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Full text of "Luther et le Luthéranisme : études de psychologie et d'histoire religieuse"

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JOHN  M.  KELLY  LIBDAKY 


Donated  by 
The  Redemptorists  of 
the  Toronto  Province 

from  the  Library  Collection  of 
Holy  Redeemer  Collège,  Windsor 


University  of 
St.  Michaers  Collège,  Toronto 


Luther  et  le  Luthéranisme 


MEME  COLLECTION 


Baudrillart  (Alfred),  Recteur  de  l'Institut  catholique  de  Pans. 
—  L'Église  Catholique,  la  Renaissance,  le  Protestan- 
tisme. 1  vol.  in.l6,  .8^  édition.  Prix  :  3  fr.  50  ;  franco      4  fr. 

Bessières  (Marius)  et  Goyau  (Georges).  —  Les  Origines  du 
Centre  Allemand.  Congrès  de  Mayence  {1848).  Traduction 
par  M.  Bessières.  Préface  et  notes  par  G.  Goyau.  1  vol.  in-16 
Prix  :  3  fr.  50  ;  franco 4  fr. 

Vacandard  (E  j,  —  L'Inquisition.  Étude  historique  et  cri- 
tique sur  le  pouvoir  coercitif  de  VEglise.  1  vol.  în-16 
Prix  ;  3  fr.  50  ;  franco 4  fr. 


SAINT-AMAND    (CHER).    —    IMPRIMERIE   BUSSIÈRE 


L.  CRISTIANI 

Docteur  en  théologie,  Professeur  de  Dogme 


Luther/ 

et  le 

Luthéranisme 

Etudes  de  Psychologie  et  d'Histoire 
religieuse 


Préface  de  iMgr.  BAUDRILLART 

Recteur  de  l'Institut  Catholique  de  Paris 


PARIS 
LIBRAIRIE    BLOUD    &    C'« 

4,     RUE     MADAME,     4 

1908 

Reproduction  et  traduction  interdites 

V 

H9LY  &£D£EMER%i$ARY.  WiliûSOK 


IMPRIMATUR 


Parisiis,  die  15  Octobris  1907 


G.  Lefebvbe,  vie.  gén. 


EvBCHÉ  DE  Moulins  Moulins,  le  4  octobre  1907. 


Cher  Monsieur  le  Professeur, 


Il  me  tardait  de  vous  lire  pour  vous  donner 
en  toute  connaissance  de  cause  les  éloges  que 
mérite  votre  travail.  Nul  doute  que  cette  œuvre 
fasse  honneur  à  VInstitut  Dreux-Brézé  cVoii  elle 
sort,  honorée  qu'elle  est  déjà  par  la  ftcdteuse  ap- 
probation d'un  des  Maîtres  de  la  science  histo- 
rique en  Frcmce,  Mgr  Baudrillart.  —  Vous  étu- 
diez dans  ses  points  principaux  la  doctrine  de 
Luther  ef  vous  essayez  de  pénétrer  jusqu'au  fond 
l'âme  de  cet  «  impulsif  »  que  nos  voisins  ap- 
pellent volontiers  ce  le  grand  allemand  ».  //  nous 
est  facile  de  montrer  que  la  doctrine  du  chef  n'a 
pas  eu  et  n'a  pas  de  disciples  entièrement  fidèles  ; 
et  que  le  chef  lui-même,  soit  qu'il  parlât,  soit 
qu'il  agît,  obéissait  à  une  fougue  dont  les  trans- 
ports scandalisaient  jusqu'aux  meilleurs   amis. 

Afin  d'être  «  objectif  »  — pour  autant  qu'un 
historien  peut  l'être  —  vous  laissez  parler  les 
faits  avérés,  les  documents  authentiques,  ne 
voulant  rien  conclure  que  ce  qui  s'y  trouve  in- 
dubitablement renfermé;  et  la  conclusion  qui 


s'impose  est  que  si  Luther  doit  compter  au 
nombre  des  Réformateurs,  il  a  été  de  ceux  qui 
ont  besoin  de  se  réformer  eux-mêmes  tous  les 
jours. 

Reste  cependant  le  mystère  dont  s  effrayait 
Bossuef  ne  comprenant  pas  que  «  de  si  grossiers 
emportements  pût  sortir  une  telle  efficacité  de  sé- 
duction et  d'erreur.  » 

Inclinons-nous  devant  les  secrets  de  la  di- 
vine Providence.  Et  vous,  cher  Monsieur  le  pro- 
fesseur, continuez  par  le  double  enseignement 
de  la  parole  et  de  la  plume  à  montrer  oii  est 
r erreur  pour  qu'on  lévite,  où.  la  vérité  pour 
qu'on  Vaccueille  et  qu'on  la  serve.  Heureux  celui 
qui  se  plie  au  joug  de  la  vérité! 

«  Je  bénis  le  présent  livre  et  lui  souhaite  le 
plus  enviable  des  succès  :  celui  de  faire  du  bien  à 
beaucoup  d'âmes. 

«  f  Emile,  évêque  de  Moulins.  » 

A  Monsieur  l'abbé  Cristiani, 

Professeur  de  dogme, 

à  rinslitut  Drcux-Brczé, 

Moulins. 


Institut  catholique  Paris,  le  5  septembre  1907. 

DK  Paris. 


«  Monsieur  l'abbé  et  cher  professeur, 


«  Vous  m'avez  fait  l'honneur  de  me  deman- 
der une  lettre-préface  pour  présenter  au  public 
l'ensemble  de  vos  études  sur  Luther  et  le  luthé- 
ranisme. Après  avoir  pris  connaissance  de 
votre  ouvrage,  c'est  avec  un  grand  plaisir  que 
j'accède  à  votre  désir,  et  je  n'éprouve  nulle- 
ment, je  vous  assure,  ce  sentiment  d'agir  par 
complaisance  qui  bien  souvent  demeure  au 
fond  de  l'âme  des  auteurs  de  qui  l'on  sollicite 
des  préfaces. 

«  Vous  avez  fait  œuvre  de  véritable  historien  ; 
votre  méthode  est  la  méthode  critique  ;  vous 
avancez  pas  à  pas,  appuyant  de  faits  et  de  textes 
chacune  de  vos  assertions;  vous  ne  nous  de- 
mandez pas,  comme  tant  de  prétendus  critiques 
d'aujourd'hui,  —  du  moins  sur  le  terrain  de  l'his- 
toire religieuse,  car  l'histoire  politique,  quand 
les  passions  ne  sont  pas  trop  en  jeu,  et  l'histoire 
diplomatique  habituellement,  échappent  à  peu 
près  à  ce  défaut,  —  de  recevoir,  les  yeux  fermés, 
tout  ce  qu'il  vous  plaît  d'affirmer  ;  vous  vous  dé- 


VI  LUTHER    ET    LE   LUTHERANISME 

fiez  et  des  grandes  synthèses  et  des  vaines  et 
fausses  hardiesses,  par  lesquelles  on  se  plaît  à 
séduire  les  esprits  jeunes  ou  mal  formés.  N'est- 
il  pas  étrange  qu'après  une  si  magnifique  renais- 
sance de  la  critique  historique  nous  en  soyons 
de  nouveau  réduits  à  féliciter  un  historien, 
comme  d'un  rare  mérite^  de  prouver  ce  qu'il 
dit?  Ainsi  en  était-il  au  temps  de  ma  jeunesse 
et  j'entends  encore  les  protestations  de  mes 
maîtres  contre  l'histoire  tendancieuse  et  a  pnoW. 
Et  pourtant  beaucoup  y  reviennent  et  parmi 
ceux-là  mêmes  que  leur  éducation  semblait  de- 
voir le  plus  mettre  en  garde.  Que  d'affirmations 
risquées  !  que  de  généralisations  hâtives  !  que 
de  thèses  !  que  de  systèmes  !  Ne  rejetez  donc 
pas  mon  compliment,  monsieur  l'abbé,  pourin- 
suifisant  et  banal  qu  il  paraisse  ;  il  n'est  ni  l'un, 
ni  l'autre. 

«  Vous  avez  fort  bien  lu,  outre  les  ouvrages 
antérieurs,  le  compact  et  tumultueux  travail  du 
père  Denifle,  Luther  iind  Liitherthum,  qui,  pour 
avoir  sur  plus  d'un  point  renouvelé  le  problème 
de  Luther  et  brutalement  découronné  le  héros 
de  la  Réforme,  a  soulevé  de  si  violentes  tem- 
pêtes dans  l'Allemagne  protestante.  Ce  ne  sera 
point  l'un  des  moindres  services  que  rendra 
votre  volume  que  d'avoir  mis  à  la  portée  des 
lecteurs  français  les  résultats  essentiels  de  ce 
livre  difficilement  accessible  et  de  laborieuse 
1-ecture.  Vous  l'avez  allégé,  clarifié,  débarrassé 
de  fatigantes  répétitions  ;  vous  avez  tenu  compte 


LUTHER   ET   LE   LUTHERANISME  VII 

des  contradictions  qu'on  lui  a  opposées,  quand 
elles  étaient  fondées  ;  vous  l'avez  dépouillé  de 
ce  ton  de  rude  polémique  qui  ne  blesse  pas 
seulement  l'adversaire  ;  en  un  mot,  lui  emprun- 
tant ce  qu'il  a  de  meilleur,  utilisant  les  excel- 
lentes additions  et  les  sages  réflexions  du  père 
Weiss,  recourant  vous-même  aux  sources,  sur- 
tout aux  écrits  de  Luther,  vous  avez  fait  un 
livre  français,  nouveau  et  bien  à  vous. 

«  Après  une  étude  préliminaire  sur  les  signes 
précurseurs  de  la  Réforme,  vous  avez,  pour  ne 
pas  répéter  vos  prédécesseurs  et_,  tout  ensemble, 
pour  ramener  un  sujet  si  complexe  à  ses  lignes 
principales,  étudié    en    des   dissertations  dis- 
tinctes les  dix  questions  suivantes,  dont  le  titre 
seul  marque  tout  l'intérêt  :  Genèse  delà  doctrine 
de  Luther,  —  Variations  de  Luther  sur  Vutilité 
et  le  mérite  des  bonnes  œuvres,  —  La  grossièreté 
de  langage  de  Luther,  —  La  question  de  sincé- 
rité chez  Luther,  —  L'étcU  dame  de  Luther  après 
1517,  —  Luther  et  le  Démon,  —  Le  mariage  et  la 
virginité   dcms   l'enseignement    de    Luther,    — 
L'Église  et  l'Etat  dans  la  doctrine  de  Luther,  — 
Luther  et  le  miracle,  —  L expérience  religieuse 
dcms   le   Luther cmisme.  Et  vraiment,  dans  ces 
dix  questions,  tout  ce  que  nous  appelons  le  pro- 
blème de  Luther  est  compris. 

«  Vous  nous  avez  montré  d'abord  comment 
s'est  formée,  et  comment  Luther  lui-même  a 
contribué  à  former,  la  légende  si  volontiers  ac- 
ceptée, non  seulement  par  les  protestants,  mais 


vin  LUTHER   ET   LE   LUTHÉRANISME 

la  plupart  de  nos  historiens  français,  —  quel 
parti  dramatique  en  tire  un  Michelet  !  —  de 
l'évolution  religieuse,  de  la  conversion  du  pro- 
phète de  la  Réforme  et,  comme  dit  Harnack,  de 
son  message  au  peuple  chrétien.  Oui  Luther,  au 
couvent,  a  souffert  intérieurement,  mais  il  n'a 
ni  souffert,  ni  lutté,  ni  triomphé  de  sa  souf- 
france et  de  ses  tentations,  de  la  manière  qu'il 
l'a  affirmé  plus  tard,  longtemps  après  l'époque 
de  ce  qu'il  faut  bien  nommer  son  apostasie- 
Non,  Luther  n'a  pas,  comme  on  voudrait  nous 
le  faire  croire,  inventé,  ni  même  réinventé,  la 
miséricorde  divine,  découvert,  ni  même  redé- 
couvert la  puissance  oubliée  des  mérites  de 
Jésus-Christ  1  Ses  exagérations  notoires,  ses  ré- 
cits fantaisistes  ne  doivent  pas  nous  donner  le 
change.  Et,  de  même,  il  n'a  jamais  réussi  à  cal- 
mer ses  propres  angoisses  et  jusqu'à  la  fin  ce 
sont  les  angoisses  mêmes  de  l'homme  qui  expli- 
quent les  variations  du  docteur  sur  le  point 
fondamental  de  son  système,  la  justification 
par  la  foi  seule,  l'inutilité  des  œuvres. 

«  Fidèle  à  votre  principe  d'absolue  impartia- 
Hté,  résolu  à  pénétrer,  à  comprendre  à  fond, 
celui  que  vous  voulez  faire  connaître,  et  par 
conséquent  à  l'excuser  là  où  il  peut  l'être,  vous 
tranchez  avec  une  extrême  modération  et  une 
incontestable  finesse  psychologique  la  question 
de  la  sincérité  de  Luther,  quand  il  parle  de  lui- 
même  et  de  ses  actes,  et  vous  reculez  devant  le 
gros  mot  de  mensonge.  A  la  suite  du  père  Weiss, 


LUTHER   ET    LE   LUTHÉRANISME  IX 

VOUS  employez  pour  qualifier  Luther  ce  mot 
dlmpiilsif,  fort  à  la  mode  de  nos  jours,  et  grâce 
auquel  notre  temps,  en  théorie  plus  que  tout 
autre  ennemi  du  mensonge,  arrive  pratique- 
ment à  transformer  ce  vilain  vice  en  sincérités 
successives  chez  ceux  que,  pour  une  cause  ou 
pour  une  autre,  il  tient  à  ne  pas  rendre  trop 
noirs.  Au  surplus,  dans  le  cas  présent,  le  quali- 
ficatif est  juste.  Mais,  ce  mot  de  mensonge,  il 
faut  bien  cependant  l'employer  lorsque  Ton  con- 
sidère les  procédés  polémiques  de  Luther,  soit 
à  l'égard  du  pape,  contre  qui  tout  est  permis, 
soit  au  sujet  des  vœux  monastiques  qu'il  pré- 
tend détruire,  soit  à  propos  des  mœurs  et  pra- 
tiques du  clergé  régulier  ou  séculier.  Ses  con- 
tradictions éhontées  devraient  suffire  à  le  con- 
vaincre d'insincérité  volontaire.  Et  que  dire  du 
sans-gêne  avec   lequel  il  falsifie  les  textes  de 
l'Ecriture,  de  saint  Paul  en  particulier,  quand 
il  en  a  besoin  pour  édifier  sa  doctrine?  Et  de 
l'emploi  systématique  du  mensonge  dans  ces 
affaires  capitales  de  l'apostasie  du  grand  maître 
de  l'Ordre  teutonique,  de  la  Diète  d'Augsbourg 
en  1530, ou  de  la  bigamie  du  landgrave  de  Hesse  ? 
Que  penser  encore  de  fhypocrisie  de  Luther 
touchant  la  messe  ? 

«  Le  réformateur  du  moins  croyait-il  à  sa  mis- 
sion, avait-il  confiance  en  son  propre  enseigne- 
ment, avait-il  en  lui-même  cette  foi  qu'il  récla- 
mait des  autres?  Question  de  toutes  la  plus 
délicate  et  qu'il  semble  impossible  de  trancher 


X  LUTHER   ET    LE    LUTHERANISME 

d'une  façon  absolument  décisive.  Car,  s'il  est 
certain  qu'au  début  Luther  a  été  entraîné,  saisi 
par  une  sorte  d'enthousiasme,  grisé  si  l'on  veut 
par  l'étendue  de  son  succès  et  par  la  commu- 
nion qu'il  a  sentie  entre  lui  et  une  si  grande 
partie  du  peuple  allemand,  s'il  a  même  été  en- 
tretenu dans  l'illusion  sur  la  légitimité  de  son 
rôle  parla  réalité  de  certains  des  abus  qu'il  atta- 
quait, si  l'incontestable  profondeur  et  les  élans 
de  son  mjsticisme  ont  pu  contribuer  à  lui  don- 
ner le  change,  il  n'est  pas  moins  sûr  en  revan- 
che que  la  désillusion  est  pour  lui  venue  très 
vite,  que  ses  aveux  secrets  ditîèrent  singulière- 
ment de  ses  déclarations  publiques,  qu'il  est 
sans  cesse  réduit  à  attribuer  au  démon  les  tour- 
ments de  sa  conscience,  que  les  effets  de  sa  pré- 
dication l'épouvantent  et  quil  achève  son  exis- 
tence toujours  malheureuse  dans  un  état  voisin 
du  désespoir.  Comment,  à  t®ut  le  moins,  ajouter 
foi  à  sa  parole  quand  il  affirme  que  l'intelligence 
du  mot  Jiistitia  Dei  l'avait  fait  entrer  «  à  portes 
ouvertes  dans  le  Paradis  «  ? 

«  L'une  des  études  les  plus  approfondies  et 
les  mieux  documentées  de  votre  livre,  monsieur 
labbé  et  cher  professeur,  me  paraît  être  la  sep- 
tième que  vous  consacrez  au  mariage  et  à  la 
virginité  dans  l'enseignement  de  Luther.  Outre 
la  science  historique  et  théoîogique  dont  vous 
y  donnez  la  preuve,  vous  vous  trouvez  venger, 
par  le  fait  même,  l'Eglise  catholique  d'une  des 
plus   monstrueuses  calomnies  que  les  protes- 


LUTHER    ET    LE   LUTHERANISME  XI 

tants  aient  élevées  contre  elle,  à  savoir  qu'elle 
ait,  de  toutes  façons,  abaissé  l'idéal  du  mariage, 
tandis  que  la  Réforme  la  relevé, ainsi  que  celui 
de  la  famille.  J'ose  compter  qu'après  les  tra- 
vaux du  père  Denifle  et  les  vôtres,  les  plus  naïfs 
eux-mêmes,  —  il  n'y  a  rien  à  espérer  des  gens  de 
parti  pris  et  de  mauvaise  foi,  —  seront  délivrés 
de  cette  erreur  que  certains  catholiques  avaient 
fini  par  tenir  presque  pour  une  vérité.  Vous 
vous  excusez,  au  début  de  ce  chapitre,  des  ob- 
jets révoltants  que  vous  êtes  obligés  de  faire  pas- 
ser sous  les  yeux  de  vos  lecteurs,  puisqu'il  faut 
bien  fournir  les  pièces  du  procès  :  ces  objets 
révoltants  sont  en  effet  la  doctrine  même  de 
Luther  et  les  termes  dont  il  se  sert  pour  la 
mettre  en  lumière.  Quant  à  l'explication  imbé- 
cile du  D'  Kolde  et  de  quelques  autres  qui,  ré- 
duits à  convenir  de  la  grossièreté  de  cette  théorie 
luthérienne,  la  rejettent  sur  ï atavisme  catho- 
lique, vous  en  faites  la  justice  qu'elle  mérite. 

«  Vous  reprenez  à  la  fin  de  votre  ouvrage, 
mais  en  y  introduisant  quelques  points  de  vue 
nouveaux,  l'examen,  poussé  si  loin  par  Dœllin- 
ger,  des  conséquences  morales  de  la  Réforme 
luthérienne  et  vous  faites  spirituellement  res- 
sortir la  valeur  plus  grande  de  cet  argument 
pour  ceux  de  nos  contemporains  qui  tendent 
à  substituer  le  «  pragmatisme  »  à  «  l'intellectua- 
lisme »,  et  à  juger  des  doctrines,  moins  par 
l'harmonie  de  leur  agencement  logique  ou  la 
beauté  de  leurs  constructions  spéculatives  que 


XII  LUTHER    ET    LE   LUTHÉRANISME 

par  «  leur  valeur  de  vie  »,  autrement  et  plus 
clairement  dit  par  la  puissance  de  fécondité  et 
d'action  qu'elles  ont  sur  les  âmes. 

«  Ainsi,  de  toutes  façons,  monsieur  l'abbé  et 
cher  professeur,  vous  avez  tait  œuvre  d'apolo- 
gétique, et  vous  n'en  rougissez  pas.  «  Assuré- 
ce  ment  je  suis  catholique,  dites-vous  avec  Bos- 
«  suet;...  après  cela,  d'aller  faire  le  neutre  et 
«  l'indifférent  à  cause  que  j'écris  une  histoire, 
«  ou  de  dissimuler  ce  que  je  suis  quand  tout  le 
«  monde  le  sait  et  que  j'en  fais  gloire,  ce  serait 
«  faire  au  lecteur  une  illusion  trop  grossière.  » 

«  Le  tout  est  décrire  une  histoire,  car  une 
apologétique  qui  ne  reposerait  pas  sur  une 
histoire  vraie  ne  serait  pas  une  apologétique. 
Cette  histoire,  je  l'ai  dit  et  je  le  répète,  vous 
l'avez  écrite.  Vous  avez  rehaussé  la  valeur  du 
fond  par  la  modération  du  langage  et  la  sagesse 
mesurée  des  appréciations.  Votre  hvre  rendra 
donc  service  à  la  science  et  à  l'Eglise.  Vous  ne 
souhaitez  pas  d'autre  récompense  ;  si  le  bon 
goût  du  public  y  joint  un  succès  mérité,  nous 
nous  en  réjouirons  avec  vous.  Dieu  veuille  mul- 
tiplier dans  son  Eglise  des  défenseurs  comme 
vous  qui  ne  la  trahissent  pas  sans  le  vouloir, 
faute  de  science  ou  de  jugement  ! 

((  Veuillez  agréer,  monsieur  l'abbé  et  cher 
professeur,  l'expression  de  mes  sentiments  res- 
pectueux et  dévoués. 

Alfred  Baudrillart, 
Rect.  1.  G.  P. 


INTRODUCTION 


Noire  époque  se  passionne  de  jour  en  jour  davan- 
tage pour  le  «  fait  religieux  ». 

Les  esprits  que  le  positivisme  voulait  écarter  à  tout 
prix  des  métaphysiques  et  des  religions,  comme  de 
débris  sans  valeurs  d'âges  disparus,  semblent  ressentir 
comme  la  nostalgie  de  Vidéal,  du  divin,  de  l'invisible, 
du  supra-sensible  (1). 

Et  naturellement,  l'on  apporte  dajis  ces  préoccupa- 
tions nouvelles,  les  méthodes  et  les  procédés  devenus 
habituels  et  comme  obligatoires  en  notre  temps.  Uon 
traite  la  question  religieuse  scientifiquement,  non 
peut-être  sans  s'exposer  à  de  graves  mécomptes,  si 
l'on  ne  sait  pas  à  propos  reconnaître  V insuffisance 
de  moyens  peu  adaptés  à  la  fin  que  Von  poursuit,  et 
élargir  au  besoin  les  voies  par  lesquelles  on  compte 
aller  vers  cet  inconnu  qui  n'est  pas  contre  la 
science,  mais  qui  est  décidément  au-dessus  d'elle. 

De  toutes  parts  se  manifestent  les  preuves  de  cet 
intérêt  croissant  pour  ce  que  M.  William  James  a 
nommé  ^Expérience  religieuse. 

(1)  Voir  à  ce  sujet  Vétonnement  de  positivistes  comme 
M.  Compayré,  à  propos  de  Vapparition  du  livre  de  W.  James 
signalé  ci-après  {Re\ne  philosophique,  jum  4906). 


XIV  INTRODUCTION 

Ce  titre  de  l'ouvrage  du  penseur  américain  in- 
dique, à  lui  seul,  le  sens  dans  lequel  se  dirigent  les 
efforts  et  oii  se  porte  la  curiosité. 

Cest  un  chapitre  nouveau  —  et  non  témoins  inté- 
ressant —  ajouté  à  la  psychologie  expérimentale. 

Mais  pour  le  psychologue,  aussi  bien  que  pour  tout 
autre  savant,  les  faits  sont  loin  d'avoir  tous  la  même 
valeur.  Ne  pouvant  analyser,  ni  même  cataloguer^ 
tous  les  phénomènes  dans  leur  infinie  variété,  il  doit 
porter  son  observation  sur  ce  q\ie  le  chancelier  Bacon 
appelait  «  des  cas  privilégiés  »  et  pour  lesquels  il  a 
donné,  on  le  sait,  des  règles  précieuses  pour  la  mé- 
thode de  V observation  scientifique. 

D'après  ces  règles,  V attention  doit  s'arrêter  en 
première  ligne  sur  les  cas  où  le  phénomène  étudié  se 
présente,  pour  ainsi  dire,  à  la  limite,  en  d'autres 
termes  avec  son  maximum  ou  son  minimum  de  déve- 
loppement. K 

Et  voilà  pourquoi,  de  nos  jours.  Von  se  prend  à 
examiner  avec  une  curiosilé  de  plus  en  plus  intense 
ce  que  Von  appelle  «  les  laits  mystiques  ».  Voilà 
pourquoi  les  écrits  de  sainte  Thérèse  sont  devenus 
V objet  de  recherches  minutieuses  et  d'analyses  appro- 
fondies, dans  nos  cours  mêmes  de  la  Sorbonne  (1). 
Cest  là  un  de  ces  cas  particulièrement  instructifs^  où 
le  phénomène  religieux  apparaît  avec  un  grossisse- 
ment considérable  et  dans  tout  son  épanouissement. 

(1)  M.  G.  Dumas  a  fait,  en  1906,  du  mysticisme  de  la  sainte 
Réformatrice  du  Carmel,  l'objet  d'un  cours  public.  Cf.  sur  le 
sens  de  ces  travaux,  l'article  de  M.  Baylac,  Bulletin  de  Litt. 
eccl.,  mai  1906  et  juin  1906. 


INTRODUCTION  XV 

Sans  doute,  ce  sera,  pour  quelques-nus,  un  cas  extraor- 
dinaire, et  scientifiquement  parlant,  un  cas  «  mons- 
trueux »  ;  mais  tous  s'accorderont  à  déclarer  quil  en 
ressort  un  enseignement  spécialement  important.  Ce 
sont  des  observations  de  ce  genre  qui  remplacent, 
comme  on  l'a  dit,  l'usage  du  microscope,  impossible 
en  psychologie.  Et  ce  qui  .augmente,  dans  le  cas  de 
sainte  Thérèse,  Vattrait  d'une  pareille  élude,  c'est  la 
beauté  littéraire  des  écrits  où  cette  femme  de  génie  a 
retracé  d'une  main  sûre  l'analyse  de  ses  propres  états, 
avec  une  sincérité  et  une  finesse  qui  ravissent  et  qui 
forcent  l'admiration  du  rationaliste  lui-même. 

A  l'autre  extrémité  de  l'échelle,  le  fait  religieux, 
d'après  certains  philosophes,  se  «  minimise  »  dans 
les  cas  de  fétichisme  ou  de  superstition  que  les  Grecs 
appelaient  si  bien  la  crainte  des  génies,  oE'.aioat|jiov(a; 
ces  cas  doivent  donc  tout  naturellement  solliciter,  eux 
aussi,  r attention  dupsychologue  désireux  de  connaître 
ce  côté  si  troublant  et  si  particulier  de  l'àme  hu- 
maine, qui  faisait  définir  l'homme  par  de  Quatre- 
Igges  ;  un  animal  religieux.  Voilà  pourquoi,  sans 
doute,  la  nouvelle  école,  dite  anllrropologique,  se 
préoccupe  tant  du  totémisme  et  voudrait,  semble-t-il, 
voir,  dans  le  culte  des  totems  et  des  tabous,  le  g'irme 
de  toute  religion  et  la  preuve  de  l'origine  inférieure 
de  l'homme  (1).  Mais  à  côté  des  phénomènes-limites, 


([)  Voir  la  courte  note  de  M.  Adhémar  d'AIès,  à  ce  sujet, 
dans  :  Revue  pratique  d'apologélique,  1,  iol  {lofév.  1906) 
et  Lagrange,  Religions  séiniliqnes,  pp.  5  à  40.  Dans  son 
cours  de  Sorboniie,  ^906-1901,  M.  Durklieim  a  fait  la  critique 
de  la  théorie  anthropologique  de  la  religion. 


XVI  INTRODUCTION 

il  en  est  d'autres  non  moins  importants  et  non  inoins 
intéressants  à  étudier.  Ce  sont  les  cas  où  le  fait  exa- 
miné se  présente,  pour  ainsi  dire,  en  mouvement.  Ces 
cas  portent  dans  Vordre  religieux  des  noms  particu- 
liers. Ils  sont  connus  de  longue  date,  et  ils  ont  toujours 
été  remarqués,  analysés,  interprétés  en  sens  divers,  ils 
appartiennent  à  l'apologétique,  au  premier  chef.  lisse 
rangent  dans  deux  catégories  suivant  le  sens  du  mou- 
vement dont  il  s'agit.  Les  types  fondamentaux  de  ces 
deux  catégories  sont  la  conversion  et  Tapostasie. 

Et  sans  doute,  il  y  a  dans  la  conversion,  une  infi- 
nité de  degrés,  de  nuances  et  de  procédés,  mais  elle 
consiste  toujours  dans  une  première  entrée  ou  dans 
un  accroissement  du  sentiment  religieux  dans  une 
âme.  L'histoire  nous  présente,  là  aussi,  des  cas  plus 
remarquables  et  plus  instructifs  que  tous  les  autres, 
comme  celui  de  saint  Augustin,  ou  dans  un  autre 
temps  et  aiec  des  circonstances  bien  différentes,  celui 
de  Maine  de  Biran  et  de  Newman.  Si  je  cite  ces  cas 
c'est  parce  qu'ils  se  sont  présentés  avec  un  luxe  de 
documents  qui  laisse  peu  de  chose  à  désirer.  Les 
Confessions  de  saint  Augustin,  et  /c  Journal  intime 
de  Maine  de  Biran,  comme  /'Apologia  de  New  ma  n 
permettent  de  suivre  presque  pas  à  pas  l'évolution  de 
trois  des  plus  grandes  âmes  que  le  monde  ait  connues. 
Lon  se  trouve  en  effet  en  présence  de  penseurs  tels  que 
les  siècles  n'en  présentent  que  rarement  de  semblables. 
Et  l'Apologétique  générale  tire  fortement  son  profit 
de  ce  mot  qui  ouvre  les  Confessions  et  qui  les  résume 
en  résumant  aussi  toute  conversion  et  même,  ce  qui 
est  beaucoup  plus  commun  parmi  les  /tommes,  tout 


INTRODUCTION  XVII 

dési)'  de  conversion  :  Inquietum  est  cor  nostrum  do- 
necrequiescat  in  te. 

Da7is  le  même  ordre  d'idées,  mais  dans  un  sens 
inverse^  on  aime  à  étudier  les  phénomines  «  d'apos- 
tasie (1)  ».  Si  en  effet  une  conversion  est  un  argu- 
ment en  faveur  de  la  religion  qui  fait  de  la  sorte  une 
conquête  ;  si  elle  prouve  sa  valeur  et  sa  fécondité,  sinous 
aimons  à  entrer  dans  l'âme  d'un  converti,  pour  y  voir 
ce  qui  l'a  ému,  ébranlé  et  entraîné,  pour  apprécier  les 
motifs  et  les  mobiles  de  sa  détermination;  l'apostasie 
de  son  côté  est  un  scandale,  c'est-à-dire  une  preuve 
contre  la  religion,  ou  plutôt  une  objection,  un  fait  qui 
étonne,  qui  déroute  et  parfois  qui  sollicite  et  qui  perd. 
L'apostasie  est  dcnis  l'ordre  religieux,  ce  que  la  con- 
tradiction est,  dans  l'ordre  logique.  L'une  et  l'autre 
tendent  à  établir  dans  le  monde  le  scepticisme.  Et  tout 
dogmatique  soucieux  d'établir  sa  position  doit  commen- 
cer par  examiner  et,  s'il  le  peut,  par  résoudre  les 
objections  du  scepticisme.  Il  faut  donc  qu'il  donne 


(l)  Ce  mot  a  un  sens  péjoratif,  mais  nous  n'hésiterons  pas  à 
faire  nôtre  la  remarque  de  Bossuet  :  «  Pour  le  fond  des  choses 
on  sait  bien  de  quel  avis  je  suis  :  car  assurément  je  suis 
catholique...  Après  cela,  d'aller  faire  le  neutre  et  l'indiffé- 
rent à  cause  que  j'écris  une  histoire,  ou  de  dissimuler  ce 
que  je  suis  quand  tout  le  monde  le  sait  et  que  j'en  fais 
gloire,  ce  serait  faire  au  lecteur  une  illusion  trop  grossière.  » 
[Préface  de  /'Histoire  des  Variations,  n°  20  ) 

Sous  aussi  nous  regardons  comme  une  apostasie,  l'action  de 
sortir  de  l'Eglise  Catholique.  Touiefois  en  appliquant  à  Luther 
ce  mot  d'apostat,  nous  ne  voulons  rien  préjuger  a  priori  de 
la  question  de  savoir  s'il  a  bien  ou  mal  agi  en  sortant  de 
l'Eglise.  Le  but  de  ce  volume  est  précisément  de  trancher,  par 
des  preuves  de  fait,  cette  question  si  grave  et  si  décisive. 


XVIII  INTRODUCTION 

nne  explicalion  du  fait  des  contradictions  et  des 
erreurs,  avant  de  ^wuvoir  affirmer  cjue  la  certitude 
est  jjossible.  Dans  Vordre  religieux,  l'objection  ana- 
logue est  celle  de  la  pluralité  des  religions,  et  le  ca- 
tholique doit  Vexpliquer  et  la  résoudre. 

Une  apostasie  est  donc  un  fait  important  à  exami- 
ner de  près.  Il  en  faut  connaître  la  genèse,  les  carac- 
tères et  les  conséquences.  Il  faut  chercher  à  se  rendre 
compte  de  se  qui  s'est  passé  dans  Vâme  de  l'apostat 
quand  il  a  quitté  une  'position  que  nous  admettons 
encore  pour  en  choisir  une  autre.  Il  faut,  pour  que  le 
scandale  disparaisse  à  nos  yeux,  que  nous  puissions 
nous  démontrer  qu'il  a  eu  tort  de  faire  cette  démarche 
qui  nous  étonne  et  nous  désempare.  Et  pour  cela  il 
faut  comparer  son  i\.\^ï[[.  et  son  après,  apprécier  son 
état  religieux,  intellectuel  et  surtout  moral  dans  le 
point  de  départ  et  le  point  d'arrivée.  L'on  nous 
accordera  qu'aucune  étude  ne  peut  être  plus  poi- 
gnante  et  plus  importante  que  celle-là.  C'est  vraiment 
l'un  des  «  cas  privilégiés  »  du  fait  religieux. 

Mais  ce  que  l'on  nous  accordera  aussi  c'est  que  de 
toutes  les  apostasies,  aucune  actuellement  nest  plus 
intéressante  pour  nous  que  celle  de  Martin  Lulher. 

Sans  doute,  il  y  a  eu,  avant  et  après  lui,  d'autres 
apostats.  Mais  aucun  d'eux  ne  présente  un  caractère 
si  puissant  et  na  été  la  source  d'un  mouvement  si 
considérable  dans  l'histoire.  Si  Varianisme  a  déchiré 
l'Eglise  pendant  des  siècles,  si  le  neslorianisme,  le 
monophysisme,  le  schisme  de  Photius  lui  ont  fait  des 
blessures  toujours  ouvertes,  cependant  aucune  plaie 
ne  lui  a  été  et  ne  lui  est  encore  aussi  sensible  que 


INTRODUCTION  XIX 

celle  du  Proleslanlisme,  qui  reconnaît  Luther  pour 
son  auteur. 

Dans  aucune  âme,  il  ne  semble  que  l'on  ait  cons- 
taté une  érulution  aussi  grave,  aussi  radicale,  aussi 
profonde  que  celle  qui  a  fait  de  Luther,  cVabord 
disciple  fidèle  de  VEglise  romaine,  et  Vennemi  de 
tous  les  hérétiques,  l'homme  qui  a  écrit  et  proclamé 
contre  la  Papauté  et  le  Catholicisme  ce  qu'il  y  a  de 
plus  violent,  de  plus  brutal,  déplus  inouï  dans  tous 
les  siècles,  en  fait  d'invectives  et  d'injures,  et  même, 
comme  on  le  verra,  de  calomnies  et  de  mensonges. 
Pour  aucun  apostat,  la  distance  entre  le  point  de 
départ  et  le  point  d'arrivée  na  été  ausi  longue,  aussi 
étendue. 

Enfin,  ce  qui  augmente  l'intérêt  d'une  telle  exis- 
tence, c'est  l'abondance  de  documents  qui  nous  en 
restent.  Outre  ses  œuvres  complètes  qui  comprennent 
67  volumes  dans  l'édition  <:rErlangen  {18  "21  il  808)  (1) 
avec  un  supplément  de  ^28  volumes  des  Opéra  Kxege- 
tica  latina,  cfc,  nous  avons  6  volumes  de  ses  lettres 
publiées  par  de  \Yetle  et  Seidemann  {1825  à  d8ô6)  et 
de  nouveau  en  partie  par  Enders  {1884-1903),  et  le 
recueil  également  précieux  de  Fœrsteman  {1844-1848) 
sur  les  Tischreden  oder  Colloquia  {Propos  de  table). 

Au  moyen  de  ces  documents  et  d'une  foule  d'autres 
pièces,  la  pensée  intime  du  Réformateur  a  pu  être 
étudiée  et  analysée  en  détail. 

Elle  l'a  été  en  effet  récemment,  avec  un  appareil  de 

(1)  Védition  critique  de  Weiraar  comp/'<?»io(  déjà  une  tren- 
taine de  volumes  et  arrive  à  l'année  l.o29.  Le  P.  Denifle  lui 
adresse  toutefois  de  graves  reproches. 


XX  INTRODUCTION 

critique  et  d'érudition  incomparable,  par  le  Père 
Denifle,  dominicain,  soiis-archivisle  à  la  Uildiulhèque 
du  Vatican,  mort  à  Munich,  le  10  juin  i905,  pen- 
dant qu'il  se  rendait  à  l'Université  de  Cambridge 
'pour  y  recevoir  avec  le  P.  E/irlé,  jésuite,  le  doctorat 
honoraire.  Son  ouvrage  :  Luther  und  Liilhertrun,  a 
excité  e7i  Allemagne  un  intérêt  passionné  et  il  a  dît 
en  donner,  en  4904,  une  seconde  édition  (1),  achevée 
avec  le  concours  du  P,  Weiss,  également  dominicain. 
Vulgariser  les  principales  conclusions  de  ce  grand 
travail,  celles  qui  sans  doute  seront  définitives, 
relever  après  le  savant  historien  les  erreurs  et  les 
attaques  lancées  contre  l'Eglise,  fournir  ainsi,  après 
lui  {mais  sans  négliger  les  sources  plus  anciennes 
d'information,  et  notamment  les  études  si  solides  et 
si  belles  de  Janssen  (2)  et  de  Dollinger  (3)  quelques 
armes  à  la  vérité  contre  la  calomnie,  voilà  ce  que 
Von  s'est  proposé  dans  les  pages  qui  vont  suivre. 

Il  nous  reste  à  déteryniner,  dans  ses  grandes  lignes. 
Vidée  maîtresse  du  présent  ouvrage. 


C'était  un  axiome  bien  connu  de  V Ecole  que  dans 
toute  œuvre  «  la  fin  est  la  dernière  dans  V exécution 
mais  la  première  dans  V intention  n.  Et  il  est  bien 
évident  que  ce  qui  détermine  le  caractère  d'un  travail 

(i)  Il  n'en  existe  qu'une  traduction  italienne  de  Mercati 
(Desclée,  190o)  poio*  les  langues  romanes. 

(2)  Six  volumes,  traduits  par  Paris,  Pion  et  Nourrit. 

(3)  Traduit  par  Perrot,  3  vol.,  18iS  ^chez  Gaume). 


INTRODUCTION  XXI 

quelconque,  c'est  l'objet  que  Voua  voulu  poursuivie 
en  l'dhordant.  L'on  ne  s'étonne  pas  de  trouver  dans 
/'Histoire  des  Variations,  des  procédés  littéraires 
tout  différents  de  ceux  qu'emploie  un  biographe  de 
Luther  et  de  Calvin. 

Il  faut  donc  nettement  déterminer  le  but  du  travail 
que  l'on  trouvera  dans  ce  volume.  Ce  but  est  nette- 
ment apologétique,  ainsi  qu'on  l'a  déjà  insinué. 

Mais  ce  mot  apologétique  est  bien  loin  de  signifier 
que  l'on  y  a  cherché  à  tout  prix  à  excuser  ou  à  pcdlier 
les  abus  contre  lesquels  le  protestantisme  a  été  une 
réaction.  Apologétique  ne  veut  pas  dire  tendancieux. 
Le  premier  devoir  de  l'apologiste  est  au  contraire  de 
travailler  avec  la  plus  grande  loyauté  à  montrer  la 
vérité  telle  qu'elle  est,  en  se  souvenant  toujours  de  ce 
mot  d'un  grand  Pape  :  L'Eglise  n'a  pas  besoin  de  nos 
mensonges  (1^ .'  Laissons  parler  l'histoire  très  libre- 
ment comme  un  vaste  livre  où  la  Providence  veut  que 
nous  puisions  de  grandes  et  de  profitables  leçons. 
Cherchons  au  contraire  à  être  aussi  «  objectif  »  que 
'possible,  comme  l'on  dit  aujourd'hui,  c'est-à-dire  à 
laisser  parler  les  faits,  les  documents  eux-mêmes,  et 
à  ne  conclure  que  d'après  ce  qui  en  découle  strictement. 
Toutefois  l'apologiste  n'écrit  pas  une  liistoire  ordi- 
naire, précisément  parce  qu'il  veut  conclure.  Il  lui 
est  donc  permis  de  choisir  ses  matériaux,  de  les  dis- 
poser à  son  gré  pourvu  que  l'arrangement  qu'il  leur 
donne  soit  logique  et  ne  viole  pas  la  vérité.  On  ne  lui 
demandera  pas  un  exposé  systématique  des  événements 

(1)  Xumquid  Deus  indiget  mendacio  le^tro  ?  Job.  xiii,  7. 


XXII  INTRODUCTION 

qu'il  lui  suffit  de  rappeler^  en  les  supposant  déjà 
connus.  Ce  qu'il  recherche  ce  sont  les  doctrines  et  leurs 
conséquences,  les  vertus  et  les  vices  suivant  les  cas  et 
non  pas  les  mille  détails  qui  font  le  charme  d'une 
biographie  et  la  vie  d'une  histoire. 

Quel  est  donc  le  point  de  vue  que  Vapologétique 
doit  considérer  dans  Lutlœr?  Evidemment  c  est  celui- 
là  même  sur  lequel  se  produit  le  différend  entre 
VEqlise  et  ses  adversaires.  Or,  Luther  est  un  «  objet 
de  contradiction  »  entre  les  catholiques  et  les  protes- 
tants ou  rcdionalistes .  Pour  nous,  cest  un  Apostat^ 
pour  eux,  c'est  un  Réformateur,  ou  tout  au  moins  un 
Initiateur.  Pour  le  protestant,  cet  homme  a  ramené 
l'Eglise  plus  ou  moins  corrompue  à  sa  pureté  primi- 
tive ;  pour  le  rationaliste,  il  a  ouvert  une  voie  nou- 
velle où  la  libre-pensée  s'est  introduite  à  la  suite  du 
libre-examen  ;  pour  le  catholique,  il  a  pris  occasion 
de  certains  abus  très  réels,  pour  lever  l'étendard  de 
la  révolte,  il  est  devenu  schis)natique  et  hérétique  et 
bien  loin  de  corriger  les  abus  dont  l'Eglise  souffrait, 
il  est  tombé  clans  de  plus  graves  encore. 

Comment  résoudre  cette  antinomie  ? 

Ne  sera-ce  pas  en  étudiant  le  caractère  de  l'homme 
dans  les  dijférents  temps  de  sa  vie  pour  se  demander 
s'il  avait  vraiment  les  traits  d'un  Réformateur  reli- 
gieux, en  examinant  sa  doctrine  au  point  de  départ 
et  cm  point  d'arrivée,  et  enfin  en  en  recherchant  les 
conséquences  morales  ? 

Ce  qui  ne  peut  manquer,  croyons-nous,  de  ressortir 
avec  évidence  d'une  pareille  série  d'études,  c'est  que 
Luther  n'a  aucun  des  caractères  d'un  Réformateur, 


INTRODUCTION  XXIII 

ainsi  que  rappellent  les  Prolestants .  Il  ne  fut  ni  un 
homme  de  prière,  ni  même  toujours  u)i  homme  sin- 
cère, il  fut  toute  sa  vie  dominé  par  la  passion  {\)  et 
par  les  emportements  (Fuii  tempérament  sans  frein  et 
sans  règle.  Sans  doute,  cet  homme  était  richement 
doué;  il  avait  une  éloquence  populaire  et  puissante; 
il  savait  remuer  les  foules  et  séduire  par  la  vigueur 
de  sa  parole  les  esprits  même  supérieurs  Mais  on  ne 
pourra  jamais  laver  sa  mémoire  des  grossièretés  et 
des  mensonges,  des  atroces  calomnies  et  des  injures 
infâmes,  dont  il  s'est  fait  une  arme  habituelle  contre 
le  c<  papisme  » . 

On  en  fera  peut-être  un  initiatevr,  avec  les  ra- 
tionalistes, mais  cdors  il  faudra  dire  que,  s'il  a 
ouvert  une  voie  nouvelle,  cette  voie  était  mauvaise, 
eu  sorte  que  si  une  réaction  ne  s'était  pas  produite 
contre  son  système  dans  le  sein  même  du  protestan- 
tisme, l'humanité  eût  souffert  les  mau.r  les  plus 
effroyables  et  fût  tombée  dans  une  corruption  et  une 
dégradation  irréparables.  Et  n'est-ce  pas  lui  encore 
qu'il  faut  rendre  responsable  du  levain  de  haine  et 
de  dé  fiance  qui  ne  cesse  d'exister  même  de  nos  jours 
entre  les  protestants  et  les  catholiques,  à  tel  point 
qu'un  prêtre  ne  peut  se  présenter  en  costume  ecclésias- 
tique dans  les  grandes  villes  allemandes,  saiis  y  être 
entouré  de  suspicion  et  de  mépris  ? 

Ce  qui  prouve  surabondamment  d'ailleurs  la  jus- 

(1)  Ce*tcmpcrament  passionné,  dont  il  fut  la  victime,  dimi- 
nue sans  doute  la  responsabilité  de  Luther  et  explique  ce  que 
nous  appelons  «  ses  mensonges  »  en  nous  plaçant  au  point  de 
vue  purement  objectif. 


XXIV  INTRODUCTION 

tesse  de  cette  conclusion,  c'est  Vobligation  où  Von  est, 
avant  de  commencer  à  parler  de  Luther,  de  faire  des 
ubservations  comme  celles  que  tous  les  historiens  se 
voient  contraints  de  formuler  et  que  non  s  ferons  nôtres 
ici.  Le  lecteur  de  notre  temps  demande  à  être  res- 
pecté, mais  si  on  lui  met  dans  cet  ouvrage,  sous  les 
yeux,  des  expressions  d'une  grossièreté  révoltante  et 
d'ime  saisie  qui  le  rebute,  qu'il  s'en  prenne  seulement 
au  devoir  oit  l'on  se  trouve  de  reproduire  Vhistoire 
telle  qu'elle  est,  afin  que  tout  le  monde  puisse  juger 
en  pleine  connaissance  de  cause  et  que  l'on  arrive  à 
répéter  avec  Bossuet  :  «  Tremblons  sous  les  terribles 
«  jugements  de  Dieu  qui,  pour  punir  notre  orgueil,  a 
«  permis  que  de  si  grossiers  emportements  eussent 
«  une  telle  efficace  de  séduction  et  d'erreur  (1).  » 

Moulins,  le  30  mai  1907. 
(i)  Variât.  I,  33. 


TITRES  COMPLETS  DES  OUVRAGES 

CITÉS  EN  ABRÉGÉ,  LE  PLUS  SOU\E^T,  DANS  LE 

COURS  DU  VOLUME 


—  Damlrillart  Alfred,  Recteur  de  l'Inslilut  Catholique  de 
Paris,  VEglise  catholique,  la  Renaissance  et  le  protestan- 
tisme, 8'  édition,  Blond,  Paris,    igo5. 

—  Denifle  Heinrich,  0.  P.,  Luther  und  Lnthertivn  in  der 
ersten  Entwickelung,  zweite,  durch  gearbeitete  Auflagc, 
Erster  Band,  erste  Abteilung,  Mainz  1904.  verlag  von 
Franz  Kirchheini,  Schluss-Abteilung,  ergiinzt  und 
herausgegeben  von  Albert-Maria  Weiss,  Mainz  igo6 
(On  sait  que  le  P.  ]]  eiss,  en  publiant  cette  seconde  édi- 
tion de  l'ouvrage  de  son  confrère  défunt,  l'a  accompa- 
gnée d'un  volume  d'explications  et  de  mise  au  point 
sous  le  litre  :  Luther-psychologie ,  où  il  maintient  les 
conclusions  du  P.  Denifle,  tout  en  adoucissant  forte- 
ment les  expressions). 

—  Dôllinger  J.  Die  Rejormalion,  ïhre  innere  Entuikelung 
und  ihre  Wirkungen  im  Lmfange  des  Lullierischen, 
Bekcnntnisscs,  3  Bde,  Regensburg,  18^6-1848.  Tra- 
duction française  par  Perrot  :  La  Réforme,  son  déve- 
loppement intérieur  et  les  résultats  qu'elle  a  produits 
au  sein  de  la  société  luthérienne,  3  vol,  1847- i85.r. 

—  Enders,  Dr  Martin  Luihers  Briejiveehsel  (Lettres  de 
Martin  Luther),  10  vol.,  édition  Erlangen-Francfort- 
Cahver  (1804-1903),  va  jusqu'au  17  juillet  i536. 


XXVI  IlTltKS    COMPLKTS    DES    UUV1{A(;ES 

— ^  Erlanijen,  édition  complote  des  œuvres  de  Lulbcr  par 
Plocltmann  cl  Irinischer,  G7  vol.  Erlangen,  iS^G-iSo-, 
on  Y  ajoute  aussi  Jes  28  vol.  des  Opéra  exegelica  lalina,  etc. 

—  Janssen  Jean,  Geschichte  des  denlschen  Volkes  seit  dem 
Ausgange  des  Mittelalters  I-YIH,  1879-1908,  traduit 
sur  la  ifi"  cdit.  alleni.  par  Paris  E.  sous  le  litre  : 
V Allemagne  et  la  Réforme,  6  vol,  Paris,  Pion  et  iSoiirril, 
1889- 1902.  Cet  ouvrage  de  tout  premier  ordre  a  été 
déjà  présenté  dans  la  collection  Science  et  Religion  par 
M.  Laffay,  Origines  du  protestantisme,  3  vol. 

—  Weimar,  édition  critique  des  œuvres  de  Luther  (i883- 
1903)  sérieusement  critiquée  par  Donifle. 

—  De  \]etle,D.  Martin  Liilhers  Briefe,Scndschrci\)cn  und 
l^edcnken  mit  supplément  v.  Seidemann,  G  Bande 
(1825-1806). 

—  JJalsch,  œuvres  complètes  de  Luther,  24  yoI.  Halle, 
1740-1-50. 

Pour  la  Bibliographie  si  difficile  de  cette  époque,  voir 
Janssen,  en  tète  de  chaque  volume,  liste  des  ouvrages 
consultés  avec  leurs  titres  complets.  Il  faudrait  y 
ajouter  les  travaux  récents  de  Pastor,  Paaliis  et  Grisar. 

De  Paulus  l'on  a  utilisé  c|uelc|ucs  études  et  sui-tout  : 
Luther  und  die  GewissensfreUieitf  Mûnchen,  1905.  Collec- 
tion :  Glauben  und  Wissen. 

—  Pour  ce  qui  est  d'Audin,  par  qui  Luther  est  connu  du 
plus  grand  nombre  en  France,  il  suffira  de  citer  ici  l'ap- 
préciation de  Mgr  Baadrillart  :  Ouvrage,  dit -il,  de  la 
]ie  de  Luther  d'xVudin,  qui  a  eu  une  grande  réputation  et 
se  Ut  encore  aujourd'hui  avec  intérêt  mais  est  dépassé  de 
toutes  manières  et  na  plus  d\iulorité.  (Voir  l'ouvrage  cité 
ci-dessus,  p.  117). 


LUTHER  ET  LE  LUTHÉRANISME 


ETUDE  PRÉLIMINAIRE 

SIGNES    PRÉCURSEURS    DE    LA    REFORME    (l) 


Sommaire.  —  I.  Le  besoin  de  Réforme  dans  l'Eglise.  —  L'in- 
fluence néfaste  de  l'humanisme,  Pétrarque,  Boccace,  Valla, 
Poggio.  —  L'humanisme  chrélicn,  les  cd'orts  de  Nicolas  de 
Cusa  pour  la  Réforme  —  période  de  renouveau  catholique 
en  Allemagne  (a|)rcs  fISo).  —  IL  La  discorde  recommence, 
corruption  du  clergé,  surtout  des  hauts  dignitaires  —  Expli- 
cation de  ce  fait,  l'ambition  des  seigneurs  a  perdu  le  clergé 
—  témoignage  du  duc  Georges  de  Saxe.  —  IIL  L'huma- 
nisme allemand  tourne  mal.  Erasme,  son  influence  énorme 
et  pernicieuse,  —  Mutian  d'Erfurt.  —  Reuchlin,  sa  querelle 
avec  les  théologiens  de  Cologne.  —  Les  Epîtres  des  hommes 
obscurs.  —  Luther  peut  venir,  le  chemin  lui  est  frajé. 


I 

«  Il  y  avait  plusieurs  siècles,  dit  Bossuet,  qu'on  dé- 
sirait la  Réformation  delà  discipline  ecclésiastique... 
L'Eglise    romaine,  la  Mère   des   Eglises,   qui   durant 

(i)  n  est  impossible  de  signaler  ici  tous  les  ouvrages  qui  ont 
raconté  le  grand  mouvement  de  la    Renaissance.  1\    suffira  d'in- 


2  LUTHER    ET    LE    LUTHERANISME 

neuf  siècles  entiers,  en  observant  la  première  avec  une 
exactitude  exemplaire  la  discipline  ecclésiastique,  la 
maintenait  de  toute  sa  force  par  tout  l'univers,  n'était 
pas  exempte  de  mal  et  dès  le  temps  du  concile  de 
Vienne  -(i3ii),  un  grand  évêque  (i),  chargé  par  le 
Pape  de  préparer  les  matières  qui  devaient  y  être 
traitées,  mit  pour  fondement  de  l'ouvrage  de  celle 
sainte  assemblée  qu'il  y  fallait  «  réformer  l'Eglise 
dans  le  chef  et  dans  les  membres.  » 

Depuis  ce  temps,  à  mesure  que  l'on  avance  dans 
l'histoire  de  l'Eghse  et  que  l'on  approche  de  nos  jours, 
l'on  constate  partout  l'existence  de  deux  grands  cou- 
rants dans  le  sein  de  la  chrétienté,  un  courant  de  dé- 
cadence et  un  courant  de  réforme.  Suivant  la  remarque 
du  P.  Denifle,  il  n'est  pas  difficile  de  montrer  la 
source  de  ces  deux  mouvements  opposés  :  elle  est  dans 
notre  nature  même,  dans  cette  lutte  intimé  qui  existe 
au  fond  de  tout  cœur  humain  entre  l'homme  «  spiri- 
tuel »  et  l'homme  «  animal  »,  pour  employer  les 
expressions  de  saint  Paul.  Cette  lutte  intérieure  et  in- 
dividuelle explique  la  formation  des  deux  grands  par- 
tis qui  se  combattent  depuis  l'origine  du  monde,  du 
moins  depuis  le  jour  où  Dieu  a  prononcé  cette  sentence 
qui  éclaire  tant  de  choses  dans  l'histoire  :  Inimlcilias 
ponani  inter  te  et  Mulierem,  inter  semeaiiuini  et  senien 


diquer  les  plus  répandus,  après  l'Histoire  des  Papes  de  Pastoh, 
(trad.  Fuucï  Ratxald,  Pion,  Paris)  et  celle  de  Jansse;:!,  sur 
y  Allemagne  et  la  Réforme  :  Guirald,  L'Eglise  et  les  origines  de  la 
Renaissance,  Mgr  Baudrillart,  L'Eglise  catholique,  la  Renaissance 
el  le  Protestantisme,  Gebhart,  Les  origines  de  Ja  Renaissance  en 
Ralie,  etc.  :  Voir  dans  fiLiUAUD  une  bonne  Bibliographie  du 
mouxement  de  la  Renaissance. 

(i)  Durand  Guillaume,  év.  de  Meaut. 


SIGNES   PIIÉCURSEURS   DE   LA   RÉFORME  3 

iflius,  ipsa  conte rel  capiit  (iiiiin,  et  tu  insidiaberis  cal- 
caneo  cjus  (i). 

A  l'époque  dont  nous  venons  de  parler,  au 
xiv'' siècle,  et  dans  le  temps  qui  suivit,  une  impulsion 
formidable  fut  donnée  au  courant  de  la  décadence  et 
de  la  dépravation,  par  la  réapparition  de  l'élément 
païen  assoupi  complètement  pendant  le  haut  Moyen 
Age. 

Avec  l'humanisme,  c'est  une  nouvelle  période  qui 
commence,  et  c'est  tout  un  monde  d'idées  et  de  pra- 
tiques inconnues  auparavant  qui  s'agite.  Sans  doute 
le  mouvement  de  la  Renaissance  .n'est  pas,  au  début, 
hostile  à  l'Eglise.  Pétrarque  (iSo'i-iSy^i),  tout  en 
vantant  les  philosophes  anciens,  met  l'Evangile  infini- 
ment au-dessus  d'eux,  comme  le  prouve  sa  magnifique 
lettre  à  G.  Colonna.  Avec  Boccace  (iSiS-iSyS)  au  con- 
traire, l'obscénité  entre  dans  la  littérature,  pour  n'en 
plus  sortir.  h'Ameto  et  le  Corbaccio,  le  Decaméron 
même  sont  des  œuvres  infâmes.  Néanmoins,  leur  auteur 
garde  la  foi,  il  finit  par  se  convertir  et  par  faire  une 
sainte  mort. 

Mais  au  milieu  du  désordre  effroyable  qui  signale  la 
fin  du  xiv°  siècle,  au  point  de  vue  politique  et  au 
point  de  vue  religieux,  alors  que  la  France  est  en  proie 
à  la  guerre  de  Cent  ans.  et  l'Eglise  au  Grand  schisme, 
la  Réforme  devient  de  plus  en  plus  impossible  et  le 
courant  païen  monte  avec  une  rapidité  effrayante. 
L'hérésie  de  Wiclef  (f  i38/i)  trouble  l'Eglise  d'An- 
gleterre ;  celle  de  Jean  Huss  en  dérive  et  aboutit  à 
une  guerre  sanglante  en  Bohème.  En  Italie,  l'huma- 
nisme se  partage  décidément  en  deux  branches  oppo- 

(i)  Gen.,    III,    i5,    les    variantes    du    texte    hébreu    sont    bien 
connues  :  le  sens  est  le  même. 


4  LUTHER    KT    LE    LUTHÉUAMSME 

sées.  Les  uns  avec  [.mirent  \'al/ii  et  Antonio  Brcca- 
dclli  commencent  à  dire  que  la  nature  est  notre  règle 
unique,  et  que  (i  tout  ce  qu'elle  a  créé  et  formé  ne 
saurait  être  que  louable  et  saint  »,  principe  qui  se  ré- 
sout pratiquement  dans  cette  maxime  :  jouir  c'est  le 
tout  de  la  vie  !  Le  dialogue  de  Valla  de  Voluptate  (i43i) 
est  dans  ce  sens,  et  le  dernier  mot  de  l'obscène  se 
rencontre  dans  V  Hermaphrodite,  de  lieccadcUi 
(j-  i/iyi)-  Les  mœurs  ne  peuvent  manquer  de  se 
ressentir  d'une  pareille  influence  et  à  Florence,  Sienne, 
Naples  surtout,  elles  deviennent  lamentables.  L'on  voit 
alors  pour  la  première  fois  peut-être  des  baptisés  re- 
fuser les  sacrements  à  la  mort.  Des  écrivains  comme 
l'ignoble  Poy^/o  (Braccioliiii)  attaquent  1(!S  institutions 
les  plus  saintes,  et  criblent  les  moines  d'injures  et  de 
sarcasmes. 

D'autres  humanistes  toutefois,  groupés  autour  de 
Gianozzo  Manetti  (1.396-1 '459),  élève  du  célèbre  gé- 
néral des  Camaldules,  Amb.  Traversari,  Lionardo 
Bruni  {i3Ç)()-ihf\l\  .,  Malléo  Verjio  [1^0-- 1^^)8)  et  le 
pédagogue  Viclorin  de  Fellre,  représentent  le  cou- 
rant chrétien,  dans  la  Renaissance.  Quant  au  peuple, 
il  a  le  bonheur  alors  de  subir  l'influence  profonde  de 
saints  comme  Bernardin  de  Sienne  (-j-  i444).  Jean  de 
Copisiran  j  i/i56  ,  Albert  de  Sarteano  [j  i/i5o), 
Jacques  de  la  Marche  {j  1476),  saint  A n to n i n,  avche- 
vêque  de  Florence  (-j-  i459),  saint  Laurent  Giasti- 
niani  {■\-  i^j56),  saint  François  de  Paule  i^iô-iôoy), 
etc.,  etc. 

Cette  efflorescence  de  sainteté  fut  alors  le  grand  élé- 
ment de  préservation  pour  la  masse  des  fidèles.  Elle 
permit  le  renouveau  qui  signale  au  point  de  vue  reli- 
gieux la  fin  du  Grand  Schisme,  mais  elle  ne  déracina 
pas  complètement  les  abus. 


SIGNES    PRÉCURSEURS    DE    LA    REFORME  O 

En  vain  le  cardinal  Julien  Cesarini,  reprenant  les 
idées  exprimées  au  concile  de  Constance  par  Gcrson  et 
Pierre  d'Ailly,  s'élève-t-il  avec  force  devant  l'assem- 
blée de  Bàle  contre  les  désordres  du  clergé:  «  Ces  dé- 
sordres, écrivait-il,  excitent  la  haine  du  peuple  contre 
tout  l'ordre  ecclésiastique  ;  et  si  on  ne  les  corrige,  on 
doit  craindre  que  les  laïques  ne  se  jettent  sur  le  clergé 
à  la  manière  des  hussites,  comme  ils  nous  en  menacent 
hautement.  » 

Malheureusement  le  concile  de  Bàle  sombre  dans  le 
schisme  et  jette  la  France  elle-même  dans  ce  gallica- 
nisme qui  se  traduisit  alors  par  la  Pragmatique  Sanc- 
tion d(^  Bourges  (i  '|38  et  dont  elle  a  eu  tant  de  peine 
à  se  défaire  depuis  (i). 

[1  n'y  eut  un  essai  vraiment  sérieux  de  Réfornie  en 
Allemagne  qu'à  la  suite  du  Jubilé  de  l 'lâo.  Le  pape 
Nicolas  V  envoya  alors  le  cardinal  .\iculas  de  (Àisa{2) 
(ilioi-if\Qf\)  qui  parcourut  tous  les  pays  de  langue 
allemande,  en  y  faisant  partout  un  bien  immense. 

D'une  vie  irréiirochablc,  d'une  altitude  modeste  et 
pauvre,  il  menait  avec  lui  de  saints  religieux  comme 
le  chartreux  Denis  V(in  Lewis  -j  l'iyi).  De  tout  côté, 
il  provoque  la  réunion  de  synodes,  à  Salzbourg,  à  Bani- 
berg,  à  Wurlzbourg  pour  les  Bénédictins,  à  Magde- 
bourg  par  les  Auguslins,  à  llildesheim,  enfin  àMinden 
(i/j5i;  d'où  il  se  rend  par  Deventer,  dans  les  l*ays- 


(i)  Dans  son  beau  livre  :  Quatre  cents  ans  de  Concordat,  Mgr 
Baudrillart  montre  fort  bien  le  danger  que  courait  la  France  de 
tomber  dans  le  l'rotoslantisme  sans  le  Concordat  de  i5i6, 
conclu  à  Pologne  entre  l'Vanvois  1""  et  Léon  X,  juste  un  an 
avant  que  n'éclatât  la  révolte  de  Luther  (i5i7j.  Voir  aussi, 
L'EijUse  Calliol.,  la  Rfn    cl  le  Prot.,  p.   i4i. 

(2)  Voir  dans  i)(j6/m /?foteu;,  oc'obre  1906,  un  beau  parallèle 
•Dire  .Nicolas  de  Cusa  et  .Eneas  Sjlvius  Piccolomini. 


6  LUTHER   ET   LE   LUTHÉRANISME 

Bas,  avant  de  venir  se  reposera  Trêves,  son  pays  na- 
tal, Son  œuvre  se  termine  par  les  conciles  bienfaisants 
de  Mayence  et  de  Cologne  (lA^i-iASa). 

Pendant  le  même  temps,  le  franciscain,  Jean  de  Ca- 
pistran,  prêchait  et  soulevait  les  foules  en  Autriche  et 
en  Bavière,  à  Vienne,  Batisbonne,  Augsbourg,  Nu- 
remberg, Weimar  (Saxe),  léna,  Dresde,  Halle,  Mag- 
debourg,  Erfurt,  et  de  là  en  Pologne,  avant  d'aller 
triompher  à  la  fameuse  bataille  de  Belgrade  (i456). 

Une  période  malheureusement  trop  courte  de  tran- 
quillité, de  prospérité  et  de  ferveur  religieuse  se  lève 
alors  sur  l'Allemagne  et  remplit  la  fin  du  xv^  siècle. 
En  introduisant  partout  la  réforme  des  mœurs,  Nico- 
las de  Cusa  n'avait  pas  craint  d'introduire  aussi  le 
goût  des  lettres  et  des  arts,  dont  il  était  lui-même  un 
représentant  distingué.  C'était  le  temps  de  l'invention 
de  l'imprimerie.  Une  ère  nouvelle  s'ouvrait  sur  le 
monde.  L'Allemagne  répandit  alors  dans  l'univers  en- 
tier ses  ((  armuriers  de  la  civilisation  »  ainsi  que  Lope 
de  Vega  appelait  les  imprimeurs.  Toute  une  phalange 
d'humanistes  se  lève,  aussi  zélés  pour  le  bien  de  la  re- 
ligion que  pour  l'expansion  des  connaissances  hu  - 
maines.  Ce  sont  Rodolphe  Agricola  (i/|/i2-i/i95),  le 
promoteur  éclairé  des  auteurs  classiques  et  Alexandre 
IJégiiis  (i/iSS-i/igS)  qui  passe  une  partie  de  sa  vie  à 
Dcvcnter,  ce  centre  de  dévotion  mystique  et  de  lumière. 
Un  peu  plus  tard  apparaît  Jacques  Wiinpheling  [iiibo- 
i528),  qui  appréciait  si  justement  en  ces  termes  le 
rôle  et  le  danger  des  études  classiques  :  «  Ce  n'est  pas 
l'étude  de  l'antiquité  classique  en  elle-même  qui  est 
dangereuse  pour  l'éducation  chrétienne,  c'est  la  ma- 
nière fausse  de  l'envisager,  c'est-à-dire  le  mauvais 
usage  qu'on  en  peut  faire  ;  sans  aucun  doute,  elle  se- 
rait funeste,  si^  comme  il  arrive  trop  fréquemment  en 


SIGNES    PRÉCURSEURS    DE    LA   REFORME  / 

Italie,  on  propageait  par  les  classiques  une  manière 
païenne  de  juger  et  de  penser  et  si  l'on  mettait  entre 
les  mains  de  nos  étudiants  des  œuvres  littéraires  qui 
pourraient  mettre  en  péril,  dans  leurs  jeunes  esprits, 
le  patriotisme  ou  les  mœurs  chrétiennes.  Mais  au  con- 
traire, l'antiquité  bien  comprise  peut  rendre  à  la  mo- 
rale et  à  la  science  théologique  les  services  les  plus  pré- 
cieux. Les  Pères  de  l'Eglise  n'ont-ils  pas  tiré  un  grand 
profit  de  leurs  études  profanes?  ne  s'en  sont-ils  pas 
servi  pour  l'explication  des  Saintes-Ecritures  et  ne  les 
ont-ils  pas  constamment  vantées  et  encouragées  (i).  » 

C'est  alors  que  l'on  voit  en  Allemagne,  comme 
contemporains  du  même  Wimpheling,  des  théologiens 
humanistes  comme  l'abbé  de  Sponheim,  Jean  Tri- 
Iheniias  (1/462-151G),  Grégoire  Reisch,  a  Fribourg, 
Ileynlin  von  Stein  (j  l^g^î)  h  Bàle,  Gnbriel  Biel  à  Tu- 
bingue  (-j-  1/193   et  bien  d'autres. 

Sans  doute  ils  ne  rejettent  pas  la  scholastiquo  an- 
cienne, mais  ils  en  répudient  le  latin  barbare  et  les 
subtilités  arides.  Ils  sont  les  ennemis  des  arguties  inu- 
tiles et  des  querelles  de  mots.  Us  se  glorifient  d'avoir 
«  replacé  sur  le  chandelier  »  saint  Thomas  d'Aquin, 
l'Ange  de  l'Ecole. 

L'insiruction  religieuse  était  donnée  abondamment 
dans  le  peuple  et  les  prescriptions  relatives  à  l'obli- 
gation d'assister  aux  sermons,  si  fréquents  alors,  rem- 
plissent les  manuels  de  piété  du  temps.  A  l'époque  où 
naquit  Luther  (10  novembre  i483),  l'Allemagne 
comptait  un  prédicateur  hors  ligne,  Gciler  von  Kai^ 
sersherq,  qui  pendant  trente  ans  encore  il  est  mort  en 
i5io)  e.x:ercera  son  zèle  et  son  talent  à  Strasbourg  (2). 

(i)  Cité  par  JA^■ssEN,  l'Allemagne  et  la  liéfurme,  II,  2. 
(2)  Certains  serinons  de    Geilcr  font  pressentir  les  audaces  de 
la  R61'orme.  Mais  l'orthodoxie  du  prédicateur  reste  ferme. 


8  LLÏIIEII   ET_LE    LUTHERANISME 

De  la  sorle,  on  le  voit,  entre  les  abus  qui  avaient 
provoqué  plus  ou  moins  le  mouvement  hussite  et  la 
((  réforme  »  luthérienne  se  place  un  intervalle  de  réac- 
tion religieuse  profonde,  et  c'est  sous  l'influence  de  ce 
retour  au  véritable  esprit  chrétien  que  l'enfance  du 
futur  Réformateur  fut  placée. 


II 


Mais  au  temps  où  il  se  lança  dans  la  série  d'aven- 
tures qui  le  jetèrent  hors  de  l'Eglise,  les  bons  effets 
qui  avaient  suivi  la  mission  de  Nicolas  de  Cusa, 
s'étaient  peu  à  peu  évanouis.  Si  le  courant  de  rénova- 
tion religieuse  s'était  trouvé  un  instant  prépondérant, 
il  n'avait  pas  en  effet  détruit  le  courant  opposé,  ni 
étouiré  l'esprit  de  corruption  qui  couvait  toujours  dans 
le  sein  de  l'Eglise.  Surtout  aucune  mesure  générale  et 
officielle  n'était  venue  modifier  la  source  profonde  des 
abus  :  la  fiscalité  et  la  mauvaise  collation  des  bénéfices 
ecclésiastiques. 

Le  point  de  vue  financier  avait  pris  peu  à  peu  dans 
la  politique  romaine  une  influence  exagérée  et  profon- 
dément fâcheuse.  Les  richesses  de  l'Eglise  étaient  de- 
venues un  objet  de  convoitise  pour  les  grandes  familles. 
On  en  vint  bientôt  à  conférer  une  foule  de  bénéfices  à 
la  même  personne,  moyennant  des  droits  considé- 
rables. Le  peuple  allemand  se  plaignit  d'être  exploité 
honteusem.ent  et  le  haut  cleigé,  introduit  d'une  façon 
frauduleuse  dans  la  a  bergerie  du  Christ  »,  donna 
l'exemple  d'une  conduite  luxueuse  et  souvent  débau- 
chée. La  simonie  plus  ou  moins  déguisée  et  le  concu- 
binage furent  alors  les  deux  grandes  plaies  du  clergé, 
comme  jadis  au  temps  de  Grégoire  VII  (loyo-ioSô). 


SIGNES    PRÉCURSEURS    DE   LA   RÉFORME  9 

Des  hauts  dignitaires,  ces  deux  vices  s'étaient  propa- 
irés  dans  le  clergé  inférieur,  et  y  avaient  coi.stitué  trop 
souvent  un  état  d'àme  tout  à  fait  opposé  au  caractère 
sacerdotal.  Les  traits  de  celte  décadence  morale 
étaient,  dit  le  P.  Denille  :  «  l'abandon  de  soi-même 
aux  caprices  de  la  nature,  l'horreur  de  tout  etTort,  et 
cet  aveu  de  fait:  je  ne  puis  pas  résister!  »  Le  mauvais 
prêtre  gardait  la  foi,  il  n'attaquait  ni  la  confession,  ni 
la  sainte  Messe  ;  il  ne  condamnait  même  pas  le  célibat 
ecclésiastique  dont  il  ne  pouvait  observer  les  exigences. 
Il  était  loin  encore  de  la  révolte  dogmatique  par  la- 
quelle d'autres  mauvais  prêtres  à  dater  de  1020  de- 
viendront des  apostats  et  des  hérétiques,  et  s'élèveront 
contre  les  lois  mêmes  de  l'Eglise,  contre  sa  croyance, 
son  enseignement  et  ses  prescriptions  morales. 

Dans  les  deux  premières  dizaines  du  siècle  qui  de- 
vait voir  ce  mouvement  ellVoyahlc  de  confusion  et  de 
désordre  dans  la  foi  et  les  mœurs,  le  courant  de  déca- 
dence s'accélère  de  jour  en  jour.  Sans  doute,  il  faut 
se  garder  d'exagérer  et  de  croire  que  le  clergé  tout  en- 
tier a  roulé  dans  la  corruption.  Contre  Luther,  13ar- 
thélemy  d'Lsingen,  auguslin  d'Erfurt,  pourra  élever 
la  protestation  suivante  :  «  Regarde  combien  il  y  a 
d'honnêtes  prêtres  dans  les  deux  corps  ecclésiastiques 
(séculier  et  régulier)  de  cette  ville,  combien  dans  les 
paroisses  et  les  couvents,  que  de  misérables  pervertis 
diffament  horriblement  et  conspuent  sans  motif.  Je 
ne  parle  pas  des  vierges  que  nous  appelons  :  moniales 
et  qui  sont,  elles  aussi,  sujettes  aux  excès  d  injures,  à 
la  virulence  et  à  la  pétulance  de  ces  mêmes  indi- 
vidus   1),  » 

Mais  il  est  incontestable  que  le  mal  est  devenu   ter- 

{i)  Cf.  Pallls,  Barlh.  y.  Usingen,  p.  58. 


10  LUTHER    ET    LE   LUTHÉRANISME 

rible.  Au  moment  où  Luther  commence  à  prêcher,  il 
arrive  à  son  comble,  et  il  faut  constater  l'accord  de 
tous  les  documents  de  Tépoque  pour  en  croire  ce  que 
l'histoire  nous  en  rapporte.  Voici  par  exemple  les 
plaintes  formulées  par  un  écrivain  toujours  digne  de 
foi,  Charles  de  Bodmann,  à  la  date  du  27  juillet  i524  : 
a  Bien  avant  que  les  sectes  nouvelles  levassent  la  tête, 
dit-il,  des  actes  très  répréhcnsibles  se  produisaient 
dans  le  clergé  régulier  et  séculier.  Les  scandales,  les 
crimes  n'y  étaient  que  trop  fréquents  ;  rien  n'a  plus 
contribué  à  propager  l'hérésie  que  les  fautes  des  clercs. 
Mais  depuis  la  prédication  do  ce  que  Luther  appelle 
l'Evangile,  les  dérèglements  ecclésiastiques  et  particu- 
lièrement le  concubinage  ont  augmenté  d'une  façon 
déplorable.  Le  nouveau  clergé  est  bien  loin  de  ressem- 
bler à  l'ancien,  sous  Ib  rajjport  des  mœurs,  comme 
sous  celui  de  l'instruction.  On  ne  peut  s'expliquer 
l'insouciante  négligence  de  tant  d'ovôques,  qui,  en 
dépit  des  faits  qu'ils  ont  tous  les  jours  sous  les  yeux, 
continuent  à  mener  une  vie  fastueuse,  restent  plongés 
dans  la  mollesse  et  le  bien-être,  et  s'attirent  fréquem- 
ment le  reproche  d'être  moins  préoccupés  du  soin  de 
paître  leurs  troupeaux  que  de  celui  de  les  écorcher,  Tls 
sont  probablement  d'autant  plus  désireux  de  jouir  de 
leurs  richesses  qu'ils  se  sentent  plus  menacés  de  les 
perdre  (i).  » 

Parmi  ces  évêques,  il  faut  signaler,  au  premier  rang, 
l'archevêque  Albert  de  Mayence,  de  la  maison  de 
Brandebourg,  qui  vivait  dans  un  luxe  elTréné,  é[juisalt 
les  revenus  de  trois  évêchés  :  Halberstadt,  Magdebourg 
et  Mayence,  entretenait  une  cour  éclatante  et  retenait 
aulour  de  lui  les  artistes  de  tous  genres.  Il  voulait  être 

(i)  Cilô  par  JA^ssE^■,  II,  358-35Q. 


SIGNES    PRÉCURSEURS    DE   LA    RÉFORME  11 

un  autre  Médicis  pour  l'AUcmagrip,  donnait  ses  com- 
mandes à  des  peintres  comme  Albert  Diirer  (y  lâaS), 
Mathieu  Grunewald,  s'entourait  de  musiciens,  d'or- 
fèvres, de  sculpteurs  de  tous  les  pays.  Avec  tout  cela, 
il  aiTectait  d'avoir  des  convictions  religieuses  très  larges 
et  très  élastiques,  et  sa  conduite  morale  était  loin  d'être 
irréprochable.  C'est  grâce  à  son  appui  et  sous  sa  pro- 
tection qu'un  révolutionnaire  comme  Ulrich  dellutten 
{f  i5'i3j  put  commencer  sa  campagne  de  haine  et 
de  calomnies  contre  l'Eghse,  qui  aboutit  à  la  révolte 
sociale  de  i524-iÔ23  et  qui  eut  une  si  grande  in- 
fluence sur  la  violence  du  mouvement  luthérien.  Ce 
fut  aussi  cet  Albert  de  Mayence  qui  amena  la  malheu- 
reuse affaire  des  indulgences,  laquelle  fut  l'occasion 
])0ur  Luther  d'une  rébellion  éclatante  i'iôiy). 

Ce  sont  de  tels  évoques  qui  ont  perdu  la  religion 
catholique  en  Allemagne  1 

Faut-il  cependant  s'en  tenir  là  et  faire  retombor  sur 
l'Eglise  elle  même  les  fautes  de  ses  représentants  ;* 

Oui,  certes,  il  le  faudrait,  si  l'on  pouvait  montrer 
que  de  pareils  abus  découlaient  du  régime  ecclésias- 
tique lui-même,  et  si  l'on  ne  pouvait  pas  attribuer  à 
des  causes  étrangères  cette  corruption  du  clergé. 

Mais  avant  de  jeter  à  l'Eglise  commG*une.  objection 
ce  mot  si  souvent  répété  :  c'est  le  clergé  qui  a  perdu 
la  religion,  ne  faut-il  pas  se  demander  :  qu'est-ce  qui 
a  perdu  le  clergé  lui-même? 

Or,  les  contemporains  ne  s'y  sont  pas  trompés,  et 
le  même  Charles  de  Bodmann  nous  donne  la  raison 
suivante  des  excès  qu'il  vient  de  décrire  :  u  Les  princes 
cherchent  sans  cesse  querelle  à  l'Eglise  ;  ils  accablent 
le  clergé  de  reproches,  oubliant  qu  eux-mêmes,  et  par 
tous  les  moyens  possibles,  ont  établi  dans  les  emplois 
les  plus  élevés,  la  plus  grande,  quoique  assurément  la 


12  LUTHER    ET    LE    LUTHÉRANISME 

pins  mauvaise  partie  des  prélats  et  des  hauts  di(jiiilaires. 
Ils  n'ont  pas  honte  d'onlnu/er  l' lùjlise,  après  lai  avoir 
eux-mêmes  donné  le  baiser  de  Judas.  » 

Ainsi,  voici  comment  les  clioses  en  sont  venues  peu 
à  peu  et  après  des  siècles  de  variations  tantôt  en  mieux, 
tantôt  en  pis,  au  point  que  nous  venons  de  dire  : 

L'Eglise  avait  par  la  force  même  des  choses  accpils 
de  grandes  richesses,  fruit  de  son  travail  ou  de  la  re- 
connaissance des  peuples.  Mais  ces  richesses  elles- 
mêmes  devenaient  un  appât  pour  les  seigneurs  et  les 
grandes  familles. 

Pleines  de  convoitise,  elles  s'attachèrent  à  fausser  le 
système  des  élections  ecclésiastiques.  Ce  fut  hientot 
une  spéculation  que  de  devenir  membre  du  clergé,  et 
une  chasse  effrénée  aux  bénéfices  s'ensuivit.  Bientôt 
s'ajouta  à  cela  un  autre  abus,  celui  de  la  commende, 
qui  fut  entre  les  mains  des  princes  un  instrument  de 
règne  et  de  domination.  Du  haut  en  bas  de  la  hiérar- 
chie et  sans  en  excepter  la  papauté  elle-même,  il  se 
produisit  ainsi  une  intrusion  de  l'esprit  mondain,  du 
laïcisme  dans,  la  vie  ecclésiastique  et  de  là  vinrent  le 
relâchement  des  mœurs,  l'amour  du  luxe,  des  plai- 
sirs, el  peu  à  peu  aussi  la  perte  ou  tout  au  moins  l'af- 
faiblissement ^es  convictions  elles-mêmes.  L'on  ne 
s'étonne  plus  après  cela  de  lire  à  propos  d'une  fête  à 
Heidelberg,  à  l'époque  de  Luther,  que  «  le  luxe  le  plus 
extravagant  y  fut  déployé  par  quelques  évêques,  au 
grand  scandale  du  peuple  »,  et  le  récit  ajoute  :  «  Les 
prélats  dansèrent  et  se  livrèrent  en  public  à  une  joie 
indécente.  Presque  tous  étaient  des  seigneurs  de  haute 
naissance,  que  raffliction  du  peuple  au  sujet  des  héré- 
sies touchait  fort  peu,  et  qui  ne  songeaient  guère  au 
péril  de  l'Eglise  (i)  ». 

(i)  Jassse.n,  II,  359. 


SIGNKS    PUKCUHSKUHS    DE    LA    RÉFORME  13 

Ainsi  donc,  il  est  bien  vrai  que  c'est  le  clergé  qui  a 
perdu  la  religion  alors  en  Allemagne,  mais  ce  qui  a 
perdu  le  clergé  lui-même,  ce  sont  les  princes  et  les 
seigneurs  qui,  par  ambition  et  par  intérêt,  ont  fait  ir- 
ruption de  Ibrce  dans  ses  rangs.  En  voici  encore  de 
nouvelles  preuves  dans  les  documents  du  temps.  L'on 
attribue  à  Dielcnber(/er,  un  petit  ouvrage  intitulé  : 
Plaintes  d'an  simple  moine  (i).  On  y  lit  celte  remar- 
quable observation  :  «  En  somme,  les  laïques,  princes 
et  nobles  veulent  être  les  maîtres  dans  l'Eglise,  dis- 
poser des  meilleurs  emj)lois  et  rem[)lir  peu  ou  point 
leurs  obligations  et  les  devoirs  qui  leur  sont  imposés. 
Ils  ne  songent  qu'à  établir  des  clercs  qui  leur  soient 
dévoués  dans  les  cliarges  dont  ils  disposent,  pour  se 
faire  ensuite  payer  pour  ce  bon  olTice.  Ils  troublent 
l'ordre  et  la  paix  des  cloîtres  et  des  abbayes,  et  mènent 
une  vie  de  débaucbes,  dont  les  biens  de  l'Eglise  font 
tous  les  frais  :  puis  ils  se  posent  en  censeurs  intègres  et 
s'écrient  hypocritement  :  0  corruption  du  cleryé  !  —  0 
pharisiens,  sans  doute,  Dieu  se  sert  de  vous  pour  châ- 
tier sévèrement  son  peuple.  I) 

Nous  trouvons  la  même  pensée  et  le  même  reproche 
adressé  aux  seigneurs,  dans  un  document  de  la  plus 
haute  importance  émané  de  la  chancellerie  du  duché 
de  Saxe  (Dresde).  C'est  une  instruction  écrite  de  la 
main  même  du  noble  duc  Georges  de  Saxe,  le  défen- 
seur éclairé  et  sincère  de  l'Eglise  contre  le  protestan- 
tisme naissant.  Elle  est  adressée  à  ses  chargés  d'alïaires 
pour  être  communiquée  aux  princes  chrétiens.  En 
voici  quelques  extraits    2)  : 

(i)  Clarj  eins  einfellirj  Idosterbrnders,  Slrasboiirrj,  ir)23-i52/i, 
chez  (irieniger. 

(2)  Cilés  par  Janssen   qui   les   emprunte  à   Iloner.  Ce  docu- 


14  LUTHER    ET    LE   LUTHÉRANISME 

«  On  nous  parle  beaucoup  des  nombreux  abus  qui 
existent  ;  mais  les  plus  regrettables,  ceux  dont  le 
monde  entier  est  maintenant  et  surtout  scandalisé,  on 
les  passe  sous  silence  ;  or,  ceux-là  viennent  de  nous. 
L'origine  de  l'bérésie  que  Dieu  a  permise  parmi  nous, 
c'est  très  évidemment  la  manière  drfec tueuse  dont  les 
prélats  sont  élus...  Malbeureusement  et  ce  n'est  pas  là 
le  moindre  scandale  delà  Chrétienté,  nous  autres  Or- 
dres  laïques,  (jrands  et  petits,  nous  briguons  pour  nos 
enfants,  nos  Jrères  et  nos  amis  les  dignités  épiscopales 
et  les  honneurs  de  l'Eglise  et  sans  nous  préoccuper  dé 
la  porte^  nous  ne  cherchons  qu'à  la  manière  d'y  faire 
entrer  les  nôtres  :  que  ce  soit  par  le  seuil  oii  par  le 
toit,  peu  importe...  il  s'ensuit  que  les  brebis  suivent 
les  pasteurs,  et  encourent  avec  eux  les  châtiments  de 
Dieu,  comme  malheureusement  nous  ne  le  voyons  que 
trop.  >) 

Le  duc  Georges  continue  en  se  plaignant  qu'une 
fois  en  possession  des  biens  d'Eglise,  les  princes  ne  se 
préoccupent  pas  des  devoirs  de  leurs  charges,  mais 
seulement  de  leurs  plaisirs.  Il  ajoute  que  les  laïques, 
qui  accusent  le  clergé,  sont  les  premiers  à  lui  donner 
l'exemple  de  la  débauche  et  à  le  solliciter  à  l'esprit 
mondain. 

Après  cela,  ils  ne  parlent,  sous  prétexte  de  réforme, 
que  de  tout  détruire  et  de  tout  renverser.  A  la  place  de 
prêtres  que  les  princes  prétendent  indignes,  ils  mettent 
des  t  coquins  défroqués  » .  Parce  que  l'un  a  abusé  de 
la  sainte  messe,  on  veut  abohr  la  messe  elle-même, 
parce  que  l'autre  a  prévariqué,  l'on  veut  punir  tout  le 
corps  ecclésiastique,  fermer  tous  les  monastères  et  dé- 
fendre l'état  religieux. 

ment  est  lire    des    Arcliivcx   d'Elat   de   Dresde.  Cf.   Jamssen,  II, 
353,  3G2,  453  et  suiv. 


SIGNES   PRÉCURSEURS   DE   LA   RÉFORME  15 

(1  II  n'est  jamais  question  de  vcritable  réforme,  on 
ne  parle  que  de  renversement  total  de  tout  ce  qui 
existe.  » 


III 


Toutefois  à  cette  cause  générale  devenue  plus  aiguë 
que  jamais  au  début  du  XVI"  siècle,  il  en  faut  ajouter 
Une  antre  plus  spéciale  et  plus  importante  encore  peut- 
être. 

NoTis  avons  dit  j)lus  haut  les  bienfaisants  effets  de 
rhumanismè  allemand  dans  la  seconde  moitié  du 
xv^  siècle,  à  la  suite  de  la  mission  et  de  la  réforme  de 
Nicolas  de  Gusa. 

Or,  nous  voyons  à  l'ouverture  du  xvi"  siècle,  l'esprit 
de  l'humanisme  se  modifier  profondément,  et  s'il  est 
vrai  que  ce  sont  les  idées  qui  mènent  le  monde,  c'est 
dans  ce  changement  qu'il  faut  voir  la  source  profonde 
du  mouvement  luthérien. 

C'est  en  ce  sens  que  tous  les  historiens  présentent, 
comme  le  principal  précurseur  de  Martin  Luther, 
l'homme  qui  occupe  dans  la  renommée  la  place  la 
plus  éclatante  à  cette  époque  :  Erasmù  de  RoUerdam 
(i/i68-i536). 

Il  existe,  au  musée  de  Baie,  un  portrait  d'Erasme 
par  Hans  Holbein  le  Jeune.  Rien  ne  correspond  mieux 
au  caractère  du  personnage  tel  qu'il  est  conrtu  par 
l'histoire,  que  ce  tableau  magistral.  Le  nez  fin  et 
pointu,  les  lèvres  serrés  et  relevées  dans  une  petite 
moue  satisfaite  et  malicieuse,  l'œil  voilé  par  la  pau- 
pière légèrement  hypocrite,  tous  ces  traits  donnent 
l'impression  vivante  de  l'homme  ondoyant  et  souple, 
fin  et  spirituel  qui  tint,  à  l'époque  dont  nous  parlons, 
le   sceptre  de  la  gloire  littéraire.   L'ensemble    donne 


16  LUTHER    ET    LE    LUTHÉRANLSME 

l'idée  de  quelqu'un  que  remplit  le  sentiment  de  sa 
propre  importance  ou  de  ce  que  les  Anglais  appelle- 
raient SELF-ADMIRATION,    Self-COnCe'lt  (l). 

C'est  qu'en  effet,  cet  homme  était  un  personnage. 
c<  On  l'applaudit,  écrit  Gamérarius,  comme  un  acteur 
de  théâtre.  Sous  peine  de  passer  pour  un  profane  dans 
la  République  des  muses,  vous  ne  pouvez  vous  dis- 
penser de  le  louer,  de  l'admirer,  de  le  glorifier.  Que  si 
vous  avez  l'adresse  d'obtenir  un  autographe,  une  lettre 
écrite  de  sa  main,  la  gloire  ne  saurait  manquer  à  un  si 
beau  triomphe  et  votre  réputation  est  faite.  Ajoutez  à 
cela  le  mérite  de  lui  parler  en  personne,  d'être  admis 
dans  son  intimité  :  vous  êtes  le  plus  heureux  des 
mortels,  un  homme  sans  pareil.  » 

Didier  Erasme,  de  Rotterdam,  était  né  dans  de  fâ- 
cheuses circonstances  (y).  Orphelin  dès  l'enfance,  il 
était  devenu  moine  Augustin  à  Stein,  près  de  Gouda. 
N'ayant  aucune  vocation  à  cet  état,  il  prit  en  horreur 
les  vœux  de  religion,  quitta  son  habit  sans  permission 
et  fut  de  ce  chef  excommunié.  Il  ne  fut  absous,  après 
une  humble  supplique  adressée  à  Léon  X,  qu'en  i5i7, 
et  obtint  la  permission  de  vivre  et  de  se  vêtir  désormais 
en  prêtre  séculier.  Au  sortir  du  couvent,  en  1/491,  il 
avait  mené  d'abord  une  vie  nomade  et  agitée,  consacrée 
à  de  perpétuelles  pérégrinations  à  travers  l'Europe. 
Dès  cette  époque,  on  Taccuse  «  de  ne  dire  presque 
jamais  la  sainte  Messe,  et  de  l'entendre  rarement,  bien 
qu'étant  prêtre.  »  Le  «  très  savant  Erasme  trouve  ridi- 

(1)  Drlmmond  le  nomme  «  the  self-satisQed  and  by  no  means 
ascetic  germau  man  of  lettcrs  »    (Erasinus,  his  lij'e  and  character, 

h  347;; 

(2)  D'un  mariage  illicite,  son  vrai  nom  était  probablement  Ro- 
ger on  Rogers,  le  nom  de  sa  mère.  Voir  un  bon  article  dans 
Qiialcriy  Revicw,  sur  Erasinus  ami  lUe  Refonnation  (octobre  ii)o5). 


SIGNES    PRÉCURSEURS    DE    LA    RÉFORME  17 

cules  »  les  prières  du  bréviaire  et  les  prescriptions  ec- 
clésiastiques relatives  au  jeûne  et  à  l'abstinence.  On 
trouve  sous  sa  plume  cette  réflexion  «  que,  pour  les 
savants,  les  commandements  de  l'Eglise  sont  superflus 
et  puérils  et  qu'il  leur  est  loisible  de  s'en  affranchir  (i)  ». 

Il  faut  noter  également  cette  réponse  qu'il  fit  à  son 
prieur  qui  l'exhortait  à  rentrer  au  couvent  :  u  ?»ji  son 
corps,  ni  son  intelligence,  répondit-il,  n'étaient  faits 
pour  la  vie  du  cloître  ;  les  couvents  avaient  autrefois 
contribué  au  salut  du  monde,  mais  maintenant,  au 
contraire,  leur  existence  était  la  cause  et  l'origine  de 
la  corruption  régnante  ;  le  christianisme  et  la  piété 
n'étaient  attachés  à  aucun  ordre  spécial,  ni  à  aucun 
genre  de  vie  particulier  et  le  monde  entier,  d'après  la 
doctrine  du  Christ,  pouvait  être  regardé  comme  une 
famille  et  même  comme  un  monastère.  » 

Cet  homme,  qui  se  qualifie  lui-même  de  stremiiis 
pccuniariiin  conlemptor,  donna  aussi  l'exemple  d'une 
((  déplaisante  mendicité  »,  et  vendit  ses  éloges  et  ses 
flatteries  au  plus  haut  prix. 

Il  pouvait,  vers  la  fin  de  sa  vie,  disposer  annuelle- 
ment de  la  somme  énorme  pour  le  temps  de  600  du- 
cats, et  il  laissa  une  fortune  à  sa  mort. 

Il  est  certainement  responsable  aussi  en  grande  partie 
de  l'aigreur  qui  caractérise  les  polémiques  du  temps, 
par  l'usage  qu'il  fit  lui-même  des  injures  et  des  sar- 
casmes, à  l'égard  de  ses  adversaires,  en  n'épargnant 
pas  même  leur  vie  privée.  On  ne  peut  comparer  son 
influence,  dit  Janssen,  qu'à  celle  de  Voltaire  au 
xvuf  siècle.  On  l'a  d'ailleurs  appelé  le  Voltaire  de  la 
Renaissance,  bien  que,  sous  le  rapport  moral,  Erasme 
soit   bien  supérieur   à   Voltaire.  Il  avait  horreur   des 

(1^  Vers  i5i2,  Lucubraliones,  i8. 


18  LUTHER   ET    LE   LUTHÉRANISME 

langues  vivantes  et  ne  goûtait  que  le  latin  ou  le  grec, 
source  de  ce  qu'il  appelait  «  son  immortel  mérite  ». 
Mais  autant  son  influence  fut  heureuse  sous  le  rapport 
littéraire,  autant  elle  fut  néfaste  en  théologie.  Il  se 
montre,  sous  ce  rapport,  moqueur  et  superficiel.  Il  ne 
craint  pas  de  porter  ses  plaisanteries,  même  sur  le 
mystère  sacré  de  la  transsubstantiation  et,  dès  i5i2, 
ses  plus  intimes  amis  laissent  percer  la  future  hérésie 
des  sacramentaires.  Sa  haine  injuste  pour  la  scolas- 
tiquc,  son  mépris  systématique  du  Moyen  Age  ne  dis- 
tinguent pas  entre  le  fond  et  la  forme.  11  tranche  de 
haut,  il  condamne,  il  ridiculise  et  ses  arrêts  sont  ac- 
ceptés alors  comme  irréformablcs  (i  . 

Son  Eloge  de  la  Jolie  —  Moriœ  Encomiam,  id  esl 
slaltitise  Laiis  —  qui  est  de  tôog,  est  une  satire  mor- 
dante contre  l'Eglise,  où  sans  cesse  de  la  condamna- 
tion des  abus,  l'on  passe  à  la  critique  des  institutions 
elles-mêmes. 

«  U Eloge  de  la  folie,  dit  Janssen,  peut  être  regardé 
comme  le  prologue  de  la  grande  tragédie  théologique 
du  xvi''  siècle.  » 

Sans  doute,  Erasme  professait  extérieurement,  pour 
la  Bible,  le  plus  profond  respect,  mais  il  admettait 
sans  réserve  le  libre  examen  tel  qu'il  était  usité  chez 
((  les  frères  de  Bohème  »,  ces  desccnrjants  des  hussites, 
et  pratiquement  il  aboutissait  à  une  interprétation  pu- 
rement rationaliste.  Il  ne  voyait  dans  la  plupart  des 
récits  de  l'Ecriture,  comme  en  ce  c]ui  concerne  la  créa- 
lion  de  Ihomme  et  de  la  femme,  et  le  feu  de  l'enfer, 

(i)  Cependant  "  voir  en  Erasme  une  i\eligiosilc  dnVanchie  de 
loule  église,  serait  une  erreur.  On  ne  peut  comparer  son  état 
(I  âme  atix  as|)iralions  modernes  ».  HeumeuNk,  Die  reUgiosrn 
Ih'formbi'slrcbuinjrii  des  deulschen  llumanisiiius,  Tubingcn,  i-o- 
(rcfutc  Wcrnlo  et  Trullsch),  p.  3i. 


SIGNES    PUKCUIISEUHS   DE   LA    RÉFORME  19 

que  dos  allégories  et  des  symboles.  Il  admettait  l'ins- 
piration, mais  il  l'étendait  aux  auteurs  païens  eux- 
mêmes  comme  Cicéron  ou  Airgile.  ce  qui  était  une 
manière  de  supprimer  le  surnaturel  dans  les  écrits  sa- 
crés. 

Ses  Entrclicns  fa/nilicrs  —  Colloqnl'i  fninHiaria  — 
contiennent  toutes  sortes  d'idées  de  ce  genre,  contre  le 
jeune,  contre  la  pénitence,  contre  la  tliéologie.  etc.  On 
y  trouve  même  des  passages  lascifs. 

Son  traité  sur  le  Mépris  de  la  Mort  est  absolument 
païen.  Quand  on  songe  quelle  diffusion  immense  eu- 
rent tous  ces  ouvrages,  on  conçoit  quelle  distance 
sépare  celle  «  nouvelle  culture  »,  celte  <(  tliéologie 
épurée  »  d(^  l'ancien  humanisme  allemand,  et  l'on  ne 
s'étonne  plus  du  cliangemcnt  profond  intervenu  dans 
les  idées  et  dans  les  moMus,  dans  les  deux  premières 
dizaine^  du  xvi'  siècle. 

De  toutes  parts,  en  effet',  des  voix  s'élevaient  [)Our 
faire  écho  à  celle  d'Erasme,  pour  célébrer  ses  ouvrages 
et  vanter  son  génie.  Les  plus  grands  littérateurs  du 
temps  entreprenaient  des  pèlerinages  à  la  personne  du 
célèbre  écrivain  :  «  Homme  unique.  lui  disait  ini  hu- 
maniste, la  es  le  dispcnsaleiir  de  rimmorlnldé  '.   n 

Le  mépris  de  la  théologie  devient  une  mode  et  une 
manie  universelle,  et  on  la  remplace  par  la  «  pagani- 
sation  »  du  christianisme  lui-même.  C'est  ainsi  qu'à 
Erfurt,  l'humaniste  Eoban  Ilessiis  nous  présente,  dans 
un  poème  latin,  Les  Héroïnes  chrétiennes,  les  épîlres 
amoureuses  des  saintes  femmes  du  Nouveau  Testa- 
ment i  loi'i)  ;  et  il  prend  pour  modèle  Ovide  ! 

Le  génie.  Erasme,  approuve  cette  composition,  il 
a[)j>«^lle  Eoban  «  l'Ovide  de  l'Allemagne,  le  seul  talent 
capable  d'affranchir  son  pays  de  la  barbarie  ». 

Mais  déjà  Ovide  lui-même  était  dépassé  et  les  néo- 


20  LUTHER    ET    LE    LUTHERANISME 

théologiens  franchissent  toutes  les  hornes  de  la  licence 
et  de  l'obscénité. 

C'est  le  cas  deConrad  Celles  dansses Libri  Amorum. 
La  manière  des  Boccace,  des  Poggio,  des  Beccadelli 
s'introduit  alors  en  Allemagne  avec  Jacques  Locher, 
ÇPhilomiisLis)  et  surtout  Ulrich  de  Hut/en,  atteint  lui- 
même  d'une  maladie  honteuse,  suite  de  ses  débauches. 
Sur  un  point  d'ailleurs,  certains  humanistes  allemands, 
comme  Eohcui  Ilessiis,  surpassaient  les  Italiens  qui 
n'auraient  pu  mériter,  à  son  exemple,  le  nom  de  «  très 
illustre  buveur  »,  ce  qui  ne  l'empêchait  pas  d'écrire 
contre  l'ivrognerie. 

A  Erfurt,  le  clan  des  humanistes  se  groupait  autour 
du  chanoine  Miitlan,  auquel  on  reprochait,  comme  à 
Erasme,  de  ne  pas  dire  la  messe,  et  même  de  ne  pas 
s'approcher  des  sacrements.  Sa  doctrine  est  un  néo- 
platonisme rationaliste.  Pour  lui,  Jupiter  et  Jésus- 
Christ,  c'est  tout  un.  La  religion  est  la  même  partout 
avec  des  noms  et  des  symboles  différents  ;  et  si  l'on 
veut  avoir  une  idée  des  sentiments  de  Mutian  pour  les 
prescriptions  positives  de  l'Eglise,  il  faut  lire  ce  pas- 
sage :  ((  Il  n'y  a  que  des  imbéciles  qui  puissent  placer 
leur  salut  dans  le  jeûne,  dit-il.  Ce  sont  des  ânes,  de 
véritables  ânes  ceux  qui  se  refusent  le  dîner  qui  leur 
est  nécessaire  pour  se  nourrir  de  choux  et  de  morue.  » 
Une  autre  fois  il  écrit  :  «  Je  viens  d'être  appelé  par 
la  cloche  au  pieux  marmottage,  et  je  m'y  rends  comme 
un  adorateur  du  feu  en  Cappadoce.  »  Il  ne  recule  pas 
même  devant  les  plaisanteries  les  plus  obscènes,  au 
sujet  de  l'enlèvement  et  du  déshonneur  d'une  reli- 
gieuse, et  va  jusqu'à  écrire  à  l'auteur  du  méfait  pour 
l'approuver.  Naturellement,  la  scolastique  est  l'objet 
de  son  mépris,  et  il  en  inspire  la  haine  passionnée  à 
tous  ses  élèves. 


SIGNKS    PRÉCURSEURS    DE   LA    RÉFORME  21 

Mais  l'événement  qui  eut  alors  l'influence  la  plus 
immédiate  et  la  plus  décisive  sur  l'origine  de  la  ré- 
volte luthérienne,  ce  fut  la  fameuse  Querelle  de  Reii- 
chlin. 

Jean  Reiichlin  {i!\'ôj-i~)2-2)  était  un  savant  de  pre- 
mier ordre.  On  lui  doit  de  véritables  découvertes  en  ce 
qui  concerne  l'étude  de  Ihébreu.  Malheureusement, 
cette  étude  eut  pour  lui  l'attrait  dangereux  du  mys- 
tère et  il  se  lança  ardemment  dans  la  cabale  et  la 
magie  naturelle,  tant  vantée  par  le  légendaire  Pic  de 
la  Mirandole  (i^GS-i'igA)-  Reuchlin  publia  là-dessus 
deux  ouvrages  importants  :  La  Parole  merveilleuse  [De 
verho  mirifico)  et  la  Science  cabalisli'jue  {De  arle  caba- 
listica),  qui  furent  très  admirés  et  très  loués  par  Mutian 
et  ses  amis. 

Les  théologiens,  au  contraire,  y  virent,  non  sans 
quelque  raison,  des  théories  hétérodoxes,  et  le  domi- 
nicain Jacques  Ilochsirallen,  professeur  de  théologie  à 
Cologne,  réfuta  Reuchlin  dans  sa  Destruction  de  la  Ca- 
bale (Destruclio  Cabbale  sea  Cabbalislicc  perfidie). 

Cette  dispute  s'ajouta  à  la  querelle  d('jà  pendante 
entre  le  juif  converti, /ye//tvA-o/7î  et  Reuchlin  qui  avait 
pris  la  défense  des  livres  juifs,  dont  on  réclamait  la 
saisie,  et,  au  besoin,  la  destruction. 

La  question  de  ces  livres  ayant  été  soumise  à  une 
commission  dont  Hochstratten  et  Reuchlin  faisaient 
partie,  celui-ci  prononça  que  l'on  devait  laisser  aux 
Juifs  même  le  Talmud,  tandis  que  Hochstratten  en 
réclamait  la  disparition. 

Malheureusement  des  personnalités  blessantes  furent 
mêlées  par  Reuchlin  aux  débats.  Pfefferkorn,  se  sen- 
tant atteint,  répondit  avec  virulence  dans  le  Miroir  à 
la  main  (i5i  i).  Reuchlin  riposta  plus  violemment  en- 
core par  le  Miroir  des  yeux,  où  il  traitait  son  adver- 


22  LUTHEU   ET   LE   LUTHÉRANISME 

saire  de  «  vulgaire  coquin  »  et  d'  «  écrivain  déloyal  ». 

Ce  dernier  pamphlet  parut  au  moment  de  la  foire 
aux  livres  de  Francfort  (automne  i5i  i)  et  fit  une  pro- 
fonde sensation. 

L'ouvrage,  déféré  à  l'Université  de  Cologne,  fut 
blâmé  par  elle.  Mais  Reuchlin,  excité  par  ses  amis, 
n'hésita  pas  à  publier  deux  mémoires  oii  les  théolo- 
giens de  Cologne  étaient  indirectement  attaqués,  et  où 
tous  SCS  principes  étaient  maintenus  et  affirmés  de  nou- 
veau. 

Pendant  ce  temps,  PfelTorIvorn,  exaspéré,  vint  encore 
ajouter  à  l'aigreur  du  débat  par  son  Miroir  ardcnl,  que 
suivit  de  près  l'interdiction  par  l'empereur  jMaximilicn 
du  Miroir  des  yeux  de  Ueuchlin.  Celui-ci  publia  alors 
sa  Défense  contre  les  calomniateurs  de  Colofjnc,  qui 
prélude  aux  violences  de  Luther  contre  les  théologiens. 
Reuchlin  appelle  ses  adversaires  «  moutons,  boucs, 
pourceaux  »,  il  les  accahle  d'injures  et  d'outrages,  et 
traite  le  théologien  Arnold  de  Tongrcs,  l'un  de  ses 
juges,  de  «  faussaire  et  calomniateur  ». 

La  Défense  fut  déférée  avec  le  Miroir  des  y  eux  à 
l'inquisiteur  de  la  foi.  qui  était  précisément  Hochs- 
trattcn.  Mais  Reuchlin  en  ayant  appelé  au  Pape,  l'af- 
faire fut  portée  devant  Léon  X,  qui  dilféra  d'agir, 
comme  plus  tard  dans  l'alTaire  de  Luther,  par  igno- 
rance du  péril  (i5i4). 

Là-dessus  toute  l'Allemagne  se  partagea  en  deux 
camps  ennemis  et  acharnés.  D'une  part  les  théologiens, 
et  de  l'autre  les  humanistes  qui  commencèrent  une 
campagne  effrénée  d'injures  et  de  satires. 

C'est  à  ce  propos  que  parurent  les  fameuses  Epîlres 
des  hommes  obscurs,  élahorées  dans-  l'entourage  de 
Mutian,  par  Ulrich  de  Ilntten  (i/i88-i523),  Crolns 
liuhianns  (fJans  J(i(/er)  et,   selon  l'historien  Krauss, 


SIGNES    PRÉCURSEURS    DE    LA    RÉFORME  23 

aussi  par  Eohaii  Ilessiis.  Ces  Epislolœ  obscurorum  vi- 
ronun  étaient  divisées  en  deux  séries,  dont  la  pre- 
mière parut  en  i5i5-i5i6,  la  seconde  en  lâiy.  Elles 
devaient  porter  le  dernier  coup  aux  ((  barbares  ».  On 
y  présente  des  moines  dégradés  qui  écrivent  à  l'hu- 
maniste Orlnuims  Gratins,  dans  un  langage  où  l'ironie 
la  plus  grossière  se  mêle  aux  personnalités  les  plus 
infâmes,  aux  calomnies  les  plus  atroces.  Le  Pape  y  est 
traité  avec  le  dernier  des  mépris.  Arnold  de  Tongrcs  y 
est  accusé  d'adultère,  les  indulgences,  les  l'eliques 
tournées  en  ridicule,  etc. 

Naturellement,  les  réponses  de  Ilochstratten  et  de 
PfelTerkorn  se  perdirent  dans  l'immense  éclat  de  rire 
hainejx  que  soulevaient  ces  Epîtres.  Et  c'est  précisé- 
ment alors  que  se  présenta  la  fameuse  question  des 
indulgences  (i5i7)  qui  fournil  à  Luther  l'occasion 
d'entrer  sur  une  scène,  où  son  apparition  était  si  bien 
préparée. 

L'atmosphère  où  il  allait  vivre  et  combattre,  était 
saturée  de  haines  et  de  colères.  11  lui  était  réservé 
d'être  l'étincelle  qui  devait  mettre  le  feu  à  cette  im- 
mense accumulation  de  matières  inflammables.  L'in- 
cendie qui  en  résulta  dure  encore  après  quatre  siècles 
et  ne  semble  pas,  hélas,  près  de  finir  ! 


PREMIÈRE   ÉTUDE 


GENESE    DE    LA    DOCTRINE    DE    LUTIIEU 


Sommaire.  —  I.  La  justification  par  la  foi  seule,  point  central 
du  luthéranisme.  —  Méprise  de  Bossuet  sur  la  genèse  du  sys- 
tème. —  L'expérience  interne,  source  de  la  doctrine  de  Lu- 
ther. —  IL  La  légende  luthérienne,  thèse  des  protestants 
d'après  Mgr  Baudrillart.  —  Exposé  populaire  de  l'évolution  de 
Luther  (Me^er's  Konversations  Lexicon).  —  Incertitude  des 
protestants  sur  la  date  de  la  conversion  de  Luther.  —  Le 
«  message  de  Luther  »,  d'après  Harnack.  —  Récit  de  Lam- 
prccht.  —  in.  Origine  de  la  légende  :  récits  de  Luther 
après  i53o.  —  Exagérations  notoires  de  Luther.  —  IV. 
La  vérité.  —  Enfance,  études,  entrée  au   couvent  de  Luther. 

—  L'Eglise  catholique  non  responsable  des  égarements  de  Lu- 
ther. —  Luther  n'a  pas  »  inventé  »  la  miséricorde  divine.  — 
Caractère  mélancolique  de  la  piété  au  xa"^  siècle.  —  V.  Fable 
lancée  par  Luther  sur    sa    découverte  du  sens  de  Bom.,  I,  17. 

—  VI.  Luther  pendant  son  noviciat  (i5o5-i5o7).  —  Joie  de 
Luther  au  couvent  en  rSog.  —  Luther  ne  souffre  qu'i/ik'rje/j- 
remenl.  —  La  concupiscence  invincible,  —  Découverte  de  l'Evan- 
gile, par  Luther  !  Justification  par  la  foi  seule.  —  VIL  Con- 
clusions :  la  légende  doit  faire  place  à  la  vérité.  —  L'orgueil, 
l'abandon  de  la  prière  ont  perdu  Luther, 


GEiNÉSE    DE   LA    DOCTRINE    DE    LUTHER  25 

Le  point  central  de  la  théologie  luthérienne  est  le 
principe  fameux  de  la  Justification  par  la  foi  sans  les 
œuvres.  11  serait  facile,  comme  l'a  montré  Mœhler  [i), 
de  faire  sortir  toute  la  doctrine  de  Luther  de  ce  pre- 
mier principe  qui  en  est  l'âme.  Nous  n'avons  pas  à 
tenter  un  tel  travail,  et  nous  examinerons  seulement, 
dans  une  étude  spéciale,  les.  variations  du  Réforma- 
teur sur  ce  point  capital  de  son  enseignement. 

Ce  qui  nous  importe  ici  avant  tout,  c'est  de  recher- 
cher comment  le  moine  augustin,  d'ahord  disciple  fi- 
dèle de  l'Eglise  catholique,  en  arriva  vers  i5i5  à  for- 
muler un  dogme  si  directement  contradictoire  à  sa  foi 
première.  Ce  problème  est  d'une  importance  décisive. 
Pour  le  résoudre,  il  faudrait  pouvoir  lever  le  voile  qui 
recouvre  le  travail  intime  accompli  sourdement  dans 
l'âme  du  frère  Martin  Luther,  pendant  des  années,  à 
son  insu  peut-être.  11  faudrait  pouvoir  dire  par  quel 
enchaînement  insensible  il  aboutit,  après  une  déviation 
peut-être  sans  imporlance  au  début,  grâce  à  sa  téna- 
cité et  à  la  logique  même  des  choses,  à  une  position 
absolument  inconciliable  avec  la  théologie  catholique. 

Les  difficultés  d'une  pareille  recherche  apparaîtront 
dans  la  suite  de  cet  exposé,  mais  dès  à  présent,  nous 
pouvons  signaler  l'insuffisance  des  explications  autre- 
fois courantes  sur  l'objet  qui  nous  occupe.  Ne  voir 
dans  l'origine  du  protestantisme  qu'une  a  querelle  de 
moines  »,  c'est  avoir  la  vue  aussi  courte  que  Léon  X 
en  présence  des  premiers  symptômes  du  grand  mouve- 
ment qui  commença  sous  ses  yeux.  Et  cependant  c'est 
à  peu  près  à  cela  que  revient  le  récit  de  Bossuet  lui- 
même. 

(i)  Symbolique,  éd.  Lâchât.,  p.  25-27.  Voir  aussi  le  Mœldor  ôe 
Cl.  GovAU  (col.  La  Pensée  chrcliciine),  p.   i45-i46. 


2t)  LUTHER    ET    LE    LrTIIÉRAXISME 

((  Il  faudrait,  tlit-i],  raconter  les  commencements 
de  la  querelle  de  loiy,  s'ils  n'étaient  connus  de  tout 
le  monde.  Mais  qui  ne  sait  la  publication  des  indul- 
gences de  Léon  X  et  la  jalousie  des:  augnslins  contre 
les  jacobins  qu'on  leur  avait  préférés  en  cette  occasion  ? 
Qui  ne  sait  que  Luther,  docteur  augustin  choisi  pour 
maintenir  l'honneur  de  son  Ordre,  attaqua  première- 
ment les  abus  que  plusieurs  faisaient  des  indulgences, 
et  les  excès  qu'on  en  prêchait  ?  Mais  il  était  trop  ar- 
dent pour  se  renfermer  dans  ces  bornes  :  des  abus  il 
passa  bientôt  à  la  chose  même.  11  avançait  par  degrés 
et  encore  qu'il  allât  toujours  diminuant  les  indulgences 
et  les  réduisant  presque  à  rien  par  la  manière  de  les 
expliquer,  dans  le  fond  il  faisait  semblant  d'être  d'ac- 
cord avec  ses  adversaires...  Cependant  une  matière  le 
menait  à  l'autre.  Comme  celle  de  la  justification  et  de 
l'efficace  des  sacrements  touchait  de  près  à  celle  des 
indulgences,  Luther  se  jeta  sur  ces  deux  articles  et 
cette  dispute  devint  bientôt  la  plus  importante  {i).  » 

Il  est  certain  que  le  génie  de  Bossuet  a  été,,  ici,  déçu 
par  les  apparences  et  trompe  par  l'opinion  accréditée 
de  son  temps  '2). 

Notre  époque  aime  au  contraire  à  remonter  aux 
sources  cachées  de  la  pensée  d'un  auteur.  Elle  subtilise 
parfois  même  à  l'excès  sur  les  influences  qu'il  a  subies, 
sur  les  doctrines  dont  il  dépend,  sur  les  précurseurs 
qu'il  continue. 

C'est  une  vérité  maintenant  devenue  presque  banale, 
qu'un  système  n'est  pas  une  chose  morte,  qu'il  jaillit 
des  entrailles  même  d'une  âme,  et  ne  peut  s'expliquer 

(i)Hist.  des  variât.,  Lacliat,  XIV,  23-24- 

{2)  «  C'est  là,  dit  Dollinger,  une  de  ces  nombreuses  erreurs 
qui  se  sont  enracinées  sur  le  terrain  de  la  Réforme.  »  (La  fié- 
form,',  III,  9.) 


GENKSE  DE  L\    DOCTRINE  DE  LUTHER      27 

que  par  une  connaissance  approfondie  de  la  psyclio- 
lojïie  de  son  auteur. 

L'homme  est  pondant  longtemps  un  être  a  peu 
près  impersonnel.  Son  moi  intime  est  encore  enve- 
loppé comme  un  germe.  Pans  son  enfance  —  et  l'en- 
tance  peut  durer  bien  longtemps,  puisqu'il  y  a  des 
âmes  toujours  mineures  —  l'homme  est  éminemment 
«  un  être  enseigné  )> .  Le  milieu  dans  lequel  il  grandit, 
l'atmosphère  qu'il  respire,  les  leçons  qu'il  reçoit,  tout 
contribue  à  déposer  à  la  surtace  de  son  moi  une  foule 
de  pensées,  de  sentiments,  d'habitudes  qui  peuvent 
étoulTer  coniplèlement  sa  personnalité. 

Mais  clans  les  âmes  vigoureusement  douées,  il  arrive 
toujours  un  moment  ovi  commence  au  dedans  un  travail 
profond,  analogue  à  celui  de  la  digestion.  Le  caractère 
propre  de  l'individu  se  développe  et  s'affirme.  Chacune 
de  ses  expériences  est  pour  lui  le  point  de  départ  de 
courants  nouveaux  où  s'épanche  sou  activité.  Tout  ce 
qu'il  peut  assimiler  de  ce  que  l'éducation  qu'il  a  subie 
avait  déposé  en  lui,  devient  sa  propre  substance;  le 
reste  est  éliminé  peu  à  peu,  parfois  même  rejeté,  avec 
la  violence  que  déploie  un  estomac  délicat  pour  se 
débarrasser  de  l'aliment  qui  lui  est  contraire. 

La  psychologie  moderne  se  complaît  dans  l'analyse 
de  ce  réveil  d'activité  personnelle,  dont  les  manifesta- 
tions mettent  en  déroute  les  théories  désormais  vieillies 
du  sensualisme  et  de  l'associationnisme,  pour  lesquels 
tous  les  éléments  de  la  vie  de  l'esprit  sont  apportés  du 
dehors  et  persévèrent  comme  des  atomes  indestructibles 
dans  l'intérieur  où  ils  sont  entrés,  et  dont  ils  expliquent, 
par  le  jeu  varié  de  leurs  combinaisons  mécaniques, 
toute  la  trame  infiniment  compliquée. 

Que  Luther  ait  été  un  de  ces  tempéraments  éner- 
giques et  robustes  qui  font   éclater   un  beau  jour  les 


28  LUTHER    ET    LE    LUTHÉRANISME 

enveloppes  où  l'éducation  les  avaient  enfermés,  c'est 
ce  que  personne  ne  conteste. 

Toute  la  difficulté  est  de  déterminer  la  nature  des 
expériences  intimes  qui  ont  été  le  point  de  départ  des 
affirmations  de  sa  personnalité  puissante. 

Il  s'agit  de  savoir  pourquoi  son  estomac  n'a  pu  di- 
gérer les  aliments  qu'on  lui  présentait.  A  qui  la  faute? 
A  l'estomac  ou  aux  aliments  ?  Ne  serait-ce  pas  plutôt  à 
la  façon  qu'il  eut  de  prendre  cette  nourriture  spiri- 
tuelle réclamée  par  tout  son  être? 

Ou  bien  la  solution  du  problème  ne  serait-elle  pas 
dans  une  tout  autre  considération  psychologique? 

Il  y  a  des  individus  pour  lesquels  l'expérience  in- 
time n'est  pas  seulement  l'origine  d'une  direction  que 
prend  chez  eux  l'activité  intellectuelle,  mais  le  moteur 
secret  et  caché  qui  domino  et  régit  toute  leur  vie  per- 
sonnelle. Pour  ceux  qu'on  appelle  «  des  impulsifs  »,  le 
sentiment  instinctif  et  profond,  le  sentiment  aveugle  et 
puissant,  fait  de  contradictions  et  d'incohérences,  est 
ce  qui  règne  en  maître.  L'intelligence,  bien  loin 
d'avoir  son  mouvement  propre,  est  asservie  et  devient 
une  sorte  d'avocat  sophistique  chargé  d'apporter  des 
explications  plus  ou  moins  ingénieuses  pour  légitimer 
les  écarts  du  sentiment.  C'est  le  cas  par  exemple  de 
riiypnolisé  inventant  des  raisons,  imaginant  des  motifs 
pour  rendre  compte,  aux  autres  et  à  lui-même,  dos 
actes  qu'il  accomplit  par  suite  d'un  suggestion  dont  il 
est  l'esclave  inconscient. 

Ce  cas  est  peut-être  plus  fréquent  qu'on  ne  le  pense 
dans  la  vie  censée  normale,  et  pour  une  foule  de  per- 
sonnes, il  y  a,  dans  les  profondeurs  ignorées  de  leur 
esprit,  un  ressort  caché  qui  leur  impose,  sans  qu'elles 
le  sachent,  leurs  opinions  et  leurs  croyances  (2). 

([)  Le  pragmatisme  moderne  a  toutefois,  à  noire  sens,  le  tort 


GENÈSE   DE   LA   DOCTRINE    DE   LUTHEU  29 

Quoi  qu'il  en  soit,  c'est  dans  le  tempérament  de 
Luther,  c'est  dans  son  caractère,  dans  ses  expériences 
personnelles,  dans  ses  épreuves  surtout  qu'il  faut 
chercher  l'explication  de  .son  évolution  et  c'est  sans 
doute  aussi  dans  la  ressemblance  de  quelques-uns  de 
ses  états  intérieurs  avec  ceux  d'une  foule  de  ses  con- 
temporains, qu'il  faut  voir  la  source  de  son  immense 
inlluence  et  du  retentissement  prodigieux  de  sa  prédi- 
cation. 

Protestants  et  catholiques,  tout  le  monde  est  d'ac- 
cord ou  à  peu  près  sur  ce  premier  point. 

Le  différend  commence  dès  qu'on  veut  sortir  du 
principe  général  pour  passer  à  l'application. 

Les  questions,  qui  sont  impliquées  dans  une  étude 
comme  celle  que  nous  abordons,  sont  si  délicates,  si 
irritantes  que  la  susceptibilité  du  lecteur,  suivant  le 
parti  auquel  il  appartient,  est  surexcitée  d'avance  et 
que  de  part  et  d'autre  on  crie  à  la  partialité,  à  l'injus- 
tice, dès  que  l'on  se  sent  touché. 

Peut-être  serait  il  temps  cependant  de  regarder  les 
faits  avec  plus  de  calme  et  de  tranquillité. 

On  nous  pardonnera  si  nous  ne  réussissons  pas  à 
atteindre  ici  non  pas  cette  indifférence  —  l'indifférence 
n'est  jamais  possible  ni  même  permise  —  mais  ce 
degré  de  justice  dont  nous  sentons  si  vivement  le  be- 
soin. 

II 

Le   P.    Denijle,  et   après   lui    le    P.    Albert    Maria 

d'abuser  de  celle  vérllé  doljservaliou  et  de  faire  d'un  cas  parti- 
culier une  règle  générale.  Toule  prédominance  excessive  d'un 
élément  aux  dépens  des  autres  est  un  cas  de  déséquilibre  psycho- 
logique. Mais  l'équilibre  existe. 


30  LUTHER    ET    LE    LUTHÉRANISME 

Weiss,  continua  leur  de  l'œuvre  de  son  confrère  dé- 
funt, ont  mis  en  pleine  lumière  ce  que  Ton  est  bien 
obligé  d'appeler,  comme  on  le  verra,  la  u  légende  iu- 
tbérienne  ». 

Cette  légende  se  relie  à  une  conception  d'ensemble 
sur  le  principe  de  la  Réforme,  conception  que  M(/r  Bdii- 
drillart  expose  en  ces  termes  : 

«  Vous  connaissez,  dit-il,  la  thèse  de  la  plu;  art  des 
historiens  protestants  sur  les  origines  de  la  Réforme 
religieuse  du  xvi"  siècle.  Elle  fut,  à  les  en  croire, 
l'explosion  irrésistible  et  spontanée  de  la  conscience 
morale  des  peuples  révoltés  contre  la  corruption  de 
l'Eglise  romaine.  Corruption  qui  —  toujours  aies  en- 
tendre —  remonte  bien  haut,  au  iv"  siècle,  suivant  la 
plupart  et  même  au  second  suivant  quelques-uns.  Les 
usurpations,  les  superstitions,  voire  les  abominations 
de  Rome  s'ajoutent  et  s'accumulent  au  cours  des 
siècles  ;  elles  avaient  tout  atteint  et  tout  souillé,  lorsque 
Dieu,  prenant  pitié  de  son  Eglise,  suscita  deux  grands 
réformateurs,  Luther  et  Calvin,  qui  furent  les  prophètes 
des  temps  nouveaux,  les  apôtres  de  la  religion  en 
esprit  et  en  vérité,  les  r/'généra leurs  de  la  vie  chré- 
tienne, les  illuminateurs  des  intelligences  libérées,  jus- 
tifiant de  toutes  manières  la  fameuse  devise  protes- 
tante :  Post  ienchras  lux  \i\.  » 

Inutile  de  montrer  ici  tout  ce  qu'il  y  a  de  décevant 
dans  cette  thèse  d'un  Dieu  qui  «  prend  pitié  de  son 
Eglise  »  après  douze  ou  quinze  siècles  d'abandon  et 
d'effroyable  corruption.  La  suite  de  ces  études  mon- 
trera dans  quelle  mesure  la  corruption  a  été  arrêtée  et 
guérie  par  les  soins  de  Luther,  clic  dira  jusqu'à  quel 
point  cet  homme  fut  un  envoyé  de  Dieu. 

(I  I  BAiDniLLvm,  L'Eijlise  calh  ,  la  Ren,  et  le  prot.,  p.  107- 
108. 


GENÈSE   DE   LA   DOCTRINE   DE    LUTHER  31 

Il  nous  faut  maintenant  raconter  en  quels  termes  les 
historiens  protestants  ont  appliqué  leur  thèse  générale 
au  promoteur  lui-même  de  leur  grande  Réforme. 

Voici  d'abord  un  exposé  plutôt  populaire  de  l'évo- 
lution de  Luther  (i). 

«  Martin  Luther  est  le  Réformateur  de  l'Allema- 
gne. Son  riche  cœur  laisse  encore  aujourd'hui  couler  à 
flots  une  plénitude  de  bénédiction,  parce  qu'il  a  donné 
son  expression  puissante  au  fondement  commun  de 
toute  conscience  allemande,  à  notre  vie  intérieure  si 
brave,  si  pieuse  et  si  digne  !  » 

Après  ce  début  quelque  peu  dithyrambique,  et  après 
le  récit  rapide  de  ses  premières  années,  voici  comment 
l'on  aborde  sa  vie  monacale  à  Erfurt,  à  partir  de  i  jo."3, 
(il  avait  alors  a2  ans). 

