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Full text of "L'uvre du chevalier Andréa de Nerciat : introduction, essai bibliographique, analyses et notes"

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connecticut 

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hbl.stx  HQ     463.N4  1921 

uvre  du  chevalier  Andréa  de  Nercia 


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L'ŒUVRE  DU  CHEVALIER  ANDREA  DE  NERCIAT 


Droits  de  roprocluction  réservés 
pour  t.is  pays,  y  compris  la 
Suède,  la  Norvège  cl  lo  Danemark. 


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ANDREA  D-E^liRCIAT 


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LES    MAITRES    DE    L'AMOUR 

L'ŒUVRE 

du  Chevalier 

Andréa  de  Nerciat 


Le  Doctorat  impromptu 

Monrose,  ou  le  Libertin  de  qualité.  —  Mon  Noviciat 

Les  Aphrodites.  —  Le  Diable  au  corps,  etc. 


Comprenant  une  Œuvre  entière,  des  morceaux  ignorés. 

avec  des  documents  nouveaux 

et  des  pièces  inédites  concernant  la  vie  d'Andréa  de  Nerciat 


INTRODUCTION,    ESSAI    BIBLIOGRAPHIQUE.     ANALYSES    ET    NOTES 

PAR 

GUILLAUME  APOLLINAIRE 


Ouvrage  orné  d'un  portrait  d'Andréa  dp  Nerciat  hors  texte 


PARIS 
BIBLIOTHÈQUE    DES    CURIEUX 

1,       RUE      DE      FURSTENBERG,       /( 


M  C  M  X  X  V I  l 


L'ŒUVRE 

DU 

CHEVALIER  ANDRÉA  DE  NERCIÂT 


INTRODUCTION 


Le  chevalier  Andréa  de  Nerciat  est  un  personnage 
presqu'encore  inconnu.  Ceux  qui  ont  voulu  s'occuper 
de  sa  vie  ont  été  arrêtés  jusqu'ici  par  l'absence  des 
documents  et  n'ont  fait  en  somme  que  reproduire  l'ar- 
ticle de  Beuchot  paru  dans  la  Biographie  Michaud. 
Ni  M..  Poulet-Malassis,  rédacteur  de  la  Notice  bio- 
bibliographique signée  B.-X  et  qui  parut  en  tête  de  la 
réédition  des  Contes  nouveaux  publiée  par  cet  éditeur 
en  1867,  ni  M.  Ad.  Van  Bever  dans  la  notice  qu'il  a 
consacrée  à  Nerciat  dans  la  deuxième  série  des  Conteurs 
Libertins  du  xvni^  siècle  (Sansot,  1905),  ni  Vital- 
Puissant,  auteur  et  éditeur,  à  Bruxelles,  de  la  Biblio- 
graphie anecdotique  et  raisonnée  de  tous  les  ouvrages 
d'Andréa  de  Nerciat,  par  M.  de  C...,  bibliophile  anglais... 
(1876),  n'ont  dorme  de  détails  nouveaux  sur  l'existence 
d'un  auteur  dont  M.  Van  Bever  dit  qu'il  est  «  un  des  plus 
singuliers,  par  contre  un  des  moins  notoires  parmi  les 
écrivains  erotiques  du  xvni^  siècle  )>. 

Le  même  auteur  déplore  le  «  défaut  d'anecdotes  pour 
rappeler  sa  mémoire  «  et  ajoute  que  «  son  bagage  insuffi- 
sant à  exprimer  les  traits  de  son  caractère,  mériterait 
d'éveiller  la  curiosité  des  historiens  ». 


2  L  CËUVRE   D  ANDREA   DE   NERCIAT 

A  défaut  d'anecdotes,  Eugène  Asse  publia  dans  Le 
Livre  dirigé  par  M.  Octave  Uzanne  un  article  très  cou- 
rageux où  il  exposait  clairement  tout  ce  que  l'on  con- 
naissait de  la  vie  du  chevalier  et  faisait  ressortir  ses 
mérites  d'écrivain.  Enfin,  M.  Jean-Jacques  Olivier  (i) 
a  donné  des  indications  précieuses  relativement  à  la 
représentation,  à  Cassel,  d'un  opéra-comique  de  Nerciat. 

Il  est  juste  d'ajouter  qu'il  doit  exister,  concernant  le 
chevalier,  des  documents  dont  je  n'ai  pas  pu  trouver  de 
traces  ;  mais  sans  doute  n'ont-ils  pas  été  ignorés  de  Mon- 
selet  qui,  dans  Les  galanteries  du  xviii^  siècle  (Paris, 
1862)  dit  :  «  I/'auteur  de  Félicia  est  le  chevalier  de 
Nercyat  [sic),  de  qui  nous  nous  occuperons  un  jour  ». 
Cependant,  s'il  s'est  étendu  sur  l'œuvre  du  chevalier, 
Monselet  ne  s'est  jamais,  à  ma  connaissance,  occupé  de 
sa  biographie. 

Ces  documents  ont  été  dans  les  mains  de  Poulet- 
Malassis,  ou  du  moins  on  les  lui  avait  promis. 

En  1864,  Poulet-Malassis  publie  une  réédition  des 
Aphrodites  et  insère  à  la  fin  du  second  volume  une  sorte 
de  catalogue  annonçant  la  publication  des  Œuvres 
complètes  d'Andréa  de  Nerciat,  et  il  ajoute  :  «  Le  dernier 
ouvrage  de  la  série  se  composera  d'une  notice  sur  la  vie 
d'Andréa  de  Nerciat,  rédigée  sur  des  documents  en- 
tièrement nouveaux,  et  de  correspondances  inédites 
de  Nerciat  avec  plusieurs  femmes  et  divers  gens  de 
lettres,  Beaumarchais,  Rétif  de  la  Bretonne,  Grimod  de 
la  Reynière,  Pelleport  (auteur  des  Bohémiens),  etc.,  le 
volume  sera  orné  de  fac-similé.  On  fait  appel  à  l'obli- 
geance des  curieux  qui  connaîtraient  des  portraits  de 
Nerciat  et  qui  pourraient  ajouter  à  l'ensemble  déjà 
extraordinaire   des   pièces   sus-mentionnées  ». 

Mais  le  volume  annoncé  ne  parut  pas.  Dès  1867,  le 
même  éditeur,  à  la  fin  de  la  notice  qu'il  avait  rédigée  pour 
la  réédition  des  Contes  nouveaux,  ne  mentionne  même 
plus  les  femmes  et  écrit  simplement  qu'  «  il  existe  des 
correspondances  de  plusieurs  gens  de  lettres  du  xviii^ 
siècle,  Beaumarchais,   Rétif  de  la  Bretonne,   Pelleport 

(i)  La  Cour  du  Landgrave  Frédéric  II  de  Hesse-Cassel,  Paris,  MCMV. 


INTRODUCTION 


entre  autres,  avec  Andréa  de  Nerciat.  »  Et  Vital- 
Puissant  (i),  parlant  de  ces  correspondances,  dit  :  «  Leur 
impression  avait  été  annoncée  vers  1866  ou  1867,  en 
pays  étranger  (Belgique),  mais  des  renseignements 
certains  nous  ont  appris  que  tout  cela  était  resté  à  l'état 
de  projet,  pour  être  ensuite  définitivement  abandonné  ». 
La  famille  d'Andréa  de  Nerciat  était  originaire  de 
Naples.  Un  aïeul,  chevalier  de  Saint- Jean  de  Jérusalem, 
le  frère  Antoine  Andréa  perdit  la  vie  en  Afrique  où  il 
combattait,  le  17  août  1619.  La  maison  était  éparse  à 
Naples,  en  Sicile,  dans  le  Languedoc.  Une  branche  s'était 
établie  en  Bourgogne.  J'ai  trouvé  (2)  un  document 
concernant  un  certain  Louis  Nercia,  sous-lieutenant  au 
régiment  de  Bourgogne.  C'est  un  reçu  de  la  somme  de 
20  livres  qui  lui  ont  été  données  par  gratification  et  pour 
lui  donner  moyen  de  se  rendre  à  sa  charge.  Le  reçu  est 
daté  du  4  février  1697  et  signé  Louis  Nercia. 


L'auteur  de  Félicia  était  le  fils  d'un  trésorier  au  par- 
lement de  Bourgogne.  M.  Maurice  Toumeux  a  transcrit 
à  Dijon  et  m'a  communiqué  l'extrait  baptistaire  qui 
dissipe  l'incertitude  où  l'on  était  touchant  la  date  de 
naissance  d'  «  André-Robert  Andréa  de  Nerciat  né  à 
Dijon  17  avril  1739,  fils  de  Andréa,  avocat  au  Parlement, 
et  de  Bernarde  de  Marlot.  Parrain  Claude  André  Andréa, 
avocat  payeur  des  gages  du  Parlement,  seigneur  de 
Nerciat  ».  Après  avoir  terminé  ses  études,  et  sans  doute 
de  bonnes  études,  car  il  était  fort  cultivé,  le  chevalier 
voyagea  pour  parfaire  son  instruction.  Il  parcourut 
l'Italie,  l'Allemagne,  apprenant  l'italien,  puis  l'allemand, 
et  la  carrière  des  armes  lui  souriant,  il  alla  prendre  du 
service  au  Danemark. 

La  preuve  de  ce  fait  se  trouve  à  la  fin  de  la  Dédicace 
placée  en  tête  de  la  comédie  :  Dorimon  ou  le  marquis 


(i)  Loc.  cit. 

(2)  Bib.  Nat.  Mss.  Pièces  originales  2096. 


4  L'cEUVRE   D 'ANDRÉA   DE   XERCIAT 

de  Clairville  (Strasbourg,  1778).  Le  titre  de  cette  i^ièce 
ne  porte  aucune  indication  d'auteur  et  cependant,  c'est 
le  premier  et  un  des  rares  ouvrages  que  Nerciat  ait 
signés.  On  lit  après  l'épître  dédicatoire  cette  signature 
imprimée  :  le  Cher  De  Nerciat,  ancien  Capitaine  d'In- 
fanterie au  service  de  Danemark  et  ci-devant  gendarme 
de  la    Garde  de  S.  M.   T.   C. 

A  son  retour  en  France,  il  resta  militaire  et  entra 
dans  la  Maison  du  Roi.  La  compagnie  de  gendarmes  de 
la  garde  dont  il  faisait  partie  fut  comprise  dans  la  réforme 
qu'opéra  le  comte  de  Saint-Germain  par  Ordonnance 
du  Roi  pour  réduire  les  deux  compagnies  des  geridarmes 
et  chevau-légers  de  la  garde  du  1$  décembre  1775.  Nerciat 
se  retira  avec  une  pension  et  le  grade  de  lieutenant- 
colonel,  mais  néanmoins  il  regretta  beaucoup  cette 
réduction.  Ses  regrets,  il  les  mit  en  vers  (i)  : 

Dieu  des  combats,  je  suivais  tes  timbales  ; 

Aux  bandes  que  l'on  vit  à  Fontenoy  fatales, 
Foudres  de  guerre,  ornements  de  la  paix, 
Je  m'étais  joint,  mais   un   orage  épais 

De  projets  destructeurs  menaça  notre  tête- 
Sur  nous  fondit  la  première  tempête... 
Au    bien    futur    nous    fûmes    immolés... 

Quand   du  bien  opéré  l'on  chômera  la  fête, 
VraisJ^citoyenst^nous^serons'_consolés. 

Et  il  ajoutait  en  note  :  «  L'auteur  servait  dans  les 
gendarmes  de  la  garde,  lorsqu'on  réduisit  cette  com- 
pagnie et  celle  des  chevau-légers  au  quart,  et  les  deux 
compagnies  de  mousquetaires  à  rien  ». 

Nerciat  a  dû  peindre  Monrose,  le  principal  liéros  de 
ses  romans,  avec  quelques-unes  des  couleurs  sous  les- 
quelles l'auteur  se  voyait.  Et  par  endroits,  il  3'  a  de 
r  auto-biographie  dans  ses  ouvrages  :  «  Les  êtres  bien 
nés,  dit-il,  bien  inspirés,  se  livrent  volontiers  avec 
enthousiasme  à  la  profession  qu'ils  ont  embrassée. 
Monrose,  militaire,  crut  devoir  épier  les  moindres 
occasions  d'apprendre  son  métier,  et  chercher  par  toute 
la  terre  à  s'y  rendre  recommandable  «.Et  auparavant 

(i)  Prologue  de  contes  nouveaux  (Lit'ge,   1777). 


INTRODUCTION  5 

Nerciat  dit  que  Monrose  fit  partie  de  la  compagnie  des 
mousquetaires  noirs  et  qu'il  ne  la  quitta  que  lors  de 
leur  suppression. 

Jusqu'au  licenciement,  Nerciat  avait  mené  une  vie 
assez  mondaine  et  probablement  assez  dissipée,  fré- 
quentant aussi  bien  les  mauvais  lieux  que  certains  salons 
où  l'on  devait  apprécier  ses  talents  de  musicien  et  de 
poète  compositeur  de  musique.  Il  allait  chez  le  marquis 
de  I^a  Roche  du  Maine,  ce  lyUchet  dont  les  ouvrages 
avaient  eu  du  succès,  et  dont  la  femme  avait  reçu  une 
nombreuse  compagnie  jusqu'au  jour  où  ils  avaient  dû 
partir  ruinés  par  des  mines  dont  s'occupait  le  marquis 
et  déconsidérés  à  la  suite  des  farces  énonnes  des  mysti- 
ficateurs qui  avaient  pris  le  salon  de  la  marquise  pour 
théâtre  de  leurs  exploits. 

Nerciat  avait  dû  pénétrer  dans  ce  milieu  brillant  et 
bruyant,  présenté  par  un  de  ses  aînés,  Jean-Iyouis  Barbot 
de  IvUchet,  chevalier  de  Saint-Louis,  qui  faisait  partie 
des  gendarmes  de  la  garde  depuis  le  20  octobre  1745 
et  y  demeura  jusqu'à  la  réforme.  Selon  toute  vraisem- 
blance, c'était  un  parent  du  marquis.  Nerciat  devait 
retrouver  plus  tard  ce  dernier. 

C'était  une  époque  où  l'amour  était  à  la  mode.  Nous 
n'en  avons  plus  idée  aujourd'hui  où  l'on  a  tant  parlé 
d'amour  libre. 

ly'amour,  l'amour  physique  apparaissait  partout.  Les 
philosophes,  les  savants,  les  gens  de  lettres,  tous  les 
hommes,  toutes  les  femmes  s'en  souciaient.  Il  n'était  pas 
comme  maintenant  une  statue  de  petit  dieu  nu  et  malade 
à  l'arc  débandé,  un  honteux  objet  de  curiosité,  un  sujet 
d'observations  médicales  et  rétrospectives.  Il  volait 
librement  dans  les  parcs  ombreux  où  le  dieu  des  jardins 
prenait  ses  aises. 

Andréa  de  Nerciat  aima  l'amour  et  il  en  étudia  passion- 
nément le  physique,  i:)énétrant  les  mystères  des  sociétés 
d'amour,  et  les  secrets  de  cette  maçonnerie  galante  qui, 
sans  savoir  toujours  qu'elle  répandait  en  même  temps 
le  goût  de  la  liberté,  propageait  le  culte  de  la  chair  en 
Europe. 

Nerciat  menait  une  vie  voluptueuse  et  sobre.  Quoique 


6  L  ŒUVRE  D  ANDREA  DE  NERCIAT 

né  à  Dijon,  il  boit  peu  de  vin.  Ce  contraste  entre  son 
goût  et  ses  origines  est  si  frappant  qu'il  le  trouve  digne 
d'être  chanté  et  ce  Bourguignon  s'excuse  auprès  de 
Bacchus  (i)  : 

Dieu  que  Jupin  fit  jaillir  de  sa  cuisse, 

Je    te    dois     hommage   féal, 

Et  pourrais,  étant  ton  vassal 

Près  de  toi  trouver  du  service... 
De  mon  devoir  je  m'acquitterais  mal  ; 
N'ayant  pu  me  former  en  Allemagne,  en  Suisse, 

Souffre  que   du   tendre   Appollon 

Je  préfère  le  violon 

A  tes  discordantes  cymbales   : 

Ce  choix  n'est  ingrat,  ni  félon. 

Le  galant  chevalier  avait  consacré,  à  écrire  des 
ouvrages  licencieux  et  brillants,  les  loisirs  que  lui 
laissaient  son  service,  l'amour  et  ses  occupations  mon- 
daines. Il  avait  écrit  les  Aphrodites  qui  ne  devaient 
paraître  quen  1793,  et  le  Diable  au  corps  qui  ne  devait 
paraître  qu'en  1803,  après  sa  mort,  et  dont  on  venait 
de  lui  dérober  la  première  partie  que  l'on  publia  à  son 
insu  en  Allemagne  quelque  temps  après.  On  venait  de 
faire  paraître  malgré  lui,  mais  en  respectant  son  ano- 
nymat, un  ouvrage  dont  les  premières  éditions  se  sont 
vendues  ouvertement  et  qui  est  son  chef-d'œuvre  : 
Félicia  ou  mes  Fredaines.  Le  succès  en  était  très  vif,  mais 
l'édition  était  fort  incorrecte,  au  dire  de  l'auteur  que 
cela  chagrinait  infiniment. 

En  outre,  le  chevalier  avait  fait  recevoir  par  le  théâtre 
de  Versailles,  une  comédie  (2)  en  prose  (déjà  mentionnée) 
Dorimon,  ou  le  marquis  de  Clairville,  qui  fut  jouée  le 
18  décembre  1775,  trois  jours  après  que  le  roi  eût  rendu 
la  fatale  ordonnance. 

L'effet  de  cette  représentation  n'ayant  pas  été  celui 
qu'espérait  Nerciat,  il  se  remit  à  voyager  pour  com- 
pléter encore  son  instruction.  Il  alla  en  Suisse,  retourna 
en  Allemagne,  écrivant  des  petits  vers   et   composant 

(1)  Loc.    cit. 

(2)  Elle  était  tirée  d'une  nouvelle,  un  roman,  qu'il  avait  écrit 
«  en  pays  étranger  ». 


INTRODUCTION  7 

de  la  musique  légère  pour  se  consoler  du  licenciement 
qui  avait  brisé  sa  carrière,  de  sa  déconvenue  théâtrale 
et  des  chagrins  d'amour  auxquels  il  fait  allusion  dans 
le  Prologue  déjà  cité  : 

Brûler   encens   à   Paphos,   à   Cythère, 

Fut  l'office  de  mon  printemps   ; 

Mais  hélas   !   ne  dure  longtemps 
De  prêtre  de   Vénus  le  galant  ministère. 
Sage  est  celui  qui  n'attend  de  déplaire 
A  la  déesse  et  qui  prend  son  congé  ; 

Elle  ne  veut  dans  son  clergé 

Que  jeunes  clercs,  et  les  novices 
Sont    revêtus   des    meilleurs    bénéfices... 
J'eus,  dans  mon  temps,  un  bon  archevêché... 
Par  le  destin  jaloux  il  me  fut  arraché... 

En  noirs  cyprès  mes  myrtes  se  changèrent... 
Prieurés    ne    me    consolèrent... 
Adieu  Vénus,  adieu,  adieu  charmant  Amour 
Je  suis  de  trop  à  votre  aimable  cour. 

Quelle  était  cette  femme  qu'il  appelle  indévotement 
un  bon  archevêché  ?  Sans  doute,  celle  qu'il  a  dépeinte 
sous  les  traits  de  Félicia,  dont  il  fera  plus  tard  la  princi- 
pale dignitaire  de  l'ordre  des  Aphrodites. 

Il  faut  ajouter  que  Nerciat  dédia  à  une  femme  qu'il 
dissimulait  sous  les  initiales  :  M.  L.  D.  D  sa  comédie, 
lorsqu'il  la  fit  paraître,  et  qu'un  des  morceaux  de  ses 
Contes  nouveaux  intitulé  :  Vérité  est  dédié  à  Af^^^  Angé- 
lique d'H... 

Il  erra  ainsi  pendant  toute  l'année  1776,  ne  trouvant 
où  se  fixer,  triste  et  ne  sachant  que  faire.  C'est  en  vain 
qu'il  se  montre  dans  une  allégorie  (i)  consolé  par  la 
visite  de  Momus,  le  dieu  plaisant  : 

Ainsi   parlais   quand    figure   comique, 
A  l'œil  perçant,  au  sourire  cynique. 
Brusquement    s'offrit   à   mes    yeux. 

Or,  je  lui  dis  :.  «  Etranger  si  joyeux, 
Qui  cherchez-vous  ?  Est-ce  moi  ?  —  C'est  vous-même. 
Reconnaissez  un  dieu  qui  vous  plaint  et  vous  aime  : 

(i)  Prologue   des   Contes   Nouveaux. 


I,  ŒUVRE  D  ANDREA  DE  NERCIAT 

Plus  gai  que  vous,  quoiqu'aussi  réformé  (i). 

—  Qui  ?  Momus  !  —  Vous  m'avez  nommé.  — 

—  Certes,  votre  visite  est  un  honneur  extrême. 

—  Sans  compliment,  mon  cher,  écoute-moi   : 
Ne  pense  plus  à  ta  Maison  du  Roi, 

Et  quitte  ce  visage  blême.  >> 

Du  Dieu  l'influence  suprême 
Agit  soudain  ;  mon  cœur  est  délivré, 
Et   mon  esprit  follement  enivré. 

Il  ajouta  :  «  Tu  ne  veux  donc  au  Parnasse 
Te  présenter  ?  On  n'y  peut  trouver  place, 
Phoebus   (2)  en   vain  se  laisse  importuner   ; 
Je   lui   connais,   aux   hôtels    de   Mémoire, 

De  Vrai  Goût,  d'Estime  et  de  Gloire, 

Vastes  logements  à  donner  : 
En  obtenir,  c'est  une  mer  à  boire  ; 

A  ce  ne  faudra  t'obstiner. 

Voici  le  fait  :  orner  la  double  cime 

Où  règne  le  dieu  de  la  rime. 
Est  cas  soumis  à  de  nouvelles  lois. 
Au  pied  du  mont  tourne  un  immense  abîme 
Que  sur  un  pont  l'on  passait  autrefois   : 
Ce  pont  rompit  sous  trop  pesante  armée 

D'écrivains  stériles  et  froids, 

Cohorte  à  jamais  diffamée. 
On  réparait  :  la  foule  envenimée 

Des  envieux  et  des  rivaux 
Ne  laissait  faire,  abattait  les  travaux  : 
Lors  toute  voie  à  ces  gens  fut  fermée, 

Grand    nombre    se    précipitaient, 
Dans  le  bourbier  barbottaient,  périssaient. 

Cependant  éUte  estimée 
Pour  vrais  talents,  et  d'Apollon  aimée. 

Visites  de  Pégase  avait, 
Qui  sur  son  dos,  favoris  recevait  ; 

Puis  malgré  l'effort  du  pygmée 
Invectivant  d'une  voix  enrhumée, 
Pégase,  fier,  sous  grand  homme  arrivai 

Au  temple  de  la  Renommée. 
L'usage  plut   ;  or,  il  est  demeuré. 

Le  pont  jamais  ne  sera  réparé, 


(i)  Il  est  vrai  qu'on  ne  rit  plus  (note  de  Nerciat). 
(2)  Phœbus.  Apollon  s'entend  ;  car  le  vrai  Phœbus  est  de  nos  jours 
singulièrement  accessible  (note  de  Nerciat). 


INTRODUCTION 

De  l'avenir  ne  te  mets  donc  en  peine 
Sans  cabaler,  obéis  à  ta  veine  ; 
Signale-toi  :  rien  ne  peut  empêcher 

Que    le    père    de    l'Hippocrène    (i). 

Où  que  tu  sois,  ne  te  vienne  chercher  : 
Franchir  sans  lui  l'espace,  est  entreprise  vaine, 
De   temps   en   temps   je  viendrai   t'inspirer. 
Non  traits  amers,  qui  pourraient  t'attirer 
De  l'univers  le  mépris  et  la  haine. 

Comme  à  Rufus  (2),  à  Défontaine  (3), 
Insolents  que  Thémis   fit  bien  de  châtier  ; 
Non  de  ces  traits  que  Fréron,  Chevrier  (4) 

Versaient,   dans   leur  noire   migraine, 

Sur  un  mercenaire  papier  ; 
Mais  traits  plaisants,  tel  qu'au  bon  Lafontaine 
Je  les  triais  dans  Boccace  et  la  Reine  (5)  ; 
Tels   qu'en   offrais   au  délicat  Vergier  (6). 
Causticifé,  de  son  impure  haieme, 

Jamais  ceux-ci  n'osa  souiller. 

Ni  leur  chefs-d'œuvre  barbouiller. 

Mieux  te  plairaient  les  jeux  de  Melpomène, 
Ceux  de  Thalie  et  d'Erota  (7)   ? 
Tu  viens  trop  tard,  la  lice  est  pleine. 
D'Euterpe  (8)  tu  voudrais  au  chant  de  la  Syrène 
Mêler  le  brillant  concerto   ? 


(i)  Pégase   toujours    (note   de   Nerciat). 

(2)  Rufus.  Rousseau,  qui  fut  grand  poète,  grand  brouillon  :  mainte- 
nant tout  le  monde  est  au  fait  de  ses  torts  et  des  ses  malheurs.  La  pos- 
térité ne  connaîtra  que  ses  talents  vraiment  admirables  (note  de  Nerciat). 

(3)  Desfontaine.  Je  me  suis  permis  d'altérer,  pour  le  besoin  de  la  rime 
le  nom  d'un  méchant  qui  a  défiguré  tant  de  réputations  pour  le  seul 
besoin  de  faire  du  mal.  Je  renvoie,  pour  les  détails  qui  le  concernent,  à 
son  ami  Voltaire  (note  de  Nerciat). 

(4)  Fréron  et  Chevrier.  Loin  de  vouloir  insulter  à  la  mémoire  de  ces 
illustres  morts,  je  crois  au  contraire  aider  à  la  justifier,  en  supposant  que 
la  haine  et  la  médisance  étaient  chez  eux  plutôt  une  maladie  que  des 
vices  (note  de  Nerciat). 

(5)  Dans  les  contes  de  la  reine  de  Navarre,  dans  l'Arioste  et  aille.;rs 
(note  de  Nerciat). 

(6)  Vergier,  auteur,  entre  autres,  du  charmant  conte  du  Rossignol 
(note  de  Nerciat). 

(7)  Jeux  de  Melpomène,  de  Thalie,  d'Erato  tragédies,  comédies,  opéras. 
Pour  peu  que  des  contes  soient  passables,  ils  tombent  aussi  dans  les 
mains  de  lecteurs  qui  n'ont  pas  toujours  présents  les  départements  des 
muses  (note  de  Nerciat). 

(8)  D'Euterpe,  etc.,  concerto.  Mettre  des  opéras  en  musique  (note  de 
Nerciat). 


10  L  ŒUVRE   D  ANDREA   DE   NERCIAT 

Un  noble  délire  t'entraîne   ?... 

Prétends-tu    disputer    l'arène  *■ 

A  Philidor,  à  Monsigny  ?... 
Redoute  pour  le  moins,  la  lance  de  Grétry... 
Fais  contes  bleus,  mon  cher,  ils  donnent  moins  de  peine. 

—  Soit,  dis-je  au  dieu  des  quolibets, 

Mais  sur  Alizons  et  Babets 
M'apprendrez-vous  anecdotes  certaines  ? 

—  N'en  faut  douter  :  leurs  piquantes  fredaines, 

Et    celles    de    Rabais-Coquets, 
Et  celles  d'Eventés  Plumets, 
Dans  mon  recueil  se  trouvent  par  centaine, 

A  côté  de  ces  freluquets 

Figure   aussi  mainte   dame   hautaine. 
Du  livre  précieux  je   te  fais   abandon. 

Tiens,  prends.  —  Ajoutez  à  ce  don. 

Dieu   généreux...    (j'osais   à   peine). 

—  Quoi  ?  —  Le  burin  du  divin  Lafontaine  (i). 
—  Hélas  !  mon  cher,  il  me  l'avait  rendu  ; 

Mais,  étourdi,  je  l'ai  perdu  : 

Sottise  insigne  et  malheureuse. 
Puisqu'en   dépit   de   travail   assidu, 
Vulcain,  ne  retrouvant  trempe  si  merveilleuse, 
S'est  avoué,  sur  ce  point,  confondu, 

Burin  de  qualité  douteuse 

Est  celui  qu'un  tel  a  reçu  (2). 

Du  défaut  l'on  s'est  aperçu. 
Faute  de  mieux,  celui-ci  je  te  donne. 
S'il  est  chétif,  seul  n'as  été  déçu  : 
Comme  à  plus  d'un  faudra  qu'on  te  pardonne  ». 

Ces  mauvais  vers  sentent  un  peu  le  désenchantement. 
Nerciat  se  met  au  courant  de  la  littérature  allemande  ; 
il  goûte  surtout  les  poètes  de  l'Association  a^iacréontique  : 
Gleim,  Uz  et  particulièrement  le  major  Christian  Ewald 
de  Kleist  qui  avait  été  tué  en  1759,  dont  Uz  avait  chanté 
la  mort  et  que  le  prince  de  I^igne  invoquait  en  vers  : 

Kleist,   Horace   des    Germains 
Inspire-moi  de  l'Elysée, 

Puissent  les  vers  qui  passent  par  mes  mains 
Se  ressentir  de  ta  tournure  visée. 

(i)  La  Fontaine  qui  me  paraît  aussi  divin  dans  son  genre  qu'Homère 
dans  le  sien  (note  de  Nerciat). 

(2)  Qu'un  tel  a  reçu.  J'avais  en  vue  quelqu'un  dont  le  nom  m'empêchait 
de  faire  mon  vers.  Les  inconvénients  de  mètre  se  font  sentir  dès  les 
premiers  pas  (note  de  Nerciat). 


INTRODUCTION  II 

Nerciat  l'appelle  :  «Poète  délicieux,  un  des  plus  beaux 
génies  que  l'Allemagne  ait  produits  », 

Vers  la  fin  de  1776,  le  chevalier  parcourt  Bruxelles, 
Namur,  Louvain.  Il  compose  ses  Contes  nouveaux, 
ouvrage  faible  dont  tout  l'intérêt  réside  dans  les  détails 
autobiographiques  qui  y  sont  consignés.  Nerciat  fait 
alors  connaissance  avec  le  prince  de  Ligne  qui  agréa 
la  dédicace  des  contes  nouveaux.  Ils  parurent  l'année 
suivante,  A  Liège,  lit-on  sur  le  titre,  et  le  nom  de  l'auteur 
se  trouve  à  la  signature  de  l'Epître  dédicatoire.  Ces 
contes  n'étaient  ni  libres  ni  très  spirituels,  mais  souvent 
trop  longs  et  d'une  lecture  assez  pénible.  Nerciat  avait 
perdu  sa  grâce  et  son  charme,  il  s'ennuyait  et  ennuyait 
les  autres.  Son  amitié  avec  le  prince  de  Ligne  dut  être 
assez  intime.  Si  l'on  en  croit  une  note  des  Contes  nouveaux, 
Nerciat  pouvait  se  vanter  de  connaître  les  secrets  du 
Prince. 

Celui-ci,  cependant,  n'a  jamais  ,  à  ma  connaissance, 
cité  nommément  Nerciat,  c'est  tout  au  plus  si  dans  cette 
œuvre  considérable,  où  les  beautés  ne  manquent  pas 
et  qui  parut  en  24  volumes  à  partir  de  1795,  sous  le  titre 
de  Mélanges  militaires,  littéraires  et  sentimentaires,  j'ai 
trouvé  une  note  qui  pourrait  se  rapporter  à  Nerciat. 
Il  s'agit  de  la  Noce  interrompue,  comédie  en  trois  actes, 
mêlée  d'ariettes.  Le  prince  de  Ligne  dit  :  «  Je  voudrais 
avoir  la  musique  qui  avait  déjà  été  faite  pour  cette 
petite  pièce  :  mais  je  ne  sais  ce  qu'elle  est  devenue,  pas 
plus  que  celui-ci  qui  l'avait  composée.  Ce  que  je  sais, 
c'est  que  je  n'ai  pas  eu  le  temps  de  la  faire  exécuter  )>. 

Ensuite  Nerciat  se  remet  à  voyager  et  sans  doute  de- 
vint-il à  cette  époque  un  agent  secret  comme  Mirabeau, 
comme  Dumouriez.  On  le  retrouve  en  1778  à  Strasbourg 
où  il  fait  paraître  sa  comédie  de  Versailles  :  Dorimon  ou 
le  marquis  de  Clairville.  Il  visite  les  bords  du  Rhin  et 
fait  réimprimer  en  Allemagne,  pour  sa  satisfaction, 
Félicia,  dont  il  n'existait  pas  d'édition  correcte.  En- 
suite on  perd  sa  trace  jusqu'en  1780. 


12  1,  GEUVRE   D  AXDREA   DE   NERCIAT 


* 
*    * 

En  1780,  la  cour  du  Landgrave  de  Hesse-Cassel  brillait 
de  son  plus  grand  éclat.  On  n'y  avait  jamais  connu  une 
telle  splendeur.  I^e  rococo  y  triomphait  et  à  la  vérité,  ce 
faste  n'allait  pas  sans  mesquinerie  ;  il  sentait  l'imitation. 
Il  avait  été  importé  de  France  et  les  bons  Hessois  ne 
voyaient  pas  tout  ce  luxe  étranger  d'un  bon  œil.  I^e 
I^andgrave  Frédéric  II  était  monté  sur  le  trône,  en  1760, 
succédant  à  son  père  Guillaume  VIII.  Frédéric  avait 
prouvé  sa  valeur  en  combattant  à  la  tête  des  troupes 
hessoises  pendant  la  guerre  de  Succession  d'Autriche. 
Pendant  la  guerre  de  Sept  Ans  il  avait  passé  au  ser\dce 
de  la  Prusse  et  en  février  1759,  le  Roi  dont  il  devait 
devenir  un  homonyme  l'avait  nommé  général  d'infan- 
terie et  vice-gouverneur  de  Magdebourg.  Frédéric  de 
Hesse-Cassel  avait  un  caractère  fantasque  fait  de 
m3"sticisme  et  de  scepticisme.  Son  goût  pour  les  pompes 
extérieures  l'avait  amené  à  se  convertir  au  catholicisme 
et,  pour  rassurer  son  père  alarmé  par  cette  conversion, 
il  signa  sans  dij05 culte  l'Acte  d' assurance  où  il  s'engageait 
à  réserver  aux  protestants  les  fonctions  de  l'État  et  à 
n'accorder  aux  catholiques  que  le  libre  exercice  de  leur 
culte.  Il  était  dévot  à  ses  heures,  mais  l'on  dit  aussi  qu'il 
n'avait  passé  dans  l'Église  Romaine  que  dans  l'espoir 
d'obtenir  la  couronne  de  Pologne. 

