L'OUVRIÈRE
IV
OUVRAGES DU MEME AUTEUR :
Le devoir; 6" édition. 1 vol. in-18 Jésus, br. , 3 fr. 50 c.
La religion naturelle ; 5° éd. 1 voL in-18 Jésus, br. , 3 fr. 50 c.
La liberté de conscience ; 3° éd. 1 voL in-18 Jésus, br. , 3 fr. 50 c.
La liberté; 2° édiiion. 2 vol. in-18 Jésus, br. , 7 fr.
Histoire de l'école d'Alexandrie. 2 vol. in-8 , br. , 15 fr.
Manuel de philosophie, par MM. A. Jacques, Jules Simon et
E. Saisset; 3' édition. 1 fort vol. in-8, br., 8 fr.
Paris. — Imprimerie de Ch. Lahure et C", rue de Fleurus; 9.
L'OUVRIERE
PAR
JULES SIMON
QUATRIEME EDITION
PARIS
LIBRAIRIE DE L HACHETTE ET G-
RUE PI ERRE-SARRAZIN, N" 14
(Près de l'Écule de médecine)
1862
Droit de traduction réservé
PRÉFACE,
Le livre qu'on va lire est un livre de morale. Je
n'ai voulu, en l'écrivant, qu'ajouter un chapitre au
traité du Devoir, publié il y a quelques années.
M. Louis Reybaud, M. Blanqui, M, Audiganne et,
avant eux, M. Villermé, ont fait des enquêtes appro-
fondies sur l'état de l'industrie dans notre pays; pour
moi, je me suis occupé du sort des ouvriers, et
plus particulièrement de celui des femmes. J'ai con-
sacré plus d'une année à visiter les principaux cen-
tres industriels, et j'avoue avec tristesse que mes
craintes les plus vives ont été partout dépassées. Ce
sont des souvenirs qui ne me quitteront plus. Je vou-
drais faire passer dans l'âme de mes lecteurs une partie
des impressions que j'ai ressenties, et leur inspirer
JI PRÉFACE,
l'ardent désir de porter remède à tant de souffrances.
J'ose dire qu'on peut se fier à mes renseignements. Je
n'ai pas tout vu, et je ne dis pas tout ce que j'ai vu;
mais il n'y a pas une seule des misères que je raconte
dont mes yeux n'aient été témoins et dont mon cœur
ne soit encore oppressé.
Assurément je suis bien loin de méconnaître l'heu-
reuse transformation qui s'est accomplie dans la con-
dition sociale des ouvriers depuis un demi-siècle. La
Révolution les avait affranchis comme hommes en leur
donnant l'égalité devant la loi, et comme ouvriers en
supprimant les maîtrises. La loi de 1833 sur l'instruc-
tion primaire les a délivrés d'une servitude plus pe-
sante encore, en créant des écoles gratuites jusque dans
les plus humbles villages, et en multipliant dans les
villes les écoles d'adultes pour rendre toutes les car-
rières accessibles au travail et à la capacité. On peut en-
core manquer de pain et d'abri suffisant en France,
mais on n'y peut plus manquer des premiers éléments
de l'instruction que par sa faute. Gomme il n'était pas
possible de supprimer l'inégalité des fortunes, parce
que les causes d'inégalité sont permanentes et néces-
saires, on a cherché les moyens de corriger autant que
possible la pauvreté, en mettant le confortable à la
portée des petites bourses. Les progrès de l'industrie
ont été par eux-mêmes un bienfait immense pour le
peuple, j)uisqu'ils lui ont fourni à la fois du travail, et
PREFACE. III
des produits qu'on ne se procurait auparavant qu'à prix
d'or. C'est surtout dans l'intérieur des manuiactures,
où il passe la plus grande partie de sa vie, qu'on s'est
occupé avec sollicitude et succès de son bien-être. Ce
qui frappait dans une manufacture, il y a trente ans,
c'était le mépris de l'homme ; ce qui frappe aujourd'hui,
c'est la préoccupation constante de l'hygiène. Les pla-
fonds se sont élevés, les métiers se sont écartés les uns
des autres, d'immenses fenêtres ont jeté l'air et la lu-
mière dans les ateliers, le sol a été drainé ; les appareils
les plus coûteux ont distribué partout une chaleur
égale; des salles, des préaux ont été réservés pour les
heures des repas; les précautions les plus minutieuses
ont été prises contre les accidents que pouvaient faire
naître les moteurs mécaniques; la science a accompli
de véritables prodiges pour assainir les locaux insahi-
bres et pour transformer les machines si longtemps
redoutables, en instruments inoffensifs de la volonté et
de l'intelligence humaine. Quand on pense à toute celte
bienfaisante activité, et qu'on en voit chaque jour les
heureux résultats dans les ateliers et dans les maisons
d'ouvriers, on voudrait se persuader que la misère est
en eftet vaincue ; ou voudrait croire au moins qu'elle
cède du terrain, et qu'entre elle et nous ce n'est pluj
qu'une question de temps. Mais il y a dans notre or-
ganisation économique un vice terrible, qui est le gé-
nérateur de la misère, et (ju'il faut vaincre ù lout prix
IV PREFACE.
si l'on ne veut pas périr; c'est la suppression de la vie
de famille.
Autrefois l'ouvrier était une force intelligente, il
n'est plus aujourd'hui qu'une intelligence qui dirige
une force. La conséquence immédiate de cette trans-
formation a été de remplacer presque partout les hom-
mes par des femmes, en vertu de la loi de l'industrie,
(jui la pousse à produire beaucoup avec peu d'argent,
et de la loi des salaires, ({ui les rabaisse incessamment
au niveau des besoins pour le travailleur sans talent.
On se rappelle les éloquentes invectives de M. Michelet:
« L ouvrière ! mot impie, sordide, qu'aucune langue
n'eut jamais, qu'aucun temps n'aurait compris avant
cet âge de fer, et qui balancerait à lui seul tous nos
prétendus progrès ! » Si on gémit sur l'introduction
des femmes dans les manufactures, ce n'est pas que
leur condition matérielle y soit très-mauvaise. Il y a
très -peu d'ateliers délétères, et très-peu de fonctions
fatigantes dans les ateliers, au moins pour les femmes.
Une soigneuse de carderie n'a d'autre tâche que de
surveiller la marche de la carde et de rattacher de
temps en temps un fil brisé. La salle où elle travaille,
comparée à son domicile, est un séjour agréable, par la
bonne aération, la propreté, la gaieté. Elle reçoit des
salaires élevés, ou tout au moins très-supérieurs à
ceux que lui faisaient gagner autrefois la couture et la
brndei'ie, Où dfjuc est le mal? C'est que la femme,
PRÉFACE. - V
devenue ouvrière, n'est plus une femme. Au lieu de
cette vie cachée, abritée, pudique, entourée de chères
aflections, et qui est si nécessaire à son bonheur et
au nôtre même, par une conséquence indirecte, mais
inévitable, elle vit sous la domination d'un contre-
maître, au milieu de compagnes d'une moralité dou-
teuse, en contact perpétuel aVec des hommes, séparée
de son mari et de ses enfants. Dans un ménage d'ou-
vriers, le père, la mère sont absents, chacun de leur
côté, quatorze heures par jour. Donc il n'y a plus de
famille. La mère, qui ne peut plus allaiter son enfant,
l'abandonne à une nourrice mal payée, souvent même
à une gardeuse qui le nourrit de quelques soupes. De
là une mortalité effrayante, des habitudes morbides
parmi les enfants qui survivent, une dégénérescence
croissante de la race, l'absence complète d'éducation
morale. Les enfants de trois ou quatre ans errent au
hasard dans des ruelles fétides, poursuivis par la faim
et le froid. Quand, à sept heures du soir, le père, la
mère et les enfants se retrouvent dans l'unique chambre
qui leur sert d'asile, le père et la mère fatigués par le
travail, et les enfants par le vagabondage, qu'y a-t-il
de prêt pour les recevoir? La chambre a été vide toute
la journée; personne n'a vaqué aux soins les plus élé-
mentaires de la propreté; le foyer est mort; la mère
épuisée n'a pas la force de préparer des aliments; tous
les vêtements tombent en lambeaux : voilà la famille
VI PRÉFACE,
telle que les manufactures nous l'ont faite. Il ne faut
pas trop s'étonner si le père, au sortir de l'atelier où
sa fatigue est quelquefois extrême, rentre avec dégoût
dans cette chambre étroite, malpropre, privée d'air, où
l'attendent un repas mal préparé, des enfants a demi
sauvages, une femme qui lui est devenue presque étran-
gère, puisqu'elle n'habite plus la maison et n'y rentre
que pour prendre à la hâte un peu de repos entre deux
journées de travail. S'il cède aux séductions du cabaret,
ses profits s'y engouffrent, sa santé s'y détruit ; et le
résultat produit est celui-ci, qu'on croirait à peine pos-
sible : le paupérisme, au milieu d'une industrie qui
prospère.
Que faire donc? L'augmentation des salaires serait
sans doute le moyen le plus sûr et le plus immédiat de
rendre les femmes à leur destination naturelle ; car c'est
le besoin qui les chasse hors de la maison, c'est pour
suppléer à l'insuftisance des ressources du père de fa-
mille qu'elles se condamnent à la vie de l'atelier. Nous
souhaitons ardemment qu'on parvienne à rendre le
travail plus productif; nous n'en désespérons pas; mais
nous ne saurions oublier qu'il existe une loi plus forte
que toutes les lois écrites dans les codes, plus forte
même que la charité la plus ardente; c'est la loi écono-
mique qui régit tout développement industriel, et qui
force le fabricant à mesurer ses dépenses sur ses chan-
ces de bénéfice et à lutter contre la concurrence par Je
PRÉFACE, VTT
bonmarclié. La hausse même des salaires ne mettrait
(in au paupérisme qu'à la condition d'être accompagnée
d'une réforme profonde dans les mœurs. Les salaires
actuels, employés avec intelligence et surtout avec pro-
bité, suffisent à la rigueur pour assurer le nécessaire à
une famille, toutes les fois qu'elle n'est pas atteinte par
la maladie ou la crise. Chose terrible, le pain manque
plus souvent, dans les ménages d'ouvriers, par la faute
du père que par la faute de l'industrie. Dans la seule
journée du lundi, le cabaret absorbe le (|uart de l'ar-
gent gagné dans la semaine, peut-être même la moitié,
et les ouvriers les mieux payés, qui pourraient vivre à
l'aise, et faire vivre honorablement une famille, sont
presque partout les plus adonnés à l'ivrognerie. C'est
l'ordre et le travail, plus encore que le bon salaire, qui
assurent le bien-être. Ainsi le mal est surtout un mal
moral; et le problème à résoudre est celui-ci : sauver
l'ouvrier par lui-même. Il y a un plus grand service à
lui rendre que de lui donner du travail et de l'argent,
c'est de lui inspirer l'amour du travail et le goût de l'é-
conomie. Si jamais l'atelier est plein et le cabaret vide,
la misère sera vaincue. Tous les autres biens viendront
par surcroît.
Mais cette réforme morale est à la fois plus désirable
et plus difficile que la réforme industrielle ; non pas que
la nature des ouvriers ne soit affectueuse, expansive,
capable de tous les dévouements et de tous les enthou-
VIII PRÉFACE,
siasmes. Il n'est personne, parmi ceux qui les ont vus
de près, qui ne sache ce que vaut leur cœur, avec quel
héroïsme- ils partagent aux plus pauvres leur salaire du-
rement gagné, leur misérable abri, leur pain trop sou-
vent insuffisant. Ils sont, si on peut le dire, tout prêts
pour les affections domestiques : la difficulté est de ra-
mener l'épouse et la mère dans la maison. La loi, l'ni-
dustrie, les besoins matériels de la famille, les femmes
elles-mêmes, tout y résiste. Il est également impossible
d'ûter aux femmes un droit naturel, à l'industrie plus
de la moitié des bras dont elle dispose, aux ménages
un surcroit de ressources devenu chaque jour plus in-
dispensable. Les familles ont beau souffrir, et soufiVir
cruellement de l'absence des femmes : les enfants ont
faim, la mère se dévoue. Qui n'a entendu des mères
tendres et intelligentes, mais pressées par le besoin, se
plaindre des rigueurs de la loi qui défend de livrer les
enfants aux manufactures avant huit ans révolus? Enfin,
quand une femme n'a ni revenu, ni famille, ni éduca-
tion, ni talent, il est presque matériellement impossible
que la couture la nourrisse, tandis que la fabrique lui
donne un travail moins fatigant, et un salaire relative-
ment très-élevé. Il ne s'agit donc pas d'un mal éphé-
mère, mais d'un mal persistant, durable, qui ne peut
que s'accroître; ni d'un de ces désordres qu'on attaque
de front et qu'on détruit coûte que coiîte, mais d'une
transformation à la fois douloureuse et bienfaisante,
PRÉFACE. IX
qui menace les mœurs et répand un peu de bien-être,
qui donnera peut-être un jour quelque superflu à des
milliers de familles condamnées aujourd'hui à manquer
du nécessaire. Puisque l'augmentation directe des sa-
laires et le retour des femmes dans la famille, puisque
ces deux grandes mesures de salut public, qui seules
détruiraient le mal dans sa racine, nous échappent éga-
lement, il faut se résigner à faire le bien par le perfec-
tionnement des anciennes méthodes, ce qui revient à
dire, pour parler franchement, qu'on peut plutôt atté-
nuer le mal que le détruire, ou qu'on ne le détruira que
par de longs et persévérants eflorts.
Cette conclusion est navrante. Le spectacle même
de la misère fait moins de mal. Mais pourquoi rêver,
pourquoi s'étourdir? S'il y a une question au monde
dans laquelle il soit nécessaire de voir clair et de ne
pas se payer de mots, c'est celle-ci; c'est une question
de vie ou de mort. Oui, le mal est affreux; non, il n'y
a pas de remède souverain, de remède unique; il n'y
a pas à compter sur une de ces découvertes qui chan-
gent une situation de fond en comble et comme par un
coup de foudre. Faut- il se fermer les yeux pour cela?
ou renoncer à faire du bien parce qu'on ne peut ni en
faire assez ni le faire assez vite? Ce découragement se-
rait aussi coupable que les vaines et présomptueuses
espérances qui ont fait tant de mal, et qui avaient au
moins une origine généreuse. Au contraire, il faut re-
X PRÉFACE,
doublend'éuergie el de pitié. Que la cliarilé, qui épar-
pille ses trésors, qui les perd, qui les répand quelque-
fois au détriment de ceux qu'elle croit soulager ,
n'abandonne plus au hasard, aux inspirations d'une
pitié aveugle, ses ressources et son dévouement. Qu'elle
adopte pour principe que le seul, le vrai service que
l'homme puisse rendre à l'homme, est de mettre ceux
qui souffrent en état de devenir eux-mêmes les instru-
ments de leur propre salut; et qu'elle concentre toutes
ses espérances et toutes ses forces sur la reconstitution
de la famille. Puisque nous ne pouvons faire cesser de
haute lutte le travail des femmes dans les manufactures,
par quels moyens la famille sera-t-elle reconstituée?
Donnons-lui d'abord un nid où elle puisse vivre ; c'est
de beaucoup le plus pressé et le plus nécessaire. Dans
l'état actuel, nous n'avons à opposer aux cabarets que
des greniers ouverts à tous les vents, sans feu, sans lit,
sans propreté ; logements homicides, où la santé est
presque un miracle. Était-il donc si difficile de faire des
maisons pour les ouvriers? Dans la moitié des villes de
fabrique, ces taudis infâmes rapportent 8 pour 100 à
leurs propriétaires; à Mulhouse, les cités ouvrières,
qui sont des merveilles, rapportent 4 1/2 pour 100;
donc elles n'ont rien coûté. En établissant dans les
quartiers populeux, des lavoirs et des bains publics, on
faciUtera les soins de la propreté et de l'hygiène, non
pas à peu de frais, mais sans frais. Si le terrain ne coûte
PRÉFACE. XI
pas cher, on ajoutera un jardin k la maison, pour ache-
ver de la rendre agréable et confortable. Il est vrai
qu'après avoir construit à l'ouvrier un logement, nous
ne tirerons pas un sac d'argent de quelque trésor mysté-
rieux pour le lui mettre dans la main ; et cependant il
est presque certain que, par ce seul fait d'habiter une
bonne chambre au lieu d'une caverne, la famille va se
trouver enrichie : il suffira pour cela que le père se
plaise dans sa maison et fréquente moins le cabaret.
Songez que les cabarets absorbent chaque semaine le
tiers de tous les salaires ; et il faudrait dire plus de la
moitié, si l'on comptait les forces diminuées, la vie
abrégée. C'est pour compenser ces quinze ou vingt francs
jetés cl l'orgie à chaque jour de paye, que la mère dé-
serte le berceau du nouveau-né, que l'enfant de huit ans
travaille et languit dix heures par j-our dans la manu-
facture. Si, par la réforme des logements, nous parve-
nons à ramener l'ouvrier chez lui, nous lui donnons en
réalité, nous rendons à la famille cet argent que le
maître a payé, que les ouvriers ont gagné, et que les
cabarets engloutissent. Ce n'est pas tout que d'embellir
et d'assainir la maison, il faut du pain sur la huche.
Puisque la recette est modique, même après que le ca-
baret a lâché sa proie, rendons au moins la dépense in-
telligente. Associons les petits budgets pour en faire un
gros, et nous échapperons ainsi à celte terrible consé-
quence de la misère, qui oblige le pauvre à acheter à
XIT PRÉFACE,
crédit, en petites quantités, et par conséquent à payer
presque tout plus cher que le riche. Les caisses de se-
cours et la caisse d'épargne, en protégeant l'ouvrier
contre ses trois grands ennemis : le chômage, la ma-
ladie et la vieillesse, en achevant de le rendre maître
de son sort, détruiront chez lui les dernières traces
de cette fatale insouciance , née le plus souvent du
désespoir, qui le condamne à vivre au jour le jour,
sans sécurité et sans dignité. Il ne laissera plus ses
enfants s'élever au hasard; s'il est contraint et forcé
de les mettre de bonne heure dans un atelier, il sera le
premier à stipuler que leur instruction n'en souffrira
pas. Il sait, il voit de ses yeux quelle place tient l'igno-
rance parmi les causes de la misère ! Non-seulement
l'ouvrier illettré ne peut sortir de sa condition, avancer
dans son atelier, devenir chef-ouvrier, contre-maître ;
mais il est hors d'état de calculer ses intérêts; tout le
monde peut le tromper, son patron, ses camarades, ses
fournisseurs ; il vit comme un paria, au milieu d'une
civilisation inconnue et d'un courant d'idées qui ne des-
cendent pas jusqu'à lui ; il n'est, pour ainsi dire, ni de
son pays ni de son temps; privé de toutes les joies intel-
lectuelles, il se rejette, comme la brute, sur des plai-
sirs grossiers qui achèvent de le dégrader. Gréer des
écoles pour les enfants, pour les adultes, leur fournir
des instruments d'étude, des modèles, des livres, mettre
les sciences à leur portée, c'est leur rendre en quelque
PRÉFACE. XIII
sorte cette moitié du monde dont l'ignorance les aurait
déshérités; c'est faire bien plus encore, s'il est vrai que
la discipline des écoles, la lecture des bons livres con-
courent à développer les sentiments généreux. Cette
réforme des logements, ces associations alimentaires,
ces caisses de secours mutuels, d'épargne, de retraite,
ces écoles, ces bibliothèques, la société peut tout cela ;
et nous dirions qu'il est impossible de lutter contre la
misère et de la vaincre, sans tout bouleverser! On ne
peut réfléchir à l'immensité de la misère et voir s'enfler
chaque jour ce flot de l'industrie qui amène avec lui
tant de progrès matériels et tant de douleurs morales,
sans se dire avec elï'roi que la société serait à la fois bien
imprudente et bien criminelle si elle ne faisait, dans ce
moment décisif, un grand et puissant eflbrt, A quoi
songe-t-elle de dépenser a autre chose son activité et
ses millions? Il n'est que temps d'ajourner les palais
et les théâtres, pour créer des cités ouvrières comme à
Mulhouse ; de laisser chômer les fonderies et les forges
dans les arsenaux pour créer à tout prix des écoles gra-
tuites de garçons et de filles jusque dans le dernier vil-
lage. Quel est le sentiment humain qu'on ne puisse in-
voquer dans cette cause? Parle-t-on de l'honneur? il n'y
a pas de dette plus sacrée; ou de l'intérêt? il n'y a pas
de placement plus productif. Que de fois a-t-on répété
(faut-il qu'une telle évidence ne frappe pas tous les yeux !)
que remplir l'école, c'est vider la prison et l'hospice !
XIV PRÉFACE.
Les œuvres de salut suivent une progression croissante
comme les œuvres de perdition. Voilà, par exemple, la
loi sur l'enseignement obligatoire, dont tant d'esprits
ont peur; qu'elle fonctionne seulement vingt ans, et elle
deviendra inutile. Pendant l'année 1858, il n'a été
prononcé dans tout le royaume de Prusse que six con-
damnations pour manquement au devoir d'école. Il se
peut qu'un père ignorant refuse d'accepter pour son
fils l'instruction que la société lui ofi're; mais un père
instruit la demandera avec instance et comme le plus
grand des bienfaits. Il en sera de même pour tout
le reste. Aussitôt que la famille sera reconstituée, la
prospérité ira partout en augmentant, par le seul dé-
veloppement de l'énergie individuelle, sans sacrifice de
personne. La famille nous rendra au centuple tout ce
que nous aurons fait pour l'aider à renaître. Ainsi
toutes les réformes tiennent en un seul mot : restau-
rer la vie de famille. L'école de la volonté, c'est le
foyer domestique. C'est de là, c'est de ce centre béni
que sortent les grandes affections et les caractères forte-
ment trempés pour la lutte et pour le travail. La force
productive et la prospérité intérieure d'un peuple dé-
pendent avant tout de ses mœurs. J'ai cherché à le dé-
montrer. Je mets mes efforts sous la protection de toutes
les femmes. C'est leur cause, puisque c'est la cause du
devoir et des saintes affections de la famille ; c'est la
cause de tout ce qui porte un cœur généreux. Je vou-
PRÉFACE. XV
drais l'avoir mieux servie. Je ne crains pas de ne pas
venir à propos. Quelle que soit l'importance des événe-
ments qui s'accomplissent loin de nous, il y aura tou-
jours de la place, dans les préoccupations des esprits
sérieux, pour une question de justice et d'humanité'.
1. Cette quatrième édition a été revue avec beaucoup de
soin et complétée dans quelques-unes de ses parties; quoiqu'elle
paraisse peu de mois après la première, les chitïres ont été vé-
rifiés de nouveau sur les lieux, toutes les fois que cette vérifica-
tion a paru nécessaire.
PREMIERE PARTIE
LES FEMMES DA\S Li:S FABRIQUES
DE SOIE
PREMIERE PARTIE.
LES FEMMES DANS LES FABRIQUES DE SOIE,
CHAPITRE PREMIER.
LES ATELIERS DE FEMMES, ET LEUR INFLUENCE SUR I.E BIEN-
ÊTRE ET LA MORALITÉ DE LA FAMILLE.
On dit quelquefois que la littérature d'une société
en est le miroir, et que les auteurs qui songent le
moins à la peindre lui empruntent, malgré eux, ses
idées et ses sentiments. Si l'on voulait nous juger
par nos livres les plus répandus et nos pièces les
plus applaudies, on éprouverait un singulier em-
barras; carie succès se partage presque également
entre la peinture du vice et les lieux communs
d'une morale sévère. C'est peut-être que nous hési-
tons, en effet, entre nos lumières et nos penchants,
et que, tout en conservant des habitudes répréhen-
sibles, nous commençons à en sentir des remords.
4 FABRIQUES DE SOIE.
Nous voyons tous les jours qu'on s'efforce de nous
initier aux moindres détails de la vie des courti-
sanes, et qu'on ne néglige rien pour les justifier et
les rendre aimables; cependant, on n'attaque pas
directement la famille; au contraire, on est pro-
digue de respects envers elle, c'est une arche sainte
à laquelle personne n'oserait touclier; le public
même ne le souffrirait pas. Il y a une trentaine
d'années, tout était bien différent; on se soucia't
moins des courtisanes, mais on faisait de tous côtés
l'éloge de l'adultère. Une femme n'était intéressante
dans un roman et sur la scène, qu'à condition de
trahir la religion, la société, sa parole, son mari et
ses enfants.
Ainsi le mal s'est déplacé, on peut même dire,
avec un peu d'optimisme, qu'il a diminué. Si c'est
un symptôme, accueillons-le favorablement, et ren-
dons-en grâces. Quand les liens de la famille se
relâchent, c'est le plus grand malheur qui puisse
arriver à un peuple. Il lui importe d'avoir des lois
libérales, des campagnes bien cultivées, un com-
merce florissant, mais il lui importe encore plus
d'avoir des mœurs. C'est le bien qui donne tous
les autres, et sans lequel tous les autres ne sont
rien.
En ce moment tous les meilleurs esprits sont
préoccupés de conquérir et de fonder la liberté ; or,
il n'y a pas de liberté sans mœurs. Une liberté que
INFLUENCE DU TRAVAIL DES FEMMES. 5
personne ne réclame et dont personne ne se sert,
n'est pas même le fantôme de la liberté. Toutes les
fois que, dans un pays, les habitants ne savent pas
répondre de leurs opinions et de leurs actes, comp-
ter uniquement sur eux-mêmes, et faire leurs af-
faires de leurs propres mains, il faut qu'ils aient
ou qu'ils se donnent un maître. Soyez liorames, si
vous voulez être citoyens.
Ceux qui pensent que la famille est moins forte-
ment constituée aujourd'hui qu'avant la Révolution,
attribuent quelquefois ce relâchement au Gode civil,
parce qu'il a imposé à la durée de l'autorité pater-
nelle une limite certaine et uniforme, aboli le droit
d'aînesse, et assuré une réserve aux enfants'. Mais
ces réformes, rendues nécessaires par la nouvelle
organisation politique de la société, n'ont pas eu
pour résultat d'affaiblir les liens de la famille.
Avant le Code civil, l'autorité paternelle n'était
pas illimitée dans sa durée. Sous l'ancien régime,
elle ne dépassait pas l'époque de la majorité dans
les provinces de droit coutumier, et la loi qui,
dans les provinces de droit romain, la prolon-
geait indéfiniment, et même au delà du mariage
des enfants, était depuis longtemps tombée en
désuétude'. Le droit d'aînesse pouvait être néces-
L Art. 488, 745. 913, 1094, 1098 du CoJe civil.
5. a La puissance paternelle n'est que superficiaire en Franc? ;
et par nos coutumes en ont été seulement retenues quelques
6 FABRIQUES DE SOIE.
saire à la constitution d'une société féodale ; mais
personne assurément ne peut le considérer comme
favorable au développement des vertus domestiques.
Cette inf'galité entre les frères est une longue et dé-
plorable victoire de la politique sur la nature. Res-
tent donc les réserves assurées aux enfants, et qui
sont, il faut en convenir, une restriction du droit de
propriété, puisqu'elles empêchent le père de dispo-
ser librement de ses biens. Mais ces réserves mêmes,
sans lesquelles l'égalité établie entre les enfants
pour les droits successoraux ne serait souvent
qu'une lettre morte, ne sauraient être combattues
ni au nom de la famille, dont elles augmentent la
solidarité, ni au nom de l'autorité paternelle. Un
père ne doit pas régner par la terreur. Il faudrait
plaindre ceux qui compteraient sur un pareil moyen
pour assurer l'obéissance filiale, pour relever et
fortifier la famille.
Mais si ces reproches trop souvent adressés à la
société moderne sont contestables ou chimériques,
il est une cause de relâchement bien autrement cer-
taine, bien autrement grave, qui devrait frapper tous
les yeux, et qui, si on n'y prend garde, menace de
troubler et de pervertir profondément la société :
c'est la dissolution, en quelque sorte fatale, des fa-
petiles marques avec peu d'effet. » Guy Coquille, Inst. au droit
franc, de l'état des personnes. — Cf. M. Demolombe, Cours de
Code Napoléon, t. VI, p. 202 sqq.
INFLUENCE DU TRAVAIL DES FEMMES. 7
milles d'ouvriers opérée par les progrès croissants
de la grande industrie. Chaque jour on voit tomber
un petit métier et s'élever une fabrique ; et chaque
fabrique appelle à elle un nombreux personnel fé-
minin, parce que les femmes coûtant moins cher
que les hommes, il est naturel qu'on les préfère
partout où elles suffisent. Or, il tombe sous le sens,
que si la mère de famille est absente de sa maison
quatorze heures par jour, il n'y a plus de famille.
Faut-il s'opposer, coûte que coûte, aux progrès
du mal? Faut-il le subir comme une nécessité de
notre temps et se borner à chercher des palliatifs?
C'est un problème d'autant plus difficile à résoudre
qu'il intéresse à la fois la morale, la législation et
l'industrie.
Les esprits absolus, qui se portent toujours aux
extrémités, demandent que les femmes ne soient
astreintes à aucun travail mercenaire. Diriger leur
maison, plaire à leur mari, élever leurs enfants,
voilà, suivant eux, toute la destinée des femmes. Ils
ont, pour soutenir leur opinion, des raisons de
deux sortes. Les unes, que l'on pourrait appeler
des raisons poétiques, roulent sur la faiblesse de la
femme, sur ses grâces, sur ses vertus, sur la pro-
tection qui lui est due, sur l'autorité que nous nous
attribuons, et qui doit être compensée et légitimée
par nos sacrifices ; ces sortes de raisons ne sont pas
les moins puissantes pour convaincre les femmes
8 ■ FABRIQUES DE SOIE.
elles-mêmes et cette autre partie de l'humanité qui
adopte volontiers la manière de voir des femmes,
et ne connaît encore la vie que par ses rêves et ses
espérances. Des raisons d'un ordre plus élevé se
tirent des soins de la maternité et de l'importance
capitale de l'éducation, car il faut un dévouement
de tous les instants pour surveiller le développement
de ces jeunes plantes d'abord si frêles, pour former
à la science austère de la vie ces âmes si pures et
si confiantes, qui reçoivent d'une mère leurs pre-
miers sentiments avec leurs premières idées, et
• qui en conserveront à jamais la douce et forte em-
preinte.
Cette théorie, comme beaucoup d'autres, a une
apparence admirable; mais elle a plus d'apparence
que.de réalité. De ce que le principal devoir des
femmes est de plaire à leurs maris et d'élever leurs
enfants, il n'est pas raisonnable de conclure que ce
soit là leur seul devoir. Nous tombons à cet égard
dans les contradictions les plus déplorables, car
nous condamnons les femmes du peuple à périr par
l'excès du travail , et les femmes du monde à périr
par l'excès de l'oisiveté. Dans les familles riches,
les hommes et les femmes sont d'accord qu'à
l'exception des devoirs de mères de famille , les
femmes n'ont rien à faire en ce monde ; et comme
pour la plupart d'entre elles cette unique occupa-
tion, même consciencieusement remplie, laisse en-
INFLUENCE DU TRAVAIL DES FEMMES. 9
core vacantes de longues heures , elles se soumet-
tent scrupuleusement au supplice et au malheur
de l'oisiveté, atrophiant leur esprit par ce régime
contre nature, exaltant et faussant leur sensibilité,
tombant par leur faute dans des affectations pué-
riles et dans des langueurs maladives qu'un tra-
vail modéré leur épargnerait. Ce préjugé est poussé
si loin qu'il y a telle famille bourgeoise dont le
chef se condamne à un labeur obstiné pour ga-
gner tout juste le nécessaire, tandis que sa femme ,
épouse vertueuse, tendre mère, capable de dévoue-
ment et de sacrifice, passe son temps à faire des
visites, à jouer du piano et à broder quelque colle-
rette. C'est à Lyon particulièrement que cette oisi-
veté des femmes de la bourgeoisie est complète :
non-sejlement les femmes des fabricants n'aident
pas leurs maris dans leurs comptes, dans leur cor-
respondance , dans la surveillance de leurs ma-
gasins, comme cela se fait avec beaucoup d'avan-
tages dans les autres industries; mais elles de-
meurent ignorantes du mouvement des affaires au
point de ne pas savoir si l'inventaire de l'année
les ruine ou les enrichit. C'est bien peu respecter
les femmes, c'est en faire bien peu de cas, que de
perdre ainsi volontairement ce qu'elles ont d'esprit
d'ordre, de bon goût, de rectitude morale, disons
même de disposition à l'activité : car les femmes,
quand nos préjugés ne les gâtent point, aiment le
10 FABRIQUES DE SOIE.
travail ; elles sont industrieuses ; ces mollesses et
ces langueurs où nous voyons tomber leurs esprits
et leurs organes leur viennent de nous et non pas
de la nature. Même pour la seule tâche dont elles
sont encore en possession, pour la tâche d'élever
leurs filles et de commencer l'éducation de leurs
fils, croit-on qu'elles y soient propres, quand elles
ne donnent point l'exemple d'une activité sagement
dirigée, quand leur esprit manque de cette solidité
que peuvent seuls donner le contact des affaires et
l'habitude des réflexions sérieuses ? Admettons que
les femmes soient aussi frivoles qu'on le prétend,
ce qui est loin d'être établi : on ne comprendra ja-
mais quel intérêt la société peut avoir à entretenir^
à développer cette frivolité, et pourquoi notre
monde affairé et pratique s'efforce de conserver aux
femmes le triste privilège d'une vie à peu près
inoccupée.
Il est triste d'avoir à constater que, si les femmes
riches ne travaillent pas assez, en revanche la plu-
part des femmes pauvres travaillent trop. C'est pour
elles que les soins du ménage sont pénibles et absor-
bants. Il y a certes une grande différence entre donner
des ordres à une servante ou être soi-même la ser-
vante ; entre surveiller la nourrice, la gouvernante,
l'institutrice, ou suffire, sans aucun secours, à tous
les besoins du corps et de l'esprit de son enfant.
Les heureux de ce monde, qui se contentent de se-
INFLUENCE DU TRAVAIL DES FEMMES. II
courir les pauvres de loin et de soulager la misère
sans la regarder, ne se doutent guère de toutes les
peines qu'il faut se donner pour la moindre chose
quand l'argent manque, et de la bienfaisante activité
que doit employer une mère de famille dans son
humble ménage, pour que le mari, en revenant de
la fatigue, ne sente pas trop son dénùment, pour
que les- enfants soient tenus avec propreté, et ne
souffrent ni du froid ni de la faim. Souvent, dans
un coin de la mansarde, à côté du berceau du nou-
veau-né, est le grabat de l'aïeul, retombé à la
charge des siens après une dure vie de travail. La
pauvre femme suffit à tout, levée avant le jour,
couchée la dernière. S'il lui reste un moment de
répit quand sa besogne de chaque jour est termi-
née, elle s'arme de son aiguille et confectionne ou
raccommode les habits de toute la famille. Elle
est la providence des siens en toutes choses ; c'est
elle qui s'inquiète de leurs maladies, qui prévoit
leurs besoins, qui sollicite les fournisseurs, apaise
les créanciers, fait d'innocents et impuissants ef-
forts pour cacher l'excès de la misère commune, et
trouve encore, au milieu de ses soucis et de ses
peines, une caresse, un mot sorti du cœur, pour
encourager son mari et pour consoler ses enfants.
Plût à Dieu qu'on n'eût pas d'autre tâche à imposer
à ces patientes et courageuses esclaves du devoir,
qui se chargent avec tant de dévouement et d'abné-
12 P^ABRIQUES DE SOIE.
galion de procurer à ceux qu'elles aiment la santé
de l'âme et du corps! Mais il ne s'agit pas ici de
rêver : ce n'est pas pour le superflu que l'ouvrier
travaille, c'est pour le nécessaire, et avec le néces-
saire il n'y a pas d'accommodement. 11 est malheu-
reusement évident que, si la moyenne du salaire
d'un bon ouvrier bien occupé est de deux francs par
jour, et que la somme nécessaire pour faire vivre
très-strictement sa famille soit de trois francs, le
meilleur conseil que l'on puisse donner à la mère,
c'est de prendre un état et de s'efforcer de gagner
vingt sous. Cette conclusion est inexorable, et il n'y
a pas de théorie, il n'y a pas d'éloquence, il n'y a
pas même de sentiment qui puisse tenir contre une
démonstration de ce genre.
Il ne reste qu'un refuge à ceux qui veulent
exempter la femme de tout travail mercenaire :
c'est de prétendre qu'en fait le salaire d'un ouvrier
suffit pour le nourrir lui et les siens; mais il ne
faut , hélas ! qu'ouvrir les yeux pour se convaincre
du contraire. « En tout genre de travail, dit Turgot,
il doit arriver et il arrive en effet que le salaire de
l'ouvrier se borne à ce qui est nécessaire pour lui
procurer la subsistance. ^ S'il y a une exception, elle
ne peut exister que pour l'ouvrier de talent , parce
que le talent est rare, tandis que les bras s'of-
frent de tous côtés, et ont à lutter contre la concur-
rence des machines. C'est en vertu de ce principe
INFLUENCE DU TRAVAIL DES FEMMES. 13
que les manufacturiers ont substitué peu à peu
le travail des femmes à celui des hommes , et l'on
sait ce qui serait arrivé, au grand détriment de l'es-
pèce humaine et au grand préjudice de la morale,
si le législateur ne s'était empressé de protéger les
enfants contre les terribles nécessités de la concur-
rence. Il n'est donc pas permis d'espérer que le sa-
laire d'un ouvrier sans talent soit jamais supérieur
à ses besoins , ou , ce qui est la même chose , que
l'ouvrier, par son seul travail, suflise à ses besoins
et à ceux de toute une famille. On ne doit pas oublier
non plus que la richesse d'un peuple résulte du
rapport qui s'établit entre sa consommation et sa
production. Si la France, nourrissant le même nom-
bre d'ouvriers, produisait tout à coup une quantité
moindre de travail, il est clair, ses dépenses restant
les mêmes et ses bénéfices diminuant, que son in-
dustrie subirait une crise. Elle n'aurait même plus
pour se défendre cette vieille arme de la prohibition
qu'elle vient de mettre au rebut en une belle mati-
née, comme par une inspiration soudaine. Aussi ne
peut-elle ni restreindre pour les hommes la durée
du travail , ni se priver du travail des femmes et ,
dans une certaine mesure, de celui des enfants , à
moins que les peuples rivaux ne fassent en même
temps le même sacrifice. Toutes ces propositions
étant des vérités d'évidence , on peut regarder
comme établi que le travail de la femme est néces-
14 FABRIQUES DE SOIE.
saire à l'industrie, et que le salaire de la femme
est nécessaire à la famille.
On dit que cette dure nécessité n'a pas été connue
de nos pères ; mais nous ne sommes plus au
temps où la mère de famille filait le lin et tissait la
toile pour les usages domestiques. La véritable éco-
nomie consiste désormais àtravaillerfructueusement
pour l'industrie, sauf à recevoir d'elle les produits
qu'elle livre à bas prix aux consommateurs. Ainsi
le même travail, en changeant de nature, produit des
résultats plus avantageux, et la tâche des femmes
s'est modifiée sans s'accroître.
Il y aurait donc de l'exagération à regarder comme
un malheur social cette obligation qui leur est im-
posée de contribuer par leur travail personnel à
l'allégement des charges communes. Le travail en
lui-même est salutaire pour le corps et pour l'âme,
il est pour l'un et pour l'autre la meilleure des dis-
ciplines. Loin de dégrader celui qui s'y livre, il le
grandit et l'honore. Jamais un homme de cœur ne
verra sans respect les stigmates du travail sur les
mains de l'ouvrier. La pitié, pour être saine à celui
qui l'éprouve, et profitable à celui qui en est l'objet,
doit être fondée sur des infortunes réelles.
Voici ce qu'il faut dire pour être justes : ce n'est
pas le travail en lui-même qui est une peine et un
malheur, c'est l'excès du travail. Il est à souhaiter
que les femmes travaillent dans toutes les classes
INFLUENCE DU TRAVAIL DES FEMMES. 15
de la société ; et puisque dans les ménages pauvres,
le salaire du mari suffit difiicilement, ou ne suffit pas
aux besoins communs , on peut se résigner à voir
les femmes ajouter aux soins très-absorbants du
ménage un travail industriel dont le produit serve
d'appoint au salaire du chef de famille. Mais quand
cette nouvelle tâche est écrasante pour elles, quand
elle les éloigne de leur maison et les empêche d'ac-
complir le premier et le plus indispensable de leurs
devoirs, quand elle est incompatible avec les bon-
nes mœurs, alors on ne doit plus la considérer
que comme un malheur social, également funeste à
la santé des femmes , au bonheur de leurs maris
et à l'éducation de leurs enfants. Ce qu'on peut es-
pérer, ce qu'il faut demander avec une ardeur infa-
tigable à Dieu et à la société, c'est que le travail des
femmes soit équitablement rétribué, qu'il n'excède
pas la mesure de leurs forces, et qu'il ne les enlève
pas à leur vocation naturelle , en rendant le foyer
désert, et l'enfant orphelin.
Le travail, pour les femmes comme pour les
hommes, est de trois sortes : le travail isolé, le tra-
vail de fabrique, c'est-à-dire, le travail qui se fait
dans des ateliers composés de peu de personnes,
et le travail de manufactures. Le travail isolé est le
seul qui convienne aux femmes , le seul qui leur
permettre d'être épouses et mères; cependant il
devient chaque jour plus rare et plus improductif,
16 FABIUQUES DE SOIE.
la manufacture absorbe tout, et la fabrique elle-
même, forme intermédiaire entre le travail isolé et
la manufacture, est menacée de périr, c'est-à-dire
de se transformer. On pense généralement que, si
elle se transforme en manufacture, ce sera un grand
progrès pour l'industrie; cela peut être, nous ne
voulons pas traiter ici le problème économique;
mais il sera facile de montrer que, si elle se chan-
geait au contraire en travail isolé, ce serait un grand
avantage pour la morale. Nos conclusions à cet égard
ne vont pas plus loin. 11 y a une nécessité qui do-
mine toutes les autres, c'est la nécessité d'avoir du
pain. Malgré tous les dangers du travail en com-
mun, surtout pour les femmes, il est encore pos-
sible de vivre honnêtement dans un atelier, et s'il
fallait opter entre l'envahissement des manufac-
tures et la ruine de notre industrie, la sagesse
voudrait qu'on préférât les manufactures ; mais on
n'a pas encore jusqu'ici démontré la nécessité,
l'urgence de cette révolution pour toutes les formes
du travail mécanique, et puisque la question est
pendante en ce qui concerne les fabriques de soie,
et que de bons esprits hésitent sur les résultats
matériels du système noaveau qui tend à s'éta-
blir, il peut être bon de plaider par des faits,
sans exagération, sans affectation, la cause de la
morale.
UIISCRIPTIOM DU TRAVAIL. 17
CHAPITRE II.
DESCRIPTION DU TRAVAIL DES FEMMES
DANS LES ATELIERS.
Nous n'avons pas eu en France de ces magni-
fiques enquêtes que l'on fait en Angleterre avec tant
de dépenses et de fruit ; mais nous possédons un
grand nombre de livres^ où la situation de nos
ateliers est décrite avec un soin minutieux, et jugée
avec une parfaite intelligence des conditions et des
l.>esoinsde l'industrie. Rien n'est plus attachant que
la lecture de quelques-uns de ces ouvrages. Les
ateliers qu'ils décrivent, les mœurs qu'ils racontent,
les horizons qu'ils ouvrent à la pensée, ont à îa
fois le charme d'un voyage de découverte et l'auto-
rité d'un livre de morale. Pénétrons à leur suite
dans les ateliers de la fabrique lyonnaise, car c'est
surtout l'industrie de la soie, dont Lyon est le chef-
lieu en France et même en Europe, qui a échappé
I. Nous citerons, au premier rang, le dernier ouvrage de
M. Louis Reybaud, Éludes sur le régime des manufaclures.
18 FABRIQUES DE SOIE.
jusqu'ici, au moins chez nous, au régime de la ma-
nufacture.
Les bonnes ouvrières de Lyon aiment leur état;
elles en parlent volontiers, souvent avec esprit, et
il est vrai que ces métiers si propres, ces belles
étofles si souples et si brillantes ont quelque chose
d'attrayant pour les mains et pour les yeux d'une
femme. Quand on entre dans un atelier, c'est tou-
jours la maîtresse qui en fait les honneurs, et qui
répond avec un visible plaisir et beaucoup de netteté
aux questions des visiteurs. L'une de celles qu'on
appelle les canuses disait dernièrement, devant une
commission d'enquête, que la soie est le domaine
des femmes, et qu'elles y trouvent du travail depuis
la feuille de mûrier sur laquelle on élève le ver
jusqu'à l'atelier oi^i l'on façonne la robe et le cha-
peau. 11 y a en effet toute une armée d'ouvrières de
toutes sortes sans cesse occupées sur ce frêle brin de
soie. On étonnerait beaucoup la plupart des femmes
du monde en leur apprenant combien il a fallu de
peine pour faire leur plus simple robe, et par com-
bien de mains elle a passé. Nous avons en premier
lieu toute une grande industrie agricole, l'industrie
de la production, car la France produit une grande
partie de la soie qu'elle met en œuvre, et elle en
fournit même à l'Angleterre concurrement avec
l'Asie. Il faut surveiller avec une attention infati-
gable, depuis sa naissance jusqu'à sa métamor-
DESCRIPTION DU TRAVAIL. 19
phose, ce petit ver qui se nourrit de la feuille du
mûrier, et qui, à force de filer, se crée cette pré-
cieuse enveloppe qu'on appelle le cocon. La sollici-
tude de l'éleveur se porte d'abord sur le choix de la
graine. La meilleure graine aune couleur gris bleu,
que les fraudeurs parviennent à imiter à l'nide du
gros vin. Les œufs une fois achetés, on les conserve
dans des boîtes fermées, qu'on place dans des caves
pour éviter les variations brusques de température.
Si on laissait la graine éclore spontanément, l'é-
closion de tous les œufs ne se ferait ni à propos ni
en même temps, et l'éducation serait irrégulière;
on a donc recours à la couveuse mécanique, ou plus
simplement à la chambre à éclosion, qui n'est autre
chose qu'une petite pièce à température convena-
blement élevée. On a soin de faire coïncider l'éclo-
sion des vers avec le développement de la végétation
du mûrier, dont les feuilles leur servent de nour-
riture. Quand la graine a pris une couleur jaunâtre,
les vers sont déjà tout formés et perceptibles à la
loupe; on les recouvre alors d'une bande de mous-
seline ou d'une feuille de papier percée de petits
trous, sur laquelle on dépose des feuilles de mûrier
qui ne tardent pas à se charger de vers. Ces feuilles
sont portées ensuite dans des ateliers, oii les vers
traversent sept âges différents dans une durée de
quarante jours. La température, le degré de l'hygro-
mètre, le nombre des repas varient suivant les
20 FABRIQUES DE SOIE.
âges ; ainsi les vers font vingt-quatre repas par jour
pendant le premier âge, et huit seulement pendant
le cinquième. Deux opérations délicates sont le
délliement, qui consiste à enleverla litière et les
excréments de dessous les vers, et le dédoublement,
qui a pour but de laisser entre eux un espace con-
venable. Les vers sont sujets à de nombreuses ma-
ladies, occasionnées le plus souvent par l'imperfec-
tion des procédés. Vers la fin du cinquième âge, la
chenille est achevée, et cherche partout un point
d'appui pour commencer son cocon; c'est alors
qu'on procède au boisement, c'est-à-dire qu'on place
au-dessus d'elle de petits morceaux de bois, de
bruyère, de genêt, etc., disposés en plans inclinés;
les chenilles, une fois pourvues de cet outil, se met-
tent sans retard à filer, c'est ce qu'on appelle la
iiiontêe du ver. Au bout de six ou huit jours tous
les cocons sont formés. Les chrysalides ne man-
queraient pas de les percer, si on les laissait se
transformer en papillons; elles sont donc étouffées
par un courant d'air chaud, au moment où leur
œuvre utile est terminée. Aussitôt alieu le dèramage,
ou triage des cocons, que l'on range dans des pa-
niers suivant leurs espèces^ Quand le cocon est formé
et qu'on l'a débarrassé de la bourre, on saisit les
1. Cousullez VEsiai sur l'industrie des matières textiles, par
M. Michel Alcan, professeur au Conservatoire des arts et mé-
tiers.
DESCRIPTION DU TRAVAN.. 21
fils de soie et on commence à les tirer, en en réunis-
sant au moins trois et quelquefois vingt, suivant la
grosseur qu'on veut obtenir. Les brins élémentaires
qu'on obtient ainsi par le tirage sont ce qu'on ap-
pelle la soie gréyc. On les emploie sous celte forme
à la fabrication des baréges, d'une partie de la ru-
banerie, de la gaze de soie, etc., et tout le reste de
la soie grége est dévidé, tordu et doublé avant d'être
mis en œuvre. Ces diverses opérations constituent
le moulinage, après lequel la soie, suivant la force
de l'assemblage, le degré et la nature de la torsion,
se divise tnfil de trame et en organsin ou fil de chaîne.
C'est à ce moment-là qu'elle est livrée aux cbi-
mistes, qui commencent par la décreuser pour lui
enlever la gomme qu'elle contient, lui donner la
flexibilité et de l'éclat, et la disposer à recevoir plus
facilement la matière colorante. Une fois teinte, les
dévideuses s'en emparent et enroulent la soie des
écheveaux sur des bobines, ou la disposent sur des
canettes pour former la trame.
Les ourdisseuses sont chargées d'une opération
plus délicate, qui consiste à assembler parallèlement
entre eux, à une égale longueur et sous la même
tension, un certain nombre de fils dont l'ensemble
a reçu le nom de chaîne. Quand la chaîne est toute
préparée, on l'enlève de l'ourdissoir et on la dispose
sur le cylindre ensouple du métier à tisser: c'est ce
qu'on appelle le montage. Si l'étoffe qu'on va com-
22 FABRIQUES DE SOIE.
mencer est toute semblable à celle qu'on vient de
finir, on rattache chacun des nouveaux fils à l'ex-
trémité des fils correspondants de l'ancienne chaîne;
cette opération, qui peut se répéter indéfiniment,
et qui simplifie le travail, parce que toutes les
pièces qu'on fait successivement ne sont plus pour
l'ouvrier qu'une seule et même pièce, est faite par
les rattacheuses ou iordeuses. Si, au contraire, l'é-
toffe nouvelle a un nombre de fils différent, il est
impossible de souder la nouvelle chaîne à la chaîne
précédente, et il faut introduire directement tous
les fils dans les maillons du métier. Les remetleuses
sont chargées de ce travail. Après elles, le métier
se trouve prêt, et il ne reste plus qu'à tisser l'étoffe.
Cependant, lorsqu'il ne s'agit pas d'un uni, mais
d'un façonné, le tisseur, avant de se mettre à l'œu-
vre, a besoin du concours d'un nouveau personnel
assez nombreux. En effet, il faut d'abord créer les
ornements que doit recevoir l'étoffe ; c'est l'affaire
du dessinateur, un véritable artiste, dont la profes-
sion demande beaucoup de goût et d'habileté. Il
fait avec des fils de soie ce que le mosaïste fait avec
ses cailloux diversement coloriés, ou plutôt, car le
mosaïste n'est qu'un reproducteur, le dessinateur
ressemble à l'artiste verrier, qui éblouit les yeux
par les mille combinaisons de sa merveilleuse joail-
lerie. Le dessin achevé, il faut le mettre en carte,
opération assez analogue à celle de l'architecte qui
DESCRIPTION DU TRAVAIL. 23
dessine la coupe de son édifice après en avoir des-
siné l'élévation. Mettre un dessin en carte, c'est
faire sur un papier quadrillé le plan du tissu que
l'on veut produire, en marquant minutieusement la
place de chaque fil. Après la mise en carte vient
encore le Usage, qui a pour but de distinguer, sur
les fils de la chaîne, les points qui doivent être ap-
parents et ceux qui doivent passer à l'envers du
tissu. L'ouvrière fait cette opération sur un cadre
tendu de tlls qui simulent la chaîne, et parmi les-
quels elle sépare les fils apparents ou cachés au
moyen de ficelles qui à leur tour simulent la trame.
On se sert de ce cadre pour préparer les cartons
percés de trous que l'on met en contact avec le
mécanisme chargé de faire mouvoir les fils de la
chaîne sur le métier. Ces cartons une fois posés, le
tisseur peut commencer sa besogne. Tout ce tra-
vail, qui emploie tant de bras, coûte tant de soins
et dure si longtemps, n'est donc, à proprement
parler, que la préparation du travail. Enfin, lorsque
le tisseur à son tour a fini sa tâche et rendu la
pièce fabriquée au négociant qui lui avait confié les
fils, celui-ci, dans la plupart des cas, la dépose
encore chez l'apprêteur, qui la nettoie, lui donne
le brillant, et, s'il y a lieu, certaines apparences
particulières, celles par exemple de la moire ou
des étoffes gaufrées. L'art des apprêts constitue à
lui seul une grande et difficile spécialité.
24 FABRIQUES DE SOIE.
N'est-ce pas là, comme nous le disions, une véri-
table armée d'artistes, d'ouvriers, d'industriels de
toutes sortes? Dans celte armée, on retrouve p ir-
tout les femmes. D'abord dans la magnanerie, où
l'on élève le ver à soie. Pour une éducation de
310 grammes de graine, M. Henri Bourdon compte
20 journées d'hommes, 156 journées de femmes, et
30 journées d'enfants. Le tirage ou filage se fait
e\'clusivement par les femmes ; elles concourent
avec les hommes à la plupart des opérations du
moulinage. Les hommes sont en plus grand nombre
dans les ateliers de teinture, et les femmes n'y sont
employées qu'à des travaux accessoires, tels que le
pliage; mais dans les spécialités qui suivent, jus-
qu'au tissage, il Ji'y a que le dessin et la mise en
carte qui soient exclusivement dévolus aux hom-
mes : le lisage se fait indifféremment par des
hommes ou par des femmes; puis viennent" les dc-
videuses et canetières, les ourdisseuses, les tor-
deuses, les remetteuses. Enfin, pour le tissage pro-
prement dit, c'est-à-dire pour l'industrie en somme
la plus importante et qui emploie le personnel le
plus nombreux, plus d'un tiers des métiers dans la
ville de Lyon (il n'y en a pas moins de soixante-
douze mille), et peut-être les deux tiers dans la
grande banlieue, sont occupés par des femmes.
Il est facile de comprendre pourquoi la présence
des hommes est nécessaire dans les atelier^^du mou
DESCRIPTION DU TRAVAIL. 25
linage et de la teinture; cependant, à mesure que
les machines du moulinage se perfectionnent, les
hommes cèdent la place aux femmes, qui finiront
par être elles-mêmes remplacées par les enfants.
On croirait, au premier abord, que l'industrie du
dessinateur pour étoffes est faite exprès pour les
femmes. C'est un joli travail, sédentaire, peu fati-
gant, bien rétribué, qui ne demande en apparence
que du goût. Et qui sait mieux que les femmes
choisir un dessin ou assortir des couleurs? Néan-
m.oins il est constaté par une longue suite d'expé-
riences, toutes infructueuses, qu'elles ne savent pas
inventer des combinaisons; leur aptitude est de les
bien juger et d'en tirer bon parti. Quand nous
voyons des châles, des soieries, des papiers peints,
des dentelles, dont l'aspect général nous frappe par
l'élégance et la richesse, sans que nous nous ren-
dions un compte très-exact du dessin, nous ne pen-
sons guère que la faculté dominante de l'artiste qui
fait les patrons ou modèles est plutôt la création
que le goût, et pourtant il en est ainsi : une belle
étoffe à dessin riche, touffu, élégant, est tout un
petit poëme. L'opération de la mise en carte pour-
rait se faire par des femmes, et se fait généralement
par des hommes. A ce petit nombre d'exceptions
près, les femmes sont plus nombreuses que les
hommes dans tous les ateliers de l'industrie de la
soie. En Allemagne, le tissage se fait presque exclu-
26 FABRIQUES DE SOIE.
sivement par leurs mains. Il ne faut, pour tisser,
que de l'adresse, de l'assiduité, de la propreté; les
velours seuls exigent de la force.
A présent que nous avons dénombré et classé les
bataillons, nous pouvons entrer dans les rangs,
et tacher de nous rendre compte des conditions
d'existence des membres les plus importants de
cette armée : commençons par les capitiines.
La première fois qu'on va visiter un fabricant
lyonnais, on s'attend à entrer dans d'immenses ate-
liers, à entendre le bruit d'une machine à vapeur,
à voir d'innombrables métiers en mouvement, à
être entouré d'un monde d'ouvriers. On trouve un
comptoir, quelques magasins silencieux et deux ou
trois hommes occupés sur un bureau à des écri-
tures. C'est que le fabricant est un entrepreneur
qui achète la soie en écheveaux, la fait tisser hors
de chez lui, dans des ateliers dont il n'est ni le pro-
priétaire ni le directeur, et la revend ensuite au
commerce de détail. Son industrie comprend trois
parties : acheter la soie, surveiller la fabrication,
vendre l'étoffe. Il n'y a peut-être pas de profession
qui, par sa nature, soit soumise à des chances plus
variables, et demande la réunion d'un plus grand
nombre de qualités très-rares. Cela tient principale-
ment à deux causes : l'une, c'est le prix de la ma-
tière première, qui vaut littéralement son pesant
d'or; l'autre, c'est !a nature capricieuse de la mode.
DESCRIPTION DU TRAVAIf,. 27
qui règne souverainement sur l'industrie deja soie.
L'achat est soumis à toutes les chances de l'agri-
culture, la vente à tous les caprices de la fantaisie.
Ainsi, soit que l'on considère l'approvisionnement
en matières ou l'approvisionnement en tissus, la
valeur de l'inventaire peut varier d'un moment à
l'autre dans des proportions énormes. A et s con-
ditions , qui exigent évidemment dans un degré
supérieur toutes les qualités d'un commerçant,
s'ajoute encore, pour le fabricant de soieries, l'obli-
gation de choisir les nuances et les dessins, et de
les faire exécuter avec goût; il faut donc qu'il soit
à la fois négociant et artiste. Si l'on songe mainte-
nant à l'influence qu'il exerce par ses achats sur les
magnaneries, par ses commandes sur la population
ouvrière, par ses ventes sur le commerce des nou-
veautés , on comprendra quelle est l'importance
exceptionnelle de son rôle dans l'industrie. Avec
deux ou trois commis de magasin et autant do
commis de ronde qui composent tout son état-
major, il a sur la richesse nationale une influence
plus réelle, plus personnelle que des directeurs
d'usines qui emploient douze cents ouvriers et
construisent des chemins de fer de plusieurs kilo-
mètres pour le service exclusif de leurs établis-
sements.
L'auxiliaire immédiat du fabricant lyonnais est
un simple artisan. Quand le fabricant a acheté la
28 P^ABRIOUES DE SOIE.
soie, quand il l'a fait mouliner et teindre, il appelle
un ouvrier auquel il confie la quantité de matière
nécessaire pour faire une pièce. L'ouvrier emporte
cette soie chez lui, avec les dessins et les cartons
quand il y a lieu ; il la fait disposer sur son métier
par une ourdisseuse et une remetteuse, et quand la
pièce d'étofle est achevée et qu'il la porte au patron,
celui-ci paye sa fabrication par mètre courant.
L'ouvrier, dans ces conditions, est donc un entre-
preneur ; il ne dépend de son patron que comme
tout fabricant dépend de celui qui lui donne de l'ou-
vrage.
S'il n'y avait d'autre élément dans la fabrique
lyonnaise que le négociant qui fait la commande et
l'ouvrier qui l'exécute, l'industrie du tissage appar-
tiendrait à ce que nous avons appelé le travail isolé;
mais il est bien rare que l'ouvrier qui possède un
métier n'en possède qu'un seul : en général, il en
a au moins deux et au plus six. Une chambre où
cinq ou six métiers sont occupés par autant d'ou-
vriers est un atelier ; ce n'est plus le travail isolé,
ce n'est pas non plus la manufacture, c'est ce que
l'on appelle proprement la fabrique.
La plupart des atehers sont situés dans des rues
étroites, malpropres, à l'aspect désolé. On monte
un vieil escalier médiocrement entretenu, et l'on
se trouve dans une pièce assez vaste, bien éclairée,
munie d'un petit poêle en fonte, et très-souvent
DESCRIPTION DU TRAVAIL. 29
voisine d'une espèce de petit salon où la maîtresse
de la maison vous reçoit. Les métiers sont disposé?
à côté l'un de l'autre, de manière à proflter le plu&
possible de la lumière. Dans certains ateliers, il n'y
a pas d'autre homme que le maître, ou d'autre
femme que la maîtresse ; quelquefois les deux sexes
sont mêlés. Ces chefs d'ateliers forment une classe
très-intéressante et très-curieuse, qu'on ne retrouve
pas ailleurs, car ils sont très-décidément des ou-
vriers, et ne cherchent pas, comme la plupart des
maîtres dans les autres corps d'état, à s'affilier à la
bourgeoisie. Qu'ils soient fils de maîtres ou qu'ils
soient arrivés à s'établir après avoir longtemps tra-
vaillé comme compagnons, ils font leur journée
dans l'atelier comme tous les autres : leur travail
est rétribué par le fabricant de la même façon, au
même prix; ils dirigent leurs apprentis, mais ils ne
se mêlent pas du travail des compagnons; ils n'ont
sur eux d'autre autorité que celle d'un propriétaire
sur son locataire. Ils portent le même costume, et
se réunissent les dimanches dans les mêmes lieux
de plaisir. S'ils ont l'esprit plus ouvert, ce n'est pas
que leur éducation soit différente ; c'est que le sen-
timent et le souci de la propriété donnent toujours
quelque force au jugement et une certaine régula-
rité à la conduite. Ils se connaissent entre eux, s'ap-
précient, tiennent à l'estime de leurs voisins, et
entrent volontiers dans des associations de secours
30 FABRIQUES DE SOIE.
mutuel?, non-seulement par de louables vues d'é-
pargne, mais pour se procurer une force de résis-
tance contre les patrons. La preuve de ce dernier
fait, c'est qu'il existe à Lyon plus de cent soixante
sociétés de secours mutuels, et que quand on a es-
sayé de les réunir en une société générale, très-peu
de chefs d'ateliers s'y sont prêles; tant ils craignent
de ne pas rester maîtres d'eux-mêmes. Les sources
de leurs bénéfices sont de trois sortes : ils ont d'a-
bord le produit de leur journée de travail comme
tous les autres ouvriers; puis ils prélèvent, pour
location du métier, la moitié du salaire gagné par
les compagnons. On calcule qu'en tenant compte du
loyer, du chaufTage et de l'éclairage, cette moitié se
trouve réduite à un quart; enfin, chaque apprenti
leur paye, pour frais d'apprentissage, une somme
assez élevée, ou leur abandonne pendant plusieurs
années le produit de sa main-d'œuvre. Un chef
d'atelier propriétaire de six métiers en bon état,
qui a de nombreuses commandes, des compagnons
laborieux et capables, avec un apprenti, est certai-
nement dans l'aisance. Il travaille treize heures par
jour, mais c'est la condition de tous les ouvriers, et
au moins il travaille chez lui, près de sa femme et
de ses enfants, sans être gêné par un surveillant ou
par un contre-maître, et en tirant de son industrie
un salaire relativement très-élevé. A ne considérer
que ces traits généraux de sa situation, il est per-
DESCRIPTION DU TRAVAIL. 31
mis de le compter parmi les ouvriers les plus favo-
risés. Une population ouvrière dont un tiers environ
est composé de chefs d'ateliers présente d'impor-
tantes garanties d'ordre et de moralité, et la perspec-
tive de devenir chef d'atelier à leur tour est pour
les compagnons un encouragement à la bonne con-
duite et à l'économie.
La situation du simple compagnon est de tout
point diflérente de celle du maître. D'abord il est
réduit à son propre salaire, et il en perd chaque
jour la moitié, disons le quart, pour plus d'exacti-
tude, puisqu'il perdrait toujours l'autre quart en
frais généraux. Ensuite il travaille hors de chez lui,
ce qui implique une certaine dépendance ; il n'a ni
famille ni intérieur. Il rentre dans un garni après
treize heures de travail ; s'il ne gagne pas assez pour
partager l'ordinaire du maître, il se nourrit mal
dans un cabaret. Une vie sans foyer est presque
fatalement une vie de désordre, car l'économie
n'est conseillée au célibataire que par la raison,
tandis que c'est le cœur qui la conseille au père de
famille. Dans un temps qui n'est pas encore très-
éloigné de nous, le compagnon s'attachait à la fa-
mille du maître, et trouvait dans ces rapports un
adoucissement à sa solitude; mais peu à peu un
abîme s'est creusé entre ces deux ouvriers, dont
l'un n'a que ses bras, tandis que l'autre a un éta-
blissement et un capital. Les compagnons sont de-
32 FABRIQUES DE SOIE.
venus nomades, courant d'atelier en atelier, faisant
leur tâche à côté du maître pendant tout le jour,
sans le prendre pour confident, sans lui demander
de l'affection, de jour en jour moins honnêtes,
moins réfléchis et moins à l'abri d'une vieillesse
malheureuse.
L'apprentissage se fait dans de mauvaises condi-
tions. Il est d'usage que l'apprenti abandonne au
maître le produit de son travail pendant quatre
années, contrat onéreux qui met l'enfant à la charge
du père de famille dans un âge où il a déjà toute
sa vigueur. Il en résulte que le métier de tisseur ne,
peut être appris par la partie la plus pauvre de la
population, et que les ouvriers aisés, épuisés par
les sacrifices que ces quatre années leur imposent,
ne peuvent plus songer ù exonérer leurs enfants du
service militaire. On a peine à se rendre compte
d'une exigence aussi disproportionnée, car le mé-
tier de tisseur s'apprend en six mois. Les pères de
famille rachètent, quand ils le peuvent, une portion
de ces quatre années d'esclavage pour une somme
qui s'élève quelquefois à cinq cents francs. Voilà en
gros quelle est la situation du maître, du compa-
gnon et de l'apprenti. Tout ce que nous venons de
dire s'applique également aux hommes et aux fem-
mes ; mais il y a des différences nécessaire?, et qu'il
faut maintenant examiner.
CONDITION DES OUVRIÈRES. 33
CHAPITRE III.
CONDITIO^' DES OUVRIERES.
Constatons d'abord un fait très-important à l'hon-
neur de l'industrie lyonnaise, c'est que l'ouvraison
est payée à tant le mètre, sans aucune différence
pour les hommes et pour les femmes. Il n'en ré-
sulte pas que la moyenne du salaire soit la même
pour les deux sexes, car si la moyenne pour un
homme s'élève, par exemple, à 2 francs 50 cen-
times, elle n'atteint pas 1 franc 75 centimes pour
une femme. La raison en est toute simple : il faut
plus d'adresse et d'agilité que de force pour con-
duire un métier ordinaire ; mais il faut plus de force
que n'en possède ordinairement une femme pour
faire mouvoir les métiers qui tissent des pièces de
grandes largeurs, ou les métiers pour velours et
certaines étoffes façonnées. Quelques femmes tissent
des velours; on en citait une dernièrement qui,
grâce à une vigueur exceptionnelle et en travaillant
quatorze heures par jour, gagnait des journées
égales à celles da meilleur ouvrier. La pauvre fille
34 FABRIQUES DE SOIE.
avait une jeune sœur aveugle à pourvoir; elle est
morte à la peine dans la fleur de l'âge, et sans avoir
pu réaliser entièrement la pensée pour laquelle
elle donnait sa vie. La charité, si active à Lyon, a
sur-le-champ adopté la sœur orpheline. Plusieurs
femmes, chargées de famille et trouvant dans leur
cœur la source d'un courage inépuisable, compen-
sent ainsi par leur activité ce qui leur manque de
force, et arrivent à égaler les journées des hommes
en travaillant plus longtemps. Ce sont là de rares
exceptions. Il ne faut pas souhaiter qu'elles se mul-
tiplient, puisque ces excès de travail sont infaillible-
ment funestes à la santé des ouvrières. Le salaire
des femmes reste donc inférieur à celui des
hommes; mais ellfs reçoivent ce qu'elles ont réel-
lement gagné, le fabricant acquitte ce qu'il croit
êlre le juste prix du service reçu : ce n'est pas de
lui que les femmes peuvent se plaindre, mais seu-
lement de la nature, qui leur a refusé des forces
égales aux nôtres.
On voit que le principe d'après lequel la rému-
nération est répartie dans la fabrique lyonnaise
est le principe libéral, celui qui dit : « A chacun
suivant ses œuvres. » Si l'on cherchait bien, on re-
connaîtrait que ce principe est le fondement du
droit de propriété. Aussi quelques écoles socialistes
lui ont-elles opposé un principe tout différent, et
dont on sait la formule : « A chacun suivant ses
CONDITION DES OUVRIÈRES. 35
besoins ! » Comme le droit de propriété sort du
premier de ces deux principes , le droit au travail
sort du second. Le premier principe mesure la ré-
tribution sur le service, parce qu'il reconnaît le
droit de celui qui paye , et le second mesure la rétri-
bution sur les besoins du travailleur, parce qu'il
ne reconnaît de droits qu'à celui qui est payé. Or,
quoique le socialisme soit chassé de nos institu-
tions , de nos lois et de nos usages , il envahit sour-
noisement le domaine da l'industrie. Ce sont les
manufactures qui le ramènent de tous côtés , mal-
gré la guerre théorique que leurs chefs lui ont faite
et lui feraient certainement encore. Le socialisme
brutal réclamait pour l'ouvrier incapable ou fai-
néant un salaire qu'il ne gagnait pas : il attentait à
la propriété. Les manufacturiers qui payent un ser-
vice moins qu'il ne vaut, parce que l'ouvrier qui le
rend a peu de besoins ou beaucoup de résignation ,
attentent à la justice. A l'époque du grand dévelop-
pement des manufactures en Angleterre, les bras
ayant été brusquement abandonnés pour la vapeur,
et l'ouvrier ayant cessé par conséquent d'être lui-
même une force pour devenir le guide et le surveil-
lant d'une force mécanique, on remplaça parlout
les hommes par des femmes, qui rendaient le même
service, et qui, dépensant moins, se contentaient
d'un moindre salaire. On vit les hommes , inoccu-
pés, inutiles, garder la maison et les enfants,
36 FABRIQUES DE SOIE.
tandis que les femmes vivaient à l'atelier , et , pre-
nant le rôle de l'homme, en prenaient jusqu'à un
certain point les habitudes. Bientôt les fabricants
cessèrent de mesurer la rétribution sur les besoins
( il n'y a pins de règle en dehors de la règle), et
comme les femmes n'ont ni l'esprit de résistance
qui anime les hommes, ni la force nécessaire pour
se faire rendre justice, on poussa aux derniers
excès la réduction des salaires. Il y eut même des
ateliers où l'on rechercha de préférence les femmes
qui avaient des enfants à leur charge , parce que ,
dans leur désir de donner du pain à leur famille ,
elles ne reculaient devant aucun travail, et accep-
taient avec empressement des prolongations de
journée qui dévoraient en peu de temps leurs
forces et leur vie. Quand les machines devinrent
de plus en plus puissantes et la surveillance de plus
en plus facile, l'ardeur du gain, aiguillonnée par la
concurrence, remplaça la femme par l'enfant, dé-
truisant ainsi les adultes par le chômage et les en-
fants par la fatigue. De tels résultats méritent d'être
pesés par les partisans du droit au travail ; on peut
dire que c'est leur arme qui se retourne contre eux.
€'est pour avoir voulu entamer le capital au nom
du besoin qu'ils voient le capital rejeter les hom-
mes, épuiser et rançonner les femmes et les enfants.
C'est donc un grand titre d'honneur pour la fabri-
que lyonnaise d'être constamment restée dans le
CONDITION DES OUVRIÈRES. 37
vrai , et d'avoir toujours payé le service rendu sans
acception des personnes.
La maîtresse d'atelier est rémunérée , de même
que son mari , au prorata de l'étofTe qu'elle a tissée.
Si l'on ne regardait que ces ouvrières privilégiées ,
on pourrait dire que la fabrique de Lyon a résolu
le problème de traiter équitablement les femmes.
Une maîtresse d'atelier, n'ayant pas le loyer de son
métier à payer, peut, sans trop de fatigue, gagner
4 francs dans sa journée. Sur ces 4 francs, il faut
défalquer un quart pour les frais, ce qui porte en-
core la journée à 3 francs , et comme le ménage,
outre le salaire du mari et de la femme, opère un
prélèvement sur la journée de chaque compagnon,
le bénétlce s'élève en moyenne à 5 ou 7 francs pour
la femme, à 6 ou 8 pour le mari. Il ne faut pas ou-
blier toutefois que les crises de l'industrie se tra-
duisent immédiatement pour le chef d'atelier en
ruine complète ; qu'il dépend, pour avoir de l'ou-
vrage , de la bonne volonté du fabricant et de ses
commis, et que, même en supposant toutes les
chances propices, il subit une interruption forcée
de travail chaque fois qu'une pièce est finie et qu'il
faut en disposer une autre sur le métier. Les fabri-
cants qui favorisent un maître tisseur, lui donnent
des pièces à longue chaîne, ou dont l'ourdissage se
fait avec rapidité , afin de lui épargner des pertes
de temps. Malgré ces inconvénients, on peut dire
y
38 FABRIQUES DE SOIE.
qu'une ouvrière placée à la tête d'un atelier reçoit
pour ses peines un salaire convenable.
Elle exerce d'ailleurs son industrie dans des con-
ditions excellentes. Sauf l'obligation de rendre
l'étoffe à des époques déterminées , ce qui même
n'a pas toujours lieu, elle est affranchie de toute
surveillance. Elle travaille chez elle, à côté de son
mari, elle peut avoir ses enfants sous la main, et
reste maîtresse de partager son temps au mieux de
ses intérêts entre les soins du ménage et son travail
industriel. Sa santé, sa moralité, son bonheur do-
mestique, ne sont pas menacés par sa profession.
Un point qu'il faut seulement indiquer dans les
habitudes de la place peut donner lieu à des inquié-
tudes. L'usaga de Lyon veut que la femme du
maître serve d'intermédiaire entre son mari et les
fabricants. Ce n'est pas le mari qui va chercher
l'ouvrage à faire ou rapporter l'ouvrage fait , c'est
la femme. Une fois la pièce achevée , enlevée du
cylindre, proprement pliée , la maîtresse met son
plus beau bonnet et sa meilleure robe et s'en va
affronter les reproches ou recevoir les compliments
du patron qui l'emploie. Quand la femme est jolie
et que le patron ou ses commis sont jeunes , il peut
assurément en résulter des abus au point de vue
des mœurs. Beaucoup de plaintes se sont élevées à
ce sujet ; il y a eu de grandes exagérations. La
plupart des négociants sont des hommes sérieux,
CONDITION DES OUVRIERES. 39
incapables de profiter de leur position pour porter
le trouble dans un ménage qui dépend entièrement
d'eux. Les maîtresses tisseuses , de leur côté , sont
presque toutes des personnes sensées et réservées,
fières à juste titre de conduire un atelier et de gagner
leur vie par le travail. Quand on les interroge sur
les relations établies entre elles et les fabricants,
loin de s'en plaindre elles en paraissent charmées.
Est-ce seulement une petite vanité? est-ce le plaisir
de faire une course de temps à au're et un bout de
toilette ? Est-ce l'autorité que cette fonction leur
assure dans le ménage? Il y a un peu de tout cela,
et tout cela ne vaut rien. C'est toujours une chose
regrettable pour le bon ordre de la famille que de
donner à la femme une importince trop grande
dans la conclusion des marchés, et par conséquent
dans la direction des affaires communes. Pour peu
qu'elle soit adroite et laborieuse , elle gagne autant
que son mari par son travail personnel , et alors
l'autorité du chef de famille n'a plus de raison
d'être. Il faut toujours souhaiter que les faits soient
d'accord avec les institutions.
Quand on voit, le dimanche, toute la population
des ateliers affluer dans les lieux de plaisirs qui
environnent la ville, il est assez difficile de distin-
guer la simple ouvrière de la maîtresse. Toutes ces
femmes ont le même goût pour la toilette , et la plus
humble moulinière fait volontiers des sacrifices
40 FABRIQUES DE SOIE.
pour être vêtue avec élégance. Cependant il y a un
abîme entre la destinée de ces deux femmes, dont
l'une a une famille et une position aisée et assurée,
tandis que l'autre vit seule, réduite , quand elle ne
chôme pas, au salaire insuffisant de la journée. Il
est bien difficile d'établir la moyenne de ce salaire;
les écrivains les mieux renseignés n'y sont pas
parvenus, et les commissaires chargés de faire des
enquêtes au nom de la Chambre de commerce n'ont
donné que des à peu près. Si Ton interroge sur les
lieux les patrons et les ouvriers, ils semblent incer-
tains et hésitants. C'est qu'indépendamment des
fluctuations de la place, mille circonstances peuvent
modifier le gain de la journée. Il y a des étoffes
qui rendent plus que d'autres; il y en a dont le
montage est lent, difficile, fréquemment renou-
velé : source de pertes énormes, car il faut payer
la remetteuse et chômer pendant qu'elle travaille;
il y a surtout des ouvrières appliquées et robustes ,
et d'autres qui se découragent facilement ou que
leurs forces trahissent. La santé d'une ouvrière
entre pour beaucoup dans la détermination de ses
bénéfices, la volonté pour plus encore, car une vo-
lonté énergique tire parti d'un corps malade et
d'une force épuisée. Les supputations les plus favo-
rables ne permettent pas d'évaluer en moyenne la
journée d'une tisseuse h plus de 1 franc 50 centimes.
Portons, pour mettre tout au mieux , la moyenne
CONDITION DES OUVRIERES. 41
des salaires à 1 franc 75 centimes par jour, ce qui
donnerait 525 francs par an pour trois cents jours
de travail. Avec 1 franc 75 centimes par jour,
chiffre exagéré évidemment, on peut vivre, mais
on vit très-mal. Si l'on ne prélève sur le revenu
de l'année que 72 francs (20 centimes par jour)
pour le logement, ce logement sera un taudis.
Si l'on ne met pas plus de 150 francs pour le blan-
chissage, la chaussure et le vêtement, on suppo-
sera à l'ouvrière lyonnaise plus de retenue sur
l'article de la toilette qu'elle n'en montre ordinaire-
ment; car avec cette dépense peut-être excessive
pour un budget de 525 francs, elle ne pourra guère
se procurer que le plus strict nécessaire'. Il ne reste
qu'environ 80 centimes par jour pour la nourri-
ture, les dépenses imprévues et les fiais profes-
sionnels, à la vérité presque insignifiants. Si nous
avions pris 1 franc 50 centimes pour point de dé-
part, le chiffre de la dépense journalière tombait
à 55 centimes ! La plupart des tisseuses se nour-
rissent dans l'atelier avec la famille du maître;
celte combinaison, qui n'est pas toujours pratica-
1. On verra dans la troisième partie un calcul qui n"évalue
cette dépense qu'à Ito fr. 50 cent., mais pour l'abaisser à ce
point, il a fallu pousser l'économie jusqu'aux plus extrêmes
limites. On doit remarquer, d'ailleurs, que les ouvrières lyon-
naises sont oblig;es de sortir tous les jours pour aller travailler
sur un métier de maître, et qu'il en résulte un accroissement
de dépense pour les vêtements.
42 FABRIQUES DE SOIE,
ble, est de beaucoup la meilleure. Quoique 1( s fem-
mes soient naturellement sobres , et qu'elles aient
en général moins besoin que les hommes d'une
nourriture réparatrice, on doit songer que les tis-
seuses font un mélier assez fatigant, et que la force
leur est nécessaire , ne fût-ce que pour gagner une
bonne journée. Être misérablement logée, pauvre-
ment vêtue, assez mal nourrie, et avec cela tra-
vailler, au minimum, douze heures par jour, voilà
quel est le sort matériel d'une ouvrière tisseuse,
placée dans des eondilions favorables de santé et de
travail.
Cependant il faut bien le dire h présent, et on ne
le dit pas sans avoir le cœur serré, les tisseuses
sont des ouvrières privilégiées; elles sont, après les
maîtresses, l'aristocratie de la fabrique. Les ovalistes
ou moulinières, qui travaillent constamment de-
bout pendant treize heures, ne gagnent que 8 francs
par semaine ; à certaines époques, leur salaire est
tombé à 80 centimes par jour. En général, elles se
nourrissent chez les maîtres, qui leur trempent
une soupe le matin pour 5 centimes, et leur fournis-
sent un plat à midi pour 25 centimes, le pain res-
tant à leurs frais ainsi que le vin, si elles en boivent.
La soupe des ovalistes est passée en proverbe à
Lyon. Cette nourriture insufiisante absorbe les deux
tiers de leur salaire, si chèrement gagné. Les dévi-
deuses, surtout les dcvideuses de trames, ne sont pas
CONDITION DES OUVRIÈRES. 43
dans des conditions meilleures. Elles travaillent
chez des maîtresses qui prélèvent la moitié de leur
salaire, comme cela se pratique dans les ateliers de
tissage. La journée, après ce prélèvement, flotte
entre 1 franc et 1 franc 25 centimes pour treize
ou quatorze heures de travail. On leur trempe la
soupe deux fois par jour. Les dévidmses (Torgansin'
gagnent un peu plus, parce qu'elles travaillent pour
les fabricants et non pour les chefs d'ateliers, et .
parce que l'organsin (la soie des chaînes) a en gé-
néral plus de valeur que le lil de trame. Les cane-
ticres, qui disposent la soie sur les canettes, ne
gagnent que 1 franc pour des journées de douze
heures. On leur trempe la soupe deux fois, comme
aux dévideuses. Les ourdisseuses, dont le salaire est
aussi de 1 franc à 1 franc 25 centimes par jour,
sont nourries par les maîtres qui les emploient.
Dans les bons ateliers, on a une ourdisseuse à l'an-
née pour 100, 125 ou 150 francs de gages. Cela est
plus avantageux pour l'ouvrière, parce qu'elle est
nourrie, blanchie et logée; mais alors elle se charge
des gros ouvrages de la maison, où elle est plutôt
considérée comme servante que comme ouvrière.
Les gages d'une domestique ordinaire dans une
maison bourgeoise de Lyon sont plus élevés. Les
metteuses en mains sont mieux traitées que les our-
disseuses : leur journée est de 2 francs au moins, et
leurs gages, quand on les prend à l'année, sont de
44 FABRIQUES DE SOIE.
200 à 250 francs. C'est qu'elles travaillent pour les
fabricants, et qu'elles sont employées à un métier
où le vol qu'on appelle le piquage d'once est assez
facile. Leur besogne consiste à subdiviser un paquet
d'un certain poids en portions plus petites, dési-
gnées sous les noms de mains, panlincs et floues.
(La pantine se compose de deux, trois ou quatre
flottes, et il faut quatre panlines pour faire une
main.) Les liceuses, qui fabriquent les lices ou ré-
seaux de longues mailles entre lesquelles passent
les lils de la chaîne des étoffes, ont un état peu fa-
tigant, mais qui ne donne pas de quoi vivre. Les
liseuses, qui font les cadres au moyen desquels on
perce les cartons, gagnent quelquefois par jour
jusqu'à I franc 75 centimes; elles sont sujettes à de
fréqueus cliomages. Les tordeuses, qui placent la
nouvelle pièce sur le métier, peuvent en placer
deux par jour, et gagnent pour chaque pièce 1 franc
50 centimes. Les remeiteuses sont encore plus favo-
risées ; ce sont elles qui changent la dis[;o3ition du
métier, quand la nouvelle chaîne est formée de plus
de fils que la précédente. On leur paye 5 centimes
par portée, ce qui peut leur faire des journées de
4 francs, et même plus. Une bonne remetteuse est
très-recherchée, parce que le tisseur a les bras
croisés pendant qu'elle travaille, et qu'il a par con-
séquent intérêt à obtenir les services d'une remet-
teuse habile, et à l'avoir sous la main quand il en a
CONDITION DES OUVRIÈRES. 45
besoin. Comme ces ouvrières passent leur vie à
courir d'atelier en atelier, ce sont ordinairement
des femmes d'un certain âge. On va les chercher
chez elles, on les nourrit dans la maison où elles
travaillent, et ordinairement on leur fait un petit
régal. Le soir, on les reconduit en famille. Ce sont
les fêtes de l'atelier.
Dans tous ces calculs, nous n'avons tenu aucun
compte des trois fléaux qui rendent la position de
l'ouvrier si précaire : le chômage, la maladie et la
vieillesse. Marne quand le commerce est florissant et
la fabrique en pleine activité, l'ouvrier n'est jamais
à l'abri du chômage. Il y a des corps d'état où il
est en quelque sorte chronique. Les remetteuses,
dont le salaire est très-élevé, chôment en général
trois jours par semaine; elles n'ont presque plus
d'ouvrage dès que le commerce se ralentit. On com-
prend qu'il en soit de même des liseuses et de toutes
les professions qui tiennent aux variations de la
mode. Les tisseurs ont plus de fixité, sans pouvoir
cependant être sûrs du lendemain. Tantôt, en arri-
vant à l'atelier, on apprend que le maître n'a pas de
commande, tantôt c'est une pièce d'un nouveau
dessin qu'il faut monter, et la remetteuse n'est pas
prête. On perd un temps incalculable en courses
dans les ateliers, si l'on est simple ouvrier, et chez
les patrons, si l'on est maître. Les Anglais disent
proverbialement que le temps c'est de l'argent; il
46 FABRIQUES DE SOIE.
faut changer cela pour les ouvriers : pour eux, le
temps est du pain. Pendant qu'une malheureuse
femme va d'atelier en atelier, demandant du travail
sans en trouver, l'heure du repas arrive bien vite.