«  Toutes  les  grandes  questions  de  l'existence  se 
pressaient  en  foule  dans  son  àme  ardente  et  solitaire. 
Dans  son  angoisse  on  face  de  la  colère  de  Dieu,  il  se 
jeta,  avec  un  enthousiasme  passionné,  dans  une  vie 
pleine  de  renoncement,  de  dévolion  et  de  pénitence. 
Aucun  des  plus  bas  offices  ne  lui  fut  é[iargné,  tandis 
que  l'on  voyait  d'un  mauvais  œil  les  éludes  qu'il  en- 
treprenait dans  le  même  temps  avec  un  zèle  décidé  et 
que  l'on  cherchait  à  le  resserrer  dans  la  vie  du  cloître. 
En  dépit  de  toute  son  obéissance  et  en  dépit  de  l'ac- 
complissement consciencieux  de  ses  devoirs,  il  ne  res- 
sentait qu'une  pénible  inquiétude.  Au  milieu  des  tra- 
vaux littéraires  qu'il  poursuivait  nuit  et  jour,  il  oubliait 
parfois  ses  u  Heures  )),puis  par  un  retour  de  contrition 


^1)  Eiii[iniiilc  ou  Mcycr's  Konver^ations  Lcxicon,  sorte  d'ency- 
clopédie à  la  fois  savante  cl  simple,  1res  répandue  en  Allemagne 
puisqu'elle  est  parvenue  à  sa  sixième  édition.  \ous  citons  la 
deuxièiae  édition  de  i805. 


32  LUTHER    ET    LE    LUTHÉRANISME 

profonde,  il  revenait  à  sa  règle  de  vie  et  jeûnait,  se  fla- 
gellait jour  et  nuit.  Parfois  laissant  là  les  livres  et  le 
cloître,  il  allait  prêcher  aux  paysans  de  quelque  ha- 
meau. Dans  la  solitude  de  sa  cellule  il  était  tourmenté 
d'une  affreuse  angoisse... 

L'enseignement  pauliniende  la  grâce  faisait  surtout 
saigner  son  cœur.  Cet  enseignement  frappait  en  plein 
son  système  ecclésiastique.  Car  il  y  avait,  dans  son 
ferme  propos  de  devenir  un  saint,  cette  supposition 
impliquée,  qu'il  est  possible  à  l'homme  de  vaincre  le 
péché  et  voici  que  ni  les  jeûnes  ni  les  flagellations  ne 
pouvaient  arriver  à  comprimer  les  bouillonnements  de 
son  sangjeune,  l'énergie  débordante  de  son  âge  plein 
de  vigueur  ni  les  assauts  du  doute  qui  remplissait  son 
âme.  Il  voyait  surgir  le  péché  de  partout,  et  aucun  se- 
cours ne  lui  venait  des  conseillers  de  sa  conscience,  in- 
capables de  le  comprendre...  Il  y  avait  des  moments 
douloureux  et  désespérés  qui  auraient  jeté  Luther  dans 
les  bras  de  la  folie,  s'il  n'était  tombé  alors  dans  une 
morne  insensibihté,  car  une  fois  on  dut  forcer  sa 
cellule  et  on  le  trouva  sans  connaissance. 

Le  fil  conducteur,  qui  devait  le  faire  sortir  de  ce  la- 
byrinthe et  le  ramener  à  la  lumière,  fat  mis  dans  sa 
main  par  un  vieux  frère  qui  le  plaça  simplement  sur  la 
question  de  la  rémission  des  péchés.  Luther  réfléchit  et 
étudia  là-dessus  et  devint  joyeux  car  il  vit  que  a  la  jus 
tice  de  Dieu  est  sa  miséricorde  »  et  «  il  mit  d'accord  la 
justice  active  et  la  justice  passive  (i)  »...  Ainsi  Luther 
arriva  à  établir  une  relation  personnelle  entre  son 
âme  et  Dieu.  Le  ciel,  qui,  en  dépit  de  toutes   les   con- 

(i  )  Le  texte  porte  :  er  réunie  Gerechtigiccit  und  Gerecldsein  zii- 
saniinen,  et  se  trouve  entre  guillemets  dans  le  contexte  comme 
une  citation  de  Luther  lul-mènie. 


GENÈSE  DE  LA  DOCTRINE  DE  LUTHER      33 

fessions  et  de  toutes  les  pénitences,  était  resté  fermé 
jusque-là,  s'ouvrit  devant  \in  Dieu,  qui  luiétail  apparu 
jusque-là  avec  le  visage  d  un  juge  terrible  pour  le  pé- 
cheur, prit  alors  pour  lui  l'apparence  d'un  protecteur 
tout  aimant.  Dans  lecaltne,  il  vivait  dès  lors  avec  son 
«  cher  Dieu  ».  Il  n'avait  plus  besoin  désormais  de 
l'intermédiaire  de  l'Eglise.  Les  œuvres  de  pénitence 
deviennent  pour  lui  d'une  importance problématic|ue... 
Tout  son  être  et  toute  son  action  dérivent  de  ce  processus 
intérieur,  par  lequel  il  établit  sa  relation  avec  Dieu,  et 
l'on  peut  bien  dire  qu'  «  avec  la  vie  claustrale  de  Luther 
commence  une  nouvelle  ère  pour  l'Allemagne  ). 

Ceci  se  passait,  nous  dit-on,  dès  les  premières 
années  de  religion  du  frèie  Martin  Luther,  puisque 
l'on  ajoute  «  qu'il  fut  heureux  des  dispositions  de 
Slaupitz  qui  le  transféra  alors  à  l'université  récem- 
ment fondée  (  looa)  de  Wittemberg.  Or,  celte  transla- 
tion da  jeune  professeur  est  de  i5o(S.  A  cette  date,  par 
conséquent,  le  futur  réformateur  était  déjà  en  posses- 
sion de  la  vérité  et,  nous  dit-on,  «  il  ne  voulait  pas  la 
garder  pour  lui  seul,  mais  il  désirait  la  communiquer 
autour  de  lui  ». 

Toutefois,  cette  date  de  i.'joS  n'est  pas  regardée  par 
tous  les  auteurs  comme  celle  de  la  délivrance  du  jeune 
moine. 

!1  règne  à  cet  égard,  parmi  les  luthérologues,  une 
grande  indécision.  Tandis  que  la  plupart  d'entre  eux 
placent  l'époque  de  sa  conversion  aux  idées  qui  leur 
sont  chères,  dans  la  période  d'Erfurt  (i5o5-i5o8), 
((  ce  qui  est  décidément  absurde  »,  dit  le  P.  Denifle, 
d'autres  se  rejettent  sur  la  période  de  Wittemberg 
(après  i5o8)  ou  comme  Kostlin,  l'un  de  ses  derniers 
biographes  hésitent  entre  les  deux. 

La  raison  de  cette  incertitude  est  facile  à  concevoir. 


34  LUTIIEU    ET    LE    LL THÉUAN'ISME 

L'ignorance  de  la  théologie  du  Moyen  Age  fait  croire 
au  plus  grand  nombre  que  la  théorie  de  h  jastification 
(/ralnile  est  une  invention  du  génie  de  Luther,  et  dès 
qu'ils  rencontrent  une  expression  de  celle  sorte  dans 
les  écrits  du  Réformateur,  ils  le  proclament  libéré  de 
la  servitude  scolastique.  alors  que  le  dogme  en  ques- 
tion est  Iradilionncl  dans  l'Eglise  et  avait  déjà  reçu 
avec  Pierre  Lombard,  trois  cent  cinquante  ans  aupa- 
ravant, sa  formule  définitive  (i). 

Mais  si  les  lulliérologues  hésitent  sur  la  date  précise 
de  la  grande  évolution  de  leur  maître,  ils  s'accordent 
admirablement  quand  il  s'agit  de  déterminer  la  nature 
de  l'expérience  qui  l'a  guéri. 

Le  récit  que  nous  venons  de  citer  est  caractéristique 
sur  ce  point.  Luther  réfléchit  sur  la  rémission  des  pc-^ 
chés  et  il  découvre  soudain  une  chose  merveilleuse  et 
ignorée  depuis  le  Christ  :  la  iniscricorde  dicinc.  «  Dieu, 
qui  lui  était  apparu  jusque-là  avec  le  visage  d'un  juge 
terrible  pour  le  pécheur,  prit  alors  pour  lui  l'apparence 
d'un  protecteur  tout  aimant.  » 

Les  auteurs  protestants,  surtout  depuis  que  Schloier- 
machera  révolutionné  leur  théologie  en  y  introduisant 
la  flamme  ardente  du  sentiment,  célèbrent  cette  décou- 
verte de  Luther  avec  un  lyrisme  qui  déborde  et  qui  les 
enivre. 

((  La  foi  (a)  vivante  en  Dieu,  qui  crie  par  (Ihrist  a  la 
pauvre  âme  :  salas  taa  ego  sum  !  l'abandon  plein  de 
sécurité  en  cette  pensée  que  Dieu  est  l'être  auquel  on 
peut  se  confier...  ielfal  le  message  de  Laihcr  à  la  chré- 
tienté !  » 

(i)  De:<iile,  p.  !t28. 

(2)  Rappelons  que  ce  mot  dans  la  langue  prolcslanlc  signifie  : 
confiance  et  non  croyance. 


GENKSK    Di:    LA    DOCTRINE    DE    LUTHER  ,'i5 

Celte  belle  phrase  d'Ifarnack  (i  exprime  sans  doute 
une  très  noble  pensée,  mais  ce  qu'elle  ne  dit  pas,  c'est 
que  ce  mot  tout  plein  d'une  douceur  infinie  :  Salu^ 
liia  cfjo  sain  !  ce  mot  que  .Tésus  murmure  au  nom  du 
Père  dans  les  replis  intimes  de  l'àme  désolée,  aNait 
déjà  été  entendu,  un  siècle  avant  Luther,  par  l'auteur 
de  r [mi talion  :  Hoc  dicif  dilectus  (uns  :  Sa/us  tua  er/o 
siim,  pax  laa  et  vila  tua  !  2).  Ce  ne  fut  donc  pas  «  le 
message  de  Luther  à  la  chrétienté  ». 

Ce  que  les  historiens  du  parti  excellent  à  décrire  en 
termes  dramatiques  et  poignants,  c'est  l'horreur  du 
cloître  et  de  la  vie  que  Luther  y  mena  quclqtie  temps. 
On  aime  à  donner  le  détail  de  tous  ces  «  appuis  »  fra- 
giles, recommandés  au  jeune  moine,  mais  impuissants 
à  tenir  les  promesses  fondées  en  eux  et  se  brisant  dans 
ces  mains  nerveuses,  u  Toutes  les  variétés  d'une  x\s- 
cèse  massive,  tous  les  genres  de  contemplation,  toutes 
les  données  de  la  haute  Mystique,  Luther  les  a  essayées. 
Il  observait  la  règle  de  l'Ordre  plus  que  douloureuse- 
ment, il  jeûnait  au  delà  de  toute  mesure,  il  se  flagellait, 
il  s'abandonnait  à  une  concentration  sans  fin,  s'immo- 
bilisait dans  la  narcose  de  l'extase  jusqu'à  ce  qu'il  put 
se  croire  au  milieu  des  chœurs  des  anges.  Aucune /)o.v- 
sibililc  iVa'iivrc  de  la  vieille  Eglise  pour  la  justification 
dans  la  perfection  ne  resta  sans  être  tentée.  Mais  ce 
que  Luther  cherchait  anxieusement,  il  ne  le  trouva 
point.  Ni  l'épuisement  qui  était  la  suite  de  la  mortifi- 
cation corporelle,  ni  l'union  extatique  d'un  instant  avec 

(ij  Lclifbnch  dfr  Dofjinengrschirhfe ,  II l^,  739,  cf.  aussi,  p.  "j-ii. 

(2)  Dr  Imllaf.  Chrisli.,  III,  caji,  i.  3.  Le  mot  est  cniprunlc  au 
Psaume  3^1,  V.  3  :  Die  aiiiinw  iiicœ  :  Snlus  tua  ctjo  sinn  .'  —  Le 
reproche  d'irrcliijiosité  fait  par  Ilarnack  à  la  théologie  c^lholiqiie 
a  été  lelevé  n'oemmcnt  par  M.  >otto>,  lif.rnmh  imd  Thnnios  von 
Aquin,  l'adcrlwni,  lyoO. 


36  LUTHER    ET    LE   LUTHÉRANISME 

un  Dieu  vaporeux  et  panthéistique  ne  le  trompèrent 
sur  les  exigences  toujours  plus  pressantes  de  son  unie, 
qui  appelait  une  union  personnelle  durable  avec  Dieu. 
Le  contraire  arriva.  Plus  il  épuisait  les  moyens  de 
l'Eglise,  môme  ceux  des  Sacrements  et  spécialement 
de  la  confession,  où  personne  ne  le  comprenait  (i), 
plus  sa  solitude  devenait  terrible,  plus  son  abandon  de 
la  part  de  Dieu  devenait  lamentable  :  il  fut  poussé  jus- 
qu'à l'abîme  du  désespoir  et  de  la  démence  (2).  » 

On  le  voit, les  traits  de  la  légende  lutliérienne  sont  les 
suivants  : 

i)  Elevé  dans  une  religion  barbare  qui  lui  montrait 
au  fond  du  ciel  bleu,  un  Dieu  toujours  plein  de  colère, 
le  jeune  Luther  entre  au  couvent  sous  une  impression 
de  terreur. 

2)  Là  il  se  livre  aux  exercices  de  l'ascétisme  tradi- 
tionnel, qui,  loin  de  calmer  son  âme,  la  jettent  en 
proie  aux  plus  afifreuses  angoisses. 

3)  Enfin  dans  son  cœur  oppressé,  la  lumière  se  fait, 
il  comprend  que  la  justice  de  Dieu  est  celle  qui  nous 
justifie  et  non  celle  qui  nous  condamne.  Un  rayon  de 
soleil  vient  réchauffer  tout  son  être  et  «  il  entre  à  pleines 
voiles  dans  le  paradis.  » 

C'est  un  drame  en  trois  actes  qui  se  déroule  sous  nos 
yeux,  drame  poignant  qui  finit  sur  une  impression 
de  joyeuse  délivrance. 

(1)  Cette  pensée  de  Luther  «  incompris  »  par  ses  confesseurs, 
est  exprimée,  on  l'a  vu,  dans  l'article  précité  du  Mcjer^s  Konver- 
sations  Lexicon,  et  l'on  y  ajoute  ce  trait  :  Stavipitz  lui  écrivit  un 
jour  :  «  Si  tu  veux  que  le  Christ  te  vienne  en  aide,  il  le  faut 
avoir  un  catalogue  de  péchés  bien  déterminés  et  ne  pas  venir 
avec  de  telles  actions  ressassées  (^Trôdclwerken)  et  des  péchés  de 
marionnette  [Puppeiisunden)  ». 

(2)  Lamprecht,  Deutsche  Geschichle,  V,  220  ;  Dekifle,  35o. 


GENÈSE  DE  LA  DOCTRINE  DE  LUTHER      H7 

La  réalité  toutefois  est  un  peu  diiïérente.  Mais  avant 
de  le  montrer,  il  ne  sera  pas  sans  intérêt  de  rechercher 
l'origine  de  la  légende  passionnante  que  nous  venons 
d'exposer. 

III 

C'est  une  tâche  ingrate,  sans  doute,  que  de  mettre 
de  la  poésie  en  prose,  mais  il  n'est  pas  moins  malaisé 
de  faire  accepter  l'apparence  austère  et  simple  de  l'his- 
toire par  ceux  qui  ont  connu  et  aimé  la  légende.  Allez 
donc  dire  à  un  Suisse  que  l'aventure  fameuse  de 
Guillaume  Tell  est  une  fable  ! 

Cependant  après  le  vigoureux  coup  de  bélier  donné 
par  le  P.  Denifle  (i)  contre  la  construction  fantaisiste 
des  luthérologues,  il  est  permis  peut-être  d'espérer 
que  la  vérité  reprendra  ses  droits  si  longtemps  mécon- 
nus. 

Ce  qui  est  certain  et  d'ailleurs  accordé  de  tout  le 
monde,  c'est  que  l'origine  des  récits,  plus  ou  moins 
dramatisés  de  l'évolution  de  Luther,  se  trouve  dans  les 
afTirmations  du  Réformateur  lui-même,  après  1530. 
En  voici  quelques  exemples  : 

«  Le  monde  veut  trop  ou  ne  veut  pas  du  tout  morti- 
fier le  corps.  Nous  pensions,  nous  voulions  par  l'abs- 
tinence, mériter  assez  pour  égaler  le  prix  du  sang  du 
Christ.  Aiiui  ai-je  cru,  moi  pauvre  fou.  Puisque  je  ne 
savais  pas  ce  que  Dieu  voulait,  je  devais  prendre  soin 
de  mon  corps  et  ne  mettre  aucune  confiance  dans  la 
tempérance.   Au  contraire,  je  me  serais  tué  par    les 

(j)  Nous  suivrons  presque  pas  à  pas  les  données  du  P.  Denifle 
dans  ce  qui  va  suivre.  C'est  d  ailleurs  le  point  central  et  capital 
de  son  ouvrage,  et  ce  qui  en  restera.  P.  3^9  et  suivantes. 


38  LUTHEU    ET    LE    LUTHÉRANISME 

jeûnes,  les  veilles  et  l'endurance  du  froid.  Auniilieu  de 
l'hiver,  je  ne  portais  qu'une  mince  défroque,  et  je  me 
gelais,  tant  jetais  fou  et  imbécile  (i). 

Ce  récit  est  du  2  décembre  1037.  En  voici  un  &i]tr6 
de  l'an  loSg. 

«  Pourquoi  ai-je  observé  dans  le  cloître  tant  d'aus- 
térités? Pourquoi  ai-je  écrasé  mon  corps  de  jeûnes,  de 
veilles  et  de  souffrances  du  froid?  Parce  que  je  méditais 
alors  d'être  certain  par  là  que  j'avais  obtenu  la  rémis- 
sion de  mes  péchés  au  moyen  de  telles  œuvres  (a),  » 

Autres  déclarations  après  i5:'|0  :  «  Nous  avons  sous 
lo  papisme  invoqué  à  grands  cris  l'éternelle  félicité, 
nous  nous  sommes  tourmentés  pour  le  royaume  de 
Dieu,  et  nous  avions  presque  assassiné  notre  corps  non 
avec  le  glaive  ou  la  torture  extérieure,  mais  par  des 
jeûnes  et  la  mortification  du  corps  :  ainsi  nous  avons 
cherché  et  frappé  à  la  porte  jour  et  nuit.  Et  moi-même, 
si  je  n'avais  été,  grâce  à  la  consolation  du  Christ,  délivre 
par  l'Evangile,  je  n'aurais  pu  vivre  deux  ans  de  plus, 
tant  je  me  martyrisais  et  tant  je  fuyais  devant  la  colère 
de  Dieu.  Et  les  larmes  et  les  gémissements  ne  man- 
quaient pas  non  plus,  »  «  Pendant  que  nous  étions 
moines,  nous  n'avons  rien  obtenu  par  nos  macérations, 
car  nous  ne  voulions  pas  reconnaître  notre  péché  et 
notre  être  impie,  nous  ne  savions  même  rien  du  péché 
originel  et  nous  n'avons  jamais  compris  que  l'inhdélité 
est  un  péché  (3),  » 

Enfin  il  écrivait  en  iù\ô  :  u  J'en  étais  au  point  que 
je  me  serais,  par  des  jeunes,  des  abstinences,  par  la 
dureté  des  travaux  et  des  habits,  conduit  presque  jus-- 

(i)  Erl\>(:en,  XIX  (2°  éilit.),  p.  ^lO  (soulignû  par  Demfle, 
353). 

(a)  Opp.  exeg.  lai.,  V,  2G7. 

(3)  0pp.  c\cc<j.  lut.,  VII,  72  (Demtle,  ibid.). 


GENÈSE  DE  LA  DOCTRINE  DE  LUTHER      H9 

qu'à  la  mort,  tellement  que  mon  corps  en  était  tout 
pâli  et  tout  amaigri  'i).  » 

Mais  Luther  a  parfois  donné  des  précisions  de  dates 
qui  déroutent  les  calculs  et  les  conjectures. 

{(  J'ai  élépr^s  de  vingt  ans  moine  et  je  me  suis  mar- 
tyrisé en  priant,  en  jeûnant,  en  veillant,  en  soutTrant 
le  froid,  si  bien  que  j'en  serais  mort  et  je  me  suis  tel- 
lement tourmenté  que  je  ne  voudrais  pas  recommen- 
cer, même  si  je  le  pouvais  (2).  » 

«  Plus  de  vingl  ans,  dit-il  encore,  j'ai  été  un  pieux 
moine,  j'ai  dit  la  messe  tous  les  jours,  et  me  suis  telle- 
toUement  affaibli  que  je  n'aurais  pu  y  tenir  long- 
temps (3).   1) 

Ainsi  donc,  de  i5o5  à  i525  cl  au  delà,  Luther 
aurait,  à  l'en  croire,  pratiqué  des  exercices  de  mor- 
tification analogues  à  ceux  du  Bienheureux  Seuse 
(Suso)  et  se  serait  presque  détruit  à  force  de  macéra- 
lions. 

Cependant  si  l'on  jette  les  yeux  sur  la  série  des  por- 
traits publiés  par  le  P.  Denifle,  l'on  remarquera  que, 
autant  Luther  parait  maigre  et  décharné  en  1020  (por- 
tiaitde  L.  Cranachi.  autant  il  parait  au  contraire  floris- 
sant en  i523  (portrait  de  Daniel  Hopfer,  auréolé  comme 
celui  d'un  saint). 

D'ailleurs  Luther  n'a  pas  toujours  été  bien  fixé  sur 
le  nombre  de  ses  années  de  soutïrance.  «  Pendant 
presque  15  ans,  alors  que  j'étais  moine,  dit-il,  je  me 
suis  fatigué  par  des  messes  quotidiennes  et  affaibli  par 
des  jevmes,   des  veilles  et  d'autres  travaux  extraordi- 

(i)  Ibid.,  XI,  133. 

(3)  Erl\>oen,  4g,  27   (année    loSij).  Cf.  Demfle,  353.  et   la 
noie  2. 

(3)  !bid.,  'ly,  000  (année  iô37\ 


40  LUTHER    ET    LE    LUTHÉRANISME 

naircment  durs  (i).  »  «  J'ai  été  moi-même  quinze  nnf; 
moine...  et  me  suis  martyrisé  et  meurtri  déjeunes,  de 
froids  supportés,  de  vie  pénible  (2).  » 

Que  ces  affirmations  soient  encore  exagées,  c'est 
ce  qui  ressort  a\ec  certitude,  des  documents  antérieurs 
à  i53o. 

A  l'automne  de  i5i6,  Luther  écrivait  en  eifet  : 
«  J'aurais  besoin  de  deux  secrétaires,  car  je  ne  fais 
presque  rien  lout  le  jour  qu'écrire  des  lettres,  aussi 
j'ignore  si  je  ne  répète  pas  toujours  la  même  chose.  Je 
suis  en  outre  prédicatotu-  du  couvent  et  à  table  ;  chaque 
jour,  on  me  réclame  à  l'églisse  paroissiale  pour  prêcher, 
je  suis  Régent  des  études,  Vicaire  du  district,  et  ainsi 
onze  fois  prieur  (ayant  onze  couvents  sous  ses  ordres;. 
Je  suis  l'adjudicataire  du  poisson  à  Leitzkau,  procureiu* 
dans  les  négociations  avec  l'église  paroissiale  d'Herz- 
berg.  Lecteur  sur  saint  Paul,  Co-lecteur  sur  le  Psau- 
tier. Rarenienl  il  me  reste  assez  de  temps  pour  m' ac- 
quitter de  mes  Heures  et  pour  célébrer.  \  cela  s'ajoutent 
mes  propres  tentations  avec  la  chair,  le  monde  et  le 
démon  (3).  » 

Dans  cette  lettre,  où  Luther  détaille  avec  tant  de 
complaisance  toutes  ses  occupations,  il  n'est  rien  dit 
des  macérations  et  des  jeûnes,  et  il  est  affirmé  que  ni 
le  Bréviaire  n'est  récité,  ni  la  Messe  dite  par  lui.  si  ce 
n'est  rarement. 

D'ailleurs,  Luther  déclare  lui-même  que  Y'EvanijHe 
Va  délivré. 


(i)  0pp.  exvrj.  lat.,  XVIII,  226  (Denifle,  ibid.). 

(2)  ERLA.ÎiGEN,    l6,    QO. 

(3)  E>.DERS,  I,  GC  (Denifle,  p.  33,  se  plaint  et  s'étonne  juste- 
ment que  les  Protestants  n'aient  pas  compris  le  mot  :  célébrer 
{cch brandi)  dans  le  sens  de  'lire  la  Messe). 


GENÈSE    DE    LA   DOCTRINE    DE    LUTHER  41 

Or,  nous  avons  vu  que  la  plupart  des  luth<'ro- 
logues  placent  cette  délivrance  avant  t5o8.  <  Aussi 
loin  que  nous  pouvons  remonter  dans  les  pensées  de 
Luther,  dit  Harnack,  c'est-à-dire  jusfja'nux  premières 
années  de  son  aclivité  académique  à  Wiltembercj  (ï)^ 
nous  constatons  que  la  fjralia  de  Dieu  est  la  rémission 
des  péchés,  que  Dieu  accorde  sine  mérita  '2).  » 

En  ce  cas,  les  20  ans,  les  i5  ans  de  pénitence  de 
Luther  se  réduiraient  à  3  ans  ou  tout  au  plus 
5  ans. 

Cela  nous  montre  que  Luther  ne  reculait  pas  de- 
vant quelques  petites  exagérations,  ces  «  mensonges 
des  honnêtes  gens  (3)  ». 

Ce  qui  précède  révèle  déjà  quels  éléments  contra- 
dictoires et  incohérents  sont  entrés  dans  la  formation 
de  la  légende. 

Abordons -la  maintenant  de  front  en  reprenant  point 
par  point  les  péripéties  du  drame  qu'elle  nous  pré- 
sente. 


IV 


Le  père  de  Luther,  llans  Luther,  étai.t  fermier  à 
Mœhra  en  Thuringe,  où  depuis  des  siècles  la  famille 
étailétablie.  Il  fut  obligé  de  quitter  le  pays,  soit,  comme 
on  l'admet  généralement,  pour  obéir  à  la  loi  des  hé- 
ritages, soit  plutôt  à  cause  des  soupçons  qui  pe- 
saient sur  lui.  On  lui  reprochait  en  effet  d'avoir  tué  un 

(i)  Luttier  est  venu  à  Willeraberg  en  i5o8,  après  uncabsence 
fJe  deux  ans  (i5o9-i5ii),  il  y  a  résida  tiabituellement. 

(aj  Dofjrnervjcsch^  IIP,  788,  n"  i. 

(3)  Nous  verrons  plus  loin  qu'il  ne  reculait  pas  devant  le 
mensonge  proprement  dit. 


42  LUTHER    ET    LE   LUTHÉRANISME 

pâtre  à  son  service  avec  le  mors  de  son  clic  val  (i).  Si 
ce  fait  est  vrai,  il  serait  une  indication  du  tempéra- 
ment colérique  hérité  par  le  jeune  Martin  Luther. 

Le  10  novembre  i'iS3,  celui-ci  avait  vu  le  jour  à 
Eisleben.  Son  enfance  s'écoula  surtout  à  Mansfeld,  oi!i 
son  père  était  devenu  coupeur  d'ardoises. 

Ses  débuts  dans  l'existence  furent  pénibles  et  rudes. 
La  vie  familiale  fut  complètement  dépourvue  de 
charmes  pour  le  futur  moine. 

Son  père  l'ayant  une  fois  châtié  avec  la  dernière  du- 
reté, il  eut  de  la  peine  à  s'attacher  à  lui.  Sa  mère, 
racontait-il  plus  tard,  le  fouetta  un  jour  jusqu'au  sang, 
pour  une  misérable  noix. 

Il  ne  trouva  pas  davantage  à  l'école,  celte  douceur 
et  cette  bienveillance  sans  laquelle  jamais  un  cœur 
d'enfant  ne  peut  s'épanouir.  Il  fut  frappé  violemment 
jusqu'à  quinze  fois  dans  une  après-midi. 

Cette  première  expérience  de  la  vie  par  Luther  ne 
peut  pas  ne  pas  avoir  eu  quelque  influence  sur  son 
développement. 

«  Un  tel  mode  d'éducation,  dit  Janssen,  développa 
en  lui  une  disposition  inquiète.  Jamais  il  ne  connut 
l'obéissance  joyeuse  qui  règle  ordinairement  la  vie  de 
l'enfance.  La  manière  dont  on  l'élevait  pouvait  peut- 
être  contenir  sa  violence  naturelle,  non  l'assouplir  et  la 
dompter  (2).  » 

A  Tàge  de  i4  ans,  il  vint  comme  pupille  (3)  à 
Magdebourg,  à  l'école  des  Franciscains.  Il  subvenait 
alors  à  ses  dépenses  en  se  faisant  chantre  ambulant. 
Mais  la  lutte  pour  la  vie  le  découragea  tellement  par  sa 

(i)  Cf.  Janssen,  II,  G7,  noie  i. 

(2)  Ibid. 

(3)  «    SCHÛTZE   », 


GENÈSE  DE  LA  DOCTRINE  DE  LUTHER      43 

durelé  que  son  père  dut  le  rappeler  à  la  maison.  Il  ne 
garda  de  cette  époque  sombre  et  pleine  de  soulTranccs 
morales  et  physiques,  qu'un  souvenir  pénible.  Toute- 
fois c'est  alors  que  se  forma  sa  liaison  avec  Jean  Rei- 
neckf . 

L'année  suivante  (I '198),  une  nouvelle  tentative  fut 
faite.  Le  jeune  Luther  fut  placé  à  l'école  latine  d'Eise- 
nach.  Il  eut  pour  maître  le  célèbre  Trebonius.  Il 
continua  pendant  vm  an  encore  à  mnngor  son  pain 
avec  ses  larmes,  toujours  chantant  dans  la  rue  pour 
apitoyer  les  passants. 

Mais  enfin  sa  voie  toucha  au  cœur  une  jeune  (i) 
veuve  noble,  de  la  famille  dcsCotta.  Elle  reçut  chez  elle 
avec  affection  et  générosité  le  jeune  étudiant^  âgé  alors 
de  iG  ans.  Luther  disait  plus  tard  qu'il  avait  appris 
d'elle  cette  maxime  :  ((  Il  n'y  a  pas  de  chose  plus  pré- 
cieuse sur  la  terre  que  l'amour  d'une  femnie,  quand 
on  est  assez  heureux  pour  l'obtenir  (2).  » 

Pour  la  première  fois  de  sa  vie,  Luther  goûta  quel- 
que bonheur  alors  dans  la  douce  atmosphère  de  la  de- 
meure où  ilavaitété  recueilli,  et  dans  le  culte  simul- 
tané de  l'étude  et  de  la  musique. 

Mais  pour  achever  sa  formation,  le  jeune  étudiant 
devait  suivre  les  cours  de  quelqueUniversité.  En  lôoo- 
i5oi,  il  entrait  à  celle  d'Erfiirl,  pour  y  étudier  la 
philosophie  et  le  droit,  sur  .le  désir  de  son  père,  qui 
voulait  en  faire  un  juriste. 

(i)  Janssçn  fait  remarquer  avec  raison  cju'on  ne  peut  faire  de 
celle  personne  «  une  digne  matrone  »  avec  Kuhler,  puisque  l'on 
avoue  que  son  flls  Henri  était  ctadiant  à  \\'ittemberg,  vers  i54o, 
cl  reçu  à  la  table  de  Luther.  La  famille  des  OAta  remonte  k 
l'époque  romaine,  on  en  suit  la  trace  aux  x^  et  xi"  siècles  en  Ita- 
lie, puis  au  xv"  en  Saxe.  Elle  a  compté  encore  récemment  des 
membres  illustres.  La  protectrice  do  Luther  s'appelait  Ursuh'. 

(3)  Erlasgen,  61,  212. 


44  LUTHER   ET    LE   LUTHÉRANLSME 

Martin  Luther  fit  de  grands  progrès  dans  les  langues 
classiques. 

Cicéron,  Virgile,  Tite-Livc,  Plante  étaient  ses  au- 
teurs favoris.  Il  devint  habile  dans  les  discussions  dia- 
lectiques, se  fit  remarquer  par  sa  présence  d'esprit  et  sa 
facilité.  Il  en  garda  même,  dit  un  biographe,  un  pen- 
chant à  la  dispute  et  à  la  chicane,  pendant  toute  sa 
vie. 

En  i5o2,  il  fut  reçu  bachelier,  en  i5o3,  maître- 
ès-arts,  et  songea  dès  lors  à  remplir  le  désir  de  son 
père. 

Sa  première  liaison  avec  les  humanistes  Jean  Lang, 
Crotus  Rubianus  remonte  à  cette  époque.  Il  se  faisait 
alors  apprécier  comme  musicien  et  savant  philoso- 
phe (i).  Mais  déjà  son  caractère  manifestait  des  iné- 
galités et  des  retours  étranges.  Après  une  partie  de 
plaisir,  où  il  avait  montré  l'humeur  la  plus  joyeuse, 
des  scrupules  s'emparaient  de  lui  et  tourmentaient  sa 
conscience. 

A  la  suite  d'un  duel,  où  l'un  de  ses  amis  fut  tué,  il 
ressentit  une  impression  profonde.  Un  orage,  à  quel- 
que temps  de  là,  le  surprit  aux  portes  d'Erfurt,  et  sa 
vie  même  fut  menacée.  «  Lorsque  je  me  vis  tout 
proche  d'une  mort  qui  semblait  se  hâter,  écrivit-il 
plus  tard,  je  prononçai  sous  l'empire  de  l'elfroi  un 
vœu  contraint  et  forcé  (2).  » 

Une  dernière  fois,  il  réunit  ses  amis  et  au  milieu 
d'un  souper  joyeux,  accompagné  de  musique  et  de 
chants,  il  leur  annonça  son  intention  d'entrer  au  cou- 
vent des  Augustins.  Aucune  objection,  aucune  prière 
ne  put  ébranler  son  dessein. 

(  i)  .Tasssex,  p.  69. 

(2)  Ibid.  De  Wette,  II,  lOi. 


GENÈSE  DE  LA  DOCTRINE  DE  LUTHER      45 

L'étonnenient  fut  grand  dans  Je  cercle  de  ses  con- 
naissances, quand  on  le  vit  franchir  le  seuil  du  mo- 
nastère où  il  allait  s'enfermer,  pensait-on.  pour  tou- 
jours. 

C'était  le  1"  juillet  i.3o5. 

Cette  démarche  le  brouilla  complètement  avec  son 
père,  frustré  dans  son  attente  et  dans  l'espoir  qu'il 
fondait  sur  l'avenir  de  son  fds. 

Tels  sont,  brièvement  résumés  (i ),  les  faits  qui  ont 
marqué  la  jeunesse  de  Luther  et  qui  ont  abouti  à  cette 
détermination  soudaine  autant  qu'étrange. 

Le  point  en  litige  est  de  connaître  le  motif  interne 
qui  le  poussa  dans  cette  voie  décisive. 

Son  père,  nous  l'avons  dit,  s'opposait  fortement  à  la 
vocation  improvisée  de  son  fils  :  «  Contrairement  au 
quatrième  commandement,  lui  écrivait-il,  en  1607, 
vous  nous  avez  abandonnés  dans  notre  vieillesse,  votre 
bonne  mère  et  moi  ;  et  cependant,  nous  pouvions  nous 
attendre  à  recevoir  de  vous  consolation  et  secours,  après 
tous  les  sacrifices  que  j'avais  faits  pour  votre  instruc- 
tion (2).  » 

Ces  reproches  durent  bien  vite  engendrer  des  re- 
mords ou  tout  au  moins  des  regrets  dans  l'àme  im- 
pressionnable du  jeune  moine. 

Lui-même  a  expliqué  son  entrée  subite  au  couvent, 
par  l'état  intérieur  de  sa  conscience.  «  Si  je  suis  entré 
au  couvent,  si  j'ai  renoncé  au  monde,  a-t-il  dit,  c'est 
que  je  désespérais  de  moi-même.  » 

(i)  Pour  plus  de  dctjils  voir  les  biographies  :  Evers,  Martin 
Lli'uer,  Lebeii  und  Characldcrblld,  Main:,  i883etsuiv.  (calliol.); 
JiJRGENS,  Lulliers  Lebeii,  Leipzig,  i84(3;  Kostlis,  .1/.  Lulher, 
sein  Lcben  und  seine  Scliriften,  Elberfeld,  1870  (protestants).  Bi- 
bliographie dans  Jaxssex. 

(2)  Cité  par  Jasssex,  p.  70. 


46  LUTHER    ET    LE    LUTHÉRANISME 

Nous  n'avons  aucune  raison  sérieuse  cle  douter  de  la 
vérité  de  cette  affirmaticn.  Elle  rend  assez  bien  compte 
de  la  soudaineté  de  sa  décision. 

Mais  n'y  a-t-il  pas  une  injustice  criante  à  rendre  res- 
ponsable l'Eglise  catholique  et  son  enseignement,  du 
désespoir  qui  affola  cette  pauvre  àme  au  point  de  la 
précipiter,  probablement  sans  vocation,  dans  la  vie  du 
cloître  ? 

On  nous  dit  que  Luther  fut  la  victime  d'une  doctrine 
barbare  qui  lui  présentait  un  Dieu  toujours  terrible, 
toujours  menaçant  pour  le  pécheur,  si  bien  qu'après 
des  années  de  torture  morale,  le  malheureux  moine 
dut  inventer  l'idée  de  la  miséricorde  divine  pour  sortir 
de  son  enfer. 

C'est  pourtant  là  un  point  facile  à  éclaircir.  Nous 
n'en  sommes  pas  le  moins  du  monde  réduits  à  des  con- 
jectures, à  ce  sujet. 

Que  faire  donc  pour  connaître  la  vérité  ?  Examiner, 
comme  l'a  fait  le  P.  Denille,  les  documents  authen- 
tiques où  sont  contenus  les  enseignements  officiels  de 
l'Eglise  (i). 

11  n'y  a  peut-être  pas  une  oraison  dans  le  Bréviaire, 
ni  dans  le  Missel,  où  l'idée  de  la  miséricorde  divine 
n'apparaisse  et  ne  soit  pieusement  invoquée. 

On  appelle  Dieu  des  noms  les  plus  doux,  les  plus 
affectueux. 

((  ProL'sta,  Paler  piissime,  Omnipotens  et  miscricors 
Deus,  Exaudi  nos  Deus  salalaris  noster,  Exaudi  nos 
niisericors  Deus,  Respice  propilius  Domine  »,  etc., 
telles  sont  les  expressions  les  plus  fréquentes.  Mais  pas 
une  seule  fois,  la  pensée  d'un  Dieu  irrité  ne  se  ren-^ 
contr<:'  (-j). 

(l)   DCMILL,    Ji.    /loo  h    [\'22. 

(:',)  On  ne  peut  signaler  que  les  oraisons  contre  la  [jesic,  où  le 


(lEXÈSE   DE    LA    DOCTRINE   DE    LUTHER  47 

L'examen  même  superûciel  de  ces  oraisons  con- 
vaincra tout  esprit  non  prévenu' de  la  fausseté  des  ca- 
lomnies déversées  par  Luther  et  les  lulliérologucs 
contre  les  dogmes  catholiques. 

On  y  enseigne  aux  chrétiens  à  ne  pas  se  fier  dans 
leurs  œuvres,  mais  en  Dieu  ^^i),  qui  est  notre  seul 
salut,  notre  seul  espoir  (2),  à  compter  sans  relâche  sur 
l'infinie  miséricorde  de  Dieu  (3)*  On  enseigne  que  celte 
miséricorde  inelVable  (/|)  n'abandonne  aucun  de  ceux 
qui  espèrent  en  elle  (5)  et  ne  permet  pas  qu'ils  soient 
affligés  outre  mesure. 

On  voit  avec  quelle  raison  Luther  peut  dire  que  «  la 
fausse  théologie  (celle  des  papistes)  représente  Dieu 
irrité  avec  les  pécheurs,  qui  avouent  leurs  péchés  «^ 
«  Un  tel  Dieu,  ajoute-t-il,  nest  ni  au  ciel,  ni  nulle 
part  ailleurs,  c'est  une  idole  du  cœur  méchant.  Le 
vrai  Dieu  dit  bien  plulàl  :  Je  ne  veux  pas  la  iiiori  du 
[wclieiir  ntûis  (jn'il  se  conrerdsse  cl  (jn'il  vive.  » 

Or,  l'Eglise  emploie  cotte  parole  même  d'Ezéchiel, 
dans  l'oraison  de  la  Messe  pro  vilandn  iiiortalilate  : 


mot  jVfl,  irarwtdia,  se   trouve,  mais    il    s'a|)[iliqnc    au    llcau    liii- 
mcm«,  non  à  lidée  dn  juyeineiil. 

(i)  Deus,qin  consplcis  qma  ex  nuUa  noslra  aclioiie  confuliniiis 
(Scxagésimc). 

(2)  Drmt  in  le  spcmnlhim  Joiiltiidn,  (uh-^li)  imipitiiis  inviintlioiii- 
bns  nostris  cl  quia  sine  le  nihil  polcst  morfolis  injirmilas,  nrœsla 
auiilium  grutiee  Une  (i""  dira.  ap.  Pent.).  Dons  qui  conspicis,  quia 
ex  milla  noslra  virliile  snbsisliintis  (n  nov.,  saint  Martin). 

(3)  Dcvs,  cajus  niiscricordiw  non  esl  nnmcrus  cl  bonilalis  infiniltis 
csl  Ihcsuuras  ( pro  fji'aliarum  udianeY 

{\)  Inclfiibilcni  miscrii.orJiam  taani  Dnniinc,  iiobis  clcmcnler  os- 
IcuJe  (pro  quacuniquc  ncccssllalc). 

(5)  Deiis  qui  nemincm  in  te  spcrniilem  ninduni  afjliiji  prruiillis. 
(l'oblcom.  pro  (jrat.  actione.) 


48  LUTHER    ET    LE    LUTHÉRANISME 

K  Deas,qiil  non  niorlcm  sel pœnilcntlcun  dcsidcras pcc- 
catornm...  » 

Enfin,  Luther  reproche  constamment  aux  «  pa- 
pistes ))  de  se  fier  dans  leurs  œuvres  et  de  croire  qu'ils 
toucheront  le  cœur  de  Dieu  sans  l'intervention  du 
Christ. 

Or,  d'une  part  cela  contredit  le  reproche  précédent, 
puisque  les  papistes  dans  ce  cas  auraient  trop  de  con- 
fiance, bien  loin  d'en  manquer,  et  surtout  cela  ca- 
lomnie la  pratique  de  l'Eglise  qui  ne  fait  pas  une  orai- 
son sans  passer  par  le  Christ  :  Per  Doniinum  nostriim 
Jcsiun  Chrislam,  etc.  (i). 

Si  du  Bréviaire  et  du  Missel,  nous  passons  à  la  pré- 
dication courante  au  temps  de  la  jeunesse  de  Luther, 
il  est  plus  manifeste  encore  que  l'Eglise  a  été  par  lui 
odieusement  caricaturée. 

«  Le  premier  livre  de  prières  venu,  le  plus  simple 
catéchisme,  eût  pu  lui  rappeler  que  l'Eglise  rejette 
tout  pharisaïsme,  toute  justice  personnelle  de  l'homme  ; 
qu'elle  considère  le  Christ  et  ses  mérites  comme  les 
uniques  fondements  de  la  sainteté  et  de  tout  acte  mé- 
ritoire, que  la  grâce  du  Rédempteur  est  à  ses  yeux  le 
principe  de  toute  vie  agréable  à  Dieu  ;  qu'en  particu- 
lier, elle  ne  voit  dans  les  exercices  de  la  mortification 
chrétienne  que  les  moyens  d'atteindre  à  une  fin  plus 
haute,  que  des  secours  qui,  affaiblissant  nos  penchants 
coupables,  nous  aident  à  les  surmonter  avec  le  secours 
de  la  grâce,  nous  répétant  que  ces  xiioyens  n'ont  au- 
cune valeur  par  eux-mêmes  et  que  l'homme  ne  "saurait 
établir  sur  eux  son  salut  (2).  » 

(i)  Cf.  Demfle,  419.  420. 

(2)  Cf.  Jansse.n,  II,  p.  72,  et  aussi,  I,  35,  ^2.  Le  P  Doniilc 
établit  longuement  la  doctrine  de  l'Eglise  sur  la  perfection,  qui 
consiste,  non  dans  les  œuvres,  non  dans  l'étal  monacal,  mais  uni- 


GENÈSE  DE  LA  DOCTRINE  DE  LUTHER      49 

Toulcfois,  il  faut  reconnaître  loyalement  que,  si  les 
accusations  de  Luther  contre  l'Eglise  au  sujet  des 
œuvres  sont  de  pures  calomnies,  il  semble  bien  que 
son  siècle  ne  comprenait  plus  l'Evangile  sous  les 
mêmes  traits  riants  et  tendres  de  l'âge  précédent. 

Ceci  semble  ressortir  de  l'examen  attentif  des  mani- 
festations d'art,  si  propres  à  nous  éclairer  sur  le  con- 
tenu des  âmes.  L'artiste  est  en  rapport  avec  les  foules, 
surtout  au  Moyen  Age.  Il  s'inspire  des  émotions,  des 
sentiments  qui  caractérisent  son  époque  et  les  traduit 
dans  sa  langue  sublime,  qu'il  se  serve  du  pinceau  ou 
du  burin. 

Or,  au  xiu"  siècle,  l'art  est  calme  et  plein  de  séré- 
nité. 

((  Aucun  docteur  n'a  dit  plus  clairement  que  les 
sculpteurs  de  Chartres,  de  Paris,  d'Amiens,  de 
Bourges,  de  Reims,  que  le  secret  de  l'Evangile  et  son 
dernier  mot.  c'était  la  charilé,  l'amour  (i).  » 

Au  xV  siècle,  au  contraire,  après  la  guerre  de  Cent 
Ans,  après  le  Grand  Schisme,  l'art  représente  la  soiij- 
france.  «  Il  semble  que  désormais  le  mot  mystérieux, 
le  mot  qui  contient  le  secret  du  christianisme  ne  soit 
plus  aimer,  mais  souffrir  (2).  » 

La  cause  de  ce  changement,  en  dehors  des  événe- 
ments douloureux  de  l'époque,  est  sans  doute  l'intro- 
duction  des    Mystères    et   fie  la   lillérafure  mystique 

qnement  dans  la  cliarUé  appiivée  sur  la  foi.  Si  Lullier  esi  entre 
au  couvent  pour  j  trouver  une  sorte  de  baptême  second,  agissant 
ex  opère  operalo  comme  le  premier,  il  a  eu  iort,  mais  cela  même 
est  faux,  V.  Demfle,  i33  et  siiiv.,  61  et  suiv.,  surtout  282  et 
suiv. 

(i)  Em.  Maie,  «  L'Art  français  à  la  fin  du  M.  Age  »,  Revue  des 
Deux-Moncics  (i*"'  ocl.   igo;")). 

(2)  Ibid. 

4 


50  LUTHER   ET    LE    LUTHÉRANISME 

d'alors  qui  prend  pour  tlicme  unique  la  méditation  de 
la  Passion  Sainte  Gertrude,  le  bienheureux  Suso, 
sainte  Brigitte,  Tauler,  Maillart  ne  se  lassent  pas  de 
commenter  la  Passion. 

L'art  traduit  cette  préoccupation  universelle  :  Le 
Crucifix,  le  Christ  au  Calvaire,  la  compassion  de  Marie, 
la  Mise  au  tombeau,  la  Passion  du  Père,  voilà  ce  que 
l'on  représente. 

((  La  douleur  que  cet  art  exprime  c'est  la  douleur, 
élevée  à  l'absolu,  portée  jusqu'à  l'infini,  puisque  c'est 
la  Passion  et  la  mort  d'un  Dieu.  Que  sont  les  autres 
deuils  auprès  de  celui-là  ?  (i)  » 

Toutefois,  si  la  méditation  constante  de  la  Passion 
du  Sauveur  pousse  les  ùmcs  à  un  certain  pessimisme, 
et  à  une  pratique  plus  habituelle  de  la  mortification, 
elle  est  très  loin,  non  seulement  de  favoriser  la  con- 
fiance exagérée  dans  les  œuvres,  ce  qui  est  évident, 
mais  aussi  de  pousser  au  désespoir. 

De  plus,  c'était  là  un  de  ces  courants  transitoires 
dont  l'Eglise  ne  peut  porter  la  rcsponsabihté,  en  sup- 
posant qu'il  y  ail  lieu  de  le  critiquer,  ou  d'y  voir  des 
abus  et  des  excès. 

Concluons  donc,  eu  toute  hypothèse,  que  l'Eglise 
n  avait  pas  besoin  du  a  message  de  Luther  »  pour  con- 
naître la  miséricorde  divine,  et  que  jamais  elle  n'a  en- 
seigné à  ses  enfants  que  le  regard  de  Dieu  n'est  tou- 
jours qu'un  regard  chargé  de  colère  et  de  vengeance. 
Si  donc  Luther  est  entré  au  couvent  sans  vocation,  la 
faute  en  est  à  son  tempérament  passionne  et  mobile, 
passant  facilement    aux  extrêmes   et   se  portant   aux 

(i)  Emile  Mâle,  loc.  cil.,  l'clucle  tout  enlicre  est  à  lire,  elle 
fait  suite  au  magnifique  ouvrage  du  mèm»  auteur  ;  L'Ail  reli- 
gieux du  XIII'  s.  en  France. 


GENÈSE  DE  LA  DOCTRINE  DE  LUTHER      51 

excès  avant  d'avoir  rélléchi  et  mùi-i  ses  délerminations. 


Mais,  nous  dit-on,  le  monachisme,  loin  de  com- 
prendre et  de  calmer  cette  âme  ardente,  la  jeta  aussitôt 
dans  l'exagération.  Pour  calmer  ses  angoisses,  on  lui 
vanta  des  moyens  absurdes  qui  ne  firent  que  torturer 
son  corps,  sans  soulager  son  cœur.  Tous  ces  «  appuis  » 
fragiles  se  rom[)ircnt  dans  ses  mains,  et  le  laissèrent 
rouler  dans  l'abîme  de  la  désespérance.  Sa  vie  au  cou- 
vent fut  un  enfer,  jusqu'au  jour  oij  il  découvrit  l'Evan- 
gile méconnu. 

C'est  Lulber  lui-même,  on  l'a  vu,  qui  donne  ces 
détails  poignants. 

Nous  avons  déjà  constaté  ses  exagérations  à  ce  sujet. 
Le  moment  est  venu  de  mettre  plus  complètement  à 
jour  la  fausseté  de  toute  cette  légende.  —  Examinons 
d'abord  le  récit  de  la  délivrance  amenée  par  la  lecture 
de  l'épître  aux  Romains  (i,  17).  En  i54o,  Lutlier 
écrit  :  «  Toutes  les  fois  que  je  lisais  cette  parole  (i),  je 
désirais  toujours  que  Dieu  n'eut  jamais  révélé  son 
Evangile.  Qui  pourrait,  en  effet,  aimer  un  Dieu  qui 
s'irrite,  qui  juge  et  qui  damne  ?  » 

Heureusement  u  par  l'illumination  de  l'Esprit  saint, 
ajoute-t-il,  il  arriva  à  la  joyeuse  pensée  que  dans  ce 
passage  il  n'est  pas  question  de  la  justice  qui  punit, 
mais  de  la  justice  passive,  par  laquelle  un  Dieu  misé- 
ricordieux nous  jiis(i/îc  par  la  foi  <>. 

u  Dès  lors,  s'écric-t-il,  toute  l'Ecriture,  et  même  le 
ciel    me   fut   ouvert  {"i).  »  «  Je  me  sentis  comme  né 

(1)  Eoin.,1,  17,  Juslilia  eiiitn  Dci  in  en  rcvelalur  ex  fuie  in  Jidem. 

(2)  0pp.  exeq.  lai.,  VU,  7A  (DexMfle,  Syâ). 


o2  LUTHER    ET    LE    LUTHERANISME 

complètement  de  nouveau,  écrivait-il  cinq  ans  plus 
tard  {l5^o),  cl  je  crus  entrer  à  parles  ouvertes  dans  le 
Paradis...  C'est  ainsi  que  ce  passage  de  saint  Paul  fut 
vraiment  pour  moi  la  porte  du  ciel  (i).  » 

Les  théologiens  protestants  ont  accueilli  avec  em- 
pressement ces  déclarations  de  Luther.  Ils  n'ont  pas 
songé  à  contrôler  ses  dires,  ni  à  en  suspecter  l'exacti- 
tude. Ils  en  ont  conclu  que  la  Bible  était  ignorée  avant 
lui,  qu'il  l'avait  découverte  aussi  véritablement  que, 
peu  d'années  auparavant,  Colomb  avait  découvert 
l'Amérique.  Ils  ont  cru  également,  sur  la  parole  du 
Maître,  que  le  passage  de  saint  Paul  en  question  avait 
été  interprété  jusque-là  d'une  manière  absurde  et  que 
toutes  les  souffrances  de  Luther  avaient  été  ainsi  le 
fruit  de  l'ignorance  et  des  préjugés  de  son  temps.  Mais 
((  Dieu  veillait  sur  son  Eglise  »,  sur  l'œuvre  de  son  Fils 
bien-aimé  {'i)-..  » 

Et  pourtant  rien  de  tout  ceci  ne  tient  devant  la  réa- 
lité de  l'histoire.  Pour  ce  qui  est  de  l'enseignement  de 
la  Bible  avant  Luther,  soit  dans  toute  l'Allemagne  (3), 
soit  à  Erhirt  même,  oii  Luther  étudia  (4),  les  démons- 
trations de  Mgr  Janssen  font  justice  complète  des 
allégations  erronées,  signalées  ci  dessus. 

Quant  au  point  particulier  qui  nous  louche  ici,  au- 
cune réfutation  peut-être,  dans  les  annales  de  l'histoire 
et  de  l'érudition,  n'a  été  plus  écrasante  que   celle  du 

(l'j  0pp.  var.  arg..  I,  22  (Denifle,  IbuL). 

(2)  Baldiullaut  (citant  Ha.vg,  Vu-  populaire  de  Luther),  ouv. 
cit.,  |>.  108. 

(■{)  .Ia>'ssen,  I,  45,  48. 

(4)  Iljid.,  Il,  70.  Comme  exemple  remarquable  d'absurdité 
historique  voir  le  récit  de  la  conversion  de  Luther  dans  Kouek- 
ïsoN,  Hisl.  de  Charles-Quint  (i70yj,  trad.  franc,  de  Suahd,  i843, 
I.  1).  39(i. 


GENÈSE  DE  LA  DOCTRINE  DE  LUTHER      53 

P.  Denifle.  Il  a  voulu,  comme  on  Ta  dit,  «  frapper  un 
coup  de  massue  »  pour  essayer  de  briser  une  bonne 
fois  les  mailles  du  réseau  légendaire.  Pour  cela,  il  a 
parcouru  les  Bibliotbèques  et  consulté  les  manuscrits  et 
il  a  publié  un  volume  spécial  sur  les  u  Commentateurs 
occidentaux  jusqiià  Luther  sur  !e  mot  :  Justitia  Del 
(Rom.  I,  17  et  sur  \sl  Justificatio  (i)  ».  Soixante-six 
commentaires  du  passage  en  question  et  des  passages 
analogues  sont  apportés,  depuis  le  iv*"  jusqu'au 
xvi'"  siècle,  et  il  ressort  avec  une  évidence  éblouissante, 
de  ce  déploiement  inusité  d'érudition,  que  tous  les 
auteurs,  sans  exception,  depuis  VAmbrosiaster  (366- 
384  ?)  jusqu'à  Luther  lui-même  qui  a  utilisé  en  i5i5- 
i5iG,  pour  son  propre  Commenlaiie  de  1  Epître  aux 
Romains,  Pierre  Lombard  et  Nicolas  de  L)'ra,  tous 
ont  traduit  la  justitia  Dei,  par  \a  justifia  non  qua  ipse 
jusliis  est,  sed  qua  nos  juslos  facit  {•2).  On  voit  avec 
quelle  raison  Luther  pouvait  écrire  ci  i5'|5  :  «  Miro 
certe  ardore  captus  fueram  cofjnoscendi  Paulum  in 
epislola  ad  Romanos,  sed  ohstiterat  liacle'nus  non  fri- 
fjidus  circum  priecordiasantjais,  sed  unicam  vocabulum 
quod  est  cap  I  :  justitia  Dei  revelalur  in  illo.  Oderam 
eniin  locabuhun  /.v/»(/ Justilla  Dei,  quod  usu  et  consue- 
tudlne  omnium  doctoruni  doctus  eram  philosophice 
intellitjere  de  justitia,  ut  vosant  forniali  seu  activa, 
qua  Deus  est  juslus,   et  peccatores  injusloque  punit,  n 

(  1  )  Premier  appetidice  de  son  ouvrage:  Luther  unJ  Lulhcr- 
lum,  Mainz,   ir)o5. 

(  3)  Se  rappeler  que  celte  définition  a  passé  dans  le  Conc.  de 
Trente,  qui  ne  la  certes  pas  empruntée  à  Lullier.  Dans  son 
propre  Commentaire  de  i5i5-i.ii6,  Luther  ne  fait  aucune  allu- 
sion aux  interprétations  erronées  qu"il  fustigeait  plus  tard,  après 
i53o.  En  dehors  de  tout  recours  aux  sources,  cela  ne  suffirait-il 
pas  à  tuer  la  fable  des  a  angoisses  »,  ressenties  par  Luther  devant 
ce  passage P  Cf.  De.mile,  !^!\8. 


54  LUTHER    ET    LE   LUTHÉRANISME 

Luther  dit  :  omniiim,  cl  l'on  doit,  après  la  démons- 
tration du  P.  Deniflc,  traduire  par  :  pas  un  seul  ! 

La  légende  aura  vécu  ! 

Mais  on  ne  détruit  bien  que  ce  que  l'on  remplace.  Il 
faut  donc  essayer  de  dire  ce  que  fut  l'expérience  in- 
time de  Luther  au  couvent,  en  utilisant  le  plus  pos- 
sible les  documents  antérieurs  à  i33o,  et  en  nous  dé- 
fiant désormais  de  ceux  qui  dépassent  cette  date.  La 
raison  de  cette  réserve  est  suffisamment  claire  d'après 
ce  qui  précède. 


VI 


En  entrant  au  monastère  d'Erfurt,  le  17  juillet  1505, 
Luther  ne  fut  pas  le  moins  du  monde  abandonné  à 
lui-même.  II  fut  confié  aussitôt  à  un  maître  des  no- 
vices, dont  il  devait  en  tout  prendre  les  conseils  et  suivre 
les  avis,  surtout  en  ce  qui  concerne  les  œuvres  de  pé- 
nitence. 

Or,  nous  savons  par  lui-même  qu'il  eut  la  bonne 
fortune  de  tomber  dans  les  mains  d'un  homme 
excellent,  «  d'un  vrai  chrétien  malgré  sa  défroque 
damnée  »,  disait-il  en  io32  (i). 

Cette  expression  de  «  vrai  chrétien  »  ne  peut  signi- 
fier, à  cette  date,  qu'une  chose,  c'est  que  ce  maître 
des  novices  n'avait  pas  dans  les  œuvres  une  confiance 
exagérée.  Ce  «  bon  vieillard  »,  comme  Luther  l'ap- 
pelait en    10/40   (2),  comprit   l'âme   de  son  disciple 


(1)  Vir  sane  optlmus  cl  absqiie  iliibio  sub  damnalo   cuciiUo    verus 
citrislianus,  De  Wette.  iv,  427  (Denii-le,  384). 
('>)  Demfle,  ibid..  n^  5. 


GENÈSE  DE  LA  DOCTRINE  DE  LUTHER      OO 

et  lui  donna  aussitôt   à   lire  <•    saint  Athanase  (i)    ». 

On  pensera  sans  doute  comme  nous  qu'il  est  peu 
probable  que  ce  bon  moine  ait  précipité  le  jeune  no- 
vice dans  les  excès  de  la  mortification,  alors  que  la 
règle  interdisait  toute  exagération. 

Cette  règle  nous  est  connue  en  effet  en  détail.  Le 
P.  Denifle  en  examine  minutieusement  les  prescriptions 
et  nous  montre  par  là  ce  qu'il  faut  penser  des  plaintes 
postérieures  de  Luther  sur  la  dureté  de  Ihabit  mona- 
cal, sur  le  froid  sur  les  veilles  nocturnes^  sur  le  jeûne 
et  l'abstinence  (2). 

Avant  sa  rupture  avec  Rome,  Luther  lui  même  a 
donné  son  sentiment  sur  plusieurs  des  points  de  cette 
règle  qu'il  a  tant  maudite  depuis. 

En  i5i4,  il  commente  le  verset  du  Ps.  ii8  :  «  Je 
me  suis  souvenu  de  ton  nom,  la  nuit,  ô  Seigneur  »  ; 
et  il  écrit  :  ((  Celui  qui  vit  en  esprit,  sert  Dieu  nuit  et 
jour,  car  l'homme  intérieur  ne  dort  pas  plus  la  nuit 
que  le  jour,  et  même  moins,  surlout  quand  le  corps 
veille  en  me  me  temps ,  l'esprit  est  pliui  ouvert  aux 
choses  célestes  la  nuit  que  le  jour,  comme  l'expérience 
des  Pères  nous  l'enseigne.  Voilà  pourquoi  l'Eglise 
s'exerce  salulairement  aux  louanges  nocturnes  de 
Dieu  (3).  » 

Le  moine  Martin  Luther  ne  se  plaignait  donc  pas  à 
cette  époque  des  «  veilles  »  dont  il  se  lamente  sans  cesse 
après  i53o. 

Dans  ce  même  ouvrage,  l'un  de  ses  premiers  tra- 
vaux, —  Dictata  in  Psalterium,  —  il  fait,  en  i5i3, 
l'éloge  de  l'obéissance,  car  «  Dieu  ne  regarde  pas  le 

(i)  C'est-à-dire,  les  Dialogi   de  Mgilc   de    Thapse,  v.  Endehs, 
is,  253  (  Demfle,  ibid). 
i'i)  Demfi.e.  355  et  suiv. 
(3)  Demi  LE,  357  (Dictata  super  PsaJi.,  Weim.  iv,  334). 


56  LUTHER    ET    LE    LUTHÉRANISME 

sacrifice,  mais  V obéissance,  il  ne  regarde  pas  nos 
grandes  actions,  mais  il  désire  seulement  l  obéissance  ». 
L'année  suivante,  il  se  répète  :  «  Quelque  action  que 
nous  fassions,  sans  Vobéissance  (oui  est  souillé  (i).  » 
«  Rien  n'aveugle  autant  que  le  sens  propre.  » 

Celte  obéissance  tant  vantée,  il  affirme  l'avoir  scru- 
puleusement observée  à  l'égard  de  son  prieur. 

Il  quitta  en  effet  la  direction  de  ce  «  bon  vieillard  », 
le  maître  des  novices,  au  moment  où  il  reçut  la  prêtrise 
en  lôoy.  pour  entrer  sous  l'autorité  du  prieur  d'Er- 
furt. 

((  Je  n'aurais  pas  pris  un  liard  sans  l'assentiment 
de  mon  prieur  (2)  »,  disait  plus  tard  F^ulher. 

Chose  plus  intéressante  encore  pour  notre  examen, 
nous  avons  un  aveu  de  Luther  sur  sa  vie  monacale. 
Cet  aveu  est  de  l'an  1007,  et  il  regarde  sa  vie  comme 
une  existence  exquisement  calme  et  divine  (3). 

Le  17  mars  IJ09,  il  écrit  de  AViltemberg  à  son  ami 
Jean  Draan,  vicaire  à  Eisenach  :  «  Si  tu  désires  con- 
naître mon  état,  je  me  trouve  très  bien  parla  grâce  de 
Dieu  (4).  »  Il  n'a  qu'un  désir  alors,  c'est  de  quitter 
l'étude  de  la  philosophie  pour  celle  de  la  théologie 
«  qui  scrute  le  noyau  de  la  noix,  la  moelle  du  fro- 
ment et  la  moelle  des  os  ». 

N'est-il  pas  évident  que  le  prieur  de  ce  temps  ne  lui 
impose  aucune  mortification  exagérée  et  que  Luther 
n'est  pas  alors  aussi  malheureux  qu'il  a  voulu  depuis 
le  faire  croire  ? 

(i)  Diclata,  Weim,  m,  18,  iv,  3oG  iDemfle,  3S5),  surlout 
Weim,  IV,  4oo  (Demfle,  3t). 

(2)  Erlangen.  48,  3o6  (Denifle.  ibid). 

(3)  Demfle,  387,  Oergel,   Vomjinifjen  Lullier  (18991,  9^- 

(4)  Quod  si  staluin  ineum  iiossj  dcsulcras,  benc  habeo  Dci  fjralia, 
Enders,  I,  6. 


GENÈSE  DE  LA  DOCTRINE  DE  LUTHER      57 

L'un  de  ses  anciens  biographes,  Seckendorf,  nous 
apprend  que  Slaupitz,  son  confesseur  à  Erfurt  (avant 
lôoS),  l'avait  dispensé  des  offices  plus  humbles  pour 
favoriser  ses  études,  ce  qui  est  précisément  le  contraire 
de  ce  que  nous  avons  relevé  ci-dessus  dans  l'article  du 
Mcycr's  Konvcrsalions  Lexicon  (i). 

I'>nfin  Luther  recommande  la  vie  religieuse  à  Lsin- 
gen  vers  i5i4. 

Plus  lard  encore  et  dans  un  temps  où  il  c\vait  cer- 
tainement «  découvert  l'Evangile  »,  le  2'J  juin  i5iG, 
il  écrit  à  un  prieur  de  son  Ordre  pour  la  réception  d'un 
novice  d'un  Ordre  étranger,  et  il  déclare  qu'il  faut  ai- 
der et  seconder  son  intention  salutaire  plutôt  que  de 
l'empêcher. 

En  mars  iTny,  il  envoie  de  ^^  itlemberg  à  Erfurt, 
sur  l'ordre  de  Staupitz,  le  jeune  Gabriel  Zwilling, 
pour  y  apprendre  à  connaître  la  règle  de  vie  des 
Augustins,  car  depuis  cinq  ans.  à  AVittemberg,  il 
l'avait  peu  pratiquée,  et  (■  il  est  bon  pour  lui,  dit 
Luther,  qu'il  accomplisse  toutes  ses  actions  d'une  fa- 
çon monacale   2)  ». 

Jusqu'en  i.")ig,  Luther  approuve  encore  l'état  reli- 
gieux; ce  n'est  qu'en  i32i  qu'il  écrit,  delà  \N  art- 
bourg,  le  1"'  novembre  :  «  Il  y  a  une  puissante  con- 
juration entre  Philippe  (Mélanchton)  et  moi  pour 
supplanter  et  annihiler  (les  vœux  de  religion  (3).  » 

N'est-ce  pas  une  chose  étrange  que,  pendant  toute 
cette  période,  de  i5o5  à  i53o,  l'on  ne  trouve  pas 
trace  de  plainte  dans  la  bouche  ou  sous  la  plume  de 

(i)  V.  Denifle,  387  et  la  note  '2. 

(2)  ExjH'ilit  ei  ul  coni'enluaUler  pcr  oinnia  se  fji'ml ,  Endeus,  i, 
88  (^Demi-le,  82). 

(3)  Enders,  ni,  o',!  (Demi'le,  !xO).  ^  oir  aussi  l'étude  ci-après 
sur  le  Maria(je  et  la  Virijinilé  dans  V enseignement  de  Luther. 


58  LUTHER   ET    LE   LUTHÉRANISME 

Luther,  au  sujet  des  prétendues  tortures  qu'on  lui  au- 
rait infligées,  des  mortifications  excessives  auxquelles 
il  se  serait  livré  ?  N'est-il  pas  étonnant  qu'il  ait  for- 
mellement approuvé,  jusqu'en  1019,  un  état  aussi  pé- 
nible, aussi  opposé  à  la  «  lumière  de  l'Evangile  )>, 
qu'on  affirme  qu'il  posséda  avant  i5io,  et  que  nous 
lui  accordons  dès  i5i5? 

Comment  se  fait-il  qu'en  prenant  la  plume  pour 
attaquer  avec  la  violence  que  l'on  sait,  dans  son  ou- 
vrage :  Dévoila  monasticis  judicinm  (fin  i52i),  l'état 
dans  lequel  il  vivait  depuis  seize  ans,  il  n'ait  fait  aucune 
allusion  aux  excès,  aux  souffrances,  aux  peines 
effroyables  de  ses  premières  années  de  vie  monacale? 

Aucune  réponse,  à  notre  sens,  n'est  possible  à  ces 
questions  et  c'est  précisément  ce  qui  donne  le  coup 
fatal  à  la  légende  que  nous  combattons  ici. 

Cependant,  si  la  vie  extérieure  de  Luther  ne  fut  pas 
cette  série  de  tortures  qu'on  se  plaît  à  mettre,  sous  nos 
yeux,  sa  vie  intérieure  ne  fut  pas  sans  lutte  et  sans 
tristesse  et  c'est  là  tout  le  secret  du  travail  profond  qui 
se  fit  en  lui  et  qui  aboutit  à  son  évolution  dogmati- 
que. 

Il  est  important  toutefois,  avant  d'essayer  de  déter- 
miner la  nature  de  cette  lutte  intime,  de  noter  que 
toute  sa  vie  et  de  plus  en  plus  à  mesure  qu'il  appro- 
cha du  tombeau,  Luther  fut  une  âme  inquiète,  tour- 
mentée, obsédée  d'angoisse  et  de  remords,  ainsi  que 
nous  aurons  l'occasion  de  le  montrer.  11  est  donc  faux 
que  «  l'Evangile  »  l'ait  délivré  de  ses  misères  inté- 
rieures et  l'ait  fait  entrer,  si  ce  n'est  bien  passagère- 
ment «  au  Paradis  ». 

Tout  le  monde  a  des  tentations,  et  notre  vie  ter- 
restre n'aurait  pas  de  valeur  bien  grande,  pas  de  mé- 
rite bien  sérieux  sans  cette  lutte  continuelle  de  la  vo- 


GEN1-:SE   DE   LA    DOCTUIXE   DE   LUTHEK  59 

lûntc  pour  réaliser  par  son  elTort  propre  le  bien  qu'elle 
approuve. 

Il  y  a  du  vrai  clans  ce  mot  piquant  de  Jacob 
Bœhme  :  .(  Le  diable  est  le  cuisinier  de  la  nature.  La 
vie  sans  lui  ne  serait  qu'une  fade  bouillie.  » 

Cbercher  à  faire  taire  en  nous  ces  penchants  secrets, 
ces  tendances  sourdes  que  le  langage  tbcologique 
appelle  la  concupiscence,  c'est  vouloir  «  faire  une  corde 
avec  du  sable  »,  comme  diraient  les  Grecs. 

Mais  rimj)alience  naturelle  de  son  tempérament 
poussait  Luther  à  s'irriter  des  réveils  continuels  de 
la  concupiscence  (i).  Ses  instincts  puissants  suppor- 
taient difficilement  un  frein  quelconque.  Sa  nature 
pleine  de  flamme  et  inclinée  aux  déterminations  vio- 
lentes avait  peine  à  se  contenir. 

Il  en  vint  à  se  persuader  que  l'accomplissement  de 
la  loi  est  impossible,  surtout  si  l'on  se  place  au  point 
de  vue  spirituel.  Ainsi  le  commandement:  lu  ne  lue  ras 
point,  exclut  non  seulement  l'homicide  extérieur, 
mais  l'homicide  voulu,  lente,  désiré,  pensé  même,  et 
par  suite,  il  exclut  la  haine,  la  colère,  car  «  celui  qui 
hait  son  frère  est  n\eurtrior  »,  dit  saint  Jean  fa). 

«  Mais,  ajoute  Luther  (.')),  cette  intelligence  spiri- 
tuelle de  la  loi  tue  bien  plutôt,  car  elle  rend  la  loi  im- 
possible à  accomplir  et  par  suite  elle  fait  tomber 
l'homme  dans  l'humiliation  et  le  désespoir  de  ses 
forces,  car  personne  n'est  sans  colère,  personne  n'est 

(i)  Une  fois  pour  toutes,  nous  observons,  avec  le  P.  Denifle, 
que  nous  prenons  ce  mot  ici  dans  un  sens  gcncral.  Qu'on  ne 
nous  accuse  pas  d'avoir  insinue  gratuitement  que  Luther  était 
tourmente  de  vices  dégradants  (Demi le,  43.V)- 

(2)  I  Joan,  m,  i5. 

(3)  Avenl  de  i5i6,  Weim,  i.  io5  (Denffle,  ;'|35;.  Co  texte  est 
capital. 


60  LUTHER    ET    LE    LUTHÉRANISME 

sans  concu[)iscence,  nous  sommes  ainsi  de  nais- 
sance ». 

On  comprend  dès  lors  que  Lullier  ait  iegard('' 
l'exercice  de  la  vertu,  non  seulement  comme  inutile 
—  puisqu'au  l'este  il  est  impossible,  —  mais  comme 
nuisible,  en  tant  qu'il  éveille  en  nous  l'orgueil,  la  pré- 
somption, la  confiance  exagérée. 

Et  voilà  pourquoi,  dès  i5i5,  il  s'écrie  dans  un  ser- 
mon :  ToLiles  nos  justices  sont  des  pccliés  (i). 

Que  fait  donc  l'Evangile  pour  sauver  1  homme? 
«  Il  apporte  à  la  conscience  désespérée  le  secours  et  le 
salut.  Ses  paroles  sont  :  Venez  tous  à  moi,  vous  qui 
êtes  fatigués  et  chargés,  je  vais  vous  soulager;  con- 
fiance, mon  fils,  tes  péchés  te  sont  remis.  »  L'Evan- 
gile apporte  le  joyeux  message  «  que  la  loi  est  déjà  ac- 
complie, à  savoir  par  le  Christ,  en  sorte  qu'il  n'est  pas 
nécessaire  de  l'accomplir  désormais,  mais  qu'il  suffit  de 
s'attacher  par  la  Joi  à  celui  qui  l'a  accomplie,  et  se 
rendre  semblable  à  lui,  parce  que  Christ  est  notre  jus- 
tice, notre  sanctification  et  notre  salut  (2)  ». 

Ce  texte  prouve  qu'en  i5i6,  Luther  admettait  et 
prêchait  déjà,  un  an  avant  l'affaire  des  indulgences, 
la  distinction  qu'il  devait  tant  affirmer  entre  la  loi 
qui  torture  l'homme  en  lui  imposant  l'impossible, 
et  l'Evangile  qui  le  soulage  en  lui  apprenant  qu'il 
n'est  tenu  à  rien,  si  ce  n'est  à  croire. 


(i)  Weim,  I,  3i. 

(2)  Weim,  I.  io5,  même  sermon  d'Avent  i5i6.  «  Igilur  lioc 
est  Evangelium,  i.  e.  jucundum  et  suave  nunlium  anima?,  quae 
per  legetn  interprctatam  jamjam  peribat  et  dejecta  fuit,  audirc 
scil.,  (jiiod  lex  est  iiiiplela,  scil.  per  ChrisUiin,  qiiod  non  sit  necessc 
cam  implore,  sed  tanUimmodo  implenli  pcr  Jldcm  adhœrere  et 
conformari.  »  (Demfle,  435). 


GENÈSE    DE    LA    DOCTRINE    DE    LUTHER  61 

Nous  sommes  dès  lors  au  centie  du  système  luthé- 
rien :  la  justification  par  la  foi  sans  les  œuvres. 

Mais  déjà  en  lôiô,  dans  un  sermon,  la  même  doc- 
trine apparaît  :  «  Dès  lors  que  nous  ne  pouvons  pas 
du  tout  être  sauvés  par  nos  justices  propres,  nous  de- 
vons fuir  sous  les  ailes  de  la  poule,  afin  que  nous  re- 
cevions de  sa  plénitude  ce  qui  chez  nous  est  insuiri- 
sant.  » 

Ce  qui  nous  ohlige  à  fixer  en  cette  année  i5i5,  la 
date  du  changement  profond  de  Luther,  c'est  que 
l'année  précédente,  il  n'osait  encore  déclarer  la  concu- 
piscence invincible,  sans  restriction. 

Commentant  le  psaume  io6,  12  {Et  humilifitum  est 
cor...),  il  s'exprime  ainsi  :  «  La  passion  de  colère,  (Vor- 
rjiieil,  (le  luxure,  quand  elle  est  absente,  paraît  facile 
à  vaincre  aux  inexpérimentés  ;  mais  quand  elle  est  pré- 
sente, elle  se  manifeste  comme  très  difficile,  bien  plus 
comme  insurmontable,  ainsi  que  l'expérience  l'ap- 
prend   i).  » 

A  cette  époque,  il  admet  l'opinion  scolastique  sur  la 
concupiscence  considérée  comme  élément  matériel  du 
péché  originel  et  comme  sa  suite  seulement.  Il  enseigne 
que  ((  Dieu  donne  infailliblement  la  grâce  à  qui  ûiilson 
possible  {2)  T>  que  l'homme  ne  pèche  que  si  la  concu- 
piscence triomphe. 

Avec  tout  cela,  il  croit  comme  tout  l'univers  catho- 
lique, malgré  ce  qu'il  en  disait  plus  tard,  que  la  giàce 
et  la  gloire  sont  des  dons  gratuits  de  Dieu. 

Mais  quand  il  aborde  son  Commentaire  sur  VEpître 


(i)  ((  Sentitur  (lifjiciUima,  iinino  in^uperabilis,  ut  experientia 
docet  )).  \Vei.m,  IV,  207  (Demfle,  44o). 

(2)  C'est  le  fameux  principe  catholique  :  Facienti  quod  in  se 
esl  Deus  non  deneijal  (jraliam. 


62  LUTHER    KT    LIi    LUTHÉUANISME 

aux  Romains  {a\r\\  i5i5  à  seplenibre-octohrc  i^iG), 
Luther  a  sans  doute  fait  dos  expériences  personnelles 
concluantes,  car  le  changement  est  complet,  dès  le 
.'3'^  chapitre.  Jusqu'au  milieu  de  i5i5,  il  reste  ortho- 
doxe et  c'est  vers  la  fin  ou  du  moins  dans  la  seconde 
moitié  de  cette  année  que  les  propositions  les  plus 
nouvelles  se  trouvent  sous  sa  plume. 

Il  ideiilific  le  [)cclié  originel  avec  la  concupiscence 
elle  même  et  regarde  celle-ci  comme  tout  à  fait  invin- 
cible (i)  Dès  lors  tout  le  reste  suit:  la  justification, 
ni  dans  le  Baptême,  ni  hors  du  Baptême,  ne  remet  pas 
le  péché,  elle  est  purement  extérieure.  L'homme  est 
péché  des  pieds  à  la  tête,  le  Christ  seul  le  cache  aux 
regards  de  Dieu  et  applique  au  croyant  sa  propre  jus- 
tice. 

Nous  allons  voir,  dans  une  autre  étude,  toutes  ces 
théories  étranges  de  Luther  et  leurs  variations. 

11  est  temps  maintenant  de  conclure  le  présent 
examen. 


VII 


La  conclusion  nous  semble  se  dégager  avec  une  cer- 
taine évidence  de  ce  qui  précède. 

Nous  sommes  arrivés  à  un  double  résultat,  l'un  né- 
gatif, l'autre  positif.  Le  premier,  c'est  que  les  explica- 
tions apportées  par  Luther  après  i5.'3o,  et  reproduites 
sans  aucune  critique  par  tous  ses  biographes  jusqu'ici, 
appartiennent  décidément  au  domaine  de  la  légende, 
non  à  celui  de  l'histoire. 

C'est  une  légende  que  les  prétendues  «   horreurs  du 

(l)  Cf.   DE-MILE,   !\'lï,   kki,  clc, 


GENÈSE    DE   LA    DOCTRINE    DE    LUÏHEIl  63 

cloilre  »  ondurées  par  le  jeune  inoine,  tant  à  Erfurt 
qu'à  Wiltemberg. 

G'csl  une  légende  que  la  découverte  d'un  sons  in- 
connu jusque-là  aux  paroles  de  l'épître  aux  Romains  : 
Jusiilia  Dei  revelalur  in  en  ex  Jldc  in  fidcni. 

C'est  une  légende  que  l'attribution  à  l'Eglise  d'un 
enseignement  farouche  sur  le  Dieu  toujours  irrité,  tou- 
jours prêt  à  foudroyer  le  pécheur  repentant. 

Légende,  par  conséquent,  la  découverte  par  Luther 
de  la  miséricorde  divine  et  l'affirmation  d'Harnack  sur 
u  son  message  à  la  chrétienté  ». 

C'est  cependant  uniquement  appuyé  sr.r  ces  légendes 
que  M,  Harald  Hofl'ding  peut  dire,  dans  son  Histoire 
de  la  philosopJiie  moderne  (i)  : 

((  Les  facultés  internes  de  l'iiomuie  furent  alTranchies 
de  leurs  formes  artificielles  (par  la  Réforme).  I^e  cliris- 
tifinisinc  fat  ramené  réellement,  pour  em[)loyer  l'ex- 
pression de  Machiavel,  au  principe  dont  il  était  issu  à 
l'ori<jine.  Tout  en  n'abordant  pas  l'examen  critique  du 
christianisme  primitif,  Luther  saisit  cependant  un  point 
important  des  idées  de  la  connnunion  ckrétienne  an- 
cienne, en  prenant  pour  base  la  théorie  de  saint  Paul 
de  la  justification  par  la  foi.  » 

Ce  qui  est  vrai,  c'est  que  Luther,  sous  l'influence 
d'expériences  personnelles,  en  vint  à  interpréter  saint 
Paul  dans  un  sens  tout  opposé  à  celui  de  la  tradition 
et  à  celui  d'une  saine  exégèse.  Les  œuvres  de  la  loi, 
qui  pour  saint  Paul  étaient  les  prescriptions  légales 
des  Juifs,  et  surtout  la  circoncision,  deviennent,  pour 
Luther,  les  œuvres  de  la  loi  naturelle,  en  sorte  que 

(I)  (Traducl.  BonoiER,  Alcan,  1906)  i,  p.  ^2.  Voir  quelque 
clioso  d'aiialogc  dams  l'Expérience  relujieuse,  James,  p.  3oo  (Irud. 
Abauzit). 


64  LUTHER    ET    LE    LUTHÉRANLSME 

l'on  prêle  au  grand  Apôtre  celte  doctrine  immorale 
que  la  loi  morale  n'oblige  pas,  qu'elle  est  impossible, 
et  que  Ibomme  est  sauvé  pourvu  qu'il  croie  au  Gbrist. 

Quant  à  l'idée  de  ramener  le  christianisme  à  sa  forme 
primitive,  elle  est  aussi  ridicule  que  celle  de  ramener 
un  homme  fait  à  ses  langes  d'enfant  au  Werceau.  N'est- 
il  pas  étrange  que  les  protestants  qui,  depuis  Ficbte  et 
Hegel,  ont  tant  usé  de  l'idée  d'ccokilion,  s'arrêtent  à 
une  pensée  aussi  absurde  et  que  ce  soit  au  catholicisme 
si  souvent  taxé  d'immobilité  à  se  prévaloir  de  la  théorie 
du  développement  du  dogme  ? 

Le  résultat  positif  de  notre  étude  est  de  mettre  à  la 
place  de  la  légende  un  peu  d'histoire. 

Luther  se  trouve  heureux  au  couvent  en  iSoy,  en 
1609.  Son  fameux  voyage  h  Rome,  en  i5ii,  n'a  pas 
eu  pour  effet  de  le  rendre  hostile  à  la  Papauté  (i).  Il 
reste  orthodoxe  dans  ses  premiers  écrits.  Mais  dès  i5i/i, 
il  est  frappé  par  la  difficulté  de  se  maîtriser  lui-même. 
La  concupiscence  lui  semble  de  plus  en  plus  malaisée 
à  vaincre.  Son  grand  défaut  alors,  d'après  Déni  fie, 
c'est  le  penchant  à  l'orgueil,  à  la  violence,  c'est  la 
présomption,  c'est  l'attachement  invincible  au  sens 
propre.  C'est  l'orgueil  que  lui  reproche,  vers  i5i5, 
son  élève  à  Witlemberg,  Jean  Oldecop.  Il  s'érige  en 
censeur  universel,  déverse  en  lôog  son  mépris  sur 
lFin)pfieling,  alors  vieillard  vénérable  de  60  ans, 
en  i5i4.  sur  Nathin  et  tout  le  couvent  d'Erfurt  (2). 

Il  eri  Vient  en  lôiy,  dans  une  lettre  à  Lang,  à  faire 
l'éloge  de  l'orgueil  :  Qiiis  ignorât  quia  sine  siiperbin 
aut  salteni   sine  specie  siiperbiœ  et  conlentionis    sas- 

(i)  Voir  à  ce    sujet,  Janssen,  h,  ^3,  Kostlix,  Martin  Lcther, 

I,    lOI. 

(u)  Tout  ceci  clans  Denh-le,  454  et  suiv. 


GENÈSE  DE  LA  DOCTRINE  DE  LUTHER     65 

icione    non    possit   quicquani     novi    prodaci?    (i). 

Enfin  une  chose  plus  grave  peut-être  encore  est  à 
oter  dans  cette  évolution  de  Luther  :  Vahandon  de  la 
<rière  (2).  Dès  i5i6,  nous  l'avons  entendu  avouer 
[u'il  ne  dit  plus  que  rarement  le  Bréviaire  et  ne  monte 
resque  plus  à  l'autel  pour  célébrer. 

Sans  le  secours  divin,  demandé  et  infailliblement 
btenu  par  la  prière,  l'homme  ne  peut  pas  aller  bien 
oin  dans  la  pratique  de  la  vertu,  Luther  lui-même  en- 
seignait celte  vérité  dans  son  Commentaire  sur  l'épître 
lux  Romains  (i5i6)  et  l'année  suivante  encore,  dans 
on  Commentaire  sur  l'épître  aux  Hébreux  (3). 

C'est  alors  que  dans  l'esprit  de  Luther  se  fixe  celte 
>roposition  décisive  :  La  concupiscence  est  invincible, 
lie  est  le  péché  originel  lui-même,  la  nature  est  viciée 
•adicalernent  ! 

La  découverte  de  l'Evangile  c'est  donc  pour  lui  uni- 
juement  ceci  :  la  loi  est  faite  pour  nous  réduire  en  es- 
:lavage,  mais  le  Christ  nous  a  débarrassés  de  ses  en- 
traves. 

Désormais,  il  suffît  de  croire  :  Peccajortiter  sed  for- 
tins crede  {[\). 

(i)ENDEns,  I,  125  (II  nov.  i5i7)  (Desifle,  iJSg). 

(2)  Qu'on  nous  permette  de  renvoyer  pour  ce  point  à  l'article 
paru- dans  R.  prat.  d'Apoloçi.,  F"^  an.,  p.  4^9  et  suiv. 

(3)  Voir  les  textes  dans  l'article  signalé  à  la  note  précédente 
(p.  A5i,  453). 

(4)  Lettre  à  Mélancliton  le  i*"^  août  lôai  (de  la  AVartbourg), 
De  Wette,  II,  37. 


DEUXIÈME  ETUDE 


VARIATIONS  DE    LUTHER   SUR   L  UTILITE    ET    LE    MERITE 
DES  COPINES    ŒrVRES 


Sommaire.  —  Los  i<  variations  »  signe  d'erreur,  selon  Bossuet. — 
rSuUité  philosophique  et  théologique  de  Luther.  —  L  Luther 
prêche  la  défiance  de  sol-même.  —  Tous  nos  actes  sont  péchés, 
— •  Théorie  du  serf  arbitre.  —  II.  La  volonté  révélée  et  la  vo- 
lonté cachée  en  Dieu.  —  Dieu  nous  commande   l'impossible. 

—  Théorie  du  péché  originel:   corruption  totale   de  Thomme. 

—  L'incrédulité  est  le  seul  péché.  —  Pccca  fortiler.  —  III. 
C'est  le  démon  qui  recommande  les  œuvres.  —  La  sainteté 
est  dangereuse.  —  IV.  Le  Christ,  notre  'justice.  —  L'opposi- 
tion de  la  Loi  et  de  l'Evangile.  —  V.  La  Confession  d'Augs- 
bourg  reconnaît  le  libre  arbitre,  i""^  contradiction.  Les  œuvres 
comptent  pour  quelque  chose.  —  La  vraie  fol  produit  des 
œuvres  nécessairement,  Luther  veut  donner  la  sérurilJ,  il  n'y 
parvient  pas.  —  \l.  Conclusion.  —  Angoisse  de  ,Lulher, 
source  de  ses  contradictions. 


«  La  vérité  catholique,  venue  de  Dieu,  a  d'abord  sa 
»  perfection  :  l'iiérésie,  faible  production  de  l'esprit 
»  humain,  ne  se  peut  faire  que  de  pièces  mal  assorties. 
»  Pendant  qu'on  veut  renverser,  contre  le  précepte  du 
))  Sage  «  les  anciennes  bornes  posées  par  nos  pères  » 
»  (ProY.  .vxii,  28)  et  réformer  la  doctrine  une  fois 
»  reçue  parmi  les  fidèles,  on  s'engage  sans  bien  péné~ 


VARIATIONS    DE    LUTHER,    ETC.  67 

»  trer  toutes  les  suites  de  ce  qu'on  avance  ;  ce  qu'une 
»  fausse  lueur  avait  fait  hasarder  au  commencement, 
»  se  trouve  avoir  des  inconvèniejils  qui  obligent  les  ré- 
n  formateurs  à  se  réformer  tous  les  jours  :  de  sorie 
»  qu'ils  ne  peuvent  dire  quand  finiront  les  innovations, 
))  ni  jamais  se  contenter  eux-mêmes.  » 

Ces  paroles  de  Bossuet,  dans  son  Histoire  des  Va- 
riations (i;,  expriment  à  merveille  la  raison  intime  et 
l'intérêt  apologétique  des  incessantes  contradictions 
que  l'on  remarque  chez  Luther. 

Aucune  doctrine  n'est  davantage  le  produit  toujours 
ondoyant  et  incertain  du  caprice  ou  de  l'impression 
du  moment,  et  rien  n'est  frappant  comme  la  nullité  (2) 
philosophique  —  il  avait  horreur  de  la  philosophie  et 
de  la  raison  elle  même  —  et  l'incapacité  théologique 
de  ce  réformateur  qui  a  voulu  donner  au  monde  une 
doctrine  inconnue  jusque-là  et  substituer  son  autorité 
à  celle  de  l'Eglise  et  de  tous  les  Pères. 

Luther  n'a  jamais  pu  asseoir  son  système  d'une 
manière  logique  et  ferme,  et  nous  allons  en  voir  la 
preuve  dans  l'un  de  ses  dogmes  fondamentaux  :  le 
dogme  de  l'inutilité  des  œuvres. 

Pour  faire  éclater  la  contradiction  dans  le  langage 
du  novateur,  le  plan  le  plus  simple  sera,  semble-t-il, 
de  donner  d'abord  tous  les  textes  qui  affirment  l'inu- 
tilité des  œuvres  pour  le  salut,  et  ensuite,  ceux  qui 


(i)  Préface,  n"  7. 

(2)  Le  mot  est  de  Dollixger,  m,  25o,  Dcnifle  démontre  lon- 
guement et  péremptoirement  l'ignorance  théologique  de  Luther. 
Elle  n'avait  d'égale  que  sa  présomption,  v,  p.  523  à  620.  Le  no- 
vateur connaissait  seulement  la  théologie  nominaliste  d'Occam, 
par  Gahriel  Biel  (7  ligS;.  Mélanchton  était  non  moins  ignorant 
que  lui  (Y.  p.  590,  note). 


68  LUTHER    ET    LE    LUTHÉRANISME 

affirment  la  réalité  du  mérite,  c'est-à-dire  précisément 
l'opposé  de  la  première  doctrine. 


I 


Nous  avons  dit,  dans  l'étude  précédente,  comment 
le  dogme  de  la  jiistificalion  par  la  foi  seule  est  le  point 
central  du  système  luthérien. 

La  conclusion  logique  de  ce  dogme  était  évidem- 
ment lindifférence  en  ce  qui  regarde  les  œuvres,  sur- 
tout si  l'on  se  rappelle  par  quel  procédé  Luther  était 
arrivé  à  sa  nouvelle  théorie  justificative. 

Dans  une  lettre  du  3  avril  i5i6,  adressée  à  l'un  de 
ses  confrères,  Martin  Luther  déclarait  qu'il  fallait  re- 
noncer à  tonte  confiance,  à  toute  espérance  fondée  sur 
les  œuvres,  même  faites  avec  la  grâce.  Lui-même 
avoue  qu'il  a  cherché  la  paix  de  sa  conscience  par  la 
voie  des  œuvres,  mais  il  lutte  contre  cette  erreur  sans 
avoir  pu  s'en  défaire  complètement  encore  :  a  Si  nous 
»  voulons,  dit-il,  par  nos  travaux  et  nos  peines,  arri- 
»  ver  à  la  paix  de  la  conscience,  pourquoi  le  Christ 
»  est-il  mort?  ïu  ne  trouveras  donc  cette  paix  que  par 
»  le  désespoir  de  toi-même  et  de  tes  œuvres,  pour  te 
»  fier  dans  le  Christ  (i).  » 

Ces  paroles  contiennent,  on  le  sait,  le  germe  des 
théories  que  nous  allons  voir  sous  la  plume  de  Luther, 
bien  qu'elles  soient,  à  la  rigueur,  susceptibles  d'une 
interprétation  parfaitement  orthodoxe  et  même  cou- 
rante dans  l'Eglise. 

Mais  quand  Luther,  après  avoir  reproduit  la  même 
doctrine    dans  une  lettre  à   Spalatin  (i5  fév.  i5i8), 

(i)  Lettre  à  Spenle'm  île  Memmlnfjcn,  De  Wette,  i,  16-17. 


VARIATIONS    DE    LUTHER,    ETC.  69 

ajoute  que  <<  Dieu  nous  a  ordonné  les  bonnes  œuvres 
plu  loi  pour  nous  cire  une  occasion  de  crainle  et  d'ac- 
cusalion  personnelle,  que  pour  nous  prescrire  de  le 
servir  par  nos  actes  »  i),  il  donne  un  enseignement 
que  personne  avant  lui  n'avait  donné,  et  ce  qui 
montre  surtout  la  gravité  de  cette  nouveauté,  c'est 
que  Luther  affirme  que  tous  nos  actes  sont  des  péchés. 
Dans  la  polémique  contre  Eck  (i5iG),  il  formule  les 
quatre  propositions  suivantes  :  i°  Le  péché  de- 
meure dans  l'homme  après  le  Baptême  ;  2"  le  juste, 
au  regard  de  Dieu,  pèche  mortellement;  3°  ;/  pèche 
dans  chaque  bonne  œuvre;  4°  nul  péché,  de  sa  nature, 
n'est  véniel,  mais  tout  péché  est  mortel  (2). 

Ainsi,  pour  inculquer  la  défiance  de  lui-même  à 
l'homme,  Luther  veut  qu'il  sache  que  chacun  de  ses 
actes,  à  rigoureusement  parler,  est  un  péché  mortel, 
■que  les  bonnes  œuvres  lui  sont  nuisibles,  comme  capa- 
bles d'engendrer  l'orgueil  et  la  vanité,  et  que  devant 
Dieu,  ce  qui  le  sauve,  c'est  la  confiance  ou  la  foi  en 
Jésus-Christ,  qui  a  pris  tous  nos  péchés  sur  lui. 

Pour  expliquer  ce  dogme  si  étrange  de  Luther  que 
tous  nos  actes,  même  en  état  de  grâce,  sont  des 
péchés,  il  faut  se  rappeler  ce  qu'il  enseigne  sur  le 
péché  originel. 

Selon  lui,  l'homme  est  totalement  corrompu,  il  est 
péché  tout  entier,  au  point  que  le  péché  originel  c'est 
la  nature  même  qui  naît  de  l'homme  et  de  la  femme. 
L'homme  est  de  la  sorte  comme  une  souche  pourrie, 
qui  ne  peut  produire  que  de  mauvais  fruits.  Le  péché 
originel,  c'est  la  concupiscence. 

(()  De  Wette,  I,  f(0-gi. 

(2)  Résumé  par  Dolunger,  m,  17.  Le  principe:  Bene  ope- 
rando  peccaiiius  se  Iroiive  déjà  dans  le  Comment,  sur  l'ép.  aux  Ro- 
mains (i5i5j.  Demfle,  5o3  et  suiv. 


70  LUTHER   ET   LE   LUTHÉRANISxME 

Mais  Luther  tire  de  là  une  autre  conséquence  non 
moins  grave,  à  savoir  sa  théorie  du  serf  arbitre.  Entre 
les  mains  de  Dieu,  l'homme  déchu  n'est  qu'un  vil  ins- 
trument, et  «  sous  l'action  de  la  grâce,  il  est  comme 
»  une  scie  qui  subit  tous  les  mouvements  de  la  main 
»  du  charpentier  ».  u  Plus  tard,  Luther  se  plaisait 
»  à  le  comparer  à  un  tronc,  à  une  pierre  privée  de 
»  sentiment,  à  une  statue  qui  n'a  ni  cœur,  ni  yeux,  ni 
»  oreilles  (i).  » 

L'on  sait  que  le  réformateur  composg,  en  i52/i,  un 
traité  contre  Erasme,  intitulé  De  servo  arhilrio  ;  il  y 
disait  en  termes  formels  «  que  le  franc  arbitre  est  un 
»  titre  vain  ;  que  Dieu  fait  en  nous  le  mal  comme  le 
»  bien  ;  que  la  grande  perfection  de  la  foi,  c'est  de 
»  croire  que  Dieu  est  juste,  quoiqu'il  nous  rende  né- 
»  cessairement  damnables  par  sa  volonté,  en  sorte  qu'il 
»  semble  se  plaire  au  supplice  des  malheureux.  »  Et 
encore  :  h  Dieu  vous  plaît  quand  il  couronne  des  in- 
))  dignes  ;  il  ne  doit  pas  vous  déplaire  quand  il  damne 
»  des  innocents  (2).  » 

Cette  opinion  que  Dieu  fait  en  nous  le  bien  comme 
le  mal  est  alors  courante  dans  la  nouvelle  école,  et  Mé- 
lanchton,  en  i525.  dans  son  Commen/a?Ve  de  l'Epî- 
tre  aux  Romains,  déclare  que  Dieu  n'est  pas  moins 
cause  de  la  trahison  de  Judas  que  de  la  conversion  de 
saint  Paul,  et  reproduisant  un  argument  des  stoï- 
ciens, il  s'explique  en  disant  que  :  la  prescience  di- 
vine rend  le  libre  arbitre  absolument    impossible, 

(i)  MoEiiLER,  SymboUk,  107-108,  éd.  Goyati,  180.  Dès  i5i5, 
l'idée  du  serf  arbitre  se  présente  dans  le  CominenUnre  signalé 
note  précédente,  Denifle,  5oS.  On  y  trouve  aussi  l'exposé  de  la 
nouvelle  doctrine  sur  le  péché  originel,  corruption  totale  de 
l'homme,  Denifle,  524  et  53 1. 

(2)  De  servo  arbilrio,  traduit  par  Bossuet,  ]'arial.,  II,  17. 


VARIATIONS   DE   LUTHER,    ETC.  71 

Ce  n'est  pas  que  liUther  voulût  dire  que  Dieu  rend 
l'homme  mauvais,  mais  qu'il  le  trouve  corrompu  et 
Icjà  abîme  dans  le  péché  par  la  faute  du  premier 
lomme  qui,  lui,  avait  la  liberté  morale,  en  sorte  que 
»  ce  Dieti  bon,  nous  enlevant  par  l'action  et  l'effet  de 
»  sa  toute-puissance,  ne  peut  faire  aulreinent  nue  de 
»  faire  le  mal  avec  un  mauvais  instrument,  bien  que  bon 
))  lui-même,  et  bien  qu'il  utilise  ce  mal  par  sa  sagesse 
»  pour  sa  gloire  et  notre  salut  »  (i). 

Cette  théorie  plaît  tant  au  novateur,  qu'il  l'appelle 
»  le  meilleur  des  articles  de  sa  doctrine  et  le  résumé 
»  de  ses  enseignements  »  (2  . 

Il  avouait  bien  qu'il  avait  contre  lui,  sur  ce  point, 
toute  l'antiquité  chrétienne,  et  ne  pouvait  revendiquer 
que  WiclefT,  LaurentYalla  etsaint  Augustin, qu'Erasme 
lui  disputait  à  bon  droit.  Mais  il  s'attachait  à  son 
fatalisme  avec  obstination,  attribuant  à  Dieu  même  le 
péché  d'Adam,  encore  que  le  premier  homme  possé- 
dàt  le  libre  arbitre.  Il  affirme  sa  doctrine  d'une  façon 
très  claire  dans  le  passage  suivant  du  même  livre  : 
»  Tout  ce  que  nous  faisons,  tout  ce  qui  arrive,  bien 
»  qu'il  nous  semble  que  ce  soit  par  hasard  et  d'une 
»  manière  contingente,  arrive  cependant  d'une  manière 
»  nécessaire  et  sans  pouvoir  arriver  autrement,  à 
ïf  cause  de  la  volonté  de  Dieu  (3;.  » 


II 

Pour  expliquer  cette  action  de  Dieu  pour  le  mal  et 

(i)  Ibid.  (0pp.  lai.,  WiTTEMB,  i546,  11,  igS). 

(2)  Omnium  optimus  (arliculas)  et  rerum  nostrarum  summa. 

(3)  Cité  par  Dollixger,  m,  26. 


f 

72  LUTHER   ET    LE    LUTHÉRANISME  Z 

pour  le  bien,  Luther  distingue  une  volonté  «  révélée  » 
et  connue,  par  laquelle  Dieu  nous  <(  a  défendu  le 
péché  et  ne  le  veut  pas  »,  et  une  volonté  cachée,  «  qu'il 
ne  veut  pas  que  nous  sachions  »,  par  laquelle  «  il  or- 
donne et  veut  le  péché  ». 

Sentant  bien  toute  l'étrangeté  de  celle  distinction  des 
deux  volontés  de  Dieu,  il  ajoute  :  a  Ce  qui  scandalise 
»  si  vivement,  ce  qui  heurte  et  choque  la  raison  hn- 
»  maine,  naturelle  et  ordinaire,  je  le  sais  bien  :  c'est 
»  de  penser  que  Dieu^  par  sa  volonté  et  uniquement 
»  par  sa  volonté,  délaisse  et  endurcit  les  hommes, 
))  comme  s'il  se  réjouissait  de  leur  perdition  éternelle,  : 
»  des  tortures  et  des  châtiments  éternels  qui  attendent 
»  ces  pauvres  misérables,  tandis  qu'il  fait  vanter  sa 
»  bonté,  sa  miséricorde  et  sa  grâce.  Qu'il  faille  croire 
»  et  dire  de  telles  choses,  voilà  ce  qui  semble  cruel, 
»  injuste, inique  à  la  raison,  voilà  ce  qui  a  scandaliséen 
»  tout  temps  des  gens  de  si  grand  renom  !  Et  qui,  en 
n  effet,  ne  s'en  choquerait  pas  (i)?  » 

Les  auteurs  chrétiens  avaient  jusque-là  distingué  en 
Dieu  la  volonté  signifiée,  qui  se  traduit  par  les  pré- 
ceptes et  les  conseils  qu'il  nous  donne,  si  l'on  peut 
dire,  officiellement  ;  et  la  volonté  de  bon  plaisir^  qui 
se  manifeste  par  les  circonstances  où  il  nous  place, 
mais  personne  n'avait  imaginé  de  dire  que  ces  deux 
volontés  fussent  contraires. 

Luther,  lui,  n'invente  la  volonté  cachée  en  Dieu  que 
pour  pouvoir  esquiver  les  ordres  formels  de  la  volonté 
signifiée.  Et  quand  on  lui  objecte  tous  les  textes  im- 
pératifs de  l'Ecriture,  tous  ceux  où  Dieu  nous  exhorte 
ou  nous  oblige  à  faire  le  bien  et  éviter  le  mal,  il  ré- 
pond par  ce  principe  qui  devient  fondamental  chez  les 

(i)  Cité  par  Dôllinger,  iir,  27. 


VARIATIONS   DE   LUTHER,    ETC.  73 

protestants  :  A  prxceplo  ad  passe  non  valet,  conseciitio. 
Quand  Dieu  nous  ordonne  quelque  chose,  ce  n'est  pas 
qu'il  suppose  que  nous  pourrons  lui  obéir,  mais  au 
contraire  pour  nous  faire  sentir  notre  impuissance. 
C'est  comme  s'il  nous  disait  :  «  Faites  donc  cela  si 
«  vous  pouvez,  mais  vous  ne  le  pouvez  pas  !  »  De  la 
sorte,  par  la  volonté  révélée,  Dieu  nous  commande  et 
nous  promet  le  ciel,  mais  par  la  volonté  latente  il  fait 
en  nous  ce  qui  lui  plaît  et  nous  damne  si  cela  lui  con- 
vient ! 

La  tentative  de  Luther  de  fonder  une  morale  sans 
liberté  n'est  pas  isolée  dans  l'histoire.  Avant  lui,  le 
stoïcisme,  qui  n'est  cependant  qu'une  morale,  nie  le 
libre  arbitre  au  nom  des  augures  et  des  divinations  ; 
après  lui,  l'on  verra  Spinoza  intituler  Elhii/ue  l'œuvre 
où  il  expose  sa  doctrine  de  l'universelle  fatalité  en  ce 
Dieu  qui  est  tout  et  qui  fait  tout.  On  verra  même  un 
essai  de  «  morale  sans  obligation  ni  sanction  »  sous  le 
nom  de  «  morale  indépendante  »,  mais  ce  qui  est  bien 
particulier  à  Luther,  semblc-t-il,  c'est  d'arriver  à 
fonder  une  morale  où  la  distinction  du  bien  et  du  mal 
est  détruite,  puisque  tout  homme,  même  justifié,  pèche 
en  tout  ce  qu'il  fait,  où  la  liberté  est  supprimée,  puis- 
qu'elle n'est  plus  qu'un  titre  sans  réalité,  et  où  cepen- 
dant la  responsabilité  demeure  entière  puisque  Dieu 
députe  les  uns  au  ciel  et  les  autres  à  l'enfer,  comme  si 
la  sanction  était  méritée  de  celui  qui  agit. 

De  toutes  parts  donc,  dans  ce  système, l'on  se  heurte 
à  des  exagérations  brutales  et  si  l'on  veut  voir  l'enchaî- 
nement logique  de  tout  cet  enseignement,  il  faut, 
comme  Moehler  dans  sa  symbolique,  partir  de  l'idée 
luthérienne  du  péché  originel,  ainsi  qu'on  l'a  déjà  dit, 
et  l'on  trouve  alors  cette  déclaration  du  Réformateur  : 
Peccatuni   esse  hoc   toluni  qiiod  natu ni  est  ex  pâtre  et 


74  LUTHER   ET   LE   LUTHÉRANISME 

maire  (i),  l'homme  est  pourri  entièrement,  corrompu 
sans  rémission,  au  point  que  tous  nous  sommes  c  des 
meurtriers  »  au  moins  par  la  pensée  et  le  désir  (2).  et 
que  «  nos  facultés  intellectuelles  sont  anéanties  totale- 
ment comme  chez  les  démons  (3)  ». 

On  comprend  dès  lors  que  toutes  nos  œuvres  soient 
mauvaises  et  par  suite  non  seulement  inutiles,  mais 
même  nuisibles. 

En  fait,  il  n'y  a  plas  qu'un  acte  bon  qui  est  de 
croire,  et  plus  qu'un  péché  qui  est  de  ne  pas  croire... 
Tout  le  reste  est  indifférent.  13ien  plus,  ce  que  l'on  ap- 
pelle communément  péché  ne  doit  plus  nous  inquiéter 
et  nous  faire  de  scrupule,  et  nous  devons  aimer  à  le 
commettre. 

Luther  n'a  pas  reculé  devant  cette  conséquence, 
comme  on  le  sait,  puisqu'il  a  écrit  ce  mot  qu'il  faut 
toujours  citer  quand  on  parle  des  étranges  égarements 
où  ce  Réformateur  est  tombé  :  a  Esto  peccator  et 
pecca  fortiler,  sed  fortins  crede  et  gaude  in  Chris to 
qui  victor  est  peccati,  mortis  et  mundi  !  »  et  il 
ajoute  :  «  //  faut  pécher  tant  cpic  nous  vivons.  Cette 
((  vie  n'est  pas  la  demeure  de  la  justice,  mais  nous  at- 
»  tendons,  dit  Pierre,  de  nouveaux  cieux  et  une  nou- 
»  velle  terre,  dans  lesquels  la  justice  habitera.  Il  nous 
»  suffit  de  reconnaître,  par  les  richesses  de  la  gloire  de 
»  Dieu,  l'Agneau  qui  enlève  nos  péchés  :  De  celui-là, 
»  le  péché  ne  pourra  pas  nous  séparer,  même  si  nous 
))  faisons  mille  Jornications  et  mille  meurtres  par  jour. 
»  Penses-tu  que  le  prix  de  la  Rédemption  accomplie 
»  par  cet  Agneau  pour  nos  péchés  soit  si  petit  (4)  !  » 

(i)  Op.  Edlt.  Walcii,  XI,  2793. 

(3)  Ibid.,  XI,   1810. 

(3)  Cf.  DoLLiNGER,  III,  32,  Denifle,  52^  à  532. 

(4)  Lettre  du    i^""    août    i52i   à  Mélanchton.    Pcccanchim  est 
quamdiu  siimus  ! 


VARIATIONS    DE   LUTHER,    ETC.  75 

«   Vois-tu,   disait-il  encore,  combien  riche  est  le 
chrétien   ou   baptisé  qui  même  s'il  le   veut  ne  peut 
)  perdre  son  salut  par  n'importe  quels  péchés,  s'il  con- 
tinue de  croire.  Aucun  péché  en  effet  ne  peut  le  con- 
n  damner  que  l'incrédulité  (i).  » 

Voilà  bien  le  plus  pur  immoralisme  qui  ait  paru, 
croyons-nous,  avant  celui  de  cet  autre  Allemand,  le 
créateur  de  la  théorie  du  «  surhomme  »  fondée  sur 
l'amoralisme  lui-même,  Frédéric  rsietzche. 

Et  que  penser  de  ces  étranges  recommandations  du 
Réformateur  :  «  Est  nonnunquam  largius  bibendum, 
»  ludendum  nugandum  atque  adeo  pcccntum  aliquod 
/)  faciendum  in  odium  et  contemptum  diaboli  !    2;  » 

Ainsi  donc  pour  narguer  le  démon,  il  faut  faire 
quelque  péché  ! 


III 


C'est  que  dans  la  doctrine  de  Luther,  c'est  le  démon 
qui  recommande  les  œuvres,  pour  donner  de  l'inquié- 
tude aux  âmes. 

«  Je  l'ai  dit  souvent,  s'écrie-t-il,  et  je  le  répète,  il 
»  faut  séparer  la  vie  des  saints  d'avec  la  parole  de  Dieu 
»  qu'ils  professent...  Je  ne  saurais  assez  prêcher  cela. 
»  Je  parle  ici  des  bonnes  œuvres  des  saints,  car  le 
»  diable  ne  peut  que prccher  des  bonnes  œuvres...  Tou- 
))  jours  le  diable  vient  parler  d'oeuvres...  C'est  pour- 
»  quoi,  séparez  les  œuvres  ou  la  vie  d'avec  la  parole, 
»  autrement  vous  êtes  perdus  (i).   » 

(i)  1020.  De  captiv.  Babyl.,  0pp.  lat.,  V,  Sg,  ,")5,  etlam  volens 
non  poU'st  perdcre  suam  salatein  qaantiscumque  peccalis,  nisi  noUl 
crcdcrc. 

(2)  De  Weïte,  IV,  III,  188. 

(3)  Edit.  W.vLCH,  III,  II gS  (Dôlli>ger,  m,  124). 


76  LUTHER    ET    LE   LUTHÉRANISME 

D'après  ce  texte,  il  semble  que  la  volonté  signifiée 
de  Dieu  qui  nous  ordonne  les  œuvres  soit  l'œuvre  du 
démon,  et  nous  verrons  plus  loin  que  Luther  admet 
que  la  Loi  est  diabolique. 

Il  donne  à  entendre  la  même  pensée  quand  il  dé- 
clare qu'  «  il  n'est  pas  de  scandale  plus  grand,  plus 
))  dangereux,  plus  venimeux,  que  la  bonne  vie  exté- 
»  rieure  manifestée  par  une  conduite  pieuse  et  par  de 
»  bonnes  œuvres.  C'est  la  porte  cochère  qui  mène  à  la 
»  damnation.  »  «  Quelle  horrible  abomination,  ajoute- 
»  t-il,  d'incrédulité  et  de  vie  impie  n'est  pas  cachée 
))  sous  cette  belle  vie  !  Quel  loup,  sous  cette  toison  ! 
»  quelle  prostituée  sous  cette  couronne  virginale  (i)  !  » 

Et  que  l'on  ne  pense  pas  que  Luther  parle  ici  seu- 
lement des  hypocrites  qui  ont  un  extérieur  pieux  et  un 
intérieur  perverti  ;  non,  il  parle  des  saints  canonisés  : 

«  Il  a  été  dit,  écrit-il  (2),  que  les  saints  se  trompent 
»  souvent  et  causent  du  scandale  par  doctrines  et  par 
»  œuvres  humaines.  C'est  pourquoi  Dieu  ne  Aeut  pas 
»  que  nous  regardions  leur  exemple,  mais  que  nous 
»  ayons  sous  les  yeux  son  Ecriture  ;  de  là  vient  qu'il 
»  décrète  souvent  que  les  saints  enseignent  la  doctrine 
»  humaine  et  les  œuvres.  D'un  autre  côté,  il  veut  que 
»  souvent  ce  soient  les  mondains  qui  enseignent  l'Ecri- 
»  ture  sans  mélange  ;  et  de  la  sorte,  il  nous  préserve 
»  de  scandale  de  part  et  d'autre;  à  gauche  du  scan- 
»  dale  de  la  méchante  vie  des  mondains,  à  droite  du 
»  scandale  de  la  vie  des  saints,  si  pieuse  en  apparence. 
»  Car  si  tu  n'envisages  que  l'Ecriture  la  vie  des  saints 
»  est  dix  fois  plus  scandaleuse,  plus  pernicieuse,  plus 
»  dangereuse  que   celle    des    gens   mondains,   ceux-ci 

(i)  Walcii,  XI,  349  et  suiv. 
(a)  Ibid.,  XI,  455. 


VARIATIONS    DE   LUTHER,    ETC.  77 

»  commettent  des  péchés  graves  et  grossiers,  faciles  à 
»  reconnaître,  au  lieu  que  les  saints  ont  dans  leurs 
»  doctrines  humaines  un  brillant  subtil  et  attrayant 
))  qui,  comme  le  dit  Jésus-Christ,  pourrait  réduire  et 
»  tromper  les  élus  eux-mêmes.  » 

C'était  d'ailleurs  l'une  des  doctrines  du  Réformateur 
qu'il  n'y  a  pas  de  saints  proprement  dits.  Tous  les 
hommes  se  valent  devant  Dieu.  ((  Il  faut  dépouiller 
»  cette  vieille  erreur  d'appeler  saints,  les  apôtres  Pierre 
»  et  Paul  et  de  s'imaginer  qu'ils  ont  été  sans  péché.  » 
Ceci  est  une  conséquence  inévitable  du  dogme  de  la 
permanence  du  péché  après  la  justification,  si 
l'homme,  même  avec  la  grâce,  pèche  en  tout  ce  qu'il 
fait,  peu  importe  cju'il  aime  Dieu  ou  le  prochain,  ou 
au  contraire  qu'il  commette  un  péché  d'ivrognerie  ou 
d'adultère  :  «  Le  larron  sur  la  croix,  à  la  droite'  du 
))  Seigneur,  est  saint  en  Jésus-Christ,  autant  que  saint 
»  Pierre,  et  peu  importe  que  saint  Pierre  et  saint  Paul 
:)  aient  fait  des  œuvres  plus  grandes  que  le  larron  ou 
»  que  toi  ou  moi...  Si  quelques  saints  ont  commis 
».  moins  de  péchés  grossiers  et  extérieurs,  ils  ont  tous 
»  néanmoins,  y  compris  les  aputres,  ressenti  souvent 
»  dans  leur  cœur  la  présomption,  le  dégoût,  le  déses- 
»  poir,  le  reniement  de  Dieu,  etc.,  (i).  » 

Il  est  évident  que  c'est  là  une  doctrine  souveraine- 
ment consolante,  à  un  certain  point  de  vue,  et  il  est 
flatteur  de  s'entendre  dire  :  «  Nous  sommes  tous  des 
»  saints  et  maudit  soit  celui  qui  ne  se  regarde  pas  et 
»  ne  se  glorifie  pas  comme  un  saint.  Se  glorifier  ainsi 
»  n'est  pas  de  l'orgueil,  mais  humilité  et  reconnais- 
»  sance.  Car  si  tu  crois  à  ces  paroles  :  Je  monte  à 

(i)  Cité  par  Dolunger,  m,  129. 


78  LUTHER   ET   LE    LUTHÉRANISME 

»  mon  Père  et  à  votre  Père,  tu  es  aussi  saint  que  saint 
»  Pierre  et  Paul  et  tous  les  autres  saints.  « 

Cette  conviction  ne  va  pas  d'ailleurs  sans  quelque 
hésitation,  car  Luther  ajoute  :  «  Je  m'y  applique  sans 
»  cesse,  parce  qu'il  est  difficile  de  croire  qu'un  pé- 
»  cheur  doive  dire  :  J'ai  un  siège  voisin  de  saint 
»  Pierre.  Malgré  cela,  nous  devons  vanter  et  glorifier 
»  cette  sainteté.  C'est  là  une  fraternité  dorée  (ij.  » 

Luther  donne  plusieurs  fois  le  même  enseignement  : 
((  Ce  serait,  dit-il,  une  grande  iniquité  et  un  blas- 
»  phème  contre  Dieu,  qu'un  chrétien  voulût  nier 
»  qu'il  soit  saint.  » 

Le  chrétien  doit  donc  se  dire  que  par  lui-même  il 
n'est  que  misère,  i  mpuissance  et  péché,  même  avec  la 
grâce  de  Dieu,  et  qu'il  ne  peut  que  faire  le  mal,  mais 
«  à  moins  de  renier  le  Christ  »,  il  doit  croire  en  même 
temps,  qu'il  est  saint  de  la  sainteté  extérieure  du 
Christ,  autant  que  la  Sainte  Vierge  ou  les  Apôtres. 
Et  plus  il  a  de  péchés,  plus  il  doit  se  réjouir  dans  sa 
sainteté  qui  est  le  Christ.  Il  faut  même  qu'il  soit  a  un 
bon  gros  pécheur  »  pour  être  vraiment  saint,  car,  dit 
Luther,  p/fw  ta  es  infâme  et  souillé,  plus  Dieu  csl  disposé 
à  V accorder  la  grâce  (2). 


IV 


La  raison  de  cela,  c'est  que  Dieu  ne  nous  regarde 
qu'à  travers  les  mérites  de  son  fils  :  «  Dieu,  dit  Lu- 
»  ther,  ne  peut  voir  aucun  péché  en  nous, h'ien  que  nous 
»  en  soyons  pleins  et  que  même  nous  ne  soyons  que 

(i)  EnL\NGE>',  XVII,  96  et  suiv.  Walcii,  xii,  i8o3. 
(3)  Cite  par  Dolloger,  iii,  xaO. 


VARIATIONS    DE   LUTHER,    ETC.  79 

»  péché,  au  dedans  et  au  dehors,  de  corps  et  d'âme 
»  du  sommet  de  la  tête  à  la  plante  des  pieds  ;  mais  il 
»  ne  voit  que  le  pur  et  précieux  sang  de  son  Fils  bien- 
»  aimé,  Notre-Seigneur  dont  nous  sommes  inondés. 
))  Car  ce  sang,  c'est  la  robe  d'or  de  la  grâce  dont  nous 
»  sommes  revêtus,  et  sous  laquelle  nous  nous  préscn- 
))  tons  devant  Dieu,  de  manière  qu'il  ne  peut  ni  ne 
»  veut  nous  considérer  autrement  que  si  nous  étions 
»  son  bien-aimé  Fils  lui-môme,  tout  plein  de  justice 
»  et  d'innocence  i).  «  Si  nous  ne  renonçons  jamais  à 
»  cette  parure,  notre  justice  sera  tellement  grande, 
»  que  tous  nos  péchés,  quels  qu'en  soient  la  nature  et 
»  le  nom,  ne  seront  qu'une  petite  étincelle,  tandis  que 
»  notre  justice  sera  comme  une  mer  immense  (2\  » 

Par  de  telles  affirmations,  où  il  parle,  avec  une  in- 
contestable éloquence,  des  mérites  du  Christ,  Luther 
pensait  relever  beaucoup  plus  que  les  catholiques  la 
valeur  de  sa  passion.  Mais,  comme  le  remarque 
quelque  part  Bossuet,  il  dépare  au  contraire  l'œuvre 
du  Christ  et  lui  ravit  la  gloire  d'avoir  autant  fait  pour 
notre  bien  qu'Adam  n'a  fait  pour  notre  mal,  alors 
que  saint  Paul  déclare,  que  «  là  où  le  péché  a  abondé, 
»  la  grâce  a  surabondé  »  et  que  «  si  par  le  péché  d'un 
»  seul,  tous  sont  morts,  par  l'obéissance  d'un  seul,  tous 
»  sont  vivifiés  (3)  » . 

L'on  pourrait  multiplier  à  l'infini  ces  textes  par  les- 
quels Luther  voulait  donner  la  tranquillité  aux  âmes, 
sans  pouvoir  la  rencontrer  lui-même. 

En  somme,  toute  l'originalité  de  son  système  con- 

(i)  Walcu,  VIII,  878. 

(2)  Walch,  xii,  2643. 

(3)  Rom,  V,  12  fin,  /  Cor.,  xv,  45-49,  etc.  Denifle  fait  la 
même  ol^servation  que  Bossuet,  520-53i. 


80  LUTHER    ET   LE   LUTHÉRANISME 

siste  à  avoir  fait  de  la  juslificalion  quelque  chose  de 
subjectif  et  non  d'objectif.  Pour  le  catholique,  il  faut 
pour  être  justifié  remplir  des  conditions  intérieures  et 
extérieures  qui  ne  permettent  jamais  à  l'homme 
d'avoir,  de  son  état  de  grâce,  plus  qu'une  certitude 
morale  ou  une  grande  probabilité.  Pour  le  luthérien, 
la  justification  se  réalise  par  la  seule  conviction  inté- 
rieure que  l'on  est  justifié,  indépendamment  de  tout 
empêchement  extérieur. 

((  Si  l'on  pouvait  commettre  l'adultère,  en  croyant 
»  que  l'on  est  justifié,  ce  ne  serait  pas  un  obstacle  à  la 
»  présence  de  la  grâce  en  nous  (i).  »  Même  si  l'on 
»  pèche  évidemment,  il  faut  croire  que  Dieu  n'y  prend 
»  pas  garde  et  cela  suffit  (2).  » 

Toute  cette  doctrine,  si  profondément  immorale,  se 
systématise,  nous  l'avons  dit,  dans  l'enseignement  de 
Luther  relatif  à  la  Loi  et  à  Y  Evangile.  Luther  se  glo- 
rifie de"  ses  découvertes  sur  ce  point  ignoré  avant  lui. 
Ses  idées  se  trouvent  développées  là-dessus  dans  le  se- 
cond Commentaire  sur  VEpitre  aux  Galates  qui  est  de 
i535  (3). 

Par  Loi,  le  réformateur  entend  non  pas  la  loi  posi- 
tive des  prescriptions  judaïques,  mais  bien  toute  loi 
morale,  toute  obligation  quelle  qu'elle  soit  ;  l'^t'an- 
gile,  au  contraire,  ne  prescrit  rien  ni  dans  Tordre 
moral,  ni  dans  l'ordre  rituel,  mais  il  est  la  charte  de 

(i)  IMoEHLER,  éd.  Govau,  2l3. 

(2)  Ibid. 

(3)  JMais  dès  iSai,  il  écrivait  à  son  intime,  Bugcnhagen  (Po- 
meranus)  :  «  La  vieille  doctrine  de  Moïse  était  celle-ci  :  Grains 
«  Dieu,  confie-toi  en  Dieu,  aime  Dieu  et  le  prochain  comme  toi- 
«  même.  Mais  la  doctrine  du  Christ  est  bien  meilleure...  car  la 
«  loi  exigeait  V impossible.  Le  Cltrist...  n'exige  rien  de  nous.  »  De- 
«  MFLE,  679  (Cf.  Opp,  lai.,  XVIII,  63). 


VARIATIONS    DE   LUTHER,    ETC.  81 

la  llberlé  chrétienne  qui  nous  affranchit  de  tout 
commandement  :  a  L'Evangile,  n'exige  rien  de  nous 
»  mais  au  Heu  de  nous  dire  :  Fais  ceci,  fais  cela, 
»  il  nous  commande  simplement  de  tendre  le  pan  de 
»  notre  robe  et  de  recevoir,  disant  :  Tiens,  homme 
»  bien-aimé,  voilà  ce  que  Dieu  a  fait  pour  toi  :  il  a 
»  par  amour  pour  toi  revêtu  de  chair  son  propre  Fils. 
»  Accepte  ce  don.  crois-y  et  tu  seras  sauvé...  L'Evan- 
»  gile  ne  nous  demande  pas  nos  œuvres  pour  notre 
»  justification  et  noire  salut  ;  au  contraire,  //  condamne 
»  les  œuvres  (i).  » 

La  loi,  au  contraire,  ne  fait  qu'accuser  et  pousser  au 
désespoir.  La  justice  de  la  loi  s'oppose  à  celle  de 
l'Evangile  comme  agir  acroire.  Sans  doute,  ilfaut  prê- 
cher la  loi  aux  gens,  mais  il  faut  qu'ils  sachent  qu'on 
ne  peut  l'accomplir.  Elle  est  bonne  pour  reprimer  les 
transgressions  aux  lois  civiles,  et  pour  pousser 
l'homme  vers  Jésus-Christ  par  le  sentiment  de  ses 
fautes  et  de  son  impuissance.  A  la  loi,  il  faut  opposer 
la  foi  :  ((  Si  la  loi  t'effraie,  t'accuse,  te  montre  le  pé- 
»  ché,  te  menace  de  la  colère  de  Dieu  et  de  la  mort, 
»  fais  comme  s'il  n'y  avait  jamais  eu  de  péché,  mais 
»  seulement  le  Christ  qui  est  tout  grâce  et  rédemption. 
»  Ou  bien  même,  si  tu  sens  en  toi  les  terreurs  de  la 
»  Loi,  dis  néanmoins  :  Loi,  je  ne  veux  pas  t'entendre  ; 
»  car  tu  as  une  langue  pesante  et  inerte  :  les  temps  sont 
»  accomplis  et  maintenant  je  suis  libre  !  » 

La  voix  de  la  conscience  est  toujours  pour  Luther 
celle  de  la  Loi  tyrannique,  ou  encore  celle  de  Satan,  et 
c'est  ce  qui  explique  pourquoi   il  attribue  au  démon 

(i)  Erl-ogen,  I,  iSg,  cité  par  Dôllixger,  m,  35.  Luther  ap- 
pelle cette  doctrine  :  paradoxa  rationi,  mirahiUs  et  absurda  (Cf. 
De>"ifle,  679,  n^  5), 

6 


82  LUTHER    ET    LE    LUTHÉRANISME 

tous  les  remords  dont  son  âme  était  tourmentée,  ainsi 
qu'on  le  verra  plus  loin. 

11  regarde  comme  dangereux  de  trop  scruter  sa 
conscience,  cela  étant  propre  à  jeter  dans  le  trouble 
et  le  désespoir  (i).  Il  faut  donc  repousser  avec  mépris 
les  reproches  de  la  loi  et  de  la  conscience  et  quitter 
Moïse  pour  Jésus-Chrisl  (2;. 