A  sa  cour,  on  ne  parlait  que  le  français,  on  s'efforçait 
d'avoir  une  élégance  française,  on  observait  l'étiquette 
de  Versailles,  car  le  I^andgrave  méprisait  tout  ce  qui 
était  allemand  et  particulièrement  la  littérature  alle- 
mande pour  laquelle  commençait  alors  l'époque  des 
chefs-d'œuvre.  I^a  beauté  des  troupes  de  Hesse  était 
renommée.  Frédéric  II  amassa  un  trésor  de  60  milHons 
de  thalers  en  vendant  des  mercenaires  à  l'Angleterre 
pendant  la  guerre  d'Amérique. 

Cette  prospérité  permit  au  I^andgrave  de  satisfaire 
ses  goûts  fastueux.  Il  fit  venir  de  France  un  architecte, 
Simon-Louis  'R.y  qui  embellit  Cassel,  abattant  les 
remparts,  dessinant  des  jardins  à  la  Leuôtre.  Tischbein, 


INTRODUCTION  I3 

peintre  allemand,  mais  de  talent  si  français  qu'on  l'a 
comparé  à  Nattier,  fut  chargé  de  la  décoration  des 
appartements  princiers. 

I^e  I^andgrave  entretint  aussi  une  troupe  dramatique 
et  lyrique  qui  jouait  les  chefs-d'œuvre  classiques  de 
la  scène  française,  les  opéras  et  les  opéras-comiques 
français,  car  Frédéric,  contre  le  sentiment  de  l'Alle- 
magne du  XVIII®  siècle,  préférait  la  musique  française 
à  l'italienne,  de  même  qu'il  mettait  avant  toutes  les 
autres  la  littérature  française  de  son  temps.  I^a  dévo- 
tion du  Landgrave  ne  l'empêchait  pas  au  demeurant 
de  partager  les  idées  des  Enc3xlopédistes  et  d'honorer 
Voltaire   avec  lequel  il   correspondait. 

A  cette  époque,  le  philosophe  de  Femey  était  fort 
embarrassé  d'un  de  ses  admirateurs  qui  se  trouvait 
dans  une  mauvaise  situation. 

Jean-Pierre-Iyouis  Luchet,  Marquis  de  La  Roche  du 
Maine,  puis  marquis  de  Luchet,  était  né  à  Saintes  en 
1774.  Il  avait  pris  du  service  dans  un  régiment  de 
cavalerie  et  avait  démissionné  pour  épouser  une  Gene- 
voise. A  Paris,  il  mena  grand  train  et  se  tailla  de  beaux 
succès  littéraires.  Mais  la  marquise  eut  le  tort  d'admettre 
dans  son  salon  les  mystificateurs  fameux  pour  avoir 
turlupiné  ce  bizarre  et  ridicule  Poinsinet  qui  finit  par 
se  noyer  dans  le  .  Guadalquivir,  à  Cordoue  :  «  Notre 
langue  lui  doit,  disent  les  Mémoires  secrets,  de  s'être 
enrichie  du  terme  de  mystification,  terme  généralement 
adopté,  quoi  qu'en  dise  M.  de  Voltaire,  qui  voudrait 
le  proscrire  on  ne  sait  pourquoi  ». 

Mais  ces  mystificateurs,  parmi  lesquels  on  comptait 
le  comte  d'Albanel,  l'avocat  Coquele^^  de  Chaussepière, 
les  acteurs  Préville  et  BeUecour,  de  la  Comédie-Française 
et  un  commis  dans  les  fourrages  qui  était  connu  sous 
le  nom  de  Lord  Gor,  firent  d'autres  victimes  que  Poinsinet 
et  ils  mystifièrent  grossièrement  différentes  personnes. 
Sur  la  plainte  d'une  dame  de  qualité,  la  police  intervint. 
Il  y  eut  des  menaces  de  prison.  Cette  affaire  finit  par 
s'arranger,  mais  tout  le  monde  tourna  le  dos  aux  Luchet 
et  toutes  les  portes  se  fermèrent  devant  eux. 

A  cela  vint  s'ajouter  la  faillite  du  marquis  qui  s'occu- 


14  I,  CËUVRE  D  ANDREA  DE  NERCIAT 

pait  de  mines.  Il  dut  fuir  et  après  un  séjour  chez  Voltaire, 
il  s'en  alla  à  Lausanne  où  il  fonda  en  1775  les  Nouvelles 
de  la  République  des  Lettres.  Il  engloutit  ainsi  ce  qui  lui 
restait  de  fortune.  C'est  alors  que  Voltaire  le  recom- 
manda au  I^andgrave  de  Hesse-Cassel  qui  l'accueillit. 
Luchet  était  un  homme  agréable  et  désert.  Les  Alle- 
mands, même  ses  ennemis,  accordaient  qu'il  fût  un 
«  connaisseur  en  beautés  théâtrales  comme  presque  tous 
les  Français  de  qualité  ».  Sa  réputation  de  littérateur 
était  faite. 

Il  plut  beaucoup  à  Frédéric  II  qui  dès  le  i^^  juin  1776 
écrivait  à  Voltaire  :  «  Plus  je  connais  M.  de  Luchet, 
plus  je  l'estime.  Quel  charme  dans  la  conversation  ; 
quelles  idées  nettes  !  Il  s'exprime  avec  la  plus  grande 
facilité  et  précision.  Je  l'ai  fait  directeur  de  mes  spectacles 
et  l'on  dirait  qu'il  est  fait  exprès  pour  cette  place  ». 
C'est  pour  Luchet  l'époque  des  triomphes  :  il  est  succes- 
sivement nommé  conseiller  privé,  directeur  du  Théâtre- 
français,  surintendant  de  l'orchestre  de  la  cour,  biblio- 
thécaire du  Muséum  de  Cassel,  secrétaire  perpétuel  de 
la  Société  des  Antiquités  fondée  à  Cassel  en  1777,  his- 
toriographe du  Landgrave,  vice-président  du  cercle  du 
commerce  à  Cassel.  Il  était  déjà  ou  allait  devenir  membre 
de  la  Société  d'Agriculture  de  Berne,  des  Académies  de 
Marseille,  de  Turin,  de  Dijon,  de  Saint-Pétersbourg, 
d'Erfuhrt,  de  celle  des  Arcades,  de  la  Société  des  Anti- 
quaires de  Londres,  de  la  Société  royale  de  Lunebourg, 
de  l'Institut  de  Bologne,  etc.  Tout-puissant  à  la  cour 
du  Landgrave,  il  y  introduit  des  compatriotes. 

Comme  intendant  de  la  musique  et  des  spectacles  de 
la  cour,  le  marquis  recrutait  et  dirigeait  la  troupe 
française,  qui  jouait  à  Cassel,  et  suivait  la  cour  dans  ses 
déplacements  d'été,  à  Wabern,  à  Geismar,  à  Weissens- 
tein.  Dans  ces  résidences  on  jouait  devant  la  cour  seule. 

M.  de  Luchet  s'occupait  de  la  mise  en  scène  et  c'est 
lui  qui  désignait  les  pièces  à  représenter.  Sachant  que 
le  Landgrave  serait  flatté  que  l'on  jouât  pour  la  pre- 
mière fois  à  Cassel  des  œuvres  d'auteurs  français,  Luchet 
recherchait  les  pièces  nouvelles. 

Vers  la  fin  de  1779  il  reçut  l'offre  d'un  opéra-comique. 


INTRODUCTION 


15 


Celui  qui  l'offrait,  et  qui  était  l'auteur  des  paroles  et  de 
la  musique,  s'appelait  le  Chevalier  Andréa  de  Nerciat. 
Le  marquis  de  Luchet,  qui  l'avait  connu  à  Paris,  brillant 
officier  de  la  maison  du  Roi,  se  dit  que  ce  serait  une  bonne 
recrue  pour  la  cour  de  Frédéric,  que  ce  lieutenant-colonel 
français,  auteur  et  musicien,  et  lui  répond  que  l'opéra- 
comique  est  reçu  et  que  si  l'auteur  se  trouve  sans 
situation,  il  n'a  qu'à  venir  à  Cassel  où  on  lui  en  trouvera 
une. 

Le  chevalier  de  Nerciat  fut  très  flatté.  Il  pensa  qu'on 
utiliserait  ses  talents  comme  sous-directeur  des  spectacles 
ou  dans  quelqu'autre  fonction  du  même  genre  et  se  mit 
en  route.  Il  arriva  à  Cassel  dans  les  premiers  jours  de 
février  1780  et  fut  très  bien  reçu.  Il  se  logea  dans  la 
haute  ville  neuve  (i).  On  le  nomma  aussitôt  conseiller 
et  sous-bibliothécaire  de  S.  A.  S.  le  Landgrave  Fré- 
déric II.  Nerciat  n'entendait  rien  à  cette  fonction,  mais 
il  accepta  le  poste,  en  attendant  mieux.  Par  reconnais- 
sance, peu  de  jours  après  son  arrivée,  il  donna  lecture 
à  la  Société  d'Antiquités  d'un  discours  dans  lequel  il 
manifestait  son  étonnement  devant  les  projets  magni- 
fiques d'un  prince,  un  des  plus  grands  pour  la  protection 
qu'il  accordait  aux  sciences  et  aux  arts,  un  des  meilleurs 
pour  le  souci  qu'il  prenait  du  bien-être  de  ses  sujets  : 
c'était  un  Titus,  un  Auguste,  etc.  Le  discours  eut  le 
succès  qu'on  en  attendait  et  Nerciat  devint  un  courtisan 
apprécié  dans  la  cour  frivole  du  Landgrave. 

Le  marquis  de  Luchet  y  tenait  la  première  place.  On 
l'appelait  «  le  roi  du  pays  ».  Il  régnait  véritablement, 
décidant  de  tout  ce  qui  avait  trait  au  goût,  à  l'élégance, 
à  l'étiquette,  et  Frédéric  l'écoutait  avec  déférence.  Il  y 
avait  aussi  le  marquis  de  Trestondam,  qui  de  1772  à 
1780,  figure  sur  les  états  de  la  cour  comme  «  premier 
gentilhomme  de  vénerie  ».  Il  était  gluckiste  et  musicien 
de  talent.  Ses  talents  sur  le  violon  étaient,  paraît-il, 
incomparables,  il  y  joignait  ceux  de  danser  le  menuet 


(i)  Je  pense  qu'Andréa  de  Nerciat  venait  de  se  marier.  Sa  femme 
mourut  probablement  en  couches  en  1782.  Quoi  qu'il  en  soit,  le  chevalier 
se  remaria  en  1783. 


i6  l'œuvre  d'andréa  de  nerciat 

à  ravir  et  d'être  redoutable  dans  ses  fréquents  duels.  A 
partir  de  1781,  il  seconda  Luchet  comme  sous-intendant 
de  la  musique.  On  voyait  aussi  un  maestro  nommé 
Fiorillo  qui  écrivait  des  Opéras  légers,  un  chimiste  du 
nom  de  Prizier  qui  coûtait  cher  au  Ivandgrave,un  français 
officier  au  service  de  la  Hesse,  le  marquis  de  Préville, 
des  savants  comme  Forster,  Johann  von  Millier, 
Sœmmering,  Dohm,  des  artistes  comme  Bôttner  et 
Nahl,  et  le  chevalier  Andréa  de  Nerciat  qui  parmi  tous 
ces  courtisans  dont  les  conservations  roulaient  sur  l'art 
militaire,  l'Encyclopédie,  le  magnétisme,  la  littérature 
ou  la  musique,  racontait  avec  grâce  ses  voyages  ou 
gravement  tenait  des  propos  sur  la  philosopiiie  française. 
Ce  dernier  trait  est  rapporté  par  Lynker,  un  des  rares 
auteurs  qui  mentionnent  Nerciat  ;  et  c'est  d'ailleurs 
tout  ce  qu'il  en  dit  (i). 

On  représenta  l'ouvrage  du  Chevalier,  Constance  ou 
l'heureuse  témérité,  opéra-comique  en  trois  actes,  au 
Komœdienhaus  de  Cassel  où  le  Théâtre-français  donnait 
ses  représentations. 

On  peut  supposer  que  le  duc  de  Wurtemberg  assistait 
au  spectacle  et  que  c'est  sur  sa  demande  que  Nerciat 
lui  envoya  le  manuscrit  de  la  partition  de  Constance, 
qui  est  conservé  à  la  bibliothèque  de  Stuttgart.  La  cour 
et  la  ville  étaient  réunies,  le  chef  d'orchestre  était  un 
français  nommé  Finet  et  l'Opéra-comique  eut  un  succès 
que  n'encouragea  pas  le  glûckiste  marquis  de  Treston- 
dam.  Le  sujet  de  Constance  ou  l'hetireuse  témérité  «  n'offre 
rien  de  nouveau,  dit  M.  Jean-Jacques  Olivier  (2).  C'est 
l'éternelle  histoire  de  l'ingénue  promise  à  un  barbon 
ridicule  et  qui,  secondée  par  une  soubrette  intrigante, 
parvient  à  force  de  ruses  à  épouser  son  jeune  amant. 
Mais  le  livret  est  coupé  avec  adresse  et  les  couplets 
sont   joliment   tournés. 

«  Pour  la  partition,  si  elle  contient  des  maladresses 
et  des  négligences  de  style,   qui  dénotent  un  travail 


(i)  Geschichte  des  Theaiers  und  der  Mustk  in  Kassel  bearbeitet  voue 
verstorbenen  HoJ-Theater-Sesreatear,  W.  Lynker,  etc.  (Kassel,  1865). 
(2)  Loc.  cit. 


INTRODUCTION  I7 

d'amateur,  elle  renferme  un  grand  nombre  de  morceaux 
d'une  heureuse  inspiration,  où  ne  manque  ni  la  couleur, 
ni  la  vivacité.  » 

Ces  paroles  de  l'Air  de  Finette  donneront  une  idée  du 
Uvret  de  Constance  : 

Si  je  me  donne  un  mari, 

Je  ne  le  veux  ni  joli 

Ni  galant,  ni  fait  pour  plaire, 

Un   benêt,   c'est   mon   affaire, 

Il  en  est  tant  Dieu  merci. 
Pour  époux,  vive  une  bête, 
Madame  fait  à  sa  tête, 
Elle   gouverne    monsieur 
Et  d'un  maître  sans   malice 
Fait,  au  gré  de  son  caprice, 
Son  très  humble  serviteur. 

.   Et  voici  encore  celles-ci,  de  l'Air  de  Madame  Armand  : 

Se    faire    craindre    d'un    époux 
Est  un  méprisable  avantage. 
D'une  femme  sage 

L'empire  est  plus  doux  ; 

Pour  la  paix  du  ménage, 

De    la    part    d'un    jaloux. 

Elle  sait  avec  courage 

Souffrir  un  léger  outrage 

Les  caresses,  la  douceur 

Ramènent  un  mari  volage. 
Il   fuit    l'humeur    ; 

Beauté  qui  veut  être  affable 

De  l'homme  le  moins  traitable 

Désarme  enfin  la  rigueur. 

Certains  livrets  d'aujourd'hui  ne  valent  pas  celui  de 
l'heureuse  témérité. 

La  même  année,  Nerciat  fit  paraître  le  texte  de  son 
opéra-comique,  à  Cassel,  mais  la  musique  resta  inédite. 
Jusque-là  le  chevalier  n'avait  guère  été  dans  cette  biblio- 
thèque dont  il  était  le  Sous-Bibliothécaire.  Il  n'avait 
pas  eu  le  temps.  Mais  le  BibUothécaire  en  chef  le  rappela 
à  ses  devoirs.  Le  marquis  de  Luchet  avait  en  effet  trouvé 
en  venant  à  Cassel  que  les  livres  de  la  Bibliothèque 
étaient  mal  classés.  Un  de  ses  amis  lui  avait  fait  une 


i8  l'ceuvre  d'axdrka  de  nerciat 

description  de  la  Bibliothèque  du  comte  de  Clerniont. 
Luchet  s'enthousiasme  pour  le  plan  d'après  lequel  elle 
avait  été  conçue,  et  aA-ant  adopté  ce  plan,  il  rédige  un 
Projet  d' arrangement  de  la  Bibliothèque  dans  le  Muséum 
Fridericianum  présenté  à  Son  Altesse  Sérénissime 
Mgr  le  Landgrave,  par  son  premier  Bibliothécaire  à 
Cassel  ce  29  février  1779.  Tout  était  rangé  sous  cinq 
dénominations  ou  facultés  :  Théologie,  Jurisprudence, 
Sciences  et  Arts,  Belles-Lettres,  Histoire.  Le  Landgrave 
adopte  aussitôt  le  projet  et  le  marquis  fait  diligence 
pour  qu'il  soit  exécuté.  Les  livres  sont  envoyés  au  relieur 
et  au  fur  et  à  mesure  de  leur  retour,  classés  sur  le  nouveau 
plan  dans  le  nouveau  catalogue.  A  cette  époque  la 
direction  intérieure  du  Muséum  était  confiée  à  un 
certain  Schminke  qui  s'opposa  à  tout  changement  et 
préféra  se  démettre  de  son  poste  plutôt  que  de  prêter 
la  main  aux  fantaisies  de  Luchet.  Outre  les  deux  biblio- 
thécaires, il  y  avait  à  la  bibHothèque  un  Bibliotheksskri- 
bent.  Luchet  engage  de  nouveaux  employés  :  un  ancien 
comédien  français,  deux  anciens  valets,  un  inspecteur 
des  lanternes  révoqué  et  tombé  dans  la  misère,  un  ci- 
devant  négociant  dont  le  négoce  n'avait  pas  réussi,  qui 
vivait  d'écritures,  tenait  des  livres  et  à  l'occasion  faisait 
des  courses,  et  enfin  un  sous-officier  du  i®^  bataillon  de 
la  garde.  Tout  ce  monde  changeait  les  étiquettes  sous 
la  direction  du  Bibliotheksskribent.  Les  savants  de  Cassel 
ne  voyaient  pas  d'un  bon  œil  ces  modifications  et  le 
Bibliotheksskribent,  homme  du  métier,  était  le  premier  à 
protester  dans  la  ville,  disant  que  les  précédents  biblio- 
thécaires étaient  fondés  dans  leur  science  et  n'auraient 
pas  attendu  messieurs  de  Luchet  et  Nerciat  pour  établir 
une  classification  nouvelle,  utile  aux  savants  et  amateurs 
de  lettres.  Cependant  il  n'osait  enfreindre  les  ordres  du 
marquis  tout-puissant  et  les  exécutait,  se  promettant 
de  prendre  sa  revanche.  Ce  Bibliotheksskribent  se 
nommait  Friedrich  Wilhelm  Strieder.  Il  était  né  à 
Kinken  le  12  mars  1739  et  il  mourut  à  Cassel  le  13 
octobre  1815.  Il  avait  d'abord  servi  dans  les  troupes 
hessoises  et  était  emploj'é  à  la  Bibliothèque  depuis  le 
13  décembre  1765.  Après  la  mort  du  Landgrave  Fré- 


INTRODUCTION  ig 

déric  II  et  le  départ  du  marquis  de  Luchet,  il  fut  nommé 
Premier  Bibliothécaire.  Il  haïssait  les  Français  et  c'est 
lui  qui  nous  a  conservé  le  récit  de  ces  petits  événe- 
ments (i). 

A  vrai  dire,  Strieder  ne  nous  dit  pas  le  rôle  qu'il  a  joué, 
mais  qu'on  devine. 

Inexperts,  les  nouveaux  employés  de  la  Bibliothèque 
multiplièrent  les  erreurs.  Un  jour,  le  marquis  de  Luchet 
vint  au  Muséum  et  voulant  donner  un  exemple  sur  la 
façon  de  classer  les  livres,  inscrivit  gravement  dans  le 
catalogue  :  Commentaires  de  Saint-Paul  sur  quatre 
épîtres  de  saint  Paul,  Galates,  Ephésiens,  Philippiens , 
Colossiens,  Genève  1548.  En  réalité,  il  s'agissait  des 
commentaires  de  Calvin  sur  les  Epîtres  de  Saint-Paul. 

Le  Chevalier  de  Nerciat  vint  aussi.  Il  apportait  ses 
ouvrages  imprimés  pour  en  faire  don  à  la  Bibliothèque. 
Ils  y  figurent  toujours.  Ce  sont  :  Contes  nouveaux, 
Dorimon  ou  le  marquis  de  Clairville,  Constance  ou  l'heu- 
reuse téme'rité  et  Felicia  ou  mes  fredaines,  édition  de  1778, 
sans  indication  de  lieu,  en  quatre  volumes. 

Le  chevalier  de  Nerciat  ayant  vu  le  buste  du  Land- 
grave qui  se  dressait  dans  la  Bibliothèque,  composa 
aussitôt  ces  vers  : 

Frédéric  à  la  gloire  alliant  les  vertus, 
Du  Sage  et  du  Héros  offre  ici  le  modèle, 
Dans  ce  marbre  animé  par  un  ciseau  fidèle 
Nous   voyons   Ptolémée,  Auguste  avec  Titus. 

Le    chevalier    de    Nerciat. 

Avec  l'approbation  du  marquis  de  Luchet,  ce  quatrain 
et  la  signature  furent  gravés  sur  une  plaque  dorée  que 
l'on  plaça  sous  le  buste  du  Landgrave. 

Strieder  dit  à  propos  de  Nerciat  :  «  Comme  il  a  en 
qualité  de  Bibliothécaire  beaucoup  plus  travaillé  avec 
les  pieds  qu'avec  la  tête  et  les  mains,  il  n'a  pas  fait 
beaucoup  de  bévues  à  réparer  ».  Ce  qui  signifie  sans 
doute  que  Nerciat  se  remuait  beaucoup  et  ne  faisait 


(i)  Grundlage  zu  einer  Hessichen  Gelehrten  und  SchriJtsteller'Geschichte 
feit  der  Reformation  bis  auf  gegenwaertige  Zeit...  (Cassel,  1788),  tome  8. 


20  L  CEUVRE   D  ANDREA   DE   XERCIAT 

rien.  Au  demeurant,  il  inscrivit  dans  le  Catalogum 
HistoricB  litteraricB  une  indication  :  Friedr.  Geo.  August 
Loberthan.  Versuch  einer  systematischen  Entwickdung 
dey  gantzen  Lehr  von  der  Gerichtsharkeits,  der  welilichen 
sowohl  als  der  kir  chlichen,  Halle  1775,  8<^  relié  neuf.  Son 
travail  se  borna  là.  A  partir  de  cette  époque  Nerciat 
commence  à  devenir  mécontent  de  son  engagement, 
et  un  peu  jaloux  de  son  supérieir  avec  lequel  il  eût 
volontiers  partagé  la  surintendance  des  spectacles. 

IvUchet  et  le  I^andgrave  tenaient  pour  la  musique 
française,  le  marquis  de  Trestondam  était  glùckiste  et 
Nerciat  n'aimait  que  la  musique  italienne.  De  là,  des 
propos  aigres-doux  entre  Nerciat  et  Trestondam.  Celui- 
ci  parvint  à  évincer  le  chevalier,  et  lorsqu'on  nomma  un 
sous-intendant  de  la  musique,  Trestondam  obtint  ce 
poste  que  le  marquis  de  I^uchet  avait  promis  à  Nerciat. 
L/e  chevalier  manifesta  son  mécontentement,  mais  le 
marquis  de  lyUchet,  qui  commençait  à  le  trouver  encom- 
brant et  trop  exigeant,  était  assez  fin  pour  le  tenir  à 
l'occasion  dans  les  limites  de  la  subordination,  selon  son 
engagement.  Nerciat  était  hésitant  :  devait-il  rester  à 
Cassel  comme  employé  à  la  Bibliothèque,  ainsi  qu'il 
disait,  et  attendre  que  le  bon  plaisir  du  I^andgrave 
ou  plutôt  celui  de  Luchet  l'appelât  à  un  poste  plus  en 
rapport  avec  ses  goûts,  ou  devait-il  chercher  du  ser\'ice 
auprès   d'un   autre  prince   allemand  ? 

C'est  à  cette  époque  que  parut  dans  la  Gothaer  gel. 
Zeitung  un  article  qui  selon  Strieder  rendit  célèbre  en 
Allemagne  le  marquis  de  I^uchet  et  la  bibliothèque  de 
Cassel.  Au  Musœum,  dans  les  catalogues,  les  erreurs  se 
multiphaient  et  Strieder  se  gardait  bien  de  les  redresser. 
Nul  doute  que  ce  soit  lui  qui  ait  rédigé  l'article  paru  dans 
la  feuille  de  Gotha.  1,'exploit  érostratique  qui  avait 
bouleversé  une  vieille  bibliothèque  allemande  était 
sévèrement  jugé  : 

('  J'ai  encore  vu  la  Bibliothèque  de  Cassel  dans  l'ordre 
où  elle  était  primitivement.  Tout  y  était  bien.  On  pensa 
l'améliorer  en  y  changeant  tout  et  l'on  présenta  au  Land- 
grave un  plan  sur  lequel  il  paraîtrait  qu'est  arrangée  en 
France,  une  bibliothèque  qui  m'est  d'ailleurs  inconnue. 


INTRODUCTION  21 

Le  prince  trouva  le  plan  si  bien  exposé  qu'il  y  donna  son 
consentement  en  ajoutant  une  somme  suffisante  à  l'achè- 
vement d'un  nouveau  catalogue  qui  était  devenu  nécessaire. 
Aussitôt,  on  fit  relier  luxueusement  en  20  volumes  un  grand 
nombre  de  rames  de  papier  et  on  y  fit  inscrire  les  livres 
d'après  l'ordre  dans  lequel  on  les  avait  mis.  Les  copistes 
chargés  d'indiquer  au  catalogue,  brièvement  et  clairement, 
les  titres  des  ouvrages,  n'avaient  pas  la  moindre  des  con- 
naissances nécessaires.  Chaque  volume  du  catalogue  com- 
porte encore  des  divisions  par  format  et  on  y  laisse  des 
blancs  en  vue  de  l'accroissement  de  la  Bibliothèque. 

Cependant,  les  livres  dont  elle  est  déjà  pourvue  sont 
inscrits  à  la  suite  les  -uns  des  autres,  de  telle  façon  qu'il  ne 
serait  pas  possible  d'y  intercaler  un  volume  à  la  place  qui 
conviendrait,  mais  il  faut  porter  à  la  suite  toute  nouvelle 
acquisition.  D'après  les  rensignements  que  je  vous  donne 
sur  le  classement,  vous  pourrez  raisonnablement  juger 
que  ce  défaut  dans  ce  catalogue  a  de  graves  inconvénients. 

Par  exemple,  à  l'Histoire  naturelle  on  trouve,  et  non  pas, 
comme  on  pourrait  le  croire,  reliés  ensemble,  les  livres 
suivants  :  Milii  diss.  de  origine  animalimn,  Genevœ  1705, 
et  La  vie  du  Père  Paul  de  l'ordre  des  Serviteurs  de  la 
Vierge,  cet.,  Amsterdam,  1663,  in-12.  A  la  Généalogie  et 
la  Diplomatique  on  trouve  côte  à  côte  :  Constitution,  hist., 
lois,  charges,  éd.,  acceptées  des  Francs-Maçons,  trad.  de 
l'Anglais  par  J.  Kuessen  à  la  Haye,  1763,  40  et  Idea  de  el 
Buon  Pastor  for  Numez  de  Cefada  en  Léon  1682  4°.  Une 
histoire  orientale  est  perdue  parmi  les  livres  relatifs  à  la 
Hollande.  Les  Ambassadeurs  par  Wiquefort  et  les  Droits 
des  gens  par  Vattel  se  trouvent  dans  les  Sciences  Econo- 
liques.  Le  Médecin  du  Cheval  (Rossartz)  par  Wintera  été 
rangé  parmi  les  ouvrages  sur  l'Art.  A  peine  le  croirait-on  ! 
Les  cartouches  et  les  pupitres,  sur  lesquels  sont  marquées 
les  différentes  classes  indiquées  par  des  lettres,  donnent 
aussi  la  preuve  des  connaissances  qui  ont  présidé^  à  cette 
installation.  J'ai  copié  quelques-unes  de  ces  indications. 
Hisioria  Europœana,  Historia  Exeuropœana,  Litterœ  Diarii, 
Theologia  Sermon ...»  * 

C'était  l'époque  où  Schlœzer  était  dans  tout  l'éclat 
de  sa  renommée.  August  Ludwig  Schlœzer  né  à  Jaggds- 
tad  dans  le  Wurtemberg  le  5  juillet  1738,  mourut  le 
9  septembre  1809.  Il  s'immortalisa  en  liant  l'Histoire 
aux  Sciences  Politiques.  Il  professa  à  Saint-Pétersbourg 


22  l'cEUVRE   D 'ANDRÉA    DE   XERCIAT 

et  ensuite  à  Gœtingue.  On  a  dit  de  lui  qu'il  avait  mis 
la  science  en  contact  avec  la  vie,  qu'il  avait  été  un 
journaliste  d'avant  les  journaux,  un  voyageur  d'avant 
les  voyages,  un  historien  de  la  civilisation  avant  l'exis- 
tence d'une  opposition  politique.  Il  fonda  les  Staat- 
sanzeigen. 

En  1781,  il  faisait  paraître  le  Briefwechsel.  Il  y  releva 
l'histoire  de  la  Gothœgel.  Zeitung  sous  le  titre  de  Biblio- 
thèque de  Cassel  : 

«  passe!,  depuis  longtemps  l'ornement  de  toute  notre 
patrie  allemande,  progressera  encore  d'année  en  année 
grâce  à  la  sollicitude  de  son  Altesse.  I^a  bibliothèque  fa- 
meuse depuis  le  temps  d'Arkenholz  s'est  sans  cesse  accrue 
et  compte  40.000  volumes.  Elle  est  une  des  plus  impor- 
tantes de  l'Allemagne.  Elle  est  conservée  dans  un  édifice 
qui  manifeste  un  faste  princier.  I^e  choix  des  nouvelles 
acquisitions  témoigne  des  grandes  connaissances  du  Prince. 
Mais  dans  le  Gothœy  gel.  Zeitimg  du  20  janvier  1781,  il  y 
a  des  nouvelles  étonnantes  au  sujet  de  l'agencement  inté- 
rieur de  cette  Bibliothèque,  ce  qui  naturellement  est  l'affaire 
de  MM.  les  Bibhothécaires...  [Ici  Schlôzer  cite  les  bévues 
mentionnées  par  la  feuille  de  Gotha]. 

On  ressent  quelque  chose  de  pénible  à  apprendre  tout 
cela  et  à  penser  que  le  Prince  protège  les  Arts  et  les  Sciences 
et  paye  très  cher  ses  serviteurs.  Il  est  tout  à  l'honneur 
de  M.  le  Conseiller  Schminke,  que  peu  satisfait  de  pareiUes 
installations,  il  ait  abandonné  la  direction  de  la  Biblio- 
thèque. 

«  Voilà  des  nouvelles  incroyables,  mais  elles  sont  im- 
primées dans  la  Gothaïschen  Gelerten  Zeitung  qui  notoire- 
ment est  lue  loin  àla  ronde.  On  demande  patriotiquement  : 
!«,  au  cas  où  ces  informations  ne  seraient  pas  vraies,  ime 
prompte  rectification,  afin  qu^  la  calomnie  ne  se  répande 
pas  et  ne  passe  pas  la  frontière  allemande,  [ou  2»,  au  cas  où 
tout  cela  serait  vrai,  on  exige  les  noms  de  ces  messieurs  qui 
ont  proposé  et  exécuté  les  dits  nouveaux  agencements.  Car 
ce  serait  toujours  consolant  pour  nous  autres  Allemands, 
si  comme  la  légende  en  court,  ce  n'étaient  pas  des  Alle- 
mands, mais  des  étrangers  ignorants  [ou  manquant  d'érudi- 
tion :  ungelehrt[  ceux  qui  ont  provoqué  des  ])laisanteries 
pubHques  sur  une  capitale  allemande  qui  possède,  tout  le 
monde  le  sait,  un  grand  nombre  d'Allemands  érudits,  auprès 


INTRODUCTION  23 

desquels  ces  étrangers  pourraient  apprendre  à  décliner  et 
plus  encore.  » 

La  Goth.  gel.  Zeitimg  répliqua  aussitôt  : 

«  M.  le  professeur  Schlœzer  a  publié  avec  quelques  com- 
mentaires dans  le  cahier  44  de  son  Briefwechsel  quelques 
passages  relatifs  à  l'agencement  et  arrangement  intérieur  de 
la  Bibliothèque  du  Landgrave  à  Cassel.  Il  se  pose,  en  quelque 
sorte,  en  juge  et  avec  un  souci  patriotique  de  l'honneur 
des  Allemands  il  exige  :  1°  qu'au  cas  où  ces  informations 
ne  seraient  pas  vraies,  etc..  [Le rédacteur  de  Gotha  cite  ici 
l'article  de  Schlôzer]. 