Comment montera-t-elle les mains vides ce long es-
calier au bout duquel l'attendent ses enfants, déjà
exténués de privations? S'il y a un malade dans
le grenier, comment aura-t-elle une drogue chez le
pharmacien, un peu de viande pour faire un bouil-
lon, une couverture pour remplacer le feu?
De temps en temps il survient dans les régions
élevées du commerce une de ces crises que signalent
tant de sinistres à la Bourse. Tout le monde est
frappé, mais c'est dans l'industrie surtout que le
contre-coup est terrible. Du jour au lendemain, les
fabricants arrêtent leurs commandes. Aussitôt tous
les ateliers se vident, la poussière les envahit, les
métiers dégarnis ressemblent à des ruines lugubres.
Le ménage du maître vit quelques jours sur ses
épargnes ; l'argent épuisé, et il s'épuise bien vile, le
pain manque absolument, car il n'y a pas de crédit
possible si la crise menace d'être longue. Le loyer
court cependant, comme l'impôt, pour cet atelier
désert; c'est ce qui précipite la catastrophe. On porte
au mont-de-piété sa vaisselle, sa literie, ses vête-
ments de chaque jour. L'ouvrier qui n'a rien, pas d'é-
pargne, pas d'etlets, est mis à l'aumône d'un seul coup.
Il devient mendiant avec un cœur courageux et des
CONDITION DES OUVRIÈRES. 47
bras robustes. En 1836, on ramasse un ouvrier sur le
quai de la Gliarité, exténué, presque moribond :
« C'est de honte que je meurs, » dit-il pendant qu'on
le porte à l'hôpital. A Lyon, le fléau frappe à la fois
quatre-vingt mille âmes dans la ville et quatre-vingt-
dix mille dans la population rurale. La peste et la
famine ne sont rien auprès. La ville est effrayante
et navrante le soir. Tout est éteint et morne dans
les quartiers laborieux. Les femmes se glissent
comme des ombres, tendant la main pour que leurs
enfants ne meurent pas, ou chantent avec des san-
glots dans la \oix, et le visage tourné vers la mu-
raille de peur d'être reconnues.
En dehors de ces désastres qui accablent une po-
pulation entière, il y a des malheurs attachés à la
nature humaine, mais dont les conséquences sont
particulièrement terribles pour ceux qui vivent du
travail de leurs mains. La maladie n'est que la ma-
ladie pour le riche ; pour l'ouvrier, elle est fatale-
ment la ruine. Dès le premier jour qu'il passe sur
le lit de douleur, la paye est supprimée ; en même
temps la dépense augmente. Il faut payer le méde-
cin, le pharmacien. Hélas ! il faudrait aussi avoir de
la propreté autour du malade, donner de l'air à
cette poitrine embrasée. On a pour ressource l'hô-
pital, quand l'hôpital ne manque pas de lils. On
trouve là le repos, des soins intelligents, des re-
mèdes ; mais l'inquiétude torture ce corps brisé
48 PWBRIQUES DE SOIE.
autant que la maladie. Que devenir pendant la
convalescence? Gomment retrouver un métier, des
commandes ? Si c'est une femme , une mère, où
sont ses enfants pendant qu'elle est là gisante et
impuissante?
Il y a aussi la vieillesse, longue et incurable ma-
ladie. On fait des calculs sur le salaire des ouvriers :
20 centimes pour le logement, 55 pour la nourri-
ture; mais combien pour l'épargne? Si chaque
jour, pendant la santé et la force, il n'a pas le cou-
rage de se retrancher le superflu et quelquefois de
prendre sur le nécessaire, quand ses yeux ne voient
plus, quand ses mains tremblent, il tombe à la
merci des siens, ou, s'il n'a pas de famille, à la
charge de la charité. Reconnaissons toutefois que
l'industrie de la soie est une des plus salubres. Les
ateliers sont propres et bien aérés. Le travail est
fatigant, sans demander une grande dépense de
force. Il n'engendre aucune maladie spéciale. La
navette peut encore être lancée par les mains dé-
biles d'un vieillard. Il arrive fréquemment qu'on
est obligé de faire aux vieux parents une sorte de
violence pour leur imposer l'oisiveté. Ils aiment
leur profession ; cela est en quelque sorte dans le
sang, c'est la vertu locale et l'une des causes de la
supériorité de la fabrique lyonnaise. Ils ont, comme
tous les Lyonnais, un sentiment profond de l'indé-
pendance. Ils se croient dégradés en devenant
CONDITION DES OUVRIÈRES. ^ 49
inutiles. On ose à peine leur dire que leur tissu
n'est plus assez égal et assez serré, et que le métier
qu'ils occupent rapporterait davantage entre des
mains plus jeunes et plus actives.
Jusqu'ici nous n'avons point parlé des enfants,
des apprenties. Quelques-unes des professions que
nous avons successivement passées en revue exigent
à peine un apprentissage. Au contraire, on a vu
que, pour arriver à être tisseuse, il fallait faire un
apprentissage de quatre ans, c'est-à-dire donner
son temps et son travail depuis l'âge de treize ans
environ jusqu'à dix-sept ou dix-huit. Il y a peu de
familles en état de suffire pendant quatre années à
l'entretien et à la nourriture d'un enfant dont le
travail est improductif. Le nombre de celles qui
peuvent racheter deux ans d'apprentissage en payant
4 ou 500 francs est encore plus restreint. L'appren-
tissage proprement dit ne demande pas plus de six
mois pour une filie intelligente et adroite, de sorte
que le maître d'atelier profite seul pendant plus de
trois ans du travail de la jeune ouvrière. Il est bien
clair que, surtout dans les deux dernières années ,
elle gagne des journées presque complètes, et le
prix élevé du rachat montre l'importance des béné-
fices réalisés par le maître. Son intérêt est donc de
contraindre l'apprentie à travailler énergiquement
pendant toutes les heures qu'elle lui doit. L'usage
fixe la journée à huit heures ; mais très-souvent
50 FABRIQUES DE SOIE.
l'apprentie la prolonge de deux heures, et même
de quatre, malgré les prescriptions de la loi sur les
contrats d'apprentissage, et le bénéfice de ce travail
est partagé par moitié entre elle et le maîlre. Voilà
donc une enfant de quatorze ans, à l'âge où la santé
des jeunes filles demande tant de ménagements,
livrée à un travail qui épuiserait les forces d'une
grande personne, et jusqu'ici la société est désarmée
devant un tel abus.
On sait combien on a eu de peine à introduire
dans la législation des lois protectrices pour les
enfants. En Angleterre, où les usines emploient un
si formidable outillage, les manufacturiers ont inté-
rêt à prolonger la durée de la journée pour tirer le
plus grand parti possible de ces coûteuses ma-
chines ; ils résistent donc avec énergie à toute limi-
tation des heures de travail. Le premier sir Robert
Peel eut plus d'un assaut à livrer avant d'emporter
le bill de 1802, qui limitait le travail des apprentis
à douze heures effectives, sur lesquelles devait être
pris le temps de l'instruction élémentaire, et qui
interdisait de les faire travailler entre neuf heures
du soir et six heures du matin. Et comme le bill
n'imposait ces restrictions qu'au travail des appren-
tis, et non au travail des enfants, les fabricants en
furent quittes pour ne plus signer de contrats d'ap-
prentissage : car, en Angleterre, la loi est toujours
interprétée littéralement, et l'on aime mieux, en
CONDITION DES OUVRIERES. 51
toute occasion, périr par un texte que par l'arbi- '
traire. La loi protectrice de 1802 fut étendue ^n
1819 à tous les enfants, apprentis ou non, au-des-
sous de seize ans. En 1825, trois heures furent re-
tranchées au travail de chaque samedi. En 1833, sur
la proposition de lord Âshley , on divisa les enfants
en deux catégories : de 13 à 18 ans, ils travaillèrent
69 heures par semaine , soit 1 1 heures et demie par
jour; de 8 à 13 ans, leur journée fut limitée à
8 heures. Enfin, le 15 mars 1844, sir Robert Peel
le ministre fit réduire à 6 heures et demie le travail
des enfants dans cette dernière classe. Un personnel
salarié, créé par la loi de 1833 et composé de quatre
inspecteurs généraux et de nombreux sous-inspec-
teurs, tient la main à l'exécution des règlements.
11 est digne de remarque que la France a encore
plus de peine que l'Angleterre à s'accommoder du
principe de la limitation du travail des enfants. En
général, le citoyen est beaucoup plus passif de ce
côté-ci du détroit; la centralisation, qui règne des-
potiquement sur nous depuis plusieurs siècles, nous
a déshabitués de l'initiative, et l'on nous gouverne
en une foule de choses que nos voisins n'abandon-
neraient pas à la tutelle de leur gouvernement. En
revanche, les Anglais, qui ont moins de lois, leur
obéissent mieux et plus volontiers ; c'est peut-être
parce qu'on ne leur impose que les lois les plus
indispensables. Notre loi sur le travail des enfants
52 FABRIQUES DE SOIE.
date de 1841 ; elle admet, comme la loi anglaise, la
distinction proposée par Wilberforce en 1819 entre
les plus jeunes enfants et les adolescents. La pre-
mière classe comprend en Angleterre les enfants de
8 à 13 ans ; en France, ceux de 8 à 12 : ainsi la pro-
tection se relâche chez nous un an plus tôt. En
Prusse, il faut avoir 14 ans pour entrer dans une
manufacture. Les enfiuits de 8 à 12 ans peuvent tra-
vailler chez nous 8 heures sur 24, et par conséquent.
1 heure et demie de plus qu'en Angleterre, ce qui
est très-considérable : 8 heures de travail pour un
enfant de 8 ans ! Chez nos voisins, les enfants d'un
âge plus avancé ne peuvent être employés au travail
effectif que pendant 11 heures et demie sur 24;
nous tolérons 12 heures de travail effectif. Enfin,
malgré notre ruineuse et énervante manie de créer
à tout propos des fonctionnaires , nous n'avons pas
d'inspection réelle pour le travail des enfants, ce
qui rend la loi impuissante et presque inutile. La
loi française ne s'applique d'ailleurs qu'aux manu-
factures, usines et ateliers à moteur mécanique ou
à feu continu, et aux fabriques occupant plus de
vingt ouvriers réunis en atelier. Or, les ateliers de
la fabrique lyonnaise ne renferment jamais plus de
six ouvriers, et l'administration n'a pas usé du
droit qui lui est conféré par l'article 7 de la loi,
d'étendre les prohibitions. Il en résulte que le tra-
vail des enfants n'est protégé que parla loi sur les
CONDITION DES OUVRIERES. 53
contrats d'apprentissage et par la coutume locale,
qui peut être impunément enfreinte, et qui l'est
tous les jours. Celte infraction est d'autant plus re-
grettable que la plupart des enfants employés dans
la fabrique lyonnaise ne sont pas de Lyon, et qu'il
ne s'agit pas ici de ces ateliers où l'apprenti travaille
à la journée et se tient pendant un temps déterminé
à la disposition d'un ouvrier ou d'un contre-maître,
leur servant quelquefois d'auxiliaire et trop sou-
verit de commissionnaire. Dans un atelier de tissage
où chacun a son métier, l'apprenti aussi Lien que
le compagnon, et où tout le monde est tâcheron,
les avantages du contrat sont pour le maître en
raison directe du travail qu'il obtient de son ap-
prenti, de sorte qu'il a intérêt non- seulement à le
faire travailler longtemps, mais à le faire travailler
énergiquement. La loi manque donc précisément là
où elle eût été très -nécessaire. Quand on se pro-
mène le soir dans les rues tortueuses de la Croix-
Housse, et qu'on voit dans les étages supérieurs ces
fenêtres éclairées derrière lesquelles retentit sour-
dement le bruit de la barre, on a le cœur serré en
pensant à ces pauvres filles qui sont là depuis six
heures du malin, pauvrement vêtues, à peine nour-.
ries, lançant et relançant la navette sans repos ni
trêve, courbées sur cette barre trop pesante pour
leurs jeunes bras, la poitrine fatiguée par leur atti-
tude, ne respirant plus le grand air, l'air du dehors.
54 FABRIQUES DE SOIE.
l'air de la campagne, si nécessaire à leur dévelop-
pement. Oij vont-elles en sortant de là dans la nuit
noire? Trouvent-elles au moins la solitude dans
l'asile qui les reçoit? JX'obéissent-elles pas à cet
instinct de la nature , si vif dans la jeunesse, et qui
devient si impérieux après de longues journées
d'un travail incessant, à l'instinct qui nous pousse
à chercher une diversion ? Et dans cette absence de
bons conseils, de bons exemples, ne demandent-
elles pas cette diversion à la débauche, comme
beaucoup d'hommes , dans une situation moins
triste, demandent l'oubli à l'ivresse ' ?
Quoique le métier de couturière et même celui
de modiste ne soient guère lucratifs, les familles
lyonnaises hésitent depuis longtemps à faire entrer
leurs filles dans la fabrique. On a été obligé de
chercher au loin des apprenties. Quand la banlieue
n'en a plus fourni, on est allé jusqu'en Dauphiné ,
jusqu'en Pi ovence,jusqu'en Auvergne. Avec le temps,
les pères de famille ont pris des scrupules. Ils se
sont demandés ce que deviendraient leurs enfants
dans cette grande ville. Ils ont remarqué que les
jeunes ouvrières trouvaient difficilement un mari ,
• quand elles n'avaient pas vécu dans le sein d'une
1. En général, les ouvriers de Lyon ne sont pas adonnés à
l'ivrognerie. M. Villermé, qui a étudié de très-près les ouvriers
de Lyon en 1835, et qui les a observés dans les cabarets et dans
les cafés, déclare n'avoir rencontré qu'un seul homme ivre.
CONDITION DES OUVRIÈRES. 55
famille pendant leur apprentissage. Pour remédier
en partie à ces justes appréhensions, un fabricant,
sorti lui-même des ateliers et devenu riclie par des
miracles d'économie , a eu l'idée de transformer
l'apprentissage en une sorte d'internat. Il a bâti
tout exprès, à quelques lieues d£ Lyon, un établisse-
ment considérable , fabrique , école ou couvent,
comme on voudra l'appeler. L'idée a prospéré , et
il y a maintenant plusieurs maisons de ce genre ;
nous citerons seulement les trois principales : l'une
à Jujurieux, pour les taifetas, c'estla maison la plus
ancienne; une autre à la Séauve , pour les rubans ;
la troisième, à Tarare, n'est qu'un atelier de mouli-
nage annexé à une manufacture de peluche. Les jeu-
nes filles, en entrant dans ces établissements, signent
un engagement de trois années, non compris un
mois d'essai obligé. On y reçoit aussi des ouvrières,
qui contractent un engagement de dix-huit mois.
Le règlement est partout extrêmement sévère.
Dans une de ces maisons , par exemple , le travail
commence à cinq heures un quart du matin et finit
à huit heures un quart du soir. Sur cet espace de
quinze heures, cinquante minutes sont accordées
le matin pour déjeuner et faire les lits, une heure
pour dîner et se reposer, ce qui laisse un peu plus
de treize heures de travail effectif. La journée finie,
1. Chapitre III du règlement : « Le travail commencera à cinq
heures un quart du matin et finira à huit heures un quart du
56 FABRIQUES DE SOIE.
on soupe, on dit la prière, et tout le monde est
couché à neuf heures. Les apprenties n'ont droit
qu'à une sortie toutes les six semaines. On ne
trouve dans le règlement d'autre trace d'enseigne-
ment élémentaire qu'une école du dimanche : un
enseignement aussi rare, donné à des enfants fati-
guées par le travail de la semaine , est à peu près
illusoire ; on aurait agi autrement en Angleterre ou
en Allemagne. 11 faut dire, comme atténuation,
qu'on ne reçoit pas d'enfants au-dessous de treize
ans. Le chapitre Y du règlement organise l'emploi
de la journée du dimanche : « Le dimanche est un
jour tout exceptionnel ; nous voulons lui conserver
le caractère qu'il doit toujours avoir, c'est-à-dire le
consacrer à remplir les devoirs religieux et à se
livrer au repos. Cependant , comme l'ennui ne
tarderait pas à rendre le dimanche plus fatigant
qu'une journée de la semaine , on variera tous les
exercices de façon à passer cette journée chrétien-
nement et gaiement. » Ce sont là sans doute d'ex-
cellents principes. Pour les appliquer , on partage
toute la matinée entre les exercices religieux, une
école de lecture et d'écriture et des récréations plus
longues qu'à l'ordinaire. De deux heures à trois
heures , les apprenties assistent au catéchisme ;
après le catéchisme , elles entendent les vêpres , et
soir, à l'exception de deux heures employées à prendre ses repas
et à se reposer.»
CONDITION DES OUVRIÈRES. 57
c'est alors seulement, à l'issue des vêpres, qu'a lieu
la promenade en commun sous la surveillance des
sœurs. Cette promenade est évidemment le grand
plaisir de la journée, le but des aspirations de toute
la semaine. Le règlement dit bien que dans la belle
saison elle se prolonge jusqu'à sept heures ; mais
en hiver , elle est impossible ou ne commence qu'à
la chute du jour et ne dure qu'un instant. Si le
temps ne permet pas de sortir, on remplace la pro-
menade par des lectures en commun. Tous les
exercices de la maison , les prières , les repas , les
rê^créations, le travail, les promenades, sont dirigés
par les sœurs : car les apprenties ne sont jamais
seules, ni au dortoir , ni aux ateliers , ni au réfec-
toire, ni dans les cours ; et les ouvrières, que le rè-
glement appelle ouvrières-apprenties , sont soumises
au règlement comme les enfants ; elles doivent la
même obéissance aux sœurs. En un mot, toutes les
habitantes de la maison sont constamment surveil-
lées, comme dans une pension ordinaire de jeunes
filles. La surveillance est confiée aux sœurs de Saint-
Joseph dans les établissements de Jujurieux, Tarare
et la Séauve ; à Bourg- Argental, on a eu recours
aux sœurs de Saint-Vincent de Paul, qui passent
pour plus indulgentes; mais dans toutes les mai-
sons le règlement est très-ponctuellement observé '.
1. cf. M. Louis Reyhaud, Élude sur le régime des manufac-
tures, condt( ion des ouvriers en soie, p. 198, 199.
58 FABRIQUES DE SOIE.
Il est plus que probable que les pensionnaires de
ces établissements sont mieux nourries, mieux cou-
chées , mieux soignées dans leurs maladies que les
apprenties et les ouvrières de Lyon ; mais ces treize
heures de travail surveillé, ce dimanche passé tout
entier à l'église ou à l'école, égayé seulement, quand
il fait beau, par une promenade qui ne commence
guère avant quatre heures de l'après-midi , cette
interdiction presque absolue de communications
avec le dehors, constitue un régime qui effraye
l'imagination. Les autres jeunes filles ont au moins
la liberté de leurs dimanches, une liberté relative
dans les ateliers , peut-être quelquefois une pro-
menade ou une causerie le soir après la journée de
travail. Ici tout est bien austère pour des enfants de
treize à dix-huit ans. C'est bien plus que le couvent,
■car c'est le couvent avec treize heures de fatigue.
On se demande en quoi ce régime peut différer de
celui d'une maison de correction. Cependant au
premier appel les familles sont accourues, preuve
évidente qu'elles avaient le sentiment du péril au-
quel le séjour de Lyon expose les apprenties sur
lesquelles les parents ne peuvent pas veiller. Quoi-
que ces fondations ne datent pas de loin, on a déjà
pu constater que les jeunes filles trouvent plus aisé-
ment à se mirier en sorlant di Jujurieux. Les fa-
bricants qui ont fondé ces écoles n'en retirent pas
de profit, obligés qu'ils sont de marcher en tout
CONDITION DES OUVRIÈRES. 59
temps à cause de leur personnel et de leur outillage.
En un mot, c'est rendre un service aux jeunes ou-
vrières lyonnaises que de les enfermer pendant trois
ans, en les assujettissant à un travail de treize heures
par jour. Ce seul fait éclaire mieux leur situation
que tous les détails dans lesquels nous sommes
entrés, L'arclievêque de Lyon a fondé une commu-
nauté de religieuses tout exprès pour fournir des
surveillantes aux fabricants qui voudront établir des
pensionnats d'ouvrières. Il est impossible de ne pas
reconnaître qu'en agissant ainsi il reste dans le vé-
ritable esprit de l'Église catholique, et il faut ajouter
que cette transformation de la condition des jeunes
ouvrières est un progrès sur ce qui existe aujour-
d'hui : car le plus grand intérêt d'un père et d'une
mère obligés de se séparer de leur fille est d'être
rassurés sur sa conduite-morale. On nous permettra
cependant d'avouer d'une manière générale notre
éloignement pour ces agglomérations de personnes,
qui substituent la communauté à la famille, le rè-
glement à l'affection. Cet internement peut être
un bien par comparaison ; mais en lui-même il est
un mal.
CO FABRIQUES DE SOIE.
CHAPITRE IV.
SUPERIORITE AU POINT DE VUE DE LA MORALE, DU TRAVAIL
ISOLÉ SUR LE TRAVAIL EN ATELIER, ET DU TRAVAIL I>2
LA CAMPAGNE SUR LE TRAVAIL DES VILLES.
Il est assez curieux de remarquer que, tandis que
le clergé catholique, poursuivant un but désinté-
ressé et charitable, pousse à la transformation do la
fabrique en manufacture, certains économistes y
poussent aussi par des raisons tout opposées, pour
diminuer les frais de la fabrication par l'emploi du
moteur mécanique. De tous côtés, on semble pré-
voir le moment où le moteur mécanique chassera
la force humaine. On n'aura pas même besoin de
recourir à la vapeur, puisque les départements de
l'Isère, de l'Ardèche, de la Loire et de la Haute-
Loire sont sillonnés en tout sens par de nombreux
cours d'eau. Si une fois les grandes maisons lyon-
naises en prennent leur parti, il est difficile qu'elles
n'entraînent pas toutes les autres. Des essais ont été
faits avec bonheur pour les étoffes les plus simples,
qui exigent peu d'habileté de main-d'œuvre, et no-
AVANTAGES DU TRAVAIL ISOLE. 61
tamment pour les crêpes. Il y a donc là une question
à examiner, car on ne connaîtrait pas la situation
vraie des ouvrières, si l'on ne tenait point compte
de la possibilité d'une transformation aussi radicale.
Il est à peine nécessaire de dire quelle est la cause
qui fait présager la transformation prochaine de la
fabrique lyonnaise en manufacture. On a calculé
que quatre ouvriers, aidés par un moteur mécani-
que, font la besogne de douze. En mettant, pour le
prix d'achat, l'alimentation et l'entretien d'une ma-
chine hydraulique, une somme équivalente au sa-
laire de deux ouvriers, on dépasse certainement le
chiffre des frais, et on a encore une économie nette
de moitié sur la main-d'œuvre du tissage. Peu im-
porte que ces chiffres soient contestés : il suffit que
l'économie soit certaine et considérable. Or, dès
qu'un fabricant réalisera une économie de moitié
sur la main-d'œuvre, il abaissera ses prix de ma-
nière à accaparer le marché, et ses concurrents se-
ront forcés de l'imiter ou de se retirer. On ne peut
ni recourir à des prohibitions, puisque les prohibi-
tions sont effacées de notre code commercial, ni
protéger la fabrique française au moyen d'un droit,
puisqu'il s'agit surtout de l'exportation et que le
marché national n'écoule que la moindre partie de
nos produits*, ni surtout renoncer à une branche
I . L'Autriche, la Suisse, le ZoUverein el l'Angleterre produisent
ensemble des tissus de soie pourune somme que M. Louis Reybaud
62 FABRIQUES DE SOIE.
d'industrie jusqu'ici florissante et qui nous donne
à la fois de l'argent, du travail et de la gloire. Pour-
quoi ne reconnaîtrions-nous pas de bonne grâce
que ces conclusions sont d'une évidence irrésistible,
les prémisses étant données, et que, s'il est une fois
établi que la fabrique étrangère peut fournir des
produits aussi parfaits que les nôtres et à des prix
inférieurs, il faudra se bâter de lui emprunter ses
moyens de fabrication?
Cependant, voici un fait bien digne aussi d'at-
tention. 11 y a déj^ longtemps que les fabricants
anglais appliquent le système des manufactures à
l'industrie de la soie; ce qui n'empêche pas Lyon,
et en général toute la fabrique française, de s'en tenir
à l'ancienne méthode et de garder néanmoins son
rang sur le marché. Quelle est la cause de ce phé-
nomène?
S'il ne s'agissait que d'une simple hésitation, d'un
retard, rien ne serait plus facile à expliquer. La
place de Lyon a deux caractères qui lui sont propres :
une extrême prudence, une extrême solidité. Les né-
gociants ont résisté jusqu'ici à latentation d'augmen-
ter leurs affaires par le crédit. Ils achètent la soie à
soixante jours, sous la condition de payer l'intérêtdu
prix s'ils vontjusqu'au terme, etde ne pas payer d'in-
térêt s'ils effectuent le payement dans les dix jours.
évalue à 469 millions de francs, tandis que la France en produit
à elle seule pour îiS'l millions.
AVANTAGES DU TRAVAIL ISOLÉ. 63
11 est bien rare qu'ils ne s'affranchissent pas des in-
térêts par un payement anticipé; un négociant qui
ne solde pas ses achats dans les dix jours de la li-
vraison porte infailliblement atteinte à son crédit
commercial. Ils traitent avec leurs acheteurs dans
les mêmes conditions. Comme ils sont soumis, ainsi
que nous l'avons vu, aux chances de la récolte et à
celles de la mode, ils ne veulent pas se charger en
outre des chances du crédit. Ce sont des négociants
de la vieille roche, spéculant à coup sûr, autant du
moins que le permet l'incertitude des prévisions hu-
maines. La place de Lyon compte à peine une faillite
par an. Malgré cette extrême prudence, la matière
première représentant à peu près la moitié de la
valeur des tissus, les crises prennent tn s-vite des
proportions considérables ; aussi les négociants ne
font-ils jamais d'approvisionnements supérieurs aux
besoins présumés d'une saison. Au moindre signe
de diminution dans la vente, ils restreignent leurs
achats s'il se peut, et en tout cas leurs commandes.
S'ils fabriquaient eux-mêmes, comme les Anglais,
ils auraient un personnel d'ouvriers sur les bras, un
outillage considérable, de vastes terrains occupés,
ou se verraient contraints, dans les moments de
crise, de fabriquer coûte que coûte pour ne pas
laisser improductif un capital aussi important. C'est
précisément ce qui rend lourdes pour leurs fonda-
teurs, les écoles d'apprentissage de Jujurieux, de
64 FABRIQUES DE SOIE.
Tarare et delà Séauve. Quand tous les ateliers sont
fermés parce qu'on ne trouve plus d'écoulement pour
les produits, Jujurieux n'en a pas moins ses quatre
cents ouvrières à nourrir. Au contraire, le fabricant
lyonnais, qui commande à chaque compagnon une
seule pièce à la fois, voyant le marché se restrein-
dre, ne renouvelle pas sa commande, et tout est dit.
On comprendrait donc, avec ces habitudes invé-
térées, dont quelques-unes sont des traits de carac-
tère, que le commerce de Lyon pût hésiter ; mais il
fait plus; il se tient inébranlable dans ses anciennes
allures. Les statistiques les plus exactes ne portent
qu'à cinq mille seulement le nombre des métiers
mus par des moteurs mécaniques, et ils sont presque
tous placés hors de Lyon et du département du
Rhône. A Lyon même, le moteur mécanique n'a
encore fait de conquêtes importantes que parmi les
théoriciens. Le commerce a donc provisoirement
trouvé le moyen de soutenir la concurrence contre
les prix anglais. A-t-il pour cela fait quelques sacri-
fices, et renoncé par exemple aux étoffes unies pour
se rejeter uniquement sur les articles de goût? Il ne
l'a pas fait et ne pouvait pas le faire. Jusqu'à présent,
la supériorité de la fabrique lyonnaise, au point de
vue de l'art, n'est pas menacée ; cette supériorité
incontestable tient à diverses causes : aux dessina-
teurs sans doute, qui sont les premiers du monde,
mais aussi au goût exercé des fabricants et des ou-
AVANTAGES DU TRAVAIL ISOLÉ. 65
vriers. L'Angleterre fonde d'excellentes écoles de
dessin, et, comme si elle se défiait elle-même de ses
aptitudes, elle prend à Lyon ses dessinateurs et jus-
qu'à ses modèles. Rien n'y fait. Nos produits con-
servent une telle supériorité, que le principal effort
de la fabrique étrangère consiste à nous copier. En
ce sens, Lyon est devenu une fabrique d'échantil-
lonnage universel. Les reproductions mêmes ne sont
point parfaites. L'ouvrier anglais ou allemand imite
scrupuleusement la pièce : dessin, couleurs, nuan-
ces, tout se retrouve dans la copie, excepté une cer-
taine physionomie de l'original qui lui donne son
cachet. Nous restons donc les maîtres pour la haute
fantaisie, le grand luxe; mais ce n'est là que la fleur
de la fabrique. La force du commerce est dans les
étoffes courantes. Si nous étions battus sur ce der-
nier point, la fabrication des étoffes de luxe ne se-
rait plus qu'une partie relativement très-insignifiante
de la richesse nationale, et il n'est pas même certain
qu'on pût la continuer longtemps dans ces condi-
tions, parce qu'il faut qu'une industrie soit montée
sur un grand pied pour être florissante, et que les
ouvriers d'élite se recrutent dans la masse des ou-
vriers ordinaires. La vérité est que Lyon a lutté, pour
les étoffes de luxe, par la supériorité de ses produits,
et pour les étoffes courantes, par la dissémination
commencée et chaque jour croissante des métiers
dans la banlieue, ce qui a permis de réaliser d'ini-
66 FABRIQUES DE SOIE.
portantes économies sur la main-d'œuvre, et par
conséquent de tenir les prix de vente au niveau des
étoffes étrangères.
Celte dissémination des métiers hors de Lyon est
un fait d'une importance capitale : elle nous préser-
vera de la manufacture, ce qui est un grand bien
pour la morale; elle donnera aux femmes un tra-
vail isolé et sédentaire, ce qui peut être le salut de
la famille; elle luttera, au grand profit de l'ordre et
au grand bénéfice des ouvriers, contre la dépopula-
tion des campagnes; elle servira en même temps les
intérêts de l'industrie et ceux de l'agriculture. C'est
vers ce but assurément que doivent tendre de tous
leurs vœux, de tous leurs efforts, tous ceux qui s'in-
téressent au sort des femmes, à la restauration des
vertus de la famille. M. Villermé déclarait déjà en
1835 que les compagnons qui fabriquent les étoffes
unies légères gagnaient à peine de quoi vivre. A plus
forte raison, le salaire des femmes était alors ete.'t
encore aujourd'hui insuffisant; cependant il n'y a
aucun reproche à fair^e au commerce, aucune ré-
forme à lui proposer, tant que la fabrication restera
concentrée dans la ville. Il faut que les femmes puis-
sent se marier, et que les femmes mariées puissent
rester tout le jour, au domicile commun, pour y être
la providence et la personnification de la famille. A
Lyon, les ouvrières se marient difficilement, parxe
que la débauche y est facile pour les hommes, et
AVANTAGES DU TRAVAIL ISOLÉ. 67
parce que les femmes gagnant à peine le nécessaire
pour elles-mêmes, les enfants retombent à la charge
du mari. Une fois mariées, si elles n'ont pas un ca-
pital pour acheter un métier, elles continuent à fré-
quenter l'atelier treize heures par jour, ce qui réduit
à l'état d'orphelins des enfants dont le père et la
mère sont vivants et valides. Tout change, si la fa-
brique, au lieu de se concentrer à Lyon, se répand
hors de la ville. Les femmes contractent des ma-
riages réguliers; elles contribuent doublement, par
leur salaire et par leurs soins, à l'aisance comniune ;
elles vivent constamment au milieu de leurs enfants,
ce qui est pour ainsi dire leur atmosphère vitale.
En même temps, le commerce lyonnais, loin de s'ap-
pauvrir par cette transformation, réalise des éco-
nomies qui le mettent en état de tenir tête à la
concurrence anglaise.
Tout le monde comprend que l'ouvrier des cam-
pagnes, dépensant moitié moins que l'ouvrier des
villes, peut se contenter d'un salaire moitié moindre.
Ce n'est point ici comme pour la substitution des
femmes aux hommes et des enfants aux femmes dans
les manufactures; il ne s'agit pas de spéculer sur
les privations que l'ouvrier de la campagne peut
supporter, car si les objets de consommation lui coû-
tent moitié moins qu'à l'ouvrier de la ville, il reçoit
un salaire égal en touchant une somme d'argent
moitié moindre. A la vérité, pour que cette propo-
68 FABRIQUES DE SOIE.
sition soit juste, il faut supposer que tout l'argent
de l'ouvrier est immédiatement consommé pour ses
besoins, et qu'il ne fait pas d'épargne; il serait donc
équitable de lui tenir compte de celte différence :
l'économie pour le fabricant n'en sera pas moins
énorme. Disons sur-le-champ, à l'honneur de la fa-
brique lyonnaise, qu'il y a tout lieu de compter que
si l'exemple donné par quelques-unes des maisons
les plus fortes et les plus intelligentes, de décentrali-
ser le travail vient à se généraliser, les salaires seront
établis sur un pied raisonnable. On calcule que, dans
l'état actuel, les capitaux employés dans la fabrique
de la soie ne rendent pas au delà de 10 pour 100, ce
qui prouve que les exigences du capital ne sont pas
exagérées.
Une autre économie considérable et toute spéciale
résultant de la décentralisation serait la suppression
du chef d'atelier. A Lyon, tout maître tisseur pré-
lève de droit la moitié du salaire gagné par les com-
pagnons. Si, par exemple le travail d'un compagnon
produit 8 francs par jour, le commerçant débourse
8 francs, et l'ouvrier n'en touche que 4. 2 francs à
peu près représentent les frais généraux; il y a donc
2 autres francs qui accroissent la part du chef d'a-
telier sans utilité réelle.
Assurément, comme il n'y a ni droit de maîtrise,
ni brevet, ni rien de semblable, et que la différence
entre le maître et le compagnon tient uniquement à
AVANTAGES DU TRAVAIL ISOLÉ. 69
la possession du métier, on pourrait croire que la
même distinction se reproduira à la campagne pour
les mêmes motifs; mais il faut remarquer que l'a-
chat du métier sera moins difficile pour l'ouvrier
rural. Un métier pour lisser les châles coûte 12 à
1500 francs; c'est le prix courant à Saint-Etienne
pour la fabrique des rubans. Vn métier à tisser or-
dinaire, tel qu'il en faudrait aux ouvriers de la ban-
lieue lyonnaise, ne coûte pas plus de 150 francs, et
il en coûterait en outre depuis 30 jusqu'à 150 francs,
suivant le nombre des crochets, pour le transformer
en métier à la Jacquard. Or l'apprentissage à la ville
coûte quatre années de temps, ou une année et
400 francs ; il est clair qu'à la campagne il sera facile
de faire une économie de plus de 200 francs sur
cette dépense; on peut donc dire, sans rien exagé-
rer, qu'on aura le métier pour rien. D'ailleurs pour-
quoi la maison n'achèterait-elle pas le métier à son
propre compte, comme cela se pratique déjà dans
plusieurs maisons importantes? Si la charge pa-
raissait trop lourde, le négociant pourrait se couvrir
au moyen d'annuités. La fabrique de Lyon élèverait
ainsi les compagnons au rang de maîtres sans se
grever. Les manufacturiers de Mulhouse transfor-
ment par un procédé analogue les ouvriers en pro-
priétaires*. Rien ne saurait mieux convenir au rôle
1. On trouvera dans la qualrièrae partie la description des
cités ouvrières de Mulhouse.
70 FABRIQUES DE SOIE.
des chefs d'industrie et aux sentiments qui les
animent.
Il importe d'ailleurs extrêmement de ne pas ou-
blier que l'emploi du moteur mécanique peut très-
bien se concilier avec l'établissement des métiers
ruraux, La houille est atondante à Lyon et à Saint-
Etienne; les chutes d'eau ne manquent pas dans la
banlieue lyonnaise, qui comprend, au {.oint de vue
industriel, l'Isère, l'Ardèche, la Loire et la Haute-
Loire. 11 n'est pas nécessaire qu'une machine,
quand elle coûte peu, fasse mouvoir un grand
nombre de métiers à la fois. M. Louis Reyiaud ra-
conte qu'à Elberfeîd, quand le pren ier moteur
mécanique fut introduit, les ouvriers, comme par-
tout, se crurent perdus; mais au lieu de s'attrouper
et de briser les appareils, ce qu'ils n'auraient pas
manqué de faire ailleurs, ils attendirent patiem-
ment le résulîat de l'épreuve, non sans une secrète
espérance de la voir échouer. Les machines réus-
sirent. Que firent les ouvriers? Ils en achetèrent.
Ils luttèrent avec des machines de six chevaux
contre des machines de trente-cinq chevaux, et
ils luttèrent avec succès. On pourrait donc à la
rigueur avoir à la campagne, au lieu de métiers
isolés, des ateliers restreints, et cela vaudrait tou-
jours mieux pour les mœurs que des manufac-
tures, et surtout des manufactures à la ville. On
y réunirait les femmes d'une même famille avec
AVANTAGES DU TRAVAIL ISOLÉ. 71
tous les avanlages du travail isolé. Si nous étions
moins indifférents sur la morale, nous trouverions
fréquemment que l'intérêt du bon ordre et des
bonnes mœurs se concilie très-bien avec le pro-
grès économique; mais c'est un malheur de notre
société que les moralistes dédaignent les questions
industrielles, au risque de se rendre impuissants,
tandis que de leur côté les intérêts consentent à peine
à tenir compte des questions morales.
Les déiènseurs de l'aggloniération prétendent
qu'on ne peut confier de la soie à de grandes dis-
tances; comme s'il n'était pas tout aussi facile de se
renseigner sur un paysan demeurant chez lui, dans
so:i village natal, que sur un ouvrier perdu au
milieu de Lyon, à cinquante lieues de sa famille!
Ils insistent sur la nécessité de surveiller le travail
pour que le dessin soit bien exécuté, la trame ser-
rée également, le tissage fait avec propreté. La ré-
ponse est facile. Ce n'est pas, en général, le com-
merçant lui-même qui exerce cette surveillance, ce
sont des commis qu'on appelle commis de ronde; il
s'agit tout au plus d'en augmenter le nombre, ou
de leur donner un cheval , comme à Saint-Etienne
et à Saint-Chamond. D'ailleurs on fera faire à Lyon,
sous les yeux des négociants, les façonnes, qui sont
une affaire de goût et qui peuvent braver l'élévation
des prix; le travail rural ne sera que pour les unis,
qui n'exigent pns une surveillance aussi assidue.
72 FABRIQUES DE SOIE.
Enfin on voit des difficultés dans les déplacements
de l'ouvrier, de la matière première, des tissus;
mais il est clair qu'il se créera des centres secon-
daires, qu'on installera des comptoirs : toutes ces
difficultés prétendues ne sont que des nouveautés;
et dans notre pays très-routinier et très-peu entre-
prenant, toute nouveauté paraît longtemps une im-
possibilité.
Il y a peut-être plus de force réelle dans l'objec-
tion qui consiste à dire qu'il faut être laboureur ou
tisseur, et qu'on ne saurait être à la fois l'un et
l'autre; qu'un paysan qui, dans le moment oij la
terre ne le réclame pas , se met au métier pour
utiliser son chômage, travaille nécessairement sans
propreté et sans délicatesse. Il est certain que la
théorie des alternances proposée par Owenen 1818,
et qui fait d'une profession industrielle la com-
pagne complaisante et soumise de l'agriculture, ne
tient pas contre les difficultés pratiques, quand il
s'agit d'une profession qui exige du goût, de
l'adresse, une main légère. A Crefeld, où quelques
laboureurs emploient le mauvais temps à tisser,
on n'obtient d'eux que des ouvrages de qualité très-
inférieure ; mais à Crefeld aussi la plupart des
métiers à tisser ruraux sont tenus par des fem-
mes , et réussissent à merveille. A Zurich , les
femmes occupent cinq métiers sur six. Voilà le
vrai, voilà un partage intelligent du travail : à
AVANTAGES DU TRAVAIL ISOLÉ. 73
l'homme, la charrue, la bêche, le râteau; à la
femme, la navette et le fil de soie. Le mari vit au
grand air, bravant la pluie ou le soleil ; la femme
reste sédentaire, n'interrompant son travail que
pour vaquer aux menus ouvrages de la maison.
Ces campagnardes, qui ne remuent pas le boyau,
ont bien vite la main légère, elles apj)rennent bien
vite à exagérer la propreté, et leur maison y gagne
en même temps que leur état. Souffrons, puisqu'il
le faut, qu'un homme manie la navette et reste assis
à l'ombre treize heures par jour; cependant il
vaut mieux pour lui suivre ses grands bœufs et
marcher dans la terre fraîchement remuée. Il est
plus à sa place dans les sillons de son champ ,
dans les herbes humides de ses prés. Il y dépdoie
mieux sa vigueur, il y sent plus complètement sa
dignité. Ce m.âle labeur est fortinant pour son corps
et pour son àme. La femme au contraire ne s'ac-
coutume que malaisément à ces brusques transi-
tions du froid et du chaud ; elle a peine à conduire
un attelage ; ses mains ne sont pas faites pour la
pioche et le râteau ; son corps succombe sous le
faix des grandes gerbes qu'il faut porter au chariot
ou à la meule. Pendant qu'elle sarcle ou qu'elle
fauche, dépensant beaucoup de peine pour peu de
besogne, la maison reste vide et l'enfant est aban-
donné. On se plaint de la désertion de la campa-
gne; à quoi tient-elle? A l'abaissem.ent des salaires.
6
74 FABRIQUES DE SOIE.
Les manœuvres vont se faire journaliers à la ville
parce que le tra^^ail dans les villes se paye moitié
plus; le père envoie ses enfants en apprentissage
à Lyon parce qu'ils y gagneront plus tard des jour-
nées de 4 francs, tandis qu'ils arrivent diflicilement
à 1 franc ou à 1 franc 50 centimes dans les plaines
du Dauphiné. Si dans chaque ferme les femmes
gagnaient de bonnes journées au travail de la soie,
il en résulterait une grande aisance pour la maison ;
le laboureur, privé du concours de sa femme et
de ses filles, appellerait un ouvrier à son aide en
le payant bien. Un bon ouvrier fait la besogne de
trois femmes. Le premier principe économique est
d'appliquer tout producteur à l'ouvrage auquel il
est propre.
Les résistances, autant qu'on peut le présumer,
viendront d'en bas plutôt que d'en haut. L'esprit
de routine retient seul encore les fabricants ; mais
les chefs d'atelier ont tout à perdre à cette trans-
formation. Il s'agit pour eux de rentrer dans les
rangs des simples ouvriers, et de renoncer à l'im-
portance individuelle et collective que comporte
leur situation actuelle. Les compagnons, qui ne
pourraient que gagner à la suppression des maîtres,
y répugnent aussi : le séjour de la ville a un grand
attrait pour eux; ils ne pourraient plus se faire aux
habitudes de la campagne. On trouve ce sentiment
même chez les femmes. La ville les tente par leurs
AVANTAGES DU TRAVAIL ISOLÉ. 75
mauvais côtés, par le luxe, par les plaisirs, les
spectacles. Une fois habituées à ne dépendre que
d'elles-mêmes aux heures où l'atelier ne les ré-
clame pas, elles ne pensent pas volontiers à re-
prendre le joug des habitudes domestiques, ce joug
si doux à porter quand on n'a pas fait l'essai d'une
liberté maladive et fatale. Au fond, il ne peut être
question de renvoyer chez eux les ouvriers de la
ville; tout ce qu'on peut faire, c'est de diminuer
progressivement le nombre des ateliers de Lyon,
en multipliant les commandes au dehors. L'exemple
de plusieurs maisons importantes prouve que cela
est praticable. En Suisse, en Allemagne, on ne pro-
cède pas autrement. La moitié de la fabrication de
Viersen et de Crefeld se fait ainsi à domicile, loin
des grands centres de population. Pourquoi ce que
font sans aucune difficulté la plupart des fabricants
de Viersen et quelques très-importantes maisons
de Lyon ne se ferait-il pas partout avec le même
bonheur?
Il est bien à craindre d'ailleurs qu'on ne puisse
maintenir longtemps les habitudes actuelles en pré-
sence des concurrents étrangers. Il faudra recourir
à la dissémination des ateliers ou au moteur méca-
nique. Le premier procédé n'a que de bons résul-
tats ; le second n'est pas sans inconvénients.
D'abord il faudrait que le commerce de Lyon re-
nonçât à toutes ses façons d'agir. Dans son orga-
76 FABRIQUES DE SOIE.
nisation actuelle, rien ne lui est plus facile que de
suivre les 'variations de la mode. Cette aptitude à
se transformer est une des conditions de son succès,
que l'outillage en grand et le travail par masses
ferait disparaître. C'est là, dans cette industrie spé-
ciale, un inconvénient réel des machines, et il a
plus d'importance chez nous que chez nos voisins,
dont les modes ont une certaine fixité, surtout pour
les étoffes courantes. Non-seulement le négociant de
Lyon peut changer ses dessins en un clin d'œil,
mais il peut ralentir ou suspendre sa fabrication
suivant les besoins. Au contraire, du moment qu'on
a de vastes ateliers, un immense loyer sur les bra",
des machines, des impôts à payer, des ouvriers en-
régimentés par centaines, on ne peut plus, comme
aujourd'hui, attendre la commande ou ne la de-
vancer qu'avec réserve, diminuer quand il le faut
sa fabrication, ou même l'arrêter tout à fait. Il y a
des frais courants qui, en très-peu de jours, consti-
tueraient des pertes considérables, si l'on gardait à
sa charge, dans une inaction complète, tant de bras
et tant de métiers. La nécessité de travailler dans
les crises entraîne l'obligation de recourir au crédit,
car on ne pourrait plus atténuer les effets du chô-
mage de la vente par le chômage de la fabrication.
Voilà tout Lyon en quelque sorte bouleversé, la so-
lidité proverbiale de la place compromise, tous les
rapports changés avec les producteurs de soie, les
AVANTAGES DU TRAVAIL ISOLÉ. 77
ouvriers et les marchands. Le fabricant ne se re-
connaîtrait plus lui-même. Le chef d'une grande
usine qui emploie quatre ou cinq cents ouvriers n'a
rien de commun avec le fabricant que nous con-
naissons, que rien ne détourne des deux opérations
fondamentales de son industrie, l'achat des matières
premières et la surveillance de la fabrication. Quant
à l'ouvrier, il périt en quelque sorte dans ce chan-
gement; c'est l'eau et la vapeur qui le remplacent.
On dit que les crises seraient moins fréquentes, mais
à quelle condition? A la condition d'être cent fois
plus redoutables quand elles éclateraient, car la
modération des achats n'entraîne qu'une suspension
de travail, tandis que la faillite d'un négociant a
pour conséquence la suppression des métiers. Au
milieu de cette métamorphose universelle, nos pro-
duits conserveraient-ils leur supériorité? Cela est
peut-être douteux. S'il est très-difOcile d'apprécier
les causes de la supériorité en matière de goût, on
peut dire au moins que trois personnes concourent
à la perfection de nos soieries : le dessinateur, le
fabricant et l'ouvrier. La preuve que la supériorité
du dessin ne suffit pas, c'est que nos modèles sont
copiés partout avec la dernière exactitude, et ne
sont égalés nulle part. Quand nous aurons remplacé
la main de l'homme par des machines, peut-être
devrons-nous nous estimer heureux de réussir aussi
bien que les Anglais.
78 FABRIQUES DE SOIE.
Faisons-nous, en parlant ainsi, la guerre aux
machines, à la vapeur, et à tout ce qu'on est con-
venu d'appeler la grande industrie? Le ciel nous en
préserve ! Le moteur mécanique est un progrès réel,
puisqu'il exempte de plus en plus les hommes de
l'obligation d'être des bras et qu'il leur permet de
plus en plus d'être des intelligences. Il augmente le
bien-être des ouvriers, puisqu'il met à leur portée
des meubles, des étoffes, qui étaient encore, il y a
moins de cent ans, des objets de grand luxe. Le
mètre de coton, qui coûte aujourd'hui 1 franc, aurait
coûté 3 francs avant la Révolution ; la consommation
des produits manufacturés était en 1788 de 38 francs
pour chaque habitant, et elle est de 125 francs en
1847. Mais nous ne parlons ici que de l'industrie de
la soie, dont la situation est toute particulière, et
nous ne faisons pas de thèse générale. Il y a certai-
nement quelques industries oii l'on peut forcer la
fabrication pour forcer le marché : quant au marché
de la soie, aujourd'hui immense, il paraît avoir
atteint tout son développement. Lutter par la fabri-
cation grossière et les bas prix contre le lin et le
coton serait une entreprise ruineuse pour le pro-
ducteur et sans utilité réelle pour le consommateur.
Il ne serait donc pas à propos dans cette question
de répéter que l'intérêt de la consommation prime
tout, et que si la machine produit de meilleurs résul-
tais ou les mêmes résultats à moindre prix, on doit
AVANTAGES DU TRAVAIL ISOLÉ. 79
appeler la machine, parce que l'intérêt du fabricant,
comparé à celui du consommateur, est toujours
éphémère, la force délaissée ne manquant jamais,
au bout de quelque temps, de trouver un emploi
utile. La question est toute différente. L'humanité
peut se passer d'avoir un plus grand nombre de
robes de soie ; mais la France ne peut pas laisser
l'industrie de la soie sortir de chez elle. 11 n'y a au
fond à se préoccuper que de la concurrence, et
tant que le travail isolé nous permettra de tenir
tète aux manufactures, nous n'aurons pas de motif,
au point de vue industriel, de renoncer au travail
isolé.
Certes aucun esprit sensé ne voudrait résister à
l'établissement des manufactures, s'il fallait opter
entre elles et la ruine de notre fabrique. Cependant,
si l'industrie nationale peut être sauvée par un autre
moyen, il est bien permis de souhaiter que la fa-
mille de l'ouvrier échappe à ce nouveau fléau dont
on la menace; la famille, dis-je, car c'est elle qui
souffre chaque fois qu'une branche de travail isolé
est détruite au profit du travail en commun. Ces
grandes simplifications de l'industrie, qui produi-
sent tant de merveilles parce qu'elles multiplient
indéfiniment les forces disponibles, ont le malheur
de désorganiser la plus simple, la plus naturelle et
la plus nécessaire de toutes les associations. Elles
améliorent évidemment la vie matérielle, mais elles
80 ' FABRIQUES DE SOIE.
menacent quelquefois la vie morale. La société sup-
porterait cette calamité, si les hommes seuls étaient
enrégimentés au service du noir génie de la vapeur,
car après tout la tâche principale de l'homme dans
la famille est de l'édifier par son exemple et de la
faire vivre par son salaire. Le père de famille n'a pas
besoin de rester tout le jour parmi les siens. Quand
il revient le soir, portant ses outils, après douze ou
treize heures de fatigue, et qu'il s'asseoit à son foyer,
près de sa femme, avec ses enfants pendus à son
cou, il n'est personne autour de lui qui ne bénisse
le travail qui donne à toute la maison la sécurité et
le bien-être. Rien qu'en pressant ses mains calleu-
ses, son jeune fils s'instruit des nécessités et des
consolations de la vie. Mais si, à l'aube du jour, la
mère prend le même chemin que son mari, laissant
le plus jeune enfant à la crèche, envoyant l'aîné à
l'école ou à l'apprentissage, tout est contre nature,
tout souffre, la mère éloignée de ses enfants, l'en-
fant privé des leçons et de la tendresse de sa mère,
le mari qui sent profondément l'abandon et l'isole-
ment de tout ce qu'il aime. S'il y a une chose que
la nature nous enseigne avec évidence, c'est que la
femme est faite pour être protégée, pour vivre, jeune
fille, auprès de sa mère, épouse, sous la garde et
l'autorité de son mari. L'arracher dès l'enfance à
cet abri nécessaire, lui imposer dans un atelier une
sorte de vie publique, c'est blesser tous ses instinct^
AVANTAGES DU TRAVAIL ISOLÉ. 81
alarmer sa pudeur, la priver du seul milieu où elle
puisse vraiment être heureuse. Trop souvent l'ate-
lier où on la conduit est mixte, et elle se voit obli-
gée de vivre au milieu des hommes, dans un con-
tact perpétuel avec eux. N'est-il pas à craindre que
les opinions libres et quelquefois immorales qui
ont cours parmi les ouvriers ne se communiquent
à leurs compagnes? Quand même elles échappe-
raient aux autres périls, il est presque impossible
que leur esprit demeure chasle. Il est trop évident
d'ailleurs que , même dans les ateliers composés
uniquement de femmes, il y en a que le vice a flé-
tries ; cependant les fem.mes honnêtes qui gagnent
leur vie dans le même atelier travaillent tout le
jour côte à côte avec elles; elles subissent leur con-
tact et peut-être leur amitié, car il n'est guère pos-
sible d'isoler son âme dans cette promiscuité forcée.
Ce qui caractérise la situation des femmes travail-
lant en commun dans un atelier, c'est qu'elles
souffrent par leurs vertus. Otez-leur les vertus de leur
sexe, et il n'y aura plus de motif pour les plaindre.
Le travail n'est pas plus fatigant à l'atelier que dans
la mansarde, et il s'y fait souvent dans de meilleu-
res conditions pour la santé et le bien-être de l'ou-
vrière. On peut même penser qu'à ce point de vue
la manufacture est plus avantageuse que la fabrique
proprement dite : il est bien entendu que cette
remarque ne s'applique pas aux professions insalu-
82 FABRIQUES DE SOIE.
bres. Plus la manufacture devient considérable, et
plus le patron s'élève en richesse, en importance
sociale ; en même temps qu'il s'élève, il comprend
mieux ses devoirs envers les instruments vivants
de sa fortune, et il a plus de moyens pour les rem-
plir. Certes on rencontre encore un très-grand
nombre d'ateliers où le patron n'est qu'un calcula-
teur sans cesse préoccupé d'augmenter la vente et
de diminuer les frais aux dépens de qui il appar-
tiendra; mais qui ne sait que déjà quelques-unes
de nos grandes industries rivalisent à qui fera le
plus de bien aux ouvriers ? Quand on construit les
ateliers, au lieu de ménager l'espace pour diminuer
la dépense, on veille à faire arriver à flots l'air et la
lumière, ces deux puissants véhicules de la vie et
de la santé. Si une industrie a des effets délétères,
on demande à la science des outils, des remèdes,
pour diminuer au moins un malheur qu'on ne peut
supprimer. Tantôt on organise dans les ateliers un
système de primes, tantôt on fonde des caisses lo-
cales de secours. Les fabricants s'occupent de
l'approvisionnement pour les ouvriers; ils rendent
leur vie meilleure et moins chère en supprimant
les intermédiaires coûteux. Sur différents points du
territoire, de véritables hommes de bien ont créé
autour de leurs ateliers des colonies où l'ouvrier
trouve à bas prix un logement commode, un jardin,
des soins pour ses maladies, des livres même, la
AVANTAGES DU TRAVAIL ISOLÉ. 83
chance de devenir un jour propriétaire de sa mai-
son par voie d'amortissement, non-seulement le
bien-être, mais un peu de luxe, en un mot des
conditions meilleures que ce qu'il aurait pu réaliser
par le travail le plus opiniâtre et le plus heureux,
s'il était demeuré livré à ses propres forces. Ces
fondations n'ont pas le caractère transitoire des
œuvres de bienfaisance ; elles ne disparaîtront pas
avec les hommes éclairés qui en ont pris l'initiative.
Tout indique au contraire qu'elles sont les premiers
et honorables essais d'un système qui tend à s'éta-
blir et à se généraliser. D'abord, point essentiel,
l'ouvrier les accepte avec empressement, ce qui
prouve qu'elles sont conçues dans un esprit vérita-
blement pratique. Quant aux patrons, ils ont intérêt
à les maintenir, même au prix d'assez grands sacri-
fices, car s'il y a un point désormais acquis à la
science, c'est que le meilleur ouvrier, le plus pro-
ductif et le plus habile, est l'ouvrier bien nourri,
bien logé, content de son sort, habitué à la propreté
et à la prévoyance. Nos chefs d'industrie compren-
nent, comme l'aristocratie anglaise, qu'il faut pré-
venir les dangers du socialisme en réalisaril sans
lui le bien qu'il rêve, et qu'il ne pourrait accomplir.
La philosophie morale, dont les préceptes se répan-
dent chaque jour, leur apprend qu'enrichis par le
travail de leurs ouvriers, ils ne sont pas quittes
envers eux quand ils leur ont payé un juste salaire.
84 FABRIQUES DE SOIE.
et qu'au-dessus des devoirs réglés par la loi il y en
a d'autres, non moins sacrés, qui ne relèvent que
de Dieu et de la conscience.
La même sollicitude qui veille au bien-être des
ouvriers s'est étendue sur leurs enfants. A Manches-
ter, en 1847, quand l'industrie commençait à rem-
placer partout les hommes par des femmes, un grand
nombre de malheureuses mères n'avaient d'autre
ressource que de confier leurs enfants à la mamelle
à des gardiennes mercenaires qui en réunissaient
le plus grand nombre possible dans des chambres
malsaines, oij toutes les conditions de la santé et de
kl vie leur manquaient. Pour réduire au silence et à
l'immobilité ces pauvres créatures, on leur faisait
prendre des doses d'opium. A la même date, par
une conséquence terrible, le quart des individus qui
mouraient n'avaient pas dix-huit mois, la moitié
n'avaient pas dix ans. Aujourd'hui, en France comme
en Angleterre, l'institution des crèches s'est mul-
tipliée. Il n'y a pas de grand centre industriel
qui n'en soit pourvu. A la crèche succède immédia-
tement l'asile, puis à l'asile l'école primaire. L'en-
fant est soigné et protégé depuis sa naissance jus-
qu'au commencement de l'apprentissage. Il ne faut
pas ici se préoccuper des inconvénients de la crèche
et de l'asile, qui séparent l'enfant de la mère et
rendent trop légères les charges et les obligations
de la famille. Il est bon, il est doux, il est conforme
AVANTAGES DU TRAVAIL ISOLÉ. 85
aux vues de la nature que le père et la mère souf-
frent pour leur enfant ; cette souffrance est bénie :
elle est la source la plus vive et la plus riche d^
l'amour paternel et de l'amour filial. Mais tout cède
à l'inexorable nécessité d'arracher les enfants à la so-
litude, à l'abandon, à la mort ; et le premier devoir
comme le premier intérêt de la société est de rempla-
cer la mère quand la mère est forcée de délaisser son
enfant. Ceux qui n'ont jamais vu ni une crèche ni un
asile ne savent pas avec quelle intelligence ces utiles
établissements sont organisés, à quelle active sur-
veillance ils sont soumis, avec quel dévouement on
s'y occupe de la santé et du bien-être des enfants.
Grâce à la crèche et à l'asile, l'enfant du pauvre no
connaît plus ni le froid, ni la faim, ni la malpro-
preté, ni le vagabondage. La mère dans son atelier
peut être tranquille sur le sort de son nourrisson.
Que lui manque-t-il donc à cette femme, à cette
mère, pour être heureuse? Il lui manque la pré-
sence de son enfant. Si tout se réduisait en ce
monde à avoir un abri pour sa tête, des vêtements,
de la nourriture, il n'y aurait rien à redire à cette
vie en commun. Le pain est abondant, la nourriture
est saine, le corps ne soutire pas; mais l'âme
soutire. Cette femme à chaque instant est blessée
dans sa pudeur, menacée dans sa chasteté ; cette
épouse vit loin de son mari, ne prenant pas même
ses repas avec lui, et ne le retrouvant que le soir.
86 FABRIQUES DE SOIE.
quand ils arrivent l'un et l'autre de leurs ateliers,
épuisés et haletants; cette mère n'embrasse pas son
enfant à la clarté du soleil, elle ne le tient pas dans
ses bras, elle ne le dévore pas de ses yeux charmés,
elle n'assiste pas à ses premiers légayements, elle
n'a pas les prémices de ses premiers sourires.
Étrange illusion de ces mécaniciens de la vie sociale
qui font tout par des rouages : la crèche pour l'en-
fant au berceau, l'atelier pour l'âge mûr, l'hospice
pour la maladie et la vieillesse 1 Ils songent à tous
les besoins de la nature humaine, excepté à ceux
du cœur, dont ils ne sentent pas les battements. Ils
auront un grand soin de mesurer la quantité d'air
et de nourriture qu'il faut à une ouvrière, ils pro-
poseront des lois pour que son travail ne soit pas
prolongé au delà de ses forces ; mais ils ne feront
rien pour que cette ouvrière puisse être une femme.
Ils ne savent pas que la femme n'est grande que par
l'amour, et que l'amour ne se développe et ne se
fortifie que dans le sanctuaire de la famille.
Quand on aura donné la dernière perfection aux
ateliers, aux crèches , aux écoles, aux hôpitaux,
quand il sera bien démontré que , grâce à ces con-
quêtes de la philanthropie , l'ouvrier trouve plus de
confort dans la vie commune qu'il n'en pourrait
rêver dans la vie de famille, le seul fait que les
femmes sont entraînées avec leurs maris et leurs
enfants dans cette nouvelle organisation où les af-
AVANTAGES DU TRAVAIL ISOLÉ. 87
fections intimes ont si peu de place, constituera
encore un véritable malheur social. Les femmes
sont faites pour cacher leur vie, pour chercher le
bonheur dans les affections exclusives, et pour gou-
verner en paix ce monde restreint de la famillr! ,
nécessaire à leur tendresse native. La manufacture,
qui a quelque chose du couvent et de la caserne,
sépare les membres de la famille contre le vœu de
la nature; elle substitue à l'autorité du mari et du
père l'autorité du règlement, du patron et du con-
tre-maître, et les froids enseignements du maître
d'école à cette morale vivante qu'une mère fait péné-
trer avec ses baisers et ses larmes dans le cœur de
son enfant. Pour que les mœurs conservent ou re-
trouvent leur pureté et leur énergie, la première de
toutes les conditions, c'est que la femme retourne
auprès du foyer, la mère auprès du berceau. 11 faut
que le chef de la famille puisse exercer la puissance
tutélaire qu'il tient de Dieu et de la nature , que la
femme trouve dans son mari le guide, le protec-
teur, l'ami fidèle el fort dont elle a besoin; que
l'enfant s'habitue, sans y penser aux soins et à la
tendresse de sa mère. Il faut même qu'il y ait
quelque part un lieu consacré par les joies et les
souffrances communes, une humble maison, un
grenier, si Dieu n'a pas été plus clément, qui soit
pour tous les membres de la famille comme une
patrie plus étroite et plus chère, à laquelle on songe
88 FABRIQUES DK SOIE.
pendant le travail et la peine, et qui reste dans les
souvenirs de toute la vie associé à la pensée des
êtres aimés que l'on a perdus. Comme il n'y a pas
de religion sans un temple, il n'y a pas de famille
sans l'intimité du foyer domestique. L'enfant qui a
dormi dans le berceau banal de la crèche, et qui n'a
pas été embrassé à la lumière du jour par les deux
seuls êtres dans le monde qui l'aiment d'un amour
exclusif, n'est pas armé pour les luttes de la vie.
Il n'a pas, comme nous, ce fond de religion tendre
et puissante qui nous console à notre insu, qui
nous écarte du mal sans que nous ayons la peine
de faire un effort , et nous porte vers le bien comme
par une secrète analogie de nature. Au jour des
cruelles épreuves , quand on croirait que le cœur
est desséché à force de dédaigner ou à force de
souffrir , tout à coup on se rappelle , comme dans
une vision enchantée, ces mille riens qu'on ne
pourrait pas raconter et qui font tressaillir, ces
pleurs, ces baisers, ce cher sourire, ce grave et
doux enseignement murmuré d'une voix si tou-
chante. La source vive de la morale n'est que là.
Nous pouvons écrire des livres et faire des théories
sur le devoir et le sacrifice ; mais les véritables pro-
fesseurs de morale, ce sont les femmes. Ce sont
elles qui conseillent doucement le bien, qui récom-
pensent le dévouement par une caresse , qui don-
nent, quand il le faut, l'exemple du courage et
AVANTAGES DU TRAVAIL ISOLI-:. 89
l'exemple plus difficile de la résignation , qui en-
seignent à leurs enfants le charme des sentinients
tendres et les fièrcs et sévères lois de l'honneur.
Oui, jusque sous le chaume, et dans les mansardes
de nos villes, et dans ces caves où ne pénètre ja-
mais le soleil , il n'y a pas une mère qui ne souffle
à son enfant l'honneur en même temps que la vie.
C'est là , près de cet humble foyer, dans cette com-
munauté de misère, de soucis et de tendresse, que
se créent les amours durables, que s'enfantent les
simples et énergiques résolutions; c'est là que se
trempent les caractères; c'est là aussi que les fem-
mes peuvent être heureuses, en dépit du travail,
au milieu des privations. Toutes- les améliorations
matérielles seront les bienvenues; mais si vous vou-
lez adoucir le sort des ouvrières et en même temps
donner des garanties à l'ordre , raviver les bons
sentiments, faire comprendre, faire aimer la patrie
et la justice, ne séparez pas les enfants de leurs
mères !
Q:£^^
DEUXIÈME PARTIE
LES FLMMLS f>AAS LES FILATURES
ET LES TISSAGES MÉCANIQUES
DEUXIEME PARTIE.
LES FEMMi:S DANS LES FILATl RES ET LES TISSAGES
MÉCANIQUES.
CHAPITRE PREMIER.
PROGRÈS DES GRANDES MANUFACTURES , LEUR INFLUENCE
SUR LE SORT DES OUVRIERS.
Dans la fabrication des étoffes de soie, la manu-
facture est l'exception ; pour les autres matières
textiles, et principalement pour le coton et la laine,
elle est au contraire la règle. Il y a quelques an-
nées, nous avions très-peu de tissages mécaniques
et nous n'avions pour ainsi dire pas de filatures ;
aujourd'hui la France a pris définitivement et glo-
rieusement sa place parmi les pays de grande in-
dustrie, et il y a lieu de prévoir que, dans un temps
peu éloigné , une activité nouvelle sera imprimée à
la fabrication nationale. Le traité de commerce avec
94 FILATURES ET TISSAGES MÉCANIQUES.
l'Angleterre ne peut avoir pour résultat que de dé-
truire nos manufactures, ou d'en décupler l'acti-
vité : il ne les détruira pas ; nous allons donc voir
nos chefs d'industrie faire assaut d'énergie, de ca-
pitaux et d'habileté pour lutter victorieusement, au
moins sur le marché français, avec nos rivaux.
Les Anglais ont le charbon et le fer, une marine
admirable, un corps consulaire habilement orga-
nisé, ce qui est l'àme du commerce; nous ne pou-
vons pas songer à les égaler pour l'exportation.
Mais nous ne sommes pas non plus sans ressources.
Il ne tient qu'à nous d'être partout bien renseignés
et bien protégés. Si nous produisons peu de char-
bon , et si notre production en ce genre atteint à
peine le quinzième de celle de l'Angleterre , ce n'est
pas absolument faute d'avoir des mines ; nous avons
des richesses stériles, qu'une mauvaise législation
et une mauvaise appropriation du sol nous obligent
d'abandonner. Tout le monde sait maintenant que
la loi de 1810, injuste en principe, puisqu'elle spo-
lie les propriétaires du sol en faveur de concession-
naires arbitrairement choisis par l'administration ,
est dure et tracassière dans l'application , au point
de soumettre les concessionnaires au contrôle et
même à la volonté de l'administration des mines,
et de punir par la déchéance une interruption pro-
longée de l'exploitation. Cette loi, imaginée pour
défendre l'intérêt public contre l'intérêt privé, de-
PROGRÈS DES GRANDES MANUFACTURES. 95
vait être et est en effet un instrument de ruine,
parce que la prospérité de l'État ne peut résulter
que de l'activité* et de l'énergie déployées par les ci-
toyens dansla poursuite de leurs intérêts particuliers.
La loi de 1810, qui pèse très-lourdement sur nos
richesses métallurgiques, est moins funeste à l'ex-
ploitation des houilles ; on comprend en effet que la
houille, n'ayant pas, à proprement parler, de valeur
par elle-même , et ne devenant coûteuse que par
le transport, a toujours dans le rayon de la mine
une prime considérable sur les charbons de prove-
nance étrangère. Ce qui nous manque pour ce genre
deproduits, c'est moins encore une bonne loi qu'une
bonne installation de la messagerie. Nous sommes
depuis si peu de temps un "peuple industriel, que
tous .les aménagements les plus indispensables
nous font défaut; l'industrie est plutôt campée en
France qu'elle n'y est établie. Notre réseau de che-
mins de fer n'est qu'à moitié fait, quoiqu'il soit
démontré que chaque voie de communication nou-
velle ajoute une masse de houille et de fer à la
richesse nationale. Ainsi, par exemple, il est évi-
dent que la France ne sera en possession de ses
mines de l'Aveyron que quand elle aura sillonné
tout ce plateau par des voies rapides et économi-
ques. Nos grandes compagnies de chemins de fer,
qui sont à peu près maîtresses des tarifs, les tien-
nent haut, ce qui restreint le cercle du marché des
96 FILATURES ET TISSAGES MÉCANIQUES.
mines françaises. La conséquence immédiate du
traité de commerce avec l'Angleterre aurait dû être
l'abolition de la loi de 1810 sur les mines, l'achè-
vement du réseau de chemins de fer, l'abaissement
considérable des tarifs, et la canalisation de toute
la France. On peut dire que, dans son état actuel,
le pays n'est pas outillé pour la lutte. Ou il faut
renoncer à'I'industrie, ou il faut faire le nécessaire
pour que l'industrie puisse prospérer. Faites courir
partout les chemins de fer et les canaux , et alors,
avec nos houilles et, dans un besoin, avec les houil-
les belges , nous serons en état de suffire à notre
consommation, fût-elle doublée, triplée, quadruplée,
comme elle le sera infailliblement. Sur le littoral
seulement, et cela est regrettable, la houille fran-
çaise aura toujours le dessous, parce que nos mines
sont situées assez avant dans l'intérieur, et que les
tarifs de transportation par mer l'emporteront tou-
jours sur ceux de la batellerie. Il va sans dire que ce
qui est vrai de la houille s'applique nécessairement
au fer, avec cette différence que nous avons des fo-
rêts, ce qui implique certains avantages pour le fer
au bois. On sait d'ailleurs que nous avons un grand
nombre de cours d'eau qui peuvent fournir des
moteurs à peu de frais. L'étendue de nos côtes sur
les deux mers, la transformation déjà opérée dans
la messagerie par les voies rapides, et celle que ne
manquera pas d'occasionner quelque jour le per-
PROGRÈS DES (3RANDES MANUFACTURES. 97
cernent de l'isthme de Suez, destinent nos ports à
devenir les entrepôts du commerce universel. Eniin ,
supériorité immense, si Ton en vient à une lutle
réglée, nous sommes le dernier peuple à qui les bras
manqueront. Et qu'on ne s'y trompe pas : nos ou-
vriers ont déjà la supériorité en toute matière de
luxe ; ils peuvent aisément acquérir l'égalité comme
force de production, c'est l'affaire d'un meilleur
régime alimentaire. On peut donc compter sur un
accroissement régulier et rapide de la population
industrielle.
C'est là un très-grand fait moral ; car pour la
question économique nous la laissons de côté ; ce
qui nous préoccupe, c'est la transformation opérée
par les progrès de l'industrie dans la condition mo-
rale des ouvriers. Il est clair que, par l'accrois-
sement du nombre des manufactures, tous les an-
ciens rapports sont modifiés. L'Etat a en face de lui
de véritables régiments, composés d'ouvriers ayant
tous un intérêt identique, et qui n'ont besoin ni de
se chercher, ni de chercher un lieu de ralliement,
puisqu'ils passent dans le même atelier douze heu-
res par jour. Les patrons, qui pendant longtemps
ont été les premiers ouvriers, ne sont plus aujour-
d'hui que les gérants d'un capital; tout au plus,
dans certaines industries, peuvent-ils être considérés
comme ingénieurs. Quant aux ouvriers, un mot dit
tout sur la métamorphose opérée dans leur situa-
6
98 FILATURES ET TISSAGES MÉCANIQUES.
tion : ils sont casernes. Pour changer de fond en
comble le caractère, les idées, les habitudes des
homme?, il n'y a qu'à les enfermer ensemble.
Et que dirons-nous des femmes, naguère encore
isolées dans leurs ménages, et maintenant réunies
dans les manufactures par troupeaux? Quand Col-
bert résolut de venir au secours de l'agriculture en
lui fournissant au moyen d'un travail supplémen-
taire une véritable augmentation de revenus , idée
de génie, il voulut du même coup réglementer l'in-
dustrie des femmes, réunir les travailleuses dans
des ateliers : sa toute-puissance y échoua. Ce pays-
ci, qui aime à être administré en tout et partout,
fait cependant une exception pour les détails intimes
de la vie ; il n'y veut point être gêné, il tient à se
sentir indépendant entre quatre murailles. Ce qui
avait été impossible à Colbert, même avec l'appui du
grand roi, un monarque bien autrement puissant
l'a réalisé. La vapeur, dès son apparition dans le
monde de l'industrie, a brisé tous les rouets, toutes
les quenouilles, et il a bien fallu que fileuses et tis-
seuses, privées de leur antique gagne-pain, s'en
vinssent réclamer une placeà l'ombre du haut four-
neau de l'usine. Les mères ont déserté le foyer et le
berceau, les jeunes tilles et les petits-enfants eux-
mêmes sont accourus, offrant leurs bras débiles. Des
villages entiers, oiî naguère retentissaient le bruit
du marteau, le ronflement des. bobines, les cris
PROGRÈS DES GRANDES MANUFACTURES. 99
joyeux de l'enfance, sont aujourd'hui déserts et si-
lencieux, tandis que de vastes édifices de briques
rouges, surmontés d'une immense clieminée au
panache ondoyant, engloutissent dans leurs flancs,
depuis l'aube du jour jusqu'à la tombée de la nuit,
des milliers de créatures vivantes. Là tout ce qui
constitue l'individu disparaît; on oublie ses affaires,
on fait trêve à ses inquiétudes, on impose môme si-
lence à son cœur; toutes les volontés se courbent
devant cette trinité suprême, le règlement, le patron,
le moteur. Encore le règlement et le patron n'ont-ils
qu'une autorité restreinte; c'est le moteur qui est
tout. Quand le charbon est allumé, il faut que le
métier travaille. Et connme les machines ont une
valeur considérable dont l'intérêt court même la
nuit, il y a des patrons dont l'usine ne chôme ja-
mais, et dont la chaudière ressemble au feu des Ves-
tales , qu'on ne devait pas laisser éteindre , sous
peine de mort.
La fannille disparaît nécessairement sous l'action
du travail ainsi réglé. La manufacture appelle jus-
qu'aux plus jeunes enfants; et les parents, égarés
par le pressant besoin, se plaignent des prescrip-
tions de la loi qui, plus prévoyante que la tendresse
paternelle, ne permet pas l'entrée des manufactures
avant huit ans révolus. Chaque matin avant le lever
du soleil, père, mère et enfants partent pour la fa-
brique; la dispersion commence au seuil même de
100 FILATURES ET TISSAOES MECANIQUES.
la maison. Il estd('jà nuit quand ils rentrent au do-
micile commun, accablés par treize heures et demie
de faligue. Rien n'est prêt pour le dîner de la fa-
mille; le foyer est froid. Ni le linge ni les habits
n'ont été mis en ordre. La mère, en vérité, n'est
plus qu'un ouvrier comme son mari. C'est à peine
si ses enfants la connaissent. Le salaire qu'ils tou-
chent, quelque minime qu'il soit, leur donne une
sorte d'indépendance dont ils sont très-prompts à
se prévaloir, et le père, absorbé par son travail,
tenu loin d'eux dans une autre manufacture, ne peut
ni les gouverner ni les protéger. Ils ont, comme
lui, leur atelier, leur patron, leurs compagnons,
leur tache. En signant le contrat d'apprentissage de
ses enfants, le père a signé son abdication.
Le mal est si grand, que certains esprits plus gé-
néreux que sensés, et pour ainsi dire à Lout de res-
sources dansleurstentativesde régénération morale,
se sont mis à souhaiter ouvertement le retour aux
anciennes méthodes, dans l'espoir de revenir aussi
aux anciennes mœurs : transformation deux fois
impossible. On ne recommencera pas la petite in-
dusirie on ne retrouvera pas l'ouvrier d'autrefois.
C'est un monde détruit, une race perdue. Ni l'in-
dustrie ni les mœurs ne peuvent reculer. L'isole-
ment sera maintenu là où il subsiste, pour le tissage
de la soie et pour lui seul, parce que, dans cette fa-
brication exceptionnelle, l'intérêt du commerce est
PROGRÈS DES GRANDES MANUFACTURES. 101
d'accord avec les vœux des moralistes ; mais dès
que le travail n'a plus besoin de l'application con-
stante d'un artiste, dès que la consommation peut
s'étendre dans une proportion infinie, l'industrie,
forcée d'obéir à la loi du bon marché, est condam-
née à n'employer le tissage à domicile que comme
auxiliaire du tissage mécanique, à remplacer sans
cesse les bras par les machines, à simplifier déplus
en plus les machines pour diminuer le nombre des
bras. On pouvait à la rigueur s'obstiner dans les
vieilles routines quand on travaillait à l'abri des lois
prohibitives; il était permis alors de tenter des es-
sais, de réfléchir longuement avant d'adopter un
nouvel appareil; on voyait même des fabricants em-
ployer des machines surannées, comme, dans un
corps de troupes mal organisé, ceux qui n'ont pu
trouver un sabre combattent avec une pique ; et
tout le monde se rappelle les métiers hors d'usage
de M. Jean Dolfus, qu'il voulait vendre pour le prix
du fer, qui furent, tison grand étonnement, achetés
comme métiers, et qui fonctionnèrent longtemps
dans les Vosges. Mais à présent que le démon de la
concurrence est déchaîné et qu'il faut courir sans
relâche sous peine d'être immédiatement distancé,
les chefs d'industrie ne doivent plus compter que
sur la promptitude de leur décision et la sûreté de
leur coup d'œil. Ils seraient perdus au moindre tâ-
tonnement.
102 FILATURES ET TISSAGES MÉGANlgUES.
Et quand même on pourrait éteindre ces four-
naises, arrêter ces chutes d'eau, disperser ces mé-
tiers, renvoyer tout ce peuple dans ses demeures,
qu'y gagnerait-on? La révolution est faite jusqu'au
fond des âmes. Non -seulement nous n'avons plus
que du travail de fabrique à offrir aux ouvriers,
mais nous n'avons plus que des ouvriers de fabri-
que. Entre ce que les ouvriers étaient et ce qu'ils
sont devenus, il y a la même différence qu'entre un
conscrit de vingt ans et le soldat qui revient après
sept ans de service reprendre l'habit et les occupa-
tions du paysan sans en reprendre jamais l'esprit.
Quand on explique aux ouvriers de Lyon qu'ils
pourraient gagner le même salaire et vivre à moins
de frais en transporlant leurs métiers dans la ban-
lieue, ils se montrent aussi étonnés ou, pour mieux
dire, aussi indignés que si on leur parlait d'aller en
exil. On a constaté à Lille des faits peut-être plus
significatifs : les ouvriers lillois refusent d'aller à
Roubaix, où le travail est mieux payé et la vie
moins chère, parce que Lille est la capitale, et qu'il
leur faut désormais des estaminets, des tliéàties,
des bals publics. On réussirait bien moins encore à
les ramener à l'état de campagnards, à leur mettre
le manche de la charrue dans la main. Pour se
plaire à la vie des champs, quand on n'a pas une
âme d'élite, il faut ne l'avoir jamais quittée. Envi-
sageons donc en face le nouvel état social que la
PROGRES DES GRANDES MANUFACTURES. 103
vapeur nous a fait. La vapeur ne reculera pas; c'est
à nous de chercher avec elle des accommodements,
et de restaurer ce que nous pourrons de la vie de
famille à l'ombre de la fabrique.
Ce n'est pas seulement parmi les populations de
nos manufactures que les liens de la famille sont
relâchés : il importe grandement de ne pas l'ou-
blier, si l'on veut être juste ; mais tandis que le
relâchement vient ailleurs delà faute des hommes,
il découle ici de la situation exceptionnelle que les
manufactures font aux ouvriers, et principalement
aux femmes. Quand les conditions matérielles du
travail séparent forcément tous les membres de la
famille pendant la journée, et quand le domicile où
ils se rencontrent quelques heures ^;our prendre
un peu de repos est malpropre, insuffisant, pres-
que inhabitable, il faut une grande vertu pour ré-
sister à ces deux causes de trouble intérieur. Les
désordres produits par cette situation anomale des
femmes doivent être constatés avec une sympathie
profonde pour ceux qui en souffrent, et un désir
ardent d'y porter remède. C'est en même temps le
plus grand malheur des ouvriers et la cause de tous
leurs autres malheurs. En énumérant les princi-
pales professions de la filature, nous verrons quel-
ques occasions de danger, quelques états insalubres
ou fatigants à l'excès ; mais nous pouvons dire à
l'avance que le mal n'est pas dans la manufacture
104 FHATURES ET TISSAGES MÉGANKjUES.
elle-même; il est à côté. Les professions insalubres
sont en pftit nombre, et n'occupent qu'un per-
sonnel restreint ; les dangers que présente le voi-
sinage des machines peuvent être évités par des
précautions très-simples et très-connues. En un
mot, la manufacture, sous la main d'un patron hon-
nête homme, est bienfaisante pour les corps : c'est
pour les âmes qu'elle est un danger.
ç^lÇ^^i::::'
DESCRIPTION DU TRAVAIL. 105
CHAPITRE II.
DESCRIPTION d'une FILATURE ET d'uN TISSAGE
MÉCANIQUES.
Il n'est personne qui n'ait vu filer au rouet ou
à la quenouille. L'ouvrière prend du coton bien
propre : s'il ne l'était pas, s'il contenait de la pous-
sière et des débris de bois et d'écorce, il faudrait le
battre et l'éplucher avec soin ; elle l'ouvre un peu,
pour diminuer la cohésion et le tassement des fibres;
elle le dispose autour de la quenouille de manière
à former ce qu'on appelle une poupée. Cela fait, elle
prend dans la masse une pincée de fibres qu'elle
étend dans le sens de la longueur, sans toutefois les
séparer du reste; puis elle les presse et les arrondit
sous ses doigts. Le fil se forme et s'amincit sous
cette pression répétée. L'ouvrière l'étiré, l'attache
au fuseau, qu'elle fait tourner rapidement ; ce mou-
vement de rotation tord le fil et lui donne de la
force ; elle l'enroule alors sur le fuseau , et l'opéra-
tion continue jusqu'à ce que la quenouille soit nue
et le fuseau chargé. A'oilà ce qu'on appelle filer à la
106 FILATURES ET TISSAGES MÉCANIQUES.
main. La filature mécanique ne fait pas autre chose :
sa tâche est de nettoyer, battre, ouvrir le coton, de
l'étendre dans le sens de la longueur pour transfor-
mer en nappe et en ruban celte masse floconneuse,
de l'étirer, l'amincir, la tordre, et finalement de
l'enrouler sur une broche pour la livrer ensuite au
tissage. Si le nombre des machines qui composent
ce qu'on appelle un assortiment de filature est consi-
dérable, c'est que plusieurs machines recommencent
le même travail sur le même fil pour le conduire
peu à peu au degré de finesse et de cohésion voulu.
Tout semble uni et confondu sous la main de la
fileuse, tout est divisé à l'excès dans la manu-
facture.
Quand la balle de coton arrive à la fabrique, elle
ne contient qu'un coton emmêlé, sale, rempli de
débris de toutes sortes; on commence par l'éplucher
et le battre. Cette besogne se fait quelquefois à la
main, mais le plus souvent à l'aide de machines qui
ont reçu le nom de loups. Cette première opération
s'appelle louvetage. On livre successivement la ma-
tière ainsi préparée à deux machines, le batteur-
éplucheur et le batteur-élaleur, qui recommencent
à peu près le même travail et rendent le coton sous
la forme de ouate. Les éléments de cette ouate sont
floconneux ; ils ressemblent moins à des fils qu'à
une sorte de duvet. Pour commencer à les étendre
dans le sens de la longueur et imprimer aux fibres
DESCRIPTION DU TRAVAIL. 107
une direction parallèle, on a recours à la machine à
carder, qui donne au coton l'aspect d'un large ruban
assez épais et n'offrant que peu de consistance;
on fait passer ce ruban par divers appareils méca-
niques qui rétirent sans le tordre, par le rota-frot-
teur, qui l'étiré en le frottant, par le banc à broches,
qui l'étiré en le tordant, puis par une machine de
doublage, qui réunit plusieurs rubans en un seul.
