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Full text of "L'ouvrière / par Jules Simon"

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L'OUVRIÈRE 


IV 


OUVRAGES  DU  MEME  AUTEUR  : 

Le  devoir;  6"  édition.  1  vol.  in-18  Jésus,  br. ,  3  fr.  50  c. 

La  religion  naturelle  ;  5°  éd.  1  voL  in-18  Jésus,  br. ,  3  fr.  50  c. 

La  liberté  de  conscience  ;  3°  éd.  1  voL  in-18  Jésus,  br. ,  3  fr.  50  c. 

La  liberté;  2°  édiiion.  2  vol.  in-18  Jésus,  br. ,  7  fr. 

Histoire  de  l'école  d'Alexandrie.  2  vol.  in-8  ,  br. ,  15  fr. 

Manuel  de  philosophie,  par  MM.  A.  Jacques,  Jules  Simon  et 
E.  Saisset;  3'  édition.  1  fort  vol.  in-8,  br.,  8  fr. 


Paris.  —  Imprimerie  de  Ch.  Lahure  et  C",  rue  de  Fleurus;  9. 


L'OUVRIERE 


PAR 


JULES    SIMON 


QUATRIEME    EDITION 


PARIS 


LIBRAIRIE  DE  L  HACHETTE  ET  G- 

RUE    PI  ERRE-SARRAZIN,     N"    14 

(Près  de  l'Écule  de  médecine) 

1862 

Droit  de  traduction  réservé 


PRÉFACE, 


Le  livre  qu'on  va  lire  est  un  livre  de  morale.  Je 
n'ai  voulu,  en  l'écrivant,  qu'ajouter  un  chapitre  au 
traité  du  Devoir,  publié  il  y  a  quelques  années. 
M.  Louis  Reybaud,  M.  Blanqui,  M,  Audiganne  et, 
avant  eux,  M.  Villermé,  ont  fait  des  enquêtes  appro- 
fondies sur  l'état  de  l'industrie  dans  notre  pays;  pour 
moi,  je  me  suis  occupé  du  sort  des  ouvriers,  et 
plus  particulièrement  de  celui  des  femmes.  J'ai  con- 
sacré plus  d'une  année  à  visiter  les  principaux  cen- 
tres industriels,  et  j'avoue  avec  tristesse  que  mes 
craintes  les  plus  vives  ont  été  partout  dépassées.  Ce 
sont  des  souvenirs  qui  ne  me  quitteront  plus.  Je  vou- 
drais faire  passer  dans  l'âme  de  mes  lecteurs  une  partie 
des  impressions  que  j'ai  ressenties,    et  leur  inspirer 


JI  PRÉFACE, 

l'ardent  désir  de  porter  remède  à  tant  de  souffrances. 
J'ose  dire  qu'on  peut  se  fier  à  mes  renseignements.  Je 
n'ai  pas  tout  vu,  et  je  ne  dis  pas  tout  ce  que  j'ai  vu; 
mais  il  n'y  a  pas  une  seule  des  misères  que  je  raconte 
dont  mes  yeux  n'aient  été  témoins  et  dont  mon  cœur 
ne  soit  encore  oppressé. 

Assurément  je  suis  bien  loin  de  méconnaître  l'heu- 
reuse transformation  qui  s'est  accomplie  dans  la  con- 
dition sociale  des  ouvriers  depuis  un  demi-siècle.  La 
Révolution  les  avait  affranchis  comme  hommes  en  leur 
donnant  l'égalité  devant  la  loi,  et  comme  ouvriers  en 
supprimant  les  maîtrises.  La  loi  de  1833  sur  l'instruc- 
tion primaire  les  a  délivrés  d'une  servitude  plus  pe- 
sante encore,  en  créant  des  écoles  gratuites  jusque  dans 
les  plus  humbles  villages,  et  en  multipliant  dans  les 
villes  les  écoles  d'adultes  pour  rendre  toutes  les  car- 
rières accessibles  au  travail  et  à  la  capacité.  On  peut  en- 
core manquer  de  pain  et  d'abri  suffisant  en  France, 
mais  on  n'y  peut  plus  manquer  des  premiers  éléments 
de  l'instruction  que  par  sa  faute.  Gomme  il  n'était  pas 
possible  de  supprimer  l'inégalité  des  fortunes,  parce 
que  les  causes  d'inégalité  sont  permanentes  et  néces- 
saires, on  a  cherché  les  moyens  de  corriger  autant  que 
possible  la  pauvreté,  en  mettant  le  confortable  à  la 
portée  des  petites  bourses.  Les  progrès  de  l'industrie 
ont  été  par  eux-mêmes  un  bienfait  immense  pour  le 
peuple,  j)uisqu'ils  lui  ont  fourni  à  la  fois  du  travail,  et 


PREFACE.  III 

des  produits  qu'on  ne  se  procurait  auparavant  qu'à  prix 
d'or.  C'est  surtout  dans  l'intérieur  des  manuiactures, 
où  il  passe  la  plus  grande  partie  de  sa  vie,  qu'on  s'est 
occupé  avec  sollicitude  et  succès  de  son  bien-être.  Ce 
qui  frappait  dans  une  manufacture,  il  y  a  trente  ans, 
c'était  le  mépris  de  l'homme  ;  ce  qui  frappe  aujourd'hui, 
c'est  la  préoccupation  constante  de  l'hygiène.  Les  pla- 
fonds se  sont  élevés,  les  métiers  se  sont  écartés  les  uns 
des  autres,  d'immenses  fenêtres  ont  jeté  l'air  et  la  lu- 
mière dans  les  ateliers,  le  sol  a  été  drainé  ;  les  appareils 
les  plus  coûteux  ont  distribué  partout  une  chaleur 
égale;  des  salles,  des  préaux  ont  été  réservés  pour  les 
heures  des  repas;  les  précautions  les  plus  minutieuses 
ont  été  prises  contre  les  accidents  que  pouvaient  faire 
naître  les  moteurs  mécaniques;  la  science  a  accompli 
de  véritables  prodiges  pour  assainir  les  locaux  insahi- 
bres  et  pour  transformer  les  machines  si  longtemps 
redoutables,  en  instruments  inoffensifs  de  la  volonté  et 
de  l'intelligence  humaine.  Quand  on  pense  à  toute  celte 
bienfaisante  activité,  et  qu'on  en  voit  chaque  jour  les 
heureux  résultats  dans  les  ateliers  et  dans  les  maisons 
d'ouvriers,  on  voudrait  se  persuader  que  la  misère  est 
en  eftet  vaincue  ;  ou  voudrait  croire  au  moins  qu'elle 
cède  du  terrain,  et  qu'entre  elle  et  nous  ce  n'est  pluj 
qu'une  question  de  temps.  Mais  il  y  a  dans  notre  or- 
ganisation économique  un  vice  terrible,  qui  est  le  gé- 
nérateur de  la  misère,  et  (ju'il  faut  vaincre  ù  lout  prix 


IV  PREFACE. 

si  l'on  ne  veut  pas  périr;  c'est  la  suppression  de  la  vie 

de  famille. 

Autrefois  l'ouvrier  était  une  force  intelligente,  il 
n'est  plus  aujourd'hui  qu'une  intelligence  qui  dirige 
une  force.  La  conséquence  immédiate  de  cette  trans- 
formation a  été  de  remplacer  presque  partout  les  hom- 
mes par  des  femmes,  en  vertu  de  la  loi  de  l'industrie, 
(jui  la  pousse  à  produire  beaucoup  avec  peu  d'argent, 
et  de  la  loi  des  salaires,  ({ui  les  rabaisse  incessamment 
au  niveau  des  besoins  pour  le  travailleur  sans  talent. 
On  se  rappelle  les  éloquentes  invectives  de  M.  Michelet: 
«  L ouvrière  !  mot  impie,  sordide,  qu'aucune  langue 
n'eut  jamais,  qu'aucun  temps  n'aurait  compris  avant 
cet  âge  de  fer,  et  qui  balancerait  à  lui  seul  tous  nos 
prétendus  progrès  !  »  Si  on  gémit  sur  l'introduction 
des  femmes  dans  les  manufactures,  ce  n'est  pas  que 
leur  condition  matérielle  y  soit  très-mauvaise.  Il  y  a 
très -peu  d'ateliers  délétères,  et  très-peu  de  fonctions 
fatigantes  dans  les  ateliers,  au  moins  pour  les  femmes. 
Une  soigneuse  de  carderie  n'a  d'autre  tâche  que  de 
surveiller  la  marche  de  la  carde  et  de  rattacher  de 
temps  en  temps  un  fil  brisé.  La  salle  où  elle  travaille, 
comparée  à  son  domicile,  est  un  séjour  agréable,  par  la 
bonne  aération,  la  propreté,  la  gaieté.  Elle  reçoit  des 
salaires  élevés,  ou  tout  au  moins  très-supérieurs  à 
ceux  que  lui  faisaient  gagner  autrefois  la  couture  et  la 
brndei'ie,  Où  dfjuc  est  le  mal?   C'est  que  la  femme, 


PRÉFACE.  -  V 

devenue  ouvrière,  n'est  plus  une  femme.  Au  lieu  de 
cette  vie  cachée,  abritée,  pudique,  entourée  de  chères 
aflections,  et  qui  est  si  nécessaire  à  son  bonheur  et 
au  nôtre  même,  par  une  conséquence  indirecte,  mais 
inévitable,  elle  vit  sous  la  domination  d'un  contre- 
maître, au  milieu  de  compagnes  d'une  moralité  dou- 
teuse, en  contact  perpétuel  aVec  des  hommes,  séparée 
de  son  mari  et  de  ses  enfants.  Dans  un  ménage  d'ou- 
vriers, le  père,  la  mère  sont  absents,  chacun  de  leur 
côté,  quatorze  heures  par  jour.  Donc  il  n'y  a  plus  de 
famille.  La  mère,  qui  ne  peut  plus  allaiter  son  enfant, 
l'abandonne  à  une  nourrice  mal  payée,  souvent  même 
à  une  gardeuse  qui  le  nourrit  de  quelques  soupes.  De 
là  une  mortalité  effrayante,  des  habitudes  morbides 
parmi  les  enfants  qui  survivent,  une  dégénérescence 
croissante  de  la  race,  l'absence  complète  d'éducation 
morale.  Les  enfants  de  trois  ou  quatre  ans  errent  au 
hasard  dans  des  ruelles  fétides,  poursuivis  par  la  faim 
et  le  froid.  Quand,  à  sept  heures  du  soir,  le  père,  la 
mère  et  les  enfants  se  retrouvent  dans  l'unique  chambre 
qui  leur  sert  d'asile,  le  père  et  la  mère  fatigués  par  le 
travail,  et  les  enfants  par  le  vagabondage,  qu'y  a-t-il 
de  prêt  pour  les  recevoir?  La  chambre  a  été  vide  toute 
la  journée;  personne  n'a  vaqué  aux  soins  les  plus  élé- 
mentaires de  la  propreté;  le  foyer  est  mort;  la  mère 
épuisée  n'a  pas  la  force  de  préparer  des  aliments;  tous 
les  vêtements  tombent  en  lambeaux  :  voilà  la  famille 


VI  PRÉFACE, 

telle  que  les  manufactures  nous  l'ont  faite.  Il  ne  faut 
pas  trop  s'étonner  si  le  père,  au  sortir  de  l'atelier  où 
sa  fatigue  est  quelquefois  extrême,  rentre  avec  dégoût 
dans  cette  chambre  étroite,  malpropre,  privée  d'air,  où 
l'attendent  un  repas  mal  préparé,  des  enfants  a  demi 
sauvages,  une  femme  qui  lui  est  devenue  presque  étran- 
gère, puisqu'elle  n'habite  plus  la  maison  et  n'y  rentre 
que  pour  prendre  à  la  hâte  un  peu  de  repos  entre  deux 
journées  de  travail.  S'il  cède  aux  séductions  du  cabaret, 
ses  profits  s'y  engouffrent,  sa  santé  s'y  détruit  ;  et  le 
résultat  produit  est  celui-ci,  qu'on  croirait  à  peine  pos- 
sible :  le  paupérisme,  au  milieu  d'une  industrie  qui 
prospère. 

Que  faire  donc?  L'augmentation  des  salaires  serait 
sans  doute  le  moyen  le  plus  sûr  et  le  plus  immédiat  de 
rendre  les  femmes  à  leur  destination  naturelle  ;  car  c'est 
le  besoin  qui  les  chasse  hors  de  la  maison,  c'est  pour 
suppléer  à  l'insuftisance  des  ressources  du  père  de  fa- 
mille qu'elles  se  condamnent  à  la  vie  de  l'atelier.  Nous 
souhaitons  ardemment  qu'on  parvienne  à  rendre  le 
travail  plus  productif;  nous  n'en  désespérons  pas;  mais 
nous  ne  saurions  oublier  qu'il  existe  une  loi  plus  forte 
que  toutes  les  lois  écrites  dans  les  codes,  plus  forte 
même  que  la  charité  la  plus  ardente;  c'est  la  loi  écono- 
mique qui  régit  tout  développement  industriel,  et  qui 
force  le  fabricant  à  mesurer  ses  dépenses  sur  ses  chan- 
ces de  bénéfice  et  à  lutter  contre  la  concurrence  par  Je 


PRÉFACE,  VTT 

bonmarclié.  La  hausse  même  des  salaires  ne  mettrait 
(in  au  paupérisme  qu'à  la  condition  d'être  accompagnée 
d'une  réforme  profonde  dans  les  mœurs.  Les  salaires 
actuels,  employés  avec  intelligence  et  surtout  avec  pro- 
bité, suffisent  à  la  rigueur  pour  assurer  le  nécessaire  à 
une  famille,  toutes  les  fois  qu'elle  n'est  pas  atteinte  par 
la  maladie  ou  la  crise.  Chose  terrible,  le  pain  manque 
plus  souvent,  dans  les  ménages  d'ouvriers,  par  la  faute 
du  père  que  par  la  faute  de  l'industrie.  Dans  la  seule 
journée  du  lundi,  le  cabaret  absorbe  le  (|uart  de  l'ar- 
gent gagné  dans  la  semaine,  peut-être  même  la  moitié, 
et  les  ouvriers  les  mieux  payés,  qui  pourraient  vivre  à 
l'aise,  et  faire  vivre  honorablement  une  famille,  sont 
presque  partout  les  plus  adonnés  à  l'ivrognerie.  C'est 
l'ordre  et  le  travail,  plus  encore  que  le  bon  salaire,  qui 
assurent  le  bien-être.  Ainsi  le  mal  est  surtout  un  mal 
moral;  et  le  problème  à  résoudre  est  celui-ci  :  sauver 
l'ouvrier  par  lui-même.  Il  y  a  un  plus  grand  service  à 
lui  rendre  que  de  lui  donner  du  travail  et  de  l'argent, 
c'est  de  lui  inspirer  l'amour  du  travail  et  le  goût  de  l'é- 
conomie. Si  jamais  l'atelier  est  plein  et  le  cabaret  vide, 
la  misère  sera  vaincue.  Tous  les  autres  biens  viendront 
par  surcroît. 

Mais  cette  réforme  morale  est  à  la  fois  plus  désirable 
et  plus  difficile  que  la  réforme  industrielle  ;  non  pas  que 
la  nature  des  ouvriers  ne  soit  affectueuse,  expansive, 
capable  de  tous  les  dévouements  et  de  tous  les  enthou- 


VIII  PRÉFACE, 

siasmes.  Il  n'est  personne,  parmi  ceux  qui  les  ont  vus 
de  près,  qui  ne  sache  ce  que  vaut  leur  cœur,  avec  quel 
héroïsme- ils  partagent  aux  plus  pauvres  leur  salaire  du- 
rement gagné,  leur  misérable  abri,  leur  pain  trop  sou- 
vent insuffisant.  Ils  sont,  si  on  peut  le  dire,  tout  prêts 
pour  les  affections  domestiques  :  la  difficulté  est  de  ra- 
mener l'épouse  et  la  mère  dans  la  maison.  La  loi,  l'ni- 
dustrie,  les  besoins  matériels  de  la  famille,  les  femmes 
elles-mêmes,  tout  y  résiste.  Il  est  également  impossible 
d'ûter  aux  femmes  un  droit  naturel,  à  l'industrie  plus 
de  la  moitié  des  bras  dont  elle  dispose,  aux  ménages 
un  surcroit  de  ressources  devenu  chaque  jour  plus  in- 
dispensable. Les  familles  ont  beau  souffrir,  et  soufiVir 
cruellement  de  l'absence  des  femmes  :  les  enfants  ont 
faim,  la  mère  se  dévoue.  Qui  n'a  entendu  des  mères 
tendres  et  intelligentes,  mais  pressées  par  le  besoin,  se 
plaindre  des  rigueurs  de  la  loi  qui  défend  de  livrer  les 
enfants  aux  manufactures  avant  huit  ans  révolus?  Enfin, 
quand  une  femme  n'a  ni  revenu,  ni  famille,  ni  éduca- 
tion, ni  talent,  il  est  presque  matériellement  impossible 
que  la  couture  la  nourrisse,  tandis  que  la  fabrique  lui 
donne  un  travail  moins  fatigant,  et  un  salaire  relative- 
ment très-élevé.  Il  ne  s'agit  donc  pas  d'un  mal  éphé- 
mère, mais  d'un  mal  persistant,  durable,  qui  ne  peut 
que  s'accroître;  ni  d'un  de  ces  désordres  qu'on  attaque 
de  front  et  qu'on  détruit  coûte  que  coiîte,  mais  d'une 
transformation  à  la  fois  douloureuse  et  bienfaisante, 


PRÉFACE.  IX 

qui  menace  les  mœurs  et  répand  un  peu  de  bien-être, 
qui  donnera  peut-être  un  jour  quelque  superflu  à  des 
milliers  de  familles  condamnées  aujourd'hui  à  manquer 
du  nécessaire.  Puisque  l'augmentation  directe  des  sa- 
laires et  le  retour  des  femmes  dans  la  famille,  puisque 
ces  deux  grandes  mesures  de  salut  public,  qui  seules 
détruiraient  le  mal  dans  sa  racine,  nous  échappent  éga- 
lement, il  faut  se  résigner  à  faire  le  bien  par  le  perfec- 
tionnement des  anciennes  méthodes,  ce  qui  revient  à 
dire,  pour  parler  franchement,  qu'on  peut  plutôt  atté- 
nuer le  mal  que  le  détruire,  ou  qu'on  ne  le  détruira  que 
par  de  longs  et  persévérants  eflorts. 

Cette  conclusion  est  navrante.  Le  spectacle  même 
de  la  misère  fait  moins  de  mal.  Mais  pourquoi  rêver, 
pourquoi  s'étourdir?  S'il  y  a  une  question  au  monde 
dans  laquelle  il  soit  nécessaire  de  voir  clair  et  de  ne 
pas  se  payer  de  mots,  c'est  celle-ci;  c'est  une  question 
de  vie  ou  de  mort.  Oui,  le  mal  est  affreux;  non,  il  n'y 
a  pas  de  remède  souverain,  de  remède  unique;  il  n'y 
a  pas  à  compter  sur  une  de  ces  découvertes  qui  chan- 
gent une  situation  de  fond  en  comble  et  comme  par  un 
coup  de  foudre.  Faut- il  se  fermer  les  yeux  pour  cela? 
ou  renoncer  à  faire  du  bien  parce  qu'on  ne  peut  ni  en 
faire  assez  ni  le  faire  assez  vite?  Ce  découragement  se- 
rait aussi  coupable  que  les  vaines  et  présomptueuses 
espérances  qui  ont  fait  tant  de  mal,  et  qui  avaient  au 
moins  une  origine  généreuse.  Au  contraire,  il  faut  re- 


X  PRÉFACE, 

doublend'éuergie  el  de  pitié.  Que  la  cliarilé,  qui  épar- 
pille ses  trésors,  qui  les  perd,  qui  les  répand  quelque- 
fois au  détriment  de  ceux  qu'elle  croit  soulager , 
n'abandonne  plus  au  hasard,  aux  inspirations  d'une 
pitié  aveugle,  ses  ressources  et  son  dévouement.  Qu'elle 
adopte  pour  principe  que  le  seul,  le  vrai  service  que 
l'homme  puisse  rendre  à  l'homme,  est  de  mettre  ceux 
qui  souffrent  en  état  de  devenir  eux-mêmes  les  instru- 
ments de  leur  propre  salut;  et  qu'elle  concentre  toutes 
ses  espérances  et  toutes  ses  forces  sur  la  reconstitution 
de  la  famille.  Puisque  nous  ne  pouvons  faire  cesser  de 
haute  lutte  le  travail  des  femmes  dans  les  manufactures, 
par  quels  moyens  la  famille  sera-t-elle  reconstituée? 
Donnons-lui  d'abord  un  nid  où  elle  puisse  vivre  ;  c'est 
de  beaucoup  le  plus  pressé  et  le  plus  nécessaire.  Dans 
l'état  actuel,  nous  n'avons  à  opposer  aux  cabarets  que 
des  greniers  ouverts  à  tous  les  vents,  sans  feu,  sans  lit, 
sans  propreté  ;  logements  homicides,  où  la  santé  est 
presque  un  miracle.  Était-il  donc  si  difficile  de  faire  des 
maisons  pour  les  ouvriers?  Dans  la  moitié  des  villes  de 
fabrique,  ces  taudis  infâmes  rapportent  8  pour  100  à 
leurs  propriétaires;  à  Mulhouse,  les  cités  ouvrières, 
qui  sont  des  merveilles,  rapportent  4  1/2  pour  100; 
donc  elles  n'ont  rien  coûté.  En  établissant  dans  les 
quartiers  populeux,  des  lavoirs  et  des  bains  publics,  on 
faciUtera  les  soins  de  la  propreté  et  de  l'hygiène,  non 
pas  à  peu  de  frais,  mais  sans  frais.  Si  le  terrain  ne  coûte 


PRÉFACE.  XI 

pas  cher,  on  ajoutera  un  jardin  k  la  maison,  pour  ache- 
ver de  la  rendre  agréable  et  confortable.  Il  est  vrai 
qu'après  avoir  construit  à  l'ouvrier  un  logement,  nous 
ne  tirerons  pas  un  sac  d'argent  de  quelque  trésor  mysté- 
rieux pour  le  lui  mettre  dans  la  main  ;  et  cependant  il 
est  presque  certain  que,  par  ce  seul  fait  d'habiter  une 
bonne  chambre  au  lieu  d'une  caverne,  la  famille  va  se 
trouver  enrichie  :  il  suffira  pour  cela  que  le  père  se 
plaise  dans  sa  maison  et  fréquente  moins  le  cabaret. 
Songez  que  les  cabarets  absorbent  chaque  semaine  le 
tiers  de  tous  les  salaires  ;  et  il  faudrait  dire  plus  de  la 
moitié,  si  l'on  comptait  les  forces  diminuées,  la  vie 
abrégée.  C'est  pour  compenser  ces  quinze  ou  vingt  francs 
jetés  cl  l'orgie  à  chaque  jour  de  paye,  que  la  mère  dé- 
serte le  berceau  du  nouveau-né,  que  l'enfant  de  huit  ans 
travaille  et  languit  dix  heures  par  j-our  dans  la  manu- 
facture. Si,  par  la  réforme  des  logements,  nous  parve- 
nons à  ramener  l'ouvrier  chez  lui,  nous  lui  donnons  en 
réalité,  nous  rendons  à  la  famille  cet  argent  que  le 
maître  a  payé,  que  les  ouvriers  ont  gagné,  et  que  les 
cabarets  engloutissent.  Ce  n'est  pas  tout  que  d'embellir 
et  d'assainir  la  maison,  il  faut  du  pain  sur  la  huche. 
Puisque  la  recette  est  modique,  même  après  que  le  ca- 
baret a  lâché  sa  proie,  rendons  au  moins  la  dépense  in- 
telligente. Associons  les  petits  budgets  pour  en  faire  un 
gros,  et  nous  échapperons  ainsi  à  celte  terrible  consé- 
quence de  la  misère,  qui  oblige  le  pauvre  à  acheter  à 


XIT  PRÉFACE, 

crédit,  en  petites  quantités,  et  par  conséquent  à  payer 
presque  tout  plus  cher  que  le  riche.  Les  caisses  de  se- 
cours et  la  caisse  d'épargne,  en  protégeant  l'ouvrier 
contre  ses  trois  grands  ennemis  :  le  chômage,  la  ma- 
ladie et  la  vieillesse,  en  achevant  de  le  rendre  maître 
de  son  sort,  détruiront  chez  lui  les  dernières  traces 
de  cette  fatale  insouciance ,  née  le  plus  souvent  du 
désespoir,  qui  le  condamne  à  vivre  au  jour  le  jour, 
sans  sécurité  et  sans  dignité.  Il  ne  laissera  plus  ses 
enfants  s'élever  au  hasard;  s'il  est  contraint  et  forcé 
de  les  mettre  de  bonne  heure  dans  un  atelier,  il  sera  le 
premier  à  stipuler  que  leur  instruction  n'en  souffrira 
pas.  Il  sait,  il  voit  de  ses  yeux  quelle  place  tient  l'igno- 
rance parmi  les  causes  de  la  misère  !  Non-seulement 
l'ouvrier  illettré  ne  peut  sortir  de  sa  condition,  avancer 
dans  son  atelier,  devenir  chef-ouvrier,  contre-maître  ; 
mais  il  est  hors  d'état  de  calculer  ses  intérêts;  tout  le 
monde  peut  le  tromper,  son  patron,  ses  camarades,  ses 
fournisseurs  ;  il  vit  comme  un  paria,  au  milieu  d'une 
civilisation  inconnue  et  d'un  courant  d'idées  qui  ne  des- 
cendent pas  jusqu'à  lui  ;  il  n'est,  pour  ainsi  dire,  ni  de 
son  pays  ni  de  son  temps;  privé  de  toutes  les  joies  intel- 
lectuelles, il  se  rejette,  comme  la  brute,  sur  des  plai- 
sirs grossiers  qui  achèvent  de  le  dégrader.  Gréer  des 
écoles  pour  les  enfants,  pour  les  adultes,  leur  fournir 
des  instruments  d'étude,  des  modèles,  des  livres,  mettre 
les  sciences  à  leur  portée,  c'est  leur  rendre  en  quelque 


PRÉFACE.  XIII 

sorte  cette  moitié  du  monde  dont  l'ignorance  les  aurait 
déshérités;  c'est  faire  bien  plus  encore,  s'il  est  vrai  que 
la  discipline  des  écoles,  la  lecture  des  bons  livres  con- 
courent à  développer  les  sentiments  généreux.  Cette 
réforme  des  logements,  ces  associations  alimentaires, 
ces  caisses  de  secours  mutuels,  d'épargne,  de  retraite, 
ces  écoles,  ces  bibliothèques,  la  société  peut  tout  cela  ; 
et  nous  dirions  qu'il  est  impossible  de  lutter  contre  la 
misère  et  de  la  vaincre,  sans  tout  bouleverser!  On  ne 
peut  réfléchir  à  l'immensité  de  la  misère  et  voir  s'enfler 
chaque  jour  ce  flot  de  l'industrie  qui  amène  avec  lui 
tant  de  progrès  matériels  et  tant  de  douleurs  morales, 
sans  se  dire  avec  elï'roi  que  la  société  serait  à  la  fois  bien 
imprudente  et  bien  criminelle  si  elle  ne  faisait,  dans  ce 
moment  décisif,  un  grand  et  puissant  eflbrt,  A  quoi 
songe-t-elle  de  dépenser  a  autre  chose  son  activité  et 
ses  millions?  Il  n'est  que  temps  d'ajourner  les  palais 
et  les  théâtres,  pour  créer  des  cités  ouvrières  comme  à 
Mulhouse  ;  de  laisser  chômer  les  fonderies  et  les  forges 
dans  les  arsenaux  pour  créer  à  tout  prix  des  écoles  gra- 
tuites de  garçons  et  de  filles  jusque  dans  le  dernier  vil- 
lage. Quel  est  le  sentiment  humain  qu'on  ne  puisse  in- 
voquer dans  cette  cause?  Parle-t-on  de  l'honneur?  il  n'y 
a  pas  de  dette  plus  sacrée;  ou  de  l'intérêt?  il  n'y  a  pas 
de  placement  plus  productif.  Que  de  fois  a-t-on  répété 
(faut-il  qu'une  telle  évidence  ne  frappe  pas  tous  les  yeux  !) 
que  remplir  l'école,  c'est  vider  la  prison  et  l'hospice  ! 


XIV  PRÉFACE. 

Les  œuvres  de  salut  suivent  une  progression  croissante 
comme  les  œuvres  de  perdition.  Voilà,  par  exemple,  la 
loi  sur  l'enseignement  obligatoire,  dont  tant  d'esprits 
ont  peur;  qu'elle  fonctionne  seulement  vingt  ans,  et  elle 
deviendra  inutile.  Pendant  l'année  1858,  il  n'a  été 
prononcé  dans  tout  le  royaume  de  Prusse  que  six  con- 
damnations pour  manquement  au  devoir  d'école.  Il  se 
peut  qu'un  père  ignorant  refuse  d'accepter  pour  son 
fils  l'instruction  que  la  société  lui  ofi're;  mais  un  père 
instruit  la  demandera  avec  instance  et  comme  le  plus 
grand  des  bienfaits.  Il  en  sera  de  même  pour  tout 
le  reste.  Aussitôt  que  la  famille  sera  reconstituée,  la 
prospérité  ira  partout  en  augmentant,  par  le  seul  dé- 
veloppement de  l'énergie  individuelle,  sans  sacrifice  de 
personne.  La  famille  nous  rendra  au  centuple  tout  ce 
que  nous  aurons  fait  pour  l'aider  à  renaître.  Ainsi 
toutes  les  réformes  tiennent  en  un  seul  mot  :  restau- 
rer la  vie  de  famille.  L'école  de  la  volonté,  c'est  le 
foyer  domestique.  C'est  de  là,  c'est  de  ce  centre  béni 
que  sortent  les  grandes  affections  et  les  caractères  forte- 
ment trempés  pour  la  lutte  et  pour  le  travail.  La  force 
productive  et  la  prospérité  intérieure  d'un  peuple  dé- 
pendent avant  tout  de  ses  mœurs.  J'ai  cherché  à  le  dé- 
montrer. Je  mets  mes  efforts  sous  la  protection  de  toutes 
les  femmes.  C'est  leur  cause,  puisque  c'est  la  cause  du 
devoir  et  des  saintes  affections  de  la  famille  ;  c'est  la 
cause  de  tout  ce  qui  porte  un  cœur  généreux.  Je  vou- 


PRÉFACE.  XV 

drais  l'avoir  mieux  servie.  Je  ne  crains  pas  de  ne  pas 
venir  à  propos.  Quelle  que  soit  l'importance  des  événe- 
ments qui  s'accomplissent  loin  de  nous,  il  y  aura  tou- 
jours de  la  place,  dans  les  préoccupations  des  esprits 
sérieux,  pour  une  question  de  justice  et  d'humanité'. 

1.  Cette  quatrième  édition  a  été  revue  avec  beaucoup  de 
soin  et  complétée  dans  quelques-unes  de  ses  parties;  quoiqu'elle 
paraisse  peu  de  mois  après  la  première,  les  chitïres  ont  été  vé- 
rifiés de  nouveau  sur  les  lieux,  toutes  les  fois  que  cette  vérifica- 
tion a  paru  nécessaire. 


PREMIERE    PARTIE 

LES    FEMMES    DA\S    Li:S    FABRIQUES 
DE    SOIE 


PREMIERE   PARTIE. 

LES  FEMMES  DANS  LES  FABRIQUES  DE  SOIE, 

CHAPITRE  PREMIER. 

LES  ATELIERS  DE  FEMMES,  ET  LEUR  INFLUENCE  SUR  I.E  BIEN- 
ÊTRE  ET  LA  MORALITÉ  DE  LA  FAMILLE. 

On  dit  quelquefois  que  la  littérature  d'une  société 
en  est  le  miroir,  et  que  les  auteurs  qui  songent  le 
moins  à  la  peindre  lui  empruntent,  malgré  eux,  ses 
idées  et  ses  sentiments.  Si  l'on  voulait  nous  juger 
par  nos  livres  les  plus  répandus  et  nos  pièces  les 
plus  applaudies,  on  éprouverait  un  singulier  em- 
barras; carie  succès  se  partage  presque  également 
entre  la  peinture  du  vice  et  les  lieux  communs 
d'une  morale  sévère.  C'est  peut-être  que  nous  hési- 
tons, en  effet,  entre  nos  lumières  et  nos  penchants, 
et  que,  tout  en  conservant  des  habitudes  répréhen- 
sibles,  nous  commençons  à  en  sentir  des  remords. 


4  FABRIQUES  DE  SOIE. 

Nous  voyons  tous  les  jours  qu'on  s'efforce  de  nous 
initier  aux  moindres  détails  de  la  vie  des  courti- 
sanes, et  qu'on  ne  néglige  rien  pour  les  justifier  et 
les  rendre  aimables;  cependant,  on  n'attaque  pas 
directement  la  famille;  au  contraire,  on  est  pro- 
digue de  respects  envers  elle,  c'est  une  arche  sainte 
à  laquelle  personne  n'oserait  touclier;  le  public 
même  ne  le  souffrirait  pas.  Il  y  a  une  trentaine 
d'années,  tout  était  bien  différent;  on  se  soucia't 
moins  des  courtisanes,  mais  on  faisait  de  tous  côtés 
l'éloge  de  l'adultère.  Une  femme  n'était  intéressante 
dans  un  roman  et  sur  la  scène,  qu'à  condition  de 
trahir  la  religion,  la  société,  sa  parole,  son  mari  et 
ses  enfants. 

Ainsi  le  mal  s'est  déplacé,  on  peut  même  dire, 
avec  un  peu  d'optimisme,  qu'il  a  diminué.  Si  c'est 
un  symptôme,  accueillons-le  favorablement,  et  ren- 
dons-en grâces.  Quand  les  liens  de  la  famille  se 
relâchent,  c'est  le  plus  grand  malheur  qui  puisse 
arriver  à  un  peuple.  Il  lui  importe  d'avoir  des  lois 
libérales,  des  campagnes  bien  cultivées,  un  com- 
merce florissant,  mais  il  lui  importe  encore  plus 
d'avoir  des  mœurs.  C'est  le  bien  qui  donne  tous 
les  autres,  et  sans  lequel  tous  les  autres  ne  sont 
rien. 

En  ce  moment  tous  les  meilleurs  esprits  sont 
préoccupés  de  conquérir  et  de  fonder  la  liberté  ;  or, 
il  n'y  a  pas  de  liberté  sans  mœurs.  Une  liberté  que 


INFLUENCE  DU   TRAVAIL  DES  FEMMES.  5 

personne  ne  réclame  et  dont  personne  ne  se  sert, 
n'est  pas  même  le  fantôme  de  la  liberté.  Toutes  les 
fois  que,  dans  un  pays,  les  habitants  ne  savent  pas 
répondre  de  leurs  opinions  et  de  leurs  actes,  comp- 
ter uniquement  sur  eux-mêmes,  et  faire  leurs  af- 
faires de  leurs  propres  mains,  il  faut  qu'ils  aient 
ou  qu'ils  se  donnent  un  maître.  Soyez  liorames,  si 
vous  voulez  être  citoyens. 

Ceux  qui  pensent  que  la  famille  est  moins  forte- 
ment constituée  aujourd'hui  qu'avant  la  Révolution, 
attribuent  quelquefois  ce  relâchement  au  Gode  civil, 
parce  qu'il  a  imposé  à  la  durée  de  l'autorité  pater- 
nelle une  limite  certaine  et  uniforme,  aboli  le  droit 
d'aînesse,  et  assuré  une  réserve  aux  enfants'.  Mais 
ces  réformes,  rendues  nécessaires  par  la  nouvelle 
organisation  politique  de  la  société,  n'ont  pas  eu 
pour  résultat  d'affaiblir  les  liens  de  la  famille. 
Avant  le  Code  civil,  l'autorité  paternelle  n'était 
pas  illimitée  dans  sa  durée.  Sous  l'ancien  régime, 
elle  ne  dépassait  pas  l'époque  de  la  majorité  dans 
les  provinces  de  droit  coutumier,  et  la  loi  qui, 
dans  les  provinces  de  droit  romain,  la  prolon- 
geait indéfiniment,  et  même  au  delà  du  mariage 
des  enfants,  était  depuis  longtemps  tombée  en 
désuétude'.  Le  droit  d'aînesse  pouvait  être  néces- 

L  Art.  488,  745.  913,  1094,  1098  du  CoJe  civil. 
5.  a  La  puissance  paternelle  n'est  que  superficiaire  en  Franc?  ; 
et  par  nos  coutumes  en  ont  été   seulement  retenues  quelques 


6  FABRIQUES  DE   SOIE. 

saire  à  la  constitution  d'une  société  féodale  ;  mais 
personne  assurément  ne  peut  le  considérer  comme 
favorable  au  développement  des  vertus  domestiques. 
Cette  inf'galité  entre  les  frères  est  une  longue  et  dé- 
plorable victoire  de  la  politique  sur  la  nature.  Res- 
tent donc  les  réserves  assurées  aux  enfants,  et  qui 
sont,  il  faut  en  convenir,  une  restriction  du  droit  de 
propriété,  puisqu'elles  empêchent  le  père  de  dispo- 
ser librement  de  ses  biens.  Mais  ces  réserves  mêmes, 
sans  lesquelles  l'égalité  établie  entre  les  enfants 
pour  les  droits  successoraux  ne  serait  souvent 
qu'une  lettre  morte,  ne  sauraient  être  combattues 
ni  au  nom  de  la  famille,  dont  elles  augmentent  la 
solidarité,  ni  au  nom  de  l'autorité  paternelle.  Un 
père  ne  doit  pas  régner  par  la  terreur.  Il  faudrait 
plaindre  ceux  qui  compteraient  sur  un  pareil  moyen 
pour  assurer  l'obéissance  filiale,  pour  relever  et 
fortifier  la  famille. 

Mais  si  ces  reproches  trop  souvent  adressés  à  la 
société  moderne  sont  contestables  ou  chimériques, 
il  est  une  cause  de  relâchement  bien  autrement  cer- 
taine, bien  autrement  grave,  qui  devrait  frapper  tous 
les  yeux,  et  qui,  si  on  n'y  prend  garde,  menace  de 
troubler  et  de  pervertir  profondément  la  société  : 
c'est  la  dissolution,  en  quelque  sorte  fatale,  des  fa- 

petiles  marques  avec  peu  d'effet.  »  Guy  Coquille,  Inst.  au  droit 
franc,  de  l'état  des  personnes.  —  Cf.  M.  Demolombe,  Cours  de 
Code  Napoléon,  t.  VI,  p.  202  sqq. 


INFLUENCE  DU  TRAVAIL  DES  FEMMES.         7 

milles  d'ouvriers  opérée  par  les  progrès  croissants 
de  la  grande  industrie.  Chaque  jour  on  voit  tomber 
un  petit  métier  et  s'élever  une  fabrique  ;  et  chaque 
fabrique  appelle  à  elle  un  nombreux  personnel  fé- 
minin, parce  que  les  femmes  coûtant  moins  cher 
que  les  hommes,  il  est  naturel  qu'on  les  préfère 
partout  où  elles  suffisent.  Or,  il  tombe  sous  le  sens, 
que  si  la  mère  de  famille  est  absente  de  sa  maison 
quatorze  heures  par  jour,  il  n'y  a  plus  de  famille. 

Faut-il  s'opposer,  coûte  que  coûte,  aux  progrès 
du  mal?  Faut-il  le  subir  comme  une  nécessité  de 
notre  temps  et  se  borner  à  chercher  des  palliatifs? 
C'est  un  problème  d'autant  plus  difficile  à  résoudre 
qu'il  intéresse  à  la  fois  la  morale,  la  législation  et 
l'industrie. 

Les  esprits  absolus,  qui  se  portent  toujours  aux 
extrémités,  demandent  que  les  femmes  ne  soient 
astreintes  à  aucun  travail  mercenaire.  Diriger  leur 
maison,  plaire  à  leur  mari,  élever  leurs  enfants, 
voilà,  suivant  eux,  toute  la  destinée  des  femmes.  Ils 
ont,  pour  soutenir  leur  opinion,  des  raisons  de 
deux  sortes.  Les  unes,  que  l'on  pourrait  appeler 
des  raisons  poétiques,  roulent  sur  la  faiblesse  de  la 
femme,  sur  ses  grâces,  sur  ses  vertus,  sur  la  pro- 
tection qui  lui  est  due,  sur  l'autorité  que  nous  nous 
attribuons,  et  qui  doit  être  compensée  et  légitimée 
par  nos  sacrifices  ;  ces  sortes  de  raisons  ne  sont  pas 
les  moins  puissantes  pour  convaincre  les  femmes 


8  ■  FABRIQUES  DE   SOIE. 

elles-mêmes  et  cette  autre  partie  de  l'humanité  qui 
adopte  volontiers  la  manière  de  voir  des  femmes, 
et  ne  connaît  encore  la  vie  que  par  ses  rêves  et  ses 
espérances.  Des  raisons  d'un  ordre  plus  élevé  se 
tirent  des  soins  de  la  maternité  et  de  l'importance 
capitale  de  l'éducation,  car  il  faut  un  dévouement 
de  tous  les  instants  pour  surveiller  le  développement 
de  ces  jeunes  plantes  d'abord  si  frêles,  pour  former 
à  la  science  austère  de  la  vie  ces  âmes  si  pures  et 
si  confiantes,  qui  reçoivent  d'une  mère  leurs  pre- 
miers sentiments  avec  leurs  premières  idées,  et 
•  qui  en  conserveront  à  jamais  la  douce  et  forte  em- 
preinte. 

Cette  théorie,  comme  beaucoup  d'autres,  a  une 
apparence  admirable;  mais  elle  a  plus  d'apparence 
que.de  réalité.  De  ce  que  le  principal  devoir  des 
femmes  est  de  plaire  à  leurs  maris  et  d'élever  leurs 
enfants,  il  n'est  pas  raisonnable  de  conclure  que  ce 
soit  là  leur  seul  devoir.  Nous  tombons  à  cet  égard 
dans  les  contradictions  les  plus  déplorables,  car 
nous  condamnons  les  femmes  du  peuple  à  périr  par 
l'excès  du  travail ,  et  les  femmes  du  monde  à  périr 
par  l'excès  de  l'oisiveté.  Dans  les  familles  riches, 
les  hommes  et  les  femmes  sont  d'accord  qu'à 
l'exception  des  devoirs  de  mères  de  famille ,  les 
femmes  n'ont  rien  à  faire  en  ce  monde  ;  et  comme 
pour  la  plupart  d'entre  elles  cette  unique  occupa- 
tion, même  consciencieusement  remplie,  laisse  en- 


INFLUENCE  DU   TRAVAIL  DES   FEMMES.  9 

core  vacantes  de  longues  heures  ,  elles  se  soumet- 
tent scrupuleusement  au  supplice  et  au  malheur 
de  l'oisiveté,  atrophiant  leur  esprit  par  ce  régime 
contre  nature,  exaltant  et  faussant  leur  sensibilité, 
tombant  par  leur  faute  dans  des  affectations  pué- 
riles et  dans  des  langueurs  maladives  qu'un  tra- 
vail modéré  leur  épargnerait.  Ce  préjugé  est  poussé 
si  loin  qu'il  y  a  telle  famille  bourgeoise  dont  le 
chef  se  condamne  à  un  labeur  obstiné  pour  ga- 
gner tout  juste  le  nécessaire,  tandis  que  sa  femme , 
épouse  vertueuse,  tendre  mère,  capable  de  dévoue- 
ment et  de  sacrifice,  passe  son  temps  à  faire  des 
visites,  à  jouer  du  piano  et  à  broder  quelque  colle- 
rette. C'est  à  Lyon  particulièrement  que  cette  oisi- 
veté des  femmes  de  la  bourgeoisie  est  complète  : 
non-sejlement  les  femmes  des  fabricants  n'aident 
pas  leurs  maris  dans  leurs  comptes,  dans  leur  cor- 
respondance ,  dans  la  surveillance  de  leurs  ma- 
gasins, comme  cela  se  fait  avec  beaucoup  d'avan- 
tages dans  les  autres  industries;  mais  elles  de- 
meurent ignorantes  du  mouvement  des  affaires  au 
point  de  ne  pas  savoir  si  l'inventaire  de  l'année 
les  ruine  ou  les  enrichit.  C'est  bien  peu  respecter 
les  femmes,  c'est  en  faire  bien  peu  de  cas,  que  de 
perdre  ainsi  volontairement  ce  qu'elles  ont  d'esprit 
d'ordre,  de  bon  goût,  de  rectitude  morale,  disons 
même  de  disposition  à  l'activité  :  car  les  femmes, 
quand  nos  préjugés  ne  les  gâtent  point,  aiment  le 


10  FABRIQUES  DE  SOIE. 

travail  ;  elles  sont  industrieuses  ;  ces  mollesses  et 
ces  langueurs  où  nous  voyons  tomber  leurs  esprits 
et  leurs  organes  leur  viennent  de  nous  et  non  pas 
de  la  nature.  Même  pour  la  seule  tâche  dont  elles 
sont  encore  en  possession,  pour  la  tâche  d'élever 
leurs  filles  et  de  commencer  l'éducation  de  leurs 
fils,  croit-on  qu'elles  y  soient  propres,  quand  elles 
ne  donnent  point  l'exemple  d'une  activité  sagement 
dirigée,  quand  leur  esprit  manque  de  cette  solidité 
que  peuvent  seuls  donner  le  contact  des  affaires  et 
l'habitude  des  réflexions  sérieuses  ?  Admettons  que 
les  femmes  soient  aussi  frivoles  qu'on  le  prétend, 
ce  qui  est  loin  d'être  établi  :  on  ne  comprendra  ja- 
mais quel  intérêt  la  société  peut  avoir  à  entretenir^ 
à  développer  cette  frivolité,  et  pourquoi  notre 
monde  affairé  et  pratique  s'efforce  de  conserver  aux 
femmes  le  triste  privilège  d'une  vie  à  peu  près 
inoccupée. 

Il  est  triste  d'avoir  à  constater  que,  si  les  femmes 
riches  ne  travaillent  pas  assez,  en  revanche  la  plu- 
part des  femmes  pauvres  travaillent  trop.  C'est  pour 
elles  que  les  soins  du  ménage  sont  pénibles  et  absor- 
bants. Il  y  a  certes  une  grande  différence  entre  donner 
des  ordres  à  une  servante  ou  être  soi-même  la  ser- 
vante ;  entre  surveiller  la  nourrice,  la  gouvernante, 
l'institutrice,  ou  suffire,  sans  aucun  secours,  à  tous 
les  besoins  du  corps  et  de  l'esprit  de  son  enfant. 
Les  heureux  de  ce  monde,  qui  se  contentent  de  se- 


INFLUENCE  DU  TRAVAIL  DES  FEMMES.        II 

courir  les  pauvres  de  loin  et  de  soulager  la  misère 
sans  la  regarder,  ne  se  doutent  guère  de  toutes  les 
peines  qu'il  faut  se  donner  pour  la  moindre  chose 
quand  l'argent  manque,  et  de  la  bienfaisante  activité 
que  doit  employer  une  mère  de  famille  dans  son 
humble  ménage,  pour  que  le  mari,  en  revenant  de 
la  fatigue,  ne  sente  pas  trop  son  dénùment,  pour 
que  les-  enfants  soient  tenus  avec  propreté,  et  ne 
souffrent  ni  du  froid  ni  de  la  faim.  Souvent,  dans 
un  coin  de  la  mansarde,  à  côté  du  berceau  du  nou- 
veau-né, est  le  grabat  de  l'aïeul,  retombé  à  la 
charge  des  siens  après  une  dure  vie  de  travail.  La 
pauvre  femme  suffit  à  tout,  levée  avant  le  jour, 
couchée  la  dernière.  S'il  lui  reste  un  moment  de 
répit  quand  sa  besogne  de  chaque  jour  est  termi- 
née, elle  s'arme  de  son  aiguille  et  confectionne  ou 
raccommode  les  habits  de  toute  la  famille.  Elle 
est  la  providence  des  siens  en  toutes  choses  ;  c'est 
elle  qui  s'inquiète  de  leurs  maladies,  qui  prévoit 
leurs  besoins,  qui  sollicite  les  fournisseurs,  apaise 
les  créanciers,  fait  d'innocents  et  impuissants  ef- 
forts pour  cacher  l'excès  de  la  misère  commune,  et 
trouve  encore,  au  milieu  de  ses  soucis  et  de  ses 
peines,  une  caresse,  un  mot  sorti  du  cœur,  pour 
encourager  son  mari  et  pour  consoler  ses  enfants. 
Plût  à  Dieu  qu'on  n'eût  pas  d'autre  tâche  à  imposer 
à  ces  patientes  et  courageuses  esclaves  du  devoir, 
qui  se  chargent  avec  tant  de  dévouement  et  d'abné- 


12  P^ABRIQUES  DE  SOIE. 

galion  de  procurer  à  ceux  qu'elles  aiment  la  santé 
de  l'âme  et  du  corps!  Mais  il  ne  s'agit  pas  ici  de 
rêver  :  ce  n'est  pas  pour  le  superflu  que  l'ouvrier 
travaille,  c'est  pour  le  nécessaire,  et  avec  le  néces- 
saire il  n'y  a  pas  d'accommodement.  11  est  malheu- 
reusement évident  que,  si  la  moyenne  du  salaire 
d'un  bon  ouvrier  bien  occupé  est  de  deux  francs  par 
jour,  et  que  la  somme  nécessaire  pour  faire  vivre 
très-strictement  sa  famille  soit  de  trois  francs,  le 
meilleur  conseil  que  l'on  puisse  donner  à  la  mère, 
c'est  de  prendre  un  état  et  de  s'efforcer  de  gagner 
vingt  sous.  Cette  conclusion  est  inexorable,  et  il  n'y 
a  pas  de  théorie,  il  n'y  a  pas  d'éloquence,  il  n'y  a 
pas  même  de  sentiment  qui  puisse  tenir  contre  une 
démonstration  de  ce  genre. 

Il  ne  reste  qu'un  refuge  à  ceux  qui  veulent 
exempter  la  femme  de  tout  travail  mercenaire  : 
c'est  de  prétendre  qu'en  fait  le  salaire  d'un  ouvrier 
suffit  pour  le  nourrir  lui  et  les  siens;  mais  il  ne 
faut ,  hélas  !  qu'ouvrir  les  yeux  pour  se  convaincre 
du  contraire.  «  En  tout  genre  de  travail,  dit  Turgot, 
il  doit  arriver  et  il  arrive  en  effet  que  le  salaire  de 
l'ouvrier  se  borne  à  ce  qui  est  nécessaire  pour  lui 
procurer  la  subsistance.  ^  S'il  y  a  une  exception,  elle 
ne  peut  exister  que  pour  l'ouvrier  de  talent ,  parce 
que  le  talent  est  rare,  tandis  que  les  bras  s'of- 
frent de  tous  côtés,  et  ont  à  lutter  contre  la  concur- 
rence des  machines.  C'est  en  vertu  de  ce  principe 


INFLUENCE  DU  TRAVAIL  DES  FEMMES.        13 

que  les  manufacturiers  ont  substitué  peu  à  peu 
le  travail  des  femmes  à  celui  des  hommes ,  et  l'on 
sait  ce  qui  serait  arrivé,  au  grand  détriment  de  l'es- 
pèce humaine  et  au  grand  préjudice  de  la  morale, 
si  le  législateur  ne  s'était  empressé  de  protéger  les 
enfants  contre  les  terribles  nécessités  de  la  concur- 
rence. Il  n'est  donc  pas  permis  d'espérer  que  le  sa- 
laire d'un  ouvrier  sans  talent  soit  jamais  supérieur 
à  ses  besoins  ,  ou ,  ce  qui  est  la  même  chose ,  que 
l'ouvrier,  par  son  seul  travail,  suflise  à  ses  besoins 
et  à  ceux  de  toute  une  famille.  On  ne  doit  pas  oublier 
non  plus  que  la  richesse  d'un  peuple  résulte  du 
rapport  qui  s'établit  entre  sa  consommation  et  sa 
production.  Si  la  France,  nourrissant  le  même  nom- 
bre d'ouvriers,  produisait  tout  à  coup  une  quantité 
moindre  de  travail,  il  est  clair,  ses  dépenses  restant 
les  mêmes  et  ses  bénéfices  diminuant,  que  son  in- 
dustrie subirait  une  crise.  Elle  n'aurait  même  plus 
pour  se  défendre  cette  vieille  arme  de  la  prohibition 
qu'elle  vient  de  mettre  au  rebut  en  une  belle  mati- 
née, comme  par  une  inspiration  soudaine.  Aussi  ne 
peut-elle  ni  restreindre  pour  les  hommes  la  durée 
du  travail ,  ni  se  priver  du  travail  des  femmes  et , 
dans  une  certaine  mesure,  de  celui  des  enfants  ,  à 
moins  que  les  peuples  rivaux  ne  fassent  en  même 
temps  le  même  sacrifice.  Toutes  ces  propositions 
étant  des  vérités  d'évidence  ,  on  peut  regarder 
comme  établi  que  le  travail  de  la  femme  est  néces- 


14  FABRIQUES  DE  SOIE. 

saire  à  l'industrie,  et  que  le  salaire  de  la  femme 
est  nécessaire  à  la  famille. 

On  dit  que  cette  dure  nécessité  n'a  pas  été  connue 
de  nos  pères  ;  mais  nous  ne  sommes  plus  au 
temps  où  la  mère  de  famille  filait  le  lin  et  tissait  la 
toile  pour  les  usages  domestiques.  La  véritable  éco- 
nomie consiste  désormais  àtravaillerfructueusement 
pour  l'industrie,  sauf  à  recevoir  d'elle  les  produits 
qu'elle  livre  à  bas  prix  aux  consommateurs.  Ainsi 
le  même  travail,  en  changeant  de  nature,  produit  des 
résultats  plus  avantageux,  et  la  tâche  des  femmes 
s'est  modifiée  sans  s'accroître. 

Il  y  aurait  donc  de  l'exagération  à  regarder  comme 
un  malheur  social  cette  obligation  qui  leur  est  im- 
posée de  contribuer  par  leur  travail  personnel  à 
l'allégement  des  charges  communes.  Le  travail  en 
lui-même  est  salutaire  pour  le  corps  et  pour  l'âme, 
il  est  pour  l'un  et  pour  l'autre  la  meilleure  des  dis- 
ciplines. Loin  de  dégrader  celui  qui  s'y  livre,  il  le 
grandit  et  l'honore.  Jamais  un  homme  de  cœur  ne 
verra  sans  respect  les  stigmates  du  travail  sur  les 
mains  de  l'ouvrier.  La  pitié,  pour  être  saine  à  celui 
qui  l'éprouve,  et  profitable  à  celui  qui  en  est  l'objet, 
doit  être  fondée  sur  des  infortunes  réelles. 

Voici  ce  qu'il  faut  dire  pour  être  justes  :  ce  n'est 
pas  le  travail  en  lui-même  qui  est  une  peine  et  un 
malheur,  c'est  l'excès  du  travail.  Il  est  à  souhaiter 
que  les  femmes  travaillent  dans  toutes  les  classes 


INFLUENCE  DU  TRAVAIL  DES  FEMMES.        15 

de  la  société  ;  et  puisque  dans  les  ménages  pauvres, 
le  salaire  du  mari  suffit  difiicilement,  ou  ne  suffit  pas 
aux  besoins  communs ,  on  peut  se  résigner  à  voir 
les  femmes  ajouter  aux  soins  très-absorbants  du 
ménage  un  travail  industriel  dont  le  produit  serve 
d'appoint  au  salaire  du  chef  de  famille.  Mais  quand 
cette  nouvelle  tâche  est  écrasante  pour  elles,  quand 
elle  les  éloigne  de  leur  maison  et  les  empêche  d'ac- 
complir le  premier  et  le  plus  indispensable  de  leurs 
devoirs,  quand  elle  est  incompatible  avec  les  bon- 
nes mœurs,  alors  on  ne  doit  plus  la  considérer 
que  comme  un  malheur  social,  également  funeste  à 
la  santé  des  femmes ,  au  bonheur  de  leurs  maris 
et  à  l'éducation  de  leurs  enfants.  Ce  qu'on  peut  es- 
pérer, ce  qu'il  faut  demander  avec  une  ardeur  infa- 
tigable à  Dieu  et  à  la  société,  c'est  que  le  travail  des 
femmes  soit  équitablement  rétribué,  qu'il  n'excède 
pas  la  mesure  de  leurs  forces,  et  qu'il  ne  les  enlève 
pas  à  leur  vocation  naturelle  ,  en  rendant  le  foyer 
désert,  et  l'enfant  orphelin. 

Le  travail,  pour  les  femmes  comme  pour  les 
hommes,  est  de  trois  sortes  :  le  travail  isolé,  le  tra- 
vail de  fabrique,  c'est-à-dire,  le  travail  qui  se  fait 
dans  des  ateliers  composés  de  peu  de  personnes, 
et  le  travail  de  manufactures.  Le  travail  isolé  est  le 
seul  qui  convienne  aux  femmes ,  le  seul  qui  leur 
permettre  d'être  épouses  et  mères;  cependant  il 
devient  chaque  jour  plus  rare  et  plus  improductif, 


16  FABIUQUES  DE  SOIE. 

la  manufacture  absorbe  tout,  et  la  fabrique  elle- 
même,  forme  intermédiaire  entre  le  travail  isolé  et 
la  manufacture,  est  menacée  de  périr,  c'est-à-dire 
de  se  transformer.  On  pense  généralement  que,  si 
elle  se  transforme  en  manufacture,  ce  sera  un  grand 
progrès  pour  l'industrie;  cela  peut  être,  nous  ne 
voulons  pas  traiter  ici  le  problème  économique; 
mais  il  sera  facile  de  montrer  que,  si  elle  se  chan- 
geait au  contraire  en  travail  isolé,  ce  serait  un  grand 
avantage  pour  la  morale.  Nos  conclusions  à  cet  égard 
ne  vont  pas  plus  loin.  11  y  a  une  nécessité  qui  do- 
mine toutes  les  autres,  c'est  la  nécessité  d'avoir  du 
pain.  Malgré  tous  les  dangers  du  travail  en  com- 
mun, surtout  pour  les  femmes,  il  est  encore  pos- 
sible de  vivre  honnêtement  dans  un  atelier,  et  s'il 
fallait  opter  entre  l'envahissement  des  manufac- 
tures et  la  ruine  de  notre  industrie,  la  sagesse 
voudrait  qu'on  préférât  les  manufactures  ;  mais  on 
n'a  pas  encore  jusqu'ici  démontré  la  nécessité, 
l'urgence  de  cette  révolution  pour  toutes  les  formes 
du  travail  mécanique,  et  puisque  la  question  est 
pendante  en  ce  qui  concerne  les  fabriques  de  soie, 
et  que  de  bons  esprits  hésitent  sur  les  résultats 
matériels  du  système  noaveau  qui  tend  à  s'éta- 
blir, il  peut  être  bon  de  plaider  par  des  faits, 
sans  exagération,  sans  affectation,  la  cause  de  la 
morale. 


UIISCRIPTIOM   DU  TRAVAIL.  17 


CHAPITRE  II. 

DESCRIPTION  DU   TRAVAIL   DES   FEMMES 
DANS   LES   ATELIERS. 

Nous  n'avons  pas  eu  en  France  de  ces  magni- 
fiques enquêtes  que  l'on  fait  en  Angleterre  avec  tant 
de  dépenses  et  de  fruit  ;  mais  nous  possédons  un 
grand  nombre  de  livres^  où  la  situation  de  nos 
ateliers  est  décrite  avec  un  soin  minutieux,  et  jugée 
avec  une  parfaite  intelligence  des  conditions  et  des 
l.>esoinsde  l'industrie.  Rien  n'est  plus  attachant  que 
la  lecture  de  quelques-uns  de  ces  ouvrages.  Les 
ateliers  qu'ils  décrivent,  les  mœurs  qu'ils  racontent, 
les  horizons  qu'ils  ouvrent  à  la  pensée,  ont  à  îa 
fois  le  charme  d'un  voyage  de  découverte  et  l'auto- 
rité d'un  livre  de  morale.  Pénétrons  à  leur  suite 
dans  les  ateliers  de  la  fabrique  lyonnaise,  car  c'est 
surtout  l'industrie  de  la  soie,  dont  Lyon  est  le  chef- 
lieu  en  France  et  même  en  Europe,  qui  a  échappé 

I.  Nous  citerons,  au  premier  rang,  le  dernier  ouvrage  de 
M.  Louis  Reybaud,  Éludes  sur  le  régime  des  manufaclures. 


18  FABRIQUES  DE  SOIE. 

jusqu'ici,  au  moins  chez  nous,  au  régime  de  la  ma- 
nufacture. 

Les  bonnes  ouvrières  de  Lyon  aiment  leur  état; 
elles  en  parlent  volontiers,  souvent  avec  esprit,  et 
il  est  vrai  que  ces  métiers  si  propres,  ces  belles 
étofles  si  souples  et  si  brillantes  ont  quelque  chose 
d'attrayant  pour  les  mains  et  pour  les  yeux  d'une 
femme.  Quand  on  entre  dans  un  atelier,  c'est  tou- 
jours la  maîtresse  qui  en  fait  les  honneurs,  et  qui 
répond  avec  un  visible  plaisir  et  beaucoup  de  netteté 
aux  questions  des  visiteurs.  L'une  de  celles  qu'on 
appelle  les  canuses  disait  dernièrement,  devant  une 
commission  d'enquête,  que  la  soie  est  le  domaine 
des  femmes,  et  qu'elles  y  trouvent  du  travail  depuis 
la  feuille  de  mûrier  sur  laquelle  on  élève  le  ver 
jusqu'à  l'atelier  oi^i  l'on  façonne  la  robe  et  le  cha- 
peau. 11  y  a  en  effet  toute  une  armée  d'ouvrières  de 
toutes  sortes  sans  cesse  occupées  sur  ce  frêle  brin  de 
soie.  On  étonnerait  beaucoup  la  plupart  des  femmes 
du  monde  en  leur  apprenant  combien  il  a  fallu  de 
peine  pour  faire  leur  plus  simple  robe,  et  par  com- 
bien de  mains  elle  a  passé.  Nous  avons  en  premier 
lieu  toute  une  grande  industrie  agricole,  l'industrie 
de  la  production,  car  la  France  produit  une  grande 
partie  de  la  soie  qu'elle  met  en  œuvre,  et  elle  en 
fournit  même  à  l'Angleterre  concurrement  avec 
l'Asie.  Il  faut  surveiller  avec  une  attention  infati- 
gable, depuis  sa  naissance  jusqu'à  sa   métamor- 


DESCRIPTION  DU  TRAVAIL.  19 

phose,  ce  petit  ver  qui  se  nourrit  de  la  feuille  du 
mûrier,  et  qui,  à  force  de  filer,  se  crée  cette  pré- 
cieuse enveloppe  qu'on  appelle  le  cocon.  La  sollici- 
tude de  l'éleveur  se  porte  d'abord  sur  le  choix  de  la 
graine.  La  meilleure  graine  aune  couleur  gris  bleu, 
que  les  fraudeurs  parviennent  à  imiter  à  l'nide  du 
gros  vin.  Les  œufs  une  fois  achetés,  on  les  conserve 
dans  des  boîtes  fermées,  qu'on  place  dans  des  caves 
pour  éviter  les  variations  brusques  de  température. 
Si  on  laissait  la  graine  éclore  spontanément,  l'é- 
closion  de  tous  les  œufs  ne  se  ferait  ni  à  propos  ni 
en  même  temps,  et  l'éducation  serait  irrégulière; 
on  a  donc  recours  à  la  couveuse  mécanique,  ou  plus 
simplement  à  la  chambre  à  éclosion,  qui  n'est  autre 
chose  qu'une  petite  pièce  à  température  convena- 
blement élevée.  On  a  soin  de  faire  coïncider  l'éclo- 
sion  des  vers  avec  le  développement  de  la  végétation 
du  mûrier,  dont  les  feuilles  leur  servent  de  nour- 
riture. Quand  la  graine  a  pris  une  couleur  jaunâtre, 
les  vers  sont  déjà  tout  formés  et  perceptibles  à  la 
loupe;  on  les  recouvre  alors  d'une  bande  de  mous- 
seline ou  d'une  feuille  de  papier  percée  de  petits 
trous,  sur  laquelle  on  dépose  des  feuilles  de  mûrier 
qui  ne  tardent  pas  à  se  charger  de  vers.  Ces  feuilles 
sont  portées  ensuite  dans  des  ateliers,  oii  les  vers 
traversent  sept  âges  différents  dans  une  durée  de 
quarante  jours.  La  température,  le  degré  de  l'hygro- 
mètre, le  nombre  des  repas    varient  suivant  les 


20  FABRIQUES  DE  SOIE. 

âges  ;  ainsi  les  vers  font  vingt-quatre  repas  par  jour 
pendant  le  premier  âge,  et  huit  seulement  pendant 
le  cinquième.  Deux  opérations  délicates  sont  le 
délliement,  qui  consiste  à  enleverla  litière  et  les 
excréments  de  dessous  les  vers,  et  le  dédoublement, 
qui  a  pour  but  de  laisser  entre  eux  un  espace  con- 
venable. Les  vers  sont  sujets  à  de  nombreuses  ma- 
ladies, occasionnées  le  plus  souvent  par  l'imperfec- 
tion des  procédés.  Vers  la  fin  du  cinquième  âge,  la 
chenille  est  achevée,  et  cherche  partout  un  point 
d'appui  pour  commencer  son  cocon;  c'est  alors 
qu'on  procède  au  boisement,  c'est-à-dire  qu'on  place 
au-dessus  d'elle  de  petits  morceaux  de  bois,  de 
bruyère,  de  genêt,  etc.,  disposés  en  plans  inclinés; 
les  chenilles,  une  fois  pourvues  de  cet  outil,  se  met- 
tent sans  retard  à  filer,  c'est  ce  qu'on  appelle  la 
iiiontêe  du  ver.  Au  bout  de  six  ou  huit  jours  tous 
les  cocons  sont  formés.  Les  chrysalides  ne  man- 
queraient pas  de  les  percer,  si  on  les  laissait  se 
transformer  en  papillons;  elles  sont  donc  étouffées 
par  un  courant  d'air  chaud,  au  moment  où  leur 
œuvre  utile  est  terminée.  Aussitôt  alieu  le  dèramage, 
ou  triage  des  cocons,  que  l'on  range  dans  des  pa- 
niers suivant  leurs  espèces^  Quand  le  cocon  est  formé 
et  qu'on  l'a  débarrassé  de  la  bourre,  on  saisit  les 

1.  Cousullez  VEsiai  sur  l'industrie  des  matières  textiles,  par 
M.  Michel  Alcan,  professeur  au  Conservatoire  des  arts  et  mé- 
tiers. 


DESCRIPTION   DU   TRAVAN..  21 

fils  de  soie  et  on  commence  à  les  tirer,  en  en  réunis- 
sant au  moins  trois  et  quelquefois  vingt,  suivant  la 
grosseur  qu'on  veut  obtenir.  Les  brins  élémentaires 
qu'on  obtient  ainsi  par  le  tirage  sont  ce  qu'on  ap- 
pelle la  soie  gréyc.  On  les  emploie  sous  celte  forme 
à  la  fabrication  des  baréges,  d'une  partie  de  la  ru- 
banerie,  de  la  gaze  de  soie,  etc.,  et  tout  le  reste  de 
la  soie  grége  est  dévidé,  tordu  et  doublé  avant  d'être 
mis  en  œuvre.  Ces  diverses  opérations  constituent 
le  moulinage,  après  lequel  la  soie,  suivant  la  force 
de  l'assemblage,  le  degré  et  la  nature  de  la  torsion, 
se  divise  tnfil  de  trame  et  en  organsin  ou  fil  de  chaîne. 
C'est  à  ce  moment-là  qu'elle  est  livrée  aux  cbi- 
mistes,  qui  commencent  par  la  décreuser  pour  lui 
enlever  la  gomme  qu'elle  contient,  lui  donner  la 
flexibilité  et  de  l'éclat,  et  la  disposer  à  recevoir  plus 
facilement  la  matière  colorante.  Une  fois  teinte,  les 
dévideuses  s'en  emparent  et  enroulent  la  soie  des 
écheveaux  sur  des  bobines,  ou  la  disposent  sur  des 
canettes  pour  former  la  trame. 

Les  ourdisseuses  sont  chargées  d'une  opération 
plus  délicate,  qui  consiste  à  assembler  parallèlement 
entre  eux,  à  une  égale  longueur  et  sous  la  même 
tension,  un  certain  nombre  de  fils  dont  l'ensemble 
a  reçu  le  nom  de  chaîne.  Quand  la  chaîne  est  toute 
préparée,  on  l'enlève  de  l'ourdissoir  et  on  la  dispose 
sur  le  cylindre  ensouple  du  métier  à  tisser:  c'est  ce 
qu'on  appelle  le  montage.  Si  l'étoffe  qu'on  va  com- 


22  FABRIQUES  DE  SOIE. 

mencer  est  toute  semblable  à  celle  qu'on  vient  de 
finir,  on  rattache  chacun  des  nouveaux  fils  à  l'ex- 
trémité des  fils  correspondants  de  l'ancienne  chaîne; 
cette  opération,  qui  peut  se  répéter  indéfiniment, 
et  qui  simplifie  le  travail,  parce  que  toutes  les 
pièces  qu'on  fait  successivement  ne  sont  plus  pour 
l'ouvrier  qu'une  seule  et  même  pièce,  est  faite  par 
les  rattacheuses  ou  iordeuses.  Si,  au  contraire,  l'é- 
toffe nouvelle  a  un  nombre  de  fils  différent,  il  est 
impossible  de  souder  la  nouvelle  chaîne  à  la  chaîne 
précédente,  et  il  faut  introduire  directement  tous 
les  fils  dans  les  maillons  du  métier.  Les  remetleuses 
sont  chargées  de  ce  travail.  Après  elles,  le  métier 
se  trouve  prêt,  et  il  ne  reste  plus  qu'à  tisser  l'étoffe. 
Cependant,  lorsqu'il  ne  s'agit  pas  d'un  uni,  mais 
d'un  façonné,  le  tisseur,  avant  de  se  mettre  à  l'œu- 
vre, a  besoin  du  concours  d'un  nouveau  personnel 
assez  nombreux.  En  effet,  il  faut  d'abord  créer  les 
ornements  que  doit  recevoir  l'étoffe  ;  c'est  l'affaire 
du  dessinateur,  un  véritable  artiste,  dont  la  profes- 
sion demande  beaucoup  de  goût  et  d'habileté.  Il 
fait  avec  des  fils  de  soie  ce  que  le  mosaïste  fait  avec 
ses  cailloux  diversement  coloriés,  ou  plutôt,  car  le 
mosaïste  n'est  qu'un  reproducteur,  le  dessinateur 
ressemble  à  l'artiste  verrier,  qui  éblouit  les  yeux 
par  les  mille  combinaisons  de  sa  merveilleuse  joail- 
lerie. Le  dessin  achevé,  il  faut  le  mettre  en  carte, 
opération  assez  analogue  à  celle  de  l'architecte  qui 


DESCRIPTION  DU  TRAVAIL.  23 

dessine  la  coupe  de  son  édifice  après  en  avoir  des- 
siné l'élévation.  Mettre  un  dessin  en  carte,  c'est 
faire  sur  un  papier  quadrillé  le  plan  du  tissu  que 
l'on  veut  produire,  en  marquant  minutieusement  la 
place  de  chaque  fil.  Après  la  mise  en  carte  vient 
encore  le  Usage,  qui  a  pour  but  de  distinguer,  sur 
les  fils  de  la  chaîne,  les  points  qui  doivent  être  ap- 
parents et  ceux  qui  doivent  passer  à  l'envers  du 
tissu.  L'ouvrière  fait  cette  opération  sur  un  cadre 
tendu  de  tlls  qui  simulent  la  chaîne,  et  parmi  les- 
quels elle  sépare  les  fils  apparents  ou  cachés  au 
moyen  de  ficelles  qui  à  leur  tour  simulent  la  trame. 
On  se  sert  de  ce  cadre  pour  préparer  les  cartons 
percés  de  trous  que  l'on  met  en  contact  avec  le 
mécanisme  chargé  de  faire  mouvoir  les  fils  de  la 
chaîne  sur  le  métier.  Ces  cartons  une  fois  posés,  le 
tisseur  peut  commencer  sa  besogne.  Tout  ce  tra- 
vail, qui  emploie  tant  de  bras,  coûte  tant  de  soins 
et  dure  si  longtemps,  n'est  donc,  à  proprement 
parler,  que  la  préparation  du  travail.  Enfin,  lorsque 
le  tisseur  à  son  tour  a  fini  sa  tâche  et  rendu  la 
pièce  fabriquée  au  négociant  qui  lui  avait  confié  les 
fils,  celui-ci,  dans  la  plupart  des  cas,  la  dépose 
encore  chez  l'apprêteur,  qui  la  nettoie,  lui  donne 
le  brillant,  et,  s'il  y  a  lieu,  certaines  apparences 
particulières,  celles  par  exemple  de  la  moire  ou 
des  étoffes  gaufrées.  L'art  des  apprêts  constitue  à 
lui  seul  une  grande  et  difficile  spécialité. 


24  FABRIQUES  DE  SOIE. 

N'est-ce  pas  là,  comme  nous  le  disions,  une  véri- 
table armée  d'artistes,  d'ouvriers,  d'industriels  de 
toutes  sortes?  Dans  celte  armée,  on  retrouve  p  ir- 
tout  les  femmes.  D'abord  dans  la  magnanerie,  où 
l'on  élève  le  ver  à  soie.  Pour  une  éducation  de 
310  grammes  de  graine,  M.  Henri  Bourdon  compte 
20  journées  d'hommes,  156  journées  de  femmes,  et 
30  journées  d'enfants.  Le  tirage  ou  filage  se  fait 
e\'clusivement  par  les  femmes  ;  elles  concourent 
avec  les  hommes  à  la  plupart  des  opérations  du 
moulinage.  Les  hommes  sont  en  plus  grand  nombre 
dans  les  ateliers  de  teinture,  et  les  femmes  n'y  sont 
employées  qu'à  des  travaux  accessoires,  tels  que  le 
pliage;  mais  dans  les  spécialités  qui  suivent,  jus- 
qu'au tissage,  il  Ji'y  a  que  le  dessin  et  la  mise  en 
carte  qui  soient  exclusivement  dévolus  aux  hom- 
mes :  le  lisage  se  fait  indifféremment  par  des 
hommes  ou  par  des  femmes;  puis  viennent" les  dc- 
videuses  et  canetières,  les  ourdisseuses,  les  tor- 
deuses,  les  remetteuses.  Enfin,  pour  le  tissage  pro- 
prement dit,  c'est-à-dire  pour  l'industrie  en  somme 
la  plus  importante  et  qui  emploie  le  personnel  le 
plus  nombreux,  plus  d'un  tiers  des  métiers  dans  la 
ville  de  Lyon  (il  n'y  en  a  pas  moins  de  soixante- 
douze  mille),  et  peut-être  les  deux  tiers  dans  la 
grande  banlieue,  sont  occupés  par  des  femmes. 

Il  est  facile  de  comprendre  pourquoi  la  présence 
des  hommes  est  nécessaire  dans  les  atelier^^du  mou 


DESCRIPTION  DU  TRAVAIL.  25 

linage  et  de  la  teinture;  cependant,  à  mesure  que 
les  machines  du  moulinage  se  perfectionnent,  les 
hommes  cèdent  la  place  aux  femmes,  qui  finiront 
par  être  elles-mêmes  remplacées  par  les  enfants. 
On  croirait,  au  premier  abord,  que  l'industrie  du 
dessinateur  pour  étoffes  est  faite  exprès  pour  les 
femmes.  C'est  un  joli  travail,  sédentaire,  peu  fati- 
gant, bien  rétribué,  qui  ne  demande  en  apparence 
que  du  goût.  Et  qui  sait  mieux  que  les  femmes 
choisir  un  dessin  ou  assortir  des  couleurs?  Néan- 
m.oins  il  est  constaté  par  une  longue  suite  d'expé- 
riences, toutes  infructueuses,  qu'elles  ne  savent  pas 
inventer  des  combinaisons;  leur  aptitude  est  de  les 
bien  juger  et  d'en  tirer  bon  parti.  Quand  nous 
voyons  des  châles,  des  soieries,  des  papiers  peints, 
des  dentelles,  dont  l'aspect  général  nous  frappe  par 
l'élégance  et  la  richesse,  sans  que  nous  nous  ren- 
dions un  compte  très-exact  du  dessin,  nous  ne  pen- 
sons guère  que  la  faculté  dominante  de  l'artiste  qui 
fait  les  patrons  ou  modèles  est  plutôt  la  création 
que  le  goût,  et  pourtant  il  en  est  ainsi  :  une  belle 
étoffe  à  dessin  riche,  touffu,  élégant,  est  tout  un 
petit  poëme.  L'opération  de  la  mise  en  carte  pour- 
rait se  faire  par  des  femmes,  et  se  fait  généralement 
par  des  hommes.  A  ce  petit  nombre  d'exceptions 
près,  les  femmes  sont  plus  nombreuses  que  les 
hommes  dans  tous  les  ateliers  de  l'industrie  de  la 
soie.  En  Allemagne,  le  tissage  se  fait  presque  exclu- 


26  FABRIQUES  DE  SOIE. 

sivement  par  leurs  mains.  Il  ne  faut,  pour  tisser, 
que  de  l'adresse,  de  l'assiduité,  de  la  propreté;  les 
velours  seuls  exigent  de  la  force. 

A  présent  que  nous  avons  dénombré  et  classé  les 
bataillons,  nous  pouvons  entrer  dans  les  rangs, 
et  tacher  de  nous  rendre  compte  des  conditions 
d'existence  des  membres  les  plus  importants  de 
cette  armée  :  commençons  par  les  capitiines. 

La  première  fois  qu'on  va  visiter  un  fabricant 
lyonnais,  on  s'attend  à  entrer  dans  d'immenses  ate- 
liers, à  entendre  le  bruit  d'une  machine  à  vapeur, 
à  voir  d'innombrables  métiers  en  mouvement,  à 
être  entouré  d'un  monde  d'ouvriers.  On  trouve  un 
comptoir,  quelques  magasins  silencieux  et  deux  ou 
trois  hommes  occupés  sur  un  bureau  à  des  écri- 
tures. C'est  que  le  fabricant  est  un  entrepreneur 
qui  achète  la  soie  en  écheveaux,  la  fait  tisser  hors 
de  chez  lui,  dans  des  ateliers  dont  il  n'est  ni  le  pro- 
priétaire ni  le  directeur,  et  la  revend  ensuite  au 
commerce  de  détail.  Son  industrie  comprend  trois 
parties  :  acheter  la  soie,  surveiller  la  fabrication, 
vendre  l'étoffe.  Il  n'y  a  peut-être  pas  de  profession 
qui,  par  sa  nature,  soit  soumise  à  des  chances  plus 
variables,  et  demande  la  réunion  d'un  plus  grand 
nombre  de  qualités  très-rares.  Cela  tient  principale- 
ment à  deux  causes  :  l'une,  c'est  le  prix  de  la  ma- 
tière première,  qui  vaut  littéralement  son  pesant 
d'or;  l'autre,  c'est  !a  nature  capricieuse  de  la  mode. 


DESCRIPTION  DU  TRAVAIf,.  27 

qui  règne  souverainement  sur  l'industrie  deja  soie. 
L'achat  est  soumis  à  toutes  les  chances  de  l'agri- 
culture, la  vente  à  tous  les  caprices  de  la  fantaisie. 
Ainsi,  soit  que  l'on  considère  l'approvisionnement 
en  matières  ou  l'approvisionnement  en  tissus,  la 
valeur  de  l'inventaire  peut  varier  d'un  moment  à 
l'autre  dans  des  proportions  énormes.  A  et  s  con- 
ditions ,  qui  exigent  évidemment  dans  un  degré 
supérieur  toutes  les  qualités  d'un  commerçant, 
s'ajoute  encore,  pour  le  fabricant  de  soieries,  l'obli- 
gation de  choisir  les  nuances  et  les  dessins,  et  de 
les  faire  exécuter  avec  goût;  il  faut  donc  qu'il  soit 
à  la  fois  négociant  et  artiste.  Si  l'on  songe  mainte- 
nant à  l'influence  qu'il  exerce  par  ses  achats  sur  les 
magnaneries,  par  ses  commandes  sur  la  population 
ouvrière,  par  ses  ventes  sur  le  commerce  des  nou- 
veautés ,  on  comprendra  quelle  est  l'importance 
exceptionnelle  de  son  rôle  dans  l'industrie.  Avec 
deux  ou  trois  commis  de  magasin  et  autant  do 
commis  de  ronde  qui  composent  tout  son  état- 
major,  il  a  sur  la  richesse  nationale  une  influence 
plus  réelle,  plus  personnelle  que  des  directeurs 
d'usines  qui  emploient  douze  cents  ouvriers  et 
construisent  des  chemins  de  fer  de  plusieurs  kilo- 
mètres pour  le  service  exclusif  de  leurs  établis- 
sements. 

L'auxiliaire  immédiat  du  fabricant  lyonnais  est 
un  simple  artisan.  Quand  le  fabricant  a  acheté  la 


28  P^ABRIOUES  DE  SOIE. 

soie,  quand  il  l'a  fait  mouliner  et  teindre,  il  appelle 
un  ouvrier  auquel  il  confie  la  quantité  de  matière 
nécessaire  pour  faire  une  pièce.  L'ouvrier  emporte 
cette  soie  chez  lui,  avec  les  dessins  et  les  cartons 
quand  il  y  a  lieu  ;  il  la  fait  disposer  sur  son  métier 
par  une  ourdisseuse  et  une  remetteuse,  et  quand  la 
pièce  d'étofle  est  achevée  et  qu'il  la  porte  au  patron, 
celui-ci  paye  sa  fabrication  par  mètre  courant. 
L'ouvrier,  dans  ces  conditions,  est  donc  un  entre- 
preneur ;  il  ne  dépend  de  son  patron  que  comme 
tout  fabricant  dépend  de  celui  qui  lui  donne  de  l'ou- 
vrage. 

S'il  n'y  avait  d'autre  élément  dans  la  fabrique 
lyonnaise  que  le  négociant  qui  fait  la  commande  et 
l'ouvrier  qui  l'exécute,  l'industrie  du  tissage  appar- 
tiendrait à  ce  que  nous  avons  appelé  le  travail  isolé; 
mais  il  est  bien  rare  que  l'ouvrier  qui  possède  un 
métier  n'en  possède  qu'un  seul  :  en  général,  il  en 
a  au  moins  deux  et  au  plus  six.  Une  chambre  où 
cinq  ou  six  métiers  sont  occupés  par  autant  d'ou- 
vriers est  un  atelier  ;  ce  n'est  plus  le  travail  isolé, 
ce  n'est  pas  non  plus  la  manufacture,  c'est  ce  que 
l'on  appelle  proprement  la  fabrique. 

La  plupart  des  atehers  sont  situés  dans  des  rues 
étroites,  malpropres,  à  l'aspect  désolé.  On  monte 
un  vieil  escalier  médiocrement  entretenu,  et  l'on 
se  trouve  dans  une  pièce  assez  vaste,  bien  éclairée, 
munie  d'un  petit  poêle  en  fonte,  et  très-souvent 


DESCRIPTION   DU   TRAVAIL.  29 

voisine  d'une  espèce  de  petit  salon  où  la  maîtresse 
de  la  maison  vous  reçoit.  Les  métiers  sont  disposé? 
à  côté  l'un  de  l'autre,  de  manière  à  proflter  le  plu& 
possible  de  la  lumière.  Dans  certains  ateliers,  il  n'y 
a  pas  d'autre  homme  que  le  maître,  ou  d'autre 
femme  que  la  maîtresse  ;  quelquefois  les  deux  sexes 
sont  mêlés.  Ces  chefs  d'ateliers  forment  une  classe 
très-intéressante  et  très-curieuse,  qu'on  ne  retrouve 
pas  ailleurs,  car  ils  sont  très-décidément  des  ou- 
vriers, et  ne  cherchent  pas,  comme  la  plupart  des 
maîtres  dans  les  autres  corps  d'état,  à  s'affilier  à  la 
bourgeoisie.  Qu'ils  soient  fils  de  maîtres  ou  qu'ils 
soient  arrivés  à  s'établir  après  avoir  longtemps  tra- 
vaillé comme  compagnons,  ils  font  leur  journée 
dans  l'atelier  comme  tous  les  autres  :  leur  travail 
est  rétribué  par  le  fabricant  de  la  même  façon,  au 
même  prix;  ils  dirigent  leurs  apprentis,  mais  ils  ne 
se  mêlent  pas  du  travail  des  compagnons;  ils  n'ont 
sur  eux  d'autre  autorité  que  celle  d'un  propriétaire 
sur  son  locataire.  Ils  portent  le  même  costume,  et 
se  réunissent  les  dimanches  dans  les  mêmes  lieux 
de  plaisir.  S'ils  ont  l'esprit  plus  ouvert,  ce  n'est  pas 
que  leur  éducation  soit  différente  ;  c'est  que  le  sen- 
timent et  le  souci  de  la  propriété  donnent  toujours 
quelque  force  au  jugement  et  une  certaine  régula- 
rité à  la  conduite.  Ils  se  connaissent  entre  eux,  s'ap- 
précient, tiennent  à  l'estime  de  leurs  voisins,  et 
entrent  volontiers  dans  des  associations  de  secours 


30  FABRIQUES  DE  SOIE. 

mutuel?,  non-seulement  par  de  louables  vues  d'é- 
pargne, mais  pour  se  procurer  une  force  de  résis- 
tance contre  les  patrons.  La  preuve  de  ce  dernier 
fait,  c'est  qu'il  existe  à  Lyon  plus  de  cent  soixante 
sociétés  de  secours  mutuels,  et  que  quand  on  a  es- 
sayé de  les  réunir  en  une  société  générale,  très-peu 
de  chefs  d'ateliers  s'y  sont  prêles;  tant  ils  craignent 
de  ne  pas  rester  maîtres  d'eux-mêmes.  Les  sources 
de  leurs  bénéfices  sont  de  trois  sortes  :  ils  ont  d'a- 
bord le  produit  de  leur  journée  de  travail  comme 
tous  les  autres  ouvriers;  puis  ils  prélèvent,  pour 
location  du  métier,  la  moitié  du  salaire  gagné  par 
les  compagnons.  On  calcule  qu'en  tenant  compte  du 
loyer,  du  chaufTage  et  de  l'éclairage,  cette  moitié  se 
trouve  réduite  à  un  quart;  enfin,  chaque  apprenti 
leur  paye,  pour  frais  d'apprentissage,  une  somme 
assez  élevée,  ou  leur  abandonne  pendant  plusieurs 
années  le  produit  de  sa  main-d'œuvre.  Un  chef 
d'atelier  propriétaire  de  six  métiers  en  bon  état, 
qui  a  de  nombreuses  commandes,  des  compagnons 
laborieux  et  capables,  avec  un  apprenti,  est  certai- 
nement dans  l'aisance.  Il  travaille  treize  heures  par 
jour,  mais  c'est  la  condition  de  tous  les  ouvriers,  et 
au  moins  il  travaille  chez  lui,  près  de  sa  femme  et 
de  ses  enfants,  sans  être  gêné  par  un  surveillant  ou 
par  un  contre-maître,  et  en  tirant  de  son  industrie 
un  salaire  relativement  très-élevé.  A  ne  considérer 
que  ces  traits  généraux  de  sa  situation,  il  est  per- 


DESCRIPTION  DU  TRAVAIL.  31 

mis  de  le  compter  parmi  les  ouvriers  les  plus  favo- 
risés. Une  population  ouvrière  dont  un  tiers  environ 
est  composé  de  chefs  d'ateliers  présente  d'impor- 
tantes garanties  d'ordre  et  de  moralité,  et  la  perspec- 
tive de  devenir  chef  d'atelier  à  leur  tour  est  pour 
les  compagnons  un  encouragement  à  la  bonne  con- 
duite et  à  l'économie. 

La  situation  du  simple  compagnon  est  de  tout 
point  diflérente  de  celle  du  maître.  D'abord  il  est 
réduit  à  son  propre  salaire,  et  il  en  perd  chaque 
jour  la  moitié,  disons  le  quart,  pour  plus  d'exacti- 
tude, puisqu'il  perdrait  toujours  l'autre  quart  en 
frais  généraux.  Ensuite  il  travaille  hors  de  chez  lui, 
ce  qui  implique  une  certaine  dépendance  ;  il  n'a  ni 
famille  ni  intérieur.  Il  rentre  dans  un  garni  après 
treize  heures  de  travail  ;  s'il  ne  gagne  pas  assez  pour 
partager  l'ordinaire  du  maître,  il  se  nourrit  mal 
dans  un  cabaret.  Une  vie  sans  foyer  est  presque 
fatalement  une  vie  de  désordre,  car  l'économie 
n'est  conseillée  au  célibataire  que  par  la  raison, 
tandis  que  c'est  le  cœur  qui  la  conseille  au  père  de 
famille.  Dans  un  temps  qui  n'est  pas  encore  très- 
éloigné  de  nous,  le  compagnon  s'attachait  à  la  fa- 
mille du  maître,  et  trouvait  dans  ces  rapports  un 
adoucissement  à  sa  solitude;  mais  peu  à  peu  un 
abîme  s'est  creusé  entre  ces  deux  ouvriers,  dont 
l'un  n'a  que  ses  bras,  tandis  que  l'autre  a  un  éta- 
blissement et  un  capital.  Les  compagnons  sont  de- 


32  FABRIQUES  DE  SOIE. 

venus  nomades,  courant  d'atelier  en  atelier,  faisant 
leur  tâche  à  côté  du  maître  pendant  tout  le  jour, 
sans  le  prendre  pour  confident,  sans  lui  demander 
de  l'affection,  de  jour  en  jour  moins  honnêtes, 
moins  réfléchis  et  moins  à  l'abri  d'une  vieillesse 
malheureuse. 

L'apprentissage  se  fait  dans  de  mauvaises  condi- 
tions. Il  est  d'usage  que  l'apprenti  abandonne  au 
maître  le  produit  de  son  travail  pendant  quatre 
années,  contrat  onéreux  qui  met  l'enfant  à  la  charge 
du  père  de  famille  dans  un  âge  où  il  a  déjà  toute 
sa  vigueur.  Il  en  résulte  que  le  métier  de  tisseur  ne, 
peut  être  appris  par  la  partie  la  plus  pauvre  de  la 
population,  et  que  les  ouvriers  aisés,  épuisés  par 
les  sacrifices  que  ces  quatre  années  leur  imposent, 
ne  peuvent  plus  songer  ù  exonérer  leurs  enfants  du 
service  militaire.  On  a  peine  à  se  rendre  compte 
d'une  exigence  aussi  disproportionnée,  car  le  mé- 
tier de  tisseur  s'apprend  en  six  mois.  Les  pères  de 
famille  rachètent,  quand  ils  le  peuvent,  une  portion 
de  ces  quatre  années  d'esclavage  pour  une  somme 
qui  s'élève  quelquefois  à  cinq  cents  francs.  Voilà  en 
gros  quelle  est  la  situation  du  maître,  du  compa- 
gnon et  de  l'apprenti.  Tout  ce  que  nous  venons  de 
dire  s'applique  également  aux  hommes  et  aux  fem- 
mes ;  mais  il  y  a  des  différences  nécessaire?,  et  qu'il 
faut  maintenant  examiner. 


CONDITION  DES  OUVRIÈRES.  33 


CHAPITRE  III. 


CONDITIO^'   DES   OUVRIERES. 


Constatons  d'abord  un  fait  très-important  à  l'hon- 
neur de  l'industrie  lyonnaise,  c'est  que  l'ouvraison 
est  payée  à  tant  le  mètre,  sans  aucune  différence 
pour  les  hommes  et  pour  les  femmes.  Il  n'en  ré- 
sulte pas  que  la  moyenne  du  salaire  soit  la  même 
pour  les  deux  sexes,  car  si  la  moyenne  pour  un 
homme  s'élève,  par  exemple,  à  2  francs  50  cen- 
times, elle  n'atteint  pas  1  franc  75  centimes  pour 
une  femme.  La  raison  en  est  toute  simple  :  il  faut 
plus  d'adresse  et  d'agilité  que  de  force  pour  con- 
duire un  métier  ordinaire  ;  mais  il  faut  plus  de  force 
que  n'en  possède  ordinairement  une  femme  pour 
faire  mouvoir  les  métiers  qui  tissent  des  pièces  de 
grandes  largeurs,  ou  les  métiers  pour  velours  et 
certaines  étoffes  façonnées.  Quelques  femmes  tissent 
des  velours;  on  en  citait  une  dernièrement  qui, 
grâce  à  une  vigueur  exceptionnelle  et  en  travaillant 
quatorze  heures  par  jour,  gagnait  des  journées 
égales  à  celles  da  meilleur  ouvrier.  La  pauvre  fille 


34  FABRIQUES  DE  SOIE. 

avait  une  jeune  sœur  aveugle  à  pourvoir;  elle  est 
morte  à  la  peine  dans  la  fleur  de  l'âge,  et  sans  avoir 
pu  réaliser  entièrement  la  pensée  pour  laquelle 
elle  donnait  sa  vie.  La  charité,  si  active  à  Lyon,  a 
sur-le-champ  adopté  la  sœur  orpheline.  Plusieurs 
femmes,  chargées  de  famille  et  trouvant  dans  leur 
cœur  la  source  d'un  courage  inépuisable,  compen- 
sent ainsi  par  leur  activité  ce  qui  leur  manque  de 
force,  et  arrivent  à  égaler  les  journées  des  hommes 
en  travaillant  plus  longtemps.  Ce  sont  là  de  rares 
exceptions.  Il  ne  faut  pas  souhaiter  qu'elles  se  mul- 
tiplient, puisque  ces  excès  de  travail  sont  infaillible- 
ment funestes  à  la  santé  des  ouvrières.  Le  salaire 
des  femmes  reste  donc  inférieur  à  celui  des 
hommes;  mais  ellfs  reçoivent  ce  qu'elles  ont  réel- 
lement gagné,  le  fabricant  acquitte  ce  qu'il  croit 
êlre  le  juste  prix  du  service  reçu  :  ce  n'est  pas  de 
lui  que  les  femmes  peuvent  se  plaindre,  mais  seu- 
lement de  la  nature,  qui  leur  a  refusé  des  forces 
égales  aux  nôtres. 

On  voit  que  le  principe  d'après  lequel  la  rému- 
nération est  répartie  dans  la  fabrique  lyonnaise 
est  le  principe  libéral,  celui  qui  dit  :  «  A  chacun 
suivant  ses  œuvres.  »  Si  l'on  cherchait  bien,  on  re- 
connaîtrait que  ce  principe  est  le  fondement  du 
droit  de  propriété.  Aussi  quelques  écoles  socialistes 
lui  ont-elles  opposé  un  principe  tout  différent,  et 
dont  on  sait  la  formule  :  «  A  chacun  suivant  ses 


CONDITION  DES  OUVRIÈRES.  35 

besoins  !  »  Comme  le  droit  de  propriété  sort  du 
premier  de  ces  deux  principes ,  le  droit  au  travail 
sort  du  second.  Le  premier  principe  mesure  la  ré- 
tribution sur  le  service,  parce  qu'il  reconnaît  le 
droit  de  celui  qui  paye ,  et  le  second  mesure  la  rétri- 
bution sur  les  besoins  du  travailleur,  parce  qu'il 
ne  reconnaît  de  droits  qu'à  celui  qui  est  payé.  Or, 
quoique  le  socialisme  soit  chassé  de  nos  institu- 
tions ,  de  nos  lois  et  de  nos  usages ,  il  envahit  sour- 
noisement le  domaine  da  l'industrie.  Ce  sont  les 
manufactures  qui  le  ramènent  de  tous  côtés  ,  mal- 
gré la  guerre  théorique  que  leurs  chefs  lui  ont  faite 
et  lui  feraient  certainement  encore.  Le  socialisme 
brutal  réclamait  pour  l'ouvrier  incapable  ou  fai- 
néant un  salaire  qu'il  ne  gagnait  pas  :  il  attentait  à 
la  propriété.  Les  manufacturiers  qui  payent  un  ser- 
vice moins  qu'il  ne  vaut,  parce  que  l'ouvrier  qui  le 
rend  a  peu  de  besoins  ou  beaucoup  de  résignation  , 
attentent  à  la  justice.  A  l'époque  du  grand  dévelop- 
pement des  manufactures  en  Angleterre,  les  bras 
ayant  été  brusquement  abandonnés  pour  la  vapeur, 
et  l'ouvrier  ayant  cessé  par  conséquent  d'être  lui- 
même  une  force  pour  devenir  le  guide  et  le  surveil- 
lant d'une  force  mécanique,  on  remplaça  parlout 
les  hommes  par  des  femmes,  qui  rendaient  le  même 
service,  et  qui,  dépensant  moins,  se  contentaient 
d'un  moindre  salaire.  On  vit  les  hommes  ,  inoccu- 
pés, inutiles,   garder   la  maison  et  les  enfants, 


36  FABRIQUES  DE  SOIE. 

tandis  que  les  femmes  vivaient  à  l'atelier ,  et ,  pre- 
nant le  rôle  de  l'homme,  en  prenaient  jusqu'à  un 
certain  point  les  habitudes.  Bientôt  les  fabricants 
cessèrent  de  mesurer  la  rétribution  sur  les  besoins 
(  il  n'y  a  pins  de  règle  en  dehors  de  la  règle),  et 
comme  les  femmes  n'ont  ni  l'esprit  de  résistance 
qui  anime  les  hommes,  ni  la  force  nécessaire  pour 
se  faire  rendre  justice,  on  poussa  aux  derniers 
excès  la  réduction  des  salaires.  Il  y  eut  même  des 
ateliers  où  l'on  rechercha  de  préférence  les  femmes 
qui  avaient  des  enfants  à  leur  charge  ,  parce  que , 
dans  leur  désir  de  donner  du  pain  à  leur  famille , 
elles  ne  reculaient  devant  aucun  travail,  et  accep- 
taient avec    empressement    des   prolongations  de 
journée  qui   dévoraient   en    peu   de  temps  leurs 
forces  et  leur  vie.  Quand  les  machines  devinrent 
de  plus  en  plus  puissantes  et  la  surveillance  de  plus 
en  plus  facile,  l'ardeur  du  gain,  aiguillonnée  par  la 
concurrence,  remplaça  la  femme  par  l'enfant,  dé- 
truisant ainsi  les  adultes  par  le  chômage  et  les  en- 
fants par  la  fatigue.  De  tels  résultats  méritent  d'être 
pesés  par  les  partisans  du  droit  au  travail  ;  on  peut 
dire  que  c'est  leur  arme  qui  se  retourne  contre  eux. 
€'est  pour  avoir  voulu  entamer  le  capital  au  nom 
du  besoin  qu'ils  voient  le  capital  rejeter  les  hom- 
mes, épuiser  et  rançonner  les  femmes  et  les  enfants. 
C'est  donc  un  grand  titre  d'honneur  pour  la  fabri- 
que lyonnaise  d'être  constamment  restée  dans  le 


CONDITION  DES  OUVRIÈRES.  37 

vrai ,  et  d'avoir  toujours  payé  le  service  rendu  sans 
acception  des  personnes. 

La  maîtresse  d'atelier  est  rémunérée ,  de  même 
que  son  mari ,  au  prorata  de  l'étofTe  qu'elle  a  tissée. 
Si  l'on  ne  regardait  que  ces  ouvrières  privilégiées  , 
on  pourrait  dire  que  la  fabrique  de  Lyon  a  résolu 
le  problème  de  traiter  équitablement  les  femmes. 
Une  maîtresse  d'atelier,  n'ayant  pas  le  loyer  de  son 
métier  à  payer,  peut,  sans  trop  de  fatigue,  gagner 
4  francs  dans  sa  journée.  Sur  ces  4  francs,  il  faut 
défalquer  un  quart  pour  les  frais,  ce  qui  porte  en- 
core la  journée  à  3  francs  ,  et  comme  le  ménage, 
outre  le  salaire  du  mari  et  de  la  femme,  opère  un 
prélèvement  sur  la  journée  de  chaque  compagnon, 
le  bénétlce  s'élève  en  moyenne  à  5  ou  7  francs  pour 
la  femme,  à  6  ou  8  pour  le  mari.  Il  ne  faut  pas  ou- 
blier toutefois  que  les  crises  de  l'industrie  se  tra- 
duisent immédiatement  pour  le  chef  d'atelier  en 
ruine  complète  ;  qu'il  dépend,  pour  avoir  de  l'ou- 
vrage ,  de  la  bonne  volonté  du  fabricant  et  de  ses 
commis,  et  que,  même  en  supposant  toutes  les 
chances  propices,  il  subit  une  interruption  forcée 
de  travail  chaque  fois  qu'une  pièce  est  finie  et  qu'il 
faut  en  disposer  une  autre  sur  le  métier.  Les  fabri- 
cants qui  favorisent  un  maître  tisseur,  lui  donnent 
des  pièces  à  longue  chaîne,  ou  dont  l'ourdissage  se 
fait  avec  rapidité  ,  afin  de  lui  épargner  des  pertes 
de  temps.  Malgré  ces  inconvénients,  on  peut  dire 


y 


38  FABRIQUES  DE  SOIE. 

qu'une  ouvrière  placée  à  la  tête  d'un  atelier  reçoit 
pour  ses  peines  un  salaire  convenable. 

Elle  exerce  d'ailleurs  son  industrie  dans  des  con- 
ditions excellentes.  Sauf  l'obligation  de  rendre 
l'étoffe  à  des  époques  déterminées ,  ce  qui  même 
n'a  pas  toujours  lieu,  elle  est  affranchie  de  toute 
surveillance.  Elle  travaille  chez  elle,  à  côté  de  son 
mari,  elle  peut  avoir  ses  enfants  sous  la  main,  et 
reste  maîtresse  de  partager  son  temps  au  mieux  de 
ses  intérêts  entre  les  soins  du  ménage  et  son  travail 
industriel.  Sa  santé,  sa  moralité,  son  bonheur  do- 
mestique, ne  sont  pas  menacés  par  sa  profession. 
Un  point  qu'il  faut  seulement  indiquer  dans  les 
habitudes  de  la  place  peut  donner  lieu  à  des  inquié- 
tudes. L'usaga  de  Lyon  veut  que  la  femme  du 
maître  serve  d'intermédiaire  entre  son  mari  et  les 
fabricants.  Ce  n'est  pas  le  mari  qui  va  chercher 
l'ouvrage  à  faire  ou  rapporter  l'ouvrage  fait ,  c'est 
la  femme.  Une  fois  la  pièce  achevée  ,  enlevée  du 
cylindre,  proprement  pliée ,  la  maîtresse  met  son 
plus  beau  bonnet  et  sa  meilleure  robe  et  s'en  va 
affronter  les  reproches  ou  recevoir  les  compliments 
du  patron  qui  l'emploie.  Quand  la  femme  est  jolie 
et  que  le  patron  ou  ses  commis  sont  jeunes ,  il  peut 
assurément  en  résulter  des  abus  au  point  de  vue 
des  mœurs.  Beaucoup  de  plaintes  se  sont  élevées  à 
ce  sujet  ;  il  y  a  eu  de  grandes  exagérations.  La 
plupart  des  négociants  sont  des  hommes  sérieux, 


CONDITION  DES  OUVRIERES.  39 

incapables  de  profiter  de  leur  position  pour  porter 
le  trouble  dans  un  ménage  qui  dépend  entièrement 
d'eux.  Les  maîtresses  tisseuses  ,  de  leur  côté ,  sont 
presque  toutes  des  personnes  sensées  et  réservées, 
fières  à  juste  titre  de  conduire  un  atelier  et  de  gagner 
leur  vie  par  le  travail.  Quand  on  les  interroge  sur 
les  relations  établies  entre  elles  et  les  fabricants, 
loin  de  s'en  plaindre  elles  en  paraissent  charmées. 
Est-ce  seulement  une  petite  vanité?  est-ce  le  plaisir 
de  faire  une  course  de  temps  à  au're  et  un  bout  de 
toilette  ?  Est-ce  l'autorité  que  cette  fonction  leur 
assure  dans  le  ménage?  Il  y  a  un  peu  de  tout  cela, 
et  tout  cela  ne  vaut  rien.  C'est  toujours  une  chose 
regrettable  pour  le  bon  ordre  de  la  famille  que  de 
donner  à  la  femme  une  importince  trop  grande 
dans  la  conclusion  des  marchés,  et  par  conséquent 
dans  la  direction  des  affaires  communes.  Pour  peu 
qu'elle  soit  adroite  et  laborieuse  ,  elle  gagne  autant 
que  son  mari  par  son  travail  personnel ,  et  alors 
l'autorité  du  chef  de  famille  n'a  plus  de  raison 
d'être.  Il  faut  toujours  souhaiter  que  les  faits  soient 
d'accord  avec  les  institutions. 

Quand  on  voit,  le  dimanche,  toute  la  population 
des  ateliers  affluer  dans  les  lieux  de  plaisirs  qui 
environnent  la  ville,  il  est  assez  difficile  de  distin- 
guer la  simple  ouvrière  de  la  maîtresse.  Toutes  ces 
femmes  ont  le  même  goût  pour  la  toilette  ,  et  la  plus 
humble   moulinière  fait  volontiers  des   sacrifices 


40  FABRIQUES  DE  SOIE. 

pour  être  vêtue  avec  élégance.  Cependant  il  y  a  un 
abîme  entre  la  destinée  de  ces  deux  femmes,  dont 
l'une  a  une  famille  et  une  position  aisée  et  assurée, 
tandis  que  l'autre  vit  seule,  réduite  ,  quand  elle  ne 
chôme  pas,  au  salaire  insuffisant  de  la  journée.  Il 
est  bien  difficile  d'établir  la  moyenne  de  ce  salaire; 
les  écrivains  les  mieux  renseignés  n'y  sont  pas 
parvenus,  et  les  commissaires  chargés  de  faire  des 
enquêtes  au  nom  de  la  Chambre  de  commerce  n'ont 
donné  que  des  à  peu  près.  Si  Ton  interroge  sur  les 
lieux  les  patrons  et  les  ouvriers,  ils  semblent  incer- 
tains et  hésitants.  C'est  qu'indépendamment  des 
fluctuations  de  la  place,  mille  circonstances  peuvent 
modifier  le  gain  de  la  journée.  Il  y  a  des  étoffes 
qui  rendent  plus  que  d'autres;  il  y  en  a  dont  le 
montage  est  lent,  difficile,  fréquemment  renou- 
velé :  source  de  pertes  énormes,  car  il  faut  payer 
la  remetteuse  et  chômer  pendant  qu'elle  travaille; 
il  y  a  surtout  des  ouvrières  appliquées  et  robustes , 
et  d'autres  qui  se  découragent  facilement  ou  que 
leurs  forces  trahissent.  La  santé  d'une  ouvrière 
entre  pour  beaucoup  dans  la  détermination  de  ses 
bénéfices,  la  volonté  pour  plus  encore,  car  une  vo- 
lonté énergique  tire  parti  d'un  corps  malade  et 
d'une  force  épuisée.  Les  supputations  les  plus  favo- 
rables ne  permettent  pas  d'évaluer  en  moyenne  la 
journée  d'une  tisseuse  h  plus  de  1  franc  50  centimes. 
Portons,  pour  mettre  tout  au  mieux ,  la  moyenne 


CONDITION  DES  OUVRIERES.  41 

des  salaires  à  1  franc  75  centimes  par  jour,  ce  qui 
donnerait  525  francs  par  an  pour  trois  cents  jours 
de  travail.  Avec  1  franc  75  centimes  par  jour, 
chiffre  exagéré  évidemment,  on  peut  vivre,  mais 
on  vit  très-mal.  Si  l'on  ne  prélève  sur  le  revenu 
de  l'année  que  72  francs  (20  centimes  par  jour) 
pour  le  logement,  ce  logement  sera  un  taudis. 
Si  l'on  ne  met  pas  plus  de  150  francs  pour  le  blan- 
chissage, la  chaussure  et  le  vêtement,  on  suppo- 
sera à  l'ouvrière  lyonnaise  plus  de  retenue  sur 
l'article  de  la  toilette  qu'elle  n'en  montre  ordinaire- 
ment; car  avec  cette  dépense  peut-être  excessive 
pour  un  budget  de  525  francs,  elle  ne  pourra  guère 
se  procurer  que  le  plus  strict  nécessaire'.  Il  ne  reste 
qu'environ  80  centimes  par  jour  pour  la  nourri- 
ture, les  dépenses  imprévues  et  les  fiais  profes- 
sionnels, à  la  vérité  presque  insignifiants.  Si  nous 
avions  pris  1  franc  50  centimes  pour  point  de  dé- 
part, le  chiffre  de  la  dépense  journalière  tombait 
à  55  centimes  !  La  plupart  des  tisseuses  se  nour- 
rissent dans  l'atelier  avec  la  famille  du  maître; 
celte  combinaison,  qui  n'est  pas  toujours  pratica- 

1.  On  verra  dans  la  troisième  partie  un  calcul  qui  n"évalue 
cette  dépense  qu'à  Ito  fr.  50  cent.,  mais  pour  l'abaisser  à  ce 
point,  il  a  fallu  pousser  l'économie  jusqu'aux  plus  extrêmes 
limites.  On  doit  remarquer,  d'ailleurs,  que  les  ouvrières  lyon- 
naises sont  oblig;es  de  sortir  tous  les  jours  pour  aller  travailler 
sur  un  métier  de  maître,  et  qu'il  en  résulte  un  accroissement 
de  dépense  pour  les  vêtements. 


42  FABRIQUES  DE  SOIE, 

ble,  est  de  beaucoup  la  meilleure.  Quoique  1(  s  fem- 
mes soient  naturellement  sobres ,  et  qu'elles  aient 
en  général  moins  besoin  que  les  hommes  d'une 
nourriture  réparatrice,  on  doit  songer  que  les  tis- 
seuses font  un  mélier  assez  fatigant,  et  que  la  force 
leur  est  nécessaire ,  ne  fût-ce  que  pour  gagner  une 
bonne  journée.  Être  misérablement  logée,  pauvre- 
ment vêtue,  assez  mal  nourrie,  et  avec  cela  tra- 
vailler,  au  minimum,  douze  heures  par  jour,  voilà 
quel  est  le  sort  matériel  d'une  ouvrière  tisseuse, 
placée  dans  des  eondilions  favorables  de  santé  et  de 
travail. 

Cependant  il  faut  bien  le  dire  h  présent,  et  on  ne 
le  dit  pas  sans  avoir  le  cœur  serré,  les  tisseuses 
sont  des  ouvrières  privilégiées;  elles  sont,  après  les 
maîtresses,  l'aristocratie  de  la  fabrique.  Les  ovalistes 
ou  moulinières,  qui  travaillent  constamment  de- 
bout pendant  treize  heures,  ne  gagnent  que  8  francs 
par  semaine  ;  à  certaines  époques,  leur  salaire  est 
tombé  à  80  centimes  par  jour.  En  général,  elles  se 
nourrissent  chez  les  maîtres,  qui  leur  trempent 
une  soupe  le  matin  pour  5  centimes,  et  leur  fournis- 
sent un  plat  à  midi  pour  25  centimes,  le  pain  res- 
tant à  leurs  frais  ainsi  que  le  vin,  si  elles  en  boivent. 
La  soupe  des  ovalistes  est  passée  en  proverbe  à 
Lyon.  Cette  nourriture  insufiisante  absorbe  les  deux 
tiers  de  leur  salaire,  si  chèrement  gagné.  Les  dévi- 
deuses,  surtout  les  dcvideuses  de  trames,  ne  sont  pas 


CONDITION  DES  OUVRIÈRES.  43 

dans  des  conditions  meilleures.  Elles  travaillent 
chez  des  maîtresses  qui  prélèvent  la  moitié  de  leur 
salaire,  comme  cela  se  pratique  dans  les  ateliers  de 
tissage.  La  journée,  après  ce  prélèvement,  flotte 
entre  1  franc  et  1  franc  25  centimes  pour  treize 
ou  quatorze  heures  de  travail.  On  leur  trempe  la 
soupe  deux  fois  par  jour.  Les  dévidmses  (Torgansin' 
gagnent  un  peu  plus,  parce  qu'elles  travaillent  pour 
les  fabricants  et  non  pour  les  chefs  d'ateliers,  et  . 
parce  que  l'organsin  (la  soie  des  chaînes)  a  en  gé- 
néral plus  de  valeur  que  le  lil  de  trame.  Les  cane- 
ticres,  qui  disposent  la  soie  sur  les  canettes,  ne 
gagnent  que  1  franc  pour  des  journées  de  douze 
heures.  On  leur  trempe  la  soupe  deux  fois,  comme 
aux  dévideuses.  Les  ourdisseuses,  dont  le  salaire  est 
aussi  de  1  franc  à  1  franc  25  centimes  par  jour, 
sont  nourries  par  les  maîtres  qui  les  emploient. 
Dans  les  bons  ateliers,  on  a  une  ourdisseuse  à  l'an- 
née pour  100,  125  ou  150  francs  de  gages.  Cela  est 
plus  avantageux  pour  l'ouvrière,  parce  qu'elle  est 
nourrie,  blanchie  et  logée;  mais  alors  elle  se  charge 
des  gros  ouvrages  de  la  maison,  où  elle  est  plutôt 
considérée  comme  servante  que  comme  ouvrière. 
Les  gages  d'une  domestique  ordinaire  dans  une 
maison  bourgeoise  de  Lyon  sont  plus  élevés.  Les 
metteuses  en  mains  sont  mieux  traitées  que  les  our- 
disseuses :  leur  journée  est  de  2  francs  au  moins,  et 
leurs  gages,  quand  on  les  prend  à  l'année,  sont  de 


44  FABRIQUES  DE  SOIE. 

200  à  250  francs.  C'est  qu'elles  travaillent  pour  les 
fabricants,  et  qu'elles  sont  employées  à  un  métier 
où  le  vol  qu'on  appelle  le  piquage  d'once  est  assez 
facile.  Leur  besogne  consiste  à  subdiviser  un  paquet 
d'un  certain  poids  en  portions  plus  petites,  dési- 
gnées sous  les  noms  de  mains,  panlincs  et  floues. 
(La  pantine  se  compose  de  deux,  trois  ou  quatre 
flottes,  et  il  faut  quatre  panlines  pour  faire  une 
main.)  Les  liceuses,  qui  fabriquent  les  lices  ou  ré- 
seaux de  longues  mailles  entre  lesquelles  passent 
les  lils  de  la  chaîne  des  étoffes,  ont  un  état  peu  fa- 
tigant, mais  qui  ne  donne  pas  de  quoi  vivre.  Les 
liseuses,  qui  font  les  cadres  au  moyen  desquels  on 
perce  les  cartons,  gagnent  quelquefois  par  jour 
jusqu'à  I  franc  75  centimes;  elles  sont  sujettes  à  de 
fréqueus  cliomages.  Les  tordeuses,  qui  placent  la 
nouvelle  pièce  sur  le  métier,  peuvent  en  placer 
deux  par  jour,  et  gagnent  pour  chaque  pièce  1  franc 
50  centimes.  Les  remeiteuses  sont  encore  plus  favo- 
risées ;  ce  sont  elles  qui  changent  la  dis[;o3ition  du 
métier,  quand  la  nouvelle  chaîne  est  formée  de  plus 
de  fils  que  la  précédente.  On  leur  paye  5  centimes 
par  portée,  ce  qui  peut  leur  faire  des  journées  de 
4  francs,  et  même  plus.  Une  bonne  remetteuse  est 
très-recherchée,  parce  que  le  tisseur  a  les  bras 
croisés  pendant  qu'elle  travaille,  et  qu'il  a  par  con- 
séquent intérêt  à  obtenir  les  services  d'une  remet- 
teuse habile,  et  à  l'avoir  sous  la  main  quand  il  en  a 


CONDITION  DES  OUVRIÈRES.  45 

besoin.  Comme  ces  ouvrières  passent  leur  vie  à 
courir  d'atelier  en  atelier,  ce  sont  ordinairement 
des  femmes  d'un  certain  âge.  On  va  les  chercher 
chez  elles,  on  les  nourrit  dans  la  maison  où  elles 
travaillent,  et  ordinairement  on  leur  fait  un  petit 
régal.  Le  soir,  on  les  reconduit  en  famille.  Ce  sont 
les  fêtes  de  l'atelier. 

