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Full text of "L'orient dans la littérature française au 17é et au 18è siècle"

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L'ORIENT 

DANS  LA   LITTÉRATURE   FRANÇAISE 

AU   XVîI''   ET    AU    XVIII'^   SIÈCLE 


COULOMMIERS 
Imprimerie    Paul    BRODARD. 


iOB^triê 


PIERRE     MARTINO 

PROFESSEUR    AGRÉGÉ    l'ES    LETTRES    AU    LYCÉE    d'aLGER 
DOCTEUR    ES    LETTRES 


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L'ORIENT 


DANS  LA  LITTÉRATURE  FRANÇAISE 

AU    XWV    ET    AU    XVIII^^    SIÈCLE 


PARIS 
LIBRAIRIE   HACHETTE   ET   C 

79,    BOULEVARD   SAINT-GERMAIN,    79 

1900 

Droils  de  Iraduclion  el  de  re|iroductiou  réservé?. 


L'idée  première  de  ce  travail  m'a  été  donnée  par 
M.  Emile  Bourgeois,  maître  de  conférences  à  lÉcole  normale 
supérieure. 

Je  le  prie  d'agréer  ici  l'homiftage  de  ma  respectueuse 
reconnaissance. 

P.  M 


L'ORIENT 

DANS  LA  LITTÉRATURE  FRANÇAISE 

AU    XVIP   ET    AU    XVni'   SIÈCLE 


INTRODl'CTIOX 


I.  La  tradition  littéraire  de  l'Orient.  La  naissance  et  les  premières  formes 
de  celte  tradition,  c'est  le  sujet  de  ce  travail. 

IL  Pourquoi  on  ne  le  fait  pas  commencer  au  moyen  âge.  11  y  a  eu  un 
Orient  du  moyen  âge  fort  dilTérent  du  nôtre  :  le  paradis  terrestre; 
légendes  extravagantes  sur  Mahomet  et  l'Islam:  leur  place  dans  la 
littérature.  Ni  le  commerce  avec  le  Levant,  ni  les  relations  de  Marco- 
Polo  n'ont  pu  éveiller  le  goût  de  l'e.xotisme. 

IIL  L'incuriosité  du  moyen  âge  devient  plus  grande  encore  après  -les 
Croisades.  L'Orient  semble  disparaître  de  la  littérature.  Le  goût  pour 
l'Orient  réapparaît  au  xvii*  siècle,  c'est  là  que  commence  ce  travail. 
Il  s'épanouit  au  xviii"  siècle  et  aboutit  vers  1780  à  la  formation  de  la 
science  orientaliste,  c'est  là  que  cesse  ce  travail. 

IV.  Après  la  délimitation  historique,  la  délimitation  géographique.  Ce 
que  les  hommes  du  xv!!!'  siècle  entendaient  par  le  mot  Orient.  Le 
domaine  de  l'Orient  littéraire. 


I 

Dans  un  de  ces  dessins  qu'il  tirait  d'une  tache  d'encre, 
élarg-ie,  allongée,  métanior[)hosée  enfin  par  de  multiples 
ramifications  et  d'étranges  lavis,  Victor  Hugo  a  voulu 
un  jour  représenter  l'Orient  '  :  un  ciel  noir  où  se  tour- 

1.  Dessin  signé  et  date  de  1860.  Sur  sa  vision  de  l'Inde,  voir  par  exemple 
Rayons  et  ombres,  XIIL  Puits  de  l'Inde,  tombeaux.... 

1 


2  L  ORIENT  DANS  LA   LITTEIIATURK   FltANf-AISE. 

ineiiteiit  «les  nuages  et  (jui  se  l)laiu'liit  en  son  centre  livi- 
dement;  sur  celle  pâleur  se  détache,  obscure,  une  bâtisse 
singulièrement  lourde,  sans  lignes  et  presque  sans  con- 
tours :  l'œil  au  bout  d'un  nionient  voit,  ou  plutôt  devine 
qu'elle  est  écrasée  par  une  monstrueuse  idole,  ventrue  et 
difforme;  le  devant  du  tableau  s'éclaire  un  peu,  il  s'y 
dessine  quelques  arabesques  et  vers  une  porte  haute  et 
grise  s'achemine  une  caravane  confuse  où  il  semble  bien 
qu'il  y  ait  des  hommes,  des  chevaux  et  des  parasols.  De 
soleil  point.  Aussi  l'impression  première  n'est-elle  pas  sans 
stupeur  :  on  dirait  la  représentation  dun  liurg  tout  à  fait 
fantasli(|ue,  par  une  nuit  noire  dans  une  gorge  obscure; 
or  la  légende  du  dessin  assure  bien  que  c'est  là  un  paysage 
oriental  et  que  Victor  Hugo  y  a  mis  sa  vision  particulière 
d'une  pagode  hindoue.  Mais  <|uelque  déférence  qu'on  ait 
pour  l'auteur,  quelque  sympathie  (ju'on  se  soit  donnée 
pour  la  peinture  impressionniste,  il  y  a  là  une  étrangelé 
qu'on  aurait  [»eine  à  comprendre  autrement  que  par  de 
subtils  détours  de  réflexion. 

Celte  image  nous  choque  évidemment;  c'est  que,  au 
fond  de  l'esprit,  nous  en  avons  une  autre,  tout  à  fait  difté- 
rente,  qui  peut-être  ne  s'est  jamais  réalisée  en  un  dessin 
ou  dans  quelques  phrases,  mais  <jui  s'impose  à  nous  toutes 
les  fois  que  l'idée  d'Orient  se  met  en  travers  de  nos  pensées. 
Vaguement,  si  nous  nous  arrêtons  à  préciser  cette  image,  il 
nous  vienl  la  sensation  d'arbres  à  la  poussée  gig;niles(pie, 
d'une  teire  aux  chaudes  couleurs  avec  des  habitants 
étranges  et  des  mœurs  singulières;  surtout  nous  croyons 
voir  un  ci(d  bleu  à  l'infini,  où  luilb'  sans  relâche  un  soleil 
qui,  le  long  de  maisons  très  blanches,  ne  [)ermel  point  la 
descente  de  l'ombre.  Tout  est  obscurité  dans  la  vision  que 
se  donne  de  rOrient  Yictor  llug^o;  tout  est  lumière  dans 
celle  (pie  s'en  font  les  autres  hommes;  et  ils  aiment  avec 


LNTRODUCTIOX.  3 

un  particulier  empressement  les  écrivains  qui,  comme  Loti, 
savent,  par  de  luxuriantes  descriptions,  satisfaire  ce  besoin 
de  leur  imagination. 

A  vrai  dire,  si  par  curiosité  d'analyse  nous  poussons 
jusqu'à  nous  demander  l'origine  de  cette  conception,  ou 
même  simplement  jusqu'à  lui  trouver  une  expression 
complète  et  convenable,  il  nous  faut  aussitôt  reconnaître 
que  l'effort  est  très  malaisé.  Elle  est  une  manière  de  pos- 
tulat en  notre  imagination,  un  préjugé  artistique  et  litté- 
raire, une  habitude;  et,  chez  la  presque  unanimité  du 
public  qui  lit  ou  qui  écrit,  le  mot  Orient  n'appelle  rien  de 
vu  ou  même  de  vraiment  réfléchi.  Assurément  cette  habi- 
tude, nous  ne  l'avons  pas  créée  de  notre  propre  travail  : 
nous  l'avons  reçue  de  nos  lectures,  de  nos  conversations, 
de  nos  visites  aux  Musées,  d'ailleurs  :  et  elle  s'est  installée 
en  nous  par  les  procédés  cauteleux  et  insinuants,  chers 
aux  sentiments  qui  ont  le  plus  de  prise  :  on  ne  discute 
point  l'obéissance  qu'on  leur  donne,  n'ayant  jamais  médité 
sur  leur  existence  et  sur  leur  venue.  En  littérature,  comme 
jjartout,  il  y  a  des  manières  de  voir  héréditaires  que  tous 
nous  avons  acceptées,  en  naissant  à  la  vie  de  l'esprit  :  notre 
image  familière  de  l'Orient  paraît  bien  être  une  de  ces  tra- 
ditions, de  ces  conventions,  si  Ion  veut. 

Or  on  se  propose  précisément  d'étudier  en  ce  travail  la 
naissance  de  cette  tradition  littéraire  et  les  premiers 
aspects  sous  lesquels  elle  s'est  manifestée.  Il  semble  bien 
{c'est  ce  qu'on  cherchera  à  montrer)  qu'elle  est  née  au 
cours  du  xvu'  siècle  et  qu'elle  s'est  formée  pendant 
le  xvnr.  Mais  cette  délimitation  du  sujet,  pourtant  bion 
vague  encore,  peut  être  accusée  d'arbitraire  :  et,  }»our 
éviter  des  objections,  il  convient  de  donner  dès  à  présent 
quekjues  éclaircissements. 


4  L'ORIKXT  DANS  LA   LITTÉRATURE  FRANÇAISE. 

II 

Assurément  rUrieiit  n'a.  pas  été  découvert  par  les  Fran- 
çais au  siècle  de  Louis  XIV;  ils  le  connaissaient  depuis 
longtemps  et  lui  avaient  donné  place  dans  leur  littérature, 
dès  ses  origines.  Il  pourrait  donc  paraître  naturel  qu'on 
fît  commencer  cette  étude  au  moyen  âge;  mais  je  crois 
qu'il  est  de  bonnes  raisons  pour  ne  pas  la  reculer  aussi  loin 
dans  le  tem|)s. 

Il  y  a  eu  un  Orient  du  moyen  âgre,  si  je  puis  dire,  fort 
ditïérent  du  nôtre;  à  l'étudier,  on  découvrirait  bien  quelques 
sources,  profondément  enfouies,  de  la  tradition  littéraire 
postérieure;  mais  on  se  persuaderait  surtout  du  caractère 
tout  à  fait  jiarticulier  de  la  conception  médiévale.  Pour  le 
dire  dune  ligne,  l'exotisme  n'en  est  point  di]  tout  la  partie 
essentielle;  on  pourrait  même  assurer  qu'il  n'existe  |)as; 
or  ce  mot  nous  semble  aujourd'hui  presque  un  synonyme 
du  mot  Orient,  et  l'auteur  qui  écrirait  pai/sai/e  exotique  en 
place  de  paijsage  oriental  ne  verrait  là  qu'une  substitution 
permise  d'expressions,  où  le  lecteur  ne  peut  se  tromper. 

Comme  toutes  les  pensées  du  moyen  âge,  la  vision  qu'on 
eut  alors  de  l'Orient  fut  modelée  tout  entière  et  déformée 
par  l'idée  religieuse.  Les  pays  lointains  d'Asie  étaient 
ignorés  :  seuls  le  Levant  et  la  Terre  Sainte  apparaissaient 
aux  imaginations,  transligui'és  [)ar  la  légende  et  l'éloigne- 
ment;  c'était,  aux  yeux  des  hommes  d'Occident,  la  contrée 
merveilleuse  où  le  Christ  avait  vécu,  où  la  religion  était 
née;  maintenant  soumise  au  joug  des  infidèles,  elle  était 
devenue  l'objet  des  espérances  guerrières  de  la  chrétienté. 
Ce  serait  donc  un  sujet  tout  à  part  que  d'étudier  la  concep- 
tion  de  l'Orient   dans    la  littérature   du    moyen   âge';   la 

1.  Voir  Dreesl)ach,(/e/'  Orient  in  der  allfranzusisclien  Kreuzzugslittt'ralin-, 
Inaiig.  Diss.,  Breslaii,  1901. 


TXTRODUCTIUX.  5 

matière  serait  abondante,  malaisée  quelquefois  à  mettre  en 
œuvre.  On  n"indi(|uera  en  cette  introduction  que  les  points 
les  plus  saillants,  ceux  (jui  domineraient  les  principaux 
aspects  du  travail.  Puisque  nous  voulons  établir  à  quel 
moment  a  commencé  la  tradition  littéraire  moderne  sur 
rOrient,  il  est  nécessaire  de  dire  quand  la  tradition  ancienne 
a  cédé  devant  elle  :  et  on  ne  le  peut  sans  esquisser  ce 
qu'elle  était. 

On  n'ignorait  pas  tout  à  fait  que  l'Asie  se  parait  en  cer- 
taines de  ses  contrées  d'une  extraordinaire  végétation;  on 
pouvait  dès  lors  se  figurer  que  le  travail  de  Thomme  était 
inutile  en  ce  jardin  immense,  puisque  les  ressources  de 
vie  s'offraient  spontanément;  cette  idée  jointe  à  ce  qu'on 
devinait  confusément  de  l'orig-ine  orientale  de  la  religion, 
poussait  tout  naturellement  les  hommes  du  moyen  âge  à 
placer  le  paradis  terrestre  '  dans  quelque  pays  situé  très 
loin  vers  lEst;  les  bords  de  l'Euphrate,  la  Perse,  l'Inde, 
le  Thibet  apparaissent  successivement  dans  les  légendes 
comme  le  lieu,  autrefois  domaine  de  la  primitive  huma- 
nité, que  garde  contre  l'approche  des  fils  d'Adam  l'ar- 
change à  l'épée  de  feu  :  c'était,  disait-on,  un  jardin 
embaumé,  riche  de  plantes  aromatiques;  il  enfermait  des 
arbres  aux  feuilles  dor  ou  d'argent,  des  fruits  aux  pro- 
priétés merveilleuses,  des  champs  de  pierres  précieuses. 
Mais  ces  détails  par  lesquels  on  voulait  donner  du  paradis 
une  image  concrète,  n'ont  pas  eu  la  fortune  qui  aurait  pu 
leur  échoir,  et  devant  eux  ont  passé,  dominatrices,  des 
idées  toutes  différentes  sur  l'Orient.  Si  ces  indications 
avaient  reçu  leur  entier  développement,  peut-être  le  goût 

1.  Voir  A.  (Iraf.  (7  mito  del  paradiso  terrestre  dans  Miti  e  leggende, 
Torino,  1X92,  t.  I.  Voir  aussi  Iliiet.  Traité  de  la  situation  du  paradis  ter- 
restre, Paris,  1691.  II  existe  des  représenlalions  assez  nombreuses  du 
paradis  terrestre  exécutées  au  moyen  âge  soit  en  tableau,  soit  en  tapis- 
serie. Le  dessin  na  jamais  rien  d'exotique. 


6  LORIK.NT   IIA.NS   LA   LITTERATL'UK   FRANÇAISE. 

pour  les  clioscs  exotiques   eùl-il  été  avancé  de  plusieurs 
siècles. 

Ce  (jui  a  donné  à  l'Orient  médiéval  sa  forme  et  sa  cou- 
leur, c'est  la  haine  du  umsulman,  c'est  la  lutte  sans  cesse 
poursuivie  contre  lui,  séculaire  exaspération  d'où  est  sorti 
le  mouvement  des  croisades.  Chaque  jour,  par  les  prédi- 
cations, par  les  récits  des  ])èlerins,  l'attention  des  lidèles 
était  tirée  vers  les  lieux  saints  et  vers  leurs  possesseurs 
impies;  ce  triomphe  insolent,  Tàme  pieuse  d'alors  ne  le 
pouvait  expliquer  (ju'en  attrihuant  aux  Mahomélans  le  rôle 
ilun  tléau  de  Dieu  ;  s'ils  possédaient  le  corps  du  Christ, 
c'était  afin  que  les  chrétiens  fussent  punis  dans  leurs  défail- 
lances. Dès  lors  on  ne  pouvait  s'enquérir,  avec  grande 
sympathie,  de  leur  vrai  caractère  et  de  leurs  mœurs  :  et 
les  rares  renseiiinements  qu'on  recevait  sur  eux,  on  les  esti- 
mait ahominahles  avant  môme  de  les  avoir  bien  entendus. 
Mahomet  paraissait  une  manière' de  brigand,  un  possédé 
du  diable,  commettant  toute  sorte  de  vilenies  et  (riin- 
postures  '  ;  et  «  la  Loi  au  Sarrasin  »  était  jugée  un  recueil 
de  honteuses  superstitions,  dont  on  ne  voulait  écoutei'  le 
récit  que  pour  se  féliciter  d'être  chrétien  el  renchérir  sa 
haine  contre  les  Intidèles  -.  De  vrai,  on  savait  peu  de  chose 
sur  eux  '  :  la  mode  des  ablutions,  quelques  détails  sur  les 
prières,  la  polygamie;  on  y  ajoutait  la  communauté  des 
femmes,  et  c'était  à  peu  près  tout;  encore  entourait-on  ces 
pratiques  d'un  véritable  ellVoi  et  l'on  n'osait  guère  les 
tournera  plaisanterie.  11  y  avait  }>ourtant  là  un  riche  thème 
de  gauloiseries,  de  quoi  multiplier  les  sujets  de  fableaux  ; 
le  roman  du  xvm*^  siècle  n'y  manquera  pas,  mais  au  xnr 
c'était  sans  sourire  et  presque  avec  horreur  (pTon  lisait  : 

1.  lioman  de  Mahomet  par  Alex,  du  Pont,  on  vers  du  xiiT  siècle. 

2.  Le  livre  de  la  loi  au  Sarrasin,  prose  du  xiV  siècle. 

3.  Le  livre  de  la  loi  au  Sarrasin  est  assez  renseigné,  mais  cela  jiarail 
tout  à  fait  une  exception. 


INTRODUCTION. 

-N'ostre  sires  velt  entresait 

Que  uns  sens  hom.  X  femmes  ait, 

Et  X  maris  ait  une  femme  •. 


Aussi  se  réjouissait-on  d'apprendre  que  Mahomet  avait 
été  dévoré  par  des  pourceaux,  un  jour  qu'il  était  tombé  ivre 
mort;  quoi  d'étonnant  après  cela  si  les  Mahométans  mar- 
quaient quoique  répugnance  à  user  du  vin!  Et  pour  rendre 
le  faux  prophète  tout  à  fait  odieux,  on  en  faisait  naïvement 
un  mauvais  chrétien,  un  hérétique,  un  cardinal  qui  se  serait 
donné  au  diable  par  désespoir  de  devenir  jamais  pape  "! 
Avec  de  pareilles  lég-endes,  on  devine  aisément  létrangre 
aspect  sous  lequel  l'Orient  se  présentait  aux  imaginations 
indignées. 

C'est  pourtant  avec  ce  dég-uisement  carnavalesque  qu'il  a 
pris  place  dans  la  littérature  médiévale;  il  y  figure  en  de 
multiples  endroits.  On  ne  s'en  étonnera  pas  :  il  est  naturel 
qu'une  des  grandes  pensées  de  l'époque,  la  lutte  contre 
l'Infidèle,  ait  eu  son  expression  sans  cesse  renouvelée  dans 
les  ouvrages  du  temps.  Mais  l'image  était  bien  singulière; 
il  s'est  formé  alors  «  jusque  dans  les  plus  petits  détails,  à 
côté  de  la  tradition  historique  et  du  monde  réel,  un  monde 
fantastique  et  une  histoire  légendaire  qui  avait  sa  liaison, 
sa  chronologie,  sa  ressemblance  et  qui  finit  par  être  seule 
connue  et  seule  acceptée  de  la  société  laïque  au  moyen 
âge  '  ».  Quelques  théologiens  ou  bien  des  voyageurs 
auraient  j>eut-ètre  pu  détruire  par  le  menu  cet  ensemble  de 
fictions;   mais   combien    peu    les  auraient  écoutés,   et  se 


1.  Roman  de  Mahomet,  édition  Rein.unl-.Michel,  Paris,  1831,  vers  1812. 

2.  G.  Paris,  Littérature  française  au  moyen  à{je,  Paris,  1890,  p.  220.  — 
D'Ancona,  la  legr/enda  ili  Maomeflo  in  Occidente  (Giorn.  slor.  délia  lett. 
ilal.,  1S89,  Xlll,  199).  —  Doullé,  Mahomet  cardinal,  Chàlons,  1889.  —  Voir 
aussi  le  compte  rendu  de  l'article  d'Ancona,  par  Renan  :  Journal  des 
Savant.s,  juillet  1889. 

3.  H.  Pigeonneau,  le  cycli:  de  la  croisade,  Paris,  1817,  p.  48. 


8  L  ORIENT  DANS  LA   LITTKllATriŒ   FRANÇAISE. 

souriaient-ils     eux-mêmes    des    écarts    de    limagination 
populaire? 

Comme  il  est  juste,  c'est  dans  l'épopée  qu'on  a  surtout 
représenté  l'Orient  :  elle  est  la  forme  de  littérature  la  plus 
familière  au  moyen  àg^e,  celle  où  sa  pensée  s'est  exprimée 
le  plus  naïvement  rudimentaire.  On  se  souvient  des  musul- 
mans de  la  Chanson  de  Roland  :  le  public  des  jongleurs  les 
voyait  comme  do  vrais  païens  qui  unissaient  dans  un 
cocasse  Panthéon  :  Mahomet,  Apollon,  Jupin  et  Terva- 
gant.  Cette  confusion  première  de  l'image  n'a  pas  permis 
que  les  Sarrasins  de  l'épopée  eussent  aucune  nuance 
propre;  on  les  a  figurés  sur  le  modèle  des  Chevaliers  fran- 
çais, soumis  aux  lois  d'une  même  féodalité,  et  fort  sem- 
blables à  eux  dans  leurs  gestes  et  propos.  Il  traîne  bien 
dans  le  poème  quelques  vestiges  de  mots  arabes  déformés; 
mais  c'est  là  tout  en  fait  de  couleur  locale  :  les  Arabes  ont 
si  peu  de  caractère  qu'aussitôt  vaincus  et  pris,  ils  ne  font 
[»as  de  difficultés  à  devenir  «  vrais  Crestiens  »  !  Ce  type, 
consacré  de  bonne  heure,  on  le  retrouverait  dans  toutes 
les  épopées  de  ce  qu'on  a  pu  appeler  «  le  cycle  de  la  croi- 
sade '  )'  et  dont  la  moins  inconnue  est  encore  le  Pèlerinage 
de  Charlemagne  à  Jérusalem  :  on  sait  combien  l'Asie  s'y 
fait  imaginaire  et  fantastique,  et  il  en  est  ainsi  dans  toutes 
les  autres  œuvres;  on  est  même  surpris  à  rencontrer  par- 
fois, comme  par  inadvertance,  des  détails  vrais  en  ces  des- 
criptions inventées  :  de  riches  broderies  orientales  ou  d'in- 
terminables défilés  de  chameaux. 

Créé  par  l'épopée,  ce  type  a  trouvé  place,  sans  modifica- 
tion, dans  toute  la  littérature,  et  nous  pouvons  contempler 
par  exemple  avec  un  iiidiribb»  .iinuscmont  les  musulmans 
du  Jeu  de  saint  Nicolas,  ipii,  après  avoir  livré  de  grandes 

I.  li.  l'igi'onncan,  ouvrage  cité. 


LXTRUDUCTIOX.  9 

batailles,  se  convertissent  tous  à  la  fin  par  l'entremise  de 
saint  Nicolas.  Leur  idole,  Tervagans,  en  est  bien  quelque 
peu  fâchée  et  son  mécontentement  jaillit  en  un  jargon  qui 
peut-être  a  la  prétention  de  pasticher  l'arabe  : 

TERVAGANS. 

Palas  aron  ozinomas 
Baske  bano  tudan  donas 
Gehe  amel  cla  orlay 
Berec  hé  pantaras  tay. 

I.I     PREUDOM. 

Rois  que  voloit  il  ore  dire? 

LI    RdlS. 

Preudom,  il  rauert  de  duel  et  d'ire 
De  che  c'a  Dieu  me  suis  turkiés. 

Ce  serait  le  cas  d'assurer,  contrairement  à  Molière,  que 
le  langage  turc  dit  peu  de  choses  en  beaucoup  de  mots! 
mais  on  n'aurait  guère  compris  alors  que  ce  roi  sarrasin, 
ancêtre  du  truchement  Covielle,  voulût  amuser  son  public 
par  l'étrangeté  des  sons  qu'il  faisait  entendre.  Sans  doute 
l'auteur  put  penser  qu'il  avait  fait  là  de  la  vraie  couleur 
locale. 

Nombreux  aussi  sont  les  romans  dont  l'action  se  passe  à 
Constantinople,  ou  qui  se  sont  enrichis  d'éléments  orien- 
taux, ou  même  qui  sont  tout  entiers  tirés  de  quelque  fiction 
arabe'.  Il  semble  que  l'imagination  des  conteurs  eût  pu  se 
faire  une  richesse  littéraire  facile  avec  l'exotisme  de  la 
donnée.  Je  ne  parle  point  ici  des  fables,  nées  des  récits 
orientaux-,  si  abondamment  répandues  au  moyen  âge  : 
leur  matière  avait  été  trop  modifiée,  on  les  avait  trop 
accommodées  aux  moeurs   européennes,  et  d'ailleurs  les 

1.  Par  exemple,  le  dU  de  C empereur  Constant.  —  Partenopeus  de  Dlois  ; 
Cliqi^s  de  Chrétien  de  Troyes;  Cléomadès-,  Berinus;  Clams;  CEscoufle 
Eracle  par  Gautier  d'Arras.  —  Le  roman  des  sept  sar/es. 

2.  J.  Bédier.  Les  Fabliaur,  Paris,  1893.  —  G.  Paris,  %s  Contes  orirntauT 
dans  la  littérature  française  du  mo>jin  àr^e  [Poésie  française  au  moyen 
âge,  II,  ".ij. 


10  LORlliNT   DANS   LA   LITTEHATUUK   FRANKAISK. 

intermédiaires  par  lesquels  elles  passèrent  avaient  été  si 
nomliieiix  qu'il  ne  pouvait  rien  leur  rester  du  caractère 
originel.  Mais  les  romans  d'aventure  eussent  sing-ulière- 
ment  profité  à  imiter,  môme  de  loin,  l'exubérante  inven- 
tion des  auleurs  arabes,  dont  se  divertiront  avec  joie,  plu- 
sieurs siècles  ajjrès,  les  lecteurs  des  Mille  et  une  Nuits.  Il 
n'en  est  rien,  et  les  princesses  lointaines  qui  y  paraissent 
ne  sont  jetées  que  dans  les  aventures  banales  familières 
aux  Amadis;  on  s'empressait  d'ailleurs  de  les  baptiser, 
d'abord  par  l'amour  (jui  les  poussait  vers  un  cbrétien, 
ensuite  par  un  vrai  baptême'.  C'était  la  revanche  littéraire 
de  la  Chrétienté;  ne  pouvant  chasser  les  Turcs  des  Lieux 
Saints,  on  faisait  d'imaginaires  diversions  sur  leurs 
harems,  clos  par  une  barrière  fabuleuse  de  draperies  d'or. 
Mais  de  tels  enlèvements  n'étaient  que  fictions  d'un 
moment  et  l'imagination  ne  s'en  trouvait  pas  beaucoup 
excitée;  du  moins  elle  eût  jm  l'èlre  à  la  vue  des  richesses 
que  les  commerçants,  par  de  multiples  et  coûteux  intermé- 
diaires, faisaient  venir  de  l'Asie  jusqu'à  la  France.  Tapis 
de  Turquie,  soie  et  satin  de  Chine,  pierres  précieuses  de 
Perse,  épices  indiennes,  les  trouvères  avaient  pu  voir  tout 
cela  de  leurs  yeux;  mais,  sans  songer  en  tirer  parti  pour 
entourer  d'un  cadre  léger  leurs  contes  orientaux,  ils  se  con- 
tentaient d'admirer  toutes  ces  belles  choses  «  ouvrées  de  la 
main  des  Sarrasins-  »  et  d'y  soupçonner  quelque  [)iiissance 
maléfique.  Le  commerce  avec  le  Levant  eût  pu  cependant 
ouvrir  les  yeux  et  pousser  à  une  conception  moins  fausse 
des  choses  et  des  gens  d'Asie.  Les  échanges  dès  le  début 
du  moyen  âge  sont  nombreux  et  fréquents^;  par  l'Italie  et 

1.  Voir,  par  exemple,  D'un  écolier  amoureux  de  la  fille  du  Soudan  de 
liahi/lone.  recueilli  clans  la  Souvelle  Fabrique  des  ercellenfs  traités  de 
vérité,  loTît. 

2.  Voir  les  exemples  dans  Fr.  .Michel,  Recherches  sur  le  commerce...  des 
étoffes  de  soie,  Paris,  lSo2,  II,  Ci. 

3.  Ueppinj:.  llisloire  du  commerce  entre  le  Levant  et  l'Europe,  Paris,  1830. 


IXTRODLCTION.  H 

Venise,  par  Marseille  et  Bordeaux  se  répandaient  en  toute 
la  France  les  ballots  qui,  venus  de  l'Inde  et  de  la  Chine, 
avaient  passé  aux  mains  des  caravaniers  de  la  Mecque.  Au 
temps  des  Mérovingiens  on  connaissait  déjà  les  épices;  les 
cadeaux  retentissants  d"Haroun-al-Raschid  à  Charlemagne 
symbolisent  un  commerce  déjà  développé;  plus  tard,  au 
temps  des  croisades,  l'extension  fut  considérable,  et  elle 
sut  grandir  encore  jusqu'au  xiv"  siècle.  Mais  la  curiosité 
des  acheteurs  semble  navoir  pas  été  émue:  au  xix*'  siècle 
seulement,  on  sera  assez  nerveux  et  impressionnable  pour 
rêver  d'un  voyage  au  Japon  parce  que  l'on  boit  du  thé  dans 
une  tasse  à  la  porcelaine  historiée!  «  L'Europe  resta  long- 
temps plongée  dans  une  ignorance  presque  complète  sur 
l'origine  de  tant  de  productions  précieuses  qui  se  répan- 
daient chez  elle.  Il  se  passa  des  siècles  avant  que  cette 
espèce  de  mystère  fût  dévoilé  \  »  Bien  mieux,  pendant  des 
centaines  d'années,  les  artisans  du  moyen  âge  reproduisi- 
rent, dans  l'ornementation  des  étoffes  qu'ils  composaient  à 
limitation  des  tissus  d'Orient,  des  caractères  arabes  quils 
ne  comprenaient  point.  Cette  incuriosité,  dont  rougirait 
aujourdhui  le  plus  ordinaire  touriste,  acheteur  de  cuivres 
algériens,  est  bien  lattitude  imagée  du  moyen  âge. 

«  Les  caravanes  de  Florence,  de  Venise,  de  Bruges, 
assure  M.  Gebhart,  rapportaient  de  Perse,  de  l'Inde  et  de  )a 
Chine,  dans  leurs  ballots  avec  l'ivoire,  la  poudre  d'or  et  la 
soie,  la  \ision  de  civilisations  éblouissantes  et  de  religions 
plus  étranges  encore  pour  la  chrétienté  que  l'islamisme  ".  » 
Cette  vision,  que  jamais  les  hommes  d'autrefois  ne  Irou- 


—  Hi-yd,  Jlisloire  du  commerce  du  Levant  au  moyen  âge,  Irad.  fr., 
Leipzig.  1885.  —  Pigeonneau,  Histoire  du  commerce  de  la  France. 
Paris,  1885.  —  Fr.  Michel,  ouvrage  cité. 

1.  H.  Piireonneau,  ouvrage  cité,  I,  21T. 

2.  Fr.  .Michel,  ouvrage  cité,  II,  131. 

3.  Gebhart,  Conteurs  florentins,  p.  3. 


12  L  ORIENT  DANS  LA  LITTE HATUllE  FKANÇAISE. 

vi'rent  vraiment  dans  les  foires  où  se  vendaient  les  produits 
exotiques,  ils  faillirent  l)ien  la  recevoir  de  Marco-Polo  et 
de  ses  récits  merveilleux.  Après  avoir  passé  vinpt  ans  en 
pleine  Mongolie,  ayant  traversé  la  Perse,  Tlndo  et  la 
Chine,  touché  peut-être  au  Jaj)on,  après  avoir  vu  des  s|)ec- 
tacles  et  des  mœurs  qu'il  comjirit  rarement  et  (ju'il  inter- 
préta toujours  d'une  manière  étrange,  le  voyageur  vénitien 
fit  rédiger  en  français,  tout  à  fait  à  la  fin  du  xui'  siècle,  le 
détail  de  ses  voyages;  cela  s'intitula  Le  livre  de  Marco  Polo, 
citoijen  fie  Venise  ';  les  savants  (|ui  le  lisaient  pouvaient 
connaître  les  «  chemins  menant  aux  é[)ices  précieuses,  à  la 
poudre  d'or,  à  l'encens,  à  l'ivoire,  aux  bètes  rares,,  aux 
luines  colossales,  aux  rites  étranges,  aux  voluptés  mor- 
tcdles.  Le  Soudan  de  Bahylone,  le  prêtre  Jean,  le  grand 
Khan  des  hommes  à  la  face  jaune,  le  vieux  de  la  Montagne, 
les  émirs  et  les  khalifes,  Mahomet,  les  pères  de  la  Thé- 
liaïde,  les  ermites  du  Gange,  formaient  là-bas  comme  une 
humanité  extraordinaire  -  ».  Il  y  avait  tout  cela  dans  ce 
livre  des  merveilles  et  bien  d'autres  choses,  qui  aujourd'hui 
déconcertent  parfois  même  un  lecteur  averti.  Mais  l'ou- 
vrage resta  fort  longtemps  peu  connu,  et  c'est  à  la  (in  du 
xv'  siècle  seulement  que  l'imprimerie  naissante  en  répandit 
dans  l'Europe  étonnée  les  éditions  et  les  traductions  ''; 
jusque-là  ces  extraordinaires  récits  n'avaient  été  lus  que 
par  un  petit  nombre  de  lettrés;  d'ailleurs  ils  ne  voulaient 
point  se  laisser  convaincre,  et  jiersonne  ne  crut  à  la  vérité 
de  la  relation.  Dès  lors,  il  était  impossible  que  le  goût  de 
l'exotisme  naquît  à  la  lecture  de  ce  manuscrit,  dont  on 
jugeait  les  fictions   si  invraisemblablement  romanesques. 


1.  IMition  PaiiUiier,  2  vol.,  Paris,  lS)>."i. 

2.  Couleurs  florentins,  p.  211. 

:t.  La  première  édition   latine  parut  à  Anvers  vers  ilS'l,  el  la  première 
édition  italienne  en  149(1. 


INTRODUCTION.  13 

Cela  amusait  rimagination  ou  la  terrifiait,  sans  lui  donner 
l'enthousiasiTie  que  produit  la  vision  de  spectacles  étranges 
mais  crus  réels. 

x\u  reste,  si  l'exotisme  avait  dû  naître  au  moven  àee,  les 
lettrés  n'auraient  pas  attendu  Marco  Polo  pour  en  parer 
leurs  œuvres  *;  déjà  chez  les  anciens  et  dans  les  Thesaunis 
ou  les  Sommes  de  l'époque,  ils  pouvaient  lire  d'incrovables 
assertions.  Brunetto  Latini,  dans  «  li  Livres  dou  Trésor-  », 
prétendait  leur  donner  une  vision  de  l'Inde  et  des  Indiens  : 

Tiex  i  a  qui  ocient  lor  pères  avant  que  ils  dechieent  par  viellesce 
ou  par  maladie  ;  et  si  les  mangent  et  ce  est  entre  euis  une  chose  de 
grant  pitié.  Cil  qui  habitent  au  mont  Niles  ont  les  piez  retors,  et  est 
la  plante  desus  et  ont  en  chascun  pié  huit  doiz.  Autres  i  a  qui  ont 
teste  de  chien;  et  plusor  n'ont  chief;  mais  lor  oilz  sont  en  lor 
espaules.  Unes  autres  gens  i  a  qui  maintenant  qu'ils  naissent,  lor 
chevol  deviennent  chenu  et  blanc,  et  en  la  viellesce  nercissent.  Li 
autre  n'ont  que  un  oil  et  une  jambe  et  corrent  trop  durement.  Et  si 
a  femes  qui  portent  enfanz  à  cinq  ans,  mais  ne  vivent  outre  l'aage 
de  huit  anz.  Tos  les  arbres  qui  naissent  en  Inde  ne  sont  onques 
sans  fuelles. 

Cette  image  extravagante  «  de  la  partie  d'Orient  qui  est 
appelée  Aisie  »  semble  créée  à  plaisir  i)Our  heurter  le  sen- 
timent de  la  vraisemblance  ^;  et  même  si  on  l'avait  ])rise 
au  sérieux,  elle  ne  pouvait  donner  que  l'image  horrifique 
d'un  pays  de  monstres,  propres  à  épouvanter  la  poésie  et  à 
arrêter  comme  devant  un  rempart  infranchissable  les  héros 
de  roman.  De  fait,  il  semble  que  la  grande  muraille  de 
Chine  se  soit  étendue  au  moyen  âge  le  long  de  l'Asie  tout 
entière  et  qu'elle  l'ait  assidûment  protégée  contre  les  curio- 
sités de  la  littérature. 

1.  Voir  les  neuf  chapitres  du  Sonçje  du  vieil  Pèlerin  de  IMi.  de  M('zières, 
relatifs  à  l'Orient,  composition  allégorique  du  xiv=  siècle  [Revue  de  l'Orient 
Chrétien,  t.  IV  et  V). 

2.  Publié  par  P.  Ghabaille,  Paris,  18C3,  p.  loi. 

3.  Errera,  dans  son  Epoca  délie  r/ranili  scoperle  f/eot/rap/iidie,  constate 
la  disparition  au  moyen  âge  des  connaissances  de  l'antiquité  sur  l'Asie; 
du  moins  il  n'était  resté  que  les  plus  fantaisistes  et  les  plus  erronées. 


14  L'ilUlENÏ   DANS  LA  LlTTliUATLHF.   FRANÇAISE. 


111 


L'examen  a  été  superficiel  et  rapide;  peut-être,  en 
remuant  les  vieux  textes,  y  découvrirait-on  quehiues  aspects 
«le  véritable  exotisme.  Mais  on  ne  démontrerait  pas  ainsi 
que  le  moyen  âge  a  donné  son  attention  aux  choses  d'Orient 
d'une  manière  vive,  ni  surtout  qu'il  y  a  recherché  Tes 
impressions  |iarticulières  et  fortes  qui  nous  plaisent  aujour- 
d'hui. Faut-il  tâcher  d'en  produire  une  explication?  cola  ne 
sera  pas  tout  à  fait  inutile  à  notre  sujet;  une  fois  dispa- 
rues les  causes  qui  faisaient  obstacle  au  développement  de 
l'exotisme,  d'autres  causes  ont  pu  ag^ir,  promptes  à  diriger 
vers  l'Asie  la  curiosité  féconde  des  écrivains  français.  Si  la 
littérature  médiévale  se  montra  si  indifférente  à  l'Orient, 
c'est  (ju'elle  était  de  sa  nature  pou  curieuse;  morne  ses 
panégyristes  en  convieiment.  L'horizon  de  vie  qui  s'éten- 
dait devant  la  pensée  des  hommes  d'alors  leur  paraissait 
suffisamment  large;  leur  réfiexion,  acharnée  à  résoudre 
des  problèmes  étroits  et  quelquefois  mesquins,  n'éprouvait 
pas  le  besoin  qu'on  étendît  sa  matière.  «  Le  monde  maté- 
riel apparaît  à  l'imagination  comme  aussi  stable  que  limité, 
avec  la  voûte  tournante  et  constellée  de  son  ciel,  sa  terre 
immobile  et  son  enfer;  il  en  est  de  même  du  monde  moral.... 
Personne  ne  songe  à  protester  contre  la  société  oîi  il  est 

ou  n'en  rêve  une  mieux  construite Le  monde  d'alors  est 

étroit,  factice,  conventionnel  '.  »  Un  sentiment  niantjuait 
tout  à  fait,  celui  de  la  diversité  des  choses  et  des  g(>ns,  à 
travers  l'espace  comme  dans  le  temps;  et  il  n'y  a  pas  beau- 
coup d'exagération  à  dire  avec  M.  Brunetière  :  «  Il  semble 
qu'au  moyen  âge  une  façon  de   [)enser  et  de   sentir  com- 

I.  (i.  Paris,  Lille) alure  française  an  moyen  âge,  p.  31. 


INTRODUCTION.  15 

mune...  ait  opprimé  pendant  plus  de  quatre  ou  cinq  cents 
ans,  et  comme  anéanti  toutes  les  distinctions  d'origine  de 
race  et  de  personne  '  ».  Or,  l'exotisme  est  surtout  fait  de 
ce  sentiment  de  la  diversité  ;  il  ne  peut  paraître  que  lorsque 
la  pensée,  enlîn  élargie,  devient  capable  d'imaginer  d'autres 
aspects  que  les  paysages  familiers,  et  de  se  figurer  des  sen- 
sations ou  des  raisonnements  faits  sur  un  autre  modèle 
que  les  siens.  Les  enfants  et  les  hommes  sans  culture  ne 
songent  pas  à  concevoir  ce  qui  est  trop  différent  d'eux; 
l'image  d'un  Chinois  ou  d'un  nègre  s'offre  à  leurs  yeux 
sous  forme  d'une  caricature;  c'est  pour  eux  un  être  bâti 
Kà  leur  ressemblance,  mais  affligé  d'un  invraisemblable  ( 
déguisement;  suivant  Fàge  et  le  caractère,  ils  ont  peur  ou 
se  mo(juent,  mais  ils  ne  pensent  pas  que  cet  être  puisse  ; 
avoir  à  lui  un  ensemble  d'idées  et  d'habitudes  aussi  respec- 
tables que  les  leurs. 

L'exotisme  semble  donc  n'avoir  pas  pu  vivre  au  moyen 
âge;  et  même,  s'il  y  avait  paru,  son  existence  n'aurait  pas 
été  longue.  Les  croisades  avaient  éveillé  et  entretenu  un 
vif  mouvement  d'attention  vers  l'Orient;  mais  c'est,  si  je 
puis  dire,  à  la  venue  de  l'Occident  en  Orient,  au  rôle  qu'il 
était  appelé  à  y  jouer,  et  non  à  l'Orient  lui-même  qu'on 
s'intéressait.  Aussi  lorsque  l'élan  des  croisades  s'épuisa 
dans  l'insuccès  et  l'indifférence,  la  pensée  de  l'Europe  s'en 
alla  vite  loin  de  l'Asie;  d'autres  soins  s'imposaient  à  elle  : 
c'est  le  moment  où,  par  des  luttes  intérieures  et  de  grandes 
guerres  au  dehors,  se  forment  les  principales  nationalités 
et  se  constituent  les  États  modernes.  Cette  grande  œuvre 
consomme  toutes  les  énergies,  et  bien  que  son  dessein  ne 
soit  point  visible  alors  à  ses  artisans,  elle  détourne  les 
Français  du  xiv"  et  du  xv"  siècle  vers  la  contemplation  uni- 

I.  Manuel  de  l'Hisloire  de  la  liUérature  française,  p.  3. 


16  L(i1UI:NT   dans   la   LrrTEUATL:i{E   FRANÇAISE. 

quemenl  de  la  France.  On  sait  avec  qnelle  indifférence 
véritable  la  chrétienté  apprit  que  l'Infidèle  était  entré  dans 
Constantinople;  le  Turc  devint  l'allié  du  Roi  Très  Chrétien, 
ce  qui  acheva  de  lui  enlever  tout  caractère  exotique;  et, 
comme  pour  précipiter  ce  détachement,  les  causes  écono- 
nnques  y  mêlèrent  leur  jeu;  le  commerce  avec  le  Levant, 
si  développé  au  xn"  siècle,  et  qui  avaiTreçu  des  croisades 
un  tel  regain,  s'alanguit  à  partir  du  xiv  siècle,  et  le  moyen 
ài:e  finissant  le  laisse  bien  faible  '.  Si  les  commerçants 
abandonnaient  la  partie,  source  autrefois  de  riclies  profits, 
c'était  décidément  que  la  France  ne  voulait  plus  de  l'Orient, 
tel  qu'elle  l'avait  vu  au  moyen  âge. 

Aussi  disparaît-il  tout  à  fait  de  la  littérature  et  je  ne 
sache  point  qu'il  fasse  vraiment  figure  dans  aucune  œuvre 
importante  du  xv^  ou  du  xvi''  siècle  :  les  poètes  de  la 
Renaissance  s'enferment  en  des  salles  de  collège  et  prolon- 
gent devant  les  livres  anciens  leurs  après-midi  studieuses; 
insoucieux  des  voyages  qu'accomplissaient  alors  les  navi- 
gateurs de  tout  pays,  ils  ne  i)araissent  pas  se  douter  qu'on 
puisse  aller  plus  loin  ([ue  Rome  ou  qu'Athènes.  Les  con- 
teurs empruntent  à  des  sujets  orientaux,  dont  apparem- 
ment ils  ignoraient  l'origine,  la  matière  de  quelques  rares 
et  incolores  nouvelles;  parmi  les  «  belles  et  honnestes 
dames  »  de  Brantôme,  il  se  trouve  bien  une  ou  deux 
Turques,  mais  sans  cachet  exotique.  Rabelais,  quoiqu'il  ait 
parlé  de  tout  et  qu'il  ait  promené  ses  héros  gigantesques 
dans  maint  domaine,  réel  ou  imaginaire,  n'a  point  l'idée 
de  leur  réserver  des  aventures  turques  ou  indiennes  :  assu- 
rément Pantagruel  a  bien  à  un  moment  dessein  d'aller  au 
royaume  de  Catay,  mais  c'est  |>our  y  chercher  l'oracle  de 

1.  \ley(\,  ouvrar/ fi  cité.  —  1*.  Masson,  Histoire  du  commerce  français  dans 
le  Levant  au  AT//*  siih-le,  Paris,  18%.  Peu  ai)rés,  l'ouverture  de  l,i  roule 
nouvelle  des  Indes  hâtera  la  décadence  de  ce  commerce. 


IXTRODL'CTIOX.  17 

la  dive  Bacbuc  !  encore  son  intention  tourne-t-elle  court  : 
lui  et  son  ami  Panurge  se  contentent  de  refaire,  après 
Jacques  Cartier,  quelques  étapes  sur  une  route  de  mer  qui 
n'aboutit  point  aux  Indes  \  Panurge,  lorsqu'il  otTre  à  Pan- 
tagruel ses  salutations  en  quatorze  langues,  balbutie  bien 
quelques  sonorités  étranges,  oîi  l'on  peut,  paraît-il,  retrou- 
ver les  vestie^es  de  vrais  mots  arabes  ;  mais  ses  connais- 
sances  sur  l'Asie  ne  vont  pas  plus  loin.  Enfin  l'bomme, 
'  qui  a  tout  lu  et  qui  sait  tout,  Montaigne,  ne  semble  jamais 
avoir  eu,  dans  sa  «  librairie  »,  la  moindre  hantise  de 
l'Orient.  S'il  parle  des  veuves  indiennes  et  de  leur  suicide 
sur  le  tombeau  du  mari,  c'est  qu'il  a  lu  cette  coutume  dans 
Properce  -;  il  ne  s'en  étonne  pas  beaucoup  et  passe  sans 
insister;  au  xvni*"  siècle,  on  s'en  indignera.  Même  réserve 
et  même  brièveté,  qu'il  s'agisse  du  paradis  de  Mahomet  ou 
du  fatalisme  des  Turcs  ^  Voilà  un  silence  bien  significatif  : 
tout  ce  qui  a  occupé  la  pensée  des  hommes  du  xvi^  siècle 
paraît,  sous  une  forme  ou  sous  une  autre,  dans  les  Essais. 
Il  n'y  est  rien  dit  de  l'Orient,  il  ne  lui  y  est  témoigné  que 
de  l'indifTérence.  L'attitude  de  Montaigne  était  celle  de  son 
époque,  et  nous  pourrons  constater  abondamment  combien 
enfantine  et  ridicule  était  la  conception  de  l'Orient  chez 
les  premières  générations  du  xvu*"  siècle.  Le  goût  pour 
l'Orient  était  mort  \ 
i/Or  il  a  eu  sa  renaissance  au  milieu  du  xvu'^  siècle,  et 
voilà  justifiée  la  date  dont  nous  avons  fait  un  point  de 
départ.  Comme  de  la  Renaissance  proprement  dite,  on 
peut  assurer  de  cette  réapparition  de  l'Orient  dans  la  litté- 

^/i.   A  bel    Lefranc,    Pantcif/ruel    explorateur    (Revue    de    Paris,    l"    fé- 
vrier 1'J04).  Les  navif/a lions  de  Pantagruel,  Paris,  1903. 

2.  Essais,  liv.  II,  chap.  xxix. 

3.  Essais,  éd.  V.  Leclerc,  II,  184;  III,  1G3. 

4.  En  1.J71  les  Indes  orientales  sont  considérées  comme  ••  les  pais  dii 
monde  les  plus  barbares  presque  ».  (Recueil  des  plus  fraîches  nouvelles  écrites 
des  Indes  orientales  par  ceux  de  la  Compafjnie  de  Jésus.  Paris,  1.371,  p.  5.) 

2 


18  L  ORIENT  DANS  LA   LITTERATURE  FRANÇÂISK. 

rature  qu'elle  fut  véritablement  une  naissance;  du  moins 
se  présenta-t-il  alors  sous  une  forme  nouvelle,  et  le  mot 
exotisme  '  pourra,  avec  des  réserves  convenables,  définir 
certains  aspects  de  cette  tradition  littéraire  en  mal  de  for- 
mation. On  cberchera,  au  début  de  cette  étude,  à  rendre 
raison  de  l'événement;  et  l'on  constatera  ensuite  l'épa- 
nouissement, cil  de  multiples  et  vigoureuses  pousses,  d'une 
moile  jusque-là  inconnue;  on  montrera  que  la  croissance, 
d'abord  lente,  s'est  tout  d'un  coup  brusquement  préci- 
pitée, ainsi  qu'il  arrive  souvent  aux  arbres  d'Orient;  le 
xvni"  siècle,  quelquefois  avec  beaucoup  d'irrespect,  exploite 
cette  riche  végétation. 

Comme  le  goût  pour  l'Orient  n'a  cessé  ensuite  de 
grandir,  il  semblerait  que  cette  étude  ne  puisse  avoir  de 
fin,  ou  du  moins  (pi'il  faille  la  prolonger  jusqu'à  nos  jours. 
On  croit  devoir  pourtant  l'arrêter  à  la  fin  du  xviu'  siècle, 
à  la  veille  de  la  Révolution,  non  point  par  une  vieille 
superstition  qui  suspendait  en  l'année  1789  la  vie  normale 
des  gens  et  des  institutions,  pour  la  diriger  ensuite  sur  de 
nouveaux  chemins  ;  mais  parce  que  la  conception  de  l'Orient 
a  été  modifiée  alors  par  un  grand  fait  historique,  et  tout 
à  fait  renouvelée.  D'une  mode,  jusque-là  presque  uni- 
quement littéraire  et  artistique,  il  est  né  une  science, 
l'orientalisme.  On  établira,  à  la  fin  du  livre,  que  c'est  vers 
1780-1790  que  s'est  réellement  constituée  cette  science 
nouvelle,  dont  la  France  du  xix"  siècle  a  reçu  un  si  grand 
éclat.  Par  elle,  l'image  de  l'Orient  a  été  à  nouveau 
modelée  sur  l'Orient  mieux  connu  :  et  la  littérature  a 
recueilli  ces  profitables  indications;  personne  ne  songera 

1.  Le  mol  csl  inoderne.  Il  se  trouve  déjà  dans  Rabelais,  IV,  2  :  «  Mar- 
chandises cxolicques  »,  mais  au  sens  seulement  de  •>  (jui  ne  croit  |>oinl 
dans  le  pays  ■•.  —  Le  Dictionnaire  de  l'Académie  n'admet  ce  sens 
qu'en  llCi  :  l'acception  moderne  y  figura  en  1878  seulement.  Le  mol  et 
l'idée  avaient  déjà  une  longue  vie. 


I 


INTRODUCTION.  19 

à  comparer  l'Orient  tel  qu'il  est  dessiné  dans  Voltaire  avec 
la  vision  (jue  nous  en  donne  Leconte  de  Lisle! 

La  naissance  de  Forientalisine  sera  donc  Taboutis- 
sement  de  nos  recherches;  l'étude  assurément  serait  gran- 
dement intéressante,  qui  du  même  point  de  vue  envisagerait 
le  xix^  siècle.  Mais  il  faudrait  pouvoir  y  parler  avec  com- 
pétence d'Anquetil  Du  Perron  ou  de  Burnouf  ;  c'est  affaire 
à  quelqu'un  de  leurs  élèves  d'aujourd'hui.  On  serait  con- 
tent déjà,  si  ce  livre  pouvait  montrer  comment  tout  un 
mouvement  d'idées,  surtout  exploité  par  la  littérature,  a 
ouvert  pendant  le  xvu"^  et  le  xvui"  siècle,  d'abord  des 
chemins  au  tracé  incertain,  puis  quelques  vraies  routes 
vers  la  connaissance  sérieuse  de  l'Orient. 


IV 

Mais  voici  longtemps  déjà  que  nous  usons  de  ce  mot 
Orient  sans  en  avoir  bien  précisé  le  sens;  et,  après  avoir 
tenté  une  délimitation  historique  du  sujet,  il  conviendrait 
peut-être  de  faire  même  travail  pour  ses  frontières  géo- 
graphiques. LOrient_  littéraire  (je  prie  qu'on  me  passe 
l'expression  suffisamment  claire  et  fort  commode  à  l'usage) 
n'est  pas  l'Asie.  Le  domaine  de  nos  recherches  paraîtra, 
je  crois,  fort  nettement  déterminé;  mais  encore  faut-il,  en 
le  définissant,  prouver  que  l'on  n'a  point  agi  par  caprice  et 
que  l'Orient  de  ce  livre  est  aussi  l'Orient  de  la  littérature 
au  xvu^  et  au  xviu«  siècle. 

La  logique  veut  que  l'on  justifie  d'abord  les  éliminations  ; 
bien  que  Jérusalem  soit  ville  d'Asie,  et  que  la  Palestine 
s'étende  proche  de  la  Turquie,  il  ne  sera  point  parlé  ici  de 
la  Terre  Sainte;  pourtant  de  nombreux  voyages  '  retien- 

1.  Voir  le  Catalogue  de  l'Histoire  d'Asie  à  la  Bibliothèque  Nationale;  — 


20  L'dHIKNT  DANS  LA   LlTTKHATL'llE   FRANÇAISE. 

nent,  en  plein  xviii"  siècle,  rattcntion  des  hommes  do 
France  sur  les  pays  qu'avaient  illusln's  les  croisades.  Mais 
jamais  les  écrivains  d'alors  n'ont  mêlé  la  terre  du  Christ  à 
l'image  qu'ils  avaient  de  l'Orient;  on  le  comprendra  aisé- 
ment; aujourd'hui  encore,  les  voyageurs  qui  vont  vers 
Jérusalem,  croyants  ou  non,  ne  peuvent  pas  se  déprendre 
d'une  sorte  d'obsession  :  le  souvenir  du  christianisme  nais- 
sant nuance  tous  les  paysages.  Renan  visita  la  Galilée, 
mais  il  n'en  reçut  ni  n'en  donna  une  vision  pittoresque; 
il  voulait  simplement  voir  se  dessiner  en  lui  le  cadre  de  la 
vie  de  Jésus;  et  il  semble  bien  que  des  visiteurs,  môme 
jtlus  humides,  ne  jtuissent  se  départir  do  l'alliliide  imposée 
|iar  l'extraordinaire  puissance  des  souvenirs  héréditaires; 
les  contemjHirains  de  Bossuet  ou  de  Voltaire  subissaient 
plus  encore  que  nous  celte  nécessité.  Aussi,  lorsque  l'image 
de  la  Terre  Sainte  apparaît  chez  eux,  c'est  qu'ils  ont  un 
dessein  pieux  ou  qu'ils  discutent  de  religion;  ce  n'est  pas 
pour  eux  une  image  littéraire  et  artisli(jue;  la  littérature 
n'en  a  donc  point  usé,  et  l'on  peut  dire  sans  exagération 
que  la  Palestine  en  est  tout  à  fait  absente,  tant  au  xvn' 
qu'au  xvMi'  siècle.  Les  poètes  du  moyen  âge  qui  l'avaient 
connue,  et  quelquefois  représentée  en  leurs  vers,  avaient 
été  également  incapables  de  tirer  d'elle  un  exotisme  qu'elle 
ne  comporte  pas. 

Pour  (h's  raisons  tout  à  fait  semblables,  et  également] 
aisées  à  admettre,  jamais  on  n'a  eu  l'idée  d'aller  chercher! 
une  impression  exotiipie  dans  ce  cpie  j'appelh^rai  rOrientl 
anlitjue  :  certes  Dabylone  et  Ninive,  Sardanapale  et  Sémiri 
ramis,  Alexandre  conquérant  les  Indes,  sont  des  visions] 
d'Orient  auxquelles,  aujourd'hui,  nous  donnons  volontiers] 
la  couleur  pittoresque  (pii  peul-èire  leur  est  convenable; 

T.  Toliler,  liihliotheca  geoffraphica  l'rtleslin.r;  —  Calalofjue  de  la  IiUjUo- 
Iki^que  orientale  de  M,  Scheffer,  p.  108  et  suiv. 


INTRODUCTION.  21 

mais  il  a  fallu  à  cela  tout  l'effort  des  historiens,  toute  la 
curiosité  des  explorateurs,  toutes  les  richesses  sorties  des 
dernières  fouilles  scientifiques.  Et  Ton  peut  maintenant 
monter  à  grands  frais,  aux  arènes  de  Béziers,  quelque 
drame  persan  ou  quelque  opéra  babylonien,  dont  nous 
croirons  réels  les  décors  et  les  costumes;  mais  qui  pensera 
ainsi  satisfaire  un  vrai  goût  d'exotisme!  On  a  là  l'exhuma- 
tion d'un  passé,  péniblement  et  mal  amené  au  jour,  et  non 
pas  le  spectacle  coloré  et  étrange  que  nous  offre  la  descrip- 
tion dune  rue  de  Pékin,  l'arrivée  de  pèlerins  sur  les  bords 
du  Gange,  ou  simplement  la  vision  d'une  caravane  qui  s'al- 
longe au  sortir  d'une  oasis.  Au  xvn^  et  au  xyu!*"  siècle,  on 
eût  été  encore  bien  plus  embarrassé  à  mettre  de  vives  cou- 
leurs sur  des  tableaux  où  l'on  n'en  avait  jamais  vu  :  les 
mœurs  assyriennes,  les  royautés  du  Pont,  l'Inde  de  Porus 
n'étaient  connues  que  par  les  textes  des  anciens;  elles 
avaient  reçu,  si  l'on  peut  dire,  une  naturalisation  gréco- 
latine,  et  personne  ne  songeait  à  leur  restituer  l'apparence 
originelle.  Mithridate,  dans  Racine,  parle  comme  un 
imperator  romain;  qui  pourrait  discerner  entre  Alexandre 
et  Porus  la  moindre  différence  de  race?  Vraiment  les 
sujets  de  cette  nature  ne  sont  orientaux  que  par  les  rares 
indications  géograjdiiques  qu'ils  enferment';  mais  ils  sont, 
pour  tout  le  reste,  traités  d'après  l'idéal  antique  cher  à 
l'époque  classique. 

Ces  retranchements  ne  sont  point  notre  œuvre;  ils 
constatent  simplement  un  fait  littéraire  :  le  public  du 
xvin*^  siècle,  malgré  son  goût  très  décidé  pour  les  choses 
d'Orient,  n'a  jamais  fait  entrer  dans  sa  vision  familière  de 
l'Asie  exotique  ni  ce  (ju'on  h]i  racontait  de  la  Terre  Sainte, 

1.  On  négligera  ainsi  des  œuvres  comme  la  Roxane  de  Desmarest  (  IrtbO), 
la  Mort  de  Roxane  (ltU8),  l'Alexandre  et  le  Mil/iridate  de  Racine,  le  Zarès 
de  PalissoM  1 7.i  I  ),  la.Vi/ocm,  reine  de  Rahi/lone.  tragédie  de  Du  Ryer(  lU'iO),  etc. 
On  fera  à  peine  allusion  à  des  œuvres  comme  la  Séiniramis  de  Voltaire. 


22  L  OUIKNT   DANS  LA   LITTEUATIUK   FllANÇAlSE. 

ni  ce  qu'il  lisaitdc  l'Orient  dans  les  auteurs  anciens  ou  dans 
les  tragédies  (|ui  s'en  inspiraient.  Mais  le  domaines  où  ilj)OU- 
vait  déployer  son  imagination  n'en  était  pas  moins  très 
large. 

Sous  le  nom  d'Orientaux,  écrit  Galland,  je  ne  comiirends  pas 
seulement  les  Arabes  et  les  Persans,  mais  encore  les  Turcs  et  les 
Tarlares  et  presque  tous  les  p<'upI('S  de  l'Asie  jusiju'à  la  (.liine, 
maliomélans  ou  païens  et  idolàU'cs  '. 

Ces  lignes  sont  de  la  fin  du  xvn"  siècle,  au  moment  pré- 
cisément où  vient  de  se  constituer  l'image  littéraire  de 
rOrient;  cin(|uante  ans  après,  en  jtlein  .wm'  siècle,  on  n'a 
pas  rendu  ces  limites  plus  étroites  et  «  les  nations  orien- 
tales »  sont  toujours  celles  qui  s'étendent  «  depuis  les  Dar- 
danelles... jusqu'au  fond  de  la  Corée-  »;  mais  toutes  n'y 
;  figurent  point  : 

1     Je  vous  épargne,  dit  Voltaire,  les   peuples  du  Tuiiquin,  du  Laos, 
'delà  (]ocliincliine  chez  qui   on   ne    pénétra  que  rarement....  et  où 
I  notre   commerce    ne   s'est  jamais   bien  étendu   •'....  La   (-orée,    la 
Cochincliine,  le  Laos,  Ava,  Péiju  sont  des  pays  de  peu  de  connais- 
sance *. 

On  le  voit,  le  domaine  que  définit  Ténuméralion  de  Gal- 
land  ressemble  exactement  à  celui  que  Voltaire  a  circon- 
scrit par  ses  i-estrictions  :  VEssai  sur  /es  mœurs,  qui  est,  de 
tous  les  livres  du  xvnr  siècle,  celui  où  l'Orient  tient  le 
j)lus  de  place,  fait  toujours  paraître  sous  celte  dénomina- 
tion :  les  Arabes,  les  Ottomans,  la  Perse,  l'Inde  (le 
Mogol),  la  Chine  (>t  le  Japon;  joignons-y  le  Siam,  dont  la 
mode  fut  très  passagère,  et  nous  |iourrons  rester  assurés 
d'embrasser  tout  l'Orient  littéraire  d'alors,  et,  ce  qui  est 
mieux,  de  n'y  rien  ajoul«'r. 

1.  (ialland,  l'arales  reiiuiri/ini/jlfs  tlps  Orirrdaii.r,  Paris,  liJ'Ji.  Averlisse- 
mcnt. 

2.  Voltaire,  Essai  'ur  les  mcoiiis,  cliap.  cxui. 
'A.  Essai,  chn]).  fXLiii. 
l.  E.'sai,  chap.  c.xcvi. 


INTRODUCTION.  23 

Aujourd'hui  une  distinction  nous  est  devenue  naturelle; 
les  peuples  du  Levant  ne  font  point  même  figure  en  notre 
esprit  que  les  nations  d'Extrême-Orient.  Mais  c'est  là  le 
résultat  des  études  orientalistes,  l'effet  aussi  des  relations 
plus  suivies  que  nous  avons  entretenues  avec  les  peuples 
d'x\sie.  Le  xvni"  siècle,  à  part  quelques  gens  d'étude,  n'eut 
guère  conscience  des  différences  profondes  de  civilisation 
qui  séparent  les  hommes  répandus  en  de  multiples  grou- 
pements sur  l'immense  Asie.  De  nos  jours  encore,  le 
peuple,  ou  même  le  grand  public  distingue-t-il  bien  dans 
son  esprit  la  conception  d'un  Turc  de  celle  d'un  Indien, 
celle  d'un  Persan  de  celle  d'un  Chinois?  Ce  sont  les  restes 
d'une  confusion  primitive. 

Mais  de  telles  observations  commencent  à  n'avoir  plus 
le  caractère,  qu'on  voudrait  leur  laisser,  de  préliminaires. 
Voici  venir  maintenant  la  recherche  des  sources  par  les- 
quelles le  xvn"  et  le  x\nf  siècle  connurent  l'Orient,  puis 
l'étude  du  parti  que  leur  littérature  lira  de  cette  connais- 
sance. 


PREMIERE    PARTIE 


LA   CONNAISSANCE    DE    L^ORIENT 


CHAPITRE   I 


LA    CONNAISSANCE    DE    L'ORIENT   AU    MILIEU 
DU    XVI 1      SIÈCLE 


1.  Le  roman  et  la  tragédie  à  sujcl  oriental  dans  les  deux  premiers  lieis 
du  XVII'"  siècle  :  manque  d'exolisme. 

H.  Raisons  de  ce  manque  d'exotisme  :  insufllsance  des  sources;  part  tar- 
dive de  la  France  au  mouvement  des  voyages;  tendances  générales  du 
xvii^  siècle. 

IH.  fSaisons  de  l'apparition,  vers  1600,  du  goût  pour  l'Orient  :  multiplica- 
tion des  voyages;  l'expansion  coloniale.  Formation  de  la  connaissance 
de  l'firient  :  les  sources;  leur  division. 


On  fit  en  1662  un  carrousel  vis-à-vis  les  Tuileries  dans  une  vaste 
enceinte  qui  en  a  retenu  le  nom  de  place  du  Carrousel.  Il  y  eut  cinq 
quadrilles.  Le  roi  était  à  la  tète  des  Romains,  son  frère  des  Persans, 
le  prince  de  Condé  des  Turcs;  le  duc  d'Enghien,  son  fils,  des 
Indiens,  le  duc  de  Guise  des  Américains  '. 

Le  spectacle  devait  être  curieux  et  divertissant  :  dans  un 
aimable  internationalisme  s'unissaient  rantinuité  et  les 
temps  modernes,  toutes  les  parties  aussi  du  inonde;  les 
seisfueurs  de  la  cour  avaient  revêtu,  jiinaiiine,  leurs  [dus 
riches  habits  brodés,  agrandi  leurs  rhingraves,  allongé 
leurs  canons  et  multiplié  les  rubans  :  tout  au  plus  avaient- 
ils  édifié  sur  le  chapeau  de  feutre  une  mince  aigrette  à  la 

1.  Voltaire,  Siècle  de  Louis  XIV,  éd.  Bourgeois,  p.  i67. 


28  LA   CO.N.NAiSSANCK   1)K  L  OKIKNT. 

mode  turque.  Ainsi  parés  et  chamarrés,  ils  caracolaient 
devant  une  assemblée  de  nobles  dames,  et  s'efforçaient  de 
se  vaincre  les  uns  les  autres  en  j)restance,  politesse  et 
galanterie.  C  est  là  l'image  vivante  des  romans  d'alors  à 
sujet  oriental;  les  personnages  qui  y  paraissent  prennent 
tout  juste  la  peine  (et  encore  pas  toujours)  de  se  couvrir 
d'un  nom  denii-barliare;  mais  ils  restent  Français  et  courti- 
sans dans  toutes  leurs  manières;  ils  aiment,  et  combattent, 
et  conversent,  comme  on  le  fait  à  la  cour  et  à  l'armée; 
et  s'ils  se  prétendent  Persans  ou  Cliinois,  ils  ne  dissimulent 
pas  le  dessein  de  leur  déguisement,  pas  plus  que  les  sei- 
gneurs chevauchant  sur  la  place  du  Carrousel  :  ils  désirent 
sim[)lemcnt  que  les  légères  singularités  de  leur  costume 
leur  vaillent,  de  la  part  des  lecteurs,  plus  d'attention  qu'on 
n'en  donne,  parce  qu'on  les  a  trop  souvent  vus,  aux  héros 
vêtus  à  la  grecque  ou  à  la  romaine. 

Les  romans  à  personnages  chinois,  persans  ou  turcs 
sont  en  somme  assez  peu  nombreux  au  xvu"  siècle;  tout  au 
plus,  avec  beaucoup  de  bonne  volonté  et  de  recherches, 
écrirait-on,  à  la  suite  les  uns  des  autres,  une  trentaine  de 
titres  plus  ou  moins  orientaux';  c'est  peu,  si  l'on  songe  au 

i.  Voici  une  liste  qui  iieiil  ('Ire  cuiisidérce  comme  à  peu  près  complète  : 
Du  Verdier,  les  esclaves  ou  l'histoire  de  Perse,  1628.  —  Gombervillc, 
l'olexamlre,  1629  (rééd.  nombreuses).  —  J.  d.  B.,  les  aventures  de  lu  cour 
de  l'erse  uii  sont  racontées  plusieurs  histoires  de  f/uerre  et  d'amour  arrivées 
de  notre  teni/ts,  lij2'.i.  —  De  Logeas,  l'Histoire  des  trois  frères  princes  de 
Conslaulinople.  16.32.  — .Mlle  de  Scudéry, /6rfl/(((H  ou  l'illustre  hassa,  lOVI. 

—  Du  Mail,  le  Fumeur  Chinois,  1642.  — C,  Lad  i  ce  ou  les  victoires  du  f/rand 
Tamerlini,  16'J0.  —  (jomherville,  la  Jeune  Alcidiane,  iù-'A.  —  Sograis, 
Floridon  ou  l'amour  imprudent,  1656.  —  Du  l'errel.  Sapor  roi  de  l'erse,  1668. 

—  Deschamps,  Mémoires  du  Sérail  sous  Amurat  II.  1670.  —  Xizimi,  prince... 
histoire  dauphinoise,  1673.  —  .Muie  de  Ville<lieu,  Astérie  et  Tamerlan,  1675. 

—  A  riamire  ou  le  roman  chinois,  1675.  —  Tacinnas,  prince  de  l'erse,  1676. 

—  Uiiltif/é  ou  les  amours  du  roy  de  Tamaran,  1676.  —  La  belle  Turque,  1680 
(réimpression  du  précédent).  —  De  Prescliac,  lu  Princesse  d'Ephcse,  1681. 

—  Alcine,  princesse  de  Perse,  1683.  —  Cara  .Mustapha,  f/rand  visir,  1684.  — 
Seras/lier,  Ijncha,  1684.  —  Ibrahim,  hacha  de  llude,  nouvelle  galante,  1684. 

—  Mlle  "*,  Zamire,  histoire  persane,  1687.  —  Zinqis,  histoire  tarlare,  1691. 

—  Si/roés  et  Mtrama,  histoire  persane,  1692  (reproduction  de  Zamire,  1687). 


AU  MILIEU  DU  XVir  SIECLE.  29 

développement,  déjà  considérable  à  l'époque,  de  la  produc- 
tion romanesque.  Le  premier  paraît  vers  1630,  mais  le 
mouvement  ne  prend  vraiment  forme  qu'aux  environs 
de  1630.  Jusqu'à  l'apparition  des  Mille  et  une  Nuits  de  Gal- 
land  (1704)  qui  transforment  complètement  le  roman  fran- 
çais exotique,  qui  en  commencent  à  vrai  dire  l'histoire,  il 
ne  paraît  guère  un  ouvrag-e  de  la  sorte  que  tous  les  trois  ou 
quatre  ans;  un  siècle  après,  cela  eût  semblé  bien  insuffi- 
sant; mais  si  l'on  s'en  est  contenté  au  xvn"  siècle,  c'est 
apparemment  que  le  goût  pour  l'Orient,  ne  faisant  que  de 
naître,  n'était  pas  encore  bien  vif;  en  tout  cas  ce  n'est 
point  sur  cette  partie  de  la  littérature  que  l'exotisme,  à  sa 
venue  en  France,  dispersa  ses  premières  richesses.  De  tous 
ces  volumes  d'ailleurs  le  temps  a  fait  prompte  et  définitive 
justice;  souvent  ils  ne  sont  plus  conservés  que  par  les 
notes  bibliographiques  d'un  Langlet  Dufresnoy;  mais  ceux 
mêmes  dont  on  va  dérang-er  l'immobilité  séculaire  sur  un 
rayon  de  la  Bibliothèque  Nationale,  ne  donnent,  ouverts  et 
feuilletés,  que  des  sensations  fastidieuses  et  poussiéreuses. 
Toutefois  arrêtons-nous-y  quelque  peu  :  ces  romans  nous 
montreront  quel  était,  vers  le  milieu  du  xvu""  siècle,  l'état 
des  connaissances  du  grand  public  sur  l'Orient. 

IjWslrée,  comme  on  sait,  domine  avec  une  véritable 
souveraineté  la  littérature  romanesque  du  temps  :  c'est  de 
l'œuvre  d'Honoré  d'Urfé  que  se  sont  inspirés  et  réclamés 
Gomberville,  La  Calprenède,  Mlle  de  Scudéry,  cent  autres 
encore  que  la  médiocrité  de  leurs  œuvres  destinait  à  un 
immédiat  oubli;  aussi  tous  les  romans  que  les  auteurs 
charg-eaient  alors  de  flatter  les  goytsde  la  cour  ou  d'éveiller 

—  Le  Noble,  Zulima  ou  l'amour  pur,  16?o.  —  Mme  D",  Histoire  et 
aventure  de  Kéminslii  f/eorgienne,  1696.  —  Mme  de  Villcilieu,  Mémoires  du 
xérail,  1702.  —  Mlle  D*',  Histoire  des  favorites  sous  plusieurs  ri^gnes,  1609 
(rééd.  1700,  1703,  1708).  —  L. y.,  Zatide.  histoire  orientale,  1703.  -L'année 
suivante  paraissent  les  Mille  et  une  \uits. 


30  LA  CONNAISSANCE  DE  L'OIUENT. 

les  imaginations  de  la  ville,  sont,  à  (juelqucs  exceptions 
près,  de  véritables  reproductions  de  YAstrce:  le  roman  à 
titre  oriental  ne  devait  pas,  quoiqu'il  eût  pu  y  trouver  des 
facilités  et  des  avantages,  échapper  à  une  telle  inlluence. 
La  Perse  et  la  Chine,  qu'on  a  la  prétention  de  nous 
montrer,  ressemblent  trait  pour  trait  à  la  contrée  volup- 
tueuse où  le  berger  Céladon  aima  la  belle  Astrée,  et  les 
fleuves  (|ui  l'arrosent  ne  sont  que  des  affluents  du  Lignon. 
Ouvrons  au  hasard  quelques-uns  de  ces  livres;  nous 
serons  immédiatement  frappés  par  le  nom  des  personnages  : 
Florizène,  Lisdamant,  Astralinde,  Alcindor,  Dorilas,  Flo- 
rinde,  Dorimène  sont  les  héros  des  Esclaves  ou  de  r Histoire 
de  Perse  (1G28)  et  du  Fameux  Chinois  (IG42)  :  on  devine 
combien  les  héros  eux-mêmes  sont  peu  exotiques.  Souvent 
il  n'y  a  sous  ces  noms  que  de  simples  portraits  dont  lesl 
contemporains  savaient  aisément  le  secret'.  Si  par  hasard 
ces  Chinois  ou  ces  Persans  de  salon  veulent  se  distinguer 
des  Français,  des  Homains  et  des  Grecs  de  Mlle  de  Scudéry, 
on  les  apjiellera  Allagolikan,  Sunamire,  Melairiout%  ce 
(jui  certes  fait  plus  d'eflct;  mais  c'est  là  chose  rare,  et  ces 
nobles  seigneurs  s"em|)resseront  du  reste^  par  la  galanterie 
de  leurs  manières  et  la  politesse  de  leurs  propos,  par  leur 
allure  à  la  dernière  mode,  de  se  faire  pardonner  leur  nom 
barbare.  A  cet  oubli  liulrigue  se  prête  merveilleusement  : 
amours  chevaleres(jues,  hauts  faits  d'armes,  conversations 
galantes,  enlèvements,  déguisements,  duels,  empoisonne- 
ments, intrigues  de  cour  et  révolutions,  tout  cela  se  suit, 
s'interrompt,  se  reprend;  c'est  une  foule  d'épisodes  groupés 
sans  lien  autour  il'un  épisode  central,  et  oij  chaque  person- 
nage, dès  qu'il  |»araît,  se  croit  obligé  de  dérouler  longue- 
ment le  tableau  de  sa  vie  amoureuse   et  guerrière,  avant 

\.  Ainsi  le  Fameux  Chinois  est  accompagné  d'une  clef. 
2.  Tachmas  prince  de  Perse,  1676. 


AU  MILIEU  DU  XVir  SIÈCLE.  31 

que  l'histoire  reprenne  au  point  oîi  il  l'avait  arrêtée,  en 
arrivant  sur  la  scène  fictive  du  roman.  Ces  intriiiues,  déjà 
si  difficiles  à  suivre  dans  leur  multiplicité  et  leur  embrouil- 
lement, sont  elles-mêmes  coupées  et  compliquées  par  de 
longs  morceaux  de  poésie,  par  des  stances,  des  élégies, 
des  discours,  des  lettres,  modèles  de  la  correspondance 
galante  du  temps.  Point  d'effort  pour  le  lecteur  ;  il  se  sent 
dans  son  milieu,  il  retrouve  là  la  vie  idéale  qu'il  a  vécue 
dans  ÏAslrée  et  qu'il  a  un  peu  essayé  de  réaliser  dans  la 
société  au  milieu  de  laquelle  il  vit. 

Il  s'était  en  effet  passé  ceci  simplement  :  après  s'être 
suffisamment  aimés  ou  combattus  par  toute  la  France  et 
par  toute  l'Europe,  les  héros  de  roman  en  goût  de  voyage, 
et  ne  voulant  plus  retourner  sur  les  bords  du  Lignon  qu'ils 
avaient  depuis  longtemps  délaissé,  eurent  fantaisie  de 
passer  dans  les  pays  lointains  qu'ils  avaient  quelquefois 
entendu  nommer,  et  dont  on  commençait  à  parler  beau- 
coup :  Poliante  se  fit  Persan  et  x\lcindor  Chinois:  c'est  en 
Chine  désormais  que  Dorilas  aima  Florise,  en  Perse  que 
Dorimont  fut  le  rival  de  Lisdamant  :  mais  ils  avaient  tous 
emporté  de  France  leurs  habitudes,  et  s'ils  se  plurent  dans 
la  contrée  nouvelle  où  les  jetait  leur  caprice,  c'est  qu'elle 
offrait  les  mêmes  paysages  et  les  mêmes  spectacles  que 
celle  qu'ils  avaient  quittée  :  le  fleuve  du  Tendre  y  arrosait 
des  régions  aimables. 

Pourtant  il  fallait  justifier  les  sous-titres  prétentieux 
dont  s'alourdissait  le  frontispice  du  volume  :  histoire  per- 
sane, roman  chinois.  Quelquefois  la  scène  du  roman  n'est 
pas  même  située  \  mais  le  plus  souvent  les  auteurs  feuil- 
letaient vite  quelque  «  cosmographie  »  ou  bien  une  relation 
de   voyage;   et  les   rares  mots  qu'ils  en   retenaient,   déjà 

1.  Ladice  ou  les  victoires  du  grand  Tamerlan,  1631. 


32  LA  CONNAISSANCE  DE  L'ORIENT. 

déformés,  ils  les  recopiaient  plus  ou  moins  exactement 
dans  leurs  romans;  les  baschas,  les  sophys  et  les  eunu- 
ques y  ont  parfois  un  rôle,  l'action  se  passe  à  Paquin 
(Pékin),  à  Xainton  (Canton),  à  Cliinansu  ou  à  Holepaou, 
dans  la  province  de  Liampo  ou  dans  celle  d'Honaoî.A 
l'extrême  fin  du  xvn°  siècle  seulement,  quand  déjà  le  goût 
pour  l'Orient  aura  g-randi,  il  se  trouvera  un  auteur  pour  se 
piquer  d'une  érudition  plus  étendue  :  il  nous  parlera  des 
monnaies  persanes  que  l'on  appelle  les  abbas  ou  de  l'am- 
jjassadour  qui  a  pour  litre  coloumcha;  il  a  soin  d'ailleurs 
de  rédiger  des  notes  où  il  nous  explique  ces  mots  étranges, 
d'autres  encore,  et  où  il  s'excuse  sur  les  habitudes  d'Asie 
de  son  style  allégorique  \  Mais  pourrons-nous  tenir  notre 
sérieux  devant  ces  étalages  plus  ou  moins  riches  de  cou- 
leur locale,  lorsqu'on  nous  parlera  des  officiers  chinois 
«  gentilshommes  du  régiment  des  gardes  »,  de  seigneurs 
qui  vont  faire  leur  cour  à  Pékin  -,  de  tournois  où  les  dames 
persanes  donnent  à  leur  chevalier  de  blanches  écharpes  ^? 
Comment  ne  pas  rire  en  lisant  au  début  d'un  chapitre  de 
Zamire  :  «  Le  soir  il  y  eut  bal  chez  la  reine  »? 

Voilà  ce  que  savaient  et  imaginaient,  au  milieu  du 
xvn"  siècle,  sur  les  choses  d'Orient,  les  auteurs  de  roman 
et  le  public  pour  lequel  ils  écrivaient.  Il  s'était  constitué 
v/iin  type  de  roman  pseudo-oriental  qui  ne  disparut  qu'avec 
la  lecture  prestigieuse ^ès  Mille  et  une  Nnils;  à  se  laisser 
gagner  par  l'Orient  le  roman  mit  plus  de  mauvaise  volonté 
que  la  tragédie,  et  il  prolongea  jusqu'au  début  du  xvni'^  siècle 
une  résistance  que  celle-ci  ne  fit  pas  si  longue,  ou  du  moins 
dont  elle  se  relâcha  par  moments.  Absence  complète  de 
couleur  locale,  manque  absolu  de  sentiment  exotique,  telle 


1.  Mme  D**,  Histoire  et  aventures  de  Kémiiiski  géorgienne,  1096. 

2.  Le  Fameux  Chinois,  1C42. 

3.  Syroës  et  Mirama,  1692. 


AU  MILIEU  DU  XVIF  SIECLE.  33 

est  l'impression  que  donnent  ces  quelques  productions 
romanesques,  d'ailleurs  si  dépourvues  d'intérêt;  il  est  évi- 
dent que,  vers  1650,  et  assez  longtemps  après,  la  grande 
majorité  des  lecteurs  ne  se  sentaient  aucune  curiosité  véri- 
table vers  les  pays  lointains,  dont  ils  connaissaient  à  peine 
les  noms;  ils  n'avaient  d'autre  désir  que  de  se  voir  peints 
eux-mêmes  et  reproduits  sous  une  forme  idéalisée,  dans  le 
roman  comme  au  théâtre. 

Même  spectacle  en  effet  nous  est  assuré,  si  nous  voulons 
lire  les  tragédies  à  sujet  oriental,  jouées  pendant  les  soixante 
premières  années  du  xvii*^  siècle;  avant  Bajazet  il  en  a 
paru  une  quinzaine  ',  tragédies  ou  tragi-comédies,  dont 
l'action  est  presque  toujours  un  épisode  de  l'histoire 
turque:  à  peine  s'il  en  est  deux  dans  le  nombre  qui  témoi- 
gnent que  l'auteur  a  véritablement  senti  les  nécessités  de 
son  sujet,  ou  seulement  qu'il  y  a  porté  une  curiosité  par- 
ticulière. 

La  Soltane  de  Bounyn  (I06I)  est  assez  ancienne  pour 
qu'on  lui  fasse  l'honneur  dune  mention,  marque  de  respect 
due  aux  précurseurs  les  plus  humbles;  mais  il  faut  s'em- 
presser de  dire  que  si  elle  vient  la  première  dans  la  liste 
des  sujets  orientaux,  il  serait  plaisant  d'assurer  qu'avec 
elle  a  commencé  un  g"enre  nouveau  :  la  liste  des  person- 
nages, «  Rose,  Sirène,  Rustan,  le  Chœur,  Soltan,  Mous- 
tapha,  le  Héraud,  le  Sophy,  les  eunuques  »,  déconcerterait 

1.  Voici  une  liste,  à  peu  près  complète,  qui  va  jusqu'aux  environs 
de  1650.  —  Bounyn,  La  Soltanv,  lotiO.  —  Mainfroy.  la  Rliodienne  ou  La 
cruauté  de  Soliman,  1(120.  —  Cellolius,  C/io«oés,  tragédie  latine,  1629.  — 
Mayrel,  Soliman  ou  la  mort  de  Mustapha,  1030.  —  D'Alibray,  /<?  Soliman, 
1637.  —  Scudéry,  Ihvaliim  ou  l'illustre  bassa,  1642.  —  Desmaires,  Roxe- 
lane,  1643.  —  Le  Vayer,  le  Grand  Se'tim  ou  le  Couronnement  traq'vfue,  1643. 
—  Scudéry,  A.riane,  tragédie  en  prose,  1643.  —  Desfontaines,  l'emide  ou 
la  suite  d  Ibrahim  bassa,  1644.  —  Magnon,  Tamerlan  ou  la  mort  de  Bajazet, 
1647.  —  Rotrou,  Cosroës,  roi  des  Perses,  1658.  —  Cadet,  Oromazes.  prince 
de  Perse,  1650.  —  Jacquelin,  le  Solyman  ou  l'Esclave  généreuse,  1053.  — 
Tristan  l'Herniite,  la  Mort  d'Osman  (composé  en  10  47).  1656.  —  Boyer, 
Orop'xste  ou  le  Faux  Tonaxate,  1662. 

3 


34  LA   CONNAISSANCE  1)H  L^llUENT. 

déjà  la  bonne  volonté  du  lecteur  :  or  cette  liste,  en  raison 
de  deux  ou  trois  mots  qui  y  figurent,  est  }»récisément  ce 
qu'il  y  a  de  plus  turc  dans  toute  l'œuvre  :  on  juge  du  reste. 
Du  moins  se  met-on  ainsi  dans  la  disposition  d'esprit  con- 
venable, pour  juger  la  dizaine  de  tragédies  pseudo-orien- 
tales, venues  sur  les  traces  de  la  Sollane  :  on  sera  porté 
dès  l'abord,  non  pas  à  y  rechercher  les  vestiges  d'un  exo- 
tisme qui  n'y  est  point,  mais  à  se  demander  par  quelle 
étrange  idée  les  auteurs  ont  voulu  que  leur  action  eût 
comme  scène  Constantinople.  A  vrai  dire  ce  n'est  guère 
leur  faute,  et  s'ils  onl  péché  en  la  circonstance,  c'est  sur- 
tout [)ar  manque  d'invention.  Les  premières  de  ces  tra- 
gédies '  à  sujet  exotique  ne  sont  que  l'imitation  d'une 
même  pièce  italienne  :  il  Solimano  de  I3onarelli  -,  <|ui  eut 
grand  éclat  en  Italie  et  de  là  passa  en  France.  Successi- 
vement Mairet,  Vion  d'Alibray,  Desmaires  et  Jacquelin  en 
reprirent  le  sujet  et  les  personnages,  faisant,  selon  leur 
fantaisie,  le  dénouement  heureux  ou  lamentable.  Il  y  a  là 
un  chapitre,  peut-être  intéressant,  des  relations  littéraires 
entre  la  France  et  l'Italie  du  xvu"  siècle;  mais  c'est  tout  ce 
qu'on  en  saurait  tirer. 

Voici  la  liste  bien  réduite;  déjà  cette  rareté  des  œuvres, 
cette  pauvreté  d'invention  sont  significatives  ;  mais,  même 
en  choisissant  un  sujet  original,  si  l'on  peut  dire,  il  sera 
y  aisé  de  montre!'  que  l'exotisme,  vers  16î)0,  n'est  point 
encore  près  de  faire  figure  au  théâtre.  Pour  n'y  j>oinl  trop 
insister,  je  bornerai  la  preuve  à  l'analyse  du  (Jr/ind 
Tamerlan  et  liajazel  (1G48).  La  scène  est  dans  la  Galatie 
sous  la  tente  de  Tamerlan.   Le  chef  tartare  et  le  sultan 


1.  J'écarle  In  Rhodienne,  1021,  où  sont  iiniquemenl  raconlùcs  ■•  les 
infortunes  amoureuses  d'Erasle  et  de  Perside  ■■,  —  et  Ibrahim  ou  Vlllufilre 
Bassa,  1042,  histoire  d'amour  galant,  délicat  et  généreux,.,  au  sérail. 

2.  Venise,   IGiy. 


AU  MILIEU  DU  XVir  SIECLE.  35 

mènent  l'un  contre  l'autre  une  iiuerre  très  courtoise. 
Tamerlan  aime  la  femme  de  Bajazet  qu'il  a  faite  prison- 
nière, et  il  la  traite  avec  les  gestes  dont  Pyrrhus,  plus  tard, 
enveloppera  amoureusement  la  captivité  d'Andromaque. 
Le  fils  de  Tamerlan  n'a  pu  moins  faire  à  son  tour  que 
d'aimer  la  fille  de  Bajazet.  Tandis  que  Bajazet,  sous  un 
déguisement,  vient  revoir  sa  femme  au  camp  de  Tamerlan, 
le  fils  du  chef  tartare  se  fait  volontairement  prendre  par  les 
Turcs  afin  d'être  près  de  celle  qu'il  aime.  L'imbroglio 
amoureux  ne  saurait  se  dénouer  que  par  une  grande 
bataille,  par  le  suicide  aussi  de  Bajazet  et  de  sa  femme. 
La  sensibilité  de  Tamerlan  ne  peut  résister  à  la  vue  de 
ces  cadavres  : 

Qu'on  les  oste  d'icy. 
Qu'on  les  porte  au  cercueil  et  qu'on  m'y  mène  aussi! 

Après  une  aussi  comique  invraisemblance  des  sujets, 
comment  s'étonner  que  les  personnages  oublient  sans  cesse 
leur  condition,  et  qu'une  sultane  par  exemple  s'écrie  en 
plein  sérail  : 

Pour  vivre  en  femme  libre  et  qui  dépend  de  soy, 
Il  faut  quitter  le  Louvre  et  s'éloigner  du  roy  '  ! 

Les  exemples  de  telles  distractions  seraient  nombreux, 
mais  leur  liste  amusante  n'ajouterait  rien  à  la  démonstra- 
tion; il  serait  de  même  tout  à  fait  inutile  de  s'appesantir 
sur  la  cocasserie  des  dénouements  «  orientaux  »  qui,  dans 
quelques  comédies  de  la  même  époque,  font  paraître  sur 
la  scène  un  grotesque  corsaire  turc  -. 

On  assure  ^  que  Corneille  songea  à  placer  en  Chine  l'ac- 
tion d'une  de  ses  tragédies;  il  est  amusant  de  se  figurer  avec 

1.  Circasse,  dans  Ro.relane,  1G43.  Acte  III,  se.  ii. 

2.  Par  exemple  :  Molière,  Vlilourdi.  —  Tristan  IMermite,  le  Parasile. 

3.  Moland,  dans  son  édition  de  Voltaire,  IV,  292. 


36 


LA    CJi.N.NAlSSANCE   DK  L  UUIENT. 


quelle  singulière  image  Tauleur  de  China  et  de  Rodofjune, 
s'il  eût  persisté  dans  son  intention,  nous  aurait  représenté 
le  royaume  du  Fils  du  Ciel;  quelque  grandeur  de  sentiment 
(ju'il  eùl  donnée  à  ses  iiéros  chinois,  sa  tragédie  ne  se  fût 
point  distinguée  beaucoup  de  ses  rivales  en  exotisme.  Pour 
vie  dire  d'une  phrase,  la  tragédie  «  orientale  »  n'existe 
point  avant  IJa/'/c-et;  on  peut  l'apprendre  de  Corneille  lui- 
même,  car  le  jugement  taux,  (|ue,  par  mauvaise  humeur, 
il  a  voulu  faire  tomber  durement  sur  la  pièce  de  Racine, 
convient  de  tous  points  à  celles  (jui  l'ont  jirécédée  : 

Il  n'y  a  pas  un  seul  personnage  qui  ait  les  senlinients  ((u'il  doit 
avoir  et  que  l'on  a  à  Constantinople;  ils  ont,  sous  un  Ifabit  turc,  le 
senlinicnl  ([u'on  a  au  milieu  dr  la  France. 


II 


Mais  on  aurait  beau  constater,  île  vingt  manières  encore,; 
combien  ces  romans  et  ces  tragédies  sont  pauvres  d'exo- 
tisme, on  n'elTacera  pas  le  fait  même  de  leur  existence  :\ 
rien  de  tel  n'ai)paraît  au  xvi"  siècle.  C'est  qu'en  réalité  ces] 
œuvres  prouvent  la  naissance  dun  g'oùt  littéraire,  encore 
incapable  de  prendre  la  forme  qui  lui  conviendrait;  et  deux 
choses  sont  à  expliquer,  d'abord  l'espèce  d'impossibilité  où 
l'on  était  encore,  vers  le  milieu  du  xvii''  siècle,  de  faire  de 
l'exotisme,  (juelque  désir  ((u'on  en  put  avoir;  ensuite  et 
surtout  les  raisons  (pii  donnèrent  naissance  à  ce  désir,  et 
les  voies  que  prit  alors  jtour  le  satisfaire  la  curiosité  des; 
Français. 

Un  romancier  (pii,  vers  1630,  et  même  quinze  ou  vingt  ans 
après,  aurait  voulu  se  documoitcr  sur  la  Chine,  fût  resté; 
dans  l'embarras;  point  de  livres  où  il  pût  trouver  de  vraisj 
renseignements,  des  détails  clairement  exposés,  ou  mômej 
des  idées  d'une  généralité  suftisante.  Ce  n'est  pourtant  pas] 


AU  MILIEU  DU  XVir  SIÈCLE.  37 

qu'il  n'ait  paru,  dès  le  milieu  du  xvi^  siècle  un  assez  grand 
nombre  d'ouvrages  relatifs  à  l'Orient;  mais  tous,  un  petit 
nombre  excepté,  ont  trait  aux  choses  de  Turquie  et  bien 
peu    en    réalité   parlent    de  la   Turquie  elle-même.   Pour 
annoncer  les  progrès  des  Turcs  en  Hongfrie,  ou  proclamer 
h  l'Europe  leurs  «  grandes  et  admirables  défaites  »,  il  fal- 
lait bien,  à  défaut  des  journaux,  que  le  livre  fît  besogne  de 
nouvelliste;  il  s'en  acquitta,  sinon  fort  bien,  du  moins  très 
souvent'.  Mais,  dans  ces  petits  livres  hâtivement  imprimés, 
jamais    le    Turc    n'était  représenté    sous   les  traits    d'un 
Oriental;  on  l'y  voyait  comme  un  soldat  incomparable, 
dont  le  courag-e  et  la  discipline  brisaient  les   résistances 
autrichiennes  et  hongroises,  et  menaçaient  le  reste  de  la 
chrétienté.  Assurément  le  sultan  semblait  un  personnage 
bien  peu  exotique,  puisqu'on  regardait  en  lui  le  rival  sur- 
tout de  l'empereur;  ses  armées,   qui  menaçaient  Tienne, 
avaient  depuis  trop  longtemps  quitté  la  Corne  d'Or,  pour 
qu'on  se  préoccupât  de  leur  lieu  d'origine.  Pour  qu'on  se 
plaise  aux  choses  exotiques,  il  faut  que  le  sentiment  soit 
calme  et  désintéressé;  je  ne  pense  pas  que  l'idée  du  péril 
jaune  puisse  se  présenter  à  nos   imaginations  modernes, 
avec  un  cortège  d'images  si  vives  et  jolies  qu'elle  devienne 
une  vision  littéraire  et  artistique-.  Rien  détonnant  dès  lors 
à  ce  que  les  Turcs  fassent  si  peu   figure  dans  les  romans 
d'alors;  et  s'ils  se  sont  introduits  dans  quelques  tragédies, 
c'est  qu'ils  pouvaient  amener  avec  eux  des  spectacles  hor- 
ribles, et  de  sanglantes  catastrophes.  Plus  tard,  quand  la 
j)uissance  ottomane  aura  cessé  d'in([uiéler  l'Europe,  alors 
on  se  vengera  du  Turc;  on  lui  fera  jdace  dans  les  romans 
badins  et  hi  comédie-bouffe. 

1.  Voir  le  Catalogue  de  l'Histoire  d'Asie  à  la  Bibliothèque  Nationale,  et 
le  Calaloffue  de  In  bibliothèque  de  M.  Scfte/fer.  ISOo. 

2.  Corneille,  dans  rillusion  cotnirjue  lacte   III,  se.  int,  met  encore  sur 
le  même  rang  le  diable  et  le  -  Grand  Turc   •. 


38  LA   CONNAISSANCE   DE  L  UllIENT. 

La  Tunjuie  mise  à  part,  il  n  y  avait  presque  point  de 
livres  qui  pussent  servir  de  source  aux  romanciers;  à 
peine  si  l'on  en  compterait  cinq  ou  six  où  il  est  parlé  de 
Tamerlan,  de  la  Chine,  des  Indes.  Il  fallait  donc  s'en 
remettre  aux  idéographies  pénérales  de  l'époque,  aux  C'o.s- 
inographies^ .  Or  elles  étaient  hien  piètres  de  renseigne- 
ments. Ouvrons  une  des  plus  complètes,  celle  de  Bellefo- 
rest';  l'auteur  s'y  montre  très  loquace  sur  les  Turcs,  mais 
dès  qu'il  arrive  à  la  Perse,  ses  indications  deviennent  d'une 
piteuse  hrièveté,  et  d'une  insignifiance  plus  lamentable 
encore.  Ce  sont  toujours  les  textes  anciens,  les  vieilles 
connaissances  du  moyen  âge,  à  peine  débarrassées  des 
détails  les  plus  invraisemblables;  l'auteur  assurément  ne 
croit  plus  aux  hommes  sans  tète,  ni  à  ceux- qui  n'ont  qu'un 
pied,  mais  la  licorne  ne  lui  paraît  point  fabuleuse,  et  il 
accepte  bien  des  extravagances  sur  le  culte  des  idoles. 
Prétend-il  nous  donner  idée  d'un  peuj)le  asiatique?  quel- 
ques phrases  incolores  et  générales  l'ont  vite  tiré  d'em- 
barras : 

Les  Japonais  sont  les  plus  civils  de  lOrienl,  verLueux  et  priul- 
hommes,  accoslables  etaisez  à  manier,  et  suilout  ayant  les  fraudes 
et  tromperies  en  détestation,  aymant  l'honneur  et  la  réputation, 
désirans  être  loués,  ne  se  soucians  de  richesses....  s'entre  honorans 
les  uns  les  autres,  prenans  plaisir  aux  armes. 

Belleforest  eût  été  bien  en  peine  de  nous  dire  autre  chose, 
malgré  son  orgueilleuse  jactance,  puisque  personne  alors 
ne  connaissait  le  Japon.  Mais  on  se  demande  quelle  image 
précise  pouvaient  bien  évoquer,  en  l'esjjrit  des  lecteurs,  ces 
incohérentes  banalités. 

1.  Par  exemple  Gyllius,  Toimorap/u'e,  1533.  —  Miinster,  Cosmor/raiihie 
ttniverselle,  ['à'62.  —  Tlicvet,  Cosmofjraijhie  du  Levont,  i'à'.ji.  —  De  Belle- 
forest. Cosmoçivapliifi  universelle,  lo~2. 

2.  Fr.  (le  Belleforest,  Cosmographie  universelle  de  tout  le  monde,  conte- 
nant l'entière  description  des  quatre  parties  de  lu  terre,  Paris,  15"îi, 
2  in-folio. 


i 


AU  MILIEU  DU  XVir  SIECLE.  39 

Pourtant  le  g^rand  mouvement  des  voyages  et  des  décou- 
vertes aurait  dû,  dès  le  xxi"  siècle,  balayer  ces  sottes 
légendes,  et  constituer  un  trésor  neuf  de  connaissances  à 
peu  près  sûres.  Mais  cette  richesse,  longtemps  les  Français 
l'ont  dédaignée;  certes,  ils  ont  tenu  à  ce  que  les  noms  de 
quelques-uns  de  leurs  compatriotes  fussent  inscrits  parmi 
ceux  des  premiers  et  des  plus  hardis  voyageurs  :  on  ne 
pouvait  désormais  parler  des  découvertes  en  Amérique  ou 
dans  rinde,  sans  rendre  hommage  à  la  France;  c'était  là 
uniquement  de  quoi  satisfaire  un  amour-propre  national, 
de  bonne  heure  très  chatouilleux.  En  réalité  les  Français 
du  XYi^  siècle  voyagèrent  peu  en  Orient;  et  s'ils  connurent 
les  contrées  nouvellement  ouvertes  aux  Européens,  ce  fut 
par  les  traductions  de  récits  espagnols,  portugais,  italiens, 
hollandais.  En  1604,  François  Martin,  tout  glorieux  de  son 

vova^e  aux  Indes,  exaltait  l  utilité  de  semblables  péréerina- 

.    c  '  ro- 

tions : 

....  ce  qui  me  fait  déplorer,  ajoutait-il,  le  défaut  de  la  nation 
française  laquelle  estant  plus  que  toute  autre  naturellement  pourvue 
de  vivacité  d'esprit....  a  néantmoins  languy  longtemps  dans  le 
sommeil  d"oysiveté.  mesprisant  ces  enseignements  et  outre  cela  les 
trésors  des  Indes  orientales'. 

Aussi  se  proposait-il,  comme  une  illustre  tâche, 
«  d'effacer  cette  honte  »  et  «  d'enrichir  le  })ublic  des  sin- 
gularités de  l'Orient  »  '\  Quelques  années  après,  un  autre 
voyageur,  Pyrard  de  Laval,  inscrivait  en  tète  de  son  livre 
les  mêmes  récriminations ^  De  fait,  jusque  vers  1660, 
c'est  à  peine  s'il  paraît  tous  les  deux  ans  un  récit  de  voyage 
en  Asie;  encore  faut-il  faire  entrer  dans  ce  calcul  les  réédi- 
tions  successives  qu'eurent  quelques-uns  de  ces  volumes, 

1.  Fr.  Martin,  Description  du  premier  voyar/e  aux  Indes  orientales, 
Paris,  1604,  p.  3. 

2.  Même  passage. 

'.i.  Discours  duvoyage  de  Pirard  de  Laval,  Paris.  IGll,  Éiiilre.  p.  ii. 


40  LA   CONNAISSANCE   IlK   L  (llUKNT. 

[)lus  licureusement  accueillis  que  les  autres.  Après  1660, 
ce  chiffre  devrait  être  doublé,  et,  dès  le  premier  tiers  du 
xviif  siècle,  triplé  presque. 

Aussi,  jusqu'au  milieu  du  xwf  siècle,  fut-il  vraiment 
impossible  au  public  de  s'intéresser  à  cet  Orient  qu'on  lui 
faisait  mal  voir,  par  de  courtes  et  rares  échappées.  Voiture 
avoue  qu'il  no  sait  pas  «  comme  sont  faites  les  bcautez 
d'Asi«'  '  »;  Balzac,  ayant  eu  occasion  de  causer  à  un  g^en- 
tilhonime  échappé  des  prisons  d'Aliter,  marque  fort  peu  de 
curiosité  pour  «  les  polices  et  coutumes  des  Maures  »  :  en 
revanche,  il  s'inquiète  de  savoir  si  ceux-ci  vivent  «  dans 
l'ignorance  des  affaires  étrangères  »  et  comment  ils  parlent 
de  la  grandeur  de  Louis  XIII  ou  de  la  bravoure  des  Fran- 
çais -.  Les  gens  d'étude  eux-mêmes,  si  âpres  pourtant  à  la 
lecture,  continuent,  comme  Montaigne,  à  ignorer  l'Asie. 
Si  Descartes  <lil  un  mot  de  la  Chine,  c'est  pour  que  nous 
songions  à  un  pays  étrange  et  inconnu  ^;  Pascal,  plus 
curieux,  se  proj)Ose  d'éludier  un  jour  ce  que  l'on  a  fait 
çrtnnaifre  de  la  vieille  chronologie  chinoise*;  Bossuet enfin 
inlitnle  :  Discours  sur  r Histoire  universelle  un  livre  où  il 
n'est  parlé  ni  <le  la  (]liinc,  ni  de  l'Inde,  qui  pourtant  se 
'révélaient  alors;  et  il  ne  semble  pas  avoir  à  aucun  moment 
conscience  de  cette  étrange  omission.  Tous  en  sont  restés 
aux  connaissances  de  leur  jeunesse  :  ceux  qui  les  avaient 
instruits  ne  songeaient  point  qu'il  jint  être  utile  d'enrichir 
son  esprit  avec  la  vision  de  l'Orient. 

Les  grands  écrivains  classiques,  élevés  à  même  école, 
ont  eu  le  silence  indifférent  de  Bossuet  :  le  Bourgeois  Gen- 
tilhomme et    liajazet    sont    de    remarquables    exceptions, 


1.  (g-lm-res.  c(Jitif>n  1731,  I.  11.  p.  219.  Voir  aussi  pp.  00  et  93. 

2.  Le  Prince,  .Vvant-Propos. 

3.  Discours  sur  la  mélhode,  3'  partie. 

l.  Pensées,  éflilion  Braiinschwig,  %'l,  593  et  o94. 


AU  MILIEU  DU  XVIF  SIÈCLE.  41 

mais  des  exceptions;  et  |ieiit-ètre  n'eussent-elles  point 
existé,  sans  le  hasard  de  certaines  circonstances;  il  n'y 
avait  point  en  tout  cas,  chez  leurs  auteurs,  une  tournure 
particulière  de  l'esprit,  un  goût  vrai  pour  l'exotisme.  Quoi 
d'étonnant!  Cette  incuriosité,  que  rendait  inévitable  l'igno- 
rance où  l'on  restait  de  l'Orient,  les  hommes  du  xv!!*"  siècle 
ne  devaient  point  songer  à  se  la  reprocher.  S'il  est  vrai 
que  l'idéal  d'un  Bossuet  ou  d'un  Boileau  ait  été  de  repré- 
senter, sous  une  forme  impersonnelle,  une  humanité  tou- 
jours identique  à  elle-même, 

De  Paris  au  Pérou,  du  Japon  jusqu'à  Rume, 

il  est  naturel  que  le  sentiment  de  la  diversité  n'ait  point 
eu  place  dans  l'ensemble  étroitement  lié  de  leurs  idées. 
L'exotisme  s'est  développé  à  côté  d'eux,  il  a  grandi  presque 
sans  qu'ils  s'en  soient  aperçus  :  il  a  gagné  d'abord  les  auteurs 
de  second  ordre,  moins  sûrs  de  leur  talent,  et  préoccupés 
de  donner  à  leur  matière  au  moins  l'agrément  extérieur 
de  l'originalité.  Il  a  fallu  enfin,  pour  que  l'exotisme  reçût 
une  vraie  extension,  que  la  querelle  des  anciens  et  des 
modernes  ait  rendu  moins  intransigeante,  dans  le  xvu'' siècle 
finissant,  la  conception  de  l'art  et  de  la  littérature. 


III 


Mais  ces  constatations  ne  font  que  remh'e  plus  urgente 
une  autre  série  d'explications.  Pounjuoi,  malgré  tant 
d'obstacles,  le  goût  de  l'exotisme  a-til  pu  paraître?  et 
comment  est-il  né? 

Si  peu  nombreuses  que  soient  les  relations  de  voyage  en 
Orient,    parues    dans    les   soixante   premières    années  du 


42  LA  CONNAISSANCE  DE  L'ORIENT. 

xvif  siècle  ',  elles  ont  du  iiiuins  le  mérite  d'exister,  au 
siècle  précédent,  de  telles  publications  étaient  une  véri- 
table rareté.  Il  semble  donc,  malgré  tout,  que  les  reproches 
de  François  Martin  ou  de  Pyrard  de  Laval  aient  été  enten- 
dus :  si  les  récits  de  voyage  deviennent  plus  fréquents,  c'est 
apparemment  que  les  voyag'es  eux-mêmes  se  multi[diaient. 
Colbert  -,  d'ailleurs,  encourageait  fortement  les  voyageurs, 
s'intéressait  à  leurs  eiTorts,  à  leurs  récits,  et  leur  faisait 
passer  des  subsides  :  une  protection  aussi  puissante  les  met- 
tait singulièrement  en  crédit. 

De  tout  temps,  les  aventures  lointaines  et  les  récits  d'ex- 
ploration ont  trouvé  faveur  auprès  du  public  :  l'énergie 
sans  emploi  des  uns  se  plaît  à  jtartagor,  par  la  pensée,  les 
périls  du  voyage;  l'imagination  plus  pacifique  des  autres  est 
joyeuse  de  la  riche  matière  qui  s'ofTre  ainsi  aux  rêveries; 
d'autres  enfin,  moins  enthousiastes,  trouvent  profit  aux 
spectacles  étranges  qu'on  leur  présente,  tâchent  à  les  ex[di- 
quer  et  comparent  ,les  mœurs  des  contrées  révélées  avec 
celles  de  leur  propre  pays;  il  faut  que  l'écrivain  soit  bien 
malhabile,  ou  trop  mensongers  ses  récits,  pour  qu'on  ne  se 
passionne  pas  à  la  lecture.  A  mesure  que  la  curiosité  est 
satisfaite  par  de  nouveaux  volumes,  elle  devient  plus  qué- 
mandeuse. Ce  sentiment  existe  encore  aujourd'hui;  à  voir 
la  liste  «le  leurs  prix  annuels,  on  pourrait  croire  que  les 
académiciens  eux-mêmes  le  partagent,  et  seuls  les  impri- 
meurs pourraient  dire  le  nombre  incalculable  de  récits  de 
ce  genre  (jui  j)assèrent  par  leurs  presses  :  ils  disjtutaient,  il 
n'y  a  pas  bien  longtemps,  sur  le  catalogue  des  cabinets  de 


1.  Une  trentaine  environ,  en  comptant  les  rééditions.  Sinon,  ibh  20  rela- 
tions originales. 

2.  Voir  Omont,  Missions  a}xhéi>lo(ji({ues  françuiscs  en  Orient,  Paris,  1902. 
Voir  aussi  dans  la  Revue  d'IIistuire  litléraire  de  lyOl,  p.  382,  des  détails 
sur  le  rôle  que  joua  Perrault  comme  correspondant  el  intermédiaire  entre 
Colbert  et  certains  voyageurs. 


I 


AU  MILIEU  DU  XVir  SIECLE.  43 

lecture,  la  première  place  aux  œuvres  de  Dumas  et  des 
romanciers  anglais!  Moins  blasés  que  nous,  les  hommes 
du  xvii"  siècle  ont  dû  accueillir,  avec  une  afTection  plus  vive 
encore,  les  premiers  livres  qui  leur  parlèrent  de  la  loin- 
taine Asie  :  avant  1660,  il  en  avait  paru  une  dizaine  sur 
rinde,  trois  ou  quatre  sur  la  Chine  et  la  Perse,  quelques- 
uns  sur  le  Levant.  Ce  n'était  là  qu'un  commencement, 
mais  d'excellent  augure,  et  la  preuve  même  du  succès 
qu'eurent  ces  relations  de  voyage,  ce  fut  leur  multiplica- 
tion rapide  dans  le  dernier  tiers  du  xvn"  siècle;  il  en  fut 
publié  alors,  sur  l'Inde,  au  moins  deux  fois  plus  que  dans 
tout  le  reste  du  siècle,  et  dix  fois  plus  sur  la  Perse.  Quelle 
manifestation  plus  évidente  du  goût  naissant  pour  l'exo- 
tisme, et  de  l'influence  que  purent  avoir  les  récits  des 
voyageurs  ! 

Mais  une  autre  influence,  plus  profonde,  puisqu'elle 
explique  à  la  fois  l'apparition  de  l'exotisme  et  ce  goût  pour 
les  voyages,  agit  alors  très  puissamment  sur  l'imagination 
des  Français.  Le  xvn®  siècle,  dès  Henri  lY,  eut  de  grandes  ^ 
aspirations  coloniales,  et  le  xvni"  faillit  les  réaliser  sous 
forme  d'un  immense  empire.  Or,  il  est  bien  curieux  de 
remarquer  que  l'histoire  de  la  colonisation,  sous  l'ancien 
régime,  commence  presque  au  même  moment  que  l'his- 
toire de  l'exotisme  littéraire;  il  y  a  là  une  relation  immé- 
diate de  cause  à  effet.  Jusque  vers  1660  ce  sont  des  ini- 
tiatives éparses,  des  tentatives  manquées  '  :  sous  Henri  IV 
on  essaie  de  constituer  une  Compagnie  des  Indes  (1604 
et  1615)  :  l'échec  est  rapide;  de  même  sous  Richelieu  :  un 
vaisseau  que  l'on  avait  envoyé  aux  Indes,  en  revint  riche 
d'une  belle  cargaison  (1635),  et  il  donna  de  si  grands  espoirs 
qu'on  tenta  à  nouveau  l'essai  d'une  autre  Compagnie,  pres- 

1.  Voir  :  Bonnassieux,  Les  grandes  Compafjnies  de  commercp,  Paris,  18'J:*, 
yy  el  Deschamps,  Histoire  de  la  queslion  coloniale  en  France,  Paris,  1891. 


44  LA   CilNNAlSSAXCE   DE   L  (HUENT. 

(jue  aussitôt  moribonde.  Avec  Colhert,  le  mouveinont 
devint  plus  réfléchi  et  plus  persistant  :  de  môme  qu'il 
encourageait  les  efforts  des  voyageurs  dans  l'Orient  musul- 
man, il  créait  et  soutenait  de  grandes  compagnies  de  com- 
merce :  IGGO,  fondation  de  la  Compagnie  de  la  Chine;  IGGî), 
création  de  la  Compagnie  des  Indes  orientales;  1610,  con- 
stitution do  la  Compagnie  du  Levant.  Avec  des  fortunes 
fliverses,  toutes  vécurent,  et  il  parut  que  les  aspirations 
coloniales  des  Français  avaient  désormais  trouvé  leur  forme 
et  leur  matière. 

Immédiatement,  la  littérature  en  lira  son  profit,  et  elle 
se  mit  en  devoir  d'exploiter  ce  domaine  tout  nouvellement 
ouvert.  Jusque-là,  elle  s'était  bornée,  elle  aussi,  à  des 
entreprises  manquées;  les  romans  ou  les  tragédies  pseudo- 
orientales d'alors  ressemblent  tout  à  fait  à  ces  vaisseaux 
(jue  des  commerçants  audacieux,  mais  mal  informés,  lan- 
çaient par  des  mers  peu  sures  vers  une  Asie  incertaine  :  le 
plus  souvent  les  navires  revenaient  sans  rien  raj>porter  des 
richesses  de  l'Orient;  quelquefois,  ils  n'avaient  pas  même 
i)u  aborder  au  but  de  leur  vovaffe  !  Désormais  cela  va  être 
une  exploitation  régulière;  en  même  temps  que  l'on  crée 
des  comptoirs  et  des  magasins,  il  se  constitue  des  sources 
oii  les  (''crivains  français  peuvent  puiser,  et  chaque  année 
ra|)|i(U't  intellccluel,  venu  de  l'Oi'ient,  augmente,  par  une 
tr;m(|uille  |)rogression,  |>arce  (juil  n'est  point  soumis  aux 
uu'saventures  du  commerce.  Mais  les  premières  richesses 
littéraires,  arrivées  d'Asie,  sont  contemi)oraines  des  |)re- 
miers  gains  que  réalisèrent  les  commerçants  et  les  arma- 
teurs; c'est  sous  h'ur  |i;itronage  (juil  faut  mettre  la  litté- 
rature exotique  :  ilu  moins  les  causes  qui  expliquent  le 
développement  du  commerce  français  sont  valables  aussi 
jiour  elle. 

De   toute    manière,  on  le   voit,  nous  en   revenons   aux 


AU  MILIEL'  DU  XVir  SIECLE.  4o 

environs  de  1660;  c'est  à  cette  date  que  commence  vrai-  ( 
ment  à  se  former  la  connaissance  de  l'Orient.  Quels  ont  ' 
été  les  moyens  d'information?  par  quelles  étapes  succes- 
sives a  passé  cette  connaissance?  et  quelle  idée  s'est-on  for- 
mée de  l'Orient?  c'est  ce  qui  sera  étudié  dans  toute  la  pre- 
mière partie  de  ce  livre.  Mais  il  importe  de  dire  dès  main- 
tenant, pour  que  le  tracé  de  notre  route  apparaisse,  quelles 
ont  été  les  principales  sources,  et  dans  (|uel  ordre  il  est 
convenable  de  les  examiner. 

Tout  naturellement,  on  se  préoccupera  d'abord  des  récits 
^\de  voyage  :  ils  furent  le  premier  et  restèrent  le  principal 
instrument  dinformation  sur  l'Orient  :  la  conception  qu'ils 
en  donnèrent  est,  si  l'on  peut  dire,  la  base  même  de  la  tra- 
dition littéraire  postérieure. 

Les  relations  commerciales,  de  plus  en  plus  développées, 
grâce  surtout  aux  voyages,  ont  introduit  des  éléments 
nouveaux.  Mais  il  serait  tout  à  fait  artificiel  de  les  étudier 
>  en  debors  des  relations  politiques  que  la  France  entretint 
avec  les  pays  lointains  :  tentatives  coloniales,  échanges 
d'ambassades,  etc.  Ce  sera  en  réalité  préciser  l'influence 
qu'eurent  sur  la  connaissance  progressive  de  l'Orient 
les  questions  coloniales. 

Les  voyageurs  et  les  commerçants  n'ont  pas  tout  fait  : 
les  missionnaires  ont  été  des  auxiliaires  fort  estimables. 
L'exotisme  est  en  grande  partie  leur  œuvre;  la  Chine  n'a 
été  connue  que  par  eux,  et,  plus  que  personne,  ils  ont  con- 
Iriliué  à  créer  certains  des  aspects,  faux  ou  vrais,  sous  les- 
quels le  xvni''  siècle  a  vu  l'Orient. 

|{<''cits  de  voyage,  commerce  des  produits  exotiques, 
réceptions  d'ambassadeurs,  relations  des  missionnaires,  ce 
sont  là,  pour  ainsi  dire,  des  sources  originales;  dès  le 
xvu*  siècle,  il  y  a  eu  en  outre  un  grand  travail  de  seconde 
main,  fait  en  France,  qui  a  consisté  à  étudier  ces  données 


46  LA   CONNAISSANCE  DE  L'ORIENT. 

d'origine  diverse,  à  les  rapprocher,  puis  à  constituer  une 
connaissance  raisonnable  et  une  image  savante  de  l'Orient. 
Ces  rlitdes,  cet  orientalisme  à  son  début,  ont  donné  à  la 
littérature  une  riche  matière. 

Enfin  un  chapitre,  nécessaire  pour  tirer  de  ces  (hjnnées 
multiples  une  impression  générale,  marquera  le  dévelop- 
pement et  les  progrès,  les  phases  et  les  modes  de  la  con- 
naissance de  l'Orient.  Ce  sera  proprement  l'histoire  du 
goût  «  oriental  »  avant  l'étude  des  manifestations  de  ce 
goût  dans  la  littérature. 


i 


CHAPITRE   II 


LES  VOYAGES 


I.  Les  premiers  voyageurs  (ji>sque  vers  1660).  —  Conditions  défectueuses 
de  leur  observation.  —  Image  insuffisante  qu'ils  donnent  de  l'Orient.  — 
Éléments  les  plus  anciens  de  la  conception  de  l'Orient. 

II.  Multiplication  des  récits  de  voyage  (i660-n.D0)  :  la  mode  et  ses  étapes. 
—  Les  nouveaux  voyageurs;  leur  autorité,  leurs  connaissances,  leur 
attitude  d'esprit.  —  Progrès  de  la  connaissance  de  l'Orient. 

III.  L"homnie  d'Orient  d'après  les  voyageurs  :  caractère,  gouvernement, 
religion.  — Abondances  des  détails  sur  l'amour  :  formation  de  limage 
d'un  Orient  voluptueux. 

IV.  Erreurs  et  insuffisances  de  cette  connaissance.  —  Nécessité  d'autres 
sources. 


I 

On  croit  volontiers  que  pour  voyager  et  publier  sur  ses 
aventures  de  véridiques  récits,  il  suffit  de  partir  riche 
d'audace  et  d'argent,  puis  de  parcourir,  pendant  des 
années,  des  pays  divers.  Mais  les  qualités  du  voyageur  ne 
s'estiment  point  aux  milliers  de  kilomètres  franchis,  non 
plus  qu'au  nombre  des  dangers  subis;  il  est  sur  les  grands 
transatlantiques  des  matelots  qui  ont  fait  vingt  fois  le  tour 
du  monde,  sans  sortir  presque  de  leur  navire;  du  moins  ils 
nont  pas  été  frappés,  en  leurs  escales  lointaines,  par  la 
tliversité  des  pays  où  ils  louchèrent  successivement;  tout 
au  plus  s'ils  auront  pu  comparer  la  qualité  des  alcools 
dont  on  les  a  grisés  dans  des  cabarets  toujours  les  mêmes, 


48  LA  CONNAISSANCE  DE  L  ORIENT. 

OU  a|t|»récier  la  variété  des  plaisirs  que  leur  réservent  les 
abords  des  quais,  à  Yokohama,  comme  à  Santander! 
Voyager  est  un  art,  ou  plutôt  puisqu'il  ne  s'apprend  j)oint 
dans  les  livres,  mais  à  ra[>prentissage,  un  métier;  à  qui  n'a 
pas  certaines  connaissances,  à  qui  ne  s'est  pas  donné  cer- 
taines habitudes  d'esprit,  les  voyages  ne  seront  d'aucun 
profit;  car  pour  juger  et  comprendre,  il  faut  dahord 
regarder  et  bien  voir,  ce  qui  n'est  pas  chose  aisée.  Si  l'on 
a  mal  vu  soi-même,  comment  donnera-l-on  à  ses  auditeurs 
une  claire  vision  de  ce  (ju'on  leur  raconte? 

Jusque  vers  1670  les  Français  en  sont  encore  à  faire  l'ap- 
prentissage du  métier  de  voyageur';  assurément  les  récits 
de  ceux  qui  connurent  alors  l'Inde  et  la  Perse  commencent 
à  donner  quelque  ouverture  sur  les  paysages  d'Orient; 
mais  s'ils  ont  ap[»orté  à  la  tradition  littéraire  naissant»'  ses 
éléments  les  plus  anciens  et  les  plus  simples,  donc  les  plus 
durables,  ils  restent  encore  bien  éloignés  de  satisfaire  vrai- 
ment à  ce  qu'on  est  en  droit  de  chercher  dans  une  relation 
de  voyage. 

Qu'étaient  ces  ])remiers  voyageurs,  François  Martin, 
Pyrard  de  Laval,  de  Feynes,  de  Beauveau,  d'autres  encore  -V 
des  capitaines  de  vaisseau,  des  trafiquants,  des  aventuriers. 
Rien  ne  les  avait  préparés  à  croire  que  les  voyages 
pussent  être  d'un  [)r(»fil  intellectuel   :    la  curiosité  n'était 


I.  On  trouvera  les  éléments  d'une  iàbliograpliie  des  voyages  :  1"  dans 
Brunet,  Manuel  du  li/jrairn,  t.  IV,  n"  l  OoT  elsuiv.;  2°  dans  le  Ccila- 
lof/ue  (If  l'ilisloire  d'isie  a.  la  lUbliolhèquc  Nationale;  3"  dans  Cordier, 
liibUolhcca  sinica,  t.  Il,  p.  581  et  suiv.,  etc.  La  liste  ainsi  étaldie 
devra  être  complétée  par  «les  catalogues  comme  celui  de  la  bibliothèque 
de  M.  SchelTor.  Il  serait  inutile  de  la  reproduire  ici  :  je  mentionnerai  en 
note  les  ouvrages  les  plus  importants. 

2.  DexcripUon  du  ])remi('r  voya'je  [ail  aux  Indes  orientales  par  un  Fran- 
çais, par  Fr.  Martin,  IliOi.  —  De  licauveau,  lielation  journalière  du  voi/at/e 
du  Lecanl,  1008.  —  Discours  du  L'Oj/a;/e  de  Pijrard  de  Laval  aux  Indes.  16Io 
(plusieurs  rééditions).  —  Voi/af/e  fait  par  terre  de  Paris  jusques  à  la  Chine, 
par  le  sieur  de  Feynes,  1030,  etc. 


LES  VOYAGES.  49 

point  leur  fait,  et  tout  leur  effort  d'esprit  consistait  à  se 
tirer  des  difficultés  et  des  dangers,  ou  à  exploiter  les  bonnes 
dispositions  des  habitants:  remplir  son  escarcelle  et  revenir 
à  bon  port,  c'étaient  deux  tâches  assez  difficiles  pour  qu'on 
ne  perdît  pas  son  temps  à  s'extasier  sur  la  végétation 
hindoue,  ou  à  sonder  les  états  d'àme  d'un  Persan.  Quand, 
un  peu  plus  tard  dans  le  xvii*^  siècle,  on  se  fut  formé  des 
voyages  une  plus  haute  idée,  on  s'aperçut  bien  que  ces 
premiers  explorateurs  avaient  été  tout  à  fait  défaillants  à 
leur  office  : 

Au  reste  il  ne  faut  pas  s'étonner,  écrit  en  1684  Thévenot  ',  de 
trouver  tant  de  choses  dans  ce  livre  dont  les  autheurs  qui  ont  traité 
des  Indes  orientales  nont  rien  écrit;  la  seule  curiosité  et  la  passion 
d'apprendre  faisaient  voyager  celui-ci  TTauteur  du  livre",  et  le 
négoce  ou  les  employs  ont  fait  voyager  la  plupart  des  autres  :  en 
sorte  que  estant  distraits  par  leurs  occupations,  ils  n'ont  pu  s'appli- 
quer à  la  recherche  d'une  infinité  de  choses. 

De  plus  on  ne  faisait  alors  que  d'assez  courts  séjours,  et, 
sauf  exception,  on  ne  voyait  (jue  les  villes  de  la  côte,  en 
de  rapides  escales.  Pour  si  avisé  qu'il  fût,  le  voyageur  ne 
pouvait  vraiment  comprendre  des  gens  qu'il  entrevovait  à 
peine,  et  dont  il  savait  aussi  peu  la  langue  que  ceux-ci  con- 
naissaient la  sienne.  C'étaient  là  de  fort  mauvaises  condi- 
tions pour  bien  observer  ! 

Aussi  après  avoir  noté  avec  un  soin  scrupuleux  les 
longues  étapes  de  sa  course,  après  en  avoir  marqué  la 
route  à  ceux  qui  viendraient  après  lui,  le  narrateur  disait 
vite,  en  un  amas  d'observations  sans  choix,  l'impression 
superficielle  ([u'il  gardait  des  indigènes-.  On  n'y  mettait 


1.  Thévenot,  Voyages,  Paris,  1684.  Préface.  ' 

2.  «  Qu'un  vaisseau  européen  abordât  à  un  port  de  la  Cliino  et  y  passât 
quelques  mois,  aussitôt  les  gens  de  l'équipage  recueillaient  avec  avidité 
et  jetaient  sur  le  papier  non  seulement  ce  qui  s'olTrail  à  leurs  yeux,  mais 
encore  tout  ce  qu'ils  pouvaient  ramasser  dans  les  entreliens  qu'ils  avaient 
avec  une  f)opulace  assez  peu   instruite.   De  retour  dans  leur  patrie,  ils 

4 


50  LA  CONNAISSANCE  DE  L  ORIENT. 

aucune  critique  naturellement  et,  sur  le  même  plan,  parais- 
sent ce  dont  le  voyag:eur  a  été  témoin  lui-même,  ce  qu'il 
s'est  laissé  raconter,  du  moins  ce  qu'il  a  cru  comprendre; 
même  ce  (|u'il  a  vu  avec  ses  yeux,  souvent  il  l'a  mal 
interprété;  il  a  regardé  les  gestes,  sans  deviner  la  pensée 
qui  les  faisait  accomplir;  puis  ayant  prétendu  leur  trouver 
un  sens,  il  l'a  appli([ué  sur  ces  gestes  et  en  a  ainsi  faussé 
non  pas  seulement  la  signification,  mais  l'image.  Sans 
cesse  l'observation  est  incomj)lète,  inexacte,  fausse.  Quoi 
d'étonnant  après  cela  si  ces  récits  de  voyage  se  renvoient 
des  contradictions  formelles,  non  [jassurdes  détails  insigni- 
fiants, mais  sur  le  caractère  même  d'une  nation  tout  entière? 
Pyrard  do  Laval  assure  que  les  Indiens  sont  «  extrêmement 
adonnez  aux  femmes,  lascifs  et  débordez'  »  ;  de  Feyncs 
prétend  avec  non  moins  d'énergie  que  c'est  «  un  peuple 
chaste  et  retenu-  ».  Les  lecteurs  devaient  être  fort  gênés 
à  se  décider  pour  l'un  plutôt  que  pour  l'autre  :  c'était  là 
pourtant  une  donnée  imj)ortante  à  posséder,  si  l'on  voulait 
concevoir  par  l'esprit  la  vie  et  la  figure  d'un  Indien.  Fal- 
lait-il tenter  une  critique  des  témoignages,  supposer  que  les 
deux  observateurs  étaient  de  tempérament  différent,  ou  du 
moins  que  leurs  aventures  avaient  eu  des  succès  divers?  une 
rajiide  et  facile  initiation  aux  secrets  de  la  vie  indienne 
aurait-elle  permis  à  l'un  de  s'édifier?  par  des  déboires  ou 
des  refus,  l'autre  se  serait-il  liouvé  engagé  à  proclamer 
une  vertu  dont  il  n'avait  pu  constater  la  fragilité? 

En  réalité,  les  uns  comme  les  autres,  ils  étaient  fort 
empêchés  d'observer  les  mœurs  et  le  caractère  des  Orien- 
taux. Tant  (|u"il  ne  s'agissait  (jue  de  décrire  les  plantes  et 

s'applaudissaient  de  leurs  découvertes,  et  c'est  sur  des  mémoires  si  peu 
fidèles  qu'ils  composaient  leurs  relations.  »  (Du  Ilaldc,  hescriplion  r/éof/ra- 
phiqne...  de  VEnipire  chinois,  Paris,  ITSy,  t.  I,  Préface,  p.  ii.) 

1.  Voyarjo  de  F'yrard  de  Laval,  Paris,  161.),  1,  ."ÎSI. 

2.  De  Feynes,  Voyaffe,  Paris.  1630,  p.  86. 


LES  VOYAGES.  5! 

les  animaux  de  l'ïnde  ',  ils  n'y  trouvaient  guère  d'obstacles, 
car  il  n'y  a  point  de  préjugés  zoologiques  ou  botaniques 
qui  empêchent  de  mesurer  l'étendue  d'une  feuille  ou  de 
compter  le  nombre  des  pattes  chez  un  animal.  Mais  pour 
tout  ce  qui  concernait  l'homme,  leur  connaissance  de  la  vie 
exotique  était  trop  imparfaite  :  ils  ne  comprenaient  et 
même  ne  voyaient  que  ce  qui  se  rapprochait  de  leurs  idées 
et  en  général  de  la  vie  française  :  les  visions  trop  nouvelles 
et  les  sentiments  trop  étranges,  ils  les  écartaient  délibéré- 
ment ou  du  moins  ils  les  revêtaient  de  couleurs  connues  et 
moins  vives.  Voilà  pourquoi  ils  sont  si  riches  de  détails 
sur  la  cour,  le  gouvernement  et  l'administration  des  pavs 
d'Asie,  ravis  qu'ils  étaient  de  trouver  un  spectacle  analogue 
en  somme  à  celui  qu'offrait  leur  patrie  : 

Je  ne  saurais  dire  autre  chose,  assure  l'un  d'eux,  sur...  la  gen- 
tillesse de  la  cour,  du  Roy  et  de  la  noblesse...  sinon  que  la  cour 
de  Perse  approche  fort  de  celle  de  France,  et  que  la  noblesse  est 
fort  polie  tant  pour  la  civiliti^  que  pour  l'éloquence;  ils  parlent  fort 
et  sont  complimenteurs  et  gausseurs  comme  les  Français  *. 

Cette  disposition  d'esprit  est  générale  alors  :  et  il  faut 
bien  reconnaître  qu'elle  n'était  pas  sans  avantages  :  l'ini- 
tiation du  public  se  faisait  en  même  temps  que  celle  des 
voyageurs  et  il  put  se  prendre  de  sympathie  pour  ces 
Orientaux  qu'on  lui  montrait  si  semblables  à  lui-même; 
plus  tard  il  sera  curieux  surtout  des  différences  de  mœurs 
et  de  races  :  mais  il  n'était  pas  mauvais  (ju'on  lui  présentât 
l'homme  d'Asie  d'abord  par  les  aspects  où  il  était  le  moins 
éloigné  de  lui. 

Je  ne  parle  pas  de  la  crédulité  ou  même  de  la  iiàblerie  ^ 
qui  certainement  ont  faussé  encore  les  observations  de  ces 


1.  Celte  partie  est  en  général  très  développée. 

2.  Relation  du  voyatje  en  Perse,  du  R.  P.  Pacilique,  l'ari»,  1031,  p.  iOl. 

3.  Voir  le  reproche  dans  Du  llalde,  ouvrage  cile,  l.  1,  Préface,  p.  11. 


52  LA   CONNAISSANCE  DE   L'ORIENT. 

premiers  voyai:eurs.  Ce  sont  là,  le  second  surtout,  défauts 
inhérents  à  la  profession,  et  aujourd'hui  môme,  il  faut  avoir 
un  esprit  merveilleusement  rebelle  aux  tentations  d'amour- 
propre  pour  ne  pas  exagérer  un  peu  les  dangers  et  les 
singularités  de  ses  aventures. 