Une nouvelle machine prend ces rubans tous en-
semble et les presse, les condense, pour leur donner
plus de corps sous un moindre volume : c'est une
opération analogue au laminage des métaux, et qui
porte en effet le même nom. Ce n'est qu'à la suite
du laminage que le coton est disposé sur la muU-
jenny ou machine à filer. On comprend que toutes
ces machines, si différentes de formes et de noms,
ne remplissent en réalité que deux fonctions : les
unes épluchent et battent la matière textile, les
autres retendent et la tordent. On dit que la muU-
jenny est la fdeuse , que c'est elle qui fde le coton ;
il serait plus juste de dire qu'elle achève de le filer,
qu'elle termine l'étirage et la torsion. Au lieu de
cette fournaise ardente, de cette machine à vapeur
toujours haletante, de ces monstres de fer dont les
dents mordent le coton , dont les cyUndres le
pressent, dont les broches le tordent, on avait au-
trefois deux appareils bien simples : une claie
d'osier et une baguette pour le battage et l'éplu-
108 FILATURES ET TISSAGES MÉGANIQUES.
cliage, un rouet ou une quenouille pour tout le
reste ; mais avec un bon métier et un garçon de
quinze ans pour ratlachcur, un ouvrier fait dans sa
journée la besogne de quatre cents fileuses.
Il y a trois ateliers dans une filature : l'atelier de
Xèpluchage et du louvetagc, l'alelier des préparations^
comprenant la carderie, les étirages et le doublage,
entin l'atelier de la filature proprement dit. Le pre-
mier est le moins sain et le moins propre. Les ma-
chines y sont peu compliquées et en petit nombre ;
mais la poussière et le duvet qui s'échappent du
coton épaississent l'air, couvrent les vêtements,
entrent dans les poumons et causent souvent des
maladies sérieuses. Dans cet atelier, où il ne s'agit
que d'étendre le coton avec la main et de le pré-
senter aux machines , on emploie presque exclusi-
vement des femmes. Si le bâtiment a été construit
spécialement pour cette destination, et que l'espace
soit suffisant , on remédie en grande partie aux in-
convénients du battage et de l'épluchage par une
forte ventilation qui appelle au dehors la poussière
et les détritus de coton ; mais il est beaucoup de
centres industriels où les manufactures se sont éta-
blies dans des édifices dont la destination primitive
était tout autre. Quelquefois aussi elles ont pris des
accroissements successifs qui ont obligé le fabricant
à entasser les machines et les travailleurs. Le sol
esthuniide, les paroisde l'atelier noiresetencrassées.
DESCRIPTION DU TRAVAIL. 109
les fenêtres étroites et peu nombreuses. Les simples
visiteurs ne peuvent respirer dans ces tristes salles,
et les éplucheuses, qui doivent y passer douze
heures par jour, résistent avec peine à celte atmo-
sphère chargée de poussière et de débris végétaux.
L'atelier des prcparalions est aussi un atelier de
femmes. Les soigneuses de carderie et en général les
femmes de préparation sont dans de biai meilleures
conditions que les éplucheuses. Elles n'ont d'autre
occupation que de présenter à la carde le colon
monté sur des cylindres, de surveiller la marche de
la machine, de rattacher les nattes qui se sont rom-
pues ; ce travail demande plus de soin et d'attention
qu'il n'impose de fatigue. Dans les grands établis-
sements construits et dirigés avec intelligence, l'air
et l'espace ne manquent pas, l'atelier est propre, et
l'ouvrière ne subit d'autre inconvénient que celui
d'une température élevée sans être énervante (18 ou
20 degrés de température sèche). Les cardes, en
assez peu de temps, se remplissent de bourre, les
dents s'émoussent : il faut les débourrer et les
aiguiser, mais le débourrage, opération très-mal-
saine, est fait presque partout par des hommes, et
l'aiguisage a cessé d'être dangereux depuis qu'il se
fait à la mécanique. Le métier de soigneuse de Gar-
derie serait donc en somme un métier très-doux, s'il
était partout exercé dans des conditions normales ;
mais il faut ici encore signaler un grand nombre
7
110 FILATURES ET TISSAGES MÉCANIQUES.
d'établissements où rien n'a été fait pour l'hygiène
du travailleur. La quantité des machines est si
grande qu'on peut à peine circuler; les femmes sus-
pendent le long des murailles les vêtements que la
chaleur les oblige de quitter, ce qui obstrue le pas-
sage, offense la vue et aggrave l'insalubrité du
local. Malgré les recommandations pressantes de
l'autorité, les engrenages qui donnent le mouvement
à la machine ne sont pas toujours enveloppés de
boîtes; les vêtements, les membres peuvent être
saisis, et pour éviter des accidents terribles, les ou-
vrières sont obligées à une attention perpétuelle sur
elles-mêmes.
Le troisième atelier de la fabrique, celui qui ren-
ferme les métiers à filer, semble un palais quand
on le compare aux deux autres. Chaque métier com-
prend deux parties, l'une composée de cylindres
tournant avec des vitesses inégales, entre lesquels
le coton est laminé ou étiré une dernière fois,
l'autre d'un chariot qui parcourt incessamment,
par un mouvement de va-et-vient , un espace d'en-
viron 1 mètre 20 centimètres, emportant et rame-
nant avec lui les broches sur lesquelles s'enroulent
les fils, et qui tournent avec rapidité pour achever
la torsion. Quand le chariot s'écarte des cylindres,
il fournit le champ nécessaire à l'étirage du fil;
quand il s'en rapproche, il renvidele fil, c'est-à-dire
que, le mouvement de rotation ayant lieu en sens
DESCRIPTION DU TRAVAIL. 111
inverse pendant ce retour, le fil déjà fait s'enroule
à la partie inférieure de la broche. Le chariot est
plus ou moins long suivant le nombre de broches,
qui varie de cinq cents à douze cents; mais l'espace
nécessaire au développement du chariot , même le
plus petit, et à son mouvement de va-et-vient, est
considérable, de sorte qu'il y a toujours un petit^
nombre d'ouvriers dans une vaste pièce.
Il y a peu d'années encore, quand le chariot avait
glissé sur ses rails , le fileur le ramenait vers la
partie immobile du métier en le poussant avec le
genou, opération fatigante et qui finissait presque in-
failliblement par amener une tuméfaction du genou
et une déviation de la taille. Aujourd'hui on emploie
presque partout des renvideurs mécaniques (muU-
jennyself-acling) qui avancent et reculent tout seuls.
Le fileur n'est plus qu'un surveillant, et il peut aisé-
ment conduire deux métiers, c'est-à-dire quelque-
fois plus de deux mille broches. Ainsi transformé,
ce travail a cessé d'être pénible; mais comme il
exige de la présence d'esprit et beaucoup d'activité,
on continue de le confier à des hommes. Les fileurs
ont un travail aisé, une bonne paye, une indépen-
dance relative; ils sont en quelque sorte les aristo-
crates de la filature. Chacun d'eux a près de lui,
sous sa protection immédiate, un ou deux ratia-
cheurs, qu'il paye ordinairement lui-même, mais à
des prix fixés parle patron. Ce sont des enfants ou
112 FILATURES ET TISSAGES MÉGANIQUES.
de très-jeunes gens dont la besogne consiste à ratta-
cher les fils qui se cassent pendant l'étirage. A
Roubaix et dans quelques autres centres industriels
de plus en plus rares, l'oftice de rattacheur est
rempli par de très-jeunes filles, ce qui constitue la
pire espèce d'atelier mixte, parce que le fileur a né-
cessairement la direction de l'ouvrage et presque
toujours le droit de renvoi. Ce n'est pas seulement
un compagnon, c'est un maître.
11 ne nous reste plus à visiter dans la filature
qu'un seul atelier, et celui-ci n'occupe que des
femmes. Nous ne l'avons pas encore signalé , parce
qu'il ne dépend pas du moteur mécanique ; c'est
l'atelier du dêoidage et de Vempaquetage. On y
apporte dans ^e grands paniers les broches cou-
vertes du fil destiné à être dévidé ; on forme de ce
fil des paquets ou écheveaux que l'on pèse avec soin.
L'unité de poids est de 500 grammes, l'unité de
mesure est de 1000 mètres. L'écheveau est divisé
par longueurs de 1000 mètres qu'on nomme éche-
vettes. C'est le rapport du poids à la longueur qui
détermine le degré de finesse ou le numéro du
coton. Le numéro 1 se donne au coton dont une
seule échevette pèse 500 grammes; le numéro 100
comprend pour le môme poids cent échevettes de
1000 mètres.
Entre une filature de coton et une filature de lin,
de chanvre ou de laine, il y a d'inévitables diffé-
DESCRIPTION DU TBAVAIL. 113
rences ; mais le travail des femmes demeure à peu
près le même : ce sont toujours des éplucheuses,
des soigneuses de Garderie et de préparation, des
rattacheuses et des empaqueteuses. La laine exige
diverses opérations de désuintage , de graissage et
de dégraissage; cependant elle produit moins de
poussière que le coton, elle contient moins de corps
étrangers, et n'a point au même degré l'inconvénient
de charger et d'empester l'atmosphère, d'adhérer
aux cheveux et aux vêtements. L'odeur de l'huile
qu'on ajoute à la laine pour la lubrétier et faciliter
le cardage et le peignage n'est désagréable que pour
les étrangers; les ouvriers ne la sentent plus. En
général, le filage de la laine est moins pénible et
moins pernicieux que celui du coton. Plusieurs fila-
tures de laine sont remarquables par leur propreté
et leur élégance. Au contraire, les préparations du
chanvre, du lin, surtout des étoupes, dégagent une
poussière abondante et malsaine. On ne peut les car-
der et les filer qu'à une température élevée et avec
addition d'eau. Rien n'est plus douloureux à voir
qu'une filature de lin mal entretenue. L'eau couvre
le parquet pavé de briques ; l'odeur du lin et une
température qui dépasse quelquefois 25 degrés ré-
pandent dans tout l'atelier une puanteur intolérable.
La plupart des ouvrières, obligées de quitter la plus
grande partie de leurs vêtements, sontlà, dans celte
atmosphère empestée, emprisonnées entre des ma-
114 FILATURES ET TISSAGES MÉCANIQUES.
chines, serrées les unes contre les autres, le corps
en transpiration, les pieds nus, ayant de l'eau jus-
qu'à la cheville; et lorsque après une journée de
douze heures de travail effectif, c'est-à-dire en
réalité après une journée de treize heures et demie,
elles quittent l'atelier pour rentrer chez elles, les
haillons dont elles se couvrent les protègent à peine
contre le froid et l'humidité. Que deviennent-elles,
si la pluie tombe à torrents, s'il leur faut faire un
long chemin dans la fange et l'obscurité? Qui les
reçoit au seuil de leur demeure? Y trouvent-elles
une famille, du feu, des aliments? Tristes questions
qu'il est impossible de se poser sans une émotion
douloureuse.
11 est de grands établissements qui renferment à
la fois une filature et un tissage mécaniques; cepen-
dant ces deux industries sont ordinairement sépa-
rées. Les tissages présentent moins de complication
que les filatures; ils n'emploient pas ce grand nom-
bre de métiers qui travaillent successivement la
même matière. Les opérations du tissage sont au
nombre de quatre : le dévidage, l'ourdissage des
chaînes, le parage ou encollage, enfin le tissage pro-
prement dit. Le dévidage et le bobihage, qui occu-
pent un grand nombre de travailleurs, sont confiés
à des enfonts, à des femmes, à des vieillards, et se
font presque toujours à domicile. A l'intérieur de la
manufacture, l'ourdissage du coton, du lin, delà
DESCRIPTION DU TRAVAIL. 115
laine, s'opère à la mécanique. L'encollage, qui a
pour but d'égaliser les fils et d'en faciliter le mou-
vement dans le tissage, est fait par des hommes
dans des salles chauffées à une température de 37 à
40 degrés. Dans l'atelier du tissage, il y a toujours
un nombre considérable de métiers : un seul cheval
de force suffît pour mettre en mouvement dix mé-
tiers avec tous les appareils de préparation néces-
saires. Le taquet, qui chasse incessamment la na-
vette, le battant, qui frappe la trame cent vingt fois,
ou même, dans les métiers à grande vitesse, cent
quarante fois par minute, les vibrations que ces
chocs réitérés impriment à toutes les parties du
métier, produisent un vacarme assourdissant que
la voix de l'homme a peine à couvrir. La vapeur
fait tout dans le tissage ; elle lance la navette, la ra-
mène et la lance encore; elle enroule le tissu sur le
cylindre à mesure qu'il est formé ; elle arrête même
le métier chaque fois qu'un fil se casse. L'ouvrier
ne fait que rattacher les fils brisés et remettre en-
suite la courroie sur la poulie pour que la machine
reprenne sa marche. Il est vrai que cette simple be-
sogne le laisse rarement en repos, et c'est de la ra-
pidité avec laquelle il l'exécute que dépend l'im-
portance de son salaire. Un ouvrier adroit et actif
gagne deux ou trois fois plus qu'un ouvrier- indo-
lent ou maladroit. L'habileté de l'ouvrier profite
également au patron, dont les frais fixes sont inva-
116 FILATURES ET TISSAGES MÉGANIQUES.
riables, quelle que soit la besogne faite. En général,
un tisserand à la mécanique gouverne deux métiers,
avec lesquels il fait autant de besogne que cinq tis-
serands à bras. Ce travail, qui n'exige que de la dex-
térité, de l'attention, et peu de force, convient aussi
bien aux femmes qu'aux hommes; elles tissent
aussi vite, et gagnent par conséquent d'aussi bons
salaires, parce que tout ce travail se fait à la tâche.
De tous les métiers auxquels peuvent se livrer
les femmes, le tissage est le plus productif, et
comme les hommes en France le recherchent aussi
beaucoup, tous nos ateliers de tissage presque sans
exception sont des ateliers mixtes. Notons dès à
présent qu'autour d'un tissage mécanique il y a
presque toujours un grand nombre d'ouvriers qui
travaillent chez eux, pour l'établissement, sur des
métiers à bras ^
Nous ne parlerons pas des fabriques de drap,
parce que les femmes n'y ont pas d'attributions par-
ticulières. Le tissage de la laine, principalement
confié à des hommes, se fait presque partout à bras
et à domicile. Ce sont des hommes encore que l'on
emploie pour apprctcrle, drap, c'est-à-dire le fouler,
l'ouvrir avec des brosses de chardon, le tondre, le
presser et le décatir. Il nous reste pourtant à signa-
ler dans l'industrie des matières textiles quelques
]. Voyez ci-après, troisième partie^ chapitre ii.
DESCRIPTION DU TRAVAIL. 117
grands ateliers de femmes. Les étoffes les mieux
faites contiennent une certaine quantité de nœuds;
les draps les plus soignés ont été entamés par places
en passant sous la machine tondeuse. Il faut arra-
cher les nœuds avec de petites pinces, réparer les
coupures au moyen de reprises ; cette besogne oc-
cupe deux corps d'état différents. Les premières
ouvrières s'appellent cnoiieuses, êpinceteuses, nopeuses,
suivant les pays; les secondes, qui remplissent une
tâche difficile et importante, s'appellent des ren-
trayeuscs. Quelques patrons ont chez eux un atelier
de nopeuses : on en rencontre toujours un dans les
fabriques de drap; ailleurs on confie l'étoffe à des
femmes qui l'emportent chez elles pour l'énouer et
l'épinceter. Cette opération fatigue beaucoup la
vue, et peut même passer pour dangereuse. Dans les
indiennages, l'impression de seconde main est faite
par des femmes; comme il s'agit surtout d'appli-
quer la planche sur l'étoffe avec précision, pour que
la seconde impression se raccorde bien avec la pre-
mière, elles sont pour le moins aussi propres que
les hommes à ce genre de travail. On les emploie
aussi en grand nombre dans les ateliers d'apprê-
teurs, par exemple pour les articles de Saint-Quen-
tin. L'industrie des apprêts consiste à donner aux
étoffes blanchies certaines apparences, en les m.ouil-
lant dans un bain amidonné ou gommé, et en les
soumettant ensuite à l'action de diverses machines
118 FILATURES ET TISSAGES MÉCANIQUES.
et à des manutentions variées. Les ouvrières qui font
ce qu'on appelle l'apprêt écossais passent douze
heures par jour dans des ateliers chauffés à 40 de-
grés centigrades. Elles supportent assez bien cette
température excessive, mais le passage du chaud
au froid, quand elles sortent de l'atelier sans se
couvrir suffisamment, engendre un grand nombre
de fluxions de poitrine. Tous les fabricants s'accor-
dent à dire qu'on a la plus grande peine du monde
à leur faire prendre les précautions les plus indis-
pensables. Dans toutes les professions, les ouvriers
dédaignent les soins hygiéniques; il faut presque
toujours penser pour eux à leur santé, et quelque-
fois les contraindre à en prendre soin. On a beau
leur répéter qu'en perdant leur vigueur ils perdent
leur pain; ils ne le savent que trop, et pourtant
ils ne consentent jamais à prévoir la maladie ni la
vieillesse.
De toutes ces professions, il en est infiniment peu
.qui soient insalubres par elles-mêmes. Les éplu-
cheuses de coton, les soigneuses de carderie dans
les filatures de chanvre, quelques catégories d'ap-
prèteuses sont placées asssez fréquemment dans des
conditions délétères; cela ne fait que trois corps
d'état sur plus de vingt, et ces corps d'état n'em-
ploient qu'un personnel restreint'. Les dévideuses
1. Nous ne parlons ici que de l'industrie des matières tex-
DESCRIPTION DU TRAVAIL. 119
et bobineuses, lesnopeuses, les empaqueteuses, les
rentrayeuses se livrent h une besogne essentiellement
féminine, qui n'exige aucune dépense de force, et
dont l'analojie avec les travaux connus sous le
nom d'ouvrages de femmes est évidente. Les soi-
gneuses de carderie mènent une vie tranquille à
côté des métiers dont elles ont la surveillance, et
si les tisseuses ont à déployer un peu plus d'énergie,
elles gagnent en revanche de très-forts salaires.
Qu'on suppose à présent une fabrique construite
tout exprès pour cette destination , comme il en
existe un bon nombre dans la vallée de Rouen, aux
environs de Lille et de Roubaix, à Dornach et dans
tous les grands centres industriels. Oa a devant
soi un vaste bâtiment en briques rouges, à trois
étages, percé d'immenses fenêtres qui s'allument le
soir et éclairent au loin la campagne, tandis que le
sifflement de la vapeur et le bruit assourdissant des
métiers contrastent avec le silence solennel de la nuit.
La cheminée de l'usine s'élance dans l'air à quel-
ques mètres de la fabrique, comme une colonne de
tiles. En dehors de cette industrie, il est d'autres professions qui
exercent une influence déplorable sur la santé des femmes. Dans
les verreries, par exemple, les taUleuses de cristal se tiennent
toute la journée penchées sur leur roue et ont constamment
les mains dans l'eau: mais en dépit de ces exceptions, heureu-
sement très-rares, l'immense majorité des ouvrières n'a pas lieu
de se plaindre des conditions hygiéniques que la manufacture
lui impose.
120 FILATURES ET TISSAGES MÉCANIQUES.
basalte couronnée de flamme et de fumée. Tout au-
près un ruisseau roule impétueusement ses eaux
troublées; au loin, des arbres, des prairies, un tran-
quille et frais paysage. Si l'on pénètre dans les ate-
liers, l'élégance des machines, les vastes espaces
qui les séparent, Tair et la lumière versés à flots et
de tous côtés à la fois, une propreté recherchée,
rassurent l'esprit sur le sort des travailleuses, et
donnent plutôt l'idée d'une activité féconde et bien
réglée que d'un travail fatigant et dangereux. Les
salles sont drainées, ventilées, chauffées par les ap-
pareils les plus nouveaux et les plus coûteux; des
stores s'opposent au rayonnement direct du soleil.
Chaque ouvrière a son armoire fermant à clef, oiî
'elle range le matin ses vêtements et le panier qui
contient son repas. En arrivant à l'atelier, elle
échange sa robe contre un sarrau à manclies qui
l'enveloppe tout entière et la préserve à la fois de la
malpropreté et des accidents. Des robinets sont dis-
posés de distance en distance et versent de l'eau ù
volonté. A l'heure du repas, elle peut se promener
dans une cour ombragée d'arbres ou trouver un
abri commode sous un vaste hangar. Une petite
pharmacie est rangée sur des tablettes à côté du
bureau du contre-maître. Un peu plus loin s'ouvre
la salle d'école pour les enfants de la fabrique. Tout
cet ensemble présente une beauté véritable, parce-
que tout y est utile et bien ordonné, et qu'on y
DESCRIPTION DU TRAVAIL. 121
respecte partout la dignité du travailleur. Ceux qui
ont visité les magnifiques ateliers de Wesserling,
le grand établissement créé au Cateau par M. Pa-
turle, et dirigé aujourd'hui par M. Seydoux, qui
sont entrés à Reims dans les fabriques de M. Saintis,
de M. Fossin, de M. Yilleminot, de M. Gilbert, ou
dans la petite mais admirable filature de M. La Cha-
pelle, aux Capucins; qui ont vu à Sedan, au Dijon-
val, la fabrique de drap de M. David Bacot, qui ont
parcouru les nouveaux établissements de Mulhouse
et de Dornach , la filature fondée à Roubaix par
M. Motte-Bossut, et que les ouvriers appellent le
Monstre, à cause de ses proportions inusitées, ou
encore la Chartreuse de Strasbourg, qui réunit une
filature et un tissage, et que l'on peut justement
citer comme un modèle de parfaite installation hy-
giénique, ceux-là n'accuseront pas le tableau que
nous venons de tracer d'être embelli à plaisir'.
1. A la cristallerie de Baccarat, il y a un atelier où l'on pré-
pare le minium, et qui a fait longtemps le désespoir des direc-
teurs. Rien ne leur a coûté pour l'assainissement de ce service :
les maladies étaient fréquentes et atroces, lamorlalilé effrayante.
A force de soins, d'argent, de persévérance, ils ont vaincu une
difficulté qui paraissait invincible. Le mode de fabrication a été
changé, les heures de travail réduites, le personnel doublé, de
telle sorte que chaque ouvrier passe alternativement huit jours
à l'atelier et huit jours au travail des champs. Les chefs de la
maison ont voulu régler eux-mêmes tous les détails de la nour-
riture et se sont chargés de la fournir. Enfin ils ont jeté bas mu-
railles et fourneaux et reconstruit l'alelier dans des proportions
122 FILATURES ET TISSAGES MÉCANIQUES.
Indépendamment des considérations morales qu'il
importe de ne jamais oublier, l'hygiène est toujours
meilleure dans les établissements placés loin des
villes. Ce qui mine à la longue la santé des travail-
leurs, c'est moins la fatigue que l'air vicié des ate-
liers ; et de plus il arrive trop souvent que l'air est
encore moins respirable dans leurs logements qu'à
la fabrique. C'est presque un bonheur pour eux d'a-
voir une longue traite à faire pour se rendre de la
manufacture à leur domicile; c'est un surcroît de
fatigue, mais c'est un bain d'air salubre et vivifiant.
M. Alcan, professeur au Conservatoire des arts et
métiers, a constaté que les ouvriers qui demeurent
au loin dans la campagne ont le teint plus coloré et
sont plus vigoureux que les autres. Le terrain coûte
moins cher hors des villes, et la fabrique peut s'é-
tendre indéfiniment ; rien n'empêche donc de s'en
tenir au rez-de-chaussée et de supprimer les étages
supérieurs. C'est un bénéfice pour le fabricant, dont
la surveillance est rendue plus facile, dont tous les
aménagements sont améliorés. L'uniformité de la
température et les vibrations moindres de la ma-
chine exercent également une action favorable sur
la qualité des produits. Pour l'ouvrier, c'est une
plus vastes et dans d'admirables conditions d'aéralion. Cet ate-
lier, qu'on ne songe point à montrer aux visiteurs, honore au-
tant la cristallerie de Baccarat que ses mignifiques prodiits,
qui font l'admiration du monde.
DESCRIPTION DU TRAVAIL. 123
source considérable de bien-être, parce que les
salles du rez-de chaussée, que rien ne surciiarge,
ont une hauteur beaucoup plus grande et peuvent
être mieux ventilées.
D'autres améliorations ont été introduites dans le
travail en fabrique. Avant l'invention du peignage
mécanique, des apprentis appelés macteurs mâ-
chaient constamment la laine pour arracher les
nœuds avec leurs dents. Les ouvriers employés au
peignage du lin et delà laine absorbaient des éma-
nations délétères qui produisaient en peu de temps
les plus graves désordres dans l'appareil respira-
toire. Le t' ndage des draps se faisa t avec d'im-
menses ciseaux, nommés forces; c'était un travail
très-pénible, qui réclamait des hommes d'une vi-
gueur particulière; au bout de quelques années, ils
étaient hors de service. Le tondage est aujourd'hui
une des opérations les plus simples de la fabrique.
Les exemples de transformatioiis analogues sont in-
nombrables. Ainsi dans les professions dangereuses
la nature peut être vaincue à force de soins et d'ha-
bileté; dans les autres, qui sont incoTiparablement
les plus nombreuses,, le mal ne vient pas du travail
lui-même, mais d'une mauvaise installation et d'un
outillage impirfait. Il est donc possible, il est né-
cessaire de le vaincre. Tout fabricant qui néglige-
rait de telles réformes n'encourrait pas seulement
une juste réprobation, il compromettrait encore
124 FILATURES ET TISSAGES MÉCANIQUES.
sérieusement son industrie. Les plus récalcitrants
seront emportés malgré eux dans le mouvement
général. Personne ne répéterait aujourd'hui cette
réponse que M. Villermé eut une fois la douleur
d'entendre : a Je fais de l'industrie et non de la
philanthropie. » N'oublions pas cependant qu'il reste
énormément à faire. Dans un trop grand nombre
d'ateliers, tout a été sacrifié à une économie sordide.
Comme il y a des ouvriers nomades qui sont le fléau
des ateliers, on rencontre aussi des patrons no-
mades, sorte d'aventuriers de l'industrie, qui entre-
prennent de faire fortune en dix ou quinze années,
coûte que coûte, pour se retirer ensuite des affaires
et jouir en paix de leurs bénéfices. Ce n'est pas de
ceux-là qu'on peut attendre l'amélioration de la fa-
brication nationale ou les réformes favorables au
sort du travailleur. Quand on a quelque habitude
des choses de l'industrie, on devine les ateliers après
quinze minutes de conversation avec le patron,
comme on connaît le patron, sans l'avoir vu, après
avoir parcouru ses ateliers.
G^/
IVROGNERIE ET LIBERTINAGE. 125
CHAPITRE III.
l'ivrognerie, le libertinage et leurs suites.
C'est l'homme qui fait sa destinée bien plus que
les circonstances. Quand l'industrie d'un pays l'em-
porte sur celle d'un autre, et qu'on cherche la cause
de cette supériorité, on dit : c'est la houille, ou la
matière première, ou Foutillage, ou la loi. On serait
plus près de la vérité en disant : c'est l'homme.
L'homme peut vaincre même la mort, et la preuve,
c'est qu'on a fait une loi en Angleterre qui, en un
an, a réduit la mortalité dans les logements d'ou-
vriers à 7 sur 1000, tandis qu'elle était de 22 sur
1000 pour la capitale entière, de 40 sur 1000 pour
la paroisse de Rensington*. M. Villermé raconte
que, toutes les villes de fabrique souffrant du chô-
mage du lundi, la place de Sedan seule réussit à l'a-
bolir; cependant les ouvriers étaient les mêmes à
Mulhouse, à Saint-Quentin, à Sedan; mais à Sedan
les maîtres avaient su vouloir dans une cause juste.
1. Comrnon lodging houses acl, 1851.
126 FILATURES ET TISSAGES MÉCANIQUES.
De même, pour la bonne condition de l'ouvrier
dans l'intérieur de la fabrique, il suftit que le maître
veuille; avec le temps, il est certain de réussir.
Cependant il est une autre volonté qui importe plus
au bien-être de l'ouvrier que celle du patron, et c'est
la volonté de l'ouvrier lui-même. Il n'y a, pour s'en
convaincre, qu'à jeter les yeux sur la feuille des salai-
res dans une fabrique. Un ouvrier attentif, habile,
fait nécessairement en un temps donné bien plus
d'ouvrage qu'un travailleur ordinaire. Cette simple
observation a de l'importance parce qu'elle peut
devenir un argument contre les journées trop pro-
longées ; il est toujours avantageux pour l'industrie
de produire beaucoup en peu de temps, à cause
du prix considérable des forces motrices. Yoici des
chiffres relevés, au mois d'avril 1860, sur les livres
d'un tissage mécanique à Saint-Quentin. Un ou-
vrier tisseur, en douze jours, avait gagné 54 francs
70 centimes; un autre, pour le même temps, dans
les mêmes conditions de santé et de travail, 25 francs.
Le mari et la femme, conduisant ensemble six mé-
tiers mécaniques, avaient gagné 84 francs en douze
jours; un père de familjp, avec son fils âgé de qua-
torze ans et sa lille âgée de seize ans, avaient gagné
en douze jours 87 francs 50 centimes; le salaire de
la fille était le jjIus élevé, il montait à 33 francs
95 centimes. La plupart de ses compagnes, en don-
nant le même temps à l'atelier, arrivaient difficile-
IVROGNERIE ET LIBERTINAGE. 127
ment à 18 francs. Il est jusie de reconnaître qu'il y
a, dans un même atelier, des genres d'ouvrages plus
avantageux les uns que les autres, mais ce n'était
pas le cas pour la jeune fille dont nous parlons, et
d'ailleurs cette circonstance ne saurait à elle seule mo-
tiver des écarts aussi considérables. Des différences
toutes pareilles ont été constatées dans un grand
nombre d'ateliers, à Mulhouse et à Reims. Il ne faut
pas les attribuer à la supériorité de la vigueur phy-
sique chez les ouvriers les mieux payés, puisque les
femmes gagnent autant que les hommes; non, c'est
la force de la volonté, plus que toute autre cause,
qui fait le bon ouvrier.
On peut faire des observations analogues de
peuple à peupl3. En général, l'ouvrier anglais est
plus fort que l'ouvrier français , peut-être parce
qu'il est mieux nourri; en revanche, l'ouvrier fran-
çais est plus ingénieux et plus adroit. La supériorité
de force peut donner l'avantage à l'ouvrier anglais
pour les grands travaux de construction ; maispour-
quoi gagne-t-ilde meilleures journées dansun atelier
de tissage, où la force musculaire ne compte pour
rien? Il faut répondre simplement que c'est parce qu'il
le veut, et il faut se hâter d'apprendre à nos hommes
à vouloir, ne fût-ce que par patriotisme, car la race
supérieure est toujours celle qui sait vouloir.
Ce n'est pas seulement par la direction du travail
que le sort de l'ouvrier dépend de lui-même, c'est
128 FILATURES ET TISSAGES MÉCANIQUES.
bien plus encore par le gouvernement de sa propre
vie. La misère est certainement affreuse dans la
plupart des centres industriels. Le nombre des ou-
vriers qui sont convenablement logés et nourris,
qui peuvent donner quelque éducation à leurs en-
fants et les soigner dans leurs maladies, est déplo-
rablement restreint. On en devrait conclure que le
travail est rare, que les salaires sont minimes; nul-
lement : presque partout on demande des bras, et
si la main-d'œuvre n'est pas payée à un très-haut
prix, on peut dire au moins que les salaires n'ont
pas cessé de s'accroître depuis dix ans, qu'ils sont
constamment plus élevés dans la grande industrie
que dans la petite. D'où vient donc l'état de malaise
de la plupart des ouvriers? On est bien forcé de
s'avouer qu'il vient d'eux-mêmes.
Pour rendre la démonstration évidente, il fau-
drait pouvoir faire connaître en détail le taux des
salaires, tâche en vérité presque impossible, puis-
que, indépendamment des fluctuations occasion-
nées par la situation générale de l'industrie, ils va-
rient pour chaque place, pour chaque corps d'état,
et en quelque sorte pour chaque ouvrier. Quelques
chiffres pris au hasard suffiront pour montrer qu'un
ouvrier laborieux peut aisément gagner sa vie et celle
de sa famille. On cite à Saint-Quentin des tisserands
quigagnent des journées de 6 ou 7 francs. Ce n'est
point exagérer que de porter à 4 francs la moyenne
IVROGNERIE Eï LIBERTINAGE. 129
du salaire d'un ouvrier tisseur et d'un ouvrier 11-
leur dans la plupart des centres industriels. A Mul-
house, où le taux n'est pas très-élevé, on l'évalue à
3 francs 33 centimes. Il y a très-peu de tisseurs à
Mulhouse; 9 métiers sur 12 sont tenus. par des fem-
mes, qui gagnent 2 fr. environ. Dans la fabrique
de Sedan, les tondeurs chargés de deux machines,
les presseurs , les foulons et les décatisseurs ga-
gnent 3 francs. Les femmes mêmes, si maltrai-
tées dans l'industrie privée, trouvent des ressources
très-supérieures dans les manufactures. La moyenne
de la journée d'une tisseuse est, dans plusieurs
places, de 3 francs 50 centimes; il y en a qui
gagnent 5 francs et même 6 francs, et les bénéfices
obtenus dans ce corps d'état tendent à faire hausser
le salaire dans presque tous les autres. Les our-
disseuses peuvent ourdir jusqu'à deux chaînes par
jour; on leur paye à Elbeuf 1 franc 75 centimes
ou 2 francs par chaîne, ce qui porte leurs journées
h 3 francs et à 4 francs. Les rentrayeuses gagnent
en général 2 francs pour des journées de dix heures.
Quand la journée est prolongée, ce qui arrive fré-
quemment en hiver, parce que l'étoffe est plus dé-
fectueuse à cause de la diminution de la lumière, et
demande un plus grand nombre de reprises, on
leur paye chaque heure supplémentaire à raison de
20 centimes à Elbeuf et à Sedan. Dans cette dernière
ville, l'usage est de compter tous les salaires par
130 FILATURES ET TISSAGES MÉCANIQUES.
heure; le minimum est de 15 centimes ; les salaires
de 20 centimes pour les femmes, de 25 centimes pour
les hommes sont très-communs; ce sont en quelque
sorte les prix courants. Une journée de douze heures
à 20 centimes représente 2 francs 40 centimes. Le
minimum de la journée pour les femmes de prépa-
ration et les soigneuses de carderie est de 1 franc
15 centimes à Mulhouse, 1 franc 25 centimes à Lille,
1 franc 40 centimes à Reims, I franc 50 centimes à
Sedan et à Déville, près Rouen. Dans toutes ces villes,
le salaire des femmes peut s'élever jusqu'à 1 franc
75 centimes ou 2 francs. Il en est de même des no-
peuses ou épinceteuses et des rentreuses ou impri-
meuses de seconde main dans les indiennages de
Mulhouse. Le salaire n'est vraiment déplorable que
pour l'ouvrage fait à domicile par quelques pauvres
femmes qui n'appartiennent à aucun corps d'état
proprement dit; les coutivrières de sacs à Amiens,
les couturières de tricot à Troyes, les sarrautières
(couturières de sarraux) à Lille, les bobineuses dans
plusieurs villes de fabrique ne gagnent que 5 cen-
times pour le travail d'une heure.
Le bobinage est ordinairement abandonné aux
jeunes enfants, aux vieillards et aux infirmes; il ne
serait donc pas juste de le faire entrer en ligne de
compte'. Cette remarque faite, ceux qui savent quel
1. AElbeuf, on évalue le salaire des bobineuses à 15 centimes
par heuTe.
IVROGNERIE ET LIBERTINAGE. 131
est le prix courant du travail manuel en France
conviendront facilement que les salaires sont plus
élevés dans la grande industrie que dans la pelite.
L'administration a fait faire des recherches sur les
salaires dans la ville d'Amiens au mois de mars
1860; il en résulte que les brodeuses, les couturiè-
res de robes et les culottières gagnent en moyenne
1 franc 25 centimes par journée; les dentellières et
les modistes, 1 franc, les giletières et les lingères
75 centimes. Les femmes employées aux manufac-
tures dans la même ville gagnent en moyenne 1 franc
dans les filatures de coton , 1 franc 25 centimes dans
les filatures de laine, 1 franc 10 centimes dans les
filatures de soie, I franc 50 centimes dans les fila-
tures de lin. Les tisseuses gagnent un peu plus.
Ces salaires sont évidemment très-inférieurs à ceux
que paye ailleurs la grande industrie; la ville
d'Amiens subissait une crise assez grave à l'époque
où ces recherches ont eu lieu, et les salaires y
sont en tout temps assez bas. Tels qu'ils sont
néanmoins, ils l'emportent encore sur les salaires
de l'industrie privée. La différence serait beaucoup
plus sensible, si l'on faisait la même comparai-
son à Lille, à Saint-QuenUn , à Rouen , à Mul-
house.
Quand on demande aux fabricants si l'élévation
des salaires a une influence favorable sur la mora-
lité des ouvriers , ils répondent presque tous que
132 FILATURES ET TISSAGES MÉCANIQUES.
le contraire est précisément le vrai, et que les ou-
vriers les mieux payés sont aussi les plus adonnés
à l'ivrognerie*. Celte opinion, qui a quelque chose
de révoltant, est générale, mais seulement dans les
centres industriels où la destruction de la vie de
famille est un fait presque accompli. On n'entendra
soutenir rien de semblable à Wesserling, à Sedan,
à Mulhouse. Ici, l'ouvrier qui voit augmenter ses
ressources songe d'abord au bien-être de ceux qu'il
aime, il prend de loin ses mesures pour racheter
son fils du service militaire ; il met de l'argent en
réserve pour la maladie, pour la vieillesse. Jamais
l'augmentation des salaires ne sera un danger pour
les mœurs dans une ville oii il y a des mœurs ;
mais quand l'ouvrier manque de force morale , ce
]. M. Villerraé (t. II, p. 23) a fait la même remarque : « Ou
croit communément que de forts salaires sont une garantie de
moralité ; cependant les ouvriers les mieux rétribués ne sont pas
les plus moraux. Aussi certaines personnes ne craignent-elles pas
d'affirmer que si le vice abonde dans les villes, et y tient école,
table et lit ouverts , c'est en grande partie parce que le taux
d<;3 salaires y est plus élevé qu'ailleurs. Et on le conçoit, car
plus les ouvriers gagnent, plus ils peuvent aisément satisfaire
leurs goûts de débauche. » Les commissaires de la chambre de
commerce de Paris « ont constaté souvent, et à regret, dans le
cours de l'enquête, que les ouvriers qui gagnent les plus forts
salaires sont ceux qui font le moins d'économies; non-seulement
ils s'absentent du travail le lundi, mais souvent ils ne reviennent
à l'atelier qu'après deux ou trois jours d'absence, et lorsqu'ils
sont à bout de ressources. » Statiatiquc de l'industrie de l'aris,
1851, P' partie, p. 71.
IVROGNERIE ET LIBERTINAGE. 133
qui devrait améliorer sa situation ne fait au con-
traire que l'empirer. Los habitudes de dissipation
et l'ivrognerie sont telles dans plusieurs villes de
fabrique, et elles entraînent une telle misère , que
l'ouvrier est absolument incapable de songer à l'a-
venir. Le jour de paye, on lui donne en bloc l'ar-
gent de sa semaine ou de sa quinzaine. Il n'attend
même pas le lendemain , si c'est un samedi , il se
jette le soir dans les cabarets; il y reste le diman-
che, quelquefois encore le lundi. Après la paye,
tous ces repaires de la débauche regorgent de bu-
veurs. Les cartes, quelque jeu de quilles leur ser-
vent à tuer le temps entre deux bouteilles. La pipe
ne quitte pas leurs lèvres ; l'atmosphère s'épaissit
et devient à peine respirable. Parmi les chocs des
verres on distingue des cris inarticulés, des chan-
sons obscènes, des propos licencieux, des provoca-
tions. Chaque pays a ses coutumes : à Lille, à Mul-
house, on chante; à Rouen, on boit sérieusement,
solitairement, jusqu'à ce qu'on soit appesanti et
abêti. L'argent s'épuise vite. Bientôt il ne reste plus
que les deux tiers ou la moitié de ce salaire si pé-
niblement gagné. Il faudra manger pourtant. Que
deviendra la femme pendant la quinzaine qui va
suivre? Elle est là, à la porte , toute pâle et gémis-
sante, songeant au propriétaire qui menace , aux
enfants qui ont faim. Vers le soir, on voit station-
ner devant les cabarets des troupeaux de ces mal-
8
134 FILATURES ET TISSAGES MÉGANIQUES.
heureuses qui essayent de saisir leur mari, si elles
peuvent l'entrevoir, ou qui attendent l'ivrogne pour
le soutenir quand le cabaretier le chassera, et
qu'un invincible besoin de sommeil le ramènera
chez lui.
Où sont allés, depuis l'agrandissement de Paris,
ces cabarets tristement célèbres qu'en langage d'a-
telier on appelait labarrière? Quand on suivait, pen-
dant la semaine, l'inlerminable ligne des boulevards
extérieurs, bordée du côté de la ville parle mur
d'octroi, et de l'autre côté par quelques chétives
maisons presque abandonnées, on se serait cru dans
un désert. 11 fallait un effort d'imagination pour se
rappeler qu'à trois pas de là, derrière cette muraille,
étaient les faubourgs de Paris avec leurs grands
ateliers et leur population grouillante. Ce désert se
transformait le samedi comme par enchantement.
Dès le matin , des baquets apportaient les provi-
sions, les verres , les assiettes ; on jetait dans les
salles des charretées de sable ; on portait à l'entrée
quelques arbustes dans leurs caisses; on suspen-
dait des lanternes de toutes couleurs pour servir,
le soir, aux fêtes vénitiennes. Une nuée de gar-
çons de café et d'estaminet sans emploi accourait
de tous les coins de la ville ; les violons et les clari-
nettes, les rôdeurs de barrière, les filles de joie,
arrivaient aussi , tout prêts chacun pour leur mé-
tier. La bande des ouvriers n'apparaissait que le
IVROGNERIE ET IJBERTINAGE. 135
soir, après la paye, suivie à distance par quelques
malheureuses femmes qui essayaient en vain d'at-
tendrir leurs maris. Ils venaient là, tous les same-
dis, à la même heure, avec la régularité du flot
qui couvre chaque jour le rivage. Aussitôt tout était
en combustion sur les boulevards ; le vin coulait
à torrents ; la musique faisait entendre ses sons
criards; on buvait, on dansait et on se battait toute
la nuit. Ceux que la police n'entraînait pas au vio-
lon, sortaient de là, après deux jours, ruinés,
abrutis, avilis, souffrant des reins et de la tête,
n'osant plus se montrer ni à l'atelier ni chez leurs
femmes , objet d'horreur et de dégoût pour les
ouvriers honnêtes. Si l'on trouvait dans les ateliers
tant d'ouvriers dont la main tremblait, dont la vue
était trouble, dont le bras succombait sous le poids
du marteau, quelle en était la cause ? Était-ce le feu
de la forge, et le fer incessamment frappé sur l'en-
clume? Non, le travail fortifie ; c'est la débauche qui
tue; c'est elle qui fait les invalides, qui peuple les
rues de mendiants et les hôpitaux d'incurables. Et si
l'on se glissait, le jour, dans les mansardes des
faubourgs, pourquoi ce poêle éteint, ce lit sans
matelas et sans couverture, celte armoire vide , ces
enfants mourant moitié de phlhisie, moitié de faim?
Y a-t-il eu une crise industrielle ? Les ateliers refu-
sent-ils de l'ouvrage ? Le père ne sait-il que faire
de sa volonté et de ses bras? Non, non ; sa femme
136 Fir.ATURES ET TISSAGES MÉGANIQUES.
et ses infants vivraient, s'il voulait; c'est lui qui
leur vole leur lit et leurs vêtements, lui qui les con-
damne au froid, à la faim, à la mort , lui , le lâche,
qui a mangé leur substance au cabaret!
A Saint Ouentin, la perte occasionnée par le chô-
mage du lundi est toujours prévue dans les calculs
des fabricants : il n'y a point en effet ces jours-là
dans les ateliers assez de bras ni, par conséquent,
assez de travail réalisé pour compenser les frais
fixes. Ainsi la débauche des ouvriers compromet
les intérêts de l'industrie en même temps qu'elle
les ruine, eux et leurs familles. Beaucoup prolon-
gent leur chômnge volontaire jusqu'au mardi et
même jusqu'au mercredi. Quand ce sont des fileurs,
ils condamnent du même coup à l'oisiveté les rat-
tacheurs,.qui ne peuvent travailler qu'avec eux et
sur le même métier; quelquefois ils les emmènent
malgré leur jeunesse pour les initier aux mystères
du cabaret et leur donner les premières leçons du
vice. Il se consomme à Amiens 80 000 petits verres
d'eau-de-vie par jour; on a calculé que c'était une
valeur de 4000 francs, représentant 3500 kilos de
viande ou 12121 kilos de pain. A Rouen , le cidre
ayant manqué ces dernières années et le vin étant
hors de prix , les ouvriers ont bu de l'eau-de-vie.
C'est le plus souvent de l'eau-de-vic de grain, dans
laquelle on met des substances pimentées; ils ap-
pellent cette boisson la cruelle. Il s'est débité à
IVROGNERIE ET LIBERTINAGE. 137
Rouen, dans l'espace d'une année, cinq millions
de litres d'eau-de-vie, outre le cidre, le viu et la
bière.
Ces chômages périodiques n'empêchent pas les
ouvriers d'avoir, chaque année, ce qu'ils appellent
leur fête. La tête de Lille s'appelle h BrogudctK Ce
n'était d'abord que la fête des dentellières, adoptée
depuis par les filtiers , les fileurs, les tisseurs, et
enfin par tous les ouvriers de la ville. Elle tombe
le lundi qui suit la Saint-Nicolas d'été, c'est-à-dire
le 9 mai, et ne dure pas moins de trois jours.
S'il reste quelque chose dans la maison quand vient
le Broguelet, on ne manque pas de le boire; c'est
comme le carnaval des Parisiens. Les ouvriers vont
dès la veille demander à leurs patrons le produit
des amendes de l'année ; presque tous les patrons
ont la faiblesse de le leur donner , sous prétexte de
montrer qu'en infligeant des amendes , ils ne son-
gent qu'à maintenir la discipline, et non à augmen-
ter leurs profits. Cet argent est bu le lendemain ,
car c'est un principe des ouvriers lillois , de ne pas
permettre à une année d'empiéter sur l'autre. C'est
dans le même esprit que leurs sociétés de malades
consomment tous les ans leur reliquat le jour de
leur fête : ils ont érigé l'insouciance en système.
1. De l'espagnol Broquelele, petit bouclier, appui; par exten-
sion, carreau de dentellière.
138 FILATURES ET TISSAGES MÉCANIQUES.
Une fête, quand elle ne revient pas souvent, est
une bonne chose en soi ; et on verrait avec plaisir
les ouvriers se donner un jour de repos, et même
d'abondance , si leurs fêtes ne dégénéraient pas
en orgies. Les médecins des pauvres et ceux des
hôpitaux sont unanimes à constater les dangereux
effets d'une excessive consommation de l'alcool sur
la santé publique ; ils signalent des troubles diges-
tifs, la dyspepsie, les engorgements du foie, l'hy-
pertrophie du cœur, et dans le système nerveux des
désordres d'autant plus graves qu'ils sont héréditai-
res, une tendance à l'imbécillité ou à la démence,
un tremblement général des membres, le dellrium
tremens. Rien n'est plus lamentable que cet abâtar-
dissement de la race dans plusieurs grands centres
industriels. L'opium ne fait pas plus de ravages en
Chine. A l'exemple de leurs pères, les apprentis
s'adonnent à l'ivrognerie dès l'âge de douze ou
treize ans ; on les voit entrer par troupes dans les
cabarets, la pipe à la bouche, et se faire servir une
tournée sur le comptoir. Le maire de Douai a pris un
arrêté pour défendre aux enfants de fumer ; à Lille,
il est interdit aux cabaretiers de leur servir à boire,
à moins qu'ils ne soient accompagnés par un parent.
Il en résulte que le premier libertin venu leur sert
de chaperon dans les cabarets et boit à leur écot'.
1. Celle (Jépriivalion précoce est encore plus commune en An-
IVROGNERIE ET LIBERTINAGE. 139
Ces habitudes font un contraste navrant avec
l'aspect débile de ces enfants; conçus dans l'ivresse,
ils naissent peu viables, et ceux qui survivent sont
accablés d'infirmités dès le berceau. La mortalité
est effrayante parmi eux. On entend souvent une
mère vous dire : Il me reste quatre enfants sur
douze, ou quinze, ou dix-huit que j'avais, car les
naissances sont nombreuses, quoique le chiffre de
la population soit siationnaire! Il n'est pas rare de
trouver dans les villes industrielles de cette partie
de la France, une femme qui a eu dix-huit enfants.
Plus elles en ont, et plus la proportion des décès est
grande, ce qui est facile à concevoir. Une mère, quel
que soit le nombre de ses enfants, n'en sauve guère
plus d'un ou deux. A Rouen, les registres de l'état
civil donnent pour 1859, sur 3000 enfants inscrits,
1 1 00 morts dans l'année ; encore ce chiffre n'est-il pas
exact, parce qu'on n'a tenu compte que des enfants
morts à Rouen, tandis qu'un grand nombre meurent
en nourrice à lacampagne. On peut admettre comme
gleterre. On en jugera par l'extrait suivant de l'interrogatoire de
M. J. Turner, 25 juillet 1834 : « Je me trouvais, il y a quel-
ques mois, dans un débit de boissons, à Manchester, lorsque je
vis entrer vingt-deux jeunes garçons qui demandèrent un demi-
gallon d'ale ; lorsqu'ils l'eurçnt vidé , ils en demandèrent un
second, et, après avoir payé celte consommation, comme il leur
restait encore quelque monnaie, ils se mirent à se disputer, les
uns voulant continuer à boire de la bière, les autres préférant
acheter du tabac. De ces vingt-deux garçons, le plus âgé ne pa-
raissait pas avoir plus de quinze ans. n
140 FILATURES ET TISSAGES MECANIQUES.
certain que la moitié au moins des enfants pauvres
meurent dans l'année de leur naissance. Des obser-
vations faites avec beaucoup de soin en 1855 et pen-
dant la moitié de l'année suivante, dans les hospices
et dans les crèches de Saint-Yivien et de Saint-Maclou
de Rouen, ont donné ce résultat : sur 100 enfanis
entrés de six jours à un an dans les crèches, 56 sont
morts dans l'année ; sur 100 enfants exposés à l'hos-
pice et âgés de moins de soixante jours, 83 sont
morts avant l'Age d'un an. Presque tous meurent
de faim. Les soupes fatiguent l'estomac, donnent la
diarrhée chronique; rien n'est plus digéré, et l'en-
fant qui a un besoin pressant de réparation, suc-
com.be. Ce fait est d'ailleurs démontré par de
nombreuses autopsies. Suivant le docteur Leroy,
très -habile et très -scrupuleux observateur, c'est
moins la débauche des mères, que leur absence,
qui cause cette mortalité. Le lait de la mère la plus
chétive, qui ne conviendrait pas à un enfant étranger,
convient au sien : il n'y a d'exception que pour les
mères qui se saturent d'eau-de-vie. Une règle gé-
nérale ne souffrant presque pas d'exceptions, c'est
que tout enfant pauvre ayant le muguet fce qui a
toujours lieu), et dont le muguet est accompagné de
dévoiement (ce qui est le plus fréquent), succombe
s'il est au biberon. A ce compte, les manufactures
seraient vraiment meurtrières', car les mères ne
1 M. Villermé écrivait en 1838 : « La misère dans laquelle
IVROGNERIE ET LIBERTINAGE. 141
peuvent guère allaiter leurs enfants que la nuit, et
à midi pendant la suspension du travail, quand une
voisine les leur apporte*. L'abâtardissement de la
race n'est pas moins douloureux que l'excessive
mortalité. Presque partout, si on assiste à la sortie
de la fabrique, on reste consterné du nombre d'en-
fants estropiés ou contrefaits. Les conseils de re-
crutement n'arrivent point à parfaire le contingent;
parmi les jeunes hommes qui attendent leur tour
pour tirer au sort, un grand nombre n'atteint pas
la taille réglementaire, quoiqu'on l'ait si fort abais-
sée. On leur donnerait quatorze ans. La faim, le
manque de soins pendant la première enfance, un
travail trop hâtif, les retiennent toute leur vie dans
un état de malaise et de faiblesse. Toutes ces hi-
deuses conséquences viennent de la misère ; mais la
misère, quelle en est la cause? Ce n'est ni l'abaisse-
ment des salaires, ni le chômage, ni une épidémie.
vivent les ilerniers ouvriers de l'industrie du coton dans le dé-
partement du Haut-Rhin est si profonde qu'elle produit ce triste
résultat, que tanùis que dans les familles de fabricants, négo-
ciants, drapiers, directeurs d'usines, la moitié des enfants
atteint la vingt-neuvième année, cette même moitié cesse
d'exister avant l'âge de deux ans accomplis dans les familles de
tisserands et d'ouvriers des filatures de colon. » T. I, p. 28, et
cf. t. II, p. 254 et suiv.
1. Dans la manufacture de ^IM. Seyiîoux et Sieber, au Cateau.
la journée est divisée en quatre quarts, et les femmes mariées
qui nourrissent peuvent se présenter à l'atelier dix minutes
après leurs compagnes. C'est un très-grand bienfait pour un très-
petit sacrifice.
142 FILATURES ET TISSAGES MÉCANIQUES.
Tous ces fléaux ne sont rien devant le fléau de la
débauche : voilà le minotaure qui tue les mauvais
ouvriers et les poursuit jusqu'à la dernière généra-
tion, qui les condamne au mépris des ouvriers
honnêtes, au besoin, à l'humiliation, au crime, qui
transforme des femmes laborieuses et dévouées
en véritables martyres et fait de la maternité un
supplice.
On lutte partout contre ces habitudes funestes.
Tantôt on paye par quinzaine pour diminuer au
' moins les occasions de chute : entreprise difticile à
réaliser, parce que les ou\riers ne s'y prêtent pas ;
ils sont pressés de jouir et s'offrent de préférence
dans les fabriques qui ne les font pas trop attendre.
Un autre inconvénient de différer la paye, c'est que
le travail delà première semaine s'en ressent; l'ou-
vrier ne veut pas s'exténuer pour un salaire lointain;
l'énergie ne se réveille qu'au dernier moment, pour
rattraper le temps perdu. M. Motte-Bossut, à Rou-
baix, et quelques autres fabricants ont imaginé de
payer leurs ouvriers le mercredi, pour que la pos-
session d'une certaine somme ne coïncide point
avec le repos légitime du dimanche. D'autres ne
font la paye que le lundi, et l'ouvrier absent est
obligé d'attendre jusqu'à la paye suivante, punition
très-sévère à cause de la rareté et de la cherté du
crédit. Quelquefois aussi on a recours à des amendes ;
-très-souvent, après deux absences du lundi non
IVROGNERIE ET LIBERTINAGE. 143
motivées, l'exclusion de l'atelier est prononcée. Ce
sont des mesures excellentes, qui pourtant ne peu-
vent avoir d'efficacité qu'à la condition d'être géné-
rales. Elles font quelque bien, elles retiennent quel-
ques âmes chancelantes; mais peut-on en attendre
une guérison complète? On ne refait pas les âmes
avec un article de règlement. Tous ceux qui ont es-
sayé de lutter contre le démon de l'ivrognerie sa-
vent avec quelle violence il s'empare des malheu-
reux qui se donnent à lui. Le vice en peu de temps
devient passion, et la passion frénésie. Le corps
ne peut plus se passer de ce poison, l'esprit s'éteint
et s'abrutit ; s'il reste assez de vie intellectuelle pour
qu'il y ait quelque place au remords, on l'étouffé
dans l'ivresse.
Quelques administrations locales ont tourné con-
tre ce grand ennemi du travail et des mœurs toutes
les armes que la loi met entre leurs mains. Elles ont
fermé les établissements les plus mal famés, multi-
plié les agents de surveillance, déployé une juste
sévérité contre les délinquants de toute sorte. Il ne
faut pas croire en effet que tout cabaretier soit un
honnête commerçant qui attend paisiblement der-
rière son comptoir que les ivrognes viennent lui
apporter l'argent de leur famille. Un cabaretier qui
sait son métier à fond, et qui est pressé de se retirer
des affaires pour jouir bourgeoisement de sa for-
tune, en revendrait à un usurier et à une courtisane
144 FILATURES ET TISSAGES MÉCANIQUES.
dans l'art d'allumer la passion et de faciliter « à ses
clients » les moyens de se ruiner et de s'empoison-
ner. Cependant on ne lui applique pas l'article 334
du code pénal sur l'excitation à la débauche ; on ne
traite pas les dettes de cabaret comme les dettes de
jeu. La mesure même qui semble la plus facile, et
qui est en même temps la plus indispensable, celle
qui consiste à forcer les détaillants de fermer leur
établissement de bonne heure, rencontre souvent
des difficultés presque insurmontables. A Lille, on
a essayé une fois de faire fermer les cabarets à neuf
heures du soir; mais les ouvriers ont réclamé, sous
prétexte que les cafés restaient ouverts jusqu'à mi-
nuit, et ils ont obtenu l'égalité devant la débauche.
C'est à peine si on peut sortir d'une grande manu-
facture sans avoir presque aussitôt la vue blessée
par une de ces cantines où tant d'ouvriers vont
perdre leur santé et leur conscience : elles sont là
embusquées , entre l'atelier et la famille, entre le
travail et le bonheur, pour appeler le vicieux, pour
tenter le faible. Au Cateau, dans un rayon de cent
cinquante mètres autour de la grande manufacture
de M. Seydoux, il n'y avait pas, au mois d'octobre
1861, moins de dix-sept cabarets; et l'un d'eux,
placé à la porte de la manufacture, venait de vendre
sa clientèle pour la somme énorme de vingt mille
francs. Ce n'est pas une bien forte digue contre un
pareil torrent que quelques règlements municipaux
IVROGNERIE ET LIBERTINAGE. 145
et quelques sergents de viile. Quand môme il y au-
rait une coalition de toutes les municipalités de
France pour clôturer les cabarets au moment où les
fabriques éteignent leurs feux, qmnd même tous les
patrons feraient à l'ivrognerie une guerre à mort,
on ne la vaincra pas, si on ne porte le remède jus-
que dans les cœurs.
Le libertinage est à la fois la suite et la cause de
l'ivrognerie. On ne détruira jamais l'un sans l'autre,
parce qu'il n'y a qu'un remède pour tous deux,
c'est d'apprendre aux ouvriers à être heureux dans
leur famille et de leur en fournir les moyens. De
toutes jeunes filles sont entassées dans un atelier
avec des enfants ou des femmes d'un certain âge, la
plupart sans moralité. Oui veille sur elles? Un con-
tre-maître, chargé seulement de diriger et d'activer
leur travail; le reste ne le regarde pas. Si la fillette
est jolie et le contre-maître libertin, il abuse, pour
la mettre à mal, de l'autorité qu'il a sur elle. Le pa-
tron ferme les yeux, pourvu qu'il ne se passe rien
de compromettant à l'intérieur de l'atelier. Les jeu-
nes ouvrières qui ne retrouvent le soir qu'un père
abruti par l'ivresse, une mère sans conduite et sans
principes, ont-elles une chance, une seule, d'échap-
per à la corruption? Loin de surveiller leurs filles et
de leur enseigner les lois de l'honnêteté , il y a des
mères qui leur conseillent de chercher un amant,
parce qu'elles espèrent tirer de là pour elles-mêmes
9
146 FILATURES ET TISSAGES MÉGANIQUES.
quelque honteux profit. Si l'affaire tarde trop , on
leur fait des reproches : « Tu ne feras donc rien
pour les tiens ? » Ces jeunes filles ont des enfants à
seize ans, même plus tôt. M. Villermé assure qu'à
Reims, elles s'offrent dès l'âge de douze ans. Reims
a été longtemps la grande pourvoyeuse des maisons
de prostitution parisiennes. A Saint-Quentin, on
parle des plus grands désordres sur le ton de la
plaisanterie. On dit des jeunes filles un peu coquet-
tes qui s'attifent le soir pour plaire aux bourgeois en
'sortant de l'atelier, qu'elles vont faire leur cin-
quième quart de journée; on les appelle des cinq-
quarts. A Lille, dans les maisons les plus honnêtes,
on préfère pour nourrice une fille-mère : un mari,
une famille sont un embarras pour les maîtres I On
n'en est pas moins austère et moins digne pour son
propre compte. La pauvre fille, qui n'a jamais en-
tendu parler du devoir, qui est entourée de mauvais
exemples, que ses compagnes d'atelier raillent im-
pitoyablement jusqu'à ce qu'elle ait trouvé un
amant comme les autres, ne se défend pas , croit à
peine mal fciire. Sa faute est pour elle à l'atelier un
sujet d'orgueil. Quand son amant est généreux el
peut lui donner quelque bagatelle, elle étale le di-
manche ses brillantes toilettes , pour exciter l'envie
et l'émulation de toutes les autres.
Il est en vérité difficile de croire que la corrup-
tion des mœurs soit plus grande à Paris qu'à Saint-
IVROGNERIE ET LIBERTINAGE. 147
Uuentin, à Reims, à Rouen, à Lille; car on ne voit
pas ce que l'imagination pourrait ajouter aux rava-
ges de la prostitution et de l'inceste dans nos grandes
villes manufacturières. La débauche est peut-être
plus générale à Paris; elle y est plus systématique;
elle y a conscience d'tlle-méme, tandis qu'il y a dans
les courettes de Lille de véritables sauvages. L'ou-
vrier de Paris, l'ouvrier dépravé s'entend, car tout
se trouve dans cette capitale universelle , et l'excès
du bien y côtoie l'excès du mal , l'ouvrier de Paris
fait de la débauche par système. Il a des objections
de sophiste contre le mariage. L'habitude de vivre
en concubinage se propage de plus en plus chaque
année dans la population des faubourgs. Quand les
ouvriers alsaciens forment une de ces familles de
contrebande, ils appellent cela : vivre à la pari-
sienne ; ils en ont fait un verbe allemand, parisieren,
qui n'est pas un titre d'honneur pour les ateliers
parisiens. C'est une triste réflexion à faire, que tous
les changements opérés depuis trente ans dans nos
habitudes ont pour résultat de rendre la vie de fa-
mille de plus en plus indifférente aux hommes, et
déplus en plus nécessaire aux femmes. Un écrivain
qui a combattu le divorce dans un ouvrage assez
répandu parlait un jour à un ouvrier du faubourg
Saint-Antoine de cette habitude croissante du con-
cubinage. '< Nous y renoncerons peut-être , lui dit
l'ouvrier, quand on nous aura rendu le divorce.
148 FILATURES ET TISSAGES MÉCANIQUES.
Ce n'était qu'une protestation de plus contre le
mariage; car, au fond, les doctrines lâchées facili-
tent les mauvaises mœurs. L'austérité de la doctrine
chrétienne est une des causes de la rapide propaga-
tion du christianisme.
Les filles sont plus précoces que les garçons. En
sortant de l'atelier le soir, quand les garçons et les
filles se trouvent réunis dans les escaliers, dans les
cours, dans les rues avoisinantes, ce sont quelque-
fois les filles qui provoquent leurs compagnons,
• qui les raillent de leur gaucherie, qui les poursuivent
de propos obscènes. Ces leçons ne tardent pas mal-
heureusement à devenir inutiles. Les chefs de
quelques grandes maisons ont établi des issues dif-
férentes pour les deux sexes et des heures différentes
de sortie. A Baccarat, la séparation est complète
entre les tailleurs et les tailleuses ; il n'y a d'autre
communication d'un atelier à l'autre qu'une porte
dont les directeurs portent toujours la clef sur eux.
Ces précautions sont négligées presque partout, soit
comme inutiles, soit comme impuissantes. Dans un
très-grand nombre de manufactures, les femmes et
les hommes travaillent ensemble, par exemple dans
les tissages mécaniques. Un métier à tisser n'a
guère plus de largeur que ce qu'on appelle le
lé de l'étoffe , de sorte qu'ouvriers et ouvrières
passent littéralement douze heures par jour côte
à côte. Il en est de même dans les indienna^jes et
IVROGNERIE ET LIBERTINAGE. 149
en général dans tous les ateliers d'impression sur
étoffes.
On cite des filles qui ne se connaissent pas de
domicile, et qui, lorsqu'un amant les quitte, sont
obligées de s'offrir sur-le-champ à un autre pour ne
pas dormir à la belle étoile. Un enfant venu, il ar-
rive très-souvent que le père le laisse à leur charge.
Elles ne s'en étonnent pas, elles n'en murmurent
pas. Quand elles ne le portent pas aux Enfants-
Trouvés, elles le donnent à des gardeuses pour le
nourrir au petit jjot, c'est-à-dire avec du lait de
chèvre ou de vache, coutume très-meurtrière, parce
que le lait est ordinairement falsifié ou remplacé
par des soupes. A Amiens et dans quelques autres
villes, l'administration des hospices donne 7 francs
par mois pendant le temps de l'allaitement aux
filles-mères qui nourrissent elles-mêmes. Les fem-
mes mariées n'ont pas droit à ces secours', et pour-
tant il y en a que leurs maris traitent comme si
elles n'étaient que leurs maîtresses. Ils les quittent
quand elles ont des enfants, et vont vivre en céliba-
taires dans une autre ville. S'ils reviennent un an,
deux ans après, la femme les reçoit, et il n'en est
pas autre chose.
La société de Saint-François Régis est une asso-
ciation entre catholiques pour faciliter le mariage
1. Nous verrons dans la quatrième partie qu'il en est autre-
ment à Paris.
150 FILATURES ET TISSAGES MÉCANIQUES.
de personnes qui vivent en concubinage; elle se
charge de tous les frais et de toutes les démar-
ches; en un mot, elle rend le mariage si facile que
les époux n'ont qu'à donner leur consentement.
Quand on interroge les présidents des diverses suc-
cursales de la société, ils vous disent qu'il y a
presque toujours un ou plusieurs enfants naturels
au moment où le mariage s'accomplit, qu'ils ne
sont pas tous du même père, et qu'il arrive souvent
que le jour du mariage la mère vient déclarer des
enfants que le futur mari ne connaissait pas. Chose
étrange, il n'est pas rare que ces femmes, qui ont
eu plusieurs amants avant le mariage, restent fidèles
à leur mari. C'est du moins le témoignage que
rendent les personnes compétentes presque partout,
excepté à Rouen, où l'on cite de nombreux exemples
de femmes et de maris qui se séparent pour aller
faire un nouveau ménage chacun de son côté.
Quel qu'ait été le libertinage des femmes pendant
leur jeunesse, elles se conduisent ensuite beaucoup
mieux que leurs maris. D'abord elles sont encore
sobres dans presque toutes les villes manufactu-
rières. Si les mœurs continuent à se dégrader et la
misère à augmenter, il est malheureusement certain
que les femmes se livreront, comme les hommes,
à l'ivrognerie. En Angleterre, où la vie de fabrique
est plus ancienne et a déjà produit toutes ses consé-
quences extrêmes, les débits de gin reçoivent plus
IVROGNERIE ET LIBERTINAGE. loi
de femmes que d'hommes. A Rouen et à Lille,
l'ivrognerie commence à faire des ravages parmi
les femmes. Le président d'une société de bienfai-
sance de Lille estime qu'il faut porter à vingt-cinq
pour cent parmi les hommes, et à douze pour cent
parmi les femmes, le nombre des personnes adonnées
à l'ivrognerie. Les femmes ont dans le quartier
Saint-Sauveur des cabarets qui ne sont qu'à elles ;
elles y forment des sociétés où l'on consomme beau-
coup de café et encore plus d'eau-de-vie de geniè-
vre. La nécessité d'abandonner de petits enfants au
berceau en partant pour la fabrique a introduit
parmi elles une coutume que l'on trouve aussi à
Leeds et à Manchester: elles font prendre à l'enfant
de la thériaque, qu'elles appellent un dormant, et
qui a en etfet une vertu stupéfiante. C'est grâce à
cette drogue que les gardeuses parviennent à tenir
dans la même chambre un si grand nombre de
marmots. Ces petites créatures n'échappent même
pas le dimanche à ce traitement barbare. M. Vil-
lermé a constaté en 1840 que la vente de la thé- '
riaque augmentait le samedi chez les pharmaciens
du quartier Saint-Sauveur. Les mères voulaient
être libres d'aller s'empoisonner dans les cabarets,
et elles achetaient cette liberté en empoisonnant
d'abord leurs enfants.
A Rouen , on suit une autre méthode. Les petits
détaillants de légumes et de menus comestibles
152 FILATURES ET TISSAGES MÉCANIQUES.
prennent une licence , ils ont dans un coin un baril
d'eau-de-vie de grain ou de pommes de terre ; les
femmes, .en allant à la provision, achètent pour
quelques sous de cette eau-devie. Elles la boivent
rhez elles, d'abord peut-être pour s'étourdir sur
leur misère ou pour tromper la faim; peu à peu
elles en deviennent avides, plus avides que les
hommes, car elles sont extrêmes en tout. On dit
qu'à Londres l'habitude du gin est tellement invé-
térée chez certaines femmes que lorsqu'elles cessent
d'en boire, leurs enfants ne reconnaissent plus leur
lait et ne veulent plus prendre le sein. Un inspec-
teur de police dé[iosa, dans l'enquête de 18.34, que
des mères menaient avec elles de petits enfants au
cabaret, et les battaient quand ils refusaient de
boire. On a vu des mères frotter avec de l'eau-de-
vie les lèvres de leurs nourrissons, leur en verser
quelques gouttes dans la bouche, les préparer, les
dresser à l'ivrognerie '.
Grâce à Dieu, ces exemples sont rares, et il est
1. laterrogatûire de M. S.Herapotli, 6 juillet 1834: «On peul
(lire que les cas d'ivresse soiit, relativement, plus nombreux
chez les femmes que chez les hommes. » Interrogatoire de M. R.
J. Chambers, officier de police à Londres, 25 juin 18-34 : « Les
mères donnent fréquemment du gin à leurs plus jeunes enfants,
et j'en ai vu même qui les battaient lorsqu'ils refusaient de
boire. » Interrogatoire de M. Marc Moore : « On a vu des enfants
à la mamelle, dont les mères étaient adonnées à la boisson,
refuser de prendre le sein des femmes qui ne buvaient pas
de gin. »
IVROGNERIE ET LIBERTINAGE. 153
permis de dire que les femmes des manufactures
ont conservé cette qualité précieuse de leur sexe , la
sobriété. A Saint-Quentin notamment, où la dépra-
vation des femmes dans un autre genre est poussée
à ses extrêmes limites, elles ne boivent jamais que
de l'eau. Il en résulte que , si elles gagnent un
salaire, il entre tout entier dans le ménage, tandis
que le mari apporte à peine la moitié du sien.
Quand elles ont beaucoup d'enfants, il leur faut
bien rester à la maison et se contenter des faibles
ressources du bobinage ou de l'épincetage ; celles
qui peuvent sortir préfèrent encore se rendre à
l'atelier, pour ne pas manquer trop souvent de pain.
Elles se lèvent avant leur mari pour préparer
quelques aliments , elles travaillent à l'atelier aussi
longtemps que lui : quand elles rentrent, épuisées
comme lui de fatigue, elles ont encore à préparer
le dîner, à coucher les enfants, à soigner le ménage,
à rapiécer quelques haillons. Certes elles font peu de
chose comme ménagères après une absence de
treize heures et demie : ce peu, dans de telles cir-
conslances, est un grand surcroît de fatigue. Pen-
dant que le mari se donne , toutes les semaines, au
moins toutes les quinzaines, un jour ou deux d'orgie
et de plaisir, sa femme reste à l'atelier ou dans la
maison, toujours occupée, toujours en face de sa
misère. Il lui laisse tous les soucis, les créanciers à
implorer, le propriétaire à attendrir; quelquefois
154 FILATURES ET TISSAGES MÉCANIQUES.
il la bat en rentrant. Un mari ivrogne, des enfants
malades, rarement un jour de repos, jamais un
moment de plaisir : quelle destinée ! Ce ne sont pas
là des exceptions.
qj5^9^
LOGEMENTS D OUVRIERS. 155
CHAPITRE IV.
LOGEMENTS D OUVRIERS.
11 nous reste à suivre les ouvrières dans les lo-
gements où elles élèvent leur famille, et où elles
viennent chercher le repos après une longue jour-
née de travail, pendant que leurs maris courent
s'enivrer au cabaret. Plaçons-nous d'abord dans la
plus importante de nos villes industrielles du dé-
partement du Nord.
On se souvient encore de l'émotion produite par
M. Blanqui, il y a plusieurs années, lorsqu'il décri-
vit les caves où croupissaient, c'est le mot, plus de
trois mille ménages d'ouvriers à Lille. On cria de
toutes parts à l'exagération. Il n'exagérait pas;
seulement il avait le courage de dire ce que d'autres
n'avaient pas même le courage de croire. Depuis,
on s'est acharné avec un zèle admirable à la des-
truction de ces caves. Sur trois mille six cents, plus
de trois mille ont été comblées. Celles qui restent
ne servent pas toutes d'habitation; on en voit plu-
sieurs sur la grande place, qui sont des magasins
156 FILATURES ET TISSAGES MÉCANIQUES.
OU des cafés assez considérables. Il y a pourtant
encore à Lille et à Douai quelques centaines d'é-
chantillons des caves décrites par M. Blanqui. Un
soupirail sur la rue, fermé le soir par une trappe
(une jj^a/î^we), quinze ou vingt marches de pierre en
mauvais état, et au fond une cave pareille à toutes
les caves, c'est-à-dire une cage de pierres voûtée,
n'ayant pour sol qu'un terris, éclairée seulement par
le soupirail, et mesurant ordinairement quatre mè-
tres sur cinq, telle est une cave de Lille ^ On entend
(lire souvent que ces caves sont à tort regardées
comme inhabitables, que les ouvriers s'y plaisent,
qu'elles sont fraîches en été, chaudes en hiver :
cela peut être vrai de nos sous-sols parisiens,
vastes, aérés, bien bâtis, bien planchéiés, où l'on
ne couche que rarement ; pour les caves de Lille,
ceux qui les défendent, fussent-ils Lillois, ne les
ont pas vues. Il en reste une au numéro 40 de la
rue des Étaques, de cette rue que M. Blanqui a ren-
due si célèbre. L'échelle appliquée sur le mur est si
roide et en si mauvais état qu'on fera bien de la
descendre très-lentement. Il y a tout juste assez de
jour pour lire au bas de l'escalier; on n'y lirait pas
longtemps sans compromettre ses yeux : le travail
de couture est donc dangereux à cette place; un pas
1. «Jeu ai mesuré, dit M. Villermé (t. 1, p. 82), qui avaient
à peine 9 pieds de côté sur 5 pieds 4 pouces de hauteur à l'en-
droit le plus élevé. »
LOGEMENTS D OUVRIERS. 157
plus loin, il est impossible, et le fond de la cave est
entièrement obscur. Le sol est humide et inégal,
les murs sont noircis par le temps et la malpro-
preté. On respire un air épais, qui ne peut jamais
être renouvelé, parce qu'il n'y a d'autre ouverture
que le soupirail. L'espace, de trois mètres sur
quatre, est singulièrement rétréci par une quantité
d'ordures de toutes sortes, coques d'œufs, écailles
de moules, terre remuée et humide, fumier plus
sale que le plus sale fumier. Il est facile de voir
qu'on ne marche jamais dans ce souterrain; on se
couche, et on dort oii l'on est tombé. Le mobilier se
compose d'un très-petit poêle en fonte dont le des-
sus est disposé de manière à servir de chaudron,
de trois vases en terre, d'un escabeau et d'un bois
de lit sans literie. Il n'y a ni paille ni couverture.
La femme qui loge au fond de cette cave n'en sort
jamais; elle a soixante-trois ans, le mari n'est pas
ouvrier; ils ont deux iilles, dont l'aînée a vingt-
deux ans. Ces quatre personnes demeurent ensemble
et n'ont pas d'autre domicile.
Cette cave est une des plus misérables, d'abord
par l'extrême malpropreté et l'extrême dénùment de
ceux qui l'habitent, ensuite par ses dimensions; la
plupart des caves ont un ou deux mètres de plus.
Ces souterrains servent de logement à toute une
famille; par conséquent, le père, la mère, les en-
fants couchent dans le même local et trop souvent,
158 FILATURES ET TISSAGES MÉCANIQUES.
quel que soit leur âge, dans le même lit. Le plus
grand nombre de ces malheureux ne trouvent plus
aucun inconvénient à la confusion des sexes. S'il
en résulte un inceste, ils ne le cachent pas, ils n'en
rougissent pas; à peine savent-ils que le reste
des hommes ont d'autres mœurs. Quelques caves
sont partagées en deux par une arcade, ce qui
permettrait une séparation qu'en général ils ne font
pas. Il est vrai que la plupart du temps l'àrrière-
cave est entièrement obscure; l'air y est plus rare,
l'odeur plus infecte. Dans quelques-unes, l'eau
ruisselle sur les murs; d'autres sont voisines d'un
égout et empestées de vapeurs méphitiques, surtout
en été.
La commission des logements insalubres, qui
fonctionne à Lille avec une loutible énergie, a mar-
qué plusieurs de ces caves pour être détruites;
mais on est bien obligé de les tolérer provisoire-
ment, parce que les familles qui les habitent ne
sauraient où se loger. L'avantage ne serait pas fort
grand pour elles, si, en quittant leurs maisons
souterraines, elles étaient contraintes de se réfugier
dans les anciennes courettes de Lille. Ces courettes
sont des labyrinthes formés de longues ruellesqui dé-
boucherit les unes dans les autres et sont toutes
bordées de vieilles et chétives maisons mal bâties,
mal éclairées, mal fermées, où les familles d'ou-
vriers s'entassent. On ne peut passer qu'un à un
LOGEMENTS D'OUVRIERS. 159
dans ces ruelles, on y marche dans les immondices.
Toutes les maisons y répandent une odeur infecte, à
cause des lieux d'aisance placés au bas des esca-
liers, et qui pour la plupart ne ferment pas. Un
ménage occupe rarement plus d'une seule chambre,
et on la lui fait payer de 1 franc 25 centimes à 2 francs
par semaine. Les fenêtres sont en nombre insuffisant
et ne donnent passage qu'à un air déjà vicié. Dans
beaucoup de maisons, elles ne sont pas faites pour
s'ouvrir. L'état des murs, des châssis, des planchers,
atteste l'incurie des propriétaires. Les cheminées,
quand il y en a, sont hors de service; c'est toujours
sur un poêle de fonte qu'on prépare les aliments de
la famille'. Ici, comme dans les caves, on est frappé
1. Nous extrayons le passage suivant d'un rapport de l'inten-
dance sanitaire à la municipalité de Lille sur les moyens à pren-
dre immédiatement contre le choléra-morbus. Ce rapport est de
1832. Les améliorations opérées depuis sont immenses, en ce
sens surlout qu'on a créé de nouveaux quartiers et fermé la
presque totalité des caves. Mais si la misère n'est plus aussi
générale qu'en 1832, on trouve encore dans la ville de trop nom-
breux ménages qui ressemblent trait pour trait à ceux dont on
va lire la description. Ce rapport est cité par M. Villermé, t. I,
p. 86 et suiv.
a H est impossible de se figurer l'aspect des habitations de
nos pauvres, si on ne les a pas visitées. L'incurie dans laquelle
ils vivent attire sur eux des maux qui rendent leur misère
affreuse, intolérable, meurtrière. Leur pauvreté devient fatale
par l'état d'abandon et ds démoralisation qu'elle produit.... Dans
leurs caves obscures, dans leurs chambres qu'on prendrait pour
des caves , l'air n'est jamais renouvelé, et il est infect ; les murs
sont plâtrés de mille ordures.... S'il existe un lit, ce sont quel-
160 FILATURES ET TISSAGES MÉCANIQUES.
du petit nombre des lits; il est rare que le même
ménage en ait deux. La charité, qui est très-active
à Lille, distribue beaucoup d'objets de literie. L'au-
ques planches sales, grasses; c'est de la paille humide et pu-
trescenle; c'est un drap grossier, dont la couleur et le tissu se
cachent sous une couche de crasse ; c'est une couverture sem-
blable à un tamis.... Les meubles sont disloqués, vermoulus,
tout couverts de saletés. Les ustensiles sont jetés sans ordre à
travers l'habitation. Les fenêtres, toujours closes, sont garnies
de papiers et de verres, mais si noirs, si enfumés que la lu-
mière n'y saurait pénétrer; et, le dirons-nous, il est certains
propriétaires qui font clouer les croisées pour qu'on ne casse
■pas les vitres en les fermant ou en les ouvrant. Le sol de l'habi-
tation est encore plus sale que tout le reste : partout ce sont des
tas d'ordures, de cendres, de débris de légumes ramassés dans
les rues, de paille pourrie; des nids pour des animaux de toutes
sortes; aussil'air n'est-il plus respirable. On est fatigué, dans
C3S réduits, d'une odeur fade, nauséabonde, quoiqu'un peu
piquante, odeur de saleté, odeur d'ordure, odeur d'homme,
etc., etc. — Et le pauvre lui-même, comment est-il au milieu
d'un pareil taudis? Ses vêtements sont en lambeaux, sans con-
sistance, consommés, recouverts, aussi bien que ses cheveux,
qui ne connaissent pas le peigne, des matières de l'atelier. Et
sa peau? Sa peau, bien que sale, on la reconnaît sur sa face;
mais sur le corps, elle est pei-nte , elle est cachée, si vous vou-
lez, parles insensibles dépôts d'exsudations diverses. Eien n'est
plus horriblement sale que ces pauvres démoralisés. Quant à
leurs enfants, ils sont décolorés, ils sont maigres, chétifs,
vieux, oui, vieux et ridés; leur ventre est gros et leurs membres
émaciés; leur colonne vertébrale est courliée ou leurs jambes
torses, leur cou est couturé ou garni de glandes; leurs doigts
sont ulcérés et leurs os gonflés et ramollis; enfin, ces petits
malheureux sont tourmentés, dévorés par les insectes, >) Parmi
les signataires de ce rapport, on trouve le nom de M. Lestibou-
dois, longtemps député de Lille, et celui de M. Kulmann, au-
jourd'hui président de la chambre de commerce.
LOGEMENTS D'OUVRIERS. 161
mône annuelle de l'administration du Cercle lillois
consiste en lits de fer; le bureau de bienfaisance
en a donné trois mille cinr; cents en quatre ans.
Les familles qui les reçoivent ne les uliiisent pas
toujours; quelquefois elle les vendent, très-souvent
elles sont obligées d'y renoncer à cause de l'insuf-
fisance du local.
Il n'y a pas de grandes différences enlre les coii-
reltcs de Lille, les forts de Roubaix, les couvents de
Saint-Quentin : partout le même entassement de per-
sonnes, la même insalubrité. A Pioubaix, oii la ville
est ouverte, l'espace ne manque pas. Tout est neuf,
puisque la ville vient de sortir de terre. On n'a pas,
comme naguère encore à Lille, la double excuse d'une
ville fortiiiée où l'espace est circonscrit, et oij l'on
ne peut abattre que pour rebâtir. De plus, les loge-
ments ne suflisent plus au nombre toujours crois-
sant des ouvriers, ce qui est pour les propriétaires
une garantie contre les non-valeurs. Tout récem-
ment un manufacturier qui manquait de bras em-
baucha à grand'peine quelques ouvrières à Lille; il
les paya bien, leur donna un travail avantageux
dans un atelier très-supérieur, pour les conditions
hygiéniques, à celui qu'elles quittaient; cependant,
arrivées le samedi, elles réclamèrent leurs livrets le
jeudi : elles n'avaient pas trouvé à se loger et avaient
passé ces quatre jours sous une porte cochère.
.\ffluence de locataires, abondance de terrains, dans
162 FILATURES ET TISSAGES MÉCANIQUES.
de telles conditions, n'esl-il pas inexplicable que les
logements d'ouvriers soient aussi mauvais et aussi
chers à Roubaix qu'à Lille? Les anciens forts (c'est
le nom des courettes de Roubaix) sont placés à plu-
sieurs kilomètres des lilalures. Ils n'en sont pas
plus sains pour cela, parce que les maisons sont
mal construites, serrées les unes contre les autres.
Les terrains qui séparent les rangées de maisons ne
sont pas même nivelés. Dans plusieurs forts il n'y a
pas de ruisseaux pour l'écoulement des eaux ména-
gères : elles croupissent dans des puits sans lin jus-
qu'à ce que le soleil les dessèche. Au l'oit Frasé, qui
contient cent maisons, il y a beaucoup de terrain
perdu; rien ne serait plus facile que de transfor-
mer ces déserts en places plantées d'arbres, en jardi-
nets, ce qui embellirait et assainirait en môme temps
les logements. On nj paraît pas y songer. Voici, au
hasard, la description de quelques logements. Dans
le fort Wattel, un logement au premier; on monte
par une échelle et une trappe sans porte. Superficie,
deux mètres cinquante centimètres sur trois mètres;
une seule fenêtre étroite et basse; les murailles
ne sont ni blanchies ni crépies. Ce local est habité
par quatre personnes, le père, la mère et deux en-
fants de sexe différent, l'un de dix ans, l'autre de
dix-sept. Il coûte 1 franc par semaine. Dans la cour
d'Halluin, au fort Frasé, on remarque une maison
plus haute que les autres, dont le rez-de-chaussée est
LOGEMENTS D'OUVRIERS. 163
fort bizarre. La maison est plus longue que large;
elle n'a que deux fenêtres, l'une devant, l'autre
derrière; cependant elle est divisée en trois loge-
ments dans le sens de la profondeur. Le logement
du milieu serait donc complètement obscur, s'il
était séparé des deux autres par des cloisons opa-
ques; mais il n'est fermé que par deux vitrages qui
remplissent absolument tout l'espace, et lui donnent
l'aspect d'une cage de verre. Il en résulte que le
ménage placé dans ce logement n'a pas d'air, et
qu'aucun des ménages n'a de chez soi, car il est
impossible à aucune des trois familles de déro-
ber un seul de ses mouvements aux deux autres.