Le  premier  point  est  pour  l'auteur  de  la  lettre  le  plus  inté- 
ressant et  l'amène  à  certifier  qu'il  n'a  pas  forgé  ces  informa- 
tions d'après  les  récits  d'un  tiers,  mais  les  a  tirés  à  la  source 
même.  Quelques  heures  qu'il  passa  dans  la  Bibhothèque,  il 
les  employa  seulement  à  se  faire  une  idée  de  l'arrangement 
auquel  il  entendait  quelque  chose.  Il  nota  ensuite  dans  une 
société  assez  nombreuse,  tout  ce  qui  avait  trait  à  la  Biblio- 
thèque. On  peut  présumer  que  M.  le  professeur  Schlœzer 
a  lui-même  une  connaissance  assez  précise  de  cet  arrangement 
de  la  Bibliothèque  et  qu'il  a  quelque  idée  des  auteurs,  car 
pour  ce  qui  concerne  ceux-ci,  il  se  réfère  à  un  bruit  qui  court, 
que  ce  ne  sont  pas  des  Allemands,  mais  des  étrangers  igno- 
rants qui  doivent  porter  le  poids  des  moindres  bévues 
commises  non  seulement  dans  l'agencement,  mais  aussi  dans 
les  inscriptions  que  l'on  a  laissé  mettre  sur  les  cartouches  de 
la  Bibliothèque.  La  lettre  suivante  qui  nous  a  été  envo^-ée 
par  un  des  bibliothécaires  pour  être  rendue  publique  est  une 
preuve  que  nous  ne  disons  rien  qui  soit  ignoré.  C'eût  été 
l'occasion  d'un  démenti  que  nous  n'aurions  pas  supprimé. 
Aucune  syllabe  de  cette  lettre  ne  réfute  les  informations 
que  nous  avons  données.  Elle  répond  aussi,  pour  ceu  qui 
connaissent  le  personnel  de  la  Bibliothèque  de  Cassel,  à  la 
2^  question  de  M.  le  professeur  Schlœzer  :  qtte  sont  ces 
messieurs  qui  ont  proposé  et  exécuté  ces  nouveaux  agence- 
ments ?  Pour  ce  qui  est  de  l'exécution,  l'auteur  de  la  lettre(i) 
suivante  s'y  reconnaît  expressément  : 

«  La  manière  dont  Vous  Vous  êtes  expliqué  dans 
une  de  vos  feuilles  au   sujet  de    la   Bibliothèque    de 

(i)  En    français. 


24  L  CEUVRE   D  ANDRÉA   DE   NERCIAT 

Cassel  a  mis  le  rédacteur  du  journal  littéraire  de  Gœt- 
tingue  dans  le  cas  de  commettre  une  injustice  que  Vous 
voudrez  bien  sans  doute  réparer.  Il  qualifie  collective- 
ment d'ignorants  étrangers  les  Bibliothécaires  de  Cassel, 
comme  si  deux  ou  plusieurs  étrangers  ignorants  étaient 
les  auteurs  solidaires  des  bévues  que  \''ous  aviez  in- 
diquées, et  que  relève  la  correspondance  de  Gœttingue 
avec  des  réflexions  peu  flatteuses  pour  les  étrangers 
assimilés. 

«  Deux  Français  à  la  vérité  sont  rattachés  à  la  Biblio- 
thèque de  Cassel,  mais  l'un  est  un  chef,  une  espèce  de 
Primat  des  Sciences,  Lettres  et  Arts.  Ce  chef  a  seul 
imaginé  la  distribution  actuelle  ;  divisé  les  matières  ; 
placé  les  livres,  et  composé  les  légendes  latines  qui  indiquent 
leur  arrangement.  Tout  cela  était  conçu  avant  que  l'autre 
Français  eut  mis  le  pied  dans  le  nouveau  Musée,  où 
il  n'a  accepté  une  place  très  surbordonnée  qu'afin  de 
ne  pas  manquer  une  occasion  précieuse  de  s'attacher  à 
un  Prince  éclairé,  bienfaisant,  qui  à  cette  époque  n'avait 
pas  besoin  du  nouvel  étranger  pour  les  choses  auxquelles 
celui-ci  pouvait  être  propre. 

«  Je  suis  ce  Français  et  je  vous  proteste.  Monsieur, 
qu'emplo3^é  à  la  Bibliothèque  de  façon  à  ne  pas  partager 
la  gloire  de  mon  Supérieur  s'il  en  avait  acquis,  je  ne 
veux  pas  plus  partager  ses  disgrâces.  Bien  ou  mal, 
j 'ai  fait  avec  une  muette  subordination,  mais  avec  toute 
la  diligence  possible,  ce  qu'on  m'a  commandé. 

«  Si  Vous  aviez  su  ces  particularités.  Monsieur, 
Vous  m'auriez  sans  doute  mis  à  part  dans  Vos  remarques 
et  le  journaliste  de  Gœttingue  qui  \'ous  a  copié  m'aurait 
aussi  tiré  du  pair.  Vous  êtes  trop  équitable,  Monsieur, 
pour  ne  pas  faire  usage  pour  ma  justification  de  la 
lettre  que  j'ai  l'honneur  de  Vous  écrire,  et  à  laquelle  je 
Vous  prie  de  donner  place  dans  Vos  feuilles.  J'ai  l'honneur 
d'être,  etc.. 

Le  Chev.  de  Nerciat 

à  Cassel 

le  6  mars   1781.   » 

L'article  de  la  Gotli.  i^cloic  Zciiung  et  la  lettre  de  Nerciat 


INTRODUCTION  25 

n'étaient  pas  tendres  pour  Luchet.  Quelques  jours  aupara- 
vant ,1e  22  février,  le  chevalier  avait  adressé  à  Schloezer  la 
lettre  (i)  que  voici  : 

«  Monsieur, 

«  Un  article  du  44^  cahier  de  \'otre  journal  de  cette 
année  copiant  mot  à  mot  un  article  de  celui  de  Gotha 
contre  certaines  bévues  commises  dans  le  nouvel 
arrangement  de  la  Bibliothèque  de  Cassel  finit  par 
une  tirade  très  patriotique  où,  traitant  d'ignorants  les 
sujets  auxquels  Monseigneur  le  Landgrave  a  confié 
les  livres  de  Son  Muséum,  Vous  témoignez  le  désir 
de  connaître  ces  Etrangers,  apparemment  pour  leur 
faire   le  procès   comme   criminels   de  Lèse  littérature. 

«  Eh  bien,  Monsieur  !  Je  suis  l'un  des  coupables, 
que  vous  citez  à  votre  tribunal,  je  n'attends  pas  qu'on 
me  dénonce,  et  j'ose  vous  présenter  ma  courte  jus- 
tification que  je  me  flatte  de  voir  bientôt  insérée  dans 
vos  feuilles,  ne  doutant  pas  plus  de  votre  équité,  que 
d'une  franchise  dont  votre  diatribe  me  fournit  la  preuve 
la  moins  équivoque. 

«  Celui  qui  a  l'honneur  de  Vous  écrire,  Monsieur, 
est  très  persuadé  que,  pour  être  un  Bibliothécaire 
passable,  il  faut  avoir  passé  une  partie  de  sa  vie  paimi 
les  livres,  et  s'être  fait  du  moins  une  routine  qui  dans 
une  Bibliothèque  peut  tenir  lieu  de  savoir,  ce  qu'il 
serait  possible  de  prouver,  mais  une  simple  lettre 
ne  doit  pas  être  le  cadre  d'une  discussion. 

«  Celui  donc  qui  vous  écrit.  Monsieur,  français  à 
la  vérité,  sans  que  ce  soit  un  préjugé  contre  son  état 
d'homme  de  lettres,  militaire  pendant  20  ans,  sous- 
bibliothécaire  i^ar  hasard  et  sans  vocation,  sans  pré- 
tentions dans  une  partie  pour  laquelle  il  ne  s'était  pas 
offert,  le  chevalier  de  Nerciat  enfin,  pourrait  n'avoir 
pas  les  qualités  nécessaires  à  un  Bibliothécaire,  sans 
être  pour  cela  dans  le  cas  de  recevoir  avec  docilité  la 
qualification  d'ignare  qne  vous  avez  la  bonté  de  lui 
décerner.  Avant  sa  métamorphose  imprévue,  il  avait 

(i)  En  français:. 


26  l'ovI'vre  d'axdrka  de  xerciat 

produit  quelques  ouvrages  d'imagination  en  vers  et 
en  prose,  ses  pièces  et  sa  musique  avaient  avantageu- 
sement occupé  quelques  théâtres.  Comme  non  oninia 
possumus  omnes,  ce  qu'il  cite  lui  suffit  pour  réclamer 
contre  le  titre  qu'il  obtient  sur  parole  dans\'otre  Journal. 
Si  vous  voulez  bien  considérer  outre  cela,  Monsieur, 
qu'un  sous-bibliothécaire  qui  se  trouve  sans  trop  savoir 
comment  sous  la  discipline  d'un  Supérieur,  se  borne 
à  l'exécution  ser\^ile  de  ce  que  ce  Supérieur  prescrit, 
vous  conviendrez  que  vos  coups  ne  devraient  point 
frapper  l'innocent  instrument  des  erreurs  émanées  de 
l'autorité  ;  c'est  ce  dont  auraient  dû  vous  prévenir  les 
zélés  qui  vous  ont  si  minutieusement  détaillé  les  bé\'~ues 
de  la  Bibliothèque.  Cette  distinction  aurait  été  d'autant 
plus  juste  que,  selon  les  dispositions  du  nouvel  établisse- 
ment, la  gloire  et  l'utilité  du  succès  devant  retourner 
en  entier  au  Supérieur,  sans  que  le  subalterne  y  eut 
aucune  part,  celui-ci  peut  renoncer  au  bénéfice  des 
satires  et  vous  prier.  Monsieur,  de  mettre  désormais 
au  singulier  certaines  épithètes,  s'il  vous  plaît  d'ho- 
norer encore  de  votre  attention  les  sujets  inégaux  que 
Mgr  le  lyandgrave  emploie  au  service  de  sa  Biblio- 
thèque. J'ai  l'honneur  d'être  avec  un  très  humble 
respect.  Monsieur, 

Votre  affectionné  Ser\4teur 

le  xhevalier  de  Nerciat.  » 

Immédiatement,  le  professeur  Schlozer  envoya  la 
lettre  (i)  suivante  au  susceptible  Sous-BibUothécaire  : 

«  Très  noble  Monsieur, 

«  Monsieur  le  très  honorable  conseiller,  je  n'hésiterais 
pas  un  instant  à  insérer  mot  à  mot  dans  ma  Correspon- 
dance, conformément  à  votre  demande,  l'écrit  dont  vous 
m'avez  honoré- le  22  courant,  si  d'une  part  il  n'était  pas  à 
craindre  que  cette  lettre  imprimée  mot  pour  mot  ne  causât 
à  Cassel  une  trop  grande  sensation,  désagréable  pour  vous- 
même  ;  d'autre  part,  il  règne  dans  cet  écrit  un  malentendu 

(i)  En    allemand. 


INTRODUCTION  QfJ 

au  sujet  d'un  mot  allemand  qui  vous  a  conduit  à  d'injustes 
conséquences. 

«  Ungelehrt  ne  signifie  pas  ignorant  ni  ignare,  mais  il 
désigne  le  manque  de  ces  connaissances  littéraires  qui  sont 
indispensable  aux  Savants  de  profession,  par  exemple  : 
connaissance  de  la  langue  latine,  de  la  bibliographie,  etc. 
Un  capitaine,  un  Banquier  peut  ne  pas  savoir  décliner 
mensa,  mais  plaise  au  ciel  qu'on  ne  l'appelle  pas  pour  cela 
un  ignorant.  Seulement,  lorsque  ces  connaissances  litté- 
raires manquent  dans  une  charge  qui  suppose  nécessaire- 
ment un  homme  de  lettres,  alors  ce  défaut  deviendra  blâ- 
mable. Un  homme  de  lettres  n'a  pas  besoin  de  connaître 
l'équitation  et  personne  ne  le  blâmera  à  cause  de  cela, 
comme  on  ferait  s'il  était  écuyer. 

«  L'affaire  a^^ant  été  portée  par  la  Goth.  gel.  Zeittmg  de- 
vant le  seul  tribunal  qui  lui  convînt,  le  tribunal  du  public 
(car  devant  quel  tribunal  de  Cassel  aurait-on  pu  la  plaider  ?) 
deux  cas  seulement  se  présentent. 

«  Ou  bien,  les  dénonciations  de  la  Gothœr  Zeitiing  ne 
sont  pas  vraies.  En  ce  cas,  je  demanderais  seulement  une 
attestation  de  l'un  de  Messieurs  les  Bibliothécaires  ;  elle 
serait  aussitôt  imprimée  et  les  calomniateurs  seraient  en- 
tièrement confondus. 

Ou  bien,  elle  est  vraie.  Ht  il  est  alors  prouvé  que  l'ar- 
tisan de  cet  agencement  n'entend  pas  le  latin,  n'a  pas  de 
connaissances  bibliographiques  et  que  par  conséquent  il 
n'aurait  pas  dû  s'occuper  d'une  bibHothèque  publiqiie  qui 
reçoit  chaque  semaine  tant  de  voyageurs. 

«  En  conséquence,  je  vous  conseillerais  de  provoquer  le 
silence  sur  ce  qui  tombe  le  plus  sous  les  yeux,  sur  ce  qui 
attire  l'attention  des  connaisseurs  et  de  m'envoyer,  en  vue 
de  la  publication,  à  moi  ou  à  tout  autre  rédacteur  d'une 
feuille  mensuelle,  un  avis  manuscrit  qui  nous  informerait 
que  : 

«  Sur  les  cartouches  on  lit  ne  point  Europceana  mais  Eîi- 
yopcea,  ni  Exenropœana  mais  Asiat.  A  fric.  Americ  et  ainsi 
de  suite  ; 

j(  Que  Mosheim  ne  se  trouve  pas  parmi  les  Pères  de 
l'Église  mais  là  ou  là,  etc. 

«  Ainsi  tout  serait  bien  fait.  Chaque  voyageur  pourrait 
ensuite  contrôler  lui-même  cet  avis  et  l'odieuse  enquête 
pour  retrouver  le  premier  auteur  cesserait. 

«  Vous  ne  m'avez  point  demandé  en  quoi  cette  affaire 
me  regardait,  ni  pourquoi  j'ai  fait  reproduire  l'article  de  la 
Gothœr  Zeittmg,  et  cette  question  certes,  vous  ne  me  la 


28  I,'(EUVRE   d'ANDRÉA   DE    XERCIAT 

ferez  pas.  Vous  êtes  un  Français  et  l'une  des  plus  nobles 
et  des  plus  fréquentes  vertus  nationales  de  cet  aimable 
peuple,  c'est  le  patriotisme. 

«  Lorsqu'il  y  a  de  cela  six  mois  vous  parliez  presque 
chaque  jour  avec  un  voyageur  qui  venait  de  Paris  et  vous 
racontait  avec  des  rires  l'érection,  en  public,  d'une  statue 
qui  contre  toutes  les  règles  de  l'Art  —  à  Paris  où  l'on  con- 
naît cet  Art  —  due  au  ciseau  d'un  Allemand,  avait  été 
ornée  d'inscriptions  françaises  telles  que  le  grand  Dugues- 
clin  ne  les  aurait  certes  pas  écrites,  votre  patriotisme  n'en 
fut-il  pas  excité  et  réchauffé  ? 

«  Cassel  est  en  petit,  pour  nous  Allemands,  ce  qu'est  en 
grand  Paris  pour  les  Français.  Cassel  est  notre  orgueil.  De 
plus,  nous,  habitants  de  Gœttingue,  avons  un  intérêt  tout 
spécial  à  cela.  Cassel  et  Gœttingue  se  servent  mutuelle- 
ment, et  maint  illustre  voyageur  ne  \4endrait  pas  dans  notre 
région,  si  les  deux  villes  n'étaient  d'aussi  proches  voisines. 

«  Pour  les  deux  ouvrages  imprimés  que  vous  avez  bien 
voulu  m'envo3'er  comme  cadeau,  je  vous  présente  mes  re- 
merciements les  plus  obligés.  L'examen  de  ces  deux  ouvrages 
m'a  confirmé  dans  la  haute  idée  que  j'ai  de  vos  talents 
dans  ce  beau  compartiment  de  l'érudition  et  desquels  la 
renommée  avait  déjà  fait  impression  sur  moi. 

«  Pardonnez-moi  si  j'écris  en  allemand. A  la  vérité,  j'en- 
tends le  français,  mais  je  ne  m'aventure  pas  à  l'écrire  parce 
que  je  cours  le  danger  de  faire  à  chaque  ligne  une  Excu- 
ropœana. 

.«  Dans  l'avenir,  je  saisirai  aviden:ent  chaque  occasion  de 
vous  donner  des  preuves  effectives  de  la  considération  très 
distinguée  avec  laquelle  j'ai  l'honneur  d'être  votre  très 
obéissant   serviteur. 

SCHLOZER. 
«  Gœttingue.  le  26  février  1781.  » 

La  politesse  et  l'ironie  de  cette  réponse  ne  découra- 
gèrent point  Nerciat  et  l'on  a  lu  la  lettre  que,  sans 
craindre  le  scandale,  il  écrivit  ensuite  au  rédacteur  de 
la  Gotli.  gel.  Zeiiung. 

Le  marquis  de  Luchet  fit  semblant  de  ne  rien  savoir. 
Il  écarta  tout  doucement  Nerciat  de  la  cour  et  le  confina 
dans  ses  misérables  fonctions  d'employé  à  la  Biblio- 
thèque, mais  le  chevalier  se  garda  bien  depuis  lors  de 
collaborer  en  quoi  que  ce  fut  au  fameux  catalogue. 


INTRODUCTION  29 

Nerciat  resta  un  an  encore  à  Cassel.  Son  nom  figure  eu 
1781  et  en  1782  dans  le  Hochfuerstl.  Hessen-Casselischen 
Staatsuni  Adress-Calender  et  il  s'y  trouve  indiqué 
comme  il  suit  :  «  Rath  und  So i^s-Bibliothecar,  Herr 
chevalier  de  Nerciat.  » 

Cependant,  Nerciat  cherchait  à  se  procurer  une  autre 
position.  Il  quitta  son  poste  de  sous-bibliothécaire  à 
Cassel  en  juin  1782  et  entra  au  service  du  Prince  de 
Hesse-Rheinfels-Rotenburg,  qui  en  fit  son  Baudirector, 
c'est-à-dire  son  directeur  ou  intendant  des  bâtiments. 
Nerciat  avait  laissé  à  Cassel  sa  femme  qui  était  enceinte. 

Parmi  les  manuscrits  conservés  à  la  Landes  bibliotek 
de  Cassel  on  en  trouve  un  sous  la  cote  :  Mscr.  Hass. 
fol.  450  qui  contient  un  grand  nombre  de  renseignements 
de  toutes  sortes,  rassemblés  par  Rudolf  de  Butlar,  et 
concernant  les  familles  nobles  de  la  Hesse  ou  ayant 
séjourné  dans  ce  pays.  Une  page  contient  l'indication 
suivante  : 

Monsieur  le  chevalier  de  Nerciat,  Hesse-Rotenburg  Oberbaudirektor 
Georg 
Philipp 
August 

Get.  Oberneust. 
fr.    Gem. 
9  —  15 

10 
1782 

Ce  qui  signifie  qu'un  fils  de  M.  le  chevalier  de  Nerciat, 
surintendant  des  bâtiments  de  la  Hesse-Rothenburg, 
naquit  à  Cassel,  le  9  octobre  1782,  et  qu'il  fut  baptisé 
le  15  octobre,  à  la  paroisse  française  de  la  haute  ville 
neuve  de  Cassel,  sous  les  noms  de  Georges-Philippe- 
Auguste. 

IvC  chevalier  de  Nerciat  eut  deux  fils  qui  furent 
boursiers  de  l'Egalité.  Dans  les  palmarès  on  trouve, 
l'An  VI  :  «  lyOuis-Philippe  Nerciat,  né  à  Paris,  accessit 
de  version  latine  ».  Et  l'An  VII  :  «  Auguste-Georges- 
Philippe  Andréa,  né  à  Hesse-Cassel,  accessit  de  langues 
anciennes  et  d'histoire  naturelle  ».  Auguste  de  Nerciat 


30  iv'cEuvRE  d'andrea  de  nerciat 

entra  dans  la  carrière  diplomatique.  J'ai  trouvé  dans 
le  tome  2^  du  Recueil  de  voyages  et  de  mémoires  publié 
par  la  Société  de  Géographie  (Paris,  1825)  un  Extrait 
de  la  traduction  faite  par  M.  le  baron  de  Nerciat  d'un 
mémoire  de  M.  de  Hammer,  sur  la  Perse... 

Plusieurs  des  notes  ajoutées  à  ce  travail  par  le  tra- 
ducteur sont  signées  :  A,  de  N. 

Le  chevalier  Andréa  de  Nerciat  ne  se  plaisait  pas 
beaucoup  dans  son  nouveau  poste  d'Oberbaudirektor. 
Sa  femme  venait  sans  doute  de  mourir  en  couches  à 
Cassel.  Le  chevalier  revint  à  Paris  en  1783  et  se  remaria 
la  même  année  en  l'église  Saint-Eustache  comme  cela 
a  été  noté  par  Ravenel  (i)  :  «  Nerciat  (André-Robert 
Andréa  de)  épouse  Marie-Anne-Angélique  Condamin 
de  Chaussan.  Reg.  Saint-Eustache  1783  ».  Il  conserva 
des  rapports  avec  toutes  les  petites  cours  allemandes  où 
il  avait  des  amis  ;  il  publiait  de  la  musique  et  l'on  trouve 
de  lui  une  Romance  (paroles  et  musique)  parue  en  1784 
dans  le  Choix  de  Musique  dédié  à  S.  A.  S.  Monseigneur 
le  duc  des  Deux-Ponts  : 

Tircis   dont   l'âme  délicate 
Fut  tendre  au  comble  du  malheur 
Près  de  mourir  pour  une  ingrate 
Nous  peignait  ainsi  sa  douleur. 

De  deux  beaux  yeux  connaissez-vous  le  prix 

Venez  admirer  ceux  d'Ismène, 
Mais  craignez-vous  les  maux  d'un  cœur  épris 

Fuyez,   fuyez   mon   inhumaine. 

Vous  brûleriez  de  mille  feux 
Si  par  malheur,  cette  beauté  cruelle 

Dardait    sur    vous    une    étincelle 
De  ses  beaux  yeux. 

Tremblez  pour  vous  !  Je  défiais  l'amour 

De  ranimer  un  cœur  de  glace 
Je  vis  Ismène,  hélas  !  depuis  ce  jour 

Je  suis  puni  de   mon   audace. 

Il  me  sembla  d'abord  si  doux 
Ce  sentiment  que  soudain  elle  inspire  ; 

Bientôt,  il  devint  un  martyre. 
Tremblez  pour  vous  ! 

(i)  Notes  Ravenel  :  Bib.  Nat.  mss.  fr.  n.  a.  5859. 


INTRODUCTION  31 


Plaignez  mon  sort,  je  me  consume  en  vain 

Le  roc  est  plus  tendre  qu'Ismène, 
Aucun  espoir,  je  sens  que  le  chagrin 

Lentement  au  tombeau  me  traîne. 

Viens  me  guérir,  affreuse  mort 
Et  vous,  amis  qui  savez  ce  qu'endure 

L'amant  qui  meurt  de  sa  blessure. 
Plaignez  mon  sort. 


lyC  chevalier  de  Nerciat  avait  quitté  l'Allemagne  sans 
regret,  mais  non  sans  émotion.  «  Les  Allemands,  a-t-il 
écrit  dans  Monrose,  m'ont  passablement  ennuyé,  tout 
en  me  forçant  à  les  beaucoup  estimer.  « 

Il  ne  songea  pas  avant  son  départ  à  revoir  le  marquis 
de  IvUchet  dont  les  projets  étaient  devenus  grandioses. 

Il  s'était  fait  imprimeur  et  libraire,  rêvant  de  faire  de 
Cassel  un  centre  où  la  littérature  française  et  l'allemande 
se  rencontreraient  pour  se  vivifier  mutuellement.  On 
devait  y  traduire  en  français  des  livres  allemands  et  en 
allemand  les  succès  de  la  librairie  française.  Ces  idées 
commerciales  ne  laissaient  pas  de  choquer  un  peu  les 
habitants  de  Cassel  et  l'on  se  moquait  ouvertement  du 
favori  qui  trouva  un  matin  attaché  à  une  persienne  de 
sa  maison  une  feuille  de  papier  sur  laquelle  on  avait 
écrit  en  français  :  «  Monsieur  le  marquis  de  Luchet, 
Imprimeur,  Libraire,  conseiller  intime  de  S.  A.  S.  Mgr 
de  Landgrave,  vend  toutes  sortes  de  livres  ». 

La  librairie  du  marquis  de  Luchet  dura  du  i8  no- 
vembre 1783  au  II  novembre  1785.  Au  commencement 
de  1785,  la  Krieg  und  Domainen  Kasse  demanda  au 
Landgrave  la  suppression  des  comédiens  français  qui 
coûtaient  cher  à  la  couronne. 

Frédéric  II  allait  se  séparer  à  regret  de  sa  chère  troupe 
française,  lorsqu'en  bon  courtisan,  Luchet  prit  à  son 
compte,  jusqu'en  1788,  l'entreprise  du  Théâtre-Français, 
moyennant  une  subvention  de  3.000  écus  la  première 
année  et  4.000  les  suivantes,  plus  les  dédits  à  payer  aux 
artistes  renvoyés  avant  la  fin  de  leur  engagement.  A 
Cassel,  le  Landgrave  devait  avoir  une  loge  à  sa  dispo- 
sition et  dans  les  Résidences,  la  troupe  devait  jouer 
devant  la  cour  seule. 


32  l'cEUVRE   D 'ANDREA   DE   NERCIAT 

Frédéric  II  mourut  le  31  octobre  1785,  et  presque 
aussitôt  après  l'avènement  du  I^andgrave  Guillaume  IX, 
on  conseilla  au  marquis  de  I^uchet  d'abandonner  les 
postes  qu'il  occupait  et  de  quitter  la  Hesse. 

Il  se  démit  de  ses  fonctions  le  10  février  1786  et  quitta 
Cassel  le  3  avril  à  5  heures  du  matin. 

lya  troupe  française  fut  congédiée  et  la  population  de 
Cassel  approuva  par  des  manifestations  le  départ  des 
sauteurs  français,  c'est  ainsi  que  le  peuple  hessois  appelait 
ces  comédiens.  Ceux  dont  l'engagement  n'était  pas 
terminé  reçurent  six  mois  de  gages. 

M.  de  I^uchet  passa  au  servdce  du  prince  Henri  de 
Prusse.  Un  roman  du  marquis  avait  à  ce  moment  un 
véritable  succès.  Il  s'agit  du  Vicomte  de  Barjac  ou 
Mémoires  pour  servir  à  l'histoire  de  ce  siècle,  que  l'on  a 
quelquefois  attribué  à  Choderlos  de  I^aclos. 

Il  n'y  a  pas  lieu  d'insister  ici  sur  le  reste  de  la  carrière 
du  Marquis  de  l/uchet,  qui  est  connue. 

*  I 

*  *] 

A  son  retour  en  France,  le  chevalier  Andréa  de  Nerciat 
reprit  le  métier  des  armes  qui  masquait  sans  doute  celui 
d'agent  secret.  Il  fit  partie  des  ofiiciers  qu'en  1787,  le 
Roi  envoya  soutenir  les  patriotes  hollandais,  insurgés 
contre  le  Stadhouder.  Déguisé  en  bourgeois,  Nerciat 
arriva  secrètement  par  Gorcum  à  Utrecht. 

Il  revint  bientôt  et  il  semble  qu'il  fut  chargé  la  même 
année  d'une  mystérieuse  mission  diploqiatique  en  Au- 
triche. Il  alla  aussi  en  Bohême,  et  fit  imprimer  à  Prague 
deux  comédies-proverbes  :  Les  rendez-vous  nocturnes 
ou  l'aventure  comique  et  Les  amants  singuliers  ou  le 
mariage  par  stratagème.  Il  reçut  en  1788  la  croix  de 
Saint-I^ouis  et  fit  paraître  la  même  année  les  Galan- 
teries du  jeune  chevalier  de  Faublas. 

Ive  roman  de  Louvet  de  Couvray  venait  de  voir  le 
jour  et  Nerciat  voulut  profiter  de  la  vogue  d'un  ouvrage 
où  il  reconnaissait  l'influence  de  Félicia.  En  1788,  il  fit 
encore  paraître  Le  Doctorat  impromptu  dont  Monselet 
dit  qu'il  est  «  écrit  avec  légèreté  ». 


INTRODUCTION  33 

En  1789  parurent  ses  Cofites  smigrenus,  en  1792  Mon 
noviciat  et  Monrose  dont  il  ne  faut  pas  douter  malgré 
Wolff  (i)  que  ce  soit  un  ouvrage  de  Nerciat.  Il  semble 
que  pendant  la  Révolution,  Nerciat  joua  un  rôle  assez 
louche,  demeurant  comme  agent  secret  aux  gages  de  la 
République  qu'il  détestait  et  trahissait  peut-être. 

Quoi  qu'il  en  soit,  il  se  préoccupait  toujours  de  ses 
livres.  Il  laissa  paraître  en  1793  les  Aphrodites  et  vendit 
le  manuscrit  du  Diable  au  corps  qui  ne  devait  paraître 
qu'en  1803,  à  Mézières,  après  la  mort  de  l'auteur. 

Cependant,  le  métier  d'écrivain  ne  remplissait  pas 
tous  ses  loisirs,  et  tandis  que  ses  fils  étaient  boursiers 
de  l'Egalité,  le  cito^'en  Nerciat  exerçait  la  profession 
équivoque  de  policier. 

Sabatier  de  Castres  le  mentionne  dans  sa  lettre  au 
général  Bonaparte  (2)  datée  de  Leipzig,  19  mai  1797  : 

«  L'agent  chargé  de  surveiller  M™^  de  Buonaparte  est 
le  baron  de  Xerciat  (Nercia)  qui  se  donne  tantôt  pour 
italien  et  tantôt  pour  français  et  qui  est  auteur  de 
quelques  romans  orduriers  très  mal  écrits  ». 

On  retrouve  ensuite  Nerciat  à  Naples  où  il  fut  envoyé, 
sans  doute  sur  sa  demande  et  la  même  année,  à  cause  de 
sa  connaissance  de  l'allemand  et  de  l'italien,  pour  sur- 
veiller la  cour.  Il  se  présenta  comme  un  émigré  qui 
n'avait  quitté  son  pays  que  pour  venir  dans  celui  d'où 
sa  famille  était  originaire.  Il  fut  bien  accueilli  et  la  reine 
lui  accorda  une  pension.  Il  est  toujours  agent  secret  aux 
gages  de  la  France,  mais  ses  préférences  qu'il  ne  parvient 
pas  à  dissimuler  le  portent  à  passer  au  service  de 
Naples  (3).  Paris  est  bientôt  informé  de  cette  trahison 

(i)  Allgemeine  geschichte  des  Romans...   (léna,   1850). 

(2)  Catalogue...  de  deux  cabinets  connus,  19  décembre  1871,  n°  95 
(vendu  44  fr.). 

Cette  lettre  (moins  ce  passage  et  quelques  autres)  a  été  imprimée 
dans  Lettres  critiques,  morales  et  politiques  sur  V esprit,  les  erreurs  et  les 
travers  de  notre  temps.  Erfurt,  pet.  in-12,  VI-28  p. 

(j)  M.  Maurice  Toumeux  pense  que  Nerciat  joua  un  rôle  important 
comme  agent  au  service  de  Naples,  sous  le  nom  supposé  de  M.  de  Bressac. 
Ce  Bressac  a  été  mentionné  par  quelques  historiens.  Il  se  trouvait 
à  Berlin  en  1798  et  il  est  question  de  lui  dans  plusieurs  rapports  con- 
servés aux  Archives   des    Affaires   étrangères.    Caillard   écrit  de  Berlin 


34  L  CEUVRE   D 'ANDREA    DE   NERCIAT 

et  le  13  nivôse,  an  VI,  Trouvé,  chargé  d'affaires  à  Naples, 
écrit  à  Talleyrand  :  «  Le  citoyen  Nerciat  auquel  j'ai 
envoyé  celle  par  laquelle  vous  lui  annoncez  qu'il  n'est 
plus  porté  sur  vos  états  comme  agent  secret  est  venu 
me  remettre  deux  tableaux  de  chiffres  n^^  5  et  6  (Italie 
germinal,  an  V)  et  m'a  aussi  apporté  la  lettre  que  vous 
trouverez  ci-jointe  ».  On  peut  supposer  qu'à  partir  de 
ce  moment  Nerciat  rompit  définitivement  avec  la 
République.  Il  avait  gagné  la  confiance  royale  et  en 
1798,  Marie  Caroline  le  chargea  d'une  mission  secrète, 
auprès  du  Pape.  Le  chevalier  de  Nerciat  arriva  à  Rome 
en  février,  au  moment  où  les  troupes  françaises 
commandées  par  le  général  Berthier  s'emparaient  de  la 
ville. 


le  2  ventôse  ,  an  VI  :  «  J'ai  remis,  il  y  a  quelques  jours,  au  cabinet 
de  Berlin,  la  note  concernant  les  décorations  de  l'ancien  régime. 
Leur  suppression  totale  ne  souftrira  aucune  difficulté,  mais  le  minis- 
tère tient  à  ce  que  l'ordre  qui  émane  du  roi  à  ce  sujet,  ne  porte  que 
sur  ses  propres  sujets  et  sur  les  étrangers  qui  sont  à  son  service  ou  qui 
jouissent  dans  ses  Etats  du  droit  d'asile  sans  qu'il  puisse  concerner  en 
aucune  manière  les  étrangers...  Je  vous  prie  de  faire  décider  la  cour  de 
Naples  le  plus  promptement  qu'il  sera  possible  et  de  demander  qu'elle 
donne  immédiatement  l'ordre  de  se  conformer  à  cette  mesure,  à  un 
certain  M.  de  Bressac  ou  Pressac  qui  se  trouve  à  Berlin  depuis  quelque 
temps.  C'est  un  Français  qui  dit  qu'il  est  depuis  très  longtemps  au  service 
de  Naples  où  il  est  chambellan  du  Roi.  Il  porte  la  croix  de  Saint  Louis. 
On  se  rappelle  de  l'avoir  déjà  vu  ici  autrefois,  et  on  lui  suppose  des 
intentions,  quoique  je  ne  le  voie  en  aucune  autre  liaison  qu'avec  les 
émigrés,  ce  qui  est  assurément  sans  conséquence.  Je  le  regarde  comme 
un  de  ces  agents  secrets  qui  aura  intrigué  à  Naples  pour  se  faire  donner 
une  mission  quelconque  à  l'étranger  et  surtout  de  l'argent.  Au  reste 
il  pourrait  arriver  qu'il  reçût  de  Naples  l'ordre  de  quitter  la  croix 
et  qu'il  le  dissimulât.  C'est  un  cas  à  prévoir  et  à  prévenir  et  il  faudrait 
pour  cela  (juc  le  ministre  de  Berlin  pût  avoir  une  connaissance  offi- 
cielle de  l'ordre  général  que  S.  M.  Sicilienne  donnera  à  ce  sujet.  » 

Une  lettre  de  Parandier  portant  la  même  date  confirme  le  rapport  de 
Caillard  en  exagérant  l'importance  de  Bressac. 