Dans  tous  ces  calculs,  nous  n'avons  tenu  aucun 
compte  des  trois  fléaux  qui  rendent  la  position  de 
l'ouvrier  si  précaire  :  le  chômage,  la  maladie  et  la 
vieillesse.  Marne  quand  le  commerce  est  florissant  et 
la  fabrique  en  pleine  activité,  l'ouvrier  n'est  jamais 
à  l'abri  du  chômage.  Il  y  a  des  corps  d'état  où  il 
est  en  quelque  sorte  chronique.  Les  remetteuses, 
dont  le  salaire  est  très-élevé,  chôment  en  général 
trois  jours  par  semaine;  elles  n'ont  presque  plus 
d'ouvrage  dès  que  le  commerce  se  ralentit.  On  com- 
prend qu'il  en  soit  de  même  des  liseuses  et  de  toutes 
les  professions  qui  tiennent  aux  variations  de  la 
mode.  Les  tisseurs  ont  plus  de  fixité,  sans  pouvoir 
cependant  être  sûrs  du  lendemain.  Tantôt,  en  arri- 
vant à  l'atelier,  on  apprend  que  le  maître  n'a  pas  de 
commande,  tantôt  c'est  une  pièce  d'un  nouveau 
dessin  qu'il  faut  monter,  et  la  remetteuse  n'est  pas 
prête.  On  perd  un  temps  incalculable  en  courses 
dans  les  ateliers,  si  l'on  est  simple  ouvrier,  et  chez 
les  patrons,  si  l'on  est  maître.  Les  Anglais  disent 
proverbialement  que  le  temps  c'est  de  l'argent;  il 


46  FABRIQUES  DE  SOIE. 

faut  changer  cela  pour  les  ouvriers  :  pour  eux,  le 
temps  est  du  pain.  Pendant  qu'une  malheureuse 
femme  va  d'atelier  en  atelier,  demandant  du  travail 
sans  en  trouver,  l'heure  du  repas  arrive  bien  vite. 
Comment  montera-t-elle  les  mains  vides  ce  long  es- 
calier au  bout  duquel  l'attendent  ses  enfants,  déjà 
exténués  de  privations?  S'il  y  a  un  malade  dans 
le  grenier,  comment  aura-t-elle  une  drogue  chez  le 
pharmacien,  un  peu  de  viande  pour  faire  un  bouil- 
lon, une  couverture  pour  remplacer  le  feu? 

De  temps  en  temps  il  survient  dans  les  régions 
élevées  du  commerce  une  de  ces  crises  que  signalent 
tant  de  sinistres  à  la  Bourse.  Tout  le  monde  est 
frappé,  mais  c'est  dans  l'industrie  surtout  que  le 
contre-coup  est  terrible.  Du  jour  au  lendemain,  les 
fabricants  arrêtent  leurs  commandes.  Aussitôt  tous 
les  ateliers  se  vident,  la  poussière  les  envahit,  les 
métiers  dégarnis  ressemblent  à  des  ruines  lugubres. 
Le  ménage  du  maître  vit  quelques  jours  sur  ses 
épargnes  ;  l'argent  épuisé,  et  il  s'épuise  bien  vile,  le 
pain  manque  absolument,  car  il  n'y  a  pas  de  crédit 
possible  si  la  crise  menace  d'être  longue.  Le  loyer 
court  cependant,  comme  l'impôt,  pour  cet  atelier 
désert;  c'est  ce  qui  précipite  la  catastrophe.  On  porte 
au  mont-de-piété  sa  vaisselle,  sa  literie,  ses  vête- 
ments de  chaque  jour.  L'ouvrier  qui  n'a  rien,  pas  d'é- 
pargne, pas  d'etlets,  est  mis  à  l'aumône  d'un  seul  coup. 
Il  devient  mendiant  avec  un  cœur  courageux  et  des 


CONDITION  DES  OUVRIÈRES.  47 

bras  robustes.  En  1836,  on  ramasse  un  ouvrier  sur  le 
quai  de  la  Gliarité,  exténué,  presque  moribond  : 
«  C'est  de  honte  que  je  meurs,  »  dit-il  pendant  qu'on 
le  porte  à  l'hôpital.  A  Lyon,  le  fléau  frappe  à  la  fois 
quatre-vingt  mille  âmes  dans  la  ville  et  quatre-vingt- 
dix  mille  dans  la  population  rurale.  La  peste  et  la 
famine  ne  sont  rien  auprès.  La  ville  est  effrayante 
et  navrante  le  soir.  Tout  est  éteint  et  morne  dans 
les  quartiers  laborieux.  Les  femmes  se  glissent 
comme  des  ombres,  tendant  la  main  pour  que  leurs 
enfants  ne  meurent  pas,  ou  chantent  avec  des  san- 
glots dans  la  \oix,  et  le  visage  tourné  vers  la  mu- 
raille de  peur  d'être  reconnues. 

En  dehors  de  ces  désastres  qui  accablent  une  po- 
pulation entière,  il  y  a  des  malheurs  attachés  à  la 
nature  humaine,  mais  dont  les  conséquences  sont 
particulièrement  terribles  pour  ceux  qui  vivent  du 
travail  de  leurs  mains.  La  maladie  n'est  que  la  ma- 
ladie pour  le  riche  ;  pour  l'ouvrier,  elle  est  fatale- 
ment la  ruine.  Dès  le  premier  jour  qu'il  passe  sur 
le  lit  de  douleur,  la  paye  est  supprimée  ;  en  même 
temps  la  dépense  augmente.  Il  faut  payer  le  méde- 
cin, le  pharmacien.  Hélas  !  il  faudrait  aussi  avoir  de 
la  propreté  autour  du  malade,  donner  de  l'air  à 
cette  poitrine  embrasée.  On  a  pour  ressource  l'hô- 
pital, quand  l'hôpital  ne  manque  pas  de  lils.  On 
trouve  là  le  repos,  des  soins  intelligents,  des  re- 
mèdes ;  mais   l'inquiétude  torture  ce  corps  brisé 


48  PWBRIQUES  DE  SOIE. 

autant  que  la  maladie.  Que  devenir  pendant  la 
convalescence?  Gomment  retrouver  un  métier,  des 
commandes  ?  Si  c'est  une  femme ,  une  mère,  où 
sont  ses  enfants  pendant  qu'elle  est  là  gisante  et 
impuissante? 

Il  y  a  aussi  la  vieillesse,  longue  et  incurable  ma- 
ladie. On  fait  des  calculs  sur  le  salaire  des  ouvriers  : 
20  centimes  pour  le  logement,  55  pour  la  nourri- 
ture; mais  combien  pour  l'épargne?  Si  chaque 
jour,  pendant  la  santé  et  la  force,  il  n'a  pas  le  cou- 
rage de  se  retrancher  le  superflu  et  quelquefois  de 
prendre  sur  le  nécessaire,  quand  ses  yeux  ne  voient 
plus,  quand  ses  mains  tremblent,  il  tombe  à  la 
merci  des  siens,  ou,  s'il  n'a  pas  de  famille,  à  la 
charge  de  la  charité.  Reconnaissons  toutefois  que 
l'industrie  de  la  soie  est  une  des  plus  salubres.  Les 
ateliers  sont  propres  et  bien  aérés.  Le  travail  est 
fatigant,  sans  demander  une  grande  dépense  de 
force.  Il  n'engendre  aucune  maladie  spéciale.  La 
navette  peut  encore  être  lancée  par  les  mains  dé- 
biles d'un  vieillard.  Il  arrive  fréquemment  qu'on 
est  obligé  de  faire  aux  vieux  parents  une  sorte  de 
violence  pour  leur  imposer  l'oisiveté.  Ils  aiment 
leur  profession  ;  cela  est  en  quelque  sorte  dans  le 
sang,  c'est  la  vertu  locale  et  l'une  des  causes  de  la 
supériorité  de  la  fabrique  lyonnaise.  Ils  ont,  comme 
tous  les  Lyonnais,  un  sentiment  profond  de  l'indé- 
pendance.   Ils   se  croient    dégradés  en  devenant 


CONDITION  DES  OUVRIÈRES.     ^  49 

inutiles.  On  ose  à  peine  leur  dire  que  leur  tissu 
n'est  plus  assez  égal  et  assez  serré,  et  que  le  métier 
qu'ils  occupent  rapporterait  davantage  entre  des 
mains  plus  jeunes  et  plus  actives. 

Jusqu'ici  nous  n'avons  point  parlé  des  enfants, 
des  apprenties.  Quelques-unes  des  professions  que 
nous  avons  successivement  passées  en  revue  exigent 
à  peine  un  apprentissage.  Au  contraire,  on  a  vu 
que,  pour  arriver  à  être  tisseuse,  il  fallait  faire  un 
apprentissage  de  quatre  ans,  c'est-à-dire  donner 
son  temps  et  son  travail  depuis  l'âge  de  treize  ans 
environ  jusqu'à  dix-sept  ou  dix-huit.  Il  y  a  peu  de 
familles  en  état  de  suffire  pendant  quatre  années  à 
l'entretien  et  à  la  nourriture  d'un  enfant  dont  le 
travail  est  improductif.  Le  nombre  de  celles  qui 
peuvent  racheter  deux  ans  d'apprentissage  en  payant 
4  ou  500  francs  est  encore  plus  restreint.  L'appren- 
tissage proprement  dit  ne  demande  pas  plus  de  six 
mois  pour  une  filie  intelligente  et  adroite,  de  sorte 
que  le  maître  d'atelier  profite  seul  pendant  plus  de 
trois  ans  du  travail  de  la  jeune  ouvrière.  Il  est  bien 
clair  que,  surtout  dans  les  deux  dernières  années , 
elle  gagne  des  journées  presque  complètes,  et  le 
prix  élevé  du  rachat  montre  l'importance  des  béné- 
fices réalisés  par  le  maître.  Son  intérêt  est  donc  de 
contraindre  l'apprentie  à  travailler  énergiquement 
pendant  toutes  les  heures  qu'elle  lui  doit.  L'usage 
fixe  la  journée  à  huit  heures  ;  mais  très-souvent 


50  FABRIQUES  DE  SOIE. 

l'apprentie  la  prolonge  de  deux  heures,  et  même 
de  quatre,  malgré  les  prescriptions  de  la  loi  sur  les 
contrats  d'apprentissage,  et  le  bénéfice  de  ce  travail 
est  partagé  par  moitié  entre  elle  et  le  maîlre.  Voilà 
donc  une  enfant  de  quatorze  ans,  à  l'âge  où  la  santé 
des  jeunes  filles  demande  tant  de  ménagements, 
livrée  à  un  travail  qui  épuiserait  les  forces  d'une 
grande  personne,  et  jusqu'ici  la  société  est  désarmée 
devant  un  tel  abus. 

On  sait  combien  on  a  eu  de  peine  à  introduire 
dans  la  législation  des  lois  protectrices  pour  les 
enfants.  En  Angleterre,  où  les  usines  emploient  un 
si  formidable  outillage,  les  manufacturiers  ont  inté- 
rêt à  prolonger  la  durée  de  la  journée  pour  tirer  le 
plus  grand  parti  possible  de  ces  coûteuses  ma- 
chines ;  ils  résistent  donc  avec  énergie  à  toute  limi- 
tation des  heures  de  travail.  Le  premier  sir  Robert 
Peel  eut  plus  d'un  assaut  à  livrer  avant  d'emporter 
le  bill  de  1802,  qui  limitait  le  travail  des  apprentis 
à  douze  heures  effectives,  sur  lesquelles  devait  être 
pris  le  temps  de  l'instruction  élémentaire,  et  qui 
interdisait  de  les  faire  travailler  entre  neuf  heures 
du  soir  et  six  heures  du  matin.  Et  comme  le  bill 
n'imposait  ces  restrictions  qu'au  travail  des  appren- 
tis, et  non  au  travail  des  enfants,  les  fabricants  en 
furent  quittes  pour  ne  plus  signer  de  contrats  d'ap- 
prentissage :  car,  en  Angleterre,  la  loi  est  toujours 
interprétée  littéralement,  et  l'on  aime  mieux,  en 


CONDITION  DES  OUVRIERES.  51 

toute  occasion,  périr  par  un  texte  que  par  l'arbi-  ' 
traire.  La  loi  protectrice  de  1802  fut  étendue  ^n 
1819  à  tous  les  enfants,  apprentis  ou  non,  au-des- 
sous de  seize  ans.  En  1825,  trois  heures  furent  re- 
tranchées au  travail  de  chaque  samedi.  En  1833,  sur 
la  proposition  de  lord  Âshley  ,  on  divisa  les  enfants 
en  deux  catégories  :  de  13  à  18  ans,  ils  travaillèrent 
69  heures  par  semaine ,  soit  1 1  heures  et  demie  par 
jour;  de  8  à  13  ans,  leur  journée  fut  limitée  à 
8  heures.  Enfin,  le  15  mars  1844,  sir  Robert  Peel 
le  ministre  fit  réduire  à  6  heures  et  demie  le  travail 
des  enfants  dans  cette  dernière  classe.  Un  personnel 
salarié,  créé  par  la  loi  de  1833  et  composé  de  quatre 
inspecteurs  généraux  et  de  nombreux  sous-inspec- 
teurs, tient  la  main  à  l'exécution  des  règlements. 

11  est  digne  de  remarque  que  la  France  a  encore 
plus  de  peine  que  l'Angleterre  à  s'accommoder  du 
principe  de  la  limitation  du  travail  des  enfants.  En 
général,  le  citoyen  est  beaucoup  plus  passif  de  ce 
côté-ci  du  détroit;  la  centralisation,  qui  règne  des- 
potiquement  sur  nous  depuis  plusieurs  siècles,  nous 
a  déshabitués  de  l'initiative,  et  l'on  nous  gouverne 
en  une  foule  de  choses  que  nos  voisins  n'abandon- 
neraient pas  à  la  tutelle  de  leur  gouvernement.  En 
revanche,  les  Anglais,  qui  ont  moins  de  lois,  leur 
obéissent  mieux  et  plus  volontiers  ;  c'est  peut-être 
parce  qu'on  ne  leur  impose  que  les  lois  les  plus 
indispensables.   Notre  loi  sur  le  travail  des  enfants 


52  FABRIQUES  DE  SOIE. 

date  de  1841  ;  elle  admet,  comme  la  loi  anglaise,  la 
distinction  proposée  par  Wilberforce  en  1819  entre 
les  plus  jeunes  enfants  et  les  adolescents.  La  pre- 
mière classe  comprend  en  Angleterre  les  enfants  de 
8  à  13  ans  ;  en  France,  ceux  de  8  à  12  :  ainsi  la  pro- 
tection se  relâche  chez  nous  un  an  plus  tôt.  En 
Prusse,  il  faut  avoir  14  ans  pour  entrer  dans  une 
manufacture.  Les  enfiuits  de  8  à  12  ans  peuvent  tra- 
vailler chez  nous  8  heures  sur  24,  et  par  conséquent. 
1  heure  et  demie  de  plus  qu'en  Angleterre,  ce  qui 
est  très-considérable  :  8  heures  de  travail  pour  un 
enfant  de  8  ans  !  Chez  nos  voisins,  les  enfants  d'un 
âge  plus  avancé  ne  peuvent  être  employés  au  travail 
effectif  que  pendant  11  heures  et  demie  sur  24; 
nous  tolérons  12  heures  de  travail  effectif.  Enfin, 
malgré  notre  ruineuse  et  énervante  manie  de  créer 
à  tout  propos  des  fonctionnaires ,  nous  n'avons  pas 
d'inspection  réelle  pour  le  travail  des  enfants,  ce 
qui  rend  la  loi  impuissante  et  presque  inutile.  La 
loi  française  ne  s'applique  d'ailleurs  qu'aux  manu- 
factures, usines  et  ateliers  à  moteur  mécanique  ou 
à  feu  continu,  et  aux  fabriques  occupant  plus  de 
vingt  ouvriers  réunis  en  atelier.  Or,  les  ateliers  de 
la  fabrique  lyonnaise  ne  renferment  jamais  plus  de 
six  ouvriers,  et  l'administration  n'a  pas  usé  du 
droit  qui  lui  est  conféré  par  l'article  7  de  la  loi, 
d'étendre  les  prohibitions.  Il  en  résulte  que  le  tra- 
vail des  enfants  n'est  protégé  que  parla  loi  sur  les 


CONDITION  DES  OUVRIERES.  53 

contrats  d'apprentissage  et  par  la  coutume  locale, 
qui  peut  être  impunément  enfreinte,  et  qui  l'est 
tous  les  jours.  Celte  infraction  est  d'autant  plus  re- 
grettable que  la  plupart  des  enfants  employés  dans 
la  fabrique  lyonnaise  ne  sont  pas  de  Lyon,  et  qu'il 
ne  s'agit  pas  ici  de  ces  ateliers  où  l'apprenti  travaille 
à  la  journée  et  se  tient  pendant  un  temps  déterminé 
à  la  disposition  d'un  ouvrier  ou  d'un  contre-maître, 
leur  servant  quelquefois  d'auxiliaire  et  trop  sou- 
verit  de  commissionnaire.  Dans  un  atelier  de  tissage 
où  chacun  a  son  métier,  l'apprenti  aussi  Lien  que 
le  compagnon,  et  où  tout  le  monde  est  tâcheron, 
les  avantages  du  contrat  sont  pour  le  maître  en 
raison  directe  du  travail  qu'il  obtient  de  son  ap- 
prenti, de  sorte  qu'il  a  intérêt  non- seulement  à  le 
faire  travailler  longtemps,  mais  à  le  faire  travailler 
énergiquement.  La  loi  manque  donc  précisément  là 
où  elle  eût  été  très -nécessaire.  Quand  on  se  pro- 
mène le  soir  dans  les  rues  tortueuses  de  la  Croix- 
Housse,  et  qu'on  voit  dans  les  étages  supérieurs  ces 
fenêtres  éclairées  derrière  lesquelles  retentit  sour- 
dement le  bruit  de  la  barre,  on  a  le  cœur  serré  en 
pensant  à  ces  pauvres  filles  qui  sont  là  depuis  six 
heures  du  malin,  pauvrement  vêtues,  à  peine nour-. 
ries,  lançant  et  relançant  la  navette  sans  repos  ni 
trêve,  courbées  sur  cette  barre  trop  pesante  pour 
leurs  jeunes  bras,  la  poitrine  fatiguée  par  leur  atti- 
tude, ne  respirant  plus  le  grand  air, l'air  du  dehors. 


54  FABRIQUES  DE  SOIE. 

l'air  de  la  campagne,  si  nécessaire  à  leur  dévelop- 
pement. Oij  vont-elles  en  sortant  de  là  dans  la  nuit 
noire?  Trouvent-elles  au  moins  la  solitude  dans 
l'asile  qui  les  reçoit?  JX'obéissent-elles  pas  à  cet 
instinct  de  la  nature ,  si  vif  dans  la  jeunesse,  et  qui 
devient  si  impérieux  après  de  longues  journées 
d'un  travail  incessant,  à  l'instinct  qui  nous  pousse 
à  chercher  une  diversion  ?  Et  dans  cette  absence  de 
bons  conseils,  de  bons  exemples,  ne  demandent- 
elles  pas  cette  diversion  à  la  débauche,  comme 
beaucoup  d'hommes  ,  dans  une  situation  moins 
triste,  demandent  l'oubli  à  l'ivresse  '  ? 

Quoique  le  métier  de  couturière  et  même  celui 
de  modiste  ne  soient  guère  lucratifs,  les  familles 
lyonnaises  hésitent  depuis  longtemps  à  faire  entrer 
leurs  filles  dans  la  fabrique.  On  a  été  obligé  de 
chercher  au  loin  des  apprenties.  Quand  la  banlieue 
n'en  a  plus  fourni,  on  est  allé  jusqu'en  Dauphiné  , 
jusqu'en  Pi  ovence,jusqu'en  Auvergne.  Avec  le  temps, 
les  pères  de  famille  ont  pris  des  scrupules.  Ils  se 
sont  demandés  ce  que  deviendraient  leurs  enfants 
dans  cette  grande  ville.  Ils  ont  remarqué  que  les 
jeunes  ouvrières  trouvaient  difficilement  un  mari , 
•  quand  elles  n'avaient  pas  vécu  dans  le  sein  d'une 

1.  En  général,  les  ouvriers  de  Lyon  ne  sont  pas  adonnés  à 
l'ivrognerie.  M.  Villermé,  qui  a  étudié  de  très-près  les  ouvriers 
de  Lyon  en  1835,  et  qui  les  a  observés  dans  les  cabarets  et  dans 
les  cafés,  déclare  n'avoir  rencontré  qu'un  seul  homme  ivre. 


CONDITION  DES  OUVRIÈRES.  55 

famille  pendant  leur  apprentissage.  Pour  remédier 
en  partie  à  ces  justes  appréhensions,  un  fabricant, 
sorti  lui-même  des  ateliers  et  devenu  riclie  par  des 
miracles  d'économie ,  a  eu  l'idée  de  transformer 
l'apprentissage  en  une  sorte  d'internat.  Il  a  bâti 
tout  exprès,  à  quelques  lieues  d£  Lyon,  un  établisse- 
ment considérable ,  fabrique ,  école  ou  couvent, 
comme  on  voudra  l'appeler.  L'idée  a  prospéré ,  et 
il  y  a  maintenant  plusieurs  maisons  de  ce  genre  ; 
nous  citerons  seulement  les  trois  principales  :  l'une 
à  Jujurieux,  pour  les  taifetas,  c'estla  maison  la  plus 
ancienne;  une  autre  à  la  Séauve ,  pour  les  rubans  ; 
la  troisième,  à  Tarare,  n'est  qu'un  atelier  de  mouli- 
nage  annexé  à  une  manufacture  de  peluche.  Les  jeu- 
nes filles,  en  entrant  dans  ces  établissements,  signent 
un  engagement  de  trois  années,  non  compris  un 
mois  d'essai  obligé.  On  y  reçoit  aussi  des  ouvrières, 
qui  contractent  un  engagement  de  dix-huit  mois. 

Le  règlement  est  partout  extrêmement  sévère. 
Dans  une  de  ces  maisons ,  par  exemple  ,  le  travail 
commence  à  cinq  heures  un  quart  du  matin  et  finit 
à  huit  heures  un  quart  du  soir.  Sur  cet  espace  de 
quinze  heures,  cinquante  minutes  sont  accordées 
le  matin  pour  déjeuner  et  faire  les  lits,  une  heure 
pour  dîner  et  se  reposer,  ce  qui  laisse  un  peu  plus 
de  treize  heures  de  travail  effectif.  La  journée  finie, 

1.  Chapitre  III  du  règlement  :  «  Le  travail  commencera  à  cinq 
heures  un  quart  du  matin  et  finira  à  huit  heures  un  quart  du 


56  FABRIQUES  DE  SOIE. 

on  soupe,  on  dit  la  prière,  et  tout  le  monde  est 
couché  à  neuf  heures.  Les  apprenties  n'ont  droit 
qu'à  une  sortie  toutes  les  six  semaines.  On  ne 
trouve  dans  le  règlement  d'autre  trace  d'enseigne- 
ment élémentaire  qu'une  école  du  dimanche  :  un 
enseignement  aussi  rare,  donné  à  des  enfants  fati- 
guées par  le  travail  de  la  semaine  ,  est  à  peu  près 
illusoire  ;  on  aurait  agi  autrement  en  Angleterre  ou 
en  Allemagne.  11  faut  dire,  comme  atténuation, 
qu'on  ne  reçoit  pas  d'enfants  au-dessous  de  treize 
ans.  Le  chapitre  Y  du  règlement  organise  l'emploi 
de  la  journée  du  dimanche  :  «  Le  dimanche  est  un 
jour  tout  exceptionnel  ;  nous  voulons  lui  conserver 
le  caractère  qu'il  doit  toujours  avoir,  c'est-à-dire  le 
consacrer  à  remplir  les  devoirs  religieux  et  à  se 
livrer  au  repos.  Cependant ,  comme  l'ennui  ne 
tarderait  pas  à  rendre  le  dimanche  plus  fatigant 
qu'une  journée  de  la  semaine ,  on  variera  tous  les 
exercices  de  façon  à  passer  cette  journée  chrétien- 
nement et  gaiement.  »  Ce  sont  là  sans  doute  d'ex- 
cellents principes.  Pour  les  appliquer ,  on  partage 
toute  la  matinée  entre  les  exercices  religieux,  une 
école  de  lecture  et  d'écriture  et  des  récréations  plus 
longues  qu'à  l'ordinaire.  De  deux  heures  à  trois 
heures ,  les  apprenties  assistent  au  catéchisme  ; 
après  le  catéchisme  ,  elles  entendent  les  vêpres  ,  et 

soir, à  l'exception  de  deux  heures  employées  à  prendre  ses  repas 
et  à  se  reposer.» 


CONDITION  DES  OUVRIÈRES.  57 

c'est  alors  seulement,  à  l'issue  des  vêpres,  qu'a  lieu 
la  promenade  en  commun  sous  la  surveillance  des 
sœurs.  Cette  promenade  est  évidemment  le  grand 
plaisir  de  la  journée,  le  but  des  aspirations  de  toute 
la  semaine.  Le  règlement  dit  bien  que  dans  la  belle 
saison  elle  se  prolonge  jusqu'à  sept  heures  ;  mais 
en  hiver ,  elle  est  impossible  ou  ne  commence  qu'à 
la  chute  du  jour  et  ne  dure  qu'un  instant.  Si  le 
temps  ne  permet  pas  de  sortir,  on  remplace  la  pro- 
menade par  des  lectures  en  commun.  Tous  les 
exercices  de  la  maison  ,  les  prières  ,  les  repas  ,  les 
rê^créations,  le  travail,  les  promenades,  sont  dirigés 
par  les  sœurs  :  car  les  apprenties  ne  sont  jamais 
seules,  ni  au  dortoir ,  ni  aux  ateliers ,  ni  au  réfec- 
toire, ni  dans  les  cours  ;  et  les  ouvrières,  que  le  rè- 
glement appelle  ouvrières-apprenties ,  sont  soumises 
au  règlement  comme  les  enfants  ;  elles  doivent  la 
même  obéissance  aux  sœurs.  En  un  mot,  toutes  les 
habitantes  de  la  maison  sont  constamment  surveil- 
lées, comme  dans  une  pension  ordinaire  de  jeunes 
filles.  La  surveillance  est  confiée  aux  sœurs  de  Saint- 
Joseph  dans  les  établissements  de  Jujurieux,  Tarare 
et  la  Séauve  ;  à  Bourg- Argental,  on  a  eu  recours 
aux  sœurs  de  Saint-Vincent  de  Paul,  qui  passent 
pour  plus  indulgentes;  mais  dans  toutes  les  mai- 
sons le  règlement  est  très-ponctuellement  observé  '. 

1.  cf.  M.  Louis  Reyhaud,  Élude  sur  le  régime  des  manufac- 
tures, condt( ion  des  ouvriers  en  soie,  p.  198,  199. 


58  FABRIQUES  DE  SOIE. 

Il  est  plus  que  probable  que  les  pensionnaires  de 
ces  établissements  sont  mieux  nourries,  mieux  cou- 
chées ,  mieux  soignées  dans  leurs  maladies  que  les 
apprenties  et  les  ouvrières  de  Lyon  ;  mais  ces  treize 
heures  de  travail  surveillé,  ce  dimanche  passé  tout 
entier  à  l'église  ou  à  l'école,  égayé  seulement,  quand 
il  fait  beau,  par  une  promenade  qui  ne  commence 
guère  avant  quatre  heures  de  l'après-midi ,  cette 
interdiction  presque  absolue  de  communications 
avec  le  dehors,  constitue  un  régime  qui  effraye 
l'imagination.  Les  autres  jeunes  filles  ont  au  moins 
la  liberté  de  leurs  dimanches,  une  liberté  relative 
dans  les  ateliers ,  peut-être  quelquefois  une  pro- 
menade ou  une  causerie  le  soir  après  la  journée  de 
travail.  Ici  tout  est  bien  austère  pour  des  enfants  de 
treize  à  dix-huit  ans.  C'est  bien  plus  que  le  couvent, 
■car  c'est  le  couvent  avec  treize  heures  de  fatigue. 
On  se  demande  en  quoi  ce  régime  peut  différer  de 
celui  d'une  maison  de  correction.  Cependant  au 
premier  appel  les  familles  sont  accourues,  preuve 
évidente  qu'elles  avaient  le  sentiment  du  péril  au- 
quel le  séjour  de  Lyon  expose  les  apprenties  sur 
lesquelles  les  parents  ne  peuvent  pas  veiller.  Quoi- 
que ces  fondations  ne  datent  pas  de  loin,  on  a  déjà 
pu  constater  que  les  jeunes  filles  trouvent  plus  aisé- 
ment à  se  mirier  en  sorlant  di  Jujurieux.  Les  fa- 
bricants qui  ont  fondé  ces  écoles  n'en  retirent  pas 
de  profit,  obligés  qu'ils  sont  de  marcher  en  tout 


CONDITION  DES  OUVRIÈRES.  59 

temps  à  cause  de  leur  personnel  et  de  leur  outillage. 
En  un  mot,  c'est  rendre  un  service  aux  jeunes  ou- 
vrières lyonnaises  que  de  les  enfermer  pendant  trois 
ans,  en  les  assujettissant  à  un  travail  de  treize  heures 
par  jour.  Ce  seul  fait  éclaire  mieux  leur  situation 
que  tous  les  détails  dans  lesquels  nous  sommes 
entrés,  L'arclievêque  de  Lyon  a  fondé  une  commu- 
nauté de  religieuses  tout  exprès  pour  fournir  des 
surveillantes  aux  fabricants  qui  voudront  établir  des 
pensionnats  d'ouvrières.  Il  est  impossible  de  ne  pas 
reconnaître  qu'en  agissant  ainsi  il  reste  dans  le  vé- 
ritable esprit  de  l'Église  catholique,  et  il  faut  ajouter 
que  cette  transformation  de  la  condition  des  jeunes 
ouvrières  est  un  progrès  sur  ce  qui  existe  aujour- 
d'hui :  car  le  plus  grand  intérêt  d'un  père  et  d'une 
mère  obligés  de  se  séparer  de  leur  fille  est  d'être 
rassurés  sur  sa  conduite-morale.  On  nous  permettra 
cependant  d'avouer  d'une  manière  générale  notre 
éloignement  pour  ces  agglomérations  de  personnes, 
qui  substituent  la  communauté  à  la  famille,  le  rè- 
glement à  l'affection.  Cet  internement  peut  être 
un  bien  par  comparaison  ;  mais  en  lui-même  il  est 
un  mal. 


CO  FABRIQUES  DE  SOIE. 


CHAPITRE  IV. 


SUPERIORITE  AU  POINT  DE  VUE  DE  LA  MORALE,  DU  TRAVAIL 
ISOLÉ  SUR  LE  TRAVAIL  EN  ATELIER,  ET  DU  TRAVAIL  I>2 
LA   CAMPAGNE    SUR   LE    TRAVAIL   DES   VILLES. 


Il  est  assez  curieux  de  remarquer  que,  tandis  que 
le  clergé  catholique,  poursuivant  un  but  désinté- 
ressé et  charitable,  pousse  à  la  transformation  do  la 
fabrique  en  manufacture,  certains  économistes  y 
poussent  aussi  par  des  raisons  tout  opposées,  pour 
diminuer  les  frais  de  la  fabrication  par  l'emploi  du 
moteur  mécanique.  De  tous  côtés,  on  semble  pré- 
voir le  moment  où  le  moteur  mécanique  chassera 
la  force  humaine.  On  n'aura  pas  même  besoin  de 
recourir  à  la  vapeur,  puisque  les  départements  de 
l'Isère,  de  l'Ardèche,  de  la  Loire  et  de  la  Haute- 
Loire  sont  sillonnés  en  tout  sens  par  de  nombreux 
cours  d'eau.  Si  une  fois  les  grandes  maisons  lyon- 
naises en  prennent  leur  parti,  il  est  difficile  qu'elles 
n'entraînent  pas  toutes  les  autres.  Des  essais  ont  été 
faits  avec  bonheur  pour  les  étoffes  les  plus  simples, 
qui  exigent  peu  d'habileté  de  main-d'œuvre,  et  no- 


AVANTAGES  DU  TRAVAIL  ISOLE.  61 

tamment  pour  les  crêpes.  Il  y  a  donc  là  une  question 
à  examiner,  car  on  ne  connaîtrait  pas  la  situation 
vraie  des  ouvrières,  si  l'on  ne  tenait  point  compte 
de  la  possibilité  d'une  transformation  aussi  radicale. 
Il  est  à  peine  nécessaire  de  dire  quelle  est  la  cause 
qui  fait  présager  la  transformation  prochaine  de  la 
fabrique  lyonnaise  en  manufacture.  On  a  calculé 
que  quatre  ouvriers,  aidés  par  un  moteur  mécani- 
que, font  la  besogne  de  douze.  En  mettant,  pour  le 
prix  d'achat,  l'alimentation  et  l'entretien  d'une  ma- 
chine hydraulique,  une  somme  équivalente  au  sa- 
laire de  deux  ouvriers,  on  dépasse  certainement  le 
chiffre  des  frais,  et  on  a  encore  une  économie  nette 
de  moitié  sur  la  main-d'œuvre  du  tissage.  Peu  im- 
porte que  ces  chiffres  soient  contestés  :  il  suffit  que 
l'économie  soit  certaine  et  considérable.  Or,  dès 
qu'un  fabricant  réalisera  une  économie  de  moitié 
sur  la  main-d'œuvre,  il  abaissera  ses  prix  de  ma- 
nière à  accaparer  le  marché,  et  ses  concurrents  se- 
ront forcés  de  l'imiter  ou  de  se  retirer.  On  ne  peut 
ni  recourir  à  des  prohibitions,  puisque  les  prohibi- 
tions sont  effacées  de  notre  code  commercial,  ni 
protéger  la  fabrique  française  au  moyen  d'un  droit, 
puisqu'il  s'agit  surtout  de  l'exportation  et  que  le 
marché  national  n'écoule  que  la  moindre  partie  de 
nos  produits*,  ni  surtout  renoncer  à  une  branche 

I .  L'Autriche,  la  Suisse,  le  ZoUverein  el  l'Angleterre  produisent 
ensemble  des  tissus  de  soie  pourune  somme  que  M.  Louis  Reybaud 


62  FABRIQUES  DE  SOIE. 

d'industrie  jusqu'ici  florissante  et  qui  nous  donne 
à  la  fois  de  l'argent,  du  travail  et  de  la  gloire.  Pour- 
quoi ne  reconnaîtrions-nous  pas  de  bonne  grâce 
que  ces  conclusions  sont  d'une  évidence  irrésistible, 
les  prémisses  étant  données,  et  que,  s'il  est  une  fois 
établi  que  la  fabrique  étrangère  peut  fournir  des 
produits  aussi  parfaits  que  les  nôtres  et  à  des  prix 
inférieurs,  il  faudra  se  bâter  de  lui  emprunter  ses 
moyens  de  fabrication? 

Cependant,  voici  un  fait  bien  digne  aussi  d'at- 
tention. 11  y  a  déj^  longtemps  que  les  fabricants 
anglais  appliquent  le  système  des  manufactures  à 
l'industrie  de  la  soie;  ce  qui  n'empêche  pas  Lyon, 
et  en  général  toute  la  fabrique  française,  de  s'en  tenir 
à  l'ancienne  méthode  et  de  garder  néanmoins  son 
rang  sur  le  marché.  Quelle  est  la  cause  de  ce  phé- 
nomène? 

S'il  ne  s'agissait  que  d'une  simple  hésitation,  d'un 
retard,  rien  ne  serait  plus  facile  à  expliquer.  La 
place  de  Lyon  a  deux  caractères  qui  lui  sont  propres  : 
une  extrême  prudence,  une  extrême  solidité.  Les  né- 
gociants ont  résisté  jusqu'ici  à  latentation  d'augmen- 
ter leurs  affaires  par  le  crédit.  Ils  achètent  la  soie  à 
soixante  jours,  sous  la  condition  de  payer  l'intérêtdu 
prix  s'ils  vontjusqu'au  terme,  etde  ne  pas  payer  d'in- 
térêt s'ils  effectuent  le  payement  dans  les  dix  jours. 

évalue  à  469  millions  de  francs,  tandis  que  la  France  en  produit 
à  elle  seule  pour  îiS'l  millions. 


AVANTAGES  DU  TRAVAIL  ISOLÉ.  63 

11  est  bien  rare  qu'ils  ne  s'affranchissent  pas  des  in- 
térêts par  un  payement  anticipé;  un  négociant  qui 
ne  solde  pas  ses  achats  dans  les  dix  jours  de  la  li- 
vraison porte  infailliblement  atteinte  à  son  crédit 
commercial.  Ils  traitent  avec  leurs  acheteurs  dans 
les  mêmes  conditions.  Comme  ils  sont  soumis,  ainsi 
que  nous  l'avons  vu,  aux  chances  de  la  récolte  et  à 
celles  de  la  mode,  ils  ne  veulent  pas  se  charger  en 
outre  des  chances  du  crédit.  Ce  sont  des  négociants 
de  la  vieille  roche,  spéculant  à  coup  sûr,  autant  du 
moins  que  le  permet  l'incertitude  des  prévisions  hu- 
maines. La  place  de  Lyon  compte  à  peine  une  faillite 
par  an.  Malgré  cette  extrême  prudence,  la  matière 
première  représentant  à  peu  près  la  moitié  de  la 
valeur  des  tissus,  les  crises  prennent  tn  s-vite  des 
proportions  considérables  ;  aussi  les  négociants  ne 
font-ils  jamais  d'approvisionnements  supérieurs  aux 
besoins  présumés  d'une  saison.  Au  moindre  signe 
de  diminution  dans  la  vente,  ils  restreignent  leurs 
achats  s'il  se  peut,  et  en  tout  cas  leurs  commandes. 
S'ils  fabriquaient  eux-mêmes,  comme  les  Anglais, 
ils  auraient  un  personnel  d'ouvriers  sur  les  bras,  un 
outillage  considérable,  de  vastes  terrains  occupés, 
ou  se  verraient  contraints,  dans  les  moments  de 
crise,  de  fabriquer  coûte  que  coûte  pour  ne  pas 
laisser  improductif  un  capital  aussi  important.  C'est 
précisément  ce  qui  rend  lourdes  pour  leurs  fonda- 
teurs, les  écoles  d'apprentissage  de  Jujurieux,  de 


64  FABRIQUES  DE  SOIE. 

Tarare  et  delà  Séauve.  Quand  tous  les  ateliers  sont 
fermés  parce  qu'on  ne  trouve  plus  d'écoulement  pour 
les  produits,  Jujurieux  n'en  a  pas  moins  ses  quatre 
cents  ouvrières  à  nourrir.  Au  contraire,  le  fabricant 
lyonnais,  qui  commande  à  chaque  compagnon  une 
seule  pièce  à  la  fois,  voyant  le  marché  se  restrein- 
dre, ne  renouvelle  pas  sa  commande,  et  tout  est  dit. 
On  comprendrait  donc,  avec  ces  habitudes  invé- 
térées, dont  quelques-unes  sont  des  traits  de  carac- 
tère, que  le  commerce  de  Lyon  pût  hésiter  ;  mais  il 
fait  plus;  il  se  tient  inébranlable  dans  ses  anciennes 
allures.  Les  statistiques  les  plus  exactes  ne  portent 
qu'à  cinq  mille  seulement  le  nombre  des  métiers 
mus  par  des  moteurs  mécaniques,  et  ils  sont  presque 
tous  placés  hors  de  Lyon  et  du  département  du 
Rhône.  A  Lyon  même,  le  moteur  mécanique  n'a 
encore  fait  de  conquêtes  importantes  que  parmi  les 
théoriciens.  Le  commerce  a  donc  provisoirement 
trouvé  le  moyen  de  soutenir  la  concurrence  contre 
les  prix  anglais.  A-t-il  pour  cela  fait  quelques  sacri- 
fices, et  renoncé  par  exemple  aux  étoffes  unies  pour 
se  rejeter  uniquement  sur  les  articles  de  goût?  Il  ne 
l'a  pas  fait  et  ne  pouvait  pas  le  faire.  Jusqu'à  présent, 
la  supériorité  de  la  fabrique  lyonnaise,  au  point  de 
vue  de  l'art,  n'est  pas  menacée  ;  cette  supériorité 
incontestable  tient  à  diverses  causes  :  aux  dessina- 
teurs sans  doute,  qui  sont  les  premiers  du  monde, 
mais  aussi  au  goût  exercé  des  fabricants  et  des  ou- 


AVANTAGES  DU  TRAVAIL  ISOLÉ.  65 

vriers.  L'Angleterre  fonde  d'excellentes  écoles  de 
dessin,  et,  comme  si  elle  se  défiait  elle-même  de  ses 
aptitudes,  elle  prend  à  Lyon  ses  dessinateurs  et  jus- 
qu'à ses  modèles.  Rien  n'y  fait.  Nos  produits  con- 
servent une  telle  supériorité,  que  le  principal  effort 
de  la  fabrique  étrangère  consiste  à  nous  copier.  En 
ce  sens,  Lyon  est  devenu  une  fabrique  d'échantil- 
lonnage universel.  Les  reproductions  mêmes  ne  sont 
point  parfaites.  L'ouvrier  anglais  ou  allemand  imite 
scrupuleusement  la  pièce  :  dessin,  couleurs,  nuan- 
ces, tout  se  retrouve  dans  la  copie,  excepté  une  cer- 
taine physionomie  de  l'original  qui  lui  donne  son 
cachet.  Nous  restons  donc  les  maîtres  pour  la  haute 
fantaisie,  le  grand  luxe;  mais  ce  n'est  là  que  la  fleur 
de  la  fabrique.  La  force  du  commerce  est  dans  les 
étoffes  courantes.  Si  nous  étions  battus  sur  ce  der- 
nier point,  la  fabrication  des  étoffes  de  luxe  ne  se- 
rait plus  qu'une  partie  relativement  très-insignifiante 
de  la  richesse  nationale,  et  il  n'est  pas  même  certain 
qu'on  pût  la  continuer  longtemps  dans  ces  condi- 
tions, parce  qu'il  faut  qu'une  industrie  soit  montée 
sur  un  grand  pied  pour  être  florissante,  et  que  les 
ouvriers  d'élite  se  recrutent  dans  la  masse  des  ou- 
vriers ordinaires.  La  vérité  est  que  Lyon  a  lutté,  pour 
les  étoffes  de  luxe,  par  la  supériorité  de  ses  produits, 
et  pour  les  étoffes  courantes,  par  la  dissémination 
commencée  et  chaque  jour  croissante  des  métiers 
dans  la  banlieue,  ce  qui  a  permis  de  réaliser  d'ini- 


66  FABRIQUES  DE  SOIE. 

portantes  économies  sur  la  main-d'œuvre,  et  par 
conséquent  de  tenir  les  prix  de  vente  au  niveau  des 
étoffes  étrangères. 

Celte  dissémination  des  métiers  hors  de  Lyon  est 
un  fait  d'une  importance  capitale  :  elle  nous  préser- 
vera de  la  manufacture,  ce  qui  est  un  grand  bien 
pour  la  morale;  elle  donnera  aux  femmes  un  tra- 
vail isolé  et  sédentaire,  ce  qui  peut  être  le  salut  de 
la  famille;  elle  luttera,  au  grand  profit  de  l'ordre  et 
au  grand  bénéfice  des  ouvriers,  contre  la  dépopula- 
tion des  campagnes;  elle  servira  en  même  temps  les 
intérêts  de  l'industrie  et  ceux  de  l'agriculture.  C'est 
vers  ce  but  assurément  que  doivent  tendre  de  tous 
leurs  vœux,  de  tous  leurs  efforts,  tous  ceux  qui  s'in- 
téressent au  sort  des  femmes,  à  la  restauration  des 
vertus  de  la  famille.  M.  Villermé  déclarait  déjà  en 
1835  que  les  compagnons  qui  fabriquent  les  étoffes 
unies  légères  gagnaient  à  peine  de  quoi  vivre.  A  plus 
forte  raison,  le  salaire  des  femmes  était  alors  ete.'t 
encore  aujourd'hui  insuffisant;  cependant  il  n'y  a 
aucun  reproche  à  fair^e  au  commerce,  aucune  ré- 
forme à  lui  proposer,  tant  que  la  fabrication  restera 
concentrée  dans  la  ville.  Il  faut  que  les  femmes  puis- 
sent se  marier,  et  que  les  femmes  mariées  puissent 
rester  tout  le  jour,  au  domicile  commun,  pour  y  être 
la  providence  et  la  personnification  de  la  famille.  A 
Lyon,  les  ouvrières  se  marient  difficilement,  parxe 
que  la  débauche  y  est  facile  pour  les  hommes,  et 


AVANTAGES  DU  TRAVAIL  ISOLÉ.  67 

parce  que  les  femmes  gagnant  à  peine  le  nécessaire 
pour  elles-mêmes,  les  enfants  retombent  à  la  charge 
du  mari.  Une  fois  mariées,  si  elles  n'ont  pas  un  ca- 
pital pour  acheter  un  métier,  elles  continuent  à  fré- 
quenter l'atelier  treize  heures  par  jour,  ce  qui  réduit 
à  l'état  d'orphelins  des  enfants  dont  le  père  et  la 
mère  sont  vivants  et  valides.  Tout  change,  si  la  fa- 
brique, au  lieu  de  se  concentrer  à  Lyon,  se  répand 
hors  de  la  ville.  Les  femmes  contractent  des  ma- 
riages réguliers;  elles  contribuent  doublement,  par 
leur  salaire  et  par  leurs  soins,  à  l'aisance  comniune  ; 
elles  vivent  constamment  au  milieu  de  leurs  enfants, 
ce  qui  est  pour  ainsi  dire  leur  atmosphère  vitale. 
En  même  temps,  le  commerce  lyonnais,  loin  de  s'ap- 
pauvrir par  cette  transformation,  réalise  des  éco- 
nomies qui  le  mettent  en  état  de  tenir  tête  à  la 
concurrence  anglaise. 

Tout  le  monde  comprend  que  l'ouvrier  des  cam- 
pagnes, dépensant  moitié  moins  que  l'ouvrier  des 
villes,  peut  se  contenter  d'un  salaire  moitié  moindre. 
Ce  n'est  point  ici  comme  pour  la  substitution  des 
femmes  aux  hommes  et  des  enfants  aux  femmes  dans 
les  manufactures;  il  ne  s'agit  pas  de  spéculer  sur 
les  privations  que  l'ouvrier  de  la  campagne  peut 
supporter,  car  si  les  objets  de  consommation  lui  coû- 
tent moitié  moins  qu'à  l'ouvrier  de  la  ville,  il  reçoit 
un  salaire  égal  en  touchant  une  somme  d'argent 
moitié  moindre.  A  la  vérité,  pour  que  cette  propo- 


68  FABRIQUES  DE  SOIE. 

sition  soit  juste,  il  faut  supposer  que  tout  l'argent 
de  l'ouvrier  est  immédiatement  consommé  pour  ses 
besoins,  et  qu'il  ne  fait  pas  d'épargne;  il  serait  donc 
équitable  de  lui  tenir  compte  de  celte  différence  : 
l'économie  pour  le  fabricant  n'en  sera  pas  moins 
énorme.  Disons  sur-le-champ,  à  l'honneur  de  la  fa- 
brique lyonnaise,  qu'il  y  a  tout  lieu  de  compter  que 
si  l'exemple  donné  par  quelques-unes  des  maisons 
les  plus  fortes  et  les  plus  intelligentes,  de  décentrali- 
ser le  travail  vient  à  se  généraliser,  les  salaires  seront 
établis  sur  un  pied  raisonnable.  On  calcule  que,  dans 
l'état  actuel,  les  capitaux  employés  dans  la  fabrique 
de  la  soie  ne  rendent  pas  au  delà  de  10  pour  100,  ce 
qui  prouve  que  les  exigences  du  capital  ne  sont  pas 
exagérées. 

Une  autre  économie  considérable  et  toute  spéciale 
résultant  de  la  décentralisation  serait  la  suppression 
du  chef  d'atelier.  A  Lyon,  tout  maître  tisseur  pré- 
lève de  droit  la  moitié  du  salaire  gagné  par  les  com- 
pagnons. Si,  par  exemple  le  travail  d'un  compagnon 
produit  8  francs  par  jour,  le  commerçant  débourse 
8  francs,  et  l'ouvrier  n'en  touche  que  4.  2  francs  à 
peu  près  représentent  les  frais  généraux;  il  y  a  donc 
2  autres  francs  qui  accroissent  la  part  du  chef  d'a- 
telier sans  utilité  réelle. 

Assurément,  comme  il  n'y  a  ni  droit  de  maîtrise, 
ni  brevet,  ni  rien  de  semblable,  et  que  la  différence 
entre  le  maître  et  le  compagnon  tient  uniquement  à 


AVANTAGES  DU  TRAVAIL  ISOLÉ.  69 

la  possession  du  métier,  on  pourrait  croire  que  la 
même  distinction  se  reproduira  à  la  campagne  pour 
les  mêmes  motifs;  mais  il  faut  remarquer  que  l'a- 
chat du  métier  sera  moins  difficile  pour  l'ouvrier 
rural.  Un  métier  pour  lisser  les  châles  coûte  12  à 
1500  francs;  c'est  le  prix  courant  à  Saint-Etienne 
pour  la  fabrique  des  rubans.  Vn  métier  à  tisser  or- 
dinaire, tel  qu'il  en  faudrait  aux  ouvriers  de  la  ban- 
lieue lyonnaise,  ne  coûte  pas  plus  de  150  francs,  et 
il  en  coûterait  en  outre  depuis  30  jusqu'à  150  francs, 
suivant  le  nombre  des  crochets,  pour  le  transformer 
en  métier  à  la  Jacquard.  Or  l'apprentissage  à  la  ville 
coûte  quatre  années  de  temps,  ou  une  année  et 
400  francs  ;  il  est  clair  qu'à  la  campagne  il  sera  facile 
de  faire  une  économie  de  plus  de  200  francs  sur 
cette  dépense;  on  peut  donc  dire,  sans  rien  exagé- 
rer, qu'on  aura  le  métier  pour  rien.  D'ailleurs  pour- 
quoi la  maison  n'achèterait-elle  pas  le  métier  à  son 
propre  compte,  comme  cela  se  pratique  déjà  dans 
plusieurs  maisons  importantes?  Si  la  charge  pa- 
raissait trop  lourde,  le  négociant  pourrait  se  couvrir 
au  moyen  d'annuités.  La  fabrique  de  Lyon  élèverait 
ainsi  les  compagnons  au  rang  de  maîtres  sans  se 
grever.  Les  manufacturiers  de  Mulhouse  transfor- 
ment par  un  procédé  analogue  les  ouvriers  en  pro- 
priétaires*. Rien  ne  saurait  mieux  convenir  au  rôle 

1.   On  trouvera  dans  la  qualrièrae  partie  la  description  des 
cités  ouvrières  de  Mulhouse. 


70  FABRIQUES  DE  SOIE. 

des  chefs  d'industrie  et  aux  sentiments    qui  les 
animent. 

Il  importe  d'ailleurs  extrêmement  de  ne  pas  ou- 
blier que  l'emploi  du  moteur  mécanique  peut  très- 
bien  se  concilier  avec  l'établissement  des  métiers 
ruraux,  La  houille  est  atondante  à  Lyon  et  à  Saint- 
Etienne;  les  chutes  d'eau  ne  manquent  pas  dans  la 
banlieue  lyonnaise,  qui  comprend,  au  {.oint  de  vue 
industriel,  l'Isère,  l'Ardèche,  la  Loire  et  la  Haute- 
Loire.  11  n'est  pas  nécessaire  qu'une  machine, 
quand  elle  coûte  peu,  fasse  mouvoir  un  grand 
nombre  de  métiers  à  la  fois.  M.  Louis  Reyiaud  ra- 
conte qu'à  Elberfeîd,  quand  le  pren  ier  moteur 
mécanique  fut  introduit,  les  ouvriers,  comme  par- 
tout, se  crurent  perdus;  mais  au  lieu  de  s'attrouper 
et  de  briser  les  appareils,  ce  qu'ils  n'auraient  pas 
manqué  de  faire  ailleurs,  ils  attendirent  patiem- 
ment le  résulîat  de  l'épreuve,  non  sans  une  secrète 
espérance  de  la  voir  échouer.  Les  machines  réus- 
sirent. Que  firent  les  ouvriers?  Ils  en  achetèrent. 
Ils  luttèrent  avec  des  machines  de  six  chevaux 
contre  des  machines  de  trente-cinq  chevaux,  et 
ils  luttèrent  avec  succès.  On  pourrait  donc  à  la 
rigueur  avoir  à  la  campagne,  au  lieu  de  métiers 
isolés,  des  ateliers  restreints,  et  cela  vaudrait  tou- 
jours mieux  pour  les  mœurs  que  des  manufac- 
tures, et  surtout  des  manufactures  à  la  ville.  On 
y  réunirait  les  femmes  d'une  même  famille  avec 


AVANTAGES  DU  TRAVAIL  ISOLÉ.  71 

tous  les  avanlages  du  travail  isolé.  Si  nous  étions 
moins  indifférents  sur  la  morale,  nous  trouverions 
fréquemment  que  l'intérêt  du  bon  ordre  et  des 
bonnes  mœurs  se  concilie  très-bien  avec  le  pro- 
grès économique;  mais  c'est  un  malheur  de  notre 
société  que  les  moralistes  dédaignent  les  questions 
industrielles,  au  risque  de  se  rendre  impuissants, 
tandis  que  de  leur  côté  les  intérêts  consentent  à  peine 
à  tenir  compte  des  questions  morales. 

Les  déiènseurs  de  l'aggloniération  prétendent 
qu'on  ne  peut  confier  de  la  soie  à  de  grandes  dis- 
tances; comme  s'il  n'était  pas  tout  aussi  facile  de  se 
renseigner  sur  un  paysan  demeurant  chez  lui,  dans 
so:i  village  natal,  que  sur  un  ouvrier  perdu  au 
milieu  de  Lyon,  à  cinquante  lieues  de  sa  famille! 
Ils  insistent  sur  la  nécessité  de  surveiller  le  travail 
pour  que  le  dessin  soit  bien  exécuté,  la  trame  ser- 
rée également,  le  tissage  fait  avec  propreté.  La  ré- 
ponse est  facile.  Ce  n'est  pas,  en  général,  le  com- 
merçant lui-même  qui  exerce  cette  surveillance,  ce 
sont  des  commis  qu'on  appelle  commis  de  ronde;  il 
s'agit  tout  au  plus  d'en  augmenter  le  nombre,  ou 
de  leur  donner  un  cheval ,  comme  à  Saint-Etienne 
et  à  Saint-Chamond.  D'ailleurs  on  fera  faire  à  Lyon, 
sous  les  yeux  des  négociants,  les  façonnes,  qui  sont 
une  affaire  de  goût  et  qui  peuvent  braver  l'élévation 
des  prix;  le  travail  rural  ne  sera  que  pour  les  unis, 
qui  n'exigent  pns  une  surveillance  aussi  assidue. 


72  FABRIQUES  DE  SOIE. 

Enfin  on  voit  des  difficultés  dans  les  déplacements 
de  l'ouvrier,  de  la  matière  première,  des  tissus; 
mais  il  est  clair  qu'il  se  créera  des  centres  secon- 
daires, qu'on  installera  des  comptoirs  :  toutes  ces 
difficultés  prétendues  ne  sont  que  des  nouveautés; 
et  dans  notre  pays  très-routinier  et  très-peu  entre- 
prenant, toute  nouveauté  paraît  longtemps  une  im- 
possibilité. 

Il  y  a  peut-être  plus  de  force  réelle  dans  l'objec- 
tion qui  consiste  à  dire  qu'il  faut  être  laboureur  ou 
tisseur,  et  qu'on  ne  saurait  être  à  la  fois  l'un  et 
l'autre;  qu'un  paysan  qui,  dans  le  moment  oij  la 
terre  ne  le  réclame  pas ,  se  met  au  métier  pour 
utiliser  son  chômage,  travaille  nécessairement  sans 
propreté  et  sans  délicatesse.  Il  est  certain  que  la 
théorie  des  alternances  proposée  par  Owenen  1818, 
et  qui  fait  d'une  profession  industrielle  la  com- 
pagne complaisante  et  soumise  de  l'agriculture,  ne 
tient  pas  contre  les  difficultés  pratiques,  quand  il 
s'agit  d'une  profession  qui  exige  du  goût,  de 
l'adresse,  une  main  légère.  A  Crefeld,  où  quelques 
laboureurs  emploient  le  mauvais  temps  à  tisser, 
on  n'obtient  d'eux  que  des  ouvrages  de  qualité  très- 
inférieure  ;  mais  à  Crefeld  aussi  la  plupart  des 
métiers  à  tisser  ruraux  sont  tenus  par  des  fem- 
mes ,  et  réussissent  à  merveille.  A  Zurich ,  les 
femmes  occupent  cinq  métiers  sur  six.  Voilà  le 
vrai,  voilà  un  partage  intelligent  du  travail  :   à 


AVANTAGES  DU  TRAVAIL  ISOLÉ.  73 

l'homme,  la  charrue,  la  bêche,  le  râteau;  à  la 
femme,  la  navette  et  le  fil  de  soie.  Le  mari  vit  au 
grand  air,  bravant  la  pluie  ou  le  soleil  ;  la  femme 
reste  sédentaire,  n'interrompant  son  travail  que 
pour  vaquer  aux  menus  ouvrages  de  la  maison. 
Ces  campagnardes,  qui  ne  remuent  pas  le  boyau, 
ont  bien  vite  la  main  légère,  elles  apj)rennent  bien 
vite  à  exagérer  la  propreté,  et  leur  maison  y  gagne 
en  même  temps  que  leur  état.  Souffrons,  puisqu'il 
le  faut,  qu'un  homme  manie  la  navette  et  reste  assis 
à  l'ombre  treize  heures  par  jour;  cependant  il 
vaut  mieux  pour  lui  suivre  ses  grands  bœufs  et 
marcher  dans  la  terre  fraîchement  remuée.  Il  est 
plus  à  sa  place  dans  les  sillons  de  son  champ , 
dans  les  herbes  humides  de  ses  prés.  Il  y  dépdoie 
mieux  sa  vigueur,  il  y  sent  plus  complètement  sa 
dignité.  Ce  m.âle  labeur  est  fortinant  pour  son  corps 
et  pour  son  àme.  La  femme  au  contraire  ne  s'ac- 
coutume que  malaisément  à  ces  brusques  transi- 
tions du  froid  et  du  chaud  ;  elle  a  peine  à  conduire 
un  attelage  ;  ses  mains  ne  sont  pas  faites  pour  la 
pioche  et  le  râteau  ;  son  corps  succombe  sous  le 
faix  des  grandes  gerbes  qu'il  faut  porter  au  chariot 
ou  à  la  meule.  Pendant  qu'elle  sarcle  ou  qu'elle 
fauche,  dépensant  beaucoup  de  peine  pour  peu  de 
besogne,  la  maison  reste  vide  et  l'enfant  est  aban- 
donné. On  se  plaint  de  la  désertion  de  la  campa- 
gne; à  quoi  tient-elle?  A  l'abaissem.ent  des  salaires. 

6 


74  FABRIQUES  DE  SOIE. 

Les  manœuvres  vont  se  faire  journaliers  à  la  ville 
parce  que  le  tra^^ail  dans  les  villes  se  paye  moitié 
plus;  le  père  envoie  ses  enfants  en  apprentissage 
à  Lyon  parce  qu'ils  y  gagneront  plus  tard  des  jour- 
nées de  4  francs,  tandis  qu'ils  arrivent  diflicilement 
à  1  franc  ou  à  1  franc  50  centimes  dans  les  plaines 
du  Dauphiné.  Si  dans  chaque  ferme  les  femmes 
gagnaient  de  bonnes  journées  au  travail  de  la  soie, 
il  en  résulterait  une  grande  aisance  pour  la  maison  ; 
le  laboureur,  privé  du  concours  de  sa  femme  et 
de  ses  filles,  appellerait  un  ouvrier  à  son  aide  en 
le  payant  bien.  Un  bon  ouvrier  fait  la  besogne  de 
trois  femmes.  Le  premier  principe  économique  est 
d'appliquer  tout  producteur  à  l'ouvrage  auquel  il 
est  propre. 

Les  résistances,  autant  qu'on  peut  le  présumer, 
viendront  d'en  bas  plutôt  que  d'en  haut.  L'esprit 
de  routine  retient  seul  encore  les  fabricants  ;  mais 
les  chefs  d'atelier  ont  tout  à  perdre  à  cette  trans- 
formation. Il  s'agit  pour  eux  de  rentrer  dans  les 
rangs  des  simples  ouvriers,  et  de  renoncer  à  l'im- 
portance individuelle  et  collective  que  comporte 
leur  situation  actuelle.  Les  compagnons,  qui  ne 
pourraient  que  gagner  à  la  suppression  des  maîtres, 
y  répugnent  aussi  :  le  séjour  de  la  ville  a  un  grand 
attrait  pour  eux;  ils  ne  pourraient  plus  se  faire  aux 
habitudes  de  la  campagne.  On  trouve  ce  sentiment 
même  chez  les  femmes.  La  ville  les  tente  par  leurs 


AVANTAGES  DU  TRAVAIL  ISOLÉ.  75 

mauvais  côtés,  par  le  luxe,  par  les  plaisirs,  les 
spectacles.  Une  fois  habituées  à  ne  dépendre  que 
d'elles-mêmes  aux  heures  où  l'atelier  ne  les  ré- 
clame pas,  elles  ne  pensent  pas  volontiers  à  re- 
prendre le  joug  des  habitudes  domestiques,  ce  joug 
si  doux  à  porter  quand  on  n'a  pas  fait  l'essai  d'une 
liberté  maladive  et  fatale.  Au  fond,  il  ne  peut  être 
question  de  renvoyer  chez  eux  les  ouvriers  de  la 
ville;  tout  ce  qu'on  peut  faire,  c'est  de  diminuer 
progressivement  le  nombre  des  ateliers  de  Lyon, 
en  multipliant  les  commandes  au  dehors.  L'exemple 
de  plusieurs  maisons  importantes  prouve  que  cela 
est  praticable.  En  Suisse,  en  Allemagne,  on  ne  pro- 
cède pas  autrement.  La  moitié  de  la  fabrication  de 
Viersen  et  de  Crefeld  se  fait  ainsi  à  domicile,  loin 
des  grands  centres  de  population.  Pourquoi  ce  que 
font  sans  aucune  difficulté  la  plupart  des  fabricants 
de  Viersen  et  quelques  très-importantes  maisons 
de  Lyon  ne  se  ferait-il  pas  partout  avec  le  même 
bonheur? 

Il  est  bien  à  craindre  d'ailleurs  qu'on  ne  puisse 
maintenir  longtemps  les  habitudes  actuelles  en  pré- 
sence des  concurrents  étrangers.  Il  faudra  recourir 
à  la  dissémination  des  ateliers  ou  au  moteur  méca- 
nique. Le  premier  procédé  n'a  que  de  bons  résul- 
tats ;  le  second  n'est  pas  sans  inconvénients. 

D'abord  il  faudrait  que  le  commerce  de  Lyon  re- 
nonçât à  toutes  ses  façons  d'agir.  Dans  son  orga- 


76  FABRIQUES   DE   SOIE. 

nisation  actuelle,  rien  ne  lui  est  plus  facile  que  de 
suivre  les 'variations  de  la  mode.  Cette  aptitude  à 
se  transformer  est  une  des  conditions  de  son  succès, 
que  l'outillage  en  grand  et  le  travail  par  masses 
ferait  disparaître.  C'est  là,  dans  cette  industrie  spé- 
ciale, un  inconvénient  réel  des  machines,  et  il  a 
plus  d'importance  chez  nous  que  chez  nos  voisins, 
dont  les  modes  ont  une  certaine  fixité,  surtout  pour 
les  étoffes  courantes.  Non-seulement  le  négociant  de 
Lyon  peut  changer  ses  dessins  en  un  clin  d'œil, 
mais  il  peut  ralentir  ou  suspendre  sa  fabrication 
suivant  les  besoins.  Au  contraire,  du  moment  qu'on 
a  de  vastes  ateliers,  un  immense  loyer  sur  les  bra", 
des  machines,  des  impôts  à  payer,  des  ouvriers  en- 
régimentés par  centaines,  on  ne  peut  plus,  comme 
aujourd'hui,  attendre  la  commande  ou  ne  la  de- 
vancer qu'avec  réserve,  diminuer  quand  il  le  faut 
sa  fabrication,  ou  même  l'arrêter  tout  à  fait.  Il  y  a 
des  frais  courants  qui,  en  très-peu  de  jours,  consti- 
tueraient des  pertes  considérables,  si  l'on  gardait  à 
sa  charge,  dans  une  inaction  complète,  tant  de  bras 
et  tant  de  métiers.  La  nécessité  de  travailler  dans 
les  crises  entraîne  l'obligation  de  recourir  au  crédit, 
car  on  ne  pourrait  plus  atténuer  les  effets  du  chô- 
mage de  la  vente  par  le  chômage  de  la  fabrication. 
Voilà  tout  Lyon  en  quelque  sorte  bouleversé,  la  so- 
lidité proverbiale  de  la  place  compromise,  tous  les 
rapports  changés  avec  les  producteurs  de  soie,  les 


AVANTAGES  DU  TRAVAIL  ISOLÉ.  77 

ouvriers  et  les  marchands.  Le  fabricant  ne  se  re- 
connaîtrait plus  lui-même.  Le  chef  d'une  grande 
usine  qui  emploie  quatre  ou  cinq  cents  ouvriers  n'a 
rien  de  commun  avec  le  fabricant  que  nous  con- 
naissons, que  rien  ne  détourne  des  deux  opérations 
fondamentales  de  son  industrie,  l'achat  des  matières 
premières  et  la  surveillance  de  la  fabrication.  Quant 
à  l'ouvrier,  il  périt  en  quelque  sorte  dans  ce  chan- 
gement; c'est  l'eau  et  la  vapeur  qui  le  remplacent. 
On  dit  que  les  crises  seraient  moins  fréquentes,  mais 
à  quelle  condition?  A  la  condition  d'être  cent  fois 
plus  redoutables  quand  elles  éclateraient,  car  la 
modération  des  achats  n'entraîne  qu'une  suspension 
de  travail,  tandis  que  la  faillite  d'un  négociant  a 
pour  conséquence  la  suppression  des  métiers.  Au 
milieu  de  cette  métamorphose  universelle,  nos  pro- 
duits conserveraient-ils  leur  supériorité?  Cela  est 
peut-être  douteux.  S'il  est  très-difOcile  d'apprécier 
les  causes  de  la  supériorité  en  matière  de  goût,  on 
peut  dire  au  moins  que  trois  personnes  concourent 
à  la  perfection  de  nos  soieries  :  le  dessinateur,  le 
fabricant  et  l'ouvrier.  La  preuve  que  la  supériorité 
du  dessin  ne  suffit  pas,  c'est  que  nos  modèles  sont 
copiés  partout  avec  la  dernière  exactitude,  et  ne 
sont  égalés  nulle  part.  Quand  nous  aurons  remplacé 
la  main  de  l'homme  par  des  machines,  peut-être 
devrons-nous  nous  estimer  heureux  de  réussir  aussi 
bien  que  les  Anglais. 


78  FABRIQUES  DE  SOIE. 

Faisons-nous,  en  parlant  ainsi,  la  guerre  aux 
machines,  à  la  vapeur,  et  à  tout  ce  qu'on  est  con- 
venu d'appeler  la  grande  industrie?  Le  ciel  nous  en 
préserve  !  Le  moteur  mécanique  est  un  progrès  réel, 
puisqu'il  exempte  de  plus  en  plus  les  hommes  de 
l'obligation  d'être  des  bras  et  qu'il  leur  permet  de 
plus  en  plus  d'être  des  intelligences.  Il  augmente  le 
bien-être  des  ouvriers,  puisqu'il  met  à  leur  portée 
des  meubles,  des  étoffes,  qui  étaient  encore,  il  y  a 
moins  de  cent  ans,  des  objets  de  grand  luxe.  Le 
mètre  de  coton,  qui  coûte  aujourd'hui  1  franc,  aurait 
coûté  3  francs  avant  la  Révolution  ;  la  consommation 
des  produits  manufacturés  était  en  1788  de  38  francs 
pour  chaque  habitant,  et  elle  est  de  125  francs  en 
1847.  Mais  nous  ne  parlons  ici  que  de  l'industrie  de 
la  soie,  dont  la  situation  est  toute  particulière,  et 
nous  ne  faisons  pas  de  thèse  générale.  Il  y  a  certai- 
nement quelques  industries  oii  l'on  peut  forcer  la 
fabrication  pour  forcer  le  marché  :  quant  au  marché 
de  la  soie,  aujourd'hui  immense,  il  paraît  avoir 
atteint  tout  son  développement.  Lutter  par  la  fabri- 
cation grossière  et  les  bas  prix  contre  le  lin  et  le 
coton  serait  une  entreprise  ruineuse  pour  le  pro- 
ducteur et  sans  utilité  réelle  pour  le  consommateur. 
Il  ne  serait  donc  pas  à  propos  dans  cette  question 
de  répéter  que  l'intérêt  de  la  consommation  prime 
tout,  et  que  si  la  machine  produit  de  meilleurs  résul- 
tais ou  les  mêmes  résultats  à  moindre  prix,  on  doit 


AVANTAGES  DU  TRAVAIL  ISOLÉ.  79 

appeler  la  machine,  parce  que  l'intérêt  du  fabricant, 
comparé  à  celui  du  consommateur,  est  toujours 
éphémère,  la  force  délaissée  ne  manquant  jamais, 
au  bout  de  quelque  temps,  de  trouver  un  emploi 
utile.  La  question  est  toute  différente.  L'humanité 
peut  se  passer  d'avoir  un  plus  grand  nombre  de 
robes  de  soie  ;  mais  la  France  ne  peut  pas  laisser 
l'industrie  de  la  soie  sortir  de  chez  elle.  11  n'y  a  au 
fond  à  se  préoccuper  que  de  la  concurrence,  et 
tant  que  le  travail  isolé  nous  permettra  de  tenir 
tète  aux  manufactures,  nous  n'aurons  pas  de  motif, 
au  point  de  vue  industriel,  de  renoncer  au  travail 
isolé. 

Certes  aucun  esprit  sensé  ne  voudrait  résister  à 
l'établissement  des  manufactures,  s'il  fallait  opter 
entre  elles  et  la  ruine  de  notre  fabrique.  Cependant, 
si  l'industrie  nationale  peut  être  sauvée  par  un  autre 
moyen,  il  est  bien  permis  de  souhaiter  que  la  fa- 
mille de  l'ouvrier  échappe  à  ce  nouveau  fléau  dont 
on  la  menace;  la  famille,  dis-je,  car  c'est  elle  qui 
souffre  chaque  fois  qu'une  branche  de  travail  isolé 
est  détruite  au  profit  du  travail  en  commun.  Ces 
grandes  simplifications  de  l'industrie,  qui  produi- 
sent tant  de  merveilles  parce  qu'elles  multiplient 
indéfiniment  les  forces  disponibles,  ont  le  malheur 
de  désorganiser  la  plus  simple,  la  plus  naturelle  et 
la  plus  nécessaire  de  toutes  les  associations.  Elles 
améliorent  évidemment  la  vie  matérielle,  mais  elles 


80        '  FABRIQUES  DE   SOIE. 

menacent  quelquefois  la  vie  morale.  La  société  sup- 
porterait cette  calamité,  si  les  hommes  seuls  étaient 
enrégimentés  au  service  du  noir  génie  de  la  vapeur, 
car  après  tout  la  tâche  principale  de  l'homme  dans 
la  famille  est  de  l'édifier  par  son  exemple  et  de  la 
faire  vivre  par  son  salaire.  Le  père  de  famille  n'a  pas 
besoin  de  rester  tout  le  jour  parmi  les  siens.  Quand 
il  revient  le  soir,  portant  ses  outils,  après  douze  ou 
treize  heures  de  fatigue,  et  qu'il  s'asseoit  à  son  foyer, 
près  de  sa  femme,  avec  ses  enfants  pendus  à  son 
cou,  il  n'est  personne  autour  de  lui  qui  ne  bénisse 
le  travail  qui  donne  à  toute  la  maison  la  sécurité  et 
le  bien-être.  Rien  qu'en  pressant  ses  mains  calleu- 
ses, son  jeune  fils  s'instruit  des  nécessités  et  des 
consolations  de  la  vie.  Mais  si,  à  l'aube  du  jour,  la 
mère  prend  le  même  chemin  que  son  mari,  laissant 
le  plus  jeune  enfant  à  la  crèche,  envoyant  l'aîné  à 
l'école  ou  à  l'apprentissage,  tout  est  contre  nature, 
tout  souffre,  la  mère  éloignée  de  ses  enfants,  l'en- 
fant privé  des  leçons  et  de  la  tendresse  de  sa  mère, 
le  mari  qui  sent  profondément  l'abandon  et  l'isole- 
ment de  tout  ce  qu'il  aime.  S'il  y  a  une  chose  que 
la  nature  nous  enseigne  avec  évidence,  c'est  que  la 
femme  est  faite  pour  être  protégée,  pour  vivre,  jeune 
fille,  auprès  de  sa  mère,  épouse,  sous  la  garde  et 
l'autorité  de  son  mari.  L'arracher  dès  l'enfance  à 
cet  abri  nécessaire,  lui  imposer  dans  un  atelier  une 
sorte  de  vie  publique,  c'est  blesser  tous  ses  instinct^ 


AVANTAGES  DU  TRAVAIL  ISOLÉ.  81 

alarmer  sa  pudeur,  la  priver  du  seul  milieu  où  elle 
puisse  vraiment  être  heureuse.  Trop  souvent  l'ate- 
lier où  on  la  conduit  est  mixte,  et  elle  se  voit  obli- 
gée de  vivre  au  milieu  des  hommes,  dans  un  con- 
tact perpétuel  avec  eux.  N'est-il  pas  à  craindre  que 
les  opinions  libres  et  quelquefois  immorales  qui 
ont  cours  parmi  les  ouvriers  ne  se  communiquent 
à  leurs  compagnes?  Quand  même  elles  échappe- 
raient aux  autres  périls,  il  est  presque  impossible 
que  leur  esprit  demeure  chasle.  Il  est  trop  évident 
d'ailleurs  que ,  même  dans  les  ateliers  composés 
uniquement  de  femmes,  il  y  en  a  que  le  vice  a  flé- 
tries ;  cependant  les  fem.mes  honnêtes  qui  gagnent 
leur  vie  dans  le  même  atelier  travaillent  tout  le 
jour  côte  à  côte  avec  elles;  elles  subissent  leur  con- 
tact et  peut-être  leur  amitié,  car  il  n'est  guère  pos- 
sible d'isoler  son  âme  dans  cette  promiscuité  forcée. 
Ce  qui  caractérise  la  situation  des  femmes  travail- 
lant en  commun  dans  un  atelier,  c'est  qu'elles 
souffrent  par  leurs  vertus.  Otez-leur  les  vertus  de  leur 
sexe,  et  il  n'y  aura  plus  de  motif  pour  les  plaindre. 
Le  travail  n'est  pas  plus  fatigant  à  l'atelier  que  dans 
la  mansarde,  et  il  s'y  fait  souvent  dans  de  meilleu- 
res conditions  pour  la  santé  et  le  bien-être  de  l'ou- 
vrière. On  peut  même  penser  qu'à  ce  point  de  vue 
la  manufacture  est  plus  avantageuse  que  la  fabrique 
proprement  dite  :  il  est  bien  entendu  que  cette 
remarque  ne  s'applique  pas  aux  professions  insalu- 


82  FABRIQUES  DE  SOIE. 

bres.  Plus  la  manufacture  devient  considérable,  et 
plus  le  patron  s'élève  en  richesse,  en  importance 
sociale  ;  en  même  temps  qu'il  s'élève,  il  comprend 
mieux  ses  devoirs  envers  les  instruments  vivants 
de  sa  fortune,  et  il  a  plus  de  moyens  pour  les  rem- 
plir. Certes  on  rencontre  encore  un  très-grand 
nombre  d'ateliers  où  le  patron  n'est  qu'un  calcula- 
teur sans  cesse  préoccupé  d'augmenter  la  vente  et 
de  diminuer  les  frais  aux  dépens  de  qui  il  appar- 
tiendra; mais  qui  ne  sait  que  déjà  quelques-unes 
de  nos  grandes  industries  rivalisent  à  qui  fera  le 
plus  de  bien  aux  ouvriers  ?  Quand  on  construit  les 
ateliers,  au  lieu  de  ménager  l'espace  pour  diminuer 
la  dépense,  on  veille  à  faire  arriver  à  flots  l'air  et  la 
lumière,  ces  deux  puissants  véhicules  de  la  vie  et 
de  la  santé.  Si  une  industrie  a  des  effets  délétères, 
on  demande  à  la  science  des  outils,  des  remèdes, 
pour  diminuer  au  moins  un  malheur  qu'on  ne  peut 
supprimer.  Tantôt  on  organise  dans  les  ateliers  un 
système  de  primes,  tantôt  on  fonde  des  caisses  lo- 
cales de  secours.  Les  fabricants  s'occupent  de 
l'approvisionnement  pour  les  ouvriers;  ils  rendent 
leur  vie  meilleure  et  moins  chère  en  supprimant 
les  intermédiaires  coûteux.  Sur  différents  points  du 
territoire,  de  véritables  hommes  de  bien  ont  créé 
autour  de  leurs  ateliers  des  colonies  où  l'ouvrier 
trouve  à  bas  prix  un  logement  commode,  un  jardin, 
des  soins  pour  ses  maladies,  des  livres  même,  la 


AVANTAGES  DU  TRAVAIL  ISOLÉ.  83 

chance  de  devenir  un  jour  propriétaire  de  sa  mai- 
son par  voie  d'amortissement,  non-seulement  le 
bien-être,  mais  un  peu  de  luxe,  en  un  mot  des 
conditions  meilleures  que  ce  qu'il  aurait  pu  réaliser 
par  le  travail  le  plus  opiniâtre  et  le  plus  heureux, 
s'il  était  demeuré  livré  à  ses  propres  forces.  Ces 
fondations  n'ont  pas  le  caractère  transitoire  des 
œuvres  de  bienfaisance  ;  elles  ne  disparaîtront  pas 
avec  les  hommes  éclairés  qui  en  ont  pris  l'initiative. 
Tout  indique  au  contraire  qu'elles  sont  les  premiers 
et  honorables  essais  d'un  système  qui  tend  à  s'éta- 
blir et  à  se  généraliser.  D'abord,  point  essentiel, 
l'ouvrier  les  accepte  avec  empressement,  ce  qui 
prouve  qu'elles  sont  conçues  dans  un  esprit  vérita- 
blement pratique.  Quant  aux  patrons,  ils  ont  intérêt 
à  les  maintenir,  même  au  prix  d'assez  grands  sacri- 
fices, car  s'il  y  a  un  point  désormais  acquis  à  la 
science,  c'est  que  le  meilleur  ouvrier,  le  plus  pro- 
ductif et  le  plus  habile,  est  l'ouvrier  bien  nourri, 
bien  logé,  content  de  son  sort,  habitué  à  la  propreté 
et  à  la  prévoyance.  Nos  chefs  d'industrie  compren- 
nent, comme  l'aristocratie  anglaise,  qu'il  faut  pré- 
venir les  dangers  du  socialisme  en  réalisaril  sans 
lui  le  bien  qu'il  rêve,  et  qu'il  ne  pourrait  accomplir. 
La  philosophie  morale,  dont  les  préceptes  se  répan- 
dent chaque  jour,  leur  apprend  qu'enrichis  par  le 
travail  de  leurs  ouvriers,  ils  ne  sont  pas  quittes 
envers  eux  quand  ils  leur  ont  payé  un  juste  salaire. 


84  FABRIQUES  DE  SOIE. 

et  qu'au-dessus  des  devoirs  réglés  par  la  loi  il  y  en 
a  d'autres,  non  moins  sacrés,  qui  ne  relèvent  que 
de  Dieu  et  de  la  conscience. 

La  même  sollicitude  qui  veille  au  bien-être  des 
ouvriers  s'est  étendue  sur  leurs  enfants.  A  Manches- 
ter, en  1847,  quand  l'industrie  commençait  à  rem- 
placer partout  les  hommes  par  des  femmes,  un  grand 
nombre  de  malheureuses  mères  n'avaient  d'autre 
ressource  que  de  confier  leurs  enfants  à  la  mamelle 
à  des  gardiennes  mercenaires  qui  en  réunissaient 
le  plus  grand  nombre  possible  dans  des  chambres 
malsaines,  oij  toutes  les  conditions  de  la  santé  et  de 
kl  vie  leur  manquaient.  Pour  réduire  au  silence  et  à 
l'immobilité  ces  pauvres  créatures,  on  leur  faisait 
prendre  des  doses  d'opium.  A  la  même  date,  par 
une  conséquence  terrible,  le  quart  des  individus  qui 
mouraient  n'avaient  pas  dix-huit  mois,  la  moitié 
n'avaient  pas  dix  ans.  Aujourd'hui,  en  France  comme 
en  Angleterre,  l'institution  des  crèches  s'est  mul- 
tipliée. Il  n'y  a  pas  de  grand  centre  industriel 
qui  n'en  soit  pourvu.  A  la  crèche  succède  immédia- 
tement l'asile,  puis  à  l'asile  l'école  primaire.  L'en- 
fant est  soigné  et  protégé  depuis  sa  naissance  jus- 
qu'au commencement  de  l'apprentissage.  Il  ne  faut 
pas  ici  se  préoccuper  des  inconvénients  de  la  crèche 
et  de  l'asile,  qui  séparent  l'enfant  de  la  mère  et 
rendent  trop  légères  les  charges  et  les  obligations 
de  la  famille.  Il  est  bon,  il  est  doux,  il  est  conforme 


AVANTAGES  DU  TRAVAIL  ISOLÉ.  85 

aux  vues  de  la  nature  que  le  père  et  la  mère  souf- 
frent pour  leur  enfant  ;  cette  souffrance  est  bénie  : 
elle  est  la  source  la  plus  vive  et  la  plus  riche  d^ 
l'amour  paternel  et  de  l'amour  filial.  Mais  tout  cède 
à  l'inexorable  nécessité  d'arracher  les  enfants  à  la  so- 
litude, à  l'abandon,  à  la  mort  ;  et  le  premier  devoir 
comme  le  premier  intérêt  de  la  société  est  de  rempla- 
cer la  mère  quand  la  mère  est  forcée  de  délaisser  son 
enfant.  Ceux  qui  n'ont  jamais  vu  ni  une  crèche  ni  un 
asile  ne  savent  pas  avec  quelle  intelligence  ces  utiles 
établissements  sont  organisés,  à  quelle  active  sur- 
veillance ils  sont  soumis,  avec  quel  dévouement  on 
s'y  occupe  de  la  santé  et  du  bien-être  des  enfants. 
Grâce  à  la  crèche  et  à  l'asile,  l'enfant  du  pauvre  no 
connaît  plus  ni  le  froid,  ni  la  faim,  ni  la  malpro- 
preté, ni  le  vagabondage.  La  mère  dans  son  atelier 
peut  être  tranquille  sur  le  sort  de  son  nourrisson. 

Que  lui  manque-t-il  donc  à  cette  femme,  à  cette 
mère,  pour  être  heureuse?  Il  lui  manque  la  pré- 
sence de  son  enfant.  Si  tout  se  réduisait  en  ce 
monde  à  avoir  un  abri  pour  sa  tête,  des  vêtements, 
de  la  nourriture,  il  n'y  aurait  rien  à  redire  à  cette 
vie  en  commun.  Le  pain  est  abondant,  la  nourriture 
est  saine,  le  corps  ne  soutire  pas;  mais  l'âme 
soutire.  Cette  femme  à  chaque  instant  est  blessée 
dans  sa  pudeur,  menacée  dans  sa  chasteté  ;  cette 
épouse  vit  loin  de  son  mari,  ne  prenant  pas  même 
ses  repas  avec  lui,  et  ne  le  retrouvant  que  le  soir. 


86  FABRIQUES  DE   SOIE. 

quand  ils  arrivent  l'un  et  l'autre  de  leurs  ateliers, 
épuisés  et  haletants;  cette  mère  n'embrasse  pas  son 
enfant  à  la  clarté  du  soleil,  elle  ne  le  tient  pas  dans 
ses  bras,  elle  ne  le  dévore  pas  de  ses  yeux  charmés, 
elle  n'assiste  pas  à  ses  premiers  légayements,  elle 
n'a  pas  les  prémices  de  ses  premiers  sourires. 
Étrange  illusion  de  ces  mécaniciens  de  la  vie  sociale 
qui  font  tout  par  des  rouages  :  la  crèche  pour  l'en- 
fant au  berceau,  l'atelier  pour  l'âge  mûr,  l'hospice 
pour  la  maladie  et  la  vieillesse  1  Ils  songent  à  tous 
les  besoins  de  la  nature  humaine,  excepté  à  ceux 
du  cœur,  dont  ils  ne  sentent  pas  les  battements.  Ils 
auront  un  grand  soin  de  mesurer  la  quantité  d'air 
et  de  nourriture  qu'il  faut  à  une  ouvrière,  ils  pro- 
poseront des  lois  pour  que  son  travail  ne  soit  pas 
prolongé  au  delà  de  ses  forces  ;  mais  ils  ne  feront 
rien  pour  que  cette  ouvrière  puisse  être  une  femme. 
Ils  ne  savent  pas  que  la  femme  n'est  grande  que  par 
l'amour,  et  que  l'amour  ne  se  développe  et  ne  se 
fortifie  que  dans  le  sanctuaire  de  la  famille. 

Quand  on  aura  donné  la  dernière  perfection  aux 
ateliers,  aux  crèches ,  aux  écoles,  aux  hôpitaux, 
quand  il  sera  bien  démontré  que ,  grâce  à  ces  con- 
quêtes de  la  philanthropie ,  l'ouvrier  trouve  plus  de 
confort  dans  la  vie  commune  qu'il  n'en  pourrait 
rêver  dans  la  vie  de  famille,  le  seul  fait  que  les 
femmes  sont  entraînées  avec  leurs  maris  et  leurs 
enfants  dans  cette  nouvelle  organisation  où  les  af- 


AVANTAGES  DU  TRAVAIL  ISOLÉ.  87 

fections  intimes  ont  si  peu  de  place,  constituera 
encore  un  véritable  malheur  social.  Les  femmes 
sont  faites  pour  cacher  leur  vie,  pour  chercher  le 
bonheur  dans  les  affections  exclusives,  et  pour  gou- 
verner en  paix  ce  monde  restreint  de  la  famillr! , 
nécessaire  à  leur  tendresse  native.  La  manufacture, 
qui  a  quelque  chose  du  couvent  et  de  la  caserne, 
sépare  les  membres  de  la  famille  contre  le  vœu  de 
la  nature;  elle  substitue  à  l'autorité  du  mari  et  du 
père  l'autorité  du  règlement,  du  patron  et  du  con- 
tre-maître, et  les  froids  enseignements  du  maître 
d'école  à  cette  morale  vivante  qu'une  mère  fait  péné- 
trer avec  ses  baisers  et  ses  larmes  dans  le  cœur  de 
son  enfant.  Pour  que  les  mœurs  conservent  ou  re- 
trouvent leur  pureté  et  leur  énergie,  la  première  de 
toutes  les  conditions,  c'est  que  la  femme  retourne 
auprès  du  foyer,  la  mère  auprès  du  berceau.  11  faut 
que  le  chef  de  la  famille  puisse  exercer  la  puissance 
tutélaire  qu'il  tient  de  Dieu  et  de  la  nature ,  que  la 
femme  trouve  dans  son  mari  le  guide,  le  protec- 
teur, l'ami  fidèle  el  fort  dont  elle  a  besoin;  que 
l'enfant  s'habitue,  sans  y  penser  aux  soins  et  à  la 
tendresse  de  sa  mère.  Il  faut  même  qu'il  y  ait 
quelque  part  un  lieu  consacré  par  les  joies  et  les 
souffrances  communes,  une  humble  maison,  un 
grenier,  si  Dieu  n'a  pas  été  plus  clément,  qui  soit 
pour  tous  les  membres  de  la  famille  comme  une 
patrie  plus  étroite  et  plus  chère,  à  laquelle  on  songe 


88  FABRIQUES  DK  SOIE. 

pendant  le  travail  et  la  peine,  et  qui  reste  dans  les 
souvenirs  de  toute  la  vie  associé  à  la  pensée  des 
êtres  aimés  que  l'on  a  perdus.  Comme  il  n'y  a  pas 
de  religion  sans  un  temple,  il  n'y  a  pas  de  famille 
sans  l'intimité  du  foyer  domestique.  L'enfant  qui  a 
dormi  dans  le  berceau  banal  de  la  crèche,  et  qui  n'a 
pas  été  embrassé  à  la  lumière  du  jour  par  les  deux 
seuls  êtres  dans  le  monde  qui  l'aiment  d'un  amour 
exclusif,  n'est  pas  armé  pour  les  luttes  de  la  vie. 
Il  n'a  pas,  comme  nous,  ce  fond  de  religion  tendre 
et  puissante  qui  nous  console  à  notre  insu,  qui 
nous  écarte  du  mal  sans  que  nous  ayons  la  peine 
de  faire  un  effort ,  et  nous  porte  vers  le  bien  comme 
par  une  secrète  analogie  de  nature.  Au  jour  des 
cruelles  épreuves  ,  quand  on  croirait  que  le  cœur 
est  desséché  à  force  de  dédaigner  ou  à  force  de 
souffrir  ,  tout  à  coup  on  se  rappelle  ,  comme  dans 
une  vision  enchantée,  ces  mille  riens  qu'on  ne 
pourrait  pas  raconter  et  qui  font  tressaillir,  ces 
pleurs,  ces  baisers,  ce  cher  sourire,  ce  grave  et 
doux  enseignement  murmuré  d'une  voix  si  tou- 
chante. La  source  vive  de  la  morale  n'est  que  là. 
Nous  pouvons  écrire  des  livres  et  faire  des  théories 
sur  le  devoir  et  le  sacrifice  ;  mais  les  véritables  pro- 
fesseurs de  morale,  ce  sont  les  femmes.  Ce  sont 
elles  qui  conseillent  doucement  le  bien,  qui  récom- 
pensent le  dévouement  par  une  caresse ,  qui  don- 
nent, quand  il  le  faut,   l'exemple  du  courage  et 


AVANTAGES  DU  TRAVAIL  ISOLI-:.  89 

l'exemple  plus  difficile  de  la  résignation ,  qui  en- 
seignent à  leurs  enfants  le  charme  des  sentinients 
tendres  et  les  fièrcs  et  sévères  lois  de  l'honneur. 
Oui,  jusque  sous  le  chaume,  et  dans  les  mansardes 
de  nos  villes,  et  dans  ces  caves  où  ne  pénètre  ja- 
mais le  soleil ,  il  n'y  a  pas  une  mère  qui  ne  souffle 
à  son  enfant  l'honneur  en  même  temps  que  la  vie. 
C'est  là ,  près  de  cet  humble  foyer,  dans  cette  com- 
munauté de  misère,  de  soucis  et  de  tendresse,  que 
se  créent  les  amours  durables,  que  s'enfantent  les 
simples  et  énergiques  résolutions;  c'est  là  que  se 
trempent  les  caractères;  c'est  là  aussi  que  les  fem- 
mes peuvent  être  heureuses,  en  dépit  du  travail, 
au  milieu  des  privations.  Toutes- les  améliorations 
matérielles  seront  les  bienvenues;  mais  si  vous  vou- 
lez adoucir  le  sort  des  ouvrières  et  en  même  temps 
donner  des  garanties  à  l'ordre ,  raviver  les  bons 
sentiments,  faire  comprendre,  faire  aimer  la  patrie 
et  la  justice,  ne  séparez  pas  les  enfants  de  leurs 
mères  ! 


Q:£^^ 


DEUXIÈME    PARTIE 

LES    FLMMLS    f>AAS    LES    FILATURES 
ET    LES   TISSAGES   MÉCANIQUES 


DEUXIEME    PARTIE. 

LES  FEMMi:S  DANS  LES  FILATl  RES  ET  LES  TISSAGES 
MÉCANIQUES. 

CHAPITRE  PREMIER. 

PROGRÈS  DES  GRANDES  MANUFACTURES ,  LEUR  INFLUENCE 
SUR  LE  SORT  DES  OUVRIERS. 

Dans  la  fabrication  des  étoffes  de  soie,  la  manu- 
facture est  l'exception  ;  pour  les  autres  matières 
textiles,  et  principalement  pour  le  coton  et  la  laine, 
elle  est  au  contraire  la  règle.  Il  y  a  quelques  an- 
nées, nous  avions  très-peu  de  tissages  mécaniques 
et  nous  n'avions  pour  ainsi  dire  pas  de  filatures  ; 
aujourd'hui  la  France  a  pris  définitivement  et  glo- 
rieusement sa  place  parmi  les  pays  de  grande  in- 
dustrie, et  il  y  a  lieu  de  prévoir  que,  dans  un  temps 
peu  éloigné ,  une  activité  nouvelle  sera  imprimée  à 
la  fabrication  nationale.  Le  traité  de  commerce  avec 


94       FILATURES  ET  TISSAGES  MÉCANIQUES. 

l'Angleterre  ne  peut  avoir  pour  résultat  que  de  dé- 
truire nos  manufactures,  ou  d'en  décupler  l'acti- 
vité :  il  ne  les  détruira  pas  ;  nous  allons  donc  voir 
nos  chefs  d'industrie  faire  assaut  d'énergie,  de  ca- 
pitaux et  d'habileté  pour  lutter  victorieusement,  au 
moins  sur  le  marché  français,  avec  nos  rivaux. 
Les  Anglais  ont  le  charbon  et  le  fer,  une  marine 
admirable,  un  corps  consulaire  habilement  orga- 
nisé, ce  qui  est  l'àme  du  commerce;  nous  ne  pou- 
vons pas  songer  à  les  égaler  pour  l'exportation. 
Mais  nous  ne  sommes  pas  non  plus  sans  ressources. 
Il  ne  tient  qu'à  nous  d'être  partout  bien  renseignés 
et  bien  protégés.  Si  nous  produisons  peu  de  char- 
bon ,  et  si  notre  production  en  ce  genre  atteint  à 
peine  le  quinzième  de  celle  de  l'Angleterre ,  ce  n'est 
pas  absolument  faute  d'avoir  des  mines  ;  nous  avons 
des  richesses  stériles,  qu'une  mauvaise  législation 
et  une  mauvaise  appropriation  du  sol  nous  obligent 
d'abandonner.  Tout  le  monde  sait  maintenant  que 
la  loi  de  1810,  injuste  en  principe,  puisqu'elle  spo- 
lie les  propriétaires  du  sol  en  faveur  de  concession- 
naires arbitrairement  choisis  par  l'administration , 
est  dure  et  tracassière  dans  l'application  ,  au  point 
de  soumettre  les  concessionnaires  au  contrôle  et 
même  à  la  volonté  de  l'administration  des  mines, 
et  de  punir  par  la  déchéance  une  interruption  pro- 
longée de  l'exploitation.  Cette  loi,  imaginée  pour 
défendre  l'intérêt  public  contre  l'intérêt  privé,  de- 


PROGRÈS  DES  GRANDES  MANUFACTURES.  95 

vait  être  et  est  en  effet  un  instrument  de  ruine, 
parce  que  la  prospérité  de  l'État  ne  peut  résulter 
que  de  l'activité*  et  de  l'énergie  déployées  par  les  ci- 
toyens dansla  poursuite  de  leurs  intérêts  particuliers. 
La  loi  de  1810,  qui  pèse  très-lourdement  sur  nos 
richesses  métallurgiques,  est  moins  funeste  à  l'ex- 
ploitation des  houilles  ;  on  comprend  en  effet  que  la 
houille,  n'ayant  pas,  à  proprement  parler,  de  valeur 
par  elle-même ,  et  ne  devenant  coûteuse  que  par 
le  transport,  a  toujours  dans  le  rayon  de  la  mine 
une  prime  considérable  sur  les  charbons  de  prove- 
nance étrangère.  Ce  qui  nous  manque  pour  ce  genre 
deproduits,  c'est  moins  encore  une  bonne  loi  qu'une 
bonne  installation  de  la  messagerie.  Nous  sommes 
depuis  si  peu  de  temps  un  "peuple  industriel,  que 
tous  .les  aménagements  les  plus  indispensables 
nous  font  défaut;  l'industrie  est  plutôt  campée  en 
France  qu'elle  n'y  est  établie.  Notre  réseau  de  che- 
mins de  fer  n'est  qu'à  moitié  fait,  quoiqu'il  soit 
démontré  que  chaque  voie  de  communication  nou- 
velle ajoute  une  masse  de  houille  et  de  fer  à  la 
richesse  nationale.  Ainsi,  par  exemple,  il  est  évi- 
dent que  la  France  ne  sera  en  possession  de  ses 
mines  de  l'Aveyron  que  quand  elle  aura  sillonné 
tout  ce  plateau  par  des  voies  rapides  et  économi- 
ques. Nos  grandes  compagnies  de  chemins  de  fer, 
qui  sont  à  peu  près  maîtresses  des  tarifs,  les  tien- 
nent haut,  ce  qui  restreint  le  cercle  du  marché  des 


96       FILATURES  ET  TISSAGES  MÉCANIQUES. 

mines  françaises.  La  conséquence  immédiate  du 
traité  de  commerce  avec  l'Angleterre  aurait  dû  être 
l'abolition  de  la  loi  de  1810  sur  les  mines,  l'achè- 
vement du  réseau  de  chemins  de  fer,  l'abaissement 
considérable  des  tarifs,  et  la  canalisation  de  toute 
la  France.  On  peut  dire  que,  dans  son  état  actuel, 
le  pays  n'est  pas  outillé  pour  la  lutte.  Ou  il  faut 
renoncer  à'I'industrie,  ou  il  faut  faire  le  nécessaire 
pour  que  l'industrie  puisse  prospérer.  Faites  courir 
partout  les  chemins  de  fer  et  les  canaux  ,  et  alors, 
avec  nos  houilles  et,  dans  un  besoin,  avec  les  houil- 
les belges ,  nous  serons  en  état  de  suffire  à  notre 
consommation,  fût-elle  doublée,  triplée,  quadruplée, 
comme  elle  le  sera  infailliblement.  Sur  le  littoral 
seulement,  et  cela  est  regrettable,  la  houille  fran- 
çaise aura  toujours  le  dessous,  parce  que  nos  mines 
sont  situées  assez  avant  dans  l'intérieur,  et  que  les 
tarifs  de  transportation  par  mer  l'emporteront  tou- 
jours sur  ceux  de  la  batellerie.  Il  va  sans  dire  que  ce 
qui  est  vrai  de  la  houille  s'applique  nécessairement 
au  fer,  avec  cette  différence  que  nous  avons  des  fo- 
rêts, ce  qui  implique  certains  avantages  pour  le  fer 
au  bois.  On  sait  d'ailleurs  que  nous  avons  un  grand 
nombre  de  cours  d'eau  qui  peuvent  fournir  des 
moteurs  à  peu  de  frais.  L'étendue  de  nos  côtes  sur 
les  deux  mers,  la  transformation  déjà  opérée  dans 
la  messagerie  par  les  voies  rapides,  et  celle  que  ne 
manquera  pas  d'occasionner  quelque  jour  le  per- 


PROGRÈS  DES  (3RANDES  MANUFACTURES.      97 

cernent  de  l'isthme  de  Suez,  destinent  nos  ports  à 
devenir  les  entrepôts  du  commerce  universel.  Eniin , 
supériorité  immense,  si  Ton  en  vient  à  une  lutle 
réglée,  nous  sommes  le  dernier  peuple  à  qui  les  bras 
manqueront.  Et  qu'on  ne  s'y  trompe  pas  :  nos  ou- 
vriers ont  déjà  la  supériorité  en  toute  matière  de 
luxe  ;  ils  peuvent  aisément  acquérir  l'égalité  comme 
force  de  production,  c'est  l'affaire  d'un  meilleur 
régime  alimentaire.  On  peut  donc  compter  sur  un 
accroissement  régulier  et  rapide  de  la  population 
industrielle. 

C'est  là  un  très-grand  fait  moral  ;  car  pour  la 
question  économique  nous  la  laissons  de  côté  ;  ce 
qui  nous  préoccupe,  c'est  la  transformation  opérée 
par  les  progrès  de  l'industrie  dans  la  condition  mo- 
rale des  ouvriers.  Il  est  clair  que,  par  l'accrois- 
sement du  nombre  des  manufactures,  tous  les  an- 
ciens rapports  sont  modifiés.  L'Etat  a  en  face  de  lui 
de  véritables  régiments,  composés  d'ouvriers  ayant 
tous  un  intérêt  identique,  et  qui  n'ont  besoin  ni  de 
se  chercher,  ni  de  chercher  un  lieu  de  ralliement, 
puisqu'ils  passent  dans  le  même  atelier  douze  heu- 
res par  jour.  Les  patrons,  qui  pendant  longtemps 
ont  été  les  premiers  ouvriers,  ne  sont  plus  aujour- 
d'hui que  les  gérants  d'un  capital;  tout  au  plus, 
dans  certaines  industries,  peuvent-ils  être  considérés 
comme  ingénieurs.  Quant  aux  ouvriers,  un  mot  dit 
tout  sur  la  métamorphose  opérée  dans  leur  situa- 

6 


98        FILATURES  ET  TISSAGES  MÉCANIQUES. 

tion  :  ils  sont  casernes.  Pour  changer  de  fond  en 
comble  le  caractère,  les  idées,  les  habitudes  des 
homme?,  il  n'y  a  qu'à  les  enfermer  ensemble. 

Et  que  dirons-nous  des  femmes,  naguère  encore 
isolées  dans  leurs  ménages,  et  maintenant  réunies 
dans  les  manufactures  par  troupeaux?  Quand  Col- 
bert  résolut  de  venir  au  secours  de  l'agriculture  en 
lui  fournissant  au  moyen  d'un  travail  supplémen- 
taire une  véritable  augmentation  de  revenus ,  idée 
de  génie,  il  voulut  du  même  coup  réglementer  l'in- 
dustrie des  femmes,  réunir  les  travailleuses  dans 
des  ateliers  :  sa  toute-puissance  y  échoua.  Ce  pays- 
ci,  qui  aime  à  être  administré  en  tout  et  partout, 
fait  cependant  une  exception  pour  les  détails  intimes 
de  la  vie  ;  il  n'y  veut  point  être  gêné,  il  tient  à  se 
sentir  indépendant  entre  quatre  murailles.  Ce  qui 
avait  été  impossible  à  Colbert,  même  avec  l'appui  du 
grand  roi,  un  monarque  bien  autrement  puissant 
l'a  réalisé.  La  vapeur,  dès  son  apparition  dans  le 
monde  de  l'industrie,  a  brisé  tous  les  rouets,  toutes 
les  quenouilles,  et  il  a  bien  fallu  que  fileuses  et  tis- 
seuses, privées  de  leur  antique  gagne-pain,  s'en 
vinssent  réclamer  une  placeà  l'ombre  du  haut  four- 
neau de  l'usine.  Les  mères  ont  déserté  le  foyer  et  le 
berceau,  les  jeunes  tilles  et  les  petits-enfants  eux- 
mêmes  sont  accourus,  offrant  leurs  bras  débiles.  Des 
villages  entiers,  oiî  naguère  retentissaient  le  bruit 
du  marteau,  le  ronflement  des.  bobines,   les  cris 


PROGRÈS  DES  GRANDES  MANUFACTURES.  99 

joyeux  de  l'enfance,  sont  aujourd'hui  déserts  et  si- 
lencieux, tandis  que  de  vastes  édifices  de  briques 
rouges,  surmontés  d'une  immense  clieminée  au 
panache  ondoyant,  engloutissent  dans  leurs  flancs, 
depuis  l'aube  du  jour  jusqu'à  la  tombée  de  la  nuit, 
des  milliers  de  créatures  vivantes.  Là  tout  ce  qui 
constitue  l'individu  disparaît;  on  oublie  ses  affaires, 
on  fait  trêve  à  ses  inquiétudes,  on  impose  môme  si- 
lence à  son  cœur;  toutes  les  volontés  se  courbent 
devant  cette  trinité  suprême,  le  règlement,  le  patron, 
le  moteur.  Encore  le  règlement  et  le  patron  n'ont-ils 
qu'une  autorité  restreinte;  c'est  le  moteur  qui  est 
tout.  Quand  le  charbon  est  allumé,  il  faut  que  le 
métier  travaille.  Et  connme  les  machines  ont  une 
valeur  considérable  dont  l'intérêt  court  même  la 
nuit,  il  y  a  des  patrons  dont  l'usine  ne  chôme  ja- 
mais, et  dont  la  chaudière  ressemble  au  feu  des  Ves- 
tales ,  qu'on  ne  devait  pas  laisser  éteindre ,  sous 
peine  de  mort. 

La  fannille  disparaît  nécessairement  sous  l'action 
du  travail  ainsi  réglé.  La  manufacture  appelle  jus- 
qu'aux plus  jeunes  enfants;  et  les  parents,  égarés 
par  le  pressant  besoin,  se  plaignent  des  prescrip- 
tions de  la  loi  qui,  plus  prévoyante  que  la  tendresse 
paternelle,  ne  permet  pas  l'entrée  des  manufactures 
avant  huit  ans  révolus.  Chaque  matin  avant  le  lever 
du  soleil,  père,  mère  et  enfants  partent  pour  la  fa- 
brique; la  dispersion  commence  au  seuil  même  de 


100      FILATURES   ET  TISSAOES  MECANIQUES. 

la  maison.  Il  estd('jà  nuit  quand  ils  rentrent  au  do- 
micile commun,  accablés  par  treize  heures  et  demie 
de  faligue.  Rien  n'est  prêt  pour  le  dîner  de  la  fa- 
mille; le  foyer  est  froid.  Ni  le  linge  ni  les  habits 
n'ont  été  mis  en  ordre.  La  mère,  en  vérité,  n'est 
plus  qu'un  ouvrier  comme  son  mari.  C'est  à  peine 
si  ses  enfants  la  connaissent.  Le  salaire  qu'ils  tou- 
chent, quelque  minime  qu'il  soit,  leur  donne  une 
sorte  d'indépendance  dont  ils  sont  très-prompts  à 
se  prévaloir,  et  le  père,  absorbé  par  son  travail, 
tenu  loin  d'eux  dans  une  autre  manufacture,  ne  peut 
ni  les  gouverner  ni  les  protéger.  Ils  ont,  comme 
lui,  leur  atelier,  leur  patron,  leurs  compagnons, 
leur  tache.  En  signant  le  contrat  d'apprentissage  de 
ses  enfants,  le  père  a  signé  son  abdication. 

Le  mal  est  si  grand,  que  certains  esprits  plus  gé- 
néreux que  sensés,  et  pour  ainsi  dire  à  Lout  de  res- 
sources dansleurstentativesde régénération  morale, 
se  sont  mis  à  souhaiter  ouvertement  le  retour  aux 
anciennes  méthodes,  dans  l'espoir  de  revenir  aussi 
aux  anciennes  mœurs  :  transformation  deux  fois 
impossible.  On  ne  recommencera  pas  la  petite  in- 
dusirie  on  ne  retrouvera  pas  l'ouvrier  d'autrefois. 
C'est  un  monde  détruit,  une  race  perdue.  Ni  l'in- 
dustrie ni  les  mœurs  ne  peuvent  reculer.  L'isole- 
ment sera  maintenu  là  où  il  subsiste,  pour  le  tissage 
de  la  soie  et  pour  lui  seul,  parce  que,  dans  cette  fa- 
brication exceptionnelle,  l'intérêt  du  commerce  est 


PROGRÈS  DES  GRANDES  MANUFACTURES.  101 

d'accord  avec  les  vœux  des  moralistes  ;  mais  dès 
que  le  travail  n'a  plus  besoin  de  l'application  con- 
stante d'un  artiste,  dès  que  la  consommation  peut 
s'étendre  dans  une  proportion  infinie,  l'industrie, 
forcée  d'obéir  à  la  loi  du  bon  marché,  est  condam- 
née à  n'employer  le  tissage  à  domicile  que  comme 
auxiliaire  du  tissage  mécanique,  à  remplacer  sans 
cesse  les  bras  par  les  machines,  à  simplifier  déplus 
en  plus  les  machines  pour  diminuer  le  nombre  des 
bras.  On  pouvait  à  la  rigueur  s'obstiner  dans  les 
vieilles  routines  quand  on  travaillait  à  l'abri  des  lois 
prohibitives;  il  était  permis  alors  de  tenter  des  es- 
sais, de  réfléchir  longuement  avant  d'adopter  un 
nouvel  appareil;  on  voyait  même  des  fabricants  em- 
ployer des  machines  surannées,  comme,  dans  un 
corps  de  troupes  mal  organisé,  ceux  qui  n'ont  pu 
trouver  un  sabre  combattent  avec  une  pique  ;  et 
tout  le  monde  se  rappelle  les  métiers  hors  d'usage 
de  M.  Jean  Dolfus,  qu'il  voulait  vendre  pour  le  prix 
du  fer,  qui  furent,  tison  grand  étonnement,  achetés 
comme  métiers,  et  qui  fonctionnèrent  longtemps 
dans  les  Vosges.  Mais  à  présent  que  le  démon  de  la 
concurrence  est  déchaîné  et  qu'il  faut  courir  sans 
relâche  sous  peine  d'être  immédiatement  distancé, 
les  chefs  d'industrie  ne  doivent  plus  compter  que 
sur  la  promptitude  de  leur  décision  et  la  sûreté  de 
leur  coup  d'œil.  Ils  seraient  perdus  au  moindre  tâ- 
tonnement. 


102     FILATURES  ET  TISSAGES  MÉGANlgUES. 

Et  quand  même  on  pourrait  éteindre  ces  four- 
naises, arrêter  ces  chutes  d'eau,  disperser  ces  mé- 
tiers, renvoyer  tout  ce  peuple  dans  ses  demeures, 
qu'y  gagnerait-on?  La  révolution  est  faite  jusqu'au 
fond  des  âmes.  Non -seulement  nous  n'avons  plus 
que  du  travail  de  fabrique  à  offrir  aux  ouvriers, 
mais  nous  n'avons  plus  que  des  ouvriers  de  fabri- 
que. Entre  ce  que  les  ouvriers  étaient  et  ce  qu'ils 
sont  devenus,  il  y  a  la  même  différence  qu'entre  un 
conscrit  de  vingt  ans  et  le  soldat  qui  revient  après 
sept  ans  de  service  reprendre  l'habit  et  les  occupa- 
tions du  paysan  sans  en  reprendre  jamais  l'esprit. 
Quand  on  explique  aux  ouvriers  de  Lyon  qu'ils 
pourraient  gagner  le  même  salaire  et  vivre  à  moins 
de  frais  en  transporlant  leurs  métiers  dans  la  ban- 
lieue, ils  se  montrent  aussi  étonnés  ou,  pour  mieux 
dire,  aussi  indignés  que  si  on  leur  parlait  d'aller  en 
exil.  On  a  constaté  à  Lille  des  faits  peut-être  plus 
significatifs  :  les  ouvriers  lillois  refusent  d'aller  à 
Roubaix,  où  le  travail  est  mieux  payé  et  la  vie 
moins  chère,  parce  que  Lille  est  la  capitale,  et  qu'il 
leur  faut  désormais  des  estaminets,  des  tliéàties, 
des  bals  publics.  On  réussirait  bien  moins  encore  à 
les  ramener  à  l'état  de  campagnards,  à  leur  mettre 
le  manche  de  la  charrue  dans  la  main.  Pour  se 
plaire  à  la  vie  des  champs,  quand  on  n'a  pas  une 
âme  d'élite,  il  faut  ne  l'avoir  jamais  quittée.  Envi- 
sageons donc  en  face  le  nouvel  état  social  que  la 


PROGRES  DES  GRANDES  MANUFACTURES.  103 

vapeur  nous  a  fait.  La  vapeur  ne  reculera  pas;  c'est 
à  nous  de  chercher  avec  elle  des  accommodements, 
et  de  restaurer  ce  que  nous  pourrons  de  la  vie  de 
famille  à  l'ombre  de  la  fabrique. 

Ce  n'est  pas  seulement  parmi  les  populations  de 
nos  manufactures  que  les  liens  de  la  famille  sont 
relâchés  :  il  importe  grandement  de  ne  pas  l'ou- 
blier, si  l'on  veut  être  juste  ;  mais  tandis  que  le 
relâchement  vient  ailleurs  delà  faute  des  hommes, 
il  découle  ici  de  la  situation  exceptionnelle  que  les 
manufactures  font  aux  ouvriers,  et  principalement 
aux  femmes.  Quand  les  conditions  matérielles  du 
travail  séparent  forcément  tous  les  membres  de  la 
famille  pendant  la  journée,  et  quand  le  domicile  où 
ils  se  rencontrent  quelques  heures  ^;our  prendre 
un  peu  de  repos  est  malpropre,  insuffisant,  pres- 
que inhabitable,  il  faut  une  grande  vertu  pour  ré- 
sister à  ces  deux  causes  de  trouble  intérieur.  Les 
désordres  produits  par  cette  situation  anomale  des 
femmes  doivent  être  constatés  avec  une  sympathie 
profonde  pour  ceux  qui  en  souffrent,  et  un  désir 
ardent  d'y  porter  remède.  C'est  en  même  temps  le 
plus  grand  malheur  des  ouvriers  et  la  cause  de  tous 
leurs  autres  malheurs.  En  énumérant  les  princi- 
pales professions  de  la  filature,  nous  verrons  quel- 
ques occasions  de  danger,  quelques  états  insalubres 
ou  fatigants  à  l'excès  ;  mais  nous  pouvons  dire  à 
l'avance  que  le  mal  n'est  pas  dans  la  manufacture 


104      FHATURES  ET  TISSAGES  MÉGANKjUES. 

elle-même;  il  est  à  côté.  Les  professions  insalubres 
sont  en  pftit  nombre,  et  n'occupent  qu'un  per- 
sonnel restreint  ;  les  dangers  que  présente  le  voi- 
sinage des  machines  peuvent  être  évités  par  des 
précautions  très-simples  et  très-connues.  En  un 
mot,  la  manufacture,  sous  la  main  d'un  patron  hon- 
nête homme,  est  bienfaisante  pour  les  corps  :  c'est 
pour  les  âmes  qu'elle  est  un  danger. 


ç^lÇ^^i::::' 


DESCRIPTION   DU   TRAVAIL.  105 


CHAPITRE  II. 

DESCRIPTION   d'une   FILATURE    ET    d'uN   TISSAGE 
MÉCANIQUES. 

Il  n'est  personne  qui  n'ait  vu  filer  au  rouet  ou 
à  la  quenouille.  L'ouvrière  prend  du  coton  bien 
propre  :  s'il  ne  l'était  pas,  s'il  contenait  de  la  pous- 
sière et  des  débris  de  bois  et  d'écorce,  il  faudrait  le 
battre  et  l'éplucher  avec  soin  ;  elle  l'ouvre  un  peu, 
pour  diminuer  la  cohésion  et  le  tassement  des  fibres; 
elle  le  dispose  autour  de  la  quenouille  de  manière 
à  former  ce  qu'on  appelle  une  poupée.  Cela  fait,  elle 
prend  dans  la  masse  une  pincée  de  fibres  qu'elle 
étend  dans  le  sens  de  la  longueur,  sans  toutefois  les 
séparer  du  reste;  puis  elle  les  presse  et  les  arrondit 
sous  ses  doigts.  Le  fil  se  forme  et  s'amincit  sous 
cette  pression  répétée.  L'ouvrière  l'étiré,  l'attache 
au  fuseau,  qu'elle  fait  tourner  rapidement  ;  ce  mou- 
vement de  rotation  tord  le  fil  et  lui  donne  de  la 
force  ;  elle  l'enroule  alors  sur  le  fuseau  ,  et  l'opéra- 
tion continue  jusqu'à  ce  que  la  quenouille  soit  nue 
et  le  fuseau  chargé.  A'oilà  ce  qu'on  appelle  filer  à  la 


106      FILATURES  ET  TISSAGES  MÉCANIQUES. 

main.  La  filature  mécanique  ne  fait  pas  autre  chose  : 
sa  tâche  est  de  nettoyer,  battre,  ouvrir  le  coton,  de 
l'étendre  dans  le  sens  de  la  longueur  pour  transfor- 
mer en  nappe  et  en  ruban  celte  masse  floconneuse, 
de  l'étirer,  l'amincir,  la  tordre,  et  finalement  de 
l'enrouler  sur  une  broche  pour  la  livrer  ensuite  au 
tissage.  Si  le  nombre  des  machines  qui  composent 
ce  qu'on  appelle  un  assortiment  de  filature  est  consi- 
dérable, c'est  que  plusieurs  machines  recommencent 
le  même  travail  sur  le  même  fil  pour  le  conduire 
peu  à  peu  au  degré  de  finesse  et  de  cohésion  voulu. 
Tout  semble  uni  et  confondu  sous  la  main  de  la 
fileuse,  tout  est  divisé  à  l'excès  dans  la  manu- 
facture. 

