglois, Manuel de Bihliof/ra/j/iie historique,
p. 3lii, quelques indications sur les études orientalistes au xvii' et au
xvni' siècle.
2. Pendant longtemiis on ne sépara guère Tétude de l'arabe de ((die de
l'hébreu, du syriaque et du chaldéen. Nombre de dictionnaires et <le
grammaires, au xvi" et au xvii' siècle, unissent ces quatre langues. Par
exemple, et comme type, voir l'ouvrage de llottinger. iimmniatira r/iiatuor
lifif/iiarum hebraica, syriaca, chnldauti rt araliira, Heidelberg, 1058.
3. Le terme lui-même parait bien lard. L'Académie l'admet en l<S3o, et
il n'a guère paru qu'à la fin du xvni" siècle, au moment où précisément
se constituait le véritable orientalisme.
LES COMMENCEMENTS DE L'ORIENTALISME. 143
Gallia oriental is du vieux bibliographe Colomiès ', les
noms, obscurs et rébarbatifs, sous leur forme latine, des
savants français qui jetèrent sur les langues d'Orient toutes
leurs ardeurs de travail; pour la plupart ils se bornèrent à
l'étude de l'hébreu, mais quelques-uns déjà, comme Sca-
lig-er, Postel surtout, « lecteur des lettres grecques, hébraï-
ques et arabiques » au Collège de France -,^ parvinrent à
une connaissance véritable de l'arabe. 11 y avait des pro-
fesseurs; il y eut des élèves, et avec les premières géné-
rations du xvn'^ siècle, on put commencer le défrichement
d'un domaine, jusque-là si broussailleux qu'on n'en devinait
pas même l'étendue.
A vrai dire le travail orientaliste se fit à cette époque
surtout hors de France, en Angleterre et en Hollande^;
mais il existait déjà une sorte d'internationalisme de' la
science, et peu importait que les livres fussent édités à
Leyde, à Cologne, à Rome ou à Paris, puisqu'ils étaient
tous écrits en latin. Toutefois, même au xvii*^ siècle, il v
eut en France une série continue de savants qui furent
d'assidus orientalistes : Du Ryer, le premier traducteur
du Koran*; Thévenot, garde de la bibliothèque du roi ',
Vattier, professeur d'arabe au Collège de France; d'Her-
belot, enfin, l'auteur de la Bibliothèque orientale, sont les
moins inconnus parmi eux; mais il serait facile d'en citer
d'autres ({ui collaborèrent obscurément à cette tâche, gram-
mairiens, lexicographes et traducteurs.
Pendant cette première période, ce qu'on chercha sur-
tout à produire, ce furent « des instruments de travail...
1. Colomesius. Gallia orien/alis. ItiO.i.
2. Auteur, en particulier, d'une f.'r.immaire arahe. 11 avait vovaj.'é en
Orient. Voir \. Lefranc, Histoire du (Jollèf/e île France, p. 139 et 18i.
3. Erpenius, Bocharl, Castell, Gulius, llollingcr.
4. Avait été consul en Egypte,
b. Oncle du voyageur.
144 LA CONNAISSANCE DH L (HUENT.
pour pouvoir plus tard sonder ces immenses mines litté-
raires de rOrient ' » : et Ton pourrait écrire à la suite,
en une même liste, plus de vingt grammaires ou lexiques
qui parurent entre les Rudimenla f/ra/nmatices linrjuœ
turcicLv de Du Uycr (1630) et la /{//'Itolluu/ue orientale de
d'Herbelot (U>9")-. C'était là le plus pressé; aux troupes
qui demandent la bataille il faut d'abord des armes et
une tliéorie claire qui puisse en enseigner le maniement.
Mais à quoi bon tous ces exercices d'assouplissement si
l'on n"a pas occasion de les appliquer? 11 n'était pas à la
portée de tous d'acheter chèrement en Orient(|ue!(|ue manu-
scrit, pour le déchilîrer ensuite avec passion; on dut donc
se préoccuper d'éditer les textes orientaux eux-mêmes, on
grava les poinçons et les matrices nécessaires, on donna
aux imprimeries les sinueux caractères arabes. Dès
Louis XIII, on put publier quelques textes, et à la fin du
XVII' siècle l'imprimerie royale vint, avec ses belles édi-
tions, soutenir cet efTort de l'initiative privée ^
Le travail des fouilles n'était pas achevé , que déjà
s'élevèrent au-dessus des fondations, mal déblayées encore,
quelques pièces de la bâtisse future ; des traductions latines
ou françaises vinrent apprendre au public à la fois l'exis-
tence des savants orientalistes et celle d'une littérature
asiali(|ue; on put, de bonne heure, connaître Sadi, Pilpay
et Confucius, le Koran et quelques livres de philosophie
chinoise '' : alors les écrivains s'empressèrent de réfuter
1. Du^-'at, ouviiu/n cilr, Préface, p. xxviii.
2. Parmi les jirincipaiix : Grammaire araho (l'Krpeniiis, 1031; — Une
grammaire et un iliclioiiiiaire japonais piii)lit-s on 1032 par la Congréga-
U(in iJe propat/onda fide\ — l^îne grammaire persane, 16411; — Golins,
Diclioimaire arabe, 10.53; — lloUinger. Grammalica (jualuor linr/iianitn,
jC:;9; — Bibliollieca orientalix el Eli/ninloi/ium orientale. 1G6I ; — Thévenol,
Grammaire tarture, 1682. — Un dictionnaire persan, lOSl.
3. Dugal, ouvraf/e cilé. Préface. Les poinrons fnrent donnés en lOlH à
l'Imprimerie royale.
'». Voir plus loin dans le cours du cliaiiiu-e.
LES COMMENCEMENTS DE L ORIENTALISME. 145
Mahomet ou d'exalter Confucius, après avoir lu cent ver-
sets de Tun ou dix sentences de l'autre. Si superficielle que
fût cette érudition, trop prestement acquise, il n'y en avait
pas moins là de quoi modifier beaucoup la notion de
l'Orient.
A ces premiers orientalistes les encouragements royaux
ne manquèrent pas. Sur ce point encore, Colbert s'inté-
ressa beaucoup à la révélation de l'Orient. De même
<[u'il encourageait les voyageurs et surtout les commer-
çants, de même il lit donner des subventions aux savants;
il créa des chaires au Collège de France, institua des
« secrétaires interprètes du roi aux langues orientales »;
des missions archéologiques furent envoyées en Egypte,
en Asie Mineure, à Constantinople, plus loin même dans
rOrient '; des sommes importantes furent dépensées pour
l'achat de médailles et d'objets exoti(|ues; et le cabinet du
roi s'enrichit peu à peu d'une masse considérable de
manuscrits orientaux, que ne devaient pas épuiser, malgré
leur féconde curiosité, les traducteurs du xvui" et du
xix* siècle.
Ce premier élan vers l'étude scientifique du monde
oriental se termine à peu près à la fin du xv!!*" siècle : la
Bibliothèque orientale de D'Herbelot (1697) marque en effet
non pas un arrêt, mais comme une étape dans le dévelop-
pement de ces études : elle résume et codifie les eflbrts que
pendant plus de cent cinquante ans avaient accumulés les
savants de France et d'Europe. Cet énorme in-folio offre
à sa première page un interminable sous-titre (honnête
habitude qu'on avait alors d'inscrire en tête du livre tout
son contenu!) : Dictionnaire universel contenant f/énérale-
menl tout ce qui regarde la connaissance des peuples de
1. Osmonl. Missions archéolof/i/fues, déjà cité : il y eut au xvii' sièclt- au
moins huit missions en .Vsie.
10
146 LA CONNAISSANCE DE L ORIENT.
rurirni ',... etc. ; en elTet, dans le livre, comme dans le
titre, tout avait sa place : histoires, traditions, religions,
|toliti(|iie, sciences, arts, biographies,... etc. , le tout disj)osé
sous des ruhriques commodes, accompagné de tahles des
matières (jui en rendaient l'usage aisé même aux moins
érudits. On s'attend Jden qu'il y ait en ce livre beaucoup
d'erreurs et que la critiijue y soit généralement insuffi-
sante; néanmoins celle œuvre, aujourd'hui encore tenue en
grande estime, était une richesse extraordinaire pour une
science encore bien pauvre. 11 va de soi (ju'un tel instru-
ment de travail facilitait la tâche des savants, et rendait
possibles des découvertes nouvelles ; on eût dit de mul-
tiples sondages, exécutés méthodiquement sur l'emplace-
ment tout entier de l;i mine, jusque-là exploitée un peu au
hasard. Mais le public en lira lui aussi avantage : le livre
de D'IIerbelol devint une source où directement chacun
alla puiser, (piand i! voulut parler de l'Orient. Nombre
d'auteurs dramatiques et de romanciers, d'historiens ou de
philosophes, avouent ce (piils lui doivent; mais combien
se taisent qui l'ont effrontément |>illé!
Déjà au moment où paraît la Blhliothèqne orientale, une
nouvelle génération d'orientalistes est arrivée à maturité.
Mais avant d'étudier cette seconde période, qui va de Gal-
land et de Petis de la Croix jusqu'à Anquetil du Perron,
il faut dire en peu de mots quelle contribution les orienta-
listes de la iiremière heure apportèrent à la conception
du public sur l'Orient. Comme ils furent les premiers à
l'œuvre, ils purent la marquer au coin de leur esprit; et
1. Voir en 16o8, du même genre, mais moins consiilér.-il)lc : llollingcr,
Promptuarium seu Bihliolkeca orienlalis. Le (liclionnairc de D'IIerbelol a été
publié après sa mort et achevé par (ialland. Il y eut plusieurs rééditions,
IITH et 1"". En 1780 parait un Supplément, par Visdelon et Galland. Il y
eut un abrégé en 1*82 — el une nouvelle réédition en n97.
LES COMMENCEMENTS DE L'ORIENTALISME. 147
leur influence fut, sinon plus scientifique, du moins plus
générale et plus profonde que celle de leurs disciples.
Or leur état d'esprit était bien sing-ulier: a quelques
exceptions près, ils n'avaient point voyagé en Orient : toute
leur science était livresque. Tout ce qui était écrit leur
paraissait vrai; si Confucius émettait de belles maximes,
c'est donc que les Chinois les mettaient en pratique. Un
livre de théologie, un traité de philosophie devenait l'image
exacte de mœurs réelles '. Puis la lecture des manuscrits
orientaux était assez difficile pour que le savant eût le droit
de s'extasier sur son propre travail : à travers la fatigue
de son esprit contracté, les pensées ordinaires revêtaient
une beauté singulière, et les sentences remarquables deve-
naient des traits de sublime philosophie. Peu à peu l'érudit
s'enthousiasmait - : et l'imprimeur n'était pas loin (jui
reproduirait son latin cicéronien ou ses phrases oratoires
en l'honneur de Confucius. La Chine des savants fut plus
merveilleuse encore que celle des missionnaires; elle ne
devait être dépassée que par celle des philosophes!
Au frontispice d'une dissertation latine ^ l'érudit Spize-
lius fit représenter un mandarin assis, au travail, avec un
serviteur tenant au-dessus de lui une grande- ombrelle :
c'était bien ainsi que les savants devaient imaginer la
Chine, et avec elle un \)C\i l'Orient tout entier. De la Chine
des missionnaires ils avaient surtout retenu ce qui était
dit des mandarins et des lettrés; ils admiraient ce pays
étonnant où, l'empereur étant lui-même un érudit, toutes
1. Voir, par exemple, Lettre du P. l'arcnnin au «lirecteur de l'Académie
des Sciences, 1 1 avril 17:50.
2. Voir, dans Marmonlel, Mémoirrs, liv. VI, un amusant portrait de
Mairan. ■• Il était quelquefois soucieux de ce qui se passait à la Chine;
mais lorsqu'il en avait reçu des nouvelles,... il était rayonnant de joie....
Quelles âmes que celles qui ne sont inquiètes que des mu-urs et des arts
des Chinois ! •
3. Spizelii de Re lillrraria Sinensiiim Comme nlarius, Leyde, ICtJO.
148 LA CONNAISSANCE DE LOIIIENT.
les gloires, tous les honneurs, toutes les charges }iubliques,
et, avec elles, les richesses, allaient aux hommes d'étude.
Leur enthousiasme débordait d'autant jtlus volontiers
qu'en faisant l'éloge des mandarins, leurs collègues loin-
tains, ils avaient vaguement conscience de rehausser leur
propre dignité. Tout sujet leur ('tait hon pour arriver à
ce thème favori. Isaac Vossius ', écrivant un traité sur
l'antiquité du monde, est amené à parler des tables de chro-
nologie chinoise, récemment révélées par les Jésuites.
Immédiatement il s'exalte : le pays où l'on fait de si belle
chronologie est un pays merveilleux; point de guerres,
point de querelles, on s'adonne uniquement au jilaisir et à
la contemplation de la nature : les étrangers qui y vont
n'en veulent plus revenir ^. Tous les savants répétaient le
même cantique de doctes louanges '.
Mais une autre raison les inclinait à tant de bonne
volonté vers l'Orient. En général, malgré une déférence
tout extérieure, ils n'avaient pas beaucoup de sympathie
jKiur l'Eglise qui, uu siècle au|>aravant, persécutait leurs
devanciers, et surveillait encore leurs |tropres travaux avec
hostilité. Or ils s'aperçurent que cet Orient, si vanté parles
Jésuites, on pouvait le retourner aimablement contre la
religion, sans (pie d'abord personne prît garde à ce détour:
ou dirai! de Mahomet ce qu'on n'osait dire de Jésus-Christ,
et 1 ou conslaterait que Coufucius avait fort bien agi en
prati(|uaut des maximes tout opposées à celles de Home.
1. Voltaire, Essni sur les Mnurs, chap. ii : ■■ Dans le siècle passé nous
ne connaissions pas assez la r.liine. Vossiiis l'admirail en tout avec exa-
gération.... •
2. De vera aetate mundi, [tW-'i. p. II. Voir Spizelins, Ouvrage cité, p. 1.
;î. Sur les conlradideurs, voir Voltaire, Hssai sur les Mœurs, chap. ii, et
l'arlicle de VlCnri/ctopédie i\c D'Alcinhcrt sur les Chinois. — Au xviii' siècle
encore Le Beau citera, comme comble de gloire pour VAhréfjé chronolo-
gique du président llénault, ce fait qu'il a été traduit en Chine. {Histoire
de V Académie royale des Inscriptions et Belles-Lettres, XXVIIL 135.)
LES COMMENCEMENTS DE L'ORIENTALISME. 149
De cette tactique les érudits (\a xvii'" siècle usèrent en géné-
ral prudemment, mais parfois des scandales éclatèrent,
assez bruyants pour que les libertins et les philosophes
fussent avertis de l'excellence de cette méthode. Ainsi le
mathématicien Wolff fut accusé, condamné et exilé, pour
avoir à Hall, dans une cérémonie académique, prononcé
l'éloge de Confucius ' ; ne le mettait-il pas en effet au rang
des grands prophètes de toutes les religions, et parmi eux
de Jésus-Christ"! L'affaire eut assez de retentissement
pour ([ue Voltaire en ait dit quelque chose dans son Dic-
tionnaire philosophique ^; s'il avait fallu lui faire un procès,
à lui, toutes les fois qu'il eut recours à cet ingénieux pro-
cédé, il aurait lassé les juges par ses récidives.
Cette vision d'un Orient idéal et d'une Chine philosophe
ne pouvait que plaire aux hoinmes du xvm' siècle. Aussi
les nouveaux orientalistes, s'ils ont perfectionné admira-
blement la science quils avaient héritée do leurs ancêtres,
n'ont pas manqué de l'entreprendre dans le même esprit.
Pendant tout le siècle des Encyclopédistes, la révélation
scientifique de l'Orient fut plus d'une fois détournée au
profit de la libre pensée; les orientalistes eux-mêmes n'y
faisaient point difficulté; et si cela risquait de devenir une
faiblesse plus tard, cela fut d'abord une force, puisqu'il
fut ainsi possible au public de s'intéresser à des sciences
un peu rébarbatives.
IV
Ce qui man(|uait à tous les premiers orienlalistes
presque, c'était d'avoir eu occasion, ne fùl-cc qu a un
1. Oratio de Sinnrum p/iilosop/iia praclica 12 Juillet 1121). Francfort-
9ur-Ie-Mein, 1726.
2. P. 2i.
3. Au mot CiiiNK. section ii.
150 LA CONNAISSANCE \)K L'iHUENT.
moment (le leur vie, iVentondre parler dans le pays même
les langues qu'ils étudiaient. Or, avec les j)remières années
du xvnr siècle, il sembla que celte cause d'insuffisance, de
retard du moins, allait disparaître. Alors « la résurrection
des lani,mes orientales commença sérieusement' ».
Entre autres bonnes besognes, les savants Jésuites,
envoyés à Pékin en lOGo, eurent soin de recruter, parmi
leurs confrères plus jeunes, des disciples quils associèrent
bientôt à leurs études de littérature et de pbilosophie chi-
noises. Ainsi le P. de Premare et le P. Visdelou purent
devenir d'excellents sinologues à qui ne manquèrent ni la
prati(|ue, car ils vivaient parmi les lettrés chinois, ni la
théorie, puis(ju'ils avaient été formés auprès des meilleurs
maîtres qui fussent à l'époque-. Pareille bonne fortune
vint, dans le même temps, échoir aux autres pays d'Asie:
Colbert, très préoccupé des choses d'Orient, avait envoyé
dans le Levant (piebpies jeunes gens, et parmi eux F. Petis
de la Croix, pour étudier la langue du pays et devenir par
la suite sccrclaires-inlerpri'lcfi du roi. Celle idée n'eut
d'abord qu'un commencement d'exécution, mais des décrets
royaux lui donnèrent bientôt la forme d'une institution
régulière^; il y eut un corps ([a?, jf.uncs de langues, c'est-à-
dire une manière déjà (VEvole des latiffiics orientales. Des
jeunes hommes vinrent à Paris, aux frais du roi, pour
apprendre l'arabe, le turc et le persan; delà on les envoyait
à Conslanlinople, où ils perfectionnaient leur science. A
leur retour, ils n'étaient point onbiic's; nommés secrétaires-
interprètes du roi, gardes de la bibliolhè(jue royale, pro-
fesseurs au Collège royal, ils avaient le loisir et les moyens
1. Outrât, ouvru'/p cité. Préface, p. xv. — Voir Osmont, oiivrai/e cilé. —
Cordier, Fraçimenl d'une histoire de.t éludes c/iinoises au XVIIl' siècle.
2. Voir surtout les ouvrages de Masson cl ihi Foiirmont sur l;i langue
chinoise.
:i. if.'j9, ni 8, 1121.
LES COMME.XCEMENTS DE L ORIENTALISME. loi
Je traduire les manuscrits orientaux, longtemps entassés à
Paris, comme un luxe inutile. Galland ' et toute la famille
des Petis de la Croix- furent de ces jeunes de kingues : les
traductions des Mille et une iXuils et des Mille et un Joutas,
sans compter maint autre conte persan ou turc, disent assez
les services que cette institution rendit à la connaissance
de l'Orient.
Le premier fut de donner aux études savantes un regain
puissant. Deux institutions favorisèrent surtout ce mouve-
ment : le Collège de France, l'Académie des Inscriptions et
Belles-Lettres. Depuis l'époque de sa fondation, le Collège
royal avait eu son professeur d'arabe, et il avait été long-
temps la seule école française où l'on put s'instruire des
langues orientales; au xviii'" siècle il y eut deux cours
d'arabe \ et on y enseigna par surcroît le turc et le persan;
les Petis de la Croix, les Fourmont, de Guignes, Deshaute-
rayes, Gardonne y furent professeurs et ce ne sont pas les
moindres parmi les orientalistes de l'époque. Aux pre-
miers on put reprocher de n'être que des demi-savants,
trop vite improvisés, et de garder, sous la dignité nouvelle
de l'appareil universitaire, les habitudes d'esprit qui avaient
fait leur fortune de drogmcui; mais à l'œuvre on connut
bien qu'ils étaient d'estimables ouvriers ; leurs élèves ne
lardèrent pas à compléter, jiar une science plus rétléchie, ce
qu'il pouvait y avoir eu d'insuffisant dans le travail de leurs
maîtres. Beaucoup allèrentvers cet Orient quils étudiaient, et
y passèrentde nombreuses années comme interprètes, comme
consuls* ou simplement comme chargés de mission '.
I. (ICi6-171r)). Suivit l'ambassadeur Noinlel à Conslanlinople.
•2. Le grand-père, peu connu : — puis Franrois (1003-1113). le plus célélire;
— puis A.-L.-M. Pelis, le fils de ce dernier (1098-n.H). Ils furent tous
les trois même fortune et remplirent les mêmes fonctions.
3. A. Lefranc, ouvrar^e cité, p. 2.-12.
1. Par exemple, L.-J. de Guignes, Cardonne.
0. Mission de Lucas, Fourmont et Sevin. Missions en Chine.
132 LA CONNAISSANGK DE L'ORIENT.
()(i n'rlait j>oint [irofesseur d'arabe ou de persan au Col-
lège Royal, sans que l'Académie des Inscriptions et Belles-
Lettres tînt à honneur de vous élire parmi ses membres :
dés sa réortianisation au début du xvnr siècle, elle donne
à lii connaissance de lOijciit une bonne [>artie de son acti-
vité'. A mesure que le siècle s'avança, les communications
sur les pays, les langues et les mœurs d'Asie devinrent
plus nombreuses. L'estime où Ton tenait leurs auteurs, le
bruit qu'on menait autour d'elles dans le monde savant,
n'étaient pas de pauvres encouragements aux érudits :
quebjue attrait qu'olTrent, de soi, les 214 clefs de la langue
chinoise, le système théologique des mages, ou l'écriture
hindoue, on les étudie plus agréablement si l'on espère
pouvoir faire apprécier en docte compagnie l'ingéniosité et
la science dont on a fait preuve. Puis les discussions, les
polémiques quelquefois, surtout quand on y mit la dose
«l'acrimonie convenable, ne furent pas inutiles à l'avance-
ment de l'orientalisme : de Guignes et Deshauterayes dis-
putèrent longuement si les Chinois étaient ou non une
colonie égyptienne : on n'en tira guère de conclusion
solide, mais la Chine et l'Egypte n'en furent que mieux
connues.
Le recueil de l'Académie des Inscriptions et Belles-
Lettres- et \o JûurudI des Savants^ sont sur toutes ces
questions d'une constante richesse. Fréret, Fourmont, de
Cuignes y |tarlèrent de la Chine ; Mignot et plus lard
Auquel il du Peiron s'intéressèrent à l'Inde, l'abbé Fou-
cher expliqua la religion des Persans : Cardonne et Bré-
(|uignv se réservèrent aux Arabes, aux contes turcs et au
1. Maiiry, Ilifloire de l'ancienne Académie des Insvrifilions et lielles-
Lellres. 186-2.
2. Voir la liste des mémoires dans la BibUof/irip/iie des Suciétés savante--
de Las le y rie.
3. Voir ses Tables fiénérales.
LES COMMENCEMENTS DE L'ORIENTALISME. i:i3
Koran, etc. Il y a là toute une collection de travaux, en
général fort intéressants, toujours sérieux et documentés,
qui sont en bonne place à côté de minutieux commentaires
sur des vers grecs, ou de recherches érudites sur l'ancienne
histoire de France.
La matière même des mémoires, leur érudition longue-
ment préparée furent chose dont le public ne tint guèr«
compte, puisqu'il ne les lut pas. Mais on fît causer les
savants dans les salons et leur science dut se parer de
quelques dentelles; on interrogea les critiques dont c'était
le métier de lire les gros livres; et alors on put parler
de la Chine et de la Perse, avec la même incompétence et
le même entrain dont furent victimes de nos jours la tiare
de Saïtapharnès, la courtisane Thaïs, les fouilles d'Antinoë,
tant d'autres trouvailles savantes que le journal et Yiùter-
view déflorèrent, à peine écloses. On en parla mal, soit;
mais on en parla, ce qui était bien; mieux encore, on se
persuada qu'il en fallait parler. Dans un mémoire Four-
mont avait exposé à l'Académie des Inscriptions et Belles-
Lettres combien l'étude de ces langues orientales serait utile
au progrès de l'histoire '; Boulainvilliers, dans un livre de
vulgarisation, reprend à son compte ce développement', et
le public, après lui, le répète. De grands seigneurs amateurs,
comme le comte de Caylus, daignent faire entier les choses
d'Asie dans la collection de leurs bibelots scientifiques, et
honorent les orientalistes d'une particulière [)roteclion; ils
consentent même parfois à signer de leur nom les livres
que ceux-ci ont écrits ^ A la suite des savants viennent les
connaisseurs; après les revues érudites il y a les journaux
1. Mémoires de l'Académie, VU. 21D icomnuiniialioii faite au (Iclml
de 1730).
2. Histoire des Arabes, 1731. p. 6 et 8. .
3. De Caylus a signé les Conte.i orienlaiu:, 171:5, trailuils iiar iha jeunes
de langues.
154 LA CONNAISSANCE DE L ORIENT.
littéraires: tous, plus ou moins, se croient obligés de faire
connaître df temps en temps, an public, les dernières affir-
mations de la science sur la cbronoioiiic chinoise, ou bien
ce que l'on a inventé de plus nouveau sur Zoroastre.
Quelques-uns, le Journal clrn>if/cr* entre autres, ont même
des correspondants en Orient et se font envoyer des
articles sur les poètes araltes. Des journaux cette mode
passe aux conversations : on cause sur l'Islamisme et les
Chinois-; Grimm ne manque p^s d'informer ses correspon-
dants de la dispute qui mit aux prises de Guignes et Des-
hauterayes sur l'origine égyptienne des Chinois': Diderot
écrit soigneusement à son amie Soj)hit' Volland les progrès
qu'il fait dans la connaissance du Koran*. Dref, les décou-
vertes de rorienlalisme reçoivent, avec la vie de société, si
développée au xviu' siècle, toute la dilTusion dont elles pou-
vaient avoir besoin.
Les résultats les plus immédiatement sensibles de toute
cette activité scientifique furent les traihictions d'ouvrages
orientaux, successivement mises aux mains du jiublic.
Quelles étaient ces traductions et (pic hii ap[)rironl-('lles de
nouveau sur l'Orient?
Les œuvres littéraires proprement dites furent peu con-
nues, et le xvni" siècle ignora l'imagination épicpie de
l'Inde, la fantaisie capricieuse et outrée du lyrisme chi-
nois, la poésie ingénieuse et compli(juée des Arabes'. On
1. ITSl <i 1"(;2, el i)liis lard la Gazelle lilléraire, 17G:i.
2. Diderot, LoUre à Mlle Volland, du 30 octobre ['">9.
3. Correspondance littéraire, l'a sepleiiibrc l".")'.). Voir Voltaire. Lettres
à M. Pauir, 17"(i.
4. 8 novembre 1759, septembre, octobre el novembre 1700.
•ï. Exci'plor les traductions d'auteurs chinois parues dans la Description
LES COMMENCEMENTS DE L'ORIENTALISME. ir,5
soupçonna bien un peu leur existence, mais il fallut
attendre la fin du xvui" siècle pour qu'on songeât à inté-
resser les Français à la littérature des Turcs', ou pour
qu'on traduisît le drame exquis qui conte l'amour et
l'infortune de Çakountala-. Aussi Marmontel, dans les
articles de littérature qu'il donna à Y Encyclopédie, paraît
ig-norer tout à fait l'existence des poètes persans et des
auteurs hindous : il n'est jamais question chez lui que de
l'antiquité, des classiques français, ou bien des italiens^.
Il était pourtant convenu que Y Encyclopédie était le réper-
toire universel des connaissances du siècle : si ses rédac-
teurs ne parlaient point des littératures de l'Orient,
c'était apparemment qu'on ne les connaissait pas.
On n'avait g^uère en réalité traduit que quelques recueils
de contes : les récits des fabulistes d'Asie, où le moyen âge
et La Fontaine étaient allés puiser leurs apologues, les
livres de Pilpay et de Lokman*. Cela ne parut point très
oriental, tant les auteurs français avaient donné à cette
matière un peu sèche l'habit et le caractère modernes. En
revanche les traductions des Mille et une Nuits, des Mille et
un Jours, àcY Histoire de la sultane de Perse et des visirs, qui
restent l'œuvre principale de (lalland et de Petis de la Croix,
furent accueillis avec un immense succès ^; et le public, à
</e la Chine du P. Du Halde, .1735, en particulier « Tchao-Clii-Cou-Culli •■.
tragédie cliinoise, source de l'07-/ifielui de la Cfiine de Voltaire.
1. Par exemple : Toderini, De la lUléralure des Turcs, \~H).
2. Traduit en anglais en 1780, fut connu en France d'abord par des
articles de revues, puis par une traduction publiée en iS03.
3. Ces articles ont clé réunis en un volume sous le titre : Éléments de
mtéralure.
t. Livre des Lumières, 1644. — Les Fahles de Pilpaij, 1098. — Les contes
et fables de Uidpni ut Lokman, 1724. — De Caylus, Contes orienlaiir, 1713.
— Contes persans, 1769. — Contes et fables indiennes. 1778 (conlinualion
par Cardonne du recueil de 1724, d-uvre de (lalland). — Nouveaux contes
orientaux (par de Caylus), 1780,... etc.
.0. Les Mille et une Suifs, contes arabes traduits du turc (par Callandi,
t. 1, 1704. — Histoire de la sultane de l'erse et des visirs (par P. df la
156 LA CONNAISSANCE DK L UlUKXT.
travers la traduction incomplète de Galland, à travers la
prose de Petis de la Croix habillée à la mode du jour par
Lesage, eut une véritable impression d exotisme :
Les coutumes et les iiKrurs des Orientaux, les cérémonies de
leur religion, disait le premier volume des Mille et une Nuila, y sont
mieux marqués que dans les auteurs qui en ont écrit et que dans
les relations des voyagi'urs. Tous les Orientaux, Persans, Tartares et
Indiens, s'y font distinguer et y paraissent tels cju'ils sont depuis
les souverains jusqu'aux personnes de la plus basse condition.
Ainsi, sans avoii' essuyé la l'atigue d'aller chercher ces peuples dans
leurs païs, le lecteur aura icy le plaisir de les voir agir et de les
entendre parler '.
En elTet le lecteur y jtrit un tel [daisir (|u"il fallut
presque aussitôt satisfaire, par d(> nouveaux livres, sa
curiosité enfin éveillée : chose extraordinaire, on la calma
avec de fausses traductions et par des pastiches. Pourlant
la Hihliothèijiie royale était pleine de manuscrits orientaux;
Galland et Petis de la Croix avaient même laissé des tra-
ductions inédites : Lesage fut chargé de les donner au
|>uMic, mais il n'en fit rien -; et ainsi fut renvoyée à un
autre siècle la révélation véritable des aiuvres littéraires
de l'Asie, inaugurée pourtant avec un tel éclat.
Si peu noiuhreiises (ju'aicnl été les traductions de ce
genre, du moins elles donnèrent de bonne heure quelque
idée du |)arler oriental et du style fleuri des Turcs : « Votre
cœur soit toute l'année comme un rosier fleuri.... il dit
•pie le ciel vous donne la force des lions et la prudence
des serpents. » A ces paroles de Covielle le public ne se
méprenait pas, et Ion n'avait guère besoin de lui ap[)rendre
que « ce soiil façons de parler obligeanles de ces pays-
Croix). n07. — L'-s Mille el un Jours, contrs pursans (par P. de la <:roi.\).
Voir deuxième partie de ce travail, chap. lu.
1. Avertissement ilu tome I.
2. L. Clarelic, Lesar/e romancier, p. 51.
LES COMMENCEMENTS DE L'ORIENTALISME. i:i7
là' ». Les « paroles remarquables, les bons mots et les
maximes des Orientaux - » s'étaient assez vite répandus
pour qu'on aimât leur style figuré, leur manière originale
d'exprimer par de vives images les idées les plus abstraites.
Ce qu'on apprit des Chinois vint confirmer ce qu'on savait
des Arabes : et il se f<»rma peu à peu une notion conven-
tionnelle sur le goût oriental :
Ils se piquent dans leurs usages, dans leurs productions, dans
leurs actes et dans leurs ouvrages, d'une certaine originalité bizarre
qui non seulement les empêche de copier aucun autre peuple, mais
leur défend d'imiter la nature '.
Quand on voulut faire du chinois, de Voriental, on se crut
donc invité à être bizarre, à « violer la nature » : les auteurs
de roman n'y manquèrent pas. non plus que les artistes,
décorateurs de meubles ou dessinateurs d'estamjies.
Mais les fables et les contes d'Orient n'avaient pas été
seuls à attirer l'attention des érudits; et ce furent surtout
les livres d'histoire, de législation ou de théologie qu'ils
répandirent, dès le xvn" siècle, par leurs traductions : chro-
niques mahométanes, turques ou persanes*, livres sacrés
de l'Arabie ou de la Perse', poèmes didactiques sur le
gouvernement*..., etc. Pourquoi s'intéressa-t-on avec une si
1. Bourgeois Gentilhomme, acte IV, se. iv.
2. Galland, Les paroles remarquables... des Orientaux, 1094.
3. Griiiim, Correspondance, littéraire, 15 mai i7ï6.
i. Vatlier : Traduction d'El Marin. 16o7; — d'ibn .\rabnach, 1658; —
d'un livre sur Tamerlan, 1658; — Tableau rjénéral de Cempire ottoman,
1695; — un livre sur Gengiskhan. llll; — Zafer .\ameh. 1722; — Le
canon de Soliman, 1725; — Mémoires de Sélim, 1735: — Histoire de Sader
Chah. 1770.... etc.
5. Le Koran. trad. de Du Ryer, 1647 (voir plus loin). — lEn 1641. Si/nopsi.^
proposilionum sapientiae arahicorum philosop/iorum.) — Et trait du Zanda
Vastav, 1667. — y^inarum scientia..., 1672. — Confucius, 1687. — Le Koran,
traduction de Marracci, 1698. — Helif/ion des Turcs, 1704. — Spécimen
doctrinae leterum Sinarum, 1724. — Zoroaslre. 1751. — Le C/touking, l"0.
— Zend Aiesta, 1771. — Le Koran de Savary. 1783.
6. Gulistan ou l'empire des roses, 163 4. — Nouvelles traductions en 1704
et 1789.
138 LA CONNAISSANCE DE L'ORIEXT.
vivo ruriosité aux reliiiions d'Orient? C'est apparemment
que les Français y étaient comme poussés par la tendance
commune de leurs pensées. Au xvu' siècle ils étudiaient
les svstèmes tliéologiques de l'Asie pour y trouver matière
à des apoloiiies du christianisme; au xvni' siècle, Mahomet,
Confucius et Zoroastre seront appelés à la rescousse dans
la grande lulte contre « l'infâme ». De toute manière, la
pensée religieuse, soit qu'il fallût la défendre ou la jeter
bas, a eu sa place parmi les préoccupations les plus chères
diin INisral ou d'un Voltaire, et, avec eux, de tous leurs
contemporains. Or les études orientalistes, en révélant
d'autres religions que le judaïsme, le protestantisme, et
les mythes de l'antiquité, ont élargi tout d'un coup jusqu'à
l'intîni la matière de ces discussions; grâce à elles, il a pu
se constituer, encore incertaine au début, une science
nouvelle : l'histoire des religions.
L'islamisme, les dogmes de Zoroastre, la philosophie de
Confucius, tels sont les trois grands systèmes religieux '
que l'orientalisme naissant révéla, pendant le xvn' et le
xvin" siècle. Zoroastre d'ailleurs resta presque inconnu
jusque vers 1770; on s'était contenté, à son propos, « d'un
ramas d'incertitudes et de contes bigarrés- », on avait vu
en lui un grand magicien, propre surtout à embellir par ses
encliaulcmcuts qnehjue scène d'opéra''; et lorsqu'AiHpndil
du Perron vint éclaircir, par ses études et par sa traduction
1. On prit riiabilmlc île les unir. Ainsi Zoroastre, Confucius ri Miilvmit'l ,
par M. (le Pasloret, 1788.
2. IJayic, Diclionnuire critit/ur au mol Zoiioasthe. Il a paru sur lui jus-
quVn 1770 : Histoire de la relif/ion des anciens l'ersans, ifiO"; — liclation
nouvelle du Lerant, lUTl (détails sur la religion des Perses), rééd. 1091 ;
— \\\A\i,UisloriareUrjionis veterum Persarum, 1700, rééd. 1700; —Zoroastre,
traduit du chaldéen. 1751; — Abbé Fouclier. Traité historique de la rcli-
f/iou des Perses 17()2. (\oir Mémoires de l'Ac. des Inscript, et Belles-Le lires,
t. X.VV et suiv.)
3. Zoroastre, de Cahusac el Hameau, 17 iO cl 17b6.
LES COMMENCEMENTS DE L'ORIENTALISME. 159
du Zend-Avesta, l'idée confuse qu'on en avait', il était trop
tard pour que la littérature et la philosophie du xviii'' siècle
pussent en tirer un sérieux profit. Quant à Confucius et
aux livres sacrés des Chinois, on les considéra toujours
plutôt comme des œuvres morales que comme la Bihle
d'une religion chinoise-. Il reste donc surtout l'islamisme;
et c'est en eiïet par Mahomet et le Koran que commença
la naissante histoire des religions : aussi est-il utile d'indi-
quer la fortune, à travers le xvn'' et le xvui' siècle, des
études islamiques. C'est là en définitive le plus précieux
service que les études orientalistes de cette époque aient
rendu à la philosophie et à l'histoire ^
Dans les premières années du xvn" siècle, on en était
encore, ou peu s'en faut, à la conception que le moyen âge
s'était formée du Mahométisme *.
i> Pour le regard de la religion de Mahomet, est-il dit en 158o.
n'est grand besoin d'en parler, se perdant, minant et confutanl
d'elle-même, comme sotte et ridicule qu'elle est, par la seule lec-
ture de son livre ou Alcoran; qui a neantmoins gasté beaucoup de
peuples pour la permission qui y est contenue de paillardise et
autres ordures et voluptez -^ »
C'est là la pensée générale, et l'on conçoit dès lors (jue
les écrivains aient longtemps hésité à étudier une doctrine
1. Zend Acesta, 1171. — S//.</èwe théologique des maqes. l"68 \Metiionex
Ac. ImcripL, X.KXIV). — Mémoires sur Zoroastre 1769 (même recueil, XXXVll
et XXXyiIl), elc.
2. Sinarum Scienlia, 1672. — La science des Chinois, 1673. — Confucius,
16S7 — La morale de Confucius, 1688. — Lettre sur la morale de Confu-
cius, 1088. — Bernier, Introduction à la lecture de Confucius, Journal liesi
Savants, 16!S8. — Sinensis imperii libri classici sex, 1711. — Spécimen
doctrinae veterum Sitiarum. 1724. — Idée générale du gouvernement et de
la morale des Chinois, 1729.
3. Sous le litre de Mahomet en France au XVli et au XVIll siècle, j'ai
étudié plus en détail celte question, dans une comnuinication faite au
Congrès international des orientalistes (Alger. 190")) et insérée dans le
recueil des Actes ilu Congrès.
4. Voir p. 6 et suiv.
5. L'Epitre de Polygame dans les Baliverneries et Contes d'Eutrapel, par
Noël du Fail, 1585; "édition Courbet, 1894, 11,208.
160
LA CONNAISSANCE DE L ORIENT.
aussi abominable, protégée contre la curiosité par une
sorte de terreur superstitieuse. Le moment vint pourtant
où l'on aborda le Koran lui-même; on le lit, avec grande
peur, en s'entourant de toute sorte de précautions, à grand
renfort d'exorcismes et d'injures; mais on le lit, et les
conséquences en furent lointaines. h'IJistoIre générale de
la relifiion des Turcs, parue en 1625', fut le premier livre
où le public français put s'informer de l'islamisme; l'au-
teur, Micbel Baudier, se vantait, avec raison, d'être le
jtremier qui eût réduit celte matière « en un corps parfait
d'une histoire entière, ne sachant personne, dit-il, qui
m'ait devancé en aucune langue que ce soit »; d'autres
vinrent après lui, et ils poussèrent ces études à des conclu-
sions qui auraient révolté leur initiateur; mais on ne peut
lui refuser ce qu'il réclame avec tant d'insistance, « l'hon-
neur d'avoir ouvert le chemin- ».
Le livre était dédié à fKr/Hse de Dieu; il n'avait, assure
r.uilcur. p(tur but tpio « la gloire du souverain monarque
du ciel et de la terre », à qui l'on offrait comme trophées
« les faussetés et lascivetés du prophète des Turcs », « les
impostures de Mahomet, la vanité de sa secte, sa doctrine
ridicule et brutale^ ». Cela ne promettait guère d'impar-
tialité! Mais il n'en pouvait être autrement, d'abord parce
que Michel Baudier était bon catholique; et, puis(|u'il se
haussait hors de son travail ordinaire jusqu'à entreprendre
un sujet religieux, il tâchait à racheter, par une grande
exaltation de zèle, ce que son œuvre avait forcément de
lai(pie. En outre l'honnête compilateur avait bien été con-
tr.iint pour s'instruire lui-même, et pour édifier son public.
1. Histoire r/t'iioralc de lu religion des Turcs avec la naissance, la vie et
lu urorl de leur prophète Mahonipt..., par le sieur Michel Baudier, du Lan-
).'uedoc, 1623. — Héédilé en 16;{2 et ITH.
2. Préface, non j)aginée.
:î. Ap|)robalion des docteurs de théologie, en tête du livre.
LES COMMENCEMENTS DE L'ORIENTALISME. lot
de recourir aux seuls livres ou il était parlé de Mahomet.
Ses sources furent purement ecclésiastiques : des chro-
niques de moines byzantins, des ouvrages espagnols, une
réfutation de lislamisme par J. André Maure, mahométan
converti, une mauvaise traduction latine du Koran, donnée
au xvi" siècle par deux religieux '..., etc. Le travail de
M. Baudier fut si consciencieux et si peu original qu'il
transcrivit dans son œuvre, sans aucun contrôle, non seu-
lement des documents et des faits inexacts, mais encore
les dispositions d'esprit déplorablement partiales de toute
cette littérature monastique. Grâce à lui, grâce à la ditTu-
sion de son livre, le xyu*" siècle n'eut pas d'autre opinion
et si l'on se prit à étudier Mahomet, ce fut avec une grande
colère contre Y Imposteur, avec le désir de l'enterrer défini-
tivement sous l'amas des réfutations.
Ce zèle religieux eut son bon côté : pour mieux réfuter
le mahométisme, on voulut le connaître; il fallut lire et
comprendre le Koran. M. Baudier conta assez exactement
la vie de Mahomet; il résuma convenablement les pres-
criptions essentielles de l'islamisme, assez du moins pour
faire connaître au public « les pivots essentiels sur les-
quels tourne la religion des Turcs- ». Il est vrai qu'il
s'attachait surtout à montrer ses impiétés et la manière
dont la Bible y était « dépravée », ses « brigandages,
cruautés et énormes paillardies ». Toutefois, quoi(jue
médiocre, l'exposition de la doctrine de Mahomet y était
complète; il sera peu ajouté, par la suite, au détail même
des faits; on aura plutôt besoin de rectifier et de supprimer.
1. Les principaux de ces moines byzantins sont Anastase, Enlliymiiis
Zigabene, Barlhélemi «l'Eclesse, Cedrenus, Zonaras. — Le livre de
J.-A. Maure. Confusion de lu secla maliomelana, a paru en 1537. — La tra-
duction du Koran. dite de Bibliander, rédigée par Roberlus Helenensis cl
Hermanus Dalmata, fut publiée en 1543.
2. Baudier, p. 142.
11
162 LA CONNAISSANCE DE L'ORIENT.
Aussi peut-on dire que la traduction du Koran, œuvre de
Du Ryor, parue en 1G4" ', n'ajtporta rien d'essentiellement
nouveau; du moins elle fut lue avec une extrême curio-
sité et souvent réimprimée pendant un siècle et demi-.
Plus tard on lui reprociia son inexactitude^; on put se
plaindre que, ne séparant point les versets du Koran, mais
les noyant dans une interminable prose, elle en eût fait
« une rapsodie plate et ennuyeuse* ». En réalité cette tra-
duction, avec toutes ses erreurs, n'est pas de beaucoup
inférieure à celles qui furent publiées jusqu'à la fin du
xvni' siècle: son défaut le plus apparent était l'incorrec-
tion et lincerlitudc du style; mais on cbargea Mabomet
d'un défaut dont seul Du Ryer était responsable, et le
livre sacré des musulmans eut dès lors une réputation,
qui lui fut loniitemjts laissée, celle d'être « une déclama-
tion incobérenle et ridicule'' ».
Un i:rand pas avait été fait vers la connaissance de
l'Islam, et, pendant tout le xvn'^ siècle, on se contenta de
rééditer les livres de Du Hyer et de Baudier : |>ourtant le
dessein d'achever le vieil ennemi de l'Eiilise jtar une déci-
sive réfutation hantait tous les esprits \ Un religieux ita-
lien, Marracci, passa quarante années de sa vie à étudier le
Koran, minant par avance chaque verset du livre maudit,
pour (pi'il s'effondrât de lui-même. D'abord il publia une
réfutation, afin que le remède fût connu avant le mal;
puis, (juand il fit paraître le texte lui-même et sa traduction
1. L'Alcoian de Mahomet translaté d'ai'abe en français par le sieur Du
Ryer, sieur de la Garde Malezai, in-12.
2. 1649. 168;;, 1719. 173i. IZ'Mi. 1770, 177:5.
3. Voir déjà Hcland dans sa Helir/ion des mahomélans.... Irad. fr.. 1721.
Préf. du traducteur, p. l.
4. Savary. Préface de sa lraducti<jn du Roran, 17si. — 'rur])in. Histoire
de l'Alcoran, 177o, t. I, p. xvni.
5. Voltaire, Essai sur les mo-urs, cliap. vu.
6. Voir, par exemple. Pascal, Pensées, édit. Hraunscliwlg, [!;' 395 et suiv.
LES GOMMENCE>rENTS DE L'ORIENTALISME. 163
latine', il eut soin qu'ils fussent enserrés entre les inter-
minables colonnes où s'allongeaient les objections vic-
torieuses : on eût dit un criminel, fluet, encadré entre
d'énormes geôliers qui ne lui permettaient point de respirer.
Dans le même temps le livre de l'Anglais Prideaux fut tra-
duit en français-; c'était là encore une tentative de réfuta-
tion : l'auteur « y faisait servir à une fin sage et chrétienne
la vie d'un aussi méchant homme que Mahomet'^ ». On put
croire alors que l'œuvre de réfutation était vraiment
achevée. Mais Marracci, voulant que sa victoire fût plus
belle, avait essayé de combattre l'infidèle avec des armes
loyales : aussi rejetait-il les lég^endes que les commenta-
teurs arabes du Koran n'acceptaient point : son œuvre de
réfutation commençait donc par une demi-réhabilitation;
or on retint la réhabilitation qui ne faisait que poindre, et
l'on oublia la réfutation qui semblait définitive.
Déjà quelques écrivains, d'esprit plus libre, avaient
tâché à se dégrager du préjugé antique*; Bayle en particu-
lier, dans son Dictionnaire critique, parlait bien de l'impos-
ture de Mahomet, mais il y mettait des formes si polies,
il y ajoutait tant de notes et de réticences que « le pro|)hète
des Turcs » finissait par devenir chez lui une manière
d'apôtre de la tolérance. Mais ce furent les théologiens
protestants (la chose est amusante) qui le mirent tout à fait
en honneur. Entraînés .par leur zèle de réfutation, les
catholiquescondamnaient, avec l'imposture du Koran, toutes
les autres hérésies, et ils ne répugnaient pas à meurtrir
des mêmes coups Luther, Mahomet et (Calvin. Les pasteurs
1. Prodromi ad refutationem Alcorani, l'adoiie, l(j%. — Alcorani texlus,
Padoue, 1698.
2. La Vie de Vimposlcur Mahomet, 1690.
3. Préface.
4. Voir surtout Histoire critique de ii créance et da cjutumes îles nations
du Levant. 1084.
164 . LA CiiNNAISSANCE DE LOUIRNT.
de Hollande et d'Angleterre finirent |tar s'en fâcher : bra-
vement ils s'ol)lii:èrent à apprendre Farahe, et à lire le
Koran; le désir les tenait, très vif, de montrer (jiie « les
papistes avaient tort de les comparer aux Mahométans' ».
Cette étude, commencée dans d'aussi bonnes dispositions
critiques, alioutit naturellement à présenter le mahomé-
tisme sous « une face tout autre que celle qu'on lui avait
prêtée'- »; les livres de Heland et de Gag:nier^ avec un
grand amas de citations et de gloses, entreprirent de « le
faire connaître au monde avec les couleurs qui lui convien-
nent^ ». Mahomet fut représenté avec « une exacte neutra-
lité^ » ; on prouva que sa religion « avait été mal expliquée
par ses ennemis et exposée au mépris du monde*^ ».
Bref, s'il restait un imposteur (on le lui disait bien douce-
ment), c'était un imposteur honnête, intelligent, sérieux,
grand ennemi du papisme, presfjue un bon ]trotestant!
Les philosophes étaient là; ils lurent les ouvrages des
pasteurs de Hollande ou des ministres anglais; vite ils
accaparèrent Mahomet qui devint philosophe; on eût dit
vraiment que sa destinée était de toujours faire la guerre
au profit des autres: après avoir réfuté les héréticjues, puis
combattu la cour de Rome, il allait servir à attaquer le
principe même d'une religion révélée. En 1730 le comte
de Boulainvilliers publia une Histoire des Arabes et une
Vie de }l'ahoinot\ pleines d'une détestable admiration pour
la personne du pro|)hète; le bon chanoine anglais Gagnier
s'en montra fort offusqué; jugeant le livre « impie et
I. Reland. ouvrage cité. Préface, p. cxv.
1. Même ouviar/e. Épitre, p. vu.
3. Helanfl, /a religion fies mrihdmr/iiiia. \t',2\. — Gagnier, Vie de
Mahonift, lllî^.
i. HclanJ, Kpitre. p. viii.
5. Gapnier, Préface, p. u.
0. IlclanrI, Préface, p. cxxii.
". Vie de Mahomet. \TM). — Histoire dex Arabes, 1731.
LES COMMENCEMENTS DE L'URIE.XTALISME. 165
injurieux à la religion chrétienne' »; il ne devinait point
que ses amis et lui étaient les vrais coupables en Taffaire.
Mahomet, du coup, fut un homme de génie, un grand
législateur, chargé de répandre, dans l'Arabie du \if siècle
et d-ans la France du xvhi% les idées de liberté et de tolé-
rance'. Le thème était commode, d'un développement amu-
sant : il était aisé de montrer à travers le Koran une
religion, incontestablement d'origine humaine, où les
dogmes n'avaient presque point place, où les pratiques
religieuses se réduisaient à peu de chose : on évoquait,
sans paraître y prendre garde, limage de Jésus-Christ et
l'on faisait remarquerque Mahomet n'avait point voulu, lui,
qu'on le divinisât. Par ces insinuations et par bien d'autres,
on pouvait se vanter « d'écraser linfàme » : aussi les
encyclopédistes ne se refusèrent point à ce jeu délectable.
Voltaire commença bien par une tragédie', un peu enfan-
tine de conception, où il peignait le prophète des Turcs
sous son ancienne figure; mais il reconnut bientôt qu'il
avait « fait Mahomet un peu plus méchant qu'il n'était" »,
et, les palinodies ne lui coûtant guère, il le com[mra à
Gromwell', en fit un « sublime et hardi charlatan^ »; un
grand homme tout court :
Conquérant, législateur, monarque et pontife, il Joua le plus
grand rôle qu"<jn puisse jouer sur la terre '.
Malignement, il rapprocha le christianisme et l'islamisme :
Bornons-nous toujours à cette vérité historique : le léijislateur (/es
musitlmam, homme puissant et terrible, établit ses dogmes par son
courage et par ses armes; cependant sa religion devint indulgente
1. Gagnicr, Préface, p. vu.
2. Vie de Maltomel, p. ISi surtout.
3. Le Fanatisme, 1742. Voir «ieuxiëme partie, cliap i.
4. Lettre à .Mme Denis, 2'.i octobre 1".51.
5. liemarques sur rEssai, sur les Mœurs, 176 i, ;! 'J.
6. Dictionnaire p/iilosop/iifjue, ail mol Ai.cora.n.
7. Remarque.^ sur l'Essai, sur les Mœurs, ]^, 9.
ir.6 LA CONNAISSANCK 1)K L OKIKNT.
cl liilt'ranle. L'insliluteiir dii-in lUi ('hrislimiisine, viv;inl daiis riiumi-
lit»'' cl dans la paix, prcclia le iiaidon des oiitraucs : cl sa sainte ot
douce K'iiiçion est devenue par nos fureurs la plus intolérante de
toutes et la plus barbare '.
Comme lui, mais avec une admiration plus discrète,
Diderot «''tudia dans Mahomet un législateur habile et un
;i|iùtre de vertu '. Les disciples répétaient les paroles des
maîtres ■', lisaient avec admiration le sublime Koran, et
s'extasiaient devant l'intelligence orientale (pii avait pro-
duit ces merveilles.
On était bien loin du livie de M. Bauilier, et même il
pouvait paraître ([uc la traduction de Du liyer avait été
conçue dans de trop mauvaises intentions pour être bonne.
11 y avait un nouveau Mahomet, il y eut un nouveau Koran,
ce fut celui de Savary (1783), entrepris pour mettre « le
lecteur en état de se prononcer avec sagesse sur le législa-
teur de l'Arabie' ». Quelle que soit la valeur de cette tra-
«lurtion nouvelle, elle venait à son heure, comme celle de
Du Hyer un siècle et demi aujtaravant; et l'on [leut dire
qu'elle laisse paraître aujourd'hui encore une image intel-
ligente de l'islamisme.
Au moment où fut |)ubliée la traduction de Savary,
lorientalisme se constituait délinitivement : déjà avaient
été mis au jour les grands travaux d'Anquetil du Perron. Il
n'en sera point parlé en ce cha[)ilre : car désormais nous
ne saurions considérer les études orientalistes comme une
source de la connaissance de l'Orient; il faut y voir plutôt
l'aboutissement de la tendance générale qui portait les
Français vers l'Asie. Ce chapitre ne saurait donc avoir sa
fin qu'avec la conclusion même du livre.
1. lissai sin- les mœurs, chap. vn.
2. Lettres à Mlle Volland, du :iO octobre et tin I" novembre l"5Vi.
:{. Voir les compilalions de Tnr[)in, Histoire de la vie de Ma/iDnict, 177!?.
— Ilisluire de rAlcarnn, 1775.
•t. Le Koran... avec un abréi/é de la vie de Mahomet, 1783, rréface.
CHAPITRE VI
LA CONNAISSANCE DE L'ORIENT
SES PROGRÈS, SES PHASES, SES MODES
I. Impossibilité d'établir une évolution suivie : les principaux modes
d'évolution. — Tendances générales : l'imagination et Fidée: la dilTéren-
cialion des principales nations d'Asie : la nation dominante.
II. Première époque : à partir de 1660. — La Turquie domine : son succès,
sa décadence. — La transformation du type turc. — Mode passagère du
Siam, faveur discrète de la Perse.
m. Seconde époque : à partir de 1700. — La Chine domine : durée de
cette mode. Vers n40 il y a un renouveau momentané en faveur de la
Turquie et de la Perse.
IV. Troisième époque : à partir de 1760. — L'Inde se substitue peu à peu
à la Chine. — L'exotisme vers 1780.
I
Comme une cathédrale du moyen âge, la connaissance
de rOrient s'est lentement édifiée; à ce travail il a fallu de
nombreuses générations; et des ouvriers venus de toute
part, en nomlire infini, ont assemblé les matériaux tjue
d'autres ouvriers étaient allés chercher dans les pays les
plus divers. Mais du chaos des énergies et de la confusion
des matériaux, les architectes successifs de l'église ont su
faire sortir une unité artisti(|ue; les tours sont dissembla-
bles, la façade est d'un autre style que la nef; mais
l'ensemble est harmonieux: et l'on peut, en (juclques
phrases exactes, ou avec les lignes légères d'une esquisse,
108 LA CONNAISSANCE DE L'ORIENT.
reproduire rasj)eot ilii moniunent. On aimerait (ju'il en fût
de même pour la connaissance de l'Orient; maintenant
qu'on a montré de quelles multiples sources elle a découlé,
il serait ayréuble de dessiner limage définitive de l'Orient
littéraire. Voilà, dirait-on, comment les hommes du
xvni'' siècle se sont figuré l'Orient; et voici comment cette
image a été reproduite par les poètes et les romanciers, ou
mise à la scène par les auteurs dramatiques. Il y faut
renoncer.
Les notions littéraires sont chose essentiellement
vivante; les définir, c'est établir les lois de leur existence,
c'est-à-dire de leurs changements. On doit déjà l'admettre
pour des genres rigidement constitués, la tragédie et la
comédie, ou bien pour des conceptions solidement formu-
lées en théories abstraites, la doctrine cartésienne par
cxempb^ et l'idée de progrès. Cette nécessité est bien plus
urgente encore s'il s'agit du goût exotique : ses éléinents,
d'abord éparpillés à travers le monde, n'ont |»u être rap-
prochés que par un labeur séculaire, et il va fallu des
concours hasardeux de circonstances, le travail multiple
aussi d'hommes qui ne comprirent jamais l'unité de leurs
elTorts. Assurément il serait facile de marquer (juelques
étapes dans son évolution, car notre esprit imagine volon-
tiers des généralisations (jui déforment la réalité. On pour-
rait dire : la conception de l'Orient a été romanesque, puis
satirique, puis jdiilosophi(jue, puis scientifique; ou encore,
d'ahoni uni(iuement subjective, elle a toujours tendu à
s'objectiver; et cela fouiiiirail une armature commode.
Mais sitôt qu'on voudrait |da(juer sur elle la variété des
œuvres littéraires et l'irrégularité de leur développement,
on constaterait qu'elle est tout à fait inutilisable; du moins
il faudrait, pour on tirer |iarti, jeter au rebut tous les élé-
ments qui ne satisferaient |ioinl le dessein général de
SES PROGRÈS, SES PHASES, SES MODES. 169
recomposition. Et il en serait d'une histoire de l'exotisme
ainsi faite, comme d'un animal paléontologique maladroi-
tement reconstitué; la carcasse métallique, sur laquelle on
a rapporté les membres fossiles découverts, évoque bien
une image de mouvement et de vie; mais cette vie est arti-
ficielle; et même chacune des parties, bien qu'elle soit
authentique, n'a plus l'attitude et l'aspect qui lui convien-
draient pour qu'elle fût tout à fait vraie.
Renonçant donc à l'élégance que pourrait donner à ce
travail la beauté d'un ingénieux ordonnancement, on se
contentera d'indiquer les tendances générales qui, indénia-
blement, sont marquées dans la conception littéraire de
r(.) rient, les principales formes d'évolution que celle-ci a
suliies, enfin les phases successives ou parallèles par les-
quelles elle a passé.
Pour peu qu'on fasse la critique des sources, on ne
pourra s'empêcher de classer en deux catégories les livres
qui parlèrent au public de l'Asie. Dans les uns l'Orient
était reproduit tel qu'il était, ou du moins tel qu'il avait été
vu ; ce fut là l'etrort des voyageurs. Dans les autres, il était
représenté tel qu'on voulait qu'il parût; ce fut l'œuvre sur-
tout des missionnaires et des savants. Dès lors il est
naturel que la conception du public, également puisée à
tous les moyens d'information, ait réuni dans une com-
mune image deux vissions pourtant bien distinctes de
l'Orient; on demanda au goût exotique deux sortes de
satisfactions' intellectuelles. D'une part il fallait plaire à
Vimaf/ination, en évoquant des contrées lointaines, «lis-
semblables des nôtres par leurs paysages et les mœurs dr
leurs habitants ; pour contenter cette curiosité, il était néces-
saire qu'on cherchât à représenter l'Orient aussi précisé-
ment, c'est-à-dire aussi exotiquement que |)0ssible. D'autre
part, l'Orient fut mis au service de Vidée ou, si Ion vrui,
170 LA CONNAISSANCE DE L'OllIENT.
(lu raisonnement; on aima à rajiprocher sa civilisation de
la nôtre, ainsi (jue ses livres et sa reliiiion ; au besoin on en
tirait des consé(|uencos pratiques, et il fallait évidemment,
pour que cette tendance se développât, que l'image de
l'Orient fut simplifiée, généralisée, déformée.
Ces deux tendances ne correspondent pas du tout à une
évolution, puis(|u'elles ont toujours existé . voisines dans
la conce[dion publi(jue, et quelquefois mélangées dans une
même œuvre. Elles sont les deux aspects les plus généraux
de ce que nous avons appelé l'Orient littéraire; mais ces
aspects n'ont point été immuables, il y a eu plusieurs évo-
lutions parallèles.
D'acord, comme il va de soi, la notion a été de plus en
plus précise; et il suffirait pour s'en convaincre de lire le
voyage aux Indes de Pyrard de Laval, puis celui d'An-
quetil du Perron, ou de rapprocher la conception que
Pascal et Voltaire ont eue, à un siècle de distance, de l'is-
lamisme et de Mahomet. Cette piécision, d'années en
années plus grande, n'a pas été, comme on pourrait le
croire, la cause principale des transformations; les nou-
velles acijuisitions, idées ou faits, ont servi surtout à pré-
ciseï- un certain nombre de conceptions faciles et de
formules commodes. Quand il fut bien convenu que la
('bine était une nation ]tbiloso|»he, fous les détails (jiie les
missionnaires, les savants et les voyageurs vinrent ajouter
à la connaissance qu'on avait de ce pays furent détournés
vers cette direction. D'après les premiers faits on avait
constitué l'image; l'image à son tour servit h expliquer les
faits nouveaux. C'est un procédé instinctif, et c'est une
méthode scientifique.
Une autre évolution fut plus sensible; dans la notion <le
l'Orient littéraire se mélangeaient les visions, à l'origine
distinctes, que les voyageurs et les savants donnaient des
SES PROGRES, S^:S PHASES. SES MODES. 171
divers pays d'Asie., En réalité l'Orient n'existait pas; il v
avait la Turquie, la Perse, l'Inde, la Chine. Or ces pays ne
furent pas tous connus en même temps, ni surtout aussi
bien connus. Des rencontres d'événements mirent à la
mode tantôt le monarque de Pékin et tantôt celui d'Is-
pahan. 11 y eut dès lors toujours une nation dominante, ou,
pour mieux dire, un peuple qui l'emporta en faveur sur les
|| autres, et qui. par suite, donna sa physionomie et son
caractère à la conception de tous les peuples de l'Orient
' en général. L'Orient, à de certaines époques, fut turc: à
d'autres il devint persan; parfois enfin on rhal)illa à la
chinoise ou à l'indienne. Ces modes, souvent assez persis-
tantes, n'étaient pas si exclusives qu'elles absorbassent
toute l'attention exotique du public. Au moment où la
, Chine fît le plus fureur, il y eut des tragédies turques, des
I comédies arabes, des romans indiens; mais on donna à
Mahomet quelque chose de la sagesse de Confucius, et, dans
tous les romans, on mit, comme sur les cheminées des
salons, des pagodes chinoises ou autres colifichets, qui n'y
avaient pas toujours leur place. Trente ou quarante ans
avant, tout était à la turque; un siècle après, la couleur
générale de la littérature exotique fut plutôt indienne. En
marquant les différentes étapes du goût, on pourra donc
dessiner comme les linéaments d'une évolution.