Malgré  toutes  ces  imperfections,  en  grande  partie  à 
'cause  d'elles,  il  avait  commencé  à  se  former  vers  1660  un 
rudiment  de  conception  sur  l'Orient;  c'est  autour  de  lui  que 
viendront  s'aiiglomérer  les  acquisitions  nouvelles,  résultats 
de  voyages  postérieurs.  Par-dessus  toutes  les  contradic- 
tions et  les  différences  de  détail,  il  se  dégagea  cette  idée] 
vjHjue  l'Oriental  était  un  homme  extrêmement  sympathique, 
malgré  quelques  bizarreries  de  vie  et  d'étranges  supersti- 
tions, de  plus  fort  adonné  à  l'amour.  Ce  que  Pyrard  de 
Laval  dit  des  Indiens  résume  excellemment  cette  impres-j 
sion  : 

Ce  peuple  est  spiriluol,  advisé,  fin   et  discret  en  la   plupart  do 
leurs  (sic)    actions.    De    courage  ils   n'en    manquent  pas   aussi  etj 
ayment  les  armes  et  les  e.vercices.  Ils  sont  industrieux  aux  arts  etj 
manufactures  et   assez  polis  en  leurs  mœurs,  (iens  superstitieux 
outre  mesure  et  fort  adonnez  à  leur  religion  ;  au  demeurant  extrê- 
mement adonnez   aux  femmes,   lascifs  et  débordez....  Les  femme 
sont  (''tiangement  impudiques  et  les  hommes  non  moins  vicieux  *j 

Or,  si  l'on  veut  y  prendre  garde,  cette  conception,  sous 
sa  forme  générale  et  réduite,  a  donné  la  charpente  même 
de  la  tradition  littéraire  sur  l'Orient;  on  en  voit  aisément] 
l'origine.   Les  voyageurs  ne  pouvaient  pas   parler  autre- 
ment d'un  pays  où  ils  avaient  été  en  général  accueillis  avec! 
beaucoup   d'empressement,   et  où    ils    avaient   trouvé  IcsJ 
faciles  plaisirs  que  les  escales  d'Orient  réservant  aux  navi- 
gateurs-. 

1.  pyrard  de  Laval,  ouvi'(if/e  cilé,  I,  331. 

2.  Entre  autres  détails  (et  Je  choisis  parmi  les  moins  délicats  à  rap 
porter)   ils  ont  connu  et  apprécié   les    «  madame  Chrysanliième  »    du 


LES  VOYAGES.  S3 

Mais  cette  conception  troj)  rudimentaire,  sans  exotisme 
vrai,  va  se  développer  rapidement  dans  le  dernier  tiers 
du  x\if  siècle.  C'est  que  les  voyages  se  sont  multipliés,  et 
qu'on  les  a  faits  dans  un  autre  esprit,  avec  plus  de  profit. 


II 

On  a  déjà  remarqué  qu'aux  environs  de  1660  le  nombre 
des  relations  de  voyage  doubla  tout  d'un  coup,  et  que  la 
faveur  du  public  pour  ce  genre  de  livres  ne  fît  que  croître 
ensuite.  Pendant  près  d'un  siècle  —  trois  quarts  de  siècle 
environ,  de  1665  à  1745  —  il  en  a  été  donné  à  l'impression 
et  à  la  leoure  un  nombre  considérable  '  ;  et  les  consé- 
quences ont  été  immédiates  sur  la  formation  du  goût  exo- 
tique. Avant  de  parler  des  résultats,  disons  quelques  mots 
du  mouvement  lui-même. 

Si  l'on  dresse  une  liste,  aussi  complète  que  possible,  des 
récits  de  voyag-e  parus  à  la  fin  du  xvn''  siècle  et  dans  le 
cours  du  xviii%  il  est  certaines  constatations  qu'on  ne 
pourra  pas  manquer  de  faire  :  d'abord  cette  activité  de  pro- 
duction s'est  ralentie  brusquement  vers  1745;  ensuite  sa 
marche  n'a  pas  été  uniforme,  et  l'on  peut,  sans  trop  d'ar- 
tifice, y  distinguer  deux  moments. 

Dès  1663,  il  est  évident  que  les  lecteurs  accueillent  avec 
une  faveur  nouvelle  les  petits  livres  qui  viennent  leur 
parler  des  contrées  orientales;  mais  libraires  et  auteurs 
hésitent  et  tâtonnent  encore;  assurés  enfin  des  dispositions 
du  public,  ils  se  mettent  à  la  tâche,  et  dès  lors,  jusqu'à  la 

temps.  '■  Lorsque  les  étrangers  viennent  en  ce  lieu  (dans  l'Inde),  ils 
acheptenl  des  femmes  pour  autant  de  temps  qu'ils  veullent  demeurer 
et  sans  qu'elles  en  demeurent  scandaliseez.  ■•  (Fr.  Martin,  ouvrage  cité, 
p.  41.) 

L  Quelques  libraires  semblent  s'en  être  fait  une  spécialité  :  Harbiii  à 
Paris,  Benoit  Uigaud  à  Lyon. 


54  LA   CdNNAlSSANGK  DE   L  OIUKNT. 

fin  du  xviiT  siècle,  il  est  peu  d'années  où  ne  soient 
publiées  une  ou  deux  relations  de  voyage;  le  mouvement 
est  rég-ulier;  si  l'on  lient  aux  cliilTres,  on  ne  sera  pas  éloigné 
de  la  vérité  en  com[»taiit  (ju'il  en  paraît  environ  quatre 
tous  les  trois  ans'.  L'Inde  surtout,  la  Turquie  et  la  Perse 
ensuite,  semblent  être  les  pays  sur  lesquels  on  aime  le 
mieux  à  s'instruire.  C'est  l'époque  de  Tavernier,  de  Cbar- 
din,  de  Dernier-. 

Mais  le  xvui*  siècle  naissant  demande  plus  encore;  la 
production  augmente  tout  à  coup  de  près  d'un  tiers;  elle  est 
j)arliculièrement  abondante  entre  1710  et  1730  :  les  auteurs 
du  temps  nous  en  avertissent  d'ailleurs'.  On  ne  forcera 
pas  beaucoup  la  réalité  en  disant  (ju'il  est  publié  en 
moyenne  deux  volumes  par  an.  L'Inde  tient  toujours  de 
beaucoup  la  première  place;  la  Turquie  est  un  peu 
délaissée,  la  Perse  reste  au  même  rang;  mais  le  Japon  et 
surtout  la  Chine  s'inscrivent  honorablement  dans  une  liste 
où    jusqu'alors    ils    ne   figuraient    j)Our    ainsi    dire    pas\ 

1.  Je  fais  entrer  en  comple  les  rééililions. 

2.  Voici  les  principaux  ouvrages  parus  dans  celte  période  :  Tliévenol, 
Récit  d'un  voijane  fait  au  Levant,  16G5.  —  DaulLer  Deslandes,  lieuulés  de 
la  l'erse,  1G"3.  —  Ue  la  Haye  et  (^aron,  Voijar/e  <uix  Grandes  Indes,  lfi74. 
—  Tliévenol,  Suite  du  voijaije  au  Levant,  1074.  —  Tavernier,  Voyages  en 
Turquie,  en  Perse  et  aux  Indes,  1670.  —  Relation  d\tn  voyage  fait  aux 
Indes  orientales,  IG77  —  Tliévenol,  Voyages  (Inde),  IG84.  —  Ueilon,  Rela- 
tion d'un  voyage  aux  Indes  orientales,  KiSo.  —  Cliardin,  Voyages  en  Perse 
et  autres  lieux  de  l'Asie,  1()86.  —  Le  P.  Tacliard  et  de  Choisy  piildient 
deux  Voj/ages  au  Siow,  1GS6  et  1687.  —  De  la  Haye  et  Caron,  Journal  du 
voyage  des  Grandes  Indes,  1G98.  —  Fr.  Dernier,  \'oyages  (Inde^,  Kj'.il).  — 
V.  Lucas,   Voyages  (Levant),  1704. 

3.  ■•  Quol<jue  (.'rand  que  soit  le  nonil)re  des  voyages  (jiii  onl  élé  iiii{)riinés 
dans  les  deux  derniers  siècles,  on  peut  assurer  que  la  curiosité  du  public 
n'est  point  rassasiée  et  on  a  tout  lieu  d'espérer  de  lui  plaire  en  multi- 
pliant CCS  sortes  de  livres  -  (Jioisicme  voyage  du  sieur  Pierie  Lucas, 
Paris,  1719,  Préface.  —  Voir  aussi  dans  le  Mercure  galant  de  mai  1721, 
p.  1,  un  article  sur  les  voyages  et  les  voyageurs  en  Asie.  Mêmes  décla- 
rations en  tèle  de  l'Histoire  de  la  Navigation,  Paris,  1722.  Consulter 
L.  Clarelic,  Lesage  romancier,  p.  60  et  suiv.,  sur  le  goi'il  du  puiilic  pour 
les  voyages  au  délml  du  xviii"  siècle. 

4.  Outre  les  rééditions  nombreuses  de  Tavernier,  Chanlin,  Thévcnol  et 
Dernier,    voici    les    principaux   ouvrages  de  cette  période    :   Recueil  des 


LES  VOYAGES.  55 

L'époque  des  grands  voyageurs  semble  passée,  et  il  n'y  a 
plus  de  nom  qu'on  puisse  opposer  à  ceux  de  Chardin  et  de 
Dernier,  mais  l'ensemble  de  ces  récits  n'en  est  pas  moins 
fort  estimable. 

En  17i(3  commence  la  publication  d'une  grande  Histoire 
générale  des  voyages,  dont  les  vingt  volumes  parurent  len- 
tement, un  tous  les  deux  ans  environ'.  Dès  la  j»remière 
vue,  une  entreprise  de  ce  genre  est  bien  significative;  si 
ses  éditeurs  prétendent  rassembler  en  une  même  collection 
les  récits  les  plus  intéressants,  c'est  apparemment  qu'ils  ne 
craignent  plus  l'apparition  incessante  de  relations  origi- 
nales, de  nouveautés,  qui  eussent  fait  bien  du  tort  à  leur 
entreprise.  Ils  ont  l'air  de  vouloir,  en  lui  élevant  un  monu- 
ment convenable,  dont  en  bons  architectes  ils  tireront 
profit,  clôturer  dignement  une  période  illustre  de  l'histoire 
des  voyages.  Or  leur  instinct  de  libraire  a  merveilleuse- 
ment deviné  la  réalité;  le  nombre  des  voyages  publiés 
diminue  brusquement  des  deux  tiers,  et  il  n'en  paraît  plus 
guère  qui  puissent  s'imposer  à  l'attention  enfin  lassée  du 
public-.  Les  voyageurs  ont  fait  leur  œuvre;  écrivains  et 
lecteurs  y  ont  puisé,  ils  se  sont  adressés  aussi  à  d'autres 
sources.  On  croit  désormais  connaître  l'Orient. 

Pendant  ces  quatre-ving-ts  années,  il  avait  paru  environ 
cent  cinquante  relations  de  voyage  une  centaine  seulement 
/  si  l'on  élimine  les  rééditions)  ;  la  Turquie,  la  Perse,  l'Inde, 

voyages  de  la  Compafjiiie  dns  Indes  orientales,  1710.  —  Du  Bellon,  Voyage 
aux  Indes,  1711.  —  Tourneforl,  Voyages  (Levant),  1717.  —  Journal  d'un 
voyage  fait  aux  Indes  orientales,  1721.  —  Luillier,  Xouveau  voyage  aux 
Grandes  Indes,  1726.  —  Le  Gentil,  Voyage  (Chine),  1730.  —  De  Saiimery, 
Mémoires  et  acenlures...  (Levant),  1732.  —  D'Arvieux,  Mémoires  (Turquie 
et  Levant),  173.';.  —  Tollot,  \ouveau  voyage  au  Levant,  1742.  —  Voyage  de 
M.  Schaw  dans  plusieurs  provinces  de  la  Barfjarie,  traduit  de  l'anglais, 
1743...,  etc. 

1.  Paris,  1746  à  1789,  20  volumes.  Tables  au  tome  XVI. 

2.  Les  voyages  de  A.  Du  Perron  (1771;  et  de  Niebulir  (1774)  sont  plutôt 
des  études  scientifiques.  11  faut  noter  pourtant:  G.  .\nson.  Voyage  autour 
du  monde  (Chine),  traduit  de  l'anglais,  17i'J. 


;i6  LA   CONNAISSANTE  DK   L  OlUENT. 

la  Chine,  le  Siam  s'y  étaient  successivement  révélés,  et  si 
le  public  en  a  reçu  une  sérieuse  instruction,  ce  n'est  pas 
seulement  parce  (jue  les  récils  furent  nombreux,  mais  aussi 
et  surtout  parce  que  les  voyages  eux-mêmes  avaient  été 
faits  avec  beaucoup  de  soin  et  racontés  fort  diligemment. 

Le  recrutement  du  personnel,  si  l'on  peut  dire,  avait  été 
singulièrement  amélioré.  On  ne  chargera  i)as  beaucoup  la 
mémoire  des  premiers  voyageurs  en  écrivant  qu'ils  furent 
surtout  des  aventuriers;  or  quand  on  court  les  aventures, 
c'est  d'ordinaire  par  tempérament,  ou  par  profit,  quelque- 
fois aussi  parce  qu'on  s'est  réduit  à  ne  pouvoir  mener  une 
autre  vie.  Ceux  qui  vinrent  après  eux,  n'avaient  point  les 
mêmes  raisons  de  s'expatrier;  ils  tenaient  fort  bonne  j)lace 
dans  la  société  du  temps,  frécjuentaient  chez  les  grands,  et 
n'eussent  pas  été  embarrassés  à  se  donner  en  France  des 
situations  honorables  et  de  repos.  Thévenot  est  neveu  d'un 
garde  de  la  Bibliothèque  du  roi,  et  a  occupé  sa  jeunesse  à 
de  bonnes  études;  Louis  XIV  accorde  à  Tavcrnier'  l'hon- 
neur d'une  audience  et  lui  fait  délivrer  des  lettres  de 
noblesse;  Chardin  est  chevalier  et,  lorsque  la  révocation  de 
l'Edil  d(>  Nantes  le  force  à  se  réfugier  en  Angleterre,  le  roi 
Charles  II  ne  fait  aucune  difficulté  à  lui  manpier  une 
extrême  faveur;  Lucas  est  aiiti(juaire  de  Louis  XIV,  et  Phi- 
lippe V  d'Espagne,  quand  il  veut  se  créer  à  Madrid  un 
cabinet  royal  d'anîiquilés,  lui  en  olTre  la  charge  et  avec  elle 
les  honneurs.  Dernier,  ami  de  Hacine,  de  Boileau,  de 
Molière,  écrivain  lui  aussi,  a  auprès  de  ses  contemporains 
une  céléltrité  de  fort  bon  aloi.  Il  est  le  type  du  nouveau 
voyageur;  et  toutes  les  qualités  qui  désormais  vont  rendre 
si  |)roritables  an  piihh'c  les  relations  de  voyage,  Dernier  les 
rassemble  en  lui. 

I.  Voir  Cil.  Joret,  .l.-Ii.  Tavrrnier,  Paris,  1886. 


LES  VOYAGES.  57 

Cl  Dernier  est  un  philosophe  '  »  ;  il  a  étudié  la  médecine 
jusqu'à  se  faire  recevoir  docteur  à  la  faculté  de  Montpel- 
lier; comme  les  savants  du  xvi'  siècle,  il  a  voyagé  à  tra- 
vers l'Europe;  il  a  suffisamment  approfondi  la  philosophie 
de  Gassendi  pour  en  devenir  un  excellent  vulgarisateur;  il 
commence  à  se  faire  connaître.  Brusquement,  vers  trente- 
cinq  ans,  il  se  décide  à  partir  pour  l'Inde  et  n'en  revient 
qu'après  douze  ans  de  séjour;  fort  en  faveur  auprès  du 
Mogol,  médecin  d'x\ureng-Zeb,  il  a  pu  assister,  en  témoin 
informé,  à  de  très  grands  événements;  il  a  pu  disposer, 
pour  que  ses  connaissances  sur  l'Asie  fussent  excellentes, 
de  très  précieuses  ressources,  celles  surtout  que  lui  donnait 
son  crédit  auprès  de  l'empereur.  Il  reparaît  en  France  et 
tout  de  suite  trouve  accueil  dans  la  société  littéraire;  «  le 
Mogol  »,  comme  on  l'appelle,  peut  s'enorgueillir  de 
l'amitié  de  La  Fontaine,  de  Racine,  de  Boileau,  de  bien 
d'autres;  il  conte  ses  aventures,  étudie  Gassendi,  et  rédige 
le  récit  de  ses  voyages  qui  ne  paraîtront  qu'après  sa  mort. 
Mais  déjà  l'on  en  sait  la  substance';  on  est  assuré  de  pou- 
voir lire  cette  relation  avec  confiance,  tant  l'auteur  a  d'au- 
torité en  la  matière. 

L" autorité,  c'est  justement  là  ce  qui  man([uait  le  plus  aux 
premiers  voyageurs,  car  ils  n'avaient  aucune  des  qualités 
qui  la  donnent;  il  leur  manquait  une  éducation  spéciale, 
une  préparation  aux  voyages,  dont  ne  sont  point  dépourvus 
leurs  successeurs.  D'abord  sans  avoir  tous,  comme  Thé- 
venot,  passé  plusieurs  années  de  leur  jeunesse  à  l'étude 
préalable  des  langues  orientales  ^  ils  savent  du  moins  le 
parler  des  hommes  chez  qui  ils  vont  habiter.  Puis  ce  sont  des 

1.  Voltaire.  Essai  sur  les  mœurs,  chap.  ci.vii:  il  Toppose  à  Tavcrnicr, 
qui  ■•  parle  plus  aux  marchands  qu'aux  philosophes  •. 

2.  Voir  dans  le  Journal  des  Savants  de  1688,  deux  articles  de  lui. 

3.  Sous  la  direction  de  son  oncle,  Melchisé<lccli  Thévenot.  bibliothé- 
caire du  roi. 


58  LA   CONNAISSANCE  DE  L  (HUENT. 

gens  d'études;  Dernier  est  médecin,  Lucas  archéologue  de 
profession  ;  même  ceux  qui  ne  sont  point  spécialistes,  le 
marchand  Tavernier,  et  le  joaillier  Chardin,  savent  le  prix 
et  l'utilité  des  recherches.  Ils  ont  tous  une  instruction  assez 
grande,  une  intelligence  assez  cultivée  pour  ne  point  se 
laisser  trop  prendre  aux  erreurs  ordinaires  de  Fohserva- 
liou  :  ils  savent  interpréter,  ils  sont  capables  de  regarder, 
de  chercher,  d'expérimenter  presque.  Enfin  leur  observa- 
tion ne  fut  point  hâtive;  tous  ils  ont  fait  séjour  dans  le 
pays  dont  ils  décrivent  les  mœurs  :  Bernier  y  reste 
douze  ans,  Tavernier  y  fait  successivement  six  voyages. 
On  se  souvient  du  docteur  anglais  que  Bernardin  de 
Saint-Pierre  a  représenté  dans  la  Chaumière  indienne;  la 
Société  royale  de  Londres  l'a  délégué  vers  les  brahmanes, 
pour  qu'il  leur  pose  trois  mille  et  cinq  cents  questions  sur 
l'ensemble  des  connaissances  humaines  et  divines!  Il  est 
fort  possible  que  les  voyages  de  Bernier  aient  inspiré  à  l'au- 
teur l'idée  de  son  personnage;  en  tout  cas  Bernier,  et,  avec 
lui,  presque  tous  les  voyageurs  de  cette  nouvelle  période, 
ressemblent  vraiment  au  docteur  anglais;  leurs  questions 
n'ont  |ias  été  si  nombreuses,  ni  peut-être  si  judicieuses, 
mais  ils  en  ont  posé  beaucoup;  et,  pour  la  solution,  ils  se 
sont  adressés  aux  gens  du  pays.  Indiens  ou  Persans. 

Aussi  la  matière  de  leurs  récits  de  vovag-e  est-elle  d'une 
vraie  et  profitable  richesse;  «  le  joaillier  (Chardin  <pii  a 
voyagé  comme  Platon  n'arien  laissé  à  dire  sur  la  Perse'  ». 
Les  détails  sont  exacts  et  précis,  soit  qu'il  s'agisse  d'indi- 
cations géographiques,  de  longueurs  de  route,  ou  de  traits 
de  nid'urs;  on  en  a  banni  les  histoires  stupides  et  les  révé- 
lations étranges,  qui  déshonoraient  les  anciens  volumes  et 
violentaient  par  trop  la  bonne  volonté  du  lecteur;  même  en 

1.  J.-J.  ilou5seau,  Discours  sur  Vor'ujine  et  les  fondeinenls  de  Vinéyalilé, 
note  10. 


LES  VOYAGES.  59 

donnant  sa  confiance,  il  gardait  quelque  malaise.  Cartes  et 
gravures  se  sont  multipliées,  et  les  dessins  ne  sont  point 
seulement  pour  satisfaire  l'imagination;  ils  sont  des  relevés 
intéressants  de  monuments,  ou  des  reproductions  fort 
curieuses  de  costumes'.  Il  y  a  bien  encore  de  nombreuses 
anecdotes,  dont  ne  saurait  se  passer  le  lecteur,  et  surtout  le 
voyageur,  mais  ce  n'est  plus  là  le  principal  du  livre;  les 
recherches  archéologiques,  les  coutumes  politiques  des 
nations  d'Asie,  leurs  dogmes  religieux,  leurs  croyances  et 
leurs  pratiques,  le  détail  de  leurs  mœurs,  voilà  à  quoi 
s'emploient  surtout  les  auteurs  ;  et  s'ils  ne  se  privent  ])oint 
tout  à  fait  des  liors-d'œuvre,  du  moins  làchent-ils  à  en  tirer 
quelque  utilité. 

C'est  qu'en  effet  leur  livre  a  presque  toujours  une  inten- 
tion autre  que  celle  d'amuser  et  de  raconter.  Le  titre  de 
l'ouvrage  de  Dernier  est,  de  soi,  significatif  :  «  Voyage, de 
Fxançois  Bernier,  contenant  la  description  des  Etats  du 
Mogol...  où  il  est  traité  des  richesses,  des  forces,  de  la  jus- 
tice et  des  causes  principales  de  la  décadence  des  Etats  de 
l'Asie  ».  Circulation  monétaire-,  force  apparente  du  gou- 
vernement mogol,  théorie  qui  fait  du  souverain  le  proprié- 
taire absolu  des  terres  ^  Bernier  étudie  tous  ces  points 
comme  ferait  un  économiste  du  xviu''  siècle;  il  ne  se  borne 
pas  d'ailleurs  à  des  constatations,  et  il  explique  les  avan- 
tages ou  les  inconvénients  de  pareilles  institutions;  déjà, 
ainsi  que  plus  tard  Voltaire,  il  cherche  dans  l'Orient  un 
profit  philosophique.  Il  va  plus  loin  encore;  quand  il  rap- 
porte les  coutumes  religieuses  de  l'Inde,  sa  clairvoyance 
et  son  bon  sens  sont  tels  qu'on  croirait  lire  des  cha- 
pitres  fort   bien   faits  d'une    moderne    histoire   des    rcli- 


1.  Voir  surtout  Cliaulmer  et  Bernier. 

2.  lîernier,  I,  269  (édition  de  1699,  Amsterdam,  2  volumes). 

3.  I,  210. 


60  LA   CONNAISSANCE  \)E  LKllIENT. 

gions  '.  Bcrnicr  a  tracé  quelques  chemins  à  ce  nouveau  genre 
(le  recherches  dans  sa  «  Lettre  à  M.  Chapelain  touchant  les 
superstitions,  étranges  façons  de  faire  et  doctrines  des  Hin- 
dous ou  gentils  de  l'IIindoustan,  d'où  Ton  verra  qu'il  n'y  a 
opinion  si  ridicule  et  si  extravagante  dont  l'esprit  de 
l'homine  ne  soit  capahle-  »;  avec  une  attitude  aussi  excol- 
lentc  de  l'esprit,  il  a  pu  écrire  par  exemple  sur  les  fakirs^ 
de  fort  honnes  choses,  que  nont  point  trop  démenties  des 
observations  récentes  et  plus  minutieuses. 

Comme  lui,  avec  des  mérites  moindres,  tous  les  voya- 
geurs de  la  fin  du  xvn''  siècle  cl  du  commencement  du 
xvm'  ne  sont  pas  satisfaits  d'avoir  hien  observé;  ils  réllé- 
chissent  sur  ce  qu'ils  ont  vu,  jugent  et  se  croient  tenus  de 
dire  leurs  conclusions.  Assurément  ils  sont  bien  loin  encore 
de  posséder  toutes  les  qualités  qu'Anquetil  Du  Perron 
réclamera  du  voyageur,  laissant  entendre  (ju'il  en  était  lui- 
même  limage  parfaite  : 

Le  vrai  voyageur,  c'esl-à-dire  celui  ((ui,  aimant  tous  les  hommes 
comme  ses  frères,  inaccessible  aux  plaisirs  et  aux  besoins,  au-dessus 
(le  la  grandeur  et  de  la  bassc-sse,  de  Testime  et  du  mépris,  de  la 
louange  et  du  blâme,  de  la  richesse  el  de  la  pauvreté,  parcourt  le 
monde...;  s'il  est  instruit,  s"il  a  un  Jugement  sain,  il  saisit  sur  le 
champ  le  ridicule,  le  faux  d'un  procédé,  d'un  usage,  d'une  opinion  '*. 

Tavernier,  Dernier,  Chardin  n'ont  point  prétendu  à  cet 
idéal  déjuge  incorruptible!  mais  leurs  ouvrages  n'en  sont 
pas  moins  devenus  la  source  d'informations  la  |)lus  |tré- 
cieuse  sur  l'Orient  :  Voltaire,  (pii  a  tant  lu  et  tant  amassé 
de  documents,  pour  écrire  son  h^sai  sur  les  mœurs,  les  cite 
de  j)rélerence  à  tous  autres  (piaud  il  parle  de  l'Inde  ou  de  la 
Perse. 

1.  Voird.uis  la  nulico  ilo  Picavel  diraml"  Ewt/cloimlie,  v"  Bkhmi;u)  une 
apprécialion  fort  jusic  ilii  mérite  de  bcriiii  r. 

2.  11,  '.r,. 
:'..  Il,  12.3. 

4.  /''■  la  flif/nilé  du  Commerce,  Paris,  1789.  Préface. 


LES  VOYAGES.  61 

III 

Quelle  vision  avaient-ils  donc  donnée  de  l'Orient"? 

De  cet  ensemble  de  récits,  le  public,  aux  premières 
années  du  xvin''  siècle,  avait  pu  se  composer  une  image 
moins  simpliste,  plus  riche  en  détails  que  celle  dont  il 
s'était  jusque-là  contenté.  Tachons  de  retracer,  d'après  ces 
vieux  livres,  les  linéaments  au  moins  de  la  conception 
nouvelle  ;  ce  travail  ne  sera  point  tout  à  fait  artificiel,  puis- 
qu'il est  le  même  en  somme  qu'exécuta  lentement,  et  par 
efforts  dispersés,  l'esprit  des  lecteurs  d'alors  :  avec  les  lignes 
et  les  couleurs  communes  à  toutes  ces  peintures,  ils  cons- 
truisirent une  sorte  d'Orient-type,  factice  et  incomplet,  qu'il 
n'est  pas  difficile  de  rebâtir  après  eux:  nous  avons  gardé 
les  mêmes  matériaux  dont  ils  usèrent,  et  il  est  facile  de 
retrouver  soit  dans  la  littérature  du  temps,  soit  dans  notre 
tradition  moderne,  qui  en  est  encore  le  prolongement,  le 
plan  suivant  lequel  ils  furent  disposés. 

En  réalité  les  voyages  ont  peu  appris  sur  les  paysages 
d'Asie;  le  cadre  resta  tout  à  fait  insuffisant,  et  bien  peu  de 
gens,  j'imagine,  pouvaient  placer  à  larrière-plan  de  leurs 
visions  exotiques  un  maigre  palmier  ou  quelc|ue  claire 
mosquée.  En  revanche  l'homme  d'Orient  se  présenta  à 
l'esprit  des  hommes  d'Europe,  grâce  aux  récits  des  voya- 
geurs, sous  des  traits  fort  précis;  et  ces  données,  qui  furent 
les  premières,  constituèrent  véritablement  tout  le  support 
de  la  tradition  littéraire  en  formation. 

L'Oriental  est  bel  homme,  plein  d'esprit,  d'imagination 
et  d'intelligence;  il  aime  la  gloire  et  n'est  pas  exempt  d'une 
honnête  vanité.  Au  reste  il  est  «  galant,  gentil,  poli,  bien 
élevé'  ».  La  race  semble  donc  extrêmement  sociable;  et 

1.  Chardin,  Voyages,  Paris,  1680.  IV,  99. 


62  LA  CONNAISSANGK  DE  L'ORIENT. 

les  voyageurs  répètent  volontiers  qu'ils  n'ont  eu  la  plupart 
du  temps  qu'à  se  louer  de  l'accueil  (ju'on  leur  a  donné;  ils 
exaltent  l'humanité,  l'hospitalité  et  la  tolérance  des  gens 
d'Asie  : 

Ce  qu'il  y  a  de  plus  louable  dans  les  mœurs  des  Persans,  c'est 
leur  humanité  envers  les  étrangers  :  l'accueil  (juils  leur  font  et  la 
protection  qu'ils  leur  donnent,  leur  hospitalité  envers  tout  le  monde, 
et  leur  tolérance  pour  les  religions  qu'ils  croient  fausses  et  qu'ils 
tiennent  même  pour  abominables  '. 

C'est  là  un  trail  (jue  les  Français  se  rappelleront  avec  une 
particulière  mémoire,  et  l'on  verra  que  l'Asiatique  tolé- 
rant ou  le  Chinois  |diiloso}the  deviench'ont  au  wnf  siècle 
de  faciles  lieux  communs.  L'impression  du  premier  abord 
est  donc  excellente  et  c'est  elle  que  retiennent  les  lecteurs; 
on  leui"  (lira  hier,  (jue  les  hommes  d'Orient  sont  paresseux, 
querelleurs,  menteurs,  dissimulés,  tlatteurs  et  fourbes,  rien 
n'y  fera  ;  la  médaille  où  ils  sont  maintenant  gravés  a  bien 
un  revers,  mais  on  ne  la  retourne  jamais,  tant  la  figure 
elle-même  a  un  profil  gracieux  et  sympathique.  Ou  plutôt, 
comme  il  faut  partout,  même  en  littérature,  des  boucs 
émissaires,  on  cliargea  de  tous  ces  défauts  un  malheureux 
j»euple  :  les  Chinois.  S'ils  n'avaient  été  coimus  que  par  les 
voyageurs,  et  s'ils  n'avaient  pas  eu  par  la  suite  des  avocats 
fort  ardents  à  les  réhabiliter,  jamais  le  public  n'eût  con- 
senti à  les  voir  dans  l'attitude  solennelle  et  décente  (jue 
le.ur  a  toujours  donnée  Voltaire.  De  [lelits  hommes,  jaunes 
et  laids,  aux  yeux  bridés,  buvant  du  thé  dans  de  petites 
tasses,  très  polis  et  se  confondant  en  salutations  récipro- 
ques, ne  songeant  au  surplus  qu'à  vous  tromper-,  telle  est 
l'image  bien  peu  favorable  que  traçaient   des  Chinois  les 


1.  Chardin,  iV,  101. 

2.  Voir  siirloul  G.  Anson,   Voi/age...,  Amsterdam,   1719.  L'ouvrage  fut 
très  lu. 


LES  VOYAGES.  63 

voyageurs.  Cette  vision  fut  corriiiée  par  la  suite:  mais  il 
n'en  resta  pas  moins  chez  les  Français  une  prédisposition, 
peut  être  vivante  encore  aujourd'hui,  à  ridiculiser  le  Chi- 
nois et  la  Chine,  tandis  qu'il  donnait  toute  sa  sympathie 
aux  autres  hommes  d'Orient  '. 

L'imagination  les  habillait  ensuite  dune  manière  assez 
fantaisiste;  des  robes  flottantes,  des  turbans  plus  ou  moins 
longs,  plus  ou  moins  épais,  des  aigrettes  surmontant  la 
tête...  on  était  vite  satisfait.  Les  descriptions  précises  pour- 
tant ne  manquaient  pas;  mais  elles  étaient  trop  minutieuses 
pour  qu'on  put  en  garder  autre  chose  qu'une  image  très 
générale,  celle  que  donnaient  les  quelques  gravures  encar- 
tées dans  l'ouvrage. 

D'ailleurs  on  préférait  s'enrichir  de  connaissances  plus 
substantielles  et  Ion  était  fort  curieux  d'apprendre,  par 
exemple,  comment  les  Orientaux  étaient  gouvernés.  Les 
rois  de  ces  contrées  jouissaient  d'un  pouvoir  merveilleuse- 
ment despotique-  : 

Il  n'y  a  assurément  aucun  souverain  au  monde  si  absolu  que  le 
roi  de  Perse;  car  on  exécute  toujours  exactement  ce  qu'il  prononce, 
sans  avoir  égard,  ni  au  fond,  ni  aux  circonstances  des  choses,  quoi- 
qu'on voie  la  plupart  du  temps  clair  comme  le  jour  qu'il  n'y  a 
nulle  justice  dans  les  ordres  et  souvent  pus  de  sens  commun  ^. 
—  Le  roi  est  un  dieu  :  «  on  rampe  devant  lui  *  ».  —  Ils  croient  que 
les  rois  sont  naturellement  violents  et  injustes,  qu'il  faut  les  regarder 
sous  cette  idée,  et  cependant  que  quelque  injustes  et  violents  que 
soient  leurs  ordres,  on  est  obligé  d'y  obéir,  excepté  les  cas  de  la 
religion  ou  de  la  conscience.  Une  de  leurs  manières  de  parler  est 
de  dire  «  faire  le  roi  »  pour  dire  opprimer  quelqu'un  et  violer  la 
justice  5. 

1.  "  Ces  loix  gênantes  et  celte  gravité  cérémonieuse  ont  beaucoup 
choqué  les  premiers  Européens  qui  ont  voyagé  cliez  ce  peuple.  De  là  le 
ridicule  qu'ils  ont  alTeclé  de  lui  donner  et  qui  a  jeté  de  si  profondes 
racines  que  la  gravité  chinoise  a  passé  en  proverbe.  ••  {Histoire  moderne 
des  Chinois....  Paris.  lIoS,  I.  363.) 

2.  Voir  Tavernier,  t.  I  (édition  de  1616),  et  Chardin,  t.  VI. 

3.  Chardin,  VI,  18.  —  Voir  Tavernier,  I,  -579. 

4.  Les  beautés  de  la  Perse,  Paris,  1672,  p.  10. 
0.  Chardin,  VI,  11. 


64  LA  CONNAISSANCE  DE   L  (HUENT. 

Le  bon  Chardin,  fidèle  sujet  du  roi  Louis  XIV,  n'aurait 
certes  pas  écrit  de  telles  phrases  s'il  avait  réfléchi  un 
moment  de  quel  usage  elles  pourraient  être  aux  mains  des 
philosophes,  peu  respectueux  de  la  royauté;  grâce  à  lui, 
grâce  à  d'autres,  la  conception  du  despotisme  oriental  a 
tenu  une  large  place  dans  l'œuvre  de  Montesquieu  ou  de 
Voltaire.  11  disait  candidement  les  inconvénients  du  despo- 
tisme, la  cruauté  des  rois  orientaux,  leurs  abus  de  pouvoir, 
la  rage  qu'ils  ont  «le  tout  sacrifier  à  leurs  passions.  Il  ne 
|irévovait  pas  qu'un  jour  prochain  viendrait  où,  à  cause  de 
lui  peut-être,  Louis  XV  serait  représenté  sous  les  traits 
d'un  monarque  asiatique  '  ;  où  les  criticjues  qu'on  ferait 
d'un  imaginaire  gouvernement  persan  s'appliqueraient 
intentionnellement  et  mot  pour  mot  à  la  royauté  fran- 
çaise-. De  même,  lorscpi'on  nous  montrait,  avec  tout  le 
sérieux  qui  convient  à  une  exacte  relation  de  voyage,  les 
pachas  turcs,  les  khans  de  Perse,  ou  les  gouverneurs  tar- 
tares  opjn-esser  et  piller  les  provinces  dont  ils  avaient  la 
garde,  sans  que  jamais  les  plaintes  de  la  population  lus- 
sent se  faire  entendre  jusqu'au  trône  du  roi,  n'y  avait-il 
pas  là  comme  une  invite  aux  faiseurs, de  satire?  pourquoi 
ne  pas  afl'uhler  de  noms  siamois  ou  de  costumes  indiens 
les  intendants  de  Louis  XV,  et  exposer  dans  un  petit  conte 
oriental,  d'allure  anodine,  les  vices  d'une  administration 
corrom|)ue  et  d'une  justice  vénale,  les  injustices  du  favori- 
tisme? La  tâche  était  en  tout  cas  rendue  facile,  tant  ïaver- 
nicr  cl  vingt  autres  avaient  pris  soin  de  nous  expliquer  par 
le  détail  la  cimstilulion  des  gouvernements  orientaux,  en 
manjuant  à  chaque  instant  leurs  analogies  avec  les  gouver- 
ncmenls  européens. 


1.  Par  exemple,  les  amours  de  Zeokinizul,  174G  (œuvre  de  Crébillon). 

2.  l'ar  exemple,  Mémoires  secrets  pour  servir  à  l'Histoire  de  Perse,  n4ri. 
Viiir  2"  partie,  chap.  iii  de  ce  livre. 


LES  VOYAGES.  63 

Ils  s'étaient  aussi  beaucoup  intéressé  —  et  leurs  lecteurs 
avec  eux  —  aux  croyances  religieuses  des  peuples  d'Asie. 
Toujours  ils  avaient  cru  voir  à  la  base  un  fatalisme  mer- 
veilleusement placide.  «  Ils  sont  fort  philosophes  sur  les 
biens  et  les  maux  de  la  vie,  sur  la  crainte  et  l'espérance 
de  l'avenir'.  »  Leurs  idées  morales  paraissaient  d'ordinaire 
pures  et  élevées;  c'était  du  moins  l'impression  que  don- 
naient les  sentences  orientales,  écrites  en  un  style  imagé  et 
fleuri.  (|ui,  dès  lors,  commençaient  à  faire  fortune  dans  les 
pays  de  l'Occident-.  Quant  aux  religions,  à  l'exception 
peut-être  de  la  chinoise  dont  les  voyageurs  entendirent 
parler,  mais  qu'ils  ne  connurent  pas,  on  les  modelait 
toutes  sur  l'islamisme,  lui-même  bien  simplifié.  Ce  qui  y 
frappait  surtout  l'Européen,  c'était  cette  conception  toute 
matérielle  du  paradis  ■  ,  thème  futur  des  plaisanteries  de 
Montesquieu,  qui  transformait  la  demeure  éternelle  des 
âmes  en  un  délicieux  harem,  oii  jaillissaient  de  fraîches 
fontaines,  et  oii,  sur  des  tapis,  se  couchaient,  indolentes  et 
nombreuses,  de  belles  femmes  dévêtues.  Puis  c'étaient  des 
superstitions  sans  fin  :  croyances  à  la  divination,  à  la  magie 
noire,  aux  talismans,  aux  amulettes,  aux  sorts,  aux  astro- 
logues et  aux  devins  ;  prescriptions  relatives  à  la  purifica- 
tion des  corps;  Tavernier,  Chardin,  Dernier  racontaient 
tout  au  long  et  très  sérieusement  ces  pratiques,  comme  ils 
auraient  fait  les  dogmes  du  christianisme.  N'était-ce  pas  là 
en  elTet  la  religion  des  peuples  qu'ils  avaient  visités?  De 
même  ils  disaient  l'avidité  des  bonzes,  les  ruses  grossières 
par  lesquels  les  talapoins  de  Siam  imposaient  leur  autorité, 
les  jongleries  extravagantes  avec  lesquelles  les  fakirs  épou- 


1.  Chardin.  IV,  99. 

2.  Outre  les  maxime»  citées  paries  voyageurs,  voir  louvrage  de  Gulland, 
Paroles  )cmirt/uahles,  bons  7noti  et  maximes  des  Orientaux,  Paris,  1694. 

3.  Tavernier,  t.  1. 


fie  LA    CONNAISSANCE   1)K   L'ÛRIKNT. 

vantaient  la  crédulité  des  Hindous'.  Aussi  le  temps  n'était 
pas  loin  où  l'on  raconterait  les  atrocités  des  bonzes,  quand 
on  voudrait  daulter  sur  le  clergé  et  TEglise;  où  l'on  insi- 
nuerait qu'entre  les  fakirs  et  les  moines,  il  y  avait  cette 
dilîérenre  surtout  que  les  uns  se  promenaient  nus  par  la 
ville  et  que  les  autres  s'alTublaient  d'une  soutane,  mais  qu'à 
cela  près  leur  vie  était  confraternelle  et  idenli(|ue.  lîien 
plus,  les  voyageurs  s'attachaient,  i)ar  endroits,  sans  malice 
et  plutôt  par  un  curieux  ëtonnement  de  l'esprit,  à  faire  res- 
sortir les  analogies  des  croyances  persanes,  par  exemple, 
avec  celles  des  chrétiens;  ils  notaient  les  ressemblances  de 
détail,  et  les  |dus  avisés  de  leurs  lecteurs  devaient  forcé- 
ment être  incités  à  des  rapprochements.  Par  là  on  pouvait 
introduire  un  ju^ofitable  et  cauteleux  scepticisme  ;  les  [diilo- 
sophes  du  x\m'  siècle,  surtout  Voltaire,  ont  usé  et  abusé 
du  procédé. 

Mais  plus  que  le  caractère  des  Turcs,  le  gouvernement 
des  Persans,  ou  la  religion  des  Hindous,  ce  qui.  dans  les 
relations  de  voyage,  intéressa  surtout,  ce  fut  ce  qu'on 
apprit  de  l'amour,  tel  que  les  Orientaux  le  comprenaient  et 
le  pratiquaienl.  Ouand  ils  en  viennent  à  ce  chapitre  — et 
tous  y  viennent  —  les  auteurs  semblent  ne  devoir  jamais 
épuiser  leur  matière;  Dernier,  le  philosophe,  s'en  excuse, 
mais  il  fait  tout  comme  les  autres  ^  Les  détails  étaient  natu- 
rrllriiicut  scabreux  ;  toutefois  les  auteurs  n'avaient  point  de 
scru[iul('.  puiscpie  c'étaient  là  des  mcrurs  étrangères  et  loin- 
taines. (Chardin  cul  un  jour  de  l'embarras;  il  s'en  tira  vite  : 

Au  reste  Javcrtis  les  jeunes  personnes  ijui  lisent  cette  relation  que 
comme  il  y  a  des  matières  dans  ce  cliapilre....  qui  n'ont  pu  être 
traitées  avec  tant  de  circonsprrtion   (|ue  la  lecture  ne    fasse  nailre 


1.  Voir  surtout  Tavernier,  1,  M'i.  —  Itcrnicr,  11,  l"j:!. 

2.  "  Je   ne  craindrai  pas  de  dire  ici  un   mot  en   passant  de  quelipic; 
intrigues  d'amour.  »  (Bernier,  I,  17. j 


LES  VOYAGES.  67 

l'idée  de  choses  qui,  quoiqu'ianocentes,  ne  laissent  pas  de  blesser  la 
pudeur,  je  leur  conseille  de  passer  au  chapitre  de  la  Prière,  ou  de 
lire  celui-ci  avec  tant  de  précaution  qu'elles  puissent  passer  par- 
dessus toutes  ces  sortes  d'endroits  là'. 

Peut-être  il  est  de  ses  jeunes  lectrices  qui  Técoutèrent! 
mais  la  majorité  du  public  se  précipita  avec  entrain  vers 
ce  spectacle  divertissant. 

Dans  cet  Orient  charmeur,  les  voyageurs  avaient  trouvé 
de  faciles  aventures,  et  leur  modestie  littéraire  n'allait  pas 
jusqu'à  les  cacher,  ou  même  à  se  priver  d'y  faire  longue- 
ment allusion;  officiers  de  marine,  quartiers-maîtres  de 
l'époque,  ou  même  simples  touristes,  ils  conservaient  le 
souvenir  de  rapides  et  vives  passions  :  des  regards  les 
avaient  fait  naître,  que  laissaient  tomber  sur  eux,  à  travers 
des  fenêtres  aux  barreaux  de  fer,  dans  des  rues  étranges, 
de  belles  dames  turques;  la  peur  d'une  vengeance  toujours 
terrible,  la  difficulté  des  rendez-vous,  la  singularité  du 
cadre,  bien  d'autres  choses  encore  les  rendaient  assez  peu 
oubliables,  pour  que  déjà  on  se  plût  à  nous  décrire  amou- 
reusement la  beauté  d'une  amie  persane,  ou  le  charme 
d'une  maîtresse  hindoue  : 

L'extrême  contrainte  avec  laquelle  elles  sont  gardées  leur  fait 
faire  trop  de  chemin  en  peu  de  temps.  Les  plus  vives  font  quelque- 
fois arrêter  par  leurs  esclaves  les  gens  les  mieux  faits  qui  passent 
dans  les  rues.  Ordinairement  on  s'adresse  à  des  Chrétiens....  Les 
esclaves  juives  qui  sont  les  conlidentes  des  Turques...  mènent 
souvent  avec  elles  de  beaux  jeunes  garçons  déguisés  eu  lîlle  -. 

Peut-être  quelque  douloureuse  Aziyadé  de  l'époque  souf- 
frit-elle de  la  concurrence  d'une  «  grande  dame  »,  d'un 
Séniha  haniiiu,  qui  vint,  jusque  chez  elle,  inquiéter  la  fidé- 
lité de  son  amant  européen!  On  assurait  même  que  certains 


1.  Chardin,  Vil,  ll.i. 

2.  Tournefort,  Relation  d'un  vo;jaf/e  dans  le  Levant,  1717,  IL  01. 


08  LA   CdXNAlSSANGE   DE  L  ORIENT. 

harems  étaient  de  vraies  Tour  de  Nesle  exotiques';  de 
beaux  jeunes  hommes  — des  Français  surtout,  remarquait- 
on  avec  une  certaine  lierté  —  y  étaient  attirés,  et  i>ientôt 
un  soupirail  laissait  tomber  leur  cadavre  dans  les  eaux  de 
la  Corne  d'Or,  immobiles  sous  une  lune  claire.  Tout  était 
permis  en  ces  pays  d'Asie;  la  religion  d'ailleurs  enseignait 
que  c'est  péché  de  résister  à  l'amour.  Combien  l'imaiiina- 
tion  lialante  des  Français  devait  s'exciter  à  de  tels  récits! 

La  contrée  était  vi-aimenl  bénie  :  on  y  mariait  les 
enfants  à  neuf  ou  dix  ans,  quelquefois  à  cin(i  ou  six!  les 
[»arents  étaient  les  [)remiers  à  chercher  une  concubine  à 
leur  fils,  dès  que  celui-ci  avait  atteint  sa  seizième  année"! 
Les  hommes  ne  connaissaient  pas  avant  la  nuit  du  mariage 
la  femme  qu'ils  épousaient;  mais  la  polygamie,  loi  reli- 
gieuse, était  là  pour  les  consoler  des  désillusions  possibles; 
ils  pouvaient  recommencer  plusieurs  fois  et  renouveler, 
selon  leurs  désirs  changeants,  la  recherche  de  leur  idéal 
amoureux;  d'ailleurs  les  danseuses  et  les  bayadères 
s'oflraient  pour  les  distraire  de  leurs  amertumes  matri- 
moniales. Si  ces  tristesses  devenaient  trop  âpres,  il  leur 
était  facile  d'y  mettre  fin  :  le  mariage  n  avait  rien  de 
sérieux,  n'étant  «  autre  chose  qu'un  contrat  civil  que  les 
parties  peuvent  rompre^  ».  Aussi  que  de  divorces!  mais  la 
loi  avait  prévu  les  repentirs,  et  il  était  parfaitement  admis 
qu'on  renvoyât  et  qu'on  reprit  sa  femme  sous  le  contrôle 
bienveillant  du  cadi,  jusqu'à  trois  fois;  alors  seulement  le 
mariage  devenait  indissoluble.  Les  Français,  au  temps  de 
la  Hégence,  durent  estimer  que  les  hommes  d'Orient  jouis- 
saient d'un  bonheur  bien  enviable. 

Mais  le   princij»al  de  leurs  imaginations  exotiques  alla 


i.  Baudier,  Histoire  r/énér<ile  du  sérail,  2'  éd.,  162fi,  p.  158. 
2.  Chanlin,  IV,  108.' 
r>.  TuiiriH'fnrt.  II.  88. 


LES  VOYAGES.  69 

vers  les  harems  privés  et  les  sérails  royaux,  dont  on  leur 
avait  permis  de  g-àler  l'intimité  par  de  hardis  regards.  On 
se  prit  d'une  grande  sympathie,  littéraire  et  ironique,  pour 
les  eunuques  dont  la  condition  infortunée  provoquait  à  la 
fois  la  pitié,  létonnement  et  le  rire:  ils  eurent  un  énorme 
succès;  mais  c'est  aussi  qndn  n'ignorait  plus  rien  de  leur 
existence';  on  savait  précisément  en  quoi  les  eunuques 
hlancs  différaient  des  eunuques  noirs,  et  comment  leurs 
fonctions  n'étaient  pas  tout  à  fait  celles  des  muets  :  on 
répétait  volontiers  qu'ils  ressentaient  des  passions  vio- 
lentes, et  que  quelques-uns  d'entre  eux,  très  riches,  avaient 
des  sérails.  La  matière  sera  abondante  pour  certains  fai- 
seurs de  romans  pornographiques  :  Montesquieu,  et  bien 
d'autres  avec  lui,  exploiteront  le  riche  thème  de  plaisan- 
teries qu'offrait  cette  surveillance  continuelle  dun  trou- 
peau de  femmes  très  blanches,  gardées  par  des  esclaves 
très  noirs,  armés  d'une  autorité  absolue,  et  pourtant 
abjects,  vils  et  méprisés  par  celles-là  même  qu'ils  domi- 
naient. 

Cette  condition  des  femmes  d'Orient  avait  bien  de  quoi 
étonner  le  public  français;  elles  vivaient,  enfermées  dans 
les  chambres  dun  harem,  ou  derrière  les  murs  d'un  sérail 
royal,  n'en  sortant  que  sous  prudente  escorte,  encloses 
presque  en  de  véritables  caisses,  de  l'approche  desquelles 
on  chassait  les  curieux,  avec  assez  de  brutalité  [>arfois  pour 
les  tuer.  Elles  consumaient  leur  existence  dans  loisiveté  -, 
à  des  intrigues,  à  des  amusements  d'enfants,  à  des  passions 
dénaturées  aussi,  sur  lesquelles  certains  auteurs  sont  déci- 
dément inéj^uisables^    Malgré    l'étroite  garde    où   on   les 


1.  Voir  surtout  :  BaurJier,  Toiirnefurl,  Tavcrnier,  Chardin. 
■2.  Voir  surtout  Chardin,  t.  VI.  —  Tavernier,  HpUiHoh  de  l'inlérieur  du 
sérail  du  Graiid  Sei'/neur,  Paris,  \C)'">.  souvent  réimprimé. 
.3.  Voir  surtout  Baudier. 


70  LA  CONNAISSANCE  DE  L  ORIENT. 

tenait,  elles  savaient  encore  tromper  leur  mari,  tant  la 
femme,  disent  les  naïfs  auteurs  de  relations,  est  partout  la 
même  :  habile,  dissimulée  et  trompeuse!  La  Roxane  de 
Monles({uieu  n'aura  cure  d'être  fidèle  à  Usbek;  en  lisant 
mainte  page  de  Chardin  ou  de  Dernier,  on  croit  presque 
voir  se  dérouler  le  roman  oriental  qui  occupe  tant  de  place 
dans  les  Lettres  persane^i.  Par  intervalles,  d'horribles  tra- 
gédies venaient  épouvanter  l'oisiveté  des  harems  :  l'amour 
\  était  terrible  en  Orient  : 

Ce  ne  sont  pas  des  amourettes  comme  les  nôtres  ijui  n'ont  que 
des  aventures  galantes  et  comiques;  elles  sont  toujours  suivies  de 
quelque  chose  d'horrible  et  de  funeste  '. 

Mais  ces  drames  d'amour,  de  sang  et  de  mort  ne  pouvaient 
que  rehausser  la  haute  idée  que  les  Français  s'étaient 
donnée  d'un  Orient  voluptueux. 

On  consentait  bien  à  faire  exception  pour  les  femmes 
chinoises  et  les  veuves  indiennes;  mais  l'explication  qu'on 
donnait  aussitôt  de  cette  vertu,  gravement  proclamée,  ne 
pouvait  que  confirmer  l'opinion  déjà  faite  du  lecteur.  On 
racontait  que  les  veuves  indiennes  ne  manquaient  jamais 
à  se  briller  sur  le  bûcher  de  leur  mari  mort-;  mais  aussitôt 
on  arrêtait  l'admiration  naissante;  c'était,  |>araît-il,  une 
excellente  habitude  que  leur  avaient  fait  prendre  les  maris  : 
elles  étaient  un  peu  trop  enclines,  quand  elles  devenaient 
amoureuses  d'un  autre  homme,  à  empoisonner  leur  é|>oux, 
afin  (pie  leur  passion  n'eût  plus  d'obstacles  : 

Si  l'on  obligeait  en  Europe  les  femmes  à  se  brûler  après  la  mort 
de  li'urs  maris,  les  morts  subites  ne  seraient  pas  si  fréquentes^! 


1.  Bernicr,  I,  17. 

2.  Thévenot,  p.  2.i0;  Bernier,  II,  127;  Journal  fViin  voyuf/e  fait  aux  Inde-: 
orientales,  1721:  II,  18o,  etc. 

3.  Journal  (Clin  voj/arje  fait  aux  Indes  orientales,  1721,  II.  18C. 


LES  VOYAGES.  71 

On  exaltait  aussi  la  prodigieuse  fidélité  des  femmes  chi- 
noises : 

Il  n'y  a  point  de  pays  au  monde  où  les  intrigues  soient  moins 
communes.  Je  ne  conseille  pas  à  nos  faiseurs  de  romans  d'en  mettre 
la  matière  à  la  Chine  s'ils  veulent  donner  quelque  vraisemblance  à 
leurs  lictions.  C'est  peut-être  le  seul  pays  de  la  terre  où  la  jalousie 
des  maris  ait  rendu  les  femmes  sages  '. 

Mais  on  avait  soin  de  nous  apprendre  que  cette  jalousie 
était  fort  industrieuse;  les  femmes  de  ces  hommes  jaunes 
avaient  le  pied  petit  et  déformé;  c'était  avec  une  intention 
délihérée  qu'on  leur  infligeait  cette  torture  héréditaire; 
ainsi  elles  resteraient  à  la  maison,  et  ne  pourraient  pas, 
comme  les  y  eût  portées  leur  complexion  amoureuse  ^ 
courir  à  des  rendez-vous  d'amants!  Ces  vertus  contraintes 
étaient  désormais  de  bien  piteux  effet. 

Avec  un  tel  luxe  de  détails,  une  insistance  aussi  minu- 
tieuse et  répétée,  il  n'est  pas  étonnant  que  l'idée  d'une 
contrée  infiniment  voluptueuse  soit  devenue  l'élément 
principal  de  la  tradition  littéraire  sur  l'Orient,  telle  qu'elle 
se  forma  à  travers  les  récits  de  voyages.  D'ailleurs  elle 
satisfait  trop  certaines  tendances  générales  de  l'esprit,  pour 
que  le  public,  et  surtout  celui  du  xvni"  siècle,  n'y  ait  pas 
donné  avidement  crédit;  soit  au  théâtre,  soit  dans  le 
roman,  l'Orient  a  fourni  une  ample  matière,  comme  on  le 
verra,  à  une  littérature  plus  ou  moins  délicatement  ero- 
tique. Le  «  préjugé^  »  était  devenu  puissant,  et  Ion  avait 
beau    prétendre    qu'une    telle    conception    était     souvent 


1.  L'î  Gentil,  Nom  eau  voyaf/e  autour  du  monde.  1728,  II,  70.  Voir  déjà 
dans  M.  Baudier,  Histoire  de  lu  cour  du  roi  de  Chiite,  Kdf.  :  •■  Le  mérite  de 
leur  verlii  a  poussé  la  i-'loire  de  leur  réputation  jusques  à  noire  contrée, 
elles  qui  sont  éloignées  de  nous  de  tant  de  milliers  de  lieues  -. 

2.  Le  C.enlil,  II,  OS. 

3.  Par  exemple  :  Voltaire,  Essai  stir  les  mœurs,  ciiap.  vu  :  -  C'est  un  pré- 
I   jugé  répandu  parmi   nous  que  le    maliométisme    n'a   fail  de   si   grands 

J\    progrès  que  parce  qu'il  favorise  les  inclinations  voluptueuses  •. 


72  LA  CONNAISSANCE  DE  L'ORIENT. 

«  calomnie'  »,  personne  n'en  voulait  démordre.  Déjà  le 
Matamore  de  Corneille  avait  eu  soin,  pour  rendre  ses 
bonnes  fortunes  moins  invraisemblables,  de  les  reculer 
jusqu'en  Orient  : 

Les  reines  ù  l'envi  mendiaient  mes  caresses; 

Celle  d'Ethiopie,  et  celle  du  Japon 

Dans  leurs  soupirs  d'amour  ne  mt''laient  que  mon  nom. 

De  passion  pour  moi  deux  sultanes  troublèrent; 

Deux  autres  pour  me  voir  du  sérail  s'échappèrent  2. 

Plus  tard  Mme  de  Sévigné  se  croyait  assez  insiruite  sur 
la  facilité  de  l'amour  asiatique  pour  reprocher  à  Bajazet 
sa  résistance  à  la  passion  de  Roxane  : 

Les  mœurs  des  Turcs  y  sont  mal  observées;  ils  ne  font  point  tant 
de  façons  pour  se  marier^. 

Racine,  de  son  côté,  qui  veut  excuser  les  emportements 
amoureux  de  sa  Roxane,  écrit  : 

Y  a-t-il  une  cour  au  monde  où  la  jalousie  et  l'amour  doivent  être 
si  bien  connues  que  dans  un  lieu  [le  sérail],  où  tant  de  rivales  sont 
enfermées  ensemble,  et  où  toutes  ces  femmes  n'ont  d'autre  étude, 
dans  une  éternelle  oisiveté,  que  d'apprendre  à  plaire  et  à  se  faire 
aimer  *. 

«  Jaloux  comme  un  Turc  »  devient  une  expression  fami- 
I  lière ■'.    Quand  J.-.I.    Rousseau  voudra  évoquer  les  visions 
j  amoureuses  dont  il  aimait  à   tourmenter  sa  solitude,   il 
dessinera  devant  ses  yeux  «  de  iirands  yeux  noirs  à  l'orien- 
tale "^  »,  ou  se  dira  «  entouré  d'un  sérail  de  houris'  »;  s'il 
I  prétend  décrire  la  beauté  extraordinaire  d'une  jolie  Véni- 


I.  Voltaire,  Fragment  sur  l'Iiistoire,  1773. 

i.  Illusion  Comique,  acte  U,  se.  11. 

:i.  Lettre  du  16  mars  1672. 

l.  Bajazet,  deuxième  Préface. 

ï).  Rousseau,  Confessions,  partie  I,  liv.  L 

6.  Même  ouvraqe,  partiel!,  liv.  VIL 

7.  Mt''mp  ouvrage,  partie  II,  liv.  IX. 


LES  VOYAGES.  73 

tienne,  il  ne  peut  s'en  tirer  que  par  un  appel  aux  images 
voluptueuses  de  l'Orient  : 

Ne  tâchez  pas  d'imaginer  les  charmes  et  les  grâces  de  cette  flUe 
enchanteresse,  vous  resteriez  trop  loin  de  la  vérité;...  les  beautés 
du  sérail  sont  moins  vives,  les  houris  du  paradis  sont  moins 
piquantes.  Jamais  si  douce  jouissance  ne  s'ofîrit  au  cœur  et  aux 
sens  d'un  mortel  '. 

La  Fontaine,  qui  prenait  la  chose  moins  au  tragique, 
avait,  dans  une  ballade  «  sur  le  mal  daniour  »,  écrit  ces 
vers  charmants  : 

Le  mal  d'amour  est  le  plus  rigoureux. 
J'excepte  amour  qui  se  traite  en  Turquie 
Dans  les  sérails  de  ces  heureux  bâchas, 
D'où  cruauté  fut  de  tout  temps  bannie. 
Où  douceur  gît  toujours  entre  deux  draps. 
Plaisirs  y  sont  sur  des  lits  de  damas. 
Chagrin  jamais;  jamais  dame  sauvage; 
Jusqu'aux  tendrons  qui  font  apprentissage; 
Tout  est  galant,  traitable  et  gracieux. 
Partout  ailleurs,  dont  de  bon  cœur  j'enrage. 
Le  mal  d'amour  est  le  plus  rigoureux-. 


IV 

Telle  est,  dans  ses  grandes  lignes,  et  sous  ses  aspects 
principaux,  limage  qui  lentement,  à  travers  tous  les  récits 
de  vovasre,  s'était  formée  sur  l'homme  d'Orient.  On 
n'attend  pas  que,  par  un  travail,  d'ailleurs  peut-être  impos- 
sible, nous  tâchions  de  montrer  ce  quelle  avait  de  trop 
factice  ou  de  décidément  erroné.  Le  public  ne  contrôla 
point  cette  vision  qu'on  ne  lui  avait  point  imposée,  mais 
qui  s'était  faite  comme  d'elle-même.  Tout  au  plus  se  [)réoc- 
cupa-t-il  de  la  compléter,  car  il  s'aperçut,  son  /'tlucation 


1.  Même  ouvrage,  partie  II,  liv.  VU.  Voir  aussi  partie  I.  liv.  V 

2.  Edition  des  Grands  Écrivains,  t.  l.X,  p.  40. 


y 


74  LA  CONNAISSANCE  UE  L'ORIENT. 

exotique  se  perfectionnant,  (jiie  les  voyages  ne  pouvaient 
être  une  source  suffisante  à  la  connaissance  de  l'Orient. 

D'ailleurs  les  historiens  et  les  [diilosophes  l'y  invitaient; 
il  suffisait  il'un  peu  «le  sens  critique  pour  comprendre  que, 
en  outre  des  hâbleries,  et  des  défaillances  particulières  de 
l'observation,  il  y  avait  une  puissante  cause  d'erreur  à 
la(|uelle  les  voyageurs  se  heurtaient  fatalement  :  c'est  ce 
que  la  philosophie  baconienne  appelle  le  danger  des  géné- 
ralisations liâtives. 

Il  faut  lire  avec  un  esprit  de  doute,  dit  Voltaire,  presque  toutes 
les  relations  qui  nous  viennent  de  ces  pays  éloignés.  Un  cas  parti- 
culier est  souvent  pris  pour  un  cas  général^*.  —  C'est  souvent  dans 
les  voyageurs  qu'on  trouve  le  |>lus  de  mensonges  imprimés....  .le  ne 
parle  que  de  ceux  qui  trompent  en  disant  vrai;  qui  ont  vu  une 
chose  extraordinaire  dans  une  nation  et  qui  la  pn-nnent  pour  une 
coutume,  qui  ont  vu  un  abus  et  qui  le  donnent  pour  une  loi.... 
LWlcoran  dit  ([u'il  est  permis  d'éjjouser  quatre  femmes  à  la  fois  : 
donc  les  merciers  et  les  diapiers  de  Constanlinople  ont  chacun 
(juatre  femmes,  comme  s'il  était  aisé  de  les  avoir  et  de  les  garder. 
Uui  Iques  personnages  considérables  ont  des  sérails  :  de  là  on  con- 
clut que  tous  les  musulmans  sont  autant  de  sardanapales  :  c'est 
ainsi  qu'on  juge  de  tout...  Ils  [les  voyageurs!  ressemblent  à  cet 
Allemand  qui  ayant  eu  une  petite  difliculté  à  Blois  avec  son  hôtesse, 
laquelle  avait  les  cheveux  un  peu  trop  blonds,  mit  sur  son  album ■>, 
IVol(t  bcne  :  ï(jutes  les  dames  de   Blois  sont  rousses  et  acariàlresÇ^./* 

Voilà   qui  est  parfaitement  écrit,   et  c'est   là  la   raison 

)  principale  pour  laquelle  l'Orient  littéraire  du  xvui^  siècle 

'  a  été  souvent  un  Orient  factice  :  mais  ces  lignes  sont  déjà 

de  1750  et  bien  des  gens  s'étaient  passés  et  se  passèrent 

encore  des  scrupules  criti(|ues  de  Voltaire. 

Ce  dont  ils  se  rendaient.assez  bien  compte,  à  la  réflexion, 
c'est  que  la  notion  de  l'Orient,  donnée  par  les  voyageurs, 
était  bien  étroite,  et  qu'elle  convenait  mal  à  l'ensemble 
des  pays  d'Asie.  C'était  l'Inde  et  la  Perse  à  proprement 

1.  Essai  sur  les  tnœurs,  ciiap.  cxni;  suivent  des  exemples. 

2,  Des  Mensonges  imjn-ime's,  1749,  ^';^  33  et  34.  Voir  Frarjinenl  sur 
VInde,  i7"3. 


LES  VOYAGES.  75 

parler,  et  non  pas  l'Orient _j:p 'ils  avaient  fait  connaître:^ J) 
Presque  pas  de  voyages  en  Turquie;  aucun  pour  ainsi  dire 
chez  les  Arabes-;  rien  du  Japon;  presque  rien  de  la  Chine  : 
on  s'était  en  général  arrêté  à  la  côte  ^  Pourtant  les  Turcs, 
[  les  Arabes  et  les  Chinois  ne  restèrent  pas  inconnus  aux 
Français  du  xvni^  siècle;  mais  la  connaissance  particulière 
qu'on  s'en  fit,  vint  d'ailleurs;  et  par  là  l'idée  de  l'Orient, 
d'abord  presque  exclusivement  hindou  et  persan,  se  trouva 
quelque  peu  modifiée,  surtout  étendue.  Mais  on  ne  saurait 
trop  répéter,  surtout  au  moment  de  passer  à  l'étude  d'au- 
tres sources,  que  les  voyageurs  ont  donné  les  premières 
curiosités  et  les  plus  anciennes  connaissances  :  le  prin- 
cipal de  la  tradition  littéraire  sur  l'Orient  leur  est  dû,  et 
c'est  pourquoi  on  a  tenu  à  parler  de  leur  œuvre  avec  assez 
d'étendue. 


1.  Encore  mit-on  assez  longtemps  à  distinguer  les  deux  Indes  (Amérique 
et  Asie);  leur  découverte,  presque  simultanée,  les  avait  associées  dans 
l'esprit  du  public  européen.  Dans  les  Indes  galantes,  ballet  héroïque,  1735, 
la  confusion  parait  encore. 

2.  Voir  surtout  :  d'Arvieux,  Mémoires  parus  en  i73.j.  —  P.  Martine.  Revue 
africaine,  1905,  p.  149.  Les  Arabes  dans  la  comédie  et  le  roman  du 
xvni°  siècle. 

3.  De  Feynes,  Voyage. ...  Paris,  1630.  p.  161.  —  Vossius,  De  vera  œlale 
mundi,  1669,  p.  4b.  «  Rari  illuc  se  contulere.  rariores  qui  in  id  regnum 
penetrare  potuerunt  •  qui  vero  pedem  inde  rettulerit  nemo.  » 


CHAPITRE    III 

RELATIONS    COMMERCIALES.    COLONIALES 
ET    POLITIQUES 


I.  Les  relations  commerciales  et  TOrient  :  services  rendus  par  les  mar- 
chands dans  la  formalion  du  goût  exotique.  —  l^es  compagnies  de 
commerce  :  la  réclame  en  faveur  de  l'Orient. 

II.  Les  relations  coloniales.  —  Influence  de  la  colonisation  française  sur 
la  connaissance  de  l'Inde  et  la  place  qu'elle  a  eue  dans  la  littérature. 
—  Intérêt  que  le  xviir  siècle  porte  aux  colonies. 

III.  Les  événements  politiqiies  de  l'histoire  d'Asie  :  leur  retentissement 
dans  la  littérature.  Rapprochements  et  concordances  :  causes  et  efTels. 

IV.  Les  ambassades  françaises  en  Orient  :  ambassadeurs  ordinaires  et 
extraordinaires,  aventuriers....  —  Influence  tlirecle  et  immédiate  sur 
la  production  littéraire. 

V.  blnlin  et  surtout  inlUience  des  ambassades  venues  d'Orient  :  leur 
succès,  les  enthousiasmes  de  la  mode  :  les  journaux,  l'almanach,  la 
chanson,...  etc.  De  là,  naissance  fie  modes  littéraires  plus  ou  moins 
durables. 


I 

«  Tiivernior  parle  pliLs  aux  marchands  (ju'aiLX  philo- 
sophes... »,  assure  Voltaire';  et  le  reproche  lui  tenait  à 
cœur  |)uisqiril  l'a  généralisé  et  s'est  plaint,  à  plusieurs 
reprises,  de  la  manière  défectueuse  dont  les  marcluiiufs 
faisaient  connaître  les  pays  d'Orient  :  «  On  est  plus  occupé 
à  nous  envoyer  des  côtes  de  Coromandel  des  marchandises 
<pie  des  vérités-  ».  L'Inde  est  «  plus  connue  j)arles  denrées 


1.  Essai  SU}-  les  mœurs,  cliap.  ci, vu. 

2,  Mi'ine  ouvrar/e,  chap.  cxi.iu. 


RELATIONS  COMMERCIALES.  77 

précieuses  que  rindustrie  des  négociants  en  a  tirées  de 
tous  temps  que  par  des  notions  exactes'  ».  Ne  chicanons 
point  Voltaire  sur  le  bien  fondé  de  ces  critiques;  il  suffit 
qu'il  nous  indique,  par  ses  récriminations,  l'influence,  très 
importante  en  etTet,  que  les  relations  commerciales  avec 
l'Orient  ont  eue  sur  la  connaissance  des  pavs  d'Asie.  On 
manquerait  tout  à  fait,  non  pas  seulement  à  la  justice,  mais 
à  la  vérité,  si  l'on  ne  disait,  au  moins  brièvement,  ce  que 
la  littérature  a  du  à  l'initiative  des  négociants.  Sans  doute 
on  pensera  que  Voltaire  eût  pu  parler  d'eux  avec  plus  de 
considération. 

Ils  ont  été  de  grands  voyageurs  et  par  là,  quelque 
intérêt  de  gain  qu'ils  aient  cherché  dans  leurs  pérégrina- 
tions, ils  ont  enrichi  par  de  multiples  apports  la  notion 
que  le  public  se  forma  des  contrées  orientales  :  Tavernier 
ne  fut  pas  assez  uniquement  préoccupé  d'acheter  des  dia- 
mants pour  qu'il  ne  lui  restât  pas  le  loisir  et  la  curiosité 
d'étudier  fort  diligemment  les  mœurs  de  l'Inde  et  de  la 
Perse.  A  vrai  dire,  dans  cette  partie  de  leur  tâche,  les 
commerçants  perdaient  leur  qualité  distinctive;  ils  deve- 
naient tout  bonnement  des  voyageurs  et  le  public,  dans  la 
masse  des  relations  qui  se  présentaient  à  lui,  ne  faisait 
que  des  distinctions  de  mérite  ou  d'intérêt,  non  pas  d'ori- 
gine. Mais  les  marchands  ont  eu,  par  le  coté  purement 
commercial  de  leurs  voyages,  une  action  véritable,  distincte 
de  celle  des  autres  voyageurs  et  qu'il  faut  tâcher  à  définir. 

D'abord  les  «  retours  des  Indes  orientales  »,  comme  on 
disait  alors-,  c'est-à-dire  les  cargaisons  ra[qiortées  d'Inde, 
de  Perse,  de  Turquie,  ou  même  de  Chine,  ne  faisaient  |»as 
seulement  la  richesse  des  néiiociants,  elles  entretenaient 


1.  Même  ouvi-ar/e.  cliap.  m. 

2.  Voir,  par  exem|jle.  l'expression  dans  Arnould.  De  la  balance  du  Com- 
merce,  1791. 


78  LA  CONNAISSANCE   1)K  L'ORIENÏ. 

aussi  dans  le  public  une  certaine  curiosité  profitable.  Ce 
goût,  au  XVII®  siècle,  est  encore  très  loin  d'être  une  passion 
de  la  mode,  comme  plus  tard  sous  Louis  XV;  bien  j)eu  de 
salons  sont  ornés  d'un  paravent  K^pié,  (|uelques  rares 
pagodes  ai>paraissent  sur  des  clieuiinées  privilégiées;  on  se 
montre  comme  étrangetés,  des  cabinets  de  la  Cbine;  mais 
les  soies,  les  épices,  les  «  curiosités  du  Levant  »,  les  boîtes 
de  laque,  le  thé,  les  porcelaines,  etc.,  à  peine  débarqués 
des  bateaux  qui  les  ont  amenés  à  Marseille  par  un  interuii- 
nable  circuit,  se  répandent  dans  un  cercle  déjà  étendu 
d'acheteurs  '  ;  d'année  en  année  le  commerce  des  produits 
exotiques  se  développe".  Assurément  on  paie  fort  cher 
pour  avoir  peu;  mais  n'est-il  [)as  utile,  et  même  assez 
agréable  à  l'acheteur  que  l'emplette  ait  été  coûteuse?  Il 
sera  plus  conscient  ainsi  de  l'originalité  de  l'objet,  et  plus 
aiimiratcur;  grâce  à  l'espèce  de  sympatiiie  que  l'on  a 
naturellement  pour  les  objets  de  sa  propriété,  il  se  verra 
porté  à  trouver  jolie  une  figure  étrange,  artistique  un 
dessin  désordonné.  Le  plaisir  de  montrer  cette  rareté  à  ses 
amis  et  de  leur  en  donner  l'envie,  développera  chez  lui 
et  chez  eux  une  commune  bonne  volonté  pour  les  pays 
d'où  viennent  ces  luxueuses  bagatelles.  Puis  elles  consti- 
tuent peu  à  peu  comme  une  sorte  de  décor  propice  à 
l'imagination.  Au  xvn"  siècle  on  n'était  guère  difficile,  et 
tous  les  menus  objets  d'Asie  que  les  négociants  donnèrent 
au  commerce,  furent  un  vrai  magasin  d'accessoires,  encore 
pauvre,  dont  on  tira  parti  pour  la  représentation  de  l'Orient. 
On  lisc'iit  mieux  un  voyage  en  Turquie  près  d'un  (a|»is persan, 

1.  On  étudiera  à  la  lin  du  volume  la  mode  pour  les  objets  d'Orient 
au  xvnr  siècle.  Voir  :  Savary  de  Brusions,  Diclionnaire  universel  du  (yom- 
mprce.  1723,  au  mot  :  Commekce  dk  l'Asie.  —  Du  même,  le  l'arfait  négo- 
ciant, 1121,  et  les  ouvrages  déjà  cités  de  Bonnnssieux  et  de  Masson. 

2.  Voici  lescliiiïres  donnés  par  Arnould,  Ih'  In  balance  dit.  Commerce,  1191, 
I,  27'i.  A  la  fin  du  règne  de  Louis  XIV,  il  évalue  les  <■  retours  des  Indes  » 
à  (i3fiS  000  livres  (en  1789,  I,  2S1,  il  compte  2'i  300  IIOO  livres). 


RELATIONS  COMMERCIALES.  79 

on  s'amusait  plus  à  un  roman  chinois,  si  l'on  arrêtait  de 
temps  en  temps  la  lecture  pour  priser  dans  une  tabatière 
de  laque  ' . 

Le  profit  est  encore  mince;  il  deviendra  grand  lorsque 
ce  goût  sera  une  mode,  et  que  Tabondante  décoration 
exotique  d'un  salon  éveillera  dans  l'esprit  la  vision,  sans 
cesse  répétée,  des  pays  lointains.  Mais  là  n'est  pas  le  plus 
vrai  service  rendu  par  les  marchands.  Ils  ont  cherché  et 
quelquefois  réussi  à  nous  mettre  en  contact  direct  avec 
l'Orient.  A  une  époque  où  l'on  ne  connaissait  guère  l'Inde 
(i63o)  quelques-uns  d'entre  eux  y  envoyaient  un  navire 
qui  revint  richement  charg-é  et  fît  naître  des  espérances  de 
richesses;  plus  tard,  à  la  fin  du  xvu^  siècle,  l'attention  du 
public  commençait  à  se  tourner  vers  la  Chine;  vite  un 
vaisseau  de  commerce  s'y  dirigea  (1698);  les  croisières  de 
VAmphilrite  furent  fructueuses-,  et  elles  contribuèrent 
beaucoup  à  mettre  les  pays  d'Extrême-Orient  en  honneur  : 

Les  officiers  et  les  pilotes,  n'ayant  pas  de  quoi  acheter  des  cufio- 
sités  pour  les  porter  à  leurs  amis  d'Europe,  voulurent  suppléer  à  ce 
défaut  en  leur  rendant  compte  de  ce  qu'ils  avaient  appris....  La 
Chine  parut  un  sujet  assez  neuf  pour  occuper  plus  d'une  plume  ^. 

Il  en  fut  ainsi  de  plusieurs  autres  tentatives  des  négociants  : 
elles  donnèrent  un  regain  vigoureux  ou  même  un  essor 
tout  neuf  à  la  curiosité  des  Français. 

Bien  plus,  ces  initiatives  isolées  aboutirent  à  la  foi-ma- 
tion  d'un  véritable  mouvement  commercial.  Les  grandes 
compagnies  de  commerce,  qui  s'essayent  avec  des  succès 
divers,  dans  le  dernier  tiers  du  xvu'^  siècle  et  au  commen- 
cement du  xvui'',   ont  eu  sur  le  développement  du   goût 

I.  Voir  F5onnassieu.\,  les  Uvandes  Compagnies  du  commerce,  1802. 

■2.  Monnassieux.  p.  3i3. 

■i.  Lettres  édifianlex  et  curieuses,  édition  de  1843,  III,  6o'.t.  Lellre  du 
P.  Parennin,  Il  avril  1"30.  —  Voir  la  Relation  du  voyage  fait  à  la  Chine... 
pnr  le  sieur  Gherardini  sur  le  faisseau  Amphitrile,   1"00. 


80  LA  CONNAISSAN'CE   DE  L  ORIENT. 

public  pour  rOrient  une  influence  qu'il  serait  difficile 
d'exairérer.  Chacune  d'elles  fut  plusieurs  fois  remaniée, 
souvent  en  faillite,  toujours  renaissante,  de  sorte  que  le 
public  fut  incessament  tenu  en  haleine.  Gela  fit  à  l'Orient 
une  merveilleuse  réclame.  Pour  fonder  ces  compagnies,  il 
fallait  attirer  des  souscripteurs  :  Law,  on  le  sait,  s'y 
entendit  parfaitement,  et  il  a  certainement  fait  beaucoup 
pour  développer,  au  début  du  xvui"  siècle,  le  goût  exotique. 
Mais,  bien  avant  lui,  on  avait  exploité,  au  profit  de  l'Asie, 
la  puissance  nouvelle  de  la  presse.  Certes  la  compagnie 
de  16Gi  n'avait  rien  négligé  pour  lancer  ses  «  Indes  orien- 
tales »  ;  on  expédia  dans  toute  la  France  des  lettres  et  des 
brochures  qui  firent  venir  l'argent  du  fond  de  la  pro- 
vince'; des  circulaires  expliquèrent  le  dessein  des  syndics, 
ou  relatèrent  les  premiers  résultats;  on  chargea  même  un 
académicien,  Charpentier,  de  prouver  aux  Français,  en 
style  oratoire,  l'urgente  nécessité  qu'il  y  avait  à  équi[)er 
des  vaisseaux  vers  l'Inde  : 

La  nation  française  ne  peut  rire  renfermée  clans  l'enclos  de  l'Eu- 
rope, il  faut  qu'elle  s'étende  jusqu'aux  parties  du  monde  les  plus 
éloignées;  il  faut  (jut'  les  barhaies  éprouvent  à  l'avenir  la  douceur 
de  sa  domination  cl  se  polissent  à  son  exemple  '^. 

Une  fois  les  fonds  recueillis  et  les  comptoirs  fondés,  on 
n'abandonnait  pas  le  public  à  la  satisfaction  de  son  pre- 
mier efl'ort  :  des  récits  de  voyage,  des  com|)tes  rendus,  des 
éludes  entretenaient  de  temps  en  temps  son  attention  \ 


1.  Discours  d'un  fidèle  sujet  du  roif  louchant  l'eslablissemenl  d'une  com- 
pagnie pour  le  commerce  des  Indes  orientales.  Paris,  i664.  —  Articles  et 
conditions  de  la  compar/nie  des  Indes  orientales,  IGfii. 

2.  Charpentier,  lielatinn  do  l'eslablis.sement  de  la  compar/nie  fran{aise 
pour  le  commerce  des  Indes  orientales,  KKj"),  p.  4. 

3.  Amliassades  de  la  compar/nie  hollandaise  des  Indes  orientales  vers 
l'empire rlu  Japon,  Kjf^o  et  \'li.  —  Histoire  des  Indes  orientales,  par  Soucliii 
(le  Hennefort.  1G88.  —  liecueil  des  voi/ai/es  i/ui  ont  servi  aux  prorjrès  et  à 
l'élablisspmi'nt  delà  comparjnie  des  Indes  orientales,  1710  et  1710.  —  Histoire 


RELATIONS  COMMERCIALES.  81 

Vraiment  les  marchands  ont  courageusement  travaillé 
pour  développer  chez  les  Français  un  mouvement  sympa- 
thique vers  rOrient;  cependant  ils  n'ont  guère  enrichi, 
par  des  tlonnées  précises,  la  conception  qu'on  s'en  était 
faite;  tout  au  plus  s'ils  ont  modifié  un  peu  l'opinion  qui 
s'était  formée  sur  certains  peuples.  Quand  on  a  l'esprit 
empli  de  préoccupations  commerciales,  on  est  très  mal  en 
situation  pour  juger  impartialement  de  ceux  avec  qui  on 
trafique:  suivant  la  facilité  des  échanges,  suivant  le 
plus  ou  moins  de  profit  surtout  qu'on  a  tiré,  on  les  dira 
fort  bonnes  gens  ou  grands  coquins.  Or  les  Chinois 
paraissent  avoir  réservé  de  désagréables  surprises  aux 
négociants  du  xvu*"  et  du  xvur  siècle;  ceux-ci  s'en  sont 
plaints  amèrement,  et  c'est  à  eux  qu'est  due,  je  crois,  cette 
conception  du  Chinois  trompeur  et  rusé,  un  peu  contradic- 
toire avec  la  belle  image  qu'en  donnèrent  les  missionnaires 
et  les  philosophes,  mais  solidement  ancrée  dans  la  tradition 
populaire  : 

Les  Chinois,  dit  un  commerçant,  sont  en  Asie  comme  les  Juifs  en 
Europe,  répandus  partout  où  il  y  a  quelque  chose  à  gagner;  trom- 
peurs, usuriers,  sans  parole,  pleins  de  souplesse  et  de  subtilité  pour 
ménager  une  bonne  occasion;  et  tout  cela  sous  une  apparence  de 
simplicité  et  de  bonne  foy,  capable  de  surprendre  les  plus  défiants  '. 

Le  témoignage  en  fut  l'ait  si  souvent  et  avec  une  amer- 
tume si  éloquente,   que  la  mauvaise  foi  commerciale  du 
Chinois  devint  un  lieu  commun;  Montesquieu  l'accepta-, 
I  Voltaire  le  comi»attit  sans  enthousiasme  ^  Au  moins  faut-il 
en  laisser  la  responsabilité  aux  marchands. 

de  la  compagnie  des  Indes  orientales,  1745.  —  Morellel.  Mémoire  sur  la  com- 
pagnie des  Indes  orientales,  1769,  etc.  (Il  y  eut  vers  1770  une  vive  polémique.) 
,\.   Savary  de  Bruslons,  Dictionnaire  du  commerce,    1723,   I.    1175.  Voir 
aussi  G.  .\nson,  Voi/age...,  IV,  1.34  et  suiv. 
2.  Esprit  des  Lois,  Xl\,  10. 

.3.  Esmisur  les  mœurs,  cliap.  i. — Précis  dusiâcle  de  Louis  AT,  chap.  xxvii. 
—  Diderot  (Lettre  à  Mlle  Volland.  du  15  octobre  1769)  dit  qu'il  a  été  volé 
par  un  commer<;ant  ■'  chinois  et  fripon  ••. 

6 


82  LA  CONNAISSANCE  DE  L  ORIENT. 

II 

Ce  sont,  là  d'assez  sérieux  services;  mais  il  faut  inscrire 
plus  encore  au  compte  des  commerçants.  Leurs  efforts 
commerciaux  ont  abouti  à  un  grand  mouvement  d'expan- 
sion coloniale,  qui  s'est  prolongé  pendant  plus  d'un  siècle; 
l'action  en  a  naturellement  été  considérable,  et,  ce  qui  est 
important,  tout  à  fait  immédiate  sur  la  connaissance  de 
l'Orient. 

Ce  mouvement  se  porta  surtout  vers  l'Inde.  Jus(|u'au 
début  du  xvni'-  siècle,  on  s'était  contenté  de  fonder  quelques 
com|)toirs  et  de  pousser  do  courtes  explorations  dans 
l'intérieur  de  la  péninsule  hindoue  :  les  progrès  de  la  colo- 
nisation étaient  lents.  Mais  la  réorganisation  de  la  compa- 
gnie des  Indes  Orientales  par  Law  (1719)  lui  donna  un  si 
brusque  élan  qu'elle  sup|»orta  sans  trop  de  secousse  la  ban- 
queroute du  linancier  écossais  :  les  nouveaux  directeurs, 
Lenoir  et  Dumas,  hommes  de  grande  initiative,  amenèrent 
à  un  haut  degré  la  puissance  et  l'influence  françaises;  har- 
diment ils  se  mêlèrent  aux  diflérends  des  princes  indi- 
gènes, eurent  une  petite  armée,  et  se  disposèrent  à  devenir 
d'abord  les  protecteurs,  ensuite  les  maîtres  de  l'Inde. 
En  1740,  au  moment  où  Dupleix  y  prend  la  direction  des 
événements,  il  pouvait,  sans  trop  d'illusion,  rêver  d'un 
prochain  enq)ire  colonial.  Fendant  près  de  vingt  ans,  c'est 
une  lutte  aux  succès  diiïiciles,  mais  rapides,  dont  le  reten- 
tissement est  grand  en  France  :  en  1750  les  ambitions  de 
Du[)Ieix  semblent  assurées  d'un  prochain  triomphe; 
en  1700  tout  est  perdu.  Mais  les  Français  ne  pourront  plus 
ignorer  désormais  llndo  (juils  ont  failli  posséder  :  le 
procès  à  grand  fracas  de  Lally-Tollendal  et  le  retour  glo- 
rieux de  Dupleix  seront  \k  pour  en  rappeler  le  souvenir  aux 
plus  indifférents. 


RELATIONS  COLONIALES.  83 

Or  par  un  rapprochement  significatif,  qui  serait  étrang-e 
s'il  n'était  un  simple  rapport  de  cause  à  efîet,  c'est  au 
moment  précis  où  s'établit  notre  éphémère  puissance  colo- 
niale, que  rinJe  prend  place  dans  la  littérature.  Jusque-là 
on  peut  dire  qu'elle  n'y  a  absolument  pas  figuré;  pourtant 
de  nombreux  voyages  déjà  l'ont  fait  connaître,  on  n'est 
pas  ignorant  de  l'histoire  de  ses  princes  et  des  mœurs  de 
ses  habitants;  brusquement,  à  partir  de  1730,  les  sujets 
«  indiens  »  deviennent  familiers  à  la  littérature;  une  quin- 
zaine de  romans,  une  vingtaine  de  pièces  de  théâtre  sont 
ainsi  oHérts  au  public'  et  ces  œuvres  paraissent  surtout 
aux  environs  de  Hoo,  c'est-à-dire  à  l'époque  où  la  domi- 
nation française  semble  à  l'apogée.  C'est  évidemment  que 
le  grand  effort  colonial  qui  se  poursuit  alors  dans  l'Asie 
reculée,  jette  une  sorte  de  fascination  sur  les  esprits  de 
beaucoup  :  le^œuvres  littéraires  traduisent  ce  sentiment 
nouveau.  Et  l'on  ne  se  trompera  pas  beaucoup  en  con- 
cluant que  nous  devons.à  l'expansion  coloniale  tentée  par  ] 
le  xvui'  siècle,  non  pas  la  révélation  de  l'Inde,  mais  sa 
v^ûlgarisation,  son  entrée  dans  le  domaine  de  la  tradition 
littéraire.  La  constatation  est  d'une  extrême  importance  : 
c'est  surtout  des  études  sur  l'Inde,  ses  mœurs  et  sa  reli- 1 
gion,  que  naîtra  la  science  de  l'orientalisme. 

Il  ne  serait  pas  juste  d'opposer  à  cette  évidence  des  faits 

1.  Romans  :  Crémanline,  reine  de.  Sanga,  1727.  —  Les  sultanes  de  Guzarate, 
contes  mof/ols,  1732.  —  Anf/cla,  liistoirc  indienne,  1746. —  Voltaire,  Bahahec 
et  les  fakirs.  1750.  —  Le  ôramine  inspiré,  1751.  —  Mirza  et  Fatmc,  conte 
indien,  1751.  —  VoUaire,  Histoire  d'un  bon  bramin,  17(51.  —  Ue  Bouflers, 
Aline,  reine  de  GolconJe,  1761.  —  Voltaire,  Aventure  indienne,  1766.  — 
Contes  très  ntogols,  1770...,  etc. 

Théâtre  :  Arler/nin,  Grand  Mogol.  1  i  janvier  1734.  —  Aben  Said,  empereur 
des  Mongols,  0  juin  1735.  —  Les  Indes  galantes,  23  août  1735.  —  Mari/eon 
et  hatifé,  1"  septembre  173."i.  —  Les  Indes  Chantantes,  17  septembre  1735. 

—  Arlequin,  Grand  Mogol,  canevas,  1137.  —  Les  Ind"s  dansantes,  20  juil- 
let 1751.  —  Le  bonhomme  Casandre  aux  Indes,  1756.  —  Aline,  reine  de 
Golconde,  15  avril  1766.  —  Lemierre,  la  veuve  du  Malabar,  30  juillet  1770. 

—  L'Indienne,  31  octobre  1770...,  etc. 


84  LA  CONNAISSANCE  DK  L  ORIENT. 

et  des  dates  rindifférence  que  les  Français  de  France  ont,  en 
fait,  témoignée  aux  entreprises  coloniales;  autre  chose  est 
de  s'enthousiasmer  pour  une  conquête  lointaine  et  de  con- 
sentir tous  les  sacrifices  nécessaires;  autre  chose  de  s'inté- 
resser par  l'imagination  et  littérairement,  si  je  puis  dire,  à 
un  pays  exotique  ';  l'exemple  de  l'Egypte,  venu  après  celui 
de  l'Indo,  montre  trop  évidemment  qu'on  peut  envoyer  des 
armées  et  des  flottes  dans  une  contrée  dont  on  semble 
vouloir  faire  une  colonie,  puis  ne  tenter  aucun  effort  [)Our 
s'y  maintenir,  et  se  contenter  d'un  profil  purement  intel- 
lectuel et  moral.  La  science  d'Anquetil  Du  Perron  et  les 
découvertes  de  Chninpollion  paraissent  ])ien  aujourd'hui  le 
seul  vrai  résultat  des  luttes  de  Duplcix  ou  de  l'expédition 
d'Egyi»te  ! 

Voltaire  re|)résente  à  merveille  cet  état  d'esprit,  si 
général  au  xvuT  siècle;  il  a  pris  soin  de  nous  dire  expres- 
sément combien  il  était  hostile  aux  entreprises  coloniales^; 
il  feint  même  quehpie  part  de  s'excuser  parce  qu'il  lui 
faudra  mentionner  la  guerre  anglo-française  dans  l'Hin- 
doustan  : 

O  sont,  assure-t-il  avec  mépris,  dos  «  querelles  de  commis  pour 
de  la  mousseline  et  des  toiles  peintes  dont  nous  serons  oMigés 
malgré  nous  de  dire  un  mol  «lans  le  cours  de  cet  ouvrage  ^  «. 

Encore  est-il  (ju'il  se  croit  obligé  d'en  parler;  et  il  n'est 
pas  si  incMfférent  qu'il  cherche  à  le  proclamer,  car  les 
«  querelles  de  commis  »  ont  une  très  large  place  dans  plu- 
sieurs de  ses  écrits.  Il  était  trop  intelligent,  trop  préoccupé 
de  se  tenir  au  goût  du  jour,  |)Our  ne  pas  dire  son  mot, 
lui  aussi,  sur  les  guerres  coloniales;  même  en  les  con- 
damnant,  il  ne   pouvait  détacher  d'elles  son  esprit.   Il  a 

1.  Voir  Deschamps,  Histoire  de  la  question  coloniale  en  France,  1801. 

2.  Voir,  par  exemple.  Fragments  sur  l'Inde,  article  1,  passim. 
'.].  Frar/ments  sur  l'Inde,  17"3,  article  Xll. 


RELATIONS  POLITIQUES.  85 

étudié  fort  diligemment  l'Inde,  sa  constitution,  ses  mœurs, 
sa  philosophie;  qui  sait  jusqu'à  quel  point  n'v  ont  pas 
contribué  les  mésaventures  retentissantes  de  La  Bourdon- 
nais; la  gloire,  discutée,  mais  indéniable,  même  pendant  sa 
vie,  de  Dupleix;  le  procès  enfin  et  la  condamnation  de 
Lally-ïollendal,  auxquels  Voltaire  s'est  si  chaleureusement 
intéressé? 


III 

D'ailleurs,  et  ceci  montrera  mieux  encore  comment,  dès 
le  milieu  du  xvn*  siècle,  l'attention  publique  se  trouva 
attirée  de  toutes  parts  vers  l'Orient,  les  Français  ne  bor- 
nèrent pas  leur  curiosité  aux  entreprises  coloniales;  les 
grandes  guerres  que  les  peuples  d'Asie  se  livraient  entre 
eux  ont  eu,  bien  que  les  Européens  n'y  fussent  souvent 
mêlés  en  aucune  manière,  un  retentissement  rapide  jusque 
dans  l'Extrème-Occident.  Pour  le  dire  d'une  phrase,  le  récit 
des  événements  politiques  et  militaires  qui,  au  xvn'  et  au 
XYU!*"  siècle,  emplissent  l'histoire  de  la  Turquie ,  de  la 
Perse  et  de  l'Inde,  furent  une  source  abondante  pour  la  con- 
naissance de  l'Orient'.  C'était  un  singulier  prestige  pour 
les  imaginations  européennes  que  ces  luttes  de  peuples 
lointains  :  la  distance,  la  difficulté  de  se  renseigner  exac- 
tement, tout  contribuait  à  grandir  les  proportions  des 
guerres,  et  à  enfler  jusqu'à  des  chitl'res  énormes-  le 
nombre  des  combattants;   dans  le  voyage  qui  les  portait 

1.  Le  nombre  des  ouvrages  piiljliés  sur  cette  matière  est  considérable. 
On  en  trouvera  la  plus  grande  partie  indiqués  dans  les  catalogues  de  la 
Bibliothèque  Nationale  (Histoire  d'Asie.  —  Histoire  dlùtrope)  et  dans  d'au- 
tres recueils  bibliographiques  déjà  cités. 

2.  Voiture,  Lettre  à  M.  de  Maisonblanche,  ambassadeur  a  C.onstanti- 
nople  (édition  de  1734,  L  231).  Le  récit  des  guerres  d'Europe,  lui  dit-il, 
ne  vous  donnerait  aucun  plaisir  à  vous  •<  qui  êtes  accoutumés  à  vos 
armées  de  300  000  hommes  ». 


\/ 


86  LA   CONNAISSANCE  DE  L  OIUENT. 

en  Europe,  les  faits  perdaient  leur  complication  originelle, 
et  ils  apparaissaient  enfin  avec  cette  logique  simpliste 
nécessaire  à  la  formation  des  légendes.  C'était  presque  de 
l'épopée  vivante,  de  la  tragédie  actuelle. 

Il  n'étonnera  pas  qu'on  se  soit  surtout  préoccupé  de  la 
Turquie;  elle  était  trop  mêlée  à  la  politicjue  européenne 
pour  que  le  récit  de  ses  actes  militaires  et  de  ses  aventures 
diplomatiques  ne  parût  pas  une  nécessité  ;  bien  plus,  depuis 
le  milieu  du  xvu''  siècle  jusqu'à  la  lin  duxviii',  la  Sublime 
Porte  semble  vouloir  tenter  les  plus  grands  elVorts,  d'abord 
pour  étendre  sa  puissance,  ensuite  pour  sauver  son  inté- 
grité menacée.  Siège  de  Candie,  guerre  toujours  renou- 
velée avec  l'Autricbe,  bataille  du  Saint-Gothard  où  elle  se 
heurte  à  la  France,  paix  de  Karlovitz  :  voilà  pour  le 
xvu'  siècle  finissant.  Au  xvin"  elle  se  débat  contre  l'Au- 
triche, contre  la  Perse,  contre  la  Russie;  et  presque  tou- 
jours la  France,  dans  les  négociations  qui  suivent  ces 
entreprises  guerrières,  a  le  rùle  d'une  conseillère  écoutée 
ou  d'une  médiatrice  autorisée  '. 

L'influence  sur  la  littérature  est  chaque  fois  immédiate  : 
€e  sont  d'abord  des  articles  dans  le  Mercure  tjalanl/^  ou 
quelque  autre  journal,  puis  les  illustrations  grossières 
et  les  récits  enfantins  des  almanachs;  à  peine  quelques 
années  ont-elles  passé,  permettant  d'apercevoir  avec  plus 
ou  moins  de  justesse  les  grandes  lignes  des  événements, 
déjà  paraissent  des  livres  d'histoire,  des  considérations 
politi(jU('s;  bient«jt  suivent  des  œuvres  plus  proprement 
littéraires.  Je  n'en  veux  que  deux  exemples  :  vers  1665 
la  France  intervient  directement  dans  le  conflit  austro- 
turc,    et    il   en    résulte,   par   une   réaction    naturelle,    des 

1.  Surtout  la  mcdi.'ition  Uonnac —  et  les  néj-'orialinns  pour  la  paix  «le 
Belgrade,  1711. 

2.  Voir,  par  exemple,  Mercure,  ^mn  n42,  2"^  partie,  p.  t*.i8  à  9"7.  11  y  a 
presque  dans  chaque  numéro  un  article  sur  les  choses  turques. 


RELATIONS  POLITIQUES.  87 

négociations  plus  suivies  entre  les  ambassadeurs  de 
Louis XIY  et  les  ministres  du  sultan;  on  sent  le  besoin  de 
renouveler  à  grand  bruit  les  capitulations.  Dans  les  quinze 
ou  vingt  années  qui  suivent,  les  récits  historiques,  relatifs 
aux  choses  turques,  deviennent  au  moins  quatre  fois  plus 
nombreux':  on  publie  une  dizaine  de  romans  et  de  nou- 
velles à  donnée  turque-,  alors  que  l'on  en  compterait  à 
peine  quatre  ou  cinq  pour  tout  le  reste  du  siècle  :  c'est 
le  moment  où  paraissent  le  Bourgeois  Gentilhomme,  avec  sa 
cérémonie  turque,  et  la  tragédie  de  Bajazel.  Même  concor- 
dance, plus  marquée  encore,  lors  du  congrès  de  Belgrade 
(1740)  et  de  la  médiation  française  qui  met  fin  au  conflit 
turco-russe  ^;  le  nombre  des  récits  historiques  est  subite- 
ment triplé,  celui  des  romans  et  des  pièces  de  théâtre  au 
moins  porté  au  double;  il  y  a  comme  un  envahissement 
de  sujets  turcs  *.  Puis,  quand  l'intérêt  des  événements 
s'émoussa,  il  y  eut  un  ralentissement;  mais  la  production 
reprendra  avec  vivacité,  à  la  fin  du  siècle,  lors  des  grandes 
guerres  de  la  Turquie  avec  la  Russie  :  il  y  a  là  relation 
évidente. 

La  démonstration  est  peut-être  trop  facilement  probante, 
en  ce  qui  concerne  la  Turquie:  on  la  considérait  en  effet 
comme  une  puissance  demi-européenne.  Il  sera  aisé  de 
montrer  que  le  même  phénomène  d'inlluence  s'est  exercé 
sur  la  littérature   française,  à   propos   d'événements    qui 


1.  Ce  sont  des  relations  du  sérail,  des  histoires  de  l'Empire  olloman, 
des  études  sur  les  vislrs,  des  considérations  sur  la  puissance  militaire 
des  Turcs;  environ  25  à  30  ouvrages  en  trente  ans. 

2.  Ce  sont  des  nouvelles  galantes  sur  les  visirs  ou  le  sérail:  une  dizaine 
en  vingt  ans. 

:i.  Vandal,  Une  ambassade  franrai.w  en  Orient,  Paris,  1887. 

4.  Au  théâtre  :  Zaïre,  1732,  —  et  sa  parodie,  — Scanderberg,  l"3o.  —  Les 
Français  au  sérail,  1736.  —  Mahomet  11,  1739.  —  Bajazel  1",  1739.  — 
Voltaire.  Mahomet,  1712.  —  Arlequin  pris  esclave  par  les  Turcs.  1746.  — 
Arlequin  au  sérail,  1717.  —  Les  Veuves  turques,  1717.  —  Le  Bâcha  de 
Smyrne,  1718,  etc. 


y 


88  LA   CONNAISSANGK  DE  L'ORIENT. 

bouleversaient  alors,  en  des  contrées  plus  éloignées,  d'au- 
tres nations  asiatiques.  La  Perse  sera  d'un  excellent 
exemple  :  les  voyages  de  Chardin  et  de  Tavernier  l'avaient 
mise  péniblement  en  honneur,  l'ambassade  de  1715  et  les 
Lettres  Persanes  lui  donnèrent  déjà  un  éclat  convenable; 
mais,  quinze  années  après,  l'usurpation  et  les  victoires  de 
Nadir  Thamas  Kouli  Kan  la  rendirent  tout  à  fait  j)opulaire. 
Bien  avant  la  mort  de  Nadir  les  Français  connurent  son 
histoire,  et  par  de  nombreux  récits'  ;  on  sut  qu'il  «  poussait 
la  vertu  guerrière  aussi  loin  que  les  plus  fameux  conqué- 
rants Ct  qu'il  possédait  l'art  de  régner  autant  que  les  plus 
grands  rois  qui  sont  nés  sur  le  trône-  ».  A  peine  fut-il  tué 
que  l'on  contâtes  particularités  de  son  assassinat;  on  le 
compara  à  Alexandre  le  Grand';  on  mit  son  aventure  en 
vers  tragiques  \  Du  coup  les  sujets  persans  réapparurent 
avec  faveur  au  théâtre  comme  dans  le  roman  et  dans  la 
satire';  la  mode  dura  assez  [»our  que,  vingt  ans  après,  on 
pùl  encore  publier  une  histoire  de  sa  vie  et,  dix  années 
encore  plus  tard,  composer  sur  sa  mort  une  tragédie*. 
Pour  un  peu  il  serait  devenu  une  gloire  nationale;  en  tout 
cas  il  avait  usurpé,  dans  la  faveur  du  i)ublic,  la  place 
jusque-là  réservée  à  un  autre  conquérant  d'Asie,  Tamerlan, 
dont  on  pouvait  écrire,  au  déitut  du  xvm'  siècle,  qu'il  était 
«  presque  aussi  connu  en  France  que  nos  héros  d'Eu- 
rope '  ». 

1.  Il  meurt  en  1747  :  deJa  ont  iiarii  sur  lui  environ  quinze  ouvrages. 

2.  Histoire  de  Thamas  lûnili  Kan,  Paris.  17H,  p.   iliO. 

',i.  Parallèle  entre  Alexandre  le  (Irand  et  Thamas  Kouli  Kan.  \~lj2. 

i.  I.a  mort  de  Sadir  ou  Tiiamas  Kouli  Kan.  \'Vy2. 

5.  Par  exemple,  Mirzn-Xadir.  174'.).  —  L'Illustre  Païsan,  il'M.  —  Mauger, 
Cosroés,  tragédie,  n.ï2.  En  outre  il  faut  mentionner  de  nombreuses  réédi- 
tions des  Lettres  Persanes,  et  les  Mémoires  secrets  pour  servir  à  l'histoire 
de  l'erse  (I74.'j),  qui  furent  plusieurs  fois  réédités. 

(1.  Histoire  de  \ader  Chach,  traduit  du  persan,  1770.  —  Sadi)'  ou  Thamas 
Kouli  Kan,  1780. 

7.  Le  P.  Catrou,  Histoire  générale  de  l'empire  du  Mogol,  Paris,  1705. 
Préface. 


RELATIONS   POLITIQUES.  89 

Comme  on  le  voit  (et  on  pourrait  en  donner  d'autres 
exemples,  mais  moins  significatifs),  les  événements  de  l'his- 
toire d'Asie,  bien  que  très  mal  connus,  ont  exercé  dès 
l'époque  où  ils  se  produisaient  une  action  directe  sur  le 
goût  du  public  pour  les  choses  d'Orient.  Peut-être  n'ont-ils 
pas  peu  contribué  à  former  l'idée  que  les  philosophes  ont 
eue  du  «  despotisme  oriental  »  et  de  ses  ruineuses  consé- 
quences ;  l'histoire  apprenait  les  catastrophes  immédiates 
de  puissants  empires,  les  chutes  de  dynasties  anciennes  et 
redoutées,  les  victoires  faciles  d'usurpateurs  souvent  peu 
populaires;  et  elle  tâchait  à  expliquer  cette  instabilité  du 
pouvoir  par  les  vices  des  constitutions  politiques;  elle  se 
persuadait  que,  dans  les  pays  d'Orient,  l'honneur  et  le 
dévouement  étaient  monnaie  étrangère,  sans  cours,  et  que 
tout  s'y  faisait  par  la  terreur  du  bourreau  ou  par  la  puis- 
sance des  armées  de  mercenaires.  Puis  ces  masacres  de 
peuples,  ces  familles  royales  entièrement  immolées  à  une 
haine  brutale,  ces  vengeances  sauvages,  si  fréquentes  dans 
l'histoire  asiatique,  tout  cela  inclinait  les  Français  à  ima- 
giner l'Orient  comme  un  pays  de  la  vie  intense  où  l'exis- 
tence humaine  était  de  bien  peu  de  prix,  où  les  passions 
avaient  la  croissance  extraordinaire  et  le  parfum  mortel  de 
certains  arbres  exotiques.  11  y  avait  là  en  tout  cas  matière 
à  éveiller  l'imagination  et  à  développer  le  sens  historique. 

IV 

Si  on  lisait  avec  une  telle  curiosité  les  récits,  en  général 
incolores  et  froids,  des  livres,  il  était  naturel  que  l'on  so 
portât,  avec  })lus  d'entrain,  encore  vers  les  Français  <jui 
revenaient  d'Asie  et  qui  pouvaient,  avec  l'éloquence  d'un 
témoin  véridique,  raconter  dos  choses  vraiment  vues;  cela 
surtout,  quand   ils  avaient  eu  quelque  part   aux  grandes 


90  LA  CONNAISSANCE  DE  L'ORIENT. 

révolutions  poliliques.  L'influence  de  nos  ambassadeurs 
sur  le  développement  du  g-oùt  public  pour  l'Orient,  et  sur 
la  connaissance  qu'on  en  eut,  a  été  certainement  d'un 
grand  elîet;  mais  il  n'est  pas  toujours  aisé  de  l'établir,  puis- 
qu'elle s'est  exercée  surtout  par  des  correspondances  per- 
sonnelles et  des  conversations  intimes  ;  par  là  d'ailleurs 
elle  a  été  plus  insinuante  et  plus  durable  que,  bien  souvent, 
l'impression  née  des  livres,  même  les  plus  séduisants.  On 
peut  d'ailleurs  deviner  par  mainte  trace  ce  qu'elle  a  été. 

Pendant  tout  le  xvii''  et  le  xvni®  siècle,  la  France  a 
entreteim  à  Constantinople  une  aml)assadc.  Dès  Fran- 
çois I"  il  y  avait  eu  des  envoyés  extraordinaires  ;  mais  c'est 
seulement  avec  le  règne  de  Louis  XIII  que  commence  une 
liste  presque  ininterrompue  d'ambassadeurs,  et  parmi  eux 
des  noms  illustres  :  comte  de  Cézy,  marquis  de  Nointel, 
comte  de  Guillerages,  baron  d'Argental,  comte  des  AUeurs, 
marquis  de  Bonac,  comte  de  Yergennes,  comte  de 
Saint-Priest,  etc.  La  Turquie  fut  alors  si  prise  dans  tous  les 
mouvements  de  la  politique  européenne  que  leur  rôle  ne  se 
borna  pas  à  jouir  indolemm.ont  de  la  vie  orientale;  il  y  eut 
des  négociations  fort  actives,  des  interventions,  des 
médiations.  Or  le  public  s'intéressa  beaucoup  à  tout  ce  tra- 
vail diplomatique,  pourtant  si  lointain,  si  enveloppé  de 
mystère.  Les  journaux  du  temps,  et,  en  tète,  l'inlassable 
Mercure,  ne  manquent  jamais  à  informer  leurs  lecteurs  des 
faits  et  gestes  du  représentant  de  la  France  auprès  de  la 
Sublime  Porte.  Des  négociations,  aujourdbui  oubliées,  et 
dont  l'importance  à  l'époque  ne  paraissait  peut-être  pas 
considérable,  ont  assez  ému  le  public  pour  qu'on  ait  voulu 
le  renseigner  par  des  publications  spéciales.  Qui  connaît 
aujouniliui  la  mission  de  M.  de  Guillerages,  vers  1680?  Elle 
occupa  les  conversations  et  donna  beaucoup  de  besogne 
aux  imprimeurs  : 


RELATIONS  POLITIQUES.  91 

Toutes  les  relations,  manuscrites  et  imprimées,  qui  lui  sont  con- 
sacrées, dit  un  auteur  du  temps,  par  leur  nombre  et  leur  grand 
volume...  obscurcissent  celles  de  Nimègue;  il  ne  s'est  point  fait 
pour  cette  paix  de  la  Chrétienté  la  dixième  partie  du  bruit  que  Ton 
entend  au  sujet  de  ce  qui  s'est  passé  à  Constantinople,  et  nous 
n'en  sommes  pas  encore  à  la  fin  *. 

Il  a  paru,  en  eflet,  sur  cette  ambassade  plusieurs  petits 
volumes,  hostiles  ou  favorables,  témoignant  en  tout  cas  de 
l'intérêt  très  vif  avec  lequel  on  la  suivait.  Pour  des  nég-o- 
ciations  plus  importantes,  il  en  fut  naturellement  de 
même. 

De  loin  nos  ambassadeurs  avaient  piqué  et  entretenu  la 
curiosité  du  public;  en  outre,  par  des  lettres  nombreuses 
adressées  à  des  amis  (la  correspondance  était  dès  lors  un 
divertissement  à  ceux  que  leur  charge  exilait  hors  de  Paris, 
et  qui  voulaient  qu'on  s'y  souvînt  d'eux),  ils  disaient  leurs 
impressions  d'Orient,  et  contaient  les  mœurs  singulières 
dont  ils  étaient  chaque  jour  les  spectateurs.  Déjà  \oiture 
sollicitait  un  ami  de  passag'e  à  Constantinople  : 

Il  faut  écrire  souvent  et  le  plus  agréablement  que  vous  pourrez. 
/  Le  lieu  où  vous  êtes  vous  fournira  d'ici  dix  ans  de  dire  toujours  des 
\  choses  nouvelles.  Je  voudrais  bien  qu'il  me  fût  aussi  aisé  de  vous 
1  bien  entretenir,  et  qu'en  vous  décrivant  nos  habillements,  nos 
1  façons  de  faire,  de  vivre,  de  manger,  les  accoutrements  et  les 
,  beautez  de  nos  femmes,  je  pusse  faire  des  lettres  que  vous  prissiez 
plaisir  de  lire  ^j 

Un  siècle  plus  tard,  le  marquis  des  Alleurs  informait 
soigneusement  Mme  Du  Deffand  du  mode  de  vivre  des 
Turcs  ^;  il  lui  donnait  des  conseils  fort  autorisés  sur  la 
manière  de  fumer  ro[)ium  *.  Tous  ses  prédécesseurs  avaient 

1.  Helalion  véritable  de  ce  (jui  s'est  passé  à  Conslanlinojile  avec  M.  de 
GuUleiaçies,  ambassadeur  de  France,  lti82.  —  Voir  encore  :  Substance  d'une 
lettre  touchant  la  négociation  de  M.  de  Guilleraf/es,  tfiSIL  —  Ambassade 
de  M.  le  comte  de  Guillernrfes,  1687...,  etc. 

2.  Voilure,  Œuvres,  édition  de  113 i.  II,  l^iO. 

'.i.    Correspondance     de    Mme    Du     Deffand,    éclilion     Lcsciire,     1,     tll 
(15  octobre  1718),  I,  1 17  (  17  avril  1749). 
4.  Ménie  ouvraqe,  I,  12i  (17  avril  1749). 


92  LA  CONNAISSANCE  DE  L"0R1ENT. 

agi  de  la  sorte:  quel  plaisir  on  avait  à  lire  des  renseigne- 
ments pris  en  si  bonne  source,  à  recevoir  des  cadeaux 
exotiques,  des  portraits  de  visirs  et  de  daines  tuniucs  ! 
puis  à  se  figurer  le  noble  correspondant  vivant  à  Stamboul 
la  vie  étrange  qu'il  laissait  apercevoir  par  de  multiples 
aperçus  et  de  menus  détails! 

Aussi  le  jour  de  leur  réapparition  eu  France,  comme  ils 
étaient  recherchés!  «  On  nous  entourait  comme  des  ours, 
dit  l'abbé  de  Glioisy  à  son  retour  de  Siam  ;  le  roi  me  fit 
beaucoup  de  questions'.  »  Au  comte  de  Gézy-  on  deman- 
dait de  raconter  les  aventures  qu'on  lui  prêtait  avec  les 
femmes  du  sérail;  peut-être  il  consentait  à  dire  les  siennes, 
en  tout  cas  il  occupait  ses  loisirs  à  rédiger  le  récit  d'une 
tragique  histoire  d'amour,  dont  il  avait  été  presque  le 
témoin;  et  ce  récit  sera  la  source  dune  nouvelle  de  Segrais, 
plus  tard,  du  Bajazel  de  Racine;  M.  de  La  Haye,  qui  revint 
de  Constantinople  au  moment  où  Racine  écrivait  sa  tra- 
gédie turque,  lui  donna  toute  sorte  de  bons  avis\  Le  mar- 
quis de  Nointel  dut  décrire  par  le  détail  ses  promenades  en 
compagnie  de  Galland  dans  les  bazars  de  Stamboul,  et 
montrera  ses  amis  la  riche  collection  de  bibelots  exoti([ues 
qu'il  y  avait  recueillie'.  Admis  dans  le  monde  des  grands 
seigneurs,  les  hommes  de  lettres  purent  [»rofitcr  de  cette 
vision  d'un  Orient,  observé  et  expliqué  par  des  hommes  de 
goût,  quelquefois  de  science,  qui  avaient  été  en  situation 
de  voir  beaucoup  et  bien.  Ne  devrait-on  à  ces  conversations 
de  nos  ambassadeurs  (|ue  Bajazel  (et  ou  leur  doit  bien  autre 
chose),  on  estimera  (|ue  c'est  assez  |tour  ne  pas  leur 
ménager  la  reconnaissance. 


1.  Mémoirefs.  CoUeclion  Poujoulat,  VI,  312, 

i.  Voir  V.  Fiamenl,  Ph.  de  llarlay,  comte  de  Céz;/.  l'aris,  l'JOI. 
:i.  linjazet,  deuxième  Préface. 

4.  Vandal,  le  marquia  de  Nointel  (dans  le  Correspondant  de    IS'.tT;  ces 
articles  ont  depuis  élé  réunis  en  un  volume). 


RELATIONS  POLITIQUES.  93 

Ils  avaient  d'ailleurs  des  auxiliaires  fort  empressés,  eux 
aussi,  à  révéler  les  pays  d'(  )rient,  qu'ils  avaient  vus  au  cours 
de  missions  officielles.  Les  ambassadeurs  extraordinaires 
—  comme  il  arrive,  paraît-il.  —  ne  firent  pas  moins  bonne 
besog-ne  que  leurs  collègues  ordinaires.  Si  Bajazct  n'a  pu 
être  composé  que  grâce  à  la  collaboration,  lointaine  peut- 
être,  mais  efficace,  de  MM.  de  Gézy  et  de  La  Haye,  jamais  la 
cérémonie  turque  du  Bourgeois  GentHhoriune  n'eût  été  exé- 
cutée sans  le  concours  direct  et  empressé  du  chevalier  d'Ar- 
vieux;  il  fut  pour  Molière  un  costumier  précieux  et  aussi 
un  metteur  en  scène.  Il  avait  déjà  beaucoup  voyagé  en 
Orient',  et  lors  de  sa  rentrée  dans  la  vie  parisienne  il  fut 
prestement  entouré  et  incessamment  interrogé.  D'Arvieux 
dut  faire  à  Louis  XIV  une  relation  de  ses  voyages;  le  roi 
s'intéressa,  la  famille  et  les  maîtresses  royales  s'amusè- 
rent'; naturellement  la  cour  s'enthousiasma;  et  quand,  par 
un  regain  d'illustration,  il  eut  servi  d'interprète  à  l'ambas- 
sadeur Soliman  Muta  Ferraca  (1669),  il  parut  impossible 
qu'on  ne  s'adressât  pas  à  lui  pour  composer  un  divertisse- 
ment turc;  il  put  se  croire  l'auteur  du  Bourgeois  Gentil- 
homme^. 

Plus  tard,  un  autre  aventurier  qui,  par  instants,  se  donna 
figure  d'agent  diplomatique,  et  passa  en  Orient  de  nom- 
breuses années,  eut  une  célébrité  tout  européenne  :  M.  de 
BonnevaP  ne  s'arrêta  pas,  en  fait  d'exotisme,  aux  demi- 
mesures;  il  se  fit  Turc  et  pacha,  devint  même  presque  un 
visir;  les  extravagances  de  ce  grand  original,  dont  on 
s'informait    avec    beaucoup    d'amusement,    contribuèrent 


1.  Ses   mémoires   posthumes  (1735)  sont   un   des   rares   livres  qui,   au 
xviu'  siècle,  aient  fait  connaitre  les  Arabes  proprement  dits. 

2.  Voirla  notice  dutomeVllI  de  l'édition  des  Grands  KcrivainsdcMolière. 

3.  Voir  deuxième  partie,  chap.  ii. 

l.  Vandal,  le  Pacha  Bonneval,  Paris.  l.sSo. 


94  LA  CONNAISSANCE  DE  L  ORIENT. 

pour  leur  petite  part  à  l'attention  qui  s'attacha  vers  1740 
aux  ciioses  de  Turquie. 

Les  femmes  elles-mêmes  se  mettaient  à  l'œuvre;  on 
a  conté,  il  n'y  a  pas  bien  lonijtemps,  en  un  charmant 
volume*,  comment  Mlle  Pclit  quitta,  en  1703,  la  rue 
Mazarine,  où  elle  vivait  sans  gloire  et  même  sans  beaucoup 
(Je  réputation,  pour  suivre  jusqu'en  Perse  son  amant,  le 
nég-ociant  Fabre,  chargé  d'une  mission.  Fabre  mourut,  la 
jeune  femme  se  déclara  chef  de  l'ambassade  et,  à  travers 
toute  sorte  d'aventures  galantes  et  comi(jues,  continua  à 
s'acheminer  vers  Ispahan.  Quand  Marseille,  (piatre  ans 
après,  la  revit,  il  ne  fut  bruit  que  d'elle;  le  gouvernement 
eut  le  bon  esprit,  pour  lui  donner  un  éclat  convenable,  de 
lui  chercher  chicane  en  justice,  et  d'abord  de  la  mettre  en 
prison;  on  se  précipita  pour  la  voir.  «  Héroïne  d'un 
roman  vrai,  elle  apportait  le  rayonnement  aulhenli(]ue... 
des  eunuques  noirs  et  des  sérails;  des  bagues  enchantées 
et  des  roses  capiteuses;  elle  revenait  comme  ambassadrice 
des  princesses  de  Bagdad  et  d'Ispahan  -.  »  Le  dossier  de 
cette  cocasse  histoire  amusa  assez  le  niinistre  Pontchar- 
train  pour  qu'il  le  confiât  à  Lesage,  avec  charge  d'en  tirer 
un  roman  ^;  le  livre  ne  parut  jamais  (c'aurait  été  pourtant 
une  jolie  réplique  féminine  <i  Git-Dlas\),  mais  Lesage  ne 
s'en  trouva  |)as  peu  encouragé  à  donner  aux  théâtres  de  la 
Foire  |)lusieurs  petites  [lièces  tirées  des  contes  orientaux. 

Des  aventures  de  ce  genre,  gloutonnement  accueillies  et 
colportées,  créaient  des  modes  passagères,  ou  à  tout  le 
moins  entretenaient  la  curiosité  vers  les  pays  d'Asie.  Celte 
mode  devenait  presque   une  j»assion,  chez  beaucoup  une 

1.  La  Maulde  Clavière,  les  Mille   et  une  Niiil.i  d'une   amhassadrice  de 
Louis  XIV,  Paris,  1896. 

2.  OuiTarje  cité,  p.  192. 

•3.  Voir  Léo  Claretie,  le  Roman  en  France  an  début  du  XVUI"  siihHe,  dans 
son  Lesage,  .Paris,  IS'JO,  p.  23. 


RELATIONS  POLITIQUES.  95 

folie,  quand  on  voyait  venir  non  plus  des  ambassadeurs  de 
France,  mais  de  vrais  envoyés  des  souverains  d'Orient,  qui 
défilaient  dans  les  rues  de  Paris,  avec  le  luxe  étrange  de 
leurs  costumes  et  la  pompe  de  leur  cortôge  exotique. 


C'était  un  divertissement  d'une  singulière  saveur!  On 
avait  entendu  parler,  en  cent  manières,  des  Turcs  ou  des 
Persans;  on  savait  leur  costume,  on  imaginait  leur  carac- 
tère, on  devinait  leur  vie.  Or  voici  que  s'offrait  l'occasion 
de  contempler  d'authentiques  hommes  d'Orient.  Si  l'on 
s'était  jeté  avec  empressement  sur  les  livres  qui  [larlaieut 
d'Ispahan,  quelle  ardeur  ne  mettrait-on  pas  à  s'écraser  au 
passag-e  des  ambassadeurs  qui  apportaient  jusque  dans 
Paris  la  vision  réelle  de  cette  ville  lointaine?  «  Ah!  mon- 
sieur est  Persan?  c'est  une  chose  bien  extraordinaire! 
comment  est-on  Persan?  » 

Jusque  vers  le  milieu  du  xvn^  siècle,  de  telles  ambas- 
sades avaient  été  rares;  à  peine  en  compterait-on  une  ou 
deux',  et  si  discrètement  faites  que  le  public  ne  paraît  pas 
en  avoir  eu  grande  connaissance.  Dès  le  rè^ne  de  Louis  XIV 
l'org-ueil  du  monarque  et  la  curiosité  des  sujets  prennent 
groùl  à  ce  spectacle,  assez  souvent  renouvelé.  En  1G69 
Soliman  Muta  Ferraca  vient  apporter  les  salutations  inté- 
ressées de  la  Porte-;  en  1684  et  en  1686  ce  sont  les  ambas- 
sadeurs de  Siam";  mêmes  scènes  en  1715  lorsque  parut 
Riza-bey,  ce  singulier  ambassadeur  persan,  pauvre  de 
présents  comme  de  grandes  manières,  et  que  probablement 

i.  1618,  une  ambassade  turque. 

2.  Voir  l'arlicle  de  Vandal  dans  la  Revue  d'Arl  dramal'ujue,  XI,  65. 

3.  Lanier,  Étude  histovujue  sur  les  relations  de  la  France  et  du  royaume 
de  Sinin,  1883;  voir  toute  la  collection  des  Mercure  de  lépoque. 


9C  LA  CONNAISSANCE  DE  L  ORIENT. 

Pontchartrain  imagina  et  créa,  pour  donner  à  Louis  XIV, 
vieux  et  vaincu,  l'illusion  de  revivre  les  jours  les  plus  glo- 
rieux de  son  règne';  mêmes  scènes  encore  en  1721,  à  la 
venue  de  Céleby  Méheinet  Effendi,  a  ambassadeur  extraor- 
dinaire d<'  rcmpereur  des  Turcs  auprès  de  l'empereur 
des  Français-  »,  ou  en  1742  avec  le  cortège  de  «  Saïd 
Méliemet  pacha,  I3cgler-bey  de  Romélie,  flls  de  Méhemet 
Effendy,  ambassadeur  extraordinaire  de  Sa  Hautesse  à  la 
cour  de  France^  ».  Il  en  vint  aussi  de  l'Inde,,  envoyés  par 
y  notre  allié  Typpo  Saïb^;  et  les  Français,  presque  à  la  fin 
du  xvin''  siècle,  purent  encore,  avec  une  curiosité  tou- 
jours aussi  vive,  contempler  un  Turc  véritable  qui,  de  i)ar 
ordre  du  sultan,  promena  dans  le  Paris  du  Directoire  son 
indillérence,  son  sans-g-éne  et  peut-être  aussi  son  dédain 
asiatique"'.  Si  vite  que  les  modes  passent,  les  envoyés  de 
rOricnt  se  succédèrent  assez  nombreux  pour  que,  lors  de 
l'apparition  de  l'un  d'eux,  on  n'eût  pas  tout  à  fait  oublié 
le  souvenir  de  celui  qui  l'avait  précédé. 

Chaque  fois  d'ailleurs  la  mise  en  scène  avait  été  suffi- 
samment théâtrale  pour  charmer  l'imagination  badaude  du 
[»ublic  :  une  double  haie  de  soldats  s'allongeait  depuis  la 
porte,  par  où  l'ambassadeur  faisait  son  entrée  dans  la  ca|»i- 
tale,  jusqu'à  l'hôtel  où  il  devaitdescendre,  et  derrière  se  pres- 
sait une  confusion  de  petit  peuple;  malg^réles  fatigues  de  leur 
interminable  voyage,  ces  hommes  d'Orient  en  imposaient 
aussitôt  par  la  majesté  de  leur  contenance;  et  les  regards 

1.  Saint-Simon,  édition  Haciiellc.  in-12,  IX,  S8,  91  el  384.  —  Lellres 
Persanes,  XCll.  —  La  Maulde  ClaviiTe,  les  Mille  el  tine  Nuits  d'une  amhus- 
sailficc  :  Appendice.  —  Mercure  Galant  de  février  el  mars  1715.  ~  P.  Gaiilol, 

j  in   ambassadeur  persan   à  la  cour  de  Louis  XIV  (IJcvne  lini)doma(iaire, 
^\  29  aoiU  1890). 

2.  Vandal,  Une  ambassade  franiaise  en  Orient  sous  Louis  AT,  1887.  — 
Sainl-Simon,  XVIL  215:  248  el  siiiv.  —  Mercure  galant  de  1721. 

:{.  Mercure  galant,  1742.  —  Barbier,  Journal  anecdotique,  II,  312. 

4.  Reisel,  Modes  sous  Marie-Antoinette,  I,  204  et  suiv. 

0.  Ilerbette,  Une  ambassade  turque  sous  le  Directoire,  Paris,  1902. 


RELATIONS  P(3L1TIQUES.  97 

pouvaient,  grâce  à  la  marche  lente  du  cortège,  voir  les 
traits  fins  et  arrêtés  de  ces  figures  asiatiques,  puis  admirer 
l'ampleur  et  la  richesse  des  costumes,  le  luxe  des  harna- 
chements, tout  de  cuir  et  d'or'.  Déjà  les  commentaires 
commençaient  et  la  curiosité  s'enflait;  on  s'entassait  aux 
abords  de  la  maison  d'oîi,  après  quelques  jours  de  repos, 
l'ambassade,  mystérieusement  enclose,  allait  ressortir. 
C'était  l'heure  de  l'audience  royale;  le  cérémonial  se 
faisait  alors  plus  solennel  encore,  puisqu'il  fallait  pré- 
parer à  la  réception  du  roi  un  cadre  extraordinaire,  et  lui 
donner  un  aspect  qui  pût  impressionner  les  Orientaux 
eux-mêmes.  Bientôt  le  spectacle  n'appartenait  plus  qu  aux 
privilégiés  de  la  cour;  mais  vite,  on  savait  dans  tout  Paris 
les  minuties  d'une  étiquette  improvisée  pour  la  circons- 
tance-, les  prosternements  de  ces  hommes  d'Orient  devant 
le  sultan  d'Occident,  la  liste  des  cadeaux  apportés  et 
déballés  devant  la  cour'^;  et  l'on  tâchait  à  deviner  les  sen- 
sations qu'avait  produites  sur  l'ambassadeur  l'étalage  de  la 
grandeur  royale;  toujours  il  s'y  mêlait  quelque  déception, 
car  son  visage  était  resté  impassible.  Au  fond  on  n'en  avait 
que  plus  de  considération  pour  lui. 

Après  l'audience,  l'ambassade,  dont  jusque-là  on  avait 
tâché  de  garder  la  primeur  au  souverain,  était  rendue  au 
j)ublic  :  la  cour,  seigneurs  et  dames,  se  précipitait  chez  lui; 
on  allait  le  voir  manger;  on  sollicitait  le  droit  de  lui  faire 
visite.  Céleby  Méhemet  Efîendi,  en  1721,  reçut  beaucoup 
de  monde,  «  surtout  des  dames,  qu'il  gracieusa  beaucoup  et 
à  qui  il  fit  offrir  du  café  selon  la  coutume  des  Orientaux;  de 
sorte  que  j)as  une  no  sortit  de  son  hôtel  sans  être  égale- 

1.  Il  paraissait  des  petits  volumes  annonçant  iravance  le  p ru;.' ranime 
détaillé  de  la  cérémonie,  ou  ensuite  la  racontant  minutieusement. 

2.  Voir  l'article  déjà  cité  de  Vandal  dans  la  Reçue  d'Art  dramalii/ue. 

3.  Voir,  à  la  fin  de  la  Wilation  de  l'amùassade  de  M.  de  Chaumont,  1686, 
le  •  mémoire  des  présens  du  roy  de  Siam  au  roy  de  France  ». 


98  LA  CONNAISSANCE  DE  L'ORIENT. 

ment  charmée  de  sa  politesse,  de  la  majesté  de  son  visage 
que  de  ses  manières  honnêtes'  ».  A  son  tour,  il  consentait 
à  rendre  à  ses  admirateurs  les  plus  em{)ressés  la  poli- 
tesse d'une  visite  :  les  petits  salons  et  les  meubles 
du  xviir'  siècle  formaient,  autour  de  sa  personne  et  de  sa 
suite,  un  décor  bien  sing^ulier.  Lui-môme  il  paraissait 
prendre  goût  à  celte  curiosité  amicale  :  souvent  il  sortait, 
quelquefois  il  allait  au  théâtre,  et  l'on  recueillait  le  moindre 
de  ses  propos,  ses  compliments  aux  acteurs',  ses  galan- 
teries à  l'égard  des  dames  françaises  :  un  ambassadeur  de 
Siam  n'avait-il  pas  demandé,  lors  d'une  représentation 
iVArmide  à  rO[)éra,  si  Armide  était  Française?  On  lui  dit 
non.  Il  repartit  :  «  Si  elle  eût  été  Française,  elle  n'aurait 
j)as  eu  besoin  de  magie  pour  se  faire  aimer,  car  les  Fran- 
çaises sont  charmantes  par  elles-mêmes^  ».  Du  coup  on 
jugea  que  les  Orientaux,  et  particulièrement  leurs  ambas- 
sadeurs, étaient  gens  extrêmement  spirituels. 