«  Je  metlrai  de  côté  la  piété,  et  Moïse  et  la  loi,  et  je 
»  m'attacherai  à  un  autre  prédicalcur  qui  dit  (Mallh.,  xi, 
»  28)  :  Venez  à  moi  vous  tous  qui  êtes  fatigués  et  je 
)»  vous  soulagerai,  et  que  celte  parole  :  Venez  à  moi, 
»  vous  soit  chère.  Ce  prédicalcur  n'enseigne  pas  que  lu 
»  peux  aimer  Dieu,  ni  comment  il  faut  que  tu  agisses 
^)  et  que  lu  vives;  mais  il  dit  comment,  si  tu  ne  peux 
»  le  faire,  tu  deviendras  pourtant  saint  et  seras  sauvé. 
))  C'est  là  une  autre  prédication  que  celle  de  Moïse,  qui 
»  ne  vise  qu'aux  œuvres...  Jésus-Christ  dit  :  Prends, 
»  tu  n'es  pas  pieux  ni  juste,  mais  f  ai  fait  pour  loi  ce 
))  que  lu  n'as  pu  faire  (3)  !  » 

Four  Luther,  c'est  un  manque  de  foi  que  de  vouloir 
faire  des  œuvres  et  un  signe  manifeste  d'incrédulité  (4). 
11  faut  à  tout  prix  fermer  l'oreille  à  la  loi  et  repousser 
Moïse,  pour  n'écouter  que  Jésus-Christ  (5).  «  Moïse 
»  est  le  maître  des  bourreaux,  et  nul  autre  ne  l'égale  ni 
»  ne  le  surpasse  pour  les  terreurs,  les  angoisses,  la  ty- 
))  rannie,  les  menaces.  Méprise  tout  cela  et  tiens-le 
»  pour  suspect,  pour  le  pire  des  hérciiques, pour  un 
»  homme  banni  et  damné,  plus  méchant  que  le  Pape  et 

(l)    DoLLOGEn,    HT,    39. 

(a)  Luther  oubliait  le  mot  du  Christ:  Si   vis  ad   vilain  iiujrctli, 
scrva  mandnia  {Mat.,  xix,   17). 

(3)  DoLLIUGER,  m,   4i- 

(4)  Walcii,  XIV,  II 3. 

(5)  Id.,  X,  1690. 


VARIATIONS    DE   LUTHER,    ETC.  83 

»  le  diable  eux-mêmes,  car  avec  sa  loi,  il  ne  peut  que 
»  toiiurer,  épouvanler  et  tuer  (i).  » 

Celle  doctrine  est  une  véritable  invention  et  Lulber 
s'en  vante  :  «  Distinguer  la  Loi  de  rEvangiic  est  chose 
»  tellement  difficile,  que  moi-même  qui  suTs  pourtant 
»  docteur  de  l'Ecriture,  je  ne  puis  encore  en  venir  à 
»  bout.  Il  n'y  a  pas  même  d'homme  capable  de  bien 
»  faire  celte  dislinclion.  Et  cela  est-il  étonnant?  Jésus 
»  lui-mcnie,  au  jardin  des  Oliviers,  ne  le  put  point,  et 
»  il  fallut  qu'un  ange  lai  enseignât  f  Evangile  et  vint 
»  fajjermir  dans  la  confiance.  »  <(  La  (jainlessence  de 
n  l'art  du  diable  est  de  savoir  transformer  en  loi  tout 
»  l'Evangile;  si  je  pouvais  bien  faire  la  dislinclion,  je 
»  pourrais  ensuilc  dire  au  diable  qu'il  n'a,  sauf  voire 
»  respect,  qu'à  me  lécher  le...  (2)  )) 

Arrêtons  là  toutes  ces  citations  qui  nous  renseignent 
surabondamment  sur  les  idées  de  Luther  à  l'égard  des 
œuvres.  Comme  on  le  voit,  tout  est  calculé  dans  ce 
système  pour  calmer  les  troubles  d'une  àmc  péche- 
resse, pour  la  rendre  indilTérenlc  à  legard  du  péché, 
pour  lui  prouver  qu'elle  fait  bien  quand  elle  croit  faire 
mal  et  qu'elle  fait  mal  quand  elle  croit  faire  bien. 

On  sent  que  toute  cette  doctrine  est  le  fruit  d'une 
âme  déséquilibrée  et  inquiète,  qui  cherche  désespéré- 
ment le  repos  et  le  calme  intérieur,  et  si  nous  rappro- 
chons toutes  ces  affirmations  de  Luther  sur  la  certitude 
du  salut  et  la  conviction  de  la  sainteté  personnelle,  de 
ce  que  nous  savons  de  ses  angoisses  perpétuelles,  nous 
voyons  que  tout  s'éclaire  et  que  tout  s'explique  :    Cet 

(i)  Cilc  par  DoLLixGER,  ni,  43-44- 

(2)  Ibid.,  45-46.  «  Cher  Moïse,  disait-il  encore,  tu  nous  as 
«  égarés  et  plongés  dans  le  bain  de  sueur  !  Car  la  loi  de  Dieu 
«  que  lu  nous  a  apportée  est  inobservable  !  n  (Erlangen,  xlvi, 
3ot)). 


84  LUTHER   ET   LE   LUTHÉRANISME 

homme  a  passé  sa  vie  à  chercher  la  paix  de  la  cons- 
cience, à  se  fau'c,  pour  ainsi  dire,  une  assiette  inté- 
rieure, sans  jamais  pouvoir  imposer  silence  à  ce  «  dé- 
mon »  qui  l'accablait  de  perpétuels  reproches  et  qui 
n'était  autre  que  la  voix  irritée  de  cette  même  cons- 
cience, dont  on  ne  viole  pas  en  vain  les  lois  fondamen- 
tales. Mais  il  nous  faut  maintenant  tourner  nos  regards 
vers  les  textes  émanés  plus  ou  moins  immédiatement 
de  Luther  et  qui  disent  ou  semblent  dire  tout  le  con- 
traire de  ce  que  nous  venons  de  voir. 


V 


Commençons  par  remarquer  que  dans  les  textes 
officiels,  c'est-à-dire  dans  les  Confessions  de  foi,  le 
Réformateur  est  loin  de  parler  si  violemment  contrôles 
œuvres  et  d'exhorter  à  pécher  pour  mieux  croire. 

Sans  doute  Luther  n'a  jamais  reconnu  que  les  œuvres 
fussent  nécessaires  à  la  justification,  mais  il  a  reconnu 
ou  permis  de  reconnaître  officiellement  leur  utilité. 

Dans  la  Confession  d'Aushourg  —  Confessio 
Aufjustana  —  présentée  le  20  juin  i53o  à  la  diète  de 
ce  nom  devant  l'empereur  Charles-Quint,  on  déclare 
«  quil  faut  reconnaître  le  libre  arbitre  dans  tous  les 
»  hommes  qui  ont  l'âge  de  raison,  non  pour  les  choses 
»  de  Dieu  que  l'on  ne  peut  commencer  ou  du  moins 
»  achever  (i)  sans  lui,  mais  seulement  pour  les  œuvres 
»  de  la  vie  présente  et  pour  les  devoirs  de  la  société  ci- 
»  vile  »  ;  et  dans  V Apologie  de  cette  même  Confession 

(i)  "S'oir  dans  Bossuet  l'cnormitc  de  cette  concession  qui  fait 
passer  du  Lullu'ranismc   au  semi  pclagianismc  !  (Variations,    m, 

i9> 


VARIATIONS    DE    LUTHER,    ETC.  85 

(lôSi),  Mélanchton  ajoulait  :  pour  les  œuvres  exté- 
rieures (le  la  loi  (le  Dieu. 

Qu'est  donc  devonu,  en  tout  cola,  le  dogme  du  serf 
arbitre,  affirmé  si  solennellement  par  Lullier  en  102^ 
et  par  Mélanchton  en  i525  ?  Yoilà  une  première  «  va- 
riation (i)  »  et  bien  claire.  De  même,  dans  l'article  sui- 
vant, l'on  explique  :  que  la  volonté  des  méchants  est 
la  cause  du  péché.  Ce  n'est  donc  plus  Dieu  qui  fait 
en  nous  le  bien  et  le  mal. 

Dans  la  seconde  édition  faite  à  ^^  ittemberg  f  i54o) 
de  la  même  Confession,  le  mérite  des  œuvres  est  re- 
connu plus  ouvertement  encore  :  lorsque  le  Saint-Es- 
prit habile  en  nous,  il  y  provoque  une  obéissance  à  la 
loi  ((  et  cette  nouvelle  obéissance  est  répulée  justice  et 
»  mérite  des  récompenses  »,  «  bien  que  fort  éloignée 
»  de  la  loi,  y  dit-on  encore,  elle  est  une  justice  et  mé- 
»  rite  une  récompense  »,  et  un  peu  après,  l'on  ajoute 
que  ((  les  bonnes  œuvres  sont  dignes  de  grandes 
))  louanges,  qu  elles  sont  nécessaires  et  qu'elles  mé- 
»  ritent  des  récompenses  (2    ». 

Mais  si  l'on  croit  que  ces  deux  textes  ne  présentent 
peut-être  pas  assez  la  pensée  de  Luther,  nous  allons  en 
apporter  d'autres,  moins  officiels  et  par  suite  plus  sin- 
cères, où  le  réformateur  s'ingénie  à  introduire  la  né- 
cessité des  œuvres,  sans  vouloir  dire  qu'elles  sont  obli- 
gatoires en  conscience. 

(i)  Il  semble  certain  toutefois  que  Luther  garda  jusqu'à  la 
mort  ses  opinions  sur  le  serf  arbitre.  Ce  que  l'on  verra  de  ses 
idées  sur  l'influence  du  démon,  le  prouve  Lien.  Mais  Mélanch- 
ton, au  vu  et  au  su  de  Luther,  changea  d'avis  et  admit  la  liberté. 
Il  alla  même  plus  tard  (i5.5c))  jusqu'à  appeler  erreur  manichéenne 
l'opinion  de  Luther  et  à  la  juger  digne  du  châtiment  réservé  au 
blasphème,  c'est-à-dire  ta  mort  I  (Cf.  Paulus,  Lullœr  imd  Gewis- 
scnsfreiheit,  ipo.'î,  p.  52). 

(2)  Tout  cela  dans  Bosslet,  Variations,  m,  ai-aâ. 


86  LUTHER   ET   LE   LUTHÉUANISJPE 

Nolons,  au  passage,  que  jamais  il  n"a  attaqué  les 
œuvres  commandées  par  les  lois  civiles,  au  contraire, 
il  les  a  toujours  ordonnées  et  soutenues.  C'est  un  point 
qui  en  dit  long  sur  la  politique  tliéologiqvie  de  Luther  ! 

Quand  Luther  se  trouve  en  face  de  textes  très  clairs, 
comme  celui  de  saint  ■Matthieu  (xvr,  27)  :  Rethlet  iini- 
cuujiie  secimdam  opéra  ejiis,  il  est  embarrassé  et  se  lire 
maladroitement  d'affaire  en  déclarant  qu'il  ne  s'agit  pas 
ici  de  la  justification,  et  après  une  longue  argumenta- 
tion, il  conclut  en  avouant  que  son  raisonnement  est 
trop  subtil  pour  être  compris  par  le  peuple  (i). 

Il  est  obligé  toutefois  de  concéder  que  les  œuvres 
comptent  pour  quelque  chose,  ce  qu'il  avait  tant  nié 
auparavant,  allant  jusqu'à  dire  que  les  œuvres  sont 
nuisibles  et  qu'il  faut  pécher  pour  mieux  croire.  Main- 
tenant il  déclare  que  l'homme  justifié  est  devenu  un 
bon  arbre  et  ne  peut  porter  que  de  bons  fruits.  Mais 
alors,  tous  nos  actes  ne  sont  donc  pas  des  péchés  mor- 
tels, comme  on  le  soutenait  en  ijkj?  Aurait-on  alors 
signé  celte  proposition  :  «  Les  bonnes  œuvres  doivent 
»  suivre  la  foi,  ou  plutôt  elles  ne  doivenl  pas  la  suivre; 
»  elles  la  suivent  d'elles-mêmes,  de  même  qu'un  bon 
»  arbre  ne  doil  pas  produire  de  bons  fruits,  mais  les 
n  produit  de  lui-même  (2).   » 

Celle  idée  revient  sans  cesse  sous  la  plume  du  Ré- 
formateur dans  la  seconde  partie  de  sa  prédication,  à 
dater  de  i535  ou  i536  environ.  On  la  rencontre  déjà 
même  auparavant,  et  c'était  par  là  qu'il  aurait  voulu 
répondre  à  l'accusation  qu'on  lui  faisait,  dès  le  prin- 
cipe, de  pousser  à  l'immoralité  et  au  désordre. 

Toutelois,  pour  accorder    celle    doctrine   avec  son 

(i)  0pp.  lut.,  lÉX.V,  IV,  362. 
(2)  0pp.  ha.,  WiTTExin  ,  I,  386. 


VARIATIONS    DE    LUTHER,    ETC.  87 

dogme  fondamental  de  la  juslificalion  parla  foi  seule 
et  delà  certitude  du  salut,  il  déclaiH?  que  le  fidèle  peut 
ne  pas  s'apercevoir  qu'il  fait  le  bien,  mais  que  cela 
n'empêche  rien  :  «  La  vraie  foi,  dit-il,  fait  toujours  de 
»  bonnes  œuvres,  de  telle  manière  que  souvent  le  fidèle 
»  n'y  pense  même  pas  et  no  s'aperçoit  pas  qu'il  les 
»  fait...  et  ce  sont  là  les  meilleures  :  car  si  on  les  aper- 
n  çoit  et  si  on  les  sent,  on  devient  ordinairement  pré- 
»  somptueux    i).  » 

Celte  proposition  était  destinée  à  rassurer,  comme 
toujours,  les  consciences  troublées,  mais  elle  contenait 
cependant  un  petit  mot  capable  d'engendrer  l'inquié- 
tude ;  il  disait  en  effet  :  La  vraie  foi...  Pouvait-il  donc 
y  avoir  une  foi  fausse,  une  foi  d'illusion  ;  mais  alors 
comment  savoir  si  l'on  avait  la  vraie  foi? 

Et  l'inquiétude  ne  devait-elle  pas  s'accroître  quand 
on  entendait  le  Réformateur  s'écrier  :  «  Ceux  qui 
»  aiment  à  entendre  prêcher  et  qui  comprennent  cette 
»  doctrine  de  la  foi  pure,  ne  se  mettent  pourtant  pas 
»  sérieusement  en  devoir  de  servir  le  prochain,  abso- 
»  himcnt  comme  s'ils  voulaient  ctre  sauvés  par  la  foi 
»  sans  les  œuvres,  et  ils  ne  s' aperçoivent  pas  que  leur  foi 
))  n'est  pas  la  foi,  mais  seulement  une  apparence,  un 
»  semblant  de  foi  1 2).  » 

Mais  quoi,  faudra-t-il  revenir  à  la  doctrine  des 
œuvres?  Car  si  je  suis  sauvé  par  la  foi  seule,  tout  va 
bien,  mais  si  pour  savoir  si  ma  foi  est  sincère,  il  faut 
recourir  aux  œuvres,  en  quoi  suis-je  rassuré,  en  quoi 
ma  position  est-elle  meilleure  que  celle  des  papistes, 
en  quoi  ai-je  conquis  la  liberté  évangélique  et  détruit 
le  joug  de  la  Loi,  en  quoi  enfin  ai-je  chassé  Moïse 
pour  m'attacher  au  Christ  tout  seul? 

(i)  ^^  ALcii.,  m,  03. 

(2)    0pp.    lai.,   lÉN'A,    1080,    VIIF,    4G)    DoLLINGER,    III,    Ç)- . 


88  LUTHER    ET    LE    LUTHÉRANISME 

Luther  avait  dit  précédemment  que  la  concupiscence 
est  invincible,  que  la  loi  morale  est  impraticable,  que 
Dieu  ne  nous  donne  des  commandements  que  pour 
nous  montrer  notre  impuissance  à  les  accomplir,  que 
Jésus  nous  dit  :  tu  seras  saint  même  si  tu  n'aimes  pas 
Dieu,  car  je  l'ai  aimé  et  j'ai  mérité  pour  toi.  Et  main- 
tenant il  dit  que  le  justifié  ne  peut  pas  plus  s'empêcher 
d'être  pieux  a  qu'un  homme  d'être  homme,  ou  une 
»  femme  d'être  femme  (i)  »,  ou  «  qu'un  pommier  ne 
»  pourrait  porter  des  ronces  et  non  des  pommes  (2)  »  ; 
il  dit  que  si  «  le  feu  ne  peut  être  sans  chaleur  et  sans 
»  fumée,  de  même  la  foi  ne  peut  être  sans  charité,  et 
»  sans  pousser  nécessairement  à  observer  les  comman- 
»  déments  (3).  » 

Gomment  accorder  tout  cela?  Y  a-t-ilmême  un  ac- 
cord possible  ? 

Sans  doute  l'on  voit  bien  que  le  principe  caché  de 
toute  cette  théologie  est  le  même  :  donner  à  tout  prix 
la  sécurité,  et  pour  cela,  tantôt  déclarer  que  les  œuvres 
sont  inutiles  et  même  nuisibles,  que  la  loi  n'oblige  pas 
et  que  l'Evangile estessentiellement  liberté, c'est-à-dire 
indépendance  vis-à-vis  de  la  morale,  et  tantôt  déclarer 
que  la  foi  produit  fatalement  le  bien,  sans  même  qu'on 
s'en  aperçoive  et  sans  qu'on  puisse  l'en  empêcher.  Mais 
n'y  a-t-il  pas  une  redoutable  fissure  dans  le  système 
quand  l'on  s'échappe  à  dire  que  la  foi  sans  les  œuvres 
n'est  qu  un  semblant  de  foi  (un  peu  plus  il  dirait 
comme  les  catholiques,  après  saint  Jacques,  la  foi  sans 
les  œuvres  est /?2ork' en  elle-même)?  N'est-ce  pas  un 
cri  de  désespoir  chez    le  novateur  quand   il   s'écrie  : 

{i)Ibid.,  II.  483. 
(2)  Ibiil.,  II,  174. 
(3  Walcii,  XI,  2594.  DoLUNOEn,  m,  gS. 


VARIATIONS    DE   LUTHER,    ETC.  89 

((  Si  Ton  prêche  les  œuvres,  on  renverse  la  foi:  si,  au 
»  contraire,  on  prêche  la  foi,  il  faut  renverser  lés  ce u- 
))  vrcs  (i).»  11  avoue  lui-même  que  cette  constatation  le 
remplit  d'amertume  et  qu'il  faillit  tomber  dans  le  dé- 
couragement en  constatant  les  tristes  effets  de  sa  prédi- 
cation parmi  le  peuple  et  les  prédicants  eux-mêmes  : 
((  Ceux  qui  ne  croient  pas,  dit-il,  on  ne  peut  parvenir 
»  à  les  détacher  des  œuvres,  ceux  qui  croient,  on  ne 
»)  peut  parvenir  à  leur  en  faire  /anr. Ceux-là  ne  veulent 
»  pas  concevoir  la  foi  ;  ceux-ci  ne  veulent  pas  conce- 
»  voir  la  charité  (2)  !  » 

Mais  alors  que  devient  raffirmation  si  souvent  ré- 
pétée que  la  foi  produit  fatalement  des  œuvres, 
((  comme  un  pommier  des  pommes,  comme  le  feu  de 
la  chaleur  et  de  la  fumée  »  ') 

Dans  son  désespoir,  Luther  imagine  que  saint  Pau 
a  eu  le  même  mécompte  que  lui  ! 

11  aurait  d'abord  prêché  la  foi  seule  justifiante,  puis 
((  on  remarqua,  comme  aujourd'hui,  que  les  œuvres 
»  et  les  actes  ne  suivaient  pas.  Voilà  pourquoi,  les  dis- 
»  ciples  nouveaux,  pensant  corriger  la  chose  et  porter 
))  remède  à  cette  difficulté,  mêlèrent  et  confondirent 
»  les  œuvres  avec  la  foi.  Ce  scandale  a  empêché  dès 
»  l'origine  jusqu'à  ce  jour  l'enseignement  de  la  pure 
»  doctrine  de  la  foi  (3)  » . 

Cette  «  pure  doctrine  de  la  foi  »,  Luther,  après 
i5  siècles  d'erreur  dans  l'Eglise,  l'avait  enfin  retrouvée 
et  elle  consistait  à  dire  que  les  œuvres  ne  sont  ni  obli- 
gatoires, ni  nécessaires  au  salut,  et  que  si  on  les  fait, 
c'est  parce  que  la  foi  les  produit  spontanément,  ou  en- 

(1)   Cf.   DoLLINGER,    m,    97. 

(2]  Walch,  XII,  619. 

(3)  Cité  par  Dôllinger,  m,  99. 


90  LUTHER   ET   LE   LUTHÉRANISME 

core  pour  être  agréable  à  Dieu  qui  veut  que  mus  les 
fassions  «  sans  que  cela  serve  de  rien  devant  lui,  puis- 
))  qu'on  possède  déjà  ses  trésors  par  la  foi  (i)  ». 

Toutefois  l'insoluble  problème  qui  se  dressait  en 
face  de  Luther  était  toujours  celui-là  :  Pourquoi  les 
œuvres,  si  elles  sont  inutiles?  En  i53o,  il  avouait  qu'il 
ne  pouvait  arriver  lui-même  à  se  convaincre  de  celte 
pensée:  «  Nous  sommes  justifiés  par  la  grâce  et  sans 
»  les  œuvres...  Cela  dépasse  trop  la  force  de  conccp- 
»  lion  du  cœur  humain,  ainsi  que  de  toute  intelligence 
»  et  de  tout  langage  sur  la  terre.  »  Il  avoue  qu'il  faut 
avoir  éprouvé  cela  par  expérience  pour  en  trouver  l'af- 
firmation dans  l'Ecriture.  C'était  donc  uniquement  son 
état  psychique,  conclut  Dullinger,  qui  l'avait  amené  à 
trouver  dans  saint  Paul  une  doctrine  que  personne 
avant  lui  n'y  avait  découverte  (2. 

Cette  dernière  observation  nous  permettra  de  con- 
clure cette  courte  étude  sur  la  doctrine  de  Luther  au 
sujet  des  bonnes  œuvres. 


VI 


Luther  se  heurtait  sans  cesse  à  deux  sentiments  op- 
posés, source  de  toutes  les  variations  que  nous  avons 
constatées.  Le  premier  sentiment,  celui  qui  était  ha- 
bituel à  celte  àme  tourmentée  et  agitée  de  passions 
continuelles,  était  le  désir  intime  de  s'établir  dans  la 
certitude  du  salut,  et  par  là  dans  cette  j^aix  si  ardem- 
ment désirée  et  si  obstinée  à  fuir  son  pauvre  cœur. 

Désespoir  de  soi,  confiance  en  Dieu  seul  f3),  telle  fut 

(i)  Walch,  IX,  AgG. 

(2)  DûLLINGER,  m,    175,    DeMTLE,    /177. 

(3)  De  nobis  diffulcre  cl  in  ipsum  confideie.  W'eim,  i,  129 
(i5i7).  De.mfle,  728,  n°  5. 


VARIATIONS    DE   LUTHER,    ETC.  91 

la  première  formule  dans  laquelle  il  crut  avoir  trouvé 
le  repos  et  la  solution  de  toutes  ses  angoisses." 

Par  là  s'expliquent  ces  enseignements  étranges  que 
nous  avons  rencontrés  sous  sa  i^\ume:  fordtcr  juxca, 
sed  fortins  crede  .'...  Peccandam  est  quaimlia  sa- 
in us  '. 

Mais  lorsqu'il  se  vit  accusé,  de  toutes  parts,  de  semer 
partout  le  désordre  dans  les  mœurs  et  dans  la  société, 
quand  il  vit  la  plupart  de  ceux  qui  l'avaient  d'abord 
approuvé,  Erasme,  Zasius,  Pirkheimer,  Beatus  Rlie- 
nanus,  Crotus  Rubianus  lui-môme  et  tant  d'autres, 
s'écarter  de  lui  à  cause  des  mauvais  effets  de  ses  doc- 
trines, il  fut  tourmenté  d'un  autre  cùté.  Le  démon, 
c'est-à-dire  sa  conscience,  lui  suscita  de  cruels  remords 
et  il  entendit  cent  fois  une  parole  intérieure  lui  lancer 
ce  reprocbe  :  «  Es-tu  donc  le  seul  sage?  Et  si  tant 
»  d'àmcs  se  perdent  à  cause  de  toi  et  vont  en  enfer 
»  pour  t'avoir  écouté  1  » 

Eperdu,  il  cbercba,  semble-t-il,  une  excuse  dans 
cette  nouvelle  tbéorie  diamétralement  opposée  à  la  pre- 
mière :  la  foi  produit  toujours  des  œuvres,  et  il  est  im- 
possible qu'elle  ne  les  produise  pas.  Nouvel  embarras  ! 
falla=t-il  faire  dépendre  la  vraie  foi  de  ces  œuvres? 
^lais  alors  on  enlevait  toute  sécurité  aux  âmes  et  l'on 
avait  travaillé  en  vain  1  Que  fait  Lutlier,  il  dislingue 
entre  œuvres  et  œuvres.  Pour  juger  des  œuvres,  il  faut 
commencer  par  savoir  si  l'on  a  la  foi,  car  pour  les 
papistes,  il  est  certain  qu'ils  ont  les  œuvres,  mais 
qu'elles  sont  inutiles  chez  eux  puisqu'ils  n'ont  pas  la 
foi.  Mais  pour  juger  de  la  foi  elle-même,  il  faut  re- 
garder si  les  œuvres  suivent,  et  l'on  est  dans  un  cercle 
vicieux. 

Tourmenté^  tiraillé,  sollicité  en  sens  divers,  le  mal- 
heureux réformateur  passe  ainsi  son  existence  dans  un 


92  LUTHER    ET    LE    LUTHÉRANISME 

chagrin  qui  s'exhale  en  injures  effroyables  contre  ses 
ennemis.. 

«  Une  doctrine  qui  ne  s'était  point  formée  par  l'ana- 
))  lysc  critique  ou  par  une  exégèse  scientifique,  une  doc- 
»  Irine  qui  n'était  point  le  fruit  d'une  savante  étude, 
))  mais  la  production  immédiate  d'un  esprit  profondé- 
»  ment  angoissé,  plein  de  troubles,  et  doutant  même 
»  de  Dieu,  une  doctrine  imaginée  pour  opposer  une 
»  consolante  sécurité  aux  agitations  de  la  conscience 
»  et  à  l'invincible  sentiment  du  péché,  une  pareille 
»  doctrine,  dit  Dullinger  (i),  dut  devenir  l'artère  vi- 
»  taie  de  rexislence  de  son  autenr,  et  le  ressort  de 
»  toutes  ses  actions.  De  même  qu'elle  avait  pénétré 
»  dans  les  ténèbres  de  son  âme  comme  une  lumière 
»  resplendissante  et  consolante,  de  même  tout  doute 
»  à  l'égard  de  sa  solidité,  toute  objection  et  toute  at- 
))  taque  dirigées  contre  elles  devaient  paraître  à  Luther 
»  comme  une  tentative  ou  une  menace  pour  replonger 
»  son  âme  dans  les  ténèbres  et  les  tortures  doù  elle 
))  s'était  dégagée.  » 

Cette  observation  du  grand  historien  explique  la 
raison  intime  de  cette  fureur  perpétuelle  de  Luther 
contre  l'Eglise  catholique.  Sur  ce  point,  il  n'a  pas  eu  de 
«  variations  ».    . 

Par  sa  doctrine  des  œuvres,  l'Eglise  est  devenue 
hérétique  et  apostate  :  «  Devenir  moine,  écrit-il  en 
»  i52i,  cela  veut  dire  apostasier  de  la  foi,  renier  le 
»  Christ,  devenir  juif  et  retourner  au  vomissement 
»  du  paganisme  (2).  » 

Et  cela,  parce  que  le  moine  veut  se  sanctifier  parles 
œuvres,  sans  le  Christ  (3),  il  veut  u  que  sa  vie  soit 

(1)  III,    23t. 

(2)  Weim,  Yiii,  6on. 

(3)  Weim,  xi,  190,  an.  loaS. 


VARIATIONS    DE   LUTHER,    ETC.  93 

i)  meilleure  que  le  sang  du  Christ  (i)  ».  Lullier  n'est 
jamais  sorti  de  cette  calomnie  stupide,  malgré  les  pro- 
testations continuelles  de  ces  mêmes  moines  dont  il 
voulait  interpréter  les  sentiments. 

«  Je  te  conseillerais  plutôt,  écrit-il  encore  (•?),  de 
»  boire  du  malvoisie,  et  de  croire  seulement  au  Christ, 
))  en  laissant  le  moine  boire  de  l'eau  ou  son  urine,  s'il 
»  ne  croit  pas  au  Christ.  » 

Pour  Luther,  l'idéal  des  catholiques  c'est  de  devenir 
bienheureuv  au  moyen  des  œuvres,  sans  la  foi,  «  par 
»  leurs  ordres,  tonsures,  tuniques,  etc.  s3)  ».  Monaclias, 
inonacha,  écrit-il,  sacrificiilus,  cwlcbs,  omîtes  cogitant: 
nos  siunus  paapcres,  cœlibes,  jejimanms,  oramus,  er(jo 
certo  possidcbumis  rcgnwn  cœlonun.  Hœc  est  Ismaelilica 
superbia  ('i). 

Et  Luther  affirme  contre  cette  prétention  des  moines 
que  :  «  aucune  lettre  n'est  si  petite  dans  la  doctrine  des 
»  papiste?,  aucune  petite  œuvre  si  légère,  qu'elle  ne 
»  renie  et  ne  calomnie  le  Christ  et  ne  déshonore  la 
»  confiance  en  lui  (5  »  !  C'est  pour  cela  qu'ils  sont 
pleins  de  diables  et  qu'il  y  a  du  diable  dans  (piidqiild 
eraclant,  qiiidqnid  evomunt,  quidqaid  cacant. 

Malheureusement  ces  injures  et  ces  audaces  font  en- 
core aujourd'hui  impression  sur  les  descendants  des 
disciples  de  Luther,  qui  croient  volontiers  que  l'Eglise 
romaine  est  u  la  grande  prostituée  de  Babylone  » . 

Ils  ne  voient  pas  que  le  point  de  départ  du  malheu- 
reux dissentiment  qui  sépare  encore  à  notre  époque  des 


(  i)  Ibid.,  XX,  6i3,  6i5,  G23,  an.  iSaj. 
(a)  Erl.vngen,  XLvii,  3i5. 

(3)  Ibid.,  XXXVI,  269. 

(4)  0pp.  lat.,y,  i43. 
(.5)  Erla^jgen,  XXV,  43. 


94  LUTHER   Eï   LE    LUTHÉRANISME 

hommes  qui,  de  part  et  d'autre,  se  réclament  du  Christ, 
n'est  pas  autre  que  la  violence  passionnée  de  cet  infor- 
tuné «  réformateur  »  qui  disait  de  lui-même  :  «  Je 
))  n'ai  pas  de  meilleur  auxiliaire  que  la  colère  et  l'em- 
»  portement  ;  car  lorsque  je  veux  bien  penser,  bien 
))  écrire,  bien  prier,  ou  prêcher,  il  faut  que  je  sois  en 
»  colère  ;  cela  rafraîchit  ma  prière,  aiguise  mon  esprit 
»  et  chasse  toutes  les  pensées  de  découragement  et 
»  tous  les  doutes  (i).  »  Nous  allons  voir  ce  penchant 
irrésistible  à  la  colère  et  à  la  haine  se  manifester  tout 
d'abord  dans  le  langage  du  novateur,  puis  dans  ses 
procédés  à  l'égard  de  l'Eglise  et  de  ses  ennemis  en 
général. 

Ce  sera  faire  un  pas  de  plus  vers  la  connaissance  de 
l'état  intérieur  de  Lulliei-  et  vers  l'appréciation  fondée 
de  son  caractère  et  de  son  œuvre. 

(i)  Walcu,  XXII,  1237. 


1 


TROISIÈME  ÉTUDE 


L\    GROSSltRElL    DE    LA^^GAGE    DE    LL TUER 


SoM.M.vinE.  —  Relation  de  Jean  Dantiscus  (ijaS)  —  La  grossiè- 
relé  du  langageauxve  siècle.  —  I.  Lullier désapprouve  en  i5i4- 
i5i6,  les  violences  des  hérétiques,  les  Epîtres  des  hommes 
obscurs.  —  Luther  sur  les  abus  de  l'Eglise.  —  IL  Rupture 
avec  RomeCi53o).  Colère  contre  le  Pape.  —  Injures  contre 
les  Universités,  contre  les  ennemis  du  nouveau  système.  — 
L'Eglise  d'hermaphrodites  selon  Luther.  —  Les  nonnes.  — 
lll.  Plaintes  des  catholiques  au  sujet  des  violences  de  Lu- 
ther. —  IV.  Reproches  des  prolestants  anciens  et  modernes 
sur  le  même  point.  —  V.  Conclusion.  —  Origine  des  vio- 
lences de  Luther  :  Je  ne  puis  prier,  je  veux  maudire  ! 


En  IÔ20,  l'ambassadeur  polonais  Jean  Danliscus, 
passant  à  Wittemberg,  se  fit  présenlcr  à  Luther  par 
^lélanchton. 

Voici  comment  il  exprime  ses  impressions  dans  une 
lettre  du  6  août  i526  : 

((  Je  trouvai  en  lui  un  homme  spirituel,  instruit, 
))  éloquent;  mais  en  parlant  du  Pape,  de  l'Empereur 
»  et  de  quelques-uns  des  princes,  il  ne  se  sert  que  de 
»  paroles  sarrastiqucs,  anières  et  mordantes. Son  visage 
»  ressemble  à  ses  livres  ;  les  yeu-x:   sont  perçants  et 


96  LUTHER   ET    LE   LUTIIÉRANLSME 

»  brillent  d'un  feu  singulier,  comme  celui  que  l'on 
»  remarque  parfois  dans  les  yeux  des  possédés.  Son 
»  langage  est  violent,  semé  de  sarcasmes,  d'épi- 
»  grammes...  Notre  visite  ne  fut  pas  uniquement  rem- 
))  plie  par  la  conversation,  nous  bûmes  ensemble  gaie- 
»  ment  de  la  bière  et  du  vin,  selon  la  coutume  du 
»  pays.  Lutber,  comme  on  dit  en  allemand,  me  semble 
»  être  un  bon  compagnon  (<?m  gut  gesellé),  quant  à 
))  ses  mœurs  sévères,  dont  beaucoup  parmi  nous  van- 
))  tent  le  mérite,  il  ne  me  paraît  nullement  au-dessus 
»  des  simples  mortels.  L'orgueil  se  fait  tout  de  suite 
»  remarquer  en  toute  sa  personne,  ainsi  qu'une  grande 
»  ambition.  Il  est  vraiment  par  trop  libre  dans  ses 
)>  railleries,  quolibets,  médisances .  Au  reste,  ses  écrits 
»  révèlent  exactement  l'iiomme  (i).  » 

Cette  appréciation  d'un  contemporain  étranger  est 
remarquable.  Le  dernier  mot  surtout  est  à  noter,  et 
tous  ceux  qui  étudient  la  vie  et  l'œuvre  de  Luther  sont 
à  même  d'en  apprécier  l'exactitude.  Rien  ne  frappe 
dans  cette  existence  comme  l'extrême  violence  du  ré- 
formateur dans  ses  manières  et  son  langage. 

Mais  pour  juger  loyalement  ce  caractère  des  œuvres 
de  Luther,  il  faut  se  rappeler  deux  observations  ca- 
pables d'atténuer  dans  une  certaine  mesure  la  mauvaise 
impression  qui  résulte  pour  le  lecteur  de  ce  jet  con- 
tinu d'injures  et  de  grossièretés. 

La  première,  c'est  que  Luther  s'est  souvent  servi  du 
latin,  et  l'on  sait  que  a  le  latin  dans  les  mots  brave 
l'honnêteté  »  ;  la  seconde,  c'est  qu'il  appartient  à  une 
époque  où  l'aménité  du  langage  ne  semble  pas  avoir 
été  en  grand  honneur. 

(i)  Dans  IIn'LER,  Nikolas  Koi>L'riiiciis  iind  M.  Luther,  p.  71, 
74  (Janssen,  II,  i8Gj.  Dantiscus  devint  plus  tard  évêque  et  su- 
périeur ecclésiastique  de  Copernic. 


LA  GROSSIÈRETÉ  DE  LANGAGE  DE  LUTHER    97 

L'usage  des  invectives  était  alors  très  répandu,  non 
seulement  dans  les  classes  inférieures,  mais  encore 
parmi  les  princes  (i).  Au  temps  de  la  jeunesse  de  Lu- 
ther, à  la  fin  du  xv*  siècle,  circulaient  abondamment 
des  chansons  comiques,  des  satires  parfois  très  mor- 
dantes, connues  généralement  sous  le  nom  de  «  miroir 
du  hibou  »  Eulenspiegel),  dirigées  contre  tous  les  tra- 
vers de  la  société  et  en  particulier  contre  les  moines, 
le  clergé,  les  cardinaux.  Les  hérétiques  de  ce  temps, 
comme  Jean  de  Wesel  (-J-  i48i),  «  les  frères  Bo- 
hèmes »,  se  font  remarquer  par  une  grande  puissance 
d'injure  contre  l'Eglise  (2  . 

Mais  dans  l'ensemble,  il  faut  avouer  que  si  l'hu- 
mour du  Moyen  Age  est  abondant  et  souvent  très 
libre,  cependant  il  n'attaque  pas  le  fond  des  choses,  il 
repose  sur  une  foi  sérieuse  et  profonde.  Au  xvi"  siècle, 
au  contraire,  il  devient  grossièreté  et  révolte. 

Pour  en  apprécier  l'esprit,  nous  ferons  donc  moins 
attention  à  la  force  piquante,  souvent  même  rebutante 
des  expressions,  qu'à  l'intention  qui  les  anime,  et  s'il 
est  possible,  nous  chercherons  à  noter  l'évolution  de 
l'âme  de  Luther  sous  ce  rapport,  les  motifs  qu'il  in- 
voque pour  expliquer  ses  excès  de  langage  et  l'opinion 
des  contemporains. 

Nous  plaçant,  en  effet,  ici  au  point  de  vue  apologé- 
tique, il  importe  de  pénétrer  dans  l'àme  de  ce  réfor- 
mateur pour  juger  plus  facilement  son  œuvre  tout  en- 
tière. 

I 

Nous  venons  de  voir  que  les  hérétiques,  au  temps  de 

(i)Cî.  Janssen,  l'AUein  rcl'uj.,  i,  233,  234- 
(•2.)  Ibid.,  58 1. 

7 


98  LUTHER   ET   LE   LUTHÉRANISME 

la  jeunesse  de  Luther,  ne  ménageaient  pas  les  insultes 
à  l'Eglise.  C'est  même  là  un  trait  commun  à  tous  les 
apostats  en  général.  Chez  eux  la  haine  remplace 
l'amour,  à  Fégard  de  celle  qu'ils  ont  quittée,  sinon 
trahie. 

Luther,  encore  moine  à  Wittemberg,  réprouvait 
hautement  cette  manière  d'agir.  Dans  ses  Comment 
taires  sur  les  Psaumes  (i5i3-i5i^'  il  écrit  :  «  Les  hé- 
»  rétiques  ne  peuvent  sembler  avoir  raison,  s'ils  n'at- 
»  taquent  l'Eglise  comme  pervertie,  fausse  et  men- 
»  teuse.  Ils  veulent  être  regardés  comme  les  seuls 
»  bons,  tandis  que  l'Eglise  doit  paraître  mauvaise  en 
»  tout  (i\  » 

Déjà  saint  Augustin  avait  dit  :  u  Ils  ferment  les 
»  yeux  sur  le  bien  dans  l'Eglise  et  exagèrent  seule- 
»  ment  le  mal  qui  s'y  trouve  ou  semble  s'y  trouver.  » 
A  l'époque  où  Luther  écrivait  les  lignes  que  l'on 
vient  de  lire,  une  querelle  formidable  passionnait, 
nDus  l'avons  vu,  tous  les  esprits  en  Allemagne,  la  que- 
relle de  Reuchlin  avec  l'Université  de  Cologne.  Les 
humanistes  prennent  en  masse  fait  et  cause  pour  le 
premier,  une  campagne  de  pamphlets  et  de  satires  in- 
jurieuses est  menée  contre  la  scolastique,  contre  les 
théologiens  en  général.  Quand  Reuchlin  parle  de  ses 
adversaires^  c'est  pour  les  appeler  «  moutons,  boucs, 
pourceaux,  buffles,  ânes  ».  etc. 

L'humaniste  Mutian,  d'Erfurt,  est  un  des  plus  achar- 
nés, et  de  i5i5  à  1617,  dans  son  entourage,  parais- 
sent les  fameuses  Epilres  des  hommes  obscurs. 

Il  ne  s'agissait  plus  dès  lors,  on  l'a  dit,  de  plaisan- 
teries plus  ou  moins  forcées  sur  un  personnage  ou  sur 

(i)  Dicldla  in  PsdUcrlnin,  ùdil.V^  Em\n,  m,  /|45  (Demvle,  i3). 
(2)  D'après  Ku.vlse,  Eoban  IIessus,  Gotha.  1879. 


LA    GROSSIÈRETÉ    DE    LANGAGE    DE    LUTHER        99 

un  abus  da  temps,  mais  ce  sont  les  institutions,  c'est 
la  papauté,  c'est  l'Ecriture  elle-même  qui  y  sont  at- 
taquées d'une  façon  burlesque  et  grossière.  La  Vierge 
Mari(!  y  est  comparée  à  Sémélé,  mère  de  Bacchus. 
Le  tout  est  mêlé  de  mordantes  personnalités  et  de  ca- 
lomnies atroces.  Enfin  l'on  trouve  dans  ce  pamphlet 
le  ton  môme  dont  souvent  Luther  se  servira  plus 
tard. 

Mais  que  pense- t-il  à  cette  époque  et  comment  ap- 
précie-t-il  les  «  Epitres   )>  ') 

Dans  le  courant  de  i5i6,  son  confrère  d'Erfurt, 
Jean  Lang,  lui  adresse  une  fausse  supplique  au  Pape, 
dans  laquelle  on  réclamait  contre  les  «  sophistes», 
c'cst-à  dire,  les  théologiens.  A  la  perfide  supplique, 
était  joint  un  prétendu  décret  du  Pape,  dans  le  même 
ton. 

Luther  lui  répond,  le  5  octobre  i5i5  :  c  Ces  inep- 
»  lies  que  tu  m'as  envoyées,  au  sujet  de  supplica- 
»  tions  au  Souverain  Pontife  contre  les  théologastres, 
»  sont  manifestement  le  produit  d'un  talent  peu  me- 
»  sure,  et  sentent  le  même  vase  que  les  Epitres  des 
))  hommes  obscurs  j). 

Il  écrit  dans  le  même  temps  au  secrétaire  de  V Elec- 
teur de  Saxe,  Spalatin  :  «  La  supplique  contre  les 
»)  théologastres  témoigne  qu'elle  a,  pour  auteur,  le 
»  même  (ou  un  semblable)  histrion  que  les  Epitres  des 
n  hommes  obscurs.  J'approuve  son  vœu,  mais  non 
»  son  ouvrage,  car  il  ne  sait  pas  éviter  les  injures  el 
»  les  outrages  fa).  )> 

A  cette  époque,  Luther  ne  songeait  pas  encore  à  se 

(  I  )  E>'DEr.s,  LeUrcs,  î.  60. 

(3)  Id.,  I,  62,  cité  par  Demïle,  l'on  a  emprunté  largement 
k  cette  source  (p.  127  et  suiv.). 


100  LUTHER   ET   LE   LUTHÉRANISME 

séparer  de  l'Eglise,  bien  qu'il  admît  déjà  son  grand 
principe  sur  la  justification  par  la  foi  seule. 

Il  voyait  les  abus  trop  réels  qui  souillaient  l'Eglise, 
et  comme  tant  d'autres,  depuis  bien  des  années,  il  en 
désirait  la  Réforme,  mais  il  n'admettait  pas  que  l'on 
condamnât  tout  un  corps  pour  les  excès  de  quelques 
membres.  Il  écrivait  dans  son  Commentaire  sur 
l'Epitrc  aux  Romains  : 

((  Considère  tous  les  états  en  particulier.  Dieu  n'en 
»  abandonne  aucun  au  point  de  ne  pas  y  laisser  quel- 
))  ques  sujets  bons  et  honnêtes  pour  couvrir  les  hontes 
»  des  autres.  Ainsi...  les  bons  prêtres  protègent  les 
»  mauvais.  Les  moines  indignes  sont  honorés  à  cause 
»  des  dignes.  Mais  voici  que  les  hommes  insensés  se 
»  soulèvent  contre  le  corps  tout  entier,  comme  s'ils 
»  étaient  eux-mêmes  purs  et  sans  tache,  tandis  que 
»  devant,  derrière  et  au  dedans  ils  ne  sont  qu'un 
»  marché  et  une  exposition  de  pourceaux  et  de 
»  truies  (i).  » 

Quelques  pages  plus  loin,  il  s'élève  de  nouveau  avec 
énergie  contre  ceux  qui  ce  attaquent  âprement  les 
»  prêtres,  les  moines,  les  femmes,  et  reprochent  à 
»  tous  le  péché  d'un  seul  »  . 

Pour  donner  une  idée  de  son  style,  à  cette  date  de 
i5i6,  il  faut  citer  ces  lignes,  difficiles  à  traduire  : 
Rcspondetur  :  Nunquam  lu  matri  in  sinum  fccisti  rjuad 
maie  olerel?  Aut  nunc  etiam  nusquam  sordes  ?  Aut 
nullibi  memhrorum  putes  ?  Quod  si  tam  parus  es,  mi- 
runi  quod  apothecarii  te  non  jam  olini  emerint  pro  bal- 
samario,  quando  nonnisi  balsan^um  ar onialisans  tu  es. 


(3)  Ep.  ad  Rom.,  fol.  281,  ce  passage  est  en  latin,  naturelle- 
ment. 


LA  GROSSIÈRETÉ  DE  LANGAGE  DE  LUTHER   101 

Si  mater  tua  sic  iihi  fecisset,  a  proprio  steirorc  con- 
sumplas  fuisses  (i)  ! 

Ces  quelques  citations,  empruntées  aune  période  où 
Luther  était  relativement  calme,  peuvent  nous  servir 
de  point  de  départ  dans  notre  étude  sur  la  grossièreté 
de  son  langage. 

Il  ne  recule  pas,  même  alors,  devant  un  mot  un 
peu  libre,  mais  son  ton  n'a  rien  qui  tranche  sur  les 
habitudes  du  temps,  et  il  désapprouve  nettement  les 
injures  qui  attaquent  une  institution  tout  entière,  les 
calomnies  qui  souillent  injustement  un  adversaire,  les 
fureurs  qui  ne  servent  qu'à  pallier  l'absence  d'argu- 
ments pour  la  cause  que  l'on  soutient. 

Mais  laissons  passer  quelques  années.  En  1017, 
survient  la  querelle  des  indulgences  qui  se  prolonge 
en  i5i8  ;  en  laig,  Luther  a  le  dessous  dans  la  fa- 
meuse dispute  contre  Jean  Eck,  à  Leipzig.  En  1020, 
il  est  condamné  par  le  Pape,  et  sa  rupture  avec  Rome 
est  consommée.  C'est  alors  qu'il  faut  mesurer  les 
changements  intervenus  dans  ses  manières  et  son  lan- 
gage. 


II 


Avant  d'avoir  connaissance  de  la  Bulle  qui  le  con- 
damnait et  qui  se  préparait  en  ce  moment-là  même, 
Luther  écrit  à  Spalatin  (commencement  de  juin  1620)  : 
«  Je  pense  qu'ils  sont  tous  devenus  fous  à  Rome,  tous 
»  sont  violents,  inconsidérés,  sans  cervelle  !  ce  ne 
»  sont  que  des  bûches,  des  pierres,  des  démons  (2).  » 
Quelques   jours     plus   tard,   une    seconde    lettre  au 

(i)  Epist.  ad  Rom.,  fol.  28G  (De>'ifle). 

fa)  De  Wette,  Martin  Lulher's  Bricfc,  i,  /|53. 


102  LUTHER   KT   LE  LUTHÉRANIS5IE 

même,  contient  ces  paroles  décisives  :  «  Le  sort  en  est 
»  jeté,  je  méprise  la  fureur  et  la  faveur  des  Romains  ; 
»  je  ne  veux  plus  de  réconciliation  ni  de  communica- 
»  tion  avec  eux  pour  lEternité  (  i    !  » 

Luther  se  sentait  alors  appuyé  par  les  chevaliers  ré- 
volutionnaires, comme  le  fameux  Franz  de  Sickingen 
et  Sylvestre  de  Schaumbourg.  aussi  écrit-il  à  l'un  de 
ses  confrères  :  «  Désormais  je  ne  crains  phis  rien  :  je 
»  suis  en  train  de  publier  en  allemand  un  livre  sur  le 
»  Pape  2)  et  sur  la  réforme  de  la  société  chrétienne. 
»  J'y  attaque  le  Pape  de  la  manière  la  plus  violente,  et 
»  je  vais  jusqu'à  l'assimiler  à  l'Antéchrist.  » 

Ces  dispositions  expliquent  assez  dans  quels  senti- 
ments Luther  reçut,  en  novembre  ijao,  la  Bulle  du 
Pape,  et  l'on  ne  s'étonne  plus  de  le  voir  brûler  solen- 
nellement cette  Bulle,  ainsi  que  le  Droit  canon,  sur  la 
place  de  Wittemberg  (10  décembre  i52o). 

Désormais  le  Pape  n'est  plus  pour  lui  qu'un  être  in- 
fâme. Il  le  compare  à  Hérode  (3).  Quand  on  lui  de- 
mande de  se  rétracter,  il  répond  :  a  Voici  quelle  sera 
«  ma  rétractation  :  jusqu'ici,  j'ai  appelé  le  Pape,  le  re- 
»  présentant  de  Jésus-Christ  ;  maintenant  je  me  ré- 
))  tracte  et  je  dis  :  le  Pape  est  l'ennemi  de  Jésus-Christ, 
«  le  Pape  est  l'Apôtre  du  diable  (/i)  !  » 

Après  la  diète  de  Worms,  où  il  refuse  en  effet  toute 
soumission,  Luther,  comme  on  sait,  fut  enlevé  par  des 
amis,  et  caché  à  la  AVartbourg.  C'est  de  là  qu'il  écrit 
son  traité  sur  ['Abus  des  messes  (automne  i52i  .  Dans 
ce  pamphlet  virulent,  il  apostrophe  les  prêtres  en  ces 

(i)  It.,  I,  466,  469,  475. 

(2)  C'était  le  Manifeste  à  la  noblesse  citrctienue  d'Allemagne 
(août  i520). 

(3)  Sermon  de  l"EpipIianic.  lôai. 

(4;  Lettre  du  24  mars  1Ô21  (t)E  Wette,  i,  58ol 


LA  GROSSIÈRETÉ  DE  LANGAGE  DE  LUTHER   103 

termes  :  «  D'où  sortez-vous  donc,  prêtres  des  idoles, 
»  vous  n'êtes  que  des  voleurs,  des  brigands,  des  blas- 
»  phémateurs  de  l'Eglise!...  Il  vaudrait  bien  mieux 
))  être  bourreau  ou  malfaiteur,  que  prêtre  ou  moine. 
»  Le  Pape,  ce  pourceau  de  Satan,  a  fait  du  sacerdoce 
»  un  bouillon  d'iniquité.  » 

Mais  c'est  contre  ceux  qui  osent  l'attaquer  ou  le 
l'éfuter,  qu'il  épanche  tout  le  trésor  si  riche  de  ses  in- 
vectives. Les  théologiens  de  Cologne,  ceux  de  Paris, 
qui  l'ont  condamné,  Syloestre  Prieras,  Latorniis,  sont 
pour  lui  des  gredins,  des  gens  sans  pudeur,  qui  s'at- 
tachent au  diable,  «  comme  la  crotte  aux  roues  ».  «  Il 
n'y  a  que  des  asini  asinissimi  qui  écrivent  contre  moi  » 
s'écrie-t-il.  Il  appelle  les  théologiens  de  Louvain  ((  ânes 
»  grossiers,  truies  maudites,  misérables  fripons,  panses 
»  de  blasphème,  incendiaires  altérés  de  sang,  fratti- 
»  cides,  pourceaux  grossiers,  porcs  épicuriens,  héréti- 
»  qucs  et  idolâtres,  vaniteux  païens  damnés,  maîtres 
»  de  mensonges,  mares  croupies,  bouillon  maudit  de 
»  l'enfer  !  »  Quant  i\  la  faculté  de  Paris,  elle  est  «  la 
»  syiHigogue  damnée  du  diable  ;  elle  est  rongée  depuis 
»  le  sommet  de  la  tête  jusqu'à  la  plante  des  pieds  par 
»  la  lèpre  blanche  ;  elle  est  atteinte  par  la  pire  des  hé- 
»  résies...  C'est  la  plus  abominable  gourgandine  in- 
»  tcUectuelle  qui  ait  jamais  paru  sous  le  soleil,  la  vraie 
))  porte  de  l'enfer,  la  maison  de  filles  publiques  du 
»  Pape,  etc.  (i).  » 

Parlant  une  autre  fois  des  Universités  en  général,  il 
s'écrie  :  «  Avec  une  libéralité  cruelle  nous  avons  pré- 
»  paré  des  rentes  aux  marionnettes  du  diable  et  aux 
»  fantoches  des  Universités,  à  tous  ces  docteurs,  pré- 

(i)  Cf.  Ja>ssex,  op.  cit.,  II,  2o4,  note  2.  Baudrillart, 
VEijUsc  calh.,  la  Rcn.,  le  ProL,  p.  126. 


104  LUTHER    ET   LE   LUTHÉKAXISME 

«  dicateurs,  prêtres,  moines,  maîtres-cs-arts,  gros  et 
))  grossiers  ânes  gras,  dont  les  barrettes  brunes  et 
»  rouges  font  l'effet  d'un  collier  d'or  et  de  perles  sur 
»  le  cou  d'un  porc  bien  engraissé  (i).  » 

Dans  sa  colère,  le  réformateur  ne  respecte  plus  rien. 
Il  aime  à  jouer  misérablement  sur  les  noms  de  ses  ad- 
versaires, et  à  les  travestir  grossièrement.  C'est  ainsi 
qu'il  appelle  son  ancien  maître,  le  vénérable  et  cou- 
rageux Barthélémy  dUsingen,  d'Erfurt  :  Unsîngen 
(non-sens).  De  Cochlœus,  il  fait  un  mot  qui  signifie: 
cuiller  morveuse  ;  du  nom  de  Sclialz  geyer,  moine 
franciscain,  il  fait  :  Schatz  fresser  (mange -trésors). 
Lorsque  le  fameux  Crofus  R  ni n  an  as,  l'un  des  auteurs 
des  Epîtres  des  bommes  obscurs,  s'est  détacbé  d'un 
parti  qui  avait  roulé  dans  le  schisme,  Lutber  l'appelle  : 
«  lèche-assiettes  du  cardinal  de  Mayence,  le  docteur 
»  Krôte  (crapaud)  ». 

11  s'amuse  à  appeler  jiirisperdifl,  au  lieu  de  juris- 
pcrifi,  les  canonistes  ;  au  lieu  de  :  crimen  Iscsk  majes- 
tatis  conlre  la  Sainte- Ecriture,  il  écrit  : //m^/î  crœsœ 
majestatis.  Quand  il  parle  des  Décrétales,  il  écrit: 
Drecketale  (de  Dreck  :  fumier,  crotte)  (2). 

Il  se  vante,  une  autre  fois,  d'avoir  pu  consacrer  un 
évêque  de  ^Saumburg  «  sans  chrême,  et  aussi  sans 
»  beurre,  saindoux,  lard,  onguent,  encens,  charbons 
))  et  tout  ce  qu'il  y  a  de  grande  sainteté  de  ce 
»  genre  ». 

En  i52i,  il  édite  et  répand  une  prétendue  instruc- 
tion du  provincial  dominicain  Bab,  dans  un  couvent 
de  femmes,  avec  des  notes  à  sa  façon.  A  ces  mots  du 
sermon  :  «  Dieu  se  choisit  çà  et  là  en  particulier  les 

(1)  Id.,  p.  206. 

(2)  Demfle,  loco  citato. 


LA  GROSSIÈRETÉ  DE  LANGAGE  DE  LUTHER   105 

»  vierges  »,  Luther  glose  ainsi  qu'il  suit:  Ul  palet 
X  hb.  Physicoriun  et  Esopi,  lih.  V.  Or,  l'on  sait 
que  la  Physique  d'Aristote  n'a  que  huit  livres,  et  les 
fables  d'Esope,  un  seul  (i). 

Un  peu  plus  loin,  le  même  sermon  est  ainsi  conçu  : 
))  et  parce  que  la  jeune  fille,  qui  fait  maintenant  pro- 
y)  fession,  sur  l'exemple  de  la  hienheureuse  Vierge, 
))  qui  la  première  a  fait  le  vœu  de  virginité...  etc.  » 
»  et  Luther  ne  rougit  pas  de  mettre  en  note  :  parce 
»  que  la  bienheureuse  Vierge  était  une  nonne  et  Jo- 
»  scph  était  son  abbesse...  rûnc  son  conjcsscnr  et  prc- 
»  dicateur  (2)  ». 

Un  sujet  assez  fréquent  des  plaisanteries  stupides  de 
Luther  est  l'expression  du  fameux  canon  de  Latran  : 
omnis  iitrhisque  sexas. 

Dès  mars  1020,  il  approuve  ceux  qui  traduisaient  : 
«  Ceux  qui  ont  l'un  et  l'autre  sexe,  c'est-à  dire  les 
n  hermaphrodites,  doivent  seuls  confesser  leurs  pé- 
»  chés.  »  L'année  suivante,  il  écrivait  dans  le  même 
ton  :  «  Le  Pape  commande  à  tous  les  chrétiens, 
hommes  et  femmes  — peut-être  crai(jnait-il  qu'il  n'y 
eut  des  chrétiens  ni  hommes  ni  femmes  —  arrivés  à 
l'âge  de  raison,  de  se  confesser.  » 

»  En  vertu  de  ce  noble  commandement,  même  les 
))  enfants  et  les  innocents  doivent  se  confesser  s'ils 
»  veulent  rester  hommes  ou  femmes,  autrement  peut- 
»  être  que  le  Pape  les  en  empêcherait  '^3).  » 

(i)  Cotte  sotte  plaisanterie  est  imitée  des  Epîlrcs  des  liommes 
obscurs  que  Lullier,  nous  l'avons  dit,  attribuait  en  i5i5,  à  «  un 
histrion  ;>. 

(2)  Cité  par  Denh-le,  loc.  cit.,  d'après  un  exemplaire  original 
du  Vatican,  avec  le  titre  :  Excmplam  ihcologiœ  et  doctrlnx  papis- 
licœ. 

(3)  Nous  adoucissons  le  texte  qui  est  obscène.  Cf.  Denifle, 
loc.  cit. 


106  LUTHER   ET   LE   LUTHÉRANISME 

En  1537,  dans  ses  notes  marginales  à  une  bulle  de 
Paul  III,  il  écrit  encore  :  Ergo  qui  non  sunt  liermn- 
phroditœ.  ad  hos  non  pertinent  ista  vcrba  papœ  {sin- 
fjulos  iitrinsqiie  sexus).  C'est  de  là  que  vient  le  nom 
odieux  qu'il  donne  souvent  à  l'Eglise,  avec  des  com- 
mentaires d'une  obscénité  horrible  :  d'église  dlicr- 
maplirodiles. 

Luther  ne  tarit  pas  non  plus  sur  la  doctrine  du 
mérite  des  bonnes  œuvres.  Il  écrit  en  i52i  :  «  Si  la 
»  piété  consistait  à  monter  à  l'autel,,  tu  pourrais  rendre 
»  pieux  même  une  truie  et  un  chien  (i).  » 

Parlant  des  moines,  il  écrit  en  i53i  :  «  Ce  serait 
»  dommage  qu'un  tel  bétail  de  pourceaux  pût  boire 
»  du  muscat,  manger  et  se  réjouir.  Laisse-les  donc 
»  enseigner  et  croire  par  exemple  que  celui  qui  lâche 
»  un  p...  en  rochet,  fait  un  péché  mortel,  et  qui  fait 
»  de  même  à  l'autel  est  un  damné.  Ou  encore  parlons 
»  de  leur  grand  article  :  qui  se  lave  la  bouche  avec  de 
»  l'eau  et  avale  une  goutte,  ce  jour-là  ne  peut  célé- 
»  brer  la  messe  :  qui  laisse  la  bouche  ouverte  et  avale 
»  un  moucheron,  ne  peut  recevoir  ce  jour-là  le  Sacre- 
»  ment,  et  tous  autres  articles  splendides,  excellents, 
»  sublimes  en  nombre  infini,  sur  lesquels  est  fondée 
»  leur  Eglise  de  pourceaux  [2).  » 

Luther  ne  recule  pas,  comme  nous  l'avons  déjà  vu, 
devant  les  pires  obscénités.  Il  parle  dans  une  lettre  in- 
time à  un  prêtre  apostat  comme  lui,  marié  comme  lui, 

(t)  Ces  deux  noms  d'animaux  accolés  forment  l'une  des  ex- 
pressions favorites  de  Luther,  peut-être  empruntée  des  Grecs, 
chez  qui  c'était  un  proverbe  de  dire  d'une  chose  facile  :  Kàv 
X'jwv  xà'v  'ùî  -finir,  [CL  Pl.vton,  Lnrhh,  p.  19(3-197  C).  Sur 
l'emploi  du  mot  Iruie,  chez  Luther,  Cf.  De>ufle,  055,  77^,  775, 
820  surtout. 

(3)  Erl.\nge>.  tome  XXV,  70. 


LA  GROSSIÈRETÉ  DE  LANGAGE  DE  LUTHER   107 

l'infortune'  Spaladn,  de  safemmeCalherinc,  enfermes 
si  révoltants,  que  Ion  ne  pourra  les  citer  plus  loin 
qu'en  latin.  Cette  lettre,  éditée  récemment  par  Enders, 
n'avait  pas  été  produite  entièrement  par  les  éditeurs 
anciens,  Aurifaber  et  de  Wette  (i). 

Une  autre  fois,  il  joue  sur  les  mots  «  nonne  »  et 
((  moines  »  dont  il  feint  d'ignorer  l'étymologie  si  con- 
nue (2)  et  qu  il  explique  ainsi  :  IS'onnx  sic  appcllanlur 
a  germanismo,  quia  casirata  sues  sic  vocantur,  siciit 
monaclii  ab  erjuis,  et  il  ajoute  en  allemand  ce  que 
l'on  n'ose  traduire  :  Aber  sic  siiid  nicht  redit  jelieilel, 
miissen  cbcnso  ivohl  Driiche  trajen  ivie  andcre  Lcutc. 
(Bruche,  mot  du  temps:  culottes  . 

En  lo'io,  il  parle  ainsi  des  étudiants  de  AVittcm- 
berg  :  «  Ils  sont  nombreux  ici,  mais  l'on  n'en  trouve- 
»  rait  pas  un  seul  qui  voulût  se  laisser  oindre  (pour  être 
»  prêtre)  et  ouvrir  la  bouche  pour  que  le  Pape  y  fasse 
»  dedans  sa  m...  » 

Après  cela_,  l'on  peut  s'arrêter,  et  peut-être  trouvera- 
t-on  que  nous  avons  trop  longuement  insisté  sur  de 
pareilles  ignominies.  Mais  il  faut  se  persuader  que  les 
faits  que  l'on  vient  de  citer  ne  sont  qu'une  minime 
partie  de  ceux  que  l'on  pourrait  produire,  afin  de  se 
l'aire  quelque  idée  de  la  violence  et  des  grossièretés  du 
réformateur. 

11  nous  reste  à  dire  maintenant  quelle  impression 
de  tels  excès  de  plume  et  de  langage  ont  produite  sur 
les  contemporains  tant  amis  qu'adversaires. 


(i)  Er^Dcn?.  Y,  279.  ^  oir,  ci-après:  Le  mariage  et  la  virqi- 
nitc,  etc. 

(a)  Le  mot,  nonne,  était  donné  au  iv°  siècle  aux  religieuses  de 
Tabcnncs  (Haute-Egypte)  ;  il  signifie  :  dame,  dans  le  langage  du 
pays. 


108  LUTHER   ET   LE   LUTHÉRANISME 


III 


Dès  le  principe,  les  écrivains  catholiques  repro- 
chèrent à  Luther  ses  fureurs  contre  lEglise. 

Dans  une  réfutation  raisonnée  du  «  Manifeste  à  la 
noblesse  allemande  )),paru  en  août  1020,  le  moine 
franciscain,  Thomas  Marner,  reconnaît  franchement 
les  abus  et  les  décrit  longuement  :  annates,  droit  de 
pallium,  commendes.  etc.  mais  il  ajoute,  en  s'adressant 
à  Luther  :  «  J'aurais  cru  que  loi,  qui  soupires  avec  tant 
»  de  ferveur  après  un  concile,  tu  t'en  remettrais  au 
y>  Saint-Esprit,  du  soin  d'améliorer  et  de  rectifier  tous 
;)  les  abus,  toutes  les  difformités  de  l'Eglise.  Cepen- 
»  dant  tu  laisses  de  côté  un  chemin  si  simple,  si  droit, 
»  si  légal  et  tu  n'as  à  la  bouche  que  des  paroles  de 
»  menace!...  Je  dirai  en  toute  sincérité  que  jamais 
»  goujat  ou  gâte-sauce  n'a  été  interpellé  d'une  façon 
i^  plus  odieuse  que  le  Pape  par  toi,  et  quand  même  il 
»  serait  un  homicide  et  le  pire  scélérat  de  tout  l'uni- 
»  vers,  on  n'aurait  pas  cependant  le  droit  de  le  traiter 
»  d'une  manière  si  abominable.  » 

»  Les  discours  violents  de  Luther,  poursuit  Murner, 
»  mènent  droit  au  Biindschuh  (i),  à  une  révolution 
»  furieuse,  insensée,  radicale  (2).  » 

Plus  tard,  quand  les  fureurs  de  Luther,  loin  de  se 
calmer,  devinrent  de  plus  en  plus  écœurantes,  un 
homme  qui  l'avait  d'abord  approuvé  dans  son  mouve- 

(i)  Le  Bundsclmh  (soulier  lacé)  était  le  signe  de  ralliement 
des  ((  jacqueries  »  allemandes.  On  sait  que  cette  prophétie  de 
Murner  se  réalisa  trois  ans  plus  tard,  par  le  sanglant  mouvement 
de  iSaA,  si  durement  réprimé  en  juin  i525. 

(2)  Ja>sse>-,  II,  i3l  et  suiv. 


LA  GROSSIÈRETÉ  DE  LANGAGE  DE  LUTHER   109 

ment  de  reforme,  le  Nurembergeois  Willibald  Pir- 
khcimer,  comme  Erasme  l'un  des  précurseur?  du  pro- 
testantisme, effrayé  des  excès  de  langage  du  nouveau 
«  prophète  (i)  »,  crut  pouvoir  y  reconnaître  la  preuve 
d'une  véritable  aliénation  nwnlale  ou  d'une  possession 
du  démon  ^2). 

V.  Dans  les  écrits  catholiques  et  les  correspondances 
du  temps,  dit  Janssen,  on  retrouve  fréquemment 
exprimée  cette  opinion  de  Willibald  Pirkhcimer  qui 
affirmait  que  pour  jurer  et  maudire  avec  une  telle 
rage,  Luther  était  certainement  possédé  du  dé- 
mon (3).  )) 

Cette  impression  de  dégoût,  produite  sur  l'huma- 
niste Pirkheimer,  se  manifeste  aussi  dans  le  revire- 
ment de  la  plupart  des  partisans  et  précurseurs  de 
Luther,  et  spécialement  dans  les  regrets  souvent  expri- 
més du  célèbre  Erasme  Cj),  dans  les  plaintes  de  Ma- 
tian,  d'Erfurt,  de  Crotus  Kubianus  et  surtout  du  grand 
jurisconsulte  de  Fribourg,   Ulrich  Zasius. 

Celui-ci  écrivait  à  l'un  de  ses  élèves,  Thomas  Blarer, 
le  21  décembre  1021  : 

((  C'est  l'Esprit,  diras-tu,  qui  nous  conduit  et  nous 
))  inspire!  L'Esprit  !  dis-moi,  mon  Thomas,  quel 
»  esprit?  Est-ce  donc  l'Esprit  qui  vous  inspire  tant 
»  d'injures,  tant  d'abominables  outrages?  o 

Une  autre  fois,  il  écrit  à  Boniface  Amerbach  : 
t'  Luther,  dans  son  délire  impudent,  interprète  l'Ecri- 

(1)  C'était  le  nom  qu'on  lui  donnait  souvent,  et  qu'il  porte 
sur  des  médailles  du  temps.  C'était  aussi  «  le  troisième  Elie,  le 
second  Samuel,  etc.  ». 

(2)  «  Adeo  ut  plane  imanire  vel  a  demonio  agilari  videatur.  » 
Lettre  à  Kilian  Leib.  Dullinger,  Rcfonnalioii,  I,  533-534. 

(3)  Janssen,  III,  5go. 

(4)  Cf.  Op.,  III,  641-642,  ép.  072. 


110  LUTHER    ET   LE   LUTHÉRANISME 

»  ture  tout  entière,  l'Ancien  et  le  Nouveau  Testament, 
))  depuis  le  premier  chapitre  de  la  Genèse,  jusqu'à  la 
))  dernière  syllabe,  dans  le  sens  d'une  perpétuelle  me- 
»  nace  et  malédiction  contre  les  Papes,  les  évêques  et 
»  les  prêtres.  Il  semble  qu'à  travers  les  siècles,  Dieu 
»  n"ait  eu  d'autre  affaire  que  de  tonner  contre  le 
»  clergé  !  »  —  «  L'esprit  de  Luther,  dit-il  ailleurs, 
»  engendre  la  haine,  la  discorde,  les  émeutes,  les  rcs- 
»  sentiments,  les  meurtres  !  » 

Dans  une  lettre  du  3o  août  i53o,  adressée  au  duc 
Albert  de  Prusse,  Grotus  exprime  les  mêmes  plaintes  à 
l'égard  de  Luther  :  «  Il  y  aurait  remède  au  mal,  dit-il, 
))  si  les  Luthériens  renonçaient  à  injurier  avec  tant  d'in- 
»  solence  les  savants  docteurs  et  pieux  personnages  du 
»  passé  ;  au  lieu  de  cela,  ils  ne  cessent  de  les  insulter 
»  de  la  manière  la  plus  grossière,  comme  s'ils  n'eussent 
))  été  que  des  idiots  et  des  insensés.  » 

L'indignation  des  catholiques  croissait  encore, 
quand  ils  entendaient  Luther  déclarer,  par  un  blas- 
phème Insupportable,  que  toutes  ses  injures  sont  imi- 
tées de  saint  Paul  (i),  ou  encore  que  «  sa  bouche  est 
la  bouche  même  du  Ghrist  »,  qu'il  est  «  certain  que  sa 
parole  n'est  pas  la  sienne,  mais  celle  du  Ghrist  lui- 
même  (2).  » 

Le  savant  Gochkuus  n'avait-il  pas  raison  alors  de 
lui  répondre  : 

((  Jésus-Ghrist  ne  nous  a  jamais  indiqué  le  chemin 
»  oii  tu  marches  avec  tant  d'emportement  et  d'orgueil. 
»  Il  ne  nous  a  jamais  parlé  d'Antéchrist,  de  fdles  pu- 
»  bliques,  de  repaires  du  diable,  de  forfaits  liideux  ; 
))  il  ne  s'est  pas  servi  des  injures  grossières  que  lu  pro- 

(i)  LcUre  à  Lbili,  kj  août  i.'Sao. 

(aj  EuLANGEN,  loine  XXll,  p.  43-5(). 


LA  GROSSIÈRETÉ  DE  LANGAGE  DE  LUTHER   111 

»  fères,  parlant  sans  cesse  en  outre  de  glaive,  de  sang, 
»  de  mains  meurtrières.  0  Luther,  jamais  l'exemple 
»  du  Christ  n'a  pu  te  tracer  une  pareille  voie,  car  le 
»  Christ  était  doux  et  humble  de  cœur  !  Tu  accables 
»  l'Eglise  d'injures,  tu  la  diffames  publiquement  de- 
»  vant  le  monde  entier,  aux  yeux  des  chrétiens,  des 
»  hussites,  des  juifs  ;  tu  ne  cesses  de  l'outrager  par 
»  mille  petits  libelles,  et  tu  t'élèves  non  seulement 
»  contre  tes  frères,  mais  contre  le  Père  commun  des 
»  lidèles,  contre  le  Pontife  suprême  de  Dieu  !  » 

Il  était  inévitable  que,  dans  leurs  récriminations, 
quelques-uns  des  adversaires  de  Luther  en  vinssent  à 
des  violences  analogues  aux  siennes,  et  rendissent  in- 
jure pour  injure. 

C'est  ainsi  que  le  théologien  Sylvestre  Prierias,  qu'il 
avait  beaucoup  insulté,  l'appelait  à  son  tour  :  a  un  lé- 
»  preux  spirituel,  un  homme  à  la  tête  d'airain,  qui 
»  sans  doute  eût  été  un  ardent  panégyriste  de  l'iudul- 
»  gence,  si  le  Pape  lui  eût  donné  i.n  bon  évêché,  ou 
»  bien  une  indulgence  plénière  pous  l'établissement  de 
»  son  Eglise  (i)  ». 

Ses  opinions  étaient  d'autres  fuis,  d'ailleurs  fort 
justement,  qualifiées  d'audacieux  mensonges,  lui-^ 
même  appelé /ra/ey  ou  paler  potator,  ivrogne,  ribau4 
ou  même  carrément,  comme  on  l'a  vu  plus  haut,  «  fou 
et  possédé  ». 

Thomas  Moriis,  le  célèbre  et  infortuné  chancelier 
d'Angleterre  mort  sur  l'échafaud  en  i53i,  le  nommait 
lalrinarius  nebulo  qui  nihil  in  capite  concipit  prœter 
slultitids,  farorcs,  amendas  ;  qui  nihil  hahcl  in  are  prœ- 
ler  latrinas,  merdas,  stercora  (•2)  / 

(i)  JA^SSEN,  II,  102,   note  i. 

(3)  Cf.  HoFLER,  Adrien  VI,  067-368. 


112  LUTHER    ET    LE    LUTHÉRANISME 


IV 


Parmi  les  amis  et  les  partisans  de  Luther,  les  im- 
pressions n'étaient  pas  beaucoup  plus  favorables  que 
celles  que  nous  venons  de  voir  chez  les  catholiques. 

Quelques  mois  après  s'êtreéchappé  de  la  Wartbourg. 
pour  revenir  à  Wittemberg,  Luther  avait  publié  son 
virulent  pamphlet  intitulé  :  Contre  lêial  faussemenl 
appelé  ecclésiastique  (la  Pape  et  des  écêques  (juin  102 2). 
Son  but  était,  disait-il,  de  chasser  de  la  bergerie  «  les 
grands  loups  »,  c'est-à-dire  lesévêques.  Naturellement 
il  les  accable  d'injures  :  a  Saint  Pierre,  écrit-il,  les 
»  appelle  la  honte  et  l'ordure  du  monde  !  Ils  sont 
»  noyés  et  enfonccsdans  la  matière,  hommes  charnels, 
»  êtres  sensuels,  bestiaux  !...  Ce  ne  sont  pas  des 
))  évoques,  mais  des  pantins,  des  idoles  sans  intelli- 
»  gence,  des  marionnettes,  des  idiots...  Ce  sont  des 
»  loups,  des  tyrans,  des  lueurs  d'âme,  des  apclres  de 
))  l'Antéchrist  !...  Le  porc,  le  cheval,  le  bois,  la  pierre 
»  ne  sont  pas  plus  insensés  que  nous  ne  l'avons  été  en 
»  subissant  le  joug  du  Pape.  »  Luther  se  déclare  en 
outre  prêt  à  le  prouver  par  l'Ecriture  et  il  ajoute  : 
«  les  couvents  sont  de  bien  plus  mauvais  lieux  que  les 
»  maisons  publiques,  les  tavernes  et  les  repaires  d'as- 
»  sassins  !  (i)  » 

Ces  outrages  révoltent  8])«/a/m  lui-même,  qui  fait  à 
Luther  quelques  représentations  sur  la  violence  de  sou 
langage.  Mais  Luther  lui  répond  le  20  juin  :  «  Ne 
«  crains  rien,  ni  n'espère  pas  que  je  les  épargnerai  : 

(i)  Erlaxgen,  tome  XWIII,  i4 2-301,  certains  passages  sont 
intraduisibles  (p.  lôS-iôg-iGS).  On  trouvera  d'autres  exemples 
dans  BossuET,  Hist.  des  Varialions. 


LA  GROSSIÈRETÉ  DE  LANGAGE  DE  LUTHER   113 

»  s'ils  sont  atteints  par  des  émeutes  et  des  révolutions, 
»  cène  sera  pas  notre  faute,  mais  l'effet  de  leur  tyran- 
»  nie  et  des  destins.  » 

Deux  jours  plus  tard  (27  juin  i522),  il  écrit  à  Stau- 
pilz,  qui  lui  avait  reproche  aussi  ses  excès  en  lui  disant 
que  les  habitués  des  mauvaises  maisons  invoquaient 
ses  écrits  :  Qiiod  tu  scribis ,  réplique  Luther,  meajactarl 
ah  lis  qui  lupanaria  cohint  et  mulla  scandala  ex  recen- 
tioribu.-i  scriptis  meisorta,  ncque  miror  ncque  metuo. 

Dans  une  autre  lettre  adressée  à  un  inconnu  le 
28  août  1022,  Luther  témoigne  encore  du  scandale 
produit  par  ses  violences  et  il  répond  ainsi  :  «  Per- 
»  sonne  ne  doit  se  scandaliser  de  ces  injures,  la  jus- 
»  lice  doit  avoir  son  cours  ;  tous  ceux  qui  ne  sont  pas 
»  dignes  de  la  justice,  s'en  scandaliseront  et  tombe- 
»  ront,  comme  il  est  dit  dans  saint  Jean  (vi,  60).  » 
—  «  Je  ne  veux  plus  accepter  de  demi-mesures  :  je 
Y,  ne  veux  plus  plier,  ni  céder,  ni  me  soumettre  comme 
»  j'ai  fait  jusqu'ici,  fou  que  j'étais  !  (1)  » 

Avec  le  temps,  cet  endurcissement  ne  fait  que  s'ac- 
croître et  Luther  devient  insupportable  à  ceux  qui 
l'entourent.  Il  est  intéressant  de  connaître  sur  ce  point 
le  sentiment  de  Mélanchton  qui  vécut  toujours  à 
ses  côtés.  Nous  avons  pour  cela  un  document  très  cu- 
rieux, une  lettre  écrite  en  grec,  par  Philippe  Mé- 
lanchton à  son  ami  Gamerariusau  sujet  du  mariage  de 
Luther  (2). 

Mélanchton  se  plaint  amèrement  à  son  ami  de  la 
«  légèreté  »  et  de  la  bouffonnerie  âo  Luther  et  déclare 
que  lui  et  ceux  qui  l'entourent  ont  fait  souvent  des 
reproches  au  réformateur  à  ce  sujet. 

(i)  De  Wette,  II,  244. 

(a)  Publiée  par  Kmscii,  1900,  cf.   p.  11. 


114  LUTHER   ET    LE   LUTHÉRANISME 

Quant  au  mariage,  voilà  comment  il  l'explique: 
»  Luther  est  un  homme  exlrcmotnent  mohile  à'/r,p  ôj; 
))  |jLiX'.axa  vJitpr^i;^  et  les  religieuses  ont  employé  envers 
»  lui  toutes  sortes  de  ruses,  si  hien  (pi'elles  en  sont 
»  venues  à  hout.  La  cohabitation  l'a  elîrminc  et  cn- 
»  flamme  de  passion,  hien  cpie  ce  soit  un  hommeéner- 
»  gique  et  d'un  grand  caractère.  C'est  ainsi  qu'il  est 
»  tombé  dans  le  panneau.  »  Il  ajoute  qu'il  espère  que 
le  mariage  le  rendra  sérieux  (i)  (ùri  o  p(oç  ojtot-  ii[i- 

VÔT£   ^ÔV   Ct'JTÔv  Tlo(/jje'.). 

Beaucoup  plus  tord,  Mélanchlon  déplorait  encore 
les  emportements  do  Luther,  son  entêtement,  sa  pas- 
sion de  dominer  :  il  le  comparait  au  démagogne  Cléon 
et  se  plaignait  de  l'ignominieux  esclavage  auquel  il  se 
voyait  assujetti  (2). 

Après  de  tels  témoignages,  il  semble  bien  que  le 
P.  Dcniflc  ait  quelque  raison  de  s'étonner  que  des  au- 
teurs protestants  comme  Euchen  et  Ikuier  parlent  du 
«  sentiment  très  profond  »  de  Luther,  ou  soutiennent 
que  Luther  fut  trop  sensé  pour  se  perdre  en  sottises 
«  qui  devaient  apparaître  comme  des  profanations  à 
caractère  très  sérieux  (3)  !  » 

A  la  vérité,  cette  appréciation  n'est  pas  universelle, 
chez  les  prolestants,  et  l'on  peut  citer  des  historiens 
qui  ont  condamné  avec  force  les  violences  du  réfor- 
mateur. En  voici  quelques  exemples  empruntés  à  l'his- 
toire de  Janssen. 

Charles-Adolphe  Menzèl,  dans  son  u  Histoire  du 
peuple  allemand  depuis  la  Réforn"ie  «  (Brcslau,  i85/|), 
parlant    du    dernier  pamphlet  de    Luther  intitulé  : 

(i)  Cf.  Janssen,  II,  5G7,  note  /|, 

(2)  Janssen,  III,  SgS. 

(3)  Denifle,  loco  cit.  (Scurrilité  de  Liillicr).  Voir  pour  plus 
de  détails  encore,  p.  8i3  et  suiv. 


LA  GROSSIÉRETK  DE  LANGAGE  DE  LUTHER   115 

Contre  la  Papauté  fondée  à  Rome  par  le  diable  (i), 
s'exprime  en  ces  termes  :  u  Luther  se  complaît  clans 
»  des  invectives  pour  lesquelles  //  aurait  dû  ne  trouver 
»  point  de  plume,  encore  moins  de  presse.  Au  milieu 
»  de  ces  explosions  d'une  colère  passionnée,  des  signes 
»  évidents  de  décadence  se  font  jour  dans  son  langage 
»  et  nous  ne  pouvons  nous  empocher  de  regretter  que 
»  l'état  maladif  du  vieillard,  miné  par  tant  de  souf- 
»  frances  physiques  (la  pierre)  et  morales,  l'ait  pousse 
»  à  ce  dernier  ellbrt  {2).  » 

Dans  sa  Réforme  allemande  (Leipzig,  1872},  le  pro- 
testant Kahnis  avoue,  en  dépit  de  son  enthousiasme 
pour  Luther,  que  u  ses  écrits  controversistes  manquent 
»  de  logique,  de  suite,  de  calme,  d'impartialité,  de 
»  dignité,  de  mesure  »  et  que  «  hcaucoup  étaient  re- 
»  butés  par  le  ton  acéré,  les  reproches  rudes  et  gros- 
»  siers  qui  sous  sa  plume  se  changeaient  en  invectives 
»  brutales  ». 

Thiersch  [Esquisses  bio^/raptti(jues,'^ord\ingue,  1 8G9) , 
est  plus  sévère  et  plus  juste  aussi,  en  disant  :  «  Son 
»  langage  violent,  l'àprclé  de  ses  jugements,  l'amer- 
»  lume  de  ses  paroles  ont  beaucoup  contribué  à  rendre 
»  irrémédiable,  et  cela  de  nos  jours  encore,.\a  scission 
»  dont  il  est  l'auteur,  car  Luther  a  lé(jué  son  esprit  à 
))  ses  disciples.  Son  style  acrimonieux  a  été  d'un 
»  exemple  déplorable  pour  les  théologiens  luthériens 
»  qui  suivirent.  Comme  lui,  ils  s'imaginèrent  qu'inju- 
»  rier,  damner  était  le  signe  d'une  foi  robuste,  prou- 
»  vait  la  justice  de  la  cause  défendue  et  que  cetempor- 
»  tement  n'était  autre  chose  que  le  véritable  Zclus  Lu- 
))  theri,  l'héroïque  ardeur  du  nouvel  Elie  (3)  ». 

(t)  De  l'an  i545,  un  an  avant  la  mori  de  Luliier. 

(a)  Jansses,  III,  090. 

(3)  Jakssen,  II,  loi,  note  a. 


116  LUTHER   ET   LE   LUTHÉRANISME 

Ces  observations  ne  sont  que  trop  justes  et  l'on  ne 
peut  que  plaindre,  avec  Ho  fier  (i),  «  le  peuple  que  le 
réformateur  jugeait  digne  de  ses  propos  infâmes  ». 
Dans  cette  grossièreté  cynique,  Luther  n'a  pas  varié 
depuis  le  temps  de  sa  d  Réforme  »  et  de  la  découverte 
de  son  w  Evangile  ».  Son  esprit,  son  influence  ont 
contribué  largement  à  rendre  la  nation  grossière  et 
brutale.  L'Allemagne  fit  alors  en  peu  de  temps  des 
progrès  incroyables  dans  l'art  de  l'invective.  Le  poison 
de  la  haine  ihéologique  fut  inoculé  à  toutes  les  classes 
du  pays,  par  les  moines  apostats.  «  On  eut  dit,  con- 
clut Hôfler,  que  l'Allemagne  avait  recueilli  la  triste 
succession  de  Byzance.  » 


Mais  il  est  temps  de  recueillir  les  conclusions  de 
celte  rapide  étude.  Comme  on  le  voit,  Luther  a  eu 
deux  grandes  époques  dans  sa  vie  ;  il  y  a  le  Luther 
âîavant  et  le  Luther  d'après.  Le  premier  était  simple 
moine,  d'ailleurs  fort  à  plaindre,  nous  l'avons  dit,  étant 
entré  au  couvent  sans  un  examen  suffisant  de  sa  voca- 
tion, et  le  second  s'intitule  u  réformateur  ».  Entre  les 
deux  se  place  une  évolution  qui  se  réalise  de  i5i5  à 
i520  environ.  Dans  quel  sens  s'est  produite  cette  évo- 
lution, c'est  au  lecteur  d'en  juger. 

Mais  nous  pouvons  sur  ce  point  interroger  Luther 
lui-même  et  lui  demander  le  secret  de  ses  violences 
infâmes,  à  partir  du  temps  où  il  s'est  séparé  de 
l'Eglise. 

11  nous  le  livre  dans  celte  phrase  terrible  et  sugges- 
tive :   «  Puisque  je  ne  puis  prier,  je  puis  du  moins 

(i)  Adrien  YI,  Vienne,   1880  (p.  3oi-a). 


LA  GROSSIÈRETÉ  DE  LANGAGE  DE  LUTHER   117 

maudire  !  Au  lieu  de  dire  :  Que  ton  nom  soit  sancti- 
fié, je  dirai  :  Maudit,  honni  soit  le  nom  des  papistes  ! 
au  lieu  de  répéter:  Que  ton  règne  arrive,  je  dirai  :  Que 
la  papauté  soit  maudite,  damnée,  exterminée  !  Et  en 
réalité,  c'est  ainsi  que  je  prie  tous  les  jours  sans  re- 
lâche, soit  des  lèvres,  soit  du  cœur  (i)  »  / 

Une  autre  fois,  Luther  avoue  qu'il  est  continuelle- 
ment assailli  par  le  démon,  qui  lui  souffle  des  doutes 
sur  la  vérité  de  sa  doctrine,  et  il  nous  raconte  que 
pour  échapper  à  ces  combats  intérieurs,  il  avait  sou- 
vent recours  à  de  copieuses  libations,  au  jeu,  à  la 
plaisanterie,  ou  qu'il  cherchait  à  penser  à  une  jolie 
fdie,  ou  enfin  cherchait  à  exciter  en  lui-même  une 
violente  colère  (2),  Et  pour  ce  dernier  résultat,  il 
n'avait  qu'à  penser  à  l'Eglîse  et  au  Pape.  Quand  il 
éprouvait  de  la  difficulté  à  prier,  il  essayait  aussitôt  de 
se  représenter  le  Pape  «  avec  ses  ulcères  et  sa  ver- 
mine »  et  alors  son  cœur  «  brûlait  d'indignation  et  de 
haine  et  sa  prière  devenait  ardente  ». 

Cet  aveu  de  Luther  nous  amène  à  la  conclusion  qui 
termine  l'étude  précédente  sur  la  Genèse  du  système 
luthérien. 

L'abandon  de  la  prière,  nous  aurons  plus  d'une  fois 
l'occasion  de  le  répéter  et  l'on  nous  pardonnera  celte 
insistance,  la  négligence  dans  le  recours  à  Dieu,  voilà 
ce  qui  a  perdu  Luther  et  ce  qui  a  fait  de  lui  non  pas 
un  «  Réformateur  »  mais,  nous  pouvons  déjà  l'affir- 
mer, l'un  des  hommes  qui  ont  été  le  plus  malheureux 
et  qui  ont  fait  le  plus  de  mal  à  la  religion  et  à  la  civi- 
lisation elle-même  ! 

(1)  Jasssen,  Iî,  187  ;  Erla>gen,  Sdmmlliche  Werhe,  tome  XXV, 
p.  107-108  (vers  l'année  i53o). 

(3)  V.  DôLUNGER.  t.  III,  257;  EnLANGEN,  t.  LX,  ia4-i25; 
de  Wette,  IV,  188. 


QUATRIÈME  ÉTUDE 


LA    QUESTION    DE    SINCERITE    CHEZ   LUTHER 


Sommaire.  —  Double  sens  de  la  question  de  sincérité.  —  I.  Men- 
songes dans  les  négociations  suprêmes  avec  le  Pape  (iSiQ- 
1020).  —  Contre  h'  Pape  tout  est  permis  !  —  II.  Les  mensonges 
employés  pour  détruire  les  voeux  monastiques.  —  III.  Con- 
tradiction de  Luther  :  il  accuse  les  moines  de  trop  jeûner  et 
de  faire  trop  bombance.  —  Sa  haine  contre  le  clergé.  —  IV. 
Falsifications  de  l'Ecriture,  surtout  de  saint  Paul.  —  V,  L^n 
faux  attribué  à  Luther,  le  sermon  du  P.  Ràb.  —  YI,  Em- 
ploi systématique  du  mensonge  dans  l'apostasie  du  grand- 
maître  de  l'Ordre  leutonique  (i524)  —  à  la  diète  d'Augs- 
bourg(i53o).  —  Déloyauté  de  Mélanchton.  —  Hypocrisie 
de  Luther  louchant  la  Messe.  —  YIII.  Le  cas  de  Philippe  de 
Hesse.  —  Luther  lui  permet  la  bigamie.  —  Il  lui  conseille  le 
mensonge.  —  Il  insiste  pour  cju'on  nie  le  mariage,  par  un 
«  beau  gros  mensonge  ».  —  Conclusion. 

Les  violences  que  nous  venons  de  constater  dans  le 
langage  de  Luther,  ne  pouvaient  manquer  d'avoir  leur 
contre -partie  dans  ses  procédés.  C'est  ce  qui  nous 
amène  à  poser  la  question  de  sincérité.  Nous  avons  si- 
gnalé déjà  les  exagérations  du  Réformateur  au  sujet  de 
ses  tourments  dans  les  ombres  du  cloître.  Nous  avons 
déjà  alors  prononcé  le  mot  de  mensonge. 

Avant  d'aller  plus  loin,  nous  éprouvons  le  besoin  de 


LA   QUESTION    DE    SINCÉRITÉ   CHEZ    LUTHER      119 

renouveler  une  observation  déjà  faite  et  qu'il  importe 
de  ne  jamais  oublier,  c'est  que  le  tempérament  spécial 
de  Lutber  peut  excuser,  dans  une  mesure  que  le  lecteur 
appréciera  lui-même,  les  écarts  même  les  plus  graves 
de  cet  bomme  dont  on  peut  se  demander  s'il  fut  plus 
malheureux  ou  plus  coupable. 

Cette  précaution  prise,  abordons  loyalement  le  point 
particulier  qui  doit  nous  occuper  ici  et  dont  l'impor- 
tance n'échappera  à  personne. 

Une  remarque  s'impose  avant  tout.  C'est  qu'il  y  a 
deux  degrés  dans  la  sincérité  ou,  si  l'on  veut,  dans  l'in- 
sincérité. 

Un  homme  peut,  à  la  rigueur,  croire  sincèrement  à 
la  doctrine  qu'il  enseigne  ou  qu'il  prêche,  et  ne  pas  se 
faire  de  scrupule  d'employer  le  mensonge  pour  mieux 
assurer  son  succès.  L'on  a  vu,  hélas  !  dans  l'histoire, 
des  historiens  bien  intentionnés,  falsifier  ou  «  solliciter  » 
les  textes,  parfois  les  inventer  de  toutes  pièces  dans  un 
but  d'édification  ou  même  de  controverse  doctrinale. 
C'est  un  premier  degré  d 'insincérité,  qui  ne  touche 
peut-être  pas  plus  le  fond  de  la  doctrine  que  les  indi- 
gnités du  chancelier  François  Bacon  ne  souillent  les 
principes  de  son  Noviu7i  Organiim. 

Mais  la  sincérité  n'existe  plus  en  aucune  manière, 
quand  un  homme  ne  croit  pas  à  ce  qu'il  enseigne,  ou 
quand  il  propose  comme  certaine  et  infaillible,  la  doc- 
trine qu'en  secret  il  regarde  comme  douteuse  et  chan- 
celante, en  un  mot  quand  «  la  parole  ne  ressemble 
plus  à  la  pensée  »,  suivant  un  mot  de  Joubert. 
Nous  avons  donc  à  nous  demander  : 
1°  Luther  a-t-il  employé  le  mensonge  pour  propager 
sa  doctrine  ? 

2°  Luther  croyait-il  à  sa  mission,  croyait-il  à  son 
enseignement,  le  Réformateur  croyait-il  à  sa  Réforme? 


120  LUTHER   ET   LE   LUTHÉRANISME 

Ce  second  point  fera  l'objet  d'une  étude  spéciale 
destinée  à  nous  faire  pénétrer  dans  les  dispositions  in- 
times de  Luther  après  iBiy,  et  à  nous  faire  connaître 
les  tourments  intérieurs  qui  assombrirent  toute  son 
existence. 


Quant  au  premier  point,  la  réponse  est  facile  et  ne 
fait  doute  pour  personne.  Ni  en  pratique,  ni  en  théorie, 
Luther  n'a  hésité  à  utiliser  ou  à  glorifier  le  mensoinje 
contre  l'Eglise.  L'ouvrage  du  R.  P.  Denifle  nous  en 
fournit  une  foule  de  preuves  dont  quelques-unes  mises 
au  jour,  pour  la  première  fois,  par  lui  (i). 

Nous  apporterons  brièvement  les  principales,  en 
nous  attachant  le  plus  possible  à  l'ordre  chronolo- 
gique. 

Sa  lettre  au  Pape,  de  iSig,  est  un  premier  exemple 
assez  curieux  de  la  versatilité  sinon  de  la  duplicité  de 
son  caractère. 

Ici  la  plas  grande  précision  dans  les  dates  est  néces- 
saire. 

Le  1 1  décembre  i5i8,  il  écrit  à  l'un  de  ses  amis  de 
Nuremberg  :  «  De  bien  plus  grandes  idées  assiègent 
»  ma  plume  ;  je  t'enverrai  mes  petits  essais,  afin  que 
»  tu  puisses  voir  si  j'ai  liaison  de  supposer  que  le  véri- 
»  table  Antéchrist,  décrit  par  saint  Paul,  règne  en  ce 
»  niomenl  à  Rome...  Je  crois  pouvoir  le  prouver  (p.).  » 

La  veille  déjà,  il  avait  écrit  à  Spalatin  :  «  La  cour 
»  romaine  lutte  contre  le  Christ  et  son  Eglise  de  con- 

(i)  Une  grande  partie  des  documents  cites  ci-après  seront, 
comme  dans  les  précédentes  études,  empruntés  à  l'ouvrage  du 
P.  Denifle. 

(2)  De  Wette,  LeUres,  t.  I,  192. 


LA    QUESTION   DE    SINCÉRITÉ   CHEZ   LUTHER      121 

»  cert  avec  tant  de  monstres,  qu'en  fait  de  tyrannie  elle 
))  va  plus  loin  que  les  Turcs  (i).  » 

Or,  le  5  ou  6  janvier  (2)  lauj,  il  proteste  de  sa  sou- 
mission au  saint  Père  et  de  ses  bonnes  intentions  en 
ces  termes  :  «  Dieu  et  toutes  les  créatures  me  sont  té- 
»  moins  que  je  n'ai  jamais  eu  l'intention  de  combattre 
»  l'E(jUse  romaine,  et  que  je  ne  mets  rien  au-dessus 
')  d'elle  au  ciel  et  sur  la  terre.  »  Puis  de  nouveau  il  re- 
vient à  ses  idées  sur  le  Pape,  à  quelques  jours  d'inter- 
ralle.  Dans  le  courant  du  même  mois  (et  non  en  mars 
ou  avril,  comme  le  dit  de  Mette,  corrige  sur  ce  point 
par  Janssen),  il  s'emporte  contre  les  thèses  du  chance- 
lier Eck  sur  les  indulgences  et  l'autorité  du  Pape,  et 
parmi  ses  invectives  à  ses  adversaires  nous  trouvons 
celle-ci  :  pcslilentibus  Romani  pontificis  et  Romanorum 
tyrannorum  adulatoribus. 

Le  3  février,  il  annonce  ù  Lang  d'Erfurt  qu'il  se 
rendra  à  la  dispute  de  Leipzig  «  afin  de  faire  ce  qu'il  a 
»  souvent  pensé,  avec  l'aide  du  Christ,  c'est-à-dire  de 
»  se  lancer  enfin  contre  les  infamies  romaines  par  un 
»  livre  sérieux  »  (3), 

Le  20  février,  il  répète  à  Scheurl  :  «  J'ai  dit  souvent 
»  que  j'ai  joué  jusqu'ici  :  mais  enfin  une  action  sé- 
»  rieuse  contre  le  Pontife  romain  et  l'arrogance  ro- 
»  maine  va  s'engager  (4).  » 

Le  22  février,  il  prononce  à  Wittemberg  un  violent 
discours  contre  le  pouvoir  pontifical,  à  la  profonde  stu- 


(i)  Lettre  du  lo  déc.  i5t8,  citée  par  Ja>ssex,  II,  83. 
(2)  JvNssEN  dit   le   3    mars;  la   date   exacte   a  été  établie   par 
Brieger.  V.  Pavlus,  Katholilc,  1899,  I,  476  et  suiv, 
(3j  De  Wette,  I,  217^ 
(4)  De  Wette,  L  aSo. 


122  LUTHER  ET   LE   LUTHÉRANISME 

pcfaction  du  jurisle  Olto  Bcchmann,  qui  voudrait  le 
faire  admonester  par  Amsdorf  (ij. 

Pendant  le  môme  mois  cependant  (février  iôiq),  il 
écrit  «  que  sous  aucun  prétexte,  si  grand  qu'il  fût  ou 
»  pût  devenir,  il  ne  pouvait  être  permis  de  se  séparer 
»  de  Rome  ».  «  Non,  aucun  crime,  aucun  abus,  ajoute- 
»  t-il,  ne  peut  justifier  .une  scission.  Jamais  il  ne  peut 
»  être  légitime  de  déchirer  l'unité  (2)  ». 

Malgré  cela,  le  i3  mars  1619,  une  lettre  à  Spalatin 
contient  ces  mots  qui  nous  rappellent  les  expressions 
citées  plus  haut,  du  mois  de  décembre  :  «  Je  te  dirai 
»  en  confidence  que  j'ignore  si  le  Pape  est  véritable- 
»  ment  l'Antéchrist  ou  seulement  son  apôtre  (.S).  » 

Plus  tard,  en  février  1020,  il  se  déclare  hussite",  au 
reçu  d'une  lettre  de  deux  chefs  hussites  qui  l'encou- 
rageaient dans  sa  révolte  contre  le  Pape  ('1)  :  «  Le 
»  Christ  n'est  pas  venu  apporter  la  paix,  écrit-il  îi  Spa- 
»  latin.  Insensé  que  j'étais  !  sans  le  savoir  j'ai  enseigné 
»  et  tenu  pour  véritables  toutes  les  doctrines  de  Jean 
»  Huss  !  Nous  sommes  tous  hussites  sans  en  avoir 
»  conscience  !  Saint  Paul  et  saint  Augustin  sont  aussi 
»  de  parfaits  hussites  1  (5)  » 

En  août  1620,  Luther  publie  le  célèbre  manifeste: 
A  la  noblesse  chrétienne  d'Allemagne,  où  il  parle  contre 
Rome  dans  des  termes  dont  la  violence  dépassait  tout 
ce  qu'on  avait  dit  jusque-là  :  «  Tout  y  est  si  corrompu, 
»  dit-il,  par  le  vol,  le  brigandage,  le  mensonge  et  la 
»  tromperie,  que   l'Antéchrist  lui-même  ne    pourrait 

(i)  Lettre  de  Bcckmann  à  Spalatin  du  24  février  lôig 
LësGHER,   Reformalions  acla,  III,  90). 

(2)  Cf.  Janssen,  II,  83. 

(3)  De  Wette,  I,  289. 

(4)  La  lettre  des  hussites  arriva  le  3  octobre   iSig  à  Luther. 

(5)  Janssen,  II,  87. 


LA   QUESTION    DE    SINCÉRITÉ   CHEZ    LUTHER      123 

»  régner  d'une  manière  plus  odieuse.  »  Bientôt  après 
suivit  la  réédition  d'un  livre  publié  contre  lui  par  Syl- 
vestre Prierias.  Dans  les  notes  marginales,  Luther  ré- 
fute violemment  le  texte,  il  appelle  «  synagogue  de 
Satan  »  la  Rome  des  Papes  et  s'écrie  :  a  Meurs  donc, 
»  disparais,  malheureuse  Rome,  Rome  blasphématrice 
»  et  dépravée  !  que  la  colère  de  Dieu  fonde  sur  toi 
»  comme  tu  l'as  mérité  !  » 

Dans  l'épilogue,  il  ne  craint  pas  de  pousser  à  la 
guerre  religieuse  :  «  Si  nous  punissons  les  voleurs  par 
»  la  corde,  les  meurtriers  par  l'épée,  les  hérétiques  par 
))  le  feu,  à  bien  plus  juste  litre  pouvons-nous  em- 
»  ployer  toutes  nos  armes  contre  ces  docteurs  de  per- 
»  dilion,  ces  cardinaux,  ces  papes,  et  toute  cette  en- 
»  geance  de  la  Sodome  romaine,  qui  ruine  l'Eglise  de 
»  Dieu  !  Oui,  nous  pouvons  laver  nos  mains  dans  son 
»  sang  !  (i)  I). 

Une  lettre  du  i8  août,  à  Lang,  nous  donne  la  clef 
de  ces  fureurs  en  nous  fournissant  un  principe  que 
nous  retrouverons  sous  la  plume  de  Luther,  et  qui  est 
important  pour  la  question  que  nous  étudions  ici  : 
((  Je  suis  fermement  convaincu,  dit-il,  qae  pour  ané- 
»  anlir  la  papauté,  siège  du  véritable  Antéchrist,  tout 
n  nous  est  permis,  au  nom  du  salut  de  nos  âmes  (2).  » 

Quelques  semaines  plus  tard,  21  septembre  i520, 
la  Bulle  du  Pape  Léon  X,  contre  Luther  (3)  était 
publiée  par  Jean  Eck  en  Allemagne. 

En  octobre,  le  novateur  y  répond  par  le  livre  sur  la 

(i)  Cur  non  magis...  maniis  nostras  in  sanfjiiine  islorum  lavamus. 
Op.  lat.,  II,  107. 

(2)  Nobis   omnia  Ucere  arbitrainur.    De  Wette,  I,    '178  ;   Es- 

DERS,    II,   46l. 

(3)  Bulle  Exanje  Domine  du  i5  juin  1020  (Denzi.nger,  Enchi- 
ridion,  p.  175,  la  date  du   16  maij. 


124  LUTHER   ET   LE   LUTHÉRANISME 

Captivité  de  Babylone,  où  il  traite  le  Pape  d'Anté- 
christ, ce  qui  ne  l'empêche  pas  de  s'entendre  avec 
Charles  de  Miltiz,  légat  du  Pape,  plus  que  faible  en 
celte  occurrence,  pour  écrire,  le  iU  octobre,  une  lettre 
au  Pape  et  rejeter  tout  l'odieux  des  troubles  religieux 
sur  Eck.  Pour  mieux  réussir,  la  lettre,  très  humble  et 
très  soumise  fut  antidatée  du  6  septembre,  et  rapportée 
à  une  époque  oii  la  Bulle  d'excommunication  était  en- 
core inconnue  dans  ses  détails  (i). 

Cela  ne  retint  pas,  d'ailleurs,  Luther  de  protester  le 
17  novembre  contre  «  les  jugements  d'un  pape  héré- 
))  tique,  apostat,  obstiné  et  endurci  et  condamné 
))  comme  tel  par  la  Sainte  Ecriture  »,  et  de  brûler  pu- 
bliquement la  Bulle  qui  le  condamnait,  sur  la  place  de 
Wittemberg,  le  10  décembre  i520  (2). 

Tous  ces  faits  ne  prouvent-ils  pas,  concluons-nous 
avec  Janssen,  que  la  lettre  pleine  de  soumission  de 
Luther  au  Pape,  du  5  janvier  lôig,  a  pu  difficilement 
être  sincère  (3)  ?  et  à  plus  forte  raison,  peut-on  ajouter, 
la  lettre  antidatée  du  i4  octobre  i520,  et  ramenée  au 
6  septembre  de  la  même  année  ! 


II 


Nous  avons  noté  au  passage  ce  principe  profondé- 
ment immoral  :  contre  la  Papauté  nous  croyons  que 

(i)  Demfle,  livre  I,  section  i""®,  n°  G,  H. 

(2)  Pour  achever  de  montrer  l'insincérité  de  sa  conduite  en- 
vers Rome,  il  faudrait  encore  citer  sa  lettre  à  VElecteur  de  Saxe 
du  19  mars  i52i,  où  il  promet  de  se  soumettre,  tandis  que 
Jans  une  lettre  intime  du  34  mars,  il  jurait  que  le  Pape  est  l'en- 
nemi de  Jésus-Glirist.  Cf.  Janssen,  H,  161.. 

(3)  Le  P.  Denille  dit  à  ce  sujet  {loc.  cit.)  :  «  Personne  n'ignore 


LA   QUESTION    DE    SINCÉRITÉ   CHEZ    LUTHER      125 

tout  nous  est  permis  (i)  !  Nous  allons  en  voir  main- 
tenant l'application  dans  les  procédés  littéraires  de 
Luther. 

Après  la  diète  de  Worms,  on  sait  qu'il  fut  enlevé 
par  des  amis  et  caché  à  la  Warthourg.  Il  composa  dans 
sa  retraite  (son  Patmos)  l'un  de  ses  ouvrages  les  phis 
importants  :  De  votis  monastlcis  judiciuni  :  Jugement 
sur  les  vœux  monastiques  (novembre  1621). 

Le  P.  Déni  (le  analyse  longuement  cette  œuvre,  au 
début  de  son  travail  sur  Luther.  11  relève  les  contra- 
dictions qui  s'y  trouvent  entre  le  Luther  u  réformé  » 
et  le  Luther  d'avant  la  Réforme.  Jusqu'en  1020,  il 
avait  approuvé  les  vœux  de  religion.  Il  déclare  qu'il 
aurait  jugé  digne  du  feu,  quiconque  les  aurait  attaqués. 
Mais  à  la  date  du  i"  novembre  i52i,  il  écrit  :  «  Il  y 
»  a  une  puissante  conjuration  entre  Philippe  (Mé- 
»  lanchton)  et  moi  pour  détruire  et  anéantir  les 
»  vœux  (2).  » 

Comment  s'y  prend  il?  la  chose  a  été  bien  mise  en 
lumière  (et  pour  la  première  fois)  par  le  savant  domi- 
nicain. 

Il  commence  par  des  invectives  et  des  injures,  telles 
qu'il  savait  les  prodiguer  ;  quant  aux  preuves,  il  n'hé- 
site pas  à  recourir  au  mensonge. 

«  Saint  Bernard  étant  malade  à  la  mort,  écrit-il, 

plus  quelle  est  la  valeur  de  l'humble  Icllrc  de  soumission  de 
Luther  au  I^ape,  du  5  ou  6  janvier.  » 

(i)  Les  lulhéroiogues  prolestants  prétendent  que  nous  tradui- 
sons mal  et  que  Luther  a  voulu  dire  :  contre  ce  qu'il  y  a  de  mal 
dans  la  Papauté,  tout  est  permis!  Mais  quand  nous  allons  voir 
employer  le  mensonrje  même,  approuveront-ils  encore  ce  prin- 
cipe ?  ou  bien  faut  il  rejeter  le  :  Non  sunt  facienda  mala  ut  eue- 
niant  bona  (Rom.,  ni,  8j  ? 

(3)  EsDERS,  III,  241.  Cf.  DiisiFLE,  loc.  Cit.,  n"  I,  tcxtc  déjà 
cité  (i'"^  étude). 


12G  LUTHER   ET   LE   LUTHÉRANISME 

»  n'eut  pas  d'autre  confession  que  celle-ci  :  J'ai  perdu 
»  mon  temps,  car  j'ai  vécu  misérablement  !  »  (Tcmpus 
meiini  perdidl,  qaia  perdite  vixi.)  Luther  applique  cet 
aveu  à  la  vie  monastique  menée  par  saint  Bernard  et 
conclut:  u  IN'a-t-il  pas  par  celte  confession  annulé 
»  ses  vœux  et  fait  retour  au  Christ  ?  » 

Ce  qui  frappe  avant  tout  dans  cette  interprétation, 
c'est  l'audace  de  son  auteur.  Alors  même  en  effet  que 
saint  Bernard  mourant  aurait  prononcé  les  paroles  en 
question  :  Per(///e  lu'x/,  etc.,  alors  même  qu'il  aurait 
ajouté,  comme  le  raconte  Luther  :  «  Une  seule  chose 
;)  me  console,  c'est  que  tu  ne  méprises  pas  un  cœur 
»  humilié  et  contrit  1  »  Quel  sens  faudrait-il  attribuer 
à  ces  affirmations  sinon  que  le  saint  confessait  n'avoir 
aucune  confiance  dans  ses  propres  mérites,  mais  seu- 
lement dans  les  mérites  du  Christ,  absolument  comme 
on  recommandait  aux  prêtres  catholiques  au  temps  de 
Luther  de  dire  aux  moribonds  qu'ils  assistaient  :  «  Si 
»  le  démon  se  présente  au-devant  de  vous,  opposez- 
»  lui  toujours  les  mérites  de  la  passion  du  Christ  (i).  » 

Mais  Luther  ne  voulait  pas  accorder  que  telle  fut 
alors  la  doctrine  de  l'Eglise.  D'après  lui,  les  catholi- 
ques et  les  moines  surtout,  et  de  tout  temps,  n'avaient 
compté  que  sur  leurs  mérites  et  reniaient  le  Christ; 
nous  avons  déjà  signalé  et  réfuté  cette  absurde  calom- 
nie. 

Le  Réformateur  était-il  de  bonne  foi  en  rapportant 
et  en  traduisant  ainsi  l'historiette  de  saint  Bernard  ? 

Le  luthérologue  protestant  Seeberg  (2)  a  essayé  de 

(i)  Sacerdotale  ad  consuetudinem  s.  Rom.  Ecclesiœ  ;  Vcnetiis, 
i56'i  ;  et  dans  tous  les  coutumiers  du  xv*  siècle.  Cf.  Jas6se!(,  I, 
passiin. 

{2)  Neuc  preuss.  Zeilung,  igoS,  n«  569. 


LA    QUESTION    DE   SINXÉRITÉ    CHEZ    LUTHER      127 

lo  défendre  contre  le  P.  Denifle,  en  disant  que  sans 
doute  Luther  n'aura  lu  qu'une  fols  la  phrase  du  saint^ 
puis  plus  tard,  par  distraction,  ill'aura  appliquée  à  sa 
mort,  par  une  erreur  assez  excusable,  tout  au  plus  par 
légèreté,  mais  non  dans  l'intention  de  commettre 
un  mensonge  historique. 

On  va  juger  de  ce  que  vaut  cette  excuse  : 

Premièrement,  le  fait  allégué  est  inexact.  La  phrase 
a  été  prononcée  non  pas  au  lit  de  la  mort,  mais  dans 
le  20"  sermon  sur  le  Cantique  des  Cantiques,  n"  1  : 
«  De  ma  misérable  vie,  dit  le  saint,  reçois  ce  qui  me 
))  reste  d'années  ;  quant  à  celles  que  j'ai  perdues,  car 
î  j'ai  vécu  misérabl(Miient  (/)('/v/<7('  vixi)  ne  méprise  pas, 
))  0  Dieu,  un  cœur  humilié  et  repentant.  » 

Or,  ce  discours  fut  prêché  vers  ii.")6  ou  iiSy, 
seize  ans  avant  la  mort  du  grand  docteur  (j  11Ô2). 
Pendant  ces  seize  années,  le  saint  n'a  cessé  de  fonder 
de  nouveaux  couvents,  et  de  prêcher  en  faveur  de 
l'observance  monastique    i). 

L'erreur  de  Luther  est  donc  incontestable  et  s'ex- 
plique difficilement,  mais  ce  qui  ajoute  encore  à  sa 
culpabilité,  c'est  qu'on  rencontre  déjà  le  même  mot  de 
saint  Bernard,  cité  par  lui  en  i5i8,  à  une  époque  où 
il  approuvait  encore  les  vœux  monastiques. 

a  Je  sais,  écrivait  alors  Luther,  que  toute  ma  vie 
»  est  digne  de  condamnation,  mais  Dieu  a  recom- 
»  mandé  de  me  fier  non  à  ma  vie,  mais  à  sa  miséri- 
»  corde.  »  Là-dessus  il  cite  l'historiette  de  saint  Ber- 
nard (2},  et  conclut:   «  Ainsi  la  crainte  du  jugement 

(i)  De>ifle,  Ioc.  cit.,  n'  2,  fin.  Cf.  Vacasd.vrd,  Vie  de  saint 
Bernard,  I,  471  et  II,  SgS  et  suiv. 

(2)  II  l'attribue  déjà  par  erreur  à  la  mort  du  saint,  mais  sans 
y  voir  la  condamnation  des  vœux.  La  citation  revient  à  deux  re- 
prises. Weimar,  I,  323  et  534. 


128  LUTHER   ET    LE   LUTHÉRANISME 

»  humiliera,     mais    l'espérance   dans   la  miséricorde 
»  soulagera  les  humiliés.  » 

L'explication  est  correcte.  D'où  vient  qu'à  partir 
de  i52i,  Lutheret  ses  partisans  (comme Bugenhagen), 
qui  citent  souvent  les  mêmes  paroles,  veulent  y  voir 
à  tout  prix  une  condamnation  des  vœux  monasti- 
ques? 


III 


La  bonne  foi  de  Luther  n'est  pas  beaucoup  plus  ad- 
missible, quand  il  soutient  sans  cesse  que  l'Eglise  et 
les  moines  regardaient  les  œuvres  et  la  règle  monasti- 
que comme  Vunicjue  fondement  du  salut,  sans  faire 
attention  aux  mérites  du  Christ,  et  quand  il  conclut  : 
«  Devenir  moine,  cela  veut  dire  apostasicr  la  foi,  re- 
»  nier  le  Christ,  devenir  juif  et  retourner  au  vomisse- 
»  ment  du  paganisme  (i).  » 

Or,  cette  calomnie  revient  à  tout  instant  sous  la 
plume  du  Réformateur,  malgré  les  protestations  con- 
tinuelles de  ses  anciens  confrères  non  apostats,  comme 
Staupitz  et  Usingen. 

Que  penser  d'affirmations  comme  celle-ci  :  «  Ceux 
'i>  qui  font  des  vœux  disent  à  Dieu  :  Voici,  Seigneur, 
»  que  je  te  lais  vœu  de  ne  plus  êlre  chrétien  de  toute  ma 
»  vie  ;  je  retire  le  vœu  de  mon  baptême,  je  veux  faire 
»  et  garder  un  vœu  meilleur  hors  du  Christ  :  dans 
»  ma  propre  nature  et  mes  œuvres.  »  Et  il  ajoute: 
vi  Cela  n'est-il  pas  horrible  ?  et   monstrueux  (i)?  » 

Par  ses  déclarations  répétées  sur  ce  point,  Luther  a 

(i)  Dans  le  même  ouvrage  des  Vœux  monasliques,  éd.  Weimar, 
VIII,  600. 

(a)   EtlL.4.KGEN,    X,    445,    SCq. 


LA  QUESTION    DE    SINCÉRITÉ    CHEZ    LUTHER      129 

réussi  à  créer  chez  les  protestants,  jusqu'à  nos  jours  et 
même  chez  les  meilleurs  de  leurs  historiens  (i),  la 
persuasion  que  les  moines  se  confiaient  absolument  à 
leur  habit  pour  se  croire  des  saints,  que  l'Eglise  regar- 
dait le  monachisme  comme  l'unique  moyen  de  salut 
des  pécheurs  (2). 

Avec  Luther,  ils  veulent  croire  encore  que  les 
Ordres  religieux  supprimaient  la /o/  et  la  cliarité,  sur 
ce  mot  du  Réformateur  (i524)  : 

«  Quand  donc  entendra-t-on  chez  les  moines  qu'on 
»  leur  a  rappelé  la  foi  et  la  charité  chrétienne  »  (3)  ?  et 
ils  ne  sont  pas  surpris  de  l'entendre  s'écrier  dans  son 
langage  rude  et  trivial  :  «  Je  c.rais  sur  la  règle  de 
»  saint  Augustin  s'il  l'avait  faite  pour  devenir  saint  par 
»  elle  (/i)  » . 

Mais  si  l'on  veut  saisir  sur  le  vif  l'insincérité  de 
Luther,  il  faut  mettre  en  évidence  ses  contradictions 
incessantes  sur  le  sujet  qui  nous  occupe  :  sur  la  vie  des 
religieux. 

L'on  vient  de  constater  que  Luther  accusait  les 
moines  de  se  fier  à  leurs  mérites,  à  leurs  mortifica- 
tions, à  leurs  prières,  etc.,  ce  qui  supposechez  eux  un 
grand  esprit  de  pénitence.  Le  novateur  va  plus  loin^  il 
décrit  ces  pénitences  et  ces  œuvres  :  «  Le  Christ  n'est 
»  pas  venu,  dit-il,  pour  gâter  l'âme  et  le  corps.  Ainsi 
»  est-il  contre  la  raison  qu'un  chartreux  se  tue  àjeû- 
»  lier  et  à  prier...  Celui  qui  fait  tort  à  sa  chair, 
»  comme,  sous  le  papisme,   il  est  arrivé  saucent  dans 

(i;  Voir  par  exemple  Kolde,  Fie  Je  M irliii  Luther,  I,  56. 

(2)  Luther  écrivait  en  lâai  :  «  Ilanc  scntenliam  arripiicrunt 
omnes  homines  :  semel  lapsus  es,  hahcs  adhuc  \hm  clabciKli, 
scilicet  introilnni  cœnobit.  »  (Weim.,  XIV,  62). 

(3)  Weim.,  XV.  9']. 

(4)  Erl\xge\,  XIV,  3o5. 


130  LUTHER   ET   LE   LUTHÉRANISME 

))  les  monastères,  puisqu'il  y  en  a  eu  qui  se  sont  ruiné 
»  la  santé  à  trop  prier,  jeûner, chanter,  veiller,  se  mor- 
»  tifier,  lire,  mal  dormir,  en  sorte  qu'ils  ont  dû  mou- 
»  rir  avant  le  temps,  celui-là  commet  un  suicide... 
))  Dieu  n'est  pas  un  assassin  comme  le  diable,  qui  n'est 
))  occupé  qu'à  faire  des  saints  d'oeuvres  qui  jeûnent, 
))  prient  et  veillent  jusqu'à  mourir  (i).  »  Et  lui-même 
se  met  dans  le  nombre  de  ceux  qui  faisaient 
cela. 

«  Chose  déplofrable,  dit-il  ailleurs  (2),  le  moine  qui 
»  ne  fait  qu'affliger  son  corps  nuit  el  jour,  ne  gagne 
»  rien  par  tant  d'application,  que  de  mériter  la  gé- 
»  henné.  »  (<  Dans  la  malheureuse  vie  du  cloître,  et  dans 
»  l'état  ecclésiastique  il  n'y  a  qu'à  jeûner,  travailler, 
»  dormir  sur  la  dure,  veiller,  faire  silence,  porter  des 
»  habits  rudes,  etc.,  et  de  tout  cela  Dieu  n'a  rien 
»  commandé  (3).  » 

liUther  accusait  surtout  les  chartreux  d'être  des  as- 
sassins. Il  semble  donc  vraiment  qu'à  l'en  croire, 
l'Europe  était  couverte  alors  de  monastères  où  de 
malheureux  moines,  en  proie  à  une  sombre  supersti- 
tion, passaient  leur  vie  à  se  torturer  et  à  se  précipiter 
vers  le  tombeau  par  leurs  mortifications  sans  me- 
sure. 

Et  voici  que  le  même  Luther,  en  d'autres  circons- 
tances, nous  présente  les  moines  comme  des  mangeurs, 
des  ivrognes,  des  lâches,  des  débauchés.  «  Les  anciens 
»  pères,  dit-il,  passaient  la  journée  sans  boire  ni  man- 
))  ger...  un  tel  jeûne  ne  se  trouve  plus  guère  aujour- 
»  d'hui,  surtout  chez  nos   moines  et  prêtres,  puisque 

(i)  Erlangen,  XLYIII,  817. 

(2)  Op.  lal.,\\m,   124. 

(3)  Weim.,  XXIII,  593. 


LA   QUESTION    DE    SINCÉRITÉ   CHEZ    LUTHER       131 

«  les  chartreux,  qui  prétendent  mener  une  \ie  très 
»  dure,  n'en  font  voir  que  l'extérieur  avec  leur  habit 
»  de  crin,  tandis  qu'ils  se  remplissent  la  panse  des 
»  meilleures  nourritures  et  boissons  et  vivent  sans  nul 
»  souci  de  la  manière  la  plus  conmiode  (i).  »  «  Je 
»  dois  dire  franchement  que  je  n'ai  pas  encore  vu  sous 
»  le  papisme,  en  aucun  lieu,  de  vrais  jeûnes...  Quel 
»  jeûne  est-ce  en  effet  si  l'on  sert  à  midi  un  repas  avec 
»  des  poissons  exquis,...  et  si  l'on  y  ajoute  la  boisson 
»  la  plus  forte  et  si  l'on  reste  à  table  d'une  heure  à 
»  trois,  se  garnissant  la  panse  de  manière  à  la  bom- 
»  ber?  Et  pourtant  c'est  ce  qui  était  usuel  même  chez 
))  les  moines  les  plus  rigides  (2).  »  Et  à  la  page  sui- 
vante (3),  Luther  revient  encore  sur  les  chartreux  qui, 
'f  avec  leurs  chemises  de  crin  et  leurs  habits  gris,  veu- 
»  lent  faire  bâiller  les  yeux  et  la  bouche  pour  qu'on 
»  dise  :  Oh  !  quelles  saintes  gens  ils  sont  !  comme  ce 
»  doit  être  dur  de  s'en  aller  avec  des  habits  si  durs  et 
))  si  misérables  !  Et  cependant  ils  ont  toujours  le  ven- 
»  tre  plein  de  manger  et  de  boire  ». 

Ailleurs  encore,  Luther  appelle  les  moines  et  les 
nonnes  :  «  esclaves  du  ventre,  panses  avides  »  4),  et 
nous  reconnaissons  mieux  encore  son  style,  quand 
nous  trouvons  sous  sa  plume  ce  mot  :  «  Tous  enseni- 
»  ble,  ce  sont  des  truies  engraissées  (5).  » 

L'on  peut  juger  d'après  cela  des  procédés  de  Luther. 
Il  écrit  sous  la  poussée  des  impressions  et  des  circons- 
tances. Il  ne  se  demande  pas  si  ces  moines,  qu'il  décrit 
si  dissolus,  ne  sont  pas  précisément  ceux  qui  ont  apos- 

(i)  Erl.vxgen,  XLIII,  igg. 

(2)  It.,  içfb  et  suiv. 

(3)  II.,  p.  200,  cf.  Demfle,  3io  et  suiv. 
(A)  Erla>gi:>-,  XLIV,  38i. 

(5)  Weim.,  XII,  i35. 


132  LUTHER    ET    LE    LUTHÉRANISME 

tasié  pour  devenir  ses  disciples,  il  ne  s'inquiète  pas  de 
se  contredire  et  d'entasser  calomnies  sur  calomnies, 
sophismes  sur  sophismes.  Il  ne  recule  pas  même 
devant  les  plus  horribles  insinuations,  devant  les  re- 
proches les  plus  infâmes  :  «  Nulle  part,  écrit-il,  la 
»  chasteté  n'est  moins  observée  que  par  ceux  qui  en 
»  ont  fait  le  vœu.  Presque  tous  sont  souillés  velimmnn- 
))  dis  /îiixihus,  vel perpétua  ustione,  et  flamma  inquiéta 
»  libidinis  (i).  » 

Et  i54ij  il  accuse  les  célibataires  catholiques  de 
passer  leurs  jours  et  leurs  nuits  à  penser  à  ce  qu'ils 
feraient,  si  la  polygamie  était  permise,  comme  au 
temps  des  patriarches  (2). 

Celte  insinuation  honteuse,  dont  les  termes  pour- 
raient à  peine  être  reproduits  en  latin,  nous  ouvre  un 
jour  bien  triste  sur  la  mentalité  du  u  Réformateur  ». 

Combien  juste  ne  trouve -t  on  pas  après  cela,  celte 
protestation  si  digne  et  si  mesurée  de  l'abbé  bénédic- 
tin \yolfgang  Meyer  :  «  Vous  n'avez  tout  le  jour,  sous 
»  la  plume  ou  dans  la  bouche,  que-  la  vie  honteuse  et 
»  les  crimes  des  moines  et  des  prêtres,  que  vous  dé- 
»  vouez  sans  pitié  aux  flammes  infernales.  Est-ce  là 
»  votre  charité  fraternelle,  est-ce  là  cet  Evangile  saint, 
»  que  vous  proclamez,  et  par  lequel  vous  excitez  contre 
»  nous  la  jalousie  du  peuple  ignorant,  en  nous  mon- 
»  trant  comme  les  plus  misérables  des  hommes  (3)  » . 

Chose  étonnante,  Luther  osait,  en  i52i,se  poser  en 
victime  de  la  fureur  des  catholiques.  Oubliant  que 
l'année  précédente  il  avait  écrit  •  «  Je  ne  puis  nier  que 

(t)  Dans  son  écrit  sur  les  Vœux,  précité,  V.'eim.,  Mil,  G^O 
année  102 1. 

(2)  0pp.  exeg.  lut.,  VII,  277. 

(3^  Codex  lat.,  Munich,  9886,  fol.  3i  (Tator)  (tout  ceci  dans 
Demi-lk,  loc.  cit.). 


LA   QUESTION    DE    SINCÉRITÉ   CHEZ    LUTHER      133 

»  je  ne  sois  plus  violent  qu'il  ne  convient,  et  puisque 
»  mes  adversaires  le  savent,  ils  ne  devraient  pas  agacer 
»  le  chien  »  (i),  il  se  lamente  en  ces  termes  émou- 
vants :  «  Je  les  instruis  et  ils  me  diffament  ;  je  les  prie 
»  et  ils  se  moquent  de  moi  ;  je  les  reprends  et  ils  s'ir- 
»  ritent  ;  je  prie  pour  eux  et  ils  refusent  ma  prière  ;  je 
»  leur  pardonne  leurs  méchancetés  et  ils  ne  veulent 
»  pas  ;  je  suis  prêt  à  me  sacrifier  pour  eux  et  ils  me 
n  maudissent.  » 

Quelle  hypocrisie  !  s'écrie  le  P.  Denifle,  Luther  est 
donc  l'agneau  innocent,  l'idéal  de  la  mansuétude  et  de 
la  bonté  ! 