Le propriétaire est un maître vitrier, ce qui expli-
que ce mode de fermeture, assez peu économique
d'ailleurs. Un de ces logements est loué 5 francs
par mois; la femme qui l'habite a cinq enfants en
bas âge. On a pratiqué dans un angle de la chambre
une espèce de cage ou de soupente à laquelle on
parvient par un escalier tournant aussi roide qu'une
échelle. Cette cage peut tenir un lit ; la locataire l'a
sous-louée pour 75 centimes par semaine, à une
piqûrière abandonnée par son amant avec un enfant
de quelques semaines sur les bras. Outre le lit, la
soupente contient une chaise sur laquelle on met en
hiver une terrine remplie de charbon allumé : un
trou pratiqué dans le plafond, immédiatement au-
dessus, livre passage à la vapeur. L'enfant est placé
164 FILATURES ET TISSAGES MÉGANIQUES.
sur le lit, où il reste tout seul tout le jour; la mère
vient l'allaiter à midi. Il n'y a et il ne peut y avoir
aucun autre meuble dans ce petit réduit, où l'on
n'entre qu'en rampant. Une robe et un bonnet, avec
un petit paquet pouvant contenir au plus une che-
mise, sont placés sur une tablette; au-dessous est
un vieux parapluie de soie, objet de grand luxe,
débris d'une opulence perdue. Presque tous les
habitants de cette cour sont sujets à la fièvre; s'il
survenait une épidémie, toute cette population se-
•rait emportée. Il n'y a pas deux années cependant
que la cour d'Halluin a été bâtie. On construit en
ce moment' plusieurs rangées de maisons d'ou-
vriers dans la ville même deRoubaix, près du canal.
Ces maisons ne sont ni drainées ni suffisamment
espacées; le plan en est défectueux sous tous les
rapports; elles n'ont point de cour séparée, aucune
dépendance; les pièces sont trop petites; l'escalier
n'ayant pas de cage, les habitants du rez-de-chaus-
sée sont forcés de livrer passage à ceux de l'étage
supérieur. On trouve à Roubaix, comme partout,
des hommes de cœur à la tête de l'industrie, il est
fâcheux qu'ils n'aient pas compris l'importance
capitale des logements d'ouvriers , et qu'ils en
aient abandonné la construction à de simples spé-
culateurs.
1. Ces observations se rapportent au mois de mai 1860.
LOGEMENTS D OUVRIERS. 165
A Amiens, à Saint-Quentin, c'est à peine si les
logements sont moins tristes et moins insalubres
qu'à Roubaix et à Lille. A Saint-Quentin cependant
on trouve encore quelques traces de la propreté fla-
mande. Les plus pauvres s'efforcent de se procurer
une de ces pendules grossières qui ornent les chau-
mières de paysans; s'ils ont quelques sous, ils achè-
tent une image pour décorer leur chambre. A
Amiens, le goût de la propreté est déjà moins gé-
néral ; on sent une tristesse plus morne ; le fond du
caractère paraît être l'apathie. Il n'est pas rare de
trouver des ouvriers qui habitent la même chambre
depuis un grand nombre d'années ; ce n'est pas
qu'ils y soient bien, c'est tout simplement qu'ils y
sont, et qu'ils n'ont pas l'idée d'aller chercher ail-
leurs. La cité Damis, récemment créée sur une
hauteur, en très-bon air, leur donnerait des loge-
ments incomparablement plus spacieux et mieux
appropriés pour le même prix; mais il faudrait se
mouvoir, ils restent dans leurs vieux quartiers, à
Saint- Germain , à Saint-Leu. L'exemple le plus
frappant de cette résignation paresseuse est celui
de deux vieillards qui habitent une petite maison-
nette rue du Milieu, dans la paroisse Saint-Ger-
main. Le mari a quatre-vingt-trois ans, et la femme
quatre-vingt-deux; ils sont mariés depuis soixante-
trois ans, et en voilà cinquante-sept qu'ils habitent
ce logement, où la fumée les étouffe dès qu'ils font
166 FILATURES ET TISSAGES MÉGANIQUES.
un peu de feu, où le vent souffle à travers les ais
mal joints de la porte, où l'eau du ruisseau les
poursuit et les inonde.
C'est un triste séjour que ce quartier de la
Veillière. Il est comme endormi; il fait mal h voir,
car il est vieux sans être vénérable. Il y a là, entre
autres preuves de misère profonde, un rez-de-
chaussée composé de deux pièces mal pavées en
petites pierres, et dont la seconde, ne prenant jour
d'aucun côté, est constamment plongée dans des
ténèbres absolues. Elle touche à un dépôt d'os placé
dans la maison voisine et qui répand durant l'été
une odeur tellement infecte, qu'il est difficile de
l'endurer pendant dix minutes. L'ouvrier qui ha-
bite cette triste demeure est homme de peine dans
une fabrique; sa femme est dévideuse; ils ont
une lille de vingt ans, et cinq autres enfants en
bas âge'.
Amiens est pourtant une belle ville, une ville
riante, qui a de beaux boulevards, de vastes rues
bien bâties, une promenade magnifique, une des
plus belles cathédrales du monde. Il ne tient qu'à
ses habitants de croire que la misère n'existe pas,
que tous les ouvriers ont du pain et du feu, et
qu'aucun vieillard ne manque d'une botte -de paille
1. L'incendie de 1861 a consumé une faiirique et un rang
de maisons. On a reconstruit ce qui a été brûlé, mais sans tou-
cher aux maisons environnantes.
LOGEMENTS D'OUVRIERS. 167
pour reposer la nuit ses membres fatigués. Le con-
traste est peut-être encore plus marqué à Reims,
parce que l'industrie y est beaucoup plus vivante.
Cette cathédrale merveilleuse, ces galeries en plein
vent qui rappellent les ponts couverts de Lucerne,
cette montagne de Reims, si chère aux épicuriens,
qui étale à l'horizon ses riants coteaux couronnés
de pampres, ces ateliers bien aérés, bien outillés,
d'où sortent incessamment des montagnes de laine
filée, des monceaux de flanelle, des avalanches de
draps et de lainages, laissent à peine soupçonner
toute la misère qui se cache à deux pas, les mai-
sons bâties au pied des anciens remparts et dont le
sol disparaît l'hiver sous les eaux de pluie, les loge-
ments de la cour Fructus, de la cour Saint-Joseph,
de la place Saint-Nicaise, du cimetière de la Made-
leine, de la rue du Barbâtre, plus dépouillés et plus
tristes que des cachots; les longues files de cham-
bres où l'eau tombe goutte à goutte par les toits
eflbndrés, où manquent l'espace, l'air et le jour,
enfouies dans des caves, perchées dans des greniers,
entassées, serrées, pressées les unes contre les au-
tres, étouffées dans d'humides et obscurs couloirs,
séjour affreux de la faim, de la maladie et de la dé-
bauche. Dms la cour n" 136, sur le boulevard Cérès,
oh peut voir encore, sous un escalier, une soupente
de 2 mètres de long sur 1 mètre et demi de large.
Il est impossible de s'y tenir debout, même sous la
168 FILATURES ET TISSAGES MÉCANIQUES.
partie la plus élevée de l'escalier; il n'y a point de
fenêtre, et pour avoir un peu d'air et de jour on est
contraint de laisser la porte ouverte : ce n'est plus
aujourd'hui qu'un fournil ; mais le docteur Maldan
y a soigné une femme paralytique qui a vécu dans
ce trou, si cela peut s'appeler vivre, pendant deux
ans et demi.
Afin qu'on prenne, pour ainsi dire, les logements
insalubres de la ville de Reims sur le fait, voici
quelques extraits copiés sur les procès-verbaux de
la commission municipale : « Maison rue Saint-
Guillaume, n° 4, louée et habitée par le sieur R....
et son épouse, qui y tiennent une pension d'ou-
vriers. Au fond de la cour est une espèce de cellier,
précédé d'un dessous d'escalier oij sont établis des
lieux d'aisance. Rien de plus malsain que ce réduit
obscur où l'air pénètre à peine, où l'humidité est
constante, et qui sert de chambre à coucher aux
époux R... et à deux ouvriers.
« Le mal est aggravé par les exhalaisons méphiti-
ques des latrines mal fermées, et tenues on ne peut
plus malproprement.
« Cette chambre privée d'air et de jour, dont le
sol est très-humide, dont les murailles nues sont
salpêtrées, dont le plafond est un plancher ver-
moulu à deux mètres de hauteur au plus, doit être
condamnée et redevenir comme par le passé un
cellier, une remise. »
LOGEMENTS D'OUVRIERS. 169
Ailleurs, les mêmes procès-verbaux décrivent uri
grenier « assez étendu, mais entièrement privé d'air
et de jour, et n'ayant, dans la toiture, qu'une vitre
dormante. Ce grenier sert de chambrée, contenant
quatre lits dans chacun desquels couchent deux
ouvriers. » Et le commissaire de police ajoute en
note : «■ Le pavé de la cour a besoin d'être rétabli
entièrement; les eaux pluviales et ménagères y
croupissent. »
Toutes les villes industrielles offrent le même
spectacle. A Thann, dans le faubourg Kattenbach,
un logement de deux pièces étroites qui abrite le
pèrC;, la mère, la fille et le gendre avec quatre en-
fants, n'a d'autre entrée qu'une étable à porcs, où le
propriétaire entretient de superbes échantillons de
la famille porcine côte à côte avec les locataires. Vis-
à-vis, deux frères ayant chacun leur femme et trois
enfants, en tout dix personnes, ont habité une cham-
bre de trois mètres sur cinq, éclairée par une seule
fenêtre. Tout près de là, une chambre assez vaste et
assez bien éclairée servait de logement à neuf per-
sonnes en 1855, lorsque le choléra éclata ; le fléau
fit sept victimes en deux jours. Toute cette popula-
tion était moissonnée comme des épis de blé par la
serpe du faucheur; quand la mort entrait dans une
maison, on ne pouvait plus être sauvé que par un
miracle. Laissons de côté Mulhouse, que M, Vil-
lermé a vue encore si misérable en 1840, mais qu'il
10
170 FILATURES ET TISSAGES MÉGANIQUES,
ne reconnaîtrait plus aujourd'hui, et à laquelle nous
devrons pput-être un jour la régénération de nos
mœurs industrielles; traversons toute la France.
Elbeuf, dont la prospérité industrielle est si grande,
devrait avoir des logements salubres; c'est une
ville toute neuve, et qui peut s'étendre aisément sur
les coteaux qui l'avoisinent. On trouve en effet jus-
qu'à mi-côte, le long d'un petit chemin bordé de
riants arbustes, quelques maisonnettes bâties sans
soin et sans intelligence par de petits spéculateurs
à peine moins misérables que les locataires qu'ils y
recueillent. Vous montez deux ou trois marches for-
mées de quelques pierres non taillées, et vous vous
trouvez dans une petite chambre éclairée par une
étroite fenêtre, et dont les quatre murs de terre
n'ont jamais été ni blanchis ni crépis. Quelques ma-
driers à demi pourris, posés de champ sur le sol,
simulent un plancher. Sur le bord du chemin, une
vieille femme loue 65 centimes par semaine une
hutte de terre qui est littéralement nue : ni lit, ni
chaise, ni table ; c'est à en demeurer confondu. Elle
couche sur un peu de paille trop rarement renouve-
lée, tandis que son fils, qui est manœuvre sur le port,
dort le soir sur la terre humide, sans paille ni cou-
verture. A quelques pas de là, en arrière du che-
min, un trameur âgé de soixante ans habite une sorte
de hutte ou de guérite, car on ne sait quel nom lui
donner, dont la malpropreté fait soulever le cœur.
LOGEMENTS D'OUVRIERS. 171
Elle n'a que la longueur d'un homme, et un mètre
vingt-cinq centimètres environ de largeur. 11 y
demeure jour et nuit depuis vingt ans. Aujour-
d'hui il est presque idiot, et refuse d'aller occuper >
un logement meilleur qu'on lui propose*.
La misère n'est pas moins horrible, et surtout elle
est beaucoup plus générale à Rouen. On ne peut se
faire une idée de la malpropreté de certaines mai-
sons à moins de l'avoir vue. Les pauvres gens ali-
mentent leur feu avec des débris de pommes qui
1. J'ai visité ces tristes demeures avec un manufacturier d'El-
beuf, M. Simon, que tous les malheureux connaissent bien.
II s'est fondé récemment à Eibeuf une société industrielle dont
la première pansée est due à M. Louis Auber. La société a tenu
sa première séance le 24 décembre 1858- Le nombre des mem-
bres ordinaires s'élève déjà à cent quarante trois, et le produit
de la cotisation annuelle à 7000 francs. Dès que la société sera
reconnue comme établissement d'utilité publique, les dons et
legs afflueront. Elle est divisée en trois sections : section des
arts méca.iques et iaduslrielset des beaux-arts, section de com-
merce et d'économie sociale, section d'agriculture, d'histoire
naturelle, de chimie et de physique. Elle a déjà cinq cours en
activité, mécanique appliquée, chimie appliquée, physique ap-
pliquée, dessin linéaire, dessin d'ornement. Elle s'occupe, en
ce moment même, de créer un cours de tissage et un cours de
comptabilité. On compte parmi les sociétaires des membres de
la chambre consultative des arts et manufactures, MM. Poussin
père, Pasquier, Prieur neveu, Lecerf, Poussin fils, Aube père,
et des jeunes gens pleins d'ardeur et d'intelligence, tels que
MM. de Gérin Roze, Léon Collas, etc. C'est un véritable bon-
heur d'avoir à signaler des créations pareilles, et de se souvenir
en même temps que Mulhouse a été transformée de fond en comble
par sa société industrielle.
172 FILATURES ET TISSAGES MÉCANIQUES.
ont servi à faire de la boisson, et qu'on leur çlonne
pour rien ; ils en ont des quantités dans un coin de
leur chambre; une végétation hybride sort de ces
amas de matière végétale en putréfaction. Quelque-
fois les propriétaires, mal payés, négligent les répa-
rations les plus urgentes. Dans une mansarde de la
rue des Matelas, le plancher, entièrement pourri,
tremble sous les pas des visiteurs ; à deux pieds de
la porte est un trou plus large que le corps d'un
homme. Les deux malheureuses qui habitent là
sont obligées de vous crier de prendre garde, car
' elles n'ont pas un meuble à placer en travers de ce
trou, pas un bout de planche. Il n'y a chez elles que
leur rouet, deux chaises basses et les restes d'un
bois de lit sans paillasse. Sur une petite place per-
due à l'extrémité de la rue des Canettes, et dont les
maisons en bois paraissent toutes sur le point de s'é-
crouler, un tisseur de bretelles est allé se loger avec
sa famille dans un étroit espace destiné évidemment
à servir de grenier. Le logement a deux mètres trente
centimètres sur quatre mètres quatre-vingt-quinze
centimètres, si l'on mesure le plancher; mais une sail-
lie, nécessitée par les tuyaux de cheminée des étages
inférieurs, en encombre la meilleure moitié, et le
reste est tellement rapproché du toit, qu'on ne peut
faire trois pas en se tenant debout. Quand le mari, la
femme et les quatre enfants se trouvent réunis, il
est clair qu'ils ne sauraient se mouvoir. On ne sera
LOGEMENTS D'OUVRIERS. 173
pas surpris d'apprendre que le manque d'air et la
faim font de fréquentes victimes dans un tel réduit.
Des quatre enfants qui restaient en avril 1860, deux
étaient morts trois mois après. Quand ils furent vi-
sités au mois d'avril, le médecin (M. Leroy) parla d'un
bon qu'il avait donné la semaine précédente pour du
lait. A ce souvenir, toutes les ligures s'épanouirent,
a Elle en a bu, = dit la mère, en montrant sa fille
aînée, à moitié mourante, et qui eut pourtant la
force de sourire. La faim avait presque réduit cette
enfant, qui eût été belle, à l'état de squelette.
Le père de cette pauvre famille est bon tisserand.
Il pourrait gagner dans un tissage ordinaire des
journées de 3 ou 4 francs, tandis qu'il ne gagne
que 1 franc 50 centimes dans une fabrique de
bretelles. On se demandera pourquoi il y reste.
A la naissance de son dernier enfant, il n'y avait
point d'argent chez lui : ni feu, ni couverture, ni
lumière, ni pain ; il emprunta 20 francs à son pa-
tron, qui est honnête homme. Il ne peut mainte-
nant, sans payer sa dette, reprendre son livret et
quitter cet atelier où son travail ne lui rapporte pas
de quoi vivre. 11 est clair qu'il y mourra si on ne lui
vient en aide; mais sa famille sera morte avant lui.
M, Blanqui décrivait ainsi, il y a douze ans, les
maisons d'ouvriers pauvres à Rouen : a On n'entre
dans ces maisons que par des allées basses, étroites
et obscures, où souvent un homme ne peut se tenir
174 FILATURES ET TISSAGES MÉCANIQUES.
debout. Ces allées servent de lit à un ruisseau fé-
tide, chargé des eaux grasses et des immondices de
toute espèce qui pleuvent de tous les étages et qui
séjournent dans de petites cours mal pavées, en fla-
ques pestilentielles. On y monte par des escaliers
en spirale, sans garde-fou, sans lumière, hérissés
d'aspérités produites par des ordures pétrifiées, et
l'on aborde ainsi de sinistres réduits, bas, mal fer-
més, mal ouverts, presque toujours dépourvus de
meubles et d'ustensiles de ménage. Le foyer domes-
tique des malheureux habitants de ces réduits se
compose d'une litière effondrée, sans draps ni cou-
vertures, et leur vaisselle consiste en un pot de bois
ou de grès écorné qui sert à tous les usages. Les en-
fants les plus jeunes couchent sur un sac de cen-
dres ; le reste de la famille se plonge pèle-mèle père
et enfants, frères et sœurs, dans cette litière indes-
criptible comme les mystères qu'elle recouvre. Il
faut que personne n'ignore qu'il existe des milliers
d'hommes parmi nous dans une situation pire que
l'état sauvage.... » Ce tableau est encore vrai. On a
fait de grands efforts ; mais le nombre des pauvres
croît dans une proportion effrayante. Il semble voir
des enfants qui font une digue de boue et de sable
contre la mer furieuse. Le Dieu qui mesure le souf-
fle à la brebis tondue, cache à ces souffreteux une
partie de leur malheur. « Je ne suis pas riche, moi,
nous disait une vieille femme en nous montrant sa
LOGEMENTS D'OUVRIERS. 175
voisine étendue sur l'aire humide de sa cave ; mais
j'ai ma botte de paille, Dieu merci ! »
Les maisons d'ouvriers, pour quelques-uns des
propriétaires, sont d'un revenu très -médiocre à
cause des non-valeurs. Un loyer de 1 franc par se-
maine est une charge écrasante pour des gens qui ne
sont pas toujours assurés d'avoir du pain, et il n'y
a pas de saisie possible à cause de l'absence presque
complète de mobilier. Le lit même, le lit que la
loi ne permet pas de saisir, manque dans un grand
nombre de ménages. Cependant à Reims, à Saint-
Quentin, à Lille, à Roubaix, on trouve que c'est faire
un bon placement que d'acheter ou de construire
des maisons d'ouvriers. On arrive quelquefois à
tirer 10 et 15 pour 100 de son argent; mais c'est
toute une administration, et, quand il s'agit de
beaucoup de logements, une administration assez
compliquée. Les grands propriétaires ont assez sou-
vent recours à un gérant, c'est le système qui prévaut
à Saint-Quentin, ou à un principal locataire, ce qui se
pratique assez communément à Reims. Il y a de pau-
vres femmes qui ont eu la malheureuse idée de pren-
dre à bail une cour entière, et qui, en faisant toute
l'année l'ingrat et dur métier de collecteur d'impôt,
arrivent péniblement à payer leur propre redevance.
Quelques propriétaires se chargent eux-mêmes de
leurs recouvrements, et n'exercent pas d'autre pro-
fession. A peine une tournée est-elle finie, qu'il faut
176 B'ILATURES ET TISSAGES MÉCANIQUES.
en commencer une nouvelle, car on comprend bien
que tous les loyers ne sont pas payés à la première
réquisition, et qu'il faut revenir quelquefois le
lundi, le mardi, et même le mercredi. Un proprié-
taire qui veut à toute force être payé ne souffre pas
d'arréragé ; on peut à la rigueur trouver 1 franc ou
1 franc 50 centimes, mais 5, 6 ou 7 francs à la fois,
cela deviendrait impossible. La mère de famille qui
le lundi ne peut pas donner un à-compte, est obligée
de vider les lieux avec ses enfants et d'aller frapper
à une autre porte. Quand il n'y a nulle part de loge-
ment vacant, les locataires expulsés refusent de dé-
guerpir, et il est assez diflicile de les y contraindre.
Le moyen de rigueur consiste à enlever la porte, ou
le châssis de la fenêtre. On citait à Lille, il y a quel-
ques années, un propriétaire qui partait le matin de
chez lui en traînant une petite charrette à bras.
Quand un locataire ne le payait pas, il prenait lui-
même sa porte ou sa fenêtre et la meltait sur la
charrette. Ce galant homme voiturait parfois une
très-lourde charge à la fin de sa journée, et pour-
tant il n'est pas mort millionnaire.
Pour se faire une idée de ces intérieurs, il faut
les voir sous leur double aspect, c'est-à-dire avant
et après la fermeture de l'atelier. Pendant le jour,
il n'y a pas d'hommes dans les maisons d'ouvriers,
on n'y rencontre que des femmes et des enfants,
quelquefois un vieillard ou un malade, plus rare-
LOGEMENTS D'OUVRIERS. 177
ment un ouvrier chargé d'un travail de nuit et
obligé de dormir tout le jour. Dans quelques villes,
les femmes, qui ont été pour ainsi dire élevées dans
la fabrique, ne connaissent pas d'autre situation :
elles se marient, elles ont des enfants ; mais ni les
soins du ménage ni les soucis de la maternité ne
les détournent de la carrière qu'elles ont embrassée.
Elles quittent donc leur domicile, et sont étrangères
à leurs enfants pendant toute la journée, quelque-
fois pendant une partie de la nuit. En 1836, ajour-
née de travail était de quinze heures à Mulhouse,
à Dornach, à Lille, de seize heures à Bischwiller ;
un rapport fait en 1837 à la Société industrielle de
Mulhouse constate que la journée de travail allait
jusqu'à dix-sept heures dans plusieurs manufac-
tures françaises. Aujourd'hui la loi limite la journée
de travail effectif pour les adultes à douze heures.
En y comprenant une heure' et demie de repos,
cela fait pour la mère de famille treize heures et
demie d'absence. Encore faul-il supposer que son
domicile est situé près de l'atelier, ce qui est fort
rare ; la plupart du temps il y a lieu de compter une
heure de plus pour l'aller et le retour ; c'est donc
en tout quatorze ou quinze heures d'absence pour
la mère et de solitude pour les enfants'. Il est clair
I. A Sedan, les femmes mariées ne font que des journées de
dix heures. Elles sortent le matin une demi-heure, et le soir une
178 FILATURES ET TISSAGES MÉCANIQUES.
que dans ces conditions la chambre est abandonnée :
elle n'est ni lavée, ni balayée, ni mise en ordre. On
ne saurait le reprocher à cette malheureuse, qui,
au moment de son retour, trouve à peine la force
et le temps de faire le souper de la famille et de
coucher les enfants.
Ainsi la femme occupée dans la manufacture ne
peut plus être la providence du logis ; une nécessité
inflexible la prive du bonheur de donner à sa famille
ces tendres soins que rien ne supplée, et qui créent
ailleurs des liens si puissants par la vertu du sacri-
fice et de la reconnaissance. Il faut qu'elle renonce
à son rôle de confidente, de conseillère et de conso-
latrice ; elle est à la fois épuisée par le travail ma-
tériel, et anéantie par l'impuissance de joindre à
ses efforts tout ce qui en fait la grâce. Rien n'attend
l'ouvrier dans sa demeure qu'une malpropreté re-
poussante, une nourriture insuffisante et malsaine,
des enfants souffreteux qu'il ne connait même pas,
une femme dont le travail et la misère ont fait une
esclave. Ce n'est rien pourtant que ces tristes soi-
rées; c'est la journée qui est le grand, le vrai mal-
heur. Que deviennent les enfants pendant ces longues
heures? Sans doute il y a la crèche, l'asile et l'école,
institutions bienfaisantes qui ne remplacent pas la
heure avant leurs maris, pour vaquer aux soins les plus indispen-
sables du ménage.
LOGEMENTS D'OUVRIERS. 179
famille, car rien ne la remplace, mais qui au moins
épargnent à l'enfant le malheur d'un abandon ab-
solu. Rien n'est plus attrayant pour un observateur
superficiel que la visite d'une crèche; cependant
qu'est-ce que cette vie qui commence là pour se
continuer dans un atelier et finir dans un hospice ?
C'est la vie en commun depuis le premier jusqu'au
dernier jour. Supposez-la parfaite dans son espèce :
une crèche admirablement tenue, un asile attrayant,
une école ni trop indulgente ni trop sévère, un
atelier vaste, bien aéré, olt la tache est fatigante
sans être écrasante, un hospice où rien ne manque
de ce qui est nécessaire et dans lequel la vieil-
lesse trouve même un peu de superflu : est-ce là
vraiment la vie d'un homme? est-ce là surtout la
vie d'une femme? Quoi! pas une heure dans ces
longues années pour les affections intimes! Pas une
joie pour cette jeunesse! pas un seul souvenir que
cette femme arrivée au seuil de la vie puisse adorer
dans son cœur et cacher au reste du monde 1 Peut-
être le corps se trouvera-t-il bien de cette vie com-
mune ; mais est-ce pour cela que notre âme est
faite? Qui donc parmi ceux qui rêvent un pareil
idéal pour les ouvriers voudrait se contenter de
passer ainsi sa vie dans une prison confortable ? Et
d'ailleurs ce triste rêve peut-il se réali.^er toujours?
Voilà bien la crèche, et l'asile, et l'atelier, et l'hos-
pice. Mais tenez-vous à la porte de cette crèche, et
180 FILATURES ET TISSAGES MÉGANIQUES.
VOUS verrez plus d'une mère contrainte d'emporter
son nourrisson. Comptez les places dans l'asile, et
comparez-les au nom'ore des enfants dont l'âge va-
rie de deux à cinq ans. Ouvrez les registres de l'hos-
pice, et vous frémirez en voyant combien il y a de
candidats pour chaque lit, combien de surnumé-
raires attendent que la mort leur fasse une place !
Et l'hospice pourtant n'est pas un lieu de délices !
la crèche n'est pas toujours souriante ! et c'est un
étrange bonheur pour une mère que d'obtenir la
permission de se priver huit heures par jour de
son enfant !
La vérité est que l'atelier ouvre à six heures , et
la crèche, l'asile et l'école seulement à huit, que
beaucoup de villes n'ont pas de crèches ou n'ont que
des crèches en nombre insuffisant, qu'il faut encore
payer presque partout une petite somme, et elle a
beau se faire petite, il y a des mères qui ne peuvent
pas la" payer, même en se privant de pain. Dans cet
asile gratuit, il faut pourtant que l'enfant apporte le
matin son panier, car on ne le gardera pas mourant
de faim sur ce banc. Il ne faut pas s'étonner de
trouver tant d'enfants errants, à demi nu?, dans les
forts, dans les cour mes, dM miheu d'immondes ruis-
seaux : c'est que leurs parents ne sont pas assez
riches pour les emprisonner dans les asiles. Ils sont
aussi orphelins que si leur père et leur mère étaient
morts, aussi abandonnés dans les rues d'une ville
LOGEMENTS D'OUVRIERS. 181
que dans un désert'. En ouvrant an hasard une
chambre d'ouvrier (on ne ferme jamais ces chambres
à clef, il n'y a rien à voler), on rencontre quelque-
fois trois ou quatre marmots, confiés à la garde
d'une fille de sept ans. Ils se tiennent debout tout
le jour autour du poêle éteint, immobiles, mornes.
Leur faiblesse, plutôt que l'ordre de la mère, les
retient à la maison. La première pensée qui vient
en les voyant, c'est qu'ils n'ont jamais souri.... Pour
l'école, c'est une autre difficulté. Il faut être riche
pour aller à l'école gratuite. Un enfant de six ans
peut bobiner; à huit ans, il peut entrer dans une
fabrique. Supposez deux, trois, quatre enfants entre
six et douze ans , comment les nourrir avec le sa-
laire d'un seul homme ? Il faut qu'ils rapportent,
qu'ils aient leur semaine comme le père et la mère.
Avec quelle impatience on attend l'âge fixé pour
entrer dans la manufacture ! Est-ce du mauvais
cœur ? est-ce dédain pour l'instruction? Non; c'est
la faim. La pauvre mère sait bien, par expérience,
ce que c'est qu'un atelier; mais elle sait aussi, elle
mesure chaque jour de l'œil le ravage des privations
sur ce jeune corps qui se développe. Quand son sa-
laire, ajouté à celui de son mari, suffit pour entre-
1. A Manchester, dans le cours de 18ô8, 411.5 enfants furent
signa'és à la police comme perdus. La même année, à Liverpool,
qui a la même population, mais où il n'y a pas de manufactures,
le chiffre des enfants égarés ne s'éleva pas à plus de 360.
11
182 FILATURES ET TISSAGES MÉCANIQUES.
tenir les enfants jusqu'à douze ans, elle ne manque
guère de les conduire aux écoles ; niais alors autre
malheur : l'école est ouverte cinq ou six heures,
l'atelier garde les ouvriers douze heures. Nous ne
parlons pas des vacances , qui ne durent jamais
moins d'un mois. Vaut-il mieux six heures d'école
avec six heures de vagabondage, ou le travail pré-
coce dans la fabrique , avec les deux heures d'école
réglementaires? Triste problème pour une mère
qui voit la ruine de son enfant de tous côtés. A
Sedan , les Frères des écoles chrétiennes gardent
leurs écoles ouvertes jusqu'à la sortie des ateliers ;
voilà une bonne œuvre, une œuvre bénie. Avouons
que tout noire système d'écoles universitaires a été
fait par des hommes très-versés dans l'instruction,
très-peu au courant des besoins du pauvre.
11 arrive assez souvent qu'une ouvrière mariée
quitte la manufacture , surtout lorsque sa famille
commence à devenir nombreuse. Elle rentre alors
dans sa condition normale, car il est incontestable
que les femmes sont faites pour vivre dans leur
ménage, et qu'un état social qui les arrache à leur
mari, à leurs enfants, à leur intérieur, pour les faire
"vivre toute la journée mêlées avec d'autres femmes,
ou , ce qui est bien pire , mêlées avec des hommes ,
est un état social mal organisé, qui, pour ainsi
dire, ne permet pas aux femm^ s d'être des femmes,
et ne peut subsister longtemps sans .entraîner à sa
LOGEMENTS D'OUVRIERS. 183
suite les plus grands désordn s. On voudrait pou-
voir dire que le retour de la mère de famille dans
son ménage change la condition de tout ce qui l'en-
toure, qu'elle conserve chez elle les habitudes la-
borieuses acquises dans la manufacture, qu'elle
soigne ses enfants avec vigilance , les tient propres,
réparc leurs habits, qu'elle met de l'ordre dans la
chambre commune, qu'elle parvient, à force d'ac-
tivité et d'économie, à tirer bon parti de ses pauvres
ressources, et que le mari , trouvant plus de soins et
de confort dans son intérieur, y prend aussi plus
de plaisir, et abandonne le cabaret pour sa propre
maison. Une femme énergique et dévouée peut faire
en ce genre de véritables miracles, et ceux qui dou-
teraient de l'influence exercée sur la destinée de
chacun de nous par notre caractère , n'ont qu'à se
donner le spectacle de deux familles ayant des res
sources égales, des besoins égaux, et dont l'une vit
dans une sorte d'aisance, grâce à l'habileté infati-
gable de la ménagère, tandis que l'autre reste plon-
gée dans une sorte d'indigence. Mais il faut bien re-
connaître que la plupart des femmes qui prennent
la résolution de se consacrer uniquement à leur fa-
mille manquent de toutes les qualités nécessaires à
ce nouveau rôle. Ouvrières laborieuses à l'atelier,
où le règlement les soutenait, elles se perdent
dans le détail de leurs occupations domestiques.
Elles savent à peine allumer du feu, et n'ont pas la
184 FILATURES ET TISSAGES MÉCANIQUES.
moindre idée de la cuisine'. Elles n'ont jamais ma-
nié une aiguille même dans leur plus tendre enfance;
on leur a appris à dévider dès qu'elles ont pu tenir
un peloton dans leurs doigts, ensuite à surveiller
une machine de carderie ; hors de là , elles ne sa-
vent rien. Elles laissent leurs enfants errer dans les
courettes , parce qu'elles se souviennent d'avoir été
elles-mêmes abandonnées à la grâce de Dieu. Ils
travailleront assez quand ils seront en fabrique, il
faut leur laisser du bon temps maintenant. Les pau-
vres femmes ne savent pas combien un peu d'édu-
cation changerait l'avenir de leurs fils et de leurs
filles, ou, si elles le savent, l'entreprise leur paraît
si lourde qu'elles n'ont pas le courage de la tenter.
Elles ne songent qu'au pain de la journée et à la
crainte d'élre battues. Le jour de paye , elles errent
aux abords delà manufacture, suivent de loin leurs
maris qui se rendent au cabaret, restent à la porte,
et calculent tristement que, si l'orgie se prolonge ..
il ne restera rien pour les besoins de la famille.
Leur demeure est à peine plus propre que par le
passé; l'insigne malpropreté est un ennemi avec
lequel elles ont vécu depuis leur enfance , et qu'elles
1. Un manufaclurier d'ElberfelJ, M. Bœddinghaus. fait faire
des cours de cuisine et de couture poui' les jeunes filles de son
établissement. C'est une exxellenle idée. Pourquoi n'introduirait-
on pas l'enseignement de la cuisine dans les écoles primaires de
filles, comme on a introduit les éléments du jardinage et du
labourage dans les écoles de garçons?
LOGEMENTS D OUVRIERS. 185
désespèrent de vaincre. Elles ont toutes appris quel-
que métier, mais des métiers qui rapportent un sou
pour une heure de travail. Les plus courageuses
s'y obstinent; elles font des journées de douze
heures tout en suffisant, tant bien que mal, à leur
tâche de ménagères; le grand nombre se désespère,
travaille rarement et languissamment. Arrivées à
ce point, elles tournent leurs espérances du côté de
la mendicité, et c'est un penchant que développent
chez elles une foule d'institutions charitables qui
méritent des éloges pour le bien qu'elles veulent
faire, mais qui, avec des intentions excellentes, ne
font trop souvent que du mal.
Il y a sans doute des compensations au triste ta- '
bleau que nous venons de dérouler. A côté des par-
ties gangrenées, il y en a de saines et de vigoureu-
ses. Nous n'avons montré que le mal. Quand nous
chercherons le remède, nous constaterons avec une
joie profonde qu'il y a en grand nombre, dans nos
principaux centres manufacturiers, des ouvriers à
la fois habiles et économes, intelligents et réservés,
sûrs d'eux-mêmes, inaccessibles au découragement
et à l'envie. .\ous montrerons avec quelle généreuse
et loyale ardeur beaucoup de nos chefs d'industrie
aident leurs ouvriers à conquérir le premier, le
plus doux, le plus nécessaire de tous les biens, l'in-
dépendance. Mais ne nous faisons pas de lâches
illusions. Le très -grand nombre des travailleurs
186 FILATURES ET TISSAGES MÉCANIQUES.
souffre de privations qu'on ne peut connaître, qu'on
ne peut même imaginer quand on n'a pas vu les
choses de ses propres yeux. Nos descriptions ne sont
jamais ni assez fidèles ni assez complètes. On est
retenu par mille considérations ; on craint de blesser
ceux qui souffrent, on ne veut pas les irriter. Notre
société a beau être généreuse et libérale, elle n'aime
pas qu'on lui montre ses plaies. Il faut pourtant
qu'elle apprenne à sonder la pire de toutes les mi-
sères, celle qui subsiste malgré le travail. Elle a le
devoir de la connaître, puisqu'elle tst strictement
tenue d'employer toutes ses forces et tout son cœur
à la guérir.
Oui, alors même que les ateliers marchent et que
les patrons payent de bons salaires, plus de la moi-
tié des femmes d'ouvriers sont dans la gêne; elles
n'ont ni pain ni vêtements pour leurs enfants; elles
sont logées dans des chambres plus étroites et plus
nues que des cachots; si un de leurs enfants tombe
malade, elles ne peuvent ni lui acheter des médica-
ments, ni lui donner un lit, ni lui faire un peu de
feu. Les médecins des pauvres avouent que dans la
moitié des maladies le meilleur remède serait une
bonne alimentation, mais ils ne peuvent pas le dire
à la famille des malades ; ils ne l'osent pas. Voilà
quel est l'état de la moitié de nos villes manufactu-
rières en pleine paix , en pleine prospérité de l'in-
dustrie. Retournez dans ces ruelles infectes quand
LOGEMENTS D'OUVRIERS. 187
la crise a sévi, et vous ne les reconnaîtrez plus;
vous n'y rencontrerez plus que des spectres. Vous
verrez une transformation qui vous fera horreur,
car, s'il y a quelque chose de plus affreux que le
travail sans pain, c'est le besoin, la capacité et la
volonté de travailler, sans le travail.
Eh bien ! toute cette misère n'est rien, ce manque
de pain , ces haillons , ces chambres nues, ces ca-
chots humides , ces maladies repoussantes ne sont
rien quand on les compare à la lèpre qui dévore les
âmes. Ces pères dont les enfants meurent de faim
passent les nuits en orgies dans les cabarets; ces
mères deviennent indifférentes aux vices de leurs
filles ; elles sont les confidentes et les conseillères
de la prostitution ; ni le père ni la mère ne tentent
un etTort pour arracher leurs enfants innocents au
gouffre qui les a eux-mêmes engloutis 1 Et nous
resterions impassibles devant cette corruption et
cette misère ! Et nous n'emploierions pas à lutter
contre elle tout ce que Dieu a mis en nous de pas-
sion et d'intelligence ! Nous attendrions froidement
que le mal soit à son comble sans nous sentir la
conscience troublée et les entrailles émues ! Nous
nous croirions quittes envers Dieu, envers l'huma-
nité, pour quelque aumône ou quelque article de
règlement , comme s'il ne s'agissait pas du plus
pressant de tous les intérêts, du plus grand de tous
les devoirs ! Le mal qui nous travaille est de ceux
188 FILATURES ET TISSAGES MÉCANIQUES.
qu'on ne peut guérir qu'en y mettant tout son
cœur. Jetons les yeux sur les populations laborieu-
ses qui, au milieu des progrès de la débauche et de
la misère, ont su se conserver pures et vaillantes :
d'où vient qu'elles ne connaissent ni la vieillesse
abandonnée, ni l'âge mûr abruti par les excès , ni
l'enfance souillée et corrompue parle vice des pères?
C'est qu'elles ont conservé intacte la plus néces-
saire et la plus sainte des institutions, le mariage.
Partout où il y a des mœurs, il y a du bonheur. Ce
n'est ni la vie à bon marché , ni la sportule , ni la
loi agraire, ni le droit au travail, qui peuvent
éteindre le paupérisme ; c'est le retour à la vie de
famille et aux vertus de la famille.
^Qf9^
TROISIEME PARTIE
LA PETITE IXDUSTRIC
TROISIEME PARTIE.
LA PETITE INDUSTRIE.
CHAPITRE PREMIER.
CARACTÈRES DE LA PETITE INDUSTRIE. CLASSIFICATIOrT
DES PETPTS MÉTIEBS.
On range sous le nom de grande industrie toutes
les branches du travail humain qui emploient de
nombreux ouvriers agglomérés, et ont pour agent
principal une machine à vapeur ou une machine
hydrauhque. La grande industrie, depuis cinquante
ans, a presque renouvelé la face du monde; il sem-
ble qu'un génie bienfaisant ne cesse de jeter à pro-
fusion au milieu de la foule des ballots de soie, de
coton et de laine. On voit et on bénit celte transfor-
mation du monde économique; on ne songe pas à
l'action que la grande industrie exerce sur les mœurs,
en appelant sans cesse les femmes dans les manufac-
192 LA PETITE INDUSTRIE.
tures. Ce qui aggrave le mal, ce qui le répand, ce
qui appelle l'aUention de tous les hommes sérieux
qui prennent à cœur les intérêts moraux de la so-
ciété, c'est qu'à mesure que les manufactures se
multiplient, le travail à domicile devient de plus
en plus improductif. Plus les femmes ont de facilité
à se placer dans les manufactures, plus elles ont de
peine à trouver de l'occupation chez elles. C'est la
même cause qui les enrichit d'un côté et qui les
ruine de l'autre. Elles ne peuvent plus filer, puisque
la mull-jenny fait en un jour la besogne de cinq
cents fileuses; avant peu, le nombre des couseuses
sera réduit des deux tiers par la machine à coudre.
C'est une révolution. Les femmes, dit M. Michelet,
sont des fileuses et des couseuses. Il a raison. Cela
était vrai hier, et cela devrait toujours être vrai pour
le bonheur des femmes et celui de l'humanité; mais
avec les innovations économiques de ces derniers
temps, il n'y a plus moyen de liler ni de coudre. La
double industrie, qu'on pourrait appeler l'industrie
naturelle des femmes, est entièrement ruinée. Les
femmes mariées, qui emploient utilement la meil-
leure partie de leur temps aux soins domestiques,
et qui d'ailleurs, dans un ordre social bien organisé,
doivent vivre surtout du salaire de leurs maris, pour-
ront encore tirer quelque mince bénéfice d'un tra-
vail industriel ; ce produit, quel qu'il soit, ajouté à
la masse accroîtra le bien-être commun. Mais déjù,
CLASSIFICATION DES MÉTIERS. 193
comme pour montrer de plus en plus la nécessité
de reconstruire et de raviver la vie de famille, une
femme isolée ne peut plus vivre. Ce n'est un secret
pour personne en industrie; tout le monde en con-
vient et tout le monde le déplore, depuis les chefs
des plus grandes maisons de commerce jusqu'aux
petites entrepreneuses qui travaillent elles-mêmes
avec leurs ouvrières. Quand une femme n'a ni père,
ni frère, ni mari pour la soutenir, à moins d'un talent
exceptionnel et de circonstances bien rares, il faut
qu'elle se résigne à entrer dans une manufacture.
Si elle compte uniquement sur son aiguille, ou elle
mourra de faim, ou elle descendra dans la rue, sui-
vant une expression consacrée et qui fait frémir.
Ainsi la grande industrie paye bien les femmes et
les arrache à leur famille et à leurs devoirs, et la
petite industrie, qui leur rend leur liberté, ne leur
donne pas de pain.
Les travaux que nous allons énumérer ne se font
pas tous à domicile, et la petite industrie a ses ate-
liers comme la grande ; mais ces ateliers diffèrent
par des caractères essentiels des immenses ruches
laborieuses qui se groupent autour des usines.
Ce qui donne une physionomie toute spéciale aux
ateliers de femmes dans les filatures et les tissages
mécaniques, c'est d'abord le grand nombre des ou-
vrières qu'ils emploient, et ensuite le prix élevé des
machines et du combustible. Dans une grande ag-
194 LA PETITE INDUSTRIE.
glomération de femmes, il n'est guère possible d'é-
tablir des rapports familiers entre le patron et les
ouvrières; le service doit être régulier, la discipline
inflexible. En santé ou en maladie, dans la peine
ou dans la joie, il faut obéir au même règlement et
faire le même travail aux mêmes heures. Le patron
ne pourrait pas, quand il le voudrait, se montrer
indulgent; car il a son fourneau qui lui dévore de
la houille, et ses machines qui représentent l'intérêt
d'un gros capital. Tout chômage, général ou partiel,
n'est pas seulement pour lui un manque à gagner,
c'est une perte effective; il est donc obligé, par une
loi impérieuse, d'utiliser tout le temps et toutes les
forces de ses ouvrières. Cette absence de tout relâ-
chement pour le corps, pour les sentiments, pour
l'imagination, est particulièrement pénible aux ou-
vrières; et peut-être pourrait-on dire, en interpré-
tant les sensations des femmes, que la présence du
moteur mécanique et des engins qui en dépendent
est pour elles un sujet d'eftroi et une source con-
stante de malaise. Elles s'accoutument à la fatigue,
aux privations, et même, quoique plus difficilement,
au danger; mais non à cette implacable uniformité
qui contraste si profondément avec leur nature af-
fectueuse et mobile. Les ateliers où la vapeur n'a
pas pénétré sont dans des conditions beaucoup plus
douces. La plupart d'entre eux ne sont que des réu-
nions de sept à huit femmes, causant ensemble pen-
CLASSIFICATION DES MÉTIERS. 195
dant que leurs doigts agiles poussent l'aiguille sans
relâche. Elles n'ont pas, ou elles ont rarement des
contre-maîtres, des hommes occupés avec elles dans
le même atelier, ou travaillant dans un atelier voi-
sin pour la même fabrique ; elles ne se sentent pas
emportées violemment en dehors de leurs relations,
de leurs habitudes et de leurs occupations naturelles.
En un mot, les ateliers de la petite industrie sont
comme un intermédiaire entre le régime des manu-
factures et la vie de famille.
Il semblerait naturel, dans les recherches qui
vont suivre, de distinguer les professions qui s'exer-
cent en ateliers et celles qui occupent les femmes à
domicile; mais cela est impossible, parce qu'on
travaille des deux façons dans presque tous les
corps d'état. L'entrepreneuse a un petit atelier au-
près d'elle pour les "ouvrages difficiles qui doivent
être faits sous sa surveillance immédiate; elle
donne le reste à emporter. Quelquefois même cette
organisation n'a rien de fixe; l'atelier se forme pour
un travail pressé et important, il se dissout quand
on rentre dans les conditions ordinaires; chaque
ouvrière retourne à ses habitudes, sauf à revenir
encore dans un autre moment de presse.
Nos études nous transporteront d'abord sur di-
vers points de la France, jusqu'à ce que nous ve-
nions les concentrer dans Paris, qui est le foyer
principal du travail des femmes. Il y a des métiers
196 LA PETITE INDUSTRIE.
qu'on retrouve partout, parce qu'ils sont partout
d'une nécessité immédiate; telles sont les blanchis-
seuses et les repasseuses, les lingères, les coutu-
rières, les modistes, etc. ; d'autres se sont transfor-
més, sans qu'on puisse toujours en connaître la
cause, en industries locales. Ainsi la dentelle se fait
en Normandie et en Auvergne, les gants dans l'I-
sère, la broderie et les chapeaux de paille en Lor-
raine, la taille des pierres fines et fausses dans le
Jura. Paris dirige de loin toute cette production,
tandis qu'il fait faire directement les beaux travaux
d'aiguille dans ses propres ateliers par plus de cent
mille ouvrières. Pour nous reconnaître au milieu
d'industries si diverses et si dispersées, il est néces-
saire d'établir entre elles un certain ordre; nous les
partagerons en deux catégories, suivant qu'elles ont
ou qu'elles n'ont pas l'aiguille pour principal in-
strument. L'aiguille est jusqu'ici l'outil féminin par
excellence; plus de la moitié des femmes qui vi-
vent de leur travail sont armées du dé et de l'ai-
guille. C'est donc là le gros bataillon. Nous le ré-
serverons pour la fin, et nous ferons d'abord la revue
de nos troupes légères, en commençant par les in-
dustries qui se rapportent à l'habillement et à la
toilette; car c'est toujours là qu'en reviennent les
femmes, et elles sont comme égarées dans les tra-
vaux d'une autre nature.
Une course rapide à travers les professions exer-
CLASSIFICATION DES MÉTIERS. 197
cées par les femmes va nous donner la preuve irré-
fragable que leur salaire n'est presque jamais égal
à leurs besoins. Il ne suffît pas de savoir que cette
plaie existe; il faut la voir de ses yeux, il faut la
sonder jusqu'au fond. C'est un douloureux devoir,
mais c'est un devoir. Gomme nous avons montré
que la famille ne saurait subsister sans la présence
continuelle de la femme, nous allons montrer à
présent que la femme ne saurait vivre en dehors de
la famille.
QÇ^^-O
198 LA PETITE INDUSTRIE.
CHAPITRE H.
PETITS METIERS QUI N ONT PAS L AIGUILLE
POUR INSTRUMENT.
On se ferait une idée très-fausse de l'industrie
des fils et tissus, si l'on croyait qu'elle a complète-
ment abandonné le travail à la main. L'ancien mé-
tier, que le métier à vapeur finira peut-être par
détruire, est encore debout tout autour des usines.
On le trouve partout, dans les caves, dansles cabanes.
La manufacture élève ses hautes cheminées au
milieu de cette population industrieuse, comme
autrefois le château féodal dominait les humbles
maisons de paysans. Nous commencerons naturel-
lement notre étude par celte petite industrie, qui
subsiste en quelque sorte dans la grande.
Quand on vient de visiter une de ces vastes usines
oia cinq cents métiers roulant à la fois au milieu
d'un tapage assourdissant donnent le spectacle
émouvant de la fécondité et de la puissance de la
grande industrie, il est curieux de traverser une
rue, de descendre une vingtaine de marches et de
TISSEUSES A BRAS. 199
se trouver tout à coup dans l'atelier d'un tisserand
à bras. La cave est éclairée, comme toutes les caves,
par un soupirail ; elle est assez fraîche pour que le
fil ne casse pas, et ne l'est pas assez pour le charger
d'humidité ; le métier la remplit souvent tout en-
tière , le tisserand est obligé de passer sous le bâti
et de se glisser entre les leviers pour rattacher les
fils rompus. Ces grands et lourds montants à peine
dégrossis , ces lisses qui se meuvent avec un bruit
criard, ces cordes qui grincent dans les poulies,
tous ces engins d'une simplicité primitive contras-
tent avec l'élégant petit métier de fer que la vapeur
fait mouvoir avec une si prestigieuse rapidité. La
plupart des tisserands à bras sont seuls dans leur
cave et travaillent pour ainsi dire en cellule ; quel-
quefois il y a deux métiers dans la même chambre,
rarement plus. Quand ils sont là tout le jour sur
leur sellette, la main sur le battant et les pieds sur
les leviers, il ne tient qu'à eux de s'imaginer qu'il
n'y a eu de révolution ni dans la société ni dans
l'industrie, et que la machine de Watt ne mugit pas
à quelques mètres de leur métier.
Le coton est tissé mécaniquement à toutes les
finesses en Alsace, en Normandie, dans le Nord;
les métiers à la main font exception dans cette spé-
cialité , et leur nombre va toujours en diminuante
1. Un métier mécanique fait 25 mètres en moyenne par jour,
200 LA PETITE INDUSTRIE.
11 n'y en aura bientôt plus dans les Vosges, où de
nombreux cours d'eau ont permis l'établissement
de 15 000 métiers mécaniques. Les métiers à bras
que l'on trouve encore à Gérardmer, à Saint-Dié , à
Ilemiremont, et près de Blamont , dans la Meurthe,
ne tissent que des lils de lin ou de chanvre, et dans
les cotons, des articles d'une force et d'une largeur
exceptionnelles , dont la consommation est res-
treinte, et que, pour ce motif, les usines ont jusqu'à
présent dédaignés. On compte 4000 métiers à la
main contre 20 000 métiers mécaniques dans le
Haut-Rhin. A Saint-Quentin, la proportion est in-
verse. La ville possède environ 800 métiers méca-
niques, en y comprenant la Bussière, établissement
de MM. Joly aux environs de Guise ; mais le rayon
industriel de la place, qui s'étend jusqu'à Cambrai
et Péronne, et même jusqu'à Vervins d'un autre
côté , n'occupe pas moins de 70 000 ouvriers ,
hommes, femmes et enfants, et de 40 000 métiers à
ou 7500 mèti-es p.ir an. Un niélier à bras fait 8 à9 mètres par
jour, mais comme il ne travaille pas constamment, on ne compte
pour chaque mélier à bras que 1300 mètres par an. Pour un tissu
coûtant 9 cent, par mètre de façon à la mécanique, la façon à
bras est de 11 cent, environ. Le bénéfice de l'industriel étant de
1 cent, par mètre bon an mal an, pour les sortes courantes, elles
ne peuvent plus être fabriquées à bras. Les anciennes maisons
ont conservé des métiers à l)ras, parce qu'il n'y a pas de frais
généraux et qu'on peut varier les articles plus facilement que
sur les métiers mécaniques; mais elles ne leur donnent à tisser
que des sortes peu demandées dans le commerce.
TISSEUSES A BRAS. 201
bras, dont 20 000 pour les articles de Saint-Quentin
(coton), et 20 000 pour les mélanges de soie, laine et
coton. Le lin n'est jusqu'ici tissé automatiquement
que dans les finesses moyennes ; les gros articles
et la batiste extra-fine sont encore obtenus par le
travail à la main. Malgré les belles usines de Reims
et de ftoubaix, le travail à la main entre aussi pour
une grande part dans la fabrication des étoffes de
laine rases , non foulées. Quant à la laine cardée,
dont les fils ont peu de régularité et de solidité,
c'est à peine si l'industrie française commence à la
confier aux machines. A Sedan , sur 4000 métiers,
on ne compte pas plus de 30 métiers mécaniques,
et dans ce nombre 15 appartiennent à M. David
Bacot'. On sait que Lyon et tout le Midi se sont
jusqu'ici assez bien défendus contre l'invasion des
machines, et que les étoffes de soie sont presque
exclusivement fabriquées à la main.
Partout où la vapeur et les forces hydrauliques
ont laissé subsister le tissage à bras, il est une
1. Le prix d'un mètre de drap tissé à la main est de GÙ cent.,
à la mécanique de 50 cent., et il faut compter en outre le loyer
de l'atelier et l'amorlissement des machines. Il n'y a donc pas
d'avantage, ou du moins il n'y en a pas d'autre que de produire
plus régulièrement et plus vite. Pour les façonnés ou nouveautés
Jacquard, l'écart est plus considérable. Le prix du mètre à la
main varie de 1 fr. à 1 fr. 10; il est de 50 cent, à la mécanique.
Celte différence couvre l'amortissement, le loyer et lecharbon.
et permet un bénéfice. Le manufacturier est d'ailleurs mieux
garanti contre le vol de la laine et le vol du dessin.
202 LA PETITE INDUSTRIE.
source de -bien-êlre pour les populations. Il a le
double avantage d'être un métier à la maison et un
métier à la campagne. En général, les paysans sont
à leur aise dans le voisinage des grands centres in-
dustriels. Si l'industrie subit un chômage, ils re-
to'irnent aux champs ; si le labourage donne un
temps de repos, ils l'utilisent avec le métier. Tout le
monde dans la famille trouve à s'occuper fructueu-
sement ; le père est tisserand, les enfants dévident ,
la mère prépare l'ouvrage, le dispose sur le métier.
Quelquefois, quand le battant n'est pas trop lourd,
elle s'assied elle-même sur le banc, fait mouvoir
les leviers, lance la navette , pendant que le mari
prend ses repas ou donne un coup d'œil à son
champ. Certes le tissage à la main est par lui-même
plus pénible et moins lucratif que le tissage à la
mécanique; beaucoup de tisserands à bras regar-
dent comme un avancement dans leur prol'ession
d'être appelés à la manufacture, et les femmes, qui
conduisent si facilement un métier mécanique, et
tissent la soie à la main sans trop de fatigue, ne
peuvent qu'à grand peine manœuvrer un métier à
tisser la laine ou le coton. Mais aussi, il y a pour
elles une grande diflerence entre un mince pécule
gagné dans leur propre maison et un gros salaire
conquis, pour ainsi dire, aux dépens de leur cœur,
et qui leur impose l'obligalion de déserter leur mé-
nage et d'abandonner leurs enfants au hasard. On
FILEUSES A BRAS. 203
aura beau embellir et adoucir les manufactures,
elles ne seront jamais pour les femmes qu'un lieu
d'exil.
Dans l'Ouest, on cultive le lin et le chanvre, on
les prépare, on les file, oti les tisse , iet tout cela se
fait à la main, sans le secours de la vapeur et des
métiers mécaniques. La toile de Bretagne a été long-
temps en faveur sur le marché, et aujourd'hui en-
core on lui attribue plus de solidité qu'aux toiles de
Flandre. La Bretagne est une obstinée ; elle file son
lin au rouet et à la quenouille, elle le tisse à la
main, elle le blanchit à la rosée. Le coton et les
manufactures lui font, chacun à leur manière, une
concurrence désastreuse; mais elle aime mieux se
ruiner que se modifier. Une belle quenouille, avec
son assortiment de fins fuseaux et d'élégants pesons
est encore le cadeau qu'un paysan breton fait à sa
fiancée. Ce ne sera bientôt plus, pour les ménages
aisés, qu'un emblème, un souvenir; mais les
pdiouresses ôàns les landes et les mendiantes sur les
bords des chemins ont toujours la quenouille au
côté. Le métier de fileuse, quand on n'a que lui
pour ressource, ne donne pas même un morceau
de pain.
La quenouille nous conduit à l'aiguille à tricoter,
qui fait encore partie du menubag.ige d'une femme,
et qui ne tardera pas à disparaître devant l'invasion
du tricot à la mécaniaue. Les métiers, dans la fa-
'■10^ LA PETITE INDUSTRIE.
brique de la bonneterie, sont de deux sortes : il y a
l'ancien métier, le métier à diminution, qui fait di-
rectement et sans couture, un bas , un bonnet, une
camisole; et le métier circulaire, récemment intro-
duit, qui produit avec une rapidité prodigieuse des
pièces de tricot continu dans lesquelles on taille un
vêtement comme dans de l'étoffe. La fabrication des
gants de coton est une des plus actives, à cause de
l'armée et de la garde nationale. Le métier spécial
pour les gants permet aux ouvrières de s'asseoir ;
mais la plupart des métiers circulaires les obligent
à se tenir debout. C'est le seul inconvénient de cette
industrie. A Troyes, le tricot se fait en ateliers ou
à domicile, par portions à peu près égales. Les fa-
bricants louent des métiers à ceux de leurs ouvriers
qui travaillent en cbambre ; chaque métier repré-
sente une valeur de 300 à 500 francs. Quelques ou-
vriers aisés et habiles achètent ou louent trois ou
quatre métiers, et forment ainsi de petits ateliers
assez semblables à ceux de Lyon. Il y a des hommes
et des femmes dans l'industrie du tricot; mais les
femmes sont en majorité et cela se conçoit, parce
que l'ouvrage n'est pas fatigant, et peut sans incon-
vénient se quitter et se reprendre. L'apprentissage
est peu de chose ; on donne deux mois de son temps,
ou la moitié du bénéfice sur 50 kilos de tissu
fabriqué. Une femme travaillant au métier circu-
laire gagne rarement plus de 1 fr. 50 c. dans sa
DENTELLIERES. 205
journée, et la couture du tricot rapporte tout au
plus 5 centimes par heure. Les femmes sont aussi
chargées de préparer des mèches et de dévider le fil
pour de très-minimes salaires.
Chaque centre industriel a sa spécialité; la bon-
neterie de soie et de fil d'Ecosse se fait dans le Gard,
la bonneterie de coton à Troyes et au A'igan, la bon-
neterie de laine dans cette partie de la Somme ap-
pelée le Santerre, la bonneterie drapée à Orléans
et dans les environs d'Oléron. Paris embrasse lan-
guissamment tous les genres. Il a eu longtemps le
monopole de la bonneterie, et il est même entré le
premier dans la voie de la bonneterie mécanique;
mais la province n'a pas tardé à lui faire une con-
currence redoutable par l'abaissement du prix de
main-d'œuvre. Depuis l'invention du métier circu-
laire, la bonneterie parisienne subsiste encore, en
souvenir de sa prospérité passée; mais elle ne vit
plus. On trouve ç'i et là quelque métier à faire des
bas relégué dans une loge de concierge ; c'est un hé-
ritage de famille; les enfants continuent l'industrie
de leur père avec les outils de leur père. Cette fidé-
lité serait respectable, si elle ne tenait pas le plus
souvent à une sorte de paresse d'esprit. Le métier
à tricoter, si bienfaisant pour les femmes de la cam-
pagne, ne peut faire vivre une ouvrière parisienne.
Il en est de même d'une industrie plus c empiéte-
ment, plus essentiellement féminine; celle des den-
V2
206 LA PETITE INDUSTRIE.
telles, dont les produits sont hors de prix et donl la
main-d'œuvre est très-faiblement rétribuée. A Paris,
où la vie est si chère, on n'a jamais fait de dentelle
que par exception, car les dentelles d'or et d'argent
de fabrication parisienne doivent être rangées plu-
tôt dans la passementerie. Pour le même motif, Va-
lenciennes a presque complètement cessé de pro-
duire la dentelle qui porte son nom. C'est un travail
difficile, qui demande un très-long apprentissage,
et qui absorbe complètement l'ouvrière; il est si
mal rétribué, que la population industrieuse du
JVord trouve partout à s'occuper plus avantageuse-
ment. Comme il faut plusieurs mois, quelquefois
même une année, pour faire un coupon de trois mè-
tres, et que les dentellières ne peuvent attendre leur
salaire pendant si longtemps, il est d'usage de les
payer par bandes (il y a quatre bandes dans un mè-
tre, douze bandes dans un coupon) ; il en résulte
une charge et un danger pour le patron, qui a fourni
le fîl et payé presque complètement les salaires
longtemps avant de recevoir la marchandise. Aussi
n'y a-t-il plus en ce moment à Valenciennes que
trois ouvrières'. L'une, qui fait la vraie valencienne,
gagne des journées de 1 fr. 30 c. ; les deux autres,
qui font la valencienne telle qu'on l'imite en Belgi-
1. Au contraire, la production de la valencienne est très-ac-
tive àYpres, Courtray, Gand , Bruges, Roulers , et dans presque
toutes les parties des deux Flandres.
DENTELLIERES. 207
que, gagnent un peu plus, 1 fr. 50 c. par journée de
douze heures ^
Le point d'Alençon se fait dans des conditions tout
autres. Tandis qu'à Valenciennes la même ouvrière
fait le réseau et la fleur, les ouvrières qui font le
point d'Alençon se divisent en plusieurs catégories;
on distingue lestraceuses, les réseleuses qui font le
réseau ou filet, les remplisseuses qui font les mats,
les foncières qui font les mats plus grossiers, ks
modeuses qui font les jours, les brodeuses qui font
le petit cordonnet destiné à entourer et soutenir les
dessins. Un apprentissage de trois mois leur suffit,
et pourvu qu'elles ne s'alourdissent pas la main par
des travaux trop fatigants, elles peuvent vaquer à
tous les soins du ménage; la dentelle se prend, se
quitte, et se reprend comme un tricot ou une bro-
derie. Elles gagnent toutes, en moyenne, 1 franc
par jour, environ 10 centimes par heure. Les plus
habiles peuvent gagner 12 et même 14 centimes;
mais le nombre de ces ouvrières exceptionnelles est
très-restreint. Une douzaine au plus sont employées
dans les magasins pour recevoir, vérifier et réparer
le travail des autres; leur salaire varie de 7 fr. 50 c. à
l. Le prix d'un carreau de dentellière varie de 8 à 10 fr. ; les
dessins ou patrons, de 75 c. à ] fr. 11 faut encore des fuseaux
et des épingles. Toutes ces dépenses sont à la charge de l'ou-
vrière. On n'emploie guère moins de 400 fuseaux et de 1.^00
épingles pour faire un coupon de valencienne.
208 LA PETITE INDUSTRIE.
10 francs par semaine. Une dentellière n'apourtout
attirail que son carreau, ses fuseaux et ses épingles.
Tantôt les jeunes filles travaillent isolément sur le
pas de leur porte, tantôt elles se réunissent pour
causer tout en agitant leurs fuseaux ; le soir elles
forment de petits ateliers pour économiser la lu-
mière, et les hommes revenus des champs font cer-
cle autour d'elles dans une demi-obscurité. C'est un
joli travail, qui donne des instincts d'élégance à
celles qui s'en occupent, et qui contribue à la fois
à l'aisance de la famille, à la propreté et à l'agré-
ment de la maison.
Le point d'AIençon et la valencienne sont des den-
telles de luxe. A Arras, dans l'Auvergne, dans quel-
ques localités de la Lorraine, et particulièrement
dans l'arrondissement de Mirecourt, on fabrique des
dentelles plus grossières. Cette industrie, à Arras et
dans les environs, n'occupe pas moins de deux à
trois mille ouvrières. Il est assez remarquable que
les ouvrières de la ville soient inférieures sous tous
les rapports à celles de la campagne. Élevées pour
être dentellières, elles ne savent pas faire autre
chose : aussi ne quittent-elles momentanément leur
métier que pour se livrer à des habitudes de dissi-
pation. Leurs fréquents besoins d'argentles obligent
à couper un bout de dentelle pour essayer de le ven-
dre, ce qui en diminue la valeur, parce que les
marchands préfèrent les grands aunages. Elles n'ont
DENTELLIÈRES. 209
d'ailleurs ni santé ni propreté. La propreté et la
blancheur de la dentelle entrent pour beaucoup
dans son prix ; c'est un ouvrage si délicat que l'ha-
leine de l'ouvrière peut en diminuer la valeur, de
sorte qu'il faut avoir de la santé pour faire de la
belle dentelle'. Le nombre des ouvrières diminue de
1. Les affections propres au travail des dentellières sont: les
affections des yeux, faiblesse de la vue, résultat du travail as-
sidu et minutieux à l'aiguille, irritation et rougeur des paupières
produites par la poussière du blanc de plomb.
La dentelle subit, avant que ses divers compartiments soient
rajustés, une préparation destinée à la blanchir*': celte prépara-
tion est appelée hallage. A cet effet on la dispose entre des
feuilles de carton où l'on a déposé une substance blanche pulvé-
rulente qui n'est autre qu'un sel de plomb, et on l'agite de ma-
nière à faire pénétrer cette substance dans le tissu de la den-
telle.
Celte poussière très-ténue se dégage facilement en poudre dans
l'atmosphère et irrite les yeux.
Mais celle même poussière détermine en outre une véritable
intoxication en s'iulroduisant dans les voies respiralives et di-
gestives.
Celles des ouvrières qui sont occupées à l'opération du battage
sont les plus exposées à ces accidents d'intoxication, mais celles
qui appliquent et ajustent les dentelles blanches y sont aussi
exposées, leur aiguille détachant la substance blanche qui revêt
la dentelle.
Du reste le teint d'une pâleur particulière de certaines ou-
vrières indique tout d'abord celles qui se livrent plus spéciale-
ment aux opéiations dont il vient d'être question.
Sur les rapports des commissions médicales et des con-
seils d'hygiène, l'adminislration a pris des mesures et fait des
prescriptions propres à combattre l'usage du blanc de plomb.
La plupart des fabriques se servent aujourd'hui , pour blanchir les
dentelles, d'une préparation nouvelle exempte d'inconvénients,
210 LA PETITE INDUSTRIE.
jour en jour dans la ville. Les dentellières sont en
général des paysannes qui se mettent à leur carreau
quand il n'y a rien à faire dans les champs, et tout
en vaquant aux soins du ménage. Elles travaillent
presque toutes à leur compte, c'est-à-dire qu'elles
achètent le coton de leurs deniers, et offrent leur
ouvrage aux marchands quand il est terminé. Leur
rémunération n'a donc rien de fixe ; une très-bonne
ouvrière, travaillant dix heures par jour, peut ga-
gner environ 1 fr. 25cent. Les ouvrières de la ville ne
dépassent guère 75 cent. On comprend du reste qu'une
multitude de circonstances font varier le salaire : la
plus ou moins grande habileté de l'ouvrière, son assi-
duité, sa propreté, la mode, etc. L'apprentissage ne
coûte presque rien et se fait en très- peu de temps.
La dentelle est une des rares victoires du travail
à la main sur le travail à la mécanique ; on a eu
beau s'évertuer, la mécanique n'a pu produire que
du tulle, et la dentelle faite à la n:ain conserve son
mais ceUe substance est d'un prix élevé, et les ouvrières tra-
vaillant à domicile continuent à se servir du Idanc de plomb;
elles se procurent ainsi, moyennant 10 ceniimes, la quantité de
blanc qui leur coûterait 5 francs environ si elles achetaient la
nouvelle substance.
Un appareil ingénieux a été récemment imaginé pour battre la
dentelle et la blanchir sans danger, mais le prix de cet appareil
est encore très-élevé.
Nous devons cetle note et la suivante à un Français M. le doc-
teur Laussedat, aujourd'hui l'un des médecins les plus distingués
de Bruxelles.
DENTELLIÈRES. 211
importance et sa valeur. On sait quels furent les ef-
forts de Colbert pour l'emporter sur Venise dans la
fabrication des dentelles. Il eut recours, selon le
système du temps, à l'établissement d'un privilège.
On lui résista; il fut sur le point de faire marcher
un régiment ciintre les dentellières d'Alençon. Au-
jourd'hui nos ouvrières ont peine à se soutenir con-
tre la concurrence belge ^ Les dessins viennent de
Paris, qui a le monopole du goût; mais la main-
d'œuvre se fait aussi bien et à plus bas prix hors
de nos frontières '. Les raccrocheuses de den-
telles et les repriseuses forment une branche in-
1 . La fabrication des dentelles est une des principales branches
de l'industrie delà Belgique. Les ouvrières, femmes outilles,
occupées soit dans les villes , soit dans les campagnes , et princi-
palement dans les deux Flandres , les provinces de Brabant et
d'Anvers, aux différents genres de dentelles, sont au nombre de
cent vingt à cent vingt-cinq mille.
Les valenciennes , les applications de Bruxelles , les broderies
sur tulle (imitation très-remarquable de l'application) , les den-
telles de Malines,les dentelles de Grammont en soie noire, ccn-
slituenl la grande fabrication belge. Il faut citer aussi les gui-
pures noires et blanches, au fuseau, qui se fabriquent à Bruges,
Gaud et dans les environs de Saint-Nicolas et d'Anvers. Quoique
cette dernière fabrication soit nouvellement introduite, elle
commence à supporter parfaitement la comparaison avec celles
du Puy et de Mirecourt.
2. Quoique les dessins de Paris soient toujours les plus esti-
més, il s'est formé en Belgique un certain nombre de dessina-
teurs très-habiles. A Bruxelles seulement, il y en a douze qui
fournissent un grand nombre de très-beaux dessins. La main-
d'œuvre est descendue si bas en Belgique que la grande majorité
des ouvrières ne gagne que 30, 40 ou 50 centimes par jour.
212 LA PETITE INDUSTRIE.
téressante de la grande famille des ouvrières ù
l'aiguille.
Pendant que nous parlons de ces gracieuses mer-
veilles qui parent les femmes mieux que les joyaux,
mentionnons aussi en passant les ouvrières qui pré-
parent les plumes, plumes d'autruche, plumes de
marabout, plumes de héron, oiseaux de paradis, et
celles qui font des fleurs avec du papier, du taffetas
ou de la percale. Il y a quelque chose de gai et de
jeune dans ce seul nom de fleuristes; et rien n'est
plus charmant que les produits qui sortent de leurs
doigts. Ces fleurs en papier ou en batiste luttent de
fraîcheur et d'éclat avec celles de nos parterres. C'est
l'industrie parisienne par excellence, et les jolies
femmes des deux mondes achètent à Paris les fleurs
qu'elles mêlent à leurs cheveux. L'Italie a eu d'abord
le premier rang pour les fleurs arlificielles comme
pour les étoffes de soie, les dentelles et les miroirs ;
ensuite Lyon a été célèbre pour ses fleurs ; à pré-
sent la flore parisienne est sans rivale. Près de six
mille ouvrières vivent à Paris de cette fabrication.
Les plus habiles sont de véritables artistes, qui étu-
dient avec amour les fleurs naturelles etles reprodui-
sent avec plus de fidélité que les meilleurs peintres.
Les salaires s'élèvent quelquefois jusqu'à 3 francs
pour une journée de onze heures. Une fleuriste peut
vivre dans de telles conditions, quand il ne lui
prend pas fantaisie d'essayer elle-même les guir-
LAPIDAIRES. 2 1 3
landes de fleurs qu'elle a faites, et d'aller les mon-
trer au bal Mabille.
On comprend que Paris soit le pays des fleuristes;
mais par quelle bizarre et inexplicable anomalie la
taille des pierres précieuses a-t-elle été s'établir à
Septmoncel, sur le sommet d'une montagne du
Jura? Le diamant se taille à Amsterdam à l'aide de
puissantes machines et dans de vastes ateliers,
comme il convient au plus riche joyau de la terre ;
le reste de nos pierres, rubis, saphirs, vertes éme-
raudes, aigues-marines à la douce et pâle lueur,
aimables améthystes, opales aux brillants reflets,
tous ces hochets du luxe et de la folie sont taillés et
polis au fond d'un désert, par une population de
montagnards intègre et indigente. Ces rudes enfants
du Jura restent fidèles à l'industrie et aux mœurs
de leurs pères ; et toutes ces richesses qui passent
par leurs mains ne leur font pas paraître leur chau-
mière plus froide et leur pain plus dur. Ils ont fait
depuis peu quelques conquêtes dans les industries
analogues; les femmes fabriquent les pierres faus-
ses avec une habileté sans pareille, elles percent des
rubis pour pivots de montres, elles commencent
même à faire des mosaïques avec des carrés envoyés
de Florence. L'établi est placé dans la cabane auprès
de la fenêtre; le père, la mère, les enfants travail-
lent à l'envi, quand le ménage à faire, le dîner à
préparer, du bois à fendre dans la montagne ou
214 LA PETITE INDUSTRIE.
quelque maigre coin de terre à ensemencer ne les
détournent pas de leur travail industriel. Les fem-
mes qui taillent des rubis gagnent souvent d'assez
bonnes journées; néanmoins les salaires supérieurs
à 1 fr. 50 cent, sont tout à fait exceptionnels. La
moyenne est de 75 centimes.
Une industrie assez importante et qui sert aussi à
la toilette des femmes, c'est la fabrication des cha-
peaux de paille. Nancy est un des grands centres
de ce commerce; et, s'il faut en croire les fabri-
cants, ils exportent des chapeaux de paille jusqu'en
Amérique. La plupart des chapeaux d'hommes con-
nus sous le nom de chapeaux de paille sont en
écorce de latanier. Le fabricant de Nancy reçoit l'é-
corce, l'apprête, la déchire en longues lanières avec
un peigne métallique, et l'envoie dans la Moselle et
le Bas-Rhin, où on la tresse en chapeaux. Les cam-
pagnes de la Meurthe fournissent aussi quelques
ouvrières. Le chapeau est payé à l'ouvfière 50 cen-
times; il faut travailler tout le jour, et être très-ex-
ceptionneilement habile pour parvenir à en tisser
deux. Les chapeaux de Panama et les chapeaux en
tresses cousues de belle qualité se font en France,
les premiers avec des feuilles d'ipiapha, qu'on fait
venir de Panama, et les seconds avec des tresses
achetées à Florence et frappées à l'entrée d'un droit
exorbitant. Ce sont ces droits et, dans quelques cas
très-rares, la belle qualité de la matière première.
TISSEUSES DE CHAPEAUX DE PAILLE. 215
qui expliquent en partie les prix excessifs de cer-
tains chapeaux. On a vu longtemps exposé en vente
chez un chapelier de Paris un panama coté deux
mille francs; il faut croire, pour l'honneur du com-
merce, qu'on aurait refusé de le vendre ù ce prix si
par impossible un chaland s'était présenté. Ce même
chapeau avait été vendu 60 francs au marchand par
le fabricant de Nancy : il en avait probablement
rapporté 3 à l'ouvrière qui l'avait tressé.
On doit encore rattacher la passementerie aux
industries diverses qui ont le vêtement pour objet.
Les femmes en chamarrent leurs robes, les tapissiers
en couvrent nos meubles, et l'armée, qui a sa co-
quetterie comme les femmes, occupe tout un monde
à lui faire des épaulettes, des ceinturons et des dra-
gonnes. La passementerie donne aux ouvrières d'élite
des salaires de 3 francs diminués de près d'un tiers
par une morte saison de quatre mois. Les ouvrières
ordinaires ne gagnent pas plus de 1 fr. 50 cent, à
1 fr. 75 cent., à Paris; celles qui travaillent pour
l'exportation doivent se contenter de journées de 1 fr.
25 cent, ou même de 1 franc. La fabrication au petit
métier de passementeries entremêlées de jais et la
fabrication des boutons sont tombées si bas, que les
Parisiennes ne peuvent plus s'en charger, et les
abandonnent depuis longtemps aux ouvrières d'Au-
vergne.
Les demoiselles de boutique ne sont pas toujours
216 LA PETITE INDUSTRIE.
des ouvrières. Cette dénomination, très-générale,
quoique précise, s'applique à des fonctions très-
diverses et à des personnes que leur éducation et
leurs ressources placent dans des conditions fort
disparates. Il y a des demoiselles de boutique qui
sont de véritables bourgeoises; il y en a qui
sont des ouvrières, et il y en a qui ne sont guère
que des courtisanes. C'est tout un monde que nous
» signalons en passant, sans pouvoir y pénétrer. Nous
ne parlerons ici que des demoiselles de boutique
qui se partagent entre la surveillance du comptoir
et de menus travaux faits sous la direction de leur
maîtresse. Celles-là sont des ouvrières, mais des
ouvrières obligées par leur état à l'élégance, choi-
sies ordinairement parmi les plus jolies, et conti-
nuellement en rapport avec la clientèle de la maison.
Quand cette clientèle se compose principalement de
jeunes gens riches, il y a là un danger évident pour
les mœurs des ouvrières; et peut-être, en un autre
, sens, n'est-il pas moins fâcheux pour elles de vivre
sans cesse à côté de femmes du monde , au milieu
de riches toilettes, et d'avoir sous les yeux toute la
journée le spectacle du luxe. Ces observations ont
été faites très-souvent à propos des modistes; elles
s'appliqueraient aussi bien à d'autres professions,
car il y a bien des magasins où le comptoir ne peut
être tenu que par une jolie femme. On peut
même dire que les femmes forment la clientèle
DEMOISELLES DE BOUTIQUE. 217
exclusive des magasins de modes, tandis qu'ailleurs
les hommes sont en majorité et par conséquent le
danger plus grand. Nous nous bornerons à citer les
boutiques de confiseurs. Ce sont de véritables ate-
liers où les demoiselles, en attendant les chalands,
préparent les fruits et les sirops, pèsent le sucre,
habillent les bonbons. Ce n'est pas tout que de faire
des bonbons exquis, il faut savoir les parer pour la
vente, les cacher sous de séduisantes enveloppes,
les couvrir de paillettes et de faveurs, et c'est ce que
font avec un art infini les doigts de fées de nos
Parisiennes. N'est-ce pas un joli métier? Par mal-
heur, le soir venu, il faut quitter ces beaux salons
étincelants, ces grandes glaces, ces tapis moelleux,
ces fleurs, ces parfums, se glisser en robe de soie
dans de pauvres rues hantées par la misère, monter
à un sixième étage, et trouver sa famille sur le
grabat.
La bimbeloterie a mille métiers analogues à celui-
là; analogues par le genre de travail, bien entendu ,
car une ouvrière en poupées n'a pas besoin déjouer
un rôle de grande dame depuis dix heures du ma-
tin jusqu'à dix heures du soir. La besogne est quel-
quefois agréable, elle ressemble à un amusement ;
quelquefois aussi elle est d'une monotonie désespé-
rante, à cause de l'extrême division du travail. Il y
a des femmes dont tout le travail consiste à col-
ler du papier de couleur sur des myriades de com-
13
218 LA PETITE INDUSTRIE.
modes en miniature. Un petit nombre d'artistes
d'élite se font de fortes journées; les autres végètent
pendant la bonne saison, et subissent des chômages
considérables. En novembre et en décembre, on ne
trouve pas assez d'ouvrières pour habiller les pou-
pées et les dragées ; il faut passer les nuits, se mettre
sur les dents. A cette activité succèdent sans transi-
tion de longs mois d'oisiveté forcée. Le luxe, dont il
ne faut pas dire de mal en France et surtout à Paris,
ne sait qu'écraser les ouvriers ou les affamer.
Le cartonnage et le pastillage ont de nombreuses
spécialités, depuis le cornet de dragées jusqu'au
carton chapeau et au sérieux carton de cabinet. La
papeterie et la librairie occupent un personnel fémi-
nin très -considérable, plieuses, assembleuses, bro-
cheuses, couseuses. Les salaires varient, comme
partout, de 1 fr, à 2 fr. 50 cent., et ne tombent
guère, en moyenne, au dessous de 2 fr. Le métier
de trieuse dans une papeterie consiste à regarder le
papier à l'épair pour voir s'il a des défauts, à en-
lever les boutons avec des grattoh^s, et à compte;- le
papier par mains en assortissant les nuances. On
commence à employer les femmes au travail de la
casse dans les imprimeries. Elles composent très-
bien, il ne faut pour cela que de l'exactitude et de
l'adresse. C'est toutefois un métier assez dur, parce-
qu'il oblige à se tenir debout, et qu'il fatigue la vue.
11 exige d'ailleurs une bonne éducation première, et
TAILLEUSES DE CRISTAUX. '219
ne saurait être à la portée de toutes les jeunes
filles.
Ces dernières professions s'exercent dans de
grands ateliers. Il en est de même des tailleuses de
cristaux. Tout le monde sait la différence qu'il y a
entre le verre moulé et le verre taillé. Pour donner
au verre ces vives arêtes qui en font le prix, il faut
le tailler, ou pour parler plus exactement, l'user
successivement sur plusieurs meules, car le verre
est une matière sèche et cassante qu'on ne peut
attaquer avec le fer, comme la pierre, le bois et les
métaux. La taille du verre comprend quatre opé-
rations : iébauchage, qui se fait à la meule de fer,
au moyen de sable fin, pur et mouillé ; le premier
adouci, qui se fait à la meule fine; le second adouci,
à la meule de bois, avec de la poudre de pierre-
ponce mouillée; enfin, le jJoU, à la meule de liège,
avec de la poudre d'étain sec. Ainsi la moindre ca-
rafe de cristal taillé passe par plusieurs mains avant
d'arriver à la perfection, et l'on peut imaginer tout
le soin et toutes les préparations que demande la
verrerie de luxe. Quand on veut graver le verre, on
a recours à une pointe de diamant ; ou bien l'on
emploie un procédé assez compliqué, qui consiste à
couvrir d'abord toute la surface d'un léger vernis
de cire et de térébenthine, à tracer ensuite le dessin
sur la cire, et à verser de l'acide fluorhjdrique sur
les parties mises à nu par le burin. C'est surtout
220 LA PETITE INDUSTRIE.
pour tailler le verre qu'on utilise les femmes dans
la plupart des cristalleries ; elles s'acquittent à mer-
veille de cette besogne, qui ne demande que de
l'adresse et de la patience. Malheureusement c'est
un métier très-insalubre, et l'obligation de se tenir
penchées sur la roue, et d'avoir les mains dans
l'eau toute la journée, les expose à de graves affec-
tions de poitrine.
Une manufacture de tabac se divise en général
en six sections ; dans la première, où l'on s'occupe
de la préparation des tabacs en feuilles, ce sont des
hommes qui mouillent les feuilles avec de l'eau
salée, et des femmes qui enlèvent les côtes. Le tabac
ainsi préparé est porté aux trois sections suivantes,
dont la première fabrique la poudre, ou tabac à
priser; la seconde fabrique les rôles, ou tabac à
mâcher, et la troisième fabrique les scaferlatis, ou
tabac à fumer. La fabrication des scaferlatis est la
seule de ces trois sections qui emploie des femmes,
comme éplucheuses. Le plus grand nombre des
ouvrières dans les manufactures de tabac appar-
tiennent à la cinquième section, chargée de la con-
fection des cigares ; cet atelier ne compte que quel-
ques hommes qui labriquent les robes; les cigares
sont roulés par des femmes. Ce travail est très-
douXj et peut être lucratif pour les personnes qui
ont de l'agilité et de l'adresse. Il en est de même
de la préparation des cigarettes , qui forme la
REPERCEUSES. 221
sixième et dernière section, et qui emploie concur-
remment des hommes, des enfants et des femmes.
Certaines jeunes filles arrivent à rouler leurs ci-
garettes avec une facilité et une rapidité que les
hommes atteignent difficilement, et elles gagnent
ainsi, sans aucune peine, d'assez bonnes journées,
tandis qu'à côté d'elles des ouvrières tout aussi
zélées, mais moins adroites, n'obtiennent que de
faibles salaires.