Quand  la  balle  de  coton  arrive  à  la  fabrique,  elle 
ne  contient  qu'un  coton  emmêlé,  sale,  rempli  de 
débris  de  toutes  sortes;  on  commence  par  l'éplucher 
et  le  battre.  Cette  besogne  se  fait  quelquefois  à  la 
main,  mais  le  plus  souvent  à  l'aide  de  machines  qui 
ont  reçu  le  nom  de  loups.  Cette  première  opération 
s'appelle  louvetage.  On  livre  successivement  la  ma- 
tière ainsi  préparée  à  deux  machines,  le  batteur- 
éplucheur  et  le  batteur-élaleur,  qui  recommencent 
à  peu  près  le  même  travail  et  rendent  le  coton  sous 
la  forme  de  ouate.  Les  éléments  de  cette  ouate  sont 
floconneux  ;  ils  ressemblent  moins  à  des  fils  qu'à 
une  sorte  de  duvet.  Pour  commencer  à  les  étendre 
dans  le  sens  de  la  longueur  et  imprimer  aux  fibres 


DESCRIPTION   DU  TRAVAIL.  107 

une  direction  parallèle,  on  a  recours  à  la  machine  à 
carder,  qui  donne  au  coton  l'aspect  d'un  large  ruban 
assez  épais  et  n'offrant  que  peu  de  consistance; 
on  fait  passer  ce  ruban  par  divers  appareils  méca- 
niques qui  rétirent  sans  le  tordre,  par  le  rota-frot- 
teur,  qui  l'étiré  en  le  frottant,  par  le  banc  à  broches, 
qui  l'étiré  en  le  tordant,  puis  par  une  machine  de 
doublage,  qui  réunit  plusieurs  rubans  en  un  seul. 
Une  nouvelle  machine  prend  ces  rubans  tous  en- 
semble et  les  presse,  les  condense,  pour  leur  donner 
plus  de  corps  sous  un  moindre  volume  :  c'est  une 
opération  analogue  au  laminage  des  métaux,  et  qui 
porte  en  effet  le  même  nom.  Ce  n'est  qu'à  la  suite 
du  laminage  que  le  coton  est  disposé  sur  la  muU- 
jenny  ou  machine  à  filer.  On  comprend  que  toutes 
ces  machines,  si  différentes  de  formes  et  de  noms, 
ne  remplissent  en  réalité  que  deux  fonctions  :  les 
unes  épluchent  et  battent  la  matière  textile,  les 
autres  retendent  et  la  tordent.  On  dit  que  la  muU- 
jenny  est  la  fdeuse  ,  que  c'est  elle  qui  fde  le  coton  ; 
il  serait  plus  juste  de  dire  qu'elle  achève  de  le  filer, 
qu'elle  termine  l'étirage  et  la  torsion.  Au  lieu  de 
cette  fournaise  ardente,  de  cette  machine  à  vapeur 
toujours  haletante,  de  ces  monstres  de  fer  dont  les 
dents  mordent  le  coton ,  dont  les  cyUndres  le 
pressent,  dont  les  broches  le  tordent,  on  avait  au- 
trefois deux  appareils  bien  simples  :  une  claie 
d'osier  et  une  baguette  pour  le  battage  et  l'éplu- 


108      FILATURES  ET  TISSAGES  MÉGANIQUES. 

cliage,  un  rouet  ou  une  quenouille  pour  tout  le 
reste  ;  mais  avec  un  bon  métier  et  un  garçon  de 
quinze  ans  pour  ratlachcur,  un  ouvrier  fait  dans  sa 
journée  la  besogne  de  quatre  cents  fileuses. 

Il  y  a  trois  ateliers  dans  une  filature  :  l'atelier  de 
Xèpluchage  et  du  louvetagc,  l'alelier  des  préparations^ 
comprenant  la  carderie,  les  étirages  et  le  doublage, 
entin  l'atelier  de  la  filature  proprement  dit.  Le  pre- 
mier est  le  moins  sain  et  le  moins  propre.  Les  ma- 
chines y  sont  peu  compliquées  et  en  petit  nombre  ; 
mais  la  poussière  et  le  duvet  qui  s'échappent  du 
coton  épaississent  l'air,  couvrent  les  vêtements, 
entrent  dans  les  poumons  et  causent  souvent  des 
maladies  sérieuses.  Dans  cet  atelier,  où  il  ne  s'agit 
que  d'étendre  le  coton  avec  la  main  et  de  le  pré- 
senter aux  machines  ,  on  emploie  presque  exclusi- 
vement des  femmes.  Si  le  bâtiment  a  été  construit 
spécialement  pour  cette  destination,  et  que  l'espace 
soit  suffisant ,  on  remédie  en  grande  partie  aux  in- 
convénients du  battage  et  de  l'épluchage  par  une 
forte  ventilation  qui  appelle  au  dehors  la  poussière 
et  les  détritus  de  coton  ;  mais  il  est  beaucoup  de 
centres  industriels  où  les  manufactures  se  sont  éta- 
blies dans  des  édifices  dont  la  destination  primitive 
était  tout  autre.  Quelquefois  aussi  elles  ont  pris  des 
accroissements  successifs  qui  ont  obligé  le  fabricant 
à  entasser  les  machines  et  les  travailleurs.  Le  sol 
esthuniide,  les  paroisde  l'atelier  noiresetencrassées. 


DESCRIPTION  DU  TRAVAIL.  109 

les  fenêtres  étroites  et  peu  nombreuses.  Les  simples 
visiteurs  ne  peuvent  respirer  dans  ces  tristes  salles, 
et  les  éplucheuses,  qui  doivent  y  passer  douze 
heures  par  jour,  résistent  avec  peine  à  celte  atmo- 
sphère chargée  de  poussière  et  de  débris  végétaux. 

L'atelier  des  prcparalions  est  aussi  un  atelier  de 
femmes.  Les  soigneuses  de  carderie  et  en  général  les 
femmes  de  préparation  sont  dans  de  biai  meilleures 
conditions  que  les  éplucheuses.  Elles  n'ont  d'autre 
occupation  que  de  présenter  à  la  carde  le  colon 
monté  sur  des  cylindres,  de  surveiller  la  marche  de 
la  machine,  de  rattacher  les  nattes  qui  se  sont  rom- 
pues ;  ce  travail  demande  plus  de  soin  et  d'attention 
qu'il  n'impose  de  fatigue.  Dans  les  grands  établis- 
sements construits  et  dirigés  avec  intelligence,  l'air 
et  l'espace  ne  manquent  pas,  l'atelier  est  propre,  et 
l'ouvrière  ne  subit  d'autre  inconvénient  que  celui 
d'une  température  élevée  sans  être  énervante  (18  ou 
20  degrés  de  température  sèche).  Les  cardes,  en 
assez  peu  de  temps,  se  remplissent  de  bourre,  les 
dents  s'émoussent  :  il  faut  les  débourrer  et  les 
aiguiser,  mais  le  débourrage,  opération  très-mal- 
saine, est  fait  presque  partout  par  des  hommes,  et 
l'aiguisage  a  cessé  d'être  dangereux  depuis  qu'il  se 
fait  à  la  mécanique.  Le  métier  de  soigneuse  de  Gar- 
derie serait  donc  en  somme  un  métier  très-doux,  s'il 
était  partout  exercé  dans  des  conditions  normales  ; 
mais  il  faut  ici  encore  signaler  un  grand  nombre 

7 


110     FILATURES  ET  TISSAGES  MÉCANIQUES. 

d'établissements  où  rien  n'a  été  fait  pour  l'hygiène 
du  travailleur.  La  quantité  des  machines  est  si 
grande  qu'on  peut  à  peine  circuler;  les  femmes  sus- 
pendent le  long  des  murailles  les  vêtements  que  la 
chaleur  les  oblige  de  quitter,  ce  qui  obstrue  le  pas- 
sage, offense  la  vue  et  aggrave  l'insalubrité  du 
local.  Malgré  les  recommandations  pressantes  de 
l'autorité,  les  engrenages  qui  donnent  le  mouvement 
à  la  machine  ne  sont  pas  toujours  enveloppés  de 
boîtes;  les  vêtements,  les  membres  peuvent  être 
saisis,  et  pour  éviter  des  accidents  terribles,  les  ou- 
vrières sont  obligées  à  une  attention  perpétuelle  sur 
elles-mêmes. 

Le  troisième  atelier  de  la  fabrique,  celui  qui  ren- 
ferme les  métiers  à  filer,  semble  un  palais  quand 
on  le  compare  aux  deux  autres.  Chaque  métier  com- 
prend deux  parties,  l'une  composée  de  cylindres 
tournant  avec  des  vitesses  inégales,  entre  lesquels 
le  coton  est  laminé  ou  étiré  une  dernière  fois, 
l'autre  d'un  chariot  qui  parcourt  incessamment, 
par  un  mouvement  de  va-et-vient ,  un  espace  d'en- 
viron 1  mètre  20  centimètres,  emportant  et  rame- 
nant avec  lui  les  broches  sur  lesquelles  s'enroulent 
les  fils,  et  qui  tournent  avec  rapidité  pour  achever 
la  torsion.  Quand  le  chariot  s'écarte  des  cylindres, 
il  fournit  le  champ  nécessaire  à  l'étirage  du  fil; 
quand  il  s'en  rapproche,  il  renvidele  fil,  c'est-à-dire 
que,  le  mouvement  de  rotation  ayant  lieu  en  sens 


DESCRIPTION  DU   TRAVAIL.  111 

inverse  pendant  ce  retour,  le  fil  déjà  fait  s'enroule 
à  la  partie  inférieure  de  la  broche.  Le  chariot  est 
plus  ou  moins  long  suivant  le  nombre  de  broches, 
qui  varie  de  cinq  cents  à  douze  cents;  mais  l'espace 
nécessaire  au  développement  du  chariot ,  même  le 
plus  petit,  et  à  son  mouvement  de  va-et-vient,  est 
considérable,  de  sorte  qu'il  y  a  toujours  un  petit^ 
nombre  d'ouvriers  dans  une  vaste  pièce. 

Il  y  a  peu  d'années  encore,  quand  le  chariot  avait 
glissé  sur  ses  rails ,  le  fileur  le  ramenait  vers  la 
partie  immobile  du  métier  en  le  poussant  avec  le 
genou,  opération  fatigante  et  qui  finissait  presque  in- 
failliblement par  amener  une  tuméfaction  du  genou 
et  une  déviation  de  la  taille.  Aujourd'hui  on  emploie 
presque  partout  des  renvideurs  mécaniques  (muU- 
jennyself-acling)  qui  avancent  et  reculent  tout  seuls. 
Le  fileur  n'est  plus  qu'un  surveillant,  et  il  peut  aisé- 
ment conduire  deux  métiers,  c'est-à-dire  quelque- 
fois plus  de  deux  mille  broches.  Ainsi  transformé, 
ce  travail  a  cessé  d'être  pénible;  mais  comme  il 
exige  de  la  présence  d'esprit  et  beaucoup  d'activité, 
on  continue  de  le  confier  à  des  hommes.  Les  fileurs 
ont  un  travail  aisé,  une  bonne  paye,  une  indépen- 
dance relative;  ils  sont  en  quelque  sorte  les  aristo- 
crates de  la  filature.  Chacun  d'eux  a  près  de  lui, 
sous  sa  protection  immédiate,  un  ou  deux  ratia- 
cheurs,  qu'il  paye  ordinairement  lui-même,  mais  à 
des  prix  fixés  parle  patron.  Ce  sont  des  enfants  ou 


112     FILATURES  ET  TISSAGES  MÉGANIQUES. 

de  très-jeunes  gens  dont  la  besogne  consiste  à  ratta- 
cher les  fils  qui  se  cassent  pendant  l'étirage.  A 
Roubaix  et  dans  quelques  autres  centres  industriels 
de  plus  en  plus  rares,  l'oftice  de  rattacheur  est 
rempli  par  de  très-jeunes  filles,  ce  qui  constitue  la 
pire  espèce  d'atelier  mixte,  parce  que  le  fileur  a  né- 
cessairement la  direction  de  l'ouvrage  et  presque 
toujours  le  droit  de  renvoi.  Ce  n'est  pas  seulement 
un  compagnon,  c'est  un  maître. 

11  ne  nous  reste  plus  à  visiter  dans  la  filature 
qu'un  seul  atelier,  et  celui-ci  n'occupe  que  des 
femmes.  Nous  ne  l'avons  pas  encore  signalé  ,  parce 
qu'il  ne  dépend  pas  du  moteur  mécanique  ;  c'est 
l'atelier  du  dêoidage  et  de  Vempaquetage.  On  y 
apporte  dans  ^e  grands  paniers  les  broches  cou- 
vertes du  fil  destiné  à  être  dévidé  ;  on  forme  de  ce 
fil  des  paquets  ou  écheveaux  que  l'on  pèse  avec  soin. 
L'unité  de  poids  est  de  500  grammes,  l'unité  de 
mesure  est  de  1000  mètres.  L'écheveau  est  divisé 
par  longueurs  de  1000  mètres  qu'on  nomme  éche- 
vettes.  C'est  le  rapport  du  poids  à  la  longueur  qui 
détermine  le  degré  de  finesse  ou  le  numéro  du 
coton.  Le  numéro  1  se  donne  au  coton  dont  une 
seule  échevette  pèse  500  grammes;  le  numéro  100 
comprend  pour  le  môme  poids  cent  échevettes  de 
1000  mètres. 

Entre  une  filature  de  coton  et  une  filature  de  lin, 
de  chanvre  ou  de  laine,  il  y  a  d'inévitables  diffé- 


DESCRIPTION  DU  TBAVAIL.  113 

rences  ;  mais  le  travail  des  femmes  demeure  à  peu 
près  le  même  :  ce  sont  toujours  des  éplucheuses, 
des  soigneuses  de  Garderie  et  de  préparation,  des 
rattacheuses  et  des  empaqueteuses.  La  laine  exige 
diverses  opérations  de  désuintage ,  de  graissage  et 
de  dégraissage;  cependant  elle  produit  moins  de 
poussière  que  le  coton,  elle  contient  moins  de  corps 
étrangers,  et  n'a  point  au  même  degré  l'inconvénient 
de  charger  et  d'empester  l'atmosphère,  d'adhérer 
aux  cheveux  et  aux  vêtements.  L'odeur  de  l'huile 
qu'on  ajoute  à  la  laine  pour  la  lubrétier  et  faciliter 
le  cardage  et  le  peignage  n'est  désagréable  que  pour 
les  étrangers;  les  ouvriers  ne  la  sentent  plus.  En 
général,  le  filage  de  la  laine  est  moins  pénible  et 
moins  pernicieux  que  celui  du  coton.  Plusieurs  fila- 
tures de  laine  sont  remarquables  par  leur  propreté 
et  leur  élégance.  Au  contraire,  les  préparations  du 
chanvre,  du  lin,  surtout  des  étoupes,  dégagent  une 
poussière  abondante  et  malsaine.  On  ne  peut  les  car- 
der et  les  filer  qu'à  une  température  élevée  et  avec 
addition  d'eau.  Rien  n'est  plus  douloureux  à  voir 
qu'une  filature  de  lin  mal  entretenue.  L'eau  couvre 
le  parquet  pavé  de  briques  ;  l'odeur  du  lin  et  une 
température  qui  dépasse  quelquefois  25  degrés  ré- 
pandent dans  tout  l'atelier  une  puanteur  intolérable. 
La  plupart  des  ouvrières,  obligées  de  quitter  la  plus 
grande  partie  de  leurs  vêtements,  sontlà,  dans  celte 
atmosphère  empestée,  emprisonnées  entre  des  ma- 


114      FILATURES  ET  TISSAGES  MÉCANIQUES. 

chines,  serrées  les  unes  contre  les  autres,  le  corps 
en  transpiration,  les  pieds  nus,  ayant  de  l'eau  jus- 
qu'à la  cheville;  et  lorsque  après  une  journée  de 
douze  heures  de  travail  effectif,  c'est-à-dire  en 
réalité  après  une  journée  de  treize  heures  et  demie, 
elles  quittent  l'atelier  pour  rentrer  chez  elles,  les 
haillons  dont  elles  se  couvrent  les  protègent  à  peine 
contre  le  froid  et  l'humidité.  Que  deviennent-elles, 
si  la  pluie  tombe  à  torrents,  s'il  leur  faut  faire  un 
long  chemin  dans  la  fange  et  l'obscurité?  Qui  les 
reçoit  au  seuil  de  leur  demeure?  Y  trouvent-elles 
une  famille,  du  feu,  des  aliments?  Tristes  questions 
qu'il  est  impossible  de  se  poser  sans  une  émotion 
douloureuse. 

11  est  de  grands  établissements  qui  renferment  à 
la  fois  une  filature  et  un  tissage  mécaniques;  cepen- 
dant ces  deux  industries  sont  ordinairement  sépa- 
rées. Les  tissages  présentent  moins  de  complication 
que  les  filatures;  ils  n'emploient  pas  ce  grand  nom- 
bre de  métiers  qui  travaillent  successivement  la 
même  matière.  Les  opérations  du  tissage  sont  au 
nombre  de  quatre  :  le  dévidage,  l'ourdissage  des 
chaînes,  le  parage  ou  encollage,  enfin  le  tissage  pro- 
prement dit.  Le  dévidage  et  le  bobihage,  qui  occu- 
pent un  grand  nombre  de  travailleurs,  sont  confiés 
à  des  enfonts,  à  des  femmes,  à  des  vieillards,  et  se 
font  presque  toujours  à  domicile.  A  l'intérieur  de  la 
manufacture,  l'ourdissage  du  coton,  du  lin,  delà 


DESCRIPTION  DU  TRAVAIL.  115 

laine,  s'opère  à  la  mécanique.  L'encollage,  qui  a 
pour  but  d'égaliser  les  fils  et  d'en  faciliter  le  mou- 
vement dans  le  tissage,  est  fait  par  des  hommes 
dans  des  salles  chauffées  à  une  température  de  37  à 
40  degrés.  Dans  l'atelier  du  tissage,  il  y  a  toujours 
un  nombre  considérable  de  métiers  :  un  seul  cheval 
de  force  suffît  pour  mettre  en  mouvement  dix  mé- 
tiers avec  tous  les  appareils  de  préparation  néces- 
saires. Le  taquet,  qui  chasse  incessamment  la  na- 
vette, le  battant,  qui  frappe  la  trame  cent  vingt  fois, 
ou  même,  dans  les  métiers  à  grande  vitesse,  cent 
quarante  fois  par  minute,  les  vibrations  que  ces 
chocs  réitérés  impriment  à  toutes  les  parties  du 
métier,  produisent  un  vacarme  assourdissant  que 
la  voix  de  l'homme  a  peine  à  couvrir.  La  vapeur 
fait  tout  dans  le  tissage  ;  elle  lance  la  navette,  la  ra- 
mène et  la  lance  encore;  elle  enroule  le  tissu  sur  le 
cylindre  à  mesure  qu'il  est  formé  ;  elle  arrête  même 
le  métier  chaque  fois  qu'un  fil  se  casse.  L'ouvrier 
ne  fait  que  rattacher  les  fils  brisés  et  remettre  en- 
suite la  courroie  sur  la  poulie  pour  que  la  machine 
reprenne  sa  marche.  Il  est  vrai  que  cette  simple  be- 
sogne le  laisse  rarement  en  repos,  et  c'est  de  la  ra- 
pidité avec  laquelle  il  l'exécute  que  dépend  l'im- 
portance de  son  salaire.  Un  ouvrier  adroit  et  actif 
gagne  deux  ou  trois  fois  plus  qu'un  ouvrier- indo- 
lent ou  maladroit.  L'habileté  de  l'ouvrier  profite 
également  au  patron,  dont  les  frais  fixes  sont  inva- 


116      FILATURES  ET  TISSAGES  MÉGANIQUES. 

riables,  quelle  que  soit  la  besogne  faite.  En  général, 
un  tisserand  à  la  mécanique  gouverne  deux  métiers, 
avec  lesquels  il  fait  autant  de  besogne  que  cinq  tis- 
serands à  bras.  Ce  travail,  qui  n'exige  que  de  la  dex- 
térité, de  l'attention,  et  peu  de  force,  convient  aussi 
bien  aux  femmes  qu'aux  hommes;  elles  tissent 
aussi  vite,  et  gagnent  par  conséquent  d'aussi  bons 
salaires,  parce  que  tout  ce  travail  se  fait  à  la  tâche. 
De  tous  les  métiers  auxquels  peuvent  se  livrer 
les  femmes,  le  tissage  est  le  plus  productif,  et 
comme  les  hommes  en  France  le  recherchent  aussi 
beaucoup,  tous  nos  ateliers  de  tissage  presque  sans 
exception  sont  des  ateliers  mixtes.  Notons  dès  à 
présent  qu'autour  d'un  tissage  mécanique  il  y  a 
presque  toujours  un  grand  nombre  d'ouvriers  qui 
travaillent  chez  eux,  pour  l'établissement,  sur  des 
métiers  à  bras  ^ 

Nous  ne  parlerons  pas  des  fabriques  de  drap, 
parce  que  les  femmes  n'y  ont  pas  d'attributions  par- 
ticulières. Le  tissage  de  la  laine,  principalement 
confié  à  des  hommes,  se  fait  presque  partout  à  bras 
et  à  domicile.  Ce  sont  des  hommes  encore  que  l'on 
emploie  pour  apprctcrle,  drap,  c'est-à-dire  le  fouler, 
l'ouvrir  avec  des  brosses  de  chardon,  le  tondre,  le 
presser  et  le  décatir.  Il  nous  reste  pourtant  à  signa- 
ler dans  l'industrie  des  matières  textiles  quelques 

].  Voyez  ci-après,  troisième  partie^  chapitre  ii. 


DESCRIPTION   DU  TRAVAIL.  117 

grands  ateliers  de  femmes.  Les  étoffes  les  mieux 
faites  contiennent  une  certaine  quantité  de  nœuds; 
les  draps  les  plus  soignés  ont  été  entamés  par  places 
en  passant  sous  la  machine  tondeuse.  Il  faut  arra- 
cher les  nœuds  avec  de  petites  pinces,  réparer  les 
coupures  au  moyen  de  reprises  ;  cette  besogne  oc- 
cupe deux  corps  d'état  différents.  Les    premières 
ouvrières  s'appellent  cnoiieuses,  êpinceteuses,  nopeuses, 
suivant  les  pays;  les  secondes,  qui  remplissent  une 
tâche  difficile  et  importante,  s'appellent  des  ren- 
trayeuscs.  Quelques  patrons  ont  chez  eux  un  atelier 
de  nopeuses  :  on  en  rencontre  toujours  un  dans  les 
fabriques  de  drap;  ailleurs  on  confie  l'étoffe  à  des 
femmes  qui  l'emportent  chez  elles  pour  l'énouer  et 
l'épinceter.    Cette   opération    fatigue   beaucoup  la 
vue,  et  peut  même  passer  pour  dangereuse.  Dans  les 
indiennages,  l'impression  de  seconde  main  est  faite 
par  des  femmes;  comme  il  s'agit  surtout  d'appli- 
quer la  planche  sur  l'étoffe  avec  précision,  pour  que 
la  seconde  impression  se  raccorde  bien  avec  la  pre- 
mière, elles  sont  pour  le  moins  aussi  propres  que 
les  hommes  à  ce  genre  de  travail.  On  les  emploie 
aussi  en  grand  nombre  dans  les  ateliers  d'apprê- 
teurs,  par  exemple  pour  les  articles  de  Saint-Quen- 
tin. L'industrie  des  apprêts  consiste  à  donner  aux 
étoffes  blanchies  certaines  apparences,  en  les  m.ouil- 
lant  dans  un  bain  amidonné  ou  gommé,  et  en  les 
soumettant  ensuite  à  l'action  de  diverses  machines 


118      FILATURES  ET  TISSAGES  MÉCANIQUES. 

et  à  des  manutentions  variées.  Les  ouvrières  qui  font 
ce  qu'on  appelle  l'apprêt  écossais  passent  douze 
heures  par  jour  dans  des  ateliers  chauffés  à  40  de- 
grés centigrades.  Elles  supportent  assez  bien  cette 
température  excessive,  mais  le  passage  du  chaud 
au  froid,  quand  elles  sortent  de  l'atelier  sans  se 
couvrir  suffisamment,  engendre  un  grand  nombre 
de  fluxions  de  poitrine.  Tous  les  fabricants  s'accor- 
dent à  dire  qu'on  a  la  plus  grande  peine  du  monde 
à  leur  faire  prendre  les  précautions  les  plus  indis- 
pensables. Dans  toutes  les  professions,  les  ouvriers 
dédaignent  les  soins  hygiéniques;  il  faut  presque 
toujours  penser  pour  eux  à  leur  santé,  et  quelque- 
fois les  contraindre  à  en  prendre  soin.  On  a  beau 
leur  répéter  qu'en  perdant  leur  vigueur  ils  perdent 
leur  pain;  ils  ne  le  savent  que  trop,  et  pourtant 
ils  ne  consentent  jamais  à  prévoir  la  maladie  ni  la 
vieillesse. 

De  toutes  ces  professions,  il  en  est  infiniment  peu 
.qui  soient  insalubres  par  elles-mêmes.  Les  éplu- 
cheuses  de  coton,  les  soigneuses  de  carderie  dans 
les  filatures  de  chanvre,  quelques  catégories  d'ap- 
prèteuses  sont  placées  asssez  fréquemment  dans  des 
conditions  délétères;  cela  ne  fait  que  trois  corps 
d'état  sur  plus  de  vingt,  et  ces  corps  d'état  n'em- 
ploient qu'un  personnel  restreint'.  Les  dévideuses 

1.  Nous  ne  parlons  ici  que  de  l'industrie  des  matières  tex- 


DESCRIPTION  DU  TRAVAIL.  119 

et  bobineuses,  lesnopeuses,  les  empaqueteuses,  les 
rentrayeuses  se  livrent  h  une  besogne  essentiellement 
féminine,  qui  n'exige  aucune  dépense  de  force,  et 
dont  l'analojie  avec  les  travaux  connus  sous  le 
nom  d'ouvrages  de  femmes  est  évidente.  Les  soi- 
gneuses de  carderie  mènent  une  vie  tranquille  à 
côté  des  métiers  dont  elles  ont  la  surveillance,  et 
si  les  tisseuses  ont  à  déployer  un  peu  plus  d'énergie, 
elles  gagnent  en  revanche  de  très-forts  salaires. 

Qu'on  suppose  à  présent  une  fabrique  construite 
tout  exprès  pour  cette  destination ,  comme  il  en 
existe  un  bon  nombre  dans  la  vallée  de  Rouen,  aux 
environs  de  Lille  et  de  Roubaix,  à  Dornach  et  dans 
tous  les  grands  centres  industriels.  Oa  a  devant 
soi  un  vaste  bâtiment  en  briques  rouges,  à  trois 
étages,  percé  d'immenses  fenêtres  qui  s'allument  le 
soir  et  éclairent  au  loin  la  campagne,  tandis  que  le 
sifflement  de  la  vapeur  et  le  bruit  assourdissant  des 
métiers  contrastent  avec  le  silence  solennel  de  la  nuit. 
La  cheminée  de  l'usine  s'élance  dans  l'air  à  quel- 
ques mètres  de  la  fabrique,  comme  une  colonne  de 

tiles.  En  dehors  de  cette  industrie,  il  est  d'autres  professions  qui 
exercent  une  influence  déplorable  sur  la  santé  des  femmes.  Dans 
les  verreries,  par  exemple,  les  taUleuses  de  cristal  se  tiennent 
toute  la  journée  penchées  sur  leur  roue  et  ont  constamment 
les  mains  dans  l'eau:  mais  en  dépit  de  ces  exceptions,  heureu- 
sement très-rares,  l'immense  majorité  des  ouvrières  n'a  pas  lieu 
de  se  plaindre  des  conditions  hygiéniques  que  la  manufacture 
lui  impose. 


120      FILATURES  ET  TISSAGES  MÉCANIQUES. 

basalte  couronnée  de  flamme  et  de  fumée.  Tout  au- 
près un  ruisseau  roule  impétueusement  ses  eaux 
troublées;  au  loin,  des  arbres,  des  prairies,  un  tran- 
quille et  frais  paysage.  Si  l'on  pénètre  dans  les  ate- 
liers, l'élégance  des  machines,  les  vastes  espaces 
qui  les  séparent,  Tair  et  la  lumière  versés  à  flots  et 
de  tous  côtés  à  la  fois,  une  propreté  recherchée, 
rassurent  l'esprit  sur  le  sort  des  travailleuses,  et 
donnent  plutôt  l'idée  d'une  activité  féconde  et  bien 
réglée  que  d'un  travail  fatigant  et  dangereux.  Les 
salles  sont  drainées,  ventilées,  chauffées  par  les  ap- 
pareils les  plus  nouveaux  et  les  plus  coûteux;  des 
stores  s'opposent  au  rayonnement  direct  du  soleil. 
Chaque  ouvrière  a  son  armoire  fermant  à  clef,  oiî 
'elle  range  le  matin  ses  vêtements  et  le  panier  qui 
contient  son  repas.  En  arrivant  à  l'atelier,  elle 
échange  sa  robe  contre  un  sarrau  à  manclies  qui 
l'enveloppe  tout  entière  et  la  préserve  à  la  fois  de  la 
malpropreté  et  des  accidents.  Des  robinets  sont  dis- 
posés de  distance  en  distance  et  versent  de  l'eau  ù 
volonté.  A  l'heure  du  repas,  elle  peut  se  promener 
dans  une  cour  ombragée  d'arbres  ou  trouver  un 
abri  commode  sous  un  vaste  hangar.  Une  petite 
pharmacie  est  rangée  sur  des  tablettes  à  côté  du 
bureau  du  contre-maître.  Un  peu  plus  loin  s'ouvre 
la  salle  d'école  pour  les  enfants  de  la  fabrique.  Tout 
cet  ensemble  présente  une  beauté  véritable,  parce- 
que  tout  y  est  utile  et  bien  ordonné,  et  qu'on  y 


DESCRIPTION  DU  TRAVAIL.  121 

respecte  partout  la  dignité  du  travailleur.  Ceux  qui 
ont  visité  les  magnifiques  ateliers  de  Wesserling, 
le  grand  établissement  créé  au  Cateau  par  M.  Pa- 
turle,  et  dirigé  aujourd'hui  par  M.  Seydoux,  qui 
sont  entrés  à  Reims  dans  les  fabriques  de  M.  Saintis, 
de  M.  Fossin,  de  M.  Yilleminot,  de  M.  Gilbert,  ou 
dans  la  petite  mais  admirable  filature  de  M.  La  Cha- 
pelle, aux  Capucins;  qui  ont  vu  à  Sedan,  au  Dijon- 
val,  la  fabrique  de  drap  de  M.  David  Bacot,  qui  ont 
parcouru  les  nouveaux  établissements  de  Mulhouse 
et  de  Dornach ,  la  filature  fondée  à  Roubaix  par 
M.  Motte-Bossut,  et  que  les  ouvriers  appellent  le 
Monstre,  à  cause  de  ses  proportions  inusitées,  ou 
encore  la  Chartreuse  de  Strasbourg,  qui  réunit  une 
filature  et  un  tissage,  et  que  l'on  peut  justement 
citer  comme  un  modèle  de  parfaite  installation  hy- 
giénique, ceux-là  n'accuseront  pas  le  tableau  que 
nous  venons  de  tracer  d'être  embelli  à  plaisir'. 


1.  A  la  cristallerie  de  Baccarat,  il  y  a  un  atelier  où  l'on  pré- 
pare le  minium,  et  qui  a  fait  longtemps  le  désespoir  des  direc- 
teurs. Rien  ne  leur  a  coûté  pour  l'assainissement  de  ce  service  : 
les  maladies  étaient  fréquentes  et  atroces,  lamorlalilé  effrayante. 
A  force  de  soins,  d'argent,  de  persévérance,  ils  ont  vaincu  une 
difficulté  qui  paraissait  invincible.  Le  mode  de  fabrication  a  été 
changé,  les  heures  de  travail  réduites,  le  personnel  doublé,  de 
telle  sorte  que  chaque  ouvrier  passe  alternativement  huit  jours 
à  l'atelier  et  huit  jours  au  travail  des  champs.  Les  chefs  de  la 
maison  ont  voulu  régler  eux-mêmes  tous  les  détails  de  la  nour- 
riture et  se  sont  chargés  de  la  fournir.  Enfin  ils  ont  jeté  bas  mu- 
railles et  fourneaux  et  reconstruit  l'alelier  dans  des  proportions 


122     FILATURES  ET  TISSAGES  MÉCANIQUES. 

Indépendamment  des  considérations  morales  qu'il 
importe  de  ne  jamais  oublier,  l'hygiène  est  toujours 
meilleure  dans  les  établissements  placés  loin  des 
villes.  Ce  qui  mine  à  la  longue  la  santé  des  travail- 
leurs, c'est  moins  la  fatigue  que  l'air  vicié  des  ate- 
liers ;  et  de  plus  il  arrive  trop  souvent  que  l'air  est 
encore  moins  respirable  dans  leurs  logements  qu'à 
la  fabrique.  C'est  presque  un  bonheur  pour  eux  d'a- 
voir une  longue  traite  à  faire  pour  se  rendre  de  la 
manufacture  à  leur  domicile;  c'est  un  surcroît  de 
fatigue,  mais  c'est  un  bain  d'air  salubre  et  vivifiant. 
M.  Alcan,  professeur  au  Conservatoire  des  arts  et 
métiers,  a  constaté  que  les  ouvriers  qui  demeurent 
au  loin  dans  la  campagne  ont  le  teint  plus  coloré  et 
sont  plus  vigoureux  que  les  autres.  Le  terrain  coûte 
moins  cher  hors  des  villes,  et  la  fabrique  peut  s'é- 
tendre indéfiniment  ;  rien  n'empêche  donc  de  s'en 
tenir  au  rez-de-chaussée  et  de  supprimer  les  étages 
supérieurs.  C'est  un  bénéfice  pour  le  fabricant,  dont 
la  surveillance  est  rendue  plus  facile,  dont  tous  les 
aménagements  sont  améliorés.  L'uniformité  de  la 
température  et  les  vibrations  moindres  de  la  ma- 
chine exercent  également  une  action  favorable  sur 
la  qualité  des  produits.  Pour  l'ouvrier,  c'est  une 

plus  vastes  et  dans  d'admirables  conditions  d'aéralion.  Cet  ate- 
lier, qu'on  ne  songe  point  à  montrer  aux  visiteurs,  honore  au- 
tant la  cristallerie  de  Baccarat  que  ses  mignifiques  prodiits, 
qui  font  l'admiration  du  monde. 


DESCRIPTION  DU  TRAVAIL.  123 

source  considérable  de  bien-être,  parce  que  les 
salles  du  rez-de  chaussée,  que  rien  ne  surciiarge, 
ont  une  hauteur  beaucoup  plus  grande  et  peuvent 
être  mieux  ventilées. 

D'autres  améliorations  ont  été  introduites  dans  le 
travail  en  fabrique.  Avant  l'invention  du  peignage 
mécanique,  des  apprentis  appelés  macteurs  mâ- 
chaient constamment  la  laine  pour  arracher  les 
nœuds  avec  leurs  dents.  Les  ouvriers  employés  au 
peignage  du  lin  et  delà  laine  absorbaient  des  éma- 
nations délétères  qui  produisaient  en  peu  de  temps 
les  plus  graves  désordres  dans  l'appareil  respira- 
toire. Le  t'  ndage  des  draps  se  faisa  t  avec  d'im- 
menses ciseaux,  nommés  forces;  c'était  un  travail 
très-pénible,  qui  réclamait  des  hommes  d'une  vi- 
gueur particulière;  au  bout  de  quelques  années,  ils 
étaient  hors  de  service.  Le  tondage  est  aujourd'hui 
une  des  opérations  les  plus  simples  de  la  fabrique. 
Les  exemples  de  transformatioiis  analogues  sont  in- 
nombrables. Ainsi  dans  les  professions  dangereuses 
la  nature  peut  être  vaincue  à  force  de  soins  et  d'ha- 
bileté; dans  les  autres,  qui  sont  incoTiparablement 
les  plus  nombreuses,,  le  mal  ne  vient  pas  du  travail 
lui-même,  mais  d'une  mauvaise  installation  et  d'un 
outillage  impirfait.  Il  est  donc  possible,  il  est  né- 
cessaire de  le  vaincre.  Tout  fabricant  qui  néglige- 
rait de  telles  réformes  n'encourrait  pas  seulement 
une  juste  réprobation,  il  compromettrait  encore 


124      FILATURES  ET  TISSAGES  MÉCANIQUES. 

sérieusement  son  industrie.  Les  plus  récalcitrants 
seront  emportés  malgré  eux  dans  le  mouvement 
général.  Personne  ne  répéterait  aujourd'hui  cette 
réponse  que  M.  Villermé  eut  une  fois  la  douleur 
d'entendre  :  a  Je  fais  de  l'industrie  et  non  de  la 
philanthropie.  »  N'oublions  pas  cependant  qu'il  reste 
énormément  à  faire.  Dans  un  trop  grand  nombre 
d'ateliers,  tout  a  été  sacrifié  à  une  économie  sordide. 
Comme  il  y  a  des  ouvriers  nomades  qui  sont  le  fléau 
des  ateliers,  on  rencontre  aussi  des  patrons  no- 
mades, sorte  d'aventuriers  de  l'industrie,  qui  entre- 
prennent de  faire  fortune  en  dix  ou  quinze  années, 
coûte  que  coûte,  pour  se  retirer  ensuite  des  affaires 
et  jouir  en  paix  de  leurs  bénéfices.  Ce  n'est  pas  de 
ceux-là  qu'on  peut  attendre  l'amélioration  de  la  fa- 
brication nationale  ou  les  réformes  favorables  au 
sort  du  travailleur.  Quand  on  a  quelque  habitude 
des  choses  de  l'industrie,  on  devine  les  ateliers  après 
quinze  minutes  de  conversation  avec  le  patron, 
comme  on  connaît  le  patron,  sans  l'avoir  vu,  après 
avoir  parcouru  ses  ateliers. 


G^/ 


IVROGNERIE  ET  LIBERTINAGE.  125 


CHAPITRE  III. 

l'ivrognerie,  le  libertinage  et  leurs  suites. 

C'est  l'homme  qui  fait  sa  destinée  bien  plus  que 
les  circonstances.  Quand  l'industrie  d'un  pays  l'em- 
porte sur  celle  d'un  autre,  et  qu'on  cherche  la  cause 
de  cette  supériorité,  on  dit  :  c'est  la  houille,  ou  la 
matière  première,  ou  Foutillage,  ou  la  loi.  On  serait 
plus  près  de  la  vérité  en  disant  :  c'est  l'homme. 
L'homme  peut  vaincre  même  la  mort,  et  la  preuve, 
c'est  qu'on  a  fait  une  loi  en  Angleterre  qui,  en  un 
an,  a  réduit  la  mortalité  dans  les  logements  d'ou- 
vriers à  7  sur  1000,  tandis  qu'elle  était  de  22  sur 
1000  pour  la  capitale  entière,  de  40  sur  1000  pour 
la  paroisse  de  Rensington*.  M.  Villermé  raconte 
que,  toutes  les  villes  de  fabrique  souffrant  du  chô- 
mage du  lundi,  la  place  de  Sedan  seule  réussit  à  l'a- 
bolir; cependant  les  ouvriers  étaient  les  mêmes  à 
Mulhouse,  à  Saint-Quentin,  à  Sedan;  mais  à  Sedan 
les  maîtres  avaient  su  vouloir  dans  une  cause  juste. 

1.  Comrnon  lodging  houses  acl,  1851. 


126     FILATURES  ET  TISSAGES  MÉCANIQUES. 

De  même,  pour  la  bonne  condition  de  l'ouvrier 
dans  l'intérieur  de  la  fabrique,  il  suftit  que  le  maître 
veuille;  avec  le  temps,  il  est  certain  de  réussir. 

Cependant  il  est  une  autre  volonté  qui  importe  plus 
au  bien-être  de  l'ouvrier  que  celle  du  patron,  et  c'est 
la  volonté  de  l'ouvrier  lui-même.  Il  n'y  a,  pour  s'en 
convaincre,  qu'à  jeter  les  yeux  sur  la  feuille  des  salai- 
res dans  une  fabrique.  Un  ouvrier  attentif,  habile, 
fait  nécessairement  en  un  temps  donné  bien  plus 
d'ouvrage  qu'un  travailleur  ordinaire.  Cette  simple 
observation  a  de  l'importance  parce  qu'elle  peut 
devenir  un  argument  contre  les  journées  trop  pro- 
longées ;  il  est  toujours  avantageux  pour  l'industrie 
de  produire  beaucoup  en  peu  de  temps,  à  cause 
du  prix  considérable  des  forces  motrices.  Yoici  des 
chiffres  relevés,  au  mois  d'avril  1860,  sur  les  livres 
d'un  tissage  mécanique  à  Saint-Quentin.  Un  ou- 
vrier tisseur,  en  douze  jours,  avait  gagné  54  francs 
70  centimes;  un  autre,  pour  le  même  temps,  dans 
les  mêmes  conditions  de  santé  et  de  travail,  25  francs. 
Le  mari  et  la  femme,  conduisant  ensemble  six  mé- 
tiers mécaniques,  avaient  gagné  84  francs  en  douze 
jours;  un  père  de  familjp,  avec  son  fils  âgé  de  qua- 
torze ans  et  sa  lille  âgée  de  seize  ans,  avaient  gagné 
en  douze  jours  87  francs  50  centimes;  le  salaire  de 
la  fille  était  le  jjIus  élevé,  il  montait  à  33  francs 
95  centimes.  La  plupart  de  ses  compagnes,  en  don- 
nant le  même  temps  à  l'atelier,  arrivaient  difficile- 


IVROGNERIE  ET  LIBERTINAGE.  127 

ment  à  18  francs.  Il  est  jusie  de  reconnaître  qu'il  y 
a,  dans  un  même  atelier,  des  genres  d'ouvrages  plus 
avantageux  les  uns  que  les  autres,  mais  ce  n'était 
pas  le  cas  pour  la  jeune  fille  dont  nous  parlons,  et 
d'ailleurs  cette  circonstance  ne  saurait  à  elle  seule  mo- 
tiver des  écarts  aussi  considérables.  Des  différences 
toutes  pareilles  ont  été  constatées  dans  un  grand 
nombre  d'ateliers,  à  Mulhouse  et  à  Reims.  Il  ne  faut 
pas  les  attribuer  à  la  supériorité  de  la  vigueur  phy- 
sique chez  les  ouvriers  les  mieux  payés,  puisque  les 
femmes  gagnent  autant  que  les  hommes;  non,  c'est 
la  force  de  la  volonté,  plus  que  toute  autre  cause, 
qui  fait  le  bon  ouvrier. 

On  peut  faire  des  observations  analogues  de 
peuple  à  peupl3.  En  général,  l'ouvrier  anglais  est 
plus  fort  que  l'ouvrier  français ,  peut-être  parce 
qu'il  est  mieux  nourri;  en  revanche,  l'ouvrier  fran- 
çais est  plus  ingénieux  et  plus  adroit.  La  supériorité 
de  force  peut  donner  l'avantage  à  l'ouvrier  anglais 
pour  les  grands  travaux  de  construction  ;  maispour- 
quoi  gagne-t-ilde  meilleures  journées  dansun  atelier 
de  tissage,  où  la  force  musculaire  ne  compte  pour 
rien?  Il  faut  répondre  simplement  que  c'est  parce  qu'il 
le  veut,  et  il  faut  se  hâter  d'apprendre  à  nos  hommes 
à  vouloir,  ne  fût-ce  que  par  patriotisme,  car  la  race 
supérieure  est  toujours  celle  qui  sait  vouloir. 

Ce  n'est  pas  seulement  par  la  direction  du  travail 
que  le  sort  de  l'ouvrier  dépend  de  lui-même,  c'est 


128      FILATURES  ET  TISSAGES  MÉCANIQUES. 

bien  plus  encore  par  le  gouvernement  de  sa  propre 
vie.  La  misère  est  certainement  affreuse  dans  la 
plupart  des  centres  industriels.  Le  nombre  des  ou- 
vriers qui  sont  convenablement  logés  et  nourris, 
qui  peuvent  donner  quelque  éducation  à  leurs  en- 
fants et  les  soigner  dans  leurs  maladies,  est  déplo- 
rablement  restreint.  On  en  devrait  conclure  que  le 
travail  est  rare,  que  les  salaires  sont  minimes;  nul- 
lement :  presque  partout  on  demande  des  bras,  et 
si  la  main-d'œuvre  n'est  pas  payée  à  un  très-haut 
prix,  on  peut  dire  au  moins  que  les  salaires  n'ont 
pas  cessé  de  s'accroître  depuis  dix  ans,  qu'ils  sont 
constamment  plus  élevés  dans  la  grande  industrie 
que  dans  la  petite.  D'où  vient  donc  l'état  de  malaise 
de  la  plupart  des  ouvriers?  On  est  bien  forcé  de 
s'avouer  qu'il  vient  d'eux-mêmes. 

Pour  rendre  la  démonstration  évidente,  il  fau- 
drait pouvoir  faire  connaître  en  détail  le  taux  des 
salaires,  tâche  en  vérité  presque  impossible,  puis- 
que, indépendamment  des  fluctuations  occasion- 
nées par  la  situation  générale  de  l'industrie,  ils  va- 
rient pour  chaque  place,  pour  chaque  corps  d'état, 
et  en  quelque  sorte  pour  chaque  ouvrier.  Quelques 
chiffres  pris  au  hasard  suffiront  pour  montrer  qu'un 
ouvrier  laborieux  peut  aisément  gagner  sa  vie  et  celle 
de  sa  famille.  On  cite  à  Saint-Quentin  des  tisserands 
quigagnent  des  journées  de  6  ou  7  francs.  Ce  n'est 
point  exagérer  que  de  porter  à  4  francs  la  moyenne 


IVROGNERIE  Eï  LIBERTINAGE.  129 

du  salaire  d'un  ouvrier  tisseur  et  d'un  ouvrier  11- 
leur  dans  la  plupart  des  centres  industriels.  A  Mul- 
house, où  le  taux  n'est  pas  très-élevé,  on  l'évalue  à 
3  francs  33  centimes.  Il  y  a  très-peu  de  tisseurs  à 
Mulhouse;  9  métiers  sur  12  sont  tenus. par  des  fem- 
mes, qui  gagnent  2  fr.  environ.  Dans  la  fabrique 
de  Sedan,  les  tondeurs  chargés  de  deux  machines, 
les  presseurs  ,  les  foulons  et  les  décatisseurs  ga- 
gnent 3  francs.  Les  femmes  mêmes,  si  maltrai- 
tées dans  l'industrie  privée,  trouvent  des  ressources 
très-supérieures  dans  les  manufactures.  La  moyenne 
de  la  journée  d'une  tisseuse  est,  dans  plusieurs 
places,  de  3  francs  50  centimes;  il  y  en  a  qui 
gagnent  5  francs  et  même  6  francs,  et  les  bénéfices 
obtenus  dans  ce  corps  d'état  tendent  à  faire  hausser 
le  salaire  dans  presque  tous  les  autres.  Les  our- 
disseuses  peuvent  ourdir  jusqu'à  deux  chaînes  par 
jour;  on  leur  paye  à  Elbeuf  1  franc  75  centimes 
ou  2  francs  par  chaîne,  ce  qui  porte  leurs  journées 
h  3  francs  et  à  4  francs.  Les  rentrayeuses  gagnent 
en  général  2  francs  pour  des  journées  de  dix  heures. 
Quand  la  journée  est  prolongée,  ce  qui  arrive  fré- 
quemment en  hiver,  parce  que  l'étoffe  est  plus  dé- 
fectueuse à  cause  de  la  diminution  de  la  lumière,  et 
demande  un  plus  grand  nombre  de  reprises,  on 
leur  paye  chaque  heure  supplémentaire  à  raison  de 
20  centimes  à  Elbeuf  et  à  Sedan.  Dans  cette  dernière 
ville,  l'usage  est  de  compter  tous  les  salaires  par 


130      FILATURES  ET  TISSAGES  MÉCANIQUES. 

heure;  le  minimum  est  de  15  centimes  ;  les  salaires 
de  20  centimes  pour  les  femmes,  de  25  centimes  pour 
les  hommes  sont  très-communs;  ce  sont  en  quelque 
sorte  les  prix  courants.  Une  journée  de  douze  heures 
à  20  centimes  représente  2  francs  40  centimes.  Le 
minimum  de  la  journée  pour  les  femmes  de  prépa- 
ration et  les  soigneuses  de  carderie  est  de  1  franc 
15  centimes  à  Mulhouse,  1  franc  25  centimes  à  Lille, 
1  franc  40  centimes  à  Reims,  I  franc  50  centimes  à 
Sedan  et  à  Déville,  près  Rouen.  Dans  toutes  ces  villes, 
le  salaire  des  femmes  peut  s'élever  jusqu'à  1  franc 
75  centimes  ou  2  francs.  Il  en  est  de  même  des  no- 
peuses  ou  épinceteuses  et  des  rentreuses  ou  impri- 
meuses  de  seconde  main  dans  les  indiennages  de 
Mulhouse.  Le  salaire  n'est  vraiment  déplorable  que 
pour  l'ouvrage  fait  à  domicile  par  quelques  pauvres 
femmes  qui  n'appartiennent  à  aucun  corps  d'état 
proprement  dit;  les  coutivrières  de  sacs  à  Amiens, 
les  couturières  de  tricot  à  Troyes,  les  sarrautières 
(couturières  de  sarraux)  à  Lille,  les  bobineuses  dans 
plusieurs  villes  de  fabrique  ne  gagnent  que  5  cen- 
times pour  le  travail  d'une  heure. 

Le  bobinage  est  ordinairement  abandonné  aux 
jeunes  enfants,  aux  vieillards  et  aux  infirmes;  il  ne 
serait  donc  pas  juste  de  le  faire  entrer  en  ligne  de 
compte'.  Cette  remarque  faite,  ceux  qui  savent  quel 

1.  AElbeuf,  on  évalue  le  salaire  des  bobineuses  à  15  centimes 
par  heuTe. 


IVROGNERIE  ET  LIBERTINAGE.  131 

est  le  prix  courant  du  travail  manuel  en  France 
conviendront  facilement  que  les  salaires  sont  plus 
élevés  dans  la  grande  industrie  que  dans  la  pelite. 
L'administration  a  fait  faire  des  recherches  sur  les 
salaires  dans  la  ville  d'Amiens  au  mois  de  mars 
1860;  il  en  résulte  que  les  brodeuses,  les  couturiè- 
res de  robes  et  les  culottières  gagnent  en  moyenne 
1  franc  25  centimes  par  journée;  les  dentellières  et 
les  modistes,  1  franc,  les  giletières  et  les  lingères 
75  centimes.  Les  femmes  employées  aux  manufac- 
tures dans  la  même  ville  gagnent  en  moyenne  1  franc 
dans  les  filatures  de  coton ,  1  franc  25  centimes  dans 
les  filatures  de  laine,  1  franc  10  centimes  dans  les 
filatures  de  soie,  I  franc  50  centimes  dans  les  fila- 
tures de  lin.  Les  tisseuses  gagnent  un  peu  plus. 
Ces  salaires  sont  évidemment  très-inférieurs  à  ceux 
que  paye  ailleurs  la  grande  industrie;  la  ville 
d'Amiens  subissait  une  crise  assez  grave  à  l'époque 
où  ces  recherches  ont  eu  lieu,  et  les  salaires  y 
sont  en  tout  temps  assez  bas.  Tels  qu'ils  sont 
néanmoins,  ils  l'emportent  encore  sur  les  salaires 
de  l'industrie  privée.  La  différence  serait  beaucoup 
plus  sensible,  si  l'on  faisait  la  même  comparai- 
son à  Lille,  à  Saint-QuenUn ,  à  Rouen ,  à  Mul- 
house. 

Quand  on  demande  aux  fabricants  si  l'élévation 
des  salaires  a  une  influence  favorable  sur  la  mora- 
lité des  ouvriers ,  ils  répondent  presque  tous  que 


132      FILATURES  ET  TISSAGES  MÉCANIQUES. 

le  contraire  est  précisément  le  vrai,  et  que  les  ou- 
vriers les  mieux  payés  sont  aussi  les  plus  adonnés 
à  l'ivrognerie*.  Celte  opinion,  qui  a  quelque  chose 
de  révoltant,  est  générale,  mais  seulement  dans  les 
centres  industriels  où  la  destruction  de  la  vie  de 
famille  est  un  fait  presque  accompli.  On  n'entendra 
soutenir  rien  de  semblable  à  Wesserling,  à  Sedan, 
à  Mulhouse.  Ici,  l'ouvrier  qui  voit  augmenter  ses 
ressources  songe  d'abord  au  bien-être  de  ceux  qu'il 
aime,  il  prend  de  loin  ses  mesures  pour  racheter 
son  fils  du  service  militaire  ;  il  met  de  l'argent  en 
réserve  pour  la  maladie,  pour  la  vieillesse.  Jamais 
l'augmentation  des  salaires  ne  sera  un  danger  pour 
les  mœurs  dans  une  ville  oii  il  y  a  des  mœurs  ; 
mais  quand  l'ouvrier  manque  de  force  morale ,  ce 


].  M.  Villerraé  (t.  II,  p.  23)  a  fait  la  même  remarque  :  «  Ou 
croit  communément  que  de  forts  salaires  sont  une  garantie  de 
moralité  ;  cependant  les  ouvriers  les  mieux  rétribués  ne  sont  pas 
les  plus  moraux.  Aussi  certaines  personnes  ne  craignent-elles  pas 
d'affirmer  que  si  le  vice  abonde  dans  les  villes,  et  y  tient  école, 
table  et  lit  ouverts ,  c'est  en  grande  partie  parce  que  le  taux 
d<;3  salaires  y  est  plus  élevé  qu'ailleurs.  Et  on  le  conçoit,  car 
plus  les  ouvriers  gagnent,  plus  ils  peuvent  aisément  satisfaire 
leurs  goûts  de  débauche.  »  Les  commissaires  de  la  chambre  de 
commerce  de  Paris  «  ont  constaté  souvent,  et  à  regret,  dans  le 
cours  de  l'enquête,  que  les  ouvriers  qui  gagnent  les  plus  forts 
salaires  sont  ceux  qui  font  le  moins  d'économies;  non-seulement 
ils  s'absentent  du  travail  le  lundi,  mais  souvent  ils  ne  reviennent 
à  l'atelier  qu'après  deux  ou  trois  jours  d'absence,  et  lorsqu'ils 
sont  à  bout  de  ressources.  »  Statiatiquc  de  l'industrie  de  l'aris, 
1851,  P' partie,  p.  71. 


IVROGNERIE  ET  LIBERTINAGE.  133 

qui  devrait  améliorer  sa  situation  ne  fait  au  con- 
traire que  l'empirer.  Los  habitudes  de  dissipation 
et  l'ivrognerie  sont  telles  dans  plusieurs  villes  de 
fabrique,  et  elles  entraînent  une  telle  misère  ,  que 
l'ouvrier  est  absolument  incapable  de  songer  à  l'a- 
venir. Le  jour  de  paye,  on  lui  donne  en  bloc  l'ar- 
gent de  sa  semaine  ou  de  sa  quinzaine.  Il  n'attend 
même  pas  le  lendemain  ,  si  c'est  un  samedi ,  il  se 
jette  le  soir  dans  les  cabarets;  il  y  reste  le  diman- 
che, quelquefois  encore  le  lundi.  Après  la  paye, 
tous  ces  repaires  de  la  débauche  regorgent  de  bu- 
veurs. Les  cartes,  quelque  jeu  de  quilles  leur  ser- 
vent à  tuer  le  temps  entre  deux  bouteilles.  La  pipe 
ne  quitte  pas  leurs  lèvres  ;  l'atmosphère  s'épaissit 
et  devient  à  peine  respirable.  Parmi  les  chocs  des 
verres  on  distingue  des  cris  inarticulés,  des  chan- 
sons obscènes,  des  propos  licencieux,  des  provoca- 
tions. Chaque  pays  a  ses  coutumes  :  à  Lille,  à  Mul- 
house, on  chante;  à  Rouen,  on  boit  sérieusement, 
solitairement,  jusqu'à  ce  qu'on  soit  appesanti  et 
abêti.  L'argent  s'épuise  vite.  Bientôt  il  ne  reste  plus 
que  les  deux  tiers  ou  la  moitié  de  ce  salaire  si  pé- 
niblement gagné.  Il  faudra  manger  pourtant.  Que 
deviendra  la  femme  pendant  la  quinzaine  qui  va 
suivre?  Elle  est  là,  à  la  porte ,  toute  pâle  et  gémis- 
sante, songeant  au  propriétaire  qui  menace ,  aux 
enfants  qui  ont  faim.  Vers  le  soir,  on  voit  station- 
ner devant  les  cabarets  des  troupeaux  de  ces  mal- 

8 


134     FILATURES  ET  TISSAGES  MÉGANIQUES. 

heureuses  qui  essayent  de  saisir  leur  mari,  si  elles 
peuvent  l'entrevoir,  ou  qui  attendent  l'ivrogne  pour 
le  soutenir  quand  le  cabaretier  le  chassera,  et 
qu'un  invincible  besoin  de  sommeil  le  ramènera 
chez  lui. 

Où  sont  allés,  depuis  l'agrandissement  de  Paris, 
ces  cabarets  tristement  célèbres  qu'en  langage  d'a- 
telier on  appelait  labarrière?  Quand  on  suivait,  pen- 
dant la  semaine,  l'inlerminable  ligne  des  boulevards 
extérieurs,  bordée  du  côté  de  la  ville  parle  mur 
d'octroi,  et  de  l'autre  côté  par  quelques  chétives 
maisons  presque  abandonnées,  on  se  serait  cru  dans 
un  désert.  11  fallait  un  effort  d'imagination  pour  se 
rappeler  qu'à  trois  pas  de  là,  derrière  cette  muraille, 
étaient  les  faubourgs  de  Paris  avec  leurs  grands 
ateliers  et  leur  population  grouillante.  Ce  désert  se 
transformait  le  samedi  comme  par  enchantement. 
Dès  le  matin ,  des  baquets  apportaient  les  provi- 
sions, les  verres ,  les  assiettes  ;  on  jetait  dans  les 
salles  des  charretées  de  sable  ;  on  portait  à  l'entrée 
quelques  arbustes  dans  leurs  caisses;  on  suspen- 
dait des  lanternes  de  toutes  couleurs  pour  servir, 
le  soir,  aux  fêtes  vénitiennes.  Une  nuée  de  gar- 
çons de  café  et  d'estaminet  sans  emploi  accourait 
de  tous  les  coins  de  la  ville  ;  les  violons  et  les  clari- 
nettes, les  rôdeurs  de  barrière,  les  filles  de  joie, 
arrivaient  aussi ,  tout  prêts  chacun  pour  leur  mé- 
tier. La  bande  des  ouvriers  n'apparaissait  que  le 


IVROGNERIE  ET  IJBERTINAGE.  135 

soir,  après  la  paye,  suivie  à  distance  par  quelques 
malheureuses  femmes  qui  essayaient  en  vain  d'at- 
tendrir leurs  maris.  Ils  venaient  là,  tous  les  same- 
dis, à  la  même  heure,  avec  la  régularité  du  flot 
qui  couvre  chaque  jour  le  rivage.  Aussitôt  tout  était 
en  combustion  sur  les  boulevards  ;  le  vin  coulait 
à  torrents  ;  la  musique  faisait  entendre  ses  sons 
criards;  on  buvait,  on  dansait  et  on  se  battait  toute 
la  nuit.  Ceux  que  la  police  n'entraînait  pas  au  vio- 
lon,  sortaient  de  là,  après  deux  jours,  ruinés, 
abrutis,  avilis,  souffrant  des  reins  et  de  la  tête, 
n'osant  plus  se  montrer  ni  à  l'atelier  ni  chez  leurs 
femmes ,  objet  d'horreur  et  de  dégoût  pour  les 
ouvriers  honnêtes.  Si  l'on  trouvait  dans  les  ateliers 
tant  d'ouvriers  dont  la  main  tremblait,  dont  la  vue 
était  trouble,  dont  le  bras  succombait  sous  le  poids 
du  marteau,  quelle  en  était  la  cause  ?  Était-ce  le  feu 
de  la  forge,  et  le  fer  incessamment  frappé  sur  l'en- 
clume? Non,  le  travail  fortifie  ;  c'est  la  débauche  qui 
tue;  c'est  elle  qui  fait  les  invalides,  qui  peuple  les 
rues  de  mendiants  et  les  hôpitaux  d'incurables.  Et  si 
l'on  se  glissait,  le  jour,  dans  les  mansardes  des 
faubourgs,  pourquoi  ce  poêle  éteint,  ce  lit  sans 
matelas  et  sans  couverture,  celte  armoire  vide ,  ces 
enfants  mourant  moitié  de  phlhisie,  moitié  de  faim? 
Y  a-t-il  eu  une  crise  industrielle  ?  Les  ateliers  refu- 
sent-ils de  l'ouvrage  ?  Le  père  ne  sait-il  que  faire 
de  sa  volonté  et  de  ses  bras?  Non,  non  ;  sa  femme 


136      Fir.ATURES  ET  TISSAGES  MÉGANIQUES. 

et  ses  infants  vivraient,  s'il  voulait;  c'est  lui  qui 
leur  vole  leur  lit  et  leurs  vêtements,  lui  qui  les  con- 
damne au  froid,  à  la  faim,  à  la  mort ,  lui ,  le  lâche, 
qui  a  mangé  leur  substance  au  cabaret! 

A  Saint  Ouentin,  la  perte  occasionnée  par  le  chô- 
mage du  lundi  est  toujours  prévue  dans  les  calculs 
des  fabricants  :  il  n'y  a  point  en  effet  ces  jours-là 
dans  les  ateliers  assez  de  bras  ni,  par  conséquent, 
assez  de  travail  réalisé  pour  compenser  les  frais 
fixes.  Ainsi  la  débauche  des  ouvriers  compromet 
les  intérêts  de  l'industrie  en  même  temps  qu'elle 
les  ruine,  eux  et  leurs  familles.  Beaucoup  prolon- 
gent leur  chômnge  volontaire  jusqu'au  mardi  et 
même  jusqu'au  mercredi.  Quand  ce  sont  des  fileurs, 
ils  condamnent  du  même  coup  à  l'oisiveté  les  rat- 
tacheurs,.qui  ne  peuvent  travailler  qu'avec  eux  et 
sur  le  même  métier;  quelquefois  ils  les  emmènent 
malgré  leur  jeunesse  pour  les  initier  aux  mystères 
du  cabaret  et  leur  donner  les  premières  leçons  du 
vice.  Il  se  consomme  à  Amiens  80  000  petits  verres 
d'eau-de-vie  par  jour;  on  a  calculé  que  c'était  une 
valeur  de  4000  francs,  représentant  3500  kilos  de 
viande  ou  12121  kilos  de  pain.  A  Rouen  ,  le  cidre 
ayant  manqué  ces  dernières  années  et  le  vin  étant 
hors  de  prix ,  les  ouvriers  ont  bu  de  l'eau-de-vie. 
C'est  le  plus  souvent  de  l'eau-de-vic  de  grain,  dans 
laquelle  on  met  des  substances  pimentées;  ils  ap- 
pellent cette  boisson  la  cruelle.   Il  s'est  débité  à 


IVROGNERIE  ET  LIBERTINAGE.  137 

Rouen,  dans  l'espace  d'une  année,  cinq  millions 
de  litres  d'eau-de-vie,  outre  le  cidre,  le  viu  et  la 
bière. 

Ces  chômages  périodiques  n'empêchent  pas  les 
ouvriers  d'avoir,  chaque  année,  ce  qu'ils  appellent 
leur  fête.  La  tête  de  Lille  s'appelle  h  BrogudctK  Ce 
n'était  d'abord  que  la  fête  des  dentellières,  adoptée 
depuis  par  les  filtiers ,  les  fileurs,  les  tisseurs,  et 
enfin  par  tous  les  ouvriers  de  la  ville.  Elle  tombe 
le  lundi  qui  suit  la  Saint-Nicolas  d'été,  c'est-à-dire 
le  9  mai,  et  ne  dure  pas  moins  de  trois  jours. 
S'il  reste  quelque  chose  dans  la  maison  quand  vient 
le  Broguelet,  on  ne  manque  pas  de  le  boire;  c'est 
comme  le  carnaval  des  Parisiens.  Les  ouvriers  vont 
dès  la  veille  demander  à  leurs  patrons  le  produit 
des  amendes  de  l'année  ;  presque  tous  les  patrons 
ont  la  faiblesse  de  le  leur  donner ,  sous  prétexte  de 
montrer  qu'en  infligeant  des  amendes  ,  ils  ne  son- 
gent qu'à  maintenir  la  discipline,  et  non  à  augmen- 
ter leurs  profits.  Cet  argent  est  bu  le  lendemain , 
car  c'est  un  principe  des  ouvriers  lillois ,  de  ne  pas 
permettre  à  une  année  d'empiéter  sur  l'autre.  C'est 
dans  le  même  esprit  que  leurs  sociétés  de  malades 
consomment  tous  les  ans  leur  reliquat  le  jour  de 
leur  fête  :  ils  ont  érigé  l'insouciance  en  système. 


1.  De  l'espagnol  Broquelele,  petit  bouclier,  appui;  par  exten- 
sion, carreau  de  dentellière. 


138      FILATURES  ET  TISSAGES  MÉCANIQUES. 

Une  fête,  quand  elle  ne  revient  pas  souvent,  est 
une  bonne  chose  en  soi  ;  et  on  verrait  avec  plaisir 
les  ouvriers  se  donner  un  jour  de  repos,  et  même 
d'abondance ,  si  leurs  fêtes  ne  dégénéraient  pas 
en  orgies.  Les  médecins  des  pauvres  et  ceux  des 
hôpitaux  sont  unanimes  à  constater  les  dangereux 
effets  d'une  excessive  consommation  de  l'alcool  sur 
la  santé  publique  ;  ils  signalent  des  troubles  diges- 
tifs, la  dyspepsie,  les  engorgements  du  foie,  l'hy- 
pertrophie du  cœur,  et  dans  le  système  nerveux  des 
désordres  d'autant  plus  graves  qu'ils  sont  héréditai- 
res, une  tendance  à  l'imbécillité  ou  à  la  démence, 
un  tremblement  général  des  membres,  le  dellrium 
tremens.  Rien  n'est  plus  lamentable  que  cet  abâtar- 
dissement de  la  race  dans  plusieurs  grands  centres 
industriels.  L'opium  ne  fait  pas  plus  de  ravages  en 
Chine.  A  l'exemple  de  leurs  pères,  les  apprentis 
s'adonnent  à  l'ivrognerie  dès  l'âge  de  douze  ou 
treize  ans  ;  on  les  voit  entrer  par  troupes  dans  les 
cabarets,  la  pipe  à  la  bouche,  et  se  faire  servir  une 
tournée  sur  le  comptoir.  Le  maire  de  Douai  a  pris  un 
arrêté  pour  défendre  aux  enfants  de  fumer  ;  à  Lille, 
il  est  interdit  aux  cabaretiers  de  leur  servir  à  boire, 
à  moins  qu'ils  ne  soient  accompagnés  par  un  parent. 
Il  en  résulte  que  le  premier  libertin  venu  leur  sert 
de  chaperon  dans  les  cabarets  et  boit  à  leur  écot'. 

1.  Celle  (Jépriivalion  précoce  est  encore  plus  commune  en  An- 


IVROGNERIE  ET  LIBERTINAGE.  139 

Ces  habitudes  font  un  contraste  navrant  avec 
l'aspect  débile  de  ces  enfants;  conçus  dans  l'ivresse, 
ils  naissent  peu  viables,  et  ceux  qui  survivent  sont 
accablés  d'infirmités  dès  le  berceau.  La  mortalité 
est  effrayante  parmi  eux.  On  entend  souvent  une 
mère  vous  dire  :  Il  me  reste  quatre  enfants  sur 
douze,  ou  quinze,  ou  dix-huit  que  j'avais,  car  les 
naissances  sont  nombreuses,  quoique  le  chiffre  de 
la  population  soit  siationnaire!  Il  n'est  pas  rare  de 
trouver  dans  les  villes  industrielles  de  cette  partie 
de  la  France,  une  femme  qui  a  eu  dix-huit  enfants. 
Plus  elles  en  ont,  et  plus  la  proportion  des  décès  est 
grande,  ce  qui  est  facile  à  concevoir.  Une  mère,  quel 
que  soit  le  nombre  de  ses  enfants,  n'en  sauve  guère 
plus  d'un  ou  deux.  A  Rouen,  les  registres  de  l'état 
civil  donnent  pour  1859,  sur  3000  enfants  inscrits, 
1 1 00  morts  dans  l'année  ;  encore  ce  chiffre  n'est-il  pas 
exact,  parce  qu'on  n'a  tenu  compte  que  des  enfants 
morts  à  Rouen,  tandis  qu'un  grand  nombre  meurent 
en  nourrice  à  lacampagne.  On  peut  admettre  comme 

gleterre.  On  en  jugera  par  l'extrait  suivant  de  l'interrogatoire  de 
M.  J.  Turner,  25  juillet  1834  :  «  Je  me  trouvais,  il  y  a  quel- 
ques mois,  dans  un  débit  de  boissons,  à  Manchester,  lorsque  je 
vis  entrer  vingt-deux  jeunes  garçons  qui  demandèrent  un  demi- 
gallon  d'ale  ;  lorsqu'ils  l'eurçnt  vidé ,  ils  en  demandèrent  un 
second,  et,  après  avoir  payé  celte  consommation,  comme  il  leur 
restait  encore  quelque  monnaie,  ils  se  mirent  à  se  disputer,  les 
uns  voulant  continuer  à  boire  de  la  bière,  les  autres  préférant 
acheter  du  tabac.  De  ces  vingt-deux  garçons,  le  plus  âgé  ne  pa- 
raissait pas  avoir  plus  de  quinze  ans.  n 


140      FILATURES  ET  TISSAGES  MECANIQUES. 

certain  que  la  moitié  au  moins  des  enfants  pauvres 
meurent  dans  l'année  de  leur  naissance.  Des  obser- 
vations faites  avec  beaucoup  de  soin  en  1855  et  pen- 
dant la  moitié  de  l'année  suivante,  dans  les  hospices 
et  dans  les  crèches  de  Saint-Yivien  et  de  Saint-Maclou 
de  Rouen,  ont  donné  ce  résultat  :  sur  100  enfanis 
entrés  de  six  jours  à  un  an  dans  les  crèches,  56  sont 
morts  dans  l'année  ;  sur  100  enfants  exposés  à  l'hos- 
pice et  âgés  de  moins  de  soixante  jours,  83  sont 
morts  avant  l'Age  d'un  an.  Presque  tous  meurent 
de  faim.  Les  soupes  fatiguent  l'estomac,  donnent  la 
diarrhée  chronique;  rien  n'est  plus  digéré,  et  l'en- 
fant qui  a  un  besoin  pressant  de  réparation,  suc- 
com.be.  Ce  fait  est  d'ailleurs  démontré  par  de 
nombreuses  autopsies.  Suivant  le  docteur  Leroy, 
très -habile  et  très -scrupuleux  observateur,  c'est 
moins  la  débauche  des  mères,  que  leur  absence, 
qui  cause  cette  mortalité.  Le  lait  de  la  mère  la  plus 
chétive,  qui  ne  conviendrait  pas  à  un  enfant  étranger, 
convient  au  sien  :  il  n'y  a  d'exception  que  pour  les 
mères  qui  se  saturent  d'eau-de-vie.  Une  règle  gé- 
nérale ne  souffrant  presque  pas  d'exceptions,  c'est 
que  tout  enfant  pauvre  ayant  le  muguet  fce  qui  a 
toujours  lieu),  et  dont  le  muguet  est  accompagné  de 
dévoiement  (ce  qui  est  le  plus  fréquent),  succombe 
s'il  est  au  biberon.  A  ce  compte,  les  manufactures 
seraient  vraiment  meurtrières',  car  les  mères  ne 

1    M.  Villermé  écrivait  en  1838  :  «  La   misère  dans  laquelle 


IVROGNERIE  ET  LIBERTINAGE.  141 

peuvent  guère  allaiter  leurs  enfants  que  la  nuit,  et 
à  midi  pendant  la  suspension  du  travail,  quand  une 
voisine  les  leur  apporte*.  L'abâtardissement  de  la 
race  n'est  pas  moins  douloureux  que  l'excessive 
mortalité.  Presque  partout,  si  on  assiste  à  la  sortie 
de  la  fabrique,  on  reste  consterné  du  nombre  d'en- 
fants estropiés  ou  contrefaits.  Les  conseils  de  re- 
crutement n'arrivent  point  à  parfaire  le  contingent; 
parmi  les  jeunes  hommes  qui  attendent  leur  tour 
pour  tirer  au  sort,  un  grand  nombre  n'atteint  pas 
la  taille  réglementaire,  quoiqu'on  l'ait  si  fort  abais- 
sée. On  leur  donnerait  quatorze  ans.  La  faim,  le 
manque  de  soins  pendant  la  première  enfance,  un 
travail  trop  hâtif,  les  retiennent  toute  leur  vie  dans 
un  état  de  malaise  et  de  faiblesse.  Toutes  ces  hi- 
deuses conséquences  viennent  de  la  misère  ;  mais  la 
misère,  quelle  en  est  la  cause?  Ce  n'est  ni  l'abaisse- 
ment des  salaires,  ni  le  chômage,  ni  une  épidémie. 

vivent  les  ilerniers  ouvriers  de  l'industrie  du  coton  dans  le  dé- 
partement du  Haut-Rhin  est  si  profonde  qu'elle  produit  ce  triste 
résultat,  que  tanùis  que  dans  les  familles  de  fabricants,  négo- 
ciants, drapiers,  directeurs  d'usines,  la  moitié  des  enfants 
atteint  la  vingt-neuvième  année,  cette  même  moitié  cesse 
d'exister  avant  l'âge  de  deux  ans  accomplis  dans  les  familles  de 
tisserands  et  d'ouvriers  des  filatures  de  colon.  »  T.  I,  p.  28,  et 
cf.  t.  II,  p.  254  et  suiv. 

1.  Dans  la  manufacture  de  ^IM.  Seyiîoux  et  Sieber,  au  Cateau. 
la  journée  est  divisée  en  quatre  quarts,  et  les  femmes  mariées 
qui  nourrissent  peuvent  se  présenter  à  l'atelier  dix  minutes 
après  leurs  compagnes.  C'est  un  très-grand  bienfait  pour  un  très- 
petit  sacrifice. 


142      FILATURES  ET  TISSAGES  MÉCANIQUES. 

Tous  ces  fléaux  ne  sont  rien  devant  le  fléau  de  la 
débauche  :  voilà  le  minotaure  qui  tue  les  mauvais 
ouvriers  et  les  poursuit  jusqu'à  la  dernière  généra- 
tion, qui  les  condamne  au  mépris  des  ouvriers 
honnêtes,  au  besoin,  à  l'humiliation,  au  crime,  qui 
transforme  des  femmes  laborieuses  et  dévouées 
en  véritables  martyres  et  fait  de  la  maternité  un 
supplice. 

On  lutte  partout  contre  ces  habitudes  funestes. 
Tantôt  on  paye  par  quinzaine  pour  diminuer  au 

'  moins  les  occasions  de  chute  :  entreprise  difticile  à 
réaliser,  parce  que  les  ou\riers  ne  s'y  prêtent  pas  ; 
ils  sont  pressés  de  jouir  et  s'offrent  de  préférence 
dans  les  fabriques  qui  ne  les  font  pas  trop  attendre. 
Un  autre  inconvénient  de  différer  la  paye,  c'est  que 
le  travail  delà  première  semaine  s'en  ressent;  l'ou- 
vrier ne  veut  pas  s'exténuer  pour  un  salaire  lointain; 
l'énergie  ne  se  réveille  qu'au  dernier  moment,  pour 
rattraper  le  temps  perdu.  M.  Motte-Bossut,  à  Rou- 
baix,  et  quelques  autres  fabricants  ont  imaginé  de 
payer  leurs  ouvriers  le  mercredi,  pour  que  la  pos- 
session d'une  certaine  somme  ne  coïncide  point 
avec  le  repos  légitime  du  dimanche.  D'autres  ne 
font  la  paye  que  le  lundi,  et  l'ouvrier  absent  est 
obligé  d'attendre  jusqu'à  la  paye  suivante,  punition 
très-sévère  à  cause  de  la  rareté  et  de  la  cherté  du 
crédit.  Quelquefois  aussi  on  a  recours  à  des  amendes  ; 

-très-souvent,   après   deux  absences  du  lundi  non 


IVROGNERIE  ET  LIBERTINAGE.  143 

motivées,  l'exclusion  de  l'atelier  est  prononcée.  Ce 
sont  des  mesures  excellentes,  qui  pourtant  ne  peu- 
vent avoir  d'efficacité  qu'à  la  condition  d'être  géné- 
rales. Elles  font  quelque  bien,  elles  retiennent  quel- 
ques âmes  chancelantes;  mais  peut-on  en  attendre 
une  guérison  complète?  On  ne  refait  pas  les  âmes 
avec  un  article  de  règlement.  Tous  ceux  qui  ont  es- 
sayé de  lutter  contre  le  démon  de  l'ivrognerie  sa- 
vent avec  quelle  violence  il  s'empare  des  malheu- 
reux qui  se  donnent  à  lui.  Le  vice  en  peu  de  temps 
devient  passion,  et  la  passion  frénésie.  Le  corps 
ne  peut  plus  se  passer  de  ce  poison,  l'esprit  s'éteint 
et  s'abrutit  ;  s'il  reste  assez  de  vie  intellectuelle  pour 
qu'il  y  ait  quelque  place  au  remords,  on  l'étouffé 
dans  l'ivresse. 

Quelques  administrations  locales  ont  tourné  con- 
tre ce  grand  ennemi  du  travail  et  des  mœurs  toutes 
les  armes  que  la  loi  met  entre  leurs  mains.  Elles  ont 
fermé  les  établissements  les  plus  mal  famés,  multi- 
plié les  agents  de  surveillance,  déployé  une  juste 
sévérité  contre  les  délinquants  de  toute  sorte.  Il  ne 
faut  pas  croire  en  effet  que  tout  cabaretier  soit  un 
honnête  commerçant  qui  attend  paisiblement  der- 
rière son  comptoir  que  les  ivrognes  viennent  lui 
apporter  l'argent  de  leur  famille.  Un  cabaretier  qui 
sait  son  métier  à  fond,  et  qui  est  pressé  de  se  retirer 
des  affaires  pour  jouir  bourgeoisement  de  sa  for- 
tune, en  revendrait  à  un  usurier  et  à  une  courtisane 


144     FILATURES  ET  TISSAGES  MÉCANIQUES. 

dans  l'art  d'allumer  la  passion  et  de  faciliter  «  à  ses 
clients  »  les  moyens  de  se  ruiner  et  de  s'empoison- 
ner. Cependant  on  ne  lui  applique  pas  l'article  334 
du  code  pénal  sur  l'excitation  à  la  débauche  ;  on  ne 
traite  pas  les  dettes  de  cabaret  comme  les  dettes  de 
jeu.  La  mesure  même  qui  semble  la  plus  facile,  et 
qui  est  en  même  temps  la  plus  indispensable,  celle 
qui  consiste  à  forcer  les  détaillants  de  fermer  leur 
établissement  de  bonne  heure,  rencontre  souvent 
des  difficultés  presque  insurmontables.  A  Lille,  on 
a  essayé  une  fois  de  faire  fermer  les  cabarets  à  neuf 
heures  du  soir;  mais  les  ouvriers  ont  réclamé,  sous 
prétexte  que  les  cafés  restaient  ouverts  jusqu'à  mi- 
nuit, et  ils  ont  obtenu  l'égalité  devant  la  débauche. 
C'est  à  peine  si  on  peut  sortir  d'une  grande  manu- 
facture sans  avoir  presque  aussitôt  la  vue  blessée 
par  une  de  ces  cantines  où  tant  d'ouvriers  vont 
perdre  leur  santé  et  leur  conscience  :  elles  sont  là 
embusquées ,  entre  l'atelier  et  la  famille,  entre  le 
travail  et  le  bonheur,  pour  appeler  le  vicieux,  pour 
tenter  le  faible.  Au  Cateau,  dans  un  rayon  de  cent 
cinquante  mètres  autour  de  la  grande  manufacture 
de  M.  Seydoux,  il  n'y  avait  pas,  au  mois  d'octobre 
1861,  moins  de  dix-sept  cabarets;  et  l'un  d'eux, 
placé  à  la  porte  de  la  manufacture,  venait  de  vendre 
sa  clientèle  pour  la  somme  énorme  de  vingt  mille 
francs.  Ce  n'est  pas  une  bien  forte  digue  contre  un 
pareil  torrent  que  quelques  règlements  municipaux 


IVROGNERIE  ET  LIBERTINAGE.  145 

et  quelques  sergents  de  viile.  Quand  môme  il  y  au- 
rait une  coalition  de  toutes  les  municipalités  de 
France  pour  clôturer  les  cabarets  au  moment  où  les 
fabriques  éteignent  leurs  feux,  qmnd  même  tous  les 
patrons  feraient  à  l'ivrognerie  une  guerre  à  mort, 
on  ne  la  vaincra  pas,  si  on  ne  porte  le  remède  jus- 
que dans  les  cœurs. 

Le  libertinage  est  à  la  fois  la  suite  et  la  cause  de 
l'ivrognerie.  On  ne  détruira  jamais  l'un  sans  l'autre, 
parce  qu'il  n'y  a  qu'un  remède  pour  tous  deux, 
c'est  d'apprendre  aux  ouvriers  à  être  heureux  dans 
leur  famille  et  de  leur  en  fournir  les  moyens.  De 
toutes  jeunes  filles  sont  entassées  dans  un  atelier 
avec  des  enfants  ou  des  femmes  d'un  certain  âge,  la 
plupart  sans  moralité.  Oui  veille  sur  elles?  Un  con- 
tre-maître, chargé  seulement  de  diriger  et  d'activer 
leur  travail;  le  reste  ne  le  regarde  pas.  Si  la  fillette 
est  jolie  et  le  contre-maître  libertin,  il  abuse,  pour 
la  mettre  à  mal,  de  l'autorité  qu'il  a  sur  elle.  Le  pa- 
tron ferme  les  yeux,  pourvu  qu'il  ne  se  passe  rien 
de  compromettant  à  l'intérieur  de  l'atelier.  Les  jeu- 
nes ouvrières  qui  ne  retrouvent  le  soir  qu'un  père 
abruti  par  l'ivresse,  une  mère  sans  conduite  et  sans 
principes,  ont-elles  une  chance,  une  seule,  d'échap- 
per à  la  corruption?  Loin  de  surveiller  leurs  filles  et 
de  leur  enseigner  les  lois  de  l'honnêteté  ,  il  y  a  des 
mères  qui  leur  conseillent  de  chercher  un  amant, 
parce  qu'elles  espèrent  tirer  de  là  pour  elles-mêmes 

9 


146      FILATURES  ET  TISSAGES  MÉGANIQUES. 

quelque  honteux  profit.  Si  l'affaire  tarde  trop ,  on 
leur  fait  des  reproches  :  «  Tu  ne  feras  donc  rien 
pour  les  tiens  ?  »  Ces  jeunes  filles  ont  des  enfants  à 
seize  ans,  même  plus  tôt.  M.  Villermé  assure  qu'à 
Reims,  elles  s'offrent  dès  l'âge  de  douze  ans.  Reims 
a  été  longtemps  la  grande  pourvoyeuse  des  maisons 
de  prostitution  parisiennes.  A  Saint-Quentin,  on 
parle  des  plus  grands  désordres  sur  le  ton  de  la 
plaisanterie.  On  dit  des  jeunes  filles  un  peu  coquet- 
tes qui  s'attifent  le  soir  pour  plaire  aux  bourgeois  en 
'sortant  de  l'atelier,  qu'elles  vont  faire  leur  cin- 
quième quart  de  journée;  on  les  appelle  des  cinq- 
quarts.  A  Lille,  dans  les  maisons  les  plus  honnêtes, 
on  préfère  pour  nourrice  une  fille-mère  :  un  mari, 
une  famille  sont  un  embarras  pour  les  maîtres  I  On 
n'en  est  pas  moins  austère  et  moins  digne  pour  son 
propre  compte.  La  pauvre  fille,  qui  n'a  jamais  en- 
tendu parler  du  devoir,  qui  est  entourée  de  mauvais 
exemples,  que  ses  compagnes  d'atelier  raillent  im- 
pitoyablement jusqu'à  ce  qu'elle  ait  trouvé  un 
amant  comme  les  autres,  ne  se  défend  pas  ,  croit  à 
peine  mal  fciire.  Sa  faute  est  pour  elle  à  l'atelier  un 
sujet  d'orgueil.  Quand  son  amant  est  généreux  el 
peut  lui  donner  quelque  bagatelle,  elle  étale  le  di- 
manche ses  brillantes  toilettes ,  pour  exciter  l'envie 
et  l'émulation  de  toutes  les  autres. 

Il  est  en  vérité  difficile  de  croire  que  la  corrup- 
tion des  mœurs  soit  plus  grande  à  Paris  qu'à  Saint- 


IVROGNERIE  ET  LIBERTINAGE.  147 

Uuentin,  à  Reims,  à  Rouen,  à  Lille;  car  on  ne  voit 
pas  ce  que  l'imagination  pourrait  ajouter  aux  rava- 
ges de  la  prostitution  et  de  l'inceste  dans  nos  grandes 
villes  manufacturières.  La  débauche  est  peut-être 
plus  générale  à  Paris;  elle  y  est  plus  systématique; 
elle  y  a  conscience  d'tlle-méme,  tandis  qu'il  y  a  dans 
les  courettes  de  Lille  de  véritables  sauvages.  L'ou- 
vrier de  Paris,  l'ouvrier  dépravé  s'entend,  car  tout 
se  trouve  dans  cette  capitale  universelle  ,  et  l'excès 
du  bien  y  côtoie  l'excès  du  mal ,  l'ouvrier  de  Paris 
fait  de  la  débauche  par  système.  Il  a  des  objections 
de  sophiste  contre  le  mariage.  L'habitude  de  vivre 
en  concubinage  se  propage  de  plus  en  plus  chaque 
année  dans  la  population  des  faubourgs.  Quand  les 
ouvriers  alsaciens  forment  une  de  ces  familles  de 
contrebande,  ils  appellent  cela  :  vivre  à  la  pari- 
sienne ;  ils  en  ont  fait  un  verbe  allemand,  parisieren, 
qui  n'est  pas  un  titre  d'honneur  pour  les  ateliers 
parisiens.  C'est  une  triste  réflexion  à  faire,  que  tous 
les  changements  opérés  depuis  trente  ans  dans  nos 
habitudes  ont  pour  résultat  de  rendre  la  vie  de  fa- 
mille de  plus  en  plus  indifférente  aux  hommes,  et 
déplus  en  plus  nécessaire  aux  femmes.  Un  écrivain 
qui  a  combattu  le  divorce  dans  un  ouvrage  assez 
répandu  parlait  un  jour  à  un  ouvrier  du  faubourg 
Saint-Antoine  de  cette  habitude  croissante  du  con- 
cubinage. '<  Nous  y  renoncerons  peut-être  ,  lui  dit 
l'ouvrier,  quand  on  nous  aura  rendu  le  divorce. 


148      FILATURES   ET  TISSAGES  MÉCANIQUES. 

Ce  n'était  qu'une  protestation  de  plus  contre  le 
mariage;  car,  au  fond,  les  doctrines  lâchées  facili- 
tent les  mauvaises  mœurs.  L'austérité  de  la  doctrine 
chrétienne  est  une  des  causes  de  la  rapide  propaga- 
tion du  christianisme. 

Les  filles  sont  plus  précoces  que  les  garçons.  En 
sortant  de  l'atelier  le  soir,  quand  les  garçons  et  les 
filles  se  trouvent  réunis  dans  les  escaliers,  dans  les 
cours,  dans  les  rues  avoisinantes,  ce  sont  quelque- 
fois les  filles  qui  provoquent  leurs  compagnons, 
•  qui  les  raillent  de  leur  gaucherie,  qui  les  poursuivent 
de  propos  obscènes.  Ces  leçons  ne  tardent  pas  mal- 
heureusement à  devenir  inutiles.  Les  chefs  de 
quelques  grandes  maisons  ont  établi  des  issues  dif- 
férentes pour  les  deux  sexes  et  des  heures  différentes 
de  sortie.  A  Baccarat,  la  séparation  est  complète 
entre  les  tailleurs  et  les  tailleuses  ;  il  n'y  a  d'autre 
communication  d'un  atelier  à  l'autre  qu'une  porte 
dont  les  directeurs  portent  toujours  la  clef  sur  eux. 
Ces  précautions  sont  négligées  presque  partout,  soit 
comme  inutiles,  soit  comme  impuissantes.  Dans  un 
très-grand  nombre  de  manufactures,  les  femmes  et 
les  hommes  travaillent  ensemble,  par  exemple  dans 
les  tissages  mécaniques.  Un  métier  à  tisser  n'a 
guère  plus  de  largeur  que  ce  qu'on  appelle  le 
lé  de  l'étoffe ,  de  sorte  qu'ouvriers  et  ouvrières 
passent  littéralement  douze  heures  par  jour  côte 
à  côte.  Il  en  est  de  même  dans  les  indienna^jes  et 


IVROGNERIE  ET  LIBERTINAGE.  149 

en  général  dans  tous  les  ateliers  d'impression  sur 
étoffes. 

On  cite  des  filles  qui  ne  se  connaissent  pas  de 
domicile,  et  qui,  lorsqu'un  amant  les  quitte,  sont 
obligées  de  s'offrir  sur-le-champ  à  un  autre  pour  ne 
pas  dormir  à  la  belle  étoile.  Un  enfant  venu,  il  ar- 
rive très-souvent  que  le  père  le  laisse  à  leur  charge. 
Elles  ne  s'en  étonnent  pas,  elles  n'en  murmurent 
pas.  Quand  elles  ne  le  portent  pas  aux  Enfants- 
Trouvés,  elles  le  donnent  à  des  gardeuses  pour  le 
nourrir  au  petit  jjot,  c'est-à-dire  avec  du  lait  de 
chèvre  ou  de  vache,  coutume  très-meurtrière,  parce 
que  le  lait  est  ordinairement  falsifié  ou  remplacé 
par  des  soupes.  A  Amiens  et  dans  quelques  autres 
villes,  l'administration  des  hospices  donne  7  francs 
par  mois  pendant  le  temps  de  l'allaitement  aux 
filles-mères  qui  nourrissent  elles-mêmes.  Les  fem- 
mes mariées  n'ont  pas  droit  à  ces  secours',  et  pour- 
tant il  y  en  a  que  leurs  maris  traitent  comme  si 
elles  n'étaient  que  leurs  maîtresses.  Ils  les  quittent 
quand  elles  ont  des  enfants,  et  vont  vivre  en  céliba- 
taires dans  une  autre  ville.  S'ils  reviennent  un  an, 
deux  ans  après,  la  femme  les  reçoit,  et  il  n'en  est 
pas  autre  chose. 

La  société  de  Saint-François  Régis  est  une  asso- 
ciation entre  catholiques  pour  faciliter  le  mariage 

1.  Nous  verrons  dans  la  quatrième  partie  qu'il  en  est  autre- 
ment à  Paris. 


150      FILATURES  ET  TISSAGES  MÉCANIQUES. 

de  personnes  qui  vivent  en  concubinage;  elle  se 
charge  de  tous  les  frais  et  de  toutes  les  démar- 
ches; en  un  mot,  elle  rend  le  mariage  si  facile  que 
les  époux  n'ont  qu'à  donner  leur  consentement. 
Quand  on  interroge  les  présidents  des  diverses  suc- 
cursales de  la  société,  ils  vous  disent  qu'il  y  a 
presque  toujours  un  ou  plusieurs  enfants  naturels 
au  moment  où  le  mariage  s'accomplit,  qu'ils  ne 
sont  pas  tous  du  même  père,  et  qu'il  arrive  souvent 
que  le  jour  du  mariage  la  mère  vient  déclarer  des 
enfants  que  le  futur  mari  ne  connaissait  pas.  Chose 
étrange,  il  n'est  pas  rare  que  ces  femmes,  qui  ont 
eu  plusieurs  amants  avant  le  mariage,  restent  fidèles 
à  leur  mari.  C'est  du  moins  le  témoignage  que 
rendent  les  personnes  compétentes  presque  partout, 
excepté  à  Rouen,  où  l'on  cite  de  nombreux  exemples 
de  femmes  et  de  maris  qui  se  séparent  pour  aller 
faire  un  nouveau  ménage  chacun  de  son  côté. 

Quel  qu'ait  été  le  libertinage  des  femmes  pendant 
leur  jeunesse,  elles  se  conduisent  ensuite  beaucoup 
mieux  que  leurs  maris.  D'abord  elles  sont  encore 
sobres  dans  presque  toutes  les  villes  manufactu- 
rières. Si  les  mœurs  continuent  à  se  dégrader  et  la 
misère  à  augmenter,  il  est  malheureusement  certain 
que  les  femmes  se  livreront,  comme  les  hommes, 
à  l'ivrognerie.  En  Angleterre,  où  la  vie  de  fabrique 
est  plus  ancienne  et  a  déjà  produit  toutes  ses  consé- 
quences extrêmes,  les  débits  de  gin  reçoivent  plus 


IVROGNERIE  ET  LIBERTINAGE.  loi 

de  femmes  que  d'hommes.  A  Rouen  et  à  Lille, 
l'ivrognerie  commence  à  faire  des  ravages  parmi 
les  femmes.  Le  président  d'une  société  de  bienfai- 
sance de  Lille  estime  qu'il  faut  porter  à  vingt-cinq 
pour  cent  parmi  les  hommes,  et  à  douze  pour  cent 
parmi  les  femmes,  le  nombre  des  personnes  adonnées 
à  l'ivrognerie.  Les  femmes  ont  dans  le  quartier 
Saint-Sauveur  des  cabarets  qui  ne  sont  qu'à  elles  ; 
elles  y  forment  des  sociétés  où  l'on  consomme  beau- 
coup de  café  et  encore  plus  d'eau-de-vie  de  geniè- 
vre. La  nécessité  d'abandonner  de  petits  enfants  au 
berceau  en  partant  pour  la  fabrique  a  introduit 
parmi  elles  une  coutume  que  l'on  trouve  aussi  à 
Leeds  et  à  Manchester:  elles  font  prendre  à  l'enfant 
de  la  thériaque,  qu'elles  appellent  un  dormant,  et 
qui  a  en  etfet  une  vertu  stupéfiante.  C'est  grâce  à 
cette  drogue  que  les  gardeuses  parviennent  à  tenir 
dans  la  même  chambre  un  si  grand  nombre  de 
marmots.  Ces  petites  créatures  n'échappent  même 
pas  le  dimanche  à  ce  traitement  barbare.  M.  Vil- 
lermé  a  constaté  en  1840  que  la  vente  de  la  thé-  ' 
riaque  augmentait  le  samedi  chez  les  pharmaciens 
du  quartier  Saint-Sauveur.  Les  mères  voulaient 
être  libres  d'aller  s'empoisonner  dans  les  cabarets, 
et  elles  achetaient  cette  liberté  en  empoisonnant 
d'abord  leurs  enfants. 

A  Rouen ,  on  suit  une  autre  méthode.  Les  petits 
détaillants  de  légumes  et  de  menus  comestibles 


152      FILATURES  ET  TISSAGES  MÉCANIQUES. 

prennent  une  licence  ,  ils  ont  dans  un  coin  un  baril 
d'eau-de-vie  de  grain  ou  de  pommes  de  terre  ;  les 
femmes,  .en  allant  à  la  provision,  achètent  pour 
quelques  sous  de  cette  eau-devie.  Elles  la  boivent 
rhez  elles,  d'abord  peut-être  pour  s'étourdir  sur 
leur  misère  ou  pour  tromper  la  faim;  peu  à  peu 
elles  en  deviennent  avides,  plus  avides  que  les 
hommes,  car  elles  sont  extrêmes  en  tout.  On  dit 
qu'à  Londres  l'habitude  du  gin  est  tellement  invé- 
térée chez  certaines  femmes  que  lorsqu'elles  cessent 
d'en  boire,  leurs  enfants  ne  reconnaissent  plus  leur 
lait  et  ne  veulent  plus  prendre  le  sein.  Un  inspec- 
teur de  police  dé[iosa,  dans  l'enquête  de  18.34,  que 
des  mères  menaient  avec  elles  de  petits  enfants  au 
cabaret,  et  les  battaient  quand  ils  refusaient  de 
boire.  On  a  vu  des  mères  frotter  avec  de  l'eau-de- 
vie  les  lèvres  de  leurs  nourrissons,  leur  en  verser 
quelques  gouttes  dans  la  bouche,  les  préparer,  les 
dresser  à  l'ivrognerie  '. 
Grâce  à  Dieu,  ces  exemples  sont  rares,  et  il  est 

1.  laterrogatûire  de  M.  S.Herapotli,  6  juillet  1834:  «On  peul 
(lire  que  les  cas  d'ivresse  soiit,  relativement,  plus  nombreux 
chez  les  femmes  que  chez  les  hommes.  »  Interrogatoire  de  M.  R. 
J.  Chambers,  officier  de  police  à  Londres,  25  juin  18-34  :  «  Les 
mères  donnent  fréquemment  du  gin  à  leurs  plus  jeunes  enfants, 
et  j'en  ai  vu  même  qui  les  battaient  lorsqu'ils  refusaient  de 
boire.  »  Interrogatoire  de  M.  Marc  Moore  :  «  On  a  vu  des  enfants 
à  la  mamelle,  dont  les  mères  étaient  adonnées  à  la  boisson, 
refuser  de  prendre  le  sein  des  femmes  qui  ne  buvaient  pas 
de  gin.  » 


IVROGNERIE  ET  LIBERTINAGE.  153 

permis  de  dire  que  les  femmes  des  manufactures 
ont  conservé  cette  qualité  précieuse  de  leur  sexe ,  la 
sobriété.  A  Saint-Quentin  notamment,  où  la  dépra- 
vation des  femmes  dans  un  autre  genre  est  poussée 
à  ses  extrêmes  limites,  elles  ne  boivent  jamais  que 
de  l'eau.  Il  en  résulte  que ,  si  elles  gagnent  un 
salaire,  il  entre  tout  entier  dans  le  ménage,  tandis 
que  le  mari  apporte  à  peine  la  moitié  du  sien. 
Quand  elles  ont  beaucoup  d'enfants,  il  leur  faut 
bien  rester  à  la  maison  et  se  contenter  des  faibles 
ressources  du  bobinage  ou  de  l'épincetage  ;  celles 
qui  peuvent  sortir  préfèrent  encore  se  rendre  à 
l'atelier,  pour  ne  pas  manquer  trop  souvent  de  pain. 
Elles  se  lèvent  avant  leur  mari  pour  préparer 
quelques  aliments ,  elles  travaillent  à  l'atelier  aussi 
longtemps  que  lui  :  quand  elles  rentrent,  épuisées 
comme  lui  de  fatigue,  elles  ont  encore  à  préparer 
le  dîner,  à  coucher  les  enfants,  à  soigner  le  ménage, 
à  rapiécer  quelques  haillons.  Certes  elles  font  peu  de 
chose  comme  ménagères  après  une  absence  de 
treize  heures  et  demie  :  ce  peu,  dans  de  telles  cir- 
conslances,  est  un  grand  surcroît  de  fatigue.  Pen- 
dant que  le  mari  se  donne ,  toutes  les  semaines,  au 
moins  toutes  les  quinzaines,  un  jour  ou  deux  d'orgie 
et  de  plaisir,  sa  femme  reste  à  l'atelier  ou  dans  la 
maison,  toujours  occupée,  toujours  en  face  de  sa 
misère.  Il  lui  laisse  tous  les  soucis,  les  créanciers  à 
implorer,  le  propriétaire  à  attendrir;  quelquefois 


154     FILATURES  ET  TISSAGES  MÉCANIQUES. 

il  la  bat  en  rentrant.  Un  mari  ivrogne,  des  enfants 
malades,  rarement  un  jour  de  repos,  jamais  un 
moment  de  plaisir  :  quelle  destinée  !  Ce  ne  sont  pas 
là  des  exceptions. 


qj5^9^ 


LOGEMENTS  D  OUVRIERS.  155 


CHAPITRE  IV. 


LOGEMENTS    D  OUVRIERS. 


11  nous  reste  à  suivre  les  ouvrières  dans  les  lo- 
gements où  elles  élèvent  leur  famille,  et  où  elles 
viennent  chercher  le  repos  après  une  longue  jour- 
née de  travail,  pendant  que  leurs  maris  courent 
s'enivrer  au  cabaret.  Plaçons-nous  d'abord  dans  la 
plus  importante  de  nos  villes  industrielles  du  dé- 
partement du  Nord. 

On  se  souvient  encore  de  l'émotion  produite  par 
M.  Blanqui,  il  y  a  plusieurs  années,  lorsqu'il  décri- 
vit les  caves  où  croupissaient,  c'est  le  mot,  plus  de 
trois  mille  ménages  d'ouvriers  à  Lille.  On  cria  de 
toutes  parts  à  l'exagération.  Il  n'exagérait  pas; 
seulement  il  avait  le  courage  de  dire  ce  que  d'autres 
n'avaient  pas  même  le  courage  de  croire.  Depuis, 
on  s'est  acharné  avec  un  zèle  admirable  à  la  des- 
truction de  ces  caves.  Sur  trois  mille  six  cents,  plus 
de  trois  mille  ont  été  comblées.  Celles  qui  restent 
ne  servent  pas  toutes  d'habitation;  on  en  voit  plu- 
sieurs sur  la  grande  place,  qui  sont  des  magasins 


156      FILATURES  ET  TISSAGES  MÉCANIQUES. 

OU  des  cafés  assez  considérables.  Il  y  a  pourtant 
encore  à  Lille  et  à  Douai  quelques  centaines  d'é- 
chantillons des  caves  décrites  par  M.  Blanqui.  Un 
soupirail  sur  la  rue,  fermé  le  soir  par  une  trappe 
(une  jj^a/î^we),  quinze  ou  vingt  marches  de  pierre  en 
mauvais  état,  et  au  fond  une  cave  pareille  à  toutes 
les  caves,  c'est-à-dire  une  cage  de  pierres  voûtée, 
n'ayant  pour  sol  qu'un  terris,  éclairée  seulement  par 
le  soupirail,  et  mesurant  ordinairement  quatre  mè- 
tres sur  cinq,  telle  est  une  cave  de  Lille ^  On  entend 
(lire  souvent  que  ces  caves  sont  à  tort  regardées 
comme  inhabitables,  que  les  ouvriers  s'y  plaisent, 
qu'elles  sont  fraîches  en  été,  chaudes  en  hiver  : 
cela  peut  être  vrai  de  nos  sous-sols  parisiens, 
vastes,  aérés,  bien  bâtis,  bien  planchéiés,  où  l'on 
ne  couche  que  rarement  ;  pour  les  caves  de  Lille, 
ceux  qui  les  défendent,  fussent-ils  Lillois,  ne  les 
ont  pas  vues.  Il  en  reste  une  au  numéro  40  de  la 
rue  des  Étaques,  de  cette  rue  que  M.  Blanqui  a  ren- 
due si  célèbre.  L'échelle  appliquée  sur  le  mur  est  si 
roide  et  en  si  mauvais  état  qu'on  fera  bien  de  la 
descendre  très-lentement.  Il  y  a  tout  juste  assez  de 
jour  pour  lire  au  bas  de  l'escalier;  on  n'y  lirait  pas 
longtemps  sans  compromettre  ses  yeux  :  le  travail 
de  couture  est  donc  dangereux  à  cette  place;  un  pas 

1.  «Jeu  ai  mesuré,  dit  M.  Villermé  (t.  1,  p.  82),  qui  avaient 
à  peine  9  pieds  de  côté  sur  5  pieds  4  pouces  de  hauteur  à  l'en- 
droit le  plus  élevé.  » 


LOGEMENTS  D  OUVRIERS.  157 

plus  loin,  il  est  impossible,  et  le  fond  de  la  cave  est 
entièrement  obscur.  Le  sol  est  humide  et  inégal, 
les  murs  sont  noircis  par  le  temps  et  la  malpro- 
preté. On  respire  un  air  épais,  qui  ne  peut  jamais 
être  renouvelé,  parce  qu'il  n'y  a  d'autre  ouverture 
que  le  soupirail.  L'espace,  de  trois  mètres  sur 
quatre,  est  singulièrement  rétréci  par  une  quantité 
d'ordures  de  toutes  sortes,  coques  d'œufs,  écailles 
de  moules,  terre  remuée  et  humide,  fumier  plus 
sale  que  le  plus  sale  fumier.  Il  est  facile  de  voir 
qu'on  ne  marche  jamais  dans  ce  souterrain;  on  se 
couche,  et  on  dort  oii  l'on  est  tombé.  Le  mobilier  se 
compose  d'un  très-petit  poêle  en  fonte  dont  le  des- 
sus est  disposé  de  manière  à  servir  de  chaudron, 
de  trois  vases  en  terre,  d'un  escabeau  et  d'un  bois 
de  lit  sans  literie.  Il  n'y  a  ni  paille  ni  couverture. 
La  femme  qui  loge  au  fond  de  cette  cave  n'en  sort 
jamais;  elle  a  soixante-trois  ans,  le  mari  n'est  pas 
ouvrier;  ils  ont  deux  iilles,  dont  l'aînée  a  vingt- 
deux  ans.  Ces  quatre  personnes  demeurent  ensemble 
et  n'ont  pas  d'autre  domicile. 

Cette  cave  est  une  des  plus  misérables,  d'abord 
par  l'extrême  malpropreté  et  l'extrême  dénùment  de 
ceux  qui  l'habitent,  ensuite  par  ses  dimensions;  la 
plupart  des  caves  ont  un  ou  deux  mètres  de  plus. 
Ces  souterrains  servent  de  logement  à  toute  une 
famille;  par  conséquent,  le  père,  la  mère,  les  en- 
fants couchent  dans  le  même  local  et  trop  souvent, 


158     FILATURES  ET  TISSAGES  MÉCANIQUES. 

quel  que  soit  leur  âge,  dans  le  même  lit.  Le  plus 
grand  nombre  de  ces  malheureux  ne  trouvent  plus 
aucun  inconvénient  à  la  confusion  des  sexes.  S'il 
en  résulte  un  inceste,  ils  ne  le  cachent  pas,  ils  n'en 
rougissent  pas;  à  peine  savent-ils  que  le  reste 
des  hommes  ont  d'autres  mœurs.  Quelques  caves 
sont  partagées  en  deux  par  une  arcade,  ce  qui 
permettrait  une  séparation  qu'en  général  ils  ne  font 
pas.  Il  est  vrai  que  la  plupart  du  temps  l'àrrière- 
cave  est  entièrement  obscure;  l'air  y  est  plus  rare, 
l'odeur  plus  infecte.  Dans  quelques-unes,  l'eau 
ruisselle  sur  les  murs;  d'autres  sont  voisines  d'un 
égout  et  empestées  de  vapeurs  méphitiques,  surtout 
en  été. 

La  commission  des  logements  insalubres,  qui 
fonctionne  à  Lille  avec  une  loutible  énergie,  a  mar- 
qué plusieurs  de  ces  caves  pour  être  détruites; 
mais  on  est  bien  obligé  de  les  tolérer  provisoire- 
ment, parce  que  les  familles  qui  les  habitent  ne 
sauraient  où  se  loger.  L'avantage  ne  serait  pas  fort 
grand  pour  elles,  si,  en  quittant  leurs  maisons 
souterraines,  elles  étaient  contraintes  de  se  réfugier 
dans  les  anciennes  courettes  de  Lille.  Ces  courettes 
sont  des  labyrinthes  formés  de  longues  ruellesqui  dé- 
boucherit  les  unes  dans  les  autres  et  sont  toutes 
bordées  de  vieilles  et  chétives  maisons  mal  bâties, 
mal  éclairées,  mal  fermées,  où  les  familles  d'ou- 
vriers s'entassent.  On  ne  peut  passer  qu'un  à  un 


LOGEMENTS  D'OUVRIERS.  159 

dans  ces  ruelles,  on  y  marche  dans  les  immondices. 
Toutes  les  maisons  y  répandent  une  odeur  infecte,  à 
cause  des  lieux  d'aisance  placés  au  bas  des  esca- 
liers, et  qui  pour  la  plupart  ne  ferment  pas.  Un 
ménage  occupe  rarement  plus  d'une  seule  chambre, 
et  on  la  lui  fait  payer  de  1  franc  25  centimes  à  2  francs 
par  semaine.  Les  fenêtres  sont  en  nombre  insuffisant 
et  ne  donnent  passage  qu'à  un  air  déjà  vicié.  Dans 
beaucoup  de  maisons,  elles  ne  sont  pas  faites  pour 
s'ouvrir.  L'état  des  murs,  des  châssis,  des  planchers, 
atteste  l'incurie  des  propriétaires.  Les  cheminées, 
quand  il  y  en  a,  sont  hors  de  service;  c'est  toujours 
sur  un  poêle  de  fonte  qu'on  prépare  les  aliments  de 
la  famille'.  Ici,  comme  dans  les  caves,  on  est  frappé 

1.  Nous  extrayons  le  passage  suivant  d'un  rapport  de  l'inten- 
dance sanitaire  à  la  municipalité  de  Lille  sur  les  moyens  à  pren- 
dre immédiatement  contre  le  choléra-morbus.  Ce  rapport  est  de 
1832.  Les  améliorations  opérées  depuis  sont  immenses,  en  ce 
sens  surlout  qu'on  a  créé  de  nouveaux  quartiers  et  fermé  la 
presque  totalité  des  caves.  Mais  si  la  misère  n'est  plus  aussi 
générale  qu'en  1832,  on  trouve  encore  dans  la  ville  de  trop  nom- 
breux ménages  qui  ressemblent  trait  pour  trait  à  ceux  dont  on 
va  lire  la  description.  Ce  rapport  est  cité  par  M.  Villermé,  t.  I, 
p.  86  et  suiv. 

a  H  est  impossible  de  se  figurer  l'aspect  des  habitations  de 
nos  pauvres,  si  on  ne  les  a  pas  visitées.  L'incurie  dans  laquelle 
ils  vivent  attire  sur  eux  des  maux  qui  rendent  leur  misère 
affreuse,  intolérable,  meurtrière.  Leur  pauvreté  devient  fatale 
par  l'état  d'abandon  et  ds  démoralisation  qu'elle  produit....  Dans 
leurs  caves  obscures,  dans  leurs  chambres  qu'on  prendrait  pour 
des  caves  ,  l'air  n'est  jamais  renouvelé,  et  il  est  infect  ;  les  murs 
sont  plâtrés  de  mille  ordures....  S'il  existe  un  lit,  ce  sont  quel- 


160      FILATURES  ET  TISSAGES  MÉCANIQUES. 

du  petit  nombre  des  lits;  il  est  rare  que  le  même 
ménage  en  ait  deux.  La  charité,  qui  est  très-active 
à  Lille,  distribue  beaucoup  d'objets  de  literie.  L'au- 

ques  planches  sales,  grasses;  c'est  de  la  paille  humide  et  pu- 
trescenle;  c'est  un  drap  grossier,  dont  la  couleur  et  le  tissu  se 
cachent  sous  une  couche  de  crasse  ;  c'est  une  couverture  sem- 
blable à  un  tamis....  Les  meubles  sont  disloqués,  vermoulus, 
tout  couverts  de  saletés.  Les  ustensiles  sont  jetés  sans  ordre  à 
travers  l'habitation.  Les  fenêtres,  toujours  closes,  sont  garnies 
de  papiers  et  de  verres,  mais  si  noirs,  si  enfumés  que  la  lu- 
mière n'y  saurait  pénétrer;  et,  le  dirons-nous,  il  est  certains 
propriétaires  qui  font  clouer  les  croisées  pour  qu'on  ne  casse 
■pas  les  vitres  en  les  fermant  ou  en  les  ouvrant.  Le  sol  de  l'habi- 
tation est  encore  plus  sale  que  tout  le  reste  :  partout  ce  sont  des 
tas  d'ordures,  de  cendres,  de  débris  de  légumes  ramassés  dans 
les  rues,  de  paille  pourrie;  des  nids  pour  des  animaux  de  toutes 
sortes;  aussil'air  n'est-il  plus  respirable.  On  est  fatigué,  dans 
C3S  réduits,  d'une  odeur  fade,  nauséabonde,  quoiqu'un  peu 
piquante,  odeur  de  saleté,  odeur  d'ordure,  odeur  d'homme, 
etc.,  etc.  —  Et  le  pauvre  lui-même,  comment  est-il  au  milieu 
d'un  pareil  taudis?  Ses  vêtements  sont  en  lambeaux,  sans  con- 
sistance, consommés,  recouverts,  aussi  bien  que  ses  cheveux, 
qui  ne  connaissent  pas  le  peigne,  des  matières  de  l'atelier.  Et 
sa  peau?  Sa  peau,  bien  que  sale,  on  la  reconnaît  sur  sa  face; 
mais  sur  le  corps,  elle  est  pei-nte ,  elle  est  cachée,  si  vous  vou- 
lez, parles  insensibles  dépôts  d'exsudations  diverses. Eien  n'est 
plus  horriblement  sale  que  ces  pauvres  démoralisés.  Quant  à 
leurs  enfants,  ils  sont  décolorés,  ils  sont  maigres,  chétifs, 
vieux,  oui,  vieux  et  ridés;  leur  ventre  est  gros  et  leurs  membres 
émaciés;  leur  colonne  vertébrale  est  courliée  ou  leurs  jambes 
torses,  leur  cou  est  couturé  ou  garni  de  glandes;  leurs  doigts 
sont  ulcérés  et  leurs  os  gonflés  et  ramollis;  enfin,  ces  petits 
malheureux  sont  tourmentés,  dévorés  par  les  insectes,  >)  Parmi 
les  signataires  de  ce  rapport,  on  trouve  le  nom  de  M.  Lestibou- 
dois,  longtemps  député  de  Lille,  et  celui  de  M.  Kulmann,  au- 
jourd'hui président  de  la  chambre  de  commerce. 


LOGEMENTS  D'OUVRIERS.  161 

mône  annuelle  de  l'administration  du  Cercle  lillois 
consiste  en  lits  de  fer;  le  bureau  de  bienfaisance 
en  a  donné  trois  mille  cinr;  cents  en  quatre  ans. 
Les  familles  qui  les  reçoivent  ne  les  uliiisent  pas 
toujours;  quelquefois  elle  les  vendent,  très-souvent 
elles  sont  obligées  d'y  renoncer  à  cause  de  l'insuf- 
fisance du  local. 