Puis  on  se  racontait  leurs  aventures  galantes  :  il  n'était 
pas  possible,  avec  l'idée  qu'on  s'était  faite  de  l'amour 
oriental,  qu'ils  n'en  eussent  pas  même  en  plein  Paris;  au 
besoin  on  leur  en  aurait  prêté.  Mais  ils  avaient  trop 
d'admiratrices  et  trop  empressées,  pour  que  quelques-unes 
ne  fussent  pas  vraies  :  on  les  chansonna  avec  une  ironie 
bienveillante  ';  on  se  plut  à  raconter,  non  sans  une  certaine 
satisfaction  d'orgueil  national,  que  Soliman  Muta  Ferraca 

1.  Souvclln  description  de  la  ville  de  Conslanlinople  avec  la  relation  du 
vot/af/e  (le  l'ambassadeur  de  la  Porte  Ottomane...,  Paris,  1"2I. 
•2.  Mercure,  septembre  1G8G,  2"  partie,  p.  279. 
3.  Mercure,  ']ti.n\'\(iT  IfxST,  2"  partie,  p.  186. 
i.  Par  exemple  dans  ilaunié,  Chansonnier  du  XVIW  siècle,  VI,  313. 

A  mon  mari  je  suis  fi<lolc, 
Mais  jo  tremble  pour  mon  honneur. 
J'ai  nuit  et  jour  dans  la  oervollo 
Les  trois  (jueues  Je  l'ambassailcur. 

Voir  dans  Herliellc,  Ouvrage  cité,  des  détails  amusants  sur  la  jalousie 
des  maris. 


RELATIONS  POLITIQUES.  99 

n'était  pas  resté  insensible  aux  yeux  d'une  petite  bour- 
geoise de  Paris  qui  «  le  lorgnait  illec  sans  cesse  »,  et  que 
K  comme  un  franc  Turquois  »,  il  avait  tout  de  suite  proposé 
de  Tacheter '.  Riza-bey  lit  mieux;  aussi  garda-t-on  de  lui  un 
souvenir  plus  sympathique  :  il  enleva  tout  simplement  une 
belle  dame,  qui  le  suivit  avec  assez  de  constance  pour 
devenir  elle-même  musulmane,  et  le  rendre  père  d'un  petit 
Persan-.  Voilà  nos  hommes  tout  à  fait  au  g"oùt  du  jour! 

Autour  d'eux,  et  jusqu'après  leur  départ,  la  presse  avait 
mené  le  bruit  d'une  incessante  réclame.  Des  volumes 
entiers  du  Mercure  galant,  des  suppléments  extraordinaires 
racontent  par  le  menu  les  moindres  heures  de  leur  exis- 
tence. Si  le  journal  tardait  un  jieu  trop  à  faire  sa  besogne 
{\q  reporter,  vite  des  lecteurs  impatients  protestaient;  et  il 
devait  s'excuser  de  son  retard  comme  d'un  grave  manque- 
ment ^  Puis  c'étaient  des  articles  d'actualité  :  des  généra- 
lités sur  la  Perse,  une  histoire  résumée  du  Siam,  des  notes 
sur  la  langue  turque,  etc.  \  Bientôt  le  Mercure  n'y  suffi- 
sait plus;  et  il  paraissait  de  nombreux  petits  volumes  spé- 
cialement consacrés  aux  ambassades,  ou  rédigés  en  hâte 
pour  satisfaire  la  curiosité  du  public,  nouvellement  excitée 
sur  certains  pays  d'Orient'.  L'almanach  ne  tardait  pas  à 
s'emparer  de  ces  événements,  et,  avec  ses  grossières  illus- 
trations, il  allait  porter  un  peu  partout,  jusque  dans  le 
peuple,  l'image  sim[diste  de  ces  scènes  exotiques". 

Pour  son  plaisir  le  roi  faisait  frapper  des  médailles  cum- 


1.  Robinet,  Gazette  rimée,  166'J. 

2.  Gaulot,  article  cité.  —  La  Maulde  Clavière.  ouvrarje  cite'.  Appendice. 
Il  a  paru  à  son  propos  un  roman  galant,  Amazolide,  Paris,  1116. 

3.  Mercure  galant,  février  1"42. 

4.  Voir  la  collection  des  Mercure  aux  dates  des  ambassades. 

D.  Catalogue  de  l'Histoire  de  France  à  la  Bibliothèque  Nationale,  sous 
la  rubrique  :  Détails  de  l'histoire. 

6.  Voir  Champier,  les  Anciens  Almanachs  illustrés',  Paris,  18i>6,  p.  lOo, 
12T,  131.  En  168",  il  parait  4  almanachs  relatifs  au  Siam. 


100  LA  CONNAISSANCE   UE   LORIENT. 

mémoratives  '  :  des  peintres  à  ses  gages  recevaient  ordre  de 
retracer  les  traits  des  ambassadeurs  ou  de  représenter  les 
audiences  royales  où  ils  avaient  paru-;  vite,  le  public 
voulait  avoir  part,  lui  aussi,  à  ces  souvenirs  :  les  graveurs 
les  mettaient  à  la  portée  de  tous^  Enfin,  pour  que  ce  spec- 
tacle restât  tout  entier  dans  la  mémoire,  la  musique  et  la 
cbanson  venaient  illustrer,  avec  leurs  refrains  faciles,  la 
vision  à  peine  disparue;  les  chanteurs  {(opulaires  prome- 
naient dans  les  ruelles  leurs  complaintes  : 

Or  venez  voir  petits  et  grands 

L'ambassadeur  des  Ottomans. 

Il  arrive  de  la  Turquie, 

Et  a  port»''  de  l'Arabie 

Un  rare  el  superbe  présent, 

l*our  notre  monarque  puissant 


Or  prions  noslre  grand  Sauveur 
Pour  le  salut  du  grand  Seigneur 
(Ju'il  reconnaisse  le  Messie. 
Et  que  son  àme  convertie, 
Sortant  de  son  aveuglement. 
Bientôt  renonce  à  TAlcoran  v 


Un  tel  engouement,  manifesté  sous  tant  de  formes,  a  dû, 
comme  bien  on  pense,  trouver  son  expression  immédiate 
dans  la  littérature,  surtout  au  xviii®  siècle,  oii  déjà  les 
auteurs  étaient  préoccupés  de  servir  les  goûts  du  public. 
Soliman  Muta  Ferraca  est  reçu  par  Louis  XIV  en  IfiGO  : 
le  Dourfjcois  Gentilhounne  est  de  IGIO,  Bajazel  de  1G72. 
1  hes  Lettres  Persanes  paraissent  en  1721.  l'année  même  de 

1.  Voir  Mercure,  ']inn  1"42;  2"  partie,  p.  9oS. 

2.  Le  Brun,  le  Hoi  recevant  les  ambassaileurs  de  Siam  (à  Versailles).  — 
Juslinatct  Gobert,  l'orlmUs  de  Mehemet  EfJ'eiidi  (1721  cl  1724).  —  Parrocel, 
Entrée  de  Melteinet  Kffendi  (17.32)....  Voir,  au  musée  de  Bennes,  des  bas- 
reliefs  de  Coysevox  sur  la  réception  des  ambassadeurs  de  Siam. 

3.  Voir,  par  exemple,  les  gravures  annoncées  ilans/e  A/frcwre,  janvier  1742, 
p.  lo5,  el  juin  1712.  2"  |iartie,  p.  958. 

4.  Haunié,  Cluinsonuier  du  XVIII'  siècle,  III,  203  (1721);  voir  111,  2til, 
IV.  313. 


RELATIONS   PÛLITIQL'ES.  101 

l'ambassade  de  Mehemet  Effendy;  Voltaire  fait  jouer 
Mahomet  en  août  1742,  six  mois  à  peine  après  l'entrée  dans 
Paris  de  Saïd  Mehemet  Pacha,  envoyé  du  sultan^;  ces 
rapprochements  sont  déjà  bien  significatifs  -. 

Mais  voici  qui  prouvera  plus  nettement  encore  Tinfluence 
exercée  sur  la  production  littéraire  par  les  ambassades 
orientales.  Si  l'on  dresse  une  liste  de  tous  les  ouvrages 
relatifs  au  Siam  :  voyages,  descriptions  géographiques, 
histoires,  études,  œuvres  proprement  littéraires,  on  consta- 
tera qu'il  n'en  a  point  paru,  à  vrai  dire,  avant  1685  et  guère 
après  1705  :  au  contraire,  pendant  ces  vingt  années,  on 
publia  quatre  ou  cinq  récits  de  voyages  au  Siam,  le  double 
environ  d'études  historiques  et  politiques  ^  ;  alors  La  Bruyère 
parla  des  Siamois  \  et  «  leur  physionomie  est  assez  connue 
en  France'  »  pour  que  Dufresny  écrive  ses  Amuse^nenls 
sérieux  et  comiques,  dont  le  principal  personnage  est  un 
Siamois;  de  nombreuses  et  rapides  rééditions  marquent  la 
grande  faveur  aveclaquelle  le  livre  fut  accueilli  *.  Puis  c'est 
le  silence  :  pendant  tout  le  xvui"  siècle,  on  ne  compterait 
pas  quatre  volumes  spécialement  consacrés  à  ce  malheu- 
reux pays  :  la  littérature  semble  l'avoir  tout  à  fait  oublié  ^ 
Le  Siam  a  passé  de  mode  : 

1.  Sa  correspondance  montre  qu'il  avait  eu  antérieurement  l'idée  de 
la  pièce,  mais  il  hâta  la  rédaction  et  la  représentation. 

2.  On   pourrait  en  faire  d'autres.  Ainsi  un  personnage  turc   du  ballet 
'  Ips  Indes  r/alanles,    ITSo,  fut  créé  d'après  un    authentique  Turc   dont  le 

Mercure  (janvier  1"34,  p.  "3)  avait  fait  grand  éloge. 

.3.  Helatiim  Itislorique  du  royaume  de  Siam,  iC84.  —  Relation  des  voi/Of/es 
et  f/ev  missions  du  royautne  de  Siam,  168o.  —  Le  Père  Tachard,  Voi/ayes 
(tu  Siam,  ltjS6  et  108'.).  —  Voyage  de  Siatn  des  p>}res  Jésuites...,  1686. —  De 
C.haumont,  Relntinn  de  Vambassade  de  Siam,  1686.  —  De  Choisy,  .loumal 
du  voyar/e  de  Siam.  16S7.  —  Gervaise,  Histoire  naturelle  et  politique  du 
royaume  de  Siam,  1688.  —  Histoire  de  M.  Constance,  premier  ministre  du 
roi  de  Siam,  1690.  —  La  Loubère,  Du  royaume  de  Siam,  1691. 

4.  Kdition  Servois.  Il,  88;  II,  248. 

5.  L.  Lecomle,  Souveau.r  .Méiuoires,  Paris,  1096,  I.  419. 

6.  Parait  en  llOo.  réédition  n06,  1707,  1723. 

7    7.  Un  roman  aussi   peu  siamois  que  possilde  :  Minatadis,  vers  1732,  et 
un  ouvrage  satirique,  les  Lettres  siamoises,  1761. 


102  LA  CONNAISSANCE  DE  L'ORIENT. 

Il  n'a  été  bien  connu,  dit  Voltaire,  qu'au  temps  où  Louis  XIV  en 
reçut  une  ambassade,  et  envoya  des  troupes  et  des  missionnaires 
également  inutiles(*y 

Cette  brusque  faveur  et  puis  ce  long  oubli  (rien  n'était 
venu  réveiller  l'attention  enfin  lassée)  sont  une  démonstra- 
tion pres(jue  mathématique. 

A  vrai  dire,  les  ambassades  orientales  ont  développé  la 
curiosité  des  Français  et  précipité  par  de  brusques  élans 
leur  attention  vers  les  choses  d'Orient,  plutôt  qu'elles  n'ont 
enrichi  de  détails  très  précis  leurs  connaissances.  La  sym- 
pathie que  la  lecture  des  récits  de  voyages  avait  attirée  déjà 
sur  les  Persans  et  les  Turcs  grandit  encore;  on  sut  beau- 
coup de  gré  à  ces  hommes  d'Asie  d'abord  de  la  politesse 
même  et  des  égards  qu'on  eut  occasion  de  leur  témoigner  ^ 
ensuite  de  l'accueil  gracieux  qu'ils  firent  à  cette  curiosité 
sympathique.  De  plus  en  plus  on  fut  |»orté  (et  d'autres 
causes  vinrent  y  aider)  à  idéaliser  un  j)ou  les  races  d'Orient; 
il  |»arut  que  la  dignité,  la  bonne  grâce  et  l'esprit  étaient 
leurs  moindres  cpialilés,  et  que  le  dernier  des  portefaix  de 
Stamiioul  en  était  paré  tout  aussi  bien  que  les  grands  sei- 
gneurs d'Ispahan. 

Puis  le  souvenir  de  ces  ambassades  retentissantes  fut 
comme  une  sorte  de  décor  permanent,  où  purent  évoluer, 
avec  plus  de  vraisemblance,  les  fantaisies  orientales  de 
l'imagination;  si  préparé(\  si  truquée  <|u'eùt  été  toute  cette 
mise  en  scène,  elle  nCn  avait  pas  moins  donné  à  la  bonne 
volonté,  vite  satisfaite,  des  Français,  l'impression  d'une 
couleur  locale  fortement  teintée.  Avoir  pris  du  café  trouble, 
excellent  sous  sa  déiKjminalion  de  kalioua,  dans  de  minus- 
cules  petites  tasses,   en   face    d'un   musulman    assis,   les 

1.  Essai  sur  les  mœurs,  cliap.  cxi.iii.  Voir  aussi  cxcvi  clSiàclc  de  Louis  A'/l', 
édilion  Bourgeois,  p.  23ï). 

^    2.  Lettres  d'Osman,  1753,  M,  59  :  Sur  la  politesse  des  Français  à  l'égard 
des  étrangers. 


RELATIONS  POLITIQUES.  103 

jambes  croisées  sur  un  tapis  de  Perse,  et  qui  vous  regarde 
impassible,  une  longue  pipe  aux  mains,...  c'était  de  quoi 
trouver  le  personnage  de  Mahomet  moins  étrange,  ou  à 
tout  le  moins  s'acheminer  vers  une  meilleure  compréhen- 
sion du  fatalisme  oriental  ! 

On  recommande  aujourd'hui  aux  touristes  algériens,  qui 
veulent  s'initier  à  la  vie  arabe,  la  fréquentation  ses  cafés 
maures  :  après  un  moment  d'étonnement,  peut-être  ils 
s'ennuieront,  sur  les  dures  banquettes,  à  entendre  des 
propos  qu'ils  ne  comprennent  point  et  à  voir  des  figures 
impénétrables;  mais  il  restera  dans  leur  esprit  des  attitudes 
et  des  visages,  un  dessin  général  sur  lequel  ils  pourront 
plaquer  par  la  suite  leurs  souvenirs  abstraits  et  le  résultat 
de  leurs  lectures,  fai  vu  se  confondra  avec  Tai  lu,  et  de  là 
la  pente  sera  rapide  à  dire  Je  comprends  :  cette  assurance, 
si  illusoire  qu'elle  soit  souvent,  n'est  pas  sans  profit.  Le 
grand  service  que  rendit  au  public  français  la  venue  des 
ambassades  orientales  fut  justement  d'amener  un  contact, 
superficiel  et  passager,  mais  malgré  tout  un  contact  réel 
avec  la  vision,  jusque-là  purement  imaginaire,  de  l'Orient. 


CHAPITRE   IV 


LES     MISSIONS    RELIGIEUSES 


I.  Les  missionnaires  et  l'Orient;  l'évangélisalion  de  l'Asie;  la  révélation 
de  l'Extrême-Orient  par  les  Jésuites. 

II.  Propagande  et  réclame,  Les  Lellres  ('di fiantes  et  curieuses,  du  xvi" 
au  XIX''  siècle. 

III.  Klat  d'esprit  du  missionnaire  :  sa  vie,  son  apostolat.  —  Comment  il 
arrive  à  l'admiration  de  la  Ciiine.  —  11  se  forme  une  Chine  de  con- 
vention :  peuple  vertueux,  gouvernement  idéal.  —  KfTet  sur  le  grand 
public. 

IV.  Les  .lésuites  et  le  monde  savant  :  leurs  études  historiques,  géogra- 
phi(]UPs.  religieuses...,  etc.  —  La  mission  scientifique  de  Pékin.  — 
Conception  d'une  Chine  aussi  savante  que  vertueuse.  —  La  Chine 
devient  la  chose  des  Jésuites. 

V.  La  querelle  des  cérémonies  chinoises  :  ses  phases.  —  Attitude  des 
Jésuites  :  l'exaltation  de  la  Chine.  —  Influence  considérable  de  la  que- 
relle sur  la  connaissance  de  l'Orient  et  le  goût  publie. 


I 

La  venue  fies  amltassades  exotiques  fut,  comme  on  l'a 
vu,  une  merveilleuse  réclame  en  faveur  de  l'Orient;  mais 
on  leur  dut  surtout  des  regains  de  curiosité,  qui  rendaient 
chaque  fois  plus  vifs  et  plus  sympathiques  les  regards  du 
puhlic  vers  l'Asie  à  demi  entrevue.  Les  relations  de  voyage 
restaient  en  réalité  la  soiare  pi-inripale  :  et  les  spectacles 
extraordinaires  qu'offraient  les  représentants  du  sultan  ou 
du  schah  étaient,  si  l'on  peut  dire,  comme  des  illustra- 
tions nouvelles,  de  riches  gravures,  dont  parfois  on  ornait 
les  rééditions  d'un  livre  aimé;  mais  dans  ces  tirages  ijrand 


LES  MISSIONS  RELIGIEUSES.  103 

luxe  et  grand  papier  le  texte  n'était  point  modifié,  et  il  n'y 
apparaissait  guère  en  définitive  que  limage  ordinaire  de 
l'Orient,  celle  des  voyag-ears. 

D'autres  ouvriers  avaient  travaillé  d'un  labeur  continu  à 
révéler,  puis  à  mettre  dans  une  lumière  convenable,  les 
contrées  lointaines  dont  le  goût  public  s'éprenait  plus 
chaque  jour.  Apparemment  ce  n'est  pas  avec  ce  dessein 
littéraire  et  artistique  que  la  Compagnie  de  Jésus  ou  la 
Société  des  Missions  étrangères  envoyèrent  leurs  religieux 
afinonoer  la  bonne  nouvelle  aux  peuples  de  l'Asie  :  mais 
il  n'en  est  pas  moins  vrai  que  les  récits  des  missionnaires, 
leur  propagande  aussi,  leurs  disputes  intestines  même,  ont 
été  un  appoint  précieux  à  la  connaissance  de  l'Orient  et  au 
développement  de  l'exotisme.  Voltaire  eût  été  tout  à  fait 
incapable,  je  crois,  d'écrire  sur  l'Asie  dix  pages  à  la  suite, 
sans  glisser  une  allusion  à  la  querelle  des  cérémonies  chi- 
noises :  il  n'est  pas  d'écrivain  du  xvui^  siècle  qui,  parlant 
de  la  Chine  ou  de  llnde,  n'ait  puisé  le  meilleur  de  ses  ren- 
seignements dans  le  recueil  des  Lettres  édifiantes.  Il 
importe  donc  de  savoir  comment  les  missiormaires  se  sont 
employés  à  une  tâche  aussi  utile,  et  sous  quel  aspect  ils 
ont  fait  connaître  les  i)ays  qu'ils  évangélisaient.  L/Orient 
des  Jésuites  n'est  pas  tout  à  fait  celui  des  voyageurs;  mais 
il  est  venu  se  fondre  avec  lui  dans  la  notion  commune  que 
se  composa  par  un  travail  inconscient  l'esprit  du  public. 
,  L'évangélisation  de  l'Asie  fut  commencée  de  très  bonne 
^  \  heure,  mais  d'un  zèle  inégal  et  mal  dirigé';  c'est  à  la  fin  du 
xvi=  siècle  seulement,  que  François  Xavier,  «  apôtre  des 
Indes  »,  crut  pouvoir  con(|uérir  le  Japon  à  la  religion  de 

I.  Voir  sur  la  question  :  llenrion,  Histoire  ijénérale  des  missions  catho- 
liques, Paris,  1847;  —  H.  Launay.  Histoire  de  la  société  des  missions  étran- 
gères, Paris,  1X94;  —  les  articles  de  M.  Cordicr  dans  ['Histoire  générale 
de  Lavissc  et  Rambaud,  V.  911  ;  VI,  908;  —  Feuillet  de  Conches,  Causeries 
d^un  curieux,  Paris.  1862,  II,  (M  cl  suiv. 


106  LA   CONNAISSANCE  DE  L'ORIENT. 

Rome;  au  début  du  x\if  siècle  seulement,  que  les  Jésuites, 
sous  l'impulsion  nouvelle  de  Matteo  Ricci,  s'employèrent  à 
christianiser  la  Chine'.  Vers  1660  (et  l'on  remarquera  au 
passage  comment,  de  toute  part,  nous  sommes  conduits  à 
y  placer  à  cette  date  le  développement  véritable  de  l'exotisme) 
l'œuvre  était  assez  avancée  pour  qu'elle  pût  réclamer  en 
Europe  l'attention  générale  et  la  curiosité  des  écrivains. 
La  tâche  d'ailleurs  se  faisait  plus  étendue  chaque  j<jur  :  si 
l'on  avait  dû  déserter  le  Japon,  qui,  dans  un  violent  accès 
de  fanatisme,  s'était  débarrassé  des  missions  chrétiennes, 
restaient  la  Chine,  tous  les  pays  de  l'Indo-Chine  actuelle, 
l'Inde,  la  l*erse  et  le  Levant  :  le  domaine  entier  de  l'Orient 
littéraire.  Aussi  les  Jésuites  eurent-ils  bientôt  à  leurs  côtés 
des  auxiliaires  ;  et  l'on  ne  s'étonnera  pas  qu'ils  aient  eu 
très  vite  contre  eux  un  sentiment  d'àpre  rivalité.  La  Société 
des  Missions  étrangères  se  constitua  et  commença  son 
;  œuvre  vers  1660;  en  outre  les  Doniiiiicains  et  les  Francis- 
•  cains  disj)utaient  déjà  aux  Jésuites  la  place  prépondérante 
I  qu'ils  s'étaient  donnée  en  Asie.  On  se  coalisa  contre  l'ennemi 
I  commun  qui,  dans  l'espèce,  fut  non  pas  l'idolâtrie,  mais  le 
I  jésuite  :  de  là  naquit  la  grande  querelle  des  cérémonies 
chinoises,  longue  de  près  d'un  siècle.  La  propagande  et 
l'évangélisation  ne  chômèrent  point  cependant;  et  elles 
eurent,  juscjue  dans  le  premier  tiers  du  xvni"  siècle,  l'éclat 
de  leurs  incessants  progrès.  Puis  ce  fut  le  déclin  :  les  Chi- 
nois commencèrent  à  trouver  désagréable  l'intérêt  que  leur 
portaient  les  missionnaires,  et  ils  leur  témoignèrent  par 
des  mesures  assez  efficaces  ce  changement  de  leurs  disposi- 
tions; les  autres  nations  d'Asie  n'agirent  pas  autrement;  à 
Paris  on  les  aida  avec  entrain,  tant  et  si  bien  qu'on  finit 
par   cx|iulser    les    Jésuites    de    France,   comme    déjà    ils 

1.  Noter  la  création,  en  1627,  île  la  congrégation  De  propar/nnda  fî(Ji\ 


LES  MISSIONS  RELIGIEUSES.  107 

l'avaient  été  de  Chine.  L'œuvre  des  missionnaires  s'en 
trouva  malade,  et  la  Révolution  ne  leur  permit  pas  les 
années  de  convalescence  dont  ils  avaient  tant  besoin.  Néan- 
moins leur  action  avait  pu  s'exercer  pendant  plus  d'un  siècle 
et  demi;  c'était  assez  pour  marquer,  dans  l'esprit  public  et 
dans  les  œuvres  littéraires,  des  traces  fortement  empreintes. 
C'est  en  effet  aux  missionnaires  que  nous  devons  la 
révélation  de  l'Extrême-Orient,  de  la  Chine  et  du  Japon,  à 
peine  effleurés  par  les  voyageurs;  et  cela  parut  si  évident 
aux  contemporains  qu'ils  ne  se  crurent  jamais  quittes  de  le 
proclamer,  soit  qu'ils  voulussent  s'en  montrer  reconnais- 
sants aux  Jésuites,  ou  leur  chercher  chicane  au  contraire  : 

Jusqu'ici,  écrit  vers  1690  un  père  de  la  Compagnie  de  Jésus,  la 
France  n'a  rien  eu  à  démesler  avec  ces  peuples  et  il  semble  que  la 
nature  ne  les  ait  placez  si  loin  que  pour  les  séparer  entièrement 
de  nos  intérêts  '. 

Le  fait  est  que,  jusqu'aux  dernières  années  du  xvn'^  siècle, 
la  Chine  resta  peu  connue.  Quarante  ans  après,  les  mission- 
naires avaient  presque  achevé  leur  besogne  : 

On  ne  peut  guère  disconvenir  —  le  témoignage  est  de  173:i  — 
que  les  connaissances  les  plus  certaines  que  nous  ayons  de  la  Ciiine, 
ne  nous  soient  venues  par  le  canal  des  missionnaires,  qui  ont  passé 
la  plus  grande  partie  de  leur  vie  dans  la  capitale  et  les  provinces  de 
ce  grand  empire  ^...  L'indifférence  qu'on  avait  témoignée  jusqu'alors 
à  la  Chine  se  changea  dans  un  vif  empressement  de  connaître  une^ 
nation  si  ancienne  et  dont  on  rapportait  des  choses  si  singulières3-.' 

Trente  ans  après  (1770),  on  pouvait  assurer  de  la  Chine 
qu'elle  était  «  mieux  connue...  que  plusieurs  [trovinces 
d'Europe  "  »  ;  le  mérite  en  revenait  presque   entièrement 


1.  L.  F>econite,  Nouveaux  Mémoires  sur  l'étal  présent  de  la  Chine,  IG06, 
1,  2o3.  Voir  aussi  VoUaire  [Essai  sur  les  Mœurs,  chap.  n)  :  ••  Dans  le  siècle 
passé  nous  ne  connaissions  pas  assez  la  Chine  ■•. 

2.  Du  Halde,  Description  de  l'Empire  chinois,  173:i,  t.  L  préface,  p.  v. 

3.  Prospectus  en  tète  du  livre  de  Du  Halde. 

4.  Relation  du  bannissement  des  Jésuites  de  la  Chine.  176'.),  p.  1. 


108  LA  CONNAISSANCE  DE  L  ORIENT. 

aux  Jésuites;  aussi  les  auteurs,  qui,  par  la  suite,  voulurent 
réformer  un  peu  la  conception  populaire,  ne  manquèrent 
pas  d'attaquer  d'aborfl  la  bonne  foi  et  l'impartialité  des 
missionnaires,  puisqu'ils  élaient  les  auteurs  responsables 
de  celte  tradition  '. 

Ceux-ci  s'en  montraient  fort  glorieux  d'ailleurs,  et  consi- 
déraient l'Orient  comme  leur  domaine  :  aussi  bien  que  la 
Compagnie  de  Jésus,  la  Société  des  Missions  étrangères - 
dirigea  le  principal  de  son  énergie  sur  les  pays  d'Asie, 
d'Extrême-Orient  surtoul  :  dans  le  recueil  des  Lettres  édi- 
fiantes les  relations  venues  de  Cliine  et  d'Indo-Cbine  ont 
une  place  tout  à  fait  prépondérante,  la  moitié  au  moins  de 
la  collection  entière^  Le  Japon,  avant  le  xix-  siècle,  n'a  été 
connu  que  par  quelques  récits  de  Jésuites  ;  tous  les  ouvrages 
où  il  est  parlé  de  lui  ont  été  écrits,  ou  à  tout  le  moins  direc- 
tement inspirés  par  eux.  A  vrai  dire  les  contemporains  de 
Voltaire  n'ont  jamais  bien  distingué  le  Japon  de  la  Cliine, 
et  ils  se  réservaient  seulement  de  penser  que  les  Japonais 
étaient  plus  Cbinois  encore  que  les  Cbinois  de  Chine  ! 
Entre  les  missionnaires  des  deux  pays,  il  y  avait  eu  une 
rivalité  amusante  :  chacun  exaltait  ses  catéchumènes;  et 
si  le  père  Du  Halde  s'extasiait  sur  la  vertu  des  Chinois,  le 
père  Charlevoix,  non  sans  quelque  aigreur,  s'empressait 
de  lui  représenter  que  les  Japonais  étaient  de  beaucoup 
supérieurs'.  Le  public  en  retenait  seulement  que  tous  les 
peuples  de  l'Extrème-Asie  étaient  vertueux. 

On  raconte  qu "nu  ministre  de  Louis-Philippe  avait  fini 


1.  Voir  surtout  Anson,   \'oijar/c  auloiir  du  monde,   déjà   cite,    IV,   1:57, 
242.  2S8....  etc. 

2.  Launay,  ouvniije  cité,  II,  40. 

3.  Dans  l'édition  de  IS.'ÎS,  deux  volumes  in-i"  (texte  sur  deux  colonnes) 
sur  quatre. 

4.  nu  Halde.  ouirage  cite.  [~^-i. —  Le  P.  Cliarlevoix,  Histoire  du  Japon, 
ll'M't  (voir  I,  i:t). 


LES  MISSIONS  RELIGIEUSES.  109 

par  avoir  une  peur  maladive,  la  jésuitophobie\  et  que 
chaque  soir  il  inspectait  les  pieds  de  sa  table  et  la  ruelle 
de  son  lit,  par  peur  d'en  voir  surgir  une  robe  noire,  ainsi 
qu'il  arrive  dans  les  chapitres  du  Juif-Errant.  Le  médecin 
qui  le  soigna  dut  certes  lui  interdire  la  lecture  des  livres 
du  xvni^  siècle  où  il  était  parlé  de  rExtréme-Orient  :  par- 
tout et  dans  tous  les  recoins,  il  aurait  trouvé  quelque 
Jésuite  -'. 


II 

Pour  que  cette  propagande  évangélique  put  avoir  son 
plein  succès,  il  fallait  dabord  beaucoup  d'arg-ent;  si 
humble  que  fût  lexistence  des  missionnaires,  ils  ne  pou- 
vaient vivre  uniquement  de  prières  et  de  jeûnes;  puis  les 
conversions  des  infidèles  coûtaient  parfois  bien  cher.  Il 
était  donc  nécessaire  que  les  libéralités  du  public  vinssent 
emplir  la  caisse  toujours  vidée  des  missions.  En  outre  il 
était  besoin  que  cette  œuvre,  poursuivie  à  l'autre  extrémité 
du  monde,  fût  soutenue  moralement  en  Europe  et  qu'elle 
eût  1  opinion  pour  elle.  Au  besoin  les  «  apôtres  des  Indes  » 
devaient  pouvoir  trouver  des  défenseurs  à  Rome  et  à  Paris, 
si  la  malice  d'adversaires  jaloux  ou  d'ennemis  impies  cher- 
chait à  compromettre  les  résultats  de  leur  activité.  Or  il 
n'est  qu'un  moyen  d'amener  à  soi  l'argent  et  de  se  conci- 
lier l'opinion,  c'est  de  faire  beaucoup  de  réclame.  Les 
Jésuites  en  eurent  le  sentiment  très  avisé,  et  les  directeurs 
des  agences  modernes  de  publicité  et  d'affichage  ne  per- 
draient peut-être  pas  tout  à  fait  leur  temps,  en  leur  deman- 

1.  Voir  Nettement.  Éludes  crit'u/ues,  Paris.  iSio,  t.  I. 

2.  Voir,  sur  les  publications  des  missions  :  Calalogriie  de  Ihisloire 
d'Asie  à  la  Bibliothèque  Nationale:  —  L.  Pages.  liibUoqraphie  japonaise. 
1850;  —  Cordicr.  BihUotheca  sinica.  IS'S:  —  Bibliothèque  de  la  Compaquie 
de  Jésus  par  De  Backer....  etc.,  1890,  '.)  vol.  in-4". 


J 


110  LA  CONNAISSANCE  DE  L'ORIENT. 

duiit  (le  rétrospectives  leçons.  La  Satyre  Ménippée  n'avait- 
elle  [)as  d'ailleurs  représenté  les  bons  pères  sous  figure  de 
charlatans  qui,  à  grand  renfort  de  gestes  et  de  verbiage, 
faisaient  acheter  leur  drogue  :  le  Calholicon  coiaposél  Bien 
que  la  comparaison  soit  irrévérencieuse,  on  ne  mentira 
pas  en  écrivant  qu'ils  firent  même  besogne,  plus  honnête  et 
plus  rémunératrice,  pour  mettre  en  vogue  l'Extrême-Orient. 
«  A  force  de  le  manier,  remuer,  alambiquer  et  calciner  », 
comme  dit  le  vieil  auteur',  ils  en  composèrent  «  un  élec- 
tuaire  souverain  qui  surpasse  toute  pierre  philosophale  ». 
Aussi  se  vendit-il  à  merveille  :  et  ce  fut  tout  profit  pour  la 
littérature. 

Les  lettres  de  nos  Pères  vous  apprendront  la  seule  chose  qui 
puisse  les  dédommager  de  tant  de  travaux  et  de  souffrances.  Ils 
convertissent  chaque  année  phisieurs  milliers  d'infidelles....  Ce  ne 
sont  encore  ici  que  les  premiers  des  fruits  de  ces  établissements  que 
nous  vous  présentons.  Nous  vous  conjurons  de  nous  aider  par  vos 
vœux,  par  vos  prières  et  jiar  vos  sacriliccs,  à  on  obtenir  dans  la 
suite  delà  miséricorde  de  Dieu  de  beauroup  plus  considérables-. 

Ainsi  s'expriment,  en  tête  du  premier  recueil,  les  édi- 
teurs des  Lettres  édifiantes-,  l'intention  y  apparaît  certes  bien 
ingénument.  C'est  en  effet  par  le  moyen  surtout  de  ces 
petites  lettres,  écrites  des  lointaines  missions,  et  publiées 
en  Europe  par  les  soins  de  la  Compagnie,  que  fut  pratiquée 
une  incessante  réclame  en  faveur  des  Eg-lises  d'Extrême- 
Orient.  A  vrai  dire  les  Lettres  édifiantes  et  curieuses  ne 
commencent  à  paraître  qu'en  1702^;  mais  sous  d'autres 
titres,  depuis  près  de  cent  ans  déjà,  elles  étaient  venues 


1.  Sali/re  Ménippée,  1  :  la  Vertu  dii  Catliolicon. 

2.  Lettres  édifiantes  et  curieuses,  premier  recueil,  Paris,  1117.  Préface, 
p.  u. 

3.  Lettres  édifiantes  et  curieuses  écrites  des  missions  étrangères  par 
quelques  tnissionnaires  de  la  Compagnie  de  Jésus,  Paris,  1702,  premier 
recueil.  La  collection  véritable  commence  en  1703  et  va  jusqu'en  1776, 
34  volume!-.  En  1780  on  publia  une  réédition  en  2i  volumes. 


LES  MISSIONS  RELIGIEUSES.  111 

au  jour  par  une  publication  presque  ininterrompue,  et  le 
recueil  de  1702  était  un  achèvement,  le  couronnement  d'une 
œuvre  à  son  apogée,  plutôt  qu'une  entreprise  nouvelle. 
Les  premières  de  ces  lettres  ont  paru  vers  lo50;  il  en  fut 
encore  écrit  vers  1775  :  aussi  convient-il  de  parler  d'elles 
et  de  l'action  qu'elles  eurent  sur  la  connaissance  de 
l'Orient,  avant  d'étudier,  à  ce  même  point  de  vue,  la  que- 
relle des  cérémonies  chinoises  :  il  y  a  là  un  renversement 
de  la  chronologie,  mais  il  est  tout  apparent  :  en  réalité  la 
publication  de  ces  lettres  a  commencé  bien  avant  la  que- 
relle; et  celle-ci  ne  saurait  guère  se  comprendre  si  l'on  ne 
connaît  d'abord  l'état  d'esprit  des  missionnaires  :  or  il 
transparaît  dans  tous  les  recueils  des  Lettres  édifiantes. 

La  plus  ancienne  date  de  15io  :  c'est  une  lettre  de 
François  Xavier,  l'apôtre  des  Indes  '.  L'Eglise  du  Japon 
trouva  apparemment  le  procédé  excellent,  puisqu'elle  ne 
tarda  pas  à  le  reprendre;  à  partir  de  1570,  et  pendant 
plus  de  cinquante  ans,  elle  sut  tenir  en  haleine  la  curio- 
sité pieuse  de  l'Europe,  lui  contant  en  français,  en  italien, 
en  espagnol,  en  portugais,  en  latin,  ses  gloires  et  ses 
martyrs-.  C'étaient  des  Recueils  des  plus  fraîches  lettres 
écrites  par  ceux  de  la  Compagnie  de  Jésus,  des  .Nouveaux 
advis  sur  r amplification  du  Christianisme,  des  Advis  de  la 
bienheureuse  mort  de  relifjieux  de  la  Compagnie  de  Jésus, 
des  Histoire  glorieuse  de  la  mort  de  Chrétiens  Japonais,  des 
Relations  de  la  persécution  du  Japon...,  etc.;  presque  un 
volume  par  an,  un  au  moins  tous  les  deux  ans,  c'était  beau- 
coup pour  le  début  du  xvu*"  siècle.  Aussi  n'était-il  bruit  que 
de  l'Eglise  du  Japon  et  de  ses  progrès;  pour  donner  plus 
d'éclat  encore  à  leur  œuvre,  les  Jésuites  savaient  à  propos 


1.  Copie  d'une  lettre  envoyée  par  François  Xavier,  Paris,  l.il5,  in-12. 

2.  Voir  la  liste  très  longue  dans   le  catalofriie  de  l'Histoire  d'Asie  â  la 
Nationale  :  articles  Japon  et  Inde.  —  Voir  aussi  l'ouvrage  cité  de  Pages. 


112  LA  CONNAISSANCE  DE  L  ORIENT. 

embarquer  vers  Rome  quelques  Japonais  convertis,  revêtus 
(lu  titre  d'ambassaileur  :  le  pape  les  recevait  en  grande  céré- 
monie, et  vite  des  petits  livresporlaicnt  dans  toute  l'Europe 
chrétienne  la  description  de  ce  triomphe  et  la  nouvelle  de 
la  conversion  tlu  roi  du  Japon'. 

Les  Jésuites  de  la  Chine  ne  voulurent  pas.  être  en  reste 
avec  leurs  confrères;  eux  aussi  ils  avaient  leurs  martyrs, 
ils  eurent  leurs  lettres;  à  partir  de  1605  se  succédèrent 
des  relations  sur  le  progrès  de  la  religion  chrétienne  à  la 
Chine,  ou  sur  les  persécutions  dont  elle  était  Tohjet.  Les 
missions  de  Siam,  de  Cambodge,  de  Perse  et  de  l'Inde  se 
mirent,  elles  aussi,  à  donner  de  la  besogne  aux  impri- 
meurs'. Mais  la  réclame  de  l'Eglise  du  Japon  resta  long- 
temps la  plus  active  :  il  fallut  pour  qu'elle  s'alanguît  que 
les  combattants  fissent  défaut,  tués,  martyrisés  ou  chassés. 
Alors  les  missions  de  Chine  n'eurent  plus  de  concurrentes 
dans  la  faveur  du  public.  Vers  1060  les  querelles  des 
divers  ordres  religieux  augmentèrent  brusquement  le 
nombre  de  ces  publications;  il  en  parut  une  infinité.  Non 
contents  de  leurs  propres  œuvres,  les  Jésuites  de  la  Chine 
s'adressèrent  aux  journaux  et  le  Meirure  f/alant  \)a.v  exem\)\e 
entretint  souvent  ses  lecteurs  de  la  vie  des  missionnaires 
et  de  leur  propagande  '.  Vraiment  lorsqu'ils  entreprirent 
la  publication  des  Lettres  curieuses  et  édifiantes,  les  direc- 
teurs de  la  Compagnie  de  Jésus  ne  firent  que  donner  une 
forme  régulière  à  une  habitude  vieille  déjà  de  plus  dun 
siècle. 


1.  En  158o.  Voir  F.  d'Aulrcinoril,  les  premiers  rapports  de  l'Europe  el  du 
Japon,  Revue  hebilomadairc,  23  mars  189."),  et  les  ouvrages  de  l'époque 
signalés  au  catalogue  de  l'Histoire  d'Asie,  0^0  84  el  suiv,  —  Il  y  eut  une 
autre  ambassade  eu  lGli5  (0 -' 0  lll  et  suiv.). 

2.  Voir  au  catalogue  de  l'Histoire  d'Asie  sous  ces  diverses  rubriques. 

3.  Voir,  comme  type  de  ces  articles  û'aclualilé,  le  Mercure  d'octobre  168i, 
(ialanterie  d'un  jeune  Chinois  arrivé  à  Paris  [amené  par  le  P.  Couplet, 
Jésuite'  le  mois  passé. 


LES  MISSIONS  RELIGIEUSES.  113 

Ces  lettres  répondent  parfaitement  à  leur  titre,  écrit  un  auteur  de 
Tépoque;  et  si  elles  édifient  la  piété  du  lecteur,  elles  ne  satisfont  pas 
moins  sa  curiosité  sur  ce  que  l'on  peut  apprendre  des  Indes,  de  la 
Chine....  et  de  plusieurs  autres  pais  '. 

En  efFet  elle  était  chère  aux  âmes  pieuses  la  lecture  de 
ces  petits  livres,  qui,  à  des  intervalles  rapprochés,  venaient 
dire  les  succès  de  la  religion  chrétienne;  de  ces  plaquettes 
où  Ton  contait,  comme  en  de  vénérables  recueils  hagiogra- 
phiques, les  actes  de  dévouement  des  missionnaires,  parfois 
aussi  leurs  martyres.  On  était  ainsi  doucement  «  engagé  à 
louer  Dieu  avec  eux  des  bénédictions  qu'il  donne  aux  saints 
travaux  de  nos  frères  (jui  sont  à  l'autre  extrémité  du 
monde  -  » .  Mais  plus  encore  qu  édifiantes,  ces  lettres  étaient 
j  curieuses,  riches  de  détails  et  d'enseig-nements  sur  les 
Vi  Indiens  et  les  Chinois;  c'est  par  là  surtout  qu'elles  ont  été 
ag-réables  au  public.  Leur  succès  fut  vraiment  peu  ordi- 
naire, et  la  conception  qu'elles  donnèrent  de  l'Extrême- 
Orient  prit  vite  la  force  d'une  tradition  ancienne  et  chérie. 
Cette  image,  qu'il  faut  maintenant  tâcher  à  dessiner,  se 
forma  de  traits  simplistes  et  de  couleurs  enfantines;  rien 
n'est  plus  explicable,  si  l'on  songe  à  l'état  d'esprit  tout 
particulier  des  missionnaires. 


TU 

Peut-être,  si  l'on  en  est  resté  à  limage  populaire  du 
Jésuite,  du  Rodin  souple  et  rusé,  on  pourrait  penser  (|ue 
les  Lettres  édifiantes  vont  nous  conter  par  le  détail  les 
|>hases  successives  d'une  action  habilement  dirigée  et  d'une 
politique  implacablement  poursuivie;  on  serait  bien  loin 

1.  Histoire  de  la  nnvir/nlion,  [',-22.  t.  II.  ji.  222.  —  Voir  même  témoignage 
dans  la  Relation  des  missions  et  des  voi/af/fs  des  évêi/iies  français,  \>VA, 
t.  II,  Préface, 

2.  Lettres  édifiantes,  premier  recueil,  \'ï~.  Préface,  p.  ii. 


114  LA   CONNAISSANCE  DE  L'OIUENT. 

de  compte.  Le  livre,  aussitôt  ouvert,  donne  l'impression 
d'une  merveilleuse  candeur,  d'une  bonne  foi  naïve  qui  va 
souvent  jusqu'à  la  maladresse;  les  adversaires  des  Jésuites 
ne  manqu('rent  pas  d'en  profiter  '.  Les  propos  et  le  style, 
le  récit  comme  les  appréciations  sont  d'une  simplicité, 
d'une  médiocrité  parfois,  qui  dut  ravir  d'aise  l'immense 
majorité  du  public  :  et  si  les  habiles  directeurs  de  la  Com- 
pagnie tle  Jésus,  qui  eussent  pu  modifier  à  leur  gré  les 
termes  de  ces  lettres,  leur  laissèrent  ce  ton  si  caractéris- 
tique, c'est  qu'ils  le  savaient  propre  à  attirer  vers  l'œuvre 
des  missions  toutes  les  sympalhies  des  bonnes  gens. 

A  peine  sorti  d'un  séminaire  campagnard,  après  quel- 
ques années  de  noviciat,  le  nouveau  missionnaire  était 
embarqué  vers  l'Asie;  il  lui  fallait  d'abord  s'habituer  à  ce 
long  voyage  en  mer,  et  les  souffrances  qu'il  ressentait 
étaient  quelquefois  si  fortes  qu'après  les  avoir  offertes  à. 
Dieu,  il  ne  [louvait  se  tenir  d'en  écrire  le  détail  :  l'imagi- 
nation des  nouveaux  venus,  constate  l'un  d'eux,  «  n'est 
pas  encore  faite  à  voir  s'abaisser  sous  leurs  pieds  le  plan- 
cher qui  les  soutient,  ni  à  demeurer  dans  des  maisons  qui 
tournent  à  tous  les  vents-  ».  Mais  sa  bonne  humeur  n'était 
pas  diminuée,  et,  sitôt  débarqué,  il  commençait  sa  tâche 
d'apôtre. 

Certes  elle  était  rude,  harcelée  de  privations  et  de  souf- 
frances, rendue  plus  pénible  encore  par  l'isolement;  mais 
l'ardeur  de  foi  était  si  grande  que  le  missionnaire  tournait 
tout  en  contentement.  Le  P.  Martin  décrit,  au  début  d'une 
lettre,  ses  misères  et  ses  durs  travaux  :  «  Je  me  ferai  un 
plaisir,  ajoute-t-il,  de  vous  instruire  plus  au  long  de  tout 
ce   qui   regarde   cette   charmante   mission^  ».    Le   charme 


1.  Par  exemple  Voltaire,  Essai  sur  les  Mœurs,  rhap.  cscv. 

2.  Lettres  édifiantes,  3°  recueil,  p.  39. 

3.  Lettres  édifiantes,  ["'  recueil,  p.  19. 


LES  MISSIONS  RELIGIEUSES.  115 

était  grand  en  effet  :  sur  cette  terre  neuve  on  faisait  revivre 
l'ancienne  évang-élisation,  non  pas  par  des  succès  isolés, 
mais  par  une  propag-ande  incessante.  Quel  plaisir  de  montrer 
aux  chrétiens  d'Europe  que,  dans  ces  contrées  de  foi  jeune, 
Dieu  permettait  encore  des  miracles,  par  l'intermédiaire 
de  ses  fidèles  Jésuites!  Ce  n'était  que  prédications,  conver- 
sions, g-uérisons  merveilleuses;  assurément  on  n'avait  pas 
tous  les  jours  l'orjueil  permis  de  réduire  au  silence  quelque 
maudit  talapoin  ou  de  convertir  une  jeune  honzesse  :  mais 
les  conversions  ordinaires  tombaient  comme  la  manne 
nourrissante.  «  Je  découvre,  dit  un  missionnaire,  des  Infi- 
delles  par  milliers  qui  ne  demandent  qu'à  être  instruits  ';  » 
on  les  instruisait,  puis,  en  fin  d'année,  comme  un  bon 
commerçant,  on  dressait  le  bilan  de  ses  recettes  : 

«  Depuis  trois  mois  et  demi  que  je  suis  dans  ce  pays,  j'ai  eu  le 
bonheur  de  baptiser  près  de  six  vingts  personnes  "-.  —  Le  père 
Laynez...  a  baptisé  en  six  mois  plus  de  loOOO  personnes'.  —  En 
1699,  écrit  le  P.  Le  Royer,  je  baptisai  282  adultes  et  3.31  enfants, 
je  confessai  8  649  personnes  et  j'en  communiai  7  843  *.  » 

Six  cents  baptêmes  à  l'an,  pour  le  moins,  et  plus  de  mille 
sacrements  au  mois,  cela  faisait  bien  de  la  besogne  au  mis- 
sionnaire. Chacune  de  ses  journées  d'apôtre  devait  être 
passablement  chargée;  mais  quelle  quiétude  d'esprit,  le 
soir! 

Comment  n'aurait-il  pas  aimé  d'un  g-rand  amour  un 
peuple  qui  se  laissait  si  bien  évangéliser?  «  La  ferveur  et 
la  piété  de  ces  nouveaux  chrétiens,  écrit  le  P.  Martin,  me 
tiraient  des  larmes  des  yeux'.  »  J'iuîagine  qu'ils  furent 
plus  dune  fois  lamentablement  trompés,  et  que  des  sacri- 


1.  I,  ■!{. 

2.  \,  37. 

3.  1,  36. 

4.  III,  27 

5.  1, 3.;. 


H6  LA   CONNAISSANCE  DE   L'ORIENT. 

[taiils  chinois  ot  japonais  exploitèrent  ce  désir  naïf  de 
conversions  multiples;  il  suffisait  d'arriver  à  eux,  et  de 
leur  faire  entendre  qu'on  se  ferait  volontiers  baptiser,  pour 
que  tout  de  suite  ils  vous  donnassent  leur  sympathie®. 
Ignorance,  vices,  bêtises,  pratiques  détestables,  les  bons 
missionnaires  tournaient  tout  à  bien,  par  l'espérance  qu'ils 
avaient  d'envoyer  plus  tard  vers  le  ciel  une  nouvelle  âme 
chrétienne.  Cette  disposition  d'esprit  les  rendit  fort  inha- 
biles à  observer',  ou  plutôt  (cela  est  trop  dire)  elle  nuança 
d'une  teinte  particulière  leurs  observations;  ils  virent  tout 
à  travers  leurs  joies  d'apôtre  récompensé,  et  l'imag-e  de 
l'Orient  se  déforma  en  môme  temps  qu'elle  se  gravait  dans 
leur  esprit.  Ils  l'admirèrent  avec  une  béate  bonne  volonté 
avant  même  de  le  connaître  vraiment. 

Pourtant  ils  étaient  en  situation  d'examiner  mieux 
((u'aucun  Européen  les  pays  de  l'Extrème-Asie  :  ils  y 
vivaient  de  longues  années,  parlant  la  langue  du  pays, 
pénétrant  dans  les  demeures,  visitant  les  petites  gens 
comme  les  souverains,  se  mêlant  en  un  mot  par  un  con- 
tact direct  à  la  vie  véritable.  Ont  spectacles  s'offraient  à 
eux,  que  vainement  un  voyageur  de  passage  eût  cherchés, 
ou  que  peut-être  il  n'aurait  pu  comprendre;  ils  n'étaient 
guère  exposés  non  plus  à  prendre  pour  une  coutume  du 
pays  ce  <|ui  n'était  quiiii  rare  accident.  Et,  en  cITet,  si 
l'interprétation  d'ensemble  que  les  Jésuites  donnèrent  de 
la  Chine  et  <le  l'Inde  fut  d'avance  faussée,  leur  informa- 
tion n'en  fut  pas  moins,  dans  le  détail,  d'une  minutie 
amusante  et  dune  précieuse  exactitude.  Plus  tard  on  cons- 
tatera f|ue  les  i-enseignemenis,  donnés  par  eux,  restaient, 
malgré  tout,  comme  des  minerais  précieux,  où  le  travail  de 
la   critique,    après   en   avoir  brisé  la    gangue,   trouverait 

I.  Du  Halde  <lans  la  Préface  de  sa  l)e.icrif>tion  de  la  Chine,  nSo,  p.  v, 
leur  en  fail  déjà  quelque  reproche. 


LES  MISSIONS  RELIGIEUSES.  117 

une  authentique  richesse.  Mais  le  public  du  xvu^  et  du 
xvm*  siècle  alla  moins  aux  détails  qu'à  la  conception 
d'ensemble  :  il  y  eut  une  Chine  de  convention  '. 

Assurément  les  yeux  des  missionnaires  avaient  dû  voir 
certains  spectacles  et  leurs  oreilles  entendre  des  récits  qui 
gênaient  un  peu  ce  parti  pris  d'admiration:  ils  reconnais- 
,  saient  quelques  défauts  aux  Chinois,  mais  leur  indulgence 
,  se  précipitait  au  devant  de  la  conversion,  et  ils  auraient  cru 
'j  j  mal  faire,  s'il  n'avaient  inscrit  l'excuse  ou  même  la  justi- 
fication à  côté  de  la  défaillance.  Evidemment  ces  peuples 
sont  idolâtres,  écrit  un  missionnaire  nouvellement  arrivé, 
«  puisqu'ils  adorent  des  dieux  étrangers  »,  cela  est  fâcheux; 
«  cependant,  continue-t-il,  il  me  paraît  évident  qu'ils  ont 
eu  autrefois  des  connaissances  assez  distinctes  du  vrai 
Dieu'-  »  ;  le  mal  était  déjà  bien  racheté!  Les  vices  et  les 
crimes  existaient  à  la  Chine,  comme  ailleurs,  quelquefois 
très  honteux;  si  embarrassé  qu'on  en  fût,  il  fallait  leur 
trouver  une  excuse  :  «  Le  travail  et  la  peine  de  ces 
malheureux  sont  au-dessus  de  tout  ce  qu'on  peut  croire^  », 
et  voilà  comme  quoi,  nécessité  n'ayant  pas  de  loi,  les 
Chinois  pouvaient  concilier  les  débordements  de  leur  vie 
avec  une  parfaite  «  innocence  de  mœurs  *  »  !  Ne  fallait-il 
pas  d'ailleurs  que  le  missionnaire  eût  quelque  besog^ne? 
lui-même  se  serait  plaint  que  sa  tâche  fût  trop  facile  : 

«  //  ny  a  parmi  eux,  écrit  le  P.  le  Hoyer,  que  la  pluralité  des 
femmes,  le  droit  qu'on  -a  de  répudier  telles  dont  on  n'est  [las 
content,  et  la  barbare  coutume  d'y  faire  des  eunuques  qui  soient 
des  obstacles  à  l'établissement  de  la  religion  cluétienne....  Leurs 
mœurs  sont  d'ailleurs  fort  innocentes  \  » 

1.  Les  détails  donnés  sur  les  peuples  de  l'Indo-Cliine  et  du  Tonkin  se 
fondaient  dans  celle  conception  d'ensemble.  Sous  le  nom  de  Chinois  on 
entend  tous  les  peuples  d'ExIrème-Oricnt. 

2.  Le  P.  Le  Lane,  30  janvier  IIO'J  (édition  de  lS3s.  II,  3'.t7). 

3.  Le  P.  de  Premare,  V  nov.  ITOO,  2"  recueil,  p.  I"j6. 

4.  2'  recueil,  p.  151. 

5.  Le  P.  Le  Rover.  10  juin  1700,  3-  recueil,  p.  9. 


118  LA  CONNAISSANCE  DE  L  ORIENT. 

Le  père  Parennin  Irouve  presque  des  raisons  pour  excuser 
I  le  meurtre  des  petits  enfants'.  Ce  n'étaient  là  en  tout  cas 
que  péchés  véniels,  et  il  eût  fallu  être  hien  janséniste  pour 
s'en  dire  attristé. 

A  ces  menues  bagatelles  près,  les  Chinois  sont  un 
peuple  véritablement  idéal,  auquel  les  nations  d'Europe 
doivent  désespérer  de  faire  concurrence.  Il  ne  faut  point 
songer  à  être  plus  civilise  et  plus  y7o//  que  lui-  :  ce  sera 
déjà  assez  de  l'égaler  : 

«  Je  me  trouvai  un  jour,  raconte  le  père  de  Fontenoy,  clans  un 
chemin  étroit  et  profond  où  il  se  fit  en  peu  de  temps  un  grand 
embarras  de  charrettes.  Je  crus  qu'on  allait  s'emporter,  s'entredire 
des  injures  et  peut-être  se  battre,  comme  on  fait  souvent  en  Europe; 
mais  je  fus  surpris  de  voir  des  gens  (jui  se  saluaient  et  cpii  se  par- 
laient doucement,  comme  s'ils  s<^  fussent  connus  et  aymez,  et  qui 
ensuite  s'entr'aidaient  natuiellement  à  se  débarrasser  et  à  passer. 
Cet  exemple  doit  hien  confundre  les  chrefitiens  iT Europe  ■'.  » 

Si  les  charretiers  eux-mêmes  en  usaient  ainsi,  on  juge 
quelle  devait  être  l'aménité  de  la  nation  tout  entière!  Ces 
mœurs  exquises  étaient  surtout  encloses  dans  l'intérieur 
de  la  famille  :  la  tendresse  du  père,  l'amour  des  enfants, 
l'aflection  mutuelle  do  tous  y  étaient  poussés  jusqu'à  une 
telle  profondeur  de  sentiment,  et  exprimés  avec  tant  de 
délicatesse  qu'on  en  restait  confus  d'admiration  \  Le 
peuple  lâchait  d'apjKjrter  dans  lu  vie  juihlique  la  pratique 
des  vertus  familiales;  c'était,  dans  (ont  l'empire,  une 
harmonieuse  émulation  vers  le  bien^ 

Par  une   bonne   fortune    singulière,    dont   les    Jésuites 


1.  Il  août  n:50  (édition  IKIJS,  lil,  il4o). 

2.  Par  exemple,  3*  recueil,  p.  i'à'i. 

3.  j.'i  février  1703,  4'  recueil,  p.  157. 

4.  Le  P.  Conlancin,  iri  déc.  1727  (érlition  1838,  III,  ■■.75). 

■  i.  "  A  entendre  ces  bons  pères,  le  vaste  empire  de  la  Chine  n'est  qu'une 
famille  bien  frouvernée,  unie  par  les  Mens  de  l'amitié  la  plus  tendre,  et 
oii  on  ne  dispute  jamais  que  de  bonté  et  de  persévérance  ».  (G.  Anson, 
ouvrage  cité,  IV,  288.  Voir  p.  242  et  291.) 


LES  MISSIONS  RELIGIEUSES.  119 

s'applaudissaient  fort,  ce  peuple  idéal  avait  le  gouvernement  1  j 
qu'il  méritait,  un  gouvernement  idéal  :  et  Ton  ne  pouvait 
guère  dire  si  c'était  de  lui  que  le  peuple  tenait  sa  vertu, 
ou  bien  si  la  nation  avait  communiqué  au  gouvernement 
son  excellence.  Là-dessus  les  lettres  des  missionnaires  sont 
un  inlassable  et  copieux  panégyrique;  la  raison  en 
apparaît  fort  ingénue  :  les  fonctionnaires  chinois  avaient 
été  pour  les  Jésuites  des  hôtes  fort  accueillants  : 

'<  Les  grands  mandarins,  les  officiers  généraux  d'armée  et  les 
premiers  magistrats  ont  de  lestime  pour  le  Christianisme,  ils  le 
regardent  comme  la  religion  la  plus  sainte  et  la  plus  conforme  à 
la  raison.  Ils  honorent  ceux  qui  la  preschent,  ils  leur  font  amitié  '. 
—  L'empereur...  favorise  plus  que  jamais  la  Religion  chrétienne.  Il 
dit  que  c'est  la  vraie  Loy,  il  est  ravi  d'apprendre  que  quelques 
grands  seigneurs  l'embrassent,  et  qui  sçait  si  le  temps  ne  s'approche 
point  où  Dieu  luy  fera  la  grâce  de  l'embrasser  lui-même  -?  » 

C'était  là  un  mirifique  espoir!  Le  Fils  du  Ciel  chrétien, 
empereur  d'une  Chine  chrétienne  !  Eblouis  par  cette 
vision,  les  missionnaires  environnaient  d'avance  le  souve- 
rain de  toute  l'admiration  et  de  tout  l'amour  qu'ils  espé- 
raient bien  lui  faire  accepter  plus  tard;  c'est  «  un  de  ces 
hommes  extraordinaires  qu'on  ne  trouve  qu'une  fois  en 
plusieurs  siècles^  ».  Avec  un  entrain  toujours  nouveau, 
les  rédacteurs  des  LeKres  édi/hnites  étudient  ses  gestes,  ses 
pensées,  ses  lois,  ses  intentions  :  ils  fouillent  les  archives 
de  l'empire,  dévorent  la  gazette  officielle,  s'extasient  de 
tout  et  ne  songent  qu'à  «  bénir  sans  cesse  un  gouvernement 
où  Ion  trouve  de  si  sages  lois  établies^  ». 

La  clémence,  la  bonté,  l'activité  du  prince  sont  increvables: 

«  Il  faut  qu'il  mette  son  divertissement  à  remplir  le  devoir 
d'empereur  et  à  faire  en  sorte  par  son  application,  par  sa  vigilance, 

1.  l'  recueil,  p.  80.  Voir  aussi  p.  137. 

2.  2'  recueil,  p.  106. 

3.  Le  P.  Parennin,  1"  mai  l':23  (édition   183s.  m.  ;i:;ij^. 

l.  Le  P.  Entrecollt's,  19  ocl.  1720  {édition  183»,  III,  2'J8). 


120  LA  GONNAISSANCK   I)K   L  OUIE.NÏ. 

par  sa  tendresse  pour  ses  sujets  qu'on  puisse  avec  vérité  dire  de  lui 
(]u  il  t'st  le  père  du  peuple;  c'est  l'expression  chinoise  '.  » 

Il  ne  cesse  de  songer  au  bien  de  son  peuple,  ranime  le 
zèle  des  mandarins,  craint  toujours  lui-même  d'être  au-des- 
sous de  sa  tâche,  et  récomjiense  ceux  qui  l'avertissent 
d'une  faute  (|u"il  a  commise.  Son  respect  des  droits  et  de  la 
liberté  des  individus  est  tel  que  les  criminels  et  les  con- 
damnés à  mort  ne  sont  pas  traités  autrement  que  les 
honnêtes  gens  : 

On  accorde  à  riiommc  le  plus  vil  et  le  plus  méprisé  ce  (ju'un 
n'accorde  en  Europe,  comme  un  grand  privilège,  qu'aux  personnes 
les  plus  distinguées,  je  veux  dire  le  droit  de  n'être  jugé  et  condamné 
que  par  toutes  les  chambres  du  l'arlement,  assemblées  en  corps"-. 

L'empereur  de  Chine  a  tellement  peur,  en  elTet,  d'user 
mal  de  son  autorité  que  lui-même  il  a  créé  de  grands  tribu- 
naux, chargés  de  contre-halancer  son  propre  pouvoir  :  ils 
doivent,  si  jamais  il  s'égarait,  le  ramener  au  respect  de  la 
loi '.  Dans  ce  pays  perpétuellement  en  paix,  si  merveilleu- 
sement administré,  il  est  bien  rare  qu'on  ait  à  châtier  le 
vice;  l'empereur  et  les  mandarins  n'ont  guère  (ju'à  encou- 
rager la  vertu.  Par  des  fêtes  spéciales,  ils  honorent  le  mérite 
des  hommes  et  des  femmes,  et  cette  sollicitude  s'étend  jus- 
ci  n'aiix  morts.  Cha(pie  année,  dans  chaque  province,  le 
souverain  se  fait  désigner  le  laboureur  qui  s'est  le  plus 
distingué  «  par  son  application  à  la  culture  des  terres, 
par  l'intégrité  de  sa  ré|»ulalion,  jtar  le  soin  d'entretenir 
l'union  dans  la  faniilh'  cl  la  paix  avec  ses  voisins*  »  :  il  le 
félicite  et  le  nomme  mandarin.  Du  même  coup  l'agricul- 
ture et  la  vertu  sont  récompensés  :  tout  le  monde  voudra 
être  mandarin,  c'est-à-dire  noble  et  vertueux! 

1.  Le  I'.  Gontaiicin,  llj  déc.  1727  (édition  1838,  IIL  '■>('>■>). 

2.  Le  P.  Conlancin  (édilion  1838,  111,  494). 

3.  "'■  recueil,  p.  l',»9. 

4.  Le  P.  Conlancin,  2  déc.  172:;  (111,  492,  édition  de  1838). 


LES  MISSIONS  RELIGIEISES.  121 

Après  avoir  dressé  minutieusement,  et  vingt  fois  plut(jt 
qu'une,  la  belle  architecture  de  ce  panégyrique,  les  Jésuites 
se  souvenaient  encore  que  l'empereur  n'était  pas  si 
entièrement  occupé  à  faire  le  bonheur  de  son  peuple  qu'il 
n'invitât  souvent  les  missionnaires  à  venir  près  de  lui  :  on 
causait  mathématique,  on  discutait  théologie,  on  se  faisait 
mille  amitiés.  Doux,  clément,  humain,  savant,  «  le  plus 
— ^jgrand  potentat  qui  soit  dans  l'univers'  »,  et,  par-dessus 
tout  cela,  ami  des  Jésuites,  le  Fils  du  Ciel,  si  éloigné  qu'il 
fût  du  christianisme,  était  vraiment  l'élu  de  Dieu!  le  pané- 
gyrique prenait  l'allure  d'un  hymne,  qui  retentissait,  sonore, 
dans  toutes  les  paroisses  de  France'.  Si  quelque  bon  mis- 
sionnaire, revenu  de  Pékin,  avait  pu,  devançant  les  temps, 
voir  jouer  le  Voyage  en  Chine,  il  aurait  été  assurément 
offusqué  de  certaines  frivolités  :  mais  il  se  serait  peut-être 
oublié,  dans  l'ardeur  naïve  de  sa  conviction,  jusqu'à 
fredonner,  avec  les  acteurs,  le  couplet  célèbre  : 

La  Chine  est  un  pays  charmant 
Qui  doit  vous  plaire  assurément. 


IV 

L'admiration  des  Jésuites  i)Our  la  Chine  fut  si  débordante 
qu'ils  voulurent  non  seulement  l'imposer  au  g-rand  public, 
mais  encore  la  faire  partager  aux  savants,  aux  lettrés  et 
aux  Académies.  Parmi  les  religieux  qui  allaient  passer  en 
Extrême-Orient  de  longues  années,  plus  d'un  était  homme 

sj      1.  Mémoires  sur  les  Chinois...  par  les  missionnaires  de  Pékin,  17T6.  Vers 
au  bas  du  portrait  de  l'empereur  de  Chine  (t.  l). 

;2.  Les  notes  discordantes  sont  l)ien  rares.  Le  P.  Mapalhens.  tout  en 
reconnaissant  l'iiypocrisie  des  Chinois  et  leur  vcrlii  formaliste,  n'en  vante 
pas  moins  le  merveilleux  gouvernement  de  ce  pays  (Sonvelle  relation  de 
la  Chine,  1678  .  .Même  au  prix  de  choquantes  contradictions,  il  fallait 
obéir  au  mot  d'ordre  et  respecter  la  convention. 


122  LA  CONNAISSANCE  DE  L'ORIENT. 

d'étude;  l'apostolat  après  tout  laissait  des  loisirs,  et  il  n'était 
pas  défendu  de  donner,  par  quelques  travaux  de  l'esprit, 
issue  à  sa  continuelle  activité.  Observations  astronomiques, 
renseignements  géographi(|ues  et  statistiques,  relations  his- 
toriques, études  sur  les  arbres  et  les  produits  du  pays, 
documents  sur  les  industries  exotiques,  tout  cela  trouve 
place  fré(|uemment  dans  les  Lettres  édifiantes,  et  souvent  les 
missionnaires  exposent  en  de  vrais  mémoires,  quelques- 
uns  fort  bien  faits,  ces  connaissances,  «  qui,  étant  commu- 
niquées à  l'Europe,  contribueraient  peut-être  au  progrès  des 
sciences  ou  des  arts*  «.Quelque  chose  sollicitait  plus 
encore  leur  curiosité:  ils  étudiaient  consciencieusement  et 
analysaient  ensuite,  avec  une   impartialité  suflisante,  les 

^  systèmes  religieux  et  philosophiques  des  peuples  d'Orient  : 
ils   traduisaient  les   codes  et  reproduisaient  les  préceptes 

'   moraux  des  sages  chinois. 

C'était  là,  toujours,  un  moyen  «  d'entretenir  l'estime  qu'on 
a  conçue  pour  cette  nation,  et  d'augmenter  le  zèle  de  ceux 
qui  s'intéressent  à  la  conversion  dun  peu[il('  si  policé  et  si 
raisonnable-  ».  Avec  le  même  dessein  de  propagande  et  de 
réclame,  les  directeurs  de  la  Compagnie  de  Jésus  invi- 
taient quelques-uns  de  ceux  qui,  leur   mission  terminée, 

f  revenaient  en  France,  à  composer  des  ouvrages  d'histoire 

I  ou  de  description  géographi(jue.  Avant  les  PP.  du  Ilalde 
ou  Cbarlevoix,  les  PI*.  Kircher,  Alvarez,  (Ireslon  avaient 
écrit  des  Histoire  de  Chine  ou  dessiné  des  Atlas  sinensis, 
le  P.  Catrou  avait  parlé  des  Mongols,  le  P.   le  Blanc  du 

■  Siam,  le  P.  de  la  Croix  avait  raconté  l'histoire  de 
Tamerlan  et  (iengiskhan  ',  etc.  ;  tous  ces  ouvrages,  honnête- 

1.  Le  P.  CfKurdoux,  18  janv.  1712  ^édition  1S38,  11,  G'ji).  Les  mémoires 
de  ce  genre  sont  si  nombreux  qu'on  doit  se  dispenser  de  les  citer. 
.    2.  Le  P.  Parennin  (édition  1838,  IlL  l.iO). 
}J    3.  Alvarez  Semedo,  Histoire  de  la  Chine,  IGO".  —  La  Chine  d'Alhanase 
Kirciier,  1670.  —  Greslon,  Histoire  de  la   Cliine,  1671. —  Martinus,  Mdme 


LES  MISSIONS  RELIGIEUSES.  123 

ment  documentés,  sérieusement  travaillés,  ont  eu  à  leur 
date  une  vraie  valeur;  c'était  là,  en  tout  cas,  pour  les 
savants  de  l'Europe,  une  source  précieuse  de  renseigne- 
ments presque  scientifiques  sur  l'Orient. 

Ce  rôle  d'informateurs  érudits  plut  tant  aux  Jésuites  qu'ils 
songèrent  bientôt  à  l'étendre;  avec  le  remarquable  esprit 
d'organisation  qu'ils  portent  dans  leur  activité,  ils  ne  tar- 
dèrent pas  à  constituer  à  Pékin  une  véritable  mission 
scientifique  :  les  études  orientalistes  en  tirèrent  un  grand 
profit,  et  aujourd'hui  encore  les  savants  ne  marchandent 
pas  aux  missionnaires  de  Pékin  les  expressions  de  leur 
reconnaissance.  En  1665  plusieurs  pères  de  la  Compagnie 
de  Jésus,  membres  de  l'Académie  des  sciences,  partaient 
pour  le  Siam  et  la  Chine'  :  Guy  Tachard,  Joachim  Bouvet, 
Louis  le  Comte,  J.  de  Fontaney,  J.-F.  Gerbillon,  Cl.  de 
Visdelou.  Aussitôt  arrivés,  ils  commencèrent,  avec  laide 
de  quelques  autres  Jésuites  français  ou  étrangers  (le 
P.  Ph.  Couplet  en  particulier),  une  véritable  campagne 
d'études.  L'Empereur  de  Chine,  qui  s'intéressa  beaucoup 
à  leurs  efforts  et  à  leurs  découvertes,  leur  donna  toutes  faci- 
lités; ils  fondèrent  un  observatoire,  multiplièrent  les 
observations  astronomiques  et  géographiques,  étudièrent 
la  vieille  chronologie  chinoise,  traduisirent  les  anciens 
textes.  Par  une  correspondance  assidue,  ils  se  tenaient  on 
rapport  avec  les  savants  d'Europe,  avec  l'Académie  des 
sciences  surtout.  De  cet  échange  de  relations  scientifiques 
la  Chine  profita  :  à  côté  de  la  nation  idéalement  vertueuse, 
on  put  entrevoir  le  pays  savant  et  lettré;  et  l'admiration 


litre,  1692  (il  y  avait  eu  des  éditions  antérieures).  —  Le  Blanc,  Histoire 
de  la  Révolution  du  royaume  de  Siatn,  1C92.  —  Calrou,  Histoire  générale 
de  VEmjiire  du  Mongol,  170.».  —  De  la  Croix,  Histoire  de  Gengiskhan,  1111. 
—  Le  même.  Histoire  de  Tamerlan,  i"22,...  etc. 
\J  1.  Voir  Cordier,  Fragment  d'une  Histoire  des  éludes  c/iinoises  au 
XV m  siècle,  189:i. 


124  LA  CONNAISSANCE  DE  L'ORIENT. 

des  savants  vint  se  joindre  à  celle  du  public.  De  temps  en 
temps  de  gros  ouvrages  in-folio  apportaient  les  résultats  de 
ces  patientes  recherciies  :  ce  furent  surtout  les  traductions 
des  livres  sacrés,  des  œuvres  de  Confucius,  qui  par  la  suite 
devaient  être  appelées  à  un  si  grand  retentissement'. 

La  mission  scientifique  de  Pékin  survécut  à  l'expulsion 
des  Jésuites  hors  de  Chine,  grâce  à  la  sympathie  que  les 
empereurs   ne   cessèrent  de   marquer    à   ces    hommes   de  ' 
science;  et  pendant  tout  le  win""  siècle,  il  y  eut  des  Jésuites  ; 
sinologues -qui  empêchèrent  le  monde  savant  de  se  désinté-; 
resser  des  études  chinoises.  Leur  travail  ahoulil  enfin,  vers 
1780,  à  une  véritable  Encyclopédie  :  Mémoires  concernanli  J 
f  histoire,  les  sciences,  les  arts,  les  mœtirs,  les  usages  des  Chi-\ 
nois,...  par  les  missionnaires  de  Pèkin^.  Ce  fut  pourl'œuvref' 
scientifique   des    Jésuites,    ce    (pic    b^s    Lettres    édi/ianle^ 
avaient  été  pour  l'œuvre  évangélique  :  un  couronnement. 
Les  Mémoires  sur  les  Chinois  sont  en  bonne  place   dans 
toutes    les    grandes    bibliothèques;    et    c'est    aujourd'hui 
encore,  je  crois,  une  source  où  puisent  volontiers  tous  ceux 
qui  écrivent  sur  la  Chine,  et  que  même  les  spécialistes  ne 
dédaignent  point. 

De  toute  manière  la  (^hine  était  devenue  la  chose  des 
Jésuites;  il  n'y  fallait  pas  toucher  avec  irrévérence,  si  l'on 
ne  voulait  voir  sélancer  à  la  riposte,  «  par  un  zèle  con- 
traire, mais  plus  raisonnable  »,  (piebpie  i»on  père,  fort 
empressé  à  «  venger  les  Cliinois*  ».  Or  il  vint  un  moment 
où  leur  œuvre  fut  attaquée  de  toutes  parts.  Us  durent,  pour 
se  défendre,  exalter  plus  que  jamais  les  Chinois;  ce  qu'ils 
axaient  jusqu'alors   dit    presfpn;    intimement   dans     leurs 

1.  Cnnfucius  Sinarum  pliilosoptius,  Iradiiit  par  le»  PP.  Inlorcetla,  Herd- 
Iriclis,  Couplet,  ilougemont,  Paris,  1687.  in-folio. 

2.  Par  exemple  le  père  de  Prcmare. 
H.  Paris,  1""G...,  lO  vol.  in-4. 

4.  Le  P.  Parennin,  11  avril  1730  (édition  1838.  IIL  660). 


LES  MISSIONS  RELIGIEUSES.  12o 

lettres  ou  dans  leurs  livres,  ils  durent  le  crier  bruyamment 
dans  toutes  les  langues  et  par  tous  les  pays,  devant  toutes 
les  juridictions  ecclésiastiques,  et  par  tous  les  moyens  que 
la  presse  pouvait  alors  leur  offrir.  La  querelle  des  cérémo- 
nies chinoises  fut  une  formidable  réclame  en  faveur  de  la 
Chine  :  le  xvui'-  siècle  qui  commença,  alors  qu'elle  était 
dans  sa  période  la  plus  violente,  reçut  d'elle,  en  traits  inef- 
façables, l'image  conventionnelle  d'un  Orient  idéal,  qui 
déjà  s'était  lentement  constituée;  et  l'on  est  oblisé  d'en 
parler  autrement  que  par  une  brève  mention. 


Trois  quarts  de  siècle  après  la  crise.  Voltaire  écrivait 
encore  :  «  La  guerre  de  Troie  n'est  pas  moins  connue  que 
les  succès  des  révérends  pères  à  la  Chine  et  leurs  tribula- 
tions' ».  La  prise  de  Troie  n'avait  demandé  que  dix  ans,  il 
en  fallut  plus  de  cent  à  la  querelle  des  cérémonies,  et 
certes  les  troupes  des  Achéens  et  des  Troyens  luttaient 
moins  nombreuses  autour  du  cadavre  de  Patrocle,  que 
celles  des  Jésuites,  des  Dominicains  et  des  Franciscains  dis- 
putant sur  l'athéisme  des  lettrés  de  la  Chine  ou  sur  les 
honneurs  rendus  à  Confucius-.  De  1637  à  1~42,  Jésuites 
d'un  côté,  Dominicains,  Franciscains,  religieux  de  la  Société 
des  Missions  étrangèrt?s  d'autre  part,  se  firent,  avec  des  for- 
tunes diverses,  une  çruerre  acharnée;  elle  se  termina  enfin 


1.  Lettres  chinoises,  indiennes...,  etc..  17'6.  Lettre  VL 
1.  La  bibliographie  de  cette  question  est  énorme.  Voir  surtout  :  Cordier. 
Bibliot/ieca  sinica,  I,  373  et  suiv.  favec  une  chronologie  des  événements); 

—  Catalogue  de  l'Histoire  d'Asie,  à  la  Bibliothèque  Nationale,  p.  547  et 
suiv.  et  o62  et  suiv.;  —  Bibliothèque  de  la  Compar/nie  de  Jésus  des  PP.  de 
Backer  et  Carayon  :  voir  au  nom  des   principau.x   auteurs  de  brochures. 

—  Le  retentissement  de  cette  querelle  sur  les  questions  coloniales  a  été 
marqué  par  L.  Deschamps,  Histoire  de  la  question  coloniale.  Paris,  1891, 
p.  193. 


K 


126  LA  CONNAISSANCE  DE  L  ORIENT. 

avec  la  défaite  de  la  Compagnie  de  Jésus.  Pour  des  raisons, 
dans  le  détail  desquelles  il  n'est  pas  utile  ici  d'entrer,  les 
Dominicainset  les  Franciscains  se  reconnurent  un  jour  une 
haine  dévote  et  farouche  contre  les  Jésuites,  leurs  rivaux 
en  influence  à  Pékin;  ils  n'eurent  plus  d'autre  pensée  que 
de  ruiner  leur  œuvre,  et  pour  cela  de  la  faire  condamner 
par  la  cour  de  Home.  A  ce  dessein,  très  hahilemcnt,  ils  les 
accusèrent  d'idolâtrie;  ils  crièrent  avec  indignation  <|ue, 
sous  prétexte  de  favoriser  l'expansion  du  christianisme,  ils 
passaient  condamnation  sur  les  honneurs  rendus  par  les 
Cliinois  à  leurs  ancêtres  et  à  Confucius;  les  Jésuites 
auraient  même  consenti  à  donner  à  ces  cérémonies  chi- 
noises '  et  païennes  une  manière  de  consécration  catho- 
lique; en  un  m(»t,  comme  dit  Voltaire,  on  les  accusait  de 
«  (latler  les  athées  de  la  Chine-  ».  Cette  manière  de  voir 
fut  acceptée  par  certains  papes  :  d'autres,  au  contraire,  plus 
sensibles  aux  intérêts  politiques  de  l'Eglise,  ne  s'indi- 
gnèrent pas  trop  de  la  conduite  des  Jésuites.  La  lutte 
s'éternisa,  se  compliqua,  se  renouvela  sans  cesse  :  à  partir 
de  1G70  elle  devint  hruyantc,  et,  à  la  fin  du  xvu"  siècle, 
ce  fut  une  conflagn-ation  générale. 

Lorsque  le  Jésuite  Louis  le  Comte  cul  publié  en  1G9G 
ses  Nouveaux  Mémoires  sur  l'Etat  j^résent  de  la  Chine,  des 
deux  camps  partirent,  ainsi  que  dans  la  lutte  grotesque  o"ù 
les  chanoines  du  Lutrin  se  meurtrissent  avec  les  in-quarto 
et  s'assomment  sous  les  in-folio,  une  infinité  de  brochures, 
de  volumes,  de  traités,  d'arrêts,  de  censures,  d'éclaircisse- 
ments, de  réponses,  de  lettres,  de  mémoires,  etc.  ;  la  plupart 
étaient  d'une  extrême  violence.  A  Paris,  à  Cologne,  à 
Rome,  à  Venise,  à  Louvain,  les  im|>rimeurs  suflisaient  à 

1.  Il  y  eut  aussi  une  afTaire  des  rites  inalabares  qui  fui  plaidée  el  dis- 
cutée dans  le  même  temps,  mais  beaucoup  moins  bruyamment. 

2.  Voltaire,  Essai  sur  les  mœurs.  Introduction,  xvni. 


X 


LES  MISSIONS  RELIGIEUSES.  127 


peine  aux  nécessités  d'une  telle  production  :  toutes  les 
langues,  y  compris  le  latin,  étaient  bonnes  à  ces  religieuses 
injures  et  à  ces  savantes  argumentations.  L'Europe  en  fut 
inondée.  Aussi  le  pujjlic,  en  majorité  peu  favorable  aux 
Jésuites,  suivit-il  avec  un  intérêt  amusé  les  fortunes 
diverses  de  la  lutte;  les  mémoires  du  temps'  disent  quelle 
place  la  fameuse  querelle  tint  dans  les  préoccupations 
des  Français;  la  chanson  elle-même-  s'en  empara,  ce 
qui  consacrait  sa  popularité.  Censurés  par  la  Sorbonne 
(1700),  par  la  Congrégation  du  Saint-Office  (1704),  les 
Jésuites  surent  encore  prolonger  la  lutte  ;  et  la  publication 
rég-ulière  des  Lettres  édifiantes  leur  fut  une  arme  excellente. 
En  1742  seulement,  une  bulle  de  Benoît  XIV  prononça  la 
définitive  condamnation.  Déjà  le  public  et  les  écrivains  ' 
avaient  récolté  tous  les  fruits  de  cette  querelle. 

«  Les  autres  missionnaires  ne  sont  pas  d'accord  sur  la 
grande  sagesse  de  ces  peuples  (les  Chinois)  avec  ceux  de  la  If 
Compagnie  de  Jésus^  »;  c'était  là,  en  effet,  le  ton  que  tout 
de  suite  la  querelle  avait  pris.  Pour  se  défendre,  les  Jésuites 
devaient  faire  une  apologie  retentissante  de  la  Chine;  on 
leur  reprochait  d'honorer  «  le  démonde  la  Chine  »,  «  l'idole 
Confucius  »  ;  ils  proclamèrent  que  c'était  «  un  saint 
homme...  tout  brillant  de  vertus  »  *;  les  honneurs  qu'on  lui 
rendait,  ainsi  qu'aux  ancêtres,  n'avaient  point  du  tout  le 
caractère  d'idolâtrie;  c'était  un  culte  «  civil  et  politique^  », 
de  simples  manifestations  de  la  piété  filiale,  les  témoi- 
g-nag"es  du  souA'cnir  reconnaissant  que  les  Chinois  gardaient 

1.  Voir  surtout  Saint-Simon. 

2.  Chansonnier  de  Clairambaull  :  recueil  manuscrit,  VII,  i22:  VU.  4ol; 
X,  19....  etc.  —  Recueil  manuscrit  de  chansons  contre  les  Jésuites  Biblio- 
thèque Nationale),  feuillet  G.  —  Raunié,  Chansonnier  du  XVIII'  siècle.  III, 
117....  etc. 

3.  Enci/clopp(lie  de  D'Alembert  et  Diderot,  au  mot  :  Chinois. 

4.  Expressions  prises  aux  chansons  du  temps. 

0.  Histoire  apologélique  de  la  conduite  des  Jésuites,  1100. 


128  LA   CONNAISSANCE  UE  L  ORIENT. 

(Iiiu  (le  leurs  plus  iirands  hommes.  Jusque-là  rien  «le 
remarquable;  mais  il  est  curieux  de  voir  comment  les 
Jésuites,  ])Oussés  par  leurs  adversaires,  en  vinrent  à  jus- 
tifier, à  louer  et  à  exalter,  dans  leurs  pamphlets,  la  Chine 
«'iilièrc,  catholique  ou  non  catholique. 

xVlors  ils  dessinèrent  d'elle  une  image  merveilleuse,  plus 
sublime  encore  que  celle  des  Lettres  édifiantes,  parce 
([u'elle  était  brossée  d'ensemble  et  composée  en  vue  de 
l'effet;  ce  ne  furent  plus  des  croquis,  des  aquarelles,  mais 
un  plafond  majestueux,  une  immense  fresque  où  tout  était 
simplifié  et  iii'ossi.  Dans  le  royaume  du  Fils  du  Ciel  vivait 
un  peuple  vertueux,  civilisé  depuis  les  temps  les  plus  loin- 
tains; sa  morale  était  sublime;  quant  à  sa  religion,  évi- 
demment elle  n'était  point  catholique  de  nom,  et  on  ne 
pouvait  tout  à  fait  la  comparer  avec  le  christianisme  ;  mais,  à 
cela  près,  elle  était  d'une  admirable  pureté  ;  d'ailleurs,  à  qui 
savait  bien  lire  le  chinois,  il  a|»paraissait  que  le  dieu  Xang- 
'\\  ('tait  de  tous  points  conforme  au  dieu  de  la  Bible  et  de 
l'Evangile'.  Comment  voulait-on  que  ces  hommes  fussent 
des  païens  et  des  idolâtres?  par  là  les  Jé&uites  se  trouvaient 
justifiés  de  n'avoir  pas  été  trop  sévères  à  certaines  de  leurs 
pratiques,  mais  en  réalité  c'était  la  Chine  qui,  dans  l'opi- 
nion (lu  public,  avait  les  véritables  profits  de  l'aHaire^. 
Les  philosophes  ne   diroid  pas  mieux,   mais  ils  le  diront 

1.  R.  P.  Lonj-'oharili.  Traité  sur  (iiiclijuos  points  de  la  rcli(jion  (le<  Chi- 
nois, noi. 

2.  Les  Mémoires  sur  rEslal  présent  de  la  Cliine  de  Louis  Le  Coinle  (1696) 

—  ce  livre  ouvrit  la  pt'riofle  la  plus  Apre  de  la  luUe  et  en  resta  le  plus 
célèbre  —  sont  d'une  lecture  bien  curieuse.  Le  livre  est  dédié  à  Louis  XIV, 
et  le  père  Jésuite  ne  craint  pas  dans  l'épitre  dédicatoire  de  mettre 
rF.inpcreur  de  Chine  en  coin]iaraisoi)  avec  le  Roi  Soleil.  —  Parmi  les 
innombrables  ouvrages  que  publièrent  alors  les  Jésuites,  Je  cite,  comme 
les  plus  caractéristiques  :  Défense  des  nouveaiir  Chrétiens  de  la  Chine,  1(588. 

—  fvC  Gobicn,  llistnire  de  l'édit  de  l'empereur  de  la  Chine,  1698.  —  L.  Le 
Comte.  Lettre  à  monseir/neur  le  duc  du  Maine  sur  les  cérémonies  de  la 
Chine...,  1700.  —  L.  Le  Comte,  Des  cérémonies  de  la  Chine...,  1700.  — 
Longobardi,  Traili'  sur  f/iieir/ues  points  de  la  rclifjion  des  Chinois,  1701. 


LES  MISSIONS  RELIGIEUSES.  129 

avec  d'autres  desseins.  Il  est  piquant  seulement  de  cons- 
tater qu'ils  ont  pris  aux  Jésuites  certains  de  leurs  arguments 
contre  la  religion;  et  que  (]onfucius  doit  aux  mêmes 
Jésuites  le  renom  de  sublime  sagesse  que  l'Europe,  depuis, 
n'a  cessé  de  lui  accorder. 

D'ailleurs  les  événements  qui,  en  Chine  même,  appor- 
tèrent à  la  querelle  des  cérémonies  sa  véritable  solution  ', 
semblaient  donner  raison  à  la  Compagnie  de  Jésus,  puis- 
qu'ils témoignèrent,  à  ses  dépens,  de  la  modération  et  de 
l'intelligence  du  gouvernement  chinois.  L'empereur  Kaiig- 
hi,  ami  des  missionnaires,  en  qui  il  voyait  surtout  des  let- 
trés, des  savants  et  des  mathématiciens,  avait  longtemps 
toléré,  et  même  encouragé,  par  des  édits,  le  développement 
de  la  relig:ion  chrétienne.  Il  fut  très  étonné  d'apprendre  les 
luttes  qui  mettaient  si  violemment  aux  prises  les  ildèles  de 
cette  croyance  étrang^ère;  on  le  fit  entrer  dans  le  débat,  on 
voulut,  chose  singulière,  qu'il  s'en  déclarât  l'arbitre;  il  eut 
la  sagesse  remarquable  de  ne  point  prendre  parti.  Bien 
qu'il  fût  un  peu  revenu  de  ses  sentiments  favorables  envers 
le  christianisme,  il  continua  à  accueillir  et  à  bien  traiter 
les  missionnaires.  Ce  fut  seulement  son  fils  Young-Tching 
qui  se  décida  à  proscrire  la  religion  chrétienne  (1724)  et 
encore  il  semble  bien  qu'il  y  apporta  une  douceur  et  une 
tolérance  dont  peu  de  pays  au  monde  auraient  pu  oll'rir 
alors  l'exemple. 

Les  Jésuites  avaient  joué  de  malheur;  ils  avaient  étroi- 
tement uni  leur  sort  à  celui  des  Chinois;  ils  avaient  serré 
dans  leurs  bras  ce  modèle  de  la  vertu  orientale,  et  s'étaient 
ainsi  oITerts  aux  coups  des  méchants;  on  ne  pouvait  frapper 
l'un  sans  l'autre;  peut-être  le  Chinois  ferait-il  épargner  le 

i.  Voir  surtout  le  dernier  chapitre  du  >iècli'  de  Louis  XI V  ou  Voltaire 
raconte  avec  assez  d'exactitude  et  dhumour  les  derniers  événements  de 
la  querelle. 

9 


130  LA  CONNAISSANCE  DE  L  ORIENT. 

Jésuite!  Mais  d'un  tour  de  main  le  public  défit  ce  cocasse 
assemblag^e,  il  repoussa  le  Jésuite,  et  garda  le  Chinois  pour 
ami;  même  il  eut  la  cruaulé  d'ap[)laudir  à  la  bastonnade 
(jue  le  Jésuite  rc(;ul  du  Chinois.  Les  philosophes  firent  grand 
accueil  à  cet  auxiliaire  imprévu;  et  dès  lors,  sans  que  la 
mode  s'en  lassât  jamais,  le  xviii"  siècle  s'éprit  d'un  bel 
amour  pour  les  choses  et  les  gens  d'Extrême-Orient.  Une 
constatation  le  marquera  aisément;  la  querelle  comiuencc 
vers  1G70  seulement  à  devenir  bruyante;  jusque-là,  en 
dehors  des  ouvrages  des  missionnaires,  il  n'a  paru  «jue 
quatre  ou  cinq  volumes  sur  la  Chine  et  un  pauvre  roman'. 
Mais  aussitôt  après,  les  volumes  d'études  et  d'histoire  se 
multiplient-,  et,  à  partir  de  1690  (c'est-à-dire  au  moment 
où  la  disj)ute  des  rites  est  la  plus  violente),  la  littérature 
elle-même  est  gagnée  à  l'Extrême-Orient;  lîegnard  donne 
ses  Chinois  en  1092,  et  dès  lors  les  auteurs  de  comédies  et 
de  romans  firent  maintes  fois  paraître  dans  leurs  fictions  les 
petits  hommes  jaunes,  lescha[)eaux  à  clochettes,  les  femmes 
aux  veux  en  amande,  et  les  mandarins  au  bouton  de  cristal. 
Par  la  révélation  de  l'Extrême-Asie,  la  littérature  et  le 
goût  public  reçurent  un  élan  tout  nouveau,  <jui  ne  se  fatigua 
point;  et  l'on  ne  peut  contester  aux  Jésuites  le  mérite 
d'avoir  (huiné  à  l'Europe  une  image  nouvelle  de  l'Orient, 
l'I  déterminé  vers  les  pays  exotiques  un  mouvement  général 
(le  sympathie  et  d'allcnliou. 

1.  Ilitloire  du  gran/  roi/nioiir  ilr  la  Chine.,  1606.  —  'Souvelh  histoire  de 
la  Chili",  1622.  —  M.  Baiidier,  llisloire  de  la  cour  du  roi/ de  la  Chine,  162 i. 

—  Histoire  universelle  du  grand  myaume  de  Chine,  IGi").  —  Du  Bail,  Ae 
Fameuj-  Chinois,  1('>12.  —  (Voir  aussi  Axianiire  et  le  roman  chinois,  167").) 

2.  Parmi  les  principaux  je  noie  :  une  réédition  du  livre  cité  de  Hau- 
dier,  IfiOS;  —  Histoire  de  la  conquête  de  la  Chine,  1070;  —  La  Chine  d'Atlia- 
nase  Kirchcr,  1670;  —  InlorceUa,  La  science  des  Chinois,  1673; —  Vogaqes 
de  iemprreur  de  Chine,  1685;  —  Le  P.  d'Orléans,  Histoire  des  conf/uéranls 
tartares  qui  ont  subjugué  la  ('hine,  1688; —  La  morale  de  Confucius,  1688; 

—  Le  P.  Martin,  Histoire  de  la  Chine,  1692;  —  Bouvet,  Portrait  historique 
del'emprreiirde  Chine.  1697  ;  —  Bouvet,  L'étal  présent  de  la  Chine,  1697,...  etc. 
Après  171)0  II'  noiiilu'c  au^'ineiile  encore. 


CHAPITRE   V 

ÉTUDES    SUR    L'ORIENT. 
LES   COMMENCEMENTS   DE   L'ORIENTALISME. 


I.  L'Orient  et  les  savants;  les  études  sur  rOrient  sont  une  véritable 
source.  — D'abord  des  vulgarisateurs:  extension  et  progrès  de  la  vulga- 
risation. 

II.  Étude  historique  et  géographique  de  l'Orient:  elle  est  d'abord  presque 
exclusivement  bornée  à  la  Turquie.  —  Les  grands  travaux  du  xv!!!""  siècle 
sur  la  Chine  et  le  Japon.  —  L'histoire  de  l'Asie  est  fort  bien  connue 
au  xviir  siècle. 

m.  L'orientalisme  proprement  dit.  —  Les  origines  :  les  savants  du  xvi" 
et  du  xvii^  siècle  :  de  Postel  à  d'Herbelot.  —  Développement  de  la 
science  nouvelle  :  état  d'esprit  des  savants;  l'Orient  lettré  et  philo- 
sophique. 

IV.  Les  études  orientalistes  au  xviir  siècle  :  les  savants,  les  travaux,  le 
public. 

V.  Principal  résultat  :  les  traductions  des  auteurs  orientaux.  —  Peu 
d'oeuvres  littéraires  proprement  dites  :  surtout  des  ouvrages  de  morale, 
législation  et  théologie.  —  L'orientalisme  donne  naissance  à  l'histoire 
des  religions  :  Zoroastre.  Confucius  et  Mahomet.  —  Phases  et  progrès 
de  la  connaissance  de  l'islamisme  au  xvn'  et  au  xvnr  siècle.  —  Naissance 
vers  1""0,  avec  A.  Du  Perron,  du  vrai  mouvement  orientaliste. 


I 

De  bonne  heure  le  public  français  avait  eu  en  mains  les 
éléments  d'une  sérieuse  et  personnelle  information  sur 
l'Orient;  il  |»ouvait  contrôler  les  relations  des  voyai:eurs 
par  des  récits  des  missionnaires,  puis,  s'aidant  d'autres 
sources  encore,  se  constituer  une  image  particulière  des 
choses  et  des  gens  d'Asie.  Mais  un  travail  de  ce  genre,  où 
il  faut  de  l'initiative,  de  l'intelligence  et  quelque  méthode, 


132  LA   CONNAISSAN'CE   UE  L  ORIENT. 

n'était  pas  plus  pour  plaire  aux  lecteurs  du  w\f  siècle  qu'à 
ceux  d'aujounlhui.  Volontiers  ils  s'en  leniellaient  à  autrui 
(lu  soin  (le  dégager  et  de  diriiier  leurs  iin[)ressions;  modes- 
tement ils  attendaient  ))Our  les  formuler  que  la  formule  en 
eût  été  rédii:ée  par  d'autres.  N'y  a-t-il  [»as,  môme  en  ce 
siècle,  de  fort  honnêtes  gens  hien  aises  que  le  journal  leur 
dise  au  matin  ce  (ju'il  faut  penser  de  la  pièce  à  la  première 
de  laquelle  ils  assistaient  la  veille?  A  chacun  son  métier;  le 
spectateur  regarde  et  le  critique  juge! 

Les  ouvrag^es  où  l'on  |>arlait  de  l'Orient  avaient  des  lec- 
teurs jdus  assidus  que  les  autres;  par  goût  naturel,  parhal»i- 
tude  d'esprit,  les  hommes  d'étude  appliquaient  à  ces  livres 
modernes,  les  procédés,  devenus  chez  eux  presque  instinc- 
tifs, (pie  d'ahord  ils  avaient  réservés  aux  œuvres  des 
anciens  :  le  rapprochement,  le  commentaire,  la  glose,  la 
(oinpilation,  etc.  Grâce  à  eux  était  née  une  image  ahstraite 
et  sim|>le  de  liomc,  tirée  de  Tite'Live  et  de  Tacite,  que  les 
auteurs  de  tragédie  lâchaient  à  représenter  sur  la  scène  et 
que  le  pul)lic  acceptait  avec  confiance  et  respect.  Aussi 
jugea-t-on  fout  à  fait  naturel  de  demander  aux  historiens 
et  aux  savants  une  conception  commode  et  sùrc  de  la  Perse 
ou  de  la  Chine.  Il  ne  vint  pas  à  l'idée  que  cette  méthode 
ahstraite  d'études,  indispensable  à  la  connaissance  de  l'an- 
li(|iiité,  jiuisqu'elle  est  la  seule  possible,  pouvait  devenir 
bien  insuffisante,  lorsqu'il  s'agissait  de  nations  modernes, 
«le  peujdes  vivants,  de  civilisations  actuelles.  Mais  déjà,  et 
plus  encore  qu'aujourd'hui,  le  public  avait  une  déférence 
de  bon  goût  poui'  la  science  officielle;  d'ailleurs  le  doute 
était  impossible,  tant  les  savants  se  montraient  assurés  de 
leurs  découvertes!  ils  ne  se  sentaient  certes  point  de  scru- 
l)ulesà  pai'ler  de  la  Turipiie  sans  même  connaître  Constan- 
tinople,  ou  à  détailb-r  la  religion  hindoue  sans  avoir  de  leur 
vie  entrevu  seulement  le  profil  dune  pagode;  on  assure 


LES  COMMENCEMENTS  DE   L  ORIENTALISME.  133 

qu'il  est  aujourd'hui  dans  des  Universités  d'Allemagne  de 
doctes  orientalistes  qui  n'ont  jamais  parlé  ces  difficiles  lan- 
gues qu'avec  leurs  livres,  et  jamais  connu,  en  fait  de 
paysages  orientaux,  que  les  rayons  de  bibliothèque  où  se 
succèdent  les  rébarbatives  éditions  des  auteurs  arabes  ou 
chinois.  Ils  étudient  les  langues  de  l'Orient  comme  des 
langues  mortes. 

Quoi  qu'il  en  soit,  leur  parole  est  de  toute  autorité;  leurs 
ouvrages,  bien  que  composés  parfois  de  seconde  et  de  troi- 
sième main,  sont  une  souire  que  le  public  considère  comme 
originale.  Ainsi  en  fut-il  pour  les  savants,  ancêtres  des 
orientalistes,  qui  pendant  le  xvn*"  et  le  xviu''  siècle  travail- 
lèrent courageusement  à  déchiffrer  les  hiéroglyples  de 
l'écriture  orientale,  et  à  apporter  dans  le  chaos  des  mythes 
et  des  traditions  d'Asie  ce  qu'ils  pouvaient  de  lun>ière 
scientifique;  leurs  œuvres  ont  été,  pour  la  connaissance 
de  l'Orient,  une  source  aussi  importante  peut-être  que  les 
relations  de  voyage  ou  les  lettres  des  missionnaires. 

Ce  fut  d'abord,  et  pendant  assez  longtemps,  un  travail  de 
médiocre  vulgarisation.  La  bonne  volonté  des  auteurs  était 
grande,  sinon  l'exactitude  et  l'abondance  de  leurs  connais- 
sances; bien  peu  avaient  vu  les  pays  dont  ils  parlaient; 
du  moins,  comme  le  vieil  Hérodote  fit  pour  les  prêtres 
d'Egypte,  ils  interrogeaient  dévotement  les  missionnaires 
et  lisaient  avec  grand  soin  ce  que  les  libraires  d'alors 
avaient  imprimé  sur  l'Orient  Sans  contrôle,  tout  entrait 
dans  leur  compilation;  aussi  nous  paraissent-eUes  aujour- 
d'hui bien  enfantines,  par  endroits,  ridicules.  Mais  les  con- 
temporains durent  les  estimer  de  vrais  trésors  de  faits  et 
d'idées.  Les  livres  de  Miditl  Bauilicr'  par  exemple  furent 
très  respectueusement-  lus  à  l'époque  (1620  ;  leur  auteur 

i.  Voir  Biographie  universelle  de  Didot. 

2.  Ses  livres  ont  éU-  plusieurs  fois  réédités  dans  le  cours  du  siècle. 


134  LA  CONNAISSANCE  DE  L'ORIENT. 

fut  un  infatiiiable  vulgarisateur:  le  principal  de  son  travail 
allait  aux  antiquités  de  France,  mais  il  n'en  était  point 
lassé,  et,  avec  une  égale  compétence,  il  écrivait  une  histoire 
de  la  Turquie,  une  relation  de  la  cour  du  roi  de  la  Chine, 
une  étude  sur  le  gouvernement  turc,  ou  hien  un  traité  sur 
la  religion  de  Mahomet'.  Toujours  l'o'uvre  s'appelait  his- 
toire générale,  comme  il  convient  aux  livres  qui  épuisent  le 
sujet.  Baudier  a  tenu  à  nous  avertir  que  le  Languedoc  fut 
sa  patrie;  on  eût  pu,  sans  cetavis,  parier  qu'il  était  quelque 
peu   méridional,   tant  sa  confiance  en  lui-même  avait  de 
lionne  humeur,  tant  il  simplifiait  et  amplifiait  avec  désin- 
volture les  maigres  renseignements  qu'il  avait  recueillis. 
Pour  un  peu  il  raconterait  comme  siennes  les  aventures 
exotiques  rapportées  en  ses  livres.  Un  jésuite  flamand  lui  a 
dit  grand  hien  de  la  Chine;  aussitôt   Baudier  compose  le 
tableau  d'un  pays  idéal  ;  les  Chinois  «  vivent  au  milieu  d'un 
asseuré   repos,  comblés   de  toute  sorte  de  félicités-  »;   le 
jésuite  a  ajouté  que  les  villes  de  Chine  étaient  fort  grandes; 
l'imagination  de  Baudier  s'est  excitée  là-dessus;  la  ville 
de    Quinsav,    dit-il.    n'est   qu'    «    un    petit  échantillon    du 
rovaume  »  et  pourtant  elle  a  «  de  diamètre  ou  de  longueur 
ce  qu'un  homme  à  cheval  peut  faire  en  un  jour;  sa  largeur 
est  la   moitié   de  cela;   les  faux  bourgs  contiennent  tous 
ensemble  autant  que  la  ville'  ».  On  juge  des  autres  villes!  et 
on  juge  aussi,  à  ces  seuls  exemples,  du  livre  tout  entier.  Mais 
s'il  est  vrai  qu'une  O'uvre  de  vulgarisation  ne  saurait  être 
exacte,  et  que  la  vérité  doit  y  être  un   peu  déformée  et 
apprêtée  pour  le  public,  il  faut  reconnaître  que  Michel  Bau- 

1.  Inventaire  de  l'/iisloire  générale  des  Turcs,  1017.  —  Histoire  de  la  cour 
du  roij  de  la  Chine,  1624  (rééditions  16i"i.  160").  —  Histoire  générale  du 
Sérail  et  de  la  cour  du  Grand  Seif/neur,  iG2i  (rééditions  1020.  1038,  16.i2). 
—  Histoire  f/rnérale  de  ta  religion  des  Turcs  avec  la  naissance  et  la  mort  de 
leur  prophrte  Mahomet,  162"i  (rééditions  1032.  1640,  1741). 

2.  Histoire  de  la  cour  du  roi  de  la  Chine,  p.  10. 
:5.  .Même  passage. 


LES  COMMENCEMENTS  DE  L'ORIENTALISME.  135 

dier  a  fait  d'excellente  besogne;  il  s'est  élevé  en  tout  cas, 
par  son  succès,  bien  au-dessus  de  tous  ceux  qui  en  même 
temps  que  lui  travaillèrent  à  la  même  tâche'. 

On  se  contenta  de  cela,  jusque  vers  le  milieu  du 
xvn"^  siècle;  alors  vinrent  des  ouvrages  mieux  faits,  et  qui 
ne  sont  plus  à  proprement  parler  des  livres  de  vulgarisation. 
Mais  le  besoin  qui  avait  provoqué  ce  genre  de  livres  ne  dis- 
parut point;  et  il  y  eut  toujours  une  portion  considérable 
du  public  à  qui  il  fallut  préparer,  sous  forme  d'une  nourri- 
ture facile  à  digérer,  les  connaissances,  d'année  en  année 
plus  exactes,  sur  les  pays  d'Orient.  Les  auteurs  ne  manquè- 
rent point;  ce  travail  devenait  d'ailleurs  bien  facile,  puis- 
qu'il suffisait  d'analyser  et  de  résumer  les  travaux  des 
vrais  savants.  A  mesure  que  l'information  se  fit  plus  scien- 
tifique, à  mesure  aussi  les  livres  de  vulgarisation  perdirent 
un  peu  de  leur  imprécision  primitive.  Le  Dictionnaire  cri- 
tique de  Bayle  a  sur  l'Orient  des  articles  qui  certes  ne  sont 
\/i  point  méprisables;  les  ouvrages  du  comte  de  Boulainvil- 
.  liers,  relatifs  aux  Arabes  -,  sont  d'une  lecture  fort  instruc- 
tive; tout  ce  que  les  rédacteurs  de  V Encyclopédie  ont  écrit 
de  l'Asie  a  été  puisé  à  d'excellentes  sources. 

Mais  ce  sont  là  encore,  si  l'on  peut  dire,  des  œuvres  de 
haute  vulgarisation  :  et,  derrière  elles,  sur  leurs  traces, 
profitant  de  leur  besogne,  sont  venus  quantité  de  livres  sur 
l'Asie,  les  mœurs  et  la  religion  de  ses  habitants.  Anecdotes 
turques,  Anecdotes  chinoises.  Anecdotes  orientales?,...  etc  , 


1.  Je  cite  enlre  autres  :  Esprinchard,  llisfoire  des  Ollomnns,  1609;  — 
Chalcondyle,  Histoire  de  la  décadence  de  l'empire  grec  el  de  Vélablissemenl 
de  celui  des  Turcs.  1620;  —  Nouvelle  Imtoire  de  la  Chine,  1622;  —  Histoire 
universelle  du  f/rand  roi  de  la  Chine,  16  io.  —  Voir  aussi  les  Cosmograpbies 
indiquées  au  ;"  2  du  chapitre  i. 

2.  Histoire  des  Arabes.  1"31.  —  La  Vie  de  Mahomet,  IT.'iO. 

3.  Anecdotes  ou  histoire  secrète  de  la  cour  oltomine,  1722.  —  Anecdotes 
persanes,  1727.  —  Anecdotes  de  la  maison  ottomane,  ilid.  —  Anecdotes 
vénitiennes...,  1740.  —  Anecdotes  vénitiennei  et  tun/ues,   174 i.  —  Anecdotes 


136  LA  CONNAISSANCE   I)K  L'ORIENT. 

tels  sont  les  titres  modestes  et  prévenants  sous  lesquels  ils 
se  présentent  à  ronlinaire;  le  prix  en  était  peu  élevé,  et  la 
lecture  point  difficile,  a<^'-réinentée  d'ailleurs  de  jolies  his- 
toires et  de  lieux  communs  d'une  honnête  morale.  Moins 
chers  encore,  et  d'un  format  plus  menu,  les  almanachs 
poi'laient  la  connaissance  de  l'Oi-ient  jusqu'aux  limites 
extrêmes  de  la  vulirarisation  :  pour  douze  sols,  quiconque 
savait  lire  pouvait  se  donner  «  une  idée  ahréjL,n''e  des 
mœurs,  usages  et  coutumes  y^  de  la  Chine'.  Ainsi  fut  mise 
à  la  portée  de  tous  une  image  de  l'Orient,  hien  déformée, 
il  est  vrai,  par  son  passage  à  travers  de  multiples  intermé- 
diaires, mais  d'une  simplicité  et  d'une  généralité  si 
commodes  qu'elle  était  jiarfaitement  intelligihle. 


II 

L'orientalisme,  disent  les  dictionnaires,  est  «  la  science, 
la  connaissance  de  l'histoire,  des  langues  des  peuples 
orientaux  »;  il  seinhle  hien  en  eflét  que  l'une  et  l'autre 
soient  inséparahles,  et  qu'on  ne  puisse  étudier  vraiment 
l'histoire  des  nations  d'Asie,  sans  connaître  leurs  langues 
et  leurs  littératures.  Mais,  au  xvu"  siècle,  cette  union 
n'apparaissait  pas  si  nécessaire;  puis,  s'il  avait  fallu 
retarder  les  recherches  historiques  jusqu'après  le  moment 
où  l'on  posséderait  tout  à  fait  les  parlers  d'Asie,  on  eiU 
risqué  de  ne  les  commencer  jamais.  D'assez  bonne  heure 
il  y  eut,  sur  l'Orient,  des  travaux  historiques  et  géogra- 
phiques fort  sérieux  :  les  résultats  en  furent  vite  appré- 
ciables. 

Comme  il  était  naturel,  ce  fut  vers  la  Tunjuie  d'abord 

orientales,   I7."i2   (plusieurs    rééditions).    —   Anecdolcs  chinoises,  1754.  — 

Anecdotes  (irahes  et  musulmanes,  1""2. 

I     I.  L'Aima  uach  c/iinois  fiarail  de  lIGOà  l'Cfi.  Voir  aussi  VAlmnnnch  Iw'C 


LES   COMMENCEMENTS  DE   L  ORIENTALISME.  137 

qu'on  dirigea  cette  enquête  d'iiistoire.  Sur  le  détail  des 
événements  eux-mêmes,  déjà  des  livres  avaient  paru, 
nombreux,;  on  s'était  habitué  par  une  attention  plus  que 
séculaire  à  étudier  et,  par  suite,  à  comprendre  un  peu  cette 
éternelle  ennemie;  les  nécessités  de  la  lutte  avaient  d'ail- 
leurs poussé  les  chefs  d'armée  à  chercher  les  secrets  de  sa 
force;  enfin  la  guerre  incessante  oii  les  peuples  d'Europe 
se  relayaient  contre  elle,  était  une  permanente  invitation 
au  travail  des  historiens.  Avec  beaucoup  de  zèle,  sinon 
d'originalité,  Mézerai,  du  Verdier,  Stochove,  Chassepol, 
Ricaut',  le  plus  célèbre,  publièrent  entre  1650  et  1700  des 
histoires  générales  de  la  Turquie,  soit  d'énormes  compila- 
tions, soit  d'exacts  abrégés.  Ces  livres  clairs  et  utiles  furent 
très  lus  (leurs  rééditions  suffiraient  à  le  prouver),  et 
Ton  savait  au  besoin  y  chercher  une  rapide  documentation. 
Ainsi,  en  1672,  à  peine  la  tragédie  de  Bajazet  a-t-elle  été 
représentée,  que  Donneau  de  Visé  veut  en  critiquer  la 
valeur  historique:  deux  ou  trois  jours  suffisent  à  son  ins- 
truction et,  tout  plein  de  sa  science  vite  acquise,  il  recons- 
titue dans  le  J/ercwre-la  vraie  histoire  d'Amurat,  et  déclare 
impossible  le  personnage  de  Bajazet.  Racine  était  allé  aux 
mêmes  sources  et  il  se  défendait  d'avoir  manqué  à  la 
vérité.  Qui  croire?  le  jugement  était  remis  au  public;  et 
c'est  là  en  tout  cas  une  preuve  que,  dès  cette  époque,  l'his- 
toire turque  était  assez  connue,  et  que  même  on  préten- 
dait la  connaître  avec  Une  certaine  exactitude. 

\.  Je  cite  parmi  les  livres  d'Iiisloire  (très  non)breiix)  les  principaux 
seulement  :  Mézerai,  Histoire  des  Turcs...,  2  in-folio,  lf,5û  (rééd.  I6<)2);  — 
Iloltinger,  Ilistoria  orienlalis,  16ol  ;  —  Du  Verdier.  Abrégé  de  Chisloire 
tir.t  Turc.<!,  166.-;:  —  De  Stucliove,  L'Olhoman  ou  abrégé  des  vies  des  empe- 
reurs, ifi6.");  —  Ricaut,  U Estât  présent  de  Vemi/ire  ot/ioiuan  (traduit  de 
l'anglais),  ICÎO  (rééd.  lO""/);  —  De  Chassepol,  Histoire  des  f/rands  visirs, 
tii"'.t;  —  Ricaut,  Histoire  des  trois  derniers  empereurs  turcs,  1682;  —  Guilloli 
Histoire  du  rèr/ne  de  Mahomet  II,  ifi82;  —  Iticaut,  Histoire  de  l'empire 
ottoman,   1709. 

2.  '.i  janvier  lti"2. 


138  LA   CONNAISSANCE  DE  L'OHIENT. 

L'histoire  de  la  Turquie  fut  presque  seule  d'abord  à 
bénéficier  de  ce  travail  consciencieux;  c'est  à  elle  du  moins 
qu'allèrent  le  plus  g^rand  nombre  de  livres  et  les  meilleurs. 
D'ailleurs,  quand  on  comprit  mieux  le  gouvernement  du 
sultan  et  qu'on  eut  commencé  à  deviner  ses  secrètes  fai- 
blesses, on  eut  moins  d'estime  pour  lui;  et  c'est,  comme 
on  verra,  avec  les  premières  années  du  xvui"  siècle,  que  la 
littérature  retira  sa  faveur  aux  Turcs  pour  la  donner  à 
d'autres  hommes  d'Orient.  Les  historiens  furent  dociles  à 
ce  changement  de  goût;  ils  s'étaient  justju'alors  peu 
occupés  des  autres  nations  d'Asie,  et  s'il  avait  paru  des 
histoires  de  Perse,  d'Inde  et  de  Chine,  c'étaient  à  l'ordi- 
naire des  œuvres  fort  hâtives'.  Mais  le  moment  approchait 
où  l'Asie  tout  entière  depuis  la  Corée  jusqu'aux  Darda- 
nelles, sans  en  excepter  le  Japon,  serait  étudiée  en  des 
livres  d'histoire  et  de  géographie,  si  bien  faits  qu'ils 
purent  devenir  de  véritables  sources.  On  ne  pouvait  parler 
t  des  Turcs  sans  citer  Ricaut;  on  allait  avoir  pour  le  Japon 
j  l'autorité  de  Ka^mpfor  et  de  Charlevoix,  pour  la  Chine  celle 
'  de  Du  Ilalde. 

Ce  fut  vers  1730;  presque  en  même  temps  parurent 
\  Histoire  naturelle,  civile  et  ecclésiastique  de  rempire  du 
Japon  par  le  voyageur  allemand  K;empfer-  (1729);  la 
Description  géographique,  historique,  chronologique,  poli- 
tique et  physique  de  C Empire  de  la  Chine  et  de  la  Tarlarie 
Chinoise  par  le  père  du  llalde'  (173o);  V Histoire  et  Des- 
cription générale  du  Japon  du  \n'vv  Charlevoix^  (1736).  A 

1.  Voir  les  liisloires  de  la  Chine,  déjà  citées,  (ouvres  des  pères  jésuites. 
Voir  aussi  :  Texeira,  Histoire  des  rois  de  Perse  (Irad.  de  l'espagnol),  1G81; 
—  Gervaise.  Histoire  naturelle  et  politique  du  royaume  de  Siam,  IfiRS;  — 
Calrou,  Histoire  r/énerale  de  l'empire  inonf/ol,  1705,...  etc. 

2.  Deux  in-folio  d'abord  publiés  en  anglais.  Héédilé  en  1731  et  1732;  il 
parut  un  abrégé. 

3.  Quatre  in-folio  et  un  atlas  de  42  cartes  dessinées  par  d'Anville  : 
nombreuses  rééditions. 

4.  Deux  gr.  in-i"  et  neuf  in-12.  —  Une  nouvelle  édition  parait  en  I7;>i. 


LES  COMMENCEMENTS  DE  L'ORIENTALISME.  139 

eux  seuls,  ces  trois  ouvrages  pouvaient  entasser  sur  les 
rayons  d'une  bibliothèque  le  poids  de  dix  énormes  in-folio, 
riches  de  renseignements  précis,  de  détails  statistiques, 
d'anecdotes  pittoresques,  de  gravures  fort  bien  dessinées; 
des  cartes  exactes  accompagnaient  les  indications  géogra- 
phi([ues,  des  tables  chronologiques  éclairaient  la  confusion 
de  l'histoire;  il  n'était  rien  dit  sur  la  morale,  la  religion, 
la  littérature  et  l'art  des  Chinois,  comme  des  Japonais,  qui 
ne  fût  accompagné  de  traductions  abondantes  et  longues 
des  livres  originaux  :  partout  un  souci  scrupuleux  de  citer 
ses  sources  et  de  mettre  les  documents  eux-mêmes  sous  les 
yeux  du  lecteur.  Les  trois  auteurs  marquaient  un  égal 
empressement  à  redresser  les  erreurs  communes,  et  à 
compléter  les  renseignements  jusque-là  donnés  d'une 
manière  insuffisante.  Chacun  d'eux  eût  consenti  sans  doute 
à  signer  l'œuvre  des  deux  autres,  tant  l'esprit,  la  méthode, 
et  les  détails  aussi  de  l'exécution  étaient  identiques  :  on 
eût  dit  qu'ils  s'étaient  partagé,  par  une  laborieuse  collabo- 
ration, la  tâche  de  faire  connaître  l'Extrcme-Orient;  et  il 
pouvait  paraître  que  toutes  les  parties  de  cette  encyclo- 
pédie, encore  qu'ouvrées  par  des  mains  différentes,  avaient 
été  si  bien  ajustées  que  l'ensemble  en  était  .harmonieux. 

Ce  fut  là  un  admirable  répertoire  scientifique,  plusieurs 
fois  réédité  en  chacune  de  ses  parties,  auquel  les  roman- 
ciers, les  philosophes,  les  auteurs  de  théâtre,  les  historiens, 
tout  le  monde  se  référa;  Montesquieu,  Voltaire  et  Rous- 
seau citent  en  maint  chapitre  K^empfer,  du  Halde  et  Char- 
levoix  comme  des  autorités  universellement  connues,  aux 
affirmations  desquelles  on  est  sûr  de  voir  tout  céder  aus- 
sitôt. La  masse  et  le  poids  de  ces  oeuvres  empêchent  de 


—  C'était  la  refonte  complète  d'un  livre  du  même  auteur  paru  en  lTl."i, 
sous  le  titre  :  Histoire  de  Vélahlissemenl,  des  progrès  el  de  la  décadence  du 
christianisme  dans  le  Japon. 


140  LA   CÛNNAISSAXCR   DE  L  ORIENT. 

(lire  qu'elles  furent,  pour  la  connaissance  de  l'Orient,  îles 
livres  de  chevet  :  elles  évo<]ueraient  plutôt,  comme  le 
Dictionnaire  crili//ite  de  Bayle,  Timaiic  d'un  arsenal,  ouvert 
au  pillage  jmldic.  dont  on  pouvait  au  i^rand  jour  emporter 
toutes  les  éruditions  et  tous  les  arguments,  au  service  de 
toutes  les  causes. 

Lamas  était  si  abondant  qu'on  ne  sentit  pas  la  nécessité 
de  l'eniicliir  encore,  ou  de  recommencer  cette  œuvre  sur 
un  nouveau  plan.  Jusqu'à  la  publication  des  Mrmoircs  des 
/nissionnaii'cs  de  Pékin,  c'est-à-dire  pendant  près  d'un 
demi-siècle,  il  ne  paraît  plus  de  grande  œuvre  historique 
sur  l'Orient;  ce  sont  des  travaux  sur  quelques  points  parti- 
culiers ',  ou  hien  des  compilations  destinées  à  répandre  les 
connaissances  que  l'on  considérait  comme  définitivement 
acquises.  Dès  1730  on  avait  traduitfle  l'anglais  une  histoire 
universelle  du  monde-,  qui,  comme  plus  tard  V  Essai  sii7'  les 
tmeurs,  s'ouvrait  avec  le  tableau  des  anciennes  civilisations 
d'Asie.  Plus  tard  paraissait  en  trente  volumes  une  His- 
toire  moderne  des  Chinois,  Japonais,  Indiens,  Persans, 
Turcs,...  etc.,  pour  servir  de  suite  à  r Histoire  ancienne  de 
M .  liollin  :  assez  bien  accueillie  pour  qu'on  en  fît  une 
proni|»te  réédition^;  et  peu  après  V Histoire  r/énértilf  des 
II uns.  Turcs,  Mongols  et  autres  Tatars  de  Guignes'  pré- 
tendit informer  le  public  sur  des  nations  d'Asie  moins 
connues  que  les  autres.  En  môme  temps  d'Anviile  pour- 


I.  Ontre  les  histoires    déjà  citées,  relatives  à  Thanias  Koiiii-Khan  et 
-^flengiskhan   :  Histoire  de    l'erse,  1740;  —  Histoire   de  Perse,    17o0;  —    De 
Marigny,  Histoire  des  Aralies,  l"o4;  —  De  la  Flotte,  Essais  /listoriqites  sur 
rinde,  1769;  —  Mignot,   Histoire   de  Vempire  ottoman,  1771.  —  L'Histoire 
^iierrile  de  la  Chine  du  P.  du  Maille  est  contemporaine  (1777,  13  vol.  in-4") 
des  Mémoires  sur  les  Chinois  dont  il  sera  parlé  jikis  tard. 
'/   2.    Salmon,    Histoire   moderne   ou    état   présent  de  tous  les  peuples   du 
monde.  Anistcrdani,   1730...  Le  tome  1  est  consacré  à  la  Chine. 
/     3.  Nouvelle  édition,  17oo  à  1776,  30   vol.  —  Voltaire  en  parle  de  façon 
fort  méprisante  {Fragment  sur  VJnde,  1773,  article  32). 

'(.  i7o6.   V  {0-4". 


LES  COMMENCEMENTS  DE  L  ORIENTALISME.  141 

suivait  sur  la  Chine  et  sur  llnde  ses  travaux  cartogra- 
pliiques'.  Vers  1~60  Thistoire  de  l'Orient,  longtemps 
ignorée,  était  devenue  une  richesse  solide  et  estimée, 
incorporée  tout  à  fait  au  domaine  intellectuel,  et  dont  la 
f  philosophie  allait  aussitôt  tirer  un  précieux  revenu. 
i  Aussi  Voltaire  eut-il  beau  jeu  pour  reprocher  à  Bossuet 
'  de  n'avoir  point  parlé  de  l'Orient  dans  un  livre  qu'il  inti- 
tulait pourtant  Discours  sur  V Histoire  Universelle'-.  Ce  qui 
n'était  au  xvn*'  siècle  qu'un  oubli  presque  excusable,  eût 
été,  cent  ans  après,  une  scandaleuse  omission.  On  sait,  et 
on  verra,  combien,  dans  la  plupart  de  ses  écrits,  et  surtout 
dans  VEssai  sur  les  Mœurs,  Voltaire  a  donné  place  aux 
anciens  peuples  d'Orient.  Grâce  aux  très  vieilles  annales 
des  Chinois,  il  a  pu  reculer  si  loin  dans  le  temps  l'orig-ine 
de  l'histoire,  que  la  limite  établie  par  lui  n'a  été  dépassée 
que  très  tard  dans  le  xix''  siècle.  Le  profit  a  été  considé- 
rable, (ju'y  ont  trouvé  et  la  critique  historique  et  l'esprit 
philosophique  :  le  mérite,  sinon  la  gloire,  en  doit  revenir, 
pour  une  petite  part  au  moins,  aux  travailleurs  honnêtes 
qui,  comme  le  père  du  Halde,  ont  permis  cet  élargisse- 
ment de  l'esprit.  Mais  ce  n'est  là  encore  qu'un  des  aspects 
sous  lesquels  il  faut  envisager  les  services  rendus  par  les 
premier  orientalistes.  En  même  temps  qu'on  constituait 
l'histoire  de  l'Orient  on  en  étudiait  les  langues;  aux 
savants  comme  aux  bijoutiers,  l'Asie  était  un  champ  iné- 
puisable de  pierres  précieuses,  une  mer  où  étaient  enfouies 
des  perles  en  nombre  infini,  et  la  dernière  qu'on  amenait 
au  jour  paraissait  toujours  la  plus  belle. 

1.  Outre  lalljum  quil  donna  à  louvrage  de  Du  Halile,  voir  Écluircisse- 
mentssur  la  carte  de  Vlnde,  HoS,  et  les  revues  savantes  du  temps. 

2.  Par  exemple,  Dictionnaire  philosophique,  au  mot  Gloire,  section  m  : 
Entretien  avec  un  Chinois. 


142  LA  CONNAISSANCK  DE  L  ORIENT. 


III 

Le  xvii''  siècle  est  «  l'époque  où  se  place  la  découverte, 
pour  ainsi  dire,  du  monde  littéraire  des  contrées  exoti- 
ques '  ».  Les  laniiues  d'Orient,  l'arabe  du  moins,  n'étaient 
pas  tout  à  fait  inconnues  aux  hommes  du  moyen  àg-e;  on 
y  était  naturellement  amené  par  l'étude  de  l'hébreu  et  du 
syriaque,  indispensables  à  une  bonne  connaissance  de  la 
Bible  ■^;  quelques  tirccs  renégats,  des  musulmans  convertis, 
avaient  pu  en  instruire  de  rares  savants  ;  mais  ceux-ci 
étaient  déjà  assez  affairés  devant  cette  dure  besogne,  et  ils 
ne  songeaient  pas  à  publier  leurs  difOcultueuses  trouvailles  : 
point  de  traductions  véritables,  point  de  grammaires,  point 
de  dictionnaires.  La  prise  de  Gonstantinople,  l'exode  vers 
l'Occident  des  Grecs  instruits,  l'élan  donné  par  la  Uéfoinie 
aux  recherches  d'exégèse  biblique,  le  prodigieux  effort  de 
travail  auquel  se  livrèrent  les  érudits  de  la  Renaissance, 
tels  ont  été  les  vrais  prodromes  de  la  future  science  orien- 
taliste \  Dès  le  XVI*  siècle  il  y  eut  des  chaires  d'arabe  d;ins 
les  principales  universités  d'Europe  :  le  Collège  de  France 
ne  man(|ua  point  à  en  créer  une,  lui  aussi  ;  et  il  se  vérifia 
une  fois  de  plus  qu'il  est,  pour  s'instruire,  peu  de  moyens 
aussi  profitables  (pie  d'enseigner  la  science  qu'on  veut 
acquérir!  On  pourra,  si  l'on  veut,  aller  chercher  dans  la 

1.  Diigat,  Histoire  di'S  orienlalisles  de  VEuropi'  (ouvrage  inacliovéi,  t.  I, 
Préface,  p.  m.  Voir,  dans  Laiiglois,  Manuel  de  Bihliof/ra/j/iie  historique, 
p.  3lii,  quelques  indications  sur  les  études  orientalistes  au  xvii'  et  au 
xvni'   siècle. 

2.  Pendant  longtemiis  on  ne  sépara  guère  Tétude  de  l'arabe  de  ((die  de 
l'hébreu,  du  syriaque  et  du  chaldéen.  Nombre  de  dictionnaires  et  <le 
grammaires,  au  xvi"  et  au  xvii'  siècle,  unissent  ces  quatre  langues.  Par 
exemple,  et  comme  type,  voir  l'ouvrage  de  llottinger.  iimmniatira  r/iiatuor 
lifif/iiarum  hebraica,  syriaca,  chnldauti  rt  araliira,  Heidelberg,  1058. 

3.  Le  terme  lui-même  parait  bien  lard.  L'Académie  l'admet  en  l<S3o,  et 
il  n'a  guère  paru  qu'à  la  fin  du  xvni"  siècle,  au  moment  où  précisément 
se  constituait  le  véritable  orientalisme. 


LES  COMMENCEMENTS  DE  L'ORIENTALISME.  143 

Gallia  oriental is  du  vieux  bibliographe  Colomiès  ',  les 
noms,  obscurs  et  rébarbatifs,  sous  leur  forme  latine,  des 
savants  français  qui  jetèrent  sur  les  langues  d'Orient  toutes 
leurs  ardeurs  de  travail;  pour  la  plupart  ils  se  bornèrent  à 
l'étude  de  l'hébreu,  mais  quelques-uns  déjà,  comme  Sca- 
lig-er,  Postel  surtout,  «  lecteur  des  lettres  grecques,  hébraï- 
ques et  arabiques  »  au  Collège  de  France  -,^  parvinrent  à 
une  connaissance  véritable  de  l'arabe.  11  y  avait  des  pro- 
fesseurs; il  y  eut  des  élèves,  et  avec  les  premières  géné- 
rations du  xvn'^  siècle,  on  put  commencer  le  défrichement 
d'un  domaine,  jusque-là  si  broussailleux  qu'on  n'en  devinait 
pas  même  l'étendue. 

A  vrai  dire  le  travail  orientaliste  se  fit  à  cette  époque 
surtout  hors  de  France,  en  Angleterre  et  en  Hollande^; 
mais  il  existait  déjà  une  sorte  d'internationalisme  de'  la 
science,  et  peu  importait  que  les  livres  fussent  édités  à 
Leyde,  à  Cologne,  à  Rome  ou  à  Paris,  puisqu'ils  étaient 
tous  écrits  en  latin.  Toutefois,  même  au  xvii*^  siècle,  il  v 
eut  en  France  une  série  continue  de  savants  qui  furent 
d'assidus  orientalistes  :  Du  Ryer,  le  premier  traducteur 
du  Koran*;  Thévenot,  garde  de  la  bibliothèque  du  roi  ', 
Vattier,  professeur  d'arabe  au  Collège  de  France;  d'Her- 
belot,  enfin,  l'auteur  de  la  Bibliothèque  orientale,  sont  les 
moins  inconnus  parmi  eux;  mais  il  serait  facile  d'en  citer 
d'autres  ({ui  collaborèrent  obscurément  à  cette  tâche,  gram- 
mairiens, lexicographes  et  traducteurs. 

Pendant  cette  première  période,  ce  qu'on  chercha  sur- 
tout à  produire,  ce  furent  «  des  instruments  de  travail... 


1.  Colomesius.  Gallia  orien/alis.  ItiO.i. 

2.  Auteur,  en  particulier,  d'une  f.'r.immaire  arahe.    11  avait  vovaj.'é  en 
Orient.  Voir  \.  Lefranc,  Histoire  du  (Jollèf/e  île  France,  p.  139  et  18i. 