On trouve des femmes jusque dans les ateliers
des marbriers. Il y en a chez les doreurs sur bois,
les monteurs en bronze, les vernisseurs sur bronze,
les corroyeurs, les potiers d'étain, les estampeurs,
les fabricants de tôles vernies, les joailliers et bijou-
tiers, les batteurs d'or, etc. La plupart des femmes
employées dans ces diverses professions sont bru-
nisseuseS; polisseuses, reperceuses. Ce sont des
métiers peu fatigants, et d'un bon produit; une
ouvrière habile peut faire des journées de 4 francs
et plus. Cela dépend de la rapidité avec laquelle elle
travaille; beaucoup de femmes n'arrivent pas à
gagner plus d'un franc ; alors elles se découragent
et cherchent une autre profession. Les reperceuses
achèvent le découpage des ornements en cuivre, en
bronze, ou en métaux plus précieux; elles rem-
placent les plais par des jours. La mode, qui est à
la fois l'idole des femmes et leur ennemi impla-
cable, les poursuit jusque dans ce métier; on fait
222 LA PETITE INDUSTRIE.
aujourd'hui beaucoup moins d'ornements en bronze
et en^cuivre qu'au commencement du siècle. Pen-
dant près de trois mois chaque année, les reper-
ceuses ne trouvent pas à s'occuper plus de deux
jours par semaine.
Les hommes réussissent moins bien que les
femmes à faire du reperçage. Les menus ouvrages
qui demandent de l'assiduité, de l'agilité de main,
de la précision, semblent faits exprès pour elles. En
Suisse et dans plusieurs parties de l'Allemagne, elles
excellent à préparer des organes pour l'horlogerie,
des verres de montres, des verres de lunettes. Ne
vaudrait-il pas mieux pour nos Françaises porter
leur habileté de ce côté que de s'obstiner à faire
des chapeaux de paille ou de la dentelle dans des
conditions désastreuses? La population française
est très-routinière, en dépit de ses prétentions et
de sa réputation. 11 est clair que, puisque le métier
de reperceuse est bon, l'horlogerie serait une pré-
cieuse ressource. En 1847, sur deux mille ouvriers
recensés à Paris dans l'industrie des horlogers et
des fabricants de fournitures pour l'horlogerie, il
n'y avait que l5o femmes. Elles ne peuvent guère
par elles-mêmes s'ouvrir une voie nouvelle; leur
condition et leurs aptitudes ne leur permettent pas
l'initiative. Ce serait aux chambres de commerce
à se charger de leurs intérêts ; les patrons aussi
devraient les avertir, les appeler; ils y trouveraient
COLORISTES, ORNEMANISTES. 223
leur profit. Il est certain qu'il y a des hommes qui
perdent l'emploi de leur force à faire des métiers
qui n'exigent que de l'adresse; et combien y a-t-il
de femmes qui voudraient travailler, et qui ne
trouvent pas d'ouvrage ou ne font qu'un ouvrage
dérisoirement rétribué?
N'est- il pas évident, par exemple, qu'elles sont
éminemment propres à réussir dans tous les arts du
dessin? On avait voulu à Lyon, il y a quelques an-
nées, leur ouvrir la carrière de dessinateurs pour
étoffes. Ce sont les femmes qui portent les belles
étoffes, les broderies ; elles en sont, certes, les
meilleurs juges: il paraissait naturel de les charger
d'en diriger l'ornementation. C'était une idée com-
mercialement juste, et qui n'était fausse qu'au point
de vue psychologique. Les femmes n'ont que cette
sorte d'imagination qui rappelle et représente vive-
ment les objets que l'on a perçus. Elles ne créent
pas, mais elles reproduisent à merveille; ce sont
des copistes du premier ordre. Pas une ne fera ja-
mais une vraie comédie, et il n'y a pas de comédien
qui les égale. L'industrie tire-t-elle un parti suffi-
sant de ce talent particulier des femmes pour tout
ce qui est imitation? Ellfs trouvent de l'emploi,
comme ouvrières, dans l'imagerie, où elles ne sont
guère que coloristes; elles en trouvent, comme ou-
vrières et comme artistes à la fois, dans l'ornemen-
tation de^ porcelaines et dans celle des éventails.
224 LA PETITE INDUSTRIE.
On pourrait certainement, avec bien peu d'efforts,
donner un plus grand développement à leur travail
dans ces deux industries. Pourquoi n'abordent-elles
pas la gravure sur bois, aujourd'hui si répandue?
Le petit nombre d'entre elles qui se sont vouées à
cette industrie atteignent aisément des salaires de
5 francs par jour. On a ouvert en 1860 un cours de
gravure sur bois à l'École spéciale de dessin; les
résultats de cet enseignement si nouveau sont déjà
excellents. L'introduction d'un cours semblable dans
l'École de dessin pour les filles serait un véritable
bienfait.
Le défaut absolu d'éducation et d'apprentissage
réduit un grand nombre de filles et de femmes à
des professions qui ne leur rapportent que des sa-
laires tout à fait insignifiants. Nous citerons la van-
nerie, la sparterie, les fabricantes de paillassons, de
plumeaux, de balais, les rempailleuses de chaises.
Les pauvres femmes qui font des couronnes d'im-
mortelles et des couronnes de raclures de corne de
bœuf pour les cimetières gagnent à peine assez
pour se procurer un morceau de pain. En général,
il n'y a que le talent qui soit payé. La force, pour
les hommes, est aussi une valeur, quoique de plus
en plus dépréciée par la concurrence des machines.
Le travail, sans talent et sans force, ne trouve à
s'employer avec quelque profit que dans les manu-
factures.
SERVANTES. 225
Les professions dont nous avons parlé jusqu'ici
s'exercent pour la plupart dans des localités déter-
minées. Le voisinage d'une fabrique, la position
particulière d'une place de commerce, quelquefois
le caprice de la mode ou l'influence d'une ancienne
renommée donnent lieu au développement de ces
industries. Mais voici deux professions qu'on re-
trouve partout, et qui sont partout également né-
cessaires : le blanchissage et la couture.
Ces deux professions sont, si on peut parler ainsi,
très-féminines, parce qu'elles se rapportent l'une et
l'autre au soin du ménage, et que la vocation évi-
dente des femmes est de diriger un ménage. Il est
donc impossible de commencer l'examen des tra-
vaux de cet ordre sans dire au moins un mot des
servantes, qui forment l'immense majorité des
femmes mercenaires, et dont le métier consiste à
faire, pour de l'argent, chez des étrangers, ce
qu'elles feraient gratis chez elles, si elles pouvaient
vivre du salaire d'un père ou d'un mari. On ne
classe pas les servantes parmi les ouvrières; ce sont
des ouvrières cependant, suivant la stricte significa-
tion du mot, et même, quand elles se font cui-
sinières, elles ont une spécialité très-précise et
très-importante. Le caractère principal qui les dis-
tingue des autres ouvrières, c'est la servitude. Une
ouvrière, dans son atelier, a beau être obligée d'o-
béir au maître ou au contre-maître, elle sait qu'aus-
226 LA PETITE INDUSTRIE.
sitôt la porte franchie, elle s'appartient, et ce retour
régulier de la liberté suftit pour en faire une per-
sonne libre. Elle a d'ailleurs son jour de repos dont
elle ne doit compte à personne. Cette possession de
soi-même est une si grande chose, malgré ses li-
mites et ses intervalles, que dans la plupart des villes
de fabrique, les femmes préfèrent le rude travail de
l'atelier et leur misérable intérieur au confort dont
jouissent la plupart des servantes et à leur travail
moins monotone et moins fatigant. Ce n'est pas que
l'obéissance soit aussi pénible aux femmes qu'aux
hommes; elle est dans leurs instincts; mais dans
sa maison la mère de famille obéit d'un côté et
commande de l'autre; la servante ne s'appartient
plus. En revanche, elle a la vie plus douce, une
meilleure nourriture, des soins dans ses maladies,
de la variété dans ses occupations, souvent de la
compagnie pendant son travail et un salaire pres-
que toujours très -supérieur. On donne encore
« quinze écus, — vingt écus » de gages annuels à
une servante dans quelque bonne vieille pro-
vince comme la Bretagne, oij l'on vit de rien et où
tous les salaires sont infîmes; mais à Paris, dans les
grands quartiers, les gages de 50 francs par mois,
pour une domestique nourrie, chauffée, blanchie,
ne sont pas rares ; et à ces six cents francs, qui peu-
vent être convertis presque intégralement en éco-
nomies, se joignent encore les cadeaux et les étren-
SERVANTES. 227
nés. Un nombre très-considérable de cuisinières
ajoutent à ces profits des profits illicites, et les four-
nisseurs eux-mêmes, sans autre raison que la crainte
de perdre leurs pratiques, se font trop souvent les
complaisants ou, pour mieux dire, les complices de
ces escroqueries.
On pourrait croire que les domestiques, vivant
auprès des familles aisées et dans un commerce né-
cessaire avec elles, ont des moeurs plus régulières ;
il n'en est rien; de secrètes et continuelles compa-
raisons développent chez elles l'amour du luxe et de
la parure. Beaucoup d'entre elles trouvent un sé-
ducteur dans la maison même où elles servent. Un
laquais, un cocher, n'ont que trop d'occasions de
mettre à mal les servantes qui passent avec eux, loin
de toute surveillance, la plus grande partie de leur
temps ; et quelquefois c'est le maître lui-même
qui corrompt les mœurs d'une pauvre fille dou-
blement séduite par son autorité et par sa for-
tune'.
1. MM. Trébuchet et Poira'.-Duval, employés supi'rieurs de la
préfecture de police, ont publié en 1857, dans la troisième éiii'
tien du livie de Parent-Duchâtelet , des recherches sur le nom-
bre des sujets fournis à la prostitution de Paris par les diverses
professions. Dans ce tableau, qui comprend 41 catégories,
les femmes sans profession occupent le pren:ier rang, et les do-
mestiques le second. La moyenne est pour' elles de 81,69 snr
mille; elle n'est que de 52,42 pour les ouvrières qui fournissent
après elles la moyenne la plus élevée ('e- gilefères) ; elle tombe
rapidement au- dessous de 10.
228 LA PETITE INDUSTRIE.
Les maisons de Paris sont de véritables tours.
Elles ont pour la plupart cinq étages au-dessus d'un
entre-sol. La cherté du terrain et la modicité des
fortunes ont amené ce résultat. Les propriétaires con-
vertissent tout ce qu'ils peuvent en appartements.
Les loges des portiers étaient devenues si exiguës, et
par conséquent si malsaines, que l'autorité a été
obligée d'intervenir. Elle a prescrit aussi des règles
générales pour la quantité d'air que doit contenir
toute chambre à coucher. Ces règles sont assez im-
parfaitement observées. Mais ce que l'autorité ne
pouvait pas faire, ou du moins ce qu'elle n'a pas
fait, c'est de forcer les propriétaires à placer les
chambres des domestiques dans l'appartement des
maîtres. Tous lesdomestiques d'une maison, femmes
de chambre, bonnes d'enfants, cuisinières, valets
de chambre et cochers, habitent, sous les toits, des
cellules à peine fermées, où l'on n'entre qu'en ram-
pant, éclairées par une vitre dormante ou par une
fenêtre en tabatière, glacées et quelquefois inon-
dées en hiver, brûlantes et étouffantes pendant l'été.
Ces cellules sont évidemment et nécessairement in-
habitables ; car si l'on pouvait s'y tenir debout, y
respirer, y vivre, on les mettrait en location, et on
trouverait un peu plus haut ou, s'il n'y avait pas de
grenier, dans les caves, dans quelque recoin de la
cage des escaliers, la place d'un matelas pour les
domestiques. En vérité, ce septième étage est in-
BLANCHISSEUSES. 229
humain, on pourrait dire meurtrier; il fait penser
aux fameux, plombs de Venise, qui probablement
valent mieux que nos mansardes. Mais est-il seule-
ment inhumain? Qui surveille ces limbes inacces-
sibles par leur élévation, leur température, leur
malpropreté? C'est de là que la peste descend dans
les maisons ; et pour que la morale ne soit pas moins
blessée que l'hygiène, c'est là qu'est établie en per-
manence l'école du vol et de la luxure. Dieu pré-
serve toute jeune fille de servir dans une maison
honnête qui ne peut la loger que là.
Le blanchissage a gardé quelque chose des an-
ciennes corporations. Chaque année, le jeudi de la
mi-carême, les blanchisseuses élisent une reine,
royauté aussi onéreuse qu'éphémère. Ce jour-là des
centaines de fiacres amènent à Paris toutes les re-
passeuses de la banlieue, costumées en marquises
et en pierrettes. Une légion de porteurs d'eau, lé-
gèrement avinés et chamarrés de rubans multico-
lores leur fait cortège et, le soir, les bateaux-lavoirs
de la Seine se transforment en salles de bal. On re-
prend modestement le battoir et le fer à repasser
dès le vendredi matin. Les blanchisseuses se divi-
sent en deux corps d'état : les savonneuses et les
repasseuses. Les savonneuses ont plus de mal,
mais les repasseuses sont plus habiles et ont à
subir un long apprentissage. Il faut au moins deux
ans pour faire une repasseuse. Les savonneuses
230 LA TETITE INDUSTRIE.
gagnent 2 francs 50 centimes et rarement 2 francs
75 centimes pour une journée de quatorze heures,
sur lesquelles on leur accorde une heure et demie
de repos; la maîtresse leur doit en outre un verre
d'eau-de vie tous les matins. Les repasseuses de
linge fin ou linge tuyauté gagnent en moyenne
2 francs 75 centimes, et les repasseuses de linge
plat, 2 francs 50 centimes. Leur journée dure de
huit heures du matin à huit heures du soir, avec
une demi-heure de repos, en hiver, etde sept heures
et demie à huit heures, avec une heure de repos, en
été. Quand il y a nécessité de prolonger la journée,
on les paye à raison de 25 centimes par heure sup-
plémentaire. Elles fournissent leur molleton, c'est-
à-dire le morceau d'étoffe qui leur sert de garde-
main, dépense à peu près insignifiante (1 franc
50 centimes par mois). Une particularité de cette
profession, c'est que les ouvrières ne s'attachent
pas à une maîtresse. Quelques maisons ont une fille
de semaine, chargée d'humecter et d'empeser le
linge. Elle est nourrie et reste assez longtemps dans
le même atelier; mais c'est une exception fort rare.
En général, les maîtresses, qui sont toutes d'an-
ciennes ouvrières, se chargent elles-mêmes de cette
besogne, et n'ont chez elles que des nomades. Tous
les matins, à cinq heures et demie, les blanchis-
seuses partent pour l'embauchage; elles ont pour
cela dans Paris un certain nombre de places où les
BLANCHISSEUSES. 231
maîtresses repasseuses viennent les embaucher pour
un jour ou deux.
On voit qu'il n'y a pas de grandes inégalités entre
les ouvrières dans l'état de blanchisseuses, puisque
nous n'avons à signaler que deux corps d'état seule-
ment et une difTérence de 25 centimes dans les sa-
laires entre les ouvrières ordinaires et les ouvrières
hors ligne. Il en est tout autrement pour les coutu-
rières, qui forment notre corps de réserve, et dont
nous allons maintenant nous occuper. Là, le nom-
bre des spécialités distinctes est considérable, et
chaque spécialité occupe un nombreux personnel.
C'est à Paris, chef-lieu de la couture, que nous pla-
cerons notre centre d'opération, sans nous inter-
dire absolument quelques excursions dans les pro-
vinces.
©g®
232 LA PETITE INDUSTRIE.
CHAPITRE III.
METIERS A L AIGUILLE.
L'enquête de 1851 (celle que prépare en ce mo-
ment la Chambre de commerce n'est pas encore
publiée) comptait à Paris, pour toutes les profes-
sions réunies, 204 925 ouvriers et 1 1 2 89 1 ouvrières.
Elle donnait les chiffres de 1847, et se bornait à
indiquer les changements survenus depuis le recen-
sement, changements considérables à cause de la
révolution de 1848. La prochaine enquête signalera
sans doute des difTérences importantes, dues aux
nouvelles lois douanières et à l'extension des li-
mites de Paris ; mais les rapports généraux entre les
industries ne seront pas sensiblement modifiés, et
le mémoire publié en 1851 peut être consulté sur ce
point, même aujourd'hui. Sur 112 000 ouvrières
recensées par les commissaires enquêteurs, il y en
avait au moins 60 000 qui s'adonnaient aux diverses
sortes de couture, c'est-à-dire plus de la moitié, et
l'on comprendra à quel point ce nombre reste au-
dessous du chiffre réel des ouvrières à l'aiguille, si
MÉTIERS À l'aiguille. 233
l'on songe qu'on n'avait recensé que les ouvrières
proprement dites, les salariées, et qu'il y a, prin-
cipalement dans la couture, un grand nombre de
petites entrepreneuses travaillant seules ou n'em-
ployant une ouvrière que par exception dans les
moments de presse. Ainsi, par exemple, dans la
profession de repriseuse, on n'avait compté que
98 ouvrières et 16 apprenties, en tout 1 14 personnes,
et on avait laissé de côté 217 entrepreneuses travail-
lant seules, qui étaient bien, en réalité, de vérita-
bles ouvrières K
L'enquête indique le maximum et le minimum
des salaires pour toutes les professions. Le maxi-
mum était de 5 francs pour les modistes et les bro-
deuses, de 4 francs 50 centimes pour les couturières
au service des tailleurs, de 4 francs pour les coutu-
rières proprement dites, les ouvrières en corsets (ar-
ticle important; on vend chaque année 1 20n 000 cor-
\. Les plus forts contingents avaient été fournis par les cou-
turières pour tailleurs d'habits (10 769 et 11 O'iO en comptant les
apprenties), pour les lingères (10 110), les couturières propre-
ment dites (G8i:^), les couturières pour la cordonnerie (6789) et
les brodeuses. Le chifTre de ces dernières ne s'élevait qu'à 3927
pour Paris; mais il faut se souvenir que le siège principal du
commerce de la broderie est à Nancy et que le travail se fait
surtout dans la Meurthe et dans les Vosges. Même observation
pour la ganterie. L'enquête ne compte que 873 ouvrières pour
les gants de peau et 20G pour les gants de tisjus, parce que les
gants sont cousus hors de Paris dans les départements de l'Isère,
del'Aveyron, delà Haute-Marne, de la Meurthe, delà Haute-
Vienne, de Loir-et-Cher, de l'Orne et de 3eine-et-0ise.
234 LA PETITE INDUSTRIE.
sets à Paris), et les lingères. Les repriseuses, les
coulurières pour cordonniers et les couturières pour
tapissiers atteignaient le prix de 3 francs 50 centi-
mes. Le minimum tombait à 75 centimes par jour
pour la friperie, la tapisserie, les gants de peau, à
50 centimes pour les couturières, les giletières, les
fabricantes de corsets, de casquettes, de broderies,
à 40 centimes dans la cordonnerie et les gants de
tissus, à 15 centimes dans la lingerie. Ces indications
ont peu d'importance. Les gros salaires sont quel-
quefois touchés par un nombre d'ouvrières excessi-
vement restreint; ainsi, dans la peinture sur porce-
laine, l'enquête indique pour maximum un salaire
de 20 francs par jour, qui n'était touché que par
une seule artiste. Quant au salaire minimum, il est
ordinairement reçu par des infirmes, ou par des
ouvrières à la pièce qui n'ont que très-peu de temps
à donner par jour au travail industriel. C'est ainsi
que l'on trouve mentionné, pour les ouvrières en
lingerie, un minimum de 15 centimes.
Les commissaires de l'enquête donnaient une
moyenne des salaires pour chaque industrie, et
voici comment ils opéraient pour la déterminer : ils
faisaient une masse de tous les salaires payés en un
an par les chefs de l'industrie ; puis ils divisaient la
masse par le nomlre des journées de travail. Le
chiffre ainsi oltenu représente le salaire quotidien
du plus grand nombre des ouvrières ; c'est donc une
MÉTIERS À l'aiguille. 235
indication très-précieuse. La moyenne la plus éle-
vée est celle des repriseufes, 2 francs 5 centimes.
Viennent ensuite les modistes, 1 franc 98 centimes ;
les brodeuses, 1 franc 71 centimes; les couturières
qui confectionnent les vêtements de femmes, 1 franc
70 centimes ; les ouvrières des costumiers, 1 franc
68 centimes ; celles des fabricants de parapluies,
1 franc 60 centimes. La moyenne n'est que de 1 franc
22 centin:ies pour les ouvrières qui travaillent aux
équipements militaires; elle est très -faible dans la
ganterie : 1 franc 34 centimes pour la ganterie
de peau, 1 franc 6 centimes pour la ganterie de
tissus.
La moyenne générale du salaire des ouvrières pa-
risiennes en 1847 était de 1 franc 63 centimes. 950
femmes touchaient un salaire inférieur à 60 centi-
mes, 100 050 recevaient de 60 centimes à 3 francs,
et 626 avaient plus de 3 francs. Pour les ouvrières à
l'aiguille travaillant chez elles, la moyenne était de
1 franc 42 centimes ; elle était de 2 francs pour les
ouvrières travaillant en magasin.
On a beaucoup contesté les résultats de l'enquête
de 1851 ; elle n'en reste pas moins une statistique
très-complète et très-judicieuse. Nous croyons vo-
lontiers que les commissaires s'en étaient rapportés
trop exclusivement aux chefs d'industrie, intéressés
à exagérer le chiffre de leurs affaires et le taux des
salaires, et que par conséquent les moyennes indi-
236 LA PETITE INDUSTRIE.
quées par eux sont plutôt au-dessus qu'au-dessous
de la vérité. Nous les rappelons néanmoins, comme
un document intéressant pour l'histoire d'un passé
qui est encore si près de nous. Ceux qui prendront
la peine de comparer les chiffres de l'enquête à ceux
que nous avons recueillis, et dont nous allons indi-
quer les plus importants, reconnaîtront que les sa-
laires ont subi une double modification en sens in-
verse. Le salaire des ouvrières de talent s'est relevé.
Au contraire, les femmes qui ne donnent guère que
leur temps, voient leurs profits diminuer tous les
jours.
Voici comment cette différence s'explique. Le plus
grand nombre des ouvrières à domicile travaillent
pour la confection, et le plus grand nombre des ou-
vrières en magasin travaillent sur mesure. Les pre-
mières ont en général moins de talent que les se-
condes. Une bonne ouvrière parisienne est jusqu'à
un certain point une artiste ; il est naturel qu'elle
soit recherchée et bien payée. Elle refuse de l'ou-
vrage, et les autres en demandent. Celte ligne de
démarcation subsiste encore aujourd'hui comme
en 1847; les salaires se sont relevés dans presque
toutes les industries, et, dans la couture, les ou-
vrières d'une habileté exceptionnelle ont seules pro-
fité de cette amélioration, tandis que la concurrence
croissante, la nouvelle organisation du commerce
en gros et la vulgarisation de la machine à coudre ont
MÉTIERS À L'AIGUILLE. 237
maintenu et probablement augmenté l'avilissement
de la main-d'œuvre dans les ouvrages courants. Ce
résultat, dont l'importance saute aux yeux à cause
du petit nombre des ouvrières d'élite, ressortira
pleinement des détails que nous allons donner.
Les femmes qui cousent pour les tailleurs sont
payées à la pièce, et ne font guère que des gilets ou
des pantalons. Les tailleurs sur mesure payent la
façon d'un gilet de 4 à 6 francs ; les fournitures en
soie et cbarbon à la cbarge de l'ouvrière s'élèvent à
50 centimes ; une bonne ouvrière fait un gilet en un
4
jour. Les confectionneurs pour Paris payent la façon
d'un gilet de 1 franc 50 centimes à 2 francs 50 cen-
times ; on fait également un gilet en un jour; les
fournitures en fil et charbon montent à 25 centimes.
Ainsi voilà deux ouvrières du même corps d'état
dont l'une aura gagné 5 francs 50 centimes dans sa
journée, et l'autre 1 franc 25 centimes. Les confec-
tionneurs qui destinent leurs marchandises à l'ex-
portalion ne payent pour la façon d'un gilet que
1 franc 25 centimes au maximum et 75 centimes au
minimum ; les fournitures en coton et charbon
montent à 20 centimes : une ouvrière fait trois gi-
lets droits en deux jours, bénéfice 85 centimes par
jour.
On a publié dans l'enquête le tarif d'une maison
de confection en 1849. Il résulte de ce tarif que la
façon d'un habit était payée 14 francs; les fourni-tu-
238 LA PETITE INDUSTRIE.
res à la charge de l'ouvrier étant de 1 franc 50 cen-
times, le produit net ne dépassait pas 12 francs
50 centimes. Il fallait y employer 60 heures, ce qui
faisait ressortir le salaire par heure à 20 centimes
8 minimes. Ces ouvriers étaient les plus favorisés.
Le salaire pour les pantalons ne rendait que 6 cen-
times 6 millimes par heure de travail. Les femmes
ne font guèr« que des gilets, au moins quand elles
travaillent seules, parce qu'elles n'ont pas la main
assez forte pour presser la couture du pantalon avec
le carreau : le prix de la façon d'un gilet droit avec
poches, dans la même maison, était de 60 centimes;
celui d'un gilet droit, sans poches, de 40 centimes.
Les fournitures dans les deux cas étaient de 15 cen-
times, ce qui réduisait le bénéfice de l'ouvrière à
4 centimes 5 millimes par heure pour le gilet à po-
ches, et à 3 centimes 1 millime pour l'autre : deux
sous en trois heures. Ces prix ne peuvent être con-
sidérés que comme une exception: les salaires,
même dans les villes de province, ne descendent
pas au-dessous de 5 centimes par heure, ce qui est
loin de faire 50 centimes par jour, parce qu'il faut
compter la lumière, les aiguilles, le chômage du
dimanche et des jours de fête, le manque d'ou-
vrage, le temps perdu à demanler du travail et à,
rapporter le tiavail confectionné, les maladies, etc.
La confection des manteaux pour dames est
toujours confiée par les grandes maisons à des
MÉTIERS À L'AIGUILLE. 239
entrepreneuses, qui dirigent le travail des ouvrières
et font elles-même tout ce qui exige du discerne-
ment et du goût. Les ouvrières ne font que coudre ;
elles gagnent 2 francs ou 2 francs 50 centimes pour
une journée de 12 heures, sur lesquelles elles ont
une heure de repos. La confection en -gros se fait
dans des conditions toutes différentes. La maison
commande, par exemple, trois douzaines de pale-
tots à une entrepreneuse. Ces paletots sont payés,
à la pièce, 2 francs ; l'entrepreneuse prélève 50
centimes ; l'ouvrière couseuse dépense pour 15 cen-
times de fil : il ne lui reste donc que 1 franc 35 cen-
times de bénéfice. En travaillant de sept heures du
matin à huit heures du soir, et en ne prenant que
strictement le temps de manger, une ouvrière habile
peut faire trois paletots en deux jours, et arriver
ainsi à gagner des journées de 2 francs. Il faut ici
faire un effort d'imagination pour bien comprendre
ce que c'est que coudre pendant treize heures, sans
se lever de sa chaise, sans quitter des yeux sa cou-
ture, sans reposer une seule fois sa main. Il faut
encore ajouter le froid aux pieds en hiver, et cinq
heures au moins de travail à la lumière. C'est dans ces
conditions qu'une ouvrière, exceptionnellement ha-
bile, peut parvenir à gagner 2 francs.
Il y a beaucoup d'articles variés dans la lingerie ,
depuis les tabliers de valets de chambre et les draps
de lit, jusqu'aux bonnets montés de haute nou-
240 ' LA PETITE INDUSTRIE.
veauté. Une ouvrière de talent qui coupe et finit un
bonnet de luxe, peut gagner 5 ou 6 francs par
jour; ce sont en général de petites entrepreneuses
qui se chargent elles-mêmes de ce travail. Parmi
les ouvrières proprement dites, les meilleures, en
très-petit nombre, gagnent 3 francs ; presque toutes
gagnent 2 francs, 2 francs 50 centimes, pour des
journées de treize heures. L'ouvrage le plus facile
descend au-dessous de ce chiffre; par exemple, on
ne paye que 80 centimes pour une douzaine de corps
de fichus, et il faut être très-bonne ouvrière pour
en coudre deux douzaines en treize heures. La cou-
ture du linge de maison , draps de lit, nappes , ser-
viettes, etc., rapporte difficilement 1 franc par jour,
ou 75 centimes quand on travaille pour les admi-
nistrations. C'est la ressource de ,1a plupart des ou-
vrières pendant les chômages.
Les tapissiers emploient un grand nombre de
couturières. L'enquête en comptait deux mille;
avec l'accroissement de la population et les progrès
insensés du luxe, il est hors de doute que cette in-
dustrie doit employer aujourd'hui un personnel plus
nombreux. On donne à une ouvrière tapissière
1 franc 75 centimes par jour, prix invariable, et
2 francs si elle est doubleuse, parce que le travail
de doublage se fait debout. La journée dure en hiver
de huit heures du matin à six heures et demie, avec
une heure de repos ; elle commence une heure plus
MÉTIERS À L'AIGUILLE. 241
tôt en été sans augmentation de salaire. Les heures
supplémentaires sont payées à raison de 25 cen-
times jusqu'à minuit, et de 50 centimes depuis mi-
nuit jusqu'à six heures du matin.
Tout ce qui, dans le monde civilisé, a des préten-
tions à l'élégance, suit les modes de Paris. Les
dames de New- York commandent leurs robes à nos
couturières, leurs parures de bal à nos fleuristes,
leurs diamants à nos lapidaires. Quand le sultan
Mahmoud voulut se rendre populaire dans la plus
cliarmante partie de son empire, il permit aux
dames turques de s'habiller à la française ; son fils
fait meubler ses appaitements par nos tapissiers. On
peut avoir de l'habileté ailleurs ; c'est ici seulement
quel'on a du goût. Puisque l'aiguille n'est pas notre
unique supériorité, nous pouvons bien avouer que
notre aiguille n'a pas de rivale. Paris est le prin-
cipal cen'.re de la fabrication pour les modes, les
robes et les habits ; il faut y ajouter les corsets, ar-
ticle très-délicat et très-important. 11 n'est que l'en-
trepôt de la ganterie et de la broderie, qu'il fait
confectionner au dehors d'après ses caprices et ses
modèles. 11 n'y a guère que la cordonnerie qui lui
échappe. 11 permet au reste du monde de se chaus-
ser à sa guise.
La cordonnerie emploie les femmes comme pi-
queuses de bottines et piqueuses de tiges de bottes.
Un dixième à peu près des piqueuses de bottines
14
2k2 LA PETITE INDUSTRIE.
travaillent en magasin, où elles servent de demoi-
selles de boutique et gagnent de 1 franc 75 centimes
à 2 francs par jour ; les autres font environ une
paire de bottines dans leur journée, et gagnent
1 franc, dont il faut déduire 15 centimes de
fournitures. Les piqueuses de tiges de bottes sont
mieux rétribuées ; elles gagnent de 2 francs à
2 francs 25 centimes en magasin, et 2 francs chez
elles.
La ganterie n'occupe pas moins de 12 000 ou-
vrières dans le seul département de l'Isère. La fa-
brique de Grenoble compte environ 1200 ouvriers
coupeurs, faisant en moyenne 450 douzaines par an,
soit 540 000 douzaines. Cette production, à raison
de 30 francs la douzaine, représente chaque année
une valeur de 16 200 000 francs. Par ce seul exem-
ple, on peut juger de l'importance de la fabrication
et des affaires pour toute la France. Une seule
maison de Ghaumont ( Ihule -Marne ) emploie
2051 couseuses'.
11 y a trois parties dans lé travail de la ganterie.
Couper le gant, le coudre, et le fmir (c'est-à-dire
l'ourler, le border, faire la boutonnière et mettre le
bouton). Ce sont des hommes qui coupent le gant.
Depuis fort peu de temps, on emploie en fabrique
à Grenoble 400 ou 500 femmes, qui placent le gant
1. La maison Tréfousse, Herlz el C'^
MÉTIERS À l'aiguille. 243
sur le calibre ou main de fer, le fendent à l'aide
d'un balancier, et le préparent pour le donner à la
couture. Ce n'est pas un travail pénible. Les ouvrières
sont à leurs pièces, et reçoivent 20 cenlimes par
douzaine. Elles peuvent ainsi gagner de 45 à 70 francs
par mois, selon leur habileté et le temps qu'elles
donnent au travail. Les couseuses sont moins favo-
risées.
Le prix payé à l'entrepreneuse de couture pour
une douzaine de gants de femme à un bouton est de
4 francs 50 centimes (4 fr. 75 c. s'il y a deux boutons).
L'entrepreneuse prélève 50 centimes; la soie, pour
une valeur de 40 centimes, est à la charge de l'ou-
vrière; restent donc 3 francs 60 centimes pour une
douzaine de paires de gants, ou 30 centimes pour
une paire.
Si on demande maintenant combien une bonne
ouvrière peut faire de paires de gants en un jour, à
la rigueur elle en peut faire quatre , en travaillant
douze heures sans interruption ; si on demande
combien en font la presque totalité des ouvrières,
elles n'en font que deux et demie. Cette différence
s'explique par la nécessité de vaquer aux soins du
ménage. Le travail de la ganterie demande une pro-
preté extrême ; non-seulement les gants tachés sont
laissés pour compte à l'ouvrière, mais elle est obli-
gée de payer le prix de la peau. Quatre paires par
jour représenteraient un salaire de 1 franc 20 cen-
244 LA TETITE INDUSTRIE.
times, sur lequel il faudrait toutefois faire une lé-
gère déduclioii pour le luminaire. Deux paires et
demie ne représentent que 75 centimes par jour. A
Saint-Junien, dans la Haute-Vienne, oi^i l'on ne
.fait que des gants d'agneau, dans l'Aveyron, dans
la Haute-Marne, et même dans l'Isère, le prix de
la douzaine descend quelquefois à 3 francs et à
2 francs 75 centimes. Alors le salaire est réduit à
rien.
Les ouvrières piqueuses gagnent un peu plus. Le
fabricant paye 9 francs pour une douzaine, soit
8 francs 50 centimes à cause de la fourniture de la
soie. Il faut six ou sept heures pour faire une paire
de gants piqués; si l'ouvrière en fait une paire et
demie, elle gagne pour la journée 82 centimes et
demi, soit 6 francs 30 centimes par semaine, 303 fr.
par an. Ce salaire diminue un peu quand l'ouvrière
n'obtient de l'ouvrage que par l'intermédiaire d'une
entrepreneuse. Il n'est pas inutile de remarquer ici
que, pour gagner 216 francs par an comme cou-
seuse, ou 303 francs comme piqueuse, il fautqu'une
femme travaille régulièrement, qu'elle n'ait pas
d'enfants, pas de longs travaux de ménage, pas
de maladies, et que l'ouvrage ne lui manque
jamais.
A Paris , les ouvrières sont mieux traitées, parce
qu'elles prennent l'ouvrage directement chez le
fabricant et le font beaucoup mieux. On paye la
MÉTIERS À L'AIGUILLE. 245
douzaine à une bonne couseuse 6 fr. 50 cent. , soit
6 fr., déduction faite de la soie. Les meilleures ob-
tiennent des prix de 14 et de 15 fr. par douzaine. Il
est vrai que les longues courses pour aller chercher
l'ouvrage et pour le rapporter absorbent quelque-
fois presque tout le bénéfice. Dans toutes les bran-
ches de l'industrie , les ouvrières qui travaillent
directement pour la clientèle, perdent une partie
de leur temps, une partie du pain nécessaire à
leur famille, dans les antichambres de leurs
clientes.
Le commerce de la broderie, qui occupe un per-
sonnel très-nombreux , gagnerait beaucoup à être
mieux dirigé. Nous avons les meilleurs dessins,
mais il est fort rare qu'on songe à les déposer; la
propriété n'en est pas garantie, et la contrefaçon
s'empare immédiatement de nos plus beaux mo-
dèles. La maison de Nancy tire ses dessins de Paris,
et donne la mousseline toute tracée aux entrepre-
neurs de broderie proprement dite, et aux entre-
preneurs de trous. Ceux-ci font travailler à la cam-
pagne, et vivent ordinairement dans les villages.
La broderie est ensuite rapportée à Nancy pour les
finissions, qui se font quelquefois en atelier chez le
fabricant, et quelquefois aussi par des entrepre-
neuses spéciales. Les ouvrières de finission forment
trois spécialités différentes, suivant qu'elles font le
feston, le sable ou les jours. La perfection de la
246 LA PETITE INDUSTRIE.
broderie tient à l'élégance du dessin , à la perfec-
tion de la main-d'œuvre et à la finesse du coton
employé. A la dernière exposition universelle , une
maison de Nancy avait exposé plusieurs cols faits
sur le même dessin, et dont le moins cher coûtait
3 fr. 50 c. et le plus cher 50 fr. Malheureusement,
les étrangers font aussi bien que nous et à meilleur
marché. Nous ne tirons aucun avantage de la supé-
riorité de nos dessinateurs , à cause de la facilité
des contrefaçons. La plupart de nos broderies sont
faites avec du coton trop gros. En Suisse , le patron
fournit le colon; c'est le contraire chez nous; il en
résulte que l'ouvrière achète du coton plus gros
que l'échantillon , parce qu'il couvre plus et finit
l'ouvrage plus vite. Les ouvrières de Nancy sont
peut-être les plus habiles de toutes; on cite encore
les plumetis de Neuchâteau, de Fontenoy, de Plom-
bières , les ouvrages à la main de Lorquin et de
Réchicourt; mais nos brodeuses , qui ne connais-
sent pas même le fabricant, et n'ont de rapports
qu'avec un entrepreneur qu'elles regardent avec
quelque raison comme un ennemi, travaillent sans
amour-propre. Au contraire , le jour où l'on rap-
porte l'ouvrage est une fête à Saint-Gall. Dès le
matin, on voit arriver de tous côtés les jeunes ou-
vrières endimanchées. Après l'office, elles se réu-
nissent toutes dans une grande salle autour d'une
longue table, où on leur sert à chacune une topette
MÉTIERS A L AIGUILLE. 247
de vin blanc. Elles se mettent à chanter un chœur
à l'unisson, pendant que le fabricant parcourt la
table, examinant l'ouvrage rapporté et le payant
sur-le-champ. S'il le refuse, et qu'il y ait doute, les
contestations sont jugées par un syndicat qui siège
dans la chambre voisine. L'acceptation du travail
terminée, le fabricant jette sur la table une masse
de broderies; chaque ouvrière choisit ce qui lui
convient, et le maître inscrit le choix sur son livret,
avec le prix convenu , et l'indication du jour oi^i la
pièce doit être rapportée. Toutes ces femmes sont
très-laborieuses, opiniâtres même dans le travail.
Elles font en un jour un quart de plus que les ou-
vrières françaises. Elles se contentent , à cause de
cela, et à cause de leur extrême frugalité, d'un
salaire très-minime. Les fabricants ont d'ailleurs
moins de frais à supporter, parce qu'ils demandent
des modèles à la contrefaçon. Ils faufilent les pièces
pour payer le blanchissage au mètre, tandis que
chez nous on blanchit chaque objet séparément , et
cela leur fait, sur ce seul article, une économie de
50 pour 100; aussi livrent-ils leurs produits à un
bon marché que nous ne pouvons atteindre. En
Saxe, la main-d'œuvre est à si bas prix qu'on se de-
mande comment les ouvrières peuvent vivre. Cette
redoutable concurrence explique l'état de malaise
de nos brodeuses. Un très-petit nombre d'ouvrières,
qui brodent des armoiries, peuvent gagner des
248 LA PETITE INDUSTRIE.
journées de 3 fr. et même de 4 fr. Il y en a deux
en ce moment à Nancy. Les ouvrières les plus ha-
t)iles de la campagne gagnent 1 fr. 7 5 c, 2 fr. Le
plus grand nombre ne dépasse pas des journées de
75 centimes , et la broderie tout à fait commune at-
teint ù grand'peine 5 centimes par heure de tra-
vail. Toutes les brodeuses supportent de longs chô-
mages, pendant lesquels les plus habiles ouvrières
sont quelquefois trop heureuses d'accepter l'ou-
vrage le moins avantageux , et de faire des entre-
deux et des cols Marie. L'ouvrage fin a d'ailleurs un
inconvénient terrible : il menace la vue. Comme la
mode règne en souveraine très-fantasque sur la
broderie, il arrive souvent qu'un caprice est aban-
donné avant l'achèvement des commandes; lefabri-
cant devient alors d'une grande exigence, afin de
diminuer sa perte; il profite du moindre prétexte
pour laisser l'ouvrage au compte de l'entrepreneur,
et ces malfaçons finissent par retomber sur une
pauvre ouvrière qui manque peut-être de linge et
de pain.
Tous ces détails sont affligeants; il fallait pour-
tant se résigner à les connaître. Ce sont des faits
très-strictement exacts, et plutôt atténués qu'exa-
gérés. Un travail d'aiguille est un amusement pen-
dant une heure, c'est ce qui trompe beaucoup de
femmes du monde ; s'il ne dure que deux ou trois
heures, il est à peine une fatigue; prolongé pen-
MÉTIERS À L'AIGUILLE. 249
dant treize ou quatorze heures avec une activité
fiévreuse, repris chaque malin avant le jour , con-
tinué sans repos ni trêve dans le chagrin, dans la
maladie, dans l'épuisement , il menace la vue et la
poitrine; et quel sort fait-il à cette malheureuse
femme éternellement clouée sur cette chaise , et
poussant cette éternelle aiguille pendant des années
et des années! Lui donne-t-il au moins du pain?
Non ; toutes les femmes travaillent au rabais, parce
que les prix sont établis par les ouvrières mariées
qui ne cherchent dans leur travail industriel qu'un
appoint au salaire de leur mari. Les journées les
plus élevées vont à 2 fr. pour 12 heures de travail,
et pour toucher ce maigre salaire, il faut être, sous
tous les rapports, une ouvrière d'élite. Bien peu de
femmes y parviennent. Il n'y en a pas une sur cent,
en dehors des manufactures. La plupart s'exténuent
pour gagner cinq centimes par heure de travail non
interrompu. Ce n'est pas assez pour se couvrir et
se nourrir. Cependant mille ennemis menacent ces
salaires dérisoires: les crises industrielles, les ca-
prices de la mode, les maladies de l'ouvrière , celles
de ses parents et de ses enfants, la mauvaise hu-
meur d'un entrepreneur ou d'une cliente, les lon-
gues et mortelles stations dans une antichambre.
Il est triste de penser que la broderie, la dentelle ,
les gants, les bijoux, les fins tissus, tous ces ctiar-
mants objets de h toilette des femmes, si nécessaires
250 LA PETITE INDUSTRIE.
à notre luxe et à nos plaisirs, représentent souvent
bien des douleurs. Il n'y a peut-être pas un seul de
ces joyaux de la mode et de la fantaisie dont l'his-
toire ne soit sanglante.
-^^^9^
CONCURRENCE DES PRISONS. 251
CHAPITRE IV.
CONCURRENCE FAITE AUX COUTURIÈRES PAR LES PRISONS, LES
COUVENTS ET LES FEMMES DU MONDE. INFLUENCE PROBABLE
DE LA MACHINE A COUDRE.
La situation du travail à l'aiguille , toute triste
qu'elle est aujourd'hui, ne peut qu'aller en empi-
rant. Les ouvrières ont à redouter trois concur-
rences : celle des prisons, celle des couvents, et celle
enfin d'un nombre plus grand qu'on ne croit de
femmes jouissant d'une certaine aisance, et qui pour-
tant sont charmées de pouvoir tirer profit de leur
travail. Ajoutons que la substitution du système de
la confection aux anciennes habitudes du commerce,
et l'introduction de la machine à coudre, menacent
le travail de la couture d'une révolution complète.
Il y a quelques années, pour protéger le travail
libre, on pensa un moment à supprimer le travail
des prisons. Il fallait donc supprimer les prisons
elles-mêmes ; car il serait à la fois trop dangereux
et trop cruel de renfermer des hommes ou des
femmes pour les livrer à l'oisiveté ou pour leur
252 LA PETITE INDUSTRIE.
imposer un travail absolument improduclif. Quand
il fut question de rapporter le décret par lequel
le gouvernement provisoire avait aboli le travail
dans les prisons , on n'eut aucune peine à démon-
trer que les prisons ne pouvaient pas se passer du
travail des prisonniers , et que les prisonniers ne
pouvaient pas se passer de travail. On voulut aller
plus loin , et on prétendit que les prisonniers ne
faisaient au travail libre qu'une concurrence insi-
gnifiante.
C'était là une erreur, ou tout au moins une exa-
gération. Si on n'exagérait pas dans le sens opposé,
et si la plupart des ouvriers n'étaient pas persuadés
que les prisonniers leur font une concurrence rui-
neuse, il suffirait peut-être de dire ici en un seul
mot, que d'une part le travail des prisonniers est
payé moins cher que celui des ouvriers libres, ce
dont il est facile de s'assurer auprès des Chambres
de commerce, ou plus simplement en consultant le
chef d'une maison de confection; et que, d'autre
part, l'ouvrage exécuté dans les prisons pour le
compte de l'industrie privée représente une somme
tellement faible, qu'elle ne saurait exercer, en
temps ordinaire, une influence considérable sur le
marché de la main-d'œuvre. Mais on jugera sans
doute que, dans une matière très- controversée et
très-obscure, quelques éclaircissements peuvent
avoir leur utilité.
CONCURRENCE DES PRISONS. 253
En elTet, la concurrence de prix, qui existe incon-
testablement à l'heure qu'il est, pourrait disparaître
avec les circonstances qui la produisent; et la con-
currence de quantité, qui aujourd'hui existe à peine,
pourrait devenir formidable demain : il suffirait
pour cela que le nombre des prisonniers augmen-
tât , ou que le travail fût mieux organisé dans les
prisons.
Or, de ces deux suppositions, la première, qui est
à souhaiter, ne se réalisera pas; et la seconde, qui
est à craindre, se réalisera peut-être, quoique dans
des proportions restreintes. Il résulte de l'examen
attentif des faits, que le travail des prisons fera tou-
jours une concurrence de prix au travail libre; et
que la concurrence de quantité , sans avoir jamais
l'importance que des esprits passionnés lui attri-
buent ,tend néanmoins à s'accroître, et peut avoir,
dans certains lieux et dans certaines cuTonstances
données , des conséquences assez graves.
Pour le bien comprendre, il faut avant tout savoir
quel est le régime économique des prisons.
Il y a trois sortes de prisons : les maisons cen-
trales , les prisons départementales et les prisons
. d'éducation correctionnelle.
Les maisons centrales renferment toutes les
femmes condamnées aux travaux forces, quelques
hommes condamnés à la même peine, tous les ré-
clusionnaires, et tous les individus condamnés cor-
254 LA PETITE INDUSTRIE.
rectionnellement à plus d'un an d'emprisonnement.
Le séjour des détenus y est, en moyenne, de trois
ans. Ce sont les seules prisons où le travail ait
de la régularité et de l'importance. Un très-pelit
nombre de maisons centrales sur vingt- cinq sont
administrées en régie; dans toutes les autres, le
régime alimentaire, l'habillement, le travail des
prisonniers et toutes les parties du service sont
donnés à l'entreprise.
L'adjudicataire ou entrepreneur général figure à
la fois dans le marché comme vendeur et comme
acheteur.
Gomme vendeur, il fournit à l'administration la
nourriture et l'habillement des prisonniers en santé
et en maladie, le chauffage et IVclairage, l'entretien
de la maison, comprenant les réparations locatives
et certaines grosses réparations ^ Pour ces divers
services, le gouvernement lui paye, par détenu et
par jour de détention, un prix dont la détermination
est l'objet principal de l'adjudication.
Comme acheteur, il reçoit de l'administration le
droit exclusif d'utiliser à son profit les bras des pri-
sonniers, soit en les faisant travailler pour lui-
même, s'il est fabricant, soit en les faisant travailler
pour un ou plusieurs fabricants, avec lesquels il
1. Art. 3 à 3Ô du cahier des charges que nous avons sous les
yeux.
CONCURRENCE DES PRISONS. 255
traite sans intervention ni garantie de l'État*. L'État
tient compte à l'adjudicataire de ciiaquejour de dé-
tention suivant le prix porté au cahier des charges;
et l'adjudicataire tient compte à l'État de chaque jour-
née de travail, suivant un tarif arrêté par le Minis-
tre de l'intérieur Ml en résulte, entxe l'État et l'adju-
dicataire, des comptes de doit et avoir qui, du côté de
l'État, se soldent toujours tn débet.
Le tarif réglé par le Ministre et accepté par l'en-
trepreneur évalue le travail des prisonniers sur le
mênr.e pied que celui des ouvriers libres; le ratais
de 20 pour 100 accordé à l'entrepreneur doit être
négligé, parce qu'il est compensé par un surcroît
de dépense à sa charge; mais il faut savoir mainte-
nant quel est le rôle que joue ce tarif dans les comptes
1. Art. 54 et suiv. du cahier des char^^es.
2. La fixation des tarifs est entourée de beaucoup de forma-
lités. L'administration se réserve expressément, dans tous les
cahiers des charges, le droit de les régler définitivement comme
elle le trouve juste, et tans qu'aucun des avis exprimés en exé-
cution des rèylements puis:e entraver sa liberté sur ce point. Ils
ne sont mis en vigueur qu'après avoir été approuvés par le
Ministre, qui se fait remettre préalablement les propostions de
l'entrepreneur, l'avis de la chambre de commerce, ou celui de
deux experts contradictoirement nommés s'il a été jugé utile de
recourir à une expertise, les observations et propositions du di-
recteur et celles de l'inspecteur, et enfin l'avis motivé du préfet
sur les prix proposés rour chaque nature d'ouvrage; on jointe
ces renseignements l'indication du nombre d'ou\riers qu'occupe
ou que doit occuper ordinairement l'industrie à laquelle se rap-
porte le tarif (Arrêté du 20 avril 1844). Le but principal qu'on se
propose au moyen de tout ce luxe de précautions, est de cou-
256 LA PETITE INDUSTRIE.
respectifs de l'entrepreneur et de l'Etat; s'il repré-
sente réellement le prix payé pour la main-d'œuvre
par le fabricant qui livre au commerce l'objet manu-
facturé, ou s'il est tout simplement destiné à déter-
miner d'une façon précise les avantages accordés à
l'entrepreneur général'. Or, l'entrepreneur général
naître la moyenne des prix payés pour les mêmes genres d'in-
dustrie ou pour des travaux analogues, aux ouvriers libres
du pays, ou à ceux des manufactures ou fabriques les moins
éloignées de la maison centrale, s'il s'agit d'industries étran-
gères au département. Cette moyenne, une fois connue, devient
la lase du tarif; seulement, il est fuit à l'entrepreneur, sur les
prix courants de l'industrie libre, un rabais de 20 pour 100. Ce
rabais, dans la pensée de ladministration , n'est pas une libéra-
lité, une concession purement gratuite comme on le suppose
généralement. L'entrepreneur est tenu de fournir aux prison-
niers tous les instruments, méliers et outils nécessaires, de
pourvoir à toutes les dépenses de cliaulïage et d'éc!airage des
ateliers, de fournir constamment du travail aux détenus, et de
payer des indemnités de chômage lorsqu'il les lai.-se sans ou-
vrage. Ce sont là des conditions onéreuses qui, pour la plupart,
ne pèsent pas sur les fabricants du dehors et qui paraissent jus-
tifier le rabais d'un cinquième. ^Insl^uction ministérielle du
20 avril 1844.)
1. Le produit du travail dei détenus se partage entre les déte-
nus eux-mêmes, l'entrepreneur et l'État. (Instruction ministé-
rielle du 28 mars 1844.) La part du prisonnier varie suivant la
peine qu'il a encourue. Elle est de 3/10 pour les condamnés aux
travaux forcés, de 4/10 pour les condamnés à la réclusion, et de
d/\0 pour les condamnés à un emprisonnement de plus d'un an
(les seuls correctionnels qui puissent être admis dans les pri-
sons centrales). Une bonne conduite à l'intérieur peut être récom-
pensée par une augmentation de Ij 10: comme aussi la privation
de 1/10 peut être la conséquence de mauvaises notes ou de la
qualité de récidiviste. Elle ne peut donc être supérieure à 6/10 ni
CONCURRENCE DES PRISONS. 257
et le fabricant sont deux personnes très-dislincte?,
dont les intérêts sont loin d'être confondus.
En efiet, l'entrepreneur n'est qu'un intermédiaire
entre TÉtat et les fabricants ; il ne fait pas travail-
ler lui-même, et par une raison bien simple : c'est
qu'il n'y a pas moins de cinquante-quatre mdustries
inféiieureà 1/10. Elle est payée en espèces, par l'enlrepreiieur,
enlre les mains du directeur, qui autorise le détenu à en dépen-
ser immédiatement une faible partie à la cantine, et qui garde
le reste pour lui fournir une ma'se de réserve, au moment de sa
sortie de prison. La part de l'entrepreneur est fixée invariable-
ment à 3 dixièmes. Les dixièmes restants appartiennent à l'État
et devraient être régulièrement versés au trésor; mais il pa-
raît qu'en réalité ce versement na pas lieu: la somme due
par l'État à l'entrepreneur pour ses fournitures étant toujours
supérieure à la somme due par l'entrepreneur à l'État sur le
travail des détenus, on abandonne à l'entrepreneur, comme par-
tie du payements lui faire, les dixièmes appartenant au trésor,
et on évite ainsi des virements de fonds inutiles. Ainsi il n'y a de
payé réellement que la part des prisonniers, et le reste se passe
en éciitures.
Il suit des diverses dispositions réglementaires que nous avons
indiquées, que l'entrepreneur paye pour la journée d'un prison-
nier un prix égal au salaire d'un ouvrier libre, avec rabais d'un
cinquième et prélèvement de trois dixièmes sur les quatre cin-
quièmes restants. Si, par exemple, le prix de la journée d'un
ouvrier libre est fixé à 1 franc 2.') centimes, ce prix est d'abord
réduit à I franc pour l'entrepreneur, qui prélève, en outre, trois
dixièmes de 1 franc ou 30 centimes. Il ne paye donc que 70 cen-
times au lieu de 1 franc 25 centimes. Peu importe d'ailleurs
que le travail .-^e fasse à la tâche et non à la journée, puisque
les dégrèvements et prélèvements sont toujours les mêmes.
Supposons un instant que l'entrepreneur des travaux ne soit
pas en même temps fournisseur de la prison , et que par consé-
quent les clauses du marché soient exécutées littéralement et
258 LA PETITE INDUSTRIE.
différentes dans les maisons centrales'. Il achète
donc les bras des prisonniers pour les louer à des
fabricants. Il tire de ses sous-traitants ce qu'il peut;
le tarif n'existe pas pour ses transactions privées.
Or les dixièmes qu'il paye aux détenus et ceux qu'il
effectivement; la concurrence serait désastreuse pour l'industrie
libre, puisque le travail des prisonniers se ferait à quarante-
quatre pour cent de rabais. Mais il est évident qu'en soumission-
nant ses fourniture;, l'adjudicataire abaisse ses exigences pro-
portionnellement à ce qu'il espère gagner sur la main-d'œu\re.
Si, par exemple, il a évalué à 10 centimes, par jour et par
détenu , les bénéfices qu'il compte réaliser sur le travail, on doit
supposer qu'il a demandé 10 centimes de moins pour se charger
du service général de la maison.
Il est donc bien clair que les trois dixièmes prélevés par l'en-
trepreneur sont par le fait une va'eur indéterminée, et c'est
tout au plus si les deux au'res parts, la part payée en espèces
aux prisonniers, et Li part affectée à TÉtat et acceptée par l'en-
trepreneur en déduction des sommes qui lui sont dues, sont
elles-mêmes autre chose que de la monnaie de compte, puis-
qu'elles dépen lent de l'évaluation de l'adjudicataire, et ne sont
pas autre cho;e qu'une valeur acceptée i)ar lui comme partie
du payement auquel il a droit pour ses fournitures.
1. En voici la liste: Accordéons, balanciers, bonneterie, bou-
tonnerie, broderie, brosserie, cadres, vêtements en caoutchouc,
caparaçons, carnassières, cardage, dévidage de soie, cartons,
chapelets , chaussonneri?, cheveux, clouierie, corderie, cordon-
nerie, cornes à lanteraes, cor.sets, couture fine, couture grosse,
crayons, dentelles, ébénisterie et placage, épluchage, échar-
piage , filature, ganterie, gravures, havresacs, mégisserie, me-
nuiserie, paille (lataniers, palmiers, sparterie) , papeterie, para-
pluies, passementeries, peignes, pipes en bois, porte-monnaies,
quincaillerie, serrurerie, sellerie, tailleurs d'habits, tailleurs de
pierres, lissage de velours, de peluche, de damas, de laine,
toile et calicot, tourneurs et chnisiers, tricotage, vanniers.
CONCURRENCE DES PRISONS. 259
accepte lui-même en payement ne sont pas les
dixièmes du prix qu'il touche réellement , ce sont
les dixièmes du prix fixé par le tarif aux quatre
cinquièmes des salaires de l'industrie libre. La fixa-
tion des tarifs, faite avec un si grand luxe de pré-
cautions, est donc très-importante pour les détenus,
qui touchent réellement leur part; pour l'État, à qui
profite l'élévation des prix du tarif; pour l'entrepre-
neur, qui se trouve ruiné , s'il a consenti à un tarif
trop supérieur aux prix réels qu'il obtient de ses
sous-traitants; mais elle est assez indifférente pour
l'industrie privée , puisqu'en définitive elle ne dé-
termine pas le taux réel des salaires.
Qu'est-ce qui importe à l'industrie privée? Ce n'est
pas de connaître les arrangements survenus entre
l'État et l'adjudicataire général, mais de savoir ce
que l'entrepreneur général tire de ses sous-traitants ;
car c'est le sous-traitant qui livre à la vente les ob-
jets fabriqués pour son compte dans les prisons ;
s'il les paye à l'adjudicataire moins cher qu'à l'ou-
vrier libre, la concurrence de prix est manifeste.
Or, comment ne les payerait-il pas moins cher ?
Quel motif aurait-il de s'adresser à l'entreprise des
prisons, s'il n'y trouvait pas un rabais ? Si l'entre-
preneur général obtenait de ses sous-traitants des
prix égaux à ceux de l'industrie libre , pourquoi
l'État lui abandonnerait-il 44 pour 100 de bénéfice,
quand il lui serait si fdcile de faire ce bénéfice lui-
260 LA PETITE INDUSTRIE.
même, et de traiter directement avec les fai^ricants?
Grâce à cette double qualité d'acquéreur et de ven-
deur attribuée à l'adjudicataire général, tout est
matière à spéculation dans le marché , le prix du
travail comme celui des fournitures, et par consé-
quent tout est sujet à incertitude. Il n'y a qu'une
chose qui soit certaine, c'est que le sous-traitant,
c'est-à-dire le véritable et sérieux acquéreur de la
main-d'œuvre, l'obtient au rabais. Et cela est si vrai
que quand un fabricant a un atelier dans une prison
centrale , il ne manque pas de le mentionner en tête
des prospectus de sa maison , comme garantie du
bon marché de ses produits.
Nous sommes donc autorisés à conclure que,
malgré les évaluations du tarif, il est impossible de
connaître exactement le prix de revient du travail
dans les prisons, et que ce prix est incontestablement
inférieur à celui du travail libre. Donc la concur-
rence de prix existe.
On peut encore le démontrer d'une autre ma-
nière. Certes, il y a beaucoup de misère parmi les
ouvriers libres; mais supprimez le manque d'ou-
vrage, la maladie, la vieillesse et la débauche, il est
clair qu'il n'y en aura plus. L'ouvrier vivra dans l'ai-
sance avec sa famille, et il aura une réserve à la
caisse d'épargne.
Maintenant , quelle est la position du prisonnier?
Il est logé, nourri, chauffé, vêtu, blanchi gratuite-
CONCURRENCE DES PRISONS. 261
ment ; il n'a pas de famille, ou du moins il doit être
considéré comme n'en ayant pas, puisqu'il ne peut
pas l'entretenir; il ne manque jamais d'ouvrage, il
est soigné gratuitement dans ses maladies; enfin, il
ne peut dépenser ni temps ni argent pour son plai-
sir. Si donc il est payé comme l'ouvrier libre, il doit
faire des économies considérables.
Il en fait en réalité , puisqu'il touche un certain
nombre de dixièmes, non sur le prix réel des jour-
nées de travail, payé par les sous-traitants, mais
sur le prix porté au tarif, accepté par l'entrepre-
neur général comme base de son opération, et
comme équivalent du prix de journée d'un ouvrier
libre. Toutefois, ce prix de journée est diminué
préalablement d'un cinquième, qui représente les
fournitures exceptionnelles d'instruments de travail
faites par l'entrepreneur au prisonnier. Quoique le
nombre de ces dixièmes varie selon la peine en-
courue', on ne s'écarte pas sensiblement de la
vérité en disant que les prisonniers des maisons
centrales pris ensemble reçoivent 4 dixièmes-, et
1. En 1858, sur 24 319 prisonniers de maisons centrales.
1G"2 recevaient fi/ 10
10589 5/10
7 236 4/10
3444 3/10
1116 2/10
852 1/10
2. Les prisonniers pris en masse recevaient 95 937 dixièmes.
262 LA PETITE INDUSTRIE.
que par conséquent leurs économies peuvent être
évaluées aux 4 dixièmes des 4 cinquièmes du prix de
journée d'un ouvrier libre.
Maintenant, en supposant que la journée d'un
prisonnier soit payée à l'adjudicataire par les sous-
traitants aussi cher que la journée d'un ouvrier
libre, et en consentant à ne compter que 1 franc
25 centimes pour la moyenne des salaires industriels
dans toute la France, ce qui est probablement au-
dessous de la vérité, même si on tient compte de la
présence d'un certain nombre de femmes', il reste
à l'entrepreneur 85 centimes pour habiller et nour-
rir les prisonniers, ce qui est assez étrange, et, ce
qui l'est encore plus, ces 85 centimes ne lui suffisent
pas, puisque l'État est son débiteur. Cependant, les
condamnés ne sont pas vêtus avec luxe-, et leur
si tous les prisonniers avaient reçu 4 dixièmes, le total aurait
été 93 276 dixièmes. Différence '.(661. Si tous les prisonniers
avaient reçu 5 dixièmes, cela aurait fut 116 59.") dixièmes. Diffé-
rence 20 CôS.
1. A la fin de décembre 1858, il y avait dans les maisons cen-
trales 18541 hommes et 4778 femmes seulement.
2. Un habillement de dro,,^uet fil et coton pour l'hiver, de
toile pour l'été, sabots et chaussons. Le coucher consiste en un
matelas de 4 kilog. de laine et 2 kiiog. de crin, une couverture
de laine de 2 kilog. 500 et une seconde de coton pour l'hiver.
Tout ce qui concerne le travail des prisonniers et la part qui
leur est attribuée sur le produit du travail, a été réglé en 1844
par des instructions ministérielles d'une grande portée admi-
nistrative et philosophique, 11 est impossible de ne pas en être
frappé, lors même qu'on regrette le système actuel des adjudi-
cations et la nature du travail imposé aux prisonniers.
CONCURRENCE DES PRISONS. 263
nourriture, déterminée par le cahier des charges,
est très-grossière quoique très-suffisante'. Disons
sur-le-champ que la dépense, non, il est vrai, par
jour de travail ni même par jour d'ouvrier, mais par
détenu, ouvrier ou non, tt par jour de détention,
est de 63 centimes 7 dixièmes ^ La conséquence se
présente d'elle-même. Quand on songe que l'Etat
fournit le logement, non-seulement pour les prison-
niers, mais pour les ateliers, ce qui est très-impor-
tant, et que cinq ou six mille personnes nourries
en commun sont bien loin de coûter autant que si
elles étaient obligées d'acheter et de préparer indi-
viduellement leurs repas, on ne peut s'empêcher de
conclure que Tentrepreneur est très-loin de gagner
85 centimes par journée de travail, et que le salaire
des prisonniers (c'est-à-dire non pas le salaire fictif
dont ils touchent une pariie, mais le salaire réel,
payé par le sous-traitant à l'entrepreneur général à
raison de leur travail), est bien loin de s'élever à
1 franc 25 centimes.
Maintenant, si du raisonnemeiUnous passons aux
faits, nous allons voir que le prix de la journée de
1. 750 grammes de pain composé d'un tiers de seigle et des
deux tiers de froment, et un litre de soupe aux légumes, conte-
nant 90 gr. de pain. Une fois par semaine, un régime gras
(150 gr. de viande) Les quantités de. pain sont un peu moindres
pour les femm.es.
2. Statistique des prisons pour 1858, pir M. Louis Perrot.
Paris, liSGO; introduction, p. xxxvi.
264 LA PETITE INDUSTRIE.
travail dans les prisons n'atteint pas ce chiffre de
1 franc 25 centimes que nous avons supposé. En
1858, 19 736 détenus dans les maisons centrales ont
travaillé pendant 5 946 400 journées. Ces journées
ont été vendues par l'État aux entrepreneurs moyen-
nant 2 883 546 francs 40 centimes, prix du tarif.
Sur cette somme, les détenus ont touché en espè-
ces 1 306 180 francs 2 centimes, pour leurs dixiè-
mes. 1057 435 francs 49 centimes ont été attri-
bués aux entrepreneurs pour leur prélèvement de
3 dixièmes. La part de l'État a été de 387 508 francs
42 centimes, que les entrepreneurs ont reçus pour
compte -. Toutes ces évaluations, faites d'après les
tarifs, ont porté la moyenne des journées à 47 cen-
times 83 pour les hommes, et à 39 centmies 12 pour
les femmes, soit ensemble 45 centimes 67; sur quoi
il faut toujours remarquer que cette moyenne, si
étrangement réduite, représente ce que chaque en-
trepreneur a payé à l'État et aux prisonniers, comme
locataire principal des bras des prisonniers, et non
pas la somme que les prisonniers ont rapportée
réellement, c'est-à-dire ce que les sous-traitants
ont payé à l'entrepreneur.
1. Le produit du travail des prisons dépasse aujourd'hui da
beaucoup trois millions. Voyez la Statistique des j^risons, par
M. Louis Perrot, directeur de l'administration des prisons ^ in-
troduct. , p VIII.
2. Statistique des prisons , tableaux xiii, xiv et xv.
CONCURRENCE DES PRISONS. 265
Il est très-vrai que le prisonnier travaille sans
zèle, ce qui fait une énorme différence entre lui et
l'ouvrier libre. Cependant, la part qui lui revient
sur le produit de son travail est un stimulant d'au-
tant plus important qu'on lui permet d'en employer
une partie à améliorer son régime, et que, dans sa
situation, privé de tout plaisir, il ne saurait être in-
différent aux ressources très-restreintes de la can-
tine ^ Notons encore qu'il est rigoureusement sur-
veillé; et il deviendra de plus en plus évident que
les prisons travaillent au rabais , et qu'elles font
à l'industrie libre une concurrence de prix.
Elles lui font aussi une concurrence de quantité,
puisque le travail des maisons centrales, déduction
faite du rabais d'un cinquième, représente aujour-
d'hui, au prix du tarif, une valeur de près de 4 mil-
lions. Ce chiffre est peu élevé, à cause du nombre des
apprentis, et parce que beaucoup de prisonniers sont
appliqués à des services intérieurs. En limitant nos
observations à ce qui concerne la couture, nous ar-
rivons aux résultats suivants : les maisons centrales
ont fait concurrence au travail des couturières par
3604 ouvrières travaillant à prix réduits pendant
t. On ne vend à la cantine ni vin, ni bière, ni cidre, ni
viande, nitaliac; mais seulement du pain de ration, des pom-
mes de terre cuites à l'eau, du beurre et du fromage. Instruc-
tion rniiiistérielle du 10 mai 1839. L'achat de ces trois derniers
aliments ne peut excéder lô centimes par jour.
266 LA PETITE INDUSTRIE.
I 122 544 journées ^ En Belgique, on n'a pas consi-
déré cette concurrence de quantité comme insigni-
fiante, et tous les produits manufacturés dans les
prisons belges sont réservés à l'usage des prison-
niers eux-mêmes ou à celui de l'armée.
Ceux qui prétendent établir que la concurrence
des prisons est insignifiante pour le travail libre
font deux objections : la première, c'est qu'un grand
nombre de détenus ne savent pas l'état auquel on
les applique; qu'ils sont néanmoins payés par l'en-
trepreneur, au moins dans une certaine mesure, et
que par conséquent les prisons ne font pas de con-
currence de prix. L'autre objection, c'est que les
détenus qui travaillent en prison auraient travaillé
en liberté, et que par conséquent les prisons ne font
pas de concurrence de quantité.
1. Ea voici le détail: broderie, 41 ouvrières, 10231 journées
de travail ; cordonnerie, 331 ouvrières. 109 197 journées; cor-
sets, 214 oavrièrei, 59 447 journées; coutuie fine, 1540 ou-
vrières, 482150 jouriiées; couture grosse. 717 ouvrières,
188 509 journées; ganterie, 217 ouvrières, 66 076 journées; con-
fection d'habils civils ft militaires, 24 ouvrières (par approxi-
mation, le rapport ne donne pas de chiffre) , 6934 journées. Cela
fdit en tout 922 544 journées et 3104 ouvrières. Mais , pendant la
même périole, l^s hommes ont donné à la couture des habits
141 694 journées dont il est juste de déduire la moitié pour l'ha-
billement d3s détenus, et à la cordonnerie 435 083 journées,
dont le quart au moins a dû être consicré à un travail qui pour-
rait être exécuté par des femmes. Il y a do ic lieu d'ajouter de
ces deux chefs un minimum de 200 000 journées et de 500 ou-
vrières, soit en lout 3604 ouvrières et 1 122 544 journées.
CONCURRENCE DES PRISONS. 267
Mais outre que ces deux objections se détruisent
l'une l'autre, on peut répondre, pour la première,
que l'apprentissage de la couture est presque nul
pour les femmes, qu'il est très-court pour les hom-
mes, que l'entrepreneur a le travail des apprentis
pour peu de chose, et que ce travail n'est pas à dé-
daigner pour lui, grâce à une surveillance de tous
les instants, qu'il ne paye pas et dont il profite. Et
l'on peut répondre, pour la seconde, qu'il y a né-
cessairement concurrence de quantité du moment
qu'il y a des apprentis. Si l'on prend tous les ans
3000 laboureurs pour en faire des tailleurs et des
cordonniers, c'est un triste service rendu à l'agri-
culture qui manque de bras, à la population des
villes où foisonnent les éléments de désordre, et au
travail de la couture, si encombré et si mal rétri-
bué. Ajoutons ici, seulement pour mémoire, que
nous n'avons tenu compte que des maisons centra-
les, et que nous avons entièrement laissé de côté le
travail exécuté dans les prisons de la Seine et dans
les maisons d'arrêt, de justice et de correction de
tous les autres départements. Ea 1858, il est entré
dans les prisons de la Seine 27 309 individus; dans
les prisons départementales, 182 687 ; dans les mai-
sons d'éducation correctionnelle , 9336 ; en tout
219 332 prisonniers. Sur ce nombre, les prisons de
la Seine n'ont fourrù que 724 067 journées de tra-
vail, dont le produit a été de 387 71 1 francs 90 cen-
268 LA PETITE INDUSTRIE.
times ' ; les prisons départementales ont donné
1731817 journées de travail et produit 535 450
francs 19 centimes^. Nous ne parlons pas des jeunes
détenus, parce qu'on les emploie de plus en plus
aux travaux agricoles; mais il est clair que, pour
les autres prisonniers, on est encore aux tâtonne-
ments et aux essais, et qu'on obtiendra prochaine-
ment des résultats très-supérieurs, quoique la po-
pulation des prisons soit flottante, et, en général,
inhabile. Le travail n'est pas encore partout orga-
nisé, et les journées n'ont produit en moyenne que
46 centimes 64 dans le département de la Seine, et
31 centimes dans les autres départements.
C'est surtout dans les moments de crise indus-
trielle que l'influence du travail des prisons se fait
sentir. L'entrepreneur subit dans déplus fortes pro-
portions l'inconvénient attaché aux grandes usines,
qui sont obligées de travailler à perte pour ne pas
laisser absolument improductif le capital repré-
senté par leurs machines. Non - seulement il est
tenu par son cahier des charges d'avoir toujours
du travail prêt et de la matière première en maga-
sin pour un mois ; mais il paye une indemnité de
chômage pour tout prisonnier à qui il ne fournit
pas de travail. Il est donc tout simple que, quand
les aftaires se ralentissent au point de lui faire
1. Staiis!i(ive des priions , taMeau'iii.
2. Stali:it.'(iue des prisons, talleau v..
CONCURRENCE DES PRISONS. 269
craindre une interruption complète , il ofTre ses
ateliers à des prix excessivement réduits, et acca-
pare tout ce qui reste de travail disponible.
Un jour viendra infailliblement oîi l'on accom-
plira dans les mai^sons centrales une réforme ana-
logue à celle qui a été si heureusement faite dans
les bagnes. Alors, au lieu d'enfermer les prisonniers,
au grand détriment de l'hygiène et de la morale, on
les fera vivre au grand air ; au lieu de transformer
les laboureurs en ouvriers industriels , ce qui est
un véritable contre-sens, on transformera les ou-
vriers industriels en laboureurs; enfin, au lieu de
nuire à l'industrie en faisant faire par les prison-
niers, à prix réduits, le travail des ouvriers libres ,
on augmentera la richesse nationale en faisant dé-
fricher par les prisonniers nos terres incultes , ce
que l'industrie libre ne peut pas faire. En attendant
ces mesures réparatrices, le travail des prisons est
une des causes de la misère qui pèse sur les indus-
tries de la couture.
Il en est de même du travail des couvents, de ce-
lui des établissements de bienfaisance connus sous
le nom d'ouvroirs, et du contingent apporté au
commerce par un grand nombre de femmes qui ne
sont pas ouvrières de profession.
Assurément les religieuse^ et les femmes du
monde sont parfaitement libres de travailler et de
vendre leurs ouvrages; personne ne peut songer à
270 LA PETITE INDUSTRIE.
leur en contester le droit; loin de là, c'est un mal-
heur public qu'il y ait chez nous un si grand nom-
bre de femmes inoccupées. Cette oisiveté est un
douloureux spectacle et une source de dépravation
morale et intellectuelle. Le travail doit être respecté
partout au nom de la liberté, et il doit être partout
favorisé au nom de l'humanité.
Il y a plus : les religieuses qui fondent des ouvroirs,
rendent aux filles qu'elles instruisent, aux femmes
qu'elles occupent, et à la société tout entière un im-
portant service. Il existe, en grand nombre, des
filles sans parents, ou, ce qui est encore pire, des
filles abandonnées par Leurs parents : il est bon, il
est salutaire que des associations pieuses se donnent
la mission de les recueillir, de les instruire, de leur
apprendre un état, de les surveiller. Il y a des fem-
mes trop pauvres pour acheter un rouet ou une
quenouille, trop misérables pour inspirer de la con-
fiance aux patrons : c'est une bonne œuvre de se
faire médiatrices entre les patrons et elles, de solli-
citer pour elles de l'ouvrage , de les aider à l'exé-
cuter, de leur faire l'avance des menus frais néces-
saires. Enfin, si quelque femme de mauvaise vie
revient à de meilleurs sentiments, si une condamnée
qui a subi sa peine s'efforce de vivre désormais de
son travail, et que le'monde, qui a des indulgences
aveugles et des sévérités impitoyables, refuse de
l'ouvrage à ces mains inoccupées, n'est-il pas beau
CONCURRENCE DES COUVENTS. 271
et consolant de voir d'honnêtes et courageuses fem-
mes couvrir ces coupables, ces repentantes, de leur
pitié , de leur vertu , se placer entre elles et le
monde qui les repousse, et leur procurer les moyens
de se réhabiliter? Il serait déplorable que les haines
religieuses, encore subsistantes au sein de notre
scepticisme (car nous avons gardé les passions de
la foi en perdant la foi), nous fissent méconnaître
des institutions qui sont la forme la plus utile et la
plus noble de la charité. Il ne s'agit donc pas ici de
condamner les ouvroirs, mais seulement de les
compter. La concurrence est très-loyale ; elle est
fondée sur le principe de l'association, sur le prin-
cipe même de la liberté. Mais tout en étant loyale ,
elle est écrasante.
Si nous prenons pour exemple la fabrication des
chemises en gros, à l'heure qu'il est, sur cent dou-
zaines de chemises qui entrent dans le commerce pa-
risien , les couvents en ont cousu quatre-vingt-cinq
douzaines. Les jeunes filles et les femmes des ou-
vroirs ne sont pas seules à travailler; les religieuses
elles-mêmes qui , pour une assez forte part , ne se-
raient pas ouvrières si elles étaient dans le monde,
et qui d'ailleurs ont leur vie assurée pir les revenus
du couvent, travaillent pour le commerce. La règle
leur impose une vie dure , à laquelle une aug-
mentation de revenu ne change rien; ainsi elles
donnent ce qu'elles gagnent. Travaillant sans néces-
272 LA PETITE INDUSTRIE.
siLé, soit pour obéir à une prescription formelle de
leur règle , soit pour mieux accomplir le devoir de
l'aumône, soit simplement pour échapper à l'oisiveté,
elles peuvent abaisser autant qu'elles le veulent le
taux de leur salaire; cela dépend uniquement de
leur volonté, tandis que l'ouvrière libre n'est pas
maîtresse de ses exigences : elle doit vivre, son sa-
laire doit la nourrir; quand on dispute avec quel-
ques-unes d'entre elles sur le prix de leur main-
d'œuvre, c'est en réalité leur vie qu'on marchande;
à chaque centime qu'elles abandonnent, c'est une
nouvelle privation qu'elles s'imposent, et par con-
séquent il y a toujours un dernier rabais auquel elles
ne peuvent consentir. On estime que les ouvrages
de broderie et de couture exécutés dans les couvents
sont plus parfaits que ce qui sort des mains des ou-
vrières libres. Une religieuse que rien ne presse,
travaille lentement et travaille bien, tandis que la
mère de famille se hâte d'achever son travail pour
acheter du pain à ses enfants. Ainsi la main-d'œu-
vre des couvents a le double avantage d"étre plus
parfaite et moins coûteuse. Le rabais est, dans
presque toutes les communautés, de 25 pour 100.
En ce moment, les chemises de gros sont payées
aux couvents de 25 à 60 centimes la pièce; une
bonne ouvrière ne peut faire dans sa journée plus
de deux chemises à 60 centimes; elle n'en peut
faire plus de trois à 25 centimes. C'est donc un ou-
CONCURRENCE DES COUVENTS. 273
vrage rapportant 75 centimes par journée de douze
lieures , que les ouvrières sont menacées de perdre.
Encore est-ce trop de dire 75 centimes, puisqu'il
faut déduire quelque chose pour le fil et les ai-
guilles, et en hiver, pour la lumière.
Ce qui est vrai des couvents, est vrai aussi de la
concurrence des femmes mariées qui utilisent leurs
moments de loisir pour se procurer un petit re-
venu. Une marchande, en attendant les chalands
dans son comptoir, une mère en conduisant ses
enfants à la promenade, ont à la main un ouvrage
de couture ou de tapisserie; si peu que cela rap-
porte , c'est un soulagement, une douceur dans la
maison. A mesure que la femme s'élève un peu
dans l'échelle sociale, il lui est moins facile de trou-
ver un débouché pour ses menus ouvrages ; elle a
une certaine fierté qui la gêne; elle se contente des
premières offres, et ne quitte pas le marchand qui
accepte ses produits pour aller demander ailleurs
un prix plus élevé. Quelquefois il ne s'agit même
pas de contribuer aux dépenses du ménage par cette
industrie ; le travail du père ou du mari est suffisant,
on ne compte sur le revenu de la broderie que pour
se donner un plaisir ou faciliter une dépense de toi-
lette. Plus les besoins sont insignifiants, plus le sa-
laire est modique. On ne sent pas le prix de son
temps ; on le donne pour rien , et on est bien loin
de se douter qu'on donne en même temps celui des
274 LA PETITE INDUSTRIE.
autres. Il est difficile de dire jusqu'où s'étend cette
fabrication interlope , depuis la ménagère qui tra-
vaille deux ou trois heures par jour , et qu'on pour-
rait à la rigueur compter parmi les ou\ rières véri-
tables , jusqu'à la jeune fille qui brode par plaisir et
qui vend sa broderie par caprice. Beaucoup de pères
de famille ignoreront toujours que leur salon est
un atelier, et que les jolies bagatelles qui se brodent
sous leurs yeux sont achetées d'avance ou même
commandées par une maison de la rue Saint-Denis.
Presque toute la broderie qui se fait à Paris sur
mousseline ou sur étoffes vient de cette source ; il
en est de même des ouvrages en filet, bourses, sacs
et réseaux ; de la tapisserie pour meubles, des pan-
toufles, de la passementerie. Plus d'une, parmi ces
ouvrières élégantes , se cache pour travailler , et se
cache encore plus pour vendre le produit de son
travail. Toutes les misères ne vont pas en haillons;
et quand une femme qui a vécu dans l'aisance est
réduite par le besoin à un travail manuel, il est bien
rare qu'elle ne paye pas la rançon de la toilette
qu'elle porte et des habitudes qu'elle a conservées.
Ce qui procure encore quelques commandes aux
ouvrières, malgré la concurrence des prisons, des
couvents et du monde, c'est qu'il y a dans l'industrie
des moments de presse, où il faut produire beau-
coup en un clin d'œil, sauf à languir ensuite pen-
dant plusieurs mois. Xe retour d'une saison ou d'une
INFLUENCE. DES MAISONS DE CONFECTION. 275
fête , une mode qui prend faveur , des chaleurs ou
des froids prématurés , obligent les maisons de
commerce à faire des commandes à bref délai ;
alors il ne faut pas songer aux couvents , qui tra-
vaillent à leurs heures, lentement, méthodiquement,
et qui ne savent pas même ce que c'est que les
veillées et le travail de nuit. Autrefois, c'est-à-dire
hier, l'usage était de choisir soi-même l'étoffe et la
coupe de son habit, le dessin de sa broderie; l'en-
trepreneuse, qui recevait les ordres du public, avait
besoin d'avoir ses ouvrières sous la main ; elle les
guidait dans leur travail; elle les pressait, pour ne
pas manquer elle-même de parole à ses clientes.
Ces ouvrages commandés et attendus ne pouvaient
se faire au loin, dans un couvent ou dans une pri-
son ; c'était le lot de l'ouvrière parisienne , son der-
nier gagne-pain. Les maisons de confection me-
nacent de changer tout cela. A force d'acheter en
grand et de faire exécuter par centaines, les confec-
tionneurs réalisent dételles économies, qu'ils livrent
leurs marchandises à un bon marché inouï. Le
public se déshabitue de l'ancien système, qui faisait
payer très-cher et attendre longtemps. Le caprice
le plus exigeant trouve à se satisfaire dans l'im-
mense variété d'objets que les magasins exposent
en vente. L'entrepreneur spécule en grand; il écoule
sur la province ce dont Paris ne veut plus , et sur
l'étranger ce que rebute la province. Comme il n'est
276 LA PETITE INDUSTRIE.
plus asservi à ses clients , il est du même coup al-
franchi de ses ouvrières. Il peut faire ses com-
mandes au loin, les répandre par toute la France,
en un mot , il est maître du marché de la main-
d'œuvre. La couture elle-même, qui fut si long-
temps le travail sédentaire par excellence , risque
bien de se transformer comme le rouet et la que-
nouille. On afiiche dans Paris des manufactures de
vêtemenls. On commence à coudre à la vapeur.
Il y a fcTrt peu de temps que les machines à cou-
dre sont connues en France. Elles sont pourtant
d'origine française, ou du moins c'est un Français
nommé Thimonnier qui conçut le premier l'idée de
construire un appareil pour coudre au point de
chaînette. En 1834, Walter Hunt ajouta à l'aiguille
mobile de Thimonnier une navette mue par le même
mécanisme , et qui , faisant passer un fil dans cha-
que boucle formée par l'aiguille, rendit la couture
indécousable. Enfin l'Américain Singer, en partant
de l'idée de Thimonnier et de celle de Walter Hunt,
construisit les premières machines à coudre réelle-
ment pratiques. Les Américains les adoptèrent très-
rapidement. Elles eurent en France, à l'exposition
universelle de 1855, un très-vif succès de curiosité.
Depuis ce temps-là plusieurs perfectionnements
ont eu lieu, plusieurs brevets ont été pris, et cinq
ou six inventeurs se disputent à l'heure qu'il est la
faveur publique. La machine à coudre n'est nulle-
INFLUENCE DE LA MACHINE À COUDRE. 277
ment encombranle; on peut la mettre devant soi
sur une petite table. L'œil n'aperçoit guère à l'exté-
rieur qu'une plate-forme sur laquelle se met l'étofïe,
une bobine et deux petits volants. L'étoffe est pla-
cée entre une aiguille verticale et un organe qui est
tantôt une navette, tantôt un crochet. Quand on
tourne la roue , l'aiguille verticale descend et perce
l'étoffe; comme elle est enfilée près de la pointe,
le fil forme au-dessous de Fétolfe une petite boucle ;
la navette ou le crochet s'avance alors horizontale-
ment dans cette boucle, l'allonge sous l'étoffe et la
maintient ouverte. L'aiguille verticale, continuant
son mouvement, rentre dans l'étoffe, qui a recul('^
automatiquement de la longueur d'un point, et in-
troduit une seconde boucle à l'extrémité de la pre-
mière. La première boucle étant ainsi maintenue
par le crochet, la navette ou le crochet quitte la
première boucle et reprend la seconde pour l'allon-
ger, la coucher et la maintenir jusqu'à ce que l'ai-
guille introduise la troisième , et ainsi de suite. Si
l'on considère l'endroit de l'étolfe quand la couture
est faite, on ne voit qu'un fil continu, qui entre
dans i'étolTe à l'extrémité de chaque point et en
ressort parle même trou; si l'on considère l'envers,
on voit une série de petites boucles , de la lon-
gueur du point, couchées sous l'étoffe et enche-
vêtrées l'une dans l'autre, de manière que cha-
cune d'elles serve d'appui à celle qiii la précède.