Il  n'y  a  pas  de  grandes  différences  enlre  les  coii- 
reltcs  de  Lille,  les  forts  de  Roubaix,  les  couvents  de 
Saint-Quentin  :  partout  le  même  entassement  de  per- 
sonnes, la  même  insalubrité.  A  Pioubaix,  oii  la  ville 
est  ouverte,  l'espace  ne  manque  pas.  Tout  est  neuf, 
puisque  la  ville  vient  de  sortir  de  terre.  On  n'a  pas, 
comme  naguère  encore  à  Lille,  la  double  excuse  d'une 
ville  fortiiiée  où  l'espace  est  circonscrit,  et  oij  l'on 
ne  peut  abattre  que  pour  rebâtir.  De  plus,  les  loge- 
ments ne  suflisent  plus  au  nombre  toujours  crois- 
sant des  ouvriers,  ce  qui  est  pour  les  propriétaires 
une  garantie  contre  les  non-valeurs.  Tout  récem- 
ment un  manufacturier  qui  manquait  de  bras  em- 
baucha à  grand'peine  quelques  ouvrières  à  Lille;  il 
les  paya  bien,  leur  donna  un  travail  avantageux 
dans  un  atelier  très-supérieur,  pour  les  conditions 
hygiéniques,  à  celui  qu'elles  quittaient;  cependant, 
arrivées  le  samedi,  elles  réclamèrent  leurs  livrets  le 
jeudi  :  elles  n'avaient  pas  trouvé  à  se  loger  et  avaient 
passé  ces  quatre  jours  sous  une  porte  cochère. 
.\ffluence  de  locataires,  abondance  de  terrains,  dans 


162     FILATURES  ET  TISSAGES  MÉCANIQUES. 

de  telles  conditions,  n'esl-il  pas  inexplicable  que  les 
logements  d'ouvriers  soient  aussi  mauvais  et  aussi 
chers  à  Roubaix  qu'à  Lille?  Les  anciens  forts  (c'est 
le  nom  des  courettes  de  Roubaix)  sont  placés  à  plu- 
sieurs kilomètres  des  lilalures.  Ils  n'en  sont  pas 
plus  sains  pour  cela,  parce  que  les  maisons  sont 
mal  construites,  serrées  les  unes  contre  les  autres. 
Les  terrains  qui  séparent  les  rangées  de  maisons  ne 
sont  pas  même  nivelés.  Dans  plusieurs  forts  il  n'y  a 
pas  de  ruisseaux  pour  l'écoulement  des  eaux  ména- 
gères :  elles  croupissent  dans  des  puits  sans  lin  jus- 
qu'à ce  que  le  soleil  les  dessèche.  Au  l'oit  Frasé,  qui 
contient  cent  maisons,  il  y  a  beaucoup  de  terrain 
perdu;  rien  ne  serait  plus  facile  que  de  transfor- 
mer ces  déserts  en  places  plantées  d'arbres,  en  jardi- 
nets, ce  qui  embellirait  et  assainirait  en  môme  temps 
les  logements.  On  nj  paraît  pas  y  songer.  Voici,  au 
hasard,  la  description  de  quelques  logements.  Dans 
le  fort  Wattel,  un  logement  au  premier;  on  monte 
par  une  échelle  et  une  trappe  sans  porte.  Superficie, 
deux  mètres  cinquante  centimètres  sur  trois  mètres; 
une  seule  fenêtre  étroite  et  basse;  les  murailles 
ne  sont  ni  blanchies  ni  crépies.  Ce  local  est  habité 
par  quatre  personnes,  le  père,  la  mère  et  deux  en- 
fants de  sexe  différent,  l'un  de  dix  ans,  l'autre  de 
dix-sept.  Il  coûte  1  franc  par  semaine.  Dans  la  cour 
d'Halluin,  au  fort  Frasé,  on  remarque  une  maison 
plus  haute  que  les  autres,  dont  le  rez-de-chaussée  est 


LOGEMENTS  D'OUVRIERS.  163 

fort  bizarre.  La  maison  est  plus  longue  que  large; 
elle  n'a  que  deux  fenêtres,  l'une  devant,  l'autre 
derrière;  cependant  elle  est  divisée  en  trois  loge- 
ments dans  le  sens  de  la  profondeur.  Le  logement 
du  milieu  serait  donc  complètement  obscur,  s'il 
était  séparé  des  deux  autres  par  des  cloisons  opa- 
ques; mais  il  n'est  fermé  que  par  deux  vitrages  qui 
remplissent  absolument  tout  l'espace,  et  lui  donnent 
l'aspect  d'une  cage  de  verre.  Il  en  résulte  que  le 
ménage  placé  dans  ce  logement  n'a  pas  d'air,  et 
qu'aucun  des  ménages  n'a  de  chez  soi,  car  il  est 
impossible  à  aucune  des  trois  familles  de  déro- 
ber un  seul  de  ses  mouvements  aux  deux  autres. 
Le  propriétaire  est  un  maître  vitrier,  ce  qui  expli- 
que ce  mode  de  fermeture,  assez  peu  économique 
d'ailleurs.  Un  de  ces  logements  est  loué  5  francs 
par  mois;  la  femme  qui  l'habite  a  cinq  enfants  en 
bas  âge.  On  a  pratiqué  dans  un  angle  de  la  chambre 
une  espèce  de  cage  ou  de  soupente  à  laquelle  on 
parvient  par  un  escalier  tournant  aussi  roide  qu'une 
échelle.  Cette  cage  peut  tenir  un  lit  ;  la  locataire  l'a 
sous-louée  pour  75  centimes  par  semaine,  à  une 
piqûrière  abandonnée  par  son  amant  avec  un  enfant 
de  quelques  semaines  sur  les  bras.  Outre  le  lit,  la 
soupente  contient  une  chaise  sur  laquelle  on  met  en 
hiver  une  terrine  remplie  de  charbon  allumé  :  un 
trou  pratiqué  dans  le  plafond,  immédiatement  au- 
dessus,  livre  passage  à  la  vapeur.  L'enfant  est  placé 


164     FILATURES  ET  TISSAGES  MÉGANIQUES. 

sur  le  lit,  où  il  reste  tout  seul  tout  le  jour;  la  mère 
vient  l'allaiter  à  midi.  Il  n'y  a  et  il  ne  peut  y  avoir 
aucun  autre  meuble  dans  ce  petit  réduit,  où  l'on 
n'entre  qu'en  rampant.  Une  robe  et  un  bonnet,  avec 
un  petit  paquet  pouvant  contenir  au  plus  une  che- 
mise, sont  placés  sur  une  tablette;  au-dessous  est 
un  vieux  parapluie  de  soie,  objet  de  grand  luxe, 
débris  d'une  opulence  perdue.  Presque  tous  les 
habitants  de  cette  cour  sont  sujets  à  la  fièvre;  s'il 
survenait  une  épidémie,  toute  cette  population  se- 
•rait  emportée.  Il  n'y  a  pas  deux  années  cependant 
que  la  cour  d'Halluin  a  été  bâtie.  On  construit  en 
ce  moment'  plusieurs  rangées  de  maisons  d'ou- 
vriers dans  la  ville  même  deRoubaix,  près  du  canal. 
Ces  maisons  ne  sont  ni  drainées  ni  suffisamment 
espacées;  le  plan  en  est  défectueux  sous  tous  les 
rapports;  elles  n'ont  point  de  cour  séparée,  aucune 
dépendance;  les  pièces  sont  trop  petites;  l'escalier 
n'ayant  pas  de  cage,  les  habitants  du  rez-de-chaus- 
sée sont  forcés  de  livrer  passage  à  ceux  de  l'étage 
supérieur.  On  trouve  à  Roubaix,  comme  partout, 
des  hommes  de  cœur  à  la  tête  de  l'industrie,  il  est 
fâcheux  qu'ils  n'aient  pas  compris  l'importance 
capitale  des  logements  d'ouvriers ,  et  qu'ils  en 
aient  abandonné  la  construction  à  de  simples  spé- 
culateurs. 

1.  Ces  observations  se  rapportent  au  mois  de  mai  1860. 


LOGEMENTS  D  OUVRIERS.  165 

A  Amiens,  à  Saint-Quentin,  c'est  à  peine  si  les 
logements  sont  moins  tristes  et  moins  insalubres 
qu'à  Roubaix  et  à  Lille.  A  Saint-Quentin  cependant 
on  trouve  encore  quelques  traces  de  la  propreté  fla- 
mande. Les  plus  pauvres  s'efforcent  de  se  procurer 
une  de  ces  pendules  grossières  qui  ornent  les  chau- 
mières de  paysans;  s'ils  ont  quelques  sous,  ils  achè- 
tent une  image  pour  décorer  leur  chambre.  A 
Amiens,  le  goût  de  la  propreté  est  déjà  moins  gé- 
néral ;  on  sent  une  tristesse  plus  morne  ;  le  fond  du 
caractère  paraît  être  l'apathie.  Il  n'est  pas  rare  de 
trouver  des  ouvriers  qui  habitent  la  même  chambre 
depuis  un  grand  nombre  d'années  ;  ce  n'est  pas 
qu'ils  y  soient  bien,  c'est  tout  simplement  qu'ils  y 
sont,  et  qu'ils  n'ont  pas  l'idée  d'aller  chercher  ail- 
leurs. La  cité  Damis,  récemment  créée  sur  une 
hauteur,  en  très-bon  air,  leur  donnerait  des  loge- 
ments incomparablement  plus  spacieux  et  mieux 
appropriés  pour  le  même  prix;  mais  il  faudrait  se 
mouvoir,  ils  restent  dans  leurs  vieux  quartiers,  à 
Saint- Germain ,  à  Saint-Leu.  L'exemple  le  plus 
frappant  de  cette  résignation  paresseuse  est  celui 
de  deux  vieillards  qui  habitent  une  petite  maison- 
nette rue  du  Milieu,  dans  la  paroisse  Saint-Ger- 
main. Le  mari  a  quatre-vingt-trois  ans,  et  la  femme 
quatre-vingt-deux;  ils  sont  mariés  depuis  soixante- 
trois  ans,  et  en  voilà  cinquante-sept  qu'ils  habitent 
ce  logement,  où  la  fumée  les  étouffe  dès  qu'ils  font 


166     FILATURES  ET  TISSAGES  MÉGANIQUES. 

un  peu  de  feu,  où  le  vent  souffle  à  travers  les  ais 
mal  joints  de  la  porte,  où  l'eau  du  ruisseau  les 
poursuit  et  les  inonde. 

C'est  un  triste  séjour  que  ce  quartier  de  la 
Veillière.  Il  est  comme  endormi;  il  fait  mal  h  voir, 
car  il  est  vieux  sans  être  vénérable.  Il  y  a  là,  entre 
autres  preuves  de  misère  profonde,  un  rez-de- 
chaussée  composé  de  deux  pièces  mal  pavées  en 
petites  pierres,  et  dont  la  seconde,  ne  prenant  jour 
d'aucun  côté,  est  constamment  plongée  dans  des 
ténèbres  absolues.  Elle  touche  à  un  dépôt  d'os  placé 
dans  la  maison  voisine  et  qui  répand  durant  l'été 
une  odeur  tellement  infecte,  qu'il  est  difficile  de 
l'endurer  pendant  dix  minutes.  L'ouvrier  qui  ha- 
bite cette  triste  demeure  est  homme  de  peine  dans 
une  fabrique;  sa  femme  est  dévideuse;  ils  ont 
une  lille  de  vingt  ans,  et  cinq  autres  enfants  en 
bas  âge'. 

Amiens  est  pourtant  une  belle  ville,  une  ville 
riante,  qui  a  de  beaux  boulevards,  de  vastes  rues 
bien  bâties,  une  promenade  magnifique,  une  des 
plus  belles  cathédrales  du  monde.  Il  ne  tient  qu'à 
ses  habitants  de  croire  que  la  misère  n'existe  pas, 
que  tous  les  ouvriers  ont  du  pain  et  du  feu,  et 
qu'aucun  vieillard  ne  manque  d'une  botte -de  paille 

1.  L'incendie  de  1861  a  consumé  une  faiirique  et  un  rang 
de  maisons.  On  a  reconstruit  ce  qui  a  été  brûlé,  mais  sans  tou- 
cher aux  maisons  environnantes. 


LOGEMENTS  D'OUVRIERS.  167 

pour  reposer  la  nuit  ses  membres  fatigués.  Le  con- 
traste est  peut-être  encore  plus  marqué  à  Reims, 
parce  que  l'industrie  y  est  beaucoup  plus  vivante. 
Cette  cathédrale  merveilleuse,  ces  galeries  en  plein 
vent  qui  rappellent  les  ponts  couverts  de  Lucerne, 
cette  montagne  de  Reims,  si  chère  aux  épicuriens, 
qui  étale  à  l'horizon  ses  riants  coteaux  couronnés 
de  pampres,  ces  ateliers  bien  aérés,  bien  outillés, 
d'où  sortent  incessamment  des  montagnes  de  laine 
filée,  des  monceaux  de  flanelle,  des  avalanches  de 
draps  et  de  lainages,  laissent  à  peine  soupçonner 
toute  la  misère  qui  se  cache  à  deux  pas,  les  mai- 
sons bâties  au  pied  des  anciens  remparts  et  dont  le 
sol  disparaît  l'hiver  sous  les  eaux  de  pluie,  les  loge- 
ments de  la  cour  Fructus,  de  la  cour  Saint-Joseph, 
de  la  place  Saint-Nicaise,  du  cimetière  de  la  Made- 
leine, de  la  rue  du  Barbâtre,  plus  dépouillés  et  plus 
tristes  que  des  cachots;  les  longues  files  de  cham- 
bres où  l'eau  tombe  goutte  à  goutte  par  les  toits 
eflbndrés,  où  manquent  l'espace,  l'air  et  le  jour, 
enfouies  dans  des  caves,  perchées  dans  des  greniers, 
entassées,  serrées,  pressées  les  unes  contre  les  au- 
tres, étouffées  dans  d'humides  et  obscurs  couloirs, 
séjour  affreux  de  la  faim,  de  la  maladie  et  de  la  dé- 
bauche. Dms  la  cour  n"  136,  sur  le  boulevard  Cérès, 
oh  peut  voir  encore,  sous  un  escalier,  une  soupente 
de  2  mètres  de  long  sur  1  mètre  et  demi  de  large. 
Il  est  impossible  de  s'y  tenir  debout,  même  sous  la 


168      FILATURES  ET  TISSAGES  MÉCANIQUES. 

partie  la  plus  élevée  de  l'escalier;  il  n'y  a  point  de 
fenêtre,  et  pour  avoir  un  peu  d'air  et  de  jour  on  est 
contraint  de  laisser  la  porte  ouverte  :  ce  n'est  plus 
aujourd'hui  qu'un  fournil  ;  mais  le  docteur  Maldan 
y  a  soigné  une  femme  paralytique  qui  a  vécu  dans 
ce  trou,  si  cela  peut  s'appeler  vivre,  pendant  deux 
ans  et  demi. 

Afin  qu'on  prenne,  pour  ainsi  dire,  les  logements 
insalubres  de  la  ville  de  Reims  sur  le  fait,  voici 
quelques  extraits  copiés  sur  les  procès-verbaux  de 
la  commission  municipale  :  «  Maison  rue  Saint- 
Guillaume,  n°  4,  louée  et  habitée  par  le  sieur  R.... 
et  son  épouse,  qui  y  tiennent  une  pension  d'ou- 
vriers. Au  fond  de  la  cour  est  une  espèce  de  cellier, 
précédé  d'un  dessous  d'escalier  oij  sont  établis  des 
lieux  d'aisance.  Rien  de  plus  malsain  que  ce  réduit 
obscur  où  l'air  pénètre  à  peine,  où  l'humidité  est 
constante,  et  qui  sert  de  chambre  à  coucher  aux 
époux  R...  et  à  deux  ouvriers. 

«  Le  mal  est  aggravé  par  les  exhalaisons  méphiti- 
ques des  latrines  mal  fermées,  et  tenues  on  ne  peut 
plus  malproprement. 

«  Cette  chambre  privée  d'air  et  de  jour,  dont  le 
sol  est  très-humide,  dont  les  murailles  nues  sont 
salpêtrées,  dont  le  plafond  est  un  plancher  ver- 
moulu à  deux  mètres  de  hauteur  au  plus,  doit  être 
condamnée  et  redevenir  comme  par  le  passé  un 
cellier,  une  remise.  » 


LOGEMENTS  D'OUVRIERS.  169 

Ailleurs,  les  mêmes  procès-verbaux  décrivent  uri 
grenier  «  assez  étendu,  mais  entièrement  privé  d'air 
et  de  jour,  et  n'ayant,  dans  la  toiture,  qu'une  vitre 
dormante.  Ce  grenier  sert  de  chambrée,  contenant 
quatre  lits  dans  chacun  desquels  couchent  deux 
ouvriers.  »  Et  le  commissaire  de  police  ajoute  en 
note  :  «■  Le  pavé  de  la  cour  a  besoin  d'être  rétabli 
entièrement;  les  eaux  pluviales  et  ménagères  y 
croupissent.  » 

Toutes  les  villes  industrielles  offrent  le  même 
spectacle.  A  Thann,  dans  le  faubourg  Kattenbach, 
un  logement  de  deux  pièces  étroites  qui  abrite  le 
pèrC;,  la  mère,  la  fille  et  le  gendre  avec  quatre  en- 
fants, n'a  d'autre  entrée  qu'une  étable  à  porcs,  où  le 
propriétaire  entretient  de  superbes  échantillons  de 
la  famille  porcine  côte  à  côte  avec  les  locataires.  Vis- 
à-vis,  deux  frères  ayant  chacun  leur  femme  et  trois 
enfants,  en  tout  dix  personnes,  ont  habité  une  cham- 
bre de  trois  mètres  sur  cinq,  éclairée  par  une  seule 
fenêtre.  Tout  près  de  là,  une  chambre  assez  vaste  et 
assez  bien  éclairée  servait  de  logement  à  neuf  per- 
sonnes en  1855,  lorsque  le  choléra  éclata  ;  le  fléau 
fit  sept  victimes  en  deux  jours.  Toute  cette  popula- 
tion était  moissonnée  comme  des  épis  de  blé  par  la 
serpe  du  faucheur;  quand  la  mort  entrait  dans  une 
maison,  on  ne  pouvait  plus  être  sauvé  que  par  un 
miracle.  Laissons  de  côté  Mulhouse,  que  M,  Vil- 
lermé  a  vue  encore  si  misérable  en  1840,  mais  qu'il 

10 


170  FILATURES  ET  TISSAGES  MÉGANIQUES, 
ne  reconnaîtrait  plus  aujourd'hui,  et  à  laquelle  nous 
devrons  pput-être  un  jour  la  régénération  de  nos 
mœurs  industrielles;  traversons  toute  la  France. 
Elbeuf,  dont  la  prospérité  industrielle  est  si  grande, 
devrait  avoir  des  logements  salubres;  c'est  une 
ville  toute  neuve,  et  qui  peut  s'étendre  aisément  sur 
les  coteaux  qui  l'avoisinent.  On  trouve  en  effet  jus- 
qu'à mi-côte,  le  long  d'un  petit  chemin  bordé  de 
riants  arbustes,  quelques  maisonnettes  bâties  sans 
soin  et  sans  intelligence  par  de  petits  spéculateurs 
à  peine  moins  misérables  que  les  locataires  qu'ils  y 
recueillent.  Vous  montez  deux  ou  trois  marches  for- 
mées de  quelques  pierres  non  taillées,  et  vous  vous 
trouvez  dans  une  petite  chambre  éclairée  par  une 
étroite  fenêtre,  et  dont  les  quatre  murs  de  terre 
n'ont  jamais  été  ni  blanchis  ni  crépis.  Quelques  ma- 
driers à  demi  pourris,  posés  de  champ  sur  le  sol, 
simulent  un  plancher.  Sur  le  bord  du  chemin,  une 
vieille  femme  loue  65  centimes  par  semaine  une 
hutte  de  terre  qui  est  littéralement  nue  :  ni  lit,  ni 
chaise,  ni  table  ;  c'est  à  en  demeurer  confondu.  Elle 
couche  sur  un  peu  de  paille  trop  rarement  renouve- 
lée, tandis  que  son  fils,  qui  est  manœuvre  sur  le  port, 
dort  le  soir  sur  la  terre  humide,  sans  paille  ni  cou- 
verture. A  quelques  pas  de  là,  en  arrière  du  che- 
min, un  trameur  âgé  de  soixante  ans  habite  une  sorte 
de  hutte  ou  de  guérite,  car  on  ne  sait  quel  nom  lui 
donner,  dont  la  malpropreté  fait  soulever  le  cœur. 


LOGEMENTS  D'OUVRIERS.  171 

Elle  n'a  que  la  longueur  d'un  homme,  et  un  mètre 
vingt-cinq   centimètres  environ  de   largeur.  11  y 
demeure  jour  et    nuit  depuis  vingt  ans.   Aujour- 
d'hui il  est  presque  idiot,  et  refuse  d'aller  occuper        > 
un  logement  meilleur  qu'on  lui  propose*. 

La  misère  n'est  pas  moins  horrible,  et  surtout  elle 
est  beaucoup  plus  générale  à  Rouen.  On  ne  peut  se 
faire  une  idée  de  la  malpropreté  de  certaines  mai- 
sons à  moins  de  l'avoir  vue.  Les  pauvres  gens  ali- 
mentent leur  feu  avec  des  débris  de  pommes  qui 


1.  J'ai  visité  ces  tristes  demeures  avec  un  manufacturier  d'El- 
beuf,  M.  Simon,  que  tous  les  malheureux  connaissent  bien. 
II  s'est  fondé  récemment  à  Eibeuf  une  société  industrielle  dont 
la  première  pansée  est  due  à  M.  Louis  Auber.  La  société  a  tenu 
sa  première  séance  le  24  décembre  1858-  Le  nombre  des  mem- 
bres ordinaires  s'élève  déjà  à  cent  quarante  trois,  et  le  produit 
de  la  cotisation  annuelle  à  7000  francs.  Dès  que  la  société  sera 
reconnue  comme  établissement  d'utilité  publique,  les  dons  et 
legs  afflueront.  Elle  est  divisée  en  trois  sections  :  section  des 
arts  méca.iques  et  iaduslrielset  des  beaux-arts,  section  de  com- 
merce et  d'économie  sociale,  section  d'agriculture,  d'histoire 
naturelle,  de  chimie  et  de  physique.  Elle  a  déjà  cinq  cours  en 
activité,  mécanique  appliquée,  chimie  appliquée,  physique  ap- 
pliquée, dessin  linéaire,  dessin  d'ornement.  Elle  s'occupe,  en 
ce  moment  même,  de  créer  un  cours  de  tissage  et  un  cours  de 
comptabilité.  On  compte  parmi  les  sociétaires  des  membres  de 
la  chambre  consultative  des  arts  et  manufactures,  MM.  Poussin 
père,  Pasquier,  Prieur  neveu,  Lecerf,  Poussin  fils,  Aube  père, 
et  des  jeunes  gens  pleins  d'ardeur  et  d'intelligence,  tels  que 
MM.  de  Gérin  Roze,  Léon  Collas,  etc.  C'est  un  véritable  bon- 
heur d'avoir  à  signaler  des  créations  pareilles,  et  de  se  souvenir 
en  même  temps  que  Mulhouse  a  été  transformée  de  fond  en  comble 
par  sa  société  industrielle. 


172      FILATURES  ET  TISSAGES  MÉCANIQUES. 

ont  servi  à  faire  de  la  boisson,  et  qu'on  leur  çlonne 
pour  rien  ;  ils  en  ont  des  quantités  dans  un  coin  de 
leur  chambre;  une  végétation  hybride  sort  de  ces 
amas  de  matière  végétale  en  putréfaction.  Quelque- 
fois les  propriétaires,  mal  payés,  négligent  les  répa- 
rations les  plus  urgentes.  Dans  une  mansarde  de  la 
rue  des  Matelas,  le  plancher,  entièrement  pourri, 
tremble  sous  les  pas  des  visiteurs  ;  à  deux  pieds  de 
la  porte  est  un  trou  plus  large  que  le  corps  d'un 
homme.  Les  deux  malheureuses  qui  habitent  là 
sont  obligées  de  vous  crier  de  prendre  garde,  car 
'  elles  n'ont  pas  un  meuble  à  placer  en  travers  de  ce 
trou,  pas  un  bout  de  planche.  Il  n'y  a  chez  elles  que 
leur  rouet,  deux  chaises  basses  et  les  restes  d'un 
bois  de  lit  sans  paillasse.  Sur  une  petite  place  per- 
due à  l'extrémité  de  la  rue  des  Canettes,  et  dont  les 
maisons  en  bois  paraissent  toutes  sur  le  point  de  s'é- 
crouler, un  tisseur  de  bretelles  est  allé  se  loger  avec 
sa  famille  dans  un  étroit  espace  destiné  évidemment 
à  servir  de  grenier.  Le  logement  a  deux  mètres  trente 
centimètres  sur  quatre  mètres  quatre-vingt-quinze 
centimètres,  si  l'on  mesure  le  plancher;  mais  une  sail- 
lie, nécessitée  par  les  tuyaux  de  cheminée  des  étages 
inférieurs,  en  encombre  la  meilleure  moitié,  et  le 
reste  est  tellement  rapproché  du  toit,  qu'on  ne  peut 
faire  trois  pas  en  se  tenant  debout.  Quand  le  mari,  la 
femme  et  les  quatre  enfants  se  trouvent  réunis,  il 
est  clair  qu'ils  ne  sauraient  se  mouvoir.  On  ne  sera 


LOGEMENTS  D'OUVRIERS.  173 

pas  surpris  d'apprendre  que  le  manque  d'air  et  la 
faim  font  de  fréquentes  victimes  dans  un  tel  réduit. 
Des  quatre  enfants  qui  restaient  en  avril  1860,  deux 
étaient  morts  trois  mois  après.  Quand  ils  furent  vi- 
sités au  mois  d'avril,  le  médecin  (M.  Leroy)  parla  d'un 
bon  qu'il  avait  donné  la  semaine  précédente  pour  du 
lait.  A  ce  souvenir,  toutes  les  ligures  s'épanouirent, 
a  Elle  en  a  bu,  =  dit  la  mère,  en  montrant  sa  fille 
aînée,  à  moitié  mourante,  et  qui  eut  pourtant  la 
force  de  sourire.  La  faim  avait  presque  réduit  cette 
enfant,  qui  eût  été  belle,  à  l'état  de  squelette. 

Le  père  de  cette  pauvre  famille  est  bon  tisserand. 
Il  pourrait  gagner  dans  un  tissage  ordinaire  des 
journées  de  3  ou  4  francs,  tandis  qu'il  ne  gagne 
que  1  franc  50  centimes  dans  une  fabrique  de 
bretelles.  On  se  demandera  pourquoi  il  y  reste. 
A  la  naissance  de  son  dernier  enfant,  il  n'y  avait 
point  d'argent  chez  lui  :  ni  feu,  ni  couverture,  ni 
lumière,  ni  pain  ;  il  emprunta  20  francs  à  son  pa- 
tron, qui  est  honnête  homme.  Il  ne  peut  mainte- 
nant, sans  payer  sa  dette,  reprendre  son  livret  et 
quitter  cet  atelier  où  son  travail  ne  lui  rapporte  pas 
de  quoi  vivre.  11  est  clair  qu'il  y  mourra  si  on  ne  lui 
vient  en  aide;  mais  sa  famille  sera  morte  avant  lui. 

M,  Blanqui  décrivait  ainsi,  il  y  a  douze  ans,  les 
maisons  d'ouvriers  pauvres  à  Rouen  :  a  On  n'entre 
dans  ces  maisons  que  par  des  allées  basses,  étroites 
et  obscures,  où  souvent  un  homme  ne  peut  se  tenir 


174      FILATURES  ET  TISSAGES  MÉCANIQUES. 

debout.  Ces  allées  servent  de  lit  à  un  ruisseau  fé- 
tide, chargé  des  eaux  grasses  et  des  immondices  de 
toute  espèce  qui  pleuvent  de  tous  les  étages  et  qui 
séjournent  dans  de  petites  cours  mal  pavées,  en  fla- 
ques pestilentielles.  On  y  monte  par  des  escaliers 
en  spirale,  sans  garde-fou,  sans  lumière,  hérissés 
d'aspérités  produites  par  des  ordures  pétrifiées,  et 
l'on  aborde  ainsi  de  sinistres  réduits,  bas,  mal  fer- 
més, mal  ouverts,  presque  toujours  dépourvus  de 
meubles  et  d'ustensiles  de  ménage.  Le  foyer  domes- 
tique des  malheureux  habitants  de  ces  réduits  se 
compose  d'une  litière  effondrée,  sans  draps  ni  cou- 
vertures, et  leur  vaisselle  consiste  en  un  pot  de  bois 
ou  de  grès  écorné  qui  sert  à  tous  les  usages.  Les  en- 
fants les  plus  jeunes  couchent  sur  un  sac  de  cen- 
dres ;  le  reste  de  la  famille  se  plonge  pèle-mèle  père 
et  enfants,  frères  et  sœurs,  dans  cette  litière  indes- 
criptible comme  les  mystères  qu'elle  recouvre.  Il 
faut  que  personne  n'ignore  qu'il  existe  des  milliers 
d'hommes  parmi  nous  dans  une  situation  pire  que 
l'état  sauvage....  »  Ce  tableau  est  encore  vrai.  On  a 
fait  de  grands  efforts  ;  mais  le  nombre  des  pauvres 
croît  dans  une  proportion  effrayante.  Il  semble  voir 
des  enfants  qui  font  une  digue  de  boue  et  de  sable 
contre  la  mer  furieuse.  Le  Dieu  qui  mesure  le  souf- 
fle à  la  brebis  tondue,  cache  à  ces  souffreteux  une 
partie  de  leur  malheur.  «  Je  ne  suis  pas  riche,  moi, 
nous  disait  une  vieille  femme  en  nous  montrant  sa 


LOGEMENTS  D'OUVRIERS.  175 

voisine  étendue  sur  l'aire  humide  de  sa  cave  ;  mais 
j'ai  ma  botte  de  paille,  Dieu  merci  !  » 

Les  maisons  d'ouvriers,  pour  quelques-uns  des 
propriétaires,  sont  d'un  revenu  très -médiocre  à 
cause  des  non-valeurs.  Un  loyer  de  1  franc  par  se- 
maine est  une  charge  écrasante  pour  des  gens  qui  ne 
sont  pas  toujours  assurés  d'avoir  du  pain,  et  il  n'y 
a  pas  de  saisie  possible  à  cause  de  l'absence  presque 
complète  de  mobilier.  Le  lit  même,  le  lit  que  la 
loi  ne  permet  pas  de  saisir,  manque  dans  un  grand 
nombre  de  ménages.  Cependant  à  Reims,  à  Saint- 
Quentin,  à  Lille,  à  Roubaix,  on  trouve  que  c'est  faire 
un  bon  placement  que  d'acheter  ou  de  construire 
des  maisons  d'ouvriers.  On  arrive  quelquefois  à 
tirer  10  et  15  pour  100  de  son  argent;  mais  c'est 
toute  une  administration,  et,  quand  il  s'agit  de 
beaucoup  de  logements,  une  administration  assez 
compliquée.  Les  grands  propriétaires  ont  assez  sou- 
vent recours  à  un  gérant,  c'est  le  système  qui  prévaut 
à  Saint-Quentin,  ou  à  un  principal  locataire,  ce  qui  se 
pratique  assez  communément  à  Reims.  Il  y  a  de  pau- 
vres femmes  qui  ont  eu  la  malheureuse  idée  de  pren- 
dre à  bail  une  cour  entière,  et  qui,  en  faisant  toute 
l'année  l'ingrat  et  dur  métier  de  collecteur  d'impôt, 
arrivent  péniblement  à  payer  leur  propre  redevance. 
Quelques  propriétaires  se  chargent  eux-mêmes  de 
leurs  recouvrements,  et  n'exercent  pas  d'autre  pro- 
fession. A  peine  une  tournée  est-elle  finie,  qu'il  faut 


176      B'ILATURES  ET  TISSAGES  MÉCANIQUES. 

en  commencer  une  nouvelle,  car  on  comprend  bien 
que  tous  les  loyers  ne  sont  pas  payés  à  la  première 
réquisition,  et  qu'il  faut  revenir  quelquefois  le 
lundi,  le  mardi,  et  même  le  mercredi.  Un  proprié- 
taire qui  veut  à  toute  force  être  payé  ne  souffre  pas 
d'arréragé  ;  on  peut  à  la  rigueur  trouver  1  franc  ou 
1  franc  50  centimes,  mais  5,  6  ou  7  francs  à  la  fois, 
cela  deviendrait  impossible.  La  mère  de  famille  qui 
le  lundi  ne  peut  pas  donner  un  à-compte,  est  obligée 
de  vider  les  lieux  avec  ses  enfants  et  d'aller  frapper 
à  une  autre  porte.  Quand  il  n'y  a  nulle  part  de  loge- 
ment vacant,  les  locataires  expulsés  refusent  de  dé- 
guerpir, et  il  est  assez  diflicile  de  les  y  contraindre. 
Le  moyen  de  rigueur  consiste  à  enlever  la  porte,  ou 
le  châssis  de  la  fenêtre.  On  citait  à  Lille,  il  y  a  quel- 
ques années,  un  propriétaire  qui  partait  le  matin  de 
chez  lui  en  traînant  une  petite  charrette  à  bras. 
Quand  un  locataire  ne  le  payait  pas,  il  prenait  lui- 
même  sa  porte  ou  sa  fenêtre  et  la  meltait  sur  la 
charrette.  Ce  galant  homme  voiturait  parfois  une 
très-lourde  charge  à  la  fin  de  sa  journée,  et  pour- 
tant il  n'est  pas  mort  millionnaire. 

Pour  se  faire  une  idée  de  ces  intérieurs,  il  faut 
les  voir  sous  leur  double  aspect,  c'est-à-dire  avant 
et  après  la  fermeture  de  l'atelier.  Pendant  le  jour, 
il  n'y  a  pas  d'hommes  dans  les  maisons  d'ouvriers, 
on  n'y  rencontre  que  des  femmes  et  des  enfants, 
quelquefois  un  vieillard  ou  un  malade,  plus  rare- 


LOGEMENTS  D'OUVRIERS.  177 

ment  un  ouvrier  chargé  d'un  travail  de  nuit  et 
obligé  de  dormir  tout  le  jour.  Dans  quelques  villes, 
les  femmes,  qui  ont  été  pour  ainsi  dire  élevées  dans 
la  fabrique,  ne  connaissent  pas  d'autre  situation  : 
elles  se  marient,  elles  ont  des  enfants  ;  mais  ni  les 
soins  du  ménage  ni  les  soucis  de  la  maternité  ne 
les  détournent  de  la  carrière  qu'elles  ont  embrassée. 
Elles  quittent  donc  leur  domicile,  et  sont  étrangères 
à  leurs  enfants  pendant  toute  la  journée,  quelque- 
fois pendant  une  partie  de  la  nuit.  En  1836,  ajour- 
née de  travail  était  de  quinze  heures  à  Mulhouse, 
à  Dornach,  à  Lille,  de  seize  heures  à  Bischwiller  ; 
un  rapport  fait  en  1837  à  la  Société  industrielle  de 
Mulhouse  constate  que  la  journée  de  travail  allait 
jusqu'à  dix-sept  heures  dans  plusieurs  manufac- 
tures françaises.  Aujourd'hui  la  loi  limite  la  journée 
de  travail  effectif  pour  les  adultes  à  douze  heures. 
En  y  comprenant  une  heure'  et  demie  de  repos, 
cela  fait  pour  la  mère  de  famille  treize  heures  et 
demie  d'absence.  Encore  faul-il  supposer  que  son 
domicile  est  situé  près  de  l'atelier,  ce  qui  est  fort 
rare  ;  la  plupart  du  temps  il  y  a  lieu  de  compter  une 
heure  de  plus  pour  l'aller  et  le  retour  ;  c'est  donc 
en  tout  quatorze  ou  quinze  heures  d'absence  pour 
la  mère  et  de  solitude  pour  les  enfants'.  Il  est  clair 


I.  A  Sedan,  les  femmes  mariées  ne  font  que  des  journées  de 
dix  heures.  Elles  sortent  le  matin  une  demi-heure,  et  le  soir  une 


178     FILATURES  ET  TISSAGES  MÉCANIQUES. 

que  dans  ces  conditions  la  chambre  est  abandonnée  : 
elle  n'est  ni  lavée,  ni  balayée,  ni  mise  en  ordre.  On 
ne  saurait  le  reprocher  à  cette  malheureuse,  qui, 
au  moment  de  son  retour,  trouve  à  peine  la  force 
et  le  temps  de  faire  le  souper  de  la  famille  et  de 
coucher  les  enfants. 

Ainsi  la  femme  occupée  dans  la  manufacture  ne 
peut  plus  être  la  providence  du  logis  ;  une  nécessité 
inflexible  la  prive  du  bonheur  de  donner  à  sa  famille 
ces  tendres  soins  que  rien  ne  supplée,  et  qui  créent 
ailleurs  des  liens  si  puissants  par  la  vertu  du  sacri- 
fice et  de  la  reconnaissance.  Il  faut  qu'elle  renonce 
à  son  rôle  de  confidente,  de  conseillère  et  de  conso- 
latrice ;  elle  est  à  la  fois  épuisée  par  le  travail  ma- 
tériel, et  anéantie  par  l'impuissance  de  joindre  à 
ses  efforts  tout  ce  qui  en  fait  la  grâce.  Rien  n'attend 
l'ouvrier  dans  sa  demeure  qu'une  malpropreté  re- 
poussante, une  nourriture  insuffisante  et  malsaine, 
des  enfants  souffreteux  qu'il  ne  connait  même  pas, 
une  femme  dont  le  travail  et  la  misère  ont  fait  une 
esclave.  Ce  n'est  rien  pourtant  que  ces  tristes  soi- 
rées; c'est  la  journée  qui  est  le  grand,  le  vrai  mal- 
heur. Que  deviennent  les  enfants  pendant  ces  longues 
heures?  Sans  doute  il  y  a  la  crèche,  l'asile  et  l'école, 
institutions  bienfaisantes  qui  ne  remplacent  pas  la 


heure  avant  leurs  maris,  pour  vaquer  aux  soins  les  plus  indispen- 
sables du  ménage. 


LOGEMENTS  D'OUVRIERS.  179 

famille,  car  rien  ne  la  remplace,  mais  qui  au  moins 
épargnent  à  l'enfant  le  malheur  d'un  abandon  ab- 
solu. Rien  n'est  plus  attrayant  pour  un  observateur 
superficiel  que  la  visite  d'une  crèche;  cependant 
qu'est-ce  que  cette  vie  qui  commence  là  pour  se 
continuer  dans  un  atelier  et  finir  dans  un  hospice  ? 
C'est  la  vie  en  commun  depuis  le  premier  jusqu'au 
dernier  jour.  Supposez-la  parfaite  dans  son  espèce  : 
une  crèche  admirablement  tenue,  un  asile  attrayant, 
une  école  ni  trop  indulgente  ni  trop  sévère,  un 
atelier  vaste,  bien  aéré,  olt  la  tache  est  fatigante 
sans  être  écrasante,  un  hospice  où  rien  ne  manque 
de  ce  qui  est  nécessaire  et  dans  lequel  la  vieil- 
lesse trouve  même  un  peu  de  superflu  :  est-ce  là 
vraiment  la  vie  d'un  homme?  est-ce  là  surtout  la 
vie  d'une  femme?  Quoi!  pas  une  heure  dans  ces 
longues  années  pour  les  affections  intimes!  Pas  une 
joie  pour  cette  jeunesse!  pas  un  seul  souvenir  que 
cette  femme  arrivée  au  seuil  de  la  vie  puisse  adorer 
dans  son  cœur  et  cacher  au  reste  du  monde  1  Peut- 
être  le  corps  se  trouvera-t-il  bien  de  cette  vie  com- 
mune ;  mais  est-ce  pour  cela  que  notre  âme  est 
faite?  Qui  donc  parmi  ceux  qui  rêvent  un  pareil 
idéal  pour  les  ouvriers  voudrait  se  contenter  de 
passer  ainsi  sa  vie  dans  une  prison  confortable  ?  Et 
d'ailleurs  ce  triste  rêve  peut-il  se  réali.^er  toujours? 
Voilà  bien  la  crèche,  et  l'asile,  et  l'atelier,  et  l'hos- 
pice. Mais  tenez-vous  à  la  porte  de  cette  crèche,  et 


180      FILATURES  ET  TISSAGES  MÉGANIQUES. 

VOUS  verrez  plus  d'une  mère  contrainte  d'emporter 
son  nourrisson.  Comptez  les  places  dans  l'asile,  et 
comparez-les  au  nom'ore  des  enfants  dont  l'âge  va- 
rie de  deux  à  cinq  ans.  Ouvrez  les  registres  de  l'hos- 
pice, et  vous  frémirez  en  voyant  combien  il  y  a  de 
candidats  pour  chaque  lit,  combien  de  surnumé- 
raires attendent  que  la  mort  leur  fasse  une  place  ! 
Et  l'hospice  pourtant  n'est  pas  un  lieu  de  délices  ! 
la  crèche  n'est  pas  toujours  souriante  !  et  c'est  un 
étrange  bonheur  pour  une  mère  que  d'obtenir  la 
permission  de  se  priver  huit  heures  par  jour  de 
son  enfant  ! 

La  vérité  est  que  l'atelier  ouvre  à  six  heures ,  et 
la  crèche,  l'asile  et  l'école  seulement  à  huit,  que 
beaucoup  de  villes  n'ont  pas  de  crèches  ou  n'ont  que 
des  crèches  en  nombre  insuffisant,  qu'il  faut  encore 
payer  presque  partout  une  petite  somme,  et  elle  a 
beau  se  faire  petite,  il  y  a  des  mères  qui  ne  peuvent 
pas  la"  payer,  même  en  se  privant  de  pain.  Dans  cet 
asile  gratuit,  il  faut  pourtant  que  l'enfant  apporte  le 
matin  son  panier,  car  on  ne  le  gardera  pas  mourant 
de  faim  sur  ce  banc.  Il  ne  faut  pas  s'étonner  de 
trouver  tant  d'enfants  errants,  à  demi  nu?,  dans  les 
forts,  dans  les  cour  mes, dM  miheu  d'immondes  ruis- 
seaux :  c'est  que  leurs  parents  ne  sont  pas  assez 
riches  pour  les  emprisonner  dans  les  asiles.  Ils  sont 
aussi  orphelins  que  si  leur  père  et  leur  mère  étaient 
morts,  aussi  abandonnés  dans  les  rues  d'une  ville 


LOGEMENTS  D'OUVRIERS.  181 

que  dans  un  désert'.  En  ouvrant  an  hasard  une 
chambre  d'ouvrier  (on  ne  ferme  jamais  ces  chambres 
à  clef,  il  n'y  a  rien  à  voler),  on  rencontre  quelque- 
fois trois  ou  quatre  marmots,  confiés  à  la  garde 
d'une  fille  de  sept  ans.  Ils  se  tiennent  debout  tout 
le  jour  autour  du  poêle  éteint,  immobiles,  mornes. 
Leur  faiblesse,  plutôt  que  l'ordre  de  la  mère,  les 
retient  à  la  maison.  La  première  pensée  qui  vient 
en  les  voyant,  c'est  qu'ils  n'ont  jamais  souri....  Pour 
l'école,  c'est  une  autre  difficulté.  Il  faut  être  riche 
pour  aller  à  l'école  gratuite.  Un  enfant  de  six  ans 
peut  bobiner;  à  huit  ans,  il  peut  entrer  dans  une 
fabrique.  Supposez  deux,  trois,  quatre  enfants  entre 
six  et  douze  ans  ,  comment  les  nourrir  avec  le  sa- 
laire d'un  seul  homme  ?  Il  faut  qu'ils  rapportent, 
qu'ils  aient  leur  semaine  comme  le  père  et  la  mère. 
Avec  quelle  impatience  on  attend  l'âge  fixé  pour 
entrer  dans  la  manufacture  !  Est-ce  du  mauvais 
cœur  ?  est-ce  dédain  pour  l'instruction?  Non;  c'est 
la  faim.  La  pauvre  mère  sait  bien,  par  expérience, 
ce  que  c'est  qu'un  atelier;  mais  elle  sait  aussi,  elle 
mesure  chaque  jour  de  l'œil  le  ravage  des  privations 
sur  ce  jeune  corps  qui  se  développe.  Quand  son  sa- 
laire, ajouté  à  celui  de  son  mari,  suffit  pour  entre- 

1.  A  Manchester,  dans  le  cours  de  18ô8,  411.5  enfants  furent 
signa'és  à  la  police  comme  perdus.  La  même  année,  à  Liverpool, 
qui  a  la  même  population,  mais  où  il  n'y  a  pas  de  manufactures, 
le  chiffre  des  enfants  égarés  ne  s'éleva  pas  à  plus  de  360. 

11 


182     FILATURES  ET  TISSAGES  MÉCANIQUES. 

tenir  les  enfants  jusqu'à  douze  ans,  elle  ne  manque 
guère  de  les  conduire  aux  écoles  ;  niais  alors  autre 
malheur  :  l'école  est  ouverte  cinq  ou  six  heures, 
l'atelier  garde  les  ouvriers  douze  heures.  Nous  ne 
parlons  pas  des  vacances ,  qui  ne  durent  jamais 
moins  d'un  mois.  Vaut-il  mieux  six  heures  d'école 
avec  six  heures  de  vagabondage,  ou  le  travail  pré- 
coce dans  la  fabrique  ,  avec  les  deux  heures  d'école 
réglementaires?  Triste  problème  pour  une  mère 
qui  voit  la  ruine  de  son  enfant  de  tous  côtés.  A 
Sedan  ,  les  Frères  des  écoles  chrétiennes  gardent 
leurs  écoles  ouvertes  jusqu'à  la  sortie  des  ateliers  ; 
voilà  une  bonne  œuvre,  une  œuvre  bénie.  Avouons 
que  tout  noire  système  d'écoles  universitaires  a  été 
fait  par  des  hommes  très-versés  dans  l'instruction, 
très-peu  au  courant  des  besoins  du  pauvre. 

11  arrive  assez  souvent  qu'une  ouvrière  mariée 
quitte  la  manufacture ,  surtout  lorsque  sa  famille 
commence  à  devenir  nombreuse.  Elle  rentre  alors 
dans  sa  condition  normale,  car  il  est  incontestable 
que  les  femmes  sont  faites  pour  vivre  dans  leur 
ménage,  et  qu'un  état  social  qui  les  arrache  à  leur 
mari,  à  leurs  enfants,  à  leur  intérieur,  pour  les  faire 
"vivre  toute  la  journée  mêlées  avec  d'autres  femmes, 
ou ,  ce  qui  est  bien  pire ,  mêlées  avec  des  hommes  , 
est  un  état  social  mal  organisé,  qui,  pour  ainsi 
dire,  ne  permet  pas  aux  femm^  s  d'être  des  femmes, 
et  ne  peut  subsister  longtemps  sans  .entraîner  à  sa 


LOGEMENTS  D'OUVRIERS.  183 

suite  les  plus  grands  désordn  s.  On  voudrait  pou- 
voir dire  que  le  retour  de  la  mère  de  famille  dans 
son  ménage  change  la  condition  de  tout  ce  qui  l'en- 
toure, qu'elle  conserve  chez  elle  les  habitudes  la- 
borieuses acquises  dans  la  manufacture,  qu'elle 
soigne  ses  enfants  avec  vigilance ,  les  tient  propres, 
réparc  leurs  habits,  qu'elle  met  de  l'ordre  dans  la 
chambre  commune,  qu'elle  parvient,  à  force  d'ac- 
tivité et  d'économie,  à  tirer  bon  parti  de  ses  pauvres 
ressources,  et  que  le  mari ,  trouvant  plus  de  soins  et 
de  confort  dans  son  intérieur,  y  prend  aussi  plus 
de  plaisir,  et  abandonne  le  cabaret  pour  sa  propre 
maison.  Une  femme  énergique  et  dévouée  peut  faire 
en  ce  genre  de  véritables  miracles,  et  ceux  qui  dou- 
teraient de  l'influence  exercée  sur  la  destinée  de 
chacun  de  nous  par  notre  caractère ,  n'ont  qu'à  se 
donner  le  spectacle  de  deux  familles  ayant  des  res 
sources  égales,  des  besoins  égaux,  et  dont  l'une  vit 
dans  une  sorte  d'aisance,  grâce  à  l'habileté  infati- 
gable de  la  ménagère,  tandis  que  l'autre  reste  plon- 
gée dans  une  sorte  d'indigence.  Mais  il  faut  bien  re- 
connaître que  la  plupart  des  femmes  qui  prennent 
la  résolution  de  se  consacrer  uniquement  à  leur  fa- 
mille manquent  de  toutes  les  qualités  nécessaires  à 
ce  nouveau  rôle.  Ouvrières  laborieuses  à  l'atelier, 
où  le  règlement  les  soutenait,  elles  se  perdent 
dans  le  détail  de  leurs  occupations  domestiques. 
Elles  savent  à  peine  allumer  du  feu,  et  n'ont  pas  la 


184     FILATURES  ET  TISSAGES  MÉCANIQUES. 

moindre  idée  de  la  cuisine'.  Elles  n'ont  jamais  ma- 
nié une  aiguille  même  dans  leur  plus  tendre  enfance; 
on  leur  a  appris  à  dévider  dès  qu'elles  ont  pu  tenir 
un  peloton  dans  leurs  doigts,  ensuite  à  surveiller 
une  machine  de  carderie  ;  hors  de  là ,  elles  ne  sa- 
vent rien.  Elles  laissent  leurs  enfants  errer  dans  les 
courettes ,  parce  qu'elles  se  souviennent  d'avoir  été 
elles-mêmes  abandonnées  à  la  grâce  de  Dieu.  Ils 
travailleront  assez  quand  ils  seront  en  fabrique,  il 
faut  leur  laisser  du  bon  temps  maintenant.  Les  pau- 
vres femmes  ne  savent  pas  combien  un  peu  d'édu- 
cation changerait  l'avenir  de  leurs  fils  et  de  leurs 
filles,  ou,  si  elles  le  savent,  l'entreprise  leur  paraît 
si  lourde  qu'elles  n'ont  pas  le  courage  de  la  tenter. 
Elles  ne  songent  qu'au  pain  de  la  journée  et  à  la 
crainte  d'élre  battues.  Le  jour  de  paye ,  elles  errent 
aux  abords  delà  manufacture,  suivent  de  loin  leurs 
maris  qui  se  rendent  au  cabaret,  restent  à  la  porte, 
et  calculent  tristement  que,  si  l'orgie  se  prolonge  .. 
il  ne  restera  rien  pour  les  besoins  de  la  famille. 
Leur  demeure  est  à  peine  plus  propre  que  par  le 
passé;  l'insigne  malpropreté  est  un  ennemi  avec 
lequel  elles  ont  vécu  depuis  leur  enfance ,  et  qu'elles 

1.  Un  manufaclurier  d'ElberfelJ,  M.  Bœddinghaus.  fait  faire 
des  cours  de  cuisine  et  de  couture  poui'  les  jeunes  filles  de  son 
établissement.  C'est  une  exxellenle  idée.  Pourquoi  n'introduirait- 
on  pas  l'enseignement  de  la  cuisine  dans  les  écoles  primaires  de 
filles,  comme  on  a  introduit  les  éléments  du  jardinage  et  du 
labourage  dans  les  écoles  de  garçons? 


LOGEMENTS  D  OUVRIERS.  185 

désespèrent  de  vaincre.  Elles  ont  toutes  appris  quel- 
que métier,  mais  des  métiers  qui  rapportent  un  sou 
pour  une  heure  de  travail.  Les  plus  courageuses 
s'y  obstinent;  elles  font  des  journées  de  douze 
heures  tout  en  suffisant,  tant  bien  que  mal,  à  leur 
tâche  de  ménagères;  le  grand  nombre  se  désespère, 
travaille  rarement  et  languissamment.  Arrivées  à 
ce  point,  elles  tournent  leurs  espérances  du  côté  de 
la  mendicité,  et  c'est  un  penchant  que  développent 
chez  elles  une  foule  d'institutions  charitables  qui 
méritent  des  éloges  pour  le  bien  qu'elles  veulent 
faire,  mais  qui,  avec  des  intentions  excellentes,  ne 
font  trop  souvent  que  du  mal. 

Il  y  a  sans  doute  des  compensations  au  triste  ta-  ' 
bleau  que  nous  venons  de  dérouler.  A  côté  des  par- 
ties gangrenées,  il  y  en  a  de  saines  et  de  vigoureu- 
ses. Nous  n'avons  montré  que  le  mal.  Quand  nous 
chercherons  le  remède,  nous  constaterons  avec  une 
joie  profonde  qu'il  y  a  en  grand  nombre,  dans  nos 
principaux  centres  manufacturiers,  des  ouvriers  à 
la  fois  habiles  et  économes,  intelligents  et  réservés, 
sûrs  d'eux-mêmes,  inaccessibles  au  découragement 
et  à  l'envie.  .\ous  montrerons  avec  quelle  généreuse 
et  loyale  ardeur  beaucoup  de  nos  chefs  d'industrie 
aident  leurs  ouvriers  à  conquérir  le  premier,  le 
plus  doux,  le  plus  nécessaire  de  tous  les  biens,  l'in- 
dépendance. Mais  ne  nous  faisons  pas  de  lâches 
illusions.  Le  très -grand  nombre  des  travailleurs 


186     FILATURES  ET  TISSAGES  MÉCANIQUES. 

souffre  de  privations  qu'on  ne  peut  connaître,  qu'on 
ne  peut  même  imaginer  quand  on  n'a  pas  vu  les 
choses  de  ses  propres  yeux.  Nos  descriptions  ne  sont 
jamais  ni  assez  fidèles  ni  assez  complètes.  On  est 
retenu  par  mille  considérations  ;  on  craint  de  blesser 
ceux  qui  souffrent,  on  ne  veut  pas  les  irriter.  Notre 
société  a  beau  être  généreuse  et  libérale,  elle  n'aime 
pas  qu'on  lui  montre  ses  plaies.  Il  faut  pourtant 
qu'elle  apprenne  à  sonder  la  pire  de  toutes  les  mi- 
sères, celle  qui  subsiste  malgré  le  travail.  Elle  a  le 
devoir  de  la  connaître,  puisqu'elle  tst  strictement 
tenue  d'employer  toutes  ses  forces  et  tout  son  cœur 
à  la  guérir. 

Oui,  alors  même  que  les  ateliers  marchent  et  que 
les  patrons  payent  de  bons  salaires,  plus  de  la  moi- 
tié des  femmes  d'ouvriers  sont  dans  la  gêne;  elles 
n'ont  ni  pain  ni  vêtements  pour  leurs  enfants;  elles 
sont  logées  dans  des  chambres  plus  étroites  et  plus 
nues  que  des  cachots;  si  un  de  leurs  enfants  tombe 
malade,  elles  ne  peuvent  ni  lui  acheter  des  médica- 
ments, ni  lui  donner  un  lit,  ni  lui  faire  un  peu  de 
feu.  Les  médecins  des  pauvres  avouent  que  dans  la 
moitié  des  maladies  le  meilleur  remède  serait  une 
bonne  alimentation,  mais  ils  ne  peuvent  pas  le  dire 
à  la  famille  des  malades  ;  ils  ne  l'osent  pas.  Voilà 
quel  est  l'état  de  la  moitié  de  nos  villes  manufactu- 
rières en  pleine  paix  ,  en  pleine  prospérité  de  l'in- 
dustrie. Retournez  dans  ces  ruelles  infectes  quand 


LOGEMENTS  D'OUVRIERS.  187 

la  crise  a  sévi,  et  vous  ne  les  reconnaîtrez  plus; 
vous  n'y  rencontrerez  plus  que  des  spectres.  Vous 
verrez  une  transformation  qui  vous  fera  horreur, 
car,  s'il  y  a  quelque  chose  de  plus  affreux  que  le 
travail  sans  pain,  c'est  le  besoin,  la  capacité  et  la 
volonté  de  travailler,  sans  le  travail. 

Eh  bien  !  toute  cette  misère  n'est  rien,  ce  manque 
de  pain  ,  ces  haillons  ,  ces  chambres  nues,  ces  ca- 
chots humides  ,  ces  maladies  repoussantes  ne  sont 
rien  quand  on  les  compare  à  la  lèpre  qui  dévore  les 
âmes.  Ces  pères  dont  les  enfants  meurent  de  faim 
passent  les  nuits  en  orgies  dans  les  cabarets;  ces 
mères  deviennent  indifférentes  aux  vices  de  leurs 
filles  ;  elles  sont  les  confidentes  et  les  conseillères 
de  la  prostitution  ;  ni  le  père  ni  la  mère  ne  tentent 
un  etTort  pour  arracher  leurs  enfants  innocents  au 
gouffre  qui  les  a  eux-mêmes  engloutis  1  Et  nous 
resterions  impassibles  devant  cette  corruption  et 
cette  misère  !  Et  nous  n'emploierions  pas  à  lutter 
contre  elle  tout  ce  que  Dieu  a  mis  en  nous  de  pas- 
sion et  d'intelligence  !  Nous  attendrions  froidement 
que  le  mal  soit  à  son  comble  sans  nous  sentir  la 
conscience  troublée  et  les  entrailles  émues  !  Nous 
nous  croirions  quittes  envers  Dieu,  envers  l'huma- 
nité, pour  quelque  aumône  ou  quelque  article  de 
règlement ,  comme  s'il  ne  s'agissait  pas  du  plus 
pressant  de  tous  les  intérêts,  du  plus  grand  de  tous 
les  devoirs  !  Le  mal  qui  nous  travaille  est  de  ceux 


188      FILATURES  ET  TISSAGES  MÉCANIQUES. 

qu'on  ne  peut  guérir  qu'en  y  mettant  tout  son 
cœur.  Jetons  les  yeux  sur  les  populations  laborieu- 
ses qui,  au  milieu  des  progrès  de  la  débauche  et  de 
la  misère,  ont  su  se  conserver  pures  et  vaillantes  : 
d'où  vient  qu'elles  ne  connaissent  ni  la  vieillesse 
abandonnée,  ni  l'âge  mûr  abruti  par  les  excès  ,  ni 
l'enfance  souillée  et  corrompue  parle  vice  des  pères? 
C'est  qu'elles  ont  conservé  intacte  la  plus  néces- 
saire et  la  plus  sainte  des  institutions,  le  mariage. 
Partout  où  il  y  a  des  mœurs,  il  y  a  du  bonheur.  Ce 
n'est  ni  la  vie  à  bon  marché  ,  ni  la  sportule ,  ni  la 
loi  agraire,  ni  le  droit  au  travail,  qui  peuvent 
éteindre  le  paupérisme  ;  c'est  le  retour  à  la  vie  de 
famille  et  aux  vertus  de  la  famille. 


^Qf9^ 


TROISIEME  PARTIE 


LA  PETITE  IXDUSTRIC 


TROISIEME  PARTIE. 

LA  PETITE  INDUSTRIE. 

CHAPITRE  PREMIER. 

CARACTÈRES  DE   LA   PETITE   INDUSTRIE.   CLASSIFICATIOrT 
DES   PETPTS   MÉTIEBS. 

On  range  sous  le  nom  de  grande  industrie  toutes 
les  branches  du  travail  humain  qui  emploient  de 
nombreux  ouvriers  agglomérés,  et  ont  pour  agent 
principal  une  machine  à  vapeur  ou  une  machine 
hydrauhque.  La  grande  industrie,  depuis  cinquante 
ans,  a  presque  renouvelé  la  face  du  monde;  il  sem- 
ble qu'un  génie  bienfaisant  ne  cesse  de  jeter  à  pro- 
fusion au  milieu  de  la  foule  des  ballots  de  soie,  de 
coton  et  de  laine.  On  voit  et  on  bénit  celte  transfor- 
mation du  monde  économique;  on  ne  songe  pas  à 
l'action  que  la  grande  industrie  exerce  sur  les  mœurs, 
en  appelant  sans  cesse  les  femmes  dans  les  manufac- 


192  LA  PETITE  INDUSTRIE. 

tures.  Ce  qui  aggrave  le  mal,  ce  qui  le  répand,  ce 
qui  appelle  l'aUention  de  tous  les  hommes  sérieux 
qui  prennent  à  cœur  les  intérêts  moraux  de  la  so- 
ciété, c'est  qu'à  mesure  que  les  manufactures  se 
multiplient,  le  travail  à  domicile  devient  de  plus 
en  plus  improductif.  Plus  les  femmes  ont  de  facilité 
à  se  placer  dans  les  manufactures,  plus  elles  ont  de 
peine  à  trouver  de  l'occupation  chez  elles.  C'est  la 
même  cause  qui  les  enrichit  d'un  côté  et  qui  les 
ruine  de  l'autre.  Elles  ne  peuvent  plus  filer,  puisque 
la  mull-jenny  fait  en  un  jour  la  besogne  de  cinq 
cents  fileuses;  avant  peu,  le  nombre  des  couseuses 
sera  réduit  des  deux  tiers  par  la  machine  à  coudre. 
C'est  une  révolution.  Les  femmes,  dit  M.  Michelet, 
sont  des  fileuses  et  des  couseuses.  Il  a  raison.  Cela 
était  vrai  hier,  et  cela  devrait  toujours  être  vrai  pour 
le  bonheur  des  femmes  et  celui  de  l'humanité;  mais 
avec  les  innovations  économiques  de  ces  derniers 
temps,  il  n'y  a  plus  moyen  de  liler  ni  de  coudre.  La 
double  industrie,  qu'on  pourrait  appeler  l'industrie 
naturelle  des  femmes,  est  entièrement  ruinée.  Les 
femmes  mariées,  qui  emploient  utilement  la  meil- 
leure partie  de  leur  temps  aux  soins  domestiques, 
et  qui  d'ailleurs,  dans  un  ordre  social  bien  organisé, 
doivent  vivre  surtout  du  salaire  de  leurs  maris,  pour- 
ront encore  tirer  quelque  mince  bénéfice  d'un  tra- 
vail industriel  ;  ce  produit,  quel  qu'il  soit,  ajouté  à 
la  masse  accroîtra  le  bien-être  commun.  Mais  déjù, 


CLASSIFICATION  DES  MÉTIERS.  193 

comme  pour  montrer  de  plus  en  plus  la  nécessité 
de  reconstruire  et  de  raviver  la  vie  de  famille,  une 
femme  isolée  ne  peut  plus  vivre.  Ce  n'est  un  secret 
pour  personne  en  industrie;  tout  le  monde  en  con- 
vient et  tout  le  monde  le  déplore,  depuis  les  chefs 
des  plus  grandes  maisons  de  commerce  jusqu'aux 
petites  entrepreneuses  qui  travaillent  elles-mêmes 
avec  leurs  ouvrières.  Quand  une  femme  n'a  ni  père, 
ni  frère,  ni  mari  pour  la  soutenir,  à  moins  d'un  talent 
exceptionnel  et  de  circonstances  bien  rares,  il  faut 
qu'elle  se  résigne  à  entrer  dans  une  manufacture. 
Si  elle  compte  uniquement  sur  son  aiguille,  ou  elle 
mourra  de  faim,  ou  elle  descendra  dans  la  rue,  sui- 
vant une  expression  consacrée  et  qui  fait  frémir. 
Ainsi  la  grande  industrie  paye  bien  les  femmes  et 
les  arrache  à  leur  famille  et  à  leurs  devoirs,  et  la 
petite  industrie,  qui  leur  rend  leur  liberté,  ne  leur 
donne  pas  de  pain. 

Les  travaux  que  nous  allons  énumérer  ne  se  font 
pas  tous  à  domicile,  et  la  petite  industrie  a  ses  ate- 
liers comme  la  grande  ;  mais  ces  ateliers  diffèrent 
par  des  caractères  essentiels  des  immenses  ruches 
laborieuses  qui  se  groupent  autour  des  usines. 

Ce  qui  donne  une  physionomie  toute  spéciale  aux 
ateliers  de  femmes  dans  les  filatures  et  les  tissages 
mécaniques,  c'est  d'abord  le  grand  nombre  des  ou- 
vrières qu'ils  emploient,  et  ensuite  le  prix  élevé  des 
machines  et  du  combustible.  Dans  une  grande  ag- 


194  LA  PETITE  INDUSTRIE. 

glomération  de  femmes,  il  n'est  guère  possible  d'é- 
tablir des  rapports  familiers  entre  le  patron  et  les 
ouvrières;  le  service  doit  être  régulier,  la  discipline 
inflexible.  En  santé  ou  en  maladie,  dans  la  peine 
ou  dans  la  joie,  il  faut  obéir  au  même  règlement  et 
faire  le  même  travail  aux  mêmes  heures.  Le  patron 
ne  pourrait  pas,  quand  il  le  voudrait,  se  montrer 
indulgent;  car  il  a  son  fourneau  qui  lui  dévore  de 
la  houille,  et  ses  machines  qui  représentent  l'intérêt 
d'un  gros  capital.  Tout  chômage,  général  ou  partiel, 
n'est  pas  seulement  pour  lui  un  manque  à  gagner, 
c'est  une  perte  effective;  il  est  donc  obligé,  par  une 
loi  impérieuse,  d'utiliser  tout  le  temps  et  toutes  les 
forces  de  ses  ouvrières.  Cette  absence  de  tout  relâ- 
chement pour  le  corps,  pour  les  sentiments,  pour 
l'imagination,  est  particulièrement  pénible  aux  ou- 
vrières; et  peut-être  pourrait-on  dire,  en  interpré- 
tant les  sensations  des  femmes,  que  la  présence  du 
moteur  mécanique  et  des  engins  qui  en  dépendent 
est  pour  elles  un  sujet  d'eftroi  et  une  source  con- 
stante de  malaise.  Elles  s'accoutument  à  la  fatigue, 
aux  privations,  et  même,  quoique  plus  difficilement, 
au  danger;  mais  non  à  cette  implacable  uniformité 
qui  contraste  si  profondément  avec  leur  nature  af- 
fectueuse et  mobile.  Les  ateliers  où  la  vapeur  n'a 
pas  pénétré  sont  dans  des  conditions  beaucoup  plus 
douces.  La  plupart  d'entre  eux  ne  sont  que  des  réu- 
nions de  sept  à  huit  femmes,  causant  ensemble  pen- 


CLASSIFICATION  DES  MÉTIERS.  195 

dant  que  leurs  doigts  agiles  poussent  l'aiguille  sans 
relâche.  Elles  n'ont  pas,  ou  elles  ont  rarement  des 
contre-maîtres,  des  hommes  occupés  avec  elles  dans 
le  même  atelier,  ou  travaillant  dans  un  atelier  voi- 
sin pour  la  même  fabrique  ;  elles  ne  se  sentent  pas 
emportées  violemment  en  dehors  de  leurs  relations, 
de  leurs  habitudes  et  de  leurs  occupations  naturelles. 
En  un  mot,  les  ateliers  de  la  petite  industrie  sont 
comme  un  intermédiaire  entre  le  régime  des  manu- 
factures et  la  vie  de  famille. 

Il  semblerait  naturel,  dans  les  recherches  qui 
vont  suivre,  de  distinguer  les  professions  qui  s'exer- 
cent en  ateliers  et  celles  qui  occupent  les  femmes  à 
domicile;  mais  cela  est  impossible,  parce  qu'on 
travaille  des  deux  façons  dans  presque  tous  les 
corps  d'état.  L'entrepreneuse  a  un  petit  atelier  au- 
près d'elle  pour  les  "ouvrages  difficiles  qui  doivent 
être  faits  sous  sa  surveillance  immédiate;  elle 
donne  le  reste  à  emporter.  Quelquefois  même  cette 
organisation  n'a  rien  de  fixe;  l'atelier  se  forme  pour 
un  travail  pressé  et  important,  il  se  dissout  quand 
on  rentre  dans  les  conditions  ordinaires;  chaque 
ouvrière  retourne  à  ses  habitudes,  sauf  à  revenir 
encore  dans  un  autre  moment  de  presse. 

Nos  études  nous  transporteront  d'abord  sur  di- 
vers points  de  la  France,  jusqu'à  ce  que  nous  ve- 
nions les  concentrer  dans  Paris,  qui  est  le  foyer 
principal  du  travail  des  femmes.  Il  y  a  des  métiers 


196  LA   PETITE  INDUSTRIE. 

qu'on  retrouve  partout,  parce  qu'ils  sont  partout 
d'une  nécessité  immédiate;  telles  sont  les  blanchis- 
seuses et  les  repasseuses,  les  lingères,  les  coutu- 
rières, les  modistes,  etc.  ;  d'autres  se  sont  transfor- 
més, sans  qu'on  puisse  toujours  en  connaître  la 
cause,  en  industries  locales.  Ainsi  la  dentelle  se  fait 
en  Normandie  et  en  Auvergne,  les  gants  dans  l'I- 
sère, la  broderie  et  les  chapeaux  de  paille  en  Lor- 
raine, la  taille  des  pierres  fines  et  fausses  dans  le 
Jura.  Paris  dirige  de  loin  toute  cette  production, 
tandis  qu'il  fait  faire  directement  les  beaux  travaux 
d'aiguille  dans  ses  propres  ateliers  par  plus  de  cent 
mille  ouvrières.  Pour  nous  reconnaître  au  milieu 
d'industries  si  diverses  et  si  dispersées,  il  est  néces- 
saire d'établir  entre  elles  un  certain  ordre;  nous  les 
partagerons  en  deux  catégories,  suivant  qu'elles  ont 
ou  qu'elles  n'ont  pas  l'aiguille  pour  principal  in- 
strument. L'aiguille  est  jusqu'ici  l'outil  féminin  par 
excellence;  plus  de  la  moitié  des  femmes  qui  vi- 
vent de  leur  travail  sont  armées  du  dé  et  de  l'ai- 
guille. C'est  donc  là  le  gros  bataillon.  Nous  le  ré- 
serverons pour  la  fin,  et  nous  ferons  d'abord  la  revue 
de  nos  troupes  légères,  en  commençant  par  les  in- 
dustries qui  se  rapportent  à  l'habillement  et  à  la 
toilette;  car  c'est  toujours  là  qu'en  reviennent  les 
femmes,  et  elles  sont  comme  égarées  dans  les  tra- 
vaux d'une  autre  nature. 
Une  course  rapide  à  travers  les  professions  exer- 


CLASSIFICATION  DES  MÉTIERS.  197 

cées  par  les  femmes  va  nous  donner  la  preuve  irré- 
fragable que  leur  salaire  n'est  presque  jamais  égal 
à  leurs  besoins.  Il  ne  suffît  pas  de  savoir  que  cette 
plaie  existe;  il  faut  la  voir  de  ses  yeux,  il  faut  la 
sonder  jusqu'au  fond.  C'est  un  douloureux  devoir, 
mais  c'est  un  devoir.  Gomme  nous  avons  montré 
que  la  famille  ne  saurait  subsister  sans  la  présence 
continuelle  de  la  femme,  nous  allons  montrer  à 
présent  que  la  femme  ne  saurait  vivre  en  dehors  de 
la  famille. 


QÇ^^-O 


198  LA  PETITE  INDUSTRIE. 


CHAPITRE  H. 


PETITS   METIERS   QUI   N  ONT   PAS   L  AIGUILLE 
POUR   INSTRUMENT. 


On  se  ferait  une  idée  très-fausse  de  l'industrie 
des  fils  et  tissus,  si  l'on  croyait  qu'elle  a  complète- 
ment abandonné  le  travail  à  la  main.  L'ancien  mé- 
tier, que  le  métier  à  vapeur  finira  peut-être  par 
détruire,  est  encore  debout  tout  autour  des  usines. 
On  le  trouve  partout,  dans  les  caves,  dansles cabanes. 
La  manufacture  élève  ses  hautes  cheminées  au 
milieu  de  cette  population  industrieuse,  comme 
autrefois  le  château  féodal  dominait  les  humbles 
maisons  de  paysans.  Nous  commencerons  naturel- 
lement notre  étude  par  celte  petite  industrie,  qui 
subsiste  en  quelque  sorte  dans  la  grande. 

Quand  on  vient  de  visiter  une  de  ces  vastes  usines 
oia  cinq  cents  métiers  roulant  à  la  fois  au  milieu 
d'un  tapage  assourdissant  donnent  le  spectacle 
émouvant  de  la  fécondité  et  de  la  puissance  de  la 
grande  industrie,  il  est  curieux  de  traverser  une 
rue,  de  descendre  une  vingtaine  de  marches  et  de 


TISSEUSES  A  BRAS.  199 

se  trouver  tout  à  coup  dans  l'atelier  d'un  tisserand 
à  bras.  La  cave  est  éclairée,  comme  toutes  les  caves, 
par  un  soupirail  ;  elle  est  assez  fraîche  pour  que  le 
fil  ne  casse  pas,  et  ne  l'est  pas  assez  pour  le  charger 
d'humidité  ;  le  métier  la  remplit  souvent  tout  en- 
tière ,  le  tisserand  est  obligé  de  passer  sous  le  bâti 
et  de  se  glisser  entre  les  leviers  pour  rattacher  les 
fils  rompus.  Ces  grands  et  lourds  montants  à  peine 
dégrossis ,  ces  lisses  qui  se  meuvent  avec  un  bruit 
criard,  ces  cordes  qui  grincent  dans  les  poulies, 
tous  ces  engins  d'une  simplicité  primitive  contras- 
tent avec  l'élégant  petit  métier  de  fer  que  la  vapeur 
fait  mouvoir  avec  une  si  prestigieuse  rapidité.  La 
plupart  des  tisserands  à  bras  sont  seuls  dans  leur 
cave  et  travaillent  pour  ainsi  dire  en  cellule  ;  quel- 
quefois il  y  a  deux  métiers  dans  la  même  chambre, 
rarement  plus.  Quand  ils  sont  là  tout  le  jour  sur 
leur  sellette,  la  main  sur  le  battant  et  les  pieds  sur 
les  leviers,  il  ne  tient  qu'à  eux  de  s'imaginer  qu'il 
n'y  a  eu  de  révolution  ni  dans  la  société  ni  dans 
l'industrie,  et  que  la  machine  de  Watt  ne  mugit  pas 
à  quelques  mètres  de  leur  métier. 

Le  coton  est  tissé  mécaniquement  à  toutes  les 
finesses  en  Alsace,  en  Normandie,  dans  le  Nord; 
les  métiers  à  la  main  font  exception  dans  cette  spé- 
cialité ,  et  leur  nombre  va  toujours  en  diminuante 

1.  Un  métier  mécanique  fait  25  mètres  en  moyenne  par  jour, 


200  LA  PETITE  INDUSTRIE. 

11  n'y  en  aura  bientôt  plus  dans  les  Vosges,  où  de 
nombreux  cours  d'eau  ont  permis  l'établissement 
de  15  000  métiers  mécaniques.  Les  métiers  à  bras 
que  l'on  trouve  encore  à  Gérardmer,  à  Saint-Dié ,  à 
Ilemiremont,  et  près  de  Blamont ,  dans  la  Meurthe, 
ne  tissent  que  des  lils  de  lin  ou  de  chanvre,  et  dans 
les  cotons,  des  articles  d'une  force  et  d'une  largeur 
exceptionnelles  ,  dont  la  consommation  est  res- 
treinte, et  que,  pour  ce  motif,  les  usines  ont  jusqu'à 
présent  dédaignés.  On  compte  4000  métiers  à  la 
main  contre  20  000  métiers  mécaniques  dans  le 
Haut-Rhin.  A  Saint-Quentin,  la  proportion  est  in- 
verse. La  ville  possède  environ  800  métiers  méca- 
niques, en  y  comprenant  la  Bussière,  établissement 
de  MM.  Joly  aux  environs  de  Guise  ;  mais  le  rayon 
industriel  de  la  place,  qui  s'étend  jusqu'à  Cambrai 
et  Péronne,  et  même  jusqu'à  Vervins  d'un  autre 
côté  ,  n'occupe  pas  moins  de  70  000  ouvriers , 
hommes,  femmes  et  enfants,  et  de  40  000  métiers  à 

ou  7500  mèti-es  p.ir  an.  Un  niélier  à  bras  fait  8  à9  mètres  par 
jour,  mais  comme  il  ne  travaille  pas  constamment,  on  ne  compte 
pour  chaque  mélier  à  bras  que  1300  mètres  par  an.  Pour  un  tissu 
coûtant  9  cent,  par  mètre  de  façon  à  la  mécanique,  la  façon  à 
bras  est  de  11  cent,  environ.  Le  bénéfice  de  l'industriel  étant  de 
1  cent,  par  mètre  bon  an  mal  an,  pour  les  sortes  courantes,  elles 
ne  peuvent  plus  être  fabriquées  à  bras.  Les  anciennes  maisons 
ont  conservé  des  métiers  à  l)ras,  parce  qu'il  n'y  a  pas  de  frais 
généraux  et  qu'on  peut  varier  les  articles  plus  facilement  que 
sur  les  métiers  mécaniques;  mais  elles  ne  leur  donnent  à  tisser 
que  des  sortes  peu  demandées  dans  le  commerce. 


TISSEUSES  A  BRAS.  201 

bras,  dont  20  000  pour  les  articles  de  Saint-Quentin 
(coton),  et  20  000  pour  les  mélanges  de  soie, laine  et 
coton.  Le  lin  n'est  jusqu'ici  tissé  automatiquement 
que  dans  les  finesses  moyennes  ;  les  gros  articles 
et  la  batiste  extra-fine  sont  encore  obtenus  par  le 
travail  à  la  main.  Malgré  les  belles  usines  de  Reims 
et  de  ftoubaix,  le  travail  à  la  main  entre  aussi  pour 
une  grande  part  dans  la  fabrication  des  étoffes  de 
laine  rases ,  non  foulées.  Quant  à  la  laine  cardée, 
dont  les  fils  ont  peu  de  régularité  et  de  solidité, 
c'est  à  peine  si  l'industrie  française  commence  à  la 
confier  aux  machines.  A  Sedan  ,  sur  4000  métiers, 
on  ne  compte  pas  plus  de  30  métiers  mécaniques, 
et  dans  ce  nombre  15  appartiennent  à  M.  David 
Bacot'.  On  sait  que  Lyon  et  tout  le  Midi  se  sont 
jusqu'ici  assez  bien  défendus  contre  l'invasion  des 
machines,  et  que  les  étoffes  de  soie  sont  presque 
exclusivement  fabriquées  à  la  main. 

Partout  où  la  vapeur  et  les  forces  hydrauliques 
ont  laissé  subsister  le  tissage  à  bras,   il   est  une 

1.  Le  prix  d'un  mètre  de  drap  tissé  à  la  main  est  de  GÙ  cent., 
à  la  mécanique  de  50  cent.,  et  il  faut  compter  en  outre  le  loyer 
de  l'atelier  et  l'amorlissement  des  machines.  Il  n'y  a  donc  pas 
d'avantage,  ou  du  moins  il  n'y  en  a  pas  d'autre  que  de  produire 
plus  régulièrement  et  plus  vite.  Pour  les  façonnés  ou  nouveautés 
Jacquard,  l'écart  est  plus  considérable.  Le  prix  du  mètre  à  la 
main  varie  de  1  fr.  à  1  fr.  10;  il  est  de  50  cent,  à  la  mécanique. 
Celte  différence  couvre  l'amortissement,  le  loyer  et  lecharbon. 
et  permet  un  bénéfice.  Le  manufacturier  est  d'ailleurs  mieux 
garanti  contre  le  vol  de  la  laine  et  le  vol  du  dessin. 


202  LA  PETITE  INDUSTRIE. 

source  de -bien-êlre  pour  les  populations.  Il  a  le 
double  avantage  d'être  un  métier  à  la  maison  et  un 
métier  à  la  campagne.  En  général,  les  paysans  sont 
à  leur  aise  dans  le  voisinage  des  grands  centres  in- 
dustriels. Si  l'industrie  subit  un  chômage,  ils  re- 
to'irnent  aux  champs  ;  si  le  labourage  donne  un 
temps  de  repos,  ils  l'utilisent  avec  le  métier.  Tout  le 
monde  dans  la  famille  trouve  à  s'occuper  fructueu- 
sement ;  le  père  est  tisserand,  les  enfants  dévident , 
la  mère  prépare  l'ouvrage,  le  dispose  sur  le  métier. 
Quelquefois,  quand  le  battant  n'est  pas  trop  lourd, 
elle  s'assied  elle-même  sur  le  banc,  fait  mouvoir 
les  leviers,  lance  la  navette ,  pendant  que  le  mari 
prend  ses  repas  ou  donne  un  coup  d'œil  à  son 
champ.  Certes  le  tissage  à  la  main  est  par  lui-même 
plus  pénible  et  moins  lucratif  que  le  tissage  à  la 
mécanique;  beaucoup  de  tisserands  à  bras  regar- 
dent comme  un  avancement  dans  leur  prol'ession 
d'être  appelés  à  la  manufacture,  et  les  femmes,  qui 
conduisent  si  facilement  un  métier  mécanique,  et 
tissent  la  soie  à  la  main  sans  trop  de  fatigue,  ne 
peuvent  qu'à  grand  peine  manœuvrer  un  métier  à 
tisser  la  laine  ou  le  coton.  Mais  aussi,  il  y  a  pour 
elles  une  grande  diflerence  entre  un  mince  pécule 
gagné  dans  leur  propre  maison  et  un  gros  salaire 
conquis,  pour  ainsi  dire,  aux  dépens  de  leur  cœur, 
et  qui  leur  impose  l'obligalion  de  déserter  leur  mé- 
nage et  d'abandonner  leurs  enfants  au  hasard.  On 


FILEUSES  A  BRAS.  203 

aura  beau  embellir  et  adoucir  les  manufactures, 
elles  ne  seront  jamais  pour  les  femmes  qu'un  lieu 
d'exil. 

Dans  l'Ouest,  on  cultive  le  lin  et  le  chanvre,  on 
les  prépare,  on  les  file,  oti  les  tisse  ,  iet  tout  cela  se 
fait  à  la  main,  sans  le  secours  de  la  vapeur  et  des 
métiers  mécaniques.  La  toile  de  Bretagne  a  été  long- 
temps en  faveur  sur  le  marché,  et  aujourd'hui  en- 
core on  lui  attribue  plus  de  solidité  qu'aux  toiles  de 
Flandre.  La  Bretagne  est  une  obstinée  ;  elle  file  son 
lin  au  rouet  et  à  la  quenouille,  elle  le  tisse  à  la 
main,  elle  le  blanchit  à  la  rosée.  Le  coton  et  les 
manufactures  lui  font,  chacun  à  leur  manière,  une 
concurrence  désastreuse;  mais  elle  aime  mieux  se 
ruiner  que  se  modifier.  Une  belle  quenouille,  avec 
son  assortiment  de  fins  fuseaux  et  d'élégants  pesons 
est  encore  le  cadeau  qu'un  paysan  breton  fait  à  sa 
fiancée.  Ce  ne  sera  bientôt  plus,  pour  les  ménages 
aisés,  qu'un  emblème,  un  souvenir;  mais  les 
pdiouresses ôàns  les  landes  et  les  mendiantes  sur  les 
bords  des  chemins  ont  toujours  la  quenouille  au 
côté.  Le  métier  de  fileuse,  quand  on  n'a  que  lui 
pour  ressource,  ne  donne  pas  même  un  morceau 
de  pain. 

La  quenouille  nous  conduit  à  l'aiguille  à  tricoter, 
qui  fait  encore  partie  du  menubag.ige  d'une  femme, 
et  qui  ne  tardera  pas  à  disparaître  devant  l'invasion 
du  tricot  à  la  mécaniaue.  Les  métiers,  dans  la  fa- 


'■10^  LA  PETITE   INDUSTRIE. 

brique  de  la  bonneterie,  sont  de  deux  sortes  :  il  y  a 
l'ancien  métier,  le  métier  à  diminution,  qui  fait  di- 
rectement et  sans  couture,  un  bas ,  un  bonnet,  une 
camisole;  et  le  métier  circulaire,  récemment  intro- 
duit, qui  produit  avec  une  rapidité  prodigieuse  des 
pièces  de  tricot  continu  dans  lesquelles  on  taille  un 
vêtement  comme  dans  de  l'étoffe.  La  fabrication  des 
gants  de  coton  est  une  des  plus  actives,  à  cause  de 
l'armée  et  de  la  garde  nationale.  Le  métier  spécial 
pour  les  gants  permet  aux  ouvrières  de  s'asseoir  ; 
mais  la  plupart  des  métiers  circulaires  les  obligent 
à  se  tenir  debout.  C'est  le  seul  inconvénient  de  cette 
industrie.  A  Troyes,  le  tricot  se  fait  en  ateliers  ou 
à  domicile,  par  portions  à  peu  près  égales.  Les  fa- 
bricants louent  des  métiers  à  ceux  de  leurs  ouvriers 
qui  travaillent  en  cbambre  ;  chaque  métier  repré- 
sente une  valeur  de  300  à  500  francs.  Quelques  ou- 
vriers aisés  et  habiles  achètent  ou  louent  trois  ou 
quatre  métiers,  et  forment  ainsi  de  petits  ateliers 
assez  semblables  à  ceux  de  Lyon.  Il  y  a  des  hommes 
et  des  femmes  dans  l'industrie  du  tricot;  mais  les 
femmes  sont  en  majorité  et  cela  se  conçoit,  parce 
que  l'ouvrage  n'est  pas  fatigant,  et  peut  sans  incon- 
vénient se  quitter  et  se  reprendre.  L'apprentissage 
est  peu  de  chose  ;  on  donne  deux  mois  de  son  temps, 
ou  la  moitié  du  bénéfice  sur  50  kilos  de  tissu 
fabriqué.  Une  femme  travaillant  au  métier  circu- 
laire gagne  rarement  plus  de  1   fr.  50  c.  dans  sa 


DENTELLIERES.  205 

journée,  et  la  couture  du  tricot  rapporte  tout  au 
plus  5  centimes  par  heure.  Les  femmes  sont  aussi 
chargées  de  préparer  des  mèches  et  de  dévider  le  fil 
pour  de  très-minimes  salaires. 

Chaque  centre  industriel  a  sa  spécialité;  la  bon- 
neterie de  soie  et  de  fil  d'Ecosse  se  fait  dans  le  Gard, 
la  bonneterie  de  coton  à  Troyes  et  au  A'igan,  la  bon- 
neterie de  laine  dans  cette  partie  de  la  Somme  ap- 
pelée le  Santerre,  la  bonneterie  drapée  à  Orléans 
et  dans  les  environs  d'Oléron.  Paris  embrasse  lan- 
guissamment  tous  les  genres.  Il  a  eu  longtemps  le 
monopole  de  la  bonneterie,  et  il  est  même  entré  le 
premier  dans  la  voie  de  la  bonneterie  mécanique; 
mais  la  province  n'a  pas  tardé  à  lui  faire  une  con- 
currence redoutable  par  l'abaissement  du  prix  de 
main-d'œuvre.  Depuis  l'invention  du  métier  circu- 
laire, la  bonneterie  parisienne  subsiste  encore,  en 
souvenir  de  sa  prospérité  passée;  mais  elle  ne  vit 
plus.  On  trouve  ç'i  et  là  quelque  métier  à  faire  des 
bas  relégué  dans  une  loge  de  concierge  ;  c'est  un  hé- 
ritage de  famille;  les  enfants  continuent  l'industrie 
de  leur  père  avec  les  outils  de  leur  père.  Cette  fidé- 
lité serait  respectable,  si  elle  ne  tenait  pas  le  plus 
souvent  à  une  sorte  de  paresse  d'esprit.  Le  métier 
à  tricoter,  si  bienfaisant  pour  les  femmes  de  la  cam- 
pagne, ne  peut  faire  vivre  une  ouvrière  parisienne. 

Il  en  est  de  même  d'une  industrie  plus  c  empiéte- 
ment, plus  essentiellement  féminine;  celle  des  den- 

V2 


206  LA  PETITE  INDUSTRIE. 

telles,  dont  les  produits  sont  hors  de  prix  et  donl  la 
main-d'œuvre  est  très-faiblement  rétribuée.  A  Paris, 
où  la  vie  est  si  chère,  on  n'a  jamais  fait  de  dentelle 
que  par  exception,  car  les  dentelles  d'or  et  d'argent 
de  fabrication  parisienne  doivent  être  rangées  plu- 
tôt dans  la  passementerie.  Pour  le  même  motif,  Va- 
lenciennes  a  presque  complètement  cessé  de  pro- 
duire la  dentelle  qui  porte  son  nom.  C'est  un  travail 
difficile,  qui  demande  un  très-long  apprentissage, 
et  qui  absorbe  complètement  l'ouvrière;  il  est  si 
mal  rétribué,  que  la  population  industrieuse  du 
JVord  trouve  partout  à  s'occuper  plus  avantageuse- 
ment. Comme  il  faut  plusieurs  mois,  quelquefois 
même  une  année,  pour  faire  un  coupon  de  trois  mè- 
tres, et  que  les  dentellières  ne  peuvent  attendre  leur 
salaire  pendant  si  longtemps,  il  est  d'usage  de  les 
payer  par  bandes  (il  y  a  quatre  bandes  dans  un  mè- 
tre, douze  bandes  dans  un  coupon)  ;  il  en  résulte 
une  charge  et  un  danger  pour  le  patron,  qui  a  fourni 
le  fîl  et  payé  presque  complètement  les  salaires 
longtemps  avant  de  recevoir  la  marchandise.  Aussi 
n'y  a-t-il  plus  en  ce  moment  à  Valenciennes  que 
trois  ouvrières'.  L'une,  qui  fait  la  vraie  valencienne, 
gagne  des  journées  de  1  fr.  30  c.  ;  les  deux  autres, 
qui  font  la  valencienne  telle  qu'on  l'imite  en  Belgi- 

1.  Au  contraire,  la  production  de  la  valencienne  est  très-ac- 
tive  àYpres,  Courtray,  Gand  ,  Bruges,  Roulers  ,  et  dans  presque 
toutes  les  parties  des  deux  Flandres. 


DENTELLIERES.  207 

que,  gagnent  un  peu  plus,  1  fr.  50  c.  par  journée  de 
douze  heures ^ 

Le  point  d'Alençon  se  fait  dans  des  conditions  tout 
autres.  Tandis  qu'à  Valenciennes  la  même  ouvrière 
fait  le  réseau  et  la  fleur,  les  ouvrières  qui  font  le 
point  d'Alençon  se  divisent  en  plusieurs  catégories; 
on  distingue  lestraceuses,  les  réseleuses  qui  font  le 
réseau  ou  filet,  les  remplisseuses  qui  font  les  mats, 
les  foncières  qui  font  les  mats  plus  grossiers,  ks 
modeuses  qui  font  les  jours,  les  brodeuses  qui  font 
le  petit  cordonnet  destiné  à  entourer  et  soutenir  les 
dessins.  Un  apprentissage  de  trois  mois  leur  suffit, 
et  pourvu  qu'elles  ne  s'alourdissent  pas  la  main  par 
des  travaux  trop  fatigants,  elles  peuvent  vaquer  à 
tous  les  soins  du  ménage;  la  dentelle  se  prend,  se 
quitte,  et  se  reprend  comme  un  tricot  ou  une  bro- 
derie. Elles  gagnent  toutes,  en  moyenne,  1  franc 
par  jour,  environ  10  centimes  par  heure.  Les  plus 
habiles  peuvent  gagner  12  et  même  14  centimes; 
mais  le  nombre  de  ces  ouvrières  exceptionnelles  est 
très-restreint.  Une  douzaine  au  plus  sont  employées 
dans  les  magasins  pour  recevoir,  vérifier  et  réparer 
le  travail  des  autres;  leur  salaire  varie  de  7  fr.  50  c.  à 


l.  Le  prix  d'un  carreau  de  dentellière  varie  de  8  à  10  fr.  ;  les 
dessins  ou  patrons,  de  75  c.  à  ]  fr.  11  faut  encore  des  fuseaux 
et  des  épingles.  Toutes  ces  dépenses  sont  à  la  charge  de  l'ou- 
vrière. On  n'emploie  guère  moins  de  400  fuseaux  et  de  1.^00 
épingles  pour  faire  un  coupon  de  valencienne. 


208  LA  PETITE  INDUSTRIE. 

10  francs  par  semaine.  Une  dentellière  n'apourtout 
attirail  que  son  carreau,  ses  fuseaux  et  ses  épingles. 
Tantôt  les  jeunes  filles  travaillent  isolément  sur  le 
pas  de  leur  porte,  tantôt  elles  se  réunissent  pour 
causer  tout  en  agitant  leurs  fuseaux  ;  le  soir  elles 
forment  de  petits  ateliers  pour  économiser  la  lu- 
mière, et  les  hommes  revenus  des  champs  font  cer- 
cle autour  d'elles  dans  une  demi-obscurité.  C'est  un 
joli  travail,  qui  donne  des  instincts  d'élégance  à 
celles  qui  s'en  occupent,  et  qui  contribue  à  la  fois 
à  l'aisance  de  la  famille,  à  la  propreté  et  à  l'agré- 
ment de  la  maison. 

Le  point  d'AIençon  et  la  valencienne  sont  des  den- 
telles de  luxe.  A  Arras,  dans  l'Auvergne,  dans  quel- 
ques localités  de  la  Lorraine,  et  particulièrement 
dans  l'arrondissement  de  Mirecourt,  on  fabrique  des 
dentelles  plus  grossières.  Cette  industrie,  à  Arras  et 
dans  les  environs,  n'occupe  pas  moins  de  deux  à 
trois  mille  ouvrières.  Il  est  assez  remarquable  que 
les  ouvrières  de  la  ville  soient  inférieures  sous  tous 
les  rapports  à  celles  de  la  campagne.  Élevées  pour 
être  dentellières,  elles  ne  savent  pas  faire  autre 
chose  :  aussi  ne  quittent-elles  momentanément  leur 
métier  que  pour  se  livrer  à  des  habitudes  de  dissi- 
pation. Leurs  fréquents  besoins  d'argentles  obligent 
à  couper  un  bout  de  dentelle  pour  essayer  de  le  ven- 
dre, ce  qui  en  diminue  la  valeur,  parce  que  les 
marchands  préfèrent  les  grands  aunages.  Elles  n'ont 


DENTELLIÈRES.  209 

d'ailleurs  ni  santé  ni  propreté.  La  propreté  et  la 
blancheur  de  la  dentelle  entrent  pour  beaucoup 
dans  son  prix  ;  c'est  un  ouvrage  si  délicat  que  l'ha- 
leine de  l'ouvrière  peut  en  diminuer  la  valeur,  de 
sorte  qu'il  faut  avoir  de  la  santé  pour  faire  de  la 
belle  dentelle'.  Le  nombre  des  ouvrières  diminue  de 

1.  Les  affections  propres  au  travail  des  dentellières  sont:  les 
affections  des  yeux,  faiblesse  de  la  vue,  résultat  du  travail  as- 
sidu et  minutieux  à  l'aiguille,  irritation  et  rougeur  des  paupières 
produites  par  la  poussière  du  blanc  de  plomb. 

La  dentelle  subit,  avant  que  ses  divers  compartiments  soient 
rajustés,  une  préparation  destinée  à  la  blanchir*':  celte  prépara- 
tion est  appelée  hallage.  A  cet  effet  on  la  dispose  entre  des 
feuilles  de  carton  où  l'on  a  déposé  une  substance  blanche  pulvé- 
rulente qui  n'est  autre  qu'un  sel  de  plomb,  et  on  l'agite  de  ma- 
nière à  faire  pénétrer  cette  substance  dans  le  tissu  de  la  den- 
telle. 

Celte  poussière  très-ténue  se  dégage  facilement  en  poudre  dans 
l'atmosphère  et  irrite  les  yeux. 

Mais  celle  même  poussière  détermine  en  outre  une  véritable 
intoxication  en  s'iulroduisant  dans  les  voies  respiralives  et  di- 
gestives. 

Celles  des  ouvrières  qui  sont  occupées  à  l'opération  du  battage 
sont  les  plus  exposées  à  ces  accidents  d'intoxication,  mais  celles 
qui  appliquent  et  ajustent  les  dentelles  blanches  y  sont  aussi 
exposées,  leur  aiguille  détachant  la  substance  blanche  qui  revêt 
la  dentelle. 

Du  reste  le  teint  d'une  pâleur  particulière  de  certaines  ou- 
vrières indique  tout  d'abord  celles  qui  se  livrent  plus  spéciale- 
ment aux  opéiations  dont  il  vient  d'être  question. 

Sur  les  rapports  des  commissions  médicales  et  des  con- 
seils d'hygiène,  l'adminislration  a  pris  des  mesures  et  fait  des 
prescriptions  propres  à  combattre  l'usage  du  blanc  de  plomb. 
La  plupart  des  fabriques  se  servent  aujourd'hui ,  pour  blanchir  les 
dentelles,  d'une  préparation  nouvelle  exempte  d'inconvénients, 


210  LA  PETITE  INDUSTRIE. 

jour  en  jour  dans  la  ville.  Les  dentellières  sont  en 
général  des  paysannes  qui  se  mettent  à  leur  carreau 
quand  il  n'y  a  rien  à  faire  dans  les  champs,  et  tout 
en  vaquant  aux  soins  du  ménage.  Elles  travaillent 
presque  toutes  à  leur  compte,  c'est-à-dire  qu'elles 
achètent  le  coton  de  leurs  deniers,  et  offrent  leur 
ouvrage  aux  marchands  quand  il  est  terminé.  Leur 
rémunération  n'a  donc  rien  de  fixe  ;  une  très-bonne 
ouvrière,  travaillant  dix  heures  par  jour,  peut  ga- 
gner environ  1  fr.  25cent.  Les  ouvrières  de  la  ville  ne 
dépassent  guère  75  cent.  On  comprend  du  reste  qu'une 
multitude  de  circonstances  font  varier  le  salaire  :  la 
plus  ou  moins  grande  habileté  de  l'ouvrière,  son  assi- 
duité, sa  propreté,  la  mode,  etc.  L'apprentissage  ne 
coûte  presque  rien  et  se  fait  en  très- peu  de  temps. 

La  dentelle  est  une  des  rares  victoires  du  travail 
à  la  main  sur  le  travail  à  la  mécanique  ;  on  a  eu 
beau  s'évertuer,  la  mécanique  n'a  pu  produire  que 
du  tulle,  et  la  dentelle  faite  à  la  n:ain  conserve  son 


mais  ceUe  substance  est  d'un  prix  élevé,  et  les  ouvrières  tra- 
vaillant à  domicile  continuent  à  se  servir  du  Idanc  de  plomb; 
elles  se  procurent  ainsi,  moyennant  10  ceniimes,  la  quantité  de 
blanc  qui  leur  coûterait  5  francs  environ  si  elles  achetaient  la 
nouvelle  substance. 

Un  appareil  ingénieux  a  été  récemment  imaginé  pour  battre  la 
dentelle  et  la  blanchir  sans  danger,  mais  le  prix  de  cet  appareil 
est  encore  très-élevé. 

Nous  devons  cetle  note  et  la  suivante  à  un  Français  M.  le  doc- 
teur Laussedat,  aujourd'hui  l'un  des  médecins  les  plus  distingués 
de  Bruxelles. 


DENTELLIÈRES.  211 

importance  et  sa  valeur.  On  sait  quels  furent  les  ef- 
forts de  Colbert  pour  l'emporter  sur  Venise  dans  la 
fabrication  des  dentelles.  Il  eut  recours,  selon  le 
système  du  temps,  à  l'établissement  d'un  privilège. 
On  lui  résista;  il  fut  sur  le  point  de  faire  marcher 
un  régiment  ciintre  les  dentellières  d'Alençon.  Au- 
jourd'hui nos  ouvrières  ont  peine  à  se  soutenir  con- 
tre la  concurrence  belge  ^  Les  dessins  viennent  de 
Paris,  qui  a  le  monopole  du  goût;  mais  la  main- 
d'œuvre  se  fait  aussi  bien  et  à  plus  bas  prix  hors 
de  nos  frontières  '.  Les  raccrocheuses  de  den- 
telles et  les  repriseuses  forment  une  branche  in- 

1 .  La  fabrication  des  dentelles  est  une  des  principales  branches 
de  l'industrie  delà  Belgique.  Les  ouvrières,  femmes  outilles, 
occupées  soit  dans  les  villes ,  soit  dans  les  campagnes ,  et  princi- 
palement dans  les  deux  Flandres ,  les  provinces  de  Brabant  et 
d'Anvers,  aux  différents  genres  de  dentelles,  sont  au  nombre  de 
cent  vingt  à  cent  vingt-cinq  mille. 

Les  valenciennes ,  les  applications  de  Bruxelles ,  les  broderies 
sur  tulle  (imitation  très-remarquable  de  l'application) ,  les  den- 
telles de  Malines,les  dentelles  de  Grammont  en  soie  noire,  ccn- 
slituenl  la  grande  fabrication  belge.  Il  faut  citer  aussi  les  gui- 
pures noires  et  blanches,  au  fuseau,  qui  se  fabriquent  à  Bruges, 
Gaud  et  dans  les  environs  de  Saint-Nicolas  et  d'Anvers.  Quoique 
cette  dernière  fabrication  soit  nouvellement  introduite,  elle 
commence  à  supporter  parfaitement  la  comparaison  avec  celles 
du  Puy  et  de  Mirecourt. 

2.  Quoique  les  dessins  de  Paris  soient  toujours  les  plus  esti- 
més, il  s'est  formé  en  Belgique  un  certain  nombre  de  dessina- 
teurs très-habiles.  A  Bruxelles  seulement,  il  y  en  a  douze  qui 
fournissent  un  grand  nombre  de  très-beaux  dessins.  La  main- 
d'œuvre  est  descendue  si  bas  en  Belgique  que  la  grande  majorité 
des  ouvrières  ne  gagne  que  30,  40  ou  50  centimes  par  jour. 


212  LA  PETITE  INDUSTRIE. 

téressante  de  la  grande  famille  des  ouvrières  ù 
l'aiguille. 

Pendant  que  nous  parlons  de  ces  gracieuses  mer- 
veilles qui  parent  les  femmes  mieux  que  les  joyaux, 
mentionnons  aussi  en  passant  les  ouvrières  qui  pré- 
parent les  plumes,  plumes  d'autruche,  plumes  de 
marabout,  plumes  de  héron,  oiseaux  de  paradis,  et 
celles  qui  font  des  fleurs  avec  du  papier,  du  taffetas 
ou  de  la  percale.  Il  y  a  quelque  chose  de  gai  et  de 
jeune  dans  ce  seul  nom  de  fleuristes;  et  rien  n'est 
plus  charmant  que  les  produits  qui  sortent  de  leurs 
doigts.  Ces  fleurs  en  papier  ou  en  batiste  luttent  de 
fraîcheur  et  d'éclat  avec  celles  de  nos  parterres.  C'est 
l'industrie  parisienne  par  excellence,  et  les  jolies 
femmes  des  deux  mondes  achètent  à  Paris  les  fleurs 
qu'elles  mêlent  à  leurs  cheveux.  L'Italie  a  eu  d'abord 
le  premier  rang  pour  les  fleurs  arlificielles  comme 
pour  les  étoffes  de  soie,  les  dentelles  et  les  miroirs  ; 
ensuite  Lyon  a  été  célèbre  pour  ses  fleurs  ;  à  pré- 
sent la  flore  parisienne  est  sans  rivale.  Près  de  six 
mille  ouvrières  vivent  à  Paris  de  cette  fabrication. 
Les  plus  habiles  sont  de  véritables  artistes,  qui  étu- 
dient avec  amour  les  fleurs  naturelles  etles  reprodui- 
sent avec  plus  de  fidélité  que  les  meilleurs  peintres. 
Les  salaires  s'élèvent  quelquefois  jusqu'à  3  francs 
pour  une  journée  de  onze  heures.  Une  fleuriste  peut 
vivre  dans  de  telles  conditions,  quand  il  ne  lui 
prend  pas  fantaisie  d'essayer  elle-même  les  guir- 


LAPIDAIRES.  2 1 3 

landes  de  fleurs  qu'elle  a  faites,  et  d'aller  les  mon- 
trer au  bal  Mabille. 

On  comprend  que  Paris  soit  le  pays  des  fleuristes; 
mais  par  quelle  bizarre  et  inexplicable  anomalie  la 
taille  des  pierres  précieuses  a-t-elle  été  s'établir  à 
Septmoncel,  sur  le  sommet  d'une  montagne  du 
Jura?  Le  diamant  se  taille  à  Amsterdam  à  l'aide  de 
puissantes  machines  et  dans  de  vastes  ateliers, 
comme  il  convient  au  plus  riche  joyau  de  la  terre  ; 
le  reste  de  nos  pierres,  rubis,  saphirs,  vertes  éme- 
raudes,  aigues-marines  à  la  douce  et  pâle  lueur, 
aimables  améthystes,  opales  aux  brillants  reflets, 
tous  ces  hochets  du  luxe  et  de  la  folie  sont  taillés  et 
polis  au  fond  d'un  désert,  par  une  population  de 
montagnards  intègre  et  indigente.  Ces  rudes  enfants 
du  Jura  restent  fidèles  à  l'industrie  et  aux  mœurs 
de  leurs  pères  ;  et  toutes  ces  richesses  qui  passent 
par  leurs  mains  ne  leur  font  pas  paraître  leur  chau- 
mière plus  froide  et  leur  pain  plus  dur.  Ils  ont  fait 
depuis  peu  quelques  conquêtes  dans  les  industries 
analogues;  les  femmes  fabriquent  les  pierres  faus- 
ses avec  une  habileté  sans  pareille,  elles  percent  des 
rubis  pour  pivots  de  montres,  elles  commencent 
même  à  faire  des  mosaïques  avec  des  carrés  envoyés 
de  Florence.  L'établi  est  placé  dans  la  cabane  auprès 
de  la  fenêtre;  le  père,  la  mère,  les  enfants  travail- 
lent à  l'envi,  quand  le  ménage  à  faire,  le  dîner  à 
préparer,  du  bois  à  fendre  dans  la  montagne  ou 


214  LA  PETITE  INDUSTRIE. 

quelque  maigre  coin  de  terre  à  ensemencer  ne  les 
détournent  pas  de  leur  travail  industriel.  Les  fem- 
mes qui  taillent  des  rubis  gagnent  souvent  d'assez 
bonnes  journées;  néanmoins  les  salaires  supérieurs 
à  1  fr.  50  cent,  sont  tout  à  fait  exceptionnels.  La 
moyenne  est  de  75  centimes. 

Une  industrie  assez  importante  et  qui  sert  aussi  à 
la  toilette  des  femmes,  c'est  la  fabrication  des  cha- 
peaux de  paille.  Nancy  est  un  des  grands  centres 
de  ce  commerce;  et,  s'il  faut  en  croire  les  fabri- 
cants, ils  exportent  des  chapeaux  de  paille  jusqu'en 
Amérique.  La  plupart  des  chapeaux  d'hommes  con- 
nus sous  le  nom  de  chapeaux  de  paille  sont  en 
écorce  de  latanier.  Le  fabricant  de  Nancy  reçoit  l'é- 
corce,  l'apprête,  la  déchire  en  longues  lanières  avec 
un  peigne  métallique,  et  l'envoie  dans  la  Moselle  et 
le  Bas-Rhin,  où  on  la  tresse  en  chapeaux.  Les  cam- 
pagnes de  la  Meurthe  fournissent  aussi  quelques 
ouvrières.  Le  chapeau  est  payé  à  l'ouvfière  50  cen- 
times; il  faut  travailler  tout  le  jour,  et  être  très-ex- 
ceptionneilement  habile  pour  parvenir  à  en  tisser 
deux.  Les  chapeaux  de  Panama  et  les  chapeaux  en 
tresses  cousues  de  belle  qualité  se  font  en  France, 
les  premiers  avec  des  feuilles  d'ipiapha,  qu'on  fait 
venir  de  Panama,  et  les  seconds  avec  des  tresses 
achetées  à  Florence  et  frappées  à  l'entrée  d'un  droit 
exorbitant.  Ce  sont  ces  droits  et,  dans  quelques  cas 
très-rares,  la  belle  qualité  de  la  matière  première. 


TISSEUSES  DE  CHAPEAUX  DE  PAILLE.      215 

qui  expliquent  en  partie  les  prix  excessifs  de  cer- 
tains chapeaux.  On  a  vu  longtemps  exposé  en  vente 
chez  un  chapelier  de  Paris  un  panama  coté  deux 
mille  francs;  il  faut  croire,  pour  l'honneur  du  com- 
merce, qu'on  aurait  refusé  de  le  vendre  ù  ce  prix  si 
par  impossible  un  chaland  s'était  présenté.  Ce  même 
chapeau  avait  été  vendu  60  francs  au  marchand  par 
le  fabricant  de  Nancy  :  il  en  avait  probablement 
rapporté  3  à  l'ouvrière  qui  l'avait  tressé. 

On  doit  encore  rattacher  la  passementerie  aux 
industries  diverses  qui  ont  le  vêtement  pour  objet. 
Les  femmes  en  chamarrent  leurs  robes,  les  tapissiers 
en  couvrent  nos  meubles,  et  l'armée,  qui  a  sa  co- 
quetterie comme  les  femmes,  occupe  tout  un  monde 
à  lui  faire  des  épaulettes,  des  ceinturons  et  des  dra- 
gonnes. La  passementerie  donne  aux  ouvrières  d'élite 
des  salaires  de  3  francs  diminués  de  près  d'un  tiers 
par  une  morte  saison  de  quatre  mois.  Les  ouvrières 
ordinaires  ne  gagnent  pas  plus  de  1  fr.  50  cent,  à 
1  fr.  75  cent.,  à  Paris;  celles  qui  travaillent  pour 
l'exportation  doivent  se  contenter  de  journées  de  1  fr. 
25  cent,  ou  même  de  1  franc.  La  fabrication  au  petit 
métier  de  passementeries  entremêlées  de  jais  et  la 
fabrication  des  boutons  sont  tombées  si  bas,  que  les 
Parisiennes  ne  peuvent  plus  s'en  charger,  et  les 
abandonnent  depuis  longtemps  aux  ouvrières  d'Au- 
vergne. 

Les  demoiselles  de  boutique  ne  sont  pas  toujours 


216  LA  PETITE  INDUSTRIE. 

des  ouvrières.  Cette  dénomination,  très-générale, 
quoique  précise,  s'applique  à  des  fonctions  très- 
diverses  et  à  des  personnes  que  leur  éducation  et 
leurs  ressources  placent  dans  des  conditions  fort 
disparates.  Il  y  a  des  demoiselles  de  boutique  qui 
sont  de  véritables  bourgeoises;  il  y  en  a  qui 
sont  des  ouvrières,  et  il  y  en  a  qui  ne  sont  guère 
que  des  courtisanes.  C'est  tout  un  monde  que  nous 

»  signalons  en  passant,  sans  pouvoir  y  pénétrer.  Nous 
ne  parlerons  ici  que  des  demoiselles  de  boutique 
qui  se  partagent  entre  la  surveillance  du  comptoir 
et  de  menus  travaux  faits  sous  la  direction  de  leur 
maîtresse.  Celles-là  sont  des  ouvrières,  mais  des 
ouvrières  obligées  par  leur  état  à  l'élégance,  choi- 
sies ordinairement  parmi  les  plus  jolies,  et  conti- 
nuellement en  rapport  avec  la  clientèle  de  la  maison. 
Quand  cette  clientèle  se  compose  principalement  de 
jeunes  gens  riches,  il  y  a  là  un  danger  évident  pour 
les  mœurs  des  ouvrières;  et  peut-être,  en  un  autre 

,  sens,  n'est-il  pas  moins  fâcheux  pour  elles  de  vivre 
sans  cesse  à  côté  de  femmes  du  monde ,  au  milieu 
de  riches  toilettes,  et  d'avoir  sous  les  yeux  toute  la 
journée  le  spectacle  du  luxe.  Ces  observations  ont 
été  faites  très-souvent  à  propos  des  modistes;  elles 
s'appliqueraient  aussi  bien  à  d'autres  professions, 
car  il  y  a  bien  des  magasins  où  le  comptoir  ne  peut 
être  tenu  que  par  une  jolie  femme.  On  peut 
même  dire  que  les  femmes  forment  la  clientèle 


DEMOISELLES  DE  BOUTIQUE.  217 

exclusive  des  magasins  de  modes,  tandis  qu'ailleurs 
les  hommes  sont  en  majorité  et  par  conséquent  le 
danger  plus  grand.  Nous  nous  bornerons  à  citer  les 
boutiques  de  confiseurs.  Ce  sont  de  véritables  ate- 
liers où  les  demoiselles,  en  attendant  les  chalands, 
préparent  les  fruits  et  les  sirops,  pèsent  le  sucre, 
habillent  les  bonbons.  Ce  n'est  pas  tout  que  de  faire 
des  bonbons  exquis,  il  faut  savoir  les  parer  pour  la 
vente,  les  cacher  sous  de  séduisantes  enveloppes, 
les  couvrir  de  paillettes  et  de  faveurs,  et  c'est  ce  que 
font  avec  un  art  infini  les  doigts  de  fées  de  nos 
Parisiennes.  N'est-ce  pas  un  joli  métier?  Par  mal- 
heur, le  soir  venu,  il  faut  quitter  ces  beaux  salons 
étincelants,  ces  grandes  glaces,  ces  tapis  moelleux, 
ces  fleurs,  ces  parfums,  se  glisser  en  robe  de  soie 
dans  de  pauvres  rues  hantées  par  la  misère,  monter 
à  un  sixième  étage,  et  trouver  sa  famille  sur  le 
grabat. 

La  bimbeloterie  a  mille  métiers  analogues  à  celui- 
là;  analogues  par  le  genre  de  travail,  bien  entendu , 
car  une  ouvrière  en  poupées  n'a  pas  besoin  déjouer 
un  rôle  de  grande  dame  depuis  dix  heures  du  ma- 
tin jusqu'à  dix  heures  du  soir.  La  besogne  est  quel- 
quefois agréable,  elle  ressemble  à  un  amusement  ; 
quelquefois  aussi  elle  est  d'une  monotonie  désespé- 
rante, à  cause  de  l'extrême  division  du  travail.  Il  y 
a  des  femmes  dont  tout  le  travail  consiste  à  col- 
ler du  papier  de  couleur  sur  des  myriades  de  com- 

13 


218  LA  PETITE  INDUSTRIE. 

modes  en  miniature.  Un  petit  nombre  d'artistes 
d'élite  se  font  de  fortes  journées;  les  autres  végètent 
pendant  la  bonne  saison,  et  subissent  des  chômages 
considérables.  En  novembre  et  en  décembre,  on  ne 
trouve  pas  assez  d'ouvrières  pour  habiller  les  pou- 
pées et  les  dragées  ;  il  faut  passer  les  nuits,  se  mettre 
sur  les  dents.  A  cette  activité  succèdent  sans  transi- 
tion de  longs  mois  d'oisiveté  forcée.  Le  luxe,  dont  il 
ne  faut  pas  dire  de  mal  en  France  et  surtout  à  Paris, 
ne  sait  qu'écraser  les  ouvriers  ou  les  affamer. 

Le  cartonnage  et  le  pastillage  ont  de  nombreuses 
spécialités,  depuis  le  cornet  de  dragées  jusqu'au 
carton  chapeau  et  au  sérieux  carton  de  cabinet.  La 
papeterie  et  la  librairie  occupent  un  personnel  fémi- 
nin très -considérable,  plieuses,  assembleuses,  bro- 
cheuses, couseuses.  Les  salaires  varient,  comme 
partout,  de  1  fr,  à  2  fr.  50  cent.,  et  ne  tombent 
guère,  en  moyenne,  au  dessous  de  2  fr.  Le  métier 
de  trieuse  dans  une  papeterie  consiste  à  regarder  le 
papier  à  l'épair  pour  voir  s'il  a  des  défauts,  à  en- 
lever les  boutons  avec  des  grattoh^s,  et  à  compte;-  le 
papier  par  mains  en  assortissant  les  nuances.  On 
commence  à  employer  les  femmes  au  travail  de  la 
casse  dans  les  imprimeries.  Elles  composent  très- 
bien,  il  ne  faut  pour  cela  que  de  l'exactitude  et  de 
l'adresse.  C'est  toutefois  un  métier  assez  dur,  parce- 
qu'il  oblige  à  se  tenir  debout,  et  qu'il  fatigue  la  vue. 
11  exige  d'ailleurs  une  bonne  éducation  première,  et 


TAILLEUSES  DE  CRISTAUX.  '219 

ne  saurait  être  à  la  portée  de  toutes  les  jeunes 
filles. 

Ces  dernières  professions  s'exercent  dans  de 
grands  ateliers.  Il  en  est  de  même  des  tailleuses  de 
cristaux.  Tout  le  monde  sait  la  différence  qu'il  y  a 
entre  le  verre  moulé  et  le  verre  taillé.  Pour  donner 
au  verre  ces  vives  arêtes  qui  en  font  le  prix,  il  faut 
le  tailler,  ou  pour  parler  plus  exactement,  l'user 
successivement  sur  plusieurs  meules,  car  le  verre 
est  une  matière  sèche  et  cassante  qu'on  ne  peut 
attaquer  avec  le  fer,  comme  la  pierre,  le  bois  et  les 
métaux.  La  taille  du  verre  comprend  quatre  opé- 
rations :  iébauchage,  qui  se  fait  à  la  meule  de  fer, 
au  moyen  de  sable  fin,  pur  et  mouillé  ;  le  premier 
adouci,  qui  se  fait  à  la  meule  fine;  le  second  adouci, 
à  la  meule  de  bois,  avec  de  la  poudre  de  pierre- 
ponce  mouillée;  enfin,  le  jJoU,  à  la  meule  de  liège, 
avec  de  la  poudre  d'étain  sec.  Ainsi  la  moindre  ca- 
rafe de  cristal  taillé  passe  par  plusieurs  mains  avant 
d'arriver  à  la  perfection,  et  l'on  peut  imaginer  tout 
le  soin  et  toutes  les  préparations  que  demande  la 
verrerie  de  luxe.  Quand  on  veut  graver  le  verre,  on 
a  recours  à  une  pointe  de  diamant  ;  ou  bien  l'on 
emploie  un  procédé  assez  compliqué,  qui  consiste  à 
couvrir  d'abord  toute  la  surface  d'un  léger  vernis 
de  cire  et  de  térébenthine,  à  tracer  ensuite  le  dessin 
sur  la  cire,  et  à  verser  de  l'acide  fluorhjdrique  sur 
les  parties  mises  à  nu  par  le  burin.  C'est  surtout 


220  LA  PETITE  INDUSTRIE. 

pour  tailler  le  verre  qu'on  utilise  les  femmes  dans 
la  plupart  des  cristalleries  ;  elles  s'acquittent  à  mer- 
veille de  cette  besogne,  qui  ne  demande  que  de 
l'adresse  et  de  la  patience.  Malheureusement  c'est 
un  métier  très-insalubre,  et  l'obligation  de  se  tenir 
penchées  sur  la  roue,  et  d'avoir  les  mains  dans 
l'eau  toute  la  journée,  les  expose  à  de  graves  affec- 
tions de  poitrine. 