3.  Erpenius,  Bocharl,  Castell,  Gulius,  llollingcr. 

4.  Avait  été  consul  en  Egypte, 
b.  Oncle  du  voyageur. 


144  LA  CONNAISSANCE   DH  L  (HUENT. 

pour  pouvoir  plus  tard  sonder  ces  immenses  mines  litté- 
raires de  rOrient  '  »  :  et  Ton  pourrait  écrire  à  la  suite, 
en  une  même  liste,  plus  de  vingt  grammaires  ou  lexiques 
qui  parurent  entre  les  Rudimenla  f/ra/nmatices  linrjuœ 
turcicLv  de  Du  Uycr  (1630)  et  la  /{//'Itolluu/ue  orientale  de 
d'Herbelot  (U>9")-.  C'était  là  le  plus  pressé;  aux  troupes 
qui  demandent  la  bataille  il  faut  d'abord  des  armes  et 
une  tliéorie  claire  qui  puisse  en  enseigner  le  maniement. 
Mais  à  quoi  bon  tous  ces  exercices  d'assouplissement  si 
l'on  n"a  pas  occasion  de  les  appliquer?  11  n'était  pas  à  la 
portée  de  tous  d'acheter  chèrement  en  Orient(|ue!(|ue  manu- 
scrit, pour  le  déchilîrer  ensuite  avec  passion;  on  dut  donc 
se  préoccuper  d'éditer  les  textes  orientaux  eux-mêmes,  on 
grava  les  poinçons  et  les  matrices  nécessaires,  on  donna 
aux  imprimeries  les  sinueux  caractères  arabes.  Dès 
Louis  XIII,  on  put  publier  quelques  textes,  et  à  la  fin  du 
XVII'  siècle  l'imprimerie  royale  vint,  avec  ses  belles  édi- 
tions, soutenir  cet  efTort  de  l'initiative  privée  ^ 

Le  travail  des  fouilles  n'était  pas  achevé ,  que  déjà 
s'élevèrent  au-dessus  des  fondations,  mal  déblayées  encore, 
quelques  pièces  de  la  bâtisse  future  ;  des  traductions  latines 
ou  françaises  vinrent  apprendre  au  public  à  la  fois  l'exis- 
tence des  savants  orientalistes  et  celle  d'une  littérature 
asiali(|ue;  on  put,  de  bonne  heure,  connaître  Sadi,  Pilpay 
et  Confucius,  le  Koran  et  quelques  livres  de  philosophie 
chinoise  ''   :  alors  les  écrivains  s'empressèrent  de  réfuter 

1.  Du^-'at,  ouviiu/n  cilr,  Préface,  p.  xxviii. 

2.  Parmi  les  jirincipaiix  :  Grammaire  araho  (l'Krpeniiis,  1031;  —  Une 
grammaire  et  un  iliclioiiiiaire  japonais  piii)lit-s  on  1032  par  la  Congréga- 
U(in  iJe  propat/onda  fide\  —  l^îne  grammaire  persane,  16411;  —  Golins, 
Diclioimaire  arabe,  10.53;  —  lloUinger.  Grammalica  (jualuor  linr/iianitn, 
jC:;9; —  Bibliollieca  orientalix  el  Eli/ninloi/ium  orientale.  1G6I  ;  —  Thévenol, 
Grammaire  tarture,  1682.  —  Un  dictionnaire  persan,  lOSl. 

3.  Dugal,  ouvraf/e  cilé.  Préface.  Les  poinrons  fnrent  donnés  en  lOlH  à 
l'Imprimerie  royale. 

'».  Voir  plus  loin  dans  le  cours  du  cliaiiiu-e. 


LES   COMMENCEMENTS  DE  L  ORIENTALISME.  145 

Mahomet  ou  d'exalter  Confucius,  après  avoir  lu  cent  ver- 
sets de  Tun  ou  dix  sentences  de  l'autre.  Si  superficielle  que 
fût  cette  érudition,  trop  prestement  acquise,  il  n'y  en  avait 
pas  moins  là  de  quoi  modifier  beaucoup  la  notion  de 
l'Orient. 

A  ces  premiers  orientalistes  les  encouragements  royaux 
ne  manquèrent  pas.  Sur  ce  point  encore,  Colbert  s'inté- 
ressa beaucoup  à  la  révélation  de  l'Orient.  De  même 
<[u'il  encourageait  les  voyageurs  et  surtout  les  commer- 
çants, de  même  il  lit  donner  des  subventions  aux  savants; 
il  créa  des  chaires  au  Collège  de  France,  institua  des 
«  secrétaires  interprètes  du  roi  aux  langues  orientales  »; 
des  missions  archéologiques  furent  envoyées  en  Egypte, 
en  Asie  Mineure,  à  Constantinople,  plus  loin  même  dans 
rOrient  ';  des  sommes  importantes  furent  dépensées  pour 
l'achat  de  médailles  et  d'objets  exoti(|ues;  et  le  cabinet  du 
roi  s'enrichit  peu  à  peu  d'une  masse  considérable  de 
manuscrits  orientaux,  que  ne  devaient  pas  épuiser,  malgré 
leur  féconde  curiosité,  les  traducteurs  du  xvui"  et  du 
xix*  siècle. 

Ce  premier  élan  vers  l'étude  scientifique  du  monde 
oriental  se  termine  à  peu  près  à  la  fin  du  xv!!*"  siècle  :  la 
Bibliothèque  orientale  de  D'Herbelot  (1697)  marque  en  effet 
non  pas  un  arrêt,  mais  comme  une  étape  dans  le  dévelop- 
pement de  ces  études  :  elle  résume  et  codifie  les  eflbrts  que 
pendant  plus  de  cent  cinquante  ans  avaient  accumulés  les 
savants  de  France  et  d'Europe.  Cet  énorme  in-folio  offre 
à  sa  première  page  un  interminable  sous-titre  (honnête 
habitude  qu'on  avait  alors  d'inscrire  en  tête  du  livre  tout 
son  contenu!)  :  Dictionnaire  universel  contenant  f/énérale- 
menl  tout  ce  qui  regarde  la   connaissance   des  peuples  de 

1.  Osmonl.  Missions  archéolof/i/fues,  déjà  cité  :  il  y  eut  au  xvii'  sièclt-  au 
moins  huit  missions  en  .Vsie. 

10 


146  LA  CONNAISSANCE  DE   L  ORIENT. 

rurirni  ',...  etc.  ;  en  elTet,  dans  le  livre,  comme  dans  le 
titre,  tout  avait  sa  place  :  histoires,  traditions,  religions, 
|toliti(|iie,  sciences,  arts,  biographies,...  etc. ,  le  tout  disj)osé 
sous  des  ruhriques  commodes,  accompagné  de  tahles  des 
matières  (jui  en  rendaient  l'usage  aisé  même  aux  moins 
érudits.  On  s'attend  Jden  qu'il  y  ait  en  ce  livre  beaucoup 
d'erreurs  et  que  la  critiijue  y  soit  généralement  insuffi- 
sante; néanmoins  celle  œuvre,  aujourd'hui  encore  tenue  en 
grande  estime,  était  une  richesse  extraordinaire  pour  une 
science  encore  bien  pauvre.  11  va  de  soi  (ju'un  tel  instru- 
ment de  travail  facilitait  la  tâche  des  savants,  et  rendait 
possibles  des  découvertes  nouvelles  ;  on  eût  dit  de  mul- 
tiples sondages,  exécutés  méthodiquement  sur  l'emplace- 
ment tout  entier  de  l;i  mine,  jusque-là  exploitée  un  peu  au 
hasard.  Mais  le  public  en  lira  lui  aussi  avantage  :  le  livre 
de  D'IIerbelol  devint  une  source  où  directement  chacun 
alla  puiser,  (piand  i!  voulut  parler  de  l'Orient.  Nombre 
d'auteurs  dramatiques  et  de  romanciers,  d'historiens  ou  de 
philosophes,  avouent  ce  (piils  lui  doivent;  mais  combien 
se  taisent  qui  l'ont  effrontément  |>illé! 

Déjà  au  moment  où  paraît  la  Blhliothèqne  orientale,  une 
nouvelle  génération  d'orientalistes  est  arrivée  à  maturité. 
Mais  avant  d'étudier  cette  seconde  période,  qui  va  de  Gal- 
land  et  de  Petis  de  la  Croix  jusqu'à  Anquetil  du  Perron, 
il  faut  dire  en  peu  de  mots  quelle  contribution  les  orienta- 
listes de  la  iiremière  heure  apportèrent  à  la  conception 
du  public  sur  l'Orient.  Comme  ils  furent  les  premiers  à 
l'œuvre,  ils  purent  la  marquer  au  coin  de  leur  esprit;  et 


1.  Voir  en  16o8,  du  même  genre,  mais  moins  consiilér.-il)lc  :  llollingcr, 
Promptuarium  seu  Bihliolkeca  orienlalis.  Le  (liclionnairc  de  D'IIerbelol  a  été 
publié  après  sa  mort  et  achevé  par  (ialland.  Il  y  eut  plusieurs  rééditions, 
IITH  et  1"".  En  1780  parait  un  Supplément,  par  Visdelon  et  Galland.  Il  y 
eut  un  abrégé  en  1*82  —  el  une  nouvelle  réédition  en  n97. 


LES  COMMENCEMENTS  DE  L'ORIENTALISME.  147 

leur  influence  fut,  sinon  plus  scientifique,  du   moins  plus 
générale  et  plus  profonde  que  celle  de  leurs  disciples. 

Or  leur  état  d'esprit  était  bien  sing-ulier:  a  quelques 
exceptions  près,  ils  n'avaient  point  voyagé  en  Orient  :  toute 
leur  science  était  livresque.  Tout  ce  qui  était  écrit  leur 
paraissait  vrai;  si  Confucius  émettait  de  belles  maximes, 
c'est  donc  que  les  Chinois  les  mettaient  en  pratique.  Un 
livre  de  théologie,  un  traité  de  philosophie  devenait  l'image 
exacte  de  mœurs  réelles  '.  Puis  la  lecture  des  manuscrits 
orientaux  était  assez  difficile  pour  que  le  savant  eût  le  droit 
de  s'extasier  sur  son  propre  travail  :  à  travers  la  fatigue 
de  son  esprit  contracté,  les  pensées  ordinaires  revêtaient 
une  beauté  singulière,  et  les  sentences  remarquables  deve- 
naient des  traits  de  sublime  philosophie.  Peu  à  peu  l'érudit 
s'enthousiasmait  -  :  et  l'imprimeur  n'était  pas  loin  (jui 
reproduirait  son  latin  cicéronien  ou  ses  phrases  oratoires 
en  l'honneur  de  Confucius.  La  Chine  des  savants  fut  plus 
merveilleuse  encore  que  celle  des  missionnaires;  elle  ne 
devait  être  dépassée  que  par  celle  des  philosophes! 

Au  frontispice  d'une  dissertation  latine  ^  l'érudit  Spize- 
lius  fit  représenter  un  mandarin  assis,  au  travail,  avec  un 
serviteur  tenant  au-dessus  de  lui  une  grande-  ombrelle  : 
c'était  bien  ainsi  que  les  savants  devaient  imaginer  la 
Chine,  et  avec  elle  un  \)C\i  l'Orient  tout  entier.  De  la  Chine 
des  missionnaires  ils  avaient  surtout  retenu  ce  qui  était 
dit  des  mandarins  et  des  lettrés;  ils  admiraient  ce  pays 
étonnant  où,  l'empereur  étant  lui-même  un  érudit,  toutes 

1.  Voir,  par  exemple,  Lettre  du  P.  l'arcnnin  au  «lirecteur  de  l'Académie 
des  Sciences,  1 1  avril  17:50. 

2.  Voir,  dans  Marmonlel,  Mémoirrs,  liv.  VI,  un  amusant  portrait  de 
Mairan.  ■•  Il  était  quelquefois  soucieux  de  ce  qui  se  passait  à  la  Chine; 
mais  lorsqu'il  en  avait  reçu  des  nouvelles,...  il  était  rayonnant  de  joie.... 
Quelles  âmes  que  celles  qui  ne  sont  inquiètes  que  des  mu-urs  et  des  arts 
des  Chinois  !  • 

3.  Spizelii  de  Re  lillrraria  Sinensiiim   Comme nlarius,  Leyde,  ICtJO. 


148  LA   CONNAISSANCE  DE  LOIIIENT. 

les  gloires,  tous  les  honneurs,  toutes  les  charges  }iubliques, 
et,  avec  elles,  les  richesses,  allaient  aux  hommes  d'étude. 
Leur  enthousiasme  débordait  d'autant  jtlus  volontiers 
qu'en  faisant  l'éloge  des  mandarins,  leurs  collègues  loin- 
tains, ils  avaient  vaguement  conscience  de  rehausser  leur 
propre  dignité.  Tout  sujet  leur  ('tait  hon  pour  arriver  à 
ce  thème  favori.  Isaac  Vossius  ',  écrivant  un  traité  sur 
l'antiquité  du  monde,  est  amené  à  parler  des  tables  de  chro- 
nologie chinoise,  récemment  révélées  par  les  Jésuites. 
Immédiatement  il  s'exalte  :  le  pays  où  l'on  fait  de  si  belle 
chronologie  est  un  pays  merveilleux;  point  de  guerres, 
point  de  querelles,  on  s'adonne  uniquement  au  jilaisir  et  à 
la  contemplation  de  la  nature  :  les  étrangers  qui  y  vont 
n'en  veulent  plus  revenir  ^.  Tous  les  savants  répétaient  le 
même  cantique  de  doctes  louanges  '. 

Mais  une  autre  raison  les  inclinait  à  tant  de  bonne 
volonté  vers  l'Orient.  En  général,  malgré  une  déférence 
tout  extérieure,  ils  n'avaient  pas  beaucoup  de  sympathie 
jKiur  l'Eglise  qui,  uu  siècle  au|>aravant,  persécutait  leurs 
devanciers,  et  surveillait  encore  leurs  |tropres  travaux  avec 
hostilité.  Or  ils  s'aperçurent  que  cet  Orient,  si  vanté  parles 
Jésuites,  on  pouvait  le  retourner  aimablement  contre  la 
religion,  sans  (pie  d'abord  personne  prît  garde  à  ce  détour: 
ou  dirai!  de  Mahomet  ce  qu'on  n'osait  dire  de  Jésus-Christ, 
et  1  ou  conslaterait  que  Coufucius  avait  fort  bien  agi  en 
prati(|uaut  des  maximes  tout  opposées  à  celles  de  Home. 


1.  Voltaire,  Essni  sur  les  Mnurs,  chap.  ii  :  ■■  Dans  le  siècle  passé  nous 
ne  connaissions  pas  assez  la  r.liine.  Vossiiis  l'admirail  en  tout  avec  exa- 
gération.... • 

2.  De  vera  aetate  mundi,  [tW-'i.  p.  II.   Voir  Spizelins,  Ouvrage  cité,  p.  1. 
;î.  Sur  les  conlradideurs,  voir  Voltaire,  Hssai  sur  les  Mœurs,  chap.  ii,  et 

l'arlicle  de  VlCnri/ctopédie  i\c  D'Alcinhcrt  sur  les  Chinois.  — Au  xviii'  siècle 
encore  Le  Beau  citera,  comme  comble  de  gloire  pour  VAhréfjé  chronolo- 
gique du  président  llénault,  ce  fait  qu'il  a  été  traduit  en  Chine.  {Histoire 
de  V Académie  royale  des  Inscriptions  et  Belles-Lettres,  XXVIIL  135.) 


LES  COMMENCEMENTS  DE  L'ORIENTALISME.  149 

De  cette  tactique  les  érudits  (\a  xvii'"  siècle  usèrent  en  géné- 
ral prudemment,  mais  parfois  des  scandales  éclatèrent, 
assez  bruyants  pour  que  les  libertins  et  les  philosophes 
fussent  avertis  de  l'excellence  de  cette  méthode.  Ainsi  le 
mathématicien  Wolff  fut  accusé,  condamné  et  exilé,  pour 
avoir  à  Hall,  dans  une  cérémonie  académique,  prononcé 
l'éloge  de  Confucius  '  ;  ne  le  mettait-il  pas  en  effet  au  rang 
des  grands  prophètes  de  toutes  les  religions,  et  parmi  eux 
de  Jésus-Christ"!  L'affaire  eut  assez  de  retentissement 
pour  ([ue  Voltaire  en  ait  dit  quelque  chose  dans  son  Dic- 
tionnaire philosophique  ^;  s'il  avait  fallu  lui  faire  un  procès, 
à  lui,  toutes  les  fois  qu'il  eut  recours  à  cet  ingénieux  pro- 
cédé, il  aurait  lassé  les  juges  par  ses  récidives. 

Cette  vision  d'un  Orient  idéal  et  d'une  Chine  philosophe 
ne  pouvait  que  plaire  aux  hoinmes  du  xvm'  siècle.  Aussi 
les  nouveaux  orientalistes,  s'ils  ont  perfectionné  admira- 
blement la  science  quils  avaient  héritée  do  leurs  ancêtres, 
n'ont  pas  manqué  de  l'entreprendre  dans  le  même  esprit. 
Pendant  tout  le  siècle  des  Encyclopédistes,  la  révélation 
scientifique  de  l'Orient  fut  plus  d'une  fois  détournée  au 
profit  de  la  libre  pensée;  les  orientalistes  eux-mêmes  n'y 
faisaient  point  difficulté;  et  si  cela  risquait  de  devenir  une 
faiblesse  plus  tard,  cela  fut  d'abord  une  force,  puisqu'il 
fut  ainsi  possible  au  public  de  s'intéresser  à  des  sciences 
un  peu  rébarbatives. 


IV 

Ce    qui    man(|uait    à    tous    les    premiers    orienlalistes 
presque,   c'était    d'avoir   eu  occasion,    ne    fùl-cc   qu  a  un 

1.  Oratio  de  Sinnrum  p/iilosop/iia  praclica   12  Juillet  1121).    Francfort- 
9ur-Ie-Mein,  1726. 

2.  P.  2i. 

3.  Au  mot  CiiiNK.  section  ii. 


150  LA  CONNAISSANCE   \)K  L'iHUENT. 

moment  (le  leur  vie,  iVentondre  parler  dans  le  pays  même 
les  langues  qu'ils  étudiaient.  Or,  avec  les  j)remières  années 
du  xvnr  siècle,  il  sembla  que  celte  cause  d'insuffisance,  de 
retard  du  moins,  allait  disparaître.  Alors  «  la  résurrection 
des  lani,mes  orientales  commença  sérieusement'  ». 

Entre  autres  bonnes  besognes,  les  savants  Jésuites, 
envoyés  à  Pékin  en  lOGo,  eurent  soin  de  recruter,  parmi 
leurs  confrères  plus  jeunes,  des  disciples  quils  associèrent 
bientôt  à  leurs  études  de  littérature  et  de  pbilosophie  chi- 
noises. Ainsi  le  P.  de  Premare  et  le  P.  Visdelou  purent 
devenir  d'excellents  sinologues  à  qui  ne  manquèrent  ni  la 
prati(|ue,  car  ils  vivaient  parmi  les  lettrés  chinois,  ni  la 
théorie,  puis(ju'ils  avaient  été  formés  auprès  des  meilleurs 
maîtres  qui  fussent  à  l'époque-.  Pareille  bonne  fortune 
vint,  dans  le  même  temps,  échoir  aux  autres  pays  d'Asie: 
Colbert,  très  préoccupé  des  choses  d'Orient,  avait  envoyé 
dans  le  Levant  (piebpies  jeunes  gens,  et  parmi  eux  F.  Petis 
de  la  Croix,  pour  étudier  la  langue  du  pays  et  devenir  par 
la  suite  sccrclaires-inlerpri'lcfi  du  roi.  Celle  idée  n'eut 
d'abord  qu'un  commencement  d'exécution,  mais  des  décrets 
royaux  lui  donnèrent  bientôt  la  forme  d'une  institution 
régulière^;  il  y  eut  un  corps  ([a?,  jf.uncs  de  langues,  c'est-à- 
dire  une  manière  déjà  (VEvole  des  latiffiics  orientales.  Des 
jeunes  hommes  vinrent  à  Paris,  aux  frais  du  roi,  pour 
apprendre  l'arabe,  le  turc  et  le  persan;  delà  on  les  envoyait 
à  Conslanlinople,  où  ils  perfectionnaient  leur  science.  A 
leur  retour,  ils  n'étaient  point  onbiic's;  nommés  secrétaires- 
interprètes  du  roi,  gardes  de  la  bibliolhè(jue  royale,  pro- 
fesseurs au  Collège  royal,  ils  avaient  le  loisir  et  les  moyens 

1.  Outrât,  ouvru'/p  cité.  Préface,  p.  xv.  —  Voir  Osmont,  oiivrai/e  cilé.  — 
Cordier,  Fraçimenl  d'une  histoire  de.t  éludes  c/iinoises  au  XVIIl'  siècle. 

2.  Voir  surtout  les  ouvrages  de  Masson  cl  ihi  Foiirmont  sur  l;i  langue 
chinoise. 

:i.  if.'j9,  ni 8,  1121. 


LES  COMME.XCEMENTS  DE  L  ORIENTALISME.  loi 

Je  traduire  les  manuscrits  orientaux,  longtemps  entassés  à 
Paris,  comme  un  luxe  inutile.  Galland  '  et  toute  la  famille 
des  Petis  de  la  Croix-  furent  de  ces  jeunes  de  kingues  :  les 
traductions  des  Mille  et  une  iXuils  et  des  Mille  et  un  Joutas, 
sans  compter  maint  autre  conte  persan  ou  turc,  disent  assez 
les  services  que  cette  institution  rendit  à  la  connaissance 
de  l'Orient. 

Le  premier  fut  de  donner  aux  études  savantes  un  regain 
puissant.  Deux  institutions  favorisèrent  surtout  ce  mouve- 
ment :  le  Collège  de  France,  l'Académie  des  Inscriptions  et 
Belles-Lettres.  Depuis  l'époque  de  sa  fondation,  le  Collège 
royal  avait  eu  son  professeur  d'arabe,  et  il  avait  été  long- 
temps la  seule  école  française  où  l'on  put  s'instruire  des 
langues  orientales;  au  xviii'"  siècle  il  y  eut  deux  cours 
d'arabe \  et  on  y  enseigna  par  surcroît  le  turc  et  le  persan; 
les  Petis  de  la  Croix,  les  Fourmont,  de  Guignes,  Deshaute- 
rayes,  Gardonne  y  furent  professeurs  et  ce  ne  sont  pas  les 
moindres  parmi  les  orientalistes  de  l'époque.  Aux  pre- 
miers on  put  reprocher  de  n'être  que  des  demi-savants, 
trop  vite  improvisés,  et  de  garder,  sous  la  dignité  nouvelle 
de  l'appareil  universitaire,  les  habitudes  d'esprit  qui  avaient 
fait  leur  fortune  de  drogmcui;  mais  à  l'œuvre  on  connut 
bien  qu'ils  étaient  d'estimables  ouvriers  ;  leurs  élèves  ne 
lardèrent  pas  à  compléter,  jiar  une  science  plus  rétléchie,  ce 
qu'il  pouvait  y  avoir  eu  d'insuffisant  dans  le  travail  de  leurs 
maîtres. Beaucoup  allèrentvers  cet  Orient  quils  étudiaient,  et 
y  passèrentde  nombreuses  années  comme  interprètes, comme 
consuls*  ou  simplement  comme  chargés  de  mission  '. 

I.  (ICi6-171r)).  Suivit  l'ambassadeur  Noinlel  à  Conslanlinople. 

•2.  Le  grand-père,  peu  connu  :  —  puis  Franrois  (1003-1113).  le  plus  célélire; 
—  puis  A.-L.-M.  Pelis,  le  fils  de  ce  dernier  (1098-n.H).  Ils  furent  tous 
les  trois  même  fortune  et  remplirent  les  mêmes  fonctions. 

3.  A.  Lefranc,  ouvrar^e  cité,  p.  2.-12. 

1.  Par  exemple,  L.-J.  de  Guignes,  Cardonne. 

0.  Mission  de  Lucas,  Fourmont  et  Sevin.  Missions  en  Chine. 


132  LA   CONNAISSANGK  DE  L'ORIENT. 

()(i  n'rlait  j>oint  [irofesseur  d'arabe  ou  de  persan  au  Col- 
lège Royal,  sans  que  l'Académie  des  Inscriptions  et  Belles- 
Lettres  tînt  à  honneur  de  vous  élire  parmi  ses  membres  : 
dés  sa  réortianisation  au  début  du  xvnr  siècle,  elle  donne 
à  lii  connaissance  de  lOijciit  une  bonne  [>artie  de  son  acti- 
vité'. A  mesure  que  le  siècle  s'avança,  les  communications 
sur  les  pays,  les  langues  et  les  mœurs  d'Asie  devinrent 
plus  nombreuses.  L'estime  où  Ton  tenait  leurs  auteurs,  le 
bruit  qu'on  menait  autour  d'elles  dans  le  monde  savant, 
n'étaient  pas  de  pauvres  encouragements  aux  érudits  : 
quebjue  attrait  qu'olTrent,  de  soi,  les  214  clefs  de  la  langue 
chinoise,  le  système  théologique  des  mages,  ou  l'écriture 
hindoue,  on  les  étudie  plus  agréablement  si  l'on  espère 
pouvoir  faire  apprécier  en  docte  compagnie  l'ingéniosité  et 
la  science  dont  on  a  fait  preuve.  Puis  les  discussions,  les 
polémiques  quelquefois,  surtout  quand  on  y  mit  la  dose 
«l'acrimonie  convenable,  ne  furent  pas  inutiles  à  l'avance- 
ment de  l'orientalisme  :  de  Guignes  et  Deshauterayes  dis- 
putèrent longuement  si  les  Chinois  étaient  ou  non  une 
colonie  égyptienne  :  on  n'en  tira  guère  de  conclusion 
solide,  mais  la  Chine  et  l'Egypte  n'en  furent  que  mieux 
connues. 

Le  recueil  de  l'Académie  des  Inscriptions  et  Belles- 
Lettres-  et  \o  JûurudI  des  Savants^  sont  sur  toutes  ces 
questions  d'une  constante  richesse.  Fréret,  Fourmont,  de 
Cuignes  y  |tarlèrent  de  la  Chine  ;  Mignot  et  plus  lard 
Auquel  il  du  Peiron  s'intéressèrent  à  l'Inde,  l'abbé  Fou- 
cher  expliqua  la  religion  des  Persans  :  Cardonne  et  Bré- 
(|uignv  se  réservèrent  aux  Arabes,  aux  contes  turcs  et  au 

1.  Maiiry,  Ilifloire  de  l'ancienne  Académie  des  Insvrifilions  et  lielles- 
Lellres.  186-2. 

2.  Voir  la  liste  des  mémoires  dans  la  BibUof/irip/iie  des  Suciétés  savante-- 
de  Las  le  y  rie. 

3.  Voir  ses  Tables  fiénérales. 


LES  COMMENCEMENTS  DE  L'ORIENTALISME.      i:i3 

Koran,  etc.  Il  y  a  là  toute  une  collection  de  travaux,  en 
général  fort  intéressants,  toujours  sérieux  et  documentés, 
qui  sont  en  bonne  place  à  côté  de  minutieux  commentaires 
sur  des  vers  grecs,  ou  de  recherches  érudites  sur  l'ancienne 
histoire  de  France. 

La  matière  même  des  mémoires,  leur  érudition  longue- 
ment préparée  furent  chose  dont  le  public  ne  tint  guèr« 
compte,  puisqu'il  ne  les  lut  pas.  Mais  on  fît  causer  les 
savants  dans  les  salons  et  leur  science  dut  se  parer  de 
quelques  dentelles;  on  interrogea  les  critiques  dont  c'était 
le  métier  de  lire  les  gros  livres;  et  alors  on  put  parler 
de  la  Chine  et  de  la  Perse,  avec  la  même  incompétence  et 
le  même  entrain  dont  furent  victimes  de  nos  jours  la  tiare 
de  Saïtapharnès,  la  courtisane  Thaïs,  les  fouilles  d'Antinoë, 
tant  d'autres  trouvailles  savantes  que  le  journal  et  Yiùter- 
view  déflorèrent,  à  peine  écloses.  On  en  parla  mal,  soit; 
mais  on  en  parla,  ce  qui  était  bien;  mieux  encore,  on  se 
persuada  qu'il  en  fallait  parler.  Dans  un  mémoire  Four- 
mont  avait  exposé  à  l'Académie  des  Inscriptions  et  Belles- 
Lettres  combien  l'étude  de  ces  langues  orientales  serait  utile 
au  progrès  de  l'histoire  ';  Boulainvilliers,  dans  un  livre  de 
vulgarisation,  reprend  à  son  compte  ce  développement',  et 
le  public,  après  lui,  le  répète.  De  grands  seigneurs  amateurs, 
comme  le  comte  de  Caylus,  daignent  faire  entier  les  choses 
d'Asie  dans  la  collection  de  leurs  bibelots  scientifiques,  et 
honorent  les  orientalistes  d'une  particulière  [)roteclion;  ils 
consentent  même  parfois  à  signer  de  leur  nom  les  livres 
que  ceux-ci  ont  écrits  ^  A  la  suite  des  savants  viennent  les 
connaisseurs;  après  les  revues  érudites  il  y  a  les  journaux 

1.  Mémoires  de  l'Académie,  VU.    21D   icomnuiniialioii   faite  au   (Iclml 
de  1730). 

2.  Histoire  des  Arabes,  1731.  p.  6  et  8.    . 

3.  De  Caylus  a  signé  les  Conte.i  orienlaiu:,  171:5,  trailuils  iiar  iha  jeunes 
de  langues. 


154  LA  CONNAISSANCE  DE  L  ORIENT. 

littéraires:  tous,  plus  ou  moins,  se  croient  obligés  de  faire 
connaître  df  temps  en  temps,  an  public,  les  dernières  affir- 
mations de  la  science  sur  la  cbronoioiiic  chinoise,  ou  bien 
ce  que  l'on  a  inventé  de  plus  nouveau  sur  Zoroastre. 
Quelques-uns,  le  Journal  clrn>if/cr*  entre  autres,  ont  même 
des  correspondants  en  Orient  et  se  font  envoyer  des 
articles  sur  les  poètes  araltes.  Des  journaux  cette  mode 
passe  aux  conversations  :  on  cause  sur  l'Islamisme  et  les 
Chinois-;  Grimm  ne  manque  p^s  d'informer  ses  correspon- 
dants de  la  dispute  qui  mit  aux  prises  de  Guignes  et  Des- 
hauterayes  sur  l'origine  égyptienne  des  Chinois':  Diderot 
écrit  soigneusement  à  son  amie  Soj)hit'  Volland  les  progrès 
qu'il  fait  dans  la  connaissance  du  Koran*.  Dref,  les  décou- 
vertes de  rorienlalisme  reçoivent,  avec  la  vie  de  société,  si 
développée  au  xviu'  siècle,  toute  la  dilTusion  dont  elles  pou- 
vaient avoir  besoin. 


Les  résultats  les  plus  immédiatement  sensibles  de  toute 
cette  activité  scientifique  furent  les  traihictions  d'ouvrages 
orientaux,  successivement  mises  aux  mains  du  jiublic. 
Quelles  étaient  ces  traductions  et  (pic  hii  ap[)rironl-('lles  de 
nouveau  sur  l'Orient? 

Les  œuvres  littéraires  proprement  dites  furent  peu  con- 
nues, et  le  xvni"  siècle  ignora  l'imagination  épicpie  de 
l'Inde,  la  fantaisie  capricieuse  et  outrée  du  lyrisme  chi- 
nois, la  poésie  ingénieuse  et  compli(juée  des  Arabes'.  On 

1.  ITSl  <i  1"(;2,  el  i)liis  lard  la  Gazelle  lilléraire,  17G:i. 

2.  Diderot,  LoUre  à  Mlle  Volland,  du  30  octobre  ['">9. 

3.  Correspondance  littéraire,    l'a  sepleiiibrc   l".")'.).  Voir  Voltaire.  Lettres 
à  M.  Pauir,  17"(i. 

4.  8  novembre  1759,  septembre,  octobre  el  novembre  1700. 

•ï.  Exci'plor  les  traductions  d'auteurs  chinois  parues  dans  la  Description 


LES  COMMENCEMENTS  DE  L'ORIENTALISME.  ir,5 

soupçonna  bien  un  peu  leur  existence,  mais  il  fallut 
attendre  la  fin  du  xvui"  siècle  pour  qu'on  songeât  à  inté- 
resser les  Français  à  la  littérature  des  Turcs',  ou  pour 
qu'on  traduisît  le  drame  exquis  qui  conte  l'amour  et 
l'infortune  de  Çakountala-.  Aussi  Marmontel,  dans  les 
articles  de  littérature  qu'il  donna  à  Y  Encyclopédie,  paraît 
ig-norer  tout  à  fait  l'existence  des  poètes  persans  et  des 
auteurs  hindous  :  il  n'est  jamais  question  chez  lui  que  de 
l'antiquité,  des  classiques  français,  ou  bien  des  italiens^. 
Il  était  pourtant  convenu  que  Y  Encyclopédie  était  le  réper- 
toire universel  des  connaissances  du  siècle  :  si  ses  rédac- 
teurs ne  parlaient  point  des  littératures  de  l'Orient, 
c'était  apparemment  qu'on  ne  les  connaissait  pas. 

On  n'avait  g^uère  en  réalité  traduit  que  quelques  recueils 
de  contes  :  les  récits  des  fabulistes  d'Asie,  où  le  moyen  âge 
et  La  Fontaine  étaient  allés  puiser  leurs  apologues,  les 
livres  de  Pilpay  et  de  Lokman*.  Cela  ne  parut  point  très 
oriental,  tant  les  auteurs  français  avaient  donné  à  cette 
matière  un  peu  sèche  l'habit  et  le  caractère  modernes.  En 
revanche  les  traductions  des  Mille  et  une  Nuits,  des  Mille  et 
un  Jours,  àcY  Histoire  de  la  sultane  de  Perse  et  des  visirs,  qui 
restent  l'œuvre  principale  de  (lalland  et  de  Petis  de  la  Croix, 
furent  accueillis  avec  un  immense  succès  ^;  et  le  public,  à 


</e  la  Chine  du  P.  Du  Halde,  .1735,  en  particulier  «  Tchao-Clii-Cou-Culli  •■. 
tragédie  cliinoise,  source  de  l'07-/ifielui  de  la  Cfiine  de  Voltaire. 

1.  Par  exemple  :  Toderini,  De  la  lUléralure  des  Turcs,  \~H). 

2.  Traduit  en  anglais  en  1780,  fut  connu  en  France  d'abord  par  des 
articles  de  revues,  puis  par  une  traduction  publiée  en  iS03. 

3.  Ces  articles  ont  clé  réunis  en  un  volume  sous  le  titre  :  Éléments  de 
mtéralure. 

t.  Livre  des  Lumières,  1644.  —  Les  Fahles  de  Pilpaij,  1098.  —  Les  contes 
et  fables  de  Uidpni  ut  Lokman,  1724.  —  De  Caylus,  Contes  orienlaiir,  1713. 
—  Contes  persans,  1769.  —  Contes  et  fables  indiennes.  1778  (conlinualion 
par  Cardonne  du  recueil  de  1724,  d-uvre  de  (lalland).  —  Nouveaux  contes 
orientaux  (par  de  Caylus),  1780,...  etc. 

.0.  Les  Mille  et  une  Suifs,  contes  arabes  traduits  du  turc  (par  Callandi, 
t.   1,   1704.   —  Histoire  de  la  sultane  de  l'erse  et  des  visirs  (par    P.  df   la 


156  LA  CONNAISSANCE  DK  L  UlUKXT. 

travers  la  traduction  incomplète  de  Galland,  à  travers  la 
prose  de  Petis  de  la  Croix  habillée  à  la  mode  du  jour  par 
Lesage,  eut  une  véritable  impression  d  exotisme  : 

Les  coutumes  et  les  iiKrurs  des  Orientaux,  les  cérémonies  de 
leur  religion,  disait  le  premier  volume  des  Mille  et  une  Nuila,  y  sont 
mieux  marqués  que  dans  les  auteurs  qui  en  ont  écrit  et  que  dans 
les  relations  des  voyagi'urs.  Tous  les  Orientaux,  Persans,  Tartares  et 
Indiens,  s'y  font  distinguer  et  y  paraissent  tels  cju'ils  sont  depuis 
les  souverains  jusqu'aux  personnes  de  la  plus  basse  condition. 
Ainsi,  sans  avoii'  essuyé  la  l'atigue  d'aller  chercher  ces  peuples  dans 
leurs  païs,  le  lecteur  aura  icy  le  plaisir  de  les  voir  agir  et  de  les 
entendre  parler  '. 

En  elTet  le  lecteur  y  jtrit  un  tel  [daisir  (|u"il  fallut 
presque  aussitôt  satisfaire,  par  d(>  nouveaux  livres,  sa 
curiosité  enfin  éveillée  :  chose  extraordinaire,  on  la  calma 
avec  de  fausses  traductions  et  par  des  pastiches.  Pourlant 
la  Hihliothèijiie  royale  était  pleine  de  manuscrits  orientaux; 
Galland  et  Petis  de  la  Croix  avaient  même  laissé  des  tra- 
ductions inédites  :  Lesage  fut  chargé  de  les  donner  au 
|>uMic,  mais  il  n'en  fit  rien  -;  et  ainsi  fut  renvoyée  à  un 
autre  siècle  la  révélation  véritable  des  aiuvres  littéraires 
de  l'Asie,  inaugurée  pourtant  avec  un  tel  éclat. 

Si  peu  noiuhreiises  (ju'aicnl  été  les  traductions  de  ce 
genre,  du  moins  elles  donnèrent  de  bonne  heure  quelque 
idée  du  |)arler  oriental  et  du  style  fleuri  des  Turcs  :  «  Votre 
cœur  soit  toute  l'année  comme  un  rosier  fleuri....  il  dit 
•pie  le  ciel  vous  donne  la  force  des  lions  et  la  prudence 
des  serpents.  »  A  ces  paroles  de  Covielle  le  public  ne  se 
méprenait  pas,  et  Ion  n'avait  guère  besoin  de  lui  ap[)rendre 
que  «   ce   soiil  façons  de  parler  obligeanles  de   ces  pays- 


Croix).  n07.  —  L'-s  Mille  el  un  Jours,  contrs  pursans  (par  P.  de  la  <:roi.\). 
Voir  deuxième  partie  de  ce  travail,  chap.  lu. 

1.  Avertissement  ilu  tome  I. 

2.  L.  Clarelic,  Lesar/e  romancier,  p.  51. 


LES  COMMENCEMENTS  DE  L'ORIENTALISME.  i:i7 

là'  ».  Les  «  paroles  remarquables,  les  bons  mots  et  les 
maximes  des  Orientaux  -  »  s'étaient  assez  vite  répandus 
pour  qu'on  aimât  leur  style  figuré,  leur  manière  originale 
d'exprimer  par  de  vives  images  les  idées  les  plus  abstraites. 
Ce  qu'on  apprit  des  Chinois  vint  confirmer  ce  qu'on  savait 
des  Arabes  :  et  il  se  f<»rma  peu  à  peu  une  notion  conven- 
tionnelle sur  le  goût  oriental  : 

Ils  se  piquent  dans  leurs  usages,  dans  leurs  productions,  dans 
leurs  actes  et  dans  leurs  ouvrages,  d'une  certaine  originalité  bizarre 
qui  non  seulement  les  empêche  de  copier  aucun  autre  peuple,  mais 
leur  défend  d'imiter  la  nature  '. 

Quand  on  voulut  faire  du  chinois,  de  Voriental,  on  se  crut 
donc  invité  à  être  bizarre,  à  «  violer  la  nature  »  :  les  auteurs 
de  roman  n'y  manquèrent  pas.  non  plus  que  les  artistes, 
décorateurs  de  meubles  ou  dessinateurs  d'estamjies. 

Mais  les  fables  et  les  contes  d'Orient  n'avaient  pas  été 
seuls  à  attirer  l'attention  des  érudits;  et  ce  furent  surtout 
les  livres  d'histoire,  de  législation  ou  de  théologie  qu'ils 
répandirent,  dès  le  xvn"  siècle,  par  leurs  traductions  :  chro- 
niques mahométanes,  turques  ou  persanes*,  livres  sacrés 
de  l'Arabie  ou  de  la  Perse',  poèmes  didactiques  sur  le 
gouvernement*...,  etc.  Pourquoi  s'intéressa-t-on  avec  une  si 


1.  Bourgeois  Gentilhomme,  acte  IV,  se.  iv. 

2.  Galland,  Les  paroles  remarquables...  des  Orientaux,  1094. 

3.  Griiiim,  Correspondance,  littéraire,  15  mai  i7ï6. 

i.  Vatlier  :  Traduction  d'El  Marin.  16o7;  —  d'ibn  .\rabnach,  1658;  — 
d'un  livre  sur  Tamerlan,  1658;  —  Tableau  rjénéral  de  Cempire  ottoman, 
1695;  —  un  livre  sur  Gengiskhan.  llll;  —  Zafer  .\ameh.  1722;  —  Le 
canon  de  Soliman,  1725;  —  Mémoires  de  Sélim,  1735:  —  Histoire  de  Sader 
Chah.  1770....  etc. 

5.  Le  Koran.  trad.  de  Du  Ryer,  1647  (voir  plus  loin).  —  lEn  1641.  Si/nopsi.^ 
proposilionum  sapientiae  arahicorum  philosop/iorum.)  —  Et  trait  du  Zanda 
Vastav,  1667.  —  y^inarum  scientia...,  1672.  —  Confucius,  1687.  —  Le  Koran, 
traduction  de  Marracci,  1698.  —  Helif/ion  des  Turcs,  1704.  —  Spécimen 
doctrinae  leterum  Sinarum,  1724.  — Zoroaslre.  1751.  —  Le  C/touking,  l"0. 
—  Zend  Aiesta,  1771.  —  Le  Koran  de  Savary.  1783. 

6.  Gulistan  ou  l'empire  des  roses,  163  4.  —  Nouvelles  traductions  en  1704 
et  1789. 


138  LA  CONNAISSANCE  DE  L'ORIEXT. 

vivo  ruriosité  aux  reliiiions  d'Orient?  C'est  apparemment 
que  les  Français  y  étaient  comme  poussés  par  la  tendance 
commune  de  leurs  pensées.  Au  xvu'  siècle  ils  étudiaient 
les  svstèmes  tliéologiques  de  l'Asie  pour  y  trouver  matière 
à  des  apoloiiies  du  christianisme;  au  xvni'  siècle,  Mahomet, 
Confucius  et  Zoroastre  seront  appelés  à  la  rescousse  dans 
la  grande  lulte  contre  «  l'infâme  ».  De  toute  manière,  la 
pensée  religieuse,  soit  qu'il  fallût  la  défendre  ou  la  jeter 
bas,  a  eu  sa  place  parmi  les  préoccupations  les  plus  chères 
diin  INisral  ou  d'un  Voltaire,  et,  avec  eux,  de  tous  leurs 
contemporains.  Or  les  études  orientalistes,  en  révélant 
d'autres  religions  que  le  judaïsme,  le  protestantisme,  et 
les  mythes  de  l'antiquité,  ont  élargi  tout  d'un  coup  jusqu'à 
l'intîni  la  matière  de  ces  discussions;  grâce  à  elles,  il  a  pu 
se  constituer,  encore  incertaine  au  début,  une  science 
nouvelle  :  l'histoire  des  religions. 

L'islamisme,  les  dogmes  de  Zoroastre,  la  philosophie  de 
Confucius,  tels  sont  les  trois  grands  systèmes  religieux  ' 
que  l'orientalisme  naissant  révéla,  pendant  le  xvn'  et  le 
xvin"  siècle.  Zoroastre  d'ailleurs  resta  presque  inconnu 
jusque  vers  1770;  on  s'était  contenté,  à  son  propos,  «  d'un 
ramas  d'incertitudes  et  de  contes  bigarrés-  »,  on  avait  vu 
en  lui  un  grand  magicien,  propre  surtout  à  embellir  par  ses 
encliaulcmcuts  qnehjue  scène  d'opéra'';  et  lorsqu'AiHpndil 
du  Perron  vint  éclaircir,  par  ses  études  et  par  sa  traduction 


1.  On  prit  riiabilmlc  île  les  unir.  Ainsi  Zoroastre,  Confucius  ri  Miilvmit'l , 
par  M.  (le  Pasloret,  1788. 

2.  IJayic,  Diclionnuire  critit/ur  au  mol  Zoiioasthe.  Il  a  paru  sur  lui  jus- 
quVn  1770  :  Histoire  de  la  relif/ion  des  anciens  l'ersans,  ifiO";  —  liclation 
nouvelle  du  Lerant,  lUTl  (détails  sur  la  religion  des  Perses),  rééd.  1091  ; 
—  \\\A\i,UisloriareUrjionis  veterum  Persarum,  1700,  rééd.  1700;  —Zoroastre, 
traduit  du  chaldéen.  1751;  —  Abbé  Fouclier.  Traité  historique  de  la  rcli- 
f/iou  des  Perses  17()2.  (\oir  Mémoires  de  l'Ac.  des  Inscript,  et  Belles-Le lires, 
t.  X.VV  et  suiv.) 

3.  Zoroastre,  de  Cahusac  el  Hameau,  17  iO  cl  17b6. 


LES  COMMENCEMENTS  DE  L'ORIENTALISME.  159 

du  Zend-Avesta,  l'idée  confuse  qu'on  en  avait',  il  était  trop 
tard  pour  que  la  littérature  et  la  philosophie  du  xviii''  siècle 
pussent  en  tirer  un  sérieux  profit.  Quant  à  Confucius  et 
aux  livres  sacrés  des  Chinois,  on  les  considéra  toujours 
plutôt  comme  des  œuvres  morales  que  comme  la  Bihle 
d'une  religion  chinoise-.  Il  reste  donc  surtout  l'islamisme; 
et  c'est  en  eiïet  par  Mahomet  et  le  Koran  que  commença 
la  naissante  histoire  des  religions  :  aussi  est-il  utile  d'indi- 
quer la  fortune,  à  travers  le  xvn''  et  le  xvui'  siècle,  des 
études  islamiques.  C'est  là  en  définitive  le  plus  précieux 
service  que  les  études  orientalistes  de  cette  époque  aient 
rendu  à  la  philosophie  et  à  l'histoire  ^ 

Dans  les  premières  années  du  xvn"  siècle,  on  en  était 
encore,  ou  peu  s'en  faut,  à  la  conception  que  le  moyen  âge 
s'était  formée  du  Mahométisme  *. 

i>  Pour  le  regard  de  la  religion  de  Mahomet,  est-il  dit  en  158o. 
n'est  grand  besoin  d'en  parler,  se  perdant,  minant  et  confutanl 
d'elle-même,  comme  sotte  et  ridicule  qu'elle  est,  par  la  seule  lec- 
ture de  son  livre  ou  Alcoran;  qui  a  neantmoins  gasté  beaucoup  de 
peuples  pour  la  permission  qui  y  est  contenue  de  paillardise  et 
autres  ordures  et  voluptez -^  » 

C'est  là  la  pensée  générale,  et  l'on  conçoit  dès  lors  (jue 
les  écrivains  aient  longtemps  hésité  à  étudier  une  doctrine 

1.  Zend  Acesta,  1171.  —  S//.</èwe  théologique  des  maqes.  l"68  \Metiionex 
Ac.  ImcripL,  X.KXIV).  —  Mémoires  sur  Zoroastre  1769  (même  recueil, XXXVll 
et  XXXyiIl),  elc. 

2.  Sinarum  Scienlia,  1672.  —  La  science  des  Chinois,  1673.  —  Confucius, 
16S7  —  La  morale  de  Confucius,  1688.  —  Lettre  sur  la  morale  de  Confu- 
cius, 1088.  —  Bernier,  Introduction  à  la  lecture  de  Confucius,  Journal  liesi 
Savants,  16!S8.  —  Sinensis  imperii  libri  classici  sex,  1711.  —  Spécimen 
doctrinae  veterum  Sitiarum.  1724.  —  Idée  générale  du  gouvernement  et  de 
la  morale  des  Chinois,  1729. 

3.  Sous  le  litre  de  Mahomet  en  France  au  XVli  et  au  XVIll  siècle,  j'ai 
étudié  plus  en  détail  celte  question,  dans  une  comnuinication  faite  au 
Congrès  international  des  orientalistes  (Alger.  190"))  et  insérée  dans  le 
recueil  des  Actes  ilu  Congrès. 

4.  Voir  p.  6  et  suiv. 

5.  L'Epitre  de  Polygame  dans  les  Baliverneries  et  Contes  d'Eutrapel,  par 
Noël  du  Fail,  1585;  "édition  Courbet,  1894,  11,208. 


160 


LA   CONNAISSANCE  DE  L  ORIENT. 


aussi  abominable,  protégée  contre  la  curiosité  par  une 
sorte  de  terreur  superstitieuse.  Le  moment  vint  pourtant 
où  l'on  aborda  le  Koran  lui-même;  on  le  lit,  avec  grande 
peur,  en  s'entourant  de  toute  sorte  de  précautions,  à  grand 
renfort  d'exorcismes  et  d'injures;  mais  on  le  lit,  et  les 
conséquences  en  furent  lointaines.  h'IJistoIre  générale  de 
la  relifiion  des  Turcs,  parue  en  1625',  fut  le  premier  livre 
où  le  public  français  put  s'informer  de  l'islamisme;  l'au- 
teur, Micbel  Baudier,  se  vantait,  avec  raison,  d'être  le 
jtremier  qui  eût  réduit  celte  matière  «  en  un  corps  parfait 
d'une  histoire  entière,  ne  sachant  personne,  dit-il,  qui 
m'ait  devancé  en  aucune  langue  que  ce  soit  »;  d'autres 
vinrent  après  lui,  et  ils  poussèrent  ces  études  à  des  conclu- 
sions qui  auraient  révolté  leur  initiateur;  mais  on  ne  peut 
lui  refuser  ce  qu'il  réclame  avec  tant  d'insistance,  «  l'hon- 
neur d'avoir  ouvert  le  chemin-  ». 

Le  livre  était  dédié  à  fKr/Hse  de  Dieu;  il  n'avait,  assure 
r.uilcur.  p(tur  but  tpio  «  la  gloire  du  souverain  monarque 
du  ciel  et  de  la  terre  »,  à  qui  l'on  offrait  comme  trophées 
«  les  faussetés  et  lascivetés  du  prophète  des  Turcs  »,  «  les 
impostures  de  Mahomet,  la  vanité  de  sa  secte,  sa  doctrine 
ridicule  et  brutale^  ».  Cela  ne  promettait  guère  d'impar- 
tialité! Mais  il  n'en  pouvait  être  autrement,  d'abord  parce 
que  Michel  Baudier  était  bon  catholique;  et,  puis(|u'il  se 
haussait  hors  de  son  travail  ordinaire  jusqu'à  entreprendre 
un  sujet  religieux,  il  tâchait  à  racheter,  par  une  grande 
exaltation  de  zèle,  ce  que  son  œuvre  avait  forcément  de 
lai(pie.  En  outre  l'honnête  compilateur  avait  bien  été  con- 
tr.iint  pour  s'instruire  lui-même,  et  pour  édifier  son  public. 


1.  Histoire  r/t'iioralc  de  lu  religion  des  Turcs  avec  la  naissance,  la  vie  et 
lu  urorl  de  leur  prophète  Mahonipt...,  par  le  sieur  Michel  Baudier,  du  Lan- 
).'uedoc,   1623.  —  Héédilé  en   16;{2  et  ITH. 

2.  Préface,  non  j)aginée. 

:î.  Ap|)robalion  des  docteurs  de  théologie,  en  tête  du  livre. 


LES  COMMENCEMENTS  DE  L'ORIENTALISME.  lot 

de  recourir  aux  seuls  livres  ou  il  était  parlé  de  Mahomet. 
Ses  sources  furent  purement  ecclésiastiques  :  des  chro- 
niques de  moines  byzantins,  des  ouvrages  espagnols,  une 
réfutation  de  lislamisme  par  J.  André  Maure,  mahométan 
converti,  une  mauvaise  traduction  latine  du  Koran,  donnée 
au  xvi"  siècle  par  deux  religieux '...,  etc.  Le  travail  de 
M.  Baudier  fut  si  consciencieux  et  si  peu  original  qu'il 
transcrivit  dans  son  œuvre,  sans  aucun  contrôle,  non  seu- 
lement des  documents  et  des  faits  inexacts,  mais  encore 
les  dispositions  d'esprit  déplorablement  partiales  de  toute 
cette  littérature  monastique.  Grâce  à  lui,  grâce  à  la  ditTu- 
sion  de  son  livre,  le  xyu*"  siècle  n'eut  pas  d'autre  opinion 
et  si  l'on  se  prit  à  étudier  Mahomet,  ce  fut  avec  une  grande 
colère  contre  Y  Imposteur,  avec  le  désir  de  l'enterrer  défini- 
tivement sous  l'amas  des  réfutations. 

Ce  zèle  religieux  eut  son  bon  côté  :  pour  mieux  réfuter 
le  mahométisme,  on  voulut  le  connaître;  il  fallut  lire  et 
comprendre  le  Koran.  M.  Baudier  conta  assez  exactement 
la  vie  de  Mahomet;  il  résuma  convenablement  les  pres- 
criptions essentielles  de  l'islamisme,  assez  du  moins  pour 
faire  connaître  au  public  «  les  pivots  essentiels  sur  les- 
quels tourne  la  religion  des  Turcs-  ».  Il  est  vrai  qu'il 
s'attachait  surtout  à  montrer  ses  impiétés  et  la  manière 
dont  la  Bible  y  était  «  dépravée  »,  ses  «  brigandages, 
cruautés  et  énormes  paillardies  ».  Toutefois,  quoi(jue 
médiocre,  l'exposition  de  la  doctrine  de  Mahomet  y  était 
complète;  il  sera  peu  ajouté,  par  la  suite,  au  détail  même 
des  faits;  on  aura  plutôt  besoin  de  rectifier  et  de  supprimer. 


1.  Les  principaux  de  ces  moines  byzantins  sont  Anastase,  Enlliymiiis 
Zigabene,  Barlhélemi  «l'Eclesse,  Cedrenus,  Zonaras.  —  Le  livre  de 
J.-A.  Maure.  Confusion  de  lu  secla  maliomelana,  a  paru  en  1537.  —  La  tra- 
duction du  Koran.  dite  de  Bibliander,  rédigée  par  Roberlus  Helenensis  cl 
Hermanus  Dalmata,  fut  publiée  en  1543. 

2.  Baudier,  p.  142. 

11 


162  LA  CONNAISSANCE  DE  L'ORIENT. 

Aussi  peut-on  dire  que  la  traduction  du  Koran,  œuvre  de 
Du  Ryor,  parue  en  1G4"  ',  n'ajtporta  rien  d'essentiellement 
nouveau;  du  moins  elle  fut  lue  avec  une  extrême  curio- 
sité et  souvent  réimprimée  pendant  un  siècle  et  demi-. 
Plus  tard  on  lui  reprociia  son  inexactitude^;  on  put  se 
plaindre  que,  ne  séparant  point  les  versets  du  Koran,  mais 
les  noyant  dans  une  interminable  prose,  elle  en  eût  fait 
«  une  rapsodie  plate  et  ennuyeuse*  ».  En  réalité  cette  tra- 
duction, avec  toutes  ses  erreurs,  n'est  pas  de  beaucoup 
inférieure  à  celles  qui  furent  publiées  jusqu'à  la  fin  du 
xvni'  siècle:  son  défaut  le  plus  apparent  était  l'incorrec- 
tion et  lincerlitudc  du  style;  mais  on  cbargea  Mabomet 
d'un  défaut  dont  seul  Du  Ryer  était  responsable,  et  le 
livre  sacré  des  musulmans  eut  dès  lors  une  réputation, 
qui  lui  fut  loniitemjts  laissée,  celle  d'être  «  une  déclama- 
tion incobérenle  et  ridicule''  ». 

Un  i:rand  pas  avait  été  fait  vers  la  connaissance  de 
l'Islam,  et,  pendant  tout  le  xvn'^  siècle,  on  se  contenta  de 
rééditer  les  livres  de  Du  Hyer  et  de  Baudier  :  |>ourtant  le 
dessein  d'achever  le  vieil  ennemi  de  l'Eiilise  jtar  une  déci- 
sive réfutation  hantait  tous  les  esprits  \  Un  religieux  ita- 
lien, Marracci,  passa  quarante  années  de  sa  vie  à  étudier  le 
Koran,  minant  par  avance  chaque  verset  du  livre  maudit, 
pour  (pi'il  s'effondrât  de  lui-même.  D'abord  il  publia  une 
réfutation,  afin  que  le  remède  fût  connu  avant  le  mal; 
puis,  (juand  il  fit  paraître  le  texte  lui-même  et  sa  traduction 


1.  L'Alcoian  de  Mahomet  translaté  d'ai'abe  en  français  par  le  sieur  Du 
Ryer,  sieur  de  la  Garde  Malezai,  in-12. 

2.  1649.  168;;,  1719.   173i.  IZ'Mi.  1770,  177:5. 

3.  Voir  déjà  Hcland  dans  sa  Helir/ion  des  mahomélans....  Irad.  fr..  1721. 
Préf.  du  traducteur,  p.  l. 

4.  Savary.  Préface  de  sa  lraducti<jn   du  Roran,  17si.  —  'rur])in.  Histoire 
de  l'Alcoran,  177o,  t.  I,  p.  xvni. 

5.  Voltaire,  Essai  sur  les  mo-urs,  cliap.  vu. 

6.  Voir,  par  exemple.  Pascal,  Pensées,  édit.  Hraunscliwlg,  [!;' 395  et  suiv. 


LES  GOMMENCE>rENTS  DE  L'ORIENTALISME.  163 

latine',  il  eut  soin  qu'ils  fussent  enserrés  entre  les  inter- 
minables colonnes  où  s'allongeaient  les  objections  vic- 
torieuses :  on  eût  dit  un  criminel,  fluet,  encadré  entre 
d'énormes  geôliers  qui  ne  lui  permettaient  point  de  respirer. 
Dans  le  même  temps  le  livre  de  l'Anglais  Prideaux  fut  tra- 
duit en  français-;  c'était  là  encore  une  tentative  de  réfuta- 
tion :  l'auteur  «  y  faisait  servir  à  une  fin  sage  et  chrétienne 
la  vie  d'un  aussi  méchant  homme  que  Mahomet'^  ».  On  put 
croire  alors  que  l'œuvre  de  réfutation  était  vraiment 
achevée.  Mais  Marracci,  voulant  que  sa  victoire  fût  plus 
belle,  avait  essayé  de  combattre  l'infidèle  avec  des  armes 
loyales  :  aussi  rejetait-il  les  lég^endes  que  les  commenta- 
teurs arabes  du  Koran  n'acceptaient  point  :  son  œuvre  de 
réfutation  commençait  donc  par  une  demi-réhabilitation; 
or  on  retint  la  réhabilitation  qui  ne  faisait  que  poindre,  et 
l'on  oublia  la  réfutation  qui  semblait  définitive. 

Déjà  quelques  écrivains,  d'esprit  plus  libre,  avaient 
tâché  à  se  dégrager  du  préjugé  antique*;  Bayle  en  particu- 
lier, dans  son  Dictionnaire  critique,  parlait  bien  de  l'impos- 
ture de  Mahomet,  mais  il  y  mettait  des  formes  si  polies, 
il  y  ajoutait  tant  de  notes  et  de  réticences  que  «  le  pro|)hète 
des  Turcs  »  finissait  par  devenir  chez  lui  une  manière 
d'apôtre  de  la  tolérance.  Mais  ce  furent  les  théologiens 
protestants  (la  chose  est  amusante)  qui  le  mirent  tout  à  fait 
en  honneur.  Entraînés  .par  leur  zèle  de  réfutation,  les 
catholiquescondamnaient,  avec  l'imposture  du  Koran,  toutes 
les  autres  hérésies,  et  ils  ne  répugnaient  pas  à  meurtrir 
des  mêmes  coups  Luther,  Mahomet  et  (Calvin.  Les  pasteurs 


1.  Prodromi  ad  refutationem  Alcorani,  l'adoiie,  l(j%.  —  Alcorani  texlus, 
Padoue,  1698. 

2.  La  Vie  de  Vimposlcur  Mahomet,  1690. 

3.  Préface. 

4.  Voir  surtout  Histoire  critique  de  ii  créance  et  da  cjutumes  îles  nations 
du  Levant.  1084. 


164   .  LA   CiiNNAISSANCE  DE  LOUIRNT. 

de  Hollande  et  d'Angleterre  finirent  |tar  s'en  fâcher  :  bra- 
vement ils  s'ol)lii:èrent  à  apprendre  Farahe,  et  à  lire  le 
Koran;  le  désir  les  tenait,  très  vif,  de  montrer  (jiie  «  les 
papistes  avaient  tort  de  les  comparer  aux  Mahométans'  ». 
Cette  étude,  commencée  dans  d'aussi  bonnes  dispositions 
critiques,  alioutit  naturellement  à  présenter  le  mahomé- 
tisme  sous  «  une  face  tout  autre  que  celle  qu'on  lui  avait 
prêtée'-  »;  les  livres  de  Heland  et  de  Gag:nier^  avec  un 
grand  amas  de  citations  et  de  gloses,  entreprirent  de  «  le 
faire  connaître  au  monde  avec  les  couleurs  qui  lui  convien- 
nent^ ».  Mahomet  fut  représenté  avec  «  une  exacte  neutra- 
lité^ »  ;  on  prouva  que  sa  religion  «  avait  été  mal  expliquée 
par  ses  ennemis  et  exposée  au  mépris  du  monde*^  ». 
Bref,  s'il  restait  un  imposteur  (on  le  lui  disait  bien  douce- 
ment), c'était  un  imposteur  honnête,  intelligent,  sérieux, 
grand  ennemi  du  papisme,  presfjue  un  bon  ]trotestant! 

Les  philosophes  étaient  là;  ils  lurent  les  ouvrages  des 
pasteurs  de  Hollande  ou  des  ministres  anglais;  vite  ils 
accaparèrent  Mahomet  qui  devint  philosophe;  on  eût  dit 
vraiment  que  sa  destinée  était  de  toujours  faire  la  guerre 
au  profit  des  autres:  après  avoir  réfuté  les  héréticjues,  puis 
combattu  la  cour  de  Rome,  il  allait  servir  à  attaquer  le 
principe  même  d'une  religion  révélée.  En  1730  le  comte 
de  Boulainvilliers  publia  une  Histoire  des  Arabes  et  une 
Vie  de  }l'ahoinot\  pleines  d'une  détestable  admiration  pour 
la  personne  du  pro|)hète;  le  bon  chanoine  anglais  Gagnier 
s'en    montra    fort    offusqué;  jugeant  le    livre   «   impie  et 

I.  Reland.  ouvrage  cité.  Préface,  p.  cxv. 
1.  Même  ouviar/e.  Épitre,  p.  vu. 

3.    Helanfl,     /a    religion    fies    mrihdmr/iiiia.     \t',2\.    —    Gagnier,     Vie   de 
Mahonift,  lllî^. 

i.  HclanJ,  Kpitre.  p.  viii. 

5.  Gapnier,  Préface,  p.  u. 

0.  IlclanrI,  Préface,  p.  cxxii. 

".  Vie  de  Mahomet.   \TM).  —  Histoire  dex  Arabes,  1731. 


LES  COMMENCEMENTS  DE  L'URIE.XTALISME.  165 

injurieux  à  la  religion  chrétienne'  »;  il  ne  devinait  point 
que  ses  amis  et  lui  étaient  les  vrais  coupables  en  Taffaire. 
Mahomet,  du  coup,  fut  un  homme  de  génie,  un  grand 
législateur,  chargé  de  répandre,  dans  l'Arabie  du  \if  siècle 
et  d-ans  la  France  du  xvhi%  les  idées  de  liberté  et  de  tolé- 
rance'. Le  thème  était  commode,  d'un  développement  amu- 
sant :  il  était  aisé  de  montrer  à  travers  le  Koran  une 
religion,  incontestablement  d'origine  humaine,  où  les 
dogmes  n'avaient  presque  point  place,  où  les  pratiques 
religieuses  se  réduisaient  à  peu  de  chose  :  on  évoquait, 
sans  paraître  y  prendre  garde,  limage  de  Jésus-Christ  et 
l'on  faisait  remarquerque  Mahomet  n'avait  point  voulu,  lui, 
qu'on  le  divinisât.  Par  ces  insinuations  et  par  bien  d'autres, 
on  pouvait  se  vanter  «  d'écraser  linfàme  »  :  aussi  les 
encyclopédistes  ne  se  refusèrent  point  à  ce  jeu  délectable. 
Voltaire  commença  bien  par  une  tragédie',  un  peu  enfan- 
tine de  conception,  où  il  peignait  le  prophète  des  Turcs 
sous  son  ancienne  figure;  mais  il  reconnut  bientôt  qu'il 
avait  «  fait  Mahomet  un  peu  plus  méchant  qu'il  n'était"  », 
et,  les  palinodies  ne  lui  coûtant  guère,  il  le  com[mra  à 
Gromwell',  en  fit  un  «  sublime  et  hardi  charlatan^  »;  un 
grand  homme  tout  court  : 

Conquérant,  législateur,  monarque  et  pontife,  il  Joua  le  plus 
grand  rôle  qu"<jn  puisse  jouer  sur  la  terre  '. 

Malignement,  il  rapprocha  le  christianisme  et  l'islamisme  : 

Bornons-nous  toujours  à  cette  vérité  historique  :  le  léijislateur  (/es 
musitlmam,  homme  puissant  et  terrible,  établit  ses  dogmes  par  son 
courage  et  par  ses  armes;  cependant  sa  religion  devint  indulgente 

1.  Gagnicr,  Préface,  p.  vu. 

2.  Vie  de  Maltomel,  p.  ISi  surtout. 

3.  Le  Fanatisme,  1742.  Voir  «ieuxiëme  partie,  cliap  i. 

4.  Lettre  à  .Mme  Denis,  2'.i  octobre  1".51. 

5.  liemarques  sur  rEssai,  sur  les  Mœurs,  176 i,  ;!  'J. 

6.  Dictionnaire  p/iilosop/iifjue,  ail  mol  Ai.cora.n. 

7.  Remarque.^  sur  l'Essai,  sur  les  Mœurs,  ]^,  9. 


ir.6  LA   CONNAISSANCK  1)K  L  OKIKNT. 

cl  liilt'ranle.  L'insliluteiir  dii-in  lUi  ('hrislimiisine,  viv;inl  daiis  riiumi- 
lit»''  cl  dans  la  paix,  prcclia  le  iiaidon  des  oiitraucs  :  cl  sa  sainte  ot 
douce  K'iiiçion  est  devenue  par  nos  fureurs  la  plus  intolérante  de 
toutes  et  la  plus  barbare  '. 

Comme  lui,  mais  avec  une  admiration  plus  discrète, 
Diderot  «''tudia  dans  Mahomet  un  législateur  habile  et  un 
;i|iùtre  de  vertu '.  Les  disciples  répétaient  les  paroles  des 
maîtres  ■',  lisaient  avec  admiration  le  sublime  Koran,  et 
s'extasiaient  devant  l'intelligence  orientale  (pii  avait  pro- 
duit ces  merveilles. 

On  était  bien  loin  du  livie  de  M.  Bauilier,  et  même  il 
pouvait  paraître  ([uc  la  traduction  de  Du  liyer  avait  été 
conçue  dans  de  trop  mauvaises  intentions  pour  être  bonne. 
11  y  avait  un  nouveau  Mahomet,  il  y  eut  un  nouveau  Koran, 
ce  fut  celui  de  Savary  (1783),  entrepris  pour  mettre  «  le 
lecteur  en  état  de  se  prononcer  avec  sagesse  sur  le  législa- 
teur de  l'Arabie'  ».  Quelle  que  soit  la  valeur  de  cette  tra- 
«lurtion  nouvelle,  elle  venait  à  son  heure,  comme  celle  de 
Du  Hyer  un  siècle  et  demi  aujtaravant;  et  l'on  [leut  dire 
qu'elle  laisse  paraître  aujourd'hui  encore  une  image  intel- 
ligente de  l'islamisme. 

Au  moment  où  fut  |)ubliée  la  traduction  de  Savary, 
lorientalisme  se  constituait  délinitivement  :  déjà  avaient 
été  mis  au  jour  les  grands  travaux  d'Anquetil  du  Perron.  Il 
n'en  sera  point  parlé  en  ce  cha[)ilre  :  car  désormais  nous 
ne  saurions  considérer  les  études  orientalistes  comme  une 
source  de  la  connaissance  de  l'Orient;  il  faut  y  voir  plutôt 
l'aboutissement  de  la  tendance  générale  qui  portait  les 
Français  vers  l'Asie.  Ce  chapitre  ne  saurait  donc  avoir  sa 
fin  qu'avec  la  conclusion  même  du  livre. 

1.  lissai  sin-  les  mœurs,  chap.  vn. 

2.  Lettres  à  Mlle  Volland,  du  :iO  octobre  et  tin   I"  novembre  l"5Vi. 

:{.  Voir  les  compilalions  de  Tnr[)in,  Histoire  de  la  vie  de  Ma/iDnict,  177!?. 
—  Ilisluire  de  rAlcarnn,  1775. 

•t.  Le  Koran...  avec  un  abréi/é  de  la  vie  de  Mahomet,  1783,  rréface. 


CHAPITRE    VI 

LA    CONNAISSANCE    DE   L'ORIENT 
SES    PROGRÈS,    SES    PHASES,    SES    MODES 


I.  Impossibilité  d'établir  une  évolution  suivie  :  les  principaux  modes 
d'évolution.  —  Tendances  générales  :  l'imagination  et  Fidée:  la  dilTéren- 
cialion  des  principales  nations  d'Asie  :  la  nation  dominante. 

II.  Première  époque  :  à  partir  de  1660.  —  La  Turquie  domine  :  son  succès, 
sa  décadence.  —  La  transformation  du  type  turc.  — Mode  passagère  du 
Siam,  faveur  discrète  de  la  Perse. 

m.  Seconde  époque  :  à  partir  de  1700.  —  La  Chine  domine  :  durée  de 
cette  mode.  Vers  n40  il  y  a  un  renouveau  momentané  en  faveur  de  la 
Turquie  et  de  la  Perse. 

IV.  Troisième  époque  :  à  partir  de  1760.  —  L'Inde  se  substitue  peu  à  peu 
à  la  Chine.  —  L'exotisme  vers  1780. 


I 

Comme  une  cathédrale  du  moyen  âge,  la  connaissance 
de  rOrient  s'est  lentement  édifiée;  à  ce  travail  il  a  fallu  de 
nombreuses  générations;  et  des  ouvriers  venus  de  toute 
part,  en  nomlire  infini,  ont  assemblé  les  matériaux  tjue 
d'autres  ouvriers  étaient  allés  chercher  dans  les  pays  les 
plus  divers.  Mais  du  chaos  des  énergies  et  de  la  confusion 
des  matériaux,  les  architectes  successifs  de  l'église  ont  su 
faire  sortir  une  unité  artisti(|ue;  les  tours  sont  dissembla- 
bles, la  façade  est  d'un  autre  style  que  la  nef;  mais 
l'ensemble  est  harmonieux:  et  l'on  peut,  en  (juclques 
phrases  exactes,  ou  avec  les  lignes  légères  d'une  esquisse, 


108  LA   CONNAISSANCE  DE  L'ORIENT. 

reproduire  rasj)eot  ilii  moniunent.  On  aimerait  (ju'il  en  fût 
de  même  pour  la  connaissance  de  l'Orient;  maintenant 
qu'on  a  montré  de  quelles  multiples  sources  elle  a  découlé, 
il  serait  ayréuble  de  dessiner  limage  définitive  de  l'Orient 
littéraire.  Voilà,  dirait-on,  comment  les  hommes  du 
xvni''  siècle  se  sont  figuré  l'Orient;  et  voici  comment  cette 
image  a  été  reproduite  par  les  poètes  et  les  romanciers,  ou 
mise  à  la  scène  par  les  auteurs  dramatiques.  Il  y  faut 
renoncer. 

Les  notions  littéraires  sont  chose  essentiellement 
vivante;  les  définir,  c'est  établir  les  lois  de  leur  existence, 
c'est-à-dire  de  leurs  changements.  On  doit  déjà  l'admettre 
pour  des  genres  rigidement  constitués,  la  tragédie  et  la 
comédie,  ou  bien  pour  des  conceptions  solidement  formu- 
lées en  théories  abstraites,  la  doctrine  cartésienne  par 
cxempb^  et  l'idée  de  progrès.  Cette  nécessité  est  bien  plus 
urgente  encore  s'il  s'agit  du  goût  exotique  :  ses  éléinents, 
d'abord  éparpillés  à  travers  le  monde,  n'ont  |»u  être  rap- 
prochés que  par  un  labeur  séculaire,  et  il  va  fallu  des 
concours  hasardeux  de  circonstances,  le  travail  multiple 
aussi  d'hommes  qui  ne  comprirent  jamais  l'unité  de  leurs 
elTorts.  Assurément  il  serait  facile  de  marquer  (juelques 
étapes  dans  son  évolution,  car  notre  esprit  imagine  volon- 
tiers des  généralisations  (jui  déforment  la  réalité.  On  pour- 
rait dire  :  la  conception  de  l'Orient  a  été  romanesque,  puis 
satirique,  puis  jdiilosophi(jue,  puis  scientifique;  ou  encore, 
d'ahoni  uni(iuement  subjective,  elle  a  toujours  tendu  à 
s'objectiver;  et  cela  fouiiiirail  une  armature  commode. 
Mais  sitôt  qu'on  voudrait  |da(juer  sur  elle  la  variété  des 
œuvres  littéraires  et  l'irrégularité  de  leur  développement, 
on  constaterait  qu'elle  est  tout  à  fait  inutilisable;  du  moins 
il  faudrait,  pour  on  tirer  |iarti,  jeter  au  rebut  tous  les  élé- 
ments   qui   ne    satisferaient  |ioinl   le   dessein  général    de 


SES  PROGRÈS,   SES   PHASES,  SES  MODES.  169 

recomposition.  Et  il  en  serait  d'une  histoire  de  l'exotisme 
ainsi  faite,  comme  d'un  animal  paléontologique  maladroi- 
tement reconstitué;  la  carcasse  métallique,  sur  laquelle  on 
a  rapporté  les  membres  fossiles  découverts,  évoque  bien 
une  image  de  mouvement  et  de  vie;  mais  cette  vie  est  arti- 
ficielle; et  même  chacune  des  parties,  bien  qu'elle  soit 
authentique,  n'a  plus  l'attitude  et  l'aspect  qui  lui  convien- 
draient pour  qu'elle  fût  tout  à  fait  vraie. 

Renonçant  donc  à  l'élégance  que  pourrait  donner  à  ce 
travail  la  beauté  d'un  ingénieux  ordonnancement,  on  se 
contentera  d'indiquer  les  tendances  générales  qui,  indénia- 
blement, sont  marquées  dans  la  conception  littéraire  de 
r(.)  rient,  les  principales  formes  d'évolution  que  celle-ci  a 
suliies,  enfin  les  phases  successives  ou  parallèles  par  les- 
quelles elle  a  passé. 

Pour  peu  qu'on  fasse  la  critique  des  sources,  on  ne 
pourra  s'empêcher  de  classer  en  deux  catégories  les  livres 
qui  parlèrent  au  public  de  l'Asie.  Dans  les  uns  l'Orient 
était  reproduit  tel  qu'il  était,  ou  du  moins  tel  qu'il  avait  été 
vu  ;  ce  fut  là  l'etrort  des  voyageurs.  Dans  les  autres,  il  était 
représenté  tel  qu'on  voulait  qu'il  parût;  ce  fut  l'œuvre  sur- 
tout des  missionnaires  et  des  savants.  Dès  lors  il  est 
naturel  que  la  conception  du  public,  également  puisée  à 
tous  les  moyens  d'information,  ait  réuni  dans  une  com- 
mune image  deux  vissions  pourtant  bien  distinctes  de 
l'Orient;  on  demanda  au  goût  exotique  deux  sortes  de 
satisfactions' intellectuelles.  D'une  part  il  fallait  plaire  à 
Vimaf/ination,  en  évoquant  des  contrées  lointaines,  «lis- 
semblables  des  nôtres  par  leurs  paysages  et  les  mœurs  dr 
leurs  habitants  ;  pour  contenter  cette  curiosité,  il  était  néces- 
saire qu'on  cherchât  à  représenter  l'Orient  aussi  précisé- 
ment, c'est-à-dire  aussi  exotiquement  que  |)0ssible.  D'autre 
part,  l'Orient  fut  mis  au  service  de  Vidée  ou,  si  Ion  vrui, 


170  LA   CONNAISSANCE   DE  L'OllIENT. 

(lu  raisonnement;  on  aima  à  rajiprocher  sa  civilisation  de 
la  nôtre,  ainsi  (jue  ses  livres  et  sa  reliiiion  ;  au  besoin  on  en 
tirait  des  consé(|uencos  pratiques,  et  il  fallait  évidemment, 
pour  que  cette  tendance  se  développât,  que  l'image  de 
l'Orient  fut  simplifiée,  généralisée,  déformée. 

Ces  deux  tendances  ne  correspondent  pas  du  tout  à  une 
évolution,  puis(|u'elles  ont  toujours  existé .  voisines  dans 
la  conce[dion  publi(jue,  et  quelquefois  mélangées  dans  une 
même  œuvre.  Elles  sont  les  deux  aspects  les  plus  généraux 
de  ce  que  nous  avons  appelé  l'Orient  littéraire;  mais  ces 
aspects  n'ont  point  été  immuables,  il  y  a  eu  plusieurs  évo- 
lutions parallèles. 

D'acord,  comme  il  va  de  soi,  la  notion  a  été  de  plus  en 
plus  précise;  et  il  suffirait  pour  s'en  convaincre  de  lire  le 
voyage  aux  Indes  de  Pyrard  de  Laval,  puis  celui  d'An- 
quetil  du  Perron,  ou  de  rapprocher  la  conception  que 
Pascal  et  Voltaire  ont  eue,  à  un  siècle  de  distance,  de  l'is- 
lamisme et  de  Mahomet.  Cette  piécision,  d'années  en 
années  plus  grande,  n'a  pas  été,  comme  on  pourrait  le 
croire,  la  cause  principale  des  transformations;  les  nou- 
velles acijuisitions,  idées  ou  faits,  ont  servi  surtout  à  pré- 
ciseï-  un  certain  nombre  de  conceptions  faciles  et  de 
formules  commodes.  Quand  il  fut  bien  convenu  que  la 
('bine  était  une  nation  ]tbiloso|»he,  fous  les  détails  (jiie  les 
missionnaires,  les  savants  et  les  voyageurs  vinrent  ajouter 
à  la  connaissance  qu'on  avait  de  ce  pays  furent  détournés 
vers  cette  direction.  D'après  les  premiers  faits  on  avait 
constitué  l'image;  l'image  à  son  tour  servit  h  expliquer  les 
faits  nouveaux.  C'est  un  procédé  instinctif,  et  c'est  une 
méthode  scientifique. 

Une  autre  évolution  fut  plus  sensible;  dans  la  notion  <le 
l'Orient  littéraire  se  mélangeaient  les  visions,  à  l'origine 
distinctes,  que  les  voyageurs  et  les  savants  donnaient  des 


SES  PROGRES,   S^:S  PHASES.   SES  MODES.  171 

divers  pays  d'Asie.,  En  réalité  l'Orient  n'existait  pas;  il  v 
avait  la  Turquie,  la  Perse,  l'Inde,  la  Chine.  Or  ces  pays  ne 
furent  pas  tous  connus  en  même  temps,  ni  surtout  aussi 
bien  connus.  Des  rencontres  d'événements  mirent  à  la 
mode  tantôt  le  monarque  de  Pékin  et  tantôt  celui  d'Is- 
pahan.  11  y  eut  dès  lors  toujours  une  nation  dominante,  ou, 
pour  mieux  dire,  un  peuple  qui  l'emporta  en  faveur  sur  les 

||  autres,  et  qui.  par  suite,  donna  sa  physionomie  et  son 
caractère  à  la  conception  de  tous  les  peuples  de  l'Orient 

'  en  général.  L'Orient,  à  de  certaines  époques,  fut  turc:  à 
d'autres  il  devint  persan;  parfois  enfin  on  rhal)illa  à  la 
chinoise  ou  à  l'indienne.  Ces  modes,  souvent  assez  persis- 
tantes, n'étaient  pas  si  exclusives  qu'elles  absorbassent 
toute   l'attention   exotique   du  public.    Au   moment   où   la 

,  Chine  fît  le  plus  fureur,  il  y  eut  des  tragédies  turques,  des 

I  comédies  arabes,  des  romans  indiens;  mais  on  donna  à 
Mahomet  quelque  chose  de  la  sagesse  de  Confucius,  et,  dans 
tous  les  romans,  on  mit,  comme  sur  les  cheminées  des 
salons,  des  pagodes  chinoises  ou  autres  colifichets,  qui  n'y 
avaient  pas  toujours  leur  place.  Trente  ou  quarante  ans 
avant,  tout  était  à  la  turque;  un  siècle  après,  la  couleur 
générale  de  la  littérature  exotique  fut  plutôt  indienne.  En 
marquant  les  différentes  étapes  du  goût,  on  pourra  donc 
dessiner  comme  les  linéaments  d'une  évolution. 

Cette  tâche  paraîtra  encore  plus  utile,  et  aussi  plus  aisée, 
si  l'on  observe  que  les  principales  nations  d'xVsie  ont  reçu 
de  bonne  heure  et  gardé,  les  unes  en  reg-ard  dos  autres,  des 
traits  distinctifs  qui  leur  firent  à  chacune  comme  un  carac- 
tère littéraire  très  spécial.  Il  y  a  eu  une  sorte  de  différen- 
ciation entre  les  éléments  dont  se  composait  la  notion 
commune  de  l'Orient;  et  cela  se  comprend  sans  peine,  s  il 
est  exact  ([ue  la  loi  du  moindre  elTort  et  celle  de  la  division 
du   travail  soient   vérifiées  en    histoire   littéraire   comme 


172  LA  CONNAISSANCE  DE  L  ORIENT. 

ailleurs.  Par  un  prucédé  de  généralisation  paresseuse,  l'as- 
pect sous  lequel  chatjue  peuple  avait  été  surtout  connu,  fut 
jugé  sa  marque  essentielle;  on  ne  se  préoccupa  pas  de 
savoir  si  cet  aspect  était  menteur,  ou,  plus  simplement, 
s'il  avait  dans  la  réalité  rim[iortance  exclusive  que  lui  don- 
nait roj)inion  ordinaire.  Dès  lors  chaque  nation  dominanlc 
a  coloré  tour  à  tour  de  sa  teinte  l'ensemble  de  la  concep- 
tion de  l'Orient;  on  sait  déjà  que  la  Chine  apparut  comme 
un  pays  j)hilosophique,  et  l'on  ne  s'étonnera  pas  si,  au 
njoment  de  la  vogue  chinoise,  la  littérature  exotique  a  eu, 
dans  ses  grandes  lignes,  une  tendance  à  la  philosophie.  On 
verra  (jue  le  Persan,  qui  avait  la  réputation  d'être  fort  spi- 
rituel, détourna,  à  l'heure  de  son  succès,  l'Orient  vers  la 
satire;  et  que  l'Indien,  jugé  pauvre,  vertueux  et  sensible, 
inclina  les  romans  et  les  tragédies  à  sujet  oriental  vers  un 
certain  humanitarisme.  Les  divisions  entre  les  dillérentes 
époques  ne  pourront  pas  être  toujours  bien  marquées;  il  y 
aura  des  précurseurs,  des  attardés  et  des  égarés.  Toutefois, 
en  dépit  des  exceptions,  ces  indications,  si  on  leur  laisse 
une  convenable  irénéralité,  pourront  contribuer  elles  aussi 
à  éclairer  Ihisloire  du  goût  |)0Ui'  lOrienl. 

Même  il  est  arrivé  ([ue  certain  pays  comme  le  Japon  ou 
certains  peuples  comme  les  Arabes  restèrent  mal  connus. 
Ils  parurent  cependant  dans  les  œuvres  littéraires,  nmis  ils 
reçurent  une  manière  de  naturalisation;  on  leur  donna  le 
caractère  du  peuple  qui  dominait  alors  dans  le  goût  public. 
Ainsi  les  Arabes  se  distinguèrent  mal  des  Turcs',  et  le 
.Iaj)on  parut  simplement  une  province  île  la  Chine. 

Ces  considérations  générales  étaient  nécessaires,  aussi 
bien  pour  justifier  la  méthode  suivie  «jue  pour  faire 
d'avance  les  réserves  et  les  restrictions  utiles;  il  faut  venir 

1.  Voir  Iteviit;  africaine,  n"  237  (2'  Irimestre  1905).  p.  1 '»!<  :  I*.  Marlino, 
Les  Arahex  dans  la  comédie  et  le  roman  du  XVIIl"  siècle. 


SES  PROGRES,   SES  PHASES,   SES  MODES.  173 

enfin  aux  dates.  La  connaissance  de  1  Orient  n"a  pas  pro- 
gressé d'une  façon  continue;  il  y  a  eu  des  à-coups  et  de 
brusques  élans;  si  Ton  en  tient  compte,  on  pourra  marquer 
les  phases  successives  par  lesquelles  s'achemina  la  concep- 
tion de  l'Orient,  depuis  le  milieu  du  xvu'^  siècle,  où  elle 
naît,  jusqu'à  la  fin  du  xviii^  siècle,  où  elle  semble  tout  à 
fait  formée.  Ce  sera  si  l'on  veut,  quoique  cette  expression 
promette  plus  quon  ne  pourra  donner,  l'histoire  et  l'évo- 
lution du  soùt  exotique  au  premier  siècle  de  son  existence. 


II 


Ce  fut,  comme  on  l'a  vu,  dans  le  dernier  tiers  du 
xvn*  siècle  que  le  goût  pour  l'Orient,  déjà  apparu  par  quel- 
ques échappées,  se  développa  brusquement  :  les  voyages,  le 
mouvement  colonial,  la  propagande  évangélique,  les  dis- 
putes des  missions,  l'intervention  française  dans  la  guerre 
austro-turque,  tout  cela  fit,  vers  1660,  un  concours  remar- 
quable de  circonstances;  l'Asie,  ainsi  entrée  dans  le 
domaine  de  l'attention  publique,  n'en  devait  plus  sortir. 

La  mode  fut  d'abord  à  la  Turquie;  elle  eut  et  garda  assez 
longtemps  l'avantage  sur  les  autres  pays,  si  bien  que 
l'homme  d'Orient  se  présenta  aux  Français  avec  l'image 
surtout  du  Turc.  Depuis  bien  des  années  déjà,  l'empire  du 
sultan  était  une  des  préoccupations  essentielles  de  la  poli- 
tique européenne;  on  le  craignait,  on  le  haïssait,  on  le  con- 
naissait un  peu;  il  était  pour  ainsi  dire  l'Orient  le  plus 
immédiat  et  le  moins  irréel.  Aussi,  quand  la  littérature  se 
piqua  d'exotisme,  elle  fit  d'abord  des  liirt/uenes;  les  pre- 
mières tragédies  seront  turques,  comme  les  comédies  et  les 
romans;  et,  jusqu'à  la  fin  ilu  xvii^  siècle,  c'est  à  peu  près 
uniquement  autour  de  Constantinople  que  les  auteurs  pré- 


174  LA  CONNAISSANCE  DE  L  ORIENT. 

tendront  placer  leurs  fictions  littéraires'.  De  l'Inde,  de  la 
Chine,  du  Japon  il  n'est  point  question. 

Pendant  cette  période  il  y  eut  un  moment  d'extrême 
faveur;  ce  furent  les  années  1670-108.^-;  et  l'on  jugera  le 
fait  aisément  explicable  :  à  cette  époque  la  France,  après 
avoir  envoyé  quelques  régiments  contre  les  troupes  du 
Sultan,  resserra  ses  relations  avec  la  Sublime  Porte  en 
renouvelant  plusieurs  fois  les  Capitulations.  Dans  le  même 
temps  l'Europe,  unie  par  la  Sainte  Ligue,  fatigue  ses 
armées  à  repousser  les  janissaires  des  abords  de  Vienne  \ 
Avec  les  dernières  années  du  xvn^  siècle,  on  peut  noter  au 
contraire  un  ralentissement  dans  la  mode  tur({ue. 

Cet  engouement  avait  eu  un  résultat  assez  logique, 
malgré  l'apparence.  Etudiée  avec  plus  de  précision,  envi- 
sagée avec  [dus  de  soin,  la  Turquie  parut  moins  terrible 
qu'on  ne  lui  en  avait  donné  la  réputation.  C'est  «  le  plus 
grand  empire  qui  soit  sur  la  terre  »,  écrivait-on  en  1609  *, 
et  en  1665  on  parlait  encore  de  sa  politique,  «  la  plus  sage 
du  monde  »,  on  s'extasiait  devant  «  l'accroissement  prodi- 
gieux de  cet  em|iire '.  »  Mais  les  premières  défaites  des 
Turcs  d'une  part,  les  travaux  des  historiens  ^  d'autre  part 
ne  tardèrent  pas  à  ruiner  cette  peur  respectueuse  :  les  livres 
de  Ricaut  prétendirent  expliquer,  et  non  pas  admirer,  la 
force  du  gouvernement  turc,  et  bientôt  on  se  crut  assez 
documenté  pour  jeter  bas  l'opinion  commune  : 

«  Cette  puissance,  rrrit  du  Viiiii.iu  en  1087  ',  s'est  rendue  si  consi- 
dérable et  par  terre  et  par  nier  que  toute  personne  qui  la  rt'ijardora 

1.  La  production  «  turque  •  est.  pendant  ce  dernier  tiers  de  siècle,  au 
moins  le  triple  de  la  production  «  persane  -  dont  il  va  être  question. 

2.  Environ   20    histoires    de   Turquie;    —    10   romans;   —  5  pièces  de 
Ihéàlre. 

3.  Voir  a  la  pape  86. 

4.  J.  Esprinchard,  Ilistoire  des  Ottomans,  1609,  Épilre  dédicaloire. 

5.  Du  Verdier.  Ahrr'f/é  de  l'Histoire  des  Turc<,  166o,  Préface. 
fi.  Voir  à  la  page  137. 

".  I.' Estai  présent  de  la  puissance  ottomane,  Préface. 


SES  PROGRÈS,  SES  PHASES,  SES  MODES.       175 

dans  son  entier  en  concevra  toujours  de  la  frayeur.  II  semble 
encore  que  dans  tout  ce  qui  a  été  écrit  jusqu'à  présent  sur  ce  sujet, 
on  nayt  pas  osé  démentir  ce  qu'on  s'en  est  imaginé,  que  l'on  ait 
affecté  de  ramasser  et  de  rehausser  même  ces  imaginations...  Il 
n'en  sera  pas  de  même  si,  suspendant  les  fausses  préventions,  on 
veut  l'envisager  en  détail  et  dans  ses  parties  principales,  où  l'on 
pourra  voir  combien  on  s'est  abusé.  » 

Désormais  ce  fut  là  l'esprit  de  tous  les  livres  composés  sur 
les  afï'aires  de  la  Turquie;  les  auteurs  même  qui  faisaient 
le  plus  de  cas  de  ses  forces  militaires  '  ne  doutaient  pas 
quon  put  la  vaincre;  et  de  plus  en  plus  l'opinion  publique 
se  persuada  que,  sous  les  dehors  dune  apparente  puissance, 
la  Turquie  était  malade  d'une  inguérissable  faiblesse-. 

Dès  lors  on  eut  moins  de  considération  :  et  l'importance 
que  lui  avait  donnée  la  littérature  parut  une  erreur,  à  tout 
le  moins  une  exagération  ;  on  s'éloigna  de  ce  «  corps 
malade'^  »  avec  un  mépris  de  plus  en  plus  grand*;  mais, 
comme  on  avait  pris  goût  à  l'exotisme,  on  reporta  cette 
estime  et  cette  faveur  inemployées  vers  d'autres  nations, 
moins  vieillies,  et  que  l'éloignement  faisait  paraître  plus 
belles,  la  Chine  et  l'Inde.  La  Turquie  ne  fut  pas  aban- 
donnée sans  retour:  elle  passa  au  rôle  de  nation  secon- 
daire, et  du  coup  son  image  primitive  se  déforma.  On  avait 
d'abord  cherché  dans  l'histoire  turque  des  sujets  de 
tragédie  pathétique  et  sanglante,  ou  bien  des  romans  de 
passion,  pleins  de  meurtres  en  leurs  dernières  pages. 
Quand  le  sultan  et  ses  visirs  furent  détrônés  de  la  place 
d'éclat  qu'ils  avaient  longtemps  occupée  dans  les  imagina- 
tions occidentales,  la  littérature  noble  les  abandonna;  ils 


1.  Marsigli,  État  nnlilaire  de  l'empire  olloman.  La  Haye,  1732,  II,  l'J9. 

2.  Encyclopédie  (l"5l),  au  mot  Tuhqlie  :  l'article  est  du  Chevalier  de 
Jaucourt. 

3.  Montesquieu,  Lettres  persanes. 

4.  Voir,  par  exemple,  abbé  Prévost,  Mémoires  d'un  homme  de  qualité, 
1128,  t.  1,  liv.  1,  et  Diderot  dans  la  Correspondance  de  Grimm.  1">  lié- 
cembre  1769  (édition  Assézat,  IV,  78). 


176  LA   CONNAISSANCE  DE  L  ORIENT. 

ne  cessèrent  point  de  paraître,  mais,  par  une  vengeance 
tardive,  on  en  peupla  les  romans  erotiques  et  les  farces 
boulTonnes  :  grâce  à  ce  qu'on  savait  de  ses  sérails,  de  sa 
polygamie,  de  ses  eunuques  et  de  ses  chaudes  passions,  la 
Tunjuie  inspira  une  bonne  partie  de  la  littérature  scabreuse 
ou  même  scandaleuse  du  xvin"  siècle.  En  réunissant  l'histoire 
galante  des  Turcs  et  celle  des  Français  d'alors,  on  pouvait 
offrir  au  lecteur  des  {)lats  suffisamment  épicés  et  délec- 
tables. Ainsi  parurent  des  Anecdotes  secrètes  de  la  cour 
ottomane^  des  Mémoires  du  t<érail,  maint  autre  livre 
encore,  au  titre  moins  prometteur,  mais  pareil  par  le  sujet. 

Du  temps  même  où  elle  était  la  nation  dominante,  la 
Turquie  avait  failli  être  dépossédée  de  cet  espèce  de  prin- 
cipal littéraire  ;  elle  eut  à  l'emporter  sur  deux  modes 
accessoires.  L'une  des  deux  eut  l'existence  chétive  et 
courte  :  le  Siam  fut  aussi  vite  admiré  que  révélé,  aussi 
rapidement  oublié  que  connu';  et  pourtant  il  avait  été 
«  inauguré  »  avec  éclat,  lancé  avec  une  réclame  assez 
bruyante  pour  que  sa  fortune  pijt  être  de  durée;  mais  à 
peine  les  derniers  ambassadeurs  siamois  eurent-ils  quitté 
la  France,  aussitôt  réapparut  l'ignorance  dédaigneuse  dont 
on  s'était  un  moment  départi  :  et  la  seule  trace  qui  resta 
dans  la  littérature,  comme  vestige  d'un  tel  enthousiasme, 
fut  l'incolore  Siamois  de  Dufresny  ^  et  sa  fugitive  appari- 
tion en  un  livre  où  il  n'est  presque  point  parlé  de  lui. 

La  mode  pour  la  Perse  fut  moins  tapageuse,  mais  plus 
réelle  :  sans  trop  d'éclat  elle  eut  quelques  années  d'une 
vraie  vie.  Ce  furent  les  relations  de  voyage  de  Tavernier  et 
de  Chardin  ^  parues  à  quelques  années  d'intervalle  puis  assez 
souvent    rééditées,    qui    ouvrirent    cette    voie    nouvelle; 


1.  Voir  p.  101. 

2.  Amusements  xérieux  et  comitjues.  Voir  deuxième  partie,  chapitre  iv. 

3.  16-fi  el  1686. 


SES  PROGRES,   SES   PHASES,   SES   MODES.  177 

alors  commença  une  réputation  discrète  qui  se  prolongea, 
dans  les  premières  années  du  xwif  siècle,  jusquà  l'appari- 
tion des  Lettres  persanes  :  une  dizaine  de  romans  furent  com- 
posés', et  quelques  pièces  de  théâtre  -  se  firent  jouer  dont 
les  héros  étaient  persans.  Il  aurait  été  naturel  que  la  Perse 
accaparât  tout  à  fait  l'attention  publique,  alors  surtout  que 
la  domination  littéraire  de  la  Turquie  s'affaissait  d'elle- 
même  ;  mais  bien  des  raisons  expliquent  qu'elle  n'ait  pu 
usurper  un  héritage  presque  abandonné.  Il  n'y  eut  point 
alors  de  grands  bouleversements  dans  l'histoire  persane,  des 
venues  d'ambassades,  ou  à  tout  le  moins  des  événements 
retentissants  qui  pussent  accréditer,  sous  une  figure  spéciale 
et  avec  une  image  concrète,  le  type  du  Persan.  Seuls  les 
voyages  de  Tavernier  et  de  Chardin  avaient  créé  cette 
mode;  seuls  ils  la  soutinrent  d'abord;  et  cette  inspiration 
purement  livresque  ne  donna  pas  aux  auteurs  un  entrain 
suffisant  d'esprit.  Puis  le  Persan  ne  se  distingua  jamais 
bien  du  Turc  :  ils  voisinaient  tous  deux  géographiquement; 
leur  religion  était  pareille  d'aspect,  et  leurs  mœurs 
semblables;  il  n'y  avait  point  de  voyageur  qui  visitât  un 
de  ces  pays  sans  parcourir  au  moins  les  provinces  fron- 
tières de  l'autre.  Le  Persan  fut  donc  une  variété  du  Turc, 
si  l'on  peut  dire;  et  jamais  il  n'obtint  un  premier  nMe.  Il 
eut  bien  quel(|ues  succès  passagers,  d'abord  vers  1720  à  la 
venue  d'une  ambassade  persane  et  lors  de  la  publication  des 
Lettres  persanes;  ensuite  vingt  années  plus  tard  grâce  à  la 
popularité  littéraire  de  l'usurpateur  Nadir  ^;    mais  on   lui 


1.  Tuctimas,  prince  de  Perse,  1076.  — Alcine,  princesse  de  Perse.  1683.  — 
Z'imire,  liistoire  persane,  1087.  —  Syrocs  et  Mirama,  histoire  persane,  1692. 
—  Amazolide,  1716.  —  Histoire  de  Mélislfiéne,  roi  de  Perse,  1723.  —  Anec- 
dotes persanes,  1727...,  etc. 

2.  Mezetin.  f/rand  sop/u/  de  Perse,  16S9.  —  Cosrocs,  roi  de  Perse,  lf,!17.  — 
La  princesse  de  Carizme,  1718.  —  La  reine  des  Péris,  1725 etc. 

3.  Voir  pafie  88. 

12 


178  LA  CONNAISSANCE  DE  L'DIUENT. 

réserva  toujours  les  douhiures.  La  vraie  raison  c'est  que  la 
place  n'était  plus  à  prendre;  elle  était  prise.  Entre  le  règne 
(le  la  Turquie  et  celui  de  la  Chine,  il  n'y  eut  pas  d'inter- 
valle. 


III 


Le  royaume  des  mandarins  et  du  thé  eut,  dans  le  goût 
publie,  une  entrée  triomphale  ou,  pour  mieux  dire,  une 
inauguration  solennelle  qui  devait  le  garantir  longtemps, 
grùce  à  l'impression  qu'en  gardèrent  les  mémoires  et  les 
imaginations,  contre  un  oubli  de  la  mode.  Si  les  circons- 
tances avaient  été,  vers  KiGO,  favorables  au  développement 
de  lexotisme,  elles  le  furent  encore  bien  plus  dans  les 
premières  années  du  xvui""  siècle,  et  le  hasard  vouhil  que 
le  Gliinois  parût  à  point  pour  en  recevoir  sans  elTort  tout 
le  bénéfice.  A  cette  époque  le  nombre  des  récits  de  voyage 
s'accroît  brusquement',  et  un  élan  tout  nouveau  j)orte  les 
Français  vers  les  enlreprises  coloniales;  au  même  moment 
les  études  orientalistes  commencent  à  donner  de  vrais 
résultats,  et  les  traductions  des  conteurs  orientaux  forment 
rapidement  toute  une  petite  bibliothèque  exotique;  enfin  et 
surtout  la  querelle  des  cérémonies  chinoises  fait,  avec  un 
incessant  fracas,  la  meilleure  des  réclames  à  l'Asie.  Quoi 
d'étonnant  si  «  l'Orient  |)assionne  les  esprits  et  cajdive  les 
imaginations-  »  et  si  la  Chine  devient  l'image  la  plus  com- 
mode et  la  plus  familière  de  l'Orient! 

Cette  faveur  fut  d'autant  plus  brusque  qu'elle  succédait 
à  une  ignorance  presque  complète  de  l'Extrême  Asie ^  ;  il 
y  avait  même  eu,  contre  la  Chine,  comme  une  espèce  de 

1.  Vuir  les  chapitres  précédents  aux  pages  5i,  8l'.  l.io.  l:!0. 

2.  L.  r.laretie,  Lesage  romancier,  p.  4'J. 

3.  Voir  p.  107, 


SES  PROGRÈS.   SES  PHASES,   SES  MODES.  179 

préjugé,  reste  de  l'incrédulité  voulue  dont  on  accablait 
anciennement  les  voyageurs  qui,  comme  Marco  Polo, 
prétendaient  revenir  d'une  contrée  aussi  lointaine  et  pro- 
blématique. Mais  la  réclame  des  Jésuites  fut  si  bruvante  et 
si  efficace  que  le  sentiment  public  subit  une  immédiate 
transformation  : 

Dès  ce  moment  lincertitude  fit  place  à  la  conviction,  et  celle-ci 
entraîna  les  esprits  à  l'admiration  d'un  peuple  aussi  ancien,  aussi 
sage,  aussi  religieux*. 

Dès  1710  «  les  pagodes  se  multiplient  sur  les  cheminées  -  » , 
et  elles  y  restèrent  jusqu'à  lépoque  de  Louis  XVI, 
attestant,  par  un  agréable  symbole,  la  domination  absolue 
de  la  mode  chinoise. 

Pendant  soixante  ans,  tout  s'en  inspire  :  le  roman  et  le 
théâtre,  la  satire  et  la  philosophie,  la  peinture  et  la  gravure 
elles-mêmes  :  ce  fut  par  instants  un  engouement  extraordi- 
naire, aux  environs  de  17G0  surtout.  «  Il  y  eut  un  moment 
où  toutes  les  cheminées  furent  couvertes  de  magots  de 
la  Chine;  et  la  plupart  de  nos  meubles  dans  le  goût 
chinois^  »  :  le  mandarin  fit  fureur  au  théâtre,  et  les 
auteurs  comiques  ne  manquèrent  jias  à  ridiculiser  cette 
passion.  Dans  le  Chinois  poli  en  France  (17o4;,  Noureddin, 
le  Chinois,  déclare  : 

Croirez-vous  que  même  à  Paris... 
Que  mon*  goût 
Faisait  loi  partout: 
Qu'à  la  cour  les  jeunes  marquis 
Venaient  prendre  de  mes  avis, 
Que  li'S  magots  y  font  fortune. 
Tout  comme  en  ce  pays. 
>'os  lacqs,  nos  vernis 
Nos  fleurs  et  nos  fruits, 

"^1.  Clerc.  Vu  le  Grand,  histoire  chinoise,  lT6'.t,  p.  xiii. 

2.  Ghtranli,  Théâlre  italien,  V,  57. 

3.  Grimm,  Correspondance,  novembre  1785. 


180  LA   CONNAISSANCE   \)K  L'OIUKNT. 

Nos  poUls  pots  pourris 
Y  sont  d'un  ijrand  prix; 
Dans  tous  leurs  iiijiaix. 
Ils  ont  pris  nos  i;oùts; 
Pour  danser  nos  ballets 
On  s'y  met  en  frais. 
Puisqu'en  France 

On  commence 
A  donner  dans  le  chinuis, 

.rimaiiine 

Qu'à  la  Chine 
Hientôt  des  Français 
Nous  prendrons  les  l.oix  '. 

N'assurait-on  même  pas  ((u'un  ministre  «le  Louis  XV, 
consulté  par  le  roi  sur  les  réformes  cà  introduire  en  France, 
aurait  déclaré  (ju'un  seule  voie  parvenait  sûrement  au  bon- 
heui'  piildic  :  il  i'allait  >•  inoculer  aux  h'rar)çais  l'esprit 
chinois  -  »  ! 

Il  est  inutile  d'y  insister  plus  :  l'étude  des  (inivres  litté- 
raires montrera  abondaninient  (juc,  pendant  deux  tiers  de 
siècle,  jamais  cette  mode  ne  lut  diminuée  :  elle  est  le  fait 
le  plus  iiuporlaut  dans  l'Iiistoirc  du  goût  exoti(jue  au 
xvuT  siècle. 

Pourtant  il  y  eut,  aux  environs  de  174U,  un  renouveau 
de  faveur  vers  la  Turquie  et  la  Perse;  l'intervention  diplo- 
matiipie  de  la  France  dans  la  guerre  austro-turque,  le  rôle 
de  médiatrice  qu'elle  se  fit  donner  au  Congrès  de  Bel- 
grade, doublèrent  subitement  et  jiendant  près  d'une  quin- 
zaine d  années,  le  nomijre  des  romans  ou  des  comédies  à 
sujet  turc  '\  Pareillemeut  les  Irouldes  de  Perse,  la  royauté 
ra|(ide  et  victorieuse  de  Nadir,  son  assassinat  ramenèrent 
dans  le  roman  le  type  un  |ieu  néglig^é  du  Persan,  et  l'intro- 
duisirent au  théâtre  où  il  n  avait  pour  ainsi  dire  pas  encore 


1.  Scène  iv;  voir  aussi  les  Muf/ols,  l".i6,  se.  viii. 

2.  Grimni,  Correspondance,  novembre  1"8.t. 
."î.  Voir  p.  87. 


SES  PROGRES.   SES  PHASES.   SES  MODES.  181 

fait  figure  *  ;  du  même  coup  les  rééditions  des  Lettres  per- 
sanes et  leurs  imitations  se  multiplièrent  -. 

Mais  Tenthousiasme  pour  les  choses  de  Chine  ne  fut 
atteint  en  rien;  il  n  y  eut  point  de  révolution,  pas  même 
une  usurpation  passagère.  Le  Fils  du  Ciel  consentait  que 
quelques  provinces  de  son  immense  empire  littéraire  fus- 
sent administrées,  et  pour  quelques  années  seulement, 
par  des  gouverneurs  étrangers;  il  permit  aux  Turcs  de  se 
faire  ridiculiser  sur  la  scène,  et  aux  Persans  de  distribuer 
de  la  bonne  satire  aux  Français.  A  son  peuple  et  à  ses  man- 
darins, il  réservait  une  meilleure  besogne  :  celle  d'initier 
les  Français  à  la  philosophie. 


IV 


C'est  vers  1760  et  dans  l'œuvre  d'un  philosophe,  dans 
VEsisai  sur  les  Mœuis,  que  la  Chine  atteignit  un  comble 
de  gloire,  après  lequel  elle  ne  pouvait  plus  que  descendre. 
Comme  il  était  inévitable,  ce  long-  règne  fatigua;  il  veut 
des  gens  qui  admirèrent  moins,  Diderot  par  exemple; 
d'autres,  comme  Grimm  et  Rousseau,  qui  furent  tout  à  fait 
des  détracteurs  ^  Alors  sans  émeute,  sans  dépossession 
brutale,  la  Chine  fut  peu  à  peu  remplacée:  et  la  littérature 
exotique  eut  un  autre  tour. 

11  fallait  naturellement  que  la  nation  dominante  nouvelle 
satisfit,  aussi  bien  que  la  Chine,  les  tendances  jthiloso- 
phiques  du  temps  *;  si,  avec  cela,  elle  savait  flatter  la 
sensiblerie  et  les  groùls  humanitaires  qu'on  commençait 
à  afficher  un  peu   partout,  elle  pourrait  lutter,  avec   tout 

1.  Voir  p.  S7. 

•2.  Voir  ileiixitMiKi  partie,  chap.  iv. 

3.  Voir  (leiixiémo  partie,  chap.  v. 

l.  Voltaire,  Di<tionntiire  philosoij/iii/ue,  an  mot   :  Bi.É. 


182  LA   CONNAISSANCE   1)K   HHUKNT. 

ravantagc  que  lui  cJoiinait  sa  nouveauté.  Or  il  se  li'ouva 
qu'une  immense  contrée  de  l'Asie,  jusque-là  resiée  peu 
connue,  fut  hrustjueiiiciil  incorporée,  par  des  événements 
politi(jues  et  par  des  travaux  littérair«?s,  au  domaine  de  la 
r,  curiosité  (»ul)li<iue  :  l'Inde  s'insinua  dans  l'attention  comme, 
soixante  ans  auparavant,  la  Chine  l'avait  fait  :  et  la  (]hine 
fut  écartée,  comme  l'avait  été  la  Tur(|uie,  mais  moins 
brutalement. 

«<  Nous  n'avons  pas  tant  de  ronnaissances  de  cet  empire  que  de 
celui  de  la  ("Jiine;...  on  n'y  a  pas  envoyé  de  si  bons  observateurs 
(jue  i(nix  par  (jui  la  C.hinc  nous  est  connue  '  »  (1750). 

Exprimer  un  tel  rcitrot,  c'était  avouer  (|ue  déjà  on  se 
^  préoccupait  de  connaître  l'Inde  :  les  événements  donnèrent 
satisfaction  à  ce  désir.  D'abord  la  politique  coloniale  et 
la  fruerre  avec  l'Angleterre  amenèrent  brus(juement  au 
jour  toute  cette  partie  de  l'Asie,  restée  assez  ignorée  ^;  en 
outre  grâce  à  Anquetil  du  Perron,  à  ses  voyages  dans 
rinde,  aux  manuscrits  qu'il  en  rapporta,  les  études  orien- 
talistes se  trouvèrent  tirées  vers  les  religions  et  les  civili- 
sations il  aiiiciines  •';  après  IIGO,  les  histoires  de  l'Inde, 
les  études  géograjthiques  ou  politiques  qui  jusqu'alors 
avaient  été  plutôt  rares,  eurent  un  développement  subit  '. 
Par  contre-coup,  la  littérature  se  lit  quelque  j)eu  indienne  : 
les  auteurs  de  roman*  et  de  théâtre  ''  se  jetèrent  avec  d'au- 

1.  Voltaire,  Essai  sur  l''s  Mœurs,  cli.ip.  ci.vii. 

2.  Voir  p.  S 3. 
;{.  Voir  la  ('oncliision. 

4.  En  outre  des  éludes  d'A.  du  Perron  el  de  Mignot  :  Dow,  Disserlaliou 
sur  li's  mœurs  des  Hindous,  1769:  —  Voltaire,  Fra;/ments  sur  Vhide,  1""3; 

—  D'Anville.  .inlif/uilé  géoffrap/iii/ue  de  l'Inde,  l~7o;  —  Cardonne,  Contes 
el  fahles  indiennes,  1""8; —  A.  du  Perron,  Législation  orientale,  177'l;  — 
Lettres  indiennes,  1780. 

5.  Voltaire,  Uahahec  et  les  fatcirs,  17."J0.  —  Dosley,  le  llruininc  inspiré, 
1751.  —  Saurin,  Mirza  et  Fatnié,  17">l.  —  Voltaire,  Histoire  d'un  bon  hramin, 
1761.  —   Aventure  indienne,  1766.  —  Charpentier,  lianisr  et  Balacin,  177:5. 

—  Uantu,  Zélis  ou  la  difficulté  d'être  hcaieux,...  etc. 

6.  Les  Indes  dansantes,    1731.    —  Les  Amours  des    Indes,    1753.   —   Le 


(9) 


SES  PROGRES,   SES  PHASES,  SES  MODES'.  183 

tant  plus  de  furear  sur  cette  région  nouvelle  qu'elle  avait 
presque  l'attrait  de  l'inconnu.  La  faveur  persista;  de  même 
que  les  philosophes  s'étaient  attachés  d'une  durahle  amitié 
aux  livres  des  sages  chinois,  de  même  les  savants  poursui- 
virent, sans  presque  de  relâche,  l'exploration  scientifique  de 
la  péninsule  hindoue;  moutonnier,  le  public  suivit  ce  nou- 
veau mouvement  :  «  l'indianisme  était  fondé  '  ».  Il  parut 
tout  naturel,  à  la  fin  du  siècle,  que  Bernardin  de  Saint- 
Pierre  allât  demander  à  un  paria  indien  la  clef  de  toutes 
les  sagesses  et  le  modèle  de  toutes  les  vertus;  l'idée  n'était 
point,  de  soi,  orig^inale,  tant  on  était  habitué  à  opposer  ainsi 
l'Orienta  l'Europe;  mais  Voltaire,  cinquante  ans  aupara- 
vant, aurait  trouvé  mauvais  qu'on  donnât  cette  mission 
d'apostolat  à  d'autres  gens  qu'à  des  Chinois.  En  1739,  d'Ar- 
gens  n'imaginait  pas  pour  un  livre  de  satire  et  de  philosophie 
un  meilleur  titre  que  Lettres  chinoises  :  en  1789,  au  con- 
traire, un  ouvrage  écrit  avec  le  même  dessein  s'appellera 
Lettres  d'un  Indien-.  Sans  que  personne  eut  jamais  songé  à 
proclamer  la  déchéance  de  la  Chine,  elle  avait  été  lente- 
ment éliminée  de  la  situation  prépondérante  qui  longtemps 
lui  avait  été  donnée. 

Au  moment  où  s'arrête  ce  travail  (vers  1780)  le  goût  pour 
l'Orient  est  donc  aussi  vif  que  jamais  :  la  Chine  et  l'Inde 
sont  au  premier  plan,  mais  la  Chine  se  voile  d'ombre  et 
l'Inde  entre  dans  tout  l'éclat  de  sa  lumière  :  la  Tur([uie,  la 
Perse  ont  des  scintillements  qui  rappellent  parfois  leur 
splendeur  offusquée.  D'autres  feux  se  sont  allumés  dans 
ce  ciel  :  a}»rès  les  Lettres  persanes,  il   y  a  eu  fies  Lettres 


bonhnymne  Cassandre  aux  Iwle^,  l"5tu  —  Aline,  reine  de  Golconde,  lldO.  — 
l.a  veuve  du  Mulabav,  1770.  —  L'Indienne,  1770.  —  Les  lirrtmes  ilc  La 
Harpe,  I7S4. 

^.  Barlh.  Journal  des  Savanl.t.   1900,  p.  110. 

2.  Lettres  d'un  Indien  à  l'uris,  à  son  ami  Glazir.  sur  les  mœurs  fran- 
çaises, 17  88. 


'S 


184  LA   CONNAISSAN'CK  HK  L  (UUKNT. 

péruviennes  ou  chinoises  :  los  Américains  ont  paru  au 
théâtre,  et  les  Africains  dans  le  roman  ;  mais  ces  autres 
formes  de  l'exotisme,  comme  des  nouveaux  venus  encore 
timides,  ne  songent  point  à  réclamer  trop  d'attention  pour 
elles  '.  L'Orient  satisfait  toutes  les  curiosités  littéraires,  il 
excite  toutes  les  aspirations  scientifiques.  Il  est,  si  l'on 
peut  dire,  l'exotisme  par  excellence. 


I.  Pour  bien  constater  la  dépendance  de  ces  exotismes  secondaires  : 
voir  Voltaire,  Lettre  à  d'Argental,  20  septembre  i7."W>.  Son  ami,  après  le 
succès  de  VOrplielin  delà  Chine,  lui  demanda  une  pièce  africaine.  ■■  Après 
des  Chinoises,  vous  voulez  des  Africaines.  » 


DEUXIEME    PARTIE 


L'ORIENT    DANS    LA    LITTÉRATURE 


La  littérature  chercha  d'abord  dans  l'Orient,  tel  qu'elle 
le  concevait ,  ce  qui  pouvait  satisfaire  l'imagination,  et 
c'est  par  le  théâtre,  par  le  roman  aussi  que  l'exotisme 
commença.  La  trag^édie  fut  de  tous  les  genres  littéraires 
celui  qui  profita  le  premier  des  perspectives  nouvelles 
ouvertes  sur  l'Asie.  La  comédie  vint  plus  tard  :  pour  se 
moquer  de  quelqu'un,  il  faut  déjà  le  connaître  assez  bien. 
Le  roman,  à  toute  époque,  au  xvn"  et  au  xvuf  siècle  sur- 
tout, s'est  développé  en  même  temps  que  la  tragfédie  et  la 
comédie  :  il  a  reçu  d'elles  sa  matière  presque  toujours,  et 
souvent  son  esprit  :  l'Orient  ne  manqua  donc  pas  d  y  faire 
ligure,  et  avec  les  premières  années  du  xvni'  siècle,  il  s'y 
installa  pour  ne  jamais  l'abandonner. 

Ensuite  il  sembla,  par  un  naturel  prog-rès  de  la  réflexion, 
que  l'Orient,  tout  en  restant  agréable  à  l'imagination, 
[lourrait  être  mis  au  service  de  l'idée  et  de  la  raison. 
D'abord  il  fut  un  moyen  commode  de  satire,  et  le 
xviii''  siècle  connut  toute  uup  littérature  satirique  qui  aima 
s'habiller  de  fictions  orientales.  Plus  tard,  renonçant  à  ce 
déguisement,  les  écrivains  détournèrent  leurs  réflexions 
vers  une  Asie  désormais  sans  parure,  et  de  plus  en  plus 
abstraite  :  il  y  eut  là  comme  une  voie  il'accès  à  l'histoire, 
à  la  législation  et  à  la  pliiloso|diir. 


188  L  ORIENT  DANS  LA   LlTTKHATlltE. 

Ou  étudiera  doue  counucut  l'Orieut  parut  dans  la  tra- 
iiédie  et  la  comédie,  ce  qu'il  devint  dans  le  roman;  puis 
comment  la  satire  et  la  philosophie  le  mirent  en  anivre. 
Ce  plan,  très  simple,  peut  se  réclamer  d'une  certaine 
loofique,  et  de  plus  les  dates  n'empêchent  point  qu'on  le 
suive  :  c'est  dans  cet  ordre,  à  peu  près,  que  les  divers  g-enres 
littéraires  ont  suhi  successivement  l'influence  du  goût  exo- 
tique. 11  suffira,  pour  que  rien  d'essentiel  ne  soit  omis,  de 
mar(|uer,  en  un  dernier  chapitre,  la  place  que  la  mode  de 
rOrient  eut  dans  l'art  et  la  société  du  temps. 


CHAPITRE  I 


L'ORIENT    ET    LA    TRAGÉDIE 


\.  Les  vrais  précurseurs  de  Racine  :  Mairel  et  son  Soliman:  Tristan 
l'Hermile  et  sa  Mort  d'Osman. 

II.  Bajazet  :  sa  lurquerie(:');  diversité  des  impressions  :  les  contemporains, 
la  critique  moderne.  —  Quelle  a  été  l'intention  de  Racine?  étude  de  ses 
sources;  la  relation  orale  de  M.  de  Cézy  et  ses  transformations  :  le 
Floridon  de  Segrais;  en  quel  état  la  donnée  parvint  à  Racine.  —  Qu'il 
a  voulu  réellement  faire  de  la  couleur  locale  et  ce  qu'on  doit  entendre 
par  ce  mot.  —  Le  milieu  moral  dans  Bajazet  :  la  vraisemblance  des 
sentiments:  Roxane  et  l'amour  d'Orient:  sensualité  et  impudeur:  sous 
quel  aspect  Rajazet  lui-même  est  tout  à  fait  turc.  —  Exotisme  vrai  de 
la  pièce. 

III.  De  Bajazet  à  Zaïre.  —  Constitution  de  la  tragédie  exotique  :  avantages 
théoriques  qu'on  lui  reconnaît  alors  :  espoirs  d'un  renouvellement  du 
théâtre.  —  Insuffisance  des  auteurs;  ses  causes. 

IV.  Voltaire  :  pourquoi  il  aurait  pu  faire  de  la  bonne  tragédie  exotique. 
—  Mais,  à  chaque  tentative,  il  introduit  dans  ses  pièces  sa  conception 
philosophique  de  l'Orient,  et  ainsi  son  intention  première  se  trouve 
faussée  :  Zaïre.  Mahomet,  VOrphelin  de  la  Chine.  —  Après  Voltaire  :  la 
queue  des  tragédies  orientales.  —  Raisons  générales  de  leur  échec. 


Il  .serait  peut-être  meilleur  de  commencer  avec  Bajazet 
seulement  Thistoire  de  la  tragédie  à  sujet  oriental  :  ce 
serait,  pour  pénétrer  dans  le  sujet,  une  assez  belle  porte, 
haute  et  grande,  finement  scul[)tée  :  on  s'arrêterait  long- 
temps à  la  regarder  et,  comme  il  arrive  souvent  au  pays 
arabe,  on  serait  surpris,  une  fois  le  seuil  dépassé,  de  ne 
retrouver  en  aucune  partie  de  la   maison  l'impression  si 


190  L  IIIUKNT   DANS   LA    LITTH UATURK. 

joliment  artistique  que  Ton  avait  reçue  à  l'entrée.  Mais  un 
coup  (l'ceil  donné,  dans  la  rue,  aux  abords  immédiats  n'est 
pas  inutile  :  il  restitue  le  cadre.  D'ailleurs,  au  moment  où 
la  porte  s'ouvre  vers  l'intérieur,  ne  laisse-t-elle  pas  passer 
la  vision  rapiile  du  dehors  sur  lequel  elle  va  se  fermer? 

On  ne  répétera  pas  ici  que  toutes  les  tragédies  turques 
parues  avant  Bajazet  étaient  sans  exotisme  vrai;  et  Ton 
n'accusera  pas  à  nouveau  leurs  auteurs  de  n'avoir  pas 
risqué  un  ellort  dont  ils  ne  pouvaient  guère  avoir  l'idée'. 
11  vaudra  mieux  insister  sur  deux  tentatives  intéressantes, 
|>resquc  perdues  aujourd'hui  parmi  la  confusion  de  tant  de 
médiocres  tragédies;  on  y  trouvera  (hjà  le  sentiment  de  ce 
qui  est  convenable  en  un  sujet  exotique.  Si  Racine  ne  s'est 
pas  inspiré  de  Tristan  l'Hermite  et  de  Mairet,  au  moins  ont- 
ils  travaillé  tous  deux  à  dégager  par  avance  (juelques-uns 
des  éléments  qui  allaient  faire  le  succès  de  Bajazet. 

L'histoire  tur([ue,  telle  qu'on  la  connaissait,  avait  des 
catastrophes,  des  drames  de  passion,  de  jalousie  et  de  mort 
qui,  parfois,  bouleversaient  brusquement  l'oisiveté  des 
sérails-  :  le  sultan  condamnait  à  mort  son  frère;  une  sultane 
faisait  disparaître  une  rivale  :  des  janissaires,  envahissant  le 
palais,  détrônaient  et  tuaient  le  souverain  :  c'étaient  là  |M)ur 
la  tragédie  classique  d'admirables  sujets,  puisque  l'action, 
sans  que  le  |ioète  eût  besoin  de  la  r(\sserrer,  était  d'elle- 
même  violente  à  souhait,  et  qu'elle  s'achevait  en  quelques 
heures,  entre  les  murs  d'une  même  maison.  D'instinct  pour 
ainsi  dire,  tous  les  faiseurs  île  tragédie  orientale  allèrent 
vers  les  sujets  dont  était  riche  l'histoire  turque:  et  c'est  à 
elle  (jue  Mairet  prit  la  donnée  de  Solyman  (1G30),  Tristan 
^    l'Hermite  celle  (VOaman  (1656). 

Évidemment  la  couleur  exotique  n'y  est  [>oint  très  sen- 

1.  Voir  p.  33  et  suiv. 
•2.  Voir  p.  8.5  el  siiiv. 


L'ORIENT  ET  LA   TRAirÉDlE.  191 

sible,  car  on  ne  saurait  qualifier  ainsi  quelques  coups  de 
pinceau  un  peu  fortement  appuyés  par  endroits  :  l'appa- 
rition de  janissaires,  le  personnage  d'un  mufti,  la  descrip- 
tion de  vestes  brodées  d'or,  des  prosternements  «  à  la 
manière  des  Turcs  »....  Mais,  ce  qui  est  mieux,  il  y  a  chez 
les  deux  auteurs,  chez  Tristan  l'Hermite  surtout  ^  un  efTort 
intelligent  pour  reconstituer  un  milieu  moral  et  psycholo- 
gique, si  je  puis  dire,  qui  convienne  au  sujet,  et  oii  les 
personnages  se  trouvent  à  l'aise.  Yisir,  sultan  et  janis- 
saires, tous  les  personnages  du  drame  évitent  avec  assez 
de  bonheur  les  propos  qui  les  rapprocheraient  par  trop  des 
autres  héros  de  théâtre.  N'est-ce  pas  déjà  respecter  la 
couleur  locale  que  de  n'y  point  manquer? 

L'une  et  l'autre  de  ces  tragédies  s'achèvent  en  une 
a  grande  tuerie  »  ;  dans  la  pièce  de  Mairet-,  Solyman  a  eu 
autrefois,  de  deux  femmes,  deux  fils  :  Mustapha  et  Sélim. 
Roxelane,  mère  de  Sélim,  par  crainle  qu'il  ne  fût  sacrifié 
à  son  frère  aîné,  lui  a  substitué  un  enfant  mort  :  elle  a 
confié  son  propre  fils  à  une  vieille  femme,  et  depuis  elle 
ignore  ce  qu'il  est  devenu.  Elle  n'en  hait  que  plus  Mus- 
tapha, l'autre  fils  de  Solyman;  avec  toute  son  autorité  de 
sultane  unique,  elle  cherche  à  le  perdre.  Une  correspon- 
dance amoureuse  que  le  jeune  prince  avait  avec  une  prin- 
cesse étrangère,  Despine,  sert,  habilement  exploitée,  à 
prouver  un  prétendu  -complot  contre  le  sultan.  Solyman 
ordonne  la  mort  de  Mustapha  et  de  Despine;  il  y  met  une 
cruauté  qu'il  est  naturel  ici  de  nommer  asiatique.  En  efTet, 
comme   cadeau,    il  leur    envoie    les   instruments  de    leur 


1.  Avec  quelques  réserves,  on  peut  admettre  ce  jugement  de  M.  Ber- 
nardin sur  lui  :  •  On  sent  à  chaque  vers  un  effort  pour  peindre  les  usages 
et  les  mipurs  du  pays  dans  lequel  il  a  placé  l'action  de  son  drame  ».  (Édi- 
tion classique  de  Bnjazel,  notice,  p.  3.) 

2.  Sohjman  ou  la  morl  de  Mu.tlapha,  1030.  La  scène  est  •  en  Alep.  ville 
de  Syrie  ••  La  pièce  est  inspirée  du  Solimano  de  Bonarelli. 


192  L'ORIENT  DANS  LA  LITTKKATLRE. 

prochain  su|)|ili(L';  jniis,  au  moment  ilc  la  double  exécution, 
il  met  la  tète  à  une  fenèlre  secrète  du  |>alais;  il  appelle  son 
fils  : 

Je  l'ouvre  encoi'L'  un  coup  puur  vous  faire  sçavoir 
(Jue  si  jentends  de  vous  ny  murmure  ny  plainte, 
Si  le  moindre  des  miens  en  reeoit  une  atteinte, 
Le  corps  de  votre  amante,  exposé  tout  un  jour, 
Servira  do  spectacle  aux  pa^os  de  ma  cour  '. 

X)  Ce  goût  de  la  torture,  qui  cherche  à  tourmenter  la 
victime  par  la  vision  des  spectacles  qui  suivront  sa  mort, 
est  bientôt  aftligé  d'un  convenable  châtiment;  on  découvre 
que  Mustapha  n'est  autre,  à  la  suite  dune  substitution  très 
compliquée,  que  Sélim,  le  (ils  de  Roxelane;  elle  se  tue,  le 
visir  est  tué,  le  sultan  parle  de  suicide.  La  catastrophe  est 
suffisamment  tragique. 

Mais  VOsnuDi,  Irafjédie  du  S(eu)''f7-/stan  fl/cnnile,  a  j»eut- 
être  plus  d  alliirt'  encore.  Sur  la  \  ue  d'un  porlrait,  le 
sultan  Osman  est  devenu  passionnément  amoureux  de  la 
fille  du  mouphti,  et  il  la  veut  [tour  femme,  malgré  les 
résistances  du  père,  malgré  une  révolte  des  janissaires  qui 
le  met  dans  un  fâcheux  embarras.  A  peine  a-t-il  vu  la 
réalité  de  son  rêve,  qu  il  juge  le  portrait  flatteur,  et  il 
renvoie  la  jeune  fille  avec  la  désinvolture  qui  est  d'usage 
au  sérail.  Humiliée,  celle-ci  veut  se  venger,  et  le  [lère  favo- 
rise la  iév(dte  des  janissaires.  Le  sérail  est  menacé,  puis 
envahi;  dun  balcon  du  palais,  Osman  repousse  les  rebelles 
avec  des  paroles  hautaines;  mais  bientôt  ils  reviennent,  et 
tuent  leur  empereur  (jui,  même  en  mourant,  tient  à  leur 
marquer  son  mépris  :  trois  coups  de  jioignard  sont  néces- 
saires au  suicide  de  l'amoureuse  dédaignée,  et  devant  tous 
ces  cadavres  commence  une  révolution  sanglante  de  palais. 
On  |)Ourrait  insister  plus  sur  l'une  et  l'autre  de  ces  deux 

1.  Acle  V,  se.  II. 


I 


L  ORIENT   ET  LA  TRAGEDIE.  193 

œuvres  :  il  serait  facile,  par  exemple,  de  montrer  chez 
Tristan  l'Hermite  le  souci,  sans  cesse  manifesté  dans  le 
détail,  d'une  certaine  couleur  locale.  Mais  il  vaut  mieux,  je 
crois,  après  ces  deux  analyses,  résumer  en  quelques  phrases 
ce  que  les  auteurs  de  tragédie  orientale  avaient  essayé 
avant  Racine,  et  ce  qu'il  restait  de  leur  œuvre  :  Bajazet, 
après  tout,  si  unique  que  soit  sa  valeur  littéraire,  fut  pris 
dans  la  même  matière  et  représenta  les  mêmes  person- 
nag^es  comme  les  mêmes  scènes'.  Plusieurs  tentatives, 
celles  de  Mayret  et  de  Tristan,  mieux  que  les  autres, 
avaient  enfoncé  dans  l'esprit  public  une  conviction  :  plus 
que  l'histoire  antique,  les  événements  de  Turquie  offraient 
au    poète    des    complications    violentes,   des    intérêts    de 

p  famille  très  heurtés,  des  rivalités  de  passions  exacerbées; 
on  y  pouvait  surtout  voir  l'amour  si  intimement  mêlé  à  la 
politique  qu'il  la  dirigeait.  Les  spectateurs  s'étaient  accou- 
tumés d'avance  aux  mystères  soigneusement  clos  du 
harem  ;  ils  savaient  la  toute  puissance  des  sultanes  aimées, 
l'impossibilité  aussi  o{i  elles  étaient  de  devenir  vraiment 
reines-,  l'imbécile  cruauté  des  sultans,  le  pouvoir  des 
grands  prêtres  et  la  crédulité  empressée  du  peuple 
musulman,  enfin  l'indocilité  quémandeuse  des  janissaires; 
ils  s'étaient  habitués  aux  noms  étranges  de  Roxane,  de 
Bajazet,  de  Rustan,  d'Acomat,  ils  avaient  vu  sur  la  scène 
les  eunuques  et  les  muets.  En  un  mot  ils  possédaient  toute 

'     l'éducation  théâtrale  nécessaire  pour  comprendre  Bajazet. 


1.  Ibrahim  ou  l'illustre  hassa  commence  de  la  même  manière  que 
Bajazet  :  un  conlldenl  s'élonne  qu'on  puisse  si  facilement  entrer  dans  le 
sérail. 

2.  Voir,  par  exemple,  Ro.ielane,  1G13. 


i:{ 


194  L  ORIENT  DANS  LA    LITTERATURE. 


II 


On  est  d'avance  incliné  à  croire  ([ue  Racine  a  fait  une 
œuvre  vraiment  originale.  Son  Bajazet^  a  suscité  les  juge- 
ments les  plus  divers,  puisque  les  uns  ont  nié  qu'il  s'y 
trouvai  la  moindre  parcelle  d'exotisme,  alors  que  les  autres 
prétendaient  y  voir  une  pièce  admirablement  turque.  Assu- 
rément il  y  a  chez  les  critiques  un  esprit  raisonnable  de 
contradiction;  mais  ils  n'arrivent  en  général  à  des  opinions 
aussi  op[»osées  dans  leur  intransigeance,  que  pour  des 
œuvres  véritablement  hors  du  commun.  La  phrase  que  Cor- 
neille y)rononça,  par  mauvaise  humeur,  le  soir  de  la  pre- 
mière leprésentation  de  Ikijazel,  était  joliment  dite  et  avec 
assez  de  malveillance,  pour  (jue  le  public,  sans  y  trop 
réfléchir,  Va  reprît  avec  faveur  :  successivement,  Donneau 
de  Visé,  Mme  de  Sévigné,  Robinet  et  maint  autre  répé- 
tèrent (jue  «  les  mœurs  des  Turcs  y  étaient  mal  obser- 
vées- »;  Voltaire  le  dira  encore';  les  anas  consacrèrent 
l'anecdote,  et  le  jujiement  s'inscrivit  dans  la  criticjue  litté- 
raire,, comme  autrefois  un  mot  d'Aristote  dans  une  dis|)ute 
de  théologie. 