16
278 LA PETITE INDUSTRIE.
Quelquefois la navette ou le crochet sont munis d'un
œil et d'un second fil. Celui-ci fait une nouvelle
boucle qu'il introduit successivement dans chacune
des boucles formées par l'aiguille verticale, les ser-
rant ainsi, les attachant l'une à l'autre et les ma-
riant au moyen du mouvement de va-et-vient de
l'aiguille verticale et des mouvements horizontaux
du crochet ou de la navette. L'aiguille verticale, en
remontant, assujettit le fil qui s'est introduit dans la
boucle abandonnée par elle au-dessous de l'étoffe;
alors la couture est à deux fils et devient vraiment
indécousable. Quand on regarde l'étoffe ainsi cou-
sce à deux fils, l'endroit est semblable à celui que
nous avons décrit ; l'envers est très-différent ; les
boucles du fil ne sont pas enchevêtrées l'une dans
l'autre; l'arrêt est formé par le second fil, qui
court comme un feston à travers toutes les boucles,
maintenu par elles et les maintenant à son tour.
On règle à volonté la longueur des points, en ré-
glant la marche du presse-tissu qui entraîne l'étoffe
par un mouvement automatique; il suffit de le diri-
ger dans le sens qu'on veut donner à la couture, si
l'on ne coud pas en ligne droite. Les deux doigts de
la main gauche sont employés à cette besogne, et
l'ouvrière a la main droite libre pour tourner la
roue. On peut aussi, au moyen d'une courroie ou
d'un levier, remplacer l'action de la main par celle
du pied, et il va sans dire qu'au besoin, il serait
INFLUENCE i)E LA MACHINE À COUDRE. 279
facile de recourir à la vapeur. Tous les jours on
annonce de nouveaux perfectionnements. La ma-
chine à points de surjet de M. Callebaut pourrait
faire 100 points par minute; mais dans la pratique
on a reconnu qu'il fallait diminuer la vitesse. Sup-
posons-la réduite à 60, une paire de gants conte-
nant en moyenne 3150 points, la machine coudra
plus de dix paires en une journée de dix heures.
La machine à points de navette de la même maison
fait 600 points par minute et de 25 à 40 mètres par
heure sans que le fil se rompe. Les machines à
coudre sont employées en France à coudre les
étofTes et le cuir, à border les chapeaux et à exé-
cuter diverses sortes de br^oderies. La couture est
aussi fine que l'on veut. Elle est très-solide et très-
régulière. La fatigue n'est pas plus grande que pour
mouvoir un rouet.
On ne peut guère évaluer dès à présent l'écono-
mie de temps qui résultera de l'emploi de la ma-
.chine à coudre, car il s'en faut qu'elle ait donné son
dernier mot. Les fabricants, intéressés à l'exagéra-
tion, prétendent que leur machine fait l'ouvrage de
neuf à dix femmes; la vérité est qu'elle fait l'ou-
vrage de six ; mais quand l'objet à coudre est un peu
compliqué, comme par exemple une chemise, il doit
être préalablement bâti pour que les parties dont il
se compose ne godent pas. Alors on est obligé d'em-
ployer trois ouvrières : l'une qui fait aller la méca-
280 LA l'KTlTK INDUSTRIE.
nique, et les deux autres qui appiècent la chemise,
c'est à-dire qui en assemblent et en faufdent les
diverses parties. L'économie de temps ou d'argent,
car c'est tout un, se trouve ainsi réduite à la moitié :
trois femmes avec une machine font dans une jour-
née la besogne de six femmes. Il est clair que c'est
l'enfance de l'art et qu'on atteindra une vitesse
beaucoup plus grande. L'achat de la machine est
pour le moment assez dispendieux. On en voit an-
noncer de tous côtés au prix de 200 francs, c'est le
chiffre le moins élevé; beaucoup de bonnes mai-
sons tiennent les machines les plus simples au taux
de 500 francs, et vendent jusqu'à 900 francs les
machines à coudre le -cuir. Tous ces prix seront
réduits de moitié à l'expiration des brevets. On ar-
rivera aussi à établir assez solidement les appareils
pour supprimer en grande partie les frais d'entre-
tien. Avec de bons instruments et des ouvrières
exercées, il est possible d'obtenir d'une seule ma-
chine dix-huit chemises par jour, ce qui abaisse la
façon d'une chemise à 20 centimes. Il faut quatre
heures à une ouvrière pour faire à la main une
chemise pareille.
Après une assez longue hésitation, l'habitude de
coudre à la mécanique tend à se généraliser. A Mul-
house, on emploie les couseuses mécaniques dans
les manufactures; à Reims, les blousiers, les chemi-
siers, les tailleurs, les cordonniers se les approprient.
INFLUENCE DE LA MACHINE À COUDRE. 281
La plupart du temps ce sont les patrons qui les achè-
tent pour les ouvrières qu'ils emploient, en se fai-
sant rembourser par des retenues sur les salaires.
Tant que les machines coûteront cher, à cause des
brevets , il sera impossible aux ouvrières isolées
d'en faire l'acquisition; au contraire, les prisons,
les couvents, les régiments, les manufactures en se-
ront promptement pourvus. Il y en a trente-six à la
prison de Saint-Lazare à Paris ; presque toutes les
maisons centrales, presque tous les régiments en
ont acheté*. Sans doute, les régiments ne travail-
lent pas pour le public, et en ce sens ils ne font
pas concurrence aux ouvrières ; mais il n'y a dans
les compagnies hors rang chargées de l'habillement
de la troupe, que des tailleurs et des cordonniers;
on confectionne au dehors les chemises, les guc-
Ires, les caleçons, les havresacs, la passementerie.
Même pour l'habillement proprement dit, le maître
tailleur ne fait guère coudre par ses hommes que
les tuniques, il donne les pantalons à coudre à des
entrepreneurs civils. Si l'introduction des machines
ne coïncide pas avec une diminution de l'effectif des
compagnies hors rang, il y aura donc là encore une
oerte notable pour l'industrie privée.
En somme, les ouvrières à l'aiguille forment plus
de la moitié du nombre total des ouvrières.
1. Dès le mois de septembre 1859, il y avait 481 machines à
coudre employées dans les régiments.
282 LA PETITE INDUSTRIE.
Parmi elles, il y a lieu de distinguer les ouvrières
d'un talent exceptionnel qui travaillent pour la com-
mande, et les ouvrières sans talent, ou d'un talent
ordinaire qui travaillent pour la confection.
Les premières sont l'exception ; leur nombre va
en décroissant. La moyenne de leurs salaires a plu-
tôt augmenté que diminué depuis 1847; en la fixant
à 2 francs par jour, comme à cette époque, on reste
vraisemblablement au dessous de la vérité.
Les secondes, qui sont incomparablement plus
nombreuses, n'ont pas participé à l'élévation crois-
sante des salaires. La concurrence, le commerce en
gros, les machines, ont maintenu le bas prix de^
objets confectionnés et de la main-d'œuvre. Le
chiffre de 1 franc 42 centimes, indiqué par l'en-
quête de 1851 et qui a été taxé d'exagération, ne
s'est assurément pas amélioré; il est très-probable
qu'il faut descendre, en ce moment, au-dessous
de 1 franc 25 centimes pour une journée de douze
heures. Les causes qui ont amené cette dépréciation
continuant à agir, on ne saurait prévoir à quel taux
le mouvement de baisse s'arrêtera.
Ces chitTres de 2 francs pour la première caté-
gorie d'ouvrières, et de 1 franc 25 centimes pour li
seconde, sont les chiffres de Paris. Il n'est pas pos-
sible d'indiquer une moyenne pour toute la France;
pour plusieurs de nos départements les salaires sont
inférieurs à ceux de Paris de plus de moitié.
INFLUENCE DE LA MACHINE À COUDRE. 283
Dans cette évaluation approximative des salaires,
nous n'avons pas fait entrer en ligne de compte
les chômages périodiques connus sous le nom de
mortes-saisons.
^e9^
284 LA PETITE INDUSTRIE.
CHAPITRE V
CONDITION DES OUVRIERES.
Essayons maintenant, avec les données que nous
venons de recueillir sur la condition du travail elle
taux des salaires, de nous rendre compte de la po-
sition d'une femme obligée de vivre à Paris du tra-
vail de ses mains. Nous ne parlons pas de celles qui
vivent au sein de leur famille. Dans l'état actuel des
salaires et malgré la cherté de toutes les denrées ,
un ouvrier laborieux et rangé peut vivre convena-
blement, lui et les siens. S'il apporte fidèlement
chaque samedi le salaire de la semaine, si la mère
de famille de son côté et les enfants, à mesure qu'ils
sont en âge, ajoutent à la masse un petit pécule, la
nourriture sera abondante quoique grossière, le lo-
gement proprement tenu ; les enfants ne souffriront
ni du froid ni de l'abandon ; ils fréquenteront l'école
gratuite, et on aura encore, toutes dépenses faites,
quelques deniers pour l'épargne. C'est là assuré-
ment une existence rude : douze heures d'un tra-
vail pénible tous les jours, sans autre repos que ce-
CONDITION DES OUVRIERES. 285
lui du dimanche, et avec cela rien que le nécessaire.
Il faut une certaine force d'âme pour se contenter
de si peu. On est heureux dans cette condition, avec
un cœur bien placé et de tendres affections autour
de soi. Au fond, la vie n'est clémente pour per-
sonne, et, quelque lourde que soit la tâche, le meil-
leur lot est encore pour ceux qui travaillent. La
pensée qu'on remplit vaillamment son devoir, qu'on
est le guide et le protecteur de quelques êtres ché-
ris, la certitude de pouvoir compter sur le respect
de tous au dehors, et dans l'intérieur sur des ami-
tiés dévouées et fidèles, consolent un honnête
homme de ses privations. Cne femme se passe en-
core plus aisément de ce que la fortune peut don-
ner , pourvu qu'elle se sache abritée , protégée , ai-
mée ; car c'est là le bonlieur pour elle, quand elle
est ce qu'elle doit être : la paix et l'amour. Il y a
plus d'une humble femme, dont l'empire n'a que
quelques mètres carrés, levée avec le jour, servante
de son mari et de ses enfants, ouvrière par-dessus
le marché, et fatiguant sans relâche ses doigts et ses
yeux pour ajouter une modique somme au revenu
commun, qui se sent bénie de Dieu et qui remercie
au fond de son cœur la Providence quand elle re-
garde autour d'elle les visages radieux de ses mar-
mots et quand elle presse le soir, dans une loyale
étreinte , la noble et laborieuse main qui donne du
pain et de la sécurité h toute la nichée. La famille
286 LA PETITE INDUSTRIE.
est à la fois ce qu'il y a de plus sacré au monde et
de plus doux ; le vice et la misère ne prévaudront
pas contre elle. C'est bien notre faute si nous cher-
chons au loin, sans parvenir à les trouver, des re-
mèdes contre nos misères sociales; il n'y a qu'un
seul remède, et nons l'avons sous la main , sans tant
de métaphysique , si nous savions nous en servir :
c'est le retour à la vie de famille.
Mais l'ouvrière dont nous voulons étudier le bud-
get est seule sur le pavé de Paris; elle n'a ni mari
pour la protéger, ni père , ni frère pour la recueil-
lir. Nous supposons qu'elle appartient à la catégorie
des ouvrières d'élite , et qu'elle gagne au moins
2 francs par jour. Que de personnes vont s'imagi-
ner qu'avec un salaire de 2 francs par jour elle n'a
plus rien à demander au ciel, et qu'il lui sera aisé
de vivre modestement et heureusement avec ses
seules ressources! Mais il iïiut songer qu'il s'agit ici
de 2 francs par jour de travail. Pour savoir à com-
bien s'élèvent ses recette.s annuelles, on doit défal-
quer d'abord les jours fériés, quatre grandes fêtes
et cinquante- deux dimanches; cela réduit l'année à
trois cdnt dix jours ouvrables. Il est de toute néces-
sité de retrancher aussi la morte saison. Elle varie
sans doute selon les industries. Les brodeuses sur
soie, velours et draps, qui gagnent des journées de
^ 3 à 4 francs , ont un chômage de six mois ; on
compte au moins quatre mois pour la passemente-
CONDITION DES OUVRIÈRES. 287
rie de haute nouveauté, quatre mois pour les fem-
mes employées par les tapissiers, environ quatre
mois pour celles qui cousent les confections pour
dames, trois mois pour les couturières en gros linge,
trois mois pour les giletit'^res travaillant pour les
tailleurs sur commandes. Règle générale, la morte-
saison est de trois mois au moins pour toutes les
industries ; il n'y a d'exception qu'en faveur des ou-
vrières de la confection en gros ; mais celles-là ne
gagnent jamais un salaire de 2 francs par jour, et
la moyenne de 1 franc 25 centimes que nous leur
avons attribuée sera taxée d'exagération. Trois mois
représentent soixante-seize jours de travail. L'an-
née est donc réduite à deux cent trente-quatre
jours, et le budget annuel à 468 francs.
Il est vrai que les ouvrières ne restent pas absolu-
ment inactives pendant le chômage. Quelques-unes,
comme les brunisseuses et les reperceuses, trou-
vent à s'occuper un jour ou deux par semaine; les
brodeuses sur soie font quelque feston avec lequel
elles gagnent de temps en temps 75 centimes ou
1 franc par jour: les tapissières obtiennent du tra-
vail de lingerie en gros. Néanmoins cela est tou-
jours assez difficile, parce que les chômages vien-
nent à la fois dans presque tous les corps d'état, et
parce que, dans la couture commandée parles con-
fectionneurs, il y a plus de bras que d'ouvrage. En
outre , les ouvrières n'aiment pas à déchoir. On
288 LA PETITE INDUSTRIE.
croirait volontiers que, la morte-saison venue, l'ou-
vrière qui travaille pour les tailleurs sur mesure va
se résigner à demander de l'occupation aux maga-
sins de confection, oii il n'y a pas de chômage;
mais non, le point d'honneur s'y oppose. Ce point
d'honneur se retrouve dans toutes les spécialités,
surtout à Paris, et il a bien son bon côté; il faut
qu'on soit fier de sa profession et de son talent , on
ne devient pas habile sans cela. Les ressources sup-
plémentaires pour les temps de chômage sont donc
faibles et presque insignifiantes. Mettons, pour tout
concilier, notre budget de receltes à 500 francs , et
ne retranchons rien pour les maladies, quoiqu'il
soit impossible qu'une femme travaille sans inter-
ruption tous les jours ouvrables de l'année; rien
pour les crises industrielles, pour les malfaçons, re-
fus d'ouvrage, etc. Quiconque pèsera attentivement
toutes les causes de pertes que nous omettons, ju-
gera que cette somme de 500 francs est plutôt au-
dessus qu'au-dessous de la vérité. Voilà donc une
femme qui jouira de 500 francs de revenu à Paris,
tant qu'elle se portera bien et qu'elle n'aura pas la
vue détruite. Avec cela comment va-t-elle organiser
ses dépenses ?
Premièrement, il faut se loger. On sait ce que
sont devenus les logements à Paris. Depuis plu-
sieurs années, on perce de magnifiques boulevards
à travers les rues les plus pauvres; les maisons
CONDITION DES OUVRIÈRES. 289
élevées en bordure ressemblent à des palais; la
riche bourgeoisie peut à peine les habiter; le
nombre des logements d'ouvriers va en diminuant
et en enchérissant. Il faut parler de 100 à 120 francs
sur la rive gauche, et de 150 francs sur la rive
droite pour avoir un cabinet mansardé au sixième
étage; une chambre coûte 20, 30 ou 40 francs de
plus. L'ancienne banlieue , maintenant annexée ,
offre encore quelques loyers moins chers; mais,
en s'éloignant de l'atelier où elle travaille ou de
l'entrepreneuse qui lui donne de l'ouvrage à em-
porter, l'ouvrière se condamne à une perte de
temps importante et à une augmentation de dépense
sur la chaussure. Nous mettrons donc 100 francs
pour le logement. Quelques-unes d'entre elles ne
pouvant supporter cette dépense se mettent deux
dans une petite chambre , qui devient aussitôt insa-
lubre. Vivre ainsi avec une compagne, qui n'est pas
toujours une amie, ce n'est plus avoir de chez soi.
Nous ne lui ferons pas porter de haillons, car il faut
qu'elle puisse se présenter chez une maîtresse ; et
puis, n'oublions pas que nous parlons d'une ou-
vrière et non pas d'une mendiante. Nous suppose-
rons qu'elle emploie pour ses robes de l'étoffe à
75 centimes le mètre, les étoffes à 30 et 35 centimes
sont trop légères. Elle en usera trois ; en comptant
4 francs par robe pour la façon et la fourniture,
cela fait 30 francs. Peu importe qu'elle donne sa
17
290 LA PETITE INDUSTRIE.
robe à faire ou qu'elle la fasse elle-même , parce
que, dans ce dernier cas , on supprimerait les re-
cettes de six journées. Nous l'avons pour ses 30 francs
« vêtue de misérable indienne , et cela même l'hi-
ver, » comme dit M. Michelet. Il lui faudra deux
tabliers de laine, 4 francs; un corset, 5 francs;
quatre bonnets de linge, 8 francs; pour cols et
manches, dans l'année, 5 francs 5J centimes. Elle
aura un petit châle de 20 francs qui lui durera
quatre ans, 5 francs; nous compterons aussi trois
paires de bottines , 2 1 francs , quatre paires de bas
de coton et deux paires de bas de laine, 9 francs.
Il importe qu'elle soit bien chaussée , à cause des
courses et du froid dans sa mansarde. Ce n'est pas
tout, il faut du linge (toutes n'en ont pas). Nous
lui en donnerons bien peu , parce qu'elle achètera
de la toile grossière, résistanle, et qu'elle prendra
sur son sommeil pour le raccommoder et le rapié-
cer à outrance. Disons donc, pour l'usure annuelle
du linge : trois chemises, 9 francs; quatre jupons,
8 francs; six mouchoirs de poche ( à 60 centimes ),
3 francs 60 centimes ; quatre serviettes (à 60 cen-
times), 2 francs 40 centimes; une paire de draps de
lit, 5 francs. Ces différents prix, soigneusement vé-
rifiés, ne diffèrent pas sensiblement des évaluations
de M. Leplay, dans les Ouvriers européens. Voilà
une garde -robe plus que modeste, qui néanmoins
représente par année une dépense de 115 francs
CONDITION DES OUVRIÈRES. 291
50 centimes. Le blanchissage est assez dispendieux
pour une femme, à cause du linge tuyauté et em-
pesé ; si nous ne le portons qu'à 3 francs par mois,
c'est parce que nous supposons que l'ouvrière fera
elle-même ses savonnages, et qu'elle profitera des
lavoirs publics pour la lessive; enfin, il lui faut de
la lumière pendant une grande partie de l'année,
si ses journées sont de dix heures (elles sont le plus
souvent de douze et de treize heures); il lui faut un
peu de feu, ou tout au moins de la braise dans une
chaufferette, car comment se servir de ses doigts si
le froid les engourdit ? Le charbonnier lui garnira
sa chaufferette pour 5 centimes avec du charbon et
de la cendre; ce n'est pas assez pour avoir chaud,
c'est assez pour ne pas être positivement gelée.
Elle s'éclairera avec une mèche trempée dans l'huile
(10 centimes d'huile durent trois heures). Ceci est
une économie terrible, car le travail à l'aiguille trop
prolongé brûle les yeux; mais qu'y faire? Comptons
36 francs pour le chauffage et l'éclairage. 100 francs
pour le loyer, 115 francs 50 centimes pour le vête-
ment, 36 francs pour le blanchissage et 36 francs
pour le chauffage et l'éclairage, cela fait 287 francs
50 centimes. Il lui reste 215 francs 50 centimes pour
sa nourriture, ou 59 centimes par jour, un peu
moins de douze sous.
C'est suffisant pour ne pas mourir de faim.
Cependant personne au monde ne i)eut nier qu'au
292 LA PETITE INDUSTRIE.
moindre accident qui viendra déranger l'équilibre
de ce frêle budget, cette honnête et laborieuse femme
va tomber dans la misère. Qu'elle reste une semaine
sans trouver de l'ouvrage, qu'elle soit malade,
qu'elle ait à payer un médecin, des médicaments,
c'en est fait; il Hmt qu'elle s'endette. Et comment
payera-t-elle? Sur quel article fera-t-elle des éco-
nomies? Où est le superflu qu'elle se retranchera?
Eh bien ! nous avons supposé un salaire de 2 fr.;
mais quelle est la femme qui arrive à ce salaire?
Ce n'est pas la chemisière ; car pour gagner 2 francs
il lui faudrait coudre huit chemises par jour; ni la
gantière, car pour gagner 1 franc 80 centimes il lui
faudrait coudre six paires de gants par jour; ni la
giletière pour confection, car pour gagner 1 franc
70 centimes il lui faudrait faire six gilets droits ou
six pantalons en un jour. Ce n'est ni la brodeuse,
ni la dentelhère, ni la frangeuse ; ce n'est pas la
piqueuse de bottines, car la paire de bottines n'est
payée que 1 franc, sur lequel il faut retrancher
15 centimes pour fil et cordonnet. C'est à peine si
les ouvrières les plus habiles parviennent à en ache-
ver deux paires, et à gagner 1 franc 70 centimes
dans une journée de seize heures.
En un mot, voici les faits dans leur inexorable
évidence : une ouvrière qui gagne un salaire de
2 francs , logée dans un taudis , misérablement
vêtue, a 59 centimes par jour pour sa nourriture,
CONDITION DES OUVRIÈRES. 293
pourvu qu'elle ait le bonheur de se bien porter
pendant les trois cent soixante-cinq jours de l'an-
née. L'immense majorité des ouvrières reçoivent
50 centimes et même 75 centimes de moins. Com-
ment vivent-elles?
On ne peut guère deviner une pareille vie si on
n'a jamais essayé de pénétrer jusque chez elles ut
de les voir dans leur intérieur. Pour arriver à leur
mansarde il faut traverser une allée fétide et mon-
ter péniblement dans l'obscurité six étages. Leur
étroite fenêtre ouvre sur les toits. Les lattes mal
jointes qui supportent les ardoises laissent pénétrer
la pluie en hiver et la chaleur en été. Point de
cheminée, ni de poêle, ni de meuble; à peine un
lit ou plutôt un grabat, et quelque méchant ta-
bouret de paille. Le propriétaire, fort mal payé
par des locataires qui manquent de pain, ne peut
pas faire de réparations; c'est tout au plus si la
pauvre fille est défendue contre ses voisins par
une cloison vermoulue. Les commissaires de l'en-
quête de 1851 parlent d'une femme ensevelie plu-
tôt que logée « dans un trou de cinq pieds de pro-
fondeur sur trois de largeur, » et d'une autre « qui
avait été obligée pour respirer de casser le carreau
de son unique lucarne. » Ils ont visité des greniers
entièrement nus, sans une chaise, sans un bois
de lit, sans un vase d'argile, sans même la botte de
paille qu'on accordait autrefois au prisonnier dans
294 LA PETITE INDUSTRIE.
son cachot. La plupart des horreurs qu'ils décrivent
ont disparu. Nous avons tous vu à travers les démo-
litions ces ruches effondrées, étalant aux regards des
passants leurs chambres étroites et malsaines, leurs
mansardes homicides, leurs escaliers couverts d'une
malpropreté séculaire. Des rues où personne n'osait
pénétrer, à l'exception des malheureux qui n'avaient
pas d'autre refuge, ont paru au soleil pour la pre-
mière fois, avec leurs ruisseaux infects, et leur as-
pect de sépulcres. Les hôtes sont partis, emportant
dans un mince paquet toutes leurs richesses. Oi^i
sont-ils allés? Avait-on construit quelque demeure
plus saine, plus humaine, pour les recevoir? Pres-
que tous ont émigré vers les extrémités de Paris,
au risque de faire une ou deux lieues pour aller
chercher et rapporter l'ouvrage : rude entreprise
pour une malheureuse qui ne gagne que 10 cen-
times par heure, et qui ne mange qu'un peu de
pain et de lait. Faute des ressources nécessaires pour
se faire un mobilier, quelques femmes sont réduites
à loger en garni au milieu du rebut de la société,
a II y a de ces garnis, disait le procès-verbal de
l'enquête, où les hommes et les femmes vivent en-
semble dans la même chambrée. » L'ouvrière qui
veut vivre de son travail doit coudre sans relâche,
dans cette solitude ou dans cet enfer, car ces douze
heures de fatigue ne suffisent pas pour son vêtement
et son pain.
C0NDITI0î>5 DES OUVRIERES. 295
Nous avons tous les éléments nécessaires pour
nous faire une idée de ses dépenses, en nous ser-
vant du budget que nous avons établi tout à l'heure.
Jl lui manque précisément les dix ou onze sous qui
restent à l'ouvrière d'élite pour la nourriture de
chaque jour. C'est aussi sur la nourriture que por-
teront ses premières économies. Elle devra se con-
tenter de trois sous de pain avec deux sous de lait ;
il y a beaucoup de femmes à Paris qui ne dépensent
jamais davantage et qui, pour ainsi dire, ne con-
naissent pas d'autres aliments. Elles arrivent ainsi
à se sustenter misérablement pour 90 francs par an.
Mais il faut retrouver ces 90 francs sur une autre
dépense. Nous n'avons compté que 100 francs pour
le loyer : si elle couche dans une chambrée, l'éco-
nomie ne sera pas grande, car la plupart des logeurs
prennent 20 centimes par jour, 72 francs par an.
Pour payer moins cher, il faut tomber dans des
bouges où l'imagination se refuse à placer, même
pour un instant, une honnête femme. L'éclairage
est indispensable comme instrument de travail ; on
peut presque en dire autant du chauffage. Il ne
reste donc que le blanchissage et le vêtement , que
nous avons portés ensemble à 150 francs, et l'éco-
nomie qu'il faut faire est de 90 francs. Il est clair
que la malheureuse n'aura pas de linge et ne por-
tera que des haillons ^ Et cependant nous avons
1. Il y en a qui, faute de vêtements, ne peuvent plus sortir
296 LA PETITE INDUSTRIE.
supposé qu'elle travaille douze heures par jour,
sans s'arrêter un seul jour, qu'elle vit sans meubles
dans un galetas, et qu'elle se nourrit tous les jours
de l'année avec du pain et un peu de lait.
Toutes les autres femmes autour d'elle ont un
amant, personne n'en rougit; la misère sert d'ex-
cuse à celles qui ont encore besoin de s'excuser.
Les romans qu'elles se passent de main en main et
qu'elles dévorent avec avidité (c'est une de leurs
passions, comme l'ivrognerie pour les hommes),
traitent l'adultère de peccadille , ou même , car on
ns s'en fait pas faute , l'exaltent comme une vertu.
On a beau travailler tout le jour dans un grenier,
on est jeune, on est Parisienne, on sait ce qui se
passe à deux pas de soi. Quand la jeune fille , après
avoir attendu la nuit, pour ne pas perdre une heure
de lumière et pour ne pas être vue dans ses hail-
pour aller chercher de l'ouvrage ou remplir leurs devoirs reli-
gieux. M. Eugène Buret {Misère des classes laborieuses , t. I,
p. 371) parle d'une famille qu'il visita en Angleterre (de pareilles
familles se trouvent aussi en France) , et où il vit trois enfants
couchés tout nus comme des animaux, sans un reste de haillons
sur le corps, dans de la paille hachée. « La femme nous tournait
le dos , essayant en vain de rattacher les débris de ses vêtements
de manière à se laisser voir. » On demanda au mari pourquoi il
n'allait pas au temple, car c'était un dimanche. « Il montra sa
poitrine nue , sa femme immobile de honte dans un coin, ses en-
fants qui se blottissaient les uns derrière les autres pour éviter
nos regards, et il repondit que bientôt il ne pourrait plus sortir,
même pour aller demander de l'ouvrage. » Cette famille passait
pour honnête....
CONDITION DES OUVRIERES. 297
Ions, va reporter son ouvrage en tremblant qu'on
ne lui fasse une retenue ou qu'on ne remette le
payement à un autre jour, dès le premier pas qu'elle
fait dans la rue , tout le luxe du monde lui entre à
la fois dans les yeux. Les vitrines ruissellent de dia-
mants, les plus coquettes parures appellent ses re-
gards de Parisienne et de connaisseuse. Elle voit
passer, dans leurs équipages et dans leurs splen-
dides toilettes , les héroïnes du vice. Les théâtres ,
les bals publics , les concerts lui envoient des flots
de musique par leurs portes béantes. Si elle n'a ni
famille, ni religion , qui la retiendra ? Qui donc lui
apprendra, entre la misère et le luxe , à préférer la
misère ? Elle n'a pas même besoin de chercher ni
d'attendre une occasion. Non, non, elle a la fortune
sous la main ; elle se sait maîtresse d'opter, à cha-
que minute, entre l'excès du plaisir et l'excès de la
souffrance. Tous les hommes ne sont-ils pas des
acheteurs? Est-ce qu'elle en doute? Est-ce que nous
méritons qu'elle en doute ? Et tous les bals de bar-
rière ne s'ouvrent-ils pas gratuitement pour les
femmes? Est-ce pour rien que la débauche élé-
gante a son quartier à elle dans la capitale ? qu'on
cite dans le monde entier nos jardins publics , nos
bals d'été et nos bals d'hiver ? qu'on a fait tout un
théâtre et toute une littérature pour décrire les
mœurs de nos courtisanes , et pour exalter ce qui
leur reste de vertu ? Quand les filles d'atelier voient
298 LA PETITE INDUSTRIE.
ces triomphes du vice, est-il possible que leur âme
reste pure , et qu'elles ne fassent pas dans le secret
de leur cœur ces mêmes comparaisons qui pous-
sent les hommes à la haine et à la révolte , et qui
les précipitent , elles , dans la débauche?
Les plus honnêtes et les plus heureuses échap-
pent à la pire des corruptions en prenant un amant
dans leur classe. Elles trouvent rarement un mari.
Un honnête ouvrier, qui veut prendre une femme
légitime, va la chercher dans une famille. Parmi les
unions irrégulières qui se forment dans les ateliers,
quelques-unes se prolongent indéfiniment, et con-
stituent par leur durée une sorte de mariage sans
consécration légale. C'est une triste condition pour
une femme, puisqu'elle n'a aucun droit reconnu, et
qu'elle dépend uniquement de la bonne volonté de
son amant. Si ces pauvres filles isolées , qu'il est si
facile de séduire parce qu'elles sont reconnaissantes
à la première affection qui s'offre , tombent sur un
mauvais sujet, elles ne tardent pas à être aban-
données. L'ouvrier qui n'aime plus sa maîtresse,
qui la voit malade , sur le point d'accoucher , et
qui craint d'avoir à la nourrir, elle et son en-
fant, s'enfuit lâchement, cherche de nouvelles
amours. Que deviendra cette malheureuse qui vi-
vait à peine quand elle n'avait à penser qu'à elle
seule ? où ira-t-elle avec son honneur perdu , sa
santé détruite ? S'il lui reste quelques agréments,
CONDITION DES OUVRIÈRES. 299
elle forme de nouveaux liens , court à un nouvel
abandon. Trop souvent elle tombe plus bas encore.
Parmi les filles qui se livrent aux derniers désor-
dres, on en cite qui ne recourent à la prostitution
que pour pouvoir élever leurs enfants. Parent-Du-
chatelet en a vu une qui lutta si longtemps que,
quand elle vint se faire inscrire, elle n'avait pas
mangé depuis trois jours.
Nous n'avons que trop démontré cette cruelle vé-
rité , qu'en dehors des manufactures , une femme
isolée ne trouve pas le moyen de vivre. Ainsi l'évi-
dence nous presse de toutes parts. Tout périssait
dans la famille, si la femme la quittait; et voilà
maintenant que l'abri tutélaire du toit domestique
est plus nécessaire à la femme elle-même qu'à ceux
qui dépendent de son affection et de ses soins. Ce
n'est pas seulement son bonheur qui est impossible
hors de la famille ; c'est sa sécurité, c'est sa vie.
Il y a pourtant quelques exceptions au tableau
que nous venons de tracer , mais si rares qu'il faut
à peine les compter. Nous ne les mentionnons, en
finissant, que pour rendre hommage à des vertus qui
s'ignorent , et qui sont dignes de toutes les admira-
tions et de tous les respects. Il est beau d'être hon-
nête , même quand cela ne coûte rien ; il est beau
de porter courageusement le malheur, même quand
on ne peut pas changer la destinée ; mais rester
pauvre quand on n'a qu'à vouloir pour cesser de
300 LA PETITE INDUSTRIE.
l'être, vaincre à la fois la misère et le plaisir, n'est-
ce pas le plus beau des triomphes ? Pendant que
tant de gens font litière de leur conscience , on
trouve encore dans les ateliers parisiens quelques
pauvres filles , fidèles aux leçons d'une mère et aux
souvenirs de la famille absente , qui travaillent et
souffrent tout le jour sans même donner un regret
à ces plaisirs faciles , à cette abondance , à ce luxe ,
dont elles ne sont séparées que par le sentiment du
devoir. Il faut les avoir vues, dans leur isolement,
dans leur dénilment et dans leur sainte innocence ,
pour savoir ce que c'est que la véritable grandeur.
Ceux qui vous ont visitées n'oublieront jamais les
leçons que vous leur avez données, chaumières de
Septmoncel où le pain manque sur la huche , où les
rubis et les émeraudes roulent sur la table ; ate-
liers de Lyon , où le satin broché étale sur le métier
ses fleurs éblouissantes, tandis que la famille souffre
avec résignation le supplice de la faim; tristes,
froides , humides mansardes parisiennes , où de
belles et languissantes tilles poussent l'aiguille du
matin au soir, et meurent à la peine plutôt que de
faillir !
QUATRIEME PARTIE
LE SALUT PAU LA FAMILLE
QUATRIÈME PARTIE.
LE SALUT PAR LA FAMILLE.
CHAPITRE PREMIER.
IMPUISSANCE DES REMÈDES DIRECTS.
La plupart des hommes vivent à côté de la misère
sans la voir. Il est malheureusement plus facile de
leur montrer le mal que de leur enseigner le re-
mède. C'est une grande illusion de croire qu'avec
un article dé loi ou quelque combinaison économi-
que nouvelle on va transformer tout à coup une
société malade et guérir la plaie saignante du pau-
périsme. Nous avons vu naître et périr bien des
théories qui devaient sauver le monde , et qui n'ont
abouti qu'à le troubler un peu plus profondément.
Ce n'est pas une raison de désespérer. Sans avoir la
prétention d'innover en matière de bienfaisance, on
peut suivre à la trace ceux qui ont aimé l'humanité
304 LE SALUT PAR LA FAMILLE.
et qui l'ont secourue , profiter à la fois de leurs er-
reurs et de leurs exemples, et dans cette humble
mesure, avec beaucoup de zèle, un peu de bon sens
et de patientes études , faire modestement quelque
bien.
Le plus sûr moyen de triompher du paupérisme se-
rait d'habituer les ouvriers à la vie de famille. Quand
après une journée de fatigue ils n'ont pas d'autre
perspective que l'hospitalité banale d'un cabaret et
d'un garni , leur condition est vraiment cruelle ;
tout change , si en revenant le soir , ils sont sûrs de
retrouver au logis des cœurs aimants, des soins at-
tentifs, ce bonheur sérieux et solide que la famille
seule peut donner et dont rien ne compense la pri-
vation. Ce retour aux habitudes et aux vertus do-
mestiques est le rêve, est l'espoir de tous ceux qui
aiment les ouvriers; mais comment le réaliser?
Comment lutter contre l'influence des manufactu-
res, qui ne cessent d'enrégimenter les enfants et les
femmes ?
Le nombre croissant des manufactures n'est pas
la seule cause de la destruction de la vie de famille ;
il en est la principale. Les manufactures contribuent
de deux façons à produire ce triste résultat : en em-
ployant la plupart des femmes dans des ateliers où
elles sont retenues loin de leur ménage et de leurs
enfants pendant la journée entière, et en rendant
pour les autres le travail isolé absolument impro-
IMPUISSANCE DES REMEDES DIRECTS. 305
ductif , ce qui les pousse à chercher des ressources
dans l'inconduite.
Si on demande à la nature même du mal l'indica-
tion des remèdes , en voici trois qui se présentent
pour ainsi dire d'eux-mêmes, et qui tous les trois
ont été proposés ou essayés : interdire aux femmes
l'entrée des manufactures, celui-là est le remède
héroïque ; relever leurs salaires dans la petite in-
dustrie pour qu'elles renoncent d'elles-mêmes au
travail des grands ateliers; favoriser directement la
conclusion des mariages.
C'est un économiste célèbre qui, à la suite d'une
enquête dans le cours de laquelle il avait vu de près
la situation des ménages d'ouvriers , proposa d'in-
terdire absolument le travail des femmes dans les
manufactures. Il est à peine nécessaire de dire
qu'une loi de ce genre serait aussi injuste qu'im-
praticable. Personne ne peut songer sérieusement
à priver d'un seul coup les fabriques françaises de
la moitié des bras dont elles disposent et à rejeter
brusquement cette masse d'ouvrières sur les travaux
de couture, quand il est avéré que la petite indus-
trie ne nourrit même pas son personnel actuel.
Gomment s'y prendrait le législateur pour ôter aux
femmes le droit de vivre en travaillant , et pour
ajouter à leur faiblesse naturelle une incapacité lé-
gale? Il faut laisser aux communistes de toutes les
écoles ces prétendus remèdes , qui sont des atten-
306 LE SALUT PAR LA FAMILLE.
tats à la liberté, et qui, sous prétexte de détruire un
mal, en créent mille. L'ancienne législation de l'in-
dustrie était faite à coups de règlements. Cliaque fois
qu'un nouvel inconvénient se faisait sentir, on édic-
tait une proliibition ; et c'est ainsi qu'avec le temps,
on avait enfermé le travail dans un inextricable
amas de difficultés où il lui était impossible de se
reconnaître, et plus impossible encore de se déve-
lopper et de vivre. Il faut souhaiter que les femmes
quittent les manufactures , mais il ne faut pas l'or-
donner. On peut espérer qu'elles les quitteront,
mais si elle ne les quittent pas volontairement, ce
sera à recommencer le lendemain. La loi s'est avan-
cée aussi loin qu'elle le pouvait en dehors de la
liberté, quand elle a réglementé le travail des en-
fants.
L'espoir de relever le salaire des femmes en ou-
vrant à leur industrie des débouchés nouveaux n'est
pas aussi chimérique. Il est possible de leur venir
en aide de ce côté, et c'est même un impérieux de-
voir pour les chambres de commerce et pour les
sociétés industrielles d'y travailler activement. Les
arts du dessin, la gravure, la bijouterie, l'horloge-
rie, paraissent susceptibles d'une nouvelle exten-
sion; ce sont des travaux particulièrement appro-
priés aux forces et à la capacité des femmes. On
peut croire aussi que l'impression en caractères les
utilisera de jour en jour davantage. Si dans un ave-
IMPUISSANCE DES REMEDES DIRECTS. 307
nir prochain , comme tous les amis de l'humanilc
doivent le désirer avec passion , chaque commune
de France a une école spéciale de hlles et chaque
centre un peu important, un asile, l'instruction pu-
blique ouvrira une vaste carrière aux femmes in-
telligentes et dévouées. Toutefois , il ne faut pas se
faire d'illusions; les femmes, en Angleterre, ne
trouvent guère à s'employer que dans les manufac-
tures ; en France , elles ont d'autres débouchés :
elles prennent la part la plus active à la vente au
détail ; les industries de mode et de luxe particu-
lières à notre pays leur fournissent des occupations
analogues à leurs goûts et à leurs aptitudes. C'est
plutôt par la création d'écoles spéciales que par
l'introduction de nouvelles branches de travail qu'on
pourra développer les ressources des femmes. Dans
tous les cas , on ne parviendra pas à leur procurer
des salaires équivalents à ceux qu'elles trouvent
dans les manufactures. Il n'y a donc là que des
palliatifs et non un véritable remède. On fera quel-
que bien, on n'arrivera pas à déraciner le mal.
Quant au troisième moyen, il importe de ne pas
se méprendre sur sa portée : faire des mariages ,
ce n'est pas relever l'esprit de famille. Il est très-
bon de régulariser des situations, de donner des
droits à la femme, un état civil aux enfants ; c'est
une œuvre dont s'est chargée la société de Saint-
François-Régis , qu'elle accomplit avec dévouement
308 r>E SALUT PAR LA FAMILLE.
et prudence , et à laquelle on ne saurait trop ap-
plaudir. Mais que devient la famille , une fois le ma-
riage conclu ? Le mari renonce-t-il au cabaret pour
vivre dans son intérieur? Prend-il des habitudes
d'économie ? Met-il sa femme en état de s'occuper
des enfants et du ménage? Pas du tout : d'honnêtes
gens se sont chargés d'aplanir pour lui toutes les
difficultés du mariage ; ils ont fait venir ses papiers
et ceux de sa future, obtenu toutes les autorisations
nécessaires , pourvu à toutes les dépenses ; il n'y a
plus qu'à dire un mot et à signer un registre ; il se
laisse faire, et continue après la cérémonie à vivre
comme auparavant. Il y a un mariage de contracté
sans doute ; mais on n'oserait pas dire qu'il y a une
famille de plus. Gel avantage, qui pourtant est réel,
nous laisse bien loin du but qu'il s'agit d'atteindre.
Il faut que le mariage soit réellement une institu-
tion sacrée aux yeux de ceux qui le contractent , et
qu'il devienne pour eux une source de moralisa-
tion et de bien-être : si on n'a pas fait cela, on n'a
rien fait.
On s'en prend quelquefois pour expliquer le mal
à l'insuffisance du salaire des hommes : si le mari
pouvait à lui seul soutenir la famille, les femmes,
dit-on, n'auraient plus de raison pour entrer dans
les manufactures. Il est vrai ; mais ceux qui raison-
nent ainsi prennent l'effet pour la cause. Lojn de
compter pour la reconstitution de la famille sur
IMPUISSANCE DES REMÈDES DIRECTS. 309
l'augmentation des ressources des ouvriers , c'est
surtout par la vie de famille qu'on peut espérer de
les enrichir. 11 faut le dire aux ouvriers et se le dire
à soi-même : on n'arrivera jamais à relever direc-
tement les salaires par l'intervention de l'État. Tout
ce que peut faire l'Ktat, c'est de rendre les crises
plus rares en s'efTorçant de répartir les bras sur le
territoire suivant les besoins, et de les rendre moins
cruelles, en donnant plus d'extension aux travaux
publics dans les moments où l'industrie privée se
resserre. Il peut aussi, par de bonnes lois et par une
administration à la fois très-ferme et très-réservée ,
favoriser l'essor de l'industrie et le développement
du travail national. Hors de là , il n'y a guère que
des utopies. L'organisation du travail est un rêve,
qui consiste à abolir la fatigue en restreignant le
travail, et le paupérisme en tarifant les salaires. Le
despotisme , soit qu'il s'applique au travail même
de l'ouvrier ou à ses transactions, ne peut jamais
être un remède. En politique , il met quelque
temps à détruire un peuple; en fait de commerce
et d'industrie, il est plus expéditif : il ne lui faut
qu'un jour pour amonceler les ruines. L'éternelle
et nécessaire loi du travail est la liberté : liberté
pour l'ouvrier, liberté pour le capital. La science
économique parviendra-t-elle à créer une combi-
naison qui, sans blesser en rien la liberté, attribue
au travail une plus large part dans les bénéfices ?
310 LE SALUT PAR LA FAMILLE.
Nous voulons l'espérer; mais il n'est nullement
établi que la réalisation même d'une telle espérance
dût tourner au profit de la famille. Dans l'état ac-
tuel de nos ateliers, les ouvriers les mieux payés ne
sont ni les plus rangés, ni les plus heureux ; on peut
même dire qu'ils ne sont pas les plus riches. Ainsi, à
quelque point de vue qu'on se place, c'est une réforme
morale qu'il s'agit de faire. C'est en vivant dans son
intérieur, en préférant le honheur domestique à tous
les ruineux et dégradants plaisirs du cabaret, qu'un
ouvrier triomphe de la sévérité de sa condition , et
c'est à le rendre capable de soutenir et de conduire
une famille qu'il faut faire servir toutes les forces
de la bienfaisance publique et privée. L'espoir d'éle-
ver le salaire des ouvriers sans talent au-dessus de
leurs besoins quotidiens est lointain et peut-être
chimérique ; mais on peut dès aujourd'hui rendre
leur vie heureuse , avec des ressources restreintes ,
en la rendant honnête.
Rétablir la vie de famille, sans commencer par
ramener la femme et la mère dans la maison , est
assurément une tâche difficile. La femme est toute
la famille, puisque c'est elle qui rend la famille
aimable, et qui prépare les enfants aux vertus et
aux devoirs de la vie domestique. Mais aujour-
d'hui que, dans nos centres industriels, la famille
est désorganisée par l'absence de l'épouse et de la
mère, on est forcé de recourir à des moyens de
IMPUISSANCE DES REMEDES DIRECTS. 311
salut indirects, et d'agir sur l'homme pour sauver
la femme. 11 faut faire lentement, par un système
d'institutions et d'enseignement, ce que la femme
fera sûrement et promptement quand elle sera
rendue à sa destinée et à sa mission.
Est-ce une contradiction? nullement. C'est la fa-
mille qui réformera l'ouvrier ; et c'est en amélio-
rant l'ouvrier, par des moyens plus lents et moins
infaillibles, que nous arriverons à restaurer la fa-
mille. L'amélioration morale de l'ouvrier et la res-
tauration de la vie de famille sont deux biens qui ne
peuvent aller l'un sans l'autre; chacun d'eux est à
la fois la cause et l'effet. Nous passons aujourd'hui
par le chemin le plus long, parce qu'il est le seul
accessible; mais aussitôt que nous aurons émancipé,
affranchi, fortifié l'ouvrier, et que cette première
conquête nous aura valu la conquête plus précieuse
encore de la vie de famille, toutes les réformes de-
viendront faciles et durables. Commençons donc
par la liberté. Mettons le travailleur en état de dis-
poser de sa propre force et de gouverner librement
sa vie.
Dans l'antiquité, le travail était esclave; depuis
l'avènement du christianisme, il est libre en prin-
cipe, et tend de jour en jour à le devenir davantage
dans la pratique. Les théories communistes, en ta-
rifant les salaires et en ôtant à l'ouvrier la libre
disposition de sa force, qui est son apport social.
312 LE SALUT PAR LA FAMILLE.
remontent le courant et nous ramènent au travail
esclave. Il en est de même de l'assistance privée,
quand elle prend l'ouvrier en tutelle, sous prétexte
de l'éclairer sur ses intérêts, de lui apprendre ses
devoirs et de le surveiller jusque dans ses plaisirs.
Loin de traiter les ouvriers en mineurs et en inca-
pables, hûtons-nous d'en faire des hommes. Il y a
pour cela trois moyens : développer chez eux le
sentiment de la responsabilité individuelle ; fortifier
leur volonté par l'éducation, le travail et l'épargne ;
les rattacher aux intérêts généraux de la société en
leur facilitant l'accès de la propriété. Voilà la seule
méthode véritablement libérale, véritablement hu-
maine, la seule qui puisse ramener l'ouvrier dans
la famille, et détruire définitivement le paupérisme
en détruisant la débauche.
"e^
LA MENDICITÉ ET SES EFFETS. 313
CHAPITRE IL
LA MENDICITE ET SES EFFETS.
Puisqu'il s'agit de faire des liommes, il faut renon-
cer résolument à l'aumône K Les dons gratuits sont
comme les loteries, qui font déserter le travail et
dédaigner le salaire. Pour quelques sous que vous
donnez aux malheureux, vous leur prenez leur
seule dignité: le sentiment de l'indépendance, et
leur seule richesse: le goût et l'habitude du travail.
Vous faites des mendiants de ces lutteurs. Quand
on n'a jamais pénétré dans les quartiers populeux
d'une ville de fabrique , on ne voit pas clairement
ce qu'il y a de commun entre un mendiant et un
ouvrier; mais, il faut bien le dire, quoiqu'il en
coûte, parce que cela est vrai et que cela est déplo-
rable, plus de la moitié des ménages d'ouvriers
sont à l'aumône. Et nous ne parlons pas ici de ces
1. Voyez le rapport de M. Thiers à l'Assemblée législative sur
l'assistance publique, et l'article de M. Louis Reybaud dans la
Revue des Deux Mondes du 1" avril 1855.
18
314 LE SALUT PAR LA FAMILLE.
libéralités de hasard, arrachées presque toujours
par l'importunité ; nous parlons de secours portés à
domicile par les membres des sociétés charitables,
avec la science et la régularité d'une administration
publique.
Rien de plus touchant que l'ardente charité et le
zèle infatigable des donateurs. Chacun d'eux a sa
comptabihté en règle, ses bons de pain, de soupe et
de vêtements , son registre sur lequel il inscrit le
nom des familles assistées dans sa circonscription
et les libéralités dont elles sont l'objet. Presque
chaque jour , quittant sa famille et ses affaires, il se
rend chez ses pauvres pour s'assurer par ses yeux
de la réalité des besoins, et pour joindre aux au-
mônes qu'il distribue des exhortations, des conseils,
des félicitations, des réprimandes. Souvent aussi,
quand l'ouvrage manque, il indique les fabricants
qui pourront en donner. On le connaît dans toutes
les manufactures; car il ne va pas moins souvent
chez le riclie, pour y recueillir des offrandes, que
chezle pauvre, pouryporterdesaumônes. Quelques-
uns pansent les malades de leurs propres mains j
comme pourrait le faire une sœur de charité. Aucun
des besoins physiques et des intérêts moraux de la
famille ne les trouve indifférents. Ils exercent, en
un mot, une tutelle très-aclive et en général très-
éclairée.
Mais que résulle-t-il le plus souvent de tant de
LA MENDICITÉ ET SES EFFETS. 315
zèle ? Il est pénible de le dire, ces aumônes savantes
ont le même sort que les aumônes distribuées au ha-
sard. A ce grand art de donner que la charité in-
spire h leurs bienfaiteurs , les pauvres opposent un
art également consommé de faire naître la compas-
sion. Les femmes surtout se façonnent vite à l'hy-
pocrisie. Si on fait les dons en nature par un sage
sentiment de défiance, elles ont des usuriers voués
à l'honnête commerce de changer les bons de pain
et de vêtements en eau-de-vie. Tandis qu'une voi-
sine cache sa misère par fierté, lave son plancher à
demi pourri, fait reluire sa pauvre armoire presque
vide, tourne son rouet ou tire son aiguille jusqu'à
ce que ses yeux pleins de larmes lui refusent leur
service, la femme accoutumée à l'aumône se pavane
dans ses haillons et dans sa malpropreté , demeure
oisive, arrache chaque semaine un nouveau secours
à la pitié de son visiteur, et gagne encore plus à ce
triste métier que l'ouvrière courageuse et infatiga-
ble. N'est-ce pas une nécessité que ces funestes ha-
bitudes se propagent deprocheen proche, et finissent
par envahir tous les ménages d'ouvriers? Les maris,
sachant que l'argent vient d'ailleurs, se retiennent
moins au cabaret, négligent leurs devoirs de pères,
laissent leurs enfants à la charge de la charité.
Comme ils ne nourrissent plus leur famille, ils ces-
sent de la gouverner et d'en être respectés. L'indus-
trie elle-même est frappée dans ses intérêts. Les
316 LE SALUT PAR LA FAMII LE.
patrons, quand les bras manquent, proposent aux
ouvriers habiles de prendre un métier de plus, ce
qui accroît notablement leurs bénétices; les ouvriers
rangés acceptent avec empressement; d'autres refu-
sent en donnant pour prétexte que, la crise passée
et l'habitude prise, on leur laissera la nouvelle be-
sogne en les remettant à l'ancien salaire. La raison
n'est que spécieuse ; ils en ont une autre qu'ils ca-
chent, c'est qu'ils crai.gnent d'être rayés de la liste
des secours. Ils travailleraient donc pour rien en
définitive ? Ne vaut-il pas mieux tendre la main ?
A'oilà la défaillance morale, la dégradation qu'en-
gendre l'aumône,
Tout le monde sait ce que les libéralités impé-
riales avaient fait de la populace romaine. Au moyen
âge, quand la foi religieuse exaltait la charité sans
l'éclairer, les couvents ne cessaient de répandre au-
tour d'eux les aumônes; tandis que les moines
riches ne donnaient que leur superflu , on voyait des
communautés indigentes se priver joyeusement du
nécessaire, et mettre un zèle ardent, ou pour mieux
dire, une soite d'emportement à se dépouiller :
noble et désolant spectacle, qui montrait, d'un côté,
un renoncement héroïque jusqu'au martyre, une
bienfaisance généreuse jusqu'à la prodigalité, et de
l'autre la paresse, l'inertie, l'hypocrisie, tout un
peuple déshabitué du courage et du travail, vivant
de la vertu des autres et de sa propre ignominie.
LA MENDICITÉ ET SES EFFETS. 317
L'Europe actuelle parle aussi haut que l'histoire.
Partout où la bienfaisance publique s'exerce par des
aumônes, la population est vicieuse, languissante,
abâtardie; partout où l'on répand la travail au lieu
de la sportule, oij Ton remplace le mendiant par
l'ouvrier, et l'esclave par l'homme, la moralité et
le bien-être renaissent, la race se fortifie, les esprits
se retrempent , la richesse publique se développe.
En France même, on peut suivre de ville en ville
les effets de ces deux systèmes. Quand une ville
ouvre des ateliers, les ouvriers y accourent; quand
elle distribue des aumônes, les mendiants la rem-
plissent. Le gouffre ne se comble jamais : plus on y
jette, plus il se creuse. La liberté, le travail et la
prospérité sont des compagnons inséparables; et cela
est aussi vrai pour les riches que pour les pauvres.
Nous sommes tous des ouvriers , et notre condition
à tous est de vivre par le travail, par notre propre
travail. Le travail seul peut consolider la sécurité,
la dignité, la liberté.
Au lieu de donner au jour le jour pour entretenir
et surexciter la paresse , ceux que tourmente le
noble besoin de consacrer au service des pauvres
leur temps et leur argent ont deux moyens de se
satisfaire : ils peuvent donner aux incurables et
créer des institutions. Une bienfaisance éclairée fait
la même distinction entre les misérables qu'un mé-
decin entre ses malades. Elle a ses incurables qu'elle
318 LE SALUT PAR LA FAMILLE.
prend à sa charge : ce sont ceux qui ne peuvent plus
être sauvés ni par eux-mêmes ni par la famille,
véritables épaves de la charité ; pour les autres ,
c'est à leur courage qu'elle en appelle, c'est par
leurs propres efforts qu'elle les guérit. Ce n'est pas
une aumône qu'elle met dans les mains inoccupées
qui se tendent vers elle ; c'est un outil.
Il y a deux sortes d'institutions destinées à com-
battre le paupérisme ; les unes , toutes curatives ,
remplacent la famille absente, ou font ce que ne
pourraitpas faire la famille. Elles sont à la fois néces-
saires et dangereuses ; nécessaires, parce qu'on ne
peut abandonner ni un orphelin ni un vieillard que
personne ne réclamerait ; dangereuses, parce qu'elles
découragent du travail, et facilitent l'oubli du devoir
filial et du devoir paternel. D'autres institutions sont
au contraire préventives ; ce sont celles qui ont pour
but d'éclairer et de développer la volonté. C'est par
elles que la famille sera reconstituée et le paupé-
risme vaincu.
Nous citerons, parmi les institutions de la pre-
mière sorte, les crèches, les asiles, les pensions
d'apprentis, les patronages de toutes sortes, les so-
ciétés alimentaires, les hôpitaux et les hospices.
Avant que l'enfant du pauvre vienne dans le
monde où tant de douleurs l'attendent, la bienfai-
sance a songé à lui. Les sociétés de maternité ont
veillé au chevet de sa mère. L'hospice des enfants
LA MENDICITÉ ET SES EFFETS. 319
trouvés le protège contre l'abandon. Dès qu'il com-
mence à pouvoir poser ses pieds sur la terre, on lui
ouvre la crèche , où il trouve un air pur, des ali-
ments, des soins maternels. L'asile le recueille un
peu plus tard , et lui fait une enfance plus douce ,
hélas ! que ne sera le reste de sa vie. A peine peut-il
tenir un fuseau dans ses petites mains que la fa-
mille songe à le retirer de l'asile pour le faire as-
seoir devant un rouet. Même alors la bienfaisance
publique veille encore sur lui, quoique de plus loin.
Elle lui tient ses écoles ouvertes, elle l'y appelle.
Trop souvent il n'a pas le temps d'étudier. Si la
campagne ne lui offre aucune ressource , le père ,
pour lui donner un état, l'envoie à la ville, l'aban-
donne dans ce gouffre. Que deviendra, dans ce dé-
sert d'hommes, ce pauvre être sans force , sans ex-
périence, sans ressources? C'est pour lui que s'é-
lèvent les pensions d'apprentis, les ateliers-écoles
de la Séauve, les patronages, les écoles d'adultes.
La société n'est pas plus douce et plus prévoyante
pour les enfants que pour les infirmes et les vieil-
lards. Quand arrivent la maladie et la vieillesse,
tristesTiôtes pour le pauvre et l'abandonné, l'ouvrier
trouve dans les hospices un asile convenable, dans
les hôpitaux des soins et des remèdes que les riches
eux-mêmes ont peine à se procurer avec autant
d'abondance.
Certes, nous applaudissons de grand cœur à ces
320 LE SALUT PAR LA FAMILLK.
institutions dont la seule pensée est consolante, et
nous croyons qu'on ne saurait travailler avec trop
de zèle à les perfectionner et à les répandre ; mais
il ne faut ni s'exagérer leur eflicacité, ni se dissimu-
ler leurs dangers. Que produisent, par exemple, les
secours à domicile distribués par l'administration?
La bienfaisance a beau être active, elle va moins
vite que le mal. A Paris, où l'assistance publique a
20 942 enfants à sa charge, 7308 lits dans ses hôpi-
taux, 10 643 lits dans ses hospices, il s'en faut bien
qu'elle suffise à tous les besoins. Son budget de
recettes s'élève par année à plus de 24 millions;
elle a 1 million de revenus immobiliers, 1 813 000
francs de rentes sur l'État, l'impôt sur les spectacles
évalué à plus de I 400 000 francs pour 1861, une part
dans les bénéfices du mont-de-piété et dans la lo-
cation et la vente des terrains dans les cimetières ^
La ville lui donne tous les ans environ 7 millions
pour les dépenses ordinaires, sans compter des sub-
ventions extraordinaires pour travaux de bâtiment,
achat de linge, d'effets d'habillement, de mobilier.
Qui croirait qu'avec toutes ces ressources, elle peut
à peine soulager les misères les plus affreuses? Les
médecins sont obligés, faute de place, d'arrêter les
malades sur le seuil de l'hôpital; la succession d'un
lit dans un hospice est attendue par des centaines
1. Ces chiiïres sont extraits Jii budget de 18G1.
LA MENDICITÉ ET SES EFFETS. 321
de misérables. Tous les ans les bureaux de bienfai-
sance font appel à la charité privée ; ils quêtent à
domicile; ils organisent des bals. La misère est
plus forte que ce budget de 24 millions, accru de
toutes les libéralités qu'on y ajoute de toutes parts.
11 en est de même d'un bout à l'autre du pays.
Quand on regarde l'ensemble des secours distri-
bués par les bureaux de bienfaisance d-ans la France
entière, on est frappé à la fois de l'immensité de
l'effort et de la nullité du résultat. D'après les re-
cherches de M. Legoyt en 1853, la dépense des bu-
reaux de bienfaisance a été de 17 349 927 francs,
sur lesquels 12 328 467 francs ont été distribués en
secours. Le nombre des assistés a été de 1 022 996,
et la moyenne des secours reçus dans l'année, de
12 francs 5 centimes par individu, un peu plus de
3 centimes par jour. Ce qui est surtout choquant,
c'est l'inégalité de la répartition, {iuisque le mini-
mum est de 1 centime par année et le maximum de
900 francs, deux chiffres également déplorables,
l'un dérisoire, l'autre scandaleux. Un homme com-
pétent n'a pas craint de dire « que l'administration
de l'assistance publique à domicile n'a pas une
seule fois en soixante ans retiré un indigent de la
misère. Au contraire, dit-il, elle fait des pauvres
héréditaires. » Le mot est vrai et terrible. Il n'est
pas vrai seulement de quelques familles et par
exception. Il est vrai de toute la France. On ne doit
322 I-E SAIJIT PAR LA FAMILLE.
jamais donner un secours direct qu'à la dernière
extrémité : car pour un indigent assisté, on crée
vingt aspirants à l'assistance; on diminue dans une
proportion presque égale le nombre des ouvriers.
L'aumône peut être un gain pour celui qui la reçoit
par hasard, et encore, il s'en faut que cela soit
p'rouvé; mais, par ses effets sur les âmes, elle est
une diminution de la production commune, de la
richesse commune, par conséquent un accroisse-
ment de misère. Ainsi on secourt quelques mal-
heureux, mais on ne secourt pas la société. On ne
la guérit pas : son mal augmente. Il en est de même
des institutions qui ne sont que l'aumône appliquée
régulièrement et en grand.
Le plus signalé service qu'on puisse rendre à l'iiu-
manité, après celui de fonder des hôpitaux, c'est
de veiller à ce qu'on n'en abuse pas. Un des plus
grands et des plus généreux esprits de notre temps
a déclaré, dans une circulaire demeurée célèbre,
que a le système des hôpitaux relâche, s'il ne les
détruit pas, les liens de la famille^» Calculez en effet
ce qu'il coûte à la piété filiale, à l'amour maternel.
Il détruit l'occasion du dévouement, l'occasion de
la reconnaissance, et cette solidarité de douleurs et
de plaisirs qui est un des liens les plus forts de la
1. Ces paroles sont extraites de la circulaire adressée aux pré-
fets en 1840 par II. de Rémusat , ministre de l'intérieur.
LA MENDICITÉ ET SES EFFETS. 323
société humaine. C'est un irréparable mallieur
qu'un malade soit porté à l'hôpital, quand la famille
pouvait le garder au prix d'un sacrifice. Qui ne sait
pas soufl'rir ne sait pas aimer. L'hospice peut faire
plus de mal encore. On dit de lui : c'est ma maison;
et on se détache de la sienne. Le toit paternel n'est
plus qu'une hôtellerie, où chacun passe en atten-
dant que l'heure de l'hospice ait sonné. Si ce der-
nier et commun asile des infirmes et des vieillards
s'ouvre trop aisément, s'il entoure ses pensionnaires
de trop de confort, le vieillard se hâte de déposer
son outil et d'aller vivre à l'aise aux dépens de la
communauté; le fils ne le retient pas! L'amour ma-
ternel lui-même a ses défaillances. Parmi les mères
qui viennent furtivement déposer leur nourrisson
à l'hospice des enfants trouvés, il y en a à qui rien
ne manque , excepté le cœur.
La puissance publique doit-elle réserver sa pro-
tection à l'enfant innocent, qui peut être assassiné
par une mère dénaturée, délaissé au bord d'un
chemin, tué par la misère; ou à la sainteté des
liens de la famille que menace, que détruit un hos-
pice ouvert trop aisément et trop clandestinement?
C'est un problème que la loi française n'a pas encore
résolu. Elle n'est pas toujours semblable à elle-
même; dure pour les enfants naturels, impitoya-
ble pour les enfants incestueux ou adultérins, parce
qu'elle punit en eux leurs parents, elle hésite sur
324 LE SALUT PAR LA FAMILLE.
les enfants trouvés, parce qu'il s'agit ici de la vie
elle-même, et non pas seulement d'un nom et
d'une fortune.
Il n'est pas question , bien entendu , de discu-
ter l'existence même des hospices, dont la né-
cessité est incontestable et les bienfaits immenses ;
il ne faut pas surtout que ce nom d'enfants trou-
vés nous trompe, et que nous pensions sans cesse
à ces filles-mères , capables de faillir, incapables d'a-
vouer leur faute , ou à ces séducteurs de filles, qui s'en
vont après leur crime sans songer ni à la femme per-
due par eux , ni à l'enfant livré en proie à la pauvreté
et au déshonneur, qui lergunl os suuni.. . . L'hospice des
enfants trouvés est l'hospice des orphelins : ce mot
seul défend d'hésiter et de réfléchir; la communauté
est la famille de ceux qui n'ont pas de famille. C'est
l'institution du tour qui fait la difficulté véritable^;
car le tour n'est pas pour l'orphelin ; il est pour
l'enfant qui a un père et une mère : un père qui ne
le reconnaît pas, une mère qui ne peut ou n'ose pas
le nourrir. C'est au salut de cet enfant que la société
doit pourvoir. Elle a porté des peines terribles
contre l'infanticide , ou même contre l'abandon de
«
l'enfant dans un lieu désert; mais cette pénalité
suffit-elle contre le sentiment du déshonneur ?L'en-
L Le tour existe encore à Paris. Il est assez rare qu'on y ait
recours; la plupart des enfants sont abandonnés, dans leurs
langes, sur le seuil de l'hospice.
LA MENDICITE ET SES EFFETS. 325
faut est-il assez protégé? La société ne doit-elle pas
laisser un refuge à la fille séduiie, si ce n'est par
pitié pour elle , au moins par prévoyance pour son
enfaiit innocent? La mère elle-même, après tout,
ne mérite-t-elle aucune compassion? N'est-elle pas
la moins coupable; et quand on laisse impuni le
séducteur, sera-t-on impitoyable pour la victime?
La société française ne contracte-t-elle pas une
dette envers les filles séduites , en interdisant abso-
lument et durement la recherche de la paternité?
Voilà le sens et l'excuse de l'institution des tours;
il est dur après cela de les condannier : il le faut.
La fortune publique ne doit pas se faire la complai-
sante du vice. Qu'on ne dise pas qu'abolir les tours,
c'est protéger le mariage au prix de la vie des en-
fants; car le nombre des infanticides n'augmente
pas avec la suppression des tours. Qu'on ne pense
pas uniquement au mariage, aux filles déshonorées
et honteuses de leur déshonneur; mais aux pères et
aux mères qui repoussent leurs enfants comme un
fardeau et non comme une honte, et qui, grâce h
cette connivence de la charité mal entendue, se font
presque infanticides par économie. Qu'on craigne
d'exciter les filles-mères , par une promesse d'im -
punité, à dissimuler leur grossesse et à risquer un
avortement. Qu'on se garde surtout d'invoquer
l'autorité de saint Vincent de Paul. 11 a donné ses
filles pour mères aux orphelins; mais il aurait pris
19
326 LE SALUT PAR LA FAMILLE.
dans ses bras, pour le rapporter à sa mère , l'enfant
délaissé.
Il s'en faut bien que les crèches présentent des
problèmes aussi graves. Pour savoir quels services
rend une crèche, il ne suffît pas de la visiter. Quand
on a vu ces deux ou trois salles gaies et riantes,
bien aérées, d'une propreté extrême, ces beaux nids
blancs, si simples et si doux, cette gentille poupon-
nière où les enfants commencent à marcher, cette
toute petite cour oîi quelques fleurs éclosent à l'om-
bre d'un ou deux arbres, on ne connaît encore
qu'un côté de la question; il faut courir, en sortant
de là, chez la mère, gravir un escalier sordide,
respirer l'air malsain de ce grenier où s'entasse une
famille, regarder de tous ses yeux ce foyer mort où
jamais la flamme n'a pétillé, cette fenêtre que l'ava-
rice du propriétaire a clouée au châssis, ce terri
sordide, ces murs salpêtres, ce grabat. Ne semble-
t-il pas qu'arracher l'enfant à une telle misère,
c'est l'arracher à la mort elle-même? c'est cette mi-
sère qui fait la nécessité de la crèche. Cependant
interrogez le médecin du corps : il vous dira que les
soins de la mère valent mieux pour ce petit être
qu'un air plus pur, une nourriture plus abondante,
la chaleur du lit et du foyer. Et que dit à son tour
le médecin de l'âme? Que rien ne remplace ni pour
l'enfant ni pour la mère la douceur, la force, la
sainteté, l'efticace du lien qui les unit; que ce lien
LA MENDICITÉ ET SES EFFETS. 327
se serre et se fortifie chaq',:e jour, à chaque heure
du jour; que chaque douleur et chaque privation
supportées ensemble y ajoutent encore une force
nouvelle, et qu'il faut une nécessité bien implacable
pour que l'homme puisse s'arroger le droit de sé-
parer ces deux êtres créés l'un pour l'autre. C'est
seulement quand la mère est ouvrière en fabrique,
travaillant douze heures par jour à l'atelier, qu'il
devient indispensable de la remplacer. Alors, on
n'hésite plus ; la crèche fait tout le bien qu'elle peut
faire, et le mal qu'elle fait, c'est la manufacture qui
en est cause. Disons donc que la crèche est néces-
saire à côté d'une manufacture, qu'elle n'est néces-
saire que là, et qu'elle n'est, après tout, qu'un mal
nécessaire, comme tout ce qui peut faciliter l'oubli
d'un devoir. Il ne faut pas glisser sur celte pente
d'une fausse philanthropie qui ne songe jamais
qu'au bien-être matériel, et qui oublie l'homme
dans les soins qu elle donne à l'homme. Quand on
parla, en 1848, de rendre l'instruction primaire
absolument gratuite, ceux qui savent la sainteté
des hens de la famille et la douceur du travail et
du sacrifice réclamèrent pour le pauvre le droit de
se condamner à un surcroît de travail et de contri-
buer directement à l'éducation de son fils. La rai-
son n'était pas péremptoire ; mais le sentiment était
vrai. Qu'on prenne la place de la famille, à la
bonne heure, pourvu que ce soit à la dernière
328 LE SALUT PAR LA FAMILLE.
extréniilé, et qu'on ne la détruise pas en la rem-
plaçant.
On a créé dans plusieurs grands centres indus-
triels des sociétés alimeniaires. Elles ont aussi leurs
inconvénients, à côté de grands avantages. Nous
devons avant tout en expliquer la nature et le mé-
canisme.
II y a deux manières de secourir les indigents :
l'une consiste à augmenter leurs ressources, et l'au-
tre à diminuer leurs dépenses. On améliore égale-
ment leur condition en leur procurant de l'argent
pour acheter du pain, ou en leur donnant du pain
à bon marché.
Les personnes qui ont le moins réfléchi sur les
conditions de la bienfaisance comprennent toutes
qu'il y a un danger à donner de l'argent au pauvre,
parce que, s'il le dépense au cabaret, le bienfait
tourne contre lui et aggrave sa position au lieu de
l'améliorer. On a donc pris l'habitude de donner
du pain ou des bons de pain et d'aliments. C'est
un progrès; mais qu'arrive-t-il ? Il y a malheu-
reusement dans toutes les grandes villes manu-
facturières des hommes voués à l'infâme com-
merce de changer en eau-de-vie tout ce que le
pauvre possède. Ils n'attendent pas que la passion
de l'ivrognerie amène à leur comptoir le père de
famille; ils vont le tenter chez lui. Ils lui arrachent
les haillons de ses enfants, la couvertuie de leur lit.
LA MENDICITÉ ET SES EFFETS. 329
Ils suivent à la trace les distributeurs d'aumônes,
pour corrompre et empoisonner les sources mêmes
de la bienfaisance, et saisir le bon de pain dans les
mains de l'indigent qui vient de le recevoir. On
échappe à cette usure deux fois meurtrière, puis-
qu'elle abrutit le père et affame les enfants, en don-
nant des aliments à consommer sur place. De là
les fourneaux économiques que l'on trouve dans un
grand nombre de villes. On ne saurait croire com-
bien la clientèle de ces fourneaux est étendue.
A Paris, où la bienfaisance ne cesse de les multi-
plier, on n'arrivera jamais à égaler les demandes,
tant il y a d'hommes qui ont faim, dans cette ville
du luxe et des plaisirs! Ces distributions ne sont
pas toujours entièrement gratuites. La Société phi-
lanthropique de Paris vendait, pour 10 centimes,
une ration de riz suffisante pour apaiser la faim
d'un homme. Il y a de ces restaurants gratuits ou
semi-gratuits dans un grand nombre de maisons de
sœurs de la charité.
Une autre raison, et ce n'est pas la moins im-
portante, qui recommande cette manière de faire
l'aumône, c'est que les pauvres payent souvent trop
cher les denrées alimentaires, soit à cause de leur
inexpérience et de leur inhabileté, soit parce qu'ils
achètent à crédit, en minimes quantités, et de troi-
sième ou quatrième main. li en résulte qu'une so-
ciété de bienfaisance, qui fait elle-même les admis
330 I-E SALUT PAR LA FAMILLE.
et les distributions, réalise des bénéfices impor-
tants, ce qui revient à dire qu'elle secourt avec la
même dépense un plus grand nombre de per-
sonnes^
Gomme l'immense majorité des ouvriers n'ont
pas de réserve, ou n'en ont pas d'autre que celle
qui est momentanément immobilisée par la caisse
d'épargne, ils sont à l'égard de leur dépense dans
la même position que les pauvres, obligés d'acheter
au jour le jour et d'obtenir du crédit chez les petits
détaillants. Ils ignorent absolument l'art d'équili-
brer un budget, d'acheter en temps opportun, et de
diminuer la dépense par un système d'approvision-
nements bien entendu. C'est ce qui explique l'utilité
des sociétés alimentaires. Elles fonctionnent comme
les fourneaux économiques. La différence entre les
deux institutions, c'est que les fourneaux donnent ce
que vendent les sociétés alimentaires. Les fourneaux
sont une œuvre charitable, une aumône intelligente ;
les sociétés alimentaires ne sont qu'une meilleure
organisation de l'économie domestique. Elles sont
d'autant plus parfaites qu'elles cessent d'être un
acte de bienfaisance pour devenir une société indus-
1. A Troyes, les fourneaux de la Société de Saint-Vincent de
Paul vendent toutes leurs portions 10 centimes. On a pour^ce
prix 100 grammes de viande désossée, ou 6 décilitres de bouil-
lon gras, du riz, des haricots, des soupes maigres. 11 y a des
demi-portions. La Société fait à peine ses frais. Sa vente est de
400 portions par jour environ.
LA MENDICITÉ ET SES EFFETS. 331
trielle. Elles ne doivent faire ni bénéfice ni sacri-
fice. Si l'argent des fondateurs leur rapporte 4 pour
100 d'intérêt, on n'a pas besoin de recourir à la
charité pour entretenir l'œuvre, et il suffit qu'elle
soit fondée pour qu'elle dure.
Les sociétés alimentaires ne sont pas toutes con-
çues sur le même plan. A Mulhouse, la Société mul-
housienne des cités ouvrières a tout simplement fondé
un restaurant et une boulangerie qui vendent tout
à prix de revient. Le régime du restaurant est très-
confortable ^ Les prix sont modérés, et diffèrent
sensiblement du prix des restaurants ordinaires, et
de celui des aliments préparés à domicile. Les mets
sont très-variés, de bonne qualité, et chaque por-
tion est assez copieuse pour que deux plats suffisent
à un dîner convenable. La salle est immense, très-
proprement tenue, élégante à force d'être bien appro-
priée à sa destination, et les ouvriers s'y comportent
avec la plus grande décence. Leur dépense varie de
35 à 45 centimes. En général, ils s'arrangent pour
prendre un jour des légumes et du vin, et le lende-
1. Voici la carie du jour du restaurant telle qu'elle était affi-
chée dans l'établissement le 18 avril 18G0 : potage, 5 centimes;
liœuf (le cinquième d'un demi-kilo), 10 centimes; orge au lait,
10 centimes; nouilles, 15 centimes; bœuf à la mode, 15 cen-
times; cervelas, 15 centimes; veau rôti, 20 centimes; langue en
sauce, 20 cenlimes; salade avec œufs, 15 centimes; vin blanc,
10 centimes; vieux, 15 centimes; rouge, 16 centimes: fromage,
5 centimes.
332 LE SALUT PAR LA FAMILLE.
main de la viande et pas de vin. Cela dénote une
certaine intelligence des qualités fortifiantes de la
nourriture ; cependant nous remarquerons, en pas-
sant, que beaucoup d'ouvriers n'aiment pas la
viande, et que d'autres la supportent difficilement,
faute d'habitude. Il y aurait toute une étude à faire
sur l'alimentation des ouvriers; il est certain que
les ouvriers nourris d'une certaine façon ont plus
de force et résistent mieux aux influences délétères,
et il n'est pas moins évident qu'il est très-souvent
possible d'améliorer la qualité des aliments sans
en augmenter le prix. On compte ordinairement
170 consommateurs au dîner, et 30 seulement au
souper. Les portions emportées représentent une
valeur de 20 francs par jour. C'est peu de chose pour
une population déjà assez nombreuse. La même
société a établi dans le sous-sol du restaurant une
boulangerie qui livre aux ouvriers du pain excellent
avec un léger rabais sur le prix de la mercuriale, à
la seule condition de payer comptant. La vente est
de 200 miches par jour ; la boulangerie est installée
pour en cuire 800. La miche a 2 kilogr. 1/2 et se
pèse après l:i cuisson, pour qu'il n"y ait aucun déchet.
Elle se vend de 5 à 7 centimes 1/2 au-dessous de la
mercuriale.
La Société alimentaire de Saint-Quentin est tout
à fait analogue, quoique conçue sur une moindre
échelle. La salle du restaurant, fournie gratuitement
LA MENDICITI'; ET SKS EFFETS. ?^r,?,
par le conseil municipal, ainsi que la cuisine et ses
dépendances , est très-petite et assez pauvrement
installée; mais on emporte beaucoup de portions.
L'économie, pour les consommateurs, est impor-
tante, et la nourriture très-saine'. La Société a été
faite par actions, les fabricants ont souscrit, séance
tenante, la somme nécessaire. L'établissement cou-
vre ses frais depuis plusieurs années, et a même des
réserves qu'on pourrait utiliser en temps de crise.
Il ne paraît pas que les ouvriers forment la majeure
partie des consommateurs sur place; on voit même,
avec quelque surprise, des dames presque élégantes
s'asseoir à cette modeste table ; ce sont des actrices
et des choristes de l'Opéra, qui viennent là très-
simplement et qui sont aussi très- simplement re-
çues. Partout où les salles seraient vastes et la sur-
1. Voici les principaux articles vendus parla Société, avec le
chiffre de la vente en 1859.
Bœufbouilli 74 309 portions.
Pain 73 7U4
Potage gras 73 194
Bouillon gras iil 102
Haricots 47 813
Bière 31 853
Ragoût 24 079
Potage maigre 11 472
La vente des potages maigres, des haricots, de la morue, a
été en décroissant depuis 1856, tandis que la vente du bouillon
gras et celle du bœuf se sont relevées. Il a été vendu, en 1856 ,
.50 081 rations de bière, et 31 853 seulement en 1859.
334 LE SALUT PAR LA FAMILLE.
veillance difficile, la séparation des sexes deviendrait
indispensable.
Dans plusieurs villes, parmi lesquelles il faut citer
au premier rang Grenoble, les sociétés alimentaires
n'ont pas de restaurant, ou ne donnent à la con-
sommation sur place qu'une importance tout à fait
secondaire. Leurs opérations consistent r à recueil-
lir pendant l'été les épargnes destinées par chaque
famille à l'approvisionnement de l'hiver ; 2° à les faire
valoir jusqu'aux époques d'achat et de payement,
ce que l'accumulation rend possible; 3° à faire des
achats judicieux, en temps opportun, et par grandes
quantités.
Il existe de telles sociétés en Prusse et dans
d'autres parties de l'Allemagne, en Suisse, en Bel-
gique, en Angleterre. Celle de Grenoble, fondée
en 1851 par M. Frédéric Taulier, distribue chaque
jour plus de trois mille rations. Elle a été imitée
à Lyon, Marseille, Bordeaux, Lille, etc.; mais le
succès n'a pas été partout le même, parce qu'on
n'a pas eu partout la même habileté et la même
prudence. Quelques compagnies de chemins de fer,
parmi lesquelles nous pouvons citer la compagnie
de l'Ouest et celle du Midi, ont créé aussi pour leurs
ouvriers des magasins généraux qui ont le même
but. Tout est payé au comptant parles consomma-
teurs, ce qui permet une économie nouvelle et rend
un service de plus aux ouvriers , car la dette est la
LA MENDICITÉ ET SES EFFETS. 335
grande ennemie de l'indépendance et la ruine des
petits budgets'.
Il est très-important, quand la société est fondée
par la compagnie ou par le patron, que les ouvriers
soient libres d'y entrer et d'en sortir à leur volonté.
En Angleterre, un certain nombre de fabricants
avaient annexé à leur établissement des magasins
de denrées, de vêtements et d'ustensiles de ménage,
et avaient ainsi doublé leur industrie , fabricants
d'un côté, marchands de l'autre. Au moyen de
quelques avances, ils se rendaient maîtres de leurs
ouvriers, qu'ils rançonnaient à la fois comme fabri-
cants en les payant mal , et comme marchands en
leur fournissant des articles avariés à des prix ex-
cessifs. Cette infâme spéculation , connue sous le
1. Dans le vaste établissement de Seraing (Belgique), fondé
par M. John Cockerill, et dirigé aujourd'hui par un homme émi-
nent, M. Pastor, on a créé un magasin de denrées qui fonctionne
avec beaucoup de succès, et rend de grands services aux ouvriers.
(Il n'y en a pas moins de 7000). Les ouvriers sont libres de ne
pas se fournir au magasin; ils ne peuvent s'y approvisionner
que dans une certaine proportion; et ils y obtiennent un crédit
égal aux deux tiers de leurs salaires déjà acquis. La première
règle est une garantie contre tous abus de la part du vendeur;
la seconde empêche les consommateurs d'acheter pour revendre;
la troisième concilie dans une juste mesure les avantages du cré-
dit avec l'interdiction de la dette.
Le magasin délivre du pain de ménage, de la farine de fro-
ment n° 2, du lard du pays, du lard étranger, du café cru ou
brûlé, du riz, des haricots, des pommes de terre, des pois. Il
ne vend point de sucre : la plupart des ouvriers ne sucrent point
leur café.
336 LE SALUT PAR LA FAMILLK.
nom de truck-syslem, aggravait la misère qu'elle
prétendait soulager. Il n'y a pas de transiction
commerciale que ne corrompe l'absence de liberté.
Pourvu que les sociétés alimentaires soient libres,
et qu'elles ne permettent la consommation sur place
qu'aux seuls célibataires, il n'y a pas d'objection
possible contre elles. Elles fonctionnent alors
comme auxiliaires de la vie de famille. Elles ren-
dent le même service que les hains et les lavoirs
publics, c'est-à-dire qu'elles augmentent le confort
intérieur des ouvriers sans les enrégimenter '. En
est-il de même des sociétés à restaurants ? Il est
clair qu'il faut les encoiu^ager, et qu'elles ren-
dent des services ; mais il est clair aussi que si tous
les ouvriers prenaient l'iiabitude d'y venir faire
leurs repas, elles achèveraient de rendre les mem-
1. On a multiplié depuis quelques années les établissements
'de bains et lavoirs publics. C'est un service itnmense rendu aux
ouvriers. Dans la plupart des villes, un bain chaud, linge com-
pris, ne coûte que 20 centimes. L'usage s'en est rapidement
propagé. A Mulliouse, dans la cité ouvrière, l'établissement a
fourni la première année (186G) 4989 bains; il en a fourni ToHl
en I8bl. Le nombre n'a pas augmenté proportionnellement les
années suivantes (7662 en 1859, 6728 en 1860), parce que
M. Dolfus a fondé un établissement analogue dans un des quar-
tiers les plus populeux de la ville (quartier du Miroir). Il faut
remarquer aussi que les hommes, se baignant en rivière pendant
les mois d'été, ne jireiinenl plus de bains chauds. Les lavoirs,
bien aérés et bien aménagés, rendent le lavage et le lessivage
faciles et peu dispendieux, et ont en cuire l'avantage d'amé-
liorer considérablement la comlition des laveuses. Le lavoir de
LA MENDICITÉ ET SES EBl'TTS. 337
bres d'une même famille étrangers les uns aux
autres. L'hygiène physique y gagnerait; l'hygiène
morale y perdrait : c'est toujours le même pro-
blème. On fait maigre cuisine chez le pauvre ; mais
on y est entre soi. C'est l'heure de la conversation
et des confidences. La maîtresse du logis a préparé
son dîner en pensant à son monde; on lui est re-
connaissant de ses soins. Quelle est la pauvre mère
qui ne trouve pas moyen, une fois dans l'année ,
d'offrir une petite fête à ceux qu'elle aime? Tout est
ressource pour un bon cœur. Les sociétés alimen-
taires doivent donc être avant tout des sociétés d'ap-
provisionnement pour les familles. C'est sous cette
forme qu'elles rendent les plus utiles services. In-
dépendamment de leur vente , elles exercent une
pression sur les prix des restaurateurs et des four-
Reims est un modèle à tous égards. Les prix y sont très-mo-
diques : 5 centimes par heure pa-sée au lavoir et aux .séchoirs,
10 centimes pour le lessivage d'un paquet (un paquet se com-
pose, par exemple, de six chemises fines ou d'une paire de draps).