Cette tâche paraîtra encore plus utile, et aussi plus aisée,
si l'on observe que les principales nations d'xVsie ont reçu
de bonne heure et gardé, les unes en reg-ard dos autres, des
traits distinctifs qui leur firent à chacune comme un carac-
tère littéraire très spécial. Il y a eu une sorte de différen-
ciation entre les éléments dont se composait la notion
commune de l'Orient; et cela se comprend sans peine, s il
est exact ([ue la loi du moindre elTort et celle de la division
du travail soient vérifiées en histoire littéraire comme
172 LA CONNAISSANCE DE L ORIENT.
ailleurs. Par un prucédé de généralisation paresseuse, l'as-
pect sous lequel chatjue peuple avait été surtout connu, fut
jugé sa marque essentielle; on ne se préoccupa pas de
savoir si cet aspect était menteur, ou, plus simplement,
s'il avait dans la réalité rim[iortance exclusive que lui don-
nait roj)inion ordinaire. Dès lors chaque nation dominanlc
a coloré tour à tour de sa teinte l'ensemble de la concep-
tion de l'Orient; on sait déjà que la Chine apparut comme
un pays j)hilosophique, et l'on ne s'étonnera pas si, au
njoment de la vogue chinoise, la littérature exotique a eu,
dans ses grandes lignes, une tendance à la philosophie. On
verra (jue le Persan, qui avait la réputation d'être fort spi-
rituel, détourna, à l'heure de son succès, l'Orient vers la
satire; et que l'Indien, jugé pauvre, vertueux et sensible,
inclina les romans et les tragédies à sujet oriental vers un
certain humanitarisme. Les divisions entre les dillérentes
époques ne pourront pas être toujours bien marquées; il y
aura des précurseurs, des attardés et des égarés. Toutefois,
en dépit des exceptions, ces indications, si on leur laisse
une convenable irénéralité, pourront contribuer elles aussi
à éclairer Ihisloire du goût |)0Ui' lOrienl.
Même il est arrivé ([ue certain pays comme le Japon ou
certains peuples comme les Arabes restèrent mal connus.
Ils parurent cependant dans les œuvres littéraires, nmis ils
reçurent une manière de naturalisation; on leur donna le
caractère du peuple qui dominait alors dans le goût public.
Ainsi les Arabes se distinguèrent mal des Turcs', et le
.Iaj)on parut simplement une province île la Chine.
Ces considérations générales étaient nécessaires, aussi
bien pour justifier la méthode suivie «jue pour faire
d'avance les réserves et les restrictions utiles; il faut venir
1. Voir Iteviit; africaine, n" 237 (2' Irimestre 1905). p. 1 '»!< : I*. Marlino,
Les Arahex dans la comédie et le roman du XVIIl" siècle.
SES PROGRES, SES PHASES, SES MODES. 173
enfin aux dates. La connaissance de 1 Orient n"a pas pro-
gressé d'une façon continue; il y a eu des à-coups et de
brusques élans; si Ton en tient compte, on pourra marquer
les phases successives par lesquelles s'achemina la concep-
tion de l'Orient, depuis le milieu du xvu'^ siècle, où elle
naît, jusqu'à la fin du xviii^ siècle, où elle semble tout à
fait formée. Ce sera si l'on veut, quoique cette expression
promette plus quon ne pourra donner, l'histoire et l'évo-
lution du soùt exotique au premier siècle de son existence.
II
Ce fut, comme on l'a vu, dans le dernier tiers du
xvn* siècle que le goût pour l'Orient, déjà apparu par quel-
ques échappées, se développa brusquement : les voyages, le
mouvement colonial, la propagande évangélique, les dis-
putes des missions, l'intervention française dans la guerre
austro-turque, tout cela fit, vers 1660, un concours remar-
quable de circonstances; l'Asie, ainsi entrée dans le
domaine de l'attention publique, n'en devait plus sortir.
La mode fut d'abord à la Turquie; elle eut et garda assez
longtemps l'avantage sur les autres pays, si bien que
l'homme d'Orient se présenta aux Français avec l'image
surtout du Turc. Depuis bien des années déjà, l'empire du
sultan était une des préoccupations essentielles de la poli-
tique européenne; on le craignait, on le haïssait, on le con-
naissait un peu; il était pour ainsi dire l'Orient le plus
immédiat et le moins irréel. Aussi, quand la littérature se
piqua d'exotisme, elle fit d'abord des liirt/uenes; les pre-
mières tragédies seront turques, comme les comédies et les
romans; et, jusqu'à la fin ilu xvii^ siècle, c'est à peu près
uniquement autour de Constantinople que les auteurs pré-
174 LA CONNAISSANCE DE L ORIENT.
tendront placer leurs fictions littéraires'. De l'Inde, de la
Chine, du Japon il n'est point question.
Pendant cette période il y eut un moment d'extrême
faveur; ce furent les années 1670-108.^-; et l'on jugera le
fait aisément explicable : à cette époque la France, après
avoir envoyé quelques régiments contre les troupes du
Sultan, resserra ses relations avec la Sublime Porte en
renouvelant plusieurs fois les Capitulations. Dans le même
temps l'Europe, unie par la Sainte Ligue, fatigue ses
armées à repousser les janissaires des abords de Vienne \
Avec les dernières années du xvn^ siècle, on peut noter au
contraire un ralentissement dans la mode tur({ue.
Cet engouement avait eu un résultat assez logique,
malgré l'apparence. Etudiée avec plus de précision, envi-
sagée avec [dus de soin, la Turquie parut moins terrible
qu'on ne lui en avait donné la réputation. C'est « le plus
grand empire qui soit sur la terre », écrivait-on en 1609 *,
et en 1665 on parlait encore de sa politique, « la plus sage
du monde », on s'extasiait devant « l'accroissement prodi-
gieux de cet em|iire '. » Mais les premières défaites des
Turcs d'une part, les travaux des historiens ^ d'autre part
ne tardèrent pas à ruiner cette peur respectueuse : les livres
de Ricaut prétendirent expliquer, et non pas admirer, la
force du gouvernement turc, et bientôt on se crut assez
documenté pour jeter bas l'opinion commune :
« Cette puissance, rrrit du Viiiii.iu en 1087 ', s'est rendue si consi-
dérable et par terre et par nier que toute personne qui la rt'ijardora
1. La production « turque • est. pendant ce dernier tiers de siècle, au
moins le triple de la production « persane - dont il va être question.
2. Environ 20 histoires de Turquie; — 10 romans; — 5 pièces de
Ihéàlre.
3. Voir a la pape 86.
4. J. Esprinchard, Ilistoire des Ottomans, 1609, Épilre dédicaloire.
5. Du Verdier. Ahrr'f/é de l'Histoire des Turc<, 166o, Préface.
fi. Voir à la page 137.
". I.' Estai présent de la puissance ottomane, Préface.
SES PROGRÈS, SES PHASES, SES MODES. 175
dans son entier en concevra toujours de la frayeur. II semble
encore que dans tout ce qui a été écrit jusqu'à présent sur ce sujet,
on nayt pas osé démentir ce qu'on s'en est imaginé, que l'on ait
affecté de ramasser et de rehausser même ces imaginations... Il
n'en sera pas de même si, suspendant les fausses préventions, on
veut l'envisager en détail et dans ses parties principales, où l'on
pourra voir combien on s'est abusé. »
Désormais ce fut là l'esprit de tous les livres composés sur
les afï'aires de la Turquie; les auteurs même qui faisaient
le plus de cas de ses forces militaires ' ne doutaient pas
quon put la vaincre; et de plus en plus l'opinion publique
se persuada que, sous les dehors dune apparente puissance,
la Turquie était malade d'une inguérissable faiblesse-.
Dès lors on eut moins de considération : et l'importance
que lui avait donnée la littérature parut une erreur, à tout
le moins une exagération ; on s'éloigna de ce « corps
malade'^ » avec un mépris de plus en plus grand*; mais,
comme on avait pris goût à l'exotisme, on reporta cette
estime et cette faveur inemployées vers d'autres nations,
moins vieillies, et que l'éloignement faisait paraître plus
belles, la Chine et l'Inde. La Turquie ne fut pas aban-
donnée sans retour: elle passa au rôle de nation secon-
daire, et du coup son image primitive se déforma. On avait
d'abord cherché dans l'histoire turque des sujets de
tragédie pathétique et sanglante, ou bien des romans de
passion, pleins de meurtres en leurs dernières pages.
Quand le sultan et ses visirs furent détrônés de la place
d'éclat qu'ils avaient longtemps occupée dans les imagina-
tions occidentales, la littérature noble les abandonna; ils
1. Marsigli, État nnlilaire de l'empire olloman. La Haye, 1732, II, l'J9.
2. Encyclopédie (l"5l), au mot Tuhqlie : l'article est du Chevalier de
Jaucourt.
3. Montesquieu, Lettres persanes.
4. Voir, par exemple, abbé Prévost, Mémoires d'un homme de qualité,
1128, t. 1, liv. 1, et Diderot dans la Correspondance de Grimm. 1"> lié-
cembre 1769 (édition Assézat, IV, 78).
176 LA CONNAISSANCE DE L ORIENT.
ne cessèrent point de paraître, mais, par une vengeance
tardive, on en peupla les romans erotiques et les farces
boulTonnes : grâce à ce qu'on savait de ses sérails, de sa
polygamie, de ses eunuques et de ses chaudes passions, la
Tunjuie inspira une bonne partie de la littérature scabreuse
ou même scandaleuse du xvin" siècle. En réunissant l'histoire
galante des Turcs et celle des Français d'alors, on pouvait
offrir au lecteur des {)lats suffisamment épicés et délec-
tables. Ainsi parurent des Anecdotes secrètes de la cour
ottomane^ des Mémoires du t<érail, maint autre livre
encore, au titre moins prometteur, mais pareil par le sujet.
Du temps même où elle était la nation dominante, la
Turquie avait failli être dépossédée de cet espèce de prin-
cipal littéraire ; elle eut à l'emporter sur deux modes
accessoires. L'une des deux eut l'existence chétive et
courte : le Siam fut aussi vite admiré que révélé, aussi
rapidement oublié que connu'; et pourtant il avait été
« inauguré » avec éclat, lancé avec une réclame assez
bruyante pour que sa fortune pijt être de durée; mais à
peine les derniers ambassadeurs siamois eurent-ils quitté
la France, aussitôt réapparut l'ignorance dédaigneuse dont
on s'était un moment départi : et la seule trace qui resta
dans la littérature, comme vestige d'un tel enthousiasme,
fut l'incolore Siamois de Dufresny ^ et sa fugitive appari-
tion en un livre où il n'est presque point parlé de lui.
La mode pour la Perse fut moins tapageuse, mais plus
réelle : sans trop d'éclat elle eut quelques années d'une
vraie vie. Ce furent les relations de voyage de Tavernier et
de Chardin ^ parues à quelques années d'intervalle puis assez
souvent rééditées, qui ouvrirent cette voie nouvelle;
1. Voir p. 101.
2. Amusements xérieux et comitjues. Voir deuxième partie, chapitre iv.
3. 16-fi el 1686.
SES PROGRES, SES PHASES, SES MODES. 177
alors commença une réputation discrète qui se prolongea,
dans les premières années du xwif siècle, jusquà l'appari-
tion des Lettres persanes : une dizaine de romans furent com-
posés', et quelques pièces de théâtre - se firent jouer dont
les héros étaient persans. Il aurait été naturel que la Perse
accaparât tout à fait l'attention publique, alors surtout que
la domination littéraire de la Turquie s'affaissait d'elle-
même ; mais bien des raisons expliquent qu'elle n'ait pu
usurper un héritage presque abandonné. Il n'y eut point
alors de grands bouleversements dans l'histoire persane, des
venues d'ambassades, ou à tout le moins des événements
retentissants qui pussent accréditer, sous une figure spéciale
et avec une image concrète, le type du Persan. Seuls les
voyages de Tavernier et de Chardin avaient créé cette
mode; seuls ils la soutinrent d'abord; et cette inspiration
purement livresque ne donna pas aux auteurs un entrain
suffisant d'esprit. Puis le Persan ne se distingua jamais
bien du Turc : ils voisinaient tous deux géographiquement;
leur religion était pareille d'aspect, et leurs mœurs
semblables; il n'y avait point de voyageur qui visitât un
de ces pays sans parcourir au moins les provinces fron-
tières de l'autre. Le Persan fut donc une variété du Turc,
si l'on peut dire; et jamais il n'obtint un premier nMe. Il
eut bien quel(|ues succès passagers, d'abord vers 1720 à la
venue d'une ambassade persane et lors de la publication des
Lettres persanes; ensuite vingt années plus tard grâce à la
popularité littéraire de l'usurpateur Nadir ^; mais on lui
1. Tuctimas, prince de Perse, 1076. — Alcine, princesse de Perse. 1683. —
Z'imire, liistoire persane, 1087. — Syrocs et Mirama, histoire persane, 1692.
— Amazolide, 1716. — Histoire de Mélislfiéne, roi de Perse, 1723. — Anec-
dotes persanes, 1727..., etc.
2. Mezetin. f/rand sop/u/ de Perse, 16S9. — Cosrocs, roi de Perse, lf,!17. —
La princesse de Carizme, 1718. — La reine des Péris, 1725 etc.
3. Voir pafie 88.
12
178 LA CONNAISSANCE DE L'DIUENT.
réserva toujours les douhiures. La vraie raison c'est que la
place n'était plus à prendre; elle était prise. Entre le règne
(le la Turquie et celui de la Chine, il n'y eut pas d'inter-
valle.
III
Le royaume des mandarins et du thé eut, dans le goût
publie, une entrée triomphale ou, pour mieux dire, une
inauguration solennelle qui devait le garantir longtemps,
grùce à l'impression qu'en gardèrent les mémoires et les
imaginations, contre un oubli de la mode. Si les circons-
tances avaient été, vers KiGO, favorables au développement
de lexotisme, elles le furent encore bien plus dans les
premières années du xvui"" siècle, et le hasard vouhil que
le Gliinois parût à point pour en recevoir sans elTort tout
le bénéfice. A cette époque le nombre des récits de voyage
s'accroît brusquement', et un élan tout nouveau j)orte les
Français vers les enlreprises coloniales; au même moment
les études orientalistes commencent à donner de vrais
résultats, et les traductions des conteurs orientaux forment
rapidement toute une petite bibliothèque exotique; enfin et
surtout la querelle des cérémonies chinoises fait, avec un
incessant fracas, la meilleure des réclames à l'Asie. Quoi
d'étonnant si « l'Orient |)assionne les esprits et cajdive les
imaginations- » et si la Chine devient l'image la plus com-
mode et la plus familière de l'Orient!
Cette faveur fut d'autant plus brusque qu'elle succédait
à une ignorance presque complète de l'Extrême Asie ^ ; il
y avait même eu, contre la Chine, comme une espèce de
1. Vuir les chapitres précédents aux pages 5i, 8l'. l.io. l:!0.
2. L. r.laretie, Lesage romancier, p. 4'J.
3. Voir p. 107,
SES PROGRÈS. SES PHASES, SES MODES. 179
préjugé, reste de l'incrédulité voulue dont on accablait
anciennement les voyageurs qui, comme Marco Polo,
prétendaient revenir d'une contrée aussi lointaine et pro-
blématique. Mais la réclame des Jésuites fut si bruvante et
si efficace que le sentiment public subit une immédiate
transformation :
Dès ce moment lincertitude fit place à la conviction, et celle-ci
entraîna les esprits à l'admiration d'un peuple aussi ancien, aussi
sage, aussi religieux*.
Dès 1710 « les pagodes se multiplient sur les cheminées - » ,
et elles y restèrent jusqu'à lépoque de Louis XVI,
attestant, par un agréable symbole, la domination absolue
de la mode chinoise.
Pendant soixante ans, tout s'en inspire : le roman et le
théâtre, la satire et la philosophie, la peinture et la gravure
elles-mêmes : ce fut par instants un engouement extraordi-
naire, aux environs de 17G0 surtout. « Il y eut un moment
où toutes les cheminées furent couvertes de magots de
la Chine; et la plupart de nos meubles dans le goût
chinois^ » : le mandarin fit fureur au théâtre, et les
auteurs comiques ne manquèrent jias à ridiculiser cette
passion. Dans le Chinois poli en France (17o4;, Noureddin,
le Chinois, déclare :
Croirez-vous que même à Paris...
Que mon* goût
Faisait loi partout:
Qu'à la cour les jeunes marquis
Venaient prendre de mes avis,
Que li'S magots y font fortune.
Tout comme en ce pays.
>'os lacqs, nos vernis
Nos fleurs et nos fruits,
"^1. Clerc. Vu le Grand, histoire chinoise, lT6'.t, p. xiii.
2. Ghtranli, Théâlre italien, V, 57.
3. Grimm, Correspondance, novembre 1785.
180 LA CONNAISSANCE \)K L'OIUKNT.
Nos poUls pots pourris
Y sont d'un ijrand prix;
Dans tous leurs iiijiaix.
Ils ont pris nos i;oùts;
Pour danser nos ballets
On s'y met en frais.
Puisqu'en France
On commence
A donner dans le chinuis,
.rimaiiine
Qu'à la Chine
Hientôt des Français
Nous prendrons les l.oix '.
N'assurait-on même pas ((u'un ministre «le Louis XV,
consulté par le roi sur les réformes cà introduire en France,
aurait déclaré (ju'un seule voie parvenait sûrement au bon-
heui' piildic : il i'allait >• inoculer aux h'rar)çais l'esprit
chinois - » !
Il est inutile d'y insister plus : l'étude des (inivres litté-
raires montrera abondaninient (juc, pendant deux tiers de
siècle, jamais cette mode ne lut diminuée : elle est le fait
le plus iiuporlaut dans l'Iiistoirc du goût exoti(jue au
xvuT siècle.
Pourtant il y eut, aux environs de 174U, un renouveau
de faveur vers la Turquie et la Perse; l'intervention diplo-
matiipie de la France dans la guerre austro-turque, le rôle
de médiatrice qu'elle se fit donner au Congrès de Bel-
grade, doublèrent subitement et jiendant près d'une quin-
zaine d années, le nomijre des romans ou des comédies à
sujet turc '\ Pareillemeut les Irouldes de Perse, la royauté
ra|(ide et victorieuse de Nadir, son assassinat ramenèrent
dans le roman le type un |ieu néglig^é du Persan, et l'intro-
duisirent au théâtre où il n avait pour ainsi dire pas encore
1. Scène iv; voir aussi les Muf/ols, l".i6, se. viii.
2. Grimni, Correspondance, novembre 1"8.t.
."î. Voir p. 87.
SES PROGRES. SES PHASES. SES MODES. 181
fait figure * ; du même coup les rééditions des Lettres per-
sanes et leurs imitations se multiplièrent -.
Mais Tenthousiasme pour les choses de Chine ne fut
atteint en rien; il n y eut point de révolution, pas même
une usurpation passagère. Le Fils du Ciel consentait que
quelques provinces de son immense empire littéraire fus-
sent administrées, et pour quelques années seulement,
par des gouverneurs étrangers; il permit aux Turcs de se
faire ridiculiser sur la scène, et aux Persans de distribuer
de la bonne satire aux Français. A son peuple et à ses man-
darins, il réservait une meilleure besogne : celle d'initier
les Français à la philosophie.
IV
C'est vers 1760 et dans l'œuvre d'un philosophe, dans
VEsisai sur les Mœuis, que la Chine atteignit un comble
de gloire, après lequel elle ne pouvait plus que descendre.
Comme il était inévitable, ce long- règne fatigua; il veut
des gens qui admirèrent moins, Diderot par exemple;
d'autres, comme Grimm et Rousseau, qui furent tout à fait
des détracteurs ^ Alors sans émeute, sans dépossession
brutale, la Chine fut peu à peu remplacée: et la littérature
exotique eut un autre tour.
11 fallait naturellement que la nation dominante nouvelle
satisfit, aussi bien que la Chine, les tendances jthiloso-
phiques du temps *; si, avec cela, elle savait flatter la
sensiblerie et les groùls humanitaires qu'on commençait
à afficher un peu partout, elle pourrait lutter, avec tout
1. Voir p. S7.
•2. Voir ileiixitMiKi partie, chap. iv.
3. Voir (leiixiémo partie, chap. v.
l. Voltaire, Di<tionntiire philosoij/iii/ue, an mot : Bi.É.
182 LA CONNAISSANCE 1)K HHUKNT.
ravantagc que lui cJoiinait sa nouveauté. Or il se li'ouva
qu'une immense contrée de l'Asie, jusque-là resiée peu
connue, fut hrustjueiiiciil incorporée, par des événements
politi(jues et par des travaux littérair«?s, au domaine de la
r, curiosité (»ul)li<iue : l'Inde s'insinua dans l'attention comme,
soixante ans auparavant, la Chine l'avait fait : et la (]hine
fut écartée, comme l'avait été la Tur(|uie, mais moins
brutalement.
«< Nous n'avons pas tant de ronnaissances de cet empire que de
celui de la ("Jiine;... on n'y a pas envoyé de si bons observateurs
(jue i(nix par (jui la C.hinc nous est connue ' » (1750).
Exprimer un tel rcitrot, c'était avouer (|ue déjà on se
^ préoccupait de connaître l'Inde : les événements donnèrent
satisfaction à ce désir. D'abord la politique coloniale et
la fruerre avec l'Angleterre amenèrent brus(juement au
jour toute cette partie de l'Asie, restée assez ignorée ^; en
outre grâce à Anquetil du Perron, à ses voyages dans
rinde, aux manuscrits qu'il en rapporta, les études orien-
talistes se trouvèrent tirées vers les religions et les civili-
sations il aiiiciines •'; après IIGO, les histoires de l'Inde,
les études géograjthiques ou politiques qui jusqu'alors
avaient été plutôt rares, eurent un développement subit '.
Par contre-coup, la littérature se lit quelque j)eu indienne :
les auteurs de roman* et de théâtre '' se jetèrent avec d'au-
1. Voltaire, Essai sur l''s Mœurs, cli.ip. ci.vii.
2. Voir p. S 3.
;{. Voir la ('oncliision.
4. En outre des éludes d'A. du Perron el de Mignot : Dow, Disserlaliou
sur li's mœurs des Hindous, 1769: — Voltaire, Fra;/ments sur Vhide, 1""3;
— D'Anville. .inlif/uilé géoffrap/iii/ue de l'Inde, l~7o; — Cardonne, Contes
el fahles indiennes, 1""8; — A. du Perron, Législation orientale, 177'l; —
Lettres indiennes, 1780.
5. Voltaire, Uahahec et les fatcirs, 17."J0. — Dosley, le llruininc inspiré,
1751. — Saurin, Mirza et Fatnié, 17">l. — Voltaire, Histoire d'un bon hramin,
1761. — Aventure indienne, 1766. — Charpentier, lianisr et Balacin, 177:5.
— Uantu, Zélis ou la difficulté d'être hcaieux,... etc.
6. Les Indes dansantes, 1731. — Les Amours des Indes, 1753. — Le
(9)
SES PROGRES, SES PHASES, SES MODES'. 183
tant plus de furear sur cette région nouvelle qu'elle avait
presque l'attrait de l'inconnu. La faveur persista; de même
que les philosophes s'étaient attachés d'une durahle amitié
aux livres des sages chinois, de même les savants poursui-
virent, sans presque de relâche, l'exploration scientifique de
la péninsule hindoue; moutonnier, le public suivit ce nou-
veau mouvement : « l'indianisme était fondé ' ». Il parut
tout naturel, à la fin du siècle, que Bernardin de Saint-
Pierre allât demander à un paria indien la clef de toutes
les sagesses et le modèle de toutes les vertus; l'idée n'était
point, de soi, orig^inale, tant on était habitué à opposer ainsi
l'Orienta l'Europe; mais Voltaire, cinquante ans aupara-
vant, aurait trouvé mauvais qu'on donnât cette mission
d'apostolat à d'autres gens qu'à des Chinois. En 1739, d'Ar-
gens n'imaginait pas pour un livre de satire et de philosophie
un meilleur titre que Lettres chinoises : en 1789, au con-
traire, un ouvrage écrit avec le même dessein s'appellera
Lettres d'un Indien-. Sans que personne eut jamais songé à
proclamer la déchéance de la Chine, elle avait été lente-
ment éliminée de la situation prépondérante qui longtemps
lui avait été donnée.
Au moment où s'arrête ce travail (vers 1780) le goût pour
l'Orient est donc aussi vif que jamais : la Chine et l'Inde
sont au premier plan, mais la Chine se voile d'ombre et
l'Inde entre dans tout l'éclat de sa lumière : la Tur([uie, la
Perse ont des scintillements qui rappellent parfois leur
splendeur offusquée. D'autres feux se sont allumés dans
ce ciel : a}»rès les Lettres persanes, il y a eu fies Lettres
bonhnymne Cassandre aux Iwle^, l"5tu — Aline, reine de Golconde, lldO. —
l.a veuve du Mulabav, 1770. — L'Indienne, 1770. — Les lirrtmes ilc La
Harpe, I7S4.
^. Barlh. Journal des Savanl.t. 1900, p. 110.
2. Lettres d'un Indien à l'uris, à son ami Glazir. sur les mœurs fran-
çaises, 17 88.
'S
184 LA CONNAISSAN'CK HK L (UUKNT.
péruviennes ou chinoises : los Américains ont paru au
théâtre, et les Africains dans le roman ; mais ces autres
formes de l'exotisme, comme des nouveaux venus encore
timides, ne songent point à réclamer trop d'attention pour
elles '. L'Orient satisfait toutes les curiosités littéraires, il
excite toutes les aspirations scientifiques. Il est, si l'on
peut dire, l'exotisme par excellence.
I. Pour bien constater la dépendance de ces exotismes secondaires :
voir Voltaire, Lettre à d'Argental, 20 septembre i7."W>. Son ami, après le
succès de VOrplielin delà Chine, lui demanda une pièce africaine. ■■ Après
des Chinoises, vous voulez des Africaines. »
DEUXIEME PARTIE
L'ORIENT DANS LA LITTÉRATURE
La littérature chercha d'abord dans l'Orient, tel qu'elle
le concevait , ce qui pouvait satisfaire l'imagination, et
c'est par le théâtre, par le roman aussi que l'exotisme
commença. La trag^édie fut de tous les genres littéraires
celui qui profita le premier des perspectives nouvelles
ouvertes sur l'Asie. La comédie vint plus tard : pour se
moquer de quelqu'un, il faut déjà le connaître assez bien.
Le roman, à toute époque, au xvn" et au xvuf siècle sur-
tout, s'est développé en même temps que la tragfédie et la
comédie : il a reçu d'elles sa matière presque toujours, et
souvent son esprit : l'Orient ne manqua donc pas d y faire
ligure, et avec les premières années du xvni' siècle, il s'y
installa pour ne jamais l'abandonner.
Ensuite il sembla, par un naturel prog-rès de la réflexion,
que l'Orient, tout en restant agréable à l'imagination,
[lourrait être mis au service de l'idée et de la raison.
D'abord il fut un moyen commode de satire, et le
xviii'' siècle connut toute uup littérature satirique qui aima
s'habiller de fictions orientales. Plus tard, renonçant à ce
déguisement, les écrivains détournèrent leurs réflexions
vers une Asie désormais sans parure, et de plus en plus
abstraite : il y eut là comme une voie il'accès à l'histoire,
à la législation et à la pliiloso|diir.
188 L ORIENT DANS LA LlTTKHATlltE.
Ou étudiera doue counucut l'Orieut parut dans la tra-
iiédie et la comédie, ce qu'il devint dans le roman; puis
comment la satire et la philosophie le mirent en anivre.
Ce plan, très simple, peut se réclamer d'une certaine
loofique, et de plus les dates n'empêchent point qu'on le
suive : c'est dans cet ordre, à peu près, que les divers g-enres
littéraires ont suhi successivement l'influence du goût exo-
tique. 11 suffira, pour que rien d'essentiel ne soit omis, de
mar(|uer, en un dernier chapitre, la place que la mode de
rOrient eut dans l'art et la société du temps.
CHAPITRE I
L'ORIENT ET LA TRAGÉDIE
\. Les vrais précurseurs de Racine : Mairel et son Soliman: Tristan
l'Hermile et sa Mort d'Osman.
II. Bajazet : sa lurquerie(:'); diversité des impressions : les contemporains,
la critique moderne. — Quelle a été l'intention de Racine? étude de ses
sources; la relation orale de M. de Cézy et ses transformations : le
Floridon de Segrais; en quel état la donnée parvint à Racine. — Qu'il
a voulu réellement faire de la couleur locale et ce qu'on doit entendre
par ce mot. — Le milieu moral dans Bajazet : la vraisemblance des
sentiments: Roxane et l'amour d'Orient: sensualité et impudeur: sous
quel aspect Rajazet lui-même est tout à fait turc. — Exotisme vrai de
la pièce.
III. De Bajazet à Zaïre. — Constitution de la tragédie exotique : avantages
théoriques qu'on lui reconnaît alors : espoirs d'un renouvellement du
théâtre. — Insuffisance des auteurs; ses causes.
IV. Voltaire : pourquoi il aurait pu faire de la bonne tragédie exotique.
— Mais, à chaque tentative, il introduit dans ses pièces sa conception
philosophique de l'Orient, et ainsi son intention première se trouve
faussée : Zaïre. Mahomet, VOrphelin de la Chine. — Après Voltaire : la
queue des tragédies orientales. — Raisons générales de leur échec.
Il .serait peut-être meilleur de commencer avec Bajazet
seulement Thistoire de la tragédie à sujet oriental : ce
serait, pour pénétrer dans le sujet, une assez belle porte,
haute et grande, finement scul[)tée : on s'arrêterait long-
temps à la regarder et, comme il arrive souvent au pays
arabe, on serait surpris, une fois le seuil dépassé, de ne
retrouver en aucune partie de la maison l'impression si
190 L IIIUKNT DANS LA LITTH UATURK.
joliment artistique que Ton avait reçue à l'entrée. Mais un
coup (l'ceil donné, dans la rue, aux abords immédiats n'est
pas inutile : il restitue le cadre. D'ailleurs, au moment où
la porte s'ouvre vers l'intérieur, ne laisse-t-elle pas passer
la vision rapiile du dehors sur lequel elle va se fermer?
On ne répétera pas ici que toutes les tragédies turques
parues avant Bajazet étaient sans exotisme vrai; et Ton
n'accusera pas à nouveau leurs auteurs de n'avoir pas
risqué un ellort dont ils ne pouvaient guère avoir l'idée'.
11 vaudra mieux insister sur deux tentatives intéressantes,
|>resquc perdues aujourd'hui parmi la confusion de tant de
médiocres tragédies; on y trouvera (hjà le sentiment de ce
qui est convenable en un sujet exotique. Si Racine ne s'est
pas inspiré de Tristan l'Hermite et de Mairet, au moins ont-
ils travaillé tous deux à dégager par avance (juelques-uns
des éléments qui allaient faire le succès de Bajazet.
L'histoire tur([ue, telle qu'on la connaissait, avait des
catastrophes, des drames de passion, de jalousie et de mort
qui, parfois, bouleversaient brusquement l'oisiveté des
sérails- : le sultan condamnait à mort son frère; une sultane
faisait disparaître une rivale : des janissaires, envahissant le
palais, détrônaient et tuaient le souverain : c'étaient là |M)ur
la tragédie classique d'admirables sujets, puisque l'action,
sans que le |ioète eût besoin de la r(\sserrer, était d'elle-
même violente à souhait, et qu'elle s'achevait en quelques
heures, entre les murs d'une même maison. D'instinct pour
ainsi dire, tous les faiseurs île tragédie orientale allèrent
vers les sujets dont était riche l'histoire turque: et c'est à
elle (jue Mairet prit la donnée de Solyman (1G30), Tristan
^ l'Hermite celle (VOaman (1656).
Évidemment la couleur exotique n'y est [>oint très sen-
1. Voir p. 33 et suiv.
•2. Voir p. 8.5 el siiiv.
L'ORIENT ET LA TRAirÉDlE. 191
sible, car on ne saurait qualifier ainsi quelques coups de
pinceau un peu fortement appuyés par endroits : l'appa-
rition de janissaires, le personnage d'un mufti, la descrip-
tion de vestes brodées d'or, des prosternements « à la
manière des Turcs ».... Mais, ce qui est mieux, il y a chez
les deux auteurs, chez Tristan l'Hermite surtout ^ un efTort
intelligent pour reconstituer un milieu moral et psycholo-
gique, si je puis dire, qui convienne au sujet, et oii les
personnages se trouvent à l'aise. Yisir, sultan et janis-
saires, tous les personnages du drame évitent avec assez
de bonheur les propos qui les rapprocheraient par trop des
autres héros de théâtre. N'est-ce pas déjà respecter la
couleur locale que de n'y point manquer?
L'une et l'autre de ces tragédies s'achèvent en une
a grande tuerie » ; dans la pièce de Mairet-, Solyman a eu
autrefois, de deux femmes, deux fils : Mustapha et Sélim.
Roxelane, mère de Sélim, par crainle qu'il ne fût sacrifié
à son frère aîné, lui a substitué un enfant mort : elle a
confié son propre fils à une vieille femme, et depuis elle
ignore ce qu'il est devenu. Elle n'en hait que plus Mus-
tapha, l'autre fils de Solyman; avec toute son autorité de
sultane unique, elle cherche à le perdre. Une correspon-
dance amoureuse que le jeune prince avait avec une prin-
cesse étrangère, Despine, sert, habilement exploitée, à
prouver un prétendu -complot contre le sultan. Solyman
ordonne la mort de Mustapha et de Despine; il y met une
cruauté qu'il est naturel ici de nommer asiatique. En efTet,
comme cadeau, il leur envoie les instruments de leur
1. Avec quelques réserves, on peut admettre ce jugement de M. Ber-
nardin sur lui : • On sent à chaque vers un effort pour peindre les usages
et les mipurs du pays dans lequel il a placé l'action de son drame ». (Édi-
tion classique de Bnjazel, notice, p. 3.)
2. Sohjman ou la morl de Mu.tlapha, 1030. La scène est • en Alep. ville
de Syrie •• La pièce est inspirée du Solimano de Bonarelli.
192 L'ORIENT DANS LA LITTKKATLRE.
prochain su|)|ili(L'; jniis, au moment ilc la double exécution,
il met la tète à une fenèlre secrète du |>alais; il appelle son
fils :
Je l'ouvre encoi'L' un coup puur vous faire sçavoir
(Jue si jentends de vous ny murmure ny plainte,
Si le moindre des miens en reeoit une atteinte,
Le corps de votre amante, exposé tout un jour,
Servira do spectacle aux pa^os de ma cour '.
X) Ce goût de la torture, qui cherche à tourmenter la
victime par la vision des spectacles qui suivront sa mort,
est bientôt aftligé d'un convenable châtiment; on découvre
que Mustapha n'est autre, à la suite dune substitution très
compliquée, que Sélim, le (ils de Roxelane; elle se tue, le
visir est tué, le sultan parle de suicide. La catastrophe est
suffisamment tragique.
Mais VOsnuDi, Irafjédie du S(eu)''f7-/stan fl/cnnile, a j»eut-
être plus d alliirt' encore. Sur la \ ue d'un porlrait, le
sultan Osman est devenu passionnément amoureux de la
fille du mouphti, et il la veut [tour femme, malgré les
résistances du père, malgré une révolte des janissaires qui
le met dans un fâcheux embarras. A peine a-t-il vu la
réalité de son rêve, qu il juge le portrait flatteur, et il
renvoie la jeune fille avec la désinvolture qui est d'usage
au sérail. Humiliée, celle-ci veut se venger, et le [lère favo-
rise la iév(dte des janissaires. Le sérail est menacé, puis
envahi; dun balcon du palais, Osman repousse les rebelles
avec des paroles hautaines; mais bientôt ils reviennent, et
tuent leur empereur (jui, même en mourant, tient à leur
marquer son mépris : trois coups de jioignard sont néces-
saires au suicide de l'amoureuse dédaignée, et devant tous
ces cadavres commence une révolution sanglante de palais.
On |)Ourrait insister plus sur l'une et l'autre de ces deux
1. Acle V, se. II.
I
L ORIENT ET LA TRAGEDIE. 193
œuvres : il serait facile, par exemple, de montrer chez
Tristan l'Hermite le souci, sans cesse manifesté dans le
détail, d'une certaine couleur locale. Mais il vaut mieux, je
crois, après ces deux analyses, résumer en quelques phrases
ce que les auteurs de tragédie orientale avaient essayé
avant Racine, et ce qu'il restait de leur œuvre : Bajazet,
après tout, si unique que soit sa valeur littéraire, fut pris
dans la même matière et représenta les mêmes person-
nag^es comme les mêmes scènes'. Plusieurs tentatives,
celles de Mayret et de Tristan, mieux que les autres,
avaient enfoncé dans l'esprit public une conviction : plus
que l'histoire antique, les événements de Turquie offraient
au poète des complications violentes, des intérêts de
p famille très heurtés, des rivalités de passions exacerbées;
on y pouvait surtout voir l'amour si intimement mêlé à la
politique qu'il la dirigeait. Les spectateurs s'étaient accou-
tumés d'avance aux mystères soigneusement clos du
harem ; ils savaient la toute puissance des sultanes aimées,
l'impossibilité aussi o{i elles étaient de devenir vraiment
reines-, l'imbécile cruauté des sultans, le pouvoir des
grands prêtres et la crédulité empressée du peuple
musulman, enfin l'indocilité quémandeuse des janissaires;
ils s'étaient habitués aux noms étranges de Roxane, de
Bajazet, de Rustan, d'Acomat, ils avaient vu sur la scène
les eunuques et les muets. En un mot ils possédaient toute
' l'éducation théâtrale nécessaire pour comprendre Bajazet.
1. Ibrahim ou l'illustre hassa commence de la même manière que
Bajazet : un conlldenl s'élonne qu'on puisse si facilement entrer dans le
sérail.
2. Voir, par exemple, Ro.ielane, 1G13.
i:{
194 L ORIENT DANS LA LITTERATURE.
II
On est d'avance incliné à croire ([ue Racine a fait une
œuvre vraiment originale. Son Bajazet^ a suscité les juge-
ments les plus divers, puisque les uns ont nié qu'il s'y
trouvai la moindre parcelle d'exotisme, alors que les autres
prétendaient y voir une pièce admirablement turque. Assu-
rément il y a chez les critiques un esprit raisonnable de
contradiction; mais ils n'arrivent en général à des opinions
aussi op[»osées dans leur intransigeance, que pour des
œuvres véritablement hors du commun. La phrase que Cor-
neille y)rononça, par mauvaise humeur, le soir de la pre-
mière leprésentation de Ikijazel, était joliment dite et avec
assez de malveillance, pour (jue le public, sans y trop
réfléchir, Va reprît avec faveur : successivement, Donneau
de Visé, Mme de Sévigné, Robinet et maint autre répé-
tèrent (jue « les mœurs des Turcs y étaient mal obser-
vées- »; Voltaire le dira encore'; les anas consacrèrent
l'anecdote, et le jujiement s'inscrivit dans la criticjue litté-
raire,, comme autrefois un mot d'Aristote dans une dis|)ute
de théologie.
Chose singulière, ce fut uu xix' siècle, alors que la
Tur(|uie était de jour en jour mieux connue, qu'on com-
mença à hésiter un peu; on s'avisa que peut-être Corneille
n'était pas un arbitre incontestable en matière de couleur
locale, et qu"a|»rès tout Racine, puisqu'il avait voulu écrire
une pièce turque, était bien capable d'y avoir mis quelque
chose de turc. Jules Janin s'en aperçut un jour : il assista
1. 5 janvier 1672. La pièce eut un grand succès : elle fut très souvent
jouée à la cour de 16S0 à 1700. Le succès augmenta pendant tout le
xviii' siècle.
2. .Mme de Sévigné, Lettre du 16 mars 1672.
;{. Lettre à M. de la Noue, auteur de la tragédie de Mahomet II.
L'ORIENT ET LA TRAGÉDIE. 195
à une représentation où Rachel jouait le [►ersonnage de
Roxane: la soirée dut être bien extraordinaire, si Ton en
juge par l'article mélodramatique et échevelé qu'elle ins-
pira à l'enthousiaste critique. Il proclama « la nouveauté
étrange, infinie du Bajazel de Racine » ; il s'était cru trans-
porté dans une mosquée ou dans un harem 1 « Ce sont des
mœurs que nul n'a vues excepté Racine...; ce sont des
amours à épouvanter les amoureux de Racine lui-même...
sans compter que Mahomet règne sans partage dans ce
drame. On sent le Koran dans Bajazet autant qu'oïi
retrouve la Bible dans Athalie L'Orient s'est révélé tout
à fait ! ' » C'était beaucoup dire, et Racine eût été probable-
ment effaré de ces félicitations extravagantes; à travers
l'emphase des mots il eût difficilement reconnu ses inten-
tions, si exotiques qu'elles aient pu être. Toutefois l'exal-
tation ridicule de Jules Janin révélait une attitude nouvelle
de la critique; et depuis on a admis en général que Bajazet
était d'une tiirt/uerie relative-. L'œuvre est suffisamment
belle pour qu'on s'arrête à une question, toujours effleurée,
mais jamais traitée vraiment. A tout le moins on verra
dans une plus grande clarté le dessein véritable qui poussa
Racine à l'écrire; et ce serait là déjà un suffisant résultat.
Assurément la tragédie classique, telle qu'on la c'once-
vait vers 1670, n'était guère portée vers l'exotisme par des
sympathies naturelles; on s'était habitué, avec les héros de
Corneille, à ailmettre l'existence d'une espèce d'humanité
tragitjue, dont les gestes et les pensées n'avaient que des
rapports incertains avec la réafité ordinaire; et si, par
1. Le spectateur inconnu. Cri/i'/ue drnmati'/uf, t. II. p. 27" et 2"'.t,
Paris, IST". Janin suppose que la soirée a été transformée par la présence
d'un spectateur inconnu et mystérieux qui n'est nommé qu'a la lin :
Lamennais.
2. Brunetiére. Époque'! du théâtre français, p. 274. Bernardin et P. Albert.
Notice en tète de ieurs éditions de Bajazet.
196 L ORIENT DANS LA LITTKHATIUE.
nioinenls, les sentiments exprimés on ces sujets grecs et
romains paraissaient se rapprocher de la vérité, c'est
c]u"ils étaient modernes et généraux, mais non pas antiques.
Cela est vrai, même de Racine. Or ce (pie l'on n'avait
point tenté pour la Grèce et l'Italie, allait-on l'essayer au
profit de la Turquie? Jamais, je crois, Hacine n'eût de lui-
môme songé à un pareil sujet, et surtout il ne lui aurait pas
donné la couleur particulière qui distingue Bajazel entre
toutes ses tragédies, si la matière et l'esprit même de son
œuvre ne lui avaient été imposées du dehors : il y eut alors
t<»ul un concours de circonstances, qui jamais plus ne se
reproduisit; aussi ne saurait-on décider de la hirt/ucrie de
la pièce sans connaître d'abord ses sources^.
(' Quoique le sujet de cette tragédie ne soit dans aucune histoire
^ imprimée, il est pourtant très véritable; c'est une aventure arrivée
dans le séiail, il n'y a pas plus de trente ans '. »
Comment la passion tragique de Hoxane fut-elle connue?
par quels intermédiaires le récit passa-t-il avant d'arriver à
Racine? jusqu'à quel point (olui-ci ])rit-il soin de se docu-
menter? C'est là une histoire qu'on peut reconstituer avec
assez de précision. Trente ans avant linjazcf, M. de Cézy'^,
0 ambassadeur de France à Constanlinople, était revenu à
Paris : on l'entoura avec l'empressement de curiosité (pi'il
est naturel d'olTrir en ces circonstances. 11 avait beaucoup à
raconter : événements politiques et récils d'amour; il se
disait fort renseigné sur le sérail, pour y avoir eu quelque-
fois ses entrées, ou du moins pour y avoir facilité quelques
sorties discrètes. Ainsi il avait pu connaître un drame
d'amour et de politique qui, peu de temps avant son (léj)art,
avait ému le harem du (irand Seigneur et réveillé une fois
de plus la cruauté meurtrière des Ottomans ^ Cette aven-
1. Uajazel, premirre l'réface.
2. Voir p. 86.
'i. Deuxième Préface.
L ORIENT ET LA TRAGEDIE. 197
ture avait tellement frappé M. de Gézy qu'il en rédigea une
relation. Ce manuscrit et surtout les conversations de
l'ambassadeur, voilà quelle fut la forme première de la
donnée de Bajazel\
Mais il s'écoula près d'un tiers de siècle entre le retour
de M. de Cézy en France et la représentation de la tra-
gédie : avec le temps, la matière de cette amoureuse histoire
perdit apparemment beaucoup de son actualité et surtout de
son originalité : Racine pourrait-il y retrouver les traits
exotiques dont elle était sûrement parée quand l'ancien
ambassadeur la racontait? Il semble que le public ne s'en
soit point aussitôt désintéressé : les conversations la con-
servèrent quelque temps à peu près intacte. Quinze ans
après, elle était si à la mode encore que Segrais lui donna
la forme d'une nouvelle : Floridon ou rauiour imprudent- a
pour sujet, malgré son titre trompeur, le récit de M. de
Cézy. Ce fut comme une étape, et il sera intéressant d"y
faire une courte station.
Floridon a été directement inspiré par l'ambassadeur^,
aussi ne" s'étonnera-t-on pas si la nouvelle conserve un
assez joli exotisme. A quarante ans, la sultane, mère
d'Amurath, s'éprend d'amour pour le très jeune Bajazet,
frère d'Amurath et fils d'une autre femme: elle a vite fait
de l'avertir de cette passion. Bajazet « ne balançait pas s'il
ferait le cruel ou non. Ce qui l'embarrassait le plus estait
qu'il connaissait que la manière de s'y conduire sérail dif-
ficile. Il sçavait que cette lière princesse était une femme
qui aimait les adorations et (pii voudrait sans doute qu il
réparast par une ardente poursuite le petit rcjU'oche quelle
1. Afènie Préface.
2. Les Uiverlissements de la princesse Aurélie, ltio6, t. Il, 6« nouvelle.
3. Le récit est fait « d'après un homme qui a été longtemps ambassa-
deur à Constantinopic ■■.
d98 LOUIKNT DANS LA LITTKIIATL lU:.
sentait infailliblement en son cœur (.l'avoir parlé la pre-
mière' ». Mais un vieil eunuque, Achomal, lui conseille de
ne pas laisser échapper « celte bonne fortune^ ». L'intrig-ue
est vite enjiacée; Acbomat et une suivante de la sultane,
Floridon, sont les seuls confulents : celte liaison dure
long^temps. Bajazel finit par se lasser d'une femme beau-
cou[> plus âgée que lui, et remarquant que Floridon a dix-
sept ans, il l'aime. Cela fait une seconde inlriirue, et pen-
dant de longs mois on réussit à tromper la sultane. Jiajazet,
qui d'abord avait assez bien dissimulé le relâchement de
son amour, se fatigue de celte contrainte; la jalouse sul-
tane cherche les raisons de sa froideur et découvre tout;
mais elle tient trop à son jeune amant pour le perdre; elle
obtient de lui facilement des excuses et do nouvelles
démonstrations d'amour; pour mieux le retenir, elle con-
sent à un partage : Dajazet et Floridon j)ouiront se voir
un jour par semaine; le reste du temps et le surplus de
l'amour seront donnés, sans qu'il en soit rien distrait, à
la sultane. Hajazet manque à sa promesse, mais on hésite
encore à le inuiir, (juand un courrier, venu de la |»art
d'Amurat, ordomie impérieusement sa moit. La sultane,
désesjtérant de jamais obtenir môme une demi -fidélité,
laisse accomplir le meurtre; mais plus tard, Floridon ayant
mis au uionde un fils de Bajazel, sa rivale vieillie reporte
en alTection sur l'enfant tout l'amour (ju'elle avait pour le
père.
Cerlaineuieiil la nouvelle de Segrais est assez proche du
récit même de M. de Cézy ; et l'on devine la vulgarité primi-
tive de l'aventure : une passion de femme déjà âgée, qu'ex-
ploitent un jeune homme sans scrujmles, un vieil eunuque
et une jietite esclave. Dominée par ses sens, la sultane, —
1. P. 21.
2. p. 23.
L ORIENT ET LA TRAIiEDIE. 199
mère, et non pas, comme dans Racine, femme d'Amurath —
consent aux concessions les plus avilissantes; et malgré les
fougues de sa colère, elle n'ose jamais se venger elle-
même, par peur de perdre ainsi tout moyen de satisfaire
sa passion. C'est une histoire de la vie ordinaire, à laquelle
le cadre du sérail et la chaleur de l'amour oriental donnent
une plus vive réalité.
Il serait très naturel de croire que Floridon a été l'inter-
médiaire par lequel Racine connut l'aventure, mais il se
défend très nettement, et par deux fois', d'en avoir lu
aucune « histoire imprimée », et en effet il ne semble pas
que la tragédie se soit inspirée de la nouvelle.
Ce fut par ailleurs que Racine fut informé : sa source
fut encore la tradition orale, mais une tradition que le
temps avait dû singulièrement atténuer. M. de Nantouillet
avait entendu M. de Cézy et, près de trente ans après, il
conta ses souvenirs à Racine-; or, comme il arrive toujours
en pareil cas, ce qui reste à la mémoire, ce sont les traits
les plus généraux et les plus abstraits du récit, le dessin
des événements; mais tous les détails exotiques, qui ne
sont point logiquement indispensables, s'effacent ; Roxane
avait dû rajeunir; Bajazet s'était donné un rôle plus hono-
rable; Floridon sans doute était devenue princesse;
Achomat avait rejeté le nMe humiliant d'eunuque; en un
mot l'bistoire s'anohlissail et se francisait.
Quand Racine a-t-il conçu le dessein de sa tragédie? on
peut conjecturer qu'il conimt le récit de M. de Nantouillet
bien avant d'écrire Bajazet: et s'il songea à en tirer [)arti,
c'est que les circonstances attirèrent son attention vers
l'intérêt qu'il y aurait à comjioser une tragédie turque. Or
1. Dans ses deux Préfaces.
2- Première Préface.
200 L(i1(II-:NT dans la LITTKIIATLHE.
précisément en 1G"0 la mode était tout à fait à la Tunjuie' :
(les alï'aires i)oliti(jues, des ambassades, la cérémonie du
Bourf/eois (jeiUilhoimne, etc., tout forma un concours favo-
rable. Racine put se souvenir alors de la catastrophe qu'on
lui avait contée; mais lui-même il réfléchit que la matière
avait dû s'altérer avec le temps, et il chercha à reconstituer
un cadre exotique; à un autre ambassadeur, M. de la Haye,
qui revenait de Constantinople (1G71), il demanda d'utiles
avis-; il lut des livres d'histoire, celui de Ricaut surtout%
avec une préoccupation évidente de la couleur locale :
La principale chose, dit-il, à quoi je me suis atlaché, c'a été de
ne rien changer ni aux mœurs, ni aux coutumes de la nation ''....
Je me suis attaché à bien exprimer dans ma tragédie ce que nous
savons des mœurs et des maximes des Turcs ^.
Comment les a-t-il représentées?
Certainement, Racine a voulu « faire de la couleur locale » .
Mais cette ex|»ression a été si souvent employée, et si mal,
j> qu'on devrait la démonétiser maintenant, parce qu'elle
fausse les discussions. Il ne saurait s'agir ici des costumes,
ni du décor; on sait quelles étaient les habitudes des met-
teurs en scène du xvu' siècle" : et d'ailleurs, si on la réduit
à cela, la couleur locale n'est plus une qualité littéraire; elle
est l'œuvre du décorateur, et ce serait une raison de |dus
pour jeter cette expression hors du lang-ag^c de la criti(|ue.
Prise à la lettre, elle désignerait une certaine teinte, un
asj)ect général de l'ouvrag-e qui invilr le spectateur à
f. Voir p. 86 et 173.
2. Première Préface.
3. Voir les deux Préfaces, la deuxième surtout, où il se défeml contre
les reproches du Mercum (article du 9 janvier 16"2).
4. Première Préface.
5. Deuxième Préface.
0. Pourtant M. Bernardin {Sotice citée p. 43) fait observer inKcniense-
ment : <• Dès le temps de Racine on dut représenter Bujazet avec d'autres
costumes que les tragédies ordinaires, puisque Corneille trouvait aux
personnafies un air français sous Ihabit turc ».
L ORIENT ET LA TRAGEDIE. 2iU
replacer instinctivement les personnages et les événements
dans leur milieu : elle permet de recréer le passé en recons-
tituant le lieu géographique de l'action et, si l'on peut dire,
son lieu historique. Une telle délinition n'éclaire pas heau-
coup. La couleur locale n'existe pas en soi; elle ne vaut
que par l'impression qu'on reçoit, et il faudrait supposer,
pour qu'elle eût tout son ett'et, que le puhlic fût aussi habile
à la sentir que l'auteur à la produire. C'est chose impos-
sible : les lecteurs de Salammbô sont évidemment inca-
pables d'apprécier le caractère punique du roman : l'érudi-
tion de Flaubert fut vraiment trop fragmentaire pour qu'il
ait eu lui-même une image bien vivante de la Carthage
réelle. Peut-être ces évocations fidèles sont-elles permises
à l'histoire : les œuvres littéraires n'y sauraient prétendre.
La couleur locale est, à l'ordinaire, bien moins ambi-
tieuse: il s'est constitué sur les principales époques de
l'histoire un léger bagage de traditions communes que l'on
transporte du roman au théâtre et du théâtre à la poésie;
tout homme un peu instruit saura penser en lisant Walter
Scott : « Voilà un sentiment qui est bien Louis AI », et il
jugera que Xolre-Dame de Paris est tout à fait XV" siècle'.
Qu'en sait-il au juste? il ressemble à ce personnage de
Scribe qui reconnaissait les soldats à leur habit militaire!
11 suffit que l'auteur ait respecté les données les plus vul-
gaires de la tradition, qu'il ait peint un Louis XI cruel et
dévot, ou bien un Gringoire bohème pour {|u'on s'imagine
du même coup ressusciter le passé; on a eu plaisir à retrou-
ver ce que l'on connaissait déjà. Si l'on retranche les
menus détails, on verra (jue les romans les plus histo-
riques en leur fond sont justement ceux (|ui renferment le
moins d'histoire, et dont la documentation fut faite presque
exclusivement avec les livres familiers de notre enfance.
Il y a donc, à l'origine de ce qu'on est convenu d'appeler
202 L OKIENT DANS LA LITTERATURE.
la couleur locale, une certaine vraisemblance morale : il
faut donner aux personnages les sentiments et les altitudes
«|U(' l'opinion générale leur donne : Vigny s'est bien gardé
de roprés(Mitor Louis XIII autrement que, comme un roi
dévot, tremblant devant Richelieu! Si l'on i-especte cette
exigence, le public sera prévenu en faveur de la « réalité
historique » de l'œuvre; après cela il ne sera pas défendu,
pour qu'elle soit vivante et colorée, de dépeindre les cos-
tumes tels qu'ils sont sur les tableaux les plus célèbres, ou
de décrire les armes qu'on voit accrochées aux murs des
musées. Mais cette mise en valeur des détails et des acces-
soires, si elle est commode au romancier, devient presque
inijtossible à l'auteur dramatique : ses personnages doivent
parler et non déci'ire. Le poète est donc réduit uniquement
à cette vraisemblance morale très générale qui est le fond
de la couleur locale : pour satisfaire à nos connaissances
historiques, il devra multiplier les traits de mœurs y?rtr/es, les
sensations, les opinions, les gestes, propres à rappeler nos
images familières du passé. Chez lui la couleur locale sera
une couhnir pui'cmeiil iutclloctuelle et sentimentale.
A ce compte-là, Racine a fait ^a.ns Baj a zel de la couleur
locale aussi bien, et je dirai même mieux, que Voltaire,
Vigny ou Victor Hugo : il a eu soin de donner à sa tra-
gédie un cadre qui lui fût convenaMc. Il a eu d'abord un
soin extrême à nous marquer le lieu même oîi se passait
l'action et le caractère jtarliculier que les événements en
recevaient : dès le début il rappelle la rigoureuse clôture
du sérail, et souvent, au cours de la pièce, il fait dire par
ses personnages que le harem impérial est le lieu du monde
le plus tragique pour les intrigues d'amour; il laisse entre-
voir les chambres mystérieuses où se tiennent les muets,
les corridors secrets par lesquels peuvent arriver les émis-
saires imprévus et vengeurs; il suspend au-dessus de
l'orient et la TRAGEDIE. • 203
laction la tuerie toujours imminente, qui doit marquer la
réapparition «lu Sultan. La scène a ainsi un prolongement
admirable', et quand Roxane tâche d'émouvoir Bajazet
par un entretien, dont elle a décidé qu'il serait le dernier,
il semble qu'on puisse voir, sans trop d'effort, les muets
qui attendent à la porte la sortie de l'amant condamné et,
derrière eux, tout l'intérieur mystérieux et bientôt san-
glant du sérail.
Le milieu de sentiments, de croyances et de préjugés où
se meuvent les personnages n"a pas été dessiné avec
moins de scrupule. Le sultan, bien qu'il ne se montre
point dans la pièce, n'en est jamais absent; sans cesse on
nous avertit de sa toute-puissance, et les habitudes de son
esprit ou de sa politique sont là pour donner des motifs
de conduite aux acteurs du drame : tantôt c'est le visir
qui rappelle la défiance du maître à l'égard des ministres
qu'il a choisis, et par là il justifie sa loyauté oubliée; tantôt
c'est la sultane qui évoque la condition humiliante des
femmes du sérail, toujours concubines et jamais reines, et
ainsi elle s'engage à demander à un autre amour la satis-
faction de ses désirs et de son ambition. La servilité asia-
tique, la mauvaise foi de la politique orientale, les troupes
indisciplinées des janissaires, la crédulité absurdcment su-
perstitieuse du peuple turc, tout cela est indi(iué souvent et
avec soin ; et cela achève de constituer un milieu moral
très particulier, qui peut donner à la passion de Roxane une
couleur déjà quelque peu exotique.
Mais c'est dans le personnage de Roxane — et par
contre-coup dans celui de Bajazet — que Racine a surtout
fait œuvre d'exotisme; d'ailleurs le public s'était fait une
idée trop haute de l'amour d'Orient, sensuel et brutal,
1. Voir les idées ingénieuses de M. Le Bidois (la Vie et VAction danx la
tragédie de Racine).
204 l'orient dans LA LITTERATURE.
pour (|u»' l'auteur hésitât à llatter cette opinion commune :
sa Roxane, de toute évidence, aime et parle, comme n'a
aimé ni parlé aucune des jrrandes amoureuses de la tra-
jîédie classi(jue. Là encore la tentative oriijinale de Racine
a été gênée par les habitudes du théâtre français; une cer-
taine pudeur de la scène y a souvent altéré, du moins à.
l'apparence, le vrai caractère des sujets : ces! d'un mariage
que Pyrrhus prie Andromaque, son esclave; c'est aussi de
mariage que Koxane parlera à Bajazet : mais sous la
pompe un peu solennelle de ces mots, il s'agite des senti-
ments violents, [toint soucieux des convenances, jiour les-
quels le poète quelquefois a su trouver une expression bru-
tale. Hoxane est une héroïne « savante en amour », occupée
seulement « à plaire et à se faire aimer » (ces mots sont de
Racine), et Mlle Clairon, quand elle voulut donner aux
jeunes actrices quelques conseils, a écrit, je crois, la for-
mule niême de ce rôle : « Défendez-vous de toute ex|ires-
sion touchante, Lair du désir.., est la seule marque de
sensibilité (|u'on doive apercevoir dans vos yeux '. »
Rien que Racine ait quelque peu rajeuni son personnage
(il n'est plus question, comme dans Segrais, de la sultane
mère), Roxane n'en a pas moins, chez lui, une trentaine
d'années. Or à cette époque de leur vie, les femmes d'Orient
s'acheminent vers la vieillesse; c'est pour elles l'âge du
retour, non pas d'un retour dont on craint l'approche, mais
qui <léjà a douloureusement commencé : la crise ordinaire,
excitée d'ailleurs par le tempérament, par le climat, [)ar
toutes les ambiances morales, est chez elles d'une parti«u-
lière vivacité. C'est au pb'in de celte crise «jue Racine a
voulu re|>résenter sa Roxane, pour qu'elle symbolisât
1. Mémoires. \>. Il(>. Elle, ajoiile (toujours par respect pour la pudeur de
la scène) : « l'air ilu désir subordonné ri la pins ri^'oureuse décence ■•.
Voir, p. 318, un commentaire intéressant.
L ORIENT ET LA TRAGEDIE. 205
toutes les ardeurs de l'amour asiatique; et il lui a donné
par surcroît, en vertu de son sujet, le droit et les moyens
d'imposer à son entourage, avec une puissance presque
impériale, l'obéissance qu'elle veut à ses désirs. Roxane a
besoin d'être aimée, Roxane est reine! elle sera aimée.
Comme une autre Catherine de Russie, elle trouve des
bonnes volontés expertes à la servir et à l'exploiter; et les
intendants des plaisirs du sultan absent ont continué leur
office; on présente à la sultane des jeunes hommes, comme
quelques mois auparavant de belles esclaves à Amurat :
Je plaignis Bajazet, dit Aconiat, je lui vantai ses charmes,
Qui par un soin jaloux dans l'ombre retenus.
Si voisins de ses yeux leur étaient inconnus.
Que te dirai-je enlîn? La sultane éperdue
y eut plus d'autrrs désirs que celui de sa vue '.
N'est-ce pas là le langage d'un marchand d'esclaves? et ne
parle-t-on pas de Bajazet comme d'une Circassienne ou d'une
Grecque que l'on voudrait rendre très cher? Ces propos
sont de mise dans un harem ; mais par un étrange renver-
sement de la vie ordinaire, dont Montesquieu s'est amusé
libertinement dans une de ses Lettres persanes, le maître
du harem et celui qui en jouit, est une femme!