«  Il  est  arrivé  ici  depuis  quelque  tenaps  un  fameux  aventurier 
nommé  Bressac.  Cet  homme  si  connu  à  Xaples  par  son  immoralité, 
par  ses  basses  intrigues  en  politique,  par  ses  liaisons  avec  la  reine,  par 
son  intimité  avec  son  favori  et  par  toutes  sortes  d'infamies,  se  dit 
actuellement  brouillé  avec  Acton,  et  obligé  de  voyager  tant  que  son 
ennemi  sera  en  faveur.  Il  est  reçu  à  la  cour  et  dans  les  principales 
maisons  avec  une  distinction  particulière  et  affecte  un  luxe  ridicule 
dans  un  pays  où  les  fortunes  bornées  ne  permettent  pas  de  s'y  livrer. 


INTRODUCTION  35 

Nerciat  fut  aussitôt  arrêté  et  incarcéré  au  château 
Saint- Ange.  On  n'a  encore  mis  au  jour  aucun  rensei- 
gnement relatif  à  l'emprisonnement  du  chevalier  de 
Nerciat,  et  son  nom  même  a  échappé  à  M.  Rodocanachi 
qui  a  consacré  (Hachette,  1909  in-40)  un^  important 
ouvrage  à  la  vieille  citadelle  romaine,  ha.  détention  du 
chevaHer  se  prolongea  au  delà  de  l'évacuation  de  Rome 
par  les  Français. 

Il  fut  élargi  dans  les  premiers  jours  de  l'année  1800. 
Il  était  tombé  gravement  malade  dans  son  cachot  et 
avait  perdu  tous  ses  papiers  parmi  lesquels  se  trouvaient, 
paraît-il,  les  manuscrits  de  quelques  ouvrages.  Aussitôt 
libre,  tout  malade  qu'il  était,  il  revint  à  Naples  où  il 
mourut  presqu'aussitôt,  dans  les  derniers  jours  du  mois 
de  janvier. 

Psychologue  subtil  et  raffiné,  esprit  dégagé  de  tous  les 
préjugés,  écrivain  délicieux,  aux  néologismes  presque 
toujours  heureux,  personnage  équivoque  et  séduisant,  le 

Faufilé  partout,  d'une  activité  inconcevable,  ses  jactances,  ses  manières 
intrigantes,  décèlent  le  but  de  son  séjour  ici.  Quoi  qu'il  ne  soit  qu'un 
intrigant  subalterne  et  le  prôneur  débouté  de  la  coalition,  cependant 
son  séjour  ici  ne  laisse  pas  que  de  faire  beaucoup  de  mal.  Dans  un 
pays  où  nous  ne  sommes  pas  aimés,  où  toute  espèce  de  rapprochement 
n'est  amené  que  par  la  peur  de  la  puissance  républicaine...  tout  ce 
qui  tend  à  réveiller  les  passions,  les  haines,  à  entretenir  les  soupçons 
et  les  défiances  ne  saurait  trop  être  écarté.  » 

Le  19  ventôse  an  VI,  Taylleyrand  répond  à  Gaillard  : 
«...  J'ai  fait  écrire  à  Naples  relativement  à  M.  de  Bressac,  qui^  se 
montre  à  Berlin  avec  la  croix  de  Saint-Louis.  Je  suppose  que  c'est 
l'aventurier  dont  il  est  fait  mention  peu  honorable  dans  les  mémoires 
de  Gorani.  Quand  je  serai  instruit  des  effets  des  démarches  qui  auront 
lieu  à  Naples,  je  vous  en  instruirai  ». 

Enfin,  le  18  germinal  an  VI,  Trouvé  écrit  à  Talleyrand  : 
«  J'ai  reçu  vos  deux  lettres  5  et  6  en  date  du  18  ventôse,  relatives 
aux  démarches  touchant  les  décorations  de  l'ancien  régime.  Vous  m'en 
prescrivez  une  relativement  à  M,  de  Bressac,  je  vais  m'en  acquitter 
avec  d'autant  plus  d'empressement,  que  ce  Bressac  a  dans  toutes  les 
occasions,  déployé  l'animosité  la  moins  équivoque  envers  les  Français.  » 
Toutefois,  ces' extraits  ne  paraissent  point  démontrer  que  Nerciat  et 
ce  Bressac,  n'aient  été  qu'une  seule  personne.  Au  contraire,  il  y  a  lieu 
de  croire  qu'au  moment  où  M.  de  Bressac  se  pavanait  à  Berlin,  Nerciat 
se  faisait  arrêter  à  Rome,  et  qu'à  la  date  où  Trouvé  protestait  à  Naples 
contre  la  décoration  de  Bressac,  Nerciat  était  déjà  enfermé  dans  un 
■cachot  du  castel  Saint-Ange. 


36  l'cëuvre  d'andréa  de  nerciat 

charmant  auteur  de  Félicia  finissait  en  même  temps  que 
le  xvni^  siècle  dont  il  est  l'expression  la  plus  délicate  et 
la  plus  voluptueuse  (i). 

G.  A. 

(i)  Je  tiens  à  remercier  ici  le  savant  M.  Maurice  Tourneux  qui  m'a 
fait  le  don  précieux  de  ses  notes  sur  le  chevalier  de  Nerciat.  M.  le  doc- 
teur Lohmeyer,  directeur  de  la  Landesbibliothek  de  Cassel  et  M.  le  doc- 
teur Sœffler,  bibliothécaire  à  la  Landes bibliolekk  de  Stuttgart,  ont  éga- 
lement part  à  ma  reconnaissance. 


ESSAI  BIBLIOGRAPHIQUE  SUR  I,ES   ŒUVRES 
D'ANDREA  DE  NERCIAT 


Félicia,  ou  mes  Fredaines  avec  l'épigraphe  :  La  faute  en  est 
aux  Dieux  qui  me  firent  si  folle.  Londres,  1775.  —  4  vol.  in- 
18  ;  12  gravures  libres  par  Borel  (non  signées)  (i).  D'après 
ce  qu'en  dit  Nerciat  dans  Monrose,  cette  édition  aurait  paru 
en  Belgique. 

Félicia,  ou  mes  Fredaines,  etc.,  1776.  4  vol.  in  -18  ;  12  gra- 
vures. 

Félicia,  ou  mes  Fredaines,  etc.  A  Londres  MDCCLXXVI. 
4  tomes  in-i8  souvent  reliés,  en  i  vol. 

Félicia,  ou  mes  Fredaines,  etc.,  Londres,  1778.  —  4  vol.  in- 
18,  12  grav.  cette  édition  est  celle  que  Nerciat  donna  à  la 
Bibliothèque  de  Cassel  où  il  était  Sous-Bibliothécaire.  Et 
dans  l'Extrait  placé  en  tête  de  Monrose,  l'auteur  dit  à  pro- 
pos de  Félicia  que  «  la  moins  mauvaise  édition  est  celle 
en  deux  volumes,  chacun  de  deux  parties,  et  divisée  en 
chapitres,  qui  est  sortie  en  1778  d'une  presse  d'Allemagne. 
On  la  reconnaît  au  titre  gravé  et  placé  dans  un  ovale  de 
feuillage  ». 

Félicia,  ou  mes  Fredaines,  etc.  Londres,  1782.  —  4  vol.  in- 
18  ;  12  fig.  par  Borel  d'après  Eisen  (non  signées).  Onze  fig. 
sont  libres. 

(i)  Félicia  a  été  traduit  en  anglais  et  publié  dans  le  tome  II,  de  The 
Exquisite.  A  collection  of  taies,  historiés  and  fancy  essays,  London, 
M.  Smith.  —  s.  d.  (1842-1844)  3  vol.  gr.  in-40,  45  numéros,  avec  figures. 
Magazine  hebdomadaire  dont  chaque  numéro  se  vendait  d'abord 
4  pences  et  plus  tard  6  pences.  Les  figures  sont  assez  libres.  La  plupart 
des  ouvrages  qu'on  y  trouve  sont  traduits  du  français. 


38  l'cEUVRE   D 'ANDRÉA   DE   XERCIAT 

Félicia,  on  mes  Fredaines  ;  etc.,  MDCCLXXXIV.  —  (sans 
lieu  d'ini])ression,  Paris,  Cazin,  4  vol.  in-i8  avec  24  fig.  par 
Borel   d'après   Eisen    (non   signées).   Onze   sont   libres. 

Félicia,  ou  mes  Fredaines,  etc.,  MDCCDXXXIV .  —  4  vol., 
petit  in-icS  avec  les  figures  d'après  Ei.'^en.  Les  figures  sont  re- 
tournées, sauf  le  frontispice  ;  et  la  huitième  (avec  le  clair  de 
lune)  est  couverte. 

Félicia,  ou  mes  Fredaines,  orné  de  figures  en  taille-douce, 
etc.,  A  Londres.  —  (s.  d.)  4  parties  reliées  souvent  en  4  vol. 
in-i8.  Vignette  sur  le  titre  (panier  fleuri)   (Figures  libres). 

Félicia,  ou  mes  Fredaines,  etc.,  Amsterdam,  1780. —  2  vol. 
pet.  in-80. 

Félicia,  ou  mes  Fredaines,  etc.,  A  Amsterdam.  —  4  parties 
en  2  tomes  souvent  reliés  en  i  vol.  in-80.  2  fï.  liminaires, 
216  pp.  et  2  û".  liminaires,   256  pp. 

Félicia,  ou  mes  Fredaines,  etc.,  A  Amsterdam,  MDCCL 
XXXV.  —  Deux  tomes  en  2  vol.,  in-i8.,  2  frontispices. 

L,es  vers 

Voici   mon   très  cher  ouvrage 
etc. 

se  lisent  au  verso  dti  titre  du  tome  deuxième. 
Contrefaçon  des  éditions  Cazin. 

Félicia,  ou  mes  Fredaines,  etc.,  Amsterdam,  1786,  2  tomes 
pet.  in-80. 

Félicia,  ou  mes  Fredaines,  etc.,  A  Amsterdam,  1792.  — 
2  tomes  pet.  in-80. 

Félicia,  ou  mes  Fredaines,  etc.,  Amsicrdatu,  17Q3.  — 
2  tomes  petit  in-S". 

Félicia,  ou  mes  Fredaines,  etc.  A  Amsterdam,  Aux  dé- 
pens de  la  Société  Typographique,  I79r,  4  parties  en  2  vol. 
in-i8. 

Félicia,  ou  mes  Fredaines,  etc.  Amsterdam,  1705.  2  tomes 
pet.  in-8". 


ESSAI   BIBLIOGRAPHIQUE  39 

Félicia,  ou  mes  Fredaines  avec  figures  Paris  chez  les  mar- 
chands de  nouveautés  1795.  —  4  vol.  pet.  in-12  avec  les  fig. 
d'après  Eisen. 

Félicia,  ou  mes  Fredaines,  etc.,  Paris  an  IIL  —  (1795) 
4  vol.  in-i8  avec  les  fig.  d'après  Eisen. 

Félicia,  ou  mes  Fredaines,  etc.,  Paris,  1797.  —  4  vol.  in- 
18   avec  les   fig.   d'après  Eisen. 

Félicia,  ou  mes  Fredaines,  etc.,  Paris,  1798.  —  4  vo'.  in- 
18   avec  les   fig.   d'après  Eisen. 

Félicia,  ou  me  Fredaines,  etc.,  Londres,  1812.  —  (Bruxelles) 
4  vol.  in-i8  avec  24  fig.  d'après  Eisen. 

Félicia,  ou  mes  Fredaines,  etc.,  Londres,  1834.  — 
(Bruxelles),  4  vol.  in-i8  de  162,  179,  198  et  179  pp. 

Félicia,  ou  mes  Fredaines  par  Andréa  de  Nerciat,  Londres, 
1869.  —  (Bruxelles),  Alphonse,  L,écrivain  et  Briard  qui  impri- 
mait, 4  tomes  en  2  vol.  in-12,  avec  24  figures,  d'après  Eisen. 

Félicia,  ou  mes  Fredaines,  etc.,  (s.  1.),  1869.  —  (Biuxelles) 
Vital- Puissant  ?)  4  vol.  in-i8  ;  24  £g.  litres  d'après  celles 
d'Eisen. 

Félicia,  ou  mes  Fredaines,  etc.  —  (Bruxelles,  Kisterra- 
ckers,  1890),  2  vol.  in-i6,  4  fig.  dans  le  texte. 

Monrose,  ou  le  libertin  par  fatalité,  suite  de  Félicia  [s.l.], 
1792.  —  4  vol.  in-i8  et  parfois  in-S^  (i). 

Monrose  ou  suite  de  Félicia  par  le  même  aiiteur  [s.l.[  1795. 
—  4  vol.  in-i8  avec  24  gravures  libres  atribuées  par  Cohen 
à  Quéverdo. 

Monrose,  ou  suite  de  Félicia  par  le  même  auteur,  à  Paris, 
an  V  (1797).  —  4  tomes  in-12  avec  les  24  grav.  libres.  Le 
1^^  tome  ou  Première  Partie  comprend  i  feuillet  prélimi- 
naire X  —  179  pages  et  i  feuillet  pour  la  table  ;  la  deuxième 
partie  i  feuillet,  prél.  202  p.  et  i  f.  pour  la  table. 

(i)  The  Exquisite  (voir  la  note  au  i'^''  article  de  Félicia)  renferme  au 
tome  III  un  abrégé  de  Monrose. 


40  l'œuvre   D 'ANDRÉA    DE   NERCIAT 

Le  titre  répété  en  tète  du  ler  chapitre  de  chaque  partie 
porte  :  Monrose  ou  le  libertin  par  fatalité. 

Monrose,  ou  suite  de  Félicia  par  le  même  auteur  Paris,  an 
huitième.  —  4  vol.  in-i8  avec  les  fig.  libres. 

Monrose,  ou  suite  de  Félicia  par  le  même  auteur,  à  Paris 
chez  le  Prieur,  libraire  quai  Voltaire,  no  12  an  IX.  —  4  vol. 
in-i6,  4  fig.  non  signées. 

Monrose,  ou  le  libertin  par  fatalité,  par  Andréa  de  Xerciat, 
1792-1871.  —  (Bruxelles,  lécrivain  et  Briard,  imprimé 
par  Briard)  4  vol.  in-i8,  avec  les  grav.  copiées  sur  celles 
attribuées  à  Qaéverdo. 

Les  galanteries  du  jeune  chevalier  de  Faublas  ou  les  Folies 
parisiennes,  par  l'auteur  de  Félicia,  Paris,  1788.  —  4  vol.  in- 
12.  Le  Faublas  de  Louvet  de  Couvray  sort  manifestement 
de  Félicia.  Quoi  d'étonnant  si  Nerciat  a  voulu  revendiquer 
un  peu  de  cette  paternité  en  essayant  de  profiter  d'une 
vogue  où  il  avait  part  ?  Les  sept  premières  parties  des 
Amours  de  Faublas  venaient  de  paraître  en  17S7-1788.  Je 
n'ai  point  eu  entre  les  mains  l'ouvrage  de  Xerciat,  je  ne 
sais  donc  point  si  c'est  comme  l'insinue  Vital-Pui.^sant,  une 
imitation  de  l'ouvrage  de  Louvet,  mais  c'est  peu  probable. 
Nerciat  a  dû,  peut-être  même  à  l'instigation  de  son  libraire, 
changer  pour  celui  du  chevalier  de  P'aublas,  le  nom  du 
héros  d'un  ouvrage  déjà  tenniné  et  prêt  à  être  publié. 

Mon   noviciat   ou  les   joies   de   Lolotte    [avec   épigraphe'. 

Pour  être  heureux,  ô  Lubriques  mortels  ! 
Faut-il,  hélas,  un  trône  et  des  autels  ! 

Fouiromanie,   Chant    I 
[s.l.[  1792.  —  (Berlin),  2  vol.  in-i8,  avec  2  grav.  libres  (i). 

(i)  Ce  roman  a  été  traduit  en  allemand  : 

Mein  Novizial  [qui  forme  le  3^  vol.]  m  Band  des  Priapische  Roman: 
Rom.   bei  Seraph  Calzzovulva   1791-97.  —  (Berlin). 

Mein  Noviziat,  etc.  —  Réimpression  des  Priapische  Romane  faite  à 
Leipzig  vers  1810.  Voici  1*  titre  complet  d'une  réimpression  faite  à 
Leipzig  vers    1860   : 

Priapische  Romane  1 1 J  Band  Drille  A  btheiluug  Boston  Bei  Reginald 
Chesterfield  [avec  une  vignette  représentant  deux  amours,  remouleurs 
dont  l'un  repasse  un...  tandis  que  l'autre  fait  pipi  sur  la  meule,  un 


ESSAI   BIBLIOGRAPHIQUE  4I 

Mon  noviciat,  ou  les  joies  de  Lolotte  -par  Andréa  de  Nerciat 
1792-1864.  —  Avec  l'épigraphe  (BruxeUes,  1886,  Poulet- 
Malassis)  2  parties  en  2  vol.  in-i8,  2  f.  libres.  A  la  fin  du 
premier  vol.  on  trouve  cette  note  :  «  CEuvre  d'Andréa  de 
Nerciat  avec  figures  sur  acier  (même  format  et  même  typo- 
graphie que  mon  Noviciat.  Sous  presse,  Le  Doctorat  im- 
promptu, I  vol.  2  fig.  Les  Aphrodites,  4  vol.  8  fig.  En  pré- 
paration. Le  Diable  au  corps,  Félicia.,  ou  mes  Fredaines, 
Monrose  ou  suite  de  Félicia,  etc.  I;e  dernier  ouvrage  sera 
précédé  d'une  notice  sur  la  vie  d'Andréa  de  Nerciat  rédigée 
sur  des  documents  nouveaux  et  des  correspondances  ina- 
chevées de  la  plus  grande  curiosité  ».  Cette  notice  n'a  pas 
paru.  Il  y  a  quelques  exemplaires  sur  Chine  avec  Etats 
(noir  et  bistre)  des  figures. 

Mon  noviciat  ou  les  joies  de  Lolotte  par  Andréa  de  Xerciat, 
Paris.  Aux  dépens  de  la  compagnie  1890.  —  (Sans  l'épigraphe,' 
titre  en  rouge  et  noir)  2  tomes  en  2  vol.  in-80  174-17S  pp! 
(grav.  libres). 

L.es  Aphrodites  ou  Fragments  thali-priapiques  pour  servir 
à  l'histoire  du  plaisir.  Lampsaque,  1793,  8  part,  petit  iu-80  de 
80  pp.  I  planche  chacune.  Ces  8  parties  se  reliaient  en  i  ou  2 
vol.  Ees  fig.  sont  hbres.  Cohen  les  attribue  à  Freudenberg. 
E'ouvrage  est  bien  imprimé.  Jusqu'ici  il  n'a  été  signalé  que 
'  rois  exemplaires  de  cette  édition  originale.  Le  i^r  a  appar- 
tenu à  M.  Bégis.  La  6^  figure  qui  manquait  avait  été  re- 
produite de  l'original  par  le  procédé  Pilinski  ;  le  deuxième 
exemplaire  était  complet,  il  a  appartenu  à  M.  Frédéric  Hen- 
key,  anglais  résidant  à  Paris  ;  un  troisième  exemplaire  était 
en  Angleterre,  il  a  été  vendu  à  Paris  en  1S60.  Cette  édition 
aurait  été  imprimée  à  l'étranger  pendant  la  Révolution  (i). 


deuxième  titre  porte]  Mein  Noviziat  III  Band  Erste  Abtheilung.  [Les 
autres  vol.  des  Priapische  Romane  contiennent  le  i^r  une  adaptation  du 
Fanny  Hill  et  le  2^  une  adaptation  du  Meursius.  Mon  Vovidat  a  aussi 
servi,  paraît -il,  pour  deux  ouvrages  anglais  en  lettres  ;  Hmv  io  raise  love 
or  muiual  amatory   seccret  London  1848  —  (Amérique)  in-i8  fig, 

How  to  make  love,  or  the  Art  of  making  love  in  more  ways  than  one, 
exemplified  in  a  séries  of  most  luscious  adventures  between  two  cousins, 
trmslated  from  the  french.  —  (s.  1.  n.  d.)  en  12  f.  Il  y  a  au  moins  une 
réédition  in-12  récente  (vers  1860). 

(i)  The  Exquisitc  (voir  la  note  au  i"  article  de  Félicia  )  renferme  la 
traduction  du  i^''  numéro  des  Aphrodites. 


42  l'ceuvre  d'andréa  de  xerciat 

Les  Aphrodites  ou  Fragments  thali-priapiques  pour  servir 
à  l'histoire  du  plaisir.  Réimpression  textuelle  et  l'édition 
unique  et  rarissime  de  Lampsaque,  1793.  Bâle,  imprimerie 
de  Steuhen  frères,  1864.  —  Avec  l'indication  :  «  tirage  : 
200  exemplaires  numérotés  de  i  à  200  »,  et  un  Avis  de  l'édi- 
teur intéressant.  2  vol.  in-12  (Bruxelles,  Jules  Gay,  imprimé 
par  Mertens)  avec  la  reproduction  des  grav.  originales.  Ou- 
vrage recherché.  Vital-Puissant,  éditeur  belge  fort  médiocre 
et  qui  ne  vivait  qu'en  contrefaisant  les  éditions  de  Gay  et  de 
Poulet-Malassis,  rapporte  dans  une  note  oii  l'injustice  se 
mêle  à  des  détails  sans  doute  véridicjues  :  «  Cette  édition 
est  tellement  mauvaise  qu'à  la  suite  de  nombreux  reproches 
reçus  de  quantité  d'amateurs  à  ce  sujet,  Jules  Gay  fut  obligé 
de  la  jeter  en  quelque  ^orte  au  panier.  A  cet  effet,  il  vendit 
les  80  ou  90  exemplaires  qui  restaient  sur  200  au  sieur  Jean- 
Pierre  Blanche,  son  compatriote,  Parisien,  réfugié  à 
Bruxelles,  où  il  avait  étabh  une  petite  librairie  d'occasion  en 
chambre,  rue  vSaint-Jean.  Cette  vente  fut  effectuée  au  prix  de 
quatre-vingts  centimes  l'exemplaire,  Jules  Gay  ayant  préa- 
lablement enlevé  les  titres  et  la  préface  de  l'ouvrage.  Il  va 
sans  dire  que  J.-P.  Blanche,  l'acquéreur  s'empressa  de  faire 
réimprimer  une  préface  quelconque  et  les  titres  enlevés  et 
qu'ainsi,  il  parvint  peu  à  peu  à  écouler  entièrement  les 
exemplaires  en  sa  possession.  Nous  tenons  ces  renseigne- 
ments certains  d'un  libraire  ({ui  fut  témoin  oculaire  de 
cette  alïaire   (i)   ». 

(i)  Bibliographie  anecdolique  et  raisonnce  de  tous  les  ouvrages  d'Andr  a 
de  Nerciat  par  M.  de  C...  bibliophile  anglais,  édition  ornée  du  portrait 
inédit  de  Nerciat  gravé  d'après  l'original  appartenant  à  M.  B...  de  Paris 
Londres  Job-Alex.  Hoogs,  éditeur-libraire  Burlington  Arcade  et  se  trouve 
à  Paris,  à  Bruxelles  et  à  Stuttgart  1876.  111-8°  de  63  pp.  et  i  p.  de  table 
des  matières  tiré  paraît-il  à  150  exemplaires.  Au  verso  du  faux-titre 
on  lit  :  Printed  By  lùhvard  Cox  314  OUI  Kest  Road  et  à  la  fin  du  livre  : 
Hic  liver  impressus  est  in  civitate  londoniensi  and  e.xpcsas  Vitalis  potentis,. 
belgici  civis  in  urbe  Lutetiœ  nmnentis.  Anno  Domini  MDCCCLXXVI.  En 
réalité  ce  livre  a  été  imprimé  à  Bruxelles  pour  le  compte  de  Vital- 
Puissant  qui  n'est  pas  seulement  l'éditeur  de  cet  ouvrage,  véritable 
pamphlet  catalooruc  où  il  attaque  des  concurrents  et  vante  ses  produits 
—  mais  l'auteur  même.  Les  dernières  pages  du  livre  sont  occupées 
par  des  notices  sur  des  réimpressions  faites  pour  le  compte  de  Vital- 
Puissant.  En  frontispice,  se  trouve  le  portrait  sur  chine  d'Andréa  de 
Nerciat  d'après  la  sangine  à  M.  Br.  de  Paris.  Ce  portrait  imprimé  eri 
rouge  a  été  tiré  sur  la  planche  qui  a  servi  pour  le  même  portrait,  qui 
se  trouve  en  tête  des  Contes  nouveaux  d'Andréa  de  Nerciat.  édition 
de  Poulet-Malassis  (\'oir  ce  qui  est  dit  de  cet  ouvrage).  Et  sans  doute 


ESSAI   BIBLIOGRAPHIQUE  43 

Ces  exemplaires  sont  peut-être  ceux  qui  portent  ce  titre  : 
Les  Aphrodites,  etc.,  Bruxelles,  Schmidt. 

Les  Aphrodites,  etc.,  par  Andréa  de  Nerciat  [avec  cette 
épigraphe].  Priape,  soutiens  mon  haleine.  Piron,  ode  à  Priape, 
1793-1864.  —  8  numéros  en  4  vol.  in-i8,  8  fig.  libres  gravées 
sur  acier  d'après  celles  de  l'édition  originale,  et  i  fron- 
tispice de  Rops  ;  j'en  ai  vu  vm  exemplaire  avec  2  frontis- 
pices de  Rops.  (Bruxelles.  Auguste  Poulet-Malassis,  im- 
primé par  Briard.)  A  la  fin  du  n^  4,  c'est-à-dire  du  2^  vo- 
lume on  trouve  un  catalogue  annonçant  la  publication  des 
Œuvres  complètes  d'Andréa  de  Nerciat  avec  figures  gravées 
sur  acier.  Sous  presse  Le  Diable  au  corps,  4  vol.  avec  gra- 
vures d'après  douze  beaux  dessins  attribués  à  Monnet,  qui 
ornent  un  manuscrit  de  ce  livre  célèbre  appartenant  au  duc 

d'A Ce  manuscrit  en  2  volumes  in-40,  daté  de  1798,  et, 

par  conséquent  postérieur  d'une  dizaine  d'années  à  la  date 
d'achèvement  du  livre  que  Nerciat  avait  terminé  suivant 
toute  probabihté,  avant  1788,  est  conforme,  à  quelques  va- 
riantes près,  à  l'édition  originale  de  1803.  Les  dessins  de 
Monnet  présentent  cette  particularité  que  sans  souci  de 
l'anachronisme,  cet  artiste  les  a  composés  avec  les  costumes 
et  le  mobilier  du  temps  où  on  les  lui  a  demandés.  Les  ama- 
teurs apprécieront  d'autant  plus  cette  particularité  que  les 
gravures  de  l'édition  originale  du  Diable  au  corps,  publiée 
après  la  mort  de  Nerciat,  sont  informes,  et  qu'il  n'existe 
pas  de  livres  erotiques  bien  exécutés  dont  les  figures  repré- 
sentent les  modes  du  Directoire.  En  préparation.  Le  Doc- 
torat impromptu.  ■ —  La  matinée  libertine.  —  Félicia  ou  mes 
Fredaines.  —  Monrose  ou  suite  de  Félicia,  etc.,  etc.  • —  Le 
dernier  ouvrage  de  la  série  se  composera  d'une  notice  sur 
la  vie  d'Andréa  de  Nerciat  rédigée  sur  des  documents  entiè- 
rement nouveaux,  et  de  correspondances  inédites  de  Ner- 
ciat avec  plusieurs  femmes  et  divers  gens  de  lettres,  Beau- 
marchais, Rétif  de  la  Bretonne,  Grimod  de  la  Reynière, 
Pelleport  (auteur  des  Bohémiens),  etc.,  le  volume  sera  orné 
de  fac-similé.  On  fait  appel  à  l'obligrance  des  curieux  qui 
connaîtraient  des  portraits  de  Nerciat  —  et  qui  pourraient 
ajouter  à  l'ensemble  déjà  extraordinaire  de  pièces  sus-men- 


cette  Bibliographie  de  Vital-Puissant  n'est-elle  qu'une  nouvelle  édition 
augmentée  de  l'ouvrage  suivant  publié  par  le  même  Vital-Puissant  : 
Eclaircissements  historiques  sur  les  Aphrodites  et  le  Diable  au  corps  du 
chevalier  Andréa  de  Nerciat  et  sur  leur  auteur   1871  in-i8. 


44  I*  ŒUVRE  D  ANDREA   DE   NERCIAT 

tionnées  ».  Ce  recueil  n'a  jamais  paru.  Il  y  a  quelques  exem- 
plaires sur  chine  avec  deux  états  {noir  et  bistre  des  figures). 

Les  Aphrodiies,  etc.,  Lampsaque  1793.  —  (Belgique,  vers 
1872),  2  vol.  in-i8,  360-376  pp.  précédés  d'une  notice  histo- 
rico-bibliogra])liique.  8  fig.  d'après  celles  de  l'éd.  orig.  et  2 
frontispices  de  Rops.  C'est  probablement  une  contrefaçon 
de  l'éd.  de  Poulet-Malassis,  contrefaçon  exécutée  pour  le 
compte  de  Vital-Puissant.  Il  paraît  qu'il  n'en  a  été  tiré  que 
50  exemplaires. 

Le  Diable  au  corps...  1798.  —  Manuscrit  en  2  vol.  in-40.  Il 
a  appartenu  au  duc  d'Aumale.  On  y  trouve  quelques  va- 
riantes avec  le  texte  de  l'édition  originale  (1803).  Il  contient 
douze  dessins  libres  attribués  à  Monnet.  Ce  manu.^crit  et 
ces  dessins  ont  servi  à  Poulet-lMalassis  pour  son  édition  de 
1864  (Voir  ce  qui  est  dit  à  l'article  des  Aphrodites).  Je  ne 
sais  où  est  à  présent  ce  manuscrit.  Est-il  écrit  de  la  main 
de  Nerciat  ?  C'est  peu  probable.  Le  chevalier,  d'après  ce 
qu'il  dit  dans  sa  préface,  aurait  écrit  .son  ouvrage  «  bien 
longtemps  avant  le  lever  éclatant  de  Figaro  )'.  Le  Barbier 
de  Séville  fut  joué  en  1775  et  le  Mariage  de  Figaro  en  1784. 
Plus  loin  le  chevaUer  précise  en  indiquant  que  le  Diable  au 
corps  était  écrit  avant  1776.  Ces  éclaircissements,  Xerciat  les 
donne  en  manière  de  plainte  contre  «  des  imprimeurs  français 
établis  en  Allemagne  pour  y  faire  une  espèce  de  contre- 
bande littéraire  »,  qui  avaient  publié  la  première  partie 
du  Diable  au  corps  sous  ce  titre  : 

Les  écarts  du  tempérament  ou  le  catéchisme  de  Figaro  ; 
esquisse  dramatique 

[Avec  cette  épigraphe  :] 

Et  Jlon   flou,  lure  lure,  lure 
Chacun  a  son  tour  et  son  allure 

A  Londres  1785.  —  In-i8o  avec  4  grav.  libres  a.ssez  mal 
faites.  Nerciat  dit  que  c'est  «  une  brochure  négligée,  pleine 
d'absurdités,  inintelligible  en  plusieurs  endroits  ».  Il  ajoute  : 
(1  Je  ne  conçois  pas  trop  bien  quelle  avait  pu  n'être  la  S])écu- 
lation  des  éditeurs,  mais  il  est  clair  qu'ils  n'ont  pas  su  lire, 
ou  qu'ils  se  sont  fait  une  tâche  de  tout  gâter.  Pas  le  moindre 
écart,  pas  la  moindre  addition,  le  moindre  retranchement 
qui  ne  soit  un  contre-sens,  une  i)latitvule,  ou  <lu  moins  tme 
faute  contre  le  goût,  sans  parler  des  innomlirables  diflfor- 


ESSAI  BLBI,IOGRA.PHIQUE  45 

mités  purement  t^^pographiques  ».  Quoi  qu'il  en  soit,  cette 
première  partie  lui  fut  dérobée  vraisemblablement  en  1770 
et  c'est  vers  cette  époque  que  Nerciat  termina  son  ouvrage. 
Cette  édition  fautive,  mal  intitulée,  volée  à  l'auteur,  fut 
contrefaite  dans  le  pays  même  où  elle  avait  été  publiée,  et 
Nerciat  ne  parut  pas  avoir  eu  connaissance  de  cette  contre- 
façon dont  le  titre  était  modifié.  On  s'était  enfin  aperçu 
que  Figaro  n'avait  pas  aft"aire  dans  cette  fantaisie  : 

Les  écarts  du  libertinage  et  du  tempérament,  ou  vie  licen- 
cietise  de  la  comtesse  de  Motte-en-feu,  du  Vicomte  de  Mo- 
lengin,  du  Valet  Pine-fort,  de  la  Conbanal,  d'un  âne  et  de 
plusieurs  autres  personnages,  nouvelle  édition.  A  Conculix, 
chez  l'abbé  Boujarron,  bon  bretteur,  1793.  —  in-i8  de  132  p. 
figures. 