Une  manufacture  de  tabac  se  divise  en  général 
en  six  sections  ;  dans  la  première,  où  l'on  s'occupe 
de  la  préparation  des  tabacs  en  feuilles,  ce  sont  des 
hommes  qui  mouillent  les  feuilles  avec  de  l'eau 
salée,  et  des  femmes  qui  enlèvent  les  côtes.  Le  tabac 
ainsi  préparé  est  porté  aux  trois  sections  suivantes, 
dont  la  première  fabrique  la  poudre,  ou  tabac  à 
priser;  la  seconde  fabrique  les  rôles,  ou  tabac  à 
mâcher,  et  la  troisième  fabrique  les  scaferlatis,  ou 
tabac  à  fumer.  La  fabrication  des  scaferlatis  est  la 
seule  de  ces  trois  sections  qui  emploie  des  femmes, 
comme  éplucheuses.  Le  plus  grand  nombre  des 
ouvrières  dans  les  manufactures  de  tabac  appar- 
tiennent à  la  cinquième  section,  chargée  de  la  con- 
fection des  cigares  ;  cet  atelier  ne  compte  que  quel- 
ques hommes  qui  labriquent  les  robes;  les  cigares 
sont  roulés  par  des  femmes.  Ce  travail  est  très- 
douXj  et  peut  être  lucratif  pour  les  personnes  qui 
ont  de  l'agilité  et  de  l'adresse.  Il  en  est  de  même 
de  la   préparation  des  cigarettes ,    qui  forme  la 


REPERCEUSES.  221 

sixième  et  dernière  section,  et  qui  emploie  concur- 
remment des  hommes,  des  enfants  et  des  femmes. 
Certaines  jeunes  filles  arrivent  à  rouler  leurs  ci- 
garettes avec  une  facilité  et  une  rapidité  que  les 
hommes  atteignent  difficilement,  et  elles  gagnent 
ainsi,  sans  aucune  peine,  d'assez  bonnes  journées, 
tandis  qu'à  côté  d'elles  des  ouvrières  tout  aussi 
zélées,  mais  moins  adroites,  n'obtiennent  que  de 
faibles  salaires. 

On  trouve  des  femmes  jusque  dans  les  ateliers 
des  marbriers.  Il  y  en  a  chez  les  doreurs  sur  bois, 
les  monteurs  en  bronze,  les  vernisseurs  sur  bronze, 
les  corroyeurs,  les  potiers  d'étain,  les  estampeurs, 
les  fabricants  de  tôles  vernies,  les  joailliers  et  bijou- 
tiers, les  batteurs  d'or,  etc.  La  plupart  des  femmes 
employées  dans  ces  diverses  professions  sont  bru- 
nisseuseS;  polisseuses,  reperceuses.  Ce  sont  des 
métiers  peu  fatigants,  et  d'un  bon  produit;  une 
ouvrière  habile  peut  faire  des  journées  de  4  francs 
et  plus.  Cela  dépend  de  la  rapidité  avec  laquelle  elle 
travaille;  beaucoup  de  femmes  n'arrivent  pas  à 
gagner  plus  d'un  franc  ;  alors  elles  se  découragent 
et  cherchent  une  autre  profession.  Les  reperceuses 
achèvent  le  découpage  des  ornements  en  cuivre,  en 
bronze,  ou  en  métaux  plus  précieux;  elles  rem- 
placent les  plais  par  des  jours.  La  mode,  qui  est  à 
la  fois  l'idole  des  femmes  et  leur  ennemi  impla- 
cable, les  poursuit  jusque  dans  ce  métier;  on  fait 


222  LA  PETITE  INDUSTRIE. 

aujourd'hui  beaucoup  moins  d'ornements  en  bronze 
et  en^cuivre  qu'au  commencement  du  siècle.  Pen- 
dant près  de  trois  mois  chaque  année,  les  reper- 
ceuses ne  trouvent  pas  à  s'occuper  plus  de  deux 
jours  par  semaine. 

Les  hommes  réussissent  moins  bien  que  les 
femmes  à  faire  du  reperçage.  Les  menus  ouvrages 
qui  demandent  de  l'assiduité,  de  l'agilité  de  main, 
de  la  précision,  semblent  faits  exprès  pour  elles.  En 
Suisse  et  dans  plusieurs  parties  de  l'Allemagne,  elles 
excellent  à  préparer  des  organes  pour  l'horlogerie, 
des  verres  de  montres,  des  verres  de  lunettes.  Ne 
vaudrait-il  pas  mieux  pour  nos  Françaises  porter 
leur  habileté  de  ce  côté  que  de  s'obstiner  à  faire 
des  chapeaux  de  paille  ou  de  la  dentelle  dans  des 
conditions  désastreuses?  La  population  française 
est  très-routinière,  en  dépit  de  ses  prétentions  et 
de  sa  réputation.  11  est  clair  que,  puisque  le  métier 
de  reperceuse  est  bon,  l'horlogerie  serait  une  pré- 
cieuse ressource.  En  1847,  sur  deux  mille  ouvriers 
recensés  à  Paris  dans  l'industrie  des  horlogers  et 
des  fabricants  de  fournitures  pour  l'horlogerie,  il 
n'y  avait  que  l5o  femmes.  Elles  ne  peuvent  guère 
par  elles-mêmes  s'ouvrir  une  voie  nouvelle;  leur 
condition  et  leurs  aptitudes  ne  leur  permettent  pas 
l'initiative.  Ce  serait  aux  chambres  de  commerce 
à  se  charger  de  leurs  intérêts  ;  les  patrons  aussi 
devraient  les  avertir,  les  appeler;  ils  y  trouveraient 


COLORISTES,  ORNEMANISTES.  223 

leur  profit.  Il  est  certain  qu'il  y  a  des  hommes  qui 
perdent  l'emploi  de  leur  force  à  faire  des  métiers 
qui  n'exigent  que  de  l'adresse;  et  combien  y  a-t-il 
de  femmes  qui  voudraient  travailler,  et  qui  ne 
trouvent  pas  d'ouvrage  ou  ne  font  qu'un  ouvrage 
dérisoirement  rétribué? 

N'est- il  pas  évident,  par  exemple,  qu'elles  sont 
éminemment  propres  à  réussir  dans  tous  les  arts  du 
dessin?  On  avait  voulu  à  Lyon,  il  y  a  quelques  an- 
nées, leur  ouvrir  la  carrière  de  dessinateurs  pour 
étoffes.  Ce  sont  les  femmes  qui  portent  les  belles 
étoffes,  les  broderies  ;  elles  en  sont,  certes,  les 
meilleurs  juges:  il  paraissait  naturel  de  les  charger 
d'en  diriger  l'ornementation.  C'était  une  idée  com- 
mercialement juste,  et  qui  n'était  fausse  qu'au  point 
de  vue  psychologique.  Les  femmes  n'ont  que  cette 
sorte  d'imagination  qui  rappelle  et  représente  vive- 
ment les  objets  que  l'on  a  perçus.  Elles  ne  créent 
pas,  mais  elles  reproduisent  à  merveille;  ce  sont 
des  copistes  du  premier  ordre.  Pas  une  ne  fera  ja- 
mais une  vraie  comédie,  et  il  n'y  a  pas  de  comédien 
qui  les  égale.  L'industrie  tire-t-elle  un  parti  suffi- 
sant de  ce  talent  particulier  des  femmes  pour  tout 
ce  qui  est  imitation?  Ellfs  trouvent  de  l'emploi, 
comme  ouvrières,  dans  l'imagerie,  où  elles  ne  sont 
guère  que  coloristes;  elles  en  trouvent,  comme  ou- 
vrières et  comme  artistes  à  la  fois,  dans  l'ornemen- 
tation de^  porcelaines  et  dans  celle  des  éventails. 


224  LA  PETITE  INDUSTRIE. 

On  pourrait  certainement,  avec  bien  peu  d'efforts, 
donner  un  plus  grand  développement  à  leur  travail 
dans  ces  deux  industries.  Pourquoi  n'abordent-elles 
pas  la  gravure  sur  bois,  aujourd'hui  si  répandue? 
Le  petit  nombre  d'entre  elles  qui  se  sont  vouées  à 
cette  industrie  atteignent  aisément  des  salaires  de 
5  francs  par  jour.  On  a  ouvert  en  1860  un  cours  de 
gravure  sur  bois  à  l'École  spéciale  de  dessin;  les 
résultats  de  cet  enseignement  si  nouveau  sont  déjà 
excellents.  L'introduction  d'un  cours  semblable  dans 
l'École  de  dessin  pour  les  filles  serait  un  véritable 
bienfait. 

Le  défaut  absolu  d'éducation  et  d'apprentissage 
réduit  un  grand  nombre  de  filles  et  de  femmes  à 
des  professions  qui  ne  leur  rapportent  que  des  sa- 
laires tout  à  fait  insignifiants.  Nous  citerons  la  van- 
nerie, la  sparterie,  les  fabricantes  de  paillassons,  de 
plumeaux,  de  balais,  les  rempailleuses  de  chaises. 
Les  pauvres  femmes  qui  font  des  couronnes  d'im- 
mortelles et  des  couronnes  de  raclures  de  corne  de 
bœuf  pour  les  cimetières  gagnent  à  peine  assez 
pour  se  procurer  un  morceau  de  pain.  En  général, 
il  n'y  a  que  le  talent  qui  soit  payé.  La  force,  pour 
les  hommes,  est  aussi  une  valeur,  quoique  de  plus 
en  plus  dépréciée  par  la  concurrence  des  machines. 
Le  travail,  sans  talent  et  sans  force,  ne  trouve  à 
s'employer  avec  quelque  profit  que  dans  les  manu- 
factures. 


SERVANTES.  225 

Les  professions  dont  nous  avons  parlé  jusqu'ici 
s'exercent  pour  la  plupart  dans  des  localités  déter- 
minées. Le  voisinage  d'une  fabrique,  la  position 
particulière  d'une  place  de  commerce,  quelquefois 
le  caprice  de  la  mode  ou  l'influence  d'une  ancienne 
renommée  donnent  lieu  au  développement  de  ces 
industries.  Mais  voici  deux  professions  qu'on  re- 
trouve partout,  et  qui  sont  partout  également  né- 
cessaires :  le  blanchissage  et  la  couture. 

Ces  deux  professions  sont,  si  on  peut  parler  ainsi, 
très-féminines,  parce  qu'elles  se  rapportent  l'une  et 
l'autre  au  soin  du  ménage,  et  que  la  vocation  évi- 
dente des  femmes  est  de  diriger  un  ménage.  Il  est 
donc  impossible  de  commencer  l'examen  des  tra- 
vaux de  cet  ordre  sans  dire  au  moins  un  mot  des 
servantes,  qui  forment  l'immense  majorité  des 
femmes  mercenaires,  et  dont  le  métier  consiste  à 
faire,  pour  de  l'argent,  chez  des  étrangers,  ce 
qu'elles  feraient  gratis  chez  elles,  si  elles  pouvaient 
vivre  du  salaire  d'un  père  ou  d'un  mari.  On  ne 
classe  pas  les  servantes  parmi  les  ouvrières;  ce  sont 
des  ouvrières  cependant,  suivant  la  stricte  significa- 
tion du  mot,  et  même,  quand  elles  se  font  cui- 
sinières, elles  ont  une  spécialité  très-précise  et 
très-importante.  Le  caractère  principal  qui  les  dis- 
tingue des  autres  ouvrières,  c'est  la  servitude.  Une 
ouvrière,  dans  son  atelier,  a  beau  être  obligée  d'o- 
béir au  maître  ou  au  contre-maître,  elle  sait  qu'aus- 


226  LA  PETITE  INDUSTRIE. 

sitôt  la  porte  franchie,  elle  s'appartient,  et  ce  retour 
régulier  de  la  liberté  suftit  pour  en  faire  une  per- 
sonne libre.  Elle  a  d'ailleurs  son  jour  de  repos  dont 
elle  ne  doit  compte  à  personne.  Cette  possession  de 
soi-même  est  une  si  grande  chose,  malgré  ses  li- 
mites et  ses  intervalles,  que  dans  la  plupart  des  villes 
de  fabrique,  les  femmes  préfèrent  le  rude  travail  de 
l'atelier  et  leur  misérable  intérieur  au  confort  dont 
jouissent  la  plupart  des  servantes  et  à  leur  travail 
moins  monotone  et  moins  fatigant.  Ce  n'est  pas  que 
l'obéissance  soit  aussi  pénible  aux  femmes  qu'aux 
hommes;  elle  est  dans  leurs  instincts;  mais  dans 
sa  maison  la  mère  de  famille  obéit  d'un  côté  et 
commande  de  l'autre;  la  servante  ne  s'appartient 
plus.  En  revanche,  elle  a  la  vie  plus  douce,  une 
meilleure  nourriture,  des  soins  dans  ses  maladies, 
de  la  variété  dans  ses  occupations,  souvent  de  la 
compagnie  pendant  son  travail  et  un  salaire  pres- 
que toujours  très -supérieur.  On  donne  encore 
«  quinze  écus,  —  vingt  écus  »  de  gages  annuels  à 
une  servante  dans  quelque  bonne  vieille  pro- 
vince comme  la  Bretagne,  oij  l'on  vit  de  rien  et  où 
tous  les  salaires  sont  infîmes;  mais  à  Paris,  dans  les 
grands  quartiers,  les  gages  de  50  francs  par  mois, 
pour  une  domestique  nourrie,  chauffée,  blanchie, 
ne  sont  pas  rares  ;  et  à  ces  six  cents  francs,  qui  peu- 
vent être  convertis  presque  intégralement  en  éco- 
nomies, se  joignent  encore  les  cadeaux  et  les  étren- 


SERVANTES.  227 

nés.  Un  nombre  très-considérable  de  cuisinières 
ajoutent  à  ces  profits  des  profits  illicites,  et  les  four- 
nisseurs eux-mêmes,  sans  autre  raison  que  la  crainte 
de  perdre  leurs  pratiques,  se  font  trop  souvent  les 
complaisants  ou,  pour  mieux  dire,  les  complices  de 
ces  escroqueries. 

On  pourrait  croire  que  les  domestiques,  vivant 
auprès  des  familles  aisées  et  dans  un  commerce  né- 
cessaire avec  elles,  ont  des  moeurs  plus  régulières  ; 
il  n'en  est  rien;  de  secrètes  et  continuelles  compa- 
raisons développent  chez  elles  l'amour  du  luxe  et  de 
la  parure.  Beaucoup  d'entre  elles  trouvent  un  sé- 
ducteur dans  la  maison  même  où  elles  servent.  Un 
laquais,  un  cocher,  n'ont  que  trop  d'occasions  de 
mettre  à  mal  les  servantes  qui  passent  avec  eux,  loin 
de  toute  surveillance,  la  plus  grande  partie  de  leur 
temps  ;  et  quelquefois  c'est  le  maître  lui-même 
qui  corrompt  les  mœurs  d'une  pauvre  fille  dou- 
blement séduite  par  son  autorité  et  par  sa  for- 
tune'. 

1.  MM.  Trébuchet  et  Poira'.-Duval,  employés  supi'rieurs  de  la 
préfecture  de  police,  ont  publié  en  1857,  dans  la  troisième  éiii' 
tien  du  livie  de  Parent-Duchâtelet ,  des  recherches  sur  le  nom- 
bre des  sujets  fournis  à  la  prostitution  de  Paris  par  les  diverses 
professions.  Dans  ce  tableau,  qui  comprend  41  catégories, 
les  femmes  sans  profession  occupent  le  pren:ier  rang,  et  les  do- 
mestiques le  second.  La  moyenne  est  pour' elles  de  81,69  snr 
mille;  elle  n'est  que  de  52,42  pour  les  ouvrières  qui  fournissent 
après  elles  la  moyenne  la  plus  élevée  ('e-  gilefères)  ;  elle  tombe 
rapidement  au- dessous  de  10. 


228  LA  PETITE  INDUSTRIE. 

Les  maisons  de  Paris  sont  de  véritables  tours. 
Elles  ont  pour  la  plupart  cinq  étages  au-dessus  d'un 
entre-sol.  La  cherté  du  terrain  et  la  modicité  des 
fortunes  ont  amené  ce  résultat.  Les  propriétaires  con- 
vertissent tout  ce  qu'ils  peuvent  en  appartements. 
Les  loges  des  portiers  étaient  devenues  si  exiguës,  et 
par  conséquent  si  malsaines,  que  l'autorité  a  été 
obligée  d'intervenir.  Elle  a  prescrit  aussi  des  règles 
générales  pour  la  quantité  d'air  que  doit  contenir 
toute  chambre  à  coucher.  Ces  règles  sont  assez  im- 
parfaitement observées.  Mais  ce  que  l'autorité  ne 
pouvait  pas  faire,  ou  du  moins  ce  qu'elle  n'a  pas 
fait,  c'est  de  forcer  les  propriétaires  à  placer  les 
chambres  des  domestiques  dans  l'appartement  des 
maîtres. Tous  lesdomestiques  d'une  maison,  femmes 
de  chambre,  bonnes  d'enfants,  cuisinières,  valets 
de  chambre  et  cochers,  habitent,  sous  les  toits,  des 
cellules  à  peine  fermées,  où  l'on  n'entre  qu'en  ram- 
pant, éclairées  par  une  vitre  dormante  ou  par  une 
fenêtre  en  tabatière,  glacées  et  quelquefois  inon- 
dées en  hiver,  brûlantes  et  étouffantes  pendant  l'été. 
Ces  cellules  sont  évidemment  et  nécessairement  in- 
habitables ;  car  si  l'on  pouvait  s'y  tenir  debout,  y 
respirer,  y  vivre,  on  les  mettrait  en  location,  et  on 
trouverait  un  peu  plus  haut  ou,  s'il  n'y  avait  pas  de 
grenier,  dans  les  caves,  dans  quelque  recoin  de  la 
cage  des  escaliers,  la  place  d'un  matelas  pour  les 
domestiques.  En  vérité,  ce  septième  étage  est  in- 


BLANCHISSEUSES.  229 

humain,  on  pourrait  dire  meurtrier;  il  fait  penser 
aux  fameux,  plombs  de  Venise,  qui  probablement 
valent  mieux  que  nos  mansardes.  Mais  est-il  seule- 
ment inhumain?  Qui  surveille  ces  limbes  inacces- 
sibles par  leur  élévation,  leur  température,  leur 
malpropreté?  C'est  de  là  que  la  peste  descend  dans 
les  maisons  ;  et  pour  que  la  morale  ne  soit  pas  moins 
blessée  que  l'hygiène,  c'est  là  qu'est  établie  en  per- 
manence l'école  du  vol  et  de  la  luxure.  Dieu  pré- 
serve toute  jeune  fille  de  servir  dans  une  maison 
honnête  qui  ne  peut  la  loger  que  là. 

Le  blanchissage  a  gardé  quelque  chose  des  an- 
ciennes corporations.  Chaque  année,  le  jeudi  de  la 
mi-carême,  les  blanchisseuses  élisent  une  reine, 
royauté  aussi  onéreuse  qu'éphémère.  Ce  jour-là  des 
centaines  de  fiacres  amènent  à  Paris  toutes  les  re- 
passeuses de  la  banlieue,  costumées  en  marquises 
et  en  pierrettes.  Une  légion  de  porteurs  d'eau,  lé- 
gèrement avinés  et  chamarrés  de  rubans  multico- 
lores leur  fait  cortège  et,  le  soir,  les  bateaux-lavoirs 
de  la  Seine  se  transforment  en  salles  de  bal.  On  re- 
prend modestement  le  battoir  et  le  fer  à  repasser 
dès  le  vendredi  matin.  Les  blanchisseuses  se  divi- 
sent en  deux  corps  d'état  :  les  savonneuses  et  les 
repasseuses.  Les  savonneuses  ont  plus  de  mal, 
mais  les  repasseuses  sont  plus  habiles  et  ont  à 
subir  un  long  apprentissage.  Il  faut  au  moins  deux 
ans  pour  faire  une  repasseuse.  Les  savonneuses 


230  LA  TETITE  INDUSTRIE. 

gagnent  2  francs  50  centimes  et  rarement  2  francs 
75  centimes  pour  une  journée  de  quatorze  heures, 
sur  lesquelles  on  leur  accorde  une  heure  et  demie 
de  repos;  la  maîtresse  leur  doit  en  outre  un  verre 
d'eau-de  vie  tous  les  matins.  Les  repasseuses  de 
linge  fin  ou  linge  tuyauté  gagnent  en  moyenne 
2  francs  75  centimes,  et  les  repasseuses  de  linge 
plat,  2  francs  50  centimes.  Leur  journée  dure  de 
huit  heures  du  matin  à  huit  heures  du  soir,  avec 
une  demi-heure  de  repos,  en  hiver,  etde  sept  heures 
et  demie  à  huit  heures,  avec  une  heure  de  repos,  en 
été.  Quand  il  y  a  nécessité  de  prolonger  la  journée, 
on  les  paye  à  raison  de  25  centimes  par  heure  sup- 
plémentaire. Elles  fournissent  leur  molleton,  c'est- 
à-dire  le  morceau  d'étoffe  qui  leur  sert  de  garde- 
main,  dépense  à  peu  près  insignifiante  (1  franc 
50  centimes  par  mois).  Une  particularité  de  cette 
profession,  c'est  que  les  ouvrières  ne  s'attachent 
pas  à  une  maîtresse.  Quelques  maisons  ont  une  fille 
de  semaine,  chargée  d'humecter  et  d'empeser  le 
linge.  Elle  est  nourrie  et  reste  assez  longtemps  dans 
le  même  atelier;  mais  c'est  une  exception  fort  rare. 
En  général,  les  maîtresses,  qui  sont  toutes  d'an- 
ciennes ouvrières,  se  chargent  elles-mêmes  de  cette 
besogne,  et  n'ont  chez  elles  que  des  nomades.  Tous 
les  matins,  à  cinq  heures  et  demie,  les  blanchis- 
seuses partent  pour  l'embauchage;  elles  ont  pour 
cela  dans  Paris  un  certain  nombre  de  places  où  les 


BLANCHISSEUSES.  231 

maîtresses  repasseuses  viennent  les  embaucher  pour 
un  jour  ou  deux. 

On  voit  qu'il  n'y  a  pas  de  grandes  inégalités  entre 
les  ouvrières  dans  l'état  de  blanchisseuses,  puisque 
nous  n'avons  à  signaler  que  deux  corps  d'état  seule- 
ment et  une  difTérence  de  25  centimes  dans  les  sa- 
laires entre  les  ouvrières  ordinaires  et  les  ouvrières 
hors  ligne.  Il  en  est  tout  autrement  pour  les  coutu- 
rières, qui  forment  notre  corps  de  réserve,  et  dont 
nous  allons  maintenant  nous  occuper.  Là,  le  nom- 
bre des  spécialités  distinctes  est  considérable,  et 
chaque  spécialité  occupe  un  nombreux  personnel. 
C'est  à  Paris,  chef-lieu  de  la  couture,  que  nous  pla- 
cerons notre  centre  d'opération,  sans  nous  inter- 
dire absolument  quelques  excursions  dans  les  pro- 
vinces. 


©g® 


232  LA  PETITE  INDUSTRIE. 


CHAPITRE  III. 


METIERS   A  L  AIGUILLE. 


L'enquête  de  1851  (celle  que  prépare  en  ce  mo- 
ment la  Chambre  de  commerce  n'est  pas  encore 
publiée)  comptait  à  Paris,  pour  toutes  les  profes- 
sions réunies,  204  925  ouvriers  et  1 1 2  89 1  ouvrières. 
Elle  donnait  les  chiffres  de  1847,  et  se  bornait  à 
indiquer  les  changements  survenus  depuis  le  recen- 
sement, changements  considérables  à  cause  de  la 
révolution  de  1848.  La  prochaine  enquête  signalera 
sans  doute  des  difTérences  importantes,  dues  aux 
nouvelles  lois  douanières  et  à  l'extension  des  li- 
mites de  Paris  ;  mais  les  rapports  généraux  entre  les 
industries  ne  seront  pas  sensiblement  modifiés,  et 
le  mémoire  publié  en  1851  peut  être  consulté  sur  ce 
point,  même  aujourd'hui.  Sur  112  000  ouvrières 
recensées  par  les  commissaires  enquêteurs,  il  y  en 
avait  au  moins  60  000  qui  s'adonnaient  aux  diverses 
sortes  de  couture,  c'est-à-dire  plus  de  la  moitié,  et 
l'on  comprendra  à  quel  point  ce  nombre  reste  au- 
dessous  du  chiffre  réel  des  ouvrières  à  l'aiguille,  si 


MÉTIERS  À  l'aiguille.  233 

l'on  songe  qu'on  n'avait  recensé  que  les  ouvrières 
proprement  dites,  les  salariées,  et  qu'il  y  a,  prin- 
cipalement dans  la  couture,  un  grand  nombre  de 
petites  entrepreneuses  travaillant  seules  ou  n'em- 
ployant une  ouvrière  que  par  exception  dans  les 
moments  de  presse.  Ainsi,  par  exemple,  dans  la 
profession  de  repriseuse,  on  n'avait  compté  que 
98  ouvrières  et  16  apprenties,  en  tout  1 14  personnes, 
et  on  avait  laissé  de  côté  217  entrepreneuses  travail- 
lant seules,  qui  étaient  bien,  en  réalité,  de  vérita- 
bles ouvrières  K 

L'enquête  indique  le  maximum  et  le  minimum 
des  salaires  pour  toutes  les  professions.  Le  maxi- 
mum était  de  5  francs  pour  les  modistes  et  les  bro- 
deuses, de  4  francs  50  centimes  pour  les  couturières 
au  service  des  tailleurs,  de  4  francs  pour  les  coutu- 
rières proprement  dites,  les  ouvrières  en  corsets  (ar- 
ticle important;  on  vend  chaque  année  1  20n  000 cor- 

\.  Les  plus  forts  contingents  avaient  été  fournis  par  les  cou- 
turières pour  tailleurs  d'habits  (10  769  et  11  O'iO  en  comptant  les 
apprenties),  pour  les  lingères  (10  110),  les  couturières  propre- 
ment dites  (G8i:^),  les  couturières  pour  la  cordonnerie  (6789)  et 
les  brodeuses.  Le  chifTre  de  ces  dernières  ne  s'élevait  qu'à  3927 
pour  Paris;  mais  il  faut  se  souvenir  que  le  siège  principal  du 
commerce  de  la  broderie  est  à  Nancy  et  que  le  travail  se  fait 
surtout  dans  la  Meurthe  et  dans  les  Vosges.  Même  observation 
pour  la  ganterie.  L'enquête  ne  compte  que  873  ouvrières  pour 
les  gants  de  peau  et  20G  pour  les  gants  de  tisjus,  parce  que  les 
gants  sont  cousus  hors  de  Paris  dans  les  départements  de  l'Isère, 
del'Aveyron,  delà  Haute-Marne,  de  la  Meurthe,  delà  Haute- 
Vienne,  de  Loir-et-Cher,  de  l'Orne  et  de  3eine-et-0ise. 


234  LA  PETITE  INDUSTRIE. 

sets  à  Paris),  et  les  lingères.  Les  repriseuses,  les 
coulurières  pour  cordonniers  et  les  couturières  pour 
tapissiers  atteignaient  le  prix  de  3  francs  50  centi- 
mes. Le  minimum  tombait  à  75  centimes  par  jour 
pour  la  friperie,  la  tapisserie,  les  gants  de  peau,  à 
50  centimes  pour  les  couturières,  les  giletières,  les 
fabricantes  de  corsets,  de  casquettes,  de  broderies, 
à  40  centimes  dans  la  cordonnerie  et  les  gants  de 
tissus,  à  15  centimes  dans  la  lingerie.  Ces  indications 
ont  peu  d'importance.  Les  gros  salaires  sont  quel- 
quefois touchés  par  un  nombre  d'ouvrières  excessi- 
vement restreint;  ainsi,  dans  la  peinture  sur  porce- 
laine, l'enquête  indique  pour  maximum  un  salaire 
de  20  francs  par  jour,  qui  n'était  touché  que  par 
une  seule  artiste.  Quant  au  salaire  minimum,  il  est 
ordinairement  reçu  par  des  infirmes,  ou  par  des 
ouvrières  à  la  pièce  qui  n'ont  que  très-peu  de  temps 
à  donner  par  jour  au  travail  industriel.  C'est  ainsi 
que  l'on  trouve  mentionné,  pour  les  ouvrières  en 
lingerie,  un  minimum  de  15  centimes. 

Les  commissaires  de  l'enquête  donnaient  une 
moyenne  des  salaires  pour  chaque  industrie,  et 
voici  comment  ils  opéraient  pour  la  déterminer  :  ils 
faisaient  une  masse  de  tous  les  salaires  payés  en  un 
an  par  les  chefs  de  l'industrie  ;  puis  ils  divisaient  la 
masse  par  le  nomlre  des  journées  de  travail.  Le 
chiffre  ainsi  oltenu  représente  le  salaire  quotidien 
du  plus  grand  nombre  des  ouvrières  ;  c'est  donc  une 


MÉTIERS  À  l'aiguille.  235 

indication  très-précieuse.  La  moyenne  la  plus  éle- 
vée est  celle  des  repriseufes,  2  francs  5  centimes. 
Viennent  ensuite  les  modistes,  1  franc  98  centimes  ; 
les  brodeuses,  1  franc  71  centimes;  les  couturières 
qui  confectionnent  les  vêtements  de  femmes,  1  franc 
70  centimes  ;  les  ouvrières  des  costumiers,  1  franc 
68  centimes  ;  celles  des  fabricants  de  parapluies, 
1  franc  60  centimes.  La  moyenne  n'est  que  de  1  franc 
22  centin:ies  pour  les  ouvrières  qui  travaillent  aux 
équipements  militaires;  elle  est  très -faible  dans  la 
ganterie  :  1  franc  34  centimes  pour  la  ganterie 
de  peau,  1  franc  6  centimes  pour  la  ganterie  de 
tissus. 

La  moyenne  générale  du  salaire  des  ouvrières  pa- 
risiennes en  1847  était  de  1  franc  63  centimes.  950 
femmes  touchaient  un  salaire  inférieur  à  60  centi- 
mes, 100  050  recevaient  de  60  centimes  à  3  francs, 
et  626  avaient  plus  de  3  francs.  Pour  les  ouvrières  à 
l'aiguille  travaillant  chez  elles,  la  moyenne  était  de 
1  franc  42  centimes  ;  elle  était  de  2  francs  pour  les 
ouvrières  travaillant  en  magasin. 

On  a  beaucoup  contesté  les  résultats  de  l'enquête 
de  1851  ;  elle  n'en  reste  pas  moins  une  statistique 
très-complète  et  très-judicieuse.  Nous  croyons  vo- 
lontiers que  les  commissaires  s'en  étaient  rapportés 
trop  exclusivement  aux  chefs  d'industrie,  intéressés 
à  exagérer  le  chiffre  de  leurs  affaires  et  le  taux  des 
salaires,  et  que  par  conséquent  les  moyennes  indi- 


236  LA   PETITE   INDUSTRIE. 

quées  par  eux  sont  plutôt  au-dessus  qu'au-dessous 
de  la  vérité.  Nous  les  rappelons  néanmoins,  comme 
un  document  intéressant  pour  l'histoire  d'un  passé 
qui  est  encore  si  près  de  nous.  Ceux  qui  prendront 
la  peine  de  comparer  les  chiffres  de  l'enquête  à  ceux 
que  nous  avons  recueillis,  et  dont  nous  allons  indi- 
quer les  plus  importants,  reconnaîtront  que  les  sa- 
laires ont  subi  une  double  modification  en  sens  in- 
verse. Le  salaire  des  ouvrières  de  talent  s'est  relevé. 
Au  contraire,  les  femmes  qui  ne  donnent  guère  que 
leur  temps,  voient  leurs  profits  diminuer  tous  les 
jours. 

Voici  comment  cette  différence  s'explique.  Le  plus 
grand  nombre  des  ouvrières  à  domicile  travaillent 
pour  la  confection,  et  le  plus  grand  nombre  des  ou- 
vrières en  magasin  travaillent  sur  mesure.  Les  pre- 
mières ont  en  général  moins  de  talent  que  les  se- 
condes. Une  bonne  ouvrière  parisienne  est  jusqu'à 
un  certain  point  une  artiste  ;  il  est  naturel  qu'elle 
soit  recherchée  et  bien  payée.  Elle  refuse  de  l'ou- 
vrage, et  les  autres  en  demandent.  Celte  ligne  de 
démarcation  subsiste  encore  aujourd'hui  comme 
en  1847;  les  salaires  se  sont  relevés  dans  presque 
toutes  les  industries,  et,  dans  la  couture,  les  ou- 
vrières d'une  habileté  exceptionnelle  ont  seules  pro- 
fité de  cette  amélioration,  tandis  que  la  concurrence 
croissante,  la  nouvelle  organisation  du  commerce 
en  gros  et  la  vulgarisation  de  la  machine  à  coudre  ont 


MÉTIERS  À  L'AIGUILLE.  237 

maintenu  et  probablement  augmenté  l'avilissement 
de  la  main-d'œuvre  dans  les  ouvrages  courants.  Ce 
résultat,  dont  l'importance  saute  aux  yeux  à  cause 
du  petit  nombre  des  ouvrières  d'élite,  ressortira 
pleinement  des  détails  que  nous  allons  donner. 

Les  femmes  qui  cousent  pour  les  tailleurs  sont 
payées  à  la  pièce,  et  ne  font  guère  que  des  gilets  ou 
des  pantalons.  Les  tailleurs  sur  mesure  payent  la 
façon  d'un  gilet  de  4  à  6  francs  ;  les  fournitures  en 
soie  et  cbarbon  à  la  cbarge  de  l'ouvrière  s'élèvent  à 
50  centimes  ;  une  bonne  ouvrière  fait  un  gilet  en  un 

4 

jour.  Les  confectionneurs  pour  Paris  payent  la  façon 
d'un  gilet  de  1  franc  50  centimes  à  2  francs  50  cen- 
times ;  on  fait  également  un  gilet  en  un  jour;  les 
fournitures  en  fil  et  charbon  montent  à  25  centimes. 
Ainsi  voilà  deux  ouvrières  du  même  corps  d'état 
dont  l'une  aura  gagné  5  francs  50  centimes  dans  sa 
journée,  et  l'autre  1  franc  25  centimes.  Les  confec- 
tionneurs qui  destinent  leurs  marchandises  à  l'ex- 
portalion  ne  payent  pour  la  façon  d'un  gilet  que 
1  franc  25  centimes  au  maximum  et  75  centimes  au 
minimum  ;  les  fournitures  en  coton  et  charbon 
montent  à  20  centimes  :  une  ouvrière  fait  trois  gi- 
lets droits  en  deux  jours,  bénéfice  85  centimes  par 
jour. 

On  a  publié  dans  l'enquête  le  tarif  d'une  maison 
de  confection  en  1849.  Il  résulte  de  ce  tarif  que  la 
façon  d'un  habit  était  payée  14  francs;  les  fourni-tu- 


238  LA   PETITE  INDUSTRIE. 

res  à  la  charge  de  l'ouvrier  étant  de  1  franc  50  cen- 
times, le  produit  net  ne  dépassait  pas  12  francs 
50  centimes.  Il  fallait  y  employer  60  heures,  ce  qui 
faisait  ressortir  le  salaire  par  heure  à  20  centimes 
8  minimes.  Ces  ouvriers  étaient  les  plus  favorisés. 
Le  salaire  pour  les  pantalons  ne  rendait  que  6  cen- 
times 6  millimes  par  heure  de  travail.  Les  femmes 
ne  font  guèr«  que  des  gilets,  au  moins  quand  elles 
travaillent  seules,  parce  qu'elles  n'ont  pas  la  main 
assez  forte  pour  presser  la  couture  du  pantalon  avec 
le  carreau  :  le  prix  de  la  façon  d'un  gilet  droit  avec 
poches,  dans  la  même  maison,  était  de  60  centimes; 
celui  d'un  gilet  droit,  sans  poches,  de  40  centimes. 
Les  fournitures  dans  les  deux  cas  étaient  de  15  cen- 
times, ce  qui  réduisait  le  bénéfice  de  l'ouvrière  à 
4  centimes  5  millimes  par  heure  pour  le  gilet  à  po- 
ches, et  à  3  centimes  1  millime  pour  l'autre  :  deux 
sous  en  trois  heures.  Ces  prix  ne  peuvent  être  con- 
sidérés que  comme  une  exception:  les  salaires, 
même  dans  les  villes  de  province,  ne  descendent 
pas  au-dessous  de  5  centimes  par  heure,  ce  qui  est 
loin  de  faire  50  centimes  par  jour,  parce  qu'il  faut 
compter  la  lumière,  les  aiguilles,  le  chômage  du 
dimanche  et  des  jours  de  fête,  le  manque  d'ou- 
vrage, le  temps  perdu  à  demanler  du  travail  et  à, 
rapporter  le  tiavail  confectionné,  les  maladies,  etc. 
La  confection  des  manteaux  pour  dames  est 
toujours  confiée  par  les  grandes  maisons  à   des 


MÉTIERS  À  L'AIGUILLE.  239 

entrepreneuses,  qui  dirigent  le  travail  des  ouvrières 
et  font  elles-même  tout  ce  qui  exige  du  discerne- 
ment et  du  goût.  Les  ouvrières  ne  font  que  coudre  ; 
elles  gagnent  2  francs  ou  2  francs  50  centimes  pour 
une  journée  de  12  heures,  sur  lesquelles  elles  ont 
une  heure  de  repos.  La  confection  en  -gros  se  fait 
dans  des  conditions  toutes  différentes.  La  maison 
commande,  par  exemple,  trois  douzaines  de  pale- 
tots à  une  entrepreneuse.  Ces  paletots  sont  payés, 
à  la  pièce,  2  francs  ;  l'entrepreneuse  prélève  50 
centimes  ;  l'ouvrière  couseuse  dépense  pour  15  cen- 
times de  fil  :  il  ne  lui  reste  donc  que  1  franc  35  cen- 
times de  bénéfice.  En  travaillant  de  sept  heures  du 
matin  à  huit  heures  du  soir,  et  en  ne  prenant  que 
strictement  le  temps  de  manger,  une  ouvrière  habile 
peut  faire  trois  paletots  en  deux  jours,  et  arriver 
ainsi  à  gagner  des  journées  de  2  francs.  Il  faut  ici 
faire  un  effort  d'imagination  pour  bien  comprendre 
ce  que  c'est  que  coudre  pendant  treize  heures,  sans 
se  lever  de  sa  chaise,  sans  quitter  des  yeux  sa  cou- 
ture, sans  reposer  une  seule  fois  sa  main.  Il  faut 
encore  ajouter  le  froid  aux  pieds  en  hiver,  et  cinq 
heures  au  moins  de  travail  à  la  lumière.  C'est  dans  ces 
conditions  qu'une  ouvrière,  exceptionnellement  ha- 
bile, peut  parvenir  à  gagner  2  francs. 

Il  y  a  beaucoup  d'articles  variés  dans  la  lingerie  , 
depuis  les  tabliers  de  valets  de  chambre  et  les  draps 
de  lit,  jusqu'aux  bonnets  montés  de  haute  nou- 


240  '  LA    PETITE  INDUSTRIE. 

veauté.  Une  ouvrière  de  talent  qui  coupe  et  finit  un 
bonnet  de  luxe,  peut  gagner  5  ou  6  francs  par 
jour;  ce  sont  en  général  de  petites  entrepreneuses 
qui  se  chargent  elles-mêmes  de  ce  travail.  Parmi 
les  ouvrières  proprement  dites,  les  meilleures,  en 
très-petit  nombre,  gagnent  3  francs  ;  presque  toutes 
gagnent  2  francs,  2  francs  50  centimes,  pour  des 
journées  de  treize  heures.  L'ouvrage  le  plus  facile 
descend  au-dessous  de  ce  chiffre;  par  exemple,  on 
ne  paye  que  80  centimes  pour  une  douzaine  de  corps 
de  fichus,  et  il  faut  être  très-bonne  ouvrière  pour 
en  coudre  deux  douzaines  en  treize  heures.  La  cou- 
ture du  linge  de  maison ,  draps  de  lit,  nappes ,  ser- 
viettes, etc.,  rapporte  difficilement  1  franc  par  jour, 
ou  75  centimes  quand  on  travaille  pour  les  admi- 
nistrations. C'est  la  ressource  de  ,1a  plupart  des  ou- 
vrières pendant  les  chômages. 

Les  tapissiers  emploient  un  grand  nombre  de 
couturières.  L'enquête  en  comptait  deux  mille; 
avec  l'accroissement  de  la  population  et  les  progrès 
insensés  du  luxe,  il  est  hors  de  doute  que  cette  in- 
dustrie doit  employer  aujourd'hui  un  personnel  plus 
nombreux.   On  donne  à  une  ouvrière  tapissière 

1  franc  75  centimes  par  jour,  prix  invariable,  et 

2  francs  si  elle  est  doubleuse,  parce  que  le  travail 
de  doublage  se  fait  debout.  La  journée  dure  en  hiver 
de  huit  heures  du  matin  à  six  heures  et  demie,  avec 
une  heure  de  repos  ;  elle  commence  une  heure  plus 


MÉTIERS  À  L'AIGUILLE.  241 

tôt  en  été  sans  augmentation  de  salaire.  Les  heures 
supplémentaires  sont  payées  à  raison  de  25  cen- 
times jusqu'à  minuit,  et  de  50  centimes  depuis  mi- 
nuit jusqu'à  six  heures  du  matin. 

Tout  ce  qui,  dans  le  monde  civilisé,  a  des  préten- 
tions à  l'élégance,  suit  les  modes  de  Paris.  Les 
dames  de  New- York  commandent  leurs  robes  à  nos 
couturières,  leurs  parures  de  bal  à  nos  fleuristes, 
leurs  diamants  à  nos  lapidaires.  Quand  le  sultan 
Mahmoud  voulut  se  rendre  populaire  dans  la  plus 
cliarmante  partie  de  son  empire,  il  permit  aux 
dames  turques  de  s'habiller  à  la  française  ;  son  fils 
fait  meubler  ses  appaitements  par  nos  tapissiers.  On 
peut  avoir  de  l'habileté  ailleurs  ;  c'est  ici  seulement 
quel'on  a  du  goût.  Puisque  l'aiguille  n'est  pas  notre 
unique  supériorité,  nous  pouvons  bien  avouer  que 
notre  aiguille  n'a  pas  de  rivale.  Paris  est  le  prin- 
cipal cen'.re  de  la  fabrication  pour  les  modes,  les 
robes  et  les  habits  ;  il  faut  y  ajouter  les  corsets,  ar- 
ticle très-délicat  et  très-important.  11  n'est  que  l'en- 
trepôt de  la  ganterie  et  de  la  broderie,  qu'il  fait 
confectionner  au  dehors  d'après  ses  caprices  et  ses 
modèles.  11  n'y  a  guère  que  la  cordonnerie  qui  lui 
échappe.  11  permet  au  reste  du  monde  de  se  chaus- 
ser à  sa  guise. 

La  cordonnerie  emploie  les  femmes  comme  pi- 
queuses  de  bottines  et  piqueuses  de  tiges  de  bottes. 
Un  dixième  à  peu  près  des  piqueuses  de  bottines 

14 


2k2  LA  PETITE  INDUSTRIE. 

travaillent  en  magasin,  où  elles  servent  de  demoi- 
selles de  boutique  et  gagnent  de  1  franc  75  centimes 
à  2  francs  par  jour  ;  les  autres  font  environ  une 
paire  de  bottines   dans  leur  journée,   et  gagnent 

1  franc,  dont  il  faut  déduire  15  centimes  de 
fournitures.  Les  piqueuses  de  tiges  de  bottes  sont 
mieux  rétribuées  ;    elles   gagnent   de  2   francs  à 

2  francs  25  centimes  en  magasin,  et  2  francs  chez 
elles. 

La  ganterie  n'occupe  pas  moins  de  12  000  ou- 
vrières dans  le  seul  département  de  l'Isère.  La  fa- 
brique de  Grenoble  compte  environ  1200  ouvriers 
coupeurs,  faisant  en  moyenne  450  douzaines  par  an, 
soit  540  000  douzaines.  Cette  production,  à  raison 
de  30  francs  la  douzaine,  représente  chaque  année 
une  valeur  de  16  200  000  francs.  Par  ce  seul  exem- 
ple, on  peut  juger  de  l'importance  de  la  fabrication 
et  des  affaires  pour  toute  la  France.  Une  seule 
maison  de  Ghaumont  (  Ihule -Marne  )  emploie 
2051  couseuses'. 

11  y  a  trois  parties  dans  lé  travail  de  la  ganterie. 
Couper  le  gant,  le  coudre,  et  le  fmir  (c'est-à-dire 
l'ourler,  le  border,  faire  la  boutonnière  et  mettre  le 
bouton).  Ce  sont  des  hommes  qui  coupent  le  gant. 
Depuis  fort  peu  de  temps,  on  emploie  en  fabrique 
à  Grenoble  400  ou  500  femmes,  qui  placent  le  gant 

1.  La  maison  Tréfousse,  Herlz  el  C'^ 


MÉTIERS  À  l'aiguille.  243 

sur  le  calibre  ou  main  de  fer,  le  fendent  à  l'aide 
d'un  balancier,  et  le  préparent  pour  le  donner  à  la 
couture.  Ce  n'est  pas  un  travail  pénible.  Les  ouvrières 
sont  à  leurs  pièces,  et  reçoivent  20  cenlimes  par 
douzaine.  Elles  peuvent  ainsi  gagner  de  45  à  70  francs 
par  mois,  selon  leur  habileté  et  le  temps  qu'elles 
donnent  au  travail.  Les  couseuses  sont  moins  favo- 
risées. 

Le  prix  payé  à  l'entrepreneuse  de  couture  pour 
une  douzaine  de  gants  de  femme  à  un  bouton  est  de 
4  francs  50  centimes  (4  fr.  75  c.  s'il  y  a  deux  boutons). 
L'entrepreneuse  prélève  50  centimes;  la  soie,  pour 
une  valeur  de  40  centimes,  est  à  la  charge  de  l'ou- 
vrière; restent  donc  3  francs  60  centimes  pour  une 
douzaine  de  paires  de  gants,  ou  30  centimes  pour 
une  paire. 

Si  on  demande  maintenant  combien  une  bonne 
ouvrière  peut  faire  de  paires  de  gants  en  un  jour,  à 
la  rigueur  elle  en  peut  faire  quatre ,  en  travaillant 
douze  heures  sans  interruption  ;  si  on  demande 
combien  en  font  la  presque  totalité  des  ouvrières, 
elles  n'en  font  que  deux  et  demie.  Cette  différence 
s'explique  par  la  nécessité  de  vaquer  aux  soins  du 
ménage.  Le  travail  de  la  ganterie  demande  une  pro- 
preté extrême  ;  non-seulement  les  gants  tachés  sont 
laissés  pour  compte  à  l'ouvrière,  mais  elle  est  obli- 
gée de  payer  le  prix  de  la  peau.  Quatre  paires  par 
jour  représenteraient  un  salaire  de  1  franc  20  cen- 


244  LA   TETITE  INDUSTRIE. 

times,  sur  lequel  il  faudrait  toutefois  faire  une  lé- 
gère déduclioii  pour  le  luminaire.  Deux  paires  et 
demie  ne  représentent  que  75  centimes  par  jour.  A 
Saint-Junien,  dans  la  Haute-Vienne,  oi^i  l'on  ne 
.fait  que  des  gants  d'agneau,  dans  l'Aveyron,  dans 
la  Haute-Marne,  et  même  dans  l'Isère,  le  prix  de 
la  douzaine  descend  quelquefois  à  3  francs  et  à 
2  francs  75  centimes.  Alors  le  salaire  est  réduit  à 
rien. 

Les  ouvrières  piqueuses  gagnent  un  peu  plus.  Le 
fabricant  paye  9  francs  pour  une  douzaine,  soit 
8  francs  50  centimes  à  cause  de  la  fourniture  de  la 
soie.  Il  faut  six  ou  sept  heures  pour  faire  une  paire 
de  gants  piqués;  si  l'ouvrière  en  fait  une  paire  et 
demie,  elle  gagne  pour  la  journée  82  centimes  et 
demi,  soit  6  francs  30  centimes  par  semaine,  303  fr. 
par  an.  Ce  salaire  diminue  un  peu  quand  l'ouvrière 
n'obtient  de  l'ouvrage  que  par  l'intermédiaire  d'une 
entrepreneuse.  Il  n'est  pas  inutile  de  remarquer  ici 
que,  pour  gagner  216  francs  par  an  comme  cou- 
seuse,  ou  303  francs  comme  piqueuse,  il  fautqu'une 
femme  travaille  régulièrement,  qu'elle  n'ait  pas 
d'enfants,  pas  de  longs  travaux  de  ménage,  pas 
de  maladies,  et  que  l'ouvrage  ne  lui  manque 
jamais. 

A  Paris ,  les  ouvrières  sont  mieux  traitées,  parce 
qu'elles  prennent  l'ouvrage  directement  chez  le 
fabricant  et  le  font  beaucoup  mieux.  On  paye  la 


MÉTIERS  À  L'AIGUILLE.  245 

douzaine  à  une  bonne  couseuse  6  fr.  50  cent. ,  soit 
6  fr.,  déduction  faite  de  la  soie.  Les  meilleures  ob- 
tiennent des  prix  de  14  et  de  15  fr.  par  douzaine.  Il 
est  vrai  que  les  longues  courses  pour  aller  chercher 
l'ouvrage  et  pour  le  rapporter  absorbent  quelque- 
fois presque  tout  le  bénéfice.  Dans  toutes  les  bran- 
ches de  l'industrie  ,  les  ouvrières  qui  travaillent 
directement  pour  la  clientèle,  perdent  une  partie 
de  leur  temps,  une  partie  du  pain  nécessaire  à 
leur  famille,  dans  les  antichambres  de  leurs 
clientes. 

Le  commerce  de  la  broderie,  qui  occupe  un  per- 
sonnel très-nombreux ,  gagnerait  beaucoup  à  être 
mieux  dirigé.  Nous  avons  les  meilleurs  dessins, 
mais  il  est  fort  rare  qu'on  songe  à  les  déposer;  la 
propriété  n'en  est  pas  garantie,  et  la  contrefaçon 
s'empare  immédiatement  de  nos  plus  beaux  mo- 
dèles. La  maison  de  Nancy  tire  ses  dessins  de  Paris, 
et  donne  la  mousseline  toute  tracée  aux  entrepre- 
neurs de  broderie  proprement  dite,  et  aux  entre- 
preneurs de  trous.  Ceux-ci  font  travailler  à  la  cam- 
pagne, et  vivent  ordinairement  dans  les  villages. 
La  broderie  est  ensuite  rapportée  à  Nancy  pour  les 
finissions,  qui  se  font  quelquefois  en  atelier  chez  le 
fabricant,  et  quelquefois  aussi  par  des  entrepre- 
neuses spéciales.  Les  ouvrières  de  finission  forment 
trois  spécialités  différentes,  suivant  qu'elles  font  le 
feston,  le  sable  ou  les  jours.  La  perfection  de  la 


246  LA  PETITE  INDUSTRIE. 

broderie  tient  à  l'élégance  du  dessin  ,  à  la  perfec- 
tion de  la  main-d'œuvre  et  à  la  finesse  du  coton 
employé.  A  la  dernière  exposition  universelle ,  une 
maison  de  Nancy  avait  exposé  plusieurs  cols  faits 
sur  le  même  dessin,  et  dont  le  moins  cher  coûtait 
3  fr.  50  c.  et  le  plus  cher  50  fr.  Malheureusement, 
les  étrangers  font  aussi  bien  que  nous  et  à  meilleur 
marché.  Nous  ne  tirons  aucun  avantage  de  la  supé- 
riorité de  nos  dessinateurs  ,  à  cause  de  la  facilité 
des  contrefaçons.  La  plupart  de  nos  broderies  sont 
faites  avec  du  coton  trop  gros.  En  Suisse ,  le  patron 
fournit  le  colon;  c'est  le  contraire  chez  nous;  il  en 
résulte  que  l'ouvrière  achète  du  coton  plus  gros 
que  l'échantillon ,  parce  qu'il  couvre  plus  et  finit 
l'ouvrage  plus  vite.  Les  ouvrières  de  Nancy  sont 
peut-être  les  plus  habiles  de  toutes;  on  cite  encore 
les  plumetis  de  Neuchâteau,  de  Fontenoy,  de  Plom- 
bières ,  les  ouvrages  à  la  main  de  Lorquin  et  de 
Réchicourt;  mais  nos  brodeuses ,  qui  ne  connais- 
sent pas  même  le  fabricant,  et  n'ont  de  rapports 
qu'avec  un  entrepreneur  qu'elles  regardent  avec 
quelque  raison  comme  un  ennemi,  travaillent  sans 
amour-propre.  Au  contraire  ,  le  jour  où  l'on  rap- 
porte l'ouvrage  est  une  fête  à  Saint-Gall.  Dès  le 
matin,  on  voit  arriver  de  tous  côtés  les  jeunes  ou- 
vrières endimanchées.  Après  l'office,  elles  se  réu- 
nissent toutes  dans  une  grande  salle  autour  d'une 
longue  table,  où  on  leur  sert  à  chacune  une  topette 


MÉTIERS  A  L  AIGUILLE.  247 

de  vin  blanc.  Elles  se  mettent  à  chanter  un  chœur 
à  l'unisson,  pendant  que  le  fabricant  parcourt  la 
table,  examinant  l'ouvrage  rapporté  et  le  payant 
sur-le-champ.  S'il  le  refuse,  et  qu'il  y  ait  doute,  les 
contestations  sont  jugées  par  un  syndicat  qui  siège 
dans  la  chambre  voisine.  L'acceptation  du  travail 
terminée,  le  fabricant  jette  sur  la  table  une  masse 
de  broderies;  chaque  ouvrière  choisit  ce  qui  lui 
convient,  et  le  maître  inscrit  le  choix  sur  son  livret, 
avec  le  prix  convenu  ,  et  l'indication  du  jour  oi^i  la 
pièce  doit  être  rapportée.  Toutes  ces  femmes  sont 
très-laborieuses,  opiniâtres  même  dans  le  travail. 
Elles  font  en  un  jour  un  quart  de  plus  que  les  ou- 
vrières françaises.  Elles  se  contentent ,  à  cause  de 
cela,  et  à  cause  de  leur  extrême  frugalité,  d'un 
salaire  très-minime.  Les  fabricants  ont  d'ailleurs 
moins  de  frais  à  supporter,  parce  qu'ils  demandent 
des  modèles  à  la  contrefaçon.  Ils  faufilent  les  pièces 
pour  payer  le  blanchissage  au  mètre,  tandis  que 
chez  nous  on  blanchit  chaque  objet  séparément ,  et 
cela  leur  fait,  sur  ce  seul  article,  une  économie  de 
50  pour  100;  aussi  livrent-ils  leurs  produits  à  un 
bon  marché  que  nous  ne  pouvons  atteindre.  En 
Saxe,  la  main-d'œuvre  est  à  si  bas  prix  qu'on  se  de- 
mande comment  les  ouvrières  peuvent  vivre.  Cette 
redoutable  concurrence  explique  l'état  de  malaise 
de  nos  brodeuses.  Un  très-petit  nombre  d'ouvrières, 
qui  brodent  des  armoiries,  peuvent  gagner  des 


248  LA  PETITE  INDUSTRIE. 

journées  de  3  fr.  et  même  de  4  fr.  Il  y  en  a  deux 
en  ce  moment  à  Nancy.  Les  ouvrières  les  plus  ha- 
t)iles  de  la  campagne  gagnent  1  fr.  7  5  c,  2  fr.  Le 
plus  grand  nombre  ne  dépasse  pas  des  journées  de 
75  centimes ,  et  la  broderie  tout  à  fait  commune  at- 
teint ù  grand'peine  5  centimes  par  heure  de  tra- 
vail. Toutes  les  brodeuses  supportent  de  longs  chô- 
mages, pendant  lesquels  les  plus  habiles  ouvrières 
sont  quelquefois  trop  heureuses  d'accepter  l'ou- 
vrage le  moins  avantageux  ,  et  de  faire  des  entre- 
deux et  des  cols  Marie.  L'ouvrage  fin  a  d'ailleurs  un 
inconvénient  terrible  :  il  menace  la  vue.  Comme  la 
mode  règne  en  souveraine  très-fantasque  sur  la 
broderie,  il  arrive  souvent  qu'un  caprice  est  aban- 
donné avant  l'achèvement  des  commandes;  lefabri- 
cant  devient  alors  d'une  grande  exigence,  afin  de 
diminuer  sa  perte;  il  profite  du  moindre  prétexte 
pour  laisser  l'ouvrage  au  compte  de  l'entrepreneur, 
et  ces  malfaçons  finissent  par  retomber  sur  une 
pauvre  ouvrière  qui  manque  peut-être  de  linge  et 
de  pain. 

Tous  ces  détails  sont  affligeants;  il  fallait  pour- 
tant se  résigner  à  les  connaître.  Ce  sont  des  faits 
très-strictement  exacts,  et  plutôt  atténués  qu'exa- 
gérés. Un  travail  d'aiguille  est  un  amusement  pen- 
dant une  heure,  c'est  ce  qui  trompe  beaucoup  de 
femmes  du  monde  ;  s'il  ne  dure  que  deux  ou  trois 
heures,  il  est  à  peine  une  fatigue;  prolongé  pen- 


MÉTIERS  À  L'AIGUILLE.  249 

dant  treize  ou  quatorze  heures  avec  une  activité 
fiévreuse,  repris  chaque  malin  avant  le  jour  ,  con- 
tinué sans  repos  ni  trêve  dans  le  chagrin,  dans  la 
maladie,  dans  l'épuisement ,  il  menace  la  vue  et  la 
poitrine;  et  quel  sort  fait-il  à  cette  malheureuse 
femme  éternellement  clouée  sur  cette  chaise ,  et 
poussant  cette  éternelle  aiguille  pendant  des  années 
et  des  années!  Lui  donne-t-il  au  moins  du  pain? 
Non  ;  toutes  les  femmes  travaillent  au  rabais,  parce 
que  les  prix  sont  établis  par  les  ouvrières  mariées 
qui  ne  cherchent  dans  leur  travail  industriel  qu'un 
appoint  au  salaire  de  leur  mari.  Les  journées  les 
plus  élevées  vont  à  2  fr.  pour  12  heures  de  travail, 
et  pour  toucher  ce  maigre  salaire,  il  faut  être,  sous 
tous  les  rapports,  une  ouvrière  d'élite.  Bien  peu  de 
femmes  y  parviennent.  Il  n'y  en  a  pas  une  sur  cent, 
en  dehors  des  manufactures.  La  plupart  s'exténuent 
pour  gagner  cinq  centimes  par  heure  de  travail  non 
interrompu.  Ce  n'est  pas  assez  pour  se  couvrir  et 
se  nourrir.  Cependant  mille  ennemis  menacent  ces 
salaires  dérisoires:  les  crises  industrielles,  les  ca- 
prices de  la  mode,  les  maladies  de  l'ouvrière ,  celles 
de  ses  parents  et  de  ses  enfants,  la  mauvaise  hu- 
meur d'un  entrepreneur  ou  d'une  cliente,  les  lon- 
gues et  mortelles  stations  dans  une  antichambre. 
Il  est  triste  de  penser  que  la  broderie,  la  dentelle , 
les  gants,  les  bijoux,  les  fins  tissus,  tous  ces  ctiar- 
mants  objets  de  h  toilette  des  femmes,  si  nécessaires 


250  LA  PETITE  INDUSTRIE. 

à  notre  luxe  et  à  nos  plaisirs,  représentent  souvent 
bien  des  douleurs.  Il  n'y  a  peut-être  pas  un  seul  de 
ces  joyaux  de  la  mode  et  de  la  fantaisie  dont  l'his- 
toire ne  soit  sanglante. 


-^^^9^ 


CONCURRENCE  DES  PRISONS.  251 


CHAPITRE  IV. 

CONCURRENCE  FAITE  AUX  COUTURIÈRES  PAR  LES  PRISONS,  LES 
COUVENTS  ET  LES  FEMMES  DU  MONDE.  INFLUENCE  PROBABLE 
DE   LA  MACHINE   A   COUDRE. 


La  situation  du  travail  à  l'aiguille ,  toute  triste 
qu'elle  est  aujourd'hui,  ne  peut  qu'aller  en  empi- 
rant. Les  ouvrières  ont  à  redouter  trois  concur- 
rences :  celle  des  prisons,  celle  des  couvents,  et  celle 
enfin  d'un  nombre  plus  grand  qu'on  ne  croit  de 
femmes  jouissant  d'une  certaine  aisance,  et  qui  pour- 
tant sont  charmées  de  pouvoir  tirer  profit  de  leur 
travail.  Ajoutons  que  la  substitution  du  système  de 
la  confection  aux  anciennes  habitudes  du  commerce, 
et  l'introduction  de  la  machine  à  coudre,  menacent 
le  travail  de  la  couture  d'une  révolution  complète. 

Il  y  a  quelques  années,  pour  protéger  le  travail 
libre,  on  pensa  un  moment  à  supprimer  le  travail 
des  prisons.  Il  fallait  donc  supprimer  les  prisons 
elles-mêmes  ;  car  il  serait  à  la  fois  trop  dangereux 
et  trop  cruel  de  renfermer  des  hommes  ou  des 
femmes  pour  les  livrer  à  l'oisiveté  ou  pour  leur 


252  LA  PETITE  INDUSTRIE. 

imposer  un  travail  absolument  improduclif.  Quand 
il  fut  question  de  rapporter  le  décret  par  lequel 
le  gouvernement  provisoire  avait  aboli  le  travail 
dans  les  prisons  ,  on  n'eut  aucune  peine  à  démon- 
trer que  les  prisons  ne  pouvaient  pas  se  passer  du 
travail  des  prisonniers ,  et  que  les  prisonniers  ne 
pouvaient  pas  se  passer  de  travail.  On  voulut  aller 
plus  loin  ,  et  on  prétendit  que  les  prisonniers  ne 
faisaient  au  travail  libre  qu'une  concurrence  insi- 
gnifiante. 

C'était  là  une  erreur,  ou  tout  au  moins  une  exa- 
gération. Si  on  n'exagérait  pas  dans  le  sens  opposé, 
et  si  la  plupart  des  ouvriers  n'étaient  pas  persuadés 
que  les  prisonniers  leur  font  une  concurrence  rui- 
neuse, il  suffirait  peut-être  de  dire  ici  en  un  seul 
mot,  que  d'une  part  le  travail  des  prisonniers  est 
payé  moins  cher  que  celui  des  ouvriers  libres,  ce 
dont  il  est  facile  de  s'assurer  auprès  des  Chambres 
de  commerce,  ou  plus  simplement  en  consultant  le 
chef  d'une  maison  de  confection;  et  que,  d'autre 
part,  l'ouvrage  exécuté  dans  les  prisons  pour  le 
compte  de  l'industrie  privée  représente  une  somme 
tellement  faible,  qu'elle  ne  saurait  exercer,  en 
temps  ordinaire,  une  influence  considérable  sur  le 
marché  de  la  main-d'œuvre.  Mais  on  jugera  sans 
doute  que,  dans  une  matière  très- controversée  et 
très-obscure,  quelques  éclaircissements  peuvent 
avoir  leur  utilité. 


CONCURRENCE  DES  PRISONS.  253 

En  elTet,  la  concurrence  de  prix,  qui  existe  incon- 
testablement à  l'heure  qu'il  est,  pourrait  disparaître 
avec  les  circonstances  qui  la  produisent;  et  la  con- 
currence de  quantité,  qui  aujourd'hui  existe  à  peine, 
pourrait  devenir  formidable  demain  :  il  suffirait 
pour  cela  que  le  nombre  des  prisonniers  augmen- 
tât ,  ou  que  le  travail  fût  mieux  organisé  dans  les 
prisons. 

Or,  de  ces  deux  suppositions,  la  première,  qui  est 
à  souhaiter,  ne  se  réalisera  pas;  et  la  seconde,  qui 
est  à  craindre,  se  réalisera  peut-être,  quoique  dans 
des  proportions  restreintes.  Il  résulte  de  l'examen 
attentif  des  faits,  que  le  travail  des  prisons  fera  tou- 
jours une  concurrence  de  prix  au  travail  libre;  et 
que  la  concurrence  de  quantité  ,  sans  avoir  jamais 
l'importance  que  des  esprits  passionnés  lui  attri- 
buent ,tend  néanmoins  à  s'accroître,  et  peut  avoir, 
dans  certains  lieux  et  dans  certaines  cuTonstances 
données ,  des  conséquences  assez  graves. 

Pour  le  bien  comprendre,  il  faut  avant  tout  savoir 
quel  est  le  régime  économique  des  prisons. 

Il  y  a  trois  sortes  de  prisons  :  les  maisons  cen- 
trales ,  les  prisons  départementales  et  les  prisons 
.  d'éducation  correctionnelle. 

Les  maisons  centrales  renferment  toutes  les 
femmes  condamnées  aux  travaux  forces,  quelques 
hommes  condamnés  à  la  même  peine,  tous  les  ré- 
clusionnaires,  et  tous  les  individus  condamnés  cor- 


254  LA  PETITE  INDUSTRIE. 

rectionnellement  à  plus  d'un  an  d'emprisonnement. 
Le  séjour  des  détenus  y  est,  en  moyenne,  de  trois 
ans.  Ce  sont  les  seules  prisons  où  le  travail  ait 
de  la  régularité  et  de  l'importance.  Un  très-pelit 
nombre  de  maisons  centrales  sur  vingt- cinq  sont 
administrées  en  régie;  dans  toutes  les  autres,  le 
régime  alimentaire,  l'habillement,  le  travail  des 
prisonniers  et  toutes  les  parties  du  service  sont 
donnés  à  l'entreprise. 

L'adjudicataire  ou  entrepreneur  général  figure  à 
la  fois  dans  le  marché  comme  vendeur  et  comme 
acheteur. 

Gomme  vendeur,  il  fournit  à  l'administration  la 
nourriture  et  l'habillement  des  prisonniers  en  santé 
et  en  maladie,  le  chauffage  et  IVclairage,  l'entretien 
de  la  maison,  comprenant  les  réparations  locatives 
et  certaines  grosses  réparations  ^  Pour  ces  divers 
services,  le  gouvernement  lui  paye,  par  détenu  et 
par  jour  de  détention,  un  prix  dont  la  détermination 
est  l'objet  principal  de  l'adjudication. 

Comme  acheteur,  il  reçoit  de  l'administration  le 
droit  exclusif  d'utiliser  à  son  profit  les  bras  des  pri- 
sonniers, soit  en  les  faisant  travailler  pour  lui- 
même,  s'il  est  fabricant,  soit  en  les  faisant  travailler 
pour  un  ou  plusieurs  fabricants,  avec  lesquels  il 

1.  Art.  3  à  3Ô  du  cahier  des  charges  que  nous  avons  sous  les 
yeux. 


CONCURRENCE  DES  PRISONS.  255 

traite  sans  intervention  ni  garantie  de  l'État*.  L'État 
tient  compte  à  l'adjudicataire  de  ciiaquejour  de  dé- 
tention suivant  le  prix  porté  au  cahier  des  charges; 
et  l'adjudicataire  tient  compte  à  l'État  de  chaque  jour- 
née de  travail,  suivant  un  tarif  arrêté  par  le  Minis- 
tre de  l'intérieur  Ml  en  résulte,  entxe  l'État  et  l'adju- 
dicataire, des  comptes  de  doit  et  avoir  qui,  du  côté  de 
l'État,  se  soldent  toujours  tn  débet. 

Le  tarif  réglé  par  le  Ministre  et  accepté  par  l'en- 
trepreneur évalue  le  travail  des  prisonniers  sur  le 
mênr.e  pied  que  celui  des  ouvriers  libres;  le  ratais 
de  20  pour  100  accordé  à  l'entrepreneur  doit  être 
négligé,  parce  qu'il  est  compensé  par  un  surcroît 
de  dépense  à  sa  charge;  mais  il  faut  savoir  mainte- 
nant quel  est  le  rôle  que  joue  ce  tarif  dans  les  comptes 

1.  Art.  54  et  suiv.  du  cahier  des  char^^es. 

2.  La  fixation  des  tarifs  est  entourée  de  beaucoup  de  forma- 
lités. L'administration  se  réserve  expressément,  dans  tous  les 
cahiers  des  charges,  le  droit  de  les  régler  définitivement  comme 
elle  le  trouve  juste,  et  tans  qu'aucun  des  avis  exprimés  en  exé- 
cution des  rèylements  puis:e  entraver  sa  liberté  sur  ce  point.  Ils 
ne  sont  mis  en  vigueur  qu'après  avoir  été  approuvés  par  le 
Ministre,  qui  se  fait  remettre  préalablement  les  propostions  de 
l'entrepreneur,  l'avis  de  la  chambre  de  commerce,  ou  celui  de 
deux  experts  contradictoirement  nommés  s'il  a  été  jugé  utile  de 
recourir  à  une  expertise,  les  observations  et  propositions  du  di- 
recteur et  celles  de  l'inspecteur,  et  enfin  l'avis  motivé  du  préfet 
sur  les  prix  proposés  rour  chaque  nature  d'ouvrage;  on  jointe 
ces  renseignements  l'indication  du  nombre  d'ou\riers  qu'occupe 
ou  que  doit  occuper  ordinairement  l'industrie  à  laquelle  se  rap- 
porte le  tarif  (Arrêté  du  20  avril  1844).  Le  but  principal  qu'on  se 
propose  au  moyen  de  tout  ce  luxe  de  précautions,  est  de  cou- 


256  LA  PETITE  INDUSTRIE. 

respectifs  de  l'entrepreneur  et  de  l'Etat;  s'il  repré- 
sente réellement  le  prix  payé  pour  la  main-d'œuvre 
par  le  fabricant  qui  livre  au  commerce  l'objet  manu- 
facturé, ou  s'il  est  tout  simplement  destiné  à  déter- 
miner d'une  façon  précise  les  avantages  accordés  à 
l'entrepreneur  général'.  Or,  l'entrepreneur  général 

naître  la  moyenne  des  prix  payés  pour  les  mêmes  genres  d'in- 
dustrie ou  pour  des  travaux  analogues,  aux  ouvriers  libres 
du  pays,  ou  à  ceux  des  manufactures  ou  fabriques  les  moins 
éloignées  de  la  maison  centrale,  s'il  s'agit  d'industries  étran- 
gères au  département.  Cette  moyenne,  une  fois  connue,  devient 
la  lase  du  tarif;  seulement,  il  est  fuit  à  l'entrepreneur,  sur  les 
prix  courants  de  l'industrie  libre,  un  rabais  de  20  pour  100.  Ce 
rabais,  dans  la  pensée  de  ladministration ,  n'est  pas  une  libéra- 
lité, une  concession  purement  gratuite  comme  on  le  suppose 
généralement.  L'entrepreneur  est  tenu  de  fournir  aux  prison- 
niers tous  les  instruments,  méliers  et  outils  nécessaires,  de 
pourvoir  à  toutes  les  dépenses  de  cliaulïage  et  d'éc!airage  des 
ateliers,  de  fournir  constamment  du  travail  aux  détenus,  et  de 
payer  des  indemnités  de  chômage  lorsqu'il  les  lai.-se  sans  ou- 
vrage. Ce  sont  là  des  conditions  onéreuses  qui,  pour  la  plupart, 
ne  pèsent  pas  sur  les  fabricants  du  dehors  et  qui  paraissent  jus- 
tifier le  rabais  d'un  cinquième.  ^Insl^uction  ministérielle  du 
20  avril  1844.) 

1.  Le  produit  du  travail  dei  détenus  se  partage  entre  les  déte- 
nus eux-mêmes,  l'entrepreneur  et  l'État.  (Instruction  ministé- 
rielle du  28  mars  1844.)  La  part  du  prisonnier  varie  suivant  la 
peine  qu'il  a  encourue.  Elle  est  de  3/10  pour  les  condamnés  aux 
travaux  forcés,  de  4/10  pour  les  condamnés  à  la  réclusion,  et  de 
d/\0  pour  les  condamnés  à  un  emprisonnement  de  plus  d'un  an 
(les  seuls  correctionnels  qui  puissent  être  admis  dans  les  pri- 
sons centrales). Une  bonne  conduite  à  l'intérieur  peut  être  récom- 
pensée par  une  augmentation  de  Ij  10:  comme  aussi  la  privation 
de  1/10  peut  être  la  conséquence  de  mauvaises  notes  ou  de  la 
qualité  de  récidiviste.  Elle  ne  peut  donc  être  supérieure  à  6/10  ni 


CONCURRENCE  DES  PRISONS.  257 

et  le  fabricant  sont  deux  personnes  très-dislincte?, 
dont  les  intérêts  sont  loin  d'être  confondus. 

En  efiet,  l'entrepreneur  n'est  qu'un  intermédiaire 
entre  TÉtat  et  les  fabricants  ;  il  ne  fait  pas  travail- 
ler lui-même,  et  par  une  raison  bien  simple  :  c'est 
qu'il  n'y  a  pas  moins  de  cinquante-quatre  mdustries 

inféiieureà  1/10.  Elle  est  payée  en  espèces,  par  l'enlrepreiieur, 
enlre  les  mains  du  directeur,  qui  autorise  le  détenu  à  en  dépen- 
ser immédiatement  une  faible  partie  à  la  cantine,  et  qui  garde 
le  reste  pour  lui  fournir  une  ma'se  de  réserve,  au  moment  de  sa 
sortie  de  prison.  La  part  de  l'entrepreneur  est  fixée  invariable- 
ment à  3  dixièmes.  Les  dixièmes  restants  appartiennent  à  l'État 
et  devraient  être  régulièrement  versés  au  trésor;  mais  il  pa- 
raît qu'en  réalité  ce  versement  na  pas  lieu:  la  somme  due 
par  l'État  à  l'entrepreneur  pour  ses  fournitures  étant  toujours 
supérieure  à  la  somme  due  par  l'entrepreneur  à  l'État  sur  le 
travail  des  détenus,  on  abandonne  à  l'entrepreneur,  comme  par- 
tie du  payements  lui  faire,  les  dixièmes  appartenant  au  trésor, 
et  on  évite  ainsi  des  virements  de  fonds  inutiles.  Ainsi  il  n'y  a  de 
payé  réellement  que  la  part  des  prisonniers,  et  le  reste  se  passe 
en  éciitures. 

Il  suit  des  diverses  dispositions  réglementaires  que  nous  avons 
indiquées,  que  l'entrepreneur  paye  pour  la  journée  d'un  prison- 
nier un  prix  égal  au  salaire  d'un  ouvrier  libre,  avec  rabais  d'un 
cinquième  et  prélèvement  de  trois  dixièmes  sur  les  quatre  cin- 
quièmes restants.  Si,  par  exemple,  le  prix  de  la  journée  d'un 
ouvrier  libre  est  fixé  à  1  franc  2.')  centimes,  ce  prix  est  d'abord 
réduit  à  I  franc  pour  l'entrepreneur,  qui  prélève,  en  outre,  trois 
dixièmes  de  1  franc  ou  30  centimes.  Il  ne  paye  donc  que  70  cen- 
times au  lieu  de  1  franc  25  centimes.  Peu  importe  d'ailleurs 
que  le  travail  .-^e  fasse  à  la  tâche  et  non  à  la  journée,  puisque 
les  dégrèvements  et  prélèvements  sont  toujours  les  mêmes. 

Supposons  un  instant  que  l'entrepreneur  des  travaux  ne  soit 
pas  en  même  temps  fournisseur  de  la  prison  ,  et  que  par  consé- 
quent les  clauses  du  marché  soient  exécutées  littéralement  et 


258  LA  PETITE  INDUSTRIE. 

différentes  dans  les  maisons  centrales'.  Il  achète 
donc  les  bras  des  prisonniers  pour  les  louer  à  des 
fabricants.  Il  tire  de  ses  sous-traitants  ce  qu'il  peut; 
le  tarif  n'existe  pas  pour  ses  transactions  privées. 
Or  les  dixièmes  qu'il  paye  aux  détenus  et  ceux  qu'il 


effectivement;  la  concurrence  serait  désastreuse  pour  l'industrie 
libre,  puisque  le  travail  des  prisonniers  se  ferait  à  quarante- 
quatre  pour  cent  de  rabais.  Mais  il  est  évident  qu'en  soumission- 
nant ses  fourniture;,  l'adjudicataire  abaisse  ses  exigences  pro- 
portionnellement à  ce  qu'il  espère  gagner  sur  la  main-d'œu\re. 
Si,  par  exemple,  il  a  évalué  à  10  centimes,  par  jour  et  par 
détenu  ,  les  bénéfices  qu'il  compte  réaliser  sur  le  travail,  on  doit 
supposer  qu'il  a  demandé  10  centimes  de  moins  pour  se  charger 
du  service  général  de  la  maison. 

Il  est  donc  bien  clair  que  les  trois  dixièmes  prélevés  par  l'en- 
trepreneur sont  par  le  fait  une  va'eur  indéterminée,  et  c'est 
tout  au  plus  si  les  deux  au'res  parts,  la  part  payée  en  espèces 
aux  prisonniers,  et  Li  part  affectée  à  TÉtat  et  acceptée  par  l'en- 
trepreneur en  déduction  des  sommes  qui  lui  sont  dues,  sont 
elles-mêmes  autre  chose  que  de  la  monnaie  de  compte,  puis- 
qu'elles dépen  lent  de  l'évaluation  de  l'adjudicataire,  et  ne  sont 
pas  autre  cho;e  qu'une  valeur  acceptée  i)ar  lui  comme  partie 
du  payement  auquel  il  a  droit  pour  ses  fournitures. 

1.  En  voici  la  liste:  Accordéons,  balanciers,  bonneterie,  bou- 
tonnerie,  broderie, brosserie,  cadres,  vêtements  en  caoutchouc, 
caparaçons,  carnassières,  cardage,  dévidage  de  soie,  cartons, 
chapelets  ,  chaussonneri?,  cheveux,  clouierie,  corderie,  cordon- 
nerie, cornes  à  lanteraes,  cor.sets,  couture  fine,  couture  grosse, 
crayons,  dentelles,  ébénisterie  et  placage,  épluchage,  échar- 
piage ,  filature,  ganterie,  gravures,  havresacs,  mégisserie,  me- 
nuiserie, paille  (lataniers,  palmiers,  sparterie) ,  papeterie,  para- 
pluies, passementeries,  peignes,  pipes  en  bois,  porte-monnaies, 
quincaillerie,  serrurerie,  sellerie,  tailleurs  d'habits,  tailleurs  de 
pierres,  lissage  de  velours,  de  peluche,  de  damas,  de  laine, 
toile  et  calicot,  tourneurs  et  chnisiers,  tricotage,  vanniers. 


CONCURRENCE  DES  PRISONS.  259 

accepte  lui-même  en  payement  ne  sont  pas  les 
dixièmes  du  prix  qu'il  touche  réellement ,  ce  sont 
les  dixièmes  du  prix  fixé  par  le  tarif  aux  quatre 
cinquièmes  des  salaires  de  l'industrie  libre.  La  fixa- 
tion des  tarifs,  faite  avec  un  si  grand  luxe  de  pré- 
cautions, est  donc  très-importante  pour  les  détenus, 
qui  touchent  réellement  leur  part;  pour  l'État,  à  qui 
profite  l'élévation  des  prix  du  tarif;  pour  l'entrepre- 
neur, qui  se  trouve  ruiné  ,  s'il  a  consenti  à  un  tarif 
trop  supérieur  aux  prix  réels  qu'il  obtient  de  ses 
sous-traitants;  mais  elle  est  assez  indifférente  pour 
l'industrie  privée  ,  puisqu'en  définitive  elle  ne  dé- 
termine pas  le  taux  réel  des  salaires. 

Qu'est-ce  qui  importe  à  l'industrie  privée?  Ce  n'est 
pas  de  connaître  les  arrangements  survenus  entre 
l'État  et  l'adjudicataire  général,  mais  de  savoir  ce 
que  l'entrepreneur  général  tire  de  ses  sous-traitants  ; 
car  c'est  le  sous-traitant  qui  livre  à  la  vente  les  ob- 
jets fabriqués  pour  son  compte  dans  les  prisons  ; 
s'il  les  paye  à  l'adjudicataire  moins  cher  qu'à  l'ou- 
vrier libre,  la  concurrence  de  prix  est  manifeste. 

Or,  comment  ne  les  payerait-il  pas  moins  cher  ? 
Quel  motif  aurait-il  de  s'adresser  à  l'entreprise  des 
prisons,  s'il  n'y  trouvait  pas  un  rabais  ?  Si  l'entre- 
preneur général  obtenait  de  ses  sous-traitants  des 
prix  égaux  à  ceux  de  l'industrie  libre ,  pourquoi 
l'État  lui  abandonnerait-il  44  pour  100  de  bénéfice, 
quand  il  lui  serait  si  fdcile  de  faire  ce  bénéfice  lui- 


260  LA  PETITE  INDUSTRIE. 

même,  et  de  traiter  directement  avec  les  fai^ricants? 
Grâce  à  cette  double  qualité  d'acquéreur  et  de  ven- 
deur attribuée  à  l'adjudicataire  général,  tout  est 
matière  à  spéculation  dans  le  marché  ,  le  prix  du 
travail  comme  celui  des  fournitures,  et  par  consé- 
quent tout  est  sujet  à  incertitude.  Il  n'y  a  qu'une 
chose  qui  soit  certaine,  c'est  que  le  sous-traitant, 
c'est-à-dire  le  véritable  et  sérieux  acquéreur  de  la 
main-d'œuvre,  l'obtient  au  rabais.  Et  cela  est  si  vrai 
que  quand  un  fabricant  a  un  atelier  dans  une  prison 
centrale ,  il  ne  manque  pas  de  le  mentionner  en  tête 
des  prospectus  de  sa  maison ,  comme  garantie  du 
bon  marché  de  ses  produits. 

Nous  sommes  donc  autorisés  à  conclure  que, 
malgré  les  évaluations  du  tarif,  il  est  impossible  de 
connaître  exactement  le  prix  de  revient  du  travail 
dans  les  prisons,  et  que  ce  prix  est  incontestablement 
inférieur  à  celui  du  travail  libre.  Donc  la  concur- 
rence de  prix  existe. 

On  peut  encore  le  démontrer  d'une  autre  ma- 
nière. Certes,  il  y  a  beaucoup  de  misère  parmi  les 
ouvriers  libres;  mais  supprimez  le  manque  d'ou- 
vrage, la  maladie,  la  vieillesse  et  la  débauche,  il  est 
clair  qu'il  n'y  en  aura  plus.  L'ouvrier  vivra  dans  l'ai- 
sance avec  sa  famille,  et  il  aura  une  réserve  à  la 
caisse  d'épargne. 

Maintenant ,  quelle  est  la  position  du  prisonnier? 
Il  est  logé,  nourri,  chauffé,  vêtu,  blanchi  gratuite- 


CONCURRENCE   DES  PRISONS.  261 

ment  ;  il  n'a  pas  de  famille,  ou  du  moins  il  doit  être 
considéré  comme  n'en  ayant  pas,  puisqu'il  ne  peut 
pas  l'entretenir;  il  ne  manque  jamais  d'ouvrage,  il 
est  soigné  gratuitement  dans  ses  maladies;  enfin,  il 
ne  peut  dépenser  ni  temps  ni  argent  pour  son  plai- 
sir. Si  donc  il  est  payé  comme  l'ouvrier  libre,  il  doit 
faire  des  économies  considérables. 

Il  en  fait  en  réalité  ,  puisqu'il  touche  un  certain 
nombre  de  dixièmes,  non  sur  le  prix  réel  des  jour- 
nées de  travail,  payé  par  les  sous-traitants,  mais 
sur  le  prix  porté  au  tarif,  accepté  par  l'entrepre- 
neur général  comme  base  de  son  opération,  et 
comme  équivalent  du  prix  de  journée  d'un  ouvrier 
libre.  Toutefois,  ce  prix  de  journée  est  diminué 
préalablement  d'un  cinquième,  qui  représente  les 
fournitures  exceptionnelles  d'instruments  de  travail 
faites  par  l'entrepreneur  au  prisonnier.  Quoique  le 
nombre  de  ces  dixièmes  varie  selon  la  peine  en- 
courue', on  ne  s'écarte  pas  sensiblement  de  la 
vérité  en  disant  que  les  prisonniers  des  maisons 
centrales  pris  ensemble  reçoivent  4  dixièmes-,  et 

1.  En  1858,  sur  24  319  prisonniers  de  maisons  centrales. 

1G"2  recevaient fi/ 10 

10589 5/10 

7  236 4/10 

3444 3/10 

1116 2/10 

852 1/10 

2.  Les  prisonniers  pris  en  masse  recevaient  95  937  dixièmes. 


262  LA  PETITE  INDUSTRIE. 

que  par  conséquent  leurs  économies  peuvent  être 
évaluées  aux  4  dixièmes  des  4  cinquièmes  du  prix  de 
journée  d'un  ouvrier  libre. 

Maintenant,  en  supposant  que  la  journée  d'un 
prisonnier  soit  payée  à  l'adjudicataire  par  les  sous- 
traitants  aussi  cher  que  la  journée  d'un  ouvrier 
libre,  et  en  consentant  à  ne  compter  que  1  franc 
25  centimes  pour  la  moyenne  des  salaires  industriels 
dans  toute  la  France,  ce  qui  est  probablement  au- 
dessous  de  la  vérité,  même  si  on  tient  compte  de  la 
présence  d'un  certain  nombre  de  femmes',  il  reste 
à  l'entrepreneur  85  centimes  pour  habiller  et  nour- 
rir les  prisonniers,  ce  qui  est  assez  étrange,  et,  ce 
qui  l'est  encore  plus,  ces  85  centimes  ne  lui  suffisent 
pas,  puisque  l'État  est  son  débiteur.  Cependant,  les 
condamnés  ne  sont  pas  vêtus  avec  luxe-,  et  leur 

si  tous  les  prisonniers  avaient  reçu  4  dixièmes,  le  total  aurait 
été  93  276  dixièmes.  Différence  '.(661.  Si  tous  les  prisonniers 
avaient  reçu  5  dixièmes,  cela  aurait  fut  116  59.")  dixièmes.  Diffé- 
rence 20  CôS. 

1.  A  la  fin  de  décembre  1858,  il  y  avait  dans  les  maisons  cen- 
trales 18541  hommes  et  4778  femmes  seulement. 

2.  Un  habillement  de  dro,,^uet  fil  et  coton  pour  l'hiver,  de 
toile  pour  l'été,  sabots  et  chaussons.  Le  coucher  consiste  en  un 
matelas  de  4  kilog.  de  laine  et  2  kiiog.  de  crin,  une  couverture 
de  laine  de  2  kilog.  500  et  une  seconde  de  coton  pour  l'hiver. 

Tout  ce  qui  concerne  le  travail  des  prisonniers  et  la  part  qui 
leur  est  attribuée  sur  le  produit  du  travail,  a  été  réglé  en  1844 
par  des  instructions  ministérielles  d'une  grande  portée  admi- 
nistrative et  philosophique,  11  est  impossible  de  ne  pas  en  être 
frappé,  lors  même  qu'on  regrette  le  système  actuel  des  adjudi- 
cations et  la  nature  du  travail  imposé  aux  prisonniers. 


CONCURRENCE  DES  PRISONS.  263 

nourriture,  déterminée  par  le  cahier  des  charges, 
est  très-grossière  quoique  très-suffisante'.  Disons 
sur-le-champ  que  la  dépense,  non,  il  est  vrai,  par 
jour  de  travail  ni  même  par  jour  d'ouvrier,  mais  par 
détenu,  ouvrier  ou  non,  tt  par  jour  de  détention, 
est  de  63  centimes  7  dixièmes  ^  La  conséquence  se 
présente  d'elle-même.  Quand  on  songe  que  l'Etat 
fournit  le  logement,  non-seulement  pour  les  prison- 
niers, mais  pour  les  ateliers,  ce  qui  est  très-impor- 
tant, et  que  cinq  ou  six  mille  personnes  nourries 
en  commun  sont  bien  loin  de  coûter  autant  que  si 
elles  étaient  obligées  d'acheter  et  de  préparer  indi- 
viduellement leurs  repas,  on  ne  peut  s'empêcher  de 
conclure  que  Tentrepreneur  est  très-loin  de  gagner 
85  centimes  par  journée  de  travail,  et  que  le  salaire 
des  prisonniers  (c'est-à-dire  non  pas  le  salaire  fictif 
dont  ils  touchent  une  pariie,  mais  le  salaire  réel, 
payé  par  le  sous-traitant  à  l'entrepreneur  général  à 
raison  de  leur  travail),  est  bien  loin  de  s'élever  à 
1  franc  25  centimes. 

Maintenant,  si  du  raisonnemeiUnous  passons  aux 
faits,  nous  allons  voir  que  le  prix  de  la  journée  de 

1.  750  grammes  de  pain  composé  d'un  tiers  de  seigle  et  des 
deux  tiers  de  froment,  et  un  litre  de  soupe  aux  légumes,  conte- 
nant 90  gr.  de  pain.  Une  fois  par  semaine,  un  régime  gras 
(150  gr.  de  viande)  Les  quantités  de.  pain  sont  un  peu  moindres 
pour  les  femm.es. 

2.  Statistique  des  prisons  pour  1858,  pir  M.  Louis  Perrot. 
Paris,  liSGO;  introduction,  p.  xxxvi. 


264  LA  PETITE  INDUSTRIE. 

travail  dans  les  prisons  n'atteint  pas  ce  chiffre  de 
1  franc  25  centimes  que  nous  avons  supposé.  En 
1858,  19  736  détenus  dans  les  maisons  centrales  ont 
travaillé  pendant  5  946  400  journées.  Ces  journées 
ont  été  vendues  par  l'État  aux  entrepreneurs  moyen- 
nant 2  883  546  francs  40  centimes,  prix  du  tarif. 
Sur  cette  somme,  les  détenus  ont  touché  en  espè- 
ces 1  306  180  francs  2  centimes,  pour  leurs  dixiè- 
mes. 1057  435  francs  49  centimes  ont  été  attri- 
bués aux  entrepreneurs  pour  leur  prélèvement  de 
3  dixièmes.  La  part  de  l'État  a  été  de  387  508  francs 
42  centimes,  que  les  entrepreneurs  ont  reçus  pour 
compte  -.  Toutes  ces  évaluations,  faites  d'après  les 
tarifs,  ont  porté  la  moyenne  des  journées  à  47  cen- 
times 83  pour  les  hommes,  et  à  39  centmies  12  pour 
les  femmes,  soit  ensemble  45  centimes  67;  sur  quoi 
il  faut  toujours  remarquer  que  cette  moyenne,  si 
étrangement  réduite,  représente  ce  que  chaque  en- 
trepreneur a  payé  à  l'État  et  aux  prisonniers,  comme 
locataire  principal  des  bras  des  prisonniers,  et  non 
pas  la  somme  que  les  prisonniers  ont  rapportée 
réellement,  c'est-à-dire  ce  que  les  sous-traitants 
ont  payé  à  l'entrepreneur. 


1.  Le  produit  du  travail  des  prisons  dépasse  aujourd'hui  da 
beaucoup  trois  millions.  Voyez  la  Statistique  des  j^risons,  par 
M.  Louis  Perrot,  directeur  de  l'administration  des  prisons  ^  in- 
troduct. ,  p  VIII. 

2.  Statistique  des  prisons ,  tableaux  xiii,  xiv  et  xv. 


CONCURRENCE  DES  PRISONS.  265 

Il  est  très-vrai  que  le  prisonnier  travaille  sans 
zèle,  ce  qui  fait  une  énorme  différence  entre  lui  et 
l'ouvrier  libre.  Cependant,  la  part  qui  lui  revient 
sur  le  produit  de  son  travail  est  un  stimulant  d'au- 
tant plus  important  qu'on  lui  permet  d'en  employer 
une  partie  à  améliorer  son  régime,  et  que,  dans  sa 
situation,  privé  de  tout  plaisir,  il  ne  saurait  être  in- 
différent aux  ressources  très-restreintes  de  la  can- 
tine ^  Notons  encore  qu'il  est  rigoureusement  sur- 
veillé; et  il  deviendra  de  plus  en  plus  évident  que 
les  prisons  travaillent  au  rabais ,  et  qu'elles  font 
à  l'industrie  libre  une  concurrence  de  prix. 

Elles  lui  font  aussi  une  concurrence  de  quantité, 
puisque  le  travail  des  maisons  centrales,  déduction 
faite  du  rabais  d'un  cinquième,  représente  aujour- 
d'hui, au  prix  du  tarif,  une  valeur  de  près  de  4  mil- 
lions. Ce  chiffre  est  peu  élevé,  à  cause  du  nombre  des 
apprentis,  et  parce  que  beaucoup  de  prisonniers  sont 
appliqués  à  des  services  intérieurs.  En  limitant  nos 
observations  à  ce  qui  concerne  la  couture,  nous  ar- 
rivons aux  résultats  suivants  :  les  maisons  centrales 
ont  fait  concurrence  au  travail  des  couturières  par 
3604  ouvrières  travaillant  à  prix  réduits  pendant 


t.  On  ne  vend  à  la  cantine  ni  vin,  ni  bière,  ni  cidre,  ni 
viande,  nitaliac;  mais  seulement  du  pain  de  ration,  des  pom- 
mes de  terre  cuites  à  l'eau,  du  beurre  et  du  fromage.  Instruc- 
tion rniiiistérielle  du  10  mai  1839.  L'achat  de  ces  trois  derniers 
aliments  ne  peut  excéder  lô  centimes  par  jour. 


266  LA  PETITE  INDUSTRIE. 

I  122  544  journées ^  En  Belgique,  on  n'a  pas  consi- 
déré cette  concurrence  de  quantité  comme  insigni- 
fiante, et  tous  les  produits  manufacturés  dans  les 
prisons  belges  sont  réservés  à  l'usage  des  prison- 
niers eux-mêmes  ou  à  celui  de  l'armée. 

Ceux  qui  prétendent  établir  que  la  concurrence 
des  prisons  est  insignifiante  pour  le  travail  libre 
font  deux  objections  :  la  première,  c'est  qu'un  grand 
nombre  de  détenus  ne  savent  pas  l'état  auquel  on 
les  applique;  qu'ils  sont  néanmoins  payés  par  l'en- 
trepreneur, au  moins  dans  une  certaine  mesure,  et 
que  par  conséquent  les  prisons  ne  font  pas  de  con- 
currence de  prix.  L'autre  objection,  c'est  que  les 
détenus  qui  travaillent  en  prison  auraient  travaillé 
en  liberté,  et  que  par  conséquent  les  prisons  ne  font 
pas  de  concurrence  de  quantité. 

1.  Ea  voici  le  détail:  broderie,  41  ouvrières,  10231  journées 
de  travail  ;  cordonnerie,  331  ouvrières.  109  197  journées;  cor- 
sets, 214  oavrièrei,  59  447  journées;  coutuie  fine,  1540  ou- 
vrières, 482150  jouriiées;  couture  grosse.  717  ouvrières, 
188  509  journées;  ganterie,  217  ouvrières,  66  076  journées;  con- 
fection d'habils  civils  ft  militaires,  24  ouvrières  (par  approxi- 
mation, le  rapport  ne  donne  pas  de  chiffre) ,  6934  journées.  Cela 
fdit  en  tout  922  544  journées  et  3104  ouvrières.  Mais  ,  pendant  la 
même  périole,  l^s  hommes  ont  donné  à  la  couture  des  habits 
141  694  journées  dont  il  est  juste  de  déduire  la  moitié  pour  l'ha- 
billement d3s  détenus,  et  à  la  cordonnerie  435  083  journées, 
dont  le  quart  au  moins  a  dû  être  consicré  à  un  travail  qui  pour- 
rait être  exécuté  par  des  femmes.  Il  y  a  do  ic  lieu  d'ajouter  de 
ces  deux  chefs  un  minimum  de  200  000  journées  et  de  500  ou- 
vrières, soit  en  lout  3604  ouvrières  et  1  122  544  journées. 


CONCURRENCE  DES  PRISONS.  267 

Mais  outre  que  ces  deux  objections  se  détruisent 
l'une  l'autre,  on  peut  répondre,  pour  la  première, 
que  l'apprentissage  de  la  couture  est  presque  nul 
pour  les  femmes,  qu'il  est  très-court  pour  les  hom- 
mes, que  l'entrepreneur  a  le  travail  des  apprentis 
pour  peu  de  chose,  et  que  ce  travail  n'est  pas  à  dé- 
daigner pour  lui,  grâce  à  une  surveillance  de  tous 
les  instants,  qu'il  ne  paye  pas  et  dont  il  profite.  Et 
l'on  peut  répondre,  pour  la  seconde,  qu'il  y  a  né- 
cessairement concurrence  de  quantité  du  moment 
qu'il  y  a  des  apprentis.  Si  l'on  prend  tous  les  ans 
3000  laboureurs  pour  en  faire  des  tailleurs  et  des 
cordonniers,  c'est  un  triste  service  rendu  à  l'agri- 
culture qui  manque  de  bras,  à  la  population  des 
villes  où  foisonnent  les  éléments  de  désordre,  et  au 
travail  de  la  couture,  si  encombré  et  si  mal  rétri- 
bué. Ajoutons  ici,  seulement  pour  mémoire,  que 
nous  n'avons  tenu  compte  que  des  maisons  centra- 
les, et  que  nous  avons  entièrement  laissé  de  côté  le 
travail  exécuté  dans  les  prisons  de  la  Seine  et  dans 
les  maisons  d'arrêt,  de  justice  et  de  correction  de 
tous  les  autres  départements.  Ea  1858,  il  est  entré 
dans  les  prisons  de  la  Seine  27  309  individus;  dans 
les  prisons  départementales,  182  687  ;  dans  les  mai- 
sons d'éducation  correctionnelle  ,  9336  ;  en  tout 
219  332  prisonniers.  Sur  ce  nombre,  les  prisons  de 
la  Seine  n'ont  fourrù  que  724  067  journées  de  tra- 
vail, dont  le  produit  a  été  de  387  71 1  francs  90  cen- 


268  LA  PETITE  INDUSTRIE. 

times  '  ;  les  prisons  départementales  ont  donné 
1731817  journées  de  travail  et  produit  535  450 
francs  19  centimes^.  Nous  ne  parlons  pas  des  jeunes 
détenus,  parce  qu'on  les  emploie  de  plus  en  plus 
aux  travaux  agricoles;  mais  il  est  clair  que,  pour 
les  autres  prisonniers,  on  est  encore  aux  tâtonne- 
ments et  aux  essais,  et  qu'on  obtiendra  prochaine- 
ment des  résultats  très-supérieurs,  quoique  la  po- 
pulation des  prisons  soit  flottante,  et,  en  général, 
inhabile.  Le  travail  n'est  pas  encore  partout  orga- 
nisé, et  les  journées  n'ont  produit  en  moyenne  que 
46  centimes  64  dans  le  département  de  la  Seine,  et 
31  centimes  dans  les  autres  départements. 

C'est  surtout  dans  les  moments  de  crise  indus- 
trielle que  l'influence  du  travail  des  prisons  se  fait 
sentir.  L'entrepreneur  subit  dans  déplus  fortes  pro- 
portions l'inconvénient  attaché  aux  grandes  usines, 
qui  sont  obligées  de  travailler  à  perte  pour  ne  pas 
laisser  absolument  improductif  le  capital  repré- 
senté par  leurs  machines.  Non  -  seulement  il  est 
tenu  par  son  cahier  des  charges  d'avoir  toujours 
du  travail  prêt  et  de  la  matière  première  en  maga- 
sin pour  un  mois  ;  mais  il  paye  une  indemnité  de 
chômage  pour  tout  prisonnier  à  qui  il  ne  fournit 
pas  de  travail.  Il  est  donc  tout  simple  que,  quand 
les  aftaires   se  ralentissent  au   point  de  lui  faire 

1.  Staiis!i(ive  des  priions ,  taMeau'iii. 

2.  Stali:it.'(iue  des  prisons,  talleau  v.. 


CONCURRENCE  DES  PRISONS.  269 

craindre  une  interruption  complète ,  il  ofTre  ses 
ateliers  à  des  prix  excessivement  réduits,  et  acca- 
pare tout  ce  qui  reste  de  travail  disponible. 

Un  jour  viendra  infailliblement  oîi  l'on  accom- 
plira dans  les  mai^sons  centrales  une  réforme  ana- 
logue à  celle  qui  a  été  si  heureusement  faite  dans 
les  bagnes.  Alors,  au  lieu  d'enfermer  les  prisonniers, 
au  grand  détriment  de  l'hygiène  et  de  la  morale,  on 
les  fera  vivre  au  grand  air  ;  au  lieu  de  transformer 
les  laboureurs  en  ouvriers  industriels ,  ce  qui  est 
un  véritable  contre-sens,  on  transformera  les  ou- 
vriers industriels  en  laboureurs;  enfin,  au  lieu  de 
nuire  à  l'industrie  en  faisant  faire  par  les  prison- 
niers, à  prix  réduits,  le  travail  des  ouvriers  libres , 
on  augmentera  la  richesse  nationale  en  faisant  dé- 
fricher par  les  prisonniers  nos  terres  incultes ,  ce 
que  l'industrie  libre  ne  peut  pas  faire.  En  attendant 
ces  mesures  réparatrices,  le  travail  des  prisons  est 
une  des  causes  de  la  misère  qui  pèse  sur  les  indus- 
tries de  la  couture. 

Il  en  est  de  même  du  travail  des  couvents,  de  ce- 
lui des  établissements  de  bienfaisance  connus  sous 
le  nom  d'ouvroirs,  et  du  contingent  apporté  au 
commerce  par  un  grand  nombre  de  femmes  qui  ne 
sont  pas  ouvrières  de  profession. 

Assurément  les  religieuse^  et  les  femmes  du 
monde  sont  parfaitement  libres  de  travailler  et  de 
vendre  leurs  ouvrages;  personne  ne  peut  songer  à 


270  LA  PETITE  INDUSTRIE. 

leur  en  contester  le  droit;  loin  de  là,  c'est  un  mal- 
heur public  qu'il  y  ait  chez  nous  un  si  grand  nom- 
bre de  femmes  inoccupées.  Cette  oisiveté  est  un 
douloureux  spectacle  et  une  source  de  dépravation 
morale  et  intellectuelle.  Le  travail  doit  être  respecté 
partout  au  nom  de  la  liberté,  et  il  doit  être  partout 
favorisé  au  nom  de  l'humanité. 

Il  y  a  plus  :  les  religieuses  qui  fondent  des  ouvroirs, 
rendent  aux  filles  qu'elles  instruisent,  aux  femmes 
qu'elles  occupent,  et  à  la  société  tout  entière  un  im- 
portant service.  Il  existe,  en  grand  nombre,  des 
filles  sans  parents,  ou,  ce  qui  est  encore  pire,  des 
filles  abandonnées  par  Leurs  parents  :  il  est  bon,  il 
est  salutaire  que  des  associations  pieuses  se  donnent 
la  mission  de  les  recueillir,  de  les  instruire,  de  leur 
apprendre  un  état,  de  les  surveiller.  Il  y  a  des  fem- 
mes trop  pauvres  pour  acheter  un  rouet  ou  une 
quenouille,  trop  misérables  pour  inspirer  de  la  con- 
fiance aux  patrons  :  c'est  une  bonne  œuvre  de  se 
faire  médiatrices  entre  les  patrons  et  elles,  de  solli- 
citer pour  elles  de  l'ouvrage ,  de  les  aider  à  l'exé- 
cuter, de  leur  faire  l'avance  des  menus  frais  néces- 
saires. Enfin,  si  quelque  femme  de  mauvaise  vie 
revient  à  de  meilleurs  sentiments,  si  une  condamnée 
qui  a  subi  sa  peine  s'efforce  de  vivre  désormais  de 
son  travail,  et  que  le'monde,  qui  a  des  indulgences 
aveugles  et  des  sévérités  impitoyables,  refuse  de 
l'ouvrage  à  ces  mains  inoccupées,  n'est-il  pas  beau 


CONCURRENCE  DES  COUVENTS.      271 

et  consolant  de  voir  d'honnêtes  et  courageuses  fem- 
mes couvrir  ces  coupables,  ces  repentantes,  de  leur 
pitié ,  de  leur  vertu ,  se  placer  entre  elles  et  le 
monde  qui  les  repousse,  et  leur  procurer  les  moyens 
de  se  réhabiliter?  Il  serait  déplorable  que  les  haines 
religieuses,  encore  subsistantes  au  sein  de  notre 
scepticisme  (car  nous  avons  gardé  les  passions  de 
la  foi  en  perdant  la  foi),  nous  fissent  méconnaître 
des  institutions  qui  sont  la  forme  la  plus  utile  et  la 
plus  noble  de  la  charité.  Il  ne  s'agit  donc  pas  ici  de 
condamner  les  ouvroirs,  mais  seulement  de  les 
compter.  La  concurrence  est  très-loyale  ;  elle  est 
fondée  sur  le  principe  de  l'association,  sur  le  prin- 
cipe même  de  la  liberté.  Mais  tout  en  étant  loyale , 
elle  est  écrasante. 

Si  nous  prenons  pour  exemple  la  fabrication  des 
chemises  en  gros,  à  l'heure  qu'il  est,  sur  cent  dou- 
zaines de  chemises  qui  entrent  dans  le  commerce  pa- 
risien ,  les  couvents  en  ont  cousu  quatre-vingt-cinq 
douzaines.  Les  jeunes  filles  et  les  femmes  des  ou- 
vroirs ne  sont  pas  seules  à  travailler;  les  religieuses 
elles-mêmes  qui ,  pour  une  assez  forte  part ,  ne  se- 
raient pas  ouvrières  si  elles  étaient  dans  le  monde, 
et  qui  d'ailleurs  ont  leur  vie  assurée  pir  les  revenus 
du  couvent,  travaillent  pour  le  commerce.  La  règle 
leur  impose  une  vie  dure ,  à  laquelle  une  aug- 
mentation de  revenu  ne  change  rien;  ainsi  elles 
donnent  ce  qu'elles  gagnent.  Travaillant  sans  néces- 


272  LA  PETITE  INDUSTRIE. 

siLé,  soit  pour  obéir  à  une  prescription  formelle  de 
leur  règle ,  soit  pour  mieux  accomplir  le  devoir  de 
l'aumône,  soit  simplement  pour  échapper  à  l'oisiveté, 
elles  peuvent  abaisser  autant  qu'elles  le  veulent  le 
taux  de  leur  salaire;  cela  dépend  uniquement  de 
leur  volonté,  tandis  que  l'ouvrière  libre  n'est  pas 
maîtresse  de  ses  exigences  :  elle  doit  vivre,  son  sa- 
laire doit  la  nourrir;  quand  on  dispute  avec  quel- 
ques-unes d'entre  elles  sur  le  prix  de  leur  main- 
d'œuvre,  c'est  en  réalité  leur  vie  qu'on  marchande; 
à  chaque  centime  qu'elles  abandonnent,  c'est  une 
nouvelle  privation  qu'elles  s'imposent,  et  par  con- 
séquent il  y  a  toujours  un  dernier  rabais  auquel  elles 
ne  peuvent  consentir.  On  estime  que  les  ouvrages 
de  broderie  et  de  couture  exécutés  dans  les  couvents 
sont  plus  parfaits  que  ce  qui  sort  des  mains  des  ou- 
vrières libres.  Une  religieuse  que  rien  ne  presse, 
travaille  lentement  et  travaille  bien,  tandis  que  la 
mère  de  famille  se  hâte  d'achever  son  travail  pour 
acheter  du  pain  à  ses  enfants.  Ainsi  la  main-d'œu- 
vre des  couvents  a  le  double  avantage  d"étre  plus 
parfaite  et  moins  coûteuse.  Le  rabais  est,  dans 
presque  toutes  les  communautés,  de  25  pour  100. 
En  ce  moment,  les  chemises  de  gros  sont  payées 
aux  couvents  de  25  à  60  centimes  la  pièce;  une 
bonne  ouvrière  ne  peut  faire  dans  sa  journée  plus 
de  deux  chemises  à  60  centimes;  elle  n'en  peut 
faire  plus  de  trois  à  25  centimes.  C'est  donc  un  ou- 


CONCURRENCE  DES  COUVENTS.  273 

vrage  rapportant  75  centimes  par  journée  de  douze 
lieures  ,  que  les  ouvrières  sont  menacées  de  perdre. 
Encore  est-ce  trop  de  dire  75  centimes,  puisqu'il 
faut  déduire  quelque  chose  pour  le  fil  et  les  ai- 
guilles, et  en  hiver,  pour  la  lumière. 

Ce  qui  est  vrai  des  couvents,  est  vrai  aussi  de  la 
concurrence  des  femmes  mariées  qui  utilisent  leurs 
moments  de  loisir  pour  se  procurer  un  petit  re- 
venu. Une  marchande,  en  attendant  les  chalands 
dans  son  comptoir,  une  mère  en  conduisant  ses 
enfants  à  la  promenade,  ont  à  la  main  un  ouvrage 
de  couture  ou  de  tapisserie;  si  peu  que  cela  rap- 
porte ,  c'est  un  soulagement,  une  douceur  dans  la 
maison.  A  mesure  que  la  femme  s'élève  un  peu 
dans  l'échelle  sociale,  il  lui  est  moins  facile  de  trou- 
ver un  débouché  pour  ses  menus  ouvrages  ;  elle  a 
une  certaine  fierté  qui  la  gêne;  elle  se  contente  des 
premières  offres,  et  ne  quitte  pas  le  marchand  qui 
accepte  ses  produits  pour  aller  demander  ailleurs 
un  prix  plus  élevé.  Quelquefois  il  ne  s'agit  même 
pas  de  contribuer  aux  dépenses  du  ménage  par  cette 
industrie  ;  le  travail  du  père  ou  du  mari  est  suffisant, 
on  ne  compte  sur  le  revenu  de  la  broderie  que  pour 
se  donner  un  plaisir  ou  faciliter  une  dépense  de  toi- 
lette. Plus  les  besoins  sont  insignifiants,  plus  le  sa- 
laire est  modique.  On  ne  sent  pas  le  prix  de  son 
temps  ;  on  le  donne  pour  rien  ,  et  on  est  bien  loin 
de  se  douter  qu'on  donne  en  même  temps  celui  des 


274  LA   PETITE  INDUSTRIE. 

autres.  Il  est  difficile  de  dire  jusqu'où  s'étend  cette 
fabrication  interlope ,  depuis  la  ménagère  qui  tra- 
vaille deux  ou  trois  heures  par  jour ,  et  qu'on  pour- 
rait à  la  rigueur  compter  parmi  les  ou\  rières  véri- 
tables ,  jusqu'à  la  jeune  fille  qui  brode  par  plaisir  et 
qui  vend  sa  broderie  par  caprice.  Beaucoup  de  pères 
de  famille  ignoreront  toujours  que  leur  salon  est 
un  atelier,  et  que  les  jolies  bagatelles  qui  se  brodent 
sous  leurs  yeux  sont  achetées  d'avance  ou  même 
commandées  par  une  maison  de  la  rue  Saint-Denis. 
Presque  toute  la  broderie  qui  se  fait  à  Paris  sur 
mousseline  ou  sur  étoffes  vient  de  cette  source  ;  il 
en  est  de  même  des  ouvrages  en  filet,  bourses,  sacs 
et  réseaux  ;  de  la  tapisserie  pour  meubles,  des  pan- 
toufles, de  la  passementerie.  Plus  d'une,  parmi  ces 
ouvrières  élégantes ,  se  cache  pour  travailler ,  et  se 
cache  encore  plus  pour  vendre  le  produit  de  son 
travail.  Toutes  les  misères  ne  vont  pas  en  haillons; 
et  quand  une  femme  qui  a  vécu  dans  l'aisance  est 
réduite  par  le  besoin  à  un  travail  manuel,  il  est  bien 
rare  qu'elle  ne  paye  pas  la  rançon  de  la  toilette 
qu'elle  porte  et  des  habitudes  qu'elle  a  conservées. 
Ce  qui  procure  encore  quelques  commandes  aux 
ouvrières,  malgré  la  concurrence  des  prisons,  des 
couvents  et  du  monde,  c'est  qu'il  y  a  dans  l'industrie 
des  moments  de  presse,  où  il  faut  produire  beau- 
coup en  un  clin  d'œil,  sauf  à  languir  ensuite  pen- 
dant plusieurs  mois.  Xe  retour  d'une  saison  ou  d'une 


INFLUENCE. DES  MAISONS  DE  CONFECTION.  275 

fête ,  une  mode  qui  prend  faveur  ,  des  chaleurs  ou 
des  froids  prématurés  ,  obligent  les  maisons  de 
commerce  à  faire  des  commandes  à  bref  délai  ; 
alors  il  ne  faut  pas  songer  aux  couvents  ,  qui  tra- 
vaillent à  leurs  heures,  lentement,  méthodiquement, 
et  qui  ne  savent  pas  même  ce  que  c'est  que  les 
veillées  et  le  travail  de  nuit.  Autrefois,  c'est-à-dire 
hier,  l'usage  était  de  choisir  soi-même  l'étoffe  et  la 
coupe  de  son  habit,  le  dessin  de  sa  broderie;  l'en- 
trepreneuse, qui  recevait  les  ordres  du  public,  avait 
besoin  d'avoir  ses  ouvrières  sous  la  main  ;  elle  les 
guidait  dans  leur  travail;  elle  les  pressait,  pour  ne 
pas  manquer  elle-même  de  parole  à  ses  clientes. 
Ces  ouvrages  commandés  et  attendus  ne  pouvaient 
se  faire  au  loin,  dans  un  couvent  ou  dans  une  pri- 
son ;  c'était  le  lot  de  l'ouvrière  parisienne ,  son  der- 
nier gagne-pain.  Les  maisons  de  confection  me- 
nacent de  changer  tout  cela.  A  force  d'acheter  en 
grand  et  de  faire  exécuter  par  centaines,  les  confec- 
tionneurs réalisent  dételles  économies,  qu'ils  livrent 
leurs  marchandises  à  un  bon  marché  inouï.  Le 
public  se  déshabitue  de  l'ancien  système,  qui  faisait 
payer  très-cher  et  attendre  longtemps.  Le  caprice 
le  plus  exigeant  trouve  à  se  satisfaire  dans  l'im- 
mense variété  d'objets  que  les  magasins  exposent 
en  vente.  L'entrepreneur  spécule  en  grand;  il  écoule 
sur  la  province  ce  dont  Paris  ne  veut  plus  ,  et  sur 
l'étranger  ce  que  rebute  la  province.  Comme  il  n'est 


276  LA   PETITE  INDUSTRIE. 

plus  asservi  à  ses  clients ,  il  est  du  même  coup  al- 
franchi  de  ses  ouvrières.  Il  peut  faire  ses  com- 
mandes au  loin,  les  répandre  par  toute  la  France, 
en  un  mot ,  il  est  maître  du  marché  de  la  main- 
d'œuvre.  La  couture  elle-même,  qui  fut  si  long- 
temps le  travail  sédentaire  par  excellence ,  risque 
bien  de  se  transformer  comme  le  rouet  et  la  que- 
nouille. On  afiiche  dans  Paris  des  manufactures  de 
vêtemenls.  On  commence  à  coudre  à  la  vapeur. 