Aussi l'attitude amoureuse de Roxane a-t-elle vraiment
une marque singulière; et peut-être on pourrait juger, avec
les idées européennes^ que sa passion a une impudeur
admirablement tranquille. On a dit qu'elle « s'offrait » à
Bajazet et ce n'est peut-être pas le mot exact; comme le
sultan, à qui l'on amène une nouvelle esclave, elle se pré-
sente, déclare sa volonté d'aimer, puis s'étonne et se fâche
des résistances. Elle se plaint et menace : rien n'y fait;
elle parle à Bajazet de le tuer; mais celui-ci, par une
extrême habileté, insinue que cette mort sera douce à
1. Vers 138 et suiv.
206 L ORIENT DANS LA LITTERATURE.
A murât. Toute retournée alors par une brusque répulsion
contre cet homme qu'elle déteste, elle serre Bajazet contre
elle :
Dans son cœur? Ah! crois-tu...
Que je ne vive enlin, si je ne vis pour loi '.
Alors elle devient caressante et douce, séductrice, et si
Ton transpose cela du ton tragique à la vie réelle, c'est
presque une scène de sopha, ainsi qu'il y en a dans les
romans de CrébiUon, où Uoxanc essaie de forcer la volonté
de Bajazet par l'attrait du contact féminin :
Tu soupires enlin et scnihles te troubler,
Actiève, parle "-.
Il résiste encore; elle a la brutalité de haine de la femme
qui s'offre, et qu'on a repoussée :
Ah! c'en est trop enlin •'.
Aucune idée chez elle de ce que nous appelons la
pudeur; elle n'a même pas la délicatesse ou l'orgueil d'une
femme d'Occident \ Dans cet entretien troublant, Bajazet
reçoit les caresses d'une esclave désireuse que le sultan lui
jette le mouchoir, et (jui, pour cela, cherche tout dans l'enla-
cement de son corps; qui veut obtenir l'amour comme elle
a obtenu des bijoux et «les fleurs; elle va en avant de toute
sa force séductrice, <d, après l'échec, un violent sursaut
d'orgueil lui rappelle sa puissance <le souveraine; elle
appelle les gardes, elle cherche, comme dit Janin, en une
formule un peu exagérée, à « se faire aimer le poignard
sur la gorge'' » !
\. Vers b4".
2. Vers 359.
3. Versée:.
i. Vraiment elle ne fait pas, comme lui reproche Mme <le Sévigné,
« tant de façons que cela pour se marier ».
o. Ouvrage cité, p. 279.
L OIIIEXT ET LA TRAGÉDIE. 207
Un amour aussi uniquement sensuel, que la simple
apparence d'une caresse bouleverse', ne cède point devant
l'humiliation des refus : même après la révélation des
ruses de Bajazet et d'Atalide, Roxane s'ofîre encore :
Je veux tout ignorer -.
Pour un peu elle aurait les complaisances presque mater-
nelles de la sultane de Segrais; la possession, même par-
tagée d'abord, lui suffit :
Viens m'engager ta foi; le temps fera le reste ^.
Aussi ne se décide-t-elle au crime que pressée par les cir-
constances : la peur d'Amurat, et ralTolement oîi la met la
trahison obstinée et insultante de Bajazet. Alors ce tempé-
rament ardent, à qui l'amour n'a pas donné issue, va se
jeter tout entier sur la cruauté : Atalide verra le cadavre
de Bajazet :
Quel surcroît de vengeance et de douleur nouvelle
De le montrer bientôt pâle et mort devant elle.
De voir sur cet objet ses regards arrêtés
Me payer les plaisirs que je leur ai prêtés '*!
Tous les sens et toutes les passions sont maintenant en
tumulte chez elle; il ne peut y avoir à cette crise d'autre
fin que la mort; le coup de poignard d'Orcan prévient
le suicide inévitable de Roxane et fait par surcroît appa-
raître, à la fin de la pièce, la vision des cruautés turques.
A côté de Roxane, Atalide et Bajazet font assez piètre
figure, du moins si on les juge avec des idées exclusive-
1. Vers 982.
La sultane a suivi son penchant ordinaire....
A peine ai-je parli- que, presque sans entendre,
ï>es pleurs précipités ont coupé mes discours.
2. Vers 12.^0.
3. Vers 1547.
4. Vers 1323.
208 L ORIENT DANS LA LlTTEllATLllE.
ment françaises. Atalide est sans doute trop tendre et déli-
cate pour être liien tunpie ; mais, si européenne qu'elle
soit, elle a cependant une moralité bien particulière; et le
complot par lequel elle espère faire régner son amant, tout
en le tardant, n'est au fond qu'une vulgaire histoire de
sérail. A tiavcrs TAtalide de Racine on entrevoit encore la
petite esclave insitinifiante et amoureuse (jui, dans la réa-
lité, fut rivale de la terrible sultane.
Ouant à Bajazet, qui nous paj'aît si mou et si incolore,
son caractère est dépeint avec un sens très intelligent de
rexotismo; l'auteur nous en avertit : « Il y a une grande
différence entre an passion et celle de ses amantes' ». Si
Ton se souvient du personnage qu'il joue dans la nouvelle
de Segrais, on pourra facilement interpréter son rôle, très
clair encore, malgré la transposition de ton que Racine lui
a fait subir. Rajazet s'est trouvé, en l'absence d'Amurat et
dans le déchaînement de la crise sensuelle de Roxane, le
seul homme qui put se faire aimer; ayant au fond un par-
fait mépris de la femme, il a tâché d'exploiter cette situa-
tion favorable. Mais, rejeté des caresses de Roxane aux
jdeurs d'.Vtalide, alangui jiar une indolence naturelle et par
son fatalisme, tourmenté aussi par les quelques délicatesses
françaises que Racine a ajoutées à son caractère, il ne peut
que balancer entre ses incertitudes et ses hésitations. Il
ne commando pas, après tout, il est sim|tlemont l'enjeu de
la jiarlic; d'autres décident de sa vie; il n'y a pour lui
qu'une seule résolution possible, ce serait de proposer un
partage: il aimera Atalide et donnera de l'amour à Roxane!
et peut-être voudrait-il en répétant sans cesse ses « hélas! »
et ses « que faire? » insinuer à ses amantes une solution
qu'il se sent capable d'accepter. A ce point de vue, le per-
1. Seconde Préface.
L'ORIENT ET LA TRAGEDIE. 209
sonnage n'aurait guère de moralité... européenne; et le
public aurait {lifficilement supporté que Racine insistât
trop sur des indications de ce genre. Elles y sont néanmoins
et, par elles, le caractère de Bajazet, reçoit une vérité, ou, si
l'on veut, une vraisemblance qu'on lui a quelquefois refusée.
Tout cela est-il de l'authentique Orient"? l'impossibilité
où Ton est de répondre à une pareille question la rend
ridicule. Du moins était-ce quelque chose de tout à fait
nouveau dans la trag-édie; cela correspondait à la notion
commune de l'Orient; et il serait difficile, je crois, de
prétendre que Racine ne s'est pas « attaché à bien décrire
ce que nous savons des mœurs et des maximes des Turcs »,
ou même qu'il n'y a j)as réussi.
III
Après qu'on eut joué et publié Bajazet, la foule de ceux
qui, comme on disait alors, sollicitaient les faveurs de la
muse tragique, se trouvèrent en présence d'une œuvre qui
pouvait servir de modèle à la tragédie exotique; il suffisait
que, par une méthode familière à la critique du temps,
on analysât les procédés de Racine et qu'on les dressât
aussitôt en règles : il y aurait des pièces orientales à la
ressemblance de Bajazet, comme il y en avait eu de
romaines sur le type de Cinna. Cela ne manqua pas d'ar-
river.
On comprit parfaitement l'avantage très grand que le
théâtre pouvait recevoir des tragédies exotiques; par elles
les sujets dont la variété s'exténuait déjà à la (in du
xvn" siècle seraient tout à fait renouvelés :
« Voici, dit l'auteur iX Aben-Sàid, un nouveau trésor où peuvent
puiser ceux qui travaillent pour le théâtre, i/histoire orientale offre
U -
210 L'ORIENT DANS LA LITTERATURE.
à chaque pas des fails dignes de la majesté du cothurne; et quel
succr-s n'en doivent pas attendre ceux qui courent cette brillante
carrière, lorsque avec tout le génie et tous les talens que demande
la tragédie, ils sçauronl encore par l'heureux choix des sujets lui
donner les grâces de la nouveauté '. »
C'était dire excellemment, et si les auteurs avaient eu
souci de cette déclaration de principes, ils auraient peut-
être infusé un peu de vie dans le corps déjà alangui de la
tragédie : ils n'auraient sans doute pas délivré la scène des
Grecs et des Romains; mais ils leur auraient donné des
remplaçants, et prouvé ainsi qu'on pouvait représenter au
théâtre autre chose que les derniers jours de la répuhlicjue
romaine ou les héros demi- mythologiques de la Grèce.
Avec ces nouveaux sujets, il y aurait eu des nécessités nou-
velles : la scène se trouverait élargie du jour oîi les Chi-
nois et les Indiens y coudoieraient familièrement les
Romains et les Grecs. L'action, elle aussi, y gagnerait en
vérité et en mouvement; en efTet, |ilus les héros seraient
différents du type antique, plus il serait difficile de les figer
en ces attitudes conventionnelles dont se contentait la per-
sonnalité imprécise d'un Brutus ou d'un Agamemnon.
Peut-être ainsi se fùt-on acheminé plus tôt vers la concep-
tion du drame historique, tel que le romantisme essaya de
le réaliser.
Pour se mettre (oui à fait à l'aise avec leurs scrupules
classiques, les auteurs observaient que les sujets exotiques
jtermetlaient de donner aux héros une dignité convenalde;
l'éloignement dans l'espace, assuraient-ils, produit les
mêmes effets que l'éloignement dans le temps. Déjà
Racine l'avait remarqué", et Voltaire après lui l'affirmait
nettement :
1. Le Hlanc, Aheti Saul, empereur des Moiif/ols, Paris, 1730, Préface.
2. liajazel, seconde Préface.
L ORIENT ET LA TRAGEDIE. 211
I« Il me semble que certains héros étrangers, des Asiatiques,...
des Turcs, peuvent parler sur un ton plus fier, plus sublime, major
'6 lonyinquo '. »
L'avantage était précieux : tout en laissant aux person-
nages la solennité conventionnelle qui était requise, on
pouvait se plaire à étudier en eux des sentiments nouveaux
ou des passions curieuses, qui renouvelassent la psycho-
logie tragique; et c'est bien en effet quelque chose de cela
que Voltaire tentera dans Zaïre : il ne fait pas difficulté
d'avouer dans sa correspondance qu'il a voulu représenter,
par le moyen d'un sujet turc, des sentiments [»lus hardis et
des amours plus passionnés.
Mais c'étaient là de bonnes intentions seulement et,
comme telles, elles ne devaient guère se prolonger
jusqu'à leur réalisation. Toutefois ces réflexions théoriques
eurent un résultat plus sérieux ; elles causèrent, ou à tout
le moins favorisèrent une certaine tendance à réformer le
costume et le décor. Il va de soi que les pièces exotiques
provoquaient d'avance de la curiosité et que le meilleur
moyen d'y satisfaire c'était de recourir aux artifices de la
mise en scène. Pendant longtemps on ne se préoccupa
guère de la vérité du costume'; mais les actrices ne résis-
I tèrent pas toutes à l'attrait de paraître au public, sous un
costume qui habillât nouvellement leur beauté connue.
Mlle Clairon joua Roxa-ne, « pour la première fois....
habillée en sultane, sans paniers, les bras demi-nus et
dans la vérité du costume oriental ' » ; des gravures du
xviii" siècle attestent que son exemple fut suivi*. Déjà le
changement du costume pouvait, on l'a vu par la suite,
avoir d'heureuses conséquences; mais on alla plus loin
1. Lettre à M. de la Notie. aiileiir de la tragédie de Mahomet IL
2. Voir Quicherat, Histoire du costume en France, p. 499.
3. Marmontel, Mémoires, liv. V.
4. M. Bernardin, dans la notice citée, en parle.
212 L'ORIENT DANS LA LITTERATURK.
encore dans celte voie réformatrice : quelques auteurs,
dont Voltaire, constatèrenl que les tragédies orientales
« demandaient un a|ti>;ucil jieu commun sur le théâtre de
Paris' », et ils espérèrent que le coût exotique donnerait
entîn à la tragédie une riclicssede mise en scène, une vérité
dans la représentation, capables de la tirer de son engour-
dissement.
Ces bonnes idées étaient comme des germes jetés au
vent; et l'on voudrait que la semence fût sortie de terre
en quelques endroits, et qu'elle eût porté des fruits, même
maigres et fades; mais il faut ])ien constaler qin' (]o linjazet
jusqu'à Zaire, et bien a[>rès, il y a eu au théâtre des
sujets orientaux, mais vraiment aucune tragédie exotique'-.
Rien n'est moins turc que le Mahomet II de La Noue, ou
moins mongol <jue Y Abon Saïd de labl^é Leblanc : et c'est
|)Ourtant là, si on s'y obstinait, qu'il faudrait aller chercher
(|uelque trace d'exotisiue : mais il est des filons si pauvres
(jue les cherclieurs les plus âpres renoncent à soumettre
le minerai aux lavages successifs, qui finiraient par laisser
en leurs mains quelque poussière dor. Plulùt que d'ana-
lyser ces œuvres médiocres, et de triompher facilement de
leur invraisemblance, il vaut mieux |)réciser les causes de
cet échec.
Pour écrire une bonne tragédie exolicjue, il conviendrait
de se renseigner d'abord sur les mœurs de ceux dont on
veul repeindre l'imai^e, île se documenler. Or c'est à quoi
la [)lupart des auteurs d'alors ont tout à fait manqué : les
uns ont tiré leur sujet des romans pseudo-orientaux du
XVII" siècle, et se sont bornés à faire jtai'aîlre au théàtr<' les
1. Avertissenionl en lôle de Sémiramis.
2. Pradon, lamerlan, 1073. — Sohjman. lOsu. — Zaïde, KiXl. — Tcles-
plionle. 1682. — Cosrocs, ITOi. — MunUtplia et Zéatif/ir, 1705. — Maliotnet II,
1711. — Don Raïuire el Zatcle, 1728. — A/^en Saï'J, 17.35. — Mahomrl II,
17:j'.t. — liajazet I", 1731).
LUUIE.XT ET LA TUAGEDIE. 213
Turcs de Mlle de Scudéry ' ! d'autres sont bien allés
demander leur matière à la Bibliothèque orientale de
d'Herbelot, ou à quelque livre d'histoire; mais ils ont arrêté
leur enquête aussitôt qu'ils ont su le nom de leurs person-
nages et connu le détail des événements où ils avaient été
mêlés. Aucun n"a tenu à s'informer des mœurs particulières
des nations dWsie : et cette incuriosité a [tris par moments
la forme d'un cynisme littéraire très naïf. L'un deux avoue
<|ue son héros est bien respectueusement galant :
" Ce qui ne convient guère à un sullan... Mais, quand on est véri-
tablement touché, se porte-t-on aisément à dérober à une maîtresse
des plaisirs que son cœur n'avoue pas -? -
l'autre se vante de n'avoir point terminé par un dénouement
sanglant sa tragédie turque :
" Les mœurs et les règles en seraient blessées et je respecterai
toujours les unes et les autres : il ne m'appartient pas de donner en
France Texemple de verser impunément le sang dun autre : exemple
dangereux qui dégénérerait bientôt en habitude de carnage et qui,
d'un spectacle innocent et régulier tel que le nôtre, ferait en peu
de temps une ari'-ne sanglante, une école d'inhumanité '. ■>
De telles délicatesses et de semblables scrupules sont
incompatibles avec le sens de l'exotisme!
Au fond, tous, jusqu'à Voltaire, les auteurs dramatiques
du xvu'' et du xvnr siècle n'ont })as songé à créer, avec les
sujets orientaux, d'autres émotions qu'avec les sujets grecs q
et romains; ils y ont cherché toujours la matière d'une tra-
gédie psychologique et politique, où ils montreraient les
alternatives du sentiment ^et du cœur chez de grands per-
sonnages, ainsi que les contre-coups lointains de leurs
amours. En un mot ils s'imaginaient renouveler des sujets
vieillis et des intrigues banales par cela seul qu'ils y épin-
\. Voir Soli/tiian, 1680. — Mustapha (>l Zéangir. ITOo. — Bajazel l", l":t9.
•2. Mahomet 11, par M. de Chàleaubrun, 1714. Préface.
3. Mahomet second, par .M. de la Noue, 1739, Préface.
214 L"()1U1-:NT dans la LITTERATUUE.
iilaieiit une étùiuolte orientale. xVucun n'a eu la préoccupa-
tion dont Hacine a été si visiblement poursuivi, celle
(.révo(iuer des mœurs et des passions toutes différentes des
nôtres, et l'on peut dire quau moment où Voltaire se pro-
posa d'essayer à son tour les sujets exotiques, la tragédie
orientale n'avait pas fait un pas depuis Bajazcl. S'il le vou-
lait, l'auteur de Zaïre allait pouvoir innover, et inaugurer
une évolution, dont on avait entrevu la possibilité, sans rien
tenter pour la rendre réellement possible.
IV
Voltaire avait quelques-unes des qualités qui peuvent
incliner vers le sens des cboses exoli(|ues. D'abord l'igno-
rance des auteurs dramatiques, ses prédécesseurs et ses
contemporains, lui était inconnue; son information avait
été, sur l'Orient, comme sur toutes les autres matières où
se porta la curiosité de son esprit, d'une merveilleuse
abondance : récits des voyageurs, lettres des mission-
naires, études savantes, il avait tout lu. Comme en outre
il était d(nié d'une très précieuse perspicacité bistorique,
il sut parfois reconstituer, avec beaucoup d'intelligence, la
figure des civilisations disparues ; cela est visible en maint
recoin de son œuvre, et d'ailleurs \ Essai sur les Mœiws
suffirait à en témoigner. Enfin, par une dernière bonne
fortune. Voltaire, dès sa jeunesse, s'était moins obstiné
que les autres dans le respect dévot des règles classiques;
il avait eu idée que la tragéifie pourrait être renouvelée,
si l'on voulait chercher ses sujets dans l'histoire moderne,
et infuser aux sentiments des héros une vivacité nouvelle.
Grâce à cette érudition intelligente et à ce goût de l'initia-
tive, il pouvait se donner un vrai sentiment de l'exotisme
au théâtre.
I
L ORIENT ET LA TRAGEDIE. 215
Mais quelque chose vint gâter ces bonnes dispositions :
il fut justement trop historien, et avec trop d'esprit cri-
tique; il attacha trop d'importance à Vidée pour que la
forme ne lui parût pas d'un prix moindre; et s'il fit des
tragéijies ce ne fut pas pour réaliser, à la manière d'un
Racine, une œuvre qui enfermât en elle-même toute sa
beauté esthétique; il vit là un moyen comme un autre
d'exprimer, sous une forme populaire, les conceptions
raisonnées de son intelligence. Il ne sera plus question chez ^
lui de peindre « les mœurs des Turcs » ou d'évoquer
quelque civilisation d'Orient; toujours, dans Zaïre, dans
Mahomet et dans f Orphelin de la Chine, il se proposera 0
à'éludier un aspect particulier de l'Orient, tel qu'il se
le représente philosophiquement. Dès lors la vraisemblance
morale et la couleur locale ne lui seront guère à souci,
d'autant que, par surcroît, il cache souvent des préoccupa-
tions insidieuses.
Déjà cela est sensible dans Zaïre', bien que cette tra-
g-édie soit la plus littéraire de ses pièces exotiques, celle du
moins où l'esprit de propag^ande n'ait rien à voir :
Ceux qui aiment fhistoire littéraire, dit-il, seront bien aises df
savoir romment cette pièce de théâtre fut faite. Plusieurs dames
avaient reproctié à l'auteur qu'il n'y eût pas assez d'amour dans ses
tragédies : il leur répondit que, puisqu'il leur fallait absolument des
héros amoureux, il en ferait tout comme »ui autre -. — Je veux, écri-
vait-il encore, au moment d'achever sa pièce, qu'il n'y ait rien de
si turc, de si chrétien et de si amoureux, de si tendre et de si
furieux '. — Quand Zaïre eut été jouée, il avoua : « C'est la première
tragédie dans laquelle j'ai osé m'abandonner à toute la sensibilité
de mon cœur; c'est la seule tragédie tendre que j'ai faite *. »
i. Le nom dii Zaïre était déjà bien connu du public : fY'lait celui de
la conlidente dans Bajazef. — La pièce, jouée le 15 août i~32. eut un
extraordinaire succès : 30 représentations à la première apparition.
2. Avertissement en tète de la pièce.
3. Lettre à Formont, 2'J mai 1732.
4. Lettre à M. de La Hoque, août 1732.
216 L"oI{1I:NT dans la LlTTI-riATlHK.
Nous voici bien avertis du dessein de l'auleur, il veut
traduire des passions ardentes, écrire un Othello français;
et naturellement il donne l'Asie pour cadre à sa fantaisie,
puisque l'amour avait la réputation d'y être violent, et la
volupté plus savamment obtenue. Parla Voltaire s'achemi-
nait, comme il le dit lui-même, à « peindre les mœurs
turques' ».
Mais ce dessein n'est pas le seul, ni surtout le principal
qu'il ait voulu réaliser dans Zn'ire : il a prétendu « faire
^ contraster dans un même tableau les mœurs des mahomé-
tans et celles des chrétiens- » : et la vraie originalité de
son œuvre est d'avoir fait paraître, au théâtre, des cheva-
liers français, presque dos croisés. Le public ne sy trompa
pas, s'il est vrai qu'il ait appelé Zaïre une « tragédie
chrétienne' » : que cela fût juste ou non, en tout cas cela
valait mieux que d"y voir une « tragédie turque ». Évi-
demment Orosmane se souvient bien qu'il est sultan, il
évoque parfois son harem, et 1 amour obéissant de ses
femmes ^ ; il raille la galanterie et la délicatesse des hommes
d'Occident'; il a des éclats de colère, comme il est con-
venable à un despote d'Orient ". Mais tout cela n'est que
pour rendre plus évident, par un contraste facile, l'influence
de la douce et chrétienne Zaïre. 11 est généreux, il ne veut
devoir qu'à lui-même, et non à sa puissance, l'aïuour de son
esclave française ; il dit par umments des choses touchantes,
en quoi il n'est guère Turc, suivant la concepli(m qu'on
s'était faite de la « férocité" » de cette nation. Les chrétiens
I. LeUrc à Formont, 2o juin 1732.
1. LclU'e à M. (le la Hoqiie, aniit 1132. Voir lettre ii Fromont,
2o juin 1732.
3. Avertissement de Zaïre.
i. Acte 1, se. 11.
0. Acte ni, se. vu.
t>. Acte III, se. VII.
7. Mot (le Racine à propos de Hajazet.
L URIENT ET LA TRAGEDIE. 217
ne peuvent s'empêcher de Taiiner', et nira-t-il pas d'ail-
leurs nous avouer qu'il n'est pas « formé du sang asia-
li((ue- »? Voilà le comble! ce sultan se cache d'être Turc,
comme s'il y avait là quelque honte. Les parodies du temps
l'en raillèrent agréablement :
Au sein des voluptés bien loin que Je mendorme,
Si je tiens un sérail ce n'est que pour la forme;
Les loix que dès longtemps suivent les Mahomets
Nous défendent le vin : moi je me le permets;
Tout usage ancien cède à ma politique
Et je suis un sultan de nouvelle fabrique -^
L'amour oriental avait décidément été bien francisé;
et l'on jugera qu'après cette déformation de l'image com-
mune, il ne pouvait plus rester beaucoup de couleur locale
dans la pièce : Mahomet en a pourtant moins encore *. Cette
tragédie est singulière à l'apparence '; Voltaire l'écrivit au
moment où le xvui' siècle, grâce aux efforts des théologiens
protestants et des philosophes*, commençait à se faire une
idée intelligente de l'islamisme ; or Mahomet y est repré-
senté comme un abominable personnage, dont les crimes et
limposture sont dévotement offerts, en trophées, au pape
Benoît XIV, pour le plus grand triomphe de l'Eglise.
L'intrigue est vulgairement mélodramatique; le personnage
n'a aucune espèce de vraisemblance; la débauche et
l'imposture sont ses plus ordinaires occupations, mais il ne
dédaigne pas les crimes de (huit coinniun: comme un
traître romantique, il sait habilement composer les poisons,
1. Acte I, se. IV : acle 11, se. vi.
2. Acle III, se. i.
."5. Les Enfants tr-onvcs ou le Sultan poli par l'amour, 1"32. acle 1, sc. ii.
4. iissayc à Lille en avril 1711. — Joué à Paris, le y aoùl 1742. — Sus-
pendu à la troisième représentation. — Repris le 9 septembre 1751.
5. Voir ma communication, déjà citée, au conprès des orientalistes
de 190.D. Mahomet en France au Xl'll" el au XVIll' siècle.
tj. Voir p. lt;.3 el suiv.
218 l'orient dans LA LlTTKUAîniE.
il permet linccste, le parricide l'amuse ! A roccasion,
d'ailleurs, il étalera, avec une franchise ingénue, la
turpitude de son àme : et son cynisme serait ])rodig^ieux,
^ s'il n'était tout à fait puéril. Aussi Voltaire ne fait point
difficulté à le traiter de « drôle, de fripon, de coquin ' ».
« MalioMicf, avoue-t-il, c'est Tartufe le Grand- ». Pourquoi
l'auteur du Dictioiuiaire philosophique s'est-il plu à cette
déformation grossière du prophète des Arabes, alors
surtout (pîe^des études toutes récentes lui permettaient d'en
donner une image raisonnable?
Voltaire avait travaillé son sujet beaucoup : « J'ai fait
ce que j'ai pu, ditil, |)our mettre Mahomet dans son
cadre' » ; il lut le Koran , dont il reproduit ' certains
passages; il étudia l'histoire du Prophète et y fit de fré-
quentes allusions; il tâcha aussi de décrire le fanatisme
halluciné des premiers mahométans, l'atlrait et le prestige
que Mahomet semble avoir eus auprès des femmes; il
chercha même à représenter à la scène l'extension rapide
de l'islamisme en ses premières années, et quelques-uns
des procédés do propagande auxquels on eut alors recours.
C'étaient là les éléments d'une bonne couleur locale, et la
pièce aurait eu une raisonnable vraisemblance, si Voltaire
^ n'avait j)as voulu se servir du personnage de Mahomet
pour insinuer prudemment, à l'abri des censeurs civils et
ecclésiastiques, quelques affirmations chères à la libre
pensée. La pièce était en effet philosoi>liique d'intention et
-K non pas exotique; c'était un appel à la toléiance contre
l'esprit de fanatisme et de superstition : quicon(jue a lu les
1. Lettres de 17il, pasùm : par cxemplo, à Forment, 10 aoùl; à
d'Argcnlal, 22 août.
2. Lettre à. M. de Cideville, i"' scptcml)rc 17 il.
3. Lettre du 2t) janvier 1"40.
4. Il s'amuse à écrire dans ses lettres (1"' sept. 1741) : Ailali, illali
allah: Mohammed rezoul Allah.
L'ORIENT ET LA TRAGEDIE. 219
auteurs du xvnr siècle sait ce que veulent dire ces mots. La
Mecque fut tout simplement une dénomination commode
de Rome :
Mahomet est le dogme du fanatisme, cela est tout nouveau '....
La pièce n'est au fond qu'un sermon contre les maximes infernales
qui ont mis le couteau à la main des Poltrot, des Ravaillac et des
Chàtel 2.
Il eût été bien étonnant que les jésuites, puisqu'ils ont
trouvé place dans l'œuvre entière de Voltaire, ne fussent
pas invités à jouer leur rôle dans cette tragédie!
Le titre le Fanatisme était déjà lui-même une suffisante
indication, mais les propos des personnages ne pouvaient
laisser aucun doute aux spectateurs les moins avertis. La
religion, enseignait-on, est chose purement humaine à
l'origine; elle ne devient divine qu'avec le temps; elle ne
peut se développer que grâce à l'inintelligence et à la sottise
du peuple; ceux qui la propagent sont des imposteurs.
Aussi les prêtres redoutent-ils et condamment-ils tous ceux
qui seraient tentés de réfléchir sur le dogme, les philo-
sophes surtout :
Quiconque ose penser n'est pas né pour me croire •'.
Une fois installée dans la crédulité publique, la religion
ne se soutient que par le fanatisme et la superstition ; elle
conduit naturellemenfau crime!
Telles étaient les idées pour lesquelles Voltaire avait écrit
Mahomet. Assurément il ne s'était guère préoccupé d'y
représenter l'Orient; mais, usant d'une conception familière
aux savants et aux philosophes d'alors, il avait utilisé
\y rAsie au profit de la tolérance. Et si les Arabes avaient
1. Lettre à Ciileville, o mai 1710.
2. Lettre à d'Argental, novembre 1742.
?>. Acte 111, se. VI.
220 L'ulUKNÏ DANS LA LITTICIIATLUE.
, été appelés à figurer sur la scène, ce n'est pas que lauleur
s'intéressât vraiment à eux; il lançait leurs liordes contre
Home et conlre le principe iiiémr d'une reliiiion révélée.
^ C'est encore une conception philosophique qui, dans
f Orphelin de la Chine \ annihila la honne volonté
exotique- de Voltaire; au moment oîi celui-ci conçut l'idée
de sa pièce, la (^hine, exaltée autrefois par les jésuites,
encensée depuis par les érudils et les encyclopédistes,
était dans la plus belle époque de sa faveur; on ne voyait
([u'elle dans la comédie et dans le roman, à l'Opéra, chez
les marchands de meubles, de gravures ou de tableaux.
Voltaire, qui fut toujours si empressé à servir Vaclualité,
ne put pas se refuser le plaisir d'écrire une « pièce
chinoise^ », conforme au goût du temps. Or ce que l'on
vantait surtout, c'était la sagesse du gouvernement chinois;
les livres d'histoire étaient combles d'éloges, et quand tous
les arguments étaient épuisés, ils avaient recours à une
di-monstralion <pii cmporlail les deiTiières résistances :
Cl- qui fait i:)iL'n iéluge de ce gouvernement, c'est que les
Tartaies, maîtres de le détruire, l'ont respecté et s'y sont eux-mêmes
soumis, aliandonn.iiit leurs projires usages pour suivre ceux d'un
l»euple vaincu '.
C'est là le sujet même de COrpJiclin de la Chine.
La matière de la tragédie était toute j)réparée; des amis"
ra|tpelèrent à Voltaire que, vingt ans auparavant, le père
1. Jouée le 20 août n5.">.
2. Mlle fllairun joua le rôle d'Iilanié avec un costume qui prétendait
ressembler ii celui des Chinoises :
Sans coëffc, sans panier, sans poniiions et sans ^'ands,
Ktant à la Chinoise...
ainsi que le constate les Mof/ols, /jnrodie de VOrphclin de la Chine, no6,
sr. I.
3. L'e.xpression se trouve vers la fin de la Préface de rorplirhn.
4. Histoire modef/ie '/e« Chinois..., l";Jo, I. 221*.
.H. D'Argenlal surtout (voir. |iar c.\enq)le, lettre de VoUaire du 20 juil-
let 1734).
L ORIENT ET LA TRAGEDIE. 221
0 Du HalJe avait inséré dans sa Description de la Chine la
Jj traduction d'un drame chinois : Tchao-Chi-Cou-Cidh ou fOr-
phelin de la maison de Tchao '. Avec son enthousiasme tou-
jours facile, Voltaire se mit à travailler ses « magots »,
comme il les appelle; cela dura une grande année, et sa
correspondance est toute pleine des préoccupations que lui
donnait cette pièce nouvelle; il l'aimait parce qu'elle était
« singulière » -, et aussi parce que la Chine avait toute son
afTeciion. Cette fois il se [tiqua véritablement de faire une
œuvre exotique :
K Mes Tartares et mes Chinois... ont au moins le mérite d'avoir
Tair étranger. Ils n'ont que ce mérite-là -^
Ce serait à nos yeux un très précieux mérite; mais les
héros de COrphelin l'ont-ils vraiment?
Peut-être Voltaire s'est-il trompé ici de bonne foi; il a
représenté la Chine comme il la voyait, et comme ses con-
temporains l'imaginaient, c'est-à-dire un pays abstrait et
idéal, gouverné par des philosophes et peuplé par des
sages. Le drame chinois ne lui offrait, avec de très belles
scènes, qu'une confusion d'horreurs et de meurtres aux-
quels finissait par échapper le petit orphelin Tchao; en
introduisant le personnage de Gengis-Khan, et en plaçant
l'action à l'époque de l'invasion tartare. Voltaire renouvela
tout à fait le sujet \ Zamti, mandarin lettré, et sa femme
Idamé ont reçu, pour le sauver, l'orphelin de la Chine, fils
de l'empereur détrôné et tué. Les Tartares le réclament;
Zamti lui substitue son propre fils, mais Idamé, par amour
maternel, dénonce la tromperie; on l'amène devant Gengis-
1. OEuvre du P. de Premare. Elle fui rééditée à pari en 17.")o, après la
pièce de Vollaire.
2. Par e.xemple. lettre ilu 8 septembre 17"ii. à d'Argental.
3. 24 septembre l".ï4, au même.
4. Voir l'Epilre dédicaloire.
222 L'ORIENT DANS LA LITTERATURE.
Khan et il reconnaît en elle la jeune fille qu'il aima, quand
il n'était qu'un simple aventurier; il y a alors chez lui des
alternatives de douceur et de cruauté. Mais l'influence civi-
lisatrice des vertus chinoises achève de s'opérer; et le chef
tartare pardonne à tous, au moment où Zamti et sa femme
allaient se tuer.
La pièce est amusante dans son invraisemblance; tous
les personnages, Chinois ou ïartares, ne savent que
répéter un hymne monotone en l'honneur de la Chine.
Nous étions, ditZamIi,
Ki les législateurs, et l'exemple du monde '.
Quant à Gengis-Khan, il n'est pas moins enthousiaste :
... Si j'arrête une vue attentive
Sur cette nation désolée et captive,
Malijré moi je l'admire en lui donnant des fers,
Je vois que ses travaux ont instruit l'univers;
Je vois un peuple antique, industrieux, immense.
Ses rois sur la sagesse ont fondé leur p\nssance.
.Mon cœur est en secrtl jaloux de leurs vertus,
Et, vainqueur, je voudrais égaler les vaincus '^
11 sera récompensé de ces hons sentiments. D'abord on
le décorera d'une galanterie bien peu tartare. Comme Oros-
mane il refusera
D'assujettir un cœur qui ne s'est point donné ^.
Puis, après beaucoup de débats politiques, de contro-
verses morales et philosophiques, il se convertit à la reli-
gion chinoise, c'est-à-dire à la vertu :
J'en donnerai l'exemple et votr<' souverain
Se soumet à vos lois les armes à la main.
1. Acte II, se. vu.
2. Acte IV, se. n.
3. Artc III, se. iv.
L ORIENT ET LA TRAGEDIE. 223
IDAMÉ.
Qui VOUS peut inspirer ce dessein?
GENOIS.
Vos vertus.
Cest là le ilernier mot de la trag^édie, et elle ne pouvait
mieux se terminer puisqu'il y a toujours été question de la
sagesse chinoise, et jamais de la Chine; Voltaire a lui-même
défini excellemment sa pièce en écrivant que c'était « la
morale de Confucius en cinq actes' ». Mais par là il n'en-
tendait pas s'adresser une critique; s'il consentait à avouer
que ses personnages étaient froids et leurs discours lan-
guissants, il s'obstinait à croire et à dire que c'étaient de
vrais Chinois! Or ils sont des Chinois, non pas même de
paravent, mais de traité de morale.
Trois fois les tentatives exotiques de Voltaire avaient
échoué; ceux qui, s'y essayèrent en même temps que lui
I) ou sur ses traces "^j y réussirent encore plus mal. Rien n'est
moins oriental que les tragédies pseudo-exotiques parues
dans la seconde moitié du xvm- siècle; ce sont de bien
piteuses médiocrités, aussi lassantes à la lecture qu'elles
seraient insupportables à la représentation. A peine si dans
leur amas on peut distinguer le Mustapha et Zéangis de
Chamfort', la Veuve du Malabar de Lemaire* et les Bigames
de La Harpe"; les deux dernières sont également ridicules,
mais elles reproduisent avec une naïveté amusante l'idée
qu'on se faisait de l'Orient au nom de la |>hilosojihie. Lune
1. Leltn- à d'Ari-'enson, 1" septembre 1755.
2. Alzaïde, 1145. — Zéloide, 174". — Amesiris, 1717. — Zarès, 1751. —
Abdolomine, 1751. — Telésis. 1751. — Cosroi-s, 1752. — La Mort de Sadi;\
1752. — Roxelane, 1753. — ^inoris, fils de Tamerlan, 1755. — Zulica, 1760.
— Zaruckma, 1702. — Zelmire, 1762. — Cosroés, 1767. — La Veuve
du Malabar, 1770. — Mustapha et Zâinr/is. 1777. — Les Jammabos, 1779.
— Nadir ou Thamas Rouli Kan, 1780. — Les Brames, 1784. — Roxelane
et Muslaplia, 17S5. — Abu far ou la Famille arabe, 1795..., etc.
3. 15 décembre 1777. Voir la pièce de Belin en 1705.
4. 30 juillet 1770. reprise en 17S0.
0. 15 décembre 1784, non imiiriniée. Voir son analyse et «les extraits
dans les œuvres de La Harpe, édition de 1820, t. M. p. 6i2.
■2U L ORIENT DANS LA LlTTEHATLRl-:.
et l'autre sont très inspirées des idées de Raynal, auteur de
lu fameuse Ilisloirc des établissements des Européens dans
les Indes qu'on condamna |)Our son irréligion; l'une et
l'autre étalent les horreurs de la superstition, et prêchent la
tolérance, à grand renfort de long^s discours et de froides
discussions. La Veuve du Malabar est à ce point de vue
tout à fait remarquable : on y voit une veuve indienne
qu'un méchant hramine invile à se brûler, conformément à
la coutume du |)ays, tandis qu'un jeune bramine, gagné à
la jdîilosophie, veut la sauver; la justice, l'humanité et la
sensibilité y sont figurées sous les traits d'un général fran-
çais, qui houspille de belle manière les religions, sauve la
veuve à demi brûlée, et môme pardonne au mauvais bramine !
Il faut bien conclure que la tragédie exotique à sujet
oriental a été un genre presque aussitôt mort que né. Les
germes féconds (ju enfermait Bajazel sont restés stériles,
comme si l'heureuse rencontre de circonstances, qui permit
à Racine une vision réelle de l'Orient, n'avait pu se repro-
duire une «leuxièmc fois. L'Asie parut bien dans les tragé-
dies du temj)s; mais on se contenta d'esquisser, sous une
forme platement dramatique, les conceptions déjà abstraites
et incolores des philoso[dies ou des historiens; rien de
vivant n'a jailli de ces elTorts littéraires, et cette qualité
nouvelle, la vie, aurait pourtant été le |)lus précieux service
que l'exotisme pût rendre au théâtre. Un tel résultat n'est
peut être pas, après tout, bien étonnant; on s'est obstiné à
a|)pli<{uer une forme rigide et vieille à des sujets qui, i>réci-
sémcnt, exigeaient une forme rajeunie et plus souple: ils
n'ont pas fait craquer le moule étroit où on les enserrait,
mais ils s'y sont étiolés. Tout au plus pourrait-on dire que
ces tentatives ont favorisé un |>eu la naissance et le déve-
loppement de la tragédii' d'histoire moderne, qui devait
être un des éléments de la future rénovation du théâtre.
CHAPITRE II
L'ORIENT ET LA COMÉDIE
I. Pourquoi la connaissance de l'Orient influe assez tardivement sur la
comédie. — Les premières tentatives : le Bourr/eois Gentilhomme : ses
sources, sa turquerie. — Les Chinois de Regnard.
IL Les contes orientaux et la comédie italienne au début du xvm* siècle.
— Le Sage et les Mille et un Jours. — Formation du type de l'Orient
comique : comédies fantaisistes, parodie des mœurs d'Asie (religion,
amour, mariage.... etc.).
IIL Développement, pendant le xyiii*^ siècle, de cette conception de l'Asie
plaisante. — Pièces à exhibitions : parodie des mœurs orientales;
comédies faisant contraster les mœurs françaises et celles d'Orient. —
Les Trois Sultanes de Favart. — L'Orient comique est désormais cons-
titué.
IV. L'Orient et le théâtre lyrique: l'opéra-comique au xvni" siècle. —
Parti qu'on essaya de tirer des sujets exotiques. — Conséquences loin-
taines que cette innovation put avoir sur l'histoire générale du théâtre.
I
Si l'on dressait une liste de toutes les pièces de théâtre à
sujet oriental, parues dans le xvii* ot le xvni* siècle, une
constatation serait inévitable; il n'y a point, avant 1650, de
^ comédies où l'Orient paraisse vraiment; c'est à peine si,
dans la seconde partie du xvu*' siècle, on en compterait
trois ou quatre de cette sorte; en revanche le nomhre des
tragédies soi-disant exotiques est déjà considérable. Puis,
par un de ces renversements qui sont familiers à l'histoire,
l'Orient pénètre brusquement dans la comédie; et l'on vit,
dans le premier tiers du xviii^ siècle, comme une irruption
15
226 L ORIENT DANS LA LITTERATURE.
de Chinois, de Persans et de Turcs empressés à amuser le
public. Pourquoi les auteurs comiques ont-ils tant tardé à
exploiter les sujets orientaux? il y a là un fait littéraire,
dont il sera intéressant de donner les raisons; du môme
coup on pourra expliquer le rapide développement de la
comédie exotique.
On avait d'abord entouré d'une certaine admiration res-
pectueuse les rares visions qui venaient de l'Asie; l'éloi-
gnement, les périls delà navigation et du voyage donnaient
aux hommes d'Orient une sorte de prestige (|ui, jx'ndant
longtemps, incommoda la verve des auteuis comiques.
Puis l'Oriental, au xvn" siècle, ne fut guère connu (on l'a
déjà fait remarquer) qu'avec la figure du Turc; or ce qu'on
savait de l'histoire ottomane et des janissaires ne poussait
guère les Français à se moquer : le Turc était trop puis-
sant [)0ur [laraître ridicule; et parla même, au contraire,
il satisfaisait leur idéal tragi(jue.
En outre les premiers récits de voyage — les seules
sources par lesquelles on connut d'abord l'Orient — avaient
été l'œuvre d'observateurs insuffisants; on a dit quelle idée
simpliste et abstraite ils donnèrent des mœurs asiatiques.
Une telle concej)tion convenait à merveille aux aulours de
tragédies, puisqu'ils aimaient à représenter une humanité,
précisément simplifiée et abstraite, réduite à ([uelques
grands gestes, et enfermée entre trois ou quatre nobles sen-
timents. Mais il faut, (juand on veut ridiculiser un individu,
l'avoir envisagé autrement (jue d'une j)remière vue, savoir
le détail de sa personne, connaître quelques aventures de
sa vie, en un mot disposer à son sujet d'images concrètes.
Or pendant longtemps le |)ublic français fut jtrivé tout à
fait de livres où il pourrait aller chercher une vision réaliste
de la vie orientale.
Ainsi en arrive-t-il dans une relation qui se forme; on
L ORIENT ET LA COMEDIE. 227
est d'abord frappé des qualités que votre nouvel ami a soin,
pendant les premiers jours, d'étaler avec beaucoup de zèle;
on finira bien par lui découvrir de vrais défauts, mais c'est
alors que l'intimité naissante aura révélé les habitudes
d'une vie et les faiblesses d'un caractère, qu'on ignorait.
Quelquefois l'illusion se prolonge; mais souvent un hasard
et une rencontre illuminent très vite un aspect désagréable,
dont on n'avait point été offusqué. C'est ainsi que se pro-
duisirent les premières tentatives de comédie exotique; elles
ont été des accidents, si je puis dire, des œuvres de cir-
constance. Spontanément les Orientaux s'offrirent, une ou
deux fois, à la satire du public français, et de si bonne grâce
qu'on ne put s'empêcher de les ridiculiser un peu.
La première pièce de comédie où l'Orient ait véritable-
ment paru fut le Bourgeois Gentilhomme (1670); il ne faut
point en effet compter le Don Japhel d Arménie de Scarron
(1653), oîi il n'y a d'asiatique que le titre. Voilà, de même
que pour la trag-édie, une inauguration qui ne manque
point d'éclat; presque au même moment, Racine et Molière
se sont faits les précurseurs de l'exotisme littéraire : mais
cette tendance nouvelle du goût a eu, dans la comédie, une
bien meilleure fortune que dans la tragédie. Certes il n'y a
point de comédie qui puisse être comparée, pour ses qua-
lités artistiques, kBajazel; mais le nombre est assez con-
sidérable des piécettes où l'on représenta au public une
Asie plaisante, et le succès en fut si persistant qu'il a duré
jusqu'à nos Jours.
A vrai dire le Bourf/eois Gentilhomme n'a guère d'exo-
Misme. L'œuvre, en elle-mênie, est d'une lurquerie bien
menue : et c'est dans le livret d'im bafiet, dans les gestes
traditionnels des acteurs, c'est-à-dire dans les accessoires,
qu'il faut aller chercher quelques apparitions incertaines
de l'Orient. Les circonstances sont assez connues, (jui per-
228 L ORIENT DANS LA LITTERATUllE.
mirent, ou plutôt provoquèrent la composition de cette
pièce ' : on sait que la fameuse ambassade de Soliman
Muta Ferraca ^ (1669) satisfit mal la vanité de Louis XIV,
et déconcerta la curiosité des courtisans : |»ar un naturel
détour, cette déconvenue incita à la raillerie; et l'ambassa-
deur était à peine parti pour Marseille qu'on se préoccu-
pait déjà de le chansonner et de ridiculiser ses manières.
La plaisanterie fut organisée royalement : Molière, comme
habituel ordonnateur des plaisirs de la cour, en eut la
charge; il dut écrire vite une pièce, à laquelle il donnerait
comme appendice un ballet « où l'on put faire entrer
quelque chose de l'habillement et des manières des Turcs ' » .
Ce qui est intéressant en l'affaire, c'est que Molière fut
très bien documenté; on lui adressa le chevalier d'Arvieux
qui, après avoir parcouru le Levant pendant dix ans, avait
été bien heureux de se trouver à Paris lors de l'ambassade
turque pour y faire valoir ses connaissances et ses petits
talents*; cela lui réussit d'ailleurs, puisqu'on le chargea
ensuite d'une mission importante; et cela ne fut pas inutile
non plus à Molière :
.Yows travaillâmes, dil crArvicux, à cette pirce de lliéùtre qu'on
voit dans les œuvres de Molière sous le titre de /e Jiourgeois Gentil-
homine. Je fus chargé de tout ce qui regarde les habilioiiienls et les
manières des Turcs.... Je demeurai huit. jours chez Ikiraillon, maître
tailleur, pour faire faire les habits et les rubans à la turque ''.
Voilà qui promet (juelque exotisme, ou du moins des détails
authentiques.
Molière lui-même, au cours de sa pièce, ne paraît pas
t. Voir la notice de l'édition des Grands Ecrivains, t. Vlll. — Voir
aussi : Vandal, Molière et le cérémonial turc, Revue d'art dramatique, XI,
65. — Consulter l'excellente édition de Livel.
2. Voir p. ;t3 et 05.
3. D'Arvieux, Mémoires, 173b, IV, 252.
\. Bcrbrugger, Un collaborateur incorinu de Molière, Revue africaine, 1808,
XII. 421.
5. D'Arvieux, IV, 252.
l'orient et la COMEDIE. 229
s'être beaucoup préoccupé de la couleur locale ; il a simple-
ment voulu ridiculiser l'ambassadeur parti, en évoquant le
souvenir d'une étiquette qui avait paru plaisante, d'un
langag-e que les ignorants avaient trouvé ridicule, puisqu'ils
ne le comprenaient pas, d'un costume enfin que le dégui-
sement de Gléonte rendait tout à fait grotesque. C'étaient
là des traits bien superficiels; de même, M. Jourdain n'eut
aucune peine à défigurer le beau style oriental : « Mon-
sieur, je vous souhaite la force des serpents et la prudence
des lions.... Madame, je vous souhaite toute l'année votre
rosier fleuri » ; aisément il apprit un turc de fantaisie, un
sahir à l'amusante bigarrure ' : rien n'était plus facile que
d'assembler des sons étranges, de faire rire de Caracamou-
chen, qui veut dire : « Ma chère àme », ou du langage lurc
qui « dit tant de choses en deux mots » -, ou encore de la
dignité de Mamamouchi!
Mais la cérémonie turque fut, aux yeux de tous, le mor-
ceau es.sentiel de ce divertissement. On remarquera que
l'édition de 1671, donnée par Molière, est très sobre d'in-
dications : à peine si elle indique la position des person-
nages, et inscrit les paroles qu'ils doivent prononcer. Au
contraire l'édition de 1682 est extrêmement riche de détails,
et l'on y a évidemment recueilli, pour la fixer, la tradition
des jeux de scène, telle qu'elle s'était constituée : grâce à
cette édition on peut voir comment la pièce fut jouée, et
ainsi deviner (le mot est un peu gros) les sources de ce
ballet. On a beaucoup discuté sur le sens de cette « céré-
monie turque », jusqu'à croire qu'elle parodiait le rituel de
la consécration des évèfjues^! Bien n'est moins vrai : et
1. Déjà Rotrou, <lans la Sœin; I6i;i, avait inauguré ce turc de convention
(acte III, se. vj : Molière l'avait essayé dans le Sicilien, 1667 (scènes vin
et IX).
2. Le mot, on le sait, est déjà dans Rolrou.
3. Voir le Moliériste, 1884, p. 184.
230 L ORIENT DANS LA LITTERATURE.
Ton retrouvera aisément dans \es Mémoires à' Ary'ieux, bien
que le récit en soit fort incomplet ', les traits «le mœurs
réels dont on donna aux Français la parodie : avec une
exactitude, assez grande parfois pour étonner quiconque a
vu d'un [)eu près la vie arabe, Molière a représenté les
principales cérémonies religieuses des derviches d'alors,
dont le chevalier d'Arvieux lui avait fait le récit -. Les
gestes sont vrais, les paroles par moments aulhenliiiues, et
les attitudes d'ensemble assez fidèlement reproduites : on
n'exagère pas beaucoup en écrivant que le meilleur com-
mentaire de ce ballet serait la description des j)ratiques
d'une congrégation musulmane, telle qu'on peut les voir
encore aujourd'hui, chez les Aïssaouas par exemple.
Mais ni le public, ni Molière lui-même ne furent sen-
sibles à cette exactitude . Ils se contentèrent l'un d'amuser,
les autres de s'amuser; et seul le chevalier d'Arvieux put
apprécier la précision des détails. D'ailleurs, la pièce ter-
minée, on s'en alla, sans plus se préoccuper de l'Orient
que des déguisements que l'on porta à un bal masqué, une
fois que la défroque en est tombée par terre : et on s'en
remit aux circonstances du soin de faire [laraîfre à nouveau
l'Orient sur la scène comique. Toutefois les auteurs retin-
rent de celte première tentative une précieuse indication :
si l'on voulait faire paraître l'Asie plaisante, il fallait
représenter de préférence, avec des traits grossiers et
superticiels, les formes les plus extérieures de la vie orien-
tale.
Aussi n'est-pas la grande comédie, trop hautaine, ni les
comédiens du roi, trop dédaigneux, qui puisèrent au trésor
entamé : les [)etits théâtres s'en emparèrent, et surtout la
comédie italienne, fort désireuse des succès d'actualité.
1. Ils ont élc rédigés sur ses noies par Labal.
2. Voir 11, 193. — III, 310. — I, 324. — 1, 208.
L'ORIENT ET LA COMÉDIE. 23 i
Au moment où les voyag-es de Tavernier et de Chardin
venaient de mettre la Perse en faveur *, Delosme de
Monchenay réhabilla à la persane le Bourgeois Gentil-
homme : Mezetin se fit grand sophy de Perse, comme
Ciéonte avait été Grand Turc ^ Plus tard, au moment où
l'affaire des cérémonies chinoises commençait à avoir tout
son retentissement, Regnard et Dufresny donnèrent aux
Comédiens italiens les Chinois ^ (1692) : dans cette piécette
Arlequin se déguise en « docteur chinois » (les Jésuites
leur faisaient une assez belle réputation pour qu'on aimât
à prendre leur costume!), Mezetin s'habille en « pagode »,
et l'on apporte sur la scène un de ces « cabinets de la
Chine » qui, chaque jour , devenaient plus à la mode.
L'une et l'autre de ces tentatives sont bien anodines, mais
par là, la comédie italienne avait habitué les auteurs, les
acteurs et son public, à un nouveau genre de sujets,
auxquels les circonstances allaient tout d'un coup donner
une étrange faveur.
Il
Les véritables précurseurs de la comédie à sujet oriental
furent (on ne s'y attendait guère) les auteurs de diction-
naires persans ou de grammaires turques! C'est grâce à
eux en effet (|u'on put traduire les contes arabes, et c'est
grâce aux contes arabes que l'exotisme eut au théâtre un si
brusque essor. L'apparition des Mille et une Xuits et des
Mille et un Jours " ne fut pas seulement l'heure d'un réveil
|>our le roman français : elle eut son contre-coup iminé-
1. Voir p. 170.
2. Mezetin grand sopliy de Perse, 20 juillet 1089.
3. Joué le i3 décembre 16'J2.
i. Voir p. loD.
232 L'ORIENT DANS LA LITTÉRATURE.
diat, et très sensible, dans la comédie. Ces contes, en eflet,
enseignaient insensiblement et par de multiples détails
«... les coutumes et les mœurs des Orientaux, les cérémonies de
leur religion... Tous les Orientaux, dit (ialland, y apparaissent tels
qu'ils sont, depuis le souverain jusqu'aux personnes de la plus
basse condition. Ainsi, sans avoir essuyé la fatiiiue d'aller chercher
ces peuples en leur pais, le lecteur aura icy le plaisir de les voir aijir
et de les entendre parler '.
Assurément la traduction française atténuait beaucoup
le détail exotique de ces récits; mais elle n'en laissait pas
moi'îs transparaître une vision réaliste de l'Orient, telle
qu'on ne l'avait jamais eue jusqu'alors. On aima aussi
l'imagination extravagante du récit, les apparitions de
génies, les palais merveilleux, et, en même temps qu'elle se
précisa, l'image familière qu'on avait de l'Asie s'entoura
de tout un cadre de roman, de fantaisie, d'invraisemblance
dont il fut longtemps impossible de la détacher.
Celte fantaisie et ce réalisme convenaient déjà à la comé-
die; mais il y eut par surcroît un heureux assemblage de
circonstances; Le Sage, auteur ordinaire de la comédie
italienne, avait revu et mis en bon style les M/Ile et un
Jours de Petisde la Croix ; or les contes persans, qu'il ache-
vait ainsi de révéler au public, enferment un joli sens du
réalisme et beaucoup de malice ; l'auteur de OU Dlas y
nota plusieurs anecdotes qu'il crut propres à devenir
d'excellentes comédies. Grâce à lui et à son collaborateur
d'Orneval, Arlequin, délaissant les classiques canevas et
les habituels imbroglios, devint roi de Sérendib, ensuite
grand visir; il alla jouer (pielques bons tours à l'empereur
de Chine, })uis revenant vers une Asie moins lointaine, il
s'habilla à l'arabe et décida de s'appeler Mahomet ; il
essava mémo (h' minauder les grâces d'une sultane favo-
I. Mille et une Suils, t. I, .Vverlissemenl.
l'orient et la COMEDIE. 233
rite. Tous ces déguisements successifs, qui convenaient à
la bizarrerie de son costume, amusèrent beaucoup le public.
Aussi Le Sage poursuivit-il son heureuse initiative : les
sujets orientaux sont assez nombreux parmi les comédies
qu'il donna aux théâtres de la Foire et à la Comédie ita-
lienne; quelques auteurs l'imitèrent, et l'on peut dire
que, de 1"15 à l"3o, il y eut un très véritable engouement
pour ce genre de distractions '. Devant ce succès, l'Orient
tragique dut céder et chômer -; il ne reprit guère faveur
qu'après 1730. Il y a donc là dans l'histoire du goût exo-
tique comme une époque; et l'on doit d'autant plus s'y
arrêter que le type de l'Orient comique s'est formé alors,
tel à peu près qu'on l'a représenté, depuis, dans les vaude-
villes du XIX' siècle, et tel (ju'on le voit encore dans les
pièces-bouffes d'aujourd'hui ^
Comment Le Sage a-t-il accommodé à la scène les contes
orientaux? Il serait ridicule d'appliquer à ces œuvres,
toutes pimpantes de fantaisie, jolies surtout par leurs
hors-d'œuvre et leurs jeux d'esprit, l'appareil d'une exacte
critique littéraire. Tout est étrange et bigarré dans ces
arlequinades, et la plus sotte plaisanterie qu'on pourrait
faire à leur propos serait de parler couleur locale ou
1. Arlequin, roi de Sérendib, 1713. — Arlequin invisible chez le roi de la
Chine, juillet 1713. — Arlequin ffrand visir, 1713. — Arlequin Maftumel.
1714. — Arlequin sultane favorite, 1715. — Arlequin Huila, 24 juillet 1710.
— Arlequin Démétrius, 1717. — La Princesse de Carizme, juillet 1718. —
Arlequin sultane favorite, 1719. — Les Amans ignorans, 1720. — Arlequin
ôarbet, pagode et médecin, février 1723. — Les Comédiens esclaves, 1726.
— Les Pèlerins de la Mecque, 2'J juillet 1726. — Arlequin dans Vile de
('etjlan, août 1727. — La Suite des Comédiens esclaves, 1728. — Arlequin
Ihdla, {" mars 1728. — Achmet et Almanzine, iuin 1728.— La Princesse
de la Chine, juin 1729. — IJali et Zémore, juin 1733. — Arlequin Grand
Mofjol, 14 janvier 1734. — Margeon et Kalifé. l" septembre 1735 (tiré
des >ultanes de Guzarale de Gueulette).
2. De 1715 à 1735, on compterait tout au plus deux ou trois tragédies
à sujet oriental, dont Zaïre.
3. Voir Barberet, Le Sage et le théâtre de la Foire, 1883, p. lo4. —
M. Albert, les Théâtres de la Foire,... etc.
234 L ORIENT DANS LA LITTERATURE.
peinture des caractères! « Les mœurs de la Chine sont
confondues avec celles de la Perse, et les mœurs de la
Perse avec celles de la Sicile ou de l'Inde. Le monde
oriental est fort étendu pour Le Sai>e.... Du moment (jue
la scène se transporte hors de France, hommes et choses
ne lui apparaissent qu'à travers les contes des Mille et un
Jours et des Mille et une Nuits. En outre la présence d'Arle-
quin, de Pierrot, de médecins, de procureurs et d'autres
personnages épisodiques français concourent à détruire
l'unité de couleur'. » C'est mal dire : la couleur est très
une, mais très spéciale aussi; tout s'y confond : détails
exacts minutieusement reproduits, plaisanteries italiennes,
mœurs françaises, et l'ensemhle n'est pas sans saveur. On
y voit une Chine où les hahilants n'ont d'autre préoccupa-
tion que de se promener en sautillant parmi des sons de
clochettes et de tamhours, qui semblent surgir hors do
meuhlcs de laque et de grotesques pagodes; une Turquie
facile et amoureuse, où les eunuques sont mélancoliques et
spirituels, les maris jaloux et souvent illusoires, et où les
femmes, très friandes d'amour, introduisent derrière les
clôtures du harem des idées fort désinvoltes d'émancipation.
L'Orient chez Le Sage ressemble fort à l'antiquité dans la
JJel/e Hélène !
C'est là, après tout, un joli cadre, sou|ile, fin, aux lignes
insinuantes, tel qu'on en voit sur les reliures du xvin' siè-
cle. Ce]>ondant l'image de l'Orient s'y fait (|U('l<[uefois plus
précise. Pour ne pas trop y insister, car ce sont là des œuvres
dont on s'amuse, sans plus leur demander, faisons paraître
à la suite, comme en une revue, les principaux thèmes de
ces piécettes. Quelques-unes (et c'est par là qu'on a com-
mencé) ont tâché de représenter, sous forme dramatique,
1. Barberel, ouvruf/e cite, p. 107.
L'ORIENT ET LA COMÉDIE. 233
les récits fantaisistes et les enchantements dont ne sont
jamais lassés les auteurs arabes '. La princesse de Carizme
est si belle que sa vue donne la mort ou la folie à ceux qui
l'approchent; le prince de Perse, qui voyage déguisé, tente
tout pour la voir, et devient fou; mais un « bracmane
indien » le guérit, et cette folie se résout en un mariage-.
La princesse de la Chine, Diamantine, propose à ses pré-
tendants trois énigmes, et, s'ils restent sans comprendre,
elle les envoie à la mort; le prince Noureddin qui, sur un
simple portrait, s'est senti éperdument amoureux, devine
l'énig-me et épouse Diamantine, cependant que des crieurs,
des bonzes et des mandarins, accomplissent force cérémo-
nies burlesques ^
Plus amusantes sont les comédies où Le Sage a parodié
la religion mahométane, dans quelques-uns de ses aspects *.
Poursuivi par ses créanciers % Arlequin achète au savant
Boul)ékir un coffre volant; il disparaît aussitôt en l'air, et
débarque à Basra. Là il promet son appui au prince de
Perse qui aime, sans être connu d'elle, la fille du roi de
Basra. Ingénieusement Arlequin se fait passer pour
Mahomet, ce qui donne beaucoup d'autorité à son rôle
scabreux d'entremetteur : il apporte, par la fenêtre, à la
jirincesse un portrait du prince, et fait savoir au beau-père
récalcitrant sa volonté de prophète. Alors il lui suffit de
paraître entre ciel et terre, dans son cofl're, au milieu d'un
I. Par exemple, Arlequin, roi de Sérendib. — Arlequin invisible. —
Arlequin dans l'Ile de Ceylan. — La Princesse de Carizme. — La Princesse
de la Chine. — Zéinine et Almanzor.
■2. La Princesse de Carizme, 1"1S. Comiiarer la princesse Farruknaz au
ilébut (les Mille et un .lours.
3. La Princesse de la Chine, l"2y. Voir, dans les Mille et un Jours, l'iiis-
loire du prince Calaf et de la princesse de Chine.
^^5<^. Voir P. Martino, les Arabes dans la comédie et le roman du XVIIl' siècle.
Revue africaine, n" 257.