Le séchage à l'air libre est gratuit. L'établissement a un séchoir
à air chaud et des essoreuses. L'usage de faire sécher le linge
sur des cordes dans l'intérieur des logements, l'absence ou la
malpropreté du linge et la malpropreté du corps, sont des
causes très-fréquentes de maladies : la fondation de bains et de
lavoirs publics est donc un fait important pour l'hygiène des
travailleurs. Ajoutons que le moral se ressent de ces nouvelles
habitudes de propreté introduites dans les ateliers. M. de Tracy
disait que la propreté est une vertu, et il est certain qu'elle
contribue puissamment à donner à l'ouvrier des habitudes de
dignité et de respect de soi-même.
338 LE SALUT PAR LA FAMILLE.
nisseurs de toute nature , et les obligent à se con-
tenter de bénéfices raisonnables*.
1. On peut remarquer d';iilleurs que les repas consommés
sur place seraient trop dispendieux pour les familles. On dîne
copieusement et assez conforlableraent, dans la plupart des
sociétés alimentaires, pour 35 centimes , et dans quelques-unes,
celle de Troyes par exemple, pour 25 centimes. Ces prix sont
très-minimes ; mais ce n'est après tout qu'un repas , et pour une
seule personne. Si l'ouvrier de Sainl-Quentin, qui dépense 35 cen-
times pour son dîner au reslaurant de la Société alimentaire , n'y
ajoute que 20 cent! lies pour ses deux autres repas, l'alimenta-
tion pour une journée de douze heures de travail est tout juste
suffisante. Un célibataire peut aisément faire cette dépense;
mais supposons un ouvrier marié et père de trois enfants , la dé-
pense va monter par jour à 2 francs 75 centimes; or il y a sept
jours dans une semaine, il ne faut compter tout a* plus que sur
*la recette de cinq jours et demi, et si l'on songe qu'il y a en
outre à payer le logement, l'habillement de cinq personnes,
l'éclairage, le chaufTage et les dépenses imprévues , on com-
prendra combien une dépense de 55 centimes pour la nourriture,
par jour et par personne, est au-dessus des ressources d'un ou-
vrier, même aisé.
Voici, au surplus, le budget d'une famille de cinq per^sonnes,
dressé pour nous par M. Souplet, directeur du gaz de Suint-
Quentin, qui a rédigé le Gnelteur pendant plusieurs années avec
un rare talent :
Régime gras, rvcgiiiic maigre.
1° Z)('je»«er : soupe. lait 0',10 5> » » ='
Beurre... 0 05 » » » »
Total 0M5 0^15 0M5
2" Biner gras : 250 gr. de
viande à Û',60 les 500 gr. 0 30 » « » »
Légumes G 20 » » » »
Total G 50 0 50 d »
A reporter 0 65 0 15
LA MENDICITÉ ET SES EFFETS. 339
Les institutions de patronage doivent être divi-
sées en deux classes : les patronages d'apprentis et
Report 0',65 0',15
Un dîner maigre coûterait un
peuplas: — haricots 0',30 » » » »
Pommes de terre 0 10 » » » »
Carottes et oignons 0 05 » » » »
Graisse ou heu rre 0 10 » » » »
Assaisonnement des légumes
de la soupe pour en faire
un plat.... 0 10 » »
Total 0 05 » » 0 65
3» Goîlfer : fromage « » 0 10 0 10
4° Souper .-une boîte et demie
de pommes de terre à 0^25
la boîte de deux litres 0 40 » » » »
Lard ou graisse 0 10 » » » 55
Total 0 60 0 50 0 50
Un pain de 4 kilos pour la
journée » » 1 20 1 20
Total » » 2 45 2 60
Moyenne des deux journées, 2', 52; soit pour 365 jours 91 O^, 80
Loyer , à 7 francs par mois 84 »
Chauffage (1 hectol. de coke par semaine) 62 40
Éclairage (400 gr. d'huile par semaine à 0',60 le kil.). 12 48
Entretien du père : au minimum 50 "
— de la mère 50 »
— des trois enfants 50 »
Total 1228',68<^
Cela suppose un salaire de 4 fr. par jour, sans interruption,
sans maladies , sans dépenses imprévues, sans frais de mobilier.
340 LE SAFAIT PAR LA FAMH.LE.
les patronages d'adultes. Les premiers rendent d'u-
tiles services aux orphelins, aux enfants de la cam-
pagne qui vivent dans une ville, loin du toit pater-
nel, et à ces autres orphelins, plus malheureux
peut-être, qui, ayant un père et une mère, n'en
reçoivent que de mauvais traitements et de mauvais
exemples. Il n'y a pas d'œuvre plus recomman-
dable et plus salutaire que de remplacer pour ces
abandonnés la famille absente ou indigne. Nancy
possède un de ces patronages, qu'on peut consi-
dérer comme un modèle, et qui est calqué fidèle-
ment sur la maison paternelle. C'est vraiment
une belle et fière institution que cette maison de
Nancy, qui a tout fait par elle-même, et qui a dé-
daigné de demander des secours , même à l'Etat*.
Là l'enfant trouve une nourriture grossière, mais
saine, un bon dortoir, des vêtements suffisants,
une surveillance attentive, sans dureté et sans
minutie, et, ce qui vaut mieux que tout le reste ,
Un liudget pour le même nombre de personnes dans la ville de
Lille, que M. Dorémieuxa bien voulu dresser pour nous, donne
une dépense totale de 3 francs par jour , loyer et vêtements com-
pris, soit 1100 fr. pour l'année. Mais M. Dorémieux n'a compté
x\[\e 3.J francs pour l'entretien du vêtement, somme évidemment
insuffisante.
1. Cette œuvre e.xcellente a été fondée, dès 1846, par un
vicaire de la cathédrale et un membre de la Société de Saint-
Vincent de Paul. Elle est dirigée avec un dévouement admirable
par M. Ëlie Baille, président de la ch imbre de commerce, et
par M. Wehrle.
LA MENDICITÉ ET SES EFFETS. 341
des maîtres qui savent l'aimer et qu'il peut aimer.
Quand il retourne le soir de l'atdier à l'école,
il a presque le droit de se dire qu'il rentre chez
lui. Un patronage est encore plus nécessaire pour
les filles. Auprès de Lyon, on n'a fait pour elles
que des pensionnats sévères , moitié ateliers ,
moitié prisons; la charité a été mieux inspirée
à Mulhouse. Un très-modeste couvent catholique,
celui des sœurs Cénobies, reçoit à bas prix les
jeunes ouvrières, leur donne le coucher et la nour-
riture, et les laisse libres de travailler dans les
ateliers de la ville. Quelques ouvrières restent in-
définiment dans cette maison, qui n'exige d'elles,
après le rude travail de la journée, que de se dis-
traire d'une façon décente ; d'autres y descendent
seulement, comme elles descendraient chez des
amies, pendant le temps nécessaire pour trouver,
avec l'aide des sœurs, une famille honnête qui con-
sente à les recevoir; d'autres enfin, qui ne veulent
pas loger en garni, restent au couvent jusqu'à ce
qu'elles aient réuni les deux ou trois meubles les
plus indispensables : la supérieure garde leurs éco-
nomies, et leur vend elle-même pièce par pièce le
lit sur lequel elles couchent.
Mais les patronages d'adultes qui, pour contre-
balancer l'inOuence des cafés et des cabarets, réu-
nissent les ouvriers dans un local surveillé, et leur
donnent à jouer et même à boire, ne font tout au
342 LE SALUT PAR LA FAMILLE.
])1lis que guérir un mal par un autre. Il n'est pas
prudent de lutter ainsi contre les cabarets sur leur
propre terrain. On évite l'ivrognerie, la dette, les
dépenses excessives, les querelles, les entraîne-
ments au libertinage, c'est un grand bien; mais on
encourage chez le mari, chez le père, l'habitude de
vivre loin de sa femme et de ses enfants. Ne craint-
on pas de donner à des ouvriers hésitants un
prétexte pour vivre hors de leur maison, de sanc-
tionner et de régulariser une habitude funeste en
elle-même , puisqu'elle contribue à détruire la vie
de famille? Une pareille réforme n'est évidemment
qu'une réforme de surface; elle ne régénère pas
les hommes, elle ne va pas jusqu'aux cœurs. Ces
honnêtes cabarets ne sont qu'une méprise. C'est
aux plus profonds et aux plus puissants sentiments
de l'àme qu'il faut faire appel. Il ne s'agit, en un
mot, ni de gouverner ni d'enrégimenter les ou-
vriers, mais d'en faire des maris, des pères,
des hommes. Il faut les habituer à vouloir ; ce
grand pas fait, qu'on se repose sur eux de tout le
restée
\. A Paris, l'adrainislration est entrée dans cette voie, où La
pousse avec prudence et fermeté son directeur actuel, M. A.
Hu=son. Pour encourager les mères à élever leurs enfants, on
leur accorde des secours de 8, 10 et 12 francs non compris la
layette. Ces secours ne sont pas absolument périodiques, mais
il est des cas où l'allocalion est mensuelle et dure plusieurs an-
nées. Les femmes les plus dignes d'intérêt reçoivent une nour-
LA MENDICITÉ ET SES EFFETS. 343
Si le travail en commun est la grande source du
mal, n'en aggravons pas les effets par nos remèdes.
La vapeur nous apporte forcément une sorte de
communisme; c'est assez de celui-là, prenons garde
d'y ajouter celui de l'assistance. L'ouvrier ne s'ap-
partient pas pendant les douze heures qu'il passe
au service du moteur mécanique; qu'il soit du
moins rendu à lui-même dès qu'il a passé le seuil
rice de la rue Sainte-Appoline ; alors le secours équivaut à 17 fr.
par mois et il est prolongé pendant dix mois. Une troisième
catégorie de femmes reçoit le montant du premier mois de nour-
rice, lorsque l'enfant est placé chez une nourrice particulière
et que la mère ne demande qu'à être secourue au moment de ses
couches. Ce dernier secours varie de 15 à 24 fi". une fois payés.
Le nouveau système de secours au mois a déjà produit de bons
résultats à Paris; appliqué seulement en juin 1860, il a contribué
pour cette année à réduire de 203 le nombre des abandons. Cette
diminution est égale au vingtième des enfants délaissés annuel-
lement. Dans quelques villes, et notamment à Amiens, de pareils
secours sont accordés, mais seulement aux fîUes-mères. Les
hospices de Paris ont maintenant leurs pensionnaires externes,
comme l'hôtel des Invalides. 1137 secours en remplacement
d'hospice sont distribués annuellement; ces secours sont de
253 francs pour les hommes et de 195 francs pour les femmes.
Dans ce nombre ne sont pas compris les secours de 5 à L2 francs
par mois distribués aux aveugles, aux paralytiques et aux sep-
tuagénaires : 5271 personnes ont pris part à ces secours en
1S60. Enfin l'attention de l'administration de l'assistance pu-
blique se porte tout particulièrement sur les maladies de l'en-
fance. Elle a ajouté à ses deux hôpitaux d'enfants un hôpital à
la campagne pour les scrofuleux : l'hôpital de Forges, et elle
vient de fonder sur les bords de la mer, à Berck (Pas-de-Calais),
pour les mêmes malades, un quatrième établissement où déjà
l'on obtient les plus remarquables guérisons. Ces mesures, com-
344 LE SALUT PAR LA FAMILLK.
de la manufacture; qu'il puisse être mari et père;
qu'il sente sa volonté et son cœur.
binées avec une nouvelle organisation du traitement externe des
scrofules et de la teigne soni autant de bienfaits pour la popula-
tion pauvre de Paris.
Cj^^^i:^
SOCIÉTÉS DE SECOURS MUTUELS. 34;
CHAPITRE m.
INSTITUTIONS DE PREVOYANCE. ASSOCIATIONS DE SECOURS
MUTUELS. CAISSES D'ÉPARGNE.
Au nombre des institutions qui font un grand
bien et ne peuvent faire aucun mal , nous plaçons
en première lijjfne l'association et l'épargne, parce
qu'elles fondent la prospérité matérielle de l'ou-
vrier, et contribuent à son avancement intellectuel
et moral. Elles ne le cèdent qu'aux écoles, comme
instruments de moralisation et de progrès.
Nous avons vu, il y a quelques années, le prin-
cipe de l'association invoqué et proscrit tour à tour
avec une égale injustice. L'association n'est pas ap-
plicable à toutes les fonctions sociales et ne peut
pas guérir toutes les plaies : mais il est désormais
surabondamment prouvé en finances et en industrie
que les plus grandes forces sont celles qui résultent
du concours d'un grand nombre de petites forces,
et que le plus grand banquier du monde est celui
qui dispose de l'obole du prolétaire. Le développe-
ment de l'association est le correctif nécessaire de
346 LE SALUT PAR LA FAMILLE.
l'article 745 du code civil, qui divise incessamment
les héritages ; et l'une des causes de la supériorité
industrielle de l'Angleterre, c'est qu'ayant moins
besoin de recourir à l'association, elle la connaît
cependant et la pratique mieux que nous. Mais nous
ne voulons considérer ici l'association que dans son
application la plus incontestée et la plus directe-
ment appropriée à l'extinction du paupérisme.
On a donné dans ces derniers temps une très-vive
impulsion aux sociétés de secours mutuels'. Il s'est
mêlé à cette excellente initiative un désir immo-
déré de surveillance et de centralisation ; c'est une
tentation à laquelle ne résistera jamais l'adminis-
tration française. A part cet inconvénient, qui est
assez grave, on rend réellement aux ouvriers un
très-grand service en favorisant et en suscitant les
associations de ce genre. Le côté vraiment pénible
de la condition de l'ouvrier, ce n'est pas l'obliga-
1. Une enquête faite en 1853 par la commission supérieure
des sociétés de secours mutuels constate qu'il y avait alors
2438 sociétés; mais il est certain que ce chifTre était notablement
inférieur au chitïre réel. Sur 2o01 sociétés, 45 avaient été fon-
dées antérieurement au dix-neuvième siècle, 114 de 1800 à 1814;
337 de 1814 à 1830; 1088 de 1830 à 1848; 411 de février 1848 au
15 juillet 18.J0, date de la loi de l'Assemliiée législative; 242 du
15 juillet IS.jO au 26 mars 18.)2. Il y avait, à la fin de 1858,
3860 sociétés, comprenant 448 914 membres participants et
58 066 membres honoraires. Le nombre des membres partici-
pants, à la lin de 1859, était de 472 855. La recette annuelle appro-
chait de 8 millions; le cajiital de réserve était de 20750450 francs.
Il ne s'élevait qu'à 10 714 877 francs à la fin de 1852.
SOCIÉTÉS DE SECOURS MUTUELS. 347
tioii de travailler, qui lui est commune avec tout le
monde, ce n'est pas même l'abaissement des salai-
res, c'est la nature précaire de ses ressources, qui
cessent immédiatement avec son travail. Une ma-
ladie, une blessure jettent dans le dénùment, du
jour au lendemain, un ouvrier laborieux, rangé,
aisé. Il ne peut vivre et faire vivre les siens pen-
dant sa maladie sans contracter une dette, et la plu-
part du temps il ne peut ensuite payer cette dette
qu'en s'écrasant de fatigue et en prenant sur son
nécessaire. Le crédit est très-restreint, parce que le
fournisseur lit à livre ouvert dans la situation de
l'ouvrier et sait aussi bien que lui ce qu'il peut ga-
gner par un surcroît de travail ou économiser par
un surcroît de privations. Ainsi, quand on secourt
un ouvrier malade, on ne le sauve pas seulement
de la maladie; on le sauve de la dette, c'est-à-dire
de la ruine.
Mais si ce secours vient d'une bienfaisance toute
spontanée, il a quelque chose d'iiumiliant. 11 ne
faut pas se récrier contre ce mot et parler d'or-
gueil déplacé. L'ouvrier qui vit de son travail sans
rien devoir à personne, et qui élève honorablement
sa famille à la sueur de son front, éprouve au fond
du cœur une fierté légitime à laquelle tout honnête
homme doit rendre hommage. En recevant un se-
cours purement gratuit, il est impossible qu'il ne
se sente pas diminué à ses propres yeux. Qui sait
348 Lb: SALUT PAR L\ FAMILLE.
s'il ne s'y accoutumera pas plus lard? Ce secours
d'ailleurs est précaire. L'ouvrier valide n'est nulle-
ment rassuré contre les conséquences d'une mala-
die par cette chance de trouver une main généreuse
qui lui vienne en aide. Il n'a de sécurité ni pour lui
ni pour ses enfants. Ce n'est que dans le sein de l'as-
sociation qu'il se trouve enfin affranchi de l'incer-
titude du lendemain; c'est par elle seulement qu'il
peut se dire qu'il ne dépendra jamais de personne.
Ce sentiment fait beaucoup non-seulement pour
le bonheui" de l'ouvrier, mais pour son caractère.
Les ouvriers associés ont cette dignité, cette as-
surance que donne la conscience d'une position
acquise, d'un droit reconnu. Ils se sont astreints
volontairement à [ ayer la cotisation, mais une fois
l'obligation contractée, l'épargne est pour eux un
devoir, et ne tarde pas à devenir une habitude. La
solidarité qui unit tous les membres donne à cha-
cun sur la conduite des autres un droit de contrôle
également utile à exercer et à subir. Grâce à l'asso-
ciation, ils connaissent la douceur de porter sous le
toit d'un ami des consolations et des secours. S'ils
ont associé leurs enfants en même temps qu'eux,
cette sollicitude paternelle contribue à resserrer
les hens de la famille. Enfin les plus habiles et les
plus recommandables sont appelés par l'élection à
faire partie du conseil. Ils y apprennent comment
la propriété naît du travail et de l'épargne; ils y
SOCIÉTÉS DE SECOURS MUTUELS. 349
acquièrent la connaissance des hommes et des af-
faires. Ils y siègent souvent à côté de leurs patrons,
et contractent avec eux des relations d'estime et de
confiance réciproques. La manufacture cesse d'être
à leurs yeux le champ de bataille où le travail et le
capital se trouvent en présence. Cette bonne œuvre
accomplie en commun éclaire tout le monde sur la
véritable nature d'une entreprise où chefs et tra-
vailleurs ont le même intérêt, avec des risques et
des profits inégaux*.
Il importe que les sociétés de secours mutuels,
destinées à fortifier la famille en introduisant pour
la première fois sous le toit du pauvre le sentiment
de la sécurité, ne perdent jamais leur caractère
d'institutions graves et presque religieuses. Il existe
à Lille un certain nombre de sociétés limitées à
100 membres, dont l'origine est assez ancienne % et
qui, sous le nom de suciélés de malades, constituent
plutôt des associations de buveurs. Elles ont toutes
leur siège dans un cabaret. C'est là qu'elles tiennent
leurs assises de chaque mois, et qu'elles consom-
ment à la fin de l'année, dans une orgie, la partie
des amendes et des cotisations qui n'a pas été ab-
sorbée par les secours ^ On pourrait citer dans d'au-
1. Voyez le Faupéristne ei les associations de prévoijance, par
M. Emile Laurent.
2. On prétend que l'une d'elles remonte à 1680.
■i. Société de Saint-Dominique, créée en 1797, doublée en 1839:
20
350 LE SALUT PAR LA FAMILLE.
très sociétés des règlements aussi imprévoyants et
aussi étranges. Évidemment les ouvriers ont besoin,
non pas d'être dirigés, ce serait trop, mais d'être
conseillés dans la rédaction de leurs statuts. Une
fois avertis, ils iraient tout seuls. Un des torts de
la société envers eux est de ne pas savoir compter
sur eux.
Malgré leurs récents progrès, les sociétés de se-
cours mutuels en sont encore à la période d'enfan-
tement; les ouvriers qui les fondent seront obligés,
longtemps encore, de recourir à des hommes ha-
bitués à la pratique des affaires. Un des moyens de
leur être utile est d'entrer avec eux dans leurs asso-
ciations. La cotisation ne peut jamais être élevée, et
les besoins au contraire sont toujours très-grands ;
la présence d'un certain nombre de membres ho-
noraires est donc très-désirable à ce point de vue.
Il n'est pas moins important d'accoutumer les riches
a Art. 30. Tout associé devra payer deux litres de l)ière au bout du
mois, sous peine de 10 centimes d'amende , et s'il ne payait pas au
deuxième mois, il sera rayé des registres de la Société. — Art. 22.
Tous les ans. le premier dimanche d'août, on boira les amendes
après le compagnonnage. » Société de Saint Charles , fondée en
1802 : ce Art. 19. Les amendes se boiront le jour del'i fête, etc. »
Société de Saint-Pliilippc , créée en 1839: «Art. 14. Tous les
quatrièmes dimanches du mois il y aura assemblée; les socié-
taires qui seront cartes ou plombés seront obligés de s'y rendre
pour compagner de deux litres de bière. — Art. 23. Tout confrère
qui amènera un étranger en sera responsable, tant pour les deux
litres de bière que pour toute autre circonstance. —Art. 38. Le
jour de la fête, on boira les amendes des sociétaires, etc. »
SOCIETES DE SECOURS MUTUELS. 351
et les pauvres à faire le bien en commun et à se
voir réciproquement de leur beau côté. Si l'on avait
pu introduire des membres honoraires dans les an-
ciennes sociétés de Lille, ils auraient évidemment
provoqué la refonte des statuts et ramené ces insti-
tutions à leur but véritable. Ce n'est pas que les ou-
vriers manquent d'intelligence, mais ils manquent
d'expérience. 11 faut leur montrer le chemin dans
les commencemenls. C'est ce qu'on s'est proposé de
faire dans diflérentes villes et à différentes époques,
en créant, à côté de leurs associations, des associa-
tions auxiliaires, destinées à provoquer la création
de sociétés nouvelles, et à secourir les sociétés déjà
formées, soit en augmentant leurs ressources finan-
cières, soit en corrigeant leurs règlements, soit entin
en intervenant comme conseils de prud'hommes
dans les détails de leur gestion. La première fonda-
tion de ce genre est la Sociélê philanthropique de
Paris, créée en 1 780, et qui, après avoir rendu d'é-
minents services, a été remplacée en 1847 par un
comité spécial pour la propagation des associations
de prévoyance. Les événements politiques ont amené
la dispersion de ce comité ; mais des associations
analogues subsistent encore à Marseille, à Grenoble,
à Nantes et à Mulhouse. Le Grand Conseil dessociétcs
de secours mutuels de Marseille n'était à l'origine,
en 1821, qu'une des sections de la Société de bienfai-
sance. Tl ne devint une institution spéciale, ayant
352 LE SALUT PAR LA FAMILLE.
une existence séparée et indépendante, qu'à partir
de 1841. Nommé auparavant par la Société de bien-
faisance, il se compose aujourd'hui de deux mem-
bres du conseil d'administration de chaque société :
le président sortant et le président en exercice. Les
sociétés qui acceptent son patronage et se soumet-
tent librement à sa juridiction, reçoivent de lui un
règlement qui est invariablement le même pour
chacune d'elles et qu'on appelle le règlement cen-
tral. Ce règlement lui donne le droit, par un article
spécial, de vérifier toutes les comptabilités, et déju-
ger contradic'oirement et sans appel toutes les con-
testations qui s'élèvent entre l'administration d'une
société et un de ses membres ^ Le Grand Conseil a
fondé 117 sociétés; il en gouverne 147; elles dépen-
sent par an 200 000 francs; leur actif est de 500 000.
Les commissions départementales proposées dès
1859 par la Commission supérieure ont été évidem-
ment conçues sur le modèle du Grand Conseil de
Marseille, du Conseil supérieur de Grenoble, des
1 . De 1822 à 1808 , 120 sociétés ont été traduites à la barre du
Onind Conseil. Elles ont donné lieu à la présentation de 525 affai-
res, parmi lesquelles 66affaires d'exclusion, 102 affaires d'amende,
239 demandes de secours. 201 solutions sont favorahles aux plai-
gnants, et 264 aux administrateurs. Dans les dernières années,
la moyenne a élé de .37 causes par an. Les 147 sociétés forment
approximativement 12 000 membres; il y a donc chaque année
1 plaignant sur 324 membres; et la moitié des réclamations étant
admises, il n'y a qu'un membre inquiet et turbulent sur (i48.
(M. Emile Laurent, le. Paupcrisme . p. 217 et suiv.)
sofiélés industrielles de Nnnics f t do Mulhnusi'. i.a
principale ditlérence de ces deux sortes d'instilu-
tions est dans leur origine. C'est surtout pour ce qui
touche à la bienfaisance que l'action directe et in-
dépendante des citoyens est nécessaire. Lille et Mar-
seille n'ont ni la même population ni le même
tempérament. En admettant qu'il y ait pour les so-
ciétés de secours mutuels une forme qui soit la plus
simple et la plus parfaite de toutes, elle n'est plus
aussi parfaite quand elle est imposée. Les villes,
comme les individus, s'intéressent à leurs créations;
elles y marquent l'empreinte de leur originalité, et
c'est par ce côté-là qu'elles s'y attachent. Les Mar-
seillais aimeraient déjà leur Grand Conseil pour les
services qu'il leur a rendus; mais ils l'aiment en-
core pkis par patriotisme. On ne vit que de sa pro-
pre vie, et il est doux de se sentir vivre. Il n'y a pas
de gouvernement au monde, quelles que soient sa
force, sa bonne volonté et ses ressources, qui puisse
faire pour l'extinction du paupérisme ce qu'a réalisé
l'énergique initiative des citoyens à Mulhouse, à
Lyon, à Grenoble, à Sedan, à Marseille. Ce n'est
pas une raison pour ne pas applaudir aux efforts
tentés depuis plusieurs années pour propager les
associations de secours mutuels. L'administration
ne peut pas remplacer le zèle; elle doit craindre de
le rendre impuissant ou inutile ; mais elle rend un
grand service en l'aidant et en le provoquant. La
354 LE SALUT PAR LA FAMILLE.
Commission d'encouragement et de surveillance des so-
riéiés de secours mutuels, instituée au ministère de
l'intérieur par l'article 19 du décret du 26 mars 1852,
est à ce point de vue une innovation heureuse, et
qui ne peut manquer d'être féconde, si elle sait se
restreindre.
Un certain nombre de sociétés, dont la réserve est
importante, et qui par conséquent sont en mesure
de faire quelques placements pour améliorer leur
capital, ont adopté l'usage de venir au secours des
malheurs immérités par un prêt d'honneur. Il suffît
de penser que l'ouvrier n'a d'autres ressources que
son salaire journalier, pour comprendre quelle per-
turbation la moindre dette introduit dans son bud-
get. Il y a pourtant des cas où l'homme le plus la-
borieux, le plus rangé, se voit obligé à des dépenses
supérieures à ses besoins ; une maladie, un incen-
die, un chômage prolongé, une disette, dévorent
promptement les faibles épargnes du pauvre. Recou-
rir au crédit, c'est le plus souvent se livrer en proie
à l'usure. Le mont-de-piété prête à des intérêts assez
élevés, et il ne prête que sur gage. Dans une maison
où personne n'a jamais connu que le nécessaire, un
gage est difficile à trouver : il est dur de mettre au
mont-de-piété un habit, un outil. Sur ces objets indis-
pensables le mont-de-piété prête bien peu, trop peu
la plupart du temps pour qu'on puisse aller jusqu'au
jour de la paye. A qui s'adresser? Au patron? Mais
SOCIÉTÉS DE SECOURS MUTUELS. 355
le patron est assailli de demandes; et en outre, dès
qu'il devient créancier, il n'est plus seulement un
patron, il est un maître. L'ouvrier est enchaîné à
l'atelier par sa dette, condition déplorable, même
quand l'ouvrier est laborieux et le patron honnête
homme. Dans cette extrémité, on se rend devant le
conseil de l'association pour réclamer le prêt d'hon-
neur. Si un homme a toujours vécu honnêtement,
s'il a travaillé, s'il a épargné, si ses voisins, ses
amis, membres comme lui de la société, savent que
l'on peut compter sur sa parole, ils lui prêtent l'ar-
gent du pauvre, sûrs que les pauvres n'en souffri-
ront pas, que les intérêts seront payés et le capital
rendu. Quelquefois même ce n'est pas pour réparer
un malheur, c'est pour mettre un jeune homme cou-
rageux et habile en état de faire son apprentissage,
ou pour faciliter à un excellent ouvrier le moyen
d'améliorer sa position, qu'on lui met entre les
mains un petit capital, sans autre garantie que son
talent et sa probité. Les associations de secours mu-
tuels n'ont pas seules le privilège de faire des prêts
d'honneur; mais elles sont admirablement placées
pour en faire, parce que les membres se connais-
sent, vivent ensemble, se jugent, s'apprécient. Rien
n'est plus beau que le spectacle d'un ouvrier qui,
par toute une vie de courage et de probité, a donné
à sa parole une telle valeur que cette seule garantie
vaut pour ceux qui le connaissent tous les contrats
358 LE SAr.T'T PAR TA FAMILLE.
et toutes les hypothèques du moiule. L'association,
quand elle sauve ainsi un de ses membres, devient
vraiment fraternelle.; on peut dire alors qu'elle est
une famille.
Les femmes sont exclues de la plupart des sociétés
antérieures à 1852. Dans le recensement fait à cette
époque, on ne trouva parnii les sociétaires que
26 181 femmes. En 1860, sur 472 855 membres par-
ticipants, il y avait 402 885 hommes et 69 970 femmes
seulement. Quelquefois elles sont admises dans des
conditions d'infériorité. Dans une association rouen-
naise, leur cotisation est plus élevée que celle des
hommes, et pourtant, en cas de maladie, elles n'ont
droit qu'à la visite du médecin et aux remèdes,
tandis que les hommes reçoivent une indemnité de
chômage. La raison qu'on en donne, c'est qu'elles
sont plus souvent .malades. Il paraît qu'en effet leurs
maladies sont plus fréquentes, mais en revanche
elles sont plus courtes. Le rapport de la Commission
supérieure pour 1857 et 1858 constate que le nombre
des journées payées a été relativement moins con-
sidérable pour les femmes que pour les hommes'.
Ainsi le prétexte ne vaut rien. Pourquoi dans au-
cune association les femmes ne sont-elles employées
à visiter les malades? Sont-elles donc moins capa-
1. En 1858, la somme des journées payées a été, pour chaque
sociétaire homme, de 5,30 pour 100. et pour chaque sociétnire
femme de 4.53 pour 100.
SOCIÉTÉS DE SECOURS MUTUELS. 357
bips que les hommes de cas touchantes fonctions y
Ce n'était pas l'avis de saint Vincent de Paul.
Les femmes, se voyant repoussées, ont fondé en-
tre elles des sociétés de secours mutuels qui s'admi-
nistrent elles-mêmes et prospèrent sans aucune sub-
vention. Elles étaient au nombre de 120 au com-
mencement de 1856; au commencement de 1860 il
n'y en avait pas 140. Les départements qui renfer-
ment le plus de sociétaires dans les associations de
femmes, sont ceux de l'Isère, de Tarn-et-Garonne,
du Tarn, du Bas-Rhin, des Basses-Pyrénées, de la
Seine , de la Gironde. L'association de Grenoble re-
monte à 1822. Quoique le nombre des sociétaires
pour toute la France ne dépasse pas 12 000, on peut
regarder l'expérience comme définitive. Les socié-
tés ont été très-bien administrées; les réunions se
sont passées avec la plus grande décence , et les re-
cettes ont dépassé les dépenses, condition indispen-
sable pour assurer la durée des institutions. Le
nombre des membres honoraires est moins consi-
dérable dans les sociétés de femmes que dans les
sociétés d'hommes; c'est un fait très-regrettable,
mais qui doit évidemment disparaître quand le prin-
cipe des associations de femmes sera plus répandu
et mieux apprécié. Les femmes du monde ne peu-
vent pas faire plus de bien à moindres frais qu'en
protégeant des institutions qui assurent la santé et
la moralité des jeunes filles et des femmes isolées.
358 I.E SATJTT PAR LA FAMILLE.
Une femme pauvre qui n'est affiliée à aucune asso-
ciation ne reçoit les secours du médecin que quand
la maladie est déjà grave ; cela seul est un malheur,
non-seulement pour la personne souffrante , mais
pour la santé publique. L'association le fera cesser.
Elle supprimera la cause la plus fréquente de la mi-
sère, c'est-à-dire le chômage occasionné par les
maladies ; elle donnera aux femmes isolées une fa-
mille. Or la première source du désordre des fem-
mes, c'est la misère ; la seconde, c'est l'abandon. Il
n'est pas à souhaiter que le mari et la femme appar-
tiennent à deux sociétés différentes ; mais on peut
émettre le vœu qu'un chef de famille n'entre ja-
mais dans une association sans y agréger aussi sa
femme et ses filles, et que les femmes isolées conti-
nuent à s'associer entre elles. Il est naturel qu'elles
aient recours aux mêmes institutions que les hom-
mes, ayant plus de besoins et moins de ressources.
Dans les rangs élevés de la société, et même dans
les conditions moyennes , les femmes sont entou-
rées de bien-être ; on ménage leur faiblesse, on les
traite un peu en malades. Les femmes d'ouvriers,
qui n'ont ni la santé ni la force de leurs maris, tra-
vaillent autant qu'eux et sont plus durement trai-
tées. Est-ce juste? Quand on songe à la quantité de
ménages où le mari se dérange un ou deux jours
par semaine , et qui ne se soutiennent que par les
privations, le travail et l'économie de la femme, on
SOCIÉTÉS DE SECOURS MUTUELS. 359
ne peut s'empêcher de penser qu'il y a tout à la fois
de la barbarie et de l'imprévoyance à réserver pour
les hommes les bénéfices de l'association. Aucune
institution ne peut être réellement bienfaisante qu'à
la condition d'unir tous les membres de la famille
dans un même intérêt et dans une mêrne espé-
rance. Le mari recevra pendant sa maladie les vi-
sites du médecin, des remèdes en abondance et une
indemnité de chômage; et si sa femme , qui l'a soi-
gné, qui l'a veillé , qui s'est exténuée pour suffire à
tous les besoins de la famille, gagne la fièvre à son
tour, elle sera abandonnée sur son lit de souffrance,
seule, sans remèdes? Que devient le mariage dans
cette condition? Que devient cette solidarité de plai-
sirs et de peines , qui en fait la sainteté ? Dès que
l'association de secours mutuels se transforme en
institution égoïste, elle va directement contre son
but, car elle sépare ceux qu'elle devrait unir. Elle
est faite au contraire pour fortifier la famille , en
rassurant la tendresse de l'époux et du père ; c'est
ainsi qu'il faut l'entendre pour lui laisser toute sa
grandeur morale.
Plusieurs chefs d'industrie ont établi chez eux ,
entre leurs ouvriers , des associations dans les-
quelles ils entrent eux-mêmes, comme membres
non participants', et ces sortes de fondations ne
1. Nous citerons la caisse de secours de M. David Bacot, au
360 LE SALUT PAR LA FAMILLE.
sont pas moins précieuses aux yeux de la morale
qu'à ceux de l'humanité. Elles donnent des retraites
aux vieillards et des pensions aux veuves ' ; elles
rendent ainsi la sécurité de l'ouvrier complète en le
garantissant non-seulement contre la maladie, mais
contre la vieillesse et contre la mort. Son travail,
qui nourrit chaque jour sa famille, profitera encore
aux siens quand il ne sera plus ; c'est une nouvelle
raison pour lui d'aimer le travail et la manufac-
ture qui le traite en fils adoptif. Cette maison est
bien sa maison, puisqu'elle lui sera fidèle au delà
du tombeau. Il est bien juste qu'il se passionne
Dijonval , fondée il y a vingt et un ans. M. Bacot double toutes les
mises. A la manufacture de MM. Seydoux et Sieber, au Gâteau,
la caisse de secours est alimentée uniquement par les amendes,
et par une somme, égale à la totalité des amendes, versée par
les chefs de l'établissement. Les amendes, pour le dernier exercice,
se sont élevées à 1852 fr. 3.5; la ca sse a un reliquat de 12 W-i6 fr.,
placés dans la maison et portant intérêt à 5 pour 100. Elle est
administrée par douze ouvriers nommés par leurs camarades.
M. Charles Kestner, à Thann, donne des pensions de retraite à
ses ouvriers, sans exercer pour cela aucun prélèvement sur
leurs salaires. Ces retraites peuvent monter jusqu'à une rente
annuelle de 540 francs. La veuve d'un ouvrier mort après vingt
ans de collaboration a droit à une pension annuelle de 120 francs.
L'établissement de Wesserling consacre 17 000 francs tous les
ans à des pensions de cette nature.
1. Les sociétés de secours mutuels ne donnent de pensions
aux veuves en aucun cas. La loi de 1850 leur interdisait même
de donner aux associés des pensions de retraite: elles peuvent
en promettre maintenant, mais seulement quand elles ont un
Jioaabre suffisant de membres honoraires. (Décret du 26 mars
J852, article 6.)
CAISSES D'ÉPARGNE. 361
pour ses intérêts. Quand il a obtenu sa retraite, on
le voit rôder dans les ateliers dont il est le pa-
triarche, et où tout le monde, depuis le maître jus-
qu'aux apprentis, lui témoigne de l'afTeetion et du
respect. C'est lui qui se charge de donner des con-
seils aux nouveaux venus et de leur apprendre à
soutenir l'honneur du drapeau industriel.
Les caisses d'épargne ont un caractère plus per-
sonnel que les associations de secours ^ Les dépo-
sants à la caisse d'épargne restent propriétaires de
leur apport, qui leur est rendu sur leur demande,
avec les intérêts depuis le moment du dépôt; au
contraire, dans les sociétés de secours, la cotisation,
dès qu'elle est déposée , cesse d'appartenir au so-
ciétaire, et la maladie seule donne des droits à une
répartition. La caisse n'en est pas moins une insti-
tution excellente au point de vue matériel, en ce
qu'elle donne à l'ouvrier une ressource contre le
chômage et la maladie, une chance d'avancement,
et constitue réellement , par la bonification du ca-
pital, une augmentation de salaire. Elle est excel-
lente aussi au point de vue moral pour deux rai-
1. Le premier essai de caisse d'épargne fait en France ne re-
monte qu'à 1818. A la fin de 1833, les versements ne s'élevaient
encore qu'à 8 millions. Le 1"' décembre 1845, ils étaient de plus
de 385 millions. Voyez M. Emile Laurent, Je Paupérisme, p. 110.
— On peut regarder la caisse des retraites pour la vieillesse
comme un complément de la caisse d'épargne; c'est l'épargne
avec destination fixe.
21
362 LE SALUT PAR LA FAMILLE.
sons : d'abord elle donne l'habitude de l'épargne.
On ne saurait s'imaginer l'influence que peut avoir
un premier dépôt; cette somme mise à l'abri con-
stitue enfin une propriété ; l'ouvrier s'y attache
avec passion et ne songe plus qu'à l'augmenter.
Par ce premier dépôt, le cabaret est déjà à demi
vaincu , service immense. Un autre bienfait de la
caisse d'épargne, c'est de faire concevoir à l'ouvrier
la possibilité de laisser quelque chose à ses enfants.
Quand on désespère de faire des économies, on se
laisse aller à la dépense , on s'étourdit sur ses de-
voirs. En général , il ne faut pas que le devoir soit
difficile au point de paraître impossible. La caisse
• d'épargne dit à tout ouvrier : « Tu peux avoir les
vertus et la sollicitude d'un père, si tu le veux. »
Il est donc vrai que ces sortes d'associations ont
une puissance fortifiante. Elles enseignent le de-
voir. Elles donnent à l'ouvrier bien plus qu'un
dividende, bien plus qu'un secours; elles lui don-
nent de I/i volonté. Là est leur grandeur, car on ne
saurait trop le répéter : il n'y a de sécurité et de
dignité que dans la liberté. Personne n'a le pouvoir
de sauver l'ouvrier du paupérisme, si ce n'est l'ou-
vrier lui-même.
oSo
RÉFORME DES LOGEMENTS. 363
CHAPITRE IV.
REFORME DES LOGEMENTS. SOCIETE MULHOUSIENNE
DES CITÉS OUVRIÈRES.
Gomme il y a une objection à tout, même aux
meilleures choses, il faut reconnaître que le mau-
vais côté des caisses d'épargne, c'est qu'elles sont
excellentes pour favoriser le goût de l'économie, et
assez impuissantes pour le faire naître. Le problème
était de fournir à l'ouvrier le moj'en d'économiser
avec passion. Une application attentive de la psycho-
logie à la bienfaisance avait déjà démontré combien
la méthode qui développe l'énergie de l'ouvrier, en
le confiant pour ainsi dire à lui-même , en le pro-
voquant et en l'aidant à agir, est préférable à celle
qui le prend en tutelle, et qui pourvoit sans lui à
ses besoins. Ne pouvait-on pas s'avancer encore
plus dans cette voie en recourant au stimulant le
plus puissant de l'activité humaine, qui est sans
contredit la propriété? Au lieu de cette chétive
somme que garde la caisse d'épargne et qu'elle
rend au bout de longues années , augmentée de
364 LE SALUT PAR LA FAMILLE.
faibles intérêts , ne pouvait-on donner à l'ouvrier,
en échange de ses économies, l'immédiate et solide
jouissance d'une maison et d'un coin de terre ? Si
ce projet se réalisait, il contenait, pour ainsi dire,
toutes les réformes dans une seule , car non-seule-
ment il développait plus puissamment que tous les
autres moyens employés le goût du travail et de
l'épargne, mais, en concentrant toutes les espé-
rances de l'ouvrier dans la possession d'un inté-
rieur, il lui inspirait directement le goût des vertus
domestiques. Cette réforme vraiment capitale est-
elle possible? Elle est possible, puisqu'elle est faite.
Chacun peut la voir réalisée de ses propres yeux
dans les cités ouvrières de Mulhouse.
Ce nom de cités ouvrières ne doit pas nous ef-
frayer. Il a été donné ailleurs à des entreprises
justement tombées dans le discrédit, parce qu'elles
n'étaient au fond qu'une sorte de casernement des
ouvriers ; mjais à INIulhouse, l'ouvrier n'est soumis
à aucune surveillance et à aucun règlement. Non-
seulement il conserve sa liberté , mais il l'accroît ,
car il devient propriétaire , ce qui est la sanction et
l'achèvement de la liberté.
Quand on a vu cette belle ruche riante, où l'ou-
vrier est mieux logé que la plupart des familles
aisées de Paris, où il est propriétaire de sa maison,
où il trouve le soir une bonne ménagère, des en-
fants bien élevés et bien tenus, revenus de l'asile ou
RÉFORME DES LOGEMENTS. 365
de l'école , on comprend qu'il y a là le germe de
toute une révolution : révolution bénie, qui ne dé-
truit que le vice et la misère, et qui fait marcher
du même pas l'amélioration de la condition maté-
rielle des ouvriers et leur régénération morale. Si
le système des cités ouvrières, tel qu'il a été appli-
qué à Mulhouse, vient à se généraliser, on peut
assurer que le sort des ouvriers ne dépendra plus
que d'eux-mêmes. Ce sera le plus grand pas qu'on
aura fait dans la voie de l'extinction du paupérisme,
depuis la loi de 1833 , qui a fondé rinslruction pri-
maire.
On a fait, il y a quelques années, à Paris et à Mar-
seille, des essais de cités ouvrières. Dans les quar-
tiers habités d'ordinaire par les ouvriers, on a jeté
bas de vieilles maisons à demi croulantes, aux esca-
liers obscurs, aux chambres mal éclairées, aux dé-
gagements impossibles , et l'on a élevé à leur place
de beaux édifices de pierres de taille, avec des esca-
liers monumentaux , de vastes couloirs, des appar-
tements bien aménagés, bien éclairés, pourvus de
tout ce qui est nécessaire à un ménage. Cela fait, on
a affiché un règlement à la porte extérieure, et on a
attendu les locataires, qui ne se sont pas présentés.
C'est que les ouvriers ne veulent pas être casernes.
Ils aiment la liberté du chez soi, et ils en aiment
jusqu'à l'apparence. Ils ont cru qu'on voulait les
vendre heureux en dépit d'eux-mêmes. Ils ont re-
366 LE SALUT PAR LA FAMILLE.
gardé les cités ouvrières comme une sorte d'hospice
des petits ménages. Plusieurs sont allés dans la ban-
lieue de Paris louer ou acheter quelque bout de ter-
rain sur lequel ils ont bâti avec des matériaux
ramassés de tous côlés une maisonnette à peine ha-
bitable. Cette demeure lointaine les oblige à de
longues et dispendieuses courses, et ne les abrite
qu'à moitié contre le vent et la pluie ; mais ils en
sont les maîtres : voilà le charme qu'elle a à leurs
yeux. Ils y régnent sur un empire de trois mètres
carrés. La fierté est un bon signe chez l'homme; il
est toujours bon de se respecter soi-même. Ce sen-
timent fera des villages autour de Paris, fara da se.
Avec le temps et un peu d'expérience, l'ordre se
mettra dans ce désordre. Si on arrive un jour à
grouper dans le même village les ouvriers qui ont
leurs ateliers dans le même quartier, il suffira de
quelque omnibus faisant soir et matin un service à
prix réduit, pour abréger la distance, et pour ré-
soudre à moitié cette terrible question des loyers,
qui trouble si profondément l'économie des petits
ménages parisiens. Dans quelques autres villes où
les cités ouvrières semblent construites tout exprès
pour rendre la surveillance facile , on a eu de la
peine à trouver des locataires. A Amiens, la cité
Damis est une rue bien percée , entièrement bor-
dée de maisons à un seul étage bûties sur un plan
uniforme. La rue est large, elle est en bon air; les
RÉFORME DES LOGEMENTS. 367
maisons sont spacieuses et commodes; cependant
elles restent en grand nombre inhabitées. La cité
que les MM. Scrive ont fondée à Marcq-en-Barœul,
à 4 kilomètres de Lille, est au contraire littérale-
ment envahie. Elle a plusieurs avantages : les mai-
sons sont entourées de jardins (les ouvriers adorent
le jardinage) ; la fabrique est située au milieu delà
cité, ce qui fait que les ouvriers y sont comme chez
eux. L'intelligent propriétaire a établi une agence
qui vend à des prix très-équitables tout ce qui est
nécessaire à la nourriture et au vêtement. Il y a
aussi une musique, dont les habitants de la cité sont
charmés. Quelques-uns d'entre eux sont des musi-
ciens passables. La musique des ouvriers remplace
l'orgue à la messe, ce qui ne l'empêche pas de ser-
vir d'orchestre une heure après pour les bals en
plein vent. Le restaurant est à prix modérés ; le café
est décent ; on ne s'y enivre pas, on n'y joue pas, on
ne s'y querelle pas. La cité de Marcq n'a qu'un mal-
heur, c'est d'appartenir au patron. Jamais on ne se
passionnera pour une maison dont on n'est que lo-
cataire. On a beau faire un long bail, il y a une fas-
cination dans ces mots : Ma maison. Partout où l'on
a pu vendre la maison aux ouvriers qui l'habitent,
on a transformé la population des ateliers. A Rouen,
011 les améliorations sont bien lentes, on commence
pourtant à vendre des terrains aux ouvriers, terrains
pierreux, incultes jusqu'ici, et qui ne peuvent être
368 LE SALUT PAR LA FAMILLE.
embellis et fertilisés qu'à force de patience. Ils sont
situés sur une colline qu'on appelle la Californie, en
•lehors des limites de l'octroi. C'est une idée heu-
reuse sous tous les rapports, parce que, pour cer-
tains terrains d'un rendement problématique, le
travail opiniâtre d'un petit propriétaire vaut mieux
que les millions d'un capitaliste. Les ouvriers qui se
sont emparés de la Californie, et qui ont enfin l'es-
poir de reposer sous leur propre toit, n'ont plus
d'autre pensée que de rendre leur coin de terre ha-
bitable et productif. Ils se transforment plus vite que
la terre qu'ils défrichent. Il y a à Reims une rue où
demeurent des tisserands à bras, presque tous pro-
priétaires de leur maison : c'est la rue Tournebon-
neau. La population de cette rue fait le plus frap-
pant et le i)lus heureux contraste avec celle des
autres quartiers habités par les ouvriers. A Sedan,
où l'on ne connaît ni le lundi, ni les cabarets, où les
ouvriers mènent en général une vie régulière, l'ex-
cellente conduite de la population est due à deux
causes : la première, c'est que tous les ouvriers
sont du territoire, nés à Sedan d'habitants de Se-
dan, et la plupart travaillant de père en fils dans la
même maison ; la seconde, c'est qu'ils ont au plus
haut degré l'amour du jardinage. C'est une vraie
passion chez eux. Il faut aux plus malheureux un
jardin grand comme la main, qu'ils puissent soi-
gner le dimanche avec amour, et auquel ils puissent
RÉFORME DES LOGEMENTS. 369
rêver toute la semaine. Beaucoup d'entre eux ont
acheté le leur ; d'autres ne sont que simples loca-
taires. Plusieurs fabricants permettent à leurs ou-
vriers de se ménager des jardins dans l'emplacement
destiné à étendre le drap. Ce sont des carrés dont on
fait le tour en trois pas, et pourtant il n'y en a pas
pour tout le monde. Ils appartiennent de droit aux
anciens, et sont l'objet de longues convoitises.
M. Charles Cunin-Gridaine offrait une pension de
retraite à un vieil ouvrier. « Impossible, monsieur,
lui dit-il; je perdrais mon jardin ! » C'est un mot à
la fois touchant et étrange, mais qui paraît tout na-
turel quand on l'entend sur la colline de Pierre-
mont. Le dimanche, d'assez bonne heure, com-
mence le départ général pour les jardins. Chaque
père de famille s'avance, très-proprement vêtu d'ex-
cellent drap (ils sont connaisseurs), et accompagné
de sa femme et de tous ses enfants. Ils emportent
un panier qui contient les éléments du dîner. Pen-
dant toute la journée on bêche, on plante, on
sarcle. Il y a dans chaque jardin un petit berceau
où s'asseyent les plus jeunes enfants; c'est là qu'on
prend le repas. Le menu n'est pas brillant : de la
salade, des œufs durs, des fruits dans la saison, le
tout arrosé d'assez bonne bière. Les jardins ne sont
séparés que par une haie à hauteur d'appui, et l'on
fraternise d'une propriété à l'autre. Ces détails sem-
blent insignifiants : ils ne le sont pas pour qui sait
370 LE SALUT PAR LA FAMILLE.
réfléchir. Ces jardins-là ont tué les cabarets; ils ont
entretenu dans la population l'esprit de famille. Ils
ont plus fait que toutes les exhortations pour ré-
pandre l'esprit d'économie.
Un riche fabricant de Roubaix avait un chauffeur
habile ouvrier, mais adonné à l'ivrognerie. Un jour,
en sortant du cabaret, l'ivrogne fait une chute, et se
casse la jambe. C'était un homme intelligent quand
il avait sa tête à lui. A peine sur son lit de douleur,
l'inquiétude de l'avenir des siens le saisit. Son pa-
tron le rassura. « Je vous ferai soigner à mes frais,
lui dit-il, et quant à votre famille, elle touchera tous
les jeudis votre semaine, comme si vous étiez au
travail. Une fois guéri, vous me rembourserez au
moyen d'une retenue sur le prix de vos journées. »
La maladie fut longue, et le remboursement dura
un an. Comme le salaire était élevé, la famille put
vivre, à force d'économie, avec la part qui lui res-
tait. Pendant ce temps-là, l'ouvrier s'abstint du ca-
baret, travailla constamment, vécut en bon père de
famille. L'année finie, le patron lui proposa de per-
sévérer pendant deux ans encore. « Vous épargne-
rez douze cents francs, lui dit-il ; c'est le prix de la
maison que je vous loue : dans deux ans, vous serez
chez vous, vous serez un propriétaire. ^ L'ouvrier
consentit : les deux ans passèrent bien vite. A la
première paye après la maison soldée, on voulut
donner au chauffeur la totalité de ce qu'il avait ga-
RÉFORME DES LOGEMENTS. 371
gné dans la semaine. « Gardez, gardez, dit-il; dans
quinze mois, j'aurai acheté la maison voisine. » Il
en a trois aujourd'hui. Sa femme est devenue mar-
chande. L'ancien ivrogne se retirera bientôt avec
une honnête aisance, presque de la richesse. La
propriété a fait ce miracle K
C'est ce qu'avaient deviné les fondateurs de la cité
de Mulhouse.
Entre Mulhouse et Dornach s'étend une vaste
plaine , traversée par le canal qui entoure la ville.
C'est là, en très-bon air, sur la double rive du ca-
nal, à proximité des fabriques, que la Société des
cités ouvrières a tracé l'enceinte de sa ville nouvelle.
Le terrain est parfaitement uni; les rues, pour les-
quelles on n'a pas ménagé l'espace, sont tirées au
cordeau. Comme chaque maison est entourée d'un
jardin , l'œil aperçoit de toutes parts des arbres et
des fleurs ; l'air est aussi pur et circule aussi libre-
ment qu'en rase campagne. Parmi les noms des
rues , on remarque avec plaisir la rue Papin , la rue
Thénard, la rue Chevreul ; il y a aussi la rue Kœchlin
et la rue Dolfus, et en vérité c'était toute justice. Sur
la place Napoléon, située au centre, et à laquelle
aboutissent les rues principales , s'élèvent deux mai-
sons plus grandes que les autres, et qui renferment,
1. Le grand stimulant à l'économie chez les maçons est l'amour
de la propriété foncière. Presque tous achèleni des parcelles de
terre quand ils retournent dans leur village.
372 LE SALUT PAR LA FAMILLE.
la première, les bains et le lavoir, la seconde, le
restaurant, la boulangerie, la bibliothèque et le
magasin. Une salie d'asile, bien aménagée et très-
bien tenue, pouvant contenir 150 enfants, est pla-
cée sur l'autre rive, au carrefour formé par la rue
Lavoisier et la rue Napoléon. Il n'y a pas d'école
particulière, parce qu'on a jugé avec raison qu'on
n'égalerait pas l'école communale, qui est une des
belles institutions de Mulhouse'. La salle d'asile,
surveillée avec zèle par les femmes des premiers
fabricants , est véritablement excellente ; les enfants
sont propres , bien portants , et en général convena-
blement vêtus. Le lavoir a bien réussi'', quoique l'in-
stallation en soit très-inférieure à celle du lavoir de
Reims. L'usage des bains s'est aussi très-prompte-
ment généralisé, ce qui n'estpassans importance au
double point de vue de l'hygiène et de la morale ^ Le
restaurant et la boulangerie sont en voie de prospéiité.
\. Elle est très-habilement dirigée par M. Riss. Elle contient
1600 garçons et 1200 filles rigoureusement séparés. Une succur-
sale, construite en 1861 ,près de Dornach, peut contenir 300 en-
fants. On compte en outre à Mulhouse 200 garçons dans les écoles
libres, 300 dans les classes élémentaires de l'école professionnelle
et du collège, 700 filles à l'école des sœurs. L'école profession-
nelle, dont le chef est M. Buder, a un enseignement théorique
excellent, et de très-beau.v ateliers très-bien conduits.
2. Cinq centimes pour deu.v heures de lavage, eau chaude à
discrétion, séchage à air ou à chaud.
3. Exercice du 30 juin 18G0 au 30 juin 1861 ; nombre de la-
vages : 15 529; nombre de bains : 6728.
RÉFORME DES LOGEMENTS. 373
Le premier étage contient le magasin et la biblio-
thèque. Les fondateurs ont éprouvé là un double
échec. Les ouvriers ont continué d'acheter leurs
ustensiles de cuisine , leurs vêtements et chaussures
dans des maisons où ils payent beaucoup plus cher,
mais où ils trouvent du crédit. Quant à la biblio-
thèque , il est positif qu'ils n'en veulent pas , et à
voir les livres qu'on leur offre, on ne peut guère
les en blâmer. Enfin la Société a consacré une de ses
maisons au logement d'un médecin et d'une diaco-
nesse K Tout habitant de la cité a le droit d'être
soigné sans frais dans ses maladies.
Il y a deux sortes de maisons dans la cité ouvrière
de Mulhouse. Les unes sont isolées de tous les côtés
au milieu d'un jardin , les autres sont alignées côte
à côte comme les maisons d'une rue ordinaire : une
de ces dernières est aménagée pour servir de loge-
ment garni aux célibataires. Chacune des maisons
isolées est divisée par des murs de refend en quatre
logements parfaitement semblables , qui se louent ou
se vendent séparément. Tous les logements affectés
à l'habitation d'un ménage ont la même dimension,
et ne diffèrent que par quelques détails insignifiants
de distribution intérieure ^ Les arrangements qui
1. Les diaconesses protestantes remplissent des fonctions ana-
logues à celles des sœurs de charité.
2. Au rez-de-chaussée deux pièces , dont l'une sert de salle à
manger et de cuisine , et l'autre de chambre à coucher au père
374 LE SALUT PAR LA FAMILLE.
dépendent des locataires sont en général bien en-
tendus, et ne manquent pas d'une certaine élégance ;
c'est un légitime sujet d'orgueil pour le très-habile
et très-dévoué directeur-gérant des cités ouvrières,
M. Bernard. En voyant ces plancliers bien frottés,
ces rideaux bien blancs aux fenêtres, ces jolis pa-
piers, ces meubles solides et bien entretenus, on se
rappelle involontairement les misérables logements
de la Kattenbacli, à Thann. 11 ne faut qu'une heure
pour y aller, et de toutes les rues de la cité on aper-
çoit à l'horizon les montagnes couvertes de neige au
pied desquelles la ville de Thann est bâtie.
Les organisateurs de la cité de Mulhouse auraient
pu sans trop de dépense rendre les maisons plus
vastes; mais ils ne l'ont pas voulu, pour qu'on ne
fût pas tenté de sous-louer. Il importait que les
et à la mère; l'escalier est ordinairement placé dans cette seconde
chambre, pourque les enfants ne puissent ni entrer ni sortira
l'insu du chef de la famille. L'étage se compose de trois chambres
à coucher et d'un privé bien établi, qu'il est facile de tenir pro-
prement et qui ne donne pas d'odeur: Le grenier est assez vaste ,
et on peut au besoin y ménager une chambrette. Sous une partie
du rez-de-chaussée règne un cellier voûté qui sert en même
temps de bûcher et de cave. Les fenêtres sont à deux vantaux et
de belle grandeur-, la principale pièce du rez-de-chaussée en a
deux, qui ne prennent pas jour sur la même façade et sont dispo-
sées de façon à permettre de bien ventiler l'appartement. Il y a
de bons placards, des escaliers commodes, des fourneaux, une
pompe; en un mot tous les besoins de la famille sont prévus,
tout concourt à rendre la propreté et la décence faciles. — L'ar-
chitecte est M. Emile Muller.
REFORME DES LOGEMENTS. 375
membres de la famille vécussent entre eux. La pré-
sence d'un étranger ôte toujours [quelque chose à
l'intimité du foyer'. Au reste, chaque groupe de
quatre maisons, avec les jardins, couvre 150 mètres
carrés. Les jardins comptent à peu près pour
120 mètres. Ils sont bien cultivés. Les ouvriers, en
revenant de la fabrique, ne se trouvent pas trop
fatigués pour faire un peu de jardinage. Ce travail
en plein air les délasse. C'est une émulation entre
eux à qui aura les plus belles fleurs. Ils se prennent
de passion pour leurs légumes et leurs plates-
bandes. L'eau ne leur manque pas , et l'administra-
tion place dans chaque jardin deux arbres à fruits.
M. Bernard pense que le pi oduit d'un jardin bien
cultivé en légumes et en fruits peut être estimé à
40 francs par année.
La cité est faite surtout en vue de la famille. La
société y a pourtant un garni, qu'elle fait admi-
nistrer par un gérant. C'est une espèce de couvent
1. Les contrats de vente stipulent : 1° que l'immeuble sera
laissé dans son état extérieur actuel; 2° que le jardin sera cul-
tivé et conservé en sa nature; 3° que les clôtures seront entre-
tenues, que les tilleuls qui bordent les rues , quoique plantés
en dedans des palissades, seront conservés: 4° que l'acquéreur
ne pourra , sans l'autorisation de la Société, ni revendre l'im-
meuble avant dix ans révolus, ni sous-louer à une seconde
famille. Cette double autorisation est accordée, en cas de revente,
quand c'est à un autre ouvrier; en cas de sous-location, quand
c'est à une famille sans enfants , ou quand la famille du principal
locataire est peu nombreuse.
376 LE SALUT PAR LA FAMILLE.
avec de longs couloirs, sur lesquels ouvrent de
chaque côté les portes des cellules'. La location est
de 7 francs par mois, service compris. C'est un peu
cher pour un ouvrier sans famille, et le règlement
en outre est assez austère. On n'a pas eu d'exigen-
ces semblables pour les ménages ; rien de plus na-
turel : dans l'organisation de la cité, tout est sacri-
fié à la question de morale. Si l'on faisait une place
aux célibataires à côté des familles, il fallait avant
tout écarter les gens de désordre, les coureurs de
cabarets. Le garni de la cité ne contient que dix-
sept chambres.
La construction des maisons a commencé en juil-
let 1853. On en a bâti 100 la première année. Il y
en avait 428 au commencement de 1859. Il y en a
aujourd'hui 560.
Le prix de location des logements d'ouvriers était
très-élevé dans la ville de Mulhouse et dans les fau-
bourgs; il l'est encore, malgré la construction de
1. Les chambres ont 4'", 25 de long sur 2™, 65 de large. Elles
sont bien éclairées et blanchies à la chaux. 11 n'y a ni poêle ni
cheminée. Le mobilier comprend une couchelle en fer avec une
paillasse et un matelas, une commode, une petite table et deux
chaises. On fournit une paire de draps tous les mois et un essuie-
mains toutes les semaines. Au rez-de-chaussée est une salle
commune où l'on trouve du feu en hiver. Chaque locataire doit
déposer sa clef en sortant et être rentré à dix heures du soir; on
se relâche un peu en été de la rigueur de ce règlement. Il est
interdit, sous peine de renvoi immédiat, d'introduire une per-
sonne étrangère dans sa chambre pour y passer la nuit.
RÉFORME DES LOGEMENTS. 377
la cité. Une maison qui été vendue à la criée pour
expropriation, au commencement de 1859, au prix
de 9560 irancs, rapporte 2400 francs à l'acquéreur.
Les loyers pour une famille ne descendent pas au
dessous de 15 francs et s'élèvent fréquemment à 18.
Malgré ces prix exagérés, ils ont tous, les inconvé-
nients attachés aux vieilles maisons, ou aux maisons
nouvelles construites à la hûte par d'avides spécula-
teurs. Cependant quand les ouvriers de Mulhouse
virent à la porte de la ville les maisons que nous
avons décrites, riantes, commodes, bien situées,
entourées de jardins, et qu'on leur offrait pour le
même prix, il y eut un moment d'hésitation. Ils
craignirent d'être parqués, enrégimentés. Ils furent
surtout étonnés quand on leur parla d'acheter ces
maisons. Jamais l'idée de se transformer en pro-
priétaires ne leur était venue. La Société ne leur
faisait aucun mystère ; elle leur disait : « Voilà mes
maisons tout ouvertes; entrez-y, parcourez-les de-
puis le grenier jusqu'à la cave. Le terrain m'a coûté
1 franc 20 centimes le mètre; avec les constructions,
le salaire de l'architecte, l'achat des matériaux, elles
me reviennent, les unes à 2400 francs, les autres à
3000 francs' ; je vous les vends pour le même prix;
1. Les maisons bàlies en 1869 et ISGO reviennenl à 3000 et
8300 francs. Cette augmentation de prix est largement compenKee
par une bonne cave, par l'exhaussement au-dessus du sol natu-
rel et par divers aménagements intérieurs dont on a reconnu
378 LE SALUT PAR LA FAMILLE.
je ne veux rien perdre, et je ne veux rien gagner
non plus. Vous êtes hors d'état de me payer 3000 fr.;
mais moi, Société, je puis vous attendre. Vous ver-
serez une première mise de 300 ou de 400 francs,
qui couvriront les frais de contrat et de mutation,
après quoi vous me payerez 18 francs par mois pour
une maison de 2400 francs, 23 francs par mois pour
une maison de 3000 francs. C'est 4 ou 5 francs de
plus que ne vous coûterait votre loyers En conti-
nuant ce payement pendant quatorze ans, vous au-
rez remboursé le prix de votre maison, elle sera
payée, vous serez propriétaire. Non-seulement vous
y demeurerez pour rien, mais vous pourrez la lais-
ser à vos enfants, la donner ou la vendre. Vos
5 francs d'économie par mois, qui vous auraient
produit à la caisse d'épargne moins de 1 500 francs
en quatorze ans, vous auront acquis une maison qui
vaut aujourd'hui 3000 francs, mais qui alors en vau-
dra très-probablement le double-. Et pendant ce
temps-là vous aurez été parfaitement logé, à l'abri
l'utilité. La Société a construit aussi dans ces dernières années
quelques maisons à rez-de-chaussée qui ont un peu plus de su-
perficie que celles à étage, au détriment du jardin. Ces maisons
ne coûtent que 26â0 francs.
1. L'acheteur a un livret qui est réglé chaque année à l'inté-
rêt réciproque de 5 pour 100. Cetintérèt est bonifié à l'acquéreur
sur les petits versements , dès leur date.
2. Une maison, vendue la première année au prix de 2900
francs, a été revendue en 1860 au prix de 4000 francs.
RÉFORME DES LOGEMENTS. 379
des caprices d'un propriétaire; vous aurez joui d'un
jardin qui vous aura rapporté 30 ou 40 francs par
an, sans compter les vastes rues, les places plantées
d'arbres, la salle d'asile, enfin tous ces établisse-
ments d'utilité publique dont vous n'auriez pas
profité en restant dans l'ancienne ville, et qu'on ne
fait pas entrer en ligne de compte dans le prix de
revient de votre maison ^ »
Ces raisons démonstratives ne firent que lente-
ment leur chemin dans les esprits. Il ne se présen-
tait que peu d'acquéreurs et même peu de locataires.
Enfin la lumière s'est faite. La vente a marché si
rapidement qu'au 11 septembre 1861, sur 560 mai-
sons bâties , il y en avait 463 de vendues^
1. Nous trouvons l'article suivant dans les statuts de la caisse
de secours pour les trois fabriques de produits chimiques possé-
dées par M. Charles Kestner, à Thann , à Mulhouse et à Belle-
vue : « Si un ouvrier ayant deux ans de séjour dans l'établisse-
ment veut acquérir des propriétés immobilières ou construire
une maison. M. Kestner lui fera l'avance sur hypothèque, mais
sans intérêt, des sommes nécessaires, à condition de reconnaître
lui-même l'utilité ou les avantages de l'acquisition ou de la con-
struction projetée, à la condition aussi que les acquéreurs aient
eux-mêmes réuni une somme équivalente à la moitié de la valeur
de l'immeuble à acheter ou de la maison à bâtir, et qu'ils s'en-
gagent à restituer le capital emprunté en dix annuités égales et
consécutives. »
2. Voici comment la vente a marché. Au 30 juin 1854, on
avait vendu 49 maisons; au 30 juin 1855, 67 maisons; au 30
juin 1856, 72 maisons; au 30 juin 1857, 124 maisons; au 30
juin 1858, 234 maisons; au 30 juin 1859, 294 maisons; au 30
juin 18G0, 3U4 maisons; au 30 juin 18G1. 451 maisons. Depuis
380 LE SALUT PAR LA FAMILLE.
Voilà donc, au bout de six ans, 463 familles
d'ouvriers de Mulhouse qui sont propriétaires de
leur maison et de leur jardin ou en train de le de-
venir', et plus de 463 familles soustraites à ces
rues malsaines et infectes, à ces chambres délabrées
où tout offense les yeux et menace la santé, à ces
voisinages compromettants qui obligent trop sou-
vent l'ouvrier rangé de souffrir la compagnie d'un
ivrogne, et l'hounète mère de famille d'avoir des
relations avec une fille de mauvaise vie -. Le père,
après son travail, n'est plus obligé de choisir entre
un galetas et un cabaret; il n'y a pas de cabaret
dans la ville qui soit aussi gai que sa maisonnette.
S'il a quelques moments à perdre avant son dîner,
il donne un coup de bêche à son jardin, il met un
tuteur à un jeune arbre, il sème un carré de légu-
mes, il arrose une plate-bande. C'est du bonheur
et du travail pour toute la maison, car la mère de
le 30 juin 18(Jl jusqu'au 11 septembre suivant (date Je l'assem-
blée annuelle des actionnaires) , on a placé 12 maisons. Total :
463 maisons vendues.
1. Depuis novembre 1863, jour de la vente de la première
maison jusqu'au 30 juin 1861 , les ouvriers acquéreurs ont payé
.■)44 248 francs. Quarante-huit maisons se trouvent aujourd'hui
complètement payées. Les termes sont acquittés très-régulière-
rnent, tant par les acheteurs que par les locataires. La pertesur
les loyers pendant le dernier exercice (30 juin 1860 — 30 juin
1861), ne s'est pas élevée à 50 francs.
2, D'après le recensement de 18C1, la cité ouvrière de Mul-
house renferme 4497 habitants.
RÉFORME DES LOGEMENTS. 381
famille aime à sarcler et à ratisser son jardin, et
les garçons se chargent avec empressement d'ap-
porter de l'eau dans les grands arrosoirs. L'été , la
famille pourra dîner au frais sous un berceau de
chèvrefeuille en causant avec ses voisins par-dessus
la haie. On peut faire des projets d'amélioration ,
changer un papier, planter un arbre, essayer une
culture nouvelle; il n'y a pas à craindre que le pro-
priétaire ne vienne faire obstacle à ces améliorations,
puisque le propriétaire, c'est le père de famille. Il
est doublement chez lui au milieu des siens, dans
sa maison, dans la commune maison. Quand la
vieillesse sera venue et que ses bras lui refuseront
le service, il ne rougira pas de vivre du salaire de
son fils, puisqu'il aura amplement payé sa dette h
la famille. Il vieillira et mourra chez lui, et ses
enfants, même en le nourrissant, seront toujours
chez leur père. Peut-être leur laissera-t-il un autre
héritage que la maison, car au bout de quatorze
ans l'habitude d'épargner sera prise, et il pourra
placer chaque année les 276 francs de son loyer.
Héritage! Voilà un mot nouveau dans l'histoire
d'une famille d'ouvrier. Oui, les enfants succéde-
ront à leur père dans sa propriété; ils deviendront
maîtres à leur tour de ce joli jardin témoin de leur
enfance, de ce foyer où leur mère leur souriait.
Quand ils l'auront perdue, ils la retrouveront par-
tout dans la maison avec le souvenir de ses caresses
382 LE SALUT PAR LA FAMILLE.
et de ses conseils. Ils raconteront à leur tour leur
histoire à leurs enfants, car la famille peut avoir
une histoirp, à présent qu'elle est attachée à ce coin
de terre. Nous voilà loin de ces nomades, de ces
demi-sauvages, chassés de taudis en taudis par les
exigences du propriétaire, habitués à la malpro-
preté, vivant séparés les uns des autres par néces-
sité, ne pensant à leur maison que pour se rappeler
leur misère, obligés de demander au cabaret, quel-
quefois à l'ivrognerie, un moment de distraction et
d'oubli. Cette maison est pauvre, maisc'est lamaison
palerneîlc, et ceux qui l'habitent et qui la possèdent
ne se sentent plus étrangers au milieu de la société.
Ils comprennent, pour la première fois peut-être,
l'étroite parenté de la propriété et du travail K
En visitant la cité ouvrière de Mulhouse, on sent
un vif désir de voir une si belle institution se pro-
pager par toute la France, et on ne peut s'empêcher
d'être surpris que l'exemple donné par Mulhouse il
y a déjà six ans n'ait pas encore porté de fruits ail-
leurs. L'agrandissement dé Lille va permettre au
bureau de bienfaisance de créer une cité ouvrière,
et déjà six grands corps de bâtiments s'élèvent. Si
ce n'est pas l'air, l'espace, l'isolement, c'est au
moins un séjour agréable et commode au sortir
1. Dix-sept militaires rengagés ont employé leur prime d'en-
gagement à acheter des maisons pour leurs familles
REFORME DES LOGEMENTS. 383
des courettes. M. Scrive a pris les devants à moins
d'une lieue de Lille; M. Godin-Lemaire a construit à
Guise une belle et vaste maison , qu'il appelle un
familistère, et qui n'est que le début de la vaste entre-
prise qu'il médite. Une société se forme à Saint-Quen-
tin pour procurer aux ouvriers des logements salu-
bres; M. Seydoux prend déjà ses mesures pour
doter le Gâteau d'une cité ouvrière; enfin quel-
ques hommes jeunes et dévoués, parmi lesquels
nous sommes heureux de citer M. le docteur Lenoël,
s'efforcent d'introduire à Amiens ce puissant moyen
d'amélioration matérielle et morale ; mais pendant
qu'on en est ailleurs aux projets et aux tentatives,
Mulhouse a taillé dans le grand et réalisé ce que d'au-
tres rêvent. Il faut en faire honneur à la société indus-
trielle. On ose dire qu'il n'y a pas d'académie en Eu-
rope qui ait déployé autant d'intelligente activité, ni
rendu des services aussi éminents à la cause de l'in-
dustrie et à celle de l'humanité. C'est une association
entre les premiers fabricants de l'arrondissement
pour faire étudier toutes les questions industrielles
sans regarder à la dépense, pour récompenser et pro-
pager les découvertes utiles et pour provoquer toutes
les améliorations possibles dans le sort des travail-
leurs. Cette constante préoccupation du sort des ou-
vriers est le caractère propre de cette société ; c'est
par là qu'elle rend des services incalculables. Elle
a compris et elle démontrera à tous par son exem-
384 LE SALUT PAR LA FAMILLE,
pie qu'un bon ouvrier est le premier fadeur de la '
richesse nationale, et qu'en s'occupant du bien-être
et de la nioralisation des ouvriers, on fait à la fois
une bonne action et un bon calcul. Mulhouse a eu
le bonheur d'avoir des dynasties de fabricants ; sans
cela une telle société et tout le bien qu'elle a fait
auraient été impossibles. Les Dolfus, les Kœchlin,
les Schlumberger, les Schwartz rendent largement
à leur pays la richesse qu'il leur adonnée. Ils sont à
Mulhouse ce que sont dans les Ardennes les Bacot,
les Cunin-Gridaine, les Bertèche; ce qu'est à Thann
M. Restner, ce que sont à Wesserling MM. Gros et
Roman, M.Jean Dolfus en particulier peut être con-
sidéré comme le fondateur des cités ouvrières, qu'il
dirige encore si habilement avec MM. Louis Hugue-
nin et Zuber. Il ne faut pas croire qu'il n'ait pas
rencontré d'objections; le bien serait trop facile à
faire sans les entraves que de très-honnêtes gens
apportent de très-bonne foi aux meilleures entre-
prises. On a commencé avec soixante actions de
5000 francs souscrites pai* douze personnes, qui
s'imposèrent l'obligation, acceptée depuis par les
nouveaux actionnaires, de ne prélever que 4 pour
100 d'intérêt et de renoncer à tout autre bénéfice'.
Le gouvernement donna 300 000 francs à la condi-
\. La Société miilhousienne des cilés ouvrières a été consti-
tuée en juin 1853.
RÉFORME DES LOGEMENTS. 385
tion que la compagnie en dépenserait 900 000,
qu'elle vendrait les maisons à prix de revient et ne
les louerait pas au-dessus de 8 pour 100. Depuis on
a ajouté onze autres actions, qui ont été souscrites
par sept personnes, ce qui porte le nombre des ac-
tions à soixante et onze, le nombre des actionnaires
à dix-neuf, le capital souscrit à 355 000 francs, aux-
quels il faut ajouter les 300 000 francs du gouver-
nement. Tout a été fait, et largement fait, avec des
ressources si restreintes, et cependant il n'y a eu
aucune perte pour les actionnaires ; ainsi voilà une
grande chose faite à bon marché. L'habileté de la
Société a consisté à emprunter sur les maisons bâ-
ties pour en bâtir de nouvelles. Elle a trouvé à Baie
des capitalistes qui lui ont avancé les trois quarts de
la valeur vénale de ses maisons à 5 pour 100 d'in-
térêt d'abord, et aujourd'hui à 4 et demi pour 100
moyennant la garantie de M. Jean Dolfus. Pendant
les cinq premières années, elle paye seulement l'in-
térêt des sommes prêtées, et pendant les quinze
années suivantes, elle en fait le remboursement par
quinzièmes, de manière que l'amortissement de sa
dette marche parallèlement avec l'amorlissement de
la dette que les ouvriers acquéreurs contractent en-
vers elle. Le Crédit foncier a aussi fait une avance
remboursable en trente années, aujourd'hui réduites
à vingt-trois par les payements déjà faits. C'est ainsi
que la Société a trouvé moyen d'étendre ses opé-
22
386 LE SALUr PAR LA FAMILLE.
rations jusqu'à 1600 000 francs, non compris les
300 000 francs alloués par l'État, qui ont été em-
ployés pour des usages d'utilité générale, tels que
la création de bains et lavoirs, l'éclairage au gaz,
l'établissement de la place Napoléon et de vastes
rues plantées d'arbres, les trottoirs, les égouts, etc.
L'État s'est borné à cette subvention ; les maisons
nouvellement bâties sontafïranchiesde l'impôt fon-
cier pendant trois ans, mais ce dégrèvement est ré-
glementaire; on n'a pas songé à l'étendre à l'impôt
des portes et fenêtres, ce qui semblerait assez juste
et aurait été facile, puisque l'État, en réalité, ne
perd rien les trois premières années et bénéficie sur
la quatrième.
Une amélioration bien plus importante consiste-
rait à affranchir de tout droit de mutation les ou-
vriers qui se rendent acquéreurs d'une maison. La
perte serait absolument insignifiante pour le Trésor,
■qui ne fera jamais un sacrifice plus opportun ni
mieux justifié. Il n'y aurait pas grand mal assuré-
ment quand il donnerait une petite prime aux ou-
vriers rangés et laborieux; mais il s'agit ici d'un
intérêt très-général, car en améliorant le sort des
ouvriers, on rend service à l'industrie et à la société
tout entière. Cette mesure rendrait inutile le pre-
mier versement exigé des acquéreurs par la com-
pagnie, et qui sert précisément à couvrir ces droits.
On se persuade à tort que la possession d'une somme
RÉFORME DES LOGEMENTS. 387
de 300 OU 400 francs est une garantie de la moralité
de l'acquéreur, et que la compagnie, en les exigeant,
écarte le danger de contracter avec des acquéreurs
non sérieux. L'intérêt de la compagnie est réel;
mais la garantie de 400 francs ne vaut pas celle
qu'on pourrait trouver dans le témoignage des pa-
trons. C'est une erreur de croire que les ouvriers
les plus riches ont plus d'ordre que les autres. Le
directeur-gérant de la cité de Mulhouse, M. Bernard,
a remarqué au contraire que les ouvriers pauvres
sont les plus réguliers dans leurs payements men-
suels. Une fois entrés dans la voie de l'épargne, ils
comprennent très-vite la transformation qu'elle doit
opérer dans leur condition. Il ne faut pas d'ail-
leurs regarder comme insignifiante cette petite
somme de 400 francs; il est vrai, elle est bien pe-
tite, mais elle paraît immense à l'ouvrier qui la
prend sur son nécessaire et sur celui de sa famille.
On doit prendre garde que le bienfait ne sera pas
entier tant qu'on n'aura pas rendu la propriété
accessible aux ouvriers les plus pauvres.
Beaucoup d'établissements situés loin des villes
ont fait de louables efforts pour loger leurs ouvriers.
Cela se comprend : un chef d'industrie réduit, par
son isolement, à ses propres forces, ne peut guère
songer à fonder un hôpital. L'entretien d'une école
est déjà pour lui une lourde charge. C'est même
un des arguments dont on se sert pour réclamer,
388 LE SALUT PAR LA FAMILLE.
dans l'intérêt des travailleurs, la concentration sur
un même point d'un grand nombre d'établissements
industriels. Cet argument n'a plus de valeur, quand
la sollicitude du chef d'industrie crée un village
tout exprès pour le vendre à ses ouvriers. A quoi
bon un hôpital, quand il n'y a pas de malades?
L'air des champs, une maison salubre, un jardin,
une certaine aisance, des habitudes régulières, en-
tretiennent autour de la fabrique une population
saine et vigoureuse. Le patron, de son côté, y trouve
un double profit, car il attire les ouvriers, ce qui
lui est très-nécessaire dans sa situation; et il les re-
tient, ce qui le dispense d'employer des ouvriers
nomades, avantage capital en industrie. De si ex-
cellents résultats ne demandent aucun sacrifice : il
ne s'agit que d'une avance. Il n'y a rien de plus
confortable et de plus gai que les maisons con-
struites par la compagnie de Baccarat dans un coin
de son vaste enclos. Comme on ne pouvait pas
loger treize cents ménages, les maisons ont été
données par privilège aux verriers, qui sont les
ouvriers d'élite de l'établissement. A la papeterie
d'Essonne, les logements ressemblent un peu plus à
des chambres de caserne, mais ils sont très-salu-
bres, très-bien entendus et très-bien tenus. Le très-
habile directeur, M. Gratiot, les loue à bas prix dès
la première année; ce prix va en décroissant tous les
ans; au bout de cinq ans, le logement est gratuit.
RÉFORME DES LOGEMENTS. 389
C'est une excellente idée, non-seulement au point de
vue de la bienfaisance, mais au point de vue d'une
bonne administration. Et pourtant ce logement gra-
tuit est encore loin de la maison vendue ! Un ou-
vrier bien logé est certainement un meilleur ou-
vrier qu'un habitué de garni et de taverne ; mais
quelle différence encore entre lui et un ouvrier
propriétaire !
La généralisation du système des cités ouvrières
détruira une des principales objections qui s'oppo-
sent à la dispersfon des établissements industriels.
Nous avons trop de cours d'eau et trop de voies fer-
rées pour que la question de messagerie conserve
l'importance qu'elle avait jadis ; l'abolition du ré-
gime prohibitif, en contraignant nos industriels à
se servir d'outillages de premier choix, rend la
proximité des mécaniciens moins nécessaire ; enfin
plus l'industrie se développe, et plus la vente et
l'achalandage deviennent indépendants de la situa-
tion topographique de l'établissement. Il ne s'agit
donc plus, pour les maisons isolées, que de trouver
le moyen d'avoir toujours un personnel suffisant.
Ce moyen est trouvé : 11 n'y a pas à craindre que
les habitants de la cité de Mulhouse quittent leur
propriété pour aller vivre en nomades à Rouen ou
à Lille.
La transformation des ouvriers de Mulhouse a été
rapide. Ces rudes enfants de l'Alsace, devenus pro-
390 LE SALUT PAR LA FAMILLE,
priétaires par le travail, administrent leur avoir
avec une sorte d'âpreté, ne négligent rien pour
l'étendre à force d'activité et d'économie, et gou-
vernent leur famille avec bon sens, honnêteté et
fermeté.
Dans tous les centres industriels où les ouvriers
n'ont pas été considérés comme de pures machines
à pousser la navette ou à battre l'enclume, leur es-
prit a contracté des habitudes sérieuses, et leur mo-
ralité s'en est heureusement ressentie. La même
réforme se remarque toujours chez ceux d'entre
eux qu'on appelle à exercer quelque autorité dans
l'atelier, h siéger dans un conseil de prud'hommes
ou même dans un simple conseil d'administration
de société de secours mutuels. Ces faits ne seront
pas niés par les défenseurs de la propriété et de la
famille, qui ont démontré, il y a quelque dix ans,
avec tant de zèle, d'éloquence et de succès, l'étroite
solidarité qui unit la liberté, le travail, la propriété,
et les vertus domestiques.
c:q^^"
L'INSTRUCTION. 391
CHAPITRE Y
L INSTRUCTION.
Qu'est-ce qu'un chef de famille? C'est d'abord le
protecteur et le pourvoyeur de la maison ; c'est
aussi au milieu des siens la raison vivante. Il faut
que tout le monde se sache abrité contre toute at-
taque, et contre le besoin, par son dévouement et
sa force ; et il l'aut en outre que tout le monde se
sente éclairé et dirigé par lui. Il fait acte de père
quand il apporte, le samedi, l'argent gagné par son
travail, et qui pendant huit jours va donner le pain
et le vêtement à la famille ; mais il n'est pas chargé
-seulement du corps de ses enfants, il est responsa-
ble de leur âme. Jusqu'au moment où leur raison
sera mûrie, c'est à lui, et à lui seul, de décider et
de penser pour eux. Si son esprit n'est pas formé,
s'il ne se rend pas compte de ses actes, s'il est con-
damné par son ignorance à une minorité et à une
enfance perpétuelles, comment remplira-t-il son
devoir? Comment pourra-t-il inspirer autour de lui
la confiance et le respect?