Il  y  a  fcTrt  peu  de  temps  que  les  machines  à  cou- 
dre sont  connues  en  France.  Elles  sont  pourtant 
d'origine  française,  ou  du  moins  c'est  un  Français 
nommé  Thimonnier  qui  conçut  le  premier  l'idée  de 
construire  un  appareil  pour  coudre  au  point  de 
chaînette.  En  1834,  Walter  Hunt  ajouta  à  l'aiguille 
mobile  de  Thimonnier  une  navette  mue  par  le  même 
mécanisme  ,  et  qui ,  faisant  passer  un  fil  dans  cha- 
que boucle  formée  par  l'aiguille,  rendit  la  couture 
indécousable.  Enfin  l'Américain  Singer,  en  partant 
de  l'idée  de  Thimonnier  et  de  celle  de  Walter  Hunt, 
construisit  les  premières  machines  à  coudre  réelle- 
ment pratiques.  Les  Américains  les  adoptèrent  très- 
rapidement.  Elles  eurent  en  France,  à  l'exposition 
universelle  de  1855,  un  très-vif  succès  de  curiosité. 
Depuis  ce  temps-là  plusieurs  perfectionnements 
ont  eu  lieu,  plusieurs  brevets  ont  été  pris,  et  cinq 
ou  six  inventeurs  se  disputent  à  l'heure  qu'il  est  la 
faveur  publique.  La  machine  à  coudre  n'est  nulle- 


INFLUENCE  DE  LA  MACHINE  À  COUDRE.  277 

ment  encombranle;  on  peut  la  mettre  devant  soi 
sur  une  petite  table.  L'œil  n'aperçoit  guère  à  l'exté- 
rieur qu'une  plate-forme  sur  laquelle  se  met  l'étofïe, 
une  bobine  et  deux  petits  volants.  L'étoffe  est  pla- 
cée entre  une  aiguille  verticale  et  un  organe  qui  est 
tantôt  une  navette,  tantôt  un  crochet.  Quand  on 
tourne  la  roue ,  l'aiguille  verticale  descend  et  perce 
l'étoffe;  comme  elle  est  enfilée  près  de  la  pointe, 
le  fil  forme  au-dessous  de  Fétolfe  une  petite  boucle  ; 
la  navette  ou  le  crochet  s'avance  alors  horizontale- 
ment dans  cette  boucle,  l'allonge  sous  l'étoffe  et  la 
maintient  ouverte.  L'aiguille  verticale,  continuant 
son  mouvement,  rentre  dans  l'étoffe,  qui  a  recul('^ 
automatiquement  de  la  longueur  d'un  point,  et  in- 
troduit une  seconde  boucle  à  l'extrémité  de  la  pre- 
mière. La  première  boucle  étant  ainsi  maintenue 
par  le  crochet,  la  navette  ou  le  crochet  quitte  la 
première  boucle  et  reprend  la  seconde  pour  l'allon- 
ger, la  coucher  et  la  maintenir  jusqu'à  ce  que  l'ai- 
guille introduise  la  troisième ,  et  ainsi  de  suite.  Si 
l'on  considère  l'endroit  de  l'étolfe  quand  la  couture 
est  faite,  on  ne  voit  qu'un  fil  continu,  qui  entre 
dans  i'étolTe  à  l'extrémité  de  chaque  point  et  en 
ressort  parle  même  trou;  si  l'on  considère  l'envers, 
on  voit  une  série  de  petites  boucles ,  de  la  lon- 
gueur du  point,  couchées  sous  l'étoffe  et  enche- 
vêtrées l'une  dans  l'autre,  de  manière  que  cha- 
cune d'elles  serve  d'appui  à  celle  qiii  la  précède. 

16 


278  LA  PETITE  INDUSTRIE. 

Quelquefois  la  navette  ou  le  crochet  sont  munis  d'un 
œil  et  d'un  second  fil.  Celui-ci  fait  une  nouvelle 
boucle  qu'il  introduit  successivement  dans  chacune 
des  boucles  formées  par  l'aiguille  verticale,  les  ser- 
rant ainsi,  les  attachant  l'une  à  l'autre  et  les  ma- 
riant au  moyen  du  mouvement  de  va-et-vient  de 
l'aiguille  verticale  et  des  mouvements  horizontaux 
du  crochet  ou  de  la  navette.  L'aiguille  verticale,  en 
remontant,  assujettit  le  fil  qui  s'est  introduit  dans  la 
boucle  abandonnée  par  elle  au-dessous  de  l'étoffe; 
alors  la  couture  est  à  deux  fils  et  devient  vraiment 
indécousable.  Quand  on  regarde  l'étoffe  ainsi  cou- 
sce  à  deux  fils,  l'endroit  est  semblable  à  celui  que 
nous  avons  décrit  ;  l'envers  est  très-différent  ;  les 
boucles  du  fil  ne  sont  pas  enchevêtrées  l'une  dans 
l'autre;  l'arrêt  est  formé  par  le  second  fil,  qui 
court  comme  un  feston  à  travers  toutes  les  boucles, 
maintenu  par  elles  et  les  maintenant  à  son  tour. 
On  règle  à  volonté  la  longueur  des  points,  en  ré- 
glant la  marche  du  presse-tissu  qui  entraîne  l'étoffe 
par  un  mouvement  automatique;  il  suffit  de  le  diri- 
ger dans  le  sens  qu'on  veut  donner  à  la  couture,  si 
l'on  ne  coud  pas  en  ligne  droite.  Les  deux  doigts  de 
la  main  gauche  sont  employés  à  cette  besogne,  et 
l'ouvrière  a  la  main  droite  libre  pour  tourner  la 
roue.  On  peut  aussi,  au  moyen  d'une  courroie  ou 
d'un  levier,  remplacer  l'action  de  la  main  par  celle 
du  pied,  et  il  va  sans  dire  qu'au  besoin,  il  serait 


INFLUENCE  i)E  LA  MACHINE  À  COUDRE.    279 

facile  de  recourir  à  la  vapeur.  Tous  les  jours  on 
annonce  de  nouveaux  perfectionnements.  La  ma- 
chine à  points  de  surjet  de  M.  Callebaut  pourrait 
faire  100  points  par  minute;  mais  dans  la  pratique 
on  a  reconnu  qu'il  fallait  diminuer  la  vitesse.  Sup- 
posons-la réduite  à  60,  une  paire  de  gants  conte- 
nant en  moyenne  3150  points,  la  machine  coudra 
plus  de  dix  paires  en  une  journée  de  dix  heures. 
La  machine  à  points  de  navette  de  la  même  maison 
fait  600  points  par  minute  et  de  25  à  40  mètres  par 
heure  sans  que  le  fil  se  rompe.  Les  machines  à 
coudre  sont  employées  en  France  à  coudre  les 
étofTes  et  le  cuir,  à  border  les  chapeaux  et  à  exé- 
cuter diverses  sortes  de  br^oderies.  La  couture  est 
aussi  fine  que  l'on  veut.  Elle  est  très-solide  et  très- 
régulière.  La  fatigue  n'est  pas  plus  grande  que  pour 
mouvoir  un  rouet. 

On  ne  peut  guère  évaluer  dès  à  présent  l'écono- 
mie de  temps  qui  résultera  de  l'emploi  de  la  ma- 
.chine  à  coudre,  car  il  s'en  faut  qu'elle  ait  donné  son 
dernier  mot.  Les  fabricants,  intéressés  à  l'exagéra- 
tion, prétendent  que  leur  machine  fait  l'ouvrage  de 
neuf  à  dix  femmes;  la  vérité  est  qu'elle  fait  l'ou- 
vrage de  six  ;  mais  quand  l'objet  à  coudre  est  un  peu 
compliqué,  comme  par  exemple  une  chemise,  il  doit 
être  préalablement  bâti  pour  que  les  parties  dont  il 
se  compose  ne  godent  pas.  Alors  on  est  obligé  d'em- 
ployer trois  ouvrières  :  l'une  qui  fait  aller  la  méca- 


280  LA   l'KTlTK   INDUSTRIE. 

nique,  et  les  deux  autres  qui  appiècent  la  chemise, 
c'est  à-dire  qui  en  assemblent  et  en  faufdent  les 
diverses  parties.  L'économie  de  temps  ou  d'argent, 
car  c'est  tout  un,  se  trouve  ainsi  réduite  à  la  moitié  : 
trois  femmes  avec  une  machine  font  dans  une  jour- 
née la  besogne  de  six  femmes.  Il  est  clair  que  c'est 
l'enfance  de  l'art  et  qu'on  atteindra  une  vitesse 
beaucoup  plus  grande.  L'achat  de  la  machine  est 
pour  le  moment  assez  dispendieux.  On  en  voit  an- 
noncer de  tous  côtés  au  prix  de  200  francs,  c'est  le 
chiffre  le  moins  élevé;  beaucoup  de  bonnes  mai- 
sons tiennent  les  machines  les  plus  simples  au  taux 
de  500  francs,  et  vendent  jusqu'à  900  francs  les 
machines  à  coudre  le  -cuir.  Tous  ces  prix  seront 
réduits  de  moitié  à  l'expiration  des  brevets.  On  ar- 
rivera aussi  à  établir  assez  solidement  les  appareils 
pour  supprimer  en  grande  partie  les  frais  d'entre- 
tien. Avec  de  bons  instruments  et  des  ouvrières 
exercées,  il  est  possible  d'obtenir  d'une  seule  ma- 
chine dix-huit  chemises  par  jour,  ce  qui  abaisse  la 
façon  d'une  chemise  à  20  centimes.  Il  faut  quatre 
heures  à  une  ouvrière  pour  faire  à  la  main  une 
chemise  pareille. 

Après  une  assez  longue  hésitation,  l'habitude  de 
coudre  à  la  mécanique  tend  à  se  généraliser.  A  Mul- 
house, on  emploie  les  couseuses  mécaniques  dans 
les  manufactures;  à  Reims,  les  blousiers,  les  chemi- 
siers, les  tailleurs,  les  cordonniers  se  les  approprient. 


INFLUENCE  DE  LA  MACHINE  À  COUDRE.  281 

La  plupart  du  temps  ce  sont  les  patrons  qui  les  achè- 
tent pour  les  ouvrières  qu'ils  emploient,  en  se  fai- 
sant rembourser  par  des  retenues  sur  les  salaires. 
Tant  que  les  machines  coûteront  cher,  à  cause  des 
brevets ,  il  sera  impossible  aux  ouvrières  isolées 
d'en  faire  l'acquisition;  au  contraire,  les  prisons, 
les  couvents,  les  régiments,  les  manufactures  en  se- 
ront promptement  pourvus.  Il  y  en  a  trente-six  à  la 
prison  de  Saint-Lazare  à  Paris  ;  presque  toutes  les 
maisons  centrales,  presque  tous  les  régiments  en 
ont  acheté*.  Sans  doute,  les  régiments  ne  travail- 
lent pas  pour  le  public,  et  en  ce  sens  ils  ne  font 
pas  concurrence  aux  ouvrières  ;  mais  il  n'y  a  dans 
les  compagnies  hors  rang  chargées  de  l'habillement 
de  la  troupe,  que  des  tailleurs  et  des  cordonniers; 
on  confectionne  au  dehors  les  chemises,  les  guc- 
Ires,  les  caleçons,  les  havresacs,  la  passementerie. 
Même  pour  l'habillement  proprement  dit,  le  maître 
tailleur  ne  fait  guère  coudre  par  ses  hommes  que 
les  tuniques,  il  donne  les  pantalons  à  coudre  à  des 
entrepreneurs  civils.  Si  l'introduction  des  machines 
ne  coïncide  pas  avec  une  diminution  de  l'effectif  des 
compagnies  hors  rang,  il  y  aura  donc  là  encore  une 
oerte  notable  pour  l'industrie  privée. 

En  somme,  les  ouvrières  à  l'aiguille  forment  plus 
de  la  moitié  du  nombre  total  des  ouvrières. 

1.  Dès  le  mois  de  septembre  1859,  il  y  avait  481  machines  à 
coudre  employées  dans  les  régiments. 


282  LA   PETITE  INDUSTRIE. 

Parmi  elles,  il  y  a  lieu  de  distinguer  les  ouvrières 
d'un  talent  exceptionnel  qui  travaillent  pour  la  com- 
mande, et  les  ouvrières  sans  talent,  ou  d'un  talent 
ordinaire  qui  travaillent  pour  la  confection. 

Les  premières  sont  l'exception  ;  leur  nombre  va 
en  décroissant.  La  moyenne  de  leurs  salaires  a  plu- 
tôt augmenté  que  diminué  depuis  1847;  en  la  fixant 
à  2  francs  par  jour,  comme  à  cette  époque,  on  reste 
vraisemblablement  au  dessous  de  la  vérité. 

Les  secondes,  qui  sont  incomparablement  plus 
nombreuses,  n'ont  pas  participé  à  l'élévation  crois- 
sante des  salaires.  La  concurrence,  le  commerce  en 
gros,  les  machines,  ont  maintenu  le  bas  prix  de^ 
objets  confectionnés  et  de  la  main-d'œuvre.  Le 
chiffre  de  1  franc  42  centimes,  indiqué  par  l'en- 
quête de  1851  et  qui  a  été  taxé  d'exagération,  ne 
s'est  assurément  pas  amélioré;  il  est  très-probable 
qu'il  faut  descendre,  en  ce  moment,  au-dessous 
de  1  franc  25  centimes  pour  une  journée  de  douze 
heures.  Les  causes  qui  ont  amené  cette  dépréciation 
continuant  à  agir,  on  ne  saurait  prévoir  à  quel  taux 
le  mouvement  de  baisse  s'arrêtera. 

Ces  chitTres  de  2  francs  pour  la  première  caté- 
gorie d'ouvrières,  et  de  1  franc  25  centimes  pour  li 
seconde,  sont  les  chiffres  de  Paris.  Il  n'est  pas  pos- 
sible d'indiquer  une  moyenne  pour  toute  la  France; 
pour  plusieurs  de  nos  départements  les  salaires  sont 
inférieurs  à  ceux  de  Paris  de  plus  de  moitié. 


INFLUENCE  DE  LA  MACHINE  À  COUDRE.    283 

Dans  cette  évaluation  approximative  des  salaires, 
nous  n'avons  pas  fait  entrer  en  ligne  de  compte 
les  chômages  périodiques  connus  sous  le  nom  de 
mortes-saisons. 


^e9^ 


284  LA   PETITE   INDUSTRIE. 


CHAPITRE  V 


CONDITION   DES   OUVRIERES. 


Essayons  maintenant,  avec  les  données  que  nous 
venons  de  recueillir  sur  la  condition  du  travail  elle 
taux  des  salaires,  de  nous  rendre  compte  de  la  po- 
sition d'une  femme  obligée  de  vivre  à  Paris  du  tra- 
vail de  ses  mains.  Nous  ne  parlons  pas  de  celles  qui 
vivent  au  sein  de  leur  famille.  Dans  l'état  actuel  des 
salaires  et  malgré  la  cherté  de  toutes  les  denrées , 
un  ouvrier  laborieux  et  rangé  peut  vivre  convena- 
blement, lui  et  les  siens.  S'il  apporte  fidèlement 
chaque  samedi  le  salaire  de  la  semaine,  si  la  mère 
de  famille  de  son  côté  et  les  enfants,  à  mesure  qu'ils 
sont  en  âge,  ajoutent  à  la  masse  un  petit  pécule,  la 
nourriture  sera  abondante  quoique  grossière,  le  lo- 
gement proprement  tenu  ;  les  enfants  ne  souffriront 
ni  du  froid  ni  de  l'abandon  ;  ils  fréquenteront  l'école 
gratuite,  et  on  aura  encore,  toutes  dépenses  faites, 
quelques  deniers  pour  l'épargne.  C'est  là  assuré- 
ment une  existence  rude  :  douze  heures  d'un  tra- 
vail pénible  tous  les  jours,  sans  autre  repos  que  ce- 


CONDITION  DES  OUVRIERES.  285 

lui  du  dimanche,  et  avec  cela  rien  que  le  nécessaire. 
Il  faut  une  certaine  force  d'âme  pour  se  contenter 
de  si  peu.  On  est  heureux  dans  cette  condition,  avec 
un  cœur  bien  placé  et  de  tendres  affections  autour 
de  soi.  Au  fond,  la  vie  n'est  clémente  pour  per- 
sonne, et,  quelque  lourde  que  soit  la  tâche,  le  meil- 
leur lot  est  encore  pour  ceux  qui  travaillent.  La 
pensée  qu'on  remplit  vaillamment  son  devoir,  qu'on 
est  le  guide  et  le  protecteur  de  quelques  êtres  ché- 
ris, la  certitude  de  pouvoir  compter  sur  le  respect 
de  tous  au  dehors,  et  dans  l'intérieur  sur  des  ami- 
tiés dévouées  et  fidèles,  consolent  un  honnête 
homme  de  ses  privations.  Cne  femme  se  passe  en- 
core plus  aisément  de  ce  que  la  fortune  peut  don- 
ner ,  pourvu  qu'elle  se  sache  abritée ,  protégée ,  ai- 
mée ;  car  c'est  là  le  bonlieur  pour  elle,  quand  elle 
est  ce  qu'elle  doit  être  :  la  paix  et  l'amour.  Il  y  a 
plus  d'une  humble  femme,  dont  l'empire  n'a  que 
quelques  mètres  carrés,  levée  avec  le  jour,  servante 
de  son  mari  et  de  ses  enfants,  ouvrière  par-dessus 
le  marché,  et  fatiguant  sans  relâche  ses  doigts  et  ses 
yeux  pour  ajouter  une  modique  somme  au  revenu 
commun,  qui  se  sent  bénie  de  Dieu  et  qui  remercie 
au  fond  de  son  cœur  la  Providence  quand  elle  re- 
garde autour  d'elle  les  visages  radieux  de  ses  mar- 
mots et  quand  elle  presse  le  soir,  dans  une  loyale 
étreinte  ,  la  noble  et  laborieuse  main  qui  donne  du 
pain  et  de  la  sécurité  h  toute  la  nichée.  La  famille 


286  LA  PETITE  INDUSTRIE. 

est  à  la  fois  ce  qu'il  y  a  de  plus  sacré  au  monde  et 
de  plus  doux  ;  le  vice  et  la  misère  ne  prévaudront 
pas  contre  elle.  C'est  bien  notre  faute  si  nous  cher- 
chons au  loin,  sans  parvenir  à  les  trouver,  des  re- 
mèdes contre  nos  misères  sociales;  il  n'y  a  qu'un 
seul  remède,  et  nons  l'avons  sous  la  main ,  sans  tant 
de  métaphysique ,  si  nous  savions  nous  en  servir  : 
c'est  le  retour  à  la  vie  de  famille. 

Mais  l'ouvrière  dont  nous  voulons  étudier  le  bud- 
get est  seule  sur  le  pavé  de  Paris;  elle  n'a  ni  mari 
pour  la  protéger,  ni  père ,  ni  frère  pour  la  recueil- 
lir. Nous  supposons  qu'elle  appartient  à  la  catégorie 
des  ouvrières  d'élite ,  et  qu'elle  gagne  au  moins 
2  francs  par  jour.  Que  de  personnes  vont  s'imagi- 
ner qu'avec  un  salaire  de  2  francs  par  jour  elle  n'a 
plus  rien  à  demander  au  ciel,  et  qu'il  lui  sera  aisé 
de  vivre  modestement  et  heureusement  avec  ses 
seules  ressources!  Mais  il  iïiut  songer  qu'il  s'agit  ici 
de  2  francs  par  jour  de  travail.  Pour  savoir  à  com- 
bien s'élèvent  ses  recette.s  annuelles,  on  doit  défal- 
quer d'abord  les  jours  fériés,  quatre  grandes  fêtes 
et  cinquante- deux  dimanches;  cela  réduit  l'année  à 
trois  cdnt  dix  jours  ouvrables.  Il  est  de  toute  néces- 
sité de  retrancher  aussi  la  morte  saison.  Elle  varie 
sans  doute  selon  les  industries.  Les  brodeuses  sur 
soie,  velours  et  draps,  qui  gagnent  des  journées  de 
^  3  à  4  francs ,  ont  un  chômage  de  six  mois  ;  on 
compte  au  moins  quatre  mois  pour  la  passemente- 


CONDITION  DES  OUVRIÈRES.  287 

rie  de  haute  nouveauté,  quatre  mois  pour  les  fem- 
mes employées  par  les  tapissiers,  environ  quatre 
mois  pour  celles  qui  cousent  les  confections  pour 
dames,  trois  mois  pour  les  couturières  en  gros  linge, 
trois  mois  pour  les  giletit'^res  travaillant  pour  les 
tailleurs  sur  commandes.  Règle  générale,  la  morte- 
saison  est  de  trois  mois  au  moins  pour  toutes  les 
industries  ;  il  n'y  a  d'exception  qu'en  faveur  des  ou- 
vrières de  la  confection  en  gros  ;  mais  celles-là  ne 
gagnent  jamais  un  salaire  de  2  francs  par  jour,  et 
la  moyenne  de  1  franc  25  centimes  que  nous  leur 
avons  attribuée  sera  taxée  d'exagération.  Trois  mois 
représentent  soixante-seize  jours  de  travail.  L'an- 
née est  donc  réduite  à  deux  cent  trente-quatre 
jours,  et  le  budget  annuel  à  468  francs. 

Il  est  vrai  que  les  ouvrières  ne  restent  pas  absolu- 
ment inactives  pendant  le  chômage.  Quelques-unes, 
comme  les  brunisseuses  et  les  reperceuses,  trou- 
vent à  s'occuper  un  jour  ou  deux  par  semaine;  les 
brodeuses  sur  soie  font  quelque  feston  avec  lequel 
elles  gagnent  de  temps  en  temps  75  centimes  ou 
1  franc  par  jour:  les  tapissières  obtiennent  du  tra- 
vail de  lingerie  en  gros.  Néanmoins  cela  est  tou- 
jours assez  difficile,  parce  que  les  chômages  vien- 
nent à  la  fois  dans  presque  tous  les  corps  d'état,  et 
parce  que,  dans  la  couture  commandée  parles  con- 
fectionneurs, il  y  a  plus  de  bras  que  d'ouvrage.  En 
outre ,  les  ouvrières  n'aiment  pas  à  déchoir.  On 


288  LA  PETITE  INDUSTRIE. 

croirait  volontiers  que,  la  morte-saison  venue,  l'ou- 
vrière qui  travaille  pour  les  tailleurs  sur  mesure  va 
se  résigner  à  demander  de  l'occupation  aux  maga- 
sins de  confection,  oii  il  n'y  a  pas  de  chômage; 
mais  non,  le  point  d'honneur  s'y  oppose.  Ce  point 
d'honneur  se  retrouve  dans  toutes  les  spécialités, 
surtout  à  Paris,  et  il  a  bien  son  bon  côté;  il  faut 
qu'on  soit  fier  de  sa  profession  et  de  son  talent ,  on 
ne  devient  pas  habile  sans  cela.  Les  ressources  sup- 
plémentaires pour  les  temps  de  chômage  sont  donc 
faibles  et  presque  insignifiantes.  Mettons,  pour  tout 
concilier,  notre  budget  de  receltes  à  500  francs ,  et 
ne  retranchons  rien  pour  les  maladies,  quoiqu'il 
soit  impossible  qu'une  femme  travaille  sans  inter- 
ruption tous  les  jours  ouvrables  de  l'année;  rien 
pour  les  crises  industrielles,  pour  les  malfaçons,  re- 
fus d'ouvrage,  etc.  Quiconque  pèsera  attentivement 
toutes  les  causes  de  pertes  que  nous  omettons,  ju- 
gera que  cette  somme  de  500  francs  est  plutôt  au- 
dessus  qu'au-dessous  de  la  vérité.  Voilà  donc  une 
femme  qui  jouira  de  500  francs  de  revenu  à  Paris, 
tant  qu'elle  se  portera  bien  et  qu'elle  n'aura  pas  la 
vue  détruite.  Avec  cela  comment  va-t-elle  organiser 
ses  dépenses  ? 

Premièrement,  il  faut  se  loger.  On  sait  ce  que 
sont  devenus  les  logements  à  Paris.  Depuis  plu- 
sieurs années,  on  perce  de  magnifiques  boulevards 
à  travers  les  rues  les  plus  pauvres;  les  maisons 


CONDITION  DES  OUVRIÈRES.  289 

élevées  en  bordure  ressemblent  à  des  palais;  la 
riche  bourgeoisie  peut  à  peine  les  habiter;  le 
nombre  des  logements  d'ouvriers  va  en  diminuant 
et  en  enchérissant.  Il  faut  parler  de  100  à  120  francs 
sur  la  rive  gauche,  et  de  150  francs  sur  la  rive 
droite  pour  avoir  un  cabinet  mansardé  au  sixième 
étage;  une  chambre  coûte  20,  30  ou  40  francs  de 
plus.  L'ancienne  banlieue ,  maintenant  annexée , 
offre  encore  quelques  loyers  moins  chers;  mais, 
en  s'éloignant  de  l'atelier  où  elle  travaille  ou  de 
l'entrepreneuse  qui  lui  donne  de  l'ouvrage  à  em- 
porter, l'ouvrière  se  condamne  à  une  perte  de 
temps  importante  et  à  une  augmentation  de  dépense 
sur  la  chaussure.  Nous  mettrons  donc  100  francs 
pour  le  logement.  Quelques-unes  d'entre  elles  ne 
pouvant  supporter  cette  dépense  se  mettent  deux 
dans  une  petite  chambre ,  qui  devient  aussitôt  insa- 
lubre. Vivre  ainsi  avec  une  compagne,  qui  n'est  pas 
toujours  une  amie,  ce  n'est  plus  avoir  de  chez  soi. 
Nous  ne  lui  ferons  pas  porter  de  haillons,  car  il  faut 
qu'elle  puisse  se  présenter  chez  une  maîtresse  ;  et 
puis,  n'oublions  pas  que  nous  parlons  d'une  ou- 
vrière et  non  pas  d'une  mendiante.  Nous  suppose- 
rons qu'elle  emploie  pour  ses  robes  de  l'étoffe  à 
75  centimes  le  mètre,  les  étoffes  à  30  et  35  centimes 
sont  trop  légères.  Elle  en  usera  trois  ;  en  comptant 
4  francs  par  robe  pour  la  façon  et  la  fourniture, 
cela  fait  30  francs.  Peu  importe  qu'elle  donne  sa 

17 


290  LA  PETITE  INDUSTRIE. 

robe  à  faire  ou  qu'elle  la  fasse  elle-même ,  parce 
que,  dans  ce  dernier  cas ,  on  supprimerait  les  re- 
cettes de  six  journées.  Nous  l'avons  pour  ses  30  francs 
«  vêtue  de  misérable  indienne ,  et  cela  même  l'hi- 
ver, »  comme  dit  M.  Michelet.  Il  lui  faudra  deux 
tabliers  de  laine,  4  francs;  un  corset,  5  francs; 
quatre  bonnets  de  linge,  8  francs;  pour  cols  et 
manches,  dans  l'année,  5  francs  5J  centimes.  Elle 
aura  un  petit  châle  de  20  francs  qui  lui  durera 
quatre  ans,  5  francs;  nous  compterons  aussi  trois 
paires  de  bottines ,  2 1  francs ,  quatre  paires  de  bas 
de  coton  et  deux  paires  de  bas  de  laine,  9  francs. 
Il  importe  qu'elle  soit  bien  chaussée ,  à  cause  des 
courses  et  du  froid  dans  sa  mansarde.  Ce  n'est  pas 
tout,  il  faut  du  linge  (toutes  n'en  ont  pas).  Nous 
lui  en  donnerons  bien  peu ,  parce  qu'elle  achètera 
de  la  toile  grossière,  résistanle,  et  qu'elle  prendra 
sur  son  sommeil  pour  le  raccommoder  et  le  rapié- 
cer à  outrance.  Disons  donc,  pour  l'usure  annuelle 
du  linge  :  trois  chemises,  9  francs;  quatre  jupons, 
8  francs;  six  mouchoirs  de  poche  (  à  60  centimes  ), 
3  francs  60  centimes  ;  quatre  serviettes  (à  60  cen- 
times), 2  francs  40  centimes;  une  paire  de  draps  de 
lit,  5  francs.  Ces  différents  prix,  soigneusement  vé- 
rifiés, ne  diffèrent  pas  sensiblement  des  évaluations 
de  M.  Leplay,  dans  les  Ouvriers  européens.  Voilà 
une  garde -robe  plus  que  modeste,  qui  néanmoins 
représente  par  année  une  dépense  de  115  francs 


CONDITION  DES  OUVRIÈRES.  291 

50  centimes.  Le  blanchissage  est  assez  dispendieux 
pour  une  femme,  à  cause  du  linge  tuyauté  et  em- 
pesé ;  si  nous  ne  le  portons  qu'à  3  francs  par  mois, 
c'est  parce  que  nous  supposons  que  l'ouvrière  fera 
elle-même  ses  savonnages,  et  qu'elle  profitera  des 
lavoirs  publics  pour  la  lessive;  enfin,  il  lui  faut  de 
la  lumière  pendant  une  grande  partie  de  l'année, 
si  ses  journées  sont  de  dix  heures  (elles  sont  le  plus 
souvent  de  douze  et  de  treize  heures);  il  lui  faut  un 
peu  de  feu,  ou  tout  au  moins  de  la  braise  dans  une 
chaufferette,  car  comment  se  servir  de  ses  doigts  si 
le  froid  les  engourdit  ?  Le  charbonnier  lui  garnira 
sa  chaufferette  pour  5  centimes  avec  du  charbon  et 
de  la  cendre;  ce  n'est  pas  assez  pour  avoir  chaud, 
c'est  assez  pour  ne  pas  être  positivement  gelée. 
Elle  s'éclairera  avec  une  mèche  trempée  dans  l'huile 
(10  centimes  d'huile  durent  trois  heures).  Ceci  est 
une  économie  terrible,  car  le  travail  à  l'aiguille  trop 
prolongé  brûle  les  yeux;  mais  qu'y  faire? Comptons 
36  francs  pour  le  chauffage  et  l'éclairage.  100  francs 
pour  le  loyer,  115  francs  50  centimes  pour  le  vête- 
ment, 36  francs  pour  le  blanchissage  et  36  francs 
pour  le  chauffage  et  l'éclairage,  cela  fait  287  francs 
50  centimes.  Il  lui  reste  215  francs  50  centimes  pour 
sa  nourriture,  ou  59  centimes  par  jour,  un  peu 
moins  de  douze  sous. 

C'est  suffisant  pour   ne  pas  mourir  de  faim. 
Cependant  personne  au  monde  ne  i)eut  nier  qu'au 


292  LA  PETITE  INDUSTRIE. 

moindre  accident  qui  viendra  déranger  l'équilibre 
de  ce  frêle  budget,  cette  honnête  et  laborieuse  femme 
va  tomber  dans  la  misère.  Qu'elle  reste  une  semaine 
sans  trouver  de  l'ouvrage,  qu'elle  soit  malade, 
qu'elle  ait  à  payer  un  médecin,  des  médicaments, 
c'en  est  fait;  il  Hmt  qu'elle  s'endette.  Et  comment 
payera-t-elle?  Sur  quel  article  fera-t-elle  des  éco- 
nomies? Où  est  le  superflu  qu'elle  se  retranchera? 

Eh  bien  !  nous  avons  supposé  un  salaire  de  2  fr.; 
mais  quelle  est  la  femme  qui  arrive  à  ce  salaire? 
Ce  n'est  pas  la  chemisière  ;  car  pour  gagner  2  francs 
il  lui  faudrait  coudre  huit  chemises  par  jour;  ni  la 
gantière,  car  pour  gagner  1  franc  80  centimes  il  lui 
faudrait  coudre  six  paires  de  gants  par  jour;  ni  la 
giletière  pour  confection,  car  pour  gagner  1  franc 
70  centimes  il  lui  faudrait  faire  six  gilets  droits  ou 
six  pantalons  en  un  jour.  Ce  n'est  ni  la  brodeuse, 
ni  la  dentelhère,  ni  la  frangeuse  ;  ce  n'est  pas  la 
piqueuse  de  bottines,  car  la  paire  de  bottines  n'est 
payée  que  1  franc,  sur  lequel  il  faut  retrancher 
15  centimes  pour  fil  et  cordonnet.  C'est  à  peine  si 
les  ouvrières  les  plus  habiles  parviennent  à  en  ache- 
ver deux  paires,  et  à  gagner  1  franc  70  centimes 
dans  une  journée  de  seize  heures. 

En  un  mot,  voici  les  faits  dans  leur  inexorable 
évidence  :  une  ouvrière  qui  gagne  un  salaire  de 
2  francs ,  logée  dans  un  taudis ,  misérablement 
vêtue,  a  59  centimes  par  jour  pour  sa  nourriture, 


CONDITION  DES  OUVRIÈRES.  293 

pourvu  qu'elle  ait  le  bonheur  de  se  bien  porter 
pendant  les  trois  cent  soixante-cinq  jours  de  l'an- 
née. L'immense  majorité  des  ouvrières  reçoivent 
50  centimes  et  même  75  centimes  de  moins.  Com- 
ment vivent-elles? 

On  ne  peut  guère  deviner  une  pareille  vie  si  on 
n'a  jamais  essayé  de  pénétrer  jusque  chez  elles  ut 
de  les  voir  dans  leur  intérieur.  Pour  arriver  à  leur 
mansarde  il  faut  traverser  une  allée  fétide  et  mon- 
ter péniblement  dans  l'obscurité  six  étages.  Leur 
étroite  fenêtre  ouvre  sur  les  toits.  Les  lattes  mal 
jointes  qui  supportent  les  ardoises  laissent  pénétrer 
la  pluie  en  hiver  et  la  chaleur  en  été.  Point  de 
cheminée,  ni  de  poêle,  ni  de  meuble;  à  peine  un 
lit  ou  plutôt  un  grabat,  et  quelque  méchant  ta- 
bouret de  paille.  Le  propriétaire,  fort  mal  payé 
par  des  locataires  qui  manquent  de  pain,  ne  peut 
pas  faire  de  réparations;  c'est  tout  au  plus  si  la 
pauvre  fille  est  défendue  contre  ses  voisins  par 
une  cloison  vermoulue.  Les  commissaires  de  l'en- 
quête de  1851  parlent  d'une  femme  ensevelie  plu- 
tôt que  logée  «  dans  un  trou  de  cinq  pieds  de  pro- 
fondeur sur  trois  de  largeur,  »  et  d'une  autre  «  qui 
avait  été  obligée  pour  respirer  de  casser  le  carreau 
de  son  unique  lucarne.  »  Ils  ont  visité  des  greniers 
entièrement  nus,  sans  une  chaise,  sans  un  bois 
de  lit,  sans  un  vase  d'argile,  sans  même  la  botte  de 
paille  qu'on  accordait  autrefois  au  prisonnier  dans 


294  LA  PETITE  INDUSTRIE. 

son  cachot.  La  plupart  des  horreurs  qu'ils  décrivent 
ont  disparu.  Nous  avons  tous  vu  à  travers  les  démo- 
litions ces  ruches  effondrées,  étalant  aux  regards  des 
passants  leurs  chambres  étroites  et  malsaines,  leurs 
mansardes  homicides,  leurs  escaliers  couverts  d'une 
malpropreté  séculaire.  Des  rues  où  personne  n'osait 
pénétrer,  à  l'exception  des  malheureux  qui  n'avaient 
pas  d'autre  refuge,  ont  paru  au  soleil  pour  la  pre- 
mière fois,  avec  leurs  ruisseaux  infects,  et  leur  as- 
pect de  sépulcres.  Les  hôtes  sont  partis,  emportant 
dans  un  mince  paquet  toutes  leurs  richesses.  Oi^i 
sont-ils  allés?  Avait-on  construit  quelque  demeure 
plus  saine,  plus  humaine,  pour  les  recevoir?  Pres- 
que tous  ont  émigré  vers  les  extrémités  de  Paris, 
au  risque  de  faire  une  ou  deux  lieues  pour  aller 
chercher  et  rapporter  l'ouvrage  :  rude  entreprise 
pour  une  malheureuse  qui  ne  gagne  que   10  cen- 
times par  heure,  et  qui  ne  mange  qu'un  peu  de 
pain  et  de  lait.  Faute  des  ressources  nécessaires  pour 
se  faire  un  mobilier,  quelques  femmes  sont  réduites 
à  loger  en  garni  au  milieu  du  rebut  de  la  société, 
a  II  y  a  de  ces  garnis,  disait  le  procès-verbal  de 
l'enquête,  où  les  hommes  et  les  femmes  vivent  en- 
semble dans  la  même  chambrée.  »  L'ouvrière  qui 
veut  vivre  de  son  travail  doit  coudre  sans  relâche, 
dans  cette  solitude  ou  dans  cet  enfer,  car  ces  douze 
heures  de  fatigue  ne  suffisent  pas  pour  son  vêtement 
et  son  pain. 


C0NDITI0î>5  DES  OUVRIERES.  295 

Nous  avons  tous  les  éléments  nécessaires  pour 
nous  faire  une  idée  de  ses  dépenses,  en  nous  ser- 
vant du  budget  que  nous  avons  établi  tout  à  l'heure. 
Jl  lui  manque  précisément  les  dix  ou  onze  sous  qui 
restent  à  l'ouvrière  d'élite  pour  la  nourriture  de 
chaque  jour.  C'est  aussi  sur  la  nourriture  que  por- 
teront ses  premières  économies.  Elle  devra  se  con- 
tenter de  trois  sous  de  pain  avec  deux  sous  de  lait  ; 
il  y  a  beaucoup  de  femmes  à  Paris  qui  ne  dépensent 
jamais  davantage  et  qui,  pour  ainsi  dire,  ne  con- 
naissent pas  d'autres  aliments.  Elles  arrivent  ainsi 
à  se  sustenter  misérablement  pour  90  francs  par  an. 
Mais  il  faut  retrouver  ces  90  francs  sur  une  autre 
dépense.  Nous  n'avons  compté  que  100  francs  pour 
le  loyer  :  si  elle  couche  dans  une  chambrée,  l'éco- 
nomie ne  sera  pas  grande,  car  la  plupart  des  logeurs 
prennent  20  centimes  par  jour,  72  francs  par  an. 
Pour  payer  moins  cher,  il  faut  tomber  dans  des 
bouges  où  l'imagination  se  refuse  à  placer,  même 
pour  un  instant,  une  honnête  femme.  L'éclairage 
est  indispensable  comme  instrument  de  travail  ;  on 
peut  presque  en  dire  autant  du  chauffage.  Il  ne 
reste  donc  que  le  blanchissage  et  le  vêtement ,  que 
nous  avons  portés  ensemble  à  150  francs,  et  l'éco- 
nomie qu'il  faut  faire  est  de  90  francs.  Il  est  clair 
que  la  malheureuse  n'aura  pas  de  linge  et  ne  por- 
tera que  des  haillons  ^  Et  cependant  nous  avons 

1.  Il  y  en  a  qui,  faute  de  vêtements,  ne  peuvent  plus  sortir 


296  LA  PETITE  INDUSTRIE. 

supposé  qu'elle  travaille  douze  heures  par  jour, 
sans  s'arrêter  un  seul  jour,  qu'elle  vit  sans  meubles 
dans  un  galetas,  et  qu'elle  se  nourrit  tous  les  jours 
de  l'année  avec  du  pain  et  un  peu  de  lait. 

Toutes  les  autres  femmes  autour  d'elle  ont  un 
amant,  personne  n'en  rougit;  la  misère  sert  d'ex- 
cuse à  celles  qui  ont  encore  besoin  de  s'excuser. 
Les  romans  qu'elles  se  passent  de  main  en  main  et 
qu'elles  dévorent  avec  avidité  (c'est  une  de  leurs 
passions,  comme  l'ivrognerie  pour  les  hommes), 
traitent  l'adultère  de  peccadille ,  ou  même ,  car  on 
ns  s'en  fait  pas  faute ,  l'exaltent  comme  une  vertu. 
On  a  beau  travailler  tout  le  jour  dans  un  grenier, 
on  est  jeune,  on  est  Parisienne,  on  sait  ce  qui  se 
passe  à  deux  pas  de  soi.  Quand  la  jeune  fille  ,  après 
avoir  attendu  la  nuit,  pour  ne  pas  perdre  une  heure 
de  lumière  et  pour  ne  pas  être  vue  dans  ses  hail- 

pour  aller  chercher  de  l'ouvrage  ou  remplir  leurs  devoirs  reli- 
gieux. M.  Eugène  Buret  {Misère  des  classes  laborieuses ,  t.  I, 
p.  371)  parle  d'une  famille  qu'il  visita  en  Angleterre  (de  pareilles 
familles  se  trouvent  aussi  en  France) ,  et  où  il  vit  trois  enfants 
couchés  tout  nus  comme  des  animaux,  sans  un  reste  de  haillons 
sur  le  corps,  dans  de  la  paille  hachée.  «  La  femme  nous  tournait 
le  dos ,  essayant  en  vain  de  rattacher  les  débris  de  ses  vêtements 
de  manière  à  se  laisser  voir.  »  On  demanda  au  mari  pourquoi  il 
n'allait  pas  au  temple,  car  c'était  un  dimanche.  «  Il  montra  sa 
poitrine  nue  ,  sa  femme  immobile  de  honte  dans  un  coin,  ses  en- 
fants qui  se  blottissaient  les  uns  derrière  les  autres  pour  éviter 
nos  regards,  et  il  repondit  que  bientôt  il  ne  pourrait  plus  sortir, 
même  pour  aller  demander  de  l'ouvrage.  »  Cette  famille  passait 
pour  honnête.... 


CONDITION  DES  OUVRIERES.  297 

Ions,  va  reporter  son  ouvrage  en  tremblant  qu'on 
ne  lui  fasse  une  retenue  ou  qu'on  ne  remette  le 
payement  à  un  autre  jour,  dès  le  premier  pas  qu'elle 
fait  dans  la  rue ,  tout  le  luxe  du  monde  lui  entre  à 
la  fois  dans  les  yeux.  Les  vitrines  ruissellent  de  dia- 
mants, les  plus  coquettes  parures  appellent  ses  re- 
gards de  Parisienne  et  de  connaisseuse.  Elle  voit 
passer,  dans  leurs  équipages  et  dans  leurs  splen- 
dides  toilettes ,  les  héroïnes  du  vice.  Les  théâtres  , 
les  bals  publics ,  les  concerts  lui  envoient  des  flots 
de  musique  par  leurs  portes  béantes.  Si  elle  n'a  ni 
famille,  ni  religion  ,  qui  la  retiendra  ?  Qui  donc  lui 
apprendra,  entre  la  misère  et  le  luxe ,  à  préférer  la 
misère  ?  Elle  n'a  pas  même  besoin  de  chercher  ni 
d'attendre  une  occasion.  Non,  non,  elle  a  la  fortune 
sous  la  main  ;  elle  se  sait  maîtresse  d'opter,  à  cha- 
que minute,  entre  l'excès  du  plaisir  et  l'excès  de  la 
souffrance.  Tous  les  hommes  ne  sont-ils  pas  des 
acheteurs?  Est-ce  qu'elle  en  doute?  Est-ce  que  nous 
méritons  qu'elle  en  doute  ?  Et  tous  les  bals  de  bar- 
rière ne  s'ouvrent-ils  pas  gratuitement  pour  les 
femmes?  Est-ce  pour  rien  que  la  débauche  élé- 
gante a  son  quartier  à  elle  dans  la  capitale  ?  qu'on 
cite  dans  le  monde  entier  nos  jardins  publics ,  nos 
bals  d'été  et  nos  bals  d'hiver  ?  qu'on  a  fait  tout  un 
théâtre  et  toute  une  littérature  pour  décrire  les 
mœurs  de  nos  courtisanes  ,  et  pour  exalter  ce  qui 
leur  reste  de  vertu  ?  Quand  les  filles  d'atelier  voient 


298  LA  PETITE  INDUSTRIE. 

ces  triomphes  du  vice,  est-il  possible  que  leur  âme 
reste  pure ,  et  qu'elles  ne  fassent  pas  dans  le  secret 
de  leur  cœur  ces  mêmes  comparaisons  qui  pous- 
sent les  hommes  à  la  haine  et  à  la  révolte ,  et  qui 
les  précipitent ,  elles  ,  dans  la  débauche? 

Les  plus  honnêtes  et  les  plus  heureuses  échap- 
pent à  la  pire  des  corruptions  en  prenant  un  amant 
dans  leur  classe.  Elles  trouvent  rarement  un  mari. 
Un  honnête  ouvrier,  qui  veut  prendre  une  femme 
légitime,  va  la  chercher  dans  une  famille.  Parmi  les 
unions  irrégulières  qui  se  forment  dans  les  ateliers, 
quelques-unes  se  prolongent  indéfiniment,  et  con- 
stituent par  leur  durée  une  sorte  de  mariage  sans 
consécration  légale.  C'est  une  triste  condition  pour 
une  femme,  puisqu'elle  n'a  aucun  droit  reconnu,  et 
qu'elle  dépend  uniquement  de  la  bonne  volonté  de 
son  amant.  Si  ces  pauvres  filles  isolées ,  qu'il  est  si 
facile  de  séduire  parce  qu'elles  sont  reconnaissantes 
à  la  première  affection  qui  s'offre ,  tombent  sur  un 
mauvais  sujet,  elles  ne  tardent  pas  à  être  aban- 
données. L'ouvrier  qui  n'aime  plus  sa  maîtresse, 
qui  la  voit  malade  ,  sur  le  point  d'accoucher ,  et 
qui  craint  d'avoir  à  la  nourrir,  elle  et  son  en- 
fant, s'enfuit  lâchement,  cherche  de  nouvelles 
amours.  Que  deviendra  cette  malheureuse  qui  vi- 
vait à  peine  quand  elle  n'avait  à  penser  qu'à  elle 
seule  ?  où  ira-t-elle  avec  son  honneur  perdu ,  sa 
santé  détruite  ?  S'il  lui  reste  quelques  agréments, 


CONDITION  DES  OUVRIÈRES.  299 

elle  forme  de  nouveaux  liens ,  court  à  un  nouvel 
abandon.  Trop  souvent  elle  tombe  plus  bas  encore. 
Parmi  les  filles  qui  se  livrent  aux  derniers  désor- 
dres, on  en  cite  qui  ne  recourent  à  la  prostitution 
que  pour  pouvoir  élever  leurs  enfants.  Parent-Du- 
chatelet  en  a  vu  une  qui  lutta  si  longtemps  que, 
quand  elle  vint  se  faire  inscrire,  elle  n'avait  pas 
mangé  depuis  trois  jours. 

Nous  n'avons  que  trop  démontré  cette  cruelle  vé- 
rité ,  qu'en  dehors  des  manufactures ,  une  femme 
isolée  ne  trouve  pas  le  moyen  de  vivre.  Ainsi  l'évi- 
dence nous  presse  de  toutes  parts.  Tout  périssait 
dans  la  famille,  si  la  femme  la  quittait;  et  voilà 
maintenant  que  l'abri  tutélaire  du  toit  domestique 
est  plus  nécessaire  à  la  femme  elle-même  qu'à  ceux 
qui  dépendent  de  son  affection  et  de  ses  soins.  Ce 
n'est  pas  seulement  son  bonheur  qui  est  impossible 
hors  de  la  famille  ;  c'est  sa  sécurité,  c'est  sa  vie. 

Il  y  a  pourtant  quelques  exceptions  au  tableau 
que  nous  venons  de  tracer ,  mais  si  rares  qu'il  faut 
à  peine  les  compter.  Nous  ne  les  mentionnons,  en 
finissant,  que  pour  rendre  hommage  à  des  vertus  qui 
s'ignorent ,  et  qui  sont  dignes  de  toutes  les  admira- 
tions et  de  tous  les  respects.  Il  est  beau  d'être  hon- 
nête ,  même  quand  cela  ne  coûte  rien  ;  il  est  beau 
de  porter  courageusement  le  malheur,  même  quand 
on  ne  peut  pas  changer  la  destinée  ;  mais  rester 
pauvre  quand  on  n'a  qu'à  vouloir  pour  cesser  de 


300  LA  PETITE  INDUSTRIE. 

l'être,  vaincre  à  la  fois  la  misère  et  le  plaisir,  n'est- 
ce  pas  le  plus  beau  des  triomphes  ?  Pendant  que 
tant  de  gens  font  litière  de  leur  conscience ,  on 
trouve  encore  dans  les  ateliers  parisiens  quelques 
pauvres  filles  ,  fidèles  aux  leçons  d'une  mère  et  aux 
souvenirs  de  la  famille  absente ,  qui  travaillent  et 
souffrent  tout  le  jour  sans  même  donner  un  regret 
à  ces  plaisirs  faciles  ,  à  cette  abondance  ,  à  ce  luxe  , 
dont  elles  ne  sont  séparées  que  par  le  sentiment  du 
devoir.  Il  faut  les  avoir  vues,  dans  leur  isolement, 
dans  leur  dénilment  et  dans  leur  sainte  innocence  , 
pour  savoir  ce  que  c'est  que  la  véritable  grandeur. 
Ceux  qui  vous  ont  visitées  n'oublieront  jamais  les 
leçons  que  vous  leur  avez  données,  chaumières  de 
Septmoncel  où  le  pain  manque  sur  la  huche ,  où  les 
rubis  et  les  émeraudes  roulent  sur  la  table  ;  ate- 
liers de  Lyon ,  où  le  satin  broché  étale  sur  le  métier 
ses  fleurs  éblouissantes,  tandis  que  la  famille  souffre 
avec  résignation  le  supplice  de  la  faim;  tristes, 
froides ,  humides  mansardes  parisiennes  ,  où  de 
belles  et  languissantes  tilles  poussent  l'aiguille  du 
matin  au  soir,  et  meurent  à  la  peine  plutôt  que  de 
faillir  ! 


QUATRIEME    PARTIE 


LE  SALUT  PAU  LA  FAMILLE 


QUATRIÈME    PARTIE. 

LE  SALUT  PAR  LA  FAMILLE. 

CHAPITRE  PREMIER. 

IMPUISSANCE   DES  REMÈDES  DIRECTS. 

La  plupart  des  hommes  vivent  à  côté  de  la  misère 
sans  la  voir.  Il  est  malheureusement  plus  facile  de 
leur  montrer  le  mal  que  de  leur  enseigner  le  re- 
mède. C'est  une  grande  illusion  de  croire  qu'avec 
un  article  dé  loi  ou  quelque  combinaison  économi- 
que nouvelle  on  va  transformer  tout  à  coup  une 
société  malade  et  guérir  la  plaie  saignante  du  pau- 
périsme. Nous  avons  vu  naître  et  périr  bien  des 
théories  qui  devaient  sauver  le  monde ,  et  qui  n'ont 
abouti  qu'à  le  troubler  un  peu  plus  profondément. 
Ce  n'est  pas  une  raison  de  désespérer.  Sans  avoir  la 
prétention  d'innover  en  matière  de  bienfaisance,  on 
peut  suivre  à  la  trace  ceux  qui  ont  aimé  l'humanité 


304  LE  SALUT  PAR  LA  FAMILLE. 

et  qui  l'ont  secourue  ,  profiter  à  la  fois  de  leurs  er- 
reurs et  de  leurs  exemples,  et  dans  cette  humble 
mesure,  avec  beaucoup  de  zèle,  un  peu  de  bon  sens 
et  de  patientes  études ,  faire  modestement  quelque 
bien. 

Le  plus  sûr  moyen  de  triompher  du  paupérisme  se- 
rait d'habituer  les  ouvriers  à  la  vie  de  famille.  Quand 
après  une  journée  de  fatigue  ils  n'ont  pas  d'autre 
perspective  que  l'hospitalité  banale  d'un  cabaret  et 
d'un  garni ,  leur  condition  est  vraiment  cruelle  ; 
tout  change  ,  si  en  revenant  le  soir ,  ils  sont  sûrs  de 
retrouver  au  logis  des  cœurs  aimants,  des  soins  at- 
tentifs, ce  bonheur  sérieux  et  solide  que  la  famille 
seule  peut  donner  et  dont  rien  ne  compense  la  pri- 
vation. Ce  retour  aux  habitudes  et  aux  vertus  do- 
mestiques est  le  rêve,  est  l'espoir  de  tous  ceux  qui 
aiment  les  ouvriers;  mais  comment  le  réaliser? 
Comment  lutter  contre  l'influence  des  manufactu- 
res, qui  ne  cessent  d'enrégimenter  les  enfants  et  les 
femmes  ? 

Le  nombre  croissant  des  manufactures  n'est  pas 
la  seule  cause  de  la  destruction  de  la  vie  de  famille  ; 
il  en  est  la  principale.  Les  manufactures  contribuent 
de  deux  façons  à  produire  ce  triste  résultat  :  en  em- 
ployant la  plupart  des  femmes  dans  des  ateliers  où 
elles  sont  retenues  loin  de  leur  ménage  et  de  leurs 
enfants  pendant  la  journée  entière,  et  en  rendant 
pour  les  autres  le  travail  isolé  absolument  impro- 


IMPUISSANCE   DES  REMEDES  DIRECTS.       305 

ductif ,  ce  qui  les  pousse  à  chercher  des  ressources 
dans  l'inconduite. 

Si  on  demande  à  la  nature  même  du  mal  l'indica- 
tion des  remèdes  ,  en  voici  trois  qui  se  présentent 
pour  ainsi  dire  d'eux-mêmes,  et  qui  tous  les  trois 
ont  été  proposés  ou  essayés  :  interdire  aux  femmes 
l'entrée  des  manufactures,  celui-là  est  le  remède 
héroïque  ;  relever  leurs  salaires  dans  la  petite  in- 
dustrie pour  qu'elles  renoncent  d'elles-mêmes  au 
travail  des  grands  ateliers;  favoriser  directement  la 
conclusion  des  mariages. 

C'est  un  économiste  célèbre  qui,  à  la  suite  d'une 
enquête  dans  le  cours  de  laquelle  il  avait  vu  de  près 
la  situation  des  ménages  d'ouvriers  ,  proposa  d'in- 
terdire absolument  le  travail  des  femmes  dans  les 
manufactures.  Il  est  à  peine  nécessaire  de  dire 
qu'une  loi  de  ce  genre  serait  aussi  injuste  qu'im- 
praticable. Personne  ne  peut  songer  sérieusement 
à  priver  d'un  seul  coup  les  fabriques  françaises  de 
la  moitié  des  bras  dont  elles  disposent  et  à  rejeter 
brusquement  cette  masse  d'ouvrières  sur  les  travaux 
de  couture,  quand  il  est  avéré  que  la  petite  indus- 
trie ne  nourrit  même  pas  son  personnel  actuel. 

Gomment  s'y  prendrait  le  législateur  pour  ôter  aux 
femmes  le  droit  de  vivre  en  travaillant ,  et  pour 
ajouter  à  leur  faiblesse  naturelle  une  incapacité  lé- 
gale? Il  faut  laisser  aux  communistes  de  toutes  les 
écoles  ces  prétendus  remèdes  ,  qui  sont  des  atten- 


306  LE  SALUT  PAR  LA  FAMILLE. 

tats  à  la  liberté,  et  qui,  sous  prétexte  de  détruire  un 
mal,  en  créent  mille.  L'ancienne  législation  de  l'in- 
dustrie était  faite  à  coups  de  règlements.  Cliaque  fois 
qu'un  nouvel  inconvénient  se  faisait  sentir,  on  édic- 
tait  une  proliibition  ;  et  c'est  ainsi  qu'avec  le  temps, 
on  avait  enfermé  le  travail  dans  un  inextricable 
amas  de  difficultés  où  il  lui  était  impossible  de  se 
reconnaître,  et  plus  impossible  encore  de  se  déve- 
lopper et  de  vivre.  Il  faut  souhaiter  que  les  femmes 
quittent  les  manufactures ,  mais  il  ne  faut  pas  l'or- 
donner. On  peut  espérer  qu'elles  les  quitteront, 
mais  si  elle  ne  les  quittent  pas  volontairement,  ce 
sera  à  recommencer  le  lendemain.  La  loi  s'est  avan- 
cée aussi  loin  qu'elle  le  pouvait  en  dehors  de  la 
liberté,  quand  elle  a  réglementé  le  travail  des  en- 
fants. 

L'espoir  de  relever  le  salaire  des  femmes  en  ou- 
vrant à  leur  industrie  des  débouchés  nouveaux  n'est 
pas  aussi  chimérique.  Il  est  possible  de  leur  venir 
en  aide  de  ce  côté,  et  c'est  même  un  impérieux  de- 
voir pour  les  chambres  de  commerce  et  pour  les 
sociétés  industrielles  d'y  travailler  activement.  Les 
arts  du  dessin,  la  gravure,  la  bijouterie,  l'horloge- 
rie, paraissent  susceptibles  d'une  nouvelle  exten- 
sion; ce  sont  des  travaux  particulièrement  appro- 
priés aux  forces  et  à  la  capacité  des  femmes.  On 
peut  croire  aussi  que  l'impression  en  caractères  les 
utilisera  de  jour  en  jour  davantage.  Si  dans  un  ave- 


IMPUISSANCE  DES  REMEDES  DIRECTS.      307 

nir  prochain  ,  comme  tous  les  amis  de  l'humanilc 
doivent  le  désirer  avec  passion  ,  chaque  commune 
de  France  a  une  école  spéciale  de  hlles  et  chaque 
centre  un  peu  important,  un  asile,  l'instruction  pu- 
blique ouvrira  une  vaste  carrière  aux  femmes  in- 
telligentes et  dévouées.  Toutefois  ,  il  ne  faut  pas  se 
faire  d'illusions;  les  femmes,  en  Angleterre,  ne 
trouvent  guère  à  s'employer  que  dans  les  manufac- 
tures ;  en  France ,  elles  ont  d'autres  débouchés  : 
elles  prennent  la  part  la  plus  active  à  la  vente  au 
détail  ;  les  industries  de  mode  et  de  luxe  particu- 
lières à  notre  pays  leur  fournissent  des  occupations 
analogues  à  leurs  goûts  et  à  leurs  aptitudes.  C'est 
plutôt  par  la  création  d'écoles  spéciales  que  par 
l'introduction  de  nouvelles  branches  de  travail  qu'on 
pourra  développer  les  ressources  des  femmes.  Dans 
tous  les  cas ,  on  ne  parviendra  pas  à  leur  procurer 
des  salaires  équivalents  à  ceux  qu'elles  trouvent 
dans  les  manufactures.  Il  n'y  a  donc  là  que  des 
palliatifs  et  non  un  véritable  remède.  On  fera  quel- 
que bien,  on  n'arrivera  pas  à  déraciner  le  mal. 

Quant  au  troisième  moyen,  il  importe  de  ne  pas 
se  méprendre  sur  sa  portée  :  faire  des  mariages , 
ce  n'est  pas  relever  l'esprit  de  famille.  Il  est  très- 
bon  de  régulariser  des  situations,  de  donner  des 
droits  à  la  femme,  un  état  civil  aux  enfants  ;  c'est 
une  œuvre  dont  s'est  chargée  la  société  de  Saint- 
François-Régis  ,  qu'elle  accomplit  avec  dévouement 


308  r>E  SALUT  PAR  LA  FAMILLE. 

et  prudence ,  et  à  laquelle  on  ne  saurait  trop  ap- 
plaudir. Mais  que  devient  la  famille ,  une  fois  le  ma- 
riage conclu  ?  Le  mari  renonce-t-il  au  cabaret  pour 
vivre  dans  son  intérieur?  Prend-il  des  habitudes 
d'économie  ?  Met-il  sa  femme  en  état  de  s'occuper 
des  enfants  et  du  ménage?  Pas  du  tout  :  d'honnêtes 
gens  se  sont  chargés  d'aplanir  pour  lui  toutes  les 
difficultés  du  mariage  ;  ils  ont  fait  venir  ses  papiers 
et  ceux  de  sa  future,  obtenu  toutes  les  autorisations 
nécessaires ,  pourvu  à  toutes  les  dépenses  ;  il  n'y  a 
plus  qu'à  dire  un  mot  et  à  signer  un  registre  ;  il  se 
laisse  faire,  et  continue  après  la  cérémonie  à  vivre 
comme  auparavant.  Il  y  a  un  mariage  de  contracté 
sans  doute  ;  mais  on  n'oserait  pas  dire  qu'il  y  a  une 
famille  de  plus.  Gel  avantage,  qui  pourtant  est  réel, 
nous  laisse  bien  loin  du  but  qu'il  s'agit  d'atteindre. 
Il  faut  que  le  mariage  soit  réellement  une  institu- 
tion sacrée  aux  yeux  de  ceux  qui  le  contractent ,  et 
qu'il  devienne  pour  eux  une  source  de  moralisa- 
tion  et  de  bien-être  :  si  on  n'a  pas  fait  cela,  on  n'a 
rien  fait. 

On  s'en  prend  quelquefois  pour  expliquer  le  mal 
à  l'insuffisance  du  salaire  des  hommes  :  si  le  mari 
pouvait  à  lui  seul  soutenir  la  famille,  les  femmes, 
dit-on,  n'auraient  plus  de  raison  pour  entrer  dans 
les  manufactures.  Il  est  vrai  ;  mais  ceux  qui  raison- 
nent ainsi  prennent  l'effet  pour  la  cause.  Lojn  de 
compter  pour  la  reconstitution  de   la  famille  sur 


IMPUISSANCE  DES  REMÈDES  DIRECTS.       309 

l'augmentation  des  ressources  des  ouvriers ,  c'est 
surtout  par  la  vie  de  famille  qu'on  peut  espérer  de 
les  enrichir.  11  faut  le  dire  aux  ouvriers  et  se  le  dire 
à  soi-même  :  on  n'arrivera  jamais  à  relever  direc- 
tement les  salaires  par  l'intervention  de  l'État.  Tout 
ce  que  peut  faire  l'Ktat,  c'est  de  rendre  les  crises 
plus  rares  en  s'efTorçant  de  répartir  les  bras  sur  le 
territoire  suivant  les  besoins,  et  de  les  rendre  moins 
cruelles,  en  donnant  plus  d'extension  aux  travaux 
publics  dans  les  moments  où  l'industrie  privée  se 
resserre.  Il  peut  aussi,  par  de  bonnes  lois  et  par  une 
administration  à  la  fois  très-ferme  et  très-réservée , 
favoriser  l'essor  de  l'industrie  et  le  développement 
du  travail  national.  Hors  de  là  ,  il  n'y  a  guère  que 
des  utopies.  L'organisation  du  travail  est  un  rêve, 
qui  consiste  à  abolir  la  fatigue  en  restreignant  le 
travail,  et  le  paupérisme  en  tarifant  les  salaires.  Le 
despotisme ,  soit  qu'il  s'applique  au  travail  même 
de  l'ouvrier  ou  à  ses  transactions,  ne  peut  jamais 
être  un  remède.  En  politique ,  il  met  quelque 
temps  à  détruire  un  peuple;  en  fait  de  commerce 
et  d'industrie,  il  est  plus  expéditif  :  il  ne  lui  faut 
qu'un  jour  pour  amonceler  les  ruines.  L'éternelle 
et  nécessaire  loi  du  travail  est  la  liberté  :  liberté 
pour  l'ouvrier,  liberté  pour  le  capital.  La  science 
économique  parviendra-t-elle  à  créer  une  combi- 
naison qui,  sans  blesser  en  rien  la  liberté,  attribue 
au  travail  une  plus  large  part  dans  les  bénéfices  ? 


310  LE  SALUT  PAR  LA  FAMILLE. 

Nous  voulons  l'espérer;  mais  il  n'est  nullement 
établi  que  la  réalisation  même  d'une  telle  espérance 
dût  tourner  au  profit  de  la  famille.  Dans  l'état  ac- 
tuel de  nos  ateliers,  les  ouvriers  les  mieux  payés  ne 
sont  ni  les  plus  rangés,  ni  les  plus  heureux  ;  on  peut 
même  dire  qu'ils  ne  sont  pas  les  plus  riches.  Ainsi,  à 
quelque  point  de  vue  qu'on  se  place,  c'est  une  réforme 
morale  qu'il  s'agit  de  faire.  C'est  en  vivant  dans  son 
intérieur,  en  préférant  le  honheur  domestique  à  tous 
les  ruineux  et  dégradants  plaisirs  du  cabaret,  qu'un 
ouvrier  triomphe  de  la  sévérité  de  sa  condition  ,  et 
c'est  à  le  rendre  capable  de  soutenir  et  de  conduire 
une  famille  qu'il  faut  faire  servir  toutes  les  forces 
de  la  bienfaisance  publique  et  privée.  L'espoir  d'éle- 
ver le  salaire  des  ouvriers  sans  talent  au-dessus  de 
leurs  besoins  quotidiens  est  lointain  et  peut-être 
chimérique  ;  mais  on  peut  dès  aujourd'hui  rendre 
leur  vie  heureuse  ,  avec  des  ressources  restreintes  , 
en  la  rendant  honnête. 

Rétablir  la  vie  de  famille,  sans  commencer  par 
ramener  la  femme  et  la  mère  dans  la  maison ,  est 
assurément  une  tâche  difficile.  La  femme  est  toute 
la  famille,  puisque  c'est  elle  qui  rend  la  famille 
aimable,  et  qui  prépare  les  enfants  aux  vertus  et 
aux  devoirs  de  la  vie  domestique.  Mais  aujour- 
d'hui que,  dans  nos  centres  industriels,  la  famille 
est  désorganisée  par  l'absence  de  l'épouse  et  de  la 
mère,  on  est  forcé  de  recourir  à  des  moyens  de 


IMPUISSANCE  DES  REMEDES  DIRECTS.       311 

salut  indirects,  et  d'agir  sur  l'homme  pour  sauver 
la  femme.  11  faut  faire  lentement,  par  un  système 
d'institutions  et  d'enseignement,  ce  que  la  femme 
fera  sûrement  et  promptement  quand  elle  sera 
rendue  à  sa  destinée  et  à  sa  mission. 

Est-ce  une  contradiction?  nullement.  C'est  la  fa- 
mille qui  réformera  l'ouvrier  ;  et  c'est  en  amélio- 
rant l'ouvrier,  par  des  moyens  plus  lents  et  moins 
infaillibles,  que  nous  arriverons  à  restaurer  la  fa- 
mille. L'amélioration  morale  de  l'ouvrier  et  la  res- 
tauration de  la  vie  de  famille  sont  deux  biens  qui  ne 
peuvent  aller  l'un  sans  l'autre;  chacun  d'eux  est  à 
la  fois  la  cause  et  l'effet.  Nous  passons  aujourd'hui 
par  le  chemin  le  plus  long,  parce  qu'il  est  le  seul 
accessible;  mais  aussitôt  que  nous  aurons  émancipé, 
affranchi,  fortifié  l'ouvrier,  et  que  cette  première 
conquête  nous  aura  valu  la  conquête  plus  précieuse 
encore  de  la  vie  de  famille,  toutes  les  réformes  de- 
viendront faciles  et  durables.  Commençons  donc 
par  la  liberté.  Mettons  le  travailleur  en  état  de  dis- 
poser de  sa  propre  force  et  de  gouverner  librement 
sa  vie. 

Dans  l'antiquité,  le  travail  était  esclave;  depuis 
l'avènement  du  christianisme,  il  est  libre  en  prin- 
cipe, et  tend  de  jour  en  jour  à  le  devenir  davantage 
dans  la  pratique.  Les  théories  communistes,  en  ta- 
rifant les  salaires  et  en  ôtant  à  l'ouvrier  la  libre 
disposition  de  sa  force,  qui  est  son  apport  social. 


312  LE  SALUT  PAR  LA  FAMILLE. 

remontent  le  courant  et  nous  ramènent  au  travail 
esclave.  Il  en  est  de  même  de  l'assistance  privée, 
quand  elle  prend  l'ouvrier  en  tutelle,  sous  prétexte 
de  l'éclairer  sur  ses  intérêts,  de  lui  apprendre  ses 
devoirs  et  de  le  surveiller  jusque  dans  ses  plaisirs. 
Loin  de  traiter  les  ouvriers  en  mineurs  et  en  inca- 
pables, hûtons-nous  d'en  faire  des  hommes.  Il  y  a 
pour  cela  trois  moyens  :  développer  chez  eux  le 
sentiment  de  la  responsabilité  individuelle  ;  fortifier 
leur  volonté  par  l'éducation,  le  travail  et  l'épargne  ; 
les  rattacher  aux  intérêts  généraux  de  la  société  en 
leur  facilitant  l'accès  de  la  propriété.  Voilà  la  seule 
méthode  véritablement  libérale,  véritablement  hu- 
maine, la  seule  qui  puisse  ramener  l'ouvrier  dans 
la  famille,  et  détruire  définitivement  le  paupérisme 
en  détruisant  la  débauche. 


"e^ 


LA  MENDICITÉ  ET  SES  EFFETS.  313 


CHAPITRE  IL 


LA   MENDICITE   ET   SES   EFFETS. 


Puisqu'il  s'agit  de  faire  des  liommes,  il  faut  renon- 
cer résolument  à  l'aumône  K  Les  dons  gratuits  sont 
comme  les  loteries,  qui  font  déserter  le  travail  et 
dédaigner  le  salaire.  Pour  quelques  sous  que  vous 
donnez  aux  malheureux,  vous  leur  prenez  leur 
seule  dignité:  le  sentiment  de  l'indépendance,  et 
leur  seule  richesse:  le  goût  et  l'habitude  du  travail. 
Vous  faites  des  mendiants  de  ces  lutteurs.  Quand 
on  n'a  jamais  pénétré  dans  les  quartiers  populeux 
d'une  ville  de  fabrique ,  on  ne  voit  pas  clairement 
ce  qu'il  y  a  de  commun  entre  un  mendiant  et  un 
ouvrier;  mais,  il  faut  bien  le  dire,  quoiqu'il  en 
coûte,  parce  que  cela  est  vrai  et  que  cela  est  déplo- 
rable, plus  de  la  moitié  des  ménages  d'ouvriers 
sont  à  l'aumône.  Et  nous  ne  parlons  pas  ici  de  ces 

1.  Voyez  le  rapport  de  M.  Thiers  à  l'Assemblée  législative  sur 
l'assistance  publique,  et  l'article  de  M.  Louis  Reybaud  dans  la 
Revue  des  Deux  Mondes  du  1"  avril  1855. 

18 


314  LE  SALUT  PAR  LA  FAMILLE. 

libéralités  de  hasard,  arrachées  presque  toujours 
par  l'importunité  ;  nous  parlons  de  secours  portés  à 
domicile  par  les  membres  des  sociétés  charitables, 
avec  la  science  et  la  régularité  d'une  administration 
publique. 

Rien  de  plus  touchant  que  l'ardente  charité  et  le 
zèle  infatigable  des  donateurs.  Chacun  d'eux  a  sa 
comptabihté  en  règle,  ses  bons  de  pain,  de  soupe  et 
de  vêtements ,  son  registre  sur  lequel  il  inscrit  le 
nom  des  familles  assistées  dans  sa  circonscription 
et  les  libéralités  dont  elles  sont  l'objet.  Presque 
chaque  jour ,  quittant  sa  famille  et  ses  affaires,  il  se 
rend  chez  ses  pauvres  pour  s'assurer  par  ses  yeux 
de  la  réalité  des  besoins,  et  pour  joindre  aux  au- 
mônes qu'il  distribue  des  exhortations,  des  conseils, 
des  félicitations,  des  réprimandes.  Souvent  aussi, 
quand  l'ouvrage  manque,  il  indique  les  fabricants 
qui  pourront  en  donner.  On  le  connaît  dans  toutes 
les  manufactures;  car  il  ne  va  pas  moins  souvent 
chez  le  riclie,  pour  y  recueillir  des  offrandes,  que 
chezle  pauvre, pouryporterdesaumônes.  Quelques- 
uns  pansent  les  malades  de  leurs  propres  mains  j 
comme  pourrait  le  faire  une  sœur  de  charité.  Aucun 
des  besoins  physiques  et  des  intérêts  moraux  de  la 
famille  ne  les  trouve  indifférents.  Ils  exercent,  en 
un  mot,  une  tutelle  très-aclive  et  en  général  très- 
éclairée. 

Mais  que  résulle-t-il  le  plus  souvent  de  tant  de 


LA  MENDICITÉ  ET  SES  EFFETS.  315 

zèle  ?  Il  est  pénible  de  le  dire,  ces  aumônes  savantes 
ont  le  même  sort  que  les  aumônes  distribuées  au  ha- 
sard. A  ce  grand  art  de  donner  que  la  charité  in- 
spire h  leurs  bienfaiteurs ,  les  pauvres  opposent  un 
art  également  consommé  de  faire  naître  la  compas- 
sion. Les  femmes  surtout  se  façonnent  vite  à  l'hy- 
pocrisie. Si  on  fait  les  dons  en  nature  par  un  sage 
sentiment  de  défiance,  elles  ont  des  usuriers  voués 
à  l'honnête  commerce  de  changer  les  bons  de  pain 
et  de  vêtements  en  eau-de-vie.  Tandis  qu'une  voi- 
sine cache  sa  misère  par  fierté,  lave  son  plancher  à 
demi  pourri,  fait  reluire  sa  pauvre  armoire  presque 
vide,  tourne  son  rouet  ou  tire  son  aiguille  jusqu'à 
ce  que  ses  yeux  pleins  de  larmes  lui  refusent  leur 
service,  la  femme  accoutumée  à  l'aumône  se  pavane 
dans  ses  haillons  et  dans  sa  malpropreté  ,  demeure 
oisive,  arrache  chaque  semaine  un  nouveau  secours 
à  la  pitié  de  son  visiteur,  et  gagne  encore  plus  à  ce 
triste  métier  que  l'ouvrière  courageuse  et  infatiga- 
ble. N'est-ce  pas  une  nécessité  que  ces  funestes  ha- 
bitudes se  propagent  deprocheen  proche,  et  finissent 
par  envahir  tous  les  ménages  d'ouvriers?  Les  maris, 
sachant  que  l'argent  vient  d'ailleurs,  se  retiennent 
moins  au  cabaret,  négligent  leurs  devoirs  de  pères, 
laissent  leurs  enfants  à  la  charge  de  la  charité. 
Comme  ils  ne  nourrissent  plus  leur  famille,  ils  ces- 
sent de  la  gouverner  et  d'en  être  respectés.  L'indus- 
trie elle-même  est  frappée  dans  ses  intérêts.  Les 


316  LE  SALUT  PAR  LA  FAMII  LE. 

patrons,  quand  les  bras  manquent,  proposent  aux 
ouvriers  habiles  de  prendre  un  métier  de  plus,  ce 
qui  accroît  notablement  leurs  bénétices;  les  ouvriers 
rangés  acceptent  avec  empressement;  d'autres  refu- 
sent en  donnant  pour  prétexte  que,  la  crise  passée 
et  l'habitude  prise,  on  leur  laissera  la  nouvelle  be- 
sogne en  les  remettant  à  l'ancien  salaire.  La  raison 
n'est  que  spécieuse  ;  ils  en  ont  une  autre  qu'ils  ca- 
chent, c'est  qu'ils  crai.gnent  d'être  rayés  de  la  liste 
des  secours.  Ils  travailleraient  donc  pour  rien  en 
définitive  ?  Ne  vaut-il  pas  mieux  tendre  la  main  ? 
A'oilà  la  défaillance  morale,  la  dégradation  qu'en- 
gendre l'aumône, 

Tout  le  monde  sait  ce  que  les  libéralités  impé- 
riales avaient  fait  de  la  populace  romaine.  Au  moyen 
âge,  quand  la  foi  religieuse  exaltait  la  charité  sans 
l'éclairer,  les  couvents  ne  cessaient  de  répandre  au- 
tour d'eux  les  aumônes;  tandis  que  les  moines 
riches  ne  donnaient  que  leur  superflu  ,  on  voyait  des 
communautés  indigentes  se  priver  joyeusement  du 
nécessaire,  et  mettre  un  zèle  ardent,  ou  pour  mieux 
dire,  une  soite  d'emportement  à  se  dépouiller  : 
noble  et  désolant  spectacle,  qui  montrait,  d'un  côté, 
un  renoncement  héroïque  jusqu'au  martyre,  une 
bienfaisance  généreuse  jusqu'à  la  prodigalité,  et  de 
l'autre  la  paresse,  l'inertie,  l'hypocrisie,  tout  un 
peuple  déshabitué  du  courage  et  du  travail,  vivant 
de  la  vertu  des  autres  et  de  sa  propre  ignominie. 


LA  MENDICITÉ  ET  SES  EFFETS.  317 

L'Europe  actuelle  parle  aussi  haut  que  l'histoire. 
Partout  où  la  bienfaisance  publique  s'exerce  par  des 
aumônes,  la  population  est  vicieuse,  languissante, 
abâtardie;  partout  où  l'on  répand  la  travail  au  lieu 
de  la  sportule,  oij  Ton  remplace  le  mendiant  par 
l'ouvrier,  et  l'esclave  par  l'homme,  la  moralité  et 
le  bien-être  renaissent,  la  race  se  fortifie,  les  esprits 
se  retrempent ,  la  richesse  publique  se  développe. 
En  France  même,  on  peut  suivre  de  ville  en  ville 
les  effets  de  ces  deux  systèmes.  Quand  une  ville 
ouvre  des  ateliers,  les  ouvriers  y  accourent;  quand 
elle  distribue  des  aumônes,  les  mendiants  la  rem- 
plissent. Le  gouffre  ne  se  comble  jamais  :  plus  on  y 
jette,  plus  il  se  creuse.  La  liberté,  le  travail  et  la 
prospérité  sont  des  compagnons  inséparables;  et  cela 
est  aussi  vrai  pour  les  riches  que  pour  les  pauvres. 
Nous  sommes  tous  des  ouvriers ,  et  notre  condition 
à  tous  est  de  vivre  par  le  travail,  par  notre  propre 
travail.  Le  travail  seul  peut  consolider  la  sécurité, 
la  dignité,  la  liberté. 

Au  lieu  de  donner  au  jour  le  jour  pour  entretenir 
et  surexciter  la  paresse  ,  ceux  que  tourmente  le 
noble  besoin  de  consacrer  au  service  des  pauvres 
leur  temps  et  leur  argent  ont  deux  moyens  de  se 
satisfaire  :  ils  peuvent  donner  aux  incurables  et 
créer  des  institutions.  Une  bienfaisance  éclairée  fait 
la  même  distinction  entre  les  misérables  qu'un  mé- 
decin entre  ses  malades.  Elle  a  ses  incurables  qu'elle 


318  LE  SALUT  PAR   LA  FAMILLE. 

prend  à  sa  charge  :  ce  sont  ceux  qui  ne  peuvent  plus 
être  sauvés  ni  par  eux-mêmes  ni  par  la  famille, 
véritables  épaves  de  la  charité  ;  pour  les  autres , 
c'est  à  leur  courage  qu'elle  en  appelle,  c'est  par 
leurs  propres  efforts  qu'elle  les  guérit.  Ce  n'est  pas 
une  aumône  qu'elle  met  dans  les  mains  inoccupées 
qui  se  tendent  vers  elle  ;  c'est  un  outil. 

Il  y  a  deux  sortes  d'institutions  destinées  à  com- 
battre le  paupérisme  ;  les  unes ,  toutes  curatives , 
remplacent  la  famille  absente,  ou  font  ce  que  ne 
pourraitpas  faire  la  famille.  Elles  sont  à  la  fois  néces- 
saires et  dangereuses  ;  nécessaires,  parce  qu'on  ne 
peut  abandonner  ni  un  orphelin  ni  un  vieillard  que 
personne  ne  réclamerait  ;  dangereuses,  parce  qu'elles 
découragent  du  travail,  et  facilitent  l'oubli  du  devoir 
filial  et  du  devoir  paternel.  D'autres  institutions  sont 
au  contraire  préventives  ;  ce  sont  celles  qui  ont  pour 
but  d'éclairer  et  de  développer  la  volonté.  C'est  par 
elles  que  la  famille  sera  reconstituée  et  le  paupé- 
risme vaincu. 

Nous  citerons,  parmi  les  institutions  de  la  pre- 
mière sorte,  les  crèches,  les  asiles,  les  pensions 
d'apprentis,  les  patronages  de  toutes  sortes,  les  so- 
ciétés alimentaires,  les  hôpitaux  et  les  hospices. 

Avant  que  l'enfant  du  pauvre  vienne  dans  le 
monde  où  tant  de  douleurs  l'attendent,  la  bienfai- 
sance a  songé  à  lui.  Les  sociétés  de  maternité  ont 
veillé  au  chevet  de  sa  mère.  L'hospice  des  enfants 


LA  MENDICITÉ  ET  SES  EFFETS.  319 

trouvés  le  protège  contre  l'abandon.  Dès  qu'il  com- 
mence à  pouvoir  poser  ses  pieds  sur  la  terre,  on  lui 
ouvre  la  crèche ,  où  il  trouve  un  air  pur,  des  ali- 
ments, des  soins  maternels.  L'asile  le  recueille  un 
peu  plus  tard ,  et  lui  fait  une  enfance  plus  douce  , 
hélas  !  que  ne  sera  le  reste  de  sa  vie.  A  peine  peut-il 
tenir  un  fuseau  dans  ses  petites  mains  que  la  fa- 
mille songe  à  le  retirer  de  l'asile  pour  le  faire  as- 
seoir devant  un  rouet.  Même  alors  la  bienfaisance 
publique  veille  encore  sur  lui,  quoique  de  plus  loin. 
Elle  lui  tient  ses  écoles  ouvertes,  elle  l'y  appelle. 
Trop  souvent  il  n'a  pas  le  temps  d'étudier.  Si  la 
campagne  ne  lui  offre  aucune  ressource ,  le  père , 
pour  lui  donner  un  état,  l'envoie  à  la  ville,  l'aban- 
donne dans  ce  gouffre.  Que  deviendra,  dans  ce  dé- 
sert d'hommes,  ce  pauvre  être  sans  force ,  sans  ex- 
périence, sans  ressources?  C'est  pour  lui  que  s'é- 
lèvent les  pensions  d'apprentis,  les  ateliers-écoles 
de  la  Séauve,  les  patronages,  les  écoles  d'adultes. 
La  société  n'est  pas  plus  douce  et  plus  prévoyante 
pour  les  enfants  que  pour  les  infirmes  et  les  vieil- 
lards. Quand  arrivent  la  maladie  et  la  vieillesse, 
tristesTiôtes  pour  le  pauvre  et  l'abandonné,  l'ouvrier 
trouve  dans  les  hospices  un  asile  convenable,  dans 
les  hôpitaux  des  soins  et  des  remèdes  que  les  riches 
eux-mêmes  ont  peine  à  se  procurer  avec  autant 
d'abondance. 
Certes,  nous  applaudissons  de  grand  cœur  à  ces 


320  LE  SALUT  PAR  LA  FAMILLK. 

institutions  dont  la  seule  pensée  est  consolante,  et 
nous  croyons  qu'on  ne  saurait  travailler  avec  trop 
de  zèle  à  les  perfectionner  et  à  les  répandre  ;  mais 
il  ne  faut  ni  s'exagérer  leur  eflicacité,  ni  se  dissimu- 
ler leurs  dangers.  Que  produisent,  par  exemple,  les 
secours  à  domicile  distribués  par  l'administration? 
La  bienfaisance  a  beau  être  active,  elle  va  moins 
vite  que  le  mal.  A  Paris,  où  l'assistance  publique  a 
20  942  enfants  à  sa  charge,  7308  lits  dans  ses  hôpi- 
taux, 10  643  lits  dans  ses  hospices,  il  s'en  faut  bien 
qu'elle  suffise  à  tous  les  besoins.  Son  budget  de 
recettes  s'élève  par  année  à  plus  de  24  millions; 
elle  a  1  million  de  revenus  immobiliers,  1  813  000 
francs  de  rentes  sur  l'État,  l'impôt  sur  les  spectacles 
évalué  à  plus  de  I  400  000  francs  pour  1861,  une  part 
dans  les  bénéfices  du  mont-de-piété  et  dans  la  lo- 
cation et  la  vente  des  terrains  dans  les  cimetières  ^ 
La  ville  lui  donne  tous  les  ans  environ  7  millions 
pour  les  dépenses  ordinaires,  sans  compter  des  sub- 
ventions extraordinaires  pour  travaux  de  bâtiment, 
achat  de  linge,  d'effets  d'habillement,  de  mobilier. 
Qui  croirait  qu'avec  toutes  ces  ressources,  elle  peut 
à  peine  soulager  les  misères  les  plus  affreuses?  Les 
médecins  sont  obligés,  faute  de  place,  d'arrêter  les 
malades  sur  le  seuil  de  l'hôpital;  la  succession  d'un 
lit  dans  un  hospice  est  attendue  par  des  centaines 

1.  Ces  chiiïres  sont  extraits  Jii  budget  de  18G1. 


LA  MENDICITÉ  ET  SES  EFFETS.  321 

de  misérables.  Tous  les  ans  les  bureaux  de  bienfai- 
sance font  appel  à  la  charité  privée  ;  ils  quêtent  à 
domicile;  ils  organisent  des  bals.  La  misère  est 
plus  forte  que  ce  budget  de  24  millions,  accru  de 
toutes  les  libéralités  qu'on  y  ajoute  de  toutes  parts. 

11  en  est  de  même  d'un  bout  à  l'autre  du  pays. 
Quand  on  regarde  l'ensemble  des  secours  distri- 
bués par  les  bureaux  de  bienfaisance  d-ans  la  France 
entière,  on  est  frappé  à  la  fois  de  l'immensité  de 
l'effort  et  de  la  nullité  du  résultat.  D'après  les  re- 
cherches de  M.  Legoyt  en  1853,  la  dépense  des  bu- 
reaux de  bienfaisance  a  été  de  17  349  927  francs, 
sur  lesquels  12  328  467  francs  ont  été  distribués  en 
secours.  Le  nombre  des  assistés  a  été  de  1  022  996, 
et  la  moyenne  des  secours  reçus  dans  l'année,  de 

12  francs  5  centimes  par  individu,  un  peu  plus  de 
3  centimes  par  jour.  Ce  qui  est  surtout  choquant, 
c'est  l'inégalité  de  la  répartition,  {iuisque  le  mini- 
mum est  de  1  centime  par  année  et  le  maximum  de 
900  francs,  deux  chiffres  également  déplorables, 
l'un  dérisoire,  l'autre  scandaleux.  Un  homme  com- 
pétent n'a  pas  craint  de  dire  «  que  l'administration 
de  l'assistance  publique  à  domicile  n'a  pas  une 
seule  fois  en  soixante  ans  retiré  un  indigent  de  la 
misère.  Au  contraire,  dit-il,  elle  fait  des  pauvres 
héréditaires.  »  Le  mot  est  vrai  et  terrible.  Il  n'est 
pas  vrai  seulement  de  quelques  familles  et  par 
exception.  Il  est  vrai  de  toute  la  France.  On  ne  doit 


322  I-E  SAIJIT  PAR  LA  FAMILLE. 

jamais  donner  un  secours  direct  qu'à  la  dernière 
extrémité  :  car  pour  un  indigent  assisté,  on  crée 
vingt  aspirants  à  l'assistance;  on  diminue  dans  une 
proportion  presque  égale  le  nombre  des  ouvriers. 
L'aumône  peut  être  un  gain  pour  celui  qui  la  reçoit 
par  hasard,  et  encore,  il  s'en  faut  que  cela  soit 
p'rouvé;  mais,  par  ses  effets  sur  les  âmes,  elle  est 
une  diminution  de  la  production  commune,  de  la 
richesse  commune,  par  conséquent  un  accroisse- 
ment de  misère.  Ainsi  on  secourt  quelques  mal- 
heureux, mais  on  ne  secourt  pas  la  société.  On  ne 
la  guérit  pas  :  son  mal  augmente.  Il  en  est  de  même 
des  institutions  qui  ne  sont  que  l'aumône  appliquée 
régulièrement  et  en  grand. 

Le  plus  signalé  service  qu'on  puisse  rendre  à  l'iiu- 
manité,  après  celui  de  fonder  des  hôpitaux,  c'est 
de  veiller  à  ce  qu'on  n'en  abuse  pas.  Un  des  plus 
grands  et  des  plus  généreux  esprits  de  notre  temps 
a  déclaré,  dans  une  circulaire  demeurée  célèbre, 
que  a  le  système  des  hôpitaux  relâche,  s'il  ne  les 
détruit  pas,  les  liens  de  la  famille^»  Calculez  en  effet 
ce  qu'il  coûte  à  la  piété  filiale,  à  l'amour  maternel. 
Il  détruit  l'occasion  du  dévouement,  l'occasion  de 
la  reconnaissance,  et  cette  solidarité  de  douleurs  et 
de  plaisirs  qui  est  un  des  liens  les  plus  forts  de  la 


1.  Ces  paroles  sont  extraites  de  la  circulaire  adressée  aux  pré- 
fets en  1840  par  II.  de  Rémusat ,  ministre  de  l'intérieur. 


LA  MENDICITÉ  ET  SES  EFFETS.  323 

société  humaine.  C'est  un  irréparable  mallieur 
qu'un  malade  soit  porté  à  l'hôpital,  quand  la  famille 
pouvait  le  garder  au  prix  d'un  sacrifice.  Qui  ne  sait 
pas  soufl'rir  ne  sait  pas  aimer.  L'hospice  peut  faire 
plus  de  mal  encore.  On  dit  de  lui  :  c'est  ma  maison; 
et  on  se  détache  de  la  sienne.  Le  toit  paternel  n'est 
plus  qu'une  hôtellerie,  où  chacun  passe  en  atten- 
dant que  l'heure  de  l'hospice  ait  sonné.  Si  ce  der- 
nier et  commun  asile  des  infirmes  et  des  vieillards 
s'ouvre  trop  aisément,  s'il  entoure  ses  pensionnaires 
de  trop  de  confort,  le  vieillard  se  hâte  de  déposer 
son  outil  et  d'aller  vivre  à  l'aise  aux  dépens  de  la 
communauté;  le  fils  ne  le  retient  pas!  L'amour  ma- 
ternel lui-même  a  ses  défaillances.  Parmi  les  mères 
qui  viennent  furtivement  déposer  leur  nourrisson 
à  l'hospice  des  enfants  trouvés,  il  y  en  a  à  qui  rien 
ne  manque ,  excepté  le  cœur. 

La  puissance  publique  doit-elle  réserver  sa  pro- 
tection à  l'enfant  innocent,  qui  peut  être  assassiné 
par  une  mère  dénaturée,  délaissé  au  bord  d'un 
chemin,  tué  par  la  misère;  ou  à  la  sainteté  des 
liens  de  la  famille  que  menace,  que  détruit  un  hos- 
pice ouvert  trop  aisément  et  trop  clandestinement? 
C'est  un  problème  que  la  loi  française  n'a  pas  encore 
résolu.  Elle  n'est  pas  toujours  semblable  à  elle- 
même;  dure  pour  les  enfants  naturels,  impitoya- 
ble pour  les  enfants  incestueux  ou  adultérins,  parce 
qu'elle  punit  en  eux  leurs  parents,  elle  hésite  sur 


324  LE  SALUT  PAR  LA  FAMILLE. 

les  enfants  trouvés,  parce  qu'il  s'agit  ici  de  la  vie 
elle-même,  et  non  pas  seulement  d'un  nom  et 
d'une  fortune. 

Il  n'est  pas  question ,  bien  entendu ,  de  discu- 
ter l'existence  même  des  hospices,  dont  la  né- 
cessité est  incontestable  et  les  bienfaits  immenses  ; 
il  ne  faut  pas  surtout  que  ce  nom  d'enfants  trou- 
vés nous  trompe,  et  que  nous  pensions  sans  cesse 
à  ces  filles-mères ,  capables  de  faillir,  incapables  d'a- 
vouer leur  faute ,  ou  à  ces  séducteurs  de  filles,  qui  s'en 
vont  après  leur  crime  sans  songer  ni  à  la  femme  per- 
due par  eux ,  ni  à  l'enfant  livré  en  proie  à  la  pauvreté 
et  au  déshonneur,  qui  lergunl  os  suuni.. . .  L'hospice  des 
enfants  trouvés  est  l'hospice  des  orphelins  :  ce  mot 
seul  défend  d'hésiter  et  de  réfléchir;  la  communauté 
est  la  famille  de  ceux  qui  n'ont  pas  de  famille.  C'est 
l'institution  du  tour  qui  fait  la  difficulté  véritable^; 
car  le  tour  n'est  pas  pour  l'orphelin  ;  il  est  pour 
l'enfant  qui  a  un  père  et  une  mère  :  un  père  qui  ne 
le  reconnaît  pas,  une  mère  qui  ne  peut  ou  n'ose  pas 
le  nourrir.  C'est  au  salut  de  cet  enfant  que  la  société 
doit  pourvoir.  Elle  a  porté  des  peines  terribles 

contre  l'infanticide ,  ou  même  contre  l'abandon  de 

« 

l'enfant  dans  un  lieu  désert;  mais  cette  pénalité 
suffit-elle  contre  le  sentiment  du  déshonneur  ?L'en- 

L  Le  tour  existe  encore  à  Paris.  Il  est  assez  rare  qu'on  y  ait 
recours;  la  plupart  des  enfants  sont  abandonnés,  dans  leurs 
langes,  sur  le  seuil  de  l'hospice. 


LA  MENDICITE  ET  SES  EFFETS.  325 

faut  est-il  assez  protégé?  La  société  ne  doit-elle  pas 
laisser  un  refuge  à  la  fille  séduiie,  si  ce  n'est  par 
pitié  pour  elle ,  au  moins  par  prévoyance  pour  son 
enfaiit  innocent?  La  mère  elle-même,  après  tout, 
ne  mérite-t-elle  aucune  compassion?  N'est-elle  pas 
la  moins  coupable;  et  quand  on  laisse  impuni  le 
séducteur,  sera-t-on  impitoyable  pour  la  victime? 
La  société  française  ne  contracte-t-elle  pas  une 
dette  envers  les  filles  séduites  ,  en  interdisant  abso- 
lument et  durement  la  recherche  de  la  paternité? 
Voilà  le  sens  et  l'excuse  de  l'institution  des  tours; 
il  est  dur  après  cela  de  les  condannier  :  il  le  faut. 
La  fortune  publique  ne  doit  pas  se  faire  la  complai- 
sante du  vice.  Qu'on  ne  dise  pas  qu'abolir  les  tours, 
c'est  protéger  le  mariage  au  prix  de  la  vie  des  en- 
fants; car  le  nombre  des  infanticides  n'augmente 
pas  avec  la  suppression  des  tours.  Qu'on  ne  pense 
pas  uniquement  au  mariage,  aux  filles  déshonorées 
et  honteuses  de  leur  déshonneur;  mais  aux  pères  et 
aux  mères  qui  repoussent  leurs  enfants  comme  un 
fardeau  et  non  comme  une  honte,  et  qui,  grâce  h 
cette  connivence  de  la  charité  mal  entendue,  se  font 
presque  infanticides  par  économie.  Qu'on  craigne 
d'exciter  les  filles-mères ,  par  une  promesse  d'im  - 
punité,  à  dissimuler  leur  grossesse  et  à  risquer  un 
avortement.  Qu'on  se  garde  surtout  d'invoquer 
l'autorité  de  saint  Vincent  de  Paul.  11  a  donné  ses 
filles  pour  mères  aux  orphelins;  mais  il  aurait  pris 

19 


326  LE  SALUT  PAR  LA  FAMILLE. 

dans  ses  bras,  pour  le  rapporter  à  sa  mère ,  l'enfant 
délaissé. 

Il  s'en  faut  bien  que  les  crèches  présentent  des 
problèmes  aussi  graves.  Pour  savoir  quels  services 
rend  une  crèche,  il  ne  suffît  pas  de  la  visiter.  Quand 
on  a  vu  ces  deux  ou  trois  salles  gaies  et  riantes, 
bien  aérées,  d'une  propreté  extrême,  ces  beaux  nids 
blancs,  si  simples  et  si  doux,  cette  gentille  poupon- 
nière où  les  enfants  commencent  à  marcher,  cette 
toute  petite  cour  oîi  quelques  fleurs  éclosent  à  l'om- 
bre d'un  ou  deux  arbres,  on  ne  connaît  encore 
qu'un  côté  de  la  question;  il  faut  courir,  en  sortant 
de  là,  chez  la  mère,  gravir  un  escalier  sordide, 
respirer  l'air  malsain  de  ce  grenier  où  s'entasse  une 
famille,  regarder  de  tous  ses  yeux  ce  foyer  mort  où 
jamais  la  flamme  n'a  pétillé,  cette  fenêtre  que  l'ava- 
rice du  propriétaire  a  clouée  au  châssis,  ce  terri 
sordide,  ces  murs  salpêtres,  ce  grabat.  Ne  semble- 
t-il  pas  qu'arracher  l'enfant  à  une  telle  misère, 
c'est  l'arracher  à  la  mort  elle-même?  c'est  cette  mi- 
sère qui  fait  la  nécessité  de  la  crèche.  Cependant 
interrogez  le  médecin  du  corps  :  il  vous  dira  que  les 
soins  de  la  mère  valent  mieux  pour  ce  petit  être 
qu'un  air  plus  pur,  une  nourriture  plus  abondante, 
la  chaleur  du  lit  et  du  foyer.  Et  que  dit  à  son  tour 
le  médecin  de  l'âme?  Que  rien  ne  remplace  ni  pour 
l'enfant  ni  pour  la  mère  la  douceur,  la  force,  la 
sainteté,  l'efticace  du  lien  qui  les  unit;  que  ce  lien 


LA  MENDICITÉ  ET  SES  EFFETS.  327 

se  serre  et  se  fortifie  chaq',:e  jour,  à  chaque  heure 
du  jour;  que  chaque  douleur  et  chaque  privation 
supportées  ensemble  y  ajoutent  encore  une  force 
nouvelle,  et  qu'il  faut  une  nécessité  bien  implacable 
pour  que  l'homme  puisse  s'arroger  le  droit  de  sé- 
parer ces  deux  êtres  créés  l'un  pour  l'autre.  C'est 
seulement  quand  la  mère  est  ouvrière  en  fabrique, 
travaillant  douze  heures  par  jour  à  l'atelier,  qu'il 
devient  indispensable  de  la  remplacer.  Alors,  on 
n'hésite  plus  ;  la  crèche  fait  tout  le  bien  qu'elle  peut 
faire,  et  le  mal  qu'elle  fait,  c'est  la  manufacture  qui 
en  est  cause.  Disons  donc  que  la  crèche  est  néces- 
saire à  côté  d'une  manufacture,  qu'elle  n'est  néces- 
saire que  là,  et  qu'elle  n'est,  après  tout,  qu'un  mal 
nécessaire,  comme  tout  ce  qui  peut  faciliter  l'oubli 
d'un  devoir.  Il  ne  faut  pas  glisser  sur  celte  pente 
d'une  fausse  philanthropie  qui  ne  songe  jamais 
qu'au  bien-être  matériel,  et  qui  oublie  l'homme 
dans  les  soins  qu  elle  donne  à  l'homme.  Quand  on 
parla,  en  1848,  de  rendre  l'instruction  primaire 
absolument  gratuite,  ceux  qui  savent  la  sainteté 
des  hens  de  la  famille  et  la  douceur  du  travail  et 
du  sacrifice  réclamèrent  pour  le  pauvre  le  droit  de 
se  condamner  à  un  surcroît  de  travail  et  de  contri- 
buer directement  à  l'éducation  de  son  fils.  La  rai- 
son n'était  pas  péremptoire  ;  mais  le  sentiment  était 
vrai.  Qu'on  prenne  la  place  de  la  famille,  à  la 
bonne  heure,   pourvu  que  ce  soit  à  la  dernière 


328  LE  SALUT   PAR   LA  FAMILLE. 

extréniilé,  et  qu'on  ne  la  détruise  pas  en  la  rem- 
plaçant. 

On  a  créé  dans  plusieurs  grands  centres  indus- 
triels des  sociétés  alimeniaires.  Elles  ont  aussi  leurs 
inconvénients,  à  côté  de  grands  avantages.  Nous 
devons  avant  tout  en  expliquer  la  nature  et  le  mé- 
canisme. 

II  y  a  deux  manières  de  secourir  les  indigents  : 
l'une  consiste  à  augmenter  leurs  ressources,  et  l'au- 
tre à  diminuer  leurs  dépenses.  On  améliore  égale- 
ment leur  condition  en  leur  procurant  de  l'argent 
pour  acheter  du  pain,  ou  en  leur  donnant  du  pain 
à  bon  marché. 

Les  personnes  qui  ont  le  moins  réfléchi  sur  les 
conditions  de  la  bienfaisance  comprennent  toutes 
qu'il  y  a  un  danger  à  donner  de  l'argent  au  pauvre, 
parce  que,  s'il  le  dépense  au  cabaret,  le  bienfait 
tourne  contre  lui  et  aggrave  sa  position  au  lieu  de 
l'améliorer.  On  a  donc  pris  l'habitude  de  donner 
du  pain  ou  des  bons  de  pain  et  d'aliments.  C'est 
un  progrès;  mais  qu'arrive-t-il  ?  Il  y  a  malheu- 
reusement dans  toutes  les  grandes  villes  manu- 
facturières des  hommes  voués  à  l'infâme  com- 
merce de  changer  en  eau-de-vie  tout  ce  que  le 
pauvre  possède.  Ils  n'attendent  pas  que  la  passion 
de  l'ivrognerie  amène  à  leur  comptoir  le  père  de 
famille;  ils  vont  le  tenter  chez  lui.  Ils  lui  arrachent 
les  haillons  de  ses  enfants,  la  couvertuie  de  leur  lit. 


LA  MENDICITÉ  ET  SES  EFFETS.  329 

Ils  suivent  à  la  trace  les  distributeurs  d'aumônes, 
pour  corrompre  et  empoisonner  les  sources  mêmes 
de  la  bienfaisance,  et  saisir  le  bon  de  pain  dans  les 
mains  de  l'indigent  qui  vient  de  le  recevoir.  On 
échappe  à  cette  usure  deux  fois  meurtrière,  puis- 
qu'elle abrutit  le  père  et  affame  les  enfants,  en  don- 
nant des  aliments  à  consommer  sur  place.  De  là 
les  fourneaux  économiques  que  l'on  trouve  dans  un 
grand  nombre  de  villes.  On  ne  saurait  croire  com- 
bien la  clientèle  de  ces  fourneaux  est  étendue. 
A  Paris,  où  la  bienfaisance  ne  cesse  de  les  multi- 
plier, on  n'arrivera  jamais  à  égaler  les  demandes, 
tant  il  y  a  d'hommes  qui  ont  faim,  dans  cette  ville 
du  luxe  et  des  plaisirs!  Ces  distributions  ne  sont 
pas  toujours  entièrement  gratuites.  La  Société  phi- 
lanthropique de  Paris  vendait,  pour  10  centimes, 
une  ration  de  riz  suffisante  pour  apaiser  la  faim 
d'un  homme.  Il  y  a  de  ces  restaurants  gratuits  ou 
semi-gratuits  dans  un  grand  nombre  de  maisons  de 
sœurs  de  la  charité. 

Une  autre  raison,  et  ce  n'est  pas  la  moins  im- 
portante, qui  recommande  cette  manière  de  faire 
l'aumône,  c'est  que  les  pauvres  payent  souvent  trop 
cher  les  denrées  alimentaires,  soit  à  cause  de  leur 
inexpérience  et  de  leur  inhabileté,  soit  parce  qu'ils 
achètent  à  crédit,  en  minimes  quantités,  et  de  troi- 
sième ou  quatrième  main.  li  en  résulte  qu'une  so- 
ciété de  bienfaisance,  qui  fait  elle-même  les  admis 


330  I-E  SALUT  PAR   LA  FAMILLE. 

et  les  distributions,  réalise  des  bénéfices  impor- 
tants, ce  qui  revient  à  dire  qu'elle  secourt  avec  la 
même  dépense  un  plus  grand  nombre  de  per- 
sonnes^ 

Gomme  l'immense  majorité  des  ouvriers  n'ont 
pas  de  réserve,  ou  n'en  ont  pas  d'autre  que  celle 
qui  est  momentanément  immobilisée  par  la  caisse 
d'épargne,  ils  sont  à  l'égard  de  leur  dépense  dans 
la  même  position  que  les  pauvres,  obligés  d'acheter 
au  jour  le  jour  et  d'obtenir  du  crédit  chez  les  petits 
détaillants.  Ils  ignorent  absolument  l'art  d'équili- 
brer un  budget,  d'acheter  en  temps  opportun,  et  de 
diminuer  la  dépense  par  un  système  d'approvision- 
nements bien  entendu.  C'est  ce  qui  explique  l'utilité 
des  sociétés  alimentaires.  Elles  fonctionnent  comme 
les  fourneaux  économiques.  La  différence  entre  les 
deux  institutions,  c'est  que  les  fourneaux  donnent  ce 
que  vendent  les  sociétés  alimentaires.  Les  fourneaux 
sont  une  œuvre  charitable,  une  aumône  intelligente  ; 
les  sociétés  alimentaires  ne  sont  qu'une  meilleure 
organisation  de  l'économie  domestique.  Elles  sont 
d'autant  plus  parfaites  qu'elles  cessent  d'être  un 
acte  de  bienfaisance  pour  devenir  une  société  indus- 

1.  A  Troyes,  les  fourneaux  de  la  Société  de  Saint-Vincent  de 
Paul  vendent  toutes  leurs  portions  10  centimes.  On  a  pour^ce 
prix  100  grammes  de  viande  désossée,  ou  6  décilitres  de  bouil- 
lon gras,  du  riz,  des  haricots,  des  soupes  maigres.  11  y  a  des 
demi-portions.  La  Société  fait  à  peine  ses  frais.  Sa  vente  est  de 
400  portions  par  jour  environ. 


LA  MENDICITÉ  ET  SES  EFFETS.  331 

trielle.  Elles  ne  doivent  faire  ni  bénéfice  ni  sacri- 
fice. Si  l'argent  des  fondateurs  leur  rapporte  4  pour 
100  d'intérêt,  on  n'a  pas  besoin  de  recourir  à  la 
charité  pour  entretenir  l'œuvre,  et  il  suffit  qu'elle 
soit  fondée  pour  qu'elle  dure. 

Les  sociétés  alimentaires  ne  sont  pas  toutes  con- 
çues sur  le  même  plan.  A  Mulhouse,  la  Société  mul- 
housienne  des  cités  ouvrières  a  tout  simplement  fondé 
un  restaurant  et  une  boulangerie  qui  vendent  tout 
à  prix  de  revient.  Le  régime  du  restaurant  est  très- 
confortable  ^  Les  prix  sont  modérés,  et  diffèrent 
sensiblement  du  prix  des  restaurants  ordinaires,  et 
de  celui  des  aliments  préparés  à  domicile.  Les  mets 
sont  très-variés,  de  bonne  qualité,  et  chaque  por- 
tion est  assez  copieuse  pour  que  deux  plats  suffisent 
à  un  dîner  convenable.  La  salle  est  immense,  très- 
proprement  tenue,  élégante  à  force  d'être  bien  appro- 
priée à  sa  destination,  et  les  ouvriers  s'y  comportent 
avec  la  plus  grande  décence.  Leur  dépense  varie  de 
35  à  45  centimes.  En  général,  ils  s'arrangent  pour 
prendre  un  jour  des  légumes  et  du  vin,  et  le  lende- 

1.  Voici  la  carie  du  jour  du  restaurant  telle  qu'elle  était  affi- 
chée dans  l'établissement  le  18  avril  18G0  :  potage,  5  centimes; 
liœuf  (le  cinquième  d'un  demi-kilo),  10  centimes;  orge  au  lait, 
10  centimes;  nouilles,  15  centimes;  bœuf  à  la  mode,  15  cen- 
times; cervelas,  15  centimes;  veau  rôti,  20  centimes;  langue  en 
sauce,  20  cenlimes;  salade  avec  œufs,  15  centimes;  vin  blanc, 
10  centimes;  vieux,  15  centimes;  rouge,  16  centimes:  fromage, 
5  centimes. 


332  LE  SALUT  PAR  LA  FAMILLE. 

main  de  la  viande  et  pas  de  vin.  Cela  dénote  une 
certaine  intelligence  des  qualités  fortifiantes  de  la 
nourriture  ;  cependant  nous  remarquerons,  en  pas- 
sant, que  beaucoup  d'ouvriers  n'aiment  pas  la 
viande,  et  que  d'autres  la  supportent  difficilement, 
faute  d'habitude.  Il  y  aurait  toute  une  étude  à  faire 
sur  l'alimentation  des  ouvriers;  il  est  certain  que 
les  ouvriers  nourris  d'une  certaine  façon  ont  plus 
de  force  et  résistent  mieux  aux  influences  délétères, 
et  il  n'est  pas  moins  évident  qu'il  est  très-souvent 
possible  d'améliorer  la  qualité  des  aliments  sans 
en  augmenter  le  prix.  On  compte  ordinairement 
170  consommateurs  au  dîner,  et  30  seulement  au 
souper.  Les  portions  emportées  représentent  une 
valeur  de  20  francs  par  jour.  C'est  peu  de  chose  pour 
une  population  déjà  assez  nombreuse.  La  même 
société  a  établi  dans  le  sous-sol  du  restaurant  une 
boulangerie  qui  livre  aux  ouvriers  du  pain  excellent 
avec  un  léger  rabais  sur  le  prix  de  la  mercuriale,  à 
la  seule  condition  de  payer  comptant.  La  vente  est 
de  200  miches  par  jour  ;  la  boulangerie  est  installée 
pour  en  cuire  800.  La  miche  a  2  kilogr.  1/2  et  se 
pèse  après  l:i  cuisson,  pour  qu'il  n"y  ait  aucun  déchet. 
Elle  se  vend  de  5  à  7  centimes  1/2  au-dessous  de  la 
mercuriale. 

La  Société  alimentaire  de  Saint-Quentin  est  tout 
à  fait  analogue,  quoique  conçue  sur  une  moindre 
échelle.  La  salle  du  restaurant,  fournie  gratuitement 


LA  MENDICITI';   ET   SKS   EFFETS.  ?^r,?, 

par  le  conseil  municipal,  ainsi  que  la  cuisine  et  ses 
dépendances ,  est  très-petite  et  assez  pauvrement 
installée;  mais  on  emporte  beaucoup  de  portions. 
L'économie,  pour  les  consommateurs,  est  impor- 
tante, et  la  nourriture  très-saine'.  La  Société  a  été 
faite  par  actions,  les  fabricants  ont  souscrit,  séance 
tenante,  la  somme  nécessaire.  L'établissement  cou- 
vre ses  frais  depuis  plusieurs  années,  et  a  même  des 
réserves  qu'on  pourrait  utiliser  en  temps  de  crise. 
Il  ne  paraît  pas  que  les  ouvriers  forment  la  majeure 
partie  des  consommateurs  sur  place;  on  voit  même, 
avec  quelque  surprise,  des  dames  presque  élégantes 
s'asseoir  à  cette  modeste  table  ;  ce  sont  des  actrices 
et  des  choristes  de  l'Opéra,  qui  viennent  là  très- 
simplement  et  qui  sont  aussi  très-  simplement  re- 
çues. Partout  où  les  salles  seraient  vastes  et  la  sur- 


1.  Voici  les  principaux  articles  vendus  parla  Société,  avec  le 
chiffre  de  la  vente  en  1859. 

Bœufbouilli 74  309  portions. 

Pain 73  7U4 

Potage  gras 73  194 

Bouillon  gras    iil  102 

Haricots 47  813 

Bière 31  853 

Ragoût 24  079 

Potage  maigre 11  472 

La  vente  des  potages  maigres,  des  haricots,  de  la  morue,  a 
été  en  décroissant  depuis  1856,  tandis  que  la  vente  du  bouillon 
gras  et  celle  du  bœuf  se  sont  relevées.  Il  a  été  vendu,  en  1856 , 
.50  081  rations  de  bière,  et  31  853  seulement  en  1859. 


334  LE  SALUT  PAR  LA  FAMILLE. 

veillance  difficile,  la  séparation  des  sexes  deviendrait 
indispensable. 

Dans  plusieurs  villes,  parmi  lesquelles  il  faut  citer 
au  premier  rang  Grenoble,  les  sociétés  alimentaires 
n'ont  pas  de  restaurant,  ou  ne  donnent  à  la  con- 
sommation sur  place  qu'une  importance  tout  à  fait 
secondaire.  Leurs  opérations  consistent  r  à  recueil- 
lir pendant  l'été  les  épargnes  destinées  par  chaque 
famille  à  l'approvisionnement  de  l'hiver  ;  2°  à  les  faire 
valoir  jusqu'aux  époques  d'achat  et  de  payement, 
ce  que  l'accumulation  rend  possible;  3°  à  faire  des 
achats  judicieux,  en  temps  opportun,  et  par  grandes 
quantités. 

Il  existe  de  telles  sociétés  en  Prusse  et  dans 
d'autres  parties  de  l'Allemagne,  en  Suisse,  en  Bel- 
gique, en  Angleterre.  Celle  de  Grenoble,  fondée 
en  1851  par  M.  Frédéric  Taulier,  distribue  chaque 
jour  plus  de  trois  mille  rations.  Elle  a  été  imitée 
à  Lyon,  Marseille,  Bordeaux,  Lille,  etc.;  mais  le 
succès  n'a  pas  été  partout  le  même,  parce  qu'on 
n'a  pas  eu  partout  la  même  habileté  et  la  même 
prudence.  Quelques  compagnies  de  chemins  de  fer, 
parmi  lesquelles  nous  pouvons  citer  la  compagnie 
de  l'Ouest  et  celle  du  Midi,  ont  créé  aussi  pour  leurs 
ouvriers  des  magasins  généraux  qui  ont  le  même 
but.  Tout  est  payé  au  comptant  parles  consomma- 
teurs, ce  qui  permet  une  économie  nouvelle  et  rend 
un  service  de  plus  aux  ouvriers ,  car  la  dette  est  la 


LA  MENDICITÉ  ET  SES  EFFETS.  335 

grande  ennemie  de  l'indépendance  et  la  ruine  des 
petits  budgets'. 

Il  est  très-important,  quand  la  société  est  fondée 
par  la  compagnie  ou  par  le  patron,  que  les  ouvriers 
soient  libres  d'y  entrer  et  d'en  sortir  à  leur  volonté. 
En  Angleterre,  un  certain  nombre  de  fabricants 
avaient  annexé  à  leur  établissement  des  magasins 
de  denrées,  de  vêtements  et  d'ustensiles  de  ménage, 
et  avaient  ainsi  doublé  leur  industrie ,  fabricants 
d'un  côté,  marchands  de  l'autre.  Au  moyen  de 
quelques  avances,  ils  se  rendaient  maîtres  de  leurs 
ouvriers,  qu'ils  rançonnaient  à  la  fois  comme  fabri- 
cants en  les  payant  mal ,  et  comme  marchands  en 
leur  fournissant  des  articles  avariés  à  des  prix  ex- 
cessifs. Cette  infâme  spéculation ,  connue  sous  le 

1.  Dans  le  vaste  établissement  de  Seraing  (Belgique),  fondé 
par  M.  John  Cockerill,  et  dirigé  aujourd'hui  par  un  homme  émi- 
nent,  M.  Pastor,  on  a  créé  un  magasin  de  denrées  qui  fonctionne 
avec  beaucoup  de  succès,  et  rend  de  grands  services  aux  ouvriers. 
(Il  n'y  en  a  pas  moins  de  7000).  Les  ouvriers  sont  libres  de  ne 
pas  se  fournir  au  magasin;  ils  ne  peuvent  s'y  approvisionner 
que  dans  une  certaine  proportion;  et  ils  y  obtiennent  un  crédit 
égal  aux  deux  tiers  de  leurs  salaires  déjà  acquis.  La  première 
règle  est  une  garantie  contre  tous  abus  de  la  part  du  vendeur; 
la  seconde  empêche  les  consommateurs  d'acheter  pour  revendre; 
la  troisième  concilie  dans  une  juste  mesure  les  avantages  du  cré- 
dit avec  l'interdiction  de  la  dette. 

Le  magasin  délivre  du  pain  de  ménage,  de  la  farine  de  fro- 
ment n°  2,  du  lard  du  pays,  du  lard  étranger,  du  café  cru  ou 
brûlé,  du  riz,  des  haricots,  des  pommes  de  terre,  des  pois.  Il 
ne  vend  point  de  sucre  :  la  plupart  des  ouvriers  ne  sucrent  point 
leur  café. 