Plus  tard  encore,  eu  i535,  il  écrit  :  «  Nous  ne  per- 
sécutons personne,  nous  n'opprimons  personne,  nous 
ne  tuons  personne  (2).  » 

11  oubliait,  sans  doute,  la  guerre  de  Wurtemberg  de 
i534j  et  tant  d'autres  excès  commis  contre  les  cou- 
vents, à  Nuremberg  notamment,  contre  les  Clarisses, 
groupées  autour  de  la  vaillante  charité  Pirkheimer 
dont  les  Mémoires  contiennent  à  ce  sujet  de  si  émou- 
vants détails  (3)  (i523). 

Mais  en  i54o,  il  n'hésilait  pas  à  proclamer  :  «  Nous 
»  ne  réussirons  à  rien  contre  les  Turcs,  s'ils  ne  sont  bat- 
-)  tus  au  temps  voulu  avec  les  prêtres,  el  jetés  morts  par 
>)  lerre{li).))  «  Si  j'avaisjoint  ensembledansune  maison 
»  tous  les  franciscains,  je  mettrais  le  feu  à  la  mai- 
»  son  (5).  ))  D'ailleurs  les  religieux  «  nesont  pas  dignes 
»  d'être  appelés  des  hommes,  on  devrait  à  peine  les 
»  appeler  des  truies  »  (6). 

(i)  Enders,  Lettres,  II  ;  ci',  ib.,  j).  4G3. 

(2)  In.  Gai,  I,  82. 

(3)  Cf.  Jakssen,  II,  372  et  suiv. 
(a)  TiscuREOE.v,  n"  10. 

■    (5)  IbiJ.,  3o5. 
(G)  Ekla:<gen,  XLVII.  87. 


134  LUTHER    ET    LE    LUTHÉRANISME 

Mais  il  est  temps  de  passer  à  une  autre  catégorie  de 
mensonges  de  Luther  :  ses  mensonges  dans  l'interpré- 
tation de  l'Ecriture. 


IV 


Le  savant  Georges  iVizel  (7  i^'J^)  qui  avait  d'abord, 
comme  tant  d'autres,  comme  Erasme,  comme  Zasius, 
comme  Pirkheimer,  accueilli  avec  enthousiasme  les 
premières  prédications  de  Luther,  mais  qu'une  étude 
attentive  des  Pères  avait  éclairé,  écrivait  en  i537  dans 
son  :  De  moribas  hœrcticoram,  en  parlant  de  Luther 
et  des  siens  :  «  Les  passages  de  la  Bible,  qui  leur  sont 
»  contraires^  ils  les  torturent  et  les  détournent  de  leur 
»  sens  véritable  ou  ils  les  falsifient  par  leurs  interpré- 
»  tations,  ou  ils  les  dissimulent  en  les  passant  sous 
D  silence,  ou  ils  les  attaquent  ouvertement  par  le  mé- 
»  pris  et  par  le  rire.  Il  en  est  parmi  eux  qui  ont  de 
»  l'horreur  pour  tout  ce  qui,  dans  les  Ecritures,  ne 
»  flatte  par  leur  secret  penchant  ou  ne  se  rapporte  point 
»  à  la  foi  et  à  la  rémission  des  péchés  (i).  » 

Ces  reproches  n'étaient  pas  des  calomnies,  comme 
nous  allons  le  voir.  Voici  d'ailleurs  à  ce  sujet  l'appré- 
ciation deDollingcr  :  «  Luther  connaissait  à  merveille, 
»  dit-il,  la  génération  contemporaine,  il  savait  que 
»  parmi  des  milliers  de  gens  approuvant  et  professant 
»  sa  doctrine,  pas  un  ne  se  donnerait  la  peine  de  sou- 
»  mettre  la  nouvelle  traduction  de  la  Bible  à  un  exa- 
»  men  critique  et  de  la  collationner  avec  le  texte  origi- 
»  nal...  Il  fallait  avant  tout  habituer  le  lecteur  à  com- 
»  prendre,  dans  un  sens  favorable  au  nouveau  système, 
»  les  passages  sur  lesquels  ce  système  s'appuyait.  Il 

(i)  Cité  par  Dùlli>ger,  La  Réjorme,  I,  m. 


LA   QUESTION    DE    SINCÉRITÉ   CHEZ   LUTHER      135 

»  pensait  ensuite  que  le  lecteur,  dominé  par  ces  idées 
»  une  fois  imprimées  dans  son  esprit,  écarterait  à  coup 
))  de  commentaires  les  contradictions  que  tant  de 
»  passages  opposent  aux  doctrines  luthériennes  ou  ne 
»  les  remarquerait  pas...  Ce  fut  d'après  ce  plan  qu'il 
»  traita,  dans  sa  traduction,  les  passages  oij  il  est  ques- 
»  lion  de  la  justification  par  la  foi.  //  tirait  surtout 
»  un  merveilleux  parti  des  mots  exdusijs  et  restrictifs 
))  ne...  que,  .seul,  seulement;  en  les  interpolant  où  il 
«  voulait  (i).  » 

Il  nous  est  impossible  de  suivre  en  détail  toutes  ces 
falsifications.  Qu'il  nous  suffise  d'en  donner  quelques 
exemples  choisis  entre  mille. 

L'épître  aux  Romains  a  été  plus  que  toute  autre  le 
champ  d'opérations  de  Luther, 

L'on  a  peine  à  comprendre  l'excès  d'audace  dont  il 
fait  preuve  dans  ses  machinations  sur  ce  point. 

Il  raconte  à  plusieurs  reprises,  nous  savons  en  quels 
termes  dramatiques,  ses  angoisses  et  ses  trouhles  en 
face  du  mot  :  justitia  Dci  (ot/.a'.oajvr,  0ïoù)  qui  se  ren- 
contre à  tout  instant  sous  la  plume  de  saint  Paul  (cf. 
Rom.   I,   17,  m,   21,   22,  25,  2G).  Il  prétend,  nous 
l'avons  vu  et  nous  avons  dit  la  valeur  de  ses  affirma- 
lions  à   ce  sujet,    avoir   découvert    le   sens    de  cette 
expression.  Qu'a-t  il  donc  trouvé  dans    cette  épitre  ? 
Il  y  a  trouvé  la  justification  par  la  foi  seule,  sans 
les  œuvres,  et  pour  cela  voici  à  quelles  falsifications 
il  se  livre.    Saint  Paul  avait  dit  :  Trâvicc;  T,uaptov,   tous 
ont  péché  (Rom  >  m,  28).  Luther  traduit  par  le  pré- 
sent :  tous  pèchent,  pour  faire  entendre  que  même  le 
juste  pèche  sans  cesse,  et  que  la  justice  est  purement 
extérieure,  ce  qui  est  l'un  de  ses  dogmes  (2). 

(r)  DoLH>GER,  op.  cit.,  III,  i35  et  suiv. 

(2)  Celui  qui  dégoûta  le  fameux  jurisconsulte   de   Fribourg, 


136  LUTHER    ET   LE    LUTHÉRANISME 

Au  verset  25,  saint  Paul  avait  dit  :  ^U  evSetftv  -uriç 
o'./.a'.oajv-/ic;  ajxoij,  etc.,  pour  manifester  sa  justice  (celle 
qui  est  en  Dieu,  la  bonté  par  laquelle  il  nous  justifie  à 
son  image).  Luther  traduit  :  Afin  de  montrer  la  jus- 
tice qui  compte  devant  lui  (i  ;,  voulant  faire  entendre  la 
justice  extérieure  qu'il  prêche,  la  justice  du  Christ  qui 
nous  couvre,  comme  d'un  manteau,  tout  en  nous  lais- 
sant intérieurement  dans  notre  corruption  et  notre  pé- 
ché. Luther  falsifie  de  même  le  verset  26,  en  écrivant  : 
afin  que  lui  .se«/(Dieu)  soit  juste  et  justifiant,  etc.  En- 
fin pour  le  verset  28,  qui  conclut  tout  en  ces  termes  : 
Aoyi^ÔjjleGx  O'.y.atoùoOott  TitaTS'.  à'vOpojTiov  '/wpU  Ipytov  vôuio'j; 
nous  estimons  que  l'homme  est  justifié  par  la  foi  sans 
les  œuvres  de  la  loi,  c'est-à-dire  par  la  foi  vive,  sans 
les  prescriptions  légales  du  judaïsme  ;  ce  verset  est 
traduit  par  Luther  :  Nous  concluons  que  l'homme 
/l'est  justifié  que  par  la  foi  seule,  sans  les  œuvres  de  la 
loi  ;  et  par  loi  il  laisse  entendre  même  la  loi  morale  na- 
turelle. Naturellement,  cette  altération  fut  relevée  et 
blâmée,  voici  comment  Luther  répond  (lettre  à 
W.  Link,  i53o). 

«  Si  votre  nouveau  papiste  veut  vous  ennuyer  à  pro- 
»  pos  du  mot  sola  :  répondez-lui  prestement  :  le  doc- 
»  teur  Martin  Luther  le  veut  ainsi  et  dit  :  Papiste  et 
))  àne,  c'est  la  même  chose  :  Sic  volo,  sicjubeo,  sit  pro 
»  ratione  voluntas...  nous  voulons,  à  notre  tour,  nous 
»  pavaner  et  faire  les  braves  avec  ces  imbéciles  et  de 
»  même  que  Paul  se  glorifie  vis-à-vis  de  ses  saints  in- 
»  sensés,  de  même  moi  aussi  je  veux  me  glorifier  vis- 
»  à-vis  de  ces  ânes  :  Ils  sont  docteurs  !  moi  aussi.  Ils 
«  sont  savants?  moi  aussi.  Ils  sont  prédicateurs.^  moi 

Ulrich  Zasius,  d'abord  pleinement   favorable  à  Luther  (cf.  Dol- 
LiNGEu,  I,  171). 

(1)  GerechticIihcU,  welchc  vor  Gull  (jilt. 


LA   QUESTION    DE    SINCÉRITÉ   CHEZ    LUTHER      137 

»  aussi.  Ils  sont  théologiens?  moi  aussi.  Ils  sont  phi- 
»  losophes?  moi  aussi...  Je  me  targuerai  même  de 
»  quelque  chose  de  plus  :  je  sais  commenter  des 
))  psaumes  et  des  prophètes,  ils  ne  le  peuvent  pas. 
»  Je  sais  traduire,  et  ils  ne  le  peuvent  pas  !  Et  pour 
»  finir,  je  connais  leur  propre  dialectique  mieux 
»  qu'eux  tous  ensemble,  et  je  sais,  de  plus,  que  pas  un 
»  d'entre  eux  n'entend  Arislote.  Et  je  veux  qu'on  me 
»  berne,  si  un  seul  d'entre  eux  tous  comprend  un  proe- 
»  mion  ou  un  chapitre  d'Arlstote  (i)-   » 

En  vérité,  ne  pouvons-nous  pas  jeter  à  Luther  ce 
mot  que  lui  adressait  Bucer  :  Puiihis  sane  aliter  scri- 
hère  soU  las  fait  (2.  Est-ce  là  le  langage  d'un  apôtre? 
Est-ce  là  le  langage  d'un  réformateur  et  même  d'un 
homme  sérieux  et  sincère? 

((  Demandez  à  un  jeune  étudiant  de  AViltembcrg, 
après  qu'il  a  suivi  les  leçons  de  Luther,  de  Mélanch- 
ton,  de  Bugenhagen,  ce  qu'il  pense  du  jeûne,  il  vous 
dira  :  Excrcifalio  corporis  ad  modicum  iitilis  est.  ITim. , 
IV,  8)  ou  encore  Regmim  Dei  non  est  in  cibo  et  in  potii. 
Rom.,  XIV,  17).  Si  vous  leur  parlez  d'abstinence,  ils 
vous  diront  :  Onine  qiiod  venditnr  in  macello  édite  (I 
Cor.  X,  25).  Si  vous  vantez  la  chasteté,  ils  vous  crie- 
ront :  MeliiLS  est  nuhere  quani  iiri  (3)  ».  I  Cor.  vu,  9).. 

Voilà  les  fruits  du  libre  examen.  On  soumettra 
l'Ecriture,  s'il  est  permis  de  dire,  à  toutes  les  fantai- 
sies. Les  Anabaptistes  en  tireront  la  polygamie  et  la 
guerre  religieuse,  et  Luther  lui-même  s'en  autorisera, 

(i)  Cité  par  Dollinger,  III,  i38.  Voir  au  même  endroit  et 
clans  les  vingt  pages  suivantes,  une  liste  des  falsifications  ou  tor- 
tures inlligées  à  la  Bible  par  Luther. 

(2)  Enders,  V,  Sgi. 

(3)  Tiré  de  Werstemius,  manuscrit  exhumé  par  le  P.  Deniflc, 
de  l'an  iSaS. 


138  LUTHER   ET   LE   LUTHÉRANISME 

nous  le  verrons  bientôt,  pour  permellre  la  bigamie  au 
landgrave  de  liesse. 


Pour  mettre  le  comble  à  l'imposture,  il  n'est  pas 
impossible,  comme  le  pense  et  le  prouve  le  P.  Denlfle, 
que  Luther  soit  allé  jusqu'à  commettre  un  faux,  ce  qui     j 
paraît  bien  être  le  cas  d'un  certain  sermon  déjà  cité, 
publié  par  lui,  avec  des  notes  marginales,  et  prêté  au     j 
Dominicain  Ilcrmann  Bab,  en  i523.  Ce  sermon  au- 
rait été  donné  dans  un  couvent  de  sœurs  saxonnes,  en 
latin  (i).  Il  contient  une  ridicule  déformation  de  l'en-     I 
seignement  catholique  sur  l'état  religieux.    Le    tout     H 
paraît  bien  être   une  invention  de  toutes  pièces,  de 
Luther  et  de  ses  amis  (îi).  Nous  parlerons  autre  part 
des  légendes  créées  par  Luther  ou  utilisées  par  lui  sur 
Y  âne-pape  et  le  moine-veau  et  ses  autres  prétendus  mi- 
racles (3). 

Mais  nous  sommes  dès  maintenant,  croyons-nous, 
autorisés  à  conclure  ce  premier  point  de  notre  examen, 
en  empruntant  le  mot  du  duc  Georges  de  Saxe  (.^i)  : 
«  Luther  est  le  plus  froid  menteur,  qui  nous  ait  ja- 
»  mais  été  donné  »  (19  Dec.  1629).  «  Nous  devons 
))  déclarer  de  lui  que  ce  moine  apostat  nous  ment  en 
»  face  comme  un  scélérat  désespéré, malhonnête  et  par- 
))  jure  ».  «  Des  saintes  Ecritures  jusqu'ici,  nous 
j>  n'avons  pas  appris  que  le  Christ  se  soit  servi  pour 

(i)  t\àb  savait  certainement  rallemand. 

(2)  Dexifle,  220-382. 

(3)  Voir  l'étude  ci-après  snr  Lu Ihcr  cl  le.m'.racle. 
(!i)  Voir  l'affaire  Pack   et   la   Leilre   à  Link]  le  mensonge   de 

Luther,  Jaxssen,  III,  i3G,  noie. 


LA   QUESTION    DE    SINCÉUITÉ   CHEZ    LUTHEU      130 

»  son  apostolat  d'un  menteur  si  public  et  si  effronté, 
»  et  qu'il  ait  par  lui  fait  prêcher  son  Evangile  (i).  » 

Et  l'on  pourrait  dire  avec  Werstemius  :  Tolte  ca- 
lumiiias,  et  dempseris  validiorem  hiijiis  corporis partent. 
Ad  lias  enini  voluti  ad  sacrani  qaamdam  aiichorain 
confagiiint,  qiioties  argiunentis  cedere  corjantar{i). 

Le  mensonge  et  la  calomnie,  tels  ont  bien  été,  en 
fait,  les  grandes  armes  de  Luther  dans  son  œuvre  des- 
tructrice, dite  ((  Réforme  évangélique  »,  Ce  nom  même, 
d'ailleurs,  n'est-il  pas  un  mensonge? 

Telle  fut  la  pratique  de  Luther,  sur  le  mensonge. 

Voyons  maintenant  sa   théorie. 


VI 


Les  faits  que  nous  allons  rapporter  ne  permettent 
pas  de  penser  que  le  mensonge  ait  été,  pour  Luther, 
une  affaire  de  pur  caprice,  de  hasard  ou  de  circons- 
tance. 

Nous  allons  le  voir  en  effet  employer  la  dissimula- 
tion systématique. 

Déjà  nous  avons  signalé  au  passage  ce  scandaleux 
principe,  dont  il  faut  donner  le  texte  même,  pour  plus 
d'exactitude  :  Non  hic  persuasi  sumus,  papatum  esse 
veriet  yermani  illius  Antichristi  .<;edem,in  cujus  decep- 
tioneni  et  nequitiam  oh  saluteni  aniniaruni  nobis  oninia 
licere  arbitramur  (3). 

Cette  formule  est  du  i8  août  iBao.  Elle  explique 

(i)  Dès  1024,  Thomas  Mlinzer  lappelait  :  le  meilleur  Lutlier, 
et  disait  :  il  ment  par  sa  (jueiile  (E>ders,  IV,  S'jli,  SyS), 
(2)  Loco  cUalo,  Cologne,  i528. 
(3j  EsDERs,  II,  40 1  ;  DE  Wette,  I,  478. 


140  LUTHER    ET    LE   LUTHÉRANISME 

les  procédés  do  Luther  dans  les  circonstances  que  nous 
allons  citer. 

Voici  d'abord  l'afTaire  de  la  sécularisation  de  l'Ordre 
teu tonique  (i). 

Dès  i523,  le  grand  maître,  Albert  de  Brandebourg, 
était  entré  en  relations  avec  le  prédicant  Osiander,  à 
la  diète  de  Nuremberg,  et  avait  été  «  arraché  aux  té- 
))  nèbres  du  papisme  »,  c'est  son  mot.  L'armée  sui- 
vante, il  vint  à  \^  ittemberg,  où  Luther  et  Mélanchton 
lui  conseillèrent  de  violer  ses  vœux,  de  se  marier  et 
de  faire,  de  la  Prusse,  un  duché  héréditaire. 

L'habileté  de  Luther  éclate  dans  la  tactique  alors 
employée. 

Le  4  juillet  i524,  il  écrit  à  Brismann,  apostat  fran- 
ciscain fort  actif  en  Prusse,  et  lui  explique  le  plan  à 
suivre  pour  que  le  peuple  arrive  peu  à  peu  à  forcer  le 
grand-maître  à  se  marier  et  à  se  faire  une  belle  sei- 
gneurie :  «  Il  devait  chercher  à  obtenir  cette  persua- 
»  sion,  non  tout  d'un  seul  coup  et  brusquement,  mais 
))  d'une  manière  insinuante  et  sous  forme  dubitative: 
»  par  exemple  :  l'on  prend  comme  objet  de  discours 
»  ceci,  que,  après  avoir  vu  l'Ordre  plongé  dans  une 
»  horrible  hypocrisie,  il  serait  bien  que  le  grand-maître 
»  prît  femme  et  avec  le  consentement  des  autres  sei- 
»  gneurs  et  du  peuple  transformât  l'Ordre  en  Etat.  Et 
»  quand  ils  auront  quelque  temps  discuté  et  discouru 
»  là-dessus,  et  que  Brismann  et  les  autres  (Paul  Spe- 
»  ralo  et  Jean  Amando)  verront  que  les  esprits  sem- 
»  blent  se  plier  à  leurs  idées,  alors  la  chose  sera  pro- 
»  posée  et  mise  en  avant  ouvertement  et  aA^ec  de  nom- 
»  breux  arguments.  Il  serait  à  désirer  sans  doute  que 
»  l'évêque  de  Samland  (2)  en  fît  autant,,  mais  par  j^ru- 

(i)  Cf.  Jansse?),  III,  79  suiv. 

(a;  George  Polenz,  déjà  acquis  aux  idées  de  Luther. 


LA   QUESTION    DE    SINCÉRITÉ   CHEZ    LUTHER      141 

»  dence,  et  pour  bien  assurer  le  succès,  il  vaut  mieux 
»  que  l'cvêque  en  apparence  suspende  son  jar/enient. 
))  Seulement  quand  le  peuple  sera  d'accord,  il  devra 
))  donner  de  son  autorité,  comme  s'il  élnil  vaincu 
))  par  les  arguments.  »  Et  le  réformateur  termine  en 
implorant  le  secours  de  Dieu  pour  rcxéculion  de  ce 
beau  projet  (i). 

Le  grand-maître  était  capable  de  comprendre  ce 
langage.  Nous  le  voyons,  en  i-523  (8  juin),  écrire  au 
Pape,  pour  l'assurer  de  ses  bonnes  intentions  et  lui 
dénoncer  le  roi  de  Pologne,  qui  voyait  sans  colère  le 
subtil  poison  du  luthéranisme  s'introduire  parmi  les 
chevaliers  teutons,  pour  leur  malheur.  Et  huit  jours 
plus  lard,  il  envoyait  un  a  messager  fidèle  »  à  Luther, 
pour  lui  annoncer  qu'il  était  décidé  à  entreprendre  la 
((  Réforme  »  telle  qu'il  l'entendait. 

A  la  suite  des  instructions  que  nous  venons  de  lire 
sous  la  plume  de  Luther,  le  grand-maître  écrit,  le 
8  novembre  i524,  à  l'évèque  de  Samland,  pour  lui 
enjoindre  d'abolir  les  usages  «  non-chrétiens  ».  Et  le 
même  jour,  dans  une  lettre  confidentielle,  il  l'informe 
que  cet  ordre  n'était  que  pour  «  la  montre  »  et  à  cause 
du  légat. 

Enfin,  le  lo  avril  i525,  la  sécularisation  du  duché 
de  Prusse  était  un  fait  accompli. 

En  vérité,  Luther  méritait  bien  d'être  invité,  en  i52G, 
au  mariage  du  nouveau  duc  avec  Dorothée,  fille  du 
roi  de  Danemark  (2).  C'était  bien  lui  en  effet  qui  avait 
apporté,  pour  dissoudre  les  vœux,  les  arguments  les 
plus  inattendus. 

Dès  la  fin  d'août    i52o,    il  conseillait  aux  jeunes 

(t)  Endehs,  IV,  30o. 
(2)  Cf.  Ja:;ssen,  III,  85. 


142  LUTHER   ET   LE   LUTHÉRANISME 

sous-diacres  consacrés  par  révoque,  de  ne  pas  jurer 
la  chasteté,  et  il  ajoutait,  ce  qui  fait  éclater  son  manque 
systématique  de  bonne  foi  :  a  Si  le  sous-diacre  veut 
»  cependant  dire  comme  les  autres  :  rjiianluni  Iniinana 
))  Jnu/lliltis  pcruïlUit,  que  chacun  //^/t'/Y^rc'/e  ces  paroles 
»  librement  d'une  manière  négative,  c'est-à-dire  :  non 
»  promitlo  caslilaleni ,Y>arce  que  fragililas  hiimana  non 
»  permillit  caslc  viverc,  mais  seulement  la  force  angé- 
»  lique  et  la  vertu  céleste,  et  ainsi  il  gardera  sa  cons- 
»  cience libre  de  tout  vreu  (i).  » 

N'y  a-t-il  pas  là  véritablement  une  «  restriction 
mentale  »  que  l'on  peut  qualifier  de  mensonge?  Ce- 
pendant, ce  fut  toujours  le  raisonnement  de  Luther  : 
le  vœu  de  chasteté  cesse  d'obliger  dès  que  l'impossibi- 
lité s'en  montre.  Il  ne  dislingue  pas  si  l'impossibilité 
est  voulue,  recherchée  et  coupable.  Peu  importe,  il  en 
arrive  ainsi  à  rendre  le  mariage  obligatoire  pour  tout 
le  monde,  surtout  pour  les  prêtres. 

Une  autre  circonstance  fournit  à  Luther  l'occasion 
de  montrer  le  peu  de  cas  qu'il  faisait  de  la  sincérité. 

C'était  en  i53o,  au  moment  des  discussions  de  la 
célèbre  diète  d'Augsboiirrj.  On  sait  que  Mélanchton  y 
présentait  la  Confession  lutliérienne,  dite  Confession 
d'ÀLirjsboiirg.  Luther,  mis  au  ban  de  l'Empire  à  la 
diète  de  Worms  (i52i),  ne  pouvait  assister  aux  né- 
gociations, mais  il  les  suivait  néanmoins  avec  un 
intérêt  passionné. 

Lazare  Spengler  lui  ayant  écrit  pour  lui  dénoncer  les 
ruses  des  Catholiques,  dans  la  crainte  que  Mélanchton 
nes'ylaissâtprendre,  Luther  réponditle28aoùti53o('î): 
((  Dans  les  réserves  de  nos  Evangéliques,  il  y  a  bien 

(i)  \,  pour  plus  de  détails  :  ci-après  :  Le  Mariarje  et  la  Vir- 
ginité, etc. 

(2)  De  Wetie,  IV,  iSg. 


LA   QUESTION    DE    SINCÉRITÉ    CHEZ   LUTHER      143 

»  d'autres  finasseries  et  les  papistes  peuvent  à  bon 
»  droit  nous  les  reprocher.  Mais  que  peut  la  prudence 
»  de  l'homme  contre  la  volonté  de  Dieu  !  Que  votre 
»  cœur  soit  donc  en  repos  :  nous  ne  ferons  aucune 
»  concession  qui  puisse  nuire  a  «  l'Evangile  ». 

C'est  à  propos  de  ces  «  finasseries  »  que  Mélanchton 
disait  à  Camérarius  :  «  Tout  ce  que  nous  avons  con- 
»  cédé  comporte  tant  de  restrictions,  que  je  crains 
»  bien  que  les  cvêques  ne  trouvent  que  nous  n'offrons 
»  que  de  belles  paroles  (i\  » 

Malgré  cela,  Luther  craignait  qu'on  ne  concédât  pas 
assez;  aussi  écrivit-il  à  Mélanchton  ce  mot  fameux: 
Si  vimevaseritmis,  pace  obtenta,  dolos  ac  lapsus  nos- 
Iros  facile  einendabimiis,  quia  régnai  super  nos  miseri- 
cordia  Ejus  (j).  ?sous  corrigerons  facilement  nos  arti- 
fices !  quelques  manuscrits  ajoutent  à  cIoIds,  men-  ' 
dacia,  nos  mensonges,  mais  le  mot  :  dolos  en  dit 
assez). 

N'est-ce  pas  là  une  insincérité  systématique? 

Une  autre  lettre,  bien  dans  le  style  de  Luther,  nous 
montre  comment  il  entendait  les  clauses  du  traité.  Il 
écrit  à  Spalalin  vers  le  même  temps  :  «  Quant  à  cet 
))  article  où  l'on  demande  que  nous  solUcitions  du 
h  légat  et  du  Pajjc  de  vouloir  bien  nous  concéder  ce 
»  qu'ils  voudront  nous  permettre,  je  te  prie  de  ré- 
»  pondre  dans  quelque  coin  et  Amsdorliquement  (3)  : 
»  que  le  Pape  et  le  légat  devraient  nous  lécher 
»  le...  (/|).  » 

Mélanchton  était  digne  lui  aussi  de  comprendre  le 


(i)  Corpus  Rcf.,  II.  334. 

(a)  De  Weïte,  IV,  i.5G  ;  Exdehs,  VIII,  aSô. 

(3)  Amsdorfice  :  à  la  manière  d'Amsdorf. 

(4)  De  Wette,  IV,  55. 


144  LUTHER   ET   LE   LUTHÉRANISME 

langage  et  le  système  de  Lulhci".  La  Confession 
nAiigshoiirq,  qui  est  le  fruit  de  son  travail,  est  un  chef- 
d'œuvre  d'astuce  et  de  dissimulation. 

En  voici  un  exemple  : 

Il  s'agissait  de  résoudre  cette  grosse  objection  que 
la  doctrine  luthérienne  était  inconnue  des  Pères,  et 
entièrement  nouvelle. 

Certes,  c'était  là  une  énorme  difficulté  :  «  C'est  un 
»  paradoxe  insoutenable,  a  d'iiNcwnmn,  que  d'affirmer 
»  qu'une  révélation  accordée  à  l'homme  par  la  divinité 
))  ait  pu  être  ignorée  et  mal  comprise  pendant  dix-huit 
»  siècles  (quinze  au  temps  de  Luther)  et  qu'elle  puisse 
»  tout  à  coup  être  expliquée  de  nos  jours  par  des  tra- 
»  vaux  individuels  (i\  » 

Et  cependant  c'est  ce  paradoxe  insoutenable  que 
soutenait  Luther.  Mélanchton  lui-même  avoue  quelque 
part  dans  ses  lettres  l'obscurité  qui  règne  dans  toute 
l'antiquité  sur  la  Joi  (entendue  au  sens  de  Luther). 
Néanmoins  il  en  appelle  hardiment  dans  la  Confession. 
à  saint  Augustin,  c'est-à-dire  à  l'autorité  de  «  ce  plus 
»  grand,  de  ce  plus  estimé  de  tous  les  docteurs  de 
»  l'Eglise  ».  Il  affirme  que  «  dans  leur  doctrine  sur  la 
»  Foi,  les  luthériens  n'ont  rien  avancé  de  nouveau, 
»  comme  on  pourrait  le  prouver  par  saint  Augustin^ 
»  qui  s'est  longuement  occupé  du  sujet,  et  qui  pro- 
»  fesse  que  c'est  par  la  foi  en  Jésus-Christ  et  nulle- 
»  ment  par  nos  œuvres  que  nous  devenons  justes,  ainsi 
»  que  le  montre  son  livre  entier  de  Spirila  el  littera  ». 

Et  maintenant  si  l'on  veut  apprécier  cette  affirma- 
tion et  la  bonne  foi  de  son  auteur,  il  faut  lire  cette 
lettre  du  même  à  Brenz,  à  la  même  époque  (2)  :  ((  Au- 

(i)  lo"^  Cf.  sur  le  mouvement  d'Oxford,  Irad.  Gondon,  i85i. 
(2)  Corpus  Rcforin.,  II,  5oi-2.   Cf.   sur  ce  point,   Dullinger, 


LA    QUESTION    DE    SINCÉRITÉ   CHEZ    LUTHER      145 

»  gustin  imagine  que  nous  sommes  justes  par  l'accom- 
»  plissement  de  la  loi  que  l'Esprit  réalise  en  nous.  — 
»  Et  moi,  je  cite  saint  Augustin,  comme  d'accord 
»  avec  nous,  à  cause  de  l'opinion  publique,  alors  qu'il 
»  n'explique  pas  assez  la  justification  par  la  foi.  Crois- 
»  moi,  cher  Brenz,  cette  question  est  obscure  et  pro- 
»  fonde,  et  tu  n'en  sortiras  qu'en  éloignant  tes  yeux 
»  de  la  loi  et  de  la  justification  par  l'accomplissement 
»  de  la  loi  qu'imagine  Augustin,  et  en  fixant  ton  esprit 
»  seulement  sur  la  promesse  gratuite.  » 

Avant  d'en  venir  à  une  alTaire  plus  grave,  signalons, 
en  passant,  la  conduite  de  Luther  à  l'égard  de  la 
Messe. 

Pendant  son  absence  de  Wiltemberg,  alors  qu'il 
était  à  la  Wartbourg  (i52i),  Carlstadt  s'était  élevé 
contre  l'abomination  papiste  de  la  Messe. 

«  Aujourd'hui,  23  octobre,  écrit  un  étudiant,  les 
»  Auguslins  ont  aboli  la  Messe...  Si  saint  Paul  n'a  pas 
«  craint  d'abolir  la  circoncision,  pourquoi  serait-on 
))  coupable  d'abolir  la  Messe.  » 

Mais  quand  Luther  fut  de  retour  (mars  i52  2),  il 
s'éleva  contre  ce  qui  s'était  fait,  et  donna  huit  sermons 
pour  montrer  que  c'était  y  une  mauvaise  manière 
»  d'entendre  la  liberté  chrétienne  ». 

Il  regrettait  surtout  qu'on  eût  agi  sans  son  ordre. 

Les  Saxons  étaient  alors  très  attachés  à  la  Messe. 
Luther  ne  voulut  heurter  personne  :  «  Le  monde  est 
»  tellement  attaché  à  la  Messe,  dit  Mélanchton,  qu'il 
»  semble  que  rien  ne  puisse  l'arracher  du  cœur  des 
»  hommes  (i).  »  La  Messe  fut  donc  maintenue  dans 

I,  3^9  et  suiv.  Il  donne  de  noriibreux  exemples  de  cette  dissimu- 
lation chez  Mclanchlon. 

(i)  Corp.  Réf.,  \,  842-845. 

10 


14G  LUTHER   KT    LK   LUTHÉRANISME 

les  formulaires  officiels  de  1627,  i528,  en  Saxe.  Lu- 
ther permit  toutefois,  quoique  à  contre-cœur,  qu'elle 
fût  célébrée  en  allemand,  au  moins  les  jours  ordinaires. 
L'élévation  de  l'hostie  et  du  calice  était  conservée. 
Mais  Luther  avait  supprimé  le  Canon,  sans  avertir  le 
public,  et  le  novateur  s'en  exprimait  ainsi  :  «  Le  prèlrc 
»  peut  fort  bien  s'arranger  de  façon  à  ce  que  Vhomine 
»  du  peuple  ignore  toujours  le  chanfjemenl  opéré  et 
»  puisse  assister  à  la  messe  sans  trouver  de  quoi  se 
»  scandaliser  (1).  » 

Dans  son  opuscule  sur:  la  célébration  de  la  Messe 
allemande,  Luther  disait  encore  :  a  Les  prêtres  savent 
»  les  raisons  qui  leur  font  un  devoir  de  supprimer  le 
»  canon  (.2)...  Quant  aux  laïques,  inutile  de  les  entrc- 
»  tenir  sur  ce  point.)) 

Luther  avait  en  horreur  l'idée  de  Sacrifice,  au  point 
d'écrire  cette  phrase  inouïe  :  c  J'aimerais  mieux  avoir 
»  été  un  -opvo^oaxQç  ou  un  voleur  de  grand  chemin, 
»  que  d'avoir,  quinze  années  durant,  sacrifié  et  blas- 
»  phémé  ainsi  Jésus-Christ  par  des  Messes  (3).  » 

Et  cependant  ce  même  homme  conseille  à  Weier, 
étudiant  poméranien,  de  s'appliquer  à  gagner  son  père, 
fervent  catholique,  en  se  conformant  à  ses  idées,  en 
jeûnant,  en  priant  avec  lui,  en  écoutant  la  Messe  avec 
une  apparente  dévotion  et  en  invoquant  les  saints  (4) 
(1539). 

(i)  Erla.?»gen,  XXVIII,  3o4-3o5,  Ja::sseî»,  III,  71,  73. 
(2^  Luther  niait  le  sacrifice. 

(3)  Cf.  DôLLOGER,  III,  184  ;  Eulasgex,  60,  106;  Baudrillartj 
op.  cit.,  126. 

(4)  Fait  cité  j^a^r  DOllinger,  loc.  cil. 


LA   QUESTION    DE    SINXÉRITK    CHEZ    LUTHER      147 


YII 


Arrivons  enfin  au  fait  le  plus  décisif  pour  notre 
exposé,  celui  où  rinsincérité  Systématique  de  Luther 
éclate  avec  la  plus  grande  évidence. 

Il  s'agit  du  cas  du  «  second  mariage  n  de  Philippe 
de  liesse  II.") '|o)-  Les  protestants  eux-mêmes,  il  faut 
leur  rendre  celte  justice,  stigmatisent  la  conduite  du 
(t  grand  Allemand  »  dans  cette  affaire.  L'un  d'eux, 
Bezold,  dans  son  histoire  de  la  lirforme  allemande  (i) 
(1890)  déclare  que  le  double  mariage  de  Philippe, 
landgrave  de  liesse,  est  a  la  tache  la  plus  noire  dans 
l'histoire  de  la  Reforme  nllcmande  ». 
Rappelons  rapidement  les  faits  (2). 
Le  principal  protecteur  du  Luthéranisme,  le  land- 
grave PhiHppo  de  llesse-Cassel,  vivait  depuis  longtemps 
dans  un  désordre  et  une  dissolution  que  Ton  cherchait 
en  vain  à  dissimuler. 

Dès  1020,  il  avait  témoigné  le  désir  de  prendre  une 
seconde  épouse.  Mais  les  lois  de  l'empire  étaient  très 
sévères  contre  la  bigamie.  Le  code  criminel  promulgué 
par  Charles-Quint  condamnait  la  bigamie  à  la  torture 
et  le  punissait  de  la  peine  capitale. 

Aussi  Luther,  consulté  par  le  landgrave,  avait-il 
répondu  prudemment  que  «  très  certainement  les  pa- 
»  triarches  avaient  eu  plusieurs  femmes  mais  que  cela 
»  n'avait  été  permis  qu'à  cause  de  la  nécessité  ».  «  En 
n  sorte  que,  ajoutait-il,  je  ne  sais  quel  conseil  donner 
))  à  votre  Grâce  et  serais  plutôt  disposé  à  la  détourner 

(1)  Geschkhle  der  deulschen  Reformalion,  p.  795.  Voir  aussi 
kôsTLi!»,  Luther,  II,  48 1,  486. 

(3)  On  en  trouvera  l'expose  avec  les  principales  pièces  dans 
BossuET,  HUluire  des  ]'ariatioi}S,  livre  \I. 


1-18  LUTHEK    ET    LE   LUTHERANISME 

n  d'un  pareil  dessein,  à  moins  qu'il  n'y  eût  une  ncces- 
»  site  urgente  (i).  » 

Au  fond,  Luther  permettait  la  bigamie.  Ce  n'était 
pas  la  première  fois  d'ailleurs  qu'il  en  admettait  le 
principe.  Dès  i520,  il  écrivait  :  «  J'abhorre  tant  Ir 
divorce,  que  je  lui  préfère  le  double  maria<je,  je  n'ose 
pourtant  pas  dire  qu'il  soit  licite  (2).  »  Un  peu  plu- 
tard,  en  i52/i,  il  déclarait  que  la  polygamie  n'est  pas 
contraire  à  l'Ecriture,  et  qu'il  ne  pouvait  la  condamner, 
bien  qu'il  ne  voulût  pas  la  conseiller,  eu  égard  au  scan- 
dale qui  en  résulterait  (3).  «  Le  marié  doit  être  bien 
»  certain  en  conscience,  grâce  à  la  parole  de  Dieu,  que 
»  cela  lui  est  permis.  » 

En  1527,  il  est  encore  du  même  avis  :  rien  n'empêche 
la  polygamie  :  «  Aujourd'hui,  d'd-i\,  je  ne  pourrais  pas 
»  l'empêcher,  mais  je  ne  veux  pas  la  conseiller  (4).  » 

Le  3  septembre  i53i,  il  mande  à  l'agent  anglais 
Barncs,  \\\\  avis  au  sujet  d'Henri  VIII  ;  il  s'élève  contre 
le  divorce  du  roi  et  déclare  :  «  Je  permettrais  plutôt 
»  au  roi  de  prendre  une  autre  reine  avec  la  première, 
))  et  à  l'exemple  des  pères  et  des  rois  anciens  d'avoir 
»  ensemble  deux  femmes  ou  reines  (5)  n . 

En  théorie,  donc,  Luther  approuvait  les  désirs  du 
landgrave.  Mais  l'affaire  n'était  pas  mûre  en  i526. 
Depuis  ce  temps,  Philippe  avait  vécu  dans  l'adultère  ; 
il  avouait  lui-même  n'avoir  pas  gardé  trois  semaines 
la  fidélité  conjugale.  Ses  débauches  lui  firent  contrac- 

(ij  Lettre  du  28  nov.  1026,  de  Wette,  VI,  79-80. 

(2)  Weim,  VI,  559. 

(3)  Enders,  IV,  283. 

(4)  De  Wette,  VI,  79. 

(5)  EsDEns,  IX,  93.  Mélanchton  avait  donné  le  ménie  avis 
(22  août  i53i).  Enders  a  prétendu  faussement  que  le  pape 
Clément  VII  avait  proposé  la  même  solution.  Il  a  été  réfuté 
par  Paulus  :  Kôlnische  ^'olh■s:citlmrj,  n"  48  (1903). 


LA    QUESTION    DE    SINCÉRITÉ   CHEZ    LUTHER      149 

ter  une  maladie  honteuse  (  i)  qui  l'obligea  à  songer  de 
nouveau  à  son  projet  de  bigamie. 

Il  avait  depuis  longtemps  une  liaison  avec  Margue- 
rite de  la  Sale,  demoiselle  d'honneur  de  sa  sœur  Eli- 
sabeth. Il  voulut  l'épouser.  La  mère  de  Marguerite  y 
consentit,  à  condition  que  son  frère  Ernest  de  Miltiz, 
Christine,  l'épouse  légitime  du  landgrave,  Luther,  Mé- 
lanchlon,  Bucer,  l'Electeur  de  Saxe  et  le  duc  Maurice 
assisteraient  au  mariage,  au  moins  par  procuration. 

Bucer  donna  son  approbation  sans  hésiter  et  se 
chargea  de  remettre,  à  Luther  et  à  Mélanchton,  une 
«  consultation  »  motivée,  où  le  landgrave  exposait  la 
nécessité  où  il  était  de  prendre  une  seconde  femme. 

Après  de  longues  perplexités,  Luther  et  Mélanchton 
répondirent  par  un  avis  embarrassé  et  tortueux  que 
Bossuet  a  publié,  pour  la  première  fois,  en  France  (2). 
Ils  concluaient  en  permettant  la  bigamie  secrète. 

«  Si  votre  grâce,  disaient-ils,  est  entièrement  résolue 
»  d'épouser  une  seconde  femme,  nous  jugeons  qu'elle 
»  doit  le  faire  secrètement,  c'est-à-dire  qu'il  n'y  ait 
»  que  la  personne  qu'elle  épousera  et  peu  d'autres  per- 
»  sonnes  fidèles  qui  le  sachent,  en  les  obligeant  au 
))  secret  sous  le   sceau   delà   confession.    »   (10  déc. 

Avant  même  d'avoir  reçu  cet  avis,  Philippe  avait 
extorqué  le  consentement  de  .<a  femme,  en  lui  faisant 
boire  un  breuvage  qui  lui  avait  ôté  le  sentiment  (3). 
11  fallut  vaincre  ensuite  les  scrupides  de  Marguerite, 
qui  n'était  pas  encore  «  suffisamment  versée  dans   la 


(i)   Lui-même  il  déclare  dans  une   lettre  à   Ulrich   de   Wur- 
temberg avoir  eu  ((  le  mal  français  ». 

(2)  Appendice  au  livre  VI.  de  VHistoire  des  Variations. 

(3)  Janssex,  lll,  453,  45:i,  note  i. 


150  LUTHKU   ET   LK   LUTHÉRANISMIt: 

Sainte  Ecriture   ».    Le  prédicant  Jean   Lenning  s'en 
chargea. 

Enfin  le  mariage  fut  célébré  le  [\  mars  ij/jo  à  I\o- 
tlienbourg,  par  le  prédicant  Denys  Mélander,  qui 
avait  lui-même  trois  femmes  (i),  (les  deux  premières 
vivant  encore  au  temps  du  troisième  mariage  .  IJucer 
et  Mélanchton  y  assistaient. 

Le  5  avril,  le  landgrave  écrit  à  Luther  pour  le  re- 
mercier de  la  dispense  qu'il  lui  avait  accordé.  Luther 
répond,  le  lo  avril,  en  recommandant  le  secret. 

Malgré  tout,  il  était  mécontent  de  toute  cette  af- 
faire. Voici  comment  il  en  parle  dans  une  lettre  à 
l'Electeur  de  Saxe  (2)  :  «  Si  j'avais  su  que,  depuis  long- 
))  temps,  le  landgrave  satisfaisait  à  ses  honteux  désirs 
»  avec  d'autres  femmes,  bien  certainement  aucun  ange 
»  n'aurait  pu  me  persuader  de  donner  une  pareille 
»  dispense.  Encore  moins  aurais-je  permis  la  célébra- 
»  tion  publique  dune  semblable  union  ;  ajoutez  à  cela 
«  qu'on  m'avait  complètement  caché  qu'il  s'agissait 
))  d'une  princesse  et  même  d'une  jeune  landgrave  ;  vrai- 
»  ment  cela  n'est  pas  tolénible  et  l'Empire  aura  de  la 
»  peine  à  le  supporter.  »  «  J'avais  compris  et  j'espérais 
»  que  si  le  landgrave  était  obligé  par  l'infirmité  de  sa 
»  chair  d'user  d'un  tel  remède,  à  sa  honte  et  à  son 
»  péché,  il  entretiendrait  une  honnête  jeune  fille,  liée  à 
»  lui  par  un  mariage  secret,  dans  une  maison  ignorée. 
))  Bien  qu'aux  yeux  du  monde  cela  encore  eût  été  un 
»  scandale,  on  lui  aurait  néanmoins  permis,  pour  cause 

(i)  On  cite  le  cas  du  prédicant  Zwinglien  :  Ludovic  IIetzeu, 
qui  avait  pris  jusqu'à  douze  femmes.  Heureusement  l'autorité 
civile  fut  plus  sévère  que  les  prcdicants  et  il  fut  arrêté,  jugé  et 
décapité.  ^DoLLOGER.  Réforme,  I,  igS).  Ceci  se  passait  à  Cons- 
tance en  1629  (4  février). 

(2)  Seidemann,  Lauie/-6ac/i's  Ta^ebiwli,  append.,  1^6-198,  note. 


LA    QUESTION    DE    SINCÉRITÉ    CHEZ    LUTHER      151 

y,  de  grande  nécessité,  d'aller  et  de  venir  dans  cette 
I  maison,  comme  cela  a  été  pratiqué  maintes  fois  par 
n  (le  grands  et  paissants  seigneurs.  » 

Au  fond,  ce  que  Luther  redoutait  avant  tout,  c'était 
de  voir  se  divulguer  celte  vilaine  affaire.  On  craignait 
l'indiscrétion  de  Mélander,  qui  n'avait  pas  hésité  à 
dire  en  pleine  chaire  que  Dieu  permet  la  biga- 
mie. 

D'ailleurs,  ces  craintes  étaient  fondées.  Bientôt,  la 
nouvelle  du  double  mariage  de  Philippe  commença  à 
s'ébruiter,  L'Electeur  de  Saxe  ne  cessait  de  recom- 
mander le  secret.  Le  3  juillet,  Bucer  écrivit  d'Haguenau 
à  Philippe  «  que  pour  se  conformer  au  désir  de  1  Elec- 
»  teur,  il  ferait  bien  d'obliger  au  secret  le  plus  absolu 
((  Henri  de  Saxe  et  la  duchesse  Elisabeth  qui  pour- 
»  raient  même,  au  besoin,  nier  le  second  mariage  (i)  ». 
Schnepf,  Brenz,  Osiander  étaient  du  même  avis  :  il 
fallait  nier  énergiqm^ment.  Ces  théologiens  offraient 
de  se  porter  garants  contre  la  réalisation  du  second  ma- 
riage. 

Le  8  juillet,  Bucer  revient  à  la  charge.  Il  fait  appel 
à  l'exemple  des  patriarches,  du  Christ  et  des  Apôtres  ; 
«  Oui,  s'écrie-t-il,  Dieu  même,  pour  sauver  son  peuple, 
»  a  parfois  donné  à  ses  ennemis  défausses  visions,  de 
»  fausses  révélations  et  les  a  quelquefois  abusés  par  des 
»  mirages.  Ce  qui  nous  monlre  que  nous  devons 
»  non  seulement  cacher  la  vérité  à  nos  ennemis  lors- 
»  qu'ils  pourraient  en  abuser  pour  nous  nuire,  mais  en- 
»  core  qu'il  nous  est  permis  de  les  dépister  par  des  inven- 
»  lions  contraires  (2).   » 

Comme  exemple  de  ces  u  inventions  contraires  »,  il 

(i)  Cité  [)ar  Ja>sse>",  III,  477- 

(2)  Lenz,  Briejwechsel  Landyraf  Philipps,  178.  Toute  la  lettre 
est  à  \oir, ibid.,  175-180;  cf.  aussi,  Ja>sse.\,  III,  478. 


152  LUTHDR    KT    LK    LUTHI.UAMS.MK 

conseillait  d'cxigor  de  Marf,Mierilc  un  contrat  notarié 
témoignant  qu'elle  «  n'était  qu'une  simple  concubine 
»  donnée  par  Dieu  à  son  serviteur  fidèle  y>.  Le  land- 
grave pourrait  ensuite  protester  publiquement  par  une 
lettre  circulaire  contre  les  «  mensonges  »  et  les  «  ca- 
lomnies »  qui  l'accusaient  d'avoir  pris  une  seconde 
femme.  Faire  autrement,  concluait  Bucer  (i),  c'était 
{(  tenter  Dieu  »  en  s'exposant  à  un  danger  que  l'on 
pouvait  éviter. 

Au  reçu  de  cette  lettre  lâche  et  hypocrite,  le  land- 
grave entra  en  fureur.  Mais  Bucer  n'en  voulut  point 
démordre  et  insista  de  nouveau  en  ces  termes  :  «  Si 
«  Votre  Grâce  n'a  recours  quotidiennement  au  nirn- 
»  5o/î^('^  comme  je  le  lui  ai  déjà  conseillé,  il  en  résultera 
»  beaucoup  de  difficultés.  On  voit  dans  l'Ecriture  que 
»  souvent  des  anges  et  des  saints  ont  été  charr/és  [xir 
»  Dieu  de  tromper  les  hommes.  La  Bible  est  pleine  de 
))  ces  exemples.   >> 

Voilà  011  conduisait  le  principe  du  fibre  examen  ! 

Mais  que  pensait  Luther  de  tout  celai*  Le  landgrave 
voulut  le  savoir  ;  dès  le  20  juin,  il  lui  avait  écrit  pour 
lui  dire  que  le  second  mariage  commençait  à  être 
connu  et  lui  demander  son  avis.  Il  le  menaçait  en 
même  temps  de  publier  sa  consultation  écrite,  s'il  ne 
le  soutenait  dans  cette  difficulté. 

Luther  répond  aussitôt  (2)  qu'il  fallait  nier  le  ma- 
riage en  question.  Ses  expressiopis  sont  à  noter  soi- 
gneusement :  «  Ce  qui  est  un  oui  secret  ne  saurait  être 
»  un  oui  public,  sans  cela  les  mots  secret  et  public  se- 
»  raient  synonymes,  et  il  n'y  aurait  aucune  différence 

(i)  On  sait  que  Bucer  était  un  dominicain  apostat,  devenu 
apôtre  de  «  l'Evangile  de  vérité  »  à  Strasbourg  ! 

(2)  Lettre  de  juin  i54o  (de  Wette,  \  I,  263),  adressée  à  un 
conseiller  de  Philippe. 


LA   QUESTION    DE    SINCKIIITÉ    CHEZ    LUTHER      153 

))  entre  eux,  ce  qui  ne  peut  ni  ne  doit  être.  Donc  le  oui 
»  secret  (loi/  cire  un  non  public  et  demeurer  tel.  » 

A  la  même  date  (il  juillet  i5'|o)(i;,  Luther  se 
prononce  plus  nctteuieiit  encore  s'il  est  possible.  Des 
conseillers  de  Philippe  étant  venus  en  effet  le  trouvera 
Eisenach,  pour  conférer  sur  cette  question  avec  lui,  le 
Réformateur  donne  son  avis  en  ces  termes  :  Le  land- 
grave désirerait  que  les  signataires  de  la  «  consultation 
confessionnelle  »>  la  proclament  publiquement.  Mais 
ils  l'avaient  donné  seulement  à  condition  du  secret.  Le 
landgrave  devait  donc  considérer  le  scandale  qui  en 
résulterait  pour  l'Eglise.  Il  fallait  par  suite  à  tout  prix 
nier  la  chose. 

«  Après  tout,  ajouta-t  il,  qu'advicndrait-il  si  quel- 
I)  qu'un,  dans  l'intérêt  de  l'Eglise  chrétienne  et  du  bien, 
>)  faisait  un  beau  (jros  mensontje  ?  En  ce  cas,  croyez- 
»  moi,  la  conscience  pourrait  être  en  repos  !  » 

Pouvait-on  plus  ouvertement  professer  ce  principe 
si  profondément  immoral  et  machiavélique  :  La  fin 
justifie  les  moyens  ! 

Luther  ajoutait  encore,  que  plutôt  de  publier  le  se- 
cret du  landgrave,  il  était  décidé  à  déclarer  que  lui  et 
les  autres  théologiens  s'étaient  moqué  de  Philippe: 
«  Car  ici,  disait-il,  il  ne  s'agit  pas  seulement  de  scan- 
»  dale,  mais  de  contrées,  de  vies.  Il  y  va  de  la  réputa- 
»  tion,  de  l'honneur  du  Landgrave.  En  vérité,  il  est 
I)  dur  de  tant  souffrir  pour  une  courtisane  !  » 

L'on  conçoit  la  colère  de  Philippe  en  apprenant  cela  ; 
d'autant  plus  que  Luther,  le  17  juillet,  avait  encore 
insisté  sur  la  nécessité  du  mensonge.  C'était  une  mi- 
sère, avait-il  dit,  que  le  landgrave  ne  pût  dire  un  gros 

(i)  Et  non  en  juin  comme  on  lit  dans  Janssex,  llf,  48o,  tout 
ceci  dans  Denifle,  p.  n6  et  suiv. 


VA  LUTHEK   ET    LE   LUTHÉRANISME 

mensonge  (i)  !  Dire  un  mensonge  nécessaire,  un  men- 
songe utile  pour  se  tirer  (l'affaire,  dire  de  tels  men- 
songes, ne  serait  pas  contre  D'eu,  et  il  le  prendrait  sur 
lui.  Il  fallait  donc  que  le  landgrave  «  n'eût  aucun  scru- 
»  pule  de  dire  un  mensonge  quant  à  la  courtisane, po»/' 
»  le  bien  de  la  chrétienté  et  de  tout  le  monde  (2)  ». 

En  tout  cas,  Luther  refusait  absolument  d'avouer  sa 
dispense  :  a  Je  veux  plutôt,  écrivait-il  (3),  la  nier  pu- 
»  bliquement  parce  que  ce  n'est  pas  un /)«6//c«m  con- 
))  siliun}  et  ///  nullum  per  publicationem.  »  «  Ou  si 
«  cela  ne  suffisait  pas,  je  confesserais  plutôt,  même  si 
»  ce  devait  passer  pour  un  conseil  et  non  (comme 
»  cela  est)  pour  une  prière,  que  je  me  suis  trompé  et 
»  que  j'étais  fou  f  » 

Le  18  juillet,  le  landgrave  irrité  se  justifie  d'avoir 
épousé  iMarguerite.  Il  dit  à  Luther  :  «  Je  constate  que 
»  vous  autres,  saintes  gens, prenez  volontiers  la  femme 
»  qui  vous  convient,  souffrez  donc  que  nous  autres, 
»  pauvres  pécheurs,  fassions  de  même.  » 

Il  lui  reproche  ensuite  sa  lâcheté,  son  indulgence 
pour  les  vices  publics  et  la  corruption  des  mœurs. 

Dans  une  lettre  à  Bucer,  du  '.i\  juillet,  il  parle  ainsi 
de  Luther  :  «  Dans  cette  affaire  il  s'est  montré  pusilla- 
»  nime  et  poltron,  lui  qui  est  tous  les  jours  témoin  de 
»  méfaits  abominables,  de  honteuses  orgies,  et  qui 
»  laisse  passer  tout  cela  sans  autre  punition  que  de 
»  vaines  paroles  (i).  » 

Le  même  jour,  Luther  répliquait  une  dernière  fois 
par  la  lettre  menaçante  que  voici  :  «  J'ai  pour  moi  un 
»  grand  avantage,  car  votre  Grâce  et  tous  les  démons 

(i).  IJemfle,  loc.  cit. 
(2)  KoLDE,  Anal.  Luth.,  356. 
(^3)  De  Wetïe,  YI,  272. 
(4)  Lenz,  op.  cil.,  2o5. 


LA    QUESTION    DE    SINCÉRITÉ   CHEZ    LUTHER      155 

»  ensemble  me  sont  témoins  et  doivent  confesser  pre- 
»  mièremcnt  que  je  vous  ai  donné  mon  avis  en  secret  ; 
»  secondement  que  je  vous  ai  prié  avec  instance  d'em- 
»  pécher  que  ce  mariage  ne  vînt  à  être  connu  du  pu- 
»  blic  ;  troisièmement  que  si  la  chose  s'est  ébruitée,  je 
))  n'en  suis  nullement  responsable.  Aussi  longtemps 
»  que  j'aurai  ces  trois  pièces  dans  mon  dossier,  ye  ne 
»  conseillerais  pas-  aa  diable  hii-méme  de  mettre  sa 
»  plume  en  mouvement  car  Dieu  me  viendrait  trop  en 
»  aide!...  Croyez-moi,  en  parlant  ainsi,  ce  n'est  pas 
»  mon  intérêt  qui  me  guide,  je  sais  assez  me  retourner 
»  quand  je  me  sers  de  ma  plume,  et  si  vous  m'y  obligiez 
»  je  planterais  là  votre  Grâce  le  mieux  du  monde,  ce 
»  que  je  ne  ferai  .pourtant  pas  volontiers  et  ce  que  la 
»  nécessité  seule  me  contraindra  de  faire  (i).  » 

Aussitôt  le  landgrave  se  radoucit  :  «  Nous  n'avons 
»  jamais  eu  la  pensée  de  commencer  une  campagne 
))  contre  vous,  répond-il  le  27  juillet,  nous  connaissons 
»  trop  votre  habileté  pour  cela  ;  nous  n'avons  pas  eu  la 
»  pensée  de  nous  brouiller  avec  vous  (■>).  »  Et  il 
promet  de  s'en  tirer  par  des  équivoques. 

A  quelque  temps  de  là,  Luther  envoyait  une  lettre 
de  remerciement  au  landgrave  pour  un  présent  que  sa 
ménagère  avait  reçu  (3). 

Pendant  tout  ce  temps,  la  douleur  de  Mélanchton 
était  elTrayanle.  Luther  chercbaiten  vain  à  le  consoler: 
«  Pour  moi,  disait-il,  je  ne  suis  qu'un  paysan,  un  rude 
))  Saxon  :  la  peau  de  mon  esprit  est  trop  dure,  trop 
»  épaisse,  pour  que  je  puisse  m'attrister  de  pareilles 
»  afTaires  (4)  1  » 

(i)  De  Wette,  VI,  273-278. 

(2)  Le:<z,  I,  385-388. 

(3)  Ibid.,  389. 

(4)  Cf.  Janssen,  III,  483. 


156  LUTHER   ET   LE   LUTHÉRANISME 

Tout  le  monde  sera,  sur  ce  point,  de  l'avis  de 
Luther.  Sa  conscience  n'a  certainement  aucune  déli- 
catesse. Aux  choses  les  plus  élevées  et  aux  questions 
les  plus  graves,  il  mêle  un  comique  bas  et  trivial. 

En  tout  cas,  les  faits  que  nous  venons  de  citer  nous 
permettent  de  conclure  cette  étude  par  une  réponse 
très  catégorique  et  très  certaine. 

Nous  nous  sommes  demandé  :  Luther  a-t-il  employé 
le  rtiensonge  pour  propager  sa  doctrine?  Sans  hésiter, 
nous  répondons  :  Oui,  Luther,  depuis  le  commence- 
ment jusqu'à  la  fin  de  sa  carrière  de  Rcibrmateur  de 
i520  à  i546,  a  employé  constamment  l'arme  du  men- 
songe dont  lui-même  a  dit  :  «  Parmi  les  premières 
»  armes  du  démon,  il  y  a  celle  du  mensonge  qu'il 
»  orne  avec  les  saints  noms  de  Dieu,  du  Gluist  et  de 
))  l'Eglise  et  avec  cela  il  veut  condamner  la  vérité  et  la 
»  faire  passer  pour  mensonge  (i).  « 

Pour  Luther,  le  mensonge  n'a  pas  été  seulement 
passager  et  occasionnel,  il  a  été,  encore  une  fois,  cal- 
culé et  systématique.  C'est  donc  en  toute  assurance 
que  l'on  peut  attaquer  sa  sincérité  sur  ce  premier 
point. 

Il  nous  reste  maintenant,  comme  nous  l'avons  an- 
noncé, à  rechercher  quelle  confiance  Luther  avait  dans 
son  propre  enseignement.  Avait-il  en  lui-même  cette 
foi  qu'il  réclamait  des  autres  ? 

(i)  Erla>"ge>%  L,  i8. 


CINQUIÈME  ETUDE 

l'état    d'aME    de    LUTIIEn    ArRÈS    i5i7 


Sommaire.  —  Autocenlrisme  de  Luther.  —  I.  Illusion  de  Luther 
sur  sa  mission.  —  Approbation  des  humanistes  au  début.  — 
Luther  ne  voit  pas  le  cliemin  parcouru,  —  IL  Désillusion.  — 
Les  humaniitcs  s'écartent.  —  Les  sectes  surgissent,  —  An- 
goisses de  Luther.  —  L'idée  d'inerrance  de  l'Eglise  le  tour- 
mente. 11  se  défend  d'être  hérétique.  —  Différence  entre  ses 
aveux  secrets  et  ses  déclamations  publiques.  —  IlL  Luther 
attribue  au  démon  les  tourments  de  sa  conscience.  —  Tenta- 
lion  de  suicide.  — -  IV.  Luther  effrayé  par  les  effets  de  sa 
prédication.  —  Le  démon  les  lui  reproche.  —  Ce  que  Luther 
lui  répond.  —  V.  Désespoir  de  Luther  à  la  fin  de  sa  vie.  — 
Son  esprit  autoritaire.  —  VI.  Conclusion.  —  Luther  a  tou- 
jours été  malheureux. 


Nous  verrons  dans  une  étude  spéciale,  sur  l'Eglise 
et  l'Etat  dans  l'enseignement  de  Luther,  comment  ce 
Réformateur  eut  à  se  débattre  pour  s'expliquer  à  lui- 
même  et  aux  autres  5a  mission. 

Nous  allons  nous  demander  maintenant  s'il  fut 
maintenu  par  conviction  ou  par  obstination  dans  la 
voie  01^1  les  circonstances  l'avaient  jeté. 

En  apparence,  et  à  ne  prendre  que  ses  affirmations 
publiques,  on  doit  constater  en  lui,  au  premier  abord, 


158  LUTHER    ET    LE   LUTHÉRANISME 

une  grande,  une  extraordinaire  confiance  en  sa  doc- 
trine. 

«  Je  n'admets  pas,  écrit  il  en  juin  i522,  que  ma  doc- 
»  trine  puisse  être  jugée  par  personne,  même  par  les 
»  anges.  »  Celui  qui  ne  reçoit  pas  ma  doctrine  ne  peut 
parvenir  au  salut  (i). 

On  voit  d'après  cela  combien  exacte  est  celte  appré- 
ciation de  Mœhler  dans  sa  Symbolique  (2)  :  «  La  rai- 
»  son,  le  moi  de  Luther  était,  à  son  avis,  le  centre  au- 
»  tour  duquel  devait  graviter  toute  l'humanité  :  il  se 
»  fit  rhomme  universel  en  qui  tous  devaient  trouver 
»  leur  modèle  ;  tranchons  le  mot,  il  se  mit  à  la  place 
))  de  Jésus-Christ.  » 

Pour  expliquer  une  pareille  confiance  en  lui-même, 
il  faut  évidemment  faire  appel  en  première  ligne  au 
caractère  autoritaire  et  entier  du  Réformateur  ;  mais  il 
faut  aussi  largement  tenir  compte  des  circonstances. 


i 


A  cette  époque^  nous  l'avons  vu,  les  abus  dans 
l'Eglise  n'étaient  que  trop  réels  et  trop  criants.  La 
Réforme  était  depuis  longtemps  appelée  de  tous  les 
vœux.  Un  mouvement  sérieux  dans  ce  sens  se  dessi- 
nait un  peu  partout  et  Luther  put  croire  qu'il  com- 
battait vraiment  pour  une  bonne  cause.  L'amas 
énorme  d'excès  de  tout  genre  avait  fini  par  ternir 
l'éclat  de  la  vérité,  et  la  légitimité  des  institutions  de 
l'Eglise  commençait  à  être  mise  en  question.  On  at- 

(i)  Erla>geîj,  XXVJII,  i44. 

(2)  P.  10.  cf.  coll.  la  Pensée  chrétienne,  Moehler  par  Goyau; 
p.  lU. 


l'état    d'aME    de   LUTHER    APRÈS    1517         159 

tendait  quelqu'un  !  Luther  crut  avec  complaisance 
qu'il  était  celui  que  Dieu  chargeait  de  porter  le  fer  et 
la  flamme  dans  une  constitution  surchargée  de  dégé- 
nérescences. 

Et  ce  qui  ne  contribua  pas  peu  à  le  maintenir  dans 
celte  flatteuse  opinion  de  lui-même,  ce  fut  le  succès 
que  d'abord  il  rencontra.  De  toutes  parts,  on  répondit 
avec  enthousiasme  aux  accents  passionnés  de  cette 
éloquence  triviale,  mais  toujours  chaude  et  entraî- 
nante. Si  le  peuple  ne  suivit  pas  avec  autant  de  facilité 
qu'on  pourrait  le  croire  le  mouvement  oi)  on  le  vou- 
lait faire  entrer,  dans  le  monde  lettré,  il  y  eut^  en  fa- 
veur de  Luther,  une  explosion  d'applaudissements  qui 
dut  émouvoir  profondément  ce  cerveau  si  impression- 
nable et  si  mobile. 

Dès  i5i8,  il  recevait  l'approbation  d'Erasme  de 
Rotterdam  qui  disait,  tout  en  déplorant  son  manque 
de  douceur  :  a  Luther  a  enseigné  beaucoup  d'ex- 
»  cellentes  doctrines...  une  chose  est  incontestable, 
»  c'est  qa  il  a  bien  mérité  de  l'humanité  !  (i)  »  Dans 
une  lettre  au  cardinal  Wolsey  (même  année),  il  l'ap- 
pelle «  un  grand  homme  ». 

Enfin,  Luther  lui  ayant  écrit,  le  célèbre  huma- 
niste, dont  une  lettre  était  estimée  comme  un  honneur 
incomparable,  daigna  lui  répondre.  Il  lui  disait  entre 
autres  choses  :  «  Je  viens  de  parcourir  votre  com- 
»  mentaire  sur  les  Psaumes  (2)  et  je  Tai  fort  goûté  : 
»  je  crois  pouvoir  en  attendre  d'excellents  résultats.  » 

Avec  l'approbation  d'Erasme,  c'était  celle  de  tous 

(i)  Lettre  à  Juslus  Jouas  (^Jodocus  Koch,  recteur  à  Erfurt]  ; 
cf.  DôrxiNGEH,  Réforme,  I,  4- 

(2)  De  l'année  i5i3-i5iii.  —  Ce  n'est  qu'en  iSao,  qu'Erasnie 
devint  plus  ruservé  clans  ?on  approbation  qui  se  changea  en 
blâme  déclaré  vers  1024  ou  i5a5. 


160  LUTHER    ET    LE   LUTHÉRANISME 

les  humanistes  qui  était  acquise  à  Luther,  et  de  fait,  à 
son  retour  dAugsbourg,  où  il  venait  de  résister  au  lé- 
gat du  Pape,  le  novateur  est  accueilli  à  Nuremberg  par 
le  sénateur  Willibald  Pirhheinur,  qui  le  fait  loger 
dans  sa  demeure  et  l'entoure  de  prévenances.  De  Fri- 
bourg,  le  célèbre  jurisconsulte  Ulrich  Zasius,  applau- 
dit avec  transport  aux  premières  démarches  de  Luther 
et  ne  se  refroidit  qu'en  face  des  violences  qui  remplis- 
sent son  :  manifeste  à  la  noblesse  d'Allemagne  (i52o). 
Mutian,  Eoban  Hessus,  Crotus  Rubianus,  d'Erfurt 
l'excitent  et  l'encouragent.  Il  se  sent  appuyé  par  des 
hommes  d'action  comme  Ulrich  de  Huttenet  Franz  de 
Sickingen,  ces  deux  «  brigands  »,  l'un  de  plume, l'autre 
d'épée  (i).  Autour  de  lui,  à  Wittemberg,  se  presseunc 
jeunesse  ardente,  dans  laquelle  émergent  déjà  des  ta- 
lents incontestés,  comme  celui  de  Mélanchton  (2),  le 
neveu  de  Reuchlin,  ou  de  Georges  Wizel,  qui  devait 
plus  tard  revenir  au  catholicisme. 

Dans  ce  milieu,  Luther,  encensé,  vénéré  à  l'égal  d'un 
prophète,  voyait  son  portrait  peint  par  Lucas  Cranach 
et  entouré  d'un  nimbe  lumineux  (dès  i52o)  comme  le 
front  d'un  saint  (3).  Gomment  ce  génie  si  prompt  et 
si  impétueux  ne  se  serait-il  pas  laissé  enflammer  par 
des  circonstances  si  étrangement  favorables,  et  par  ce 
concert  d'éloges  venant  des  voix  les  plus  autorisées  et 
les  plus  respectées  de  tous  les  contemporains!^ 

Enfin,  une  dernière  raison  contribua  dans  une  cer- 
taine mesure  à  illusionner  Luther  et  à  lui  donner  cette 
assurance  qui  nous  déconcerte  et  nous  étonne  :  c'est 


(i)  iMorts  misérablement  en  iBaS. 

(2)  Il  avait  vingt  et  un  ans  en  i5i8. 

(3)  Cf.   Janssen,    II,    i2o;   cf.   le  Portrait  par  Hoiteu   publié 
par  Deniile  (de  lôaS). 


l'état    dame    de    LUTHER   APRÈS    1517         161 


qu'il  ne  voyait  pas  toutes  les  conséquences  de  ses  prin- 
cipes, ni  la  profondeur  du  fossé  qui  se  creusait  entre 
l'Eglise  et  lui. 

Il  ne  faut  pas  croire,  en  effet,  que  son  système  fût 
déjà  construit  de  toutes  pièces  dans  son  cerveau,  quand 
il  fif,  en  1617,  son  premier  pas  dans  le  chemin  de  la 
Révolte.  Il  put  croire  de  bonne  foi,  tout  d'abord,  qu'il 
ne  luttait  que  contre  cette  scolastique  hérissée  de  sub- 
tilités qu'il  était  de  mode,  surtout  depuis  la  querelle  de 
Rcuchlin  avec  les  théologiens  de  Cologne,  de  tourner 
en  dérision.  Quand  on  étudie  les  opinions  de  Luther, 
on  est  déconcerté  à  tout  instant  parla  versatilité  de  son 
esprit.  Il  est,  suivant  un  mot  de  Moehler,  lejoneUraf- 
Jcclioiis passcKjbres  et  d'impressions  damonienl  ».  Mille 
problèmes  secondaires,  comme  la  question  du  purga- 
toire et  bien  d'autres,  ne  vinrent  qu'en  seconde  ligne 
pour  lui,  sans  qu'il  les  eût  prévus.  Il  ne  comprit  pas 
que  dans  un  corps  de  doctrine  lié  et  coordonné  comme 
celui  de  l'Eglise,  toucher  à  un  seul  point,  c'est  ébranler 
le  tout. 

Mais  un  jour  vint  où  il  ne  fut  plus  possible 
à  Luther  de  se  faire  illusion.  Il  lui  fallut  se  rendre 
compte  de  sa  position  à  l'égard  de  l'Eglise.  Même 
après  l'excommunication  du  Pape,  il  crut  que  son 
mouvement  gagnerait  tout  l'univers  catholique  et  que 
le  Pape  serait  délaissé  de  tous,  comme  un  véritable  An- 
téchrist. Sa  confiance  ne  diminua  donc  pas  pendant 
plusieurs  années.  Mais  bientôt,  il  dut  s'avouer  que, 
d'une  part,  le  monde  catholique,  bien  qu'ébranlé, 
n'était  pas  détruit,  et  que,  d'autre  part,  son  propre 
parti,  bien  loin  de  former  une  Eglise,  se  décompo- 
sait en  mille  sectes  opposées  et  ennemies  les  unes  des 
autres. 

11  se    trouva    alors    en  face  de  celte  difficulté  ef- 

11 


102  LUTHER   ET   LE   LUTHÉRANISME  Jm 

frayante  pour  tout  novateur,  c'est  de  déclarer  que 
l'Eglise,  depuis  quinze  siècles,  étaitdans  l'erreur. Cette 
objection  paraissait  insurmontable  à  Newman  qui  a 
écrit  :  «  Je  n'aurais  jamais  pu  me  décider  à  dire  : 
»  Ecoulez-moi,  j'ai  quelque  chose  d'important  à  vous 
))  annoncer,  quelque  chose  que  personne  ne  sait,  mais 
»  qui  est  tout  à  l'ait  indubitable.  J'aurais  été  détourné 
»  d'une  pareille  extravagance  par  le  sentiment  intime 
»  de  l'absurdité  d'une  telle  prétention  ;  elle  me  ren- 
»  drait  honteux,  elle  m'humilierait  à  mes  propres  yeux, 
»  autant  qu'une  inconvenance  ou  une  dégradation  mo- 
y>  rale(i  .  » 

Luther  ne  recula  pas  d'abord  devant  cette  absurdité, 
et  nous  pouvons  croire  qu'il  garda  une  confiance  illi- 
mitée dans  sa  doctrine,  pendant  plusieurs  années,  peut- 
être  jusqu'en  i52i  (2). 


II 


Mais  bientôt  vint  le  temps  du  scrupule,  de  l'an- 
goisse et  du  doute.  Chacun  des  motifs,  que  nous  avons 
énumérés  comme  les  raisons  de  sa  confiance  en  lui- 
même,  devint  la  source  d'une  désillusion  de  plus  en 
plus  profonde. 

L'enthousiasme,  qu'il  avait  d'abord  suscité  parmi  les 
humanistes,  se  refroidit  peu  à  peu  et  bientôt  s'éteignit 
complètement.  L'un  des  premiers,  nous  l'avons  dit, 

(i)  Conférences  déjà  citées,  p.  355.  On  soi»,  que  Newman 
appelait  le  protestantisme  :  «  cet  ôtre  imbécile  et  inconséquent  »; 
ibid.,  p.  3-16. 

(a)  Ce  n'est  qu'en  i5ao,  nous  l'avons  dit,  que  Luther  s'est  vu 
franchement  dans  l'hérésie  et  qu'il  s'est  déclaré  «  hussite  ». 


l'état    d'aME    de   LUTHER    APRÈS    1517         163 

Ulrich  Zasiiis  vit  succéder  dans  son  cœur  une  pro- 
fonde tristesse,  au  mouvement  de  joie  qui  l'avait 
d'abord  transporté  en  face  des  prédications  de  Luther. 
Il  avait  été  scandalisé  d'abord  par  cette  doctrine  «  que 
riiomme  converti  pèche  encore  en  faisant  le  bien,  c'est- 
à-dire  dans  ses  bonnes  actions  même  (i)  »  ;  puis  il  fut 
révolté  par  les  violences  qui  déparaient  des  écrits 
comme  celui  sur  La  Captivité  de  Dabylone  (1620), 
par  l'audace  et  «  l'impudence  (2)  »  de  Luther,  qui 
«  débite,  disait-il,  tout  ce  qui  lui  passe  par  la  tête  avec 
»  aigreur  et  violence  )),'et  met  toute  son  habileté  «  à 
»  torturer  et  à  défigurer  les  Ecritures  (S")  ». 

De  son  côté,  Erasme,  vers  i52-''i,  se  posait  nettement 
contre  Luther,  et  publiait  contre  lui  son  livre  du  Libre 
arbitre.  Il  lui  reprochait  surtout  ce  que  tous  lui 
reprochaient  alors  :  sa  violence,  les  mauvais  effets  de 
sa  doctrine  :  «  Que  n'a-t-il,  écrivait  Erasme  à  Mélan- 
»  chton  sur  Luther,  évité  les  occasions  de  révolte  et 
»  favorisé  les  bonnes  mœurs  avec  autant  de  zèle  qu'il  a 
»  montré  de  violence  à  défendre  le  dogme  (4)  !  » 

Et  Mélanchton  lui-même,  qui  recevait  ces  plaintes 
d'Erasme,  n'était  plus  pour  Luther  le  même  disciple 
soumis  et  fidèle.  11  souffrait  de  voir  le  Réformateur, 
auquel  il  avait  accordé  jusque-là  une  confiance  aveugle 
et  inconditionnelle,  abandonné  et  blâmé  par  les  prin- 
cipaux représentants  de  ce  monde  auquel  le  neveu  de 
Reuchlin  appartenait  par  goût,  par  éducation  et  presque 
par  naissance.  Le  1 1  avril  i52G,  il  écrivait  à  Gamera- 
rius  :  «  Plut  au  ciel  que  Luther  se  tût,  lui  que  j'espé- 
))  rais  avec  l'âge  et  l'expérience  voir  devenir  plus  doux 

(i)  Epistoliv,  éd.  Ricgger,  5i8,  cité  par  Dôllinger,  I,  171» 

(s)  C'est  son  expression  même. 

(3)  DoLUNGER,    l.   cit.   p.    174. 

(4)  Corp.  Réf.,  II,  844. 


164  LUTHi:i\   ET   LE   LUTHÉRANISME 

»  {mitiorem)  parmi  tant  de  maux,  et  qui  devient  au 
»  contraire  toujours  plus  violent  {vehemenliorem)  en 
»  face  de  telles  luttes  et  de  si  redoutables  adversaires. 
»  Cette  affaire  tourmente  cruellement  mon  ame  (i)  !  » 

Toute  la  grandeur,  toute  la  poésie  qui  avaient  fait  à 
ses  yeux  le  prestige  de  Luther  s'évanouissaient  peu  à 
peu. 

Aux  côtés  même  du  Réformateur  surgissaient  mille 
sectes  nouvelles.  Karlstadt,  Munzer,  Zwingle,  Œco- 
lampade  représentaient  autant  de  nuances,  ou  plutôt  de 
doctrines  différentes  de  la  sienne,  et  il  était  impossible 
que  le  désenchantement  n'entrât  pas  dans  son  âme. 

Et  de  fait,  après  avoir  résisté  à  toutes  les  tentatives 
d'accommodement,  après  avoir,  dans  les  disputes  pu- 
bliques à  Leipzig  (contre  Eck,  juin,  juillet  iSig),  à 
Worms  (diète  de  i52i),  tenu  têteàtous  ses  contradic- 
teurs, après  avoir  écrit  (juin  i52o)  :  «  Le  sort  en  est 
»  jeté,  je  ne  veux  plus  de  réconciliation  ni  de  commu- 
»  nication  avec  Rome  pour  l'éternité  (2).  »  Quand  il  se 
retrouve  seul  en  face  de  lui-même,  dans  la  solitude 
de  la  Wartbourg  (i52i-i522),  loin  du  feu  de  la  lutte, 
il  éprouve  une  première  poussée  de  tristesse  et  de 
doute.  Les  flammes  qui  dévorent  sa  chair  (3)  ne  sont 
que  peu  de  chose  auprès  des  tourments  qui  torturent 
son  âme  ;  il  éprouve  surtout  la  sensation  terrible  de 
son  isolement,  en  face  de  toute  l'antiquité  qui  le  con- 

(i)  Ea  r  es  sa  ne  animum  meum  graviter  crucial.  Ibid.,l,  794.  Sur 
l'attitude  de  l'humanisme  envers  la  Réforme,  cf:  Hermeunck,  D/e 
religiôsen  Eeformhestrebimgen  des  deulschen  Hiintanismas,  Tubingue, 
1907. 

(2)  De  Wette,  I,  466,  469,  475. 

(3)  Il  écrit  à  Mélanchton  :  «  Garnis  meaî  indomitae  uror 
magnis  ignibus,  fcrveo  carne,  libidine,  pigritia",  otio,  somnolcn- 
tia.  »  l3  juillet  i53i.  De  Wette,  II,  32. 


l'état    d'AME    de    LUTHER    APRÈS    1517         165 

tredit,  et  de  la  foule  de  ses  contemporains  qui  le  com- 
battent. 

((  Oh  !  qu'il  m'en  a  coûté,  ëcrit-il  le  28  novembre 
»  1621,  et  que  de  peines,  que  de  difficultés  n'ai-je  pas 
»  eues,  même  en  m'appuyant  sur  les  textes  de  la 
))  Sainte  Ecriture  les  mieux  établis,  avant  de  parvenir, 
»  et  à  grand'peine,  à  me  justifier  aux  yeux  de  ma  cons- 
»  cience  (i)  !  Quand  je  venais  à  réfléchir  que,  moi, 
»  indioulu  isolé,  j'osais  résister  au  Pape,  le  tenir  pour 
»  l'Antéchrist,  appeler  les  évêques  :  apôtres  de  l'Anté- 
»  christ  et  les  Universités  des  malsons  publiques,  que 
»  de  fols  mon  cœur  a  frémi  en  moi-même  !  que  de  fois 
»  il  m'a  châtié  en  me  répétant  avec  reproche  ce  pcr- 
»  pétuel  argument  :  Es-tu  donc  le  seul  sage  ?  tous  les 
)}  autres  se  sont-ils  donc  trompés?  Est-il  probable 
»  quils  aient  erré  si  longtemps  ?  Et  toi-même,  si  tu  étais 
»  dans  l'illusion  !  Et  si  tu  avais  égaré  toutes  ces  âmes  ! 
»  Et  si,  à  cause  de  toi,  elles  se  voyaient  un  jour  con- 
»  damnées  à  un  éternel  châtiment  (2)  !  » 

Une  autre  fois,  il  raconte  à  son  ami  Myconlus  que 
le  diable  lui  est  apparu  deux  fois  sous  la  forme  d'un 
chien  furieux,  prêta  le  dévorer  (3). 

Mais  à  cette  sensation  d'isolement  se  trouve  liée 
une  autre  pensée  qui  le  torture.  Nous  avons  vu  que 
primitivement  Luther  n'avait  pas  mesuré  l'abîme  qu'il 
venait  de  creuser  entre  lui  et  l'Eglise.  Mais  quand  il 
eut  constaté  que  le  schisme  était  irréparable,  il  fut 
effrayé  du  chemin  parcouru.  Toute  sa  vie  durant,  il 
fut  poursuivi  par  cette  objection  de  l'indéfectibilité  de 

(i)  Se  rappeler  qu'il  travaillait  alors  à  l'ouvrage  cité  ci-dessus: 
contre  les  Vœux  monastiques,  où  il  invoquait  surtout  le  :  Melias  est 
nubere  quani  uri  ! 

(2)  De  Wette,  II,  107. 

(i)  Myconius,  Hist.   HeJ.,  43  (DôLHiSGEn). 


166  LUTHER    ET   LE   LUTHÉRANISME 

l'Eglise.  Parfois  ce  dogme  ne  fait  aucun  doule  pour 
lui,  et  il  écrit  en  i532  :  «  Quiconque  doute  de  cela 
»  (l'inerrance  de  l'Eglise)  est  comme  s'il  ne  croyait  pas 
»  à  la  sainte  Eglise  chrétienne,  et  ne  condamne  pas 
»  seulement  la  sainte  Eglise  chrétienne,  comme  une 
)  hérétique  maudite,  mais  encore  Jésus-Christ  lui- 
»  même,  avec  tous  les  apôtres  et  tous  les  prophètes.  » 

Mais  il  ne  sait  comment  expliquer  sa  propre  posi- 
tion vis-à-vis  de  cette  Eglise.  Voici  un  passage  entre 
plusieurs  où  éclate  son  embarras  : 

«  Il  y  a  encore  un  argument  qu'il  est  excessivement 
))  difficile  de  leur  enlever  (aux  papistes)  et  que  nous 
»  avons  nous-mème  beaucoup  de  mal  à  résoudre  ou  à 
»  réfuter,  d'âxiisinl  qu'il  J au t  concéder  que  dans  la  pa- 
»  pauté  est  la  parole  de  Dieu  et  l'apostolat,  et  que  nous 
»  avons  reçu  d'eux  l'Ecriture,  le  baptême,  le  sacre- 
»  ment  et  la  chaire  :  que  saurions-nous  sans  cela  de 
))  toutes  CCS  choses  ?  Aussi  faut-il  bien  que  la  fol, 
»  l'Eglise  chrétienne,  Jésus-Christ  et  le  Saint-Esprit 
»  soient  avec  eux.  Que  fais-je  donc,  moi,  qui  viens 
»  prêcher  contre  eux,  comme  l'écolier  contre  le  maître? 
»  Voici  donc  quelles  pensées  viennent  assaillir  mon 
»  cœur  :  Je  vois  à  présent  que  j'ai  fort.  Oh  !  plût  au 
»  ciel  que  je  n'eusse  jamais  commencé,  ni  jamais 
»  prêché  un  seul  mot  !  Qui  donc,  en  effet,  peut  s'élever 
»  contre  celte  Eglise  dont  nous  disons  dans  l'acte  de 
»  foi  :  Je  crois  en  une  Eglise  chrétienne?  Or,  je  trouve 
»  cette  Eglise  dans  la  papauté,  donc  il  Jaut  que 
Y)  j'obéisse  !  si  je  la  condamne,  je  suis  excommunié, 
»  rejeté  et  condamné  de  Dieu  et  de  tous  les 
»  saints  (i).  » 

Il  reconnaissait  donc  son  erreur,  mais  il  la  trouvait 

(i)  Cité  par  Dc>lusger,  III,  196. 


l'état    D'AME   de   LUTHER    APRÈS    1517         167 

irréparable  et  voilà  pourquoi,  il  dit  quelque  part  :  «  On 
»  entend  parfois  répéter  :  Si  le  Pape  est  renversé, 
»  l'Allemagne  périra,  elle  sera  brisée,  broyée  en  mille 
.)  pièces  !  Ek  bien  !  qu'y  piiis-je  faire?  je  ne  saurais 
))  rempèclier  !  A  qui  la  faute?  Hélas  !  disent  les  bonnes 

gens,  si  seulement  ce  Luther  n'était  jamais  venu  et 
»  n'avait  pas  prêché,  la  papauté  serait  encore  debout 
»  et  nous  jouirions  d'une  douce  paix.  !  Que  voulez-vous 
»  que  j'y  fasse  ?  » 

Il  cherchait  alors  à  s'illusionner,  à  se  consoler  par 
l'idée  que  les  protestants  n'étaient  que  schismatiques 
et  non  pas  des  hérétiques  : 

«  Par  la  grâce  de  Dieu,  disait-il,  nous  avons  ce  té- 
»  moignage  que  nous  ne  sommes  point  des  hérétiques, 
))  mais  des  schismatiques,  ce  qui  n'est  point  notre 
»  faute  (i).  »  Cette  dernière  affirmation  s'explique  par 
CCS  autres  paroles  du  Réformateur  :  «  Le  Pape  nous 
»  tient  pour  rebelles  et  hérétiques,  comme  nous  étant 
»  séparés  de  l'Eglise,  dans  laquelle  nous  avions  été 
»  baptisés  et  instruits.  Mais  ce  n'est  pas  notre  faute 
n  à  nous  :  ce  sont  eux,  au  contraire,  qui  se  se'parent  de 
n  nous,  qui  nous  expulsent  de  l'E(jlise,  nous  et  notre 
»  parole.  Nous  devons  nécessairement  en  conclure  que 
»  le  Saint  est  avec  nous  en  Israël  et  non  avec  le 
»  Pape,  n 

Une  autre  fois  encore  il  oppose  Jésus-Christ  à 
l'Eglise  et  aux  Pères  :  ((  Personne  ne  peut  se  repré- 
))  senler,  dit-il,  combien  il  en  coûte,  et  quel  casse-tête 
»  c'est  pour  un  homme,  que  d'enseigner  et  de  croire 
»  une  doctrine  que  n'admettent  point  les  Pères  de 
))  l'Eglise.  Quel  trouble  en  son  cœur  lorsqu'il  songe 
»  que  tant  d'hommes  excellents,  éclairés,  instruits  et 

(i)  Cité  par  DoLLixoEn,  III,  p.  197  et  igS. 


1(38  LUTHER    KT    Llv    LITIIKIIAN'ISMI-: 

»  pour  ainsi  dire  la  meilleure  et  la  plus  grande  partie 
»  du  monde  chrétien,  ont  cru  ou  enseigne  tel  et  tel 
»  article,  et  avec  eux  tant  d'âmes  saintes,  les  Ambroise, 
»  les  Jérôme,  les  Augustin  !  On  croit  les  entendre 
»  pousser  des  cris  de  détresse  et  répéter  en  chœur  : 
»  L'Eglise  !  L'Eglise  !  Et  c'est  alors  dans  l'âme  une 
»  suprême  douleur  !  Oui,  c'est  en  vérité  une  rude 
»  épreuve  que  de  vaincre  son  âme  en  des  choses  sem- 
»  hlables,  de  se  séparer  de  tant  de  saints  personnages 
»  qui  ont  su  conquérir  le  respect  de  tous  et  dont 
»  le  nom  est  partout  en  vénération  ;  de  rompre  avec 
»  l'Eglise  elle-même  et  de  n'avoir  plus  confiance  dans 
»  sa  foi  et  ses  enseignements!...  »  «  El  pourlant  il 
j>  faut  que  je  le  fasse,  comme  nous  voyons  (Joan., 
»  vin,  28)  Jésus-Christ  faire  de  même  et  prêcher 
»  contre  ceux  qui  prétendent  avoir  avec  eux  le  royaume 
»  de  Dieu  et  le  sacerdoce  de  Dieu  (i)  !  » 

Il  cherchait  ainsi  à  se  })ersuader  qu'il  prêchait 
«  Jésus-Christ  seul  »,  le  seul  qui  fut  infaillible,  au 
lieu  que  l'Eglise  avait  pu  se  tromper  :  sa  doctrine  était 
l'Evangile  «  pur  et  sans  alliage  »  et  par  conséquent 
personne  n'avait  le  droit  de  l'entraver  (2). 

Nous  trouvons  sous  sa  plume,  en  i535,  une  déclara- 
tion analogue  (3)  :  c  Lorsque  Satan  met  cet  argument 
»  (de  l'Eglise  infaillible)  en  avant  et  se  ligue  avec  la 
»  chair  et  la  raison,  la  conscience  s'effraie  et  perd  cou- 
»  rage,  pour  peu  qu'on  ne  rentre  pas  en  soi-même, 
»  disant  :  Dussent  même  Cyprien,  Ambroise,  Au- 
»  gustin,  saint  Pierre,  Paul   et  Jean,  voire  un  ange  du 

(i)  L'on  rapproche  ici  deux  textes  de  Luther  qui  se  comi^lètcnt 
l'un  l'autre.  Cf.  Dollinger,  III,  196-197.  Eul.vxgen,  SammlUche 
Werke,  XLYI,  226-229,  LX,  82,  etc. 

(2)  Janssen,  II,  184. 

(3)  Edit.  de  1543,  de  l'ép.  aux  Gai.,  63. 


l'état    d'aME    de    LUTHER    APRÈS    1517         169 

»  ciel,  enseigner  autre  chose,  je  n'en  sais  pas  moins 
»  certain  que  je  n'enseigne  rien  d'humain,  mais  des 
»  choses  divines,  c'est-à-dire  que  j'attribue  tout  à  Dieu 
»  et  rien  à  l'homme.  » 

Ici,  nous  avons  à  la  fois  la  preuve  de  ses  angoisses 
privées  et  de  son  assurance  en  public,  il  déclare  «  qu'il 
est  certain  ».  11  avoue  lui-même  cotte  difTcrcnce  entre 
son  langage  en  particulier  et  ses  déclarations  publiques  : 
((  Hélas  !  disait-il,  j'ai  cru  tout  ce  que  disaient  le 
»  Pape  et  les  moines  ;  mais  à  celte  heure, /<?  ne  puis 
)>  croire  ce  que  dit  Jésus-Christ  qui  pourtant  ne  ment 
))  point,  c'est  une  chose  bien  lamentable  et  bien  triste. 
1  Allons,  il  faut  que  nous  réservions  cela  pour  un 
.)  autre  jour,  o  «  Je  crois  que  saint  Paul  lui  môme 
»  n'a  pu  croire  (à  ce  qu'il  disait  sur  sa  mort'  aussi  far- 
»  temcnt  qu'il  en  parlait.  Moi  aussi  je  ne  puis  y 
))  croire  nialheureuscmcnt  aiuisi  fermement  tjue  j'en 
»  parle  dans  mes  sermons  (i),  mes  discours  et  mes 
»  écrits,  et  que  les  yens  s'imaginent  sans  doute  que  j'y 
»  crois  (2).  » 

Il  était  surpris  de  voir  avec  quelle  confiance  on  em- 
brassait une  doctrine  qu'il  ne  pouvait  apprendre  lui- 
même  :  Miror,  quod  liane  doctrinam  disccre  non  pos- 
sum,  cum  omnes  mei  discipuli  se  ad  amjueni  tenere 
gloriantur  (3). 

Nous  venons  de  voir  qu'il  aimait  à  croire  que  saint 
Paul  avait  douté  comme  lui,  et  il  disait  que  c'était  pré- 
cisément là  cette  écharde,  ce  T/,ôXo<ii,  dont  il  se  plai- 
gnait aux  Corinthiens  :  «  Ce  ne  fut  point,  ajoutait-il, 
))  une  tentation  ni  un  tourment  de  luxure  charnelle, 


(1)  Il  s'agit  de  la  certitude  du  salut,  dogme  luthérien. 

(2)  Cité  par  Dolungeu,  III,  286. 

(3)  Ibid.,  cf.  aussi  Erlaxgen,  S.  W.  LXII,  122. 


170  LUTHER    ET   LE   LUTHÉRANISME 

')  comme  le  rêvent  les  papistes,  qui  n'en  ont  point  res- 
»  senti  d'autres  (2).  » 

Le  qiioiidie  morior  de  l'Apôtre,  c'était  encore  ce 
dovile  incessant  qui  tourmentait  son  âme.  Son  bio- 
graphe panégyriste  Malhésius  raconte  qu'un  certain 
Antoine  de  Musa,  curé  de  Roclilitz  lui  ayant  confié  ses 
troubles  au  sujet  de  la  foi  :  «  Dieu  soit  loué  !  s'écria 
»  aussitôt  Luther,  il  en  arrive  donc  autant  aux  autres 
»  qu'à  moi-même  !  Je  croyais  être  le  seul  à  éprouver 
»  cela  (2)  !  » 


m 


Le  plus  souvent,  comme  on  a  déjà  pu  le  remarquer, 
Lulhcr  attribuait  ses  tourments  au  démon.  Le  jour,  il 
trouvait  le  moyen  de  lui  résister,  mais  la  nuit,  ses  an- 
goisses le  poursuivaient  avec  tant  de  force,  qu'il  par- 
lait de  Salan  comme  de  son  compagnon  de  lit  et  de 
nuit  ((  qui  couchait  avec  lui  beaucoup  plus  que  sa 
Gataut  (o)  ». 

«  Voici  ce  qui  m'arrive,  raconte-t-il  ;  quand  je 
»  m'éveille  la  nuit,  le  diable  ne  tarde  pas  à  venir  me 
»  trouver  et  à  disputer  avec  moi,  et  à  me  faire  naître 
»  toutes  sortes  de  pensées  étranges,  jusqu'à  ce  qu'enfin 
»  je  prends  courage  et  lui  dis  :  «  Baise  mon  ...  !  Dieu 
»  n'est  pas  irrité  comme  tu  le  dis  !  »  «  Je  pense  que  le 
»  diable  souvent,  uniquement  pour  me  tourmenter  et 
»  me  vexer,  me  réveille  alors  que  je  dormirais  fort 
»  bien.  »  «  Mes  combats  de  nuit  sont  bien  plus  rudes 
»  que  mes  combats  de  jour,  quia  (lies  adversarii  m'ont 


(i)  Propos  de  table,  Fœrstemann,  III,  laS. 

(2)  Erlasgen,  XLVIII,  342-3. 

(3)  Cité  par  Dôllinger,  ainsi  quo  ce  qui  suit,  III,  337. 


l'état    D'AME   de   LUTHER    APRÈS    1517         171 

»  rarement  découragé  ou  fâché  ;  mais  le  diable  s'en- 
»  tend  à  me  produire  des  arguments  qui  m'exaspèrent. 
»  //  m'en  a  produit  parfois  de  manière  à  me  faire 
»  douter  s'il  y  a  un  Dieu  ou  pas  !  » 

Il  s'étonnait  a  de  n'avoir  pas  appris  à  chasser,  avec 
l'aide  de  «  Jésus-Christ,  les  mauvaises  pensées  qui  lui 
»  venaient  des  tentations,  et  de  ne  pas  connaître  un 
»  art  sur  lequel  il  avait  tant  lu,  tant  écrit  et  tant 
»  prêché  (i)  ». 

Le  démon  lui  reprochait  surtout  sa  révolte  :  m  Le 
»  diable,  dit-il,  m'attaque  souvent  là-dessus  et,  n'était 
»  que  je  suis  docteur,  il  m'eût  tué  avec  cet  argument  : 
»  Tu  nas  point  de  mission  !  » 

Il  est  de  fait  que  Luther  ne  sut  jamais  comment  ré- 
pondre à  cet  argument  de  sa  conscience,  qu'il  prenait 
ici  pour  le  démon,  et  Dollinger  fait  remarquer  qu'il 
changea  quatorze  fois  (y)  d'avis  là-dessus  en  vingl- 
quatre  ans.  Le  grand  historien  ajoute  :  ((  On  est  vrai- 
ment frappé  de  surprise,  lorsqu'on  voit  un  homme, 
qui  dans  toutes  sortes  de  choses  faisait  preuve  d'un 
jugement  sain  et  d'un  coup  d'œil  pratique,  tomber 
dans  des  incertitudes  et  des  inconséquences  sans 
nombre  et  un  arbitraire  sans  fin,  dès  qu'il  s'agit  de 
traiter  des  questions  de  constitution  et  d'organisation 
ecclésiastique.  La  première  idée  venue  paraissait  lui 
suffire,  sans  qu'il  songeât  le  moins  du  monde  à  la 
longue  chaîne  de  conséquences  et  de  déductions  que 
devaient  traîner  à  leur  suite  les  principes  qu'il  admet- 
tait ainsi.  » 

Mais  le  diable  faisait  plus  que  lui  donner  des  doutes 


(x)  Erlangen,  LX,  io8,  III. 

(2^  Voir  l'élude  ci-après  s.ur  L'EfjUse  et  l'Elat  dans  l'enseigne- 
ment do  Luther. 


172  LUTHER   ET   LE   LUTHÉRANISME 

et  des  incertitudes,  il  le  poussait  au  désespoir.  Un  jour, 
un  prédicateur  racontait  devant  lui  que  le  démon  lui 
avait  suggéré  de  se  donner  la  mort  avec  un  couteau  ; 
alors  Luther  s'écria  :  a  Cela  m'est  arrivé  aussi  bien 
»  des  fois  !  Tenant  un  couteau  entre  mes  mains,  cette 
»  mauvaise  pensée  m'est  venue,  et  souvent  m'a  com- 
»  plètement  empêché  de  prier.  Le  diahle,  alors,  me 
»  chassait  de  ma  chambre  (i).  »  «  Je  sais  quelqu'un 
»  qui  pourrait  se  lamenter  presque  autant  que  Job  et 
»  Jérémie  et  répéter  avec  eux  :  je  souhaiterais  de  n'être 
))  jamais  né  (2).  »  «  Moi  aussi,  je  suis  tenté  de  m'éciier 
»  parfois  :  pourquoi  suis-je  venu  au  monde,  et  pour- 
»  quoi  ai-je  publié  des  livres?  Je  n'avais  pas  demandé 
»  la  vie  !  je  verrais  jues  livres  anéantis  sans  re~ 
»  (jret  (3)  !  »  ((  J'ai  été  ballotté  çà  et  là  parmi  les  tem- 
»  pêtes  ;  les  vagues  furieuses  du  désespoir  et  du  blas- 
»  phème  m'ont  assailli  »,  écrit-il  à  Mélanchton  (4),  et 
»  une  autre  fois  :  «  Bien  des  gens,  parce  que  dans  mon 
»  extérieur  j'afTecte  un  air  joyeux,  s'imaginent  que  je 


(i)  EuLANGE.x,  LX,  61.  C'est  peut-être  ce  qui  a  donné  lieu 
d'inventer  après  coup  que  Luther  s'était  suicide.  Voici  le  témoi- 
gnage du  pharmacien  appelé  auprès  de  Luther  ('cité  par 
Demfle)  ;  De  bon  malin,  le  17  février  i546,  ce  pharmacien  de 
Eisleben  fut  appelé  en  toute  hâte,  auprès  de  Luther  qui  gisait 
mort,  afin  de  lui  appliquer,  sur  l'avis  des  médecins,  le  clystère 
qui  devait  le  ramener  à  la  vie.  Ainsi  fit-il  en  effet.  Quand  il  eut 
appliqué  son  instrument,  il  entendit  se  décharger  par  la  canule 
des  gaz  violents  parce  qu'à  la  suite  de  l'excès  dans  le  manger  el 
le  boire,  le  corps  était  plein  de  sucs  corrompus.  En  fait,  Luther  - 
avait  une  cuisine  richement  fournie  et  surabondances  de  vins 
doux  et  étrangers.  —  D'après  Paulcs  :  Luthers  Lebensende  und 
der  Eislebener  Apotheker  Johann  Làndan  (Fribourg,   iS()8). 

(2)  De  Wette,  V,  i53. 

(3)  M.,  III,  189. 

(4)  De  l'an  1537,  de  Wette,  III,  189. 


l'état    d'aME   de    LUTHER    APRÈS    1517         173 

»  ne  marche  que  sur  les   roses  :  cependant  Dieu  sait 
»  dans  quel  état  je  suis  la  moitié  du  temps  (i)  I  » 

C'est  probablement  à  la  suite  de  ces  combats  ef- 
froyables que  Luther  prit  en  grippe  la  raison  humaine 
elle-même  et  les  raisonnements,  qu'il  se  mit  à  l'appe- 
ler: «  la  fiancée  du  diable,  la  belle  prostituée  »  et  qu'il 
déclara  d'elle  :  u  C'est  la  pire  courtisane  du  dia- 
«  ble  (2)  !  » 

IV 

Mais  nous  n'avons  pas  indiqué  encore  la  raison  qui 
fut  peut-être  plus  que  toute  autre  la  source  des  troubles 
et  des  angoisses  de  Luther.  Non  seulement  il  était 
effrayé  de  se  voir  loin  de  l'Eglise  dont  il  ne  pouvait 
détruire  l'autorité  dans  son  âme^  non  seulement 
il  éprouvait  cette  terrible  sensation  disolement  qui 
l'avait  fait  douter  de  lui-même  après  le  premier  mo- 
ment d'enthousiasme  ;  mais  ce  qui  le  tourmentait  au 
delà  de  toute  expression  c'était  de  voir  les  tristes  effets 
de  sa  prédication  (3).  S'il  avait  pu  s'avouer  à  lui-même 
qu'il  avait  réellement  corrigé  les  abus,  dont  la  réalité 
lui  avait  d'abord  donné  tant  d'assurance  ;  s'il  avait  pu 
se  vanter  d'avoir  réalisé  en  son  cœur  et  autour  de  lui 
une  profonde  et  véritable  Réforme,  toutes  les  autres 
objections  se  seraient  évanouies  comme  une  fumée,  et 
ce  qui  donne  encore  tant  de  confiance  aux  protestants 
c'est  qu'ils  ont  la  prétention  d'être  aussi  vertueux  que 
les  catholiques  (4). 

(i)  A  Bugenhagen,  à  qui  il  se  confessait  (iSay)  . 
(a)  Erl.ogen,  XVI,  i4'2-iA8,  Demfle,  CSg. 

(3)  Ce  point  mérite  une  étude  spéciale.  Voir  ci-après. 

(4)  On  sait  que  pratiquement  les  protestants  abandonnèrent 
après  Luther  le  scandaleux   principe  de  l'inutilité  des  œuvres  et 


174  LUTHER   ET   LE   LUTHÉRANISME 

Cette  pictention,  Luther  ne  l'avait  pas  et  ne  pouvait 
l'avoir. 

Il  nous  avoue  que  Satan  rallaquait  souvent  sur  sa 
propre  conduite.  «  Quand  Satan  se  met  à  discuter 
»  avec  moi,  et  à  me  contester  la  grâce  de  t)ieu,  je 
»  n'ose  mettre  en  avant  cette  parole  :  Celui  qui  ainae 
))  Dieu  aura  le  royaume  de  Dieu,  car  aussitôt  Satan 
»  me  jette  ce  reproche  :  Ta  n\ts  pas  aimé  Dieu  !  (i)  )> 

Chose  étrange,  d'après  lui,  le  démon,  qui  lui  repro- 
chait tant  ses  péchés,  poussait  la  malice  et  la  scéléra- 
tesse jusqu'à  ne  jamais  lui  reprocher  a  ce  grand  et 
abominahle  péché  d'avoir  dit  la  messe  pendant  tant 
d'années  »  avant  la  Réforme. 

Mais  ce  qui  frappe  le  plus  Luther,  c'est  de  constater 
la  plus  triste  démoralisation  autour  de  lui. 

Des  i522,  il  est  obligé  de  reconnaître  que  le  motif 
qui  lui  a  donné  tant  de  disciples  n'est  rien  moins 
qu'élevé:  «  Je  vois  maintenant,  écrit-il  (2),  que  beau- 
»  coup  de  nos  moines  n'ont  lai^^é  le  couvent  pour  au- 
»  eu  ne  autre  raison  que  celle  pour  laquelle,  ils  y 
»  étaient  entres,  par  amour  du  ventre  et  de  la  liberté 
))  charnelle,  par  quoi  Satan  soulèvera  un  grand  bruit 
»  contre  la  bonne  odeur  de  notre  parole.  » 

De  nouveau,  en  i523,  il  avoue  que  ses  amis  étaient 
devenus  plus  mauvais  qu'auparavant  (3  .  Plus  tard, 
on  trouve  à  tout  instant  cet  aveu  sous  sa  plume^  en 
voici  quelques  exemples  :  «  Après  que  nous  avons 
»  chassé  un  diable,  maintenant  il  en  est  venu  sept  qui 
sont  pires  (4).  » 

qu'il  se  produisit  clicz  eux  un  réveil  de  la  morale  qui  prit   corps 
sous  le  nom  de  piétàme,  avec  Spe>"er  (i635-i7o5j. 
(i)  Cité  par  D('i[.lisger,  ITI,  slfo. 

(2)  Endehs,  III,  SaS  (38  mars  1022)  (Demfle,  21). 

(3)  Weim,  XI,  190. 

(4j  Erlangen,  XXXVI,  4ii. 


l'état  d'ame  dk  llthku  aphks  1517      175 

«  Le  monde,  en  vertu  de  celte  doctrine,  devient  de 
»  plus  en  plus  mécliant  ;  on  voit  comme  le  peuple  est 
»  plus  avare,  plus  cruel,  plus  impudique,  plus  elTronté 
0  et  malicieux  que  jamais  sous  la  papauté  (i).  » 

«  L'avarice,  l'usure,  l'impudicité,  la  crapule,  le 
'))  blasphème,  le  niensorKjc  (2),  la  fraude  s'accroissent 
»  sans  cesse  bien  plus  que  sous  la  papauté.  Celte  mé- 
»  chante  situation  discrédite  l'Evangile  et  les  prédi- 
»  cants,  au  point  que  l'on  dit  :  si  celte  doclrinc  cUiil 
n  vraie,  les  <jens  scniieiit  [dus  pieux  !  » 

En  1027,  Luther  est  tellement  découragé,  qu'il  re- 
grette d'avoir  commencé  h  prêcher  (3)  :  ((  Qui  aurait 
»  voulu  s'y  mettre,  dit-il  {\),  si  nousavionsprévu  qu'il 
»  devait  en  résulter  tant  de  mal,  de  brigandage,  de 
»  scandale,  de  médisance,  d'ingratitude  et  de  méchan- 
))  celé?  Mais  puisque  nous  y  sommes,  il  faut  en  porter 
')  la  peine.  » 

Enfin,  il  va  jusqu'à  dire  dans  son  langage  violent 
et  trivial  :  Si  l'on  voulait  maintenant  peindre  l'Alle- 
magne, il  faudrait  lajaire  semblable  à  une  truie  [b)  ! 

Naturellement  le  diable  (nous  avons  vu  qu'il  appe- 
lait ainsi  la  voix  de  sa  conscience)  G  ,  lui  faisait  de 
vifs  reproches  à  ce  sujet  :  a  Souvent  il  me  dit,  raconle-t- 
»  il  :  Oh  !  quelle  multitude  de  gens  tu  as  séduits  avec 
»  la  doctrine  !  »  «  Je  n'ai  ])as  eu  de  plus  grande  et  de 
»  phis  violente  tentation  qu'à  cause  de  mes  sermons, 
')  pensant  :  c'est  loi  qui  est  l'auteur  de  tous  ces  scandales  ! 

{i)hl,J.  i!x. 

{2)  11  le  range  donc  parmi  les  péchés.  Pourquoi  le  praliquait-il? 

(3)  Weim,  XX,  674. 

(4)  En  i538,  EiîLASGEN,  L,  74. 

(5)  ElU.VNGEN,    YllI.    294   (DeMFLE,    24). 

(6)  CeUe  oLscrvalion  est  de  Dullinger.  Personne  n'y  contre- 
dira sans  doute. 


176  LUTHER    ET    LE    LUTHÉRANISME 

))  Celle  pensée  m'a  souvent  poussé  droit  à  l'enfer,  jus- 
))  qu'à  ce  que  Dieu  m'en  eût  arraché,  en  me  donnant 
»  la  consolante  persuasion  que  ma  prédication  est 
»  pourtant  la  vraie  parole  de  Dieu  et  la  vraie  doctrine 
»  céleste.  Mais  il  en  coûte  avant  d'arriver  à  cette  con- 
»  solution!  »  «  Le  diable  s'entend  à  merveille  à  nous 
))  tourmenter  :  u  Ah  !  vraiment  !  dit-il,  vous  prêchez 
»  l'Evangile  I  Et  qui  vous  l'a  commandé?  Qui  vous  a 
»  donné  mission  ?  et  encore  de  le  prêcher  de  cette  ma- 
»  nière,  comme  jamais  homme  ne  l'a  enseigné  dans 
'(  tant  de  siècles  !  Et  si  cela  déplaît  à  Dieu  et  que  vous 
»  soyez  coupable  de  la  damnation  de  tant  d'âmes  !  » 

('  Quand  le  diable  me  trouve  oisif,  il  me  suscite  des 
»  scrupules  de  conscience,  comme  si  j'eusse  enseigné 
»  l'erreur  et  détruit  l'autorité,  vu  qu'il  est  sorti  de  ma 
))  doctrine  tant  de  scandales  et  de  rébellions.  Mais 
))  dès  que  je  reprends  la  parole  de  Dieu,  j'ai  gagné  la 
»  partie.  » 

((  Souvent  le  diable  arrive  et  me  reproche  que  ma 
»  doctrine  a  été  la  source  de  tantde  scandale  et  de  mal. 
»  Quelquefois,  vraiment,  il  me  serre  de  près,  memal- 
»  traite  rudement,  et  me  jetle  dans  îa  frayeur  et  les 
»  angoisses  !  Et  bien  que  je  réponde  cjiiil  en  est  sorti 
»  aussi  beaucoup  de  bien,  il  s'entend  merveilleusement  à 
»  me  faire  voir  le  contraire  (i).  » 

11  écrivait  encore  à  Hausmann  :  a  Je  suppose  que 
»  ce  n'est  pas  un  démon  ordinaire^  mais  le  prince  de 
»  l'enfer  lui-même  qui  s'est  levé  contre  moi,  tant  sa 
»  force  est  grande,  tant  il  est  bien  r.rmé  de  l'Ecriture, 
»  et  si  je  n'avais  pas  recours  à  des  paroles  étrangères, 
»  ma  connaissance  de  l'Ecriture  ne  saurait  me  dé- 
»  fendre  '2;.  » 

(i)  Cité  par  Dollixger,  III,  24i-2.'j2. 
(2)  De  Wette,  III,  222. 


l'état    dame    de    LUTHER    APRÈS    1517  177 

Ces  «  paroles  étrangères  »  dont  il  seservait  pour  ré- 
pondre au  démon,  sont,  sans  aucun  doute,  les  injures  et 
les  violences  contre  le  Pape  et  les  papistes.  On  peut  du 
moins  le  conclure  de  textes  comme  le  suivant  :  «  La 
»  tristesse  du  cœur  n'est  point  agréable  à  Dieu  mais, 
»  quoique  je  sache  cela,  cent  fois  par  jour  je  tombe 
»  dans  ce  sentiment.  Cependant  je  résiste  au  diable. 
»  Quelquefois  je  lui  mets  sous  les  yeux  le  Pape  et  lui 
»  dis  :  «  Qu'est-ce  que  ton  Pape,  pour  que  tu  en  fasses 
))  tant  de  bruit  afin  que  je  le  glorifie?  Vois-tu  quelle 
»  abomination  il  a  causée  et  ne  cesse  encore  de  causer 
»  tous  les  jours  ?  Voilà  comment  je  me  rassure  :  par 
»  la  rémission  des  péchés  et  par  Jésus-Christ,  mais  à 
»  Satan,  je  lui  oppose  et  lui  mets  sous  les  yeux  l'abo- 
\>  mination  du  Pape.  Et  l'abomination  et  le  scandale 
»  sont  si  grands,  que  je  reprends  courage  et  confesse 
))  librement  qu'après  Jésus-Christ,  V abomination  du 
>)  Pape  est  ma  plus  grande  consolation.  Ce  sont  donc 
»  de  misérables  imbéciles  ceux  qui  disent  que  l'on  ne 
»  doit  pas  injurier  le  Pape.  Donc  injurions  le  Pape  et 
>)  particulièrement  quand  le  diable  vient  nous  attaquer 
>)  sur  la  justification  !  » 

Comme  on  le  voit,  tout  se  tient  dans  la  vie  de 
Luther.Nousavonsconstalé, en  effet,  dans  une  étudepré- 
cédcnte  (i),  comment  Luther  en  arriva  à  ne  plus  pou- 
voir prier  sans  maudire,  et  nous  voyons  ici  qu'il  mau- 
dit par  désespoir  de  répondre  autrement  aux  argu- 
ments que  «  le  démon  »  lui  oppose  et  par  lesquels,  il 
l'a  parfois  «  quasi  étranglé  »  et  «  acculé  tout  nu  dans 
un  coin  (2)  ». 


(i)  La  (jrossierelc  de  lamjmje  de  Luther,  ci-dessus. 
(2)  Cilé  ainsi  que    le   texte  précédent  par  Dullixger,  III,  243 
et  2^6. 

12 


178  LUTIIEU    KT    LE    LUTHÉRANISME 

C'est  alors  qu'il  donne  ce  conseil  pour  résister  au 
diable  d'après  sa  propre  expérience  «  de  boire,  de 
))  jouer,  de  rire  en  cet  état  d'autant  plus  fort  et  même 
»  de  commettre  quelque  péché,  en  guise  de  défi  et  de 
»  mépris  pour  Satan  ;  de  chercher  à  chasser  les  pensées 
»  suggérées  par  le  diable  à  l'aide  d'autres  idées, 
»  comme  par  exemple  en  pensant  h  une  jolie  fdle,  a 
»  l'avarice,  à  Tivrognerie,  ou  bien  en  se  mettant  dans 
»  une  violente  colère.  »  ((  Et  si  parfois  le  diable  nous 
))  dit  :  ne  bois  pas,  disait-il  encore,  réponds-lui  :  Je 
»  boirai  donc  tout  au  contraire  davantage,  parce  que 
»  tu  le  défends,  et  je  boirai  plus  abondamment  au 
»  nom  du  Christ  !i)  ». 


Mais  avec 'toutes  ces  violences  et  tous  ces  excès,  la 
conscience  du  Réformateur  ne  se  calmait  toujours  pas, 
et  nous  devons  maintenant  recueillir  les  aveux  qui  lui 
échappent  à  la  fin  de  sa  vie. 

C'est  un  désespoir  qui  fait  pitié. 

En  i54i,  il  écrit  à  Justus  Jonas,  qu'il  est  fatigué 
de  la  vie,  qu'il  avait  fait  assez  de  mal  et  vu  ce  qu'il  y 
a  de  pire  (  i).  Un  jour,  sa  femme  lui  présentait  son 
fds  enfant  :  «  Je  voudrais,  s'écria-t-il,  être  mort  à 
u  l'âge  de  cet  enfant  et  je  donnerais  volontiers. tout  l'hon- 
»  neur  qu'on  me  fera  pour  qu'il  '^n  fut  ainsi  (2).  »  11 
écrit  encore,  le  5  décembre  i54i,  à  Jacques  Prolert, 
((  qu'il  voyait,  sans  trop  de  peine,  sa  fille  chérie  Mar- 


(i)  Ibid.,  348. 

(a)  De  AVette,  Y,  352. 

(3)  Propos  de  table,  II,  874. 


l'kTAT    dame   de    LUTHER    APRÈS    1517         179 

»  guérite  le  précéder  dans  la  tombe  (i)  >').  Cette  jeune 
fille,  dont  Mélanchton  parle  comme  d'une  personne 
charmante  et  souvciainement  aimable,  mourut  en 
elîct  avant  son  père,  mais  celui-ci  était  alors  si  acca- 
blé qu'il  alla  jusqu'à  se  féliciter  de  la  perte  qu'il  venait 
de  faire  en  pensant  à  la  corruption  cbaldéenne  à  la- 
quelle sa  fille  échappait  par  la  mort  (2). 

Vers  le  même  temps,  sa  grande  consolation  était 
«  son  espoir  dans  l'imminence  de  la  fin  du  monde, 
»  car  il  était  las  de  vivre  dans  cette  Sodome  et  même 
»  d'en  recevoir  des  nouvelles (3)  ». 

Son  dernier  dé&ir  fut  que  le  Pape  et  les  cardinaux 
fussent  comme  lui  totu-mcntés  de  la  gravelle  {l\j\ 

Mais  si  Luther  fut  de  la  sorte  et  pendant  toute  son 
existence,  depuis  iJ2i  ou  environ,  tourmenté  secrè- 
tement par  des  inquiétudes  qui  le  portèrent  dès  i54o 
à  un  désespoir  lamentable,  il  ne  faudrait  pas  croire 
cependant  que  son  langage  public  eût  changé  de  note 
et  qu'il  se  montrât  moins  convaincu  et  surtout  moins 
autoritaire  à  l'égard  de  ses  disciples. 

En  1022,  dans  sa  réponse  au  roi  Henri  YIII,  il  dé- 
clare «  qu'il  regrette  amèrement  de  s'être  humilié  à 
Worms»).  «  Par  égard  pour  l'Empereur,  dit-il,  j'ai 
»  été  jusqu'à  souffrir  que  ma  doctrine  fût  soumise  à 
»  des  juges  ;  j'ai  consenti  à  écouter  ceux  qui  prélen- 
»  daientme  démontrer  mon  erreur.  Je  n'aurais  pas  dû 
))  témoigner  une  humilité  aussi  sotte,  puisque  j'étais 
»  convaincu  de  la  vérité  absolue  de  tout  ce  que  j'avais 
»  avancé,  et  que,  d'ailleurs,  avec  le  tyran,  tout  était 
»  inutile.  » 

(1)  De  Wette,  V,  708. 

(2)  IbiJ.,  V,  585.  Lettre  à  Jonas  au  3o  sept.  i543. 

(3)  Lettre  à  Amsdorf,  28  oct.  t5'42.  De  Wette,  V,  5o3. 
('i}lbid.,  V,  7.'43. 


180  LUTHER    ET    LE   LUTHERANISME 

Un  peu  plus  loin  il  s'inlltule  :  a  rEcclcsiaste  de 
))  Wiltew})CV(j,  par  la  grâce  de  Dieu  »  et  il  veut  avoir 
«  plus  d'autorité  dans  son  petit  doigt  que  mille  papes, 
»  rois,  princes  et  docteurs  n\n  possédèrent  jamais  )). 
((  Celui  qui  enseigne  autre  chose  que  ce  que  j'en- 
»  seigne,  ajoute-t-il,  ou  me  condamne  à  ce  sujet, 
»  condamne  Dieu  même  et  demeurera  à  jamais  enfant 
»  de  l'enfer.  »  «  Une  oie  connaît  mieux  son  psautier 
»  que  tous  les  papistes  ensemble  ne  savent  ce  que  c'est 
»  que  la  foi  et  les  œuvres  !  »  «  La  papauté,  l'épisco- 
»  pat,  les  abbayes,  les  couvents,  les  Universités,  la 
»  pvêtraill^,  la  monacaille,  les  nonnes,  les  offices  ne 
»  sont  que  de  damnées  inventions  du  diable  »,  lec  pa- 
»  pisme  est  la  pire  abomination  et  la  plus  empoisonnée 
»  du  diable  que  la  terre  ait  connue.  » 

Quant  au  roi  Henri  YIII,  qui  avait  osé  écrire  contre 
lui,  il  n'était  «  qu'un  cerveau  fêlé,  une  grossière  tête 
d'âne  !  » 

Cette  assurance  qu'il  avait  en  i522,  il  la  manifeste 
toujours  et  jusqu'à  la  fin  de  sa  vie,  en  face  des  atta- 
ques de  ses  adversaires,  ou  des  impatiences  de  ses 
amis.  On  pourrait  le  montrer  surtout  par  sa  conduite 
envers  les  sacramentaires  Karlstadt,  ZAvingle  et 
Bucer(i\  Mélanchton  surtout,  nous  est  un  témoin 
de  son  espiit  impérieux  et  incapable  de  supporter  la 
contradiction.  A  partir  de  lôaô,  il  commence  à  souf- 
frir terriblement  des  emportements  de  Luther.  En  1 538, 
il  écrit  à  Guy  Dietrich  :  «  Vous  vous  souvenez  quel 
esclavage  (2  on  supportait  quand  vous  étiez  là.  Et  ce- 
»  pendant    sachez   qu'il  devient   plus  dur   que  jamais 

(1)  Voir  ses   fureurs  contre    Erasme   et    KarlstaJt,   Dôlli>ger 
III,  255. 

(2)  00 jXôtTjî...  Corpus  Réf.  III,  5ç)\,  il  y  avait  aussi  ce  que 
Mcknchlon  appelait    vjva'.y.OTjpàvv.;,  des  querelles  de  femmes. 


l'état    d'aME   de    LUTHER    APRÈS    1517         181 

»  maintenant,  o  Et  dix  ans  plus  tard(i5/18),  ilparlaiten- 
core  en  ces  termes,  dans  une  lettre  à  Christophe  de 
Carlowitz  de  cet  «  esclavage  :  »  «  Tuli  eliam  antea, 
»  serviiulem  penc  deformem,  cum  sa3pe  Lutherusmagis 
))  suœ  naturœ,  in  qua  «p.Xoveixîa  non  erat  exigua,  quam 
»  vel  personœ  vclutilitati  communi  servirct  (i).  » 

Ce  dernier  motde  l'homme  qui  connaissait  le  mieux 
t-uther  peut  nous  amener  à  notre  conclusion. 


VI 


Nous  voici  en  elTet  parvenus  au  terme  de  notre  en- 
quête sur  la  sincérité  de  Luther,  à  travers  les  deux 
études  qui  précèdent. 

Ce  qui  semble  bien  se  dégager  des  documents 
fournis  dans  ces  pages  c'est  que  Luther  a  eu  deux  faces 
à  peu  près  contradictoires,  au  moins  lorsque  le  pre- 
mier feu  de  son  enthousiasme  fut  tombé,  et  à  partir 
de  i59. 1  ou  environ. 

Même  avant  cette  date,  nous  l'avons  vu  employer  le 
mensonge  dans  ses  relations  avec  le  Pape,  et  nous 
pourrions  peut-être  en  induire  que,  dès  iSiq,  il  avait 
des  moments  de  retour  sur  lui-même  où  il  lui  semblait 
bien  qu'il  avait  dépassé  les  bornes. 

Mais  à  coup  sûr,  quelques  années  plus  tard,  il  fut 
saisi,  et  jusqu'à  sa  mort,  de  doutes  et  d'angoisses,  de 
tourments  intimes  qui  expliquent  sa  fureur,  ses  violences 
sans  exemple  dans  l'histoire.  Il  regretta  certainement 
alors  ce  qu'il  avait  fait.  Malheureusement  il  crut  se 
trouver  en  face  de  l  irrcparable,  bien  qu'il  se  vantât,  en 

{!)  Corp.  Réf.  \l,  880, 


182  LUTHEU   ET    LE   LUTHÉlUWIS.ME 

une  occasion,  de  pouvoir  tout  rétablir  en  deux  ou  trois 
sermons.  Sa  puissants  nature,  dont  il  n'était  pas  maître 
et  où  dominait,  comme  dit  Mélancliton,  une  comba- 
tivité impétueuse  ('y'.ÀovE'./.'a),  ne  lui  permit  pas  alors 
de  se  plier,  de  se  rétracter,  et  sa  vie  devint  alors  une 
sorte  de  mensonge  pcrpclael.  Car  non  seulement,  il 
employa  constamment  et  systématiquement  l'arme  de 
la  calomnie  et  du  mensonge  contre  «  le  papisme  »,  ainsi 
que  nous  l'avons  établi  dans  la  première  partie  de  cet 
examen,  mais  il  y  eut  une  opposition  continuelle  entre 
l'assurance  qu'il  affectait  dans  ses  écrits,  dans  ses  ser- 
mons et  ses  conversations  même,  d'une  part,  et  d'autre 
part,  ses  doutes  et  ses  remords  intimes. 

Il  déclare  lui-même  qu'il  est  faible  en  face  de  «  ce 
démon  »  qui  le  tente  intérieurement,  c'est-à-dire,  sa 
conscience,  autant  qu'il  est  fort  contre  les  attaques  du 
dehors  :  «  Les  tentations  et  les  objections  extérieures, 
»  dit-il,  ne  font  que  me  rendre  fier  et  orgueilleux: 
»  vous  pouvez  voir  par  mes  livres  combien  je  dédaigne 
»  mes  adversaires  ;  je  les  liens,  sans  autre  façon^  pour 
»  des  fous.  Mais  quand  vient  le  diable,  celui-là  est  le 
»  dominiis  miindi,  etil  me  donne  un  hon posuisti  (i).  » 

Pour  un  homme  aussi  sujet  à  la  violence,  aussi  es- 
clave de  son  tempérament  et  de  son  caractère  emporté, 
que  l'était  Luther,  il  ne  peut  que  difficilement  —  et 
ce  sera  noire  conclusion,  —  être  question  de  sincérité. 
Il  ne  fut  sincère,  semble-t-il,  que  dans  des  aveux 
comme  les  suivants  :  «  Je  ne  suis  pas  maître  de  moi,  je 
»  suis  entraîné  par  je  ne  sais  qwl  esprit,  alors  que  je 
»  ne  suis  pas  conscient  de  vouloir  du  mal  à  per- 
»  sonne  (2).  » 

(i)  Propos  de  table,  II,  Si'i. 

(2)  Janvier  et  février    i52i,   de  Wette.  I,  555  :  Compas  inei 
non  suni,  rapior  nescio  quospirilu. 


l'état   d'aME    de   LUTHER   APRÈS    1517         183 

((  Quand  on  vient  à  s'échaujfer,  on  oublie  tout  :  na- 
»  ture,  loi,  Bible,  Dieu  et  ses  commandements  :  on  ne 
»  cherche  cja'à  satisfaire  la  volonté  mauvaise  (i,.   » 

Mais  on  voit  s'il  faut  ajouter  foi  à  sa  parole  quand 
il  affirme  que  l'intelligence  du  mot  JuslitiaDei  l'avait 
fait  entrer  «  à  portes  ouvertes  dans  le  Paradis  '2)  !  » 

(i)  De  l'an  lôaS,  Weimar,  XVI,  012. 