0. Arlequin Mahomet. Voir le récit de Malek dans l'histoire de Bedreddin
Lolo et de son visir (Mille et un Jours).
236 L'ORIENT DANS LA LITTKUATUUH:.
grand tumulte de pétards et d'une grêle de cailloux : les
mahométans se prosternent face contre terre, et le roi
donne son consentement! Après cela Mahomet redevient
Arlei|uin, mais, pour garder le souvenir de sa sainteté
éphémère, il élève une jolie souhrette, qu'il a remarquée, à
la dig-nité et surtout au rôle de houri : c'est sa manière à
lui d'entrer au Paradis!
On était dès lors sur le chemin de la Mecque : les
Pèlerins de la Mecque^ (1726) y conduisirent le public. Ce
fut un Orient tout à fait burlesque : la princesse Hezia,
qu'on voulait marier contre son gré, a feint de mourir : le
prince Ali, qui l'aimait et qu'elle aimait, s'est enfui de
désespoir. Il la retrouve au Caire, esclave favorite du
Sultan, et tous deux se sauvent déguisés en calejiders,
pèlerins de la Mecque. Le sultan les poursuit, et les sur-
prend en un caravansérail; mais, comme il est de bonne
com|)osition, il n'a pas l'àmc trop turtjue et pardonne
avec rindilTérence élégante d'un mari du xvnr siècle. Entre
temps Arlequin, ravi d'être remlu à son rôle de valet, s'est
initié consciencieusement à la vie des calenders; c'est,
nous asssure-t-on, une « secte de philosophes musulmans
qui, sous le masque de la sévérité stoïcienne, suivent les
maximes relâchées des épicuriens ». Cela est fort du g-oùt
d'Arlequin, et le métier d'ailleurs n'est pas difficile : il
suffit de tourner sur soi-même, comme les faquirs de l'Inde,
aussi vite qu'il se peut, de demander la charité, de faire
la cour aux jolies filles (il y en a dans la caravane, et
Arlequin lui-même, déguisé en pèlerine, tente la frêle
vertu de ses collègues calenders). Arlequin parle le turc de
Molière, les Arabes lui répondent dans le j)lus pur argot, en
« rouscaillant bigorne ». On comprend alors que le voyage
\. Voir, dans les Mille rt un Jours, histoire d'Atalmur surnommé le Visir
Triste.
L ORIENT ET LA COMÉDIE. 237
à la Mecque soit chose tout à fait divertissante et que le
sultan renonce à en gâter la bouiîonnerie par un geste de
mauvaise humeur conjugale. Le spectacle était de lui-
même si carnavalesque que les pensionnaires de l'Aca-
démie de France à Rome nhésitèrent pas à le reprendre,
un jour de mardi gras: en 1748 ils promenèrent dans les
rues italiennes la Caravane du sultan de la Mecque et sa
cocasse mascarade'.
La religion mahométane se prêtait dans cet Orient de
comédie à de scabreux déguisements, et le spectateur pou-
vait s'en divertir, avec le sentiment peut-être de faire œuvre
pieuse : mais, comme de juste, un succès plus vif encore
était réservé aux comédies qui représenteraient les mœurs
orientales et flatteraient la conception ordinaire de l'amour
asiatique :
Savez-vous ce qu'en Occident
On dit des femmes d"Orient?
On dit qu"on sait bientôt leur plaire.
Laire la, laire lanlaire;
I.aire la,
Laire lan la -.
On s'amusa donc à des substitutions et des déguise-
ments, on représenta des harems oîi toujours se trouvaient
des jeunes hommes qui n'auraient pas dû y être; on peignit
des sultans que leurs épouses bernaient joyeusement'.
Parmi les pièces de cette sorte, la plus jolie est certaine-
ment Arlequin Huila (1716) : Le Sage y caricatura ingé-
nieusement un trait réel des mœurs musulmanes*. Taher,
après avoir répudié sa femme Dardané, veut la reprendre :
1. Voir la lecture de M. Guiffrey (sous ce litre) à la séance pieniére de
l'Académie fran(;aise du 25 octobre 1901. — A. Boppe. le l^eintre J.-fJ. van
Mour et la mascarade turque à Rome en 17 -'i8, 1902.
2. Arlequin invisible, se. ii.
3. Arlequin sultane favorite. — Achmel et Almanzine.
i. Tiré des Mille et un Jours (21" jour).
238 L'ORIENT DANS LA LITTÉRATURE.
suivant la loi mahométane, il faut qu'un autre homme l'ait
épousée auparavant; ce mari intermédiaire et provisoire,
c'est le Huila,
Un bon ami qui de la femme
Se fait l'époux obligeamment,
Passe la nuit avec la dame,
Et la lui rend bonuT-tement.
Arlequin, moyennant cent sequins, consent à faire office
de Huila; un iman, aux manières d'entremetteur, comme
il convient, marie Arlequin et Dardané : le divorce aura
lieu le jour suivant. Mais Dardané et Taher ne tardent pas
à avoir de désagréables inquiétudes; vers le soir, Arlequin,
très entreprenant, marque son intention d'être Huila pour
de bon : l'iman assure qu'il en a le droit. On essaie vaine-
ment de le tenir éloigné de l'apjtartement des femmes et,
pour cela, de le griser : impassiI)lo, il boit le vin, puis
pénètre chez Dardané; on ne peut le détourner de son rôle
de Huila qu'en l'elTrayant par l'apparition d'un faux com-
missaire : il répudie aussitôt Dardané, et Taher, délivré de
sa comique angoisse, peut enfin se passer la main sur le
front.
Bientôt ce dénouement parut trop matrimonial et une
nouvelle pièce, donnée sous le même titre en 1728',
permit à Arlequin d'abandonner le j)ei'Sonnag'e de Huila,
[)Our devenir, avec l'approbation du cadi, un réel et définitif
ni.iri.
Un le voit : ces comédies, mal,uré leur invraisemblance
générale, ont pourtant introduit sur la scène une image
nouvelle de l'Orient, assez nette avec ses traits chargés, et
(]ui parfois même n'est pas dépourvue d'une certaine exac-
1. Souveau Théâtre italien, I, 227. - Elle fut remaniée encore en 1776.
— Le sujet a été repris en 1793, le Huila de Samarcande ou le IHvorce
lavtare.
L'ORIENT ET LA COMÉDIE. 239
titude dans le détail. Le mérite en revient pour beaucoup
aux contes orientaux que Le Sage a imités de très près;
mais n'est-ce pas chez lui une très grande originalité déjà
que d'avoir songé à les adapter? n'a-t-il pas aussi montré,
en y réussissant si agréablement, un très joli talent? Après
lui, le type de l'Orient comique était tout à fait défini : on
allait continuer à plaisanter les pratiques religieuses des
musulmans, le cérémonial de leurs prières, leur horreur
pour le vin. l'austérité douteuse de leurs dervis; on allait
sans cesse montrer le mari turc, grave et amoureux,
superstitieux et mélancolique, la tête écrasée sous le
turhan, entouré de ses nombreuses femmes, qui l'aimaient
ou bien le trompaient, mais toujours se disputaient.
ni
Les auteurs de comédies-boutïes tiennent moins que
personne à l'originalité; une certaine monotonie ne discon-
vient pas au rire, et peu importe qu'une situation ne soit
pas neuve ou qu'une drôlerie ait été déjà dite si le public
ne s'en lasse pas; il y a même une tentation facile qui
reconduit toujours vers les plaisanteries, dont on a pu cons-
tater une fois l'efficace succès. Rien ne ressemble plus à
un vaudeville qu'un autre vaudeville. Aussi ce qui avait été
de la part de Le Sage une initiative devint bientôt une habi-
tude chez ceux qui, après lui, se firent les fournisseurs des
théâtres de la Foire et de la Comédie italienne : le nombre
est grand des sujets orientaux qui lurent mis à la scène
dans les deux derniers tiers (ki xvur siècle '. De beaucoup, hi
1. Voici une liste à peu prés complète des comédies orientales : le
Sérail de Deli/t, ITS.j. — Les Français au Sérail, 1 juillet IISG. — Arlequin
Granit Mof/ol, 1737. — Zénéide, VA mai 1743. — Zulisca, mars 1746. —
Arlequin pris esclave pur les Turcs, 2 juillet 1746. — L'Heureux Esclave,
2o février 1747. — Arler/uin au sér'ail, 29 mai 1747. — Les Veuves turques,
240 L'ORIENT DANS LA LITTÉRATURE.
turquerie y domine, et la chose est toute naturelle, puisque
c'est sous cet aspect que les premières tentatives de
comédie avaient figuré l'Orient burlesque; même on habilla
à la turque les sujets chinois ou les personnages indiens,
comme si les sultans de Constantinople et les cadis musul-
mans eussent reçu la mission et la jalouse spécialité de
faire rire. La Turquie, au xvni" siècle, se réalisa presque
toujours en une image plaisante', et peut-être est-ce à ce
moment qu'on commença à installer les « têtes de Turc »
parmi les divertissements des champs de foire.
Pendant cette période le genre se précisa, et môme se
développa un peu ; on renonça à imiter de très près les
contes orientaux, ce qui donna aux pièces plus d'allure; à
force de reitréscnler les mêmes situations, on y acquit une
aisance très spirituelle; grâce au progrès général qu'avait
fait la connaissance de l'Orient, on put multiplier les
détails exotiques et les allusions aux mœurs d'Asie; on
enrichit aussi la mise en scène. Enfin (et ceci est le plus
important) on en vint à imaginer quehjues formes nou-
velles de comédie orientale; il semble qu'on puisse distin-
guer, parmi l'amas des sujets, trois directions jtrincipales :
il y eut des pièces de pure exhibition, des parodies des
mœurs asiatiques, des comédies où l'on rapprocha en un
contraste agréable les Français et les hommes d'Orient.
21 août 17i7. — Le Hacha de Simjrne, 9 septembre 1747. — Arlequin dans
Vile de Ceylan, 16 juin 1734. — Le Barbier de Baqdad, vers 1753 (non
joué). — Les Chinois. 18 mars 1756. — Les Mar/ots, 19 mars 1756. — Le
BonhfDiime Cassandre aux Indes, 175*!. — La Pomme de Turquie, 1750. —
Le Faux Ltervis. 5 septembre 1757. — Les Amants ijilroduils au sérail, 1759.
— Le Musulman, 1760 (non joué). — Le Cadi dupé, 1761. — Soliman II ou
les Sultanes, 9 avril 1761. — Le Marchand de Sviyrne, 20 janvier 1770. —
L'Indienne, .'U octobre 1770. — Arlequin cru fou, sultan, Mahomet, 1770.
— Le Sérail à Vencan, 1782. — Le Sultan f/énércux, 1784. — Le Bazard ou le
Marché turc. 17S4. — Le Huila de Samarcande ou le Divorce tartare, 1793.
— Le Sérail ou ta Fêle du Mogol, 1799. — Mme Anf/ot au sérail de Constan-
tinople, 1800,... etc. Le mouvement continue ensuite, à peu près régulier.
1. Voir p. 175.
L ORIENT ET LA COMEDIE. 241
Quelques-unes n'avaient d'autre prétention que de faire
défiler devant le public une série de minois, moins asia-
tiques que parisiens, et toute une succession de costumes
plus ou moins authentiques. Gela plaisait pour des raisons
qui ne sont pas tout à fait d'ordre littéraire, et cela cadrait
à merveille avec l'idée voluptueuse qu'on s'était formée de
la Turquie. Ainsi le Serrai/ à Vencan^ montra assez drôle-
ment la vente aux enchères d'un sérail multiple et interna-
tional. Mais le public écoutait plus volontiers les comédies
oîi paraissait, enveloppée d'une raillerie légère, limage
lointaine d'une Asie véritable. Les Veuves turques de
Saintfoix-, par exemple, représentèrent les jalousies et les
ruses de Fatime et de Zaïde, fort empressées à se dérober
l'une à l'autre le bel Osmin, que pourtant elles veulent
épouser de compagnie. Palissot , dans le Barbier de
Baf/dacP, peignit, d'après les Mille et une lYuits, les bavar-
dages et le zèle malheureux d'un barbier arabe ([ui, avec
l'excellente intention de servir ses amis, les met dans les
plus fâcheuses postures. Poinsinet, dans le Faux Dervis\
reprit l'éternelle histoire du mari turc trompé; le vieil Hali
se voyait enlever sa Fatime au nom du Koran, et il ne lui
restait pour se consoler qu'un chœur d'illusoires hourisl
L Arlequin au sérail" de Saintfoix est particulièrement
réussi. Son sérail est d'une haute fantaisie; des derviches
s'y [)romèncnt, qui sont 'des amants déguisés; des hachas
offrent, comme présents amoureux, la moitié de leur mous-
tache ; des musulmans se désolent parce qu'ils ne se sont
1. Joué à l'Ambigu-Comique en 1781. Voir le liazard ou le Marché turc,
1784 darodic de la Caravane du Caire de Grétry). — Le Sérail on la Fêle
du Mofjol, 1799,... etc.
2. Jouée en société, mai ni2; — par les Comédiens, le 21 août 1717.
3. Œuvres de Palissot. Paris. 17G3, 1. 119. Voir, dans les Mille et une
Nuits, la 157" et les suivantes.
4. 5 septembre 1757.
5. 29 mai 1747.
16
242 l'orient dans LA LITTÉKATUIIE.
pas, dans leurs prosternements, tournés vers la Mecque
avec une suffisante exactitude ; le sultan se laisse bêtement
voler ses esclaves; et enfin (c'est le comble!) les muets, les
fameux muets du sérail retrouvent la voix, pour dire les
tourments romanesques de leur cœur' :
SCAPIN.
Monseu, je suis un des muets du sérail.
AKI.EQI'IN.
Ah! vous êtes muet! eli ! bien, monsieur le muel, qu'ave/-vous à
me dire"?
Le muet raconio (pi'il est chargé de la garde des femmes :
Comme muet et sans conséquence, je puis entrer quand je veux
dans leurs appartements.... Ah! qu'elles sont belles! Monseu! qu'elles
sont belles, que de charmes elles étalent sans cesse à ma vue!...
Alil.EQUIN.
Par quel liasaril, s'il vou.s plaît, vous trouvez-vous muet?
SCAPIN.
N'étant pas assez riche pour avoir un sorrail à moi, je crus qu'il
serait fort agréable de vivre dans celui des autres, et j'engageai un
marchand d'eselaves de mes amis à me présenter au pacha comme
un des muets les plus rigides.
AHl.EQUIN.
l'ort bien. Les beautés dont vous êtes le gardien sont-elles nom-
breuses?
SCAPIN.
Elles sont di.\.
AIlLEnriN.
Apparemment que parmi ces dix il y en a quelqu'une à qui votre
cœur donne la préférence.
SCAPIN.
Non, Monseu, non. Je les aime toutes. Ah! si vous les voyiez! ce
sont ou de grands yeux noirs, pleins de feu, ou de beaux yeux
bleus, tendres et languissants; ce sont des tailles fines et légères,
ou de ces tailles dont l'embonpoint charmant.... Enfin, Monseu,
mon cœur ne peut décider entre elles; dans un combat perpétuel,
il va de celle-ci à eelle-là, de lune à l'autre, et le soir, lorsque je
suis seul, je voudrais leur avoir |i,irlé à toutes.
AliLKyl'lN.
.\n\ dix! Diantie! pour un muet vous êtes un furieux discoureur.
1. Se. n.
l'orient et la comédie. 243
Cette image de l'Orient était suffisamment fantaisiste,
spirituelle et bouffonne ; elle sous-ententlait assez de polis-
sonneries, pour que le public du xvni" siècle s'y soit com-
plu; par elle, il vivait un moment dans ce monde de facile
morale, il s'ouvrait les harems où, disait-on, les voyageurs
français étaient accueillis avec un empressement très flat-
teur. Dès lors comment ne pas faire entrer, à la suite
d'Arlequin et de Scapin, quelques vrais Français dans ce
sérail de comédie ouvert à tous les vents, où les portes
n'avaient point de serrures, où les fenêtres invitaient à
l'escalade, et où les plantes exotiques du jardin formaient,
comme dans le Mariage de Figaro, une allée de marronniers
toujours amoureusement peuplée M Cela flatterait lamoar-
propre national en faisant triompher à l'étranger la galan-
terie française; et puis ne rendrait-on pas visible, en un rap-
prochement significatif, l'excellence de nos mœurs et de nos
institutions! Vraiment, développer de tels sujets, ce serait
presque faire œuvre patrioti(jue! aussi les pièces ne man-
quèrent point, composées sur ce modèle ; et c'est là en somme
une donnée assez originale, quen'avait point connueLe Sage.
On pouvait d'abord prétendre que l'Asie savait se
donner, à l'exemple de l'Europe, des sentiments raffinés et
délicats, et Chamfort introduisit dans son Marchand de
Smgrne- des Turcs à l'àme exquise : il est vrai qu'ils
1. Voir, par exemple, le Bâcha de Smijrne, 9 septembre I74T, el les cou-
plets des [ndes dansante.', 1"-Jl.
ROXAN'E.
J'ai cru que des sérails persans
En tout temps on gardait l'enceinte;
Que mille eunuques surveillans
Nous tenaient toujours dans la crainte:
Les Musulmans....
Fatime.
... Tous ces gens-là
A Paris ont fait un voyage.
Depuis qu'ils ont va l'Opéra,
Ils ont changé d'asage.
2. 2fi janvier 1170.
244 L ORIENT DANS LA LITTERATLKE.
avaient voyagé en France ! Hassan a connu le prix de la
bonté, grâce au Marseillais Dornal, qui l'a racheté d'escla-
vage et très humainenionl traité. Aussi s'est-il fait une
nouvelle vie, toute do charité et d'amour; mais sa joie la
plus grande sera de sauver son ancien ])ienfaiteur, à son
tour échoué dans l'infoitune, et de démoulrer ainsi qu'un
Turc peut agir comme un Français. C'était là presque de
l'idylle, et la comédie bouffe ne s'en contente pas à l'ordi-
naire: |)lutôt que ces victoires morales, elle veut des
triomphes galants. Quelques Chinois de passage à Paris
inspirèrent toute une série de jolies petites pièces' : on
aima à j»enser qu'ils avaient jirofité tout à fait de ce séjour,
et que, revenus dans leur pays, ils n'avaient jdus trouvé
de cruelles parmi leurs compatriotes.
Ces lilles
Bien gentilles,
Dont les yeux sont longs
Et les pieds mignons.
'rain-Tam, dans les C/itnois de Favart -, « fait l'amour à
la française » et persuade sans peine à la fille du mandarin
Xiao (jue c'est la chose du monde la plus agréable :
... Que ces climats heureux
Sont différents du pays où nous sommes!
Les femmes à Pékin sont esclaves des 1 mus,
Mais à Paris elles régnent sur eux....
AGÉSIE.
Ciiiiiincntl en liberté 1rs hommes et 1rs femmes....
TAM-TAM.
S'entretiennent d'amour du matin ius(|u'au snir.
CIIIMCA.
Ah! (juc c'est un pays (luc jf vnudrais j)ien voir''!
IMiis bulle encore serait la victoire de notre civilisation,
si un Turc, séduit par la grâce d'une Parisienne, oubliait
1. // Cinrst' y-im/Jdli-ialo, {'63. — Le Cltinois poli, 17o4. — Les Chinois, ITiiTi.
•2. Ue Favart cl Naigeon, IS mars 17ii6.
3. Se. V.
à
l'orient et la COMEDIE. 245
assez les scrupules de sa religion et de sa nation pour se
rendre digne d'elle et l'épouser'. Mais le comble de gloire
serait de dépêcher vers les sérails d'Orient quelque vive
Française, libre d'allure et de propos, qui effacerait ses
rivales, enthousiasmerait les hommes, et profiterait de sa
domination amoureuse pour réformer la lég^islation et la
morale asiatiques! Ce spectacle fut donné par Soliman
second on les Trois SuUanes de Favart- : c'est assurément
la plus jolie des comédies à sujet oriental qu'on ait jamais
représentée.
Le sujet en fut pris à un conte de Marmontel ^ qui n'avait
rien de très folâtre : au nom de la philosophie, l'auteur
s'indig-nait de la condition des femmes d'Orient, « ces
machines caressantes »,et de la conception qu'elles accep-
taient de l'amour. Un sultan de bonne composition se met-
tait à l'école d'une Française, Roxelane; il apprenait d'elle
qu'il n'est rien de si doux qu' « un cœur nourri dans le sein
de la liberté », surtout quand ce cœur est accompag-né
d' « un petit nez retroussé » ! Pour la remercier de ses
leçons, il l'épousait, après avoir dispersé tout son sérail.
Favart renouvela entièrement le sujet, grâce à quantité de
détails tout à fait drôles, g'ràce aussi à ses couplets arliste-
ment alertes; et l'on ne sait ce qui agrée le plus dans ces
trois petits actes, ou l'allure générale de la pièce, ou les
délicieux hors-d'œuvre dont elle est riche.
Cinq cents femmes, <■( nombre superflu d'inutiles
femelles », se disputent le cœ'ur de Soliman, ou plutôt se
disputent entre elles, au grand dépit des eunuques :
... Ce sont drs cabales,
Des trames, (.les caquets; enfin c'est un sabbat*!
1. Fagan, le Musulinaii. non joué, 1"G0.
2. 9 avril l'Ol.
3. Soliman 11, Contes moraux, Paris, i«-2't. 1, 34.
4. Se. I.
246 L ÛUIENT DANS LA LITIKUATIRE.
Le sultan, qui n'y lient guère, car il a Tàme sensible et le
cœur délicat, a « remarqué », parmi cette assemblée, trois
esclaves : Elmire, une Espagnole, coquette et orgueilleuse;
Délia, une petite Circassienne, voluj»tueuse et soumise;
Roxelane, une Française, « vive, étourdie, altière, un vrai
démon » : c'est vers elle qu'il est surtout attiré. Mais lioxe-
lane, loin de s'enorgueillir du caprice royal, et d'en profi-
ter, veut mettre « le sultan à l'école » :
Vous êtes empereur, et moi je suis .jolie :
On peut aller de pair '.
Aux ruses et aux coquetteries de ses rivales elle ne
répond que par des frasques divertissantes : ses audaces et
ses insolences tournent tout à fait la tête au sultan; alors,
devenue maîtresse do son cœur, elle lui enseigne le
charme
... (le l'amour pur, né de régalitô.
Que réciproquement l'un à l'autre on s'inspire "-.
Soliman, convaincu et transporté, renvoie les quatre cent
quatre-vingt-dix-neuf autres femmes, et épouse Roxelane,
qui se révèle alors comme une future grande reine; le
chef des eunuques conclut tristement :
.Me voilà cassé !
Ah 1 qui januiis aurait pu dire
Qui' ce petit nez retroussé
Changerait les lois d'un empire'?
Et au moment où les acteurs se retiraient, le public avait
vu des coussins orientaux, des cassolettes et des sophas,
de grandes pipes et de petites tables, des danses d'Asie, des
ron<les d'odalisques, des invocations à Mahomet, elles pré-
1. Acte II, se. ni.
2. Acte III, se. viii.
3. Acte III, se. X.
L ORIENT ET LA COMEDIE. 247
paratifs d'un repas à la turque; devant lui le sultan avait
jeté son fameux mouchoir, et il s'était trouvé de belles
jeunes femmes pour le ramasser : des eunuques noirs
avaient encadré des esclaves blanches; des musulmans
avaient bu en cachette un vin qu'ils étaient allés chercher
chez leur mufti, chargé de l'interdire; des muets et des
bostangis s'étaient tenus près des lourdes portières qui
cachaient à peine les chambres du harem; sans cesse on
avait (lit, chanté, mis en musique, et en ballet, l'amour
maître du sérail. Gétait bien là l'évocation la plus complète,
sans être trop scabreuse, et aussi la plus spirituelle de
l'Orient voluptueux, tel que les imaginations aimaient à
le concevoir. Favart y avait ajouté l'attrait de la galanterie
française, et le libertinagre élégant de l'époque. Gomment
s'étonner si les Trois Sultanes ont été reprises jusqu'en
plein XIX* siècle? et qui sait si cette comédie n'a pas parti-
culièrement contribué à installer dans la tradition l'image
égayée et quelquefois drolatique de l'Asie, telle qu'elle
existe encore?
IV
Si l'on veut être à peu près complet, et au moins indiquer
toutes les inÛuences principales que le théâtre reçut de la
connaissance de l'Orient, on doit venir maintenant à un
nouveau genre de « divertissement » né avec le xvni' siè-
( de, ropéra-comi(|ue. Il faut bien reconnaître dès l'abord,
pour s'interdire toute illusion, que les librettistes, comme
les musiciens, restèrent assez longtemps sans réaliser une
œuvre qui eût un suffisant prestige esthétique; néanmoins
leurs essais, à supposer qu'ils n'aient été que des essais,
furent de très grande conséquence pour l'art dramatique
dans son ensemble.
248 L'ORIENT DANS LA LlTTHllATrUH.
En (lé])it (Je quelques tentatives incertaines et isolées',
on peut dire que le « théâtre lyrique » n'a guère eu son
début (ju'avec les [iremières années du xviii'' siècle-; du
moins est-ce à cette époque qu'apparaît véritablement
l'opéra-comique, accueilli presque aussitôt avec une una-
nime faveur. Or les contes orientaux, mis à la mode par les
Mille et une Nuits, sont alors dans le plein de leur éclat; la
donnée fantastique, l'imprévu du récit, la richesse du cadre,
l'exotisme des lieux où la scène était située, tout invitait
les auteurs à en tirer profit pour rornement d'un spectacle
où il convient surtout d'exalter l'imagination, d'étonner les
yeux, et de prendre le spectateur par tous les sens. La
lampe merveilleuse et les palais des génies, les fêtes chi-
noises, les jardins turcs, les fenêtres emplies d'arabesques,
devaient tenter l'audace des décorateurs et des machinistes,
d'autant phis (|ue l'opéra était dès alors leur domaine. En
outre, des sentiments ardents et des passions extrêmement
amoureuses, telles qu'on les imaginait en Asie, pouvaient
senil)l('r un thème suggestif aux moihiialions de la musiipie.
L'Orient était par excellence matière d'opéra.
Aussi les librettistes d'alors ne se tirent pas faute d'y
placer leurs tragédies ou leurs scènes lyriques, leurs l)al-
lets et leurs opéras-comiques'; et ils furent assez avisés,
i. Voir Recueil général des opéras représentés par l'Académie de Musique,
Paris, 1"03.
2. Ballets, opéras et autres ouvrages lyriques, par ordre chronoloqique,
Paris, 1"60. — Thédlre de VOpéra Comique ou recueil des pièces restées au
répertoire, Paris, 1812.
3. L'Europe galante, 21 octobre 1697 (une entrée pour la Tiir(7iiie). —
Sémiramis, 29 novpmi)re 1718. — La Heine des Péris, 17 avril 1725 — Les
Amusements de l'automne, 17 avril 1725. — Achmet et Almanzine,
30 juin 1728. — Zémine et Almanzor,2~ juin 1730. — Les Indes galantes,
23 aoùl 1735 ^Iri's gros succès : de nonibrouses rc|)rises]. — Les Indes
chantantes, 17 septembre 1735. — Scandrrberg, 27 octobre 1735. — Les
Génies, baliel, 18 octobre 1736. — La Princesse de Golconde, 27 août 1737.
— Xaïs. 29 février 17 i8. — Sé^niraniis, 4 décembre 1748. — Zoroastre,
5 décembre 1749. — Les Indes dansantes, 26 juillet 1751. — Il Cinesc rim-
patrialo, 16 juin 1753. — Le Chinois de retour, 20 juillet 1754. — Le Ballet
i
L OxHIENT KT LA COMEDIE. 249
tout en composant leurs œuvres, pour raisonner les motifs
de leur choix et deviner les avantages qui, par la suite, en
devaient résulter pour la scène française :
Le public jui:era. dit l'un (["''ux. par Tessai qu'on lui [irésente
aujourd'hui, si le système fabuleux des Orientaux mérite d'occuper
nos théâtres autant que la mytholoiiie trrecque et romaine. On a
cru que les merveilles des Péris et des Dives [» génies favorables
célébrés dans les romans turcs et persans »] pouvaient succéder
aux miracles des dieux de Lanliquité et aux prodiges des enchan-
teurs et des fées de la chevalerie errante... Ces acteurs étrangers
introduits sur le th&itre lyrique y amèneraient peut-être toute la variété
qui lui est si nécessaire '.
Il ne s'asissait de rien de moins, comme on voit, que de
renouveler les sujets! et il est curieux qu'à la même époque
les mêmes déclarations se soient inscrites dans la préface
d'une tragédie-. C'eut été un très grand service rendu au
théâtre; et il semble bien que l'opéra-comique ait mieux
rempli ce programme que la tragédie ne la fait : l'Asie est
restée un admirable thème lyri({ue, sans cesse repris. Et,
de bonne heure, on essaya de faii-e rendre aux sujets
orientaux tout ce qu'ils enfermaient de décor pittoresque et
de riches costumes. Un auteur' se plaint que les difficultés
matérielles ne lui aient pas permis de réaliser toute la
couleur locale qui eût été dans son dessein : quand on fait
de pareilles déclarations, encore qu'elles avouent de l'im-
puissance, c'est que Top a commencé à s'engager résolu-
ment dans une voie nouvelle.
chinuis el turc, 12 juin iloo. — Les Tai tares, t)ailel. 14 août 17;;a. — La
Rencontre impréiiie, 1"64. — La Matrone chinois^. 2 janvier l'Oo. — Aline,
reine de Golconde, lo avril 1706. — Zémire et Azor, IH liécenibre l~"l. —
Azolan ou le Serment indiscret, 22 novembre 1774. — La Fête chinoise,
ballet, 27 janvier 1778. — L'Idolo cinese, il) juin 1771). — Alexandre aux
Indes, 23 août 1783. — La Caravane du Caire, 15 janvier 1784. — Alcindor,
17 avril 1787. — Beaumarchais, Tarare, S juin 1787.... etc.
1. La Reine des Péris. Paris, 1723, Avertissement.
2. Voir p. 209.
3. Zoroastre de Cahusar et Rameau ('6 décembre 1749\ Paris, \'^iD,
Préface.
250 L ORIENT DANS LA LITTERATURE.
11 nous est bien difficile aujourd'hui de juger les résul-
tats; il faudrait deviner, à travers des livrets incolores et
des indications de mise en scène forcément pauvres, ce
qu'a pu être la représentation réelle; on peut assurer, sans
risque d'erreur, que la décoration, avec les moyens dont
disposaient les artistes du temps, fut d'une richesse suffi-
sante : et les contemporains ont souvent admiré, en vers
ou en prose, la pompe du spectacle à l'Opéra. C'est là que
parut, colorée par la peinture, illustrée par la musique,
l'image la plus exotique peut-être qui ait été donnée, au
xviu'^ siècle, de l'Orient.
Or c'est un fait qui n'a point regard seulement au Théâtre-
Lyrique; on l'a dit : « L'Opéra devient au xvni'" siècle notre
première scène'. La tragédie française, depuis 1740 envi-
ron, se dirige vers rO}téra. Il ne faut jamais perdre cette
idée de vue-. » Voltaire en particulier essaya « d'étahlir à
la Comédie-Française la singularité des décorations et des
costumes et tout ce qu'on y pouvait transporter de la mise
en scène de l'Opéra ^ ». Il y a là le commencement d'une
évolution, qui se dessina vite en traits assez nets, et <jui
se poursuivit au xix'^ siècle. Vers 1830 la renaissance de
l'opéra à grand spectacle eut, sur le drame romantique en
formation, la plus efficace des influences; elle lui ofïVait,
comme modèle idéal, des ensembles merveilleux d'éclat et
de nouveauté, un habile emploi des sujets historiques et
de la couleur locale, surtout des scènes vivantes, et agitées
par la foule des acteurs (pi'on y voyait évoluer.
Si donc, comme il paraît bien, la connaissance de
l'Orient a favorisé le développement de l'opéra, et si celui-
ci, par contre-coup, a réagi sur les autres formes drama-
i. Lanson, Lit lé rai tire française, p. 643.
2. Faguet, Journal de.i Débats, 12 octobre iy03.
3. Lanson, passa/je cité.
L'ORIENT ET LA COMÉDIE. 231
tiques, il faudrait dire que le goût de l'exotisme a eu au
théâtre un retentissement lointain. Il n'a peut-être pas pro-
duit de grandes œuvres, mais il a contribué à faire sentir,
contre la tragédie rigide et uniforme, le prix de la sou-
plesse et de la variété; il a permis de comprendre que
l'imagination pouvait se déployer sur la scène, comme il
semble d'abord quelle ne puisse le faire que dans le roman.
CHAPITRE III
L'ORIENT ET LE ROMAN
1. Les contes orientaux et le roman. — Les Mille et une \ui/s el les Mille
et un Jours; raisons de leur succès. — Imitations, contrefaçons el pas-
tiches. — Les contes de fées. — Succès persistant du genre.
IL Tentative de réaction : ilamillon cl Créltillon. — Formation d'un nou-
veau type de roman : le Sop/ut; ses imitations. — Fantaisie el incon-
venance; caractère peu e.volique de ces u uvres : le faux Orient. —
Crébillon el Van Loo.
in. Autres formes du roman oriental. — Romans pornograpliiques. —
Romans htstoriques cl galants. — Romans moraux. — Romans a clef :
l'Orient railleur. — Passage du roman à la satire pure.
1
Le roman et le théâtre ont l'un avec l'antre plus d'un
rapport; c'est évidemment dire une banalité, mais, puis-
qu'aprés tout elle exprime une idée vraie, on est bien en
droit de l'énoncer encore. Les limites par lesquelles on
voudrait séparer ces deux genres sont assez indécises, et
plus d'un auteur s'en est aperçu à ses dépens quand il a
voulu faire d'un roman une comédie, ou doimer la forme
romanesque à un drame. C'est qu'en réalité de l'un coiTime
de l'autre le public atleiid les mêmes impressions, ou du
moins des impressions sembbiblos : à l'un comme à l'autre
il demande de créer des formes qui puissent donner à son
imagination excitée l'image de la vie, réelle ou idéale, mais
toujours vivante. On doit donc bien s'attendre à ce que les
L ORIENT ET LE ROMAN. 253
influences qui agissent sur le théâtre soient manifestes
aussi dans le roman; et si la comédie orientale a été
renouvelée par l'apparition des Mille et une Xnits, il est
naturel que la lecture des contes orientaux ait transformé
complètement le roman exotique. L'événement se produisit
en etîet, et il eut même plus de conséquences : d'abord
parce que l'action fut directe, ensuite et surtout parce
qu'elle s'exerça en un milieu vraiment neuf. Jusqu'aux
premières années du xviu^ siècle, l'image de l'Orient avait
été tout à fait absente du roman \ Il y eut non pas progrès,
mais révélation.
Les études orientalistes, les jeunes de langues et les
secrétaires-interprètes du roi- avaient, par un long- travail
érudit, préjtaré cette révélation; elle vint si à point qu'-elle
fut soudaine et s'acheva en l'espace de quelques années :
de 170o à 1710 les manuscrits de la bibliothèque du roi,
hâtivement traduits, épandirent brusquement les contes
qu'ils tenaient enclos depuis longtemps. Galland com-
mença le mouvement, et en 1704 un tout petit volume*
inaug-urait la publication des Mille et une Nuits; certes le
traducteur ne prévoyait point le succès réservé à son œuvre,
et il la présentait moins comme un régal offert à l'imagi-
nation que comme un moyen commode de connaître les
civilisations d'Orient'. Rapidement d'autres volumes sui-
virent, qui déroulèrent à de courts intervalles, comme les
fascicules successifs d'une Revue moderne, les intermina-
bles histoires de gfénies et d'enchantements. Pendant que la
publication s'en achevait, Petis de la Croix, prenant place
à côté de son collègue, ouvrait dans la même veine un nou-
1. Voir p. 28 et suiv.
2. Voir p. ir.o el 153.
3. Il contient 30 nuits.
4. Avertissement du tome 1.
254 L'ORIENT DANS LA LITTÉRATURE.
veau filon -.y Histoire de la Sultane de Perse et des Visirs^
apprit comment un jeune prince, injustement condamné
à mort, fut, pendant (juarante jours, tantôt sauvé du
supplice par les contes des Visirs, et tantôt menacé de périr
sur l'heure grâce aux contes de la Sultane : Yisirs et
Sultane se disputaient la volonté incertaine du roi.
Mais cette nouvelle richesse fut vite épuisée, et pour que
le succès ne tarît point, Petis de la Croix entreprit de tra-
duire d'autres manuscrits, et donna à son collaborateur Le
Sage de nouveaux brouillons à rédiger en bon style. Les
Mille et un Jours-, encore qu'ils forment un bagage moins
considérable que les Mille et une Nuits, emplirent, jusqu'à
la combler, la mémoire avide des lecteurs français; et
beaucoup de volumes furent nécessaires pour que la prin-
cesse Farruknaz, fatiguée d'entendre conter les histoires
d'amants fidèles, revînt tout à fait de ses premières défiances
contre les hommes. Encore y montra-t-elle jdus de discré-
tion que le sultan Schahriar, à(|ui il fallut mille et une nuits
véritables pour lasser la verve de son épouse Scheherazade,
et convenir que les femmes avaient au moins la vertu de
l'obstination !
Pendant dix ans le public fut assiégé et entouré de ces
contes : et il vécut au milieu de toutes les créations fan-
taisistes de cette littérature orientale. En une fois, il répa-
rait la longue ignorance où il avait jusque-là consenti à
rester ; et quand ' ces traductions furent achevées, les
lecteurs ne se sentirent point harassés : leur bonne volonté
restant entière, ils ne goûtèrent point le charme exquis de
la mille et unième nuit : elle est la dernière! Tout de suite
1. Paris, 1707, in-12.
2. Paris, 1710 et années suivantes.
:î. Le moyen âge avait connn le Roman des Sept Sar/es (textes du xii" et
liu xnr siècle), qui est aussi un recueil de contes orientaux. Voir Gel)iiart,
Conteurs florentins, p. 6.
L ORIENT ET LE ROMAN. 255
ils voulurent entreprendre la mille et deuxième, et passer
de là aux suivantes : ils demandèrent des suites, des contre-
façons et des recommencements.
Pourquoi cet enthousiasme?
Les petites histoires françaises, dit un auteur du temps, ont
ordinairement une intrigue, un plan et un objet qui se développe
avec ordre; mais l'habitude où nous sommes de les lire nous fait
trop aisément prévoir le dénouement, au lieu que les histoires
orientales n'ont souvent qu'un seul objet dont l'effet est dexciter
la surprise, en voyant que les plus petits incidents amènent les
plus grandes révolutions. C'est en cela que consiste presque tout
leur attrait '.
La nouveauté de ces contes fut en effet leur principal
charme : il y avait eu tant d'histoires galantes, tant de
romans amoureux et historiques, mettant en jeu, par des
voies battues dintrigues, les mêmes sentiments chez les
mêmes personnages, qu'on pouvait en être lassé : l'imagi-
nation du lecteur défaillait, devant la monotonie des titres,
en même temps que celle des auteurs. Au lieu de cela
on eut brusquement l'histoire sans fin des cinq dames et
des trois calenders fils de roi, celle du roi des Isles noires
ou du petit bossu, l'histoire des amours de Caramalzaman,
prince de l'île des Enfants de Khaledan, et de Badour prin-
cesse de la Chine, l'histoire encore de Noureddin et de la
belle Persienne, etc. -. Jamais on n'avait lu de tels titres,
ni entendu de tels noms, et l'on s'éprit par avance d'amitié
pour eux. Puis la matière était inépuisable, et l'on ne savait
jamais si un conte finissait ou bien s'il était à son commen-
cement, tant les événements rebondissaient l'un surlautre,
entraînant toujours plus avant la curiosité, une première
fois excitée, du lecteur. Si grande était la richesse d'ima-
1. Dédicace du tome I des Contes orientaux, Paris. 1743.
2. Contes des Mille et une Suils. Voir sur les Mille et une Suits, Revue
des Deux Mondes, 1" janvier 1906, p. 14i, l'article de .M. Carra de Vaux.
256 L'ORIENT DANS LA LlTTEllAÏL'UE.
gination éparpillée à travers ces livres, que jamais l'attente
ne se terminait dans la déception : toujours il y avait du
nouveau, et ce nouveau revêtait toutes les formes. Sous
l'apparente monotonie des récits, il s'étalait une merveil-
leuse variété, et l'on pouvait lire les histoires les plus
burlesques, les détails les plus réalistes, entremêlés à des
récits de tendre amour ou à des aventures trauicjuos, pré-
cédés et suivis de contes fantasti(jues.
L'ensemble avait cet attrait pitjuant de n'évoquer aucune
des cilivisations connues et de ne point représenter les
mœurs habituelles des héros de roman; les traductions
étaient certes admirables d'inexactitude, et les auteurs
avaient hardiment élagué tous les détails de la matière et
tous les enjolivements du style que, par pudeur ou pour
d'autres raisons, ils craignaient doiïrir à un public
français. Mais (juoiqu'ils fussent déshabillés des parties
les plus originales et les plus riches de leur costume, les
personnages apparaissaient avec un aspect très convena-
blement exotique : peut-être, en les montrant tels (pTils
étaient tout à fait, on eut elTarouché des lecteurs troj)
insuffisamment préparés.
Ce qui charma aussi (et c'était là une source littéraire
011 la France avait désappris de puiser) ce fut le caractère
fantasti(jue du récit. L'homme, dans les Mille et une Xnits,
semblait échapper aux lois naturelles. Traversée par des
génies, bouleversée par des catastrophes faciles et inof-
fensives, encombrée de gnomes, de magiciens et de sor-
ciers, pleine de talismans et d'animaux extraordinaires, la
terre n'était |)lus la contrée de plate misère, oii s'allongent
côte à côte des existences monotones; c'était un chanq»
ouvert aux plus audacieuses énergies et créé pour les plus
déconcertantes aventures; le ciel et l'enfer, la surface du
globe, tout voisinait indistinctement. Rien n'était moins
L ORIENT ET LE ROMAN. 257
difficile aux héros que de cheminer par les airs ou de courir
sous les eaux ; de faire pleuvoir lor dans leurs mains, en
une minute de besoin; de se bâtir instantanément des palais
inouïs, qu'ils détruisaient d'un geste capricieux; de com-
mander en un mot à toutes les forces déchaînées de
l'univers. Il n'y avait que des surhommes parmi ces héros
orientaux, et les imaginations les moins riches, les âmes
les plus pratiques aiment ce genre de visions; ainsi elles
sont tirées hors de la vie commune, et donnent un déploie-
ment sans fin à leur besoin, presque toujours inexprimé,
d'idéal.
Et il n'était pas mauvais, pour que le succès fût sans
réserve, que l'amour emplît ces récits d'Orient; non pas
l'amour discoureur, nuancé, raisonnalde des héros de
tragédie; mais une passion ardente, enveloppée de par-
fums, 011 il y avait souvent du sang et toujours des fleurs.
A l'idée que dès longtemps on s'était donnée de l'Orient
les contes turcs et persans vinrent olîrir une matière abon-
dante; hommes et femmes, en ces histoires d'amour,
ignoraient avec indifférence les gestes de la pudeur
européenne; les femmes allaient au devant des désirs,
elles ouvraient le harem à des amants nocturnes et mys-
térieux; derrière les murs clos, où des tapisseries alour-
dissaient les bruits, elles olTraient des repas d'orgie à des
jeunes hommes, leurs invités clandestins. Tous ces Orien-
taux, habitués par fatalisme à regarder sans étonnement
les circonstances les plus extraordinaires, agissaient si
naturellement que la vie voluptueuse du récit semblait la
règle commune de l'existence réelle. L'imagination du
xvni'' siècle, de bonne heure libertine, eut là des visions de
sérail, de harem, d'odalisques, d'eunuques, dont jamais
plus elle ne se lassa.
Les raisons de ce succès étaient, on le voit, assez pro-
17
2b8 l'orient dans LA LITTÉRATURE.
fondes et elles intéressaient des tendances assez g-énérales
de res|>ri[ |)(>iir que la faveur des contes orientaux, des
Mille et une Nuits surtout, ait dépassé les limites d'une
mode ordinaire. Dès le xviii* siècle elles firent partie de
ce qu'on a assez heureusement appelé « la littérature
universelle » ; on les réédita, on les inséra dans les
Collections de Contes, ou dans les Cabinets des Fées\ on
réhal)illa à leur ressemblance de vieux ouvrages auxquels
on voulait donner un nouvel agrément'; on les porta au
théâtre; elles entrèrent dans la conversation courante et
y restèrent sous forme d'expressions toutes faites^; elles
devinrent si hien un ouvrage indisponsaijle de chevet que
leur lecture parut parfois la seule nourriture intellectuelle
qu'on put donner à un malade*.
Il est vrai que le triomphe des Mille et une Nuits fut
assuré autant par les pastiches, les continuations et les
imitations que par l'œuvre elle-même; presque aussitôt
après sa i)uhli(ation, il parut toute une série de contes
fantastiques, créés à sa ressemblance :.
MM. (iallaml tl Petis de la Croix ou du moins ceux ijui leur ont
prêté leur plume pour rédiger et écrire les contes arabes, persans
et turcs, paraissent avoir épuisé la matière, et il semble qu'il n'y
ait jilus qu'à ijlaner après eux; cependant le fonds des histoires
orienlalfs est si ample, les fables qu'elles admettent sont en si
grand nombre, et elles prêtent des aventures si étonnantes à leurs
héros,... que plusieurs de nos auteurs romanciers n'ont pas dédaigné
de puiser dans ces sources... des histoires dont quel(]uef()is même
ils n'ont fait que changer les noms"'.
1. Voir, par oxeinple. le Cabinet di's Fées, 1785, où les coules orienlanx
occupent plus tlu tiers.
2. Ainsi, l'IIejitamrron devint Irs Mille et une Faveurs, contes de cour
tirez de l'ancien f/aulois par (a reine de Navarre et pu/jlie: par le C/irvalier
de Moa/ii/. Londres, 17 VO,
:i. Voir, par exemple, Voltaire, lettre à d'Aleniberl, 19 novembre 1773:
« Ne croyez-vous pas lire les Mille et une Nuits, quand vous voyez,... etc. •
4. .Marmonlel. Mémoires, liv. IX.
5. Les Sultanes de Guzarate, Paris, 17i2, t. 1. Avis au lecteur.
.-.r-
L ORIENT ET LE ROMAN. 259
Alors on vit maint petit volume qui se disait traduit
de l'arabe ou du persan, qui s'intitulait conte tartare,
indien, ou bien chinois'; pendant vingt ans, ils firent
comme une suite incessamment renouvelée aux traductions
de Galland et de Petis de la Croix. Tantôt c'était un Arabe,
parti à la recherche d'une introuvable fontaine de Jouvence,
à qui les passants faisaient cent contes pleins de mer-
veilleux enchantements; tantôt un médecin (jui, sous
peine de mort, devait par des récits fabuleux amuser un
roi souffrant; tantôt un mandarin qui disait ses méta-
morphoses et les transmutations de son âme à travers
diverses formes d'existence. Ou bien encore, pour distraire
de leur deuil des sultanes, on enlevait chaque nuit en
un caravansérail, grâce à une potion soporifique, quel-
qu'un des voyageurs qui y étaient descendus; et on l'obli-
geait, dormeur éveillé, à énumérer les sing-ularités de
sa vie.
Ces thèmes n'étaient que le prétexte à d'interminables
séries de contes; beaucoup paraissent bien avoir eu leur
source dans de vraies histoires orientales. Ainsi l'abbé
Bignon*, ami de Galland, orientaliste lui-même, directeur
de la bibliothèque du roi, pouvait, sans mentir, écrire en
tête des Aventures d'AOdalla fils cCHanif : « L'intelligence
de cet ouvragre suppose partout une g-rande connaissance
des fables orientales ». Mais la plupart des auteurs
n'avaient pour ressource que leur imagination; ils s'étaient
1. Les Aventures d'Alidnlla, fil< d'IIanif, 1713 (plusieurs rééditions). —
Gueullelle, Us Mille el un Quarlsd'keure, contes larlares, ITlo (réédité 1723).
— Les Vo'/ages el Aventures îles trois princes de Sarendib, 1710. (On a
prétnndu que ce livre a été une source de Zadir/. Voir Fréron, Année lit-
téraire, 1767, I, l'to.) — Les Aventures merveilleuses du mandarin Funi
Hoam, contes chinois, 1723 (réédité 172^)). — GueuUette, les Sultanes de
Guzaratc ou les Songes des hommes éveillés, conter mogols, 1732. — Histoire
des trois fils d'Hali Baisa et des trois filles de Siroco, 1746.
2. Voir son éloge, Mémoires de l'Académie des Inscriptions et Belles-
Lettres, 1743, XVI. 367.
260 LOIUE.NT DANS LA LITTHIIATLHE.
ing^éniés d'ailleurs à l'exciter assez pour qu'elle eût quehjuc
chose delà fantaisie et de l'extravagance asiati(|ues. Gueul-
lette, qui certes n'était point arabisant, s'est fait une spé-
cialité de ce genre de pastiches; et il a écrit avec un égal
entrain des contes tartares, des histoires chinoises et des
récils niogols'. Comme, après tout, il ne pouvait pas tou-
jours créer sa matière de rien, il est allé la chercher où il
savait la trouver, dans la Bibliothèque orientale de d'Herbe-
lot ou dans les recueils des Lettres édi/i(U)tes : quand ces
sources originales lui ont fait défaut, il a simplement
« habillé à la tartare » quelque vieux conte italien ou
français -.
Il se constitua même ou plutôt il se reconstitua alors un
genre de récits, moins directement imités des Mille et une
Nuits: les contes de fée, que le moyen âge avait aimés, et
qu'une véritable parenté alliait aux fictions orientales,
eurent comme une renaissance, que les publications de la
JJi/fliofhèrjue A/«?«6' tirent de longue durée : beaucoup, comme
il était naturel, se revêtirent d'une parure plus ou moins
asiatique ^
La lectun' en paraîtrait bien fastidieuse aujouni'hui
même aux amateurs les j)lus fervents de l'esprit et des
reliures xvui' siècle; et si l'on s'amuse par moments de la
cocasserie de l'invention ou du style, quelquefois assez
agréablement pastiché à l'orientale \ la monotonie des
sujets, extrême malgré leur apparente variété, a vite achevé
1. /,e.s" .1///^'? el iDi Qunrls d'Iieure. — l^es Aventures merveilleuses du man-
darin Fum lloam. — Les Sultanes de Guzarate.
2. Il en fait l'aven dans l'Avis au lecteur du lonic 1 des Sultanes de
(luzarate.
',i. A cette épof|ue : les Aventures de Xeloide et cl' Amanzarisdine, 171!). —
Les Voyages de Zulma dans le pays des fées, 1731. — Faunillane ou l' In faille
jaune. 17 13. — Zuhnis et Zelmaïde, 1745. — Contes des génies, 176").
4. Chose qu'on savait faire dos le xvii" siècle. Voir Molière, le Bourr/eois
(îenlill.omme el Substance d'une lettre... sur l'affaire de M. de Guilleruf/es,
Cologne, ltJ83.
L ORIENT ET LE ROMAN. 2GI
de rebuter. Aussi bien, il y eut dès le xvni'= siècle des
hommes de goût pour s'en lasser; après un quart de
siècle d'une faveur indiscutée, les contes orientaux subirent
les effets d'une réaction qui atténua un peu leur succès.
Mais cette réaction ne les supprima pas; elle dirigea plutôt,
comme on va voir, le roman exotique vers un chemin très
proche. Les contes de fées et les histoires orientales n'en
trouvèrent pas moins des auteurs et des lecteurs, pendant
tout le reste du siècle; on continua à traduire des manu-
scrits orientaux*; Voltaire-, Diderot ^ La Harpe ^, s'amu-
sèrent à des compositions de ce genre. Vers 1780, il y eut
même comme un renouveau de vigueur dans une mode,
restée malgré tout vivace ; il parut plusieurs collections de
contes, riches chacune de nombreux volumes % et c'est le
moment que choisit Cazotte pour publier ses premiers
contes orientaux % dont il put, grâce au bénédictin don
Chavis, trouver la matière dans de vrais recueils arabes.
La suite, ou, si l'on veut, la queue des Mille et une Nuils a
traîné dans notre littérature jusqu'au xix'' siècle; et il ne
semble pas, aujourd'hui encore, que son succès soit un
simple souvenir.
1. Contes orientaux tirés des )nanuscrits de la hibliolhèque du roi, 1713.
— De Sauvigny, Apoloc/ues orientaux, l"Gi. — Inalula de Delhi, Contes
persans, 176'.». — Sainl-Lanil>ert, Faljlcs orientales, 177:2. — Cardonne,
Contes et Fables indiennes, 1778. — Nouveaux Contes orientaux, 1780.
2. Le Crocheteur borçine, 1710. — Le Taureau Ijlunc, 1764. — Azolan ou
le Bénéficier.
3. L'Oiseau lAanc, conte bleu, écrit vers 1748, publié en 17'J8.
4. Tanr/u el Félime, poème en quatre cliants, 1780 (inspiré des /lif/i/wres
d'Abdalla, 1713).
5. Le Cafiinet des Fées, l78o. — Hibliot/ièr^ue choisie de contes nou-
veaux, 1786.
6. Œuvres fjadines, 1788 (trois contes). — Œuvres complètes, 17ît8. Dans
l'édition de 1817, les contes orientaux occupent presque les quatre
volumes entiers. Voir à la même époque le VaUiek de Beckford, qui fut
publié dabord en fran(;ais (1787); on avait déjà trailuil de l'anglais
Alinoran el llnmel de Hakesworth (1763.
262 LOlllKNT DANS LA LITTEHATL IlE.
Il
Puiirtant un avait essayé, vers 1730, de briser ce mou-
vement par le ridicule : on ne réussit qu'à le délourner en
partie, et à créer une forme nouvelle de roman, assez origi-
nale, très particulière en tout cas au xvm'" siècle.
Ne (liiait-un pas à vous entendre qu'un conte est It; clicf-d'u-uvre
de l'esprit humain? Et cependant quoi de plus puéril, de plus
absurde! Qu'est-ce qu'un ouvrage (s'il est vrai toutefois qu'un conte
Miérile de porter ce nom), qu'est-ce, <lis-je, qu'un ouvrage qui ne
plait qu'autant que la vraisemblance y est violée et que les idées y
siint renversées, qui, s'appuyanl sur un faux et frivole merveilleux,
n'employé des èlres surnaturels et la toute-puissance de la féerie,
ne bouleverse l'ordre de la nature et celui tles éléments que i)our
créer des objets ridicules, singulièrement imaginez peut-être, mais
qui souvent n'onl rien (jui rachète l'extravagance de leur création '?
Voilà les vérités (|u'Hamilton - essaya de faire entendre
au public français, et il crut pouvoir v léiissir jiar le moyen
de \:\ parodie. Il écrivit le lirlier :
Je l'entrepris en badinant,
Et je fourrai dans cet ouvrage
Ce qu'a de |)lus impertinent
Des contes le vain assemldage ■'.
Mais il ne lui fallut pas uu)iMS de (jualrc pclits contes [)0ur
venir à bout de celle entreprise, comme si lui-même avait
pris plaisir à la lutte, et s'était amusé à décorer artistement
les armes dont il prétendait faire un belli(|ueux usapre. Le
lirlicr fut suivi de Fleur tf Epine et, dans ce g-oùt toujours,
Ilaniillon écrivit, les laissant inachevés, les Quatre Facar-
(liiis et Zf'')iei/(le^; on voit (|u'il s'lial)illail de l'uniforme
1. Crétiillon. le Sopha, 1741, I. !, p. 10.
2. Sur Uamiiton, voir le livre <ic Sajous, la l.illêrulure française à
l'élrarif/er.
3. Les Quatre l'acardiiis, cdilion Jouaust, [>. v.
4. Les trois premiers paraissent en 17H0 (dix ans après la mort de
l'auteur), chacun en un volume. Zéiie;/de parait en 1"43, dans les Œuvres
diveisps. Les quatre contes fureiil iiubliés cnsenildc, 1" 10, fi in-12 — cl
souvent réédités.
L ORIENT ET LE ROMA.X. 263
ennemi, et que, pour discréditer tout à fait « le fatras » des
Mille et une Nuits, il ne s'était pas proposé d'être bref! Il
voulut en effet prouver à ses amis, à ses amies surtout,
qu'il était aisé d'écrire des récits extravagants et sans
suite. Dans le Bélier et dans les Quatre Facardins, il pro-
mena une invraisemblable cohue d'événements qui se
juxtaposent de la manière la plus absurde :
Avant cette histoire finie
Vous verrez de l'enchantement;
D'une maîtresse et d'un amant
Vous verrez la peine infinie;
Une sirène, un renard blanc,
Parents d'un roi de Lombardie,
Y paraîtront par accident.
Vous y verrez même un eéant '....
Par le procédé cher à Scarron, l'auteur annonce des
situations grandioses et, un moment après, il les réduit à
des proportions ridicules; il fait ressortir, en le poussant
jusqu'à l'incohérence, le désordre des contes orientaux; ou
bien il se divertit, par de successifs caprices, à rompre et à
abandonner sans cesse le cours de son histoire. Ainsi le
géant Moulineau attaque le château d'un druide; grâce à
son Bélier, qui est un magicien, il a jeté un pont, sur lequel
il s'avance avec une fureur bruyante. Alors, pendant cin-
quante pages, on nous parle de tout autre chose, ot quand
nous revenons au château, au bélier, au géant et au pont,
c'est pour apprendre qu'il ne se passe rien du t(ui(.
La parodie n'est ]»as bien méchante; c'est [)lutùt la cri-
ti([ue, un peu appuyée, du caractère fantastique et désor-
donné des Mille et une Nuits. Ces contes, écrits en très jolie
prose, avec dos vers aimables, durent plaire à beaucoup,
non pas comme une satire, mais comme de véritables
1. Le Bélier. Paris, \%'Z. p. 30.
264 L'ORIENT DANS LA LlTTKHATL'llK.
contes de fées; bien souvent Jailleurs l'intention première
d'IIamilton n'apparaît point, et il est évident au contraire
qu'il s'est amusé à ses propres fictions; il se laissa même
prendre tout à fait par ce charme (|u'il voulait briser : Fleur
dLpine fut purement une Suile des Mille et une Nuits, un
récit plein d'enchantements, où l'ironie n'avait point place;
Dinarzade, succédant à sa sœur Scheherazade, commençait
une nouvelle série d'interminables histoires. C'est là une
sinijulière manière de critiquer que de donner une figure
aimable à l'objet qu'on prétend ridiculiser! Edgar Po<' lit
mieux, plus tard, et la mille et deuxième nuit, dont il tint à
nous conter les péripéties, ne fut pas, à l'en ci'oire, de
longue durée ; Scheherazade avait eu sa grâce la veille,
mais, par habitude, elle prit la parole : le sultan, enlin lassé
de ses sornettes, la fit étrangler sur-le-champ pour pouvoir
dormir tranquille ' !
D'autres répétèrent les attaques d'Hamilton, en particu-
lier Crébillon, le fils-; mais il fut plus original; en criti-
quant les contes orientaux, en se divertissant de leurs mul-
ti|des aspects, en moditiant le caractère des aventures et
des j>ersonnages, il se trouva être l'initiateur dune forme
nouvelle de roman, dont le Sopha est resté le type; elle fit
fureur |>endant une vingtaine d'années; la grâce s|)irituelle
du XVIII' siècle, sa mièvrerie aussi, le libertinage de son
imagination, et en môme temps quelques-unes de ses plus
sérieuses i)ensées, tout cela parut, mélange confus et mal
définissable, dans les petits livres dont il va être question.
Crébillon en ouvrit la liste avec Tanzaï et Néardané
(1"34) et Diderot semble bien s'être inscrit presque à la lin
avec ses liijovx indiscrets. (1748); dans l'intervalle s'étaient
1. K. Foc, Derniers Contes, Paris, l'JfJti.
2. Voir le passage cité et A/tl '/uel conte! n.'il {Œurres complètes. 1779,
IV, 21).
I
L ORIENT ET LE ROMAN. 265
succédé une dizaine de volumes', écrits sur le même type,
dont les bibliophiles d'aujourd'hui raffolent, d'abord parce
que les éditions en sont jolies, et puis — il faut le dire aus-
sitôt — parce que les mères, à supposer qu'elles aient
voulu les connaître, n'en permettraient pas la lecture à leurs
tilles.
Deux éléments surtout avaient fait le succès des contes
orientaux : la fantaisie du récit, le caractère erotique. Cré-
billon et ses imitateurs se gardèrent bien, malgré leurs
critiques de façade, de sacrifier l'un ou l'autre; on était
trop sur, en les employant, d'être agréable au public; mais
on pouvait raffiner et renchérir :
Apparemment, est-il écrit en tète d'An'jola. histoire indienne,
ouvrage sans vraisemblance -, qu'il est question de quelque fée qui
protège un jeune prince pour lui en aider sic: à faire des sottises,
et de quelque génie qui le contrarie pour lui en faire faire un peu
davantage; ensuite des événements extravagants., et tout cela
terminé par un dénouement bizarre amené par des opérations de
baguftte et qui sans ressembler à rien alambiquera l'esprit des sots
qui veulent trouver un dessous de cartes à tout.
C'est de cela qu'il est question toujours, ou de choses
bien semblables; et l'on voit nettement le lien par lequel
ces contes sont rattachés à ceux des Mille et une IVuits et des
Mille et un Jours. Les auteurs d'ailleurs affirment avec
sérieux que leur ouvrage est une traduction du japonais ou
1. [CrébillonJ, l'Écumoire ou Tanzaï el Séardané : histoire japonaise,
173 i (plusieurs rééditions . — Crébillon, Alalzaïde, l~,'i6. — [De Cahusac\
Grigri, histoire véritalile, traduite du japonais, 1139. — Crébillon, le
Sopka, 1741. — [Chevrier], lii/ji, traduit du chinois par un Fi-ançais, vers
1745 [du même, vers 1732 (? , Minakalis, fragment d'un conte siamois]. — De
Voisenon, Zulmis et Zelmaide. 1745. — [De la Morillière]. Angoln. hi\loirr
indienne, 174C. — [De Voisenon]. le Sulta7i Misapou/ et la Princesse Grise-
mine, 1746. — Diderot, les Bijoux indiscrpts. 174S [La scène est au (^ongo,
mais le livre se raUache manifestement à toute cette sériej. — Palissol,
Zelinga, histoire chinoise, 1749. — Crébillon, .ih! quel contp'. \~"A. —
Chevrier, Maga-Kou, histoire japonaise, 1752. — Saurin. Mirzn pI Fntmé,
conte indien, 1754.