Le  Diable  au  corps,  œuvre  posthume  du  très  recomnian- 
dable  Docteur  Cazzoné,  membre  extraordinaire  de  la  joyetise 
Faculté  Phallo-Coiro-pygo-glottonomique  1S03.  —  3  vol. 
in-So,  20  figures  libres  avant  la  lettre  et  encadrées,  les  fi- 
gures sont  bien  exécutées.  Il  en  fut  tiré  500  exemplaires 
de  ce  format  et  500  exemplaires  en  format  in-i8,  mais  en 
6  volumes  et  les  figures  ne  sont  pas  encadrées.  Elles  portent 
sur  le  titre  et  avant  la  date  avec  figures.  Quelques  exem- 
plaires in-iS  présentent  encore  quelques  diô'érences  et  no- 
tamment la  date  est  indiquée  ainsi  :  MDCCCIIL  Cette  édi- 
tion avait  été  préparée  par  Nerciat,  il  en  écrivit  l'Aver- 
tissement nécessaire  en  178g.  La  Révolution  dérangea  ces 
projets  et  l'ouvrage  ne  parut  qu'en  1803,  après  la  mort  de 
son  auteur.  L'imprimeur  fut,  paraît-il,  Frémont,  à  Mézières 
(Ardennes).  La  plus  grande  partie  de  l'édition  fut  saisie 
lors  de  son  entrée  à  Paris,  ce  qui  explique  que  les  exemplaires 
en  soient  si  rares.  On  recherche  surtout  les  exemplaires  in-S». 
La  Bibliothèque  Nationale  en  possède  un.  On  en  a  signalé 
un  autre  qui  appartenait  à  M.  Frédéric  Henkey,  biblio- 
phile établi  à  Paris,  l'un  des  auteurs,  dit-on,  du  charmant 
ouvrage  libre  :  L'école  des  biches,  et  le  même  qui  possédait 
un  des  trois  exemplaires  connus  de  l'éd.  orig.  des  Apkro- 
dites.  L'exemplaire  du  Diable  au  corps  de  M.  Henkey  était 
parfait  et  contenait  de  plus  de  20  dessins  exécutés  par  un 
artiste  inconnu,  mais  moins  beaux  que  ceux  de  Monnet.  Le 
catalogue  n°  2  (190g)  de  la  librairie  Chrétien  offre  un  exem- 
plaire à  toutes  marges  dans  un  état  parfait  au  prix  de  700  fr. 

Le  Diable  au  corps,  etc.  1842.  —  (Allemagne-Stuttgart  ?) 


46  l'œuvre  d'andréa  de  nerciat 

6  vol.  in-32  de  XII  208,  204,  188,  194,  259  et  216  pp.  avec 
tirage  nouveau  des  anciennes  planches  de  l'éd.  originale. 
Mauvaise  réimpression. 

Le  Diable  au  corps,  etc.,  1864  (Bruxelles,  publié  par  A. 
Poulet  dit  Malassis  associé  avec  A.  Lécrivain  et  Briard  qui 
inii)riniait)  3  vol.  in- 12  avec  12  fig.  d'après  12  dessins  attri- 
bués à  Monnet  faisant  partie  d'un  manuscrit  appartenant  au 
duc  d'Aumale  et  reproduit  dans  cette  édition.  Il  présente 
quelques  différences  d'avec  celle  de  1803.  Les  dessins  re- 
présentent les  costumes  et  le  mobilier  du  temps  où  on  les  a 
commandés  (Y.  plus  haut  ce  qui  concerne  l'édition  Poulet 
et  Malassis  des  A  phr édites  et  les  précédents  articles  sur 
Le  Diable  au  corps).  Outre  la  reproduction  des  douze  dessins, 
cette  édition  contient  en  outre  4  frontispices  par  FéUcien 
Rops.  Il  y  aurait  eu  5  exemplaires  in-40  sur  papier  vergé 
fort    de    Hollande. 

Le  Diable  au  corps,  etc.,  Cazonné  [Andréa  de  Nerciat), 
membre  etc.,  Genève  (Bruxelles,  Christiaens,  vers  1865) 
3  vol.  petit  in-i2,  12  planches  libres  et  mauvaises. 

Le  Diable  au  corps,  etc.,  Cazonné  {Andréa  de  Nercait), 
membre,  etc.,  Genève  1786.  —  (Bruxelles,  vers  1S72)  4  vol. 
in-i8,  32  fig.  gravées. 

Le  Diable  au  corps,  etc.,  Cazonné  {Andréa  de  Nerciat), 
Membre,  etc.,  Genève  17S6.  —  (1873,  contrefaçon  alle- 
mande ou  hollandaise  de  l'éd.  précédente)  4  vol.  avec  36 
mauvaises  planches  souvent  coloriées  donnaient  des  indi- 
cations erronées  relativement  à  leur  placement,  >,z  fig.  dont 
les  contrefaçons  lithographiées  des  figures  de  l'édition  pré- 
cédente et  4  qui  servent  de  frontispice  sont  de  mauvaises 
diableries  exécutées  à  la  détrempe  et  qui  ont  déjà  servi  dans 
des  albums  de  charges  obscènes. 

Le  Diable  au  corps,  etc.,  Mézièrcs  chez  Frémont  impri- 
meur-libraire 1803-1876).  (Bruxelles,  \'ital-Puissant),  4  vol. 
plus  I  vol.  contenant  la  bibliographie  des  ouvrages  de  Nerciat 
(c'est  la  Bibliographie  anccdotiquc  et  raisonnée  qui  a  été 
décrite  plus  haut,  en  note).  En  tout  5  vol.  petit  in-80  con- 
tenant 34  gra\\  sur  chine,  fac-similé  des  20  gravures  de 
l'édition  originale,  12  gravures  d'après  les  dessins  de  Monnet 
•et  double  épreuve  (i  rouge,  i  noire)  du  portrait  de  Nerciat 


ESSAI   BIBUOGRAPHIQUE  47 

{c'est  celui  qui  est  en  tête  des  contes  nouveaux,  éd.  Poulet- 
Malassis  et  que  Vital-Puissant  avait  reproduit  en  tête  de 
la  Bibliographie  anecdotique  et  raisonnée.  Voir  les  articles 
concernant  ces  deux  ouvrages. 

Le  Diable  au  corps,  etc.,  Cazonné  (Andréa  de  Nerciat), 
membre,  etc.,  orné  de  gravures,  Genève  1786.  —  (Bruxelles 
1890).  Le  titre  est  imprimé  en  rouge  et  noir.  4  tomes  in-80 
■en  4  vol.  indiqués  tome  premier,  etc.,  VIII,  152,  148,  177  et 
248  pp.  orné  de  36  fig.  plus  4  frontispices  lithographies. 

Le  Doctora  impromptu  1788.  —  In-32,  120  pages  avec 
2  jolies  gravures  libres.  Livre  rare.  Lemonnyer  dit  que 
c'est  «  un  Cazin  du  meilleur  temps  ». 

Le  Doctorat  impromptu,  Londres  1788-1866.  —  (Bruxelles 
Poulet-Malassis)  in-12  IV,  98  pages  avec  2  gravures  d'après 
•celles  de  l'édition   originale.   Papier  vergé. 

Le  Doctorat  impromptu...  —  (Vers  1870)  avec  les  deux  gra- 
vures. Papier  vélin. 

Le  Doctorat  impromptu...  —  (Bruxelles,  Kistemaekers, 
1880),  in-i6,  2  fig.  libres  grav.  sur  acier,  texte  encadré,  tiré 
à  64  exemplaires. 

Contes  saugrenus,  Bassora  [Il  y  en  aurait  deux  éditions] 
1787  [et[  1789.  —  Lemonnyer  doit  les  confondre  ou  peut- 
être  en  a-t-il  vu  une,  in-80  de  176  pages  avec  une  fig.  libre. 
L'édition  dont  il  parle  ne  doit  pas  contenir  des  contes  de 
Nerciat,  mais  a  .sans  doute  paru  sous  le  même  titre  que 
l'ouvrage  du  chevalier.  Peut-être  ce  recueil  est-il  de  vSyl- 
vain  Maréchal  à  qui  on  l'a  attribué.  D'après  Lemonnyer,  il 
contient  «  neuf  contes  en  prose,  assez  sprirituels,  indévots 
et  licencieux  »,  que  Viollet-Leduc  trouvait  peu  piquants  : 
Voici  le  titre  de  ces  contes  :  L'araignée,  ou  la  boîte  en  dia- 
mant. —  Le  Déluge  ou  le  niveau  Nisach.  —  Rhodope.  —  Le 
mouvement  perpétuel.  —  Druyda,  oti  la  Vertu  des  femmes. 
—  La  Résurrection.  —  Lison  et  Annette.  —  La  Pyramide, 
conte  égyptien.  —  Rocoschen  et  Loulou.  Le  nombre  de  ces 
contes  et  leurs  titres  ne  répondent  en  rien  à  ceux  d'une 
réimpression  qui  contient  bien  des  contes  de  Nerciat  des- 
tinés à  animer  et  expliquer  les  gravures  libres  qu'ils  accom- 
pagnaient. Sans  doute  Lemonn^^er  qvii  dit  que  <<  l'attribution 


48  l'oÎUVRE    D 'ANDRÉA   DE   NERCIAT 

de  ces  contes  à  Nerciat  est  de  pure  fantaisie  »  a-t-il  eu  entre 
les  mains  l'édition  de  1787.  Ouvrages  rares,  surtout  celui 
qui  contient  les  contes  de  Nerciat. 

Contes  polissons  (contes  saugrenus)  par  Andréa  de  Nerciat. 
Ouvrage  orné  de  6  jolies  illustrations.  Paris  1890.  —  Grand 
in-80  carré,  88  pages,  couverture  imprimée.  Réimpression 
conforme  comme  texte  et  gravures  à  l'édition  originale 
de  17S9  (Voir  l'article  précédent).  Ces  contes  paraissent 
bien  être  de  Nerciat,  ils  ont  été  écrits  d'après  les  figures 
qu'ils  accompagnent  et  ces  figures  sont  fines.  On  reconnaît 
l'auteur  de  Félicia  à  de  certaines  grâces  de  style  qui  lui 
sont  particulières  et  à  d'heureux  néologismes.  Voici  les 
titres  de  ces  contes  :  Le  mouvement  de  cunosité.  —  Le  té- 
moin ridiciile.  —  La  petite  académicienne.  —  Les  amours  mo- 
dernes. —  Les  Violateurs.  —  Les  jolies  amoureuses.  Cette 
édition  aurait  été  tirée  à  300  exemplaires.  Elle  a  été  imprimée 
à  Paris,  rue  de  Seine,  pour  le  compte  d'un  libraire,  nommé 
Dur...e.  Elle  est  bien  exécutée.  Elle  a  été  publiée,  je  crois,  à 
25  francs,  mais  comme  elle  ne  se  vendait  pas  facilement,  ce 
prix  fut  porté  dans  le  catalogue  publié  par  l'éditeur  en 
1900  à  9  francs.  Il  ajoute  que  «  cet  ouvrage  presqu 'inconnu 
des  amateurs,  donne  une  idée  bien  exacte  des  déborde- 
ments de  la  haute  société  du  siècle  dernier  ».  Ce  libre  doit 
maintenant  être  devenu  rare,  cependant  les  exemplaires 
sans  les  gravures  ne  se  payent  pas  plus  de  6  francs.  Les 
exemplaires  avec  les  gravures  ne  se  rencontrent  pas  sou- 
vent :  25  francs  dans  le  catalogue  Lemallier  (avril  1904)  qui 
indique  :  «  La  i'"^  édition  de  cet  ouvrage  est  introuvable  et 
même  inconnue  des  bibliographes  ». 

Contes  nouveaux  [avec  l'épigraphe]. 

Sine  me,  liber,  ibis  in  urbem,  ovidius. 

A  Liège  MDCCLXXXII.  —  in-80  ce  recueil  contient  : 
Epître  dédicatoire  au  prince  de  Ligne.  —  La  veillée  des  Pro- 
cureurs. —  Le  feu  d'hymen.  —  La  rancune  posthume.  —  Les 
amours  modernes.  ■ —  Le  Superflu  du  régime.  —  La  Duchesse. 
—  Les  preuves  sans  réplique.  —  L'âme  en  peine.  —  L'incerti- 
tude et  la  Barbe.  —  L'oracle  imaginaire.  —  Le  manchot.  —  Les 
Bas.  —  Céphise.  ■ —  Le  souhait.  —  La  femme  accomplie,  etc. 

Contes  nouveaux  par  Andréa  de  Nerciat  précédés  d'une 
notice  bio-bibliographique  ornés  d'un  portrait  inédit  de  l'au- 


ESSAI  BIBLIOGRAPHIQUE  49 

teur.  —  Liège  MDCCLXXVII.  —  MDCCCLXVII.  — 
(Bruxelles,  Potdet-Malassis  1867)  in-12  de  VI,  118  pages. 
La  notice  est  signée  :  B.-X,  ce  qui  signifie  Beuchot  et  X. 
Cet  X  est  Poulet-Malassis  qui  a  reproduit  la  vie  de  Nerciat 
par  Beuchot  dans  la  biographie  ]Michaud  et  y  a  ajouté 
quelques  renseignements  surtout  bibUographiques.  L,e  por- 
trait de  Nerciat  est  d'après  la  sanguine  à  M.  Br.  de  Paris. 
Ce  portrait  est  de  pure  fantaisie,  il  a  été  exécuté  par  M.  Brac- 
quemond. 

Les  conteurs  libertins  du  xviii^  siècle,  recueil  publié  avec 
une  préface  et  des  notices  bio-bibliographiques  par  Ad.  Van 
Bever  {Deuxième  série).  E.  Sansot  et  O^.  MCMV.  —  On  a 
reproduit  dans  ce  recueil  un  conte  extrait  des  Contes  nou- 
veaux :  Le  Manchot,  et  Van  Befer  indique  qu'  «  on  trouve 
deux  autres  versions  fort  plaisantes  de  ce  conte  dans  les 
Anecdotes  européennes,  1785,  t.  II,  p.  46  :  Sire  Al  bonnet  et 
p.  276  à  La  Comparaison  naïve  ». 

Dorimon,  ou  le  marquis  de  Clairville,  Comédie,  jouée  pour 
la  première  fois  à  Versailles,  le  18  décembre  1775,  et  terminée 
d'après  l'effet  de  cette  représentation  [Avec  l'épigraphe]. 

Forsan  miseras  meliora  sequuniur...   Virg. 

A  Strasbourg  de  l'imprimerie  de  Levrault,  imprimeur  de 
l'Intendance.  Et  se  vend  chez  Ga}',  Libraire  sous  les  grandes 
Arcades.  M.  DCC.  LXXV^III.  Avec  permission.  —  in-S»  de 
96  pages.  La  dédicace  est  signée  par  le  chevalier  de  Nerciat. 

Les  rendez-vous  nocturnes,  ou  l'aventure  comique,  comédie- 
proverbe,  par  le  chevaher  de  N...t,  Prague,  Jean-Ferdinand 
Le  Noble  de  Schônfeld  1787.  —  in-S». 

Les  amants  singuliers,  ou  le  mariage  par  stratagème, 
comédie-proverbe,  par  le  chevaher  de  N...t,  Prague,  Jean- 
Ferdinand  Le  Noble  de  Schônfeld  1787.  in-80. 

Constance  ou  l'Heureuse  témérité,  comédie  en  trois  actes 
mêlée  d'ariettes,  scène  et  musique  de  M.  le  chevalier  de  Nerciat. 
Cassel,  P.  0.  Hampe  1780.  —  pet.  in-40  de  87  pages. 

Partition  de  Constance  ou  l'Heureuse  Témérité,  Comédie 
mêlée  d'Ariettes.  Sujet,  Dialogue  et  Musique  de  la  composi- 
tion de  M.  le  Chevalier  de  Nerciat,  édition  de  1781.  Exem- 


50  l'cËUVRE   D 'ANDRÉA   DE   NERCIAT 

plaire  offert  à  son  Altesse  Sérénissime,  Monseigneur^  le  duc 
de  Wurtemberg  par  son  très  respectueux  serviteur  l'auteur. 
Manuscrit  de  183  pages  ;  il  se  trouve  à  la  K'hiigliche  Lan- 
desbibliothek  de  Stuttgart  [Cod.  mus.  fol.  6.  2.  R.)-  Il  n'est 
pas  absolument  certain  que  le  manuscrit  ait  été  écrit  par 
Nerciat  lui-même.  Il  se  peut  qu'il  soit  de  la  main  d'un  co- 
piste. Les  manuscrits  de  Nerciat  sont  très  rares,  et  comme 
on  n'a  pas  trace  des  correspondances  signalées  par  Poulet- 
Malassis,  il  serait  peut-être  intéressant  de  comparer  l'écri- 
ture du  manuscrit  de  Stuttgart  avec  celle  du  manuscrit  du 
Diable  au  corps  datée  de  1798  (?)  et  ayant  appartenu  au 
duc  d'Aumale,  si  toutefois,  ce  manuscrit  existe  encore.  Si 
l'écriture  des  deux  manuscrits  était  la  même,  il  serait  à  peu 
près  certain  qu'ils  fussent  de  la  main  de  Nerciat. 

M.  Jean-Jacques  Olivier  à  la  fin  de  son  ouvrage:  —Les 
comédiens  français  dans  les  cours  d'Allemagne  au  xvnie  siècle, 
quatrième  série.  —  La  cour  du  Landgrave  Frédéric  II  de 
Hesse-Cassel,...  Paris...  MCMV  a  donné  (paroles  et  mu- 
sique) d'après  le  manuscrit  de  Stuttgart,  des  Fragments  de 
Constance  ou  l'heureuse  témérité,  comédie  mêlée  d'Ariettes 
sujet,  dialogue  et  musique  de  la  composition  de  M .  le  chevalier 
de  Nerciat.  Ce  sont  l'ouverture,  les  deux  ariettes  et  le  quatuor. 

La  surprise  de  l'amour,  ariette  avec  accompagnement  de 
deux  violons,  alto  et  basse.  —  Il  ne  faudrait  pas  confondre 
cette  ariette  de  Nerciat  avec  la  comédie  de  ^Marivaux,  qui 
porte  le  même  titre. 

Les  Invalides  de  l'Amour,  ariette.  —  Le  grand  dictionnaire 
Larousse  en  cite  ces  vers  : 

Amis,  il  neige  sur  nos  têtes  ; 
A  notre  âge,  plus  de  conquêtes 
Renonçons  aux  tendres  désirs  ; 
Abandonnés  d'un  dieu  volage, 
Quittons  Cythère  avec  courage 
Et   cherchons   ailleurs   des   plaisirs. 

Choisissons    un    bonheur    durable    ; 
Jamais    ingi  it,    toujours    aft'able, 
Bacchus  nous  invite  à  sa  cour. 
Enrôlons-nous   dans   sa   milice, 
Ce  dieu  reçoit  à  son  service 
Les   invaUdes   de   l'amour. 

Choix  de  musique  dédié  à  S.  A.  S.  Monseigneur  le  duc 


ESSAI   BIBLIOGRAPHIQUE  51 

des  Deux-Ponts.  —  in-\'^.  La    publication  de    ce  recueil  a 
commencé  le   15  juillet   1783.  Cette  année   se  compose  de 
10  fascicules  numérotés  de  I  à  X  comprenant  34  morceaux  de 
musique  numérotés  de  i  à  34.  L'année  1784  comprend  les 
fascicules  XI   à   XXIV   comprenant  41   morceaux   numé- 
rotés de  35  à  75.  On  y  trouve  des  morceaux  de  :  Adam,  An- 
dreozzi,   F. -H.   Barthelmont,   Beanmesnil,   Bianci,   Blin   de 
la  Codre  (2  morceaux),  Clémenti,  Couperin,  Fr.  Devienne, 
Dezaides  (Dezède),  J.  Fr.  Edelman  (2  morceaux),  W^^  Edel- 
mann,  Adélaïde  Eichner,  Ch.  Gabr.  Foignet,  Fontaine  de 
Fontenet,  Fr.  G.  Gossec,  Grétry  (2  morceaux),  A.  J.  Gros, 
Jos.    Hemerlein,    M.    George    Karr,    Aut.    Lachnith   l'aîné 
(2  morceaux),  Le  noble,  Martini,  Christ.  Mayer,  L.  Mayer, 
Mengozzi,  de  Nerciat,  Xittel,  G.  Paisiello,  M.  Piccini  (4  mor- 
ceaux), Mlle  Pouillard,  Pouteau,  H.  J.  Rigel  (3  morceaux), 
L'abbé  Rose,  M^i^  Roy,  le  baron  Sigmund  von  Rumling 
(2  morceaux),  Sacchini  (2  morceaux),  Pompéo,  Sales,  Sivol, 
J.  Fr.  Tapray  (2  morceaux).  Toeschi,  Vogler  (3  morceaux), 
William   (2  morceaux)   et  6  morceaux  anonymes.  La  Ro- 
mance de  Nerciat  pour  chant  et  Basse  se  trouve  dans  le  fasci- 
cule wo  XVIII  (année  1784)  elle  forme  le  n^  63  du  recueil 
et  comprend  4  pages  en  2  feuillets.  Au  bas  de  la  quatrième 
page  se  trouve  l'indication  :  Par  M.  de  Nerciat.  Cette  i?o- 
mance  est  placée  à  la  fin  du  fascicule  oii  l'on  trouve  aussi 
un  Andante  pour  clavecin  par  M.  Edelmann,  une  Romance 
chant  et  Clavecin  par  M.  Blin  de  la  Codre,  un  minuetto  pour 
violon  et  clavecin  par  M.  Tapray  (i). 

On  a  attribué  et  l'on  attribue  parfois  encore  au  chevalier 
de  Nerciat  les  ouvrages  suivants. 

La  matinée  libertine  ou  les  moments  bien  employés,  Cy- 
thère  1787.  —  in-i8  de  144  pages.  Il  y  a  des  exemplaires 
avec  3  gravures  en  couleurs  et  des  exemplaires  avec  5  fi- 
gures (un  frontispice  et  les  gravures  fibres  aux  pages  37, 
42,  94  et  132).  Ces  dialogues  erotiques  sont  certainement 
deNerciat,  cependant  comme  ils  se  trouvent  sous  leur  foime 
définitive  au  tome  i^^  des  Œuvres  de  la  marquise  de  Palma- 
rêze,  on  les  attribue  généralement  à  Mérard  de  Saint-Just 
qui  a  changé  les  noms  et  le  titre.  Il  est  aujourd'hui  démontré 
que  Mérard  de  Saint-Just  était  un  plagiaire.  La  matinée 

(i)  n  existe  aussi  plusieurs  quatuors  pour  instruments  à  cordes, 
composés   par   Andréa   de    Nerciat. 


52  I,  (EUVRE  D  ANDREA  DE  NERCIAT 

libertine  allongée  et  devenue  La  petite  maison  se  trouve  aussi 
au  tome  II  du  Théâtre  Gaillard  (éd.  de  1865). 

La  matinée  libertine,  etc.  —  (Bruxelles,  1867)  in-i6  de 
114  pages  avec  trois  figures  libres.  Vital-Puissant  dit  de  cette 
édition  dont  le  titre  reproduit  le  texte  de  celui  de  l'origi- 
nale :  «  La  réimpression  de  la  matinée  est  l'œuvre  de  feu 
Jean-Pierre  Blanche  (ex-contremaître  de  la  fabrique  de 
M.  Collas  de  Paris),  réfugié  français  qui  avait  établi  à 
Bruxelles  une  petite  librairie  d'occasion.  L'imprimeur  est  le 
sieur   J.   Briard   ». 

La  mxtinée  libertine,  etc.  [s.  d.]  Paris,  chez  les  marchands 
de  nouveautés.  —  (Bruxelles,  Brancard,  1883).  In-12  de 
96  pages.  Cette  édition  porte  en  tête  :  Œuvres  erotiques 
d'Andréa  de  Nerciat,  La  matinée  libertine,  etc.  —  (Bruxelles, 
Kistemaekers),  in-32  de  78  pages,  2  fig.  libres,  édition  minus- 
cule tirée  à  64  exemplaires,  faisant  partie  de  la  collection 
des  :  Documents  pour  servir  à  l'histoire  de  nos  mœurs. 

L'Odalisque,  ou  Histoire  des  amours  de  l'Eunuque  Zul- 
phicara,  ouvrage  traduit  du  turc  par  Voltaire.  Constanti- 
nople,  chez  Ibrahim  Bectas,  impr.  du  Grand  Vizir,  1779, 
petit  in-80  de  85  pages. 

Ce  petit  ouvrage  peu  intéressant  a  été  attribué  à  Andréa 
de  Nerciat,  sans  doute  à  cause  du  titre  de  la  2 ^  édition  (voir 
plus  loin),  mais  peut-être  en  avait-on  d'autres  preuves,  car 
les  biographes  n'avaient  point  signalé  cette  édition,  ce 
qu'ils  n'eussent  point  manqué  de  faire  s'ils  l'avaient  connue. 
On  sait  que  Du  Crois}'  (cité  par  Barbier)  attribue  ce  roman  à 
Pigeon  de  Sainte-Paterne,  bibliothécaire  de  l'abbaye  de 
Saint-Victor.  Pour  ce  qui  est  du  nom  de  Voltaire  mis  en 
tête  de  cette  p  oduction,  on  n'a  pas  besoin  de  montrer  qu'il 
n'y  est  que  par  supercherie.  A  cet  égard,  l'Avis  de  l'éditeur 
est  assez  amusant  : 

«  Voltaire  a  composé  cet  ouvrage  à  quatre-vingt-deux  ans. 
Le  manuscrit  nous  a  été  remis  par  son  secrétaire-intime,  ce 
qui  nous  autorise  à  assurer  l'authenticité  de  ce  que  nous 
annonçons.  On  verra  qu'il  nous  aurait  été  facile  de  faire 
disparaître  quelques  expressions  énergiques,  mais  une  froide 
périphase  n'aurait  pas  aussi  bien  rendu  l'expression  du 
I)ersonnage.  Au  surplus  nous  ])ensons  qu'il  nous  faut  res- 
pecter un  grand  homme  jusque  dans  les  écarts  de  son  ima- 
gination ». 


ESSAI  BIBWOGRAPHIQUE  53 

La  Spéculation  sur  le  nom  de  Voltaire  paraît  avoir  réussi, 
puisque  cette  faible  élucubration  a  é  é  plusieurs  fois  réim- 
primée. Par  bonheur  il  n'y  a  pas  d'apparence  que  quelqu'un 
s'y  soit  laissé  tromper.  «  Il  est  impossible,  dit  Monselet  dans 
Les  Galanteries  du  xviii®  siècle,  de  se  laisser  prendre  à  ce 
piège  vulgaire  V Odalisqite  est  un  récit  absolument  dé- 
pourvu d'intérêt.  Zéni  est  une  petite  fille  que  l'on  élève 
pour  la  couche  du  Sultan  ;  un  eunuque  nommé  Zuphicara, 
devient  amoureux  d'elle  ;  de  là,  des  descriptions  de  sérail, 
des  scènes  de  jalousie.  Ce  n'est  pas  autre  chose  que  cela  ». 

Sur  la  page  du  titre,  au  milieu  d'un  cadre  de  fleurs  et 
d'oiseaux,  un  J,  un  F  et  M  majuscules  sont  entrelacés.  Ce 
chiffre  nous  fait  supposer  que  l'éditeur  de  VOdalisqite  pourrait 
bien  être  Jean-François  Ma^'eur  «  assez  coutumier  de  ces 
indignes   supercheries   ». 

Go}"  n'était  pas  de  cet  avis  :  «  Quant  à  l'opinion  de 
M.  Charles  Monselet,  écrivait-il  dans  la  2^  édition  de  sa 
Bibliographie,  qui  attribue  cet  ouvrage  à  Mayeur  de  Saint- 
Paul,  elle  est  peu  admissible  ;  car  Mayeur  en  1779,  n'avait 
que  vingt  et  un  ans,  et  il  était  bien  jeune  pour  commettre 
une  telle  supercherie  ».  Go}-^  s'est  trempé  ;  en  1779  Ma^'eur 
écrivait  déjà  et  collaborait  depuis  longtemps  aux  Mémoires 
secrets. 

Il  n'est  pas  donc  impossible  qu'il  ait  écrit  l'Odalisque. 
Au  reste,  on  sait  que  les  supercheries  ne  lui  déplaisaient 
point.  D'autre  part,  Monselet  avance  seulement  que  Maj'eur 
pourrait  bien  être  l'éditeur  de  l'Odalisque. 

L'Odalisque,  ouvrage  erotique,  lubrique  et  comique,  tra- 
duit du  turc,  par  un  membre  extraordinaire  de  la  joyeuse 
faculté  phallo-coïro-pygo-glottcnomique  à  Stamboul  1787. 
—  in-i2.  C'est  la  d.euxième  édition,  elle  parut,  paraît-il,  en 
Allemagne.  Faisant  allusion  à  ce  titre  modifié  et  copié  en 
partie  sur  le  titre  du  Diable  au  corps,  Vital- Frissant  avance 
sans  élégance  :  «  Nerciat  aurait  piesque  levé  le  voile  qui 
cachait  sa  paternité  ».  On  pourrait  expliquer  cela  diffé- 
remment. Cette  seconde  édition  a  sans  doute  été  publiée  par 
les  mêmes  imprimeurs  qui  avaient  publié  en  1785  la  i^*'  partie 
du  Diable  au  corps,  dérobée  à  Nerciat.  Ils  l'avaient  inti- 
tulée :  Les  écarts  du  tempérament  ou  le  catéchisme  de  Figaro  : 
quoi  d'étonnant  que  continuant  leur  contrebande  httéraire, 
ils  aient  modifié  le  titre  de  l'Odalisque,  l'amalgamant  avec 
celui  du  Diable  au  corps  dont  ils  ne  s'étaient  pas  servis  ! 

V Odalisque,  ouirage  traduit  du  turc  par  Voltaire,  à  Cens- 


54  1,'CEUVRE   D 'ANDRÉA   DE   NERCIAT 

tantinople  chez  Ibrahim  Bectas,  imprimeur  du  grand  Vizir, 
auprès  de  la  Mosquée  de  Sainte-Sophie  avec  privilège  de  sa 
Hautesse  et  du  Muphti  1796,  in-80  de  75  pages,  avec  4  gra- 
vures libres  aux  pages  46,  57,  67  et  74.  Sur  le  verso  du  faux- 
titre  on  lit  :  «  On  trouve  des  exemplaires  de  cet  ouvrage,  à 
Paris  chez  le  libraire  cour  Mandar,  n^  9.  »  Je  n'ai  pas  vu 
l'édition  de  1779  de  l'Odalisque,  mais  j'ai  un  exemplaire  de 
celle-ci  entre  les  mains.  On  y  remarque  sur  le  titre  la  vi- 
gnette avec  les  J.  F.  M.  entrelacées  qui  ont  compromis,  et 
peut-être  avec  raison,  Mayeur  dans  cette  affaire.  Mais  i)eut- 
être  ces  initiales  ne  se  trouvent-elles  pas  sur  la  première 
édition,  mais  seulement  sur  celle-ci. 

L'Odalisque...  Constantinople  1796.  —  In-32  de  75  pages 
avec  4  gravures  libres. 

L'Odalisque...  Paris,  1797  —  In-i8  de  108  pages,  av^c  2 
gravures  libres  grossièrement  exécutées. 

La  même  année,  une  partie  du  même  ouvrage  reparut 
sous  le  titre  suivant. 

Zidphicara,  histoire  turque...  Paris,  1797.  —  In-i8  de 
32  pages,  avec  des  figures  libres. 

L'Odalisque,  etc.  —  (Allemagne  vers  1850),  cette  réim- 
pression reproduit  le  titre  de  la  deuxième  édition  et  porte  la 
même  date   :    1787. 

L'Odalisque...  (Bruxelles,  Poulet-Malassis,  1863),  in-i8 
de  92  pages  avec  4  figures  libres  gravées  sur  acier. 

L'Odalisque...  Constantinople,  1797.  —  (Bruxelles,  vers 
1865),  in-i8  de  80  pages. 

L'Odalisque  ou  Histoire  des  amours  de  l'eunuque  Zul- 
phicara  ;  ouvrage  traduit  du  turc  par  Voltaire,  Constanti- 
nople, chez  Ibrahim  Bectas,  imprimeur  du  grand  Vizir,  1796 
(Bruxelles  1868)  in-i8  de  04  pages  avec  4  figures  fibres. 
Vital-Puissant  dit  :  «  Cette  édition  bien  imprimée,  sur  papier 
vergé,  a,  sur  toutes  celles  qui  l'ont  précédée,  l'avantage 
d'être  ornée  de  4  gravures  inédites,  qui  .sont  d'un  drolatique 
plein  d'humour.  Elle  fut  imprimée  par  le  sieur  G.  Briard  à 
Bruxelles,  pour  le  compte  d'un  certain  J.  F.  Deblaesere  que 
l'on  a  vu  exercer  quantité  de  métiers  ;  il  fut.  en  effet,  suc- 
cessivement, soldat,  agent  de  police,  bouquiniste,  voyageur 
de  commerce,  courtier  ])our  guanos,  marchand  de  tableaux, 
directeur  de  rentes,  marchand  de  légumes,  agent  d'émigra- 


ESSAI   BIBLIOGRAPHIQUE  55 

tion  pour  le  Kansas  (Amérique),  racoleur  d'hommes  pour 
)es  Indes  Néerlandaises,  et  enfin  agent  d'affaires  quelconques, 
métier  qu'il  exerçait  encore  en  l'an  de  grâce  1876  ». 