Chose  singulière,  ce  fut  uu  xix'  siècle,  alors  que  la 
Tur(|uie  était  de  jour  en  jour  mieux  connue,  qu'on  com- 
mença à  hésiter  un  peu;  on  s'avisa  que  peut-être  Corneille 
n'était  pas  un  arbitre  incontestable  en  matière  de  couleur 
locale,  et  qu"a|»rès  tout  Racine,  puisqu'il  avait  voulu  écrire 
une  pièce  turque,  était  bien  capable  d'y  avoir  mis  quelque 
chose  de  turc.  Jules  Janin  s'en  aperçut  un  jour  :  il  assista 


1.  5  janvier  1672.  La  pièce  eut  un  grand  succès  :  elle  fut  très  souvent 
jouée  à  la  cour  de  16S0  à  1700.  Le  succès  augmenta  pendant  tout  le 
xviii'  siècle. 

2.  .Mme  de  Sévigné,  Lettre  du  16  mars  1672. 

;{.  Lettre  à  M.  de  la  Noue,  auteur  de  la  tragédie  de  Mahomet  II. 


L'ORIENT  ET  LA  TRAGÉDIE.  195 

à  une  représentation  où  Rachel  jouait  le  [►ersonnage  de 
Roxane:  la  soirée  dut  être  bien  extraordinaire,  si  Ton  en 
juge  par  l'article  mélodramatique  et  échevelé  qu'elle  ins- 
pira à  l'enthousiaste  critique.  Il  proclama  «  la  nouveauté 
étrange,  infinie  du  Bajazel  de  Racine  »  ;  il  s'était  cru  trans- 
porté dans  une  mosquée  ou  dans  un  harem  1  «  Ce  sont  des 
mœurs  que  nul  n'a  vues  excepté  Racine...;  ce  sont  des 
amours  à  épouvanter  les  amoureux  de  Racine  lui-même... 
sans  compter  que  Mahomet  règne  sans  partage  dans  ce 
drame.    On    sent    le    Koran    dans    Bajazet  autant    qu'oïi 

retrouve  la  Bible  dans  Athalie L'Orient  s'est  révélé  tout 

à  fait  !  '  »  C'était  beaucoup  dire,  et  Racine  eût  été  probable- 
ment effaré  de  ces  félicitations  extravagantes;  à  travers 
l'emphase  des  mots  il  eût  difficilement  reconnu  ses  inten- 
tions, si  exotiques  qu'elles  aient  pu  être.  Toutefois  l'exal- 
tation ridicule  de  Jules  Janin  révélait  une  attitude  nouvelle 
de  la  critique;  et  depuis  on  a  admis  en  général  que  Bajazet 
était  d'une  tiirt/uerie  relative-.  L'œuvre  est  suffisamment 
belle  pour  qu'on  s'arrête  à  une  question,  toujours  effleurée, 
mais  jamais  traitée  vraiment.  A  tout  le  moins  on  verra 
dans  une  plus  grande  clarté  le  dessein  véritable  qui  poussa 
Racine  à  l'écrire;  et  ce  serait  là  déjà  un  suffisant  résultat. 
Assurément  la  tragédie  classique,  telle  qu'on  la  c'once- 
vait  vers  1670,  n'était  guère  portée  vers  l'exotisme  par  des 
sympathies  naturelles;  on  s'était  habitué,  avec  les  héros  de 
Corneille,  à  ailmettre  l'existence  d'une  espèce  d'humanité 
tragitjue,  dont  les  gestes  et  les  pensées  n'avaient  que  des 
rapports   incertains   avec  la   réafité   ordinaire;  et  si,   par 


1.  Le  spectateur  inconnu.  Cri/i'/ue  drnmati'/uf,  t.  II.  p.  27"  et  2"'.t, 
Paris,  IST".  Janin  suppose  que  la  soirée  a  été  transformée  par  la  présence 
d'un  spectateur  inconnu  et  mystérieux  qui  n'est  nommé  qu'a  la  lin  : 
Lamennais. 

2.  Brunetiére.  Époque'!  du  théâtre  français,  p.  274.  Bernardin  et  P.  Albert. 
Notice  en  tète  de  ieurs  éditions  de  Bajazet. 


196  L  ORIENT   DANS  LA   LITTKHATIUE. 

nioinenls,  les  sentiments  exprimés  on  ces  sujets  grecs  et 
romains  paraissaient  se  rapprocher  de  la  vérité,  c'est 
c]u"ils  étaient  modernes  et  généraux,  mais  non  pas  antiques. 
Cela  est  vrai,  même  de  Racine.  Or  ce  (pie  l'on  n'avait 
point  tenté  pour  la  Grèce  et  l'Italie,  allait-on  l'essayer  au 
profit  de  la  Turquie?  Jamais,  je  crois,  Hacine  n'eût  de  lui- 
môme  songé  à  un  pareil  sujet,  et  surtout  il  ne  lui  aurait  pas 
donné  la  couleur  particulière  qui  distingue  Bajazel  entre 
toutes  ses  tragédies,  si  la  matière  et  l'esprit  même  de  son 
œuvre  ne  lui  avaient  été  imposées  du  dehors  :  il  y  eut  alors 
t<»ul  un  concours  de  circonstances,  qui  jamais  plus  ne  se 
reproduisit;  aussi  ne  saurait-on  décider  de  la  hirt/ucrie  de 
la  pièce  sans  connaître  d'abord  ses  sources^. 

('  Quoique  le  sujet  de  cette  tragédie  ne  soit  dans  aucune  histoire 
^      imprimée,  il  est  pourtant  très  véritable;  c'est  une  aventure  arrivée 
dans  le  séiail,  il  n'y  a  pas  plus  de  trente  ans  '.  » 

Comment  la  passion  tragique  de  Hoxane  fut-elle  connue? 
par  quels  intermédiaires  le  récit  passa-t-il  avant  d'arriver  à 
Racine?  jusqu'à  quel  point  (olui-ci  ])rit-il  soin  de  se  docu- 
menter? C'est  là  une  histoire  qu'on  peut  reconstituer  avec 
assez  de  précision.  Trente  ans  avant  linjazcf,  M.  de  Cézy'^, 
0  ambassadeur  de  France  à  Constanlinople,  était  revenu  à 
Paris  :  on  l'entoura  avec  l'empressement  de  curiosité  (pi'il 
est  naturel  d'olTrir  en  ces  circonstances.  11  avait  beaucoup  à 
raconter  :  événements  politiques  et  récils  d'amour;  il  se 
disait  fort  renseigné  sur  le  sérail,  pour  y  avoir  eu  quelque- 
fois ses  entrées,  ou  du  moins  pour  y  avoir  facilité  quelques 
sorties  discrètes.  Ainsi  il  avait  pu  connaître  un  drame 
d'amour  et  de  politique  qui,  peu  de  temps  avant  son  (léj)art, 
avait  ému  le  harem  du  (irand  Seigneur  et  réveillé  une  fois 
de  plus  la  cruauté  meurtrière  des  Ottomans  ^  Cette  aven- 

1.  Uajazel,  premirre  l'réface. 

2.  Voir  p.  86. 

'i.  Deuxième  Préface. 


L  ORIENT  ET  LA   TRAGEDIE.  197 

ture  avait  tellement  frappé  M.  de  Gézy  qu'il  en  rédigea  une 
relation.  Ce  manuscrit  et  surtout  les  conversations  de 
l'ambassadeur,  voilà  quelle  fut  la  forme  première  de  la 
donnée  de  Bajazel\ 

Mais  il  s'écoula  près  d'un  tiers  de  siècle  entre  le  retour 
de  M.  de  Cézy  en  France  et  la  représentation  de  la  tra- 
gédie :  avec  le  temps,  la  matière  de  cette  amoureuse  histoire 
perdit  apparemment  beaucoup  de  son  actualité  et  surtout  de 
son  originalité  :  Racine  pourrait-il  y  retrouver  les  traits 
exotiques  dont  elle  était  sûrement  parée  quand  l'ancien 
ambassadeur  la  racontait?  Il  semble  que  le  public  ne  s'en 
soit  point  aussitôt  désintéressé  :  les  conversations  la  con- 
servèrent quelque  temps  à  peu  près  intacte.  Quinze  ans 
après,  elle  était  si  à  la  mode  encore  que  Segrais  lui  donna 
la  forme  d'une  nouvelle  :  Floridon  ou  rauiour  imprudent-  a 
pour  sujet,  malgré  son  titre  trompeur,  le  récit  de  M.  de 
Cézy.  Ce  fut  comme  une  étape,  et  il  sera  intéressant  d"y 
faire  une  courte  station. 

Floridon  a  été  directement  inspiré  par  l'ambassadeur^, 
aussi  ne"  s'étonnera-t-on  pas  si  la  nouvelle  conserve  un 
assez  joli  exotisme.  A  quarante  ans,  la  sultane,  mère 
d'Amurath,  s'éprend  d'amour  pour  le  très  jeune  Bajazet, 
frère  d'Amurath  et  fils  d'une  autre  femme:  elle  a  vite  fait 
de  l'avertir  de  cette  passion.  Bajazet  «  ne  balançait  pas  s'il 
ferait  le  cruel  ou  non.  Ce  qui  l'embarrassait  le  plus  estait 
qu'il  connaissait  que  la  manière  de  s'y  conduire  sérail  dif- 
ficile. Il  sçavait  que  cette  lière  princesse  était  une  femme 
qui  aimait  les  adorations  et  (pii  voudrait  sans  doute  qu  il 
réparast  par  une  ardente  poursuite  le  petit  rcjU'oche  quelle 


1.  Afènie  Préface. 

2.  Les  Uiverlissements  de  la  princesse  Aurélie,  ltio6,  t.  Il,  6«  nouvelle. 

3.  Le  récit  est  fait  «  d'après  un  homme  qui  a  été  longtemps  ambassa- 
deur à  Constantinopic  ■■. 


d98  LOUIKNT   DANS   LA   LITTKIIATL  lU:. 

sentait  infailliblement  en  son  cœur  (.l'avoir  parlé  la  pre- 
mière' ».  Mais  un  vieil  eunuque,  Achomal,  lui  conseille  de 
ne  pas  laisser  échapper  «  celte  bonne  fortune^  ».  L'intrig-ue 
est  vite  enjiacée;  Acbomat  et  une  suivante  de  la  sultane, 
Floridon,  sont  les  seuls  confulents  :  celte  liaison  dure 
long^temps.  Bajazel  finit  par  se  lasser  d'une  femme  beau- 
cou[>  plus  âgée  que  lui,  et  remarquant  que  Floridon  a  dix- 
sept  ans,  il  l'aime.  Cela  fait  une  seconde  inlriirue,  et  pen- 
dant de  longs  mois  on  réussit  à  tromper  la  sultane.  Jiajazet, 
qui  d'abord  avait  assez  bien  dissimulé  le  relâchement  de 
son  amour,  se  fatigue  de  celte  contrainte;  la  jalouse  sul- 
tane cherche  les  raisons  de  sa  froideur  et  découvre  tout; 
mais  elle  tient  trop  à  son  jeune  amant  pour  le  perdre;  elle 
obtient  de  lui  facilement  des  excuses  et  do  nouvelles 
démonstrations  d'amour;  pour  mieux  le  retenir,  elle  con- 
sent à  un  partage  :  Dajazet  et  Floridon  j)ouiront  se  voir 
un  jour  par  semaine;  le  reste  du  temps  et  le  surplus  de 
l'amour  seront  donnés,  sans  qu'il  en  soit  rien  distrait,  à 
la  sultane.  Hajazet  manque  à  sa  promesse,  mais  on  hésite 
encore  à  le  inuiir,  (juand  un  courrier,  venu  de  la  |»art 
d'Amurat,  ordomie  impérieusement  sa  moit.  La  sultane, 
désesjtérant  de  jamais  obtenir  môme  une  demi -fidélité, 
laisse  accomplir  le  meurtre;  mais  plus  tard,  Floridon  ayant 
mis  au  uionde  un  fils  de  Bajazel,  sa  rivale  vieillie  reporte 
en  alTection  sur  l'enfant  tout  l'amour  (ju'elle  avait  pour  le 
père. 

Cerlaineuieiil  la  nouvelle  de  Segrais  est  assez  proche  du 
récit  même  de  M.  de  Cézy  ;  et  l'on  devine  la  vulgarité  primi- 
tive de  l'aventure  :  une  passion  de  femme  déjà  âgée,  qu'ex- 
ploitent un  jeune  homme  sans  scrujmles,  un  vieil  eunuque 
et  une  jietite  esclave.  Dominée  par  ses  sens,  la  sultane,  — 

1.  P.  21. 

2.  p.  23. 


L  ORIENT  ET  LA  TRAIiEDIE.  199 

mère,  et  non  pas,  comme  dans  Racine,  femme  d'Amurath  — 
consent  aux  concessions  les  plus  avilissantes;  et  malgré  les 
fougues  de  sa  colère,  elle  n'ose  jamais  se  venger  elle- 
même,  par  peur  de  perdre  ainsi  tout  moyen  de  satisfaire 
sa  passion.  C'est  une  histoire  de  la  vie  ordinaire,  à  laquelle 
le  cadre  du  sérail  et  la  chaleur  de  l'amour  oriental  donnent 
une  plus  vive  réalité. 

Il  serait  très  naturel  de  croire  que  Floridon  a  été  l'inter- 
médiaire par  lequel  Racine  connut  l'aventure,  mais  il  se 
défend  très  nettement,  et  par  deux  fois',  d'en  avoir  lu 
aucune  «  histoire  imprimée  »,  et  en  effet  il  ne  semble  pas 
que  la  tragédie  se  soit  inspirée  de  la  nouvelle. 

Ce  fut  par  ailleurs  que  Racine  fut  informé  :  sa  source 
fut  encore  la  tradition  orale,  mais  une  tradition  que  le 
temps  avait  dû  singulièrement  atténuer.  M.  de  Nantouillet 
avait  entendu  M.  de  Cézy  et,  près  de  trente  ans  après,  il 
conta  ses  souvenirs  à  Racine-;  or,  comme  il  arrive  toujours 
en  pareil  cas,  ce  qui  reste  à  la  mémoire,  ce  sont  les  traits 
les  plus  généraux  et  les  plus  abstraits  du  récit,  le  dessin 
des  événements;  mais  tous  les  détails  exotiques,  qui  ne 
sont  point  logiquement  indispensables,  s'effacent  ;  Roxane 
avait  dû  rajeunir;  Bajazet  s'était  donné  un  rôle  plus  hono- 
rable; Floridon  sans  doute  était  devenue  princesse; 
Achomat  avait  rejeté  le  nMe  humiliant  d'eunuque;  en  un 
mot  l'bistoire  s'anohlissail  et  se  francisait. 

Quand  Racine  a-t-il  conçu  le  dessein  de  sa  tragédie?  on 
peut  conjecturer  qu'il  conimt  le  récit  de  M.  de  Nantouillet 
bien  avant  d'écrire  Bajazet:  et  s'il  songea  à  en  tirer  [)arti, 
c'est  que  les  circonstances  attirèrent  son  attention  vers 
l'intérêt  qu'il  y  aurait  à  comjioser  une  tragédie  turque.  Or 


1.  Dans  ses  deux  Préfaces. 
2-  Première  Préface. 


200  L(i1(II-:NT   dans   la    LITTKIIATLHE. 

précisément  en  1G"0  la  mode  était  tout  à  fait  à  la  Tunjuie'  : 
(les  alï'aires  i)oliti(jues,  des  ambassades,  la  cérémonie  du 
Bourf/eois  (jeiUilhoimne,  etc.,  tout  forma  un  concours  favo- 
rable. Racine  put  se  souvenir  alors  de  la  catastrophe  qu'on 
lui  avait  contée;  mais  lui-même  il  réfléchit  que  la  matière 
avait  dû  s'altérer  avec  le  temps,  et  il  chercha  à  reconstituer 
un  cadre  exotique;  à  un  autre  ambassadeur,  M.  de  la  Haye, 
qui  revenait  de  Constantinople  (1G71),  il  demanda  d'utiles 
avis-;  il  lut  des  livres  d'histoire,  celui  de  Ricaut  surtout% 
avec  une  préoccupation  évidente  de  la  couleur  locale  : 

La  principale  chose,  dit-il,  à  quoi  je  me  suis  atlaché,  c'a  été  de 
ne  rien  changer  ni  aux  mœurs,  ni  aux  coutumes  de  la  nation  ''.... 
Je  me  suis  attaché  à  bien  exprimer  dans  ma  tragédie  ce  que  nous 
savons  des  mœurs  et  des  maximes  des  Turcs  ^. 

Comment  les  a-t-il  représentées? 

Certainement,  Racine  a  voulu  «  faire  de  la  couleur  locale  » . 
Mais  cette  ex|»ression  a  été  si  souvent  employée,  et  si  mal, 
j>  qu'on  devrait  la  démonétiser  maintenant,  parce  qu'elle 
fausse  les  discussions.  Il  ne  saurait  s'agir  ici  des  costumes, 
ni  du  décor;  on  sait  quelles  étaient  les  habitudes  des  met- 
teurs en  scène  du  xvu'  siècle"  :  et  d'ailleurs,  si  on  la  réduit 
à  cela,  la  couleur  locale  n'est  plus  une  qualité  littéraire;  elle 
est  l'œuvre  du  décorateur,  et  ce  serait  une  raison  de  |dus 
pour  jeter  cette  expression  hors  du  lang-ag^c  de  la  criti(|ue. 
Prise  à  la  lettre,  elle  désignerait  une  certaine  teinte,  un 
asj)ect  général    de    l'ouvrag-e    qui    invilr    le   spectateur   à 

f.  Voir  p.  86  et  173. 

2.  Première  Préface. 

3.  Voir  les  deux  Préfaces,  la  deuxième  surtout,  où  il  se  défeml  contre 
les  reproches  du  Mercum  (article  du  9  janvier  16"2). 

4.  Première  Préface. 

5.  Deuxième  Préface. 

0.  Pourtant  M.  Bernardin  {Sotice  citée  p.  43)  fait  observer  inKcniense- 
ment  :  <•  Dès  le  temps  de  Racine  on  dut  représenter  Bujazet  avec  d'autres 
costumes  que  les  tragédies  ordinaires,  puisque  Corneille  trouvait  aux 
personnafies  un  air  français  sous  Ihabit  turc  ». 


L  ORIENT   ET   LA   TRAGEDIE.  2iU 

replacer  instinctivement  les  personnages  et  les  événements 
dans  leur  milieu  :  elle  permet  de  recréer  le  passé  en  recons- 
tituant le  lieu  géographique  de  l'action  et,  si  l'on  peut  dire, 
son  lieu  historique.  Une  telle  délinition  n'éclaire  pas  heau- 
coup.  La  couleur  locale  n'existe  pas  en  soi;  elle  ne  vaut 
que  par  l'impression  qu'on  reçoit,  et  il  faudrait  supposer, 
pour  qu'elle  eût  tout  son  ett'et,  que  le  puhlic  fût  aussi  habile 
à  la  sentir  que  l'auteur  à  la  produire.  C'est  chose  impos- 
sible :  les  lecteurs  de  Salammbô  sont  évidemment  inca- 
pables d'apprécier  le  caractère  punique  du  roman  :  l'érudi- 
tion de  Flaubert  fut  vraiment  trop  fragmentaire  pour  qu'il 
ait  eu  lui-même  une  image  bien  vivante  de  la  Carthage 
réelle.  Peut-être  ces  évocations  fidèles  sont-elles  permises 
à  l'histoire  :  les  œuvres  littéraires  n'y  sauraient  prétendre. 

La  couleur  locale  est,  à  l'ordinaire,  bien  moins  ambi- 
tieuse: il  s'est  constitué  sur  les  principales  époques  de 
l'histoire  un  léger  bagage  de  traditions  communes  que  l'on 
transporte  du  roman  au  théâtre  et  du  théâtre  à  la  poésie; 
tout  homme  un  peu  instruit  saura  penser  en  lisant  Walter 
Scott  :  «  Voilà  un  sentiment  qui  est  bien  Louis  AI  »,  et  il 
jugera  que  Xolre-Dame  de  Paris  est  tout  à  fait  XV"  siècle'. 
Qu'en  sait-il  au  juste?  il  ressemble  à  ce  personnage  de 
Scribe  qui  reconnaissait  les  soldats  à  leur  habit  militaire! 
11  suffit  que  l'auteur  ait  respecté  les  données  les  plus  vul- 
gaires de  la  tradition,  qu'il  ait  peint  un  Louis  XI  cruel  et 
dévot,  ou  bien  un  Gringoire  bohème  pour  {|u'on  s'imagine 
du  même  coup  ressusciter  le  passé;  on  a  eu  plaisir  à  retrou- 
ver ce  que  l'on  connaissait  déjà.  Si  l'on  retranche  les 
menus  détails,  on  verra  (jue  les  romans  les  plus  histo- 
riques en  leur  fond  sont  justement  ceux  (|ui  renferment  le 
moins  d'histoire,  et  dont  la  documentation  fut  faite  presque 
exclusivement  avec  les  livres  familiers  de  notre  enfance. 

Il  y  a  donc,  à  l'origine  de  ce  qu'on  est  convenu  d'appeler 


202  L  OKIENT  DANS  LA  LITTERATURE. 

la  couleur  locale,  une  certaine  vraisemblance  morale  :  il 
faut  donner  aux  personnages  les  sentiments  et  les  altitudes 
«|U('  l'opinion  générale  leur  donne  :  Vigny  s'est  bien  gardé 
de  roprés(Mitor  Louis  XIII  autrement  que,  comme  un  roi 
dévot,  tremblant  devant  Richelieu!  Si  l'on  i-especte  cette 
exigence,  le  public  sera  prévenu  en  faveur  de  la  «  réalité 
historique  »  de  l'œuvre;  après  cela  il  ne  sera  pas  défendu, 
pour  qu'elle  soit  vivante  et  colorée,  de  dépeindre  les  cos- 
tumes tels  qu'ils  sont  sur  les  tableaux  les  plus  célèbres,  ou 
de  décrire  les  armes  qu'on  voit  accrochées  aux  murs  des 
musées.  Mais  cette  mise  en  valeur  des  détails  et  des  acces- 
soires, si  elle  est  commode  au  romancier,  devient  presque 
inijtossible  à  l'auteur  dramatique  :  ses  personnages  doivent 
parler  et  non  déci'ire.  Le  poète  est  donc  réduit  uniquement 
à  cette  vraisemblance  morale  très  générale  qui  est  le  fond 
de  la  couleur  locale  :  pour  satisfaire  à  nos  connaissances 
historiques,  il  devra  multiplier  les  traits  de  mœurs  y?rtr/es,  les 
sensations,  les  opinions,  les  gestes,  propres  à  rappeler  nos 
images  familières  du  passé.  Chez  lui  la  couleur  locale  sera 
une  couhnir  pui'cmeiil  iutclloctuelle  et  sentimentale. 

A  ce  compte-là,  Racine  a  fait  ^a.ns  Baj a zel  de  la  couleur 
locale  aussi  bien,  et  je  dirai  même  mieux,  que  Voltaire, 
Vigny  ou  Victor  Hugo  :  il  a  eu  soin  de  donner  à  sa  tra- 
gédie un  cadre  qui  lui  fût  convenaMc.  Il  a  eu  d'abord  un 
soin  extrême  à  nous  marquer  le  lieu  même  oîi  se  passait 
l'action  et  le  caractère  jtarliculier  que  les  événements  en 
recevaient  :  dès  le  début  il  rappelle  la  rigoureuse  clôture 
du  sérail,  et  souvent,  au  cours  de  la  pièce,  il  fait  dire  par 
ses  personnages  que  le  harem  impérial  est  le  lieu  du  monde 
le  plus  tragique  pour  les  intrigues  d'amour;  il  laisse  entre- 
voir les  chambres  mystérieuses  où  se  tiennent  les  muets, 
les  corridors  secrets  par  lesquels  peuvent  arriver  les  émis- 
saires  imprévus  et  vengeurs;   il    suspend    au-dessus  de 


l'orient  et  la  TRAGEDIE.  •  203 

laction  la  tuerie  toujours  imminente,  qui  doit  marquer  la 
réapparition  «lu  Sultan.  La  scène  a  ainsi  un  prolongement 
admirable',  et  quand  Roxane  tâche  d'émouvoir  Bajazet 
par  un  entretien,  dont  elle  a  décidé  qu'il  serait  le  dernier, 
il  semble  qu'on  puisse  voir,  sans  trop  d'effort,  les  muets 
qui  attendent  à  la  porte  la  sortie  de  l'amant  condamné  et, 
derrière  eux,  tout  l'intérieur  mystérieux  et  bientôt  san- 
glant du  sérail. 

Le  milieu  de  sentiments,  de  croyances  et  de  préjugés  où 
se  meuvent  les  personnages  n"a  pas  été  dessiné  avec 
moins  de  scrupule.  Le  sultan,  bien  qu'il  ne  se  montre 
point  dans  la  pièce,  n'en  est  jamais  absent;  sans  cesse  on 
nous  avertit  de  sa  toute-puissance,  et  les  habitudes  de  son 
esprit  ou  de  sa  politique  sont  là  pour  donner  des  motifs 
de  conduite  aux  acteurs  du  drame  :  tantôt  c'est  le  visir 
qui  rappelle  la  défiance  du  maître  à  l'égard  des  ministres 
qu'il  a  choisis,  et  par  là  il  justifie  sa  loyauté  oubliée;  tantôt 
c'est  la  sultane  qui  évoque  la  condition  humiliante  des 
femmes  du  sérail,  toujours  concubines  et  jamais  reines,  et 
ainsi  elle  s'engage  à  demander  à  un  autre  amour  la  satis- 
faction de  ses  désirs  et  de  son  ambition.  La  servilité  asia- 
tique, la  mauvaise  foi  de  la  politique  orientale,  les  troupes 
indisciplinées  des  janissaires,  la  crédulité  absurdcment  su- 
perstitieuse du  peuple  turc,  tout  cela  est  indi(iué  souvent  et 
avec  soin  ;  et  cela  achève  de  constituer  un  milieu  moral 
très  particulier,  qui  peut  donner  à  la  passion  de  Roxane  une 
couleur  déjà  quelque  peu  exotique. 

Mais  c'est  dans  le  personnage  de  Roxane  —  et  par 
contre-coup  dans  celui  de  Bajazet  —  que  Racine  a  surtout 
fait  œuvre  d'exotisme;  d'ailleurs  le  public  s'était  fait  une 
idée  trop   haute  de  l'amour  d'Orient,   sensuel  et  brutal, 

1.  Voir  les  idées  ingénieuses  de  M.  Le  Bidois  (la  Vie  et  VAction  danx  la 
tragédie  de  Racine). 


204  l'orient  dans  LA   LITTERATURE. 

pour  (|u»'  l'auteur  hésitât  à  llatter  cette  opinion  commune  : 
sa  Roxane,  de  toute  évidence,  aime  et  parle,  comme  n'a 
aimé  ni  parlé  aucune  des  jrrandes  amoureuses  de  la  tra- 
jîédie  classi(jue.  Là  encore  la  tentative  oriijinale  de  Racine 
a  été  gênée  par  les  habitudes  du  théâtre  français;  une  cer- 
taine pudeur  de  la  scène  y  a  souvent  altéré,  du  moins  à. 
l'apparence,  le  vrai  caractère  des  sujets  :  ces!  d'un  mariage 
que  Pyrrhus  prie  Andromaque,  son  esclave;  c'est  aussi  de 
mariage  que  Koxane  parlera  à  Bajazet  :  mais  sous  la 
pompe  un  peu  solennelle  de  ces  mots,  il  s'agite  des  senti- 
ments violents,  [toint  soucieux  des  convenances,  jiour  les- 
quels le  poète  quelquefois  a  su  trouver  une  expression  bru- 
tale. Hoxane  est  une  héroïne  «  savante  en  amour  »,  occupée 
seulement  «  à  plaire  et  à  se  faire  aimer  »  (ces  mots  sont  de 
Racine),  et  Mlle  Clairon,  quand  elle  voulut  donner  aux 
jeunes  actrices  quelques  conseils,  a  écrit,  je  crois,  la  for- 
mule niême  de  ce  rôle  :  «  Défendez-vous  de  toute  ex|ires- 
sion  touchante,  Lair  du  désir..,  est  la  seule  marque  de 
sensibilité  (|u'on  doive  apercevoir  dans  vos  yeux  '.  » 

Rien  que  Racine  ait  quelque  peu  rajeuni  son  personnage 
(il  n'est  plus  question,  comme  dans  Segrais,  de  la  sultane 
mère),  Roxane  n'en  a  pas  moins,  chez  lui,  une  trentaine 
d'années.  Or  à  cette  époque  de  leur  vie,  les  femmes  d'Orient 
s'acheminent  vers  la  vieillesse;  c'est  pour  elles  l'âge  du 
retour,  non  pas  d'un  retour  dont  on  craint  l'approche,  mais 
qui  <léjà  a  douloureusement  commencé  :  la  crise  ordinaire, 
excitée  d'ailleurs  par  le  tempérament,  par  le  climat,  [)ar 
toutes  les  ambiances  morales,  est  chez  elles  d'une  parti«u- 
lière  vivacité.  C'est  au  pb'in  de  celte  crise  «jue  Racine  a 
voulu    re|>résenter    sa    Roxane,    pour    qu'elle    symbolisât 

1.  Mémoires.  \>.  Il(>.  Elle,  ajoiile  (toujours  par  respect  pour  la  pudeur  de 
la  scène)  :  «  l'air  ilu  désir  subordonné  ri  la  pins  ri^'oureuse  décence  ■•. 
Voir,  p.  318,  un  commentaire  intéressant. 


L  ORIENT  ET  LA  TRAGEDIE.  205 

toutes  les  ardeurs  de  l'amour  asiatique;  et  il  lui  a  donné 
par  surcroît,  en  vertu  de  son  sujet,  le  droit  et  les  moyens 
d'imposer  à  son  entourage,  avec  une  puissance  presque 
impériale,  l'obéissance  qu'elle  veut  à  ses  désirs.  Roxane  a 
besoin  d'être  aimée,  Roxane  est  reine!  elle  sera  aimée. 
Comme  une  autre  Catherine  de  Russie,  elle  trouve  des 
bonnes  volontés  expertes  à  la  servir  et  à  l'exploiter;  et  les 
intendants  des  plaisirs  du  sultan  absent  ont  continué  leur 
office;  on  présente  à  la  sultane  des  jeunes  hommes,  comme 
quelques  mois  auparavant  de  belles  esclaves  à  Amurat  : 

Je  plaignis  Bajazet,  dit  Aconiat,  je  lui  vantai  ses  charmes, 

Qui  par  un  soin  jaloux  dans  l'ombre  retenus. 

Si  voisins  de  ses  yeux  leur  étaient  inconnus. 

Que  te  dirai-je  enlîn?  La  sultane  éperdue 

y  eut  plus  d'autrrs  désirs  que  celui  de  sa  vue  '. 

N'est-ce  pas  là  le  langage  d'un  marchand  d'esclaves?  et  ne 
parle-t-on  pas  de  Bajazet  comme  d'une  Circassienne  ou  d'une 
Grecque  que  l'on  voudrait  rendre  très  cher?  Ces  propos 
sont  de  mise  dans  un  harem  ;  mais  par  un  étrange  renver- 
sement de  la  vie  ordinaire,  dont  Montesquieu  s'est  amusé 
libertinement  dans  une  de  ses  Lettres  persanes,  le  maître 
du  harem  et  celui  qui  en  jouit,  est  une  femme! 

Aussi  l'attitude  amoureuse  de  Roxane  a-t-elle  vraiment 
une  marque  singulière;  et  peut-être  on  pourrait  juger,  avec 
les  idées  européennes^  que  sa  passion  a  une  impudeur 
admirablement  tranquille.  On  a  dit  qu'elle  «  s'offrait  »  à 
Bajazet  et  ce  n'est  peut-être  pas  le  mot  exact;  comme  le 
sultan,  à  qui  l'on  amène  une  nouvelle  esclave,  elle  se  pré- 
sente, déclare  sa  volonté  d'aimer,  puis  s'étonne  et  se  fâche 
des  résistances.  Elle  se  plaint  et  menace  :  rien  n'y  fait; 
elle  parle  à  Bajazet  de  le  tuer;  mais  celui-ci,  par  une 
extrême   habileté,   insinue  que   cette   mort  sera    douce  à 

1.  Vers  138  et  suiv. 


206  L  ORIENT  DANS  LA  LITTERATURE. 

A  murât.  Toute  retournée  alors  par  une  brusque  répulsion 
contre  cet  homme  qu'elle  déteste,  elle  serre  Bajazet  contre 
elle  : 

Dans  son  cœur?  Ah!  crois-tu... 

Que  je  ne  vive  enlin,  si  je  ne  vis  pour  loi  '. 

Alors  elle  devient  caressante  et  douce,  séductrice,  et  si 
Ton  transpose  cela  du  ton  tragique  à  la  vie  réelle,  c'est 
presque  une  scène  de  sopha,  ainsi  qu'il  y  en  a  dans  les 
romans  de  CrébiUon,  où  Uoxanc  essaie  de  forcer  la  volonté 
de  Bajazet  par  l'attrait  du  contact  féminin  : 

Tu  soupires  enlin  et  scnihles  te  troubler, 
Actiève,  parle  "-. 

Il  résiste  encore;  elle  a  la  brutalité  de  haine  de  la  femme 
qui  s'offre,  et  qu'on  a  repoussée  : 

Ah!  c'en  est  trop  enlin  •'. 

Aucune  idée  chez  elle  de  ce  que  nous  appelons  la 
pudeur;  elle  n'a  même  pas  la  délicatesse  ou  l'orgueil  d'une 
femme  d'Occident \  Dans  cet  entretien  troublant,  Bajazet 
reçoit  les  caresses  d'une  esclave  désireuse  que  le  sultan  lui 
jette  le  mouchoir,  et  (jui,  pour  cela,  cherche  tout  dans  l'enla- 
cement de  son  corps;  qui  veut  obtenir  l'amour  comme  elle 
a  obtenu  des  bijoux  et  «les  fleurs;  elle  va  en  avant  de  toute 
sa  force  séductrice,  <d,  après  l'échec,  un  violent  sursaut 
d'orgueil  lui  rappelle  sa  puissance  <le  souveraine;  elle 
appelle  les  gardes,  elle  cherche,  comme  dit  Janin,  en  une 
formule  un  peu  exagérée,  à  «  se  faire  aimer  le  poignard 
sur  la  gorge''  »  ! 

\.  Vers  b4". 

2.  Vers  359. 

3.  Versée:. 

i.  Vraiment  elle    ne  fait  pas,  comme  lui  reproche  Mme  <le  Sévigné, 
«  tant  de  façons  que  cela  pour  se  marier  ». 
o.  Ouvrage  cité,  p.  279. 


L  OIIIEXT   ET  LA   TRAGÉDIE.  207 

Un  amour  aussi  uniquement  sensuel,  que  la  simple 
apparence  d'une  caresse  bouleverse',  ne  cède  point  devant 
l'humiliation  des  refus  :  même  après  la  révélation  des 
ruses  de  Bajazet  et  d'Atalide,  Roxane  s'ofîre  encore  : 

Je  veux  tout  ignorer  -. 

Pour  un  peu  elle  aurait  les  complaisances  presque  mater- 
nelles de  la  sultane  de  Segrais;  la  possession,  même  par- 
tagée d'abord,  lui  suffit  : 

Viens  m'engager  ta  foi;  le  temps  fera  le  reste  ^. 

Aussi  ne  se  décide-t-elle  au  crime  que  pressée  par  les  cir- 
constances :  la  peur  d'Amurat,  et  ralTolement  oîi  la  met  la 
trahison  obstinée  et  insultante  de  Bajazet.  Alors  ce  tempé- 
rament ardent,  à  qui  l'amour  n'a  pas  donné  issue,  va  se 
jeter  tout  entier  sur  la  cruauté  :  Atalide  verra  le  cadavre 
de  Bajazet  : 

Quel  surcroît  de  vengeance  et  de  douleur  nouvelle 
De  le  montrer  bientôt  pâle  et  mort  devant  elle. 
De  voir  sur  cet  objet  ses  regards  arrêtés 
Me  payer  les  plaisirs  que  je  leur  ai  prêtés  '*! 

Tous  les  sens  et  toutes  les  passions  sont  maintenant  en 
tumulte  chez  elle;  il  ne  peut  y  avoir  à  cette  crise  d'autre 
fin  que  la  mort;  le  coup  de  poignard  d'Orcan  prévient 
le  suicide  inévitable  de  Roxane  et  fait  par  surcroît  appa- 
raître, à  la  fin  de  la  pièce,  la  vision  des  cruautés  turques. 
A  côté  de  Roxane,  Atalide  et  Bajazet  font  assez  piètre 
figure,  du  moins  si  on  les  juge  avec  des  idées  exclusive- 

1.  Vers  982. 

La  sultane  a  suivi  son  penchant  ordinaire.... 
A  peine  ai-je  parli-  que,  presque  sans  entendre, 
ï>es  pleurs  précipités  ont  coupé  mes  discours. 

2.  Vers  12.^0. 

3.  Vers  1547. 

4.  Vers  1323. 


208  L  ORIENT  DANS  LA  LlTTEllATLllE. 

ment  françaises.  Atalide  est  sans  doute  trop  tendre  et  déli- 
cate pour  être  liien  tunpie  ;  mais,  si  européenne  qu'elle 
soit,  elle  a  cependant  une  moralité  bien  particulière;  et  le 
complot  par  lequel  elle  espère  faire  régner  son  amant,  tout 
en  le  tardant,  n'est  au  fond  qu'une  vulgaire  histoire  de 
sérail.  A  tiavcrs  TAtalide  de  Racine  on  entrevoit  encore  la 
petite  esclave  insitinifiante  et  amoureuse  (jui,  dans  la  réa- 
lité, fut  rivale  de  la  terrible  sultane. 

Ouant  à  Bajazet,  qui  nous  paj'aît  si  mou  et  si  incolore, 
son  caractère  est  dépeint  avec  un  sens  très  intelligent  de 
rexotismo;  l'auteur  nous  en  avertit  :  «  Il  y  a  une  grande 
différence  entre  an  passion  et  celle  de  ses  amantes'  ».  Si 
Ton  se  souvient  du  personnage  qu'il  joue  dans  la  nouvelle 
de  Segrais,  on  pourra  facilement  interpréter  son  rôle,  très 
clair  encore,  malgré  la  transposition  de  ton  que  Racine  lui 
a  fait  subir.  Rajazet  s'est  trouvé,  en  l'absence  d'Amurat  et 
dans  le  déchaînement  de  la  crise  sensuelle  de  Roxane,  le 
seul  homme  qui  put  se  faire  aimer;  ayant  au  fond  un  par- 
fait mépris  de  la  femme,  il  a  tâché  d'exploiter  cette  situa- 
tion favorable.  Mais,  rejeté  des  caresses  de  Roxane  aux 
jdeurs  d'.Vtalide,  alangui  jiar  une  indolence  naturelle  et  par 
son  fatalisme,  tourmenté  aussi  par  les  quelques  délicatesses 
françaises  que  Racine  a  ajoutées  à  son  caractère,  il  ne  peut 
que  balancer  entre  ses  incertitudes  et  ses  hésitations.  Il 
ne  commando  pas,  après  tout,  il  est  sim|tlemont  l'enjeu  de 
la  jiarlic;  d'autres  décident  de  sa  vie;  il  n'y  a  pour  lui 
qu'une  seule  résolution  possible,  ce  serait  de  proposer  un 
partage:  il  aimera  Atalide  et  donnera  de  l'amour  à  Roxane! 
et  peut-être  voudrait-il  en  répétant  sans  cesse  ses  «  hélas!  » 
et  ses  «  que  faire?  »  insinuer  à  ses  amantes  une  solution 
qu'il  se  sent  capable  d'accepter.  A  ce  point  de  vue,  le  per- 

1.  Seconde  Préface. 


L'ORIENT   ET  LA  TRAGEDIE.  209 

sonnage  n'aurait  guère  de  moralité...  européenne;  et  le 
public  aurait  {lifficilement  supporté  que  Racine  insistât 
trop  sur  des  indications  de  ce  genre.  Elles  y  sont  néanmoins 
et,  par  elles,  le  caractère  de  Bajazet,  reçoit  une  vérité,  ou,  si 
l'on  veut,  une  vraisemblance  qu'on  lui  a  quelquefois  refusée. 
Tout  cela  est-il  de  l'authentique  Orient"?  l'impossibilité 
où  Ton  est  de  répondre  à  une  pareille  question  la  rend 
ridicule.  Du  moins  était-ce  quelque  chose  de  tout  à  fait 
nouveau  dans  la  trag-édie;  cela  correspondait  à  la  notion 
commune  de  l'Orient;  et  il  serait  difficile,  je  crois,  de 
prétendre  que  Racine  ne  s'est  pas  «  attaché  à  bien  décrire 
ce  que  nous  savons  des  mœurs  et  des  maximes  des  Turcs  », 
ou  même  qu'il  n'y  a  j)as  réussi. 


III 


Après  qu'on  eut  joué  et  publié  Bajazet,  la  foule  de  ceux 
qui,  comme  on  disait  alors,  sollicitaient  les  faveurs  de  la 
muse  tragique,  se  trouvèrent  en  présence  d'une  œuvre  qui 
pouvait  servir  de  modèle  à  la  tragédie  exotique;  il  suffisait 
que,  par  une  méthode  familière  à  la  critique  du  temps, 
on  analysât  les  procédés  de  Racine  et  qu'on  les  dressât 
aussitôt  en  règles  :  il  y  aurait  des  pièces  orientales  à  la 
ressemblance  de  Bajazet,  comme  il  y  en  avait  eu  de 
romaines  sur  le  type  de  Cinna.  Cela  ne  manqua  pas  d'ar- 
river. 

On  comprit  parfaitement  l'avantage  très  grand  que  le 
théâtre  pouvait  recevoir  des  tragédies  exotiques;  par  elles 
les  sujets  dont  la  variété  s'exténuait  déjà  à  la  (in  du 
xvn"  siècle  seraient  tout  à  fait  renouvelés  : 

«  Voici,  dit  l'auteur  iX Aben-Sàid,  un  nouveau  trésor  où  peuvent 
puiser  ceux  qui  travaillent  pour  le  théâtre,  i/histoire  orientale  offre 

U      - 


210  L'ORIENT  DANS  LA   LITTERATURE. 

à  chaque  pas  des  fails  dignes  de  la  majesté  du  cothurne;  et  quel 
succr-s  n'en  doivent  pas  attendre  ceux  qui  courent  cette  brillante 
carrière,  lorsque  avec  tout  le  génie  et  tous  les  talens  que  demande 
la  tragédie,  ils  sçauronl  encore  par  l'heureux  choix  des  sujets  lui 
donner  les  grâces  de  la  nouveauté  '.  » 

C'était  dire  excellemment,  et  si  les  auteurs  avaient  eu 
souci  de  cette  déclaration  de  principes,  ils  auraient  peut- 
être  infusé  un  peu  de  vie  dans  le  corps  déjà  alangui  de  la 
tragédie  :  ils  n'auraient  sans  doute  pas  délivré  la  scène  des 
Grecs  et  des  Romains;  mais  ils  leur  auraient  donné  des 
remplaçants,  et  prouvé  ainsi  qu'on  pouvait  représenter  au 
théâtre  autre  chose  que  les  derniers  jours  de  la  répuhlicjue 
romaine  ou  les  héros  demi- mythologiques  de  la  Grèce. 
Avec  ces  nouveaux  sujets,  il  y  aurait  eu  des  nécessités  nou- 
velles :  la  scène  se  trouverait  élargie  du  jour  oîi  les  Chi- 
nois et  les  Indiens  y  coudoieraient  familièrement  les 
Romains  et  les  Grecs.  L'action,  elle  aussi,  y  gagnerait  en 
vérité  et  en  mouvement;  en  efTet,  |ilus  les  héros  seraient 
différents  du  type  antique,  plus  il  serait  difficile  de  les  figer 
en  ces  attitudes  conventionnelles  dont  se  contentait  la  per- 
sonnalité imprécise  d'un  Brutus  ou  d'un  Agamemnon. 
Peut-être  ainsi  se  fùt-on  acheminé  plus  tôt  vers  la  concep- 
tion du  drame  historique,  tel  que  le  romantisme  essaya  de 
le  réaliser. 

Pour  se  mettre  (oui  à  fait  à  l'aise  avec  leurs  scrupules 
classiques,  les  auteurs  observaient  que  les  sujets  exotiques 
jtermetlaient  de  donner  aux  héros  une  dignité  convenalde; 
l'éloignement  dans  l'espace,  assuraient-ils,  produit  les 
mêmes  effets  que  l'éloignement  dans  le  temps.  Déjà 
Racine  l'avait  remarqué",  et  Voltaire  après  lui  l'affirmait 
nettement  : 


1.  Le  Hlanc,  Aheti  Saul,  empereur  des  Moiif/ols,  Paris,  1730,  Préface. 

2.  liajazel,  seconde  Préface. 


L  ORIENT  ET  LA  TRAGEDIE.  211 

I«  Il  me  semble  que  certains  héros  étrangers,  des  Asiatiques,... 
des  Turcs,  peuvent  parler  sur  un  ton  plus  fier,  plus  sublime,  major 
'6  lonyinquo  '.  » 

L'avantage  était  précieux  :  tout  en  laissant  aux  person- 
nages la  solennité  conventionnelle  qui  était  requise,  on 
pouvait  se  plaire  à  étudier  en  eux  des  sentiments  nouveaux 
ou  des  passions  curieuses,  qui  renouvelassent  la  psycho- 
logie tragique;  et  c'est  bien  en  effet  quelque  chose  de  cela 
que  Voltaire  tentera  dans  Zaïre  :  il  ne  fait  pas  difficulté 
d'avouer  dans  sa  correspondance  qu'il  a  voulu  représenter, 
par  le  moyen  d'un  sujet  turc,  des  sentiments  [»lus  hardis  et 
des  amours  plus  passionnés. 

Mais  c'étaient  là  de  bonnes  intentions  seulement  et, 
comme  telles,  elles  ne  devaient  guère  se  prolonger 
jusqu'à  leur  réalisation.  Toutefois  ces  réflexions  théoriques 
eurent  un  résultat  plus  sérieux  ;  elles  causèrent,  ou  à  tout 
le  moins  favorisèrent  une  certaine  tendance  à  réformer  le 
costume  et  le  décor.  Il  va  de  soi  que  les  pièces  exotiques 
provoquaient  d'avance  de  la  curiosité  et  que  le  meilleur 
moyen  d'y  satisfaire  c'était  de  recourir  aux  artifices  de  la 
mise  en  scène.  Pendant  longtemps  on  ne  se  préoccupa 
guère  de  la  vérité  du  costume';  mais  les  actrices  ne  résis- 
I  tèrent  pas  toutes  à  l'attrait  de  paraître  au  public,  sous  un 
costume  qui  habillât  nouvellement  leur  beauté  connue. 
Mlle  Clairon  joua  Roxa-ne,  «  pour  la  première  fois.... 
habillée  en  sultane,  sans  paniers,  les  bras  demi-nus  et 
dans  la  vérité  du  costume  oriental  '  »  ;  des  gravures  du 
xviii"  siècle  attestent  que  son  exemple  fut  suivi*.  Déjà  le 
changement  du  costume  pouvait,  on  l'a  vu  par  la  suite, 
avoir  d'heureuses  conséquences;  mais  on  alla  plus  loin 

1.  Lettre  à  M.  de  la  Notie.  aiileiir  de  la  tragédie  de  Mahomet  IL 

2.  Voir  Quicherat,  Histoire  du  costume  en  France,  p.  499. 

3.  Marmontel,  Mémoires,  liv.  V. 

4.  M.  Bernardin,  dans  la  notice  citée,  en  parle. 


212  L'ORIENT   DANS  LA   LITTERATURK. 

encore  dans  celte  voie  réformatrice  :  quelques  auteurs, 
dont  Voltaire,  constatèrenl  que  les  tragédies  orientales 
«  demandaient  un  a|ti>;ucil  jieu  commun  sur  le  théâtre  de 
Paris'  »,  et  ils  espérèrent  que  le  coût  exotique  donnerait 
entîn  à  la  tragédie  une  riclicssede  mise  en  scène,  une  vérité 
dans  la  représentation,  capables  de  la  tirer  de  son  engour- 
dissement. 

Ces  bonnes  idées  étaient  comme  des  germes  jetés  au 
vent;  et  l'on  voudrait  que  la  semence  fût  sortie  de  terre 
en  quelques  endroits,  et  qu'elle  eût  porté  des  fruits,  même 
maigres  et  fades;  mais  il  faut  ])ien  constaler  qin'  (]o  linjazet 
jusqu'à  Zaire,  et  bien  a[>rès,  il  y  a  eu  au  théâtre  des 
sujets  orientaux,  mais  vraiment  aucune  tragédie  exotique'-. 
Rien  n'est  moins  turc  que  le  Mahomet  II  de  La  Noue,  ou 
moins  mongol  <jue  Y  Abon  Saïd  de  labl^é  Leblanc  :  et  c'est 
|)Ourtant  là,  si  on  s'y  obstinait,  qu'il  faudrait  aller  chercher 
(|uelque  trace  d'exotisiue  :  mais  il  est  des  filons  si  pauvres 
(jue  les  cherclieurs  les  plus  âpres  renoncent  à  soumettre 
le  minerai  aux  lavages  successifs,  qui  finiraient  par  laisser 
en  leurs  mains  quelque  poussière  dor.  Plulùt  que  d'ana- 
lyser ces  œuvres  médiocres,  et  de  triompher  facilement  de 
leur  invraisemblance,  il  vaut  mieux  |)réciser  les  causes  de 
cet  échec. 

Pour  écrire  une  bonne  tragédie  exolicjue,  il  conviendrait 
de  se  renseigner  d'abord  sur  les  mœurs  de  ceux  dont  on 
veul  repeindre  l'imai^e,  île  se  documenler.  Or  c'est  à  quoi 
la  [)lupart  des  auteurs  d'alors  ont  tout  à  fait  manqué  :  les 
uns  ont  tiré  leur  sujet  des  romans  pseudo-orientaux  du 
XVII"  siècle,  et  se  sont  bornés  à  faire  jtai'aîlre  au  théàtr<'  les 

1.  Avertissenionl  en  lôle  de  Sémiramis. 

2.  Pradon,  lamerlan,  1073.  —  Sohjman.  lOsu.  —  Zaïde,  KiXl.  —  Tcles- 
plionle.  1682.  —  Cosrocs,  ITOi.  —  MunUtplia  et  Zéatif/ir,  1705.  —  Maliotnet  II, 
1711.  —  Don  Raïuire  el  Zatcle,  1728.  —  A/^en  Saï'J,  17.35.  —  Mahomrl  II, 
17:j'.t.  —  liajazet  I",  1731). 


LUUIE.XT   ET   LA   TUAGEDIE.  213 

Turcs  de  Mlle  de  Scudéry  '  !  d'autres  sont  bien  allés 
demander  leur  matière  à  la  Bibliothèque  orientale  de 
d'Herbelot,  ou  à  quelque  livre  d'histoire;  mais  ils  ont  arrêté 
leur  enquête  aussitôt  qu'ils  ont  su  le  nom  de  leurs  person- 
nages et  connu  le  détail  des  événements  où  ils  avaient  été 
mêlés.  Aucun  n"a  tenu  à  s'informer  des  mœurs  particulières 
des  nations  dWsie  :  et  cette  incuriosité  a  [tris  par  moments 
la  forme  d'un  cynisme  littéraire  très  naïf.  L'un  deux  avoue 
<|ue  son  héros  est  bien  respectueusement  galant  : 

"  Ce  qui  ne  convient  guère  à  un  sullan...  Mais,  quand  on  est  véri- 
tablement touché,  se  porte-t-on  aisément  à  dérober  à  une  maîtresse 
des  plaisirs  que  son  cœur  n'avoue  pas  -?  - 

l'autre  se  vante  de  n'avoir  point  terminé  par  un  dénouement 
sanglant  sa  tragédie  turque  : 

"  Les  mœurs  et  les  règles  en  seraient  blessées  et  je  respecterai 
toujours  les  unes  et  les  autres  :  il  ne  m'appartient  pas  de  donner  en 
France  Texemple  de  verser  impunément  le  sang  dun  autre  :  exemple 
dangereux  qui  dégénérerait  bientôt  en  habitude  de  carnage  et  qui, 
d'un  spectacle  innocent  et  régulier  tel  que  le  nôtre,  ferait  en  peu 
de  temps  une  ari'-ne  sanglante,  une  école  d'inhumanité  '.  ■> 

De  telles  délicatesses  et  de  semblables  scrupules  sont 
incompatibles  avec  le  sens  de  l'exotisme! 

Au  fond,  tous,  jusqu'à  Voltaire,  les  auteurs  dramatiques 
du  xvu''  et  du  xvnr  siècle  n'ont  })as  songé  à  créer,  avec  les 
sujets  orientaux,  d'autres  émotions  qu'avec  les  sujets  grecs  q 
et  romains;  ils  y  ont  cherché  toujours  la  matière  d'une  tra- 
gédie psychologique  et  politique,  où  ils  montreraient  les 
alternatives  du  sentiment  ^et  du  cœur  chez  de  grands  per- 
sonnages, ainsi  que  les  contre-coups  lointains  de  leurs 
amours.  En  un  mot  ils  s'imaginaient  renouveler  des  sujets 
vieillis  et  des  intrigues  banales  par  cela  seul  qu'ils  y  épin- 

\.  Voir  Soli/tiian,  1680.  —  Mustapha  (>l  Zéangir.  ITOo.  —  Bajazel  l",  l":t9. 
•2.  Mahomet  11,  par  M.  de  Chàleaubrun,  1714.  Préface. 
3.  Mahomet  second,  par  .M.  de  la  Noue,  1739,  Préface. 


214  L"()1U1-:NT  dans   la   LITTERATUUE. 

iilaieiit  une  étùiuolte  orientale.  xVucun  n'a  eu  la  préoccupa- 
tion dont  Hacine  a  été  si  visiblement  poursuivi,  celle 
(.révo(iuer  des  mœurs  et  des  passions  toutes  différentes  des 
nôtres,  et  l'on  peut  dire  quau  moment  où  Voltaire  se  pro- 
posa d'essayer  à  son  tour  les  sujets  exotiques,  la  tragédie 
orientale  n'avait  pas  fait  un  pas  depuis  Bajazcl.  S'il  le  vou- 
lait, l'auteur  de  Zaïre  allait  pouvoir  innover,  et  inaugurer 
une  évolution,  dont  on  avait  entrevu  la  possibilité,  sans  rien 
tenter  pour  la  rendre  réellement  possible. 

IV 

Voltaire  avait  quelques-unes  des  qualités  qui  peuvent 
incliner  vers  le  sens  des  cboses  exoli(|ues.  D'abord  l'igno- 
rance des  auteurs  dramatiques,  ses  prédécesseurs  et  ses 
contemporains,  lui  était  inconnue;  son  information  avait 
été,  sur  l'Orient,  comme  sur  toutes  les  autres  matières  où 
se  porta  la  curiosité  de  son  esprit,  d'une  merveilleuse 
abondance  :  récits  des  voyageurs,  lettres  des  mission- 
naires, études  savantes,  il  avait  tout  lu.  Comme  en  outre 
il  était  d(nié  d'une  très  précieuse  perspicacité  bistorique, 
il  sut  parfois  reconstituer,  avec  beaucoup  d'intelligence,  la 
figure  des  civilisations  disparues  ;  cela  est  visible  en  maint 
recoin  de  son  œuvre,  et  d'ailleurs  \  Essai  sur  les  Mœiws 
suffirait  à  en  témoigner.  Enfin,  par  une  dernière  bonne 
fortune.  Voltaire,  dès  sa  jeunesse,  s'était  moins  obstiné 
que  les  autres  dans  le  respect  dévot  des  règles  classiques; 
il  avait  eu  idée  que  la  tragéifie  pourrait  être  renouvelée, 
si  l'on  voulait  chercher  ses  sujets  dans  l'histoire  moderne, 
et  infuser  aux  sentiments  des  héros  une  vivacité  nouvelle. 
Grâce  à  cette  érudition  intelligente  et  à  ce  goût  de  l'initia- 
tive, il  pouvait  se  donner  un  vrai  sentiment  de  l'exotisme 
au  théâtre. 


I 


L  ORIENT  ET  LA  TRAGEDIE.  215 

Mais  quelque  chose  vint  gâter  ces  bonnes  dispositions  : 
il  fut  justement  trop  historien,  et  avec  trop  d'esprit  cri- 
tique; il  attacha  trop  d'importance  à  Vidée  pour  que  la 
forme  ne  lui  parût  pas  d'un  prix  moindre;  et  s'il  fit  des 
tragéijies  ce  ne  fut  pas  pour  réaliser,  à  la  manière  d'un 
Racine,  une  œuvre  qui  enfermât  en  elle-même  toute  sa 
beauté  esthétique;  il  vit  là  un  moyen  comme  un  autre 
d'exprimer,  sous  une  forme  populaire,  les  conceptions 
raisonnées  de  son  intelligence.  Il  ne  sera  plus  question  chez  ^ 
lui  de  peindre  «  les  mœurs  des  Turcs  »  ou  d'évoquer 
quelque  civilisation  d'Orient;  toujours,  dans  Zaïre,  dans 
Mahomet  et  dans  f Orphelin  de  la  Chine,  il  se  proposera  0 
à'éludier  un  aspect  particulier  de  l'Orient,  tel  qu'il  se 
le  représente  philosophiquement.  Dès  lors  la  vraisemblance 
morale  et  la  couleur  locale  ne  lui  seront  guère  à  souci, 
d'autant  que,  par  surcroît,  il  cache  souvent  des  préoccupa- 
tions insidieuses. 

Déjà  cela  est  sensible  dans  Zaïre',  bien  que  cette  tra- 
g-édie  soit  la  plus  littéraire  de  ses  pièces  exotiques,  celle  du 
moins  où  l'esprit  de  propag^ande  n'ait  rien  à  voir  : 

Ceux  qui  aiment  fhistoire  littéraire,  dit-il,  seront  bien  aises  df 
savoir  romment  cette  pièce  de  théâtre  fut  faite.  Plusieurs  dames 
avaient  reproctié  à  l'auteur  qu'il  n'y  eût  pas  assez  d'amour  dans  ses 
tragédies  :  il  leur  répondit  que,  puisqu'il  leur  fallait  absolument  des 
héros  amoureux,  il  en  ferait  tout  comme  »ui  autre  -.  — Je  veux,  écri- 
vait-il encore,  au  moment  d'achever  sa  pièce,  qu'il  n'y  ait  rien  de 
si  turc,  de  si  chrétien  et  de  si  amoureux,  de  si  tendre  et  de  si 
furieux  '.  —  Quand  Zaïre  eut  été  jouée,  il  avoua  :  «  C'est  la  première 
tragédie  dans  laquelle  j'ai  osé  m'abandonner  à  toute  la  sensibilité 
de  mon  cœur;  c'est  la  seule  tragédie  tendre  que  j'ai  faite  *.  » 


i.  Le  nom  dii  Zaïre  était  déjà  bien  connu  du  public  :  fY'lait  celui  de 
la  conlidente  dans  Bajazef.  —  La  pièce,  jouée  le  15  août  i~32.  eut  un 
extraordinaire  succès  :  30  représentations  à  la  première  apparition. 

2.  Avertissement  en  tète  de  la  pièce. 

3.  Lettre  à  Formont,  2'J  mai  1732. 

4.  Lettre  à  M.  de   La  Hoque,  août  1732. 


216  L"oI{1I:NT    dans   la    LlTTI-riATlHK. 

Nous  voici  bien  avertis  du  dessein  de  l'auleur,  il  veut 
traduire  des  passions  ardentes,  écrire  un  Othello  français; 
et  naturellement  il  donne  l'Asie  pour  cadre  à  sa  fantaisie, 
puisque  l'amour  avait  la  réputation  d'y  être  violent,  et  la 
volupté  plus  savamment  obtenue.  Parla  Voltaire  s'achemi- 
nait, comme  il  le  dit  lui-même,  à  «  peindre  les  mœurs 
turques'  ». 

Mais  ce  dessein  n'est  pas  le  seul,  ni  surtout  le  principal 
qu'il  ait  voulu  réaliser  dans  Zn'ire  :  il  a  prétendu  «  faire 
^  contraster  dans  un  même  tableau  les  mœurs  des  mahomé- 
tans  et  celles  des  chrétiens-  »  :  et  la  vraie  originalité  de 
son  œuvre  est  d'avoir  fait  paraître,  au  théâtre,  des  cheva- 
liers français,  presque  dos  croisés.  Le  public  ne  sy  trompa 
pas,  s'il  est  vrai  qu'il  ait  appelé  Zaïre  une  «  tragédie 
chrétienne'  »  :  que  cela  fût  juste  ou  non,  en  tout  cas  cela 
valait  mieux  que  d"y  voir  une  «  tragédie  turque  ».  Évi- 
demment Orosmane  se  souvient  bien  qu'il  est  sultan,  il 
évoque  parfois  son  harem,  et  1  amour  obéissant  de  ses 
femmes  ^  ;  il  raille  la  galanterie  et  la  délicatesse  des  hommes 
d'Occident';  il  a  des  éclats  de  colère,  comme  il  est  con- 
venable à  un  despote  d'Orient  ".  Mais  tout  cela  n'est  que 
pour  rendre  plus  évident,  par  un  contraste  facile,  l'influence 
de  la  douce  et  chrétienne  Zaïre.  11  est  généreux,  il  ne  veut 
devoir  qu'à  lui-même,  et  non  à  sa  puissance,  l'aïuour  de  son 
esclave  française  ;  il  dit  par  umments  des  choses  touchantes, 
en  quoi  il  n'est  guère  Turc,  suivant  la  concepli(m  qu'on 
s'était  faite  de  la  «  férocité"  »  de  cette  nation.  Les  chrétiens 


I.  LeUrc  à  Formont,  2o  juin  1732. 

1.  LclU'e    à    M.    (le    la    Hoqiie,    aniit    1132.    Voir    lettre    ii     Fromont, 
2o  juin  1732. 

3.  Avertissement  de  Zaïre. 

i.  Acte  1,  se.  11. 

0.  Acte  ni,  se.  vu. 

t>.  Acte  III,  se.  VII. 

7.  Mot  (le  Racine  à  propos  de  Hajazet. 


L  URIENT   ET   LA   TRAGEDIE.  217 

ne  peuvent  s'empêcher  de  Taiiner',  et  nira-t-il  pas  d'ail- 
leurs nous  avouer  qu'il  n'est  pas  «  formé  du  sang  asia- 
li((ue-  »?  Voilà  le  comble!  ce  sultan  se  cache  d'être  Turc, 
comme  s'il  y  avait  là  quelque  honte.  Les  parodies  du  temps 
l'en  raillèrent  agréablement  : 

Au  sein  des  voluptés  bien  loin  que  Je  mendorme, 
Si  je  tiens  un  sérail  ce  n'est  que  pour  la  forme; 
Les  loix  que  dès  longtemps  suivent  les  Mahomets 
Nous  défendent  le  vin  :  moi  je  me  le  permets; 
Tout  usage  ancien  cède  à  ma  politique 
Et  je  suis  un  sultan  de  nouvelle  fabrique  -^ 

L'amour  oriental  avait  décidément  été  bien  francisé; 
et  l'on  jugera  qu'après  cette  déformation  de  l'image  com- 
mune, il  ne  pouvait  plus  rester  beaucoup  de  couleur  locale 
dans  la  pièce  :  Mahomet  en  a  pourtant  moins  encore  *.  Cette 
tragédie  est  singulière  à  l'apparence  ';  Voltaire  l'écrivit  au 
moment  où  le  xvui'  siècle,  grâce  aux  efforts  des  théologiens 
protestants  et  des  philosophes*,  commençait  à  se  faire  une 
idée  intelligente  de  l'islamisme  ;  or  Mahomet  y  est  repré- 
senté comme  un  abominable  personnage,  dont  les  crimes  et 
limposture  sont  dévotement  offerts,  en  trophées,  au  pape 
Benoît  XIV,  pour  le  plus  grand  triomphe  de  l'Eglise. 
L'intrigue  est  vulgairement  mélodramatique;  le  personnage 
n'a  aucune  espèce  de  vraisemblance;  la  débauche  et 
l'imposture  sont  ses  plus  ordinaires  occupations,  mais  il  ne 
dédaigne  pas  les  crimes  de  (huit  coinniun:  comme  un 
traître  romantique,  il  sait  habilement  composer  les  poisons, 


1.  Acte  I,  se.  IV  :  acle  11,  se.  vi. 

2.  Acle  III,  se.  i. 

."5.  Les  Enfants  tr-onvcs  ou  le  Sultan  poli  par  l'amour,  1"32.  acle  1,  sc.  ii. 

4.  iissayc  à  Lille  en  avril   1711.  —  Joué  à  Paris,  le  y  aoùl  1742.  —  Sus- 
pendu à  la  troisième  représentation.  —  Repris  le  9  septembre  1751. 

5.  Voir   ma  communication,   déjà   citée,  au    conprès    des   orientalistes 
de  190.D.  Mahomet  en  France  au  Xl'll"  el  au  XVIll'  siècle. 

tj.  Voir  p.   lt;.3  el  suiv. 


218  l'orient  dans  LA   LlTTKUAîniE. 

il  permet  linccste,  le  parricide  l'amuse  !  A  roccasion, 
d'ailleurs,  il  étalera,  avec  une  franchise  ingénue,  la 
turpitude  de  son  àme  :  et  son  cynisme  serait  ])rodig^ieux, 
^  s'il  n'était  tout  à  fait  puéril.  Aussi  Voltaire  ne  fait  point 
difficulté  à  le  traiter  de  «  drôle,  de  fripon,  de  coquin  '  ». 
«  MalioMicf,  avoue-t-il,  c'est  Tartufe  le  Grand-  ».  Pourquoi 
l'auteur  du  Dictioiuiaire  philosophique  s'est-il  plu  à  cette 
déformation  grossière  du  prophète  des  Arabes,  alors 
surtout  (pîe^des  études  toutes  récentes  lui  permettaient  d'en 
donner  une  image  raisonnable? 

Voltaire  avait  travaillé  son  sujet  beaucoup  :  «  J'ai  fait 
ce  que  j'ai  pu,  ditil,  |)our  mettre  Mahomet  dans  son 
cadre'  »  ;  il  lut  le  Koran ,  dont  il  reproduit  '  certains 
passages;  il  étudia  l'histoire  du  Prophète  et  y  fit  de  fré- 
quentes allusions;  il  tâcha  aussi  de  décrire  le  fanatisme 
halluciné  des  premiers  mahométans,  l'atlrait  et  le  prestige 
que  Mahomet  semble  avoir  eus  auprès  des  femmes;  il 
chercha  même  à  représenter  à  la  scène  l'extension  rapide 
de  l'islamisme  en  ses  premières  années,  et  quelques-uns 
des  procédés  do  propagande  auxquels  on  eut  alors  recours. 
C'étaient  là  les  éléments  d'une  bonne  couleur  locale,  et  la 
pièce  aurait  eu  une  raisonnable  vraisemblance,  si  Voltaire 

^  n'avait  j)as  voulu  se  servir  du  personnage  de  Mahomet 
pour  insinuer  prudemment,  à  l'abri  des  censeurs  civils  et 
ecclésiastiques,  quelques  affirmations  chères  à  la  libre 
pensée.  La  pièce  était  en  effet  philosoi>liique  d'intention  et 

-K  non  pas  exotique;  c'était  un  appel  à  la  toléiance  contre 
l'esprit  de  fanatisme  et  de  superstition  :  quicon(jue  a  lu  les 


1.  Lettres   de    17il,   pasùm   :    par    cxemplo,  à   Forment,    10   aoùl;   à 
d'Argcnlal,  22  août. 

2.  Lettre  à.  M.  de  Cideville,  i"'  scptcml)rc  17 il. 

3.  Lettre  du  2t)  janvier  1"40. 

4.  Il   s'amuse   à   écrire  dans  ses   lettres  (1"'  sept.   1741)  :  Ailali,   illali 
allah:  Mohammed  rezoul  Allah. 


L'ORIENT   ET   LA   TRAGEDIE.  219 

auteurs  du  xvnr  siècle  sait  ce  que  veulent  dire  ces  mots.  La 
Mecque  fut  tout  simplement  une  dénomination  commode 
de  Rome  : 

Mahomet  est  le  dogme  du  fanatisme,  cela  est  tout  nouveau  '.... 
La  pièce  n'est  au  fond  qu'un  sermon  contre  les  maximes  infernales 
qui  ont  mis  le  couteau  à  la  main  des  Poltrot,  des  Ravaillac  et  des 
Chàtel  2. 

Il  eût  été  bien  étonnant  que  les  jésuites,  puisqu'ils  ont 
trouvé  place  dans  l'œuvre  entière  de  Voltaire,  ne  fussent 
pas  invités  à  jouer  leur  rôle  dans  cette  tragédie! 

Le  titre  le  Fanatisme  était  déjà  lui-même  une  suffisante 
indication,  mais  les  propos  des  personnages  ne  pouvaient 
laisser  aucun  doute  aux  spectateurs  les  moins  avertis.  La 
religion,  enseignait-on,  est  chose  purement  humaine  à 
l'origine;  elle  ne  devient  divine  qu'avec  le  temps;  elle  ne 
peut  se  développer  que  grâce  à  l'inintelligence  et  à  la  sottise 
du  peuple;  ceux  qui  la  propagent  sont  des  imposteurs. 
Aussi  les  prêtres  redoutent-ils  et  condamment-ils  tous  ceux 
qui  seraient  tentés  de  réfléchir  sur  le  dogme,  les  philo- 
sophes surtout  : 

Quiconque  ose  penser  n'est  pas  né  pour  me  croire  •'. 

Une  fois  installée  dans  la  crédulité  publique,  la  religion 
ne  se  soutient  que  par  le  fanatisme  et  la  superstition  ;  elle 
conduit  naturellemenfau  crime! 

Telles  étaient  les  idées  pour  lesquelles  Voltaire  avait  écrit 

Mahomet.   Assurément  il  ne   s'était  guère   préoccupé    d'y 

représenter  l'Orient;  mais,  usant  d'une  conception  familière 

aux   savants   et    aux    philosophes  d'alors,   il   avait  utilisé 

\y    rAsie  au   profit  de  la  tolérance.  Et  si  les  Arabes  avaient 


1.  Lettre  à  Ciileville,  o  mai  1710. 

2.  Lettre  à  d'Argental,  novembre  1742. 
?>.  Acte  111,  se.  VI. 


220  L'ulUKNÏ   DANS   LA    LITTICIIATLUE. 

,  été  appelés  à  figurer  sur  la  scène,  ce  n'est  pas  que  lauleur 
s'intéressât  vraiment  à  eux;  il  lançait  leurs  liordes  contre 
Home  et  conlre  le  principe  iiiémr  d'une  reliiiion  révélée. 

^  C'est  encore  une  conception  philosophique  qui,  dans 
f  Orphelin  de  la  Chine  \  annihila  la  honne  volonté 
exotique-  de  Voltaire;  au  moment  oîi  celui-ci  conçut  l'idée 
de  sa  pièce,  la  (^hine,  exaltée  autrefois  par  les  jésuites, 
encensée  depuis  par  les  érudils  et  les  encyclopédistes, 
était  dans  la  plus  belle  époque  de  sa  faveur;  on  ne  voyait 
([u'elle  dans  la  comédie  et  dans  le  roman,  à  l'Opéra,  chez 
les  marchands  de  meubles,  de  gravures  ou  de  tableaux. 
Voltaire,  qui  fut  toujours  si  empressé  à  servir  Vaclualité, 
ne  put  pas  se  refuser  le  plaisir  d'écrire  une  «  pièce 
chinoise^  »,  conforme  au  goût  du  temps.  Or  ce  que  l'on 
vantait  surtout,  c'était  la  sagesse  du  gouvernement  chinois; 
les  livres  d'histoire  étaient  combles  d'éloges,  et  quand  tous 
les  arguments  étaient  épuisés,  ils  avaient  recours  à  une 
di-monstralion  <pii  cmporlail  les  deiTiières  résistances  : 

Cl-  qui  fait  i:)iL'n  iéluge  de  ce  gouvernement,  c'est  que  les 
Tartaies,  maîtres  de  le  détruire,  l'ont  respecté  et  s'y  sont  eux-mêmes 
soumis,  aliandonn.iiit  leurs  projires  usages  pour  suivre  ceux  d'un 
l»euple  vaincu  '. 

C'est  là  le  sujet  même  de  COrpJiclin  de  la  Chine. 
La  matière  de  la  tragédie  était  toute  j)réparée;  des  amis" 
ra|tpelèrent  à  Voltaire  que,  vingt  ans  auparavant,  le  père 


1.  Jouée  le  20  août  n5.">. 

2.  Mlle  fllairun  joua  le  rôle   d'Iilanié  avec  un  costume  qui  prétendait 
ressembler  ii  celui  des  Chinoises  : 

Sans  coëffc,  sans  panier,  sans  poniiions  et  sans  ^'ands, 
Ktant  à  la  Chinoise... 

ainsi  que  le  constate  les  Mof/ols,  /jnrodie  de  VOrphclin  de  la  Chine,  no6, 
sr.  I. 

3.  L'e.xpression  se  trouve  vers  la  fin  de  la  Préface  de  rorplirhn. 

4.  Histoire  modef/ie  '/e«  Chinois...,   l";Jo,  I.  221*. 

.H.  D'Argenlal  surtout  (voir.  |iar  c.\enq)le,  lettre  de  VoUaire  du  20  juil- 
let 1734). 


L  ORIENT   ET  LA  TRAGEDIE.  221 

0  Du  HalJe  avait  inséré  dans  sa  Description  de  la  Chine  la 
Jj  traduction  d'un  drame  chinois  :  Tchao-Chi-Cou-Cidh  ou  fOr- 
phelin  de  la  maison  de  Tchao  '.  Avec  son  enthousiasme  tou- 
jours facile,  Voltaire  se  mit  à  travailler  ses  «  magots  », 
comme  il  les  appelle;  cela  dura  une  grande  année,  et  sa 
correspondance  est  toute  pleine  des  préoccupations  que  lui 
donnait  cette  pièce  nouvelle;  il  l'aimait  parce  qu'elle  était 
«  singulière  »  -,  et  aussi  parce  que  la  Chine  avait  toute  son 
afTeciion.  Cette  fois  il  se  [tiqua  véritablement  de  faire  une 
œuvre  exotique  : 

K  Mes  Tartares  et  mes  Chinois...  ont  au  moins  le  mérite  d'avoir 
Tair  étranger.  Ils  n'ont  que  ce  mérite-là -^ 

Ce  serait  à  nos  yeux  un  très  précieux  mérite;  mais  les 
héros  de  COrphelin  l'ont-ils  vraiment? 

Peut-être  Voltaire  s'est-il  trompé  ici  de  bonne  foi;  il  a 
représenté  la  Chine  comme  il  la  voyait,  et  comme  ses  con- 
temporains l'imaginaient,  c'est-à-dire  un  pays  abstrait  et 
idéal,  gouverné  par  des  philosophes  et  peuplé  par  des 
sages.  Le  drame  chinois  ne  lui  offrait,  avec  de  très  belles 
scènes,  qu'une  confusion  d'horreurs  et  de  meurtres  aux- 
quels finissait  par  échapper  le  petit  orphelin  Tchao;  en 
introduisant  le  personnage  de  Gengis-Khan,  et  en  plaçant 
l'action  à  l'époque  de  l'invasion  tartare.  Voltaire  renouvela 
tout  à  fait  le  sujet  \  Zamti,  mandarin  lettré,  et  sa  femme 
Idamé  ont  reçu,  pour  le  sauver,  l'orphelin  de  la  Chine,  fils 
de  l'empereur  détrôné  et  tué.  Les  Tartares  le  réclament; 
Zamti  lui  substitue  son  propre  fils,  mais  Idamé,  par  amour 
maternel,  dénonce  la  tromperie;  on  l'amène  devant  Gengis- 


1.  OEuvre  du  P.  de  Premare.  Elle  fui  rééditée  à  pari  en  17.")o,  après  la 
pièce  de  Vollaire. 

2.  Par  e.xemple.  lettre  ilu  8  septembre  17"ii.  à  d'Argental. 

3.  24  septembre  l".ï4,  au  même. 

4.  Voir  l'Epilre  dédicaloire. 


222  L'ORIENT  DANS  LA   LITTERATURE. 

Khan  et  il  reconnaît  en  elle  la  jeune  fille  qu'il  aima,  quand 
il  n'était  qu'un  simple  aventurier;  il  y  a  alors  chez  lui  des 
alternatives  de  douceur  et  de  cruauté.  Mais  l'influence  civi- 
lisatrice des  vertus  chinoises  achève  de  s'opérer;  et  le  chef 
tartare  pardonne  à  tous,  au  moment  où  Zamti  et  sa  femme 
allaient  se  tuer. 

La  pièce  est  amusante  dans  son  invraisemblance;  tous 
les  personnages,  Chinois  ou  ïartares,  ne  savent  que 
répéter  un  hymne  monotone  en  l'honneur  de  la  Chine. 
Nous  étions,  ditZamIi, 

Ki  les  législateurs,  et  l'exemple  du  monde  '. 

Quant  à  Gengis-Khan,  il  n'est  pas  moins  enthousiaste  : 

...  Si  j'arrête  une  vue  attentive 
Sur  cette  nation  désolée  et  captive, 
Malijré  moi  je  l'admire  en  lui  donnant  des  fers, 
Je  vois  que  ses  travaux  ont  instruit  l'univers; 
Je  vois  un  peuple  antique,  industrieux,  immense. 
Ses  rois  sur  la  sagesse  ont  fondé  leur  p\nssance. 

.Mon  cœur  est  en  secrtl  jaloux  de  leurs  vertus, 
Et,  vainqueur,  je  voudrais  égaler  les  vaincus  '^ 

11  sera  récompensé  de  ces  hons  sentiments.  D'abord  on 
le  décorera  d'une  galanterie  bien  peu  tartare.  Comme  Oros- 
mane  il  refusera 

D'assujettir  un  cœur  qui  ne  s'est  point  donné  ^. 

Puis,  après  beaucoup  de  débats  politiques,  de  contro- 
verses morales  et  philosophiques,  il  se  convertit  à  la  reli- 
gion chinoise,  c'est-à-dire  à  la  vertu  : 

J'en  donnerai  l'exemple  et  votr<'  souverain 
Se  soumet  à  vos  lois  les  armes  à  la  main. 


1.  Acte  II,  se.  vu. 

2.  Acte  IV,  se.  n. 

3.  Artc  III,  se.  iv. 


L  ORIENT  ET  LA  TRAGEDIE.  223 

IDAMÉ. 

Qui  VOUS  peut  inspirer  ce  dessein? 

GENOIS. 

Vos  vertus. 

Cest  là  le  ilernier  mot  de  la  trag^édie,  et  elle  ne  pouvait 
mieux  se  terminer  puisqu'il  y  a  toujours  été  question  de  la 
sagesse  chinoise,  et  jamais  de  la  Chine;  Voltaire  a  lui-même 
défini  excellemment  sa  pièce  en  écrivant  que  c'était  «  la 
morale  de  Confucius  en  cinq  actes'  ».  Mais  par  là  il  n'en- 
tendait pas  s'adresser  une  critique;  s'il  consentait  à  avouer 
que  ses  personnages  étaient  froids  et  leurs  discours  lan- 
guissants, il  s'obstinait  à  croire  et  à  dire  que  c'étaient  de 
vrais  Chinois!  Or  ils  sont  des  Chinois,  non  pas  même  de 
paravent,  mais  de  traité  de  morale. 

Trois  fois  les  tentatives  exotiques  de  Voltaire  avaient 
échoué;  ceux  qui,  s'y  essayèrent  en  même  temps  que  lui 
I)  ou  sur  ses  traces "^j  y  réussirent  encore  plus  mal.  Rien  n'est 
moins  oriental  que  les  tragédies  pseudo-exotiques  parues 
dans  la  seconde  moitié  du  xvm-  siècle;  ce  sont  de  bien 
piteuses  médiocrités,  aussi  lassantes  à  la  lecture  qu'elles 
seraient  insupportables  à  la  représentation.  A  peine  si  dans 
leur  amas  on  peut  distinguer  le  Mustapha  et  Zéangis  de 
Chamfort',  la  Veuve  du  Malabar  de  Lemaire*  et  les  Bigames 
de  La  Harpe";  les  deux  dernières  sont  également  ridicules, 
mais  elles  reproduisent  avec  une  naïveté  amusante  l'idée 
qu'on  se  faisait  de  l'Orient  au  nom  de  la  |>hilosojihie.  Lune 

1.  Leltn-  à  d'Ari-'enson,  1"  septembre  1755. 

2.  Alzaïde,  1145.  —  Zéloide,  174".  —  Amesiris,  1717.  —  Zarès,  1751.  — 
Abdolomine,  1751.  —  Telésis.  1751.  —  Cosroi-s,  1752.  —  La  Mort  de  Sadi;\ 
1752.  —  Roxelane,  1753.  —  ^inoris,  fils  de  Tamerlan,  1755.  —  Zulica,  1760. 

—  Zaruckma,    1702.     —   Zelmire,    1762.    —    Cosroés,    1767.   —    La    Veuve 
du  Malabar,  1770.  —  Mustapha  et  Zâinr/is.  1777.  —  Les  Jammabos,  1779. 

—  Nadir  ou  Thamas  Rouli  Kan,  1780.  —  Les  Brames,   1784.  —  Roxelane 
et  Muslaplia,  17S5.  —  Abu  far  ou  la  Famille  arabe,  1795...,  etc. 

3.  15  décembre  1777.  Voir  la  pièce  de  Belin  en  1705. 

4.  30  juillet  1770.  reprise  en  17S0. 
0.  15   décembre   1784,   non  imiiriniée.  Voir  son  analyse  et  «les  extraits 

dans  les  œuvres  de  La  Harpe,  édition  de  1820,  t.  M.  p.  6i2. 


■2U  L  ORIENT   DANS  LA   LlTTEHATLRl-:. 

et  l'autre  sont  très  inspirées  des  idées  de  Raynal,  auteur  de 
lu  fameuse  Ilisloirc  des  établissements  des  Européens  dans 
les  Indes  qu'on  condamna  |)Our  son  irréligion;  l'une  et 
l'autre  étalent  les  horreurs  de  la  superstition,  et  prêchent  la 
tolérance,  à  grand  renfort  de  long^s  discours  et  de  froides 
discussions.  La  Veuve  du  Malabar  est  à  ce  point  de  vue 
tout  à  fait  remarquable  :  on  y  voit  une  veuve  indienne 
qu'un  méchant  hramine  invile  à  se  brûler,  conformément  à 
la  coutume  du  |)ays,  tandis  qu'un  jeune  bramine,  gagné  à 
la  jdîilosophie,  veut  la  sauver;  la  justice,  l'humanité  et  la 
sensibilité  y  sont  figurées  sous  les  traits  d'un  général  fran- 
çais, qui  houspille  de  belle  manière  les  religions,  sauve  la 
veuve  à  demi  brûlée,  et  môme  pardonne  au  mauvais  bramine  ! 
Il  faut  bien  conclure  que  la  tragédie  exotique  à  sujet 
oriental  a  été  un  genre  presque  aussitôt  mort  que  né.  Les 
germes  féconds  (ju  enfermait  Bajazel  sont  restés  stériles, 
comme  si  l'heureuse  rencontre  de  circonstances,  qui  permit 
à  Racine  une  vision  réelle  de  l'Orient,  n'avait  pu  se  repro- 
duire une  «leuxièmc  fois.  L'Asie  parut  bien  dans  les  tragé- 
dies du  temj)s;  mais  on  se  contenta  d'esquisser,  sous  une 
forme  platement  dramatique,  les  conceptions  déjà  abstraites 
et  incolores  des  philoso[dies  ou  des  historiens;  rien  de 
vivant  n'a  jailli  de  ces  elTorts  littéraires,  et  cette  qualité 
nouvelle,  la  vie,  aurait  pourtant  été  le  |)lus  précieux  service 
que  l'exotisme  pût  rendre  au  théâtre.  Un  tel  résultat  n'est 
peut  être  pas,  après  tout,  bien  étonnant;  on  s'est  obstiné  à 
a|)pli<{uer  une  forme  rigide  et  vieille  à  des  sujets  qui,  i>réci- 
sémcnt,  exigeaient  une  forme  rajeunie  et  plus  souple:  ils 
n'ont  pas  fait  craquer  le  moule  étroit  où  on  les  enserrait, 
mais  ils  s'y  sont  étiolés.  Tout  au  plus  pourrait-on  dire  que 
ces  tentatives  ont  favorisé  un  |>eu  la  naissance  et  le  déve- 
loppement de  la  tragédii'  d'histoire  moderne,  qui  devait 
être  un  des  éléments  de  la  future  rénovation  du  théâtre. 


CHAPITRE   II 


L'ORIENT    ET    LA    COMÉDIE 


I.  Pourquoi  la  connaissance  de  l'Orient  influe  assez  tardivement  sur  la 
comédie.  —  Les  premières  tentatives  :  le  Bourr/eois  Gentilhomme  :  ses 
sources,  sa  turquerie.  —  Les  Chinois  de  Regnard. 

IL  Les  contes  orientaux  et  la  comédie  italienne  au  début  du  xvm*  siècle. 
—  Le  Sage  et  les  Mille  et  un  Jours.  —  Formation  du  type  de  l'Orient 
comique  :  comédies  fantaisistes,  parodie  des  mœurs  d'Asie  (religion, 
amour,  mariage....  etc.). 

IIL  Développement,  pendant  le  xyiii*^  siècle,  de  cette  conception  de  l'Asie 
plaisante.  —  Pièces  à  exhibitions  :  parodie  des  mœurs  orientales; 
comédies  faisant  contraster  les  mœurs  françaises  et  celles  d'Orient.  — 
Les  Trois  Sultanes  de  Favart.  —  L'Orient  comique  est  désormais  cons- 
titué. 

IV.  L'Orient  et  le  théâtre  lyrique:  l'opéra-comique  au  xvni"  siècle.  — 
Parti  qu'on  essaya  de  tirer  des  sujets  exotiques.  —  Conséquences  loin- 
taines que  cette  innovation  put  avoir  sur  l'histoire  générale  du  théâtre. 


I 

Si  l'on  dressait  une  liste  de  toutes  les  pièces  de  théâtre  à 
sujet  oriental,  parues  dans  le  xvii*  ot  le  xvni*  siècle,  une 
constatation  serait  inévitable;  il  n'y  a  point,  avant  1650,  de 
^  comédies  où  l'Orient  paraisse  vraiment;  c'est  à  peine  si, 
dans  la  seconde  partie  du  xvu*'  siècle,  on  en  compterait 
trois  ou  quatre  de  cette  sorte;  en  revanche  le  nomhre  des 
tragédies  soi-disant  exotiques  est  déjà  considérable.  Puis, 
par  un  de  ces  renversements  qui  sont  familiers  à  l'histoire, 
l'Orient  pénètre  brusquement  dans  la  comédie;  et  l'on  vit, 
dans  le  premier  tiers  du  xviii^  siècle,  comme  une  irruption 

15 


226  L  ORIENT  DANS  LA  LITTERATURE. 

de  Chinois,  de  Persans  et  de  Turcs  empressés  à  amuser  le 
public.  Pourquoi  les  auteurs  comiques  ont-ils  tant  tardé  à 
exploiter  les  sujets  orientaux?  il  y  a  là  un  fait  littéraire, 
dont  il  sera  intéressant  de  donner  les  raisons;  du  môme 
coup  on  pourra  expliquer  le  rapide  développement  de  la 
comédie  exotique. 

On  avait  d'abord  entouré  d'une  certaine  admiration  res- 
pectueuse les  rares  visions  qui  venaient  de  l'Asie;  l'éloi- 
gnement,  les  périls  delà  navigation  et  du  voyage  donnaient 
aux  hommes  d'Orient  une  sorte  de  prestige  (|ui,  jx'ndant 
longtemps,  incommoda  la  verve  des  auteuis  comiques. 
Puis  l'Oriental,  au  xvn"  siècle,  ne  fut  guère  connu  (on  l'a 
déjà  fait  remarquer)  qu'avec  la  figure  du  Turc;  or  ce  qu'on 
savait  de  l'histoire  ottomane  et  des  janissaires  ne  poussait 
guère  les  Français  à  se  moquer  :  le  Turc  était  trop  puis- 
sant [)0ur  [laraître  ridicule;  et  parla  même,  au  contraire, 
il  satisfaisait  leur  idéal  tragi(jue. 

En  outre  les  premiers  récits  de  voyage  —  les  seules 
sources  par  lesquelles  on  connut  d'abord  l'Orient  —  avaient 
été  l'œuvre  d'observateurs  insuffisants;  on  a  dit  quelle  idée 
simpliste  et  abstraite  ils  donnèrent  des  mœurs  asiatiques. 
Une  telle  concej)tion  convenait  à  merveille  aux  aulours  de 
tragédies,  puisqu'ils  aimaient  à  représenter  une  humanité, 
précisément  simplifiée  et  abstraite,  réduite  à  ([uelques 
grands  gestes,  et  enfermée  entre  trois  ou  quatre  nobles  sen- 
timents. Mais  il  faut,  (juand  on  veut  ridiculiser  un  individu, 
l'avoir  envisagé  autrement  (jue  d'une  j)remière  vue,  savoir 
le  détail  de  sa  personne,  connaître  quelques  aventures  de 
sa  vie,  en  un  mot  disposer  à  son  sujet  d'images  concrètes. 
Or  pendant  longtemps  le  |)ublic  français  fut  jtrivé  tout  à 
fait  de  livres  où  il  pourrait  aller  chercher  une  vision  réaliste 
de  la  vie  orientale. 

Ainsi  en  arrive-t-il  dans  une  relation  qui  se  forme;  on 


L  ORIENT   ET  LA  COMEDIE.  227 

est  d'abord  frappé  des  qualités  que  votre  nouvel  ami  a  soin, 
pendant  les  premiers  jours,  d'étaler  avec  beaucoup  de  zèle; 
on  finira  bien  par  lui  découvrir  de  vrais  défauts,  mais  c'est 
alors  que  l'intimité  naissante  aura  révélé  les  habitudes 
d'une  vie  et  les  faiblesses  d'un  caractère,  qu'on  ignorait. 
Quelquefois  l'illusion  se  prolonge;  mais  souvent  un  hasard 
et  une  rencontre  illuminent  très  vite  un  aspect  désagréable, 
dont  on  n'avait  point  été  offusqué.  C'est  ainsi  que  se  pro- 
duisirent les  premières  tentatives  de  comédie  exotique;  elles 
ont  été  des  accidents,  si  je  puis  dire,  des  œuvres  de  cir- 
constance. Spontanément  les  Orientaux  s'offrirent,  une  ou 
deux  fois,  à  la  satire  du  public  français,  et  de  si  bonne  grâce 
qu'on  ne  put  s'empêcher  de  les  ridiculiser  un  peu. 

La  première  pièce  de  comédie  où  l'Orient  ait  véritable- 
ment paru  fut  le  Bourgeois  Gentilhomme  (1670);  il  ne  faut 
point  en  effet  compter  le  Don  Japhel  d  Arménie  de  Scarron 
(1653),  oîi  il  n'y  a  d'asiatique  que  le  titre.  Voilà,  de  même 
que  pour  la  trag-édie,  une  inauguration  qui  ne  manque 
point  d'éclat;  presque  au  même  moment,  Racine  et  Molière 
se  sont  faits  les  précurseurs  de  l'exotisme  littéraire  :  mais 
cette  tendance  nouvelle  du  goût  a  eu,  dans  la  comédie,  une 
bien  meilleure  fortune  que  dans  la  tragédie.  Certes  il  n'y  a 
point  de  comédie  qui  puisse  être  comparée,  pour  ses  qua- 
lités artistiques,  kBajazel;  mais  le  nombre  est  assez  con- 
sidérable des  piécettes  où  l'on  représenta  au  public  une 
Asie  plaisante,  et  le  succès  en  fut  si  persistant  qu'il  a  duré 
jusqu'à  nos  Jours. 

A  vrai  dire  le  Bourf/eois  Gentilhomme  n'a  guère  d'exo- 
Misme.  L'œuvre,  en  elle-mênie,  est  d'une  lurquerie  bien 
menue  :  et  c'est  dans  le  livret  d'im  bafiet,  dans  les  gestes 
traditionnels  des  acteurs,  c'est-à-dire  dans  les  accessoires, 
qu'il  faut  aller  chercher  quelques  apparitions  incertaines 
de  l'Orient.  Les  circonstances  sont  assez  connues,  (jui  per- 


228  L  ORIENT  DANS  LA  LITTERATUllE. 

mirent,  ou  plutôt  provoquèrent  la  composition  de  cette 
pièce  '  :  on  sait  que  la  fameuse  ambassade  de  Soliman 
Muta  Ferraca  ^  (1669)  satisfit  mal  la  vanité  de  Louis  XIV, 
et  déconcerta  la  curiosité  des  courtisans  :  |»ar  un  naturel 
détour,  cette  déconvenue  incita  à  la  raillerie;  et  l'ambassa- 
deur était  à  peine  parti  pour  Marseille  qu'on  se  préoccu- 
pait déjà  de  le  chansonner  et  de  ridiculiser  ses  manières. 
La  plaisanterie  fut  organisée  royalement  :  Molière,  comme 
habituel  ordonnateur  des  plaisirs  de  la  cour,  en  eut  la 
charge;  il  dut  écrire  vite  une  pièce,  à  laquelle  il  donnerait 
comme  appendice  un  ballet  «  où  l'on  put  faire  entrer 
quelque  chose  de  l'habillement  et  des  manières  des  Turcs  '  » . 
Ce  qui  est  intéressant  en  l'affaire,  c'est  que  Molière  fut 
très  bien  documenté;  on  lui  adressa  le  chevalier  d'Arvieux 
qui,  après  avoir  parcouru  le  Levant  pendant  dix  ans,  avait 
été  bien  heureux  de  se  trouver  à  Paris  lors  de  l'ambassade 
turque  pour  y  faire  valoir  ses  connaissances  et  ses  petits 
talents*;  cela  lui  réussit  d'ailleurs,  puisqu'on  le  chargea 
ensuite  d'une  mission  importante;  et  cela  ne  fut  pas  inutile 
non  plus  à  Molière  : 

.Yows  travaillâmes,  dil  crArvicux,  à  cette  pirce  de  lliéùtre  qu'on 
voit  dans  les  œuvres  de  Molière  sous  le  titre  de  /e  Jiourgeois  Gentil- 
homine.  Je  fus  chargé  de  tout  ce  qui  regarde  les  habilioiiienls  et  les 
manières  des  Turcs....  Je  demeurai  huit. jours  chez  Ikiraillon,  maître 
tailleur,  pour  faire  faire  les  habits  et  les  rubans  à  la  turque  ''. 

Voilà  qui  promet  (juelque  exotisme,  ou  du  moins  des  détails 
authentiques. 
Molière  lui-même,  au  cours  de  sa   pièce,   ne  paraît  pas 

t.  Voir  la  notice  de  l'édition  des  Grands  Ecrivains,  t.  Vlll.  —  Voir 
aussi  :  Vandal,  Molière  et  le  cérémonial  turc,  Revue  d'art  dramatique,  XI, 
65.  —  Consulter  l'excellente  édition  de  Livel. 

2.  Voir  p.  ;t3  et  05. 

3.  D'Arvieux,  Mémoires,  173b,  IV,  252. 

\.  Bcrbrugger,  Un  collaborateur  incorinu  de  Molière,  Revue  africaine,  1808, 
XII.  421. 
5.  D'Arvieux,  IV,  252. 


l'orient  et   la  COMEDIE.  229 

s'être  beaucoup  préoccupé  de  la  couleur  locale  ;  il  a  simple- 
ment voulu  ridiculiser  l'ambassadeur  parti,  en  évoquant  le 
souvenir  d'une  étiquette  qui  avait  paru  plaisante,  d'un 
langag-e  que  les  ignorants  avaient  trouvé  ridicule,  puisqu'ils 
ne  le  comprenaient  pas,  d'un  costume  enfin  que  le  dégui- 
sement de  Gléonte  rendait  tout  à  fait  grotesque.  C'étaient 
là  des  traits  bien  superficiels;  de  même,  M.  Jourdain  n'eut 
aucune  peine  à  défigurer  le  beau  style  oriental  :  «  Mon- 
sieur, je  vous  souhaite  la  force  des  serpents  et  la  prudence 
des  lions....  Madame,  je  vous  souhaite  toute  l'année  votre 
rosier  fleuri  »  ;  aisément  il  apprit  un  turc  de  fantaisie,  un 
sahir  à  l'amusante  bigarrure  '  :  rien  n'était  plus  facile  que 
d'assembler  des  sons  étranges,  de  faire  rire  de  Caracamou- 
chen,  qui  veut  dire  :  «  Ma  chère  àme  »,  ou  du  langage lurc 
qui  «  dit  tant  de  choses  en  deux  mots  »  -,  ou  encore  de  la 
dignité  de  Mamamouchi! 

Mais  la  cérémonie  turque  fut,  aux  yeux  de  tous,  le  mor- 
ceau es.sentiel  de  ce  divertissement.  On  remarquera  que 
l'édition  de  1671,  donnée  par  Molière,  est  très  sobre  d'in- 
dications :  à  peine  si  elle  indique  la  position  des  person- 
nages, et  inscrit  les  paroles  qu'ils  doivent  prononcer.  Au 
contraire  l'édition  de  1682  est  extrêmement  riche  de  détails, 
et  l'on  y  a  évidemment  recueilli,  pour  la  fixer,  la  tradition 
des  jeux  de  scène,  telle  qu'elle  s'était  constituée  :  grâce  à 
cette  édition  on  peut  voir  comment  la  pièce  fut  jouée,  et 
ainsi  deviner  (le  mot  est  un  peu  gros)  les  sources  de  ce 
ballet.  On  a  beaucoup  discuté  sur  le  sens  de  cette  «  céré- 
monie turque  »,  jusqu'à  croire  qu'elle  parodiait  le  rituel  de 
la  consécration  des  évèfjues^!  Bien  n'est  moins  vrai  :  et 

1.  Déjà  Rotrou,  <lans  la  Sœin;  I6i;i,  avait  inauguré  ce  turc  de  convention 
(acte  III,  se.  vj  :  Molière  l'avait  essayé  dans  le  Sicilien,  1667  (scènes  vin 
et  IX). 

2.  Le  mot,  on  le  sait,  est  déjà  dans  Rolrou. 

3.  Voir  le  Moliériste,  1884,  p.  184. 


230  L  ORIENT  DANS  LA  LITTERATURE. 

Ton  retrouvera  aisément  dans  \es  Mémoires  à' Ary'ieux,  bien 
que  le  récit  en  soit  fort  incomplet  ',  les  traits  «le  mœurs 
réels  dont  on  donna  aux  Français  la  parodie  :  avec  une 
exactitude,  assez  grande  parfois  pour  étonner  quiconque  a 
vu  d'un  [)eu  près  la  vie  arabe,  Molière  a  représenté  les 
principales  cérémonies  religieuses  des  derviches  d'alors, 
dont  le  chevalier  d'Arvieux  lui  avait  fait  le  récit  -.  Les 
gestes  sont  vrais,  les  paroles  par  moments  aulhenliiiues,  et 
les  attitudes  d'ensemble  assez  fidèlement  reproduites  :  on 
n'exagère  pas  beaucoup  en  écrivant  que  le  meilleur  com- 
mentaire de  ce  ballet  serait  la  description  des  j)ratiques 
d'une  congrégation  musulmane,  telle  qu'on  peut  les  voir 
encore  aujourd'hui,  chez  les  Aïssaouas  par  exemple. 

Mais  ni  le  public,  ni  Molière  lui-même  ne  furent  sen- 
sibles à  cette  exactitude  .  Ils  se  contentèrent  l'un  d'amuser, 
les  autres  de  s'amuser;  et  seul  le  chevalier  d'Arvieux  put 
apprécier  la  précision  des  détails.  D'ailleurs,  la  pièce  ter- 
minée, on  s'en  alla,  sans  plus  se  préoccuper  de  l'Orient 
que  des  déguisements  que  l'on  porta  à  un  bal  masqué,  une 
fois  que  la  défroque  en  est  tombée  par  terre  :  et  on  s'en 
remit  aux  circonstances  du  soin  de  faire  [laraîfre  à  nouveau 
l'Orient  sur  la  scène  comique.  Toutefois  les  auteurs  retin- 
rent de  celte  première  tentative  une  précieuse  indication  : 
si  l'on  voulait  faire  paraître  l'Asie  plaisante,  il  fallait 
représenter  de  préférence,  avec  des  traits  grossiers  et 
superticiels,  les  formes  les  plus  extérieures  de  la  vie  orien- 
tale. 

Aussi  n'est-pas  la  grande  comédie,  trop  hautaine,  ni  les 
comédiens  du  roi,  trop  dédaigneux,  qui  puisèrent  au  trésor 
entamé  :  les  [)etits  théâtres  s'en  emparèrent,  et  surtout  la 
comédie  italienne,   fort   désireuse   des  succès  d'actualité. 

1.  Ils  ont  élc  rédigés  sur  ses  noies  par  Labal. 

2.  Voir  11,  193.  —  III,  310.  —  I,  324.  —  1,  208. 


L'ORIENT  ET  LA   COMÉDIE.  23 i 

Au  moment  où  les  voyag-es  de  Tavernier  et  de  Chardin 
venaient  de  mettre  la  Perse  en  faveur  *,  Delosme  de 
Monchenay  réhabilla  à  la  persane  le  Bourgeois  Gentil- 
homme :  Mezetin  se  fit  grand  sophy  de  Perse,  comme 
Ciéonte  avait  été  Grand  Turc  ^  Plus  tard,  au  moment  où 
l'affaire  des  cérémonies  chinoises  commençait  à  avoir  tout 
son  retentissement,  Regnard  et  Dufresny  donnèrent  aux 
Comédiens  italiens  les  Chinois  ^  (1692)  :  dans  cette  piécette 
Arlequin  se  déguise  en  «  docteur  chinois  »  (les  Jésuites 
leur  faisaient  une  assez  belle  réputation  pour  qu'on  aimât 
à  prendre  leur  costume!),  Mezetin  s'habille  en  «  pagode  », 
et  l'on  apporte  sur  la  scène  un  de  ces  «  cabinets  de  la 
Chine  »  qui,  chaque  jour  ,  devenaient  plus  à  la  mode. 
L'une  et  l'autre  de  ces  tentatives  sont  bien  anodines,  mais 
par  là,  la  comédie  italienne  avait  habitué  les  auteurs,  les 
acteurs  et  son  public,  à  un  nouveau  genre  de  sujets, 
auxquels  les  circonstances  allaient  tout  d'un  coup  donner 
une  étrange  faveur. 


Il 


Les  véritables  précurseurs  de  la  comédie  à  sujet  oriental 
furent  (on  ne  s'y  attendait  guère)  les  auteurs  de  diction- 
naires persans  ou  de  grammaires  turques!  C'est  grâce  à 
eux  en  effet  (|u'on  put  traduire  les  contes  arabes,  et  c'est 
grâce  aux  contes  arabes  que  l'exotisme  eut  au  théâtre  un  si 
brusque  essor.  L'apparition  des  Mille  et  une  Xuits  et  des 
Mille  et  un  Jours  "  ne  fut  pas  seulement  l'heure  d'un  réveil 
|>our  le  roman  français  :  elle  eut  son  contre-coup  iminé- 

1.  Voir  p.  170. 

2.  Mezetin  grand  sopliy  de  Perse,  20  juillet  1089. 

3.  Joué  le  i3  décembre  16'J2. 
i.  Voir  p.  loD. 


232  L'ORIENT   DANS  LA  LITTÉRATURE. 

diat,  et  très  sensible,  dans  la  comédie.  Ces  contes,  en  eflet, 
enseignaient  insensiblement  et  par  de  multiples  détails 

«...  les  coutumes  et  les  mœurs  des  Orientaux,  les  cérémonies  de 
leur  religion...  Tous  les  Orientaux,  dit  (ialland,  y  apparaissent  tels 
qu'ils  sont,  depuis  le  souverain  jusqu'aux  personnes  de  la  plus 
basse  condition.  Ainsi,  sans  avoir  essuyé  la  fatiiiue  d'aller  chercher 
ces  peuples  en  leur  pais,  le  lecteur  aura  icy  le  plaisir  de  les  voir  aijir 
et  de  les  entendre  parler  '. 

Assurément  la  traduction  française  atténuait  beaucoup 
le  détail  exotique  de  ces  récits;  mais  elle  n'en  laissait  pas 
moi'îs  transparaître  une  vision  réaliste  de  l'Orient,  telle 
qu'on  ne  l'avait  jamais  eue  jusqu'alors.  On  aima  aussi 
l'imagination  extravagante  du  récit,  les  apparitions  de 
génies,  les  palais  merveilleux,  et,  en  même  temps  qu'elle  se 
précisa,  l'image  familière  qu'on  avait  de  l'Asie  s'entoura 
de  tout  un  cadre  de  roman,  de  fantaisie,  d'invraisemblance 
dont  il  fut  longtemps  impossible  de  la  détacher. 

Celte  fantaisie  et  ce  réalisme  convenaient  déjà  à  la  comé- 
die; mais  il  y  eut  par  surcroît  un  heureux  assemblage  de 
circonstances;  Le  Sage,  auteur  ordinaire  de  la  comédie 
italienne,  avait  revu  et  mis  en  bon  style  les  M/Ile  et  un 
Jours  de  Petisde  la  Croix  ;  or  les  contes  persans,  qu'il  ache- 
vait ainsi  de  révéler  au  public,  enferment  un  joli  sens  du 
réalisme  et  beaucoup  de  malice  ;  l'auteur  de  OU  Dlas  y 
nota  plusieurs  anecdotes  qu'il  crut  propres  à  devenir 
d'excellentes  comédies.  Grâce  à  lui  et  à  son  collaborateur 
d'Orneval,  Arlequin,  délaissant  les  classiques  canevas  et 
les  habituels  imbroglios,  devint  roi  de  Sérendib,  ensuite 
grand  visir;  il  alla  jouer  (pielques  bons  tours  à  l'empereur 
de  Chine,  })uis  revenant  vers  une  Asie  moins  lointaine,  il 
s'habilla  à  l'arabe  et  décida  de  s'appeler  Mahomet  ;  il 
essava  mémo  (h'  minauder  les  grâces  d'une  sultane  favo- 

I.  Mille  et  une  Suils,  t.  I,  .Vverlissemenl. 


l'orient  et  la  COMEDIE.  233 

rite.  Tous  ces  déguisements  successifs,  qui  convenaient  à 
la  bizarrerie  de  son  costume,  amusèrent  beaucoup  le  public. 
Aussi  Le  Sage  poursuivit-il  son  heureuse  initiative  :  les 
sujets  orientaux  sont  assez  nombreux  parmi  les  comédies 
qu'il  donna  aux  théâtres  de  la  Foire  et  à  la  Comédie  ita- 
lienne; quelques  auteurs  l'imitèrent,  et  l'on  peut  dire 
que,  de  1"15  à  l"3o,  il  y  eut  un  très  véritable  engouement 
pour  ce  genre  de  distractions  '.  Devant  ce  succès,  l'Orient 
tragique  dut  céder  et  chômer  -;  il  ne  reprit  guère  faveur 
qu'après  1730.  Il  y  a  donc  là  dans  l'histoire  du  goût  exo- 
tique comme  une  époque;  et  l'on  doit  d'autant  plus  s'y 
arrêter  que  le  type  de  l'Orient  comique  s'est  formé  alors, 
tel  à  peu  près  qu'on  l'a  représenté,  depuis,  dans  les  vaude- 
villes du  XIX'  siècle,  et  tel  (ju'on  le  voit  encore  dans  les 
pièces-bouffes  d'aujourd'hui  ^ 

Comment  Le  Sage  a-t-il  accommodé  à  la  scène  les  contes 
orientaux?  Il  serait  ridicule  d'appliquer  à  ces  œuvres, 
toutes  pimpantes  de  fantaisie,  jolies  surtout  par  leurs 
hors-d'œuvre  et  leurs  jeux  d'esprit,  l'appareil  d'une  exacte 
critique  littéraire.  Tout  est  étrange  et  bigarré  dans  ces 
arlequinades,  et  la  plus  sotte  plaisanterie  qu'on  pourrait 
faire   à   leur    propos    serait  de  parler  couleur   locale  ou 

1.  Arlequin,  roi  de  Sérendib,  1713.  —  Arlequin  invisible  chez  le  roi  de  la 
Chine,  juillet  1713.  —  Arlequin  ffrand  visir,  1713.  —  Arlequin  Maftumel. 
1714.  —  Arlequin  sultane  favorite,  1715.  —  Arlequin  Huila,  24  juillet  1710. 

—  Arlequin  Démétrius,  1717.  —  La  Princesse  de  Carizme,  juillet  1718.  — 
Arlequin  sultane  favorite,  1719.  —  Les  Amans  ignorans,  1720.  —  Arlequin 
ôarbet,  pagode  et  médecin,  février  1723.  —  Les  Comédiens  esclaves,  1726. 

—  Les  Pèlerins  de  la  Mecque,  2'J  juillet  1726.  —  Arlequin  dans  Vile  de 
('etjlan,  août  1727.  —  La  Suite  des  Comédiens  esclaves,  1728.  — Arlequin 
Ihdla,  {"  mars  1728.  —  Achmet  et  Almanzine,  iuin  1728.—  La  Princesse 
de  la  Chine,  juin  1729.  —  IJali  et  Zémore,  juin  1733.  —  Arlequin  Grand 
Mofjol,  14  janvier  1734.  —  Margeon  et  Kalifé.  l"  septembre  1735  (tiré 
des  >ultanes  de  Guzarale  de  Gueulette). 

2.  De  1715  à  1735,  on  compterait  tout  au  plus  deux  ou  trois  tragédies 
à  sujet  oriental,  dont  Zaïre. 

3.  Voir  Barberet,  Le  Sage  et  le  théâtre  de  la  Foire,  1883,  p.  lo4.  — 
M.  Albert,  les  Théâtres  de  la  Foire,...  etc. 


234  L  ORIENT  DANS  LA   LITTERATURE. 

peinture  des  caractères!  «  Les  mœurs  de  la  Chine  sont 
confondues  avec  celles  de  la  Perse,  et  les  mœurs  de  la 
Perse  avec  celles  de  la  Sicile  ou  de  l'Inde.  Le  monde 
oriental  est  fort  étendu  pour  Le  Sai>e....  Du  moment  (jue 
la  scène  se  transporte  hors  de  France,  hommes  et  choses 
ne  lui  apparaissent  qu'à  travers  les  contes  des  Mille  et  un 
Jours  et  des  Mille  et  une  Nuits.  En  outre  la  présence  d'Arle- 
quin, de  Pierrot,  de  médecins,  de  procureurs  et  d'autres 
personnages  épisodiques  français  concourent  à  détruire 
l'unité  de  couleur'.  »  C'est  mal  dire  :  la  couleur  est  très 
une,  mais  très  spéciale  aussi;  tout  s'y  confond  :  détails 
exacts  minutieusement  reproduits,  plaisanteries  italiennes, 
mœurs  françaises,  et  l'ensemhle  n'est  pas  sans  saveur.  On 
y  voit  une  Chine  où  les  hahilants  n'ont  d'autre  préoccupa- 
tion que  de  se  promener  en  sautillant  parmi  des  sons  de 
clochettes  et  de  tamhours,  qui  semblent  surgir  hors  do 
meuhlcs  de  laque  et  de  grotesques  pagodes;  une  Turquie 
facile  et  amoureuse,  où  les  eunuques  sont  mélancoliques  et 
spirituels,  les  maris  jaloux  et  souvent  illusoires,  et  où  les 
femmes,  très  friandes  d'amour,  introduisent  derrière  les 
clôtures  du  harem  des  idées  fort  désinvoltes  d'émancipation. 
L'Orient  chez  Le  Sage  ressemble  fort  à  l'antiquité  dans  la 
JJel/e  Hélène  ! 

C'est  là,  après  tout,  un  joli  cadre,  sou|ile,  fin,  aux  lignes 
insinuantes,  tel  qu'on  en  voit  sur  les  reliures  du  xvin'  siè- 
cle. Ce]>ondant  l'image  de  l'Orient  s'y  fait  (|U('l<[uefois  plus 
précise.  Pour  ne  pas  trop  y  insister,  car  ce  sont  là  des  œuvres 
dont  on  s'amuse,  sans  plus  leur  demander,  faisons  paraître 
à  la  suite,  comme  en  une  revue,  les  principaux  thèmes  de 
ces  piécettes.  Quelques-unes  (et  c'est  par  là  qu'on  a  com- 
mencé) ont  tâché  de  représenter,  sous  forme  dramatique, 

1.  Barberel,  ouvruf/e  cite,  p.  107. 


L'ORIENT  ET  LA  COMÉDIE.  233 

les  récits  fantaisistes  et  les  enchantements  dont  ne  sont 
jamais  lassés  les  auteurs  arabes  '.  La  princesse  de  Carizme 
est  si  belle  que  sa  vue  donne  la  mort  ou  la  folie  à  ceux  qui 
l'approchent;  le  prince  de  Perse,  qui  voyage  déguisé,  tente 
tout  pour  la  voir,  et  devient  fou;  mais  un  «  bracmane 
indien  »  le  guérit,  et  cette  folie  se  résout  en  un  mariage-. 
La  princesse  de  la  Chine,  Diamantine,  propose  à  ses  pré- 
tendants trois  énigmes,  et,  s'ils  restent  sans  comprendre, 
elle  les  envoie  à  la  mort;  le  prince  Noureddin  qui,  sur  un 
simple  portrait,  s'est  senti  éperdument  amoureux,  devine 
l'énig-me  et  épouse  Diamantine,  cependant  que  des  crieurs, 
des  bonzes  et  des  mandarins,  accomplissent  force  cérémo- 
nies burlesques  ^ 

Plus  amusantes  sont  les  comédies  où  Le  Sage  a  parodié 
la  religion  mahométane,  dans  quelques-uns  de  ses  aspects  *. 
Poursuivi  par  ses  créanciers  %  Arlequin  achète  au  savant 
Boul)ékir  un  coffre  volant;  il  disparaît  aussitôt  en  l'air,  et 
débarque  à  Basra.  Là  il  promet  son  appui  au  prince  de 
Perse  qui  aime,  sans  être  connu  d'elle,  la  fille  du  roi  de 
Basra.  Ingénieusement  Arlequin  se  fait  passer  pour 
Mahomet,  ce  qui  donne  beaucoup  d'autorité  à  son  rôle 
scabreux  d'entremetteur  :  il  apporte,  par  la  fenêtre,  à  la 
jirincesse  un  portrait  du  prince,  et  fait  savoir  au  beau-père 
récalcitrant  sa  volonté  de  prophète.  Alors  il  lui  suffit  de 
paraître  entre  ciel  et  terre,  dans  son  cofl're,  au  milieu  d'un 

I.  Par  exemple,  Arlequin,  roi  de  Sérendib.  —  Arlequin  invisible.  — 
Arlequin  dans  l'Ile  de  Ceylan.  —  La  Princesse  de  Carizme.  —  La  Princesse 
de  la  Chine.  —  Zéinine  et  Almanzor. 

■2.  La  Princesse  de  Carizme,  1"1S.  Comiiarer  la  princesse  Farruknaz  au 
ilébut  (les  Mille  et  un  .lours. 

3.  La  Princesse  de  la  Chine,  l"2y.  Voir,  dans  les  Mille  et  un  Jours,  l'iiis- 
loire  du  prince  Calaf  et  de  la  princesse  de  Chine. 
^^5<^.  Voir  P.  Martino,  les  Arabes  dans  la  comédie  et  le  roman  du  XVIIl'  siècle. 
Revue  africaine,  n"  257. 

0.  Arlequin  Mahomet.  Voir  le  récit  de  Malek  dans  l'histoire  de  Bedreddin 
Lolo  et  de  son  visir  (Mille  et  un  Jours). 


236  L'ORIENT  DANS  LA  LITTKUATUUH:. 

grand  tumulte  de  pétards  et  d'une  grêle  de  cailloux  :  les 
mahométans  se  prosternent  face  contre  terre,  et  le  roi 
donne  son  consentement!  Après  cela  Mahomet  redevient 
Arlei|uin,  mais,  pour  garder  le  souvenir  de  sa  sainteté 
éphémère,  il  élève  une  jolie  souhrette,  qu'il  a  remarquée,  à 
la  dig-nité  et  surtout  au  rôle  de  houri  :  c'est  sa  manière  à 
lui  d'entrer  au  Paradis! 

On  était  dès  lors  sur  le  chemin  de  la  Mecque  :  les 
Pèlerins  de  la  Mecque^  (1726)  y  conduisirent  le  public.  Ce 
fut  un  Orient  tout  à  fait  burlesque  :  la  princesse  Hezia, 
qu'on  voulait  marier  contre  son  gré,  a  feint  de  mourir  :  le 
prince  Ali,  qui  l'aimait  et  qu'elle  aimait,  s'est  enfui  de 
désespoir.  Il  la  retrouve  au  Caire,  esclave  favorite  du 
Sultan,  et  tous  deux  se  sauvent  déguisés  en  calejiders, 
pèlerins  de  la  Mecque.  Le  sultan  les  poursuit,  et  les  sur- 
prend en  un  caravansérail;  mais,  comme  il  est  de  bonne 
com|)osition,  il  n'a  pas  l'àmc  trop  turtjue  et  pardonne 
avec  rindilTérence  élégante  d'un  mari  du  xvnr  siècle.  Entre 
temps  Arlequin,  ravi  d'être  remlu  à  son  rôle  de  valet,  s'est 
initié  consciencieusement  à  la  vie  des  calenders;  c'est, 
nous  asssure-t-on,  une  «  secte  de  philosophes  musulmans 
qui,  sous  le  masque  de  la  sévérité  stoïcienne,  suivent  les 
maximes  relâchées  des  épicuriens  ».  Cela  est  fort  du  g-oùt 
d'Arlequin,  et  le  métier  d'ailleurs  n'est  pas  difficile  :  il 
suffit  de  tourner  sur  soi-même,  comme  les  faquirs  de  l'Inde, 
aussi  vite  qu'il  se  peut,  de  demander  la  charité,  de  faire 
la  cour  aux  jolies  filles  (il  y  en  a  dans  la  caravane,  et 
Arlequin  lui-même,  déguisé  en  pèlerine,  tente  la  frêle 
vertu  de  ses  collègues  calenders).  Arlequin  parle  le  turc  de 
Molière,  les  Arabes  lui  répondent  dans  le  j)lus  pur  argot,  en 
«  rouscaillant  bigorne  ».  On  comprend  alors  que  le  voyage 

\.  Voir,  dans  les  Mille  rt  un  Jours,  histoire  d'Atalmur  surnommé  le  Visir 
Triste. 


L  ORIENT   ET  LA  COMÉDIE.  237 

à  la  Mecque  soit  chose  tout  à  fait  divertissante  et  que  le 
sultan  renonce  à  en  gâter  la  bouiîonnerie  par  un  geste  de 
mauvaise  humeur  conjugale.  Le  spectacle  était  de  lui- 
même  si  carnavalesque  que  les  pensionnaires  de  l'Aca- 
démie de  France  à  Rome  nhésitèrent  pas  à  le  reprendre, 
un  jour  de  mardi  gras:  en  1748  ils  promenèrent  dans  les 
rues  italiennes  la  Caravane  du  sultan  de  la  Mecque  et  sa 
cocasse  mascarade'. 

La  religion  mahométane  se  prêtait  dans  cet  Orient  de 
comédie  à  de  scabreux  déguisements,  et  le  spectateur  pou- 
vait s'en  divertir,  avec  le  sentiment  peut-être  de  faire  œuvre 
pieuse  :  mais,  comme  de  juste,  un  succès  plus  vif  encore 
était  réservé  aux  comédies  qui  représenteraient  les  mœurs 
orientales  et  flatteraient  la  conception  ordinaire  de  l'amour 
asiatique  : 

Savez-vous  ce  qu'en  Occident 
On  dit  des  femmes  d"Orient? 
On  dit  qu"on  sait  bientôt  leur  plaire. 
Laire  la,  laire  lanlaire; 

I.aire  la, 

Laire  lan  la  -. 

On  s'amusa  donc  à  des  substitutions  et  des  déguise- 
ments, on  représenta  des  harems  oîi  toujours  se  trouvaient 
des  jeunes  hommes  qui  n'auraient  pas  dû  y  être;  on  peignit 
des  sultans  que  leurs  épouses  bernaient  joyeusement'. 
Parmi  les  pièces  de  cette  sorte,  la  plus  jolie  est  certaine- 
ment Arlequin  Huila  (1716)  :  Le  Sage  y  caricatura  ingé- 
nieusement un  trait  réel  des  mœurs  musulmanes*.  Taher, 
après  avoir  répudié  sa  femme  Dardané,  veut  la  reprendre  : 

1.  Voir  la  lecture  de  M.  Guiffrey  (sous  ce  litre)  à  la  séance  pieniére  de 
l'Académie  fran(;aise  du  25  octobre  1901.  —  A.  Boppe.  le  l^eintre  J.-fJ.  van 
Mour  et  la  mascarade  turque  à  Rome  en  17 -'i8,   1902. 

2.  Arlequin  invisible,  se.  ii. 

3.  Arlequin  sultane  favorite.  —  Achmel  et  Almanzine. 
i.  Tiré  des  Mille  et  un  Jours  (21"  jour). 


238  L'ORIENT  DANS  LA   LITTÉRATURE. 

suivant  la  loi  mahométane,  il  faut  qu'un  autre  homme  l'ait 
épousée  auparavant;  ce  mari  intermédiaire  et  provisoire, 
c'est  le  Huila, 

Un  bon  ami  qui  de  la  femme 
Se  fait  l'époux  obligeamment, 
Passe  la  nuit  avec  la  dame, 
Et  la  lui  rend  bonuT-tement. 

Arlequin,  moyennant  cent  sequins,  consent  à  faire  office 
de  Huila;  un  iman,  aux  manières  d'entremetteur,  comme 
il  convient,  marie  Arlequin  et  Dardané  :  le  divorce  aura 
lieu  le  jour  suivant.  Mais  Dardané  et  Taher  ne  tardent  pas 
à  avoir  de  désagréables  inquiétudes;  vers  le  soir,  Arlequin, 
très  entreprenant,  marque  son  intention  d'être  Huila  pour 
de  bon  :  l'iman  assure  qu'il  en  a  le  droit.  On  essaie  vaine- 
ment de  le  tenir  éloigné  de  l'apjtartement  des  femmes  et, 
pour  cela,  de  le  griser  :  impassiI)lo,  il  boit  le  vin,  puis 
pénètre  chez  Dardané;  on  ne  peut  le  détourner  de  son  rôle 
de  Huila  qu'en  l'elTrayant  par  l'apparition  d'un  faux  com- 
missaire :  il  répudie  aussitôt  Dardané,  et  Taher,  délivré  de 
sa  comique  angoisse,  peut  enfin  se  passer  la  main  sur  le 
front. 

Bientôt  ce  dénouement  parut  trop  matrimonial  et  une 
nouvelle  pièce,  donnée  sous  le  même  titre  en  1728', 
permit  à  Arlequin  d'abandonner  le  j)ei'Sonnag'e  de  Huila, 
[)Our  devenir,  avec  l'approbation  du  cadi,  un  réel  et  définitif 
ni.iri. 

Un  le  voit  :  ces  comédies,  mal,uré  leur  invraisemblance 
générale,  ont  pourtant  introduit  sur  la  scène  une  image 
nouvelle  de  l'Orient,  assez  nette  avec  ses  traits  chargés,  et 
(]ui  parfois  même  n'est  pas  dépourvue  d'une  certaine  exac- 

1.  Souveau  Théâtre  italien,  I,  227.  -  Elle  fut  remaniée  encore  en  1776. 
—  Le  sujet  a  été  repris  en  1793,  le  Huila  de  Samarcande  ou  le  IHvorce 
lavtare. 


L'ORIENT   ET  LA  COMÉDIE.  239 

titude  dans  le  détail.  Le  mérite  en  revient  pour  beaucoup 
aux  contes  orientaux  que  Le  Sage  a  imités  de  très  près; 
mais  n'est-ce  pas  chez  lui  une  très  grande  originalité  déjà 
que  d'avoir  songé  à  les  adapter?  n'a-t-il  pas  aussi  montré, 
en  y  réussissant  si  agréablement,  un  très  joli  talent?  Après 
lui,  le  type  de  l'Orient  comique  était  tout  à  fait  défini  :  on 
allait  continuer  à  plaisanter  les  pratiques  religieuses  des 
musulmans,  le  cérémonial  de  leurs  prières,  leur  horreur 
pour  le  vin.  l'austérité  douteuse  de  leurs  dervis;  on  allait 
sans  cesse  montrer  le  mari  turc,  grave  et  amoureux, 
superstitieux  et  mélancolique,  la  tête  écrasée  sous  le 
turhan,  entouré  de  ses  nombreuses  femmes,  qui  l'aimaient 
ou  bien  le  trompaient,  mais  toujours  se  disputaient. 


ni 

Les  auteurs  de  comédies-boutïes  tiennent  moins  que 
personne  à  l'originalité;  une  certaine  monotonie  ne  discon- 
vient pas  au  rire,  et  peu  importe  qu'une  situation  ne  soit 
pas  neuve  ou  qu'une  drôlerie  ait  été  déjà  dite  si  le  public 
ne  s'en  lasse  pas;  il  y  a  même  une  tentation  facile  qui 
reconduit  toujours  vers  les  plaisanteries,  dont  on  a  pu  cons- 
tater une  fois  l'efficace  succès.  Rien  ne  ressemble  plus  à 
un  vaudeville  qu'un  autre  vaudeville.  Aussi  ce  qui  avait  été 
de  la  part  de  Le  Sage  une  initiative  devint  bientôt  une  habi- 
tude chez  ceux  qui,  après  lui,  se  firent  les  fournisseurs  des 
théâtres  de  la  Foire  et  de  la  Comédie  italienne  :  le  nombre 
est  grand  des  sujets  orientaux  qui  lurent  mis  à  la  scène 
dans  les  deux  derniers  tiers  (ki  xvur  siècle  '.  De  beaucoup,  hi 

1.  Voici  une  liste  à  peu  prés  complète  des  comédies  orientales  :  le 
Sérail  de  Deli/t,  ITS.j.  —  Les  Français  au  Sérail,  1  juillet  IISG.  —  Arlequin 
Granit  Mof/ol,  1737.  —  Zénéide,  VA  mai  1743.  —  Zulisca,  mars  1746.  — 
Arlequin  pris  esclave  pur  les  Turcs,  2  juillet  1746.  — L'Heureux  Esclave, 
2o  février  1747.  —  Arler/uin  au  sér'ail,  29  mai  1747.  —  Les  Veuves  turques, 


240  L'ORIENT   DANS  LA  LITTÉRATURE. 

turquerie  y  domine,  et  la  chose  est  toute  naturelle,  puisque 
c'est  sous  cet  aspect  que  les  premières  tentatives  de 
comédie  avaient  figuré  l'Orient  burlesque;  même  on  habilla 
à  la  turque  les  sujets  chinois  ou  les  personnages  indiens, 
comme  si  les  sultans  de  Constantinople  et  les  cadis  musul- 
mans eussent  reçu  la  mission  et  la  jalouse  spécialité  de 
faire  rire.  La  Turquie,  au  xvni"  siècle,  se  réalisa  presque 
toujours  en  une  image  plaisante',  et  peut-être  est-ce  à  ce 
moment  qu'on  commença  à  installer  les  «  têtes  de  Turc  » 
parmi  les  divertissements  des  champs  de  foire. 

Pendant  cette  période  le  genre  se  précisa,  et  môme  se 
développa  un  peu  ;  on  renonça  à  imiter  de  très  près  les 
contes  orientaux,  ce  qui  donna  aux  pièces  plus  d'allure;  à 
force  de  reitréscnler  les  mêmes  situations,  on  y  acquit  une 
aisance  très  spirituelle;  grâce  au  progrès  général  qu'avait 
fait  la  connaissance  de  l'Orient,  on  put  multiplier  les 
détails  exotiques  et  les  allusions  aux  mœurs  d'Asie;  on 
enrichit  aussi  la  mise  en  scène.  Enfin  (et  ceci  est  le  plus 
important)  on  en  vint  à  imaginer  quehjues  formes  nou- 
velles de  comédie  orientale;  il  semble  qu'on  puisse  distin- 
guer, parmi  l'amas  des  sujets,  trois  directions  jtrincipales  : 
il  y  eut  des  pièces  de  pure  exhibition,  des  parodies  des 
mœurs  asiatiques,  des  comédies  où  l'on  rapprocha  en  un 
contraste  agréable  les  Français  et  les  hommes  d'Orient. 

21  août  17i7.  —  Le  Hacha  de  Simjrne,  9  septembre  1747.  — Arlequin  dans 
Vile  de  Ceylan,  16  juin  1734.  —  Le  Barbier  de  Baqdad,  vers  1753  (non 
joué).  —  Les  Chinois.  18  mars  1756.  —  Les  Mar/ots,  19  mars  1756.  —  Le 
BonhfDiime  Cassandre  aux  Indes,  175*!.  —  La  Pomme  de  Turquie,  1750.  — 
Le  Faux  Ltervis.  5  septembre  1757.  —  Les  Amants  ijilroduils  au  sérail,  1759. 

—  Le  Musulman,  1760  (non  joué).  —  Le  Cadi  dupé,  1761.  —  Soliman  II  ou 
les  Sultanes,  9  avril  1761.  —  Le  Marchand  de  Sviyrne,  20  janvier  1770.  — 
L'Indienne,  .'U  octobre  1770.  —  Arlequin  cru  fou,  sultan,  Mahomet,  1770. 

—  Le  Sérail  à  Vencan,  1782.  —  Le  Sultan  f/énércux,  1784.  —  Le  Bazard  ou  le 
Marché  turc.  17S4.  —  Le  Huila  de  Samarcande  ou  le  Divorce  tartare,  1793. 

—  Le  Sérail  ou  ta  Fêle  du  Mogol,  1799.  —  Mme  Anf/ot  au  sérail  de  Constan- 
tinople, 1800,...  etc.  Le  mouvement  continue  ensuite,  à  peu  près  régulier. 

1.  Voir  p.  175. 


L  ORIENT  ET  LA  COMEDIE.  241 

Quelques-unes  n'avaient  d'autre  prétention  que  de  faire 
défiler  devant  le  public  une  série  de  minois,  moins  asia- 
tiques que  parisiens,  et  toute  une  succession  de  costumes 
plus  ou  moins  authentiques.  Gela  plaisait  pour  des  raisons 
qui  ne  sont  pas  tout  à  fait  d'ordre  littéraire,  et  cela  cadrait 
à  merveille  avec  l'idée  voluptueuse  qu'on  s'était  formée  de 
la  Turquie.  Ainsi  le  Serrai/  à  Vencan^  montra  assez  drôle- 
ment la  vente  aux  enchères  d'un  sérail  multiple  et  interna- 
tional. Mais  le  public  écoutait  plus  volontiers  les  comédies 
oîi  paraissait,  enveloppée  d'une  raillerie  légère,  limage 
lointaine  d'une  Asie  véritable.  Les  Veuves  turques  de 
Saintfoix-,  par  exemple,  représentèrent  les  jalousies  et  les 
ruses  de  Fatime  et  de  Zaïde,  fort  empressées  à  se  dérober 
l'une  à  l'autre  le  bel  Osmin,  que  pourtant  elles  veulent 
épouser  de  compagnie.  Palissot  ,  dans  le  Barbier  de 
Baf/dacP,  peignit,  d'après  les  Mille  et  une  lYuits,  les  bavar- 
dages et  le  zèle  malheureux  d'un  barbier  arabe  ([ui,  avec 
l'excellente  intention  de  servir  ses  amis,  les  met  dans  les 
plus  fâcheuses  postures.  Poinsinet,  dans  le  Faux  Dervis\ 
reprit  l'éternelle  histoire  du  mari  turc  trompé;  le  vieil  Hali 
se  voyait  enlever  sa  Fatime  au  nom  du  Koran,  et  il  ne  lui 
restait  pour  se  consoler  qu'un  chœur  d'illusoires  hourisl 

L  Arlequin  au  sérail"  de  Saintfoix  est  particulièrement 
réussi.  Son  sérail  est  d'une  haute  fantaisie;  des  derviches 
s'y  [)romèncnt,  qui  sont 'des  amants  déguisés;  des  hachas 
offrent,  comme  présents  amoureux,  la  moitié  de  leur  mous- 
tache ;  des  musulmans  se  désolent  parce  qu'ils  ne  se  sont 

1.  Joué  à  l'Ambigu-Comique  en  1781.  Voir  le  liazard  ou  le  Marché  turc, 
1784  darodic  de  la  Caravane  du  Caire  de  Grétry).  —  Le  Sérail  on  la  Fêle 
du  Mofjol,  1799,...  etc. 