2. Paris, 1746, p. 12.
266 L'URIKNT DANS LA LITTÉRATURE.
(lu siamois, et même ils s'amusent à imaginer qu'avant de
parvenir à sa forme française, le récit a cheminé à travers
cinq ou six langues, perdant il est vrai au cours de la route
quelf]U(' peu « de ses grâces nationales' »! Le tlirme
général est resté le même. C'est toujours l'éternel sultan
dont il faut endormir la mauvaise humeur par des contes.
Mais ce pastiche n'est (ju'à l'apparence; évidemment l'au-
teur se moque; le sultan s'appelle Misapouf, et sa capitale
liirihi; l'empereur des Indes est prodigieusement bète et
ne comprend rien pour l'ordinaire aux récits des conteurs;
il y intervient quelquefois par des réflexions grotesques!
Puis ce qui était chez les auteurs orientaux le déploiement
d'une imagination libre et spontanée, devient une invention
si volontairement décousue et absurde que par moments
elle force le sourire; les transitions sont un art (jue les
auteurs veulent ignorer, ou du moins, (juand ils consentent
à en user, ils savent les faire fort peu embarrassantes :
Ll' prince... sortit du cabinet et trouvant au pied «le la li-rrasse.
par laiiuelle il était ontré, un dromadaiii' niairniliqueiuenl liarnaclié,
il monta dessus, sans senibarrasser à (jui il appartenait, et suivit
en s'aliandonnant à ses réllexions le chemin (jue cet animal voulut
fin-ndre -.
L'action est nalurelleineiit tout abandonn(''e aux fées,
des fées très humaines d'ailleurs, au sens où le xvur siècle
entendait ce mot, très modernes, et dont la principale
occujiation est d'accommoder ou de troubler les amours
des mortels, (|uel(piefois de s'y mêler, l^lles ont toute sorte
d'enchantements à leur service, non jjIus à grand elîet et
«pii bouleversent la nature, mais de petites inventions
ingénieuses, discrètes et malignes par lescjuelles elles met-
tent leurs sujets liumains dans des situations humiliantes,
1. Tanzaï et Séardané, [TM. t. I. p. xii.
2. Crébillon, Alahaute, 174.">, p. ii.
L ORIENT ET LE ROMAN. 267
et surprennent drôlement les lecteurs. Mais ce dont elles
sont surtout entêtées, ce sont les métamorphoses; leurs
protégés ou leurs ennemis passent, pour leur plaire, par
toute sorte de formes; rien de tragique d'ailleurs dans cet
usage de la métempsycose, et l'on devient chien, lièvre ou
renard, à moins qu'on ne se découvre tout à coup l'aspect
d'une potiche, d'une haignoire ou d'un sopha.
Le choix de ces derniers ohjots indique assez quel genre
d'effets les auteurs comptent réaliser par le moyen de tout
ce hric-à-brac magique; les inventions fantastiques ne sont
là que pour permettre à la polissonnerie de se faire plus
raflinée; si les mots ne résonnaient [>as étrangement,
quand on parle du xvui" 'siècle, on devrait dire que ces
contes sont de la plus désinvolte inconvenance :
l.e conte que Je vous envoyé est si libre et si plein de choses qui
toutes ont rapport aux idées les moins honnêtes, que Je crois qu'il
sera difficile de rien dire de nouveau dans ce genre. Du moins Je
l'espère; J'ai cependant évité tous les mots qui pourraient blesser
les oreilles modestes; tout est voilé, mais la gaze est si légère que
les plus faibles vues ne perdront rien du tableau '.
Nous voilà avertis! en effet il est impossible de rapporter
en un ouvrage d'histoire littéraire les aventures du malheu-
reux Tanzaï et de la pauvre Néardané, ni de dire pourquoi
il leur fallut quatre nuits de noces, fort éloignées les unes
dos autres, avant qu'ils consentissent à se croire vraiment
mariés! impossible d'énumérer les spectacles dont le cour-
tisan Amanzei, métamorphosé en sopha, lut tt'moin et qui
l'invitaient à conclure qu' « il y a pour h'iir sopha i)ien [leu
de femmes vertueuses- » ; impossible égah-nicnt d'analvser
les sensations du sultan Misapouf, quand les bizarreries de
la métempsycose eurent fait de lui une baignoire, et ce ne
J. De Voisenon, .V Sullan Misapouf. I7if'>. Discours prcliiiiiiialre. p. xiv.
Voir aussi p. 9. où il est dit que « ce genre de contes esta la mode ■•.
2. Le Sopha, I, 32.
268 L'ORIKNT DANS LA LITTÉUATUHE.
sont pas là encore les données les plus risquées! On les
supporte à la rigueur dans les ouvrages eux-mêmes, [)arce
que le style en est infiniment joli, et qu'il dissimule avec
une habileté amusante, sous des mots distingués et hon-
nêtes, tout ce que la matière a de scabreux. Encore les
auteurs n'y ont-ils pas tous réussi; seul Crébillon a eu la
niaJM assez légère pour être convenablement inconvenant,
ou, comme on disait alors, « pour peindre les plaisirs et
,leur donner ces couleurs vives qui (lattent le cœur en les
rendant sensibles ' ».
Ces données g^raveleuses eurent un succès fou, et ce fut,
pendant quelques années, une surenchère, entre les écri-
vains, à qui serait le plus osé; Crébillon avait déjà très
élargi le sentiment de la décence-. Voisenon le supprima
simplement, et il crul (ju'on ne pourrait rien dire après lui
« <le nouveau dans ce genre ^ » ; mais Diderot sut encore le
«lé|>asser; avec les Bijoux indiscrets' le liltertinage devint
de la simple pornographie, où il ne restait plus rien de lit-
téraire. D'ailleurs l'invention, chez tous les imitateurs de
Crébillon, est le [)lus souvent bien banale, et toujours le
roman tourne autour du sopha et des scènes <|u'il év(»(|ue;
ainsi que « le lit » dans certains vaudevilles d'aujourd'hui,
le sopha trône au centre de ces livres, et on le voit paraître
comme accessoire in(''vilable. dans les œuvres où l'on s'at-
tendrait le moins à ce qu'il eût un rôle, puisque l'auteur
n'y fait |>artout ailleurs que de la critique littéraire '.
On |iourrail prétendre un moment, par goût de para-
doxe, (pie tout cela est de la couleur locale et que Crébillon
1. Jugement sur Crébillon dans liibi de Clievrier, p. 50.
•1. Le Sopha, 17 U.
3. U SiiUon Misapouf, 1746.
4. 174s. Voir, sur les circonslances oii il le composa, le récit de la vie
de Diderot par sa sœur. Voir aussi de Voisenon, Anecdotes liltcraires,
Paris, 1880, p. 102.
0. Palissot, Zelinga, 1751.
L ORIENT ET LE RuMAN. 269
a voulu évoquer l'Orient voluptueux; aussi bien des
romanciers modernes se vantent-ils de faire « vibrer
l'Orient avec ses couleurs cliaudes et harmonieuses, ses
parfums enivrants, ses rêves de haschich et ses volup-
tueuses esclaves », pour écrire en définitive un roman
dattrait fort spécial. Mais les hommes du xvni" siècle
n'ont pas eu le désir de colorer leur faiblesse avec ce men-
songe; c'est assurément à l'Orient qu'ils ont emprunté
l'idée même de ces compositions; mais il est question de
tout chez eux, sauf précisément de l'Orient; ou plutôt il n'y
est parlé que de la France : les voluptés asiatiques n'y font
point figure, mais seulement le dévergondage de certains
milieux parisiens. Les lecteurs avaient, paraît-il, la fureur
d'y (f trouver l'allégorie du siècle ' » ; et ce n'était pas sans
motif, puisque le siècle y était peint. Sous le couvert d'une
légère fiction orientale, transparente autant quon pouvait
le souhaiter, Crébillon et Voisenon contaient l'histoire
galante et scandaleuse du temps, ou bien disaient les pro-
pos qu'ils savaient plaire à telle « spirituelle marquise »,
ou à telle « comtesse philosophe ». Les mœurs contem-
poraines, les financiers, les parvenus, la comédie, l'opéra
sont décrits et presque nommés; tous les chapitres sont
pleins de cette psychologie amoureuse que Marivaux avait
mise à la mode : ce n'est pas de la satire, c'est une des-
cription sympathique et 'riche de bonne humeur.... Bref
on écrirait aujourd'hui une œuvre fort semblable, si l'on
s'amusait à transposer en style de contes de fées quelques-
uns des romans oii sont dépeintes (l'exjjression est mainte-
nant académique) les mœurs de « la Haute - ».
Où donc s'était réfugié l'Orient dans ces romans pseudo-
orientaux? les auteurs se plaisent d'ordinaire à les apitelcr
I. Angola. 1740, p. 12.
1. A ce point de vue voir surtout Grigri, 1739, et le Sopha, 17 il.
270 L ORIKNT DANS LA LITTÉRATURE.
« histoire japonaise « : [teut-rtre, puisque le Japon resta
tout à fait inconnu au xvu^ siècle, était-ce là une jolie ironie
par laquelle ils édifiaient les lecteurs sur leurs intentions
exotiques! En fait, la scène est irréelle toujours : et si l'on
veut malgré tout faire intervenir l'Orient, on doit parler
d'un faux Orient, d'une x\sie de convention. C'est l'Orient
des potiches ou des paravents, bigarré, éclatant, moqueur,
plein de contrastes, évo(juant dos spectacles ahsurdes et des
images drôles: l'Orient comique des pagodes ridiculement
accroupies ou des bonzes à la tète branlante; l'Orient, tel
(|u'on le voyait en buvant une tasse de thé dans un salon
français, empli de p(»tits meubles et de g-randes robes;
l'Orient des gravures demi-libertines où il y avait des
esclaves nues, des sultans gros, et des eunuques noirs, des
pipes longues, et <les coussins voluptueux '.
Ainsi en a t-il été de nos jours pour les romans « alexan-
drins » ou les drames « néroniens » ; on jugeait de leur
vérité historique à l'audace de leur donnée ou de leurs
détails, et l'on s'imaginait en retrouver aux Salons l'au-
thentique illustration, dans les tableaux qui re|)résentaient
un marché d'esclaves romaines, ou la promenade des
courtisanes égyptiennes. Après tout, ce sont aussi des
tableaux qui nous laisseront une exacte idée des romans à la
Crébilloii. Van Luo fut |)rié de composer, pour les Gobe-
lins, quatre grandes toiles oii l'on verrait la sultane et les
odalisques -; il étudia assez exactement les costumes et le
cadre, mais les minois <|u'il peignit furent aussi parisiens
(|ii(> |)(»ssible : la chambre de la Sultane devint un boudoir
où il ne iiKuiquail (|U(' les petits-maîtres, sinon les mouches
1. Les graveurs du xvm" siècle se sont souvent plu à des sujets orien-
taux. Voir chap. vi.
2. Exposées au Salon do l"",j; — deux sont au Louvre, la Sultane et ses
odalisques, Toilette de la sultane.
L ORIENT ET LE ROMAN. 271
et la poudre de riz : et la salle où travaillaient les odalisques
fut comme un atelier de petites modistes, rieuses, bavardes
et délurées, dont Greuze aurait dessiné les gorgerettes
fripées et les mines chiffonnées.
III
Toutes les œuvres dont il vient d'être parlé enferment,
à des doses diverses, quelques-unes des inspirations neuves,
avec lesquelles les Mille et une Nuits avaient enrichi l'ima-
gination française ; et l'on peut dire de toutes qu'elles n'au-
raient point paru, du moins sous la forme oii elle se sont
réalisées, sans la traduction de Galland. Mais l'imitation
des contes turcs ou persans n'a pas absorbé toute la produc-
tion romanesque et orientale du temj)s; à côté de ce mou-
vement, tout à fait prépondérant par sa vigueur et son
succès, il y a un certain nombre d'autres directions secon-
daires, où se sont engagés des auteurs moins connus. On
test allé demander à l'Orient des thèmes et des sujets qui
ne devaient point soutenir un roman fantastique, ou donner
un cadre à des pensées joliment déshabillées ; bien souvent
on s'est borné à illustrer d'un éclat nouveau, par une
intrigue et des héros asiatiques, les formes ordinaires du
roman qui plaisaient alor*. au public.
u Les romans violemment scabreux ne sont pas une
rareté au xvni' siècle : l'Orient devait forcément en inspi-
>rer quelques-uns '. Les voyageurs avaient trop bien décrit,
et avec de vives couleurs, l'existence des harems ou les
mœurs dépravées des Turcs, p<Hir qu'on ne chorçhàt |»as,
1. Par exemple, le Cousin de Mahomet et la folie salutaire, histoire plus
que f/alante, 1162. — L'Odalisque, ouvrage traduit du turc, 1770 [fausse-
ment attribué à Voltaire'.
272 L ORIENT DANS LA LITTERATIRE.
en forçant les traits et en soulii:nant les détails, à flatter
les instincts pornographiques d'un grand nombre de
lecteurs. D'écrire les passions des eunuques, conter par le
menu la vie d'une odalisque, répandre à la lumière les
secrets des alcôves turques, nous initier à la vie d'un don
Juan arabe,... c'était une besogne trop facile et trop rému-
nératrice pour ne pas tenter la méiliocrité avide de certains
auteurs; la brutalité des expressions rend chez eux écœu-
rantes les histoires que le style de Crébillon réussit quel-
(juefois à faire accepter.
Mais ces livres, sans qu'on se crût alors obligé de les
serrer en des tiroirs discrètement receleurs, n'étaient pas
ceux qu'on voyait ouverts sur les petits secrétaires des
lioudoirs. On aimait surtout, et l'on aima d'une constante
faveur, les romans pseudo-historiques où il y avait de
grands sentiments, «les amours idéales etboaucouj) «le
romanesque ' ; ils [louvaient après tout avoir leur scène
aussi bien dans l'Asie qu'ailleurs! En dépit des moqueries
et des attaques, rinlluence de VAsfrée et des romans de
I. Mme de Villodieu. Mémoires du sciriil, 1710. — Le prince Kouchimen,
hisliiite tarlare, 1710. — Aventures secrètrs, arrivées au sièfje de Canslan-
tinnp'e, 1711. — Amazolide, 1716. — Mme de (lomez. Anecdotes ou Histoire
secrète de la maison ottomane, 1722. — Histoire de Mélist/iène, roi de
Perse, 1723. — La Vie et les Aventures de Zizime, 1724. — Mme de Gomez,
Anecdotes persanes, 1727. — Mme de (lomez, Cremantine. reine de Snnga,
1727. — Al)ijé Prévost, Mémoires d'un liomme de qualité, 1728. — Les Aven-
tures du prince Jalcai/a, 1732. — Mélist/iènes ou V Illustre Persan, 1732. —
La Jeune Alcidiane, 1733. — Mme de Gomez, Histoire d'Osman, 1733. —
lietliima ou la Belle Géorgienne, 1735. — Mémoires de Se'lim, 1735. — Afjen
Muslu ou les Vrais Amis, 1737. — Lntrif/iies du sérail, 1739. — Anecdotes
vénitiennes et turques, 1710. — Abbé l'révost. Histoire d'une Orecque
moderne, 1741. — Mirza Sadir, 17itt. — Anecdotes orientales, 1752. —
Abassai. histoire orientale, 1753. — Contes du sérail, traduits du turc, 1753.
— L'illustre l'aisan ou Mémoires et Aventures de Daniel Mor/inié,... I75i. —
haïra, Idstoire orientale, 17C0. — Les Intrifpies historiques et galantes du
sérail, 1762. — Dorai, Lettre de Zéïla, jeune sauvaç/e, esclave à Constanti-
nople,... 1764. — Hou-Kiou-Choan. histoire chinoise, 1766. — Mahulem, his-
toire orientale, 1766. — Zamheddin, histoire orientale, I70S. — Vssong, his-
toire orientale. 1772. — Cécile, fille d'Achmet H, 1788. [Voir H. Missak, Une
princesse ottomane au XVIIl' siOcle, Revue de Paris, 15 janvier 1906]; etc.
l'orient et le roman. 273
Mlle (le Scudéry continua à se manifester ; elle répond en
effet aux besoins d'exaltation sentimentale et d'idéal facile,
chers à beaucoup de lecteurs, hommes et femmes; les
critiques littéraires peuvent se vanter (Yenterrer ces pro-
ductions; mais elles n'en font pas moins la fortune des
imprimeurs. Au début du xvnr siècle, deux femmes
auteurs, Mme de Gomez et Mme de Villedieu, dont la vie
parait avoir été assez agitée, confièrent à des sujets orien-
taux le trop-plein de leurs aspirations féministes et de leurs
désirs d'amour : elles contèrent les aventures galantes de
capitaines européens aimés par d'énergiques sultanes, ou
les chevauchées g-uerrières de reines d'Asie', si valeureuses
qu'elles confondaient les ennemis, si belles qu'elles empor-
taient l'amour des rois. Leurs œuvres et celles de leurs
imitateurs, nombreux et monotones, sont toujours frappées
avec la même matrice : c'est le roman « historique », tel
que l'époque classique l'a conçu, et tel que le xix« siècle ne
l'a pas beaucoup renouvelé, où les événements de l'histoire
n'intéressent l'auteur que parce qu'il les croit propres à
susciter des sentiments plus g-rands que ceux de la vie
ordinaire; au besoin d'ailleurs l'imagination les « rectifie »,
afin qu'ils soient plus conformes à la sublimité qu'on leur
demande. A ce point de vue toutes les histoires et toutes
les nations se ressemblent; tout au plus pourra-t-on se
plaire à en placer souvent' la scène au sérail ; n'était-ce
pas, comme Racine l'avait dit, la cour « où la jalousie et
l'amour sont le mieux connus »? et de quoi sont faites les
histoires romanesques, sinon précisément d'amour, de
jalousie et d'ambition?
Les sujets orientaux étaient décidément d'un bien com-
mode usage; ils prenaient avec indifférence tous les aspects
1. Par exemple, Crémunline, reine de Saïu/a, ['1'. (Voir Mme du DcITand,
'',orre<po II lance, éd. Lescurc, I, 61.)
48
274 L ORIENT DANS LA LITTERATURE.
(jiii pouvaient [>laire ; aussi, quanti le siècle se décida à
aimer les livres humanitaires et sensibles, l'Asie, avec
une fécondité bienveillante, donna la matière de contes
moraux '. Cette nouvelle métamorphose eut lieu vers 1760;
déjà Fénelon avait placé en Perse les aventures de son
Alibée , idéalement vertueux et efficacement moralisa-
teur -: mais, en cela comme en quelques autres choses, il
fut trop en avance sur ses contemporains : la mode mit
plus d'un siècle à entrer sur la route (ju'il avait découverte.
Quand elle se développa, les Persans n'étaient plus assez
en faveur pour qu'on leur demandât, comme autrefois
Xénophon avait fait dans sa Ciji'opédie, d'oflVir un modèle
de haute morale ; ce fut l'Inde qu'on élut pour cette mis-
sion, non pas qu'on eût reconnu aux Hindous des qualités
nationales qui les destinaient à ce rôle, mais parce qu'ils
commençaient dès lors à accaparer toute l'estime du
public.
On vit donc dans une Inde problématique d'incolores
ludions (jui se promenaient, (jui s'aimaient, et surtout qui
causaieni, avec beaucoup de sensibililé; ils démontrèrent,
en des romaFis ennuyeux, que l'intellii^ence, le raisonnement
et l'esprit ne servent de rien au bonheur; il faut, disaient-ils,
s'abandonner à toute la sensibilité et aux élans de son cœur.
Le chevalier de lîouflers et Bernardin de Saint-Pierre^
\. Mme de Puisieu.x, Zamor cl Almanzine, ou l'Inulilité de Vexpril cl du
Iton sens, n.ï5. — Marnionlol, Svlimaii II, 1761. — De Hoiiflers, Aline,
reine de Golconde, ITGl. — Mme de Puisieiix, Aizarac, un la Nécessite'
d'être inconstant, 1"G2. — Cliarpcnlier, professeur : Banisc et lUdacin, ou
la Constance récom/iensée, liistoire indienne..., 1773. — Foiirqiieiix, Zélis,
ou la Difficulté d'être lieuieu.r, 1773. — Bernardin de Sainl-Pierre, la
Chaumière indienne, I7'J0, cl le Café de Sur<de. L'intention morale appa-
raît aussi dans le Vatlieli ûc RecUford, 1787.
i. Histoire d'Aliljée, l'ersan, composée vers 1690. — L'ouvrage ne fut
pas publié du vivant de Fénelon, mais bien après sa mort. Noter que,
dans ses Fables, également posliiumes, Fénelon a donné une large place
à l'Orient.
3. Aline, reine de Golconde. — La Cliaumiere iiidieniir.
L ORIENT ET LE ROMAN. 275
enseignèrent le charme de lamour à la campagne, la
vertu qui émane des grandes forêts, la philosophie qui
emplit la cabane du sauvage, et la toute-puissance mora-
lisatrice de la nature; la Chaumière indienne démontra
({u'un pauvre paria de l'Inde en savait plus, sur la destinée de
l'homme et son bonheur, que tous les docteurs de l'Europe.
Déjà Marmontel avait établi' combien admirable était
l'amour pur, idéal et délicat, « nourri dans le sein de la
liberté »; et d'autres après lui exaltèrent, en des histoires
doucement stupides, la constance des amants indiens-. Tout
cela était tendre, monotone, sensible, long, larmoyant, et,
comme il convient à des romans de morale, très suffisam-
ment ennuyeux.
En feuilletant toutes ces œuvres, à l'ordinaire si pauvres
de mérite, on finit par avoir l'impression d'une confuse
mascarade. Comme en une journée de carnaval italien, on
voit passer quantité de masques et de costumes exotiques,
dont on sait très bien qu'ils ne sont que des déguisements :
les plus drôles ne sont pas toujours ceux qui furent
dessinés avec d'authentiques détails. Rien d'étonnant à ce
que, parmi ces masques, l'un d'eux se détache pour venir
vous intj'if/uer, comme on dit. Il sera amusant de voir une
Chinoise raconter, avec une voix déguisée, vos histoires
secrètes, celles de votre voisin surtout, ou bien un grave
Siamois énumérant sur un mode aigu les petites im])ei-fec-
tions de votre caractère! Ce n'est pas de la moquerie,
encore moins de la satire, c'est de la fantaisie, de la curio-
Isité, de l'énigme, quelque chose d'indécis, de carnavalesque,
de mondain, de très attrayant en somme. Il eût été
invraisemblable que le roman oriental, puisqu'il n'était
après tout qu'un urnsf/ue, n'essayât pas, lui aussi, tVinh'irjuer.
^. Soliman II.
2. lianisc el Balacin ou la Constance récompensde, par exemple.
270 L ORIENT DANS LA LITTHUATIIIE.
11 prit souvent la foniio (riin livre à clef : en cela il ne
se chariicait pas d'une bien grande originalité, puisque
tous les romans du xvu' sirclc, à connnencer par ceux de
Mlle de Scudéry, furent des recueils de pori rails, aisément
devinés par le lecteur, tant on avait mis de soin à ne pas
les faire énigmatiques; il est vrai qu'à l'ordinaire, on n'y
enfermait que des éloges, et on avait intérêt à ce que leur
secret ne durât (pic l'inslanl de la |)remière surprise. Au
contraire, si l'on voulait insinuer quelques critiques, il y
fallait des précautions, et la moins brave, mais la plus
simple aussi, était de rendre le déguisement plus mysté-
rieux; les noms orientaux et les costumes d'Asie,, les plus
étranges que l'on connût alors, s'offraient comme une bonne
aubaine. xVinsi, par une pente naturelle, les faiseurs de
romans exotiques furent inclinés vers le roman satirique;
genre indécis, com(M)sé de deux ('déments : la satire et la
fiction, mais où la liction domine de beaucoup, la satire
n'étant là (piun appoint pour rendre le récit plus piquant.
Il |>;iraît bjgique d'indiquer ici les lii^'res à t/e/' orientaux,
|)liit()l que de les rattacher à la littérature satirique, très
sjjéciale, dont les Lettres jtersanes restent le plus joli type,
et qui sera la matière du prochain chapitre.
On pourrait lire Hatligé ou les Amours du roi de Tama-
ran ' (11)70) comme un ordinaire roman d'aventures, si une
(def iinpi'imée ne nous avertissait (pie le roi de Tamaran
n'est autre que Charles II d'Angleterre, et que l'auteur a
nommé Ilatligé la duchesse de Cleveland, son amie.
Anidzolide (lllG) serait de même une très vulgaire « nou-
v(dle liisl(»rique et galante », si l'on ne prévenait qu'il faut
y voir « les aventures secrètes de Méhemed Riza-bey,
ambassadeur du sopbi de Perse ». Vraiment cela n'est point
1. Parail en l(j76; — rùéditij en 1C80, sous le litre : lu Belle Tiai/ue.
L'an leur élail Brémonl.
L ORIENT ET LE ROMAN. 277
de la satire encore : on dirait d'une charade ou d'un pro-
verbe, joué dans un salon par des amateurs, avec le seul
dessein d'exhiber des déguisements et de rendre moins
facile la solution de l'énigme.
Mais le procédé fut retenu et repris, surtout quand les
Lettres persanes eurent démontré que, sous une donnée
orientale, on pouvait risquer, sans trop d'audace, bien des
insinuations; et quelques auteurs qui tenaient à parler des
maîtresses de Louis XV, ou à dire leur mot sur les
intrigues de la cour, sans pour cela aller à la Bastille,
habillèrent leurs héros de costumes suffisamment orientaux
pour que la satire ne parût pas trop effrontée, suffisamment
français aussi pour quelle fût tout de suite comprise '.
Crébillon réussit fort bien dans ce genre : n'y apportait-il
pas, après tout, les mêmes habitudes d'esprit que dans des
œuvres exclusivement erotiques? Seule l'altération des
noms par de plaisants anagrammes, la substitution du mot
Perse au mot France, du mot Ko/irans au mot Français, y
constituent la satire : et les livres ne sont pour le reste
qu'un recueil de récits galants et d'anecdotes secrètes,
contés sans la moindre àpreté, avec une bonne humeur
plutôt amusée-. Au fait il serait un peu ridicule d'attacher
soi-même de rim[)ortance au déguisement qu'on a imaginé
1. Mahmoud le Gasnevide, ftisloire orientale, 1729. dont Barbier dil que
c'est une • histoiie ;illéf:orique île la Régence », mais où la satire est
lellemenl lointaine qu'on pourrait presque nier son existence. — Cré-
billon, Tanzai et Séardané, 17.34; il faut un incroyable tourment d'esprit
pour y lire des allusions à la bulle Cnif/enitus ! — Let Mémoires secrets
pour servir à l'fiistoire de Perse. n4."i. plusieurs fois réédités, œuvre de
Toussaint [voir le texte original publié par. M. P. Fould, Inecdotes curieuses
de la cour de Inance, 2 vol., Paris, !90:i\ — Les Amours de Zeo/cinizut
[Louis XV], roi des Cofirans [Français', traduits de l'arabe par Krinelbol
[Crébillon], 1710, plusieurs fois réédité. — L'Asiatique tolérant, traité à
l'usage de Zeokinizid. roi des Kopranf, surnommé le Ctiéri, ouvrage traduit
du voyageur Bekr'inoU, par .M. de **' [1748\
2. Exception faite pour l'Asiatique tolérant, où la satire est assez
sérieuse.
278 LORli:.\T DANS LA LITTEUATL'IU- .
pour les quelques lieures d'un bal masqué, ou bien pour
un cortège de carnaval.
Encore, dans ces volumes, l'intention satirique était-elle
ouvertement marquée par moments, et en tout cas elle
s'avouait toujours, à la tin, avec la publication d'une
clef. Mais qu'est-ce au juste que le Zadig de Voltaire
et toutes les nouvelles que lui-même il écrivit sur ce
modèle, ou bien qui furent composées à son imitation'?
C'est avant tout un récit amusant, capricieux et fantaisiste,
comme les contes arabes et les romans de Crébillon
l'avaient mis à la mode; un divertissement pour limairina-
tion où s'introduisaient, brusquement, par surcroît, et en
manière de contraste, des allusions à la vie moderne. Mais
ces allusions restent si lointaines, si indulgemment sati-
riques, qu'elles ne sont, le plus souvent, que des applica-
tions possibles, confiées à la sagacité du lecteur :
Environ quinze ans s'écoulèrent dans uno paix profonde;
Malunoud dormait, Taln'r légnait, irs peuples soutiraient-.
Il est évident f|ue cela peut s'entendre do la monarcbie
de Louis XV.
.Maiunoutl... lit un choix celui d'un aénéralj qui, s'il n'eut pas
ra])[trnlialiun du puiilic, eut du moins celle des- courtisans et surtout
celle de renneiiii •'.
Il est non moins évident que cette phrase convient tout
à fait à Soubise; mais l'allusion reste très vague, et aussi
bien cela pourrait n'être (ju'une constatation sans malice
«lirecte, imaginée à propos (hi roman.
1. Xridif/. \~:i'. — Zelinya, histoire chinoise, lUO. — Voltaire, In Princesse
de lialjijïone, 1768. — Chinki, histoire cochinchinoise qui peut servir à
d'autres pa>/s, 1708. — Vollairc, le Taureau blanc, 1774 (voir aussi le
Blanc rt le Soir). — Xaru, fils de Chin/d, 1776 (suite de l'ouvrage de 176S).
— Fo-Ka ou les Métamorphoses, contes chinois, 1777,... etc.
2. Mirza et Fatmé, 1754, p. 29.
'.i. Même ouvrage, p. 30.
L ORIENT ET LE ROMAN. 279
Qu'est-ce qui plaît le plus dans la Princesse de Babi/lone
(le Voltaire (1708)? le fantastique joliment bête du récit,
l'éloge de l'Angleterre, les aventures de la princesse For-
mosante et du bel Amasan, ou bien la satire de Rome? et '
de quoi l'auteur a-t-il voulu nous entretenir surtout dans le
Blanc et le Noir, du principe du bien et du mal, ou bien
du jeune Rustan, de la princesse de Cachemire, des génies
Topaze et Ebène? N'a-t-il pas eu plutôt le dessein d'amuser
|»ar l'indécision même <le l'œuvre, par sa donnée tantôt
extravagante et tantôt réaliste, toujours surprenante,
presque toujours spirituelle? Déjà le Sopha ou même les
contes d'Hamilton invitaient à de pareils doutes et se
prêtaient aux mêmes interprétations. C'était toujours la
tradition des Mille et une Nuits.
Mais d'autres livres avaient dès longtemps paru où les
auteurs, tout en usant d'une donnée orientale, prétendaient
faire de la vraie satire : ils ne s'étaient pas contentés
d'égratigner légèrement les mœurs françaises, en évoquant
l'image de l'Orient; par une fiction contraire, ils avaient
amené jusqu'en France les hommes d'Orient, et leur
avaient remis le soin de juger les spectacles de toute sorte
dont notre pays était le théâtre : les Français jugés j)ar des
Asiatiques, tel fut le thème d'un grand nombre d'œuvres,
chères au xvui* siècle. Il y eut là comme une espèce de
genre littéraire qui n'est plus guère connu aujourd'hui que
par les Lettres persanes; mais il fut inauguré bien avant
Montesquieu; il se prolongea bien après lui ; l'on peut, et à
son propos, parler, sans grande exagération, d'origine et
d'évolution.
CUAPITUE IV
L'ORIENT ET LA SATIRE
L Les hommes d'Orient appelés a Juger les mœurs européennes : le nou-
veau genre de lilléralure salirique; ses origines; ses éléments.
IL Les précurseurs de Montesquieu : G, P. Marana et rEspmn ({ans les
Cours : salire, philosophie, amour. — La Bruyère et les Siamois. —
Dufresny et les Amusements sériiu.r et comiques. ■ — Addison et le
Sjieclafeur.
III. Montesquieu : son originalité: la préparation des Lettres persanes;
leur couleur orientale; salire et philosophie.
IV. Les imitateurs de Montesquieu. — Le genre est désormais constitué;
monotonie des œuvres : elles tendent à devenir une revue des événe-
ments contemporains. — Les Lettres chinoises de d'Argens.
V. La salire, avec fiction orientale, devient un procédé général. — Le
théâtre en use. Voltaire en raffole: comment en. particulier cela explique
le dernier chapitre du Siècle rie Louis XI\'.
I
La conception de rOriont, telle (ju'elle s'était formée
au wn*" siècle, puis (léveloj>pée au xvin% appelait tout
naturellement, et même provoquait une certaine forme de
salire. Il suffisait de lire les récits de voyage ', avec l'inten-
tion de comparer les mœurs asiati(jues à celles de Fraiîce'-;
dailleurs les auteurs eux-mêmes, par des réflexions per-
sonnelles, engageaient souvent le public dans cette voie.
I . Voir p. 64 et suiv.
■2. Déjà dans Régnier, Satires, V, 43.
Charnellement se joindre avecq" sa parenté,
En France c'est inceste, en Perse charité.
L ORIENT ET LA SATIRE. 281
Les Turcs ont sur Tamour et le mariage des opinions
étranges, les Persans se laissent terrifier par les supersti-
tions les plus sottes, les Chinois sont grotesques à force de
protestations polies; cela ne faisait pas de doute. Mais pour
peu qu'on fût de bonne foi (et on prétend toujours l'être
quand on a l'humeur satirique!), ne retrouvait-on pas dans
la France de Louis XV. sous d'autres cieux, d'autres appa-
rences et d'autres noms, les mêmes ridicules et des absur-
dités pareilles? Dès lors la comparaison s'installait dans
l'esprit et, avec un peu de bonne volonté, elle se concluait
tout à l'avantage de l'homme d'Orient.
Dt-mundez à un Chinois pmiiquoi son liahil ressrmble à un sac,
il vous demandera à son tour pourquoi le vôtre est si étroit et si
court'? D'où vient cette inconstance qui vous fait changer de mode
chaque année"?... Un Chinois rit quand il voit un Français parler
tète nue à ses supérieurs : le Fiançais trouvera mauvais que le
Chinois lui parle bonnet en tête; ce bonnet ^arni de crin ou de soie
rouge vous fera rire"? Il rit à son tour de voir une tète parée des
cheveux d'autrui. Le salut à la manière française est une pirouette
ou quelque chose de semblable; le Chinois salue avec gravité et
avec modestie: lequel a raison ' "?
Nous sommes aussi plaisants que les Chinois, aussi
superstitieux que les Persans', aussi cruels que les Turcs;
avons-nous au moins plus d'intelligence ou d'esprit? Nul
ne le sait, ni ne peut le savoir: en tout cas nous devons
avouer, en dépit de notre amour-projjro, (pie nos mœurs
et nos modes paraissent aussi ridiculos et étranges à des
habitants d'Asie, que nous jugeons celles d'un Siamois qui
passe à Paris \
Fatalement, pour ainsi dire, on devait imaginer un
Oriental jugeant les Occidentaux :
1. Le GenliL Voijage autour du monde, l'rlS, IIL liO. Le lexle esl un
peu tardif, mais il montre, avec beaucoup plus de neltelé que d'autres
textes plus anciens, la transition par laquelle on passa du récit de voyage
à la satire.
2. Vollaire, Essai sur les Mn-urs, chap. ci.vii.
31 Voir aussi Mémoires <lu Chevalier d'.Arvieux, [''i':'y, II!, 15, 35, 135.
282 • L ORIENT DANS LA LITTÉIIATUIIE.
Si quelqu'un de ces Cliinois que nos missionnaires aniènent en
France écrivait en son pays tout ce qu'il voit en Europe, en bonne
foi, monsieur, quel portrait ne ferait-il i)oint de nos coutumes?...
Le Fra)irais u'est-il jjus lui-même un barbare aux >/eu.v dcn Chinois '?
Le procédé était en effet tout indiqué : grâce à une fiction
très simple, on ferait vivre en plein Paris un lionune
d'Asie; il regarderait et apprécierait nos actions par le coté
où précisément les Français ne sont pas habitués à les
voir, par celui où elles ont chance de déconcerter un
étranger, n'étant à ses yeux que des gestes ou des atti-
tudes sans signification apparente. Au lieu de ne voir
jamais que des Français peints par eux-mêmes, ne serait il
pas curieux d'entendre quelqu'un qui aurait à leur égard
des opinions moins préconçues, ou du moins préconçues
dans un tout autre sens?
A la rigueur, un Oriental n'était pas indispensable; un
Anglais, un Allemand, ou un Ibilien pouvait très bien
sut'lire à cette besogne, et il a paru, dans ce goût, des
Lettres sicilioines, hollandaises, iveslphnliennes et mosco-
vites-. Mais l'Européen n'était pas à l'aise dans ce rùle; on
le connaissait trop pour que la riposte ne fût pas aisée;
lorqu'on peut rendre avec avantage les coups reçus, on est
bien moins sensible au mal et à l'humiliation que si on
restait sans force et désarmé, l'^n outre, plus cette critique
de nos mœurs serait faite avec des idées toutes différentes
des nôtres, plus elle aurait chance d'être originale; rien ne
convenait mieux, pour ce dessein, que d'appeler à un tel
office des hommes situés à l'autre extrémité de la terre,
et dont on aimait à répéter qu'ils étaient « nos antipodes
1. Le Gentil, passade cilé. Voir Voltaire, Ksfui sur les Mœurs, cliap. i.
•2. Lettre d'un Sicilien à un de ses amis contenant une ar/réable critique
de Paris et des Français, 1714: — Lettres tiolland aises, 1747; — Lettres
moscovites, 1736; — Lettres nestp/ialiennes, 171)7,... etc. (Ce sont, il est vrai,
pour la plupart des imitations des Lettres Persanes.)
L'ORIENT ET LA SATIKE. 283
en morale* ». Enfin il eût été fort malaisé de situer en
Europe un épisode comme celui des Troglodytes dans les
Lettres persanes. Voulait-on dessiner l'image d'un pays
lointain, où les habitants, tout au contraire des Français
du xvui'^ siècle, seraient doux, humains, bienfaisants, ver-
tueux, unis parla fraternité et l'amour? l'Orient se prêtait
admirablement à ce rôle : déjà Xénophon dans sa Cijropédie
avait reculé jusqu'en Perse l'utopique représentation d'une
contrée idéale.
Une dernière raison rendait l'Orient presque nécessaire
. au nouveau genre de littérature satirique. Satire dit en
yL^néral amusement; et, dès le début du xvur siècle, le
public eut assez d'exigences dans le choix des amusements :
Boileau paraissait mortellement ennuyeux, et, dans un
certain monde, on ne souriait plus qu'en lisant les livres
erotiques, pleins d'aventures risquées et de détails scabreux ;
Bayle lui-même, en sa qualité d'érudit, n'avait pas négligé
ce moyen de succès pour assurer la vente de son gros
Dictionnaire critique. "Or c'est là précisément un des
aspects les plus aimés de l'exotisme, tel qu'on le con-
cevait ab»rs; l'Orient voluptu«Hix emplit les romans, et
la littérature satirique, que plus d'un lien rattache aux
romans, ne devait pas se défendre de récolter un peu en
une si riche terre. On sait, pour n'en donner ici qu'un
exemple, combien Montesquieu a usé de cette sorte d'elTets
dans les Lettres persanes : jalousies de sérail, mariage
d'eunuque, esclave achetée qu'examine en détail le chef des
femmes d'Lsbeck, jeune fille guèbre épousée par son frère,
« familiarités » de Zachi avec Zélide, [>rotestations de
Pharam qui ne veut pas être mutilé et destiné à la garde
du sérail, image vokqducusr du paradis d'Anaïs,... etc., il
1. Voltaire, Essai sur les Mœurs, chap. cxi.ii.
284 L ORIENT DANS LA LITTERATUHK.
V avait là de quoi chatouiller agréablement la sensibilité
(lu lecteur. C'était en tout cas une source irintérèl au
moins aussi abondante (]ue les agréments de la salii-e |thi-
l(»s(>|»lii(|ue et morale.
Tl
A (|ui doit-on faire honneur d'avoir, le |>remier, repré-
senté un (Jriental habitant la France, et s'enlreteiiant par
lettres avec ses compatriotes des nîœurs et des modes du
pays où il vit? Il semble bien que ce soit à Giovanni Paolo
i Marana, historien génois du xvn" siècle '; en 1684 il com-
mença à publier en français * :
L'espion (ht Gmnd Seigneur et les relations sccrùlcs envoi/ées au divan
de Constantinople, di'coiivert à Paris pendant le reyne de Louis le Grand,
i traduit de l'arabe en italien, et de l'italien en français ;.«/■ *** '.
L'duvrage eut un retentissement considéi'able ; sans cesse
r<ini|uiiné, il avait atteint dès dliO sa treizième édition,
et en 1756 il était encore publié, toujours avec la même
faveur. Une preuve significative de ce succès est que les
(''dilcurs hollandais des Lettres persruies ajoutent au-des-
sous du titre : « dans le goût de FKxpion dans les cours »
(17:{0): on eùl dit (|ue cette; mention <''tait une sorte de
I. MorI en \*'>w2 : il avait émigré a. Paris.
■2. L'ouvrage est anonyme, mais l'atlribiilioii est cerlaino. Voir I*. Tuklo,
j Deir Espion di G. P. Marana e dette nue atliiifnze cmi le Lettres persanes
\ (le Montesquieu. Giornale slorico delta letleraLum. ihiUana. 18'.n, X.XIX,
pp. 4(1-79. M. Toido affirme l'existence d'une édition ilalitMine anlérieure,
ee (jui est fort ])0ssible, mais non pas prouvé. Seuls les quatre i)remiers
volumes (sur six) sont de .Marana; un tiers do l'ouvrage doit être attribué
à un certain Cotolendi. Il y eut aussi des additions nombreuses, d'origine
française, qui s'introduisirent au cours des rééditions successives.
3. i684, si,\ volumes in-12. Le titre fut un peu modifié plus lard :
l'Espion dnn<t les cours des princes chrétiens. Lettres ou mémoires d'un
envot/é secret de ta Porte dans tes cours de l'Europe, oii l'on voit les décou-
vertes qu'il a faites dans toutes les cours, avec une dissertation curieuse
de leurs forces, politique et religion.
L ORIENT ET LA SATIRE. 28o
talisman propre à faire naître et à multiplier les acheteurs.
L'auteur, inspiré peut-être par les récentes ambassades
de Siam, supposait qu'un Turc avait été envoyé en Europe
par la Sublime Porte, afin d'espionner les cours des jirinces;
il aurait vécu à Paris pendant (juarante-cinq ans, s'acquit-
tant très fidèlement de cette haute mission. Un hasard
aurait fait découvrir ses notes manuscrites et les brouil-
lons des lettres qu'il adressait à ses correspondants turcs;
tout cela aurait été déchiffré, puis traduit et imprimé. On
reconnaît là la fiction de Montesquieu ; lui aussi il prétendra
avoir copié les Lettres persanes sur les originaux qui lui
auraient été remis par Usbeck et Rica.
L'Espion dans les cours des jyrinces chrétiens est vraiment
le germe, la première ébauche même, si l'on veut, du
nouveau genre de littérature satirique. A vrai dire, il y est
surtout question d'événements historiques, successions de
rois, mouvements d'armées, congrès et traités de paix; la
correspondance de l'envoyé turc enregistre minutieusement
tout ce <|ui s'est passé d'important; elle est comme un
tableau général de la politique européenne au xvn" siècle.
Mais les anecdotes y ont une belle place. Ce qui intéressait
surtout le public, c'étaient les impressions, trop rarement
ex[»rimées, que l'espion ottoman recevait de Paris ;
accueilli dans la bonne société, ayant des amis partout, il a
été à portée de tout connaître; il a même eu occasion de
faire un séjour à la Bastille! Ses lettres nous disent ce (jui
l'a frappé : les embarras de Paris, les rues pleines de voi-
tures, le caractère léger et inconstant des Français, le luxe
des grands seig'neurs, l'abondance des |»alais et des églises
la beauté des hôpitaux, les agréments du Janliu <b'S
plantes', etc.
1. Je me dispense des références : on en trouvera une ample collection
dans l'article cité de P. Toldo.
286 LURIKNT DANS LA LITTKRATCRE.
Sans efïurt, il passait de la simple observation à la cri-
tique et prenait par avance le ton moralisateur d'un Mon-
tesquieu. Il protestait contre le développement excessif de
la prostitution parisienne, contre la corruption générale
des mœurs, qui gragnait môme les magistrats et les ecclésias-
tiques; il disait la puissance de la hrigue, et la vénalité; il
montrait le pou de respect que les chrétiens ont de l'église
où ils viennent prier, puisqu'ils y amènent leurs chiens,
sans grand souci de la propreté, et môme regardent les
temples de Dieu comme des lieux de rendez-vous commodes
« poui" faire l'amour aux femmes' ».
La mauvaise humeur satirique de Marana allait plus loin ;
par désir de la justifier, il en venait à des considérations
fort intéressantes. Son Turc est un homme instruit qui a
lu les philosophes français, Descartes surtout, et qui s'est
donné une très intelligente ouverture d'esprit. Il se moijue
des superstitions religieuses : on a tort, dit-il, de croire
qiv'on puisse conjurer les orages en sonnant les cloches à
toute volée; et si parfois la chose a un résultat, c'est par
suite d'une simple action physique, analogue à celle qu'une
violente canonnade exerce sur l'état atmosphérique'. Voici
qui est mieux: l'espion ottoman est amené à éimmérer les
nombreuses sectes qui partagent les Mahométans; aussitôt
il institue entre l'islamisme et la religion chrétienne, une
comparaison qu'il était assez audacieux d'imprimer, au
w'w siècle : même spectacle dans l'un, comme dans
l'autre ; il y a eu des schismes :
l)e ces sctiismes est sortie une infinité de petites sectes et
d'liér(^'sies. Chaque église, chaque parti excommunie, damne et
analliénialise tout le monde : cependant les uns et les autres
croient quils seront sauvés'.
1. Kdition de 1710, II, 3.
2. 1, 3;;o.
3. Il, 33.
L ORIENT ET LA SATIRE. 287
Aussi ce Turc est-il grand ennemi de la « bigoterie » ; il
se laissera volontiers incliner à un scepticisme raisonna-
blement philosophique :
C'est ainsi que le monde est aux mains au sujet de la religion;
on se persécute, on se mord et on se mange les uns les autres,
parce que tous ne peuvent pas croire la même chose : marque
singulière de piété, et bon moyen de faire des prosélytes! Ces
considérations m'ont rendu sceptique sur les points de foi contro-
versés et sur les matières d'opinion. Je ne me détermine qu'en ceci
seulement que je crois en un Dieu éternel et que j'ai de la véné-
ration pour les saints ambassadeurs et prophètes '.
Si l'on écrivait ces lignes au-dessus de la signature de
Montesquieu ou de Voltaire, elles pourraient bien passer
pour être d'eux-.
Ces réflexions n'étaient j)as la seule richesse de l'ou-
vrage : « on y trouvera de la philosophie, de la morale, de
l'histoire, de la politique et de la galanterie^ ». En effet
si la satire philosophique, morale et religieuse est un des
éléments de ce livre, comme elle le sera dans les Lettres
Persanes, Marana n'a pas plus négligé que Montesquieu un
autre élément, et il s'est souvenu, quoique discrètement, du
goijt que le public marque éternellement aux histoires
d'amour, aux anecdotes piquantes. L'envoyé turc nous
tient au courant de la cabale qu'on mène contre lui dans le
sérail de Constantinople, et surtout, il consacre plusieurs
lettres à nous conter ses- aventures avec une belle Grecque
qui, après lui avoir donné des preuves d'une affection non
déguisée, le désole par ses infidélités ^
L'ouvraiic, bien que long, est agréable à lire, et l'on
s'explique assez aisément son grand succès. De 1GS4 à ITla
1. Même passage.
2. M. Toldo a, dans l'article déjà cilé, noté fort ililigeminenl tous les
passages qui ont une signillcation pliilosoptiique et anti-religit.Mise.
3. Préface de l'édition de 1710.
4. 1, 226. 2o4.
288 L'ORIENT DANS LA LITTK UATLRE.
les rééditions se succèdent, et le procéilé va trouver
hientôl des imitateurs. Le premier n'est-il pas La Bruyère^
j)eul-élre, il a réinventé, par un clTort spontané, l'inj^énieuse
idée de Marana; en tout cas il est curieux que, dès la pre-
mière édition (1G88), un passage des Caravlcves appelle les
Siamois à juger la France, en leur prêtant la môme atti-
tude et le même esprit <|u'avait renvoy»' turc :
Si l'on nous assurait i\\\i' \v iiiotir socn-t de l"ami>assa(le des
Siamois a été d'exciter le Roi Très Clirétion à renoncer au cliris-
tianisme, à permettre l'entrée de son royaume aux Tiilopoinn t\[\\
eussent pénétré dans nos maisons ]iour persuader leur religion à
nos femmes et à nos enfants et à nous-mêmes par leurs livres et
leurs entretiens, qui eussent élevé des paijode^ au milieu des villes
où ils eussent placé des figures de métal pour être adorées, avec
quelles risées et quel étrange mépris n'entendrions-nous pas des
choses aussi extravagantes! Nous faisons cependant six mille lieues
de mer pour la conversion des Indes, des royaumes de Siam, de la
Chine et du Japon, c'est-à-dire pour faire très sérieusement à tous
ces peuples des propositions qui doivent leur paraître très folles et
ridicules '. «
Mais ces lie nés — presque voltairiennes, elles aussi, par
le fond, et même par la forme — sont un accident, on
dirait presque un oubli, dans l'œuvre prudente de
La Bruyère, et Dufresny reste le premier imitateur de
Marana.
Après que l'Espion Inrc, dit Voltaire, eut voyagé en France sous ■
Louis XIV, Dufresni fil voyager son Siamois -.
IV)urtant la ressemblance est lointaine entre (Espioii
dans les cours et les Amusements sérieux et comiques'^
(1705). L auteur commence par faire une satire de la cour,
dans le style ordinaire de La Bruyère; jiuis, il lui vient
'' 1. Caractères, Esprits forts, éil. Servois, n" 2'.». Voir aussi : Jugements,
p. 3oo.
^, 2. Les Honnêlelés littéraires, 1167.
3. Première édition, 1703. Réédité en 1700, 17U7. t72:i.
L ORIENT ET LA SATIRE. 289
une fantaisie subite : lui aussi, il se souvient des ambassa-
deurs siamois :
Je vais, dit-il. prendre le génie d'un voyageur siamois qui n'aurait
rien vu de semblable à ce qui se passe daub Paris; nous verrons un
p<'U de quelle manière il sera frappé de certaines choses que les
préjugés de l'habitude nous font paraître raisonnables et natu-
relles '.
C'était formuler à merveille le principe du genre, et
cette phrase, dans sa jolie netteté, pourrait servir d'épi-
graphe à toutes les œuvres satiriques du xvni^ siècle qui
s'aidèrent d'une fiction orientale. Malheureusement
Dufresny n'a guère tiré parti de son Siamois: il le pro-
mène au Palais de Justice, à l'Opéra, dans les jardins
publics, à l'Université; il lui montre la société, les femmes,
les joueurs, le relâchement des liens du mariage, mais il
ne tire jamais de lui que de petites phrases et de courtes
exclamations. C'est un personnage muet, que parfois il
semble oublier: lorsqu'il y prend garde, il le fait naïvement
remarquer, mais il ne songe pas du tout à s'en excuser.
A un seul moment il a su mettre en valeur cette spiri-
tuelle fiction: il suppose une lettre où le voyageur siamois
raconte ce qu'il a vu dans une salle de jeu-: il n'a rien
compris aux gestes des joueurs, si bien qu'il a cru d'abord
assister à quelque cérémonie superstitieuse, en faveur
chez les Européens. Le ton est excellent, la satire très fine,
mais la lettre dure à peine deux toutes [)etites pages; et
c'est pour nous une désillusion de voir si vite abandonné
un thème si favorable. Très agréable, et vraiment plaisant,
le livre de Dufresny ne marquait aucun progrès sur celui
de Marana; tout au plus indiquait-il d'une manière fugi-
tive, mais très nette, le parti que la satire pouvait tirer
1. Édition <le i:06, p. 3t.
2. Dixième Amusement.
l'J
290 LOIUKNT DANS LA LITTHUATIRE.
d'une donnée orientale; il dégageait ce qui dans l' Espion
dans k's cours était perdu et comme noyé au milieu dune
foule d'autres indications.
Le succès de r Espion ne s'était pas renfermé seulement
dans la France et l'Italie; des traductions avaient paru en
Allemagne et en Angleterre; — il est vraisemblable qu'elles
inspirèrent à Addison et à ses collaborateurs l'idée de
détourner, au profit de la bonne morale, une aussi lieureuse
invention. Dans son Spectator (on sait le succès qu'eut en
, Angleterre cette Hevue), Addison s'intéressa beaucoup à
l'Orient, soit qu'il fît des em[>runts à la philosopbie des
' sages d'Asie ', soit qu'il amusât ses lecteurs par des contes
, turcs, persans, arabes ou chinois-; un jour il imagina de
publier un jouiMial d'impressions de voyage, (ju'il préten-
idait avoir été rédigé, puis oublié à Londres par des princes
' indiens, récemment venus en Angleterre. Comme l'avaient
fait Marana, [luis Dufresny, le Spectator montrait ces 1
étrangers étonnés par les spectacles de la vie londonienne,
et notant d'une manière très naïve, mais sous l'aspect qui
devait les rendre ridicules, les mœurs et les habitudes des
Anglais. Disputes entres whigs et torys, théâtres, extra-
vagances du costume féminin, mancjue de dévotion dans les
églises,... tout cela s'inscrivait dans le journal des princes
asiatiques, et voici, pai' exemj)le, comme échantillon du
genre, ce qui les avait frappés dans les modes masculines :
Ils s'étranglent presque autour du cou et se garrottent les mains
avec plusieurs liens.... Au lieu de ces belles plumes dont nous
ornons notre tète, ils attachent d'ordinaire un énorme amas de
cheveux qui leur ombrage le front et retombe en large toulTe sur
le milieu du dos, et ils se promènent dans les rues avec ce fardeau,
aussi tiers (jur si c'était leur ( hevelurc naturelle ^.
1. Traduction francjaisc, édition de 1754, J, 335: II, 25",... etc.
2. II. 3o; III. H5, 430; VI, 40, 106, 410; VII, 214.
3. Spectator, n" 50, 27 avril 1711. — Mézières, Choix Ups Essais du Spec-
tateur, 1826, I, 158.
^
L'ORIENT ET L\ SATIRE. 291
Or le Speclalor fut presque aussitôt traduit en français,
souvent réédité depuis, imité plus souvent encore' : de
bonne heure donc, le public put retrouver dans ce recueil,
à la fois badin et sérieux, la fiction orientale qui l'avait
amusé chez Marana et Dufresny. Mais faut-il s'écrier avec
M. Meyer : « Le e^erme des Lettres persanes n'est-il pas là
tout entier? n'y retrou ve-t-on pas jusqu'à la forme épistolaire
qui, pour d'autres motifs encore, convenait à Montesquieu?
L'esprit du Spectateur, tour à tour austère, hardi, sceptique,
religieux, n'est-ce pas l'esjjrit des Lettres persanesl... Assu-
rément tout semble faire croire que c'est là le modèle que
l'auteur a eu sous les yeux"-! » Ce sont là affirmations au
moins douteuses : le livre de Marana a paru plus de vingt
années avant celui d'Addison, et il pouvait, bien plus que
lui, puisqu'il est tout entier écrit en lettres, inviter Montes-
quieu à la forme épistolaire. Au moment où parurent les
Lettres persanes, il avait déjà été imprimé quinze fois, alors
i\\ni\e Spectateur yçudixi seulement d'être traduit: et quant
à l'inspiration dont Montesquieu a pénétré son volume,
inspiration qui, si elle est « hardie et sceptique », n'est
assurément ni « austère » ni « religieuse », on croira sans
peine que le futur auteur de 1^ Esprit des Lois n'avait qu'à
la tirer de son j)ropre fonds.
111
Rica et moi, dit l'àbck ^ dans la première des Lettres persanes,
nous somme.s peut-être les premiers parmi les Persans que l'envie
1. Il y eut des S/jeclalPurs hollandais, danois, suisses, américains.... etc.
Voir la liste dans la Bibliof/rnp/iie de la Presse de Halin, |SG6.
2. -M. Meyer, Études de crilit^ue ancienne et moderne, 1850, p. i"4.
3. Nom proltablement emi)runté à un personnage des Mille et un Jours
(voir l'histoire de Couloufeet de la belle Dilarai.
292 L ORIENT DANS LA LITTEUATIHE.
de savoir ait fait sortir de leur pays et qui aient renoncé aux dou-
ceurs d'une vie tranquille pour aller laborieusement cheicher la
sagesse.
C'était là, (le la jiart de Montesquieu, une manière déli-
cate et modeste de revendiquer pour son œuvre la pleine ori-
ginalité. Autre chose est, en littérature, comme en science
ou en philosophie, d'entrevoir confusément tout ce dont une
idée peut être riche; autre chose d'étaler et de donner" au
jinhlic les richesses qu'elle contenait en effet, devenues com-
munes désormais, ainsi qu'une monnaie j)artout acceptée
et partout nécessaire. Quoi qu'en dise M. Mcyer, Montes-
quieu ne doit rien à Addison; quoi que semhle insinuer
Voltaire', il ne s'est pas inspiré de Dufresny-. V l" Espion
de Marana, alors si répandu, il a emprunté l'idée même de
son œuvre, la forme aussi où il devait enclore les observa-
lions satiriques et morales que lui avaient suirgérées ses
contemporains, (^est là ce que marquaient les éditeurs
hollandais, en assurant que le livre était dans le goût de
f Espion dans les cours; mais de ce qui n'était chez l'histo-
rien génois qu'indications éparses, éhauches à j)cine
tracées ^ Montesquieu a su composer un tout sincrulière-
menl vivant : il s'est donné, comme il le dit lui-même,
lavantaiit' d»- pouvoir joindre de la i>liilosopliie, de la pnlili(|ue et
de la murale à un roman, et de lier le tout ]iar uni' chaîne secrète,
fl en (juel(|ue façon inconnue*.
1. Ilonni'tele-s lillrraires, 1~67. Voir aussi Avant-I'ropos du ('omy)icnlaive
(le l'Esprit d);s Lois. 1777.
2. Voir Villeinain, Èludfs de litlcvalure française, XVllV siècle, ISKi,
p. :$32.
3. Dans son article, d'ailleurs si inléressani, M. 1». Toldo a heaucoup
cxa^'cré ses rapprocliemcnls ; il en a vu là où il n'y en a certainement
aucun. Il est vrai (]uil a mis un certain patriolisme italien à revcmiiciuer
pour Marana toute I originalité de Montesquieu.
4. Quelques referions sur les Lettres persanes, en lèle de ITililion
de I7:;'k
i
l'orient et la satire. 293
Le succès, unique et subit, des Lettres persanes a
d'ailleurs été lexcellente preuve de leur originalité. Si
Marana, Dufresny et Addison avaient été autre chose que
des précurseurs lointains ou, si l'on veut, les premiers
pionniers qui se risquent en une contrée nouvelle, qui ne
voit que Montesquieu aurait été devancé, et que des Lettres
indiennes ou Javanaises auraient précédé les Lettres per-
sanes
19
Dès sa jeunesse, d'ailleurs, Montesquieu s'était acheminé
vers cette œuvre par tout un travail desprit dont il nous
reste ([uelques traces; de bonne heure, il lut les récits de
voyage en Asie et les volumes des conteurs arabes-; il
s'amusa aussi à recueillir des chansons, qui formaient
comme une histoire satirique du règne de Louis XIV ^- Sa
réflexion s'était vite éveillée sur les problèmes de religion
et sur les considérations sociales; à vinet-deux ans, il
composait sous forme épistolaire un petit écrit « }»our
prouver que l'idolâtrie de la plupart des païens ne
paraissait pas mériter une damnation éternelle' ». Déjà il
lui plaisait d'habiller d'un costume apprêté les conclusions
de son jeune scepticisme; et il ne se lassa jamais de l'agré-
ment qu'on trouve à cette sorte de fictions. Après les
Lettres persanes, il écrivit les Lettres de Xénocrate à Phérès,
1. On trouvera partout la bibliographie des Lettres persanes. La pre-
mière est datée du 20 janvier 1711, la plus récente du 1" novembre 11-20.
— La composition a dû être Ires fragmentaire. — Kn 17 ii, Montesquieu
ajouta à son livre un supplément de douze lettres nouvelles: dautres
avaient été composées, qui ne furent pas publiées. On sait qu'il e.xislail
un manuscrit contenant environ quarante lettres. Voir Vintroduclion de
l'édition de 1721 et Mélnn^es inédits de Montesi/uieti, 18'J2, p. xvi et suiv.
2. Les papiers de Montesquieu, au chikteau de la Brède, contiennent des
notes sur Bantam, le Japon,... etc. La documentation sur l'.Vsie est très
riche dans l'Esprit des Lois.
3. Vian, Histoire de la rie et des ouvrar/es de Montes'iuieu, 187y, p. 22.
4. DWlembert. Étoffe de Montesquieu. Vian, ouvrage cité, p. 30 (d'après
un Mémoire pour servir à l'élof/e de Montesquieu, par .M. de Secondai son
fils. Vian, p. yj~).
294
LORIKNT DANS LA LITTKHATLUE.
qui sont une satire de la l{«''i;ence ', et vers le même temps
il samusa à composer, dans le goût des Mille el une Xuils,
une histoire plus ou moins exotique, riche de métamor-
J phoses et de métempsycosesvc, où Ayesda, le voyageur
indien, promenait son humeur satirique et son esprit
grivois au milieu d'une société imaginaire, qui ressemhlait
singulièrement à la société française. Le Temple de Guide
et Arsace el Isménie sont aussi « dans le goût des épisodes
dont l'auteur a emichi les Letti'es persanes'^ «.Montesquieu
ne s'y montrait-il [)as « historien, philosophe et législateur
profond », et (mi même (emp.s « le ))eintre des Grâces, un
censeur tiii et piais.int* »? L'ahhé de Voisenon assure que
de tels ouvrages lui valurent « des Ixjnnes fortunes, à
condition qu'il s'en cacherait' » ; on en croit volontiers
cette mauvaise langue : Montesquieu n'a aimé l'esprit et
prisé le succès que quand ils se présentaient sous la forme
d'un déguisement.
A ce point de vue les Lellres persanes avaient une très
suffisante couleur orientale. Grimm l'a vantée avec un
peu d'exagération : « Le lecteur agréahlement surpris et
satisfait se dit toujours en lisant : Si j'étais Persan, j au-
rais dit et pensé comme lui'' ». Certes Montesquieu n'a
j)oint voulu faire étalage d'exaclilude ethnologi(|ue, et il
ne s'est {las [)iqué <le i-eproduire les véritaliles mœurs ou
les vraies idées d'un Persan ; cela eût été au reste mal con-
forme à son dessein. Au moins a-l-il eu souci, hitu |dus
\ J 1. MvUuKjes inrdils, p. 194. Composé vers 1723.