L'Odalisque,  ou  les  Mémoires  de  l'eunuque  Zulphicara. 
Pièce  libre  attribuée  à  Voltaire  (Bruxelles).  Brochure  in-12, 
avec  4  gravures  libres. 

Le  Vademecum  des  f. .  .eurs,  par  le  Docteur  Cazonné,  membre 
de  l'Académie  I^ampsaque,  au  temple  de  Priape,  1775. 
in-12  ou  in-80  de  36  pages  avec  un  frontispice  libre.  Ce 
petit  ouvrage  en  vers  est  attribué  à  Nerciat  par  Vital- 
Puissant  qui  mentionne  aussi  une  autre  édition  in-32  ou 
in-64  qu'on  lui  avait  signalée,  mais  qu'il  n'a  point  vue. 

Le  Vademecum,  etc.  —  (Bruxelles,  Vital-Puissant,  1871), 
in-i8  avec  un  friontispice  d'après  celui  de  la  i""*^  édition,  liré 
à  150  exemplaires. 

L'urne  de  Zoroastre  ou  la  clef  de  la  science  des  mages...  _ — 
in-80.  Cet  ouvrage  qui  n'est  pas  mentionné  par  les  bibho- 
graphies  est  attribué  à  Nerciat  par  la  Biographie  Didot.  On 
le  trouve  une  fois,  mentionné  dans  un  catalogue  belge,  mais 
il  n'est  accompagné  d'aucune  description.  En  somme,  c'est 
un  livre  inconnu.  Vital-Puissant  dit  dans  son  jargon  :  «  Est-ce 
une  pièce  de  théâtre  ?  Est-ce  un  roman  ?  Aucune  bibho- 
rraphie  ne  l'indique.  Ce  livre  presqu'inconnu  doit  être  très 
tare.  Peut-être  est-il  une  satire  sur  Mesmer  ou  CagHostro, 
très  célèbres  à  l'époque  de  Nerciat,  par  leur  charlatanisme 
et  leurs  découvertes  prétendiiment  scientifiques  ». 

On  a  en  outre  attribué  à  Nerciat  des  ouvrages  dont  mani- 
festement il  n'est  point  l'auteur. 

L'Etourdi,  roman.  I,ampsaque  1784.  Réimprimé  depuis  et 
qui  a  été  attribué,  faussement  aussi  d'aiUeurs,  au  marquis  de 
Sade.  Peut-être  est-il  du  chevaher  de  Neufville-Montador 
qui,  alors,  serait  aussi  l'auteur  de  : 

L'Almanach  de  nuit,  à  l'instar  de  celui  de  la  marquise 
D.N.N.C.  contenant  des  anecdotes  nocturnes...  Aux  Etoiles, 
chez  Vesper,  rue  du  Croissant,  à  la  Lune.  —  Nerciat  n'est 
certainement  pas  l'auteur,  et  celui  de  l'Etourdi  dit  dans  ce 
roman  avoir  pubHé  un  petit  Uvre  qu'on  ne  trouve  nulle 
part  :  L'Almanach  de  nuit,  année  1776. 


Le  Doctorat  impromptu 


IvE  DOCTORAT  IMPROMPTU 


N.-B.  —  Toutes  les  notes  qui  se  trouvent  dans  l'œuvre  du 
chevalier  Andréa  de  Nerciat  sont  suivies  d'un  (N) 
lorsqu  elles  sont  de  Nerciat  lui-même. 


ANIS,   DES   ÉDITEURS    (l) 


Un  valet  d'auberge,  chargé  de  jeter  dans  la  boîte 
la  première  de  ces  lettres,  et  supposant,  d'après  le 
volume,  qu'elle  pouvait  contenir  quelque  chose  de  mys- 
térieux, la  porta  chez  un  jeune  homme  attaché,  en  sous 
ordre,  à  l'un  des  bureaux  ministériels,  et  qui  logeait 
dans  l'hôtel.  Ce  commis,  abusant  de  la  circonstance, 
ouvrit  le  parquet  ;  mais  au  lieu  de  secrets  d'Etat  il  n'y 
trouva  que  des  folies,  qu'il  transcrivit  pour  son  amu- 
sement. Cette  copie,  qui  a  circulé,  nous  est  parvienne, 
et  c'est  d'après  elle  que  nous  avons  imprimé. 

lyC  lecteur  nous  pardonnera  la  liberté  que  nous  avons 
prise  de  jeter  par-ci  par-là  quelques  notes.  Celles  qui 
tendent  à  l'instruire  étaient  du  moins  nécessaires,  et 
ce  n'est  pas  sans  quelque  peine  que  nous  nous  en  sommes 
procuré  les  sujets.  Quant  à  nos  réflexions,  si  elles  pré- 
viennent celles  du  public,  c'est  que,  premiers  lecteurs, 
nous  avons  dû  avoir  avant  lui  les  idées  qui  lui  viendront, 
sans  doute,  en  lisant  cette  étrange  anecdote. 

Il  nous  reste  à  rendre  compte  de  ce  qu'a  d'équivoque 
la  première  planche,  qui  montre  un  abbé  dont  il  n'est 

(i)  Cet  Avis  se  trouve  déjà  dans  la  i''^  édition  du  Doctorat  ,  en  1788. 


60  I/CEUVRE   d'aNDRÉA   DE   NERCIAT 

nullement  fait  mention  dans  la  peinture  du  moment 
auquel  cette  estampe  est  appliquée.  Mais  qu'on  lise 
tout  :  on  saura  que  des  amants  qui  se  croyaient  seuls 
au  monde  à  l'instant  de  leur  bonheur  étaient  \nis. 


I.ETTRE   d'ÉROSIE   A   JULIETTE    (l) 

«  Quand  nous  nous  sommes  séparées,  ma  chère  Ju- 
liette, je  t'ai  promis,  et  de  bien  bonne  foi,  de  ne  te  cacher 
ni  mes  faiblesses,  ni  la  moindre  de  leurs  circonstances, 
si  par  malheur,  je  venais  à  me  -pervertir.  C'est  ainsi 
que  je  nommais  très  sérieusement  le  parti  d'abjurer 
peut-être  certain  système  anti-masculin  que  tu  m'as 
connu,  dont  j'étais  orgueilleuse  et  dont  tu  ne  cessais 
de  me  railler.  I^a  haine  active  que  j'avais  conçue  contre 
un  sexe...  selon  moi  si  perfide,  puisque  trois  de  ses 
individus  m'avaient  offensée,  cette  haine,  que  je  croyais 
immortelle  dans  mon  cœur,  contrastant  avec  les  délices 
dont  me  faisaient  jouir  nos  tendresses  féminines,  je 
me  persuadais  que  jamais  animal  au  menton  harhii 
ne  viendrait  à  bout  de  m'arracher  la  moindre  faveur... 
Que  j'étais  folle  !  Trompe-t-on  ainsi  la  nature  ! 

Hélas  !  Juliette,  j'ai  violé  mon  serment.  J'ai  cessé  de 
brûler  de  cette  flamme  que  je  nommais  pure,  parce 
qu'aucun  homme  ne  l'alimentait.  J'ai  cessé  d'être, 
comme  nous  disions,  une  vestale  mitigée  (2)  ;  et  non 
seulement  l'homme,  enfin,  a  profané  mes  vierges  afpas, 
mais  du  même  saut  dont  je  franchissais  la  barrière 
qu'il  m'avait  plu  d'opposer  à  mes  mâles  désirs,  j'ai 
fait  une  culbute  effrayante  dans  le  gouû're  du  plus 
blâmable  dérèglement... 

(i)  Juliette  était  une  jeune  dame  qui  vivait  au  couvent,  en  attendant 
l'issue  d'un  procès  qu'on  lui  avait  fait  intenter  à  son  mari  pour  cause 
d'impuissance.  (N.) 

(2)  Plaisantes  vestales  que  des  femmes  qui,  pour  se  passer  d'hommes, 
ne  laissent  pas  de  donner  le  plus  vif  essor  à  leurs  feux  libertins  !  Mais 
il  faut  excuser  de  jeunes  folles  qui  se  sont  exaltées  dans  un  système 
faux,  et  qui  autant  qu'elles  peuvent,  décrient  le  travers  par  lequel  elles 
croient  se  rendre  heureuses.  (N.) 


LE  DOCTORAT   IMPROMPTU  6l 

«  Je  crois  te  voir  sourire  avec  malice  et  de  mon  cas 
fâcheux  et  du  ton  d'élégie  sur  lequel  je  t'en  parle  ? 
Ris,  mon  enfant,  tu  fais  bien  :  moi-même,  quand  j'y 
pense,  je  suis  tentée  de  rire  aussi  de  ma  déconvenue  ; 
du  moins,  je  ne  saurais  m'en  affliger. 

«  Tu  conviendras  que  si  quelque  femme  est  excusable 
de  penser  faux,  à  vingt  ans,  en  matière  de  galanterie 
et  de  volupté,  c'est  sans  contredit  celle  qui,  née,  comme 
moi,  avec  le  germe  des  passions  lascives,  et  douée  d'or- 
ganes assez  perfectionnés,  qui  brûlant  dès  les  plus 
tendres  ans  d'un  feu  secret,  dont  notre  menteuse  édu- 
cation prévient  et  détourne  même  la  connaissance,  qui, 
en  un  mot,  malheureuse  trois  fois  de  suite,  par  trois 
amants  mal  choisis,  attribuait  au  genre  masculin  tout 
entier  le  mal  que  quelques  espèces  lui  avaient  occa- 
sionné seules.  I/e  sémillant  chevalier  de  Bruyancour 
(me  disais-je),  à  qui  j'avais  voué  les  prémices  de  ma 
sensibiHté  morale,  m'a  trahie  lâchement  ;  je  le  surpris 
un  jour  dans  les  bras  de  ma  mère,  et  l'entendis  plaisanter 
avec  elle  du  goût  trop  vif  qu'il  avait  su  m'insjjirer. 
Cette  affreuse  découverte  m'avait  guérie  ;  le  besoin 
d'être  amoureusement  occupée  me  pressait  de  distinguer 
un  jeune  suppôt  de  Thémis  qui  se  désolait,  et  dont  je 
craignais  de  faire  le  malheur...  C'est  lui  qui  m'a  ty- 
rannisée. Hérissé  de  fausses  vertus  ;  imbu  de  la  tristesse 
d'Young,  des  sophismes  de  Jean-Jacques  ;  embrumé 
des  sombres  productions  de  d'Arnaud  ;  admirateur 
studieux  de  tous  les  romans  et  drames  déclamateurs, 
larmoyants  ou  sanguinaires  ;  jaloux,  moins  en  amant 
passionné  qu'en  mentor  despotique,  M.  de  Mélanibert 
m'a  fait  bientôt  regretter  de  n'avoir  pas  plutôt  été 
la  dupe  de  son  éventé  prédécesseur  que  sa  propre  vic- 
time. Assiégée  enfin  par  l'adroit  et  diabolique  abbé 
Des  Ecarts,  j'ai  eu  le  courage  de  rompre  avec  le  ma- 
gistrat ;  et,  dès  lors,  adoptant  une  morale  tout  à  fait 
opposée,  j'ai  mis  sous  les  pieds  tous  les  préjugés,  même 
ceux  de  rigueur.  Dament  dégoûtée  pour  lors,  et  des 
agréables  qui  se  partagent  et  se  font  des  trophées  à  nos 
dépens,  et  des  docteurs  en  sentiments,  dont  l'aride  galan- 
terie tend  à  coaguler  le  sang  de  la  bouillante  adolescence, 


62  l'cëuvre  d'andréa  de  nerciat 

me  voici  toute  à  mon  petit  maître  calotin...  Mais  le 
plus  imprévu,  le  plus  sanglant  des  outrages  m'attend 
où  je  crois  trouver  enfin  le  parfait  bonheur  !  Quand  tout 
obstacle  est  aplani  ;  quand  je  suis  lésignée  ;  quand  je 
brûle  de  perdre  toute  espèce  de  droits  au  respect  de 
mon  amant...  M.  l'abbé  se  trouve  en  défaut  !  Appa- 
remment frappé  de  quelque  coup  d'un  sort  ennemi,  cet 
intrépide  fileur  d'intrigues  manque  d'haleine  au  plus 
beau  moment  de  son  rôle  !  J'en  suis,  moi,  pour  mes  frais 
de  scène,  et  la  toile  est  tombée  sans  qu'il  y  ait  eu  de 
dénouement  (i).  Dans  quelle  âme,  chère  Juliette,  trois 
aventures  consécutives  aussi  malheureuses  n'eussent- 
elles  pas  jeté  le  trouble,  la  défiance  et  le  dégoût  ! 

«  Par  une  suite  bien  naturelle  de  tant  de  disgrâces,  je 
prends  pour  le  monde  une  simple  aversion  ;  à  cor  et  à  cri, 
je  demande  le  cloître  ;  à  force  d'importunités,  j'obtiens 
enfin  d'y  être  confinée.  Là,  d'abord  dévote  presque 
extatique,  mais  peu  à  peu,  moins  sublime  ;  bientôt, 
désabusée  du  ciel,  et  me  rabaissant  vers  la  terre,  assez 
près  pour  observer  que,  même  dans  la  solitude  des  cou- 
vents, le  plaisir  a  des  autels,  je  me  hâte  de  figurer  avec 
ces  mondaines  guimpées  qui  savent,  en  dépit  de  la  règle 
et  des  vœux,  se  procurer  à  peu  près  l'équivalent  des 
j  ouissances   du   siècle . . . 

«  Mais  à  quoi  bon,  ma  Juliette,  te  rappeler  tous  ces 
faits  !  Ne  t'ai-je  pas  mille  et  mille  fois  raconté  ce  que  tu 
n'avais  point  \ni  de  mon  roman  bizarre  ?  Et  tout  le  reste, 
n'en  as-tu  pas  été  la  principale  héroïne,  jusqu'au  triste 
moment  de  notre  séparation  ?  Quel  plaisir  n'ai-je  pas  à 
me  rappeler  que,  pendant  les  trois  ans  qui  nous  ont 
cachées  sous  le  même  dôme,  nous  n'avons  eu  qu'une 

(i)  Avec  raison  on  trouverait  invraisemblable  qu'une  jeune  et  jolie 
personne  entièrement  livrée  à  l'homme  qu'elle  chérit  et  qui  a  tâché  de 
la  séduire,  ne  lui  eût  rien  inspiré  au  moment  de  devenir  heureux.  Le 
fait  est  que  M.  l'abbé,  dans  ce  temps-là  même,  était  cruellement  in- 
commodé du  bien  qu'avait  daigné  lui  faire  l'une  de  ses  plus  agréables 
connaissances.  Un  faible  reste  de  probité  s'était  opposé  à  ce  qu'il  em- 
poisonnât, pour  un  instant  de  plaisir,  la  confiante  et  tendre  Erosie.  — 
Comment  avons-nous  su  cela  ?  —  C'est  que  tout  se  sait  à-  Pans,  aussi 
bien  que  dans  le  plus  petit  bourg  de  province.  (N.) 


LE   DOCTORAT   IMPROMPTU  63 

âme,  qu'un  secret,  qu'un  bonheur  !  Tendrement  aimée, 
ardemment  désirée  de  ton  Erosie,  toi  seule  as  rempli 
complètement  le  vide  que  mes  infortunes  galantes  avaient 
ouvert  dans  mon  cœur.  Tu  étais  mon  bon  génie  ;  tu 
me  consolais  ;  tu  m'enchantais...  Tu  le  pourras  encore, 
lorsqu'à  ton  tour  dégagée  de  tes  fers  momentanés  (i), 
tu  reparaîtras  sur  le  théâtre  du  monde,  où  tes  charmes 
et  tes  admirables  qualités  te  présagent  la  plus  belle 
carrière...  Mais  alors,  seras-tu  la  même  pour  moi  ? 
Ton  cœur  ne  sera-t-il  pas  de  glace  pour  l'infidèle  Erosie  ? 
Ne  me  mépriseras-tu  pas  d'avoir  pu  si  brusquement 
devenir  inconséquente  à  mes  plans  et  parjure  aux  ser- 
ments qui  nous  avaient  liées  ?  Non  ;  tu  seras  indulgente. 
Ton  âme  est  douce  ;  tes  sentiments,  modérés  en  tout, 
ne  te  rendent  pas,  comme  moi,  susceptible  de  passer 
inopinément  d'un  point  extrême  à  l'extrême  opposé. 
Je  me  souviens  avec  plaisir  que  lorsqu'il  était  question 
entre  nous  de  l'excellence  d'un  système,  dont  tu  suivais 
assez  volontiers  la  pratique,  sans  être  fort  engouée  de 
sa  théorie,  tu  me  disais  avec  une  touchante  ingénuité  : 
«  Je  crois  ma  chère,  que  dans  notre  position,  ce  que 
nous  nous  permettons  est  pour  le  mieux  ;  mais,  dans 
tout  autre,  pour  mon  compte  du  moins,  je  ne  répondrais 
de  rien.  Les  simulacres  sont  assez  agréables  où  manque 
la  réalité  ;  mais  où  l'on  peut  la  trouver,  peut-être, 
ce  qui  la  représente  le  mieux,  n'a-t-il  que  bien  peu  de 
mérite.  » 

«  Quant  à  moi,  ma  chère  amie,  je  n'ose  prononcer.  Il 
me  convient  de  flotter  quelque  temps  encore  entre  mon 
ancienne  erreur  (si  mon  système  en  fut  une)  et  la  nou- 
velle (si  c'en  est  une  encore  que  de  m'être  réconciliée 
avec  l'homme).  Eh  que  sais-je,  violente  comme  je  suis 
dans  toutes  mes  affections,  si,  bientôt,  je  ne  me  jetterai 
pas  à  corps  perdu  dans  le  travers  d'aimer,  autant  que 
je  le  haïssais,  un  sexe  dangereux,  aux  atteintes  duquel 
je  me  croyais  à  jamais  inacessible  !...  Lis  mon  récit, 
et  juge-moi. 

(i)  Le  procès  de  Juliette  allait  être  jugé.  Il  n'avait  été  suspendu 
pendant  si  longtemps,  que  parce  qu'elle  avait  négligé  de  faire  ce  qui 
rend  tout  procès  imperdable  pour  une  jolie  femme  (N.) 


64  l'oeuvre  d'andréa  de  nerciat 

«  Puisqu'il  ne  suffit  pas  ici-bas  d'être  jolie,  grande, 
faite  à  peindre  ;  d'avoir  de  la  naissance,  de  l'éducation, 
des  talents  ;  d'être  de  plus  douée  de  ce  caractère  har- 
monique qui  peut  contribuer  au  bonheur  de  ce  qui  nous 
entoure  ;  et  puisqu'avec  tous  ces  attributs,  sans  richesse, 
on  peut  fort  bien  se  trouver  en  butte  à  toutes  sortes  de 
disgrâces,  il  était  raisonnable  que  je  me  décidasse  à 
prendre  un  mari,  quand  un  homme  honnête  et  riche 
se  présentait  avec  le  désir  de 'm'avoir  pour  épouse.  Tu 
sais,  parfaite  amie,  quels  proronds  et  sages  raisonne- 
ments je  fis,  lorsque  mon  tuteur  me  proposa  le  plus  que 
quadragénaire  baron  de  Roqueval.  Tu  me  vis  docile 
aux  volontés  supérieures  (i),  en  dépit  d'un  portrait 
qui,  bien  que  flatté,  comme  le  sont  toutes  ces  effigies, 
ne  m'annonçait  qu'un  homme  laid  et  passablement 
dépour\^u  de  tournure...  —  Eh  bien  !  te  dis-je,  il  est  du 
moins  estimable  et  riche  ;  et  son  état  d'homme  de  mer 
abrégera  de  neuf  ou  dix  mois  par  an  l'ennui  de  lui  faire 
face  dans  sa  gentilhommière  ;  il  m'offre  de  notables 
avantages,  un  douaire  décent...  j'épouserai.  —  Mais  il 
faudra  traiter  M.  le  baron  en  mari  !  — "^Pourquoi  pas  ! 
Dès  que  le  cœur  ne  sera  pour  rien  dans  toute  cette  affaire, 
à  quoi  va  se  réduire  ma  corvée  ?...  à  remplir  de  temps 
en  temps  une  espèce  de  formalité...  que  d'ailleurs  il 
dépend  toujours  à  peu  près  d'une  femme  de  rendre 
insipide  pour  l'agent,  et  par  conséquent  de  plus  en  plus 
rare  !  Non,  l'hommage  d'un  mannequin  tout  à  fait 
étranger  à  notre  âme,  est  zéro  sur  le  registre  du  plaisir. 
Ainsi  donc,  mon  mariage  ne  rompra  point  mes  vœux 
féminins  ;  et  pour  tolérer  des  services  absolument  sans 
importance,  je  nejme  croirai  nullement  infidèle  à  ma 
bien-aimée  Juliette. 

«  Tu  le  sais,  je  vis  tout  cela  comme  il  le  fallait  voir,  et, 
sans  faire  la  renchérie,  je  promis  à  l'empressé  baron 
l'honneur  de  ma  main,  l^es  cadeaux]  parurent  ;  le 
moment  de  quitter  ma  retraite  "(chère 'à  cause  de  toi 

(i)  Erosie,  par  une  clause  assez  bizarre  du  testament  d'un  de  ses 
parents,  ne  devait  hériter  qu'à  condition  qu'elle  serait,  à  20  ans,  mariée 
à  quelqu'un  u'agréé  par  le  tuteur.  (N.) 


I^  DOCTORAT  IMPROMPTU  6^ 

seule,  mais,  à  tous  autres  égards,  fort  maussade)  arriva  1 
je  partis  bien  affligée,  non  pas  à  cause  de  ce  que  j'allais 
trouver,  mais  à  cause  de  ce  que  je  qmttais.  En  un  mot, 
je  pris  d'assez  bonne  grâce  le  chemin  de  la  capitale. 

«  Pourquoi  ce  pauvre  diable  de  baron  ne  se  trouva-t-il 
point  pour  m'y  recevoir  ?  On  ne  croit  pas  universelle- 
ment à  la  fatalité  !  Cependant  il  est  très  vrai  que  certains 
événements  sont  écrits  mille  ans  d'avance  dans  le  livre 
des  destinées  et  que  toute  l'adresse  humaine  ne  viendrait 
pas  à  bout  d'effacer  le  moindre  de  ces  décrets...  Encore 
une  fois,  pauvre  baron,  pourquoi  n'étiez-vous  point 
chez  vous  lorsque  j'y  suis  arrivée  ?  Pourquoi  votre 
mauvais  génie,  afin  que  vous  manquassiez  de  qua- 
rante heures  l'instant  où  j'aurais  pu  vous  joindre,  avait- 
il  arrangé  je  ne  sais  quel  incident  qui,  vous  appelant 
à  Brest,  tandis  que  je  cheminais  vers  Paris,  me  mé- 
nageait l'occasion  et  tout  le  temps  nécessaire  pour  que 
vous  reçussiez  d'avance...  (ah  !  bien  innocemment  de 
la  part  de  mon  cœur)  l'échec  le  plus  redouté  par  l'espèce 
épousante  !...  Voici,  ma  Juliette,  comment  tout  cela 
s'est   passé. 

«  J'étais  partie  comme  tu  sais,  sous  la  garde  de  cette 
fausse  prude  de  Béatrix,  mon  ancienne  gouvernante 
(devenue  ma  complaisante  de  bien  des  manières  au 
couvent),  et  de  plus  escortée  par  le  brave  Rud 'homme, 
ancien  ser\'iteur  et  compagnon  des  guerres  de  feu  mon 
père.  Voyageant  ainsi,  je  ne  pouvais  qu'être  bien  tran- 
quille et  quant  à  ma  sûreté  personnelle,  et  quant  aux 
soins  qui  rendent  plus  supportable  la  fatigue  d'une 
longue  route.  J'étais  prévenue,  par  plus  d'une  lettre, 
que  mon  galant  prétendu  viendrait  au-devant  de  moi, 
de  sa  terre  jusqu'à  Fontainebleau,  où  pour  lors  la  cour 
se  trouvait. 

«  Point  du  tout.  A  une  demi-lieue  de  là,  je  vois 
s'avancer  contre  la  portière  de  ma  diligence  un  ecclé> 
siastique  à  cheval,  qui  venait  de  parler  à  Rud'homme, 
équitant  en  avant.  — Mademoiselle  de...  (mon  nom, 
me  dit  cet  homme,  avec  assez  de  respect)  voudra  bien 
permettre  que  son  très  humble  sénateur  l'abbé  Cudard 
lui  présente  l'hommage  de  M.  le  baron  de  Roqueval, 


66  l'ceuvre  d'andréa  de  nerciat 

malheureusement  absent  par  ordre  et  pour  des  devoirs 
indispensables.  Je  suis  chargé  de  l'agréable  commission 
de  le  suppléer  auprès  de  mademoiselle,  jusqu'à  son 
prochain  retour. 

«  Me  voilà  fort  embarrassée.  —  Mais,  monsieur  l'abbé 
(balbutiai-je),  je  suis  fort  sensible...  Il  faut  bien... 
puisque  je  suis  privée  du  plaisir  de  trouver  ici  M.  de  Ro- 
queval  lui-même,  que  je  me  conforme...  Je  ne  savais 
que  dire,  en  vérité,  car  je  n'étais  pas  moins  embarrassée 
du  contre  -temps  qui  me  livrait  à  cet  être  absolument 
étranger,  que  de  l'avide  et  gênante  curiosité  avec  la- 
quelle l'émissaire  tonsuré  (toujours  chapeau  bas  et 
penché  sur  l'encolure  de  son  cheval)  parcourait,  étudiait 
ma  physionomie,  et  semblait  vouloir  marquer  que  ce 
rigoureux  examen  faisait  partie  du  devoir  de  son  am- 
bassade. 

«  Je  crus  qu'il  était  honnête  de  proposer  au  personnage 
de  descendre  de  cheval  et  d'entrer  dans  ma  voiture.  Il 
accepta  l'offre  avec  transport  (i).  Béatrix  lui  céda  sa 
place  de  fond  ;  il  faillit  s'y  mettre  ;  cependant,  par 
réflexion,  il  préféra  le  devant  ;  bref,  me  voilà  face  à  face 
de  l'ambassadeur,  nos  jambes  mêlées,  et  lui,  s'inclinant 
assez,  soit  impolitesse,  soit  effronterie,  pour  que  son 
nez  soit  presque  fourré  sous  la  dentelle  de  mon  ample 
chapeau.  Rud'homme  conduit  le  cheval  délaissé,  nous 
cheminons  au  petit  trot  vers  le  gîte. 

«  Naturellement,  je  devais  être  curieuse  de  savoir  ce 
que  M.  l'abbé  pouvait  être  de  plus  que  l'émissaire  de 
mon  honnête  futur.  Pendant  le  trajet,  cette  curiosité 
fut  satisfaite.  M.  l'abbé  Cudard  venait  d'achever  l'édu- 
cation scolastique  du  jeune  fils  d'un  intime  ami  de  INI.  de 
Roqueval.  I^e  maître  et  l'élève  sortaient  d'un  collège 
de  Paris.  Conduire  l'adolescent  à  Fontainebleau,  où  le 
baron  devait  le  présenter  au  ministre  de  la  guerre,  à 
l'occasion  d'un  emploi  récemment  accordé,  était  le 
dernier  devoir  que  M.   Cudard   remplissait  ;   et,   déjà. 


(i)  Défaut  d'usage  de  part  et  d'autre  ;  mais  on  sait  que  la  voya- 
geuse est  une  provinciale,  et  M.  l'abbé  n'avait,  comme  on  verra,  nulle 
connaiss  in  :  j  des  belles  manières.  (N). 


I^E   DOCTORAT   IMPROMPTU  67 

gratifié  d'un  bénéfice,  il  n'attendait  plus  que  le  retour 
de  mon  baron  pour  se  retirer  d'auprès  du  jeune  vicomte 
de  Solange. 

«  Je  faillis  demander  pourquoi  celui-ci  n'était  point 
venu.  N'est-ce  pas,  Juliette,  que  c'eût  été  bien  indiscret 
à  moi  ?  Aussi  me  souvins-je  à  propos  que  j'étais  fort 
indifférente  sur  le  compte  de  tout  être  masculin  ;  et  je 
me  dis  qu'il  devait  m  être  égal,  qu'un  blanc-bec  eût  ou 
n'eut  pas  accompagné  son  pédagogue  pour  venir  à  ma 
rencontre.  D'après  cette  réflexion,  je  n'aurais  du  tout 
imaginé  de  me  faire  instruire  de  ce  qui  pouvait  regarder 
le  petit  vicomte  ;  mais  il  plut  à  M.  Cudard,  sujet  à 
babiller,  et  (je  m'en  étais  aperçue  dès  son  début)  fort 
entrant,  de  me  parler  uniquement  de  son  élève. 

—  En  vérité,  Mademoiselle,  il  est  charmant  ;  sans 
doute,  vous  voudrez  bien  permettre  que  j'aie  l'honneur 
de  vous  le  présenter  ce  soir  ?  Autrement,  le  pauvre 
petit  aurait  le  chagrin  de  souper  seul  dans  sa  chambre. 

— ■  Comment  donc.  Monsieur  l'abbé  !  Certes,  je  ne 
souffrirais  pas  qu'à  cause  de  moi... 

—  Vous  le  verrez,  Mademoiselle.  C'est  un  petit  amour. 
Il  est  fait  pour  avoir  dans  le  grand  monde  les  succès  les 
plus  distingués.  Qu'il  me  tardait  de  le  voir  sortir  de  ces 
maudits  collèges  !  J'3"  languissais  par  intérêt  pour  lui. 
On  croit  faire  merveille  en  claquemurant  de  la  sorte  ses 
enfants  dans  ces  écoles,  où  l'on  suppose  que  l'instruction 
est  excellente  et  que  les  mœurs  sont  à  l'abri  de  toute 
corruption  !  Bh  bien  !  Mademoiselle,  c'est  une  erreur. 
D'abord,  on  n'y  devient  pas  fort  savant  ;  d'ailleurs,  à  quoi 
bon,  pour  un  militaire,  savoir  le  latin  et  le  grec  !  ]\Iais, 
ce  n'est  pas  tout  :  le  grand  inconvénient  de  ces  maisons, 
c'est  qu'il  y  règne  des  abus  !  C'est  qu'il  s'y  passe  des 
choses  !...  Pour  peu,  voyez-vous,  qu'un  enfant  ait  de 
bonne  heure  des  dispositions  à  se  sentir...  pour  peu  que 
la  nature  ait  poussé  son  premier  cri...  et  mon  élève  est 
bien  précoce... 

• —  Mais,  Monsieur  l'abbé,  ces  détails  sont  assez  in- 
différents, ce  me  semble,  à  l'objet  de  mon  voyage  ? 

—  Vous  avez  raison.  Mademoiselle,  et  je  vous  supplie 
de  m 'excuser.  Mais,  c'est  que  chacun  est  toujours  si 


68  l'ceuvre  d'andréa  de  xerciat 

rempli  de  son  objet  !  et  j'aiine  mon  petit  bonhomme, 
je  J'aime  !  Suffit,  il  était  temps  qu'on  nous  fit  changer  de 
théâtre,  he  monde,  Mademoiselle,  le  monde  est  l'élé- 
ment où  doit  respirer,  avant  la  naissance  des  passions, 
un  gentilhomme  qu'on  a  dessein  de  pousser  dans  le 
militaire  et  de  lancer  à  la  cour.  Un  an  de  plus  de  notre 
contagieuse  solitude,  et  le  plus  aimable  enfant...  peut- 
être  se  perdait. 

«  A  travers  ces  extraordinaires  confidences,  qui  avaient 
fait  hausser  plus  d'une  fois  les  épaules  à  la  mahgne 
Béatrix,  nous  entrâmes  enfin  dans  notre  auberge. 

«  J'avais  à  peine  pris  possession  d'un  appartement, 
assez  commode  et  presque  élégant,  que  mon  futur  avait 
pris  soin  de  m'y  faire  préparer,  qu'on  entendit,  dans  le 
corridor,  le  bruit  de  quelqu'un  qui  courait  en  folâtrant 
avec  des  chiens. 

Le  voici,  le  voici  (s'écrie  aussitôt  l'abbé,  marquant  le 
plus  vif  intérêt)  !  c'est  M.  le  vicomte  avec  ses  danois. 
Il  a  voulu  voir  la  chasse  du  roi  :  je  n'ai  pas  cru  devoir 
lui  refuser  cette  petite  satisfaction  pendant  que  mon 
obéissance  aux  ordres  de  M.  de  Roqueval  m'appelait 
ailleurs. 

«^  En  même  temps  une  voix  encore  enfantine,  mais 
intéressante,  disait  très  haut  à  quelqu'un. 

•—  Eh  bien  !  a-t-on  des  nouvelles  de  M.  Cudard  ! 
A-t-il  trouvé  ?  Comme  soudain  nous  n'entendîmes  plus 
rien,  je  compris  qu'on  répondait  tout  bas  à  ses  questions. 
Pour  lors,  après  s'être  une  seconde  fois  assuré  de  mon 
consentement,  le  mentor  ouvre,  et  dit  d'un  ton  ma- 
gistral   : 

—  Venez,  venez,  monsieur  le  vicomte  ;  la  respectable 
personne  qui  doit  faire  le  bonheur  de  votre  digne  patron, 
veut  bien  vous  permettre  de  la  saluer,  .\llons,  moins  de 
timidité,  venez,  vous  dis-je. 