336  LE  SALUT  PAR   LA  FAMILLK. 

nom  de  truck-syslem,  aggravait  la  misère  qu'elle 
prétendait  soulager.  Il  n'y  a  pas  de  transiction 
commerciale  que  ne  corrompe  l'absence  de  liberté. 
Pourvu  que  les  sociétés  alimentaires  soient  libres, 
et  qu'elles  ne  permettent  la  consommation  sur  place 
qu'aux  seuls  célibataires,  il  n'y  a  pas  d'objection 
possible  contre  elles.  Elles  fonctionnent  alors 
comme  auxiliaires  de  la  vie  de  famille.  Elles  ren- 
dent le  même  service  que  les  hains  et  les  lavoirs 
publics,  c'est-à-dire  qu'elles  augmentent  le  confort 
intérieur  des  ouvriers  sans  les  enrégimenter  '.  En 
est-il  de  même  des  sociétés  à  restaurants  ?  Il  est 
clair  qu'il  faut  les  encoiu^ager,  et  qu'elles  ren- 
dent des  services  ;  mais  il  est  clair  aussi  que  si  tous 
les  ouvriers  prenaient  l'iiabitude  d'y  venir  faire 
leurs  repas,  elles  achèveraient  de  rendre  les  mem- 

1.  On  a  multiplié  depuis  quelques  années  les  établissements 
'de  bains  et  lavoirs  publics.  C'est  un  service  itnmense  rendu  aux 
ouvriers.  Dans  la  plupart  des  villes,  un  bain  chaud,  linge  com- 
pris, ne  coûte  que  20  centimes.  L'usage  s'en  est  rapidement 
propagé.  A  Mulliouse,  dans  la  cité  ouvrière,  l'établissement  a 
fourni  la  première  année  (186G)  4989  bains;  il  en  a  fourni  ToHl 
en  I8bl.  Le  nombre  n'a  pas  augmenté  proportionnellement  les 
années  suivantes  (7662  en  1859,  6728  en  1860),  parce  que 
M.  Dolfus  a  fondé  un  établissement  analogue  dans  un  des  quar- 
tiers les  plus  populeux  de  la  ville  (quartier  du  Miroir).  Il  faut 
remarquer  aussi  que  les  hommes,  se  baignant  en  rivière  pendant 
les  mois  d'été,  ne  jireiinenl  plus  de  bains  chauds.  Les  lavoirs, 
bien  aérés  et  bien  aménagés,  rendent  le  lavage  et  le  lessivage 
faciles  et  peu  dispendieux,  et  ont  en  cuire  l'avantage  d'amé- 
liorer considérablement  la  comlition  des  laveuses.  Le  lavoir  de 


LA  MENDICITÉ  ET  SES  EBl'TTS.  337 

bres  d'une  même  famille  étrangers  les  uns  aux 
autres.  L'hygiène  physique  y  gagnerait;  l'hygiène 
morale  y  perdrait  :  c'est  toujours  le  même  pro- 
blème. On  fait  maigre  cuisine  chez  le  pauvre  ;  mais 
on  y  est  entre  soi.  C'est  l'heure  de  la  conversation 
et  des  confidences.  La  maîtresse  du  logis  a  préparé 
son  dîner  en  pensant  à  son  monde;  on  lui  est  re- 
connaissant de  ses  soins.  Quelle  est  la  pauvre  mère 
qui  ne  trouve  pas  moyen,  une  fois  dans  l'année  , 
d'offrir  une  petite  fête  à  ceux  qu'elle  aime?  Tout  est 
ressource  pour  un  bon  cœur.  Les  sociétés  alimen- 
taires doivent  donc  être  avant  tout  des  sociétés  d'ap- 
provisionnement pour  les  familles.  C'est  sous  cette 
forme  qu'elles  rendent  les  plus  utiles  services.  In- 
dépendamment de  leur  vente ,  elles  exercent  une 
pression  sur  les  prix  des  restaurateurs  et  des  four- 
Reims  est  un  modèle  à  tous  égards.  Les  prix  y  sont  très-mo- 
diques :  5  centimes  par  heure  pa-sée  au  lavoir  et  aux  .séchoirs, 
10  centimes  pour  le  lessivage  d'un  paquet  (un  paquet  se  com- 
pose, par  exemple,  de  six  chemises  fines  ou  d'une  paire  de  draps). 
Le  séchage  à  l'air  libre  est  gratuit.  L'établissement  a  un  séchoir 
à  air  chaud  et  des  essoreuses.  L'usage  de  faire  sécher  le  linge 
sur  des  cordes  dans  l'intérieur  des  logements,  l'absence  ou  la 
malpropreté  du  linge  et  la  malpropreté  du  corps,  sont  des 
causes  très-fréquentes  de  maladies  :  la  fondation  de  bains  et  de 
lavoirs  publics  est  donc  un  fait  important  pour  l'hygiène  des 
travailleurs.  Ajoutons  que  le  moral  se  ressent  de  ces  nouvelles 
habitudes  de  propreté  introduites  dans  les  ateliers.  M.  de  Tracy 
disait  que  la  propreté  est  une  vertu,  et  il  est  certain  qu'elle 
contribue  puissamment  à  donner  à  l'ouvrier  des  habitudes  de 
dignité  et  de  respect  de  soi-même. 


338  LE  SALUT  PAR  LA  FAMILLE. 

nisseurs  de  toute  nature ,  et  les  obligent  à  se  con- 
tenter de  bénéfices  raisonnables*. 

1.  On  peut  remarquer  d';iilleurs  que  les  repas  consommés 
sur  place  seraient  trop  dispendieux  pour  les  familles.  On  dîne 
copieusement  et  assez  conforlableraent,  dans  la  plupart  des 
sociétés  alimentaires,  pour  35  centimes  ,  et  dans  quelques-unes, 
celle  de  Troyes  par  exemple,  pour  25  centimes.  Ces  prix  sont 
très-minimes  ;  mais  ce  n'est  après  tout  qu'un  repas  ,  et  pour  une 
seule  personne.  Si  l'ouvrier  de  Sainl-Quentin,  qui  dépense  35  cen- 
times pour  son  dîner  au  reslaurant  de  la  Société  alimentaire ,  n'y 
ajoute  que  20  cent! lies  pour  ses  deux  autres  repas,  l'alimenta- 
tion pour  une  journée  de  douze  heures  de  travail  est  tout  juste 
suffisante.  Un  célibataire  peut  aisément  faire  cette  dépense; 
mais  supposons  un  ouvrier  marié  et  père  de  trois  enfants  ,  la  dé- 
pense va  monter  par  jour  à  2  francs  75  centimes;  or  il  y  a  sept 
jours  dans  une  semaine,  il  ne  faut  compter  tout  a*  plus  que  sur 
*la  recette  de  cinq  jours  et  demi,  et  si  l'on  songe  qu'il  y  a  en 
outre  à  payer  le  logement,  l'habillement  de  cinq  personnes, 
l'éclairage,  le  chaufTage  et  les  dépenses  imprévues ,  on  com- 
prendra combien  une  dépense  de  55  centimes  pour  la  nourriture, 
par  jour  et  par  personne,  est  au-dessus  des  ressources  d'un  ou- 
vrier, même  aisé. 

Voici,  au  surplus,  le  budget  d'une  famille  de  cinq  per^sonnes, 
dressé  pour  nous  par  M.  Souplet,  directeur  du  gaz  de  Suint- 
Quentin,  qui  a  rédigé  le  Gnelteur  pendant  plusieurs  années  avec 

un  rare  talent  : 

Régime  gras,    rvcgiiiic  maigre. 

1°  Z)('je»«er  :  soupe. lait 0',10         5>    »  »    =' 

Beurre...    0  05         »     »  »     » 

Total 0M5         0^15  0M5 

2"  Biner  gras   :  250  gr.  de 

viande  à  Û',60   les  500  gr.  0  30         »     «  »     » 

Légumes G  20         »    »  »    » 

Total G  50        0  50  d    » 

A  reporter 0  65  0  15 


LA  MENDICITÉ  ET  SES  EFFETS.  339 

Les  institutions  de  patronage  doivent  être  divi- 
sées en  deux  classes  :  les  patronages  d'apprentis  et 

Report 0',65  0',15 

Un  dîner  maigre  coûterait  un 

peuplas: — haricots 0',30  »  »  »     » 

Pommes  de  terre 0  10  »  »  »    » 

Carottes  et  oignons 0   05  »  »  »     » 

Graisse  ou  heu rre 0   10  »  »  »     » 

Assaisonnement   des   légumes 

de  la  soupe  pour  en  faire 

un  plat.... 0  10  »  » 


Total 0  05  »  »  0  65 

3»  Goîlfer  :  fromage «    »  0  10  0  10 

4°  Souper  .-une  boîte  et  demie 

de  pommes  de  terre  à  0^25 

la  boîte  de  deux  litres 0  40  »  »  »    » 

Lard  ou  graisse 0  10  »  »  »    55 


Total 0  60         0  50  0  50 

Un  pain  de  4  kilos  pour  la 
journée »    »         1  20  1   20 


Total »     »         2  45  2   60 

Moyenne  des  deux  journées,  2', 52;  soit  pour  365  jours  91 O^,  80 

Loyer ,  à  7  francs  par  mois 84    » 

Chauffage  (1  hectol.  de  coke  par  semaine) 62  40 

Éclairage  (400  gr.  d'huile  par  semaine  à  0',60  le  kil.).  12  48 

Entretien  du  père  :  au  minimum 50    " 

—  de  la  mère 50    » 

—  des  trois  enfants 50    » 


Total 1228',68<^ 

Cela  suppose  un  salaire  de  4  fr.  par  jour,  sans  interruption, 
sans  maladies ,  sans  dépenses  imprévues,  sans  frais  de  mobilier. 


340  LE  SAFAIT   PAR   LA   FAMH.LE. 

les  patronages  d'adultes.  Les  premiers  rendent  d'u- 
tiles services  aux  orphelins,  aux  enfants  de  la  cam- 
pagne qui  vivent  dans  une  ville,  loin  du  toit  pater- 
nel, et  à  ces  autres  orphelins,  plus  malheureux 
peut-être,  qui,  ayant  un  père  et  une  mère,  n'en 
reçoivent  que  de  mauvais  traitements  et  de  mauvais 
exemples.  Il  n'y  a  pas  d'œuvre  plus  recomman- 
dable  et  plus  salutaire  que  de  remplacer  pour  ces 
abandonnés  la  famille  absente  ou  indigne.  Nancy 
possède  un  de  ces  patronages,  qu'on  peut  consi- 
dérer comme  un  modèle,  et  qui  est  calqué  fidèle- 
ment sur  la  maison  paternelle.  C'est  vraiment 
une  belle  et  fière  institution  que  cette  maison  de 
Nancy,  qui  a  tout  fait  par  elle-même,  et  qui  a  dé- 
daigné de  demander  des  secours ,  même  à  l'Etat*. 
Là  l'enfant  trouve  une  nourriture  grossière,  mais 
saine,  un  bon  dortoir,  des  vêtements  suffisants, 
une  surveillance  attentive,  sans  dureté  et  sans 
minutie,  et,  ce  qui  vaut  mieux  que  tout  le  reste  , 

Un  liudget  pour  le  même  nombre  de  personnes  dans  la  ville  de 
Lille,  que  M.  Dorémieuxa  bien  voulu  dresser  pour  nous,  donne 
une  dépense  totale  de  3  francs  par  jour ,  loyer  et  vêtements  com- 
pris, soit  1100  fr.  pour  l'année.  Mais  M.  Dorémieux  n'a  compté 
x\[\e  3.J  francs  pour  l'entretien  du  vêtement,  somme  évidemment 
insuffisante. 

1.  Cette  œuvre  e.xcellente  a  été  fondée,  dès  1846,  par  un 
vicaire  de  la  cathédrale  et  un  membre  de  la  Société  de  Saint- 
Vincent  de  Paul.  Elle  est  dirigée  avec  un  dévouement  admirable 
par  M.  Ëlie  Baille,  président  de  la  ch  imbre  de  commerce,  et 
par  M.  Wehrle. 


LA   MENDICITÉ  ET  SES   EFFETS.  341 

des  maîtres  qui  savent  l'aimer  et  qu'il  peut  aimer. 
Quand  il  retourne  le  soir  de  l'atdier  à  l'école, 
il  a  presque  le  droit  de  se  dire  qu'il  rentre  chez 
lui.  Un  patronage  est  encore  plus  nécessaire  pour 
les  filles.  Auprès  de  Lyon,  on  n'a  fait  pour  elles 
que  des  pensionnats  sévères ,  moitié  ateliers  , 
moitié  prisons;  la  charité  a  été  mieux  inspirée 
à  Mulhouse.  Un  très-modeste  couvent  catholique, 
celui  des  sœurs  Cénobies,  reçoit  à  bas  prix  les 
jeunes  ouvrières,  leur  donne  le  coucher  et  la  nour- 
riture, et  les  laisse  libres  de  travailler  dans  les 
ateliers  de  la  ville.  Quelques  ouvrières  restent  in- 
définiment dans  cette  maison,  qui  n'exige  d'elles, 
après  le  rude  travail  de  la  journée,  que  de  se  dis- 
traire d'une  façon  décente  ;  d'autres  y  descendent 
seulement,  comme  elles  descendraient  chez  des 
amies,  pendant  le  temps  nécessaire  pour  trouver, 
avec  l'aide  des  sœurs,  une  famille  honnête  qui  con- 
sente à  les  recevoir;  d'autres  enfin,  qui  ne  veulent 
pas  loger  en  garni,  restent  au  couvent  jusqu'à  ce 
qu'elles  aient  réuni  les  deux  ou  trois  meubles  les 
plus  indispensables  :  la  supérieure  garde  leurs  éco- 
nomies, et  leur  vend  elle-même  pièce  par  pièce  le 
lit  sur  lequel  elles  couchent. 

Mais  les  patronages  d'adultes  qui,  pour  contre- 
balancer l'inOuence  des  cafés  et  des  cabarets,  réu- 
nissent les  ouvriers  dans  un  local  surveillé,  et  leur 
donnent  à  jouer  et  même  à  boire,  ne  font  tout  au 


342  LE  SALUT  PAR  LA  FAMILLE. 

])1lis  que  guérir  un  mal  par  un  autre.  Il  n'est  pas 
prudent  de  lutter  ainsi  contre  les  cabarets  sur  leur 
propre  terrain.  On  évite  l'ivrognerie,  la  dette,  les 
dépenses  excessives,  les  querelles,  les  entraîne- 
ments au  libertinage,  c'est  un  grand  bien;  mais  on 
encourage  chez  le  mari,  chez  le  père,  l'habitude  de 
vivre  loin  de  sa  femme  et  de  ses  enfants.  Ne  craint- 
on  pas  de  donner  à  des  ouvriers  hésitants  un 
prétexte  pour  vivre  hors  de  leur  maison,  de  sanc- 
tionner et  de  régulariser  une  habitude  funeste  en 
elle-même  ,  puisqu'elle  contribue  à  détruire  la  vie 
de  famille?  Une  pareille  réforme  n'est  évidemment 
qu'une  réforme  de  surface;  elle  ne  régénère  pas 
les  hommes,  elle  ne  va  pas  jusqu'aux  cœurs.  Ces 
honnêtes  cabarets  ne  sont  qu'une  méprise.  C'est 
aux  plus  profonds  et  aux  plus  puissants  sentiments 
de  l'àme  qu'il  faut  faire  appel.  Il  ne  s'agit,  en  un 
mot,  ni  de  gouverner  ni  d'enrégimenter  les  ou- 
vriers, mais  d'en  faire  des  maris,  des  pères, 
des  hommes.  Il  faut  les  habituer  à  vouloir  ;  ce 
grand  pas  fait,  qu'on  se  repose  sur  eux  de  tout  le 
restée 

\.  A  Paris,  l'adrainislration  est  entrée  dans  cette  voie,  où  La 
pousse  avec  prudence  et  fermeté  son  directeur  actuel,  M.  A. 
Hu=son.  Pour  encourager  les  mères  à  élever  leurs  enfants,  on 
leur  accorde  des  secours  de  8,  10  et  12  francs  non  compris  la 
layette.  Ces  secours  ne  sont  pas  absolument  périodiques,  mais 
il  est  des  cas  où  l'allocalion  est  mensuelle  et  dure  plusieurs  an- 
nées. Les  femmes  les  plus  dignes  d'intérêt  reçoivent  une  nour- 


LA  MENDICITÉ  ET  SES  EFFETS.  343 

Si  le  travail  en  commun  est  la  grande  source  du 
mal,  n'en  aggravons  pas  les  effets  par  nos  remèdes. 
La  vapeur  nous  apporte  forcément  une  sorte  de 
communisme;  c'est  assez  de  celui-là,  prenons  garde 
d'y  ajouter  celui  de  l'assistance.  L'ouvrier  ne  s'ap- 
partient pas  pendant  les  douze  heures  qu'il  passe 
au  service  du  moteur  mécanique;  qu'il  soit  du 
moins  rendu  à  lui-même  dès  qu'il  a  passé  le  seuil 

rice  de  la  rue  Sainte-Appoline  ;  alors  le  secours  équivaut  à  17  fr. 
par  mois  et  il  est  prolongé  pendant  dix  mois.  Une  troisième 
catégorie  de  femmes  reçoit  le  montant  du  premier  mois  de  nour- 
rice, lorsque  l'enfant  est  placé  chez  une  nourrice  particulière 
et  que  la  mère  ne  demande  qu'à  être  secourue  au  moment  de  ses 
couches.  Ce  dernier  secours  varie  de  15  à  24  fi".  une  fois  payés. 
Le  nouveau  système  de  secours  au  mois  a  déjà  produit  de  bons 
résultats  à  Paris;  appliqué  seulement  en  juin  1860,  il  a  contribué 
pour  cette  année  à  réduire  de  203  le  nombre  des  abandons.  Cette 
diminution  est  égale  au  vingtième  des  enfants  délaissés  annuel- 
lement. Dans  quelques  villes,  et  notamment  à  Amiens,  de  pareils 
secours  sont  accordés,  mais  seulement  aux  fîUes-mères.  Les 
hospices  de  Paris  ont  maintenant  leurs  pensionnaires  externes, 
comme  l'hôtel  des  Invalides.  1137  secours  en  remplacement 
d'hospice  sont  distribués  annuellement;  ces  secours  sont  de 
253  francs  pour  les  hommes  et  de  195  francs  pour  les  femmes. 
Dans  ce  nombre  ne  sont  pas  compris  les  secours  de  5  à  L2  francs 
par  mois  distribués  aux  aveugles,  aux  paralytiques  et  aux  sep- 
tuagénaires :  5271  personnes  ont  pris  part  à  ces  secours  en 
1S60.  Enfin  l'attention  de  l'administration  de  l'assistance  pu- 
blique se  porte  tout  particulièrement  sur  les  maladies  de  l'en- 
fance. Elle  a  ajouté  à  ses  deux  hôpitaux  d'enfants  un  hôpital  à 
la  campagne  pour  les  scrofuleux  :  l'hôpital  de  Forges,  et  elle 
vient  de  fonder  sur  les  bords  de  la  mer,  à  Berck  (Pas-de-Calais), 
pour  les  mêmes  malades,  un  quatrième  établissement  où  déjà 
l'on  obtient  les  plus  remarquables  guérisons.  Ces  mesures,  com- 


344  LE  SALUT  PAR  LA   FAMILLK. 

de  la  manufacture;  qu'il  puisse  être  mari  et  père; 
qu'il  sente  sa  volonté  et  son  cœur. 

binées  avec  une  nouvelle  organisation  du  traitement  externe  des 
scrofules  et  de  la  teigne  soni  autant  de  bienfaits  pour  la  popula- 
tion pauvre  de  Paris. 


Cj^^^i:^ 


SOCIÉTÉS  DE  SECOURS  MUTUELS.  34; 


CHAPITRE  m. 


INSTITUTIONS  DE  PREVOYANCE.  ASSOCIATIONS  DE  SECOURS 
MUTUELS.    CAISSES   D'ÉPARGNE. 


Au  nombre  des  institutions  qui  font  un  grand 
bien  et  ne  peuvent  faire  aucun  mal ,  nous  plaçons 
en  première  lijjfne  l'association  et  l'épargne,  parce 
qu'elles  fondent  la  prospérité  matérielle  de  l'ou- 
vrier, et  contribuent  à  son  avancement  intellectuel 
et  moral.  Elles  ne  le  cèdent  qu'aux  écoles,  comme 
instruments  de  moralisation  et  de  progrès. 

Nous  avons  vu,  il  y  a  quelques  années,  le  prin- 
cipe de  l'association  invoqué  et  proscrit  tour  à  tour 
avec  une  égale  injustice.  L'association  n'est  pas  ap- 
plicable à  toutes  les  fonctions  sociales  et  ne  peut 
pas  guérir  toutes  les  plaies  :  mais  il  est  désormais 
surabondamment  prouvé  en  finances  et  en  industrie 
que  les  plus  grandes  forces  sont  celles  qui  résultent 
du  concours  d'un  grand  nombre  de  petites  forces, 
et  que  le  plus  grand  banquier  du  monde  est  celui 
qui  dispose  de  l'obole  du  prolétaire.  Le  développe- 
ment de  l'association  est  le  correctif  nécessaire  de 


346  LE  SALUT  PAR  LA  FAMILLE. 

l'article  745  du  code  civil,  qui  divise  incessamment 
les  héritages  ;  et  l'une  des  causes  de  la  supériorité 
industrielle  de  l'Angleterre,  c'est  qu'ayant  moins 
besoin  de  recourir  à  l'association,  elle  la  connaît 
cependant  et  la  pratique  mieux  que  nous.  Mais  nous 
ne  voulons  considérer  ici  l'association  que  dans  son 
application  la  plus  incontestée  et  la  plus  directe- 
ment appropriée  à  l'extinction  du  paupérisme. 

On  a  donné  dans  ces  derniers  temps  une  très-vive 
impulsion  aux  sociétés  de  secours  mutuels'.  Il  s'est 
mêlé  à  cette  excellente  initiative  un  désir  immo- 
déré de  surveillance  et  de  centralisation  ;  c'est  une 
tentation  à  laquelle  ne  résistera  jamais  l'adminis- 
tration française.  A  part  cet  inconvénient,  qui  est 
assez  grave,  on  rend  réellement  aux  ouvriers  un 
très-grand  service  en  favorisant  et  en  suscitant  les 
associations  de  ce  genre.  Le  côté  vraiment  pénible 
de  la  condition  de  l'ouvrier,  ce  n'est  pas  l'obliga- 

1.  Une  enquête  faite  en  1853  par  la  commission  supérieure 
des  sociétés  de  secours  mutuels  constate  qu'il  y  avait  alors 
2438  sociétés;  mais  il  est  certain  que  ce  chifTre  était  notablement 
inférieur  au  chitïre  réel.  Sur  2o01  sociétés,  45  avaient  été  fon- 
dées antérieurement  au  dix-neuvième  siècle,  114  de  1800  à  1814; 
337  de  1814  à  1830;  1088  de  1830  à  1848;  411  de  février  1848  au 
15  juillet  18.J0,  date  de  la  loi  de  l'Assemliiée  législative;  242  du 
15  juillet  IS.jO  au  26  mars  18.)2.  Il  y  avait,  à  la  fin  de  1858, 
3860  sociétés,  comprenant  448  914  membres  participants  et 
58  066  membres  honoraires.  Le  nombre  des  membres  partici- 
pants, à  la  lin  de  1859,  était  de  472  855.  La  recette  annuelle  appro- 
chait de  8  millions;  le  cajiital  de  réserve  était  de  20750450  francs. 
Il  ne  s'élevait  qu'à  10  714  877  francs  à  la  fin  de  1852. 


SOCIÉTÉS  DE  SECOURS  MUTUELS.  347 

tioii  de  travailler,  qui  lui  est  commune  avec  tout  le 
monde,  ce  n'est  pas  même  l'abaissement  des  salai- 
res, c'est  la  nature  précaire  de  ses  ressources,  qui 
cessent  immédiatement  avec  son  travail.  Une  ma- 
ladie, une  blessure  jettent  dans  le  dénùment,  du 
jour  au  lendemain,  un  ouvrier  laborieux,  rangé, 
aisé.  Il  ne  peut  vivre  et  faire  vivre  les  siens  pen- 
dant sa  maladie  sans  contracter  une  dette,  et  la  plu- 
part du  temps  il  ne  peut  ensuite  payer  cette  dette 
qu'en  s'écrasant  de  fatigue  et  en  prenant  sur  son 
nécessaire.  Le  crédit  est  très-restreint,  parce  que  le 
fournisseur  lit  à  livre  ouvert  dans  la  situation  de 
l'ouvrier  et  sait  aussi  bien  que  lui  ce  qu'il  peut  ga- 
gner par  un  surcroît  de  travail  ou  économiser  par 
un  surcroît  de  privations.  Ainsi,  quand  on  secourt 
un  ouvrier  malade,  on  ne  le  sauve  pas  seulement 
de  la  maladie;  on  le  sauve  de  la  dette,  c'est-à-dire 
de  la  ruine. 

Mais  si  ce  secours  vient  d'une  bienfaisance  toute 
spontanée,  il  a  quelque  chose  d'iiumiliant.  11  ne 
faut  pas  se  récrier  contre  ce  mot  et  parler  d'or- 
gueil déplacé.  L'ouvrier  qui  vit  de  son  travail  sans 
rien  devoir  à  personne,  et  qui  élève  honorablement 
sa  famille  à  la  sueur  de  son  front,  éprouve  au  fond 
du  cœur  une  fierté  légitime  à  laquelle  tout  honnête 
homme  doit  rendre  hommage.  En  recevant  un  se- 
cours purement  gratuit,  il  est  impossible  qu'il  ne 
se  sente  pas  diminué  à  ses  propres  yeux.  Qui  sait 


348  Lb:  SALUT  PAR  L\  FAMILLE. 

s'il  ne  s'y  accoutumera  pas  plus  lard?  Ce  secours 
d'ailleurs  est  précaire.  L'ouvrier  valide  n'est  nulle- 
ment rassuré  contre  les  conséquences  d'une  mala- 
die par  cette  chance  de  trouver  une  main  généreuse 
qui  lui  vienne  en  aide.  Il  n'a  de  sécurité  ni  pour  lui 
ni  pour  ses  enfants.  Ce  n'est  que  dans  le  sein  de  l'as- 
sociation qu'il  se  trouve  enfin  affranchi  de  l'incer- 
titude du  lendemain;  c'est  par  elle  seulement  qu'il 
peut  se  dire  qu'il  ne  dépendra  jamais  de  personne. 
Ce  sentiment  fait  beaucoup  non-seulement  pour 
le  bonheui"  de  l'ouvrier,  mais  pour  son  caractère. 
Les  ouvriers  associés   ont   cette  dignité,  cette  as- 
surance que  donne   la  conscience   d'une  position 
acquise,  d'un  droit  reconnu.  Ils  se  sont  astreints 
volontairement  à  [  ayer  la  cotisation,  mais  une  fois 
l'obligation  contractée,  l'épargne  est  pour  eux  un 
devoir,  et  ne  tarde  pas  à  devenir  une  habitude.  La 
solidarité  qui  unit  tous  les  membres  donne  à  cha- 
cun sur  la  conduite  des  autres  un  droit  de  contrôle 
également  utile  à  exercer  et  à  subir.  Grâce  à  l'asso- 
ciation, ils  connaissent  la  douceur  de  porter  sous  le 
toit  d'un  ami  des  consolations  et  des  secours.  S'ils 
ont  associé  leurs  enfants  en  même  temps  qu'eux, 
cette  sollicitude  paternelle  contribue   à  resserrer 
les  hens  de  la  famille.  Enfin  les  plus  habiles  et  les 
plus  recommandables  sont  appelés  par  l'élection  à 
faire  partie  du  conseil.  Ils  y  apprennent  comment 
la  propriété  naît  du   travail  et  de  l'épargne;  ils  y 


SOCIÉTÉS  DE  SECOURS  MUTUELS.  349 

acquièrent  la  connaissance  des  hommes  et  des  af- 
faires. Ils  y  siègent  souvent  à  côté  de  leurs  patrons, 
et  contractent  avec  eux  des  relations  d'estime  et  de 
confiance  réciproques.  La  manufacture  cesse  d'être 
à  leurs  yeux  le  champ  de  bataille  où  le  travail  et  le 
capital  se  trouvent  en  présence.  Cette  bonne  œuvre 
accomplie  en  commun  éclaire  tout  le  monde  sur  la 
véritable  nature  d'une  entreprise  où  chefs  et  tra- 
vailleurs ont  le  même  intérêt,  avec  des  risques  et 
des  profits  inégaux*. 

Il  importe  que  les  sociétés  de  secours  mutuels, 
destinées  à  fortifier  la  famille  en  introduisant  pour 
la  première  fois  sous  le  toit  du  pauvre  le  sentiment 
de  la  sécurité,  ne  perdent  jamais  leur  caractère 
d'institutions  graves  et  presque  religieuses.  Il  existe 
à  Lille  un  certain  nombre  de  sociétés  limitées  à 
100  membres,  dont  l'origine  est  assez  ancienne  %  et 
qui,  sous  le  nom  de  suciélés  de  malades,  constituent 
plutôt  des  associations  de  buveurs.  Elles  ont  toutes 
leur  siège  dans  un  cabaret.  C'est  là  qu'elles  tiennent 
leurs  assises  de  chaque  mois,  et  qu'elles  consom- 
ment à  la  fin  de  l'année,  dans  une  orgie,  la  partie 
des  amendes  et  des  cotisations  qui  n'a  pas  été  ab- 
sorbée par  les  secours  ^  On  pourrait  citer  dans  d'au- 

1.  Voyez  le  Faupéristne  ei  les  associations  de  prévoijance,  par 
M.  Emile  Laurent. 

2.  On  prétend  que  l'une  d'elles  remonte  à  1680. 

■i.  Société  de  Saint-Dominique,  créée  en  1797,  doublée  en  1839: 

20 


350  LE  SALUT  PAR  LA  FAMILLE. 

très  sociétés  des  règlements  aussi  imprévoyants  et 
aussi  étranges.  Évidemment  les  ouvriers  ont  besoin, 
non  pas  d'être  dirigés,  ce  serait  trop,  mais  d'être 
conseillés  dans  la  rédaction  de  leurs  statuts.  Une 
fois  avertis,  ils  iraient  tout  seuls.  Un  des  torts  de 
la  société  envers  eux  est  de  ne  pas  savoir  compter 
sur  eux. 

Malgré  leurs  récents  progrès,  les  sociétés  de  se- 
cours mutuels  en  sont  encore  à  la  période  d'enfan- 
tement; les  ouvriers  qui  les  fondent  seront  obligés, 
longtemps  encore,  de  recourir  à  des  hommes  ha- 
bitués à  la  pratique  des  affaires.  Un  des  moyens  de 
leur  être  utile  est  d'entrer  avec  eux  dans  leurs  asso- 
ciations. La  cotisation  ne  peut  jamais  être  élevée,  et 
les  besoins  au  contraire  sont  toujours  très-grands  ; 
la  présence  d'un  certain  nombre  de  membres  ho- 
noraires est  donc  très-désirable  à  ce  point  de  vue. 
Il  n'est  pas  moins  important  d'accoutumer  les  riches 

a  Art.  30.  Tout  associé  devra  payer  deux  litres  de  l)ière  au  bout  du 
mois,  sous  peine  de  10  centimes  d'amende ,  et  s'il  ne  payait  pas  au 
deuxième  mois,  il  sera  rayé  des  registres  de  la  Société.  — Art.  22. 
Tous  les  ans.  le  premier  dimanche  d'août,  on  boira  les  amendes 
après  le  compagnonnage.  »  Société  de  Saint  Charles ,  fondée  en 
1802  :  ce  Art.  19.  Les  amendes  se  boiront  le  jour  del'i  fête,  etc.  » 
Société  de  Saint-Pliilippc ,  créée  en  1839:  «Art.  14.  Tous  les 
quatrièmes  dimanches  du  mois  il  y  aura  assemblée;  les  socié- 
taires qui  seront  cartes  ou  plombés  seront  obligés  de  s'y  rendre 
pour  compagner  de  deux  litres  de  bière. — Art.  23.  Tout  confrère 
qui  amènera  un  étranger  en  sera  responsable,  tant  pour  les  deux 
litres  de  bière  que  pour  toute  autre  circonstance.  —Art.  38.  Le 
jour  de  la  fête,  on  boira  les  amendes  des  sociétaires,  etc.  » 


SOCIETES  DE  SECOURS  MUTUELS.  351 

et  les  pauvres  à  faire  le  bien  en  commun  et  à  se 
voir  réciproquement  de  leur  beau  côté.  Si  l'on  avait 
pu  introduire  des  membres  honoraires  dans  les  an- 
ciennes sociétés  de  Lille,  ils  auraient  évidemment 
provoqué  la  refonte  des  statuts  et  ramené  ces  insti- 
tutions à  leur  but  véritable.  Ce  n'est  pas  que  les  ou- 
vriers manquent  d'intelligence,  mais  ils  manquent 
d'expérience.  11  faut  leur  montrer  le  chemin  dans 
les  commencemenls.  C'est  ce  qu'on  s'est  proposé  de 
faire  dans  diflérentes  villes  et  à  différentes  époques, 
en  créant,  à  côté  de  leurs  associations,  des  associa- 
tions auxiliaires,  destinées  à  provoquer  la  création 
de  sociétés  nouvelles,  et  à  secourir  les  sociétés  déjà 
formées,  soit  en  augmentant  leurs  ressources  finan- 
cières, soit  en  corrigeant  leurs  règlements,  soit  entin 
en  intervenant  comme  conseils  de  prud'hommes 
dans  les  détails  de  leur  gestion.  La  première  fonda- 
tion de  ce  genre  est  la  Sociélê  philanthropique  de 
Paris,  créée  en  1 780,  et  qui,  après  avoir  rendu  d'é- 
minents  services,  a  été  remplacée  en  1847  par  un 
comité  spécial  pour  la  propagation  des  associations 
de  prévoyance.  Les  événements  politiques  ont  amené 
la  dispersion  de  ce  comité  ;  mais  des  associations 
analogues  subsistent  encore  à  Marseille,  à  Grenoble, 
à  Nantes  et  à  Mulhouse.  Le  Grand  Conseil  dessociétcs 
de  secours  mutuels  de  Marseille  n'était  à  l'origine, 
en  1821,  qu'une  des  sections  de  la  Société  de  bienfai- 
sance. Tl  ne  devint  une  institution  spéciale,  ayant 


352  LE  SALUT  PAR  LA  FAMILLE. 

une  existence  séparée  et  indépendante,  qu'à  partir 
de  1841.  Nommé  auparavant  par  la  Société  de  bien- 
faisance, il  se  compose  aujourd'hui  de  deux  mem- 
bres du  conseil  d'administration  de  chaque  société  : 
le  président  sortant  et  le  président  en  exercice.  Les 
sociétés  qui  acceptent  son  patronage  et  se  soumet- 
tent librement  à  sa  juridiction,  reçoivent  de  lui  un 
règlement  qui  est  invariablement  le  même  pour 
chacune  d'elles  et  qu'on  appelle  le  règlement  cen- 
tral. Ce  règlement  lui  donne  le  droit,  par  un  article 
spécial,  de  vérifier  toutes  les  comptabilités,  et  déju- 
ger contradic'oirement  et  sans  appel  toutes  les  con- 
testations qui  s'élèvent  entre  l'administration  d'une 
société  et  un  de  ses  membres  ^  Le  Grand  Conseil  a 
fondé  117  sociétés;  il  en  gouverne  147;  elles  dépen- 
sent par  an  200  000  francs;  leur  actif  est  de  500  000. 
Les  commissions  départementales  proposées  dès 
1859  par  la  Commission  supérieure  ont  été  évidem- 
ment conçues  sur  le  modèle  du  Grand  Conseil  de 
Marseille,  du  Conseil  supérieur  de  Grenoble,  des 

1 .  De  1822  à  1808  ,  120  sociétés  ont  été  traduites  à  la  barre  du 
Onind  Conseil.  Elles  ont  donné  lieu  à  la  présentation  de  525  affai- 
res, parmi  lesquelles  66affaires  d'exclusion,  102  affaires  d'amende, 
239  demandes  de  secours.  201  solutions  sont  favorahles  aux  plai- 
gnants, et  264  aux  administrateurs.  Dans  les  dernières  années, 
la  moyenne  a  élé  de  .37  causes  par  an.  Les  147  sociétés  forment 
approximativement  12  000  membres;  il  y  a  donc  chaque  année 
1  plaignant  sur  324  membres;  et  la  moitié  des  réclamations  étant 
admises,  il  n'y  a  qu'un  membre  inquiet  et  turbulent  sur  (i48. 
(M.  Emile  Laurent,  le.  Paupcrisme .  p.  217  et  suiv.) 


sofiélés  industrielles  de  Nnnics  f t  do  Mulhnusi'.  i.a 
principale  ditlérence  de  ces  deux  sortes  d'instilu- 
tions  est  dans  leur  origine.  C'est  surtout  pour  ce  qui 
touche  à  la  bienfaisance  que  l'action  directe  et  in- 
dépendante des  citoyens  est  nécessaire.  Lille  et  Mar- 
seille n'ont  ni  la  même  population  ni  le  même 
tempérament.  En  admettant  qu'il  y  ait  pour  les  so- 
ciétés de  secours  mutuels  une  forme  qui  soit  la  plus 
simple  et  la  plus  parfaite  de  toutes,  elle  n'est  plus 
aussi  parfaite  quand  elle  est  imposée.  Les  villes, 
comme  les  individus,  s'intéressent  à  leurs  créations; 
elles  y  marquent  l'empreinte  de  leur  originalité,  et 
c'est  par  ce  côté-là  qu'elles  s'y  attachent.  Les  Mar- 
seillais aimeraient  déjà  leur  Grand  Conseil  pour  les 
services  qu'il  leur  a  rendus;  mais  ils  l'aiment  en- 
core pkis  par  patriotisme.  On  ne  vit  que  de  sa  pro- 
pre vie,  et  il  est  doux  de  se  sentir  vivre.  Il  n'y  a  pas 
de  gouvernement  au  monde,  quelles  que  soient  sa 
force,  sa  bonne  volonté  et  ses  ressources,  qui  puisse 
faire  pour  l'extinction  du  paupérisme  ce  qu'a  réalisé 
l'énergique  initiative  des  citoyens  à  Mulhouse,  à 
Lyon,  à  Grenoble,  à  Sedan,  à  Marseille.  Ce  n'est 
pas  une  raison  pour  ne  pas  applaudir  aux  efforts 
tentés  depuis  plusieurs  années  pour  propager  les 
associations  de  secours  mutuels.  L'administration 
ne  peut  pas  remplacer  le  zèle;  elle  doit  craindre  de 
le  rendre  impuissant  ou  inutile  ;  mais  elle  rend  un 
grand  service  en  l'aidant  et  en  le  provoquant.  La 


354  LE  SALUT  PAR  LA  FAMILLE. 

Commission  d'encouragement  et  de  surveillance  des  so- 
riéiés  de  secours  mutuels,  instituée  au  ministère  de 
l'intérieur  par  l'article  19  du  décret  du  26  mars  1852, 
est  à  ce  point  de  vue  une  innovation  heureuse,  et 
qui  ne  peut  manquer  d'être  féconde,  si  elle  sait  se 
restreindre. 

Un  certain  nombre  de  sociétés,  dont  la  réserve  est 
importante,  et  qui  par  conséquent  sont  en  mesure 
de  faire  quelques  placements  pour  améliorer  leur 
capital,  ont  adopté  l'usage  de  venir  au  secours  des 
malheurs  immérités  par  un  prêt  d'honneur.  Il  suffît 
de  penser  que  l'ouvrier  n'a  d'autres  ressources  que 
son  salaire  journalier,  pour  comprendre  quelle  per- 
turbation la  moindre  dette  introduit  dans  son  bud- 
get. Il  y  a  pourtant  des  cas  où  l'homme  le  plus  la- 
borieux, le  plus  rangé,  se  voit  obligé  à  des  dépenses 
supérieures  à  ses  besoins  ;  une  maladie,  un  incen- 
die, un  chômage  prolongé,  une  disette,  dévorent 
promptement  les  faibles  épargnes  du  pauvre.  Recou- 
rir au  crédit,  c'est  le  plus  souvent  se  livrer  en  proie 
à  l'usure.  Le  mont-de-piété  prête  à  des  intérêts  assez 
élevés,  et  il  ne  prête  que  sur  gage.  Dans  une  maison 
où  personne  n'a  jamais  connu  que  le  nécessaire,  un 
gage  est  difficile  à  trouver  :  il  est  dur  de  mettre  au 
mont-de-piété  un  habit,  un  outil.  Sur  ces  objets  indis- 
pensables le  mont-de-piété  prête  bien  peu,  trop  peu 
la  plupart  du  temps  pour  qu'on  puisse  aller  jusqu'au 
jour  de  la  paye.  A  qui  s'adresser?  Au  patron?  Mais 


SOCIÉTÉS  DE  SECOURS  MUTUELS.  355 

le  patron  est  assailli  de  demandes;  et  en  outre,  dès 
qu'il  devient  créancier,  il  n'est  plus  seulement  un 
patron,  il  est  un  maître.  L'ouvrier  est  enchaîné  à 
l'atelier  par  sa  dette,  condition  déplorable,  même 
quand  l'ouvrier  est  laborieux  et  le  patron  honnête 
homme.  Dans  cette  extrémité,  on  se  rend  devant  le 
conseil  de  l'association  pour  réclamer  le  prêt  d'hon- 
neur. Si  un  homme  a  toujours  vécu  honnêtement, 
s'il  a  travaillé,  s'il  a  épargné,  si  ses  voisins,  ses 
amis,  membres  comme  lui  de  la  société,  savent  que 
l'on  peut  compter  sur  sa  parole,  ils  lui  prêtent  l'ar- 
gent du  pauvre,  sûrs  que  les  pauvres  n'en  souffri- 
ront pas,  que  les  intérêts  seront  payés  et  le  capital 
rendu.  Quelquefois  même  ce  n'est  pas  pour  réparer 
un  malheur,  c'est  pour  mettre  un  jeune  homme  cou- 
rageux et  habile  en  état  de  faire  son  apprentissage, 
ou  pour  faciliter  à  un  excellent  ouvrier  le  moyen 
d'améliorer  sa  position,  qu'on  lui  met  entre  les 
mains  un  petit  capital,  sans  autre  garantie  que  son 
talent  et  sa  probité.  Les  associations  de  secours  mu- 
tuels n'ont  pas  seules  le  privilège  de  faire  des  prêts 
d'honneur;  mais  elles  sont  admirablement  placées 
pour  en  faire,  parce  que  les  membres  se  connais- 
sent, vivent  ensemble,  se  jugent,  s'apprécient.  Rien 
n'est  plus  beau  que  le  spectacle  d'un  ouvrier  qui, 
par  toute  une  vie  de  courage  et  de  probité,  a  donné 
à  sa  parole  une  telle  valeur  que  cette  seule  garantie 
vaut  pour  ceux  qui  le  connaissent  tous  les  contrats 


358  LE   SAr.T'T   PAR   TA    FAMILLE. 

et  toutes  les  hypothèques  du  moiule.  L'association, 
quand  elle  sauve  ainsi  un  de  ses  membres,  devient 
vraiment  fraternelle.;  on  peut  dire  alors  qu'elle  est 
une  famille. 

Les  femmes  sont  exclues  de  la  plupart  des  sociétés 
antérieures  à  1852.  Dans  le  recensement  fait  à  cette 
époque,  on  ne  trouva  parnii  les  sociétaires  que 
26  181  femmes.  En  1860,  sur  472  855  membres  par- 
ticipants, il  y  avait  402  885  hommes  et  69  970  femmes 
seulement.  Quelquefois  elles  sont  admises  dans  des 
conditions  d'infériorité.  Dans  une  association  rouen- 
naise,  leur  cotisation  est  plus  élevée  que  celle  des 
hommes,  et  pourtant,  en  cas  de  maladie,  elles  n'ont 
droit  qu'à  la  visite  du  médecin  et  aux  remèdes, 
tandis  que  les  hommes  reçoivent  une  indemnité  de 
chômage.  La  raison  qu'on  en  donne,  c'est  qu'elles 
sont  plus  souvent  .malades.  Il  paraît  qu'en  effet  leurs 
maladies  sont  plus  fréquentes,  mais  en  revanche 
elles  sont  plus  courtes.  Le  rapport  de  la  Commission 
supérieure  pour  1857  et  1858  constate  que  le  nombre 
des  journées  payées  a  été  relativement  moins  con- 
sidérable pour  les  femmes  que  pour  les  hommes'. 
Ainsi  le  prétexte  ne  vaut  rien.  Pourquoi  dans  au- 
cune association  les  femmes  ne  sont-elles  employées 
à  visiter  les  malades?  Sont-elles  donc  moins  capa- 

1.  En  1858,  la  somme  des  journées  payées  a  été,  pour  chaque 
sociétaire  homme,  de  5,30  pour  100.  et  pour  chaque  sociétnire 
femme  de  4.53  pour  100. 


SOCIÉTÉS  DE   SECOURS  MUTUELS.  357 

bips  que  les  hommes  de  cas  touchantes  fonctions  y 
Ce  n'était  pas  l'avis  de  saint  Vincent  de  Paul. 

Les  femmes,  se  voyant  repoussées,  ont  fondé  en- 
tre elles  des  sociétés  de  secours  mutuels  qui  s'admi- 
nistrent elles-mêmes  et  prospèrent  sans  aucune  sub- 
vention. Elles  étaient  au  nombre  de  120  au  com- 
mencement de  1856;  au  commencement  de  1860  il 
n'y  en  avait  pas  140.  Les  départements  qui  renfer- 
ment le  plus  de  sociétaires  dans  les  associations  de 
femmes,  sont  ceux  de  l'Isère,  de  Tarn-et-Garonne, 
du  Tarn,  du  Bas-Rhin,  des  Basses-Pyrénées,  de  la 
Seine  ,  de  la  Gironde.  L'association  de  Grenoble  re- 
monte à  1822.  Quoique  le  nombre  des  sociétaires 
pour  toute  la  France  ne  dépasse  pas  12  000,  on  peut 
regarder  l'expérience  comme  définitive.  Les  socié- 
tés ont  été  très-bien  administrées;  les  réunions  se 
sont  passées  avec  la  plus  grande  décence ,  et  les  re- 
cettes ont  dépassé  les  dépenses,  condition  indispen- 
sable pour  assurer  la  durée  des  institutions.  Le 
nombre  des  membres  honoraires  est  moins  consi- 
dérable dans  les  sociétés  de  femmes  que  dans  les 
sociétés  d'hommes;  c'est  un  fait  très-regrettable, 
mais  qui  doit  évidemment  disparaître  quand  le  prin- 
cipe des  associations  de  femmes  sera  plus  répandu 
et  mieux  apprécié.  Les  femmes  du  monde  ne  peu- 
vent pas  faire  plus  de  bien  à  moindres  frais  qu'en 
protégeant  des  institutions  qui  assurent  la  santé  et 
la  moralité  des  jeunes  filles  et  des  femmes  isolées. 


358  I.E  SATJTT  PAR  LA  FAMILLE. 

Une  femme  pauvre  qui  n'est  affiliée  à  aucune  asso- 
ciation ne  reçoit  les  secours  du  médecin  que  quand 
la  maladie  est  déjà  grave  ;  cela  seul  est  un  malheur, 
non-seulement  pour  la  personne  souffrante ,  mais 
pour  la  santé  publique.  L'association  le  fera  cesser. 
Elle  supprimera  la  cause  la  plus  fréquente  de  la  mi- 
sère, c'est-à-dire  le  chômage  occasionné  par  les 
maladies  ;  elle  donnera  aux  femmes  isolées  une  fa- 
mille. Or  la  première  source  du  désordre  des  fem- 
mes, c'est  la  misère  ;  la  seconde,  c'est  l'abandon.  Il 
n'est  pas  à  souhaiter  que  le  mari  et  la  femme  appar- 
tiennent à  deux  sociétés  différentes  ;  mais  on  peut 
émettre  le  vœu  qu'un  chef  de  famille  n'entre  ja- 
mais dans  une  association  sans  y  agréger  aussi  sa 
femme  et  ses  filles,  et  que  les  femmes  isolées  conti- 
nuent à  s'associer  entre  elles.  Il  est  naturel  qu'elles 
aient  recours  aux  mêmes  institutions  que  les  hom- 
mes, ayant  plus  de  besoins  et  moins  de  ressources. 
Dans  les  rangs  élevés  de  la  société,  et  même  dans 
les  conditions  moyennes ,  les  femmes  sont  entou- 
rées de  bien-être  ;  on  ménage  leur  faiblesse,  on  les 
traite  un  peu  en  malades.  Les  femmes  d'ouvriers, 
qui  n'ont  ni  la  santé  ni  la  force  de  leurs  maris,  tra- 
vaillent autant  qu'eux  et  sont  plus  durement  trai- 
tées. Est-ce  juste?  Quand  on  songe  à  la  quantité  de 
ménages  où  le  mari  se  dérange  un  ou  deux  jours 
par  semaine ,  et  qui  ne  se  soutiennent  que  par  les 
privations,  le  travail  et  l'économie  de  la  femme,  on 


SOCIÉTÉS  DE  SECOURS  MUTUELS.  359 

ne  peut  s'empêcher  de  penser  qu'il  y  a  tout  à  la  fois 
de  la  barbarie  et  de  l'imprévoyance  à  réserver  pour 
les  hommes  les  bénéfices  de  l'association.  Aucune 
institution  ne  peut  être  réellement  bienfaisante  qu'à 
la  condition  d'unir  tous  les  membres  de  la  famille 
dans  un  même  intérêt  et  dans  une  mêrne  espé- 
rance. Le  mari  recevra  pendant  sa  maladie  les  vi- 
sites du  médecin,  des  remèdes  en  abondance  et  une 
indemnité  de  chômage;  et  si  sa  femme  ,  qui  l'a  soi- 
gné, qui  l'a  veillé ,  qui  s'est  exténuée  pour  suffire  à 
tous  les  besoins  de  la  famille,  gagne  la  fièvre  à  son 
tour,  elle  sera  abandonnée  sur  son  lit  de  souffrance, 
seule,  sans  remèdes?  Que  devient  le  mariage  dans 
cette  condition?  Que  devient  cette  solidarité  de  plai- 
sirs et  de  peines ,  qui  en  fait  la  sainteté  ?  Dès  que 
l'association  de  secours  mutuels  se  transforme  en 
institution  égoïste,  elle  va  directement  contre  son 
but,  car  elle  sépare  ceux  qu'elle  devrait  unir.  Elle 
est  faite  au  contraire  pour  fortifier  la  famille ,  en 
rassurant  la  tendresse  de  l'époux  et  du  père  ;  c'est 
ainsi  qu'il  faut  l'entendre  pour  lui  laisser  toute  sa 
grandeur  morale. 

Plusieurs  chefs  d'industrie  ont  établi  chez  eux , 
entre  leurs  ouvriers ,  des  associations  dans  les- 
quelles ils  entrent  eux-mêmes,  comme  membres 
non  participants',  et  ces  sortes  de  fondations  ne 

1.  Nous  citerons  la  caisse  de  secours  de  M.  David  Bacot,  au 


360  LE  SALUT  PAR  LA  FAMILLE. 

sont  pas  moins  précieuses  aux  yeux  de  la  morale 
qu'à  ceux  de  l'humanité.  Elles  donnent  des  retraites 
aux  vieillards  et  des  pensions  aux  veuves  '  ;  elles 
rendent  ainsi  la  sécurité  de  l'ouvrier  complète  en  le 
garantissant  non-seulement  contre  la  maladie,  mais 
contre  la  vieillesse  et  contre  la  mort.  Son  travail, 
qui  nourrit  chaque  jour  sa  famille,  profitera  encore 
aux  siens  quand  il  ne  sera  plus  ;  c'est  une  nouvelle 
raison  pour  lui  d'aimer  le  travail  et  la  manufac- 
ture qui  le  traite  en  fils  adoptif.  Cette  maison  est 
bien  sa  maison,  puisqu'elle  lui  sera  fidèle  au  delà 
du  tombeau.  Il  est  bien  juste  qu'il  se  passionne 

Dijonval ,  fondée  il  y  a  vingt  et  un  ans.  M.  Bacot  double  toutes  les 
mises.  A  la  manufacture  de  MM.  Seydoux  et  Sieber,  au  Gâteau, 
la  caisse  de  secours  est  alimentée  uniquement  par  les  amendes, 
et  par  une  somme,  égale  à  la  totalité  des  amendes,  versée  par 
les  chefs  de  l'établissement.  Les  amendes,  pour  le  dernier  exercice, 
se  sont  élevées  à  1852  fr.  3.5;  la  ca  sse  a  un  reliquat  de  12  W-i6  fr., 
placés  dans  la  maison  et  portant  intérêt  à  5  pour  100.  Elle  est 
administrée  par  douze  ouvriers  nommés  par  leurs  camarades. 
M.  Charles  Kestner,  à  Thann,  donne  des  pensions  de  retraite  à 
ses  ouvriers,  sans  exercer  pour  cela  aucun  prélèvement  sur 
leurs  salaires.  Ces  retraites  peuvent  monter  jusqu'à  une  rente 
annuelle  de  540  francs.  La  veuve  d'un  ouvrier  mort  après  vingt 
ans  de  collaboration  a  droit  à  une  pension  annuelle  de  120  francs. 
L'établissement  de  Wesserling  consacre  17  000  francs  tous  les 
ans  à  des  pensions  de  cette  nature. 

1.  Les  sociétés  de  secours  mutuels  ne  donnent  de  pensions 
aux  veuves  en  aucun  cas.  La  loi  de  1850  leur  interdisait  même 
de  donner  aux  associés  des  pensions  de  retraite:  elles  peuvent 
en  promettre  maintenant,  mais  seulement  quand  elles  ont  un 
Jioaabre  suffisant  de  membres  honoraires.  (Décret  du  26  mars 
J852,  article  6.) 


CAISSES  D'ÉPARGNE.  361 

pour  ses  intérêts.  Quand  il  a  obtenu  sa  retraite,  on 
le  voit  rôder  dans  les  ateliers  dont  il  est  le  pa- 
triarche, et  où  tout  le  monde,  depuis  le  maître  jus- 
qu'aux apprentis,  lui  témoigne  de  l'afTeetion  et  du 
respect.  C'est  lui  qui  se  charge  de  donner  des  con- 
seils aux  nouveaux  venus  et  de  leur  apprendre  à 
soutenir  l'honneur  du  drapeau  industriel. 

Les  caisses  d'épargne  ont  un  caractère  plus  per- 
sonnel que  les  associations  de  secours  ^  Les  dépo- 
sants à  la  caisse  d'épargne  restent  propriétaires  de 
leur  apport,  qui  leur  est  rendu  sur  leur  demande, 
avec  les  intérêts  depuis  le  moment  du  dépôt;  au 
contraire,  dans  les  sociétés  de  secours,  la  cotisation, 
dès  qu'elle  est  déposée ,  cesse  d'appartenir  au  so- 
ciétaire, et  la  maladie  seule  donne  des  droits  à  une 
répartition.  La  caisse  n'en  est  pas  moins  une  insti- 
tution excellente  au  point  de  vue  matériel,  en  ce 
qu'elle  donne  à  l'ouvrier  une  ressource  contre  le 
chômage  et  la  maladie,  une  chance  d'avancement, 
et  constitue  réellement ,  par  la  bonification  du  ca- 
pital, une  augmentation  de  salaire.  Elle  est  excel- 
lente aussi  au  point  de  vue  moral  pour  deux  rai- 

1.  Le  premier  essai  de  caisse  d'épargne  fait  en  France  ne  re- 
monte qu'à  1818.  A  la  fin  de  1833,  les  versements  ne  s'élevaient 
encore  qu'à  8  millions.  Le  1"'  décembre  1845,  ils  étaient  de  plus 
de  385  millions.  Voyez  M.  Emile  Laurent,  Je  Paupérisme,  p.  110. 
—  On  peut  regarder  la  caisse  des  retraites  pour  la  vieillesse 
comme  un  complément  de  la  caisse  d'épargne;  c'est  l'épargne 
avec  destination  fixe. 

21 


362  LE  SALUT  PAR  LA  FAMILLE. 

sons  :  d'abord  elle  donne  l'habitude  de  l'épargne. 
On  ne  saurait  s'imaginer  l'influence  que  peut  avoir 
un  premier  dépôt;  cette  somme  mise  à  l'abri  con- 
stitue enfin  une  propriété  ;  l'ouvrier  s'y  attache 
avec  passion  et  ne  songe  plus  qu'à  l'augmenter. 
Par  ce  premier  dépôt,  le  cabaret  est  déjà  à  demi 
vaincu ,  service  immense.  Un  autre  bienfait  de  la 
caisse  d'épargne,  c'est  de  faire  concevoir  à  l'ouvrier 
la  possibilité  de  laisser  quelque  chose  à  ses  enfants. 
Quand  on  désespère  de  faire  des  économies,  on  se 
laisse  aller  à  la  dépense ,  on  s'étourdit  sur  ses  de- 
voirs. En  général ,  il  ne  faut  pas  que  le  devoir  soit 
difficile  au  point  de  paraître  impossible.  La  caisse 
•  d'épargne  dit  à  tout  ouvrier  :  «  Tu  peux  avoir  les 
vertus  et  la  sollicitude  d'un  père,  si  tu  le  veux.  » 

Il  est  donc  vrai  que  ces  sortes  d'associations  ont 
une  puissance  fortifiante.  Elles  enseignent  le  de- 
voir. Elles  donnent  à  l'ouvrier  bien  plus  qu'un 
dividende,  bien  plus  qu'un  secours;  elles  lui  don- 
nent de  I/i  volonté.  Là  est  leur  grandeur,  car  on  ne 
saurait  trop  le  répéter  :  il  n'y  a  de  sécurité  et  de 
dignité  que  dans  la  liberté.  Personne  n'a  le  pouvoir 
de  sauver  l'ouvrier  du  paupérisme,  si  ce  n'est  l'ou- 
vrier lui-même. 


oSo 


RÉFORME   DES  LOGEMENTS.  363 


CHAPITRE  IV. 


REFORME  DES   LOGEMENTS.    SOCIETE   MULHOUSIENNE 
DES   CITÉS   OUVRIÈRES. 


Gomme  il  y  a  une  objection  à  tout,  même  aux 
meilleures  choses,  il  faut  reconnaître  que  le  mau- 
vais côté  des  caisses  d'épargne,  c'est  qu'elles  sont 
excellentes  pour  favoriser  le  goût  de  l'économie,  et 
assez  impuissantes  pour  le  faire  naître.  Le  problème 
était  de  fournir  à  l'ouvrier  le  moj'en  d'économiser 
avec  passion.  Une  application  attentive  de  la  psycho- 
logie à  la  bienfaisance  avait  déjà  démontré  combien 
la  méthode  qui  développe  l'énergie  de  l'ouvrier,  en 
le  confiant  pour  ainsi  dire  à  lui-même ,  en  le  pro- 
voquant et  en  l'aidant  à  agir,  est  préférable  à  celle 
qui  le  prend  en  tutelle,  et  qui  pourvoit  sans  lui  à 
ses  besoins.  Ne  pouvait-on  pas  s'avancer  encore 
plus  dans  cette  voie  en  recourant  au  stimulant  le 
plus  puissant  de  l'activité  humaine,  qui  est  sans 
contredit  la  propriété?  Au  lieu  de  cette  chétive 
somme  que  garde  la  caisse  d'épargne  et  qu'elle 
rend  au  bout  de  longues  années ,  augmentée  de 


364  LE  SALUT  PAR  LA  FAMILLE. 

faibles  intérêts ,  ne  pouvait-on  donner  à  l'ouvrier, 
en  échange  de  ses  économies,  l'immédiate  et  solide 
jouissance  d'une  maison  et  d'un  coin  de  terre  ?  Si 
ce  projet  se  réalisait,  il  contenait,  pour  ainsi  dire, 
toutes  les  réformes  dans  une  seule ,  car  non-seule- 
ment il  développait  plus  puissamment  que  tous  les 
autres  moyens  employés  le  goût  du  travail  et  de 
l'épargne,  mais,  en  concentrant  toutes  les  espé- 
rances de  l'ouvrier  dans  la  possession  d'un  inté- 
rieur, il  lui  inspirait  directement  le  goût  des  vertus 
domestiques.  Cette  réforme  vraiment  capitale  est- 
elle  possible?  Elle  est  possible,  puisqu'elle  est  faite. 
Chacun  peut  la  voir  réalisée  de  ses  propres  yeux 
dans  les  cités  ouvrières  de  Mulhouse. 

Ce  nom  de  cités  ouvrières  ne  doit  pas  nous  ef- 
frayer. Il  a  été  donné  ailleurs  à  des  entreprises 
justement  tombées  dans  le  discrédit,  parce  qu'elles 
n'étaient  au  fond  qu'une  sorte  de  casernement  des 
ouvriers  ;  mjais  à  INIulhouse,  l'ouvrier  n'est  soumis 
à  aucune  surveillance  et  à  aucun  règlement.  Non- 
seulement  il  conserve  sa  liberté ,  mais  il  l'accroît , 
car  il  devient  propriétaire  ,  ce  qui  est  la  sanction  et 
l'achèvement  de  la  liberté. 

Quand  on  a  vu  cette  belle  ruche  riante,  où  l'ou- 
vrier est  mieux  logé  que  la  plupart  des  familles 
aisées  de  Paris,  où  il  est  propriétaire  de  sa  maison, 
où  il  trouve  le  soir  une  bonne  ménagère,  des  en- 
fants bien  élevés  et  bien  tenus,  revenus  de  l'asile  ou 


RÉFORME  DES  LOGEMENTS.       365 

de  l'école ,  on  comprend  qu'il  y  a  là  le  germe  de 
toute  une  révolution  :  révolution  bénie,  qui  ne  dé- 
truit que  le  vice  et  la  misère,  et  qui  fait  marcher 
du  même  pas  l'amélioration  de  la  condition  maté- 
rielle des  ouvriers  et  leur  régénération  morale.  Si 
le  système  des  cités  ouvrières,  tel  qu'il  a  été  appli- 
qué à  Mulhouse,  vient  à  se  généraliser,  on  peut 
assurer  que  le  sort  des  ouvriers  ne  dépendra  plus 
que  d'eux-mêmes.  Ce  sera  le  plus  grand  pas  qu'on 
aura  fait  dans  la  voie  de  l'extinction  du  paupérisme, 
depuis  la  loi  de  1833 ,  qui  a  fondé  rinslruction  pri- 
maire. 

On  a  fait,  il  y  a  quelques  années,  à  Paris  et  à  Mar- 
seille, des  essais  de  cités  ouvrières.  Dans  les  quar- 
tiers habités  d'ordinaire  par  les  ouvriers,  on  a  jeté 
bas  de  vieilles  maisons  à  demi  croulantes,  aux  esca- 
liers obscurs,  aux  chambres  mal  éclairées,  aux  dé- 
gagements impossibles ,  et  l'on  a  élevé  à  leur  place 
de  beaux  édifices  de  pierres  de  taille,  avec  des  esca- 
liers monumentaux ,  de  vastes  couloirs,  des  appar- 
tements bien  aménagés,  bien  éclairés,  pourvus  de 
tout  ce  qui  est  nécessaire  à  un  ménage.  Cela  fait,  on 
a  affiché  un  règlement  à  la  porte  extérieure,  et  on  a 
attendu  les  locataires,  qui  ne  se  sont  pas  présentés. 
C'est  que  les  ouvriers  ne  veulent  pas  être  casernes. 
Ils  aiment  la  liberté  du  chez  soi,  et  ils  en  aiment 
jusqu'à  l'apparence.  Ils  ont  cru  qu'on  voulait  les 
vendre  heureux  en  dépit  d'eux-mêmes.  Ils  ont  re- 


366  LE  SALUT  PAR  LA  FAMILLE. 

gardé  les  cités  ouvrières  comme  une  sorte  d'hospice 
des  petits  ménages.  Plusieurs  sont  allés  dans  la  ban- 
lieue de  Paris  louer  ou  acheter  quelque  bout  de  ter- 
rain sur  lequel  ils  ont  bâti  avec  des  matériaux 
ramassés  de  tous  côlés  une  maisonnette  à  peine  ha- 
bitable. Cette  demeure  lointaine  les  oblige  à  de 
longues  et  dispendieuses  courses,  et  ne  les  abrite 
qu'à  moitié  contre  le  vent  et  la  pluie  ;  mais  ils  en 
sont  les  maîtres  :  voilà  le  charme  qu'elle  a  à  leurs 
yeux.  Ils  y  régnent  sur  un  empire  de  trois  mètres 
carrés.  La  fierté  est  un  bon  signe  chez  l'homme;  il 
est  toujours  bon  de  se  respecter  soi-même.  Ce  sen- 
timent fera  des  villages  autour  de  Paris,  fara  da  se. 
Avec  le  temps  et  un  peu  d'expérience,  l'ordre  se 
mettra  dans  ce  désordre.  Si  on  arrive  un  jour  à 
grouper  dans  le  même  village  les  ouvriers  qui  ont 
leurs  ateliers  dans  le  même  quartier,  il  suffira  de 
quelque  omnibus  faisant  soir  et  matin  un  service  à 
prix  réduit,  pour  abréger  la  distance,  et  pour  ré- 
soudre à  moitié  cette  terrible  question  des  loyers, 
qui  trouble  si  profondément  l'économie  des  petits 
ménages  parisiens.  Dans  quelques  autres  villes  où 
les  cités  ouvrières  semblent  construites  tout  exprès 
pour  rendre  la  surveillance  facile ,  on  a  eu  de  la 
peine  à  trouver  des  locataires.  A  Amiens,  la  cité 
Damis  est  une  rue  bien  percée ,  entièrement  bor- 
dée de  maisons  à  un  seul  étage  bûties  sur  un  plan 
uniforme.  La  rue  est  large,  elle  est  en  bon  air;  les 


RÉFORME  DES  LOGEMENTS.       367 

maisons  sont  spacieuses  et  commodes;  cependant 
elles  restent  en  grand  nombre  inhabitées.  La  cité 
que  les  MM.  Scrive  ont  fondée  à  Marcq-en-Barœul, 
à  4  kilomètres  de  Lille,  est  au  contraire  littérale- 
ment envahie.  Elle  a  plusieurs  avantages  :  les  mai- 
sons sont  entourées  de  jardins  (les  ouvriers  adorent 
le  jardinage)  ;  la  fabrique  est  située  au  milieu  delà 
cité,  ce  qui  fait  que  les  ouvriers  y  sont  comme  chez 
eux.  L'intelligent  propriétaire  a  établi  une  agence 
qui  vend  à  des  prix  très-équitables  tout  ce  qui  est 
nécessaire  à  la  nourriture  et  au  vêtement.  Il  y  a 
aussi  une  musique,  dont  les  habitants  de  la  cité  sont 
charmés.  Quelques-uns  d'entre  eux  sont  des  musi- 
ciens passables.  La  musique  des  ouvriers  remplace 
l'orgue  à  la  messe,  ce  qui  ne  l'empêche  pas  de  ser- 
vir d'orchestre  une  heure  après  pour  les  bals  en 
plein  vent.  Le  restaurant  est  à  prix  modérés  ;  le  café 
est  décent  ;  on  ne  s'y  enivre  pas,  on  n'y  joue  pas,  on 
ne  s'y  querelle  pas.  La  cité  de  Marcq  n'a  qu'un  mal- 
heur, c'est  d'appartenir  au  patron.  Jamais  on  ne  se 
passionnera  pour  une  maison  dont  on  n'est  que  lo- 
cataire. On  a  beau  faire  un  long  bail,  il  y  a  une  fas- 
cination dans  ces  mots  :  Ma  maison.  Partout  où  l'on 
a  pu  vendre  la  maison  aux  ouvriers  qui  l'habitent, 
on  a  transformé  la  population  des  ateliers.  A  Rouen, 
011  les  améliorations  sont  bien  lentes,  on  commence 
pourtant  à  vendre  des  terrains  aux  ouvriers,  terrains 
pierreux,  incultes  jusqu'ici,  et  qui  ne  peuvent  être 


368  LE  SALUT  PAR  LA  FAMILLE. 

embellis  et  fertilisés  qu'à  force  de  patience.  Ils  sont 
situés  sur  une  colline  qu'on  appelle  la  Californie,  en 
•lehors  des  limites  de  l'octroi.  C'est  une  idée  heu- 
reuse sous  tous  les  rapports,  parce  que,  pour  cer- 
tains terrains  d'un  rendement  problématique,  le 
travail  opiniâtre  d'un  petit  propriétaire  vaut  mieux 
que  les  millions  d'un  capitaliste.  Les  ouvriers  qui  se 
sont  emparés  de  la  Californie,  et  qui  ont  enfin  l'es- 
poir de  reposer  sous  leur  propre  toit,  n'ont  plus 
d'autre  pensée  que  de  rendre  leur  coin  de  terre  ha- 
bitable et  productif.  Ils  se  transforment  plus  vite  que 
la  terre  qu'ils  défrichent.  Il  y  a  à  Reims  une  rue  où 
demeurent  des  tisserands  à  bras,  presque  tous  pro- 
priétaires de  leur  maison  :  c'est  la  rue  Tournebon- 
neau.  La  population  de  cette  rue  fait  le  plus  frap- 
pant et  le  i)lus  heureux  contraste  avec  celle  des 
autres  quartiers  habités  par  les  ouvriers.  A  Sedan, 
où  l'on  ne  connaît  ni  le  lundi,  ni  les  cabarets,  où  les 
ouvriers  mènent  en  général  une  vie  régulière,  l'ex- 
cellente conduite  de  la  population  est  due  à  deux 
causes  :  la  première,  c'est  que  tous  les  ouvriers 
sont  du  territoire,  nés  à  Sedan  d'habitants  de  Se- 
dan, et  la  plupart  travaillant  de  père  en  fils  dans  la 
même  maison  ;  la  seconde,  c'est  qu'ils  ont  au  plus 
haut  degré  l'amour  du  jardinage.  C'est  une  vraie 
passion  chez  eux.  Il  faut  aux  plus  malheureux  un 
jardin  grand  comme  la  main,  qu'ils  puissent  soi- 
gner le  dimanche  avec  amour,  et  auquel  ils  puissent 


RÉFORME  DES  LOGEMENTS.  369 

rêver  toute  la  semaine.  Beaucoup  d'entre  eux  ont 
acheté  le  leur  ;  d'autres  ne  sont  que  simples  loca- 
taires. Plusieurs  fabricants  permettent  à  leurs  ou- 
vriers de  se  ménager  des  jardins  dans  l'emplacement 
destiné  à  étendre  le  drap.  Ce  sont  des  carrés  dont  on 
fait  le  tour  en  trois  pas,  et  pourtant  il  n'y  en  a  pas 
pour  tout  le  monde.  Ils  appartiennent  de  droit  aux 
anciens,  et  sont  l'objet  de  longues  convoitises. 
M.  Charles  Cunin-Gridaine  offrait  une  pension  de 
retraite  à  un  vieil  ouvrier.  «  Impossible,  monsieur, 
lui  dit-il;  je  perdrais  mon  jardin  !  »  C'est  un  mot  à 
la  fois  touchant  et  étrange,  mais  qui  paraît  tout  na- 
turel quand  on  l'entend  sur  la  colline  de  Pierre- 
mont.  Le  dimanche,  d'assez  bonne  heure,  com- 
mence le  départ  général  pour  les  jardins.  Chaque 
père  de  famille  s'avance,  très-proprement  vêtu  d'ex- 
cellent drap  (ils  sont  connaisseurs),  et  accompagné 
de  sa  femme  et  de  tous  ses  enfants.  Ils  emportent 
un  panier  qui  contient  les  éléments  du  dîner.  Pen- 
dant toute  la  journée  on  bêche,  on  plante,  on 
sarcle.  Il  y  a  dans  chaque  jardin  un  petit  berceau 
où  s'asseyent  les  plus  jeunes  enfants;  c'est  là  qu'on 
prend  le  repas.  Le  menu  n'est  pas  brillant  :  de  la 
salade,  des  œufs  durs,  des  fruits  dans  la  saison,  le 
tout  arrosé  d'assez  bonne  bière.  Les  jardins  ne  sont 
séparés  que  par  une  haie  à  hauteur  d'appui,  et  l'on 
fraternise  d'une  propriété  à  l'autre.  Ces  détails  sem- 
blent insignifiants  :  ils  ne  le  sont  pas  pour  qui  sait 


370  LE  SALUT  PAR  LA  FAMILLE. 

réfléchir.  Ces  jardins-là  ont  tué  les  cabarets;  ils  ont 
entretenu  dans  la  population  l'esprit  de  famille.  Ils 
ont  plus  fait  que  toutes  les  exhortations  pour  ré- 
pandre l'esprit  d'économie. 

Un  riche  fabricant  de  Roubaix  avait  un  chauffeur 
habile  ouvrier,  mais  adonné  à  l'ivrognerie.  Un  jour, 
en  sortant  du  cabaret,  l'ivrogne  fait  une  chute,  et  se 
casse  la  jambe.  C'était  un  homme  intelligent  quand 
il  avait  sa  tête  à  lui.  A  peine  sur  son  lit  de  douleur, 
l'inquiétude  de  l'avenir  des  siens  le  saisit.  Son  pa- 
tron le  rassura.  «  Je  vous  ferai  soigner  à  mes  frais, 
lui  dit-il,  et  quant  à  votre  famille,  elle  touchera  tous 
les  jeudis  votre  semaine,  comme  si  vous  étiez  au 
travail.  Une  fois  guéri,  vous  me  rembourserez  au 
moyen  d'une  retenue  sur  le  prix  de  vos  journées.  » 
La  maladie  fut  longue,  et  le  remboursement  dura 
un  an.  Comme  le  salaire  était  élevé,  la  famille  put 
vivre,  à  force  d'économie,  avec  la  part  qui  lui  res- 
tait. Pendant  ce  temps-là,  l'ouvrier  s'abstint  du  ca- 
baret, travailla  constamment,  vécut  en  bon  père  de 
famille.  L'année  finie,  le  patron  lui  proposa  de  per- 
sévérer pendant  deux  ans  encore.  «  Vous  épargne- 
rez douze  cents  francs,  lui  dit-il  ;  c'est  le  prix  de  la 
maison  que  je  vous  loue  :  dans  deux  ans,  vous  serez 
chez  vous,  vous  serez  un  propriétaire.  ^  L'ouvrier 
consentit  :  les  deux  ans  passèrent  bien  vite.  A  la 
première  paye  après  la  maison  soldée,  on  voulut 
donner  au  chauffeur  la  totalité  de  ce  qu'il  avait  ga- 


RÉFORME  DES  LOGEMENTS.       371 

gné  dans  la  semaine.  «  Gardez,  gardez,  dit-il;  dans 
quinze  mois,  j'aurai  acheté  la  maison  voisine.  »  Il 
en  a  trois  aujourd'hui.  Sa  femme  est  devenue  mar- 
chande. L'ancien  ivrogne  se  retirera  bientôt  avec 
une  honnête  aisance,  presque  de  la  richesse.  La 
propriété  a  fait  ce  miracle  K 

C'est  ce  qu'avaient  deviné  les  fondateurs  de  la  cité 
de  Mulhouse. 

Entre  Mulhouse  et  Dornach  s'étend  une  vaste 
plaine ,  traversée  par  le  canal  qui  entoure  la  ville. 
C'est  là,  en  très-bon  air,  sur  la  double  rive  du  ca- 
nal, à  proximité  des  fabriques,  que  la  Société  des 
cités  ouvrières  a  tracé  l'enceinte  de  sa  ville  nouvelle. 
Le  terrain  est  parfaitement  uni;  les  rues,  pour  les- 
quelles on  n'a  pas  ménagé  l'espace,  sont  tirées  au 
cordeau.  Comme  chaque  maison  est  entourée  d'un 
jardin ,  l'œil  aperçoit  de  toutes  parts  des  arbres  et 
des  fleurs  ;  l'air  est  aussi  pur  et  circule  aussi  libre- 
ment qu'en  rase  campagne.  Parmi  les  noms  des 
rues ,  on  remarque  avec  plaisir  la  rue  Papin ,  la  rue 
Thénard,  la  rue  Chevreul  ;  il  y  a  aussi  la  rue  Kœchlin 
et  la  rue  Dolfus,  et  en  vérité  c'était  toute  justice.  Sur 
la  place  Napoléon,  située  au  centre,  et  à  laquelle 
aboutissent  les  rues  principales ,  s'élèvent  deux  mai- 
sons plus  grandes  que  les  autres,  et  qui  renferment, 

1.  Le  grand  stimulant  à  l'économie  chez  les  maçons  est  l'amour 
de  la  propriété  foncière.  Presque  tous  achèleni  des  parcelles  de 
terre  quand  ils  retournent  dans  leur  village. 


372  LE   SALUT  PAR  LA  FAMILLE. 

la  première,  les  bains  et  le  lavoir,  la  seconde,  le 
restaurant,  la  boulangerie,  la  bibliothèque  et  le 
magasin.  Une  salie  d'asile,  bien  aménagée  et  très- 
bien  tenue,  pouvant  contenir  150  enfants,  est  pla- 
cée sur  l'autre  rive,  au  carrefour  formé  par  la  rue 
Lavoisier  et  la  rue  Napoléon.  Il  n'y  a  pas  d'école 
particulière,  parce  qu'on  a  jugé  avec  raison  qu'on 
n'égalerait  pas  l'école  communale,  qui  est  une  des 
belles  institutions  de  Mulhouse'.  La  salle  d'asile, 
surveillée  avec  zèle  par  les  femmes  des  premiers 
fabricants ,  est  véritablement  excellente  ;  les  enfants 
sont  propres ,  bien  portants ,  et  en  général  convena- 
blement vêtus.  Le  lavoir  a  bien  réussi'',  quoique  l'in- 
stallation en  soit  très-inférieure  à  celle  du  lavoir  de 
Reims.  L'usage  des  bains  s'est  aussi  très-prompte- 
ment  généralisé, ce  qui  n'estpassans  importance  au 
double  point  de  vue  de  l'hygiène  et  de  la  morale  ^  Le 
restaurant  et  la  boulangerie  sont  en  voie  de  prospéiité. 


\.  Elle  est  très-habilement  dirigée  par  M.  Riss.  Elle  contient 
1600  garçons  et  1200  filles  rigoureusement  séparés.  Une  succur- 
sale, construite  en  1861  ,près  de  Dornach,  peut  contenir  300  en- 
fants. On  compte  en  outre  à  Mulhouse  200  garçons  dans  les  écoles 
libres,  300 dans  les  classes  élémentaires  de  l'école  professionnelle 
et  du  collège,  700  filles  à  l'école  des  sœurs.  L'école  profession- 
nelle, dont  le  chef  est  M.  Buder,  a  un  enseignement  théorique 
excellent,  et  de  très-beau.v  ateliers  très-bien  conduits. 

2.  Cinq  centimes  pour  deu.v  heures  de  lavage,  eau  chaude  à 
discrétion,  séchage  à  air  ou  à  chaud. 

3.  Exercice  du  30  juin  18G0  au  30  juin  1861  ;  nombre  de  la- 
vages :  15  529;  nombre  de  bains  :  6728. 


RÉFORME  DES  LOGEMENTS.  373 

Le  premier  étage  contient  le  magasin  et  la  biblio- 
thèque. Les  fondateurs  ont  éprouvé  là  un  double 
échec.  Les  ouvriers  ont  continué  d'acheter  leurs 
ustensiles  de  cuisine ,  leurs  vêtements  et  chaussures 
dans  des  maisons  où  ils  payent  beaucoup  plus  cher, 
mais  où  ils  trouvent  du  crédit.  Quant  à  la  biblio- 
thèque ,  il  est  positif  qu'ils  n'en  veulent  pas ,  et  à 
voir  les  livres  qu'on  leur  offre,  on  ne  peut  guère 
les  en  blâmer.  Enfin  la  Société  a  consacré  une  de  ses 
maisons  au  logement  d'un  médecin  et  d'une  diaco- 
nesse K  Tout  habitant  de  la  cité  a  le  droit  d'être 
soigné  sans  frais  dans  ses  maladies. 

Il  y  a  deux  sortes  de  maisons  dans  la  cité  ouvrière 
de  Mulhouse.  Les  unes  sont  isolées  de  tous  les  côtés 
au  milieu  d'un  jardin ,  les  autres  sont  alignées  côte 
à  côte  comme  les  maisons  d'une  rue  ordinaire  :  une 
de  ces  dernières  est  aménagée  pour  servir  de  loge- 
ment garni  aux  célibataires.  Chacune  des  maisons 
isolées  est  divisée  par  des  murs  de  refend  en  quatre 
logements  parfaitement  semblables ,  qui  se  louent  ou 
se  vendent  séparément.  Tous  les  logements  affectés 
à  l'habitation  d'un  ménage  ont  la  même  dimension, 
et  ne  diffèrent  que  par  quelques  détails  insignifiants 
de  distribution  intérieure ^  Les  arrangements  qui 

1.  Les  diaconesses  protestantes  remplissent  des  fonctions  ana- 
logues à  celles  des  sœurs  de  charité. 

2.  Au  rez-de-chaussée  deux  pièces ,  dont  l'une  sert  de  salle  à 
manger  et  de  cuisine ,  et  l'autre  de  chambre  à  coucher  au  père 


374  LE  SALUT  PAR  LA  FAMILLE. 

dépendent  des  locataires  sont  en  général  bien  en- 
tendus, et  ne  manquent  pas  d'une  certaine  élégance  ; 
c'est  un  légitime  sujet  d'orgueil  pour  le  très-habile 
et  très-dévoué  directeur-gérant  des  cités  ouvrières, 
M.  Bernard.  En  voyant  ces  plancliers  bien  frottés, 
ces  rideaux  bien  blancs  aux  fenêtres,  ces  jolis  pa- 
piers, ces  meubles  solides  et  bien  entretenus,  on  se 
rappelle  involontairement  les  misérables  logements 
de  la  Kattenbacli,  à  Thann.  11  ne  faut  qu'une  heure 
pour  y  aller,  et  de  toutes  les  rues  de  la  cité  on  aper- 
çoit à  l'horizon  les  montagnes  couvertes  de  neige  au 
pied  desquelles  la  ville  de  Thann  est  bâtie. 

Les  organisateurs  de  la  cité  de  Mulhouse  auraient 
pu  sans  trop  de  dépense  rendre  les  maisons  plus 
vastes;  mais  ils  ne  l'ont  pas  voulu,  pour  qu'on  ne 
fût  pas  tenté  de  sous-louer.  Il  importait  que  les 

et  à  la  mère;  l'escalier  est  ordinairement  placé  dans  cette  seconde 
chambre,  pourque  les  enfants  ne  puissent  ni  entrer  ni  sortira 
l'insu  du  chef  de  la  famille.  L'étage  se  compose  de  trois  chambres 
à  coucher  et  d'un  privé  bien  établi,  qu'il  est  facile  de  tenir  pro- 
prement et  qui  ne  donne  pas  d'odeur:  Le  grenier  est  assez  vaste , 
et  on  peut  au  besoin  y  ménager  une  chambrette.  Sous  une  partie 
du  rez-de-chaussée  règne  un  cellier  voûté  qui  sert  en  même 
temps  de  bûcher  et  de  cave.  Les  fenêtres  sont  à  deux  vantaux  et 
de  belle  grandeur-,  la  principale  pièce  du  rez-de-chaussée  en  a 
deux,  qui  ne  prennent  pas  jour  sur  la  même  façade  et  sont  dispo- 
sées de  façon  à  permettre  de  bien  ventiler  l'appartement.  Il  y  a 
de  bons  placards,  des  escaliers  commodes,  des  fourneaux,  une 
pompe;  en  un  mot  tous  les  besoins  de  la  famille  sont  prévus, 
tout  concourt  à  rendre  la  propreté  et  la  décence  faciles.  —  L'ar- 
chitecte est  M.  Emile  Muller. 


REFORME  DES  LOGEMENTS.  375 

membres  de  la  famille  vécussent  entre  eux.  La  pré- 
sence d'un  étranger  ôte  toujours  [quelque  chose  à 
l'intimité  du  foyer'.  Au  reste,  chaque  groupe  de 
quatre  maisons,  avec  les  jardins,  couvre  150  mètres 
carrés.  Les  jardins  comptent  à  peu  près  pour 
120  mètres.  Ils  sont  bien  cultivés.  Les  ouvriers,  en 
revenant  de  la  fabrique,  ne  se  trouvent  pas  trop 
fatigués  pour  faire  un  peu  de  jardinage.  Ce  travail 
en  plein  air  les  délasse.  C'est  une  émulation  entre 
eux  à  qui  aura  les  plus  belles  fleurs.  Ils  se  prennent 
de  passion  pour  leurs  légumes  et  leurs  plates- 
bandes.  L'eau  ne  leur  manque  pas ,  et  l'administra- 
tion place  dans  chaque  jardin  deux  arbres  à  fruits. 
M.  Bernard  pense  que  le  pi  oduit  d'un  jardin  bien 
cultivé  en  légumes  et  en  fruits  peut  être  estimé  à 
40  francs  par  année. 

La  cité  est  faite  surtout  en  vue  de  la  famille.  La 
société  y  a  pourtant  un  garni,  qu'elle  fait  admi- 
nistrer par  un  gérant.  C'est  une  espèce  de  couvent 

1.  Les  contrats  de  vente  stipulent  :  1°  que  l'immeuble  sera 
laissé  dans  son  état  extérieur  actuel;  2°  que  le  jardin  sera  cul- 
tivé et  conservé  en  sa  nature;  3°  que  les  clôtures  seront  entre- 
tenues, que  les  tilleuls  qui  bordent  les  rues ,  quoique  plantés 
en  dedans  des  palissades,  seront  conservés:  4°  que  l'acquéreur 
ne  pourra  ,  sans  l'autorisation  de  la  Société,  ni  revendre  l'im- 
meuble avant  dix  ans  révolus,  ni  sous-louer  à  une  seconde 
famille.  Cette  double  autorisation  est  accordée,  en  cas  de  revente, 
quand  c'est  à  un  autre  ouvrier;  en  cas  de  sous-location,  quand 
c'est  à  une  famille  sans  enfants ,  ou  quand  la  famille  du  principal 
locataire  est  peu  nombreuse. 


376  LE  SALUT  PAR  LA  FAMILLE. 

avec  de  longs  couloirs,  sur  lesquels  ouvrent  de 
chaque  côté  les  portes  des  cellules'.  La  location  est 
de  7  francs  par  mois,  service  compris.  C'est  un  peu 
cher  pour  un  ouvrier  sans  famille,  et  le  règlement 
en  outre  est  assez  austère.  On  n'a  pas  eu  d'exigen- 
ces semblables  pour  les  ménages  ;  rien  de  plus  na- 
turel :  dans  l'organisation  de  la  cité,  tout  est  sacri- 
fié à  la  question  de  morale.  Si  l'on  faisait  une  place 
aux  célibataires  à  côté  des  familles,  il  fallait  avant 
tout  écarter  les  gens  de  désordre,  les  coureurs  de 
cabarets.  Le  garni  de  la  cité  ne  contient  que  dix- 
sept  chambres. 

La  construction  des  maisons  a  commencé  en  juil- 
let 1853.  On  en  a  bâti  100  la  première  année.  Il  y 
en  avait  428  au  commencement  de  1859.  Il  y  en  a 
aujourd'hui  560. 

Le  prix  de  location  des  logements  d'ouvriers  était 
très-élevé  dans  la  ville  de  Mulhouse  et  dans  les  fau- 
bourgs; il  l'est  encore,  malgré  la  construction  de 

1.  Les  chambres  ont  4'", 25  de  long  sur  2™, 65  de  large.  Elles 
sont  bien  éclairées  et  blanchies  à  la  chaux.  11  n'y  a  ni  poêle  ni 
cheminée.  Le  mobilier  comprend  une  couchelle  en  fer  avec  une 
paillasse  et  un  matelas,  une  commode,  une  petite  table  et  deux 
chaises.  On  fournit  une  paire  de  draps  tous  les  mois  et  un  essuie- 
mains  toutes  les  semaines.  Au  rez-de-chaussée  est  une  salle 
commune  où  l'on  trouve  du  feu  en  hiver.  Chaque  locataire  doit 
déposer  sa  clef  en  sortant  et  être  rentré  à  dix  heures  du  soir;  on 
se  relâche  un  peu  en  été  de  la  rigueur  de  ce  règlement.  Il  est 
interdit,  sous  peine  de  renvoi  immédiat,  d'introduire  une  per- 
sonne étrangère  dans  sa  chambre  pour  y  passer  la  nuit. 


RÉFORME  DES  LOGEMENTS.  377 

la  cité.  Une  maison  qui  été  vendue  à  la  criée  pour 
expropriation,  au  commencement  de  1859,  au  prix 
de  9560  irancs,  rapporte  2400  francs  à  l'acquéreur. 
Les  loyers  pour  une  famille  ne  descendent  pas  au 
dessous  de  15  francs  et  s'élèvent  fréquemment  à  18. 
Malgré  ces  prix  exagérés,  ils  ont  tous,  les  inconvé- 
nients attachés  aux  vieilles  maisons,  ou  aux  maisons 
nouvelles  construites  à  la  hûte  par  d'avides  spécula- 
teurs. Cependant  quand  les  ouvriers  de  Mulhouse 
virent  à  la  porte  de  la  ville  les  maisons  que  nous 
avons  décrites,  riantes,  commodes,  bien  situées, 
entourées  de  jardins,  et  qu'on  leur  offrait  pour  le 
même  prix,  il  y  eut  un  moment  d'hésitation.  Ils 
craignirent  d'être  parqués,  enrégimentés.  Ils  furent 
surtout  étonnés  quand  on  leur  parla  d'acheter  ces 
maisons.  Jamais  l'idée  de  se  transformer  en  pro- 
priétaires ne  leur  était  venue.  La  Société  ne  leur 
faisait  aucun  mystère  ;  elle  leur  disait  :  «  Voilà  mes 
maisons  tout  ouvertes;  entrez-y,  parcourez-les  de- 
puis le  grenier  jusqu'à  la  cave.  Le  terrain  m'a  coûté 
1  franc  20  centimes  le  mètre;  avec  les  constructions, 
le  salaire  de  l'architecte,  l'achat  des  matériaux,  elles 
me  reviennent,  les  unes  à  2400  francs,  les  autres  à 
3000  francs'  ;  je  vous  les  vends  pour  le  même  prix; 

1.  Les  maisons  bàlies  en  1869  et  ISGO  reviennenl  à  3000  et 
8300  francs.  Cette  augmentation  de  prix  est  largement  compenKee 
par  une  bonne  cave,  par  l'exhaussement  au-dessus  du  sol  natu- 
rel et  par  divers  aménagements  intérieurs  dont  on  a  reconnu 


378      LE  SALUT  PAR  LA  FAMILLE. 

je  ne  veux  rien  perdre,  et  je  ne  veux  rien  gagner 
non  plus.  Vous  êtes  hors  d'état  de  me  payer  3000  fr.; 
mais  moi,  Société,  je  puis  vous  attendre.  Vous  ver- 
serez une  première  mise  de  300  ou  de  400  francs, 
qui  couvriront  les  frais  de  contrat  et  de  mutation, 
après  quoi  vous  me  payerez  18  francs  par  mois  pour 
une  maison  de  2400  francs,  23  francs  par  mois  pour 
une  maison  de  3000  francs.  C'est  4  ou  5  francs  de 
plus  que  ne  vous  coûterait  votre  loyers  En  conti- 
nuant ce  payement  pendant  quatorze  ans,  vous  au- 
rez remboursé  le  prix  de  votre  maison,  elle  sera 
payée,  vous  serez  propriétaire.  Non-seulement  vous 
y  demeurerez  pour  rien,  mais  vous  pourrez  la  lais- 
ser à  vos  enfants,  la  donner  ou  la  vendre.  Vos 
5  francs  d'économie  par  mois,  qui  vous  auraient 
produit  à  la  caisse  d'épargne  moins  de  1 500  francs 
en  quatorze  ans,  vous  auront  acquis  une  maison  qui 
vaut  aujourd'hui  3000  francs,  mais  qui  alors  en  vau- 
dra très-probablement  le  double-.  Et  pendant  ce 
temps-là  vous  aurez  été  parfaitement  logé,  à  l'abri 


l'utilité.  La  Société  a  construit  aussi  dans  ces  dernières  années 
quelques  maisons  à  rez-de-chaussée  qui  ont  un  peu  plus  de  su- 
perficie que  celles  à  étage,  au  détriment  du  jardin.  Ces  maisons 
ne  coûtent  que  26â0  francs. 

1.  L'acheteur  a  un  livret  qui  est  réglé  chaque  année  à  l'inté- 
rêt réciproque  de  5  pour  100.  Cetintérèt  est  bonifié  à  l'acquéreur 
sur  les  petits  versements ,  dès  leur  date. 

2.  Une  maison,  vendue  la  première  année  au  prix  de  2900 
francs,  a  été  revendue  en  1860  au  prix  de  4000  francs. 


RÉFORME  DES  LOGEMENTS.       379 

des  caprices  d'un  propriétaire;  vous  aurez  joui  d'un 
jardin  qui  vous  aura  rapporté  30  ou  40  francs  par 
an,  sans  compter  les  vastes  rues,  les  places  plantées 
d'arbres,  la  salle  d'asile,  enfin  tous  ces  établisse- 
ments d'utilité  publique  dont  vous  n'auriez  pas 
profité  en  restant  dans  l'ancienne  ville,  et  qu'on  ne 
fait  pas  entrer  en  ligne  de  compte  dans  le  prix  de 
revient  de  votre  maison  ^  » 

Ces  raisons  démonstratives  ne  firent  que  lente- 
ment leur  chemin  dans  les  esprits.  Il  ne  se  présen- 
tait que  peu  d'acquéreurs  et  même  peu  de  locataires. 
Enfin  la  lumière  s'est  faite.  La  vente  a  marché  si 
rapidement  qu'au  11  septembre  1861,  sur  560  mai- 
sons bâties ,  il  y  en  avait  463  de  vendues^ 

1.  Nous  trouvons  l'article  suivant  dans  les  statuts  de  la  caisse 
de  secours  pour  les  trois  fabriques  de  produits  chimiques  possé- 
dées par  M.  Charles  Kestner,  à  Thann ,  à  Mulhouse  et  à  Belle- 
vue  :  «  Si  un  ouvrier  ayant  deux  ans  de  séjour  dans  l'établisse- 
ment veut  acquérir  des  propriétés  immobilières  ou  construire 
une  maison.  M.  Kestner  lui  fera  l'avance  sur  hypothèque,  mais 
sans  intérêt,  des  sommes  nécessaires,  à  condition  de  reconnaître 
lui-même  l'utilité  ou  les  avantages  de  l'acquisition  ou  de  la  con- 
struction projetée,  à  la  condition  aussi  que  les  acquéreurs  aient 
eux-mêmes  réuni  une  somme  équivalente  à  la  moitié  de  la  valeur 
de  l'immeuble  à  acheter  ou  de  la  maison  à  bâtir,  et  qu'ils  s'en- 
gagent à  restituer  le  capital  emprunté  en  dix  annuités  égales  et 
consécutives.  » 

2.  Voici  comment  la  vente  a  marché.  Au  30  juin  1854,  on 
avait  vendu  49  maisons;  au  30  juin  1855,  67  maisons;  au  30 
juin  1856,  72  maisons;  au  30  juin  1857,  124  maisons;  au  30 
juin  1858,  234  maisons;  au  30  juin  1859,  294  maisons;  au  30 
juin  18G0,  3U4  maisons;  au  30  juin   18G1.  451  maisons.  Depuis 


380  LE  SALUT  PAR  LA  FAMILLE. 

Voilà  donc,  au  bout  de  six  ans,  463  familles 
d'ouvriers  de  Mulhouse  qui  sont  propriétaires  de 
leur  maison  et  de  leur  jardin  ou  en  train  de  le  de- 
venir', et  plus  de  463  familles  soustraites  à  ces 
rues  malsaines  et  infectes,  à  ces  chambres  délabrées 
où  tout  offense  les  yeux  et  menace  la  santé,  à  ces 
voisinages  compromettants  qui  obligent  trop  sou- 
vent l'ouvrier  rangé  de  souffrir  la  compagnie  d'un 
ivrogne,  et  l'hounète  mère  de  famille  d'avoir  des 
relations  avec  une  fille  de  mauvaise  vie  -.  Le  père, 
après  son  travail,  n'est  plus  obligé  de  choisir  entre 
un  galetas  et  un  cabaret;  il  n'y  a  pas  de  cabaret 
dans  la  ville  qui  soit  aussi  gai  que  sa  maisonnette. 
S'il  a  quelques  moments  à  perdre  avant  son  dîner, 
il  donne  un  coup  de  bêche  à  son  jardin,  il  met  un 
tuteur  à  un  jeune  arbre,  il  sème  un  carré  de  légu- 
mes, il  arrose  une  plate-bande.  C'est  du  bonheur 
et  du  travail  pour  toute  la  maison,  car  la  mère  de 


le  30  juin  18(Jl  jusqu'au  11  septembre  suivant  (date  Je  l'assem- 
blée annuelle  des  actionnaires) ,  on  a  placé  12  maisons.  Total  : 
463  maisons  vendues. 

1.  Depuis  novembre  1863,  jour  de  la  vente  de  la  première 
maison  jusqu'au  30  juin  1861 ,  les  ouvriers  acquéreurs  ont  payé 
.■)44  248  francs.  Quarante-huit  maisons  se  trouvent  aujourd'hui 
complètement  payées.  Les  termes  sont  acquittés  très-régulière- 
rnent,  tant  par  les  acheteurs  que  par  les  locataires.  La  pertesur 
les  loyers  pendant  le  dernier  exercice  (30  juin  1860  — 30  juin 
1861),  ne  s'est  pas  élevée  à  50  francs. 

2,  D'après  le  recensement  de  18C1,  la  cité  ouvrière  de  Mul- 
house renferme  4497  habitants. 


RÉFORME  DES  LOGEMENTS.  381 

famille  aime  à  sarcler  et  à  ratisser  son  jardin,  et 
les  garçons  se  chargent  avec  empressement  d'ap- 
porter de  l'eau  dans  les  grands  arrosoirs.  L'été ,  la 
famille  pourra  dîner  au  frais  sous  un  berceau  de 
chèvrefeuille  en  causant  avec  ses  voisins  par-dessus 
la  haie.  On  peut  faire  des  projets  d'amélioration , 
changer  un  papier,  planter  un  arbre,  essayer  une 
culture  nouvelle;  il  n'y  a  pas  à  craindre  que  le  pro- 
priétaire ne  vienne  faire  obstacle  à  ces  améliorations, 
puisque  le  propriétaire,  c'est  le  père  de  famille.  Il 
est  doublement  chez  lui  au  milieu  des  siens,  dans 
sa  maison,  dans  la  commune  maison.  Quand  la 
vieillesse  sera  venue  et  que  ses  bras  lui  refuseront 
le  service,  il  ne  rougira  pas  de  vivre  du  salaire  de 
son  fils,  puisqu'il  aura  amplement  payé  sa  dette  h 
la  famille.  Il  vieillira  et  mourra  chez  lui,  et  ses 
enfants,  même  en  le  nourrissant,  seront  toujours 
chez  leur  père.  Peut-être  leur  laissera-t-il  un  autre 
héritage  que  la  maison,  car  au  bout  de  quatorze 
ans  l'habitude  d'épargner  sera  prise,  et  il  pourra 
placer  chaque  année  les  276  francs  de  son  loyer. 
Héritage!  Voilà  un  mot  nouveau  dans  l'histoire 
d'une  famille  d'ouvrier.  Oui,  les  enfants  succéde- 
ront à  leur  père  dans  sa  propriété;  ils  deviendront 
maîtres  à  leur  tour  de  ce  joli  jardin  témoin  de  leur 
enfance,  de  ce  foyer  où  leur  mère  leur  souriait. 
Quand  ils  l'auront  perdue,  ils  la  retrouveront  par- 
tout dans  la  maison  avec  le  souvenir  de  ses  caresses 


382  LE  SALUT  PAR  LA  FAMILLE. 

et  de  ses  conseils.  Ils  raconteront  à  leur  tour  leur 
histoire  à  leurs  enfants,  car  la  famille  peut  avoir 
une  histoirp,  à  présent  qu'elle  est  attachée  à  ce  coin 
de  terre.  Nous  voilà  loin  de  ces  nomades,  de  ces 
demi-sauvages,  chassés  de  taudis  en  taudis  par  les 
exigences  du  propriétaire,  habitués  à  la  malpro- 
preté, vivant  séparés  les  uns  des  autres  par  néces- 
sité, ne  pensant  à  leur  maison  que  pour  se  rappeler 
leur  misère,  obligés  de  demander  au  cabaret,  quel- 
quefois à  l'ivrognerie,  un  moment  de  distraction  et 
d'oubli.  Cette  maison  est  pauvre,  maisc'est  lamaison 
palerneîlc,  et  ceux  qui  l'habitent  et  qui  la  possèdent 
ne  se  sentent  plus  étrangers  au  milieu  de  la  société. 
Ils  comprennent,  pour  la  première  fois  peut-être, 
l'étroite  parenté  de  la  propriété  et  du  travail  K 

En  visitant  la  cité  ouvrière  de  Mulhouse,  on  sent 
un  vif  désir  de  voir  une  si  belle  institution  se  pro- 
pager par  toute  la  France,  et  on  ne  peut  s'empêcher 
d'être  surpris  que  l'exemple  donné  par  Mulhouse  il 
y  a  déjà  six  ans  n'ait  pas  encore  porté  de  fruits  ail- 
leurs. L'agrandissement  dé  Lille  va  permettre  au 
bureau  de  bienfaisance  de  créer  une  cité  ouvrière, 
et  déjà  six  grands  corps  de  bâtiments  s'élèvent.  Si 
ce  n'est  pas  l'air,  l'espace,  l'isolement,  c'est  au 
moins  un  séjour  agréable  et  commode  au   sortir 


1.  Dix-sept  militaires  rengagés  ont  employé  leur  prime  d'en- 
gagement à  acheter  des  maisons  pour  leurs  familles 


REFORME  DES  LOGEMENTS.  383 

des  courettes.  M.  Scrive  a  pris  les  devants  à  moins 
d'une  lieue  de  Lille;  M.  Godin-Lemaire  a  construit  à 
Guise  une  belle  et  vaste  maison ,  qu'il  appelle  un 
familistère,  et  qui  n'est  que  le  début  de  la  vaste  entre- 
prise qu'il  médite. Une  société  se  forme  à  Saint-Quen- 
tin pour  procurer  aux  ouvriers  des  logements  salu- 
bres;  M.  Seydoux  prend  déjà  ses  mesures  pour 
doter  le  Gâteau  d'une  cité  ouvrière;  enfin  quel- 
ques hommes  jeunes  et  dévoués,  parmi  lesquels 
nous  sommes  heureux  de  citer  M.  le  docteur  Lenoël, 
s'efforcent  d'introduire  à  Amiens  ce  puissant  moyen 
d'amélioration  matérielle  et  morale  ;  mais  pendant 
qu'on  en  est  ailleurs  aux  projets  et  aux  tentatives, 
Mulhouse  a  taillé  dans  le  grand  et  réalisé  ce  que  d'au- 
tres rêvent.  Il  faut  en  faire  honneur  à  la  société  indus- 
trielle. On  ose  dire  qu'il  n'y  a  pas  d'académie  en  Eu- 
rope qui  ait  déployé  autant  d'intelligente  activité,  ni 
rendu  des  services  aussi  éminents  à  la  cause  de  l'in- 
dustrie et  à  celle  de  l'humanité.  C'est  une  association 
entre  les  premiers  fabricants  de  l'arrondissement 
pour  faire  étudier  toutes  les  questions  industrielles 
sans  regarder  à  la  dépense,  pour  récompenser  et  pro- 
pager les  découvertes  utiles  et  pour  provoquer  toutes 
les  améliorations  possibles  dans  le  sort  des  travail- 
leurs. Cette  constante  préoccupation  du  sort  des  ou- 
vriers est  le  caractère  propre  de  cette  société  ;  c'est 
par  là  qu'elle  rend  des  services  incalculables.  Elle 
a  compris  et  elle  démontrera  à  tous  par  son  exem- 


384  LE  SALUT  PAR  LA  FAMILLE, 

pie  qu'un  bon  ouvrier  est  le  premier  fadeur  de  la  ' 
richesse  nationale,  et  qu'en  s'occupant  du  bien-être 
et  de  la  nioralisation  des  ouvriers,  on  fait  à  la  fois 
une  bonne  action  et  un  bon  calcul.  Mulhouse  a  eu 
le  bonheur  d'avoir  des  dynasties  de  fabricants  ;  sans 
cela  une  telle  société  et  tout  le  bien  qu'elle  a  fait 
auraient  été  impossibles.  Les  Dolfus,  les  Kœchlin, 
les  Schlumberger,  les  Schwartz  rendent  largement 
à  leur  pays  la  richesse  qu'il  leur  adonnée.  Ils  sont  à 
Mulhouse  ce  que  sont  dans  les  Ardennes  les  Bacot, 
les  Cunin-Gridaine,  les  Bertèche;  ce  qu'est  à  Thann 
M.  Restner,  ce  que  sont  à  Wesserling  MM.  Gros  et 
Roman,  M.Jean  Dolfus  en  particulier  peut  être  con- 
sidéré comme  le  fondateur  des  cités  ouvrières,  qu'il 
dirige  encore  si  habilement  avec  MM.  Louis  Hugue- 
nin  et  Zuber.  Il  ne  faut  pas  croire  qu'il  n'ait  pas 
rencontré  d'objections;  le  bien  serait  trop  facile  à 
faire  sans  les  entraves  que  de  très-honnêtes  gens 
apportent  de  très-bonne  foi  aux  meilleures  entre- 
prises. On  a  commencé  avec  soixante  actions  de 
5000  francs  souscrites  pai*  douze  personnes,  qui 
s'imposèrent  l'obligation,  acceptée  depuis  par  les 
nouveaux  actionnaires,  de  ne  prélever  que  4  pour 
100  d'intérêt  et  de  renoncer  à  tout  autre  bénéfice'. 
Le  gouvernement  donna  300  000  francs  à  la  condi- 


\.  La  Société  miilhousienne  des  cilés  ouvrières  a  été  consti- 
tuée en  juin  1853. 


RÉFORME  DES  LOGEMENTS.       385 

tion  que  la  compagnie  en  dépenserait  900  000, 
qu'elle  vendrait  les  maisons  à  prix  de  revient  et  ne 
les  louerait  pas  au-dessus  de  8  pour  100.  Depuis  on 
a  ajouté  onze  autres  actions,  qui  ont  été  souscrites 
par  sept  personnes,  ce  qui  porte  le  nombre  des  ac- 
tions à  soixante  et  onze,  le  nombre  des  actionnaires 
à  dix-neuf,  le  capital  souscrit  à  355  000  francs,  aux- 
quels il  faut  ajouter  les  300  000  francs  du  gouver- 
nement. Tout  a  été  fait,  et  largement  fait,  avec  des 
ressources  si  restreintes,  et  cependant  il  n'y  a  eu 
aucune  perte  pour  les  actionnaires  ;  ainsi  voilà  une 
grande  chose  faite  à  bon  marché.  L'habileté  de  la 
Société  a  consisté  à  emprunter  sur  les  maisons  bâ- 
ties pour  en  bâtir  de  nouvelles.  Elle  a  trouvé  à  Baie 
des  capitalistes  qui  lui  ont  avancé  les  trois  quarts  de 
la  valeur  vénale  de  ses  maisons  à  5  pour  100  d'in- 
térêt d'abord,  et  aujourd'hui  à  4  et  demi  pour  100 
moyennant  la  garantie  de  M.  Jean  Dolfus.  Pendant 
les  cinq  premières  années,  elle  paye  seulement  l'in- 
térêt des  sommes  prêtées,  et  pendant  les  quinze 
années  suivantes,  elle  en  fait  le  remboursement  par 
quinzièmes,  de  manière  que  l'amortissement  de  sa 
dette  marche  parallèlement  avec  l'amorlissement  de 
la  dette  que  les  ouvriers  acquéreurs  contractent  en- 
vers elle.  Le  Crédit  foncier  a  aussi  fait  une  avance 
remboursable  en  trente  années,  aujourd'hui  réduites 
à  vingt-trois  par  les  payements  déjà  faits.  C'est  ainsi 
que  la  Société  a  trouvé  moyen  d'étendre  ses  opé- 

22 


386  LE  SALUr  PAR  LA  FAMILLE. 

rations  jusqu'à  1600  000  francs,  non  compris  les 
300  000  francs  alloués  par  l'État,  qui  ont  été  em- 
ployés pour  des  usages  d'utilité  générale,  tels  que 
la  création  de  bains  et  lavoirs,  l'éclairage  au  gaz, 
l'établissement  de  la  place  Napoléon  et  de  vastes 
rues  plantées  d'arbres,  les  trottoirs,  les  égouts,  etc. 
L'État  s'est  borné  à  cette  subvention  ;  les  maisons 
nouvellement  bâties  sontafïranchiesde  l'impôt  fon- 
cier pendant  trois  ans,  mais  ce  dégrèvement  est  ré- 
glementaire; on  n'a  pas  songé  à  l'étendre  à  l'impôt 
des  portes  et  fenêtres,  ce  qui  semblerait  assez  juste 
et  aurait  été  facile,  puisque  l'État,  en  réalité,  ne 
perd  rien  les  trois  premières  années  et  bénéficie  sur 
la  quatrième. 

Une  amélioration  bien  plus  importante  consiste- 
rait à  affranchir  de  tout  droit  de  mutation  les  ou- 
vriers qui  se  rendent  acquéreurs  d'une  maison.  La 
perte  serait  absolument  insignifiante  pour  le  Trésor, 
■qui  ne  fera  jamais  un  sacrifice  plus  opportun  ni 
mieux  justifié.  Il  n'y  aurait  pas  grand  mal  assuré- 
ment quand  il  donnerait  une  petite  prime  aux  ou- 
vriers rangés  et  laborieux;  mais  il  s'agit  ici  d'un 
intérêt  très-général,  car  en  améliorant  le  sort  des 
ouvriers,  on  rend  service  à  l'industrie  et  à  la  société 
tout  entière.  Cette  mesure  rendrait  inutile  le  pre- 
mier versement  exigé  des  acquéreurs  par  la  com- 
pagnie, et  qui  sert  précisément  à  couvrir  ces  droits. 
On  se  persuade  à  tort  que  la  possession  d'une  somme 


RÉFORME  DES  LOGEMENTS.       387 

de  300  OU  400  francs  est  une  garantie  de  la  moralité 
de  l'acquéreur,  et  que  la  compagnie,  en  les  exigeant, 
écarte  le  danger  de  contracter  avec  des  acquéreurs 
non  sérieux.  L'intérêt  de  la  compagnie  est  réel; 
mais  la  garantie  de  400  francs  ne  vaut  pas  celle 
qu'on  pourrait  trouver  dans  le  témoignage  des  pa- 
trons. C'est  une  erreur  de  croire  que  les  ouvriers 
les  plus  riches  ont  plus  d'ordre  que  les  autres.  Le 
directeur-gérant  de  la  cité  de  Mulhouse,  M. Bernard, 
a  remarqué  au  contraire  que  les  ouvriers  pauvres 
sont  les  plus  réguliers  dans  leurs  payements  men- 
suels. Une  fois  entrés  dans  la  voie  de  l'épargne,  ils 
comprennent  très-vite  la  transformation  qu'elle  doit 
opérer  dans  leur  condition.  Il  ne  faut  pas  d'ail- 
leurs regarder  comme  insignifiante  cette  petite 
somme  de  400  francs;  il  est  vrai,  elle  est  bien  pe- 
tite, mais  elle  paraît  immense  à  l'ouvrier  qui  la 
prend  sur  son  nécessaire  et  sur  celui  de  sa  famille. 
On  doit  prendre  garde  que  le  bienfait  ne  sera  pas 
entier  tant  qu'on  n'aura  pas  rendu  la  propriété 
accessible  aux  ouvriers  les  plus  pauvres. 

Beaucoup  d'établissements  situés  loin  des  villes 
ont  fait  de  louables  efforts  pour  loger  leurs  ouvriers. 
Cela  se  comprend  :  un  chef  d'industrie  réduit,  par 
son  isolement,  à  ses  propres  forces,  ne  peut  guère 
songer  à  fonder  un  hôpital.  L'entretien  d'une  école 
est  déjà  pour  lui  une  lourde  charge.  C'est  même 
un  des  arguments  dont  on  se  sert  pour  réclamer, 


388  LE  SALUT  PAR  LA  FAMILLE. 

dans  l'intérêt  des  travailleurs,  la  concentration  sur 
un  même  point  d'un  grand  nombre  d'établissements 
industriels.  Cet  argument  n'a  plus  de  valeur,  quand 
la  sollicitude  du  chef  d'industrie  crée  un  village 
tout  exprès  pour  le  vendre  à  ses  ouvriers.  A  quoi 
bon  un  hôpital,  quand  il  n'y  a  pas  de  malades? 
L'air  des  champs,  une  maison  salubre,  un  jardin, 
une  certaine  aisance,  des  habitudes  régulières,  en- 
tretiennent autour  de  la  fabrique  une  population 
saine  et  vigoureuse.  Le  patron,  de  son  côté,  y  trouve 
un  double  profit,  car  il  attire  les  ouvriers,  ce  qui 
lui  est  très-nécessaire  dans  sa  situation;  et  il  les  re- 
tient, ce  qui  le  dispense  d'employer  des  ouvriers 
nomades,  avantage  capital  en  industrie.  De  si  ex- 
cellents résultats  ne  demandent  aucun  sacrifice  :  il 
ne  s'agit  que  d'une  avance.  Il  n'y  a  rien  de  plus 
confortable  et  de  plus  gai  que  les  maisons  con- 
struites par  la  compagnie  de  Baccarat  dans  un  coin 
de  son  vaste  enclos.  Comme  on  ne  pouvait  pas 
loger  treize  cents  ménages,  les  maisons  ont  été 
données  par  privilège  aux  verriers,  qui  sont  les 
ouvriers  d'élite  de  l'établissement.  A  la  papeterie 
d'Essonne,  les  logements  ressemblent  un  peu  plus  à 
des  chambres  de  caserne,  mais  ils  sont  très-salu- 
bres,  très-bien  entendus  et  très-bien  tenus.  Le  très- 
habile  directeur,  M.  Gratiot,  les  loue  à  bas  prix  dès 
la  première  année;  ce  prix  va  en  décroissant  tous  les 
ans;  au  bout  de  cinq  ans,  le  logement  est  gratuit. 


RÉFORME  DES  LOGEMENTS.       389 

C'est  une  excellente  idée,  non-seulement  au  point  de 
vue  de  la  bienfaisance,  mais  au  point  de  vue  d'une 
bonne  administration.  Et  pourtant  ce  logement  gra- 
tuit est  encore  loin  de  la  maison  vendue  !  Un  ou- 
vrier bien  logé  est  certainement  un  meilleur  ou- 
vrier qu'un  habitué  de  garni  et  de  taverne  ;  mais 
quelle  différence  encore  entre  lui  et  un  ouvrier 
propriétaire  ! 

La  généralisation  du  système  des  cités  ouvrières 
détruira  une  des  principales  objections  qui  s'oppo- 
sent à  la  dispersfon  des  établissements  industriels. 
Nous  avons  trop  de  cours  d'eau  et  trop  de  voies  fer- 
rées pour  que  la  question  de  messagerie  conserve 
l'importance  qu'elle  avait  jadis  ;  l'abolition  du  ré- 
gime prohibitif,  en  contraignant  nos  industriels  à 
se  servir  d'outillages  de  premier  choix,  rend  la 
proximité  des  mécaniciens  moins  nécessaire  ;  enfin 
plus  l'industrie  se  développe,  et  plus  la  vente  et 
l'achalandage  deviennent  indépendants  de  la  situa- 
tion topographique  de  l'établissement.  Il  ne  s'agit 
donc  plus,  pour  les  maisons  isolées,  que  de  trouver 
le  moyen  d'avoir  toujours  un  personnel  suffisant. 
Ce  moyen  est  trouvé  :  11  n'y  a  pas  à  craindre  que 
les  habitants  de  la  cité  de  Mulhouse  quittent  leur 
propriété  pour  aller  vivre  en  nomades  à  Rouen  ou 
à  Lille. 

La  transformation  des  ouvriers  de  Mulhouse  a  été 
rapide.  Ces  rudes  enfants  de  l'Alsace,  devenus  pro- 


390  LE  SALUT  PAR  LA  FAMILLE, 

priétaires  par  le  travail,  administrent  leur  avoir 
avec  une  sorte  d'âpreté,  ne  négligent  rien  pour 
l'étendre  à  force  d'activité  et  d'économie,  et  gou- 
vernent leur  famille  avec  bon  sens,  honnêteté  et 
fermeté. 

Dans  tous  les  centres  industriels  où  les  ouvriers 
n'ont  pas  été  considérés  comme  de  pures  machines 
à  pousser  la  navette  ou  à  battre  l'enclume,  leur  es- 
prit a  contracté  des  habitudes  sérieuses,  et  leur  mo- 
ralité s'en  est  heureusement  ressentie.  La  même 
réforme  se  remarque  toujours  chez  ceux  d'entre 
eux  qu'on  appelle  à  exercer  quelque  autorité  dans 
l'atelier,  h  siéger  dans  un  conseil  de  prud'hommes 
ou  même  dans  un  simple  conseil  d'administration 
de  société  de  secours  mutuels.  Ces  faits  ne  seront 
pas  niés  par  les  défenseurs  de  la  propriété  et  de  la 
famille,  qui  ont  démontré,  il  y  a  quelque  dix  ans, 
avec  tant  de  zèle,  d'éloquence  et  de  succès,  l'étroite 
solidarité  qui  unit  la  liberté,  le  travail,  la  propriété, 
et  les  vertus  domestiques. 


c:q^^" 


L'INSTRUCTION.  391 


CHAPITRE  Y 


L  INSTRUCTION. 