("?.)  Nous  nous  rallions  à  l'opinion  de  ^\elss  et  Grisar  qui  ex- 
pliquent le  manque  de  sincérité  de  Luther,  par  son  tempéra- 
ment d'  «  impulsif  ».  L'on  a  proGlé  aussi  de  la  correction  si- 
gnalée par  Altet,  l'un  des  historiens  qui  connaissent  le  mieux 
le  Moyen  Age  (Bulletin  Je  Liil.  ceci.,  juin  1907  et  mars  i(jo5)- 


SIXIÈME  ÉTUDE 


LUTHER  ET  LE  DEMON 


Sommaire.  —  Grande  place  que  tient  le  démon  dans  le  langage 
de  Luther.  —  I.  Les  apparitions  du  diable  à  Lutlicr.  —  Les 
remords  de  Luther  attribués  au  démon.  — •  Lutte  au  sujet  de 
la  messe,  avec  le  démon.  —  Luther  tient  du  démon  sa  théolo- 
gie. —  IL  Légendes  répandues  sur  le  démon,  histoires  de 
sorcelleries.  —  IIL  Action  effrayante  du  démon  dans  le 
monde.  —  Puissance  du  démon.  —  Comment  Luther  résout 
le  problème  du  mal.  —  Les  fils  du  diable.  —  IV.  Dans  le 
domaine  moral,  le  démon  a  une  puissance  plus  grande  encore. 
—  Les  tortures  de  conscience  viennent  de  lui.  —  L'Eglise 
catholique  dirigée  par  le  diable.  —  V.  Conclusion.  —  Irres- 
ponsabilité de  l'homme  :  Dieu  fait  le  bien,  le  démon  fait  le 
mal  en  nous.  —  Superstition  qui  découle  de  ces  principes. 


L'on  a  pu  remarquer  déjà  quelle  place  considérable, 
le  démon  occupe  dans  le  langage  de  Luther.  A  tout 
instant,  il  est  produit  en  scène  et  on  lui  prête  toutes 
sortes  d'actions  sur  notre  vie  humaine. 

Les  contemporains  mêmes  de  Luther,  à  une  époque 
oii  cependant  l'intervention  du  diable  était  l'un  des 
lieux  communs  de  la  littérature,  remarquaient  avec 
étonnement  cette  insistance  du  Réformateur  à  parler 
de  l'esprit  mauvais. 


LUTHER    ET    LE   DÉMON  185 

Jean  Pistorius  fit  observer  qu'un  seul  de  ses  opus- 
cules, le  pamphlet  intitulé  Contre  le  pitre  du  Brans- 
ivick  (i)  avait  nommé  cent  quarante-six  fois  le  diable 
(cet  ouvrage  n'occupe  que  ^5  pages  dans  l'édition 
d'Eilangen,  t.  XXYI,  p.  1-70).  D'apiès  Luther, 
«  Henri  dévore  et  engloutit  tous  les  jours  et  à  toute 
»  heure  autant  de  diables  c[ue  Judas  pendantla  Cène  », 
«  il  sue  des  diables  par  tout  le  corps,  il  pue  comme  un 
»  excrément  vomi  en  Allemagne  par  Satan  ».  «Bientôt 
))  il  sera  enchaîné  par  les  liens  de  la  justice  divine' au 
M  plus  profond  des  enfers  avec  tous  les  dénions.  » 
«  Chacun  doit  cracher  à  terre  aussitôt  qu'il  l'aperçoit, 
»  ou  se  boucher  les  oreilles  dès  qu'il  l'entend  nommer, 
»  comme  s'il  s'agissait  du  diable.  »  etc.,  etc. 

Tel  était  le  langage  de  Luther,  et  c'est  cependant  de 
ce  libelle,  qu'il  écrivait,  le  12  avril  i5/ii,  à  Méian- 
chton  :  «  J'ai  relu  mon  livre  contre  ce  diable  (le  duc 
«  Henri)  elje  ne  sais  comment  il  se  fait  que  j'aie  clé  si 
»  modelé  !  (2)  » 

En  voyant  ce  nom  du  Malin  revenir  à  tout  instant 
sous  la  plume  de  Luther,  on  soupçonne  déjà  quelle 
place  il  occupait  dans  sa  pensée,  et  l'on  doit  s'ima- 
giner que  ce  n'était  pas  là  seulement  un  accident  du 
langage  injurieux  et  du  vocabulaire  d'invectives  de 
Luther. 

Il  ne  sera  donc  pas  sans  intérêt  d'examiner  quelles 
étaient  les  idées  du  novateur  à  l'égard  du  démon,  et 
l'on  verra  que  sa  théologie  du  diable  se  relie  très  étroi- 
tement à  sa  théologie  des  œuvres,  en  sorte  que  le  diable 

(1)  11  s'agit  (.lu  duc  Henri  de  Brunswick  très  opposé  à  la  ligue 
de  Smaliiade,  et  déposséilé  de  ses  Etals  en  )542,  par  les  prolcs- 
lanls.  Le  pamphlet  de  Luther  est  de  i5'ir. 

(2)  De  A\  ltte,  V,  342.  Dans  le  livre  de  Luther  sur  les  Conciles, 
le  nom  du  diable  revient  i5  fois  en  quatre  lignes! 


186  LUTHER   ET   LE   LUTIlÉllANISME 

semble  occuper  dans  son  syslème  la  même  place  que 
Jcsus-Gluist  lui-même,  dans  un  sens  opposé. 


I 


Les  apparitions  du  démon  ne  sont  pas  rares  dans 
l'histoire  de  Luther.  Lui-même  l'a  constamment 
affirmé. 

Pendant  son  séjour  à  la  ^^'artbourg  (i52i-i522),  le 
diable  était  venu  le  trouver,  racontait-il  plus  tard  à 
Myconius,  l'un  de  ses  amis,  et  il  avait  voulu  le  tuer. 
Deux  fois,  il  lui  était  apparu  sous  la  forme  d'un  chien 
furieux  prêt  à  le  dévorer.  Dans  son  jardin,  il  croyait 
souvent  reconnaître  le  démon,  sous  la  forme  d'un  san- 
glier noir. 

Plus  tard,  à  Cobourg,  il  l'aperçut  dans  une 
étoile  (i53o). 

((  Le  diable,  a-t-il  écrit,  se  déguise  quelquefois, 
»  comme  je  l'ai  souvent  remarqué  moi-même,  soit  en 
»  porc,  soit  en  un  brandon  de  paille  ardent,  etc.  » 

]\ous  avons  vu  déjà  comment  il  attribuait  au  dé- 
mon, les  remords  incessants  qui  tourmentaient  son 
âme.  Sans  cesse  le  démon  le  torture  et  lui  apporte 
mille  arguments  contre  sa  doctrine.  Ce  diable  connaît 
la  Sainte  Ecriture  à  merveille  et  lui  en  cite  les  textes 
avec  tant  de  force,  qu'il  le  met  au  pied  du  mur. 

«  Une  fois,  raconte-t-il,  le  diable  m'a  bien  tour- 
»  mente  et  quasi  étranglé  avec  les  paroles  de  saint  Paul 
»  à  Timothée  (i),  et    il    me    semblait  que  le   cœur 

(i)  Il  s'agit  du  texte,  I  Tim.  \,  12,  où  saint  Paul  condamne 
les  veuves  qui  ont  violé  leur  promesse  de  rester  dans  la  chasteté 
de  leur  veuvage.  Dès  iSai,  Luther  vovait  bien  que    ces  paroles 


LUTHER   ET    LE   DEMON  187 

»  m'allàt  manquer.  Il  m'accusait  et  me  reprochait 
))  d'êlre  cause  de  ce  que  tant  de  moines  et  de  nonnes 
»  avaient  fui  de  leurs  moùtiers.  Et  il  m'otait  de  devant 
»  les  }eux  l'article  capital  de  la  justice  bonne  devant 
»  Dieu  (par  la  foi).  Et  de  la  grâce  de  Dieu,  j'en  vins  à 
»  m'engager  dans  la  discussion  sur  la  loi,  de  la  sorte, 
))  il  m'avait  acculé  tout  nu  dans  un  coin,  où  je  ne 
»  pouvais  échapper  d'aucun  côté.  Il  y  avait  là,  chez 
»  moi,  le  docteur  Pommer,  à  qui  j'exposai  la  chose  ; 
»  il  sortit  avec  moi,  dans  le  corridor,  et  se  mit  égale- 
»  ment  à  douter  et  à  chanceler,  ne  sachant  comhicn  la 
»  chose  me  tenait  à  cœur.  Ce  fut  alors  que  je  m'effrayai 
»  fort,  et  il  me  fallut  passer  la  nuit,  le  cœur  accablé, 
»  à  ruminer  et  à  étoulfer  cette  pensée  (i).  » 

C'était  la  nuit  surtout  que  le  Malin  le  poursuivait 
de  la  sorte,  ainsi  que  nous  l'avons  recueilli  de  sa 
propre  bouche  (2). 

Il  lui  attribue  les  tentations  de  désespoir  qui  l'ac- 
cablent surtout  pendant  la  période  de  1027  à  i53o. 

Il  écrit  alors  à  Justus  Menius  :  «  Je  n'étais  pas  seu- 
»  Icment  malade  de  corps,  mais  bien  plus  encore 
»  d'esprit,  tant  je  suis  ballotté  et  torUiré  par  Satan 
))  et  ses  suppôts  ;  et  notre  divin  Rédempteur  permet 
»  cela  !  (3)  » 

Le  8  octobre  de  la  même  année,  il  nous  apprend 
qu'il  a  tellement  été  tourmenté  depuis  trois  mois,  qu'il 

s'opposaient  à  sa  llicoric  sur  la  liberté  cvangéliquc  et  la  noii- 
oblijîation  des  vœux.  Mais  il  écrivait  à  Mélanchton  qu'il  ne 
voulait  pas  permettre  que  ce  passage  lui  fût  contraire  et  qu'il  ne 
lui  céderait  pas  :  Polius  obscurum  cony(<<?6or,  ajoute-t-il  (Itunc 
lociim)  aut  sic  inlelli(jani  quod  dix  vidux  liberlatc  fidei  vovenint,  quœ 
tnin  recens  eral. 

(1)  W.VLCH,  XXII,  1176  (cité  par  Dulli^ger). 

(3)  V.  YEUide  [jrccédciilc. 

(3j  De  Wette  III,  190  (1527). 


188  LUTHER   ET   LE   LUTHÉRANISME 

a  peu  écrit  pendant  tout  ce  temps-là.  Quelques  jours 
plus  tard,  mêmes  plaintes.  Le  29  décembre,  Satan  l'en- 
traîne encore  dans  l'abîme  avec  de  puissantes  cordes. 
Jusqu'au  25  février  i528,  son  démon  le  fait  un  peu 
moins  souffrir. 

L'année  suivante,  12  février  1029,  il  écrit  à  Amsdorf 
qu'il  est  retombé  aux  mains  du  diable  et  il  déclare  que, 
si  c'est  un  don  apostolique  de  lutter  avec  Satan,  il  est 
certainement  égal  à  Pierre  ou  à  Paul,  quoique  ses 
autres  dons  soient  plutôt  d'un  brigand,  d'un  publicain, 
d'un  pécheur  que  d'un  apôtre. 

Le  2  août,  le  niauvais  ange  le  tourmente  tellement, 
à  Marbourg  et  pendant  son  retour,  qu'il  désespère  de 
la  vie  (i). 

Pendant  le  temps  de  la  diète  d'Augsbourg,  Luther, 
qui  en  suivait  anxieusement  toutes  les  péripéties,  était 
au  château  de  Cobourg.  C'est  là,  ainsi  qu'on  l'a  vu, 
qu'il  aperçut  le  diable  dans  une  étoile.  Satan  «  lui 
»  donna,  dit-il  alors,  de  tels  bonjours  de  temps  à 
»  autre,  qu'il  eût  préféré  encore  le  supporter  des  nuits 
»  entières  ». 

C'est  alors  qu'il  donnait  ce  conseil  déjà  signalé  «  de 
))  faire  quelque  péché  pour  narguer  Satan  et  de  cher- 
»  cher  à  chasser  les  pensées  suggérées  par  le  diable,  à 
»  l'aide  d^autres  pensées,  comme  par  exemple,  en 
»  pensant  à  une  jolie  fille,  à  l'avarice  ou  à  l'ivrognerie, 
))  ou  bien  en  se  mettant  dans  une  violente  colère  (2)  ». 

En  i533,  dans  un  écrit  sur  la  messe  privée  (A\in- 
kelmesse),  il  rapporte  une  lutte  qu'il  a  eue  avec  le  dé- 
mon pendant  toute  une  nuit  et  il  soutient  que  tous  les 

Ci)  Tout  ceci  clans  ses  leUres,  de  Wette,  III,  if)4>  2a2-2a5,  2 '«g, 
42G,  443,  491,  ')20. 

(2)  De  Wette,  IV,  188  ;  il  dit  encore  :  Siepius  vocavi  uxo- 
rcm,  etc.  ul  tcntalionein  prohibcrem.  Denifle,  780. 


LUTHER    ET    LE   DÉMON  189 

arguments  qu'il  fournit  dans  son  écrit  contre  la  messe, 
lui  ont  été  opposés  d'abord  par  Salan  pour  le  pousser 
au  désespoir,  lui  qui  avait  si  longtemps  dit  la  messe. 
Il  décrit  alors  son  réveil  comme  en  sursaut,  au  milieu 
de  la  nuit,  l'apparition  du  diable  pour  disputer  avec 
lui,  «  la  frayeur  dont  il  fut  saisi,  sa  sueur,  son  tremble- 
»  ment  et  son  horrible  battement  de  cœur  pendant 
»  cette  dispute  ;  les  pressants  arguments  du  démon 
»  qui  ne  laisse  aucun  repos  à  l'esprit  ;  le  son  de  sa 
))  puissante  voix  ;  ses  manières  de  disputer  accablantes, 
»  où  la  question  et  la  réponse  se  font  sentir  à  la  fois. 
»  Je  sentis  alors,  dit-il,  comment  il  arrive  si  souvent 
»  qu'on  meure  subitement  vers  le  matin  ;  c'est  que  le 
»  diable  peut  tuer  et  étrangler  les  hommes  ;  et  sans 
))  tout  cela,  il  peut  les  mettre  si  fort  à  l'étroit  par  ses 
»  disputes,  qu'il  y  a  de  quoi  en  mourir,  ainsi  que  je 
»  l'ai  plusieurs  fois  expérimenté  (i)  ». 

Quelque  temps  après,  il  écrivait  à  son  ami  Haus- 
mann,  que  si  quelqu'un  voulait  lui  demander  des  ex- 
plications sur  son  écrit  au  sujet  de  la  messe,  il  n'aurait 
qu'à  répondre  :  Luther  confesse  sa  lutte  récente  contre 
le  diable  et  il  en  demande  l'absolution  aux  papistes, 
c'est-à-dire,  il  leur  demande  la  réponse  aux  arguments 
du  diable  que  Luther  a  faits  siens  dans  son  ouvrage  (2). 

Ici  Luther  déclare  formellement  qu'il  a  emprunté  à 
Satan  ses  objections  contre  la  messe.  Plusieurs  fois 
d'ailleurs,  il  lui  est  arrivé  de  dire  que  Satan  était  son 
maître  et  qu'il  lui  devait  la  nouvelle  théologie.  Voici 
dans  quel  sens  il  faut  entendre  cet  aveu  :  «  Je  n'ai 
»  point  appris  ma  théologie  d'un  seul  coup,  dit-il 
»  quelque  part,  mais  j'ai  dû  m'y  absorber  de  plus  en 

(i)  V.  BossuET,   Varialions,  IV,  l'y. 
(:>.)  De  Weïte,  IV, /|Ç)5. 


190  LUTHER   ET    LE   LUTHÉRANISME 

»  plus  profondément  ce  sonl  mes  leiilations  qui  m  j  ont 
))  conduil,  car,  sans  la  pratique  et  les  tentations, -on  ne 
»  saurait  jamais  comprendre  l'Ecriture.  Aussi  manque- 
»  t  il  aux  fanatiques  et  aux  sectaires,  le  vrai  contradic- 
»  teur,  le  diable,  qui  la  leur  fait  bien  comprendre. 
»  C'est  ainsi  que  saint  Paul  eut  aussi  un  Démon  qui 
»  le  battit  à  coups  de  poing,  et  le  poussa  de  la  sorte  à 
»  étudier  avec  soin  la  Sainte  Ecriture.  C'est  ainsi  que, 
»  moi  aussi,  j'ai  le  Pape,  les  Universités  et  tous  les  sa- 
»  vants  et  que  par  eux  j'ai  le  diable  pendu  à  mon  cou  ; 
»  ce  sont  eux  qui  m'ont  poussé  à  étudier  la  Bible,  de 
»  sorte  que  je  l'ai  lue  et  étudiée  avec  zèle  et  que  j'en 
»  ai  enfin  saisi  le  véritable  sens.  Tant  que  nous  n'avons 
»  pas  un  de  ces  démons,  nous  ne  sommes  que  des 
))  théologiens  spéculatifs  (i).  » 

II 

On  comprend  après  cela  l'importance  du  rùlc  que 
joue  le  démon  dans  sa  théologie.  C'est  le  démon  qui 
lui  donne  ses  troubles  intimes  et  qui  le  pousse  à  cher- 
cher la  paix  dans  l'idée  de  la  justilicalion  par  la  foi 
seule.  C'est  le  démon  qui  prêche  les  œuvres  pour 
pousser  au  désespoir  de  l'honmie  qui  ne  peut  les  ac- 
complir. 

Luther  est  véritablement  hanté  de  cette  idée  du  dé- 
mon. 11  rapporte  en  détail  s6s  conversations  avec  le 
diable;  en  chaire  même,  il  parle  de  ses  relations  avec 
le  malin  et  il  aime  à  raconter  une  foule  d'histoires 
«  très  véritables  »  qu'il  tient  de  ses  amis,  sur  les  at- 
tentats de  Icsprlt  mauvais  (2). 

(i)  Cité  par  DoLuxcEn,  III,    170. 

(2)  Les  exemples  qui  suivent    sont    empruntés  à  Janssex,    \I. 


LUTHER    ET    LE   DÉMON  191 

A  Sesscn,  trois  domestiques  avaient  été  emportés 
tout  vivants  par  le  démon  ;  dans   la  Marche,  Satan 
avait  tordu  le  cou  à  un  aubergiste,  emporté  un  lans- 
quenet dans  les  airs.  A  Miihlberg,  un  joueur  de  flûte 
ivre  avait  eu  le  même  sort.  A  Eisenach,  un  autre  joueur 
de  flûte  n'avait  pu  cUe  soustrait  au  diable  par  la  vigi- 
lance de  Justus  jNIenius  et  de  plusieurs  autres  prédi- 
cants  qui  gardaient  les  portes  et  les  fenêtres  de  la  mai- 
son. Le  cadavre  du  premier  joueur  de  flûte  avait  été 
retrouvé  dans  un  ruisseau,  le  cadavre  du  second  dans 
un  bois  de  noisetiers.  Plus  heureux,  un  jeune  apprenti 
de  Thuringe  avait  pu  résister  au  démon  qui  voulait 
aussi  l'emporter.  Et  Luther  affirme  tout  cela  très  sé- 
rieusement :  «  Ce  ne  sont  pas  des  contes  inventes  pour 
»  inspirer  la  peur,  écrit-il,  ce  sont  des  faits  réels,  vrai- 
»  ment  effrayants  et  non  des  enfantillages  comme  le 
»  prétendent   plusieurs   qui   veulent  passer  pour   ha- 
n  biles.  » 

Il  fait  ensuite  une  théorie  d'histoire  naturelle  très 
bazarre  :  «  Les  diables  vaincus,  humiliés  et  battus. 
»  écrit-il,  deviennent  des  lutins  et  des  farfadets,  car  il 
))  y  a  des  diables  dégénérés  et  j'incline  à  croire  que 
»  les  singes  ne  sont  pas  antre  chose.  »  «  Les  serpents 
))  et  les  singes  sont  assujettis  au  démon  plus  que  tous 
»  les  autres  animaux  ;  Satan  demeure  en  eux,  il  les 
»  possède  ;  il  s'en  sert  pour  tromper  les  hommes  et 


/|33  ei,  suiv.  Dexifle  cite  ce  récit  de  Luther  (mai  i53a)  :  «  Quand 
le  démon  vient  me  tracasser,  je  lui  réponds  :  diable,  j'ai  à  dormir, 
car  c'est  l'ordre  de  Dieu  :  travailler  le  jour,  dormir  la  nuit.  S'il 
ne  cesse  pas  de  me  tourmenter  et  s'/7  m'oppose  mes  péchés,  je  lui 
dis  :  Cher  démon,  j'ai  entendu  le  registre  de  mes  fautes,  mais 
j'en  ai  fait  d'autres  qui  ne  sont  pas  inscrites  sur  ton  livre,  écris- 
les  aussi  :  j'ai  fait  dans  mon  pantalon,  passe-le  à  ton  cou  et 
frotte  ta  g après...  etci  »  DE:NirLE,  7794 


192  LUTHER    ET    LE    LUTHÉRANISME 

»  pour  leur  nuire.  Les  démons  habitent  en  beaucoup 
»  de  pays,  mais  surloiil  en  Prusse.  Il  y  a  aussi  en  La- 
»  ponie  un  très  grand  nombre  de  démons  et  de  magi- 
»  ciens.  En  Suisse,  non  loin  de  Lucerne,  sur  une  très 
»  haute  montagne,  il  y  a  un  lac  qui  s'appelle  l'étang 
»  de  Pilate  :  là  le  diable  se  livre  à  toutes  sortes  d'actes 
»  infâmes.  Dans  mon  pays,  il  y  a  une  montagne  ap- 
»  pelée  le  Poltersberg  montagnes  des  lutins)  et  là  aussi 
»  un  étang  :  quand  y  on  jette  une  pierre,  il  s'élève  aus- 
»  sitôt  un  orage  et  tout  le  pays  est  bouleversé.  Ce  lac 
»  est  rempli  de  démons;  Satan  les  y  retient  cap- 
»  tifs.  )) 

Parlant  de  lui-même,  Luther  dit  encore  :  «  Satan  se 
»  promène  avec  moi  au  dortoir  et  charge  un  ou  deux 
»  démons  de  me  surveiller,  ce  sont  des  démons  inqui- 
»  siteurs.  » 

Il  avait  horreur  des  sorciers  et  se  déclarait  prêt  à  les 
brûler  de  sa  propre  main  :  «  Cuin  illls  niilla  habenda 
»  est  misericordia,  dit-il.  Je  voudrais  les  brûler  moi- 
»  même,  comme  dans  la  loi  de  Moïse,  les  prêtres 
»  commençaient  à  lapider  les  premiers.  » 

A  propos  de  sorcellerie,  l'une  des  plus  curieuses  his- 
toires de  Luther  est  celle  qu'il  écrit  lui-même  sur  le 
démon  :  «  Le  diable  apparut  un  jour,  dit-il,  à  un  mé- 
»  decin,  sous  la  forme  d'un  bouc,  il  avait  de  longs  poils 
»  et  de  très  grandes  cornes;  il  se  fit  voir  ainsi  sur  la 
»  muraille.  Le  docteur  le  reconnut  aussitôt  ;  prenant 
»  son  courage  à  deux  mains,  il  saisit  le  bouc  par  les 
»  cornes  et  l'arracha  de  la  muraille,  puis  il  l'étendit 
»  sur  la  table,  mais  les  cornes  lui  restèrent  entre  les 
»  mains  et  l'animal  disparut.  Un  autre  docteur  ayant 
>)  appris  l'aventure  se  dit  en  lui-même  :  Bon  !  mon 
»  confrère  a  fait  cela,  je  pourrai  le  faire  aussi  bien  que  lui  ! 
»  Ne  suis-je  pas  baptisé  tout  comme  lui?  Un  jour,  le 


LUTHER    ET    LE    DÉMON  193 

»  diable  lui  apparut  sons  la  même  forme;  le  docteur 
»  voulut  alors  imiter  son  confrère  :  plein  de  présom- 
»  ption.il  saisit  le  bouc  par  les  cornes  ;  mais  le  diable, 
»  furieux,  s'élança  sur  lui  et  l'étrangla  (i^.  » 

Ces  histoires  «  à  dormir  debout  »  ne  sont  pas  rares 
sous  la  plume  de  Luther.  Le  genre  en  passa  dans  la 
littérature  protestante  du  temps  et  les  récits  les  plus 
étranges  ci  renièrent  parmi  les  luthériens  à  cette  époque. 
C'est  ainsi  que  l'on  racontait  qu'en  i53o  «  un  pêcheur, 
»  demeurant  à  Spire,  sur  les  bords  du  Rhin,  avait  été 
»  éveillé  la  nuit  par  un  moine  qui  le  pria  de  lui  faire 
u  passer  le  fleuve  à  lui  et  à  ses  cinq  compagnons.  Le 
»  pêcheur,  s'étantlevé,fit  ce  qu'on  lui  demandait,  mais 
))  à  peine  la  barque  était-elle  au  milieu  du  courant, 
j)  que  le  moine  se  mit  à  le  battre,  et  après  l'avoir 
»  éreinté  de  coups,  disparut  avec  ses  compagnons,  le 
»  laissant  à  moite  mort.  Quelques  personnes,  ajoute 
»  l'historien  protestant  Fincelius  (2),  affirment  que  la 
»  même  aventure  arriva  la  même  nuit  à  plusieurs  autres 
»  pêcheurs  et  que  ceux-ci  ayant  demandé  à  leur  pas- 
»  sagers  où  ils  allaient,  les  moines  avaient  répondu 
w  qu'ils  .se  rendaient  à  la  diète  d'Augsbourg.  EviJem- 
»  menf,  conclut  l'historien,  ce  moine  n'était  autre  que 
»  It  diable  en  personne.  » 

C'est  à  ce  propos  que  Luther  avait  dit  que  chaque 
évêque  avait  apporté  à  la  diète  d'Augsbourg  autant  de 
diables  qu'un  chien  malpropre  a  de  puces  à  la  Saint- 
Jean  ! 

On  A'oit  percer  dans  ces  histoires  le  but  secret  que 
se  proposent  leurs  auteurs  :   jeter  le  discrédit  sur  les 

(i)  Les  Propos  de  Tabb  fourmillent  de  traits  sur  le  démon. 
Voyez  :  Fôrstemas.n,  III,  27-30,  3i,  36,  38,  48,  49-5o,  52,  5?, 
iSS,  62,  65,  etc.,  etc.  Ja\s?es,  lac.  cit. 

(3)  WuNDEBZEiciiEN,  Nuremberg,  iri56. 

d3 


194  LUTHER    ET    LE    LUTHÉRANISME 

Catholiques  et  faire  de  leur  doctrine  un  objet  d'horreur 
et  de  dégoût. 

Mais  il  importe,  après  avoir  rapporté  ces  différents 
traits  des  relations  et  des  idées  de  Luther  avec  le 
diable,  de  préciser  plus  exactement  le  rôle  que  le  ré- 
formateur lui  fait  jouer  dans  le  monde  en  général,  et 
nous  verrons  combien  son  système  se  rapproche  des 
doctrines  manichéennes  sur  le  principe  du  bien  et  le 
principe  du  mal. 


III 


En  i520,  l'enseignement  de  Luther  sur  le  démon 
était  encore  parfaitement  orthodoxe.  Dans  ses  Courtes 
formules  de  caléchisme  il  donne  la  note  catholique, 
quand  il  pose  en  principe  que  c'est  pécher  contre  le 
premier  commandement  de  Dieu  que  d'attribuer  aux 
démons  ou  aux  méchants  le  mauvais  succès  des  entre- 
prises ou  le  malheur  de  ses  destinées. 

Mais  dans  la  suite,  peut-être  à  cause  des  apparitions 
qu'il  disait  avoir  lieu  à  la  Wartbourg  en  i52i,  il  se 
mit  à  enseigner  tout  le  contraire.  Selon  lui,  «  dans  la 
))  vie  de  l'Eglise,  comme  dans  la  vie  des  individus,  le 
))  démon  a  toujours  la  main  dans  le  jeu  ».  Dans  5on 
Grand  Catéchisme  (lôag),  il  déclare  formellement  que 
c'est  le  démon  qui  suscite  les  querelles,  l'assassinat,  la 
sédition,  la  guerre,  le  tonnerre,  la  grêle,  c'est  lui  qui 
fait  périr  les  récolles  et  les  bestiaux  et  qui  répand  le 
poison  dans  l'air.  «  Le  démon,  dit  il,  menace  sans 
))  cesse  la  vie  des  chrétiens  ;  il  apaise  sa  rage  en  faisant 
»  pleuvoir  sur  eux  une  foule  de  maux  et  de  calamités. 
»  De  là  vient  que  tant  de  malheureux  périssent,  les  uns 
»  étranglés,   les  autres  fous  ;  c'est  lui  qui  attire  les 


LUTHER   ET    LE    DÉMON  '  195 

»  enfants   près  des  rivières    et   qui   leur   prépare   des 
»  chutes  mortelles  dans  l'eau .  » 

Remarquons  bien  que  c'est  ici  un  Catéchisme.  Lu- 
ther veut  donc  apprendre  aux  enfants  que  Je  démon 
est  sans  cesse  occupé  à  les  attaquer,  à  les  poursuivre  de 
tentations,  de  maladies,  de  maux  inexpliqués  et  sou- 
dains. La  vie  devient  un  réseau  d'interventions  sata- 
niques. 

Pouvait-on  plus  sûrement  engendrer  une  dangereuse 
superstition  ? 

Pour  Luther,  «  Dieu  est  bon,  il  fait  du  bien  à  tout 
»  le  monde,  nulle  maladie  ne  vient  de  lui  ;  c'est  le 
»  diable  qui  engendre  et  développe  sans  cesse  tous  les 
»  maux,  il  se  mêle  à  tout,  il  nous  dresse  sans  cesse  des 
»  embûches.  C'est  lui  qui  cause  la  peste,  les  maladies 
»  honteuses  comme  le  mal  français,  la  fièvre,  etc.  ». 
((  C'est  lui,  c'est  le  démon  qui  excite  les  querelles^ 
»  qui  arme  le  meurtrier  contre  son  frère,  qui  pousse 
»  à  la  rébellion,  fomente  la  guerre,  fait  naître  les 
»  orages,  la  grêle  et  les  maladies  contagieuses.  Il  n'est 
»  pas  un  morceau  de  pain  qu'il  ne  nous  arrachât  vo- 
»  lontiers  de  la  bouche  ;  enfin,  s'il  ne  tenait  qu'à  lui, 
))  nous  n'aurions  pas  un  épi  dans^  nos  greniers,  pas 
;)  une  obole  dans  nos  bourses,  et  pour  nous  pas  une 
»  heure  d'existence  assurée  (i).  » 

La  puissance  de  cet  esprit  mauvais  est  é|  ouvantable. 
C'est  lui,  selon  Luther,  qui  a  «  imprégné  l'homme  de 
»  son  venin,  qui  l'a  empoisonné  de  manière  à  ce  qu'il 
»  soit  homicide  comme  il  l'est  lui-même  »,  en  sorte  que 
l'homme,  même  en  état  de  grâce,  «  et  jusqu'à  l'âme 
»  des  saints  est  et  demeure  jusqu'à  la  fm  maculée  des 
»  souillures  de  l'Esprit  du  mal  ». 

(i)  Grand  Cathéchisme,  3^  com*.,  7^  demande. 


196  LUTHER    ET    LE    LUTHÉRANISME 

Ces  expressions  donnent  certainement  la  pensée  de 
Luther,  elles  sont  tirées  d'un  ouvrage  d'Alexandre  Ra- 
bod  (\^'iltemberg,  i548),  l'un  de  ses  disciples  immé- 
diats. 

Voici  d'ailleurs  les  paroles  de  Luther  lui-même  ;  i)  : 
«  Le  diable  est  tellement  puissant  qu'avec  une  feuille 
))  d'arbre,  il  peut  donner  la  mort.  11  possède  plus  de 
»  drogues,  plus  de  fioles  remplies  de  poisons  que  tous 
»  les  apothicaires  de  l'univers.  » 

«  Les  bois  recèlent  beaucoup  de  démons  ;  les  eaux, 
»  les  déserts,  les  endroits  humides  et  marécageux  en 
»  sont  remplis.  Plusieurs  se  cachent  dans  les  nuages 
V  noirs  et  épais.  Les  démons  font  le  temps,  la  grêle, 
»  l'éclair  et  le  tonnerre,  empoisonnent  les  praiiies,  en 
»  temps  de  peste,  le  souffle  du  démon  pénètre  dans  les 
»  maisons  ;  ce  qu'il  atteint,  il  l'emporte  ».  «  Un  grand 
»  nombre  de  sourds,  de  boiteux  et  d'aveugles  ne  sont 
»  infirmes  que  par  la  malice  du  démon.  Aussi  ne  doit- 
»  on  pas  douter  que  la  peste  et  les  autres  épidémies  ne 
»  viennent  de  lui.  »  «  C'est  lui  encore  qui  cause  et 
»  prépare  la  tempête,  l'incendie  et  la  disette,  lui  qui 
»  perd  les  récoltes  et  abîme  les  moissons.  Quant  aux 
»  aliénés,  je  tiens  pour  certain  que  tous  les  êtres  pri- 
))  vés  de  raison  ne  sont  ainsi  affligés  que  par  le  diable, 
»  Si  les  médecins  attribuent  des  maladies  de  ce  genre  à 
»  des  causes  naturelles  et  cherchent  à  les  soulager  par 
»  des  remèdes  ordinaires,  cela  provient  de  leur  igno- 
D  rance,  c'est  qu'ils  ne  connaissent  pas  toute  l'étendue 
»  du  pouvoir  du  démon.  » 

Ainsi  Luther  regardait  le  démon  comme  la  cause  de 
tout  ce  que  le  monde  contient  de  fâcheux  et  de  mau- 
vais. C'était  résoudre  le  grand  problème  du  mal,  par  le 

(i)  Cf.  Janssen.  VI,  435. 


LUTHER   ET    LE    DÉMON  197 

moyen  le  plus  simple,  le  plus  grossier,  le  plus  enfan- 
tin, le  moyen,  nous  l'avons  dit,  des  gnosllques  et  des 
manichéens. 

Il  poussait  jusqu'au  ridicule  et  à  l'absurde  celte  ex- 
plication. 

Un  jour,  on  lui  rapporte  qu'un  homme  vient  d'étouf- 
fer en  mangeant  un  morceau  de  pain  :  «  C'est  le 
»  diable!  s'écrie-t-il,  il  est  toujours  proche  de  nous! 
))  Mais  le  monde  ne  veut  pas  croire  qu'il  soit  l'au- 
))  leur  de  nos  mau\  ;  il  attribue  tout  au  hasard  !  » 

Cette  dernière  phrase  est  à  noter  :  elle  nous  apprend, 
ce  que  nous  dirons  encore  plus  loin,  que  les  opinions 
de  Luther  ne  sont  pas  celles  de  son  temps,  mais 
qu'elles  lui  sont  bien  personnelles. 

Dans  le  même  ordre  d'idées,  Luther  regardait  les 
goitreux,  les  enfants  que  l'on  disait  nés  d'un  incube 
(cauchemar  produit  parle  démon),  comme  les  preuves 
delà  malice  de  Satan. 

«  Quelquefois,  disait-il,  le  démon  attire  les  jeunes 
»  fdles  au  bord  de  l'eau,  puis  il  abuse  d'elles  et  les 
»  retient  près  de  lui,  jusqu'à  la  naissance  des  enfants  ; 
»  ensuite  il  va  porter  ces  enfants  dans  les  berceaux 
»  d'autres  nouveau-nés,  qu'il  emporte  à  leur  place.  » 
Luther  prétendait  avoir  vu  à  Dessau  l'un  de  ces  fils  de 
démon.  Il  avait  douze  ans  et  paraissait  jouir  de  la  rai- 
son ;  les  parents  le  regardaient  comme  leur  enfant. 
Mais  il  était  tellement  goulu  qu'il  ne  faisait  que  manger 
et  dévorait  autant  que  quatre  batteurs  en  grange. 
Quand  on  le  touchait,  il  criait  ;  quand  les  affaires  de 
la  maison  allaient  mal,  il  riait,  et  semblait  tout  joyeux 
en  apprenant  quelque  accident.  Quand,  au  contraire, 
tout  allait  bien,  il  pleurait:  «  Je  dis  àj  son  sujet  au 
»  prince  d'Anhalt  :  si  j'étais  le  maître,  j'irais  avec  cet 
»  enfant  au  bord  de  la  Miilde  (qui  passe  à  Dessau)  et 


198  LUTHER    ET    LE    LUTHÉRANISiME 

»  je  ne  craindrais  nullement  l'homicidinm  /Mais  l'Elec- 
»  leur  de  Saxe,  alors  à  Dessau,  et  les  princes  d'Anlialt 
»  ne  voulurent  pas  suivre  mon  conseil.  J) 

Ce  <f  conseil  »,  qui  nous  révolte,  étonnait  aussi  les 
contemporains  de  Luther,  et  plus  tard,  comme  on  lui 
en  demandait  raison,  il  répondit  qu'il  était  persuadé 
que  les  enfants  changés  dans  leur  berceau  par  le  démon 
n'avaient  pas  d'âme  et  n'étaient  qu'un  amas  de  chair. 

«  Car  le  diable  peut  faire  un  corps,  mais  il  ne  sau- 
»  rait  créer  un  esprit  :  Satan  est  l'âme  de  ces  enfants.  » 
«  11  arrivé  souvent,  disait-il  encore,  que  l'enfant  d'une 
»  femme  nouvellement  accouchée  est  changé  dès  son 
»  berceau  et  qu'un  démon  se  met  à  sa  place.  Ce  démon 
)^  est  plus  vorace  et  plus  criard  que  dix  enfants  ordi- 
))  naires.  Les  parents  n'ont  point  de  repos,  la  mère 
))  est  vite    épuisée  et  ne  parvient  pas  à  le  rassasier  ». 

Cette  opinion  que  Satan  «  a  le  pouvoir  d'engendrer 
des  enfants  »  se  retrouve  plusieurs  fois  encore  dans  les 
écrits  ou  les  propos  de  Luther  (i).  Il  disait  de  lui- 
même  à  propos  d'un  malade:  «  La  maladie  dont  je 
«souffre^  vertiges,  étourdissements,  n'est  pas  naturelle, 
»  Maître  Satan  exerce  sur  moi  sa  malice  par  la  sorcelle- 
»  rie.  » 

Ne  donnait-il  pas  raison,  par  de  semblables  afhrma- 
tions,  au  dire  de  Willibald  Pirkheimer  qui  déclarait 
Luther  «  possédé  du  démon  »  ? 


IV 


Mais  plus  que  dans  le  domaine  physique  de  la  dou- 
leur,  des  maladies   et  des  fléaux  publics,    le  diable, 

(i)  Cf.  FuKSTKMANN,   III,    50,    Gq-"!.   Slif   tout  cecî,  Ja.nssen 
VI,  431-437.  Doi.LiNGER,  II,  309  et  suiv. 


LUTHER    ET    LE   DÉMON  199 

d'après  Luther,  a  une  influence  effrayante  dans  le  do- 
maine intellectuel  et  moral! 

Au  point  de  vue  intellectuel,  il  lui  attribuait  unifor- 
mément tous  les  écrits  publiés  contre  lui,  et,  comme 
nous  l'avons  vu,  toutes  les  objections  faites  contre  son 
enseignement.  Le  margrave  Joachim  de  Brandebourg 
elle  duc  Georges  de  Saxe  étaient,  d'après  lui,  possédés 
du  démon.  Son  ancien  confrère  et  ami,  Karlstadt,  qui 
s'était  séparé  de  lui,  sur  la  question  sacramentaire, 
avait  été  étranglé  par  le  diable.  C'est  au  malin  que  Lu- 
ther attribue  encore  la  mortd'Œcolampade  (i53i)  et 
celle  de  Jérôme  Emser  qui  avait  combattu  le  luthéra- 
nisme naissant. 

Au  point  de  vue  moral,  Luther  a  une  tendance  aussi 
à  attribuer  à  Satan  tous  les  mauvais  effets  de  ses  doc- 
trines. 

Il  écrivait  en  i5'io  :  «  Dieu,  pour  punir  l'ingratitude 
»  des  hommes  envers  la  divine  parole  que  beaucoup 
«  méprisent  encore,  <i  donné  une  grande  puissance  au 
«  démon  au  sein  de  la  nouvelle  Eglise  (i)  ». 

((  Ici  môme  et  dans  les  pays  que  je  traverse  (Weimar 
«  en  Saxe)  le  diable  tempête  et  nous  donne  d'horribles 
«  preuves  de  sa  perversité  ;  il  pousse  les  gens  au  sui- 
((  cide,  k  l'incendie  par  malveillance,  et  les  auteurs  de 
«  ce  dernier  crime  sont  jetés  aussitôt  en  prison  et  exé- 
((  cutés.  Le  diable  en  personne  parcourt  le  monde  avec 
((  neuf  démons  aussi  méchants  que  lui  :  il  conseille 
«  l'incendie,  il  dévaste,  il  ruine  et  les  effets  de  sa  co- 
((  1ère  sont  épouvantables.  Plus  de  mille  acres  de  bois 
«  appartenant  à  mon  gracieux  seigneur  dans  les  forêts 
«  de  la  Thuringe  sont  en  flammes  à  l'heure  qu'il  est. 


(i)  De  Wette,  V,  487. 


200  LUTHER   ET   LE   LUTHÉRANISME 

«  La  forêt  de  \Vercla  est  en  feu,  et  l'on  ne  parvient 
((  pas  à  éteindre  l'incendie  (i).  » 

Son  panégyriste  Malhesius  raconte  qu'étant  un  jour 
avec  ((  le  docteur  »  (Luther)  il  lui  dit  «  qu'il  serai 
((  bientôt  obligé  de  demander  à  l'Electeur  quelque  vieux 
((  clocher  où  il  pût  enfermer  les  de  nions  farouches  dont 
((  il  était  assailli,  car  Salan  excitait  parmi  les  apôtres 
«  et  les  fidèles  de  la  nouvelle  doctrine  de  grands  scan- 
((  dates  ». 

((  En  vérité,    ajoute   Mathcsius,    l'àme  de   ce  saint 
«  vieillard,  était  torturée  par  les  crimes  dont  il  était 
((  témoin  et  dont  on  lui  faisait  le  récit  tous  les  jours 
«  Il  me   faisait  penser  au  saint  homme  Loth  à  So- 
((  dôme  (2).  » 

Nous  avons  vu  déjà  Luther  attribuer  au  démon  ses 
propres  tourments  et  ses  remords  de  conscience.  Mais 
il  veut  que  ce  soit  là  une  lègle  générale  pour  tous  ses 
fidèles:  «  Lorsque  Satan  torture  la  conscience,  dit-il, 
((  au  moyen  de  la  loi,  alors  il  est  bon  de  s'opposer  à 
((  Satan  et  de  lui  dire:  Que  t'importe?  Je  n'ai  pas 
«  péché  envers  toi,  mais  envers  mon  Dieu  ;  je  ne  suis 
«  pas  ton  pécheur,  qu'as-tu  donc  à  me  reprocher?  Si 
((  donc  j'ai  péché,  et  si  c'est  vraiment  une  faute  pour 
((  laquelle  tu  m'accuses  (car  Satan  parfois  effraie  les 
«  âmes  pour  de  faux  péchés),  j'ai  péché  envers  Dieu 
((  qui  est  miséricordieux  et  plein  de  bonté  ;  je  n'ai  pas 
«  péché  envers  toi,  ni  envers  la  loi  ou  la  conscience, 
«  ou  envers  quelque  homme  ou  quelque  ange,  mais 
((  envers  Dieu  seul.  Or,  Dieu  n'est  pas  le  diable,  il  n'est 
«  pas  un  bourreau  ni  un  cruel  comme  toi,  qui  épou- 


(1)  De  Wette,  y,  299,  lellres  des  10  et  16  juillet  i5^o,  à  sa 
femme  Catherine  de  Bora. 

(2)  Historien,  p.  i83. 


LUTHER    ET    LE    DÉMON  201 

((  vantes  et  menaces  de  mort,  mais  il  est  bon  pour  les 
«  pécheurs,  il  est  saint  et  sans  corruption,  juste  et 
«  doux.  J'ai  péché  envers  ce  Dieu  et  non  envers  un 
"  tyran  et  un  homicide  !  » 

On  voit  la  tactique  de  Luther  dans  ce  passage.  II 
s'agit  toujours  de  tranquilliser  les  âmes,  et  de  leur  en- 
lever tout  sentiment  de  crainte  pour  leurs  péchés.  Il 
faut  les  établir  dans  la  sécurité  contre  le  remords  ou  le 
scrupule,  et  par  suite,  il  faut  regarder  la  voix  même 
do  la  conscience  comme  celle  du  Diable. 

Dollinger  rapporte  à  ce  propos  qu'il  a  lu,  dans  la 
marge  du  texte  ci-dessus,  cette  note  d'un  ancien  pro- 
priétaire du  livre:  fJonsolalio  loïKje  dnlclssima  contra 
salaive  et  conscientire  morsiis.Ce  disciple  était  digne  du 
Maître,  il  met  la  conscience  et  Satan  sur  le  même  pied  ! 

Mais  le  plus  grand  effet  de  la  puissance  satanique, 
d'après  Luiher,  est  encore  dans  l'esclavage  et  l'oppres- 
sion qu'il  avait  fait  subir  à  l'Eglise  de  Jésus  Christ 
depuis  la  mort  des  Apôtres  jusqu'à  lui-même. 

Sur  ce  point,  Luiher  ne  tarissait  pas. 

Le  diable  avait,  à  l'entendre,  bouleversé  l'Eglise  de 
fond  en  comble.  Il  avait  défiguré  les  sacrements  ins- 
titués par  le  Rédeni|)teur,  et  il  avait  réussi  à  faire 
adopter  partout  des  cérémonies  sacrilèges  et  abomi- 
nables qui  constituaient  un  culte  satanique  aussi  bien 
dans  l'Eglise  d'Orient  que  dans  celle  d'Occident. 
Quelque  temps  après  la  mort  de  Luther,  une  pièce 
officielle  de  l'Eglise  luthérienne  enseignait  positivement 
que  le  démon  avait,  sous  le  papisme,  par  les  évêqucs 
et  leurs  sufTragants.  souillé  le  sacrement  de  Confirma- 
tion, de  sa  bave  venimeuse,  qu'il  on  avait  fait  une  vé- 
ritable singerie,  une  vraie  pantalonnade  (i).  Et  ce  n'est 

(i)  Cité  par  Dollinger,  II,  4oi. 


202      ■  LUTHER   ET    LE   LUTHÉRANISME 

là  qu'un  exemple  entre  mille  des  absurdes  calomnies 
répandues  dans  le  peuple  contre  le  papisme. 

Mais  Luther  lui-même,  «  le  saint  prophète  de  Ger- 
manie »,  n'avait-il  pas  enseigné  que  le  diable  avait  fait 
de  l'Eglise  une  caverne  de  brigands  et  gouverné  la 
chrétienté  pendant  de  longs  siècles  à  la  place  de  Jésus- 
Christ?  Les  saints  eux-mêmes  étaient  sous  son  pou- 
voir et  par  leurs  exercices  ascétiques,  ils  n'étaient  que 
des  serviteurs  du  diable  et  de  l'enfer  (i). 

Encore  maintenant,  tout  homme  qui  s'oppose  à  la 
Cène  luthérienne  a  un  cœur  satanisé,  persaianisé  et 
sujicrsalanisé  (2). 

Naturellement,  plus  que  tous  les  autres,  les  évêques 
et  les  moines  étaient  les  serviteurs  et  les  créatures  du 
démon.  Leur  absolution  était  «  l'absolution  même  du 
diable  (3)  ». 

Quant  à  la  papauté,  il  est  inutile  de  redire  avec 
quelle  violence  il  la  traitait  en  toute  occasion  et  nous 
avons  vu  que  son  dernier  ouvrage  en  lo^a,  ou,  comme 
l'appelle  l'un  de  ses  biographes  récents  (4),  «  son  der- 
»  nier  grand  témoignage  contre  la  papauté  )>,  avait 
pour  titre  :  Contre  la  papauté  fondée  à  Rome  par  le 
diable  ! 

Pour  la  doctrine  elle-même,  le  démon  avait  profon- 
dément corrompu  l'Evangile,  en  lui  substituant  l'en- 
seignement de  1  utilité  des  œuvres,  en  ramenant  sans 
cesse  les  idées  et  les  obligations  de  la  Loi  pour  détruire 
la  liberté  de  l'Evangile,  en  faisant  enfin  de  Jésus-Christ 
un  législateur  et  un  juge,  chose  abominable,  faite  pour 
tyranniser  les  consciences,   alors  que   le  Sauveur  est 

(i)  Walch,  II,  641. 

(2)  DoLLixGER,  II,  4o5  fellation). 

(3)  Ibid.,  in,  65. 

(4)  KosTLix,  Elberfeld,  1875,  II,  588  (Martin,  Luther's  Leben.) 


LUTHEK    Eï    LE    DÉMON  203 

venu  seulement  porter  nos  péchés,  nous  débanasser 
de  toute  responsabilité,  de  tout  scrupule,  en  couvrant 
du  manteau  de  ses  mérites  toutes  nos  souillures. 

Le  purgatoire  et  le  célibat  étaient  tout  spécialement 
des  inventions  du  Malin.  Mais  la  messe  était  peut-être 
encore  la  plus  grande  abomination  et  l'eirel  le  plus  évi- 
dent de  la  malice  diabolique.  C'est  d'elle  que  le  pro- 
phète Daniel  a  parlé  en  la  désignant  sous  le  nom  de 
inaasim,  comme  de  l'abomination  de  la  désolation 
dans  le  temple.  Sans  doute,  il  était  bien  vrai  que  sou- 
vent, dans  le  passé,  des  âmes  de  défunts  étaient  appa- 
rues, pour  implorer  des  messes,  des  abstinences,  des 
pèlerinages,  des  aumônes.  Luther  ne  nie  pas  la  réalité 
de  CCS  apparitions,  mais  il  les  attribue  aux  mauvais 
esprits  qui  commettent  toutes  sortes  de  forfaits,  et  qui 
n'ont  pas  craint,  pour  mieux  tromper  les  vivants,  de 
prendre  l'apparence  des  trépassés,  et  de  multiplier  les 
mensonges  et  les  tromperies. 

Ce  bel  enseignement  se  trouve  dans  un  texte  officiel, 
celui  des  Articles  de  Sinalkade  (loSy). 


Comme  nous  l'avons  fait  remarquer  au  passage,  il 
ne  faudrait  pas  croire  que  Luther  n'ait  fait,  dans  ces 
étranges  théories  sur  l'action  et  le  pouvoir  du  démon, 
que  suivre  les  égarements  d'une  époque  superstitieuse. 

Au  Moyen  Age,  il  est  certain  que  le  diable  joue  un 
grand  rôle  dans  la  littérature  populaire,  surtout  dans 
la  vie  et  les  légendes  des  saints.  Dans  les  récits  du 
xu"  et  du  xui*"  siècle,  on  le  voit  prendre  toutes  sortes 
de  déguisements,  tantôt  c'est  un  cheval,  un  chien,  un 
chat  ou  un  singe.  D'autres  fois  c'est  un  grand  seigneur, 


204  LUTHER   ET   LE  LUTHÉRANISME 

richement  vêtu,  ou  bien  une  femme  de  mauvaise  vie, 
un  ange,  etc.  11  a  les  yeux  flamboyants,  les  cheveux  ar- 
dents, la  bouche  enflammée. 

Mais  dans  toutes  ces  légendes,  le  pouvoir  du  démon 
apparaît  limité.  Le  diable  a  toujours  le  dessous  et  les 
saints  et  les  justes  ne  manquent  pas  de  l'humilier. 
Armés  du  signe  de  la  Croix  ou  de  la  parole  du  Christ, 
ils  commandent  hardiment  au  Malin  et  le  maîtrisent 
sans  peine.  La  morale  de  tous  ces  récits  est  que  le 
démon  joue  dans  notre  vie  le  rôle  bienfaisant  de 
l'épreuve,  mais  qu'il  ne  peut  rien  contre  la  volonté 
libre  d'un  baptisé  et  que  tout  chrétien,  avec  l'aide  des 
moyens  misa  sa  portée  par  la  religion,  peut  le  vaincre 
et  le  mettre  en  fuite. 

La  littérature  cabalistique,  si  répandue  à  partir  delà 
fm  du  xv°  siècle  avec  les  écrits  de  Pic  de  la  Mirandolc 
et  de  Reuchlin,  modifia  ces  idées  et  contribua  adonner 
au  démon  mi  rôle  terrifiant  dans  la  vie  humaine. 

Mais  toute  l'expansion  de  la  superstition  diabolique 
dans  les  milieux  protestants  aux  xvi"  et  xvii"  siècles  — 
et  cette  expansion  fut  efi'rayante  —  est  due  à  l'ensei- 
gnement de  Luther. 

Il  était  dans  la  logique  de  son  système  de  faire  une 
place  considérable  à  Satan  dans  la  conduite  des  affaires 
humaines.  Toute  sa  doctrine  tend  en  efTet  à  établir 
l'irresponsabilité  de  l'homme,  pour  tranquilliser  sa 
conscience. 

Ainsi  donc  tout  bien  vient  en  nous  do  Jésus  Christ, 
par  une  application  purement  extérieure,  et  tout  mal 
vient  de  Satan.  Le  péché  était  présenté  de  la  sorte 
comme  le  résultat  de  l'action  irrésistible  du  démon 
jointe  à  l'influence  de  la  nature  corrompue  dans 
l'homme. 

N'était-ce  pas  ce  que  voulait  faire  entendre  Luther 


LUTHER    ET    LE    DÉMON  205 

quand  il  attribuait,  comme  on  l'a  constaté,  les  mau- 
vais elTets  de  sa  doctrine  à  la  colère  et  à  la  perversité 
de  Satan. 

Mais  cet  enseignement  n'était  pas  seulement  suggéré 
par  le  Réformateur.  On  le  trouve  parfois  exprimé  for- 
mellement. 

Voici  par  exemple  un  passage  de  son  livre  sur  le 
serf  arbitre  (i52/i  : 

«  La  volonté  de  l'homme  est  placée  au  milieu  entre 
»  celle  de  Dieu  et  celle  de  Satan.  Elle  se  laisse  con- 
»  (luire,  pousser  et  diriger  comme  un  cheval  ou  tout 
»  autre  animal.  Si  Dieu  s'en  empare  et  la  dirige,  elle 
»  va  où.  et  comme  Dieu  veut  ;  mais  elle  n'est  ni  libre 
»  ni  nmîtresse  de  décider  vers  qui  elle  veut  courir,  à 
»  qui  elle  veut  appartenir  ;  deux  forces  opposées  se  la 
»  disputent  (rt  luttent  tour  à  tour  pour  l'obtenir  (i).   » 

C'est  la  même  pensée  que  Luther  soutient  quand  il 
enseigne  que  les  païens,  en  admettant  un  destin  dont 
les  décrets  réglaient  toutes  choses,  possédaient  une 
meilleure  doctrine  que  tous  les  théologiens  avec  leurs 
idées  sur  la  liberté  de  la  volonté  humaine. 

«  La  volonté  de  l'homme,  dit-il  encore,  est  un 
»  coursier  que  chevauche  le  démon,  jusqu'à  ce  que 
»  Dieu  comme  le  plus  fort  désarçonne  ce  cava- 
D  lier  (2).  » 

Et  ailleurs  :  «  Quel  est  l'homme  qui  est  maître  de 
»  son  cœur  ?  Quel  est  celui  qui  peut  résister  au  diable 
»  et  à  Ventraînement  de  la  chair  ?  Nous  sommes  même 
»  hors  d'état  de  nous  abstenir  du  moindre  péché, 
»  puisque,  comme  dit  l'Ecriture,  nous  sommes  les  su 
))jets,    les  prisonniers  du  démon  (I  Tim.    11,   6)  d 

{i)Op.  lat.  ,  VII,  cf.  Janssen,  II,  4''i-4o2. 
(2)  Cité  par  Dollinger,  III,  aS. 


206  LUTHER    ET   LE    LUTHÉRANISME 

»  sommes  forces  de  faire  ce  qu'il  veut  et  nous  ins- 
»  pire  (i).  » 

Ces  idées  de  Luther  ne  réussirent  que  trop  bien  à 
supprimer  tout  sens  moral  en  Allemagne,  comme  nous 
le  verrons  en  étudiant  les  efTets  de  la  doctrine  luthé- 
rienne. Les  historiens  et  chroniqueurs,  comme  Sleidan, 
Musculus,  Fincclius,  ne  s'en  cachent  pas  d'ailleurs, 
mais  leur  excuse  était  toute  prête.  D'après  Musculus, 
c'est  le  diable  qui  est  responsable  de  tout  et  il  y  a  telle- 
ment de  démons  en  Allemagne  qu'il  ne  peut  guère  y 
en  avoir  dans  les  autres  pays,  ni  en  rester  en  enfer  (2). 

L'on  signale  dans  ces  contrées,  à  la  fin  du  xvi^  siècle, 
un  grand  nombre  de  cas  de  possession  diabolique. 

L'on  n'hésitera  guère,  croyons-nous,  à  faire  re- 
monter à  Luther  l'origine  de  tous  ces  maux  et  de 
l'eiTroyable  superstition  qui  s'abattit  alors  sur  l'Alle- 
magne, et  l'on  conclura  sans  peine,  avec  Dollinger  (3), 
que  la  plupart  des  idées  du  Réformateur,  au  point  de 
vue  moral,  semblent  bien  plutôt  empruntées  au  Coran 
qu'à  l' Evangile  ! 


{i)  Walch,  XVI,  118. 

(2)  Voir  dans  le  Tliealrum  diaboloruin,  147- 1^9. 

(3j   KlRCHEXGESCHlCHTE,   II,    422. 


SEPTIÈME  ETUDE 


LE    MARIAGE    ET    LA    VIRGINITÉ    DV>S    l'eNSEIGNEMENT 
DE    LUTHER 


Sommaire.  —  Ce  qu'il  y  a   de   rebutant  dans  cet  enseignement. 

—  Luther  ne  rejette  pas  les  vœux  aussitôt  après  avoir  décou- 
vert l'Evangile  en  i5i5.  —  En  iSig,  il  attaque  le  célibat  ec- 
clésiastique. —  Mais  il  vante  les  vœux  de  religion.  -~  II.  Il 
atlacjue  ces  mômes  vœux  en  ijai.  —  Son  état  mental  alors  ;  — 
arguments  de  Luliier  contre  les  vœux  ;  —  comment  il  tourne 
l'Evangile  ;  —  tout  vœu  est  conditionnel.  —  Meliiis  nabere 
quain  un  !  —  III.  La  chasteté  dans  le  mariage,  impossible  sui- 
vant Luther  ;  —  obscénités  des  Réformateurs.  —  Négligence 
de  la  prière,  secret  de  leurs  misères  ;  —  nécessité  physique 
du  mariage  d'après  Luther.  —    Bestialité  de  cette  conception. 

—  Le  mariage  obligatoire  I  —  IV.  Précepte  divin  du  mariage  ; 

—  expressions  brutales  de  Luther  à  cet  égard  ;  —  corruption 
qui  en  résulte.  —  V.  Le  divorce  permis  dans  trois  cas.  —  La 
bigamie  permise,  puis  défendue  par  Luther.  —  Le  rôle  dé- 
gradant de  la  femme,  d'après  Luther.  —  VI,  Mariage  des 
moines  réformateurs  avec  des  nonnes  arrachées  au  cloître.  — 
Mariage  de  Luther.  —  Résumé  de  sa  doctrine  sur  ce  point.  — 
VII.  Le  D'  Ivolde  excuse  Luther  en  lui  prêtant  l'atavisme  ca~ 
thoUqiie.  —  Réfutation  de  cette  absurde  calomnie.  —  Respect 
de  la  femme  au  Moyen  Age.  —  VIII.  Autre  objection  : 
l'Eglise  a  rabaissé  le  mariage,  exalté  le  monachisme  (Rilschl, 
Harnack).  —  Réfutation  :  coque  c'est  que  Vélat  de  perjection, 
quel  est  l'idéal  moral?  —  IX.  Doctrine  do  saint  Paul  sur  la 
virginité  et  le  mariage.  —  L'Eglise  a  toujours  prêché  cette 
doctrine.  —  Luther,  depuis  sa  Réforme,  jamais  I 


20iS  LUTHER    ET    LE    LUTHÉRANISME 

Il  est  impossible  d'aborder  le  chapitre  dont  on  vient 
de  lire  le  titre,  sans  s'excuser  de  nouveau,  auprès  du 
lecteur,  dos  objets  révoltants  que  l'on  va  lui  mettre 
sous  les  yeux.  Mais  puisque  nous  informons  sur  la 
doctrine  et  la  vie  de  Luther,  on  comprendra  qu'il  est 
impossible  de  passer  sous  silence  l'un  des  points  les 
plus  frappants  de  cette  doctrine,  celui  qui  touche  à  la 
virginité,  et  l'un  des  actes  les  plus  extraordinaires  de 
cette  vie,  le  mariage  du  Réformateur,  en  dépit  de  ses 
vœux  de  religion  et  de  ses  promesses  sacerdotales, 
avec  une  religieuse,  également  en  rupture  de  vœux.  Il 
est  non  moins  impossible  de  prétendre  porter  un  juge- 
ment sur  l'enseignement  aussi  bien  que  sur  l'exemple 
de  Luther,  sur  le  point  dont  nous  parlons,  sans  pré- 
senter aussi  exactement  que  possible  les  pièces  du  pro- 
cès. D'ailleurs  les  protestants  acceptent  sans  hésiter  la 
doctrine  qui  leur  vient  de  leur  fondateur,  surtout  en 
ce  qu'elle  a  de  calomniateur  envers  l'enseignement  de 
l'Eglise  romaine.  La  discussion  est  donc  doublement 
nécessaire  ici,  et  pour  laver  l'Eglise  des  reproches 
qu'on  lui  fait  et  pour  apprécier  la  conduite  et  les  opi- 
nions de  Lulher,  en  ce  qui  concerne  le  mariage  et  la 
virginité,  ^ous  examinerons  donc  successivement  les 
idées  et  les  actes  de  Luther  sur  ce  point,  et  le  bien 
fondé  des  accusations  qu'il  a  lancées  à  ce  propos  contre 
l'Eglise  et  qui  se  sont  perpétuées  jusqu'à  nos  jours. 


I 


Le  point  central  du  système  luthérien  étant  le 
dogme  de  la  justification  par  la  foi  seule,  et  l'idée  de 
la  corruption  totale  de  l'homme  par  le  péché  originel, 
il   était   logique  pour  Luther  de   rejeter  l'utilité   des 


LE    MARIAGE    ET    LA    VIRGINITÉ  209 

vœux,  comme  des  autres  bonnes  œuvres  commandées 
par  l'Eglise  catholique.  Au  nom  de  la  liberté  chré- 
tienne qu'il  venait  prêcher  au  monde,  au  nom  de 
u  l'Evangile  »  en  temps  qu'opposé  à  «  la  Loi  »,  il  de- 
vait naturellement  arriver  à  délier  toutes  les  obligations 
qui  enchaînaient  les  consciences  et  principalement 
celles  qui  l'enchainaient  lui  et  ses  amis  et  premiers 
disciples. 

Cependant  Luther  n'arriva  que  lentement  à  cette 
conclusion.  Malgré  lui,  il  hésitait  à  suivre  jusqu'au 
bout  la  tendance  fatale  de  ses  principes.  Nous  allons 
assistera  ces  luttes  intimes  et  au  dénouement  qu'elles 
eurent  en  retraçant  rapidement  les  étapes  de  son  évo- 
lution en  ce  qui  concerne  les  vœux. 

De  i5i3  à  i5i5,  Luther,  nous  le  savons,  ét^it  en- 
core partisan  convaincu  des  vœux  de  rehgion  et  par  con- 
quent  aussi  de  celui  de  chasteté.  Ses  Dictata  in  Psalle- 
rmm  témoignent  avec  évidence  de  ses  convictions  à  ce 
sujet.  Pour  lui,  à  cette  époque  :  Aiillus  est  jmlas  nisi 
obediens  (i  :  ! 

A  partir  de  i5i5,  il  a  découvert  son  Evangile,  mais 
il  ne  repousse  pas,  pour  cela  encore,  la  licéité  des 
vœux  de  religion.  Dans  son  Commentaire  de  l'Epître 
aux  Romains  (i5i6)  il  écrit  :  «  Bien  que  ces  choses 
»  soient  maintenant  parfaitement  //6rc.ç,  cependant,  par 
»  amour  de  Dieu,  //  est  permis  (licet)  à  tout  le  monde 
))  de  se  lier  par  vœu  à  ceci  ou  cela,  et  de  la  sorte  l'on 
»  n'est  pas  lié  par  une  nouA'elle  loi,  mais  par  le  vœu 
»  que  l'on  a  proféré  sur  soi-même  par  amour  pour 
»  Dieu.  Car  qui  est  assez  fou  {tam  insipiens)  pour  nier 
»  que  chacun  puisse  abandonner  sa  liberté  au  service 
»  d'un  autre  et  se  faire  serviteur  ou  captif,  en  tel  lieu, 

(i)  Weim.,  IV,  4o5. 

14 


210  LUTHEII   ET   LE   LUTHÉRANISME 

»  OU  à  tel  jour,  ou  dans  telle  œuvre  ?  Mais  si  l'on  fait 
))  cela,  il  faut  que  ce  soit  par  la  foi,  en  sorte  que  l'on 
■))  croie  agir,  non  point  pour  la  néccssilc  de  son  salut, 
»  mais  par  une  volonté  spontanée  et  un  mouvement 
»  libre.  Tout  est  libre  par  conséquent,  mais  tout  peut 
»  s'offrir  (à  Dieu)  par  vœu  dans  la  cbarilé  (i).  » 

Il  semble  bien  que  l'on  sente  en  ces  lignes,  surtout 
en  des  expressions  comme  celles-ci  :  non  point  pour 
la  ncccssité  du  salut,  un  éclio  des  troubles  intérieurs 
de  ce  moine  entré  au  couvent  sous  une  impression  de 
frayeur  un  peu  superstitieuse  et  sans  avoir  suffisam- 
ment mûri  sa  vocation  ;  mais  à  tout  prendre,  la  pen- 
sée peut  recevoir  encore  une  interprétation  ortliodoxe. 

A  la  page  précédente,  il  se  posait  plus  nettement 
encore  la  question.  «  Est-il  bon  de  se  faire  religieux 
»  maintenant?  Je  réponds,  ajoute-t-il,  si  tu  crois  ne 
»  pouvoir  faire  ton  salut  autrement,  n'entre  pas  dans 
))  cet  état  ;  car  alors  s'applique  le  proverbe  :  le  déses- 
»  poir  fait  le  moine,  il  faudrait  dire  plutôt  le  diable 
»  (ininio  non  nionachum,  sed  diabolum  .  Et  il  ne  sera 
»  jamais  en  elTet  im  bon  moine,  celui  qui  se  fait  tel  par 
»  désespoir,  mais  celui  qui  par  amour,  c'est-à-dire  en 
»  voyant  ses  lourds  péchés,  et  voulant  de  son  côté  faire 
»  par  amour  quelque  chose  de  grand  pour  son  Dieu, 
»  volontaire  nient  résigne  sa  liberté,  et  revêt  cet  habit  de 
»  dérision  et  se  soumet  à  des  devoirs  très  humbles,  celui- 
»  là  sera  un  bon  moine  [2].  » 

On  retrouve  ici  la  même  préoccupation  d'écarter 
l'idée  de  se  faire  moine  «  par  désespoir  »,  «  par 
crainte  de  se  perdre  »  mais  en  même  temps  une  affir- 

(i)  Coin,  in  Rom.,  f.  274''  (cité  par  Denifle). 

(2)  Ihiil..  fo!.  ■!•;.").  On  peut  voir  ici  une  confirmation  de  ce 
qui  a  été  dit  [dus  haut  du  motif  qui  poussa  Lullicr  à  culrer  au 
couvent.  Voir  la  première  étude. 


LE   MAIIIAGE    ET    LA    VillGLMTÉ  211 

niation  très  nette  de  la  licéité  de  la  vie  monacale  et  par 
suite  du  vœu  de  chasteté  que  celte  vie  implique.  Et 
pour  que  sa  pensée  soit  plus  claire  encore,  Luther 
ajoute  aussitôt  :  «  Aussi  je  crois,  qiiil  est  meilleur  de 
y  se  faire  moine  mainleiiaiit  qu'il  iia  été  depuis  deux 
»  cents  ans!...  et  je  sais  que  s'ils  avaient  (les  moines) 
»  la  charité,  ils  seraient  très  heureux  et  plus  heureux 
»  que  ne  furent  jamais  les  ermites.  » 

Ses  opinions  n'ont  pas  varié  deux  ans  plus  tard 
(iDiSi  car  nous  trouvons  dans  son  ouvrage  des  Dix 
commandements  cette  déclaration  :  «  C'est  un  sa- 
»  crilège  (chez  les  prêtres  de  violer  le  célihat)  car  chez 
»  eux  non  seulement  la  chasteté  est  souillée,  mais  elle 
»  est  détruite  alors  qu'elle  a  été  olTertc  à  Dieu  et  aiii.:', 
»  une  chose  sainte  est  profiinée.  Toutefois  le  célihat 
»  est  plutôt  d'instilullou  ecclésiastique  que  divine  chez 
»  les  prêtres,  mais  chez  les  religieux  c'est  une  chose 
»  très  grave,  car  de  plein  gvé  ils  se  sont  consacrés  au 
■'  Seigneur  et  ils  s'enlèvent  de  nouveau  (i).  »  L'an- 
née suivante  (ijiq  à  ij-io),  Luther  commence  à  s'éle- 
ver contre  cette  «  institution  ecclésiastique  »  qu'est 
le  célihat  des  prêtres.  Il  accuse  l'Eglise  d'avoir  donné 
lieu  par  celle  loi  à  foule  d'inconvénients,  mais  il 
attaque  seulement  l'idée  de  mérite  qui  se  trouve  enfer- 
mée par  les  catholiques  dans  l'ohservation  de  la  chas- 
teté. 

Il  déclare  cette  idée  «  impie  »  et  dit  «  quelle  renie 
I)  le  Christ  »  alorsquo  l'on  devrait  «  après  avoir  été  jus- 
»  lifié  par  la  foi,  se  servir  de  ces  moyens  (cérémonies, 
»  chasteté  et  pauvreté)  pour  purifier  la  chair  et  le  vieil 
»  homme,  afin  que  la  foi  dans  le  Christ  s'accroisse  et 
»  qu'elle    règne  seule  en  nous  et   qu'ainsi  s'élève  le 

(ij  Weimau,  I,  ',89  (Denille). 


212  LUTHER    ET    LE    LUTHÉRANISME 

))  royaume  du  Christ.  Aussi  devra-l-on  faire  joyeuse- 
»  ment  ces  choses  [kilaritcr  en  faciel)  non  pour  mériter 
))  beaucoup  niais  pour  se  purifier  (i)  ». 

Chose  étrange,  le  Réformateur  qui  n'osait  encore 
condamner  lesvœux  de  religion  et  la  chasteté  «  comme 
moyens  de  purification  »,  avait  pourtant  à  cette  date 
(i52o)  accompli  les  pas  les  plus  décisifs.  Depuis  la  fin 
de  i5i8,  il  commençait  à  considérer  le  Pape  comme 
l'anléchrist,  n'admettait  plus  que  trois  sacrements^  et 
parlait  déjà  du  sacerdoce  universel. 

Au  milieu  des  plus  mortelles  injures  à  ses  adversaires, 
il  écrit  encore  en  1619  :  u  Chacun  doit  examiner 
»  dans  qr.ellc  condition  il  pourra  mieux  tuer  le  péché 
»  et  dompter  la  nature...  Celui  qui  se  lie  à  l'étal  nia- 
»  Irimonial,  s'avance  au  milieu  des  fatigues  et  des 
»  soulTrances  de  cet  état,  et  pèse  sur  sa  propre  nature, 
»  pour  la  réduire  à  s'hahituer  au  hon  comme  au  mau- 
»  vais  sort,  à  éviter  le  péché  et  à  se  préparer  d'autant 
»  mieux  à  la  mort,  chose  qui  ne  pourrait  aussi  facile- 
»  ment  se  faire  en  dehors  de  cet  état.  Celui  qui  aucon- 
»  traire  cherche  à  soufîrir  davantage  et  à  se  préparer 
»  rapidement  à  la  mort  par  le  moyen  de  beaucoup 
»  d'exercices,  et  à  atteindre  plus  vite  les  œuvres  de  son 
»  baptême,  que  celui-là  s'oblige  à  la  chasteté  ou  à  un 
))  ordre  spirituel,  car  un  état  religieux,  s'il  le  com - 
»  prend  bien,  doit  être  le  sommet  des  souffrances  et 
»  des  douleurs  et  il  y  trouvera  un  plus  grand  exercice 
»  de  son  baptême  que  dans  Tétat  matrimonial  (2).  » 

Nous  n'approuverions  pas  comme  conforme  rigou- 
reusement à  l'idée  catholique,  cette  conception  de  Lu- 
ther sur  l'étal  religieux,  mais  nous  constatons  tout   au 

(i)  1"  Com.  aux  Galales,  Weim,,  II,   662. 
(2)  Wtni.,  II,  736. 


LE    MARIAGE   ET    LA    VIRGINITÉ  21^ 

moins  qu'en  i5i9,  il  approuve  formellement  le  vœu 
do  chasteté  et  préfère  l'état  de  virginité  à  l'état  du  ma- 
riage, ce  qui  est  un  dogme  de  la  foi  catholique,  affirmé 
avec  tant  de  force,  comme  on  sait,  par  saint  Paul  après 
le  Christ  lui-même. 

A  cette  époque  de  sa  vie,  Luther,  comme  il  le  dit 
plus  tard,«  s'il  n'aurait  pas  donné  la  main  pour  brûler 
))  comme  hérétique,  quiconque  aurait  enseigné  que  les 
))  moines  et  les  nonnes  étaient  des  superstitions  et  la 
))  messe  une  abomination  »,  tout  au  moins  il  l'aurait 
jugé  digne  du  feu  (i). 


II 


Mais  voici  que  moins  de  deux  ans  après  ces  affirma- 
tions si  claires  et  si  répétées, Luther  publie  sonlivrc  :  De 
votis  monasticis  j Lidiciuiii ,  où  il  change  complètement 
de  ton  et  de  doctrine,  et  oi'i  il  ne  trouve  pas  assez  d'ex- 
pressions pour  exprimer  son  dégoût  et  sa  haine  vio- 
lente des  vœux  de  religion. 

Dès  le  i5  août  de  la  même  année,  il  écrivait  qu'il 
voulait  dénouer  le  lien  du  célibat,  c  comme  l'exige 
»  l'Evangile  :  mais,  ajoutait-il,  comment  en  viendrai-je 
»  à  bout,  je  ne  le  sais  pas  encore  bien  (2)  ». 

Au  i*"''  novembre  il  disait  encore  dans  une  lettre  déjà 
citée  :  «  Il  y  a  une  puissante  conjuration  entre  Philippe 
»  (Mélanchton)  et  moi  dans  le  but  de  déraciner  et 
»  d'anéantir  les  vœux  des  religieux  et  des  prêtres  (3).  » 

Ces  paroles  étaient  écrites  de  la  Wartbourg,  où  il 

(i)  Erl.vnge:j,  WV,  820. 
(3)  Enders,  III,  319. 
(3)  Ibid.,  2kl. 


214  LUTHi:U    ET    LK   LUTIIKKAMSME 

se  trouvait,  comme  on  sait,  (lc[)uis  l'issue  de  son  pro- 
cès à  la  diète  de  Worms  (fin  avril  i52i).   Sous  quelle 
influence  s'était  produit  ce  changement  ?  Luther  fut-il 
attiré  par  sa  liaison   nouvelle  avec  le    déhanché   (i) 
Ulrich  de  Ilutten,  à  suivre  les  opinions  de   ce  dernier 
qui  étaient,  aussi   bien  que  ses  mœurs,  franchement 
opposées  à  la  chasteté?  Eprouva-t-il  lui-même  «  des 
tentations  qui  lui  apprirent  sa  théologie  »,  ainsi  qu'il  le 
disait  plus  tard  de  l'origine  de  sa  doctrine  en  géné- 
ral  (2)?  Il   est  difficile  de  le  décider.    Mais   on  voit 
d'après  ses  lettres  et  ses  aveux.  |)ostérieurs  combien  mi- 
sérable était  son  état  spirituel  à  la  Wartbourg.  L'on  se 
rappelle  qu'ilprétendait  y  avoir  vu  le  démon  à  plusieurs 
reprises  et  l'on    constate   (3)   que  cette  même  année 
1621    le  vit  subir  un  refroidissement  lamentable   dans 
sa  pratique    de  la   prière.  On  l'entend  alors   s'écrier 
dans  une  confidence  à  Mélanchton  (i3  juillet  i52i)  : 
u  Insensé  que  je  suis  et  endurci,  je  reste  ici  dans  l'oi- 
»  siveté,  hélas  !  priant  peu,   ne  gémissant  point  sur 
»  l'Eglise  de  Dieu,  et  déoorè  par  les  flammes  ardentes 
)i  de  ma  chair.  En  résumé  :  moi  qui  dois  être  fervent 
))  par  l'esprit,  je  brille  par  la  chair,  la  passion,  la  pa- 
»  resse,  l  oisiveté, la  somnolence...  Priez  pour  moi,  je 
'))  vous  le  demande,  car  je  suis  emjlouti  dans  les  péchés 
»  au  fond  de  cette  solitude  ['\).  » 

Peut-être  est-ce  là  le  secret  dernier  de  celte  évolu- 
tion, dont  il  nous  faut  maintenant  mesurer  l'ampleur. 
((  Devenir  moine,  dit-il  dans  l'ouvrage   décisif  que 
»  nous  avons    nommé,  cela    veut    dire   apostasier    la 


(i)  On  sait  qu'il  souffrit  longtemps  d'une  maladie  honteuse. 

(2)  Cf.  l'étude  précédente. 

(3)  Cf.  «  Luther  et  la  prière  >•>,  R.  [jrat.  d'Apolorj.,  I,  p.  ^56. 

(4)  Enders,  III,  189-198. 


LE    MARIAGE    ET    LA    VIRGINITÉ  215 

»  foi,  renier  le  Christ,  devenir  juif  et  retourner  au  vo- 
»  missement  du  paganisme  (i  .  » 

A  l'entendre,  les  moines  font  des  vœux  «  dans  la 
»  persuasion  impie  qu'ils  ont  perdu  la  grâce  de  leur 
»  baptême,  et  que  pour  échapper  à  la  ruine  ils  doivent 
»  s'accrocher  à  la  planche  de  la  pénitence,  en  sorte 
»  (ja'ils  se  croient  oblifjés  d'entrer  dans  cette  vie  sur- 
»)  chargée  par  des  vœux,  pour  devenir  meilleurs  que 
»  les  autres  chrétiens  (2).  » 

C'est  ce  que  Luther  appelle  :  aposiasier  la  foi,  ou- 
bliant que  deux  mois  avant,  il  donnait  comme/)/"o6«6/(' 
seulement  ce  qu'il  donne  maintenant  comme  certain. 
D'après  lui,  c'est  comme  si  le  moine  disait  :  «  Voici, 
»  Sc'igneuv,  je  te  fais  vœu  de  ne  plus  elre  un  homme 
))  chrétien  de  toute  ma  vie  :  je  rétracte  le  vœu  de  mon 
»  baptême,  je  le  veux  faire  et  garder  un  vœu  meilleur 
»  en  dehors  du  Christ  (3)  ;  »  ou  encore  :  «  Voici,  Sei- 
«  gneur,  je  te  fais  vœ'u  d'impiété  et  d'idolâtrie  pour 
»  toute  ma  vie  ('i)  I   » 

Le  but  de  tous  ces  mensonges  absurdes,  auxquels 
il  faudrait  ajouter  tous  ceux  que  nous  avons  déjà  rap- 
portés au  sujet  des  allégations  de  Luther  sur  saint  Ber- 
nard (5),  le  novateur  nous  l'avoue  dans  une  lettre  h 
Mglanchton,  du  9  septembre  i52i,  époque  à  laquelle 
il  était  «  en  puissante  conjuration,  avec  lui  contre  les 
vœux  :  u  Quiconque  fait  un  voni  contraire  à  la  liberté 
»  évangélique  doit  être  délivré,  et  il  faut  que  son  vœu 
»  soit  anathème!  or,  celui  qui  a  fait  vœu  dans  l'esprit 
»    de     faire    son     salut    ou    d'être    justilié  par     son 

(i)  Weimvu,  \  III,  600. 

(2)  Ibiil.,  59 5. 

(3)  Ibid.,  fi  18. 

(4)  ExuiiRS,  III,    32^, 

(5)  Cf.  supra  :  La  rjiiestion  de  sincerilc  cite:  Latlu-r. 


216  LUTHER    ET   LE   LUTHÉRANISME 

»  vœu  est  clans  ce  cas  :  crrjo,  etc.  »  Voilà  un  syllo- 
gisme bien  en  règle  et  conforme  aux  principes  d'Aris- 
to  te,  mais  en  voici  maintenant  l'application:  <(  Comme 
»  la  masse  de  ceux  qui  font  des  vœux  (vahjiis  vo- 
))  ventiam)  le  fait  dans  cet  esprit,  il  est  évident  que 
»  tous  ces  vœux  sont  impies,  sacrilèges  et  par  suite 
»  absolument  à  détruire  et  à  condamner  d'ana- 
»  thème  (i)  !  o 

Chose  étrange,  celui  qui  prétendait  ainsi  juger  du 
sentiment  dans  lequel  tout  le  monde  faisait  des  vœux, 
déclare  qu'en  ce  qui  le  concerne,  il  ignore  dans  quel 
esprit  il  a  fait  les  siens  :  qiianqiiam  inceiius  sim,  qiio 
animo  voverim.  » 

Voilà  donc  le  premier  argument  de  Luther  contre  le 
vœu  de  chasteté.  Après  six  ans  de  réflexions,  il  s'avise 
que  son  principe  de  la  foi  justifiante  exclut  le  vœu  de 
chasteté. 

Mais  il  voit  alors  se  dresser  contre  lui  l'Evangile  et 
les  éloges  qu'il  donne  à  la  virginité.  Cela  ne  l'em- 
barrasse pas  et  dans  la  lettre  qui  accompagne  l'envoi 
de  son  ouvrage  à  son  propre  père,  ilécrjt  :  c  Alors  que 
»  la  virginité  n'est  pas  louée  dans  l'Ecriture,  mais  seii- 
»  Icmenl  approuvée,  elle  est  couverte  d'éloges,  comme 
»  de  plumes  étrangères,  car  ces  éloges  n'appartiennent 
»  qu'à  la  chasteté  conjugale  »  ;  et  dans  le  volume  lui- 
même,  il  s'exprime  plus  clairement  en  disant  :  «  Le 
))  Christ  n'a  pas  conseillé  la  virginité  et  le  célibat,  wais 
»  il  en  a  plutôt  détourné  {potins  deterruit) . . .  quand 
»  après  avoir  parlé  des  eunuques  il  dit  :  qui  potest 
))  capere  capiat  et  encore  :  nonomnes  capiunt  hoc  ver- 
»  bum.  Est-ce  que  ces  mots  ne  sont  pas  plutôt  pour 
»  éloigner    et  effrayer?   Par  là   le  Christ  n'invite   et 

(l)   E>DEnS,   III,    32  i. 


LE    MARIAGE    ET    LA    VIRGINITÉ  217 

»  n'appelle  personne,  mais  il  montre  seulement    (i).  » 

De  même  -<  saint  Paul  dit  bien  :  consiliam  do,  mais 
i)  il  n'invite  pas  lui  non  plus,  mais   plutôt  il  détourne 

et  écarte  [deterret  et  avocat)  en  ajoutant  :  unusquis- 
))  que propriam  donnm  habet  a  Deo  »,  et  Luther  con- 
clut :  «  Xeqae  suadet  neqiie  dissuadet,  sed  in  medio 
))  relinquit  (2).  » 

Pour  s'expliquer  cette  étrange  exégèse  du  Réforma- 
teur, il  faut,  encore  une  fois,  toujours  se  rappeler  cet 
aveu  déjà  signalé  :  «  Je  n'ai  point  appris  ma  théologie 
»  d'un  seul  coup...  Ce  sont  mes  tentations  qui  m'y  ont 
»  conduit  :  car,  sans  la  pratique  et  les  tentations,  on  ne 
n  saurait  jamais  comprendre  l'Ecriture  .  » 

Cependant  l'Ecriture  était  si  claire  ici  que  Luther 
doit  avouer  hii-mème  aussitôt  la  beauté  de  la  Virginité, 
mais  il  ne  le  fait  qu'en  accusant  l'Eglise  de  l'avoir  mal 
comprise  :  «  Le  Christ  et  Paul, dit-il,  louent  le  célibat, 
»  non  parce  que  ceux  qui  l'observent  sontdavantage  que 
»  les  autres  parfaits  en  chasteté,  ou  n'ont  pas  de  désirs 
»  contre  la  loi,  mais  parce  que  dégagés  des  soucis  et 
»  des  tracas  de  la  chair,  que  Paul  attribue  au  mariage, 
n  ils  peuvent  plus  facilement  el  plus  librement  s'appli- 
))  quer  nuit  et  jour  à  la  parole  de  Dieu  et  à  la  foi... 
»  Mais  alors,  ajoute-t  il,  si  le  célibat  est  un  conseil 
»  évangéllque,  quelle  folie  d'en  faire  vœu,  en  sorte  que 
»  mahjré  V Evangile  d'un  conseil  vous  faites  un  précepte 
»  très  riyoureux  (i).  n 

Ici,  tout  le  monde  voit  combien  le  raisonnement  de 
Luther  est  faible.  Il  admet  que  le  célibat  est  un  conseil 
évaugélique,  mais  il  déclare  que  c'est  violer  l'Evangile 


(i)  Weim.,  VIII,  583. 
(2)  ^^  EiM.,  ibidem. 
(3)^yEIMAu,  VIII,  585-584. 


218  LUTHER   ET    LE    LUTHÉRANISME 

que  de  faire  le  vœu  de  chasteté,  parce  qu'alors  d'un 
conseil  l'on  fait  un  précepte  ! 

Il  était  facile  de  répondre  :  d'un  conseil  (jénéral,  l'on 
fait  un  précepte  particulier  ;  où  est  la  violation  de 
l'Evangile? 

Mais  voici  bien  autre  chose  et  Luther  va  nous  mon- 
trer le  fond  de  sa  pensée^  si  peu  d'accord  avec  elle- 
même. 

«  Il  est  évident,  dit  il  toujours  dans  le  même  ou- 
»  vrage,  que  tout  vœu  est  conditionnel  et  suppose  ton- 
»  jours  qu'on  excepte  l'impossibilité.  »  a  Si  le  cas 
»  (f  impossibilité  se  présente  quelque  part  dans  la  règle, 
»  ce  sera  avant  tout  dans  ce  qui  regarde  la  chastetés. 
»  La  forme  du  vœu  semble  donc  être  celle-ci  :  je  fais 
»  vœu  de  chasteté  tant  quelle  sera  possible,  en  sorte 
»  que  si  je  ne  puis  l'observer,  j'aie  le  droit  de  me 
))  marier  (i),  » 

Luther  n'ignorait  pas  cependant  que  le  vœu  était 
ainsi  conçu,  au  moins  quant  au  sens  :  «Je  promets 
» /'o6t'mY/,'ia',...  je  promets  de  \ï\ve  sans  propriété  et 
»  dans  la  chasteté...  jusqu'à  la  mort  ». 

D'après  lui,  il  fallait  donc  toujours  sous-entendre  : 
tant  que  je  pourrai,  sans  quoi  j'aurai  droit  de  me  ma- 
rier ! 

Et  Luther  retourne  ce  raisonnement  sous  toutes  ces 
formes  :  Tu  as  promis  d'aller  à  Compostelle,  dit-il, 
mais  tu  tombes  malade,  es-tu  tenu  par  ton  vœu? 
Evidemment  non  !  «  Ainsi,  conclut-il  triomphalement, 
»  tout  vœu  est  fait  conditionnellemenl  et  toujours  l'on 
»  sous-eutend  ;  sauf  le  cas  d'impossibilité.  »  «  Ainsi 
))  donc,  si  lu  fais  vœu  de  célibat  et  que  tu  sentes  que 
»  cela  est  impossible,  ne  dois-tu  pas  pouvoir  libre- 

(ij  Ibid.,  63o,  032,  033, 


LE    MARIAGE   ET    LA    VIRGINITÉ  219 

»  ment   te    marier,  en  interprétant  ton   vœn  comme 
»  conditionnel  (i)?  » 

On  devine  la  suite  ;  Luther  passe  de  là  à  prouver 
que  la  chasteté  est  impossible  et  par  suite  que  les 
vœux  n'obligent  pas  en  conscience.  Il  ne  dislingue  pas, 
comme  il  faisait  autrefois,  entre  une  impossibilité  exté- 
rieure, indépendante  de  la  volonté  et  par  suite  capable 
de  suspendre  réellement  un  vœu  et  V impossibilité 
coupable  parce  qu'elle  procède  d'une  négligence  de  la 
volonté  qui  ne  veut  pas  employer  les  moyens  comme  la 
prière  et  la  mortification  discrète,  pour  observer  son 
vœu  :  Luther  se  contente  de  faire  appel  au  texte  fa- 
meux de  saint  Paul  :  Meliiis  est  iiubere  qiiam  iiri  (2)  ! 

Il  savait  bien  que  le  mot  uri  n'indique  pas  la  simple 
tentation,  qui  non  seulement  n'est  pas  coupable,  mais 
devient  encore,  pour  l'dme  virile,  une  source  de  mé- 
rite et  de  grandeur  morale,  mais  qu'il  signifie  :  être 
vaincu  par  la  tentation  (3). 

Mais  il  prend  en  pitié,  comme  il  l'écrivait  en  août 
i52i,  tous  ces  pauvres  moines  et  nonnes  lourmenlés 
par  la  chair  :  pollutionibiis  et  uredinibas  vexatorumju- 
veniini  et  piiellanim,  et  il  leur  dit  :  «Vous  ne  pouvez  pas 
»  évidemment  garder  votre  vœu,  puisque  vous  avez  des 
M  tentations,  donc  mariez-vous.  Prenez  une  femme  et 
«  la  loi  de  chasteté  vous  sera  plus  facile  (/i ;  !  » 

Ce  n'était  pas  sans  effort  que  le  Réformateur  était 
arrivé  h.  cette  conclusion,  comme  nous  l'apprenons 
d'une  lettre  du  ii  novembre  i52i  (5):  «  Voici  que 
»  je  me  décide  à  attaquer  les  vœux  de  religion  pour 

(i)  Ibld.,  63o  (Denifle,  90). 
(2) /Cor.,  YII,  9, 

(3)  Cf.  les  explications  de  Demfle,  90  et  suiv. 

(4)  Weim.,  YllI,  632  (Demfle,  98). 

(5)  E^DERs,  III,  2/17. 


220  LUTHER    ET    LE    LUTHÉRANISME 

»  délivrer  les  jeunes  gens  de  cet  enfer  du  célibal  n  — 
cadibatiis  uredine  et  flaxibns  imnnindissimi  et  damna- 
tissinii.  —  «  J'écris  cehi partie  par  tentation,  partie  par 
indignation.  » 

III 

Et  pourtant  Luther  savait  bien  que  le  mariage  n'est 
qu'un  mauvais  remède  contre  les  tentations  de  la  chair: 
»  La  satisfaction  des  désirs  charnels,  écrivait  il  en 
»  i5i/i,  n'éteint  pas  mais  enflamme  l'appétit  dépravé  »  ; 
et  il  s'aperçut  bientôt,  par  la  conduite  infâme  des 
prêtres  défroqués  et  mariés,  que  la  chasteté  conjugale 
est  tout  au  moins  aussi  difficile  à  observer  que  la  conti- 
nence absolue.  Il  écrira  en  effet,  en  1036  :  «  La  majeure 
))  partie  des  personnes  mariées,  vit  dans  l'adultère  et 
»  chante  de  son  conjoint  le  vers  connu  :  Je  ne  puis 
»  vivre  avec  toi,  ni  sans  toi  !  Ilœc  horriijilis  (on  ne 
»  peut  citer  ici  qu'en  latin)  turpitiido  oriliir  ex  hones- 
»  tissima  et prxstantissinm  parle  corporis  nostri.  Prœs- 
))  tantissin^am  appello  propter  opiis  cjeneralionis,  quod 
))  pr.Tstcntissinmm  est,  siquidem  conservât  speciem. 
»  Per  peccatnm  itaqne  utilissima  membra  tiirpissinia 
»  facta  sunt  (i).  o 

Mais  cela  même  devient  une  thèse  du  Réformateur, 
à  savoir  que  tous  les  époux  sont  adultères  u  et  si  nous 
»  ne  le  sommes  pas,  dira-t-il  en  i525,  publiquement 
»  aux  yeux  du  monde,  nous  le  sommes  au  moins  de 
»  cœur  et  si  nous  en  avions  la  facilité,  le  temps,  le 
»  lieu  et  l'occasion,  nous  serions  tous  adultères.  Cette 
»  qualité  est  innée  à  tous  les  hommes  sans  exception, 
»  homme  ou  femme,  jeune  ou   vieux,  tous    sont  ma- 

(i)  Op.  exerj.  Cal.,  I,  212. 


LE   MARIAGE    ET    LA   VIRGINITÉ  221 

»  lades  dans  cet  hùpltal  da  monde.  Cette  peste...  nous 
'))  l'avons  apportée  du  sein  maternel  et  elle  s'est  insi- 
»  nuée  en  nous  entre  peau  et  chair,  dans  la  moelle,  les 
»  os  et  toutes  les  veines  (i)  1  » 

Ceci  était  écrit  quelques  mois  après  le  mariage  de 
Luther,  dont  il  sera  question  un  peu  plus  loin.  Nous 
comprenons  après  cela  qu'il  ait  pu  dire  :  «  Tu  ne  peux 
))  pas  faire  le  vœu  de  chasteté,  si  tu  n'as  d'sbord 
»  cette  Vertu,  mais  tu  ne  la  possèdes  jamais,  donc  le 
»  vœu  de  chasteté  est  nul  et  c'est  précisément  comme 
»  si  tu  voulais  faire  vœu  de  ne  plus  vouloir  être  homme 
»  ou  femme  (2).  » 

On  voit  ici  un  trait  de  l'obscénité  du  Réformateur, 
mais  ce  qu'il  a  peut-être  écrit  de  plus  dégoûtant  est 
cette  lettre  du  G  décembre  lôao,  adressée  à  Spalatin  : 
»  Salula  iuam  conjwjem  suavissime,  verum  ut  id  tum 
n  facias  cum  in  thoro  suavissimis  amplexibus  et  oscu- 
»  lis  Catharinam  tenueris,  ac  sic  cojitaveris  :  en  hune 
»  hominem,  optimani  creaturulam  Del  mei,  donavit 
»  mihi  Christus,  sit  illi  laus  et  gloria.  Ego  quofjue 
»  cum  divinavero  diem,  qua  lias  acceperis,  ea  nocte 
»  simili  opère  meam  [Catharinam)  amabo  in  tui  me- 
»  moriam  et  tibi par  pari  rejeram  (3)  ». 

Voilà  comment  ces  deux  prêtres  réformés  s'exci- 
taient ensemble  à  la  vertu  ! 

Une  fois  arrivé  à  son  principe  que  la  chasteté  est 
impossible,  Luther  ne  l'abandonne  plus.  Et  cependant, 
lorsque  Philippe  de  Hesse  lui  demandera  plus  tard 
(en  i54o)  la  permission  de  prendre  deux  femmes  à  la 
fois,  à  cause  de   l'impossibilité  de  garder  la  chasteté 


(i)  Weim.,  XVI,  5ii. 

(2)  Weim.,  XIV,   711,  année  i525. 

(3)  Cité  par  Demfle,  gfi  ;  Exders,  V,  379. 


222  LUTHER    ET    LE   LUTHÉRANISME 

dans  le  mariage  monogame,  Luther  s'écriera  :  A  peine 
je  pais  croire  quiin  chrétien  soit  si  abandonné  de  Dieu 
qu'il  ne  puisse  se  contenir  ! 

Il  disait  vrai,  et  l'homme  impuissant,  sans  la  grâce, 
a  une  force  sans  limite  à  sa  disposition  :  la  prière  (i  j  ! 
Mais  précisément,  cette  force,  les  réformes  ne  l'em- 
ployaient plus,  et  c'est  là  le  secret  de  leurs  misères, 
ainsi  que  nous  l'avons  constaté  (2). 

A  la  place  de  la  prière,  on  s'étonne  d'entendre  Lu- 
ther conseiller  d'éteindre  «  Tincendie  avec  du  fumier  » 
en  lisant  le  De  renicdio  amoris  d'Ovide.  Il  s'adonne  à 
la  hoisson,  lui  qui  avait  écrit  en  i5i6  :  Conversatio  et 
ebrietas  sunt  fomenta  inipudicilix  !  Ce  défaut  de  l'ivro- 
gnerie fut  en  effet,  comme  on  l'a  dit  et  comme  on  aura 
l'occasion  de  le  redire  plus  loin,  le  principal  défaut  du 
>i  Réformateur  »  ou,  suivant  le  mot  d'un  historien, 
((  le  coté  faible,  le  revers  de  la  médaille  de  ce  sur- 
»  homme  ». 

Mais  il  ne  suffisait  pas  à  Luther  d'avoir  démontré 
dans  son  ouvrage  de  1021,  sur  les  vœux  de  religion, 
que  tous  les  prêtres  et  les  moines  pouvaient  et  devaient 
se  marier,  il  fallait  leur  procurer  des  femmes. 

C'est  pour  cela  qu'il  écrivit  et  publia,  en  avril  i523, 
son  ouvrage  intitulé  :  Preuve  que  les  vierges  peuvent 
cjuitter  leur  monastère  de  droit  divin  [Ursach  und  An- 
wort,  dass  Jungfrauen  Klôster  gôttlich  verlassen 
mogen)  (3). 

Il  commence  par  énoncer  en  principe  général  qu'il 
n'y  a  pas    «    une   sur    mille  »    parmi  les  sœurs    qui 

(1)  Cf.  Demfle,  toc.  cit. 

(2)  L'abandon  de  la  prière  est  le  centre  d'explication  du  toute 
cette  vie.  Cf.  «  Luther  et  la  prière  »,  Revue  prat.  d'Apolorj. 

(3j  Sur  tout  ce  rpii  suit,  cf.  Denifle,  m  et  suiv.  et  J.vnssex, 
II,  2{)3  et  suiv. 


LE   MARIAGE    ET    LA    VIRGINITÉ  223 

((  portent  l'habit  et  exécutent  leur  service  divin  sans 
»  être  forcées,  »  Puis,  il  continue  par  ces  affirmations 
qui  sonnent  étrangement  sous  la  plume  dun  prêtre 
«  réformé  »  écrivant  pour  des  religieuses  :  «  Une  fille, 
»  si  elle  n'a  pas  une  grâce  supérieure  bien  rare,  ne 
»  peut  vivre  sans  homme  pas  plus  qu'elle  ne  le  peut 
»  sans  manger,  boire,  dormir  et  semblables  nécessités 
»  natui'elles  !  » 

Se  peut-il  rien  de  plus  bestial  que  cela!  Mais  for- 
çons-nous pour  continuer  :  «  D'autre  part,  il  en  est 
»  de  même  pour  l'homme  qui  ne  peut  vivre  sans 
»  femme.  La  raison  est  celle-ci  :  il  est  aussi  profondé- 
))  ment  inné  dans  la  nature  d'engendrer  des  fils  que  de 
))  manger  et  de  boire.  C'est  pour  cela  que  Dieu  a 
))  donné  et  établi  dans  le  corps  les  membres,  les  veines, 
»  les  humeurs  et  tout  ce  qui  sert  au  but  en  question. 
»  Et  maintenant  si  quelqu'un  veut  faire  opposition  cl 
»  ne  pas  laisser  aller  la  nature,  que  fait-il  autre  chose 
»  que  d'empêcher  que  la  nature  soit  la  nature,  que  le 
»  feu  brûle,  que  l'eau  mouille,  que  l'homme  ne 
»  mange,  boive  ou  dorme.  » 

«  De  cela,  je  conclus  que  les  nonnes  dans  le  cloître 
)^  doivent  cire  chastes  contre  leur  volonté  et  vivre  sans 
»  homme  malgré  leur  inclination.  Mais  si  elles  y  restent 
»  contre  leur  volonté,  alors  elles  perdent  cette  vie  et  la 
))  vie  future,  et  elles  auront  l' enfer  ici-bas  comme  de 
))  l'autre  côté  (i).  » 

Après  ce  passage,  le  Réformateur  tombe  dans  une 
telle  obscénité  en  parlant  des  péchés  solitaires  rendus 
forcés  dans  la  vie  religieuse  qu'il  est  impossible  de 
poursuivre  la  citation. 

(i)  Er.L.v«uE>,  XXVIII,  199,  ce  passage  est  de  1622,  mais  il 
(  \[)i-imc  jilus  violcinmtiit  ce  iju.o  le  Réformateur  rcclil  en  loao, 
comme  ou  va  le  voir. 


224  LUTHER   ET    LE    LUTHÉRANISME 

Il  aboutit  alors  a  ce  principe  qui  rejette  la  femme 
dans  l'état  dégradant  dont  le  christianisme  l'avait  re- 
tirée: Les  œuvres  de  Dieu  sont  si  clairùs  devant  les  yeux 
que  les  femmes  doivent  servir  ou  pour  le  mariage  ou 
pour  la  fornication  :'i~ , 

En  vérité,  dit  le  P.  Denifle,  si  les  protestants  avaient 
trouvé  avant  Luther  un  écrivain  catholique  qui  eût 
écrit  cela,  ils  l'auraient  certainement  stigmatisé 
comme  immonde  au  suprême  degré  et  corrompu  jus- 
qu'aux racines  (2)  l 

Le  moine  réformateur  poursuit^  toujours  en  s'adres- 
sant  aux  religieuses  :  «  Qui  me  pousse  ou  m'appelle  à 
))  rester  sans  mariage  ?  A  quoi  m'est  nécessaire  la  vir- 
»  ginité  si  je  sens  que  je  ne  l'ai  pas  et  que  Dieu  ne  m'y 
»  appelle  pas  d'une  manière  spéciale  et  si  je  sais  que  je 
»  suis  fait  pour  le  mariage  ?  C'est  pourquoi,  si  tu 
»  veux  demander  quelque  chose  à  Dieu,  prie-le  pour 
))  ce  qui  t'est  nécessaire,  et  ce  à  quoi  te  pousse  le  be- 
»  soin.  Si  cela  ne  t'est  pas  nécessaire,  tu  tentes  cerlai- 
»  nement  Dieu  par  la  prière.  Il  vient  en  aide  seulement 
»  lorsqu'il  n'a  pas  autrement  déjà  créé  un  moyen  et  un 
»  secours  (3).  » 

Remarquons  au  passage  cette  étrange  théorie  sur  la 
prière  et  admirons  en  même  temps  l'habilelé  du  pro- 
cédé. Il  s'agit  de  détourner  les  religieuses  du  recours 
à  Dieu  dans  la  tentation.  Le  réformateur  leur  en  fait 
un  devoir  de  conscience.  Ce  serait  péché  que  de 
s'adresser  à  Dieu  pour  vaincre  les  inclinations  char- 
nelles. Et  la  raison?  C'est  cjue  «  cette  ardeur  et  cette 
»  frénésie  quotidienne  sont  un  signe  certain  que  Dieu  ne 

(i)  Weim.,  XII,  94  (i523). 

(2)  Loc.  citato. 

(3)  Weim.uv,  XI,  399. 


LE   MARIAGE    ET    LA    VIRGINITÉ  225 

»  t'a  pas  donné  ni  ne  veut  pas  te  donner  le  don  excellent 
')  de  la  chasteté  qui  doit  s'observer  volontairement  et 
"  sans  nécessité  ( i    ». 

La  conclusion  est  évidente  :   le  mariage  est  obliga- 
toire pour  tout  le  monde  ! 


IV 


En  fait,  cette  doctrine  avait  été  depuis  plusieurs 
années  déjà  insinuée  et  même  enseignée  ouvertement 
par  Luther,  bien  que  l'on  trouve  jusqu'en  15*23,  chez 
lui,  cette  affirmation  :  que  «  l'état  de  chasteté  est  plus 
tranquille  et  plus  libre  (2)  »  que  celui  du  mariage. 
Que  signifie  ce  mot  :  plus  libre,  on  se  le  demande, 
quand  on  constate  les  idées  de  Luther  sur  le  mariage 
et  sa  nécessité. 

Dans  un  Sermon  sur  la  vie  conjugale  (3\  pro- 
noncé en  i522,  il  s'exprimait  ainsi  :  <(  De  même  qu'il 
»  n'est  pas  en  mon  pouvoir  de  n'être  pas  un  homme, 
»  de  même  il  n'est  pas  en  mon  pouvoir  de  rester  sans 
»  femme.  Et  vice  versa  :  De  même  qu'il  n'est  pas  en 
»  ton  pouvoir  do  n'être  pas  une  femme,  de  même 
»  il  n'est  pas  en  ton  pouvoir  de  te  passer  d'homme. 
»  Car  il  ne  s'agit  pas  ici  d'une  chose  laissée  au  ca- 
1)  price,  ni  d'un  conseil,  mais  d'une  chose  naturelle  et 
»  nécessaire,  à  savoir  que  tout  ce  qui  est  un  homme 
»  doit  avoir  une  femme,  et  tout  ce  qui  est  femme  doit 
»  avoir  un  homme.  Car  cette  parole  que  Dieu  a  pro- 
»  noncée  :  «  Croissez  et  multipliez- vous  »,  n'est  pas  un 

(i)  Weim.,  XI,  399. 

(2)  Weimar,  XII,  i4r. 

(3)  Pred'ujt  vom  ehelichen  Leben,  Erla>ce.>',  XX,  58. 

13 


226  LUTHER    ET    LE    LUTHÉRANISME 

»  commandement,  mais  plus  qu'un  commandement, 
»  c'est-à-dire  une  œuvre  divine...  cela  est  aussi  né- 
»  cessaire...  el  plus  nécessaire  que  de  manger  et  boire, 
y>  se  purrjer  el  expectorer,  dormir  et  veiller.  C'est  une 
»  nature  et  qualité  innée,  absolument  comme  les 
»  membres  qui  servent  à  cet  usage,  n 

«  Tous  les  moines  et  toutes  les  religieuses,  disait-il 
))  encore,  qui  n'ont  pas  la  foi  et  se  confient  dans  leur 
»  chasteté  et  leur  genre  de  vie,  ne  sont  pas  dignes  de 
i)  bercer  un  enfant  baptisé  ou  de  lui  faire  de  la  bouillie, 
»  même  s'ilsagissaitde  l'enfant  d'une  fille  non  mariée  ; 
»  car  leur  couvent  et  leur  ordre  ne  sont  pas  fondés  sur 
»  la  parole  de  Dieu  et  ce  qu'on  y  pratique  est  moins 
»  agréable  à  ses  yeux  que  ne  l'est  la  mère  d'un  enfant, 
»  même  illégitime.  » 

L'idée  de  la  nécessité  du  mariage  se  traduit  chez 
Luther  le  plus  souvent  sous  la  forme  drastique  de 
comparaisons  comme  les  suivantes  :  «  Si  c'est  un 
»  scandale  de  prendre  femme,  pourquoi  n'aurions- 
»  nous  pas  iionte  de  manger  et  de  boire,  puisqu'il  y  a 
»  une  égale  nécessité  dans  l'un  et  l'autre  cas  et  que 
»  Dieu  le  veut  ainsi  (i).  » 

((  Celui  qui  voudrait  retenir  sa  m...  ou  son  urine, 
»  et  ne  le  pourrait  pas,  qu'en  adviendrait -il  ?  Eh  bien, 
«  il  est  tout  aussi  difficile  à  un  homme  ou  à  une  femme 
»  de  garder  le  vœu  de  chasteté   2).  » 

«  Que  quiconque  ne  se  sent  pas  un  eunuque,  songe 
')  donc  sérieusement  à  se  marier,  car  quoi  que  vous 
))  fassiez,  vous  ne  sauriez  être  pieux,  et  vous  ne  sauriez 
))  vous  empêcher  de  tomber  dans  les  plus  honteux 
îi  péchés,  si  vous  ne  vous  soumettez   au  commande- 

(i)  Lettre  à  Reifscnbuch.  i52r>.  de  \Vi;tte,  II,  63y. 
(2j  Weim.,  XII,  66  (lôiiS;. 


LE   MARIAGE   ET   LA   VIRGINITÉ  227 

»  ment  qui  nous  ordonne  de  croître  et  de  nous  mul- 
»  ti plier  (i).  » 

((  Il  n'est  pas  de  vœu,  pas  de  loi  humaine  qui  puisse 
»  l'emporter  sur  la  ■vive  et  naturelle  inclination  qui 
n  nous  entraîne  vers  la  femme,  attendu  que  celle  incli- 
»  nation  est  la  parole  et  l'œuvre  de  Dieu.  Que  celui 
»  donc  qui  veut  vivre  seul,  se  fasse  rayer  de  la  liste 
»  des  hommes,  et  nous  prouve  qu'il  est  un  ange 
»  ou  un  pur  esprit  ;  car  de  faire  ainsi,  Dieu  ne  l'ac- 
))  cordera  jamais  à  un  homme  revêtu  de  chair  et 
»  d'os.  » 

«  Mais,  allez-vous  me  dire,  se  marier  est  une  chose 
»  facile  ;  ce  qui  ne  l'est  pas  autant,  c'est  de  pourvoir  à 
»  la  subsistance  d'une  famille.  Je  n'ai  rien,  ma  femme 
«  n'a  rien,  comment  ferons-nous  pour  vivre .^  Il  est 
»  vrai  que  là  se  trouve  la  principale  difficullé  et  ce  qui 
»  empêche  le  plus  grand  nombre  de  se  marier.  Ge- 
»  pendant,  que  celui  ou  celle  qui  ne  se  sent  point  fait 
»  pour  la  chasteté,  avise  de  bonne  heure  à  se  procurer 
»  du  travail  ;  et  puis,  à  la  garde  de  Dieu  !  qu'on  s'en- 
»  gage  hardiment  dans  les  liens  du  mariage,  le  jeune 
))  homme  au  plus  tarda  vingt  ans,  et  la  fille  à  dix-huit 
n  si  ce  n'est  à  quinze,  alors  qu'ils  ont  encore  la  santé  et 
))  la  vigueur  nécessaires  (2).  » 

Ce  dernier  conseil,  à  la  rigueur,  pouvait  se  soute- 
nir, malgré  l'indiscrétion  brutale  avec  laquelle  il  était 
présenté,  mais  en  fait,  grâce  aux  commentaires  répu- 
gnants qui  l'accompagnaient,  il  obtint  les  plus  tristes 
résultais  :  «  A  peine  les  jeunes  gens  aujourd'hui,  écri- 
»  vait  iîrenz  en  i532,  sont-ils  sortis  des  langes,  qu'il 
»  leur  faut  des  femmes  ;   des  filles,   qui   ne  sont  pas 


(i)  Cité  j)ur  DùLLiMcEu,   II,   '|i5,  nolc; 
(2)  Ibid.,  4i'3. 


228  LUTHEH    ET    LE    LUTHÉRANISME 

»  même  encore  nubiles  attendent  déjà  des  maris  ;  et  des 
»  prêtres,  des  moines,  des  religieuses  se  marient  en 
»  violation  de  toutes  les  lois  humaines,  » 

Déjà  en  i5'28,  le  réformateur  d'Ulni,  Conrad 
Sam,  se  plaignait  <(  des  progrès  du  libertinage,  du 
»  grand  nombre  d'adultères,  de  l'influence  corruptive 
»  qu'on  exerçait  les  uns  sur  les  autres  et  de  la  jac- 
))  tance  qu'on  mettait  à  publier  ses  propres  turpi- 
»  tudes  (i    ». 

Il  n'est  pas  douteux  que  les  idées  de  Luther  sur  la  né- 
cessité physique  du  mariage  n'aient  eu  les  plus  tristes 
effets  sur  l'esprit  de  cette  foule  de  jeunes  gens  et  de 
jeunes  fdles  que  les  nécessités  de  la  vie  empêchaient, 
alors  comme  maintenant,  de  pouvoir  fonder  une 
famille.  De  l'enseignement  du  maître,  ils  retenaient 
seulement  ceci  :  c'est  que  «  l'homme  ne  peut  pas  plus 
»  se  passer  de  femme  que  de  manger,  de  boire,  d'uri- 
))  ner  ou  de  cracher  !  »  en  sorte  que  «  quiconque  ne 
»  contracte  point  mariage,  ne  peut  manquer  de  tomber 
»  dans  le  désordre  ».  Le  monde  apprenait  donc  que 
la  continence  exigée  jusque-là  de  tous  ceux  qui  ne 
peuvent  se  marier  était  une  chose  impossible  et  que 
c'était  pécher  contre  Dieu  que  de  résister  à  l'instinct 
de  la   nature. 

Tous  les  documents  du  temps  nous  attestent  les  ef- 
froyables résultats  de  libertinage  et  de  débauches 
obtenus  par  cet  enseignement,  donné  du  haut  de  la 
chaire  et  dans  des  livres  faits  pour  le  peuple.  «  Un  gar- 
»  çon  et  une  fdle  de  dix  ans,  écrivait  alors  le  jDrédicant 
»  Waldner  de  Ratisbonne,  en  savent  plus  long  en  fait 
»  de  polissonneries,  que  n'en  savaient  autrefois  les 
»  hommes  de  soixante  ans,    aussi  rien  n'esl-il  plus 

(4)  Cité  par  DOllixger,  II,  4i6. 


LE    MARIAGE    ET    LA   VIRGINITÉ  229 

»  ordinaire  maintenant  que  l'adultcre,  le  concubinage 
n  et  r inceste  (i).  » 

Tous  ces  désordres  étaient   encore,  selon  Mathésius, 
une  preuve  c  que  la  fin  du  monde  est  proche  ». 


Mais  nous  n'avons  pas  encore  dit  tout  ce  qu'il  y 
avait  de  bestial  dans  la  doctrine  de  Luther  à  l'égard 
du  mariage. 

Naturellement  depuis  plusieurs  années  (depuis  i52o) 
il  avait  nié  que  le  mariage  fût  un  sacrement  et  lui 
avait  donc  enlevé  tout  ce  qu'il  a  de  sacré  et  d'idéal  aux 
yeux  du  chrétien. 

Mais  en  même  temps,  il  donnait  ce  conseil  étrange, 
dans  le  même  ouvrage  où  il  avait  ainsi  découronné  le 
mariage  (2  : 

«  Je  propose  le  cas  suivant  :  Si  une  femme  s'est 
»  mariée  à  un  homme  et  ne  veuille  pas  par  hasard 
»  prouver  l'impuissance  de  son  mari  par  tous  les  té- 
»  moignages  et  avec  tout  le  fracas  que  le  droit  exige, 
»  et  si  elle  désire  toutefois  avoir  des  enfanis,  ou  ne  peut 
»  garder  la  continence,  Je  lui  conseillerais  de  deman- 
»  der  le  divorce  à  son  mari  pour  se  mariera  un  autre, 
»  se  contentant  de  savoir  que  sa  conscience  et  celle  de 
>^  son  mari  sont  des  témoins  suffisants  de  l'impuis- 
»  sance  de  ce  dernier.  Mais  si  le  mari  refuse,  alors  je 
»  lai  conseillerais,  avec  le  consentement  de  celui-ci, 
)>  (qui  n'est  plus  vraiment   mari,  mais  simple  cohabi- 

(l)   DoLLIXGER,    II,    422. 

{2)  Dé  captivilate  Bttbyloiiica,  i520,  Weim.,  VI,  558,Erla>gex, 
XX,  Go,  loo. 


230  LUTHER    ET    LE  LUTHÉRANISME 

»  tant;,  d'avoir  des  rehilions  scxueUcs  [miscealur)  avec 
»  an  autre  ou  avec  le  frhre  du  mari,  par  un  mariage 
»  occnlte,  en  sorte  que  les  enfanls  soient  attribués  au 
»  père  putatif. ..  De  plus,  si  le  mari  ne  voulait  pas  con- 
»  sentir  ni  se  séparer,  avant  de  permettre  à  cette  femme 
»  d'être  dévorée  ur'i)  ou  de  commettre  l'adultère^  je 
»  lui  conseillerais  de  contracter  mariage  avec  un  autre 
»  et  de  s'enfuir  dans  un  lieu  inconnu  et  éloûjnê.  » 

Chose  à  noter,  Luther  ne  croyait  pas  de  la  sorte  au- 
toriser le  divorce,  car  il  regardait  le  premier  mariage 
comme  nul,  le  mariage  n'ayant  d'autre  but  selon  lui 
que  de  satisfaire  la  nature  en  ayant  des  enfants. 

Il  avait  même  une  certaine  répugnance  au  divorce, 
jusqu'à  dire:  a  On  se  demande  s'il  est  permis  de  di- 
»  vorcer  ?  Pour  moi,  je  déteste  le  divorce  au  point  de 
»  lui  préférer  la  bigamie,  niais  je  ne  saurais  définir 
»  s'il  est  permis  ou  non.  » 

Malgré  celte  répugnance,  il  y  avait  trois  cas  oi*!, 
selon  lui,  le  divorce  était  licite,  le  premier  était  l'im- 
puissance ou  la  stérilité,  comme  on  vient  de  le  voir, 
le  second  était  l'adultère  constaté  par  le  pouvoir  et 
l'enquête  de  l'autorité  laïcjue,  enfin  le  troisième  est  le 
cas  où  «  l'une  des  parties  se  dérobe  à  l'autre  et  lui  re- 
»  fuse  ce  qu'elle  lui  doit  ». 

Ici  encore,  l'on  ne  peut  citer,  à  cause  de  rindécence 
du  passage  qui  se  termine  ainsi  :  «  Il  faut  que  l'auto- 
»  rite  temporelle  intervienne  alors  et  contraigne  la 
»  femme,  ou  bien  la  condamne  à  mort.  Mais  si  l'auto- 
»  a-ité  n'agit  pas,  l'homme  doit  s'imaginer  que  sa 
»  femme  lui  a  été  ravie  par  les  brigands  ou  qu'elle  a 
»  été  assassinée  et  chercher  une  autre  épouse  (i)  !  » 

(f)  Cf.  Eni.ANGEN,   XX,    60-61,    65-6,    669-73   (années  i.Sao- 

l52  2). 


LE   MARIAGE    ET    LA   VIRGINITÉ  231 

]SIais  si  Luther  préférait  encore  la  big-amie  au  di- 
vorce en  1020,  il  est  intéressant  de  savoir  ce  qu'il  en 
pensait  plus  tard.  L'on  a  vu  déjà,  comme  l'un  des 
exemples  les  plus  typiques  de  son  manque  de  sincé- 
rité, sa  conduite  dans  l'affaire  de  la  bigamie  de  Phi- 
lippe de  Hesse.  Celte  affaire  se  passait,  on  se  le  rap- 
pelle, en  i5^o,  mais  dès  i52^,  nous  avons  de  Luther 
cette  lettre  curieuse  adressée  au  chancelier  Briick  : 
((  A  l'homme  qui  a  demandé  une  seconde  femme  sur 
I  le  conseil  de  Karlstadt,  le  prince  peut  répondre 
»  ainsi  :  Il  faut  que  le  mari  lui-même  dans  sa  propre- 
»  conscience  soit  certain  sans  hésiter,  par  la  parole  de 
))  Dieu,  que  cela  lui  est  permis.  Il  cherchera  donc  des 
»  hommes  qui  par  la  parole  de  Dieu  le  mettent  dans 
»  cette  conviction,  que  ce  soit  Karlstadt  bu  un  autre, 
»  peu  importe  au  prince...  Pour  moi,  j'avoue  que  je  ne 
^)  pais  le  défendre  si  quelqu'un  veut  prendre  plusieurs 
»  épouses,  et  que  cela  n'est  pas  contraire  aux  Ecritures^ 
»  cependant  je  ne  voudrais  que  cet  exemple  fût  intro- 
»  duit  chez  les  chrétiens  qui  doivent  parfois  s'abstenir 
»  même  de  ce  qui  est  permis  pour  éviter  le  scandale  et 
»  pour  l'honnêteté  de  la  vie  que  recommande  partout 
0  saint  Paul    i).  >> 

En  iSaô,  même  opinion  appuyée  sur  l'exemple  des 
patriarches  (2)  !  L'année  suivante,  il  dit  encore  de  la 
polyframie  :  <i  Aujourd'hui  je  ne  pourrais  la  défendre, 
«  mais  je  ne  veux  pas  la  conseiller  3  .  » 

Mélanchton  était  plus  hardi,  et  alors  que  le  Pape 
préf'^iait  voir  toute  l'Angleterre  tomber  dans  le  schisme 
plutôt  que  de  faire  fléchir  le  principe  de  la  sainteté  du 


(  I  )  De  Wette,  II,  259. 
(2]  De  AVette,  VI.  -o. 
'3)  Weim.,  XXIY,  3o5. 


232  LiriIKIl   ET   LE   LUTHÉRANISME 

mariage,  il  écrivait  ce  conseil  pour  Henri  VIII  :  «  Tu- 
»  tlssimnm  esse  régi,  si  ducat  secundam  uxorem, 
))  priore  non  abjecta,  quia  certumest,  polyfjamidm  non 
»  esse  proliibitam  jure  divino  [i).  » 

Luther  ne  semble  pas  avoir  eu  souci  de  l'état  de 
dégradation  auquel  il  réduisait'  la  femme  par  son  en- 
seignement. Il  ne  voyait  pas  que  le  culte  de  la  chas- 
teté et  de  la  virginité  est  indispensable  à  l'honneur  de 
ce  sexe,  dans  lequel,  pour  s'incarner,  Dieu  choisit  sa 
Mère. 

Nous  l'avons  entendu  au  contraire  poser,  pour  la 
femme,  cette  cruelle  alternative  du  mariage  ou  du  vice: 
«  elle  est  Jaite  pour  le  mariafje  ou  la  fornication  !  » 

Et  bien  loin  d'être  rebutées  par  cette  doctrine  bes- 
tiale, les  femmes  elles-mêmes  se  firent  les  apôtres  de 
ces  idées.  Argula  de  Grumbach,  femme  d'im  certain 
talent  et  zélée  disciple  de  Luther,  écrivait  en  effet  en 
i523  :  ((  Prononcer  le  vœu  de  chasteté,  c'est  comme 
»  si  l'on  faisait  le  vœu  de  toucher  le  ciel  du  doigt,  ou 


(i)  Corp.  Réf.,  II,  SaG.  Néanmoins  après  l'affaire  de  la  biga- 
mie du  landgrave,  un  ouvrage  avant  paru  sous  le  pseudonvme 
de  Néobulus,  pour  soutenir  publiquement  la  polygamie,  Luther 
fut  irrité  au  dernier  point  et  projeta  de  le  réfuter.  L'ouvrage 
toutefois  ne  parut  pas,  en  voici  un  passage  qui  a  été  conservé 
(Erla>ge>",  LXV,  209)  :  "  Voici  ce  que  dit  le  docteur  Martin 
K  sur  le  livre  de  Néobulus  :  Celui  qui  en  croira  ce  livre  et  ce 
»  polisson  et  sur  sa  parole  prendra  une  seconde  femme,  voulant 
»  et  prétendant  être  dans  son  droit,  que  le  diable  lui  chauDe  et 
»  bénisse  son  bain  au  6n  fond  de  l'enfer,  Amen  !  Je  saurai  bien, 
»  grâce  à  Dieu,  défendre  mon  dire  quand  bien  même,  durant 
»  toute  l'année,  il  ne  neigerait  que  des  Néobules,  des  Néobu- 
»  lones,  des  Ilulderich  et  autres  diablotins.  » 

C'est  que  Luther  avait  vu  les  inconvénients  graves  qui  avaient 
suivi  le  double  mariage  du  landgrave  et  il  avait,  suivant  un  de 
ses  mots  «  transsubstantié  son  opinion  ». 


LE    MARIAGE    ET    LA    VIRGINITÉ  233 

})  bien  de  voler,  cela  n'est  pas  au  pouvoir  de 
«  l'homme  (i).  » 

Mais  ce  qui  dul  néanmoins  édifier  assez  peu  les  con- 
temporaines de  Luther,  ce  fut  d'entendre  ce  moine 
«  réformateur  »  dire  que  la  femme,  qui  est  «  un  sot 
animal  •:>.)  »,  n'est  qu'un  instrument  destiné  à  satisfaire 
la  sensualité  de  l'homme.  Ne  disait -il  pas  en  effet: 
((  Quiconque  se  sent  un  homme,  doit  prendre  une 
»  femme  et  ne  pas  tenter  Dieu.  La  femme  est  cons- 
»  truite  tout  exprès  pour  lui  être  un  moyen  de  salut, 
»  afin  d'éviter  les  polhitions  et  les  adultères  (3).  »  «  La 
»  tentation  «  sliinnlalio  carnis  <>  a  son  remède  naturel, 
»  tant  qu'il  y  aura  des  jeunes  filles  et  des  jeunes 
n  femmes.  »  Mais  puisqu'il  faut  dévoiler  jusqu'au  bout 
des  pensées  de  ce  malheureux  homme  incapable  de 
mesure  dans  son  langage,  tout  de  passion  et  d'excès, 
citons  encore  cette  parole  de  lui,  qui  assimile  la 
femme,  dit  Dcnille,  à  une  vache  de  rapport  ('\)  :  ((  Si 
»  mcaie  les  femmes  se  fatiguent  et  finalement  meurent 
»  à  force  d'enfanter,  cela  n'importe  pas;  laisse-les 
»  mourir  en  enfantant,  elles  sont  là  pour  cela.  Il  vaut 
»  mieux  vivre  peu  mais  bien,  que  beaucoup  mais  ma- 
1»  lade.  »  «  Au  dire  des  médecins,  c'est  le  moyen  d'avoir 
»  des  corps  malades,  faibles,  mous  et  puants  que  de 
»  suspendre  par  force  celte  œuvre  de  la  nature  (5).  » 

C'est  évidemment  à  la  suite  de  tels  enseignements 
que  les  mœurs  devinrent  telles  à  ^yittemberg  même, 
que  le  Réformateur  l'appelait  une  Sodoine  et  se  lamentait 


(i)  VA.  Janssen,  II,  yyS,  note  i. 

{■2\  Weim.,  XV,  'no. 

(3j  Cité  par  Demfle,  loc.cil.,  iii. 

(4)  Tragklh,  ibid.  (p.  277). 

(5)  Tout  ceci  dans  un  sermon  déjà  cite  sur  le  mariage  (i5î>2;. 


234  LUTHER    ET    LE   LUTHÉHANISME 

tristement  sur  le  nombre  des  prostituées,  des  débau- 
chés et  des  sy[jhilitique>  qui  s'y  trouvaient  (dès  i53i). 


VI 


Mais  de  quoi  se  plaignait  Luther?  Non  seulement 
il  avait  donné  les  enseignements  les  plus  grossiers  sur 
les  instincts  sensuels  de  Ihomme  et  posé  en  principe 
qu'il  est  impossible  de  les  réfréner,  mais  ses  premiers 
collaborateurs  et  lui-même  avaient  donné  l'exemple 
d'une  vie  aussi  peu  chaste  que  possible. 

Les  premiers  soutiens  de  la  Réforme  furent  en  eflet 
pour  la  plupart  des  prêtres  ou  des  moines  défroqués  et 
mariés,  au  mépris  de  leurs  Aœuxet  de  leurs  promesses 
cléricales.  Nous  avons  déjà  signalé  différents  traits  des 
mœurs  de  ces  ((  Réformés  »>  et  l'on  y  reviendra  encore 
dans  une  étude  spéciale  sur  les  conséquences  morales 
du  luthéranisme.  Mais  en  ce  qui  concerne  le  ma- 
riage, rappelons  seulement  que  l'un  des  chefs  du  parti, 
Karlstadt,  prêtre  et  moine  augustin,  fut  le  premier 
apostat  de  quelque  autorité  à  donner  l'exemple  de  la 
violation  des  vœux.  Dès  iSai,  il  annonce  publique- 
ment son  mariage  et  célèbre  ses  fiançailles,  avec  l'ap- 
probation de  Luther,  alors  à  la  Wartbourg. 