2.  Jouée  en  société,  mai  ni2;  —  par  les  Comédiens,  le  21  août  1717. 

3.  Œuvres  de  Palissot.  Paris.  17G3,  1.  119.  Voir,  dans  les  Mille  et  une 
Nuits,  la  157"  et  les  suivantes. 

4.  5  septembre  1757. 

5.  29  mai  1747. 

16 


242  l'orient  dans   LA  LITTÉKATUIIE. 

pas,  dans  leurs  prosternements,  tournés  vers  la  Mecque 
avec  une  suffisante  exactitude  ;  le  sultan  se  laisse  bêtement 
voler  ses  esclaves;  et  enfin  (c'est  le  comble!)  les  muets,  les 
fameux  muets  du  sérail  retrouvent  la  voix,  pour  dire  les 
tourments  romanesques  de  leur  cœur'  : 

SCAPIN. 

Monseu,  je  suis  un  des  muets  du  sérail. 

AKI.EQI'IN. 

Ah!  vous  êtes  muet!  eli  !  bien,  monsieur  le  muel,  qu'ave/-vous  à 
me  dire"? 

Le  muet  raconio  (pi'il  est  chargé  de  la  garde  des  femmes  : 

Comme  muet  et  sans  conséquence,  je  puis  entrer  quand  je  veux 
dans  leurs  appartements....  Ah!  qu'elles  sont  belles!  Monseu!  qu'elles 
sont  belles,  que  de  charmes  elles  étalent  sans  cesse  à  ma  vue!... 

Alil.EQUIN. 

Par  quel  liasaril,  s'il  vou.s  plaît,  vous  trouvez-vous  muet? 

SCAPIN. 

N'étant  pas  assez  riche  pour  avoir  un  sorrail  à  moi,  je  crus  qu'il 
serait  fort  agréable  de  vivre  dans  celui  des  autres,  et  j'engageai  un 
marchand  d'eselaves  de  mes  amis  à  me  présenter  au  pacha  comme 
un  des  muets  les  plus  rigides. 

AHl.EQUIN. 

l'ort  bien.  Les  beautés  dont  vous  êtes  le  gardien  sont-elles  nom- 
breuses? 

SCAPIN. 
Elles  sont  di.\. 

AIlLEnriN. 

Apparemment  que  parmi  ces  dix  il  y  en  a  quelqu'une  à  qui  votre 
cœur  donne  la  préférence. 

SCAPIN. 

Non,  Monseu,  non.  Je  les  aime  toutes.  Ah!  si  vous  les  voyiez!  ce 
sont  ou  de  grands  yeux  noirs,  pleins  de  feu,  ou  de  beaux  yeux 
bleus,  tendres  et  languissants;  ce  sont  des  tailles  fines  et  légères, 
ou  de  ces  tailles  dont  l'embonpoint  charmant....  Enfin,  Monseu, 
mon  cœur  ne  peut  décider  entre  elles;  dans  un  combat  perpétuel, 
il  va  de  celle-ci  à  eelle-là,  de  lune  à  l'autre,  et  le  soir,  lorsque  je 
suis  seul,  je  voudrais  leur  avoir  |i,irlé  à  toutes. 

AliLKyl'lN. 

.\n\  dix!  Diantie!  pour  un  muet  vous  êtes  un  furieux  discoureur. 
1.  Se.  n. 


l'orient  et  la  comédie.  243 

Cette  image  de  l'Orient  était  suffisamment  fantaisiste, 
spirituelle  et  bouffonne  ;  elle  sous-ententlait  assez  de  polis- 
sonneries, pour  que  le  public  du  xvni"  siècle  s'y  soit  com- 
plu; par  elle,  il  vivait  un  moment  dans  ce  monde  de  facile 
morale,  il  s'ouvrait  les  harems  où,  disait-on,  les  voyageurs 
français  étaient  accueillis  avec  un  empressement  très  flat- 
teur. Dès  lors  comment  ne  pas  faire  entrer,  à  la  suite 
d'Arlequin  et  de  Scapin,  quelques  vrais  Français  dans  ce 
sérail  de  comédie  ouvert  à  tous  les  vents,  où  les  portes 
n'avaient  point  de  serrures,  où  les  fenêtres  invitaient  à 
l'escalade,  et  où  les  plantes  exotiques  du  jardin  formaient, 
comme  dans  le  Mariage  de  Figaro,  une  allée  de  marronniers 
toujours  amoureusement  peuplée  M  Cela  flatterait  lamoar- 
propre  national  en  faisant  triompher  à  l'étranger  la  galan- 
terie française;  et  puis  ne  rendrait-on  pas  visible,  en  un  rap- 
prochement significatif,  l'excellence  de  nos  mœurs  et  de  nos 
institutions!  Vraiment,  développer  de  tels  sujets,  ce  serait 
presque  faire  œuvre  patrioti(jue!  aussi  les  pièces  ne  man- 
quèrent point, composées  sur  ce  modèle  ;  et  c'est  là  en  somme 
une  donnée  assez  originale, quen'avait  point  connueLe  Sage. 

On  pouvait  d'abord  prétendre  que  l'Asie  savait  se 
donner,  à  l'exemple  de  l'Europe,  des  sentiments  raffinés  et 
délicats,  et  Chamfort  introduisit  dans  son  Marchand  de 
Smgrne-  des  Turcs  à  l'àme   exquise    :  il   est   vrai   qu'ils 

1.  Voir,  par  exemple,  le  Bâcha  de  Smijrne,  9  septembre  I74T,  el  les  cou- 
plets des  [ndes  dansante.',  1"-Jl. 

ROXAN'E. 

J'ai  cru  que  des  sérails  persans 

En  tout  temps  on  gardait  l'enceinte; 

Que  mille  eunuques  surveillans 

Nous  tenaient  toujours  dans  la  crainte: 

Les  Musulmans.... 

Fatime. 

...  Tous  ces  gens-là 
A  Paris  ont  fait  un  voyage. 
Depuis  qu'ils  ont  va  l'Opéra, 
Ils  ont  changé  d'asage. 

2.  2fi  janvier  1170. 


244  L  ORIENT   DANS  LA   LITTERATLKE. 

avaient  voyagé  en  France  !  Hassan  a  connu  le  prix  de  la 
bonté,  grâce  au  Marseillais  Dornal,  qui  l'a  racheté  d'escla- 
vage et  très  humainenionl  traité.  Aussi  s'est-il  fait  une 
nouvelle  vie,  toute  do  charité  et  d'amour;  mais  sa  joie  la 
plus  grande  sera  de  sauver  son  ancien  ])ienfaiteur,  à  son 
tour  échoué  dans  l'infoitune,  et  de  démoulrer  ainsi  qu'un 
Turc  peut  agir  comme  un  Français.  C'était  là  presque  de 
l'idylle,  et  la  comédie  bouffe  ne  s'en  contente  pas  à  l'ordi- 
naire:  |)lutôt  que  ces  victoires  morales,  elle  veut  des 
triomphes  galants.  Quelques  Chinois  de  passage  à  Paris 
inspirèrent  toute  une  série  de  jolies  petites  pièces'  :  on 
aima  à  j»enser  qu'ils  avaient  jirofité  tout  à  fait  de  ce  séjour, 
et  que,  revenus  dans  leur  pays,  ils  n'avaient  jdus  trouvé 
de  cruelles  parmi  leurs  compatriotes. 

Ces  lilles 
Bien  gentilles, 
Dont  les  yeux  sont  longs 
Et  les  pieds  mignons. 

'rain-Tam,  dans  les  C/itnois  de  Favart -,  «  fait  l'amour  à 
la  française  »  et  persuade  sans  peine  à  la  fille  du  mandarin 
Xiao  (jue  c'est  la  chose  du  monde  la  plus  agréable  : 

...  Que  ces  climats  heureux 
Sont  différents  du  pays  où  nous  sommes! 

Les  femmes  à  Pékin  sont  esclaves  des  1 mus, 

Mais  à  Paris  elles  régnent  sur  eux.... 

AGÉSIE. 

Ciiiiiincntl  en  liberté  1rs  hommes  et  1rs  femmes.... 


TAM-TAM. 

S'entretiennent  d'amour  du  matin  ius(|u'au  snir. 

CIIIMCA. 

Ah!  (juc  c'est  un  pays  (luc  jf  vnudrais  j)ien  voir''! 

IMiis  bulle  encore  serait  la  victoire  de  notre  civilisation, 
si  un  Turc,  séduit  par  la  grâce  d'une  Parisienne,  oubliait 

1.  //  Cinrst'  y-im/Jdli-ialo,  {'63.  —  Le  Cltinois  poli,  17o4.  —  Les  Chinois,  ITiiTi. 
•2.  Ue  Favart  cl  Naigeon,  IS  mars  17ii6. 
3.  Se.  V. 


à 


l'orient   et  la  COMEDIE.  245 

assez  les  scrupules  de  sa  religion  et  de  sa  nation  pour  se 
rendre  digne  d'elle  et  l'épouser'.  Mais  le  comble  de  gloire 
serait  de  dépêcher  vers  les  sérails  d'Orient  quelque  vive 
Française,  libre  d'allure  et  de  propos,  qui  effacerait  ses 
rivales,  enthousiasmerait  les  hommes,  et  profiterait  de  sa 
domination  amoureuse  pour  réformer  la  lég^islation  et  la 
morale  asiatiques!  Ce  spectacle  fut  donné  par  Soliman 
second  on  les  Trois  SuUanes  de  Favart-  :  c'est  assurément 
la  plus  jolie  des  comédies  à  sujet  oriental  qu'on  ait  jamais 
représentée. 

Le  sujet  en  fut  pris  à  un  conte  de  Marmontel  ^  qui  n'avait 
rien  de  très  folâtre  :  au  nom  de  la  philosophie,  l'auteur 
s'indig-nait  de  la  condition  des  femmes  d'Orient,  «  ces 
machines  caressantes  »,et  de  la  conception  qu'elles  accep- 
taient de  l'amour.  Un  sultan  de  bonne  composition  se  met- 
tait à  l'école  d'une  Française,  Roxelane;  il  apprenait  d'elle 
qu'il  n'est  rien  de  si  doux  qu'  «  un  cœur  nourri  dans  le  sein 
de  la  liberté  »,  surtout  quand  ce  cœur  est  accompag-né 
d'  «  un  petit  nez  retroussé  »  !  Pour  la  remercier  de  ses 
leçons,  il  l'épousait,  après  avoir  dispersé  tout  son  sérail. 
Favart  renouvela  entièrement  le  sujet,  grâce  à  quantité  de 
détails  tout  à  fait  drôles,  g'ràce  aussi  à  ses  couplets  arliste- 
ment  alertes;  et  l'on  ne  sait  ce  qui  agrée  le  plus  dans  ces 
trois  petits  actes,  ou  l'allure  générale  de  la  pièce,  ou  les 
délicieux  hors-d'œuvre  dont  elle  est  riche. 

Cinq  cents  femmes,  <■(  nombre  superflu  d'inutiles 
femelles  »,  se  disputent  le  cœ'ur  de  Soliman,  ou  plutôt  se 
disputent  entre  elles,  au  grand  dépit  des  eunuques  : 

...  Ce  sont  drs  cabales, 
Des  trames,  (.les  caquets;  enfin  c'est  un  sabbat*! 

1.  Fagan,  le  Musulinaii.  non  joué,  1"G0. 

2.  9  avril  l'Ol. 

3.  Soliman  11,  Contes  moraux,  Paris,  i«-2't.  1,  34. 

4.  Se.  I. 


246  L  ÛUIENT  DANS  LA   LITIKUATIRE. 

Le  sultan,  qui  n'y  lient  guère,  car  il  a  Tàme  sensible  et  le 
cœur  délicat,  a  «  remarqué  »,  parmi  cette  assemblée,  trois 
esclaves  :  Elmire,  une  Espagnole,  coquette  et  orgueilleuse; 
Délia,  une  petite  Circassienne,  voluj»tueuse  et  soumise; 
Roxelane,  une  Française,  «  vive,  étourdie,  altière,  un  vrai 
démon  »  :  c'est  vers  elle  qu'il  est  surtout  attiré.  Mais  lioxe- 
lane,  loin  de  s'enorgueillir  du  caprice  royal,  et  d'en  profi- 
ter, veut  mettre  «  le  sultan  à  l'école  »  : 

Vous  êtes  empereur,  et  moi  je  suis  .jolie  : 
On  peut  aller  de  pair  '. 

Aux  ruses  et  aux  coquetteries  de  ses  rivales  elle  ne 
répond  que  par  des  frasques  divertissantes  :  ses  audaces  et 
ses  insolences  tournent  tout  à  fait  la  tête  au  sultan;  alors, 
devenue  maîtresse  do  son  cœur,  elle  lui  enseigne  le 
charme 

...  (le  l'amour  pur,  né  de  régalitô. 
Que  réciproquement  l'un  à  l'autre  on  s'inspire  "-. 

Soliman,  convaincu  et  transporté,  renvoie  les  quatre  cent 
quatre-vingt-dix-neuf  autres  femmes,  et  épouse  Roxelane, 
qui  se  révèle  alors  comme  une  future  grande  reine;  le 
chef  des  eunuques  conclut  tristement  : 

.Me  voilà  cassé  ! 
Ah  1  qui  januiis  aurait  pu  dire 
Qui'  ce  petit  nez  retroussé 
Changerait  les  lois  d'un  empire'? 

Et  au  moment  où  les  acteurs  se  retiraient,  le  public  avait 
vu  des  coussins  orientaux,  des  cassolettes  et  des  sophas, 
de  grandes  pipes  et  de  petites  tables,  des  danses  d'Asie,  des 
ron<les  d'odalisques,  des  invocations  à  Mahomet,  elles  pré- 


1.  Acte  II,  se.  ni. 

2.  Acte  III,  se.  viii. 

3.  Acte  III,  se.  X. 


L  ORIENT   ET   LA   COMEDIE.  247 

paratifs  d'un  repas  à  la  turque;  devant  lui  le  sultan  avait 
jeté  son  fameux  mouchoir,  et  il  s'était  trouvé  de  belles 
jeunes  femmes  pour  le  ramasser  :  des  eunuques  noirs 
avaient  encadré  des  esclaves  blanches;  des  musulmans 
avaient  bu  en  cachette  un  vin  qu'ils  étaient  allés  chercher 
chez  leur  mufti,  chargé  de  l'interdire;  des  muets  et  des 
bostangis  s'étaient  tenus  près  des  lourdes  portières  qui 
cachaient  à  peine  les  chambres  du  harem;  sans  cesse  on 
avait  (lit,  chanté,  mis  en  musique,  et  en  ballet,  l'amour 
maître  du  sérail.  Gétait  bien  là  l'évocation  la  plus  complète, 
sans  être  trop  scabreuse,  et  aussi  la  plus  spirituelle  de 
l'Orient  voluptueux,  tel  que  les  imaginations  aimaient  à 
le  concevoir.  Favart  y  avait  ajouté  l'attrait  de  la  galanterie 
française,  et  le  libertinagre  élégant  de  l'époque.  Gomment 
s'étonner  si  les  Trois  Sultanes  ont  été  reprises  jusqu'en 
plein  XIX*  siècle?  et  qui  sait  si  cette  comédie  n'a  pas  parti- 
culièrement contribué  à  installer  dans  la  tradition  l'image 
égayée  et  quelquefois  drolatique  de  l'Asie,  telle  qu'elle 
existe  encore? 

IV 

Si  l'on  veut  être  à  peu  près  complet,  et  au  moins  indiquer 
toutes  les  inÛuences  principales  que  le  théâtre  reçut  de  la 
connaissance  de  l'Orient,  on  doit  venir  maintenant  à  un 
nouveau  genre  de  «  divertissement  »  né  avec  le  xvni'  siè- 
(  de,  ropéra-comi(|ue.  Il  faut  bien  reconnaître  dès  l'abord, 
pour  s'interdire  toute  illusion,  que  les  librettistes,  comme 
les  musiciens,  restèrent  assez  longtemps  sans  réaliser  une 
œuvre  qui  eût  un  suffisant  prestige  esthétique;  néanmoins 
leurs  essais,  à  supposer  qu'ils  n'aient  été  que  des  essais, 
furent  de  très  grande  conséquence  pour  l'art  dramatique 
dans  son  ensemble. 


248  L'ORIENT   DANS  LA    LlTTHllATrUH. 

En  (lé])it  (Je  quelques  tentatives  incertaines  et  isolées', 
on  peut  dire  que  le  «  théâtre  lyrique  »  n'a  guère  eu  son 
début  (ju'avec  les  [iremières  années  du  xviii''  siècle-;  du 
moins  est-ce  à  cette  époque  qu'apparaît  véritablement 
l'opéra-comique,  accueilli  presque  aussitôt  avec  une  una- 
nime faveur.  Or  les  contes  orientaux,  mis  à  la  mode  par  les 
Mille  et  une  Nuits,  sont  alors  dans  le  plein  de  leur  éclat;  la 
donnée  fantastique,  l'imprévu  du  récit,  la  richesse  du  cadre, 
l'exotisme  des  lieux  où  la  scène  était  située,  tout  invitait 
les  auteurs  à  en  tirer  profit  pour  rornement  d'un  spectacle 
où  il  convient  surtout  d'exalter  l'imagination,  d'étonner  les 
yeux,  et  de  prendre  le  spectateur  par  tous  les  sens.  La 
lampe  merveilleuse  et  les  palais  des  génies,  les  fêtes  chi- 
noises, les  jardins  turcs,  les  fenêtres  emplies  d'arabesques, 
devaient  tenter  l'audace  des  décorateurs  et  des  machinistes, 
d'autant  phis  (|ue  l'opéra  était  dès  alors  leur  domaine.  En 
outre,  des  sentiments  ardents  et  des  passions  extrêmement 
amoureuses,  telles  qu'on  les  imaginait  en  Asie,  pouvaient 
senil)l('r  un  thème  suggestif  aux  moihiialions  de  la  musiipie. 
L'Orient  était  par  excellence  matière  d'opéra. 

Aussi  les  librettistes  d'alors  ne  se  tirent  pas  faute  d'y 
placer  leurs  tragédies  ou  leurs  scènes  lyriques,  leurs  l)al- 
lets  et  leurs  opéras-comiques';  et  ils  furent  assez  avisés, 

i.  Voir  Recueil  général  des  opéras  représentés  par  l'Académie  de  Musique, 
Paris,  1"03. 

2.  Ballets,  opéras  et  autres  ouvrages  lyriques,  par  ordre  chronoloqique, 
Paris,  1"60.  —  Thédlre  de  VOpéra  Comique  ou  recueil  des  pièces  restées  au 
répertoire,  Paris,  1812. 

3.  L'Europe  galante,  21  octobre  1697  (une  entrée  pour  la  Tiir(7iiie).  — 
Sémiramis,  29  novpmi)re  1718.  —  La  Heine  des  Péris,  17  avril  1725  —  Les 
Amusements  de  l'automne,  17  avril  1725.  —  Achmet  et  Almanzine, 
30  juin  1728.  — Zémine  et  Almanzor,2~  juin  1730.  —  Les  Indes  galantes, 
23  aoùl  1735  ^Iri's  gros  succès  :  de  nonibrouses  rc|)rises].  —  Les  Indes 
chantantes,  17  septembre  1735.  —  Scandrrberg,  27  octobre  1735.  —  Les 
Génies,  baliel,  18  octobre  1736.  —  La  Princesse  de  Golconde,  27  août  1737. 
—  Xaïs.  29  février  17 i8.  —  Sé^niraniis,  4  décembre  1748.  —  Zoroastre, 
5  décembre  1749.  —  Les  Indes  dansantes,  26  juillet  1751.  —  Il  Cinesc  rim- 
patrialo,  16  juin  1753.  —  Le  Chinois  de  retour,  20  juillet  1754.  —  Le  Ballet 


i 


L  OxHIENT   KT   LA   COMEDIE.  249 

tout  en  composant  leurs  œuvres,  pour  raisonner  les  motifs 
de  leur  choix  et  deviner  les  avantages  qui,  par  la  suite,  en 
devaient  résulter  pour  la  scène  française  : 

Le  public  jui:era.  dit  l'un  (["''ux.  par  Tessai  qu'on  lui  [irésente 
aujourd'hui,  si  le  système  fabuleux  des  Orientaux  mérite  d'occuper 
nos  théâtres  autant  que  la  mytholoiiie  trrecque  et  romaine.  On  a 
cru  que  les  merveilles  des  Péris  et  des  Dives  [»  génies  favorables 
célébrés  dans  les  romans  turcs  et  persans  »]  pouvaient  succéder 
aux  miracles  des  dieux  de  Lanliquité  et  aux  prodiges  des  enchan- 
teurs et  des  fées  de  la  chevalerie  errante...  Ces  acteurs  étrangers 
introduits  sur  le  th&itre  lyrique  y  amèneraient  peut-être  toute  la  variété 
qui  lui  est  si  nécessaire  '. 

Il  ne  s'asissait  de  rien  de  moins,  comme  on  voit,  que  de 
renouveler  les  sujets!  et  il  est  curieux  qu'à  la  même  époque 
les  mêmes  déclarations  se  soient  inscrites  dans  la  préface 
d'une  tragédie-.  C'eut  été  un  très  grand  service  rendu  au 
théâtre;  et  il  semble  bien  que  l'opéra-comique  ait  mieux 
rempli  ce  programme  que  la  tragédie  ne  la  fait  :  l'Asie  est 
restée  un  admirable  thème  lyri({ue,  sans  cesse  repris.  Et, 
de  bonne  heure,  on  essaya  de  faii-e  rendre  aux  sujets 
orientaux  tout  ce  qu'ils  enfermaient  de  décor  pittoresque  et 
de  riches  costumes.  Un  auteur'  se  plaint  que  les  difficultés 
matérielles  ne  lui  aient  pas  permis  de  réaliser  toute  la 
couleur  locale  qui  eût  été  dans  son  dessein  :  quand  on  fait 
de  pareilles  déclarations,  encore  qu'elles  avouent  de  l'im- 
puissance, c'est  que  Top  a  commencé  à  s'engager  résolu- 
ment dans  une  voie  nouvelle. 

chinuis  el  turc,  12  juin  iloo.  —  Les  Tai  tares,  t)ailel.  14  août  17;;a.  —  La 
Rencontre  impréiiie,  1"64.  — La  Matrone  chinois^.  2  janvier  l'Oo.  —  Aline, 
reine  de  Golconde,  lo  avril  1706.  —  Zémire  et  Azor,  IH  liécenibre  l~"l. — 
Azolan  ou  le  Serment  indiscret,  22  novembre  1774.  —  La  Fête  chinoise, 
ballet,  27  janvier  1778.  —  L'Idolo  cinese,  il)  juin  1771).  —  Alexandre  aux 
Indes,  23  août  1783.  —  La  Caravane  du  Caire,  15  janvier  1784.  —  Alcindor, 
17  avril  1787.  —  Beaumarchais,  Tarare,  S  juin  1787....  etc. 

1.  La  Reine  des  Péris.  Paris,  1723,  Avertissement. 

2.  Voir  p.  209. 

3.  Zoroastre  de   Cahusar   et   Rameau   ('6  décembre    1749\  Paris,    \'^iD, 
Préface. 


250  L  ORIENT  DANS  LA  LITTERATURE. 

11  nous  est  bien  difficile  aujourd'hui  de  juger  les  résul- 
tats; il  faudrait  deviner,  à  travers  des  livrets  incolores  et 
des  indications  de  mise  en  scène  forcément  pauvres,  ce 
qu'a  pu  être  la  représentation  réelle;  on  peut  assurer,  sans 
risque  d'erreur,  que  la  décoration,  avec  les  moyens  dont 
disposaient  les  artistes  du  temps,  fut  d'une  richesse  suffi- 
sante :  et  les  contemporains  ont  souvent  admiré,  en  vers 
ou  en  prose,  la  pompe  du  spectacle  à  l'Opéra.  C'est  là  que 
parut,  colorée  par  la  peinture,  illustrée  par  la  musique, 
l'image  la  plus  exotique  peut-être  qui  ait  été  donnée,  au 
xviu'^  siècle,  de  l'Orient. 

Or  c'est  un  fait  qui  n'a  point  regard  seulement  au  Théâtre- 
Lyrique;  on  l'a  dit  :  «  L'Opéra  devient  au  xvni'"  siècle  notre 
première  scène'.  La  tragédie  française,  depuis  1740  envi- 
ron, se  dirige  vers  rO}téra.  Il  ne  faut  jamais  perdre  cette 
idée  de  vue-.  »  Voltaire  en  particulier  essaya  «  d'étahlir  à 
la  Comédie-Française  la  singularité  des  décorations  et  des 
costumes  et  tout  ce  qu'on  y  pouvait  transporter  de  la  mise 
en  scène  de  l'Opéra  ^  ».  Il  y  a  là  le  commencement  d'une 
évolution,  qui  se  dessina  vite  en  traits  assez  nets,  et  <jui 
se  poursuivit  au  xix'^  siècle.  Vers  1830  la  renaissance  de 
l'opéra  à  grand  spectacle  eut,  sur  le  drame  romantique  en 
formation,  la  plus  efficace  des  influences;  elle  lui  ofïVait, 
comme  modèle  idéal,  des  ensembles  merveilleux  d'éclat  et 
de  nouveauté,  un  habile  emploi  des  sujets  historiques  et 
de  la  couleur  locale,  surtout  des  scènes  vivantes,  et  agitées 
par  la  foule  des  acteurs  (pi'on  y  voyait  évoluer. 

Si  donc,  comme  il  paraît  bien,  la  connaissance  de 
l'Orient  a  favorisé  le  développement  de  l'opéra,  et  si  celui- 
ci,  par  contre-coup,  a  réagi  sur  les  autres  formes  drama- 


i.  Lanson,  Lit  lé  rai  tire  française,  p.  643. 

2.  Faguet,  Journal  de.i  Débats,  12  octobre  iy03. 

3.  Lanson,  passa/je  cité. 


L'ORIENT  ET  LA  COMÉDIE.  231 

tiques,  il  faudrait  dire  que  le  goût  de  l'exotisme  a  eu  au 
théâtre  un  retentissement  lointain.  Il  n'a  peut-être  pas  pro- 
duit de  grandes  œuvres,  mais  il  a  contribué  à  faire  sentir, 
contre  la  tragédie  rigide  et  uniforme,  le  prix  de  la  sou- 
plesse et  de  la  variété;  il  a  permis  de  comprendre  que 
l'imagination  pouvait  se  déployer  sur  la  scène,  comme  il 
semble  d'abord  quelle  ne  puisse  le  faire  que  dans  le  roman. 


CHAPITRE  III 


L'ORIENT    ET    LE    ROMAN 


1.  Les  contes  orientaux  et  le  roman.  —  Les  Mille  et  une  \ui/s  el  les  Mille 
et  un  Jours;  raisons  de  leur  succès.  —  Imitations,  contrefaçons  el  pas- 
tiches. —  Les  contes  de  fées.  —  Succès  persistant  du  genre. 

IL  Tentative  de  réaction  :  ilamillon  cl  Créltillon.  —  Formation  d'un  nou- 
veau type  de  roman  :  le  Sop/ut;  ses  imitations.  —  Fantaisie  el  incon- 
venance; caractère  peu  e.volique  de  ces  u  uvres  :  le  faux  Orient.  — 
Crébillon  el  Van  Loo. 

in.  Autres  formes  du  roman  oriental.  —  Romans  pornograpliiques.  — 
Romans  htstoriques  cl  galants.  —  Romans  moraux.  —  Romans  a  clef  : 
l'Orient  railleur.  —  Passage  du  roman  à  la  satire  pure. 


1 

Le  roman  et  le  théâtre  ont  l'un  avec  l'antre  plus  d'un 
rapport;  c'est  évidemment  dire  une  banalité,  mais,  puis- 
qu'aprés  tout  elle  exprime  une  idée  vraie,  on  est  bien  en 
droit  de  l'énoncer  encore.  Les  limites  par  lesquelles  on 
voudrait  séparer  ces  deux  genres  sont  assez  indécises,  et 
plus  d'un  auteur  s'en  est  aperçu  à  ses  dépens  quand  il  a 
voulu  faire  d'un  roman  une  comédie,  ou  doimer  la  forme 
romanesque  à  un  drame.  C'est  qu'en  réalité  de  l'un  coiTime 
de  l'autre  le  public  atleiid  les  mêmes  impressions,  ou  du 
moins  des  impressions  sembbiblos  :  à  l'un  comme  à  l'autre 
il  demande  de  créer  des  formes  qui  puissent  donner  à  son 
imagination  excitée  l'image  de  la  vie,  réelle  ou  idéale,  mais 
toujours  vivante.  On  doit  donc  bien  s'attendre  à  ce  que  les 


L  ORIENT   ET   LE   ROMAN.  253 

influences  qui  agissent  sur  le  théâtre  soient  manifestes 
aussi  dans  le  roman;  et  si  la  comédie  orientale  a  été 
renouvelée  par  l'apparition  des  Mille  et  une  Xnits,  il  est 
naturel  que  la  lecture  des  contes  orientaux  ait  transformé 
complètement  le  roman  exotique.  L'événement  se  produisit 
en  etîet,  et  il  eut  même  plus  de  conséquences  :  d'abord 
parce  que  l'action  fut  directe,  ensuite  et  surtout  parce 
qu'elle  s'exerça  en  un  milieu  vraiment  neuf.  Jusqu'aux 
premières  années  du  xviu^  siècle,  l'image  de  l'Orient  avait 
été  tout  à  fait  absente  du  roman  \  Il  y  eut  non  pas  progrès, 
mais  révélation. 

Les  études  orientalistes,  les  jeunes  de  langues  et  les 
secrétaires-interprètes  du  roi-  avaient,  par  un  long-  travail 
érudit,  préjtaré  cette  révélation;  elle  vint  si  à  point  qu'-elle 
fut  soudaine  et  s'acheva  en  l'espace  de  quelques  années  : 
de  170o  à  1710  les  manuscrits  de  la  bibliothèque  du  roi, 
hâtivement  traduits,  épandirent  brusquement  les  contes 
qu'ils  tenaient  enclos  depuis  longtemps.  Galland  com- 
mença le  mouvement,  et  en  1704  un  tout  petit  volume* 
inaug-urait  la  publication  des  Mille  et  une  Nuits;  certes  le 
traducteur  ne  prévoyait  point  le  succès  réservé  à  son  œuvre, 
et  il  la  présentait  moins  comme  un  régal  offert  à  l'imagi- 
nation que  comme  un  moyen  commode  de  connaître  les 
civilisations  d'Orient'.  Rapidement  d'autres  volumes  sui- 
virent, qui  déroulèrent  à  de  courts  intervalles,  comme  les 
fascicules  successifs  d'une  Revue  moderne,  les  intermina- 
bles histoires  de  gfénies  et  d'enchantements.  Pendant  que  la 
publication  s'en  achevait,  Petis  de  la  Croix,  prenant  place 
à  côté  de  son  collègue,  ouvrait  dans  la  même  veine  un  nou- 


1.  Voir  p.  28  et  suiv. 

2.  Voir  p.  ir.o  el  153. 

3.  Il  contient  30  nuits. 

4.  Avertissement  du  tome  1. 


254  L'ORIENT  DANS  LA  LITTÉRATURE. 

veau  filon  -.y Histoire  de  la  Sultane  de  Perse  et  des  Visirs^ 
apprit  comment  un  jeune  prince,  injustement  condamné 
à  mort,  fut,  pendant  (juarante  jours,  tantôt  sauvé  du 
supplice  par  les  contes  des  Visirs,  et  tantôt  menacé  de  périr 
sur  l'heure  grâce  aux  contes  de  la  Sultane  :  Yisirs  et 
Sultane  se  disputaient  la  volonté  incertaine  du  roi. 

Mais  cette  nouvelle  richesse  fut  vite  épuisée,  et  pour  que 
le  succès  ne  tarît  point,  Petis  de  la  Croix  entreprit  de  tra- 
duire d'autres  manuscrits,  et  donna  à  son  collaborateur  Le 
Sage  de  nouveaux  brouillons  à  rédiger  en  bon  style.  Les 
Mille  et  un  Jours-,  encore  qu'ils  forment  un  bagage  moins 
considérable  que  les  Mille  et  une  Nuits,  emplirent,  jusqu'à 
la  combler,  la  mémoire  avide  des  lecteurs  français;  et 
beaucoup  de  volumes  furent  nécessaires  pour  que  la  prin- 
cesse Farruknaz,  fatiguée  d'entendre  conter  les  histoires 
d'amants  fidèles,  revînt  tout  à  fait  de  ses  premières  défiances 
contre  les  hommes.  Encore  y  montra-t-elle  jdus  de  discré- 
tion que  le  sultan  Schahriar,  à(|ui  il  fallut  mille  et  une  nuits 
véritables  pour  lasser  la  verve  de  son  épouse  Scheherazade, 
et  convenir  que  les  femmes  avaient  au  moins  la  vertu  de 
l'obstination  ! 

Pendant  dix  ans  le  public  fut  assiégé  et  entouré  de  ces 
contes  :  et  il  vécut  au  milieu  de  toutes  les  créations  fan- 
taisistes de  cette  littérature  orientale.  En  une  fois,  il  répa- 
rait la  longue  ignorance  où  il  avait  jusque-là  consenti  à 
rester  ;  et  quand  '  ces  traductions  furent  achevées,  les 
lecteurs  ne  se  sentirent  point  harassés  :  leur  bonne  volonté 
restant  entière,  ils  ne  goûtèrent  point  le  charme  exquis  de 
la  mille  et  unième  nuit  :  elle  est  la  dernière!  Tout  de  suite 

1.  Paris,  1707,  in-12. 

2.  Paris,  1710  et  années  suivantes. 

:î.  Le  moyen  âge  avait  connn  le  Roman  des  Sept  Sar/es  (textes  du  xii"  et 
liu  xnr  siècle),  qui  est  aussi  un  recueil  de  contes  orientaux.  Voir  Gel)iiart, 
Conteurs  florentins,  p.  6. 


L  ORIENT   ET  LE  ROMAN.  255 

ils  voulurent  entreprendre  la  mille  et  deuxième,  et  passer 
de  là  aux  suivantes  :  ils  demandèrent  des  suites,  des  contre- 
façons et  des  recommencements. 
Pourquoi  cet  enthousiasme? 

Les  petites  histoires  françaises,  dit  un  auteur  du  temps,  ont 
ordinairement  une  intrigue,  un  plan  et  un  objet  qui  se  développe 
avec  ordre;  mais  l'habitude  où  nous  sommes  de  les  lire  nous  fait 
trop  aisément  prévoir  le  dénouement,  au  lieu  que  les  histoires 
orientales  n'ont  souvent  qu'un  seul  objet  dont  l'effet  est  dexciter 
la  surprise,  en  voyant  que  les  plus  petits  incidents  amènent  les 
plus  grandes  révolutions.  C'est  en  cela  que  consiste  presque  tout 
leur  attrait  '. 

La  nouveauté  de  ces  contes  fut  en  effet  leur  principal 
charme  :  il  y  avait  eu  tant  d'histoires  galantes,  tant  de 
romans  amoureux  et  historiques,  mettant  en  jeu,  par  des 
voies  battues  dintrigues,  les  mêmes  sentiments  chez  les 
mêmes  personnages,  qu'on  pouvait  en  être  lassé  :  l'imagi- 
nation du  lecteur  défaillait,  devant  la  monotonie  des  titres, 
en  même  temps  que  celle  des  auteurs.  Au  lieu  de  cela 
on  eut  brusquement  l'histoire  sans  fin  des  cinq  dames  et 
des  trois  calenders  fils  de  roi,  celle  du  roi  des  Isles  noires 
ou  du  petit  bossu,  l'histoire  des  amours  de  Caramalzaman, 
prince  de  l'île  des  Enfants  de  Khaledan,  et  de  Badour  prin- 
cesse de  la  Chine,  l'histoire  encore  de  Noureddin  et  de  la 
belle  Persienne,  etc.  -.  Jamais  on  n'avait  lu  de  tels  titres, 
ni  entendu  de  tels  noms,  et  l'on  s'éprit  par  avance  d'amitié 
pour  eux.  Puis  la  matière  était  inépuisable,  et  l'on  ne  savait 
jamais  si  un  conte  finissait  ou  bien  s'il  était  à  son  commen- 
cement, tant  les  événements  rebondissaient  l'un  surlautre, 
entraînant  toujours  plus  avant  la  curiosité,  une  première 
fois  excitée,  du  lecteur.  Si  grande  était  la  richesse  d'ima- 


1.  Dédicace  du  tome  I  des  Contes  orientaux,  Paris.  1743. 

2.  Contes  des  Mille  et  une  Suils.  Voir  sur  les  Mille  et  une  Suits,  Revue 
des  Deux  Mondes,  1"  janvier  1906,  p.  14i,  l'article  de  .M.  Carra  de  Vaux. 


256  L'ORIENT   DANS   LA   LlTTEllAÏL'UE. 

gination  éparpillée  à  travers  ces  livres,  que  jamais  l'attente 
ne  se  terminait  dans  la  déception  :  toujours  il  y  avait  du 
nouveau,  et  ce  nouveau  revêtait  toutes  les  formes.  Sous 
l'apparente  monotonie  des  récits,  il  s'étalait  une  merveil- 
leuse variété,  et  l'on  pouvait  lire  les  histoires  les  plus 
burlesques,  les  détails  les  plus  réalistes,  entremêlés  à  des 
récits  de  tendre  amour  ou  à  des  aventures  trauicjuos,  pré- 
cédés et  suivis  de  contes  fantasti(jues. 

L'ensemble  avait  cet  attrait  pitjuant  de  n'évoquer  aucune 
des  cilivisations  connues  et  de  ne  point  représenter  les 
mœurs  habituelles  des  héros  de  roman;  les  traductions 
étaient  certes  admirables  d'inexactitude,  et  les  auteurs 
avaient  hardiment  élagué  tous  les  détails  de  la  matière  et 
tous  les  enjolivements  du  style  que,  par  pudeur  ou  pour 
d'autres  raisons,  ils  craignaient  doiïrir  à  un  public 
français.  Mais  (juoiqu'ils  fussent  déshabillés  des  parties 
les  plus  originales  et  les  plus  riches  de  leur  costume,  les 
personnages  apparaissaient  avec  un  aspect  très  convena- 
blement exotique  :  peut-être,  en  les  montrant  tels  (pTils 
étaient  tout  à  fait,  on  eut  elTarouché  des  lecteurs  troj) 
insuffisamment  préparés. 

Ce  qui  charma  aussi  (et  c'était  là  une  source  littéraire 
011  la  France  avait  désappris  de  puiser)  ce  fut  le  caractère 
fantasti(jue  du  récit.  L'homme,  dans  les  Mille  et  une  Xnits, 
semblait  échapper  aux  lois  naturelles.  Traversée  par  des 
génies,  bouleversée  par  des  catastrophes  faciles  et  inof- 
fensives, encombrée  de  gnomes,  de  magiciens  et  de  sor- 
ciers, pleine  de  talismans  et  d'animaux  extraordinaires,  la 
terre  n'était  |)lus  la  contrée  de  plate  misère,  oii  s'allongent 
côte  à  côte  des  existences  monotones;  c'était  un  chanq» 
ouvert  aux  plus  audacieuses  énergies  et  créé  pour  les  plus 
déconcertantes  aventures;  le  ciel  et  l'enfer,  la  surface  du 
globe,  tout   voisinait  indistinctement.   Rien  n'était   moins 


L  ORIENT   ET   LE   ROMAN.  257 

difficile  aux  héros  que  de  cheminer  par  les  airs  ou  de  courir 
sous  les  eaux  ;  de  faire  pleuvoir  lor  dans  leurs  mains,  en 
une  minute  de  besoin;  de  se  bâtir  instantanément  des  palais 
inouïs,  qu'ils  détruisaient  d'un  geste  capricieux;  de  com- 
mander en  un  mot  à  toutes  les  forces  déchaînées  de 
l'univers.  Il  n'y  avait  que  des  surhommes  parmi  ces  héros 
orientaux,  et  les  imaginations  les  moins  riches,  les  âmes 
les  plus  pratiques  aiment  ce  genre  de  visions;  ainsi  elles 
sont  tirées  hors  de  la  vie  commune,  et  donnent  un  déploie- 
ment sans  fin  à  leur  besoin,  presque  toujours  inexprimé, 
d'idéal. 

Et  il  n'était  pas  mauvais,  pour  que  le  succès  fût  sans 
réserve,  que  l'amour  emplît  ces  récits  d'Orient;  non  pas 
l'amour  discoureur,  nuancé,  raisonnalde  des  héros  de 
tragédie;  mais  une  passion  ardente,  enveloppée  de  par- 
fums, 011  il  y  avait  souvent  du  sang  et  toujours  des  fleurs. 
A  l'idée  que  dès  longtemps  on  s'était  donnée  de  l'Orient 
les  contes  turcs  et  persans  vinrent  olîrir  une  matière  abon- 
dante; hommes  et  femmes,  en  ces  histoires  d'amour, 
ignoraient  avec  indifférence  les  gestes  de  la  pudeur 
européenne;  les  femmes  allaient  au  devant  des  désirs, 
elles  ouvraient  le  harem  à  des  amants  nocturnes  et  mys- 
térieux; derrière  les  murs  clos,  où  des  tapisseries  alour- 
dissaient les  bruits,  elles  olTraient  des  repas  d'orgie  à  des 
jeunes  hommes,  leurs  invités  clandestins.  Tous  ces  Orien- 
taux, habitués  par  fatalisme  à  regarder  sans  étonnement 
les  circonstances  les  plus  extraordinaires,  agissaient  si 
naturellement  que  la  vie  voluptueuse  du  récit  semblait  la 
règle  commune  de  l'existence  réelle.  L'imagination  du 
xvni''  siècle,  de  bonne  heure  libertine,  eut  là  des  visions  de 
sérail,  de  harem,  d'odalisques,  d'eunuques,  dont  jamais 
plus  elle  ne  se  lassa. 

Les  raisons  de  ce  succès  étaient,  on  le  voit,  assez  pro- 

17 


2b8  l'orient  dans  LA   LITTÉRATURE. 

fondes  et  elles  intéressaient  des  tendances  assez  g-énérales 
de  res|>ri[  |)(>iir  que  la  faveur  des  contes  orientaux,  des 
Mille  et  une  Nuits  surtout,  ait  dépassé  les  limites  d'une 
mode  ordinaire.  Dès  le  xviii*  siècle  elles  firent  partie  de 
ce  qu'on  a  assez  heureusement  appelé  «  la  littérature 
universelle  »  ;  on  les  réédita,  on  les  inséra  dans  les 
Collections  de  Contes,  ou  dans  les  Cabinets  des  Fées\  on 
réhal)illa  à  leur  ressemblance  de  vieux  ouvrages  auxquels 
on  voulait  donner  un  nouvel  agrément';  on  les  porta  au 
théâtre;  elles  entrèrent  dans  la  conversation  courante  et 
y  restèrent  sous  forme  d'expressions  toutes  faites^;  elles 
devinrent  si  hien  un  ouvrage  indisponsaijle  de  chevet  que 
leur  lecture  parut  parfois  la  seule  nourriture  intellectuelle 
qu'on  put  donner  à  un  malade*. 

Il  est  vrai  que  le  triomphe  des  Mille  et  une  Nuits  fut 
assuré  autant  par  les  pastiches,  les  continuations  et  les 
imitations  que  par  l'œuvre  elle-même;  presque  aussitôt 
après  sa  i)uhli(ation,  il  parut  toute  une  série  de  contes 
fantastiques,  créés  à  sa  ressemblance  :. 

MM.  (iallaml  tl  Petis  de  la  Croix  ou  du  moins  ceux  ijui  leur  ont 
prêté  leur  plume  pour  rédiger  et  écrire  les  contes  arabes,  persans 
et  turcs,  paraissent  avoir  épuisé  la  matière,  et  il  semble  qu'il  n'y 
ait  jilus  qu'à  ijlaner  après  eux;  cependant  le  fonds  des  histoires 
orienlalfs  est  si  ample,  les  fables  qu'elles  admettent  sont  en  si 
grand  nombre,  et  elles  prêtent  des  aventures  si  étonnantes  à  leurs 
héros,...  que  plusieurs  de  nos  auteurs  romanciers  n'ont  pas  dédaigné 
de  puiser  dans  ces  sources...  des  histoires  dont  quel(]uef()is  même 
ils  n'ont  fait  que  changer  les  noms"'. 


1.  Voir,  par  oxeinple.  le  Cabinet  di's  Fées,  1785,  où  les  coules  orienlanx 
occupent  plus  tlu  tiers. 

2.  Ainsi,  l'IIejitamrron  devint  Irs  Mille  et  une  Faveurs,  contes  de  cour 
tirez  de  l'ancien  f/aulois  par  (a  reine  de  Navarre  et  pu/jlie:  par  le  C/irvalier 
de  Moa/ii/.  Londres,  17 VO, 

:i.  Voir,  par  exemple,  Voltaire,  lettre  à  d'Aleniberl,  19  novembre  1773: 
«  Ne  croyez-vous  pas  lire  les  Mille  et  une  Nuits,  quand  vous  voyez,...  etc.  • 

4.  .Marmonlel.  Mémoires,  liv.  IX. 

5.  Les  Sultanes  de  Guzarate,  Paris,  17i2,  t.  1.  Avis  au  lecteur. 


.-.r- 


L  ORIENT  ET  LE  ROMAN.  259 

Alors  on  vit  maint  petit  volume  qui  se  disait  traduit 
de  l'arabe  ou  du  persan,  qui  s'intitulait  conte  tartare, 
indien,  ou  bien  chinois';  pendant  vingt  ans,  ils  firent 
comme  une  suite  incessamment  renouvelée  aux  traductions 
de  Galland  et  de  Petis  de  la  Croix.  Tantôt  c'était  un  Arabe, 
parti  à  la  recherche  d'une  introuvable  fontaine  de  Jouvence, 
à  qui  les  passants  faisaient  cent  contes  pleins  de  mer- 
veilleux enchantements;  tantôt  un  médecin  (jui,  sous 
peine  de  mort,  devait  par  des  récits  fabuleux  amuser  un 
roi  souffrant;  tantôt  un  mandarin  qui  disait  ses  méta- 
morphoses et  les  transmutations  de  son  âme  à  travers 
diverses  formes  d'existence.  Ou  bien  encore,  pour  distraire 
de  leur  deuil  des  sultanes,  on  enlevait  chaque  nuit  en 
un  caravansérail,  grâce  à  une  potion  soporifique,  quel- 
qu'un des  voyageurs  qui  y  étaient  descendus;  et  on  l'obli- 
geait, dormeur  éveillé,  à  énumérer  les  sing-ularités  de 
sa  vie. 

Ces  thèmes  n'étaient  que  le  prétexte  à  d'interminables 
séries  de  contes;  beaucoup  paraissent  bien  avoir  eu  leur 
source  dans  de  vraies  histoires  orientales.  Ainsi  l'abbé 
Bignon*,  ami  de  Galland,  orientaliste  lui-même,  directeur 
de  la  bibliothèque  du  roi,  pouvait,  sans  mentir,  écrire  en 
tête  des  Aventures  d'AOdalla  fils  cCHanif  :  «  L'intelligence 
de  cet  ouvragre  suppose  partout  une  g-rande  connaissance 
des  fables  orientales  ».  Mais  la  plupart  des  auteurs 
n'avaient  pour  ressource  que  leur  imagination;  ils  s'étaient 

1.  Les  Aventures  d'Alidnlla,  fil<  d'IIanif,  1713  (plusieurs  rééditions).  — 
Gueullelle,  Us  Mille  el  un  Quarlsd'keure,  contes  larlares,  ITlo  (réédité  1723). 
—  Les  Vo'/ages  el  Aventures  îles  trois  princes  de  Sarendib,  1710.  (On  a 
prétnndu  que  ce  livre  a  été  une  source  de  Zadir/.  Voir  Fréron,  Année  lit- 
téraire, 1767,  I,  l'to.)  —  Les  Aventures  merveilleuses  du  mandarin  Funi 
Hoam,  contes  chinois,  1723  (réédité  172^)).  —  GueuUette,  les  Sultanes  de 
Guzaratc  ou  les  Songes  des  hommes  éveillés,  conter  mogols,  1732.  —  Histoire 
des  trois  fils  d'Hali  Baisa  et  des  trois  filles  de  Siroco,  1746. 

2.  Voir  son  éloge,  Mémoires  de  l'Académie  des  Inscriptions  et  Belles- 
Lettres,  1743,  XVI.  367. 


260  LOIUE.NT   DANS  LA    LITTHIIATLHE. 

ing^éniés  d'ailleurs  à  l'exciter  assez  pour  qu'elle  eût  quehjuc 
chose  delà  fantaisie  et  de  l'extravagance  asiati(|ues.  Gueul- 
lette,  qui  certes  n'était  point  arabisant,  s'est  fait  une  spé- 
cialité de  ce  genre  de  pastiches;  et  il  a  écrit  avec  un  égal 
entrain  des  contes  tartares,  des  histoires  chinoises  et  des 
récils  niogols'.  Comme,  après  tout,  il  ne  pouvait  pas  tou- 
jours créer  sa  matière  de  rien,  il  est  allé  la  chercher  où  il 
savait  la  trouver,  dans  la  Bibliothèque  orientale  de  d'Herbe- 
lot  ou  dans  les  recueils  des  Lettres  édi/i(U)tes  :  quand  ces 
sources  originales  lui  ont  fait  défaut,  il  a  simplement 
«  habillé  à  la  tartare  »  quelque  vieux  conte  italien  ou 
français  -. 

Il  se  constitua  même  ou  plutôt  il  se  reconstitua  alors  un 
genre  de  récits,  moins  directement  imités  des  Mille  et  une 
Nuits:  les  contes  de  fée,  que  le  moyen  âge  avait  aimés,  et 
qu'une  véritable  parenté  alliait  aux  fictions  orientales, 
eurent  comme  une  renaissance,  que  les  publications  de  la 
JJi/fliofhèrjue  A/«?«6' tirent  de  longue  durée  :  beaucoup,  comme 
il  était  naturel,  se  revêtirent  d'une  parure  plus  ou  moins 
asiatique  ^ 

La  lectun'  en  paraîtrait  bien  fastidieuse  aujouni'hui 
même  aux  amateurs  les  j)lus  fervents  de  l'esprit  et  des 
reliures  xvui'  siècle;  et  si  l'on  s'amuse  par  moments  de  la 
cocasserie  de  l'invention  ou  du  style,  quelquefois  assez 
agréablement  pastiché  à  l'orientale  \  la  monotonie  des 
sujets,  extrême  malgré  leur  apparente  variété,  a  vite  achevé 

1.  /,e.s"  .1///^'?  el  iDi  Qunrls  d'Iieure.  —  l^es  Aventures  merveilleuses  du  man- 
darin Fum  lloam.  —  Les  Sultanes  de  Guzarate. 

2.  Il  en  fait  l'aven  dans  l'Avis  au  lecteur  du  lonic  1  des  Sultanes  de 
(luzarate. 

',i.  A  cette  épof|ue  :  les  Aventures  de  Xeloide  et  cl' Amanzarisdine,  171!).  — 
Les  Voyages  de  Zulma  dans  le  pays  des  fées,  1731.  —  Faunillane  ou  l' In  faille 
jaune.  17 13.  —  Zuhnis  et  Zelmaïde,  1745.  —  Contes  des  génies,  176"). 

4.  Chose  qu'on  savait  faire  dos  le  xvii"  siècle.  Voir  Molière,  le  Bourr/eois 
(îenlill.omme  el  Substance  d'une  lettre...  sur  l'affaire  de  M.  de  Guilleruf/es, 
Cologne,  ltJ83. 


L  ORIENT   ET  LE  ROMAN.  2GI 

de  rebuter.  Aussi  bien,  il  y  eut  dès  le  xvni'=  siècle  des 
hommes  de  goût  pour  s'en  lasser;  après  un  quart  de 
siècle  d'une  faveur  indiscutée,  les  contes  orientaux  subirent 
les  effets  d'une  réaction  qui  atténua  un  peu  leur  succès. 
Mais  cette  réaction  ne  les  supprima  pas;  elle  dirigea  plutôt, 
comme  on  va  voir,  le  roman  exotique  vers  un  chemin  très 
proche.  Les  contes  de  fées  et  les  histoires  orientales  n'en 
trouvèrent  pas  moins  des  auteurs  et  des  lecteurs,  pendant 
tout  le  reste  du  siècle;  on  continua  à  traduire  des  manu- 
scrits orientaux*;  Voltaire-,  Diderot ^  La  Harpe ^,  s'amu- 
sèrent à  des  compositions  de  ce  genre.  Vers  1780,  il  y  eut 
même  comme  un  renouveau  de  vigueur  dans  une  mode, 
restée  malgré  tout  vivace  ;  il  parut  plusieurs  collections  de 
contes,  riches  chacune  de  nombreux  volumes  %  et  c'est  le 
moment  que  choisit  Cazotte  pour  publier  ses  premiers 
contes  orientaux  %  dont  il  put,  grâce  au  bénédictin  don 
Chavis,  trouver  la  matière  dans  de  vrais  recueils  arabes. 
La  suite,  ou,  si  l'on  veut,  la  queue  des  Mille  et  une  Nuils  a 
traîné  dans  notre  littérature  jusqu'au  xix''  siècle;  et  il  ne 
semble  pas,  aujourd'hui  encore,  que  son  succès  soit  un 
simple  souvenir. 

1.  Contes  orientaux  tirés  des  )nanuscrits  de  la  hibliolhèque  du  roi,  1713. 
—  De  Sauvigny,  Apoloc/ues  orientaux,  l"Gi.  —  Inalula  de  Delhi,  Contes 
persans,  176'.».  —  Sainl-Lanil>ert,  Faljlcs  orientales,  177:2.  —  Cardonne, 
Contes  et  Fables  indiennes,  1778.  — Nouveaux  Contes  orientaux,  1780. 

2.  Le  Crocheteur  borçine,  1710.  —  Le  Taureau  Ijlunc,  1764.  —  Azolan  ou 
le  Bénéficier. 

3.  L'Oiseau  lAanc,  conte  bleu,  écrit  vers  1748,  publié  en  17'J8. 

4.  Tanr/u  el  Félime,  poème  en  quatre  cliants,  1780  (inspiré  des /lif/i/wres 
d'Abdalla,  1713). 

5.  Le  Cafiinet  des  Fées,  l78o.  —  Hibliot/ièr^ue  choisie  de  contes  nou- 
veaux, 1786. 

6.  Œuvres  fjadines,  1788  (trois  contes).  —  Œuvres  complètes,  17ît8.  Dans 
l'édition  de  1817,  les  contes  orientaux  occupent  presque  les  quatre 
volumes  entiers.  Voir  à  la  même  époque  le  VaUiek  de  Beckford,  qui  fut 
publié  dabord  en  fran(;ais  (1787);  on  avait  déjà  trailuil  de  l'anglais 
Alinoran  el  llnmel  de  Hakesworth  (1763. 


262  LOlllKNT    DANS   LA   LITTEHATL  IlE. 

Il 

Puiirtant  un  avait  essayé,  vers  1730,  de  briser  ce  mou- 
vement par  le  ridicule  :  on  ne  réussit  qu'à  le  délourner  en 
partie,  et  à  créer  une  forme  nouvelle  de  roman,  assez  origi- 
nale, très  particulière  en  tout  cas  au  xvm'"  siècle. 

Ne  (liiait-un  pas  à  vous  entendre  qu'un  conte  est  It;  clicf-d'u-uvre 
de  l'esprit  humain?  Et  cependant  quoi  de  plus  puéril,  de  plus 
absurde!  Qu'est-ce  qu'un  ouvrage  (s'il  est  vrai  toutefois  qu'un  conte 
Miérile  de  porter  ce  nom),  qu'est-ce,  <lis-je,  qu'un  ouvrage  qui  ne 
plait  qu'autant  que  la  vraisemblance  y  est  violée  et  que  les  idées  y 
siint  renversées,  qui,  s'appuyanl  sur  un  faux  et  frivole  merveilleux, 
n'employé  des  èlres  surnaturels  et  la  toute-puissance  de  la  féerie, 
ne  bouleverse  l'ordre  de  la  nature  et  celui  tles  éléments  que  i)our 
créer  des  objets  ridicules,  singulièrement  imaginez  peut-être,  mais 
qui  souvent  n'onl  rien  (jui  rachète  l'extravagance  de  leur  création  '? 

Voilà  les  vérités  (|u'Hamilton  -  essaya  de  faire  entendre 
au  public  français,  et  il  crut  pouvoir  v  léiissir  jiar  le  moyen 
de  \:\  parodie.  Il  écrivit  le  lirlier  : 

Je  l'entrepris  en  badinant, 
Et  je  fourrai  dans  cet  ouvrage 
Ce  qu'a  de  |)lus  impertinent 
Des  contes  le  vain  assemldage  ■'. 

Mais  il  ne  lui  fallut  pas  uu)iMS  de  (jualrc  pclits  contes  [)0ur 
venir  à  bout  de  celle  entreprise,  comme  si  lui-même  avait 
pris  plaisir  à  la  lutte,  et  s'était  amusé  à  décorer  artistement 
les  armes  dont  il  prétendait  faire  un  belli(|ueux  usapre.  Le 
lirlicr  fut  suivi  de  Fleur  tf Epine  et,  dans  ce  g-oùt  toujours, 
Ilaniillon  écrivit,  les  laissant  inachevés,  les  Quatre  Facar- 
(liiis  et  Zf'')iei/(le^;  on  voit  (|u'il    s'lial)illail  de   l'uniforme 

1.  Crétiillon.  le  Sopha,  1741,  I.  !,  p.  10. 

2.  Sur  Uamiiton,  voir  le  livre  <ic  Sajous,  la  l.illêrulure  française  à 
l'élrarif/er. 

3.  Les  Quatre  l'acardiiis,  cdilion  Jouaust,  [>.  v. 

4.  Les  trois  premiers  paraissent  en  17H0  (dix  ans  après  la  mort  de 
l'auteur),  chacun  en  un  volume.  Zéiie;/de  parait  en  1"43,  dans  les  Œuvres 
diveisps.  Les  quatre  contes  fureiil  iiubliés  cnsenildc,  1"  10,  fi  in-12  —  cl 
souvent  réédités. 


L  ORIENT   ET   LE   ROMA.X.  263 

ennemi,  et  que,  pour  discréditer  tout  à  fait  «  le  fatras  »  des 
Mille  et  une  Nuits,  il  ne  s'était  pas  proposé  d'être  bref!  Il 
voulut  en  effet  prouver  à  ses  amis,  à  ses  amies  surtout, 
qu'il  était  aisé  d'écrire  des  récits  extravagants  et  sans 
suite.  Dans  le  Bélier  et  dans  les  Quatre  Facardins,  il  pro- 
mena une  invraisemblable  cohue  d'événements  qui  se 
juxtaposent  de  la  manière  la  plus  absurde  : 

Avant  cette  histoire  finie 
Vous  verrez  de  l'enchantement; 
D'une  maîtresse  et  d'un  amant 
Vous  verrez  la  peine  infinie; 
Une  sirène,  un  renard  blanc, 
Parents  d'un  roi  de  Lombardie, 
Y  paraîtront  par  accident. 
Vous  y  verrez  même  un  eéant  '.... 

Par  le  procédé  cher  à  Scarron,  l'auteur  annonce  des 
situations  grandioses  et,  un  moment  après,  il  les  réduit  à 
des  proportions  ridicules;  il  fait  ressortir,  en  le  poussant 
jusqu'à  l'incohérence,  le  désordre  des  contes  orientaux;  ou 
bien  il  se  divertit,  par  de  successifs  caprices,  à  rompre  et  à 
abandonner  sans  cesse  le  cours  de  son  histoire.  Ainsi  le 
géant  Moulineau  attaque  le  château  d'un  druide;  grâce  à 
son  Bélier,  qui  est  un  magicien,  il  a  jeté  un  pont,  sur  lequel 
il  s'avance  avec  une  fureur  bruyante.  Alors,  pendant  cin- 
quante pages,  on  nous  parle  de  tout  autre  chose,  ot  quand 
nous  revenons  au  château,  au  bélier,  au  géant  et  au  pont, 
c'est  pour  apprendre  qu'il  ne  se  passe  rien  du  t(ui(. 

La  parodie  n'est  ]»as  bien  méchante;  c'est  [)lutùt  la  cri- 
ti([ue,  un  peu  appuyée,  du  caractère  fantastique  et  désor- 
donné des  Mille  et  une  Nuits.  Ces  contes,  écrits  en  très  jolie 
prose,  avec  dos  vers  aimables,  durent  plaire  à  beaucoup, 
non   pas   comme  une  satire,    mais   comme   de   véritables 

1.  Le  Bélier.  Paris,  \%'Z.  p.  30. 


264  L'ORIENT  DANS   LA   LlTTKHATL'llK. 

contes  de  fées;  bien  souvent  Jailleurs  l'intention  première 
d'IIamilton  n'apparaît  point,  et  il  est  évident  au  contraire 
qu'il  s'est  amusé  à  ses  propres  fictions;  il  se  laissa  même 
prendre  tout  à  fait  par  ce  charme  (|u'il  voulait  briser  :  Fleur 
dLpine  fut  purement  une  Suile  des  Mille  et  une  Nuits,  un 
récit  plein  d'enchantements,  où  l'ironie  n'avait  point  place; 
Dinarzade,  succédant  à  sa  sœur  Scheherazade,  commençait 
une  nouvelle  série  d'interminables  histoires.  C'est  là  une 
sinijulière  manière  de  critiquer  que  de  donner  une  figure 
aimable  à  l'objet  qu'on  prétend  ridiculiser!  Edgar  Po<'  lit 
mieux,  plus  tard,  et  la  mille  et  deuxième  nuit,  dont  il  tint  à 
nous  conter  les  péripéties,  ne  fut  pas,  à  l'en  ci'oire,  de 
longue  durée  ;  Scheherazade  avait  eu  sa  grâce  la  veille, 
mais,  par  habitude,  elle  prit  la  parole  :  le  sultan,  enlin  lassé 
de  ses  sornettes,  la  fit  étrangler  sur-le-champ  pour  pouvoir 
dormir  tranquille  '  ! 

D'autres  répétèrent  les  attaques  d'Hamilton,  en  particu- 
lier Crébillon,  le  fils-;  mais  il  fut  plus  original;  en  criti- 
quant les  contes  orientaux,  en  se  divertissant  de  leurs  mul- 
ti|des  aspects,  en  moditiant  le  caractère  des  aventures  et 
des  j>ersonnages,  il  se  trouva  être  l'initiateur  dune  forme 
nouvelle  de  roman,  dont  le  Sopha  est  resté  le  type;  elle  fit 
fureur  |>endant  une  vingtaine  d'années;  la  grâce  s|)irituelle 
du  XVIII'  siècle,  sa  mièvrerie  aussi,  le  libertinage  de  son 
imagination,  et  en  môme  temps  quelques-unes  de  ses  plus 
sérieuses  i)ensées,  tout  cela  parut,  mélange  confus  et  mal 
définissable,  dans  les  petits  livres  dont  il  va  être  question. 

Crébillon  en  ouvrit  la  liste  avec  Tanzaï  et  Néardané 
(1"34)  et  Diderot  semble  bien  s'être  inscrit  presque  à  la  lin 
avec  ses  liijovx  indiscrets.  (1748);  dans  l'intervalle  s'étaient 


1.  K.  Foc,  Derniers  Contes,  Paris,  l'JfJti. 

2.  Voir  le  passage  cité  et  A/tl  '/uel  conte!  n.'il  {Œurres  complètes.  1779, 
IV,  21). 


I 


L  ORIENT   ET   LE   ROMAN.  265 

succédé  une  dizaine  de  volumes',  écrits  sur  le  même  type, 
dont  les  bibliophiles  d'aujourd'hui  raffolent,  d'abord  parce 
que  les  éditions  en  sont  jolies,  et  puis  —  il  faut  le  dire  aus- 
sitôt —  parce  que  les  mères,  à  supposer  qu'elles  aient 
voulu  les  connaître,  n'en  permettraient  pas  la  lecture  à  leurs 
tilles. 

Deux  éléments  surtout  avaient  fait  le  succès  des  contes 
orientaux  :  la  fantaisie  du  récit,  le  caractère  erotique.  Cré- 
billon  et  ses  imitateurs  se  gardèrent  bien,  malgré  leurs 
critiques  de  façade,  de  sacrifier  l'un  ou  l'autre;  on  était 
trop  sur,  en  les  employant,  d'être  agréable  au  public;  mais 
on  pouvait  raffiner  et  renchérir  : 

Apparemment,  est-il  écrit  en  tète  d'An'jola.  histoire  indienne, 
ouvrage  sans  vraisemblance  -,  qu'il  est  question  de  quelque  fée  qui 
protège  un  jeune  prince  pour  lui  en  aider  sic:  à  faire  des  sottises, 
et  de  quelque  génie  qui  le  contrarie  pour  lui  en  faire  faire  un  peu 
davantage;  ensuite  des  événements  extravagants.,  et  tout  cela 
terminé  par  un  dénouement  bizarre  amené  par  des  opérations  de 
baguftte  et  qui  sans  ressembler  à  rien  alambiquera  l'esprit  des  sots 
qui  veulent  trouver  un  dessous  de  cartes  à  tout. 

C'est  de  cela  qu'il  est  question  toujours,  ou  de  choses 
bien  semblables;  et  l'on  voit  nettement  le  lien  par  lequel 
ces  contes  sont  rattachés  à  ceux  des  Mille  et  une  IVuits  et  des 
Mille  et  un  Jours.  Les  auteurs  d'ailleurs  affirment  avec 
sérieux  que  leur  ouvrage  est  une  traduction  du  japonais  ou 

1.  [CrébillonJ,  l'Écumoire  ou  Tanzaï  el  Séardané  :  histoire  japonaise, 
173 i  (plusieurs  rééditions  .  —  Crébillon,  Alalzaïde,  l~,'i6.  —  [De  Cahusac\ 
Grigri,  histoire  véritalile,  traduite  du  japonais,  1139.  —  Crébillon,  le 
Sopka,  1741.  —  [Chevrier],  lii/ji,  traduit  du  chinois  par  un  Fi-ançais,  vers 
1745  [du  même,  vers  1732  (?  ,  Minakalis,  fragment  d'un  conte  siamois].  — De 
Voisenon,  Zulmis  et  Zelmaide.  1745.  —  [De  la  Morillière].  Angoln.  hi\loirr 
indienne,  174C. —  [De  Voisenon].  le  Sulta7i  Misapou/  et  la  Princesse  Grise- 
mine,  1746.  —  Diderot,  les  Bijoux  indiscrpts.  174S  [La  scène  est  au  (^ongo, 
mais  le  livre  se  raUache  manifestement  à  toute  cette  sériej.  —  Palissol, 
Zelinga,  histoire  chinoise,  1749.  —  Crébillon,  .ih!  quel  contp'.  \~"A.  — 
Chevrier,  Maga-Kou,  histoire  japonaise,  1752.  —  Saurin.  Mirzn  pI  Fntmé, 
conte  indien,  1754. 

2.  Paris,  1746,  p.  12. 


266  L'URIKNT  DANS  LA   LITTÉRATURE. 

(lu  siamois,  et  même  ils  s'amusent  à  imaginer  qu'avant  de 
parvenir  à  sa  forme  française,  le  récit  a  cheminé  à  travers 
cinq  ou  six  langues,  perdant  il  est  vrai  au  cours  de  la  route 
quelf]U('  peu  «  de  ses  grâces  nationales'  »!  Le  tlirme 
général  est  resté  le  même.  C'est  toujours  l'éternel  sultan 
dont  il  faut  endormir  la  mauvaise  humeur  par  des  contes. 
Mais  ce  pastiche  n'est  (ju'à  l'apparence;  évidemment  l'au- 
teur se  moque;  le  sultan  s'appelle  Misapouf,  et  sa  capitale 
liirihi;  l'empereur  des  Indes  est  prodigieusement  bète  et 
ne  comprend  rien  pour  l'ordinaire  aux  récits  des  conteurs; 
il  y  intervient  quelquefois  par  des  réflexions  grotesques! 
Puis  ce  qui  était  chez  les  auteurs  orientaux  le  déploiement 
d'une  imagination  libre  et  spontanée,  devient  une  invention 
si  volontairement  décousue  et  absurde  que  par  moments 
elle  force  le  sourire;  les  transitions  sont  un  art  (jue  les 
auteurs  veulent  ignorer,  ou  du  moins,  (juand  ils  consentent 
à  en  user,  ils  savent  les  faire  fort  peu  embarrassantes  : 

Ll'  prince...  sortit  du  cabinet  et  trouvant  au  pied  «le  la  li-rrasse. 
par  laiiuelle  il  était  ontré,  un  dromadaiii'  niairniliqueiuenl  liarnaclié, 
il  monta  dessus,  sans  senibarrasser  à  (jui  il  appartenait,  et  suivit 
en  s'aliandonnant  à  ses  réllexions  le  chemin  (jue  cet  animal  voulut 
fin-ndre  -. 

L'action  est  nalurelleineiit  tout  abandonn(''e  aux  fées, 
des  fées  très  humaines  d'ailleurs,  au  sens  où  le  xvur  siècle 
entendait  ce  mot,  très  modernes,  et  dont  la  principale 
occujiation  est  d'accommoder  ou  de  troubler  les  amours 
des  mortels,  (|uel(piefois  de  s'y  mêler,  l^lles  ont  toute  sorte 
d'enchantements  à  leur  service,  non  jjIus  à  grand  elîet  et 
«pii  bouleversent  la  nature,  mais  de  petites  inventions 
ingénieuses,  discrètes  et  malignes  par  lescjuelles  elles  met- 
tent leurs  sujets  liumains  dans  des  situations  humiliantes, 

1.  Tanzaï  et  Séardané,  [TM.  t.  I.  p.  xii. 

2.  Crébillon,  Alahaute,  174.">,  p.  ii. 


L  ORIENT   ET  LE  ROMAN.  267 

et  surprennent  drôlement  les  lecteurs.  Mais  ce  dont  elles 
sont  surtout  entêtées,  ce  sont  les  métamorphoses;  leurs 
protégés  ou  leurs  ennemis  passent,  pour  leur  plaire,  par 
toute  sorte  de  formes;  rien  de  tragique  d'ailleurs  dans  cet 
usage  de  la  métempsycose,  et  l'on  devient  chien,  lièvre  ou 
renard,  à  moins  qu'on  ne  se  découvre  tout  à  coup  l'aspect 
d'une  potiche,  d'une  haignoire  ou  d'un  sopha. 

Le  choix  de  ces  derniers  ohjots  indique  assez  quel  genre 
d'effets  les  auteurs  comptent  réaliser  par  le  moyen  de  tout 
ce  hric-à-brac  magique;  les  inventions  fantastiques  ne  sont 
là  que  pour  permettre  à  la  polissonnerie  de  se  faire  plus 
raflinée;  si  les  mots  ne  résonnaient  [>as  étrangement, 
quand  on  parle  du  xvui"  'siècle,  on  devrait  dire  que  ces 
contes  sont  de  la  plus  désinvolte  inconvenance  : 

l.e  conte  que  Je  vous  envoyé  est  si  libre  et  si  plein  de  choses  qui 
toutes  ont  rapport  aux  idées  les  moins  honnêtes,  que  Je  crois  qu'il 
sera  difficile  de  rien  dire  de  nouveau  dans  ce  genre.  Du  moins  Je 
l'espère;  J'ai  cependant  évité  tous  les  mots  qui  pourraient  blesser 
les  oreilles  modestes;  tout  est  voilé,  mais  la  gaze  est  si  légère  que 
les  plus  faibles  vues  ne  perdront  rien  du  tableau  '. 

Nous  voilà  avertis!  en  effet  il  est  impossible  de  rapporter 
en  un  ouvrage  d'histoire  littéraire  les  aventures  du  malheu- 
reux Tanzaï  et  de  la  pauvre  Néardané,  ni  de  dire  pourquoi 
il  leur  fallut  quatre  nuits  de  noces,  fort  éloignées  les  unes 
dos  autres,  avant  qu'ils  consentissent  à  se  croire  vraiment 
mariés!  impossible  d'énumérer  les  spectacles  dont  le  cour- 
tisan Amanzei,  métamorphosé  en  sopha,  lut  tt'moin  et  qui 
l'invitaient  à  conclure  qu'  «  il  y  a  pour  h'iir  sopha  i)ien  [leu 
de  femmes  vertueuses-  »  ;  impossible  égah-nicnt  d'analvser 
les  sensations  du  sultan  Misapouf,  quand  les  bizarreries  de 
la  métempsycose  eurent  fait  de  lui  une  baignoire,  et  ce  ne 

J.  De  Voisenon,  .V  Sullan  Misapouf.  I7if'>.  Discours  prcliiiiiiialre.  p.  xiv. 
Voir  aussi  p.  9.  où  il  est  dit  que  «  ce  genre  de  contes  esta  la  mode  ■•. 
2.  Le  Sopha,  I,  32. 


268  L'ORIKNT  DANS   LA   LITTÉUATUHE. 

sont  pas  là  encore  les  données  les  plus  risquées!  On  les 
supporte  à  la  rigueur  dans  les  ouvrages  eux-mêmes,  [)arce 
que  le  style  en  est  infiniment  joli,  et  qu'il  dissimule  avec 
une  habileté  amusante,  sous  des  mots  distingués  et  hon- 
nêtes, tout  ce  que  la  matière  a  de  scabreux.  Encore  les 
auteurs  n'y  ont-ils  pas  tous  réussi;  seul  Crébillon  a  eu  la 
niaJM  assez  légère  pour  être  convenablement  inconvenant, 
ou,  comme  on  disait  alors,  «  pour  peindre  les  plaisirs  et 
,leur  donner  ces  couleurs  vives  qui  (lattent  le  cœur  en  les 
rendant  sensibles  '  ». 

Ces  données  g^raveleuses  eurent  un  succès  fou,  et  ce  fut, 
pendant  quelques  années,  une  surenchère,  entre  les  écri- 
vains, à  qui  serait  le  plus  osé;  Crébillon  avait  déjà  très 
élargi  le  sentiment  de  la  décence-.  Voisenon  le  supprima 
simplement,  et  il  crul  (ju'on  ne  pourrait  rien  dire  après  lui 
«  <le  nouveau  dans  ce  genre  ^  »  ;  mais  Diderot  sut  encore  le 
«lé|>asser;  avec  les  Bijoux  indiscrets'  le  liltertinage  devint 
de  la  simple  pornographie,  où  il  ne  restait  plus  rien  de  lit- 
téraire. D'ailleurs  l'invention,  chez  tous  les  imitateurs  de 
Crébillon,  est  le  [)lus  souvent  bien  banale,  et  toujours  le 
roman  tourne  autour  du  sopha  et  des  scènes  <|u'il  év(»(|ue; 
ainsi  que  «  le  lit  »  dans  certains  vaudevilles  d'aujourd'hui, 
le  sopha  trône  au  centre  de  ces  livres,  et  on  le  voit  paraître 
comme  accessoire  in(''vilable.  dans  les  œuvres  où  l'on  s'at- 
tendrait le  moins  à  ce  qu'il  eût  un  rôle,  puisque  l'auteur 
n'y  fait  |>artout  ailleurs  que  de  la  critique  littéraire '. 

On  |iourrail  prétendre  un  moment,  par  goût  de  para- 
doxe, (pie  tout  cela  est  de  la  couleur  locale  et  que  Crébillon 

1.  Jugement  sur  Crébillon  dans  liibi  de  Clievrier,  p.  50. 
•1.  Le  Sopha,  17 U. 

3.  U  SiiUon  Misapouf,   1746. 

4.  174s.  Voir,  sur  les  circonslances  oii  il  le  composa,  le  récit  de  la  vie 
de  Diderot  par  sa  sœur.  Voir  aussi  de  Voisenon,  Anecdotes  liltcraires, 
Paris,  1880,  p.  102. 

0.  Palissot,  Zelinga,  1751. 


L  ORIENT   ET   LE   RuMAN.  269 

a  voulu  évoquer  l'Orient  voluptueux;  aussi  bien  des 
romanciers  modernes  se  vantent-ils  de  faire  «  vibrer 
l'Orient  avec  ses  couleurs  cliaudes  et  harmonieuses,  ses 
parfums  enivrants,  ses  rêves  de  haschich  et  ses  volup- 
tueuses esclaves  »,  pour  écrire  en  définitive  un  roman 
dattrait  fort  spécial.  Mais  les  hommes  du  xvni"  siècle 
n'ont  pas  eu  le  désir  de  colorer  leur  faiblesse  avec  ce  men- 
songe; c'est  assurément  à  l'Orient  qu'ils  ont  emprunté 
l'idée  même  de  ces  compositions;  mais  il  est  question  de 
tout  chez  eux,  sauf  précisément  de  l'Orient;  ou  plutôt  il  n'y 
est  parlé  que  de  la  France  :  les  voluptés  asiatiques  n'y  font 
point  figure,  mais  seulement  le  dévergondage  de  certains 
milieux  parisiens.  Les  lecteurs  avaient,  paraît-il,  la  fureur 
d'y  (f  trouver  l'allégorie  du  siècle  '  »  ;  et  ce  n'était  pas  sans 
motif,  puisque  le  siècle  y  était  peint.  Sous  le  couvert  d'une 
légère  fiction  orientale,  transparente  autant  quon  pouvait 
le  souhaiter,  Crébillon  et  Voisenon  contaient  l'histoire 
galante  et  scandaleuse  du  temps,  ou  bien  disaient  les  pro- 
pos qu'ils  savaient  plaire  à  telle  «  spirituelle  marquise  », 
ou  à  telle  «  comtesse  philosophe  ».  Les  mœurs  contem- 
poraines, les  financiers,  les  parvenus,  la  comédie,  l'opéra 
sont  décrits  et  presque  nommés;  tous  les  chapitres  sont 
pleins  de  cette  psychologie  amoureuse  que  Marivaux  avait 
mise  à  la  mode  :  ce  n'est  pas  de  la  satire,  c'est  une  des- 
cription sympathique  et 'riche  de  bonne  humeur....  Bref 
on  écrirait  aujourd'hui  une  œuvre  fort  semblable,  si  l'on 
s'amusait  à  transposer  en  style  de  contes  de  fées  quelques- 
uns  des  romans  oii  sont  dépeintes  (l'exjjression  est  mainte- 
nant académique)  les  mœurs  de  «  la  Haute  -  ». 

Où  donc  s'était  réfugié  l'Orient  dans  ces  romans  pseudo- 
orientaux? les  auteurs  se  plaisent  d'ordinaire  à  les  apitelcr 

I.  Angola.  1740,  p.  12. 

1.  A  ce  point  de  vue  voir  surtout  Grigri,  1739,  et  le  Sopha,  17  il. 


270  L  ORIKNT   DANS  LA   LITTÉRATURE. 

«  histoire  japonaise  «  :  [teut-rtre,  puisque  le  Japon  resta 
tout  à  fait  inconnu  au  xvu^  siècle,  était-ce  là  une  jolie  ironie 
par  laquelle  ils  édifiaient  les  lecteurs  sur  leurs  intentions 
exotiques!  En  fait,  la  scène  est  irréelle  toujours  :  et  si  l'on 
veut  malgré  tout  faire  intervenir  l'Orient,  on  doit  parler 
d'un  faux  Orient,  d'une  x\sie  de  convention.  C'est  l'Orient 
des  potiches  ou  des  paravents,  bigarré,  éclatant,  moqueur, 
plein  de  contrastes,  évo(juant  dos  spectacles  ahsurdes  et  des 
images  drôles:  l'Orient  comique  des  pagodes  ridiculement 
accroupies  ou  des  bonzes  à  la  tète  branlante;  l'Orient,  tel 
(|u'on  le  voyait  en  buvant  une  tasse  de  thé  dans  un  salon 
français,  empli  de  p(»tits  meubles  et  de  g-randes  robes; 
l'Orient  des  gravures  demi-libertines  où  il  y  avait  des 
esclaves  nues,  des  sultans  gros,  et  des  eunuques  noirs,  des 
pipes  longues,  et  <les  coussins  voluptueux  '. 

Ainsi  en  a  t-il  été  de  nos  jours  pour  les  romans  «  alexan- 
drins »  ou  les  drames  «  néroniens  »  ;  on  jugeait  de  leur 
vérité  historique  à  l'audace  de  leur  donnée  ou  de  leurs 
détails,  et  l'on  s'imaginait  en  retrouver  aux  Salons  l'au- 
thentique illustration,  dans  les  tableaux  qui  re|)résentaient 
un  marché  d'esclaves  romaines,  ou  la  promenade  des 
courtisanes  égyptiennes.  Après  tout,  ce  sont  aussi  des 
tableaux  qui  nous  laisseront  une  exacte  idée  des  romans  à  la 
Crébilloii.  Van  Luo  fut  |)rié  de  composer,  pour  les  Gobe- 
lins,  quatre  grandes  toiles  oii  l'on  verrait  la  sultane  et  les 
odalisques  -;  il  étudia  assez  exactement  les  costumes  et  le 
cadre,  mais  les  minois  <|u'il  peignit  furent  aussi  parisiens 
(|ii(>  |)(»ssible  :  la  chambre  de  la  Sultane  devint  un  boudoir 
où  il  ne  iiKuiquail  (|U('  les  petits-maîtres,  sinon  les  mouches 


1.  Les  graveurs  du  xvm"  siècle  se  sont  souvent  plu  à  des  sujets  orien- 
taux. Voir  chap.  vi. 

2.  Exposées  au  Salon  do  l"",j;  —  deux  sont  au  Louvre,  la  Sultane  et  ses 
odalisques,  Toilette  de  la  sultane. 


L  ORIENT   ET   LE   ROMAN.  271 

et  la  poudre  de  riz  :  et  la  salle  où  travaillaient  les  odalisques 
fut  comme  un  atelier  de  petites  modistes,  rieuses,  bavardes 
et  délurées,  dont  Greuze  aurait  dessiné  les  gorgerettes 
fripées  et  les  mines  chiffonnées. 


III 


Toutes  les  œuvres  dont  il  vient  d'être  parlé  enferment, 
à  des  doses  diverses,  quelques-unes  des  inspirations  neuves, 
avec  lesquelles  les  Mille  et  une  Nuits  avaient  enrichi  l'ima- 
gination française  ;  et  l'on  peut  dire  de  toutes  qu'elles  n'au- 
raient point  paru,  du  moins  sous  la  forme  oii  elle  se  sont 
réalisées,  sans  la  traduction  de  Galland.  Mais  l'imitation 
des  contes  turcs  ou  persans  n'a  pas  absorbé  toute  la  produc- 
tion romanesque  et  orientale  du  temj)s;  à  côté  de  ce  mou- 
vement, tout  à  fait  prépondérant  par  sa  vigueur  et  son 
succès,  il  y  a  un  certain  nombre  d'autres  directions  secon- 
daires, où  se  sont  engagés  des  auteurs  moins  connus.  On 

test  allé  demander  à  l'Orient  des  thèmes  et  des  sujets  qui 
ne  devaient  point  soutenir  un  roman  fantastique,  ou  donner 
un  cadre  à  des  pensées  joliment  déshabillées  ;  bien  souvent 
on  s'est  borné  à  illustrer  d'un  éclat  nouveau,  par  une 
intrigue  et  des  héros  asiatiques,  les  formes  ordinaires  du 
roman  qui  plaisaient  alor*.  au  public. 

u  Les  romans  violemment  scabreux  ne  sont  pas  une 
rareté  au  xvni'  siècle  :  l'Orient  devait  forcément  en  inspi- 

>rer  quelques-uns  '.  Les  voyageurs  avaient  trop  bien  décrit, 
et  avec  de  vives  couleurs,  l'existence  des  harems  ou  les 
mœurs  dépravées  des  Turcs,  p<Hir  qu'on  ne  chorçhàt  |»as, 

1.  Par  exemple,  le  Cousin  de  Mahomet  et  la  folie  salutaire,  histoire  plus 
que  f/alante,  1162.  —  L'Odalisque,  ouvrage  traduit  du  turc,  1770  [fausse- 
ment attribué  à  Voltaire'. 


272  L  ORIENT   DANS  LA    LITTERATIRE. 

en  forçant  les  traits  et  en  soulii:nant  les  détails,  à  flatter 
les  instincts  pornographiques  d'un  grand  nombre  de 
lecteurs.  D'écrire  les  passions  des  eunuques,  conter  par  le 
menu  la  vie  d'une  odalisque,  répandre  à  la  lumière  les 
secrets  des  alcôves  turques,  nous  initier  à  la  vie  d'un  don 
Juan  arabe,...  c'était  une  besogne  trop  facile  et  trop  rému- 
nératrice pour  ne  pas  tenter  la  méiliocrité  avide  de  certains 
auteurs;  la  brutalité  des  expressions  rend  chez  eux  écœu- 
rantes les  histoires  que  le  style  de  Crébillon  réussit  quel- 
(juefois  à  faire  accepter. 

Mais  ces  livres,  sans  qu'on  se  crût  alors  obligé  de  les 
serrer  en  des  tiroirs  discrètement  receleurs,  n'étaient  pas 
ceux  qu'on  voyait  ouverts  sur  les  petits  secrétaires  des 
lioudoirs.  On  aimait  surtout,  et  l'on  aima  d'une  constante 
faveur,  les  romans  pseudo-historiques  où  il  y  avait  de 
grands  sentiments,  «les  amours  idéales  etboaucouj)  «le 
romanesque  '  ;  ils  [louvaient  après  tout  avoir  leur  scène 
aussi  bien  dans  l'Asie  qu'ailleurs!  En  dépit  des  moqueries 
et  des  attaques,  rinlluence  de  VAsfrée  et  des  romans  de 


I.  Mme  de  Villodieu.  Mémoires  du  sciriil,  1710.  —  Le  prince  Kouchimen, 
hisliiite  tarlare,  1710.  —  Aventures  secrètrs,  arrivées  au  sièfje  de  Canslan- 
tinnp'e,  1711. —  Amazolide,  1716.  —  Mme  de  (lomez.  Anecdotes  ou  Histoire 
secrète  de  la  maison  ottomane,  1722.  —  Histoire  de  Mélist/iène,  roi  de 
Perse,  1723.  —  La  Vie  et  les  Aventures  de  Zizime,  1724.  —  Mme  de  Gomez, 
Anecdotes  persanes,  1727.  —  Mme  de  (lomez,  Cremantine.  reine  de  Snnga, 
1727.  —  Al)ijé  Prévost,  Mémoires  d'un  liomme  de  qualité,  1728. —  Les  Aven- 
tures du  prince  Jalcai/a,  1732.  —  Mélist/iènes  ou  V Illustre  Persan,  1732.  — 
La  Jeune  Alcidiane,  1733.  —  Mme  de  Gomez,  Histoire  d'Osman,  1733.  — 
lietliima  ou  la  Belle  Géorgienne,  1735.  —  Mémoires  de  Se'lim,  1735.  —  Afjen 
Muslu  ou  les  Vrais  Amis,  1737.  —  Lntrif/iies  du  sérail,  1739.  —  Anecdotes 
vénitiennes  et  turques,  1710.  —  Abbé  l'révost.  Histoire  d'une  Orecque 
moderne,  1741.  —  Mirza  Sadir,  17itt.  —  Anecdotes  orientales,  1752.  — 
Abassai.  histoire  orientale,  1753. —  Contes  du  sérail,  traduits  du  turc,  1753. 
—  L'illustre  l'aisan  ou  Mémoires  et  Aventures  de  Daniel  Mor/inié,...  I75i.  — 
haïra,  Idstoire  orientale,  17C0.  —  Les  Intrifpies  historiques  et  galantes  du 
sérail,  1762.  —  Dorai,  Lettre  de  Zéïla,  jeune  sauvaç/e,  esclave  à  Constanti- 
nople,...  1764.  —  Hou-Kiou-Choan.  histoire  chinoise,  1766.  — Mahulem,  his- 
toire orientale,  1766.  —  Zamheddin,  histoire  orientale,  I70S.  —  Vssong,  his- 
toire orientale.  1772.  —  Cécile,  fille  d'Achmet  H,  1788.  [Voir  H.  Missak,  Une 
princesse  ottomane  au  XVIIl'  siOcle,  Revue  de  Paris,  15  janvier  1906];  etc. 


l'orient  et  le   roman.  273 

Mlle  (le  Scudéry  continua  à  se  manifester  ;  elle  répond  en 
effet  aux  besoins  d'exaltation  sentimentale  et  d'idéal  facile, 
chers  à  beaucoup  de  lecteurs,  hommes  et  femmes;  les 
critiques  littéraires  peuvent  se  vanter  (Yenterrer  ces  pro- 
ductions; mais  elles  n'en  font  pas  moins  la  fortune  des 
imprimeurs.  Au  début  du  xvnr  siècle,  deux  femmes 
auteurs,  Mme  de  Gomez  et  Mme  de  Villedieu,  dont  la  vie 
parait  avoir  été  assez  agitée,  confièrent  à  des  sujets  orien- 
taux le  trop-plein  de  leurs  aspirations  féministes  et  de  leurs 
désirs  d'amour  :  elles  contèrent  les  aventures  galantes  de 
capitaines  européens  aimés  par  d'énergiques  sultanes,  ou 
les  chevauchées  g-uerrières  de  reines  d'Asie',  si  valeureuses 
qu'elles  confondaient  les  ennemis,  si  belles  qu'elles  empor- 
taient l'amour  des  rois.  Leurs  œuvres  et  celles  de  leurs 
imitateurs,  nombreux  et  monotones,  sont  toujours  frappées 
avec  la  même  matrice  :  c'est  le  roman  «  historique  »,  tel 
que  l'époque  classique  l'a  conçu,  et  tel  que  le  xix«  siècle  ne 
l'a  pas  beaucoup  renouvelé,  où  les  événements  de  l'histoire 
n'intéressent  l'auteur  que  parce  qu'il  les  croit  propres  à 
susciter  des  sentiments  plus  g-rands  que  ceux  de  la  vie 
ordinaire;  au  besoin  d'ailleurs  l'imagination  les  «  rectifie  », 
afin  qu'ils  soient  plus  conformes  à  la  sublimité  qu'on  leur 
demande.  A  ce  point  de  vue  toutes  les  histoires  et  toutes 
les  nations  se  ressemblent;  tout  au  plus  pourra-t-on  se 
plaire  à  en  placer  souvent'  la  scène  au  sérail  ;  n'était-ce 
pas,  comme  Racine  l'avait  dit,  la  cour  «  où  la  jalousie  et 
l'amour  sont  le  mieux  connus  »?  et  de  quoi  sont  faites  les 
histoires  romanesques,  sinon  précisément  d'amour,  de 
jalousie  et  d'ambition? 

Les  sujets  orientaux  étaient  décidément  d'un  bien  com- 
mode usage;  ils  prenaient  avec  indifférence  tous  les  aspects 

1.  Par  exemple,  Crémunline,  reine  de  Saïu/a,  ['1'.  (Voir  Mme  du  DcITand, 
'',orre<po II  lance,  éd.  Lescurc,  I,  61.) 

48 


274  L  ORIENT  DANS  LA   LITTERATURE. 

(jiii  pouvaient  [>laire  ;  aussi,  quanti  le  siècle  se  décida  à 
aimer  les  livres  humanitaires  et  sensibles,  l'Asie,  avec 
une  fécondité  bienveillante,  donna  la  matière  de  contes 
moraux  '.  Cette  nouvelle  métamorphose  eut  lieu  vers  1760; 
déjà  Fénelon  avait  placé  en  Perse  les  aventures  de  son 
Alibée ,  idéalement  vertueux  et  efficacement  moralisa- 
teur -:  mais,  en  cela  comme  en  quelques  autres  choses,  il 
fut  trop  en  avance  sur  ses  contemporains  :  la  mode  mit 
plus  d'un  siècle  à  entrer  sur  la  route  (ju'il  avait  découverte. 
Quand  elle  se  développa,  les  Persans  n'étaient  plus  assez 
en  faveur  pour  qu'on  leur  demandât,  comme  autrefois 
Xénophon  avait  fait  dans  sa  Ciji'opédie,  d'oflVir  un  modèle 
de  haute  morale  ;  ce  fut  l'Inde  qu'on  élut  pour  cette  mis- 
sion, non  pas  qu'on  eût  reconnu  aux  Hindous  des  qualités 
nationales  qui  les  destinaient  à  ce  rôle,  mais  parce  qu'ils 
commençaient  dès  lors  à  accaparer  toute  l'estime  du 
public. 

On  vit  donc  dans  une  Inde  problématique  d'incolores 
ludions  (jui  se  promenaient,  (jui  s'aimaient,  et  surtout  qui 
causaieni,  avec  beaucoup  de  sensibililé;  ils  démontrèrent, 
en  des  romaFis  ennuyeux,  que  l'intellii^ence,  le  raisonnement 
et  l'esprit  ne  servent  de  rien  au  bonheur;  il  faut,  disaient-ils, 
s'abandonner  à  toute  la  sensibilité  et  aux  élans  de  son  cœur. 
Le  chevalier  de   lîouflers  et   Bernardin    de  Saint-Pierre^ 

\.  Mme  de  Puisieu.x,  Zamor  cl  Almanzine,  ou  l'Inulilité  de  Vexpril  cl  du 
Iton  sens,  n.ï5.  —  Marnionlol,  Svlimaii  II,  1761.  —  De  Hoiiflers,  Aline, 
reine  de  Golconde,  ITGl.  —  Mme  de  Puisieiix,  Aizarac,  un  la  Nécessite' 
d'être  inconstant,  1"G2.  —  Cliarpcnlier,  professeur  :  Banisc  et  lUdacin,  ou 
la  Constance  récom/iensée,  liistoire  indienne...,  1773.  —  Foiirqiieiix,  Zélis, 
ou  la  Difficulté  d'être  lieuieu.r,  1773.  —  Bernardin  de  Sainl-Pierre,  la 
Chaumière  indienne,  I7'J0,  cl  le  Café  de  Sur<de.  L'intention  morale  appa- 
raît aussi  dans  le  Vatlieli  ûc  RecUford,  1787. 

i.  Histoire  d'Aliljée,  l'ersan,  composée  vers  1690.  —  L'ouvrage  ne  fut 
pas  publié  du  vivant  de  Fénelon,  mais  bien  après  sa  mort.  Noter  que, 
dans  ses  Fables,  également  posliiumes,  Fénelon  a  donné  une  large  place 
à  l'Orient. 

3.  Aline,  reine  de  Golconde.  —  La  Cliaumiere  iiidieniir. 


L  ORIENT   ET  LE   ROMAN.  275 

enseignèrent  le  charme  de  lamour  à  la  campagne,  la 
vertu  qui  émane  des  grandes  forêts,  la  philosophie  qui 
emplit  la  cabane  du  sauvage,  et  la  toute-puissance  mora- 
lisatrice de  la  nature;  la  Chaumière  indienne  démontra 
({u'un  pauvre  paria  de  l'Inde  en  savait  plus,  sur  la  destinée  de 
l'homme  et  son  bonheur,  que  tous  les  docteurs  de  l'Europe. 
Déjà  Marmontel  avait  établi'  combien  admirable  était 
l'amour  pur,  idéal  et  délicat,  «  nourri  dans  le  sein  de  la 
liberté  »;  et  d'autres  après  lui  exaltèrent,  en  des  histoires 
doucement  stupides,  la  constance  des  amants  indiens-.  Tout 
cela  était  tendre,  monotone,  sensible,  long,  larmoyant,  et, 
comme  il  convient  à  des  romans  de  morale,  très  suffisam- 
ment ennuyeux. 

En  feuilletant  toutes  ces  œuvres,  à  l'ordinaire  si  pauvres 
de  mérite,  on  finit  par  avoir  l'impression  d'une  confuse 
mascarade.  Comme  en  une  journée  de  carnaval  italien,  on 
voit  passer  quantité  de  masques  et  de  costumes  exotiques, 
dont  on  sait  très  bien  qu'ils  ne  sont  que  des  déguisements  : 
les  plus  drôles  ne  sont  pas  toujours  ceux  qui  furent 
dessinés  avec  d'authentiques  détails.  Rien  d'étonnant  à  ce 
que,  parmi  ces  masques,  l'un  d'eux  se  détache  pour  venir 
vous  intj'if/uer,  comme  on  dit.  Il  sera  amusant  de  voir  une 
Chinoise  raconter,  avec  une  voix  déguisée,  vos  histoires 
secrètes,  celles  de  votre  voisin  surtout,  ou  bien  un  grave 
Siamois  énumérant  sur  un  mode  aigu  les  petites  im])ei-fec- 
tions  de  votre  caractère!  Ce  n'est  pas  de  la  moquerie, 
encore  moins  de  la  satire,  c'est  de  la  fantaisie,  de  la  curio- 
Isité,  de  l'énigme,  quelque  chose  d'indécis,  de  carnavalesque, 
de  mondain,  de  très  attrayant  en  somme.  Il  eût  été 
invraisemblable  que  le  roman  oriental,  puisqu'il  n'était 
après  tout  qu'un  urnsf/ue,  n'essayât  pas,  lui  aussi,  tVinh'irjuer. 

^.  Soliman  II. 

2.  lianisc  el  Balacin  ou  la  Constance  récompensde,  par  exemple. 


270  L  ORIENT   DANS   LA   LITTHUATIIIE. 

11  prit  souvent  la  foniio  (riin  livre  à  clef  :  en  cela  il  ne 
se  chariicait  pas  d'une  bien  grande  originalité,  puisque 
tous  les  romans  du  xvu'  sirclc,  à  connnencer  par  ceux  de 
Mlle  de  Scudéry,  furent  des  recueils  de  pori rails,  aisément 
devinés  par  le  lecteur,  tant  on  avait  mis  de  soin  à  ne  pas 
les  faire  énigmatiques;  il  est  vrai  qu'à  l'ordinaire,  on  n'y 
enfermait  que  des  éloges,  et  on  avait  intérêt  à  ce  que  leur 
secret  ne  durât  (pic  l'inslanl  de  la  |)remière  surprise.  Au 
contraire,  si  l'on  voulait  insinuer  quelques  critiques,  il  y 
fallait  des  précautions,  et  la  moins  brave,  mais  la  plus 
simple  aussi,  était  de  rendre  le  déguisement  plus  mysté- 
rieux; les  noms  orientaux  et  les  costumes  d'Asie,, les  plus 
étranges  que  l'on  connût  alors,  s'offraient  comme  une  bonne 
aubaine.  xVinsi,  par  une  pente  naturelle,  les  faiseurs  de 
romans  exotiques  furent  inclinés  vers  le  roman  satirique; 
genre  indécis,  com(M)sé  de  deux  ('déments  :  la  satire  et  la 
fiction,  mais  où  la  liction  domine  de  beaucoup,  la  satire 
n'étant  là  (piun  appoint  pour  rendre  le  récit  plus  piquant. 
Il  |>;iraît  bjgique  d'indiquer  ici  les  lii^'res  à  t/e/' orientaux, 
|)liit()l  que  de  les  rattacher  à  la  littérature  satirique,  très 
sjjéciale,  dont  les  Lettres  jtersanes  restent  le  plus  joli  type, 
et  qui  sera  la  matière  du  prochain  chapitre. 

On  pourrait  lire  Hatligé  ou  les  Amours  du  roi  de  Tama- 
ran  '  (11)70)  comme  un  ordinaire  roman  d'aventures,  si  une 
(def  iinpi'imée  ne  nous  avertissait  (pie  le  roi  de  Tamaran 
n'est  autre  que  Charles  II  d'Angleterre,  et  que  l'auteur  a 
nommé  Ilatligé  la  duchesse  de  Cleveland,  son  amie. 
Anidzolide  (lllG)  serait  de  même  une  très  vulgaire  «  nou- 
v(dle  liisl(»rique  et  galante  »,  si  l'on  ne  prévenait  qu'il  faut 
y  voir  «  les  aventures  secrètes  de  Méhemed  Riza-bey, 
ambassadeur  du  sopbi  de  Perse  ».  Vraiment  cela  n'est  point 

1.  Parail  en  l(j76;  —  rùéditij  en  1C80,  sous  le  litre  :  lu  Belle  Tiai/ue. 
L'an  leur  élail  Brémonl. 


L  ORIENT    ET   LE   ROMAN.  277 

de  la  satire  encore  :  on  dirait  d'une  charade  ou  d'un  pro- 
verbe, joué  dans  un  salon  par  des  amateurs,  avec  le  seul 
dessein  d'exhiber  des  déguisements  et  de  rendre  moins 
facile  la  solution  de  l'énigme. 

Mais  le  procédé  fut  retenu  et  repris,  surtout  quand  les 
Lettres  persanes  eurent  démontré  que,  sous  une  donnée 
orientale,  on  pouvait  risquer,  sans  trop  d'audace,  bien  des 
insinuations;  et  quelques  auteurs  qui  tenaient  à  parler  des 
maîtresses  de  Louis  XV,  ou  à  dire  leur  mot  sur  les 
intrigues  de  la  cour,  sans  pour  cela  aller  à  la  Bastille, 
habillèrent  leurs  héros  de  costumes  suffisamment  orientaux 
pour  que  la  satire  ne  parût  pas  trop  effrontée,  suffisamment 
français  aussi  pour  quelle  fût  tout  de  suite  comprise  '. 
Crébillon  réussit  fort  bien  dans  ce  genre  :  n'y  apportait-il 
pas,  après  tout,  les  mêmes  habitudes  d'esprit  que  dans  des 
œuvres  exclusivement  erotiques?  Seule  l'altération  des 
noms  par  de  plaisants  anagrammes,  la  substitution  du  mot 
Perse  au  mot  France,  du  mot  Ko/irans  au  mot  Français,  y 
constituent  la  satire  :  et  les  livres  ne  sont  pour  le  reste 
qu'un  recueil  de  récits  galants  et  d'anecdotes  secrètes, 
contés  sans  la  moindre  àpreté,  avec  une  bonne  humeur 
plutôt  amusée-.  Au  fait  il  serait  un  peu  ridicule  d'attacher 
soi-même  de  rim[)ortance  au  déguisement  qu'on  a  imaginé 


1.  Mahmoud  le  Gasnevide,  ftisloire  orientale,  1729.  dont  Barbier  dil  que 
c'est  une  •  histoiie  ;illéf:orique  île  la  Régence  »,  mais  où  la  satire  est 
lellemenl  lointaine  qu'on  pourrait  presque  nier  son  existence.  —  Cré- 
billon, Tanzai  et  Séardané,  17.34;  il  faut  un  incroyable  tourment  d'esprit 
pour  y  lire  des  allusions  à  la  bulle  Cnif/enitus  !  —  Let  Mémoires  secrets 
pour  servir  à  l'fiistoire  de  Perse.  n4."i.  plusieurs  fois  réédités,  œuvre  de 
Toussaint  [voir  le  texte  original  publié  par. M.  P.  Fould,  Inecdotes  curieuses 
de  la  cour  de  Inance,  2  vol.,  Paris,  !90:i\  —  Les  Amours  de  Zeo/cinizut 
[Louis  XV],  roi  des  Cofirans  [Français',  traduits  de  l'arabe  par  Krinelbol 
[Crébillon],  1710,  plusieurs  fois  réédité. —  L'Asiatique  tolérant,  traité  à 
l'usage  de  Zeokinizid.  roi  des  Kopranf,  surnommé  le  Ctiéri,  ouvrage  traduit 
du  voyageur  Bekr'inoU,  par  .M.  de  **'  [1748\ 

2.  Exception  faite  pour  l'Asiatique  tolérant,  où  la  satire  est  assez 
sérieuse. 


278  LORli:.\T   DANS   LA   LITTEUATL'IU- . 

pour  les  quelques  lieures  d'un  bal  masqué,  ou  bien  pour 
un  cortège  de  carnaval. 

Encore,  dans  ces  volumes,  l'intention  satirique  était-elle 
ouvertement  marquée  par  moments,  et  en  tout  cas  elle 
s'avouait  toujours,  à  la  tin,  avec  la  publication  d'une 
clef.  Mais  qu'est-ce  au  juste  que  le  Zadig  de  Voltaire 
et  toutes  les  nouvelles  que  lui-même  il  écrivit  sur  ce 
modèle,  ou  bien  qui  furent  composées  à  son  imitation'? 
C'est  avant  tout  un  récit  amusant,  capricieux  et  fantaisiste, 
comme  les  contes  arabes  et  les  romans  de  Crébillon 
l'avaient  mis  à  la  mode;  un  divertissement  pour  limairina- 
tion  où  s'introduisaient,  brusquement,  par  surcroît,  et  en 
manière  de  contraste,  des  allusions  à  la  vie  moderne.  Mais 
ces  allusions  restent  si  lointaines,  si  indulgemment  sati- 
riques, qu'elles  ne  sont,  le  plus  souvent,  que  des  applica- 
tions possibles,  confiées  à  la  sagacité  du  lecteur  : 

Environ  quinze  ans  s'écoulèrent  dans  uno  paix  profonde; 
Malunoud  dormait,  Taln'r  légnait,  irs  peuples  soutiraient-. 

Il  est  évident  f|ue  cela  peut  s'entendre  do  la  monarcbie 
de  Louis  XV. 

.Maiunoutl...  lit  un  choix  celui  d'un  aénéralj  qui,  s'il  n'eut  pas 
ra])[trnlialiun  du  puiilic,  eut  du  moins  celle  des- courtisans  et  surtout 
celle  de  renneiiii  •'. 

Il  est  non  moins  évident  que  cette  phrase  convient  tout 
à  fait  à  Soubise;  mais  l'allusion  reste  très  vague,  et  aussi 
bien  cela  pourrait  n'être  (ju'une  constatation  sans  malice 
«lirecte,  imaginée  à  propos  (hi  roman. 

1.  Xridif/.  \~:i'.  —  Zelinya,  histoire  chinoise,  lUO.  —  Voltaire,  In  Princesse 
de  lialjijïone,  1768.  —  Chinki,  histoire  cochinchinoise  qui  peut  servir  à 
d'autres  pa>/s,  1708.  —  Vollairc,  le  Taureau  blanc,  1774  (voir  aussi  le 
Blanc rt  le  Soir).  —  Xaru,  fils  de  Chin/d,  1776  (suite  de  l'ouvrage  de  176S). 
—  Fo-Ka  ou  les  Métamorphoses,  contes  chinois,   1777,...  etc. 

2.  Mirza  et  Fatmé,  1754,  p.  29. 
'.i.  Même  ouvrage,  p.  30. 


L  ORIENT   ET   LE   ROMAN.  279 

Qu'est-ce  qui  plaît  le  plus  dans  la  Princesse  de  Babi/lone 
(le  Voltaire  (1708)?  le  fantastique  joliment  bête  du  récit, 
l'éloge  de  l'Angleterre,  les  aventures  de  la  princesse  For- 
mosante  et  du  bel  Amasan,  ou  bien  la  satire  de  Rome?  et  ' 
de  quoi  l'auteur  a-t-il  voulu  nous  entretenir  surtout  dans  le 
Blanc  et  le  Noir,  du  principe  du  bien  et  du  mal,  ou  bien 
du  jeune  Rustan,  de  la  princesse  de  Cachemire,  des  génies 
Topaze  et  Ebène?  N'a-t-il  pas  eu  plutôt  le  dessein  d'amuser 
|»ar  l'indécision  même  <le  l'œuvre,  par  sa  donnée  tantôt 
extravagante  et  tantôt  réaliste,  toujours  surprenante, 
presque  toujours  spirituelle?  Déjà  le  Sopha  ou  même  les 
contes  d'Hamilton  invitaient  à  de  pareils  doutes  et  se 
prêtaient  aux  mêmes  interprétations.  C'était  toujours  la 
tradition  des  Mille  et  une  Nuits. 

Mais  d'autres  livres  avaient  dès  longtemps  paru  où  les 
auteurs,  tout  en  usant  d'une  donnée  orientale,  prétendaient 
faire  de  la  vraie  satire  :  ils  ne  s'étaient  pas  contentés 
d'égratigner  légèrement  les  mœurs  françaises,  en  évoquant 
l'image  de  l'Orient;  par  une  fiction  contraire,  ils  avaient 
amené  jusqu'en  France  les  hommes  d'Orient,  et  leur 
avaient  remis  le  soin  de  juger  les  spectacles  de  toute  sorte 
dont  notre  pays  était  le  théâtre  :  les  Français  jugés  j)ar  des 
Asiatiques,  tel  fut  le  thème  d'un  grand  nombre  d'œuvres, 
chères  au  xvui*  siècle.  Il  y  eut  là  comme  une  espèce  de 
genre  littéraire  qui  n'est  plus  guère  connu  aujourd'hui  que 
par  les  Lettres  persanes;  mais  il  fut  inauguré  bien  avant 
Montesquieu;  il  se  prolongea  bien  après  lui  ;  l'on  peut,  et  à 
son  propos,  parler,  sans  grande  exagération,  d'origine  et 
d'évolution. 


CUAPITUE    IV 


L'ORIENT    ET    LA    SATIRE 


L  Les  hommes  d'Orient  appelés  a  Juger  les  mœurs  européennes  :  le  nou- 
veau genre  de  lilléralure  salirique;  ses  origines;  ses  éléments. 

IL  Les  précurseurs  de  Montesquieu  :  G,  P.  Marana  et  rEspmn  ({ans  les 
Cours  :  salire,  philosophie,  amour.  —  La  Bruyère  et  les  Siamois.  — 
Dufresny  et  les  Amusements  sériiu.r  et  comiques.  ■ —  Addison  et  le 
Sjieclafeur. 

III.  Montesquieu  :  son  originalité:  la  préparation  des  Lettres  persanes; 
leur  couleur  orientale;  salire  et  philosophie. 

IV.  Les  imitateurs  de  Montesquieu.  —  Le  genre  est  désormais  constitué; 
monotonie  des  œuvres  :  elles  tendent  à  devenir  une  revue  des  événe- 
ments contemporains.  —  Les  Lettres  chinoises  de  d'Argens. 

V.  La  salire,  avec  fiction  orientale,  devient  un  procédé  général.  —  Le 
théâtre  en  use.  Voltaire  en  raffole:  comment  en.  particulier  cela  explique 
le  dernier  chapitre  du  Siècle  rie  Louis  XI\'. 


I 

La  conception  de  rOriont,  telle  (ju'elle  s'était  formée 
au  wn*"  siècle,  puis  (léveloj>pée  au  xvin%  appelait  tout 
naturellement,  et  même  provoquait  une  certaine  forme  de 
salire.  Il  suffisait  de  lire  les  récits  de  voyage  ',  avec  l'inten- 
tion de  comparer  les  mœurs  asiati(jues  à  celles  de  Fraiîce'-; 
dailleurs  les  auteurs  eux-mêmes,  par  des  réflexions  per- 
sonnelles, engageaient  souvent  le  public  dans  cette  voie. 

I .  Voir  p.  64  et  suiv. 

■2.  Déjà  dans  Régnier,  Satires,  V,  43. 

Charnellement  se  joindre  avecq"  sa  parenté, 
En  France  c'est  inceste,  en  Perse  charité. 


L  ORIENT   ET   LA   SATIRE.  281 

Les  Turcs  ont  sur  Tamour  et  le  mariage  des  opinions 
étranges,  les  Persans  se  laissent  terrifier  par  les  supersti- 
tions les  plus  sottes,  les  Chinois  sont  grotesques  à  force  de 
protestations  polies;  cela  ne  faisait  pas  de  doute.  Mais  pour 
peu  qu'on  fût  de  bonne  foi  (et  on  prétend  toujours  l'être 
quand  on  a  l'humeur  satirique!),  ne  retrouvait-on  pas  dans 
la  France  de  Louis  XV.  sous  d'autres  cieux,  d'autres  appa- 
rences et  d'autres  noms,  les  mêmes  ridicules  et  des  absur- 
dités pareilles?  Dès  lors  la  comparaison  s'installait  dans 
l'esprit  et,  avec  un  peu  de  bonne  volonté,  elle  se  concluait 
tout  à  l'avantage  de  l'homme  d'Orient. 

Dt-mundez  à  un  Chinois  pmiiquoi  son  liahil  ressrmble  à  un  sac, 
il  vous  demandera  à  son  tour  pourquoi  le  vôtre  est  si  étroit  et  si 
court'?  D'où  vient  cette  inconstance  qui  vous  fait  changer  de  mode 
chaque  année"?...  Un  Chinois  rit  quand  il  voit  un  Français  parler 
tète  nue  à  ses  supérieurs  :  le  Fiançais  trouvera  mauvais  que  le 
Chinois  lui  parle  bonnet  en  tête;  ce  bonnet  ^arni  de  crin  ou  de  soie 
rouge  vous  fera  rire"?  Il  rit  à  son  tour  de  voir  une  tète  parée  des 
cheveux  d'autrui.  Le  salut  à  la  manière  française  est  une  pirouette 
ou  quelque  chose  de  semblable;  le  Chinois  salue  avec  gravité  et 
avec  modestie:  lequel  a  raison  '  "? 

Nous  sommes  aussi  plaisants  que  les  Chinois,  aussi 
superstitieux  que  les  Persans',  aussi  cruels  que  les  Turcs; 
avons-nous  au  moins  plus  d'intelligence  ou  d'esprit?  Nul 
ne  le  sait,  ni  ne  peut  le  savoir:  en  tout  cas  nous  devons 
avouer,  en  dépit  de  notre  amour-projjro,  (pie  nos  mœurs 
et  nos  modes  paraissent  aussi  ridiculos  et  étranges  à  des 
habitants  d'Asie,  que  nous  jugeons  celles  d'un  Siamois  qui 
passe  à  Paris  \ 

Fatalement,  pour  ainsi  dire,  on  devait  imaginer  un 
Oriental  jugeant  les  Occidentaux  : 

1.  Le  GenliL  Voijage  autour  du  monde,  l'rlS,  IIL  liO.  Le  lexle  esl  un 
peu  tardif,  mais  il  montre,  avec  beaucoup  plus  de  neltelé  que  d'autres 
textes  plus  anciens,  la  transition  par  laquelle  on  passa  du  récit  de  voyage 
à  la  satire. 

2.  Vollaire,  Essai  sur  les  Mn-urs,  chap.  ci.vii. 

31  Voir  aussi  Mémoires  <lu  Chevalier  d'.Arvieux,  [''i':'y,  II!,  15,  35,  135. 


282  •  L  ORIENT   DANS  LA  LITTÉIIATUIIE. 

Si  quelqu'un  de  ces  Cliinois  que  nos  missionnaires  aniènent  en 
France  écrivait  en  son  pays  tout  ce  qu'il  voit  en  Europe,  en  bonne 
foi,  monsieur,  quel  portrait  ne  ferait-il  i)oint  de  nos  coutumes?... 
Le  Fra)irais  u'est-il  jjus  lui-même  un  barbare  aux  >/eu.v  dcn  Chinois  '? 

Le  procédé  était  en  effet  tout  indiqué  :  grâce  à  une  fiction 
très  simple,  on  ferait  vivre  en  plein  Paris  un  lionune 
d'Asie;  il  regarderait  et  apprécierait  nos  actions  par  le  coté 
où  précisément  les  Français  ne  sont  pas  habitués  à  les 
voir,  par  celui  où  elles  ont  chance  de  déconcerter  un 
étranger,  n'étant  à  ses  yeux  que  des  gestes  ou  des  atti- 
tudes sans  signification  apparente.  Au  lieu  de  ne  voir 
jamais  que  des  Français  peints  par  eux-mêmes,  ne  serait  il 
pas  curieux  d'entendre  quelqu'un  qui  aurait  à  leur  égard 
des  opinions  moins  préconçues,  ou  du  moins  préconçues 
dans  un  tout  autre  sens? 

A  la  rigueur,  un  Oriental  n'était  pas  indispensable;  un 
Anglais,  un  Allemand,  ou  un  Ibilien  pouvait  très  bien 
sut'lire  à  cette  besogne,  et  il  a  paru,  dans  ce  goût,  des 
Lettres  sicilioines,  hollandaises,  iveslphnliennes  et  mosco- 
vites-. Mais  l'Européen  n'était  pas  à  l'aise  dans  ce  rùle;  on 
le  connaissait  trop  pour  que  la  riposte  ne  fût  pas  aisée; 
lorqu'on  peut  rendre  avec  avantage  les  coups  reçus,  on  est 
bien  moins  sensible  au  mal  et  à  l'humiliation  que  si  on 
restait  sans  force  et  désarmé,  l'^n  outre,  plus  cette  critique 
de  nos  mœurs  serait  faite  avec  des  idées  toutes  différentes 
des  nôtres,  plus  elle  aurait  chance  d'être  originale;  rien  ne 
convenait  mieux,  pour  ce  dessein,  que  d'appeler  à  un  tel 
office  des  hommes  situés  à  l'autre  extrémité  de  la  terre, 
et  dont  on  aimait  à  répéter  qu'ils  étaient  «  nos  antipodes 


1.  Le  Gentil,  passade  cilé.  Voir  Voltaire,  Ksfui  sur  les  Mœurs,  cliap.  i. 

•2.  Lettre  d'un  Sicilien  à  un  de  ses  amis  contenant  une  ar/réable  critique 
de  Paris  et  des  Français,  1714:  —  Lettres  tiolland aises,  1747;  —  Lettres 
moscovites,  1736;  —  Lettres  nestp/ialiennes,  171)7,...  etc.  (Ce  sont,  il  est  vrai, 
pour  la  plupart  des  imitations  des  Lettres  Persanes.) 


L'ORIENT   ET  LA   SATIKE.  283 

en  morale*  ».  Enfin  il  eût  été  fort  malaisé  de  situer  en 
Europe  un  épisode  comme  celui  des  Troglodytes  dans  les 
Lettres  persanes.  Voulait-on  dessiner  l'image  d'un  pays 
lointain,  où  les  habitants,  tout  au  contraire  des  Français 
du  xvui'^  siècle,  seraient  doux,  humains,  bienfaisants,  ver- 
tueux, unis  parla  fraternité  et  l'amour?  l'Orient  se  prêtait 
admirablement  à  ce  rôle  :  déjà  Xénophon  dans  sa  Cijropédie 
avait  reculé  jusqu'en  Perse  l'utopique  représentation  d'une 
contrée  idéale. 

Une  dernière  raison  rendait  l'Orient  presque  nécessaire 
.  au  nouveau  genre  de  littérature  satirique.  Satire  dit  en 
yL^néral  amusement;  et,  dès  le  début  du  xvur  siècle,  le 
public  eut  assez  d'exigences  dans  le  choix  des  amusements  : 
Boileau  paraissait  mortellement  ennuyeux,  et,  dans  un 
certain  monde,  on  ne  souriait  plus  qu'en  lisant  les  livres 
erotiques,  pleins  d'aventures  risquées  et  de  détails  scabreux  ; 
Bayle  lui-même,  en  sa  qualité  d'érudit,  n'avait  pas  négligé 
ce  moyen  de  succès  pour  assurer  la  vente  de  son  gros 
Dictionnaire  critique.  "Or  c'est  là  précisément  un  des 
aspects  les  plus  aimés  de  l'exotisme,  tel  qu'on  le  con- 
cevait ab»rs;  l'Orient  voluptu«Hix  emplit  les  romans,  et 
la  littérature  satirique,  que  plus  d'un  lien  rattache  aux 
romans,  ne  devait  pas  se  défendre  de  récolter  un  peu  en 
une  si  riche  terre.  On  sait,  pour  n'en  donner  ici  qu'un 
exemple,  combien  Montesquieu  a  usé  de  cette  sorte  d'elTets 
dans  les  Lettres  persanes  :  jalousies  de  sérail,  mariage 
d'eunuque,  esclave  achetée  qu'examine  en  détail  le  chef  des 
femmes  d'Lsbeck,  jeune  fille  guèbre  épousée  par  son  frère, 
«  familiarités  »  de  Zachi  avec  Zélide,  [>rotestations  de 
Pharam  qui  ne  veut  pas  être  mutilé  et  destiné  à  la  garde 
du  sérail,  image  vokqducusr  du  paradis  d'Anaïs,...  etc.,  il 

1.  Voltaire,  Essai  sur  les  Mœurs,  chap.  cxi.ii. 


284  L  ORIENT   DANS  LA   LITTERATUHK. 

V  avait  là  de  quoi  chatouiller  agréablement  la  sensibilité 
(lu  lecteur.  C'était  en  tout  cas  une  source  irintérèl  au 
moins  aussi  abondante  (]ue  les  agréments  de  la  salii-e  |thi- 
l(»s(>|»lii(|ue  et  morale. 


Tl 


A  (|ui  doit-on  faire  honneur  d'avoir,  le  |>remier,  repré- 
senté un  (Jriental  habitant  la  France,  et  s'enlreteiiant  par 
lettres  avec  ses  compatriotes  des  nîœurs  et  des  modes  du 
pays  où  il  vit?  Il  semble  bien  que  ce  soit  à  Giovanni  Paolo 
i  Marana,  historien  génois  du  xvn"  siècle  ';  en  1684  il  com- 
mença à  publier  en  français  *  : 

L'espion  (ht  Gmnd  Seigneur  et  les  relations  sccrùlcs  envoi/ées  au  divan 
de  Constantinople,  di'coiivert  à  Paris  pendant  le  reyne  de  Louis  le  Grand, 
i  traduit  de  l'arabe  en  italien,  et  de  l'italien  en  français  ;.«/■  ***  '. 

L'duvrage  eut  un  retentissement  considéi'able  ;  sans  cesse 
r<ini|uiiné,  il  avait  atteint  dès  dliO  sa  treizième  édition, 
et  en  1756  il  était  encore  publié,  toujours  avec  la  même 
faveur.  Une  preuve  significative  de  ce  succès  est  que  les 
(''dilcurs  hollandais  des  Lettres  persruies  ajoutent  au-des- 
sous du  titre  :  «  dans  le  goût  de  FKxpion  dans  les  cours  » 
(17:{0):   on  eùl   dit   (|ue  cette;   mention  <''tait   une  sorte   de 

I.  MorI  en  \*'>w2  :  il  avait  émigré  a.  Paris. 

■2.  L'ouvrage  est  anonyme,  mais  l'atlribiilioii  est  cerlaino.  Voir  I*.  Tuklo, 
j  Deir  Espion  di  G.  P.  Marana  e  dette  nue  atliiifnze  cmi  le  Lettres  persanes 
\  (le  Montesquieu.  Giornale  slorico  delta  letleraLum.  ihiUana.  18'.n,  X.XIX, 
pp.  4(1-79.  M.  Toido  affirme  l'existence  d'une  édition  ilalitMine  anlérieure, 
ee  (jui  est  fort  ])0ssible,  mais  non  pas  prouvé.  Seuls  les  quatre  i)remiers 
volumes  (sur  six)  sont  de  .Marana;  un  tiers  do  l'ouvrage  doit  être  attribué 
à  un  certain  Cotolendi.  Il  y  eut  aussi  des  additions  nombreuses,  d'origine 
française,  qui  s'introduisirent  au  cours  des  rééditions  successives. 

3.  i684,  si,\  volumes  in-12.  Le  titre  fut  un  peu  modifié  plus  lard  : 
l'Espion  dnn<t  les  cours  des  princes  chrétiens.  Lettres  ou  mémoires  d'un 
envot/é  secret  de  ta  Porte  dans  tes  cours  de  l'Europe,  oii  l'on  voit  les  décou- 
vertes qu'il  a  faites  dans  toutes  les  cours,  avec  une  dissertation  curieuse 
de  leurs  forces,  politique  et  religion. 


L  ORIENT   ET   LA   SATIRE.  28o 

talisman  propre  à  faire  naître  et  à  multiplier  les  acheteurs. 

L'auteur,  inspiré  peut-être  par  les  récentes  ambassades 
de  Siam,  supposait  qu'un  Turc  avait  été  envoyé  en  Europe 
par  la  Sublime  Porte,  afin  d'espionner  les  cours  des  jirinces; 
il  aurait  vécu  à  Paris  pendant  (juarante-cinq  ans,  s'acquit- 
tant  très  fidèlement  de  cette  haute  mission.  Un  hasard 
aurait  fait  découvrir  ses  notes  manuscrites  et  les  brouil- 
lons des  lettres  qu'il  adressait  à  ses  correspondants  turcs; 
tout  cela  aurait  été  déchiffré,  puis  traduit  et  imprimé.  On 
reconnaît  là  la  fiction  de  Montesquieu  ;  lui  aussi  il  prétendra 
avoir  copié  les  Lettres  persanes  sur  les  originaux  qui  lui 
auraient  été  remis  par  Usbeck  et  Rica. 

L'Espion  dans  les  cours  des  jyrinces  chrétiens  est  vraiment 
le  germe,  la  première  ébauche  même,  si  l'on  veut,  du 
nouveau  genre  de  littérature  satirique.  A  vrai  dire,  il  y  est 
surtout  question  d'événements  historiques,  successions  de 
rois,  mouvements  d'armées,  congrès  et  traités  de  paix;  la 
correspondance  de  l'envoyé  turc  enregistre  minutieusement 
tout  ce  <|ui  s'est  passé  d'important;  elle  est  comme  un 
tableau  général  de  la  politique  européenne  au  xvn"  siècle. 
Mais  les  anecdotes  y  ont  une  belle  place.  Ce  qui  intéressait 
surtout  le  public,  c'étaient  les  impressions,  trop  rarement 
ex[»rimées,  que  l'espion  ottoman  recevait  de  Paris  ; 
accueilli  dans  la  bonne  société,  ayant  des  amis  partout,  il  a 
été  à  portée  de  tout  connaître;  il  a  même  eu  occasion  de 
faire  un  séjour  à  la  Bastille!  Ses  lettres  nous  disent  ce  (jui 
l'a  frappé  :  les  embarras  de  Paris,  les  rues  pleines  de  voi- 
tures, le  caractère  léger  et  inconstant  des  Français,  le  luxe 
des  grands  seig'neurs,  l'abondance  des  |»alais  et  des  églises 
la  beauté  des  hôpitaux,  les  agréments  du  Janliu  <b'S 
plantes',  etc. 

1.  Je  me  dispense  des  références  :  on  en  trouvera  une  ample  collection 
dans  l'article  cité  de  P.  Toldo. 


286  LURIKNT    DANS   LA   LITTKRATCRE. 

Sans  efïurt,  il  passait  de  la  simple  observation  à  la  cri- 
tique et  prenait  par  avance  le  ton  moralisateur  d'un  Mon- 
tesquieu. Il  protestait  contre  le  développement  excessif  de 
la  prostitution  parisienne,  contre  la  corruption  générale 
des  mœurs,  qui  gragnait  môme  les  magistrats  et  les  ecclésias- 
tiques; il  disait  la  puissance  de  la  hrigue,  et  la  vénalité;  il 
montrait  le  pou  de  respect  que  les  chrétiens  ont  de  l'église 
où  ils  viennent  prier,  puisqu'ils  y  amènent  leurs  chiens, 
sans  grand  souci  de  la  propreté,  et  môme  regardent  les 
temples  de  Dieu  comme  des  lieux  de  rendez-vous  commodes 
«  poui"  faire  l'amour  aux  femmes'  ». 

La  mauvaise  humeur  satirique  de  Marana  allait  plus  loin  ; 
par  désir  de  la  justifier,  il  en  venait  à  des  considérations 
fort  intéressantes.  Son  Turc  est  un  homme  instruit  qui  a 
lu  les  philosophes  français,  Descartes  surtout,  et  qui  s'est 
donné  une  très  intelligente  ouverture  d'esprit.  Il  se  moijue 
des  superstitions  religieuses  :  on  a  tort,  dit-il,  de  croire 
qiv'on  puisse  conjurer  les  orages  en  sonnant  les  cloches  à 
toute  volée;  et  si  parfois  la  chose  a  un  résultat,  c'est  par 
suite  d'une  simple  action  physique,  analogue  à  celle  qu'une 
violente  canonnade  exerce  sur  l'état  atmosphérique'.  Voici 
qui  est  mieux:  l'espion  ottoman  est  amené  à  éimmérer  les 
nombreuses  sectes  qui  partagent  les  Mahométans;  aussitôt 
il  institue  entre  l'islamisme  et  la  religion  chrétienne,  une 
comparaison  qu'il  était  assez  audacieux  d'imprimer,  au 
w'w  siècle  :  même  spectacle  dans  l'un,  comme  dans 
l'autre  ;  il  y  a  eu  des  schismes  : 

l)e  ces  sctiismes  est  sortie  une  infinité  de  petites  sectes  et 
d'liér(^'sies.  Chaque  église,  chaque  parti  excommunie,  damne  et 
analliénialise  tout  le  monde  :  cependant  les  uns  et  les  autres 
croient  quils  seront  sauvés'. 

1.  Kdition  de  1710,  II,  3. 

2.  1, 3;;o. 

3.  Il,  33. 


L  ORIENT   ET   LA   SATIRE.  287 

Aussi  ce  Turc  est-il  grand  ennemi  de  la  «  bigoterie  »  ;  il 
se  laissera  volontiers  incliner  à  un  scepticisme  raisonna- 
blement philosophique  : 

C'est  ainsi  que  le  monde  est  aux  mains  au  sujet  de  la  religion; 
on  se  persécute,  on  se  mord  et  on  se  mange  les  uns  les  autres, 
parce  que  tous  ne  peuvent  pas  croire  la  même  chose  :  marque 
singulière  de  piété,  et  bon  moyen  de  faire  des  prosélytes!  Ces 
considérations  m'ont  rendu  sceptique  sur  les  points  de  foi  contro- 
versés et  sur  les  matières  d'opinion.  Je  ne  me  détermine  qu'en  ceci 
seulement  que  je  crois  en  un  Dieu  éternel  et  que  j'ai  de  la  véné- 
ration pour  les  saints  ambassadeurs  et  prophètes  '. 

Si  l'on  écrivait  ces  lignes  au-dessus  de  la  signature  de 
Montesquieu  ou  de  Voltaire,  elles  pourraient  bien  passer 
pour  être  d'eux-. 

Ces  réflexions  n'étaient  j)as  la  seule  richesse  de  l'ou- 
vrage :  «  on  y  trouvera  de  la  philosophie,  de  la  morale,  de 
l'histoire,  de  la  politique  et  de  la  galanterie^  ».  En  effet 
si  la  satire  philosophique,  morale  et  religieuse  est  un  des 
éléments  de  ce  livre,  comme  elle  le  sera  dans  les  Lettres 
Persanes,  Marana  n'a  pas  plus  négligé  que  Montesquieu  un 
autre  élément,  et  il  s'est  souvenu,  quoique  discrètement,  du 
goijt  que  le  public  marque  éternellement  aux  histoires 
d'amour,  aux  anecdotes  piquantes.  L'envoyé  turc  nous 
tient  au  courant  de  la  cabale  qu'on  mène  contre  lui  dans  le 
sérail  de  Constantinople,  et  surtout,  il  consacre  plusieurs 
lettres  à  nous  conter  ses- aventures  avec  une  belle  Grecque 
qui,  après  lui  avoir  donné  des  preuves  d'une  affection  non 
déguisée,  le  désole  par  ses  infidélités  ^ 

L'ouvraiic,  bien  que  long,  est  agréable  à  lire,  et  l'on 
s'explique  assez  aisément  son  grand  succès.  De  1GS4  à  ITla 


1.  Même  passage. 

2.  M.  Toldo  a,  dans  l'article  déjà  cilé,  noté  fort  ililigeminenl  tous  les 
passages  qui  ont  une  signillcation  pliilosoptiique  et  anti-religit.Mise. 

3.  Préface  de  l'édition  de  1710. 

4.  1,  226.  2o4. 


288  L'ORIENT   DANS  LA   LITTK UATLRE. 

les  rééditions  se  succèdent,  et  le  procéilé  va  trouver 
hientôl  des  imitateurs.  Le  premier  n'est-il  pas  La  Bruyère^ 
j)eul-élre,  il  a  réinventé,  par  un  clTort  spontané,  l'inj^énieuse 
idée  de  Marana;  en  tout  cas  il  est  curieux  que,  dès  la  pre- 
mière édition  (1G88),  un  passage  des  Caravlcves  appelle  les 
Siamois  à  juger  la  France,  en  leur  prêtant  la  môme  atti- 
tude et  le  même  esprit  <|u'avait  renvoy»'  turc  : 

Si  l'on  nous  assurait  i\\\i'  \v  iiiotir  socn-t  de  l"ami>assa(le  des 
Siamois  a  été  d'exciter  le  Roi  Très  Clirétion  à  renoncer  au  cliris- 
tianisme,  à  permettre  l'entrée  de  son  royaume  aux  Tiilopoinn  t\[\\ 
eussent  pénétré  dans  nos  maisons  ]iour  persuader  leur  religion  à 
nos  femmes  et  à  nos  enfants  et  à  nous-mêmes  par  leurs  livres  et 
leurs  entretiens,  qui  eussent  élevé  des  paijode^  au  milieu  des  villes 
où  ils  eussent  placé  des  figures  de  métal  pour  être  adorées,  avec 
quelles  risées  et  quel  étrange  mépris  n'entendrions-nous  pas  des 
choses  aussi  extravagantes!  Nous  faisons  cependant  six  mille  lieues 
de  mer  pour  la  conversion  des  Indes,  des  royaumes  de  Siam,  de  la 
Chine  et  du  Japon,  c'est-à-dire  pour  faire  très  sérieusement  à  tous 
ces  peuples  des  propositions  qui  doivent  leur  paraître  très  folles  et 
ridicules  '.  « 

Mais  ces  lie  nés  —  presque  voltairiennes,  elles  aussi,  par 
le  fond,  et  même  par  la  forme  —  sont  un  accident,  on 
dirait  presque  un  oubli,  dans  l'œuvre  prudente  de 
La  Bruyère,  et  Dufresny  reste  le  premier  imitateur  de 
Marana. 