392 LE SALUT PAR LA FAMILLE.
Pendant très-longtemps la France a été au-des-
sous des autres grandes nations sous le rapport de
la diffusion des connaissances élémentaires. Elle
tenait la tête de la civilisation par ses hommes
d'élite, et elle laissait la masse de la population
croupir dans l'ignorance. A l'époque de la révolu-
tion, quand, pour la première fois, on donna au
peuple des droits politiques, on comprit qu'il fal-
lait de toute nécessité répandre rinstruction dans
les masses profondes de la nation. Rien ne fut omis
par les législateurs de ce qui pouvait atteindre le
but promptement et sûrement. D'abord on rendit
l'instruction primaire obligatoire : « Les pères,
mères, tuteurs ou curateurs seront tenus d'envoyer
leurs enfants ou pupilles aux écoles du premier
degré d'instruction ^ » Pour qu'une telle loi ne fût
pas une lettre morte, il fallait créer des écoles
jusque dans le dernier de nos villages. « Il y aura
une école primaire dans tous les lieux qui ont de-
puis 400 jusqu'à 1500 individus; cette école pourra
servir à toutes les habitations moins peuplées, qui
ne seront pas éloignées de plus de mille toises ^
Les écoles seront distribuées à raison de la popula-
tion, de telle sorte qu'il y ait une école primaire
par mille habitants. Chacune d'elles sera divisée en
\. Décret du 19 décembre 1793.
2. ;iO mai 1793.
L'INSTRUCTION. 393
deux sections, l'une pour les garçons , l'autre pour
les filles. Il y aura en conséquence un instituteur et
une institutrice*. » On avait songé à tout, à la mai-
son d'école^, au traitement des instituteurs', à leur
avenir*, à leur dignités
Ces lois ne furent guère qu'une lettre morte. Les
anxiétés du présent absorbèrent les magistratures
locales, et les empêchèrent de songer à l'organisa-
tion de l'avenir. On fit quelques écoles mal sur-
veillées, peu fréquentées. Tout manquait, l'argent,
les instituteurs. 11 y eut quelques fondations im-
portantes dans les grands centres. Dans les petites
communes, les écoles s'établirent dans les presby-
tères abandonnés , et furent chassées à leur tour
quand Bonaparte ramena le clergé. L'Empire ne
trouva ni maisons d'écoles ni personnel enseignant.
Il laissa l'instruction primaire à la charge des dé-
1.17 novembre 1794, art. 2 et 6.
2. a II sera fourni à cliaque instituteur un local , tant pour lui
servir de logement, que pour recevoir les élèves pendant la durée
des leçons. » — 25 octobre 1793 , art. 13 et 17.
3. Le traitement était de 1200 fr. pour les instituteurs, de
1000 fr. pour les institutrices ; si la population dépassait
20 000 habitants, le traitement des instituteurs était porté à
1500 fr. , celui des institutrices à 1200. — 17 nov. 1794, art. 11.
4. a La nation accordera aux citoyens qui auroi.t rendu de longs
services à leurs pays dans la carrière de l'enseignement, une
retraite qui mettra leur vieillesse à l'abri du besoin. » — 17 no-
vembre 1793, art. 10.
5. 25 oct. 1793, art. 9 et 10; et 17 nov. 1793, art. 7.
394 LE SALUT PAR LA FAMILLE.
partements et des communes, sous la surveillance
exclusive des préfets et des maires. Pendant toute
la durée du régime impérial, l'instruction primaire
ne figura dans les comptes du ministère de l'inté-
rieur que pour l'imperceptible somme de 4250 fr.
qui furent accordés par intervalle au noviciat des
frères de la doctrine chrétienne. La Restauration
n'essaya sérieusement de donner une impulsion
énergique au service de l'instruction primaire qu'au
moment où elle allait disparaître elle-même, em-
portée par la révolution de juillet. Elle avait inscrit
pour cet objet une somme de 100 000 francs au
budget de 1829. Cette allocation fut portée à
300 000 francs en 1830, cà 7 00 000 francs en 1831,
à 1 000 000 en 1832'. On marchait à pas de géants;
mais pour savoir à quel point on était encore éloi-
gné du but, il faut songer que la loi du 14 juil-
let 1860 accorde aux écoles primaires une subven-
tion de 6 095 000francs% et que ces 6 millions, qu'il
faut accepter comme un bienfait, sont notoirement
et cruellement insuffisants^ L'année 1833 trouvait
1. On peut, voir ces très-curieux détails dans l'ouvrage de
M. Ch. Jourdain sur le Budget de rinstruction publique, Paris,
1857.
2. La rétribution scolaire acquittée par les familles s'élève à
environ seize millions. A Paris , toutes les écoles communales
sont strictement et absolument gratuites.
3. En Prusse , 6 millions de thalers (22 500000 fr.) sont affectés
au traitement des instituteurs. La population de la Prusse n'est
pas égale à la moiiié de celle de la France.
L'INSTRUCTION. 395
donc l'instruction primaire dans un état de dé-
tresse. Le matériel des écoles était misérable. « Sur
trente-sept mille communes , il ne s'en trouvait
pas dix mille qui eussent des maisons d'école. Dans
les autres, c'est-à-dire dans plus de vingt-sept
mille, l'instituteur réunissait ses élèves où il pou-
vait, dans une grange, dans une écurie, dans une
cave, au fond d'un corps-de-garde , dans une salle
de danse, souvent dans la pièce qui contenait son
ménage, et qui servait à sa famille de cuisine et de
chambre à coucher'. » Les instituteurs mouraient
de faim; ceux des villages savaient à peine lire, et
n'étaient que des gardiens d'enfants. Aucun homme
un peu instruit ne pouvait se livrer à une car-
rière qui n'assurait ni le pain, ni la dignité. La
loi de 1 833, à laquelle on ne peut songer sans un
sentiment de patriotique reconnaissance, donna des
écoles primaires à toutes les communes, régla l'en-
seignement, créa la surveillance, améliora, quoi-
que dans une bien humble mesure, la condition
des maîtres, et prépara le recrutement du person-
nel par la fondation des écoles normales. Depuis
cette époque, les progrès ont été rapides, moins
rapides cependant qu'on n'était en droit de l'espé-
rer; on n'a pas su tirer de cette grande et excel-
lente loi tout ce qu'elle pouvait donner. On ne lui
1. M. Ch. Jourdain, Budget de Vins' ruction publique.]
396 LE SALUT PAR LA FAMILLE.
a pas obéi, car il y a encore des communes sans
école; on n'en a pas compris l'esprit, car on s'est
trop souvent contenté d'élèves sur le papier et de si-
mulacres d'instituteurs. Avec un tel instrument dans
les mains, nous devions et nous pouvions remonter
à notre rang, tandis que nous sommes demeurés un
des peuples les plus ignorants de l'Europe.
Parmi les États qui nous entourent, un très-grand
nombre a pris une mesure radicale, en rendant l'in-
struction primaire obligatoire. Un enfant ne peut
pas plus se dispenser d'apprendre à lire et à écrire,
qu'un jeune homme d'être inscrit sur les rôles de
l'armée ou de la landwehr, ini citoyen de faire
partie du jury et de payer sa part de l'impôt. Ce
sont les quatre devoirs civiques, et la loi contraint
les pères à faire instruire leurs enfants, €omme,
chez nous, à leur donner la nourriture du corps.
Qui nous arrête ? Une loi faite contre les mauvais
pères ne saurait être une injure pour les autres.
Nous avons réglé le travail des enfants dans les ma-
nufactures ; c'est déjà admettre le principe. Puisque
l'instruction est obligatoire pour les enfants travail-
leurs, on ne comprend pas qu'elle ne puisse l'être
pour les enfants vagabonds. On dirait, à voir cette
anomalie, que l'autorité paternelle n'est respectable
aux yeux de la loi française qu'à condition de ne
pas être exercée.
Voici les noms des peuples de l'Europe où l'igno-
I/INSTRUCTION. 397
raiice du fils est considérée comme le délit du
père: la Prusse, la Saxe, le Hanovre, le Wurtem-
berg, la liesse électorale, les grands-duchés de Bade,
de Saxe-Weimar, de Saxe-Gobourg-Gotha,de Hesse-
Darmstadt, les duchés de Nassau et de Brunswick,
la Bavière, l'Autriche, le Danemark, la Suède, la
Norvège. L'instruction primaire est obligatoire en
Portugal depuis quelques années; mais la loi n'est
pas régulièrement appliquée ou n'a pas encore
produit ses effets. Dans la Confédération suisse, tous
les cantons ont adopté le principe de l'obligation, à
l'exception de trois petits cantons, Schwitz, Uri,
Unterwald, et de Genève, où l'intervention de la loi
serait inutile, parce que tout le monde sait lire.
Dans les Pays-Bas, on n'exerce qu'une pression in-
directe sur les familles; presque toutes les admi-
nistrations locales, les bureaux de bienfaisance in-
dépendants et les associations charitables, privent
de toute participation aux secours, les pères qui
négligent d'instruire leurs enfants'. Le nombre
1. Le budget de la charité est très-élevé dans les Pays-Bas.
Les sommes employées en secours de tout genre en 1857 (la
dernière année dont la statistique soit complète) ne s'élèvent
pas à moins de 10293720 florins. Dans cette somme, les insti-
tutions communales comptent pour 4 767 991 florins, les insti-
tutions religieuses pour 4544 410, et les institutions particu-
lières pour 981 312. Le nombre des secourus est de 531 611 (100 se-
courus sur 626 habitants); le maximum du secours annuel est
de n. 25,72, le minimum de fl. 7 ,14, la moyenne de fl. 18.75.
2.1
398 LE SALUT PAR LA FAMILLE.
des écoliers était de 123 sur 1000 en 1857; la loi
sur l'instruction mise en vigueur le P' janvier de
l'année suivante ne peut manquer d'améliorer
promptement cette proportion. Dans l'armée néer-
landaise, sur 100 soldats, 73,76 savent lire et
écrire, 2,20 savent lire seulement, 22,47 ne savent
ni lire ni écrire, on manque de renseignements
sur 1,57*. Dans plusieurs cantons de la Suisse, on
compte 1 école pour moins de 400 habitants; à Fri-
bourg 1 école pour 347 habitants; à Neuchâtel,
1 école sur 315 habitants; dans le canton de Vaud,
une école pour 273 habitants. A Genève, où la
population n'est que de 66 000 habitants , l'état
dépense 97 000 francs pour l'instruction primaire.
On peut dire qu'en Prusse l'universalité des enfants
de sept à douze ans reçoit l'instruction primaire. En
1845, sur 100 jeunes gens de 20 à 22 ans, 2 seulement
1. La plupart de ces renseignements sur les Pays-Bas sont
dus à l'obligeance de M. Sieburgh . consul de Belgique à Amster-
dam. On consultera avec fruit sur, la statistique de l'enseigne-
ment dans les différents pays de l'Europe, outre les rapports de
M Cousin au ministre de l'instruction publique sur les écoles
en Prusse et en Hollande (1832) : Condition sociale et éducation
du peuple en Angleterre et en Europe, par M. Joseph Kay, Lon-
dres, 1850, 2 vol. in-8. — De Véducation populaire en France,
avec un appendice sur la Hollande et la Suisse, par M. Matheus
Arnold, Londres, 1861. — M. Eugène Rendu, De l'éducation
populaire dans V Allemagne du Nord; et enfin une brochure
anonyme sur la Nécessité de rendre l'instruction primaire obli-
gatoire en France, imprimée à Monlbéliard, chez Henri Bar-
bier, 1861.
L'INSTRUCTION. 399
ne savaient ni lire ni écrire ni calculer; en 1852,
sur 41 669 jeunes soldats, on n'en comptait que 158,
(c'est-à-dire 4,80 pour 100) qui ne sussent pas lire.
Si nous détournons les yeux de cette situation
florissante pour regarder ce qui se passe chez nous,
nous y trouvons le plus douloureux contraste.
Chaque année au moment du tirage au sort, on re-
connaît que près du tiers des jeunes soldats ne savent
pas lire, quoique tout le monde ait pour ainsi dire
une école gratuite à sa porte. D'après le dernier
compte rendu sur le recrutement (classe de 1857),
90 373 jeunes gens, sur 294 761 inscrits, étaient
complètement illettrés. Cela fait, en France, 30,66
pour 100, et en Prusse, 4,80 pour 100. Il en est de
même des apprentis dans nos manufactures, mal-
gré la loi sur le travail des enfants qui a rendu
l'assiduité à l'école obligatoire. Cette loi a le sort
de toutes les lois incomplètes. Quelques institu-
teurs commettent la faute impardonnable de donner
aux enfants des certificats de complaisance. Les
parents et les patrons se montrent indifférents ;
l'inspection est à peine organisée ; elle ne se fait pas
ou se fait mal. Dans les filatures où le rattacheur
est payé par l'ouvrier qui l'emploie, le chef de la
maison ne connaît pas toujours le nom de ses ap-
prentis, il n'exerce à leur égard aucune surveillance.
Même quand on obéit à la lettre de la loi, on ne le
fait pas d'une façon sérieuse; à l'iieure dite, la ma-
400 LE SALUT PAR LA FAMILLE.
nufacture ouvre ses portes, les apprentis envahissent
l'école communale, dont ils troublent les exercices;
le maître les voit venir avec chagrin, et n'inter-
rompt pas pour eux la leçon commencée. Leur pré-
sence, dans ces conditions, n'est guère qu'une for-
malité; ils n'en retirent aucun profit et nuisent
aux autres élèves. Ce n'est pas avoir d'école pour les
apprentis que de ne pas avoir une école, ou du
moins des heures d'école pour eux seuls.
Tous ceux qui se sont occupés de l'instruction pu-
blique, et le nombre en est grand dans notre pays
depuis la Révolution, ont insisté sur l'importance
de l'éducation des femmes ; cependant c'est à peine
si on découvre quelque insignifiant article sur ce
point capital dans les nombreuses lois qui ont suc-
cessivement régi l'instruction primaire. L'Université
impériale, pourtant si absorbante, ne s'était pas
souciée de se charger des écoles de filles ; elle les
avait laissées sous la surveillance des préfets, qui
naturellement ne les surveillaient pas. Une circu-
laire du 19 juin 1820 avait créé des dames inspec-
trices, dont les fonctions étaient gratuites, c'est-à-
dire à peu près nulles, voilà tout ce qu'avait fait la
sollicitude publique. Plus tard, on soumit les écoles
de filles au même régime que les écoles de garçons,
mais en exceptant les écoles tenues par des reli-
gieuses, qui continuèrent à n'être surveillées que
par les autorités administratives et ecclésiastiques.
L'INSTRUCTION. 401
Ce privilège accordé aux congrégations cessa en
1836. A partir de ce mon:ient, les comités locaux et
les comités d'arrondissement exercèrent la même
autorité sur les écoles des deux sexes. Ainsi l'en-
seignement des filles était surveillé, mais il n'était
pas organisée Aucune disposition législative n'as-
surait le sort des institutrices et n'obligeait les com-
munes à fonder des écoles spéciales pour les filles.
La loi de 1833 est muette. Le projet présenté aux
chambres par M. Guizot contenait un titre spécial
qui disparut dans la discussion. L'administration se
borna à permettre aux communes d'assurer un lo-
gement et un traitement aux institutrices, soit par
une allocation régulière inscrite à leur budget, soit
en acceptant des legs ou donations pour cette desti-
nation particulière. Enfin la loi de 1850 inaugura
une ère nouvelle en rendant la création d'une école
de filles obligatoire pour toutes les communes ayant
huit cents âmes de population agglomérée- : loi
1. A la vérité . on avait pourvu au recrutement du personnel.
Une ordonnance royale de 1S4'2 avait régularisé la fondation de
cinq écoles normales d'institutrices. Ce chiffre s'accrut rapide-
ment. 11 y a aujourd'hui dix écoles normales et vingt-six cours
normaux. Les religieuses ont sept écoles sur dix, et treize cours
normaux sur vingt-six.
2. Sur le nombre total des institutrices, plus de quatre mille
ne jouissent que d'un revenu inférieur à quatre cents francs.
Près de deux mille ont entre cent et deux cents francs. Le pro-
duit de la rétribution des élèves payantes est presque partout in-
signifiant. C'est seulement depuis la loi du 14 juin 18.59 que les
402 LE SALUT PAR LA FAMILLE.
également lardive et incomplète, qu'il faut pour-
tant accepter comme un bienfait ou tout au moins
comme une espérance. Il est à remarquer que,
d'après le texte même de la loi, le conseil acadé-
mique peut autoriser l'introduction des filles dans
les écoles de garçons, quel que soit d'ailleurs le
chiffre de la population de la commune. Il n'a qu'à
user de cette liberté pour prolonger la situation à
laquelle on a voulu mettre fin, et pour rendre la loi
inutile ^
Les filles ont le même droit que les garçons
à recevoir l'instruction élémentaire, et l'État a
les mêmes devoirs envers elles. Quand nous ne
serions pas tenus par un devoir de stricte justice à
ne pas les priver du premier de tous les biens, et à
ne pas les condamner, en les retenant dans l'igno-
conseils raun'cipaux porleht la rétribution scolaire des fil'.es à
leur budget et la font recouvrer par le percepteur. La plupart
des institutrices mourraient de faim si elles ne tiraient pas quel-
que profit de leurs travaux de couture et de broderie. Même
avec ce supplément, elles ne peuvent espérer d'échapper à la
misère. Elles gagneraient certainement à se faire servantes. On
ne constate pas de pareils faits sans une profonde humiliation
et une très-araère douleur.
1. La circulaire du 29 juillet 1819 avait réglé qu'aucune insti-
tutrice ne pourrait, sous quelque prétexte que ce fût, recevoir
des garçons dans son école. Cette disposition réglementaire n'é-
tait guère observée, et les préfets se refusaient avec raison à en
reconnaître l'importance , puisqu'on tolérait dans le même temps
la présence des filles dans les écoles de garçons. S'il fallait choi-
sir entre deux maux, il est clair qu'il y aurait plus d'inconvé-
L'INSTRUCTION. 403
rance, à la plus intolérable de toutes les inégalités,
l'égoisme devrait nous apprendre à les instruire
pour nous, pour notre bonheur, pour celui de nos
enfants. Ces pauvres créatures, que Ton a envoyées
dès l'âge de huit ans à la fabrique, et qui ne savent
faire autre chose au monde que présenter le coton à
la carde ou rattacher un (il rompu, sont incapables
de tenir un ménage, et bien p!us^ incapables en-
core de rendre une maison agréable. Beaucoup
ne savent pas coudre, de sorte qu'il faut que tout
le monde autour d'elles soit en haillons. Elles n'ont
aucune notion de la cuisine, parce qu'on néglige
presque partout , dans les écoles , de descendre
à un enseignement si peu relevé. Il est vrai que les
écoles, et celles qui les fréquentent, sont quelquefois
si pauvres, que la matière première manquerait
pour leur apprendre à faire la cuisine et à coudre ^
nients à confier lies filles à un instituteur que des garçons à une
institutrice. L'administration actuelle l'a pensé, car, par un dé-
cret du 31 décembre 18.33, elle a modifié l'application de !a loi
de 1851 en permettant de confier à des institutrices la direc-
tion des écoles publiques communes aux enfants des deux sexes,
qui , d'après la moyenne des trois dernières années, ne reçoivent
pas annuellement plus de quarante élèves. Tout en approuvant
cette disposition, il sera permis de dire que la séparation des
sexes dans les écoles devrait être un pnncipe absolu, et que la
justice et l'intérêt de la société sont d'accord pour exiger la fon-
dation d'une école spéciale de filles dans toutes les communes de
France.
l. A Lennep (Prusse rhénane), il s'est formé une association
en 1853 pour remédier à l'insuffisance de l'éducation des filles
404 LE SALUT PAR LA FAMILLE.
Elles sont hors d'état de faire le plus simple calcul,
ce qui leur rend l'économie impossible, et met étran-
gement à l'aise la mauvaise foi des petits fournis-
seurs. Un peu de lecture leur procurerait un fond
de conversation pour retenir leurs maris près
d'elles, tandis que l'ignorance les rend muettes,
les condamne à l'impuissance. Si leurs enfants vont
aux écoles, ils se sentent bien vite plus savants
qu'elles, supérieurs à elles; s'ils n'y vont pas, par
misère ou par maladie, qui suppléera au maître ?
Est-ce le père, absent tout le jour? La nature a voulu
que la première initiation à la vie intellectuelle et
morale fût l'ouvrage des femmes. Gomme ce sont
elles qui soignent le petit enfant impuissant et qui
lui sourient les premières, elles sont aussi les pre-
mières qui éveillent ses sentiments; elles lui appren-
nent à marcher, à bégayer et à penser. Elles donnent
c cette éducation de peu de mots, mais de beaucoup
d'action, qui est la plus profonde et la plus durable
de toutes, parce que c'est alors l'ùme même qui
parle à l'âme, qui y gouverne et y règne du droit
de fabrique, qui ne les prépare en aucune façon à tenir un
ménage. Suivant les statuts de cette association, les jeunes filles
quittent les fajjriquesà l'âge de dix-neuf ans, et passent deux ans,
comme servantes, dans une famille; elles rentrent ensuite dans
les fabriques si cela leur convient. Cela ne peut se faire que
dans un pays de moeurs très-pures; on ne saurait conseiller de
suivre cet exemple; on le cite seulement pour montrer quelles
regrettables lacunes subsistent dans l'éducation populaire des
filles.
L INSTRUCTION. 405
divin de la jjonté '. » Le plus savant d'entre nou.=,
s'il faisait un recensement exact de toutes ses idées
et de tous ses sentiments, reconnaîtrait que le meil-
leur de son cœur et de son esprit lui vient de sa
mère. Tous nos efforts après que nous l'avons quit-
tée, nos études, nos veilles, nos expériences, nos
voyages, n'ajoutent que bien peu à ces premiers élé-
ments de vie intellectuelle et morale que nous lui
devons. C'est tout le passé dé l'esprit humain qui
nous parle par sa bouche, tandis que, sans y penser
et sans le savoir, elle introduit en nous tout ce que
sa mère lui avait enseigné à elle-même, et nous rend
les sourires, les caresses, les sentiments, les idées
qui ont bercé et élevé sa propre enfance. Quand,
plus tard, un homme a la conscience droite, le cœur
bien placé, quand il se sent en possession d'une vo-
lonté à la fois résolue et tranquille, c'est à sa mère,
après Dieu, qu'il le doit. Cette première éducation,
qui fait l'homme môme, est surtout nécessaire à
l'enfant du pauvre, jeté si jeune au milieu des diffi-
cultés de la vie, et qui, dès l'âge dehuit ou neuf ans,
est obligé de travailler pour son pain, de passer ses
journées dans une manufacture, au milieu d'étran-
gers. La société sera quitte envers ce pauvre enfant,
que tant de misères accablent'dès le berceau, si elle
lui rend sa mère.
1. M. Darairon, Sonrenirs de vingt ans lV enseignement ^ in-
trod., p. 21.
406 LE SALUT PAR LA FAMILLES
La dernière statistique montre que l'éducation
des filles fait depuis quelques années plus de pro-
grès que celle des garçons. Il y a toujours plus de
garçons dans les écoles, et plus de filles illettrées ;
mais la différence est d'année en année moins con-
sidérable. Toute cette matière est si grave, que
nous ne craindrons pas de multiplier les chiffres.
C'est l'avenir même du pays ; c'est l'intérêt le plus
sacré, le plus pressant. Il faut que tout le monde
sache où on en est, pour que tout le monde se rende
compte de ce qui reste à faire.
Nous avons en France 63 777 écoles qui se dé-
composent de la façon suivante :
Écoles publiques ne recevant que des garçons. 18 732
Écoles libres ne recevant que des garçons 3 ^176
Écoles publi(]ues, dirigées par un instituteur, et
recevant des garçons et des filles 15 697
Écoles publiques recevant des garçons el des
ûlles, dirigées par une institutrice 2 231
Écoles publiques de filles 11 83G
Écoles libres de filles 11805
Total des écoles 63 777
La première observation à faire sur ce tableau,
c'est que sur 48 496 écoles publiques, 18 732 sont
consacrées aux garçons, 11 836 aux filles. Cette dis-
proportion constitue à elle seule une injustice criante.
17 928 écoles reçoivent des garçons et des hlles à
la fois. Cette confusion des deux sexes dans la
même école est contraire aux bonnes mœurs, et à
l'instruction. 407
la bonne éducation des filles. Gela est d'autant plus
frappant que 15 698 de ces écoles sont dirigées par
des hommes. 11 est vrai que dans beaucoup de petites
communes il est très-difticile d'entretenir deux éco-
les publiques, et qu'il est peut-être plus difficile
encore de créer un bon personnel d'institutrices.
Mais il ne s'agit, en définitive, que d'une question
d'argent; car si les institutrices trouvaient, dans
l'exercice de leur profession, du pain assuré, un
abri décent, l'espoir d'une retraite, on ne manque-
rait pas de postulantes. Puisque nous faisons tous
les jours ce qu'on appelle en finances des emprunts,
nous ne ferons, en fondant des écoles, que payer
nos dettes aux générations futures. xN'a-t-on pas
reconnu depuis longtemps que c'est un devoir strict
de donner gratuitement l'instruction à tous ceux
qui ne peuvent pas la payer? Si c'est un devoir, il
faut le remplir. Disputer l'argent à l'instruction,
c'est le disputer à la morale.
Il est remarquable que, tandis que, pour les
écoles publiques, les écoles de garçons l'emportent
sur les écoles de filles, c'est tout le contraire pour
les écoles libres. Il y a 11 805 écoles libres de filles,
et seulement 3476 écoles libres de garçons. Est-ce
une compensation en faveur des filles ? Pas du tout.
11 y a une foule de petits couvents qui tiennent de
petites écoles insignifiantes , qu'on devrait plutôt
qualifier d'asiles ou d'ouvroirs. En outre, on compte
408 LE SALUT PAR LA FAMILLE.
pour les filles les écoles de tous les degrés; on ne
compte pas pour les garçons les écoles secondaires
ou collèges. Nous nous occupons ici, non de pension-
nats élégants et de demoiselles de bonnes familles,
mais des filles du peuple. Or, si on regarde le nombre
d'élèves qui reçoivent gratuitement l'éducation dans
les écoles publiques, on trouve 776 934 garçons et
670 922 filles'. Cette différence de plus de cent
mille tient à ce que beaucoup de parents pauvres,
regardant l'instruction comme moins nécessaire à
une fille qu'à un garçon, négligent de réclamer pour
leurs filles le bénéfice de l'école gratuite'.
Cette statistique serait incomplète , si nous ne
donnions pas le chiffre comparé des écoles laïques
et des écoles ecclésiastiques, et cette comparaison
est d'autant plus importante qu'ici encore les filles
sont traitées tout autrement que les garçons.
Le nombre des instituteurs laïques, publics et
libres, est de 36 830 contre 3306 frères; tandis qu'il
y a 13 088 institutrices laïques, et 10 553 sœurs
chargées de la direction d'une école ^
1 . Savoir : 582 689 filles dans les écoles de filles, et 88 233 filles
dans les écoles mixtes.
2. La statistique des mariages pour 1833 donne pour les
hommes illettrés , 33 ,70 pour 100 , un peu plus du tiers , et pour
les filles 54,75, plus de la moitié. — Statistique de la France,
t. I, p. 22G.
3. Sur ce nombre, 0364 exercent en vertu de lettres d'obé-
dience; 1189 seulement sont pourvues de brevets.
L'INSTRUCTION. 409
Les écoles de frères sont presque partout des
écoles importantes, parce qu'ils sont obligés par
leur règle d'être au moins deux dans chaque école,
et que les petites communes ne peuvent ni payer
et loger deux instituteurs, ni prendre des institu-
teurs qui excluent nécessairement les filles. Malgré
cela, on comprendra sans peine que 3306 écoles de
frères aient une population inférieure de plus de
moitié à celle de 10 553 écoles de sœurs. Sur 1 342 564
enfants qui sont élevés annuellement en France par
les corporations religieuses, il n'y a pas moins de
925 078 filles. Cela fait en faveur des tilles une dif-
férence de 507 592; soit un demi-million. Il y a
donc à ce point de vue un écart considérable entre
l'éducation reçue par les garçons et l'éducation re-
çue par les filles; et il est impossible, à quelque
point de vue qu'on se place, de ne pas sentir l'im-
portance de ce fait sur l'organisation de notre so-
ciété*.
l.Les écoles laïques contiennent 1518 710 garçons
et 336 093 fille"s.
En tout 2 410 517 enfants
élevés par des instituteurs laïques.
Les écoles de frères contiennent , 417 486 garçons
et les écoles de sœurs 925 078 filles
En tout 1 342 504 enfants
élevés par des corporations religieuses.
Différence en faveur des laïques 1 067 953.
En réunissant tous les enfants qui suivent les écoles publi-
410 LE SALUT PAR LA FAMILLE.
En somme, les enfants, garçons et filles, qui re-
çoivent en France l'instruction primaire forment
un total de 3 753 081 enfants*.
On évalue de la façon suivante le nombre des en-
fants qui ne reçoivent aucune instruction :
Garçons 425 475
Filles 454 136
Différence en faveur des garçons 28 661
Nombre tolal des enfans qui ne reçoivent
aucune éducation 879 61 1
Le nombre total des enfants étant de 4 632 692,
on peut dire qu'il y a presque 1 enfant sur 5, qui ne
fréquente pas l'école ^
ques et privées, laïques et religieuses, on trouve un total
de 1 93G 196 garçons
et 1 816 885 filles.
La différence en faveur des garçons n'est plus que de 119 311.
L En Prusse, sur une jopulation de 17 190 575 habitants en
1855, les écoles comptaient 2 758 472 élèves.
2. Comme terme de comparaison , voici quelle était la situation
de la Belgique le 31 décembre 1856 :
Nunibie
d'eofaots.
Garçons 353 953
Filles .345 778
Nombre d'en fan is
Sans
à l'école.
in>truclion.
262 695
91258
248 401
97 377
Total 689 731 TotaL51109G Total. 188 635
Dans la levée de 1857, sur un total de 40 67 5 miliciens, on
comptait :
Complètement illellrés 14 026
Sachant lire 4 1 95
Lire et écrire 8 825
Ayant une instruction plus étendue 13 168
Sans renseignements 162
L'INSTRUCTION. 411
Cette conclusion est désolante; elle est humi-
liante. On voudrait pouvoir y échapper. L'huma-
nité, le sentiment national se révoltent. Mais il n'y
a pas moyen de nier les faits; on ne peut que son-
ger à améliorer l'avenir.
Quelques personnes cherchent un motif de con-
solation dans cette pensée, que l'instruction pri-
maire n'a cessé de faire des progrès depuis 1833.
Elles espèrent que, ces progrès continuant dans la
même proportion , un jour viendra oii tous les
enfants apprendront à lire. Mais c'est une illusion;
la société n'est pas composée d'éléments homogènes.
Ceux qui possèdent quelque instruction ou qui,
sans être lettrés, ont vu de près les avantages de
l'éducation, désirent tout naturellement arracher
leurs enfants à l'ignorance. En est-il ainsi des
autres ? Comprennent-ils ce qui leur manque ?
Beaucoup d'entre eux haïssent toute supériorité
intellectuelle, comme dans la société antique l'es-
clave maudissait son maître. Ils croient bien faire
en retenant leurs enfants dans leur condition.
L'école, même gratuite, est pour eux une dépense,
parce que l'écolier ne gagne rien. Les riches ont
peine à se persuader qu'un enfant de huit ans puisse
être une ressource pour sa famille; il faut avoir le
cœur fait d'une certaine manière pour comprendre
l'extrême pauvreté sans l'avoir subie. Quand même
le pauvre se priverait du chétif salaire de l'enfant,
412 LE SALUT PAR LA FAMILLE.
ne faut-il pas que l'écolier soit nourri et vêtu ?
Comme il y a en Irlande des ouvriers qui ne peuvent
pas aller à l'office le dimanche, faute d'un vêtement,
il y a en France de pauvres enfants qui, pour la
même raison, ne peuvent pas entrer à l'école. Plus
d'une maîtresse de salle d'asile garde cote à côte ,
pendant toute la journée , des enfants qui ont bien
dîné et des enfants qui meurent de faim sous leurs
yeux, tout en remuant, à leur signal, leurs bras et
leurs jambes, jusqu'à ce que la force abandonne
leur pauvre petit corps épuisé. Il ne faut pas appli-
quer la même règle à ces meurt-de-faim et au reste
des hommes. Une école ne peut être vraiment gra-
tuite pour eux, qu'à condition de les nourrir.
Il y a donc en France 879 611 enfants qui n'ap-
prennent rien; et ce chiffre, si on ne prend pas des
mesures énergiques, menace de ne pas diminuer.
Mais ces 8 à 900 000 ilotes, sont-ils les seuls igno-
rants ? Compterons-nous parmi ceux qui savent lire
et écrire tous ceux qui ont fréquenté Fécole? D'abord
la statistique nous apprend qu'il y a, dans les écoles
de garçons 19 650 bonnes écoles, 16 867 passables,
3 619 mauvaises; dans les écoles de filles, 12 253
bonnes écoles, 9 943 passables, 1445 mauvaises.
Ainsi plus de la moitié de nos écoles ne méritent
pas d'être comptées pour bonnes ; 5 064 sont déci-
dément mauvaises. Même dans les bonnes écoles,
est-ce que tous les élèves sont assidus? Sur les 3 ou
l'instruction. 413
4 millions d'écoliers recensés, combien y en a-t-il
qui ne viennent à l'école que pendant deux ou trois
mois d'hiver, qui en sortent pour le pâturage, les
foins, la moisson, avant de savoir épeler, et revien-
nent l'année suivante tout aussi ignorants que s'ils
n'avaient jamais ouvert un livre ? Le ministre lui-
même déclare qu'ils n'appartiennent aux écoles que
sur le papier, « qu'après une fréquentation pure-
ment nominale des classes, ils sont à peu près com-
plètement dépourvus de toute éducation intellec-
tuelle'.» Ainsi s'explique en partie ce phénomène
bizarre, que le nombre des écoliers augmente , et
que le nombre de conscrits lettrés n'augmsnte pas'.
C'est que beaucoup d'enfants n'apprennent rien dans
les écoles, ou apprennent d'une façon tellement
superficielle, qu'un ou deux mois après avoir quitté
les bancs, ils ne savent plus rien. La lecture est
pour eux comme ces langues mortes que les enfanis
de la bourgeoisie apprennent fort mal dans nos col-
lèges, qu'ils n'ont aucune occasion de parler, et
qu'ils oublient très-complètement au bout d'une an-
née. Lejeune paysan qui a lu machinalement quelque
méchant livre de classe, rentré dans la ferme, n'y
trouve pas même un livre de messe. Il dit son cha-
pelet à l'église , chante à tue-tête en gardant les
t. Circulaire ministérielle du -31 octobre 1854.
2. De 1840 à 1853 le nombre des conscrits sachant lire et écrire
a été à peu près stationnaire.
414 LE SALUT PAR LA FAMILLE.
vaches, et ne comprend guère pourquoi on lui a
fait passer un an ou deux à s'ennuyer chez le maître.
La conséquence de tout cela, c'est que malgré les
efforts très-honorables que l'on a faits depuis quel-
que temps, il reste encore immensément à faire.
A Paris même, où presque toutes les écoles sont
excellentes, elles sont insuffisantes. Il n'y a pas
une mairie où l'on ne refuse chaque année 50 en-
fants faute de place dans les écoles et dans les
asiles*. En province, les écoles publiques de filles
1. Dans une seule des mairies de Paris, au mois de no-
vembre 1861, le nombre des postulants pour une [lace dans
l'école communale est de 50, et pour une place dans la salle
d'asile, de 150; total : 200 enfants privées des ressources de l'in-
struction gratuite, et en instance pour les obtenir dans un seul
des vingt arrondissements de Paris.
Le nombre des écoles est pourtant très-considérable à Paris.
En voici le tableau :
93 écoles communales de garçons contenant 31 021 élèves,
et 97 écoles communales de fiiles, contenant 28 928 élèves.
Soit 190 écoles et 59949 élèves.
Il faut ajouter, pour les garçons, 304 écoles libres, conte-
n?nt 30 344 élèves; et, pour les filles, 647 écoles, contenant
39 516 élèves.
Si l'on veut décomposer ces chiffres pour connaître la part
qui revient aux écoles laïques et aux écoles ecclésiastiqaes , on
trouvera pour les écoles laïques :
Écoles communales de garçons. 55, nombre des élèves 17 155
Écoles libres de garçons 274, — — 21784
Soit 329, — — 38939
Écoles communales de filles. . . 48 — — 11678
Écoles libres 582 — — 32 109
Soit 630 — — 43 787
L'INSTRUCTION. 415
manquent presque partout. Près de 900 000 enfants
ne réclament pas le bénéfice de l'instruction'.
Parmi les autres , un grand tiers ne va aux écoles
que par hasard ou par contrainte , n'y apprend
rien. Ceux mêmes qui savent lire et écrire, une
fois sortis de l'école, faute d'occasions , oublient ce
qu'ils savent , n'en tirent pas profit. Osons le dire :
on n'a rien fait pour l'instruction du peuple en fon-
C'est-à-dire pour l'enseignement laïque 959 écoles et 82 "26 élèves.
Et, pour l'enseignement ecclésiastique :
Écoles communales de garçons. 38, nombre des élèves 13 866
Écoles libres .30 — — 8 :>6a
Suit 68 — — 52 426
Écoles communales de filles 49 — — 172G0
Écoles libres 65 — — 7 407
Soit 114 — ~ 24667
Ce qui donne, pour l'enseignement ecclésiastique ,182 écoles
et 47 093 élèves.
1. La Société industrielle de Mulhouse, justement fière d'avoir
provoqué la loi du 12 mars 1841 sur le travail des enfants dans
les manufactures, a demandé au sénat , par une pétition en date
du 20 février 1861 , de rendre Tinslruction primaire obligatoire.
Nous lisons dans le rapport fait à la Société par M. Bader, direc-
teur de l'école professionnelle de Mulhouse, les paroles sui-
vantes : « La Société industrielle est bien placée pour constater
combien il rette à faire encore pour que la lumière de l'instruc-
tion pénètre réellement toutes les couches de la population. Il
n'est pour ainsi dire aucun de ses membres qui n'ait eu l'occa-
sion de s'assurer que le plus grand nombre des enfants qui , des
campagnes, affluent vers lés centres manufacturiers pour de-
mander de l'ouvrage , sont dépourvus des connaissances les plus
élémentaires. »
416 LE SALUT PAR LA FAMILLE.
dant des écoles primaires, tant qu'on n'y joint pas
des écoles d'adultes et des bibliothèques facilement
accessibles.
Mais, dès qu'on entre dans cet ordre d'idées, on
voit qu'il y a tout un monde à remuer. Les écoles
d'adultes n'existent que dans quelques grands
centres, les bibliothèques nulle part. Le gouverne-
ment et les administrations locales ont déjà beau-
coup à faire pour les écoles proprement dites ; le
zèle ne suffit pas pour cette grande tâche ; il y faut
de l'enthousiasme. Quand il se rencontre, dans une
ville, un homme pénétré de l'amour du bien public,
on ne tarde pas à voir naître les prodiges. Tels ont
été les Dufour et les Souplet à Saint-Quentin; le re-
grettable M. Schwarz, à Mulhouse. On voudrait pou-
voir connaître les noms de tous ceux qui ont vo-
lontairement donné leur temps et leur talent à
l'enseignement du peuple, et les inscrire dans une
sorte de livre d'or. Quelques sociétés ont été fon-
dées : la Société d'encouragement pour l'instruction
mutuelle à Nantes, la société d'encouragement des
écoles mutuelles à Angers, la Société d'encourage-
ment pour l'instruction primaire à Metz. Lyon a
deux sociétés, la Société d'éducation et la Société
d'instruction primaire du Rhône'. Nous avons à
L La Société d'instruction primaire du Rhône a ouvert à
Lyon, en 1868, un cours de Lingue anglaise pour les femmes.
Les femmes ont aussi à Lyon un cours de comptabilité commer-
l'instruction. 417
Paris laSociétépourrinstruction élémentaire, fondée
en 1815', et la Société pour l'encouragement de
l'instruction primaire parmi les protestants -. La
Société des instituteurs et institutrices de la Seine
n'est qu'une caisse de secours mutuels; mais elle
rend des services à l'instruction puisqu'elle amé-
liore le sort des instituteurs \ 11 existe en outre à
Paris deux associations qu'on ne sait commentlouer,
tant elles font de bien et tant elles sont méritoires.
C'est d'ailleurs une chose rare et inappréciaijle en
France, qu'une association libre dans un but dés-
intéressé et utile. L'une, l'Association polytechnique,
remonte à 1830. Elle a trois sièges dans Paris : à
l'école centrale, à l'école communale delarueJea«-
Lantier et à l'école de médecine. L'autre, l'Associa-
tion philotechnique, est un démembrement de la
première, et ne date que de 1848 ; elle fait des cours
chaque soir dans le local de l'école Turgot, dans
celui de l'école de la rue Sainte-Ellisabeth, à l'école
ciale et un cours de dessin pour celles qui se destinent au dessin
de bioderie, à la lilhographie, à la peinture des bijoux. Signa-
lons aussi, dans la même ville, l'école de La Martinière, école
professionnelle pour les garçons, fondée il y a soixante ans par
Claude Marti I, général-raajor au sarvice de la compagnie an-
glaise des Grandes-Indes. Nous avons en France si peu à'e'coles
fondées, et celle-là donne de si grands et si utiles résultats , qu'on
ne saurait trop recommander de pareils exemples.
L Quai Malaquais, 3.
2. Rue des Bourdonnais, 17.
3. Rue Sainl-Denis, 307.
418 LE SALUT PAR LA FAMILLE.
(le pharmacie, rue de l'Arbalète, et à la Sorbonne,
rue des Poirées, n° 1 . Ces deux associations ont du
reste le même but et le même succès. Leur enseigne-
ment comprend le français, l'anglais, l'allemand,
l'arithmétique, l'algèbre, la géométrie, la trigono-
métrie et les courbes usuelles, la mécanique,
la physique, la chimie, l'hygiène et la médecine
usuelle (tous ces cours sont divisés en deux an-
nées), la géographie commerciale et industrielle,
la comptabilité, la législation usuelle, le dessin
linéaire et le lavis, le dessin de la bosse, de la
figure et de l'ornement, el enfin le chant par la mé-
thode Wilhem. La ville et le gouvernement suppor-
tejat tous les frais d'éclairage, d'affiches, etc. ; quant
aux fonctions des professeurs, elles sont absolument
gratuites. Ce sont des charges on ne peut plus fati-
gantes, car chaque soir les amphifiiéâtres débor-
dent; mais comment sentir sa fatigue quand on a la
conscience de faire le bien? Le ministre de l'instruc-
tion publique vient en personne, chaque année, dis-
tribuer des livres, des médailles et des livrets de la
caisse d'épargne aux élèves des deux associations;
la distribution se fait dans la vaste enceinte du Cir-
que, où se pressent six mille spectateurs.
Outre les cours de l'Association polytechnique et
de l'Association philote:hnique, les ouvriers ont en-
core à Paris des cours spéciaux de dessin. Il y a
d'abord celui delà rue de l'École-de-Médecine, qui
L'INSTRUCTION. 419
est ancien et excellent; on y enseigne le dessin et
les sciences accessoires, le jour, à des jeunes gens
qui se destinent à l'école des beaux-arts, et le soir
aux adultes. C'est là qu'on a fondé en 1859 un cours
de gravure sur bois, déjà en pleine prospérité. Cinq
autres cours de dessin sont ouverts gratuitement
tous les soirs; les ciseleurs, les graveurs sur métaux,
les bijoutiers, les dessinateurs pour étoffes, les or-
nemanistes y affluent. Les deux plus remarquables
son' peut-être ceux de M. Lequien père, rue Ménil-
montant, et de M. Justin Lequien, rue de Chabrol.
Les cours du Conservatoire doivent être cités en
dernier lieu, à la place d'honneur; c'est la Sorbonne
de l'ouvrier. Le Conservatoire est, sans contredit,
un des plus beaux et des plus utiles établissements
de la capitale. C'est à la fois un musée industriel de
premier ordre, une excellente bibliothèque, et une
académie où les hommes les plus éminents viennent
faire chaque soir des leçons que les ouvriers peu-
vent suivre et où les savants profitent. L'auditoire
de tous ces cours est plus intéressant, pour le pa-
triote et pour le philosophe, que les sciences mêmes
qui s'y enseignent'. Qui ne se sentirait ému en
voyant ces jeunes hommes que le travail manuel a
1. En 1855, le nombre des leçons au Conservatoire était de
493, et le nombre moyen des auditeurs à chaque leçon, de 314.
En 1860, le nombre des leçons s'est élevé à 604, et le nombre
des auditeurs est tombé à 256.
420 LE SALUT PAR LA FAMILLE.
absorbés dès leur enfance, qui mènent la dure vie
de l'atelier, et qui le soir, après une journée de fa-
tigue, viennent s'asseoir sur ces bancs, et demander
à la science le plus noble des plaisirs, et le plus sûr
moyen d'améliorer leur condition?
Enfin, dans cette rapide revue des efforts tentés
à Paris pour éclairer les masses, on ne nous par-
donnerait pas d'oublier l'Orphéon. La ville envoie
dans toutes les écoles communales un répétiteur
de chanta Elle a des inspecteurs et des directeurs
de l'Orphéon, qui sont des compositeurs de pre-
mier mérite. A certains jours, tous ces musiciens,
enfants et adultes , viennent de leurs écoles ou
de leurs ateliers, se grouper dans un vaste amphi-
théâtre, sous le bâton du chef d'orchestre; et alors
les dilettanti, les habitués des Italiens et de la
Société des concerts entendent des chœurs chantés
par des milliers de voix, qui remplissent l'àme d'un
mâle enthousiasme. Et ce n'est pas seulement cette
harmonie qui les enchante; c'est le peuple initié aux
L Celle mesure devrait être généralisée. « De l'autre côté
(lu Rhin, dit M. Rendu dans son écrit sur l'Éducation dans l'Al-
lemagne du Nord, p. 34-3, pas une école de village où les élèves
n'apprennent à lire l'écriture musicale, comme ils apprennent à
épeler l'écriture ordinaire; pas une école où le maître ne soit en
état de soutenir par uff accompagnement de piano ou d'orgue, le
morceau à l'exécution duquel prennent part tous les élèves sans
exception. » M. Rendu ajoute que l'enseignement de la musique
est très-florissant dans les écoles normales de Strasbourg et de
Colmar.
L'INSTRUCTION. 421
grandes jouissances de l'art, le peuple émancipé
deux fois, par la musique et par la science.
On abeaucoup fait àParis pour favoriser la bonne
volonté de ces vaillants esprits qui, au lieu de se
plaindre éternellement de leur sort, sans dignité et
sans justice, entreprennent de le changer, ou tout
au moins de l'améliorer, en acquérant de l'instruc-
tion. Il y a dans la rue du Vert-Bois une école qui
porte le glorieux nom de Turgot, et qui prépare les
enfants d'ouvriers aux diverses carrières indus-
trielles'. Cette école est dirigée avec autant de zèle
que de talent par M. Marguerin. Le cours normal y
dure trois ans; elle met les élèves en état d'entrer
aux écoles d'arts et métiers de Châlons, Angers et
Aix, à l'école centrale, à l'école des beaux-arts. S'ils
S3 consacrent immédiatement à l'industrie ou au
commerce, leur aptitude ne tarde pas à leur créer
de bonnes positions. Il est vrai que l'école, dont le
prix est assez élevé (15 francs par mois), n'est ac-
cessible qu'aux enfants d'ouvriers aisés ; mais la
ville de Paris, qui l'a fondée et qui l'entretient, y a
institué cent boursiers. Toutes ces bourses se don-
nent au concours, et sont un puissant encourage-
ment pour les élèves des écoles primaires.
1. Oa a créé l'écemment, passage Saint-Pierre, une école ana-
logue pour les jeunes filles, qui est encore à ses débuts, el qui
ne peut manquer de rendre les plus grands services. L'école du
passage Saint-Pierre ne reçoit pas d'exlernes.
422 LE SALUT PAR LA FAMILLE.
Le Conservatoire des arts et métiers a aussi ce
qu'il appelle sa petite école, où l'on enseigne le
dessin, la géométrie appliquée, quelques-unes des
matières du programme de l'école Turgot. Les
classes d'adultes, spécialement fréquentées par des
ouvriers et des employés du petit commerce, sont
au nombre de trente environ. Elles sont établies dans
les écoles primaires, et dirigées presque toujours par
l'instituteur ^EUes s'ouvrent tous les soirs une heure
après la sortie des ateliers. On voit là des hommes
faits, en grand nombre, qui apprennent à épeler, et
se montrent plus fiers de leur résolution qu'humiliés
de leur ignorance. D'autres possèdent déjà tous les
éléments d'une bonne instruction et ne viennent
que pour s'entreteniret se fortifier. Toutrécemment
des professeurs de dessin ont été adjoints à l'insti-
tuteur; ce n'est qu'un commencement, mais qui
pourra avoir d'heureuses conséquences dans une
ville comme Paris, où fourmillent les industries de
luxe, et où la plupart des ouvriers sont nés ar-
1. Il y avait, en 1859, 13 écoles publiques d'adultes, dirigées
par des laïques, comptant 19ô8 élèves; 9 écoles publiques diri-
gées par des congréganistis, et comptant 2051 élèves; 4 écoles
libres laïques, comptant 1780 élèves; 3 congréganistes avec
220 élèves seulement ; 7 classes d'apprentis existant séparément
réunissaient 1175 élèves; 4 autres classes, annexées à des classes
d'adultes, en avaient 444. Cela fait en tout pour les adultes,
29 écoles et 6009 élèves; pour les apprentis, 11 écoles et 1617
élîves.
L'INSTRUCTION. 423
»
listes. Il y a aussi des classes d'adultes pour les
femmes'.
Faut-il avouer, après celte énumération de nos
richesses, que ce n'est là qu'un début? On se sent
pour ainsi dire le cœur réchauffé quand on a par-
couru pendant un mois toutes ces écoles du soir ;
quand on a vu, ici de jeunes ouvriers étudiant les
éléments du dessin et de l'architecture, là des hom-
mes en cheveux gris traçant d'une main mal assurée
les premières lettres de l'alphabet, ailleurs un au-
ditoire en blouse écoutant avec avidité une grave
dissertation sur la législation ou sur une théorie
scientifique d'un ordre élevé. Ces amphithéâtres
remplis à déborder font illusion un moment; mais
en y réfléchissant, qu'est-ce que cela devant l'im-
mense population des ateliers? Quelles foules res-
tent encore pour les bals, pour les cabarets, pour
les théâtres? Combien de villes manufacturières
n'ont pas même essayé de suivre le généreux exem-
ple de la capitale ? Combien d'autres se sont arrê-
tées trop promptement après un premier essai in-
fructueux? Ce n'est rien de fonder des cours, il
faut conquérir les premiers auditeurs. On se dé-
1. 9 écoles publiques laïques avec 477 élèves, et 1 école libre
congréganisle avec 120 élèves. — La ville de Paris paye annuel-
lement aux instituteurs 10 francs par élève; elle donne aux in-
stitutrices une indemnité fixe de 400 fr. -, elle ne fera jamais un
meilleur usage de ses ressources.
424 LE SALUÏ PAR LA FAMILLE.
courage vite, parce qu'on ue réfléchit pas que la
science est pour les ouvriers un monde nouveau et
mystérieux, dont les uns ne connaissent pas les
beautés et que les autres désespèrent de pouvoir
jamais atteindre. Il est dans notre caractère natio-
nal de savoir lutter contre tous les obstacles, excepté
contre la solitude. Si les professeurs avaient autant
de persévérance et de sang-froid qu'ils ont d'entrain
et de dévouement, ils verraient les ouvrier s se déci-
der peu à peu. La curiosité les amènerait d'abord,
et ils ne tarderaient pas à comprendre de quel im-
mense intérêt est pour eux la possession d'une in-
struction solide. On ose dire que s'il n'y a pas de
classe plus ignorante que celle des ouvriers pris en
masse, il n'y en a pas à laquelle l'ignorance pèse
davantage, et qui soit plus empressée de lui échap-
per dès qu'elle en aperçoit la possibilité. On se dé-
fie trop de leur apathie, dont on ne prend pas la
peine de chercher la cause réelle. A la suite d"un
accident arrivé dans un atelier de Lille par l'inex-
périence d'un chautlèur, on a fondé par souscrip-
tion, il y a quelques années, un cours de physique
appliquée. La plupart des souscripteurs, en donnant
leur argent par bienséance, prophétisaient que le
cours serait désert ; la salle ne suffît plus pour con-
tenir les auditeurs. Les fondateurs ont eu l'idée de
délivrer des brevets de mécanicien ; c'est à qui se
présentera pour en obtenir. Bientôt les fabricants
l'instruction. 425
n'accepteront plus un chaufleur s'il n'est breveté.
Partout où on a fait appel à l'intelligence des ou-
vriers, ils ont répondu.
Il ne serait pas moins opportun de développer en
eux le goût de la lecture en leur prêtant de bons li-
vres. Il n'y a de progrès sérieux et durable de l'in-
struction primaire qu'à cette condition. L'Angle-
terre, qui, en très-peu d'années, grâce à un budget
spécial de 27 millions' et aux efforts énergiques de
la bienfaisance privée, a réalisé des progrès im-
menses ^, nous est surtout supérieure par la publi-
cation des livres spéciaux et la fondation des bi-
bliothèques circulantes. Des associations locales se
chargent de fournir aux ouvriers, moyennant un
prix d'abonnement très-peu élevé, des livres amu-
1, 20 923 000 fr., plus 6 236 700 pour l'Irlande; soit 27 159 700.
2. En 1850 , dans la chambre des comnaunes (séance du 26 fé-
vrier 1850), M. Fox a soutenu que l'Angleterre est un des pays
de l'Europe où l'instruction est le moins répandue. Voyez aussi
dans le même sens, M. Eug. Rendu, De Vinstructioti primaire
à Londres dans ses rapports avec l'état social, 1853, ch. i". Au
contraire, une enquête terminée en 1861 tend à établir que le
nombre des personnes illettrées est moins considérable en An-
gleterre qu'en France.
Voici les noms des commissaires de l'enquête :
Le duc de Newcastle -, sir J. T. Coleridge, ancien juge ; M. Wia!,
ancien dépulé, dissenter; M. Rogers et M. Lake , ecclésiastiques ;
M. G. Smith, professeur d'histoire à O.xford; M. Senior, corres-
pondant de l'Institut de France. Le rapport de la commission,
formant 8 volumes in-8", a été communiqué au parlement an-
glais, et se trouve en France, à la bibliothèque du corps légis-
latif.
426 LE SALUT PAR LA FAMILLE.
sants et des livres instructifs. Ces bibliotiièques po-
pulaires se sont tellement multipliées, qu'il s'est
fondé à Londres plusieurs sociétés dont le but est
de leur fournir de bons livres à prix réduits ; nous
citerons entre autres : the Pure lileralure Society, the
Christian Knowledge, the Religions tract Society. Il suf-
fit de la plus simple réflexion pour comprendre que
quand on a lu un livre intéressant, on éprouve le
désir d'en lire un autre; que ceux qui ont trouvé
cette source de plaisir pour eux-mêmes inspirent
autour d'eux, ne fût-ce que par leur exemple, la
pensée d'en faire aussi l'essai ; et que si un ami pas-
sionné de la lecture a des enfants, il n'est pas à
craindre qu'il leur permette de ne pas fréquenter
l'école. Il peut être difficile de faire naître le goût
de la lecture; mais dès qu'il existe, il grandit aisé-
ment, par sa propre force ; il suffit de lui fournir
des aliments. La Suisse en est une preuve aussi frap-
pante, pour le moins, que l'Angleterre; et les pro-
grès des bibliothèques populaires dans la Suisse
française doivent nous intéresser tout particulière-
ment, à cause de la communauté de langue.
Voilà, par exemple, Genève, qui est à nos portes;
un petit canton, puisqu'il ne compte que 66 000 ha-
bitants, mais un grand état, car il a une noble his-
toire, de belles et enviables institutions, un ensei-
gnement public et des livres qui exercent une
influence sérieuse dans le monde de la pensée. La
l'instruction. 427
ville proprement dite, qui compte à peine 30 000 ha-
bitants, a une riche et savante bibliothèque, com-
posée de 65 000 volumes. On a choisi dans ce
trésor 6 à 7000 volumes d'une lecture facile, inté-
ressante, d'une moralité irréprochable ; et on en a
fait la bibliothèque du peuple. Tous ces livres se
prêtent gratuitement. Les inscriptions de prêt s'é-
lèvent par année à 18 000; le nombre des emprun-
teurs varie de 11 à 1200; et dans ce nombre les
ouvriers figurent pour une part considérable. En
consultant les registres de prêt, on a pu classer les
livres dans l'ordre suivant, d'après les préférences
des lecteurs : littérature, — histoire et voyages, —
mélanges historiques et littéraires, ouvrages reli-
gieux, — ouvrages de philosophie et de science.
Outre ce dépôt national, Genève a un grand nom-
bre de bibliothèques fondées. La plus ancienne est
située rue de la Pélisserie. Elle a été créée en 1827
par un pasteur allemand, M. Lùtscher, qui débuta
très-modestement avec une centaine de volumes. Le
bien se fait à si peu de frais, qu'on se sent à la fois
humilié et encouragé quand on y pense. Les emprun-
teurs payent 25 cent, par mois. Avec cette ressource
et quelques dons en livres et en argent, la biblio-
thèque delà Pélisserie est arrivée en 1861 à posséder
1562 ouvrages formant 5151 volumes. Les recettes
se sont élevées l'année dernière à 444 fr. 36; elles
avaient dépassé 1000 fr. en 1838. C'est que le bon
428 LE SALUT PAR LA FAMILLE.
exemple a été suivi, et que la bibliothèque de la Pé-
lisserie a des rivales*.
Il y a d'abord la Bibliothcque (f édification, fondée
en 1837 par un legs du pasteur Moulinié; 2000 vo-
L Budget de la bibliothèque de la Pélisserie pour l'année 18G0.
Kccetifs.
Abonnements 444' 36''
IGl amendes (retar-
dataires) IG 10
Vente de G4 catalo-
gues 25 GO
Livres remboursés.. . 4 »
Dons en argent 22 »
Avoir au 1" janvier
1SG0 34 63
Dette à recouvrer... 1 86
Dcponscs.
Achats chez les librai-
res 218' 9.V
Reliures 1.52 45
Loyer ' 100 »
Chauflage 32 »
Éclairage 9 80
Gages et étrennes de
la concierge 39 »
Impression de catalo-
gues, etc 6 »
Dépenses diverses, an-
nonces, etc
Assurance contre l'in-
cendie
Blanchissage des ri-
deaux de fenêtres.
548
5
35
2
10
2
90
,48
55
Aperçu du nombre des ouvrages dans chaque genre.
Livres destinés aux enfants 472
Histoire 337
Ouvr;iges religieux 2G4
Voyages 213
Mélanges 156
Littérature... 81
Sciences 39
Depuis quelques années, les dames du comité ont ajouté à
leur catalogue quelques romans sur lesquels on s'est avidement
jeté. On peut dire de ces romans-là qu'ils ont obtenu un brevet
de moralité par leur inscription sur ce catalogue.
l'instruction. 429
lûmes, 150 abonnés à 2 fr. par an ; puis, sur la rive
droite du Rhône, dans le quartier Saint-Gervais, au
milieu d'une population d'ouvriers et de contre-
maîtres, graveurs, horloger.-, bijoutiers, une biblio-
thèque créée sur le modèle de la bibliothèque de la
Pélisserie, et qui a prospéré dès les premiers jours.
Elle a pourtant à côté d'elle, dans le même quartier,
deux petites bibliothèques paroissiales, composées
l'une de 244 volumes, l'autre de 300; et l'école de
diaconie n'a pas moins de 207 volumes, qu'elle prête
gratuitement aux écoliers. Toutes ces ressources
qu'ils ont sous la main ne suffisent pas aux ouvriers
de Saint-Gervais; ils figurent en grand nombre parmi
les emprunteurs de la bibliothèque publique, et se
jettent avec avidité, au grand désespoir de leurs pas-
teurs, sur les romans publiés par livraisons.
Toutes les écoles de diaconies (écoles protestantes
de charité) répandues dans la ville, sont pourvues de
bibliothèques'. Toutes ces collections où l'on peut
puiser avec la plus grande facilité, quelquefois gra-
tuitement, et dans tous les cas pour une très-faible
somme, n'empêchent pas qu'il n'y ait des bibliothè-
ques dans toutes les associations et dans la plupart
1. Les deux petites villes du canton, Carouge et Chêne, et
jusqu'aux moindres villages, ont aussi leurs bibliothèques pa-
roissialis. Celle de Céligny renferme 900 volumes; elle a fait,
dans l'espace d'un an, 2179 prêts à 91 lecteurs ; il va sans dire
que la le:ture se fait le plus souvent en famille.
430 LE SALUT PAR LA FAMILLE.
des établissements publics : ainsi la 6'ocit/e de lecture,
dont 011 fait partie moyennant 50 fr. par an, a un
fonds de 4000 volumes; la Société litiéraire, la Société
des amis de V instruction, sont h peu près ce que nous
appelons à Paris des cercles, avec cette ditTérence
que la bibliothèque y joue la principal rôle; la So-
ciété du Grùtli est un cercle d'ouvriers suisses-alle-
mands; sa bibliothèque conlientbeaucoup d'ouvrages
historiques ; VL'nion chrétienne des jeunes gens est
très-sévère dans le choix des livres; la Société des
Arts, qui se compose de trois classes • beaux-arts,
industrie, agriculture, est riche en ouvrages spé-
ciaux, que les membres peuvent emporter, et que
le public est admis à consulter sur place à certains
jours de la semaine ; le Cercle national (club politique)
n'a encore que 500 volumes; le Club des officiers, celui
des sous- officiers, ont des collections d'ouvrages sur
l'art militaire. L'école supérieure et secondaire des
jeunes filles, l'hospice cantonal, l'asile des vieillards
ont aussi des bibliothèques bien fournies, et dont les
livres ne moisissent pas sur les rayons.
Des dons, des quêtes, des legs, des cotisations an-
nuelles, quelquefois, mais rarement, une subven-
tion accordée par le Trésor, font prospérer tous ces
établissements, Genève a en outre, comme l'Angle
terre, un Comité des publications relvjieuses. Il a été
créé le 19 mars 1851, sous l'autorité des pasteurs et
ministres de l'Église nationale. Son but est de con-
L'INSTRUCTION. 431
tribuer à la propagation des bons livres, en les re-
commandant, en les vendant à bas prix, ou en les
donnant. Le comité n'attend pas qu'on le sollicite ;
c'est lui qui va chercher une bibliothèque pauvre,
un médecin, un pasteur de campagne, un maître
d'école, et qui lui procure des livres, des brochures
populaires, des écrits périodiques. Tantôt il achète
les bons livres qui paraissent, tantôt, mais plus ra-
rement, il les produit lui-même; presque jamais il
ne les commande. Indépendamment de l'œuvre di-
recte de propagation, nul doute que des sociétés pa-
reilles, en se multipliant, en acquérant de l'impor-
tance, n'arrivent à exercer une grande influence sur
le caractère des productions littéraires ^
Où en sommes-nous en France? Ce grand peuple
de quarante millions d'habitants a-t-il fait pour la
propagation des bons livres la moitié, le quart de
ce qui a été fait dans cette petite ville et dans ce petit
canton? Nous avons la Société catholique des bons
livres, et deux sociétés protestantes, celle de Paris et
celle de Toulouse. Peut-être la Société des bons li-
vres est-elle principalement préoccupée de la propa-
gande religieuse; peut-être les sociétés protestantes
sont-elles restreintes dins leur action par le petit
nombre de leurs coreligionnaires. Mais tout enren-
1. Nous devons ces renseignements sur les bibliothèques popu-
lairesdu canton de Genève à l'extrême obligeance de Mme Wilhel-
raiae Geisendorf.
432 LE SALUT PAR LA FAMILLE.
dant pleine justice à leur dévouement, en reconnais-
sant qu'elles nous montrent l'exemple, que leur œu-
vre est à la fois chrétienne, patriotique, civilisatrice,
pbuvons-nous ne pas voir que l'immense majorité
de la population leur échappe? Où sont les biblio-
thèques ? oiî sont les lecteurs? où sont les livres?
On ne pense même pas à donner aux maîtres d'é-
cole de campagne cent bons volumes qu'ils puissent
prêter à leurs élèves. C'est à peine si, dans une ville
comme Paris, nous pouvons signaler la création
récente d'une bibliothèque des connaissances utiles
par les soins de la Société philotechnique. A Mul-
house, on a approprié un local pour la bibliothèque
dans la cité ouvrière; il y a des rayons, des tables,
des chaises ; mais point de livres. Les paysans ne
lisent jamais, les ouvriers rarement. Il n'y a pas
même ici comme dans les pays protestants une Bible
dans toutes les familles. Combien de maisons où l'on
chercherait en vain un livre! Si un ouvrier veut
lire, il faut que ce désir lui vienne de lui-même,
car personne, de près ou de loin, ne songe à le
provoquer. Que lira-t-il? Les seules publications
qui s'offrent sont les livraisons à un sou et à
deux sous. Il est obligé de choisir au hasard. On
se récrie contre l'immoralité d'un grand nombre
de ces publications. Mais il n'y a qu'un moyen,
chez un peuple libre, d'empêcher la propagande
du mal; c'est de faire en grand la propagande du
L'INSTRUCTION. 433
bien. Plusieurs de nos gouvernements ont eu l'idée
de faire des bibliothèques communales. Est-ce
bien l'aflaire du gouvernement? Résistera-t-il au
désir de donner à ses publications un caractère po-
litique? Quelle sera sa compétence littéraire, reli-
gieuse, philosophique, pour choisir des livres? Les
commandera-t-il? C'est le moyen le plus infailUble
de les avoir mauvais. On croit trop, en général, qu'il
ne faut donner au peuple que des livres écrits tout
exprès pour lui. Au moins, en Angleterre, en Alle-
magne, on confie ces livres aux meilleurs esprits,
aux plumes exercées. Mais il n'y a pas un seul de
nos grands auteurs qui consentît à écrire un livre
populaire. Cette noble tâche est toujours abandon-
née chez nous à des écrivains sans réputation et
sans talent, qui offensent les ouvriers en affichant
la prétention de les instruire, ou se rendent ridi-
cules à leurs yeux en leur empruntant leurs idées
et jusqu'à leur langage. La vérité est qu'il n'y a
pas d'autre précepte du genre que de parler la plus
belle langue française, et d'exprimer constamment
les sentiments les plus naturels et les plus nobles.
L'art d'enseigner ne consiste pas à descendre au ni-
veau de son auditoire, mais à l'élever jusqu'à soi.
Nous parlons de l'instruction d'une manière gé-
nérale, et sans entrer dans le détail des doctrines
qui devraient être inculquées aux ouvriers. C'est
d'abord que l'instruction est bonne par elle-même.
434 LE SALUT PAR LA FAMILLE.
Elle fortifie l'esprit comme le travail et l'exercice
fortifient et développent le corps. Elle inspire à celui
qui la possède la confiance en ses propres forces,
qui est le commencement de la virilité. Les ouvriers,
dans leurs jours d'irréflexion et de colère, accusent
le travail d'être une sorte d'esclavage : il n'y a d'au-
tre esclavage que l'ignorance, car c'est être esclaves
que de ne pouvoir obéir qu'à la passion; et pou-
voir obéir à la raison, c'est être libres, c'est être
hommes.
Personne ne nous soupçonnera d'être indifférent
sur le fond des croyances. Nous ne renonçons pas
pour les idées qui nous sont chères au droit sacré
de la propagande, et nous croyons du fond du
cœur que les doctrines spiritualistes sont à la fois
vraies, consolantes, fortifiantes ; que la notion du
devoir est plus claire, et que le sentiment de l'obli-
gation devient plus doux, quand on rattache la loi
morale à l'ordre universel, et l'ordre universel à
l'auteur de toute vérité et de toute harmonie. Nous
savons que l'âme s'agrandit et s'épure dans la con-
templation de la perfection infinie; et si le savant
et le philosophe ont besoin, pour s'intéresser aux
devoirs de la vie et aux peines qu'elle impose, de se
rappeler les volontés et les promesses de Dieu, nous
comprenons ce que cette continuelle présence, ce
que cette douce espérance sont pour le simple et
l'abandonné. Il est vrai qu'il faut pâlir sur les livres
L'INSTRUCTION. 435
et déployer toutes les forces de l'intelligence pour
arriver à la conception scientifique de Dieu ; mais
Dieu, qui est vraiment le père des hommes, se
donne sans peine et sans recherche aux cœurs
droits, aux âmes innocentes; il leur montre, dans
leurs angoisses, les éternelles consolations de l'a-
venir; il les assure dans la justice, en leur appre-
nant à dédaigner le monde et les plaisirs du monde,
et à ne vivre que pour le devoir et le sacrifice. C'est
une action virile que d'aller sous le toit du pauvre
porter la science de la vie , ranimer les courages ,
donner un outil , de l'ouvrage , de la fierté , de la
sécurité ; mais si l'on pouvait , si l'on osait , à cette
âme endormie, parler des vérités éternelles et de la
solide espérance, le bienfait ne serait plus comme
une pierre que l'on jette dans l'abîme , qui fait un
grand bruit et un certain mouvement d'une se-
conde, suivis d'une éternelle immobilité. Ce qui
rend le soldat indifférent au danger et à la peine,
c'est le sentiment profond de la justice d'une cause,
ou l'honneur national exalté jusqu'à l'héroïsme ; et
dans le champ de bataille de la misère , où l'on
compte tant de blessés et de morts, c'est aussi la foi ,
c'est la croyance en Dieu et au devoir qui donne la
résignation , le vrai courage , la persévérance infa-
tigable. Nous craignons seulement qu'il n'y ait plus
d'apôtres. Cette société , qui périt de scepticisme ,
n'a pas le droit de prêcher des croyances qu'elle a
436 LE SALUT PAR LA FAMILLE.
perdues ou qu'elle n'a pas encore retrouvées. De
toutes les entreprises, la plus déloyale et en même
temps la plus inutile, est de prêcher la foi, étant
incrédule, et de faire de Dieu un instrument de do-
mination. Donnons d'abord aux ouvriers les moyens
d'apprendre et de réfléchir. Quand on leur aura
ouvert les champs sans horizons de la pensée , qui
sait si ces nouveaux venus ne dépasseront pns leurs
maîtres ? Ils voient de plus près les rudes conditions
de la vie ; et dût notre délicatesse en murmurer,
à force de tout pénétrer et de tout expliquer , nous
sommes peut-être devenus incapables de rien res-
pecter et de rien croire.
Il faut d'ailleurs se rappeler que nous sommes
jugés sévèrement et justement dans les ateliers. Les
ouvriers connaissent l'état de nos esprits et de nos
mœurs ; ils nous savent sceptiques , sans savoir ce
que c'est que le scepticisme. Ils sont particulière-
nient rebelles à la morale qui leur arrive sous forme
de leçon. Ils se demandent s'ils sont incapables
de penser, et s'ils ont tant besoin qu'on le leur ap-
prenne. Ils se disent qu'il est trop facile à des gens
à peu près oisifs, bien nourris chez eux, bien vêtus,
habitant de vastes maisons et dépensant beaucoup
pour leurs plaisirs, de conseiller aux autres la rési-
gnation , l'économie, la sobriété. Pauvres, et aigris
de leur pauvreté, ignorants, et honteux de leur
ignorance, ils craignent toujours d'être ou trompés
L'INSTRUCTION. '.37
OU exploités. Leur erreur, car c'est une erreur, ne
peut être dissipée par la parole. Il faut agir sur eux
par la voix longue et sûre des institutions. Le bien-
fait effectif, souvent méconnu dans les commen-
cements , finit toujours par porter avec lui son évi-
dence, tandis que la parole, mille fois plus puissante
dans le mal que dans le bien , n'a d'influence que
pour exalter leurs passions, jamais pour les domp-
ter. On fait peut-être quelques conversions à coups
d'aumônes; reste à savoir ce qu'elles valent, et si
l'aumône, qui en est la cause, n'en est pas aussi le
but. La seule école que les ouvriers puissent aimer
et, à vrai dire , la seule puissante et féconde école
en ce monde , c'est la famille. Si, voulant indiquer
011 est le péril , nous avons surtout étudié la situa-
tion des femmes, ce n'est pas parce que les femmes
sont les plus malheureuses dans le malheur com-
mun ; c'est parce que les habitudes de la vie de fa-
mille sont nécessaires à la rénovation des caractères,
et par conséquent au salut de cette société intelli-
gente et souffrante. Quand par une mâle discipline
on aura rempli les ouvriers du sentiment de leur
responsabilité, quand on les aura dégoûtés des joies
serviles du cabaret et ramenés à la source pure et
intarissable des nobles sentiments et des fortes ré-
solutions, ils trouveront dans les enseignements du
foyer cette religion du devoir que nous n'avons,
hélas ! ni le droit ni la force de leur annoncer. Oui,
438 LE SALUT PAR LA FAMILLE.
la croyance est aussi nécessaire à l'âme de l'homme
que le pain à son corps ; c'est seulement quand
l'homme a le sentiment du devoir, qu'il est maître
de sa destinée ; c'est par le devoir qu'il grandit, c'est
par le devoir qu'il est consolé ; en présence des af-
freux malheurs où languit une portion considérable
de l'humanité , quand tous les efforts de la loi et de
la science sont impuissants , le devoir seul est un
remède digne de la profondeur du mal. Mais si nous
voulons que le sentiment du devoir pénètre jusque
dans nos os et se lie en nous aux sources mêmes
de la vie , ne comptons pour cette grande cure que
sur la famille. Ce n'est pas trop de cette force, qui
est la plus grande des forces humaines, pour obte-
nir un tel résultat.
FIN.
INDEX.
Aix, p.421. — M. Alcan, p. 20, 122. — Alençon , p. 207 et
suiv.; 211. —L'Alsace, p. 147, 199,389. — Amiens, p. 130
et suiv.; 136,149, 1G5 et suiv.; 343, 366, 383.— Angers, p.416,
421. — M. l'archevêque de Lyon, p. 59. — Le département de
l'Ardèche, p. 60, 70. — Le département des Ardennes, p. 384. —
Arras, p. 208.— Lord Ashley, p.51. —M. Aube père, p. 171. —
M. Louis Auber, p. 171. — M. Audiganne, p. i. — L'Auvergne,
p. 54, 196, 208. — Le département de l'Aveyron, p. 233, 244.
— Les mines de l'Aveyron , p. 95.
Baccarat, p. 121 et suiv. -, 148 , 388. — M. Bader, p. 372, 415.
— M. David Bacot, p. 121, 201 , 359 et suiv.; 384. — Le dé-
partement du Bas-Rhin, p. 214, 357. — Le département des
Basses-Pyrénées, p. 367. — M. Bernard, p. 374 et suiv.; 387. —
M, Bertèche, p. 384. — Bischwiller, p. 177. — Blamont, p. 200.
— M. Bianqui, p. I, 155 et suiv.; 173. — Bordeaux, p. 334.
— M. Henri Bourdon, p. 24. — Bourg-Argental, p. 57. — La
Bretagne, p. 203, 226- — M. Eugène Buret, p. 29G.
M. Callebaut, p. 279. — Cambrai, p. 200. — Le Cateau,
p. l'il . l'i'i, 360, .383. — Chàlons, p. 421. — M. R. J. Chambers,
440 INDFA'.
p. \:>'2. — M. Li Cliapelle , p. r21.— Chaumont,p. 2'i2.--M..1olin
Cockcrill, p. :V3b. — Colbert, p. 98, 211. — M. Léon Collas,
p. ni . — M. V. Cousin , p. 328.— M. Charles Cunin-Gridaine,
p. 369 , 384.
M.Damiron, p 405.— Cité Damis, p. 165,366. — LeDauphiné,
p. 54. — M.Demolombe, p. 6. — Déville près Rouen, p. 130. —
M. Jean Dolfus , p. 101, 336, 371, 384 et suiv. — M. Doré-
mieux, p. 340. — Dornacli, p. 119, 121, 177, 371 et suiv. —
Douai, p. 138, 156. — M. Duchatel, p. 262. — M. Dufour,
p. 416.
Elbeuf, p. 129 el suiv. ; 170 et suiv. — M. Élie Baille , p. 340.
— La papeterie d'Essonne, p. 388.
Fontenoy, p. 246. — M. Fossin , p. 121.
Le département du Gard, p. 205. — Mme Wilhelmine Gei-
sendorf, p. 431. — Gérardmer, p. 200. — M. de Gérin-Roze,
p. 171. — M. Gilbert, p. 121.— Le département de la Gironde,
p. 357. — M. Godin-Lemaire, p. 383. — M. Gratiot, p. 388. —
Grenoble, p. 242, 334, 351 et suiv.; 3.57. — M. Gros, p. 384.—
Guise, p. 200, 383. — M.Guizot, p. 401.
Le département de la Haute-Loire, p. 60, 70. — Le départe-
ment de la Haute-Marne, p. 233, 242, 244. — Le département
du Haut-Rhin, p. 141,200. — Le déparlement de la Haute-
Vienne, p. 233, 244. — M. S. Herapoth, p. 152. — M. Louis
Huguenin, p. 384. — M. Walter Hunt, p. 276. — M.Armand
Husson , p. 342 et suiv.
Le département de l'Isère, p. GO, 70, 196, 233, 242, 244, 357.
— MM. Joly, p. 2C0. — M. Ch. Jourdain, p. 394 et suiv. — Ju-
jurieux, p. 55. 57, 63. — Le dépaitement du Jura, p. 196, 213.
M. Charles Kestner, p. 360, 379, 384. — M. Kœchlin, p. 371,
384. — M. Kulmann, p. 160.
M. Ém.ile Laurent, p. 349, 352, 361. — M. Lecerf, p. 171. -
M. Legoyt, p. 321. — M. Le Play, p. 290. — MM. Lequien,
p. 419. — M. le docteur Lenoël , p. 383. —M. le docteur Leroy,
p. 140, 173. — M. Lesliboudois, p. 160. — Lille, p. 102, 119,
INDEX. 441
130 et suiv.; 133, 137 et suiv.; 144, 146 et suiv.; loi , I.m et
suiv.; 175 et suiv.; 334, 340. .349 et suiv.; .389, 424. — Le dé-
parlement (ie la Loire, p. 60, 70. — Le département du Loir-et-
Cher, p. 233. — Lorquin, 246. - La Lorraine, p. 196, 208. —
Lyon, p. 9, 17 et suiv. ; 24 et suiv. ; 34 et suiv. ; 52 et suiv, ; 02
et suiv.: 64 et suiv.; 74 et suiv.; 102,201, 204, 212, 223, 300,
334, 341,3."j3, 41 G.
M. le docteur Maldan, p. 168. — M. Marguerin, p. 421. —
Marq-en-Barœul, p. 367. — Marseille, p. 334, 351 et suiv.;
365. — Metz, p. 416. — Le département de la Meurthe, p. 200,
214, 233.— M. Michelet, p. IV, 192,290. — Mirecourt, p. 208.
— M.MarcMoora, p. 152. — Le département de la Moselle, p. 214.
— M. Motte-Bossut, p. 121, 142. — M. Moulinié, p. 428. —
Mulhouse, p. X, XIII, 69, 121, 125 et suiv. ; 129 et suiv.; 169,
17 1,177,. 331 et suiv.; 336 , 341 , 351, 353, 364 et suiv. ; 371 et
suiv.; 389, 415 et suiv.; 432. — M. Emile MuUer, p. 374.
Nancy, p. 214, 233, 245 et suiv. ; 248, 340. — Nantes, p. 351 ,
353 , 416. — Neufchâteau , p. 246. — Le déparlement du Nord ,
p. 155, 199, 206. — La Normandie, p. 19G, 199.
Oléron, p. 205. — Orléans, p. 205. — Le département de l'Orne,
p. 233. — Owen, p. 72.
M, Parent-Duchàtelet, p. 227, •:99. — M. Tasquier, p. 171. —
Paris, p. 132, 134, 146 et suiv. ; 149, 195,205 et suiv.; 211 et
suiv. ; 215 et suiv.; 232 et suiv.; 244 et suiv.; 275 et suiv.;
.381 et suiv., 300,320,324, 329, 342, 351, 365, 414 et suiv.;
417, 431 et suiv. — M. Pastor,p. 335. — M. Paturle, p. 121.—
M. Poussin, p. 171. — M. Poussin fils, p. 171. — M. Prieur ne-
veu, p. 171. — Robert Peel, p. 51. — Péronne, p. 200. —
M. Louis Perrot, p. 263 et suiv. — Plombières, p. 246. —
M. Poirat-Duviil, p. 227. — La Provence, 54.
Réchicourt,p. 246. —Reims, p. 121, 126, 130, 146 et suiv.; 167
et suiv.; 175, 201, 337, 368, 372. — Remiremont, p. 200. —
M. de Rémusat, p. 322. — M. Eugène Rendu, p. 328,420,
42.5. — M. Louis Reybnud , p. I, 17, 57, 61, 70,313. — Le dé-
parlement du Rhône, p. 64, 410. — M. Riss, p. 372. — M. Ro-
442 INDEX.
rnan, p. 384. -Roubaix, 102, 112, 119, 121, 142, IGl et suiv.;
175,201, 370. — Rouen, p. 119, 131,133,136, 139 et suiv. ; 147 ,
lâOetsuiv.; 171 et suiv.; 334,3G7et suiv.; .389.
Saint-Chamand, p, 71. — Saint-Dié, p. 200. — Saint-Étienne,
p. 69 et suiv. — M. Saintis, p. 121. — Saint-Junien,p. 244. —
Saint-Quentin, p. 117, 125 et suiv.; 128, 131, 136, 146 et suiv. ;
153, 161, 165,175, 200 et suiv.; 332 et suiv.; 338, 383. — Le
Santerre, p. i05. — M. Schlumberger, p. 384. — M. Schwarlz,
p. 384, 416. — MM. Scrive, p. 367, 383. — La Séauve, p. r.5,
57, 64, 319. — Sedan, p. 121, 125, 129 et suiv.; 1,32, 177, 182,
201, 353, 368 et suiv. — Le département de la Seine, p. 267 et
suiv.; 357,417. — Le département de Seine-et-Oise, p. 233.—
Septmoncel, p. 213, 300. — M. Seydoûx, p. 121 , 141, 144, 360,
383.— M. Sieber, p. 141, 360.— M. Sieburgh, p. 328.— M. Simon,
p. 171. — M. Singer, p. 276. — Le département delà Somme,
p. 205. — M. Souplet, p. 338, 416.— Strasbourg, p. 121.
Tarare, p. 55, 57,64. — Le département du Tarn, p. 357. —
Le département de Tarn-el-Garonne, p. 357. — M.Frédéric Tau-
lier, p. 334. — Thann.p. 169, 360, 374, 379, 384.— M. Thiers,
p. 313. — M. Thimonnier, p. 276. — Toulouse, p. 431. — M. de
Tracy, p. 337. — M. Trébuchet, p. 227. — Maison Tréfousse,
Hertz etC'%p. 242. — Troyes, p. 130, 204 et suiv.; 330, 338.—
M. Turner, p. 139. — Turgot, p. 12, 421 et suiv.
Valenciennes, p. 206 et suiv. — Vervins, p. 200. — Le Vigan,
p. 205. — M. Villeminot, p. 121. — M. Villermé, p. I, 54, 6G,
124etstiiv.;132, 140, 146, 151, 156, 159, 169.— Ledépartement
des Vosges, p. 101, 200,233.
M. Wehrle, p. 340. — Wesserling, p. 121 , 132, 360, 384. —
Wilberforce, p. 52.
M. Fritz Zuber, p. 384.
FIN DE L INDEX.
'i^pno
TABLE DES MATIÈRES.
Préface I
PREMIÈRE PARTIE.
LES FEMMES DANS LES FABRIQUES DE SOIE.
Chapitre premier. Les ateliers de femmes , et leur in-
fluence sur le bien-être et la moralité de la famille 3
Chapitre II. Description du travail des femmes dans les
ateliers 17
Chapitre III. Condition des ouvrières 3o
Chapitre IV. Supériorité, au point de vue de la morale , du
travail isolé sur le travail en atelier, et du travail de la
campagne sur le travail des villes > 60
DEUXIÈME PARTIE.
Les FEMMES DANS LES FILATURES ET LES TISSAGES
MÉCANIQUES.
Chapitre premier. Progrès des grandes manufactures;
leur influence sur le sort des ouvriers. 9;j
Chapitre II. Description d'une filature et d'un tissage mé-
caniques , in.')
Chapitre III. L'ivrognerie, le libertioage et leurs suites. . l'i.'i
Chapitre IV4 Logements d'ouvriers. . . . ■ 15.3
985043
kkk TABLE DES MATIÈRE».
TROISIÈME PARTIE.
LA PETITE INDUSTRIE.
Chapitre premier. Caraclères de la petite industrie; clas-
sification des petits métiers 191
Chapitre II. Petits métiers qui n'ont pas l'aiguille pour
Instrument 1 ys
Chapitre III. Métiers à l'aiguille 232
Chapitre IV. Concurrence faite aux couturières par les
prisons, les couvents et les femmes du monde. Influence
probable de la machine à coudre 251
Chapitre V. Condition des ouvrières 284
QUATRIÈME PARTIE.
LE SALUT PAR LA FAMILLE.
Chapitre premier. Impuissance des remèdes directs 303
Chapitre II. La mendicité et ses effets 313
Chapitre III. Institutions de prévoyance; associations de
secours mutuels ; caisses d'épargne 345
Chapitre IV. Réforme des logements. — Société mulhou-
sienne des cités ouvrières 363
Chapitre V. L'instruction 391
Index 439
FIN DE LA TABLE DES MATIÈRES.
i nipiiiiierie de Cli. Laliiire et C'S rue de Fleiinis, y.