En  novembre  1021,  Justus  Jonas  écrit  à  Lang, 
qu'il  se  sent  appelé  au  mariage,  quoique  prêtre,  et  de- 
mande à  Dieu  «  de  donner  à  ses  prêtres  des  épouses 
»  chrétiennes  ».  Puis  l'exemple  devient  contagieux  et 
le  chroniqueur  Freihcrcj  raconte  que  c  dans  le  temps 
»  011.  l'Evangile  fut  prêché  pour  la  première  fois, 
»  c'était  un  mouvement  continuel  de  mariages  de 
»  prêtres  et  de  moines,  qui  étaient  fort  recherchés 
»  parce  qu'ils  avaient  de  l'argent,  mais  quand  l'argent 


LE    MARIAGE    ET    LA    VIRGINITÉ  235 

))  vint  à  diminuer,  beaucoup  de  ces  unions  se  rom- 
»  pirent  comme  elles  s'étaient  formées  (i     ». 

C'est  aussi  le  tableau  que  nous  présente  Erasme  (2)  : 
«  C'est  ainsi  qu'ils  se  mortifient  (les  Evangéliques). 
))  Pour  mieux  se  vouer  à  l'Evangile^  les  Apôtres 
»  s'abstinrent  autrefois  de  se  marier,  bien  qu'il  leur 
»  fût  permis  de  faire  autrement,  ou  bien  ils  vécurent 
I  avec  leurs  femmes  comme  avec  des  sœurs  :  mainte- 
»  nant  l'Evangile  fleurit,  parce  que  des  prêtres  et  des 
0  moines,  contre  les  lois  humaines  et  contre  leurs 
»  vœux,  prennent  des  femmes.  Regarde  si  leurs  unions 
»  sont  plus  chastes  que  celles  des  autres  hommes 
»  qu'ils  traitent  de  païens?  Tu  sais  quelles  histoires  je 
0  pourrais  raconter,  si  je  voulais  et  si  cela  était  né- 
»  cessaire  alors  que  tout  cela  est  connu  par  les  décla- 
»  rations  publiques  des  magistrats  ou,  à  leur  défaut, 
»  du  peuple  tout  entier.  Cependant,  alors  qu'ils 
»  n'aiment  personne  qu'eux-mêmes  el  n'obéissent  ni  à 
«  Dieu,  ni  aux  évéques,  ni  aux  princes,  ni  aux  magis- 
»  trats,  mais  ne  sont  occupés  que  d'argent,  de  dé- 
))  hanches,  de  leur  ventre  et  de  leurs  voluptés,  ils  se  ré- 
»  clament  du  nom  d' Evangéliques  et  donnent  Luth.r 
))  comme  leur  maître  (3  .  » 

En  fait,  ces  disciples  étaient  dignes  de  leur  modèle, 
de  ce  Luther  dont  ils  invoquaient  l'autorité. 

Nous    savons,  par  Mélanchlon,  que  c'était   «    un 


(ij  Dexifle,  p.  95,  note, 

(2)  Texte  célèbre  et  souvent  cité,  op.  X.  1079. 

(3)  «  Il  semble,  disait-il  encore,  que  la  Réforme  aboutisse  k 
»  défroquer  quelques  moines  et  à  marier  quelques  prêtres  ;  et 
»  celle  grande  tragédie  se  termine  enfin  par  ua  événement  tout 
))  à  fait  comiijue,  puisque  tout  finit  par  le  mariage,  comme 
»  dans  les  comédies.  »  Cf.  Bosslet,  Varialions,  II,  2^. 


236  LUTHER    ET    LE    LUTHÉRANISME 

»  homme  extrêmement  léger  (i)  et  que  les  nonnes 
»  l'avaient  enveloppé,  en  jetant  sur  lui  leurs  filets  avec 
»  malice  ». 

Ces  nonnes,  qui  «  par  leur  commerce  assidu,  au- 
»  raient  amolli  et  enflammé,  même  un  homme  plus 
»  énergique  et  plus  noble  »,  dit  encore  Mélanchton, 
entouraient  le  Réformateur  depuis  deux  ans,  à  Wit- 
temberg.  Au  nombre  de  neuf,  parmi  lesquelles  Ca- 
therine de  Bora,  elles  avaient  été  «  délivrées  »  du  cou- 
vent de  Nimptsch,  par  Léonard  Koppe,  bourgeois  de 
Torgau.  L'expédition  s'était  exécutée  le  Samedi  saint 
de  l'an  i523,  sur  le  conseil  de  Luther.  Celui-ci,  dans 
son  ouvrage  déjà  cité,  d'avril  i523  (2),  félicitait  «  le 
»  bienheureux  larron  »  qu'il  comparait  au  Christ  sor- 
tant du  tombeau  le  Samedi  saint,  pour  dépouiller  le 
démon  de  ses  biens  et  de  son  armure. 

«  Tous  ceux  qui  sont  du  parti  de  Dieu,  disait  Lu- 
»  ther,  doivent  regarder  le  rapt  de  ces  religieuses 
1)  comme  une  chose  très  louable,  et  Léonard  peut  être 
»  certain  que  tout  a  été  conduit  par  Dieu  même,  sans 
»  que  sa  volonté  ou  son  indiislrie  y  aient  été  pour 
»  quelque  chose.  » 

Depuis  ce  temps,  Luther  avait  vécu  au  miheu  (3) 
de  ces  femmes  dont  Eoban  Hessus  écrivait  :  IXulla 
Phyllis  nonnis  est  nosiris  nianiniosior. 

Les  bruits  les  plus  fâcheux  ne  tardèrent  pas  à  courir 
sur  <(  le  Réformateur  »  et  bien  qu'Erasme  ait  cru  à 
tort  que  Catherine  aA'ait  accouché  quinze  jours  après 
le  mariage,  cependant  il  est  certain  que  Luther  dut 
embrasser  précipitamment  le  parti  de  la  prendre  pour 

(i)  àv/;p  w;  ijLiX'.Tra  EÙ/sprî;,  lettre  à  Camérarius,  déjà  citée, 
du  16  juin  i525. 

(2)  Ursach  und  Aiitworl,  etc. 

(3)  Non  toutefois  sous  le  même  toit. 


LE    MARIAGE    ET    LA   VIRGINITÉ  237 

femme,  «  afin  de  fermer  la  bouche  aux  bavards  (i)  » 
((  qui  le  meltent  en  mauvaise  renommée  à  cause  de  la 
Bora  (2)  ». 

a  Même  les  siens  pensaient  mal  »  et  Luther  écrivait 
lui-même  à  Link,  le  20  juin  :  «  Le  Seigneur,  alors 
»  que  je  n'y  pensais  pas,  in  a  siibileinenl  lancé  dans  le 
))  mariage  avec  Catherine  de  Bora,  cette  ancienne  re- 
»  gieuse  (3).  )> 

Quatre  jours  auparavant,  il  avait  dit  à  Spalatin  ce 
mot  si  connu  : 

«  Je  me  suis  rendu  si  vil  et  si  méprisé  par  ces 
»  noces  que  j'espère  que  les  anges  riront  et  que  tous 
n  les  démons  pleureront.  Le  monde  et  les  sages  ne 
»  comprennent  pas  encore  l'œuvre  de  Dieu  sainle  et 
))  sacrée  (le  mariage)  et  en  moi  seul  ils  regardent  cela 
»  comme  impie  et  diabolique  (V  .  » 

C'est  ce  que  Luther  appelait  presque  un  miracle 
(mire  conjecit  me  in  malrimonium  {Dominus).  C'était 
un  témoignage  rendu  à  l'Evangile. 

«  Voici,  écrivait-il  à  quelque  temps  delà,  que  j'ai 
))  attesté  FEvangile  non  seulement  par  la  parole,  mais 
n  par  les  actes,  en  prenant  une  nonne  pour  épouse, 
»  au  mépris  de  mes  ennemis  qui  triomphent  et  crient 
))  lo  !  lo  !  Je  ne  voulais  pas  avoir  l'air  de  reculer 
»  quoique  vieux  (5)  et  inhabile,  et  je  ferai,  si  je  puis, 
»  bien  d'autres  choses  pour  les  attrister  et  affirmer 
»  la  parole  divine.  » 

Enfin  pour  montrer  comment  cet  homme  parlait 
par  plaisanterie,  même  des  choses  les  plus   tristes  et 

(1)  EsDERS,   Y,    ll)Ô. 

(2)  Ibid.,  197. 

(3)  De  Wette,  III,  3. 

(4;  Ibid.,  18,  E>DERs,  V,  197. 
(5;  Il  avait  4a  ans. 


238  LUTHER  ET   LE   LUTHÉRANISME 

les  plus  scandaleuses,  citons  encore  cette  lettre  à  Link, 
un  mois  après  le  mariage  dont  nous  venons  de  par- 
ler (i):  u  Bcne  vale  in  Domino.  Je  suis  lie  et  emprisonné 
»  par  Catherine  et  je  suis  couche  sur  la  funèbre  litière 
»  (jeu  de  mot  intraduisible  :  ich  liège  auj  der  Bore 
«  [Bahre,  litière]),  c'est-à-dire  je  suis  mort  au  monde. 
))  Ma  Catherine  (Catena,  chaîne  et  Catherine)  te  salue 
»  toi  et  ta  Catherine  {salulal  le  liiamqiie  Calcnam 
»  niea  Catewi).  )> 

Franchement,  après  tant  de  grossièretés  l'on  par- 
donne presque  au  dominicain  Cornélius  Sneek  d'avoir 
écrit,  en  i533,  parlant  dé  Luther: 

Tanlum  effecil  ille  saxnnicus  porciis,  lit  videamus, 
proh  !  dolor,  ncdiini  sacerdoles  et  monaciias  dira 
omnem  padorein  nabere  {2).  » 

Si  l'on  veut  voir  comment  les  amis  de  Luther 
avaient  bien  pris  le  ton,  il  faut  lire  encore  cette  lettre 
de  Amsdorf,  plus  tard  évèquc  luthérien  de  Is'^aumburg. 
A  l'arrivée  des  religieuses  enlevées,  comme  on  vient 
de  le  dire,  il  écrivait  :  «  Il  nous  en  est  arrivé  neuf.  Elles 
»  sont  belles,  charmantes  et  toutes  de  la  noblesse,  parmi 
»  lesquelles  je  n'en  trouve  aucune  de  cinquante  ans.  Je 
))  te  garde  la  plus  vieille,  mon  cher  frère  (il  écrit  à  un 
»  prêtre  comme  lui)  pour  être  ton  épouse  légitime. 
»  Mais  si  tu  veux  en  avoir  une  plus  jeune,  alors  tu 
»  auras  le  choix  parmi  les  plus  belles  (3).  » 

En  vérité,  Luther  pouvait  dire  :  J'ai  rendu  témoi- 
gnage à  l'Evangile  par  la  parole  et  par  les  actes.  Il 
avait  affirmé  solennellement  par  sa  conduite  aussi  bien 
que  par  son  enseignement  ces  deux  points  qui  ré- 
sument fidèlement  toute  sa  doctrine  : 

(ij  Lettre  du  22  juillet  iDao,  de  Wette,  III,  10. 

(2)  Cité  par  De.mfle,   m,  note, 

(3)  Ibkl.,  i5. 


LE   -MARIAGE   ET    LA    VIRGINITÉ  239 

I"  La  chastelé,  la  virginité  est  sans  doute  un  grand 
don,  mais  elle  n'est  accordée  à  personne  :  elle  est 
contre  nature,  elle  est  une  tentation  de  Dieu,  car 
il  est  aussi  nécessaire  à  l'homme  d'avoir  une  femme, 
que  de  satisfaire  tout  autre  besoin  indispensable  à  la 
vie. 

2"  Par  suite,  le  mariage  est  nécessaire,  et  il  est  un 
acle  purement  physique,  animal,  extérieur,  sans  rien  de 
sacramentel  ou   de   divin,  sans  rien  d'idéal  ou  d'élevé. 

Ce  second  point  est  si  fort  dans  la  pensée  de  Luther 
qu'il  va  jusqu'à  exiger  le  mariage  de  désir  pour  être 
sauvé,  alors  qu'aucune  oeuvre  n'est  cependant  néces- 
saire d'après  lui  (i).  «  C'<?.s/  chose  terrible,  écrit-il,  si 
»  un  homme  arrive  à  être  Iroiivé  mort  sans  femnje,  à 
»  moins  qu'il  ne  soit  sérieusement  dans  l'intention  et  la 
»  disposition  de  se  marier.  De  fait,  que  répondra-t-il 
»  quand  Dieu  lui  demandera  :  je  t'ai  fait  homme,  et 
»  tu  ne  devais  pas  être  seul,  mais  avoir  une  femme. 
»  Où  est  la  femme  ?  « 


Yll 


Les  documents  que  nous  avons  apportés  sont  assez 
clairs,  assez  nombreux  pour  nous  permettre  de  porter 
im  jugement  sur  l'enseignement  de  Luther  en  ce  qui 
concerne  le  mariage,  et  il  est  évident  que  ce  jugement 
ne  saurait  être  favorable. 

Nous  pourrions  donc  conclure  cette  étude,  ainsi  que 
les  précédentes,  en  nous  posant  de  nouveau  cette  ques- 
tion —  ce  qui  est  la  résoudre  —  Luther  nous  appa- 
raît-il   ici  comme  un  Réformateur?  Dans  quel    sens 

(ij  De  \Vettj£,  II,  G76. 


240  LUTHER   ET    LE    LUTHÉRANISME 

a-t  il  produit  un  mouvement?  dans  le  sens  du  mieux? 
ou  dans  le  sens  du  pis  ? 

Mais  l'on  nous  arrête  ici,  et  l'on  nous  dit  :  Luther 
n'est  point  coupable  d'avoir  conçu  le  mariage  d'une 
façon  aussi  matérielle,  aussi  bestiale  ;  il  porte  l'ata- 
visme de  ridée  catholique  antérieure  ! 

C'est  un  historien  protestant  qui  nous  dit  cela,  le 
docteur  Kolde,  professeur  d'histoire  ecclésiastique  à 
l'Université  d'Erlangen.  Parlant  du  conseil  délivré  par 
Luther  au  landgrave  de  Hesse  relativement  à  la  biga- 
mie, il  écrit  (i)  :  «  Aucun  chrétien  évangélique  (pro- 
»  testant)  n'approuvera  ni  même  n'excusera  ce  mal- 
»  heureux  conseil...  Visiblement  le  Réformateur 
»  manquait  —  et  cela  était  chez  lui  un  héritage  du  ca- 
»  tholicisnie  —  de  vue  profonde  sur  la  véritable  essence 
))  morale  du  mariage.  » 

Et  il  ajoute  [i)  :  a  Même  chez  Luther  et,  il  faut  le 
y>  dire,  chez  tous  les  Réformateurs,  il  restait  quelque 
»  chose,  sous  ce  rapport  (du  mariage)  de  la  conception 
»  du  Moyen  Age.  A  cette  époque  au  moins  (i 52 2  et 
»  1023),  c'est  toujours  le  côté  sensuel  du  mariage, 
»  auquel  la  nature  contraint,  qui  constitue  l'objet  de 
»  son  appréciation.  Que  le  mariage,  par  essence,  soit 
»  la  société  intime  à'une  personne  avec  une  personne 
»  et  qu'ainsi,  par  essence,  il  exclue  la  pluralité,  c'est 
»  ce  qui  n'est  apparu  clairement  ni  à  lui  ni  aux  autres 
»  réformateurs.  De  là  vint  qu'il  ne  trouva  nulle  part 
»  dans  l'Ecriture  la  polygamie  interdite,  mais  au  con- 
»  traire  il  la  vit  autorisée  par  les  patriarches  de  l'An- 
))  cien  Testament...  C'était  une  erreur  grave,  mais 
»  une  erreur  qui  ne  provenait  point,   quoi  qu'en  aient 


(1)  Martin  Lltueh,  II,  488. 

(2)  Loc,  cit.,  p.   196. 


LE   MARIAGE    ET   LA    VIRGINITÉ  241 

»  dit  par  calomnie  ses  adversaires  d'autrefois  et  d'au- 
»  jourd'hui,  du  «  nouvel  Evangile  »  mais,  comme 
^)  on  l'a  dit,  de  la  conception  médiévale  sur  l'essence 
»  da  mariage.  Un  Augustin  n'avait-il  pas  regardé  la 
»  polygamie  comme  permise  dans  des  circonstances 
»  données,  parce  qu'elle  <(  n'est  pas  contre  l'essence 
»  du  mariage.  » 

Lé  P.  Denifle,  qui  apporte  cette  objection,  y  repond 
dans  le  sens  que  nous  allons  dire  (i). 

Si  l'on  veut  faire,  des  idées  de  Luther,  un  fruit  de 
l'atavisme  catholique,  pourquoi  remarque-t-on  une 
évolution  dans  sa  manière  de  parler?  Les  textes  que 
nous  avons  apportés  établissent,  en  effet,  que  Luther 
n'aboutit  pas  aussitôt  à  son  enseignement  bestial  sur 
le  mariage.  Si  dès  i5i5,  ila  découvert  1'  «  Evangile», 
ce  n'est  qu'en  i520  qu'il  raye  le  mariage  du  nombre 
des  sacrements,  et  ce  n'est  qu'en  1021  qu'il  entre  ou- 
vertement en  campagne  contre  le  vœu  de  chas- 
teté. 

Avant  cette  date,  l'on  ne  trouvera  pas  d'obscénités 
dans  son  langage  comme  celles  qui  fourmillent  ensuite 
sous  sa  plume.  Il  y  a  donc  eu  changement  dans  les 
idées  de  Luther.  Au  point  de  départ,  ces  idées  sont 
conformes  à  l'enseignement  catholique,  au  point 
d'arrivée,  elles  sont  particulières  à  l'esprit  du  «  nouvel 
Evangile  ».  Pourquoi  et  de  quel  droit  ferait-on  de  ces 
dernières  un  fruit  de  l'atavisme  du  Moyen  Age? 

En  fait,  qu'est-ce  que  le  Moyen  Age  a  enseigné? 
L'on  a  discuté  et  l'on  discute  encore  pour  savoir  si  la 
polygamie  est  contraire  au  droit  naturel  primaire  ou 
secondaire  ou  seulement  au  droit  divin,  mais  il  y  a 
unanimité  parmi  les  docteurs  catholiques  de  tous  les 

(i)  P.  275  et  suiv. 

46 


242  LUTHER    ET    LE    LUTHÉRANISME 

temps  pour  affirmer  que  le  mariage  dans  la  nouvelle 
loi  est  absolument  indissoluble  et  exclut  totalement  la 
polygamie.  Pourquoi  cela?  C'est  parce  que,  pour  tous 
les  docteurs  catholiques,  sauf  peut-être  Durand  de 
saint  Pourçain(f  i333  ,  le  mariage  est  im  sacrement, 
c'est-à-dire  une  chose  sainte,  et  grande,  et  sublime,  en 
tant  qu'elle  représente,  par  l'union  intime  de  l'homme 
et  de  la  femme,  l'union  plus  intime  encore  du  Christ 
et  de  l'Eglise  ! 

Ce  seul  rapprochement  entre  l'union  conjugale  et 
l'union  du  Christ  et  de  TEglise.  ne  moutre-t-il  pas 
combien  la  conception  catholique  du  Moyen  Age  était 
éloignée  au-dessus  des  répugnantes  conceptions  de 
Luther,  qui,  nous  l'avons  vu,  traitait  la  femme  comme 
une  u  vache  de  rapport  ». 

Si  le  conseil  donné  par  Mélanchton  à  Henri  VIII, 
et  par  Luther  au  landgrave  de  liesse  en  permettant  la 
bigamie,  était  un  fruit  de  l'atavisme  catholique,  com- 
ment se  ferait-il  que  le  pape  Clément  VII  ne  soit  pas 
entré  dans  les  petits  plans  du  roi  d'Angleterre?  Com- 
ment se  fait -il  que  le  landgrave  se  soit  vu  menacé  par 
les  lois  terribles  relatives  aux  bigames,  lois  qui  venaient 
en  droite  ligne  de  ce  Moyen  Age  sur  lequel  on  veut 
faire  peser  toute  la  responsabilité  de  cette  tache  inefla 
cable  attachée  à  la  «  Réforme  ?  » 

Quant  à  saint  Augustin,  que  le  D'  Kolde  apporte 
comme  autorité  dans  son  argument,  il  dit  ce  que  tous 
les  autres  pères  ont  dit,  à  savoir  que  Dieu  a  toléré  la 
polygamie  chez  les  patriarches  en  vue  de  la  multipli- 
cation du  genre  humain,  mais  que  cette  raison  n'exis- 
tant plus,  maintenant  elle  n'est  certainement  plus 
permise:  mine  ccrte  non  licet  (i). 

(ijDcbono  conjmj.j  c.  xrn. 


LE    MARIAGE    ET    LA    VIRGLMTÉ  243 

Lorsque  Kolde  ajoute  :  «  quelle  étrange  idée  ce  fut 
»  chez  Luther  d'attribuer  à  la  partie  féminine  la  fonc- 
»  lion  de  concubine  pour  enlever  le  mari  aux  troubles 
»  de  sa  conscience  !  A  peine  considère- t-on  le  tort  fait 
»  à  la  première  femme  !  Ici  encore  il  est  facile  de  re- 
»  connaître  un  écho  du  mépris  du  Moyen  Age  pour  les 
\>  femmes  d,  il  va  certainement  à  l'encontre  de  tout  ce 
que  l'histoire  nous  ap[)rend  sur  les  idées  de  ce  Moyen 
Age  si  chevaleresque  et  si  attaché,  au  contraire,  au 
culte  de  la  femme.  N'est-ce  pas  même  un  lieu  com- 
mun que  de  parler  de  cette  haute  influence  de  la 
femme  auprès  des  chevaliers  du  Moyen  Age,  et  encore 
une  fois,  les  lois  mêmes  de  l'Etat,  calquées  sur  celle  de 
l'Eglise,  ces  lois  que  le  landgrave  ne  voulait  violer 
qu'avec  l'avis  motivé  de  Luther,  ne  prouvent-elles  pas, 
avec  évidence,  contre  l'affirmation  étrange  de  Kolde? 

Le  P.  Denifle  l'a  bien  pensé,  car  il  écrit  :  «  Je 
défie  publiquement  (le  docteur  Kolde  de  prouver 
qu'au  Moyen  Age  la  femme  était  peu  appréciée  !  » 

La  femme  chrétienne  au  Moyen  Age,  avec  son  mo- 
dèle idéal  qui  était  la  Vierge  bienheureuse.  Mère  de 
Dieu,  pouvait- elle  ne  pas  se  relever  de  l'état  miséra- 
ble où  le  paganisme  l'avait  presque  partout  rabaissée? 
En  fait,  l'honneur  de  la  femme  céleste  qui  était  Marie 
passa  à  la  femme  terrestre,  suivant  un  beau  mot  de 
Henri  Suso,  et  grâce  à  l'Eglise  et  sans  doute  aussi  aux 
traditions  des  peuples  germains,  le  sexe  faible  a  été 
considéré  dans  la  législation  comme  égal  à  l'autre  en 
honneur  et  en  dignité. 

Luther  lui-même  a  d'ailleurs  pris  soin  de  nous 
avertir  qu'il  s'écartait  de  l'enseignement  des  Pères  en 
ce  qui  concerne  le  mariage  :  «  Les  Pères  de  l'Eglise, 
»  dit-il,  ont  débité  bien  des  absurdités  sur  le  moriao-e  : 
»  il  n'est  pas  jusqu'aux    plus  grands  saints^  jusqu'à 


244  LUTHER    ET    LE    LUTHÉRANISME 

»  saint  Jérôme  et  saint  Augustin,  qui  ne  se  soient 
))  laissé  tromper  par  les  apparentes  perfections  du  cé- 
»  libat,  cette  grande  rouerie  du  papisme  (i).  » 


VIII 

Mais,  nous  dira-t-on,  si  l'Eglise  n'est  pas  responsa- 
ble directement  des  grossièretés  de  Luther,  n'en  est- 
elle  pas  indirectement  la  cause? 

En  élevant  l'état  de  continence  au-dessus  du  ma- 
riage n'a-t-elle  pas  déprécié  ce  dernier  et  préparé  ainsi 
la  réaction  de  Luther?  Que  cetle  réaction  ait  dépassé 
les  bornes^  c'est  possible,  mais  elle  n'en  est  pas  moins 
légitime. 

Ce  qu'il  y  a  de  bon  dans  cetle  réaction  est  le  mérite 
de  Luther,  et  ce  qu'il  y  a  d'excessif  est  la  faute  de 
l'Eglise  qui  par  son  opposition  a  forcé  ce  caractère 
impétueux,  ce  génie  puissant  et  exubérant  à  sortir  de 
la  mesure  et  à  forcer  sa  thèse. 

De  la  sorte,  l'objection  du  D'  Kolde  reparaît  sous 
une  autre  forme.  Car  l'Eglise  n'a  déprécié  le  mariage 

fij  Cite  par  D(Jllinger,  II,  4i5.  —  Mauscach  a  réfuté  une 
fois  de  plus  la  légende  ((  du  mépris  des  Pères  pour  la  femme  » 
dans  :  Allclu-islliche  iind  moderne  Gedanlcen  iiber  Fraucnbcruf, 
Mimsler  (igo6),  p.  7-5a.  L'une  des  dernières  attaques  à  ce  sujet 
du  côté  protestant  est  venue  de  Mùller  J.,  dans  :  Das  setucUe 
Lcben  der  chrisllichen  KiiUarvôlker,  Leipzig,  igo4. 

L'auteur  y  formule  ce  reproche  :  «  Jérôme  compare  le  mariage 
à  la  fange  »  (p.  48). 

Or,  ainsi  que  Kocii  l'a  fait  remarquer  (Theolor/isclie  Qaartals- 
cJirift,  1906,  ^6']),  cette  affirmation  repose  sur  une  erreur.  Saint 
Jérôme  a  dit  :  «  La  virginité  c'est  le  pain  de  froment  de  la  plus 
fine  fleur  de  farine,  le  mariage  c'est  le  pain  d'orge  ;  la  fornica- 
tion c'est  le  fumier  !  (Adv.  Jovinian.,  Migne,  28,  219). 


LE   MARIAGE   ET    LÀ   VIRGINITÉ  245 

que  parce  qu'elle  regardait  comme  grossière  la  vie 
conjugale.  C'est  donc  qu'elle  avait  une  idée  basse  du 
mariage,  et  c'est  encore  cette  idée,  exagérée,  mais 
analogue,  que  nous  retrouvons  chez  Luther. 

De  graves  autorités  historiques  —  chez  les  protes- 
tants —  se  sont  faits  les  échos  de  celte  accusation  (i). 
C'est  par  exemple  Ritschl  qui  écrit  :  «  Le  christia- 
nisme catholique  a  son  idéal  de  vie  dans  le  «  Mona- 
«  chisme,  dans  l'accumulation  des  œuvres  cjai  dépas- 
»  sent  la  loi  commune  de  Dieu  :  la  pauvreté,  la  chas- 
»  teté,  Vohéissance.  Par  ces  vertus  l'on  atteint,  prétend- 
»  on,  la  destination  surnaturelle  indiquée  aux  hommes 
»  par  le  christianisme,  et  non  prévue  dans  sa  création 
))  primitive.  L'on  entre  ainsi  dans  la  vie  des  anges  ; 
»  L'état  monacal  ainsi  entendu  est  la  perfection  chré- 
»  tienne  (2). 

((  Dans  le  concept  catholique  du  christianisme,  le 
((  monachisme  étranger  au  monde  est  considéré 
»  comme  la  vraie,  parfaite  vie  chrétienne,  et  l'on  a  mis 
»  complètement  en  seconde  ligne  le  christianisme  sécu- 
)>  larisé  des  laïques,  auquel  on  réserva  d'être  réglé 
»  passivement  au  moyen  des  sacrements    3).  » 

Toutes  ces  idées,  essentiellement  fausses,  sont  en 
circulation  parmi  les  protestants  depuis  la  Confession 
d\4u(/sbour(j,  rédigée  par  Mélanchton  en  i53o.  L'on 
ne  veut  pas  savoir  que  le  catholicisme  n'a  qu'un  idéal 
pour  les  laïques  aussi  bien  pour  les  religieux  et  les 
prêtres  :  la  charité;  qu'il  regarde  le  sacerdoce  sécu- 
lier comm.e  supérieur  hiérarchiquement  à  la  vie  reli- 
gieuse et   qu'il  regarde   la    pauvreté,    la  chasteté    et 

(1)  Cf.  Dexifle,  2^0  et  suiv.,  nous  résumons  ici  la  discus- 
sion. 

(2)  Gescliichte  des  Pletisinus,  1,  38. 

(3)  Ibid.,  p.   i3. 


246  LUTHEll    ET    LE   LUTHÉRANISME 

l'obéissance  comme  des  conseils  que  tous,  dans  le  ma- 
riage ou  en  dehors  du  mariage,  ont  à  pratiquer,  cha- 
cun suivant  sa  mesure. 

Les  historiens  protestants  affectent  de  mal  inter- 
préter cette  expression  d'élat  de  perfcclion  appliqué 
par  les  auteurs  catholiques  à  la  vie  religieuse.  Us  ne 
veulent  pas  comprendre  que  ce  mot  ne  signifie  pas  que 
l'état  monacal  est  la  perfection,  car  encore  une  fois  la 
perfection  consiste  dans  l'amour  de  Dieu  et  dnprochain, 
mais  seulement  que  dans  cet  état  l'on  s'oblige  par  vœu 
à  tendre  à  la  perfection  de  la  charité,  au  moyen  des 
conseils  évangéliques  :  la  pauvreté,  la  chasteté  et 
l'obéissance.  Ces  derniers  ne  sont  que  des  moyens  des- 
tinés à  écarter  les  grands  obstacles  qui  s'opposent  à  la 
charité. 

La  confusion  de  ces  grands  principes  est  le  fruit 
d'une  perfidie  de  Luther  qui  a  dit  :  «  Un  autre  prin- 
»  cipe  de  leur  perfidie  (des  moines)  est  la  distinction 
))  qu'ils  font  de  la  vie  chrétienne  en  état  de  perfection 
»  et  état  d'imperfection.  A  la  masse  du  peuple  ils 
»  donnent  l'état  d'imperfection  et  à  eux-mêmes  l'état 
))  de  perfection  (i).  » 

Or,  ceci  est  un  pur  mensonge  de  Luther.  11  n'y  a  pas 
d^état  d'imperfection  dans  le  christianisme,  et  saint 
Thomas,  par  exemple,  distingue  ainsi  les  deux  façons 
d'aimer  Dieu  et  le  prochain  :  «  Il  y  a  deux  manières, 
»  dit-il,  l'une  suffisante  au  salut,  et  c'est  l'amour  de 
»  Dieu  et  du  prochain  avec  son  bénéfice  et  sans  perte 
»  personnelle...  l'autre  est  la  voie  de  perfection, 
»  comme  d'aimer  son  prochain  à   son  propre  détri- 

»  ment Quia  duplex  est   dilectio  proximi,  scil.  di- 

»  lectio  sccun'him  viam  communem  et  dilectio  perfec- 

{i)  An.  i52i,  NVeim.,  YIII,  584. 


LE    MARIAGE   ET    LA    VIRGINITÉ  247 

»  tionis.  ))  Ces  paroles  sont  le  commentaire  du  mot  de 
l'Evangile  :  si  vis  pcrfectas  esse,  vade,  vende  omnia  quse 
hahcs  et  da  paiiperibm,  et  veni  scquere  me  (  i). 

Mais  l'état  de  perfection,  loin  de  s'opposer  à  l'état 
cominiui,  comme  à  l'imperfection,  le  suppose  et  le 
renferme.  L'un  est  constitué  par  l'accomplissement 
des  préceptes,  l'autre  est  constitué  aussi,  essentielle- 
ment, par  l'accomplissement  des  mêmes  préceptes,  et 
])Our  arrixer  plus  facilement  à  ce  but,  il  y  joint  l'ac- 
complissement des  conseils,  auxquels  il  s'engage  par 
vœu. 

C'est  donc  un  mensonge  de  dire  avec  Luther  qu'en 
entrant  dans  l'état  monacal,  on  renonce  aux  préceptes, 
on  apostasie  la  foi,  on  veut  trouver  la  perfection  non 
plus  dans  la  foi  ou  l'amour,  mais  dans  la  chasteté. 

C'est  un  autre  mensonge  de  dire  que  l'Eglise  dé- 
précie le  mariage  en  lui  préférant  la  virginité. 

Et  cependant  les  protestants  ne  veulent  point  re- 
venir de  celte  idée.  T/historicn  ILirnark,  par  exemple, 
pose  en  principe  que  pour  les  catholiques,  le  moine 
est  ((  le  vrai  et  très  parfait  chrétien  »,  que  le  mona- 
chisme  i',s7  la  vie  chrétienne  (2),  en  sorte  que  la  Ré- 
forme a  eu  raison  d'établir  que  c'était  une  témérité  de 
«  s'obliger  à  Vascélisme  par  un  vœu  émis  pour  toute 
»  la  vie  (3)  » . 

Mais  jamais  l'Eglise  n'a  enseigné  cela.  Non,  le  moine 
n'est  pas  le  parfait  chrétien,  mais  un  homme  qui 
s'oblige  à  tendre  à  la  perfection,  laquelle  est  la  même 
pour  tous  :  la  charité. 

Sur  quelle  base  historique  prétend-on  asseoir  la 
thèse  que  nous  combattons? 

(i)  Mat.,  XIX,  21. 

(3)  Das  Monchtum,  Glessen,  igor,  p.  6. 

(3)  Das  Wesendes  Chrislenlums,  p.  180. 


248  LUTHER   ET   LE   LUTHÉRANISME 

D'après  Ilarnack,  d  dans  la  grande  réforme  des 
»  moines  de  Gluny  et  de  leur  puissant  pape  (Gré- 
»  goire  VII),  le  monachisme  occidental  soulève  pour 
»  la  première  fois  la  prétention  décidée  de  passer  pour 
)y  le  règlement  chrétien  de  vie  de  tous  les  fidèles 
»  adultes  et  de  se  faire  reconnaître  comme  tel...  Le 
»  monachisme  (d'après  la  doctrine  catholique  ou  au 
»  moins  celle  des  moines  de  Cluny  du  xi"  siècle)  est  la 
»  forme  suprême  du  christianisme.  » 

Quand  il  serait  prouvé  que  le  pape  Grégoire  VII  ait 
été  moine  de  Cluny,  et  non  pas  bénédictin  romain, 
comme  le  pensent  de  bons  historiens  avec  le  P.  Gri- 
sar  (i),  rien  ne  serait  moins  exact  que  de  prétendre 
que  dans  son  travail  de  reforme  du  clergé  séculier  dé- 
voré par  ces  deux  grandes  plaies  :  la  simonie  et  le  con- 
cubinage, il  ait  voulu  amener  tous  les  fidèles  adultes  à 
embrasser  la  vie  monacale. 

Il  est  bien  vrai  que  le  grand  Pape  lutta  avec  énergie 
pour  faire  observer  par  le  clergé,  cette  obligation  du 
célibat  qui  devait  sembler  si  dure,  quatre  siècles  plus 
tard,  aux  prêtres  défroqués  et  apostats  qui  furent  les 
chefs  de  la  Réforme. 

Mais  cette  obligation  était-elle  une  invention  du  mo- 
nachisme de  Cluny,  ou  une  loi  très  ancienne  de 
l'Eglise,  dont  les  traces  pouvaient  être  suivies  avec 
certitude  jusqu'au  concile  d'Elvire  sept  cent  quatre- 
vingts  ans  avant  le  pape  Grégoire  VII  (2)  ? 

Est-ce  que  tous  les  grands  Papes  et  Pères  de  l'Eglise 
d'Occident,  Sirice,  Innocent  I,  Ijéon  le  Grand,  Gré- 
goire le  Grand,  Ambroise,  Augustin,  Jérôme,  n'avaient 
pas  montré  le  chemin  au  futur  réformateur  du  xi"  siècle, 

(1)  CiviUn  Catt.,   iScjS,  III,  2o5. 

(2)  Voir  à  ce  sujet  la  belle  étude  de  Vaca^daud  dans  :  Eludes 
de  critique  et  d'Hisl.  reVuj,  (igoS),  p.  loi. 


LE   MARIAGE   ET    LA   VIRGINITÉ  249 

le  moine  Hildebrand,  devenu  le  successeur  de  Pierre, 
sur  ce  siège  qui  a  toujours  été  le  gardien  de  la  disci- 
pline dans  l'Eglise  comme  du  dogme  et  de  la  morale? 
Peut-on  dire  après  cela  que  Grégoire  YII  a  cherché 
à  donner  la  vie  monacale  comme  modèle  de  vie  chré- 
tienne à  toute  la  chrétienté  ?  Peut-on  affirmer  que 
lEglise,  en  élevant  la  virginité  au-dessus  du  mariage,  a 
fait  de  ce  dernier  quelque  chose  d'à  peine  toléré,  tandis 
qu'elle  met  tout  son  idéal  dans  la  continence? 


XI 


lin  résumé,  pour  légitimer  l'œuvre  de  Luther,  en 
ce  qui  regarde  le  mariage,  il  faudrait  pouvoir  établir 
que  l'Eglise  avait  défailli  sur  ce  point  de  doctrine  et 
qu'elle  avait  modifié  peu  à  peu  l'enseignement  même 
quelle  avait  reçu  de  son  fondateur  et  des  apôtres. 

Or,  ouvrons  les  épîtres  de  saint  Paul,  à  ce  passage 
célèbre  de  la  première  lettre  aux  Corinthiens  fi)  : 
«  Pour  ce  qui  est  des  vierges,  je  n'ai  pas  de  comman- 
»  dément  du  Seigneur,  mais  je  donne  un  conseil,  comme 
»  ayant  reçu  la  grâce  d'être  fidèle.  » 

L'Eglise  dit  encore  la  même  chose.  Elle  ne  fait  à 
personne  un  précepte  de  la  continence,  mais  elh  en 
donne  le  conseil,  et  si  elle  exige  le  célibat  de  ses 
prêtres,  par  contre  elle  n'oblige  personne  à  entrer  dans 
le  sacerdoce. 

«  Celui  qui  n'est  pas  marié,  dit  saint  Paul,  a  souci 
))  des  choses  du  Seigneur  ;  //  cherche  à  plaire  au  Sei- 
»  (jneur.  » 

Voilà  l'idéal  !  Ce  n'est  pas  d'être  continent,  qui  est 

(l)    Ch.    VII. 


250  LUTHER   ET    LE    LUTHÉRANISME 

l'idéal.  Non,  cesl  de  plaire  au  Seigneur  en  accomplis- 
sant ces  deux  grands  commandements  :  Tu  aimeras  ton 
Dieu  de  toute  ton  âme,  de  toutes  tes  forces  et  de  tout 
ton  esprit,  et  tu  aimeras  ton  prochain  comme  toi- 
même. 

La  continence,  l'état  do  célibat  embrassé  dans  un 
but  religieux,  c'est  un  moyen  d'arriver  à  plaire  au 
Seigneur  en  écartant  les  obstacles  qui  pourraient  en 
détourner. 

L'Eglise  a  toujours  enseigné  cela,  et  l'enseigne  en- 
core. 

Et  Luther  qu'en  dit-il?  «  C'est  une  chose  terrible 
»  si  l'on  vient  à  mourir  sans  femme  !  Car  Dieu  te  dira  : 
»  Où  est  ta  femme?  »  «  L'homme  ne  peut  se  passer 
»  de  femme,  ni  la  femme  d'homme...  pas  plus  qu'on 
»  ne  peut  se  passer  de  manger,  de  cracher,  pas  plus 
»  qu'on  ne  peut  arrêter  sa  m ou  son  urine  !  » 

Voilà  ce  que  Luther  n'a  pas  rougi  d'écrire  vingt 
fols! 

Comment,  après  cela,  est-il  encore  nécessaire  de  dis- 
cuter ? 

«  La  femme,  celle  qui  n'a  pas  de  mari,  dit  encore 
))  saint  Paul,  et  la  vierge  ont  souci  des  choses  du  Sei- 
»  gneur,  afm  d'être  saintes  de  corps  et  desprit,  mais 
»  celle  qui  est  mariée  a  souci  des  choses  du  monde, 
»  elle  cherche  à  plaire  à  son  mari.  » 

L'Eglise  a  toujours  enseigné  et  elle  enseigne  encore 
cela.  Bien  plus,elle  a  enfanté  de  son  sein  toujours  fécond, 
des  légions  de  saints  et  de  saintes  qui  ont  appliqué  et 
pratiqué  celte  doctrine,  et  au  moment  même  où  Luther 
parlait,  elle  portait  dans  ses  bras  maternels  une  Thé- 
rèse d'Avila,  après  avoir  eu  une  Catherine  de  Sienne, 
une  Brigitte  et  tant  d'autres  ! 

Et  Luther,  que  dit-il  ?  a  La  femme  est  faite  pour  le 


LE   MARIAGE    ET    LA   VIRGINITÉ  251 

»  mariage  ou  la  fornication  !  *>  «  Peu  importe  qu'elle 
»  meure  en  enfantant,  elle  est  faite  pour  cela  !  » 

Voit-on  ici  le  langage  et  l'œuvre  d'un  Réformateur? 

iS 'est-ce  pas  bien  plutôt  d'un  apostat  (i)  ? 

Et  saint  Paul  conclut  :  Ainsi,  celui  qui  marie  sa  fille 
fait  bien,  el  celai  qui  ne  la  nvirie  pas  fait  mieux  !  » 

C'est  encore  textuellement  la  tliosede  rEglise.  C'était 
celle  de  saint  Jérôme  contre  Jovinien,  cet  ancêtre  de 
Luther,  contre  Yigilantius,  ((  cet  Epicure  de  l'Eglise  », 
comme  il  l'appelle,  et  contre  Ilelvidius.  C'était  la  thèse 
du  pape  Sirice  qui  condamna  Jovinien  en  3(jo  et  de 
saint  Amhroise  qui  fit  de  même  à  Milan.  Le  «  chris- 
tianisme catholique  »  n'a  pas  dévié  de  la  voie  que  lui 
ont  ouverte,  après  saint  Paul  et  le  Christ  lui-même,  ces 
grands  docteurs.  Le  d  christianisme  évangélique  » 
peut-il  en  dire  autant  ? 

Nous  admettons  que  la  virginité  est  un  état  plus 
parfait  que  l'état  du  mariage,  parce  que  l'Ecriture  le 
dit  et  que  toute  la  'rradition  l'affirme,  et  nos  raisons 
sont  précisément  celles  de  l'Ecriture  et  de  la  Tradition. 
Mais  nous  admettons  aussi  que  Vétat  du  mariage  est 
bon,  et  même  qu'on  entre  dans  cet  état  par  quelque 
chose  de  plus  saint  et  de  plus  grand  que  dans  l'état 
de  virginité  ;  car  le  mariage  est  un  sacrement  et  le 
vœu  de  virginité  n'en  est  pas  un.  C'est  ime  absurdité 
—  et  lorsque  l'on  ne  donne  aucun  commencement  de 
preuves,  c'est  une  déloyauté  —  de  dire  que  l'Eglise 
tolère  le  mariage,  ou  qu'à  une  époque  donnée  de  son 
histoire,  elle  a  voulu  faire  de  l'état  monacal  «  la  vie 
chrétienne  »  u  le  règlement  de  vie  imposé  à  tous  les 
fidèles  ».  Il  est  vrai  que  l'on  ajoute.  —  ce  qui  corrige 


Ç[,i  On  trouvera  peut-être  un  peu  vif  le  ton  de    cette   discus- 
sion, le  lecteur  jugera  si  le  sujet  ne  l'exige  pas  que  trop  ! 


252  LUTHER    ET    LE   LUTHÉRANISME 

l'expression  non  sans  impliquer  une  contradiction  dans 
le  langage  de  l'écrivain  —  que  le  monachisme  fut  seu- 
lement la  vie  suprême,  ce  qui  pourrait  avoir  un  sens 
acceptable. 

Pour  tous  les  docteurs  catholiques,  sans  exception, 
le  mariage  est  saint,  non  à  cause  de  l'union  charnelle 
qu'il  constitue,  mais  par  rapport  au  Christ  et  à  l'Efjlise, 
comme  leditsaintPaul(i), dans  une  phrase  qui  insinue, 
d'après  le  Concile  de  Trente,  le  caractère  sacramentel 
du  mariage,  c  Mais,  dit  encore  l'Eglise,  avec  saint 
»  Paul,  aimez  vos  femmes  comme  le  Christ  a  aimé 
))  VErjUse  et  s'est  livré  pour  elle...  C'est  ainsi  que  les 
))  maris  doivent  aimer  leurs  femmes,  comme  leurs 
»  propres  corps...  Que  les  femmes  soient  soumises  à 
»  leurs  maris,  comme  au  Seigneur,  car  le  mari  est  le 
»  chef  de  la  femme,  comme  le  Christ  est  le  chef  de 
»  l Eglise  (2).  » 

Aoilà  ce  qui  fait  la  grandeur  et  la  sainteté  du  ma- 
riage :  c'est  qu'avant  d'être  une  union  purement  char- 
nelle et  matérielle,  il  est  une  union  sacramentelle, 
symbole  de  l'union  du  Christ  avec  l'Eglise,  une  union 
d'âmes  et  d'esprits  sanctifiés  par  la  grdce.  C'est  la 
pensée  que  les  époux  doivent  porter  dans  toutes  leurs 
relations,  et  c'est  le  moyen  pour  eux  de  faire  fructifier 
pour  le  ciel  tous  leurs   actes,  sans  aucune  exception. 

C'est  précisément  celte  haute  conception  de  l'union 
conjugale  qui  a  fait  que  l'Eglise  a  toujours  regardé, 
dans  la  nouvelle  Loi,  la  polygamie  comme  interdite  de 
droit  divin,  sinon  de  droit  naturel^  et  c'est  pour  cela 
aussi  qu'elle  a  défendu  le  f/à'o/T^  qui  détruirait  la  pu- 
reté du  symbole  exprimé  par  le  mariage  relativement 
(I  au  Christ  et  à  l'Eglise  ». 

(i)  Eph..  V,  32. 
(2)  Ibidem. 


LE   MARIAGE   ET    LA   VIRGINITÉ  253 

Et  Luther  adniet-il  ces  deux  points  :  le  mariage  est 
bon  et  la  virginité  est  meilleure  ? 

Nous  répondons  sans  hésiter  :  il  n'admet  ni  l'un  ni 
l'autre.  Mais,  dira-t-on  :  n'a-t-il  pas  toujours  affirmé 
que  la  virginité  est  un  don  excellent  ? 

Peut-être,  mais  en  tout  cas,  d'après  lui,  c'est  un  don 
pralujiienwnt  nul,  parce  qu'il  n'est  accordé  que  par 
miracle,  en  sorte  que  c'est  tenter  Dieu  que  de  lui  de- 
mander la  virginité. 

Est-ce  là  conserver  le  sens  des  paroles  de  saint  Paul? 

Quand  celui-ci  dit  :  ((  Celui  qui  ne  marie  pas  sa 
fille,/»:///  mieux  »,  a-t-il  intention  de  poser  un  cas 
théorique^  ou  pour  mieux  dire,  chimérique?  Veut-il 
dire  que  ce  don  de  la  virginité  ne  doit  être  l'objet  d'au- 
cun effort,  d'aucune  lutte  glorieuse  et  féconde?  Ou 
plutôt  indique-t-il  un  chemin  où  quelques  chrétiens 
et  chrétiennes  devront  dans  tous  les  temps  s'engager, 
avec  prudence  sans  doute,  mais  avec  la  confiance  que 
s'iis  ne  peuvent,  par  eux-mêmes,  triompher  des  ten- 
tations inévitables  et  nécessaires  —  ce  que  l'Eglise 
enseigne  comme  certain  —  du  moins  ils  pourront  avec 
la  grâce,  avec  une  grâce  que  Dieu  met  toujours  à  leur 
portée  au  moyen  de  la  prière,  garder  jusqu'à  la  mort 
le  vœu  par  lequel  ils  se  sont  engagés  à  tendre  à  la  per- 
fection? 

C'est  ainsi  que  l'a  compris  le  «  christianisme  ca- 
tholique ».  Il  n'admet  pas  que  la  chasteté  parfaite  soit 
un  don  en  face  duquel  l'homme  n'a  qu'à  rester  passif, 
mais  au  contraire  qu'il  faut  lutter  et  parfois  même 
lutter  sans  cesse  pour  conserver  ce  don  précieux.  C'est 
que  pour  nous,  comme  pour  saint  Thomaset  saint  Au- 
gustin, il  y  a  une  grande  différence  entre  sentir  et 
consentir.  Sentir  les  mouvements  charnels  est  indépen- 
dant de  la  volonté,  y  consentir  est  autre  chose.  Mala 


254  LUTHEK    ET    LE    LUTHÉRANISME 

desideria  snrgunt,  dit  saint  Augustin,  sed  noli  ohedire  ! 
Mais  le  don  de  chasteté  n'est  pas  diminué,  tout  au  con- 
ti-aire,  par  cette  nécessité  de  la  lutte,  qui  ennoblit 
l'homme  et  le  foitifie.  Rien  n'est  beau,  rien  n'est  grand 
comme  de  livrer  courageusement  et  sans  laiblir  : 

Ces  coniljats  douloureux  dont  gémit  le  vainqueur  ! 

La  plupart  des  auteurs  mystiques  enseignent  que  la 
tentation   charnelle  est  un    des  moyens     que     Dieu 
emploie  pour  éprouver  les  âmes  les  plus  élevées  en    j 
sainteté  (i). 

S'il  en  est  ainsi,  il  y  aurait  bien  peu  d  âmes  appe- 
lées à  la  continence,  au  dire  de  Luther.  Car,  d'après 
lui,  si  tu  as  fait  vœu  de  chasteté,  tu  ne  l'as  fait  qu'en 
sous-cntendant  le  cas  de  non-impossibilité.  Et  si  tu 
éprouves  un  mouvement  charnel,  c'est  un  signe  in- 
faillible que  Dieu  ne  t'a  pas  accordé  le  don  excellent 
de  la  virginité.  Garde-toi  inen  surtout  dans  ce  cas  de 
prier  Dieu  pour  qu'il  te  défende  contre  la  tentation, 
car  :  lu  tenlcs  certainement  Dieu  avec  ta  prière, 
puisque  c'est  tenter  Dieu  que  de  lai  demander  secours 
quand  il  a  établi  un  moyen  régulier  de  sortir  de  la  dif- 
ficidté.  Or,  ce  moyen  est  ici  le  mariage. 

Si,  toutefois,  tu  peux  rester  dans  l'état  de  conti- 
nence, sans  éprouver  aucun  désir^  aucune  tentation, 
aucun  mouvement  charnel,  ce  qui  serait  un  miracle, 
alors  tu  peux  croire  que  tu  as  reçu  le  don  excellent  de 
viiginité,  quoique,  peut-être,  tu  seras  encore  coupable 
d'avoir  manqué  à  ce  commandement /îo.s'////  :  Croissez 
et  multipliez-vous.  En  effet,  dh  Luther  :  «  11  est  un 
»  grand  nombre  de  personnes,  je  dirai  même  que  c'est 

(i)  Cf.  TissoT,  T7t>  inlérieurc  siiiipUfirc,  Beauchcsnc,  Paris, 
i0o3,  p.  327. 


LE    MARIAGE   ET    LA    VIRGINITÉ  255 

»  le  plus  grand  nombre,  qui  tout  en  regardant  le  ma- 
))  riage  comme  un  acte  louable  et  conforme  à  la  loi  di- 
»  vine  ne  le  jugent  cependant  pas  comme  ohligfiloirc, 
1)  s'y  engagent  ou  s'en  abstiennent  conséquemment  à 
»  leur  gré,  comme  si  la  loi  n'était  pas  formelle  et  inipé- 
))  raliue  à  cet  égard  ;  mais  de  même  que  c'est  une  loi 
»  positive  et  riijoarensemenl  obligatoire  que  celle  qui 
I)  nous  dit  :  Tune  tueras  point  (i),  tu  ne  commettras 
»  pas  d'adultère,  ainsi  et  bien  plus  encore,  c'en  est  une 
»  que  celle  qui  nous  ordonne  de  vivre  dans  le  mariage, 
»  d'avoir  un  liomme  ou  d'avoir  une  femme  (2).  » 

Peut  on  dire  sérieusement  après  cela  que  Luther 
regarde  encore  pratiquement  la  continence  comme  un 
grand  don  et  comme  meilleure  que  l'élat  du  mariage? 

Mais  au  moins,  dira-t-on,  il  admet  le  second  point 
de  la  doctrine  de  saint  Paul,  à  savoir  que  «  celui  qui 
))  marie  sa  i\\\e  fait  bien  »,  c'est-à-dire  que  le  mariage  est 
bon  et  conforme  à  la  loi  divine,  bien  plus,  il  est  même 
obligatoire. 

Notons  tout  d'abord  qu'il  est  étrange  d'entendre 
Luther  parler  ici  d'obligation,  alors  que,  d'après  ses 
principes,  la  liberté  évangélique  s'oppose  à  toute  obli- 
gation, comme  le  Christ  s'oppose  à  Moïse. 

Mais  Luther  va  plus  loin  encore,  et  il  admet  que 
l'acte  conjugal  est  un  péché  ! 

Il  écrit  en  effet,  en  i52i,  dans  son  ouvrage  sur  les 
vœux  monastiques  :  ((  Dieu  n'impute  pas  aux  époux 
»  l'accomplissement  du  devoir  conjuga], rjui cependant, 
»  d'après  le  Psaume  l  (u.  7),  est  un  péché  et  qui  en  je- 
»  tant   en   pleine  frénésie   ne  se  distingue  en  rien   de 

(i)  Comme  exemple  de  loi  positive,  celui-ci  est  mal  choisi, 
car  rien  n'est  plus  négatif  que  cela  :  Tu  ne  tueras  point.  De 
même  pour  le  second  cas. 

(2)  Cité  par  Dulli.ngeu,  II,  !^^i),  noie. 


256  LUTHER    ET    LE   LUTHÉRANISME 

»  Vadiilthre  el  de  la  fornication,  si  l'on  garde  l'ardeur 
»  et  la  mauvaise  concupiscence.  Ceci  arrive  toutefois 
»  par  la  miséricorde  divine,  puisqu'il  est  impossible  de 
»  faire  autrement,  alora  même  qu'on  y  est  obligé  (i).  » 

Nous  reconnaissons  ici  1  un  des  principes  de  Luther  : 
c'est  que  l'homme  peut  être  obligé  à  l'Impossible  ! 

L'année  suivante,  il  dit  encore  :  «  Malgré  l'éloge  de 
»  la  vie  conjugale,  je  ne  veux  pas  avoir  concédé  à  la 
»  nature  qu'il  n'y  ait  là  aucun  péché,  mais  je  dis  : 
))  que  la  chair  et  le  sang  y  entrent  corrompus  par 
»  Adam,  conçus  et  nés  dans  le  péché  (Psaume  l,  7)  et 
»  que  lacté  conjugal  n'a  janiais  lieu  sans  péché,  mais 
»  Dieu  pardonne  par  grâce,  parce  que  l'ordre  conjugal 
»  est  son  œuvre  et  maintient  même  au  milieu  du  péché 
»  tout  ce  bien  qu'il  y  a  semé  et  béni  (2).  » 

En  1623,  même  idée  :  «  La  nature  gâtée,  pleine  de 
»  mauvaises  tendances,  ne  peut  accomplir  sans  péché 
»  cette  bénédiction  (3).  » 

Et  il  dira  plus  tard  encore  :  «  Dieu  couvre  les  péchés 
))  sans  lesquels  les  époux  ne  peuvent  être.  » 

Qu'on  ne  dise  donc  pas,  avec  R.  Eger,  que  l'Eglise  a 
toléré  le  mariage,  mais  qu'on  dise  cela  de  Luther,  et 
ce  sera  vrai.  Car  si  l'acte  conjugal  n'est  jamais  sans 
péché,  tout  au  plus  peut-on  le  tolérer,  parce  qu'entre 
deux  maux  il  faut  choisir  le  moindre,  en  sorte  que  si 
l'uri  dont  parle  saint  Paul  est  un  mal,  le  nubere  n'est 
meilleur  que  parce  qu'il  est  moins  mal. 

On  comprend  qu'avec  de  telles  idées,  Luther  ait  pu 
écrire  :  «  Si  tu  fais  attention  à  l'union  charnelle  et  que 
»  tu  tournes  ensuite  les  yeux  à  l'union  extérieure,  entre 
»  la  vie  conjugale  et  la  vie  de  fornication  il  n'y  a  pas  de 

(i)  Weim.,  VIII.  654. 

(3)  Sermon  déjà  cité  (iSaa),  Eulakge\,  XX,  87. 

(3)  Weim.,  XII,  iiA- 


LE   MARIAGE    ET    LA    VlRGIN'ITÉ,  257 

t>  différence.  Ce  sont  choses  voisines  et  il  paraît 
»  presque  identique  que  l'un  ait  une  femme  et  l'autre 
»  une  prostituée  (i).  » 

On  voit  ce  qu'il  faut  penser  de  ces  affirmations  de 
Gottschick  :  «  L'acte  conjugal,  d'après  la  doctrine  chré- 
»  tienne,  est  ignominieux  parce  qu'il  est  égal  à  la  pros- 
»  titution  (2).  » 

Sur  qui  tombe  cette  accusation:  sur  le  «  christianisme 
catholique  »  ou  sur  le  «  christianisme  évangélique  «  ? 
sur  l'Eglise  ou  sur  Luther  ? 

Il  semble  qu'aucune  hésitation  n'ait  pu  être  possible, 
et  cependant  Gottschick  ajoute  :  c  En  opposition  au 
»  mépris  religieux  et  mondain  du  mariage,  Luther  s'est 
»  attaché  à  la  défense  de  lapleine  moralité  de  l'état  con- 
»  jugal,  et  en  même  temps  il  l'a  placé  dans  une  lumière 
»  toute  nouvelle.  » 

C'est  tout  le  contraire  de  ce  que  nous  avons  trouvé 
sous  la  plume  du  docteur  Kolde,  suivant  lequel,  Lu- 
ther, grâce  à  Fatavisme  catholique,  n'aurait  jamais  pu 
arriver  à  concevoir  ce  qu'il  y  a  de  hautement  moral 
dans  le  lien  du  mariage. 

Il  faudrait  pourtant  s'accorder  et  nous  dire,  si,  oui 
ou  non,  Luther  a  corrigé  et  «  réformé  »  la  doctrine 
chrétienne  et  dans  quel  sens. 

Et  quand  on  voudra  examiner  la  question  sans  pré- 
jugé et  d'une  manière  tant  soit  peu  objective,  en  regar- 
dant non  point  les  mensonges  de  Luther  qui  a  cherché 
à  attribuer  à  l'Eglise  toutes  sortes  d'insanités  sur  le 
mariage,  mais  en  considérant  les  enseignements  et  les 
actes,  de  part  et  d'autre,  il  ne  sera  douteux  pour 
personne  que  Luther,  sur  ce  point  comme  sur  tous  les 

(i;  Erla>"ge\-,  XVIII,  370. 

(2)  Realencjclopâdie,  Jiir  proU'Slantische  Theol.,  \.  191. 

17 


258  LUTHEK   ET   LE   LUTHÉRANISME 

autres,  a  suivi  les  égarements  de  la  passion,  qu'il  a 
obéi  aux  emportements  de  son  caractère  violent  et  sans 
frein,  et  qu'il  a  modelé  son  enseignement  non  point 
sur  des  raisons  d'exégèse  ou  de  hautes  considérations 
morales,  mais  sur  son  caprice  et  les  exigences  de  son 
tempérament  sans  équilibre  (i)  ! 

(i)  Encore  une  fols,  on  trouvera  peut-être  ce  jugement  un 
peu  sévère.  Mais  n'est-il  pas  juste?  Au  lecteur  d'en  décider  après 
les  faits  et  les  documents  ci -dessus  raj)portés. 


HLilTlÈME  ÉTUDE 


L  EGLISK    ET    L  ETAT     DANS    LA   DOCTRINE    DE    IXTIIER 


SoMMAir.E.   —    Inccrliludcs    de    LulluT  sur  la   notion  d'Eglise. 

—  I.  En  i5i6,  l.ullicr  condamne  les  hérétiques,  comme  opposes 
à  l'Eglise  ;  —  nécessite  de  l'obéissance;  —  d'une  mission.  — 
11.  Luther  menace  d'excommunication  se  retourne  contre  le 
Pape  (i5i7).  —  L''Eglise  invisiijle.  —  Luther  prétend  parler 
au  nom  de  Dieu.  —  Cependant  il  ne  veut  pas  être  héré- 
tique (  iSig).  —  En  1021,  il  brise  avec  Rome  et  allègue  une 
Révélation.  —  IIL  Manifeste  à  la  noblesse  d'Allemagne,  août 
iSao;  —  haine  contre  Rome  ;  —  Vodiuin  Papœ,  premier  prin- 
cipe de  Luther  ;  —  théorie  du  sacerdoce  universel.  —  Ré- 
volte de  Mûnzer.  —  Luther  se  réfugie  dans  la  Césaropapie.  ■ — • 
IV,  Luther  a-t-il  introduit  la  tolérance  ?  —  R  a  restreint  le 
pouvoir  séculier...  quand  il  en  était  menacé.  —  V.  Mais  il  l'a 
étendu  quand  il  lui  était  favorable.  —  Origine  du  principe  : 
rnjus  rcgio,  Itiijus  relifjio.  —  L'inspection  Jen  Saxe.  —  \'J. 
Comment  Luther  entendait  la  liberté  religieuse  :  pour  lui,  pas 
pour  les  autres.  —  Vil.  Luther  condanme  la  répression  des 
hérétiques  en  iSao  ;  —  en  laaG,  il  devient  féroce  contre  eux. 

—  Consultation  de  i53o  ;  —  devoir  de  l'autorité  civile.  — 
Luther  blâme  la  tolérance  des  catholiques  Suisses  (i53i).  — 
VIIL  Un  seul  principe  est  resté  stable  chez  Luther  après 
iSao  :  /«  haine  du  Pa[ye  ! 

L'àinc  de  Luther,  nous  l'avons  dit,  fut  tourmentée 
pendant  toute  sa  vie  de  remords  et  d'angoisses.  Em- 
porté d'aJjord  par  la  violence  de  la  passion  et  par  les 


260  LUTHER    ET    LE    LUTHÉRANISME 

exigences  de  plus  en  plus  impérieuses  de  son  état  in- 
térieur toujours  si  pénible,  enivré  par  le  succès  qu'ob- 
tint tout  d'abord  son  enseignement,  il  fut  poussé  de 
proposition  en  proposition,  entraîné  d'une  démarche 
à  une  autre,  sollicité  en  sens  divers  parles  impressions 
changeantes  de  sa  nature  impétueuse  et  par  le  mou- 
vement des  circonstances. 

Et  quand,  enfin,  il  put  se  ressaisir  dans  la  solitude 
de  la  Wartbourg,  il  fut  effrayé  du  chemin  parcouru,  et 
il  lui  fallut  s'expliquer  sa  position  à  l'égard  de  l'Eglise 
qui  l'avait  condamné  et  rejeté  de  son  sein.  Ce  dogme 
de  l'Eglise,  il  fallait  l'accommoder  aux  faits  écoulés  et 
aux  théories  mises  en  avant  jusque-là. 

Cette  question,  grosse  de  difficultés,  se  dressait  de- 
vant les  yeux  du  Réformateur  et  il  était  urgent  d'y 
répondre. 

D'ailleurs  ses  adversaires  prirent  soin  de  lui  répéter 
toujours  cet  argument  qui  s'enfonçait  dans  le  cœur  de 
Luther  et  y  provoquait  de  pénibles  retours  sur  lui- 
même  :  l'Eglise  ne  peut  tomber  dans  l'erreur,  or,  nous 
sommes  l'Eglise,  donc  nous  avons  la  vérité,  et  vous, 
luthériens,  vous  n'êtes  que  des  hérétiques.  Luther 
n'est  jamais  complètement  sorti  de  cette  objection  qui 
était  en  fait  irréfutable  (i). 

Nous  allons,  dans  cette  étude,  retracer  le  mouvement 
de  sa  pensée  et  nous  le  verrons  prononcer  dans  ses 
premières  sentences  la  condamnation  de  son  attitude 
postérieure,  puis  tomber   dans  une  incertitude  acca- 

(i)  M.  G.  GoY.vu  a  fait  ressortir  avec  force,  l'antinomie  in- 
soluble qui  existe  au  fond  du  protestantisme,  obligé  d'être  une 
Eglise,  s'il  Aeut  être  une  religion,  et  incapable  de  réaliser  une 
cohésion  sans  le  secours  de  l'Etat,  puisqu'il  a  un  principe  inté- 
rieur d'éparpillement  :  le  libre  examen.  V Alleiiuujne  religieuse, 
le  protestantisme,  p.  xiv  et  suiv. 


l'église  et  l'état  dans  la  doctrlne,  etc.    261 

blante  sur  l'idée  de  l'Eglise.  Dans  une  seconde  partie^ 
nous  montrerons  par  quelle  voie  il  parvint  à  l'idée  qui 
pesa  tant  sur  les  siècles  suivants  d'une  Eglise  d'Etat  et 
nous  aurons,  à  ce  propos,  à  examiner  ce  qu'il  faut 
penser  de  ses  sentiments  sur  la  tolérance  religieuse  et 
la  liberté  de  conscience,  qu'on  lui  fait  parfois  l'honneur 
d'avoir  découvertes. 


Jiislilia  aiileni  Dei  per  fidem  (Rom.,  m,  22)  :  «  La 
»  foi  au  Christ,  par  laquelle  nous  sommes  justifiés, 
»  n'est  pas  seulement  envers  la  personne  du  Christ, 
))  mais  envers  tout  ce  qui  vient  du  Christ  et  c'est  pour- 
»  quoi  les  orgueilleux  et  les  hérétiques  se  flattent  vai- 
))  nement  et  se  complaisent  à  penser  qu'ils  croient  au 
»  Christ,  alors  qu'ils  ne  croient  pas  à  ce  qui  vient 
»  de  lui...  Ainsi  les  hérétiques  confessent  — et  s'en 
»  font  gloire  —  qu'ils  croient  au  Christ  en  ce  que  les 
»  évangiles  nous  disent  de  sa  naissance,  de  sa  passion, 
»  de  sa  mort,  etc.  ;  mais  ils  ne  croient  pas  aux  choses 
»  qui  sont  de  lui.  Et  quelles  sont-elles  ?  C'est  l'Eglise, 
»  et  toute  parole ,  qui  sort  de  la  bouche  d'un  Prélat  de 
»  l'Eglise  ou  d'un  homme  bon  et  saint,  est  la  parole  du 
»  Christ,  qui  a  dit  :  Qui  vous  écoute,  m'écoute.  Ainsi 
»  donc,  à  ceux  qui  se  soustraient  à  l'autorité  des  supé- 
»  rieurs  ecclésiastiques,  qui  ne  veulent  pas  entendre  leur 
»  parole  et  cherchent  à  suivre  leur  propre  sentiment, 
»  je  demande  :  comment  croient-ils  au  Christ.'^  Est-ce 
Il  parce  qu'ils  croient  qu'il  est  né  et  qu'il  a  souffert  ? 
))  Et  ils  ne  croient  pas  à  son  enseignement  ?  Le  Christ 
»  est  donc  divisé,  puisqu'ici  ils  croient  en  lui  et  là  ils 
»  refusent  d'obéir?    Non,   mais  ainsi  ils  rejettent  le 


262  LUTHER    ET    LE    LUTHÉRANISME 

»  Christ  tout  entier,  car  on  ne  peut  le  confesser  et  le 
«renier  tout  ensemble...  C'est  por.r'juoi  le  Seigneur 
»  dit  (Math.,  iv;  :  Ce  n'est  pas  de  pain  seulement  que 
))  l'homme  vit,  mais  de  toute  parole  qui  sort  de  la 
»  bouche  de  Dieu.  Quelle  est  la  bouche  de  Dieu  ? 
. »  Celle  du  Prêtre  et  du  Prélat...  Mais  pourquoi  dit-il  : 
»  à  toute  parole  ?  Parce  que  si  Ton  rejette  une  seule 
»  parole,  l'on  cesse  de  vivre  dans  la  parole  de  Dieu, 
»  parce  qu'en  toute  parole  le  Christ  est  tout  entier  et 
))  tout  entier  dans  chacune  (i).  » 

A  l'époque  où  Luther  écrivait  ces  lignes,  il  avait 
trente-trois  ans  et  se  trouvait  donc  en  pleine  maturité.  Il 
avait  déjà  découvert  son  principe  de  la  justification 
par  la  foi  seule,  mais  non  pas  celui  de  la  certitude  du 
salut.  A  cette  date  cependant,  il  professe  une  grande 
soumission  à  l'égard  de  l'Eglise,  qu'il  regarde  comme 
l'œuvre  du  Christ  et  dont  chacune  des  paroles  est  pa- 
role de  Dieu.  Il  attaque  la  prétention  des  hérétiques, 
toujours  prêts  à  afhrmer  qu'ils  croient  au  Christ^  alors 
qu'ils  rejettent  l'autorité  établie  par  lui  :  celle  de 
l'Eglise.  Cette  insoumission  et  cette  opiniâtreté  est  un 
signe  infaillible  d'erreur  pour  Luther  :  «  Ceux  qui  sont 
))  conduits  par  l'esprit  de  Dieu,  dit-il  dans  le  même 
»  ouvrage,  sont  les  hommes  de  sentiment  et  d'opinion 
))  docile  (flexibilis)  que  la  droite  de  Dieu  dirige  mer- 
»  veilleusement  oi^i  ils  ne  veulent  pas...  Et  ils  s'aban- 
0  donnent  avec  pleine  résignation  à  cette  direc-- 
»  tion  (2).  )) 

Mais  comment  Dieu  les  conduit-il  ?  par  les  supé- 
rieurs. Et  sans  doute  l'esprit  propre  se  révolte  et 
(I  pousse  les  hommes  à  s'opposer  aux  supérieurs,  par 

(i)  Corn,  de  VEp.  aux  Rom.,  fol.  i3o  el  i3i  (De:<ifle,  467). 
(2)  Ibkl.,  fol.  2^7  (Demfle,  763). 


l'église  et  l'état  dans  la  doctrine,  etc.    263 

»  la  parole  et  l'inlerventioiidesquelsDicii  nous  manifeste 
))  sa  volonté {i)  ».  u  Celui  qui  ne  cède  pas  et  ne  songe 
»  pas  toujours  qu'il  se  trompe,  en  celui-là  vit  encore 
))  certainement  le  vieil  Adam  et  le  Glirist  n'est  pas  en- 
»  cox'e  ressuscité  en  lui  (2).  » 

A  cette  époque,  Luther  prenait  donc  nettement  po- 
sition contre  les  hérétiques  et  il  leur  reprochait  l'en- 
têtement et  l'insubordination. 

«  Les  hérétiques,  disait-il  l'année  précédente  fi5î5), 
>)  s'élèvent  comme  des  rebelles  contre  l'Eglise.  Ils  font 
»  tout  plutôt  que  d'obéir,  en  quoi  ils  sont  ce  qu'il  y  a 
»  de  plus  rebutant  (3).  » 

Parlant  déjà  en  i5i4  de  différentes  sectes  anciennes, 
il  écrivait  :  «  Les  Ariens  et  tous  les  hérétiques  sont 
»  fiers  de  leur  sagesse  et  de  la  vérité  de  leur  enseigne- 
»  ment  contre  l'Eglise  catholique.  Ils  s'en  glorifient 
»  avec  orgueil  et  méprisent  les  autres  (V)-  » 

L'orgueil  et  l'entêtement,  voilà  donc  bien  les 
marques  distinctives  de  l'hérétique. 

Que  faut-il  maintenant  pour  ne  l'être  pas  ?  Que  faut- 
il  pour  pouvoir  affirmer  que  l'on  parle  au  nom  de 
Dieu  ?  Luther  va  nous  le  dire  :  //  faut  une  mission  : 
«  Avant  toutes  choses,  écrit-il  en  i5i6  (5),  il  faut  que 
»  celui  qui  enseigne  soit  envoyé  comme  Jean  (Bap- 
»  tisle).  Et  cette  mission  se  reconnaît  quand  elle  est 
»  prouvée  par  des  miracles  et  par  le  témoignage  du 
»  ciel,  comme  pour  les  apôtres,  ou  quand  elle  s'appuie 
»  sur  une  autorité  confirmée  de  la  sorte  parle  ciel,  de 

(i)  Ibid.,  248. 
(2)  IbuL,  281. 

I  3)  Weim.,  IV,  346.  Ailleurs  il  les  apjjelle  :  hoinines  menle  cor- 
rupti  (i5i6)  (Denifle,  768]. 

(4)  Weim.,  IV,  98. 

(5)  Coin,  ad  Rom.,  fui.  235  (DEMFr.E,  62S,  note). 


264  LUTHER    ET    LE    LUTHÉRANISME 

»  façon  que  l'on  prêche  dans  une  humble  soumission 
))  à  cette  même  autorité,  toujours  prêt  à  s'en  tenir  à 
»  son  jugement  et  à  dire  ce  qu'elle  ordonne  et  non  ce 
»  qui  plaît  ou  ce  que  l'on  invente.  Ceci  esl  le  trait  in- 
))  vincible  qui  frappe  les  héréliqaes,  car  ils  prêchent 
»  sans  le  témoignage  de  Dieu  ou  de  l'autorité  confirmée 
»  par  lui,  de  leur  propre  mouvement,  sous  l'apparence 
»  de  la  piété.  Le  prophète  Jérémie  (xxni)  a  dit 
»  d'eux  :  Ipsi  ciirrehant  et  ego  non  niiltebani  eos  ;  et 
»  cependant  ils  osent  dire  :  nous  serons  sauvés,  parce 
»  que  nous  invoquons  le  nom  de  Dieu.  Nous  l'invo- 
»  quons  parce  que  nous  croyons.  Nous  croyons  parce 
»  que  nous  comprenons,  Nous  comprenons  parce 
»  que  nous  prêchons.  Mais  ils  ne  peuvent  dire  cela  : 
»  nous  prêchons  parce  que  nous  sommes  envoyés. 
»  Voilà  le  point  capital  !  Et  c'est  là  que  sont  toute  la 
»  force  et  le  salut,  sans  quoi  tout  le  reste  est  faux,  bien 
»  qu'ils  n'y  songent  pas.  C'est  pourquoi  l'Apôtre 
»  Rom.,  i),  de  peur  qu'on  ne  crût  que  l'Evangile  était 
«  entré  dans  le  monde  par  un  homme,  le  recommande 
»  magnifiquement  en  disant  :  qu'il  a  été  promis  long- 
»  temps  avant  d'apparaître  et  n'est  pas  d'invention  ré- 
»  cente  ;  ensuite  il  a  le  témoignage  non  d'un  seul, 
»  mais  d'une  foule  de  prophètes  de  Dieu  ;  non  seule- 
»  ment  par  le  moyen  de  la  parole,  mais  encore  par  les 
»  Ecritures  saintes.  L'hérétique  doit  apporter  un  seni- 
»  hlahle  témoignage  de  sa  doctrine  et  de  son  hérésie. 
»  Quil  dise  quand  sa  doctrine  a  été  promise  et  par  gai; 
))  ensuite  par  quels  Itérants  et  dans  quels  écrits  elle  a 
))  été  proclamée...  Mais  ils  ne  pensent  pas  à  cela  et 
»  disent  follement  :  Nous  avons  la  vérité.  Nous  croyons, 
))  Nous  comprenons.  Nous  invoquons,  comme  s'il  suf- 
))  fisait  pour  être  de  Dieu,  de  le  croire  et  comme  s'il 
»  ne  fallait  pas  que  Dieu  confirme  leurs  discours  par 


l'église  et  l'état  dans  la  doctrine,  etc.    265 

»  des  signes  consécutifs  et  par  des  promesses  et  des 
»  prophéties  antérieures.  Ainsi  l'nulorité  de  l'Eglise, 
»  comme  l'Eglise  romaine  maintenant  la  possède,  a  été 
»  fondée  afin  que  sous  elle  puissent  prêcher  en  sécu- 
»  rite,  ceux  qui  annoncent  l'Evangile  sans  autre  dé- 
»  faut.   » 

Cette  Eglise  d'ailleurs  est  indéfectible  et  ne  peut  ja- 
mais enseigner  l'erreur,  ou,  comme  le  disait  Luther, 
en  i5i4,  elle  est  c(  captive  dans  l'autorité  de  l'Ecriture, 
n'enseignant  que  la  parole  de  Dieu    i    ». 

Est-il  besoin  de  faire  ressortir  l'importance  capi- 
tale du  texte  qui  précède  et  que  l'on  a  voulu  citer  en 
entier,  malgré  sa  longueur. 

Pour  Luther,  en  i5i6,  la  chose  ne  fait  pas  de  doute. 
Il  n'y  a  que  deux  moyens  de  prouver  qu'on  a  une  mis- 
sion :  c'est  de  présenter  une  autorisation  régulière  de 
l'Eglise  ou  de  faire  des  miracles  et  d'en  appeler  au  té- 
moignage des  prophéties. 

La  première  manière  est  la  voie  normale  et  habi- 
tuelle. Elle  s'impose  à  quiconque  ne  peut  se  dire  en- 
voyé de  Dieu.  Mais  pour  se  dire  tel,  il  faut  le  prouver 
et  on  ne  le  prouve  qu'en  invoquant  dans  le  passé  le  té- 
moignage des  prophètes  et  dans  le  présent  la  preuve 
du  miracle. 

Ces  affirmations  retomberont  bientôt  sur  l'esprit  de 
Luther  pour  le  remplir  de  perplexités  et  d'incertitudes. 
D'où  viendra  sa  mission  ?  Aura-t-il  une  mission  ?  Pour 
cela,  il  faudrait  ou  présenter  des  miracles  et  nous  ver- 
rons, dans  une  étude  spéciale  (2),  comment  Luther 
s'est  comporté  à  cet  égard  et  quels  prétendus  prodiges 
il  a  invoqués  sans  pouvoir  se  convaincre  lui-même  ; 


(1)  Weim.,  IîI,  261. 

(2)  Cf.  ci-après,  Luther  cl  le  miracle. 


266  LUTHER    ET    LE    LUTHÉRANISME 

OU  bien  il  serait  nécessaire  d'invoquer  une  mission  ré 
gulière  de  l'Eglise,  et  c'est  à  quoi  songeait  Luther  on 
instituant  l'idée  de  l'Eglise  d'Etat. 

En  tout  cas,  celte  préoccupation  d'expliquer  la  source 
de  sa  mission  est  à  la  base  de  toutes  ses  théories  sur 
l'Eglise. 

C'est  un  point  capital  de  sa  doctrine  et  qui  explique 
toutes  ses  fureurs  contre  le  Pape,  dont  certes  il  ne 
pouvait  espérer  aucune  mission,  toutes  ses  colères 
contre  les  Anabaptistes,  qui  en  appelant  comme  lui,  à 
l'Esprit-Saint,  lui  interdisaient  de  s'autoriser  directe- 
ment de  Dieu,  enfin  toute  sa  servilité  envers  le  pouvoir 
civil  dont  il  espérait  le  soutien  et  par  l'appui  duquel  il 
cherchait  à  régulariser  sa  situation. 

On  voit  comme  tout  sort  de  là,  et  les  événements 
vont  nous  montrer  les  étapes  de  son  évolution  sur  ce 
point. 

II 

Rappelons  donc  ce  qui  déjà  a  été  dit  :  Lorsque  Lu- 
ther commença  à  se  poser  en  réformateur,  et  cela  en 
public,  dans  le  courant  de  l'année  ibi'j,  il  ne  rejetait 
pas  encore  ouvertement  l'autorité  du  Pape.  Il  préten- 
dait seulement  réformer  des  abus  qui  se  produisaient 
dans  l'Eglise  et  notamment  sur  la  question  des  indul- 
gences. Sans  doute,  dans  le  Traité  sur  les  indulgences 
et  la  grâce,  qu'il  publia  pour  répondre  aux  iio  4/î//- 
thhes  de  Tetzel,  Luther  commençait  à  tourner  le  Pape 
et  l'Eglise  en  dérision  et  à  poser  sa  doctrine  avec  une 
obstination  étrange.  Mais  il  ne  touchait  pas  directe- 
ment à  l'indéfectibiUté  de  l'Eghse  qu'il  croyait  sauver. 
Cependant  son  entêtement  aurait  du  lui  paraître  un 
signe  redoutable,  s'il  s'était  rappelé  son  enseignement 


l'église  et  l'état  dans  la  doctrine,  etc.    267 

de  l'année  précédente  :  a  Le  signe  de  la  présence  da 
»  Saint-Esprit  dans  une  intelligence,  c'est  la  docilité  k 
»  la  voix  des  supérieurs.  »  Or,  il  savait  bien  qu'on  lui 
reprochait  son  orgueil,  car  il  écrivait,  on  l'a  vu,  à 
Lang,  le  ii  novembre  1617,  qu'on  l'accusait  de  légè- 
reté, de  vanité,  et  de  la  manie  de  condamner  ;  mais 
«  sans  orgueil,  ajoutait-il,  ou  du  moins  sans  apparence 
y>  d'orgueil  et  sans  dispute,  aucune  nouvelle  doctrine 
»  ne  peut  être  annoncée  au  monde  ». 

Mais  voici  que  ses  adversaires  le  menacent  de  l'ex- 
communication papale.  Il  semble  alors  que,  d'après 
ses  principes,  il  aurait  dû  tout  au  moins  hésiter,  au 
souvenir  des  belles  choses  qu'il  avait  écrites  deux  ans 
auparavant,  contre  les  hérétiques. 

Mais  déjà  le  mouvement  était  lancé  et  cet  esprit, 
sorti  de  la  voie  normale,  était  désormais  incapable 
d'y  rentrer. 

Le  i\  janvier  i5i8,  il  écrit  à  Spalatin,  qu'il  mé- 
prise de  tout  son  cœur,  ses  vaines  terreurs  au  sujet  de 
l'excommunication  et  il  ajoute  qu'il  craint  si  peu  les 
arrêts  de  l'Eglise  et  ses  axiomes  purement  humains, 
qu'il  se  propose  d'entreprendre  bientôt  une  guerre  ou- 
verte contre  eux.  Dans  ce  cas,  la  miséricorde  de  Dieu 
saura  bien  le  protéger  (i). 

Au  mois  de  juillet  de  la  même  année  i5i8,  il  met 
ce  projet  à  exécution  et  sentant  l'excommunication  le 
menacer,  il  prend  les  devants.  Dans  un  sermon,  il 
pose  ce  principe  nouveau  et  fécond  en  redoutables  con- 
séquences :  L'Eglise,  en  tant  que  société,  n'est  pas  un 
corps  visible,  mais  une  communauté  invisible,  et  nul  ne 


(i)  Cilé  par  Jaîîssex,  lî,  8i  ;  de  Wette,  I,  86.  Pour  le  détail 
des  hésitations  de  Luther  au  moment  de  sa  rupture  avec  Rome, 
voir  plus  haut  :  La  question  de  siiiccrité. 


268  LUTHER    ET    LE    LUTHÉRANISME 

peut  en   être   séparé  par  l'excommunication,  car  le 
péché  seul  peut  empêcher  d'en  faire  partie. 

L'idée  n'était  pas  inouïe  pour  l'histoire,  mais  Luther 
aurait  dû  se  rappeler  que,  jusque-là,  les  hérétiques  s'en 
étaient  faits  les  propagateurs  exclusifs. 

D'ailleurs  ce  fut  la  source  de  perpétuelles  contradic- 
tions pour  Luther,  car  il  dut  hientùt  faire  face  aux 
objections  des  catholiques  comme  Ambroise  Gatharin, 
qui  lui  disaient  :  Si  l'Eglise  est  invisible,  à  quoi  la 
reconnaît-on  ?  On  la  reconnaît,  répond  Luther,  à  ce 
signe  nécessaire  :  le  baptême,  la  Cène  et  surtout 
l'Evangile  (i)  ! 

Mais  alors,  l'Eglise  est  visible  !  —  Luther  n'est  ja- 
mais sorti  de  cette  contradiction,  et  la  Confession 
cTAiigsboiirg,  en  i53o,  portera  :  «  Item  ils  enseignent 
»  (les  protestants)  qu'il  y  a  une  Eglise  sainte  etperpé- 
))  tiiclle.  L'Eglise  est  l'assemblée  des  saints,  dans  la- 
»  quelle  on  enseigne  l'Evangile  exactement  [recte)  et 
»  oii  l'on  administre  bien  les  sacrements.  Et  pour  la 
»  véritable  unité  de  VE<jUse,  il  suffit  de  s'accorder  sur 
vi  la  doctrine  de  l'Evangile  et  l'administration  dés  Sa- 
»  crements.  » 

Dans  cette  définition,  l'Eglise  est  dite  invisible  :  as- 
semblée des  saints,  et  en  même  temps  visible,  puisque 
les  signes  qu'on  en  donne  sont  extérieurs,  bien  que 
fort  mal  choisis. 

On  voit  combien  le  Réformateur  s'était  téméraire- 
ment avancé,  en  lançant  son  principe  de  l'Eglise  invi- 
sible en  i5i8,  uniquement  pour  esquiver  le  coup  de 
l'excommunication  qui  le  menaçait.  Il  fut  d'ailleurs  le 

(i)  Resp.  ad  Ubr.  Ambros.  Catli.  (iSai)  :  Responcîeo  :  sif/num 
necessarium  est,  qiiod  habemiis,  Baptisma  et  Panem  et  omnium  pu- 
tissiniuin  EvaiujcUiun  (Cf.  INIoehler,  SjinbolK]iu',  traduction  La- 
chat,  2"  éd.,  II,  iio  et  suiv.). 


1 


l'église  et  l'état  dans  la  doctrine,  etc.    269 

premier  à  désirer  le  rétablissement  de  cette  censure 
quand  il  vit  plus  tard  l'effroyable  anarchie  de  sa  propre 
Eglise.  Mais  poursuivons  notre  exposé  des  faits  dans 
leur  suite  naturelle. 

Dès  i5i8,  il  était  tellement  ancré  dans  ses  opinions 
qu'il  était  prêt  à  tout  plutôt  que  de  céder  et  qu'il  affir- 
mait ne  vouloir  se  soumettre  au  Pape  et  à  l'Eglise  que 
dans  le  cas  où  le  Pape  et  l'Eglise  embrasseraient  sa 
propre  doctrine!  (i). 

Et  quand  il  verra  que  cela  n'arrive  pas,  aussitôt,  il 
traitera  le  Pape  d'Antéchrist  et  regardera  l'Eglise 
comme  «  la  Captive  de  Babylone  » . 

Il  apprend  dans  le  courant  de  l'année  que  le  car- 
dinal Cajetan  (Thomas  de  Yio)  est  chargé,  en  qualité 
de  légat  du  Pape,  d'examiner  sa  doctrine  à  la  diète 
d'Augsbourg  et  qu'il  sera  opposé  à  ses  idées.  Il  écrit 
alors  à  Spalatin,  le  21  août  i5i8  :  «  Il  ne  me  reste  plus, 
»  en  mon  âme  et  conscience,  que  de  dire  que  tout  ce 
»  que  j'enseigne  et  que  l'on  attaque,  je  sais  que  je  le 
»  iie?is  de  Dieu  et  je  V  affirme  comme  tel  {2).  » 

Et  cependant  le  même  jour,  il  disait  dans  une  autre 
pièce  :  «  Il  ne  vient  pas  un  diable,  ni  un  hérétique  ou 
»  hérésiarque,  qui  dise  :  Moi,  diable  ou  hérétique,  je 
))  prêche  mon  enseignement  ;  mais  tous  disent  au  con- 
»  traire  :  Ce  n^ est  pas  mon  enseignement,  c'est  la  pa- 
»  rôle  de  Dieu  !  Tout  homme  veut  affirmer  que  c'est 
»  la  parole  de  Dieu  qu'il  prêche  (3).  » 

Ainsi,  le  Réformateur  s'accusait  et  se  condamnait 
lui-même,  en  appelant  à  Dieu,  des  censures  de 
l'Eglise. 


(i)  Cf.  Janssen,  II,  82. 

(3)  E>DERS,   I,    218. 

(3)  Erlangen,  XLVIII,  i36. 


270  LUTHER    ET    LE   LUTHÉRANISME 

Celte  idée  qu'il  parlait  au  nom  du  Christ  était 
d'ailleurs  liée  à  celle  du  serf  arbitre  qu'il  admettait 
déjà.  Elle  se  fait  jour  très  nettement  dans  une  lettre 
antérieure  (lo  juillet  i5i8)  adressée  à  Wenceslas  Link  : 
«  Je  suis  vraiment,  disait-il,  cet  homme  semblable  à 
»  Jérémie,  hom^me  de  discordes  et  de  querelles,  qui 
»  tous  les  jours  irrite  les  Pharisiens  par  des  doctrines 
M  nouvelles  comme  on  les  appelle.  Mais  moi,  autant 
n  que  j'en  ai  conscience,  je  n'enseigne  que  la  plus  ri- 
»  goureuse  théologie,  et  je  savais  aussi  bien  qu'elle 
»  serait  un  scandale  pour  les  très  saints  Juifs  et  une 
»  folie  pour  les  très  sages  Grecs.  Mais  j'espère  que  je 
»  suis  débiteur  envers  Jésus-Christ  qui  m'a  dit  peut- 
»  être  à  moi  aussi  (comme  à  Paul)  :  Je  lui  montrerai 
))  combien  il  faut  qu'il  souffre  pour  nion  nom.  Si  en 
»  effet  il  ne  dit  pas  cela,  pourquoi  ina-L-il  établi  aussi 
))  invincible  dans  la  prédication  de  cette  parole  ?  Ou 
»  pourquoi  ne  nïa-t-il  pas  enseigné  autre  chose  à  pre- 
))  cher  ?  C'était  sa  volonté  très  sainte  (i).  » 

Et  malgré  ces  affirmations  au  moins  audacieuses, 
Luther  voulait  bien,  à  cette  même  date,  ne  pas  être  hé- 
rétique :  «  Je  ne  le  serai  jamais,  écrivait-il  ;  je  puis 
»  me  tromper  en  disputant,  mais  je  ne  veux  rien  af- 
»  firmer  obstinément,  bien  que  je  ne  veuille  pas  être 
»  l'esclave  d'opinions  humaines  (2).  » 

En  disant  qu'il  ne  tomberait  pas  dans  l'obstination, 
il  se  flattait  assurément.  Déjà  en  i5o8,  quand  il  quitta 
Erfurt  pour  Wittcmberg,  ses  collègues  le  voyaient 
partir  avec  joie,  à  cause  de  son  entêtement  dans  la 
discussion,  et  toute  sa  vie,  son  principal  défaut  fut  de 
ce   côté.    Nous  avons    entendu    déjà    Mélanchton    se 

(j)   EnDEUS,    I,    211    ;    B£     WktTE,    I,    12(J. 

(2)  Enueiis,  j,  219. 


l'église  et  l'état  dans  la  doctrlxe,  etc.    271 

plaindre  de  sa  tyrannie  presque  monstrueuse  et  de 
ses  emportements,  et  tout  son  entourage  eut  à  souffrir, 
jusqu'à  sa  mort,  de  ce  tempérament  qui  ne  pouvait 
supporter  la  contradiction.  En  théorie,  sans  doute,  il 
condamnait  l'orgueil,  et  disait  :  ((  Tout  orgueilleux  est 
))  sa  propre  idole  (i).  »  Mais  dès  i5i6,  il  avait  écrit 
de  sa  doctrine  nouvelle  :  Malcdicliis,  qui  hoc  non 
crédit  (2)  ! 

En  fait,  s'il  n'avait  pu  souffrir,  étant  plus  jeune, 
que  d'autres  docteurs  voulussent  s'élever  contre  ses 
idées,  maintenant  la  menace  de  l'excommunication 
papale  le  mettait  hors  de  lui-même.  L'on  a  rapporté 
plus  haut  (3)  celte  lettre  du  11  décembre  i5i8,  où 
racontant  son  entrevue  à  Augsbourg  avec  Cajetan,  en 
octobre  ])récédent^  il  commençait  à  dire  que  le  Pape 
était  «  le  véritable  Antéchrist  »  et  il  ajoutait  :  «  Je 
crois  pouvoir  le  prouver.  » 

Peu  à  peu  cette  idée  s'ancrait  dans  sa  pensée  et  il 
disait,  au  mois  de  mai  iôiq,  que  seule  sa  condescen- 
dance pour  l'Electeur  l'empêchait  de  «  vomir  tout  ce 
»  qu'il  avait  sur  le  cœur  contre  Rome,  ou  pour  mieux 
))  dire  contre  Babylone,  la  corruptrice  de  la  sainte 
»  Ecriture  et  de  l'Eglise  (^.\]  ». 

Désormais,  il  devient  l'adversaire  acharné  de  la  pri- 
mauté romaine  et  déjà,  il  s'écarte  de  la  doctrine  ca- 
tholique sur  l'Eglise  en  un  point  essentiel.  Parmi  les 
thèses  qu'il  soutint  dans  la  fameuse  dispute  contre 
Eck,  en  juin-juillet  i5ig,  l'on  trouve  celle-ci:  «  La 
»  supériorité  de  l'Eglise  romaine  sur  les  autres  ne  se 
»  prouve  que  par  de  misérables  décrets  des  Pontifes 

(i)  Weim.,  IV,  ii4  (i5i8;. 
(3)  Endehs,  I,  29. 
'    (3)  L'insiiiccrilc  <lc  Lulhcr.  supra,' 
{l\)  De  Wette,  I,  2O0. 


272  LUTHER   ET    LE   LUTHÉRANISxME 

))  romains,  lancés  depuis  quatre  cents  ans  seulement, 
»  et  contre  lesquels  s'élèvent  les  histoires  authentiques 
»  de  onze  cents  ans,  les  textes  de  l'Ecriture  et  le  dé- 
»  cret  du  concile  de  isicée,  le  plus  sacré  de  tous.  »  Il 
maintint  et  défendit  celte  proposition  qui  avait  surpris 
ses  amis  eux-mêmes,  malgré  Karlstadt  qui  lui  avait 
demandé  de  ne  pas  la  publier  (i). 

Déjà  l'on  sentait  percer  dans  son  langage  la  théorie 
du  sacerdoce  universel  qu'il  allait  bientôt  édifier. 

Et  cependant,  il  protestait  qu'il  ne  voulait  pas  le 
schisme. 

En  février  1619,  on  l'a  déjà  vu,  il  avait  écrit  «  que 
))  sous  aucun  prétexte,  si  grand  qu'il  fût  ou  pût  de- 
»  venir,  il  ne  pouvait  être  permis  de  se  séparer  de 
i)  l'Eglise  romaine  » .  A  Leipzig,  comme  on  lui  oppose 
l'exemple  des  hussiles,  il  se  proclame  franchement 
contre  eux  et  déclare  que  leur  tort  a  été  de  se  séparer 
de  Rome.  Quant  à  lui,  «  jamais  son  intention  n'avait 
))  été  de  susciter  un  schisme,  jamais  il  ne  donnerait 
))  les  mains  à  un  pareil  dessein,  n 

Mais  que  valaient  ces  affirmations  chez  un  homme 
si  peu  maître  de  lui-même  ? 

Yoici  en  effet  qu'en  février  i520,  Luther,  u  sou- 
dainement éclairé  »,  se  déclare  hussite,  «  comme  saint 
Paul  et  saint  Augustin  ».  L'orage,  qui  avait  grondé  si 
longtemps  et  qui  couvait  sourdement  depuis  des  an- 
nées, éclate  enfin  avec  une  violence  sans  exemple, 
((  La  parole  de  Dieu,  écrit-il  le  20  février  i520,  est  un 
»  glaive,  c'est  un  combat,  un  déchirement,  un  scandale, 
»  une  ruine,  un  poison  (2).  » 

Sur  ces  entrefaites,  le  28  avril  i52o,  les  humanistes, 


(1)  Cf.  Janssen,  II,  86,  note. 

(2)  De  Wette,  I,  417. 


l'église  et  l'état  dans  la  doctrine,  etc.    273 

assemblés  à  Bamberg  sous  la  présidence  de  Ulrich  de 
Hutten  et  de  Crotus  Rubianus,  lui  écrivent,  en  l'appe- 
lant «  le  plus  grand  des  théologiens  »  et  en  l'exhortant 
à  poursuivre  hardiment  son  entreprise,  contre  l'in- 
faillibilité doctrinale  de  l'Eglise,  en  s'en  tenant  au 
flambeau  de  l'Ecriture. 

C'était  depuis  longtemps  la  tentation  de  Luther  et  il 
y  céda.  Plusieurs  fois  déjà  nous  avons  cité  le  mot  fa- 
meux qui  signala  la  rupture  /i'  :  «  Les  dés  en  sont 
»  jetés,  je  ne  veux  plus  de  réconciliation  avec  Rome 
))  pour  l'Eternité!  que  les  Romains  me  condamnent 
»  ou  brûlent  mes  écrits,  peu  m'importe  !  En  revanche, 
î)  dussé-je  n'employer  jamais  d'autre  flamme,  je  pré- 
»  tends  brûler  et  damner  publiquement  tous  les  livres 
»  de  droit  papal,  cette  hydre  pédante  de  l'hérésie. 
»  Alors  nous  en  finirons  enfin  avec  rhuinilité  stérile 
»  témoignée  jusqu'ici  aux  Romains,  et  dont  je  ne 
))  souffrirai  plus  que  les  ennemis  de  l'Evangile  (ses 
»  contradicteurs)  à  s'enorgueillir.  Sylvestre  de  Schauni- 
:>  burg  et  Franz  de  Sickingen  m'ont  affranchi  de  toute 
))  crainte  humaine.  » 

Ceci  était  écrit  le  ii  juin  1020,  date  considérable 
dans  la  vie  de  Luther,  car  elle  marque  l'une  des  prin- 
cipales étapes  franchies  par  cet  homme  qui  en  a  tant 
parcourues. 

Dès  lors,  Luther  ne  pouvait  plus  faire  autrement 
que  d'affirmer  que  son  enseignement  venait  de  Dieu 
même.  Car,  le  moyen  de  dire  qu'il  parlait  de  lui- 
même,  surtout  après  avoir  nié  le  libre-arbitre  et  avoir 
enseigné  la  totale  corruption  de  l'homme  par  le  péché 
originel  ! 

Aussi  proclame -t-il  sans  hésiter  que  sa  parole  est  la 

(i)  Juin  1020,  lettre  à  Spalatin,  de  Wette,  I,  466. 

18 


274  LUTHER    ET    LE    LUTHÉRANISME 

parole  de  Dieu  même,  et  il  cherchera  désormais  à  se 
faire  passer  pour  un  nouveau  saint  Paul,  éclairé  di- 
rectement par  la  Révélation  du  Christ.  C'est  ainsi  qu'à 
la  diète  de  Worms,  il  prétend  avoir  le  droit  de  parler 
à  la  place  de  l'Eglise,  en  appelant  au  texte  de  saint 
Paul  (I  Cor.,  xiv,  3o)  :  si  alii  revelatuni  fiierit  sedenli, 
prior  laceat. 

Le  théologien  catholique  CocJilœus  lui  demande 
alors  :  «  Est-ce  que  tu  as  une  révélation  ?  »  et  Luther 
après  quelque  hésitation  répond  :  ((  Oui,  j'ai  une  révé- 
»  lation  (i).  ))  —  «  Mais,  reprend  Cochlœus,  tu  as 
»  déjà  avoué  que  non.  »  Peu  auparavant,  en  effet, 
Luther  avait  dit  plus  modestement  :  «  Je  ne  dis  pas 
»  que  cela  m'ait  été  révélé.  » 

Mais  Luther  riposte  alors  :  «  Non,  je  n'ai  pas  dit 
»  cela  !»  —  <(  Qui  donc  croira  à  cette  révélation  ?  ré- 
»  pliquc  Cochlœus,  par  quel  miracle  la  prouves-tu? 
»  par  quel  signe  la  démontres-tu?  Est-ce  que  le  pre- 
»  mier  venu  ne  pourrait  pas  en  dire  autant?  » 

Luther  murmura  alors  une  réponse  que  Cochlœus 
n'entendit  pas. 

Pendant  quelque  temps  encore,  le  novateur  resta 
frappé  de  cette  nécessité  où  il  était  de  prouver  par 
quelque  miracle  sa  mission,  puis  il  abandonna  cette 
idée,  comme  nous  le  verrons,  pour  se  rattacher  à 
l'idée  d'une  Eglise  d'Etat,  oi^i  chaque  prêtre  tire  sa  mis- 
sion de  la  communauté  et  du  pouvoir  civil. 

Toutefois,  il  ne  lâcha  pas  sa  prétention  à  une  révéla- 
tion d'en  haut,  car  il  disait  encore  en  1627  :  a  Dieu 
»  m'a  révélé  cette  doctrine  par  sa  grâce  (2).  » 

En  1022,  déjà  dans  savirulenle  réponse  à  Henri  VIII, 
il  écrivait  : 

(1)  Est  mihi  rcvchiluin  (Endeus,  lit,  17J). 

(2)  NVeim.,  XX,  tj74^  tous  ces  détails  dans   De.mi'le,  767,  768» 


l'église  et  l'état  dans  la  doctrlne,  etc.    275 

u  Je  suis  certain  que  mes  dogmes  me  viennent  du 
»  ciel,  puisque  je  les  ai  fait  triompher  contre  celui  qui 
»  possède  dans  son  petit  doigt  plus  de  force  et  d'as- 
»  tuce  que  tous  les  papes,  rois  et  docteurs.  » 

Et  il  ajoutait,  sur  le  ton  d'un  prophète  :  «  Mes 
I)  dogmes  resteront  et  le  Pape  tomhera,  malgré  toutes 
»  les  portes  de  l'enfer  et  toutes  les  puissances  de  l'air, 
»  de  la  mer  et  de  la  terre...  Dieu  verra  lequel  sera  le 
»  plus  tôt  fatigué,  du  Pape  ou  de  Luther  (i).  » 

C'était  la  même  année  qu'il  se  posait  encore  devant 
l'Electeur  Frédéric  de  Saxe  par  ces  mots  :  «  En  ce 
»  qui  concerne  ma  doctrine,  gracieux  Seigneur,  je  ré- 
»  ponds  ainsi  :  Votre  Grâce  sait,  ou  si  elle  ne  sait  pas, 
/)  je  le  lui  apprends  par  la  présente,  que  j'ai  reçu  mon 
»  Evangile,  non  des  hommes,  mais  seulement  du  ciel 
))  par  ?yotre-Seigneur  Jésus -Christ,  en  sorte  que  je 
»  pourrais,  ce  que  je  ferai  désormais,  me  glorifier  f/'e/re 
»  un  Evangéliste  et  serAiteur  du  Christ  (2  .  » 

Et  en  effet,  nous  savons  qu'il  s'intitulait  dès  lors  : 
Ecclésiaste  de  IVittemberg,  et  publiait  son  portrait  avec 
une  auréole  (3). 


III 


Naturellement,  au  milieu  de  ces  circonstances  et 
avec  ces  prétentions  si  nouvelles,  les  idées  de  Luther 
sur  l'Eglise  avaient  changé  considérablement.  Le  seul 
fait  de  se  poser,  comme  il  faisait,  en  Réformateur, 
l'obligeait  à  soutenir  en  thèse  que  l'Eglise  avait  failli, 
et  en  eflet,  en  examinant  les  idées  de  Luther  relatives 

(3;  EuLASGEN,  XXVIII,  346. 

(?)  Db  Wette,  II,  i38. 

(3;  Voir  parmi  les  portraits  publiés  par  Denifle,  le  n°  2  (lâaS). 


276  LUTHER    ET    LE    LUTHÉRANISME 

au  démon,  nous  avons  constaté  qu'il  regardait  comme 
l'un  des  plus  effroyables  résultats  de  son  action  dans 
le  monde,  le  fait  d'avoir,  par  la  Papauté,  corrompu 
toute  l'Eglise  du  Christ,  depuis  quinze  siècles.  Cette 
thèse,  il  la  proclame  dès  1020,  dans  son  manifeste  à 
la  noblesse  cV Allemagne  (mois  d'août). 

Ce  pamphlet,  qui  était  une  déclaration  de  guerre, 
contient  tous  les  cléments  des  erreurs  (i)  de  Luther 
en  ce  qui  concerne  l'Eglise.  Ces  erreurs  semblent  pou- 
voir se  ramener  à  trois  ;  l'une  est  la  théorie  da  sacer- 
doce universel,  qui  n'a  été  qu'un  épouvantail  entre  les 
mains  de  Luther,  et  qu'il  n'a  jamais  appliquée,  l'autre 
est  la  théorie  de  la  suprématie  du  pouvoir  civil  en  ma- 
tière religieuse,  dont  nous  parlerons  dans  la  seconde 
partie  de  la  présente  étude,  et  la  troisième  est  la  haine 
de  la  papauté  et  la  négation  de  ses  droits. 

Dans  le  Manifeste,  Luther  parle  de  Rome  en  termes 
injurieux  et  passionnés  et  il  provoque  à  la  guerre 
contre  elle:  c  II  ne  serait  pas  étonnant,  s'écrie  t-il, 
»  que  Dieu,  dans  sa  colère,  fît  pleuvoir  du  ciel,  le  feu 
»  et  le  soufre  de  l'enfer,  et  que  Rome  fût  engloutie 
>)  dans  l'abîme,  comme  autrefois  Sodome  et  Go- 
))  morrhe.  »  v  0  nobles  princes  et  seigneurs,  combien 
»  de  temps  souffrirez- vous  que  vos  terres  et  vos  gens 
»  soient  les  victimes  de  ces  loups  dévorants?  »  «  A  Rome 
»  tout  est  si  corrompu  par  le  vol  et  le  brigandage,  le 
»  mensonge  et  la  tromperie,  que  l'Antéchrist  lui-même 
))  ne  pourrait  régner  d'une  manière  plus  odieuse.  » 
«  Et  parce  qu'un  gouvernement  si  diabolique  n'est  pas 
»  seulement  un  brigandage  public,  une  imposture  et 
»  une  tyrannie  sorties  des  portes  de  l'enfer,  mais  qu'il 

(i)  Ce  nom  leur  convient  du  point  de  vue  callioliquc.  On  ju- 
gera si  au  point  de  vue  purement  philosophique,  il  n'en  est  pas 
de  même. 


l'église  et  l'état  dans  la  doctrine,  etc.    277 

»  ruine  toute  la  chrétienté  dans  son  corps  et  dans  son 
))  âme,  nous  sommes  strictement  obligés  à  faire  tous 
»  nos  efforts  pour  la  délivrer  d'une  telle  détresse  et 
»  d'une  telle  dévastation.  »  «  Avant  de  combattre  les 
))  Turcs,  commençons  par  cliàtierles  Turcs  d'Europe, 
»  ce  sont  les  plus  malfaisants  de  tous.  » 

Là-dessus,  Luther  propose  son  système  d'organisa- 
tion ecclésiastique  et,  chose  extraordinaire,  alors  qu'il 
admet  dans  le  même  ouvrage  l'idée  du  sacerdoce  uni- 
versel, cependant,  il  ne  rejette  pas  le  pouvoir  épisco- 
pal,  mais  il  veut  seulement  rendre  celui-ci  indépen- 
dant du  Pape.  Les  évêques  ne  seront  plus  «  de  purs 
))  zéros,  de  simples  idoles  ointes  par  le  Pape  »  et  n'au- 
ront plus  à  lui  demander  la  confirmation  de  leur  élec- 
tion. On  supprimera  les  jeûnes,  les  pénitences  ecclé- 
siastiques, les  décrets  du  droit  canon  «  depuis  la 
première  lettre  jusqu'à  la  dernière  ». 

Avec  le  temps,  cette  fureur  contre  Rome  ne  fait  que 
s'accroître  et  désormais  tous  ses  ouvrages  sans  excep- 
tion, jusqu'à  celui  qui  sortit  de  sa  plume  fatiguée  en 
i5'45,  contre  la  Papauté  fondée  à  Rome  par  le  diable, 
contiendront  principalement  des  invectives  contre 
Rome,  contre  cette  Rome,  qui  fait  subir  à  l'Eglise  de- 
puis si  longtemps  la  captivité  Babylonienne  (i52o)  qui 
est  gouvernée  par  «  un  pape  hérétique,  apostat, 
»  obstiné  et  endurci  (i)  ».  «  Jamais,  écrira-t-il,  le 
)>  4  novembre  i520,  àSpalatin,  Satan  n'a  osé  proférer 
de  pires  blasphèmes  que  ceux  que  renferme  la  Bulle 
du  Pape  ;  //  est  impossible  d'être  sauvé  si  l'on  y  adhère 
»  de  cœur  ou  si  l'on  refuse  de  la  combattre  (2)  »  et  en 
i52i    :    «  Je   suis    maintenant   convaincu   que    per- 

(i)  Képoiioe  de  Luther  à  la  bulle  qui  le  condamnait    (17  nov. 
i52o). 

(2)  De  Weite,  1,  022. 


278  LUTHER   ET   LE   LUTHÉRANISME 

sonne  ne  peut  parvenir  au  salut  s'il  n'allaque  de 
»  toutes  ses  forces,  et  même  au  péril  de  sa  vie,  les 
»  statuts  et  les  mandements  du  Pape  et  des 
évêques  (i).  » 

Tel  sera  désormais  le  premier  article  de  la  doctrine 
de  Luther  touchant  l'Eglise,  et  sur  ce  point,  lui  qui  a 
tant  varié,  il  ne  variera  pas  :  la  haine  du  Pape  sera  la 
grande  passion  de  toute  sa  vie. 

A  la  diète  d'Augsbourg,  en  loSo,  on  cherche  une 
conciliation  entre  les  partis.  Mais  Luther  pose  ce  prin- 
cipe indiscutable  :  «  Aucune  union  n'est  possible 
tant  que  le  Pape  ne  renoncera  pas  à  la  Papauté  (2).  » 
Ce  principe  est  encore  celui  qui  domine  toute  tenta- 
tive de  rapprochement  entre  catholiques  et  protestants 
ou  anglicans. 

En  i535,  il  est  question  d'un  concile  entre  luthé- 
riens et  romanistes  pour  chercher  un  point  d'entente  ; 
le  nonce  Vergérius  vient  voir  Luther  à  Wittemberg. 
Mais  Luther  saisit  l'occasion  pour  prêcher  au  peuple 
sur  la  papauté  et  il  enseigne  que  «  l'Eglise  du  Pape 
»  était  celle  de  Satan,  et  que  Satan  y  enseignait  pu- 
))  bliquement  l'iniquité  ».  «  Celui  qui  a  l'audace  de 
»  dire  au  Christ,  ajoutait-il  :  Tu  es  un  hérétique  et  ta 
»  doctrine  est  celle  du  démon,  tout  en  sachant  fort 
»  bien  que  Jésus-Christ  est  l'unique  Maître  et  Sei- 
»  gneur  du  monde,  est  sans  doute  possédé  non  seule- 
»  ment  par  sept  démons,  mais  par  soixante-dix-sept 
»  tonnes  de  démons.  Voilà  pourtant  le  crime  que  coni- 
)■)  met  l'Eglise  du  Pape,  avec  une  savante  astuce  (3).  » 

Tel  a  été  le  ton  habituel  de  la  polémique  de  Luther 

(i)  Lettre  à  Ilausmann,  22  mars  1621,  de  Wette,  I,  578. 

(2)  Lellre    à   Mclancliton,   2G   août    i53o'  (de  Cobourg),   de 
Wette,  IV,  1^7. 

(3)  Erlanger-,  XXXI,  392-411. 


l'église  et  l'état  dans  la  doctrine,  etc.    279 

à  l'égard  du  Pape.  Jamais  il  n'en  a  parlé  sans  le 
traiter  «  d'Antéchrist^  de  scélérat,  de  Satan,  d'homme 
diahoh'que  »  et  l'un  des  grands  soucis  de  sa  vie  a  été 
de  combattre  la  Papauté  par  la  plume,  par  la  parole, 
et  comme  nous  le  verrons  (i),  par  la  gravure.  Parfois, 
il  a  comme  un  besoin  d'injures  plus  pressant  à 'l'égard 
de  cet  ennemi,  et  les  invectives  accourent  en  foule  sous 
sa  plume,  c'est  comme  une  lave  brûlante  qui  s'échappe 
de  ce  cœur  enflammé.  Alors  le  Pape  est  non  seulement 
l'Antéchrist,  mais  u  le  Destructeur  de  la  Sainte  Eglise, 
»  l'ennemi  de  la  croix  du  Christ,  un  Lion  et  un  Dra- 
»  gon,  l'Homme  de  péché,  l'Eni'ant  de  perdition,  le 
»  faux  prophète,  un  Hérétique,  le  plus  grand  coquin 
))  du  monde,  le  principal  protecteur  de  tout  brigan- 
n  dage,  un  homme  qui  se  moque  de  Dieu  et  des 
»  hommes,  une  punition  de  Dieu,  un  père  du  men- 
»  songe,  l'Apôtre  et  l'Ange  du  diable,  etc.,  etc.  (2).  » 
Celte  fureur,  qui  est  l'un  des  traits  caractéristiques 
de  Luther,  —  rodiuni  papœ,  comme  l'appelle  Weiss, 
dans  sa  Psychologie  de  Luther est  appréciée,  sé- 
vèrement même  par  Jcs  historiens  protestants  comme 
Charles  Menzel,  qui  écrit  :  «  Au  temps  où  Luther 
»  attribuait  ses  souffrances  au  diable  qui,  prétendait-il, 
))  lui  faisait  expier  chèrement  la  victoire  remportée  sur 
»  le  Pape,  l'idée  que  le  démon  et  le  Pape  s'étaient  li- 
»  gués  pour  le  perdre  prit  une  force  singulière  dans 
»  son  esprit.  Les  mots  :  pape  et  diable  finirent  par  se 
))  confondre  totalement  dans  sa  pensée  et  toute  crise 
))  nouvelle  de  son  mal  augmentait  en  lui  la  haine  par 
»  leurs  auteurs  prétendus.  En  quittant  Sinalkade,  il 

(i)  Cf.  (Icraicre  étude  :  L'expérience  relUfieuse  dans  le  lulhéra- 
nisme. 

(2)  Erlancen,  XXVI,  2i3.  Cf.  Lutherpsychologle,  de  Weiss., 
Mayônce,  1906,  p,  171. 


1 

280  LUTHER   ET    LE   LUTHÉRANISME 

»  dit  aux  prédicants  qui  l'accompagnaient  :  Que  Dien 
»  vous  remplisse  tous  de  la  haine  du  Pape...  Jamais 
))  l'esprit  de  parti  ne  fut  plus  violent  qu'à  cette 
«  époque   i).  » 

Ce  cri  de  Luther  mourant  (2)  :  Impleat  vos  Doini- 
nus  odio  Papœ  le  peint  tout  entier.  Pendant  vingt-six 
ans,  de  1620  à  i5/i6,  sa  vie  a  été  une  lutte  désespérée 
contre  le  Pape,  une  lutte  d'homme  à  homme,  car  il 
aimait  à  s'appeler  Vantipape  et  nous  l'avons  entendu 
dire  en  i522  :  Dieu  verra  qui  tombera  le  premier,  du 
Pape  ou  de  Luther  ! 

Parallèlement  à  ce  point  fondamental  de  sa  nouvelle 
théorie  sur  l'Eglise,  et  en  relation  de  dépendance 
étroite  avec  lui,  se  rencontre  le  second  point  qui  est 
celui  de  l'inspiration  directe  de  chaque  chrétien  par 
l'Esprit  Saint,  en  d'autres  termes  du  sacerdoce  univer- 
sel. 

Cette  théorie  a  été  pour  lui  le  moyen  ordinaire  de 
s'expliquer  et  de  légitimer  sa  mission,  quoique  prati- 
quement il  ait  recouru  plus  volontiers  à  l'autorisation 
de  la  communauté  des  fidèles  et  du  pouvoir  civil  (3), 
ou  à  son  titre  de  docteur  en  théologie. 

On  rencontre  l'idée  du  sacerdoce  universel  dès  le 
Manifeste  de  1620,  avons-nous  dit. 

«  Un  chrétien  sort  à  peine  des  eaux  du  baptême, 
))  dit-il  alors,  qu'il  est  prêtre  et  peut  se  vanter  d'avoir 


(i)  Ncaere  Gcscfdchte  der  Deutschen  seit  der  Reforinalion,  I, 
288-284. 

(2)  C'était  en  1587,  Lutlier  eut  une  violente  attaque  de  la 
pierre  et  fit  son  testament,  croyant  sa  mort  prochaine.  Il  ne 
mourut  que  g  ans  plus  tard. 

(3)  Il  appelait  volontiers  à  son  litre  de  docteur,  et  au  serment 
qu'il  avait  fait  en  le  recevant  le  19  octobre  i5i2,  d'enseigner  le 
pur  Evangile  l 


l'église  et  l'état  dans  la  doctrine,  etc.    281 

))  reçu  l'ordination   et  d'être  clerc,  évêque  et  pape.  » 

Cependant  Luther  comprend  qu'il  faut  une  hiérar- 
chie et  ne  voulant  plus  la  fonder  sur  la  Papauté,  il  fait 
remonter  les  pouvoirs  au  Heu  de  les  faire  descendre  : 
K  Ce  n'est  que  par  rapport  aux  fonctions,  qu'il  existe 
»  quelque  différence  entre  les  chrétiens.  Or,  les  fonc- 
))  tions  sacerdotales  sont  conférées  à  l'individu  par  le 
((  peuple,  sans  la  volonté  et  l'ordre  duquel  personne  ne 
»  doit  se  charger  du  ministère.  Et  s'il  arrivait  qu'un 
»  chrétien,  élu  prêtre  de  cette  manière,  fût  ensuite  ré- 
»  voqué  pour  avoir  ahusé  de  sa  charge,  il  en  serait 
))  quitte  pour  redevenir  ce  qu'il  était  auparavant.  Dès 
»  que  les  fidèles  l'ont  déposé,  il  redevient  paysan  ou 
»  bourgeois,  comme  les  autres,  et  il  faut  bien  se  per- 
»  suader  qu'un  prêtre  n'est  plus  prêtre  à  partir  du 
»  moment  où  il  a  été  déposé.  )) 

Cette  théorie  du  sacerdoce  universel  contenait  celle 
du  libre  examen  et  par  suite  de  ce  dogme  nouveau  que 
l'Ecriture  est  la  seule  mesure  de  tout  ce  qui  est  ortho- 
doxe et  de  ce  qui  ne  l'est  pas.  Luther  tirait  cette  consé- 
quence de  son  principe,  bien  que,  dans  la  suite,  il  fût 
amené  à  regretter  les  terribles  effets  de  cette  thèse  du 
libre  examen  d'où  sortirent  bientôt  tous  les  excès  et 
toutes  les  folies  des  anabaptistes  et  de  tant  d'autres 
sectes  issues  du  luthéranisme. 

Cependant  Luther  tira  un  merveilleux  parti  de  sa 
doctrine  du  sacerdoce  universel,  et  tout  en  faisant  tête 
du  côté  révolutionnaire  et  anabaptiste  en  appelant, 
comme  nous  le  dirons,  au  pouvoir  civil,  il  se  servit 
sans  cesse  du  libre  examen  pour  battre  en  brèche  la 
hiérarchie  catholique  existante.  Comme  tous  les  révo- 
lutionnaires il  était  obligé  d'être  à  double  face_,  ainsi 
qu'il  apparaîtra  évidemment  plus  loin. 

Dans   une  instruction  publiée  en   loaS,   il  disait  : 


282  LUTHER   ET    LE    LUTHÉRANISME 

«  Toute  communauté  a  le  droit  Je  prononcer  sur  la  doc- 
»  trine,  et  d'élire  et  de  déposer  ses  pasteurs.  »  «  C'est 
))  une  loi  humaine  qui  prétend  qu'il  n'appartient 
»  qu'aux  seuls  évêques,  docteurs  et  conciles,  d'appré- 
»  cier  la  doctrine,  car  le  Christ  a  déclaré  tout  le  con- 
»  traire.  Il  a  dépossédé  les  évêques,  les  savants,  les 
»  conciles,  du  droit  et  du  pouvoir  de  décider  en  ma- 
»  tière.  de  foi,  et  il  les  a  remis  à  tous  les  chrétiens,  le 
»  jour  011  il  a  dit  :  Mes  brebis  connaissent  ma  voix; 
»  mes  brebis  ne  suivent  pas  le  mercenaire,  elles  s'en- 
»  fuient  loin  de  lui,  parce  qu'elles  ne  connaissent  pas  la 
»  voix  du  mercenaire.  »  v(  Tu  vois  ici  clairement  à 
»  qui  appartient  le  droit  de  décider  la  doctrine.  Les 
«  évêques,  le  Pape,  les  docteurs  et  le  premier  venu 
»  peuvent  enseigner,  mais  les  brebis  seules  ont  le  droit 
»  de  certifier  que  leur  voix  est  bien  celle  du  Christ. 
»  Que  veulent  donc  dire  ces  atomes  qui  rabâchent  sans 
»  cesse  :  Concile  !  Concile  !  Rapportons-nous-en  aux 
«docteurs,  aux  évêques,  à  celui-ci,  à  celui-là  !  Il  faut 
))  respecter  les  usages,  la  tradition  !  —  Crois- tu  donc 
»  que  la  parole  de  Dieu  soit  esclave  de  ta  tradition,  de 
»  tes  coutumes,  de  tes  évêques  ?  Jamais  !  Laissonsdonc 
»  les  évêques  et  les  conciles  décider  et  rabâcher  tout 
»  ce  qui  leur  plaira  !  Là  où  la  parole  de  Dieu  nous 
»  guide,  tenons-nous-y,  au  lieu  de  nous  en  rapportera 
»  ce  qu'ils  disent,  et  sans  remarquer  si  leurs  discours 
»  sont  bons  ou  mauvais,  ce  sont  eux  qui  doivent  nous 
»  céder  ;  c'est  à  eux  de  nous  obéir  !  »  a  Tous  les 
»  évêques,  recteurs,  prieurs,  Universités  qui  ont 
»  usurpé  sans  pudeur  le  droit  des  brebis,  ne  sont 
»  autre  chose  que  des  homicides,  des  larrons,  des 
»  loups,  des  renégats  !  »  «  Nulle  doctrine  ne  peut, 
»  sous  aucun  prétexte,  être  établie  avant  d'avoir  été 
»  examinée  et  adoptée  par  la  communauté.  Et  non  seu- 


l'église   et    l'état    dans    la   DOCTrxINE,    ETC.      283 

)  Icment  les  auditeurs  ont  le  pouvoir  et  le  droit  d'ap- 
précier l'orthodoxie  de  ce  qui  leur  est  enseigné, 
»  mais  encore,  ils  y  sont  strictement  obligés,  sous 
»  peine  de  perdre  leur  âme  et  d'encourir  la  disgrâce 
»  de  la  divine  Majesté.  » 

Rien  n'était  plus  formel  que  cette  doctrine  que 
Luther  vit  bientôt  se  retourner  contre  lui.  Thomas 
Mûnzer,  en  effet,  et  après  lui  bien  d'autres  prédicants, 
après  avoir  «  pendant  quelque  temps  écouté  avec  foi  et 
))  attention  le  nouvel  évangéliste  de  A^  iltemberg  »,  dé- 
clara qu'il  n'admettait  pas  sa  doctrine  et  que  c'était 
lui,  Thomas  Miinzcr,  que  Dien  envoyait  pour  prêcher 
la  vérité.  Après  diverses  pérégrinations  en  Bohême  où 
il  ne  réussit  pas,  il  vint  à  Alstaedt,  dont  les  habitants 
l'élurent  pour  pasteur,  et  où  il  se  maria  avec  une  reli- 
gieuse. On  sait  la  suite.  Son  enseignement  souleva  la 
révolution  terrible  des  paysans  en  i52'i,  si  durement 
réprimée  en  lâ^o.  Et  Luther  applaudit  à  la  répression. 
Mais  jamais  il  ne  se  lavera  de  la  responsabilité  qui 
pèse  sur  lui  à  cet  égard  :  le  vrai  révolutionnaire, 
c'était  lui. 

D'ailleurs,  dans  le  même  écrit  que  nous  venons  de 
citer,  après  avoir  posé  les  principes,  il  tirait  les  con- 
séquences les  plus  atroces.  Que  l'on  en  juge  :  «  Il 
»  nous  est  facile  de  comprendre  la  conduite  anti- 
»  chrétienne  que  les  tyrans  ont  tenus  envers  nous  en 
rt  nous  dépouillant  d'un  tel  droit  (celui  déjuger  la  doc- 
))  trine),  d'un  tel  devoir,  pour  l'accaparer  à  leur  pro- 
»  fit.  Aussi  ont-ils  largement  mérité  qu'on  les  expulse 
))  (le  la  chrétienté,  qu'on  les  traque  comme  des  loups, 
»  (les  larrons,  des  homicides,  eux  qui,  malgré  la  pa- 
rt rôle  de  Dieu,  nous  ont  imposé  leurs  dogmes  et  ont 
»  prétendu  régner  sur  nous.  .) 

(.  Tout  chrétien,   disait-il  encore,   a   reçu  l'onction 


284  LUTHER   ET   LE   LUTHÉRANISME 

»  sacerdotale.  Non  seulement  tout  homme  a  le  droit 
»  et  le  pouvoir  d'annoncer  la  parole  de  Dieu,  mais  il 
»  y  est  obligé  sous  peine  de  perdre  son  âme  et  d'ofTen- 
»  ser  gravement  le  Seigneui  ».  <(  Quant  aux  évêques, 
»  et  autres  supérieurs  spirituels  assis  sur  la  cliaire  du 
»  démon,  ce  sont  des  loups  et  il  leur  convient  aussi  peu 
»  d'annoncer  la  parole  et  d'exercer  la  charge  pastorale 
»  qu'aux  Turcs  et  aux  Juifs.  Qu'ils  aillent  donc  paître 
»  les  ânes  et  les  chiens  1  Ce  sont  des  tyrans,  des  mi- 
»  sérables,  qui  ont  agi  envers  nous,  comme  des 
»  apôtres  du  diable  qu'ils  sont  (i  \  » 

Après  de  telles  paroles,  que  restait-il  du  pouvoir  de 
l'Eglise?  Rien,  absolument  rien,  et  c'est  ce  que  com- 
prenaient Mûnzer  et  les  siens. 

Pour  Luther,  le  Pape  était  l'Antéchrist,  le  suppôt 
du  diable  et  de  l'enfer  ;  les  évêques  étaient  des  larrons, 
et  des  homicides,  des  renégats  et  des  tyrans,  qu'il 
fallait  traquer  comme  des  loups  ;  les  conciles  n'avaient 
aucune  valeur,  la  tradition  tout  entière  était  fautive, 
les  docteurs  et  les  Universités  étaient  des  pouvoirs 
usurpateurs.  Que  restait-il.^  Miinzer  n'avait-il  pas  rai- 
son de  dire  :  l'Ecriture  seule,  telle  que  l'Esprit  Saint 
me  la  fait  comprendre  !  N'était-ce  pas  là  ce  que  Luther 
lui-même  avait  déclaré  solennellement,  le  i8  avril 
1021,  à  la  diète  de  Worms  : 

«  A  moins  que  je  ne  sois  convaincu  par  les  témoi- 
))  gnages  de  l'Ecriture  et  par  des  raisons  évidentes 
»  (car  je  ne  crois  ni  au  Pape,  ni  aux  conciles,  puis- 
»  qu'il  est  certain  qu'ils  ont  souvent  erré  et  se  sont  sou- 

(i)  Toutes  ces  injures  furent  rendues  à  Luther  par  Miinzer, 
qui  l'appelait  :  «  archipaïen,  archicoquin,  le  docteur  mensonge 
»  la  femme  impudique  de  Babylone,  le  pape  de  Willemberg, 
»  dragon,  basilic  »,  etc.  Le  seul  tort  de  cet  homme  avait  été  de 
pousser  à  l'extrême  l'idée  de  Luther  sur  l'Eglise  invisible. 


l'église  et  l'état  dans  la  doctrlxe,  etc.     285 

»  vent  contredit  ,  je  suis  enchaîné  par  les  textes  scrip- 
))  turaires  que  j'ai  apportés  et  ma  conscience  est  captive 
H  dans  les  paroles  de  Dieu  ;  je  ne  puis  ni  ne  veux  rien 
))  rétracter,  car  il  n'est  ni  loyal  ni  permis  d'agir 
>)  contre  sa  conscience.  Que  Dieu  m'aide  !  Amen  !  (i)  )•> 

Pouvait-il  y  avoir  rien  de  plus  révolutionnaire  que 
cette  prétention  de  préférer  son  sens  propre  à  celui  de 
toute  l'Eglise,  non  pas  en  matière  de  philosophie, 
mais  en  matière  de  foi  ?  Sans  doute,  Luther  en  appelait 
à  l'Ecriture  et  à  l'inspiration  ;  mais  il  dut  bien  vite 
déchanter,  quand  il  vit  l'Ecriture  et  l'Esprit  enfanter 
les  sectes  les  plus  opposées  et  les  plus  contradictoires. 