«  Figure-toi,  chère  Juliette,  l'excès  de  mon  étonne- 
ment,  lorsqu'au  lieu  d'un  morveux  tel  que  je  me  l'étais 
imaginé  et  qu'annonçait  peut-être  l'invitation  de 
Cudard,  je  vis  s'avancer  avec  grâce  un  jouvenceau  de 
la  meilleure  tournure,  très  grand  pour  son  âge,  svelte, 
à  la  physionomie   noble,  et  beau  !...    ma    chère,  beau 


LE   DOCTORAT   IMPROMPTU  69 

comme  Adonis.  J'ai  peut-être  le  malheur  d'avoir  quelque 
chose  d'un  peu  repoussant  pour  les  gens  qui  ne  me 
connaissent  point,  et  c'est  pourquoi  sans  doute  le  sou- 
rire du  vicomte  fut  coupé  sur-le-champ  par  l'air  le  plus 
composé  ;  je  vis  ses  longs  et  beaux  yeux  noirs  s'abaisser 
vers  la  terre.  Il  fit  un  temps  d'arrêt,  rougit  et  devint 
céleste...  Ce  ne  fut  qu'une  minute  plus  tard  qu'il  put,  en 
hésitant,  me  faire  un  compliment,  d'ailleurs  fort  honnête. 
Cudard,  déjà  très  familier,  et  qui  avait  le  ton  de  l'as- 
cendant, prit  alors  la  parole  avec  assurance  et  me  dit  : 

—  Il  faut  nous  excuser,  Mademoiselle.  Nous  sommes 
écolier  ;  nous  n'avons  rien  vu  encore  ;  ainsi,  notre  em- 
barras est  bien  pardonnable. 

—  Pédant  (manquai- je  de  lui  répliquer)  !  tu  serais 
moins  audacieux  et  bien  embarrassé  toi-même  si  tu 
pouvais  sentir  le  ridicule  de  ton  rôle  ;  va,  ta  médiation 
est  ici  bien  inutile. 

«  En  effet,  le  trouble  du  bel  adolescent,  sa  gêne  respec- 
tueuse, les  grâces  que  cette  louable  timidité  prêtait  à  sa 
charmante  figure,  avaient  bien  plus  d'éloquence  que  les 
sottes  excuses  de  l'abbé  !  Je  ne  pus  m 'empêcher  de 
couvrir  celui-ci  d'un  regard  peu  flatteur  pour  sa  vanité, 
s'il  eût  été  saisi  ;  mais  cet  homme,  plus  histrion  qu'ob- 
servateur, allait  de  l'avant  et  parlait  comme  se  croyant 
inaccessible  à  la  critique. 

«  Comme  je  n'étais  pas  assez  fatiguée  pour  ne  pouvoir 
trouver  de  plaisir  à  me  promener,  je  témoignai  l'envie  de 
parcourir  les  jardins  du  château.  Nous  nous  y  rendîmes 
donc  aussitôt  que  mes  nouveaux  compagnons  eurent 
quitté  leur  attirail  de  cheval,  et  que  j'eus  fait  moi- 
même  un  peu  de  toilette. 

«  Pendant  cette  promenade,  je  fus  aussi  parfaitement 
contente  du  petit  vicomte,  que  mécontente  de  l'excé- 
dant abbé.  Ce  présomptueux  ne  s'était-il  pas  donné  les 
airs  de  me  questionner  de  mille  manières,  toujours  en 
me  priant  beaucoup  d'excuser  ! 

«  Mais  (disait-il)  on  ne  peut  voir  mademoiselle  sans 
prendre  à  tout  ce  qui  la  concerne  le  plus  vif  intérêt.  Oui 
(essayant  de  me  prendre  affectueusement  la  main), 
je  voudrais  avoir  le  bonheur  de  vous  connaître  à  fond, 


70  l'ceuvre  d'andrea  de  nerciat 

afin  de  pouvoir...  vous  devenir  peut-être  fort  utile. 
(Ma  mine  aurait  dû  l'embarrasser  :  il  osa  poursuivre.) 
Une  jeune  personne  qui  prend  pour  époux  un  homme 
âgé  doit,...  sur  bien  des  articles,  être  de  bonne  heure 
préparée. 

—  Je  ne  vous  entends  pas,  Monsieur  l'abbé. 

—  C'est  que...  dans  l'état  que  vous  allez  embrasser, 
tout  n'est  pas  roses  ;  il  s'en  faut  beaucoup. 

—  J'avais  imaginé  que  les  gens  du  vôtre  avaient 
assez  peu  de  connaissance  de  ce  qui  regarde  l'ordre  où 
je    vais    entrer  ? 

—  Préjugé  que  cela,  Mademoiselle.  Les  gens  de  mon 
état  ont  des  rapports  avec  toutes  les  classes  de  la  so- 
ciété :  nous  tenons  à  tout.  Nous  sommes  si  accoutumés 
à  voir...  et  à  bien  voir  !...  (Et  le  sot  ne  voyait  pas  que 
je  le  portais  sur  les  épaules  !) 

—  Monsieur  (lui  ripostai-je),  j'ai  beaucoup  de  pen- 
chant à  vous  croire  homme  très  capable,  mais,  toute 
ma  vie,  j'ai  pris  assez  volontiers  conseil  des  circons- 
tances... du  moment,  si  vous  voulez  ;  et  sans  me  pré- 
parer à  jamais  rien,  j'ai  communément  le  bonheur  de 
choisir  avec  assez  d'adresse  le  parti  convenable...  Je 
crus  voir  alors  mon  Cudard  sourire  avec  épigramme,  et 
combiner  quelque  idée  qui  lui  serait  venue  sur-le-champ... 

«  Pendant  tout  ce  beau  colloque,  le  pauvre  petit 
vicomte  n'avait  pas  dit  une  parole.  Il  avait  rêvé,  Dieu 
sait  à  quoi  ;  mais  il  y  eut  un  moment  de  silence,  ce  qui 
rendit  très  remarquable  un  profond  soupir  que  le  pauvre 
enfant  exhala. —  Bonté  divine  (s'écria  l'ex-gouvemeur)  ! 
à  qui  donc  en  avez-vous  avec  cette  suffocation  soudaine  ! 
—  Moi  !  riposta  Solange,  je  ne  suis  point  suffoqué... 
Je  me  trouve...  parfaitement  et  n'ai  été  mieux  de  ma 
vie.  —  Monsieur  (interrompis-je),est  peut-être  fatigué  ? 
(Je  le  regarde  avec  amitié).  La  promenade  le  gêne  ? 
On  peut  rentrer.  —  Oh  !  non,  non.  Mademoiselle,  de- 
meurons, de  grâce  :  ce  jardin  est  délicieux  !  et  la  soirée 
si  belle  !  Ah  !  quels  yeux,  quels  yeux,  Juliette,  il  avait 
en  exprimant  ainsi  son  admiration  !  et  je  crus  sentir 
en  même  temps  que  le  bras  dont  j'enlaçais  le  sien,  se 
trouvait    pressé    contre    son    flanc...    Je    devinai    qu'il 


LE   DOCTORAT   IMPROMPTU  7I 

étouffait  pour  le  coup  quelque  nouveau  soupir,  ne  vou- 
lant pas  donner  plus  de  prise  aux  sottes  annotations 
du  pédagogue.  Moi...  (tu  peux  m'en  croire)  sans  co- 
quetterie, mais...  par  espièglerie  peut-être,  et  pour  savoir 
si  je  pouvais  avoir  quelque  part  à  l'agitation  que  mon- 
trait mon  petit  promeneur,  je  fis  la  faute  de  lui  sourire, 
avec  un  mouvement  involontaire  de  la  main,  qui,  peut- 
être,  serra  tant  soit  peu  l'une  des  siennes...  Ah  !  j'eus 
bientôt  lieu  de  me  repentir  de  ces  apparences  d'aga- 
ceries. Ne  voilà-t-il  pas  à  l'instant  mon  Adonis  qui  fixe 
sur  mes  yeux  les  siens  brillants  comme  du  phosphore  ! 
Il  est  sur  le  point  de  s'arrêter  tout  court.  Je  me  vois 
menacée...  Je  ne  sais  si  ce  n'est  point  peut-être  d'être 
embrassée  à  la  vue  de  cent  personnes,  ou  Dieu  sait 
quelle  autre  imprudence  de  jeune  homme.  Heureuse- 
ment, M.  Cudard  venait  de  s'arrêter  pour  ramasser  un 
papier  fort  sale  qu'il  avait  pris  pour  une  trouvaille  de 
conséquence.  Je  le  rappelai  bien  vite. 

«  Cependant  le  cœur  me  battait  !  les  veines  du  pauvre 
petit  étaient  gonflées  !  on  les  voyait  serpenter  sur  son 
front  enluminé...  Je  le  sentais  tremblant,  brôlant...  Je 
fus  obligée  (comme  s'il  y  eût  déjà  de  l'intelligence  entre 
nous)  de  lui  faire,  au  moment  où  l'abbé  nous  rejoignait, 
un  chu  imposant. 

«  Et  voilà  comment,  en  dépit  qu'on  en  ait,  peuvent 
naître  des  malentendus.  Oui,  dans  ce  moment,  ncus 
voyant  ainsi  troublés,  n'aurait  pas  imaginé  qu'il  y 
avait  de  part  et  d'autre  un  commencement  de  galan- 
terie ? 

i(  Je  me  plaignis  de  la  fraîcheur  du  soir  et  voulus  re- 
tourner chez  moi  tout  de  suite.  Le  doux  et  tendre  ado- 
lescent nous  suivit  sans  murmure.  L'abbé  goûtait  d'au- 
tant mieux  ma  résolution  subite,  qu'avant  de  quitter 
l'auberge,  il  avait  oublié  de  demander  le  bulletin  du 
souper  ;  il  se  reprochait  cette  négligence  en  homme  qui 
affichait  une  gourmandise...  d'abbé,  c'est  tout  dire. 

Je  redoutais  fort  l'instant  où  cet  inspecteur,  visitant  la 
cuisine,  me  laisserait  probablement  seule  avec  mon  trop 
inflammable  élève.  Par  bonheur,  Béatrix,  qui  se  trouva 
devant  la  porte  et  que  je  fis  monter  avec  moi,  me  sauva 


72  L'CEUVRe   D  ANDRÉA    DE   XERCIAT 

le  dangereux  tête-à-tête.  Je  renvoyai  promptement  mon 
jeune  homme,  sous  prétexte  que  je  voulais  me  déshabiller  • 
cependant  ce  besoin  n'était  pas  le  principal  objet  qui 
me  faisait  désirer  d'être  seule.  Je  fus  invisible  jusqu'au 
moment  de  nous  mettre  à  table.  —  \'ictoire  !  future 
baronne  (dit   en  entrant,  avec  le  souper,  l'emphatique 
et  toujours  bruyant  Cudard  :  il  tenait  à  la  main  deux 
lettres).  Voici  pour  le  coup  des  nouvelles  positives  et 
dont  vous  allez  être  enchantée.  M.  le  baron  m'écrit 
et  voila,  xMademoiselle,  ce  que  j'ai  trouvé  de  joint  pour 
vous  a  son  epitre.  Ma  foi  !  vive  la  sympathie  !  Ce  calant 
homme  a  su  calculer  à  la  minute  votre  vo^-age  et  celui 
de  notre  paquet,  afin  que   tout    arrivât   ensemble    — 
Je  lus,  sans  partager  à  certain  point  l'extase  du  sot 
commissionnaire.  M.  de  Roqueval,  après  un  début  de 
lieux  communs  galants,  dont  je  ne  me  sentais  nullement 
touchée,    et    d'excuses    à    propos    d'une    absence    que 
je   m  étais  déjà  résignée  à   souiïrir   très    patiemment 
s  annonçait  pour  le  lendemain  ou  le  surlendemain  au 
plus  tard.  Je  fis,  comme  le  petit  vicomte,  un  gros  soupir 
que  1  examinateur  Cudard  ne  manqua  pas  de  prendre' 
avec  tout  le  discernement  possible,  pour  l'expression 
irappante  du  désir  que  j'aurais  déjà  d'embrasser  mon 
cher  prétendu. 

«  Pendant  le  court  intervalle  de  temps  que  le  petit 
amoureux  avait  passé  sans  me  voir,  ses  traits  avaient 
deja  souffert  de  l'altération,  il  avait  perdu  la  moitié  de 
ses  briUantes  couleurs.  Quand  il  fut  à  table,  quoiqu'à 
mon  cote,  je  lui  vis  l'air  sombre  et  distrait  :  il  ne  me 
regardait  presque  point.  J'étais  impatientée  de  cette 
conduite,  et  comme  je  ne  doutais  pas  qu'instruit  avant 
moi-même  du  rapprochement  de  M.  de  Roqueval 
Solange  ne  fut,  à  cause  de  cela,  si  tourmenté,  je  fus 
piquée  de  l'air  que  semblait  se  donner  un  étourdi  de 
compter  d'avance  sur  assez  d'intérêt  de  ma  part  pour 
qu  11  se  crut  en  droit  de  se  faire  des  chances  personnelles 
de  ce  qui  pouvait  me  concerner.  Dans  ces  dispositions, 
je  fis  1  essai  d'une  manœuvre  qui  me  réussit  pourtant 
assez  mal.  Je  crus,  en  ])ersiflant  le  petit  boudeur  le 
.  réveiller  et  mettre  fin  à  ma  maussaderie  ;  mais   il  avait 


LE   DOCTORAT   IMPROMPTU  73 

un  assez  bon  caractère  potir  me  sourire,  et  me  dire  même 
des  choses  assez  agréables,  tandis  que  je  le  harcelais  ; 
il  n'en  avait  pas  moins  le  cϔir  gros,  et  des  larmes  qu'il 
ne  pouvait  retenir  s'échappèrent  tout  à  coup  avec  tant 
d'abondance,  que  Cudard  les  eût  infailliblement  re- 
marquées, s'il  n'eût  pas  été  profondément  occupé  à 
dévorer  une  volaille  succulente,  unique  objet  de  sa 
gloutonne  attention...  Cet  accès  d'appétit  nous  épargna 
ce  que  le  mentor  n'aurait  pas  manqué  de  dire  au  sujet 
des  vapeurs  de  l'élève...  Je  fus  enchantée  de  ce  que 
l'abbé  ne  voyait  d'un  trouble  dont  enfin  il  aurait  aussi 
bien  que  moi  de\'iné  la  véritable  cause. 

a  Ce  moment,  ma  chère  Juliette,  était  le  premier  où, 
depuis  mes  malheurs,  j'avais,  en  faveur  d'un  homme, 
éprouvé  quelque  mouvement  de  compassion...  disons 
plutôt  d'attendrissement...  Je  ne  sais,  mais  si  j'avais 
été  tête  à  tête  avec  mon  petit  affligé  quand  ses  j^leurs 
se  firent  jour,  je  me  serais  peut-être  mise  en  grands 
frais  pour  lui  donner  des  consolations.  Mes  yeux  appa- 
remment lui  en  dirent  quelque  chose  ;  car  après  y  avoir 
fixé  quelques  instants  les  siens,  il  reprit  visiblement  sa 
sérénité  naturelle,  sa  charmante  humeur  ;  et  le  plus 
attrayant  coloris  reparut  sur  son  visage. 

«  Pendant  ce  temps-là,  Cudard  goinfrait,  et  buvait 
comme  un  Suisse  :  bourgogne,  bordeaux,  Champagne,  il 
appela  de  tout  ;  sous  ces  beaux  noms,  on  lui  présenta  les 
drogues  qu'on  voulut  ;  il  les  huma  sensuellement  et  en 
telle  quantité,  que  le  sage  gouverneur  était  ivre  quand 
nous  quittâmes  la  salle.  La  paix  était  faite  à  la  sourdine 
entre  l'élève  et  moi  ;  Cudard  eut  l'insolence  de  me  voler 
un  quart  de  baiser  ;  je  lui  aurais  arraché  les  yeux,  si  je 
n'avais  imaginé  soudain  que  cette  vivacité  m'autorisait 
sans  doute  à  donner  à  mon  tour  un  baiser  tout  entier, 
et  de  la  bien  bonne  espèce  au  petit  témoin.  Là-dessus, 
nous  allâmes  tous  essayer  de  dormir... 

«  Je  vais  aussi,  ma  chère,  te  laisser  respirer  un  moment 
et  combiner  comment  je  pourrai  te  peindre  (sans  trop 
effaroucher  ta  pudeur)  le  reste  un  peu  bien  fort  de  ma 
singulière  aventure... 

((Je  poursuis.  On  supposerait  volontiers  qu'une  jeune 


74  1,'CËITVRE   D  ANDREA   DE  NERCIAT 

personne  qui  pendant  cinq  jours  de  suite  a  été  cahotée  et 
n'a  pas  eu  de  très  bons  gîtes,  va  s'endormir,  lorsqu'enfin,. 
à  peu  près  parvenue  à  sa  destination  et  passablement 
contente,  elle  se  trouve  étendue  dans  un  excellent  lit. 
Cependant,  je  ne  fus  pas  assez  heureuse  pour  que  les 
pavots  de  Morphée  vinssent  à  souhait  engourdir  mes 
paupières.  Une  chaleur  dévorante  précipitait  la  circu- 
lation de  mon  sang  ;  aucune  attitude  ne  me  semblait 
commode  ;  sans    rhume,  j'éprouvais  une    oppression... 

«  Après  m 'être  longtemps  agitée  dans  mes  draps,  ta 
pensée  (que  j'avais,  je  te  l'avoue,  un  peu  repoussée, 
comme  si  j'eusse  eu  honte  de  me  voir  citée  par  elle  au 
tribunal  de  la  fidélité),  ta  chère  pensée,  qui  m'obsédait, 
eut   enfin   audience. 

«  J'avais  de  la  lumière  :  je  me  levai  pour  courir  à  cer- 
taine cassette,  où  tu  sais  que  je  conserve  avec  le  plus 
tendre  soin  les  trésors  de  notre  amour.  J'apportai  près 
de  mon  lit  ce  meuble,  et  j'en  tirai  tes  lettres...  dignes  de 
Sapho  :  je  les  relus  avec  une  tendresse...  avec  un  désir  !... 
Je  portai  tes  beaux  cheveux  à  ma  ,bouche...  Je  mis 
autour  de  mes  hanches  cette  galante  ceinture,  à  laquelle 
il  te  souvient  qui  pend  un  médaillon  précieux  où,  derrière 
ton  portait,  sont  enchâssées  certaines  dépouilles...  cher 
trophée  de  mon  bonheur  claustral.  Oh  !  bien  sincèrement 
et  sans  cajolerie,  ma  Juliette,  je  puis  t'afiirmer  que  ce 
talisman  de  plaisir  ne  toucha  point  en  vain  au  champ 
où  les  traces  de  ton  amoureuse  moisson  sont  encore 
récentes.  Mille  délicieux  souvenirs  m'enivraient,  et,^ 
sans  qu'il  fut  besoin  de  recourir  à  cette  efiigie  grossière  (i) 
que  j 'ai  voulu  conserver,  qui  tant  de  fois  nous  ser^-it  tour 
à  tour  à  pulvériser  dans  le  mortier  de  Cythère  le  désir 
de  l'homme  que  nous  y  voulions  exterminer  ;  ta  céleste 
image,  aidée  du  plus  léger  attouchement,  me  fit  deux 
fois  oublier  mon  être  dans  le  sein  du  parfait  bonheur. 

(i)  N'en  déplaise  à  la  sublime  Erosie,  l'usage  de  ce  qu'elle  indique 
ici  dément  un  peu  sa  prétention  aux  vierges  appas,  l'ne  demoiselle, 
après  avoir  vécu  du  régime  dont  elle  nous  fait  l'aveu,  peut  valoir  une 
veuve,  au  dire  des  connaisseurs.  Les  malins  vont  plus  loin  :  ils  donne- 
raient volontiers,  à  deux  amies  aussi  délicates,  aussi  fières  de  v^ avoir 
jamais  ionnu  lliomme,  des  brevets  de  catins.  (N.) 


LE   DOCTORAT   IMPROMPTU  75 

C'était  cette  réparation  de  mes  torts  envers  toi,  cette 
amende  honorable  qu'attendait  Vénus,  protectrice  de 
tes  intérêts,  pour  me  permettre  de  fermer  l'œil. 

«  J'eus  une  nuit  délicieuse.  —  A  mon  réveil  (il  était 
déjà  grand  jour),  je  me  mis  à  méditer  sur  tout  ce  qui 
s'était  passé  le  jour  précédent...  On  m'avait  fait  du  feu. 
Quelque  peu  de  fumée  rendait  nécessaire  la  précaution 
d'aérer  ma  chambre  !  mais  la  croisée  était  trop  près  du 
lit  pour  qu'on  pût  l'ouvrir  sans  m'incommoder  ;  on 
préféra  donc  laisser  ma  porte  entr'ouverte.  Béatrix 
allait  être  occupée  chez  elle  à  mettre  en  état  les  chiffons 
que  j'avais  choisis  pour  ce  jour-là.  Calme  et  livrée  ainsi 
à  moi-même,  je  me  sentais  exister  bien  agréablement. 

«  Que  j'étais  folle  (me  disais-je  avec  gaieté)  !  J'ai 
failli,  pour  un  enfant,  déroger  à  mes  principes  !...  car 
enfin...  il  m'avait  intéressée,  je  ne  puis  le  nier...  C'est 
qu'en  effet,  il  est  bien  beau  !  bien  aimable  !...  Quels 
traits  !  quelle  tournure  !...  et  les  grâces  qu'il  a  dans  son 
langage  !  dans  ses  manières  !  dans  ses  moindres  mou- 
vements !...  Mais  cela  n'a  que  seize  ans.  —  En  même 
temps,  mes  regards  se  trouvaient,  par  hasard,  dirigés 
sur  l'outil  auxiliaire  que  tu  connais,  et  qui  avait  le  nez 
hors  de  ma  cassette...  Devine  l'idée  bouffonne  qui  me 
survint...  C'est  qu'il  devait  y  avoir  bien  de  la  différence 
entre  cette  figure  étoffée  et  le  joujou  naissant  dont  ce 
pauvre  Solange  devait  être  pourvu.  Le  ridicule  de 
l'échantillon  animé,  placé  par  mon  imagination  à  côté 
de  l'effigie,  me  fit  sourire,  et  pour  mieux  m 'amuser 
du  parallèle,  je  saisis  l'objet  qui  se  trouvait  à  ma  portée, 
au  défaut  de  celui  qui  n'3^  était  pas...  Ce  que  je  tenais  me 
parut  plus  fort  qu'à  l'ordinaire...  impraticable  même, 
quoique  nous  l'ayons  si  souvent  emplo3^é...  Comme  si 
j'avais  doute  que  ce  fût  le  même,  je  fis  l'enfance  de 
l'approcher  du  seuil  de  son  domaine...  et  je  me  dis  :  Un 
Solange  figurerait  là  beaucoup  moins  bien...  D'ailleurs, 
il  est  homme  ;  il  n'aura  jamais  l'honneur  d'en  approcher. 

«  Etourdie  !  j'avais  totalement  oublié  que  ma  porte 
était  ouverte  !  Bornée  par  mon  seul  rideau,  j'agissais 
comme  si  j'avais  été  seule  au  monde  ;  gênée  par  mes 
couvertures,  j'étais  sortie  tout  à  fait  de  mes  toiles.  Un 


76  l'œuvre  d'andréa  de  xerciat 

écart  lascif  préparait  l'accès  au  joujou  chéri  !...  Dieux  ! 
mon  baldaquin  s'entr'ouvre  !  C'est  vSolange,  un  gros 
bouquet  à  la  main,  et  qui,  léger  comme  l'ombre,  s'était 
avancé  jusque-là  ! 

((  Un  coup  de  foudre  ne  m'aurait  pas  mieux  atterrée. 
Je  fais  un  cri  sourd  et  me  hâte  de  cacher  ma  turpitude, 
en  m'enfonçant  dans  mon  Ht.  L'indiscret  non  moins 
frappé,  tombe  la  face  sur  moi...  Nous  gardons  d'abord 
un  morne  silence,  je  le  romps  enfin,  furieuse,  et,  me 
retournant  avec  brusquerie  vers  le  téméraire  visiteur  : 

—  Osez-vous,  monsieur,  lui  dis-je,  vous  arrêter  ici 
quand  vous  venez  de  me  causer  une  frayeur... 

—  Pardon,  mille  fois  pardon,  mademoiselle. 

—  Entra-t-on  jamais  chez  une  personne  de  mon 
sexe  !... 

—  Hélas  !  je  vous  supposais  endormie...  Je  me  flattais 
de  vous  voir  un  instant  à  votre  insu,  et  de  pouvoir  poser 
sur  votre  lit  ces  fleurs,  qui,  lors  de  votre  réveil,  vous 
auraient  appris... 

—  Quoi  ? 

—  Que  la  première  pensée  du  tendre  Solange  avait  été 
pour  vous  ;  car,  à  quel  autre  que  moi  auriez-vous  pu 
imputer  cette  légère  marque  d'attention  ? 

—  Sous  toute  autre  forme,  monsieur  (répliquais-je 
plus  d'à  moitié  radoucie),  votre  attention  m'aurait 
infiniment  touchée  ;  mais... 

«  Que  pouvais- je  ajouter  de  raisonnable,  Juliette  ? 
J'aurais  eu  bonne  grâce  à  faire  la  méchante  !  à  quereller  ! 
J'allais  être,  ma  foi  !  la  plus  embarrassée,  si  l'aimable 
enfant,  tombant  à  mes  genoux  et  portant  à  sa  bouche 
ma  main  dont  il  demeurait  emparé,  ne  s'était  mis 
éloquemment  en  frais  de  justification.  Peine  inutile, 
car  j'étais  bien  éloignée  de  lui  vouloir  du  mal,  mais 
j'avais  besoin  qu'il  entrât  en  scène,  afin  que  je  fusse 
dispensée  de  pousser  plus  loin  un  rôle  que  je  sentais 
ne  pouvoir  soutenir  avec  vérité...  Le  prétendu  criminel 
dit  tout  ce  qu'il  voulut  ;  je  me  tirai  d'affaire  avec  un 
air  de  demi-colère  que  je  n'avais  point  de  peine  à  laisser 
dégénérer  par  degrés  en  indulgence.  Ma  position  exigeait 
ce  petit  manège.  Quelque  coupable  que  pût  être,  dans 


LE   DOCTORAT   IMPROMPTU  ']'] 

le  fait,  celui  que  son  intention  et  surtout  son  amour 
justifiaient  si  bien,  sa  cause  n'était  pas  à  beaucoup  près 
la  plus  mauvaise.  Sans  ma  faute,  quelle  eût  été  la 
sienne  !  il  s'agissait  donc  de  détruire  l'impression  que 
ce  qu'avait  vu  Solange  (eut-il  été  plus  enfant  encore) 
ne  pouvait  manquer  de  faire  naître  dans  son  esprit. 

«  Cependant,  au  lieu  de  se  prévaloir  de  sa  découverte 
et  de  la  prise  qu'elle  lui  donnait  sur  moi,  le  pauvre 
petit,  toujours  contrit,  toujours  suppliant,  couvrait 
ma  main  de  baisers. 

—  Belle,  mais  perfide  main  (disait-il),  je  te  caresse, 
et  j'y  ai  bien  du  plaisir...  tu  n'es  pourtant  que  mon 
ennemie  (ceci  m'étonna). 

—  Que  voulez-vous  dire.  Monsieur  ? 

- —  Cruelle  !  eh  !  n'ai- je  donc  pas  vu... 

—  A'ous  devenez  fou,  mon  cher  Solange. 

—  Vous  flatteriez-vous  d'abuser  de  votre  ascendant 
au  point  !... 

—  Quoi  !  tout  à  l'heure,  cette  main  adorable  n'était- 
elle  pas  armée  d'un  formidable  instrument  et  ne  le 
dirigeait-elle  pas  ?... 

—  Achevez  de  dire  quelque  impertinence  ! 

—  Je  me  tais,  mais...  je  sais  trop  ce  que  l'exercice 
égoïste  où  je  vous  ai  surprise  a  de  fatal  pour  un 
amant  (i). 

«  Je  commençais  à  n'être  plus  à  mon  aise. 

—  Parlons  un  peu  raison  (dis-je,  lui  retirant  ma  main 
et  m'élevant  assise  contre  mes  oreillers).  En  supposant 
qu'il  y  ait  quelque  chose  de  répréhensible  à  ce  dont 
votre  indiscrétion,  peu  civile,  vous  a  fait  témoin,  quel 
droit  auriez-vous,  s'il  vous  plaît,  à  vous  en  formali- 
ser ? 

—  Aucun  sans  doute,  mais  si  vous  aviez  un  peu... 


(i)  Si  l'on  continue  de  lire,  on  cessera  d'être  étonné  de  voir  notre 
enfant  de  seize  ans  parler  et  même  agir  comme  l'homme  le  plus  formé  ! 
Solange  n'en  était  pas  (comme  le  fait  le  prouve)  tout  à  fait  à  sa  pre- 
mière aventure.  En  dépit  du  collège  et  de  l'abbé,  son  éducation  amou- 
reuse était  déjà  bien  avancée.  Paris  est  un  séjour  où  les  jeunes  gens 
sont  si  précoces  !  et  pour  peu  qu'ils  aient  des  dispositions  à  saisir  les 
principes  mondains,  il  y  a  de  si  bons  professeurs  !  (N.) 


y8  l'cEUVRE    D 'ANDRÉA   DE   NERCIAT 

—  De  prudence,  voulez-vous  dire  apparemment... 
ma  porte  aurait  été  fermée,  et  vous  n'auriez  pas  main- 
tenant la  cruelle  satisfaction  de  m 'humilier. 

—  Vous  humilier  !  moi,  qui  vous  adore  !  moi  qui 
suis  votre  esclave  !  oh  !  non,  non  ;  je  pourrais  plutôt 
me  croire  infiniment  heureux  d'avoir  vu  ce  qui  s'est 
passé  !...  mais  il  aurait  fallu  pour  cela...  ou  plutôt  vous 
ne  l'auriez  pas  fait  si...  (Il  fixait  ses  regards  sur  les  miens 
sans  continuer). 

—  Poursuivez  ;   faites- vous  mieux  comprendre. 

—  Une  femme  un  peu  susceptible  de  compassion 
et  qui  aurait  daigné  réfléchir  à  l'état  violent  où  je  suis 
depuis  que  j'ai  le  bonheur  ou  le  malheur  de  vous 
connaître...  si  d'ailleurs  elle  n'eût  pas  éprouvé  pour  moi 
quelque  répugnance  insurmontable,  et  que  ses  sens 
l'eussent  tourmentée...  (Au  travers  tout  son  petit  tor- 
tillage, je  le  voyais  très  bien  venir  :  à  dessein  donc  de 
l'aider  un  peu). 

—  Cette  femme  !  eh...  bien  ! 

—  M'eût  donné  la  préférence. 

Et  voilà  mon  pauvre  petit  tout  confus,  repentant  peut- 
être  d'avoir  laissé  échapper  cet  aveu  cavalier.  Cepen- 
dant, au  lieu  de  me  fâcher,  comme  pour  la  décence 
j'aurais  peut-être  dû  le  faire,  je  fais  la  folie  de  rire  aux 
éclats. 

—  Comment  (ripostai-je  d'un  ton  railleur),  à  seize 
ans  !  mais,  mais,  mon  ami,  voilà  de  ces  propositions... 
qu'on  ose  tout  au  plus  faire  quand,  décidément  libertin, 
on  a  sous  la  main  quelque  femme  d'une  dissolution 
connue...  car,  avant  tout  autre,  il  n'y  a  qu'une  longue 
habitude  ou  des  sentiments  réciproques  bien  avoués 
qui  puissent  relever  l'homme  le  plus  épris  du  respect 
qu'il  doit  à  notre  sexe. 

—  Ah  !  oui,  je  n'ai  qu'à  me  conformer  à  ces  belles 
maximes  !  Une  longue  habitude  !  des  sentiments  réci- 
proques !  Avons-nous  le  temps  de  voir  se  former  tout 
cela  !  Vous  en  parlez  bien  à  votre  aise  !  Indifférente, 
bravant  l'amour,  et  devant  vous  marier  après-demain 
vous  ne  vous  souciez  guère  de  ce  que  va  devenir  le 
malheureux  Solange.  Ce  M.  de  Roqueval,  qui  revient 


LE   DOCTORAT  IMPROMPTU  79 

pour  votre  bonheur,  fera  mon  supplice,  il  me  comblera, 
si  vous  voulez,  d'amitié,  à  cause  de  mon  père  ;  il  me 
conduira  chez  le  ministre,  voilà  qui  est  fort  bien  ;  mais 
après  cela,  le  bourreau  qu'il  est  me  fera  témoin  de  son 
funeste  mariage  ;  le  lendemain  il  me  renverra  dans  ma 
famille...  Et  cependant  vous  serez  à  jamais  perdue  pour 
le  malheureux  que  vous  avez  ensorcelé...  Ah  !  j'en 
mourrai...  Non,  non,  Mademoiselle  ;  je  ne  sur\'ivrai 
point  au  moment  affreux  qui  m'arrachera  d'auprès  de 
vous  ! 

«  Et  voilà  les  plus  beaux  yeux  du  monde  changés  en 
deux  ruisseaux  de  larmes...  Mes  mains  en  sont  trempées. 
J'allais  peut-être  dire  quelque  chose  de  trop,  quand  le 
bel  enfant  continua.  Si  vous  étiez  de  ces  femmes  aus- 
tères, sauvages,  qui  méconnaissent  le  charme  de  la 
volupté  !  Mais  après  ce  que  j'ai  vu  !...  barbare  !...  Pour- 
quoi pas  plutôt  moi  !  Pourquoi  pas,  au  lieu  d'une  idole 
difforme,  un  être  vivant  qui  se  consume  pour  vous  ?... 
Conçois-tu,  ma  chère  Juliette,  qu'on  puisse  raisonner 
plus  juste  ?  Et  crois-tu  qu'il  m'eût  été  décent  de  faire 
la  bégueule  avec  le  clairvoyant  témoin  de  ma  luxu- 
rieuse manœuvre  ! 