Après  que  l'Espion  Inrc,  dit  Voltaire,  eut  voyagé  en  France  sous      ■ 
Louis  XIV,  Dufresni  fil  voyager  son  Siamois  -. 

IV)urtant  la  ressemblance  est  lointaine  entre  (Espioii 
dans  les  cours  et  les  Amusements  sérieux  et  comiques'^ 
(1705).  L  auteur  commence  par  faire  une  satire  de  la  cour, 
dans  le   style  ordinaire  de  La  Bruyère;  jiuis,  il  lui  vient 


''  1.   Caractères,  Esprits  forts,  éil.  Servois,  n"  2'.».  Voir  aussi  :  Jugements, 

p.  3oo. 

^,  2.  Les  Honnêlelés  littéraires,  1167. 

3.  Première  édition,  1703.  Réédité  en  1700,  17U7.  t72:i. 


L  ORIENT   ET  LA   SATIRE.  289 

une  fantaisie  subite  :  lui  aussi,  il  se  souvient  des  ambassa- 
deurs siamois  : 

Je  vais,  dit-il.  prendre  le  génie  d'un  voyageur  siamois  qui  n'aurait 
rien  vu  de  semblable  à  ce  qui  se  passe  daub  Paris;  nous  verrons  un 
p<'U  de  quelle  manière  il  sera  frappé  de  certaines  choses  que  les 
préjugés  de  l'habitude  nous  font  paraître  raisonnables  et  natu- 
relles '. 

C'était  formuler  à  merveille  le  principe  du  genre,  et 
cette  phrase,  dans  sa  jolie  netteté,  pourrait  servir  d'épi- 
graphe à  toutes  les  œuvres  satiriques  du  xvni^  siècle  qui 
s'aidèrent  d'une  fiction  orientale.  Malheureusement 
Dufresny  n'a  guère  tiré  parti  de  son  Siamois:  il  le  pro- 
mène au  Palais  de  Justice,  à  l'Opéra,  dans  les  jardins 
publics,  à  l'Université;  il  lui  montre  la  société,  les  femmes, 
les  joueurs,  le  relâchement  des  liens  du  mariage,  mais  il 
ne  tire  jamais  de  lui  que  de  petites  phrases  et  de  courtes 
exclamations.  C'est  un  personnage  muet,  que  parfois  il 
semble  oublier:  lorsqu'il  y  prend  garde,  il  le  fait  naïvement 
remarquer,  mais  il  ne  songe  pas  du  tout  à  s'en  excuser. 

A  un  seul  moment  il  a  su  mettre  en  valeur  cette  spiri- 
tuelle fiction:  il  suppose  une  lettre  où  le  voyageur  siamois 
raconte  ce  qu'il  a  vu  dans  une  salle  de  jeu-:  il  n'a  rien 
compris  aux  gestes  des  joueurs,  si  bien  qu'il  a  cru  d'abord 
assister  à  quelque  cérémonie  superstitieuse,  en  faveur 
chez  les  Européens.  Le  ton  est  excellent,  la  satire  très  fine, 
mais  la  lettre  dure  à  peine  deux  toutes  [)etites  pages;  et 
c'est  pour  nous  une  désillusion  de  voir  si  vite  abandonné 
un  thème  si  favorable.  Très  agréable,  et  vraiment  plaisant, 
le  livre  de  Dufresny  ne  marquait  aucun  progrès  sur  celui 
de  Marana;  tout  au  plus  indiquait-il  d'une  manière  fugi- 
tive, mais  très  nette,  le  parti  que  la  satire  pouvait  tirer 


1.  Édition  <le  i:06,  p.  3t. 

2.  Dixième  Amusement. 


l'J 


290  LOIUKNT   DANS   LA    LITTHUATIRE. 

d'une  donnée  orientale;  il  dégageait  ce  qui  dans  l' Espion 
dans  k's  cours  était  perdu  et  comme  noyé  au  milieu  dune 
foule  d'autres  indications. 

Le  succès  de  r Espion  ne  s'était  pas  renfermé  seulement 
dans  la  France  et  l'Italie;  des  traductions  avaient  paru  en 
Allemagne  et  en  Angleterre;  —  il  est  vraisemblable  qu'elles 
inspirèrent  à  Addison  et  à  ses  collaborateurs  l'idée  de 
détourner,  au  profit  de  la  bonne  morale,  une  aussi  lieureuse 
invention.  Dans  son  Spectator  (on  sait  le  succès  qu'eut  en 

,  Angleterre  cette  Hevue),  Addison  s'intéressa  beaucoup  à 
l'Orient,  soit  qu'il  fît  des  em[>runts  à  la  philosopbie  des 

'  sages  d'Asie  ',  soit  qu'il  amusât  ses  lecteurs  par  des  contes 

,  turcs,  persans,  arabes  ou  chinois-;  un  jour  il  imagina  de 
publier  un  jouiMial  d'impressions  de  voyage,  (ju'il  préten- 
idait  avoir  été  rédigé,  puis  oublié  à  Londres  par  des  princes 

'  indiens,  récemment  venus  en  Angleterre.  Comme  l'avaient 
fait  Marana,  [luis  Dufresny,  le  Spectator  montrait  ces  1 
étrangers  étonnés  par  les  spectacles  de  la  vie  londonienne, 
et  notant  d'une  manière  très  naïve,  mais  sous  l'aspect  qui 
devait  les  rendre  ridicules,  les  mœurs  et  les  habitudes  des 
Anglais.  Disputes  entres  whigs  et  torys,  théâtres,  extra- 
vagances du  costume  féminin,  mancjue  de  dévotion  dans  les 
églises,...  tout  cela  s'inscrivait  dans  le  journal  des  princes 
asiatiques,  et  voici,  pai'  exemj)le,  comme  échantillon  du 
genre,  ce  qui  les  avait  frappés  dans  les  modes  masculines  : 

Ils  s'étranglent  presque  autour  du  cou  et  se  garrottent  les  mains 
avec  plusieurs  liens....  Au  lieu  de  ces  belles  plumes  dont  nous 
ornons  notre  tète,  ils  attachent  d'ordinaire  un  énorme  amas  de 
cheveux  qui  leur  ombrage  le  front  et  retombe  en  large  toulTe  sur 
le  milieu  du  dos,  et  ils  se  promènent  dans  les  rues  avec  ce  fardeau, 
aussi  tiers  (jur  si  c'était  leur  (  hevelurc  naturelle  ^. 

1.  Traduction  francjaisc,  édition  de  1754,  J,  335:  II,  25",...  etc. 

2.  II.  3o;  III.  H5,  430;  VI,  40,  106,  410;  VII,  214. 

3.  Spectator,  n"  50,  27  avril  1711.  —  Mézières,  Choix  Ups  Essais  du  Spec- 
tateur, 1826,  I,  158. 


^ 


L'ORIENT  ET  L\  SATIRE.  291 

Or  le  Speclalor  fut  presque  aussitôt  traduit  en  français, 
souvent  réédité  depuis,  imité  plus  souvent  encore'  :  de 
bonne  heure  donc,  le  public  put  retrouver  dans  ce  recueil, 
à  la  fois  badin  et  sérieux,  la  fiction  orientale  qui  l'avait 
amusé  chez  Marana  et  Dufresny.  Mais  faut-il  s'écrier  avec 
M.  Meyer  :  «  Le  e^erme  des  Lettres  persanes  n'est-il  pas  là 
tout  entier?  n'y  retrou ve-t-on  pas  jusqu'à  la  forme  épistolaire 
qui,  pour  d'autres  motifs  encore,  convenait  à  Montesquieu? 
L'esprit  du  Spectateur,  tour  à  tour  austère,  hardi,  sceptique, 
religieux,  n'est-ce  pas  l'esjjrit  des  Lettres  persanesl...  Assu- 
rément tout  semble  faire  croire  que  c'est  là  le  modèle  que 
l'auteur  a  eu  sous  les  yeux"-!  »  Ce  sont  là  affirmations  au 
moins  douteuses  :  le  livre  de  Marana  a  paru  plus  de  vingt 
années  avant  celui  d'Addison,  et  il  pouvait,  bien  plus  que 
lui,  puisqu'il  est  tout  entier  écrit  en  lettres,  inviter  Montes- 
quieu à  la  forme  épistolaire.  Au  moment  où  parurent  les 
Lettres  persanes,  il  avait  déjà  été  imprimé  quinze  fois,  alors 
i\\ni\e  Spectateur  yçudixi  seulement  d'être  traduit:  et  quant 
à  l'inspiration  dont  Montesquieu  a  pénétré  son  volume, 
inspiration  qui,  si  elle  est  «  hardie  et  sceptique  »,  n'est 
assurément  ni  «  austère  »  ni  «  religieuse  »,  on  croira  sans 
peine  que  le  futur  auteur  de  1^ Esprit  des  Lois  n'avait  qu'à 
la  tirer  de  son  j)ropre  fonds. 


111 


Rica  et  moi,  dit  l'àbck  ^  dans  la  première  des  Lettres  persanes, 
nous  somme.s  peut-être  les  premiers  parmi  les  Persans  que  l'envie 


1.  Il  y  eut  des  S/jeclalPurs  hollandais,  danois,  suisses,  américains....  etc. 
Voir  la  liste  dans  la  Bibliof/rnp/iie  de  la  Presse  de  Halin,  |SG6. 

2.  -M.  Meyer,  Études  de  crilit^ue  ancienne  et  moderne,  1850,  p.  i"4. 

3.  Nom  proltablement  emi)runté  à  un  personnage  des  Mille  et  un  Jours 
(voir  l'histoire  de  Couloufeet  de  la  belle  Dilarai. 


292  L  ORIENT  DANS  LA   LITTEUATIHE. 

de  savoir  ait  fait  sortir  de  leur  pays  et  qui  aient  renoncé  aux  dou- 
ceurs d'une  vie  tranquille  pour  aller  laborieusement  cheicher  la 
sagesse. 

C'était  là,  (le  la  jiart  de  Montesquieu,  une  manière  déli- 
cate et  modeste  de  revendiquer  pour  son  œuvre  la  pleine  ori- 
ginalité. Autre  chose  est,  en  littérature,  comme  en  science 
ou  en  philosophie,  d'entrevoir  confusément  tout  ce  dont  une 
idée  peut  être  riche;  autre  chose  d'étaler  et  de  donner"  au 
jinhlic  les  richesses  qu'elle  contenait  en  effet,  devenues  com- 
munes désormais,  ainsi  qu'une  monnaie  j)artout  acceptée 
et  partout  nécessaire.  Quoi  qu'en  dise  M.  Mcyer,  Montes- 
quieu ne  doit  rien  à  Addison;  quoi  que  semhle  insinuer 
Voltaire',  il  ne  s'est  pas  inspiré  de  Dufresny-.  V  l" Espion 
de  Marana,  alors  si  répandu,  il  a  emprunté  l'idée  même  de 
son  œuvre,  la  forme  aussi  où  il  devait  enclore  les  observa- 
lions  satiriques  et  morales  que  lui  avaient  suirgérées  ses 
contemporains,  (^est  là  ce  que  marquaient  les  éditeurs 
hollandais,  en  assurant  que  le  livre  était  dans  le  goût  de 
f Espion  dans  les  cours;  mais  de  ce  qui  n'était  chez  l'histo- 
rien génois  qu'indications  éparses,  éhauches  à  j)cine 
tracées  ^  Montesquieu  a  su  composer  un  tout  sincrulière- 
menl  vivant  :  il  s'est  donné,  comme  il  le  dit  lui-même, 


lavantaiit'  d»-  pouvoir  joindre  de  la  i>liilosopliie,  de  la  pnlili(|ue  et 
de  la  murale  à  un  roman,  et  de  lier  le  tout  ]iar  uni'  chaîne  secrète, 
fl  en  (juel(|ue  façon  inconnue*. 


1.  Ilonni'tele-s  lillrraires,  1~67.  Voir  aussi  Avant-I'ropos  du  ('omy)icnlaive 
(le  l'Esprit  d);s  Lois.  1777. 

2.  Voir  Villeinain,  Èludfs  de  litlcvalure  française,  XVllV  siècle,  ISKi, 
p.  :$32. 

3.  Dans  son  article,  d'ailleurs  si  inléressani,  M.  1».  Toldo  a  heaucoup 
cxa^'cré  ses  rapprocliemcnls  ;  il  en  a  vu  là  où  il  n'y  en  a  certainement 
aucun.  Il  est  vrai  (]uil  a  mis  un  certain  patriolisme  italien  à  revcmiiciuer 
pour  Marana  toute  I  originalité  de  Montesquieu. 

4.  Quelques  referions  sur  les  Lettres  persanes,  en  lèle  de  ITililion 
de  I7:;'k 


i 


l'orient   et   la   satire.  293 

Le  succès,  unique  et  subit,  des  Lettres  persanes  a 
d'ailleurs  été  lexcellente  preuve  de  leur  originalité.  Si 
Marana,  Dufresny  et  Addison  avaient  été  autre  chose  que 
des  précurseurs  lointains  ou,  si  l'on  veut,  les  premiers 
pionniers  qui  se  risquent  en  une  contrée  nouvelle,  qui  ne 
voit  que  Montesquieu  aurait  été  devancé,  et  que  des  Lettres 
indiennes  ou  Javanaises  auraient  précédé  les  Lettres  per- 


sanes 


19 


Dès  sa  jeunesse,  d'ailleurs,  Montesquieu  s'était  acheminé 
vers  cette  œuvre  par  tout  un  travail  desprit  dont  il  nous 
reste  ([uelques  traces;  de  bonne  heure,  il  lut  les  récits  de 
voyage  en  Asie  et  les  volumes  des  conteurs  arabes-;  il 
s'amusa  aussi  à  recueillir  des  chansons,  qui  formaient 
comme  une  histoire  satirique  du  règne  de  Louis  XIV ^-  Sa 
réflexion  s'était  vite  éveillée  sur  les  problèmes  de  religion 
et  sur  les  considérations  sociales;  à  vinet-deux  ans,  il 
composait  sous  forme  épistolaire  un  petit  écrit  «  }»our 
prouver  que  l'idolâtrie  de  la  plupart  des  païens  ne 
paraissait  pas  mériter  une  damnation  éternelle'  ».  Déjà  il 
lui  plaisait  d'habiller  d'un  costume  apprêté  les  conclusions 
de  son  jeune  scepticisme;  et  il  ne  se  lassa  jamais  de  l'agré- 
ment qu'on  trouve  à  cette  sorte  de  fictions.  Après  les 
Lettres  persanes,  il  écrivit  les  Lettres  de  Xénocrate  à  Phérès, 


1.  On  trouvera  partout  la  bibliographie  des  Lettres  persanes.  La  pre- 
mière est  datée  du  20  janvier  1711,  la  plus  récente  du  1"  novembre  11-20. 
—  La  composition  a  dû  être  Ires  fragmentaire.  —  Kn  17  ii,  Montesquieu 
ajouta  à  son  livre  un  supplément  de  douze  lettres  nouvelles:  dautres 
avaient  été  composées,  qui  ne  furent  pas  publiées.  On  sait  qu'il  e.xislail 
un  manuscrit  contenant  environ  quarante  lettres.  Voir  Vintroduclion  de 
l'édition  de  1721  et  Mélnn^es  inédits  de  Montesi/uieti,  18'J2,  p.  xvi   et  suiv. 

2.  Les  papiers  de  Montesquieu,  au  chikteau  de  la  Brède,  contiennent  des 
notes  sur  Bantam,  le  Japon,...  etc.  La  documentation  sur  l'.Vsie  est  très 
riche  dans  l'Esprit  des  Lois. 

3.  Vian,  Histoire  de  la  rie  et  des  ouvrar/es  de  Montes'iuieu,  187y,  p.  22. 

4.  DWlembert.  Étoffe  de  Montesquieu.  Vian,  ouvrage  cité,  p.  30  (d'après 
un  Mémoire  pour  servir  à  l'élof/e  de  Montesquieu,  par  .M.  de  Secondai  son 
fils.  Vian,  p.  yj~). 


294 


LORIKNT   DANS   LA    LITTKHATLUE. 


qui  sont  une  satire  de  la  l{«''i;ence ',  et  vers  le  même  temps 
il  samusa  à  composer,  dans  le  goût  des  Mille  el  une  Xuils, 
une  histoire  plus  ou  moins  exotique,  riche  de  métamor- 
J  phoses  et  de  métempsycosesvc,  où  Ayesda,  le  voyageur 
indien,  promenait  son  humeur  satirique  et  son  esprit 
grivois  au  milieu  d'une  société  imaginaire,  qui  ressemhlait 
singulièrement  à  la  société  française.  Le  Temple  de  Guide 
et  Arsace  el  Isménie  sont  aussi  «  dans  le  goût  des  épisodes 
dont  l'auteur  a  emichi  les  Letti'es  persanes'^  «.Montesquieu 
ne  s'y  montrait-il  [)as  «  historien,  philosophe  et  législateur 
profond  »,  et  (mi  même  (emp.s  «  le  ))eintre  des  Grâces,  un 
censeur  tiii  et  piais.int*  »?  L'ahhé  de  Voisenon  assure  que 
de  tels  ouvrages  lui  valurent  «  des  Ixjnnes  fortunes,  à 
condition  qu'il  s'en  cacherait'  »  ;  on  en  croit  volontiers 
cette  mauvaise  langue  :  Montesquieu  n'a  aimé  l'esprit  et 
prisé  le  succès  que  quand  ils  se  présentaient  sous  la  forme 
d'un  déguisement. 

A  ce  point  de  vue  les  Lellres  persanes  avaient  une  très 
suffisante  couleur  orientale.  Grimm  l'a  vantée  avec  un 
peu  d'exagération  :  «  Le  lecteur  agréahlement  surpris  et 
satisfait  se  dit  toujours  en  lisant  :  Si  j'étais  Persan,  j  au- 
rais dit  et  pensé  comme  lui''  ».  Certes  Montesquieu  n'a 
j)oint  voulu  faire  étalage  d'exaclilude  ethnologi(|ue,  et  il 
ne  s'est  {las  [)iqué  <le  i-eproduire  les  véritaliles  mœurs  ou 
les  vraies  idées  d'un  Persan  ;  cela  eût  été  au  reste  mal  con- 
forme à  son  dessein.  Au  moins  a-l-il  eu  souci,   hitu  |dus 


\  J    1.  MvUuKjes  inrdils,  p.  194.  Composé  vers  1723. 
\     j  2.  Histoire  vérilnhln  clans  les  Mé/anf/es  incdits. 


3.  Grimm,  Corres/iondance  liltérnire,  janvier  1*81,  tMJiiidii  Tunrtieiix, 
XFII,   U8. 

4.  Aiifcdolcs  littêrairrs  de  l'alihi';  de  Voisenon,  F'aris,  1880.  p.  lOi. 
'■'<.  Mrnie  passage 

f>.  Cones/ionflaïue  lillérdire.  Juin  l'oli,  é<l.  Toiirnciix.  11.  24ii.  Kn 
revanche  \V.  Scoll  disiil.  parail-il  :  ■■  La  coiiloiir  locale  est  ce  qni  fait 
le  pins  (léraiil  à  l'aulour  des  Letltp<  persanes  »  (d'après  Méziêres  :  Juge- 
mciits.  .-enlrnces  et  réi»inisce7iccs  liUérairef). 


L  (3RIP:NT   et  la   satire.  29o 

que  ses  prédécesseurs,  de  rappeler  à  chaque  instant,  par  de 
menus  détails,  l'exotisme  de  la  fiction  :  à  ïavernier  il  a 
demandé  l'itinéraire  que  suivent  ses  voyageurs  persans  pour 
venir  en  Europe';  il  a  pris  dans  Chardin  «  le  tomheau  de 
la  vierge  qui  a  mis  au  monde  douze  prophètes-  »,  la 
fameuse  épée  d'Aly  à  deux  pointes',  d'autres  traits  encore \ 
Surtout  il  est  allé  chercher  auprès  des  voyageurs  toutes 
les  indications  par  lesquelles  il  a  essayé  de  donner  un  peu 
de  vérité  à  son  roman  oriental.  Il  est  inutile  de  constater 
ici,  par  des  rapprochements  faciles,  tout  ce  que  Montes- 
quieu a  dû,  pour  la  peinture  du  sérail  d'Lsbeck,  aux  récits 
de  voyages  et  à  l'idée  commune  de  l'Orient  voluptueux;  il 
n'est  pas  un  des  détails  peut-être  dont  on  ne  puisse 
retrouver  au  moins  l'origine  et,  si  je  })uis  dire,  la  sugges- 
tion. En  cela,  il  précédait  Crébillon,  et  il  ne  faisait  que 
suivre  la  tradition  ;  bien  souvent  les  Lettres  persanes 
donnent  l'impression  d'un  «  chapitre  des  Mille  et  une  Xiiits 
habillé  à  la  mode  par  un  philosophe  libertin  '  ». 

Mais,  pour  le  surplus,  Montesquieu,  en  écrivant  son 
livre,  n'a  eu  qu'à  regarder  autour  de  lui,  et  à  s'en  remettre 
à  son  esprit  naturel;  il  avait  été  frappé,  provincial  nouvel- 
lement débarqué  à  Paris,  des  embarras  de  la  ville,  de 
lOpéra,  des  théâtres,  des  cafés;  il  avait  observé  curieuse- 
ment la  société,  les  femmes  surtout,  les  modes,  les  j)ré- 
jugés  sur  le  duel  et  le  point  d'honneur,  la  noblesse;  il  avait 
noté  le  relâchement  des  liens  de  la  famille  et  du  mariage. 
Ses  Persans  eurent  les  mêmes  étonnements  qu'avait 
connus   le   [u'ovincial,    mais    ils  ne   s'ap[)liquèrent  point, 

.  1.  Tavernier,  I,  "4.  —  Lettres  persanes,  XIX. 

2.  Chardin.  111.  'ô\.  —  Lettres  persanes,  1,  XVil. 

3.  Chardin,  Vlll,  61.  —  Lettres  persanes,  XVI. 

4.  Par  exemple,  sur  les  missions.  Chardin,  11,  21  ;  III,  167,  197,  251. 

o.  Vian,  ouvrage  cité,  p.  63.  Noter,  dés  les  premiers  travaux  scientitiijues 
de  Montesquieu,  son  style  cherché,  parfois  grivois  et  inconvenant  (  Vian, 
p.  i9). 


296  L"0UII:NT   dans   la    LITTKKATUIU'. 

comme  lui,  à  les  taire,  ni  même  à  en  atténuer  la  vivacité; 
on  excuse  et  on  aime,  chez  un  étranger,  les  expressions  île 
sa  surprise  : 

...  Ils  se  trouvaient  tout  ;i  coup  transiilaiilés  eu  Europe,  c'est-à- 
dire  clans  un  autre  univers.  Il  y  avait  un  temps  où  il  fallait  néces- 
sairement les  représenter  pleins  d'ignorance  et  de  préjugés...  Leurs 
premières  pensées  devaient  être  singulières;  il  semblait  qu'on 
n'avait  rien  à  faire  qu'à  leur  donner  l'espèce  de  singularité  qui 
peut  compatir  avec  de  l'esprit  :  on  n'avait  à  peindre  que  le  senti- 
ment qu'ils  avaient  eu  à  chaque  chose  qui  leur  avait  paru  extraor- 
dinaire '. 

C'était  là  en  effet  la  loi  même  du  nouveau  genre,  et 
Montesquieu,  se  faisant,  à  plaisir,  ingénu  et  candide,  n'avait 
eu  garde  d'y  manquer. 

Mais  Usbeck  et  Hica  avaient  plus  et  mieux  à  dire  (|ue 
des  impressions  aussi  superficielles;  ijs  devaient  faire 
entendre,  prudemment  et  avec  perfidie,  l'indignation  des 
I philosophes  devant  l'intolérance  religieuse  qui,  à  cette 
époque,  brûlait  les  Juifs  en  Espagne,  condamnait  les 
[)rolestants  en  France,  et  interdisait  en  Europe  toute  mani- 
festation libre  de  la  pensée:  ils  discuteraient  de  hautes 
questions  de  métaphysique  el  de  morale,  avec  une  fran- 
chise de  jugement  qu'on  n'aurait  pas  soulTcrte  en  un  Fran- 
çais, mais  que  peut-être  on  pardonnerait  indulgemment  à 
un  étranger,  ignorant  de  nos  habitudes.  Les  problèmes 
religieux  surtout  jirenaient  dans  le  livre  une  imjiortance 
que  déjà  d'ailleurs  Marana  avait  commencé  à  leur  doimer  : 
do  môme  (prL'sbeck  écrit  au  tnoullak  Méhémet-Ali  pour  lui 


I.  Quelques  réflexions  en  lète  de  l'édition  de  t7o4.  Garât,  dans  ses 
Mémoires  sur  ht  vie  de  Stiard,  1820.  p.  XO.  a  assez  lieureusemenl  com- 
menté ces  indications  :  "  I>es  observateurs  des  phénoniénes  île  la  nature 
ont  pour  interroger  el  même  pour  prévoir  les  variations  de  l'alniospiière 
des  instruments  plus  sensibles  que  les  organes  de  riiomme;  en  se  faisant 
Persan  pour  peindre  nos  mœurs.  .Monlosiiuieu  s'est  aussi  comme  donné 
des  organes  tout  neufs  et  plus  sensibles  que  ceux  que  l'habitude  de  nous 
voir  avait  pu  émousser  ». 


L  ORIENT    ET   LA    SATIRE.  297 

soumettre  ses  doutes  et  le  prier  d'éclairer  sa  croyance,  de 
même  l'espion  turc  avait  adressé  à  son  moufti  plusieurs 
lettres  où  il  disputait  théologie  avec  lui  *  ;  comme  le  maho- 
métan  de  Marana,  le  Persan  de  Montesquieu  note  les 
dissensions  qui  partag^ent  le  royaume  du  Christ;  il  s'en 
indigne,  et,  dressant  au-dessus  de  cette  honteuse  confusion 
l'image  dune  Asie  tolérante  et  philosophe,  il  blâme  le 
fanatisme  des  chrétiens.  Plus  audacieusement  encore,  il 
reproche  au  clerg-é  ses  richesses  usurpées  et  les  tentatives 
qu'il  fait  chaque  jour  pour  accaparer  l'Etat;  il  ose  traiter  le 
pape  de  «  magicien  »  et  de  «  vieille  idole  qu'on  encense  par 
habitude  -  ». 

En  outre  de  cette  fiction  orientale  et  libertine,  de  cette 
satire  des  mœurs  du  temps,  et  de  ces  indignations  philoso- 
phiques, il  y  avait  des  pages  d'histoire  et  de  législation, 
dont  on  dirait  qu'elles  sont  déjà  des  chapitres  de  l'Esprit 
des  lois^\  et  en  effet  Montesquieu  a  pu  passer  par  une  pente 
naturelle  et  brève  d'un  ouvrage  à  l'autre.  Sa  matière, 
comme  sa  forme,  était  vraiment  dune  extrême  richesse,  et 
l'on  a  dit  assez  joliment  :  «  Toute  l'Europe  en  se  cotisant  »r 
ne  j)Ourrait  faire  un  seul  de  nos  bons  volumes  français  :  ... 
les  Lellres  persanes  par  exemple  *  ». 


TV 


Après  les  Lettres  persanes,  les  procédés  de  la  littérature 
satirique  sous  fiction  orientale  se  trouvèrent  définitivcmeiil 


1.  Par  exemple.  Espion,  I,  38. 

2.  Marat  —  le  futur  terroriste  —  a  dit  assez  justement,  quoiqu'en  un 
style  déclamatoire,  le  fond  de  philosophie  des  Lettres  persanes  (Élof/e  df 
Montesquieu,...  le  2S  mars  I7S'>,  édition  de  ISSIi,  p.  S  et  suiv.i. 

3.  Par  contre,  CEspril  des  lois  rappelle  quelquefois  les  Lettres  persanes. 
Ainsi  :  liv.  XVI.  chap.  vi  et  vui;  liv.  ,\IX,  rliap.  v. 

4.  Stendhal,  De  l'amour,  p.  2sl. 


298  L"(lIUl-NT    DANS  LA   LITTERATLHE. 

fixés:  et  puisque  nous  allons  les  rolrouvor,  pour  ainsi  dire, 
stéréotypés  dans  un  certain  nombi'e  d'autres  œuvres,  il 
n'est  pas  mauvais  d'en  arrêter  la  formule.  Il  ne  suffit  pas, 
pour  marcher  sur  les  traces  de  Montesquieu,  «  de  faire 
voyager  un  Turc  ou  un  Iro(|uois  en  France,  de  lui  faire 
écrire  des  lettres  à  ses  amis,  dans  son  pays  et  de  les 
dater  à  l'orientale  '  »  ;  c'est  là  un  cadre  qu'il  faut  remplir 
d "abord  par  une  ai^réable  satire  des  mœurs  contempo- 
raines; puis,  élevant  un  peu  le  ton,  on  pourra  traiter,  sous 
une  forme  badine  qui  justifie  le  paradoxe  et  permet  les 
hardiesses,  de  hauts  problèmes  de  politique,  de  morale  et 
de  métaphysique.  Il  ne  sera  même  pas  interdit,  pourvu 
qu'on  y  prenne  quelque  précaution,  de  nier  l'existence  de 
Dieu,  et  d'insinuer,  chose  plus  erave,  que  ])eut-être  le 
gouvernement  de  Louis  XV  n'est  pas  l'idéal  du  genre 
monarchique.  La  philosophie  et  la  satire  étant  ainsi  satis- 
faites, il  fauilra  faire  sourdre  une  nouvelle  source  d'intérêt; 
ce  Turc  ou  ce  Siamois  nous  rebat  les  oreilles  de  la  France, 
ne  pourrait-il  [)as  nous  dire  quelques  mots  du  Siam  et  de 
la  Tun|uie?  Nous  y  prendrons  plaisir,  comme  à  une  chose 
moins  connue,  surt<»ut  si  ce  ([uil  nous  raconte  est  un  trait 
de  mœurs  piquant,  une  anecdote  un  peu  risquée,  une 
nouvelle  assez  scabreuse.  Au  bout  d'un  certain  nombre  de 
lettres,  l'auteur  pourra  s'arrêter  court;  et  s'il  possède 
(pirbuic  talent,  il  aura  la  satisfaction  de  n'avoir  point 
ennuy(''  le  lecteur,  bien  (|ue  celui-ci  ait  peut-être  lu  dix 
fois  la  même  chose. 

Les  Lettres  persanes,  écrit  Montosquiou,  ourent  d'abord  un  d('l)it 
si  prodigieux  que  les  libraires  niireiil  tout  en  usage  pour  en  avoir 
des  suites.  Ils  .illaient  tirer  par  la  manche  tous  ceux  qu'ils  ren- 
contraient :  "  Monsieur,  disaient-ils,  faites-moi  des  lettres  persanes  '^  ». 


1.  (Iriinm,  Correspondance  littéi-aire,  édilion  Tonrneiix,  II,  2i'i. 

2.  <Jtti'l'^ues  réflexions,  édilion  de   IToi. 


L'ORIENT   ET   LA   SATIRE.  .  299 

L'anecdocte  est  jolie,  mais  il  est  vraiment  curieux  que  les 
auteurs,  ainsi  sollicités  par  les  libraires,  se  soient  fait  pen- 
dant si  longtemps  prier,  avant  de  leur  donner  satisfaction  : 
la  première  imitation  du  livre  de  Montesquieu  ne  parait 
1  qu'en  1130,  c'est-à-dire  près  de  dix  ans  après.  Grinim  nous 
jy  {assure  '  que  les  Lettres  persanes  ont  suscité  une  multitude 
de  Lettres  turques,  arabes,  iroquoises,  saitvayes —  etc.,  mais 
on  a  vite  fait  d'établir  une  liste  assez  restreinte  de  ce  genre 
de  productions;  et  Montesquieu  était  bien  plus  proche  de  la 
vérité  quand  il  parlait  des  «  quelques  ouvrag-es  charmants 
qui  ont  paru  ilepuis  les  Lettres  persa)ies'-  ». 

Ces  quelques  ouvrages  dont  Montesquieu,  bon  confrère, 
fait  un  éloge  si  aimable,  ont  bien  été,  eu  trois  quarts  de 
siècle,  une  vingtaine  ^  Il  est  inutile  de  s'arrêter  longtem[)S 
à  des  œuvres  assez  justement  oubliées;  elles  ont  à  peu 
près  le  même  intérêt  que  les  auteurs  dramatiques,  obscurs 
et  médiocres,  du  xvu'  siècle,  dont  le  grand  mérite,  sinon  le 
seul,  est  d'avoir  été  les  contemporains  d'un  Racine  ou  d'un 
Molière.  D'ailleurs  la  valeur  en  est  fort  inégale  :  à  côté  de 
compositions  vraiment  réussies  et  très  plaisantes,  comme 
les  Lettres  cVAmahed  de  Voltaire,  il  en  est  d'indiciblement 
ennuyeuses,    comme    les    Lettres    chinoises    du     marquis 


A 


1.  Grimm,  passar/e  cilé  plus  haut. 

2.  Quelijues  réflexions,  édition  de  1754. 

3.  Lf^llres  d'une  Turque  à  4'nris,  l'31.  —  Nouielle.'i  lettres  persanes, 
traduites  de  l'anf/lais,  1735.  —  D'Argens,  Lettres  chinolsrs,  1735  (souvent 
réodilé).  —  L'Espion  turc  à  Franc/'orl,  1741.  —  L'Espion  cfiinois  en  Europe, 
1745.  —  Lettres  d'Osman,  1753.  —  Relation  de  l'Inhiliu.  émissaire  île  l'empr- 
reur  de  la  Chne  en  Europe,  17(10  (attribué  à  Frédéric  llj.  —  Lettres  sia- 
moises. 17<H.  —  L'Espion  cliinois,  1765.  —  Lettres  d'Af'fi  à  Zurac,  i7(')tj.  — 
Voltaire,  les  Lettres  d'Amabed,  1709.  —  Lettres  d'un  Persan  en  Angleterre, 
1770.  —  Lettres  d'un  Indien  à  l'aris,  1788.  —  Lettres  persanes...,  journal 
pour  IIS'J  et  1790.  —  En  179'J  le  Messager  des  relations  extérieures  fait 
•  raisonner  un  Persan  sur  nos  événements  politiques  »  (Sclimidt,  TalAeau 
de  ta  Révolution,  III.  i05).  —  Lavallée,  Lettres  d'un  Mameluck,  1803.  — 
Duc  de  Levis.  V'oi/af/e  de  Kanfj-lii  ou  Souvelles  lettres  chinoises.  1812.  Il 
faudrait  tenir  compte  aussi  des  Lettres  mos'ovites,  péruviennes,  fiollan- 
daises,  roumaines,  illi noises,  juives,  iroquoises,  weslp/ialiennes,  cheras- 
kiennes,...  etc.,  composées  à  rimitalion  des  lettres  persanes. 


300  L  OUiENT   DANS  LA   LlTTEllATLUE. 

d'Argeiis;  leur  plus  grand  défaut  à  toutes,  c'est  d'être  un 
j)asti<he  trop  exactement  réussi,  ou  même  une  simple  con- 
tinuation des  Leilres  persanes.  S'alTranchissent-elles  <ie 
cette  imitation,  c'est  [tour  remonter  alors  jusqu'à  VEspion 
de  Marana  et  pour  en  cojtier  la  teneur  et  le  style.  Toujours 
les  mêmes  spectacles  sont  promeriés  devant  nos  yeux  :  et 
ces  Siamois,  ces  Turcs  ou  ces  Indiens  vont  inlassablement 
s'extasier  à  l'Opéra;  avec  une  monotonie  désespérante,  ils 
se  moiiuenl  de  la  légèreté  des  Français,  blâment  la 
coquetterie  des  femmes,  et  condamnent  le  relâchement  de 
la  famille!  Ce  sont  aussi  les  mêmes  problèmes  philoso- 
phiques qu'avait  déjà  agités  Montesquieu  :  c'est  partout  le 
même  esprit,  hostile  au  clergé  et  à  la  religion. 

Tout  au  plus  pourrait-on  noter  une  atTectation  peut-être 
un  peu  plus  grande  d'exotisme  :  La-za-ky-ha,  Ta-soo-Pra- 
Poat,  Ze-Kiœ-Ymy  '  font  assurément  meilleure  figure  sur 
le  papier  qu'Usbeck,  Rica  et  Solim;  les  Lettres  siamoises 
(llGl)  n'ont  |)res(|ue  pas  une  |)a^e  qui  ne  soit  illustrée 
d'une  note  ou  de  lexjilication  d'un  terme  oriental.  Mais  c'est 
là  simple  apparence  ;  en  réalité  les  mœurs  d'Asie  n'occupent 
j»as  plus  de  place  (ju'idles  n'en  avaient  eu  dans  les  Lettres 
persanes.  Même  la  partie  romanesque  a  tendance  à  dimi- 
nuer :  plus  d'histoires  aussi  savoureuses  que  celle  du  sérail 
des  femmes  d'Lsbeck;  plus  de  personnages  aussi  réjouis- 
sants (pic  le  i;rand  eunuipie  Sélim!  à  peine  lit-on,  par 
moments,  des  anecdotes  à  peu  près  décentes,  et  le  récit 
d'amours  pr(*sque  pures,  quelquefois  très  chastes  et  légi- 
times. L'Orient  grivois  et  voluptueux  est  devenu  le  domaine 
du  roman  |»roprement  dit,  et  l'on  n'ose  plus,  dans  un 
recueil  de  lettres,  tenter,  après  Crébillon  et  Voisenon,  des 
succès  (ju'ils  ont  accaparés. 

1.  Correspondants  de  Nadazir  dans  les  Lettres  nkonoixes. 


4 


L  ORIENT   ET   LA   SATIRE.  301 

En  revanche  les  événements  tout  contemporains  ont 
dans  ces  œuvres  un  rôle  considérable;  chez  Montesquieu  il 
n'avait  guère  été  question,  en  cette  matière,  que  de  la  mort 
de  Louis  XIV,  de  la  venue  d'un  ambassadeur,  ou  de  la 
bulle  Unifjenitus.  Avec  ses  imitateurs,  les  bruits,  les  racon- 
tars de  la  ville  et  de  la  cour  sont  l'objet  le  plus  ordinaire 
des  lettres  que  les  Chinois  ou  les  Indiens  adressent  à  leurs 
correspondants  lointains;  on  y  parle  du  dernier  livre,  de  la 
idernière  mode,  et  du  dernier  scandale.  C'est  une  sorte  de 
evue  de  l'année,  à  l'usage  des  gens  du  monde,  jouée  avec 
es  costumes  orientaux.  Quelques-uns  de  ces  ouvrages  sont 
même  une  manière  de  journal,  puisqu'ils  paraissent  à  des 
intervalles  réguliers,  ou  bien  selon  les  exig-ences  de  l'actua- 
lité. Les  Letlres  chinoises  en  sont  le  meilleur  exemple'. 
Pendant  plus  d'un  an,  elles  ont  paru,  le  lundi  et  le  jeudi  de 
chaque  semaine,  en  petits  cahiers  de  huit  pages,  et  si 
d'Argens  s'est  arrêté  après  la  cent  cinquantième,  c'est  qu'il 
était  malade,  et  ne  pouvait  continuer  :  mais  il  avait  l'inten- 
tion, après  avoir  promené  ses  héros  en  France,  en  Perse, 
en  Moscovie,  en  Chine,  en  Suède  et  au  Danemark,  de  leur 
faire  visiter  par  surcroît  le  Siam,  l'Italie,  la  Géorgie, 
l'Arménie,  l'Ethiopie  et  quelques  autres  parties  encore  dans 
l'univers!  Aussi  son  livre  n'a-t-il  aucune  unité  :  à  mesure 
qu'il  s'allonge,  il  perd  tout  caractère  satiri(|ue  ou  oriental; 
c'est  seulement  un  éternel  pamphb't  où  lautcur  accumule 
toutes  ses  connaissances,  compile  toutes  ses  lectures, 
atfaque  tous  .«.es  ennemis,  propose  toutes  ses  i-éformes  et 
étale  foutes  ses  utopies  :  c'est  en  un  mot  un  livre  de  pro- 
pagande encyclopédique.  De  plus  en  plus  d'ailleurs  c'était 
vers  ce  dessein  qu'on  inclinait  la  conception  de  l'Orient; 
on  l'avait  accommodée  un  peu  à  tous  les  goûts,  rompue  à 

1.  .Même  procédé  dans  les  Leilres  cabalistiques  et  ies  Lettres  Juives. 


i 

r  qu 


302 


LOIUICNT   DANS   LA    LITTKIIATURE. 


toutes  les  transformations,  et  il  était  naturel  qu'on  l'em- 
ployât à  ce  qui,  vers  1750,  devint  la  grande  pensée  du 
siècle. 


Le  piocédé  était  excellent  (on  l'avait  vu  à  l'épreuve)  qui, 
sous  l'habit  peu  exotique  d'une  légère  fiction  orientale, 
permettait  les  gamineries  de  la  satire  et  les  audaces  de  la 
pensée  :  prudence  et  hardiesse  de  l'esprit,  désir  de  la  nou- 
veauté, goût  pour  les  histoires  libertines,  tout  y  trouvait 
satisfaction.  Aussi  n'étonnera-t-il  point  que  ce  procédé  ail 
été  tiré  hors  de  la  forme  épistolaire  où  le  succès  de  C Espion 
d'ahord,  puis  des  Lettres  persanes,  avait  paru  devoir 
l'immobiliser.  Rica  et  Usbeck  ne  manquèrent  pas  d'imita- 
teurs, qui  se  piquèrent  d'être,  après  eux,  des  correspondants 
spirituels  et  profonds;  mais  le  nombre  fut  peut-être  plus 
grand  de  ceux  qui,  Orientaux  d'un  moment,  feignirent,  sans 
pour  cela  se  croire  obligés  d'écrire  des  lettres,  d'étaler  les 
curiosités  asiatiques  que  faisaient  naître  en  eux  les  bizar- 
reries de  la  civilisation  française. 

Et  tout  d'abord  comment  le  théâtre  n'en  aurait-il  pas 
profité?  On  imagine  assez  volontiers  une  revue  où  se  suc- 
céderaient, transcrites  en  quelques  scènes,  adroitement 
mimées,  les  plus  jolies  des  Lettres  persanes;  la  satire  y 
aurait  certes  moins  de  portée,  mais  la  fiction  aurait  un 
attrait  plus  immédiat.  En  elTet,  l'année  même  où  parut  le 
livre  de  Montesijuieu,  il  y  eut  un  Arlequin  sauvar/e^;  avec 
assez  de  brio  et  des  exagérations  voulues,  l'auteur  y  repré- 
sentait un  sauvage  qui  hrurtail  avec  ingénuité  les  mœurs 
parisiennes,  assez   habilement  pour  en   faire  ressortir  la 


1.  De  .M.  de  risle,  17  juin  17TJ, 


A 


L  ORIENT   ET   LA   SATIRE.  303 

drôlerie  et  quelquefois  la  sottise.  Même   donnée   dans   le 
Chinois  poli  en  France  \  où  l'on  vit  un  Chinois  de  contre- 
bande, plus   occupé    à    caricaturer    les    petits-maîtres    de 
Paris  qu'à  pratiquer  les  vertus  de  Gonfucius.  Moins  ouver- 
tement,   mais    avec    même    intention,  l'honnête    «    philo- 
sophe  »  qui  composa  les  Jammabos  ou  les  ^Joines  Japo- 
nais, tragédie  dédiée  aux  mânes  d'Henri  IV-,  usa  du  Japon 
(comme  dun  commode  déguisement:  et  de  peur  que  ses 
lecteurs   ne  reconnussent  pas  aussitôt  les   finesses  de  sa 
satire,  il   les   avertit,  par  une  préface,  que   sa   pièce  était 
emplie  d'allusions  et  que  toutes  s'appliquaient  aux  jésuites  ! 
Mais  ce  fut  Voltaire  surtout  qui  usa  du  procédé;  ainsi 
qu'il  refaisait  les  tragédies  de   Grébillon,  on  eût  dit  qu'il 
voulait,  par  une  sorte  de  jalousie,  faire  concurrence  aux 
Lettres  persanes:  mais,  renonçant  à  créer,  sur  le  même 
modèle,  une  œuvre  qui  n'eût  été  qu'un  pastiche  plus  ou 
moins  réussi,  il   varia  ses   imitations  et  les  dissémina  à 
travers  toute  son  œuvre.  Que  d'Orientaux  il  a  fait  bavarder, 
aussi  bien  dans  des  contes  fantaisistes  que  dans  des  traités 
de  philosophie!  Tantôt  c'est  le  sage  Babouc,  qui,  envoyé 
Z'par  l'ange  Ituriel,  va  visiter  une  Persépolis  singulièrement 
)  bâtie  à  limage  de  Paris  ^  tantôt  c'est  le  fakir  Bababec  qui 
f  se  livre  ridiculement  à  des  besognes  extatiques,  destinées 
I  uniquement  à  bafouer  les  moines  d'Occident  '.  Ailleurs  un 
mouphti  de  l'empire  ottoman  parlera,  comme  un  censeur 
/   royal,  d'interdire  tout  livre  et  tout  commerce  de  librairie'; 
'  un  Indien  et  un  Japonais  s'entretiendront  du  grand  lama. 


1.  20  juillet  nsi. 

2.  S.  1.,  1779.  aUribué  à  Fenouillot  de  Falbaire. 

3.  Le  monde  comme  il  va,  vision  de  Babouc,  1746.  fVoir  le  Retour  di; 
Babouc  à  Persépolis,  1789:  —  Le  Fils  de  Babouc  à  Persépolis,  1790;  —  Aou- 
velle  vision  de  Babouc,  1796.) 

4.  Bababek  et  les  fakirs,  1750. 

5.  De  l'horrible  danger  de  la  lecture,  1700. 


304  LOIllENT   DANS  LA   LlTTKllATLUI-:. 

ce  qui  permettra  de  parler  assez  mal  du  pape';  le  fakir 
BcHimhabef  soutiendra  grotesquement  au  disciple  de  Con- 
futzée,  Ouang,  que  le  peuple  a  besoin  d'être  trompé  par 
/'  des  fraudes  pieuses-;  l'énumération  pourrait  être  assez 
long-ue  encore',  évoquant  des  souvenirs  amusants  et  des 
inventions  spirituelles,  mais  elle  suffit  déjà  à  avertir  que 
le  procédé  de  Montesquieu  était  familier  à  Voltaire. 

11  lui  était  si  familier  qu'on  le  retrouve  en  des  passages 
où  d'abord  il  paraît  surpi'ennnt,  tant  l'artifice  est  dissimulé 
avec  soin.  Le  dernier  chapitre  du  Siècle  de  Louis  A'/T  : 
«  Disputes  sur  les  cérémonies  chinoises  »,  en  est  un 
curieux  exemple;  il  vaut  la  peine  qu'on  s'y  arrête  un 
moment,  d'autant  que  sa  vraie  signification  a  été  parfois 
mise  en  doute;  peut-être  apparaîtra-t-elle  tout  à  fait  nette, 
si  l'on  accepte  d'y  voir  une  satire  déguisée,  et  si  l'on  se 
souvient  que  l'auteur,  comme  nous  en  prévicnticnl  les 
éditeurs  de  Kiel,  glorifia  toujours  la  nation  chinoise  «  afin 
de  faire  honte  à  la  notre  ». 

Arrivé  au  terme  de  son  ouvrage,  ayant  achevé  depuis 
loni: temps  le  récit  des  événements  politiques  et  mili- 
taires, après  avoir  longuemeni  appr(''ci(''  l'administi'ation 
de  Louis  XIV,  et  donné  aux  lettres,  aux  sciences  et  aux 
arts  du  xvu""  siècle  toute  l'admiration  convenable,  Voltaire 
s'arrête  aux  affaires  religieuses  qui  troublèrent  le  règne 
du  l{oi-Snleil.  Il  (II!  les  querelles  jansénistes  et  quiétistes, 
ainsi  que  la  persécution  des  protestants;  il  est  tout  naturel 
qu'il  vienne  à  la  dispute  des  cérémonies  chinoises.  Mais  ce 
qui  est  singulier  c'est  que  le  livre  se  termine  sans  aucune 

1.  Dic.t  onnaire  philosop/tif/uc,  tin  mol   (Iatkciiis.me  du  Japonais. 

2.  niclionnaire  phtlosopliii/iie,  au  mol  Fkauhe. 

3.  Voir,  surtout,  Essai  sur  les  Mœuis,  Avant-Propos,  xviii,  et  cha|).  cxc; 
—  Remarques  de  l'Essai  sur  les  Mœurs;  —  Voyage  de  !<cannentado;  — 
Lellres  à  M.  Pauv,  m6;  —  Èpilrr  au  l'oi  de  la  Chine,  1771  :  —  Dictionnaire 
philosophique,  aux  mots  :  Chine.  Puissance,  Dialogues  philosophiques  XX 
ET  XXIV,...  etc. 


l"orient  et  la  satire.  30b 

espèce  de  conclusion!  La  chose,  vu  l'importance  de  l'ou- 
vrage, serait  tout  à  fait  bizarre!  En  réalité  le  chapitre  «  des 
cérémonies  chinoises  »  est  lui-même  une  conclusion:  Vol- 
taire n'a  pas  refusé  à  Louis  XIV  les  éloges  qu'il  mérite:  il 
a  montré  la  gloire  donnée  à  la  France,  les  progrès  écono- 
miques, l'encouragement  qu'ont  reçu  les  lettres  et  les  arts; 
mais  il  déplore,  en  Ijon  encyclopédiste,  qu'un  règne  aussi 
grand  ait  été  troublé  par  de  sottes  querelles  de  religion; 
il  regrette  en  un  mot  que  le  xvu'  siècle  n'ait  pas  connu 
l'esprit  de  tolérance.  C'est  là  ce  que  le  dernier  chapitre  du 
livre  est  chargé  de  faire  entendre. 

Il  ne  s'agit  pas  d'écrire  tout  crûment  que  Louis  XIV 
eut  tort  d'expulser  les  protestants:  le  gouvernement  de 
Louis  XV  ne  l'aurait  certes  pas  permis.  Mais  [luisque  son 
suje^  l'amène  précisément  à  parler  de  la  Chine,  pourquoi 
Voltaire  n'userait-il  pas  de  l'ordinaire  déguisement?  Assu- 
rément l'ouvrage  est  un  livre  d'histoire  sérieux:  il  n'est 
pas  interdit  toutefois  d'y  insinuer  des  plaisanteries;  on 
ris(|ue  tout  au  plus  d'effaroucher  ce  bon  président  Hénault, 
exact  rédacteur  de  ï Abréijé  chronologique  '.  Le  Fils  du  Ciel 
va  être  mis  en  balance  avec  Louis  XIV,  et  de  cette  compa- 
raison sortira  spontanément  le  blâme  que  Voltaire  veut 
formuler  contre  l'intolérance  religieuse  du  xvu"  siècle-. 

Dès  le  début  du  chapitre,  d'ailleurs,  on  nous  avertit  de 
sa  juste  signification  : 

Cette  dispute  caractérise  mieux  qu'aucune  autre  cet  esprit  actif, 
contentieux  et  querelleur  qui  règne  dans  nus  climats  '. 

Il  nous  suffira  maintenant  dr  demi-mots  poui'  com- 
prendre : 

1.  Lettre  inédite,  l"ol.  citée  par  Lion,  le  président  Hénaull,  1903.  p.  C,~. 

2.  Même  procédé,  à  propos  de  la  même  question.  Essai  sitr  les  Mœurs, 
CXCV. 

3.  Siècle  de  Louis  XIV.  édition  Bourgeois,  p.  785. 

20 


306  L  ORIENT   DANS  LA   LITTERATl'UE. 

L'empereur  qui  par  les  lois  pouvait  l'aiie  punir  de  niorl  |le  car- 
dinal (le  Tournon;  se  ronlenta  de  le  bannir'.  «  L'arriH  [de  pro- 
scription |  fut  porté  le  10  janvier  1724,  mais  sans  aucune  (Irtrissure, 
sans  décerner  de  peines  rii,'oureuses,  sans  le  moindre  mot  oITensanl 
contre  les  missionnaires,  qui  furent  accompagnés  d'un  mandarin 
pour  avoir  soin  d'eux  dans  le  chemin  et  les  garantir  de  toute 
insidtc  -.  » 

Nous  entendons  aisément  qu'il  est  fait  allusion  aux  soignes 
lamenlaldes  qui  précédèrent,  aceompairnèrent  et  suivirent 
la  révoration  de  Tl^dil  de  Nantes;  les  monarques  chinois 
ont  fait  |)reuve  (Tniu^  ((dérancc  sans  exemple  alors,  et  qui 
fait  j)araître  en  pleine  lumière  la  brutalité  du  g"Ouvernement 
de  Louis  XIV. 

D'ailleurs,  les  empereurs  Kang-lii  et  Young-Tching  sont 
le  modèle  de  ce  que  n'avait  pas  été  le  izrand  Roi,  de  ce 
qu'aurait  dû  être  Louis  XV;  ils  avaient  autorisé,  après 
consullalion  des  tribunaux  de  l'empire,  l'enseiirnement  do 
la  religrion  chrétienne;  ils  avaient  consenti  k  discuter  avec 
les  envoyés  du  |)ape  des  questions  de  théologie  ardues,  et 
même  à  se  justifier  devant  eux  du  reproche  d'athéisme  : 
c'étaient  donc  des  monanjues  indulgents  et  tolérants;  de 
plus  ils  ajq»araissaient  comme  des  souverains  j)hilosophes, 
des  despotes  éclairés.  Young-Tching  était  le  type  du  bon 
roi,  encourageant  l'agriculture,  assurant  la  justice,  préve- 
nant les  disettes,  et  défendant  (pTou  lui  élevât  des  arcs  de 
triomphe.  Quel  coutrast<'  avec  le  lîoi-Soleil! 

Aussi,  s'il  avait  fini  |)ar  proscrire  hors  de  la  Chine  la  reli- 
gion chrétienne,  semblant  par  là  démentir  sa  haute  répu- 
laiiou  de  tcdérance,  c'est  (jue  vraiment  il  n'avait  pu  faire 
auticuient  : 

l,es  mêmes  Jésuites...  avouent  que  cet  empereur  était  un  des  jilus 
sages  et  des  plus  généreux  princes  qui  aient  jamais  existé^ . 

1.  1'.  :'.t2. 

2.  p.  7fl5, 

."5.  Essai  sur  les  Mœurs,  C.XCV. 


L  ORIENT   ET   LA   SATIRE.  307 

An  pnbîic  (le  dire  si  Yoiing-Tching-  n'a  pas  justement 
(loiViie  une  preuve  de  sagesse,  en  condamnant  les  Jésuites! 
en  tout  cas  les  philosophes  le  lui  pardonnaient  bien  volon- 
tiers :  si  même  il  y  avait,  dans  cette  histoire,  quelque 
Jésuite  mis  à  mort,  Voltaire  s'en  consolait  aisément: 

C'est  ainsi  que  nous  faisons  exécuter  en  France  les  prédicants 
Imguenots  qui  viennent  y  faire  des  attroupements  contre  la  volonté 
du  roi  '. 

Comme  autrefois  La  Bruyère-,  comme  Montesquieu ^  il 
condamnait  la  propag-ande  relig-ieuse  et  l'institution  des 
missionnaires  : 

>"os  nations  sont  les  seules  qui  aient  voulu  porter  leurs  opinions 
comme  leur  commerce  aux  deux  extrémités  du  monde....  Cette 
fureur  de  prosélytes  est  une  maladie  particulière  à  nos  climats"'. 

Le  Siècle  de  Louis  XIV  se  terminait  donc  par  un  appel 
à  la  tolérance,  il  évoquait  devant  les  yeux  un  royaume 
idéal  où  il  n'y  avait  pas  de  Jésuites,  oiî  le  roi  était  philo- 
sophe, 011  le  despotisme  était  inconnu;  c'était  le  contraire, 
sans  nul  doute,  de  la  France  d'alors  !  Voltaire  se  gardait  bien 
de  le  dire  lui-même  :  c'était  l'empereur  Kang-hi,  et  l'empe- 
reur Young-Tching  qui  avaient  l'illusoire  responsabilité  de 
ces  audaces.  Et  lorsque  lun  d'eux  répondait  au  moine 
Parennin  : 

«  Que  diriez-vous  si,  nous  transportant  dans  l'Europe,  nous 
tenions  la  même  conduite  que  vous  tenez  ici?  en  bonne  foi,  le 
souffririi'z-vous  ^^?  » 

il  faisait,  ni  plus  ni  moins  qu'Usbeck  et  Hica,  de  la  satire 
contemporaine  sous  une  fiction  orientale. 

1.  Siècle  de  Louis  XIV.  p.  792. 

2.  Voir  p.  288. 

3.  Lettre  LXL 

4.  Su''cle  de  Louis  XI W  p.  T'.tG. 

D.  P.  '9C,.  Voir  Essai  sur  tes  Mœurs,  CXCVl. 


1 


CJIAIMTRE   V 


L'ORIENT    ET    LA    PHILOSOPHIE. 


I.  L'Orient  et  la  pliilosopliie.  —  Les  Jésuites  eux-mêmes  provoquent  les 
rellexions  de  la  libre  pensée  sur  l'Asie  :  traductions  et  vulgarisations. 
—  Après  la  Chine  vertueuse  des  Jésuites,  la  Chine  laïque  des  pliilo- 
sophes.  —  Développement  de  ce  thème  :  Montesquieu  et  l'Orient  :  idée 
du  dopolisme,  théorie  des  climats. 

II.  Voltaire  contre  Montesquieu  :  critique  de  l'Esprit  des  Luix.  —  Son 
enthousiasme  [tour  l'Asie,  sa  documentation.  —  L'Essai  sur  les  Mœurs 
et  les  civilisations  orieiitales.  —  Influence  de  l'univrc.  —  Tentative  de 
réaction  contre  l'Orient  :  Grimm  et  Rousseau.  —  Le  juste  milieu  : 
Diderot. 

m.  Quels  ont  été  les  |irolits  intellectuels?  —  L'Asie  est  réduite  philoso- 
phiquement à  deux  abstractions  :  despotisme  et  tolérance  :  1"  elle  est  le 
symbole  du  despotisme;  de  là  des  études  de  politique;  conséquences  : 
l'histoire  laïque;  sentiment  de  la  diversité  des  civilisations  et  en  même 
temps  de  lunilé  intime  de  l'humanilé.  —  Au  point  de  vue  pratique, 
résultats  ruineux  du  •■  despotisme  oriental  ■■;  avantage  du  «  despotisme 
éclairé  »  (la  Chine). 

IV.  2"  I/.\sie  est  aussi  le  symbole  de  la  tolérance.  —  Ktudes  d'histoire  des 
reli^'ions;  la  comparaison  des  dogmes;  théorie  de  l'évolution  des  idées 
religieuses.  —  Conclusion  pratique  :  l'exégèse  biblique  cl  la  critique 
des  superstitions  :  l'intolérance  détruite  dans  son  fondement.  —  Au 
contraire  •  l'Asiatique  tolérant  ••  :  la  Chine  et  la  religion  naturelle  : 
théisme  et  tolérance. 


I 

Des  œuvres  liumorisliijiies  et  rieuses,  comme  le  sont  les 
L'-Hres  jx'DiduPS,  conduisirent  les  auteurs  et  le  jxiblic  à  la 
concepliiin  iliin  Orient,  amusant  certes,  mais  point  itadin 
ni  folàlre.  Pailniil  réapparaissait  un  tlirine  g^énéral,  à 
peine  dissimulé  sous  la  fiction  et  dans   la   satire    :   l'Asie 


L  ORIENT   ET   LA   PHILOSOPHIE.  309 

ipeut  et  doit  nous  donner  des  leçons.  Or,  bien  qu'il  soit  plus 
commôJè  de  faire  Ta  leçon  à  autrui  que  de  l'instruire  vrai- 
ment, le  chemin  est  pourtant  court  qui  entraîne  du  rire  à 
la  réflexion,  du  trait  moqueur  à  l'enseignement  profitable. 
Usbecket  Rica,  si  parisiens  qu'ils  fussent  devenus,  savaient 
s'intéresser  encore  aux  choses  de  Perse,  se  souvenir  des 
gouvernements  et  des  religions  d'Asie;  comme  Montesquieu 
ne  les  avait  point  trop  embarrassés  de  préjugés,  ils  eurent 
là  —  et  les  lecteurs  avec  eux  —  matière  à  d'ingénieux 
commentaires  et  à  des  considérations  historiques  d'une 
lointaine  portée.  Pour  éclairer  la  science  de  la  politique, 
on  avait  déjà  l'histoire  de  l'antiquité  et  celle  des  temps 
modernes;  ne  pourrait-on  pas  renouveler,  c'est-à-dire 
étendre  le  domaine  de  ces  études,  en  rapprochant  les  civi- 
lisations d'Asie  et  celles  d'Europe?  en  un  mot  il  y  avait 
toute  une  insd^uction  à  dégager  de  la  contemplation  de  cet 
Orient,  à  qui  l'on  demandait  d'ordinaire  d'égayer  l'imagina- 
tion ou  de  divertir  l'esprit.  Les  philosophes  le  comjtrirent 
et,  très  consciemment,  ils  s'avisèrent  des  richesses  intel- 
lectuelles que  leur  offrait  l'exotisme  : 

V  Les  potentats  de  l'Europe  et  les  négociants...  n'ont  eu  pour  objet 
,y\  dans  toutes  ces  découvertes  que  de  nouveaux  trésors.  les  phito- 
^  I  sophe^  ont   (lécourcH   tout  un  }ioiivel  unucrs  en  morale  et  en  phij- 

'  sique'^^ 

Comment  furent-ils  poussés  à  ces  découvertes,  et  com- 
ment les  mirent-ils  en  valeur? 

Les  enthousiasmes  des  missionnaires  ^  la  bonne  volonté 
des  savants'  avaient  d'avance  tout  à  fait  préparé  ces  svm- 
pathies  intellectuelles  vers  lOrient  sé/ùeiix;  et  quiconque 
lisait    leurs    (ruvres   avec    assez    d'application    devait    s'y 

1.  Voltaire,  Essai  sur  les  Mœur-i.  cliap.  cxi.iii. 

2.  Voir  p.  107. 

3.  Voir  p.  14". 


310  l'orient   dans  la   LlTTHllATL'RE. 

laisser  glisser  par  une  pente  facile  :  on  s'accoutuma  à  voir 
,  obstinément  dans  Thomme  d'Asie  l'habitant  vertueux  d'une 
contrée  idéale,  où  l'on  pouvait  jouir  pleinement  des  «  droits 
de  1  humanité  '  »,...  et  qui  avait  le  très  grand  avantage  de 
n'être  point  la  France  !  De  cette  conception  les  Jésuites 
surtout  curent  le  mérite  et  la  responsabilité  :  on  ne  répé- 
tera pas  comment  ils  peignirent  les  Chinois,  ce  peuj)le 
merveilleusement  civilisé,  régi  par  un  gouvernement 
paternel,  obéissant  à  des  magistrats  pieux  et  tolérants,  j>os- 
sédant  un  corps  de  lois  admirables,  et  des  philosophes  dune 
sublime  sagesse!  Mais  on  tient  à  dire  que  les  idées,  ainsi 
semées  par  eux,  germèrent  en  d'autres  terres;  que  la  vul- 
garisation les  déforma  ou  plutôt  les  détourna  du  dessein 
premier  dans  lequel  elles  avaient  été  conçues.  11  faut 
montrer  comment,  instruits  par  les  pères  de  la  compagnie 
de  Jésus,  les  {)hilosoi>hes  apprirent  à  trouver  dans  les  civi- 
lisations d'Orient  des  arguments  convenables  pour  ruiner 
\  la  conception  du  despotisme,  attaquer  le  principe  d'une 
religion  révélée  et  proclamer  la  vertu  de  la  tolérance. 

l..e  [loint  de  départ  de  celte  vulgarisation  fut  la  querelle 
des  cérémonies  chinoises,  les  livres  d'apologie  qui  se  mul- 
tiplièrent alors  avec  une  si  édifiante  profusion,  et  |>arnii 
eux  les  trailuctions  des  œuvres  des  philosophes  de  la  Chine, 
celles  de  Confucius  surtout.  Plusieurs  gros  livres  latins 
parurent,  œuvre  de  la  commission  de  Pékin,  le  plus  connu 
V  en  iGHl,  le  Confucius  SiiKiruin  j)liiloso/)hus  \  Mais,  comme 
si  les  Jésuites  avaient  craint  qu'il  ne  fût  pas  assez  lu,  ils 
en  donnèrent   aussitôt  deux  petits  abrégés  français  ';  les 


i.  VoUaire,  Essai  sur  les  Mœurs,  cliap.  cxciii  la  propos  de  la  l'erse). 

2.  Voir  p.  124  et  15',t. 

3.  Lettre  sur  la  morale  de  Confucius,  /j/iilosophe  de  la  Chine,  KISS.  —  La 
morale  de  Confucius,  filiilosophe  de  la  Chine.  23  Janvier  1088.  Déjà  en  1672 
les  Jésuites  avaient  publié  une  éililion  franraise  du  Sinarttni  Scienfia 
fllnlorcetla  (extraits  de  Confucius). 


L'ORIENT  ET  LA  PHILOSOPHIE.  3H 

auteurs,  qui  dissimulent  mal  leur  qualité  ou  à  tout  le  moins 
leur  inspiration  ecclésiastique,  résumèrent  assez  claire- 
ment la  morale  de  Gonfucius,  et  non  moins  clairement, 
avec  une  naïveté  étourdie,  ils  avouèrent,  bien  mieux  ils 
indiquèrent  aux  libertins,  leurs  contemporains,  les  argu- 
ments que  la  pensée  libre  pouvait  venir  y  chercher  : 

C'est  une  morale  «  infiniment  sublime,  dit  l'un,  simple,  sensible 
et  puisée  dans  les  plus  pures  sources  de  la  raison  naturelle  '.  Ces 
enseignements,  écrit  l'autre,  ne  sont  pas  seulement  bons  pour  les 
gens  de  la  Chine,  mais  je  suis  persuadé  qu'il  y  a  peu  de  Français 
qui  ne  s'estimât  {sic)  fort  sage  et  fort  heureux  s'il  pouvait  les  réduire 
en  pratique  -. 

C'est  à  quoi  Ton  s'employa  de  bonne  heure,  cependant 
(|ue  les  Jésuites  continuaient  leur  œuvre  de  traduction  et 
de  vulgarisation  ^  L'idée  se  forma,  puis  se  développa  quel- 
ques années  par  un  travail  de  latente  germination  : 
vers  17"2o  la  formule  en  était  presque  arrêtée  et,  à  l'époque 
oii  l'Allemand  Wolf  '*  se  faisait  condamner  pour  avoir 
prononcé  un  éloge  philosophique  et  athée  de  la  morale 
chinoise,  un  Français,  anonyme  et  prudent,  «  tira  des 
ouvrages  de  Gonfucius  »  une  «  idée  générale  du  gouver- 
nement et  de  la  morale  des  Chinois  ^  ».  Ce  volume,  très 
court  (il  n'a  pas  quarante  pages),  montre  à  merveille  com- 
ment la  Chine,  dérobée  aux  mains  des  Jésuites,  fut  acca- 
parée par  les  philosophes. 

C'était  tout  simplement  un  panégyrique  de  Gonfucius  et, 
à  son  propos,  de  la  Chine  entière;  mais  l'œuvre  était,  si 

1.  La  morale  de  Con'^uc'nis,  Avertissement. 

2.  Lettre  sur  la  morale  de  Con/'ucius,  p.  1. 

3.  Voir  les  nonil)reuses  publications  relatives  à  Confiiciiis  clans  les 
bibliographies  de  la  querelle  des  cérémonies  chinoises,  citées  p.  129.  Je 
rappelle  ici  le  Sinensis  imperii  libri  claxsici  se.r,  1"H.  —  Spécimen  doctrin.e 
velcrum  Sinarutn  moralis  et  polilics,   1724. 

4.  Voir  p.  149. 

."(.  Idée  rfénérale  du  qouvernement  et  de  la  morale  des  Chinois,  tirée 
particulièrement  des  ouvraç/es  de  Gonfucius  par  M.  D.  S**',  Paris,  1729. 


^: 


312  L  ORIENT  DANS  LA   LITTK UATIRE. 

l'on  peut  dire,  laïque,  et  l'on  y  cliercherait  vainement  les 
préoccupations  intéressées  qui  poussaient  d'ordinaire  les 
Jésuites  à  exalter  le  pays  des  mandarins.  «  La  vertu  et  le 
mérite,  disait  l'auteur,  sont  l'àme  même  du  i:ouvernement 
chinois  »  :  dans  cette  contrée  idéale  il  n'y  avait  d'autre 
noldesse  que  la  vertu,  d'autre  aristocratie  que  celle  à 
laquelle  on  s'élevait  par  ses  services  et  ses  cliari2;es  ;  les 
fonctionnaires  étaient  responsables,  les  impôts  lécrers  et 
perçus  avec  peu  de  frais  ;  on  Icx  ail  les  armées  sans 
ojipresser  la  population.  Le  peuple,  sajrement  adonné  à 
laiiriculture,  menait  une  vie  heureuse  et  paisible;  la  reli- 
gion était  la  morale  de  Confucius,  dont  le  grand  principe  : 
«  Ne  fais  pas  à  autrui  ce  que  lu  ne  voudrais  pas  (pTon  te 
fît  h  toi-même  »,  enseignait  la  charité,  l'humanité,  la  tolé- 
rance; elle  disait  aussi  que  le  fils  doit  respecter  son  père 
plus  qu'aucun  être  au  monde,  que  le  roi  doit  aimer  ses  sujets 
comme  ses  enfants,  et  pratiquer  Iiii-nu'me  la  vertu,  afin  que 
1rs  li.ibitants  de  srm  royaume  suivent  son  exemple.  Quel 
i-êvc  pour  un  iiliildsophc  égaré  en  plein  siècle  de  Louis  XV, 
et  dans  l'esprit  duquel  1  utopie  venait  se  heurter  brutale- 
ment chaque  jour  aux  contradictions  de  la  réalité! 

Peu  à  peu  cette  conception  philoso|)hique  et  morale  de 
l'Orient  se  dévelojipa;  déjà  Bayle  en  avait  dessiné  les 
linéaments;  d'Argens,  dans  les  Lellres  chinoises  \  ne  man- 
qua pas  de  la  reprendre;  il  se  plut  à  opposer  la  tolérance 
asiatique  à  l'acharnement  de  l'Ég^lise  contre  la  liberté,  et 
aux  disputes  relig^ieuses  dont  rp]urope  olTrait  alors  le  triste 
spectacle  :  ses  vovageurs  chinois  Siœu-Tcheou,  Choang 
et  Yn-Che-Chan  n'élaienl-ils  |>as  d'ailleurs  des  esprits 
remarquablement  intellig^ents,  ouverts  à  toutes  les  idées, 
dég-agés  de  tous  les  préjugrés,   tels  enfin  que  prétendaient 

).  Voir  p.  301. 


L'ORIENT   ET   LA  PHILOSOPHIE.  313 

être  les  philosophes?  Mais,  jusquau  milieu  du  xviir'  siècle, 
cette  tendance  à  intellectualiser  tout  à  fait  l'Orient  ne 
s'était  guère  révélée  qu'en  des  tentatives  éjiarses;  Montes- 
quieu ouvrit  vraiment  les  études  nouvelles  :  VEsprit  des 
Lois  fut  le  premier  livre  où  l'Orient,  pour  le  plus  grand 
profit  de  la  pensée,  servit  à  éclairer  l'histoire  et  la  légis- 
lation, et  à  constituer  la  science  naissante  de  l'économie 
politique. 

Montesquieu  a  commencé  sa  recherche  philosophique 
par  une  enquête  g^énérale  sur  le  monde  : 

J'ai  d'abord  examiné  les  hommes le  n'ai  point  tiré  mes  prin- 
cipes de  mes  préjugés,  mais  de  la  nature  des  choses  '. 

Ce  sera  le  procédé  aussi  de  Voltaire,  dans  Y  Essai  sur  les 
Mœurs;  Rousseau,  par  contre,  négligera,  pour  son  Contrat 
social,  un  travail  de  ce  genre,  qui  eût  gâté  assurément,  dans 
sa  formation,  le  beau  système  de  ses  déductions  logiques; 
une  telle  méthode  suppose  en  effet  un  esprit  curieux  et 
souple,  plus  désireux  d'étendre  ses  connaissances  que  de 
démontrer  sa  méthode;  elle  réclame  aussi  une  documen- 
tation considérable,  une  richesse  prodigieuse  de  lectures. 
Montesquieu  ne  s'est  point  dérobé  à  la  besogne;  il  lut,  il 
annota,  il  «  mit  en  fiches  »  une  quantité  de  livres,  vrai- 
ment extraordinaire  pour  une  époque  où  les  scrupules  de 
l'information  embarrassaient  bien  peu  le  commun  des  his- 
toriens. Or  il  est  remarquable  que,  parmi  cet  amas  de  faits, 
de  références  et  d'anecdotes,  les  choses  d'Orient  sont 
en  aussi  bonne  place  que  les  souvenirs  de  l'antiquité  ou  les 
législations  modernes.  La  conséquence  en  a  été  très 
g-rande;  non  seulement  le  livre  gagna  une  variété,  fort 
profitable  en  une   matière  si  alistraife;    mais  suitout   les 

\.  Esprit  (les  Lois,  Préface. 


314  L'ORIENT  DANS  LA   LITTÉRATURE. 

points  de  vue  auxquels  on  avait  coutume  de  s'installer, 
pour  cnvisaLier  le  déroulement  de  l'histoire,  furent  tout  à 
fait  déplacés. 

A  une  matière  plus  abondante  et  plus  diverse  il  fallut 
un  cadre  moins  étroit,  et  des  méthodes  spéciales  de  classi- 
fication. Je  ne  crois  pas,  par  exemple,  que  Montesquieu  eût 
jamais  imaginé  la  théorie  des  climats,  s'il  n'avait  eu  en 
considération  les  pays  d'Asie;  en  se  bornant  à  l'Europe,  il 
n'eût  |»()iut  trouvé,  dans  son  étendue,  des  dilïerences  telles 
qu'il  |tùt  fonder  sur  elles  sa  doctrine;  du  moins  est-ce 
dans  les  contrées  orientales  qu'il  alla  chercher  la  plupart 
des  exemples  dont  il  prétendit  aj)[)uyer  sa  démonstration  '. 
De  inéme  aurait-il  abouti  à  une  distinction  aussi  précise 
entre  les  trois  formes  de  gouvernement  s'il  n'avait  cru 
voir  dans  les  civilisations  d'Asie  le  type  d'un  despotisme 
absolu  tel  que  l'Occident  ne  pouvait  lui  en  donner  l'image? 
L'Inde,  la  Turquie  et  la  Chine  furent  chez  lui  le  modèle 
parfait  de  «  l'étal  despoticjue  dont  le  principe  est  la 
crainte  -  »  ;  là-dessus  il  édilia  tout  un  système  de  consé- 
(juences  neuves.  Il  apparaît  donc  bien  que  la  connaissance 
de  l'Asie  fut  grandement  utile  à  l'originalité  de  son  œuvre; 
certes  il  n'étudiait  pas  r(hMent  en  lui-même  :  il  se  boi-iiait 
à  lui  demander  un  peu  précipitamment  des  exemples; 
néanmoins  l'Inde  et  la  Chine  —  celle-ci  avec  beaucoup  de 
réserves  ^  — ^  avaient  sa  sympathie  *  ;  à  leur  propos,  il 
avait  énoncé  des  ojdnions,  très  formelles,  intéressantes 
d'abord  en  soi,  fécondes  aussi  par  les  discussions  qu'elles 
allaient  susciter.  L'Esprit  des  Lois  provoqua  ÏEssni  su?' 
les  mœurs;  et  c'est  de  ses  affirmations  sur  l'Asie  que  Yol- 


1.  Esprit  des  Lois,  \\\ .   Xl\'. 

2.  Par  exemple,  liv.  VIII,  cliap.  xxi. 
:{.  Voir  liv.  VIII,  chap.  xxi. 

4.  Liv.  VII, rhap.  XVII.  —  Liv.  XIV,  chap.  viii.  —Liv.  XL\,  riiap.  xix,...  etc. 


L  ORIENT   ET   LA   PHILOSOPHIE.  315 

taire  eut  surtout  le  dessein  de  reprendre  Montesquieu. 
L'Orient  était  dès  lors  un  élément  essentiel  des  recherches 
d'histoire,  un  thème  favori  de  la  réflexion  philosophique. 


II 

Bien  des  choses  agacèrent  Voltaire  quand  il  lut  f  Esprit 
des  Lois  ;  d'abord  c'était  un  beau  livre  et  un  i>rand  succès  ; 
or  il  n'aimait  guère  que  le  public  s'enthousiasmât  sur  des 
œuvres  qu'il  n'avait  point  signées  lui-même  :  ne  savait-il 
pas  mauvais  g-ré  à  Crébillon  d'avoir  obtenu  quelquefois 
lies  applaudissements  pour  ses  trag-édies  !  En  outre,  l'inten- 
tion générale  de  l'ouvrage  et  l'esprit  dans  lequel  il  av^it 
été  écrit  ne  l'accommodaient  guère  :  aussi  se  mit-il  à  le 
«  regratter  »  avec  la  minutie  d'un  Malherbe  acharné  à 
trouver  des  taches  dans  les  vers  de  Desportes  '.  Il  connais- 
sait très  bien  l'Asie  on  l'a  déjà  constaté)  et  il  l'aimait 
d'une  très  grande  affection;  il  jugea  que  Montesquieu  en 
avait  souvent  parlé  avec  irrévérence  ;  il  se  plaignit  des 
railleries  sottes  que  l Esprit  des  Lois  enfermait  à  propos 
i  de  la  Turquie,  et  de  ses  exagérations  quand  il  étalait  la 
cruauté  du  despotisme  ottoman  -;  il  défendit  les  Japonais 
contre  d'abominables  imputations  ^  et  surtout  il  se  fâcha 
violemment  que  le  gouvernement  de  la  Chine  eût  reçu 
iquelques  critiques  et  qu'on  l'eût  rangé  dans  la  classe  des 
états  despotiques  *. 

Ce  ne  sont  pas  là  de  simides  disputes  d'érudits,  ni  des 
querelles  oiseuses  :  elles  signalent  chez  les  deux  auteurs 


1.  Voir  son  Commentaire  sur  V Esprit  des  Lois. 

2.  Commentaire,  'IZ   XH    et   X.\X.    Voir    aussi   Essai  sur    les   Mœurs, 
'   chap.  cxcii 

3.  Commentaire,  ;"  XLVI. 

4.  Commentaire,  ;',  XXIV. 


316 


L  (HUENT   DANS   LA    LITTEUATLHE. 


J 


des  tendances  d'es[>ril  tout  opposées;  ils  ont  l'un  et  l'autre 
donné,  pour  Tinterprétation  des  faits  historiques,  une  for- 
mule nouvelle.  Montescjuieu  voulait  tout  expli(|uer  :  il 
recherchait  les  causes,  il  jui^eait,  il  criliijuaif  '  ;  de  là  il 
tirait  des  vues  générales  et  simplistes.  Voltaire  constatait, 
ra|ij>rochait  et  groupait  les  événements,  plus  soucieux  de 
découvrir,  dans  Ihistoire,  des  mouvements  que  des  ensei- 
gnements. L'un  compilait  les  textes  de  lois,  l'autre  collec- 
tionnait les  anecdotes  de  mœurs;  l'un  voyait  Thumanité  à 
travers  ses  codes,  l'autre  tâchait  de  la  retrouver  dans  les 
manifestations  de  la  vie  réelle.  Aussi,  contre  l'idée  de  loi 
un  peu  rigide.  Voltaire  dressa  l'idée  de  mœurs  plus  souple-  : 
or  le  conflit  porta  principalement  sur  les  civilisations  et 
les  gouvernements  d'Asie;  et  il  est  intéressant  de  constater 
que  l'histoire  et  l'ethnologie  de  l'Orient,  éclairées  à  demi 
par  les  Jésuites  et  \os  érudits,  ont  contrihué  à  former  deux 
systèmes  d'enquête  historicjue;  il  y  eut  là  d'ahord  deux 
thé(»ries,  opposées  dans  leur  intransigeance;  mais  par  la 
suite,  ce  ne  furent  plus  (jue  deux  méthodes,  également 
fécondes,  qui  s'associèrent  volontiers  pour  la  résurrection 
du  passé. 

11  faut  renoncer  à  dire  d'une  manière  détaillée  l'influence 
i|ue  1,1  connaissance  de  l'Orient  eut  sur  l'esprit  de  Voltaire. 
A  eu  juger  par  son  enthousiasme,  il  y  eut  là  chez  lui  une 
révélation  dont  jamais  l'elTet  ne  s'atténua;  déjà  dans  les 
Lellres  (lUf/la/ses  (1731)  il  avait  vcqu  quelques  lueurs,  et  il 
jugeait  que  l'exemple  de  la  Chine,  «  la  nation  (pii  |)asse 
|»our  être  la  [ilus  sage  et  la  plus  policée  de  l'univers  »,  était 
un  excellent  argument  en  faveur  de  la  vaccination^;  cette 


1.  Voir,  par  exemple,  sur  la  polilesse  chinoise,  Esfjril  des  Luis,  liv.  XIN, 
cliap.  xvi. 

2.  Essai  sur  Zc*  Mfrurs.  CXC.il. 

3.  Lcllre  XI. 


L  ORIENT   ET   LA    PHILOSOPHIE.  317 

/  sympathie  intellectuelle  fit  de  très  bonne  heure  place  à  une 
admiration  bavarde  et  lyrique,  quon  s'explique  mal, 
d'abord,  en  un  homme  aussi  avisé;  mais  l'Orient  lui  a 
rendu  tant  de  services,  soit  en  déo'uisant  ses  audaces,  ou 
bien  en  élargissant  le  champ  de  ses  investigations,  que 
cette  admiration  s'est  mélangée  de  beaucoup  de  reconnais- 
sancëTparfois  elle  a  les  accents  d'un  hymne  : 

J'ai  peine  à  me  défendre  dun  vif  enthousiasme,  quand  je  con- 
(emple  il  s'agit  de  la  Chine  150  000  000  d'hommes  gouvernés  par 
i:{(»()0  magistrats,  divisés  en  différentes  cours,  toutt^s  subordonnées 
à  six  cours  supérieures,  lesquelles  sont  elles-mêmes  sous  l'inspection 
dune  cour  suprême.  Cela  me  donne  je  ne  sais  quelle  idée  des  neuf 
chœurs  des  anges  de  saint  Thomas  d'Aquin  '. 

Dans  une  même  vénération  il  associait-  le  roi  de  Chine 
et  —  c'est  tout  dire  —  l'empereur  Frédéric,  son  idule, 
encore  que  ce  dernier  n'eût  pas,  au  gré  de  Voltaire,  un 
suffisant  enthousiasme  pour  le  monarque  de  Pékin'';  et 
quand  il  était  las  des  «  impertinences  de  l'Europe  »,  c'est- 
à-dire  des  ripostes  qu'on  se  permettait  de  publier,  en 
réponse  à  ses  injures,  il  ne  parlait  rien  moins  que  de  fuir 
vers  l'Asie,  comme  en  une  contrée  idéale'. 

Aussi  s"est-il  constitué,  dans  la  France  du  xvni'^  siècle, 
le  panég'yriste  attitré  et  le  défenseur  officiel  des  nations 
d'Asie.  On  écrirait  un-volume  assez  gros  en  assemblant  les 
passages  oîi  il  a  défendu  avec  éloquence,  acrimonie,  esprit, 
méchanceté,  et  de  vingt  autres  manières  encore,  les  lettrés 
de  la  Chine  et  surtout  «  le  sublime  Confucius  »;  il  se 
fâchait  si  on  les  disait  athées,  et  devenait   furieux  quand 

1.  Lettres  chinoises,  indiennes  el  turlares,  lettre  V.  C'est  un  bénédiclin 
qui  est  supposé  parler,  mais  il  exprime  les  pensées  de  Voltaire.  Voir 
même  indic.ilion  dans  le  paragraphe  XI  du  Commentaire  sur  le  livre  des 
Délits  et  des  Peines,  1T66.  —  Voir  aussi  /!><«/  sur  les  Mœurs,  chap.  cxcv. 
—  Lettres  à  M.  Pamr.  —  Dictionnaire  pliilosop/iique. 

2.  Lettre  à  Frédéric,  27  juillet  1770. 

3.  Lettres  à  Frédéric,  29  janvier  et  30  mars  1706. 
l.  Lettre  à  M.  de  Chabanon,  7  décembre  1767. 


318  L  ORIENT  DANS  LA   LITTKIIATUIIE. 

on  critiquait  leurs  doctrines  morales'.  La  patience  la  plus 
acharnée  se  lasserait  également  à  récoler  tous  les  passaj^^es 
où  Voltaire  a  exalté  le  gouvernement  de  la  Chine',  sa  poli- 
tique paternelle,  son  esprit  philosophique,  ses  tribunaux 
de  mandarins;  avec  la  même  ardeur  (ju'autrefois  les 
Jésuites,  mais  dans  de  bien  autres  intentions,  il  a  proclamé 
sur  tous  les  tons,  dans  ses  romans  comme  dans  ses  tragé- 
dies ou  dans  ses  pamphlets,  que  «  l'esprit  humain  ne  peut 
imaginer  de  gouvernement  meilleur^  ».  L'Inde  avait  aussi 
ses  sympathies,  sans  réserves  %  et  il  se  sentait  épris  d'un  si 
violent  amour  pour  toutes  les  nations  sur  les(|uelles  brille 
le  ciel  d'Orient,  qu'il  prétendait  réhabiliter  la  Tun|uie  elle- 
même^;  elle  était  pourtant  bien  déchue  dans  ropiuion  du 
siècle!  A  en  croire  Voltaire,  la  Sublime  Porte  n'était  point 
du  tout  un  gouvernement  despoti(jue  et  Montesijuieu 
lavait  vilainement  calomniée;  certes  il  y  avait  eu  d"  «  hoi- 
riblcs  abus  »  cl  «  quelques  crimes  »;  mais  c'était  peu  de  À 
chose  et  les  Turcs  étaient  à  l'ordinaire  chastes,  tem[»érants, 
braves,  tolérants,  philosophes  et  démocrates  '^  !  ISa  bonne 
volonté  était  si  enracinée  en  faveur  des  hommes  d'Orient 
qu'il  écrasait  complaisamment  Charlemagne  sous  la  gloire 
d'IIaroun-Al    Rasehid",    et    même    (|u'il     pardonufiit    aux 

1.  I.plhes  à  M.  Panw.  —  Fragmenis  historiques  sur  l'Inde,  1713.  — 
Frdf/ment  sur  Vllisloire  r/éni^rale,  1175.  —  Essai  sur  les  Mœurs,  chai»,  i.  — 
Orji/inlin  de  la  Chine,...  etc. 

2.  Essai  sur  les  Mœurs.  —  Siècle  de  Louis  XIV.  Voir  «les  roinrins  cumnie 
la  l'rincesse  de  Bahylone. 

:t.  Essai  sur  les  Mieurs,  chap.  cxcv. 

4.  Par  exemple,  Fragments  sur  l'Inde,  1773,  article  33. 

b.  Essai  sur  les  Ma-ui-s,  cliap.  cxiii  et  cxcii. 

6.  En  1731,  flans  Vllisloire  de  Charles  XII.  son  préjugé  n'étant  pas 
encore  bien  fort,  il  parle  assez  sévèrement  (liv.  VI)  du  gouvernemenl 
turc.  —  Plus  lard  son  admiration  céda  quelquefois  au  désir  de  flaller 
la  grande  (^itherine  (voir  E/nlre  CXII).  Il  parlait  même  d'une  croisade 
contre  les  Turcs  {Quelques  petites  hardiesses  de  .M.  Clair  à  l'occasion  d'un 
panéfppique  de  saint  Louis,  1772,  Voir  Lettre  à  Mme  de  Talmont, 
23  février  1776). 

7.  Essai  sur  les  Mœurs,  cha[).  xvi. 


\ 


L  ORIENT   ET   LA   PHILllSOPHIE.  319 

musulmans  d'avoir  incendié  la  bibliothèque  d'Alexan- 
drie!... N'avaient-ils  pas  ainsi  détruit  bien  «  des  monuments 
(les  erreurs  des  hommes'  !  » 

On  pourrait  craindre  que  cette  partialité,  obstinée  et 
débordante,  n'ait  aàté  par  avance  tout  le  fruit  que  Voltaire 
pouvait  recueillir  de  la  connaissance  de  l'Asie:  et  il  y  a 
bTen  en  effet  dans  son  œuvre  beaucoup  d'exagérations  et  de 
conclusions  trop  simples.  Mais  ce  qui  sauve  malgré  tout 
l'ensemble,  c'est  l'abondance,  l'exactitude  et  même  la 
minutie  de  l'information  :  récits  de  voyageurs,  lettres  des 
missionnaires,  œuvres  historiques,  études  savantes,  traduc- 
tions, Voltaire  a  lu  tout  ce  qu'on  pouvait  lire  alors  sur 
l'Orient;  il  a  même  recherché  l'inédit  et  s'est  fait  commu- 
niquer des  manuscrits  enfermés  dans  la  bibliothèque 
royale-.  Ainsi  il  a  pu  donner  comme  base  à  son  Essai  sur 
les  Mœurs  une  documenlation,  plus  riche  encore,  sur  l'Asie, 
que  celle  de  Montesquieu;  Lien  certainement  c'est  le  livre 
du  xvni''  siècle  où  il  est  le  plus  et  le  mieux  parlé  de  l'Orient; 
il  ouvrit  sur  des  civilisations,  mal  révélées  encore,  toute 
une  façade  de  fenêtres,  et  ainsi  il  fut  permis  de  jeter  des 
regards  intelligents  sur  une  contrée,  ou  bien  ignorée,  ou 
bien  transfigurée  par  l'imagination. 

Déjà  \  Avant-Propos  nous  avertissait  des  raisons  «  pour 
lesquelles  on  commence  cet  Essai  par  l'Orient  »  ;  l'Asie, 
disait  Voltaire,  est  le  ber'ceau  des  civilisations  modernes,  et 
'Bossuet,  en  la  rayant  de  VHistoire  universelle,  a  commis 
\une  lourde  bévue  ^  Les  se|)t  premiers  chapitres  de  Y  Essai 
sur  les  Mœurs  retraçaient  en  elTet,  avec  une  clarté  vraiment 
perspicace,  les  civilisations  anciennes  de  la  Chiii(%  de  la 
Perse  et  de  l'Inde;   sans    cesse,    au   cours   de   l'ouvraire. 


1.  Essai  sur  les  Mœurs,  chap.  vi. 

2.  Essai  sur  les  Mœurs,  chap.  iv. 

3.  Voir  p.  141. 


:i-20  LOlllENT   DANS   LA   LITTKKATL  UK. 

rOrient  réapparaissait,  soit  que  Voltaire  parlai  de  ses  rap- 
ports avec  l'Europe,  soit  qu'il  y  revînt  tout  à  fait  par  île 

.longues  digressions.  Enfin  l'ouvraiie  s'achevait,  comnio  il 
avait  commencé,  par  un  retour  à  l'Asie  :  les  six  derniers 
clui|>itres  lui  sont  consacrés,  comme  si  l'Orient,  après  avoir 
révt'lé  l'origine  des  choses  passées,  devait  encore  doimer  la 
clef  des  événements  futurs;  et  cette  histoire  du  monde  se 
terminait  par  un  parallèle  entre  l'Orient  et  l'Occident, 
riche  de  suggestions  pour  (jui  voudrait  les  y  chercher. 

Une  part  aussi  [trépondéiante  (h_)niiée  à  l'Asie,  par  un 
auteur  aussi  illustre,  dans  un  ouvrage  aussi  retentissant, 
devait  provoquer  tout  un  travail  des  esprits;  d'autres  écri- 
vains  reprirent  les   admirations   de  Voltaire,    comme    ils 

,  répétaient  ses  plaisanteries,  h^ Encyclopédie^  parla  comme 
lui  de  la  philoso[)hie  des  Chinois,  ou  des  Dogmes  de  Zo- 
roastre;  Helvétius-,  comme  lui,  admira  les  trihunaux  de  la 

(  Chine  et   traita  de  la  morale  asiatique;   HaynaP  ne  mar- 

î  chanda  pas  aux  mandarins  les  éloyes  de  rigueur;  Bernardin 

I  '  '  •     . 

\  de  Saint-Pierre  exalta  l'Inde  et  chargea  un  «  disciple  de 

/  Confucius  r>  dédire  la  vérité,  sur  Dieu,  aux  rejirésentants  de 

toutes  les  religions  de  l'univers'.  Des  auteurs  de  moindre 

condition,    mais   |)leins   de    zèle,    cnllèront   la    voix,   pour 

racheter  leur  humilité  : 

La  Cliine  donnf  une  idée   ravissante  de  ce  (jue  serait  toute  la 

/  terre  si  les  lois  de  cet  empire  étaient  également  celles  de  tous  les 

'  peuples....  Aspirez-vous  à   la  gloire   d'être  les  plus  puissants,  les 

plus  riches,  les  plus  heureux  souverains  de  la  terre?  Venez  à  Pékin, 

voyez  le  jdus  puissant  des  mortels....  Il  est  la  vraie,  la  plus  parfaite 

iniagi'  du  ciel  ■'. 

1.  Beaucoup  d'articles  sur  l'Orifiil  ont  été  rédigés  par  le  Chevalier  de 
Jaucourt,  un  certain  nombre  d'autres  par  Diderot. 

2.  De  VE.tpril  :  Discours  IN,  chap.  xxix;  IV,  cliap.  xni  et  xvii. 

W.  Histoire  p/iilosopliif/in'  des  estahlissemens  des  Européens  dans  les  Indes, 
]'-0.  par  ex..  L  82. 
't.  Café  de  Surate. 
"i.  Poivre.  Voyar/es  d'un  philosoplie.  IT60,  p.  t  i8,  li'J  et  i-Jl. 


V 


L'ORIENT   ET  LA   PHILOSOPHIE.  321 

Quelques  bonnes  âmes  se  laissèrent  tout  à  fait  con- 
vaincre et  jugèrent  que  le  seul  moyen  de  tirer  la  France 
hors  des  raaux  où  elle  s'enlisait,  était  de  lui  «  inoculer 
l'esprit  chinois  '  ». 

On  comprend  qu'un  pareil  hymne,  hurlé  quelquefois  sur 
un  mode  aussi  aigu,  en  tout  cas  chanté  avec  une  désespé- 
rante monotonie,  ait  agacé  quelques  auteurs  chagrins;  et 
il  y  eut,  vers  1760,  c'est-à-dire  au  moment  où  la  mode  de 
la  Chine  sévissait,  des  tentatives  curieuses  de  résistance  : 

L'empire  de  la  Chine  est  devenu  de  notre  temps  un  objet  parti- 
culier d'attention,  d'études,  de  recherches  et  de  raisonnement.  Les 
missionnaires  ont  d'abord  intéressé  la  curiosité  publique  par  des 
relations  merveilleuses  d'un  pays  très  t'doigné  qui  ne  pouvait  ni 
confirmer  leur  véracité,  ni  réclamer  contre  leui's  mensonties.  Les 
philosophes  se  sont  ensuite  emparés  de  la  matière  et  en  ont  tiré, 
suivant  leur  usage,  un  parti  étonnant  pour  s'élever  avec  force 
contre  des  abus  qu'ils  croyaient  bons  à  détruire  dans  leur  pays. 
Ensuite  les  bavards  ont  imité  le  ramage  des  philosophes  et  ont  fait 
valoir  leurs  lieux  communs  par  des  amplifications  prises  à  la  Chine. 
Par  ce  moyen,  ce  pays  est  devenu  en  peu  de  temps  l'asile  de  la 
vertu,  de  la  sagesse  et  de  la  félicité;  son  gouvernement  le  meilleur 
possibl'e,  comme  le  plus  ancien;  sa  morale,  la  plus  haute  et  la  plus 
belle  qui  soit  connue;  ses  lois,  sa  police,  ses  arts,  son  industrie, 
autant  de  modèles  à  proposer  à  tous  les  autres  peuples  de  la  terre  -, 

C'était  bien  ainsi  —  on  l'a  vu  —  que  la  légende  s'était 
formée:  avec  de  l'àpreté,  et  même  des  gros  mots,  Grimm 
s'appliqua  à  la  détruire;  il  y  mit  une  exagération  de  mau- 
vais goût;  le  gouvernement  du  Fils  du  Ciel  '  devenait  «  le 
despotisme  le  plus  terrible  »,  la  morale  des  Chinois  était 
jugée  «  très  convenable  à  un  troupeau  d'esclaves  vexés  et 
craintifs^  ».  Ces  belles  assertions,  il  prétendait  les  assurer 
par  une  autorité  irrécusable  : 


1.  Grimm  (Corresp.  lill.,  novembre    l"8o)  rapporte  à  ce  sujet  une  amu- 
sante anecdote. 

2.  Correspondance  littéraire  de  Grimm,  15  septembre  1766. 

3.  Même  ouvrage,  septembre  1773. 

4.  Grimm,  septembre  1776;  voir  février  1783. 

2t 


y 


322  L  ORIENT   DANS  LA   LlTTEllATLRE. 

Le  fameux  capitaine  Aason  a  été,  je  crois,  un  des  premiris  ijui 
ait  réformé  nos  idées  sur  la  poiic(>  si  vantée  des  mandarins  '. 

On  se  souvient  peut-être-  que  l'amiral  Anson,  à  la  suite 
de  chicanes  qu'il  subit  dans  les  ports  chinois  où  relâchait 
son  escadre,  revint  en  Europe  avec  une  idée  détestable  de 
la  Chine;  il  s'empressa  d'étaler  ses  rancunes  dans  des 
Mémoires,  et  prétendit  démolir  le  bel  échafaudage  de  gloire 
que  les  Jésuites  avaient  si  artistement  construit  en  l'hon- 
neur du  Fils  du  CieP.  Voltaire  en  fut  très  contrit  et,  sous 
couleur  de  réfutation,  il  laissa  échapper  toute  sa  mauvaise 
humeur  contre  le  malencontreux  amiral'.  Mais  d'autres  se 
jetèrent  sur  les  déclarations  d'Anson  :  Rousseau,  qui  ne 
lisait  pas  beaucoup,  connut  cet  ouvrage,  en  transcrivit 
(juelques  passages  dans  sa  Nouvelle  flélohe^  et  n'étendit  pas 
beaucoup  au  delà  sa  documentation  sur  l'Orient.  D'ailleurs 
il  se  devait  à  lui-môme,  ne  fnt-ce  que  par  goût  naturel,  de 
décrier  les  Chinois  que  tout  le  monde  vantait,  et  d'ignorer 
cette  Asie  que  Voltaire  admirait;  il  en  parle  fort  |»eu  en 
elTet,  avec  une  sympathie  très  atténuée";  même  il  la  bannit 
tout  à  fait  d'un  livre  où  pourtant  l'examen  des  civilisations 
orientales  eût  pu  apporter  quehjue  lumière.  Ni  le  gouver- 
nement turc,  ni  la  morale  indienne  ne  figurent  dans  le  Con- 
trat social;  Rousseau  se  borne  à  des  exemples  qu'il  prend  à 
la  France  et  à  la  Suisse  modernes,  ou  bien  dans  l'antiquité; 
ainsi  il  n'est  point,  dans  sa  construction  d'une  Républifjue 
idéale,  gêné  par  le  spectacle  des  réalités  vivantes  et  des 

1.  ririmm.  septembre  1773. 

2.  Voir  p.  03  el  si. 

3.  Anson,  IV,  134  el  p.  siiiv. 

4.  ICssai  sur  les  Ma-urs,  cliap.  i.  Précis  du  siècle  de  Louis  XV,  chap.  xxvii. 

5.  Voir  larlicle  de  I).  Mornet,  Revue  universitaire,  13  juillet  1903,  el  Nou- 
velle lléloïse,  partie  IV,  lettre  IIL 

6.  Discours  sur  les  sciences  et  les  arts,  1730  (un  an  après  la  publication 
des  Mémoires  d'Anson).  —  Emile,  liv.  IV  (sur  la  Turquie);  liv.  V  (sur 
la  Chine).  —  Contrat  social,  liv.  IV,  chap.  vin  (sur  Mahomet). 


L  ORIENT  ET  LA  PHILOSOPHIE.  323 

mœurs  exotiques.  Si  l'on  oppose  à  cela  la  méthode  de 
Montesquieu  et  de  Voltaire  qui,  comme  autrefois  le  vieil 
Aristote,  étendirent  leur  enquête  préalable  à  toutes  les 
civilisations  de  l'univers,  on  verra  que  ceux-ci  ont  abouti  à 
des  conclusions  historiques,  aujourd'hui  acquises,  tandis 
que  le  philosophe  de  Genève  s'est,  ainsi  que  Platon, 
enfermé  dans  un  système  abstrait  et  danuereux,  qui  a  faussé 
les  esprits  révolutionnaires,  et  qui  n'est  plus  aujourd'hui 
qu'une  curiosité. 

Diderot  n'eut  garde,  lui,  de  renoncer  délibérément  aux 
profits  intellectuels  qu'on  pouvait  recueillir  dans  la 
connaissance  de  l'Orient;  certes  il  préférait  les  nègres,  et 
ces  candides  Polynésiens ,  en  (jui  il  croyait  retrouver 
l'homme  primitif,  libre  de  toutes  les  influences  sociales, 
qui  ont  altéré  la  face  du  vieux  monde;  néanmoins  il  s'in- 
téressa beaucoup  à  l'Asie';  mais  il  s'appliqua  à  résister 
aux  enthousiasmes  de  Voltaire,  sans  pour  cela  en  venir 
aux  dénig-rements  de  Grimm;  il  abandonna  la  morale  chi- 
noise^, et  avoua  l'intolérance  des  mahométans  \  mais  cela 
ne  l'empêcha  pas  d'avoir  sur  l'islamisme  des  opinions  fort 
raisonnables*.  Ainsi  il  acheminait  les  savants  orientalistes 
et  les  philosophes  vers  l'état  d'esprit  qui  convient  à  la 
recherche  intelligente  et  féconde;  les  enthousiasmes  et  les 
exagérations  avaient  eu  leur  utilité,  puisqu'elles  avaient 
rendu  [)ar  avance  populaires  des  contrées  neuves  de  la 
réflexion;  mais  leur  temps  était  passé  :  la  place  fut  donnée 
définitivement  à  la  curiosité  qui  s'informe  et  qui  explique. 

1.  Édition 'Assézat.  Voir  :  XIV.  122  —  XV.  20)  —  XVI,  n2  —XVII,  3."., 
316,  les  articles  relatifs  à  l'Orient  que  Diilerol  donna  à  VEnci/clopéflie.  — 
Voir,  IV,  45.  des  pages  sur  la  (Ihine  et  plusieurs  lettres  â  Mlle  Volland 
(automne  1759). 

2.  Edition  Assézat,  IV,  45. 

3.  .Morne  édition,  I,  182. 

4.  LeUres  à  Mlle  Volland.  octobre  et  novembre  1"50. 


324  L  ORIENT  DANS  LA   LITTEUATLRE. 


III 


Les  pages  qui  précèdent  sont  en  réalité  l'histoire  exté- 
rieure  des  influences  que  la  philosophie  reçut  de  la 
connaissance  de  l'Orient  ;  on  a  constaté  que  les  études  orien- 
talistes avaient  provoqué  tout  un  mouvement  d'idées, 
divers  mais  continu;  et  par  là  on  a  jtu  inférer  qu'elles 
avaient  été  très  profitables.  Quels  ont  été  au  juste  ces  pro- 
fits? et  en  quoi  l'Asie,  telle  qu'on  la  conçut  alors,  enrichit- 
elle  les  réflexions  des  Encyclopédistes,  et  la  pensée  même 
du  xviii'"  siècle? 

L'Orient,  à  travers  les  métamorphoses  successives  que 
lui  avaient  imposées  les  Jésuites,  puis  les  historiens  elles 
orientalistes,  avait  perdu,  aux  yeux  des  érudits,  la  couleur 
et  la  complexité  oriuinelles  que  parfois  les  écrivains  ou 
les  artistes  tentaient  de  retrouver  en  lui;  il  était  déjà 
déformé  et  simplifié;  les  philosophes  le  rendirent  plus 
abstrait  encore,  et  ils  le  figrèrent  en  deux  concepts,  contra- 
dictoires à  l'apparence,  autour  desquels  ils  firent  graviter 
t(»ul  le  monde  de  leurs  oivlinaires  méditations.  L'Asie  fut 
à  la  fois  le  symbole  du  despotisme  et  le  symbole  <le  la 
tolérance;"  et  Ton  vit  en  elle  tantôt  le  pays  victime  des 
préjugés  et  de  la  superstition,  tantôt  le  domaine  de  la  rai- 
son et  de  la  vertu.  Il  n'y  a  point  là  une  classification 
commode,  mais  deux  aspects  véritables,  entre  lesquels  on 
départagrea  la  conception  intellectuelle  de  l'Orient,  deux 
sources  d'où  coulèrent  des  eaux,  également  fécondantes, 
vers  deux  régions  voisines,  mais  distinctes:  la  politicjue,  la 
religion. 

La  notion  de  VAsie  despotique  se  dégagea  d'abord,  aidée 
par  les  éludes  historiques  que  le  xvuf  siècle  avait  faites  si 


L  ORIENT   ET   LA    PHILOSOPHIE.  3-25 

nombreuses  sur  la  Turquie  '  ;  à  sa  suite  elle  entraîna  tout 
un  système  de  considérations  générales  :  les  historiens  v 
prirent  de  nouvelles  habitudes  desprit. 

Pour  comprendre  des  gouvernements  si  différents  des 
nôtres,  et  dont  les  voyageurs  rapportaient  les  institutions 
surprenantes,  il  fallut  que  l'esprit  se  fît  une  souplesse 
inaccoutumée.  Jusque-là  on  n'avait  guère  eu  en  vue  que  les 
pays  anciens,  dont  la  Bible  dessinait  limage  hiératique,  ou 
les  Etats  modernes  que  le  christianisme  avait  modelés  sur 
un  type  commun;  si  bien  que  l'éducation  religieuse  créait, 
par  avance,  chez  les  historiens  et  les  lecteurs,  une  manière 
catholique  d'envisager  l'histoire.  Tous,  plus  ou  moins  péné- 
trés des  leçons  de  Bossuet,  ils  envisagaient  l'histoire  du 
monde  comme  une  matière  malléable  aux  mains  de  la  "Pro- 
vidence; tout  au  plus  tàchaient-ils  de  deviner,  à  travers 
l'Ecriture,  les  grands  desseins  de  Dieu.  Mais  le  Dieu  de 
la  Bible  ignorait  l'Inde,  il  ne  s'intéressait  pas  à  la  Chine  . 
si  l'on  prétendait  connaître  ces  pays,  on  pouvait,  on  devait 
même  se  passer  de  lui  tout  à  fait.  Aussi  Voltaire  eut-il 
bien  soin  de  marquer  qu'il  retraçait  les  cilivisations  primi- 
tives «  en  ne  considérant  que  les  choses  humaines,  et  en 
faisant  toujours  abstraction  des  jugements  de  Dieu  et  de 
ses  voies  inconnues-  ».  Avec  les  nations  d'Asie  l'histoire 
s'habitua  donc  à  être  purement  laïque. 

C'était  déjà  un  premier  résultat;  d'autres  causes,  il  est 
vrai,  vinrent  y  mêler  leui-  jeu.  Il  y  en  eut  dr  phis  impor- 
tants :  la  connaissance  de  l'Asie  enseigna  une  conception 
à  la(|uelle  l'esprit  classique  était  resté  tout  à  fait  hostile  :  le 
1  sentiment  de  la  diversité;  nos  ancêtres  n'avaient  jiu  le 
recevoir  ni  de  l'antiquité,  trop  mal  connue  et  vite  réduite 


1.  Voir  p.  8'.)  et  138. 

2.  Cela  revient  comme  un  refrain  moqueur  dans  les  premier»  chapitres 
de  VK.^sai  sur  les  Mœurs. 


/ 


326  L  ORIENT  DANS  LA   LlTTEUATUllE. 

en  abstractions,  ni  des  nations  d'Europe  que  l'on  voyait 
d'une  image  un  peu  sommaire,  et  tout  à  fait  francisées. 
Avec  l'Asie  cela  devint  impossible  : 

C't'st  un  objet  (ligno  de  l\ill(>iilion  d'un  philnsoplie  que  celle 
difféirnce  enlre  les  usages  d'Orient  et  les  nôtres....  Les  peuples  les 
plus  policés  de  ces  vastes  contrées  n'ont  rien  Ac  notre  police;  leurs 
arts  ne  sont  point  les  nôtres.  .Nourriture,  vêlements,  maisons, 
jardins,  lois,  culte,  bienséance,  tout  dilïère....  C'est  «  le  fruit  du  sol, 
de  la  terre  et  de  la  coutume  '  ». 

De  là  sortit  par  une  conséquence  naturelle  la  fameuse^ 
théorie  des  climats,  formulée  par  Montesquieu  à  propos  de 
l'Asie  et  presque  uniquement  à  son  [)ropos-,  acceptée  en 
.  gros  par  Voltaire* ,  et  qui  reste  une  des  vues  les  plus  origi- 
nales, une  des  plus  estimables  acquisitions  du  xviu'  siècle. 
Elle  eut  aussilùt  des  applications  prati(|ues  ;  l'historien  se 
heurtait,  en  examinant  les  peuples  orientaux,  à  des  institu- 
tions si  différentes  de  celles  de  France  qu'elles  épouvan- 
taient la  morale  commune,  et  faisaient  gronder  les  théolo- 
giens. Ainsi    la   polygamie  :  en   vertu  de  la   théorie   des 
climats,  ni  Voltaire,  ni  Montesquieu  ne  se  crurent  obligés 
/de  frémir  devant  les  quatre  femmes  permises  par  l'Alco- 
)  ran  ;  il  y  avait  alors  une  très  grande  audace  à  dire  :  «  Je 
!  ne  jusiilie  pas  les  usages,  mais  j'en  rends  les  raisons*  », 
\  à  ex[diquer  la  pluralité  des  femmes  par  des  considérations 
sociales  et  physiipies^'  ,  et  surtout  à  assurer  qu'elle  avait 
moralement  d'assez  bonnes  conséquences".  C'était  au  ioiid 
disperser,  d'un  geste  grave,  tout  un  cortège  de  préjugés,  et 
jeter  dans  la  morale,  comme  dans  l'histoire,  de  ces  idées 
qui  préparent,  ou  du  moins  facilitent  les  révolutions  futures. 

I.  lissai  sur  les  Mœurs,  chnp.  cxi.iii. 
•2.  H^pril  des  Lois,  liv.  XVll. 
:{.  lissai  sur  les  Mœurs,  chap.  ii  et  cxuii. 
f.  ICsfirit  des  Lois,  liv.  XVI,  chap.  iv. 

5.  Essai  sur  les  Mœurs,  rliap.  vir.    Hoiilainvillicrs,  Histoire  des  Arabes. 
Vie  de  Mahomet. 

6.  l'.sjiril  des  Lois,  liv.  XVl,  chap.  ,\r  et  xii. 


L'ORIENT  ET   LA  PHILOSOPHIE.  327 

Cette  diversité  infinie  des  hommes  répandus  sur  la  terre, 
n'est  pas  incompatible  avec  le  sentiment  d'une  intime 
unité;  et  c'est  à  cela  que  ramenait  encore  l'étude  des  civi- 
lisations orientales  : 

Tous  ces  peuples  ne  nous  ressemblent  que  par  les  passions  i-t  par 
la  raison  universelle  qui  contrebalance  les  passions  et  qui  imprime 
cette  loi  dans  tous  les  cœurs  :  «  Ne  fais  pas  à  autrui  ce  que  tu  ne 
voudrais  pas  qu'on  te  fit  ■.  Ce  sont  là  les  deux  caractères  que  la 
nature  empreint  dans  tant  de  races  d'hommes  différentes  et  les 
deux  liens  éternels  dont  elle  les  unit  malgré  tout  ce  qui  les  divise  '.... 
La  terre  est  un  vaste  théâtre  oîi  la  même  tragédie  se  joue  sous  des 
,n"oms  différents ^^ 


i  La 

U^njo 


L'humanit»'  f-t  donc  identique  à  elle-même,  en  dépit 
de  ses  multiples  aspects  :  c'est  là  une  idée  qui  a  plus 
regard  à  la  philosophie  qu'à  l'histoire,  mais  elle  n'est  pas 
absolument  indifférente  à  cette  dernière;  à  tout  le  moins, 
elle  pouvait  indiquer  les  enseignements  pratiques  qu'on 
doit  chercher  dans  l'histoire  convenablement  interprétée  : 
le  despotisme  des  g^ouvernements  d'Asie,  si  incompatible 
qu'il  paraisse  d'abord  avec  les  habitudes  occidentales,  est 
en  réalité,  pour  les  sujets  des  monarques  européens,  la 
matière  de  très  utiles  méditations. 

Ce  fut  Montesquieu  qui  le  jiremier  précisa  l'idée  du 
despotisme  :  malgré  les  réserves  qu'il  lit.  Voltaire  laccepta, 
au  moins  pour  l'Inde';  Diderot  et  d'autres  la  reprirent  : 
elle  s'afTermit  et  devint  bientôt  une  de  ces  commodes 
formules  qu'on  lance  dans  les  discussions,  sous  prétexte  de 
les  éclairer;  Anquetil  Du  Perron  consacrera  tout  un  gros 
volume  à  ^atta([uer^  Ainsi  l'auteur'  des  Recherdies  sur 
Corifjine  du  despotisme  oriental  (l'Gl)  partait  de  la  concep- 

1.  Essai  sur  les  Mœurs,  cliap.  cxliii. 

2.  Essai  sur  les  Mœurs,  chap.  CLv. 

3.  Par  exemple,  Essai  sur  les  Mœurs,  CXCIV. 

4.  Léf/islalion  orientale,  1718. 

0.  B.  l.  P.  E.  G.,  ce  qui  veut  dire,  parait-il   :  Boulanger,  ingénieur  des 
Ponts  et  ^haussées. 


328  L  OUIENT  DANS  LA    LITTIC RATURE. 

tion  (lu  «  despotisme  oriental  »,  comme  d'une  nolioii  univer- 
sellement reçue;  il  se  proposait  d'e.\|di(|uer  comment  la 
nature  humaine,  originairement  amoureuse  de  liberté, 
s'était  pliée  au  régime  de  l'ahsolufisme;  il  voyait  là  une 
suite  logique  des  gouvernements  tliéocratiques,  auxcjiiels 
avait  consenti  la  faiblesse  des  sociétés  primitives.  Encore 
que  ses  déductions  fussent  gâtées  par  bien  des  [)artis  pris, 
il  restait  quelque  chose  d'intelligent  dans  son  système.  En 
tout  cas  les  philosophes  n'avaient  point  de  peine  à 
démontrer,  par  l'histoire  d'Asie,  à  quelles  ruineuses  consé- 
quences entraînait  le  gouvernement  tyrannique.  La 
démonstration  se  faisait  convaincante,  yràce  aux  cala- 
strophes  des  empires  orientaux,  que  l'éloignement  rendait 
simples  et  grandioses;  de  tels  exemples  «Haient  essentielle- 
ment pcdoijogiques*.  et  puis  ils  n'inquiétaient  point  les 
censeurs  royaux,  fort  indiderents  à  ménager  la  ré|)utation 
du  sultan  ou  le  bon  renom  du  Grand  Mogol. 

Mais  les  écrivains  ne  s'arrêtèrent  pas  à  cette  vue  théorique 
du  despotisme  :  ils  se  sont  «  emparés  de  la  matière  et  en 
ont  tiré,  suivant  leur  usage,  un  [)arti  étonnant  pour  s'élever 
avec  force  contre  des  abus  qu'ils  croyaient  bons  à  détruire 
dans  leur  pays'  ».  De  l'idée  du  d(\sp()tisme  absolu  ils 
passèrent  à  celle  du  despotisme  éclairé;  la  Chine  permit 
de  rédiger,  sous  une  apparence  candide  et  in<itïensive,  le 
plan  des  réformes  aux(|uelles  on  espérait  bien  obliger  un 
jour  la  monarchie  française. 

Que  la  Chine  fût  despotique  ou  non,  tous,  sauf  Grimm 
trop  grîncriëux,  recoiuiaissaient  que  ses  institutions  étaient 
bonnes;  on  ne  disputait  que  sur  leur  efTet  et  leur  mise  en 
prati<|ue;  Voltaire  criait  assez  que  tout  était  parfait  et 
ailmir.iblf.  pour  (juo  sa  voix  dominât  celle  des  autres.  Or 

1.  Griiiun,  Correspondance  lilléraire  :  \'6  septembre  178(3,  à  propos  de  la 
Chine. 


L'ORIENT   ET  LA   PHILdSOPHIE.  329 

les  avantages  qu'il  signalait  dans  la  constitution  de  la 
Chine  étaient  violemment  contradictoires  avec  le  régime 
que  la  France  du  xvui'^  siècle  subissait.  D'abord,  le  souve- 
rain était  «  le  premier  philosophe  de  l'empire  :  ses  édits 
sont  presque  toujours  des  instructions  et  des  leçons  de 
morale'  ».  Certes  il  n'eût  point  interdit  la  publication  de 
Y  Encyclopédie  ;  il  y  eut  plutôt  collaboré,  à  moins  qu'il  n'en 
eût  lui-même  lancé  l'entreprise!  Ce  «  philosophe  »  était  ce 
que  Voltaire  espéra  un  moment  du  trompeur  Frédéric  : 
un  maître  paternel,  respectueux  de  la  légalité,  empressé  à 
faire  jouir  tous  ses  sujets  des  «  droits  de  l'humanité  »  et  à 
développer  la  richesse  nationale,  plus  occupé  de  récom- 
penser que  de  punir  : 

Que  tloivi'nt  faire  nos  souverains  d'Europe  eu  apprenant  de  tels 
exemples?  Admirer  et  rowjir,  mais  surtout  imiter  '-. 

L'excellence  de  ce  gouvernement  ne  dépendait  pas  seule- 
ment de  la  vertu  de  l'empereur;  elle  était  faite  de  trois 
qualités  intimes  sur  lesquelles  Voltaire  revient  avec  insis- 
tance et  qu'il  inscrit,  presque  comme  une  conclusion,  dans 
le  dernier  chapitre  de  Y  Essai  sur  les  Mceurs.  La  noblesse 
n'existe  pas  à  la  Chine,  on  n'y  connaît  que  le  mérite^: 
l'hérédité  du  trône  et  le  droit  divin  n'y  sont  point  des  prin- 
cipes, puisque  le  roi  est  élu  *;  enfin  et  surtout,  les  sujets 
sont  protégés  contre  le  souverain  [lar  une  constitution  et 
même  par  une  manière  de  représentation  nationale,  ces 
grands  tribunaux  de  la  Chine,  que  les  Jésuites  avni<^nt 
rendus  si  populaires. 

1.  Essai  sur  k's  Mœurs,  chap.  i. 

2.  Dictionnaire  pliilosopkiijue  au  mot  :  Agricllti'Rk,  sous  la  riil)rique  : 
De  la  grande  protection  due  a  lagricuUure. 

3.  Voir  Essai,  chap.  clviu,  cxcvii.  Il  trouvait  ceUe  idée  dan-  Du  II:Ude, 
Description  de  la  Chine,  II,  58,  et  chez  tous  les  auteurs  jésuites. 

i.  Par  exemple.  Essai,  cxcv.  A  ce  propos,  Voltaire  fait  une  critique  en 
règle  du  droit  divin. 


330  L'ORIENT  DANS  LA   LITTERATURE. 

L't'sprit  humain  ne  peut  cerlainemont  imaginer  un  gouvernenn'nt 
iTU'ilIcur  que  celui  où  tout  se  règle  par  de  grands  tribunaux  subor- 
donnés les  uns  aux  autres  et  dont  les  membres  no  sont  reçus 
qu'ai)rt's  plusieurs  examens  sévères.  Tout  se  régit-  à  la  Chine  par 
ces  tribunaux....  Le  résultat  de  toutes  les  afTaires  décidées  à  ces 
tribunaux  est  porlé  à  un  tribunal  suprême....  //  est  impoasible  que 
dans  une  telle  administration  rempercur  exerce  un  pouvoir  arbitraire;... 
il  ne  peut  rien  faire  sans  avoir  consulté  des  hommes  élevés  dans 
les  lois  et  élus  par  les  suiïrages....  Sil  y  eut  jamais  un  empire  dans 
lequel  la  vie,  l'honneur  et  le  bien  des  hommes  aient  été  protégés 
pai'  les  lois,  c'est  l'empire  de  la  Cliine  '. 

Les  mandarin.s  d'Europe,  autrement  dit  les  philosophes, 
enviaient  singulièrement  leurs  collègues  asiatiques,  aux 
mains  desquels  était  remise  la  plus  grande  partie  du  gou- 
vernement :  c'était  peut-être  même  la  raison  secrète  de 
leurs  préférences  avouées  pour  les  institutions  et  les  hahi- 
tudes  de  la  cour  de  Pékin.  Quoi  qu'il  en  soit,  ils  n'avaient 
pas  tort  fie  proclamer  les  richesses  intellectuelles  qu'offrait 
l'étude  liistorique  de  l'Asie;  les  méditations  sur  le  «  despo- 
tisme oriental  »  leur  inspirèrent  des  raisons  et  des  exemples 
pour  démolir  —  théoriquement  —  les  trois  piliers  qui  sou- 
teFiaient  l'édifice  monarcliique  en  France  :  la  noblesse, 
l'hérédité,  l'absolutisme.  Cela  pouvait  être  (h;  quelque  con- 
séquence ! 


IV 

Un  horizon  dilTércnt,  mais  aussi  large,  se  découvrait 
devant  les  philosophes,  si,  par  une  volte-face  subite,  ils 
associaient  la  conception  abstraite  de  l'Orient  non  plus  à 
des  considérations  politiques,  mais  à  des  études  sur  la  reli- 
gion; de  ce  côté  le  regard  portait  même  plus  loin  encore. 

I  L'Asie  ne  servit  pas  seulement  à  figurer  le  despotisme,  elle 

\  fut  le  symbole  commode  de  la  tolérance. 

i.  l-^ssai  .<!u>-  les  Mœurs,  chap   cxcv. 


L  ORIENT   ET   LA   PHILOSOPHIE.  331 

Les    recherches    philologiques    et    historiques    sur    les 
langues   et  les   civilisations  d'Asie  avaient    acheminé   les 
curiosités  érudites  vers  l'histoire  des  religions;  et  l'on  sait 
déjà  dans  quel  esprit  de  liberté'  fut  poussée  cette  enquête 
nouvelle:  elle  eut,  d'assez  bonne  heure  dans  le  xvni''  siècle, 
.  deux  résultats  :  d'abord  une  conception  intelligente  et  sym- 
{  pathique  des  religions  d'Orient,  le  mabométisme  en  parti- 
Vulier;  une  tentation  irrésistible  ensuite  de  détourner  vers 
y  Ain  but  pratique  les  conclusions  de  ce  premier  travail,  et  de 
\les  transformer  en  arguments,  à  peine  déguisés,  contre  le 
christianisme-.  Le  procédé  s'olTrait,  facile  et  d'aspect  inno- 
cent :  ne  suffîsait-il  pas  de  comparer,  ou  simplement  de 
rapprocher  les  dogmes  et  les  églises?  Plus  que  personne, 
Voltaire  y  prit  plaisir  :  les  considérations  d'histoire  reli- 
gieuse ont  la  place  large  dans  son  œuvre;  or  presque  tou- 
jours elles  viennent  à  propos  des  mœurs  et  des  pays  d'Asie  ; 
en  tout  cas  la  connaissance  de  l'Orient  éclaire  toujours  sa 
critique  et  donne  de  l'air  à  ses  esquisses  d'histoire. 

Il  compara  donc  le  paradis  terrestre  des  Indiens  avec  le 
nôtre  et  feignit  de  s'étonner  «  de  la  conformité  apparente 
de  quel(jues-uns  de  leurs  contes  avec  les  ventés  de  notre 
sainte  religion'^  »;  se  donnant  l'àme  de  Candide  ou  bien  de 
l'Ingénu,  il  retrouva  chez  maint  peuple  les  doctrines  du 
christianisme,  l'immortalité  de  l'àme,  l'enfer,  les  anges  et 
le  diable*.  Le  jeu  l'amusait  si  réellement  qu'il  ne  parvenait 
pas,  parfois,  à  dissimuler  la  joie  où  le  jetaient  les  succès  de 
jCet  efficace  procédé.  Certes  il  se  gardait  bien  de  confondre 
«  les  'prophètes  juifs  avec  les  im/iosteurs  des  autres 
nations'  »  !  Mais  il  parlait  de  tous  en  même  temps  et  de  la 

1.  Voir  p.  149  et  lt>l. 

2.  Voir  p.  103  et  siiiv. 

3.  Ffi/r/menls  sur  l'Inde,  1773,  article  28. 

4.  Par  exemple,  Kssai  sur  lus  Mœurs,  Inlroiluction,  xlviii. 
•i.  Kssai  sur  les  Mœurs,  Introduction,  xliii. 


A 


332  L  OIUKNT   DANS   LA    LITTKIJATI'HE. 

même  manière.  Il  protestait  le  plus  sérieusement  du  monde 
qu'il  faut  regarder  la  nation  juive  «  avec  d'autres  yeux  que 
ceux  dont  on  examine  le  reste  de  la  terre,  et  ne  point  juger 
de  ces  événements,  comme  on  jug-e  des  événements  ordi- 
naires '  »  !  sans  quoi,  ajoutait-il,  l'Histoire  Sainte  ne  serait 
plus  qu'un  ramas  d'absurdités.  Bien  qu'il  disputât  sur  la 
matière  même  de  la  Bihle,  il  assurait  aussi  ne  jamais  la 
mettre  en  cause  :  «  Nous  croyons  sans  difilculté  aux  vrais 
miracles  opérés  dans  notre  sainte  religion Nous  ne  par- 
lons Ici  que  des  autres  nations^  ».  Enfin  quand  les  rappro- 
chements devenaient  par  trop  lumineux.  Voltaire,  |trenant 
un  style  dévot,  inventait  de  [lieuses  explications  : 

bien  a  ctrtiiincm<)it  permis  qneAn  croyance  aux  bons  et  aux  mau- 
vais génies,  à  l'immorlalilé  de  l'àmc,  aux  l'écomponscs  et  aux  peines 
éternelles,  ait  été  établie  cliez  vingt  nations  dr  l'antiquité  avant  de 
parvenir  au  peuple  Juif-'. 

Mais  il  esjiérait  obtenir  de  ces  com[»araisons  autre  chose 
que  de  simples  amusements  pour  son  ironie;  par  elles  il 
put  concevoir  une  théorie,  jamais  très  nettement  formulée, 
mais  partout  clairement  insinuée,  celle  de  l'évolution  des 
idées  et  des  doctrines  religfieuses.  Le  j)oint  de  départ  pour 
toutes  est,  dit-il,  l'Orient  :  «  Les  religions  sont  comme  les 
V  jeux  de  trictrac  et  des  échecs,  elles  nous  viennent  de 
l'Asie  '  »  :  c'est  donc  urn^  erreur  de  croii'e  que  «  tout  est 

venu  des  Juifs  et  de  nous; on  est  bien  détrom|)é  (juand 

ou  fouille  un  peu  dans  les  antiquités  '  »  orientales.  Chez  les 
brahmanes''  ou  dans  les  écrits  de  Zoroastre',  on  retrouvera 


1.  Essai  xur  les  Mœurs,  Iiitroduclion,  xi.i. 

2.  Mi'me  ouvrage,  Inlrodiiclion,  xxxni. 
:î.  Même  ouvrage.  Introduction,  xlviii. 

4.  Lettre  à  M.  de  la  Molle  Gefrard,  mars  1703. 
îj.  Essai  sur  les  Mœurs,  chap.  v. 
G.  Même  ouiraf/e,  cliap.  m. 
".  Mi'ine  ouvrar/e,  chap.  v. 


L  ORIENT   ET  LA   PHILOSOPHIE.  333 

des  (losrmes  «  conformes  à  la  reli2:ion  naturelle  de  tous  les 
peuples  du  monde'  »,  et  particulièrement  conformes  à  la 
religion  chrétienne.  De  là  à  conclure  par  une  détinition 
générale  il  y  a  quelques  pas;  Voltaire  les  a  faits  d'une 
décisive  enjambée  : 

On  voit  évidemment  que  toutes  les  religions  ont  emprunté  tous 
leurs  dogmes  et  tous  leurs  rites  les  unes  des  autres  '-. 

Il  se  peut  que  de  telles  idées,  malgré  la  résistance  qu'elles 
provoquent  encore  chez  beaucoup,  soient  maintenant  une 
banalité  de  l'histoire;  mais  nul  ne  contestera  l'originalité 
qu'il  y  avait  à  les  exprimer  aussi  lucidement  vers  1750.  Jl 
est  indéniable  qu'elles  sont  un  des  plus  véritables  résultats 
de  l'orientalisme. 

Les  conclusions  abstraites  n'intéressaient  les  philoso- 
phes du  xvni'  siècle  qu'en  tant  qu'elles  enfermaient  des 
applications  pratiques.  Si  Voltaire  s'adonna  si  assidûment 
à  l'histoire  des  religions,  c'est  qu'il  comptait  en  tirer,  par 
une  démonstration  quasi  mathématique,  la  nécessité  de  la 
tolérance. 

Cette  argumentation,  comme  tous  les  bons  raisonne- 
ments, fut  double  :  avant  de  proclamer  des  affirmations  il 
fallait  démolir  par  le  menu  le  système  ([u'on  prétendait 
remplacer;  avant  de  donner  les  raisons  qui  fondaient  la 
tolérance  et  la  religion  naturelle,  on  dut  dire  celles  qui 
rendaient  insoutenables  l'intolérance  et  son  appui  naturel, 
le  principe  d'une  religion  révélée.  C'est  pourquoi  il  y  eut, 
chez  Voltaire  et  chez  ses  amis',  une  manière  d'exégèse 
biblique,  encore  bien  rudimentaire,  toute  composée  pres- 
que de  preuves  et  de  faits  empruntés  à  l'Orient. 


I.  Kssaisur  les  Mœurs,  cliap.  v. 

•2.  Même  ouvrar/e,  chap.  vu  :  A  propos  du  Koran. 

3.  Diderot  surtout. 


334  L'ORIKNT  DANS  LA  LITTÉRATURE. 

La  comparaison  insliluée  onlre  les  diverses  croyances  et 
la  doctrine  de  révolution  des  dogmes  tendaient,  par  une 
inévitable  conséquence,  à  enlever  au  credo  des  chrétiens 
son  caractère  de  vérité  absolue;  il  n'était  plus  qu'un  étal, 
un  moment  dans  l'histoire  des  doctrines  par  lesquelles  les 
hommes  avaient  successivement  cherché  à  satisfaire  leur 
besoin  religieux.  Bien  plus,  la  Bible  était  souvent  démentie 
p.ir  I(\s  livres  sacrés  de  l'Inde  ou  de  la  Perse  : 

Co  qui  doit  èlri'  le  plus  étonnanl  pour  nous,  c'rsl  (jue  dans  aucun 
livre  di's  anciens  braclimanrs,  non  plus  que  ceux  des  Chinois,...  on 
ne  trouve  nulle  part  trace  de  riiistoire  sacrée  judaïque  qui  <'sl  notre 
liisloin-  sacrée.  Pas  un  seul  mot  de  IS'oé  que  nous  tenons  pour  le 
restaurateur  du  genre  humain;  pas  un  seul  mot  d'Adam  ijui  l'n  fut 
le  père;  rien  de  ses  premiers  descendants?  Comment  toutes  les 
nations  ont-elles  perdu  les  titres  de  la  grande  i'amille .'  (Comment 
personne  n'avait-il  transmis  à  la  postérité  une  seule  action,  un  seul 
nom  de  ses  ancêtres"?  Pourquoi  tant  d'antiques  nations  les  ont-elles 
ignorés;  et  pourquoi  un  petit  peuple  nouveau  les  a-t-il  connus?... 
L'Inde  entière,  la  Chine,  le  Japon,  la  Tarlarie  ne  se  doutent  pas 
encore  qu'il  a  existé  un  Gain,  un  Mathusalem  qui  vécut  près  de 
mille  ans....  Mais  ces  questions,  qui  appartiennent  à  la  philosophie, 
sont  étrangères  à  l'histoire  '. 