\ j 2. Histoire vérilnhln clans les Mé/anf/es incdits.
3. Grimm, Corres/iondance liltérnire, janvier 1*81, tMJiiidii Tunrtieiix,
XFII, U8.
4. Aiifcdolcs littêrairrs de l'alihi'; de Voisenon, F'aris, 1880. p. lOi.
'■'<. Mrnie passage
f>. Cones/ionflaïue lillérdire. Juin l'oli, é<l. Toiirnciix. 11. 24ii. Kn
revanche \V. Scoll disiil. parail-il : ■■ La coiiloiir locale est ce qni fait
le pins (léraiil à l'aulour des Letltp< persanes » (d'après Méziêres : Juge-
mciits. .-enlrnces et réi»inisce7iccs liUérairef).
L (3RIP:NT et la satire. 29o
que ses prédécesseurs, de rappeler à chaque instant, par de
menus détails, l'exotisme de la fiction : à ïavernier il a
demandé l'itinéraire que suivent ses voyageurs persans pour
venir en Europe'; il a pris dans Chardin « le tomheau de
la vierge qui a mis au monde douze prophètes- », la
fameuse épée d'Aly à deux pointes', d'autres traits encore \
Surtout il est allé chercher auprès des voyageurs toutes
les indications par lesquelles il a essayé de donner un peu
de vérité à son roman oriental. Il est inutile de constater
ici, par des rapprochements faciles, tout ce que Montes-
quieu a dû, pour la peinture du sérail d'Lsbeck, aux récits
de voyages et à l'idée commune de l'Orient voluptueux; il
n'est pas un des détails peut-être dont on ne puisse
retrouver au moins l'origine et, si je })uis dire, la sugges-
tion. En cela, il précédait Crébillon, et il ne faisait que
suivre la tradition ; bien souvent les Lettres persanes
donnent l'impression d'un « chapitre des Mille et une Xiiits
habillé à la mode par un philosophe libertin ' ».
Mais, pour le surplus, Montesquieu, en écrivant son
livre, n'a eu qu'à regarder autour de lui, et à s'en remettre
à son esprit naturel; il avait été frappé, provincial nouvel-
lement débarqué à Paris, des embarras de la ville, de
lOpéra, des théâtres, des cafés; il avait observé curieuse-
ment la société, les femmes surtout, les modes, les j)ré-
jugés sur le duel et le point d'honneur, la noblesse; il avait
noté le relâchement des liens de la famille et du mariage.
Ses Persans eurent les mêmes étonnements qu'avait
connus le [u'ovincial, mais ils ne s'ap[)liquèrent point,
. 1. Tavernier, I, "4. — Lettres persanes, XIX.
2. Chardin. 111. 'ô\. — Lettres persanes, 1, XVil.
3. Chardin, Vlll, 61. — Lettres persanes, XVI.
4. Par exemple, sur les missions. Chardin, 11, 21 ; III, 167, 197, 251.
o. Vian, ouvrage cité, p. 63. Noter, dés les premiers travaux scientitiijues
de Montesquieu, son style cherché, parfois grivois et inconvenant ( Vian,
p. i9).
296 L"0UII:NT dans la LITTKKATUIU'.
comme lui, à les taire, ni même à en atténuer la vivacité;
on excuse et on aime, chez un étranger, les expressions île
sa surprise :
... Ils se trouvaient tout ;i coup transiilaiilés eu Europe, c'est-à-
dire clans un autre univers. Il y avait un temps où il fallait néces-
sairement les représenter pleins d'ignorance et de préjugés... Leurs
premières pensées devaient être singulières; il semblait qu'on
n'avait rien à faire qu'à leur donner l'espèce de singularité qui
peut compatir avec de l'esprit : on n'avait à peindre que le senti-
ment qu'ils avaient eu à chaque chose qui leur avait paru extraor-
dinaire '.
C'était là en effet la loi même du nouveau genre, et
Montesquieu, se faisant, à plaisir, ingénu et candide, n'avait
eu garde d'y manquer.
Mais Usbeck et Hica avaient plus et mieux à dire (|ue
des impressions aussi superficielles; ijs devaient faire
entendre, prudemment et avec perfidie, l'indignation des
I philosophes devant l'intolérance religieuse qui, à cette
époque, brûlait les Juifs en Espagne, condamnait les
[)rolestants en France, et interdisait en Europe toute mani-
festation libre de la pensée: ils discuteraient de hautes
questions de métaphysique el de morale, avec une fran-
chise de jugement qu'on n'aurait pas soulTcrte en un Fran-
çais, mais que peut-être on pardonnerait indulgemment à
un étranger, ignorant de nos habitudes. Les problèmes
religieux surtout jirenaient dans le livre une imjiortance
que déjà d'ailleurs Marana avait commencé à leur doimer :
do môme (prL'sbeck écrit au tnoullak Méhémet-Ali pour lui
I. Quelques réflexions en lète de l'édition de t7o4. Garât, dans ses
Mémoires sur ht vie de Stiard, 1820. p. XO. a assez lieureusemenl com-
menté ces indications : " I>es observateurs des phénoniénes île la nature
ont pour interroger el même pour prévoir les variations de l'alniospiière
des instruments plus sensibles que les organes de riiomme; en se faisant
Persan pour peindre nos mœurs. .Monlosiiuieu s'est aussi comme donné
des organes tout neufs et plus sensibles que ceux que l'habitude de nous
voir avait pu émousser ».
L ORIENT ET LA SATIRE. 297
soumettre ses doutes et le prier d'éclairer sa croyance, de
même l'espion turc avait adressé à son moufti plusieurs
lettres où il disputait théologie avec lui * ; comme le maho-
métan de Marana, le Persan de Montesquieu note les
dissensions qui partag^ent le royaume du Christ; il s'en
indigne, et, dressant au-dessus de cette honteuse confusion
l'image dune Asie tolérante et philosophe, il blâme le
fanatisme des chrétiens. Plus audacieusement encore, il
reproche au clerg-é ses richesses usurpées et les tentatives
qu'il fait chaque jour pour accaparer l'Etat; il ose traiter le
pape de « magicien » et de « vieille idole qu'on encense par
habitude - ».
En outre de cette fiction orientale et libertine, de cette
satire des mœurs du temps, et de ces indignations philoso-
phiques, il y avait des pages d'histoire et de législation,
dont on dirait qu'elles sont déjà des chapitres de l'Esprit
des lois^\ et en effet Montesquieu a pu passer par une pente
naturelle et brève d'un ouvrage à l'autre. Sa matière,
comme sa forme, était vraiment dune extrême richesse, et
l'on a dit assez joliment : « Toute l'Europe en se cotisant »r
ne j)Ourrait faire un seul de nos bons volumes français : ...
les Lellres persanes par exemple * ».
TV
Après les Lettres persanes, les procédés de la littérature
satirique sous fiction orientale se trouvèrent définitivcmeiil
1. Par exemple. Espion, I, 38.
2. Marat — le futur terroriste — a dit assez justement, quoiqu'en un
style déclamatoire, le fond de philosophie des Lettres persanes (Élof/e df
Montesquieu,... le 2S mars I7S'>, édition de ISSIi, p. S et suiv.i.
3. Par contre, CEspril des lois rappelle quelquefois les Lettres persanes.
Ainsi : liv. XVI. chap. vi et vui; liv. ,\IX, rliap. v.
4. Stendhal, De l'amour, p. 2sl.
298 L"(lIUl-NT DANS LA LITTERATLHE.
fixés: et puisque nous allons les rolrouvor, pour ainsi dire,
stéréotypés dans un certain nombi'e d'autres œuvres, il
n'est pas mauvais d'en arrêter la formule. Il ne suffit pas,
pour marcher sur les traces de Montesquieu, « de faire
voyager un Turc ou un Iro(|uois en France, de lui faire
écrire des lettres à ses amis, dans son pays et de les
dater à l'orientale ' » ; c'est là un cadre qu'il faut remplir
d "abord par une ai^réable satire des mœurs contempo-
raines; puis, élevant un peu le ton, on pourra traiter, sous
une forme badine qui justifie le paradoxe et permet les
hardiesses, de hauts problèmes de politique, de morale et
de métaphysique. Il ne sera même pas interdit, pourvu
qu'on y prenne quelque précaution, de nier l'existence de
Dieu, et d'insinuer, chose plus erave, que ])eut-être le
gouvernement de Louis XV n'est pas l'idéal du genre
monarchique. La philosophie et la satire étant ainsi satis-
faites, il fauilra faire sourdre une nouvelle source d'intérêt;
ce Turc ou ce Siamois nous rebat les oreilles de la France,
ne pourrait-il [)as nous dire quelques mots du Siam et de
la Tun|uie? Nous y prendrons plaisir, comme à une chose
moins connue, surt<»ut si ce ([uil nous raconte est un trait
de mœurs piquant, une anecdote un peu risquée, une
nouvelle assez scabreuse. Au bout d'un certain nombre de
lettres, l'auteur pourra s'arrêter court; et s'il possède
(pirbuic talent, il aura la satisfaction de n'avoir point
ennuy('' le lecteur, bien (|ue celui-ci ait peut-être lu dix
fois la même chose.
Les Lettres persanes, écrit Montosquiou, ourent d'abord un d('l)it
si prodigieux que les libraires niireiil tout en usage pour en avoir
des suites. Ils .illaient tirer par la manche tous ceux qu'ils ren-
contraient : " Monsieur, disaient-ils, faites-moi des lettres persanes '^ ».
1. (Iriinm, Correspondance littéi-aire, édilion Tonrneiix, II, 2i'i.
2. <Jtti'l'^ues réflexions, édilion de IToi.
L'ORIENT ET LA SATIRE. . 299
L'anecdocte est jolie, mais il est vraiment curieux que les
auteurs, ainsi sollicités par les libraires, se soient fait pen-
dant si longtemps prier, avant de leur donner satisfaction :
la première imitation du livre de Montesquieu ne parait
1 qu'en 1130, c'est-à-dire près de dix ans après. Grinim nous
jy {assure ' que les Lettres persanes ont suscité une multitude
de Lettres turques, arabes, iroquoises, saitvayes — etc., mais
on a vite fait d'établir une liste assez restreinte de ce genre
de productions; et Montesquieu était bien plus proche de la
vérité quand il parlait des « quelques ouvrag-es charmants
qui ont paru ilepuis les Lettres persa)ies'- ».
Ces quelques ouvrages dont Montesquieu, bon confrère,
fait un éloge si aimable, ont bien été, eu trois quarts de
siècle, une vingtaine ^ Il est inutile de s'arrêter longtem[)S
à des œuvres assez justement oubliées; elles ont à peu
près le même intérêt que les auteurs dramatiques, obscurs
et médiocres, du xvu' siècle, dont le grand mérite, sinon le
seul, est d'avoir été les contemporains d'un Racine ou d'un
Molière. D'ailleurs la valeur en est fort inégale : à côté de
compositions vraiment réussies et très plaisantes, comme
les Lettres cVAmahed de Voltaire, il en est d'indiciblement
ennuyeuses, comme les Lettres chinoises du marquis
A
1. Grimm, passar/e cilé plus haut.
2. Quelijues réflexions, édition de 1754.
3. Lf^llres d'une Turque à 4'nris, l'31. — Nouielle.'i lettres persanes,
traduites de l'anf/lais, 1735. — D'Argens, Lettres chinolsrs, 1735 (souvent
réodilé). — L'Espion turc à Franc/'orl, 1741. — L'Espion cfiinois en Europe,
1745. — Lettres d'Osman, 1753. — Relation de l'Inhiliu. émissaire île l'empr-
reur de la Chne en Europe, 17(10 (attribué à Frédéric llj. — Lettres sia-
moises. 17<H. — L'Espion cliinois, 1765. — Lettres d'Af'fi à Zurac, i7(')tj. —
Voltaire, les Lettres d'Amabed, 1709. — Lettres d'un Persan en Angleterre,
1770. — Lettres d'un Indien à l'aris, 1788. — Lettres persanes..., journal
pour IIS'J et 1790. — En 179'J le Messager des relations extérieures fait
• raisonner un Persan sur nos événements politiques » (Sclimidt, TalAeau
de ta Révolution, III. i05). — Lavallée, Lettres d'un Mameluck, 1803. —
Duc de Levis. V'oi/af/e de Kanfj-lii ou Souvelles lettres chinoises. 1812. Il
faudrait tenir compte aussi des Lettres mos'ovites, péruviennes, fiollan-
daises, roumaines, illi noises, juives, iroquoises, weslp/ialiennes, cheras-
kiennes,... etc., composées à rimitalion des lettres persanes.
300 L OUiENT DANS LA LlTTEllATLUE.
d'Argeiis; leur plus grand défaut à toutes, c'est d'être un
j)asti<he trop exactement réussi, ou même une simple con-
tinuation des Leilres persanes. S'alTranchissent-elles <ie
cette imitation, c'est [tour remonter alors jusqu'à VEspion
de Marana et pour en cojtier la teneur et le style. Toujours
les mêmes spectacles sont promeriés devant nos yeux : et
ces Siamois, ces Turcs ou ces Indiens vont inlassablement
s'extasier à l'Opéra; avec une monotonie désespérante, ils
se moiiuenl de la légèreté des Français, blâment la
coquetterie des femmes, et condamnent le relâchement de
la famille! Ce sont aussi les mêmes problèmes philoso-
phiques qu'avait déjà agités Montesquieu : c'est partout le
même esprit, hostile au clergé et à la religion.
Tout au plus pourrait-on noter une atTectation peut-être
un peu plus grande d'exotisme : La-za-ky-ha, Ta-soo-Pra-
Poat, Ze-Kiœ-Ymy ' font assurément meilleure figure sur
le papier qu'Usbeck, Rica et Solim; les Lettres siamoises
(llGl) n'ont |)res(|ue pas une |)a^e qui ne soit illustrée
d'une note ou de lexjilication d'un terme oriental. Mais c'est
là simple apparence ; en réalité les mœurs d'Asie n'occupent
j»as plus de place (ju'idles n'en avaient eu dans les Lettres
persanes. Même la partie romanesque a tendance à dimi-
nuer : plus d'histoires aussi savoureuses que celle du sérail
des femmes d'Lsbeck; plus de personnages aussi réjouis-
sants (pic le i;rand eunuipie Sélim! à peine lit-on, par
moments, des anecdotes à peu près décentes, et le récit
d'amours pr(*sque pures, quelquefois très chastes et légi-
times. L'Orient grivois et voluptueux est devenu le domaine
du roman |»roprement dit, et l'on n'ose plus, dans un
recueil de lettres, tenter, après Crébillon et Voisenon, des
succès (ju'ils ont accaparés.
1. Correspondants de Nadazir dans les Lettres nkonoixes.
4
L ORIENT ET LA SATIRE. 301
En revanche les événements tout contemporains ont
dans ces œuvres un rôle considérable; chez Montesquieu il
n'avait guère été question, en cette matière, que de la mort
de Louis XIV, de la venue d'un ambassadeur, ou de la
bulle Unifjenitus. Avec ses imitateurs, les bruits, les racon-
tars de la ville et de la cour sont l'objet le plus ordinaire
des lettres que les Chinois ou les Indiens adressent à leurs
correspondants lointains; on y parle du dernier livre, de la
idernière mode, et du dernier scandale. C'est une sorte de
evue de l'année, à l'usage des gens du monde, jouée avec
es costumes orientaux. Quelques-uns de ces ouvrages sont
même une manière de journal, puisqu'ils paraissent à des
intervalles réguliers, ou bien selon les exig-ences de l'actua-
lité. Les Letlres chinoises en sont le meilleur exemple'.
Pendant plus d'un an, elles ont paru, le lundi et le jeudi de
chaque semaine, en petits cahiers de huit pages, et si
d'Argens s'est arrêté après la cent cinquantième, c'est qu'il
était malade, et ne pouvait continuer : mais il avait l'inten-
tion, après avoir promené ses héros en France, en Perse,
en Moscovie, en Chine, en Suède et au Danemark, de leur
faire visiter par surcroît le Siam, l'Italie, la Géorgie,
l'Arménie, l'Ethiopie et quelques autres parties encore dans
l'univers! Aussi son livre n'a-t-il aucune unité : à mesure
qu'il s'allonge, il perd tout caractère satiri(|ue ou oriental;
c'est seulement un éternel pamphb't où lautcur accumule
toutes ses connaissances, compile toutes ses lectures,
atfaque tous .«.es ennemis, propose toutes ses i-éformes et
étale foutes ses utopies : c'est en un mot un livre de pro-
pagande encyclopédique. De plus en plus d'ailleurs c'était
vers ce dessein qu'on inclinait la conception de l'Orient;
on l'avait accommodée un peu à tous les goûts, rompue à
1. .Même procédé dans les Leilres cabalistiques et ies Lettres Juives.
i
r qu
302
LOIUICNT DANS LA LITTKIIATURE.
toutes les transformations, et il était naturel qu'on l'em-
ployât à ce qui, vers 1750, devint la grande pensée du
siècle.
Le piocédé était excellent (on l'avait vu à l'épreuve) qui,
sous l'habit peu exotique d'une légère fiction orientale,
permettait les gamineries de la satire et les audaces de la
pensée : prudence et hardiesse de l'esprit, désir de la nou-
veauté, goût pour les histoires libertines, tout y trouvait
satisfaction. Aussi n'étonnera-t-il point que ce procédé ail
été tiré hors de la forme épistolaire où le succès de C Espion
d'ahord, puis des Lettres persanes, avait paru devoir
l'immobiliser. Rica et Usbeck ne manquèrent pas d'imita-
teurs, qui se piquèrent d'être, après eux, des correspondants
spirituels et profonds; mais le nombre fut peut-être plus
grand de ceux qui, Orientaux d'un moment, feignirent, sans
pour cela se croire obligés d'écrire des lettres, d'étaler les
curiosités asiatiques que faisaient naître en eux les bizar-
reries de la civilisation française.
Et tout d'abord comment le théâtre n'en aurait-il pas
profité? On imagine assez volontiers une revue où se suc-
céderaient, transcrites en quelques scènes, adroitement
mimées, les plus jolies des Lettres persanes; la satire y
aurait certes moins de portée, mais la fiction aurait un
attrait plus immédiat. En elTet, l'année même où parut le
livre de Montesijuieu, il y eut un Arlequin sauvar/e^; avec
assez de brio et des exagérations voulues, l'auteur y repré-
sentait un sauvage qui hrurtail avec ingénuité les mœurs
parisiennes, assez habilement pour en faire ressortir la
1. De .M. de risle, 17 juin 17TJ,
A
L ORIENT ET LA SATIRE. 303
drôlerie et quelquefois la sottise. Même donnée dans le
Chinois poli en France \ où l'on vit un Chinois de contre-
bande, plus occupé à caricaturer les petits-maîtres de
Paris qu'à pratiquer les vertus de Gonfucius. Moins ouver-
tement, mais avec même intention, l'honnête « philo-
sophe » qui composa les Jammabos ou les ^Joines Japo-
nais, tragédie dédiée aux mânes d'Henri IV-, usa du Japon
(comme dun commode déguisement: et de peur que ses
lecteurs ne reconnussent pas aussitôt les finesses de sa
satire, il les avertit, par une préface, que sa pièce était
emplie d'allusions et que toutes s'appliquaient aux jésuites !
Mais ce fut Voltaire surtout qui usa du procédé; ainsi
qu'il refaisait les tragédies de Grébillon, on eût dit qu'il
voulait, par une sorte de jalousie, faire concurrence aux
Lettres persanes: mais, renonçant à créer, sur le même
modèle, une œuvre qui n'eût été qu'un pastiche plus ou
moins réussi, il varia ses imitations et les dissémina à
travers toute son œuvre. Que d'Orientaux il a fait bavarder,
aussi bien dans des contes fantaisistes que dans des traités
de philosophie! Tantôt c'est le sage Babouc, qui, envoyé
Z'par l'ange Ituriel, va visiter une Persépolis singulièrement
) bâtie à limage de Paris ^ tantôt c'est le fakir Bababec qui
f se livre ridiculement à des besognes extatiques, destinées
I uniquement à bafouer les moines d'Occident '. Ailleurs un
mouphti de l'empire ottoman parlera, comme un censeur
/ royal, d'interdire tout livre et tout commerce de librairie';
' un Indien et un Japonais s'entretiendront du grand lama.
1. 20 juillet nsi.
2. S. 1., 1779. aUribué à Fenouillot de Falbaire.
3. Le monde comme il va, vision de Babouc, 1746. fVoir le Retour di;
Babouc à Persépolis, 1789: — Le Fils de Babouc à Persépolis, 1790; — Aou-
velle vision de Babouc, 1796.)
4. Bababek et les fakirs, 1750.
5. De l'horrible danger de la lecture, 1700.
304 LOIllENT DANS LA LlTTKllATLUI-:.
ce qui permettra de parler assez mal du pape'; le fakir
BcHimhabef soutiendra grotesquement au disciple de Con-
futzée, Ouang, que le peuple a besoin d'être trompé par
/' des fraudes pieuses-; l'énumération pourrait être assez
long-ue encore', évoquant des souvenirs amusants et des
inventions spirituelles, mais elle suffit déjà à avertir que
le procédé de Montesquieu était familier à Voltaire.
11 lui était si familier qu'on le retrouve en des passages
où d'abord il paraît surpi'ennnt, tant l'artifice est dissimulé
avec soin. Le dernier chapitre du Siècle de Louis A'/T :
« Disputes sur les cérémonies chinoises », en est un
curieux exemple; il vaut la peine qu'on s'y arrête un
moment, d'autant que sa vraie signification a été parfois
mise en doute; peut-être apparaîtra-t-elle tout à fait nette,
si l'on accepte d'y voir une satire déguisée, et si l'on se
souvient que l'auteur, comme nous en prévicnticnl les
éditeurs de Kiel, glorifia toujours la nation chinoise « afin
de faire honte à la notre ».
Arrivé au terme de son ouvrage, ayant achevé depuis
loni: temps le récit des événements politiques et mili-
taires, après avoir longuemeni appr(''ci('' l'administi'ation
de Louis XIV, et donné aux lettres, aux sciences et aux
arts du xvu"" siècle toute l'admiration convenable, Voltaire
s'arrête aux affaires religieuses qui troublèrent le règne
du l{oi-Snleil. Il (II! les querelles jansénistes et quiétistes,
ainsi que la persécution des protestants; il est tout naturel
qu'il vienne à la dispute des cérémonies chinoises. Mais ce
qui est singulier c'est que le livre se termine sans aucune
1. Dic.t onnaire philosop/tif/uc, tin mol (Iatkciiis.me du Japonais.
2. niclionnaire phtlosopliii/iie, au mol Fkauhe.
3. Voir, surtout, Essai sur les Mœuis, Avant-Propos, xviii, et cha|). cxc;
— Remarques de l'Essai sur les Mœurs; — Voyage de !<cannentado; —
Lellres à M. Pauv, m6; — Èpilrr au l'oi de la Chine, 1771 : — Dictionnaire
philosophique, aux mots : Chine. Puissance, Dialogues philosophiques XX
ET XXIV,... etc.
l"orient et la satire. 30b
espèce de conclusion! La chose, vu l'importance de l'ou-
vrage, serait tout à fait bizarre! En réalité le chapitre « des
cérémonies chinoises » est lui-même une conclusion: Vol-
taire n'a pas refusé à Louis XIV les éloges qu'il mérite: il
a montré la gloire donnée à la France, les progrès écono-
miques, l'encouragement qu'ont reçu les lettres et les arts;
mais il déplore, en Ijon encyclopédiste, qu'un règne aussi
grand ait été troublé par de sottes querelles de religion;
il regrette en un mot que le xvu' siècle n'ait pas connu
l'esprit de tolérance. C'est là ce que le dernier chapitre du
livre est chargé de faire entendre.
Il ne s'agit pas d'écrire tout crûment que Louis XIV
eut tort d'expulser les protestants: le gouvernement de
Louis XV ne l'aurait certes pas permis. Mais [luisque son
suje^ l'amène précisément à parler de la Chine, pourquoi
Voltaire n'userait-il pas de l'ordinaire déguisement? Assu-
rément l'ouvrage est un livre d'histoire sérieux: il n'est
pas interdit toutefois d'y insinuer des plaisanteries; on
ris(|ue tout au plus d'effaroucher ce bon président Hénault,
exact rédacteur de ï Abréijé chronologique '. Le Fils du Ciel
va être mis en balance avec Louis XIV, et de cette compa-
raison sortira spontanément le blâme que Voltaire veut
formuler contre l'intolérance religieuse du xvu" siècle-.
Dès le début du chapitre, d'ailleurs, on nous avertit de
sa juste signification :
Cette dispute caractérise mieux qu'aucune autre cet esprit actif,
contentieux et querelleur qui règne dans nus climats '.
Il nous suffira maintenant dr demi-mots poui' com-
prendre :
1. Lettre inédite, l"ol. citée par Lion, le président Hénaull, 1903. p. C,~.
2. Même procédé, à propos de la même question. Essai sitr les Mœurs,
CXCV.
3. Siècle de Louis XIV. édition Bourgeois, p. 785.
20
306 L ORIENT DANS LA LITTERATl'UE.
L'empereur qui par les lois pouvait l'aiie punir de niorl |le car-
dinal (le Tournon; se ronlenta de le bannir'. « L'arriH [de pro-
scription | fut porté le 10 janvier 1724, mais sans aucune (Irtrissure,
sans décerner de peines rii,'oureuses, sans le moindre mot oITensanl
contre les missionnaires, qui furent accompagnés d'un mandarin
pour avoir soin d'eux dans le chemin et les garantir de toute
insidtc -. »
Nous entendons aisément qu'il est fait allusion aux soignes
lamenlaldes qui précédèrent, aceompairnèrent et suivirent
la révoration de Tl^dil de Nantes; les monarques chinois
ont fait |)reuve (Tniu^ ((dérancc sans exemple alors, et qui
fait j)araître en pleine lumière la brutalité du g"Ouvernement
de Louis XIV.
D'ailleurs, les empereurs Kang-lii et Young-Tching sont
le modèle de ce que n'avait pas été le izrand Roi, de ce
qu'aurait dû être Louis XV; ils avaient autorisé, après
consullalion des tribunaux de l'empire, l'enseiirnement do
la religrion chrétienne; ils avaient consenti k discuter avec
les envoyés du |)ape des questions de théologie ardues, et
même à se justifier devant eux du reproche d'athéisme :
c'étaient donc des monanjues indulgents et tolérants; de
plus ils ajq»araissaient comme des souverains j)hilosophes,
des despotes éclairés. Young-Tching était le type du bon
roi, encourageant l'agriculture, assurant la justice, préve-
nant les disettes, et défendant (pTou lui élevât des arcs de
triomphe. Quel coutrast<' avec le lîoi-Soleil!
Aussi, s'il avait fini |)ar proscrire hors de la Chine la reli-
gion chrétienne, semblant par là démentir sa haute répu-
laiiou de tcdérance, c'est (jue vraiment il n'avait pu faire
auticuient :
l,es mêmes Jésuites... avouent que cet empereur était un des jilus
sages et des plus généreux princes qui aient jamais existé^ .
1. 1'. :'.t2.
2. p. 7fl5,
."5. Essai sur les Mœurs, C.XCV.
L ORIENT ET LA SATIRE. 307
An pnbîic (le dire si Yoiing-Tching- n'a pas justement
(loiViie une preuve de sagesse, en condamnant les Jésuites!
en tout cas les philosophes le lui pardonnaient bien volon-
tiers : si même il y avait, dans cette histoire, quelque
Jésuite mis à mort, Voltaire s'en consolait aisément:
C'est ainsi que nous faisons exécuter en France les prédicants
Imguenots qui viennent y faire des attroupements contre la volonté
du roi '.
Comme autrefois La Bruyère-, comme Montesquieu ^ il
condamnait la propag-ande relig-ieuse et l'institution des
missionnaires :
>"os nations sont les seules qui aient voulu porter leurs opinions
comme leur commerce aux deux extrémités du monde.... Cette
fureur de prosélytes est une maladie particulière à nos climats"'.
Le Siècle de Louis XIV se terminait donc par un appel
à la tolérance, il évoquait devant les yeux un royaume
idéal où il n'y avait pas de Jésuites, oiî le roi était philo-
sophe, 011 le despotisme était inconnu; c'était le contraire,
sans nul doute, de la France d'alors ! Voltaire se gardait bien
de le dire lui-même : c'était l'empereur Kang-hi, et l'empe-
reur Young-Tching qui avaient l'illusoire responsabilité de
ces audaces. Et lorsque lun d'eux répondait au moine
Parennin :
« Que diriez-vous si, nous transportant dans l'Europe, nous
tenions la même conduite que vous tenez ici? en bonne foi, le
souffririi'z-vous ^^? »
il faisait, ni plus ni moins qu'Usbeck et Hica, de la satire
contemporaine sous une fiction orientale.
1. Siècle de Louis XIV. p. 792.
2. Voir p. 288.
3. Lettre LXL
4. Su''cle de Louis XI W p. T'.tG.
D. P. '9C,. Voir Essai sur tes Mœurs, CXCVl.
1
CJIAIMTRE V
L'ORIENT ET LA PHILOSOPHIE.
I. L'Orient et la pliilosopliie. — Les Jésuites eux-mêmes provoquent les
rellexions de la libre pensée sur l'Asie : traductions et vulgarisations.
— Après la Chine vertueuse des Jésuites, la Chine laïque des pliilo-
sophes. — Développement de ce thème : Montesquieu et l'Orient : idée
du dopolisme, théorie des climats.
II. Voltaire contre Montesquieu : critique de l'Esprit des Luix. — Son
enthousiasme [tour l'Asie, sa documentation. — L'Essai sur les Mœurs
et les civilisations orieiitales. — Influence de l'univrc. — Tentative de
réaction contre l'Orient : Grimm et Rousseau. — Le juste milieu :
Diderot.
m. Quels ont été les |irolits intellectuels? — L'Asie est réduite philoso-
phiquement à deux abstractions : despotisme et tolérance : 1" elle est le
symbole du despotisme; de là des études de politique; conséquences :
l'histoire laïque; sentiment de la diversité des civilisations et en même
temps de lunilé intime de l'humanilé. — Au point de vue pratique,
résultats ruineux du •■ despotisme oriental ■■; avantage du « despotisme
éclairé » (la Chine).
IV. 2" I/.\sie est aussi le symbole de la tolérance. — Ktudes d'histoire des
reli^'ions; la comparaison des dogmes; théorie de l'évolution des idées
religieuses. — Conclusion pratique : l'exégèse biblique cl la critique
des superstitions : l'intolérance détruite dans son fondement. — Au
contraire • l'Asiatique tolérant •• : la Chine et la religion naturelle :
théisme et tolérance.
I
Des œuvres liumorisliijiies et rieuses, comme le sont les
L'-Hres jx'DiduPS, conduisirent les auteurs et le jxiblic à la
concepliiin iliin Orient, amusant certes, mais point itadin
ni folàlre. Pailniil réapparaissait un tlirine g^énéral, à
peine dissimulé sous la fiction et dans la satire : l'Asie
L ORIENT ET LA PHILOSOPHIE. 309
ipeut et doit nous donner des leçons. Or, bien qu'il soit plus
commôJè de faire Ta leçon à autrui que de l'instruire vrai-
ment, le chemin est pourtant court qui entraîne du rire à
la réflexion, du trait moqueur à l'enseignement profitable.
Usbecket Rica, si parisiens qu'ils fussent devenus, savaient
s'intéresser encore aux choses de Perse, se souvenir des
gouvernements et des religions d'Asie; comme Montesquieu
ne les avait point trop embarrassés de préjugés, ils eurent
là — et les lecteurs avec eux — matière à d'ingénieux
commentaires et à des considérations historiques d'une
lointaine portée. Pour éclairer la science de la politique,
on avait déjà l'histoire de l'antiquité et celle des temps
modernes; ne pourrait-on pas renouveler, c'est-à-dire
étendre le domaine de ces études, en rapprochant les civi-
lisations d'Asie et celles d'Europe? en un mot il y avait
toute une insd^uction à dégager de la contemplation de cet
Orient, à qui l'on demandait d'ordinaire d'égayer l'imagina-
tion ou de divertir l'esprit. Les philosophes le comjtrirent
et, très consciemment, ils s'avisèrent des richesses intel-
lectuelles que leur offrait l'exotisme :
V Les potentats de l'Europe et les négociants... n'ont eu pour objet
,y\ dans toutes ces découvertes que de nouveaux trésors. les phito-
^ I sophe^ ont (lécourcH tout un }ioiivel unucrs en morale et en phij-
' sique'^^
Comment furent-ils poussés à ces découvertes, et com-
ment les mirent-ils en valeur?
Les enthousiasmes des missionnaires ^ la bonne volonté
des savants' avaient d'avance tout à fait préparé ces svm-
pathies intellectuelles vers lOrient sé/ùeiix; et quiconque
lisait leurs (ruvres avec assez d'application devait s'y
1. Voltaire, Essai sur les Mœur-i. cliap. cxi.iii.
2. Voir p. 107.
3. Voir p. 14".
310 l'orient dans la LlTTHllATL'RE.
laisser glisser par une pente facile : on s'accoutuma à voir
, obstinément dans Thomme d'Asie l'habitant vertueux d'une
contrée idéale, où l'on pouvait jouir pleinement des « droits
de 1 humanité ' »,... et qui avait le très grand avantage de
n'être point la France ! De cette conception les Jésuites
surtout curent le mérite et la responsabilité : on ne répé-
tera pas comment ils peignirent les Chinois, ce peuj)le
merveilleusement civilisé, régi par un gouvernement
paternel, obéissant à des magistrats pieux et tolérants, j>os-
sédant un corps de lois admirables, et des philosophes dune
sublime sagesse! Mais on tient à dire que les idées, ainsi
semées par eux, germèrent en d'autres terres; que la vul-
garisation les déforma ou plutôt les détourna du dessein
premier dans lequel elles avaient été conçues. 11 faut
montrer comment, instruits par les pères de la compagnie
de Jésus, les {)hilosoi>hes apprirent à trouver dans les civi-
lisations d'Orient des arguments convenables pour ruiner
\ la conception du despotisme, attaquer le principe d'une
religion révélée et proclamer la vertu de la tolérance.
l..e [loint de départ de celte vulgarisation fut la querelle
des cérémonies chinoises, les livres d'apologie qui se mul-
tiplièrent alors avec une si édifiante profusion, et |>arnii
eux les trailuctions des œuvres des philosophes de la Chine,
celles de Confucius surtout. Plusieurs gros livres latins
parurent, œuvre de la commission de Pékin, le plus connu
V en iGHl, le Confucius SiiKiruin j)liiloso/)hus \ Mais, comme
si les Jésuites avaient craint qu'il ne fût pas assez lu, ils
en donnèrent aussitôt deux petits abrégés français '; les
i. VoUaire, Essai sur les Mœurs, cliap. cxciii la propos de la l'erse).
2. Voir p. 124 et 15',t.
3. Lettre sur la morale de Confucius, /j/iilosophe de la Chine, KISS. — La
morale de Confucius, filiilosophe de la Chine. 23 Janvier 1088. Déjà en 1672
les Jésuites avaient publié une éililion franraise du Sinarttni Scienfia
fllnlorcetla (extraits de Confucius).
L'ORIENT ET LA PHILOSOPHIE. 3H
auteurs, qui dissimulent mal leur qualité ou à tout le moins
leur inspiration ecclésiastique, résumèrent assez claire-
ment la morale de Gonfucius, et non moins clairement,
avec une naïveté étourdie, ils avouèrent, bien mieux ils
indiquèrent aux libertins, leurs contemporains, les argu-
ments que la pensée libre pouvait venir y chercher :
C'est une morale « infiniment sublime, dit l'un, simple, sensible
et puisée dans les plus pures sources de la raison naturelle '. Ces
enseignements, écrit l'autre, ne sont pas seulement bons pour les
gens de la Chine, mais je suis persuadé qu'il y a peu de Français
qui ne s'estimât {sic) fort sage et fort heureux s'il pouvait les réduire
en pratique -.
C'est à quoi Ton s'employa de bonne heure, cependant
(|ue les Jésuites continuaient leur œuvre de traduction et
de vulgarisation ^ L'idée se forma, puis se développa quel-
ques années par un travail de latente germination :
vers 17"2o la formule en était presque arrêtée et, à l'époque
oii l'Allemand Wolf '* se faisait condamner pour avoir
prononcé un éloge philosophique et athée de la morale
chinoise, un Français, anonyme et prudent, « tira des
ouvrages de Gonfucius » une « idée générale du gouver-
nement et de la morale des Chinois ^ ». Ce volume, très
court (il n'a pas quarante pages), montre à merveille com-
ment la Chine, dérobée aux mains des Jésuites, fut acca-
parée par les philosophes.
C'était tout simplement un panégyrique de Gonfucius et,
à son propos, de la Chine entière; mais l'œuvre était, si
1. La morale de Con'^uc'nis, Avertissement.
2. Lettre sur la morale de Con/'ucius, p. 1.
3. Voir les nonil)reuses publications relatives à Confiiciiis clans les
bibliographies de la querelle des cérémonies chinoises, citées p. 129. Je
rappelle ici le Sinensis imperii libri claxsici se.r, 1"H. — Spécimen doctrin.e
velcrum Sinarutn moralis et polilics, 1724.
4. Voir p. 149.
."(. Idée rfénérale du qouvernement et de la morale des Chinois, tirée
particulièrement des ouvraç/es de Gonfucius par M. D. S**', Paris, 1729.
^:
312 L ORIENT DANS LA LITTK UATIRE.
l'on peut dire, laïque, et l'on y cliercherait vainement les
préoccupations intéressées qui poussaient d'ordinaire les
Jésuites à exalter le pays des mandarins. « La vertu et le
mérite, disait l'auteur, sont l'àme même du i:ouvernement
chinois » : dans cette contrée idéale il n'y avait d'autre
noldesse que la vertu, d'autre aristocratie que celle à
laquelle on s'élevait par ses services et ses cliari2;es ; les
fonctionnaires étaient responsables, les impôts lécrers et
perçus avec peu de frais ; on Icx ail les armées sans
ojipresser la population. Le peuple, sajrement adonné à
laiiriculture, menait une vie heureuse et paisible; la reli-
gion était la morale de Confucius, dont le grand principe :
« Ne fais pas à autrui ce que lu ne voudrais pas (pTon te
fît h toi-même », enseignait la charité, l'humanité, la tolé-
rance; elle disait aussi que le fils doit respecter son père
plus qu'aucun être au monde, que le roi doit aimer ses sujets
comme ses enfants, et pratiquer Iiii-nu'me la vertu, afin que
1rs li.ibitants de srm royaume suivent son exemple. Quel
i-êvc pour un iiliildsophc égaré en plein siècle de Louis XV,
et dans l'esprit duquel 1 utopie venait se heurter brutale-
ment chaque jour aux contradictions de la réalité!
Peu à peu cette conception philoso|)hique et morale de
l'Orient se dévelojipa; déjà Bayle en avait dessiné les
linéaments; d'Argens, dans les Lellres chinoises \ ne man-
qua pas de la reprendre; il se plut à opposer la tolérance
asiatique à l'acharnement de l'Ég^lise contre la liberté, et
aux disputes relig^ieuses dont rp]urope olTrait alors le triste
spectacle : ses vovageurs chinois Siœu-Tcheou, Choang
et Yn-Che-Chan n'élaienl-ils |>as d'ailleurs des esprits
remarquablement intellig^ents, ouverts à toutes les idées,
dég-agés de tous les préjugrés, tels enfin que prétendaient
). Voir p. 301.
L'ORIENT ET LA PHILOSOPHIE. 313
être les philosophes? Mais, jusquau milieu du xviir' siècle,
cette tendance à intellectualiser tout à fait l'Orient ne
s'était guère révélée qu'en des tentatives éjiarses; Montes-
quieu ouvrit vraiment les études nouvelles : VEsprit des
Lois fut le premier livre où l'Orient, pour le plus grand
profit de la pensée, servit à éclairer l'histoire et la légis-
lation, et à constituer la science naissante de l'économie
politique.
Montesquieu a commencé sa recherche philosophique
par une enquête g^énérale sur le monde :
J'ai d'abord examiné les hommes le n'ai point tiré mes prin-
cipes de mes préjugés, mais de la nature des choses '.
Ce sera le procédé aussi de Voltaire, dans Y Essai sur les
Mœurs; Rousseau, par contre, négligera, pour son Contrat
social, un travail de ce genre, qui eût gâté assurément, dans
sa formation, le beau système de ses déductions logiques;
une telle méthode suppose en effet un esprit curieux et
souple, plus désireux d'étendre ses connaissances que de
démontrer sa méthode; elle réclame aussi une documen-
tation considérable, une richesse prodigieuse de lectures.
Montesquieu ne s'est point dérobé à la besogne; il lut, il
annota, il « mit en fiches » une quantité de livres, vrai-
ment extraordinaire pour une époque où les scrupules de
l'information embarrassaient bien peu le commun des his-
toriens. Or il est remarquable que, parmi cet amas de faits,
de références et d'anecdotes, les choses d'Orient sont
en aussi bonne place que les souvenirs de l'antiquité ou les
législations modernes. La conséquence en a été très
g-rande; non seulement le livre gagna une variété, fort
profitable en une matière si alistraife; mais suitout les
\. Esprit (les Lois, Préface.
314 L'ORIENT DANS LA LITTÉRATURE.
points de vue auxquels on avait coutume de s'installer,
pour cnvisaLier le déroulement de l'histoire, furent tout à
fait déplacés.
A une matière plus abondante et plus diverse il fallut
un cadre moins étroit, et des méthodes spéciales de classi-
fication. Je ne crois pas, par exemple, que Montesquieu eût
jamais imaginé la théorie des climats, s'il n'avait eu en
considération les pays d'Asie; en se bornant à l'Europe, il
n'eût |»()iut trouvé, dans son étendue, des dilïerences telles
qu'il |tùt fonder sur elles sa doctrine; du moins est-ce
dans les contrées orientales qu'il alla chercher la plupart
des exemples dont il prétendit aj)[)uyer sa démonstration '.
De inéme aurait-il abouti à une distinction aussi précise
entre les trois formes de gouvernement s'il n'avait cru
voir dans les civilisations d'Asie le type d'un despotisme
absolu tel que l'Occident ne pouvait lui en donner l'image?
L'Inde, la Turquie et la Chine furent chez lui le modèle
parfait de « l'étal despoticjue dont le principe est la
crainte - » ; là-dessus il édilia tout un système de consé-
(juences neuves. Il apparaît donc bien que la connaissance
de l'Asie fut grandement utile à l'originalité de son œuvre;
certes il n'étudiait pas r(hMent en lui-même : il se boi-iiait
à lui demander un peu précipitamment des exemples;
néanmoins l'Inde et la Chine — celle-ci avec beaucoup de
réserves ^ — ^ avaient sa sympathie * ; à leur propos, il
avait énoncé des ojdnions, très formelles, intéressantes
d'abord en soi, fécondes aussi par les discussions qu'elles
allaient susciter. L'Esprit des Lois provoqua ÏEssni su?'
les mœurs; et c'est de ses affirmations sur l'Asie que Yol-
1. Esprit des Lois, \\\ . Xl\'.
2. Par exemple, liv. VIII, cliap. xxi.
:{. Voir liv. VIII, chap. xxi.
4. Liv. VII, rhap. XVII. — Liv. XIV, chap. viii. —Liv. XL\, riiap. xix,... etc.
L ORIENT ET LA PHILOSOPHIE. 315
taire eut surtout le dessein de reprendre Montesquieu.
L'Orient était dès lors un élément essentiel des recherches
d'histoire, un thème favori de la réflexion philosophique.
II
Bien des choses agacèrent Voltaire quand il lut f Esprit
des Lois ; d'abord c'était un beau livre et un i>rand succès ;
or il n'aimait guère que le public s'enthousiasmât sur des
œuvres qu'il n'avait point signées lui-même : ne savait-il
pas mauvais g-ré à Crébillon d'avoir obtenu quelquefois
lies applaudissements pour ses trag-édies ! En outre, l'inten-
tion générale de l'ouvrage et l'esprit dans lequel il av^it
été écrit ne l'accommodaient guère : aussi se mit-il à le
« regratter » avec la minutie d'un Malherbe acharné à
trouver des taches dans les vers de Desportes '. Il connais-
sait très bien l'Asie on l'a déjà constaté) et il l'aimait
d'une très grande affection; il jugea que Montesquieu en
avait souvent parlé avec irrévérence ; il se plaignit des
railleries sottes que l Esprit des Lois enfermait à propos
i de la Turquie, et de ses exagérations quand il étalait la
cruauté du despotisme ottoman -; il défendit les Japonais
contre d'abominables imputations ^ et surtout il se fâcha
violemment que le gouvernement de la Chine eût reçu
iquelques critiques et qu'on l'eût rangé dans la classe des
états despotiques *.
Ce ne sont pas là de simides disputes d'érudits, ni des
querelles oiseuses : elles signalent chez les deux auteurs
1. Voir son Commentaire sur V Esprit des Lois.
2. Commentaire, 'IZ XH et X.\X. Voir aussi Essai sur les Mœurs,
' chap. cxcii
3. Commentaire, ;" XLVI.
4. Commentaire, ;', XXIV.
316
L (HUENT DANS LA LITTEUATLHE.
J
des tendances d'es[>ril tout opposées; ils ont l'un et l'autre
donné, pour Tinterprétation des faits historiques, une for-
mule nouvelle. Montescjuieu voulait tout expli(|uer : il
recherchait les causes, il jui^eait, il criliijuaif ' ; de là il
tirait des vues générales et simplistes. Voltaire constatait,
ra|ij>rochait et groupait les événements, plus soucieux de
découvrir, dans Ihistoire, des mouvements que des ensei-
gnements. L'un compilait les textes de lois, l'autre collec-
tionnait les anecdotes de mœurs; l'un voyait Thumanité à
travers ses codes, l'autre tâchait de la retrouver dans les
manifestations de la vie réelle. Aussi, contre l'idée de loi
un peu rigide. Voltaire dressa l'idée de mœurs plus souple- :
or le conflit porta principalement sur les civilisations et
les gouvernements d'Asie; et il est intéressant de constater
que l'histoire et l'ethnologie de l'Orient, éclairées à demi
par les Jésuites et \os érudits, ont contrihué à former deux
systèmes d'enquête historicjue; il y eut là d'ahord deux
thé(»ries, opposées dans leur intransigeance; mais par la
suite, ce ne furent plus (jue deux méthodes, également
fécondes, qui s'associèrent volontiers pour la résurrection
du passé.
11 faut renoncer à dire d'une manière détaillée l'influence
i|ue 1,1 connaissance de l'Orient eut sur l'esprit de Voltaire.
A eu juger par son enthousiasme, il y eut là chez lui une
révélation dont jamais l'elTet ne s'atténua; déjà dans les
Lellres (lUf/la/ses (1731) il avait vcqu quelques lueurs, et il
jugeait que l'exemple de la Chine, « la nation (pii |)asse
|»our être la [ilus sage et la plus policée de l'univers », était
un excellent argument en faveur de la vaccination^; cette
1. Voir, par exemple, sur la polilesse chinoise, Esfjril des Luis, liv. XIN,
cliap. xvi.
2. Essai sur Zc* Mfrurs. CXC.il.
3. Lcllre XI.
L ORIENT ET LA PHILOSOPHIE. 317
/ sympathie intellectuelle fit de très bonne heure place à une
admiration bavarde et lyrique, quon s'explique mal,
d'abord, en un homme aussi avisé; mais l'Orient lui a
rendu tant de services, soit en déo'uisant ses audaces, ou
bien en élargissant le champ de ses investigations, que
cette admiration s'est mélangée de beaucoup de reconnais-
sancëTparfois elle a les accents d'un hymne :
J'ai peine à me défendre dun vif enthousiasme, quand je con-
(emple il s'agit de la Chine 150 000 000 d'hommes gouvernés par
i:{(»()0 magistrats, divisés en différentes cours, toutt^s subordonnées
à six cours supérieures, lesquelles sont elles-mêmes sous l'inspection
dune cour suprême. Cela me donne je ne sais quelle idée des neuf
chœurs des anges de saint Thomas d'Aquin '.
Dans une même vénération il associait- le roi de Chine
et — c'est tout dire — l'empereur Frédéric, son idule,
encore que ce dernier n'eût pas, au gré de Voltaire, un
suffisant enthousiasme pour le monarque de Pékin''; et
quand il était las des « impertinences de l'Europe », c'est-
à-dire des ripostes qu'on se permettait de publier, en
réponse à ses injures, il ne parlait rien moins que de fuir
vers l'Asie, comme en une contrée idéale'.
Aussi s"est-il constitué, dans la France du xvni'^ siècle,
le panég'yriste attitré et le défenseur officiel des nations
d'Asie. On écrirait un-volume assez gros en assemblant les
passages oîi il a défendu avec éloquence, acrimonie, esprit,
méchanceté, et de vingt autres manières encore, les lettrés
de la Chine et surtout « le sublime Confucius »; il se
fâchait si on les disait athées, et devenait furieux quand
1. Lettres chinoises, indiennes el turlares, lettre V. C'est un bénédiclin
qui est supposé parler, mais il exprime les pensées de Voltaire. Voir
même indic.ilion dans le paragraphe XI du Commentaire sur le livre des
Délits et des Peines, 1T66. — Voir aussi /!><«/ sur les Mœurs, chap. cxcv.
— Lettres à M. Pamr. — Dictionnaire pliilosop/iique.
2. Lettre à Frédéric, 27 juillet 1770.
3. Lettres à Frédéric, 29 janvier et 30 mars 1706.
l. Lettre à M. de Chabanon, 7 décembre 1767.
318 L ORIENT DANS LA LITTKIIATUIIE.
on critiquait leurs doctrines morales'. La patience la plus
acharnée se lasserait également à récoler tous les passaj^^es
où Voltaire a exalté le gouvernement de la Chine', sa poli-
tique paternelle, son esprit philosophique, ses tribunaux
de mandarins; avec la même ardeur (ju'autrefois les
Jésuites, mais dans de bien autres intentions, il a proclamé
sur tous les tons, dans ses romans comme dans ses tragé-
dies ou dans ses pamphlets, que « l'esprit humain ne peut
imaginer de gouvernement meilleur^ ». L'Inde avait aussi
ses sympathies, sans réserves % et il se sentait épris d'un si
violent amour pour toutes les nations sur les(|uelles brille
le ciel d'Orient, qu'il prétendait réhabiliter la Tun|uie elle-
même^; elle était pourtant bien déchue dans ropiuion du
siècle! A en croire Voltaire, la Sublime Porte n'était point
du tout un gouvernement despoti(jue et Montesijuieu
lavait vilainement calomniée; certes il y avait eu d" « hoi-
riblcs abus » cl « quelques crimes »; mais c'était peu de À
chose et les Turcs étaient à l'ordinaire chastes, tem[»érants,
braves, tolérants, philosophes et démocrates '^ ! ISa bonne
volonté était si enracinée en faveur des hommes d'Orient
qu'il écrasait complaisamment Charlemagne sous la gloire
d'IIaroun-Al Rasehid", et même (|u'il pardonufiit aux
1. I.plhes à M. Panw. — Fragmenis historiques sur l'Inde, 1713. —
Frdf/ment sur Vllisloire r/éni^rale, 1175. — Essai sur les Mœurs, chai», i. —
Orji/inlin de la Chine,... etc.
2. Essai sur les Mœurs. — Siècle de Louis XIV. Voir «les roinrins cumnie
la l'rincesse de Bahylone.
:t. Essai sur les Mieurs, chap. cxcv.
4. Par exemple, Fragments sur l'Inde, 1773, article 33.
b. Essai sur les Ma-ui-s, cliap. cxiii et cxcii.
6. En 1731, flans Vllisloire de Charles XII. son préjugé n'étant pas
encore bien fort, il parle assez sévèrement (liv. VI) du gouvernemenl
turc. — Plus lard son admiration céda quelquefois au désir de flaller
la grande (^itherine (voir E/nlre CXII). Il parlait même d'une croisade
contre les Turcs {Quelques petites hardiesses de .M. Clair à l'occasion d'un
panéfppique de saint Louis, 1772, Voir Lettre à Mme de Talmont,
23 février 1776).
7. Essai sur les Mœurs, cha[). xvi.
\
L ORIENT ET LA PHILllSOPHIE. 319
musulmans d'avoir incendié la bibliothèque d'Alexan-
drie!... N'avaient-ils pas ainsi détruit bien « des monuments
(les erreurs des hommes' ! »
On pourrait craindre que cette partialité, obstinée et
débordante, n'ait aàté par avance tout le fruit que Voltaire
pouvait recueillir de la connaissance de l'Asie: et il y a
bTen en effet dans son œuvre beaucoup d'exagérations et de
conclusions trop simples. Mais ce qui sauve malgré tout
l'ensemble, c'est l'abondance, l'exactitude et même la
minutie de l'information : récits de voyageurs, lettres des
missionnaires, œuvres historiques, études savantes, traduc-
tions, Voltaire a lu tout ce qu'on pouvait lire alors sur
l'Orient; il a même recherché l'inédit et s'est fait commu-
niquer des manuscrits enfermés dans la bibliothèque
royale-. Ainsi il a pu donner comme base à son Essai sur
les Mœurs une documenlation, plus riche encore, sur l'Asie,
que celle de Montesquieu; Lien certainement c'est le livre
du xvni'' siècle où il est le plus et le mieux parlé de l'Orient;
il ouvrit sur des civilisations, mal révélées encore, toute
une façade de fenêtres, et ainsi il fut permis de jeter des
regards intelligents sur une contrée, ou bien ignorée, ou
bien transfigurée par l'imagination.
Déjà \ Avant-Propos nous avertissait des raisons « pour
lesquelles on commence cet Essai par l'Orient » ; l'Asie,
disait Voltaire, est le ber'ceau des civilisations modernes, et
'Bossuet, en la rayant de VHistoire universelle, a commis
\une lourde bévue ^ Les se|)t premiers chapitres de Y Essai
sur les Mœurs retraçaient en elTet, avec une clarté vraiment
perspicace, les civilisations anciennes de la Chiii(% de la
Perse et de l'Inde; sans cesse, au cours de l'ouvraire.
1. Essai sur les Mœurs, chap. vi.
2. Essai sur les Mœurs, chap. iv.
3. Voir p. 141.
:i-20 LOlllENT DANS LA LITTKKATL UK.
rOrient réapparaissait, soit que Voltaire parlai de ses rap-
ports avec l'Europe, soit qu'il y revînt tout à fait par île
.longues digressions. Enfin l'ouvraiie s'achevait, comnio il
avait commencé, par un retour à l'Asie : les six derniers
clui|>itres lui sont consacrés, comme si l'Orient, après avoir
révt'lé l'origine des choses passées, devait encore doimer la
clef des événements futurs; et cette histoire du monde se
terminait par un parallèle entre l'Orient et l'Occident,
riche de suggestions pour (jui voudrait les y chercher.
Une part aussi [trépondéiante (h_)niiée à l'Asie, par un
auteur aussi illustre, dans un ouvrage aussi retentissant,
devait provoquer tout un travail des esprits; d'autres écri-
vains reprirent les admirations de Voltaire, comme ils
, répétaient ses plaisanteries, h^ Encyclopédie^ parla comme
lui de la philoso[)hie des Chinois, ou des Dogmes de Zo-
roastre; Helvétius-, comme lui, admira les trihunaux de la
( Chine et traita de la morale asiatique; HaynaP ne mar-
î chanda pas aux mandarins les éloyes de rigueur; Bernardin
I ' ' • .
\ de Saint-Pierre exalta l'Inde et chargea un « disciple de
/ Confucius r> dédire la vérité, sur Dieu, aux rejirésentants de
toutes les religions de l'univers'. Des auteurs de moindre
condition, mais |)leins de zèle, cnllèront la voix, pour
racheter leur humilité :
La Cliine donnf une idée ravissante de ce (jue serait toute la
/ terre si les lois de cet empire étaient également celles de tous les
' peuples.... Aspirez-vous à la gloire d'être les plus puissants, les
plus riches, les plus heureux souverains de la terre? Venez à Pékin,
voyez le jdus puissant des mortels.... Il est la vraie, la plus parfaite
iniagi' du ciel ■'.
1. Beaucoup d'articles sur l'Orifiil ont été rédigés par le Chevalier de
Jaucourt, un certain nombre d'autres par Diderot.
2. De VE.tpril : Discours IN, chap. xxix; IV, cliap. xni et xvii.
W. Histoire p/iilosopliif/in' des estahlissemens des Européens dans les Indes,
]'-0. par ex.. L 82.
't. Café de Surate.
"i. Poivre. Voyar/es d'un philosoplie. IT60, p. t i8, li'J et i-Jl.
V
L'ORIENT ET LA PHILOSOPHIE. 321
Quelques bonnes âmes se laissèrent tout à fait con-
vaincre et jugèrent que le seul moyen de tirer la France
hors des raaux où elle s'enlisait, était de lui « inoculer
l'esprit chinois ' ».
On comprend qu'un pareil hymne, hurlé quelquefois sur
un mode aussi aigu, en tout cas chanté avec une désespé-
rante monotonie, ait agacé quelques auteurs chagrins; et
il y eut, vers 1760, c'est-à-dire au moment où la mode de
la Chine sévissait, des tentatives curieuses de résistance :
L'empire de la Chine est devenu de notre temps un objet parti-
culier d'attention, d'études, de recherches et de raisonnement. Les
missionnaires ont d'abord intéressé la curiosité publique par des
relations merveilleuses d'un pays très t'doigné qui ne pouvait ni
confirmer leur véracité, ni réclamer contre leui's mensonties. Les
philosophes se sont ensuite emparés de la matière et en ont tiré,
suivant leur usage, un parti étonnant pour s'élever avec force
contre des abus qu'ils croyaient bons à détruire dans leur pays.
Ensuite les bavards ont imité le ramage des philosophes et ont fait
valoir leurs lieux communs par des amplifications prises à la Chine.
Par ce moyen, ce pays est devenu en peu de temps l'asile de la
vertu, de la sagesse et de la félicité; son gouvernement le meilleur
possibl'e, comme le plus ancien; sa morale, la plus haute et la plus
belle qui soit connue; ses lois, sa police, ses arts, son industrie,
autant de modèles à proposer à tous les autres peuples de la terre -,
C'était bien ainsi — on l'a vu — que la légende s'était
formée: avec de l'àpreté, et même des gros mots, Grimm
s'appliqua à la détruire; il y mit une exagération de mau-
vais goût; le gouvernement du Fils du Ciel ' devenait « le
despotisme le plus terrible », la morale des Chinois était
jugée « très convenable à un troupeau d'esclaves vexés et
craintifs^ ». Ces belles assertions, il prétendait les assurer
par une autorité irrécusable :
1. Grimm (Corresp. lill., novembre l"8o) rapporte à ce sujet une amu-
sante anecdote.
2. Correspondance littéraire de Grimm, 15 septembre 1766.
3. Même ouvrage, septembre 1773.
4. Grimm, septembre 1776; voir février 1783.
2t
y
322 L ORIENT DANS LA LlTTEllATLRE.
Le fameux capitaine Aason a été, je crois, un des premiris ijui
ait réformé nos idées sur la poiic(> si vantée des mandarins '.
On se souvient peut-être- que l'amiral Anson, à la suite
de chicanes qu'il subit dans les ports chinois où relâchait
son escadre, revint en Europe avec une idée détestable de
la Chine; il s'empressa d'étaler ses rancunes dans des
Mémoires, et prétendit démolir le bel échafaudage de gloire
que les Jésuites avaient si artistement construit en l'hon-
neur du Fils du CieP. Voltaire en fut très contrit et, sous
couleur de réfutation, il laissa échapper toute sa mauvaise
humeur contre le malencontreux amiral'. Mais d'autres se
jetèrent sur les déclarations d'Anson : Rousseau, qui ne
lisait pas beaucoup, connut cet ouvrage, en transcrivit
(juelques passages dans sa Nouvelle flélohe^ et n'étendit pas
beaucoup au delà sa documentation sur l'Orient. D'ailleurs
il se devait à lui-môme, ne fnt-ce que par goût naturel, de
décrier les Chinois que tout le monde vantait, et d'ignorer
cette Asie que Voltaire admirait; il en parle fort |»eu en
elTet, avec une sympathie très atténuée"; même il la bannit
tout à fait d'un livre où pourtant l'examen des civilisations
orientales eût pu apporter quehjue lumière. Ni le gouver-
nement turc, ni la morale indienne ne figurent dans le Con-
trat social; Rousseau se borne à des exemples qu'il prend à
la France et à la Suisse modernes, ou bien dans l'antiquité;
ainsi il n'est point, dans sa construction d'une Républifjue
idéale, gêné par le spectacle des réalités vivantes et des
1. ririmm. septembre 1773.
2. Voir p. 03 el si.
3. Anson, IV, 134 el p. siiiv.
4. ICssai sur les Ma-urs, cliap. i. Précis du siècle de Louis XV, chap. xxvii.
5. Voir larlicle de I). Mornet, Revue universitaire, 13 juillet 1903, el Nou-
velle lléloïse, partie IV, lettre IIL
6. Discours sur les sciences et les arts, 1730 (un an après la publication
des Mémoires d'Anson). — Emile, liv. IV (sur la Turquie); liv. V (sur
la Chine). — Contrat social, liv. IV, chap. vin (sur Mahomet).
L ORIENT ET LA PHILOSOPHIE. 323
mœurs exotiques. Si l'on oppose à cela la méthode de
Montesquieu et de Voltaire qui, comme autrefois le vieil
Aristote, étendirent leur enquête préalable à toutes les
civilisations de l'univers, on verra que ceux-ci ont abouti à
des conclusions historiques, aujourd'hui acquises, tandis
que le philosophe de Genève s'est, ainsi que Platon,
enfermé dans un système abstrait et danuereux, qui a faussé
les esprits révolutionnaires, et qui n'est plus aujourd'hui
qu'une curiosité.
Diderot n'eut garde, lui, de renoncer délibérément aux
profits intellectuels qu'on pouvait recueillir dans la
connaissance de l'Orient; certes il préférait les nègres, et
ces candides Polynésiens , en (jui il croyait retrouver
l'homme primitif, libre de toutes les influences sociales,
qui ont altéré la face du vieux monde; néanmoins il s'in-
téressa beaucoup à l'Asie'; mais il s'appliqua à résister
aux enthousiasmes de Voltaire, sans pour cela en venir
aux dénig-rements de Grimm; il abandonna la morale chi-
noise^, et avoua l'intolérance des mahométans \ mais cela
ne l'empêcha pas d'avoir sur l'islamisme des opinions fort
raisonnables*. Ainsi il acheminait les savants orientalistes
et les philosophes vers l'état d'esprit qui convient à la
recherche intelligente et féconde; les enthousiasmes et les
exagérations avaient eu leur utilité, puisqu'elles avaient
rendu [)ar avance populaires des contrées neuves de la
réflexion; mais leur temps était passé : la place fut donnée
définitivement à la curiosité qui s'informe et qui explique.