Il  lui  fallut  chercher  un  autre  principe  d'ordre,  et 
l'on  voit  qu'il  était  acculé  à  l'appel  au  pouvoii-  civil. 
Ayant  rejeté  la  pppauté,  il  fallait  ou  périr  dans  la  Ré- 
volution ou  tomber  dans  la  Césaropapie. 

Nous  allons  voir  comment  il  établit  celte  doctrine 
nouvelle,  mais  il  faut  noter  en  terminant  cette  pre- 
mière partie  de  notre  étude  que  Luther  garda  toujours 
contre  l'Eglise  romaine  son  principe  du  sacerdoce  uni- 
versel, qui  n'était  plus,  encore  une  fois,  qu'un  épou- 
vantai!, puisque  pratiquement  il  ne  l'avait  jamais 
appliqué.  En  i535,  il  déclara  au  légat  Vergérius,  dans 
les  circonstances  signalées  ci-dessus  (3).  «  ^'ous 
»  sommes  maintenant  éclairés  sur  toutes  les  vérités  de 
»  la  foi,  par  la  lumière  directe  du  Saint-Esprit,  et  par 
»  conséquent  nous  n'avons  aucun  besoin  du  Concile. 
»  Cependant  je  ne  le  repousse  pas  et  je  veux  mourir  si 
»  je  n'y  défends  mes  principes  contre  le  monde  entier, 
»  ce  qui  sort  de  ma  bouche  nest  pas  ma  propre  indigna- 
»  tion,  mais  celle  de  Dieu  même.  « 


(i)  Cite  par  Demfle,  769. 
(2)  Cf.  Jansse>,  III,  38i. 


286  LUTHER   ET   LE   LUTHÉRANISME 


IV 


C'est  une  idée  assez  répandue  dans  un  certain  mi- 
lieu que  Luther  a  rompu  avec  «  les  traditions  san- 
glantes »  du  Moyen  Age  et  qu'il  a  séparé,  le  premier, 
très  nettement  le  pouvoir  civil  du  pouvoir  religieux, 
pour  donner  à  celui-ci  sa  pleine  indépendance.  Il  se- 
rait le  père  et  le  fondateur  de  la  liberté  de  conscience  et 
de  la  tolérance. 

C'est  sans  doute  ce  que  voulait  dire  M.  Th.  Schœlt, 
quand  il  vantait  (i)  «  la  généreuse  tolérance  »  de  Lu- 
ther, et  ce  qu'entendait  encore  M.  Choisy.  quand  il 
disait  (2),  que  Luther,  à  la  différence  de  Calvin, 
n'avait  fait  appel  qu'aux  «  arguments  de  l'amour  ». 

La  même  thèse  était  soutenue,  en  igoS,  par  le 
comte  du  Moulin,  professeur  d'histoire  à  l'école  tech- 
nique supérieure  de  Munich,  dans  un  Congrès  Evan- 
gélique  de  Wiirtzbourg,  quand  il  s  écriait  :  «  Nous  sa- 
»  Yons  comment  Rome  ] :ar  le  fer  et  la  flamme  a 
»  travaillé  contre  les  hérétiques,  alors  qu'elle  appelait 
»  à  son  aide  le  pouvoir  séculier  ;  Luther  détesta  l'in- 
»  tervention  de  ce  dernier,  même  dans  les  moments 
»  du  plus  grand  péril  :  il  ne  voulait  aucune  protection 
))  humaine  pour  son  enseifjnement.  Il  n'a  rien  brûlé, 
»  comme  faisait  la  bulle  de  condamnation,  et  quand  il 
»  a  ouvert  le  combat  contre  Rome,  //  a  toujours  fait 
»  appela  la  tolérance  et  à  la  charité  chrétienne.  Vrai- 
»  ment  ce  ne  fut  pas  sa  faute  si  plus  lard  un  change- 
))  ment  se  produisit  (3).  » 

(i)  Bullelin  de  la  société  de  V histoire  du  Protestantisme  français, 
1903. 

(2)  L'Etat  chrétien,  calviniste  à  Genève,  1902. 

Ç6)  Cf.  Paulls,  Luther  und  die  Cewissens  freihcil,  p.  3  cl  4. 


l'église  et  l'état  dans  la  doctrine,  etc.    287 

D'après  tout  ce  qui  a  été  dit  précédemment,  l'on 
peut  déjà  juger  de  l'exactitude  de  cette  affumalion  qui 
nous  semble  contenir  autant  d'erreurs,  sinon  de  men- 
songes, que  de  mots. 

Nous  n'avons  pas  à  établir  de  nouveau  quelle  fut  la 
grossièreté  de  ses  procédés  envers  Home,  mais  nous 
avons  à  montrer  quelle  fut  son  attitude  à  l'égard  du 
pouvoir  civil  et  des  hérétiques,  en  laissant  comme 
toujours  parler  les  documents  eux-mêmes. 

t)ans  le  Manifeste  à  la  noblesse,  de  iSao,  déjà 
plusieurs  fois  cité,  avec  l'idée  du  sacerdoce  universel 
et  la  haine  du  Pape,  nous  trouvons  aussi  l'idée  de  la 
suprématie  du  pouvoir  civil  :  a  Le  glaive  temporel,  y 
»  disait  Luther,  est  rigoureusement  obligé,  lorsque  la 
))  nécessité  s'en  fait  sentir,  de  veiller  à  ce  (ja'an  concile 
»   vraiment  indépendant  soit  convoqué.  » 

Le  mot  ((  indépendant  »  signifie  ici  :  non  soumis 
au  Pape  ;  mais  on  jugera  si  le  rôle  attribué  au  pouvoir 
civil  de  convoquer  le  Concile,  était  un  moyen  d'assu- 
rer la  liberté  de  conscience. 

A  cette  époque,  nous  le  savons,  Luther  parlait  en 
homme  qui  avait  rompu  avec  tout  le  passé  de  l'Eglise, 
et  qui  avait  voulu  tout  détruire  pour  tout  édifier  de 
nouveau  à  sa  guise. 

Cependant  au  temps  où  Luther  pouvait  craindre 
que  l'on  n'appliquât  contre  lui  la  sentence  de  bannis- 
sement prononcée  à  Worms  en  ibn,  par  l'empereur 
Charles-Quint,  il  fit  paraître  un  petit  traité  '^début  de 
i52o)  intitulé  :  De  rautorilé  séculière.  Il  y  affirmait 
que  le  pouvoir  civil,  avec  ses  lois,  ne  s'étendait  que 
«  sur  les  corps  et  les  biens  et  tout  ce  qui  est  extérieur 
»  sur  la  terre,  n  u  L'autorité  séculière,  ajoutait- 
»  il,  doit  laisser  croire  comme  on  peut  et  comme 
»  on  veut,  et  ne  forcer  personne,  car  la  foi  est    une 


288  LUTHER   ET    LE   LUTHÉRANISME 

»  œuA're  libre,  à  laquelle  personne  ne  peut  clro 
»  forcé  (i).   )) 

C'était  l'époque  où  quelques  princes  catholiques, 
comme  Georges  de  Saxe,  le  duc  de  Bavière,  le  mar- 
grave de  Brandebourg  et  l'archiduc  d'Autriche  ve- 
naient d'interdire  la  traduction  du  Nouveau  Testament 
par  ÏAilher,  en  remboursant  le  prix  à  ceux  qui 
l'avaient  déjà  achetée  (au  moins  dans  le  duché  de 
Saxe). 

A  celte  mesure,  Luther  répondait  en  dénonçant  la 
tyrannie  des  princes,  ce  qui  ne  l'empêchait  pas  d'agir 
auprès  du  duc  Henri  de  Mecklembourg,  pour  faire  in- 
terdire la  traduction  catholique  de  Jérôme  Emser  (2). 

Plus  que  contre  tous  les  autres,  il  était  irrité  contre 
Georges  de  Saxe,  qu'il  appelait  «  le  pourceau  de 
Dresde  (3y  ». 

C'était  donc  lui  qu'il  visait  en  premier  lieu  dans  son 
traité,  ci-dessus  nommé,  publié  le  1°' janvier  i523  :  «  Le 
»  Dieu  tout-puissant,  y  disait-il,  a  ôlé  la  raison  à  nos 
»  princes,  en  sorte  qu'ils  se  croient  libres  d'agir  en- 
»  vers  leurs  sujets  selon  leur  caprice,  et  se  permettent 
»  de  leur  commander  ce  qui  leur  plaît.  A  leur  tour, 
))  les  sujets  se  trompent  s'ils  Croient  qu'il  faut  obéir 
»  à  la  lettre.  » 

C'était  une  dérision  de  voir  les  pouvoirs  civils  pré- 
tendre conduire  «  le  Saint-Esprit  à  l'école  !  »  mais  si 
Luther  n'avait  pas  «  redouté  leur  idole  de  Pape,  qui 
»  menaçait  de  lui  ravir  à  la  fois  et  son  âme  et  le  para- 

(1)  Cf.  Paulus,  loc.  cit.,  p.  6,  excellente  petite  brochure  pa- 
rue dans  la  collection  :  G'aubeii  iind  Wissen,  a  Munich  en  it)o5. 
—  Mgr  Baldrildart,  IjEçjUsc  calholique,  la  Renaissance  et  le 
Protestantisme,  p.  2^9  et  suiv. 

(2)  Cf.  Ja>ssen,  II,  211. 

(3)  De  Wette,  II,  7. 


l'église  et  letat  dans  la  doctrine,  etc.    289 

»  dis,  il  prouvera  qu'il  craint  moins  encore  ces  atomes, 
))  ces  bulles  d'eau  qui  menacent  de  lui  enlever  la 
»  terre  et  la  vie  !  »  «  En  Misnie,  en  Bavière,  dans  la 
»  Marche  et  autres  territoires,  les  tyrans  ont  donné 
»  l'ordre  de  remettre  aux  autorités  tous  les  exemplaires 
);  de  ma  traduction  du  Nouveau  Testament,  s'écrie- 1- 
)■>  il.  Or,  voici  quel  est  le  devoir  des  sujets  :  Pas  la 
»  plus  petite  feuille,  pas  la  moindre  syllabe  des  évan- 
»  giles  ne  doit  être  livrée,  il  y  va  du  salut.  » 

De  là,  suivant  son  habitude,  Luther  passait  à  l'in- 
jure :  «  Vois,  disait  il,  tu  as  sous  les  yeux  le  juge- 
»  ment  de  Dieu  sur  les  gros  bonnets.  Depuis  le  com- 
»  mencement  du  monde,  un  prince  sage  a  toujours 
»  été  un  oiseau  rare,  plus  rare  encore  a  été  un  prince 
))  pieux.  Ils  sont  ordinairement  les  plus  grands  fous 
»  ou  les  pires  coquins  de  la  terre.  Il  faut  donc  toujours 
»  avec  eux  s'attendre  au  pire,  et  espérer  peu  de  bien, 
»  principalement  dans  les  questions  religieuses  qui 
»  touchent  au  salut  de  l'àme...  Je  voudrais  donner  un 
»  loyal  conseil  à  ces  aveugles,  c'est  de  bien  méditer  un 
»  petit  verset  qui  les  regarde  spécialement  dans  le 
»  psaume  cvii  :  D/Vu,  dit  l'Esprit- Saint,  a  versé  son 
))  mépris  sur  les  princes  {i)\  » 

Luther  se  demandait  alors  comment  Ion  devait  ré- 
primer les  hérétiques,  et  il  répondait  :  «  Cela  regarde 
»  les  évêques  ;  ce  soin  leur  est  confié  et  non  aux 
»  princes.  Car,  l'hérésie  ne  peut  jamais  être  réprimée 
))  par  la  force...  C'est  la  parole  de  Dieu  qui  doit  com- 
r,  battre  ici  !  » 

{i)  EBLA:yGEN,  XXII,  .5g-io5. 


19 


290  LUTHER    ET   LE   LUTHÉRANISME 


Tout  ceci  est  fort  bien,  sauf  les  injures.  Mais, 
croira-t-on  que  Luther,  au  même  moment,  enseignait 
tout  le  contraire  ?  G  est  d'ailleurs  ce  qu'il  a  toujours 
fait,  pour  les  besoins  de  sa  cause.  En  juin  1022,  il 
avait  publié  son  traité  intitulé  :  Contre  l'état  fausse^ 
ment  appelé  ecclésiastique  du  Pape  et  desévêques,  011, 
précisément,  il  prétendait  s'élever  contre  le  pouvoir 
des  évêques,  «  ces  loups,  ces  assassins  d'àmes  )>. 
((  Aussi,  disait-il,  faut-il  se  garder  de  l'évêque  qui 
»  n'enseigne  pas  la  parole  de  Dieu,  conmie  du  démon 
))  en  personne.  » 

Ainsi  donc,  si  les  princes  attaquaient  le  luthéra- 
nisme, ils  avaient  tort,  c'était  aux  évêques  à  régler  ce 
qui  concerne  la  religion,  mais  si  un  évêque  s'opposait 
à  ((  l'Evangile  »,  à  «  la  parole  de  Dieu  »,  c'était  le  dé- 
»  mon  en  personne  ».  u  Agir  contre  eux  ce  n'est  pas 
»  commettre  un  attentat,  car  ce  ne  sont  pas  des  évê- 
»  ques,  disait-il  encore,  mais  des  pantins,  des  idoles 
»  sans  intelligence,  des  marionnettes,  des  idiots,... 
»  des  loups,  des  tyrans,  des  tueurs  d'âmes,  des  apô- 
«  très  de  l'Antéchrist  (ij!  » 

Mais  l'on  sera  encore  plus  étonné  d'entendre  Luther 
dire  à  l'Electeur  de  Saxe,  le  8  mai  1622,  qu'?7  doit  ré- 
primer les  faux  prédicateurs  (2). 

Mais  alors  c'est  donc  le  pouvoir  civil  qui  règle  les 
questions  religieuses.  —  Sur  ces  entrefaites,  le  cha- 
pitre de  AYittemberg  refuse  de  supprimer  la  messe, 
en  alléguant  que  l'Electeur  défend  tout  changement  : 

(ij  EaLA>GE>%  XXVIII,  142-201. 
(a;  Paulus,  /oc.  cit.,  p.  7. 


l'église  et  l'état  dans  la  doctrine,  etc.    291 

Que  nous  importe  l'avis  de  l'Electeur  sur  cette  ques- 
tion ?  répond  Luther,  le  1 1  juillet  lôaS,  et  le*  2  août 
dans  un  sermon,  revenant  là-dessus,  il  s'explique  en 
ces  termes  :  u  L'on  ne  peut  s'excuser,  en  disant  que 
l'Electeur  ne  veut  pas  changer  ce  qui  s'est  toujours 
.  l'ait.  Que  lui  demandons-nous  ?  Jl  na  rien  à  y  voir, 
»  mais  seulement  dans  les  questions  temporelles  (i)  !  » 
et  le  II  juin  1025,  il  enjoint  de  nouveau,  de  sa 
propre  autorité,  au  chapitre,  de  supprimer  l'ahomina- 
tion  de  la  messe  (2).  Les  chanoines  durent  céder,  hon 
gré,  mal  gré,  à  ces  ordres  donnés  au  nom  de  «  la  li- 
herté  évangélique  (3)  ». 

Mais  avec  le  temps,  une  effroyable  anarchie  a  éclaté 
dans  les  rangs  du  luthéranisme.  Lanabaptisme,  un 
instant  réprimé,  relève  partout  la  tête,  et  l'Eglise 
tombe,  surtout  en  Saxe,  dans  le  plus  grand  désordre. 
Luther  n'hésite  pas  alors  à  faire  appel  au  bras  sécu- 
lier :  ((  Les  paroisses  sont  partout  extrêmement  misé- 
rables, écrit-il  à  l'Electeur  Jean  de  Saxe,  le  01  oc- 
))  tobre  i52."3,  personne  ne  donne,  personne  ne  paye. 
))  Plus  d'argent  pour  les  messes  ou  pour  les  âmes,  plus 
de  redevances.  Le  peuple  ne  respecte  ni  prédica- 
))  teur,  ni  pasteur,  de  sorte  que  si  votre  Grâce  ne  pu- 
»  blie  ime  loi  sévère  pour  que  les  ouvriers  évangéli- 
»  ques  reçoivent  un  traitement  convenable,  en  fort  peu 
»  de  temps,  il  n'y  aura  plus  ni  cure,  ni  école,  ni  éco- 
))  lier,  la  parole  de  Dieu  et  son  service  seront  partout 
mis  en  oubli.  »  Et  Luther  ajoutait  ce  mot  impor- 
tant :  (I  II  appartient  à  l'Electeur,  «  à  ce  docile  instru- 


(I    Pailus,  loc.  cit.,  p.  7. 

(2)  Cf.    J.VXSSES,    II,    290. 

(3)  D'après  Paulls  (loc.  cit.),  celte  suppression  de  la  messe  au- 
rait eu  lieuyî;i  1d'2U,  d'après  Ja:«sse>,  i525i 


292  LUTHER    ET    LE    LUTHÉRANISME 

»  ment  du  Seigneur  »,  de  mettre  ordre  aux  affaires  rc- 
»  H  g  ie  ILS  es  (i  .  » 

Un  ami  de  Luther.  Nicolas  Haiissmann,  prédicant  à 
Z^vickau,  avait  déjà  fait  une  semblable  démarche  peu 
de  temps  auparavant  et  engagé  le  duc  Jean  à  «  mar- 
»  cher  sur  les  traces  généreuses  du  saint  roi  Josa- 
»  phat  (2)  ». 

Le  jeune  duc,  auquel  cet  avis  était  adressé,  devenu, 
par  la  mort  de  son  père  Frédéric  (le  5  mai  i525),  élec- 
teur de  Saxe,  était  franchement  partisan  des  nouvelles 
doctrines. 

Le  10  août  i525,  il  commençait  à  exercer  ses  droits 
spirituels  en  enjoignant  aux  prêtres  de  ne  prêcher  que 
le  u  pur  évangile  »  et  en  leur  défendant  de  célébrer 
des  messes  pour  les  morts  et  de  bénir  l  eau  et  le  sel.  11 
répondit  à  la  lettre  ci-dessus  rapportée,  de  Luther, 
en  se  déclarant  prêt  à  exécuter  les  règlements  promis 
par  lui  (7  novembre  i525). 

Ce  dernier  insista  bientôt  avec  force  auprès  d  un 
prince  aussi  bien  disposé  pour  qu'il  procédât  contre 
le  culte  catholique. 

Il  lui  écrivait,  le  8  février  1026,  ces  mots  qui  sont 
à  remarquer,  car  ils  sont,  pour  ainsi  dire,  la  charte  de 
fondation  des  Eglises  d'Etat  :  "  Un  prince  séculier  ne 
1)  doit  pas  supporter  que  ses  sujets  soient  maintenus 
»  dans  la  division  et  le  manque  d'unité  par  des  prédica- 
I)  leurs  opposés,  car  des  troubles  pourraient  sortir  de 
)'  là,  mais  dans  un  lieu  il  ne  doit  y  avoir  quune  prédi- 
»  cation.  C'est  grâce  à  ce  principe  que  les  gens  de  Nu- 
»  remberg  ont  apaisé  les  moines  en  les  chassant)  et 
»  aboli  les  couvents  (3).  » 

(i;  De  Wette,  III,  39. 
.  (2)  3  mai  1020. 
(i)  Cf.  Paulcs,  loc.  cit.,  12.  Cf.  aussi  Dôlli:sger,  III,  221. 


l'éguse  et  l'état  dans  la  doctrine,  etc.    293 

Si  l'on  eût  appliqué  ce  principe  dix  ans  aupara- 
vant, Luther  n'aurait  jamais  pu  parler,  mais  alors  il 
disait  au  contraire  que  u  le  pouvoir  civil  n'a  aucun 
droit  de  s'occuper  du  spirituel  » . 

Cette  thèse  que  chaque  pays  ne  peut  avoir  qu'une 
prédication  est.  bien  manifestement,  le  point  de  départ 
de  cette  autre  :  ccjcs  regio,  hcjus  religio  !  ce  qui 
revient  à  dire  que  tout  sujet  suit  la  religion  de  son 
prince,  principe  qui  régira  tout  le  droit  public  de 
l'Europe,  pendant  des  siècles. 

Par  l'ordre  de  lElecteur.  une  inspection  fut  organi- 
sée en  Saxe  Les  inquisiteurs  retinrent  une  instruction 
rédigée  par  Mélanchton.  On  y  réglait  toutes  les  cé- 
rémonies du  culte.  L  on  devait  déposer  les  curés  pa- 
pistes qui  pouvaient  encore  rester.  Quant  à  ceux  qui 
prêchaient  la  ^  {)arole  '  mais  qui  admettaient  u  quoique 
»(  erreur  dans  la  foi,  soit  au  sujet  du  Sacrement  ti-ès 
»  vénérable  du  Corps  et  du  Sang  du  Christ,  soit  sur  le 

>  Baptême,  on  les  avertirait  de  sortir  au  plus  tôt  du 
'<  pays,  sous  peine  d'être  punis  sévèrement  ^i).  » 

Cette  inquisition  devait  s'étendre  même  aux  laïques, 
et.  connue  on  le  voit,  elle  était  dirigée  contre  les  Pa- 
pistes, contre  les  Zwingliens  et  les  Anabaptistes. 

L'on  insistait  avec  force  dans  l'instruction  sur 
l'obéissance  passive  due  aux  autorités  :  ^  Les  sujets, 
»  disait-on.  doivent  être  avertis  qu'ils  sont  rigoureu- 
»  sèment  obligés  de  se  soumettre  aux  pouvoirs,  même 
»  à  c<Hi\  qui  se  montreraient  durs  et  exigeants  à  leur 

>  égard...  Tout  homme  qui  se  fait  gloire  du  nom  de 
»  chrétien,  doit  supporter  volontiers  toutes  les  charges, 
»  donner,  mènw  s'il  ne  doit  /xw.  et  payer,  même  s'il 
»  est  injaslement  accahlê  ifimpois  (aV  » 

,  i     Cf.  P.iiLi'S.  loc.  cit..    lO. 

(^i)  Corp,  Ret'onn..  WVl,  aij-^O.  Luther  dans  U  pivlace.  di- 


294  LUTHER   ET    LE   LUTHÉRANISME 

L'Enquête  se  fit  de  1527  à  1.529,  ^''>  comme  nous  le 
verrons  ailleurs  (i~,  elle  révéla  des  faits  lamentables. 

En  i535,  elle  fut  renouvelée,  dans  les  mêmes  con- 
ditions. 


VI 


Néanmoins,  Luther  n'abandonnait  pas  ses  principes 
de  liberté  de  conscience,  si  l'on  peut  dire,  «  à  l'usage 
externe  ». 

Comme  Georges  de  Saxe  avait,  en  i533,  chassé  de 
Leipzig  certains  Luthériens,  le  Réformateur  leur  écrit 
une  «  lettre  de  consolation  ».  Il  y  appelle  le  duc  un 
(i  tyran  »  et  déclare  qu'il  a  outrepassé  ses  droits,  car 
son  autorité  ne  s'clend  que  sur  les  corps  et  les  biens  et 
les  affaires  temporelles. 

Chose  curieuse,  quelques  années  plus  tard,  le  duc 
meurt  iGSg  et  son  successeur  Henri  de  Saxe  est  lu- 
thérien. Aussitôt  Luther  lui  demande  de  détruire  le 
papisme  dans  ses  Etats.  Il  fait  des  instances  pour  que 
l'on  attaque  lévêque  de  Mcissen,  bien  qu'il  fût  membre 
d'empire.  Il  fallait,  écrit-il  en  juillet  lôSg,  que  le 
duc  Henri,  comme  maître  du  pays,  vînt  «  abolir  dans 
Meissen  l'idolâtrie  blasphématoire  »  car  «  les  princes 
»  doivent  détruire  Baal  et  toute  idolâtrie  il  s'agit  de  la 
))  Messe'  au  plus  lut  qu'ils  peuvent,  comme  les  anciens 
»  rois  de  Juda  et  d'Israël  et  plus  tard  Constantin, Tliéo- 
»  dose,  Gratien  (2    ». 

Cet  avis  fut  entendu.  L'évèché  de  Meissen  fut  en- 

sait  que  l'Electeur  ordonnait  celte  inquisition  par  amour  de 
l'i'vangile,  sans  y  ^''^«^  slrictcmcnl  obligé.  Cette  mention  disparut 
dans  l'édition  de  i53(j. 

(i)  Conséquences  morales,  etc.,  ci-après. 

(2)  Pallls,  i5. 


l'église  et  l'état  dans  la  doctrine,  etc. 


295 


vahi,  le  tombeau  de  saint  Bennon  fut  violé,  les  images 
furent  brisées  et  enlevées,  ainsi  que  les  autels,  la 
messe  fut  abolie,  et  ainsi  l'on  introduisit  de  force  la 
liberté  évangcUrjuc. 

On  voit  comment  Luther  entendait  la  liberté.  Sem- 
blable en  cela  aux  révolutionnaires  de  tous  les  temps, 
il  la  voulait,  dit  l'historien  Fricdbenj,  a  pour  lui  et  pour 
»  son  enseignement,  mais  non  pour  ceux  qu'il  jugeait 
»  dans  l'erreur  » . 

Mélanchton  sera  le  premier  à  gémir  sur  les  effets  de 

cette  intrusion  du  pouvoir  séculier  en  matière  dereligion. 

((  Les  princes  ne  se  soucient  pas  des  questions  reli- 

»  gieuses,  écrira-t-il,  une  doctrine  leur  est  aussi  in- 

»  diflerente  que  l'autre.  Sous  prétexte  d'Evangile,  ils 

»  dépouillent  les  paroisses,  et  ne  sont  passionnés  que 

»  pour  leurs  jeux,  leurs  maîtresses  et  leurs  plaisirs.  » 

Dès  l'assemblée  d'Augsbourg,  il   avait  essayé  de 

réagir    i53o  .  Il  y  demandait  on  etfet  que  l'on  rétablît 

fortement  la  juridiction  épiscopale.  Et  lui,  qui  avait 

écrit,  en  i526,  à  Philippe  de  Hesse  :  ((  11  vous  appar- 

»  tient  de  régler  par  vos  agents  la  prédication  en  sorte 

»  que  le  plus  sage  parle  et  enseigne  seul,  tandis  que 

))  les   autres    se    tairont.    »    Lui    qui    avait    invoqué 

l'exemple  des  rois  de  Juda  pour  montrer  à  l'Electeur 

de  Saxe  qu'il  devait  «  s'appliquer  à  maintenir  la  pu- 

»  reté  de  la  doctrine  chrétienne  ».  Il  disait  maintenant: 

((  Que   prétendent  donc  les  princes,  en  se  mêlant  de 

((  questions    auxquelles,  au   fond,  ils  ne   s'intéressent 

»  nullement  et  dont  l'une  leur  est  aussi  indifférente 

»  que  l'autre.  » 

Nous  avons  fait  un  rjvand  péché  en  conduisant  la 
théologie  à  la  Cour  ^i)  ! 

(i)  Corp.  Refonn.,  II,  268-370  et  aSg.  Le  dernier  mot  est  du 
■y  août  i53o.' 


296  LUTHER   ET   LE   LUTHÉRANISME 

La  Césaropapie  faisait  regretter  déjà  la  Papauté  ! 
Brenz  écrivait  alors  à  un  ami  scandalisé  des  conces- 
sions faites  aux  évêques.  «  Tu  ne  saurais  croire  com- 
»  bien  les  prédicants  honnêtes  sont  tyrannisés  par  les 
»  fonctionnaires  de  la  Cour  et  de  l'Etat,  dans  les  pays 
»  évangéliques.  Aucun  homme  sensé  ne  peut  approuver 
»  que  les  affaires  ecclésiasiques  soient  remises  aux  mains 
»  du  pouvoir  (  i  .  » 

Mais  il  était  trop  tard,  et  l'on  ne  pouvait  plus  re- 
venir en  arrière.  Le  bras  séculier  était  trop  nécessaire, 
et  pour  maintenir  l'ordre  et  pour  réprimer  l'^iérésie. 

Ce  dernier  point,  en  effet,  était  capital,  comme  il 
nous  reste  à  le  dire,  pour  le  succès  de  la  nouvelle  doc- 
trine. 


VII 


Sans  doute,  Luther  avait  écrit  en  i52o  :  «  Il  est 
»  contre  la  volonté  du  Saint-Esprit  de  brûler  les  héré- 
»  tiques  2}  »,  et  nous  l'avons  entendu  attribuer  aux 
évêques  seuls  le  droit  de  réprimer  l'hérésie,  dans  son 
ouvrage  de  i523,  sur  VAulorité  séculière.  Mais  alors, 
il  était  lui-même  enjeu.  L'Eglise  catholique  le  traitait 
d'hérétique  et  l'empereur  l'avait  mis  au  ban  de  l'Em- 
pire. Il  pouvait  craindre  le  traitement  fait  à  Jean  Huss, 
cent  ans  auparavant,  et  voilà  pourquoi  il  s'élève  avec 
tant  de  force  contre  la  répression  de  l'hérésie.  Jusqu'en 
mai  i525.  au  plein  de  la  guerre  des  paysans,  dans  son 
Exhortation  à  la  paix,  il  déclarait  que  u  Uautordé  ne 
»  doit  empêcher  personne  d'enseigner  et  de  croire  ce 
«  quil  veut,  que  ce  soit    Evangile   ou   mensonge  ;  il 

(i)  Ibid.,  II,  363,  lettre  à  Isenmann,  du  11  sept.  i53o. 
(2)  l^AULus,  loc,  cit.,  19. 


l'église   et    L  ETAT    DANS    LA   DOCTRLNE,    ETC.      297 

»  suffit  qu'elle  réprime  toute  doctrine  de  révolte  et  de 
))  (/lierre  ».  Les  princes  devaient  même  montrer  beau- 
coup de  douceur  :  «  Une  charrette  de  foin  cède  le  che- 
»  min  à  un  ivrogne,  disait-il,  combien  plus  devez-vous 
»  renoncer  à  votre  violence,  à  votre  opiniâtre  tyrannie 
»  et  traiter  avec  ménagement  les  pauvres- paysans  éga- 
»  rés  (i)  !  » 

A  cette  époque,  Luther  flattait  plutôt  l'émeute  dont 
on  ne  pouvait  prévoir  l'issue.  Dès  qu'elle  eut  été 
écrasée  au  contraire,  il  publia  un  nouvel  écrit  :  Contre 
les  troupes  homicides  et  pillardes  de  paysans,  pour 
conseiller  aux  princes  de  mettre  les  révoltés  à  mort  et 
de  les  poursuivre  comme  des  chiens  enragés.  Nous  ne 
voudrions  pas  cependant  ici  l'accuser  de  duplicité. 
N'oublions  jamais  qu'il  s'agit  de  l'un  des  hommes  les 
plus  passionnés  qui  aient  existé  '2 ,  ! 

A  partir  de  ce  temps  Sers  i526  ,  Luther  a  fait  une 
si  mauvaise  expérience  de  la  liberté,  qu'il  devient  ab- 
solument impitoyable  contre  les  hérétiques.  11  sent 
que  son  parti  tombe  en  décomposition  s'il  n'est  forte- 
ment soutenu  du  dehors  par  le  pouvoir  civil.  Sur  sa 
demande  et  celle  de  Mélanchton,  l'électeur  Jean  de 
Saxe  publia,  en  i52S,  un  décret  3  interdisant  la 
vente,  l'achat  et  la  lecture  des  livres  des  Sacramen- 
taires  Zwingliens  ,  des  anabaptistes  et  autres  sectes 
non  luthériennes,  sous  peine  de  punitions  corporelles. 
La  censure  des  livres  devint  très  sévère  à  AViltemberg 
et  ne  cessa  plus  désormais  de  fonctionner. 

Cependant,  nous  avons  constaté  que  dans  l'Instruc- 
tion d'enquête,  en  1527,  l'on  avait  trouvé  la  peine 
du  bannissement  suffisante  contre  les   dissidents.  Le 

[l]    KRLANf.ES,    XXIV,    257-286. 

(2)  Cf.  Janssex,  II,  519,  note. 
r3)  Paulus,  p.  2J  (loc.  cit.). 


298  LUTHER    ET    LE    LUTHÉRANLSME 

i/i  juillet  1628,  Luther  écrivait  encore  à  Link,  à  Nu- 
remberg, qu'il  ne  fallait  pas  les  mettre  à  mort. 

Mais  avec  le  temps,  il  dut  éprouver  ce  que  Mélan- 
cliton  exprimait  en  ces  termes  dans  une  lettre  à  Myko- 
nius  (février  i53o)  : 

((  Au  commencement,  quand  je  connaissais  à  peine 
»  Storch  et  sa  secte,  d'oi^i  sont  sortis  les  Anabaptistes, 
»  j'ai  pratiqué  une  douceur  stupide  ;  d'autres  pensaient 
»  aussi  alors  qu'il  ne  fallait  pas  punir  les  hérétiques 
»  par  l'épée...  Maintenant  je  me  repens  grandement 
))  de  ma  douceur  passée...  Je  suis  d'avis  à  présent  que 
»  même  ceux  qui  soutiennent  des  théories  non  révo- 
»  lutionnaires,  mais  simplement  blasphématoires,  doi- 
))  vent  être  punis  de  mort  par  l'autorité.  Car  le  pouvoir 
»  doit  châtier  le  blasphème  public  comme  les  autres 
»  crimes.  La  loi  de  Moïse  nous  enseigne  cela.  » 

Ainsi  donc,  l'on  voulait  revenir  aux  rigueurs  que 
Dieu  avait  établies  jadis,  dans  des  circonstances  très 
spéciales,  et  l'on  fondait  là-dessus  toute  une  théorie 
nouvelle,  sur  les  devoirs  des  chefs  d'Etat  à  l'égard  de 
l'hérésie. 

Mais  si  le  d  doux  »  (i)  Mélanchton  regrettait  sa  pre- 
mière douceur,  que  devait  dire  le  violent  Luther  ? 

Précisément,  dans  ce  même  temps,  un  parti  se  for- 
mait à  Nuremberg  pour  refuser  à  l'autorité  civile  le 
pouvoir  de  châtier  les  hérétiques  par  la  force,  et  l'on 
invoquait  pour  cela  les  premiers  écrits  de  Luther.  Le 
greffier  municipal,  Lazare  Spcngler,  dont  l'influence 
était  énorme,  chargea  le  jeune  Veit  Dietrich,  alors  à 
A^  itteniberg,  de  consulter  le  Réformateur  à  ce  sujet, 
et  de  le  prier  de  combattre  la  «  nouvelle  erreur  »  dans 
son  explication  du  Psaume  lxxxh. 

(l)  Voir  dans  Dc")Luxgeii,  I,  3^0  et  sulv.,  ce  qu'il  faut  penser 
de  celte  épitliète  tradilionncUc. 


l'église  et  l'état  dans  la  doctrine,  etc.    299 

A  cette  demande,  «  Luther,  dit  l'historien  protes- 
»  tant  IKcander,  s'exprima  avec  netteté  et  mit  en  avant 
))  des  principes  absolument  opposés  à  ses  déclarations 
»  antérieures,  et  par  lesquels  toute  domination  de  re- 
»  ligion  d'Etat,  toute  tyrannie  spirituelle,  pouvait  être 
»  légitimée  ;  les  mêmes  principes  que  les  empereurs 
»  romains  avaient  posés  pour  persécuter  le  christia- 
»  nisme  n. 

Il  y  avait,  d'après  Luther,  deux  sortes  d'hérétiques  : 
les  uns  qui  s'élèvent  non  seulement  contre  la  religion, 
mais  encore  contre  l'ordre  public;  les  autres  qui  atta- 
quent seulement  la  religion.  Que  les  premiers  doivent 
être  punis,  cela  va  de  soi.  Mais  même  ceux  qui  sont 
uniquement  sur  le  terrain  religieux,  comme  les  Sacra- 
mentaires  (Zwingliens)  et  les  papistes,  ne  doivent  pas 
être  ménagés,  parce  qu'ils  sont  des  blasphémateurs  de 
Dieu  (i). 

Pendant  l'été  de  i53o,  parut  l'explication  du  Psau- 
me Lxwii,  tant  attendue  de  Spengler, 

Dans  cet  écrit,  Luther  expose  que  les  pouvoirs  tem- 
porels u  sont  appelés  à  bon  droit  divins,  et  même  dieux 
tout  court  »,  parce  qu'ils  tiennent  ici-bas  la  place  de 
Dieu.  Qui  les  méprise,  méprise  Dieu,  qui  parle  et  juge 
par  eux. 

Puis  il  traite  la  question  de  la  répression  des  héré- 
tiques. 

Il  y  a  deux  sortes  d'hérétiques,  enseigne  Luther  : 
«  Quelques-uns  sont  révolutionnaires.  »  Ceux-là  sont 
sans  aucun  doute  à  réprimer.  Mais  il  y  en  a  d'autres 
«  qui  enseignent  contre  un  article  public  de  la  foi, 
»  fondé  clairement  dans  l'Ecriture  et  admis  par  toute 
))  la  chrétienté  dans  tout  l'univers,  comme  ceux  que 

(i)  Paulus,  loc.  cil.,  23. 


300  LUTHER    ET    LE   LUTHÉRANISME 

»  l'on  apprend  aux  enfants  dans  le  Credo,  comme  si 
»  quelqu'un  voulait  enseigner  que  le  Christ  n'est  pas 
»  Dieu  (i),  mais  un  homme  ordinaire  et  comme  un 
)^  autre  prophète,  ainsi  que  les  Turcs  et  les  Anabap- 
»  tistes  le  disent.  Ceux-là,  on  ne  doit  pas  non  plus  les 
»  souffrir,  main  les  punir  comme  des  blasphémateurs 
))  publics...  De  même  l'autorité  civile  doit  punir  ou  en 
))  tout  cas  ne  pas  supporter  ceux  qui  enseignent  que  le 
»  Christ  n'est  pas  mort  pour  nos  péchés,  mais  que 
))  chacun  doit  satisfaire  pour  soi-même  (2)  ;  car  ceci 
»  est  aussi  un  blasphème  public  contre  l'Evangile  et 
»  contre  cet  article  général  :  Je  crois  à  la  rémission 
»  des  péchés.  Item,  qui  enseigne  qu'il  n'y  a  pas  de  Ré- 
»  surrection  des  morts,  ni  de  Vie  éternelle  et  d'Enfer, 
»  et  choses  semblables,  comme  les  Sadducéenset  Epi- 
))  curiens,  qui  ne  manquent  pas  parmi  nos  prétendus 
»  sages.  Par  là,  personne  n'est  forcé  à  croire,  car  cha- 
»  cun  peut  bien  croire  ce  qu'il  veut.  Mais  Venseujne- 
»  ment  et  les  blasphèmes  sont  interdits. . .  Moïse  dans  sa 
))  loi  ordonne  au.'isi  que  de  tels  prédicateurs,  et  en  pé~ 
»  néral  tous  les  faux  maîtres ,  soient  lapidés.  Ainsi  donc 
»  l'on  ne  doit  pas  faire  de  longues  disputes,  mais  même 
))  sans  les  entendre  et  sans  y  répondre  il  faut  con~ 
))  damner  de  tels  blasphèmes...  Car  de  tels  articles  gé- 
))  néraux  de  toute  la  Chrétienté  sont  déjà  assez  établis, 
))  prouvés  et  définis  par  l'Ecriture  et  Fapprobation  de 
»  toute  la  Chrétienté,  appuyés  par  foule  de  miracles, 
»  scellés  du  sang  des  saints  martyrs,  affirmés  dans  les 

(i)  La  plupart  des  protestants  actuels  tombent  sous  cette  hypo- 
thèse, voir  à  ce  sujet  l'admirahlc  étude  de  M.  G.  Goyau,  L'Alle- 
magne religieuse,  le  jjroteslantisinc. 

(2)  Ceci  visait  les  «  jjapistes  »  mais  en  réalité  cela  tombe  uni- 
quement sur  les  Uitschliens.  Cf.  Rivière,  Le  dogme  de  la  Ré. 
deiiiption,  p.  ali  et  suiv. 


l'église  et  l'état  dans  la  doctrine,  etc.    301 

»  ouvrages  des  docteurs,  etilsn'ont  plus  besoin  d'autre 
»  maître  ni  d'autre  sage  (i  ;.  » 

Ces  dernières  lignes  sont  remarquables.  Elles  mar- 
quent un  changement  considérable  dans  l'attitude  de 
Luther,  si  toutefois  ce  n'est  pas  chez  lui  un  simple 
flux  de  paroles  sans  conviction.  Il  fait  appel  au  témoi- 
gnage des  martyrs  et  de  toute  l'Eglise,  lui  qui  avait 
déclaré  que  toute  l'Eglise  était  corrompue  depuis 
quinze  siècles  ;  il  fait  appel  aux  docteurs,  lui  qui  ne 
voulait  entendre  que  l'Ecriture. 

C'est  qu'ici,  il  avait  affaire  avec  des  protestants  qui, 
comme  lui,  appelaient  à  l'Ecriture,  et  personne  n'a  su 
mieux  que  lui  modifier  son  langage  suivant  les  cir- 
constances. 

Nous  avons  vu  toutefois  (2)  qu'à  certains  moments, 
il  semblait  croire  encore  à  1  Eglise.  Qu'on  lise  par 
exemple  cette  page  écrite  par  lui,  en  i532,  contre  les 
Zvsingliens  :  «  Ce  témoignage  ,de  l'Eglise  chrétienne 
n  tout  entière,  même  si  nous  n'avions  aucun  autre  ai'gu- 
))  ment,  doit  nous  suffire  à  lui  tout  seul  pour  nous  faire 
»  admettre  cet  article  (de  la  présence  réelle),  car  il  est 
»  dangereux  et  effrayant  de  croire  quelque  chose  contre 
»  le  témoignage  unanime,  la  foi  et  l'enseignement  de 
»  toute  rËcjlise  chrétienne,  alors  que  depuis  i5oo  ans 
»  dans  tout  l'univers  cela  a  été  admis  si  uniformément. 
))  Qui  doute  de  cela  fait  comme  s'il  ne  croyait  pas  qu'il 
»  y  ait  une  Eglise  chrétienne,  et  condamne  non  seule- 
))  ment  ainsi  toute  l'Eglise  chrétienne  comme  un  hé- 
!>  rétique,  mais  le  Christ  lui-même,  et  les  prophètes,  et 
))  les  apôtres,  qui  ont  établi  invinciblement  cet  article 
»  de  foi  :  Je  crois  à  la  sainte  Eglise  chrétienne.  » 

(i)  Paulcs,  loc.  cit.,  2^,  25. 

(2)  Supra,  L'insincérité  de  Luther,  M"  partie. 


302  LUTHER    ET    LE    LUTHÉRANISME 

Avec  de  telles  idées,  on  s'explique  les  propres  tour- 
ments de  Luther  au  sujet  de  ses  luttes  avec  l'Eglise. 
Il  est  vrai  qu'il  voulait  se  persuader,  on  l'a  vu,  qu'il 
était  schismatique  et  non  pas  hérétique. 

Mais  s'il  souffrait  cruellement  de  sa  position  fausse 
à  l'égard  de  l'Eglise,  s'il  entendait  sans  cesse  le  dé- 
mon, c'est-à-dire,  sa  conscience,  lui  reprocher  d'avoir 
rompu  avec  un  passé  imposant  de  i5  siècles,  et  s'il 
tremblait  à  cette  voix  continuelle  qui  lui  répétait  : 
l'EgHse  !  l'Eglise!  les  Pères  !  les  Pères  !  il  n'en  était 
que  plus  ardent  contre  les  malheureux  égarés  comme 
lui. 

Dans  la  lettre  que  l'on  Aient  de  citer  et  qui  est 
adressée  au  prince  Albert  de  Prusse,  il  déclare  que  ce 
prince  ne  doit  pas  supporter  les  Zwingliens,  car  ce 
serait  charger  lourdement  sa  conscience  que  de  laisser 
s'opérer  la  perte  de  tant  d'àmes  (i). 

«  Par  là,  disait  plus  tard  Pislorias,  Luther  se  con- 
»  damnait,  lui  et  toute  sa  secte.  » 

Dans  celte  même  lettre,  Luther  blàmc  —  chose 
étrange  —  la  tolérance  des  cantons  catholiques  de 
Suisse,  lesquels,  après  la  victoire  de  Cappel,  en  i53i, 
où  périt  ZAvingle,  avaient  laissé  au  culte  de  ce  dernier 
la  liberté  de  s'exercer,  au  lieu  de  u  condamner  absolu- 
»  ment  cette  erreur  ». 

Il  faut  dire  que  cette  modération  des  Suisses  leur 
avait  été  inspirée  par  le  Pape  lui-même.  C'était  alors 
Clément  VII  (i523-i53/i)  et  il  avait  fait  écrire  par 
l'évêque  d'Osma  ce  conseil  de  douceur  : 

«  Sa  Sainteté  désire  que  les  Suisses  ne  poussent  pas 
»  plus  loin  les  choses.  Que  si  les  cantons  protestants 
»  faisaient  mine  de  vouloir  prendre  leur  revanche,  alors 

{i)  Cf.  Pallls,  loc.  cit.,  33  et  34  ;  de  Wetïk,  IV,  S^g. 


l'église  et  l'état  dans  la  doctrine,  etc.    303 

»  seulement  le  Pape  serait  d'avis  de    leur  envoyer  des 
»  secours  (ly.  » 

Le  pape  Paul  III  usa  plus  tard  de  la  même  douceur 
et  dut  écrire  à  François  I'"',  roi  de  France,  toujours  si 
empressé  à  soutenir  les  protestants  en  Allemagne  et  à 
les  poursuivre  en  France,  pour  l'engager  à  montrer 
plus  de  justice  à  l'égard  des  huguenots. 

On  voit  par  ces  faits  de  quel  côté  se  trouvaient  alors 
les  idées  de  tolérance  et  de  générosité  large  à  l'égard 
des  égarés. 

Ce  qui  rend  la  différence  plus  sensible  c'est  que 
l'Eglise  catholique  regarde  comme  un  dogme  sa  propre 
infailHbililé  (2  ,  et  ne  peut  donc  pas  faire  autrement  que 
d'appeler  erreur  tout  ce  qui  s'oppose  à  sa  foi.  Luther 
avait-il  le  droit  d'en  faire  autant,  aprèss'être  si  souvent 
contredit  P 

Cependant  il  n'hésitait  pas  à  regarder  comme  évident 
que  tous  ses  adversaires  étaient  de  mauvaise  foi. 

Comme  on  lui  objectait  en  effet  que  l'empereur, 
d'après  ses  principes,  pouvait  bien  se  croire  obhgé  en 
conscience  de  réprimer  son  propre  enseignement,  il 
répondit  :  «  Si  l'empereur  Charles  était  sur  que  ladoc- 
»  trine  papiste  est  la  vraie,  il  pourrait  à  bon  droit, 
»  d'après  le  commandement  de  Dieu,  employer  toutes 
»  ses  forces  à  détruire  notre  enseignement  comme  hé- 
»  relique...  Mais  nous  savons  qu'il  n'en  est  pas  certain 
)>  et  qw  il  ne  peut  pas  en  être  certain,  car  nous  savons 
»  qu'il  se  trompe  et  lutte  contre  l'Evangile.  »  Son  de 
voir  était  donc  «  de  reconnaître  la  Parole  de  Dieu  (le 
»  luthéranisme)  et  de  travailler  de  toutes  ses  forces  en 
»  sa  faveur  ». 


(i)Gf.  Ja>sse>,  III,  261  et  suiv. 
(2)  En  matière  de  fol  évidemment. 


8U4  LUTHER    ET    LE    LUTHÉRANISME 

On  s'étonne  après  tant  de  preuves  (et  une  foule 
d'autres  que  l'on  pourrait  apporter)  d'entendre  certains 
historiens  protestants  nous  dire  comme  Kôstlin  f  i)  : 
«  Luther  ne  veut  pas  que  l'on  mette  à  mort  les  héréli- 
»  tiques  »  ou  comme  ]]  alther  (2  :  «  Luther  n'aurait 
»  pas  voulu  qu'on  mît  à  mort  les  anabaptistes,  s'ils 
))  n'avaient  mérite  cette  peine  comme  révoltés.  » 

Il  suffit  de  leur  opposer  cette  déclaration  de 
Kôhler  o.,  professeur  protestant  à  Giessen  :  «  La  peine 
»  de  mort  contre  l'hérésie  en  temps  qii  hérésie  était  du 
»  côte  luthérien  légitimée  de  la  manière  la  plus  auctori- 
»  tative.  Les  anciens  procédés  contre  les  hérétiques 
»  sont  passés  du  droit  romain. dans  la  Réforme  avec 
»  une  approbation  décidée.  » 

Et  l'historien  Maurenbrecher  ^protestant)  n'hésite 
pas  à  dire  :  «  Il  est  difficile  de  découvrir  une  différence 
))  entre  les  protestants  allemands  et  les  catholiques  cs- 
»  pagnols...  L'enseignement  de  Luther  s'écarte  peu  de 
»  la  procédure  deV  Inquisition  d'Espagne.  L'un  et  l'autre 
))  reposent  sur  cet  axiome  f/d/'{m//e?  de  religion  nécessaire 
»  dans  un  peuple  (4).  » 

Il  n'est  donc  pas  douteux  que  Luther,  s'il  eût  vécu, 
aurait  approuvé  cette  lettre  de  Mélanchlon,  adressée  le 
1/4  octobre  i554  à  Calvin,  au  sujet  de  Michel  Servet, 
exécuté  l'année  précédente  : 

((  Révérend  Seigneur  et  Frère  bien-aimé  !  J'ai  lu 
»  votre  écrit,  dans  lequel  vous  attaquez  vigoureusement 
»  l'horrible  blasphème  de  Servet,  et  je  remercie  le  Fils 
))  de  Dieu  de  s'être  montré  le  juge  suprême  de  ce  com- 
»  bat  que  vous  avez  livré.  L'Eglise  tout  entière  vous  en 

(i)  Lulhers  Thcoloçjie,  1901. 

(2)  Luther  ini  neiiesten  rômischen  Gericltt,  1886. 

(3)  Rcformalion  iind  Kelzerprozess,   igoi.' 
(4^  Cf.  Paulus,  loc.  cit.,  89  et  !\o. 


l'église  et  l'état  dans  la  doctrlne,  etc.    305 

»  sera,  dans  tous  les  temps  à  venir,  reconnaissante  éga- 
»  lement.  J'approuve  complètement  votre  jugement,  et 
n  je  déclare  aussi  que  votre  pouvoir  civil  a  bien  agi  en 
))  punissant  de  mort  comme  il  était  juste  cet  homme 
))  blasphémateur  li\  n 

L'année  suivante,  il  répétait  la  même  choseàBuUin- 
ger^  et  nous  trouvons  ce  mot  de  lui  en  lôSy  :  «  Les 
»  magistrats  de  la  république  de  Genève  ont  donné,  en 
»  châtiant  il  y  a  quatre  ans  le  blasphème  de  l'Espagnol 
»  Servet  contre  le  Fils  de  Dieu,  un  exemple  pieux  et 
»  mémorable  pour  toute  la  postérité  ,2).  » 

Après  cela  peut-on  s'empêcher  de  qualifier  de  men- 
songe historique  toute  affirmation  qui  tendrait  à  faire 
de  Luther  ou  des  siens  le  père  de  la  «  liberté  de  cons- 
cience »  et  de  «  la  tolérance  religieuse  ». 

Dans  toutes  les  guerres  de  religion  qui  suivirent,  que 
l'on  examine  impartialement  de  quel  côté  commencèrent 
les  violences  et  l'on  dira  sur  qui  retombe  la  responsa- 
bilité du  sang  versé. 

VIII 

En  arrivant  au  terme  de  cette  étude  sur  les  idées  de 
Luther  au  sujet  de  l'Eglise,  il  est  impossible  de  ne  pas 
être  embarrassé  pour  conclure.  Il  est  facile  de  dire  :  en 
tel  mois,  telle  année.  Luther  a  (ht  cela,  et  tel  autre 
mois  de  telle  autre  année  ou  de  la  même,  il  a  dit  ceci. 
Mais  il  est  infiniment  difficile  de  mettre  d'accord  ces 
différentes    affirmations. 

Un  seul  principe  semble  nous  permettre  de  donner 
une  idée  générale  des  opinions  de  Luther  sur  ce  point  : 

(i)  Cf.  Paulus,  hc.  cit.,  ig. 
(3)  Corpus  Refonn.,  IX,  i33, 

20 


306  LUTHER    ET    LE   LUTHÉRANISME 

Il  a  parlé  toujours  conforméuienl  aux  circonstances  ac 
tucUes,  sans  s'occuper  des  conséquences  parfois  terribles 
de  ses  affirmations.  Quand  on  lui  oppose  l'Eglise  et  sou 
infaillibilité,  il  répond  qu-e  b  démon  l'a  séduite,  qu'elle 
s'est  trompée,  que  tout  chrétien  est  éclairé  directement 
par  l'Esprit  Saint,  que  lEcriture  est  la  seule  source 
de  toute  lumière. 

Mais  quand  on  lui  oppose  l'Ecriture  elle-même 
comme  les  Sacramenlaires,  ou  l'inspiration  d'en  haut 
comme  les  Anabaptistes,  alors  il  fait  appel  à  l'Eglise 
qui  ne  peut  errer  et  qui  «  à  elle  seule  »,  «  sans  l'Ecri- 
ture )),  établit  notre  foi! 

((  Jamais  Luther  n'a  pu  sortir  de  ces  tergiversations, 
))  dit  Dollinger  (i),  de  ces  oscillations  entre  des  vues 
»  diamétralement  opposées  que  trahissent  ses  discours 
»  à  propos  de  l'Eglise,  et  jamais  il  n'est  parvenu  à  se 
»  former  une  conviction  stable.  » 

Une  seule  chose  n'a  pas  changé,  nous  l'avons  dit  et 
nous  le  répétons  en  terminant,  c'est  sa  haine  du  Pape. 

Cette  passion  a  été  le  centre  de  sa  vie  et  de  son 
œuvre,  ainsi  que  l'exprime  admirablement  celte  cu- 
rieuse épitaphe  : 

Lulhcri  Epitapliium 

Je  m'appelle  Martin  Luther, 

De  Dieu  envoyé  au  pays  allemand 

Qui  par  l'enseignement  du  Pape  et  du  diable 

Etait  complètement  et  totalement  corrompu... 

Et  j"ai  par  l'Ecriture  prouvé  clairement,  — 

Et  ce  sera  toujours,  cterncllement  vrai  — 

Que  le  Pape  est  l'Antéchrist, 

Qu'il  a  son  origine  dans  la  malice  du  démon... 

Tout  ce  cpie  le  Christ  a  enseigné; 

(1)111,198. 


l'église  et  l'état  dans  la  doctrine,  etc.    307 

Le  Pape  l'a  détruit  complètement, 

Il  a  méprisé  le  sang  et  la  mort  du  Christ, 

Aboli  lulilité  de  sa  passion 

Il  s'est  appuyé  orgueilleusement  sur  son  pouvoir, 

Et  mis  le  comble  à  sa  maVire  di(iboll(jiic. 

Le  Mal,  que  le  Pape  ainsi  a  fait, 

Aucune  langue  humaine  ne  [>cut  le  dire. 

Par  le  fruit  de  sa  belle  doctrine, 

Le  monde  a  enseigné  partout  le  mal, 

Et  tous  ses  péchés  se  sont  élevés  si  haut, 

Que  le  Ciel  est  presque  surchargé  par  le  péché. 

Tout  ce  péché  immense  de  tout  le  monde, 

Je  l'ai  montré  clairement  par  la  parole  ; 

Sur  cet  enseignement  et  cette  lumière  de  Dieu, 

Le  Pape  enrarje,  le  mauvais  drôle. 

De  colère,  il  crache  un  feu  infernal, 

La  méchanceté  jaillit  de  ses  yeux, 

Il  élève  le  cri  diabolique  de  sa  cour. 

Ses  prêtres  deviennent  fous  et  aveugles. 

Toute  son  école  aboie  après  moi  !  etc.,  etc.  (i). 

Aussi  le  P.  ^^  ciss  nous  paraît-il  dans  la  pure  vérité 
quand  il  écrit  :  «  \'eut-oii  avoir  lonl  Lnllicr,  le  vrai 
»  Luther,  Luther  dans  toute  Vnmpleur  et  tout  rcnscin- 
»  ble  (k  son  être,  il  suffit  de  t étudier  sous  ce  rapport  : 
«  Luther  en  lutte  contre  lu  Papauté  —  ceci,  c'est  le 
»  Luther  concentré  {•>.).  » 

(i)  W.vLcn.,  XXI,  386. 

(2)  Weiss,  Lulhcij)SYcholo(iic,  Majencc,  1906,  p.   J70. 


NEUVIÈME  ÉTUDE 


LUTHEU      ET     LE     MIRACLE 


So-MMATRE.  —  I.  Luther  reconnaît  la  nécessité  du  miracle  pour 
appuyer  sa  doctrine  (lôaa).  —  Mais  il  refuse  d'en  faire  — 
tout  en  exigeant  de  ses  adversaires.  —  II.  Le  «  premier  mi- 
racle »  de  Luther  à  Erfurt  (i02ij.  —  La  fable  du  pape-àne  et 
du  moine-veau.  —  L'évasion  des  religieuses,  autre  miracle.  — 
Lutlinr  fut-il  un  thaumaturge  I" 

Se  demander  si  Luther  admeltail  le  miracle,  ce  serait 
poser  une  question  capable  de  faire  sourire  quiconque 
est  au  courant  de  l'histoire  des  idées  dans  le  monde.  Il 
n'y  a  rien  d'éloigné  du  luthéranisme  comme  le  pro- 
testantisme libéral  de  notre  époque,  bien  que  l'un  pro- 
cède de  l'autre  par  le  développement  logique  du 
principe  du  libre  examen,  dont  les  conséquences  épou- 
vantaient celui-là  même  qui  l'avait  posé. 

Non  seulement  Luther  admettait  le  miracle,  mais, 
comme  on  le  verra,  il  en  exagérait  étrangement  la  né- 
cessité et  la  fréquence. 

L'une  des  angoisses  les  plus  continuelles  et  les  plus 
effrayantes  du  Réformateur  provenait,  on  vient  de  le 
voir, de  la  difficulté  de  légitimer  sa  mission  à  ses  propres 
yeux  (i). 

(i)  Cf.  l'étude  précédente. 


LUTHER    ET    LE   MIRACLE  309 

C'est  à  ce  propos  que  se  posait  pour  lui  la  question 
du  miracle.  Nous  allons  recueillir  là-dessus  les  rensei- 
gnements que  l'histoire  nous  donne  sur  sa  théorie  et  sa 
pratique. 

I 

En  théorie.  Luther  reconnaît,  dès  1022,  la  nécessité 
du  miracle  pour  confirmer  toute  mission  qui  se  prétend 
divine. 

((  Celui  qui  veut  mettre  sur  le  tapis  quelque  chose 
»  de  nouveau,  ou  enseigner  autre  chose  que  ce  qui  est 
»  enseigné,  celui-là  doit  avoir  mission  de  Dieu  et  jus- 
»  tifier  cette  mission  par  des  miracles  véritables,  s'il 
»  ne  peut  le  faire,  qu'il  passe  son  chemin  (i).  » 

Ce  principe  était  dangereux  pour  sa  cause,  semble- 
t-il,  car  c'était  se  mettre  en  demeure  d'opérer  des  pro- 
diges, ou  de  nier  l'origine  divine  de  sa  mission. 

Luther  sentit  la  difficulté.  Sa  réponse  est  à  noter  (2)  : 
((  Maintenant  que  l'Evangile  est  partout  répandu  et 
»  qu'il  est  connu  dans  le  monde  entier,  il  n'est  plus 
»  nécessaire  de  faire  des  miracles  comme  au  temps  des 
»  Apôtres,  mais  si  la  nécessité  le  demandait,  si  la 
))  cause  du  Saint  Evangile  était  en  péril,  il  faudrait 
))  nous  y  mettre  et  opérer  des  miracles,  plutôt  que  de  se 
»  laisser  outrager  et  opprimer  l'Evangile.  Toutefois 
»  j'espère  que  cela  sera  inutile  et  que  les  choses  nen 
»  viendront  pas  là.  Il  en  est  de  même  du  don  des  lan- 
»  gués  ;  il  n'est  pas  nécessaire  que  je  parle  neuf  lan- 
»  gués,  puisque  vous  pouvez    tous  m'entendre  et  me 

(i)  Cité  par  Dollixgeu,  III,  302. 

(3)  Sermon  pour  le  jour  de  l'Ascension,  publié  en  ir)22  par 
Lulher  :  Eulangex,  t.  XII,  p.  200-201. 


310  LUTHER    ET    LE    LUTHÉRANISME 

»  comprendre  !  »  et  il  ajoutait  :  «  Personne  ne  doit 
»  avoir  la  témérité  d'opérer  des  miracles  à  moins 
))  d'une  nécessité  urgente    » 

Ainsi  Luther  se  donnait  bravement  le  pouvoir  d'ac- 
complir des  miracles  et  s'excusait  seulement  de  ne  pas 
en  faire  sur  ce  que  cela  n'était  pas  nécessaire. 

Toutefois  il  n'hésite  pas  vers  le  même  temps  à  exiger 
des  autres  cette  marque  suprême  qu'il  refuse  de  four- 
nir. 

En  1024,  il  prétend  que  les  nouveaux  prédicateurs 
doivent  comme  les  apôtres  prouver  leur  mission  par 
des  prodiges  et  des  miracles  :  u  Car,  lorsque  Dieu  veut 
»  changer  Tordre  régulièrement  établi,  il  accompagne 
))  sa  mission  de  miracles  (i).   » 

A  cette  époque,  Luther  avait  trouvé  moyen  d'esqui- 
ver pour  son  compte  celte  obligation  qu'il  imposait 
aux  autres.  Il  s'était  en  effet  raccroché  à  cette  thèse 
que  sa  mission  ne  venait  pas  précisément  de  Dieu, 
mais  des  hommes,  contredisant  ainsi  ce  qu'il  avait  dit 
cent  fois  auparavant.  Mais,  en  écrivant  les  lignes  ci- 
dessus  contre  les  Anabaptistes,  comme  Thomas  Mû nzer, 
et  les  novateurs  comme  Karlstadt,  il  prétendait  bien 
que  ceux-ci  n'avaient  de  mission  ni  des  hommes  ni  de 
Dieu.  Quant  à  lui,  c'était  tout  dilTérent  et  il  déclarait: 
((Je  n'ai  jamais  prêché  ni  voulu  prêcher  sans  avoir 
»  été  prié  par  des  hommes.  Car,  moi,  je  ne  peux  me 
»  vanter  d'avoir  élé  envoyé  du  ciel  par  Dieu,  comme 
»  font  ces  gens-là  qui  courent  d'eux-mêmes  où  nul  ne 
»  les  envoie  ni  ne  les  appelle  (i).   » 

(1)  DoLLINGER,   op.    cit.,    III,  200,   II.    3. 

(2)  Cctle  théorie  de  l'appel  venant  des  hommes,  pouvait 
encore  se  retourner  conlre  lui,  non  du  côté  des  anahaplisles.  mais 
du  côté  calholiquc.  Luther  s'en  tirait  alors  pa"r  une  grossièreté  : 
il  conseille  à  tous  ceux  «  qui  ont  rc(;'u  la  charge  de  prêcher  par 


LUTHER    ET    LE   MIRACLE  311 

Dans  le  courant  de  la  même  année  i524.  Luther  tout 
rempli  de  cette  idée  que  sa  mission  était  régulière  et 
n'exigeait  aucun  miracle,  tandis  que  celle  des  autres 
appelait  cette  confirmation  d'en  haut,  osait  écrire  dans 
son  traité  sur  le  Serf  arbitre,  en  s'adressant  à  Erasme  : 
((  Eh  !  bien,  donc,  vous  qui  êtes  les  gens  du  libre  ar- 
»  bitre,  prouvez  que  votre  doctrine  est  vraie  et  dérivée 
»  du  Saint-Esprit,  montrez-nous  l'Esprit^  faites  des 
))  prodiges,  produisez  votre  sainteté  ;  quant  à  nous  qui 
»  nions  votre  doctrine,  vous  ne  pouvez  exiger  de  nous 
»  ni  sainteté  ni  miracles  ;  mais  vous  qui  la  soutenez, 
»  nous  devons  en  exiger  de  vous.  » 

Ainsi  la  volte-face  du  Réformateur  était  achevée. 
Après  avoir  reconnu  la  nécessité  du  miracle  pour  con- 
firmer sa  mission,  au  moins  en  principe,  vers  1022, 
il  s'avise  tout  à  coup  que  cette  obligation  n'est. pas 
pour  lui  ;  elle  est  seulement  pour  les  nouveaux  pro- 
phètes de  Mulhauscn,  ou  encore  pour  les  catlio- 
liques. 

De  plus  en  plus  à  partir  de  i52.'j,  il  se  fixe  dans 
cette  idée.  Il  déclare  qu'il  veut  faire  aux  papistes  qui, 
avec  Cochlaîus,  le  mettaient  au  défi  d'accomplir  les 
prodiges  promis  dans  le  sermon  de  162 2,  la  même 
réponse  que  le  Christ  aux  Juifs  qui  réclamaient  un 
signe  iMatth.,  \ii,  09  .  11  assure  même  qu'il  a  supplié 
formellement  Dieu  de  ne  faire  aucun  miracle  par  lui 
ni  pour  lui,  de  peur  qu'il  n'en  conçût  de  l'orgueil. 
En  i538  enfin,  il  déclare  que  ni  lui  ni  les  siens  n'ont 

«  le  moyen  des  mascarades  papistes  (ordination  catholique)  de 
«  rejeter  et  de  maudire  du  fond  du  cœur  Von(juent  dont  on  les  a 
«  f/raissc's  et  la  consécration  qui  les  a  faits  prédicateurs;  car  il  n'est 
«  pas  nécessaire  qu'en  le  faisant  ils  quiUcnt  leurs  charges, 
«  quoiqu'ils  y  soient  entrés  d'une  manière  antlcltrétienne  et 
«  à  rebours  ».  (DotuNCEu,  loc.cU.)  (an  \32!\). 


312  LUTHER    ET   LE   LUTHÉRANISME 

besoin  de  miracles,  parce  que  possédant  l'intelligence 
des  prophéties  bibliques  touchant  l'Antéchrist,  ils 
peuvent  prédire  à  coup  sûr  la  /in  de.  la  papauté  et  de 
son  règne. 

Sur  ce  point  tout  au  moins,  Luther  n'a  pas  mérilé 
jusqu'ici  le  titre  gravé  sur  les  médailles  frappées  en  son 
honneur  :  Propheta  Germanise,  sanclus  Domini. 

Le  «  prophète  » ,  que  l'on  appelait  encore  «  le  second 
Samuel  » ,  ((  le  troisième  Elie  » ,  a  prophétisé  sans  suc- 
cès la  mort  de  cette  Papauté  qu'il  a  tant  combattue  et 
qui  règne  encore,  plus  forte  et  plus  vivante,  qu'au 
temps  de  Léon  X  ou  de  Paul  111. 

Voilà  donc  la  théorie  de  Luther  au  sujet  du  miracle. 
Nous  allons  voir  maintenant  la  pratique,  c'est-à  dire 
les  tentatives  du  Réformateur  pour  émouvoir  le  peuple 
par  de  prétendus  signes  d'en  haut. 


II 


C'était  en  i52i.  Un  ordre  du  jeune  empereur 
Charles-Quint  venait  de  citer  Luther  à  comparaître 
devant  la  diète  de  Worms,  pour  y  répondre  de  son  at- 
tentat contre  la  Bulle  du  Pape. 

Le  2  avril,  le  novateur  quitte  Wittemberg.  Le  6,  il 
est  reçu  avec  enthousiasme  à  Erfurt,  par  le  parti  des 
humanistes,  à  la  tête  desquels  on  remarque  Eoban 
Hessus  et  Crotus  Rubianus. 

Le  jour  suivant,  Luther  prêche  dans  l'église  des 
Augustins  à  une  foule  immense;  il  attaque  la  doctrine 
des  bonnes  œuvres,  méprise  l'excommunication  du 
Pape,  vilipende  le  clergé.  Soudain,  dans  l'église 
comble,  un  grand  bruit  se  fait  entendre.  Les  assistants 
s'agitent  alors   et  le  désordre  se  met  dans  l'assemblée. 


LUTHER    ET    LE   MIRACLE  813 

Mais  d'un  mot,  Luther  rétablit  le  calme:  «Mes  chères 
»  âmes,  dit  il,  c'est  le  diable  qui  nous  donne  une  fausse 
»  alerte  ;  tranquillisez-vous,  il  n'y  a  aucun  dan- 
))  ger  I  » 

Le  chroniqueur  ajoute  qu'il  menaça  le  démon  et  que 
«  le  silence  se  rétablit  aussitôt  )). 

«  Ce  fut  là  son  premier  miracle,  dit  une  autre  nar- 
»  ration,  et  ses  disciples  s'approchèrent  de  lui  et  ils  le 
))  servaient  (i).  »  . 

Toutefois,  Luther  n'a  jamais  publiquement  reven- 
diqué l'honneur  de  ce  prodige.  Mais  il  utihsa  mer- 
veilleusement deux  événements  bizarres  arrivés  peu 
après,  en  faveur  do  sa  doctrine  ('>.  . 

En  i5'.>.3,  il  [)ro[)agea  dans  nombre  de  brochures  (3) 
accompagnées  de  gravures  VExpllcallon  des  deux  hor- 
ribles fi(j  are  s,  l'âne-pape  de  Rome,  et  le  molne-v.eau  de 
Frelherg. 

Ce  titre  à  lui  seul  est  une  trouvaille.  On  racontait 
dans  le  peuple  que  le  Tibre  avait  u  vomi  »  à  Rome  un 
animal  épouvantable,  qui  avait  la  tête  d'un  une,  la  poi- 
trine et  le  ventre  d'une  femme,  les  [)ieds  d'un  bœuf, 
un  pied  d'éléphant  à  la  place  de  la  main  droite,  des 
écailles  de  poisson  aux  jambes  et  une  tête  de  dragon 
au  bas  du  dos. 

Luther  et  Mélanchton,  qu'on  s'aftlige  de  trouver 
en  celte  affaire,  expliquèrent  au  peuple  que  cet  animal 

(i)  Dans  son  ouvrage  sur  VL'iiiversilé  d'Erfurt,  au  temps  de 
l'humanisme  et  de  la  réforme,  Kampschulte  rapporte  un  autre 
«  miracle  »  tout  semblable  arrivé  plus  tard  à  Gotlia. 

(2)  C'est  ici  l'un  des  détails  les  plus  étranges  de  la  vie  de 
Luther. 

(3)  La  liste  en  est  donnée  en  tète  du  t.  XXIX,  des  Œuvres 
complètes,  Érlancen.  V.  Demfle  qui  donne  les  figures,  833 
et  837. 


314  LUTHER  ET    LE    LUTHÉRANISME 

merveilleux  figurait  l'abomination  du  pa])isme.  La  tête 
d'àne,  c'était  le  Pape  ;  le  pied  d'éléphant,  son  gouver- 
nement si  dur  et  si  écrasant  ;  le  ventre  et  la  poitrine  de 
femme  représentaient  les  cardinaux,  les  évêqucs,  les 
moines  et  autres  u  pourceaux  engraissés  »  ;  les  écailles 
de  poisson,  c'étaient  les  princes  temporels  attachés  au 
papisme.  Enfm  la  tête  de  dragon  au  bas  du  dos  annon- 
çait la  fm  du  papisme. 

Inutile  de  dire  que  cette  fantasmagorie  ne  reposait 
sur  aucun  fondement  (i). 

La  fable  du  moine-veau,  accolée  à  celle  du  «  pape- 
âne  »,  se  rattachait  au  contraire  à  un  phénomène  réel. 
Il  s'agissait  du  produit  avorté  d'une  vache  venue  au 
monde  à  \^  altersdorf,  près  de  Freiberg,  en  Mis- 
nie. 

Ce  monstre,  baptisé  le  moine-veau  par  Luther,  an- 
nonçait, d'après  lui,  la  ruine  de  la  monacaille  :  «  Le 
»  seul  aspect  de  ce  veau  nous  prouve  évidemment  (!) 
»  que  Dieu  est  l'ennemi  de  la  moinerie.  Mais  les  pa- 
»  pistes  obstinés  ne  voudront  pas  accepter  cette  inter- 
»  prétation  (2).  » 

L'année  suivante  (i52'i),  Luther  publiait  encore  le 
récit  d'un  «  miracle  »  accompli  par  Dieu  en  faveur  de 
sa  doctrine. 

Il  s'agissait  cette  fois  d'une  religieuse  qui  avait  réussi 
à  s'échapper  de  son  couvent    Luther  voulait  «  que  l'on 

(i)  Le  père  Denifle  assure  qu'elle  a  encore  du  succès  en 
Allemagne  ! 

(2)  Luther  ne  se  trompait  pas.  Jérôme  Emser  lui  répondit 
(c  que  le  moine-veau  désignait  Luther  et  ses  moines  défroqués  ». 
Le  bénédictin  Ellenhog  composa  aussi  le  Vituli  monachilis  Lu- 
iheri  confiitalio  pro  moiuisticœ  vilœ  dcfensione.  (Cf.  sur  tonte 
celte  histoire,  Jaxssex,  II,  296,  298,  et  VI,  38o,  38i,  tout  le 
passage  est  à  voir.) 


LUTHER    ET    LE   MIRACLE  315 

))  reconnût,  dans  ce  fait,  la  parole  et  l'œuvre  de  Dieu 
»  et  que  l'on  ne  traitât  pas  légèrement  ses  signes  et  ses 
))  miracles  ».  Il  ajoutait  encore  :  «  Nous  qui  connais- 
»  sons  l'Evangile  et  savons  la  vérité,  nous  ne  devons 
»  pas  laisser  inaperçus  ces  prodiges  qui  ont  lieu  pour 
))  confi:mer,  corroborer  et  propager  l'Evangile.  » 

Quelques  années  plus  tard,  en  octobre  1028,  Dieu 
accomplit  un  «  miracle  »  identique  en  faveur  de  la 
ducliesse  Ursule  de  Munsterberg,  écbappée  avec  deux 
autres  religieuses  du  couvent  de  Friedberg(i). 

Luther  affirmera  ce  propos  que  si  Jésus-Christ  n'avait 
lié  miraculeusement  la  langue  du  diable,  l'évasion  était 
humainement  impossible.  «  En  vérité,  poursuit-il, 
»  notre  Evangile  a  aussi  des  miracles  et  bien  assez, 
»  mais  les  impies  ne  veulent  pas  les  voir.  — Mais  nous 
»  n'avons  pas  entrepris  ici  de  raconter  les  actes  mira- 
»  culeux  de  notre  Evangile,  qui  un  jour  fourniront 
»  peut-être  matière  à  une  assez  longue  ecclesiasticam 
D  hisloriam.  » 

Dans  une  réponse  datée  du  18  février  1029,  les  re- 
ligieuses ripostèrent  :  «  Luther  se  targue  aussi  de  ce 
»  puissant  prodige  qu'aurait  opéré  son  Evangile,  en 
»  faisant  échapper  la  princesse  de  Miinsterberg  du 
»  couvent  si  bien  fermé  de  Friedberg...  Mais  nous  di- 
»  rons  que  notre  couvent  n'est  point  du  tout  aussi  for- 
»  tement  gardé  et  clos  de  murailles  et  de  verrous 
»  qu'il  plait  à  Luther  de  l'écrire  (2).  » 


(i)  Cf.  DoLLiXGER,  l.  cit.  III,  20^,  note.  Le  P.  Demfle  fait 
remarquer  que  la  lettre  de  la  duchesse  racontant  l'évasion  et 
accompagnée  d'un  écrit  de  Luther,  est  antidatée  du  38  avril  iSaS, 
six  mois  avant  l'aventure  !  Le  couvent  en  question  serait  celui  de 
Friedberg,  et  non  Frejberg,  comme  on  lit  dans  Dollinger. 

(2)  Seidem.vnx,  Erlaulernwjeii  :ur  Rejovinations-ieschichtc  [Dresde, 
i844). 


316  LUTHER    ET    LE   LUTHÉRANISME 

Elles  ajoulalent,  ce  qui  éclaiie  bien  des  clioscs,  que 
depuis  douze  ans  la  duchesse  s'était  fait  dispenser  de 
l'assistance  à  matines  et  du  chant  au  chœur  et  que 
depuis  huitans  elle  n'avait  pris  part  à  aucune  récitation 
des  Heures  canoniques.  Elle  s'occupait  alors  unique- 
ment des  ouvrages  et  des  actes  de  Luther. 

Pour  compléter  la  liste  des  miracles  de  Luther  (i), 
il  faut  ajouter  ce  qu'on  lit  dans  la  relation  de  Grégoire 
Casel,  chargé  de  disputer  avec  Luther  sur  la  présence 
réelle,  au  nom  des  prédicants  de  Strasbourg,  Bucer  et 
Capito. 

On  sait  que  Luther  est  resté  intraitable  sur  ce  point 
pendant  toute  sa  vie  et  qu'il  avait  en  horreur  les  sacra- 
mentaires  comme  ZAvingle,  Karlstadt  et  autres.  Casel, 
chargé  de  négocier  avec  lui  une  entente  sur  ce  sujet, 
ne  put  obtenir  aucune  concession  : 

ce  Peu  importait,  écrit  il  dans  sa  relation,  que  Ca- 
»  pito  n'eût  jamais  cru  à  la  présence  réelle,  Luther  af- 
))  fîrmait  avoir  eu  souvent  la  preuve  évidente  de  la 
»  présence  réelle  de  Jésus-Christ  dans  l'Eucharistie, 
»  car  fréquemment  il  avait  eu  des  visions  effrayantes, 
))  des  anges  lai  élaient  apparus,  de  sorte  qu'il  avait  été 
»  obligé  de  s'abstenir  de  dire  la  messe  (2).  » 

Si  l'on  ajoute  à  ces  visions,  différents  phénomènes, 
comme  des  étoiles  filantes,  des  orages  extraordinaires, 
et  surtout  la  propagation  rapide  de  «  l'Evangile  »  lu- 
thérien, on  aura  le  total  oiî  à  peu  près  des  prodiges  in- 
voqués par  le  Réformateur,  en  faveur  de  sa  doctrine, 
qui  d'ailleurs    n'en    avait    pas    besoin,  comme  nous 


(i)  Voyez  ce  que  dit  Bossuet  des  miracles  de  Luther,  Varia- 
tions, I,  29,  3o. 

(3)  Relation  du  29  nov.  i525,  dans  B\lm  :  Capito  tmd  Butzer 
Slrassburgs  Refovmalorcn,  Elberfcld,  1860. 


LUTHER    ET    LE   MIRACLE  317 

l'avons  dit  plus   haut,  en  citant  ses  propres  déclara- 
tions. 

L'on  peut  juger  maintenant  si  Luther,  auquel  nous 
avons  disputé  ci  dessus  le  titre  de  prophète,  a  mérité 
davantage  celui  de  thaumaturge  qui  lui  est  donné  dans 
certains  écrits,  au  temps  de  sa  mort,  et  peut-être  pen- 
sera-t-on,  comme  nous,  que  cetteappellation  étaitaussi 
déplacée  que  celle  qui  accompagnait  son  portrait  sus- 
pendu dans  les  églises  :  Divus  et  sanctus  Doctor  M.  Lu- 
ther (i). 

(ij  Sur  ces  titres,  cf.  Jaxssen,  III,  5g5,  note  5. 


Il 


DIXIÈME  ÉTUDE 

l'eXPÉUIENCE    RELIGIEL'SE    DA>S    LE    LUTIIÉU.VÎSISME 

[Ses  conscijiiL'n-;es  niordlcs)  (1). 


Sommaire.  —  Importance  de  l'examen  des  conséquences  pour 
juger  une  doctrine, 

§  I.  Les  faits.  —  Débordement  d'immoralité  et.de  violence  après  ; 
la  prédication  de  Luther  (i520-i5G6). 

I.  Confiance  de  Luther  au  début.  —  Premières  émeutes  à 
Erfurt  (i52o-i52i).  —  Désapproljation  de  Luther.  — Mariage 
de  Karlsladt  et  violences  à  Wiltemberg  (i52i-i532).  —  Lu- 
ther désapprouve  le  désordre.  —  Les  troubles  augmentent.  — 
Apostasies  de  moines  et  de  religieuses.  —  L'émeute.  —  Soulè- 
vement de  Mûnzer.  —  L'immoralité  croît  partout.  —  Reproches 
faits  à  Luther  en  i524  par  Ickelshamer.  —  IL  Plaintes  de 
Luther  lui-même  devant  les   mauvais  résultats   de  l'Evangile. 

—  Témoignage  d'Erasme.  —  III.  L'ivrognerie,  défaut  prin- 
cipal de  Luther  et  des  luthériens,  vices  qui  s'ensuivent.  — 
IV.  Preuves  que  ce  débordement  d'immoralité  ne  fut  pas  transi- 
toire, examen  des  faits  de  i53o  à  i54fi.  —  Aveux  de  Luther. 
Réponse  qu'il  fait  à  ce  sujet  aux  catholiques.  —  V.  Enquêtes 
officielles  de  i52c)  et  de   ir>35.   —  Constatations   lamcntal^les. 

—  Enquête  de  i555.  —  ^I.  Etals  des  mœurs   de  Luther  lui- 

(i)  Sur  celte  question,  voir  les  documents  si  nombreux  et  si 
décisifs  apportés  par  Dollinger,  dans  les  deux  premiers  volumes 
de  sa  Réforme,  et  par  De:<u-le  surtout,  p.  797,  sulv.  Nous  avons 


l'expérience  religieuse,  etc.  319 

même  après  i53o.  — \  II.  Lullier  croit  que  la  fin  du  monde  est 
proche  et  se  rejette  sur  Satan  pour  explicpier  les  désordres.  — 
Désespoir  et  mort  de  Luther.   —  Sa  femme  abandonnée. 

g  II.  Les  responsabiUlés.  —  La  doctrine  de  Luther  est  Lien  la 
source  des  désordres  de  l'époque. 

1.  Avis  des  contemporains  et  d'abord  d'Erasme,  qui,  après  i52^, 
condamne  franchement  Luther  et  le  Luthéranisme.  —  IL 
Avis  de  Crotus  liuhianus,  de  Staupitz,  de  Pirkheimer,  de 
Zasius,  de  Ludovic  Helzer.  —  III.  Examen  des  faux-fujanls 
de  Luther.  —  La  fin  du  monde  annoncée  par  Luther!  fausse 
excuse.  —  Le  démon  !  autre  fausse  excuse.  —  Preuves  di- 
rectes que  les  doctrines  de  Luther  étaient  démoralisantes.  — 
Luther  est  forcé  de  le  reconnaître.  —  Mauvais  effets  de  la 
i(  lihcrlé  ciirétienne  ".  —  Horribles  caricatures  lancées  par 
Luther  et  Cranach.  —  IV.  Les  pasteurs  méprisés  comme  le 
Pape  l'avait  clé  de  Luther.  —  Jugement  de  DoUinger.  — 
Conclusion.  —  Hcaction  morale  dans  le  Luthéranisme.  — 
L'expérience  a  jugé  et  condamné  la  doctrine  de  Luther  et  sa 
prétendue  Réforme. 

Il  y  a  des  époques  dans  riiistolre  de  la  pliilosopliie, 
où  les  esprits  semblent  las  des  spéculations  sans  issue, 
fatigués  parles  disputes  d'école,  et  oi'i  les  préoccupa- 
lions  morales  font  place  aux  recherches  hardies  sur  les 

dû,  dans  celte  brève  étude,  nous  borner  aux  aveux  de  Luther 
lui-même  le  [>lus  possible  et  aux  témoignages  les  plus  remar- 
(piables  des  contemporains.  Dollinger  en  apporte  une  foule 
d'autres,  surtout  dans  son  second  volume,  émanant  la  plupart 
des  pasteurs  protestants  et  des  chefs  de  la  Réforme  :  à  Stras- 
bourg :  Capito,  Iledio,  Lambert  et  surtout  l'astucieux  Bucer, 
ancien  dominicain  ;  en  Basse-Allemagne  (Augsbourg  et  Tyrol) 
Urbain  Regius,  Conin,  Giitel,  Erasme  Alber,  Medler;  à  Nu- 
remberg :  Osiander,  Link,  Guv  Dielrich  Waldner,  Heling  ;  en 
Saie  et  Thuringe,  Spalalin,  Lang,  Juslus  Jonas,  Nicolas 
Amsdorf,  le  prince  (Georges  d'Anhalt,  Mathesius,  le  panégyriste 
de  Luther  ;  à  \\  itlemberg  même,  autour  de  Luther,  Bugenha- 
gon,  Crucigcr,  Fi^rstcr,  Fr'ischel,  Eber,  Major  quidc\ail  rétablir 
le    dogme   de  la   nécessité   des   œuvres  ;  aillcurb   encore  Ju:lus 


320  LUTHEH    ET    LE   LUTHÉRANISME 

principes  métaphysiques.  L'apparition  du  stoïcisme  et 
de  l'cpicurcisme  marque  l'une  de  ces  époques.  La  fin 
du  Moyen  Age  en  est  une  autre,  et  il  semble  bien  que 
le  siècle  oiî  nous  vivons  ait  une  tendance  à  substituer 
«  le  pragmatisme  »  à  ((  l'intellectualisme  ».  On  aime 
à  juger  d'une  doctrine,  moins  par  l'harmonie  de  son 
agencement  logique  ou  la  beauté  de  ses  constructions 
spéculatives,  que  par  «  sa  valeur  de  vie  »,  par  sa  puis- 
sance de  fécondité  et  d'action  sur  les  âmes. 

Volontiers  l'on  oppose  le  «  primat  de  l'action  »  à  ce 
primat  que  tenait  jusqu'à  présent  l'intelligence. 

Quoi  qu'il  en  soit  de  ces  tendances,  il  est  bien  vrai 
que  rien  ne  juge  plus  sûrement  une  doctrine  morale, 
ou  religieuse  ou  sociale,  que  ses  résultats  à  l'applica- 
tion. Quand  un  enseignement  reste  dans  le  domaine 
de  la  théorie,  il  peut  être  plus  ou  moins  beau,  paraître 
plus  ou  moins  vrai,  logique  et  puissant.  Mais  quand 
il  entre  dans  le  domaine  des  faits,  il  subit  l'épreuve  dé- 
cisive et  selon  qu'il  se  comporte  bien  ou  mal,  il  mé- 
rite d'être  approuvé  ou  condamné. 

Jésus-Christ  en  a  appelé  le  premier  à  cette  épreuve 

Menius  (majoriste),  Sarcerius,  Weller,  Belzius,  Drakonites,  Fla- 
cius  Illyricus,  Brenz,  Schnepf  (Wurtemberg),  Muskulus,  etc. 

Dollinger  cite  ensuite  le  témoignage  des  laïques  luthériens, 
comme  Camérarius,  Pencer,  Rivius,  Fabricius,  Hofmann, 
Gaspard,  etc. 

De  toutes  parts,  et  pendant  cent  ans  (i520  à  iGao),  s'élève  un 
même  cri,  pour  gémir  sur  la  dégradation  «  cyclopéenne  »,  la 
«  tiirpitudo  tiirpisslma  »,  «  le  retour  à  la  barbarie  »  qui  se  mani- 
feste en  Allemagne  depuis  la  prédication  évangélique  et  en 
évidente  corrélation  avec  celle-ci.  L'on  assiste  aussi  aux  efforts 
désespérés  des  majoristes  et  des  sjnergistes  ^'our  rétablir  le 
dogme  bienfaisant  de  l'utilité  des  œuvres..  Cf.  également 
Alf.  Baudrillart,  L''EijUse  calhoUqiie,  la  Renaissance,  le  Protes- 
tanlisnie  (Bloud,  7' édition  1906),  pp.  3o6  et  suivantes. 


l'expérience  religieuse,  etc.  321 

pour  juger  les  faux  prophètes  qui  pouvaient  venir, 
sous  le  couvert  de  sa  doctrine,  abuser  des  âmes,  et  de 
même  qu'il  n'avait  pas  craint  de  donner  comme  l'une 
des  marques  de  son  Eglise  la  sainteté,  en  ce  sens  que 
ses  principes  et  ses  sacrements  sont  saints  et  qu'elle 
produit  incessamment  dans  le  monde  des  fruits  de 
sanctification,  de  même  il  a  dit  des  faux  pasteurs  cou- 
verts de  peaux  de  brebis  : 

Vous  les  connaîtrez  à  leurs  fruits  ! 

Si  l'on  veut,  en  toute  sincérité,  apprécier  la  «  Ré- 
forme »  issue  de  Luther,  il  faut  donc  la  considérer 
en  présence  de  la  réalité,  et  peut-être  suffîra-t-il  de 
constater  ses  conséquences  morales  pour  porter  sur 
elle  un  jugement  définitif. 

C'est  cette  enquête  sur  les  effets  moraux  du  luthé- 
ranisme qu'il  nous  faut  faire  en  terminant  et  sans 
nous  laisser  influencer  par  tout  ce  que  nous  avons  vu 
des  incertitudes  ou  des  erreurs  doctrinales  du  nova- 
teur, nous  nous  efforcerons  de  suivre  sa  prédication 
sur  le  terrain  des  faits. 

Deux  choses  sont  à  reconnaître  et  à  rechercher  : 

Premièrement,  y  a-t-il  à  constater  un  changement 
dans  l'état  des  mœurs  au  moment  précis  de  l'appari- 
tion du  luthéranisme  et  dans  quel  sens  s'est  produit 
ce  changement? 

Ensuite,  quelle  relation  peut- on  établir  entre  cette 
modification  des  mœurs  publiques  et  privées,  si  elle 
s'est  produite,  et  les  doctrines  nouvelles  prêchées  par 
Luther? 

Nous  demanderons  uniquement  aux  documents  de 
l'époque  une  réponse  à  ces  deux  questions. 


21 


322  LUTHER   ET   LE    LUTHÉRANISME 


§  I.  Les  faits.  —  Débordement  d'immoralité  et  de 
violence  après  la  prédication  de  Luther  (i52o- 
i546). 

I 

Luther  affectait,  au  début  de  sa  prédication,  une 
confiance  illimitée  dans  les  effets  bienfaisants  de  son 
enseignement  et  une  sorte  d'indifférence  complète  à 
l'égard  du  péché.  Il  avait  contemplé  avec  satisfaction 
les  destructions  qui  avaient  suivi  le  premier  signal  du 
mouvement  dont  il  était  le  promoteur. 

L'abandon  des  sacrements,  le  mariage  des  prêtres, 
la  violation  des  vœux  de  religion,  le  pillage  même  des 
églises  qui  se  fit  à  Erfurt  à  la  suite  d'un  de  ses  ser- 
mons en  i52i  (8  avril),  rien  ne  l'avait  déconcerté. 

Cependant  il  avait  blâmé  l'émeute  des  étudiants 
d'Erfurt,  dans  une  lettre  à  Mélanchton  (mai  102 1)  : 
((  Alors  même  qu'il  est  bon,  disait-il,  de  réprimer  ces 
»  impies  incorrigibles  (les  catholiques),  ce  procédé 
»  engendre  pour  notre  Evangile  un  mauvais  renom  et 
»  une  juste  répulsion  (^i).  » 

Il  n'empêcha  pas  cependant  de  nouveaux  troubles 
d'éclater  à  Erfurt,  aussitôt  après  ledit  de  \A  omis 
(juin  i52i).  Sous  l'excitalion  de  Jean  Lang,  moine 
augustin  et  ami  de  Luther,  une  révolte  populaire  dé- 
truisit en  quelques  jours  plus  de  soixante  «  maisons 
»  de  prêtres  ».  Dans  une  seconde  émeute  (fin  juillet), 
sept  autres  furent  incendiées.  Ce  fut  le  signal  du  dé- 
périssement de  l'Université  d'Erfurt,  dont  les  étudiants 
étaient  à  la  tête  des   émeutiers.    A  l'automne  de  la 

(i)  De  Wette,  II,  7-8, 


l'expérience  religieuse,  etc.  323 

même  année,  les  moines  d'Erfurt,  convertis  an  Luthé- 
ranisme, quittèrent  leur  couvent  en  tumulte  et  com- 
mencèrent à  prêcher  violemment  contre  l'ancienne  re- 
ligion, contre  les  œuvres  et  contre  les  Saints.  Le  peuple 
comprit  si  bien  la  nouvelle  prédication  que  le  prieur 
des  Augustins,  Barthélémy  Usingen  pouvait  écrire  : 
«  Nous  voyons  maintenant  les  fruits  de  la  prédication 
»  évangélique  :  le  peuple,  après  avoir  secoué  l'obéis- 
((  sance  qu'il  devait  à  l'Eglise  catholique,  se  livre, 
))  sous  prétexte  de  liberté  chrétienne,  à  tous  les  plai- 
»  sirs  charnels,  méprise  la  vraie  dévotion  et  se  préci- 
»  pite  dans  un  abîme  dont  il  sera  bien  difficile  de  le 
»  retirer  (i).  » 

Luther  fut  peu  satisfait  de  ce  mouvement.  Il  en 
écrivit,  le  i8  décembre  i52i,à  Lang  :  a  Je  n'approuve 
»  pas  cette  sortie  tumultueuse  des  moines,  alors  que 
»  l'on  aurait  pu  se  séparer  les  uns  des  autres  pacifî- 
«  quement  et  amicalement  fa).  » 

Le  i8  mars  i522,  il  revient  encore  là-dessus  :  «  Je 
»  vois  nos  moines  en  grand  nombre  sortir  du  couvent 
»  pour  la  même  raison  qu'ils  y  étaient  entrés,  c'est-à- 
))  dire,  pour  le  ventre  et  la  liberté^charnelle  et  par  eux 
))  Satan  soulèvera  une  grande  puanteur  contre  la  bonne 
»  odeur  de  notre  parole  (3).  » 

Vers  le  même  temps  (Luther  étant  à  la  Warlbourg), 
des  troubles  analogues  se  produisaient  à  Wittemberg 
même,  la  résidence  habituelle  du  «  nouvel  Elie  ». 
Sous  l'influence  des  prédications  de  Zwilling  et  de 
Karlsiadt,  la  messe  fut  abolie,  les  églises  pillées  et  les 
moines  sortirent  en  foule  de  leur  état  pour  passer  à  la 
Réforme. 

(i)  Cité  par  Janssen,  II,  217. 

(2)  De  Wette,  II,  II 5. 

(3)  De  Wette,  III,  176,  Enders,  III,  SaS  (cité  par  Demfle). 


324  LUTHER    ET    LE    LUTHÉRANISME 

En  décembre  i52i,  Knrlsladl,  le  premier  parmi  les 
chefs  luthériens,  résolut  d'embrasser  l'état  du  mariage, 
auquel  Dieu,  disait-il.  «  avait  convié  tous  ses  prêtres  ». 
Le  26  décembre,  Luther  exprime  toute  sa  joie  d'ap- 
prendre la  nouvelle  de  ses  fiançailles  et  le  i3  jan- 
vier 1622,  il  écrit  kAmsdorf:  «  Les  noces  de  Karls- 
»  tadt  plaisent  admirablement,  je  connais  la  jeune 
»  fille  (i).  » 

Cependant,  en  arrivant  à  Wittemberg(mars  1622),  il 
donna  huit  sermons  consécutifs  pour  blâmer  les  vio- 
lences qui  s'étaient  faites  en  son  absence.  Il  attribua 
ces  troubles  «  à  une  fausse  manière  d'entendre  la  li- 
»  berté  chrétienne  »,  et  alla  jusqu'à  déclarer  avec 
saint  Jacques  (dont  il  avait  pourtant  rejeté  l'épîtrej 
((  que  la  foi  sans  la  charité  est  sans  aucune  efficacité, 
))  qu'elle  n'est  plus  même  la  foi,  mais  une  ombre  de 
»  foi  ['2)  ». 

Il  redoutait  surtout  le  mauvais  elTet  de  ces  violences  : 
((  Voilà,  disait-il,  que  tout  le  monde  est  si  irrité  contre 
»  nous  qu'on  va  jusqu'à  souhaiter  de  nous  mettre  à 
»  mort  (3).  » 

Le  peuple  en  effet  n'approuvait  pas,  dans  son  en- 
semble, la  conduite  des  «  nouveaux  Réformés  »  et  les 
regardait  avec  mépris  et  avec  horreur. 

Mais  Luther  était  loin  d'attribuer  tous  ces  [désordres 
à  sa  doctrine.  Pour  lui  «  le  méchant  tour  que  le  diable 
))  lui  avait  joué  k  Wittemberg  »  par  Karlstadt  et  les 
autres  défroqués,  était  une  punition  que  Dieu  lui  in- 
fligeait pour  avoir  été  trop  humble  à  W'orms,  devant 
l'empereur. 

«  Si  tant  d'abominations  souillent  le  papisme,  disait- 

(1)  De  Wette,  II,  128. 

(2)  Janssen,  II,  339. 

(3)  Erlatoen,  XXVIII,  204-285. 


•  l'expérience  religieuse,  etc.  325 

»  il  encore,  ne  nous  étonnons  pas  que  beaucoup  fassent 
»  un  ?nauvais  usage  de  noire  évangile  ;  heureusement 
»  nous  avons  des  potences,  des  roues,  des  épées,  des 
))  couteaux  :  celui  dont  la  volonté  n'est  pas  droite, 
»  nous  pourrons  encore  nous  en  défendre  (i).  » 

Malheureusement  ceux  qui  n'avaient  pas  «  la  vo- 
»  lonté  droite  »  étaient  trop  nombreux.  Luther  nous 
parle  dès  cette  époque  (i522)  des  prêtres,  moines, 
religieuses  «  qui  se  marient  et  se  sauvent  de  leurs  cou- 
»  vents,  non  clans  une  pensée  chrétienne,  mais  parce 
))  qu'ils  trouvent  dans  la  liberté  évangélique  un  man- 
»  leau  commode  pour  cacher  leur  mauvaise  conduite  ». 

A  qui  la  faute .^  Luther  ne  vient-il  pas  d'écrire: 
u  Que  le  devoir  des  prêtres  est  de  se  marier  et  que  les 
))  moines  et  religieuses  peuvent  sortir  de  leur  cou- 
»  vent?  ))  N'a-t-il  pas  ajouté:  «  Cette  doctrine  scan- 
))  dalise  et  courrouce  les  papistes  plus  qu'on  ne  saurait 
»  dire,  mais  cela  importe  peu.  » 

((  Que  le  célibat  des  prêtres,  disait  encore  Luther, 
»  ait  été  ordonné  par  le  diable  et  l'état  religieux  par 
»  Satan,  nous  en  avons  la  preuve  indubitable  dans 
»  saint  Paul,  I  Tim.,  iv,  3.  —  Il  faut  confesser  qu'ils 
»  ont  reçu  le  mariage  de  Dieu  et  ne  doivent  être  con- 
))  traints  par  aucun  serment  à  agir  contre  la  parole  de 
»  Dieu  et  par  l'enseignement  du  diable.  » 

Après  une  telle  prédication,  pouvait- il  se  plaindre? 
Que  penser  aussi  de  ce  prédicant  d'Erfurt,  Mechler, 
qui  étant  sorti  lui-même  du  couvent  et  s'élant  marié, 
se  lamentait  ensuite  en  ces  termes  :  u  Quand  les  moines 
»  ou  les  nonnes  sont  sortis  depuis  trois  jours  seule- 
»  ment  de  leurs  cloîtres,  les  uns  font  société  avec  les 
»  fdles  perdues,  les  autres  avec  de  mauvais  garnements, 

(i^Erlanges,  XXVIII,  3ii. 


326  LUTHER   ET    LE   LUTHÉRANISME 

»  et  cela  sans  se  soucier  nullement  de  Dieu.  Les  prêtres 
»  en  font  autant,  ils  vont  à  la  première  femme  venue, 
»  de  sorte  qu'une  longue  période  d'expiation  succède 
»  bientôt  à  un  court  mois  de  baisers  (i^(Kussmonat).  » 

Mais  déjà  des  troubles  plus  graves  encore  s'annon- 
çaient. La  révolution  de  1024  commençait  à  gronder^ 
et  Luther  s'en  ouvrait  ainsi  à  l'Electeur  Frédéric  : 
«  J'ai  de  tristes  appréhensions  et  malheureusement  je 
»  les  crois  trop  fondées  :  j'ai  peur  qu'une  effroyable 
»  sédition  n'éclate  dans  les  pays  allemands...  Le 
»  peuple  reçoit  et  accepte  admirablement  notre  évangile, 
))  mais  il  le  prend  trop  à  la  lettre  ;  il  l'interprète  char- 
))  nellement.  Il  sent  bien  qu'il  est  le  seul  véritable 
»  mais  il  ne  sait  pas  encore  en  faire  un  bon  usage... 
»  Dieu  permet  cela  pour  nous  châtier.  » 

Ainsi  donc,  c'était  tantôt  Dieu,  tantôt  le  diable,  qui 
était  cause  des  troubles  toujours  menaçants.  Il  faut 
lire  néanmoins  le  post-scriptum  de  la  même  lettre  : 
((  Jusqu'à  livésent,  j  ai  ri  de  l'émeute,  croyant  qu'elle  ne 
»  s'en  prendrait  qu'au  clergé,  aujourd'hui  j'ai  peur 
»  qu'elle  ne  s'attaque  d'abord  à  nos  maîtres  et,  comme 
((  un  véritable  fléau  public,  n'entraîne  à  sa  suite  tout 
))  le  clergé  (2}.  » 

On  voit  comment  dans  cette  lettre  adressée  à  «  son 
maître  »,  l'Electeur  de  Saxe,  Luther  cherche  à  s'excuser 
des  mauvais  effets  de  la  «  liberté  évangélique  » .  Il  dé- 
sapprouvera de  même  toujours  l'émeute  contre  les 
seigneurs,  et  ne  s'en  réjouira  que  contre  les  évêques  et 
les  prêtres  restés  fidèles  à  leur  foi.  Il  ne  tarit  pas  d'in- 
jures et  de  violences  contre  eux,  à  cette  époque,  et 
publie  alors  le  traité  intitulé  :  Contre  l'état  faussement 

(i)   Cité    par   J.osses,    II.    a33  ;  Demfle    attribue  ce  dire  à 
l'apostat  franciscain  Eberlin  de  Giinzboiirg,  p.    ii8. 
(2)  De  Wette,  II,  i43,  i/i4' 


l'expérience   REÏ.IGIEUSE,    ETC.  327 

appelé  ecclcsiastiqiic  du  Pape  et  des  évcques  (juin  1022) 
où  il  conjure  tous  les  vrais  chréliens  de  concourir  à 
leur  expulsion,  et  leur  adresse  de  telles  invectives  que 
Spalalin  lui-même  lui  en  fait  des  reproches,  ainsi  qu'on 
l'a  dit  (i). 

On  sait  avec  quel  zèle  Franz  de  Sickingen  et  Ulrich 
de  Ihilleii  entrèrent  dans  les  vues  de  Luther,  et  l'on 
peut  à  peine  deviner  quels  désordres  auraient  éclaté  si 
la  mort  n'avait  mis  un  terme  aux  exploits  de  ces  deux 
champions  de  l'Evangile  {i523). 

A  partir  de  1022,  l'on  commence  à  trouver  souvent 
sous  la  plume  de  Luther  des  expressions  d'étonnement 
en  face  des  résultats  de  sa  prédication.  C'est  ainsi 
qu'il  écrit  à  Lang,  d'Erfurt  :  «  Ou  la  vertu  de  la  pa- 
n  rôle  se  cache  encore,  ou  elle  est  trop  faible  en  nous 
»  tous  {omnibus  nobis),  ce  qui  m'étonne  fort  {quod 
»  miror  valde).  Nous  sommes  en  effetles  mêmes qu'au- 
»  paravant  :  durs,  insensés,  impatients,  téméraires, 
»  ivrognes,  querelleurs  et  lascifs  (2).  )) 

Naturellement  le  peuple  ne  prenait  pas  mieux 
l'Evangile  :■«  Rien  ne  me  donne,  écrivait  Luther,  plus 
»  de  dégoût  que  ce  peuple  qui  néglige  entièrement  la 
»  parole,  la  foi  et  la  charité,  et  ne  se  glorifie  que  d'être 
»  chrétien,  parce  qu'il  peut  manger  de  la  viande,  des 
»  œufs,  du  lait  les  jours  d'abstinence,  communier  sous 
))  les  deux  espèces,  ne  pas  jeûner,  ni  prier  (3).  » 

Cependant  Luther  préférait  tout  à  la  honte  de  reve- 
nir en  arrière,  et  la  même  année  il  écrivait  à  Harlniuth 
de  Kronenberg  :  «  Seigneur  Dieu  !  Père  céleste,  nous 
"  le  prions  par  ta  bonté  inépuisable,  daigue  plutôt,  s'il 
»  nous  faut  pécher,  nous  laisser  nous  enfoncer  de  toutes 

(i)  Ci-dessus,  3*  étude. 

'2)  Cité  par  Dollinger,  I,  275. 

1  3)  Lettre  à  Ilaussmann  (i522j  Dollixger,  ibid. 


328  LUTHER   ET   LE   LUTHÉRANISME 

y)  façons  dans  le  sentier  des  péchés,  mais  garde-nous  de 
))  l'aveuglement  et  de  la  folie,  garde-nous  de  l'esprit 
»  de  componction  (!)  (i).  » 

Sans  doute  Luther  espérait  toujours  que  l'avenir 
verrait  un  relèvement  des  moeurs,  mais  chaque  jour 
lui  donnait  un  nouveau  démenti.  Bientôt  Tliomas 
Miinzer  se  sépara  de  lui  à  cause  de  l'immoralité  des 
luthériens,  et  Luther  s'excusa  en  ces  termes  au  prince 
de  Saxe  (2)  :  «  il  ne  pouvait  nier,  disait-il,  que  les 
»  luthériens  ne  fussent  loin  de  faire  tout  ce  qu'ils  pou- 
))  valent  faire  ;  toutefois,  ils  n'étaient  pas  entièrement 
»  dépourvus  des  fruits  de  1  esprit  de  vérité,  et  ceux 
»  d'Altstaedt  (011  prêchait  Mûnzer),  en  rejetant  sa  doc- 
»  trine  à  cause  du  peu  de  moralité  de  ses  partisans, 
»  montraient  seulement  qu'ils  ne  possédaient  point  le 
»  sens  profond  de  la  vérité   ». 

Gomme  on  l'a  vu,  Luther  s'en  prenait  ordinaire- 
ment au  diable  de  tous  ses  mécomptes.  A  l'entendre, 
c'était  le  diable  qui  fermait,  sous  le  luthéranisme,  les 
écoles  si  florissantes  sous  le  papisme  (3),  c'était  le 
diable  qui  tarissait  «  les  aumônes  qui  pleuvaient  »  au 
temps  des  papistes,  tandis  que  ((  les  évangélistes  ne 
»  veulent  plus  donner  un  liard  (4)  ». 

((  Ceux  qui  devraient  se  montrer  chrétiens,  gémit-il, 
))  ayant  eu  le  bonheur  de  recevoir  l'Evangile,  sont 
))  bien  plus  mauvais,  bien  moins  miséricordieux  que 
»  les  chrétiens  d'autrefois.  Auparavant,  du  temps  des 
))  doctrines  perverses  et  du  faux  culte,  comme  on  en- 
))  seignait  la  nécessité  des  bonnes  œuvres  pour  le  salatf 

(i)  Cité  par  Dôllixger  :  coinpunctionis  est  peut-èlre  une  faute 
d'impression. 

(2)  DôLLi>GER,  II,  276. 

(S)  Cf.  Jans!-ex,  II,  817  etsuiv.  {ib2^). 

(4)  Eklangen,  XLIII,   i64- 


l'exjpérience  religieuse,  etc.  329 

»  tout  le  monde  était  prêt,  bien  disposé.  Mais  nos  gens 
»  semblent  n'avoir  appris  qu'à  rogner,  à  pressurer,  à 
»  voler,  sans  scrupule,  par  le  mensonge,  la  tromperie, 
»  l'usure,  renchérissement...  Voilà  de  quelle  manière 
))  on  témoigne  sa  reconnaissance  au  cher  Evangile  du 
»  Christ!  Les  (jens  sont  à  présent  si  abominablement 
')  méchants  (la'ils  sont  devenus  sans  entrailles;  ils  ne 
»  sont  plus  humainement  mauvais,  jnais  diaboliquement 
n  pervers  (  i  ) .  » 

De  plus  en  plus,  cette  conduite  des  luthériens  sou- 
levait contre  eux  toutes  les  répugnances.  A  [Nuremberg, 
en  i524,  l'établissement  du  nouvel  «  Evangile»  donna 
lieu  aux  mêmes  désordres  qu'à  Erfurt  et  Wittemberg. 
Aussi  Hans  Sachs,  bien  que  partisan  de  Luther,  leur 
disait  il  (i524)  :  «  Vous  criez  beaucoup,  mais  vous 
»  agissez  peu  ;  si  vous  étiez  évangéliques,  comme  vous 
»  vous  en  vantez,  vous  feriez  les  œuvres- de  l'Evangile. 
))  Mais  vos  excès  de  table,  votre  vacarme,  vos  insulles 
»  contre  les  prêtres,  vos  querelles,  vos  sarcasmes,  vos 
»  dédains,  votre  conduite  dissolue  ont  porté  un  grand 
')  préjudice  à  la  doctrine  évangélique.  Ceci  n'est  que 
»  trop  évident  (2)  !  » 

{(  Manger  du  chapon  en  carême,  disait  de  son  côté 
))  Siaupiz,  l'ancien  provincial  de  Luther,  faire  ripaille 
»  le  jour  et  la  nuit,  est-ce  donc  là  ce  qu'ils  appellent 
»  la  liberté  chrétienne  ?  Où  voit-on  que  le  Christ  et  les 
»  apôtres  aient  donné  un  tel  exemple  (3)  P  » 

L'expulsion  des  religieuses  hors  de  leur  couvent  à 
Nuremberg  donna  lieu,  en  1624,  aux  scènes  les  plus 
lamentables.  C'était  toujours  la  u  liberté  chrétienne  » 
qui  imposait  cette  exécution. 

(1)  EULANGEN,    XIV,    389-890. 

(2)  Cité  par  Janssen,  II.  871. 
(3j  Jansses,  ibid.  (i523). 


330  LUTHER   ET   LE   LUTHÉRANISME 

C'est  à  propos  des  révoltants  détails  de  celte  affaire 
que  l'historien  protestant  David  Strauss  (i)  écrit  : 
((  Croit-on  qu'au  temps  du  premier  établissement  du 
»  christianisme,  des  actes  de  violenceabsolument  sem- 
»  blables  n'aient  pas  été  commis?  » 

Mais  il  faut  dire  que  le  même  historien,  parlant  des 
ravages  de  Sickingen,  dans  l'électoral  de  Trêves,  ose 
ainsi  s'exprimer  :  ci  Sickingen  opéra  sa  retraite  en  bon 
»  ordre  :  pendant  cette  reiraite,  des  églises  etdes  couvents 
»  furent  complètement  rasés  par  l'incendie.  » 

Les  dissidents  du  luthéranisme  autour  de  Karlstadt 
et  de  Miinzer  étaient  aussi  sévères  que  les  catholiques 
au  sujet  de  l'immoralité  des  «  marliniens  »,  comme  on 
les  appela  d'abord. 

Voici  à  ce  sujet  une  curieuse  révélation  sur  les  ma- 
nières de  Luther  lui-même.  Elle  est  extraite  d'une 
apologie  de  Karlstadt  par  Yalentin/c^^e/.y/iQmer(r524)  : 

((  Je  connais  à  fond  ta  conduite,  y  disait-il  à  Luther  ; 
»  j'ai  étudié  quelque  temps  à  Wittemberg.  Je  ne  veux 
»  rien  dire  ici  de  Ion  petit  doigt  couvert  de  bagues  qui 
»  scandalisait  beaucoup  d'entre  nous,  ni  du  bel  appar- 
))  tement  situé  près  de  la  rivière,  où  l'on  buvait  et 
»  faisait  si  bonne  chère  avec  les  doctoribus  et  les  sei- 
»  gneurs  ;  et  pourtant,  ces  régals  me  déplaisaient  fort 
»  et  je  m'en  plaignais  souvent  à  mes  compagnons! 
»  J'étais  scandalisé  de  voir  que  sans  te  préoccuper  de 
»  tant  d'intérêts  importants,  tu  restais  assis  près  de  ta 
»  bière...  Le  commis  d'un  marchand  de  Leipzig  me 
»  parla  aussi  de  toi  un  jour  chez  Pirkheimer  :  il  faisait 
»  peu  de  cas  de  ta  sainteté;  tu  jouais  bien  du  violon, 
»  disait-il,  tu  portais  des  chemises  enrubannées,  mais 
»  c'était  tout  ce  qu'on  pouvait  dire  à  ta  louange...  A 

(i;  Ulrich  \oy  Huttek  (i858),  II,  349. 


l'expérien'Ce  religieuse,  etc.  331 

))  cette  époque,  ce  qui  me  déplaisait  encore  en  toi, 
»  c'était  de  voir  la  vie  folle  que  l'on  menait  à  Witteni- 
»  berg  et  de  t' entendre  dire  que  nous  ne  pouvions  être  des 
))  anges.  Tu  cries  bien  haut  quel'onne  reprend  en  vous 
»  que  l'imperfection  de  votre  vie.  Mais  nous  soutenons 
))  que  là  où  l'on  n'aperçoit  pas  les  fruits  de  la  foi  dans 
»  le  Christ,  cette  foi  n'a  jamais  été  bien  enseignée  ni 
»  bien  reçue  et  nous  répétons  de  vous  ce  proverbe 
»  que  Rome  doit  trouver  vrai  depuis  longtemps  :  Plus 
»  l'on  s'approche  de  IVittemberg,  pires  sont  les  chré- 
»  tiens  (  I  )  !  » 

Sans  doute,  les  anabaptistes,  qui  se  dressaient  ainsi 
en  juges  contre  Luther,  n'étaient  pas  eux-mêmes  sans 
reproche.  Nous  ne  décrirons  pas  la  terrible  révolte 
de  ir)2'i,  si  cruellement  réprimée  en  juin  1025  et  où 
périrent  des  milliers  de  paysans.  Cette  révolution 
avortée  dont  les  anabaptistes  furent  lesauteurs,  remonte 
certainemeut  à  Luther  comme  à  la  cause  de  tous  les 
troubles  qui  déchirèrent  alors  la  société. 


II 


Luther  lui-même,  qui  excita  les  princes  à  la  répres- 
sion avec  tant  de  fureur,  finit  par  s'émouvoir  des  con- 
séquences de  ses  doctrines. 

A  partir  de  1 5 20,  les  plaintes  deviennent  fréquentes 
et  même  habituelles  sous  sa  plume. 

Que  penser  d'un  aveu  tel  que  le  suivant  (i525)  : 
«  //  n'est  pas  un  de  vos  évangéliques  qui  ne  soit  aujour- 
»  d'iiui  sept  fois  pire  qu'il  n'était  avant  de  nous  appar- 
»  tenir,  dérobant  le  bien  d'autrui,  mentant,  trompant, 

(i)  Jatisse:*,  h,  4oo. 


332  LUTHER    ET    LE  LUTHÉRANISME 

»  mangeant,  s'enivrant  et  se  livrant  à  tous  les  vi(;es, 
»  comme  s'il  ne  venait  pas  de  recevoir  la  sainte  pa- 
»  rôle  (i).  )) 

Cette  constatation  le  déconcerte  d'abord,  puis  il 
cherche  à  se  dire  que  cela  était  nécessaire  :  «  Quand 
»  on  parle,  dit-il,  de  la  grâce  et  de  la  paix  que  l'Evan 
«  gile  procure,  on  s'étonne  de  voir  que  les  hommes  sont 
»  devenus  pires  que  sous  le  papisme  ;  cependant,  en 
»  y  réfléchissant,  on  finit  par  comprendre  qu'il  ne 
»  pouvait  en  être  autrement  (2).  » 

C'est  ainsi  qu'il  repousse  l'objection. 

«  On  entend  partout  aujourd'hui,  papistes,  anabap- 
»  listes  et  autres  diriger  contre  nous  d'accablants  re- 
»  proches  :  à  quoi  sert-il,  disent-ils,  que  vous  nous 
»  parliez  tant  du  Christ  et  de  la  foi?  Les  hommes  en 
»  sont- ils  meilleurs  ?  —  Le  reproche,  à  première  vue, 
»  semble  avoir  de  l'importance,  mais  quandon  l'exa- 
»  mine  à  la  lumière,  ce  n'est  plus  qu'un  verbiage 
))  inutile.  ■» 

Ce  n'étaient  pourtant  pas  les  prédications  qui  man  - 
quaient  aux  «  réformes  ». 

»  On  se  plaint  de  toutes  parts,  disait  Luther,  qu'on 
»  ne  cesse  de  prêcher  et  que  néanmoins,  on  reste  froid, 
»  paresseux  et  grossier.  » 

Il  attribue  cela  à  la  monotonie  de  la  doctrine  nou- 
velle :  ((  Maintenant  qu'il  est  question  de  la  foi  et 
»  de  Jésus-Christ,  on  en  a  de  suite  assez  et  l'on 
»  se  plaint  de  s'entendre  rabâcher  toujours  la  même 
»  chose  (3).  » 

Son  embarras  même   nous  est  ici  un  aveu  évident. 

(i)  Erla^gex,  XXVIII,  li20,  XXXYI,  f\ji,  3oo.  Dollinger,  I, 

277- 

(2)  Cite  par  Dollingeu,  I,  380  ainsi  que  le  texte  qui  suit. 

(3)  Ibidem,  282. 


l'expérience  religieuse,  etc.  333 

Mais  il  est  facile  de  tiouver  d'autres  témoignages. 
Voici  par  exemple  ce  que  disait  Erasme  (i)  en  1029  : 
«  Regardez  donc  cette  société  évangélique,  combien 
»  elle  compte  d'adultères,  d'ivrognes,  de  joueurs,  de 
»  ripailleurs,  combien  de  gens  vicieux  et  infâmes... 
))  Examinez  si  les  ménages  sont  plus  chastes  que  chez 
»  les  autres  qu'ils  traitent  de  païens?  Vous  savez,  j'es- 
»  père,  quelles  histoires  je  pourrais  citer,  si  je  voulais. 
»  Et  il  n'est  pas  nécessaire  que  je  rapporte  ces  faits  si 
»  connus  que  les  magistrats  ou  à  leur  défaut  le  peuple 
»  ont  dû  dévoiler  publiquement  !  » 


III 


L'ivrognerie  fut  surtout,  comme  on  sait,  l'un  des 
grands  défauts  des  «  réformés  ».  Luther  lui-même 
s'adonnait  à  ce  vice  sans  réserve.  Rappelons  seulement 
à  ce  propos  ce  qu'il  disait  lui-même  à  la  Warlbourg 
(lôai):  «  Toute  la  journée  je  suis  dans  l'oisiveté  et 
»  dans  l'ivresse  (2).  » 

Plus  tard,  en  i53o,  il  déclare  que  s'il  boit  si  abon- 
damment c'est  pour  narguer  le  démon  qui  le 
tente  (3). 

Probablement  il  s'agit  ici  des  tentations  de  déses- 
poir qui  assaillaient  alors  le  Réformateur  en  face  des 
mauvaises  mœurs  de  ses  disciples.   . 

A  cette  époque,  il  souffrit  cruellement  de  maux  de 


{i)Opp.,  X,  1579. 

(2)  Ego  oliosus  et  crapulosus  sedeo    tota  die  (Enders,  HT,    i5^) 
(cité  par  Denmfle),  p.  loi. 

(3)  Lettre  à  Wellcr,  Exders,  YIII,  i  (De>ifle)  p.  103,  ;  même 
lieu  la  citation  suivante,  E>ders,  VIII,  345). 


334  LUTHER    ET    LE   LUTHÉRANISME 

tête,  étant  à  Col)ourg-,  pendant  la  diète  d'Aiigsbourg  ; 
de  retour  à  Witlemberg,  il  écrivait  (i 5  janvier  i53i) 
à  Link  :  «  Le  mal  de  tête  contracté  à  Cobourg^  grâce 
))  au  vin  vieux  (a  veteri  vino),  n'a  pas  encore  été  guéri 
»  par  la  bih'e  de  Witlemberg.  » 

Le  i8  mars  i535,  il  signe  une  lettre:  Doctor  pie- 
nus  !  il  s'y  plaint  de  ne  plus  pouvoir  «  par  faiblesse  » 
tenir  tête  aux  étudiants  avec  de  la  bière  :  «  La  bière  est 
bonne,  dit-il,  la  fille  est  belle^  les  compagnons  sont 
jeunes  (i)  !  » 

Luther  disait  encore  des  Allemands  :  «  Chaque  pays 
))  doit  avoir  son  diable  particulier...  Notre  diable  alle- 
))  mand  sera  une  outre  de  vin  et  s'appellera  l'ivrogne, 
»  car  il  est  si  altéré  qu'il  ne  peut  se  satisfaire  avec  tout 
»  ce  qu'il  boit  de  vin  et  de  bière.  L'ivrogne  demeure 
»  une  idole  toute-puissante  chez  nous  autres  Allemands 
»  et  il  fait  comme  la  mer  et  l'hydropisie  :  la  mer  ne 
»  s'emplit  pas  malgré  toute  l'eau  qu'elle  avale  et  l'hy- 
))  dropisie  devient  plus  assoiffée  en  buvant  (2).  »  On 
parlait  alors,  en  Allemagne,  (Vun  ordre  des  buveurs  et 
Luther  avoue  que  c'est  depuis  qu'il  prêche  que  l'ivro- 
gnerie a  commencé  à  se  répandre:  «  Quand  j'étais 
yy  jeune,  écrit-il,  je  me  souviens  que  la  plupart,  même 
»  chez  les  riches,  buvaient  de  l'eau  et  se  servaient  d'ali- 
»  ments  simples  et  communs.  Certains  ne  commen- 
»  çaient  à  boire  du  vin  qu'à  trente  ans.  Maintenant, 
»  même  les  jeunes  s'habituent  au  vin  et  aux  vins  forts 
»  et  étrangers  et  même  aux  liqueurs  et  aux  spiritueux 
»  qu'ils    boivent  démesurément.    »    u    Quand  j'étais 

(i)  EsDERS,  X,  187.  Peut-être  est-ce  là  l'origine  de  ces  vers 
attribués  à  Luther  :  «  Wer  nictU  Uebt  Wein,  Wcib,  Gesang,  der 
bleibt  cin  Xarr,  sein  Lebein  lang  :  qui  n'aime  pas  le  vin,  la 
femme,  le  chant,  demeure   fou  toute  sa  vie  »  (Demfle,  p,  loa). 

(2)  Erla:<gen,  XXXIX,  353. 


l'expérience  religieuse,  etc.  335 

»  jeune  {i).  dit-il  encore,  la  chose  était  en  grande  honte 
))  dans  la  noblesse,  mais  maintenant  elle  est  devenue 
»  plus  habituelle  chez  elle  que  chez  les  paysans.  Sans 
»  horreur  et  sans  pudeur,  l'ivrognerie  a  pénétré  même 
»  dans  la  jeunesse  ''2).  n 

Naturellement  avec  l'ivrognerie,  les  vices  les  plus 
honteux  faisaient  aussi  leur  apparition. 

Sans  doute,  le  langage  quasi  bestial  de  Luther  sur 
le  mariage  et  les  relations  de  l'homme  et  de  la  femme 
firent  beaucoup  pour  la  perte  de  la  chasteté  soit  dans 
le  mariage,  soit  en  dehors,  mais  un  auteur  du  temps, 
Sarccrius,  trouve  la  raison  principale  des  adultères  et 
des  débauches  qui  se  multiplièrent  sans  mesure  alors, 
dans  l'excès  de  la  boisson  devenu  habituel.  Il  cite  le 
proverbe  si  juste  dans  sa  brutalité:  Homme  plein, 
homme  impudique,  femme  ivre,  femme  déshonnete  ! 
et  Luther  exprimait  à  son  tour  la  même  pensée  dans 
cette  phrase  qui  rend  bien  son  genre  d'esprit  :  «  Une 
»  truie  pleine  ne  peut  avoir  une  vie  chrétienne    3).  » 

Et  sous  la  figure  grossière  qu'il  nous  présente  ainsi, 
c'est  son  pays  qu'il  indique  sans  doute,  car  nous  l'avons 
entendu  déclarer  '1  :  «  Si  l'on  voulait  peindre  main- 
y>  tenant  l'Allemagne,  il  faudrait  la  faire  semblable  à 
une  truie  »  et  dans  la  préface  de  son  écrit:  Wider 
den  Turken  contre  le  Turc  ,  il  traite  les  Allemands  de 
peuple'  grossier  et  sauvage,  moitié  démon,  moitié 
homme  ''5'.  «  Nous  sommes,  nous  autres  Allemands, 
»  dit-il  ailleurs,  de  si  sales  pourceaux,  si  dépourvus 
»  de  raison  et  de  discipline,  que  quand  on  nous  parle 

(i)  0pp.  cxeg.  lat.,  III,  69. 
(a)  Erla>ge>,  VIII,  393. 

(3)  W.,    XIX,,4l9   fUEMFLE,   p.    285). 

(4)  Ibid.,  YIII,  294  (Demfle,  a4,  799). 

0   DoLU>"GER,   I,    285. 


336  LUTHER    ET    LE    LUTHÉRANISME 

»  de  Dieu,  nous  n'y  faisons  pas  plus  attention  que  s'il 
))  s'agissait  de  quelque  conte  de  vieilles  femmes.  » 

L'on  s'explique,  après  tous  ces  aveux  et  toutes  ces 
constatations  le  désespoir  et  les  tentations  de  Luther, 
l'on  comprend  ses  angoisses  et  ses  remords  qui  se  tra- 
duisent parfois  en  regrets  si  déchirants  que  nous 
sommes  malgré  nous  émus  de  pitié  en  face  d'une  âme 
si  tourmentée  et  si  torturée. 

Parfois  il  allait  jusqu'à  déclarer  qu'il  ne  voudrait 
pas  commencer  à  prêcher,  si  cela  était  à  refaire.  Dès 
1627,  l'on  trouve  des  aveux  de  ce  genre  et  en  voici  un 
exemple  frappant  :  c(  Voyez^  s'écrie-t-il,  la  belle  vie 
))  que  nous  menons  !  Voyez  nos  mœurs  et  toute  notre 
«  manière  d'être  !  On  se  conduit  avec  tant  d'extrava- 
))  gance  à  la  suite  de  l'Evangile,  que  ^en  suis  à  douter 
))  s'il  est  convenable  que  je  prêche  encore/  J'aurais  de- 
)•>  puis  longtemps  cessé  de  le  faire,  si  je  ne  savais  que 
»  Jésus-Christ  lui-même  n'eût  pas  été  plus  heureux  dans 
»  cette  entreprise!  (i)  » 

Par  cette  dernière  phrase  on  voit  quelle  consolation 
il  essayait  de  se  donner  et  de  quelle  étrange  manière 
il  cherchait  à  s'abuser. 


IV 


D'après  tout  ce  qui  précède,  il  est  facile  de  constater 
quels  furent  les  effets  immédiats  du  luthéranisme  ou 
du  moins  quel  effroyable  désordre  dans  les  mœurs  en 
accompagna  les  premières  manifestations. 

Mais  peut-ctre  croira-t-on  que  ce  ne  fut  là  qu'un 
mouvement  passager,  une  sorte  de  relâchement  tran- 

(i)  Cité  par  Dôllinger,  I,  285. 


l'expérience  religieuse,  etc.  337 

sitoire  au  moment  où  les  esprits,  troublés  dans  leur 
religion  séculaire,  accoururent  vers  la  nouvelle  religion 
et  s'y  attachèrent,  en  la  comprenant  mal. 