Le  développement  était  facile,  la  conclusion  aussi  :  il  est 
impossible  qu'on  veuille  de  bonne  foi  incjuiéter  la  con- 
science d'autrui,  et  imposer  par  la  force  une  religion  dont 
les  origines  et  les  données  sont  à  ce  point  incertaines. 

Partant  de  cette  conception  générale,  les  piiilosophcs 
venaient  alors  aux  détails,  et  ils  s'y  attardaient  avec  com- 
plaisance :  il  était  admis,  grâce  aux  récits  des  voyageurs  et 
aux  livres  de  théologie -,  que  les  religions  orientales  étaient 
«  un  grand  ramas  d'histoires  fabuleuses^  »,  exploitées 
honteusement  par  des  bonzes  ou  des  talapoins  :  il  était 
bien    tentant    d'assimiler,    grâce    à     l'habituelle    fiction 

1.  N'ollaire,  H'nqvients  sur  l'Indr,  1773,  article  \'U. 

•2.  Voir  p.  Go  et  160. 

3.  De  Chaumont,  Relation  de  l'ambassade  de  Siam,  1686,  p.  134. 


L  ORIENT  ET   LA   PHILOSOPHIE.  31^5 

orientale,  les  moines  aux  Itonzes',  et  Je  dire  en  quoi  les 
superstitions  hindoues,  unanimement  condamnées,  ressem- 
blaient fort  aux  nôtres  -.  On  pouvait  aussi  entreprendre, 
avec  des  arg-uments  exprès  stupides,  l'apologie  d'un 
«  mahométisme  »  qui  n'était  en  réalité  que  le  Christia- 
nisme habillé  d'un  autre  nom^;  le  public  s'était  dès  long- 
temps accoutumé  aux  conclusions  suggestives  qu'inspirait 
le  rapprochement  des  coutumes  asiatiques  et  des  habitudes 
euro[Ȏennes. 

D'ailleurs,  par  un  singulier  contraste  sur  lequel  jamais 
les  philosophes  ne  s'expliquèrent  vraiment,  l'Asie,  terre 
bénie  de  la  superstition,  était  en  même  temps  le  pays  de  la 
tolérance  religieuse.  Les  voyageurs  l'avaient  dit\  Montes- 
quieu l'admit'.  Voltaire  le  répéta  ])artout  à  propos  des 
Turcs,  des  Japonais,  des  Indiens,  des  Persans,  des  Tartares 
et  des  Chinoise  V Asiatique  tolérant  ne  fut  pas  seulement 
le  titre  dun  pamphlet  de  Crébillon,  oii  l'on  démontrait,  à 
travers  des  anagrammes  translucides,que  l'intolérance  civile 
et  religieuse  était  contraire  au  droit  naturel^;  ce  fut  une 
formule  universellement  acceptée,  dont  on  vanta  l'effica- 
cité et  dont  on  prêcha  l'application  dans  l'Europe  du 
xvHi'  siècle. 

Un  pays  fut  particulièrement  élu  pour  cette  bonne 
besogne  :  la  ClimeT 

Par  quelle  fatalité,  honteuse  peut-être  pour  les  peuples  occiden- 
taux, faut-il  aller  au  bout  de  lOrient  pour  trouver  un  sage  simple, 

1.  Voltaire,  Dialofjue  philosophique  XXV:  Le  mandarin  et  le  jésuite. 

2.  Par  exemple,  les  Jammabos,  voir  p.  303. 

3.  La  Cerlilude  des  preuves  du  mahométisme,  Londres,  1"80. 

4.  Voir  p.  tJ2. 

0.  Ksfji-it  des  Lois,  liv.  XXV,  chap.  xv. 

6.  Entre  autres,  voir  le  Traité  delà  Tolérance,  1103,  cliap.  iv. 

7.  Voir  p.  21".  —  Voir  aussi  Mahmoud  le  Husnevide  (signalé  à  la  même 
page),  chap.  .\vi  et  xxni. 

8.  L'Inde  aussi,  mais  moins.  Voir  Voltaire.  Essai  sur  les  Mœurs,  chap.  xv 
et  XVII. 


336  L'OUIENT    DANS   LA   LIÏTERATIRH:. 

sans  faste,  sans  imposture?...  Ce  sage  est  Confucius  qui,  étant 
législateur,  ne  voulut  jamais  tromper  les  hommes  '....  Cet  exemple 
seul  doit  suffirt-  pour  détromper  ceux  qui  croient  que  l'erreur  est 
nécessaire  pour  gouverner  les  hommes.  Point  de  miracles,  point 
d'inspiration,  point  de  merveilleux  dans  cette  religion  ^. 

On  \o  devine,  si  la  relig^ion  chinoise  plaisait  tant  aux 
jtliilosuphes,  c'est  précisément  parce  (juelle  n'était  pas 
une  religion  mais  une  morale,  c'est-à-(iire  «  la  première 
des  sciences^  ». 

Confucius  «  n'est  point  prophète,  il  ne  se  dit  point  insjtiré  ».... 
Sa  morale  est  aussi  pure,  aussi  humaine  que  celle  d'Épictète.  Il  ne 
dit  point  :  «  Ne  fais  pas  aux  autres  ce  que  tu  ne  voudrais  pas  qu'on 
té  fit  »,  mais  :  «  Fais  aux  autres  ce  que  tu  voudrais  qu'on  te  fasse  *  ».... 
Sa  religion  -'  est  simple,  sage,  auguste,  libre  de  toute  sujjerstition  ».... 
I.a  religion  des  empereurs  et  des  tribunaux  ne  fut  Jamais  déshonorée 
par  des  impostures.  Jamais  troublée  par  les  querelles  du  sacerdoce 
et  de  l'empire,  jamais  chargée  d'innovations  absurdes,...  dont  la 
démence  a  mis  à  la  fin  le  poignard  aux  mains  des  fanatiques.... 
C'est  par  là  surtout  que  les  Cbiiiois  l'emportent  sur  toutes  les 
nations  de  l'univers  •*. 

Or,  si  on  la  (ié|>ouillait  de  son  apparence  exotique, 
(ju  était  en  définitive  cette  religion  si  admirable?  c'était 
projirement  l'image  vivante  d'une  doctrine,  chère  à  Vol- 
taire, et  qui  a  été  l'aboutissement  de  la  philosophie  du 
xvMi'  siècle  :  la  religion  naturelle,  le  théisme". 

Les  Chinois  n'eurent  aucune  superstition,  aucun  charlatanisme 
à  se  reprocher  comme  les  autres  peujdes....  Jamais  l'adoration  de 
Dieu  ne  fut  si  pure  et  si  sainte  qu'à  la  Chine....  Quelle  est  la  religion 
de  tous  les  honnêtes  gens  à  la  Chine  depuis  tant  de  siècles?  La  voici  : 
■  Adorez  le  ciel,  et  soyez  justes  '  ». 

1.  Voltaire,  IHctionnnire  philosophif/ue,  au  mot  :  Philosophie.  Voir  aussi 
Remarques  de  VEssai  sur  les  Mœurs,  f,  d. 

•2.  Diderot,  Introduction  aux  i/rands  principes  ou  réception  d'un  pliilo- 
sopltf.  écrit  vers  \Wi  (même  date  que  le  passage  de  Voltaire  qui  précède). 
Édition  Assézal,  II,  83. 

3.  Essai  sur  les  Mœurs,  Introduction,  chai),  xviii. 

4.  Même  ouviar/e,  clirip.  m. 

;1.  Même  ouvra{/e,  Introduction,  ciiap.  >;vui. 

C.  Voltaire  le  dit  formellement,  Histoire  de  c'étaOlissemenl  du  christia- 
nisme. 17",  chap.  XXVI  :  Du  théisme. 
7.  Voltaire,  le  Philosophe  ignorant,  1"66,  3  41. 


L'ORIENT   ET  LA   PHILOSOPHIE.  337 

Voilà  pourquoi  Voltaire  mettait  une  telle  ardeur  à  prendre 
la  défense  des  «  lettrés  de  la  Chine  »  qu'on  accusait 
d'athéisme  ou  de  matérialisme';  c'était  en  réalité  sa 
V  jpi'op''^  cause  et  celle  de  ses  amis  qu'il  plaidait.  Prenant 
/exemple  sur  les  mandarins,  (|ue  les  Jésuites  exaltaient  si 
\  bruyamment,  les  philosophes  réclamèrent  le  droit  de 
garder  le  célibat  philosophique,  ainsi  qu'il  est  dit  dans  le 
singulier  ouvrage  qui  a  pour  titre  les  Princesses  malahares^; 
la  raison  les  «  détournait  de  tous  les  himens  avec  quelque 
Roligine  ^religion]  que  ce  fût'  ».  Cette  attitude,  Confucius 
l'avait  eue  hien  avant  tous  les  libertins  et  les  encvclo- 
pédistes;  il  était,  de  plus,  un  ancêtre  très  avouable;  aussi 
est-ce  un  de  ses  disciples,  le  prince  Kou,  que  Voltaire,  un 
jour,  chargea  de  résumer  lapidairement  la  somme  des 
croyances  qu'il  jugeait  nécessaires  et  suffisantes  en  tout 
honnête  homme  : 

C'est  dans  Texprcice  de  toutes  les  vertus  et  dans  le  culte  d'un 
Dieu  simpli-  et  universel  que  je  veux  vivre,  loin  des  chimères,  des 
sophistes  et  d<-s  illusions  des  faux  prophètes.  L'amour  du  prochain 
sera  ma  vertu,  et  l'amour  de  Dieu  ma  rtdigion  '. 

Le  «  Catéchisme  chinois  »  était  aussi  le  Catéchisme  du 
philosophe! 

Après  de  pareils  textes  —  et  1  on  jiourrait  les  multiplier, 
—  il  apparaît  évident,  je  crois,  que  la  philosophie  pratique 
de  Voltaire,  si  elle  n'est  pas  née  de  ses  lectures  sur  l'Orient, 


1.  Entre  autres,  voir  :  Essai  sur  h's  Mœurs,  chap.  n;  —  Reman/ues  de 
l'Essai  sur  les  Mœurs,  j^  6;  --  Dieu  et  (es  hoiiones,  1TG9:  —  Fragments  sur 
l'Inde,  art.  XXII,  ..  etc. 

2.  Les  Princesses  malahares  ou  le  Célifjat  p/tilosop/iitjue,  ouvrage  intéres- 
sant et  curieux  avec  des  notes  historiques  et  criti'/ues,  l"3'i:  ouvrage  con- 
damné par  le  Parlement.  —  ■■  Le  célibat  philosophique,  y  est-il  dit.  est  le 
refus  d'épouser  une  des  deu.x  parties  qui  divisent  la  religion  en  France.  • 
—  Les  princesses  malabares  symbolisent  les  diverses  formes  de  religion. 

3.  Ouvrage  cité,  p.   131. 

4.  Dictionnaire  pliilosofj/iique,  au  mol  :  Catéciiismk  ciiixois. 


y 


338  L  ORIKNT  DANS  LA  LITTERATURE. 

y  a  du  moins  trouvé  les  occasions  fréquentes  de  se  pré- 
ciser; ce  n'est  certes  ])as  sans  un  très  sérieux  profit  de 
l'esprit  qu'il  avait  parcouru  les  relations  des  voyageurs, 
et  feuilleté  les  lettres  des  missionnaires,  tous  empressés  à 
lui  vanter  l'Asie. 


CHAPITRE  VI 


L'ORIENT    :    LA    MODE    ET    LES    ARTS 


I.  Rapports  de  la  mode  et  de  la  littérature  :  le  bibelot  et  l'exotisme.  — 
Les  bibelots  exotiques  au  xYin'  siècle  :  leur  adaptation  à  la  vie  française  : 
l'éventail,  l'ombrelle,  la  porcelaine....  etc.  :  exotisme  et  bizarrerie.  — 
L'Orient  et  la  décoration  :  meubles,  laques,  paravents,  jardins  chi- 
nois,... etc.  —  Conséquences  sur  l'art  décoratif. 

II.  Autres  formes  de  la  mode  d'Orient.  —  Le  thé  et  le  café:  causeries  sur 
rOrient;  les  divertissements  orientaux  :  déguisements,  bals  masqués, 
mascarades,  ombres  chinoises:  l'Orient  dans  les  modes  féminines. 

IlL  L'art  traduit  ces  tendances  :  la  mode  des  portraits  ■•  turcs  •  :  Van 
Loo  et  ses  ^^ullanes:  on  demande  à  l'Asie  la  possibilité  de  déguisements. 

—  Les    artistes   et   l'Orient:   point   d'exotisme;   l'Orient   mondain;  les 
graveurs  et  l'Asie  libertine:  les  chinoiseries  de  Boucher  et  de  Watteau. 

—  Partout  un  Orient  factice  et  railleur. 


I 

Si  ron  voulait  définir  la  mode  par  ses  caractères  abstraits, 
il  conviendrait  d'énoncer  d'abord  son  universalité  ol  la 
multiplicité  de  ses  aspects.  Qu'elle  soit  à  l'orii^inc  un 
enthousiasme  politique,  un  succès  littéraire,  ou  bien  une 
fureur  artistique,  toujours,  dès  qu'elle  a  atteint  un  certain 
degré  d'intensité,  elle  aflecte  toutes  les  manifestations  de 
la  vie  sociale  depuis  les  plus  humbles  jusqu'aux  plus 
solennelles  :  le  chanteur  des  rues  et  le  camelot,  le  journal 
en  sont  aussi  bien  l'expression  que  le  théâtre  et  le  roman, 
ou  même  que  les  débats  d'un  Parlement  et  les  télégrammes 


340  L  ORIENT   DANS  LA   LITTERATURE. 

d'officielles  félicitations.  Bien  plus,  c'est  par  la  mode 
pro|»iement  ilite,  par  le  bibelot,  le  costume  et  la  com- 
plainlr,  que  finissent  toujours  ces  accès  de  sensibilité 
eslbélique  et  ces  crises  de  sentimentalité  nationale;  quel- 
(piefois  même  ils  ont  commencé  par  là;  et,  pour  écrire 
une  histoire  complète,  on  doit  collectionner  ces  futilités, 
rentlre  au  xvni"  siècle  la  gaîlé  satirique  de  ses  chansons, 
illustrer  les  journées  révolutionnaires  avec  les  assiettes 
bleues,  patriotiques  et  sententieuses,  dans  lesquelles  man- 
gèrent les  bons  citoyens  d'alors,  réiiabiller  enfin  les 
hommes  de  1840  avec  le  costume  de  garde  national  qui 
«•on venait  si  l)ien  à  leur  état  d'esprit! 

Plus  que  toutes  les  autres  modes ,  le  goût  exotique 
réclame  un  tel  commentaire,  ou,  si  le  mot  semble  gros,  un 
|»areil  album  :  aujourd'hui  encore  le  mot  bibelot  évoque 
l'idée  surtout  des  menus  objets  d'Orient  que  1  on  vend  dans 
les  boutiques  de  la  rue  de  Rivoli,  dans  les  soukhs  tunisiens, 
ou  dans  les  bazars  de  Stamboul  :  le  bibelot  est  essentielle- 
ment quelque  chose  d'exotique.  Aussi  bien  il  a  été  une 
des  premières  manifestations  de  l'exotisme  :  les  com- 
merçants ,  on  l'a  constaté  ' ,  contribuèrent  beaucoup  à 
éveiller  les  curiosités  françaises  sur  l'Asie  et  ils  ne  ces- 
sèrent jamais  de  les  entretenir;  or  ce  qu'ils  allaient  cher- 
cher en  Arabie,  c'était  le  café  et  les  parfums  ;  en  Perse,  les 
pierres  précieuses  ou  les  tapis  ;  dans  l'Inde,  les  perles  et 
les  bois  odorants;  à  la  Chine,  les  soies  et  les  porcelaines, 
c'est-à-dire  tout  ce  qui  est  indispensable  h  la  mode  elle- 
même.  Il  y  aurait  sur  ce  sujet  tout  un  gros  volume  à 
écrire,  amusant  par  les  détails  qu'il  enfermerait,  par  les 
anecdotes  qu'on  ne  pourrait  manquer  d'y  citer,  et  surtout 
pir  les  gravures  (ju'il    serait  nécessaire  d'y   insérer.    Le 

I.  Voir  p.  i:î  cl  *". 


LA   MODE   ET   LES   ARTS.  341 

dessein  de  ce  chapitre  est  plus  modeste  :  on  veut  montrer 
simplement  comment  le  bibelot  et  la  mode  furent  une 
expression  particulière  de  la  conception  générale  de 
l'Orient,  et  comment,  après  tout,  il  y  a  quelque  ressem- 
blance entre  une  faïence  chinoise  de  Rouen  et  un  conte 
oriental,  entre  un  éventail  pseudo-japonais  et  un  roman  de 
Crébillon.  La  mode,  sur  ce  point,  comme  en  tant  d'autres, 
a  accompagné,  expliqué  et  quelquefois  subi  la  littérature. 
Le  commerce  avec  les  Indes  et  le  Levant  '  (quels  qu'aient 
été  d'ailleurs  ses  résultats  économiques,  qu'il  ait  été  ou 
non  une  source  de  richesse)  n'a  point  vu  son  activité 
diminuer  pendant  le  xvn*"  et  le  xvui'  siècle;  il  semble 
même,  à  en  croire  les  statistiques  insuffisantes  de  l'époque, 
qu'il  se  soit  développé  par  un  accroissement  fort  régulier'. 
Il  y  eut  donc,  pendant  cent  cinquante  ans,  une  exportation, 
jamais  ralentie,  de  bibelots  exotiques.  Parmi  ces  bagatelles, 
il  en  était  qu'on  se  contentait  d'acquérir  chèrement,  sans 
prétendre  les  utiliser  à  quelque  dessein  pratique,  ni  même 
par  g-oùt  artistique,  mais  simplement  à  cause  de  leur 
étrangeté  ;  les  divinités  mystérieuses  de  l'Inde,  les  pagodes 
chinoises  furent  bien  traitées  de  «  vilains  magots  »  ou  de 
«  figures  estro[)iées  ■'  »,  mais  on  les  aima  à  cause  de  leur 
laideur,  et  parce  qu'elles  contrastaient  joliment,  dans  leur 
attitude  énigmatique  e-t  absurde,  avec  l'harmonieuse  con 
ception  de  la  sag^esse  des  mandarins.  Symboles  commodes 
de  la  bizarrerie  de  civilisations  trop  originales  pour  qu'on 
put  les  comprendre,  elles  furent  recherchées  d'une  con- 
stante faveur  pondant  tout  le  xvm'  siècle  ';  les  récrimina- 

1.  Voir  p.  79. 

2.  Voir  les  ouvrages  cités  au.x  chapitres  i  et  m  «Je  la  lueiiiicre  partie. — 
Voir  les  chiffres  cités  dans  Arnould,  De  la  Balance  du  commerce,  1791,  et 
dans  le  l'arfail  Ségociant  de  Savary,  1721  (""édition). 

•5.  Voltaire,  Disserlation  sur  la  Iragédie,  en  tète  de  Sémiramis. 
4.  Voir  p.  179  et  Voltaire,  même  passafje;  Grimm,  Correspondance  litté- 
raire, novembre  1785. 


342  L'iJlUKNT   DANS  LA  LITTK RATURE. 

lions  échouèrent,  qu'on  tâcha  de  faire  entendre  contre  ce 
«  g^oùt  puéril  »  et  «  cette  extravagance  '  »  ;  ces  petits 
hronzes  dorés  étaient  un  des  cadeaux  qu'on  faisait  le  plus 
volontiers  aux  dames  de  sa  connaissance  ";  et  ils  devinrent 
si  hien  un  indispensable  ornement  des  salons  qu'on  s'amu- 
sait parfois  à  trouver  de  la  ressemblance  entre  ces  «  gros 
Chinois  »  et  quoiqu'un  des  invités  de  la  maîtresse  de 
maison,  si  assidu  sans  doute  qu'il  paraissait  inébranlable- 
ment  accroupi  en  son  fauteuil;  Walpole  ne  craignait  pas 
d'appeler  cet  excellent  j)résident  Ilénaull  «  la  pagode  de 
chez  Mme  du  Deffand  ^  ». 

Mais  si  les  magots  et  les  bouddhas  s'obstinèrent,  imper- 
turbables, à  symboliser  l'Orient  dans  ce  qu'il  avait  de  plus 
exotique,  tous  les  autres  bibelots  qu'on  alla  chercher  en 
Asie  reçurent  une  manière  de  naturalisation;  s'ils  perdirent 
ainsi  quelques-unes  de  leurs  grâces  originelles,  au  moins  y 
gagnèrent  ils  de  n'être  plus  tout  à  fait  des  curiosités,  et  par 
suite  de  pouvoir  se  répandre  en  un  public  plus  étendu.  Les 
héroïnes  de  Marivaux  nr  paraissent  guère  se  douter  (|ue 
l'éventail  '*  leur  donne  des  attitudes  semblables  à  celles 
des  princesses  hindoues;  mais  les  dessins  des  écrans  ou 
bien  les  jtropos  du  marchand,  quand  il  offrait  des  éventails 
brisés  —  article  plus  rare  ^  —  pouvaient  rappeler  un 
moment  à  l'esprit  l'image  des  femmes  de  Chine  (ju'on 
voyait  sur  les  gravures,  pareillement  armées;  ainsi  on 
était  invité  à  juger  moins  étrange  la  coquetterie  minau- 
dière  et  parisienne,  dont  les  romanciers  paraient  les  ver- 
tueuses épouses    dos   mandarins.   L'ombrelle  et  le   para- 


1.  Les  Magots,  IT.'IO,  se.  ii.  Voir  p.  179. 

2.  Voltaire,  Stances,  III,  à  propos  d'un  cadeau  fait  h  Mme  du  Ciiâtelet. 

3.  Lettre  du  6  octoi)re  ITOo. 

4.  0.    Uzanne,   l'Éventail,    1882.    —    Spire    BlondeL    Histoire  des   éven- 
tails, 1875. 

.">.  Uzanne,  ouvrage  cité,  p.  CJ  et  T6. 


LA   MODE   ET   LES  ARTS.  343 

pluie  S  qui  n'eurent  leur  succès  définitif  que  sous  Louis  XV, 
conservèrent  assez  longtemps  la  lourdeur  du  parasol 
oriental,  pour  que  la  vision  d'un  page,  soutenant  au-dessus 
de  la  tète  de  sa  maîtresse  ce  dôme  mouvant,  évoquât,  par 
une  inévitable  association,  celle  des  Japonaises  ou  des 
Indiennes  représentées  dans  les  illustrations  des  récits 
de  voyage,  ou  bien  portraiturées  au  frontispice  des  romans. 
Les  porcelaines  et  les  faïences  -,  dont  il  parut  si  long- 
temps qu'on  ne  pourrait  arracher  le  secret  à  l'Orient, 
eurent  une  tout  autre  destinée,  et  plus  glorieuse,  puis- 
qu'elles devinrent  enfin  une  industrie  française,  et  même 
une  des  formes  les  plus  jolies  de  notre  production  artis- 
tique. Pendant  bien  des  années  on  se  borna  à  admirer  la 
fragilité  élégante  des  tasses  importées  de  Chine,  ou  les 
teintes  extraordinairement  bleues  des  plats  persans  ;  on 
avait  de  trop  vagues  idées  sur  les  procédés  des  artistes 
d'Asie  pour  prétendre  à  les  imiter.  La  multiplication  des 
récits  de  voyage  et  le  développement  du  goût  exotique 
secouèrent  cette  incuriosité;  dès  1673  une  manufacture  de 
porcelaines  se  fondait  à  Rouen,  et  en  1686  on  put  montrer 
aux  ambassadeurs  siamois  des  porcelaines  «  imitant  si 
bien  celles  d'Orient  que  plusieurs  personnes  ont  été  trom- 
pées à  la  veue  ^  »  ;  dès  la  fin  du  xvn*  siècle  cette  industrie 
nouvelle  donna  de  fort  belles  preuves  de  son  existence,  et 
le  xvni-^  siècle  fut  sa  plus  belle  épocjue.  Elle  subit  les 
oscillations  de  la  mode;  les  voyages  de  Tavernier  et  de 
Chardin  mirent  en  honneur  les  faïences  de  Perse,  tandis 
que  le  xvui'  siècle  se  décida  franchement  pour  l'ornomen- 


•t.  Voir  Quiclicrat,  llisloirc  du  costume,  lS7'i,  p.  'Ml. 

2.  Voir  :  Champfleury,  Bibliorira/ihie  cérdmii/ue,  18S1  ;  —  Tli.  Deck,  la 
Faïence,  1889;  —  A.  Poltier,  llisloirc  de  In  faïence  de  Rouen,  18"(). 

3.  Merrun;  f/nlant,  décenibrc  168H,  deuxième  partie,  p.  185.  Voir,  sur  <Je 
nouvelles  tentatives  pour  trouver  les  secrets  d'Orienl  :  de  Haynal,  Hisloire 
philosophique,  1770,  11,  228. 


3i4  L  ORIENT  DANS  LA   LITTERATURE. 

talion  chinoise;  ce  fut  mènie  là  une  spécialité  de  Rouen, 
et  les  ouvriers  normands  firent  consciencieusement  et  par 
principe  «  du  ])aro(jue  et  du  fantaisiste  '  »,  reproduisant, 
avec  une  monotonie  respectueuse,  trois  ou  (juatre  types  et 
dessins  des  porcelaines  chinoises.  Ainsi  l'urciit  répandues, 
jiarnii  des  acheteurs  très  nomhreux.  (piantité  de  faïences, 
familier  ornement,  qui  ne  pouvaient  (|uo  flatter  le  goût 
exotique;  les  musées  d'aujourd'hui,  à  Paris  ou  à  Houen, 
en  exposent  encore  un  hon  nomhre,  et  l'on  peut  y  voir 
avec  quelle  application  les  artistes  ont  conservé,  et  même 
accusé  l'étrangeté  des  modèles. 

Mais  ce  ne  sont  là  encore  que  les  accessoires  les  plus 
menus  d'un  décor  oriental;  le  xvme  siècle  s'est  aussi  préoc- 
cupé du  cadre;  il  y  a  eu  des  influences  asiatiijues  très 
sérieuses  dans  la  décoration  des  appartements  et  dans  le 
mohilier  lui-même.  Les  tajds  de  Turquie  ou  de  Perse  -  étaient 
connus  depuis  le  moyen  âge,  mais  la  mode  s'en  déve- 
loppa seulement  à  l'épotjue  de  Louis  XïV;  on  aima  à  faire 
ressortir  sur  leurs  couleurs,  somhres  ou  hien  éclatantes, 
de  beaux  vases  de  faïence  :  ilu  moins  c'est  là  un  motif 
fie  décoration,  un  fond  de  tahleau  (|ue  les  peintres  du 
x\iii'  siècle,  à  en  croire  les  livrets  des  Salons '\  appré- 
cièrent beaucoup.  Les  |»aravents,  ornés  d'arabesques,  ou 
peints  à  la  main  sur  de  la  soie  de  Chine,  n'étaient  plus, 
sous  le  règne  de  Louis  XV,  une  rareté;  et  l'on  avait  rap- 
porté de  Chine  quantité  de  laques  ou  de  bois  vernis,  sous 
forme  de  j)anneaux  et  de  «  cabinets  ».  «  Le  bois  verni, 
façon  de  Chine  »  eut  même  un  tel  succès  qu'on  chercha 


1.  l'dllier.  oiivrftf/e  rilé,  p.  272. 

2.  B.Tiidrillart.  Histoire  du  lure,  l.S'S.  Entre  antres  exemples  :  La 
Fontaine,  lettre  à  sa  femme,  12  septembre  16C3,  édition  des  Grands  Écri- 
vains, IX,  2"4. 

3.  Collection  des  Livrets  des  anciennes  expositions  à  la  Bibliothèque 
nationale. 


LA   MUDE  ET   LES  ARTS.  345 

de  bonne  heure  à  le  contrefaire  '  ;  les  frères  Martin  y 
réussirent  enfin,  vers  le  milieu  du  xvin*  siècle  -;  grâce  à 
eux  et  à  leurs  imitateurs,  il  fut  fabriqué,  en  nombre  consi- 
dérable, des  consoles  ou  des  guéridons  laqués,  garnis  d'ap- 
pliques en  bronze  doré,  illustrés  de  dessins  qui  représen- 
taient, à  la  mode  chinoise,  des  pagodes,  des  arbres  ou  des 
animaux  fantastiques  ';  Carlin,  sous  Louis  XVI,  en  eut 
la  spécialité.  Dans  certains  intérieurs  la  profusion  de  ces 
porcelaines,  de  ces  laques  et  de  ces  bronzes  était  si  grande 
qu'on  doit  bien  reconnaître  en  quelques  propriétaires  un 
parti  pris  d'exotisme.  Voltaire  admirait  fort  à  Luné- 
ville  *  un 

...  salon  magnifique 
Moitié  turc  et  moitié  chinois, 
Où  le  goût  moderne  et  l'antique 
Sans  se  nuire  ont  uni  leurs  lois  \ 

Mais  il  ne  s'en  étonnait  pas,  comme  il  eût  fait  à  propos 
d'une  étrangeté. 

Quelques  grands  seigneurs  plus  raffinés  tenaient  à  ce 
(jue  limage  de  l'Asie  se  prolongeât,  pour  leurs  visiteurs, 
hors  des  portes  de  l'appartement;  et  dans  leurs  parcs  ils 
faisaient  dessiner  de  ces  jardins  chinois  que  Chambers  ® 
avait  mis  en  faveur  auprès  de  la  noldesse  anglaise,  et  que 
YaïKjlomanie  fit  vite  triompher  en  France  ";  on  se  plut, 
persuadé  qu'on  se  conformait  ainsi  aux  tendances  vraies 
de  l'art  asiatique,  à  ménager,  dans  une  nature  bizarrement 


1.  Champeaux,  le  Meuble.  ISS".,  II,  1S2. 

2.  Leurs  privilèges  «latent  de  1730,  l"4l,  l'!48. 

3.  Champeaux,  ouvrage  cité.  II,  191-  Voir  au  Louvre  le  musée  du  mtdii- 
lier  et  la  collection  d'objets  d'art  de  M.  Thicrs. 

4.  Il   s'agit  probaldement  d'un    kiosque  de  Stanislas  de  Lorraine.  Voir 
Maugras,  la  Cour  de  Lunéville,  1901.  p.  171,  209.  211. 

5.  Lettre  au  président  Hénault,  février  1748. 

6.  Traifé  des  édifices,  meubles,  liahils...  des  Chinois...  compris  une  descrip- 
tion de  leurs  temples,  maisons.  Jardins,  Traduction  française,  1776. 

7.  Baudrillart,  Histoire  du  luxe,  IV,  29n. 


346  L'dHIENT  DANS   LA  LITTÉRATURE. 

tourmentée ,  des  aspects  contradictoires ,  «  des  scènes 
enchantées,  des  scènes  d'horreur,  et  (h>s  scènes  riantes  » 
qui  avaient  le  don  d'agacer  l'humeur  irritable  de  J.-J.  Rous- 
seau '.  Souvent  aussi  on  élevait  au  milieu  du  jardin  un 
kiosque  chinois  ou  un  pavillon  à  la  tuniue,  image  réduite 
et  déformée  des  minarets  ottomans  ou  des  coupoles 
indiennes  -. 

Cette  affectation  d'exotisme  eut  sur  l'art  (hi  nioliilier 
une  action  très  efficace  :  «  Il  y  faut  chercher,  a  écrit  tout 
récemment  M.  Molinier  ,  l'origine  de  bien  des  motifs 
d'ornementation ,  de  bien  des  formes  adoptées  par  les 
artistes  du  xvin''  siècle  français —  Le  parti  |>ris  de  décora- 
tions, avec  son  absence  de  symétrie  voulue,  est  entièrement 
chinois,  et  chinois  aussi  sont  les  animaux  plus  ou  moins 
fantastiques  qui  viennent  naître  sous  le  ciseau  du  sculpteur 
sur  bois  pour  décorer  des  tables  ou  des  consoles,  ou  sous 
le  pinceau  d'un  fabricant  de  peintures  au  vernis....  On  n'a 
point  jus(ju"i(i  Iciiu  peut-être  assez  com.pte  de  cette 
influence  de  l'art  de  l'Extrême-Orient  sur  le  développe- 
ment de  notre  style  moderne....  Les  habitudes  que  cette 
mode  de  la  chinoiserie  a  inspirées  peu  à  peu  à  notre  œil 
sont  donc  |ilus  profondément  enracinées  en  réalité  qu'on 
ne  le  croit,  et  il  faut  en  tenir  largement  compte  dans  l'ap- 
|>réciation  de  l'origine  des  styles  français  du  xviii"'  siècle  \ 


Ces  meubles  chinois,  ce  cadre  demi-exotique   ont  cer- 
tainement   contribué    beaucoup   à   créer  l'image   du  faux 


1.  Rousseau,  S'ouvelle  Héloïse,  i"  parlie.  lellre  XII. 

2.  Voir  .Maugras,  la  Cour  de  Liinérille,  aux  pages  déjà  citées. 

3.  E.   Molinier,  le  Mobilier  framais  du  XVII'  et  du  XVIIl''  siècle,  1902, 
p.  31  et  3-2. 


LA   MODE   ET   LES   ARTS.  347 

Orient;  une  pagode  ou  une  potiche  de  belle  porcelaine 
suffisaient  à  son  évocation  ;  les  sultanes  ou  les  mandarins 
de  Crébillon  pouvaient  se  sentir  tout  à  fait  à  Taise  dans  le 
salon  parisien  que  l'auteur  leur  donnait  comme  habituelle 
résidence;  n'y  retrouvaient-ils  pas  les  ornements  qu'on 
supposait  familiers  à  leurs  yeux,  et  qui  étaient  familiers 
aussi  aux  lecteurs  français?  Pour  achever  l'illusion,  on 
s'ingénia  bien  souvent  à  répéter,  dans  ce  cadre  propice, 
quelques-uns  des  gestes  ordinaires  aux  g^ens  d'Asie  ,  ou 
même  à  y  pratiquer  leurs  plus  chères  habitudes.  Bien  peu 
d'hommes^  il  est  vrai,  se  divertirent,  comme  Stanislas  de 
Lorraine,  à  «  fumer  dans  une  grande  pipe  à  la  turque 
de  six  pieds  de  long"  '  »  ;  mais  combien  s'obstinèrent  à 
boire  du  café  et  du  thé  par  pure  mode  d'abord,  et  pour  faire 
parade  d'exotisme!  Michelet,  qui  ne  négligeait  point  les 
petits  faits  de  l'histoire,  estime  que  l'usage  du  café  a  vrai- 
ment modifié  l'esprit  français-;  il  est  possible;  mais  en 
tout  cas  la  mode  s'en  introduisit  à  la  fin  du  xvn'^  siècle, 
elle  s'installa  définitivement  au  siècle  suivant  ^;  et  ce  fut  là 
une  des  manifestations  extérieures  par  lesquelles  la  société 
française  entendit  marquer  qu'elle  était  conquise  à  l'Orient. 
Le  café 

...  liqueur  arabesque 
On  bien  si  vous  voulez  turquesque  *, 

commença  à  être  apprécié  vers  IGGO,  et  fut  «  lancé  »  par 
l'ambassadeur  Soliman  Muta  Ferraca,  qui  le  prodiguait  à 
ses  visiteurs';  dès  l'éjioque   de  Bajazel  ei  du  Bourgeois 


1.  Maugras,  ouvraqe  cité,  p.  202. 

2.  Michelet,  la  Ih-gence,  1874,  p.  133. 

3.  Franklin,  la  Vie  prirée  d'autrefois,  le  café,  le  thé,  le  chocolat,  1893.  — 
Voir  aussi  Savary,  Dictionnaire  du  commerce,  1721.  —  Galland,  De  l'origine 
et  des  progrés  du  caffé,  l'i'JO. 

4.  Subligny,  Gazelle  de  la  cour,  2  décembre  1666. 
••■>.  Voir  p.  97. 


348  L  (lUIHNT   DANS   LA    LlTTi:  KATlIiE. 

f/riilillioi)i/i)e.  il  faisait  fureur;  au  xvui-  sic'clt»  il  devint  une 
•  les  iustilutious  de  la  littérature  et  de  la  soeiété.  Les  clients 
de  Proeope  ne  virent  peut-être  pas,  comme  l'assure 
Michelet,  «  au  fond  de  son  lireuvage  le  futur  rayon  de  89'  », 
mais  ils  y  trouvèrent,  j'imaiiine,  l'occasion  de  penser  plus 
souvent  à  l'Asie;  peut-être  aussi  furent-ils  amenés  à  moins 
bien  comprendre  qu'ils  n'auraient  pu  le  caractère  original 
des  hommes  d'Orient,  puisqu'ils  se  donnaient  avec  eux  une 
ressemblance  si  facile  et  qu'ils  les  copiaient  dans  les  «létails 
lie  leur  vie.  Encore  le  café  fut-il  très  tôt  naturalisé  :  mais 
le  thé  irarda  son  parfum  exotique  et  sa  saveur  lointaine*; 
lui  aussi,  il  fut  connu  vers  le  milieu  du  ww"  siècle;  et,  dès  le 
premier  tiers  du  xvni',  il  était  «  autant  à  la  mode  que  le 
chocolat  l'est  en  Espagne'  »  ;  on  n'y  voyait  plus,  comme 
d'abord,  un  médicament,  mais  une  boisson  légère,  fort 
agréable  à  prendre  dans  un  salon,  en  petite  société  ;  la  tasse 
de  thé  devint  un  accessoire  si  ordinaire  de  la  vie  mondaine 
que  plus  d'une  dame  voulut  rire  représentée,  sur  son  por- 
trait, dans  cette  attitude  favorite  \ 

La  causerie  accompagnait  obligatoirement  le  café  ou  le 
thé;  elle  était  môme  pres(|ue  leur  vraie  raison  d'être. 
(Jii<d  d'étonnant  dès  lors  si.  dans  un  salon  e\oli<]ue,  devant 
un  guéridon  chinois,  avec  une  lasse  japonaise  en  mains, 
on  se  sentait  entraîné  à  parler  de  l'Asie!  on  faisait  appel  à 
l'Orient  pour  renouveler  les  menus  divertissements  litté- 
raires, et  Ion    comjili(juait  j>ar   exemple    la  difticulté  des 


1.  Miclielel.  passa fje  cité. 

2.  Franklin,  ourrr/f/e  cilé.  p.  10:)  cl  sniv.:  Havnal,  llislolre  philosojiliique, 

11,  21»;. 

."5.  Le  Gi'nliL  Souvrau   \'<)i/iige  aiilour  du  monde,  1730,  IL  11. 

1.  Par  e.Komple,  Salon  de  173'.),  Chardin,  Vn  pelil  lahleau  représentant 
un"  dame  qui  prend  du  thé.  —  17o0.  Aved,  Portrait  de  Mme  Brun  assise, 
prenant  du  t'ié.  —  1757.  C.  van  Loo,  Trois  tableaux...  l'un,  une  femme  qui 
prend  du  c'ifé.  —  17.S'J.  C.  van  Loo,  Plusieurs  portraits  de  dame,...  une  en 
rohe  de  satin  tAane  prenant  du  eaffé. 


LA  MODE   ET   LES   ARTS.  349 

bouts  rimes  en  y  introduisant  des  vocables  turcs  '  ;  on 
parodiait,  comme  M.  Jourdain,  les  belles  périphrases  de  la 
salutation  orientale  ou  les  invocations  à  Allah  -.  Quelques 
grandes  dames  se  donnaient  comme  passetemps  de  com- 
poser des  peintures  dans  le  genre  chinois,  de  dessiner  des 
panneaux  ou  des  paravents^:  d'autres,  un  peu  pédantes, 
témoignaient,  par  des  citations  appropriées,  qu'elles  lisaient 
les  philosophes  de  l'Inde  ou  de  la  Perse*;  la  fille  de 
Mme  GeolTrin  employait  les  loisirs  de  sa  cinquantaine  à 
résumer  Confucius  et  Zoroastre,  pour  les  mieux  faire  con- 
naître à  ses  amies  '.  Parfois  on  instituait  des  discussions 
en  règle;  et  le  nom  de  Mahomet,  par  exemple,  jeté  dans 
une  conversation,  créait  tout  aussitôt  deux  camps  :  les  uns 
assuraient  qu'il  était  «  le  meilleur  ami  des  femmes  et  le 
plus  grand  ennemi  de  la  raison  »  ;  les  autres  soutenaient 
qu'il  était  un  législateur  habile  et  un  apôtre  de  vertu  ",  C'est 
probablement  dans  une  de  ces  discussions,  où  chacun 
cherche  à  enfermer  sa  pensée  en  une  formule  nette  et  spi- 
rituelle, que  fut  inventé  le  fameux  ar;/u/nent  du  mandarin, 
désespoir  des  chercheurs  et  des  curieux,  qui  jamais  n'en 
ont  pu  l'etrouver  l'origine.  Chateaubriand,  qui  le  repro- 
duit", a  soin  de  lui  laisser  presque  la  forme  de  la  conversa- 
tion : 

Si  tu  pouvais  par  un  .s'eul  désir  tuer  un  homme  à  la  Chine  et 
ht'riter  de  sa  fortune  en  Europe,  avec  la  convii  tiun  surnaturelle 
qu'on  n'en  saurait  jamai.s  rien,  const^ntirais-tu  à  former  ce  désir? 


1.  Diilerot.  Lettre  à  Sophie  Volland,  3  février  1766. 

1.  VoUaire.  lettre  à  Aunillon,  oclohre  1742;  —  lettre  à  Catherine  II, 
5  décembre  1777. 

.3.  Maugras.  la  Cour  de  Lunéville.  1904,  p.  108  el  361. 

4.  Mme  de  Ghoiseui  dans  une  lettre  à  Mme  Du  DelTand.  23  mai  1765 
(éililion  de  Lescure,  I,  320). 

b.  P.  de  Ségur.  le  Royaump  de  la  rue  >ainl-Uonoré,   1897,  p.  177. 

6.  Diderol,  Lettres  à  Sophie  Volland,  30  octobre  et  1"  novembre  1750. 

7.  ii'nit'  du  Christianisme,  Parti'-  I.  liv.  VI.  chap.  ii. 


3r.O  L'OIUENT  DANS  LA   LITTKRATLIRE. 

Les  philoso|ihes  présidaient  souvent  à  la  conversation, 
mais  ils  ne  donnaient  pas  toujours  le  ton;  et,  délaissant 
leurs  graves  propos,  on  s'amusa  quelquefois  à  reproduire 
dans  les  divertissements  de  société  l'image  drolatique  de 
rOrient,  telle  que  la  comédie  et  le  roman  la  réalisaient.  A 
l'époque  du  carnaval,  on  ne  faisait  pas  difficulté  à  se 
déifuiser  d'habits  asiatiques  :  Mme  du  Chàtelet,  à  Luné- 
ville,  prenait  le  costume  d'un  Turc,  et  Voltaire  lui  disait 
eralamment  : 

Sous  celte  barbe  qui  vous  cache, 
Beau  Turc,  vous  me  rendez  jaloux! 
Si  vous  ôtiez  votre  moustache, 
Rijxane  le  serait  do  vous  '. 

Mme  de  Mirepoix  organisait  un  grand  Ital  où  la  plupart  des 
invités  étaient  vêtus  à  l'indienne,  à  la  chinoise  ou  à  la 
turque-.  Souvent  ces  mascarades  sortaient  hors  des  ajjpar- 
tements  privés  et,  avec  bien  plus  de  richesse,  elles  s'éta- 
laient à  la  cour;  les  Turcs,  les  Arméniens,  les  Chinois,  etc., 
étaient  les  personnages  hal)ituels  des  ballets  fju'on  dansait 
devant  le  roi^  Quand  les  jeunes  gens,  peintres  ou  étudiants, 
s'en  mêlaient,  loin  de  tovis  soucis  d'étiquette,  ils  traînaient, 
dans  les  rues  et  sur  les  places,  des  chars  grolesquement 
remplis  de  magots,  de  turbans  ou  de  clochettes,  qui,  avec 
un  tintamarre  plus  ou  moins  oriental,  enfonçaient  dans 
l'esprit  des  spectateurs  cette  persuasion  que  l'Asie  était  le 
pays  par  excellence  de  l'étrange  et  du  cocasse.  Les  étu- 
diants de  l'université  de  Caen  font  jouer  à  leur  ancien  rec- 
teur le  rôle  du  mamamouchi  de  Molière*;  les  pensionnaires 

1.  Maii^rras.  ouvrage  cité,  p.  30.1. 

2.  Mme  Du  Deiïand,  lettre  du  23  janvier  17G"  (édilion  de  Lescure,  I,  401). 

3.  Voir  p.  2",  et,  entre  autres  :  en  1660,  un  ballet  dans  la  chambre  du 
roi;  —  un  ballet  le  2:')  février  1745  (voir  de  Nolhac,  Louis  XV  et  Mme  de 
Pompadow,  1903).  Voir  au  Garde-Meuble  la  tapisserie  dite  le  Divertisse- 
nient  turc. 

4.  En  168".  N.-M.  Bernardin,  Mamamoucfii,  Revue  de  Paris,  l"  uuùt  11)02. 


LA  MODE  ET  LES  ARTS.  3j1 

•le  l'Acaclémie  de  France  à  Rome  promènent  en  1735  dans 
la  ville  pontificale  une  mascarade  chinoise  '  ;  le  succès  les 
encourage  à  recommencer,  quelques  années  après,  cette 
joveuseté  :  de  la  Chine  ils  passent  à  l'Arabie,  et  le  peuple 
romain  applaudit  en  1748  la  Caravane  du  sultan  de  la 
Mecque  -. 

Vers  la  fin  du  xvur'  siècle  ces  divertissements  exotiques 
étaient  assez  passés  dans  les  mœurs  pour  que  le  peuple  y 
prît  part;  ils  parurent  aux  foires  et  sur  les  boulevards,  où 
l'on  construisit  des  redoutes  chinoises  et  où  s'éleva  bientôt 
le  Théâtre  des  récréations  de  la  Chine  '  ;  les  ombres  chinoises, 
d'abord  enfermées  dans  quelques  salons,  devinrent,  grâce 
à  Ambroise  et  surtout  à  Séraphin,  un  spectacle  des  jtlus 
populaires. 

Pour  se  déguiser  et  pour  préparer  ces  mascarades,  il 
avait  bien  fallu  se  préoccuper  des  véritables  costumes 
d'Orient;  les  étoffes  en  étaient  si  riches  et  les  ensembles 
si  harmonieux,  que  l'ingéniosité  des  marchandes  de  modes, 
des  couturières  et  des  lin^ères  fut  tentée;  où  trouver  des 
ressources  plus  riches  pour  créer  de  vraies  nouveautés'? 
Les  indiennes  avec  leur  toile  peinte^,  le  taffetas  de  la 
Chine ^  étaient  depuis  long'temps  un  objet  de  luxe;  le  com- 
merce de  la  soie  se  développa  tout  à  fait  au  xvui"  siècle''; 
mais  ce  n'était  point  là  du  véritable  exotisme.  Rousseau, 
plus  entreprenant,  voulut  racheter  par  son  habillement 
le   |iiii   de  sympathie  que  ses  livres  témoig^naient  envers 

1.  Voir  une  gravure  au  Cabinet  des  Estampes,  Collcclion  Hennin,  t.  '.tl, 
folio  V\. 

2.  Voir  p.  237. 

3.  Magnin,  Histoire  des  marionnettes,  p.  180;  Grinim,  Correspondance, 
15  août  1770.  —  Spectacles  des  Foires  et  des  Boulevards  de  Paris,  1776, 
p.  117. 

4.  Molière,  Bourgeois  r/enlilhomnie,  .Vcte  1,  se.  ii. 

i.  \.  iTAubigné,  les  Aventures  du  Baron  de  Féneste,  liv.  1,  chap.  u:  liv.  Il, 
chap.  1. 

6.  Raynal,  Histoire  philosophique,  II,  l'ii. 


352  L  ORIENT   DANS   LA    LITTK  RATIUE. 

l'Asie;  il  se  fit  faire  «  une  petite  garde-robe  arménienne'  » 
et  n'hésita  pas  (il  y  trouvait  d'ailleurs  des  commodités, 
spéciales)  à  se  promener,  dans  Motiers  et  môme  dans 
Paris-,  avec  un  cafetan  cl  un  honnet  d'astrakan  (jui  lui 
valurent  des  salamalecs  orientaux  '.  A  vrai  dire,  cela  fut 
jujjé  une  bizarrerie:  mais,  quebjues  années  plus  tard,  les 
modes  féminines  inclinèrent  décidément  vers  l'Orient;  les 
ambassadeurs  de  Ïyppo-Saïl»  itrovoquèrent,  à  la  cour  de 
Marie-Antoinette,  l'apparition  de  robes  à  la  musulmane^  de 
honnels  à  la  turque,  de  fichus  à  la  caravane'",  que  l'on  put 
voir  encore,  dans  le  Paris  du  Directoire,  sous  le  nom  de 
robes  à  l'odatiscjue  ou  de  chapeaux-turbans  ^ 


III 


Plus  d'une  dame,  pour  prolonf»er  sa  satisfaction  et  per- 
pétuer l'empressement  de  ses  admirateurs,  voulut  qu'un 
peintre  fixât  en  un  tableau  le  souvenir  de  son  déguisemeiit 
exotique.  Ce  fut  la  mode,  pendant  quelque  temps,  de  se 
faire  représenter  sur  son  p(»rtrait,  les  hommes  en  tchaou- 
clie  bachi  ou  en  huissier  du  sérail,  les  femmes  en  sultane 
et  en  odalisque''.  Van  iMour,  «  peintre  ordinaire  du  roi  en 
Levant   »,  Latour  et  Aved  '  s'en  firent  une  spécialité;  et 


1.  Confpssifin.t,  2"  partie,  liv.  XII. 

2.  Griinm,  Correspondance,  l-i  juillet  \"i). 
."{.  Confessions,  passage  cité. 

4.  Heisel,  Modes  et  usages  sous  Murie-Anloinelte,  1S85,  t.  I,  p.  62,  80, 
120,  138,  153,  iCto,  218,  et  les  planches  jointes  au  texte. 

5.  Ilerbelte,  Lue  ambassade  luniue  sous  te  Direc/oire,  1902,  p.  170,  173 
et  les  planches. 

6.  Voir  Aug.  Boppe.  ./.  B.  van  Mour,  Revue  de  Paris,  1"'  août  1903.  — 
Les  deu.r  lableau.r  turcs  du  musée  de  Bordeauj-.  Revue  philomathique  de 
Bordeaux,  1"  juin  1902.  —  Les  peintres  des  Turcs  au  XVIII'  siècle,  Gazette 
des  Rcaux-Arts,  juin  190.5. 

7.  F'ar  exemple.  Salon  de  1713,  n"  73  du  livret,  Mme  fa  marquise  de 
Sainte-Maure  en  sultane. 


LA   MODE  ET   LES   ARTS.  353 

c'est  bien  dans  une  intention  pareille  que  Yan  Loo  com- 
posa les  quatre  fameux  tableaux  où  paraissent  la  sultane 
et  ses  odalisques';  il  s'agissait  uniquement  à  l'origine  de 
dessiner  pour  les  Gobelins  des  «  modes  du  Levant-  »,  des 
«  costumes  turcs  ^  »  et  l'artiste  s'appliqua,  avec  une 
minutie  évidente,  à  si  bien  détailler  le  vêtement  de  ses 
personnages  qu'ils  pussent  ressembler  à  des  gravures  de 
modes.  Mais  il  lui  parut  bon,  pour  se  conformer  au  g-oùt 
du  jour,  de  faire  contraster  des  visages  français  avec  les 
étofTes  turques,  et  la  sultane  se  trouva  naturellement  être 
une  image  de  Mme  de  Pompadour  à  peine  déguisée. 

Ce  fut  là  d'ailleurs  une  tendance  commune  à  tous  les 
artistes  du  xvni"  siècle  qui  peignirent  des  tableaux  orien- 
taux, ou  dessinèrent,  dans  le  même  goût,  des  cartons  de 
tapisseries*.  Leurs  œuvres  sont  mentionnées,  assez  nom- 
breuses, dans  les  livrets  des  salons,  ou  dans  les  inventaires 
des  collections  du  roi;  quelques-unes  ont  survécu;  beau- 
coup ont  été  conservées  par  la  gravure.  Or  il  n'est  pas 
besoin  de  s  y  attarder  longtemps  pour  constater  l'extrême 
rareté  des  sujets  exotiques  :  rien  n'est  moins  fréquent  que 
de  trouver  une  caravane \  une  horde  tartare^,  une  rue  de 
Constandnople  ':  et,  d'une  manière  g^énérale,  les  peintres 
semlilenl  fuir  les  occasions  qu'ils  auraient  d'évoquer  aux 

1.  Voir  p.  210.  Voir  Engefand.  Inventaire  des  tableaux  commandés  et 
achetés  par  la  direction  des  bâtiments  du  roi,  1900.  Commandés  en  1734  à 
C.  A.  van  Loo,  commencés  par  lui  el  non  finis.  Idée  reprise  en  i~',-2  : 
l'exécution  est  conliée  à  J.  .\.  van  Loo.  Voir  cabinet  des  Estampes.  Di,33. 
folios  63  et  64. 

2.  Expression  reproduite  par  Engerand,  ouvraf/e  cité,  à  l'année  [~~0. 

3.  Expression  reproduite  par  Gerspacii,  Répertoire  détaillé  des  tapis- 
series,... 1893. 

4.  Surtout  la  célèbre  Tenture  des  Indes  de  Desportes;  commencée  au 
xvii'  siècle,  remise  sur  le  métier  en  1710.  Voir  Gerspach,  Répertoire 
détaillé  des  tapisseries  exécutées  aux  Uobelins  de  1G6-2  à  IG9-2.  1893. 

5.  Loutherbourg,  Lne  caravane,  17Go,  n"  137  du  livret.  —  Huet,  Une  cara- 
vane, esquisse,  1771,  n"  123.  —  Doyen,  Deux  caravanes,  1779,  n"  21  et  22. 

6.  Voir  Salon  de  176.5,  n"  143  el  147. 

7.  Favray,  la  Rue  de  l'Hippodrome  à  Constantinople,  1779,  n"  7S. , 

•23 


354  L'ORIENT  DANS  LA   LITTÉRATURE. 

yeux  la  vision  d'une  nature  et  d'une  vie,  autrement  colorée 
que  la  notre.  Us  aiment  plutôt  à  dessiner  les  menus  incidents 
de  l'existence,  par  lesquels  la  société  asiatique  nediflèrepas 
beaucoup  de  la  société  française.  Combien  de  Grand  Sei- 
gneur donnant  un  concert  à  sa  maîtresse,  faisant  peindre  sa 
maîtresse,  prenant  le  café  avec  la  sultane^  \  C'est  qu'en 
elTet  de  tels  tableaux,  outre  l'agrément  du  dessin,  avaient 
l'attrait  d'une  sorte  de  déguisement.  Ils  plaisaient  par  les 
mêmes  qualités  qui  rendaient  agréables  un  bal  masqué  ou 
un  roman  à  clef;  ils  acbevaient  l'image  de  l'Orient,  telle 
qu'elle  s'était  ébaucliée  dans  une  comédie  de  Favart  ou 
dans  un  volume  de  Crébillon. 

Le  rapprochement  paraîtra  plus  vrai  encore ,  si  du 
tableau  proprement  dit  on  passe  à  la  gravure.  Los  m  aï  1res 
graveurs  de  l'époque,  si  artistes  qu'ils  fussent,  étaient 
bien  contraints,  malgré  tout,  de  reproduire  avec  le  burin 
les  sujets  qu'ils  croyaient  propres  à  satisfaire  le  grand 
public;  or  ils  ne  se  sont  jamais  lassés  de  dessiner  l'Orient 
monilain  et  l'Asie  libertine  de  la  littérature.  Les  répertoires 
de  gravures-,  et  les  portefeuilles  du  cabinet  des  Estampes 
sont  riches  d'odalisques  dévêtues  et  de  sultans  amoureux. 
LeSnIldii  ;/alant ,  la  S  II  Ihi  lie  fi  r(ji-/tp  J"  Esclave  découvrant  une 
odat/sfjne,  le  Bain  public  des  femmes  mahométnnes,  le  Grand 
Seigneur  au  milieu  de  ses  femmes,  le  Gouverneur  du  sérail 
choisissant  les  femmes,  la  Circassienne  à  l'encan,...  etc.,  tels 
sont  leurs  litres  et  leurs  sujets  les  plus  ordinaires,  et  l'on 
dirait  qu'elles  ne  sont  faites  que  pour  illustrer  les  œuvres 
littéraires;  du  moins  elles  ont  été  conçues  sur  le  même 
type  et  transcrivent  la  même  vision  de  l'Orient. 

1.  Knire  aiilrcs.  C.  van  Loo  au  Salon  de  1737;  —  Coypel,  le  Ca/'r  du 
Grand  Seifjneiir,  en  1750;  —  l.rs  Sultanes  de  van  Loo,.--  t"lc. 

2.  H.  Portails  el  II.  de  Béraldi,  les  Graveurs  du  XVIII'  siècle,  18S0.  — 
G.  Boiircanl.  lr.s  EsUnnpes  (lu  XyilC  siècle,  1885.  —  Bourcard,  Dessins, 
gouaches,  estampes...  du  XVIII"  siècle. 


I 


LA  MODE   ET  LES  ARTS.  355 

Parfois  les  artistes  ont  paru  vouloir  se  dégager  un  peu 
(le  leur  siècle,  et  donner  à  leurs  œuvres  un  caractère  moins 
français.  De  riches  amateurs,  le  ministre  Bertin  en  parti- 
culier', avaient  fait  venir  d'Asie  quantité  de  dessins  ori- 
ginaux représentant  des  divinités  japonaises  ou  des  cos- 
tumes chinois;  des  dessinateurs  français  s'ingénièrent  à  de 
minutieux  pastiches-;  Watteau^  et  Boucher*  ne  dédai- 
gnèrent pas  ce  genre  d'exercices,  et  ils  firent  des  chinoi- 
series, avec  ou  sans  titre.  Bien  qu'ils  fussent  soutenus 
par  les  modèles  orientaux  dont  ils  s'inspiraient  assez  exac- 
tement, ils  ne  réussirent  pas  h  donner  au  public  une 
impression  que  celui-ci  ne  demandait  pas,  et  qu'eux-mêmes 
ils  ne  voulaient  point  produire.  Les  Chinoises  de  Boucher 
ont  des  onales  \on^s,  et  ses  Chinois  sont  moustachus;  mais 
on  jurerait  qu'on  a  laissé  pousser  ces  ongles  à  loisir,  et  que 
ces  moustaches  sont  postiches,  tant  les  attitudes  et  les 
expressions  sont  françaises.  Sa  Rêveuse  laisse  tomber  son 
éventail  comme  une  marquise  fort  experte;  une  Chinoise 
dans  le  Mérile  de  tout  pays  joue  avec  un  chat  et  deux  petits 
Chinois,  sans  songer  absolument  à  se  donner  des  gestes 
qui  la  feraient  prendre  pour  autre  chose  qu'une  Parisienne; 
et  la  petite  femme  du  Paquet  incommode,  qui  pèse  si  lour- 
dement sur  les  épaules  d'un  gros  mandarin,  est  la  première 
à  rire  de  cette  idée  drôle!  Les  artistes  du  xvm"^  siècle, 
comme  beaucoup  de  littérateurs  d'alors,  ont  aimé  l'Orient 
simplement  parce  ([u'il  appelait  l'image  gracieuse  et  factice, 
quelquefois  graveleuse,  d'une  mascarade. 


1.  S.i  coUecLion  est  entrée  au  Cabinet  des  Estampes  en   \~'d'\ 

2.  Cabinet  des  Estampes,  Orf/33  et  31. 

3.  D6J.0C. 

4.  D6/30. 


CONCLUSION 


I.  Conslitulion  de  rorienlalisme  vers  1780.  —  Publications  de  la  mission 
de  Pékin;  la  Bibliothèque  du  roi;  les  éludes  indiennes  en  Angleterre; 
Anquelil  Du  Perron.  —  Conséquences  lointaines  :  le  renouvellement  de 
l'histoire  et  de  la  critique:  l'exotisme  et  la  lilléralurc  du  xix'  siècle. 

II.  Ce  qui  était  réalisé  dés  l'SO.  —  A  la  place  de  la  confusion  d'autrefois 
il  y  a  une  conception  de  l'Orient  assez  concrète,  avec  deu.\  aspects  : 
l'Asie  drôle,  l'Asie  philosophique.  —  Valeur  de  ces  résultats. 


I 

Ce  n'est  pas  tout  à  faitgràce  à  un  [lur  artifice  de  mélliode 
qu'on  peut,  dans  Thistoire  politique  ou  littéraire,  enfermer 
une  époque  ou  un  mouvement  entre  des  dates  assez  pré- 
cises. Toujours,  quand  une  grande  chose  commence  ou 
bien  s'achève,  il  se  produit  une  série  d'événements,  con- 
temporains les  uns  des  autres,  (jui  marquent  son  comnien- 
rcmont  ou  sa  fin;  les  deux  ou  trois  années  qui  précèdent 
la  Hévolution  sont  riches  de  ces  synclironismes  signifi- 
catifs, et  les  sig-nes  précurseurs  de  la  Henaissance  s'accu- 
mulent dans  la  courte  période  oîi  s'élabore  la  doctrine  de 
Ronsard  et  de  Du  lîellay.  Déjà,  en  ce  livre,  on  a  pu  cons- 
tater qu'il  y  eut,  vers  1660,  un  accord  indéniable  des  cir- 
constances et  des  œuvres  qui  permit  le  brusque  dévelop- 
pement du  goût  exotique  '  ;  par  la  suite  il  y  eut  des  concours 

I.  Voir  p.  41  et  d73. 


I 


CONCLUSION.  337 

d'événements  qui  lui  furent  profitables  '  ;  mais  il  faut  venir 
aux  environs  de  1780  pour  retrouver  dans  l'ensemble  des 
faits  littéraires  une  harmonie  aussi  unanime  et  aussi  sug- 
gestive. L'exotisme  prit  alors  une  autre  face. 

Les  Jésuites,  à  qui  l'on  ne  peut  refuser  ni  le  talent 
d'avoir  toujours  su  discerner  les  ambiances  favorables,  ni 
le  mérite  d'en  avoir  quelquefois  profité,  eurent  vite  le  sen- 
timent de  ce  nouvel  état  de  choses.  Leur  exploration  scien- 
tifique de  la  Chine,  poursuivie  assidûment  depuis  cent  cin- 
quante ans,  commençait  à  atteindre  un  dei:ré  de  suffisante 
certitude:  aussi,  dans  le  temps  même  où  l'orientalisme, 
dégagé  de  sa  confusion  [tremière,  établissait  les  fondements 
de  recherches  futures,  ils  se  hâtèrent  de  réaliser  en  une 
œuvre  considérable  tout  le  bagage  de  leurs  connaissances. 
On  a  déjà  dit^  ce  qu'ont  été  les  Mémoires  concernant  l'his- 
toire, les  sciences,  les  arts,  les  mœurs  et  les  usages  des 
Chinois...  par  les  missionnaires  de  Pékin.  Cette  énorme 
encyclopédie  commença  de  paraître  en  1776  et  se  continua 
assez  régulièrement.  Dans  le  même  temps  l'abbé  Grosier 
publiait  Y  Histoire  générale  de  la  Chine  du  père  de  3Iailha\ 
Cette  masse  considérable  de  volumes  clôturait  définitive- 
ment toute  une  période  d'enquête  :  remplaçant  les  anciennes 
Histoire  ou  Description  de  la  Chine,  elle  olTrait  au  public  des 
travailleurs  des  résultats  incontestables  et  des  renseigne- 
ments assurés. 

Au  même  moment  les  arabisants  et  les  interprèles  des 
langues  orientales  s'éprirent  d'un  nouveau  zèle  j)Oiir  les 
manuscrits  qu'enfermait  le  Cabinet  du  Roi,  et  qu'avait 
plutôt  défiorés  qu'étudiés  la  curiosité  hâtive  d'un  Galland 
ou  d'un  Petis  de  la  Croix.  Aux  approches  de  1780   Car- 


\.  Voir  Première  [larlie,  cli.ip.  vi. 

2.  Voir  p.  124. 

3.  {-"  à  1184,  12  vol.  in-'f. 


358  L'ORIENT   DANS  LA  LlTTEllATliRE. 

donne  publie  plusieurs  traductions;  on  réédite  les  Contes 
orientaux  de  Caylus',  Savary  donne  une  nouvelle  adapta- 
tion du  Koran';  l'Académie  des  Inscriptions  et  Belles- 
Lettres  entreprend  en  ITSo,  sur  l'invitation  de  Louis  XVI, 
0  de  faire  connaître  j)ar  des  notices  exactes  et  des  extraits 
raisonnes  les  manuscrits  »  de  la  Bibliothèque  royale  ^  Les 
traductions  françaises  des  œuvres  littéraires  de  l'Orient, 
restées  jusque-là  assez  rares,  allèrent  désormais  en  se  multi- 
pliant. 

Quoique  loin  de  France,  d'autres  événements  s'achevaient, 
toujours  à  cette  même  époque,  qui  allaient  retentir  sur  les 
travaux  orientalistes  de  l'Europe,  et  faciliter  leur  soudaine 
expansion.  L'Angleterre  terminait  la  conquête  véritable  de 
l'Inde,  et  déjà  ses  savants  s'initiaient  à  l'étude  du  sanscrit*. 
C'est  en  1784  que  fut  fondée  la  Société  asiatique  du  Bencrale, 
et  c'est  à  celte  date  que  «  l'on  fait  commencer  d'ordinaire 
l'étude  de  l'Inde  et  de  son  passé ^  ».  Çalmntala  et  maint 
autre  livre  de  l'Orient  furent  révélés  par  des  traductions 
anglaises. 

Mais  déjà  les  Français  s'étaient  mis  en  mesure  de  mar- 
quer leur  place  dans  cette  science  de  l'orientalisme,  presque 
nouvelle,  qu'ils  devaient  bientôt  faire  avancer  d'un  si  bel 
élan;  ils  se  donnèrent  même  quelque  peu  figure  de  précur- 
seurs, puisque  la  traduction  du  Zend  Avesla,  œuvre  d'An- 
quelil   Du   Perron,   date  de  l'année  d771.   L'auteur  était 


1.  Voir  p.  156;  noter  niissi  Cardonne,  Mélanf/e  de  liUéralitre  orientale, 
Paris,  mo. 

2.  Voir  p.  i66. 

'.i.  I^olices  et  extraits  des  manuscrits  de  la  liibl/ol/iè(/iie  du  Roi,  l.  I,  1"87; 
—  T.  II,  17S9;  —  T.  III,  ITîiO.  Les  deux  premiers  conlienncnl  plusieurs 
arlicles  sur  l'Orient. 

4.  Langlois.  Manuel  de  //ihliofjraphie  hislorif/ue,  HK)i.  Voir  Harth,  Journal 
des  Savants,  l'.iOO,  p.  IH  :  La  l'Iiilolofjic  et  l'archéologie  indo-aryennes. 

5.  Barth,  article  cité,  p.  115.  H  ajoute  :  «  C'est  exagérer  mais  pas  de  beau- 
coup ».  —  Voir  dans  ce  volume,  p.  181,  ce  qui  a  été  dit  du  goût  pour 
l'Inde  vers  1780. 


CONCLUSION.  359 

revenu  de  l'Inde  en  1762,  rapportant  quantité  de  manu- 
scrits parsis  ou  sanscrits;  aussitôt  il  déclara  qu'il  allait 
révéler  «  des  langues  dont  les  savants  ne  connaissaient  que 
les  noms  »,  et  secouer  «  cette  espèce  d'assoupissement 
général  sur  un  objet  aussi  intéressant'  »;  il  traça  tout  un 
plan  d'études-,  et  se  mit  sans  tarder  à  celte  besogne  de 
réformateur.  Pendant  huit  ans  il  prépara  sa  traduction  de 
Zoroastre;  il  résista  avec  une  énergie  orgueilleuse  aux  atta- 
ques violentes^  dont  fut  accompagnée  la  publication,  et,  à 
force  de  protester  qu'il  était  le  seul  homme  qui  connût 
l'Inde  et  qui  eût  le  droit  d'en  parler^  il  s'imposa.  En  1778, 
dans  sa  Législation  orientale,  il  se  fit  fort  de  ruiner  toutes 
les  idées  que  les  philosophes  du  x\  ni"  siècle  avaient  édifiées 
sur  la  conception  du  despotisme  asiatique  ;  il  traita  Montes- 
quieu et  Voltaire  de  «  publicistes  »  ignorants!  Ensuite 
parurent  les  Recherches  historiques  et  géographiques  sur 
rinde  \1786-1789),  puis  des  Considérations  politiques  sur 
l'Inde  (1798)%  la  traduction  des  Oupanichaf  (1804),  etc. 
tt  L'indianisme  était  fondé ^  »,  et  la  nouvelle  génération, 
déjà  grandissante ,  des  orientalistes  allait  bientôt  pro- 
noncer, en  l'honneur  d'Anquetil  Du  Perron,  les  paroles  de 
louange  et  de  reconnaissance  qu'on  se  doit  d'offrir  à  ceux 
qui  furent  vos  maîtres'. 

Le  mouvement  se  développa  d'une  allure  régulière  :  en 
1795  la  Convention  institue  l'Ecole  des  langues  orientales, 
qui  fit  de  l'orientalisme  français  une  science  officielle,  et 


1.  Relation  ahréfiée  du  voijage  que  M.  A.  Du  Perron  a  fait  dans  l'Inde, 
Journal  des  Savants,  jnin  1"62.  p.  3  de  l'Extrait. 

2.  Préface  de  la  Traduction  du  Zend  Aiesla,  t.  I,  p.  xi. 

3.  Par  exemple,  Grimm,  Correspondance,  janvier  1""2. 

4.  Voir  dans  sa  Lérjislation  orientale,  ITÎS,  la  curieuse  dédicace  :  Auj 
peuples  de  Vlndoustan. 

o.  L'Inde  en  rapport  avec  VEurope,  an  VI  (ITOS). 

6.  Barth,  article  cité,  p.  119. 

".  Voir  Darmesleter,  V Orientalisme  en  France  dans  Essais  orientaux,  IS83. 


3C0  LUUIKNT  DANS  LA   LITTÉHATIUE. 

lui  donna,  en  même  temps  (juc  la  ilignité,  des  ressources  et 
des  instruments  nouveaux.  Son  histoire  véritable  com- 
mence à  cette  date. 

Voilà  à  quoi  avait  abouti  tout  le  mouvement  de  curio- 
sité vers  l'Asie,  et  si  ses  manifestations  furent,  pendant  le 
xvni"  siècle,  surtout  littéraires  et  artistiques,  on  recon- 
naîtra au  moins  qu'elles  corres[iondaient  à  une  très  vive 
activité  intellectuelle. 

Les  conséquences  en  furent  remarquables  :  on  a  écrit, 
sans  exagération,  que  «  le  xx*"  siècle  ne  devrait  guère  moins 
un  jour  à  la  connaissance  du  vieux  monde  oriental,  que 
le  xvi''  siècle  à  la  découverte  ou  à  la  révélation  de  l'anti- 
(juilé  gréco-romaine'  »;  la  comparaison  est  parfaitement 
exacte,  puisque  l'antiquité  n'avait  pas  été  méconnue 
au  xiV  et  au  xv"  siècle,  pas  plus  que  l'Orient  au  xvn''  et 
au  xvni""  siècle  :  mais  la  Renaissance  et  l'orientalisme 
donnèrent  un  tout  autre  aspect  à  des  conceptions  qui 
vieillissaient  infécondes,  elle  jour  nouveau,  (pii  l'ut  ainsi 
projeté,  éclaira  des  richesses  à  peine  devinées  : 

I/r-ludf?  des  languos  et  de  l'iiisloire  de  l'Asie,  écrivait  Anquelil  Du 
Perron  hii-niême,  n'est  pas  une  étude  de  mots  ou  de  simple  curio- 
sité, jiuisquelle  contribue  à  nous  faire  connaître  des  contrées  plus 
considérables  que  l'Europe,  et  qu'elle  oITre  un  tableau  propre  à 
perfectionner  les  connaissances  do  l'IionuTie  et  surtout  à  assurer 
les  droits  iiiiprescriptihles  de  l'Iiuinanité -. 

L'histoire,  annonçait  le  traducteur  du  Zcnd  Avesta,  en 
profiterait,  et  surtout  «  l'histoire  des  (q)inions  religieuses  ^  »  ; 
on  pourrait  désormais  remonter  «  à  l'origine  des  peuples 
et  des  langues^  »  :  on  étendrait  le  domaine  de  la  critique, 


1.  Schopenhauer,  cité  par  Brunelière,  Evolution  des  Genres,  t.  I,  p.  212. 

2.  Léfjislalion  orientale,  t""8,  p.  181. 

3.  Préface  rie  la  traduction  du  Zend  Avesta,  l.  I,  p.  vm. 

4.  Mf'ine  préface,  t.  1,  p.  x. 


CONCLUSION.  361 

on  élargirait  la  pensée  humaine.  Ce  ne  furent  pas  de  vaines 
promesses. 

La  littérature  ne  resta  pas  indifTérente  à  un  tel  renou- 
vellement; Chénier  se  préoccupa  de  l'Asie,  et  inscrivit 
dans  ses  notes  les  impressions  que  lui  laissaient  les  livres 
sacrés  de  la  Chine;  il  se  proposait  d'en  tirer  parti  quelque 
jour  '.  Plus  tard  Yexotisme,  tel  que  les  écrivains 
du  xvui'=  siècle  ne  sont  pas  parvenus  à  le  sentir,  s'installera 
dans  le  roman  et  la  poésie;  il  paraîtra  si  bien  un  des  élé- 
ments du  romantisme  que  Musset  proposera  cette  défini- 
tion railleuse  :  «  Le  romantisme,...  c'est  la  citerne  sous  les 
palmiers'!  »  Les  Orientales  donneront  aux  hommes  de  1825 
la  vision  d'un  Orient,  imaginaire  certes,  mais  déjà  assez 
convenablement  coloré  ;  la  hantise  de  l'Asie  inqurétera 
quelques  esprits  :  Flaubert  gémira  : 

Penser  que  peut-être  jamais  je  ne  verrai  la  Cliin<^;  que  jamais  je 
ne  m'endormirai  au  pas  cadencé  des  chameaux;  que  jamais  peut- 
être  je  ne  verrai  dans  les  forêts  luire  les  yeux  d'un  tigre  accroupi 
dans  les  bambous  ^\ 

Leconte  de  Liste  s'inspirera  assez  étroitement  des  poèmes 
védiques  pour  qu'on  prétende  retrouver  dans  ses  vers 
«  l'esprit  des  doctrines  où  respire  le  génie  endormeur  de 
l'Inde  antique^  »,  ou  la  vision  de  «  la  pagode  hindoue 
frissonnante  de  mystère  et  de  poésie'.  ».  La  littérature 
depuis,  est  restée  fortement  teintée  d'orientalisme,  et  n'a-t-on 
pas  pu,  de  nos  jours,  croire  que  Zarathoustra,  ressuscité, 
serait  invité  à  diriger  d(''linitivement  la  pensée  moderne'? 


1.  Mélanges  et  Fruf/menls,  édition  Becq  de  Fouquiéres,  p.  3i2.  —  Manu- 
scrit de  la  Bibliothèque  nationale.  1"  volume,  folio  166.  —  Édition  Moland, 
t.  I,  p.  ;iO.  Voir,  dans  la  fievue  iVHisloire  liiléraire  d'octobre  1901,  A.  Lefranc, 
Papiers  inédits  de  Chénier. 

2.  Première  lettre  de  Dupuis  à  Colonel. 

3.  LeUre  fin  octobre  1S47,  Correspondance,  I,  200. 

4.  G.  Renard,  la  Mét/tode  scienti/ii/ue  de  l'histoire  liiléraire,  1900,  p.  162. 
0.  V.  LoUiée,  Histoire  des  lillcralures  comparées,  s.  d.,  p.  302. 


362  LOIUl'NT    IIANS   LA   LITTHUATURK. 

II 

Ce  sont  les  consétjiiences  de  rorienlalisme,  et  Torienta- 
lisme  est  lui-même  la  conséqnence  du  goût  pour  l'Orient  : 
mais  il  ne  s'agit  là  en  somme  que  de  résultats  lointains  et 
futurs,  et  si  Ton  veut  retenir  seulement  ce  qui,  vers  1180, 
était  achevé,  et  vraiment  réalisé,  on  devra  rédiger  des  con- 
clusions moins  ambitieuses.  Toutefois  un  résultat  avait  été 
définitivement  acquis  pendant  ce  grand  siècle  de  collective 
élaboration  :  l'Orient  avait  percé  l'ignorance  indifférente 
sous  laquelle  on  l'enterrait  autrefois  :  il  s'était  dégagé  de 
la  confusion  des  connaissances  médiévales  et  s'offrait 
désormais,  sous  un  aspect  concret,  à  l'attention  sympatbi(jue 
de  tous.  On  a  vu  les  tentatives  nombreuses  par  lesquelles 
les  hommes  du  xvn-  et  du  xviii''  siècle  essayèrent  de  jdier 
et  d'adapter  celle  conception  nouvelle  aux  diverses  formes 
de  leur  littérature.  IJien  souvent  il  y  eut  des  échecs  et  plus 
souvent  encore  des  demi-succès;  mais,  par-dessus  toutes 
ces  expériences,  heureuses  ou  manquées,  le  goût  pour 
l'Orient  affirmait  la  réalité  de  sa  vie.  Dès  l'époque  de 
Voltaire,  il  ap|)araissait  jtartagé  entre  deux  tendances,  (|ui, 
aujourd'hui  encore,  voisinent,  mitoyennes,  parmi  nos 
habitudes  d'esprit  :  l'Asie  fut  à  la  fois  une  image  plaisante 
et  une  conception  sérieuse.  L'Orient  drôle,  modelé  et  for- 
mulé par  la  comédie  et  le  roman,  s'était  arrêté  tout  de  suite 
en  un  dessin  si  net  que  le  xix*"  siècle  ne  devait  pas  beau- 
coup modifier  ce  thème ,  mais  seulement  l'enrichir. 
L'Orient  tragique,  dont  Dajazet  avait  paru  créer  le  type, 
n'eut  pas  plus  de  succès  ni  de  durée  que  la  tragédie 
exotique  elle-iiiénic  Ouant  à  l'Orient  philosophique  et 
scientifique,  il  était  déjà  plus  qu'ébauché  :  on  en  avait 
récolté  les  fruits  bien  avant  qu'ils  fussent  mûrs;  mais  leur 


CONCLUSION,  363 

verdeur,  quoique  un  peu  inquiétante  parfois,  avait  réjoui 
et  alléché  le  public  :  l'heure  de  la  vraie  et  profitable 
cueillette  était  venue. 

La  comparaison  s'impose,  car  il  serait  prétentieux  de 
terminer  un  livre  sur  l'Orient  sans  parler  du  soleil.  Le 
voyageur  qui,  dans  le  Sud  algérien,  ou  ailleurs,  pousse 
jusqu'à  l'entrée  du  désert,  se  doit  à  lui-même  d'assister  à 
l'aurore  telle  qu'elle  se  montre  en  ces  contrées.  Le 
spectacle  est  symbolique  :  après  une  aube  très  courte  et 
grise,  mal  détachée  de  la  nuit  finissante,  tout  dun  coup  le 
soleil  jaillit,  et  bondit,  boule  rougeoyante,  de  quelques 
degrés  au-dessus  de  la  ligne  de  l'horizon.  Tout  change 
aussitôt  :  les  choses  que  l'on  avait  près  de  soi  se  revêtent 
soudain  de  lumière,  et  reçoivent  une  couleur  et  un  relief 
que  d'abord  on  ne  leur  aurait  pas  soupçonnés;  puis  les 
lointains,  tirés  hors  des  brumes  nocturnes  qui  se  dissipent, 
séclairent  et  laissent  voir  soudainement  ces  immenses 
espaces  qui  fatiguent  le  regard;  en  même  temps  on  se  sent 
enveloppé  d'une  chaleur  immédiatement  vive,  qui  donne 
au  corps  et  à  l'esprit  la  brusque  sensation  d'un  renouvelle- 
ment. Ainsi;  dès  les  premières  minutes,  on  ressent  toutes 
les  impressions  que  doit  donner  cette  longue  journée  de 
lumière  et  de  chaleur  où  monte  déjà,  lentement,  le  soleil 
oriental. 


INDEX 


I 


Ah  olu  (pouvoir),  voir  Monarchie. 
Académie    (des    Inscriptions),    loi. 

1.52  et  suiv.,  338. 
Addison.  290  et  suiv.,  293,  294. 
Alleurs  (marquis  des),  91. 
Aimanachs,  99,   136. 
Amazolide,  270. 
Ambassadeurs  français  en  Orient.  89 

et  suiv. 

—  orientaux  en  France.  9.5  et  suiv., 
3.d2. 

Amour    oriental   (conception    de  1"), 

66  et  suiv..  205,  2.57,  209,  283,287. 
Amusements    sérieux    el     comiques. 

Voir  Dufresny. 
Anglaises  (études)  sur  FOrient,  3.58. 
Anquetil   du   Perron.    60,    132,    1-58, 

339. 
Anson.  33,  63.  81.  118.  322. 
Anti(iuité  (l'Orient  antique),  20. 
Anville  (d"),  lil. 
Arabe   (langue).    142    et   suiv.,   1.50. 

337. 
Arabes,  6  et  suiv..    lu.  73,  133,  140, 

172. 

—  (contes).  Voir  Contes. 

—  (ouvrages   historiques    sur  les), 
140. 

—  (pièces  de  théâtre  sur  les),  217, 
223,  237  et  suiv. 

—  (romans  sur  les  .  2.39  et  suiv. 
Arabesques,  344,  343. 

Argens  (d'i,  183,  301,  312. 
Arleijuin,    302.    Voir    Italienne  (co- 
médie), bibliographie. 
Art  (décoratif),  344. 
Arts  (et  rOrient),  3-39  et  suiv. 


Artistes  (et  rOrient\  -332  et  suiv. 
Arvieux  (d"),  73,  93.  228  et  suiv. 
Asiati([ue  (Société)  du  Bengale,  358. 
Asiatique  tolérant  (T),  277.  333. 
Asie  plaisante  (conception  de  r),231, 

301. 
Aved,  332. 

Bababec,  303. 

Babouc,  303. 

Bagdad  (le  barbier  de).  241. 

Bajazet.  Voir  Racine. 

Ballets,  229,  248.  330. 

Balzac  (J.-L.  Guez),  40. 

Barbier  de  Bagdad  {le),  241. 

Barbin,  33. 

Baudier,  68.  69,  71,  13.3,  160. 

Bayle,  133.  103,  283.  313. 

Beauveau  (de),  48. 

Bélier  (le).  Voir  Hamillon. 

Belleforest  (Fr.  de),  38. 

Bernardin    de  Saint-Pierre,  38,  183, 

271.  320. 
Bernier,  34.  36.  37  el  suiv.,  06,  71. 
Berlin,  3.53. 

Bibelots,  78,  340  et  suiv. 
Hifjliotlièque  orientale.  Voir  Herbelot. 
Hibliolliéque    royale,    143.   13i>,  233, 

33S. 
Bil)liques  (études),  331  et  suiv. 
Bignon  (abbé),  2.39. 
Bonareili.  34.  191. 
Bonneval  (pacha),  93. 
Bossuet,  40,  141,  319,  323. 
BouclitT,  3.53. 
Boufllers  (de),  274. 
Boulainvilliers  (de),  135.  133,  103. 


366 


INDEX. 


IJmiMibnlief,  304. 
Hnunyn,  33. 
Urantôini'.  10. 
Brc'(|ui)^iiy.   \"y2. 
Bnmzes  don-s,  342. 
Brunt'Uo  Lntiiii.  13. 

Cabinets  (do  la  Cliine).  231,  34^. 

Café,  347. 

Çakounlaht.  155,  338. 

Calendcrs.  237. 

Caravane  du  Sultan  de  ta  Mecque, 

237,  351. 
Cnrdonno,  151,  152,358. 
Carnaval  (mascarades  du),  237,  351. 
Carrousel,  27. 
Caylus  (de),  133,  3.5S. 
Cazdlte,  2(il. 
Cérémonies  chinoises  (querelle  di's), 

125  et  suiv.,  305,  310. 
Cézv  (de),  'J2,  l'JO. 
Chamfort,  223.  243. 
Chansons  populaires,  118,  '.»!»,  127. 
Chardin.  34,  50,   .5S,   5'.),   (jll,  01.   02 

et  suiv.,  177,  231,  205,  343. 
Charlevoix  (le  P.],  lOS,  13S. 
Chavis  (lion),  201. 
Chénier,  SOI. 
Chine,  22,  105,  123,  314. 

—  (connue  tardivement),   107,  17S. 

—  (d'a|irés  les  coniédiesi,  2.34. 

—  (d'après  les  commervanls),  02, 
81. 

—  (d'après  les  jésuites),  117  et  suiv., 
127  et  suiv..  300  et  suiv. 

—  (d'aitrès  les  philosophes),  220  et 
suiv.,  300  et  suiv.,  300.  314.  310, 
328,  337. 

—  (<raprès  les  savants),  147  et  suiv. 

—  (é^liseet  mission  de),  105et  suiv., 
112,  305. 

—  (mode  pour  la).  178  et  suiv. 

—  (atta(|ues  contre  la).  181.  321  et 
suiv. 

—  (ouvrapes  hislori(|iies  sur  la). 
123.  138.  140.  3.57. 

—  (pièces  de  théùlre  sur  la).  22(1, 
231.  244,  303. 

—  (romans  sur  la).  28.  2.50.  205. 

—  (Iravau.x  scientifiques  des  Jé- 
suites sur  la).  122  et  suiv..  357. 

CItinr.  (i>rplielin  de  la).  Voir  Voltaire. 
Chinois.  03.   81,   100.    108,    123.  1.52, 
281. 


Chinois  (art).  344.  3.55. 

—  (empereur).  11!).  300. 

—  (piuvernemenl),  d'après  les   Jé- 
suites, ll'.l  et  suiv. 

—  (frouvcrneineni).  d'après  les  phi- 
loso|)hes.  317  et  suiv.,  329. 

—  (jardins),  .{45. 

Chinois    (les).    Voir    Favart    cl    îte- 

{rnard. 
Chinois  poli  en  France  (le),  303. 
Chinoise  (langue).  1.50  et  suiv. 

—  (littérature),  154,  150. 

—  (morale),  117,  128,  1.59,  311,321. 
330. 

Chinoiserie   (dans  le  hiiielot  et  dans 

l'art).  343  et  suiv. 
Chinoises  (femmes),  71. 
Chinoises  (lettres).  Voir  Arpens. 
Chinoises  (omhres).  351. 

—  (porcelaines),  343. 
Choisv  (al)bé  de),  !)2. 
Clairon  (.M'").  204. 

Clef  (romans  à).  270  et  suiv. 
Climats  (théorie  des),  314.  320. 
Colberl  (encouragements  aux  orien- 
talistes). 145.  1.50. 

—  (encouragements  aux  voyageurs), 
42. 

—  (polilitiue  coloniale  de),  44. 
Collège  d(!  France,  143,  131. 
Colomiès,  143. 

Colonial  (mouvement),  43  et  suiv.,  82. 
Cohuiies  (et  l'opinion  publique).  84. 
Couiédie  (et  !"( trient).  3."i,  223  et  suiv. 

—  (bibliographie).  228, 231,  233, '239. 
Comi(iue  (opéra),  247  et  suiv. 

—  (bibliographie),  248. 
Commerce  (au  moyen  âge),  10. 

—  (au   xvn'    el    xviii"  siècle),  70  et 
suiv.,  341. 

—  (compagnies  de),  43,  80, 
Commerciales  (relations),  70  elsuiv., 

341. 
Complaintes.  Voir  Chansons. 
Confucius,   127,    128,    149,   139,  '223, 

310,  311,  330. 

—  (Trailuctions  de),   124,   1.59.  310. 
Conslilulions  polilii|ues,  329. 
Contes  moraux.  273  et  suiv. 

—  (orienlaux).  1.5li,  231,  248,  2.53  et 
suiv..  35H. 

—  (parodie  des).  202  et  suiv. 
Conversations  (sur  l'Orient).  348. 
Coran  (le).  Voir  Koran. 


i 


INDEX. 


367 


Corneille.  33.  72,  194. 
Cosmographies  (du  xvi"  siècle).  -38. 
Costumes  orientaux.  63,  331. 

—  (au  théâtre).  211,  249. 
Couleur  locale.  200. 

Crébillon.  262.  264  et  suiv.,  277,  333. 

—  (imitateurs  de),  264  et  suiv.,  277. 

D'Anville.  Voir  Anviile. 

D'Arg-ens.  Voir  Argens. 

Décor  oriental  (au  théâtre).  212,  248. 

Décoratif  (art).  3i3  et  suiv. 

De  la  Hâve.  Voir  La  Hâve. 

Derviches,  230,230.241.' 

Dercis  {le  faux).  241. 

Descartes.  40. 

Deshauteraves.  131.  132. 

Despotisme' oriental.  63,  89.  314,  324 

et  suiv  .  339. 
D'Herbelot.  Voir  Herbclot. 
Dictionnaire  philosopliviue.  Voir  Vol- 
taire. 
Dictionnaires    (langues    orientales), 

144. 
Diderot.  81.   134.    160.  201,  264,  263, 

323. 
Diplomatiques  (relations  dipl.   avec 

l'Asie).  SO  et  suiv. 
Divertissements.  330. 
Divorce  (en  Orient),  68,237. 
Dogmes  religieux  (histoire  des),  332 

et  suiv. 
Dominicains,  100. 

Droit  divin  (atta(|ues  contre  le).  329. 
Du  Detran.i  lM"'-).  91.  273.' 
Dufresnv,  Kil.  176.  288  et  suiv.,  291, 

2U2. 
Du  Haldede  P.).  108.  138.  221. 
Du  Perron.  Voir  Aa([uelil. 
Dupleix.  82. 
Du  Uyer,  143,  lii.  162. 

École  des  langues  orientales,  143, 
339. 

Édit  de  Nantes  (Révocation  de  1"), 
306. 

Église  (attaques  contre  1").  Voir  Reli- 
gion. 

Enci/clopédie,  320. 

Erotiques  (contes),  263  et  suiv..  271. 

Espion  dans  les  cours  (/').  Voir  Ma- 
rana. 

—  (ses  imitations  .  2S8  et  suiv..  299. 
Esprit  des  luis.  Voir  .Montesquieu. 


Essai  sur  les  mœurs.  Voir  Voltaire. 
Estampes.  3-54. 
Éventail.  342. 

Évolution  des  idées  religieuses  (théo- 
rie de  1').  332  et  suiv. 
Extrême-Orient.  33,  106,  138. 

Fables  orientales,  9,  136. 

Facardins  (les  quatre).  Voir  Ha- 
milton. 

Faïences.  343  et  suiv. 

Fakirs.  60,  236,  304. 

Fanatisme.  Voir  Tolérance. 

Fantastiques  (contes).  2.33  et  suiv. 

Fatalisme  oriental.  63. 

Favart,  244  et  suiv. 

Faux  Dervis  {le).  Voir  Poinsincl. 

Fées  (contes  de;,  238  et  suiv.,  261, 
266. 

Féminines  (modes),  331. 

Femmes  d'Orient.  69,  '204,  237,  2.37. 
Voir  Amour. 

Fénelon.  274. 

Feynes  (de).  48,  30. 

Flaubert.  361. 

Fleur  d'Epine.  Voir  Hamilton. 

Floridon.  Voir  Segrais. 

Foire  ithéàtre  de  la).  231  et  suiv. 

Foucher  (abbé).  132.  1.38. 

Fourmont,  131,  132. 

Français  (opinion  sur  les  colonies),  84. 

—  (personnages),  dans  les  comé- 
dies •  orientales  ■•,  244  et  suiv. 

Fran<.aises  imo-urs).  jugées  par  des 
orientaux.  281  et  suiv. 

Franciscains.  100. 

François  Xavier.  103,  111. 

Frédéric  II,  299,  317. 

Fréret.  132. 

Gagnier,  164. 

Galiand,   03,  92.    131.   133.  1.30.  232, 

253,  271. 
Gomez  (M'"'  de,  272. 
Gouvernement  (théories  sur  le),  314, 

328. 
Gouvernements  d'Orient,  63.  137,  327. 

Voir  Despotisme. 
Grammaire  (langues  orientales).  144. 
Gravures.  270.  .333,  334. 
Grimm,  13i.  181,  294,  321  et  suiv. 
Grosier.  337. 
Gueullctte,  233.  200. 
Guignes  (de).  131,  l.'J2,  1-33. 


368 


INDEX. 


llamilton,  2f)l  et  suiv. 

Ilallif/é,  27(5. 

Ilelvclius,  320. 

ili'iiaiilt,  US.  30r.,  342. 

llerhclol,  144,  143,  213,  2G(1. 

Hérédité  royale  (attaques  oontre   F). 

320. 
llislori(iues  (études)  au  xvnr   siècle. 

13S,  324  et  suiv.,  337. 

—  (()uvraj;es).    sur   l'Asie,  83,   140, 
310. 

—  (ouvrages),  sur  les  Arabes,  140. 

—  (ouvrages),   sur    la   Chine,   122, 
1.38.  140,  3.37. 

—  (ouvrages),  sur  Kl  iule,  140. 

—  (ouvrages),  sur  le  Japon.  138. 

—  (ouvrages),  sur  la  Perse.  138. 140. 

—  (ouvrages),  sur  le  Siaiii.   I3S. 

—  ^ouvrages),  sur  la  Tuinuic  137. 
140. 

—  (romans),  28,  272. 
HoUinger.  137.  I4G. 
Hugo,  t.  301. 

llulla  (Arlequin),  237. 

Iniprinierie  rovale.  144. 
Inde,   21.  22, '82.  83,   10(1.  181,  274. 
314.  327,  .3.38. 

—  (eonnue  tardivement),  80.  181. 

—  (mode  pour  1").  181  et  suiv..  274. 
33S. 

—  (ouvrages  hislori(|U(>s  sur  r),l'i(t. 
182.  338." 

—  (pièces    de    liicàlrc    sur  I'),    83, 
182. 

—  (romans  sur  1').  83,  182.  274. 
Indianisme,  3.38. 

Indiens,  50,  52,  132,  300. 

—  (contes),  2.30,  2()3. 
Indiennes  (femmes),  70. 
Inscriptions  (Académie  des),  131,  132. 

338. 
Interprètes  (secrétaires).  14(1.  I3u,  33S. 
Intolérance.  Voir  Tolérance. 
Islam  (conception  du  moyen  âge),  (1 

et  suiv. 

—  (au  XVII''  et  au  xvni'  siècle),  130 
et  suiv.,  280,  323,  340. 

Italienne  (c(unédie),  231  et  suiv. 

"     (comédie),  liihlioL'raphie.  233,230. 

Jammahos  {les)  ou  les  moinrs  jfipo- 

nais.  303. 
.lanin  (o|)inion  sur  Bajazel).  103,  200. 


Japon,  22,  38,  75,  100,  108,  172,  270. 

—  (église  et  mission  de),  lOOetsuiv., 
111. 

—  (ouvrages  hisloriquessur  le).  138. 
Japonais,  108.  172. 

—  (contes),  203,  270. 

—  (les  moines).  Voir  Jammabos. 
Jardins  chinois.  343. 

Jésuites.  104  et  suiv. 

—  (attaques  contre  les),  120,  288, 
303. 

—  (leurs  travaux  sur  la  (^.hine),  121 
et  suiv.,  1.30,  310,  337. 

Jeunes  de  langues,  130. 
Journal  des  savants,  132. 

Kaempl'er,  138. 
Kiosijues,  340. 
Koran,  137,  101.  IG2.  1(1(1,  338. 

La  Bruyère,  101.288,  3(J7. 

La  Fontaine,  73. 

La  Harpe,  223,  201. 

La  Haye  (M.  de),  02.  200. 

Langues  orientales.  142  et  suiv.,  150, 
3.30.  Voir  turque,  persane,  chi- 
noise, etc. 

—  (École  des).  Voir  École. 
Laques,  344. 

Lalour,  332. 

Le  Blanc.  210.  212. 

Le  Comte.  120.  128. 

Leconte  de  Liste,  301. 

Lemaire,  223.  224. 

Lesage,  04,   13(1.  232  cl   suiv.,  2.33  et 

suiv. 
Lellrps  édi/ianlrs.  K)."!.    MU   et  suiv., 

2(10. 
Levant  (pays  du),  100. 
Litlératiires  orientales,   l'i'i.  I3'i. 
Locah-  (couleur),  2(10. 
L(d<man.  133. 

Louis  XIV.  3(J3.  Voir  MiMianliie. 
Louis  XV,  303.  Voir  Monarchie. 
Lucas  (I>.),  34,  30,  .38. 
Lyri(iues  (tragédies).  Voir  Opéra. 

Magots.  Voir  Pagodes. 
Mahomet.  Voir  Islam. 
Mafiomel.  Voir  Voltaire. 
Mahomet  (et  la  comédie),  232,  2.33. 
Mahomet  (Arlequin),  233. 
Mailha  (le  P.  du),  337. 
Mairet,   100. 


INDEX. 


369 


Malabares  {les  princesses),  337. 

Mainamouclii,  229.  3-30. 

Mandarin  (arirument  du),  349. 

Mandarins.  148,  3.30. 

Marana  (G.  P.).  284  et  suiv..  290. 
291,  292,  293.  296. 

Marchand  de  Snvjrne  (le),  243. 

Marco  Polo,  12. 

Mariag-e  en  Orient  (d'après  les  idées 
françaises»,  08.  237. 

Marmontel.  1.33.  243,  273. 

Maracci.  163. 

Martin   Fr.),  39,  48,  .33. 

.Mascarades.  237,  3.30,  331. 

Masqué  (bal).  3-30. 

Matérialisme,  337. 

Mecque  (la).  Voir  Caravane  et  Pèle- 
rins. 

Médailles  coinmémoratives,  100. 

Mehemet  Ellendy  (Celeby).  96.  97. 

—  pacha  (Saïd).  96. 

Mémoires  secrets  pour  servir  à  V/iis- 
toire  de  Perse,  277. 

—  sur  l'étal  présent  de  la  Chine, 
128. 

—  sur  les  Chinois.  124,  337. 
.Mercure  galant,  86,  99.  112,  137. 
-Mignot,  1.32. 

.Mille  et  un  jours.  133.  231.  241,  233 

et  suiv. 
.Mille  et  une  îudts,  1.33,  231,  241.  233 

et  suiv.,  271,  294,  293. 

—  (Imitations  des),  2.38  et  suiv. 
Mission  seientiflque    de  Pékin,  123, 

1.30.  3.37. 
Missions  étrangères  (Société  des),  103, 
108. 

—  religieuses.  104  et  suiv. 

—  scienlillques,  143,  131. 
Missionnaires    (leur     vie,    Imir   dat 

d'esprit),  1 14  et  suiv. 
Mobilier,  344. 
Mode  (et  fOrient),  339  et  suiv. 

—  (ses  rapports  avec  la  littérature), 
3'»0  et  suiv. 

Modes  féminines.  331. 

Mœurs  (satire  des).  Voir  Satire. 

—  orientales.  Voir  Orient. 
Mogol.  Voir  Inde. 

Moines  (atlaciucs  c..nlrc  les),  00,  288, 

303.  334. 
Molière.  40.  220. 

—  Le  Bourgeois  gentilhomme.  40. 
87,  93,  227  et  suiv. 


Monarchie  (attaques    contre  la).  04. 

277.  304  et  suiv..  329. 
Monchesnay  (Delosme  de\  231. 
Montaigne.  17. 
Montes({uieu,  81.  307.  313.  32G.  327. 

333. 

—  Arsace  et  Isme'nie.  294. 

—  Esprit  des  Lois.  297,  313  et  suiv.. 
326. 

—  Esprit  des  Lois  (critiques  de 
Voltaire).  313  et  suiv. 

—  Histoire  véritable.  294. 

—  Lettres  persanes.  88,  100,  177, 
283,  284,  283.  292  et  suiv.,  298, 
299.  300.  308. 

—  Lettres  ;)e;'i'«nes  (imitations  des), 
298  et  suiv. 

—  Temple  de  Gnide,  294. 

—  (ses  ouvrages  épislolaires),  294. 
Moraux  (romans).  274  et  suiv. 
Muets,  180.242. 

Musset.  361. 
Musulmans.  Voir  Arabes. 

Nadir  (Thamas  Kouli  Kan).  88.  177. 
Nantouillet(.M.  de).  199. 
Naturelle  (religion).  287.  330  et  suiv. 
Noblesse  (attaques  contre  la),  330. 
Nointel  (de),  92. 

Ombrelles.  343. 

0  m  lires  chinoises.  331. 

Opéra-comique,  247  et  suiv. 

—  bibliographie.  248. 
Orient  (chinois).  178  et  suiv. 

—    (E.vtrème).    Voir     Extrême- 
Orient. 

—  (hindou).  181  et  suiv. 

—  (turc).  173  et  suiv. 

—  (études  sur  V).  131  et  suiv..  337. 

—  (faux)  des  romans,  270.  331. 

—  (femmes  d').  69  et  suiv.  Voir 
.Vmour. 

—  (hommes  d').  32.  61  et  suiv. 

—  (littéraire',  sa  délimitation.  19. 
Oriental  (style).  136. 

—  (style)  pastiche  du.  260. 
Orientales   (langues).    142   et   suiv.. 

160  et  suiv..  3.39.  Voir  Ecole. 

—  (littératures).  144.  134. 
Orientalisme.    131    et    suiv..    336    et 

suiv. 
Orientalistes  (du  xvn''  siéclcj.  142  et 
suiv. 


370 


i>'iii<:\. 


Orient.ilistcs  (du    wnr  siècle),   IGO 

el  suiv..  253.  3.")G. 
Orienlaux  (cnstumes),  02.  3o2,  333. 

—  (pavsapc.-ik  Gl. 
Onioval  (d').  232. 
Osman.  Voir  Tristan. 
OllDinans.  Voir  Turcs. 

Pajiodcs,  1711.  341. 
Palissol.  241.  2GS. 
Pape  (atta(|iics    coiilro   le).    148.  2!)7. 

301. 
Paradis  terrestre  (au  moyen  àj;e).  ."). 
l'arajduie.  342. 
l'aravonls.  344.  34U. 
Pascal.  40,  102. 

l'flcriiis  (!•!  la  Meojtie  (les),  237. 
Perrault.  42. 
Persane  ilan,i:ue).  143.  ITjl. 

—  (porcelaine),  343. 

—  .(religion).  158. 

Persanes  (lelln's).  Voir  .Montesquieu. 

—  [lellres.  imitations  des).  2'.IS. 
Persans,  rjl.  02,  03,  l.")2.  231.  2SI. 

—  (contes).  Voir  C.ontes. 

—  (el   la     salirel.    172.    277.    2'.)2  et 
suiv.,  300. 

Perse,  21.  30.   .51,  8S.   l()(i.  271.  2s:t. 

—  (ouvrages    liistori(|ues    sur    lai. 
138.  140. 

—  (uKrde  pour  la),  17Gelsuiv.,  ISII. 

—  (pièces   de    théâtre  sur    la).    177, 
231. 

—  (romans  sur  la),  2S.   177.  277. 
Pelis  de  la  Croi.x  (A.  L.  .Ml  151.  2.53. 

—  (F.).  151.  155.  2.53. 
Petit  (M").  !)i. 

Pliili)su|ilies  I  leurs  études  sur  .Maho- 
met), 1(14  et  suiv.,  217. 

—  leur     conception     de    rOrienl). 
147,  217  el  suiv..  :t08  el  suiv..  349. 

Pill)ay,  1.5G. 

Pipes  lur(|ues.  347. 

P<iinsinet.  241. 

IN»\  204. 

F'.diti(|ues  d'Iudes),  312.  328  et  suiv. 

—  (relations;    avec    l'Orient.   S!)  et 
suiv. 

—  (satires).  \'nir  Satire. 
Polygamie,  CS.  :t20. 
Porcelaines.  :U3. 
Pormigraphi(|ues  (romans).  271. 
Portraits  luirs.  352. 

Poslel.  113. 


Pouvoir  absolu.  Voir  Monarchie. 
Premare  (le  P.  de).  150. 
Prideau.N,  163. 

Princesse  de  Curizme  {lu),  235. 
Princesse  de  la  Chine  {la).  235. 
Princesses  malahares  {les).  337. 
Protestants  i  tliéologiens).  leurs  études 

sur  .MaiKunel,  103. 
Pyrard  de  Laval.  3!»,   42,  48.  50,  52. 

Ual.elais,  10. 

Racine  {liajazeD.  40,  72.  87.  02,  100. 

137,  104  el  suiv. 
Ravual.  224,  320. 
Regnard.  130.  231. 
Reland.  104. 
Religion    (alta(|ues     contre    la'.    00, 

148.    158,    1G3,  280.  287,  207.  305. 

310,  331  et  suiv. 
Religions  (histoire  des).  158.  105,  .331 

et  suiv.,  300. 

—  orientales.  05,  158,  334. 
Ricaut,  137.  174,  200. 
Rigaud  (Benoît),  53. 

Riza  hey,  50.  90. 

Romans    (sur    l'Orient),    au    nxnen 
iige.  0. 

—  (sur  l'Orient),  au  .wn"  siècle.  27 
et  suiv. 

—  (sur    l'Orient I.    au    xvnr  >^iècle. 
252  et  suiv. 

—  iliihliograidiie).  28.  250,  200.  201. 
205.  272.  274.  277. 

—  historiques.  27,  272. 

—  moraux,  274  el  suiv. 

—  pornographi(|ues.  271. 

—  satiriijues  el  à  clef,  275   et  suiv. 
Romantisme  (et  l'Orienta  301. 
Rouen  (faïences  de),  343. 
Rousseau  (.I.-J.),  .58.  72.313.  322.  34G, 

351. 
Rovale  (liiliiiollieiiue),    115.  150.  2.")3, 
357. 

—  (imprimerie),  144. 

Saintfoix.  241. 

Salons  ^de  peinture),  34i,  3."J3. 
Satire   (.-^ous   fiction   orientale).  200, 
270  et  suiv.,  280  el  suiv. 

—  (sous    fiction    orientale),    liililin- 
graphie,  277.  200. 

—  (sous  liclinn  urientaie).  au  théâ- 
tre), 302. 

Satiriques  (romans),  275  el  suiv. 


INDEX. 


371 


Sauvage  (Arlequin).  302. 
Savants  [Journal  des),  lo2. 
Savary.  166,  358. 
Scarron,  227. 
Serrais.  107  et  siiiv. 
Sérails,  61).  Voir  Amour. 
Sérail  à  l'encan  (le).  241. 
Sérail  (Arlequin  au),  241  et  suiv. 
Sévigné  (M""  de),  72,  194.  206. 
Siam.  22,  96,  176,  288. 

—  (ambassadeurs  de).  96.  101,  28.^, 
288. 

—  (mode  pour  le),  97,  176. 

—  (ouvrages  historiques  sur  le), 
138. 

Siamois.  Voir  Dufresny. 

Siècle  de   Louis  XIV.  Voir  Voltaire. 

Sinologues.  124. 

Smyrne  (le  marcfuind  de),  243. 

Soie.  10,  11,  3ol, 

Soliman  Muta   Ferraca,  9o.  98,  228. 

347. 
Soliman  II  ou  les  Sullanes.  Voir  Mar- 

montel  et  Favart. 
Sohjinan.  Voir  Mairet. 
Speclalor  (le).  Voir  Addison. 
Sop/ia  (le).  Voir  Crébillon. 
Spizelius,  147. 
Style  oriental,  136. 

—  (pastiche  du),  230. 

Sullane    de  l'erse    (Histoire  de  la), 

133.  254. 
Sultanes  (les  Trois).  Voir  Favart. 
Superstitions  orientales,  ()3,  324.  334. 

Tnl.leaii.v,  KIO,  270,  3.32  et  suiv. 

Tamerlan,  88. 

Tamerlan  et  liajazet,  34. 

Tanzai  et  Séardané.  Voir  Cré- 
billon. 

Ta[)is  orientaux,  10,  344. 

Ta|iisseries,  333  et  suiv. 

Tavernier,  34,  36,  58,  60,  62,  63,  69, 
76,  177,  231,  293,  3i3. 

Terre-Sainte  (ne  fait  pas  partie  de 
l'Orient  littéraire),   19. 

Thé,  348. 

Tliéisme,  287,  336  et  suiv. 

Tliévenot  (orientaliste),  36,  143. 

Thcvenot  (voyageur),  49,  34.  36. 

Tolérance  en  Orient  (conception  de 
la).  62,  163,  166,  219,  223,  277. 
287,  297,  303  et  suiv.,  323,  330  et 
suiv. 


Tournefort  (P.  de),  67,  68. 
Traductions     (des    ouvrages    orien- 
taux). 134,  136,  137,  2.33,  310. 

—  (bibliographie  de  ces),  133.   137, 
261. 

Tragédies  (et  rOrient). 

—  avant  Bajazet.  33,  l'.)0. 

—  Bajazet.  Voir  Racine. 

—  après  Bajazet.  209  et  suiv. 

—  bibliographie.  33,  212,223. 
Tribunaux  de  la  Chine.  120,  330. 
Tristan  THermite,  35,  190,  192. 
Turcs,    10,    13,    17,   22  et  suiv.,  37, 

132,  300.  Voir  Turquie. 
Turpin,  166. 
Turque  (langue),  143,  131. 

—  (pipes),  347. 
Turques  (les  veuves),  241. 
Turquie,  86,  87,  173  et  suiv.,  318. 

—  (d'après  les  comédies),  234,  241. 

—  (mépris   de    l'opinion    pour    la), 
138,  174  et  suiv.,  318. 

—  (mode   pour    la).    173  et    suiv., 
180,  318. 

—  (ouvrages    historiques    sur    lu). 
137,  140. 

—  (pièces  de    théâtre  sur' 
19(1  et  suiv..  228,  239,  241,  244. 

—  (romans  sur  la),  28,  272. 
Typ[Mi  Saïb.  96,  332. 

Unigenilus  (bulle),  277.  301. 

Van  Loo,  270,  333. 

Van  Mour,  332  et  suiv. 

Vattier,  I4i,  1.37. 

Vernis  (peintures  au).  344. 

Veuves  turques  (les),  241. 

Villedieu  (.M--  de).  273. 

Visdelou  (le  P.),  1.30. 

Voisenon   (abbé  de),   267,   268.    269, 

294. 
Voiture.  40.  91. 
Voltaire.    74,    7(1.  81.   141,    149,    194, 

210,  313  et  suiv.,  324  et  suiv..  330 

et  suiv.,  333. 

—  Co/i/e.s-,  261,  278. 

—  Dictionnaire  ijhilosopfiique.  304. 

—  Essai  sur  les   nwurs,   141,    163, 
310,  313,319  et  suiv.,  323. 

—  Lettres  d'Amahed,  299. 

—  Mahomet,    87,  101,    Km,    217   et 
suiv. 

—  Orplflin  de  la  Chine,  120  et  suiv. 


372 


INDKX. 


Voltaiic,  Siècle  de  Louis  XIV,  304  et 
suiv. 

—  Zoclif/,  27S. 

—  Zuiie,  87,  215  el  suiv. 

—  ouvrajres  satin(|ues,  277  et  ?uiv., 
303. 

—  (avocat  tic  rOiioiit),  71.  220.  317 
et  suiv. 

—  (rriti(iui'  de  .Muiilcsquicu),  :il.j  et 
suiv. 

—  (el    la    Chine),    220    el    suiv., 
317. 

—  (opinion  sur  les  colonies),  8i. 
Yossius  (!.).  7,"),  14S. 

Vovafres  au  xvr  siècle,  30. 


Voyages  au  xvii'  et  au  xvui''.  30.  42. 

47  et  suiv. 
—    (Iiihliojiraphie  des),   48.   V)k,  55. 
Voyajteurs,  30.  42,  47  el  suiv.,  280. 
Vulfiarisation  (ouvrages  de.,  133. 

Watteaii,  :t.55. 
W'olIT,  140.  311. 

X('no])li(in,  275,  283. 

Zaïre.  Voir  Voltaire. 
Zend  Avesla,  13S,  338. 
Zéneydc.  Voir  Hamilton. 
Zoroastrc,  157. 


TABLE   DES   MATIERES 


INTRODUCTION 

I.  La  tradition  litlérnire  de  l'Orient,  la  naissance  et  les  premières 
formes  de  cette  tradition  :  c'est  le  sujet  de  ce  travail 1 

II.  Pourquoi  on  ne  le  fait  pas  commencer  au  moyen  àfre.  H  y  a  un 
Orient  du  moyen  à»e  fort  différent  du  notre  :  le  paradis  terrestre; 
léi.'-endes  extra vajrantes  sur  Mahomet  et  l'islam:  leur  place  dans  la 
littérature.  Ni  le  commerce  avec  le  Levant,  ni  les  relations  de  Marco- 
Polo  n'ont  pu  éveiller  le  goût  de  l'exotisme 4 

III.  L'incuriosité  du  moyen  àjie  devient  plus  j;rande  encore  après  les 
Croisades.  L'Orient  semble  disparaître  de  la  littérature.  Le  poùt  pour 
POrienl  réap[)arait  au  xvii''  siècle  :  c'est  là  ([ue  commence  ce  travail. 
Il  s'épanouit  au  xvni"^  siècle  et  aboutit  vers  I7S0  à  la  formation  de  la 
science  orientaliste  :  c'est  là  que  cesse  ce  travail 14 

IV.  Après  la  délimilalinn  histori(iue,  la  délimitation  géograplii(|ue. 
Ce  que   les  hommes  du  xviii"  siècle  entendaient  par  le  mot  Orient  : 

le  domaine  de  l'Urieul  littéraire 10 


IM'.EMIKIIK    l'AI'.TIi: 
LA    CONNAISSANCE    DE    L'ORIENT 

CIlAI'ITIiK    1 

LA  CONNAISSANCE     DE     LORIENT     AU    MILIEU 
DU    XVII       SIECLE 

I.  Le  roman  et  la  tragédie  à  sujet  oriental  dans    les  (!eux   premiers 
tiers  du  xvn"  siècle  :  maufiue  d'exotisme 

II.  Raisons  de   ce  manque  d'exotisme  :  insuflisaoce  des  sotin-rs;  part 

2i. 


374  TABLE  DES  MATIERES. 

tardive  de  la  France  au   mouvement  des   voyajrcs;  tendances  géné- 
rales du  xvn"  siècle 30 

111.  Maisons  de  ra|)|tarition  vers  IGOO  du  poùt  pour  l'Orient  :  niullipii- 
cation  des  voyaf,'es:  l'expansion  coloniale.  Formation  de  la  connais- 
sance de  l'Orient  :  les  sources;  leur  division 41 


CIIAIMTUE    II 

LES     VOYAGES 

I.  Les  premiers  voyageurs  (jusque  vers  1060).  Conditions  défectueuses 
de  leur  ohservatiim.  Image  insurilsante  qu'ils  donnent  de  l'Orient. 
Klciiiciils  les  plus  anciens  de  In  conception  de  l'Orient 47 

II.  Mullipliialion  de  récits  de  voyage  (I()00-I7.JÛ);  la  mode  et  ses  étapes: 
les  nouveaux  voyageurs,  leur  autorité,  leurs  connaissances,  leur 
attitude  d"espril.  Frogrès  de  la  connaissance  de  l'Orient 53 

III.  L'homme  d'Orient  d'après  les  voyageurs  :  caractère,  gouvernement, 
religion.  Abondance  des  détails  sur  l'amour;  formation  de  l'image 
d'un  Orient  voluptueux 01 

IV.  Krreurs  et  insuffisances  de  cette  connaissance  :  nécessité  d'autres 
sources "•( 


CIIAl'ITin:    III 

RELATIONS    COMMERCIALES,     COLONIALES 
ET     POLITIQUES 

I.  Les  relations  coiiitueniales  et  Ittricnl  :  services, rendus  p;w  les  mar- 
chands dans  la  formation  du  goùl  exoti(|ue.  Les  ciiiii|iagiiiis  de  cuin- 
merce  :  la  réclame  en  faveur  de  l'Orient 70 

II.  Les  relations  coloniales.  Induence  de  la  cidonisation  française  sur 
la  connaissance  de  l'Inde  et  la  place  r|u'elle  a  eue  dans  la  littérature. 
Intérêt  «lue  le  xvm"  siècle  porte  aux  colonies S2 

III.  Les  événements  politiques  de  l'histoire  ilWsie  :  leur  retentissement 
dans  la  littéiature.  llapprochemenis  et  conconlances,  causes  et  effets. 

IV.  Les  amliassades  françaises  en  Orient  :  amliassadeurs  ordinaires  et 
extraordinaires,  aventuriers.  Iniluence  directe  et  iiiiinediale  sur  la 
producliim  litli-raire SU 

V.  Kniin  et  surtout  iniluence  des  ambassades  venues  (lOrii'iil  :  leur 
succès,  les  entliousiasmes  de  la  mode:  les  journaux,  l'alnianach,  la 
chanson,  etc.  De  là  naissance  de  modes  littéraires  ]ilus  ou  moins 
durables '■',"; 


CM  AI'ITHI-:    IV 
LES    MISSIONS    RELIGIEUSES 

I.  Les  missionnaires  et  l'Orient  :  l'évangélisalion  de  l'Asie:  la  révéla- 
tion de  riixtrème-Orient  par  les  Jésuites 104 

II.  Propagande   et  réclame  Les  Lettres  édifiantes  et  curieuses  :   du  xvi" 

au  XIX'  siècle 100 

Il  .   Etat  d'esprit  du   missionnaire  :  sa  vie,  son  ai)ostolat.  (Comment  il 


TABLE  DES   MATIERES.  375 

arrive  à  Tadmiration  de  la  Chine.  Il  se  forme  une  Chine  de  conven- 
tion :  peuple  vertueux,  gouvernement  idéal.  Effet  sur  le^'rand  public.     11.3 

IV.  Les  Jésuites  et  le  monde  savant  :  leurs  études  historiques,  géogra- 
phiques, religieuses,  etc.  La  mission  scientifique  de  Pékin.  Concep- 
tion d'une  Chine  aussi  savante  que  vertueuse.  La  Chine  devient  la 
chose  des  Jésuites 121 

V.  La  (|uerelle  des  cérémonies  chinoises  :  ses  phases.  Attitude  des 
Jésuites  :  lexallation  de  la  Chine.  Influence  considérable  de  la  que- 
relle sur   la  connaissance  de  l'Orient  et  le  goût  public 12o 

CHAPITRE   V 

ÉTUDES     SUR    L    ORIENT   :   LES    COMMENCEMENTS 
DE     L'ORIENTALISME 

I.  L'Orient  et  les  savants  :  les  études  sur  l'Orient  sont  une  véritable 
source.  D'abord  les  vulgarisateurs  :  extension  et  progrés  de  la  vulga- 
risation        131 

II.  Etude  historique  et  géographique  de  1  Orient  :  elle  est  d'abord 
presque  exclusivement  bornée  à  la  Turquie.  Les  grands  travaux  du 
XVIII'  siècle  sur  la  Chine  et  le  Japon.  L'histoire  de  r.\sie  est  fort  bien 
connue  au  xvni"  siècle 130 

III.  L'orientalisme  proprement  dit.  Les  origines  :  les  savants  du  xvi*  et 
du  xvii"  siècle  :  de  Postel  à  d'Herbelot.  Développement  de  la  science 
nouvelle  :  état  d'esprit  des  savants.  L'Orient  lettré  et  philosophique.     142 

IV  Les  études  orientalistes  au  xvni'  siècle  :  les  savants,  les  travaux, 
le   public 149 

V.  Principal  résultat  :  les  traductions  des  auteurs  orientaux.  Peu 
d'ci'uvres  littéraires  proprement  dites  :  surtout  des  ouvrages  de 
morale,  législation  et  théologie.  L'orientalisme  donne  naissance  à 
riiistoire  des  religions  :  Zoroastre.  Confucius  et  Mahomet.  Phases  et 
lirogrès  de  la  connaissance  de  l'islamisme  au  xvii'  et  au  xvm'' siècle. 
.Naissance,  vers  1770,  avec  A.  Du  Perron  du  vrai  mouvement  orien- 
tali?te 1^4 

CIIAIMTUE    VI 

LA     CONNAISSANCE    DE     L'ORIENT    :     SES    PROGRÉS, 
SES     PHASES.     SES     MODES 

I.  Impossibilité  d'établir  une  évolution  suivie  :  les  principaux  modes 
(l'évolution.  Tendances  générales  :  l'imag^inaliim  et  l'idée;  la  diffé- 
renciation des  princi[>ales  nations  île  l'Asie  :  la  nation  dominante 100 

IL  Première  é|io{|uc:  à  partir  de  1000.  La  Turquie  domine  :  s»m  succès, 
sa  décadence.  La  transformation  du  type  turc.  Mode  passagère  du 
Siam.  faveur  discrète  de  la  Perse 173 

III.  .^^econde  é|io(|ue  :  à  partir  de  17(10.  La  Chine  domine  :  durée  de 
cette  mode.  Vers  1740  il  y,a  un  renouveau  momentané  en  faveur  de 

la  Tunjuie  et  de  la  Perse 178 

IV.  Troisième  époque  :  à  partir  de  1700.  L'Inde  se  substitue  peu  à  peu 

à  la  Chine  :  l'exotisme  vers  1780 I>^l 


376  TABLE  DKS  MATIERES. 

deuxièmp:  i'artip: 

L'ORIENT    DANS    LA    LITTÉRATURE 

CllAPITHE  I 

LORIENT     ET     LA    TRAGÉDIE 

I.  Les  vrais  précursoiirs  do  lUiciiic  :  .Mairct  cl  son  Solimnn;  Tiislan 
rilerniili;  el  sa  Mort  it'Oiiiutn 18'.l 

IL  Bnjazt't  :  sa  tiinjucrie?;  diviTsilé  des  impressions:  les  eonteiiiporains, 
la  criliiiue  moderne.  Quelle  a  été  Tintenlioii  de  HacineV  Kluiie  de  ses 
sources;  la  relalion  orale  de  .M.  de  Cézy  cl  ses  Irauslorriialions  :  le 
Floridini  de  Sejirais;  en  (juel  état  la  donnée  parvint  à  hai-ine.  (ju"il 
a  réellement  voulu  faire  de  lii  eouleur  locale  et  ce  qu'on  doit  entendre 
par  ce  mol.  Le  milieu  moral  dans  Baja:el  :  la  vraisemlilame  des 
sentiments.  Roxane  et  l'amour  ddrient  :  sensualité  et  imjjudeur; 
sous  (|uel  aspect  IJajazel  lui-même  est  tout  à  fait  turc.  Exotisme  vrai 
de  la  pièce 194 

III.  Le  liajii:i't  à  Xnirr.  (;on>tilutinii  de  la  liajiédie  exotii|ue  :  avantages 
lliéori(|ues  (|uon   lui    reconriail  alors;  es|)oiis    (Tiin    reiiduvelleiiient 

du  llieàlre.  Insullisance  des  auteurs  :  ses  causes 201) 

IV.  Voltaire.  Pounpioi  il  aurait  pu  l'aire  de  la  bonne  tragédie  cxoli(|ue. 
.Mais,  à  clia(|ue  tentative,  il  introduit  dans  ses  pièces  sa  conception 
pliilosoplii(|ue  de  l'drienl  et  ainsi  son  intention  première  se  trouve 
laussée  :  Zairf,  Malioiiict.  l'Oriilwlin  de  la  Chine.  —  Après  Voltaire  :  la 
(|ueue  des  traj;e(lies  orientales,  liaisons  pfnerales  de  leur  i-cliec...     214 

CIIAITI  HK    II 

L'ORIENT    ET    LA     COMÉDIE 

\ 

I.  Poun|Uoi  la  connaissance  de  l'Orienl  indue  assez  tanlivement  sur  la 
comédie.  Les  premières  lenlatives.  Le  liounjeois  (ieiitilUoiiiiiie  :  ses 
sources,  sa  lurquerie.  l,rs  Cliiiioin  de  Hep-iiard 22.") 

II.  Les  contes  orientaux  et  la  comédie  italienne  au  déLut  du  xvuT  siècle. 
I.ii  Sape  et  les  Mille  el  un  Jours.  Formation  du  type  de  l'Orienl 
comiipie  :  comédies  fantaisistes,  parodie  di-s  mieurs  d'.Vsie  i^relipinn, 
amiMir,  mariape,  etc.) -31 

III.  Développement,  pendant  le  xvin'  siècle,  de  celle  conce|ilion  de 
r.\>ie  plaisante.  Pièces  ii  exliiliilions  :  parodies  des  mo'nrs  orien- 
tales; comédies  faisant  contraster  les  m(eurs  françaises  el  celles 
d'Orient.  Ae.s  Tmis  Sultanes  de  l-'avart.—  L'Orienl  comiijue  est  désor- 
mais («institué 2.3'.) 

IV.  L'Orienl  et  le  lliéàlre  lyri(|ue.  L'opera-comiiiue  au  xvin'  siècle. 
Parti  iiu'(m  essaya  de  tirer  des  sujets  orientaux.  Consé(|uences  loin- 
taines i|ue  celle  irunivalion  [)ut  avfiir  sur  l'iiistnire  ^^cnérale  du 
tlieàtre 24" 


TABLE  DES  MATIERES.  377 

CHAPITRE   III 

LORIENT    ET    LE    ROMAN 

I.  Les  contes  orientaux  et  le  roman.  Les  Mille  et  une  .\iiit$  et  les  Mille  el 
un  Jours  :  raisons  de  leur  succès.  Imitations,  contrefaçons  et  pasti- 
ches. —  Les  contes  de  fée.  —  Succès  persistant  du  g-enre 2.')2 

IL  Tentative  de  réaction  :  Hamilton  et  Crébillon.  Formation  d'un 
nouveau  type  de  ruman  :  Is  Sopha;  ses  imitations.  Fantaisie  et  incon- 
venance; caractère  peu  e.xotiijue  de  ces  œuvres;  le  fau.v  Orient;  Cré- 
billon et  Van  Loo 262 

m.  Autres  formes  du  roman  orientai.  Romans  pornographiques. 
Romans  historiques  et  galants.  Romans  moraux.  Romans  à  clef  : 
rOrient  railleur.  Passage  du  roman  à  la  satire  pure 271 

CHAPITRE    IV 

LORIENT    ET    LA    SATIRE 

I.  Les  hommes  d'Orient  appelés  à  juger  les  mœurs  européennes  :  le 
nouveau  grenre  de  littérature  satirique;  ses  éléments 280  •• 

IL  Les  précurseurs  de  Montesquieu.  G.  P.  Marana  et  l'Espion  dans  1rs 
Cours  :  satire,  philosophie,  amour.  —  La  Bruyère  et  les  Siamois.  — 
Dufresny  et  les  Amusements  sérieux  et  comiques.  —  Addison  et  le  Spec- 
tateur ..' 284 

III.  Montesquieu  :  son  originalité:  la  préparation  des  Lettres  persanes  ; 
leur  couleur  orientale;  satire  et  philosophie 201 

IV.  Les  imitateurs  de  .Montesquieu.  Le  genre  est  désormais  constitué, 
monotonie  des  œuvres;  elles  tendent  à  devenir  une  revue  des  événe- 
ments contemporains.  Les  Lettres  chinoises  de  d'Argens 207 

V.  La  satire  avec  fiction  orientale  devient  un  procédé  général.  Le  théâtre 
en  use,  Voltaire  en  ralfole  ;  comment  en  particulier  cela  expli([ue  le 
dernier  rtiapi:re  du  Siècle  de  Louis  XI\' 302    *" 

CHAPITRE   V 

L'ORIENT    ET     LA     PHILOSOPHIE 

I.  L'Orient  et  la  philosoiihie.  Les  Jésuites  eux-mènn's  provoquent  les 
rédexions  de  la  libre  pensée  sur  l'Asie  :  traductions  et  vulgarisations. 
Après  la  Chine  vertueuse  des  Jésuites,  la  Chine  lai(|ue  des  philoso- 
phes. Développement  de  ce  thème  :  Montesquieu  et  l'Orient;  idée  du 
despotisme;  théorie  des  climats 308 

IL  Voltaire  contre  .Montesquieu  :  <Titi(|ue  de  l'Esprit  des  Lois.  Son 
enthousiasme  pour  l'.Asie.  sa  documentation.  L'Essai  sur  les  mœurs  et 
les  civilisations  orientales.  Iniluence  de  l'o-uvre.  Tentative  de  réaction 
contre  l'Orient  :  (irimm  et  Rousseau.  Le  juste  milieu  :  Diderot 31o  ■^ 

III.  Quels  ont  été  les  prolits  intellectuels?  L'Asie  est  réduite  philoso- 
phi(|uement  à  deux  abstractions  :  desi)otisme  et  tolérance.  I"  Elle  est 
le  symbole  du  despotisme  :  de  là  des  études  de  politirjue;  consé- 
(|uences  :  l'histoire  laïque;  sentiment  de  la  diversité  des  civilisations 
et  en  mémo  temps  de  l'unité  intime  de  l'humanité.  Au  point  de  vue 


378  TAliLK   DHS   MAT1I-:RKS. 

lirnli(iuo  :  résullals  ruineux  du   ■■   dcsjKitisiiif  orioiilal   •;  ,nv;nilai;es 

du   «  despotisme  éclaiié  ■•  (la  Ciiinel 324 

IV.  2"  L'Asie  est  aussi  le  syinlmle  de  la  tolérance.  Ktudes  d'histoire  des 
relifiions  :  la  comparaison  des  domines  :  théorie  de  l'évolution  des 
idi-es  reli.aicuscs.  Conclusions  pratiques;  l'exéfièse  hihli(|ue  et  la 
criti<|ue  des  superstitions  :  l'intolérance  détruite  dans  son  fonde- 
ment. Au  contraire  ■•  l'Asiatiiiue  tolérant  ■■;  la  Chine  et  la  relijiion 
naturelle  :  théisme  et  tolérance 330 


r.iiArmiK  vi 

L'ORIENT  :  LA  MODE  ET  LES  ARTS 

I.  llapporis  de  la  mndc  cl  de  la  lillcrature  :  le  hiiieldl  cl  l'eNulisme. 
Les  hilielots  exoli(|ues  au  xvui'  siècle:  leur  adaptation  à  la  vie 
française  :  l'éventail,  l'omhrelle,  la  porcelaine,  etc.;  exotisme  et 
bizarrerie.  L'Orient  et  la  décoration  :  meubles,  laques,  i)aravi'nts, 
jardins  chinois,  etc.  Consécjuences  sur  Part  décoratif 33!) 

II.  Autres  formes  de  la  mode  d'Orient.  Le  thé  et  le  café.  Causeries  sur 
l'Orient;  les  divertissements  orientaux  :  dépuisemenls,  hais  masqués, 
mascarades,  ombres  chinoises.  L'Orient  dans  les  modes  féminines...     340 

III.  L'art  traduit  ces  tendances  :  la  mode  des  portraits-  turcs  ■>  :  Van 
Loo  et  ses  Siillancs;  on  demande  à  l'Asie  la  possibilité  de  déguise- 
ments. Les  artistes  et  l'Orient:  point  d'exotisme;  l'Orient  mondain; 
les  jrraveurs  et  l'Asie  libertine;  les  cliinoiM-rics  de  Boucher  et  <le 
W'atteau.  Partnul   un  Orient  factice  et  railleur '^"y2 

CONCLU  S  lO.N     . 

I.  Conslitution  de  riuieulalisme  vers  ITSU.  I'ublication>  de  la  mission 
de  l'eUin:  la  Mibliolhé(|ue  du  roi;  les  études  indiennes  en  Anj:lelerre: 
Anquelil  Du  Perron.  Consé(|uences  lointaines  :  le  renouvellement  de 
l'histoire  et  de  la  criliciue  :  l'exotisme  et  In  littérature  du  xix'  siècle.     SoO 

II.  Ce  (|ui  était  réalisé  dès  17S0.  A  la  place  de  la  confusion  d'autre- 
fois il  y  a  une  conception  de  l'Orient  assez  concrète,  avec  deux 
aspects  :  l'Asie  drôle,  P.\sie  philosophique.  Valeur  de  ces  résultats.    3(i2 

l.NUKX 3(i5 


226-ûC.  —  Coulommiors.  Imp.  Facl  I'.UODAKD.  —  4-OG. 


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BIINDING  52CT.       JUN     k;  1978 


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M3 

Martino,    Pierre 

L'orient  dans   la   littérature 
française 

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