1. Édition 'Assézat. Voir : XIV. 122 — XV. 20) — XVI, n2 —XVII, 3.".,
316, les articles relatifs à l'Orient que Diilerol donna à VEnci/clopéflie. —
Voir, IV, 45. des pages sur la (Ihine et plusieurs lettres â Mlle Volland
(automne 1759).
2. Edition Assézat, IV, 45.
3. .Morne édition, I, 182.
4. LeUres à Mlle Volland. octobre et novembre 1"50.
324 L ORIENT DANS LA LITTEUATLRE.
III
Les pages qui précèdent sont en réalité l'histoire exté-
rieure des influences que la philosophie reçut de la
connaissance de l'Orient ; on a constaté que les études orien-
talistes avaient provoqué tout un mouvement d'idées,
divers mais continu; et par là on a jtu inférer qu'elles
avaient été très profitables. Quels ont été au juste ces pro-
fits? et en quoi l'Asie, telle qu'on la conçut alors, enrichit-
elle les réflexions des Encyclopédistes, et la pensée même
du xviii'" siècle?
L'Orient, à travers les métamorphoses successives que
lui avaient imposées les Jésuites, puis les historiens elles
orientalistes, avait perdu, aux yeux des érudits, la couleur
et la complexité oriuinelles que parfois les écrivains ou
les artistes tentaient de retrouver en lui; il était déjà
déformé et simplifié; les philosophes le rendirent plus
abstrait encore, et ils le figrèrent en deux concepts, contra-
dictoires à l'apparence, autour desquels ils firent graviter
t(»ul le monde de leurs oivlinaires méditations. L'Asie fut
à la fois le symbole du despotisme et le symbole <le la
tolérance;" et Ton vit en elle tantôt le pays victime des
préjugés et de la superstition, tantôt le domaine de la rai-
son et de la vertu. Il n'y a point là une classification
commode, mais deux aspects véritables, entre lesquels on
départagrea la conception intellectuelle de l'Orient, deux
sources d'où coulèrent des eaux, également fécondantes,
vers deux régions voisines, mais distinctes: la politicjue, la
religion.
La notion de VAsie despotique se dégagea d'abord, aidée
par les éludes historiques que le xvuf siècle avait faites si
L ORIENT ET LA PHILOSOPHIE. 3-25
nombreuses sur la Turquie ' ; à sa suite elle entraîna tout
un système de considérations générales : les historiens v
prirent de nouvelles habitudes desprit.
Pour comprendre des gouvernements si différents des
nôtres, et dont les voyageurs rapportaient les institutions
surprenantes, il fallut que l'esprit se fît une souplesse
inaccoutumée. Jusque-là on n'avait guère eu en vue que les
pays anciens, dont la Bible dessinait limage hiératique, ou
les Etats modernes que le christianisme avait modelés sur
un type commun; si bien que l'éducation religieuse créait,
par avance, chez les historiens et les lecteurs, une manière
catholique d'envisager l'histoire. Tous, plus ou moins péné-
trés des leçons de Bossuet, ils envisagaient l'histoire du
monde comme une matière malléable aux mains de la "Pro-
vidence; tout au plus tàchaient-ils de deviner, à travers
l'Ecriture, les grands desseins de Dieu. Mais le Dieu de
la Bible ignorait l'Inde, il ne s'intéressait pas à la Chine .
si l'on prétendait connaître ces pays, on pouvait, on devait
même se passer de lui tout à fait. Aussi Voltaire eut-il
bien soin de marquer qu'il retraçait les cilivisations primi-
tives « en ne considérant que les choses humaines, et en
faisant toujours abstraction des jugements de Dieu et de
ses voies inconnues- ». Avec les nations d'Asie l'histoire
s'habitua donc à être purement laïque.
C'était déjà un premier résultat; d'autres causes, il est
vrai, vinrent y mêler leui- jeu. Il y en eut dr phis impor-
tants : la connaissance de l'Asie enseigna une conception
à la(|uelle l'esprit classique était resté tout à fait hostile : le
1 sentiment de la diversité; nos ancêtres n'avaient jiu le
recevoir ni de l'antiquité, trop mal connue et vite réduite
1. Voir p. 8'.) et 138.
2. Cela revient comme un refrain moqueur dans les premier» chapitres
de VK.^sai sur les Mœurs.
/
326 L ORIENT DANS LA LlTTEUATUllE.
en abstractions, ni des nations d'Europe que l'on voyait
d'une image un peu sommaire, et tout à fait francisées.
Avec l'Asie cela devint impossible :
C't'st un objet (ligno de l\ill(>iilion d'un philnsoplie que celle
difféirnce enlre les usages d'Orient et les nôtres.... Les peuples les
plus policés de ces vastes contrées n'ont rien Ac notre police; leurs
arts ne sont point les nôtres. .Nourriture, vêlements, maisons,
jardins, lois, culte, bienséance, tout dilïère.... C'est « le fruit du sol,
de la terre et de la coutume ' ».
De là sortit par une conséquence naturelle la fameuse^
théorie des climats, formulée par Montesquieu à propos de
l'Asie et presque uniquement à son [)ropos-, acceptée en
. gros par Voltaire* , et qui reste une des vues les plus origi-
nales, une des plus estimables acquisitions du xviu' siècle.
Elle eut aussilùt des applications prati(|ues ; l'historien se
heurtait, en examinant les peuples orientaux, à des institu-
tions si différentes de celles de France qu'elles épouvan-
taient la morale commune, et faisaient gronder les théolo-
giens. Ainsi la polygamie : en vertu de la théorie des
climats, ni Voltaire, ni Montesquieu ne se crurent obligés
/de frémir devant les quatre femmes permises par l'Alco-
) ran ; il y avait alors une très grande audace à dire : « Je
! ne jusiilie pas les usages, mais j'en rends les raisons* »,
\ à ex[diquer la pluralité des femmes par des considérations
sociales et physiipies^' , et surtout à assurer qu'elle avait
moralement d'assez bonnes conséquences". C'était au ioiid
disperser, d'un geste grave, tout un cortège de préjugés, et
jeter dans la morale, comme dans l'histoire, de ces idées
qui préparent, ou du moins facilitent les révolutions futures.
I. lissai sur les Mœurs, chnp. cxi.iii.
•2. H^pril des Lois, liv. XVll.
:{. lissai sur les Mœurs, chap. ii et cxuii.
f. ICsfirit des Lois, liv. XVI, chap. iv.
5. Essai sur les Mœurs, rliap. vir. Hoiilainvillicrs, Histoire des Arabes.
Vie de Mahomet.
6. l'.sjiril des Lois, liv. XVl, chap. ,\r et xii.
L'ORIENT ET LA PHILOSOPHIE. 327
Cette diversité infinie des hommes répandus sur la terre,
n'est pas incompatible avec le sentiment d'une intime
unité; et c'est à cela que ramenait encore l'étude des civi-
lisations orientales :
Tous ces peuples ne nous ressemblent que par les passions i-t par
la raison universelle qui contrebalance les passions et qui imprime
cette loi dans tous les cœurs : « Ne fais pas à autrui ce que tu ne
voudrais pas qu'on te fit ■. Ce sont là les deux caractères que la
nature empreint dans tant de races d'hommes différentes et les
deux liens éternels dont elle les unit malgré tout ce qui les divise '....
La terre est un vaste théâtre oîi la même tragédie se joue sous des
,n"oms différents ^^
i La
U^njo
L'humanit»' f-t donc identique à elle-même, en dépit
de ses multiples aspects : c'est là une idée qui a plus
regard à la philosophie qu'à l'histoire, mais elle n'est pas
absolument indifférente à cette dernière; à tout le moins,
elle pouvait indiquer les enseignements pratiques qu'on
doit chercher dans l'histoire convenablement interprétée :
le despotisme des g^ouvernements d'Asie, si incompatible
qu'il paraisse d'abord avec les habitudes occidentales, est
en réalité, pour les sujets des monarques européens, la
matière de très utiles méditations.
Ce fut Montesquieu qui le jiremier précisa l'idée du
despotisme : malgré les réserves qu'il lit. Voltaire laccepta,
au moins pour l'Inde'; Diderot et d'autres la reprirent :
elle s'afTermit et devint bientôt une de ces commodes
formules qu'on lance dans les discussions, sous prétexte de
les éclairer; Anquetil Du Perron consacrera tout un gros
volume à ^atta([uer^ Ainsi l'auteur' des Recherdies sur
Corifjine du despotisme oriental (l'Gl) partait de la concep-
1. Essai sur les Mœurs, cliap. cxliii.
2. Essai sur les Mœurs, chap. CLv.
3. Par exemple, Essai sur les Mœurs, CXCIV.
4. Léf/islalion orientale, 1718.
0. B. l. P. E. G., ce qui veut dire, parait-il : Boulanger, ingénieur des
Ponts et ^haussées.
328 L OUIENT DANS LA LITTIC RATURE.
tion (lu « despotisme oriental », comme d'une nolioii univer-
sellement reçue; il se proposait d'e.\|di(|uer comment la
nature humaine, originairement amoureuse de liberté,
s'était pliée au régime de l'ahsolufisme; il voyait là une
suite logique des gouvernements tliéocratiques, auxcjiiels
avait consenti la faiblesse des sociétés primitives. Encore
que ses déductions fussent gâtées par bien des [)artis pris,
il restait quelque chose d'intelligent dans son système. En
tout cas les philosophes n'avaient point de peine à
démontrer, par l'histoire d'Asie, à quelles ruineuses consé-
quences entraînait le gouvernement tyrannique. La
démonstration se faisait convaincante, yràce aux cala-
strophes des empires orientaux, que l'éloignement rendait
simples et grandioses; de tels exemples «Haient essentielle-
ment pcdoijogiques*. et puis ils n'inquiétaient point les
censeurs royaux, fort indiderents à ménager la ré|)utation
du sultan ou le bon renom du Grand Mogol.
Mais les écrivains ne s'arrêtèrent pas à cette vue théorique
du despotisme : ils se sont « emparés de la matière et en
ont tiré, suivant leur usage, un [)arti étonnant pour s'élever
avec force contre des abus qu'ils croyaient bons à détruire
dans leur pays' ». De l'idée du d(\sp()tisme absolu ils
passèrent à celle du despotisme éclairé; la Chine permit
de rédiger, sous une apparence candide et in<itïensive, le
plan des réformes aux(|uelles on espérait bien obliger un
jour la monarchie française.
Que la Chine fût despotique ou non, tous, sauf Grimm
trop grîncriëux, recoiuiaissaient que ses institutions étaient
bonnes; on ne disputait que sur leur efTet et leur mise en
prati<|ue; Voltaire criait assez que tout était parfait et
ailmir.iblf. pour (juo sa voix dominât celle des autres. Or
1. Griiiun, Correspondance lilléraire : \'6 septembre 178(3, à propos de la
Chine.
L'ORIENT ET LA PHILdSOPHIE. 329
les avantages qu'il signalait dans la constitution de la
Chine étaient violemment contradictoires avec le régime
que la France du xvui'^ siècle subissait. D'abord, le souve-
rain était « le premier philosophe de l'empire : ses édits
sont presque toujours des instructions et des leçons de
morale' ». Certes il n'eût point interdit la publication de
Y Encyclopédie ; il y eut plutôt collaboré, à moins qu'il n'en
eût lui-même lancé l'entreprise! Ce « philosophe » était ce
que Voltaire espéra un moment du trompeur Frédéric :
un maître paternel, respectueux de la légalité, empressé à
faire jouir tous ses sujets des « droits de l'humanité » et à
développer la richesse nationale, plus occupé de récom-
penser que de punir :
Que tloivi'nt faire nos souverains d'Europe eu apprenant de tels
exemples? Admirer et rowjir, mais surtout imiter '-.
L'excellence de ce gouvernement ne dépendait pas seule-
ment de la vertu de l'empereur; elle était faite de trois
qualités intimes sur lesquelles Voltaire revient avec insis-
tance et qu'il inscrit, presque comme une conclusion, dans
le dernier chapitre de Y Essai sur les Mceurs. La noblesse
n'existe pas à la Chine, on n'y connaît que le mérite^:
l'hérédité du trône et le droit divin n'y sont point des prin-
cipes, puisque le roi est élu *; enfin et surtout, les sujets
sont protégés contre le souverain [lar une constitution et
même par une manière de représentation nationale, ces
grands tribunaux de la Chine, que les Jésuites avni<^nt
rendus si populaires.
1. Essai sur k's Mœurs, chap. i.
2. Dictionnaire pliilosopkiijue au mot : Agricllti'Rk, sous la riil)rique :
De la grande protection due a lagricuUure.
3. Voir Essai, chap. clviu, cxcvii. Il trouvait ceUe idée dan- Du II:Ude,
Description de la Chine, II, 58, et chez tous les auteurs jésuites.
i. Par exemple. Essai, cxcv. A ce propos, Voltaire fait une critique en
règle du droit divin.
330 L'ORIENT DANS LA LITTERATURE.
L't'sprit humain ne peut cerlainemont imaginer un gouvernenn'nt
iTU'ilIcur que celui où tout se règle par de grands tribunaux subor-
donnés les uns aux autres et dont les membres no sont reçus
qu'ai)rt's plusieurs examens sévères. Tout se régit- à la Chine par
ces tribunaux.... Le résultat de toutes les afTaires décidées à ces
tribunaux est porlé à un tribunal suprême.... // est impoasible que
dans une telle administration rempercur exerce un pouvoir arbitraire;...
il ne peut rien faire sans avoir consulté des hommes élevés dans
les lois et élus par les suiïrages.... Sil y eut jamais un empire dans
lequel la vie, l'honneur et le bien des hommes aient été protégés
pai' les lois, c'est l'empire de la Cliine '.
Les mandarin.s d'Europe, autrement dit les philosophes,
enviaient singulièrement leurs collègues asiatiques, aux
mains desquels était remise la plus grande partie du gou-
vernement : c'était peut-être même la raison secrète de
leurs préférences avouées pour les institutions et les hahi-
tudes de la cour de Pékin. Quoi qu'il en soit, ils n'avaient
pas tort fie proclamer les richesses intellectuelles qu'offrait
l'étude liistorique de l'Asie; les méditations sur le « despo-
tisme oriental » leur inspirèrent des raisons et des exemples
pour démolir — théoriquement — les trois piliers qui sou-
teFiaient l'édifice monarcliique en France : la noblesse,
l'hérédité, l'absolutisme. Cela pouvait être (h; quelque con-
séquence !
IV
Un horizon dilTércnt, mais aussi large, se découvrait
devant les philosophes, si, par une volte-face subite, ils
associaient la conception abstraite de l'Orient non plus à
des considérations politiques, mais à des études sur la reli-
gion; de ce côté le regard portait même plus loin encore.
I L'Asie ne servit pas seulement à figurer le despotisme, elle
\ fut le symbole commode de la tolérance.
i. l-^ssai .<!u>- les Mœurs, chap cxcv.
L ORIENT ET LA PHILOSOPHIE. 331
Les recherches philologiques et historiques sur les
langues et les civilisations d'Asie avaient acheminé les
curiosités érudites vers l'histoire des religions; et l'on sait
déjà dans quel esprit de liberté' fut poussée cette enquête
nouvelle: elle eut, d'assez bonne heure dans le xvni'' siècle,
. deux résultats : d'abord une conception intelligente et sym-
{ pathique des religions d'Orient, le mabométisme en parti-
Vulier; une tentation irrésistible ensuite de détourner vers
y Ain but pratique les conclusions de ce premier travail, et de
\les transformer en arguments, à peine déguisés, contre le
christianisme-. Le procédé s'olTrait, facile et d'aspect inno-
cent : ne suffîsait-il pas de comparer, ou simplement de
rapprocher les dogmes et les églises? Plus que personne,
Voltaire y prit plaisir : les considérations d'histoire reli-
gieuse ont la place large dans son œuvre; or presque tou-
jours elles viennent à propos des mœurs et des pays d'Asie ;
en tout cas la connaissance de l'Orient éclaire toujours sa
critique et donne de l'air à ses esquisses d'histoire.
Il compara donc le paradis terrestre des Indiens avec le
nôtre et feignit de s'étonner « de la conformité apparente
de quel(jues-uns de leurs contes avec les ventés de notre
sainte religion'^ »; se donnant l'àme de Candide ou bien de
l'Ingénu, il retrouva chez maint peuple les doctrines du
christianisme, l'immortalité de l'àme, l'enfer, les anges et
le diable*. Le jeu l'amusait si réellement qu'il ne parvenait
pas, parfois, à dissimuler la joie où le jetaient les succès de
jCet efficace procédé. Certes il se gardait bien de confondre
« les 'prophètes juifs avec les im/iosteurs des autres
nations' » ! Mais il parlait de tous en même temps et de la
1. Voir p. 149 et lt>l.
2. Voir p. 103 et siiiv.
3. Ffi/r/menls sur l'Inde, 1773, article 28.
4. Par exemple, Kssai sur lus Mœurs, Inlroiluction, xlviii.
•i. Kssai sur les Mœurs, Introduction, xliii.
A
332 L OIUKNT DANS LA LITTKIJATI'HE.
même manière. Il protestait le plus sérieusement du monde
qu'il faut regarder la nation juive « avec d'autres yeux que
ceux dont on examine le reste de la terre, et ne point juger
de ces événements, comme on jug-e des événements ordi-
naires ' » ! sans quoi, ajoutait-il, l'Histoire Sainte ne serait
plus qu'un ramas d'absurdités. Bien qu'il disputât sur la
matière même de la Bihle, il assurait aussi ne jamais la
mettre en cause : « Nous croyons sans difilculté aux vrais
miracles opérés dans notre sainte religion Nous ne par-
lons Ici que des autres nations^ ». Enfin quand les rappro-
chements devenaient par trop lumineux. Voltaire, |trenant
un style dévot, inventait de [lieuses explications :
bien a ctrtiiincm<)it permis qneAn croyance aux bons et aux mau-
vais génies, à l'immorlalilé de l'àmc, aux l'écomponscs et aux peines
éternelles, ait été établie cliez vingt nations dr l'antiquité avant de
parvenir au peuple Juif-'.
Mais il esjiérait obtenir de ces com[»araisons autre chose
que de simples amusements pour son ironie; par elles il
put concevoir une théorie, jamais très nettement formulée,
mais partout clairement insinuée, celle de l'évolution des
idées et des doctrines religfieuses. Le j)oint de départ pour
toutes est, dit-il, l'Orient : « Les religions sont comme les
V jeux de trictrac et des échecs, elles nous viennent de
l'Asie ' » : c'est donc urn^ erreur de croii'e que « tout est
venu des Juifs et de nous; on est bien détrom|)é (juand
ou fouille un peu dans les antiquités ' » orientales. Chez les
brahmanes'' ou dans les écrits de Zoroastre', on retrouvera
1. Essai xur les Mœurs, Iiitroduclion, xi.i.
2. Mi'me ouvrage, Inlrodiiclion, xxxni.
:î. Même ouvrage. Introduction, xlviii.
4. Lettre à M. de la Molle Gefrard, mars 1703.
îj. Essai sur les Mœurs, chap. v.
G. Même ouiraf/e, cliap. m.
". Mi'ine ouvrar/e, chap. v.
L ORIENT ET LA PHILOSOPHIE. 333
des (losrmes « conformes à la reli2:ion naturelle de tous les
peuples du monde' », et particulièrement conformes à la
religion chrétienne. De là à conclure par une détinition
générale il y a quelques pas; Voltaire les a faits d'une
décisive enjambée :
On voit évidemment que toutes les religions ont emprunté tous
leurs dogmes et tous leurs rites les unes des autres '-.
Il se peut que de telles idées, malgré la résistance qu'elles
provoquent encore chez beaucoup, soient maintenant une
banalité de l'histoire; mais nul ne contestera l'originalité
qu'il y avait à les exprimer aussi lucidement vers 1750. Jl
est indéniable qu'elles sont un des plus véritables résultats
de l'orientalisme.
Les conclusions abstraites n'intéressaient les philoso-
phes du xvni' siècle qu'en tant qu'elles enfermaient des
applications pratiques. Si Voltaire s'adonna si assidûment
à l'histoire des religions, c'est qu'il comptait en tirer, par
une démonstration quasi mathématique, la nécessité de la
tolérance.
Cette argumentation, comme tous les bons raisonne-
ments, fut double : avant de proclamer des affirmations il
fallait démolir par le menu le système ([u'on prétendait
remplacer; avant de donner les raisons qui fondaient la
tolérance et la religion naturelle, on dut dire celles qui
rendaient insoutenables l'intolérance et son appui naturel,
le principe d'une religion révélée. C'est pourquoi il y eut,
chez Voltaire et chez ses amis', une manière d'exégèse
biblique, encore bien rudimentaire, toute composée pres-
que de preuves et de faits empruntés à l'Orient.
I. Kssaisur les Mœurs, cliap. v.
•2. Même ouvrar/e, chap. vu : A propos du Koran.
3. Diderot surtout.
334 L'ORIKNT DANS LA LITTÉRATURE.
La comparaison insliluée onlre les diverses croyances et
la doctrine de révolution des dogmes tendaient, par une
inévitable conséquence, à enlever au credo des chrétiens
son caractère de vérité absolue; il n'était plus qu'un étal,
un moment dans l'histoire des doctrines par lesquelles les
hommes avaient successivement cherché à satisfaire leur
besoin religieux. Bien plus, la Bible était souvent démentie
p.ir I(\s livres sacrés de l'Inde ou de la Perse :
Co qui doit èlri' le plus étonnanl pour nous, c'rsl (jue dans aucun
livre di's anciens braclimanrs, non plus que ceux des Chinois,... on
ne trouve nulle part trace de riiistoire sacrée judaïque qui <'sl notre
liisloin- sacrée. Pas un seul mot de IS'oé que nous tenons pour le
restaurateur du genre humain; pas un seul mot d'Adam ijui l'n fut
le père; rien de ses premiers descendants? Comment toutes les
nations ont-elles perdu les titres de la grande i'amille .' (Comment
personne n'avait-il transmis à la postérité une seule action, un seul
nom de ses ancêtres"? Pourquoi tant d'antiques nations les ont-elles
ignorés; et pourquoi un petit peuple nouveau les a-t-il connus?...
L'Inde entière, la Chine, le Japon, la Tarlarie ne se doutent pas
encore qu'il a existé un Gain, un Mathusalem qui vécut près de
mille ans.... Mais ces questions, qui appartiennent à la philosophie,
sont étrangères à l'histoire '.
Le développement était facile, la conclusion aussi : il est
impossible qu'on veuille de bonne foi incjuiéter la con-
science d'autrui, et imposer par la force une religion dont
les origines et les données sont à ce point incertaines.
Partant de cette conception générale, les piiilosophcs
venaient alors aux détails, et ils s'y attardaient avec com-
plaisance : il était admis, grâce aux récits des voyageurs et
aux livres de théologie -, que les religions orientales étaient
« un grand ramas d'histoires fabuleuses^ », exploitées
honteusement par des bonzes ou des talapoins : il était
bien tentant d'assimiler, grâce à l'habituelle fiction
1. N'ollaire, H'nqvients sur l'Indr, 1773, article \'U.
•2. Voir p. Go et 160.
3. De Chaumont, Relation de l'ambassade de Siam, 1686, p. 134.
L ORIENT ET LA PHILOSOPHIE. 31^5
orientale, les moines aux Itonzes', et Je dire en quoi les
superstitions hindoues, unanimement condamnées, ressem-
blaient fort aux nôtres -. On pouvait aussi entreprendre,
avec des arg-uments exprès stupides, l'apologie d'un
« mahométisme » qui n'était en réalité que le Christia-
nisme habillé d'un autre nom^; le public s'était dès long-
temps accoutumé aux conclusions suggestives qu'inspirait
le rapprochement des coutumes asiatiques et des habitudes
euro[Ȏennes.
D'ailleurs, par un singulier contraste sur lequel jamais
les philosophes ne s'expliquèrent vraiment, l'Asie, terre
bénie de la superstition, était en même temps le pays de la
tolérance religieuse. Les voyageurs l'avaient dit\ Montes-
quieu l'admit'. Voltaire le répéta ])artout à propos des
Turcs, des Japonais, des Indiens, des Persans, des Tartares
et des Chinoise V Asiatique tolérant ne fut pas seulement
le titre dun pamphlet de Crébillon, oii l'on démontrait, à
travers des anagrammes translucides,que l'intolérance civile
et religieuse était contraire au droit naturel^; ce fut une
formule universellement acceptée, dont on vanta l'effica-
cité et dont on prêcha l'application dans l'Europe du
xvHi' siècle.
Un pays fut particulièrement élu pour cette bonne
besogne : la ClimeT
Par quelle fatalité, honteuse peut-être pour les peuples occiden-
taux, faut-il aller au bout de lOrient pour trouver un sage simple,
1. Voltaire, Dialofjue philosophique XXV: Le mandarin et le jésuite.
2. Par exemple, les Jammabos, voir p. 303.
3. La Cerlilude des preuves du mahométisme, Londres, 1"80.
4. Voir p. tJ2.
0. Ksfji-it des Lois, liv. XXV, chap. xv.
6. Entre autres, voir le Traité delà Tolérance, 1103, cliap. iv.
7. Voir p. 21". — Voir aussi Mahmoud le Husnevide (signalé à la même
page), chap. .\vi et xxni.
8. L'Inde aussi, mais moins. Voir Voltaire. Essai sur les Mœurs, chap. xv
et XVII.
336 L'OUIENT DANS LA LIÏTERATIRH:.
sans faste, sans imposture?... Ce sage est Confucius qui, étant
législateur, ne voulut jamais tromper les hommes '.... Cet exemple
seul doit suffirt- pour détromper ceux qui croient que l'erreur est
nécessaire pour gouverner les hommes. Point de miracles, point
d'inspiration, point de merveilleux dans cette religion ^.
On \o devine, si la relig^ion chinoise plaisait tant aux
jtliilosuphes, c'est précisément parce (juelle n'était pas
une religion mais une morale, c'est-à-(iire « la première
des sciences^ ».
Confucius « n'est point prophète, il ne se dit point insjtiré »....
Sa morale est aussi pure, aussi humaine que celle d'Épictète. Il ne
dit point : « Ne fais pas aux autres ce que tu ne voudrais pas qu'on
té fit », mais : « Fais aux autres ce que tu voudrais qu'on te fasse * »....
Sa religion -' est simple, sage, auguste, libre de toute sujjerstition »....
I.a religion des empereurs et des tribunaux ne fut Jamais déshonorée
par des impostures. Jamais troublée par les querelles du sacerdoce
et de l'empire, jamais chargée d'innovations absurdes,... dont la
démence a mis à la fin le poignard aux mains des fanatiques....
C'est par là surtout que les Cbiiiois l'emportent sur toutes les
nations de l'univers •*.
Or, si on la (ié|>ouillait de son apparence exotique,
(ju était en définitive cette religion si admirable? c'était
projirement l'image vivante d'une doctrine, chère à Vol-
taire, et qui a été l'aboutissement de la philosophie du
xvMi' siècle : la religion naturelle, le théisme".
Les Chinois n'eurent aucune superstition, aucun charlatanisme
à se reprocher comme les autres peujdes.... Jamais l'adoration de
Dieu ne fut si pure et si sainte qu'à la Chine.... Quelle est la religion
de tous les honnêtes gens à la Chine depuis tant de siècles? La voici :
■ Adorez le ciel, et soyez justes ' ».
1. Voltaire, IHctionnnire philosophif/ue, au mot : Philosophie. Voir aussi
Remarques de VEssai sur les Mœurs, f, d.
•2. Diderot, Introduction aux i/rands principes ou réception d'un pliilo-
sopltf. écrit vers \Wi (même date que le passage de Voltaire qui précède).
Édition Assézal, II, 83.
3. Essai sur les Mœurs, Introduction, chai), xviii.
4. Même ouviar/e, clirip. m.
;1. Même ouvra{/e, Introduction, ciiap. >;vui.
C. Voltaire le dit formellement, Histoire de c'étaOlissemenl du christia-
nisme. 17", chap. XXVI : Du théisme.
7. Voltaire, le Philosophe ignorant, 1"66, 3 41.
L'ORIENT ET LA PHILOSOPHIE. 337
Voilà pourquoi Voltaire mettait une telle ardeur à prendre
la défense des « lettrés de la Chine » qu'on accusait
d'athéisme ou de matérialisme'; c'était en réalité sa
V jpi'op''^ cause et celle de ses amis qu'il plaidait. Prenant
/exemple sur les mandarins, (|ue les Jésuites exaltaient si
\ bruyamment, les philosophes réclamèrent le droit de
garder le célibat philosophique, ainsi qu'il est dit dans le
singulier ouvrage qui a pour titre les Princesses malahares^;
la raison les « détournait de tous les himens avec quelque
Roligine ^religion] que ce fût' ». Cette attitude, Confucius
l'avait eue hien avant tous les libertins et les encvclo-
pédistes; il était, de plus, un ancêtre très avouable; aussi
est-ce un de ses disciples, le prince Kou, que Voltaire, un
jour, chargea de résumer lapidairement la somme des
croyances qu'il jugeait nécessaires et suffisantes en tout
honnête homme :
C'est dans Texprcice de toutes les vertus et dans le culte d'un
Dieu simpli- et universel que je veux vivre, loin des chimères, des
sophistes et d<-s illusions des faux prophètes. L'amour du prochain
sera ma vertu, et l'amour de Dieu ma rtdigion '.
Le « Catéchisme chinois » était aussi le Catéchisme du
philosophe!
Après de pareils textes — et 1 on jiourrait les multiplier,
— il apparaît évident, je crois, que la philosophie pratique
de Voltaire, si elle n'est pas née de ses lectures sur l'Orient,
1. Entre autres, voir : Essai sur h's Mœurs, chap. n; — Reman/ues de
l'Essai sur les Mœurs, j^ 6; -- Dieu et (es hoiiones, 1TG9: — Fragments sur
l'Inde, art. XXII, .. etc.
2. Les Princesses malahares ou le Célifjat p/tilosop/iitjue, ouvrage intéres-
sant et curieux avec des notes historiques et criti'/ues, l"3'i: ouvrage con-
damné par le Parlement. — ■■ Le célibat philosophique, y est-il dit. est le
refus d'épouser une des deu.x parties qui divisent la religion en France. •
— Les princesses malabares symbolisent les diverses formes de religion.
3. Ouvrage cité, p. 131.
4. Dictionnaire pliilosofj/iique, au mol : Catéciiismk ciiixois.
y
338 L ORIKNT DANS LA LITTERATURE.
y a du moins trouvé les occasions fréquentes de se pré-
ciser; ce n'est certes ])as sans un très sérieux profit de
l'esprit qu'il avait parcouru les relations des voyageurs,
et feuilleté les lettres des missionnaires, tous empressés à
lui vanter l'Asie.
CHAPITRE VI
L'ORIENT : LA MODE ET LES ARTS
I. Rapports de la mode et de la littérature : le bibelot et l'exotisme. —
Les bibelots exotiques au xYin' siècle : leur adaptation à la vie française :
l'éventail, l'ombrelle, la porcelaine.... etc. : exotisme et bizarrerie. —
L'Orient et la décoration : meubles, laques, paravents, jardins chi-
nois,... etc. — Conséquences sur l'art décoratif.
II. Autres formes de la mode d'Orient. — Le thé et le café: causeries sur
rOrient; les divertissements orientaux : déguisements, bals masqués,
mascarades, ombres chinoises: l'Orient dans les modes féminines.
IlL L'art traduit ces tendances : la mode des portraits ■• turcs • : Van
Loo et ses ^^ullanes: on demande à l'Asie la possibilité de déguisements.
— Les artistes et l'Orient: point d'exotisme; l'Orient mondain; les
graveurs et l'Asie libertine: les chinoiseries de Boucher et de Watteau.
— Partout un Orient factice et railleur.
I
Si ron voulait définir la mode par ses caractères abstraits,
il conviendrait d'énoncer d'abord son universalité ol la
multiplicité de ses aspects. Qu'elle soit à l'orii^inc un
enthousiasme politique, un succès littéraire, ou bien une
fureur artistique, toujours, dès qu'elle a atteint un certain
degré d'intensité, elle aflecte toutes les manifestations de
la vie sociale depuis les plus humbles jusqu'aux plus
solennelles : le chanteur des rues et le camelot, le journal
en sont aussi bien l'expression que le théâtre et le roman,
ou même que les débats d'un Parlement et les télégrammes
340 L ORIENT DANS LA LITTERATURE.
d'officielles félicitations. Bien plus, c'est par la mode
pro|»iement ilite, par le bibelot, le costume et la com-
plainlr, que finissent toujours ces accès de sensibilité
eslbélique et ces crises de sentimentalité nationale; quel-
(piefois même ils ont commencé par là; et, pour écrire
une histoire complète, on doit collectionner ces futilités,
rentlre au xvni" siècle la gaîlé satirique de ses chansons,
illustrer les journées révolutionnaires avec les assiettes
bleues, patriotiques et sententieuses, dans lesquelles man-
gèrent les bons citoyens d'alors, réiiabiller enfin les
hommes de 1840 avec le costume de garde national qui
«•on venait si l)ien à leur état d'esprit!
Plus que toutes les autres modes , le goût exotique
réclame un tel commentaire, ou, si le mot semble gros, un
|»areil album : aujourd'hui encore le mot bibelot évoque
l'idée surtout des menus objets d'Orient que 1 on vend dans
les boutiques de la rue de Rivoli, dans les soukhs tunisiens,
ou dans les bazars de Stamboul : le bibelot est essentielle-
ment quelque chose d'exotique. Aussi bien il a été une
des premières manifestations de l'exotisme : les com-
merçants , on l'a constaté ' , contribuèrent beaucoup à
éveiller les curiosités françaises sur l'Asie et ils ne ces-
sèrent jamais de les entretenir; or ce qu'ils allaient cher-
cher en Arabie, c'était le café et les parfums ; en Perse, les
pierres précieuses ou les tapis ; dans l'Inde, les perles et
les bois odorants; à la Chine, les soies et les porcelaines,
c'est-à-dire tout ce qui est indispensable h la mode elle-
même. Il y aurait sur ce sujet tout un gros volume à
écrire, amusant par les détails qu'il enfermerait, par les
anecdotes qu'on ne pourrait manquer d'y citer, et surtout
pir les gravures (ju'il serait nécessaire d'y insérer. Le
I. Voir p. i:î cl *".
LA MODE ET LES ARTS. 341
dessein de ce chapitre est plus modeste : on veut montrer
simplement comment le bibelot et la mode furent une
expression particulière de la conception générale de
l'Orient, et comment, après tout, il y a quelque ressem-
blance entre une faïence chinoise de Rouen et un conte
oriental, entre un éventail pseudo-japonais et un roman de
Crébillon. La mode, sur ce point, comme en tant d'autres,
a accompagné, expliqué et quelquefois subi la littérature.
Le commerce avec les Indes et le Levant ' (quels qu'aient
été d'ailleurs ses résultats économiques, qu'il ait été ou
non une source de richesse) n'a point vu son activité
diminuer pendant le xvn*" et le xvui' siècle; il semble
même, à en croire les statistiques insuffisantes de l'époque,
qu'il se soit développé par un accroissement fort régulier'.
Il y eut donc, pendant cent cinquante ans, une exportation,
jamais ralentie, de bibelots exotiques. Parmi ces bagatelles,
il en était qu'on se contentait d'acquérir chèrement, sans
prétendre les utiliser à quelque dessein pratique, ni même
par g-oùt artistique, mais simplement à cause de leur
étrangeté ; les divinités mystérieuses de l'Inde, les pagodes
chinoises furent bien traitées de « vilains magots » ou de
« figures estro[)iées ■' », mais on les aima à cause de leur
laideur, et parce qu'elles contrastaient joliment, dans leur
attitude énigmatique e-t absurde, avec l'harmonieuse con
ception de la sag^esse des mandarins. Symboles commodes
de la bizarrerie de civilisations trop originales pour qu'on
put les comprendre, elles furent recherchées d'une con-
stante faveur pondant tout le xvm' siècle '; les récrimina-
1. Voir p. 79.
2. Voir les ouvrages cités au.x chapitres i et m «Je la lueiiiicre partie. —
Voir les chiffres cités dans Arnould, De la Balance du commerce, 1791, et
dans le l'arfail Ségociant de Savary, 1721 (""édition).
•5. Voltaire, Disserlation sur la Iragédie, en tète de Sémiramis.
4. Voir p. 179 et Voltaire, même passafje; Grimm, Correspondance litté-
raire, novembre 1785.
342 L'iJlUKNT DANS LA LITTK RATURE.
lions échouèrent, qu'on tâcha de faire entendre contre ce
« g^oùt puéril » et « cette extravagance ' » ; ces petits
hronzes dorés étaient un des cadeaux qu'on faisait le plus
volontiers aux dames de sa connaissance "; et ils devinrent
si hien un indispensable ornement des salons qu'on s'amu-
sait parfois à trouver de la ressemblance entre ces « gros
Chinois » et quoiqu'un des invités de la maîtresse de
maison, si assidu sans doute qu'il paraissait inébranlable-
ment accroupi en son fauteuil; Walpole ne craignait pas
d'appeler cet excellent j)résident Ilénaull « la pagode de
chez Mme du Deffand ^ ».
Mais si les magots et les bouddhas s'obstinèrent, imper-
turbables, à symboliser l'Orient dans ce qu'il avait de plus
exotique, tous les autres bibelots qu'on alla chercher en
Asie reçurent une manière de naturalisation; s'ils perdirent
ainsi quelques-unes de leurs grâces originelles, au moins y
gagnèrent ils de n'être plus tout à fait des curiosités, et par
suite de pouvoir se répandre en un public plus étendu. Les
héroïnes de Marivaux nr paraissent guère se douter (|ue
l'éventail '* leur donne des attitudes semblables à celles
des princesses hindoues; mais les dessins des écrans ou
bien les jtropos du marchand, quand il offrait des éventails
brisés — article plus rare ^ — pouvaient rappeler un
moment à l'esprit l'image des femmes de Chine (ju'on
voyait sur les gravures, pareillement armées; ainsi on
était invité à juger moins étrange la coquetterie minau-
dière et parisienne, dont les romanciers paraient les ver-
tueuses épouses dos mandarins. L'ombrelle et le para-
1. Les Magots, IT.'IO, se. ii. Voir p. 179.
2. Voltaire, Stances, III, à propos d'un cadeau fait h Mme du Ciiâtelet.
3. Lettre du 6 octoi)re ITOo.
4. 0. Uzanne, l'Éventail, 1882. — Spire BlondeL Histoire des éven-
tails, 1875.
.">. Uzanne, ouvrage cité, p. CJ et T6.
LA MODE ET LES ARTS. 343
pluie S qui n'eurent leur succès définitif que sous Louis XV,
conservèrent assez longtemps la lourdeur du parasol
oriental, pour que la vision d'un page, soutenant au-dessus
de la tète de sa maîtresse ce dôme mouvant, évoquât, par
une inévitable association, celle des Japonaises ou des
Indiennes représentées dans les illustrations des récits
de voyage, ou bien portraiturées au frontispice des romans.
Les porcelaines et les faïences -, dont il parut si long-
temps qu'on ne pourrait arracher le secret à l'Orient,
eurent une tout autre destinée, et plus glorieuse, puis-
qu'elles devinrent enfin une industrie française, et même
une des formes les plus jolies de notre production artis-
tique. Pendant bien des années on se borna à admirer la
fragilité élégante des tasses importées de Chine, ou les
teintes extraordinairement bleues des plats persans ; on
avait de trop vagues idées sur les procédés des artistes
d'Asie pour prétendre à les imiter. La multiplication des
récits de voyage et le développement du goût exotique
secouèrent cette incuriosité; dès 1673 une manufacture de
porcelaines se fondait à Rouen, et en 1686 on put montrer
aux ambassadeurs siamois des porcelaines « imitant si
bien celles d'Orient que plusieurs personnes ont été trom-
pées à la veue ^ » ; dès la fin du xvn* siècle cette industrie
nouvelle donna de fort belles preuves de son existence, et
le xvni-^ siècle fut sa plus belle épocjue. Elle subit les
oscillations de la mode; les voyages de Tavernier et de
Chardin mirent en honneur les faïences de Perse, tandis
que le xvui' siècle se décida franchement pour l'ornomen-
•t. Voir Quiclicrat, llisloirc du costume, lS7'i, p. 'Ml.
2. Voir : Champfleury, Bibliorira/ihie cérdmii/ue, 18S1 ; — Tli. Deck, la
Faïence, 1889; — A. Poltier, llisloirc de In faïence de Rouen, 18"().
3. Merrun; f/nlant, décenibrc 168H, deuxième partie, p. 185. Voir, sur <Je
nouvelles tentatives pour trouver les secrets d'Orienl : de Haynal, Hisloire
philosophique, 1770, 11, 228.
3i4 L ORIENT DANS LA LITTERATURE.
talion chinoise; ce fut mènie là une spécialité de Rouen,
et les ouvriers normands firent consciencieusement et par
principe « du ])aro(jue et du fantaisiste ' », reproduisant,
avec une monotonie respectueuse, trois ou (juatre types et
dessins des porcelaines chinoises. Ainsi l'urciit répandues,
jiarnii des acheteurs très nomhreux. (piantité de faïences,
familier ornement, qui ne pouvaient (|uo flatter le goût
exotique; les musées d'aujourd'hui, à Paris ou à Houen,
en exposent encore un hon nomhre, et l'on peut y voir
avec quelle application les artistes ont conservé, et même
accusé l'étrangeté des modèles.
Mais ce ne sont là encore que les accessoires les plus
menus d'un décor oriental; le xvme siècle s'est aussi préoc-
cupé du cadre; il y a eu des influences asiatiijues très
sérieuses dans la décoration des appartements et dans le
mohilier lui-même. Les tajds de Turquie ou de Perse - étaient
connus depuis le moyen âge, mais la mode s'en déve-
loppa seulement à l'épotjue de Louis XïV; on aima à faire
ressortir sur leurs couleurs, somhres ou hien éclatantes,
de beaux vases de faïence : ilu moins c'est là un motif
fie décoration, un fond de tahleau (|ue les peintres du
x\iii' siècle, à en croire les livrets des Salons '\ appré-
cièrent beaucoup. Les |»aravents, ornés d'arabesques, ou
peints à la main sur de la soie de Chine, n'étaient plus,
sous le règne de Louis XV, une rareté; et l'on avait rap-
porté de Chine quantité de laques ou de bois vernis, sous
forme de j)anneaux et de « cabinets ». « Le bois verni,
façon de Chine » eut même un tel succès qu'on chercha
1. l'dllier. oiivrftf/e rilé, p. 272.
2. B.Tiidrillart. Histoire du lure, l.S'S. Entre antres exemples : La
Fontaine, lettre à sa femme, 12 septembre 16C3, édition des Grands Écri-
vains, IX, 2"4.
3. Collection des Livrets des anciennes expositions à la Bibliothèque
nationale.
LA MUDE ET LES ARTS. 345
de bonne heure à le contrefaire ' ; les frères Martin y
réussirent enfin, vers le milieu du xvin* siècle -; grâce à
eux et à leurs imitateurs, il fut fabriqué, en nombre consi-
dérable, des consoles ou des guéridons laqués, garnis d'ap-
pliques en bronze doré, illustrés de dessins qui représen-
taient, à la mode chinoise, des pagodes, des arbres ou des
animaux fantastiques '; Carlin, sous Louis XVI, en eut
la spécialité. Dans certains intérieurs la profusion de ces
porcelaines, de ces laques et de ces bronzes était si grande
qu'on doit bien reconnaître en quelques propriétaires un
parti pris d'exotisme. Voltaire admirait fort à Luné-
ville * un
... salon magnifique
Moitié turc et moitié chinois,
Où le goût moderne et l'antique
Sans se nuire ont uni leurs lois \
Mais il ne s'en étonnait pas, comme il eût fait à propos
d'une étrangeté.
Quelques grands seigneurs plus raffinés tenaient à ce
(jue limage de l'Asie se prolongeât, pour leurs visiteurs,
hors des portes de l'appartement; et dans leurs parcs ils
faisaient dessiner de ces jardins chinois que Chambers ®
avait mis en faveur auprès de la noldesse anglaise, et que
YaïKjlomanie fit vite triompher en France "; on se plut,
persuadé qu'on se conformait ainsi aux tendances vraies
de l'art asiatique, à ménager, dans une nature bizarrement
1. Champeaux, le Meuble. ISS"., II, 1S2.
2. Leurs privilèges «latent de 1730, l"4l, l'!48.
3. Champeaux, ouvrage cité. II, 191- Voir au Louvre le musée du mtdii-
lier et la collection d'objets d'art de M. Thicrs.
4. Il s'agit probaldement d'un kiosque de Stanislas de Lorraine. Voir
Maugras, la Cour de Lunéville, 1901. p. 171, 209. 211.
5. Lettre au président Hénault, février 1748.
6. Traifé des édifices, meubles, liahils... des Chinois... compris une descrip-
tion de leurs temples, maisons. Jardins, Traduction française, 1776.
7. Baudrillart, Histoire du luxe, IV, 29n.
346 L'dHIENT DANS LA LITTÉRATURE.
tourmentée , des aspects contradictoires , « des scènes
enchantées, des scènes d'horreur, et (h>s scènes riantes »
qui avaient le don d'agacer l'humeur irritable de J.-J. Rous-
seau '. Souvent aussi on élevait au milieu du jardin un
kiosque chinois ou un pavillon à la tuniue, image réduite
et déformée des minarets ottomans ou des coupoles
indiennes -.
Cette affectation d'exotisme eut sur l'art (hi nioliilier
une action très efficace : « Il y faut chercher, a écrit tout
récemment M. Molinier , l'origine de bien des motifs
d'ornementation , de bien des formes adoptées par les
artistes du xvin'' siècle français — Le parti |>ris de décora-
tions, avec son absence de symétrie voulue, est entièrement
chinois, et chinois aussi sont les animaux plus ou moins
fantastiques qui viennent naître sous le ciseau du sculpteur
sur bois pour décorer des tables ou des consoles, ou sous
le pinceau d'un fabricant de peintures au vernis.... On n'a
point jus(ju"i(i Iciiu peut-être assez com.pte de cette
influence de l'art de l'Extrême-Orient sur le développe-
ment de notre style moderne.... Les habitudes que cette
mode de la chinoiserie a inspirées peu à peu à notre œil
sont donc |ilus profondément enracinées en réalité qu'on
ne le croit, et il faut en tenir largement compte dans l'ap-
|>réciation de l'origine des styles français du xviii"' siècle \
Ces meubles chinois, ce cadre demi-exotique ont cer-
tainement contribué beaucoup à créer l'image du faux
1. Rousseau, S'ouvelle Héloïse, i" parlie. lellre XII.
2. Voir .Maugras, la Cour de Liinérille, aux pages déjà citées.
3. E. Molinier, le Mobilier framais du XVII' et du XVIIl'' siècle, 1902,
p. 31 et 3-2.
LA MODE ET LES ARTS. 347
Orient; une pagode ou une potiche de belle porcelaine
suffisaient à son évocation ; les sultanes ou les mandarins
de Crébillon pouvaient se sentir tout à fait à Taise dans le
salon parisien que l'auteur leur donnait comme habituelle
résidence; n'y retrouvaient-ils pas les ornements qu'on
supposait familiers à leurs yeux, et qui étaient familiers
aussi aux lecteurs français? Pour achever l'illusion, on
s'ingénia bien souvent à répéter, dans ce cadre propice,
quelques-uns des gestes ordinaires aux g^ens d'Asie , ou
même à y pratiquer leurs plus chères habitudes. Bien peu
d'hommes^ il est vrai, se divertirent, comme Stanislas de
Lorraine, à « fumer dans une grande pipe à la turque
de six pieds de long" ' » ; mais combien s'obstinèrent à
boire du café et du thé par pure mode d'abord, et pour faire
parade d'exotisme! Michelet, qui ne négligeait point les
petits faits de l'histoire, estime que l'usage du café a vrai-
ment modifié l'esprit français-; il est possible; mais en
tout cas la mode s'en introduisit à la fin du xvn'^ siècle,
elle s'installa définitivement au siècle suivant ^; et ce fut là
une des manifestations extérieures par lesquelles la société
française entendit marquer qu'elle était conquise à l'Orient.
Le café
... liqueur arabesque
On bien si vous voulez turquesque *,
commença à être apprécié vers IGGO, et fut « lancé » par
l'ambassadeur Soliman Muta Ferraca, qui le prodiguait à
ses visiteurs'; dès l'éjioque de Bajazel ei du Bourgeois
1. Maugras, ouvraqe cité, p. 202.
2. Michelet, la Ih-gence, 1874, p. 133.
3. Franklin, la Vie prirée d'autrefois, le café, le thé, le chocolat, 1893. —
Voir aussi Savary, Dictionnaire du commerce, 1721. — Galland, De l'origine
et des progrés du caffé, l'i'JO.
4. Subligny, Gazelle de la cour, 2 décembre 1666.
••■>. Voir p. 97.
348 L (lUIHNT DANS LA LlTTi: KATlIiE.
f/riilillioi)i/i)e. il faisait fureur; au xvui- sic'clt» il devint une
• les iustilutious de la littérature et de la soeiété. Les clients
de Proeope ne virent peut-être pas, comme l'assure
Michelet, « au fond de son lireuvage le futur rayon de 89' »,
mais ils y trouvèrent, j'imaiiine, l'occasion de penser plus
souvent à l'Asie; peut-être aussi furent-ils amenés à moins
bien comprendre qu'ils n'auraient pu le caractère original
des hommes d'Orient, puisqu'ils se donnaient avec eux une
ressemblance si facile et qu'ils les copiaient dans les «létails
lie leur vie. Encore le café fut-il très tôt naturalisé : mais
le thé irarda son parfum exotique et sa saveur lointaine*;
lui aussi, il fut connu vers le milieu du ww" siècle; et, dès le
premier tiers du xvni', il était « autant à la mode que le
chocolat l'est en Espagne' » ; on n'y voyait plus, comme
d'abord, un médicament, mais une boisson légère, fort
agréable à prendre dans un salon, en petite société ; la tasse
de thé devint un accessoire si ordinaire de la vie mondaine
que plus d'une dame voulut rire représentée, sur son por-
trait, dans cette attitude favorite \
La causerie accompagnait obligatoirement le café ou le
thé; elle était môme pres(|ue leur vraie raison d'être.
(Jii<d d'étonnant dès lors si. dans un salon e\oli<]ue, devant
un guéridon chinois, avec une lasse japonaise en mains,
on se sentait entraîné à parler de l'Asie! on faisait appel à
l'Orient pour renouveler les menus divertissements litté-
raires, et Ion comjili(juait j>ar exemple la difticulté des
1. Miclielel. passa fje cité.
2. Franklin, ourrr/f/e cilé. p. 10:) cl sniv.: Havnal, llislolre philosojiliique,
11, 21»;.
."5. Le Gi'nliL Souvrau \'<)i/iige aiilour du monde, 1730, IL 11.
1. Par e.Komple, Salon de 173'.), Chardin, Vn pelil lahleau représentant
un" dame qui prend du thé. — 17o0. Aved, Portrait de Mme Brun assise,
prenant du t'ié. — 1757. C. van Loo, Trois tableaux... l'un, une femme qui
prend du c'ifé. — 17.S'J. C. van Loo, Plusieurs portraits de dame,... une en
rohe de satin tAane prenant du eaffé.
LA MODE ET LES ARTS. 349
bouts rimes en y introduisant des vocables turcs ' ; on
parodiait, comme M. Jourdain, les belles périphrases de la
salutation orientale ou les invocations à Allah -. Quelques
grandes dames se donnaient comme passetemps de com-
poser des peintures dans le genre chinois, de dessiner des
panneaux ou des paravents^: d'autres, un peu pédantes,
témoignaient, par des citations appropriées, qu'elles lisaient
les philosophes de l'Inde ou de la Perse*; la fille de
Mme GeolTrin employait les loisirs de sa cinquantaine à
résumer Confucius et Zoroastre, pour les mieux faire con-
naître à ses amies '. Parfois on instituait des discussions
en règle; et le nom de Mahomet, par exemple, jeté dans
une conversation, créait tout aussitôt deux camps : les uns
assuraient qu'il était « le meilleur ami des femmes et le
plus grand ennemi de la raison » ; les autres soutenaient
qu'il était un législateur habile et un apôtre de vertu ", C'est
probablement dans une de ces discussions, où chacun
cherche à enfermer sa pensée en une formule nette et spi-
rituelle, que fut inventé le fameux ar;/u/nent du mandarin,
désespoir des chercheurs et des curieux, qui jamais n'en
ont pu l'etrouver l'origine. Chateaubriand, qui le repro-
duit", a soin de lui laisser presque la forme de la conversa-
tion :
Si tu pouvais par un .s'eul désir tuer un homme à la Chine et
ht'riter de sa fortune en Europe, avec la convii tiun surnaturelle
qu'on n'en saurait jamai.s rien, const^ntirais-tu à former ce désir?
1. Diilerot. Lettre à Sophie Volland, 3 février 1766.
1. VoUaire. lettre à Aunillon, oclohre 1742; — lettre à Catherine II,
5 décembre 1777.
.3. Maugras. la Cour de Lunéville. 1904, p. 108 el 361.
4. Mme de Ghoiseui dans une lettre à Mme Du DelTand. 23 mai 1765
(éililion de Lescure, I, 320).
b. P. de Ségur. le Royaump de la rue >ainl-Uonoré, 1897, p. 177.
6. Diderol, Lettres à Sophie Volland, 30 octobre et 1" novembre 1750.
7. ii'nit' du Christianisme, Parti'- I. liv. VI. chap. ii.
3r.O L'OIUENT DANS LA LITTKRATLIRE.
Les philoso|ihes présidaient souvent à la conversation,
mais ils ne donnaient pas toujours le ton; et, délaissant
leurs graves propos, on s'amusa quelquefois à reproduire
dans les divertissements de société l'image drolatique de
rOrient, telle que la comédie et le roman la réalisaient. A
l'époque du carnaval, on ne faisait pas difficulté à se
déifuiser d'habits asiatiques : Mme du Chàtelet, à Luné-
ville, prenait le costume d'un Turc, et Voltaire lui disait
eralamment :
Sous celte barbe qui vous cache,
Beau Turc, vous me rendez jaloux!
Si vous ôtiez votre moustache,
Rijxane le serait do vous '.
Mme de Mirepoix organisait un grand Ital où la plupart des
invités étaient vêtus à l'indienne, à la chinoise ou à la
turque-. Souvent ces mascarades sortaient hors des ajjpar-
tements privés et, avec bien plus de richesse, elles s'éta-
laient à la cour; les Turcs, les Arméniens, les Chinois, etc.,
étaient les personnages hal)ituels des ballets fju'on dansait
devant le roi^ Quand les jeunes gens, peintres ou étudiants,
s'en mêlaient, loin de tovis soucis d'étiquette, ils traînaient,
dans les rues et sur les places, des chars grolesquement
remplis de magots, de turbans ou de clochettes, qui, avec
un tintamarre plus ou moins oriental, enfonçaient dans
l'esprit des spectateurs cette persuasion que l'Asie était le
pays par excellence de l'étrange et du cocasse. Les étu-
diants de l'université de Caen font jouer à leur ancien rec-
teur le rôle du mamamouchi de Molière*; les pensionnaires
1. Maii^rras. ouvrage cité, p. 30.1.
2. Mme Du Deiïand, lettre du 23 janvier 17G" (édilion de Lescure, I, 401).
3. Voir p. 2", et, entre autres : en 1660, un ballet dans la chambre du
roi; — un ballet le 2:') février 1745 (voir de Nolhac, Louis XV et Mme de
Pompadow, 1903). Voir au Garde-Meuble la tapisserie dite le Divertisse-
nient turc.
4. En 168". N.-M. Bernardin, Mamamoucfii, Revue de Paris, l" uuùt 11)02.
LA MODE ET LES ARTS. 3j1
•le l'Acaclémie de France à Rome promènent en 1735 dans
la ville pontificale une mascarade chinoise ' ; le succès les
encourage à recommencer, quelques années après, cette
joveuseté : de la Chine ils passent à l'Arabie, et le peuple
romain applaudit en 1748 la Caravane du sultan de la
Mecque -.
Vers la fin du xvur' siècle ces divertissements exotiques
étaient assez passés dans les mœurs pour que le peuple y
prît part; ils parurent aux foires et sur les boulevards, où
l'on construisit des redoutes chinoises et où s'éleva bientôt
le Théâtre des récréations de la Chine ' ; les ombres chinoises,
d'abord enfermées dans quelques salons, devinrent, grâce
à Ambroise et surtout à Séraphin, un spectacle des jtlus
populaires.
Pour se déguiser et pour préparer ces mascarades, il
avait bien fallu se préoccuper des véritables costumes
d'Orient; les étoffes en étaient si riches et les ensembles
si harmonieux, que l'ingéniosité des marchandes de modes,
des couturières et des lin^ères fut tentée; où trouver des
ressources plus riches pour créer de vraies nouveautés'?
Les indiennes avec leur toile peinte^, le taffetas de la
Chine ^ étaient depuis long'temps un objet de luxe; le com-
merce de la soie se développa tout à fait au xvui" siècle'';
mais ce n'était point là du véritable exotisme. Rousseau,
plus entreprenant, voulut racheter par son habillement
le |iiii de sympathie que ses livres témoig^naient envers
1. Voir une gravure au Cabinet des Estampes, Collcclion Hennin, t. '.tl,
folio V\.
2. Voir p. 237.
3. Magnin, Histoire des marionnettes, p. 180; Grinim, Correspondance,
15 août 1770. — Spectacles des Foires et des Boulevards de Paris, 1776,
p. 117.
4. Molière, Bourgeois r/enlilhomnie, .Vcte 1, se. ii.
i. \. iTAubigné, les Aventures du Baron de Féneste, liv. 1, chap. u: liv. Il,
chap. 1.
6. Raynal, Histoire philosophique, II, l'ii.
352 L ORIENT DANS LA LITTK RATIUE.
l'Asie; il se fit faire « une petite garde-robe arménienne' »
et n'hésita pas (il y trouvait d'ailleurs des commodités,
spéciales) à se promener, dans Motiers et môme dans
Paris-, avec un cafetan cl un honnet d'astrakan (jui lui
valurent des salamalecs orientaux '. A vrai dire, cela fut
jujjé une bizarrerie: mais, quebjues années plus tard, les
modes féminines inclinèrent décidément vers l'Orient; les
ambassadeurs de Ïyppo-Saïl» itrovoquèrent, à la cour de
Marie-Antoinette, l'apparition de robes à la musulmane^ de
honnels à la turque, de fichus à la caravane'", que l'on put
voir encore, dans le Paris du Directoire, sous le nom de
robes à l'odatiscjue ou de chapeaux-turbans ^
III
Plus d'une dame, pour prolonf»er sa satisfaction et per-
pétuer l'empressement de ses admirateurs, voulut qu'un
peintre fixât en un tableau le souvenir de son déguisemeiit
exotique. Ce fut la mode, pendant quelque temps, de se
faire représenter sur son p(»rtrait, les hommes en tchaou-
clie bachi ou en huissier du sérail, les femmes en sultane
et en odalisque''. Van iMour, « peintre ordinaire du roi en
Levant », Latour et Aved ' s'en firent une spécialité; et
1. Confpssifin.t, 2" partie, liv. XII.
2. Griinm, Correspondance, l-i juillet \"i).
."{. Confessions, passage cité.
4. Heisel, Modes et usages sous Murie-Anloinelte, 1S85, t. I, p. 62, 80,
120, 138, 153, iCto, 218, et les planches jointes au texte.
5. Ilerbelte, Lue ambassade luniue sous te Direc/oire, 1902, p. 170, 173
et les planches.
6. Voir Aug. Boppe. ./. B. van Mour, Revue de Paris, 1"' août 1903. —
Les deu.r lableau.r turcs du musée de Bordeauj-. Revue philomathique de
Bordeaux, 1" juin 1902. — Les peintres des Turcs au XVIII' siècle, Gazette
des Rcaux-Arts, juin 190.5.
7. F'ar exemple. Salon de 1713, n" 73 du livret, Mme fa marquise de
Sainte-Maure en sultane.
LA MODE ET LES ARTS. 353
c'est bien dans une intention pareille que Yan Loo com-
posa les quatre fameux tableaux où paraissent la sultane
et ses odalisques'; il s'agissait uniquement à l'origine de
dessiner pour les Gobelins des « modes du Levant- », des
« costumes turcs ^ » et l'artiste s'appliqua, avec une
minutie évidente, à si bien détailler le vêtement de ses
personnages qu'ils pussent ressembler à des gravures de
modes. Mais il lui parut bon, pour se conformer au g-oùt
du jour, de faire contraster des visages français avec les
étofTes turques, et la sultane se trouva naturellement être
une image de Mme de Pompadour à peine déguisée.
Ce fut là d'ailleurs une tendance commune à tous les
artistes du xvni" siècle qui peignirent des tableaux orien-
taux, ou dessinèrent, dans le même goût, des cartons de
tapisseries*. Leurs œuvres sont mentionnées, assez nom-
breuses, dans les livrets des salons, ou dans les inventaires
des collections du roi; quelques-unes ont survécu; beau-
coup ont été conservées par la gravure. Or il n'est pas
besoin de s y attarder longtemps pour constater l'extrême
rareté des sujets exotiques : rien n'est moins fréquent que
de trouver une caravane \ une horde tartare^, une rue de
Constandnople ': et, d'une manière g^énérale, les peintres
semlilenl fuir les occasions qu'ils auraient d'évoquer aux
1. Voir p. 210. Voir Engefand. Inventaire des tableaux commandés et
achetés par la direction des bâtiments du roi, 1900. Commandés en 1734 à
C. A. van Loo, commencés par lui el non finis. Idée reprise en i~',-2 :
l'exécution est conliée à J. .\. van Loo. Voir cabinet des Estampes. Di,33.
folios 63 et 64.
2. Expression reproduite par Engerand, ouvraf/e cité, à l'année [~~0.
3. Expression reproduite par Gerspacii, Répertoire détaillé des tapis-
series,... 1893.
4. Surtout la célèbre Tenture des Indes de Desportes; commencée au
xvii' siècle, remise sur le métier en 1710. Voir Gerspach, Répertoire
détaillé des tapisseries exécutées aux Uobelins de 1G6-2 à IG9-2. 1893.
5. Loutherbourg, Lne caravane, 17Go, n" 137 du livret. — Huet, Une cara-
vane, esquisse, 1771, n" 123. — Doyen, Deux caravanes, 1779, n" 21 et 22.