Luther  aurait  bien  voulu  se  donner  cette  illusion  et 
il  écrivait  en  i53i  :  «  La  foule  s'est  mise  dans  un 
»  état  de  sécurité  charnelle  :  laissons-ia  se  satisjaire 
»  quelque  temps  ;  il  faudra  que  les  choses  prennent  une 
))  autre  tournure  quand  les  inspections  se  feront  d'une 
»  manière  régulière.  La  besogne  est  facile  quand  on  ne 
»  fait  que  de  démolir  un  ancien  édifice  ;  mais  il  n'est 
«  pas  aussi  aisé  de  le  remplacer  par  un  autre.  J'espère 
»  qu'avec  le  temps  notre  entreprise  n'en  ira  pas  moins 
»  au  gré  de  nos  désirs  (i).  » 

Malheureusement  cette  espérance  elle-même  fut 
déçue  et  le  Réformateur  fut  condamné  jusqu'à  sa  mort 
à  voir  toujours  s'accroître  le  travail  de  démoralisation 
dont  sa  révolte  avait  donné  le  signal. 

Malgré  ce  que  cette  enquête  peut  avoir  d'aride,  il 
nous  faut  maintenant  la  poursuivre  dans  la  seconde 
partie  de  la  vie  du  novateur,  c'est-à-dire  environ  de 
i53o  à  i546. 

De  i53o,  est  cette  déclaration  de  Luther  lui-même  : 
«  Si  nous  avions  encore  à  baptiser  les  adultes,  je  suis 
»  certain  qu'il  n'y  aurait  pas  la  dixième  partie  de  la 
»  population  qui  consentît  à  s'y  soumettre.  » 

Cet  état  misérable  de  la  religion,  il  l'attribue  aux 
prédicants  qui  ne  savent  pas  même  bien  «  les  Com  - 
»  mandements  de  Dieu,  le  symbole  des  Apôtres  et 
)>  rOrai son  dominicale  ».  Par  contre,  «  ils  sont  fort 
))  habiles  à  crier  contre  le  Pape,  les  moines  et  les 
»  prêtres  (2)  ». 


(l)  DoLLlNGER,    I,    286. 

(2)  Ibid,  I,  287. 


22 


338  LUTHER   ET   LE   LUTHÉRANISME 

La  conduite  des  pasteurs  devint  même  telle  que  Lu- 
ther, en  iSSq,  en  vint  à  projeter  de  solliciter  l'établis- 
sement d'une  prison  ecclésiastique  pour  y  enfermer 
((  ces  hommes  abrutis  et  indisciplinés  que  1" Evangile 
»  n'avait  pu  convertir  o . 

Dès  i535,  il  en  faisait  ce  tableau  peu  flatteur  :  «  On 
))  dirait  à  la  vérité,  qu'on  les  a  faits  pasteurs,  afin  qu'ils 
»  puissent  soigner  leur  ventre  et  jouir  des  biens  de  la 
»  vie,  comme  ils  faisaient  sous  le  papisme.  Ces  voraces 
»  serviteurs  de  la  chair  auraient  bien  mieux  fait 
»  de  garder  les  pourceaux  que  de  se  charger  de  la  di- 
»  rection  des  âmes.  Axijourd'hui  qu'on  les  a  délivrés 
»  du  Bréviaire,  des  Vêpres  et  des  Matines,  que  ne 
»  lisent-ils  matin  et  soir,  au  lieu  de  ce  bavardage  inu- 
))  tile,  quelques  pages  du  Catéchisme,  du  Nouveau 
n  Testament  ou  d'un  livre  quelconque  de  la  Bible? 
»  Ils  devraient  roiujir  de  n'avoir,  comme  des  chiens  et 
»  des  pourceaux  quils  sont,  rien  appris,  rien  retenu 
))  de  l'Evangile  que  cette  liberté  paresseuse  et  char- 
))  nelle  (i  ).  » 

L'expression  que  «  les  lutbéricns  sont  sept  fois  pire 
que  sous  le  papisme  »  est  fréquente  alors  sous  la 
plume  du  malheureux  Réformateur.  «  Si  nous  par- 
»  venons  à  cliasscr  un  démon,  écrit-il,  en  i532,  il  est 
»  incontinent  remplacé  par  sept  autres  qui  sont  pires. 
»  ]Nous  pouvons  donc  nous  attendre,  quand  nous  au- 
»  rons  expulsé  les  moincs_,  à  voir  surgir  une  race  sept 
))  fois  plus  mauvaise  que  n'était  la  première  (2).  » 
«  L'avarice,  l'usure,  la  débauche,  la  crapule,  le  blas- 
»  phème,  le  mensonge,  la  tromperie  se  multiplient 
»  terriblement,  bien  plus  que  sous  le  papisme.  Cet  état 

(i)  Corn,  in  Gai.,  .i535.  —   Walch.,  X,    36   ^cité  par  Dôlli?i- 
ger). 

(2)  EllLANGEN,  XXXVI,  4ll. 


l'expérience  religieuse,  etc.  339 

))  misérable  des  mœurs  discrédile  l'Evangile  et  les 
))  prédicanls  auprès  de  tous,  en  sorte  que  l'on  dit  :  si 
»  celte  doctrine  était  vraie,  les  gens  seraient  plus 
»  pieux    I   '  n 

Cette  objection  si  pénible  pour  son  orgueil,  Luther 
l'entendait  sans  cesse  résonner  à  son  oreille,  c'était  le 
grand  argument  des  catholiques  contre  lui,  et  toujours 
il  est  obligé  de  reconnaître  la  vérité  des  faits  qu'on  lui 
jette  à  la  face. 

\oici  comment  il  essayait  d'y  répondre,  d'une  faron 
bien  misérable  d'ailleurs,  ainsi  qu'on  va  le  voir: 

«  Entendez  les  sermons  des  papistes,  parcourez  leurs 
»  ouvrages,  et  vous  verrez  que  le  seul  argument  avec 
»  lequel  ils  nous  combattent,  consiste  à  dire  qu'il  n'est 
»  rien  résulté  de  bon  de  notre  doctrine.  El  en  effet,  à 
»  peine  eûmes-nous  commencé  à  prêcher  notre  Evan- 
»  gile,  que  l'on  vit  dans  le  pays  une  effroyable  ré- 
»  volte,  des  schismes  et  des  sectes  dans  l'Eglise,  et 
))  partout  la  ruine  complète  de  rhonncleté,  de  la  mora 
»  lilé  et  du  bon  ordre,  chacun  ne  songeant  plus  qu'à 
))  vivre  indépendant  et  à  se  conduire  au  gré  de  ses  ca- 
»  priées  et  de  son  bon  plaisir,  comme  si  le  règne  de 
»  l'Evangile  entraînait  la  suppression  de  toute  loi,  de 
»  tout  droit  et  de  toute  discipline.  La  licence  et  tous 
n  les  genres  de  vices  et  de  turpitudes  sont^  dans  toutes 
»  les  conditions,  portés  bien  plus  loin  aujourd'hui 
n  qu'ils  ne  le  furent  jamais  sous  le  papisme.  On  était 
»  au  moins,  autrefois,  quelque  peu  retenu  dans  le  de- 
»  voir  ;  le  peuple  surtout  l'était,  tandis  que  mainte- 
»  nant  il  ne  connaît  plus  ni  frein  ni  liens,  et  vit, 
»  comme  le  cheval  sauvage,  sans  retenue,  ni  pudeur, 

au  gré  de  ses  plus  grossiers  désirs.  Il  méprise  les  lois 

(i)  Erl\>"ge>',  I,  193. 


340  LUTHER   ET   LE   LUTHÉRANISME 

))  de  l'Eglise...  et  abuse  de  la  négligence  du  pouvoir 
»  civil...  Et  toutes  ces  plaies,  toutes  ces  saletés  sont, 
Y)  par  nos  adversaires,  reprochées  à  notre  doctrine,  à 
»  notre  excellent  Evangile  !  Mais  attendez  un  peu,  mes 
»  amis,  et  veuillez  nous  apprendre  si  ce  serait  bien 
»  raisonner  que  de  dire  :  Ce  théologien  est  un  mauvais 
»  homme,  donc  la  théologie  est  une  détestable  science; 
»  ce  jurisconsulte  est  un  scélérat,  un  coquin,  donc  la 
»  science  du  droit  n'est  qu'un  tissu  de  fourberies  et 
»  de  mensonges  ;  cet  artiste  est  un  fornicateur,  un 
»  débauché,  donc  les  arts  dont  il  s'occupe  ne  sont  que 
»  vilenies  et  paillardise.  Soutenir  ces  conclusions,  ne 
»  serait-ce  pas  pécher  grossièrement  contre  la  raison  et 
»  montrer  qu'on  a  soi-même  perdu  le  bon  sens?  Et 
»  cependant  nos  adversaires,  en  accusant  l'Evangile 
))  des  vices  de  ses  disciples,  font-ils  autre  chose  (i)  ?  » 

Luther  espérait-il  ainsi  donner  le  change.^  préten- 
dait-il sérieusement  nier  la  relation  qui  existait  entre  le 
dévergondage  des  mœurs  et  sa  prédication?  Dans  ce 
cas,  il  suffirait  pour  le  condamner  de  lui  opposer  sa 
propre  doctrine  :  que  la  foi  véritable  produit  fatale- 
ment de  bonnes  œuvres,  comme  un  pommier  des 
pommes,  comme  le  feu  de  la  chaleur,  ou  même  sim- 
plement cette  affirmation  qui  est  de  lui  (i534)  : 
((  Quand  la  parole  est  enseignée  pure  et  sans  mélan(je, 
»  on  détruit  par  là  les  mauvais  docteurs,  et  l'on  pro- 
»  (luit  infailliblement  une  grande  amélioration  dans  la 
))  conduite  et  dans  les  principes  (2)  ». 

11  faut  donc  bien  croire  que  la  parole  n'était  pas 
enseignée  «  pure  et  sans  mélange  »  par  Luther,  puis- 
qu'il   se  plaignait    si  amèrement  de    ses   prédicants 

(i)  Walch.,  V,  ii4  (cité  par  Dôllinger), 
(2)  Walch.,  VI,  620. 


l'expérience  religieuse,  etc.  341 

comme  de  «  mauvais  docteurs  »  et  qu'il  avouait  la  dé- 
gradation effrayante  dans  laquelle  étaient  tombés  ses 
disciples. 


Si  nous  quittons  un  instant  Luther,  pour  recueillir 
d'autres  témoignages,  nous  en  trouverons  de  parfaite- 
ment officiels  dans  les  rapports  des  inspecteurs  luthé- 
riens, en  Saxe.  Il  y  eut  deux  inspections,  faites  à 
l'instigation  de  Mélanclhon  et  par  rauturilé  de  l'Elec- 
teur lui-même.  La  première  eut  lieu  de  1027  à  1629. 
Elle  releva  les  faits  les  plus  lamentables.  Partout  les 
écoles  étaient  tombées,  là  oxx  elles  étaient  florissantes 
sous  le  Catholicisme.  Autour  de  AYittenberg,  i^o  pa- 
roisses (sans  compter  les  succursales  par  centaines) 
n'avaient  que  21  écoles.  Ailleurs  c'était  plus  triste  en- 
core. Les  prédicants  étaient  parfois  des  ouvriers  igno- 
rants et  grossiers.  Ahorn  était  un  tisseur,  Musel  un 
boulanger,  Seitenrode  un  menuisier,  qui  ne  savait  pas 
même  les  commandements.  Le  prédicant  de  Lucka 
avait  trois  femmes  et  vivait  habituellement  avec  deux. 
Plus  tard,  on  trouva  un  prédicant  qui  avait  eu  six  en- 
fants de  deux  sœurs,  toutes  deux  vivantes.  A  Schonau 
et  à  Colpin,  les  paysans  insultaient  les  prédicants  en 
disant  :  a  Comment,  avec  la  conduite  que  vous  tenez, 
))  osez-vous  nous  parler  de  Dieu  ?  Qui  est  Dieu  ?  Qui 
»  sait  si  Dieu  existe  ?  Lui  aussi  il  a  eu  son  comlîien- 
»  cernent  et  sa  fin  !  »  A  Wercho,  ils  avaient  oublié 
leurs  prières  et  jusqu'au  Credo.  A  Zinna,  ils  trouvaient 
le  Pater  trop  long  pour  l'apprendre  (i)  ? 

Mélanchton     voulut    faire   lui-même    l'enquête   en 

(\)  Tout  cela  lire  de  Jaxssex,  III,  ^3  et  suiv. 


342  LUTHER   ET    LE   LUTHÉRANISME 

Thiiringe  et  il  écrivait  à  Jiistus  Jonas,  à  propos  de  son 
fils  malade  :  «  En  vérité,  la  mort  pour  mou  fds  serait 
»  préférable  à  la  vie,  s'il  doit  passer  par  l'état  lamen- 
»  table  où  je  me  vois  précipité  »  (1527).  Un  peu  plus 
tard,  le  5  juin  i528,  il  écrit  encore  à  Myconius  : 
((  J'éprouve  une  angoisse  qui  dépasse  tonte  idée  quand 
»  je  vois  les  maux  de  notre  temps,  et  je  ne  puis  accep- 
»  ter  aucune  consolation.  Personne  ne  hait  l'évangile 
M  pins  implacablement  que  ceux-là  mêmes  qui  se  font 
»  gloire  d appartenir  à  notre  parti  (i).  » 

«  Videmus  quantnpere  nos  odit  vulgus(2)  »,  disait-il 
une  autre  fois.  Mais  si  nous  recouvons  maintenant  aux 
résultats  de  la  seconde  inspection  qui  eut  lieu,  en 
i535,  que  voyons-nous? 

La  situation  a  partout  empiré.  Les  enquêteurs,  sur- 
tout ceux  du  cercle  de  Wittembcrg,  se  plaignent  de 
«  l'accroissement  de  l'impiété,  du  mépris  et  du  blas- 
»  phème  de  la  parole  divine,  de  l'abandon  complet  de 
))  la  communion,  de  l'attitude  séditieuse  et  inconve- 
j)  nante  des  fidèles  pendant  le  service  divin.  » 

Yeut-on  avoir  une  idée  de  celte  «  altitude  inconve- 
nante »  ? 

A  Globitz,  pendant  l'office,  on  allait  jusqu'à  faire 
circuler  des  brocs  de  bière.  Ailleurs  ((  pendant  les 
»  offices  et  les  sermons,  des  paysans,  malgré  la  pré- 
»  sence  des  femmes  et  des  jeunes  filles,  satisfont  à  leurs 
»  nécessités  I  n  «  Le  prêche  est  troublé  par  des  dis- 
»  putes,  ou  par  des  propos  indécents  tenus  à  haute 
»  voix.  »  Enfin,  disent  les  rapports  :  «  les  vices  de 
»  toute  nature  vont  en  grandissant  d' une  façon  inqiiié' 
»  tante  ». 


(i)  Corp.  Réf.,  I,  888,  913,983. 
{2)Ibid.,  I,  941. 


l'expérience  religieuse,  etc.  343 

C'était  vers  le  même  temps  que  Luther  disait  de  lui- 
même  :  «  Pour  ce  qui  est  de  moi,  je  confesse,  et  sans 
»  nul  doute  d'autres  se  jugent  de  même  au  fond  de 
Il  leur  cœur,  que  je  n'ai  plus  cette  ardeur,  ce  zèle  que 
)  j'avais  autrefois  et  que  je  suis  beaucoup  plus  négli- 
1)  gent  que  sous  le  papisme  (i).  » 

Mais  cette  négligence,  qu'il  admettait  en  lui-même, 
lui  était  insupportable  dans  les  autres,  et  il  ne  pouvait 
soufl'rir  le  mépris  des  paysans  pour  la  nouvelle  doc- 
trine :  ((  Ceux  qui  gémissent  encore  sous  la  domina- 
»  tion  des  tyrans,  appellent  nuit  et  jour  à  grands  cris 
»  le  bienfait  de  notre  prédication,  s'écriait-il,  tandis 
»  que  nos  pourceaux,  qui  ont  en  abondance  le  pain  de 
»  vie,  le  dédaignent  et  le  foulent  aux  pieds,  après  y 
»  avoir  fouillé  de  leur  groin  immonde  (2).  » 

Luther  faisait  sans  doute  allusion  par  de  telles 
expressions  aux  grossièretés  signalées  ci-dessus.  Voici 
une  preuve  que  vingt  ans  plus  lard  (vers  i555)  la  si- 
tuation n'était  pas  beaucoup  meilleure  en  Saxe.  Le  duc 
Augusle,  nouvellement  devenu  Electeur,  à  la  mort  de 
son  frère  INlaurice  (i553',  écrivait  :  «  Une  honteuse 
»  coutume  s'est  établie  dans  nos  villages.  Les  paysans, 
»  les  jours  de  grande  solennité,  comme  Noël,  la  Pen- 
»  tecôte,  s'attablent  dès  le  soir  de  la  fête  et  passent  la 
»  nuit  dans  les  excès  de  la  table  ;  le  matin,  ils  dor- 
»  ment  encore  à  l'heure  où  il  faudrait  aller  au  prêche, 
»  ou  bien  ils  arrivent  ivres  à  l'église,  et  on  les  entend 
»  ronfler  comme  des  pourceaux.  Les  églises,  qui  de- 
»  vraient  être  des  maisons  de  prière,  sont  changées  en 
»  tavernes  ;  les  paysans  y  déposent  des  fûts  de  bière  et 
»  viennent  s'enivrer  dans  la  maison  de  Dieu,  en  pro- 


(i)  Tout  ceci  dans  Janssen,  III,  76-77. 
(2)  DôLLOGER,  I,  293  (citation). 


344  LUTHER    ET    LE    LUTHÉRANISME 

»  férant  forces  blasphèmes  et  imprécations.  Ils  sont 
»  assez  impies  pour  se  moquer  des  pasteurs  et  de  leur 
»  saint  ministère  en  pleine  église,  montent  en  chaire  et 
))  débitent  d'horribles  bouffonneries.  »  u  Aux  noces 
»  des  paysans,  on  se  livre  à  d'horribles  débauches  : 
»  on  boit,  on  fait  ripaille  toute  la  nuit,  on  blasphème, 
»  on  se  plaît  aux  propos  impies.  Souvent  ces  orgies 
))  donnent  heu  à  de  sanglantes  disputes  ou  a  d'hor- 
»  ribles  attentats  aux  mœurs  (i).  » 

Dans  un  acte  d'enquête  analogue  à  ceux  que  nous 
avons  cités,  et  dressé  en  i55/i,  on  mentionne  parmi 
les  vices  les  plus  ordinaires  le  mépris  de  Dieu,  le 
blasphème,  l'éloignement  presque  complet  des  sacre- 
ments et  même  du  baptême  des  enfants,  l'ivrognerie, 
les  excès  de  table,  l'état  d'ivresse  le  jour  mêmeoii  l'on 
a  reçu  la  Gène  (2)  :  a  Les  jours  de  fête,  même  le  Ven- 
»  dredi  Saint,  le  jour  de  Pâques,  la  Pentecôte,  sont  in- 
»  dignement  profanés,  par  de  grands,  d'horriblvs  sa- 
»  crilèges  et  scandales  :  la  bigamie  est  commune,  les 
»  outrages  aux  mœurs  fréquents,  ainsi  que  l'adultéra, 
»  l'usure,  les  faux  témoignages,  etc.  (3).  » 

Dans  le  Mecklembourg,  les  actes  d'enquête  révèlent 
le  même  état  (i55/i)  :  «  Le  blasphème,  l'adultère, 
((  tous  les  vices  impurs,  sont  ici  tellement  en  honneur 
»  qiià  Sodome  et  à  Gomorrhe,  on  n'a  sans  doute  ja- 
»  mais  rien  vu  de  si  odieux  et  de  si  grossier  !  » 

Voilà  ce  qui  ressort  des  actes  officiels  et  de  toutes 
parts  l'on  signale  que  les  peuples  regrettent  le  bon 
vieux  temps  catholique,  regrets  stériles  et  impuissants, 

(i)  Cité  par  Ja^ssen,  III,  761. 

(2)  Luttier  disait  de  la  Gène  :  !\'ous  nous  comportons  à  son 
égard  d'une  façon  si  ddgoûlanle  qu'à  peine  nous  croirait-on,  je  ne 
dis  pas  des  chrétiens,  mais  même  des  liommes. 

(3)  Janssen,  ibidem. 


l'expérience  religieuse,  e;tc.  345 

incapables  d'arrêter  l'incendie  qu'une  main  téméraire, 
sinon  criminelle,  celle  de  Luther  avait  allumé. 

De  plus  en  plus^  les  remords  de  ce  malheureux   ar-  • 
tisan  de  tant  de   ruines   s'accroissent  au  spectacle  de 
son  œuvre. 

Nous  l'avons  entendu,  en  1627,  témoigner  qu'il  au- 
rait voulu  ne  pas  avoir  commencé  à  prêcher.  Voici  la 
même  déclaration,  en  i538,  onze  ans  plus  tard  :  «  Qui 
»  de  nous  se  fût  mis  à  prêcher  si  nous  avions  prévu 
»  qu'il  en  résulterait  tant  de  calamités,  de  factions,  de 
»  scandale,  d'impiété,  d'ingratitude,  et  de  médian- 
»  ceté  !  Mais  à  présent  que  nous  avons  commencé,  il 
»  faut  bien  que  nous  en  portions  les  conséquences.  Il 
»  était  sans  doute  nécessaire  que  nous  vissions  se  pas- 
))  ser  sous  nos  yeux  des  choses  faites  pour  ruiner 
»  toute  espèce  d'entreprise,  afin  que  l'on  sache  bien 
»  que  ce  ne  sont  pas  des  hommes  qui  soutiennent  notre 
»  œuvre,  mais  le  Saint-Esprit  hii-memc.  Sans  ce  puis- 
))  sant  appui,  nous  ne  serions  pas  capables,  assuré- 
>)  ment,  de  résister  à  un  pareil  dévergondage  (i)-  » 

On  voit  quelle  nouvelle  et  miséi'able  explication  il 
trouve  à  cet  état  eiïroyable  des  mœurs  consécutif  à  sa 
prédication  :  C'est  le  Saint-Esprit  qui  veut  prouver 
qu'il  soutient  seul  cette  œuvre  faite  pour  se  détruire 
elle-même  ! 

Sans  doute  aussi,  il  attribuait  au  Saint-Esprit  ou  au 
diable  sa  propre  inconduite. 

Déjà  nous  en  avons  dit  quelque  chose,  mais  il  y  faut 
revenir  plus  longuement  en  terminant  cette  enquête  et 
avant  d'en  venir  à  la  discussion  sur  la  responsabilité 
de  Luther  en  tout  cela. 


(i)  Eriangen,  L,  74. 


346  LUTHER    ET    LE   LUTHÉRANISME 


VI 


Nous  avons  déjà  dit  son  penchant  à  la  boisson  et 
nous  avons  eu  l'occasion,  en  parlant  des  circonstances 
de  sa  mort,  de  signaler  que  les  excès  de  table  n'y 
furent  pas  étrangers,  si  l'on  en  croit  la  déposition  de 
l'apothicaire  d'Eisleben. 

Au  sujet  de  son  ivrognerie,  il  disait  lui-même  :  a  Si 
»  Dieu  peut  me  pardonner  de  l'avoir  pendant  vingt 
»  ans  crucifié  et  torturé  en  disant  la  messe,  il  peut 
»  bien  me  pardonner  aussi  de  boire  quelquefois  un  bon 
»  coup  en  son  honneur  ;  que  Dieu  le  permette  et  que  le 
»  monde  en  dise  ce  qu'il  voudra  (i).  » 

«  Le  monde  »  aura  sans  doute  aussi  le  droit  de  dire 
que  c'était  là  bien  peu  le  langage  d'un  Réformateur. 

Que  dire  encore  de  ce  joli  mot,  qu'il  écrivait  de 
Weimar,  le  2  juillet  lâ^^io,  à  sa  femme  :  a  Je  vous 
))  écris  pour  vous  dire  que  je  me  porte  1res  bien  ;jedé- 
»  vore  comme  un  bohème  et  je  bois  eomme  un  leulon, 
»  ce  dont  Dieu  soit  béni.  Amen  (2).  » 

Cette  intempérance  «  permise  par  Dieu  »  ne  plaisait 
pas  à  tous.  Nous  avons  vu  la  critique  adressée  à  Luther 
par  Valenllnlckelshamer,  vers  '1524  (3).  Voici  main- 
tenant l'avis  de  Lemnius,  humaniste  qui  avait  vécu  avec 
luiàAVittenberg.  «  La  vie  de  Luther,  dit-il  en  iSSy  (.^i), 
»  est  connue  de  tout  le  monde,  et  bien  peu  lui  don- 
»  nent  des  louanges.  Puisqu'il  se  pose  en  évêque  évan- 
»  gélique,  comment  se  fait-il  qu'il  vive  si  peu  sobre - 

(i)  Cité  par  Dôllinger,  III,  aSa. 

(2)  De  Wette,  V,  487  (Dexifle,  p.  io3). 

(3)  Voir  Jager,  Karhtadt  (i856),  p.  488. 

(4)  DôLLi>OEn,  III,  234. 


l'expérience  religieuse,  etc.  347 

))  ment?  »  Luther  lui-même,  à  en  croire  son  ami 
Biujenhagen,  avait  parfois  du  déplaisir  quand  il  s'était 
laissé  aller  à  quelque  excès  de  table. 

En  fait,  il  avait  bien  changé  depuis  sa  «  Réforme  ». 
Jadis,  disait-il,  quand  il  était  encore  moine,  il  avait 
une  apparence  bien  plus  sainte  qu'aujourd'hui,  alors 
il  priait  bien  plus,  il  veillait,  il  jeûnait,  il  se  macérait. 
Maintenant,  au  contraire,  il  boit  et  mange  selon  l'usage 
commun.  Il  sait  comme  un  autre  plaisanter,  boire,  se 
réjouir  et  rire.  Il  est  un  bon  et  joyeux  compagnon  de 
table  :  quand  il  a  devant  lui  un  pot  de  bière,  il  ne 
serait  pas  fâché  d'avoir  tout  le  tonneau  ;  de  temps  à 
autre,  il  boit  un  bon  coup  «  en  l'honneur  de  Dieu  » 
et  au  lieu  de  macérer  son  corps,  comme  quand  il  était 
au  couvent,  il  entend  bien,  quand  il  mourra  et  sera 
couché  dans  son  cercueil,  offrir  aux  vers  un  docteur 
gras  et  bien  nourri  (i). 

^lalgré  tout  cet  extérieur  de  bon  \ivant,  Luther  n'ar- 
riva jamais,  nous  le  savons,  à  la  tranquillité  intérieure 
à  laquelle  il  avait  aspiré  toute  sa  vie  et  qui  avait  été  le 
mobile  de  son  apostasie.  Il  reconnaissait  qu'il  avait  eu 
tort  de  donner  tant  d'éclat  à  sa  révolte  :  «  Si  j'avais  à 
»  recommencer,  dit-il  une  fois,  je  m'y  prendrais  au- 
»  Ircment  Je  laisserais  sous  le  gouvernement  du  Pape 
»  la  multitude  du  peuple  ;  car  ces  gens  ne  s'amendent 
))  point  avec  l'Evangile  et  ne  font  qu'abuser  de  la  li- 
)>  berté  qu'on  leur  donne.  Mais  je  prêcherais  les  conso- 
»  lations  de  l'Evangile  aux  âmes  timorées^  découragées 
»  et  humiliées  (2)  ». 


(i)  Propos  de  table,  résumés  par  Dôllinger,  III,  aSi-aSa, 
nous  avons  dit,  dans  la  première  étude,  ce  qu'il  faut  entendre 
par  les  a  macérations  »  de  Luther  au  couvent. 

(2)\Yalch.,  XXII,  io3A  (cité  par  Dôluîsger). 


348  LUTHER    ET    LE   LUTHÉRANISME 

Il  s'excusait  alors  en  dcclaiant  qu'il  ne  connaissait 
pas  le  monde,  quand  il  s'était  fait  réformateur. 

«  Partout,  l'on  voit  dans  sesdiscours,  dit  Dollinger, 
sa  vieille  haine  contre  l'Eglise  se  marier  au  sentiment 
accablanl  de  la  nullité^  de  nmpiiissance  morale  de  sa 
propre  doctrine,  assez  forte  pour  amener  un  schisme, 
mais  complètement  incapable  d'opérer  dans  ses  adhé- 
rents une  régénération  morale^  ni  même  de  les  mainte- 
nir à  ce  degré  de  valeur  morale  et  religieuse  qu'ils  oc- 
cupaient auparavant  (i). 


VII 


A  partir  de  iBSq,  le  dégoût  s'empare  de  plus  en 
plus  de  Luther  en  face  des  résultais  qu'il  obtient. 

Et  cependant  ces  résultats  ont  une  apparence 
brillante.  11  faut  bien  remarquer  en  effet  qu'à  ce  mo- 
ment-là même,  le  protestantisme  s'implante  dans  de 
nouvelles  contrées,  comme  le  duché  de  Saxe  et  la 
Marche  de  Brandebourg  ;  la  ligue  de  Smalkade  est  plus 
puissante  que  jamais,  et  l'avenir  de  la  nouvelle  Eglise 
est  assuré.  L'Angleterre  est  entraînée  dans  le  schisme, 
et  la  Papauté  humiliée. 

Et  c'est  en  présence  de  tous  ces  succès  que  «  le  Ré- 
formateur »  est  écrasé  parle  désespoir  et  dévoré  parles 
regrets,  alors  que  le  Danemark  et  la  Suède,  des 
royaumes  entiers  deviennent  luthériens,  et  quand  des 
millions  d'hommes  embrassent  son  «  Evangile  ».  Dans 
les  premières  années  de  sa  prédication,  de  pareils  suc- 
cès le  remplissaient  d'ivresse  et  d'enthousiasme,  mais 
le  «  prophète  de  Germanie  »  sait  maintenant  à  quoi  il 

(l)  DoLLIXGER,   III,    2  5o. 


l'expérience  religieuse,  etc.  349 

faut  attribuer  le  triomphe  de  ses  idées.  Il  sait  que  la 
politique  et  l'ambition  des  princes,  l'amour  de  la  licence 
et  des  plaisirs  sont  les  mobiles  principaux  de  ces  con- 
versions en  masse. 

Une  seule  chose  le  console  à  ce  moment,  c'est  la  per- 
suasion où  il  est  que  la  fin  du  monde  est  proche. 

«  Ils  continuent  leurs  fureurs,  dit- il  des  évangé- 
»  liques,  et  deviennent  chaque  jour  plus  pervers  : 
»  Allons,  cela  nous  fait  du  moins  espérer  que  le  jour 
»  glorieux  du  retour  de  Notre-Seigneur  ne  tardera  pas 
»  à  venir.  Cet  incroyable  mépris  de  la  parole  et  ces 
))  gémissements  inexprimables  des  cœurs  pieu^  mon- 
»  trent  que  cen  est  fait  du  monde  et  que  le  jour  ap- 
»  proche  où  seront  prononcés  la  condamnation  des  per- 
»  vers  et  le  salut  des  justes  :  Amen,  fat  !  Amen  !  Tel 
»  était  le  monde  avant  le  déluge,  tel  il  fut  avant  la 
»  ruine  de  Sodome,  avant  la  captivité  de  Babylone, 
»  avant  la  destruction  de  Jérusalem,  avant  le  sac  de 
»  Rome,  avant  les  malheurs  de  la  Grèce  et  de  la  Hon- 
»  grie,  tel  il  sera  et  tel  il  est  déjà  avant  la  ruine  en- 
»  ticre  de  l'Allemagne  (i)  »  (i542). 

((  Le  monde  est  vraiment  bien  ébranlé  sur  sa  base, 
»  disait-il  encore,  depuis  que  la  parole  évangélirjue  lui 
»  a  été  révélée  :  il  craque  de  toutes  parts  et  ne  peut 
»  tarder  à  tomber  entièrement  en  ruines,  à  l'approche 
))  du  dernier  jour,  que  nous  attendons  avec  impatience, 
»  car  tous  les  genres  de  vices,  tous  les  péchés,  toutes 
»  les  turpitudes  se  sont  tellement  répandus,  qu'ils 
»  ont  fini  par  être  considérés  comme  choses  inno- 
))  centes  (2).  » 

Tous  les  ouvrages  de  Luther,  à  cette  époque,  sont 
pleins  de  gémissements  de  ce  genre, 

(i)  Cité  par  Dôllikger,  I,  Soi. 
(2)  Ibid. 


350  LUTHER   ET    LE   LUTHÉRANISME 

{{  En  voyant  l'ingratitude  et  la  perversité  qui  se  re- 
»  marquent  indifféremment  dans  toutes  les  classes, 
»  nous  sommes  parfois  tentés  de  croire;  que  le  monde 
»  est  possédé  du  diable  (i).  »  «  L'Allemagne,  même 
)->  après  la  manifestation  de  celle  grande  lumière  de 
»  l'Evangile,  se  conduit  entièrement  comme  si  le  Jia- 
»  blela  tenait  soas  sa  puissance!  La  jeunesse  s'abrutit, 
»  et  quant  aux  vieux,  ils  sont  livrés  à  l'avarice,  à 
»  l'usure,  et  à  je  ne  sais  quels  autres  vices  qu'on  ne  peut 
»  même  pas  dire  (2).  » 

Sous  l'influence  de  cette  idée  fixe,  Luther  invente 
toutes  sorles  de  complols  contre  sa  doctrine. 

En.i54i,  il  publie  que  Satan  vient  d'inventer  une 
nouvelle  manière,  pour  les  papistes,  de  tuer  les  luthé- 
riens, en  empoisonnant  le  vin  et  en  mélangeant  le  lait 
avec  du  plâtre.  A  léna,  disait-il,  douze  personnes  étaient 
déjà  mortes  en  prenant  du  vin  empoisonné,  à  Magde- 
bourg,  on  avait  trouvé  du  lait  préparé  pour  donner  la 
mort.  Cependant  il  ajoutait  que  les  douze  personnes 
ont  bien  pu  mourir  des  excès  de  leur  ivrognerie.  Peu 
de  temps  après,  il  découvre  que  les  papistes  ont  envoyé 
des  épices  et  des  médicaments  empoisonnés  pour  tuer 
les  luthériens.  Un  jeune  homme  recherche  sa  nièce  et 
gagne  son  affection,  Luther  s'imagine  qu'il  n'agit  ainsi 
que  pour  se  moquer  et  il  attribue  cela  à  la  malice  de 
Satan.  Des  maladies  s'étant  déclarées  parmi  les  étu- 
diants de  W  itlenberg,  par  suite  de  leurs  excès  avec 
des  filles  publiques,  il  fait  aussitôt  afficher  que  <;  c'é- 
»  taient  les  adversaires  et  les  grands  ennemis  de  la  foi 
»  luthérienne  qui  avaient  envoyé  quelques  prostituées 


(1)  DoLLINGER,   I,    3o5. 

(2)  DuLLI>GER,   I,    3o5. 


l'expérience  religieuse,  etc.  351 

»  à  Wittenberg,  pour  séduire  et  perdre  la  pauSre  jeu- 
■»  nesse  (i)  ». 

Pour  consoler  l'un  de  ses  amis,  Cordatus,  accablé 
de  soucis  et  de  peines,  il  ne  trouve  que  ceci  :  «  Mon 
»  Dieu  !  vous  savez  que  nous  vivons  intcrieiircment  sous 
»  l' empire  de  Salan  ;  il  n'est  donc  pas  étonnant  qu'ex- 
»  térieurement  non  plus,  nous  ne  voyions,  ni  n'enten- 
»  dions  rien  qui  soit  louable  (2)  »  (déc.  i^'x'a). 

Ses  dernières  années  furent  encore  troublées  par 
d'effroyables  disputes  entre  lesprédicants,  qui  d'ailleurs 
n'avaient  jamais  pu  s'accorder  entre  eux  :  «  Faudra-t- 
))  il,  s'écriait  Lutlicr,  que  je  descende  au  tombeau  en 
»  voyant  les  prédicateurs  de  la  même  ville  se  prendre 
0  corps  à  corps  comme  de  vils  gladiateurs.  » 

Il  avait  vu  mourir  sa  fille  Marguerite  et  loin  de  la 
pleurer  il  enviait  son  sort. 

A  la  fin,  le  séjour  de  Wittenberg  lai  devint  tellement 
à  charge  qu'il  forma  le  projet  d'en  partir  avec  sa  femme 
et  ses  enfants.  La  ville  était  devenue  comme  une  nou- 
velle Sodome:  «  Sortons  au  plus  vile  de  cette  Sodome!  » 
disait  le  prophète  lui-même.  C'était  en  juillet  i5/i5, 
mais  à  la  demande  de  l'Electeur,  il  remit  son  départ. 

Ses  disciples  et  surtout  Mélanchton  souffraient  de 
plus  en  plus  de  son  «  humeur  bourrue  d  et  de  sa  «  ty- 
rannie ». 

La  dernière  fois  qu'il  prêcha  à  "SAittenberg  (i5/i6), 
ce  fut  contre  la  raison  humaine  :  «  Usure,  ivrognerie, 
))  débauche,  s'écria-t-il,  adultère,  meurtre,  homicide, 
»  tous  ces  vices,  on  les  aperçoit  aisément,  mais  la  rai- 
))  son,  la  fiancée  du  diable,  la  belle  prostituée,  prétend 
»  marcher  seule  et   ce  qu'elle  dit,  elle  s'imagine  que 

(r)  De  \A  ette,  V,  56 1. 
(2)  Ibid.,  V,  '}02. 


352  LUTHER   ET    LE    LUTHÉRANISME 

»  c'est  le  Saint-Esprit  qui  le  lui  inspire.  C'est  la  pire 
))  coiirlisane  du  diable  (i)  /» 

Appelé  pour  des  contestations  d'intérêt  dans  sa  ville 
natale  d'Eisleben,  il  y  mourut  le  i6  février  i546  (2). 
En  beaucoup  d'églises,  on  suspendit  son  portrait  avec 
cette  inscription  «  Divas  et  sanctiis  Doctor  M.  La- 
theras  ».  On  l'appelait  encore  «  le  prophète  de  Ger- 
manie )),  «  le  second  Samuel  »,  «  le  troisième  Elie  », 
«  Luther  le  thaumaturge  ».  Nous  savons  ce  qu'il  faut 
penser  de  ces  appellations. 

Mais  tandis  qu'on  entourait  «  le  Réformateur  »  de 
tant  d'hommages,  sa  femme  était  abandonnée  dans  la 
misère.  Elle  fut  réduite  à  mendier  quelques  secours 
qui  vinrent  tardivement  et  dont  elle  ne  put  jouir.  Une 
maladie  contagieuse  ayant  éclaté  à  ^A  ittenberg.  elle 
s'enfuit  avec  ses  trois  enfants.  Ses  chevaux  prirent  peur 
en  route,  elle  sauta  de  voiture  et  tomba  dans  un  fossé 
d'eau  glacée.  Elle  mourut  le  20  déc.  i552  à  Torgau, 
des  suites  de  cet  accident.  Le  fds  de  Luther  vécut  de  se- 
cours envoyés  par  le  roi  de  Danemark  (3). 

On  voit  que  le  culte  des  saints  n'avait  pas  été  détruit 
en  vain  dans  la  nouvelle  Eglise  1 

Après  tout  ce  qui  précède,  il  semble  que  notre  en- 
quête soit  suffisamment  informée.  Nous  nous  sommes 
demandé  si  les  mœurs  avaient  subi  un  changement 
en  Allemagne,  au  moment  de  la  Réforme. 

Tous  les  documents  nous  ont  répondu  que,  à  com- 
mencer par  le  Réformateur  et  tous  les  prédicantS;  la 

(1)  Ehlangen,  XVI,  aa-i48. 

('';  Cette  date  semble  établie  par  le  rapport  de  l'apothicaire 
appelé  le  17  février  auprès  de  Luther  mort  dans  la  nuit,  Jans- 
sen,  met  le  18  février.  Voir  ci-dessus,  5^  étude  et  Denifle, 
p    io3  citant  Paulus. 

(3)  Jansse.n,  III,  095. 


l'expérience  religieuse,  etc.  353 

Réforme  avait  donné  le  signal  d'une  dégradation  mo- 
rale incontestable. 

Mais  nous  avons  vu  aussi  que  Luther  répugnait  à  as- 
sumer la  responsabilité  de  cette  dégradation.  Sur  sa 
dépouille  funèbre,  Justus  Jonas  disait  précisément  que 
«  Luther,  dans  les  derniers  temps  de  sa  vie,  s'était  sou- 
»  vent  plaint  que,  en  dépit  de  la  vive  et  claire  lumière 
»  de  l'Evangile,  le  monde  en  fût  venu  à  une  dépravation 
»  inouïe  (  i  )  >). 

Nous  allons  voir  maintenant  si  Luther  avait  le  droit 
de  dire  :  en  dépit  de  la  vive  lumière,  etc. ,  ou  s'il  ne  devait 
pas  bien  plutôt  avouer  que  :  en  raison  même  de  cette 
nouvelle  et  étrange  lumière  de  «  l'Evangile  »,  le  monde 
était  tombé  dans  la  corruption. 


§  IL  Les  uesponsabilités.  —  La  doctrine  de  Luther  est 
bien  la  source  des  désordres  de  F  époque. 


I 


Sur  ce  point,  nous  interrogerons  d'abord  les  con- 
temporains et  cela  nous  permettra  de  voir  quelle  opi- 
nion ils  ont  eue  de  Luther,  L'ont-ils  reconnu  comme 
un  Réformateur  ou  comme  un  apostat  ? 

Pendant  quelques  années,  l'opinion,  dans  le  camp 
des  humanistes,  est  à  peu  près  unanime,  et  elle  est  dé- 
cidément favorable  à  Luther.  Nous  avons  dit  quel  en- 
couragement ce  fut  pour  lui  que  de  voir  des  célébrités 
comme  Erasme,  Pirkheimcr,  Eoban  LIessus,    Crotus 

(i)  Oraison  funèbre  de  Luther  à  Eisleben,  19  et  20  fé- 
vrier i546  (Janssen,  III,  596). 

23 


354  LUTHER   ET    LE    LUTHERANISME 

Rubianiis  et  tant  d'autres  approuver  chaudement  ses 
premières  démarches,  applaudir  à  ses  premiers  succès 
et  se  poser  comme  ses  admirateurs,  sinon  comme  ses 
disciples. 

Mais  le  désenchantement  \int  bien  vite  et  nous  allons 
voir  qu'il  vint  précisément  des  conséquences  morales 
et  sociales  du  luthéranisme. 

Erasme,  —  à  tout  seigneur^  tout  honneur,  —  était 
assez  indifférent  et  même  assez  ignorant  dans  les  ques- 
tions purement  dogmatiques.  En  i520,  on  lui  demande 
ce  qu'il  pense  de  Luther  et  de  sa  querelle  ;  il  hésite 
d'abord,  puis  il  répond  :  «  Luther  a  deux  fautes  graves 
»  à  se  reprocher  :  il  a  osé  s'attaquer  à  la  couronne  du 
»  pape  et  au  ventre  des  moines  !  »  Après  la  bulle  du 
Pape,  il  est  encore  partisan  du  novateur  et  désapprouve 
«  le  ton  de  violence  de  la  bulle,  fort  peu  d'accord  avec 
»  la  douceur  qui  convient  au  vicaire  de  Jésus- 
»  Christ  (i)  » 

Naturellement,  il  blâme  aussi  le  manque  «  de  pru- 
dence et  de  modération  »  de  jjuther  et  s'en  plaint 
dans  une  lettre  à  Mélanchton  (1620).  Trois  ans  plus 
tard,  il  s'intéresse  si  peu  aux  questions  de  dogme, 
qu'il  ne  voit  dans  toutes  les  affirmations  de  Luther  sur 
((  la  culpabilité  de  toutes  les  actions  humaines,  même 
chez  les  saints  »,  «  la  nullité  du  libre  arbitre  »,  «  la  juS' 
tification  par  la  foi  seule  »,  que  des  paradoxes  et  des 
énigmes. 

Mais,  en  1024,  il  commence  à  se  refroidir.  Il  nous 
en  donne  lui-même  le  motif  dans  celte  lettre  à  Luther  : 
«  Je  crois  avoir,  jusqu'à  présent,  plus  servi  la  cause  de 
»  l'Evangile  que  plusieurs  qui  se  parent  du  titre 
»  dCEvamjéliques.  Mais  je  vois  que  toutes  ces  innovations 

(i)  Lcllrc  à  Spalalin,  i520. 


l'expérience  religieuse,  etc.  355 

»  ne  servent  qu'à  mettre  en  évidence  une  foule  d'hommes 
»  corrompus  et  portés  au  désordre,  cju  elles  font  rétro' 
»  qrader  les  belles  lettres,  et  nous  menacent  fort  de  ré- 
voltes et  de  san<j  (i)/  » 

La  mêaie  année,  Erasme  publie  son  traité  du  Libre 
arbitre,  où  il  réfute  l'un  des  principes  de  Luther.  Le 
duc  Georges  de  Saxe  lui  écrit  à  cette  occasion  :  «  Si 
»  vous  aviez  exécuté  trois  ans  plus  tôt  le  généreux  des- 
))  sein  que  vous  venez  de  prendre,  et  qu'au  lieu  de 
»  ménager  Luther  en  le  frappant,  comme  si  vous  aviez 
»  craint  de  lui  faire  mal,  vous  eussiez  dès  lors  publi- 
»  quement  combattu  ses  détestables  hérésies,  l'in- 
))  cendie  qui  nous  dévore  aurait  fait  moins  de  ravages 
»  et  l'on  ne  nous  verrait  pas  aujourd'hui  dans  la  triste 
»  position  où  nous  sommes.  » 

Désormais,  ni  Erasme,  ni  personne  ne  pouvait 
arrêter  le  torrent  débordé  ni  le  faire  rentrer  dans  son 
ht. 

Tout  au  moins,  Erasme  va-t  il  nous  servir  de  té- 
moin des  premiers  effets  de  l'Evangile. 

Après  l'apparition  du  Serf-arbitre  de  Luther,  et 
celle  de  r//jp<?7*as/)/s/e  d'Erasme,  toutes  relations  furent 
brisées  entre  ces  deux  hommes, 

A  partir  de  ce  moment,  Erasme  s'élève  avec  force 
contre  le  prétendu  «  nouvel  Evangile  »  :  a  Je  vois, 
»  écrit-il,  au  duc  de  Saxe,  en  iôq^,  surgir  à  l'abri  de 
»  l'Evangile  une  nouvelle  race,  insolente  et  sans  pu- 
))  deur,  qui  finira  par  se  rendre  à  charge  à  Luther  lui- 
»  même  (2).  » 

Sur  ce  dernier  point,  les  événements  devaient  lui 
donner  singulièrement  raison  et  peut-être  Erasme  ne 


(1)  DÔLLINGER,    I,   8. 

(2)  Ep.  Erasmi,  XVIlI,  598  (Dôlu.xger,  I,  i-ig). 


356  LUTHER   ET    LE    LUTHÉRANISME 

pouvait-il  même  pas  imaginer  jusqu'où  irait  le  déses- 
poir de  Luther, 

Il  écrivait  encore,  à  la  même  date,  à  Théodore  He- 
zius  :  ((  Tous  ont  invariablement  à  la  bouche  les  mots 
»  sacramentels  que  voici  :  Evangile,  Parole  Sainte, 
»  Dieu,  Foi,  Christ,  Esprit  Saint,  et  cependant  je 
»  vois  la  plupart  se  conduire  de  telle  sorte  que  je  ne 
»  saurais  douter  qu'ils  ne  soient  possédés  du  dé- 
»  mon  (i).  » 

Il  comprenait  et  signalait  à  merveille  les  points  dan- 
gereux de  la  nouvelle  doctrine  :  «  Qu'y  a-t-il  de  plus 
»  détestable,  disait-il,  que  d'exposer  des  populations 
»  ignorantes  à  entendre  publiquement  traiter  le  Pape 
»  d'antéchrist,  les  évêques  et  les  prêtres  d'hypocrites; 
))  la  confession  de  pratique  détestable,  les  expressions 
»  bonnes  œuvres,  mérites,  bonnes  résolutions,  d'héré- 
»  sies  pures,  et  professer  que  notre  volonté  n'est  pas 
»  libre,  que  tout  arrive  nécessairement  et  qu'il  im- 
»  porte  peu  de  quelle  nature  sont  et  peuvent  être  les 
»  actes  (2)  ?  » 

Qui  ne  sera  d'accord  ici  avec  Erasme  pour  flétrir  de 
pareilles  doctrines  et  pour  y  voir  la  source  de  toute  la 
dépravation  qui  suivit? 

Mélanchton  lai-même  pouvait-il  répondre  quelque 
chose  à  ces  reproches  qu'Erasme  lui  adressait  :  «  Au- 
»  trefois,  d'hommes  grossiers  et  sauvages,  avides  et 
»  querelleurs,  l'Evangile  sut  faire  des  hommes  doux, 
»  charitables,  pacifiques,  bienveillants  :  chez  vous,  au 
»  contraire,  ils  deviennent  furieux,  voleurs  par  fraude, 
»  ils  fomentent  partout  la  révolte,  ils  maudissent  même 
»  les  gens  de  bien.  Je  vois  de  nouveaux  hypocrites,  de 


(1)  Ibid.,  59G  (DoLLiXGER,  ihid.). 

(2)  Cf.  Baudrillart,  op.  laud,,  p.  807. 


l'expérience  religieuse,  etc.  357 

»  nouveaux  tyrans  mais  pas  même  une  ombre  d'esprit 
»  évangéiique  (i).  » 

Un  peu  plus  tard,  en  1627,  Erasme  formulait  l'es- 
poir de  voir  les  révoltés  se  détruire  d'eux-mêmes  :  «  Il 
))  n'est  pas  beaucoup  besoin,  écrivait- il  à  Georges  de 
))  Saxe,  de  se  mettre  en  frais  pour  réfuter  ces  sectaires  ; 
»  sans  que  le  pape  et  l'empereur  interviennent,  ils  se 
»  détruiront  bien  d'eux-mêmes /)«/"  le  seul  f ail  de  leurs 
))  dissensions  et  de  leurs  mœurs,  qui  ne  sont  rien  moins 
»  qu'évangéliques  (2).  » 

Une  autre  fois,  il  indique  le  motif  qui  l'a  écarté  de 
la  nouvelle  Eglise  :  u  Ce  qui  m'a  surtout  éloigné  d'eux, 
»  dit-il,  c'a  été  de  voir  un  bon  nombre  d'entre  eux 
»  entièrement  dépourvus  de  toute  pureté  évangéiique.  » 

Il  nous  expose  lui-même,  par  une  description  saisie 
sur  le  vif,  les  effets  des  prédications  luthériennes 
(1^29)  : 

«  L'on  a  abrogé  la  Messe,  écrit-il,  mais  qu'a-t-on 
»  mis  à  la  place  de  plus  sacré  ?  je  ne  suis  jamais  entré 
»  dans  leurs  églises,  mais  souvent  je  les  ai  vus  reve- 
»  nant  du  sermon,  comme  animés  de  l'esprit  mauvais 
»  (velul  malo  spiritu  afflatos),  tous  les  visages  expri- 
»  mant  la  colère  et  une  férocité  inouïe...  ainsi,  j'ima- 
»  gine,  des  soldats  sortent  du  discours  du  général  pour 
»  aller  au  combat,  prêts  à  une  lutte  de  fauves...  on  a 
»  supprimé  la  confession  et  voici  que  la  plupart  ne  se 
»  confessent  même  plus  à  Dieu...  On  a  supprimé  le 
»  jeûne  et  l'abstinence  et  voici  qu'ils  s'adonnent  à  la 
»  crapule  comme  des  épicuriens...  Les  apôtres,  pour 
»  mieux  s'appliquer  à  l'Evangile,  ou  ne  prenaient  pas 


(i)Ne  micam  quidem  cvangeUci  spirilus.  Op.  III,  p.  819  (Dollin- 
GER,  ibid.). 

(2)  Ibid.,  loio. 


358  LUTHER    ET    LE    LUTHÉRANISME 

»  d'épouses  quand  ils  l'auraient  pu,  ou  traitaient 
»  comme  des  sœurs,  celles  qu'ils  avalent  déjà.  Main- 
»  tenant  l'Evangile  fleurit,  parce  que  des  prêtres  et 
))  des  moines  prennent  femme  contre  leurs  vœux  !... 
»)  Serait-ce  par  une  mauvaise  fortune  que  je  n'en  ai  pas 
»  rencontré  un  seul  qui  ne  paraisse  pire  qu'aupara- 
»  vaut  (i)  ?  »  Les  prédicants  de  Strasbourg,  Capito. 
Bucer,  Hedio  et  les  autres  tentèrent  vainement  de  ré- 
pondre à  ces  reproches  d'Erasme.  Ils  ne  purent  rien 
lui  opposer  sinon  que  la  pureté  de  leur  Eglise  ne  de- 
viendrait une  vérité  que  dans  la  vie  future  ! 

L'année  suivante,  Erasme  revenait  encore  à  la  charge  : 
«  Je  sais  positivement  qu'il  n'y  eut  jamais  plus  de 
»  luxure  et  d'adultères  que  parmi  les  évangéliques, 
»  comme  il  leur  plaît  de  s'appeler,  écrivait-il.  —  Je 
))  connais  un  homme,  que  pendant  dix  ans  j'ai  aimé 
))  comme  un  fils,  qui  me  considérait  comme  un  père 
»  et  que  tout  le  monde,  comme  moi,  croyait  né  pour 
»  le  bien.  //  n'eut  pas  plus  tôt  respiré  l'air  de  la  ré- 
ï)  forme  qu'on  le  vit  contre  toute  attente  devenir 
»  joueur,  spadassin,  coureur  de  femmes,  n'ayant  plus 
»  qu'une  pensée,  celle  de  se  marier  (2)  !  » 

Voilà  le  témoignage  d'un  homme  peu  suspect  de 
tendresse  pour  la  papauté,  coupable  lui-même  d'avoir 
été  le  précurseur  de  la  «  Réforme  »  mais  qui  recula 
d'horreur  devant  les  résultats  et  renia  l'enfant  qu'il 
avait  réchauffé  dans  son  sein.  Il  mourut  en  i536,  sans 
les  dernieis  sacrements  (3). 

(1)  0pp.,  X,  1578-1580-1583,  récrit  est  intitulé  :  Contre  ceux 
qui  se  vantent  faussement  d'être  évangéliques  (iSag),  (Dôllixgek, 
ibid.). 

(2)  Op.  X,  1607. 

(3)  Son  biograplie  Drummo>d,  dit  :  Il  ivas  bélier  so.  Tliere  ivoulJ 
hâve  becn  a  slranrje  incongruilv  in  the  présence  of  priestly  mummeries 
round  the  death-bed  of  Erasmus. 


l'expérience  religieuse,  etc.  359 


II 


Un  autre  exemple  d'aversion  à  l'égard  du  Luthéra- 
nisme, chez  un  homme  qui  avait  préparé  et  plus  tard 
approuvé  chaudement  la  révolte  de  Luther,  nous  est 
donné  par  Crotas  Riibianiis  (Jean  Jiiger). 

Il  était  l'un  des  auteurs  des  fameuses  Epîtres  des 
hommes  obscurs  (i5i6-i5i7)  où  toutes  les  invectives 
de  Luther  étaient  déjà  annoncées  et  devancées.  Ce  fut 
avec  enthousiasme  qu'il  salua  l'aurore  de  la  Réforme. 
En  lôig,  il  écrivit,  de  Bologne,  au  Réformateur,  pour 
l'encourager  et  le  féliciter.  Il  le  reçoit  en  ^triomphe  à 
son  passage  à  Erfurt  en  i52i  (avril),  alors  que  Luther 
se  rendait  à  la  Diète  de  ^Yorms,  et  le  félicite  «  d'avoir 
»  le  premier,  après  tant  de  siècles,  osé  se  servir  du 
«  glaive  de  l'Ecriture,  peur  étrangler  la  licence  ro- 
»  maine.  » 

Pendant  dix  ans,  il  reste  favorable  aux  nouvelles 
doctrines,  puis  il  se  convertit  et  son  abjuration  obtient 
un  immense  retentissement.  Pourquoi  cette  abjura- 
tion? Il  va  nous  le  dire  lui-même  :  «  J'avoue  que  j'ai 
»  pendant  plusieurs  années,  écrit -il,  adhéré  au  protes- 
»  tantisme  ;  mais  dès  que  je  m'aperçus  fjiiil  ne  s'accor- 
»  dait  point  avec  hii-mémc,  qu'il  se  partageait  en  d'in- 
»  nombrablcs  sectes,  et  cja'il  n'est  rien,  pas  même  ce 
))  qui  nous  vient  des  apôtres,  qu'il  ne  souille  et  ne  s'ef- 
»  force  de  détruire,  il  me  vint  à  la  pensée  qu'il  pour- 
»  rait  bien  se  faire  que  le  malin  esprit,  cachant  ses 
»  coupables  desseins  sous  le  masque  de  l'Evangile, 
»  nous  leurrât  sous  l'apparence  du  bien  pour  mieux 
))  nous  envelopper  dans  le  mal  (i).  » 

(i)  DôLLncER,  I,  i36. 


360  LUTHER    ET    LE   LUTHERANISME 

Parlant  dans  une  apologie  adressée  au  public  (i53i) 
des  évangéliques,  il  dit  :  «  Il  y  a,  parmi  eux,  un  tel 
»  débordement  de  tous  les  vices,  qu'on  se  demande  si 
))  des  hommes  qui  n'auraient  jamais  entendu  parler  de 
»  Jésus-Christ  pourraient  vivre  plus  mal.  » 

Ainsi  donc,  voici  un  homme  qui  renie  la  «  Ré- 
forme »  qu'il  a  tant  prônée  et  tant  désirée,  à  cause  des 
conséquences  morales  qu'il  y  constate,  et  pour  mieux 
vivre,  il  doit  revenir  à  sa  première  Eglise,  à  «  cette 
»  Eglise,  dit-il,  où  il  a  reçu  le  baptême,  l'instruction 
»  et  l'éducation,  persuadé  que  si  l'on  peut,  à  bon  droit 
»  lui  faire  quelques  reproches,  il  lui  sera  cependant, 
))  plus  facile  de  se  réformer  avec  le  temps,  qu'il  ne  le 
))  sera  jamais  à  une  secte  qui  s'est  fractionnée,  en  peu 
))  d'années,  en  tant  de  partis  différents  ». 

Parmi  les  confrères  mêmes  de  Luther,  plusieurs 
avaient  d'abord  admiré  son  talent  et  sa  doctrine,  qui 
furent  ensuite  épouvantés  par  ses  effets.  C'est  le  cas  de 
Jean  de  Stanpiz,  qui  fut,  jusqu'ert  1619,  le  provincial 
et  l'ami  de  Luther.  Ce  dernier  déclare  lui-même  com- 
bien il  avait  été  encouragé  par  lui.  «  Je  me  rappelle 
»  parfaitement  ce  que  me  disait  le  docteur  Staupiz, 
»  dans  les  premiers  temps  de  la  publication  de  mon 
»  Evangile  :  Ce  qui  me  console,  disait-il,  et  me  fait  un 
»  grand  plaisir,  c'est  que  la  doctrine  de  l'Eoanfjile, 
»  qu'on  vient  de  remettre  en  lumière,  n'accorde  d'hon- 
»  neur  et  de  valeur  qu'à  Dieu  seul  et  rien  à  l'homme  ; 
»  or,  il  est  évident,  qu'on  ne  saurait  trop  honorer  Dieu 
»  ni  lui  attribuer  trop  de  bonté.  C'est  ainsi  qu'il  m'en- 
»  courageait  alors  (i).  »  Mais,  après  avoir  ainsi  pa- 
tronné le  novateur,  Staupiz  vit  ses  illusions  se  dissiper 
et  comment?  toujours  par  les  conséquences  morales, 
et  cela  dès  i522. 

(i)  Walch,  VIII,  1678. 


l'expérien'Ce  religieuse,  etc.  3G1 

On  se  rappelle  en  efïet  ce  mot  de  Luther  qui  nous 
apprend  ce  que  Staupiz  lui  reprochait,  à  cette  date  : 
»  Quod  tu  sci'ibis,  mea  jadari  ah  lis  qui  liipanaria  co- 
»  luni,  et  milita  scandala  ex  recentioribiis  scriptis  meis 
))  orta,  neqiie  miror,  neque  metiio.  » 

Quand  Staupiz  mourut,  peu  de  temps  après,  en  bon 
catholique,  Luther  vit  dans  sa  mort  une  punition  du 
ciel. 

Nous  avons  nommé  encore  Willihald  Pirkheimer, 
sénateur  de  Nuremberg  et  conseiller  impérial,  ami  des 
arts  et  des  lettres  et  surnommé  le  Xénophon  nurem- 
bérgeois. 

Cet  illustre  humaniste  disait  de  lui-même  :  «  Je  n'ai 
»  pas  de  disciple,  et  ne  le  suis,  moi-même,  de  per- 
»  sonne.  J'accepte  la  vérité,  de  quelque  part  qu'elle 
))  me  vienne,  et  m'attache  à  quiconque  me  paraît  aA^oir 
»  raison  (i).  )> 

Lui  aussi,  il  avait  approuvé  chaleureusement  Lu- 
ther, et  l'avait  même  accueilli,  dans  sa  demeure,  à  son 
retour  d'x\ugsbourg  en  i5i8.  Quelques  années  plus 
tard,  il  écrivait  au  pape  Adrien  VI,  pour  défendre  les 
intérêts  de  Luther,  et  il  rejetait  toute  la  responsabilité 
des  troubles  dogmatiques  sur  Eck  et  les  Dominicains. 
Comme  tous  les  autres,  il  fut  détrompé  par  la  corrup- 
tion morale  qui,  partout,  suivit  de  près  la  propagation 
de  la  foi  nouvelle.  Nuremberg  avait  embrassé  le  luthé- 
ranisme en  i524-  Moins  de  trois  ans  après,  Pirkhei- 
mer écrivait  :  «  Je  ne  dirai  qu'une  chose,  c'est  que 
»  l'Evangile  ne  paraît,  aux  yeux  de  ces  gens-là,  pas 
»  avoir  d'autre  destination  que  celle  de  masquer  les 
))  appétits  charnels.  » 

Il  raconte  ainsi  ses  déceptions,  dans  une  lettre  de 

(l)  DÔLLINGER,    I,    107. 


362  LUTHER    ET    LE    LUTHÉRANISME 

1628  :  «  J'avoue  que,  dans  le  principe,  j'étais,  ainsi 
»  que  feu  notre  ami  Albert  (1),  assez  zélé  pour  la  cause 
»  luthérienne  :  c'est  que  nous  espérions  alois,  par  son 
»  moyen,  voir  réprimer  le  dévergondage  de  Rome  et  la 
»  friponnerie  des  prêtres  et  des  moines.  Il  n'en  advint 
»  malheureusement  pas  ainsi  :  les  choses  se  sont  même 
»  empirées,  h  ce  point,  que  des  vices,  qui  naguère  nous 
»  scandalisaient  fort,  nous  semblent  maintenant  la 
»  sainteté  même  en  face  de  la  licence  évangélique.  Je 
»  ne  doute  pas  que  tout  cela  ne  vous  paraisse  bien 
»  étrange  ;  mais  si  vous  étiez  ici,  près  de  nous,  et  que 
»  vous  fussiez,  comme  nous,  témoin  de  la  vie  coupable 
»  et  des  mœurs  honteuses  de  tous  ces  prêtres  apostats 
»  et  moines  défroqués,  vous  vous  étonneriez  bien  da- 
»  vantage. . .  Ils  étalent  aux  yeux  de  tout  le  monde  leurs 
))  vices  et  leurs  turpitudes,  et  nen  veulent  pas  moins 
»  passer  pour  honnêtes,  s' excusant  au  besoin,  en  soute- 
»  nant,  contre  Jésus-Christ,  qu'on  ne  saurait  en  bonne 
})  justice  les  juger  par  les  ceuvres.  » 

On  voit,  par  ces  derniers  mots,  combien  ces  misé- 
rables avaient  compris  le  principe  de  Luther,  sur  l'inu- 
tilité des  œuvres  pour  le  salut. 

Pirkheimer  nous  donne  ensuite  celte  appréciation 
delà  doctrine  nouvelle  :  «  Luther  voudrait  bien  au- 
»  jourd'hui  pouvoir  modifier,  ou  adoucir,  en  plusieurs 
))  points,  ses  institutions  et  ses  dogmes;  mais  le  tout 
»  est  si  grossier  qu'il  n'est  guère  susceptible  de  fard  ni 
»  d'enjolivure  (2;.  » 

La  phi  part  des  correspondants  de  Pirkheimer  ex- 
priment de  même  leurs  déceptions  et  leurs  plaintes  au 
sujet  de  «  l'Evangile  ». 

(i)  11  s'agit  du  fameux  peintre  Albert  Diirer.  mort  en    iSaS 
(cf.  Baudrill.vrt,  op.  laud.,  p.  3iGj. 
(2)  DiJLLIXGER,  I,   i6/j,   i65. 


l'expérience  religieuse,  etc.  363 

((  Ce  sont,  disait  l'un  d'eux,  ces  prédicateurs  de 
»  mensonge  qui  sont  cause  que  tant  de  gens,  le  plus 
»  grand  nombre,  s'imaginent  pouvoir  pécher  à  leur 
))  aise.  « 

Ainsi  parlait  encore  Lazare  Speng/er,  promoteur 
du  Luthéranisme  à  Nuremberg. 

Pirkheimer  mourut  en  i53o,  mais  il  se  convertit  au 
catholicisme  avant  de  mourir.  A  l'heure  suprême  oii  il 
allait  paraître  devant  Dieu,  cette  démarche  est  signifi- 
cative ! 

L'histoire  de  Pirkeimer  est  encore  celle  de  Zasias. 
mais  celui-ci,  moins  engagé  dans  les  liens  du  luthé- 
ranisme, fut  aussi  plus  prompt  à  revenir  au  catholi- 
cisme que,  du  reste,  il  n'abandonna  jamais  complète- 
ment. 

Ulrich  Zasius  était,  avec  Alciat,  le  plus  grand  juris- 
consulte du  temps.  Il  professait  à  Fribourg  et  natu- 
rellement, il  était  Erasmien,  comme  tous  les  littéra- 
teurs et  tous  les  humanistes  du  temps.  Il  correspondait 
avec  ï illustre  maître  —  c'est  le  nom  qu'il  lui  donne  ■ — 
et  il  en  recevait  les  gages  d'une  [affection  véritable. 
Comme  tous  les  Erasmiens,  il  accueillit,  avec  trans- 
port, les  premières  démarches  de  Luther,  si  bien  qu'en 
1619,  il  écrivait  à  son  ami  Boniface  Rombach,  de 
Bàle,  ((  que  tout  ce  qui  lui  venait  de  Luther,  il  le  rece- 
«  vait  comme  s'il  le  tenait  d'un  ange  (i)  ». 

Mais  dès  i520,  on  l'a  vu,  il  fut  scandalisé,  comme 
jurisconsulte,  par  les  principes  révolutionnaires  de 
Luther,  à  l'égard  du  Pape  et  des  évoques,  puis  par  ce 
dogme  nouveau  «  que  l'homme  converti  pèche  encore 
»  en  faisant  le  bien,  c'est-à-dire  jusque  dans  ses 
»  bonnes  actions  mêmes  ». 

(i)  Ita  excipio  ac   si   anjelo    auctore   ernersissent  (Dôllikger,  I, 

170). 


364  LUTHER    ET    LE    LUTHERANISME 

L'apparition  du  Manijeste  à  la  noblesse  allemande, 
et  les  désordres  de  i52i  et  i522  éclairèrent  complète- 
ment Zasius  sur  la  prétendue  réforme.  Il  se  plaint 
alors  de  «  l'impudence  de  Luther  »  qui  «  torture 
))  toute  l'Ecriture  depuis  la  Genèse  jusqu'aux  livres  dn 
»  Nouveau  Testament,  pour  les  tourner  contre  les  pon- 
»  tifs  et  les  prêtres,  comme  si  Dieu  n'avait  fait  autre 
»  chose  pendant  le  cours  des  siècles  que  de  tonner 
»  contre  les  prêtres  !  » 

Avec  le  temps,  la  douleur  de  Zasius  et  son  éloigne- 
ment  des  nouveautés  ne  fait  que  s'accroître.  Il  fait  res- 
sortir les  mauvais  fruits  de  la  doctrine  luthérienne 
comme  une  preuve  de  sa  fausseté.  Il  insiste  sur  ce  ca- 
raclere  démoralisant  du  prétendu  nouvel  «  Evangile  »  : 
«  L'égoïsme,  dit-il  en  i528(i),  et  le  manque  absolu 
»  d'obligeance  et  de  complaisance,  sont  le  signe  dis- 
»  tinctif  de  tout  vrai  luthérien.  »  Il  mourut  à  Fribourg, 
dans  les  mêmes  sentiments  à  l'égard  de  la  «  Ré- 
forme ». 

A  côté  de  cet  homme  respectable  et  de  belle  figure 
dans  l'histoire,  il  est  piquant  de  citer,  comme  témoin 
des  débauches  des  premiers  «  marliniens  »,  ce  Ludovic 
Hetzer,  décapité  à  Constance  le  4  février  1529,  pour 
avoir  épousé  douze  femmes  en  même  temps.  Il  fut 
l'un  des  premiers  dans  la  nouvelle  secte  à  nier  la  Tri- 
nité et  la  Divinité  du  Christ.  Dans  un  ouvrage  in- 
titulé précisément  :  Débauches  évangéliques  voici 
comme  il  parle  des  luthériens  :  «  C'est  un  chef- 
»  d 'œuvre  de  maître  Satan  d'avoir  imaginé  un  pré- 
/)  texte  respectable,  celui  de  l'Evangile  et  de  la  confra- 
»  tcrnité  chrétienne,    pour  ramasser   adroitement    la 


(i)  DoLi.iNGEu,  I,  177  ;  Ji\ssEN,  II,    i8o;  Baudrillart,  817- 

3i8. 


l'expérience  religieuse,  etc.  365 

»  foule  et  la  faire  tomber  dans  ses  pièges.  //  y  a  plei- 
»  neinenl  réussi,  ainsi  ijiiil  se  voit  par  les  hahilwles 
»  crapuleuses  auxquelles  s  adonnent  ceux  qui  se  font 
))  passer  pour  érangéliques. 

»  Mais  voici  que  précisément  se  réunissent  une 
»  troupe  de  ces  bons  amis  de  l'Evangile.  Voyons  ce 
»  qu'ils  vont  faire?  Boire  un  coup,  un  petit  coupseule- 
»  ment,  un  coup  évangélique  !...  Quel  est  l'objet  de 
»  leurs  réunions  ;'  L'amour  de  Dieu  ?  nullement.  On 
»  ne  s'y  occupe  pas  plus  de  Dieu  que  de  la  fin  du 
»  monde!  Est-ce  du  moins  l'amour  du  prochain,  le 
))  désir  de  s  édifier  et  de  se  fortifier  réciproquement 
»  dans  la  foi  ')  Pas  davantage.  Il  ne  pourrait  pas  être 
»  moins  question  d'Evangile,  d'amendement  et  de  foi 
»  dans  une  société  païenne.  Qu'est-ce  donc  qui  nous 
n  rassemble  ;  car  enfin  il  ne  se  fait  rien  sans  un  motif 
»  quelconque  ?  —  Que  vous  êtes  simple  !  Ce  qui  nous 
»  rassemble,  c'est  tout  bonnement  l'attrait,  le  puissant 
»  attrait  du  vin,  le  désir  de  boire  et  de  connaître  les 
))  nouvelles  !...  Il  y  a  de  quoi  dégoûter  pour  jamais  de 
»  l'Evangile  !  (i)  » 

De  pareils  témoignages  se  passent  de  commentaires, 
et  ils  abondent  sur  la  vie  des  premiers  évangéliques. 
On  pourrait  les  multiplier  sans  peine,  s'il  était  néces- 
saire.  L'on  verrait  un  Eberlin  de  Giinzhourg,  francis- 
cain défroqué,  nous  dire  qu'à  Wittenberg,  l'on  parlait 
ainsi  :  «  On  est  bon  évamjélique  dans  cette  ville  :  car  on 
»  y  assonvne  les  prêtres  comme  des  chiens/  —  Celui-ci 
»  est  un  bon  évangelique  ;  //  n'épargne  pas  les  prêtres 
»  et  j ait  gras  tout  le  carême.  » 

Nous  entendrions  encore  Philippe  Mclanchton 
s'écrier  après  Périclès  :    «  Je  crains  plus  nos  propres 

(l)    DOLLIXGER,    I,    197. 


366  LUTHER   ET   LE   LUTHÉRANISME 

))  failles  que  tous  les  profjres  de  nos  ennemis.  » 
Mais  ce  que  l'on  vient  de  rapporter  suffit  et  au  delà 
pour  montrer  que  l'opinion  générale  des  écrivains  du 
temps  est  que  la  dépravation  morale  qui  se  remarque 
alors  en  Allemagne  découle  directement  de  la  doctrine 
même  de  Luther. 

III 

La  force  de  cette  conclusion  s'accroît  encore,  quand 
l'on  examine  de  plus  près  les  explications  mises  en 
avant  par  Luther,  pour  nier  cette  corrélation  de  sa  pré- 
dication à  la  perversité  de  ses  adhérents. 

Sa  défaite  ordinaire,  sa  ressource  la  plus  hahituelle, 
consiste,  nous  l'avons  déjà  dit,  à  rejeter  la  faute  sur  le 
démon  et  à  prédire  par  là  comme  prochaine  la  fm  du 
monde. 

Avouons  d'abord  que  sur  ce  dernier  point,  Luther  a 
lui-même  réfuté  la  prétention  de  ceux  qui  l'appelaient 
«  le  prophète  de  Germanie  ».  Jamais  prophétie  n'a 
subi  plus  cruel  démenti,  que  celle  qu'il  a  faite  sur  la 
fm  du  monde  ! 

Pour  ce  qui  est  du  diable,  l'on  sait  quelle  impor- 
tance il  lui  attribuait  dans  la  vie  humaine  et  dans  sa 
vie  en  particulier. 

Avec  une  pareille  obsession  de  l'intervention  de  Sa- 
tan, il  est  naturel  que  Luther  ait  attribué  toutes  les 
fautes  des  siens  à  Satan. 

Cette  idée  commode  devient  presque  un  dogme 
chez  les  luthériens.  On  la  retrouve  sous  la  plume  de 
Mélanchlon,  qui  se  rejette  aussi  sur  la  fm  du  monde, 
comme  son  maître,  ou  plus  volontiers  sur  Vinflaencc 
des  asircs  (i). 

(i)  Cf,  DôLLiNGER,  I,  370  et  suiv. 


l'expérience  religieuse,  etc.  367 

Mais  qui  ne  voit  combien  ces  excuses  sont  misé- 
rables ?  et  n'est-ce  pas  le  coup  de  désespoir  d'un  Ré- 
formateur religieux  que  d'être  obligé  d'avouer  que  le 
diable  fait  commettre,  malgré  sa  doctrine,  ou  pour 
parler  comme  Luther,  ((  en  dépit  de  la  vive  et  claire  la- 
»  mibre  de  l'Evangile  k  plus  de  crimes  et  de  désordres 
que  sous  le  règne  d'une  doctrine  réputée  elle-même 
diabolique  comme  le  papisme. 

Mais  les  documents  eux-mêmes  ne  donneront-ils 
pas  un  démenti  à  celte  assertion,  et  ne  montreront  ils 
pas  en  acte  l'influence  directe  des  doctrines  néfastes 
du  '(  Réformateur  »  ? 

Lorsque  nous  entendons  un  prédicant,  Musculus, 
ami  de  Luther,  et  son  disciple,  raisonner  de  la  sorte  : 
»  Nous  ne  sommes  plus  sous  l'empire  de  la  loi  an- 
»  cienne,  mais  sous  celui  de  la  grâce.  Il  est  donc  évi- 
»  dent  que  le  péché  ne  saurait  plus  nous  porter  préju- 
)^  dice,  et  que  plus  nous  faillirons,  plus  l'aborrdance  de 
»  grâce  que  nous  obtiendrons  sera  grande.  Nous 
»  sommes  libres,  c'est  un  point  avoué  :  et  le  péché  ne 
»  saurait  donc  nous  nuire,  ce  n'est  pas  moins  incon- 
»  testable  :  faisons  donc  librement  en  hommes  libres 
»  tout  le  mal  qui  peut  nous  être  agréable  (i)  »,  ne  sai- 
sissons-nous  pas,  sur  le  vif,  les  eiïets  logiques  de  la 
prédication  de  Luther,  et  ne  trouvons-nous  pas  là 
vm  écho  direct  du  fameux  mot  du  novateur  :  Forti- 
ler  pecca  sed  fortins  crcde  !  Peccandum  est  quiamdia 
sumus  ! 

Niera-t-on  après  cela  que  la  dégradation  morale 
constatée  par  Luther  lui-même  ne  provienne  en  droite 
ligne  de  son  enseignement  ? 

(i)  Ce  raisonnement,  Musculus  le  donne  non  comme  sien,  mais 
comme  courant  chez  les  lulhcriens,  et  il  y  répond  en  accusant 
lui  aussi  le  diable  (v.  Dollinger,  II,  'in), 


368  LUTHER    ET    LE    LUTHÉRANISME 

Mais  si  nous  regardons  de  près  les  plaintes  mêmes 
de  Luther, nous  verrons  que, bien  souvent,elles  donnent 
tort  à  sa  propre  prédication  et  accusent  sa  responsabi- 
lité dans  les  désordres  lamentables  dont  il  gémit. 

«  Il  en  est  un  grand  nombre  qui  disent,écrit-il  :  «  A 
»  quoi  bon  aller  au  prêche  ?  Je  sais  parfaitement  mon 
»  Evangile,  je  n'y  ai  que  faire.  »  Ou  bien  :  qu'avons- 
»  nous  besoin  d'entretenir  un  pasteur?  Ne  pouvons- 
»  nous  pas  nous-mêmes  lire  et  expliquer  l'Evangile 
»  chacun  dans  notre  famille  ?  »  ((  Enfin,  disent  les 
»  autres,  nous  avons  remporté  la  victoire  et  nous  voilà 
»  libres  et  maîtres  de  nous-mêmes  !. . .  Je  me  passerai 
))  de  pasteur,  l'Esprit  saint  peut  aussi  bien  m' inspirer 
«  qu'à  un  prédicant  ce  que  je  dois  faire  ;  et  moi-même 
«  (c'est  un  gentilhomme  qui  parle)  j'instruirai  mes 
»  paysans  sur  ce  quil  leur  importe  de  savoir  (i).  » 

Luther,  en  rapportant  ces  propos,  s'en  indigne  et 
s'en  irrita.  Mais  de  quel  droit  ?  N'avait-il  pas  employé 
des  années  entières  à  remplir  les  Allemands  de  défiance 
envers  l'Eglise,  envers  le  Pape,  envers  leurs  anciens 
prêtres  et  à  prêcher  le  libre  examen?  Or^  lehbre  exa- 
men comporte  présisément  cela  :  l'indépendance  com- 
plète du  fidèle  à  l'égard  du  pasteur. 

Voici  encore  l'une  des  lamentations  de  Luther  (vers 
i53o) : 

«  Quand  la  parole  de  Dieu  fut  pour  la  première 
»  fois  annoncée,  il  y  a  douze  ou  quinze  ans,  on  accou- 
»  rait  de  toutes  parts  pour  l'entendre  ;  chacun  se  mon- 
))  ti-aif  enchante  de  n'avoir  plus  à  se  tourmenter  par 
»  des  bonnes  œuvres,  et  l'on  rendait  grâces  au  Ciel 
»  d'avoir  de  quoi  se  désaltérer,  car  Ton  avait  une  soif 
»  ardente.  On  prenait  plaisir  à  l'Evangile,  c'était  une 

(i)  Cité  par  Dollixger,  I,  294. 


l'expériexce  religieuse,  etc.  369 

»  doctrine  délicieuse.  Mais  voici  qu'aujourd'hui  nous 
»  en  sommes  las...  et  la  soif  ne  persiste  que  chez  ceux 
>)  qui  ont  conservé  le  sentiment  de  leur  misère.  II  est 
»  vrai  qu'il  en  est  fort  peu  qui  la  sentent  :  la  plupart 
)rse  procurent  une  liberté  charnelle,  une  satisfaction 
«  sensuelle  au  moyen  de  l'Evangile.  Ils  ne  voient  d'autre 
»  avantafje,  dans  la  possession  de  cet  Evanfjile.  que  la 
»  faculté  qu'elle  leur  donne  de  ne  plus  jeûner  ni 
»  prier  (  i  .  » 

Encore  une  fois,  ne  saisit-on  pas  ici  sur  le  vif  l'ac- 
tion dissolvante  de  celle  prédication  profondément 
immorale  de  Luther  sur  l'inulililé  des  œuvres  pour  le 
salut  :> 

Luther  avait  prêché  que  la  loi  morale  est  imprati- 
cable et  par  conséquent  non  obligatoire,  il  avait  an- 
noncé l'avènement  de  la  liberté  chrétienne,  il  avait 
enseigné  que  le  Christ  n'est  ni  législateur,  ni  juge, 
mais  qu'il  se  charge  de  tous  nos  péchés  et  nous  sanc- 
tifie sans  aucune  coopération  de  notre  part;  il  suffisait, 
avait-il  dit,  de  croire  en  lui,  c'est-à-dire  d'être  con- 
vaincu que  Dieu  ne  voulait  pas  regarder  nos  fautes  et 
nous  considérait  comme  aussi  parfaits  que  la  Yiers^e 
ou  les  saints  Apôtres. 

En  vain,  il  voulait  maintenant  introduire  la  néces- 
sité des  œuvres,  par  un  autre  biais,  dans  son  svs- 
tème. 

11  avait  beau  prêcher  les  œuvres,  il  était  trop  trrd, 
et  il  le  constate  lui-même  :  «  Dès  qu'on  leur  fait  en- 
»  tendre  le  mot  de  liberté,  ils  ne  parlent  plus  d'autre 
»  chose  et  s'en  servent  pour  refuser  l'accomplissement 
0  de  toute  espèce  de  devoir.  Si  je  suis  libre,  disent-ils, 
»  je  puis  donc  faire  ce  que  bon  me  semble  ;  et  si  ce 

U)  ILid.,  of)G. 

24 


310  LUTIIEH    ET    LE    LUTHÉRANISME 

»  n'est  point  par  les  œuvres  qu'on  se  sauve,  pourquoi 
»  ni  imposerais -je  des  privations  pour  faire,  par 
))  exemple,  l'aumône  aux  pauvres  ?  S'ils  ne  disent 
))  point  cela  en  propres  termes,  toutes  leurs  actions, 
»  du  moins,  dénotent  que  telle  est  leur  pensée  secrète. 
»  Ils  prétendent  assurer  à  la  chair  une  liberté  entière, 
»  soustraire  cette  chair  à  toute  espèce  de  lois,  d'auto- 
))  rilé,  de  contrainte,  et  ne  plus  considérer  la  liberté 
»  spirituelle  que  couime  un  titre  pour  se  livrer  à  lin- 
p  discipline,  à  la  licence.  Ils  se  conduisent  sept  fois 
»  pis  sous  ce  règne  de  la  liberté  que  naguère  sous  la 
»  tyrannie  papale  (i).  » 

Luther  expérimentait  donc  ainsi  le  danger  qu'il  y  a, 
pour  un  prédicateur,  à  lancer  des  mots  vagues  et  re- 
tentissants, comme  celui  de  :  liberté,  surtout  quand 
l'on  y  ajoute  les  commentaires  violents  et  haineux 
comme  ceux  qui  faisaient  le  fond  de  toutes  les  prédi- 
cations luthériennes,  plus  zélées  contre  Rome  et  le  pa- 
pisme, que  pour  l'ordre  et  la  vertu. 

Après  avoir  ainsi  parlé  d'indépendance  à  l'égard  de 
toute  hiérarchie  pouvait-on  s'étonner,  comme  Luther  le 
fait,  de  voir  le  goût  de  Tindépendance  se  répandre  de 
plus  en  plus?  Et  cependant  quelle  colère  chez  le  Ré- 
formateur, devant  ce  résultat  ! 

«  Les  paysans,  aussi  bien  que  les  bourgeois  et  les 
»  personnes  de  qualité,  se  vantent,  dit-il,  de  pouvoir 
»  se  passer  de  ministres.  Ils  disent  qu'ils  aiment  mieux 
))  être  privés  de  la  parole  de  Dieu  que  d'avoir  la  charge 
»  d'un  homme  inutile  et  qu'ils  ne  dépenseront  pas  un 
»  liard  pour  cet  objet,  dut-c»n  pour  ce  prix  leur  faire 
))  entendre  toutes  les  prédications  du  monde.  C'est 
»  qu'ils  ont  un  autre  Dieu,  maintenant,  auquel    ils 

(i)  Coin,  de  VEp.  aux  Gahiles  (i535)  (Cf.  DGllinger,  I,  296). 


LKXPÉUIENCE   RELIGIEUSE,    ETC.  371 

»  rendent  leurs  hommages  :  ce  sont  leurs  écus.  L'ar- 
»)  gent  est  leur  vie,  l'argent  est  leur  paradis.  On  ne 
»  peut  leur  faire  un  reproche  de  ne  point  avoir  une 
))  vie  chrétienne,  de  ne  faire  cas  ni  du  baptême,  ni  de 
»  la  prédication,  ni  des  pasteurs,  ni  des  prédicateurs  : 
»  ils  vivent  comme  ils  pensent  ;  ils  sont  des  pourceaux, 
»  croient  ce  que  croient  les  pourceaux,  et  crèveront  un 
»  jour  comme  des  pourceaux  !  »  «  Un  pauvre  pasteur 
»  de  village  est,  aujourd'hui,  l'homme  le  plus  méprisé 
»  de  la  terre  :   il  n'est  pas  de  sale  paysan  qui  ne   le 

»  considère  comme  de  la  houe,    comme  de  la  m 

»)  et  qui  ne  se  croie  en  droit  de  le  fouler  aux  pieds  (i)  !  » 

Le  Réformateur  ne  subissait  pas  autre  chose  que  la 
peine  de  son  péché  ;  n'avait  il  pas  traité  ses  supérieurs 
hiérarchiques  avec  cette  même  grossièreté  qu'il  repro- 
chait aux  évangéliqucs?  Avait-il  le  droit  de  leur  récla- 
mer l'obéissance  quand  il  avait  donné  si  peu  l'exemple 
de  cette  vertu?  Pouvait-il  attendre  le  respect  quand  il 
avait  tant  prêché  le  mépris  des  autorités  regardées 
jusque-là  comme  les  plus  saintes  et  les  plus  hautes  en 
même  temps  que  les  plus  légitimes. 

Pour  mieux  atteindre  la  foule,  que  n'avait-il  pas 
fait?  JNon  content  de  parler  son  langage  violent  et  bru- 
tal, et  de.  lui  donner  sur  ce  point  un  exemple  fort  peu 
évangélique,  n'avait-il  pas  popularisé  sa  doctrine  par 
les  plus  infâmes  gravures? 

Le  peintre  Lucas  Kranach  n'avait  pas  craint  de 
mettre  son  incontestable  talent  au  service  de  cette 
haine,  et  il  avait  exécuté  nombre  de  planches,  d'après 
les  indications  de  Luther.  L'une  d'elles  représentait  le 

(i)  Cité  par  Dollingeu,  I,  3io.  Quel  effet  moralisateur  devaient 
produire  ces  grossièretés  avec  la  bonne  intention  qui  semjjle  les 
animer  .3  Est  ce  l'amour  de  la  \crlu  ou  le  dépit  qui  fait  parler 
ainsi  ce  Réformateur  '} 


372  LUTHEIl    ET    LL    LLTHÉIIAMSML: 

Pape  en  grand  costume  poulifical,  assis  sur  un  pour- 
ceau et  bénissant  de  la  main  droite  un  las  fumant 
d'immondices,  qu'il  a  dans  la  main  gaucho,  vers  lequel 
le  pourceau  dirige  son  groin.  Luther  y  avait  ajouté  ce 
commentaire  rimé  : 

Pourceau,  laisse  toi  Ijien  conduire, 
Laisse-toi  épcronnor  des  deux  cùlf's, 
Tu  auras   pour  ta  peine  un  concile  ; 
Que  ce  régal  en  soit  pour  toi  le  garant. 

Une  autre  l'cuille  montrait  le  Pape  et  trois  cardi- 
naux attachés  à  la  potence  par  un  bourreau,  tandis 
que  quatre  diables  ailés  emportent  leurs  âmes.  Au- 
dessous,  on  lisait  cette  inscription  de  Luther  :  DUjne 
récompense  da  pape  archisalanirjiie  et  de  ses  cardi- 
naux ! 

Dans  un  autre  dessin,  le  Pape  était  représenté  lan- 
çant une  bulle  d'excommunication,  des  ilammes'et  des 
pierres  s'échappent  de  la  bulle  et  viennent  frapper 
deux  hommes  qui  se  tiennent  devant  le  Pontife  et  lui 
montrent  le  bas  du  d...  !  Un  autre  présentait  un 
homme  satisfaisant  un  besoin  naturel  dans  la  couronne 
du  Pape  tombée  à  terre^  son  camarade  se  dispose  à 
l'imiter,  tandis  qu'un  autre  reboutonne  son  haut-de- 
chausses  pour  montrer  qu'il  vient  d'accomplir  le  même 
geste,  et  Luther,  citant  lEcriture,  avait  mis  au  bas 
cette  inscription  : 

Le  Pape  a  traité  le  rovauine  du  Christ 

Comme  on  traite  ici  cette  couronne  : 
Rendez-lui  au  double  cet  outrage,  dit  l'Esprit  (/Ipoc,  xviii) 
Obéissez  avec  joie  :  Dieu  l'ordonne  (i)  1 

fi)  Tout  ceci  tiré  de  Jansscn,  II,  .Vji   et  VI,  aô-aG.  Ces  cari- 
catures ont  été  publiées  par  Denifle  (83 i  et   suiv.;  avec  tous  les 


l'kxpérience  religieuse,  etc.  373 

Ces  gravures  étaient  répandues  dans  toute  l'AUe- 
magnc.  Ln  historien  protestant,  Schiichardl,  les  range 
sous  le  litre  de  «  Dessins  et  fjraviires  relirjieuses  »  et 
un  autre,  Becker,  les  compare  «  à  un  aliment  grossier 
((  que  l'estomac  robuste,  la  civilisation  et  les  mœurs  du 
»  temps  pouvaient  seuls  digérer  )>, 

Dans  quel  but,  employait-on  de  tels  moyens  et 
donnait-on  «  à  l'estomac  robuste  »  du  peuple  un  tel 
aliment?  Luther  nous  l'apprend  lui-même  :  «  L'homme 
»  du  peuple,  écrivait-il  en  1025,  est  maintenant  1res 
»  bien  instruit  :  //  comprend  que  le  clci'f/é  ne  vaut  rien. 
»  Sur  toutes  les  murailles,  à  tout  propos,  sur  .le  pre- 
»  mier  bout  de  planche  venu,  récemment  jusque  sur 
»  des  cartes  à  jouer,  on  lui  montre  les  prêtres  et  les 
»  moines  tels  qu'ils  sont  en  réahlé,  de  sorte  que  son 
»  cœur  se  soulève  de  dégoût  toutes  les  fois  qu'il  ren- 
))  contre  un  homme  d'Eglise  ou  qu'il  en  entend 
»  parler  (  i  .  » 

Quand  on  avait  digéré  un  pareil  enseignement, 
Luther  avait-il  encore  le  droit  de  se  lamenter  et  de 
dire  :  c  Depuis  que  la  tyrannie  du  Pape  a  cessé  parmi 
»  nous,  il  n'est  personne  qui  ne  méprise  la  pure  et  sa- 
»  lutaire  doctrine  :  ce  n'est  plus  à  des  hommes  que 
»  nous  avons  ad'aire,  mais  à  de  vraies  brutes,  à  une 
»  race  bestiale.  Le  nombre  des  prédicateurs  va  tous  les 
»  jours  en  diminuant,  il  en  résulte  que  chacun  vit 
»  comme  il  l'entend  et  agit  de  môme  (2).  » 


commcnlaires  que   Luther   y  avait  ajoutés.  Se  rappeler  aussi  la 
fable  (lu  pape-fîne  et  du  moine-veau  signalée  ci-dossus. 
(i)  De  AVette,  n,  674. 

(2)   DoLI.I.NGEn,    I,    3l3. 


374  LUTHER    ET    LE   LUTHÉRANISME 


IV 


En  fait,  les  pasteurs  étaient  méprisés  et  misérables, 
Luther  lui-même  avait  de  continuels  besoins  d'argent 
et  vivait  dans  la  gène,  bien  que  l'Electeur  lui  eût  donné, 
en  i523,  l'ancien  couvent  des  Augustins  àA^ittem- 
berg  :  «  On  dirait,  écrivait-il,  qu'on  s'est  donné  le  mot 
»  pour  faire  périr  de  faim  tous  les  ministres  de  l'Evan- 
»  gile  ».  On  cite  le  cas  d'un  pasteur  qui  avait  à  peine 
deux  florins  de  revenu  par  an.  Tant  que  les  princes  et 
les  bourgeois  de  tous  ordres  avaient  entendu  les  évan- 
géliques  proclamer  la  guerre  aux  bénéficiaires  et  la 
chasse  aux  bénéfices,  ils  avaient  admirablement  obéi, 
mais  quand  on  leur  demandait  de  donner  une  rétri- 
bution aux  prédicants  qui  les  avaient  si  bien  lancés  à 
la  curée,  ils  faisaient  la  sourde  oreille  :  «  On  ne  se  pri- 
»  verait  pas  d'un  liard  pour  favoriser  la  prédication  de 
»  la  sainte  parole,  disait  Luther  ;  mais  on  pille  les 
»  églises,  et  l'on  dérobe  les  biens  que  nos  ancêtres  leur 
»  avaient  attribués.  Les  paysans  trouvent  que  c'est  une 
»  charge  bien  lourde  pour  eux  de  réparer  l'enclos  de 
»  leur  pasteur,  mais  ils  l'obligent  à  faire  avec  eux  la 
»  corvée,  à  garder  les  vaches  et  les  pourceaux  comme 
))  s'il  était  l'un  des  leurs.  »  «  Il  est  un  grand  nombre 
»  de  ces  ministres  de  la  Parole,  dit-il  encore,  qu'on 
))  méprise  à  tel  point,  qu'on  les  laisse  en  proie  à  toutes 
»  les  horreurs  du  dénîiment,  et  qu'ils  périssent  litté- 
»  ralement  de  besoin  et  de  misère  (i".  » 

«  Il  n'est  pas  un  lieu,  dans  tout  le  duché,  d'oii  il  ne 
»  me  vienne  des  plaintes  à  cet  égard.  C'est  une  sorte 
»  de  persécution  sourde  et  clandestine,  plus  dange- 

(l)   DÔLLISGER,  I,    3l5,    3l.'|. 


l'expériEx\ce  religieuse,  etc.  375 

»  relise  cent  fois  qu'une  hostilité  déclarée,  qu'on  exerce 
»  ainsi  contre  notre  Eglise,  par  le  délaissement  et  la 
))  misère  où  l'on  abandonne  les  ministres  du  culte  et 
»  par  le  mépris  et  la  haine  qu'on  leur  témoigne  (i).  » 

Mais  point  n'était  besoin  d'attribuer  ce  mépris  au 
diable  :  Luther  n'avait-il  pas  tout  fait  pour  créer  l'in- 
dépendance complète  de  l'homme? n'avait  il  pas  écrit  : 
«  Ils  mentent_,  tous  ceux  qui  disent  que  le  jugement  de 
»  l'Ecriture  appartient  au  Pape  !  Permets,  sire  Pape  ! 
»  moi,  je  dis  :  Celui  qui  a  la  foi  est  un  homme  doué 
»  de  l'esprit,  et  il  juge  toutes  choses  et  n'est  jugé  par 
»  personne  ;  même  à  une  pauvre  servante  de  moulin, 
»  à  un  enfant  de  neuf  ans,  s'ils  ont  la  foi  et  jugent 
i;  d'après  l'Evangile,  le  Pape  leur  doit  obéissance  et  il 
»  se  mettra  sous  leurs  pieds,  s'il  est  un  vrai  chrétien,  et 
))  de  même  doivent  faire  toutes  les  universités  et  les 
»  savants  et  les  sophistes    théologiens  (2).  » 

Pourquoi  ensuite  écrire  avec  stupéfaction  :  «  Il  n'est 
»  pas  un  barbouilleur  qui,  ayant  entendu  un  sermon 
»  ou  quelque  chapitre  en  allemand,  ne  s'érige  lui- 
')  même  en  docteur  et  ne  couronne  son  âne,  se  per- 
»  suadant  qu'il  sait  désormais  tout,  mieux  que  ceux 
»  qui  l'enseignent  (3).  »  Ou  encore  :  «  A  présent,  dès 
»  qu'un  individu  a  lu  le  Nouveau  Testament  et  fait  un 
•)  sermon,  il  se  vante  d'avoir  reçu  l'Esprit  (4)  !  '^ 

Luther  avait-il  le  droit  de  conclure  :  «  Une  in- 
flexible fatalité  enchaîne  le  monde?  »  Qui  peut  dou- 
ter, en  fait,  que  tous  les  désordres  dont  il  se  plaint, 
et  dont  nous  n'avons  fait  qu'indiquer  l'étendue  et  la 
gravité,  n'aient  été  les  résultats  directs,  immédiats  et 

(l)  DiJLLINGER,   ibid.. 

(2)  Ibld.,  III,  217. 

(3|  Ibid. 

(4)  Ibidem,  m,  226. 


o76  LUTHER    ET    LE    LUTHÉRANLSME 

logiques  de  son  «  Evangile  »  et  de  sa  manière  de  .le 
prêcher. 

On  comprend,  après  tout  ce  qni  \ient  d'être  exposé, 
ce  jugement  sévère  de  Dolliiu^er  : 

«  En  comparant  avec  soin  les  écrits  et  les  discours 
»  de  Luther,  dans  leur  ordre  chronologique,  on  de- 
w  meure  convaincu  que  ces  mêmes  expériences  qui 
»  vinrent  en  quelque  sorte  le  forcer  à  ouvrir  les  yeux, 
»  quelque  volontiers  qu'il  les  eût  fermés  pour  ne  point 
))  voir,  conlrihuèrent  essentiellement  à  développer  le 
»  (ferme  iVindlfféventisme  que  recelait  déjà  visible- 
»  ment  son  système.  11  se  voyait  dans  une  doulou- 
»  reuse  alternative  :  ou  bien  il  fallait  abandonner  une 
»  doctrine  qui  lui  avait  offert,  comme  à  d'autres,  une 
»  source  de  consolations  et  d'apaisement  dans  les 
))  heures  d'angoisse  et  de  trouble,  une  doctrine  dont  il 
»  avait  fait  l'orgueil  et  la  gloire  de  sa  vie  et  qu'il  n'eût 
»  rétractée  qu'au  prix  de  la  plus  sensible  humiliation  ; 
))  ou  bien,  il  fallait  considérer  comme  une  chose  se- 
('  condaire  la  dégradation  morale  qui  se  manifestait  en 
»  tout  lieu  sous  le  régime  de  la  nouvelle  doctrine  et 
))  comme  sa  conséquenoe  immédiate,  et  s'abandonner 
H  de  plus  en  plus  à  l'idée  que  le  principal  but,  le  seul 
))  but  essentiel  de  la  religion  n  est  point  de  purifier 
»  l'homme  et  de  le  sanctifier,  mais  seulement  d'offrir  à 
»  sa  conscience  troublée  des  motifs  de  consolation  et 
»  de  tranquillité.  Déjà  l'esprit  de  toute  sa  doctrine 
))  l'entraînait  dans  cette  dernière  direction  et  les  idées 
»  où  elle  aboutissait  avaient,  dès  les  premières  années 
»  de  sa  carrière  publique,  jeté  dans  son  esprit  des  ra- 
»  cines  assez  profondes  pour  qu'elles  n'en  pussent  être 
»  arrachées  par  l'observation  de  simples  faits,  même 
»  des  plus  éloquents.  Aussi,  à  travers  ses  plaintes 
»  aincrcs,  on  distingue  bien  plus  souvent  le  ton  de  co- 


l'expérienxe  religieuse,  etc.  377 

»  lère  et  la  mauvaise  luimew  du  clief  de  parti  et  de  mi- 
»  Uœ,  que  le  juste  courroux,  la  relifjieuse  indignation 
n  du  prêtre  et  du  docteur.  » 

Si  le  Réformateur  avait  pu  avoir  le  courage  de  re- 
garder les  faits  bien  en  face,  s'il  avait  pu  s'avouer  à 
lui-nièuie  ce  qui  aurait  dû  lui  apparaître  avec  évi- 
dence, c'est  que  sa  doctrine  était  réellement  con- 
damnée par  ses  résultats,  peut-être  se  serait  il  dit 
qu'il  faisait  fausse  route  et  que  son  œuvre  était  non 
pas  celle  d'un  Réformateur,  mais  d'un  hérésiarque. 

Et  en  réalité,  nous  l'avons  vu,  celte  pensée  hantait 
l'esprit  de  Luther,  dès  l'année  1021,  à  la  ^^  artbourg-,  et 
ne  cessa  de  se  présenter  à  lui,  toujours  avec  plus  de 
force  et  d'évidence.  En  vain,  il  la  repoussait  comme 
une  tentation,  en  vain  il  donnait  à  ce  cri  de  sa  cons- 
cience révoltée  malgré  lui,  le  nom  de  voix  du  démon, 
il  ne  pouvait  échappera  ces  tortures  intérieures  qui  as- 
sombrirent toute  son  existence  et  qui  font  de  cette  vie  si 
tourmentée  l'un  des  exemples  les  plus  frappants  et  les 
plus  étranges  qui  puissent  s'ofl'rir  à  nos  méditations  et 
à  nos  réflexions,  sur  l'importance  capitale  du  fait  reli- 
gieux dans  la  vie  d'un  homme  et  dans  la  vie  de  l'hu- 
manité. 


CONCLUSION 


Il  n'entre  pas  dans  notre  cadre  de  dire  quand  et 
comment  l'Allemagne  sortit  de  l'effroyable  désordre  où 
elle  avait  d'abord  été  plongée  à  l'apparition  du  nouvel 
Evangile.  Même  après  la  mort  de  Luther,  les  choses 
n'allèrent  pas  en  s'améliorant  immédiatement  et  Mus- 
culus  pouvait  écrire  dans  le  Theatnim  diabolorum, 
paru  à  Francfort  en  1.369  '  "  Nous  devons  en  vérité 
»  confesser  que  maintenant  l'Allemagne  a  atteint  le 
»  sommet  de  tout  ce  qui  a  nom  de  péché,  vice  et 
»  honte  (i>  » 

Fort  heureusement,  une  réaction  se  produisit  peu  à 
peu. 

C'était  le  temps  où  l'Eglise  catholique,  avec  une  vi- 
gueur prodigieuse,  se  réformait  elle-même  généreuse- 
ment à  la  suite  des  décrets  du  Concile  de  Trente  (i5^i5- 
i563j,  c'était  le  temps  où  de  son  sein  qui  avait  semblé 
un  instant  flétri  et  infécond,  jaillissaient  une  légion  de 
saints  et  de  saintes,  à  la  suite  des  Ignace  et  des  Thé- 
rèse. Une  sorte  d'émulation  s'empara,  semble- t-il,  des 
Eglises  dissidentes.  C'était  d'ailleurs  une  question  de 
vie  ou  de  mort  pour  les  nations  elles-mêmes.  Sous 
l'influence  des  princes  et  des  autorités  civiles  qui  durent 

(i)  Thealnun  diabolorum,  147-149. 


CONCLUSION  379 

intervenir  par  la  force,  là  où  les  prédications  des  Ré- 
formateurs avaient  échoué,  grâce  aussi  aux  efforts  de 
quelques  théologiens  protestants,  infidèles  aux  prin- 
cipes de  Luther,  il  se  produisit  un  relèvement,  surtout 
sensible  après  l'elTroyable  crise  de  la  guerre  de  Trente 
ans  (1618-1648  .  iMais  alors,  si  le  luthéranisme  était 
vainqueur  sur  le  terrain  de  la  politique  et  des  faits,  il 
était  au  contraire  définitivement  vaincu  sur  le  terrain 
des  idées.  Le  système  de  Luther  avait  vécu,  bientôt 
allait  naître  le  piélisme  qui  est  justement  tout  l'opposé 
du  luthéranisme,  pour  qui  la  doctrine  était  tout  et  les 
mœurs  rien,  tandis  que  pour  les  piétistes,  tout  se  ré- 
sout dans  le  culte  très  épuré  de  ce  que  Kant  a  nommé 
«  l'impératif  catégorique  ». 

Aucun  protestant  n'oserait  maintenant  ressusciter  la 
doctrine  de  Luther  dans  sa  teneur  primitive.  L'expé- 
rience a  été  concluante  et  elle  suffit. 

Elle  a  démontré  qu'on  peut  tout  enlever  à  un  peuple 
sauf  le  respect  de  la  loi  morale  et  la  conscience  de  la 
responsabilité  en  face  du  Souverain  Juge.  L'homme 
est  un  être  qui  se  croit  libre  et  qui  attend  une  sanction 
de  sa  conduite,  en  ce  monde  ou  en  l'autre.  Toucher 
aussi  peu  que  ce  soit  à  cette  conviction,  c'est  ébranler 
toute  son  existence  et  troubler  la  direction  de  toute  son 
activité.  Quand  cette  croyance  à  la  liberté  est  forte, 
l'homme  aussi  est  fort,  et  grand,  et  digne,  et  humain  ; 
mais  quand  elle  est  faible,  et  plus  encore  quand  elle 
le  devient  après  avoir  été  forte,  l'homme  aussi  devient 
faible,  vil,  bas,  dégradé  et  bestial. 

Les  protestants  modernes  —  au  moins  dons  les 
classes  ordinaires  qu'une  haute  culture  historique 
n'a  pas  éclairés  —  croient  encore  à  la  «  haute  action 
morale  »  de  Luther,  ce  «  surhomme  >)  que  l'on 
a  appelé  «  le  grand  Allemand  ».   Pour  les  maintenir 


380  iA"nii:ii  i:t  li:  ll  tiikiianismi: 

dans  celte  opinion,  on  leur  préscnlc  les  plaintes 
continuelles  de  Luther,  ses  gémissements,  ses  pro- 
testations contre  le  dévergondage  des  mœurs.  On 
les  habitue  à  croire  que  ce  dévergondage  n'était  que  la 
conséquence  du  ((  papisme  »  antérieur  et  de  la  corrup- 
tion où  était  toiidjée  «  la  prostituée  de  liabylone  ». 
On  entretient  de  la  sorte,  autour  de  «  la  lléforme  »  et 
«  du  I\érormateur  )>,  une  sorte  de  légende  intangible  et 
sacrée,  jalousement  protégée  par  les  pasteurs  dans 
l'esprit  de  leurs  ouailles. 

Nous  admettons  facilement  que  pour  la  masse  ceci 
puisse  se  faire  avec  une  certaine  bonne  foi,  mais  il  est 
certain  que  le  Luther  de  la  légende  dillère  inliniment 
du  Luther  de  l'histoire  et  que  bien  des  [)réjugés  seraient 
dissipés  entre  les  protestants  et  les  catholiques,  si  la 
vérité  était  connue  intégralement  et  si  le  ferment  de 
haine  jeté  entre  eux  par  Luther  ne  continuait  malheu- 
reusement à  se  développer  encore  aujourd'hui. 

Ce  qui  reste  acquis  dénnilivement,  c'est  que  «  l'Evan- 
gile »  de  ('  l'ecclésiaste  de  Wiltemberg  »  est  pleine- 
ment responsable  de  la  dégradation  morale  qui  signale 
partout  son  apparition  et  explique  sa  rapide  propaga- 
tion. Cela  seul  suffirait  à  le  juger.  Car  si  la  propaga- 
tion du  premier  Evangile  au  temps  des  Apôtres,  alors 
qu'il  fallait  entraîner  le  monde  dans  un  sens  contraire 
à  ses  passions,  a  pu  être  considérée  comme  une  mani- 
festation de  la  puissance  divine,  la  propagation  rapide 
de  cette  caricature  de  l'Evangile  que  fut  le  luthéra- 
nisme, et  qui  entraîna  le  monde  dans  le  sens  même  des 
plus  mauvais  penchants,  est  au  contraire  une  preuve 
que  vraiment  le  doigt  de  Dieu  n'était  pas  là,  mais  seu- 
lement le  doigt  de  l'homme  et  d'un  homme  qui  n'était 
que  l'artisan  d'une  grande  erreur  et  d'une  grande 
ruine. 


TABLE  DES  MATIÈRES 


LetTRE-PRKKAI.E    lil'    Mi.R    Bit  UIlIU-VnT I-V 

I:«TrioDLCTio:« \i-x\m 

Titres  complets  des  olvrages  citks  .....     \\\ii-xxmii 

KTLDE  PRÉLIMINAIRE 

>I<;?IES  PRK<XnSEL"RS  I)E   LV   RKFORME 

SoMMvinn.  —  I.  Le  besoin  de  Réforme  ilans  l'Eglise.  — 
L'inlliicnre  néfasle  «le  riiunianisriie,  l*Llraif|iie.  iloc- 
cace,  Valla,  l'oggio.  —  L'Innnanismc  clirélicti,  les 
clTorls  <lc  .Nicolas  de  Ciisa  [)oiir  la  Ri'l'orme  —  pt'rio<le 
de  renouveau  catlioliquc  en  Allemagne  ajjrès  i '|âo). 
—  H.  Le  désonire  recommence.  corrn|»lion  du  clergé, 
surtout  des  hauts  dignitaires.  —  Explication  de  ce  fait, 
l'ambitiun  des  seigneurs  a  |)crdu  le  clergé  —  témoignage 
du  duc  Georges  de  Saxe.  —  III.  L'humanisme  all<-- 
niand  tourne  mal.  —  Erascne,  son  inlluencc  énorme 
et  |icrnicicuse.  —  .Mutian  d'Erfurt.  —  Rcuchlin,  sa 
querelle  avec  les  théologiens  de  Clologne.  —  Les 
Epilrt-s  des  homnifs  obscurs.  —  Luther  jicnt  venir,  le 
chemin  lui  est  fra\é i 

PREMIÈRE  ÉTUDE 

r.E\isE   DE    LA  DOCTRI^E    DE    LITHEK 

Sommaire.  —  I.  La  justification  par  la  foi  seule,  point 
central  du  luthéranisme.  —  Méprise  de  Bossuet  sur  la 
genèse  du  sjslèmc.  —  L'ex[>éricnce  interne,  source  de 
la  doctrine  de  Luther.  —  H.  La  légende  luthérienne, 
thèse  des  protestants  d  après  Mgr  Baudrillart.  —  Exjiosc 


382  TABLE    D7.S    MATIÈKES 

populaire  de  l'évolulion  de  Lutlicr  (Meyer's  Koiwersa' 
lions  Lexicon).  —  Incertitude  des  protestants  sur  la 
date  de  la  conversion  de  Luther.  —  Le  «  message  de 
Luther  ».  d'après  Ilarnack.  —  Récit  de  Lamprecht.  — 
in.  Origine  de  la  légende  :  récits  de  Luther  après 
i53o.  —  Exagérations  notoires  de  Luther.  —  IV.  La 
vérité.  —  Enfance,  études,  entrée  au  couvent  de  Lu- 
ther. —  L'Eglise  catholique  non  respo..sable  des  éga- 
rements de  Luther.  —  Luther  n'a  pas  «  inventé  »  la 
miséricorde  divine.  —  Caractère  mélancolique  de  la 
piété  au  XT^  siècle.  —  V.  Fable  lancée  par  Luther  sur 
sa  découverte  du  sens  de  Rom.,  i,  17.  —  VL  Luther 
pendant  son  noviciat  (i5o5-i5o7).  —  Joie  de  Luther 
au  couvent  en  jSog.  —  Luther  ne  soutTre  c[uiidt'rien- 
reinenl.  —  La  concupiscence  iiwiitcible.  —  Découverte  de 
1  Evangile,  par  Lutiier!  — Justification  parla  foi  seule. 
—  VIL  Conclusions  :  la  légende  doit  faire  place  à  la 
vérité.  —  L'orgueil,  l'abandon  de  la  prière  ont  perdu 
Lutiier 24 

DEUXIÈME  ÉTUDE 

VARI.VTIOS    DE    LUTHER     SLR     l'lTILITÉ     ET     LE     MKRITE     DES     BONNES 
CEtVRES 

Sommaire.  —  Les  «  variations  »,  signe  d'erreur,  selon  Bos- 
suet.  —  Nullité  philosophique  et  théologique  de  Lu- 
ther. —  I.  Luther  prêche  la  défiance  de  soi-même.  — 
Tous  nos  actes  sont  péchés.  —  Théorie  du  serf  arbitre. 

—  II.  La  volonté  révélée  et  la  volonté  cachée  en  Dieu. 

—  Dieu  nous  commande  l'impossible.  —  Théorie  du 
péché  originel  :  corruption  totale  de  l'homme.  —  L'in- 
crédulité est  le  seul  péché.  —  Pecca  forliter.  —  III. 
C'est  le  démon  qui  recommande  les  œuvres.  —  La 
sainteté  est  dangereuse.  —  IV.  Le  Christ,  notre  jus- 
tice. —  L'op[)Osition  de  la  Loi  et  de  l'Evangile.  — 
V.  La  Confession  d'Augsbourg  reconn^-it  le  libre  ar- 
bitre, 1''''  contradiction.  Les  œuvres  comptent  pour 
quelque  chose.  —  La  vraie  foi  produit  des  œuvres 
nécessairement,  Luther  veut  donner  la  scciritr,  il  n'y 
parvient  pas.  —  VI.  Conclusion.  —  Angoisse  de  Lu- 
ther, source  de  ses  contradictions 66 


TABLE    DES   MATIÈRES  383 

TROISIÈME  ÉTUDE 

L\  GROSSIÈKETÉ    DE    L.OGAOK    DE    LUTHER 

Sommaire.  —  Relation  de  Jean  Dantiscus  (loaS)  —  La 
grossièreté  du  langage  au  xve  siècle.  —  I.  Luther  dé- 
sapprouve, en  i5ii-i5i6,  les  violences  des  hérétiques, 
les  Epîlres  des  hommes  obscurs.  —  Luther  sur  les 
abus  de  l'Eglise.  —  II.  Rupture  avec  Rome  (i 530). 
Colère  contre  le  Pape.  —  Injures  contre  les  Univer- 
sités, contre  les  ennemis  du  nouveau  système.  — 
L'Eglise  d'hermapiirodites  selon  Luther.  —  Les 
nonnes.  —  III.  Plaintes  des  catholiques  au  sujet  des 
violences  de  Luther.  —  IV.  Reproches  des  protestants 
anciens  et  modernes  sur  le  même  point.  —  V .  Con- 
clusion. —  Origine  des  violences  de  Luther  :  Je  ne 
puis  prier,  je  veux  maudire  .'     .      .     , gS 

QUATRIÈME  ÉTUDE 

LA  QUESTION'    DE    SISCÉRITÉ    CHEZ    LUTHER 

Sommaire.  —  Double  sens  de  la  question  de  sincérité.  — 
I.  Mensonges  dans  les  négociations  suprêmes  avec  le 
Pape   (i5 19-1520'.   —  Contre  le  Pape   tout  est  permis! 

—  II.  Les  mensonges  employés  pour  détruire  les  vœux 
monastiques.  —  III.  Contradiction  de  Luther  :  il  ac- 
cuse les  moines  de  trop  jeûner  et  de  faire  trop  bom- 
bance. —  Sa  haine  contre  le  clergé.  —  IV.  Falsifica- 
tions de  l'Ecriture,  surtout  de  saint  Paul.  —  V.  Ln 
faux  attribué  à  Luther,  le  sermon  du  P.  Ràb.  — 
VI.  Emploi  systématique  du  mensonge  dans  l'apos- 
tasie  du    grand-maître   de    l'Ordre   teutonique   (iSa/J) 

—  à  la  diète  d'Augsbourg  (i.t3o).  —  Déloyauté  de 
Mélanchton.  —  Hypocrisie  de  Luther  touchant  la 
iNIes.'C.  —  ^  II.  Le  cas  de  Philippe  de  Hesse.  —  Lu- 
ther lui  permet  la  bigamie.  —  Il  lui  conseille  le  men- 
songe. —  Il  insiste    pour   qu'on    nie  le    mariage,    par 

un  «  beau  gros    mensonge  ».  —  Conclusion.      ...        118 

CINQUIÈME  ÉTUDE 

l'iÎTAT    d'aME    de    LUTHER    APRÈS    1017 

Sommaire.  —  Autocentrisme  de  Luther.  — I.  Illusion  de 


384  TABLE   DES   MATIÈRES 

Lullier  sur  sa  mission.  —  Approbation  des  humanistes 
au  début.   —  Luther  ne  voit  pas   le   chemin  parcouru. 

—  II.  Désilkision,  —  Les  humanistes  s'écartent.  — 
Les  sectes  surgissent,  —  Angoisses  de  Luther.  — ■ 
L'idée  d'inerrance  de  l'Eglise  le  tourmente.  —  Il  se  dé- 
fend d'être  hérétique.  —  Différence  entre  ses  aveux 
secrets  et  ses  déclarations  publiques.  —  III.  Luther 
attribue  au  démon  les  tourments  de  sa  conscience.  — 
Tentation  de  suicide.  —  IV.  Luther  effrayé  par  les 
effets   de  sa  prédication.  —  Le  démon  les  lui  reproche. 

—  Ce  que  Luther  lui  répond.  —  Y.  Désespoir  de 
Luther  à  la  fin  de  sa  vie.  —  Son  esprit  autoritaire.  — 

\I.  Conclusion.  —   Luther  a  toujours  été  malheureux.        i5- 

SIXIÈME  ÉTUDE 

LUTHER     ET     LE     DEMON 

Sommaire.  —  Grande  place  que  tient  le  démon  dans  le 
langage  de  Luther.  —  I.  Les  apparitions  du  diable  ù 
Luther. —  Les  remords  de  Luther  attribués  au  démon. 

—  Lutte  au  sujet  de  la  messe,  avec  le  démon.  —  Lu- 
ther tient  du  démon  sa  théologie.  —  IL  Légendes 
répandues  sur  le  démon,  histoires  de  sorcelleries.  — 
III.  Action  effrayante  du  démon  dans  le  monde.  — 
Puissance  du  démon.  —  Comment  Luther  résout  le 
problème  du  mal.  —  Les  fils  du  diable.  —  IV.  Dans 
le  domaine  moral,  le  démon  a  une  puissance  plus 
grande  encore.  —  Les  tortures  de  conscience  viennent 
de  li:i.    — -  L'Eglise   catholique   dirigée   par  le  diable. 

—  V.  Conclusion.  —  Irresponsabilité  de  l'homme  : 
Dieu  fait  le  bien,  le  démon  fait  le  mal  en  nous.  — 
Superstition  qui  découle  de  ces  principes iS'i 

SEPTIÈME  ÉTUDE 

LE    ilARl.vr.E    ET    L.V  YIRGI.MTÉ    DA>"S    l'enSEIGNEMEXT    DE    LLTHER 

Sommaire.  —  Ce  qu'il  y  a  de  rebutant  dans  cet  enseigne- 
ment.—  I.  Luther  ne  rejette  pas  les  vœux  aussitôt  après 
avoir  découvert  l'Evangile  en  i5i5.  —  En  iSig,  il 
attaque  le  célibat  eccléciastique.  —  Mais  il  vante  les 
vœux   de  religion.  —  II.  Il  attaque    ces   mêmes    vœux 


TABLE    DES    MATIÈRES  385 

en  iSai.  —  Son  état  mental  alors;  —  arguments  de 
Luther  contre  les  vœux  ;  —  comment  il  tourne  l'Evan- 
gile ;  —  tout  vreu  est  conditionnel.  —  Melius  nubere^ 
quam  uri  !  —  III.  La  chasteté  dans  le  mariage,  impos- 
sible suivant  Luther  ;  —   obscénités  des    Réformateurs. 

—  jNégligence  de  la  prière,  secret  de  leurs  misères  ;  — 
nécessité  physique  du  mariage  diaprés  Luther.  —  Bes- 
tialité de  celte  conception.   —    Le  mariage  obligatoire  ! 

—  IV.  Précepte  divin  du  mariage  ;  —  expressions 
brutales  de  Luther  à  cet  égard  ;  —  corruption  qui  en 
résulte.  —  V.  Le  divorce  permis  dans  trois  cas.  —  La 
bigamie  permise,  puis  défendue  par  Luther.  —  Le  rôle 
dégradant  de  la  femme,  d'après  Luther. —  VI.  Mariage 
des  moines  réformateurs  avec  des  nonnes  arrachées  au 
cloître.  —  Mariage  de  Luther.  —  Résumé  de  sa  doc- 
trine sur  ce  point.  —  VIL  Le  D""  Kolde  excuse  Luther 
en  lui  prêtant  l'atavisme  catholique.  —  Réfutation  de 
cette  absurde  calomnie.  —  Respect  de  la  femme  au 
Moyen  Age.  —  VIII.  Autre  objection  :  l'Eglise  a  ra- 
baissé le  mariage,  exalté  le  monachisme  (Ritschl,  Ilar- 
nack).  —  Réfutation  :  ce  que  c'est  que  Vétat  de  perfec- 
tion, qui  est  l'idéal  moral? —  IX.  Doctrine  de  saint 
Paul  sur  la  virginité  et  le  mariage.  —  L'Eglise  a  tou- 
jours prêché  cette  doctrine.  —  Luther,  depuis  sa  Ré- 
forme, jamais! 207 

HUITIÈME  ÉTUDE 

l'église    et    LÉTAT    Di^S    LA.    DOCTRINE    DE    LUTHER 

Sommaire.  —  Incertitude  de  Luther  sur  la  notion  de 
l'Eglise.  —  I.  En  i5i6,  Luther  condamne  les  héré- 
tiques, comme  opposés  à  l'Eglise  ;  —  nécessité  de 
l'obéissance  ;  —  d'une  mission.  —  IL  Luther  menacé 
d'excommunication  se  retourne  contre  le  Pape  (1517). 
—  L'Eglise  invisible.  —  Luther  jirétend  parler  au  nom 
de  Dieu.  —  Cependant  il  ne  >eut  pas  être  hérétique 
(iSig).  —  En  lôai,  il  brise  avec  Rome  et  allègue  une 
Révélation. —  III.  Manifeste  à  la  noblesse  d'Allemagne, 
août  i520  :  —  haine  contre  Rome;  —  Vodium  Papse, 
premier  principe  de  Luther  ;  —  théorie  du  sacerdoce 
universel.  —  Révolte  de  Mûnzer.  —  Luther  se  réfugie 


386  TABLE    DES    MATIÈRES 

dans  la  Césaropapie.  —  IV.  Luther  a-t-il  introduit  la 
tolérance  ?  —  Il  a  restreint  le  pouvoir  séculier...  quand 
il  en  était  menacé.  —  V.  Mais  il  l'a  étendu  quand  il 
lui  était  favorable.  —  Origine  du  principe  :  cujus  feg'io, 
lutjus  relirjio.  —  L'inspection  en  Saxe.  —  VI. Comment 
Luther  entendait  la  liberté  religieuse  :  pour  lui,  pas 
pour  les  autres.  —  VIL  Luther  condamne  la  répres- 
sion des  hérétiques  en  i520;  — en  1.Î26,  il  devient 
féroce  contre  eux.  —  Consultation  de  i53o;  —  devoir 
de  l'autorité  civile.  —  Luther  blâme  la  tolérance  des 
catholiques  Suisses  (i53i).  —  VIII.  Un  seul  principe 
est  resté  stable  chez  Luther  après  i520  :  la  haine  du 
Pape! 25ç) 

NEUVIÈME  ÉTUDE 

LUTHER      ET      LE      MIRACLE 

Sommaire.  —  I.  Luther  reconnaît  la  nécessité  du  miracle 
pour  appuyer  sa  doctrine  (1.522).  —  Mais  il  refuse 
d'en  faire  —  tout  en  en  exigeant  de  ses  adversaires.  — 
IL  —  Le  «  premier  miracle  »  de  Luther  à  Erfurt 
(i52i"!.  —  La  fable  du  pape-âne  etdu  moine-veau.  — 
L'évasion  des  religieuses,  autre  miracle.  —  Luther  fut- 
il  un   thaumaturge? 3oS 

DIXIÈME  ÉTUDE 

l'expériexce  religieuse  dos  le  luthéranisme 

Sommaire.  —  Importance  de  l'examen  des  conséquences 
pour  juger  une  doctrine. 

^5  I.  Les  faits.  — ■  Débordement  d'immoralité  et  de  vio- 
lence après  la  prédication  de  Luther  (i520-i546). 

I.  —  Confiance  de  Luther  au  début.  —  Premières 
émeutes  à  Erfurt  (i530-i52i).  Désapprobation  de  Lu- 
ther, —  Mariage  de  Karlstadt  et  violences  à  Wittem- 
berg  (i52i-i523).  —  Luther  désapprouve  le  désordre. 
—  Les  troubles  augmentent.  —  |.\.postasies  de  moines 
et  de  religieuses.  —  L'émeute.  —  Soulèvement  de 
Miinzer.  —  L'immoralité  croît  partout.  —  Reproches 
faits  à  Luther  en  lôa^  par  Ickelshamcr.  —  II.  Plaintes 


TAULE    DES    MATIÈUES  387 

de  Luther  lui-même  devant  les  marnais  résultats  de 
l'Evangile.  —  Témoignage  d'Erasme.  —  III.  L'ivro- 
gnerie, défaut  principal  de  Luther  et  des  luthériens, 
vices  qui  s'ensuivent.  —  IV.  Preuves  que  ce  déborde- 
ment d'immoralité  ne  fut  pas  transitoire,  examen  des 
faits  de  i53o  à  ib'46.  —  Aveux  de  Luther. —  Réponse 
qu'il  fait  à  ce  sujet  aux  catholiques.  —  ^  .  Enquêtes 
officielles  de  1629  et  de  i535.  —  Constatations  lamen- 
tables. —  Enquête  de  i,')55.  —  YI.  Etats  des  mœurs 
de  Lullier  lui-même  après  i53o.  —  Ali.  Luther  croit 
que  la  fin  du  monde  est  proche  et  se  rejette  svir  Satan 
pour  expliquer  les  desordres.  —  Désespoir  et  mort  de 
Luther.  —  Sa  femme  abandonnée. 

§  II.  Les  responsabiUlés.  — La  doctrine  de  Luther  est  bien 
la  source  des  désordres  de  l'époque. 

I.  Avis  des  contemporains  et  d'abord  d'Erasme,  qui  après 
i524  condamne  franchement  Luther  et  le  Luthéra- 
nisme. —  II.  Avis  de  Crotus  Robianus,  de  Staupitz,  de 
Pirkheimer.  de  Zasius,  de  Ludovic  Iletzer.  —  III.  Exa- 
men des  faux-fuyants  de  Luther.  —  La  fin  du  monde 
annoncée  par  Luther!  fausse  excuse.  —  Preuves  di- 
rectes que  les  doctrines  de  Luther  étaient  démorali- 
santes. —  Luther  est  forcé  de  la  reconnaître.  —  Mau- 
vais effets  de  la  «  liberté  chrétienne.  »  —  Horribles 
caricatures  lancées  par  Luther  et  Cranach.  —  IV.  Les 
pasteurs  méprisés  comme  le  Pape  l'avait  été  de  Luther. 
—  Jugement  de  DoUinger.  —  Conclusion.  —  Réaction 
morale  dans  le  Luthéranisme.  —  L'expérience  a  jugé 
et  condamné  la  doctrine  de  Luther  et  sa  prétendue  ré- 
forme   3i8 


ERRATUM 


au  lieu  de  lire 

«        69,  ligne    8,                        (i5i6i  (lâiQ) 

«        7g,      «     24,                       sont  sont  sont 
«        98,  supprimer  la  note  2. 

Page  i83,  note  2,  ligne  /j,             Altet  Saltet 


SAINT -AMAKD    (cHER).    —   IMPRIMERIE    BUSSIÈRE. 


BR  333  .C75  1908 

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Cr  ist  î  ani ,  L  ^on. 

1879- 

Luther  et  le 

Luth  /nanisme  : 

/tudes 

AYA-4342  (mcab) 

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