Qu'est-ce  qu'un  chef  de  famille?  C'est  d'abord  le 
protecteur  et  le  pourvoyeur  de  la  maison  ;  c'est 
aussi  au  milieu  des  siens  la  raison  vivante.  Il  faut 
que  tout  le  monde  se  sache  abrité  contre  toute  at- 
taque, et  contre  le  besoin,  par  son  dévouement  et 
sa  force  ;  et  il  l'aut  en  outre  que  tout  le  monde  se 
sente  éclairé  et  dirigé  par  lui.  Il  fait  acte  de  père 
quand  il  apporte,  le  samedi,  l'argent  gagné  par  son 
travail,  et  qui  pendant  huit  jours  va  donner  le  pain 
et  le  vêtement  à  la  famille  ;  mais  il  n'est  pas  chargé 
-seulement  du  corps  de  ses  enfants,  il  est  responsa- 
ble de  leur  âme.  Jusqu'au  moment  où  leur  raison 
sera  mûrie,  c'est  à  lui,  et  à  lui  seul,  de  décider  et 
de  penser  pour  eux.  Si  son  esprit  n'est  pas  formé, 
s'il  ne  se  rend  pas  compte  de  ses  actes,  s'il  est  con- 
damné par  son  ignorance  à  une  minorité  et  à  une 
enfance  perpétuelles,  comment  remplira-t-il  son 
devoir?  Comment  pourra-t-il  inspirer  autour  de  lui 
la  confiance  et  le  respect? 


392  LE  SALUT  PAR  LA  FAMILLE. 

Pendant  très-longtemps  la  France  a  été  au-des- 
sous des  autres  grandes  nations  sous  le  rapport  de 
la  diffusion  des  connaissances  élémentaires.  Elle 
tenait  la  tête  de  la  civilisation  par  ses  hommes 
d'élite,  et  elle  laissait  la  masse  de  la  population 
croupir  dans  l'ignorance.  A  l'époque  de  la  révolu- 
tion, quand,  pour  la  première  fois,  on  donna  au 
peuple  des  droits  politiques,  on  comprit  qu'il  fal- 
lait de  toute  nécessité  répandre  rinstruction  dans 
les  masses  profondes  de  la  nation.  Rien  ne  fut  omis 
par  les  législateurs  de  ce  qui  pouvait  atteindre  le 
but  promptement  et  sûrement.  D'abord  on  rendit 
l'instruction  primaire  obligatoire  :  «  Les  pères, 
mères,  tuteurs  ou  curateurs  seront  tenus  d'envoyer 
leurs  enfants  ou  pupilles  aux  écoles  du  premier 
degré  d'instruction ^  »  Pour  qu'une  telle  loi  ne  fût 
pas  une  lettre  morte,  il  fallait  créer  des  écoles 
jusque  dans  le  dernier  de  nos  villages.  «  Il  y  aura 
une  école  primaire  dans  tous  les  lieux  qui  ont  de- 
puis 400  jusqu'à  1500  individus;  cette  école  pourra 
servir  à  toutes  les  habitations  moins  peuplées,  qui 
ne  seront  pas  éloignées  de  plus  de  mille  toises  ^ 
Les  écoles  seront  distribuées  à  raison  de  la  popula- 
tion, de  telle  sorte  qu'il  y  ait  une  école  primaire 
par  mille  habitants.  Chacune  d'elles  sera  divisée  en 


\.  Décret  du  19  décembre  1793. 
2.  ;iO  mai  1793. 


L'INSTRUCTION.  393 

deux  sections,  l'une  pour  les  garçons ,  l'autre  pour 
les  filles.  Il  y  aura  en  conséquence  un  instituteur  et 
une  institutrice*.  »  On  avait  songé  à  tout,  à  la  mai- 
son d'école^, au  traitement  des  instituteurs',  à  leur 
avenir*,  à  leur  dignités 

Ces  lois  ne  furent  guère  qu'une  lettre  morte.  Les 
anxiétés  du  présent  absorbèrent  les  magistratures 
locales,  et  les  empêchèrent  de  songer  à  l'organisa- 
tion de  l'avenir.  On  fit  quelques  écoles  mal  sur- 
veillées, peu  fréquentées.  Tout  manquait,  l'argent, 
les  instituteurs.  11  y  eut  quelques  fondations  im- 
portantes dans  les  grands  centres.  Dans  les  petites 
communes,  les  écoles  s'établirent  dans  les  presby- 
tères abandonnés ,  et  furent  chassées  à  leur  tour 
quand  Bonaparte  ramena  le  clergé.  L'Empire  ne 
trouva  ni  maisons  d'écoles  ni  personnel  enseignant. 
Il  laissa  l'instruction  primaire  à  la  charge  des  dé- 


1.17  novembre  1794,  art.  2  et  6. 

2.  a  II  sera  fourni  à  cliaque  instituteur  un  local ,  tant  pour  lui 
servir  de  logement,  que  pour  recevoir  les  élèves  pendant  la  durée 
des  leçons.  »  —  25  octobre  1793 ,  art.  13  et  17. 

3.  Le  traitement  était  de  1200  fr.  pour  les  instituteurs,  de 
1000  fr.  pour  les  institutrices  ;  si  la  population  dépassait 
20  000  habitants,  le  traitement  des  instituteurs  était  porté  à 
1500  fr. ,  celui  des  institutrices  à  1200. —  17  nov.  1794,  art.  11. 

4.  a  La  nation  accordera  aux  citoyens  qui  auroi.t  rendu  de  longs 
services  à  leurs  pays  dans  la  carrière  de  l'enseignement,  une 
retraite  qui  mettra  leur  vieillesse  à  l'abri  du  besoin.  »  —  17  no- 
vembre 1793,  art.  10. 

5.  25  oct.  1793,  art.  9  et  10;  et  17  nov.  1793,  art.  7. 


394  LE  SALUT  PAR  LA  FAMILLE. 

partements  et  des  communes,  sous  la  surveillance 
exclusive  des  préfets  et  des  maires.  Pendant  toute 
la  durée  du  régime  impérial,  l'instruction  primaire 
ne  figura  dans  les  comptes  du  ministère  de  l'inté- 
rieur que  pour  l'imperceptible  somme  de  4250  fr. 
qui  furent  accordés  par  intervalle  au  noviciat  des 
frères  de  la  doctrine  chrétienne.  La  Restauration 
n'essaya  sérieusement  de  donner  une  impulsion 
énergique  au  service  de  l'instruction  primaire  qu'au 
moment  où  elle  allait  disparaître  elle-même,  em- 
portée par  la  révolution  de  juillet.  Elle  avait  inscrit 
pour  cet  objet  une  somme  de  100  000  francs  au 
budget  de  1829.  Cette  allocation  fut  portée  à 
300  000  francs  en  1830,  cà  7  00  000  francs  en  1831, 
à  1  000  000  en  1832'.  On  marchait  à  pas  de  géants; 
mais  pour  savoir  à  quel  point  on  était  encore  éloi- 
gné du  but,  il  faut  songer  que  la  loi  du  14  juil- 
let 1860  accorde  aux  écoles  primaires  une  subven- 
tion de  6  095  000francs%  et  que  ces  6  millions,  qu'il 
faut  accepter  comme  un  bienfait,  sont  notoirement 
et  cruellement  insuffisants^  L'année  1833  trouvait 

1.  On  peut,  voir  ces  très-curieux  détails  dans  l'ouvrage  de 
M.  Ch.  Jourdain  sur  le  Budget  de  rinstruction  publique,  Paris, 
1857. 

2.  La  rétribution  scolaire  acquittée  par  les  familles  s'élève  à 
environ  seize  millions.  A  Paris ,  toutes  les  écoles  communales 
sont  strictement  et  absolument  gratuites. 

3.  En  Prusse ,  6  millions  de  thalers  (22  500000  fr.)  sont  affectés 
au  traitement  des  instituteurs.  La  population  de  la  Prusse  n'est 
pas  égale  à  la  moiiié  de  celle  de  la  France. 


L'INSTRUCTION.  395 

donc  l'instruction  primaire  dans  un  état  de  dé- 
tresse. Le  matériel  des  écoles  était  misérable.  «  Sur 
trente-sept  mille  communes ,  il  ne  s'en  trouvait 
pas  dix  mille  qui  eussent  des  maisons  d'école.  Dans 
les  autres,  c'est-à-dire  dans  plus  de  vingt-sept 
mille,  l'instituteur  réunissait  ses  élèves  où  il  pou- 
vait, dans  une  grange,  dans  une  écurie,  dans  une 
cave,  au  fond  d'un  corps-de-garde ,  dans  une  salle 
de  danse,  souvent  dans  la  pièce  qui  contenait  son 
ménage,  et  qui  servait  à  sa  famille  de  cuisine  et  de 
chambre  à  coucher'.  »  Les  instituteurs  mouraient 
de  faim;  ceux  des  villages  savaient  à  peine  lire,  et 
n'étaient  que  des  gardiens  d'enfants.  Aucun  homme 
un  peu  instruit  ne  pouvait  se  livrer  à  une  car- 
rière qui  n'assurait  ni  le  pain,  ni  la  dignité.  La 
loi  de  1 833,  à  laquelle  on  ne  peut  songer  sans  un 
sentiment  de  patriotique  reconnaissance,  donna  des 
écoles  primaires  à  toutes  les  communes,  régla  l'en- 
seignement, créa  la  surveillance,  améliora,  quoi- 
que dans  une  bien  humble  mesure,  la  condition 
des  maîtres,  et  prépara  le  recrutement  du  person- 
nel par  la  fondation  des  écoles  normales.  Depuis 
cette  époque,  les  progrès  ont  été  rapides,  moins 
rapides  cependant  qu'on  n'était  en  droit  de  l'espé- 
rer; on  n'a  pas  su  tirer  de  cette  grande  et  excel- 
lente loi  tout  ce  qu'elle  pouvait  donner.  On  ne  lui 

1.  M.  Ch.  Jourdain,  Budget  de  Vins' ruction  publique.] 


396      LE  SALUT  PAR  LA  FAMILLE. 

a  pas  obéi,  car  il  y  a  encore  des  communes  sans 
école;  on  n'en  a  pas  compris  l'esprit,  car  on  s'est 
trop  souvent  contenté  d'élèves  sur  le  papier  et  de  si- 
mulacres d'instituteurs.  Avec  un  tel  instrument  dans 
les  mains,  nous  devions  et  nous  pouvions  remonter 
à  notre  rang,  tandis  que  nous  sommes  demeurés  un 
des  peuples  les  plus  ignorants  de  l'Europe. 

Parmi  les  États  qui  nous  entourent,  un  très-grand 
nombre  a  pris  une  mesure  radicale,  en  rendant  l'in- 
struction primaire  obligatoire.  Un  enfant  ne  peut 
pas  plus  se  dispenser  d'apprendre  à  lire  et  à  écrire, 
qu'un  jeune  homme  d'être  inscrit  sur  les  rôles  de 
l'armée  ou  de  la  landwehr,  ini  citoyen  de  faire 
partie  du  jury  et  de  payer  sa  part  de  l'impôt.  Ce 
sont  les  quatre  devoirs  civiques,  et  la  loi  contraint 
les  pères  à  faire  instruire  leurs  enfants,  €omme, 
chez  nous,  à  leur  donner  la  nourriture  du  corps. 
Qui  nous  arrête  ?  Une  loi  faite  contre  les  mauvais 
pères  ne  saurait  être  une  injure  pour  les  autres. 
Nous  avons  réglé  le  travail  des  enfants  dans  les  ma- 
nufactures ;  c'est  déjà  admettre  le  principe.  Puisque 
l'instruction  est  obligatoire  pour  les  enfants  travail- 
leurs, on  ne  comprend  pas  qu'elle  ne  puisse  l'être 
pour  les  enfants  vagabonds.  On  dirait,  à  voir  cette 
anomalie,  que  l'autorité  paternelle  n'est  respectable 
aux  yeux  de  la  loi  française  qu'à  condition  de  ne 
pas  être  exercée. 

Voici  les  noms  des  peuples  de  l'Europe  où  l'igno- 


I/INSTRUCTION.  397 

raiice  du  fils  est  considérée  comme  le  délit  du 
père:  la  Prusse,  la  Saxe,  le  Hanovre,  le  Wurtem- 
berg, la  liesse  électorale,  les  grands-duchés  de  Bade, 
de  Saxe-Weimar,  de  Saxe-Gobourg-Gotha,de  Hesse- 
Darmstadt,  les  duchés  de  Nassau  et  de  Brunswick, 
la  Bavière,  l'Autriche,  le  Danemark,  la  Suède,  la 
Norvège.  L'instruction  primaire  est  obligatoire  en 
Portugal  depuis  quelques  années;  mais  la  loi  n'est 
pas  régulièrement  appliquée  ou  n'a  pas  encore 
produit  ses  effets.  Dans  la  Confédération  suisse,  tous 
les  cantons  ont  adopté  le  principe  de  l'obligation,  à 
l'exception  de  trois  petits  cantons,  Schwitz,  Uri, 
Unterwald,  et  de  Genève,  où  l'intervention  de  la  loi 
serait  inutile,  parce  que  tout  le  monde  sait  lire. 
Dans  les  Pays-Bas,  on  n'exerce  qu'une  pression  in- 
directe sur  les  familles;  presque  toutes  les  admi- 
nistrations locales,  les  bureaux  de  bienfaisance  in- 
dépendants et  les  associations  charitables,  privent 
de  toute  participation  aux  secours,  les  pères  qui 
négligent   d'instruire    leurs  enfants'.  Le  nombre 


1.  Le  budget  de  la  charité  est  très-élevé  dans  les  Pays-Bas. 
Les  sommes  employées  en  secours  de  tout  genre  en  1857  (la 
dernière  année  dont  la  statistique  soit  complète)  ne  s'élèvent 
pas  à  moins  de  10293720  florins.  Dans  cette  somme,  les  insti- 
tutions communales  comptent  pour  4  767  991  florins,  les  insti- 
tutions religieuses  pour  4544  410,  et  les  institutions  particu- 
lières pour  981 312.  Le  nombre  des  secourus  est  de  531  611  (100  se- 
courus sur  626  habitants);  le  maximum  du  secours  annuel  est 
de  n.  25,72,  le  minimum  de  fl.  7  ,14,  la  moyenne  de  fl.  18.75. 

2.1 


398  LE  SALUT  PAR  LA  FAMILLE. 

des  écoliers  était  de  123  sur  1000  en  1857;  la  loi 
sur  l'instruction  mise  en  vigueur  le  P'  janvier  de 
l'année  suivante  ne  peut  manquer  d'améliorer 
promptement  cette  proportion.  Dans  l'armée  néer- 
landaise, sur  100  soldats,  73,76  savent  lire  et 
écrire,  2,20  savent  lire  seulement,  22,47  ne  savent 
ni  lire  ni  écrire,  on  manque  de  renseignements 
sur  1,57*.  Dans  plusieurs  cantons  de  la  Suisse,  on 
compte  1  école  pour  moins  de  400  habitants;  à  Fri- 
bourg  1  école  pour  347  habitants;  à  Neuchâtel, 
1  école  sur  315  habitants;  dans  le  canton  de  Vaud, 
une  école  pour  273  habitants.  A  Genève,  où  la 
population  n'est  que  de  66  000  habitants ,  l'état 
dépense  97  000  francs  pour  l'instruction  primaire. 
On  peut  dire  qu'en  Prusse  l'universalité  des  enfants 
de  sept  à  douze  ans  reçoit  l'instruction  primaire.  En 
1845,  sur  100  jeunes  gens  de  20  à  22  ans,  2  seulement 

1.  La  plupart  de  ces  renseignements  sur  les  Pays-Bas  sont 
dus  à  l'obligeance  de  M.  Sieburgh  .  consul  de  Belgique  à  Amster- 
dam. On  consultera  avec  fruit  sur,  la  statistique  de  l'enseigne- 
ment dans  les  différents  pays  de  l'Europe,  outre  les  rapports  de 
M  Cousin  au  ministre  de  l'instruction  publique  sur  les  écoles 
en  Prusse  et  en  Hollande  (1832)  :  Condition  sociale  et  éducation 
du  peuple  en  Angleterre  et  en  Europe,  par  M.  Joseph  Kay,  Lon- 
dres, 1850,  2  vol.  in-8.  — De  Véducation  populaire  en  France, 
avec  un  appendice  sur  la  Hollande  et  la  Suisse,  par  M.  Matheus 
Arnold,  Londres,  1861.  —  M.  Eugène  Rendu,  De  l'éducation 
populaire  dans  V Allemagne  du  Nord;  et  enfin  une  brochure 
anonyme  sur  la  Nécessité  de  rendre  l'instruction  primaire  obli- 
gatoire en  France,  imprimée  à  Monlbéliard,  chez  Henri  Bar- 
bier, 1861. 


L'INSTRUCTION.  399 

ne  savaient  ni  lire  ni  écrire  ni  calculer;  en  1852, 
sur  41  669  jeunes  soldats,  on  n'en  comptait  que  158, 
(c'est-à-dire  4,80  pour  100)  qui  ne  sussent  pas  lire. 
Si  nous  détournons  les  yeux  de  cette  situation 
florissante  pour  regarder  ce  qui  se  passe  chez  nous, 
nous  y  trouvons   le  plus  douloureux    contraste. 
Chaque  année  au  moment  du  tirage  au  sort,  on  re- 
connaît que  près  du  tiers  des  jeunes  soldats  ne  savent 
pas  lire,  quoique  tout  le  monde  ait  pour  ainsi  dire 
une  école  gratuite  à  sa  porte.  D'après  le  dernier 
compte  rendu  sur  le  recrutement  (classe  de   1857), 
90  373  jeunes  gens,  sur  294  761   inscrits,  étaient 
complètement  illettrés.  Cela  fait,  en  France,  30,66 
pour  100,  et  en  Prusse,  4,80  pour  100.  Il  en  est  de 
même  des  apprentis  dans  nos  manufactures,  mal- 
gré la  loi  sur  le  travail  des  enfants  qui  a  rendu 
l'assiduité  à  l'école  obligatoire.  Cette  loi  a  le  sort 
de  toutes  les  lois  incomplètes.   Quelques  institu- 
teurs commettent  la  faute  impardonnable  de  donner 
aux  enfants  des  certificats  de  complaisance.  Les 
parents  et  les  patrons  se  montrent  indifférents  ; 
l'inspection  est  à  peine  organisée  ;  elle  ne  se  fait  pas 
ou  se  fait  mal.  Dans  les  filatures  où  le  rattacheur 
est  payé  par  l'ouvrier  qui  l'emploie,  le  chef  de  la 
maison  ne  connaît  pas  toujours  le  nom  de  ses  ap- 
prentis, il  n'exerce  à  leur  égard  aucune  surveillance. 
Même  quand  on  obéit  à  la  lettre  de  la  loi,  on  ne  le 
fait  pas  d'une  façon  sérieuse;  à  l'iieure  dite,  la  ma- 


400  LE  SALUT   PAR  LA   FAMILLE. 

nufacture  ouvre  ses  portes,  les  apprentis  envahissent 
l'école  communale,  dont  ils  troublent  les  exercices; 
le  maître  les  voit  venir  avec  chagrin,  et  n'inter- 
rompt pas  pour  eux  la  leçon  commencée.  Leur  pré- 
sence, dans  ces  conditions,  n'est  guère  qu'une  for- 
malité; ils  n'en  retirent  aucun  profit  et  nuisent 
aux  autres  élèves.  Ce  n'est  pas  avoir  d'école  pour  les 
apprentis  que  de  ne  pas  avoir  une  école,  ou  du 
moins  des  heures  d'école  pour  eux  seuls. 

Tous  ceux  qui  se  sont  occupés  de  l'instruction  pu- 
blique, et  le  nombre  en  est  grand  dans  notre  pays 
depuis  la  Révolution,  ont  insisté  sur  l'importance 
de  l'éducation  des  femmes  ;  cependant  c'est  à  peine 
si  on  découvre  quelque  insignifiant  article  sur  ce 
point  capital  dans  les  nombreuses  lois  qui  ont  suc- 
cessivement régi  l'instruction  primaire.  L'Université 
impériale,  pourtant  si  absorbante,  ne  s'était  pas 
souciée  de  se  charger  des  écoles  de  filles  ;  elle  les 
avait  laissées  sous  la  surveillance  des  préfets,  qui 
naturellement  ne  les  surveillaient  pas.  Une  circu- 
laire du  19  juin  1820  avait  créé  des  dames  inspec- 
trices, dont  les  fonctions  étaient  gratuites,  c'est-à- 
dire  à  peu  près  nulles,  voilà  tout  ce  qu'avait  fait  la 
sollicitude  publique.  Plus  tard,  on  soumit  les  écoles 
de  filles  au  même  régime  que  les  écoles  de  garçons, 
mais  en  exceptant  les  écoles  tenues  par  des  reli- 
gieuses, qui  continuèrent  à  n'être  surveillées  que 
par  les  autorités  administratives  et  ecclésiastiques. 


L'INSTRUCTION.  401 

Ce  privilège  accordé  aux  congrégations  cessa  en 
1836.  A  partir  de  ce  mon:ient,  les  comités  locaux  et 
les  comités  d'arrondissement  exercèrent  la  même 
autorité  sur  les  écoles  des  deux  sexes.  Ainsi  l'en- 
seignement des  filles  était  surveillé,  mais  il  n'était 
pas  organisée  Aucune  disposition  législative  n'as- 
surait le  sort  des  institutrices  et  n'obligeait  les  com- 
munes à  fonder  des  écoles  spéciales  pour  les  filles. 
La  loi  de  1833  est  muette.  Le  projet  présenté  aux 
chambres  par  M.  Guizot  contenait  un  titre  spécial 
qui  disparut  dans  la  discussion.  L'administration  se 
borna  à  permettre  aux  communes  d'assurer  un  lo- 
gement et  un  traitement  aux  institutrices,  soit  par 
une  allocation  régulière  inscrite  à  leur  budget,  soit 
en  acceptant  des  legs  ou  donations  pour  cette  desti- 
nation particulière.  Enfin  la  loi  de  1850  inaugura 
une  ère  nouvelle  en  rendant  la  création  d'une  école 
de  filles  obligatoire  pour  toutes  les  communes  ayant 
huit  cents  âmes  de  population  agglomérée-  :  loi 

1.  A  la  vérité .  on  avait  pourvu  au  recrutement  du  personnel. 
Une  ordonnance  royale  de  1S4'2  avait  régularisé  la  fondation  de 
cinq  écoles  normales  d'institutrices.  Ce  chiffre  s'accrut  rapide- 
ment. 11  y  a  aujourd'hui  dix  écoles  normales  et  vingt-six  cours 
normaux.  Les  religieuses  ont  sept  écoles  sur  dix,  et  treize  cours 
normaux  sur  vingt-six. 

2.  Sur  le  nombre  total  des  institutrices,  plus  de  quatre  mille 
ne  jouissent  que  d'un  revenu  inférieur  à  quatre  cents  francs. 
Près  de  deux  mille  ont  entre  cent  et  deux  cents  francs.  Le  pro- 
duit de  la  rétribution  des  élèves  payantes  est  presque  partout  in- 
signifiant. C'est  seulement  depuis  la  loi  du  14  juin  18.59  que  les 


402  LE  SALUT  PAR  LA  FAMILLE. 

également  lardive  et  incomplète,  qu'il  faut  pour- 
tant accepter  comme  un  bienfait  ou  tout  au  moins 
comme  une  espérance.  Il  est  à  remarquer  que, 
d'après  le  texte  même  de  la  loi,  le  conseil  acadé- 
mique peut  autoriser  l'introduction  des  filles  dans 
les  écoles  de  garçons,  quel  que  soit  d'ailleurs  le 
chiffre  de  la  population  de  la  commune.  Il  n'a  qu'à 
user  de  cette  liberté  pour  prolonger  la  situation  à 
laquelle  on  a  voulu  mettre  fin,  et  pour  rendre  la  loi 
inutile  ^ 

Les  filles  ont  le  même  droit  que  les  garçons 
à  recevoir  l'instruction  élémentaire,  et  l'État  a 
les  mêmes  devoirs  envers  elles.  Quand  nous  ne 
serions  pas  tenus  par  un  devoir  de  stricte  justice  à 
ne  pas  les  priver  du  premier  de  tous  les  biens,  et  à 
ne  pas  les  condamner,  en  les  retenant  dans  l'igno- 

conseils  raun'cipaux  porleht  la  rétribution  scolaire  des  fil'.es  à 
leur  budget  et  la  font  recouvrer  par  le  percepteur.  La  plupart 
des  institutrices  mourraient  de  faim  si  elles  ne  tiraient  pas  quel- 
que profit  de  leurs  travaux  de  couture  et  de  broderie.  Même 
avec  ce  supplément,  elles  ne  peuvent  espérer  d'échapper  à  la 
misère.  Elles  gagneraient  certainement  à  se  faire  servantes.  On 
ne  constate  pas  de  pareils  faits  sans  une  profonde  humiliation 
et  une  très-araère  douleur. 

1.  La  circulaire  du  29  juillet  1819  avait  réglé  qu'aucune  insti- 
tutrice ne  pourrait,  sous  quelque  prétexte  que  ce  fût,  recevoir 
des  garçons  dans  son  école.  Cette  disposition  réglementaire  n'é- 
tait guère  observée,  et  les  préfets  se  refusaient  avec  raison  à  en 
reconnaître  l'importance  ,  puisqu'on  tolérait  dans  le  même  temps 
la  présence  des  filles  dans  les  écoles  de  garçons.  S'il  fallait  choi- 
sir entre  deux  maux,  il  est  clair  qu'il  y  aurait  plus  d'inconvé- 


L'INSTRUCTION.  403 

rance,  à  la  plus  intolérable  de  toutes  les  inégalités, 
l'égoisme  devrait  nous  apprendre  à  les  instruire 
pour  nous,  pour  notre  bonheur,  pour  celui  de  nos 
enfants.  Ces  pauvres  créatures,  que  Ton  a  envoyées 
dès  l'âge  de  huit  ans  à  la  fabrique,  et  qui  ne  savent 
faire  autre  chose  au  monde  que  présenter  le  coton  à 
la  carde  ou  rattacher  un  (il  rompu,  sont  incapables 
de  tenir  un  ménage,  et  bien  p!us^  incapables  en- 
core de  rendre  une  maison  agréable.  Beaucoup 
ne  savent  pas  coudre,  de  sorte  qu'il  faut  que  tout 
le  monde  autour  d'elles  soit  en  haillons.  Elles  n'ont 
aucune  notion  de  la  cuisine,  parce  qu'on  néglige 
presque  partout ,  dans  les  écoles ,  de  descendre 
à  un  enseignement  si  peu  relevé.  Il  est  vrai  que  les 
écoles,  et  celles  qui  les  fréquentent,  sont  quelquefois 
si  pauvres,  que  la  matière  première  manquerait 
pour  leur  apprendre  à  faire  la  cuisine  et  à  coudre  ^ 

nients  à  confier  lies  filles  à  un  instituteur  que  des  garçons  à  une 
institutrice.  L'administration  actuelle  l'a  pensé,  car,  par  un  dé- 
cret du  31  décembre  18.33,  elle  a  modifié  l'application  de  !a  loi 
de  1851  en  permettant  de  confier  à  des  institutrices  la  direc- 
tion des  écoles  publiques  communes  aux  enfants  des  deux  sexes, 
qui ,  d'après  la  moyenne  des  trois  dernières  années,  ne  reçoivent 
pas  annuellement  plus  de  quarante  élèves.  Tout  en  approuvant 
cette  disposition,  il  sera  permis  de  dire  que  la  séparation  des 
sexes  dans  les  écoles  devrait  être  un  pnncipe  absolu,  et  que  la 
justice  et  l'intérêt  de  la  société  sont  d'accord  pour  exiger  la  fon- 
dation d'une  école  spéciale  de  filles  dans  toutes  les  communes  de 
France. 

l.  A  Lennep  (Prusse  rhénane),  il  s'est  formé  une  association 
en  1853  pour  remédier  à  l'insuffisance  de  l'éducation  des  filles 


404      LE  SALUT  PAR  LA  FAMILLE. 

Elles  sont  hors  d'état  de  faire  le  plus  simple  calcul, 
ce  qui  leur  rend  l'économie  impossible,  et  met  étran- 
gement à  l'aise  la  mauvaise  foi  des  petits  fournis- 
seurs. Un  peu  de  lecture  leur  procurerait  un  fond 
de  conversation  pour  retenir  leurs  maris  près 
d'elles,  tandis  que  l'ignorance  les  rend  muettes, 
les  condamne  à  l'impuissance.  Si  leurs  enfants  vont 
aux  écoles,  ils  se  sentent  bien  vite  plus  savants 
qu'elles,  supérieurs  à  elles;  s'ils  n'y  vont  pas,  par 
misère  ou  par  maladie,  qui  suppléera  au  maître  ? 
Est-ce  le  père,  absent  tout  le  jour?  La  nature  a  voulu 
que  la  première  initiation  à  la  vie  intellectuelle  et 
morale  fût  l'ouvrage  des  femmes.  Gomme  ce  sont 
elles  qui  soignent  le  petit  enfant  impuissant  et  qui 
lui  sourient  les  premières,  elles  sont  aussi  les  pre- 
mières qui  éveillent  ses  sentiments;  elles  lui  appren- 
nent à  marcher,  à  bégayer  et  à  penser.  Elles  donnent 
c  cette  éducation  de  peu  de  mots,  mais  de  beaucoup 
d'action,  qui  est  la  plus  profonde  et  la  plus  durable 
de  toutes,  parce  que  c'est  alors  l'ùme  même  qui 
parle  à  l'âme,  qui  y  gouverne  et  y  règne  du  droit 

de  fabrique,  qui  ne  les  prépare  en  aucune  façon  à  tenir  un 
ménage.  Suivant  les  statuts  de  cette  association,  les  jeunes  filles 
quittent  les  fajjriquesà  l'âge  de  dix-neuf  ans,  et  passent  deux  ans, 
comme  servantes,  dans  une  famille;  elles  rentrent  ensuite  dans 
les  fabriques  si  cela  leur  convient.  Cela  ne  peut  se  faire  que 
dans  un  pays  de  moeurs  très-pures;  on  ne  saurait  conseiller  de 
suivre  cet  exemple;  on  le  cite  seulement  pour  montrer  quelles 
regrettables  lacunes  subsistent  dans  l'éducation  populaire  des 
filles. 


L  INSTRUCTION.  405 

divin  de  la  jjonté  '.  »  Le  plus  savant  d'entre  nou.=, 
s'il  faisait  un  recensement  exact  de  toutes  ses  idées 
et  de  tous  ses  sentiments,  reconnaîtrait  que  le  meil- 
leur de  son  cœur  et  de  son  esprit  lui  vient  de  sa 
mère.  Tous  nos  efforts  après  que  nous  l'avons  quit- 
tée, nos  études,  nos  veilles,  nos  expériences,  nos 
voyages,  n'ajoutent  que  bien  peu  à  ces  premiers  élé- 
ments de  vie  intellectuelle  et  morale  que  nous  lui 
devons.  C'est  tout  le  passé  dé  l'esprit  humain  qui 
nous  parle  par  sa  bouche,  tandis  que,  sans  y  penser 
et  sans  le  savoir,  elle  introduit  en  nous  tout  ce  que 
sa  mère  lui  avait  enseigné  à  elle-même,  et  nous  rend 
les  sourires,  les  caresses,  les  sentiments,  les  idées 
qui  ont  bercé  et  élevé  sa  propre  enfance.  Quand, 
plus  tard,  un  homme  a  la  conscience  droite,  le  cœur 
bien  placé,  quand  il  se  sent  en  possession  d'une  vo- 
lonté à  la  fois  résolue  et  tranquille,  c'est  à  sa  mère, 
après  Dieu,  qu'il  le  doit.  Cette  première  éducation, 
qui  fait  l'homme  môme,  est  surtout  nécessaire  à 
l'enfant  du  pauvre,  jeté  si  jeune  au  milieu  des  diffi- 
cultés de  la  vie,  et  qui,  dès  l'âge  dehuit  ou  neuf  ans, 
est  obligé  de  travailler  pour  son  pain,  de  passer  ses 
journées  dans  une  manufacture,  au  milieu  d'étran- 
gers. La  société  sera  quitte  envers  ce  pauvre  enfant, 
que  tant  de  misères  accablent'dès  le  berceau,  si  elle 
lui  rend  sa  mère. 

1.  M.  Darairon,  Sonrenirs  de  vingt  ans  lV enseignement ^   in- 
trod.,  p.  21. 


406  LE  SALUT  PAR  LA  FAMILLES 

La  dernière  statistique  montre  que  l'éducation 
des  filles  fait  depuis  quelques  années  plus  de  pro- 
grès que  celle  des  garçons.  Il  y  a  toujours  plus  de 
garçons  dans  les  écoles,  et  plus  de  filles  illettrées  ; 
mais  la  différence  est  d'année  en  année  moins  con- 
sidérable. Toute  cette  matière  est  si  grave,  que 
nous  ne  craindrons  pas  de  multiplier  les  chiffres. 
C'est  l'avenir  même  du  pays  ;  c'est  l'intérêt  le  plus 
sacré,  le  plus  pressant.  Il  faut  que  tout  le  monde 
sache  où  on  en  est,  pour  que  tout  le  monde  se  rende 
compte  de  ce  qui  reste  à  faire. 

Nous  avons  en  France  63  777  écoles  qui  se  dé- 
composent de  la  façon  suivante  : 

Écoles  publiques  ne  recevant  que  des  garçons.  18  732 

Écoles  libres  ne  recevant  que  des  garçons 3  ^176 

Écoles  publi(]ues,  dirigées  par  un  instituteur,  et 

recevant  des  garçons  et  des  filles 15  697 

Écoles  publiques  recevant  des  garçons    el  des 

ûlles,  dirigées  par  une  institutrice 2  231 

Écoles  publiques  de  filles 11  83G 

Écoles  libres  de  filles 11805 

Total  des  écoles 63  777 

La  première  observation  à  faire  sur  ce  tableau, 
c'est  que  sur  48  496  écoles  publiques,  18  732  sont 
consacrées  aux  garçons,  11  836  aux  filles.  Cette  dis- 
proportion constitue  à  elle  seule  une  injustice  criante. 
17  928  écoles  reçoivent  des  garçons  et  des  hlles  à 
la  fois.  Cette  confusion  des  deux  sexes  dans  la 
même  école  est  contraire  aux  bonnes  mœurs,  et  à 


l'instruction.  407 

la  bonne  éducation  des  filles.  Gela  est  d'autant  plus 
frappant  que  15  698  de  ces  écoles  sont  dirigées  par 
des  hommes.  11  est  vrai  que  dans  beaucoup  de  petites 
communes  il  est  très-difticile  d'entretenir  deux  éco- 
les publiques,  et  qu'il  est  peut-être  plus  difficile 
encore  de  créer  un  bon  personnel  d'institutrices. 
Mais  il  ne  s'agit,  en  définitive,  que  d'une  question 
d'argent;  car  si  les  institutrices  trouvaient,  dans 
l'exercice  de  leur  profession,  du  pain  assuré,  un 
abri  décent,  l'espoir  d'une  retraite,  on  ne  manque- 
rait pas  de  postulantes.  Puisque  nous  faisons  tous 
les  jours  ce  qu'on  appelle  en  finances  des  emprunts, 
nous  ne  ferons,  en  fondant  des  écoles,  que  payer 
nos  dettes  aux  générations  futures.  xN'a-t-on  pas 
reconnu  depuis  longtemps  que  c'est  un  devoir  strict 
de  donner  gratuitement  l'instruction  à  tous  ceux 
qui  ne  peuvent  pas  la  payer?  Si  c'est  un  devoir,  il 
faut  le  remplir.  Disputer  l'argent  à  l'instruction, 
c'est  le  disputer  à  la  morale. 

Il  est  remarquable  que,  tandis  que,  pour  les 
écoles  publiques,  les  écoles  de  garçons  l'emportent 
sur  les  écoles  de  filles,  c'est  tout  le  contraire  pour 
les  écoles  libres.  Il  y  a  11  805  écoles  libres  de  filles, 
et  seulement  3476  écoles  libres  de  garçons.  Est-ce 
une  compensation  en  faveur  des  filles  ?  Pas  du  tout. 
11  y  a  une  foule  de  petits  couvents  qui  tiennent  de 
petites  écoles  insignifiantes ,  qu'on  devrait  plutôt 
qualifier  d'asiles  ou  d'ouvroirs.  En  outre,  on  compte 


408  LE  SALUT  PAR  LA  FAMILLE. 

pour  les  filles  les  écoles  de  tous  les  degrés;  on  ne 
compte  pas  pour  les  garçons  les  écoles  secondaires 
ou  collèges.  Nous  nous  occupons  ici,  non  de  pension- 
nats élégants  et  de  demoiselles  de  bonnes  familles, 
mais  des  filles  du  peuple.  Or,  si  on  regarde  le  nombre 
d'élèves  qui  reçoivent  gratuitement  l'éducation  dans 
les  écoles  publiques,  on  trouve  776  934  garçons  et 
670  922  filles'.  Cette  différence  de  plus  de  cent 
mille  tient  à  ce  que  beaucoup  de  parents  pauvres, 
regardant  l'instruction  comme  moins  nécessaire  à 
une  fille  qu'à  un  garçon,  négligent  de  réclamer  pour 
leurs  filles  le  bénéfice  de  l'école  gratuite'. 

Cette  statistique  serait  incomplète ,  si  nous  ne 
donnions  pas  le  chiffre  comparé  des  écoles  laïques 
et  des  écoles  ecclésiastiques,  et  cette  comparaison 
est  d'autant  plus  importante  qu'ici  encore  les  filles 
sont  traitées  tout  autrement  que  les  garçons. 
Le  nombre  des  instituteurs  laïques,  publics  et 
libres,  est  de  36  830  contre  3306  frères;  tandis  qu'il 
y  a  13  088  institutrices  laïques,  et  10  553  sœurs 
chargées  de  la  direction  d'une  école  ^ 


1 .  Savoir  :  582  689  filles  dans  les  écoles  de  filles,  et  88  233  filles 
dans  les  écoles  mixtes. 

2.  La  statistique  des  mariages  pour  1833  donne  pour  les 
hommes  illettrés  ,  33  ,70  pour  100 ,  un  peu  plus  du  tiers ,  et  pour 
les  filles  54,75,  plus  de  la  moitié.  —  Statistique  de  la  France, 
t.  I,  p.  22G. 

3.  Sur  ce  nombre,  0364  exercent  en  vertu  de  lettres  d'obé- 
dience; 1189  seulement  sont  pourvues  de  brevets. 


L'INSTRUCTION.  409 

Les  écoles  de  frères  sont  presque  partout  des 
écoles  importantes,  parce  qu'ils  sont  obligés  par 
leur  règle  d'être  au  moins  deux  dans  chaque  école, 
et  que  les  petites  communes  ne  peuvent  ni  payer 
et  loger  deux  instituteurs,  ni  prendre  des  institu- 
teurs qui  excluent  nécessairement  les  filles.  Malgré 
cela,  on  comprendra  sans  peine  que  3306  écoles  de 
frères  aient  une  population  inférieure  de  plus  de 
moitié  à  celle  de  10  553  écoles  de  sœurs.  Sur  1  342  564 
enfants  qui  sont  élevés  annuellement  en  France  par 
les  corporations  religieuses,  il  n'y  a  pas  moins  de 
925  078  filles.  Cela  fait  en  faveur  des  tilles  une  dif- 
férence de  507  592;  soit  un  demi-million.  Il  y  a 
donc  à  ce  point  de  vue  un  écart  considérable  entre 
l'éducation  reçue  par  les  garçons  et  l'éducation  re- 
çue par  les  filles;  et  il  est  impossible,  à  quelque 
point  de  vue  qu'on  se  place,  de  ne  pas  sentir  l'im- 
portance de  ce  fait  sur  l'organisation  de  notre  so- 
ciété*. 


l.Les  écoles  laïques  contiennent 1518  710  garçons 

et 336  093  fille"s. 

En  tout 2  410  517  enfants 

élevés  par  des  instituteurs  laïques. 

Les  écoles  de  frères  contiennent ,      417  486  garçons 

et  les  écoles  de  sœurs 925  078  filles 

En  tout 1  342  504  enfants 

élevés  par  des  corporations  religieuses. 

Différence  en  faveur  des  laïques  1  067  953. 
En  réunissant  tous  les  enfants  qui  suivent  les  écoles  publi- 


410  LE  SALUT  PAR  LA  FAMILLE. 

En  somme,  les  enfants,  garçons  et  filles,  qui  re- 
çoivent en  France  l'instruction  primaire  forment 
un  total  de  3  753  081  enfants*. 

On  évalue  de  la  façon  suivante  le  nombre  des  en- 
fants qui  ne  reçoivent  aucune  instruction  : 

Garçons 425  475 

Filles 454  136 


Différence  en  faveur  des  garçons 28  661 

Nombre  tolal  des  enfans  qui  ne  reçoivent 
aucune  éducation 879  61 1 

Le  nombre  total  des  enfants  étant  de  4  632  692, 
on  peut  dire  qu'il  y  a  presque  1  enfant  sur  5,  qui  ne 
fréquente  pas  l'école  ^ 

ques   et  privées,    laïques  et  religieuses,  on  trouve  un   total 

de 1  93G  196  garçons 

et 1  816  885  filles. 

La  différence  en  faveur  des  garçons  n'est  plus  que  de  119  311. 

L  En  Prusse,  sur  une  jopulation  de  17  190  575  habitants  en 
1855,  les  écoles  comptaient  2  758  472  élèves. 

2.  Comme  terme  de  comparaison ,  voici  quelle  était  la  situation 

de  la  Belgique  le  31  décembre  1856  : 

Nunibie 
d'eofaots. 

Garçons 353  953 

Filles .345  778 


Nombre  d'en  fan  is 

Sans 

à  l'école. 

in>truclion. 

262  695 

91258 

248  401 

97  377 

Total 689  731     TotaL51109G   Total.  188  635 

Dans  la  levée  de  1857,  sur  un  total  de   40  67  5  miliciens,  on 
comptait  : 

Complètement  illellrés 14  026 

Sachant  lire 4 1 95 

Lire  et  écrire 8  825 

Ayant  une  instruction  plus  étendue 13  168 

Sans  renseignements 162 


L'INSTRUCTION.  411 

Cette  conclusion  est  désolante;  elle  est  humi- 
liante. On  voudrait  pouvoir  y  échapper.  L'huma- 
nité, le  sentiment  national  se  révoltent.  Mais  il  n'y 
a  pas  moyen  de  nier  les  faits;  on  ne  peut  que  son- 
ger à  améliorer  l'avenir. 

Quelques  personnes  cherchent  un  motif  de  con- 
solation dans  cette  pensée,  que  l'instruction  pri- 
maire n'a  cessé  de  faire  des  progrès  depuis  1833. 
Elles  espèrent  que,  ces  progrès  continuant  dans  la 
même  proportion  ,  un  jour  viendra  oii  tous  les 
enfants  apprendront  à  lire.  Mais  c'est  une  illusion; 
la  société  n'est  pas  composée  d'éléments  homogènes. 
Ceux  qui  possèdent  quelque  instruction  ou  qui, 
sans  être  lettrés,  ont  vu  de  près  les  avantages  de 
l'éducation,  désirent  tout  naturellement  arracher 
leurs  enfants  à  l'ignorance.  En  est-il  ainsi  des 
autres  ?  Comprennent-ils  ce  qui  leur  manque  ? 
Beaucoup  d'entre  eux  haïssent  toute  supériorité 
intellectuelle,  comme  dans  la  société  antique  l'es- 
clave maudissait  son  maître.  Ils  croient  bien  faire 
en  retenant  leurs  enfants  dans  leur  condition. 
L'école,  même  gratuite,  est  pour  eux  une  dépense, 
parce  que  l'écolier  ne  gagne  rien.  Les  riches  ont 
peine  à  se  persuader  qu'un  enfant  de  huit  ans  puisse 
être  une  ressource  pour  sa  famille;  il  faut  avoir  le 
cœur  fait  d'une  certaine  manière  pour  comprendre 
l'extrême  pauvreté  sans  l'avoir  subie.  Quand  même 
le  pauvre  se  priverait  du  chétif  salaire  de  l'enfant, 


412  LE  SALUT  PAR  LA   FAMILLE. 

ne  faut-il  pas  que  l'écolier  soit  nourri  et  vêtu  ? 
Comme  il  y  a  en  Irlande  des  ouvriers  qui  ne  peuvent 
pas  aller  à  l'office  le  dimanche,  faute  d'un  vêtement, 
il  y  a  en  France  de  pauvres  enfants  qui,  pour  la 
même  raison,  ne  peuvent  pas  entrer  à  l'école.  Plus 
d'une  maîtresse  de  salle  d'asile  garde  cote  à  côte  , 
pendant  toute  la  journée  ,  des  enfants  qui  ont  bien 
dîné  et  des  enfants  qui  meurent  de  faim  sous  leurs 
yeux,  tout  en  remuant,  à  leur  signal,  leurs  bras  et 
leurs  jambes,  jusqu'à  ce  que  la  force  abandonne 
leur  pauvre  petit  corps  épuisé.  Il  ne  faut  pas  appli- 
quer la  même  règle  à  ces  meurt-de-faim  et  au  reste 
des  hommes.  Une  école  ne  peut  être  vraiment  gra- 
tuite pour  eux,  qu'à  condition  de  les  nourrir. 

Il  y  a  donc  en  France  879  611  enfants  qui  n'ap- 
prennent rien;  et  ce  chiffre,  si  on  ne  prend  pas  des 
mesures  énergiques,  menace  de  ne  pas  diminuer. 
Mais  ces  8  à  900  000  ilotes,  sont-ils  les  seuls  igno- 
rants ?  Compterons-nous  parmi  ceux  qui  savent  lire 
et  écrire  tous  ceux  qui  ont  fréquenté  Fécole?  D'abord 
la  statistique  nous  apprend  qu'il  y  a,  dans  les  écoles 
de  garçons  19  650  bonnes  écoles,  16  867  passables, 
3  619  mauvaises;  dans  les  écoles  de  filles,  12  253 
bonnes  écoles,  9  943  passables,  1445  mauvaises. 
Ainsi  plus  de  la  moitié  de  nos  écoles  ne  méritent 
pas  d'être  comptées  pour  bonnes  ;  5  064  sont  déci- 
dément mauvaises.  Même  dans  les  bonnes  écoles, 
est-ce  que  tous  les  élèves  sont  assidus?  Sur  les  3  ou 


l'instruction.  413 

4  millions  d'écoliers  recensés,  combien  y  en  a-t-il 
qui  ne  viennent  à  l'école  que  pendant  deux  ou  trois 
mois  d'hiver,  qui  en  sortent  pour  le  pâturage,  les 
foins,  la  moisson,  avant  de  savoir  épeler,  et  revien- 
nent l'année  suivante  tout  aussi  ignorants  que  s'ils 
n'avaient  jamais  ouvert  un  livre  ?  Le  ministre  lui- 
même  déclare  qu'ils  n'appartiennent  aux  écoles  que 
sur  le  papier,  «  qu'après  une  fréquentation  pure- 
ment nominale  des  classes,  ils  sont  à  peu  près  com- 
plètement dépourvus  de  toute  éducation  intellec- 
tuelle'.»  Ainsi  s'explique  en  partie  ce  phénomène 
bizarre,  que  le  nombre  des  écoliers  augmente ,  et 
que  le  nombre  de  conscrits  lettrés  n'augmsnte  pas'. 
C'est  que  beaucoup  d'enfants  n'apprennent  rien  dans 
les  écoles,  ou  apprennent  d'une  façon  tellement 
superficielle,  qu'un  ou  deux  mois  après  avoir  quitté 
les  bancs,  ils  ne  savent  plus  rien.  La  lecture  est 
pour  eux  comme  ces  langues  mortes  que  les  enfanis 
de  la  bourgeoisie  apprennent  fort  mal  dans  nos  col- 
lèges, qu'ils  n'ont  aucune  occasion  de  parler,  et 
qu'ils  oublient  très-complètement  au  bout  d'une  an- 
née. Lejeune  paysan  qui  a  lu  machinalement  quelque 
méchant  livre  de  classe,  rentré  dans  la  ferme,  n'y 
trouve  pas  même  un  livre  de  messe.  Il  dit  son  cha- 
pelet à  l'église ,  chante  à  tue-tête  en  gardant  les 

t.  Circulaire  ministérielle  du  -31  octobre  1854. 
2.  De  1840  à  1853  le  nombre  des  conscrits  sachant  lire  et  écrire 
a  été  à  peu  près  stationnaire. 


414  LE  SALUT  PAR  LA  FAMILLE. 

vaches,  et  ne  comprend  guère  pourquoi  on  lui  a 
fait  passer  un  an  ou  deux  à  s'ennuyer  chez  le  maître. 
La  conséquence  de  tout  cela,  c'est  que  malgré  les 
efforts  très-honorables  que  l'on  a  faits  depuis  quel- 
que temps,  il  reste  encore  immensément  à  faire. 
A  Paris  même,  où  presque  toutes  les  écoles  sont 
excellentes,  elles  sont  insuffisantes.  Il  n'y  a  pas 
une  mairie  où  l'on  ne  refuse  chaque  année  50  en- 
fants faute  de  place  dans  les  écoles  et  dans  les 
asiles*.  En  province,  les  écoles  publiques  de  filles 

1.  Dans  une  seule  des  mairies  de  Paris,  au  mois  de  no- 
vembre 1861,  le  nombre  des  postulants  pour  une  [lace  dans 
l'école  communale  est  de  50,  et  pour  une  place  dans  la  salle 
d'asile,  de  150;  total  :  200  enfants  privées  des  ressources  de  l'in- 
struction gratuite,  et  en  instance  pour  les  obtenir  dans  un  seul 
des  vingt  arrondissements  de  Paris. 

Le  nombre  des  écoles  est  pourtant  très-considérable  à  Paris. 
En  voici  le  tableau  : 

93  écoles  communales  de  garçons  contenant  31  021  élèves, 
et  97  écoles  communales  de  fiiles,  contenant  28  928  élèves. 
Soit  190  écoles  et  59949  élèves. 

Il  faut  ajouter,  pour  les  garçons,  304  écoles  libres,  conte- 
n?nt  30  344  élèves;  et,  pour  les  filles,  647  écoles,  contenant 
39  516  élèves. 

Si  l'on  veut  décomposer  ces  chiffres  pour  connaître  la  part 
qui  revient  aux  écoles  laïques  et  aux  écoles  ecclésiastiqaes ,  on 
trouvera  pour  les  écoles  laïques  : 

Écoles  communales  de  garçons.     55,  nombre  des  élèves  17  155 
Écoles  libres  de  garçons 274,        —  —       21784 

Soit 329,         —  —       38939 

Écoles  communales  de  filles. . .     48  —  —       11678 

Écoles  libres 582  —  —       32  109 

Soit 630  —  —       43  787 


L'INSTRUCTION.  415 

manquent  presque  partout.  Près  de  900  000  enfants 
ne  réclament  pas  le  bénéfice  de  l'instruction'. 
Parmi  les  autres ,  un  grand  tiers  ne  va  aux  écoles 
que  par  hasard  ou  par  contrainte  ,  n'y  apprend 
rien.  Ceux  mêmes  qui  savent  lire  et  écrire,  une 
fois  sortis  de  l'école,  faute  d'occasions  ,  oublient  ce 
qu'ils  savent ,  n'en  tirent  pas  profit.  Osons  le  dire  : 
on  n'a  rien  fait  pour  l'instruction  du  peuple  en  fon- 

C'est-à-dire  pour  l'enseignement  laïque  959  écoles  et  82  "26  élèves. 

Et,  pour  l'enseignement  ecclésiastique  : 
Écoles  communales  de  garçons.     38,    nombre  des  élèves  13  866 
Écoles  libres .30  —  —        8  :>6a 

Suit 68  —  —      52  426 

Écoles  communales  de  filles 49  —  —      172G0 

Écoles  libres 65  —  —        7  407 

Soit 114  —  ~      24667 

Ce  qui  donne,  pour  l'enseignement  ecclésiastique  ,182  écoles 
et  47  093  élèves. 

1.  La  Société  industrielle  de  Mulhouse,  justement  fière  d'avoir 
provoqué  la  loi  du  12  mars  1841  sur  le  travail  des  enfants  dans 
les  manufactures,  a  demandé  au  sénat ,  par  une  pétition  en  date 
du  20  février  1861 ,  de  rendre  Tinslruction  primaire  obligatoire. 
Nous  lisons  dans  le  rapport  fait  à  la  Société  par  M.  Bader,  direc- 
teur de  l'école  professionnelle  de  Mulhouse,  les  paroles  sui- 
vantes :  «  La  Société  industrielle  est  bien  placée  pour  constater 
combien  il  rette  à  faire  encore  pour  que  la  lumière  de  l'instruc- 
tion pénètre  réellement  toutes  les  couches  de  la  population.  Il 
n'est  pour  ainsi  dire  aucun  de  ses  membres  qui  n'ait  eu  l'occa- 
sion de  s'assurer  que  le  plus  grand  nombre  des  enfants  qui ,  des 
campagnes,  affluent  vers  lés  centres  manufacturiers  pour  de- 
mander de  l'ouvrage ,  sont  dépourvus  des  connaissances  les  plus 
élémentaires.  » 


416       LE  SALUT  PAR  LA  FAMILLE. 

dant  des  écoles  primaires,  tant  qu'on  n'y  joint  pas 
des  écoles  d'adultes  et  des  bibliothèques  facilement 
accessibles. 

Mais,  dès  qu'on  entre  dans  cet  ordre  d'idées,  on 
voit  qu'il  y  a  tout  un  monde  à  remuer.  Les  écoles 
d'adultes  n'existent  que  dans  quelques  grands 
centres,  les  bibliothèques  nulle  part.  Le  gouverne- 
ment et  les  administrations  locales  ont  déjà  beau- 
coup à  faire  pour  les  écoles  proprement  dites  ;  le 
zèle  ne  suffit  pas  pour  cette  grande  tâche  ;  il  y  faut 
de  l'enthousiasme.  Quand  il  se  rencontre,  dans  une 
ville,  un  homme  pénétré  de  l'amour  du  bien  public, 
on  ne  tarde  pas  à  voir  naître  les  prodiges.  Tels  ont 
été  les  Dufour  et  les  Souplet  à  Saint-Quentin;  le  re- 
grettable M.  Schwarz,  à  Mulhouse.  On  voudrait  pou- 
voir connaître  les  noms  de  tous  ceux  qui  ont  vo- 
lontairement donné  leur  temps  et  leur  talent  à 
l'enseignement  du  peuple,  et  les  inscrire  dans  une 
sorte  de  livre  d'or.  Quelques  sociétés  ont  été  fon- 
dées :  la  Société  d'encouragement  pour  l'instruction 
mutuelle  à  Nantes,  la  société  d'encouragement  des 
écoles  mutuelles  à  Angers,  la  Société  d'encourage- 
ment pour  l'instruction  primaire  à  Metz.  Lyon  a 
deux  sociétés,  la  Société  d'éducation  et  la  Société 
d'instruction  primaire   du  Rhône'.  Nous  avons  à 

L  La  Société  d'instruction  primaire  du  Rhône  a  ouvert  à 
Lyon,  en  1868,  un  cours  de  Lingue  anglaise  pour  les  femmes. 
Les  femmes  ont  aussi  à  Lyon  un  cours  de  comptabilité  commer- 


l'instruction.  417 

Paris  laSociétépourrinstruction  élémentaire,  fondée 
en  1815',  et  la  Société  pour  l'encouragement  de 
l'instruction  primaire  parmi  les  protestants  -.  La 
Société  des  instituteurs  et  institutrices  de  la  Seine 
n'est  qu'une  caisse  de  secours  mutuels;  mais  elle 
rend  des  services  à  l'instruction  puisqu'elle  amé- 
liore le  sort  des  instituteurs  \  11  existe  en  outre  à 
Paris  deux  associations  qu'on  ne  sait  commentlouer, 
tant  elles  font  de  bien  et  tant  elles  sont  méritoires. 
C'est  d'ailleurs  une  chose  rare  et  inappréciaijle  en 
France,  qu'une  association  libre  dans  un  but  dés- 
intéressé et  utile.  L'une,  l'Association  polytechnique, 
remonte  à  1830.  Elle  a  trois  sièges  dans  Paris  :  à 
l'école  centrale,  à  l'école  communale  delarueJea«- 
Lantier  et  à  l'école  de  médecine.  L'autre,  l'Associa- 
tion philotechnique,  est  un  démembrement  de  la 
première,  et  ne  date  que  de  1848  ;  elle  fait  des  cours 
chaque  soir  dans  le  local  de  l'école  Turgot,  dans 
celui  de  l'école  de  la  rue  Sainte-Ellisabeth,  à  l'école 

ciale  et  un  cours  de  dessin  pour  celles  qui  se  destinent  au  dessin 
de  bioderie,  à  la  lilhographie,  à  la  peinture  des  bijoux.  Signa- 
lons aussi,  dans  la  même  ville,  l'école  de  La  Martinière,  école 
professionnelle  pour  les  garçons,  fondée  il  y  a  soixante  ans  par 
Claude  Marti  I,  général-raajor  au  sarvice  de  la  compagnie  an- 
glaise des  Grandes-Indes.  Nous  avons  en  France  si  peu  à'e'coles 
fondées,  et  celle-là  donne  de  si  grands  et  si  utiles  résultats ,  qu'on 
ne  saurait  trop  recommander  de  pareils  exemples. 
L  Quai  Malaquais,  3. 

2.  Rue  des  Bourdonnais,  17. 

3.  Rue  Sainl-Denis,  307. 


418  LE  SALUT  PAR  LA  FAMILLE. 

(le  pharmacie,  rue  de  l'Arbalète,  et  à  la  Sorbonne, 
rue  des  Poirées,  n°  1 .  Ces  deux  associations  ont  du 
reste  le  même  but  et  le  même  succès.  Leur  enseigne- 
ment comprend  le  français,  l'anglais,  l'allemand, 
l'arithmétique,  l'algèbre,  la  géométrie,  la  trigono- 
métrie et  les  courbes  usuelles,  la  mécanique, 
la  physique,  la  chimie,  l'hygiène  et  la  médecine 
usuelle  (tous  ces  cours  sont  divisés  en  deux  an- 
nées), la  géographie  commerciale  et  industrielle, 
la  comptabilité,  la  législation  usuelle,  le  dessin 
linéaire  et  le  lavis,  le  dessin  de  la  bosse,  de  la 
figure  et  de  l'ornement,  el  enfin  le  chant  par  la  mé- 
thode Wilhem.  La  ville  et  le  gouvernement  suppor- 
tejat  tous  les  frais  d'éclairage,  d'affiches,  etc.  ;  quant 
aux  fonctions  des  professeurs,  elles  sont  absolument 
gratuites.  Ce  sont  des  charges  on  ne  peut  plus  fati- 
gantes, car  chaque  soir  les  amphifiiéâtres  débor- 
dent; mais  comment  sentir  sa  fatigue  quand  on  a  la 
conscience  de  faire  le  bien?  Le  ministre  de  l'instruc- 
tion publique  vient  en  personne,  chaque  année,  dis- 
tribuer des  livres,  des  médailles  et  des  livrets  de  la 
caisse  d'épargne  aux  élèves  des  deux  associations; 
la  distribution  se  fait  dans  la  vaste  enceinte  du  Cir- 
que, où  se  pressent  six  mille  spectateurs. 

Outre  les  cours  de  l'Association  polytechnique  et 
de  l'Association  philote:hnique,  les  ouvriers  ont  en- 
core à  Paris  des  cours  spéciaux  de  dessin.  Il  y  a 
d'abord  celui  delà  rue  de  l'École-de-Médecine,  qui 


L'INSTRUCTION.  419 

est  ancien  et  excellent;  on  y  enseigne  le  dessin  et 
les  sciences  accessoires,  le  jour,  à  des  jeunes  gens 
qui  se  destinent  à  l'école  des  beaux-arts,  et  le  soir 
aux  adultes.  C'est  là  qu'on  a  fondé  en  1859  un  cours 
de  gravure  sur  bois,  déjà  en  pleine  prospérité.  Cinq 
autres  cours  de  dessin  sont  ouverts  gratuitement 
tous  les  soirs;  les  ciseleurs,  les  graveurs  sur  métaux, 
les  bijoutiers,  les  dessinateurs  pour  étoffes,  les  or- 
nemanistes y  affluent.  Les  deux  plus  remarquables 
son'  peut-être  ceux  de  M.  Lequien  père,  rue  Ménil- 
montant,  et  de  M.  Justin  Lequien,  rue  de  Chabrol. 
Les  cours  du  Conservatoire  doivent  être  cités  en 
dernier  lieu,  à  la  place  d'honneur;  c'est  la  Sorbonne 
de  l'ouvrier.  Le  Conservatoire  est,  sans  contredit, 
un  des  plus  beaux  et  des  plus  utiles  établissements 
de  la  capitale.  C'est  à  la  fois  un  musée  industriel  de 
premier  ordre,  une  excellente  bibliothèque,  et  une 
académie  où  les  hommes  les  plus  éminents  viennent 
faire  chaque  soir  des  leçons  que  les  ouvriers  peu- 
vent suivre  et  où  les  savants  profitent.  L'auditoire 
de  tous  ces  cours  est  plus  intéressant,  pour  le  pa- 
triote et  pour  le  philosophe,  que  les  sciences  mêmes 
qui  s'y  enseignent'.  Qui  ne  se  sentirait  ému  en 
voyant  ces  jeunes  hommes  que  le  travail  manuel  a 

1.  En  1855,  le  nombre  des  leçons  au  Conservatoire  était  de 
493,  et  le  nombre  moyen  des  auditeurs  à  chaque  leçon,  de  314. 
En  1860,  le  nombre  des  leçons  s'est  élevé  à  604,  et  le  nombre 
des  auditeurs  est  tombé  à  256. 


420  LE  SALUT  PAR  LA  FAMILLE. 

absorbés  dès  leur  enfance,  qui  mènent  la  dure  vie 
de  l'atelier,  et  qui  le  soir,  après  une  journée  de  fa- 
tigue, viennent  s'asseoir  sur  ces  bancs,  et  demander 
à  la  science  le  plus  noble  des  plaisirs,  et  le  plus  sûr 
moyen  d'améliorer  leur  condition? 

Enfin,  dans  cette  rapide  revue  des  efforts  tentés 
à  Paris  pour  éclairer  les  masses,  on  ne  nous  par- 
donnerait pas  d'oublier  l'Orphéon.  La  ville  envoie 
dans  toutes  les  écoles  communales  un  répétiteur 
de  chanta  Elle  a  des  inspecteurs  et  des  directeurs 
de  l'Orphéon,  qui  sont  des  compositeurs  de  pre- 
mier mérite.  A  certains  jours,  tous  ces  musiciens, 
enfants  et  adultes ,  viennent  de  leurs  écoles  ou 
de  leurs  ateliers,  se  grouper  dans  un  vaste  amphi- 
théâtre, sous  le  bâton  du  chef  d'orchestre;  et  alors 
les  dilettanti,  les  habitués  des  Italiens  et  de  la 
Société  des  concerts  entendent  des  chœurs  chantés 
par  des  milliers  de  voix,  qui  remplissent  l'àme  d'un 
mâle  enthousiasme.  Et  ce  n'est  pas  seulement  cette 
harmonie  qui  les  enchante;  c'est  le  peuple  initié  aux 

L  Celle  mesure  devrait  être  généralisée.  «  De  l'autre  côté 
(lu  Rhin,  dit  M.  Rendu  dans  son  écrit  sur  l'Éducation  dans  l'Al- 
lemagne du  Nord,  p.  34-3,  pas  une  école  de  village  où  les  élèves 
n'apprennent  à  lire  l'écriture  musicale,  comme  ils  apprennent  à 
épeler  l'écriture  ordinaire;  pas  une  école  où  le  maître  ne  soit  en 
état  de  soutenir  par  uff  accompagnement  de  piano  ou  d'orgue,  le 
morceau  à  l'exécution  duquel  prennent  part  tous  les  élèves  sans 
exception.  »  M.  Rendu  ajoute  que  l'enseignement  de  la  musique 
est  très-florissant  dans  les  écoles  normales  de  Strasbourg  et  de 
Colmar. 


L'INSTRUCTION.  421 

grandes  jouissances  de  l'art,  le  peuple  émancipé 
deux  fois,  par  la  musique  et  par  la  science. 

On  abeaucoup  fait  àParis  pour  favoriser  la  bonne 
volonté  de  ces  vaillants  esprits  qui,  au  lieu  de  se 
plaindre  éternellement  de  leur  sort,  sans  dignité  et 
sans  justice,  entreprennent  de  le  changer,  ou  tout 
au  moins  de  l'améliorer,  en  acquérant  de  l'instruc- 
tion. Il  y  a  dans  la  rue  du  Vert-Bois  une  école  qui 
porte  le  glorieux  nom  de  Turgot,  et  qui  prépare  les 
enfants  d'ouvriers  aux  diverses  carrières  indus- 
trielles'. Cette  école  est  dirigée  avec  autant  de  zèle 
que  de  talent  par  M.  Marguerin.  Le  cours  normal  y 
dure  trois  ans;  elle  met  les  élèves  en  état  d'entrer 
aux  écoles  d'arts  et  métiers  de  Châlons,  Angers  et 
Aix,  à  l'école  centrale,  à  l'école  des  beaux-arts.  S'ils 
S3  consacrent  immédiatement  à  l'industrie  ou  au 
commerce,  leur  aptitude  ne  tarde  pas  à  leur  créer 
de  bonnes  positions.  Il  est  vrai  que  l'école,  dont  le 
prix  est  assez  élevé  (15  francs  par  mois),  n'est  ac- 
cessible qu'aux  enfants  d'ouvriers  aisés  ;  mais  la 
ville  de  Paris,  qui  l'a  fondée  et  qui  l'entretient,  y  a 
institué  cent  boursiers.  Toutes  ces  bourses  se  don- 
nent au  concours,  et  sont  un  puissant  encourage- 
ment pour  les  élèves  des  écoles  primaires. 

1.  Oa  a  créé  l'écemment,  passage  Saint-Pierre,  une  école  ana- 
logue pour  les  jeunes  filles,  qui  est  encore  à  ses  débuts,  el  qui 
ne  peut  manquer  de  rendre  les  plus  grands  services.  L'école  du 
passage  Saint-Pierre  ne  reçoit  pas  d'exlernes. 


422  LE  SALUT  PAR  LA  FAMILLE. 

Le  Conservatoire  des  arts  et  métiers  a  aussi  ce 
qu'il  appelle  sa  petite  école,  où  l'on  enseigne  le 
dessin,  la  géométrie  appliquée,  quelques-unes  des 
matières  du  programme  de  l'école  Turgot.  Les 
classes  d'adultes,  spécialement  fréquentées  par  des 
ouvriers  et  des  employés  du  petit  commerce,  sont 
au  nombre  de  trente  environ.  Elles  sont  établies  dans 
les  écoles  primaires,  et  dirigées  presque  toujours  par 
l'instituteur  ^EUes  s'ouvrent  tous  les  soirs  une  heure 
après  la  sortie  des  ateliers.  On  voit  là  des  hommes 
faits,  en  grand  nombre,  qui  apprennent  à  épeler,  et 
se  montrent  plus  fiers  de  leur  résolution  qu'humiliés 
de  leur  ignorance.  D'autres  possèdent  déjà  tous  les 
éléments  d'une  bonne  instruction  et  ne  viennent 
que  pour  s'entreteniret  se  fortifier.  Toutrécemment 
des  professeurs  de  dessin  ont  été  adjoints  à  l'insti- 
tuteur; ce  n'est  qu'un  commencement,  mais  qui 
pourra  avoir  d'heureuses  conséquences  dans  une 
ville  comme  Paris,  où  fourmillent  les  industries  de 
luxe,  et  où  la  plupart  des  ouvriers  sont  nés   ar- 


1.  Il  y  avait,  en  1859,  13  écoles  publiques  d'adultes,  dirigées 
par  des  laïques,  comptant  19ô8  élèves;  9  écoles  publiques  diri- 
gées par  des  congréganistis,  et  comptant  2051  élèves;  4  écoles 
libres  laïques,  comptant  1780  élèves;  3  congréganistes  avec 
220  élèves  seulement  ;  7  classes  d'apprentis  existant  séparément 
réunissaient  1175  élèves;  4  autres  classes,  annexées  à  des  classes 
d'adultes,  en  avaient  444.  Cela  fait  en  tout  pour  les  adultes, 
29  écoles  et  6009  élèves;  pour  les  apprentis,  11  écoles  et  1617 
élîves. 


L'INSTRUCTION.  423 

» 

listes.  Il  y  a  aussi  des  classes  d'adultes  pour  les 
femmes'. 

Faut-il  avouer,  après  celte  énumération  de  nos 
richesses,  que  ce  n'est  là  qu'un  début?  On  se  sent 
pour  ainsi  dire  le  cœur  réchauffé  quand  on  a  par- 
couru pendant  un  mois  toutes  ces  écoles  du  soir  ; 
quand  on  a  vu,  ici  de  jeunes  ouvriers  étudiant  les 
éléments  du  dessin  et  de  l'architecture,  là  des  hom- 
mes en  cheveux  gris  traçant  d'une  main  mal  assurée 
les  premières  lettres  de  l'alphabet,  ailleurs  un  au- 
ditoire en  blouse  écoutant  avec  avidité  une  grave 
dissertation  sur  la  législation  ou  sur  une  théorie 
scientifique  d'un  ordre  élevé.  Ces  amphithéâtres 
remplis  à  déborder  font  illusion  un  moment;  mais 
en  y  réfléchissant,  qu'est-ce  que  cela  devant  l'im- 
mense population  des  ateliers?  Quelles  foules  res- 
tent encore  pour  les  bals,  pour  les  cabarets,  pour 
les  théâtres?  Combien  de  villes  manufacturières 
n'ont  pas  même  essayé  de  suivre  le  généreux  exem- 
ple de  la  capitale  ?  Combien  d'autres  se  sont  arrê- 
tées trop  promptement  après  un  premier  essai  in- 
fructueux? Ce  n'est  rien  de  fonder  des  cours,  il 
faut  conquérir  les  premiers  auditeurs.  On  se  dé- 


1.  9  écoles  publiques  laïques  avec  477  élèves,  et  1  école  libre 
congréganisle  avec  120  élèves.  —  La  ville  de  Paris  paye  annuel- 
lement aux  instituteurs  10  francs  par  élève;  elle  donne  aux  in- 
stitutrices une  indemnité  fixe  de  400  fr. -,  elle  ne  fera  jamais  un 
meilleur  usage  de  ses  ressources. 


424  LE  SALUÏ   PAR  LA   FAMILLE. 

courage  vite,  parce  qu'on  ue  réfléchit  pas  que  la 
science  est  pour  les  ouvriers  un  monde  nouveau  et 
mystérieux,  dont  les  uns  ne  connaissent  pas  les 
beautés  et  que  les  autres  désespèrent  de  pouvoir 
jamais  atteindre.  Il  est  dans  notre  caractère  natio- 
nal de  savoir  lutter  contre  tous  les  obstacles,  excepté 
contre  la  solitude.  Si  les  professeurs  avaient  autant 
de  persévérance  et  de  sang-froid  qu'ils  ont  d'entrain 
et  de  dévouement,  ils  verraient  les  ouvrier  s  se  déci- 
der peu  à  peu.  La  curiosité  les  amènerait  d'abord, 
et  ils  ne  tarderaient  pas  à  comprendre  de  quel  im- 
mense intérêt  est  pour  eux  la  possession  d'une  in- 
struction solide.  On  ose  dire  que  s'il  n'y  a  pas  de 
classe  plus  ignorante  que  celle  des  ouvriers  pris  en 
masse,  il  n'y  en  a  pas  à  laquelle  l'ignorance  pèse 
davantage,  et  qui  soit  plus  empressée  de  lui  échap- 
per dès  qu'elle  en  aperçoit  la  possibilité.  On  se  dé- 
fie trop  de  leur  apathie,  dont  on  ne  prend  pas  la 
peine  de  chercher  la  cause  réelle.  A  la  suite  d"un 
accident  arrivé  dans  un  atelier  de  Lille  par  l'inex- 
périence d'un  chautlèur,  on  a  fondé  par  souscrip- 
tion, il  y  a  quelques  années,  un  cours  de  physique 
appliquée.  La  plupart  des  souscripteurs,  en  donnant 
leur  argent  par  bienséance,  prophétisaient  que  le 
cours  serait  désert  ;  la  salle  ne  suffît  plus  pour  con- 
tenir les  auditeurs.  Les  fondateurs  ont  eu  l'idée  de 
délivrer  des  brevets  de  mécanicien  ;  c'est  à  qui  se 
présentera  pour  en  obtenir.  Bientôt  les  fabricants 


l'instruction.  425 

n'accepteront  plus  un  chaufleur  s'il  n'est  breveté. 
Partout  où  on  a  fait  appel  à  l'intelligence  des  ou- 
vriers, ils  ont  répondu. 

Il  ne  serait  pas  moins  opportun  de  développer  en 
eux  le  goût  de  la  lecture  en  leur  prêtant  de  bons  li- 
vres. Il  n'y  a  de  progrès  sérieux  et  durable  de  l'in- 
struction primaire  qu'à  cette  condition.  L'Angle- 
terre, qui,  en  très-peu  d'années,  grâce  à  un  budget 
spécial  de  27  millions'  et  aux  efforts  énergiques  de 
la  bienfaisance  privée,  a  réalisé  des  progrès  im- 
menses ^,  nous  est  surtout  supérieure  par  la  publi- 
cation des  livres  spéciaux  et  la  fondation  des  bi- 
bliothèques circulantes.  Des  associations  locales  se 
chargent  de  fournir  aux  ouvriers,  moyennant  un 
prix  d'abonnement  très-peu  élevé,  des  livres  amu- 

1,  20  923  000  fr.,  plus  6  236  700  pour  l'Irlande;  soit  27  159  700. 

2.  En  1850  ,  dans  la  chambre  des  comnaunes  (séance  du  26  fé- 
vrier 1850),  M.  Fox  a  soutenu  que  l'Angleterre  est  un  des  pays 
de  l'Europe  où  l'instruction  est  le  moins  répandue.  Voyez  aussi 
dans  le  même  sens,  M.  Eug.  Rendu,  De  Vinstructioti  primaire 
à  Londres  dans  ses  rapports  avec  l'état  social,  1853,  ch.  i".  Au 
contraire,  une  enquête  terminée  en  1861  tend  à  établir  que  le 
nombre  des  personnes  illettrées  est  moins  considérable  en  An- 
gleterre qu'en  France. 

Voici  les  noms  des  commissaires  de  l'enquête  : 

Le  duc  de  Newcastle  -,  sir  J.  T.  Coleridge,  ancien  juge  ;  M.  Wia!, 
ancien  dépulé,  dissenter;  M.  Rogers  et  M.  Lake  ,  ecclésiastiques  ; 
M.  G.  Smith,  professeur  d'histoire  à  O.xford;  M.  Senior,  corres- 
pondant de  l'Institut  de  France.  Le  rapport  de  la  commission, 
formant  8  volumes  in-8",  a  été  communiqué  au  parlement  an- 
glais, et  se  trouve  en  France,  à  la  bibliothèque  du  corps  légis- 
latif. 


426  LE  SALUT  PAR  LA  FAMILLE. 

sants  et  des  livres  instructifs.  Ces  bibliotiièques  po- 
pulaires se  sont  tellement  multipliées,  qu'il  s'est 
fondé  à  Londres  plusieurs  sociétés  dont  le  but  est 
de  leur  fournir  de  bons  livres  à  prix  réduits  ;  nous 
citerons  entre  autres  :  the  Pure  lileralure  Society,  the 
Christian  Knowledge,  the  Religions  tract  Society.  Il  suf- 
fit de  la  plus  simple  réflexion  pour  comprendre  que 
quand  on  a  lu  un  livre  intéressant,  on  éprouve  le 
désir  d'en  lire  un  autre;  que  ceux  qui  ont  trouvé 
cette  source  de  plaisir  pour  eux-mêmes  inspirent 
autour  d'eux,  ne  fût-ce  que  par  leur  exemple,  la 
pensée  d'en  faire  aussi  l'essai  ;  et  que  si  un  ami  pas- 
sionné de  la  lecture  a  des  enfants,  il  n'est  pas  à 
craindre  qu'il  leur  permette  de  ne  pas  fréquenter 
l'école.  Il  peut  être  difficile  de  faire  naître  le  goût 
de  la  lecture;  mais  dès  qu'il  existe,  il  grandit  aisé- 
ment, par  sa  propre  force  ;  il  suffit  de  lui  fournir 
des  aliments.  La  Suisse  en  est  une  preuve  aussi  frap- 
pante, pour  le  moins,  que  l'Angleterre;  et  les  pro- 
grès des  bibliothèques  populaires  dans  la  Suisse 
française  doivent  nous  intéresser  tout  particulière- 
ment, à  cause  de  la  communauté  de  langue. 

Voilà,  par  exemple,  Genève,  qui  est  à  nos  portes; 
un  petit  canton,  puisqu'il  ne  compte  que  66  000  ha- 
bitants, mais  un  grand  état,  car  il  a  une  noble  his- 
toire, de  belles  et  enviables  institutions,  un  ensei- 
gnement public  et  des  livres  qui  exercent  une 
influence  sérieuse  dans  le  monde  de  la  pensée.  La 


l'instruction.  427 

ville  proprement  dite,  qui  compte  à  peine  30  000  ha- 
bitants, a  une  riche  et  savante  bibliothèque,  com- 
posée de  65  000  volumes.  On  a  choisi  dans  ce 
trésor  6  à  7000  volumes  d'une  lecture  facile,  inté- 
ressante, d'une  moralité  irréprochable  ;  et  on  en  a 
fait  la  bibliothèque  du  peuple.  Tous  ces  livres  se 
prêtent  gratuitement.  Les  inscriptions  de  prêt  s'é- 
lèvent par  année  à  18  000;  le  nombre  des  emprun- 
teurs varie  de  11  à  1200;  et  dans  ce  nombre  les 
ouvriers  figurent  pour  une  part  considérable.  En 
consultant  les  registres  de  prêt,  on  a  pu  classer  les 
livres  dans  l'ordre  suivant,  d'après  les  préférences 
des  lecteurs  :  littérature,  —  histoire  et  voyages,  — 
mélanges  historiques  et  littéraires,  ouvrages  reli- 
gieux, —  ouvrages  de  philosophie  et  de  science. 

Outre  ce  dépôt  national,  Genève  a  un  grand  nom- 
bre de  bibliothèques  fondées.  La  plus  ancienne  est 
située  rue  de  la  Pélisserie.  Elle  a  été  créée  en  1827 
par  un  pasteur  allemand,  M.  Lùtscher,  qui  débuta 
très-modestement  avec  une  centaine  de  volumes.  Le 
bien  se  fait  à  si  peu  de  frais,  qu'on  se  sent  à  la  fois 
humilié  et  encouragé  quand  on  y  pense.  Les  emprun- 
teurs payent  25  cent,  par  mois.  Avec  cette  ressource 
et  quelques  dons  en  livres  et  en  argent,  la  biblio- 
thèque delà  Pélisserie  est  arrivée  en  1861  à  posséder 
1562  ouvrages  formant  5151  volumes.  Les  recettes 
se  sont  élevées  l'année  dernière  à  444  fr.  36;  elles 
avaient  dépassé  1000  fr.  en  1838.  C'est  que  le  bon 


428  LE  SALUT  PAR  LA  FAMILLE. 

exemple  a  été  suivi,  et  que  la  bibliothèque  de  la  Pé- 
lisserie  a  des  rivales*. 

Il  y  a  d'abord  la  Bibliothcque  (f édification,  fondée 
en  1837  par  un  legs  du  pasteur  Moulinié;  2000  vo- 


L  Budget  de  la  bibliothèque  de  la  Pélisserie  pour  l'année  18G0. 


Kccetifs. 

Abonnements 444' 36'' 

IGl  amendes  (retar- 
dataires)        IG  10 

Vente  de  G4  catalo- 
gues        25  GO 

Livres  remboursés.. .        4    » 

Dons  en  argent 22     » 

Avoir   au  1"  janvier 

1SG0 34  63 

Dette  à  recouvrer...         1  86 


Dcponscs. 

Achats  chez  les  librai- 
res      218' 9.V 

Reliures 1.52  45 

Loyer ' 100    » 

Chauflage 32    » 

Éclairage 9  80 

Gages  et  étrennes  de 
la  concierge 39     » 

Impression  de  catalo- 
gues, etc 6    » 

Dépenses  diverses,  an- 
nonces, etc 

Assurance  contre  l'in- 
cendie  

Blanchissage  des  ri- 
deaux de  fenêtres. 


548 


5 

35 

2 

10 

2 

90 

,48 

55 

Aperçu  du  nombre  des  ouvrages  dans  chaque  genre. 

Livres  destinés  aux  enfants 472 

Histoire 337 

Ouvr;iges  religieux 2G4 

Voyages 213 

Mélanges 156 

Littérature...    81 

Sciences 39 

Depuis  quelques  années,  les  dames  du  comité  ont  ajouté  à 
leur  catalogue  quelques  romans  sur  lesquels  on  s'est  avidement 
jeté.  On  peut  dire  de  ces  romans-là  qu'ils  ont  obtenu  un  brevet 
de  moralité  par  leur  inscription  sur  ce  catalogue. 


l'instruction.  429 

lûmes,  150  abonnés  à  2  fr.  par  an  ;  puis,  sur  la  rive 
droite  du  Rhône,  dans  le  quartier  Saint-Gervais,  au 
milieu  d'une  population  d'ouvriers  et  de  contre- 
maîtres, graveurs,  horloger.-,  bijoutiers,  une  biblio- 
thèque créée  sur  le  modèle  de  la  bibliothèque  de  la 
Pélisserie,  et  qui  a  prospéré  dès  les  premiers  jours. 
Elle  a  pourtant  à  côté  d'elle,  dans  le  même  quartier, 
deux  petites  bibliothèques  paroissiales,  composées 
l'une  de  244  volumes,  l'autre  de  300;  et  l'école  de 
diaconie  n'a  pas  moins  de  207  volumes,  qu'elle  prête 
gratuitement  aux  écoliers.  Toutes  ces  ressources 
qu'ils  ont  sous  la  main  ne  suffisent  pas  aux  ouvriers 
de  Saint-Gervais;  ils  figurent  en  grand  nombre  parmi 
les  emprunteurs  de  la  bibliothèque  publique,  et  se 
jettent  avec  avidité,  au  grand  désespoir  de  leurs  pas- 
teurs, sur  les  romans  publiés  par  livraisons. 

Toutes  les  écoles  de  diaconies  (écoles  protestantes 
de  charité)  répandues  dans  la  ville,  sont  pourvues  de 
bibliothèques'.  Toutes  ces  collections  où  l'on  peut 
puiser  avec  la  plus  grande  facilité,  quelquefois  gra- 
tuitement, et  dans  tous  les  cas  pour  une  très-faible 
somme,  n'empêchent  pas  qu'il  n'y  ait  des  bibliothè- 
ques dans  toutes  les  associations  et  dans  la  plupart 


1.  Les  deux  petites  villes  du  canton,  Carouge  et  Chêne,  et 
jusqu'aux  moindres  villages,  ont  aussi  leurs  bibliothèques  pa- 
roissialis.  Celle  de  Céligny  renferme  900  volumes;  elle  a  fait, 
dans  l'espace  d'un  an,  2179  prêts  à  91  lecteurs  ;  il  va  sans  dire 
que  la  le:ture  se  fait  le  plus  souvent  en  famille. 


430  LE  SALUT  PAR  LA  FAMILLE. 

des  établissements  publics  :  ainsi  la  6'ocit/e  de  lecture, 
dont  011  fait  partie  moyennant  50  fr.  par  an,  a  un 
fonds  de  4000  volumes;  la  Société litiéraire,  la  Société 
des  amis  de  V instruction,  sont  h  peu  près  ce  que  nous 
appelons  à  Paris  des  cercles,  avec  cette  ditTérence 
que  la  bibliothèque  y  joue  la  principal  rôle;  la  So- 
ciété du  Grùtli  est  un  cercle  d'ouvriers  suisses-alle- 
mands; sa  bibliothèque  conlientbeaucoup  d'ouvrages 
historiques  ;  VL'nion  chrétienne  des  jeunes  gens  est 
très-sévère  dans  le  choix  des  livres;  la  Société  des 
Arts,  qui  se  compose  de  trois  classes  •  beaux-arts, 
industrie,  agriculture,  est  riche  en  ouvrages  spé- 
ciaux, que  les  membres  peuvent  emporter,  et  que 
le  public  est  admis  à  consulter  sur  place  à  certains 
jours  de  la  semaine  ;  le  Cercle  national  (club  politique) 
n'a  encore  que  500  volumes;  le  Club  des  officiers,  celui 
des  sous- officiers,  ont  des  collections  d'ouvrages  sur 
l'art  militaire.  L'école  supérieure  et  secondaire  des 
jeunes  filles,  l'hospice  cantonal,  l'asile  des  vieillards 
ont  aussi  des  bibliothèques  bien  fournies,  et  dont  les 
livres  ne  moisissent  pas  sur  les  rayons. 

Des  dons,  des  quêtes,  des  legs,  des  cotisations  an- 
nuelles, quelquefois,  mais  rarement,  une  subven- 
tion accordée  par  le  Trésor,  font  prospérer  tous  ces 
établissements,  Genève  a  en  outre,  comme  l'Angle 
terre,  un  Comité  des  publications  relvjieuses.  Il  a  été 
créé  le  19  mars  1851,  sous  l'autorité  des  pasteurs  et 
ministres  de  l'Église  nationale.  Son  but  est  de  con- 


L'INSTRUCTION.  431 

tribuer  à  la  propagation  des  bons  livres,  en  les  re- 
commandant, en  les  vendant  à  bas  prix,  ou  en  les 
donnant.  Le  comité  n'attend  pas  qu'on  le  sollicite  ; 
c'est  lui  qui  va  chercher  une  bibliothèque  pauvre, 
un  médecin,  un  pasteur  de  campagne,  un  maître 
d'école,  et  qui  lui  procure  des  livres,  des  brochures 
populaires,  des  écrits  périodiques.  Tantôt  il  achète 
les  bons  livres  qui  paraissent,  tantôt,  mais  plus  ra- 
rement, il  les  produit  lui-même;  presque  jamais  il 
ne  les  commande.  Indépendamment  de  l'œuvre  di- 
recte de  propagation,  nul  doute  que  des  sociétés  pa- 
reilles, en  se  multipliant,  en  acquérant  de  l'impor- 
tance, n'arrivent  à  exercer  une  grande  influence  sur 
le  caractère  des  productions  littéraires  ^ 

Où  en  sommes-nous  en  France?  Ce  grand  peuple 
de  quarante  millions  d'habitants  a-t-il  fait  pour  la 
propagation  des  bons  livres  la  moitié,  le  quart  de 
ce  qui  a  été  fait  dans  cette  petite  ville  et  dans  ce  petit 
canton?  Nous  avons  la  Société  catholique  des  bons 
livres,  et  deux  sociétés  protestantes,  celle  de  Paris  et 
celle  de  Toulouse.  Peut-être  la  Société  des  bons  li- 
vres est-elle  principalement  préoccupée  de  la  propa- 
gande religieuse;  peut-être  les  sociétés  protestantes 
sont-elles  restreintes  dins  leur  action  par  le  petit 
nombre  de  leurs  coreligionnaires.  Mais  tout  enren- 

1.  Nous  devons  ces  renseignements  sur  les  bibliothèques  popu- 
lairesdu  canton  de  Genève  à  l'extrême  obligeance  de  Mme  Wilhel- 
raiae  Geisendorf. 


432  LE  SALUT   PAR  LA  FAMILLE. 

dant  pleine  justice  à  leur  dévouement,  en  reconnais- 
sant qu'elles  nous  montrent  l'exemple,  que  leur  œu- 
vre est  à  la  fois  chrétienne,  patriotique,  civilisatrice, 
pbuvons-nous  ne  pas  voir  que  l'immense  majorité 
de  la  population  leur  échappe?  Où  sont  les  biblio- 
thèques ?  oiî  sont  les  lecteurs?  où  sont  les  livres? 
On  ne  pense  même  pas  à  donner  aux  maîtres  d'é- 
cole de  campagne  cent  bons  volumes  qu'ils  puissent 
prêter  à  leurs  élèves.  C'est  à  peine  si,  dans  une  ville 
comme  Paris,  nous  pouvons  signaler  la  création 
récente  d'une  bibliothèque  des  connaissances  utiles 
par  les  soins  de  la  Société  philotechnique.  A  Mul- 
house, on  a  approprié  un  local  pour  la  bibliothèque 
dans  la  cité  ouvrière;  il  y  a  des  rayons,  des  tables, 
des  chaises  ;  mais  point  de  livres.  Les  paysans  ne 
lisent  jamais,  les  ouvriers  rarement.  Il  n'y  a  pas 
même  ici  comme  dans  les  pays  protestants  une  Bible 
dans  toutes  les  familles.  Combien  de  maisons  où  l'on 
chercherait  en  vain  un  livre!  Si  un  ouvrier  veut 
lire,  il  faut  que  ce  désir  lui  vienne  de  lui-même, 
car  personne,  de  près  ou  de  loin,  ne  songe  à  le 
provoquer.  Que  lira-t-il?  Les  seules  publications 
qui   s'offrent  sont  les  livraisons   à  un   sou   et  à 
deux  sous.  Il  est  obligé  de  choisir  au  hasard.  On 
se  récrie  contre  l'immoralité  d'un  grand  nombre 
de  ces  publications.  Mais  il  n'y  a  qu'un  moyen, 
chez  un  peuple  libre,  d'empêcher  la  propagande 
du  mal;  c'est  de  faire  en  grand  la  propagande  du 


L'INSTRUCTION.  433 

bien.  Plusieurs  de  nos  gouvernements  ont  eu  l'idée 
de  faire  des  bibliothèques  communales.  Est-ce 
bien  l'aflaire  du  gouvernement?  Résistera-t-il  au 
désir  de  donner  à  ses  publications  un  caractère  po- 
litique? Quelle  sera  sa  compétence  littéraire,  reli- 
gieuse, philosophique,  pour  choisir  des  livres?  Les 
commandera-t-il?  C'est  le  moyen  le  plus  infailUble 
de  les  avoir  mauvais.  On  croit  trop,  en  général,  qu'il 
ne  faut  donner  au  peuple  que  des  livres  écrits  tout 
exprès  pour  lui.  Au  moins,  en  Angleterre,  en  Alle- 
magne, on  confie  ces  livres  aux  meilleurs  esprits, 
aux  plumes  exercées.  Mais  il  n'y  a  pas  un  seul  de 
nos  grands  auteurs  qui  consentît  à  écrire  un  livre 
populaire.  Cette  noble  tâche  est  toujours  abandon- 
née chez  nous  à  des  écrivains  sans  réputation  et 
sans  talent,  qui  offensent  les  ouvriers  en  affichant 
la  prétention  de  les  instruire,  ou  se  rendent  ridi- 
cules à  leurs  yeux  en  leur  empruntant  leurs  idées 
et  jusqu'à  leur  langage.  La  vérité  est  qu'il  n'y  a 
pas  d'autre  précepte  du  genre  que  de  parler  la  plus 
belle  langue  française,  et  d'exprimer  constamment 
les  sentiments  les  plus  naturels  et  les  plus  nobles. 
L'art  d'enseigner  ne  consiste  pas  à  descendre  au  ni- 
veau de  son  auditoire,  mais  à  l'élever  jusqu'à  soi. 
Nous  parlons  de  l'instruction  d'une  manière  gé- 
nérale, et  sans  entrer  dans  le  détail  des  doctrines 
qui  devraient  être  inculquées  aux  ouvriers.  C'est 
d'abord  que  l'instruction  est  bonne  par  elle-même. 


434  LE  SALUT  PAR  LA  FAMILLE. 

Elle  fortifie  l'esprit  comme  le  travail  et  l'exercice 
fortifient  et  développent  le  corps.  Elle  inspire  à  celui 
qui  la  possède  la  confiance  en  ses  propres  forces, 
qui  est  le  commencement  de  la  virilité.  Les  ouvriers, 
dans  leurs  jours  d'irréflexion  et  de  colère,  accusent 
le  travail  d'être  une  sorte  d'esclavage  :  il  n'y  a  d'au- 
tre esclavage  que  l'ignorance,  car  c'est  être  esclaves 
que  de  ne  pouvoir  obéir  qu'à  la  passion;  et  pou- 
voir obéir  à  la  raison,  c'est  être  libres,  c'est  être 
hommes. 

Personne  ne  nous  soupçonnera  d'être  indifférent 
sur  le  fond  des  croyances.  Nous  ne  renonçons  pas 
pour  les  idées  qui  nous  sont  chères  au  droit  sacré 
de  la  propagande,  et  nous  croyons  du  fond  du 
cœur  que  les  doctrines  spiritualistes  sont  à  la  fois 
vraies,  consolantes,  fortifiantes  ;  que  la  notion  du 
devoir  est  plus  claire,  et  que  le  sentiment  de  l'obli- 
gation devient  plus  doux,  quand  on  rattache  la  loi 
morale  à  l'ordre  universel,  et  l'ordre  universel  à 
l'auteur  de  toute  vérité  et  de  toute  harmonie.  Nous 
savons  que  l'âme  s'agrandit  et  s'épure  dans  la  con- 
templation de  la  perfection  infinie;  et  si  le  savant 
et  le  philosophe  ont  besoin,  pour  s'intéresser  aux 
devoirs  de  la  vie  et  aux  peines  qu'elle  impose,  de  se 
rappeler  les  volontés  et  les  promesses  de  Dieu,  nous 
comprenons  ce  que  cette  continuelle  présence,  ce 
que  cette  douce  espérance  sont  pour  le  simple  et 
l'abandonné.  Il  est  vrai  qu'il  faut  pâlir  sur  les  livres 


L'INSTRUCTION.  435 

et  déployer  toutes  les  forces  de  l'intelligence  pour 
arriver  à  la  conception  scientifique  de  Dieu  ;  mais 
Dieu,  qui  est  vraiment  le  père  des  hommes,  se 
donne  sans  peine  et  sans  recherche  aux  cœurs 
droits,  aux  âmes  innocentes;  il  leur  montre,  dans 
leurs  angoisses,  les  éternelles  consolations  de  l'a- 
venir; il  les  assure  dans  la  justice,  en  leur  appre- 
nant à  dédaigner  le  monde  et  les  plaisirs  du  monde, 
et  à  ne  vivre  que  pour  le  devoir  et  le  sacrifice.  C'est 
une  action  virile  que  d'aller  sous  le  toit  du  pauvre 
porter  la  science  de  la  vie ,  ranimer  les  courages  , 
donner  un  outil ,  de  l'ouvrage ,  de  la  fierté ,  de  la 
sécurité  ;  mais  si  l'on  pouvait ,  si  l'on  osait ,  à  cette 
âme  endormie,  parler  des  vérités  éternelles  et  de  la 
solide  espérance,  le  bienfait  ne  serait  plus  comme 
une  pierre  que  l'on  jette  dans  l'abîme ,  qui  fait  un 
grand  bruit  et  un  certain  mouvement  d'une  se- 
conde, suivis  d'une  éternelle  immobilité.  Ce  qui 
rend  le  soldat  indifférent  au  danger  et  à  la  peine, 
c'est  le  sentiment  profond  de  la  justice  d'une  cause, 
ou  l'honneur  national  exalté  jusqu'à  l'héroïsme  ;  et 
dans  le  champ  de  bataille  de  la  misère ,  où  l'on 
compte  tant  de  blessés  et  de  morts,  c'est  aussi  la  foi , 
c'est  la  croyance  en  Dieu  et  au  devoir  qui  donne  la 
résignation  ,  le  vrai  courage  ,  la  persévérance  infa- 
tigable. Nous  craignons  seulement  qu'il  n'y  ait  plus 
d'apôtres.  Cette  société ,  qui  périt  de  scepticisme  , 
n'a  pas  le  droit  de  prêcher  des  croyances  qu'elle  a 


436  LE   SALUT   PAR   LA  FAMILLE. 

perdues  ou  qu'elle  n'a  pas  encore  retrouvées.  De 
toutes  les  entreprises,  la  plus  déloyale  et  en  même 
temps  la  plus  inutile,  est  de  prêcher  la  foi,  étant 
incrédule,  et  de  faire  de  Dieu  un  instrument  de  do- 
mination. Donnons  d'abord  aux  ouvriers  les  moyens 
d'apprendre  et  de  réfléchir.  Quand  on  leur  aura 
ouvert  les  champs  sans  horizons  de  la  pensée  ,  qui 
sait  si  ces  nouveaux  venus  ne  dépasseront  pns  leurs 
maîtres  ?  Ils  voient  de  plus  près  les  rudes  conditions 
de  la  vie  ;  et  dût  notre  délicatesse  en  murmurer, 
à  force  de  tout  pénétrer  et  de  tout  expliquer ,  nous 
sommes  peut-être  devenus  incapables  de  rien  res- 
pecter et  de  rien  croire. 

Il  faut  d'ailleurs  se  rappeler  que  nous  sommes 
jugés  sévèrement  et  justement  dans  les  ateliers.  Les 
ouvriers  connaissent  l'état  de  nos  esprits  et  de  nos 
mœurs  ;  ils  nous  savent  sceptiques  ,  sans  savoir  ce 
que  c'est  que  le  scepticisme.  Ils  sont  particulière- 
nient  rebelles  à  la  morale  qui  leur  arrive  sous  forme 
de  leçon.  Ils  se  demandent  s'ils  sont  incapables 
de  penser,  et  s'ils  ont  tant  besoin  qu'on  le  leur  ap- 
prenne. Ils  se  disent  qu'il  est  trop  facile  à  des  gens 
à  peu  près  oisifs,  bien  nourris  chez  eux,  bien  vêtus, 
habitant  de  vastes  maisons  et  dépensant  beaucoup 
pour  leurs  plaisirs,  de  conseiller  aux  autres  la  rési- 
gnation ,  l'économie,  la  sobriété.  Pauvres,  et  aigris 
de  leur  pauvreté,  ignorants,  et  honteux  de  leur 
ignorance,  ils  craignent  toujours  d'être  ou  trompés 


L'INSTRUCTION.  '.37 

OU  exploités.  Leur  erreur,  car  c'est  une  erreur,  ne 
peut  être  dissipée  par  la  parole.  Il  faut  agir  sur  eux 
par  la  voix  longue  et  sûre  des  institutions.  Le  bien- 
fait effectif,  souvent  méconnu  dans  les  commen- 
cements ,  finit  toujours  par  porter  avec  lui  son  évi- 
dence, tandis  que  la  parole,  mille  fois  plus  puissante 
dans  le  mal  que  dans  le  bien  ,  n'a  d'influence  que 
pour  exalter  leurs  passions,  jamais  pour  les  domp- 
ter. On  fait  peut-être  quelques  conversions  à  coups 
d'aumônes;  reste  à  savoir  ce  qu'elles  valent,  et  si 
l'aumône,  qui  en  est  la  cause,  n'en  est  pas  aussi  le 
but.  La  seule  école  que  les  ouvriers  puissent  aimer 
et,  à  vrai  dire  ,  la  seule  puissante  et  féconde  école 
en  ce  monde  ,  c'est  la  famille.  Si,  voulant  indiquer 
011  est  le  péril ,  nous  avons  surtout  étudié  la  situa- 
tion des  femmes,  ce  n'est  pas  parce  que  les  femmes 
sont  les  plus  malheureuses  dans  le  malheur  com- 
mun ;  c'est  parce  que  les  habitudes  de  la  vie  de  fa- 
mille sont  nécessaires  à  la  rénovation  des  caractères, 
et  par  conséquent  au  salut  de  cette  société  intelli- 
gente et  souffrante.  Quand  par  une  mâle  discipline 
on  aura  rempli  les  ouvriers  du  sentiment  de  leur 
responsabilité,  quand  on  les  aura  dégoûtés  des  joies 
serviles  du  cabaret  et  ramenés  à  la  source  pure  et 
intarissable  des  nobles  sentiments  et  des  fortes  ré- 
solutions, ils  trouveront  dans  les  enseignements  du 
foyer  cette  religion  du  devoir  que  nous  n'avons, 
hélas  !  ni  le  droit  ni  la  force  de  leur  annoncer.  Oui, 


438  LE  SALUT  PAR  LA  FAMILLE. 

la  croyance  est  aussi  nécessaire  à  l'âme  de  l'homme 
que  le  pain  à  son  corps  ;  c'est  seulement  quand 
l'homme  a  le  sentiment  du  devoir,  qu'il  est  maître 
de  sa  destinée  ;  c'est  par  le  devoir  qu'il  grandit,  c'est 
par  le  devoir  qu'il  est  consolé  ;  en  présence  des  af- 
freux malheurs  où  languit  une  portion  considérable 
de  l'humanité  ,  quand  tous  les  efforts  de  la  loi  et  de 
la  science  sont  impuissants ,  le  devoir  seul  est  un 
remède  digne  de  la  profondeur  du  mal.  Mais  si  nous 
voulons  que  le  sentiment  du  devoir  pénètre  jusque 
dans  nos  os  et  se  lie  en  nous  aux  sources  mêmes 
de  la  vie ,  ne  comptons  pour  cette  grande  cure  que 
sur  la  famille.  Ce  n'est  pas  trop  de  cette  force,  qui 
est  la  plus  grande  des  forces  humaines,  pour  obte- 
nir un  tel  résultat. 


FIN. 


INDEX. 


Aix,  p.421.  —  M.  Alcan,  p.  20,  122.  —  Alençon ,  p.  207  et 
suiv.;  211.  —L'Alsace,  p.  147,  199,389.  —  Amiens,  p.  130 
et  suiv.;  136,149,  1G5  et  suiv.;  343,  366,  383.— Angers,  p.416, 
421.  —  M.  l'archevêque  de  Lyon,  p.  59.  —  Le  département  de 
l'Ardèche,  p.  60,  70. —  Le  département  des  Ardennes,  p.  384. — 
Arras,  p.  208.—  Lord  Ashley,  p.51.  —M.  Aube  père, p.  171.  — 
M.  Louis  Auber,  p.  171.  —  M.  Audiganne,  p.  i.  —  L'Auvergne, 
p.  54,  196,  208.  —  Le  département  de  l'Aveyron,  p.  233,  244. 

—  Les  mines  de  l'Aveyron  ,  p.  95. 

Baccarat,  p.  121  et  suiv. -,  148 ,  388.  — M.  Bader,  p. 372,  415. 

—  M.  David  Bacot,  p.  121,  201  ,  359  et  suiv.;  384.  —  Le  dé- 
partement du  Bas-Rhin,  p.  214,  357.  —  Le  département  des 
Basses-Pyrénées,  p.  367.  —  M.  Bernard,  p.  374  et  suiv.;  387.  — 
M,  Bertèche,  p.  384.  —  Bischwiller,  p.  177.  —  Blamont,  p.   200. 

—  M.  Bianqui,   p.  I,   155  et  suiv.;    173.  — Bordeaux,  p.  334. 

—  M.  Henri  Bourdon,  p.  24.  — Bourg-Argental,  p.  57.  —  La 
Bretagne,  p.  203,  226-  —  M.  Eugène  Buret,  p.  29G. 

M.  Callebaut,  p.  279.  —  Cambrai,  p.  200.  —  Le  Cateau, 
p.  l'il  .  l'i'i,  360,  .383.  —  Chàlons,  p.  421.  —  M.  R.  J.  Chambers, 


440  INDFA'. 

p.  \:>'2.  —  M.  Li  Cliapelle  ,  p.  r21.—  Chaumont,p.  2'i2.--M..1olin 
Cockcrill,  p.  :V3b.  —  Colbert,  p.  98,  211.  —  M.  Léon  Collas, 
p.  ni .  —  M.  V.  Cousin  ,  p.  328.—  M.  Charles  Cunin-Gridaine, 
p.  369 ,  384. 

M.Damiron,  p  405.— Cité  Damis,  p.  165,366.  —  LeDauphiné, 
p.  54.  —  M.Demolombe,  p.  6.  —  Déville  près  Rouen,  p.  130. — 
M.  Jean  Dolfus  ,  p.  101,  336,  371,  384  et  suiv.  —  M.  Doré- 
mieux,  p.  340.  — Dornacli,  p.  119,  121,  177,  371  et  suiv.  — 
Douai,  p.  138,  156.  —  M.  Duchatel,  p.  262.  —  M.  Dufour, 
p.  416. 

Elbeuf,  p.  129  el  suiv.  ;  170  et  suiv.  —  M.  Élie  Baille ,  p.  340. 

—  La  papeterie  d'Essonne,  p.  388. 

Fontenoy,  p.  246.  —  M.  Fossin  ,  p.  121. 

Le  département  du  Gard,  p.  205.  —  Mme  Wilhelmine  Gei- 
sendorf,  p.  431.  —  Gérardmer,  p.  200.  —  M.  de  Gérin-Roze, 
p.  171.  —  M.  Gilbert,  p.  121.—  Le  département  de  la  Gironde, 
p.  357.  —  M.  Godin-Lemaire,  p.  383.  —  M.  Gratiot,  p.  388.  — 
Grenoble,  p.  242,  334,  351  et  suiv.;  3.57.  —  M.  Gros,  p.  384.— 
Guise,  p.  200,  383.  —  M.Guizot,  p.  401. 

Le  département  de  la  Haute-Loire,  p.  60,  70.  —  Le  départe- 
ment de  la  Haute-Marne,  p.  233,  242,  244.  —  Le  département 
du  Haut-Rhin,  p.  141,200.  —  Le  déparlement  de  la  Haute- 
Vienne,  p.  233,  244.  —  M.  S.  Herapoth,  p.  152.  —  M.  Louis 
Huguenin,  p.  384.  —  M.  Walter  Hunt,  p.  276.  —  M.Armand 
Husson  ,  p.  342  et  suiv. 

Le  département  de  l'Isère,  p.  GO,  70,  196,  233,  242,  244,  357. 

—  MM.  Joly,  p.  2C0.  —  M.  Ch.  Jourdain,  p.  394  et  suiv.  —  Ju- 
jurieux,  p.  55.  57,  63.  —  Le  dépaitement  du  Jura,  p.  196,  213. 

M.  Charles  Kestner,  p.  360,  379,  384.  —  M.  Kœchlin,  p.  371, 
384.  —  M.  Kulmann,  p.  160. 

M.  Ém.ile  Laurent,  p.  349,  352,  361.  —  M.  Lecerf,  p.  171.  - 
M.  Legoyt,  p.  321.  —  M.  Le  Play,  p.  290.  —  MM.  Lequien, 
p.  419.  —  M.  le  docteur  Lenoël ,  p.  383.  —M.  le  docteur  Leroy, 
p.  140,  173.  —  M.  Lesliboudois,    p.   160.  —  Lille,  p.   102,  119, 


INDEX.  441 

130  et  suiv.;  133,  137  et  suiv.;  144,  146  et  suiv.;  loi  ,  I.m  et 
suiv.;  175  et  suiv.;  334,  340.  .349  et  suiv.;  .389,  424.  —  Le  dé- 
parlement (ie  la  Loire,  p.  60,  70.  —  Le  département  du  Loir-et- 
Cher,  p.  233.  —  Lorquin,  246.  -  La  Lorraine,  p.  196,  208.  — 
Lyon,  p.  9,  17  et  suiv.  ;  24  et  suiv.  ;  34  et  suiv.  ;  52  et  suiv,  ;  02 
et  suiv.:  64  et  suiv.;  74  et  suiv.;  102,201,  204,  212,  223,  300, 
334,  341,3."j3,  41  G. 

M.  le  docteur  Maldan,  p.  168.  —  M.  Marguerin,  p.  421.  — 
Marq-en-Barœul,  p.  367.  —  Marseille,  p.  334,  351  et  suiv.; 
365.  — Metz,  p.  416.  —  Le  département  de  la  Meurthe,  p.  200, 
214,  233.—  M.  Michelet,  p.  IV,  192,290.  —  Mirecourt,  p.  208. 

—  M.MarcMoora,  p.  152.  — Le  département  de  la  Moselle,  p.  214. 

—  M.  Motte-Bossut,  p.  121,  142.  —  M.  Moulinié,  p.  428.  — 
Mulhouse,  p.  X,  XIII,  69,  121,  125  et  suiv.  ;  129  et  suiv.;  169, 
17 1,177,. 331  et  suiv.;  336  ,  341 ,  351,  353,  364  et  suiv.  ;  371  et 
suiv.;  389,  415  et  suiv.;  432.  —  M.  Emile  MuUer,  p.  374. 

Nancy,  p.  214,  233,  245  et  suiv.  ;  248,  340.  —  Nantes,  p.  351  , 
353  ,  416.  —  Neufchâteau  ,  p.  246.  —  Le  déparlement  du  Nord  , 
p.  155,  199,   206.  —  La  Normandie,  p.  19G,  199. 

Oléron,  p.  205.  —  Orléans,  p.  205. —  Le  département  de  l'Orne, 
p.  233.  —  Owen,  p.  72. 

M,  Parent-Duchàtelet,  p.  227,  •:99.  —  M.  Tasquier,  p.  171.  — 
Paris,  p.  132,  134,  146  et  suiv.  ;  149,  195,205  et  suiv.;  211  et 
suiv.  ;  215  et  suiv.;  232  et  suiv.;  244  et  suiv.;  275  et  suiv.; 
.381  et  suiv.,  300,320,324,  329,  342,  351,  365,  414  et  suiv.; 
417,  431  et  suiv.  —  M.  Pastor,p.  335.  —  M.  Paturle,  p.  121.— 
M.  Poussin,  p.  171. —  M.  Poussin  fils,  p.  171.  —  M.  Prieur  ne- 
veu,  p.  171.  —  Robert  Peel,  p.  51.  —  Péronne,  p.  200.  — 
M.  Louis  Perrot,  p.  263  et  suiv.  —  Plombières,  p.  246.  — 
M.  Poirat-Duviil,  p.  227.  —  La  Provence,  54. 

Réchicourt,p.  246. —Reims,  p.  121, 126,  130,  146  et  suiv.;  167 
et  suiv.;  175,  201,  337,  368,  372.  —  Remiremont,  p.  200.  — 
M.  de  Rémusat,  p.  322.  —  M.  Eugène  Rendu,  p.  328,420, 
42.5.  —  M.  Louis  Reybnud  ,  p.  I,  17,  57,  61,  70,313.  —  Le  dé- 
parlement du  Rhône,  p.  64,  410.  —  M.    Riss,  p.  372.  —  M.  Ro- 


442  INDEX. 

rnan,  p.  384. -Roubaix,  102,  112,  119,  121,  142,  IGl  et  suiv.; 
175,201,  370.  — Rouen,  p.  119,  131,133,136,  139  et  suiv.  ;  147  , 
lâOetsuiv.;  171  et  suiv.;  334,3G7et  suiv.;  .389. 

Saint-Chamand,  p,  71.  —  Saint-Dié,  p.  200.  —  Saint-Étienne, 
p.  69  et  suiv.  —  M.  Saintis,  p.  121.  —  Saint-Junien,p.  244.  — 
Saint-Quentin,  p.  117,  125  et  suiv.;  128,  131,  136,  146  et  suiv.  ; 
153,  161,  165,175,  200  et  suiv.;  332  et  suiv.;  338,  383.  —  Le 
Santerre,  p.  i05.  —  M.  Schlumberger,  p.  384.  —  M.  Schwarlz, 
p.  384,  416.  —  MM.  Scrive,  p.  367,  383.  —  La  Séauve,  p.  r.5, 
57,  64,  319.  —  Sedan,  p.  121,  125,  129  et  suiv.;  1,32,  177,  182, 
201,  353,  368  et  suiv.  —  Le  département  de  la  Seine,  p.  267  et 
suiv.;  357,417.  —  Le  département  de  Seine-et-Oise,  p.  233.— 
Septmoncel,  p.  213,  300.  —  M.  Seydoûx,  p.  121  ,  141,  144,  360, 
383.— M.  Sieber,  p.  141,  360.— M.  Sieburgh,  p.  328.— M.  Simon, 
p.  171.  —  M.  Singer,  p.  276.  —  Le  département  delà  Somme, 
p.  205. —  M.  Souplet,  p.  338,  416.—  Strasbourg,  p.  121. 

Tarare,  p.  55,  57,64.  —  Le  département  du  Tarn,  p.  357.  — 
Le  département  de  Tarn-el-Garonne,  p.  357.  —  M.Frédéric  Tau- 
lier, p.  334.  —  Thann.p.  169,  360,  374,  379,  384.—  M.  Thiers, 
p.  313.  —  M.  Thimonnier,  p.  276.  —  Toulouse,  p.  431.  —  M.  de 
Tracy,  p.  337.  —  M.  Trébuchet,  p.  227.  —  Maison  Tréfousse, 
Hertz  etC'%p.  242.  — Troyes,  p.  130,  204  et  suiv.;  330,  338.— 
M.  Turner,  p.   139.  —  Turgot,  p.  12,  421  et  suiv. 

Valenciennes,  p.  206  et  suiv.  —  Vervins,  p.  200.  —  Le  Vigan, 
p.  205.  —  M.  Villeminot,  p.  121.  —  M.  Villermé,  p.  I,  54,  6G, 
124etstiiv.;132,  140,  146,  151,  156,  159,  169.— Ledépartement 
des  Vosges,  p.  101,  200,233. 

M.  Wehrle,  p.  340.  —  Wesserling,  p.  121 ,  132,  360,  384.  — 
Wilberforce,  p.  52. 

M.  Fritz  Zuber,  p.  384. 


FIN  DE  L  INDEX. 


'i^pno 


TABLE  DES  MATIÈRES. 


Préface I 

PREMIÈRE  PARTIE. 

LES  FEMMES  DANS  LES  FABRIQUES  DE  SOIE. 

Chapitre  premier.  Les  ateliers  de  femmes ,  et  leur  in- 
fluence sur  le  bien-être  et  la  moralité  de  la  famille 3 

Chapitre  II.  Description  du  travail  des  femmes  dans  les 
ateliers 17 

Chapitre  III.  Condition  des  ouvrières 3o 

Chapitre  IV.  Supériorité,  au  point  de  vue  de  la  morale ,  du 
travail  isolé  sur  le  travail  en  atelier,  et  du  travail  de  la 
campagne  sur  le  travail  des  villes > 60 

DEUXIÈME  PARTIE. 

Les  FEMMES  DANS  LES  FILATURES  ET  LES  TISSAGES 
MÉCANIQUES. 

Chapitre  premier.  Progrès  des  grandes  manufactures; 
leur  influence  sur  le  sort  des  ouvriers. 9;j 

Chapitre  II.  Description  d'une  filature  et  d'un  tissage  mé- 
caniques  , in.') 

Chapitre  III.  L'ivrognerie,  le  libertioage  et  leurs  suites. .     l'i.'i 
Chapitre  IV4  Logements  d'ouvriers. . . .  ■ 15.3 


985043 


kkk  TABLE  DES  MATIÈRE». 

TROISIÈME  PARTIE. 

LA  PETITE  INDUSTRIE. 

Chapitre  premier.  Caraclères  de  la  petite  industrie;  clas- 
sification des  petits  métiers 191 

Chapitre  II.  Petits  métiers  qui  n'ont  pas  l'aiguille  pour 
Instrument 1  ys 

Chapitre  III.  Métiers  à  l'aiguille 232 

Chapitre  IV.  Concurrence  faite  aux  couturières  par  les 
prisons,  les  couvents  et  les  femmes  du  monde.  Influence 
probable  de  la  machine  à  coudre 251 

Chapitre  V.  Condition  des  ouvrières 284 

QUATRIÈME  PARTIE. 

LE  SALUT  PAR  LA  FAMILLE. 

Chapitre  premier.  Impuissance  des  remèdes  directs 303 

Chapitre  II.  La  mendicité  et  ses  effets 313 

Chapitre  III.  Institutions  de  prévoyance;  associations  de 
secours  mutuels  ;  caisses  d'épargne 345 

Chapitre  IV.  Réforme  des  logements.  —  Société  mulhou- 
sienne  des  cités  ouvrières 363 

Chapitre  V.  L'instruction 391 

Index 439 


FIN  DE  LA  TABLE  DES  MATIÈRES. 


i  nipiiiiierie  de  Cli.  Laliiire  et  C'S  rue  de  Fleiinis,   y.