6. Voir Salon de 176.5, n" 143 el 147.
7. Favray, la Rue de l'Hippodrome à Constantinople, 1779, n" 7S. ,
•23
354 L'ORIENT DANS LA LITTÉRATURE.
yeux la vision d'une nature et d'une vie, autrement colorée
que la notre. Us aiment plutôt à dessiner les menus incidents
de l'existence, par lesquels la société asiatique nediflèrepas
beaucoup de la société française. Combien de Grand Sei-
gneur donnant un concert à sa maîtresse, faisant peindre sa
maîtresse, prenant le café avec la sultane^ \ C'est qu'en
elTet de tels tableaux, outre l'agrément du dessin, avaient
l'attrait d'une sorte de déguisement. Ils plaisaient par les
mêmes qualités qui rendaient agréables un bal masqué ou
un roman à clef; ils acbevaient l'image de l'Orient, telle
qu'elle s'était ébaucliée dans une comédie de Favart ou
dans un volume de Crébillon.
Le rapprochement paraîtra plus vrai encore , si du
tableau proprement dit on passe à la gravure. Los m aï 1res
graveurs de l'époque, si artistes qu'ils fussent, étaient
bien contraints, malgré tout, de reproduire avec le burin
les sujets qu'ils croyaient propres à satisfaire le grand
public; or ils ne se sont jamais lassés de dessiner l'Orient
monilain et l'Asie libertine de la littérature. Les répertoires
de gravures-, et les portefeuilles du cabinet des Estampes
sont riches d'odalisques dévêtues et de sultans amoureux.
LeSnIldii ;/alant , la S II Ihi lie fi r(ji-/tp J" Esclave découvrant une
odat/sfjne, le Bain public des femmes mahométnnes, le Grand
Seigneur au milieu de ses femmes, le Gouverneur du sérail
choisissant les femmes, la Circassienne à l'encan,... etc., tels
sont leurs litres et leurs sujets les plus ordinaires, et l'on
dirait qu'elles ne sont faites que pour illustrer les œuvres
littéraires; du moins elles ont été conçues sur le même
type et transcrivent la même vision de l'Orient.
1. Knire aiilrcs. C. van Loo au Salon de 1737; — Coypel, le Ca/'r du
Grand Seifjneiir, en 1750; — l.rs Sultanes de van Loo,.-- t"lc.
2. H. Portails el II. de Béraldi, les Graveurs du XVIII' siècle, 18S0. —
G. Boiircanl. lr.s EsUnnpes (lu XyilC siècle, 1885. — Bourcard, Dessins,
gouaches, estampes... du XVIII" siècle.
I
LA MODE ET LES ARTS. 355
Parfois les artistes ont paru vouloir se dégager un peu
(le leur siècle, et donner à leurs œuvres un caractère moins
français. De riches amateurs, le ministre Bertin en parti-
culier', avaient fait venir d'Asie quantité de dessins ori-
ginaux représentant des divinités japonaises ou des cos-
tumes chinois; des dessinateurs français s'ingénièrent à de
minutieux pastiches-; Watteau^ et Boucher* ne dédai-
gnèrent pas ce genre d'exercices, et ils firent des chinoi-
series, avec ou sans titre. Bien qu'ils fussent soutenus
par les modèles orientaux dont ils s'inspiraient assez exac-
tement, ils ne réussirent pas h donner au public une
impression que celui-ci ne demandait pas, et qu'eux-mêmes
ils ne voulaient point produire. Les Chinoises de Boucher
ont des onales \on^s, et ses Chinois sont moustachus; mais
on jurerait qu'on a laissé pousser ces ongles à loisir, et que
ces moustaches sont postiches, tant les attitudes et les
expressions sont françaises. Sa Rêveuse laisse tomber son
éventail comme une marquise fort experte; une Chinoise
dans le Mérile de tout pays joue avec un chat et deux petits
Chinois, sans songer absolument à se donner des gestes
qui la feraient prendre pour autre chose qu'une Parisienne;
et la petite femme du Paquet incommode, qui pèse si lour-
dement sur les épaules d'un gros mandarin, est la première
à rire de cette idée drôle! Les artistes du xvm"^ siècle,
comme beaucoup de littérateurs d'alors, ont aimé l'Orient
simplement parce ([u'il appelait l'image gracieuse et factice,
quelquefois graveleuse, d'une mascarade.
1. S.i coUecLion est entrée au Cabinet des Estampes en \~'d'\
2. Cabinet des Estampes, Orf/33 et 31.
3. D6J.0C.
4. D6/30.
CONCLUSION
I. Conslitulion de rorienlalisme vers 1780. — Publications de la mission
de Pékin; la Bibliothèque du roi; les éludes indiennes en Angleterre;
Anquelil Du Perron. — Conséquences lointaines : le renouvellement de
l'histoire et de la critique: l'exotisme et la lilléralurc du xix' siècle.
II. Ce qui était réalisé dés l'SO. — A la place de la confusion d'autrefois
il y a une conception de l'Orient assez concrète, avec deu.\ aspects :
l'Asie drôle, l'Asie philosophique. — Valeur de ces résultats.
I
Ce n'est pas tout à faitgràce à un [lur artifice de mélliode
qu'on peut, dans Thistoire politique ou littéraire, enfermer
une époque ou un mouvement entre des dates assez pré-
cises. Toujours, quand une grande chose commence ou
bien s'achève, il se produit une série d'événements, con-
temporains les uns des autres, (jui marquent son comnien-
rcmont ou sa fin; les deux ou trois années qui précèdent
la Hévolution sont riches de ces synclironismes signifi-
catifs, et les sig-nes précurseurs de la Henaissance s'accu-
mulent dans la courte période oîi s'élabore la doctrine de
Ronsard et de Du lîellay. Déjà, en ce livre, on a pu cons-
tater qu'il y eut, vers 1660, un accord indéniable des cir-
constances et des œuvres qui permit le brusque dévelop-
pement du goût exotique ' ; par la suite il y eut des concours
I. Voir p. 41 et d73.
I
CONCLUSION. 337
d'événements qui lui furent profitables ' ; mais il faut venir
aux environs de 1780 pour retrouver dans l'ensemble des
faits littéraires une harmonie aussi unanime et aussi sug-
gestive. L'exotisme prit alors une autre face.
Les Jésuites, à qui l'on ne peut refuser ni le talent
d'avoir toujours su discerner les ambiances favorables, ni
le mérite d'en avoir quelquefois profité, eurent vite le sen-
timent de ce nouvel état de choses. Leur exploration scien-
tifique de la Chine, poursuivie assidûment depuis cent cin-
quante ans, commençait à atteindre un dei:ré de suffisante
certitude: aussi, dans le temps même où l'orientalisme,
dégagé de sa confusion [tremière, établissait les fondements
de recherches futures, ils se hâtèrent de réaliser en une
œuvre considérable tout le bagage de leurs connaissances.
On a déjà dit^ ce qu'ont été les Mémoires concernant l'his-
toire, les sciences, les arts, les mœurs et les usages des
Chinois... par les missionnaires de Pékin. Cette énorme
encyclopédie commença de paraître en 1776 et se continua
assez régulièrement. Dans le même temps l'abbé Grosier
publiait Y Histoire générale de la Chine du père de 3Iailha\
Cette masse considérable de volumes clôturait définitive-
ment toute une période d'enquête : remplaçant les anciennes
Histoire ou Description de la Chine, elle olTrait au public des
travailleurs des résultats incontestables et des renseigne-
ments assurés.
Au même moment les arabisants et les interprèles des
langues orientales s'éprirent d'un nouveau zèle j)Oiir les
manuscrits qu'enfermait le Cabinet du Roi, et qu'avait
plutôt défiorés qu'étudiés la curiosité hâtive d'un Galland
ou d'un Petis de la Croix. Aux approches de 1780 Car-
\. Voir Première [larlie, cli.ip. vi.
2. Voir p. 124.
3. {-" à 1184, 12 vol. in-'f.
358 L'ORIENT DANS LA LlTTEllATliRE.
donne publie plusieurs traductions; on réédite les Contes
orientaux de Caylus', Savary donne une nouvelle adapta-
tion du Koran'; l'Académie des Inscriptions et Belles-
Lettres entreprend en ITSo, sur l'invitation de Louis XVI,
0 de faire connaître j)ar des notices exactes et des extraits
raisonnes les manuscrits » de la Bibliothèque royale ^ Les
traductions françaises des œuvres littéraires de l'Orient,
restées jusque-là assez rares, allèrent désormais en se multi-
pliant.
Quoique loin de France, d'autres événements s'achevaient,
toujours à cette même époque, qui allaient retentir sur les
travaux orientalistes de l'Europe, et faciliter leur soudaine
expansion. L'Angleterre terminait la conquête véritable de
l'Inde, et déjà ses savants s'initiaient à l'étude du sanscrit*.
C'est en 1784 que fut fondée la Société asiatique du Bencrale,
et c'est à celte date que « l'on fait commencer d'ordinaire
l'étude de l'Inde et de son passé ^ ». Çalmntala et maint
autre livre de l'Orient furent révélés par des traductions
anglaises.
Mais déjà les Français s'étaient mis en mesure de mar-
quer leur place dans cette science de l'orientalisme, presque
nouvelle, qu'ils devaient bientôt faire avancer d'un si bel
élan; ils se donnèrent même quelque peu figure de précur-
seurs, puisque la traduction du Zend Avesla, œuvre d'An-
quelil Du Perron, date de l'année d771. L'auteur était
1. Voir p. 156; noter niissi Cardonne, Mélanf/e de liUéralitre orientale,
Paris, mo.
2. Voir p. i66.
'.i. I^olices et extraits des manuscrits de la liibl/ol/iè(/iie du Roi, l. I, 1"87;
— T. II, 17S9; — T. III, ITîiO. Les deux premiers conlienncnl plusieurs
arlicles sur l'Orient.
4. Langlois. Manuel de //ihliofjraphie hislorif/ue, HK)i. Voir Harth, Journal
des Savants, l'.iOO, p. IH : La l'Iiilolofjic et l'archéologie indo-aryennes.
5. Barth, article cité, p. 115. H ajoute : « C'est exagérer mais pas de beau-
coup ». — Voir dans ce volume, p. 181, ce qui a été dit du goût pour
l'Inde vers 1780.
CONCLUSION. 359
revenu de l'Inde en 1762, rapportant quantité de manu-
scrits parsis ou sanscrits; aussitôt il déclara qu'il allait
révéler « des langues dont les savants ne connaissaient que
les noms », et secouer « cette espèce d'assoupissement
général sur un objet aussi intéressant' »; il traça tout un
plan d'études-, et se mit sans tarder à celte besogne de
réformateur. Pendant huit ans il prépara sa traduction de
Zoroastre; il résista avec une énergie orgueilleuse aux atta-
ques violentes^ dont fut accompagnée la publication, et, à
force de protester qu'il était le seul homme qui connût
l'Inde et qui eût le droit d'en parler^ il s'imposa. En 1778,
dans sa Législation orientale, il se fit fort de ruiner toutes
les idées que les philosophes du x\ ni" siècle avaient édifiées
sur la conception du despotisme asiatique ; il traita Montes-
quieu et Voltaire de « publicistes » ignorants! Ensuite
parurent les Recherches historiques et géographiques sur
rinde \1786-1789), puis des Considérations politiques sur
l'Inde (1798)% la traduction des Oupanichaf (1804), etc.
tt L'indianisme était fondé ^ », et la nouvelle génération,
déjà grandissante , des orientalistes allait bientôt pro-
noncer, en l'honneur d'Anquetil Du Perron, les paroles de
louange et de reconnaissance qu'on se doit d'offrir à ceux
qui furent vos maîtres'.
Le mouvement se développa d'une allure régulière : en
1795 la Convention institue l'Ecole des langues orientales,
qui fit de l'orientalisme français une science officielle, et
1. Relation ahréfiée du voijage que M. A. Du Perron a fait dans l'Inde,
Journal des Savants, jnin 1"62. p. 3 de l'Extrait.
2. Préface de la Traduction du Zend Aiesla, t. I, p. xi.
3. Par exemple, Grimm, Correspondance, janvier 1""2.
4. Voir dans sa Lérjislation orientale, ITÎS, la curieuse dédicace : Auj
peuples de Vlndoustan.
o. L'Inde en rapport avec VEurope, an VI (ITOS).
6. Barth, article cité, p. 119.
". Voir Darmesleter, V Orientalisme en France dans Essais orientaux, IS83.
3C0 LUUIKNT DANS LA LITTÉHATIUE.
lui donna, en même temps (juc la ilignité, des ressources et
des instruments nouveaux. Son histoire véritable com-
mence à cette date.
Voilà à quoi avait abouti tout le mouvement de curio-
sité vers l'Asie, et si ses manifestations furent, pendant le
xvni" siècle, surtout littéraires et artistiques, on recon-
naîtra au moins qu'elles corres[iondaient à une très vive
activité intellectuelle.
Les conséquences en furent remarquables : on a écrit,
sans exagération, que « le xx*" siècle ne devrait guère moins
un jour à la connaissance du vieux monde oriental, que
le xvi'' siècle à la découverte ou à la révélation de l'anti-
(juilé gréco-romaine' »; la comparaison est parfaitement
exacte, puisque l'antiquité n'avait pas été méconnue
au xiV et au xv" siècle, pas plus que l'Orient au xvn'' et
au xvni"" siècle : mais la Renaissance et l'orientalisme
donnèrent un tout autre aspect à des conceptions qui
vieillissaient infécondes, elle jour nouveau, (pii l'ut ainsi
projeté, éclaira des richesses à peine devinées :
I/r-ludf? des languos et de l'iiisloire de l'Asie, écrivait Anquelil Du
Perron hii-niême, n'est pas une étude de mots ou de simple curio-
sité, jiuisquelle contribue à nous faire connaître des contrées plus
considérables que l'Europe, et qu'elle oITre un tableau propre à
perfectionner les connaissances do l'IionuTie et surtout à assurer
les droits iiiiprescriptihles de l'Iiuinanité -.
L'histoire, annonçait le traducteur du Zcnd Avesta, en
profiterait, et surtout « l'histoire des (q)inions religieuses ^ » ;
on pourrait désormais remonter « à l'origine des peuples
et des langues^ » : on étendrait le domaine de la critique,
1. Schopenhauer, cité par Brunelière, Evolution des Genres, t. I, p. 212.
2. Léfjislalion orientale, t""8, p. 181.
3. Préface rie la traduction du Zend Avesta, l. I, p. vm.
4. Mf'ine préface, t. 1, p. x.
CONCLUSION. 361
on élargirait la pensée humaine. Ce ne furent pas de vaines
promesses.
La littérature ne resta pas indifTérente à un tel renou-
vellement; Chénier se préoccupa de l'Asie, et inscrivit
dans ses notes les impressions que lui laissaient les livres
sacrés de la Chine; il se proposait d'en tirer parti quelque
jour '. Plus tard Yexotisme, tel que les écrivains
du xvui'= siècle ne sont pas parvenus à le sentir, s'installera
dans le roman et la poésie; il paraîtra si bien un des élé-
ments du romantisme que Musset proposera cette défini-
tion railleuse : « Le romantisme,... c'est la citerne sous les
palmiers'! » Les Orientales donneront aux hommes de 1825
la vision d'un Orient, imaginaire certes, mais déjà assez
convenablement coloré ; la hantise de l'Asie inqurétera
quelques esprits : Flaubert gémira :
Penser que peut-être jamais je ne verrai la Cliin<^; que jamais je
ne m'endormirai au pas cadencé des chameaux; que jamais peut-
être je ne verrai dans les forêts luire les yeux d'un tigre accroupi
dans les bambous ^\
Leconte de Liste s'inspirera assez étroitement des poèmes
védiques pour qu'on prétende retrouver dans ses vers
« l'esprit des doctrines où respire le génie endormeur de
l'Inde antique^ », ou la vision de « la pagode hindoue
frissonnante de mystère et de poésie'. ». La littérature
depuis, est restée fortement teintée d'orientalisme, et n'a-t-on
pas pu, de nos jours, croire que Zarathoustra, ressuscité,
serait invité à diriger d(''linitivement la pensée moderne'?
1. Mélanges et Fruf/menls, édition Becq de Fouquiéres, p. 3i2. — Manu-
scrit de la Bibliothèque nationale. 1" volume, folio 166. — Édition Moland,
t. I, p. ;iO. Voir, dans la fievue iVHisloire liiléraire d'octobre 1901, A. Lefranc,
Papiers inédits de Chénier.
2. Première lettre de Dupuis à Colonel.
3. LeUre fin octobre 1S47, Correspondance, I, 200.
4. G. Renard, la Mét/tode scienti/ii/ue de l'histoire liiléraire, 1900, p. 162.
0. V. LoUiée, Histoire des lillcralures comparées, s. d., p. 302.
362 LOIUl'NT IIANS LA LITTHUATURK.
II
Ce sont les consétjiiences de rorienlalisme, et Torienta-
lisme est lui-même la conséqnence du goût pour l'Orient :
mais il ne s'agit là en somme que de résultats lointains et
futurs, et si Ton veut retenir seulement ce qui, vers 1180,
était achevé, et vraiment réalisé, on devra rédiger des con-
clusions moins ambitieuses. Toutefois un résultat avait été
définitivement acquis pendant ce grand siècle de collective
élaboration : l'Orient avait percé l'ignorance indifférente
sous laquelle on l'enterrait autrefois : il s'était dégagé de
la confusion des connaissances médiévales et s'offrait
désormais, sous un aspect concret, à l'attention sympatbi(jue
de tous. On a vu les tentatives nombreuses par lesquelles
les hommes du xvn- et du xviii'' siècle essayèrent de jdier
et d'adapter celle conception nouvelle aux diverses formes
de leur littérature. IJien souvent il y eut des échecs et plus
souvent encore des demi-succès; mais, par-dessus toutes
ces expériences, heureuses ou manquées, le goût pour
l'Orient affirmait la réalité de sa vie. Dès l'époque de
Voltaire, il ap|)araissait jtartagé entre deux tendances, (|ui,
aujourd'hui encore, voisinent, mitoyennes, parmi nos
habitudes d'esprit : l'Asie fut à la fois une image plaisante
et une conception sérieuse. L'Orient drôle, modelé et for-
mulé par la comédie et le roman, s'était arrêté tout de suite
en un dessin si net que le xix*" siècle ne devait pas beau-
coup modifier ce thème , mais seulement l'enrichir.
L'Orient tragique, dont Dajazet avait paru créer le type,
n'eut pas plus de succès ni de durée que la tragédie
exotique elle-iiiénic Ouant à l'Orient philosophique et
scientifique, il était déjà plus qu'ébauché : on en avait
récolté les fruits bien avant qu'ils fussent mûrs; mais leur
CONCLUSION, 363
verdeur, quoique un peu inquiétante parfois, avait réjoui
et alléché le public : l'heure de la vraie et profitable
cueillette était venue.
La comparaison s'impose, car il serait prétentieux de
terminer un livre sur l'Orient sans parler du soleil. Le
voyageur qui, dans le Sud algérien, ou ailleurs, pousse
jusqu'à l'entrée du désert, se doit à lui-même d'assister à
l'aurore telle qu'elle se montre en ces contrées. Le
spectacle est symbolique : après une aube très courte et
grise, mal détachée de la nuit finissante, tout dun coup le
soleil jaillit, et bondit, boule rougeoyante, de quelques
degrés au-dessus de la ligne de l'horizon. Tout change
aussitôt : les choses que l'on avait près de soi se revêtent
soudain de lumière, et reçoivent une couleur et un relief
que d'abord on ne leur aurait pas soupçonnés; puis les
lointains, tirés hors des brumes nocturnes qui se dissipent,
séclairent et laissent voir soudainement ces immenses
espaces qui fatiguent le regard; en même temps on se sent
enveloppé d'une chaleur immédiatement vive, qui donne
au corps et à l'esprit la brusque sensation d'un renouvelle-
ment. Ainsi; dès les premières minutes, on ressent toutes
les impressions que doit donner cette longue journée de
lumière et de chaleur où monte déjà, lentement, le soleil
oriental.
INDEX
I
Ah olu (pouvoir), voir Monarchie.
Académie (des Inscriptions), loi.
1.52 et suiv., 338.
Addison. 290 et suiv., 293, 294.
Alleurs (marquis des), 91.
Aimanachs, 99, 136.
Amazolide, 270.
Ambassadeurs français en Orient. 89
et suiv.
— orientaux en France. 9.5 et suiv.,
3.d2.
Amour oriental (conception de 1"),
66 et suiv.. 205, 2.57, 209, 283,287.
Amusements sérieux el comiques.
Voir Dufresny.
Anglaises (études) sur FOrient, 3.58.
Anquetil du Perron. 60, 132, 1-58,
339.
Anson. 33, 63. 81. 118. 322.
Anti(iuité (l'Orient antique), 20.
Anville (d"), lil.
Arabe (langue). 142 et suiv., 1.50.
337.
Arabes, 6 et suiv.. lu. 73, 133, 140,
172.
— (contes). Voir Contes.
— (ouvrages historiques sur les),
140.
— (pièces de théâtre sur les), 217,
223, 237 et suiv.
— (romans sur les . 2.39 et suiv.
Arabesques, 344, 343.
Argens (d'i, 183, 301, 312.
Arleijuin, 302. Voir Italienne (co-
médie), bibliographie.
Art (décoratif), 344.
Arts (et rOrient), 3-39 et suiv.
Artistes (et rOrient\ -332 et suiv.
Arvieux (d"), 73, 93. 228 et suiv.
Asiati([ue (Société) du Bengale, 358.
Asiatique tolérant (T), 277. 333.
Asie plaisante (conception de r),231,
301.
Aved, 332.
Bababec, 303.
Babouc, 303.
Bagdad (le barbier de). 241.
Bajazet. Voir Racine.
Ballets, 229, 248. 330.
Balzac (J.-L. Guez), 40.
Barbier de Bagdad {le), 241.
Barbin, 33.
Baudier, 68. 69, 71, 13.3, 160.
Bayle, 133. 103, 283. 313.
Beauveau (de), 48.
Bélier (le). Voir Hamillon.
Belleforest (Fr. de), 38.
Bernardin de Saint-Pierre, 38, 183,
271. 320.
Bernier, 34. 36. 37 el suiv., 06, 71.
Berlin, 3.53.
Bibelots, 78, 340 et suiv.
Hifjliotlièque orientale. Voir Herbelot.
Hibliolliéque royale, 143. 13i>, 233,
33S.
Bil)liques (études), 331 et suiv.
Bignon (abbé), 2.39.
Bonareili. 34. 191.
Bonneval (pacha), 93.
Bossuet, 40, 141, 319, 323.
BouclitT, 3.53.
Boufllers (de), 274.
Boulainvilliers (de), 135. 133, 103.
366
INDEX.
IJmiMibnlief, 304.
Hnunyn, 33.
Urantôini'. 10.
Brc'(|ui)^iiy. \"y2.
Bnmzes don-s, 342.
Brunt'Uo Lntiiii. 13.
Cabinets (do la Cliine). 231, 34^.
Café, 347.
Çakounlaht. 155, 338.
Calendcrs. 237.
Caravane du Sultan de ta Mecque,
237, 351.
Cnrdonno, 151, 152,358.
Carnaval (mascarades du), 237, 351.
Carrousel, 27.
Caylus (de), 133, 3.5S.
Cazdlte, 2(il.
Cérémonies chinoises (querelle di's),
125 et suiv., 305, 310.
Cézv (de), 'J2, l'JO.
Chamfort, 223. 243.
Chansons populaires, 118, '.»!», 127.
Chardin. 34, 50, .5S, 5'.), (jll, 01. 02
et suiv., 177, 231, 205, 343.
Charlevoix (le P.], lOS, 13S.
Chavis (lion), 201.
Chénier, SOI.
Chine, 22, 105, 123, 314.
— (connue tardivement), 107, 17S.
— (d'a|irés les coniédiesi, 2.34.
— (d'après les commervanls), 02,
81.
— (d'après les jésuites), 117 et suiv.,
127 et suiv.. 300 et suiv.
— (d'aitrès les philosophes), 220 et
suiv., 300 et suiv., 300. 314. 310,
328, 337.
— (<raprès les savants), 147 et suiv.
— (é^liseet mission de), 105et suiv.,
112, 305.
— (mode pour la). 178 et suiv.
— (atta(|ues contre la). 181. 321 et
suiv.
— (ouvrapes hislori(|iies sur la).
123. 138. 140. 3.57.
— (pièces de théùlre sur la). 22(1,
231. 244, 303.
— (romans sur la). 28. 2.50. 205.
— (Iravau.x scientifiques des Jé-
suites sur la). 122 et suiv.. 357.
CItinr. (i>rplielin de la). Voir Voltaire.
Chinois. 03. 81, 100. 108, 123. 1.52,
281.
Chinois (art). 344. 3.55.
— (empereur). 11!). 300.
— (piuvernemenl), d'après les Jé-
suites, ll'.l et suiv.
— (frouvcrneineni). d'après les phi-
loso|)hes. 317 et suiv., 329.
— (jardins), .{45.
Chinois (les). Voir Favart cl îte-
{rnard.
Chinois poli en France (le), 303.
Chinoise (langue). 1.50 et suiv.
— (littérature), 154, 150.
— (morale), 117, 128, 1.59, 311,321.
330.
Chinoiserie (dans le hiiielot et dans
l'art). 343 et suiv.
Chinoises (femmes), 71.
Chinoises (lettres). Voir Arpens.
Chinoises (omhres). 351.
— (porcelaines), 343.
Choisv (al)bé de), !)2.
Clairon (.M'"). 204.
Clef (romans à). 270 et suiv.
Climats (théorie des), 314. 320.
Colberl (encouragements aux orien-
talistes). 145. 1.50.
— (encouragements aux voyageurs),
42.
— (polilitiue coloniale de), 44.
Collège d(! France, 143, 131.
Colomiès, 143.
Colonial (mouvement), 43 et suiv., 82.
Cohuiies (et l'opinion publique). 84.
Couiédie (et !"( trient). 3."i, 223 et suiv.
— (bibliographie). 228, 231, 233, '239.
Comi(iue (opéra), 247 et suiv.
— (bibliographie), 248.
Commerce (au moyen âge), 10.
— (au xvn' el xviii" siècle), 70 et
suiv., 341.
— (compagnies de), 43, 80,
Commerciales (relations), 70 elsuiv.,
341.
Complaintes. Voir Chansons.
Confucius, 127, 128, 149, 139, '223,
310, 311, 330.
— (Trailuctions de), 124, 1.59. 310.
Conslilulions polilii|ues, 329.
Contes moraux. 273 et suiv.
— (orienlaux). 1.5li, 231, 248, 2.53 et
suiv.. 35H.
— (parodie des). 202 et suiv.
Conversations (sur l'Orient). 348.
Coran (le). Voir Koran.
i
INDEX.
367
Corneille. 33. 72, 194.
Cosmographies (du xvi" siècle). -38.
Costumes orientaux. 63, 331.
— (au théâtre). 211, 249.
Couleur locale. 200.
Crébillon. 262. 264 et suiv., 277, 333.
— (imitateurs de), 264 et suiv., 277.
D'Anville. Voir Anviile.
D'Arg-ens. Voir Argens.
Décor oriental (au théâtre). 212, 248.
Décoratif (art). 3i3 et suiv.
De la Hâve. Voir La Hâve.
Derviches, 230,230.241.'
Dercis {le faux). 241.
Descartes. 40.
Deshauteraves. 131. 132.
Despotisme' oriental. 63, 89. 314, 324
et suiv . 339.
D'Herbelot. Voir Herbclot.
Dictionnaire philosopliviue. Voir Vol-
taire.
Dictionnaires (langues orientales),
144.
Diderot. 81. 134. 160. 201, 264, 263,
323.
Diplomatiques (relations dipl. avec
l'Asie). SO et suiv.
Divertissements. 330.
Divorce (en Orient), 68,237.
Dogmes religieux (histoire des), 332
et suiv.
Dominicains, 100.
Droit divin (atta(|ues contre le). 329.
Du Detran.i lM"'-). 91. 273.'
Dufresnv, Kil. 176. 288 et suiv., 291,
2U2.
Du Haldede P.). 108. 138. 221.
Du Perron. Voir Aa([uelil.
Dupleix. 82.
Du Uyer, 143, lii. 162.
École des langues orientales, 143,
339.
Édit de Nantes (Révocation de 1"),
306.
Église (attaques contre 1"). Voir Reli-
gion.
Enci/clopédie, 320.
Erotiques (contes), 263 et suiv.. 271.
Espion dans les cours (/'). Voir Ma-
rana.
— (ses imitations . 2S8 et suiv.. 299.
Esprit des luis. Voir .Montesquieu.
Essai sur les mœurs. Voir Voltaire.
Estampes. 3-54.
Éventail. 342.
Évolution des idées religieuses (théo-
rie de 1'). 332 et suiv.
Extrême-Orient. 33, 106, 138.
Fables orientales, 9, 136.
Facardins (les quatre). Voir Ha-
milton.
Faïences. 343 et suiv.
Fakirs. 60, 236, 304.
Fanatisme. Voir Tolérance.
Fantastiques (contes). 2.33 et suiv.
Fatalisme oriental. 63.
Favart, 244 et suiv.
Faux Dervis {le). Voir Poinsincl.
Fées (contes de;, 238 et suiv., 261,
266.
Féminines (modes), 331.
Femmes d'Orient. 69, '204, 237, 2.37.
Voir Amour.
Fénelon. 274.
Feynes (de). 48, 30.
Flaubert. 361.
Fleur d'Epine. Voir Hamilton.
Floridon. Voir Segrais.
Foire ithéàtre de la). 231 et suiv.
Foucher (abbé). 132. 1.38.
Fourmont, 131, 132.
Français (opinion sur les colonies), 84.
— (personnages), dans les comé-
dies • orientales ■•, 244 et suiv.
Fran<.aises imo-urs). jugées par des
orientaux. 281 et suiv.
Franciscains. 100.
François Xavier. 103, 111.
Frédéric II, 299, 317.
Fréret. 132.
Gagnier, 164.
Galiand, 03, 92. 131. 133. 1.30. 232,
253, 271.
Gomez (M'"' de, 272.
Gouvernement (théories sur le), 314,
328.
Gouvernements d'Orient, 63. 137, 327.
Voir Despotisme.
Grammaire (langues orientales). 144.
Gravures. 270. .333, 334.
Grimm, 13i. 181, 294, 321 et suiv.
Grosier. 337.
Gueullctte, 233. 200.
Guignes (de). 131, l.'J2, 1-33.
368
INDEX.
llamilton, 2f)l et suiv.
Ilallif/é, 27(5.
Ilelvclius, 320.
ili'iiaiilt, US. 30r., 342.
llerhclol, 144, 143, 213, 2G(1.
Hérédité royale (attaques oontre F).
320.
llislori(iues (études) au xvnr siècle.
13S, 324 et suiv., 337.
— (()uvraj;es). sur l'Asie, 83, 140,
310.
— (ouvrages), sur les Arabes, 140.
— (ouvrages), sur la Chine, 122,
1.38. 140, 3.37.
— (ouvrages), sur Kl iule, 140.
— (ouvrages), sur le Japon. 138.
— (ouvrages), sur la Perse. 138. 140.
— (ouvrages), sur le Siaiii. I3S.
— ^ouvrages), sur la Tuinuic 137.
140.
— (romans), 28, 272.
HoUinger. 137. I4G.
Hugo, t. 301.
llulla (Arlequin), 237.
Iniprinierie rovale. 144.
Inde, 21. 22, '82. 83, 10(1. 181, 274.
314. 327, .3.38.
— (eonnue tardivement), 80. 181.
— (mode pour 1"). 181 et suiv.. 274.
33S.
— (ouvrages hislori(|U(>s sur r),l'i(t.
182. 338."
— (pièces de liicàlrc sur I'), 83,
182.
— (romans sur 1'). 83, 182. 274.
Indianisme, 3.38.
Indiens, 50, 52, 132, 300.
— (contes), 2.30, 2()3.
Indiennes (femmes), 70.
Inscriptions (Académie des), 131, 132.
338.
Interprètes (secrétaires). 14(1. I3u, 33S.
Intolérance. Voir Tolérance.
Islam (conception du moyen âge), (1
et suiv.
— (au XVII'' et au xvni' siècle), 130
et suiv., 280, 323, 340.
Italienne (c(unédie), 231 et suiv.
" (comédie), liihlioL'raphie. 233,230.
Jammahos {les) ou les moinrs jfipo-
nais. 303.
.lanin (o|)inion sur Bajazel). 103, 200.
Japon, 22, 38, 75, 100, 108, 172, 270.
— (église et mission de), lOOetsuiv.,
111.
— (ouvrages hisloriquessur le). 138.
Japonais, 108. 172.
— (contes), 203, 270.
— (les moines). Voir Jammabos.
Jardins chinois. 343.
Jésuites. 104 et suiv.
— (attaques contre les), 120, 288,
303.
— (leurs travaux sur la (^.hine), 121
et suiv., 1.30, 310, 337.
Jeunes de langues, 130.
Journal des savants, 132.
Kaempl'er, 138.
Kiosijues, 340.
Koran, 137, 101. IG2. 1(1(1, 338.
La Bruyère, 101.288, 3(J7.
La Fontaine, 73.
La Harpe, 223, 201.
La Haye (M. de), 02. 200.
Langues orientales. 142 et suiv., 150,
3.30. Voir turque, persane, chi-
noise, etc.
— (École des). Voir École.
Laques, 344.
Lalour, 332.
Le Blanc. 210. 212.
Le Comte. 120. 128.
Leconte de Liste, 301.
Lemaire, 223. 224.
Lesage, 04, 13(1. 232 cl suiv., 2.33 et
suiv.
Lellrps édi/ianlrs. K)."!. MU et suiv.,
2(10.
Levant (pays du), 100.
Litlératiires orientales, l'i'i. I3'i.
Locah- (couleur), 2(10.
L(d<man. 133.
Louis XIV. 3(J3. Voir MiMianliie.
Louis XV, 303. Voir Monarchie.
Lucas (I>.), 34, 30, .38.
Lyri(iues (tragédies). Voir Opéra.
Magots. Voir Pagodes.
Mahomet. Voir Islam.
Mafiomel. Voir Voltaire.
Mahomet (et la comédie), 232, 2.33.
Mahomet (Arlequin), 233.
Mailha (le P. du), 337.
Mairet, 100.
INDEX.
369
Malabares {les princesses), 337.
Mainamouclii, 229. 3-30.
Mandarin (arirument du), 349.
Mandarins. 148, 3.30.
Marana (G. P.). 284 et suiv.. 290.
291, 292, 293. 296.
Marchand de Snvjrne (le), 243.
Marco Polo, 12.
Mariag-e en Orient (d'après les idées
françaises», 08. 237.
Marmontel. 1.33. 243, 273.
Maracci. 163.
Martin Fr.), 39, 48, .33.
.Mascarades. 237, 3.30, 331.
Masqué (bal). 3-30.
Matérialisme, 337.
Mecque (la). Voir Caravane et Pèle-
rins.
Médailles coinmémoratives, 100.
Mehemet Ellendy (Celeby). 96. 97.
— pacha (Saïd). 96.
Mémoires secrets pour servir à V/iis-
toire de Perse, 277.
— sur l'étal présent de la Chine,
128.
— sur les Chinois. 124, 337.
.Mercure galant, 86, 99. 112, 137.
-Mignot, 1.32.
.Mille et un jours. 133. 231. 241, 233
et suiv.
.Mille et une îudts, 1.33, 231, 241. 233
et suiv., 271, 294, 293.
— (Imitations des), 2.38 et suiv.
Mission seientiflque de Pékin, 123,
1.30. 3.37.
Missions étrangères (Société des), 103,
108.
— religieuses. 104 et suiv.
— scienlillques, 143, 131.
Missionnaires (leur vie, Imir dat
d'esprit), 1 14 et suiv.
Mobilier, 344.
Mode (et fOrient), 339 et suiv.
— (ses rapports avec la littérature),
3'»0 et suiv.
Modes féminines. 331.
Mœurs (satire des). Voir Satire.
— orientales. Voir Orient.
Mogol. Voir Inde.
Moines (atlaciucs c..nlrc les), 00, 288,
303. 334.
Molière. 40. 220.
— Le Bourgeois gentilhomme. 40.
87, 93, 227 et suiv.
Monarchie (attaques contre la). 04.
277. 304 et suiv.. 329.
Monchesnay (Delosme de\ 231.
Montaigne. 17.
Montes({uieu, 81. 307. 313. 32G. 327.
333.
— Arsace et Isme'nie. 294.
— Esprit des Lois. 297, 313 et suiv..
326.
— Esprit des Lois (critiques de
Voltaire). 313 et suiv.
— Histoire véritable. 294.
— Lettres persanes. 88, 100, 177,
283, 284, 283. 292 et suiv., 298,
299. 300. 308.
— Lettres ;)e;'i'«nes (imitations des),
298 et suiv.
— Temple de Gnide, 294.
— (ses ouvrages épislolaires), 294.
Moraux (romans). 274 et suiv.
Muets, 180.242.
Musset. 361.
Musulmans. Voir Arabes.
Nadir (Thamas Kouli Kan). 88. 177.
Nantouillet(.M. de). 199.
Naturelle (religion). 287. 330 et suiv.
Noblesse (attaques contre la), 330.
Nointel (de), 92.
Ombrelles. 343.
0 m lires chinoises. 331.
Opéra-comique, 247 et suiv.
— bibliographie. 248.
Orient (chinois). 178 et suiv.
— (E.vtrème). Voir Extrême-
Orient.
— (hindou). 181 et suiv.
— (turc). 173 et suiv.
— (études sur V). 131 et suiv.. 337.
— (faux) des romans, 270. 331.
— (femmes d'). 69 et suiv. Voir
.Vmour.
— (hommes d'). 32. 61 et suiv.
— (littéraire', sa délimitation. 19.
Oriental (style). 136.
— (style) pastiche du. 260.
Orientales (langues). 142 et suiv..
160 et suiv.. 3.39. Voir Ecole.
— (littératures). 144. 134.
Orientalisme. 131 et suiv.. 336 et
suiv.
Orientalistes (du xvn'' siéclcj. 142 et
suiv.
370
i>'iii<:\.
Orient.ilistcs (du wnr siècle), IGO
el suiv.. 253. 3.")G.
Orienlaux (cnstumes), 02. 3o2, 333.
— (pavsapc.-ik Gl.
Onioval (d'). 232.
Osman. Voir Tristan.
OllDinans. Voir Turcs.
Pajiodcs, 1711. 341.
Palissol. 241. 2GS.
Pape (atta(|iics coiilro le). 148. 2!)7.
301.
Paradis terrestre (au moyen àj;e). .").
l'arajduie. 342.
l'aravonls. 344. 34U.
Pascal. 40, 102.
l'flcriiis (!•! la Meojtie (les), 237.
Perrault. 42.
Persane ilan,i:ue). 143. ITjl.
— (porcelaine), 343.
— .(religion). 158.
Persanes (lelln's). Voir .Montesquieu.
— [lellres. imitations des). 2'.IS.
Persans, rjl. 02, 03, l.")2. 231. 2SI.
— (contes). Voir C.ontes.
— (el la salirel. 172. 277. 2'.)2 et
suiv., 300.
Perse, 21. 30. .51, 8S. l()(i. 271. 2s:t.
— (ouvrages liistori(|ues sur lai.
138. 140.
— (uKrde pour la), 17Gelsuiv., ISII.
— (pièces de théâtre sur la). 177,
231.
— (romans sur la), 2S. 177. 277.
Pelis de la Croi.x (A. L. .Ml 151. 2.53.
— (F.). 151. 155. 2.53.
Petit (M"). !)i.
Pliili)su|ilies I leurs études sur .Maho-
met), 1(14 et suiv., 217.
— leur conception de rOrienl).
147, 217 el suiv.. :t08 el suiv.. 349.
Pill)ay, 1.5G.
Pipes lur(|ues. 347.
P<iinsinet. 241.
IN»\ 204.
F'.diti(|ues d'Iudes), 312. 328 et suiv.
— (relations; avec l'Orient. S!) et
suiv.
— (satires). \'nir Satire.
Polygamie, CS. :t20.
Porcelaines. :U3.
Pormigraphi(|ues (romans). 271.
Portraits luirs. 352.
Poslel. 113.
Pouvoir absolu. Voir Monarchie.
Premare (le P. de). 150.
Prideau.N, 163.
Princesse de Curizme {lu), 235.
Princesse de la Chine {la). 235.
Princesses malahares {les). 337.
Protestants i tliéologiens). leurs études
sur .MaiKunel, 103.
Pyrard de Laval. 3!», 42, 48. 50, 52.
Ual.elais, 10.
Racine {liajazeD. 40, 72. 87. 02, 100.
137, 104 el suiv.
Ravual. 224, 320.
Regnard. 130. 231.
Reland. 104.
Religion (alta(|ues contre la'. 00,
148. 158, 1G3, 280. 287, 207. 305.
310, 331 et suiv.
Religions (histoire des). 158. 105, .331
et suiv., 300.
— orientales. 05, 158, 334.
Ricaut, 137. 174, 200.
Rigaud (Benoît), 53.
Riza hey, 50. 90.
Romans (sur l'Orient), au nxnen
iige. 0.
— (sur l'Orient), au .wn" siècle. 27
et suiv.
— (sur l'Orient I. au xvnr >^iècle.
252 et suiv.
— iliihliograidiie). 28. 250, 200. 201.
205. 272. 274. 277.
— historiques. 27, 272.
— moraux, 274 el suiv.
— pornographi(|ues. 271.
— satiriijues el à clef, 275 et suiv.
Romantisme (et l'Orienta 301.
Rouen (faïences de), 343.
Rousseau (.I.-J.), .58. 72.313. 322. 34G,
351.
Rovale (liiliiiollieiiue), 115. 150. 2.")3,
357.
— (imprimerie), 144.
Saintfoix. 241.
Salons ^de peinture), 34i, 3."J3.
Satire (.-^ous fiction orientale). 200,
270 et suiv., 280 el suiv.
— (sous fiction orientale), liililin-
graphie, 277. 200.
— (sous liclinn urientaie). au théâ-
tre), 302.
Satiriques (romans), 275 el suiv.
INDEX.
371
Sauvage (Arlequin). 302.
Savants [Journal des), lo2.
Savary. 166, 358.
Scarron, 227.
Serrais. 107 et siiiv.
Sérails, 61). Voir Amour.
Sérail à l'encan (le). 241.
Sérail (Arlequin au), 241 et suiv.
Sévigné (M"" de), 72, 194. 206.
Siam. 22, 96, 176, 288.
— (ambassadeurs de). 96. 101, 28.^,
288.
— (mode pour le), 97, 176.
— (ouvrages historiques sur le),
138.
Siamois. Voir Dufresny.
Siècle de Louis XIV. Voir Voltaire.
Sinologues. 124.
Smyrne (le marcfuind de), 243.
Soie. 10, 11, 3ol,
Soliman Muta Ferraca, 9o. 98, 228.
347.
Soliman II ou les Sullanes. Voir Mar-
montel et Favart.
Sohjinan. Voir Mairet.
Speclalor (le). Voir Addison.
Sop/ia (le). Voir Crébillon.
Spizelius, 147.
Style oriental, 136.
— (pastiche du), 230.
Sullane de l'erse (Histoire de la),
133. 254.
Sultanes (les Trois). Voir Favart.
Superstitions orientales, ()3, 324. 334.
Tnl.leaii.v, KIO, 270, 3.32 et suiv.
Tamerlan, 88.
Tamerlan et liajazet, 34.
Tanzai et Séardané. Voir Cré-
billon.
Ta[)is orientaux, 10, 344.
Ta|iisseries, 333 et suiv.
Tavernier, 34, 36, 58, 60, 62, 63, 69,
76, 177, 231, 293, 3i3.
Terre-Sainte (ne fait pas partie de
l'Orient littéraire), 19.
Thé, 348.
Tliéisme, 287, 336 et suiv.
Tliévenot (orientaliste), 36, 143.
Thcvenot (voyageur), 49, 34. 36.
Tolérance en Orient (conception de
la). 62, 163, 166, 219, 223, 277.
287, 297, 303 et suiv., 323, 330 et
suiv.
Tournefort (P. de), 67, 68.
Traductions (des ouvrages orien-
taux). 134, 136, 137, 2.33, 310.
— (bibliographie de ces), 133. 137,
261.
Tragédies (et rOrient).
— avant Bajazet. 33, l'.)0.
— Bajazet. Voir Racine.
— après Bajazet. 209 et suiv.
— bibliographie. 33, 212,223.
Tribunaux de la Chine. 120, 330.
Tristan THermite, 35, 190, 192.
Turcs, 10, 13, 17, 22 et suiv., 37,
132, 300. Voir Turquie.
Turpin, 166.
Turque (langue), 143, 131.
— (pipes), 347.
Turques (les veuves), 241.
Turquie, 86, 87, 173 et suiv., 318.
— (d'après les comédies), 234, 241.
— (mépris de l'opinion pour la),
138, 174 et suiv., 318.
— (mode pour la). 173 et suiv.,
180, 318.
— (ouvrages historiques sur lu).
137, 140.
— (pièces de théâtre sur'
19(1 et suiv.. 228, 239, 241, 244.
— (romans sur la), 28, 272.
Typ[Mi Saïb. 96, 332.
Unigenilus (bulle), 277. 301.
Van Loo, 270, 333.
Van Mour, 332 et suiv.
Vattier, I4i, 1.37.
Vernis (peintures au). 344.
Veuves turques (les), 241.
Villedieu (.M-- de). 273.
Visdelou (le P.), 1.30.
Voisenon (abbé de), 267, 268. 269,
294.
Voiture. 40. 91.
Voltaire. 74, 7(1. 81. 141, 149, 194,
210, 313 et suiv., 324 et suiv.. 330
et suiv., 333.
— Co/i/e.s-, 261, 278.
— Dictionnaire ijhilosopfiique. 304.
— Essai sur les nwurs, 141, 163,
310, 313,319 et suiv., 323.
— Lettres d'Amahed, 299.
— Mahomet, 87, 101, Km, 217 et
suiv.
— Orplflin de la Chine, 120 et suiv.
372
INDKX.
Voltaiic, Siècle de Louis XIV, 304 et
suiv.
— Zoclif/, 27S.
— Zuiie, 87, 215 el suiv.
— ouvrajres satin(|ues, 277 et ?uiv.,
303.
— (avocat tic rOiioiit), 71. 220. 317
et suiv.
— (rriti(iui' de .Muiilcsquicu), :il.j et
suiv.
— (el la Chine), 220 el suiv.,
317.
— (opinion sur les colonies), 8i.
Yossius (!.). 7,"), 14S.
Vovafres au xvr siècle, 30.
Voyages au xvii' et au xvui''. 30. 42.
47 et suiv.
— (Iiihliojiraphie des), 48. V)k, 55.
Voyajteurs, 30. 42, 47 el suiv., 280.
Vulfiarisation (ouvrages de., 133.
Watteaii, :t.55.
W'olIT, 140. 311.
X('no])li(in, 275, 283.
Zaïre. Voir Voltaire.
Zend Avesla, 13S, 338.
Zéneydc. Voir Hamilton.
Zoroastrc, 157.
TABLE DES MATIERES
INTRODUCTION
I. La tradition litlérnire de l'Orient, la naissance et les premières
formes de cette tradition : c'est le sujet de ce travail 1
II. Pourquoi on ne le fait pas commencer au moyen àfre. H y a un
Orient du moyen à»e fort différent du notre : le paradis terrestre;
léi.'-endes extra vajrantes sur Mahomet et l'islam: leur place dans la
littérature. Ni le commerce avec le Levant, ni les relations de Marco-
Polo n'ont pu éveiller le goût de l'exotisme 4
III. L'incuriosité du moyen àjie devient plus j;rande encore après les
Croisades. L'Orient semble disparaître de la littérature. Le poùt pour
POrienl réap[)arait au xvii'' siècle : c'est là ([ue commence ce travail.
Il s'épanouit au xvni"^ siècle et aboutit vers I7S0 à la formation de la
science orientaliste : c'est là que cesse ce travail 14
IV. Après la délimilalinn histori(iue, la délimitation géograplii(|ue.
Ce que les hommes du xviii" siècle entendaient par le mot Orient :
le domaine de l'Urieul littéraire 10
IM'.EMIKIIK l'AI'.TIi:
LA CONNAISSANCE DE L'ORIENT
CIlAI'ITIiK 1
LA CONNAISSANCE DE LORIENT AU MILIEU
DU XVII SIECLE
I. Le roman et la tragédie à sujet oriental dans les (!eux premiers
tiers du xvn" siècle : maufiue d'exotisme
II. Raisons de ce manque d'exotisme : insuflisaoce des sotin-rs; part
2i.
374 TABLE DES MATIERES.
tardive de la France au mouvement des voyajrcs; tendances géné-
rales du xvn" siècle 30
111. Maisons de ra|)|tarition vers IGOO du poùt pour l'Orient : niullipii-
cation des voyaf,'es: l'expansion coloniale. Formation de la connais-
sance de l'Orient : les sources; leur division 41
CIIAIMTUE II
LES VOYAGES
I. Les premiers voyageurs (jusque vers 1060). Conditions défectueuses
de leur ohservatiim. Image insurilsante qu'ils donnent de l'Orient.
Klciiiciils les plus anciens de In conception de l'Orient 47
II. Mullipliialion de récits de voyage (I()00-I7.JÛ); la mode et ses étapes:
les nouveaux voyageurs, leur autorité, leurs connaissances, leur
attitude d"espril. Frogrès de la connaissance de l'Orient 53
III. L'homme d'Orient d'après les voyageurs : caractère, gouvernement,
religion. Abondance des détails sur l'amour; formation de l'image
d'un Orient voluptueux 01
IV. Krreurs et insuffisances de cette connaissance : nécessité d'autres
sources "•(
CIIAl'ITin: III
RELATIONS COMMERCIALES, COLONIALES
ET POLITIQUES
I. Les relations coiiitueniales et Ittricnl : services, rendus p;w les mar-
chands dans la formation du goùl exoti(|ue. Les ciiiii|iagiiiis de cuin-
merce : la réclame en faveur de l'Orient 70
II. Les relations coloniales. Induence de la cidonisation française sur
la connaissance de l'Inde et la place r|u'elle a eue dans la littérature.
Intérêt «lue le xvm" siècle porte aux colonies S2
III. Les événements politiques de l'histoire ilWsie : leur retentissement
dans la littéiature. llapprochemenis et conconlances, causes et effets.
IV. Les amliassades françaises en Orient : amliassadeurs ordinaires et
extraordinaires, aventuriers. Iniluence directe et iiiiinediale sur la
producliim litli-raire SU
V. Kniin et surtout iniluence des ambassades venues (lOrii'iil : leur
succès, les entliousiasmes de la mode: les journaux, l'alnianach, la
chanson, etc. De là naissance de modes littéraires ]ilus ou moins
durables '■',";
CM AI'ITHI-: IV
LES MISSIONS RELIGIEUSES
I. Les missionnaires et l'Orient : l'évangélisalion de l'Asie: la révéla-
tion de riixtrème-Orient par les Jésuites 104
II. Propagande et réclame Les Lettres édifiantes et curieuses : du xvi"
au XIX' siècle 100
Il . Etat d'esprit du missionnaire : sa vie, son ai)ostolat. (Comment il
TABLE DES MATIERES. 375
arrive à Tadmiration de la Chine. Il se forme une Chine de conven-
tion : peuple vertueux, gouvernement idéal. Effet sur le^'rand public. 11.3
IV. Les Jésuites et le monde savant : leurs études historiques, géogra-
phiques, religieuses, etc. La mission scientifique de Pékin. Concep-
tion d'une Chine aussi savante que vertueuse. La Chine devient la
chose des Jésuites 121
V. La (|uerelle des cérémonies chinoises : ses phases. Attitude des
Jésuites : lexallation de la Chine. Influence considérable de la que-
relle sur la connaissance de l'Orient et le goût public 12o
CHAPITRE V
ÉTUDES SUR L ORIENT : LES COMMENCEMENTS
DE L'ORIENTALISME
I. L'Orient et les savants : les études sur l'Orient sont une véritable
source. D'abord les vulgarisateurs : extension et progrés de la vulga-
risation 131
II. Etude historique et géographique de 1 Orient : elle est d'abord
presque exclusivement bornée à la Turquie. Les grands travaux du
XVIII' siècle sur la Chine et le Japon. L'histoire de r.\sie est fort bien
connue au xvni" siècle 130
III. L'orientalisme proprement dit. Les origines : les savants du xvi* et
du xvii" siècle : de Postel à d'Herbelot. Développement de la science
nouvelle : état d'esprit des savants. L'Orient lettré et philosophique. 142
IV Les études orientalistes au xvni' siècle : les savants, les travaux,
le public 149
V. Principal résultat : les traductions des auteurs orientaux. Peu
d'ci'uvres littéraires proprement dites : surtout des ouvrages de
morale, législation et théologie. L'orientalisme donne naissance à
riiistoire des religions : Zoroastre. Confucius et Mahomet. Phases et
lirogrès de la connaissance de l'islamisme au xvii' et au xvm'' siècle.
.Naissance, vers 1770, avec A. Du Perron du vrai mouvement orien-
tali?te 1^4
CIIAIMTUE VI
LA CONNAISSANCE DE L'ORIENT : SES PROGRÉS,
SES PHASES. SES MODES
I. Impossibilité d'établir une évolution suivie : les principaux modes
(l'évolution. Tendances générales : l'imag^inaliim et l'idée; la diffé-
renciation des princi[>ales nations île l'Asie : la nation dominante 100
IL Première é|io{|uc: à partir de 1000. La Turquie domine : s»m succès,
sa décadence. La transformation du type turc. Mode passagère du
Siam. faveur discrète de la Perse 173
III. .^^econde é|io(|ue : à partir de 17(10. La Chine domine : durée de
cette mode. Vers 1740 il y,a un renouveau momentané en faveur de
la Tunjuie et de la Perse 178
IV. Troisième époque : à partir de 1700. L'Inde se substitue peu à peu
à la Chine : l'exotisme vers 1780 I>^l
376 TABLE DKS MATIERES.
deuxièmp: i'artip:
L'ORIENT DANS LA LITTÉRATURE
CllAPITHE I
LORIENT ET LA TRAGÉDIE
I. Les vrais précursoiirs do lUiciiic : .Mairct cl son Solimnn; Tiislan
rilerniili; el sa Mort it'Oiiiutn 18'.l
IL Bnjazt't : sa tiinjucrie?; diviTsilé des impressions: les eonteiiiporains,
la criliiiue moderne. Quelle a été Tintenlioii de HacineV Kluiie de ses
sources; la relalion orale de .M. de Cézy cl ses Irauslorriialions : le
Floridini de Sejirais; en (juel état la donnée parvint à hai-ine. (ju"il
a réellement voulu faire de lii eouleur locale et ce qu'on doit entendre
par ce mol. Le milieu moral dans Baja:el : la vraisemlilame des
sentiments. Roxane et l'amour ddrient : sensualité et imjjudeur;
sous (|uel aspect IJajazel lui-même est tout à fait turc. Exotisme vrai
de la pièce 194
III. Le liajii:i't à Xnirr. (;on>tilutinii de la liajiédie exotii|ue : avantages
lliéori(|ues (|uon lui reconriail alors; es|)oiis (Tiin reiiduvelleiiient
du llieàlre. Insullisance des auteurs : ses causes 201)
IV. Voltaire. Pounpioi il aurait pu l'aire de la bonne tragédie cxoli(|ue.
.Mais, à clia(|ue tentative, il introduit dans ses pièces sa conception
pliilosoplii(|ue de l'drienl et ainsi son intention première se trouve
laussée : Zairf, Malioiiict. l'Oriilwlin de la Chine. — Après Voltaire : la
(|ueue des traj;e(lies orientales, liaisons pfnerales de leur i-cliec... 214
CIIAITI HK II
L'ORIENT ET LA COMÉDIE
\
I. Poun|Uoi la connaissance de l'Orienl indue assez tanlivement sur la
comédie. Les premières lenlatives. Le liounjeois (ieiitilUoiiiiiie : ses
sources, sa lurquerie. l,rs Cliiiioin de Hep-iiard 22.")
II. Les contes orientaux et la comédie italienne au déLut du xvuT siècle.
I.ii Sape et les Mille el un Jours. Formation du type de l'Orienl
comiipie : comédies fantaisistes, parodie di-s mieurs d'.Vsie i^relipinn,
amiMir, mariape, etc.) -31
III. Développement, pendant le xvin' siècle, de celle conce|ilion de
r.\>ie plaisante. Pièces ii exliiliilions : parodies des mo'nrs orien-
tales; comédies faisant contraster les m(eurs françaises el celles
d'Orient. Ae.s Tmis Sultanes de l-'avart.— L'Orienl comiijue est désor-
mais («institué 2.3'.)
IV. L'Orienl et le lliéàlre lyri(|ue. L'opera-comiiiue au xvin' siècle.
Parti iiu'(m essaya de tirer des sujets orientaux. Consé(|uences loin-
taines i|ue celle irunivalion [)ut avfiir sur l'iiistnire ^^cnérale du
tlieàtre 24"
TABLE DES MATIERES. 377
CHAPITRE III
LORIENT ET LE ROMAN
I. Les contes orientaux et le roman. Les Mille et une .\iiit$ et les Mille el
un Jours : raisons de leur succès. Imitations, contrefaçons et pasti-
ches. — Les contes de fée. — Succès persistant du g-enre 2.')2
IL Tentative de réaction : Hamilton et Crébillon. Formation d'un
nouveau type de ruman : Is Sopha; ses imitations. Fantaisie et incon-
venance; caractère peu e.xotiijue de ces œuvres; le fau.v Orient; Cré-
billon et Van Loo 262
m. Autres formes du roman orientai. Romans pornographiques.
Romans historiques et galants. Romans moraux. Romans à clef :
rOrient railleur. Passage du roman à la satire pure 271
CHAPITRE IV
LORIENT ET LA SATIRE
I. Les hommes d'Orient appelés à juger les mœurs européennes : le
nouveau grenre de littérature satirique; ses éléments 280 ••
IL Les précurseurs de Montesquieu. G. P. Marana et l'Espion dans 1rs
Cours : satire, philosophie, amour. — La Bruyère et les Siamois. —
Dufresny et les Amusements sérieux et comiques. — Addison et le Spec-
tateur ..' 284
III. Montesquieu : son originalité: la préparation des Lettres persanes ;
leur couleur orientale; satire et philosophie 201
IV. Les imitateurs de .Montesquieu. Le genre est désormais constitué,
monotonie des œuvres; elles tendent à devenir une revue des événe-
ments contemporains. Les Lettres chinoises de d'Argens 207
V. La satire avec fiction orientale devient un procédé général. Le théâtre
en use, Voltaire en ralfole ; comment en particulier cela expli([ue le
dernier rtiapi:re du Siècle de Louis XI\' 302 *"
CHAPITRE V
L'ORIENT ET LA PHILOSOPHIE
I. L'Orient et la philosoiihie. Les Jésuites eux-mènn's provoquent les
rédexions de la libre pensée sur l'Asie : traductions et vulgarisations.
Après la Chine vertueuse des Jésuites, la Chine lai(|ue des philoso-
phes. Développement de ce thème : Montesquieu et l'Orient; idée du
despotisme; théorie des climats 308
IL Voltaire contre .Montesquieu : <Titi(|ue de l'Esprit des Lois. Son
enthousiasme pour l'.Asie. sa documentation. L'Essai sur les mœurs et
les civilisations orientales. Iniluence de l'o-uvre. Tentative de réaction
contre l'Orient : (irimm et Rousseau. Le juste milieu : Diderot 31o ■^
III. Quels ont été les prolits intellectuels? L'Asie est réduite philoso-
phi(|uement à deux abstractions : desi)otisme et tolérance. I" Elle est
le symbole du despotisme : de là des études de politirjue; consé-
(|uences : l'histoire laïque; sentiment de la diversité des civilisations
et en mémo temps de l'unité intime de l'humanité. Au point de vue
378 TAliLK DHS MAT1I-:RKS.
lirnli(iuo : résullals ruineux du ■■ dcsjKitisiiif orioiilal •; ,nv;nilai;es
du « despotisme éclaiié ■• (la Ciiinel 324
IV. 2" L'Asie est aussi le syinlmle de la tolérance. Ktudes d'histoire des
relifiions : la comparaison des domines : théorie de l'évolution des
idi-es reli.aicuscs. Conclusions pratiques; l'exéfièse hihli(|ue et la
criti<|ue des superstitions : l'intolérance détruite dans son fonde-
ment. Au contraire ■• l'Asiatiiiue tolérant ■■; la Chine et la relijiion
naturelle : théisme et tolérance 330
r.iiArmiK vi
L'ORIENT : LA MODE ET LES ARTS
I. llapporis de la mndc cl de la lillcrature : le hiiieldl cl l'eNulisme.
Les hilielots exoli(|ues au xvui' siècle: leur adaptation à la vie
française : l'éventail, l'omhrelle, la porcelaine, etc.; exotisme et
bizarrerie. L'Orient et la décoration : meubles, laques, i)aravi'nts,
jardins chinois, etc. Consécjuences sur Part décoratif 33!)
II. Autres formes de la mode d'Orient. Le thé et le café. Causeries sur
l'Orient; les divertissements orientaux : dépuisemenls, hais masqués,
mascarades, ombres chinoises. L'Orient dans les modes féminines... 340
III. L'art traduit ces tendances : la mode des portraits- turcs ■> : Van
Loo et ses Siillancs; on demande à l'Asie la possibilité de déguise-
ments. Les artistes et l'Orient: point d'exotisme; l'Orient mondain;
les jrraveurs et l'Asie libertine; les cliinoiM-rics de Boucher et <le
W'atteau. Partnul un Orient factice et railleur '^"y2
CONCLU S lO.N .
I. Conslitution de riuieulalisme vers ITSU. I'ublication> de la mission
de l'eUin: la Mibliolhé(|ue du roi; les études indiennes en Anj:lelerre:
Anquelil Du Perron. Consé(|uences lointaines : le renouvellement de
l'histoire et de la criliciue : l'exotisme et In littérature du xix' siècle. SoO
II. Ce (|ui était réalisé dès 17S0. A la place de la confusion d'autre-
fois il y a une conception de l'Orient assez concrète, avec deux
aspects : l'Asie drôle, P.\sie philosophique. Valeur de ces résultats. 3(i2
l.NUKX 3(i5
226-ûC. — Coulommiors. Imp. Facl I'.UODAKD. — 4-OG.
'n
BIINDING 52CT. JUN k; 1978
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2^
M3
Martino, Pierre
L'orient dans la littérature
française
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