—  Mais,  Solange  (lui  dis-je,  me  prêtant  à  l'effort 
•qu'il  faisait  pour  prendre  un  baiser),  quand  je  serais 
assez  faible...  tu  vois,  mon  bel  ami,  que  je  le  suis  peut- 
être  plus  que  tu  ne  l'imaginais...  Oui,  je  te  l'avoue,  je 
n'ai  pas  un  instant  douté  de  t'avoir  donné  de  l'amour. 
Tout  ce  que  tu  m'as  laissé  voir  de  tendre,  d'impétueux 
m'a  flattée.  Ton  imprudence  même  d'être  venu  ce  matin, 
je  t'en  sais  gré,  je  crois,  en  un  mot,  que,  pour  faire  une 
jo3'euse  folie,  on  ne  pourrait  choisir  un  être  plus  char- 
mant et  moins  capable  que  toi  de  donner  des  sujets  de 
repentir.  Mais,  avec  tout  cela,  mon  cher,  si  je  me  livrais 
à  ton  penchant,  au  mien  ;  si  nous  venions  à  perdre  la 
tête,  à  quoi  cela  me  mènerait-il  ? 

—  Au  bonheur,  céleste  amie,  au  parfait  bonheur. 

—  Parfait  bonheur  immédiatement  suivi  de  peines 
■cruelles.  Tu  me  le  faisais  observer  à  l'instant.  N'aurai-je 
pas  dans  vingt-quatre  heures  un  souverain  maître,  des 
•devoirs  sacrés  ? 


8o  l'ceuvre  d'andréa  de  nerciat 

—  C'est  donc  à  nous  de  reculer  de  vingt-quatre  heures 
un  malheur  inévitable  qui  commence  dès  maintenant, 
si  nous  raisonnons  en  sophistes,  quand  tout  nous  invite 
à  jouir  en  amants. 

«  Ah  Juliette  !  c'est  mon  étoile  qui,  pour  confondre 
ma  trop  présomptueuse  confiance  en  moi-même,  me 
suscitait  cette  étrange  aventure  et  voulait,  afin  que  je 
fusse  complètement  humiliée,  qu'un  enfant  triomphât 
de  ma  haine  factice  contre  tout  le  sexe  masculin.  Ne 
trouves-tu  pas  que  mon  énorme  préjugé,  vaincu  d'emblée 
par  Solange,  rappelle  ce  fanfaron  de  Goliath  que  le 
petit  David  terrasse  du  premier  coup  ? 

'(  ]\Iais  laissons  ces  puérilités. 

—  Tu  dois  être  impatiente  de  voir  comment  va  se 
terminer  notre  singulière  argumentation.  Puisse,  hélas  ! 
le  dénouement  ne  pas  te  déplaire,  mon  cœur.  Voici 
l'instant  où,  comme  souveraine  de  mes  inclinations,  tu 
vas  être  mortellement  offensée  ;  mais  j'aurai  mon  tour, 
et  tu  peux  d'avance  compter  sur  le  même  pardon,  que 
tu  ne  me  refuseras  pas  sans  doute. 

Qui  l'eût  cru  d'un  enfant  !  Au  reste  ce  qu'il  va  faire  est 
moins  difficile  à  l'âge  le  plus  tendre,  que  ces  tours  de 
force  d'un  esprit  prématuré  par  lesquels  mon  petit 
séducteur  m'a  déterminée  enfin  à  combler  ses  amoureux 
désirs. 

«  Un  baiser,  de  ceux  qui  signifient  tout,  qui  donnent 
carte  blanche  pour  tout,  mit  fin  à  notre  débat  senti- 
mental. Tandis  que  nos  bouches  étaient  collées,  nos 
langues  enlacées,  des  mains  prévoyantes  arrachaient 
ma  triple  enveloppe.  Déjà,  mes  plus  attrayantes  ri- 
chesses étaient  saisies,  incendiées,  et  souffraient  un 
doux  pillage.  Quel  écolier,  grands  dieux  !  Quel  parti 
ne  sut-il  pas  tirer  de  ses  premiers  succès.  Avec  quelle 
adresse  n'escamota-t-il  pas  si  bien  les  apprêts  du 
triomphe  décisif,  que  je  croyais  le  vainqueur  bien  loin 
encore  de  faire  son  entrée,  lorsque  je  reconnus  qu'il 
était  déjà  maître  absolu  de  la  forteresse...  Mais,  que 
dis- je  ?  Tandis  que  ma  tête  roulait  peut-être  encore 
quelque  sot  projet  de  résistance,  ah  !  sans  doute,  tout 
le  reste  de  mon  individu  était  d'intelligence  avec  l'en- 


LE   DOCTORAT   IMPROMPTU  8l 

nemi  pour  que  je  fusse  complètement  subjuguée  ;  car 
lorsque  après  un  moment  (de  ceux  qu'aucune  i)lume 
ne  peut  décrire,  de  ceux  que  peu  d'heureux  peut-être 
peuvent  obtenir  et  qu'il  faut  avoir  connus  pour  pouvoir 
s'en  faire  une  juste  idée)...  lors,  dis-je,  que  je  revins  à 
moi,  je  reconnus  que,  de  tous  mes  membres,  j'avais 
saisi,  étreint,  enchaîné  le  bel  enfant,  comme  si  j'avais 
essayé  de  le  faire  passer  tout  entier  au-dedans  de  moi... 
Nous  nous  renvoyions  réciproquement  nos  âmes  du 
fond  de  nos  poitrines,  avec  nos  brûlantes  haleines... 
O  sexe  trop  fait  pour  nous,  trop  nécessaire  à  notre 
bonheur,  comme  Solange  te  vengeait  par  la  conversion 
d'Erosie  et  la  défaite  de  ta  plus  intrépide  antagoniste  ! 
((  Cependant,  chère  Juliette,  comme  j'ignore  si  j'aurai 
le  temps,  avant  l'arrivée  du  baron,  de  finir  la  tâche  de 
ma  confession  dont  tu  ne  sais  pas  encore  ce  qui  m'a 
rendue  le  plus  coupable,  je  vais  à  bon  compte  t 'expédier 
ce  que  j'ai  griffonné.  Trouve  bon  qu'en  finissant  je  te 
demande  humblement  pardon,  et  t'assure  que  si  les 
vapeurs  de  ma  tête  exaltée  peuvent,  en  se  dissipant, 
entraîner  aussi  la  passion  chimérique  que  tu  m'avais 
inspirée,  du  moins  mon  attachement  parfait  et  réfléchi 
conservera  dans  mon  cœur  plus  sage  une  existence 
inaltérable.  Adieu,  Juliette,  ton  Erosie  te  couvre  de 
baisers.  » 

A  Fontainebleau,  le  3  novembre  17** 


SECONDE  LETTRE  d'ÉROSIE  A  JTJLIETTE 

'(  Je  venais,  chère  et  tendre  amie,  d'envoyer  à  la  poste 
le  premier  volume  de  mes  sottises,  quand  une  seconde 
missive,  adressée  pour  le  coup  directement  à  moi, 
m'a  fait  savoir  qu'encore  deux  jours  se  passeraient  sans 
que  je  visse  arriver  M.  de  Roqueval  !  Ainsi  soit-il  ! 

«  Qu'ai-je  besoin  (me  suis-je  dit)  de  me  trouver,  même 
aussitôt,  en  face  d'un  homme  à  qui  j'ai  manqué  (car  il 
faut  bien  en  convenir,  à  moins  de  prétendre  à  me  mettre 

6 


82  l'oeuvre  d'andréa  de  xerciat 

au-dessus  de  toutes  les  idées  reçues)...  avec  un  homme, 
enfin,  devant  lequel  je  ferai  peut-être  l'enfance  (à 
vingt  ans  !)  de  rougir,  comme  si  j'avais  lieu  de  craindre 
qu'à  son  arrivée  il  ne  lise  sur  ma  physionomie  que 
d'avance  j'ai  décoré  son  front  !...  Cependant,  Juliette, 
il  faudra  bien  qu'il  soit  sorcier  s'il  devine  tout...  et  je 
le  donnerais  en  cent...  à  toi-même,  qui  sais  déjà  la  bonne 
moitié  de  ma  galante  équipée.  En  vérité,  mon  cœur, 
si  je  n'avais  qu'une  turpitude  abominable  à  te  raconter, 
je  te  ferais  grâce  du  reste  de  mon  aventure,  mais  quelques 
détails,  selon  moi,  si  bons  à  savoir,  se  mêlent  à  ma 
propre  scène,  que,  de  nouveau,  je  vais  victimer  mon 
amour-propre  en  faveur  de  ce  goût  décidé  que  je  te  connais 
pour  toute  peinture  lascive. 

«  Après  m'être  volontairement  et  bien  déUcieusement 
donnée  à  mon  petit  séducteur,  un  retour  vers  la  bégueu- 
lerie  eût  été  quelque  chose  de  fort  ridicule  ;  l'éprouver 
ne  m'était  pas  possible  ;  le  feindre  ?...  à  quoi  bon  ! 
Cette  plate  fausseté  m'aurait  assez  mal  réussi  sans  doute. 
Heureuse,  parfaitement  heureuse  ;  pressant  contre  mon 
cœur  l'être  charmant  avec  lequel  je  venais  de  m'unir  ; 
donnant,  recevant  mille  et  mille  baisers,  et  tous  deux 
inaccessibles  au  souvenir  de  notre  porte  pleinement 
ouverte,  nous  jasions  avec  l'abondance  et  l'ivresse  du 
contentement  absolu... 

— -  Comment,  petit  démon  (dis-je  à  mon  enfant  gâté), 
se  peut-il  qu'à  ton  âge,  et  sortant  d'un  triste  collège,  tu 
aies  pu  former  un  plan  de  bonne  fortune  si  rusé,  si  bien 
combiné  ? 

—  Hélas  !  ma  chère  vie,  je  n'ai  point  de  ruse  ;  je 
n'avais  rien  prévu  :  tu  es  infiniment  belle  ;  tu  m'as 
rendu  amoureux  ;  un  désir  violent  agit  vite  et  profite 
de  tout  ;  une  occasion  s'est  offerte  ;  je  l'ai  saisie  ;  l'ins- 
tinct du  plaisir  suffirait  pour  tout  cela.  Notre  S3'mpathie 
a  fait  le  reste... 

—  Il  n'y  a  pas,  à  ce  ({ue  je  vois,  de  novices  parmi  vous 
autres  hommes,  et  l'on  a  grand  tort  de  plaisanter  aux 
dépens  de  ces  prétendus  timides  qu'on  croit  ne  savoir 
comment  déclarer  une  première  passion,  et  que  les 
femmes,  dit-on,  quelquefois  sont  obligées  de  provoquer. 


LE   DOCTORAT  IMPROMPTU  83 

pour  qu'ils  aillent  un  peu  vite  au  hut,  quand  elles  le 
connaissent  elles-mêmes  et  qu'elles  ont  résolu  de  les  y 
pousser. 

—  Pardonne-moi,  mon  cœur  ;  ces  timides-là  sont  en 
grand  nombre  ;  on  commence  presque  toujours  par  cette 
gaucherie  que  tu  viens  de  décrire,  et  tout  comme  un 
autre,  j'ai  payé  ce  tribut.  Mais  on  est  plus  ou  moins 
chanceux  dans  la  rencontre  de  la  première  belle  à  qui 
l'on  adresse  son  voluptueux  hommage,  ou  qui  se  fait 
un  plaisir  de  nous  le  dérober...  Je  te  dirais  bien,  dans  ce 
genre,  quelque  chose  d'assez  piquant,  et  qui  m'est  re- 
latif... mais  près  de  toi,  je  ne  saurais  m'occuper  que 
de  toi  seule...  les  moments  sont  courts...  laisse-moi... 

Il  voulait... 

—  Non,  non  (lui  dis-je),  modère  un  instant  ce  trans- 
port, qui  me  flatte,  mais  auquel  je  ne  veux  répondre 
qu'après  que  tu  m'auras  fait  confidence  de  ce  que  tu 
viens  d'annoncer.  Dis,  dis-moi,  cher  toutou,  qui  fut, 
avant  ce  jour,  l'heureuse  friponne  qui  te  donna  les  ex- 
cellentes  leçons  dont  tu  as  si  bien  profité  ? 

—  La  nommer  serait  un  crime  (i)  ;  mais  sous  le  nom... 
de  Lindane,  si  tu  veux,  je  vais  te  crayonner  le  portrait 
d'une  femme  qui  a  si  bien  voulu  se  charger  du  tendre 
soin  d'éclairer  mon  inexpérience,  et  de  me  donner  les 
doux  préceptes  dont  je  viens  de  faire  une  si  heureuse 
appHcation.  Cependant,  ma  divine,  il  faudra  me  per- 
mettre de  remonter  un  peu  plus  haut,  au  risque  de 

(i)  Solange  a  était  fait  pour  trouver  dans  son  propre  cœur  ce  sentiment 
de  justice  et  de  reconnaissance  :  mais,  outre  cela,  l'institutrice  aimable 
(qu'il  fera  bientôt  connaître  vaguement)  lui  avait  recommandé  pour 
toujours  la  discrétion  comme  l'une  des  vertus  les  plus  utiles  aux  ga- 
lants et  comme  l'un  des  moyens  les  plus  sûrs  pour  qu'ils  aient  beau- 
coup de  femmes.  En  effet,  celui  qui  n'a  jamais  cité  ses  bonnes  fortunes, 
inspire  la  confiance  ;  on  hésite  moins  à  le  rendre  heureux  ;  il  obtient 
des  faveurs  qu'on  ne  regrette  point  et  qu'on  ne  regrettera  jamais  ;  et 
quand  cette  douce  chaîne  vient  à  se  rompre,  il  conserve  encore  l'estime 
et  l'attachement  de  celles  qui  n'ont  plus  d'amour,  tandis  que  le  fat, 
décrié,  méprisé,  trouve  dans  ses  maîtresses  désenchantées  autant  d'enne- 
mies qui  souvent  font  pis  que  de  lui  rendre  difficiles  de  nouvelles  in- 
trigues. Que  ne  peut-on  persuader  de  cette  vérité  l'essaim  de  ces  avan- 
tageux, fatals  aux  amours,  qui  ne  se  plaisent  qu'à  diffamer  celles  qu'ils 
ont    pu    séduire    (N.)    ! 


84  1,'cEuvRE  d'andréa  de  nerciat 

t'ennuyer  ;  autrement  j'aurais  peine  à  te  faire  com- 
prendre à  propos  de  quoi  cette  fée  bienfaisante'm 'ap- 
parut et  voulut  bien  prendre  à  moi  quelque  intérêt. 

«  C'est  maintenant  l'ingénu  Solange  qui  va  t'entre- 
tenir,  ma  chère  Juliette  ;  et  pour  ne  point  l'interrompre, 
je  te  fais  grâce  des  questions  éparses  que  j'ai  pu  lui  faire 
pendant  son  récit. 

— ■  Dès  l'âge  de  treize  ans,  je  sus  (je  ne  me  rappelle 
pas  précisément  à  propos  de  quoi)  qu'il  existe  entre  ton 
sexe  et  le  mien  une  différence  de  conformation.  Cer- 
taines estampes  immodestes  que  possédaient,  dans  le 
plus  grand  secret,  quelques-uns  de  mes  condisciples 
les  plus  formés,  et  qu'ils  eurent  l'imprudence  de  me 
montrer,  occasionnèrent  de  ma  part  mille  questions 
auxquelles  ils  se  firent  un  plaisir  de  répondre.  Dès  lors, 
ces  aimables  instituteurs  devinrent  les  objets  de  ma 
fervente  amitié.  J'appris  d'eux  tout  ce  qu'ils  savaient 
eux-mêmes,  c'est-à-dire  bien  plus  (et  j'en  rougis)  que 
ce  qui  concerne  les  vrais  rapports  de  notre  sexe  avec  le 
tien.  Ils  connaissaient,  ces  per\'ers  !  des  pratiques  pallia- 
tives de  plus  d'un  genre,  t-a  première,  qui  me  fut  en- 
seignée au  bout  de  très  peu  de  temps,  me  sembla  bien 
douce  et  bien  commode.  Plus  les  sensations  qu'elle 
procure  sont  .  nouvelles,  plus  elles  sont  ravissantes. 
Pendant  près  d'un  an,  j'en  fis,  quoique  avec  modération, 
mes  uniques  délices  ;  mais  je  devenais  grand  garçon  ; 
on  me  crut  digne  enfin  de  recevoir  un  grade  de  plus  : 
on  me  pressentit  avec  la  bonne  volonté  de  m'initier... 
j'en  étais  à  peu  près  là  quand  il  arriva  ce  que  je  vais  dire. 

((  Il  y  avait  dans  notre  collège  un  garçon  de  seize  à 
dix-sept  ans,  sorti,  je  crois,  des  Enfants  Trouvés,  et 
domestique   dans   notre   pédantesque   solitude    (i).    Ce 


(i)  Le'^tableau''qui  suit,  au  défaut  du  coloris  de  la  vraie  volupté,  que 
ne  peuvent  avoir  les  objets  qu'il  représentera,  a  du  moins  celui  d'une 
confiance  naïve  qui  peut  mériter  aussi  bien  l'indulgence  du  lecteur. 
D'ailleurs,  tout  ce  que  va  raconter  le  petit  vicomte  est  de  nature  à 
fournir  de  sérieuses  réflexions  aux  parents  qui  confient  leurs  enfants  à 
l'éducation  vicieuse  de  certains  collèges.  En  considération  du  but  moral 
que  nous  avons  cru  démêler  à  travers  l'incongruité  de  ces  détails  cpi- 
sodiques,  toutes  réflexions  faites,  nous  avons  pris  le  parti  de  ne  rien  re- 


LE   DOCTORAT  IMPROMPTU  85 

balourd  avait  reçu  de  la  nature  un  embonpoint  frais  et 
normal  ;  sa  tête  ronde,  moutonne,  ornée  d'une  forêt 
de  cheveux  du  plus  joli  blond,  n'aurait  pas  mal  été  sur 
les  épaules  d'une  grosse  dondon  de  la  basse  classe  du 
peuple.  Claudin  (c'est  ainsi  qu'on  le  nommait),  simple, 
sot,  pourtant  babillard,  était  familier  et  si  dominé  par 
l'intérêt  et  l'appétit,  que,  pour  le  moindre  argent,  ou 
pour  quelque  friandise,  on  pouvait  exiger  de  lui^les 
choses  les  plus  déraisonnables.  Tous  nos  pédagogues, 
tous  nos  humanismes,  philosophes,  et,  bien  entendu, 
M.  Cudard  aussi,  faisaient  grand  cas  du  maniable  Clau- 
din. Il  visait  au  bouffon,  cela  faisait  grand  effet  dans 
un  séjour  dénué  d'amusements,  et  puis  encore  le  petit 
rustre  croyait  bêtem.ent,  ou  feignait  de  croire  que, 
dans  un  collège,  on  se  rend  recommandable  en  affichant 
le  désir  de  s'endoctriner.  En  conséquence,  il  paraissait 
épier  avec  soin  les  occasions  où  pendant  nos  récréations 
et  d'autres  moments  de  loisir  assez  rares  le  premier  venu 
de  nos  pédants  pouvait  le  faire  lire,  écrire  eu  répéter 
quelques  tirades  de  livres  classiques  qu'il  faisait  sem- 
blant de  savoir  par  cœur,  bien  qu'il  n'y  comprit  pas  une 
S3^11abe.  Avec  toute  l'enfance  de  la  maison,  Claudin 
jouait  un  autre  rôle.  Pour  quelques  sous,  pour  une 
pomme,  il  endurait  des  mystifications,  grimaçait,  ou 
faisait  de  gauches  contorsions  du'corps[qu'il  nommait  ses 
tours  de  force.  J'étais  espiègle  et  gai  :  Claudin  me  faisait 
rire  ;  et  comme,  pour  sa  gourmandise  et  son  avarice, 
j'étais  un  de  ses  plus  utiles  chalands,  il  m'honorait 
d'un  attachement  particulier,  je  le  traitais  aussi  comme 
un  espèce  de  camarade. 
«  Pourtant  un  jour: 

—  Claudin  (lui  dis-je  avec  quelque  défiance),  en 
vérité,  je  ne  conçois  pas  pourquoi  tu  t'enfermes  si  sou- 
vent avec  mon  vilain  abbé  Cudard.  Je  crains  bien  que 
ce  ne  soit  pour  lui  faire  sur  mon  compte  des  paquets... 
Prends-y  garde  !  si... 

—  Moi,  Monsieur  !  Ah  bien  !  c'est  joliment  moi  qui 


trancher.  On  conviendra  sans  doute  qu'en  fait  d'érotisme,  les  bornes 
entre  le  bon  et  le  mauvais  goût  ne  sont  point  encore  fixées  (N.)  ? 


86  1,'cEuvRE  d'andréa  de  nerciat 

fais  des  paquets  à  Messieurs  vos  précepteurs  !  Ah  î 
dame  !  quand  j'ai  l'honneur  d'aller  vers  eux,  ils  songent 
bien  à  me  parler  de  leurs  disciples,  ma  foi  ! 

—  Eh  !  de  quoi  diantre  peut  te  parler...  par  exemple, 
un  Cudard,  qui  fait  profession  de  ne  s'occuper  que  de 
moi  ?  Il  est  insoutenable... 

—  Oh  bien  !  il  y  a  pourtant  des  moments  où  il  n'y 
pense  guère. 

<(  Bref  de  fil  en  aiguille,  et  moyennant  un  écu  (grosse 
somme  pour  un  Claudin),  j'arrachai  par  lambeaux, 
l'aveu  complet  d'une  intimité...  qui  me  sembla  d'abord 
incompréhensible,  mais  qu'à  force  de  questions  et  de 
réponses,  je  fus  enfin  en  état  de  supposer  praticable. 
Je  ne  te  cacherai  pas,  ma  bonne  amie  (c'est  toujours 
l'écolier  qui  parle,  et  tu  nous  écoutes,  Juliette  ?),  je 
ne  te  cacherai  pas  qu'il  s'était  passé  parfois,  entre 
l'obligeant  Claudin  et  moi,  fort  complaisamment  aussi, 
de  légères  scènes  de  polissonneries  réciproques  ;  mais, 
en  honneur,  j'étais  à  mille  lieues  de  l'infâme  Cudard, 
jusqu'à  cet  instant,  je  n'en  avais  pas  eu  la  moindre  idée. 
Claudin  venait  de  m 'expliquer  tout  cela  de  la  manière 
la  moins  équivoque.  Pour  un  écu  de  plus  il  ne  tint  qu'à 
moi  de  passer  des  connaissances  de  la  théorie  à  celles  de 
la  pratique.  Mais,  soit  pudeur,  soit  dignité,  soit  aussi 
la  crainte  d'être  trahi  auprès  de  Cudard,  je  refusai  net 
les  bontés  qui  m'étaient  offertes. 

«  Cependant  ces  singulières  ouvertures  m'avaient 
frappé,  des  images  imparfaites  se  retraçaient  sans  cesse 
à  ma  vive  imagination  ;  un  désir  curieux  m'obsédait. 

«  J'avais  pour  ami  particulier  le  jeune...  disons  de 
Saint-Elme,  toujours  pour  ne  désigner  personne  par  son 
véritable  nom  (i)  ;  cet  ami,  de  deux  ans  plus  âgé  que 
moi,  cadet  de  trois  enfants  d'un  père  assez  dur  qui 


(i)  Solange,  enfant  léger  et  ne  pensant  nullement,  clans  la  position 
où  nous  le  savons,  à  faire  un  discours  académique,  il  faut  qu'on  lui 
pardonne  son  bavardage  et  ses  enjambements,  d'épisode  en  épisode. 
Ceci  n'est  point  un  roman  fait  à  plaisir,  mais  une  copie  d'originaux 
auxquels  nous  aurions  mauvaise  grâce  à  changer  la  moindre  chose, 
l'ouvrage  dût  il  y  gagner  quelques  degrés  de  perfection  quant  à  sa 
forme   (N.). 


LE   DOCTORAT   IMPROMPTU  87 

venait  de  se  remarier,  et  tonsuré  pour  jouir  déjà  du 
revenu  de  quelques  chapelles,  Saint-Elme,  dis-je, 
n'aurait  eu  aucunes  dispositions  pour  être  d'Eglise, 
si  tout  de  bon  il  était  indispensable  qu'un  ecclésiastique 
fût  chaste,  doux,  sobre,  sans  ambition,  etc.  Saint-Elme, 
au  rebours,  était  le  plus  dissolu  de  mes  camarades  ; 
sans  cesse  il  se  faisait  quelque  querelle  par  un  excès 
de  pétulance  qui  offusquait  en  lui  le  meilleur  naturel. 
Quant  à  l'orgueil  et  au  désir  des  richesses,  ces  défauts 
s'étaient  développés  dans  son  cœur  dès  la  plus  tendre 
enfance.  Aussi  Saint-Elme  portait-il  fort  gaîment  son 
petit  collet,  parce  qu'il  avait  très  bien  saisi  qu'étant 
d'une  maison  assez  considérée  et  neveu  d'un  prélat  en 
crédit,  il  ne  pouvait  manquer  d'être  quelque  jour  évêque 
ou  gros  abbé  commendataire. 

«  Ce  qui  résulta  des  consultations  secrètes  que  je 
préférai  de  prendre  auprès  de  Saint-Elme,  sur  les  ma- 
tières que  Claudin  m'avait  dégrossies,  n'est  pas  fait 
pour  se  mêler,  dans  l'imagination  d'une  amante  ado- 
rable, aux  récentes  impressions  de  vraie  volupté  qu'elle 
vient  de  recevoir.  Regarde  donc,  chère  âme,  la  i^rété- 
rition  des  conférences  mystérieuses  que  j'avoue  d'avoir 
eues  avec  le  débauché  Saint-Elme  comme  l'humiliante 
expression  du  plus  sincère  repentir  que  j'ai  de  me  les 
être   permises...    » 

Je  commençais,  ma  Juliette,  à  m'impatienter  un  peu, 
ne  concevant  pas  comment  un  Claudin,  un  Saint-Elme, 
tout  à  fait  étranger  à  la  méthode  qui  venait  de  si  bien 
réussir  à  Solange  auprès  de  moi,  pourraient  m'amener 
cette  Ivindane  que  je  brûlais  de  connaître.  J'en  fis  la 
question. 

—  Deux  mots  encore  et  nous  en  sommes  à  elle, 
répondit  le  petit  conteur,  puis  il  continua  : 

—  I/'extrême  amitié  que  nous  affichions,  Saint-Elme 
et  moi,  devient  bientôt  l'objet  de  l'animadversion  de 
tout  l'aéropage  scolastique.  Nous  étions  un  peu  pâles, 
nous  maigrissions,  M.  Cudard,  qui  devinait,  ou,  plus 
vraisemblablement,  à  qui  le  sieur  Claudin  avait  dit  ce 
qu'il  pouvait  savoir  de  mes  progrès  dans  la  carrière  du 
libertinage,  le  zélé  Cudard  trouva  bon  de  m 'observer... 


88  l'cëUVRE  D 'ANDRÉA  DE  NERCIAT 

Un  jour  il  me  surprit  composant  avec  mes  désirs  :  il 
partit  de  là  pour  redoubler  de  vigilance  et  de  sévérité. 
Ce  ne  fut  pas  assez  de  m'obséder  le  jour,  il  étendit  jusque 
dans  le  loisir  des  ténèbres  la  rigoureuse  observance  de 
ses  devoirs,  et  me  signifia  bientôt  qu'avec  l'agrément 
des  supérieurs,  il  partagerait  dorénavant  ma  couche. 
I^e  trait  était  atterrant  ;  car  la  nuit  du  moins  je  me 
vengeais  un  peu  de  la  contrainte  du  jour.  Je  ne  me  fiais 
plus  au  vénal  Claudin,  et  Saint-Elme,  non  par  refroi- 
dissement, mais  par  égoïsme  et  de  peur  de  se  trouver 
englobé  dans  mes  disgrâces,  ne  familiarisait  plus  que 
furtivement  avec  moi  ;  les  occasions  en  étaient  des 
plus  rares.  La  nuit  donc  je  me  retraçais  de  charmants 
souvenirs  ;  ils  m'agitaient  et  je  ne  manquais  guère 
d'apporter  à  ce  voluptueux  tourment  un  peu  de  remède... 
Cudard,  de  moitié  de  mon  lit,  allait  me  réduire  au  dé- 
sespoir. 

«  Oh  !  le  mauvais  coucheur  !  ma  tendre  amie.  Odeur 
fétide,  ronflement  importun,  position  en  zig-zag  qui  ne 
me  laissait  presque  point  d'espace  dans  un  lit  d'ailleurs 
assez  étroit  !...  Mais,  ce  maudit  homme  qui  m'avait  si 
vivement  chapitré  sur  mon  petit  vice  impur,  dont  il 
avait  sans  doute  raison  de  chercher  à  me  corriger, 
croiras-tu  bien  qu'il  n'était  pas  plus  sage  que  moij 
que,  dès  qu'il  se  croyait  pleinement  assuré  de  mon 
sommeil,  il  se  livrait  à  la  même  turpitude  !  En  un  mot, 
que  plus  d'une  fois  il  prit  lui-même  le  soin  d'exciter 
chez  moi,  croyant  le  faire  à  mon  insu,  les  dangereuses 
sensations  que  proscrivait  son  austère  morale  ! 

«  Ce  qui  pourtant  passait  un  peu  trop  les  bornes,  c'est 
qu'une  nuit,  comme  je  dormais  pour  le  coup  tout  de  bon 
et  bien  fort,  je  me  sentis  réveillé  par  une  atteinte  cri- 
minelle qui  ne  tendait  à  rien  moins  qu'à  me  désho- 
norer (i)  en  me  déchirant  !  Si  dans  quelques  autres 
occasions  j'avais  avec  succès  joué  le  dormeur^pour  ce 


(i)  Ici  le  jeune  homme  raisonne  avec  délicatesse  et  discernement  ; 
mais  ne  lui  en  déplaise,  pourquoi  cette  idée  décente  ne  lui  vint-elle  pas 
à  l'esprit  la  première  fois  que  son  ami  Saint-Elme  essaya  de  lui  commu- 
niquer ses  connaisances  de  pratique  (N.)  ? 


LE   DOCTORAT  IMPROMPTU  89 

qui  pouvait  m'être  agréable,  cette  fois-ci,  m'éveillant 
avec  douleur  et  surprise,  je  ne  songeai  qas  à  rien  mé- 
nager :  —  Ouf  !  doucement  donc,  monsieur  Cudard  ! 
dis-je,  en  changeant  brusquement  d'attitude  ;  quel 
rêve  pénible  faites-vous  donc  là  !  Vous  me  pressiez  à 
m'estropier  !  Lui,  pas  un  mot.  Mais,  ma  chère,  peins-toi 
ma  disgrâce  et  l'excès  de  colère  où  je  me  mis  !  La  main 
que  l'opposais  en  parlant  se  trouve  à  l'instant,  ainsi  que 
la  moitié  de  ma  place,  souillée  d'un  flux  visqueux,  à 
peine  connu,  et  dont  j'ignorais  surtout  qu'aucun  degré 
de  plaisir  pût  faire  couler  une  telle  abondance.  J'étais 
furieux.  Mon  coquin  cependant  n'eut  pas  l'air  d'y  faire 
la  moindre  attention,  et  feignant  à  son  tour  un  sommeil 
léthargique,  il  se  mit  à  ronfler  avec  une  telle  maladresse 
et  un  bruit  si  outré  qu'ils  ne  pouvaient  faire  illusion  à 
personne. 

«  Le  lendemain  je  roulais  dans  ma  tête  comment  je 
pourrais,  sans  me  compromettre  à  certain  point,  mettre 
sur  le  tapis  mon  aventure]^  nocturne,  et  bien  emploA-er, 
pour  nuire  à  Cudard,  les  dangereuses  armes  qu'il  venait 
de  me  donner  contre  lui.  Mais,  le  même  jour,  des  nou- 
velles intéressantes,  que  reçut  le  cher  Saint-Elme,  et 
qui  me  concernaient  en  partie,  firent  diversion  en  m 'oc- 
cupant de  projets  beaucoup  plus  agréables  à  mon  ima- 
gination que  celui  de  confondre  et  faire  chasser  mon 
luxurieux  gouverneur. 

«  C'était  au  commencement  du  mois  d'août  dernier  ; 
la  belle-mère  de  Saint-Elme,  pour  faire  un  peu  la  cour 
à  son  vieux  mari,  s'était  proposé  de  réunir  auprès  d'eux 
à  la  campagne,  pendant  le  reste  de  la  belle  saison,  les 
trois  enfants  du  premier  lit.  Mais  l'aîné,  qui  servait  dans 
un  régiment  de  cavalerie,  refusait  net  ;  une  sœur,  qu'il 
conseillait,  refusait  de  même  ;  le  seul  Saint-Elme,  qui 
n'avait  pas  de  raisons  de^  fortune  pour  haïr  provisoire- 
ment sa  belle-mère,  et  qui,  d'ailleurs,  s'ennuyait  mor- 
tellement au  collège,  avait  accepté  de  grand  cœur 
l'invitation.  Lindane  (c'est  mon  institutrice,  nous 
allons  enfin  en  parler  !)  Lindane  savait  à  Saint-Elme 
tout  le  gré  possible  d'une  complaisance  qui  faisait  le 
procès  à  la  conduite  désobligeante  du  capitaine  et  de 


go  Iv  OEUVRE   D  ANDREA   DE   NERCIAT 

sa  sœur.  Pour  mieux  marquer  à  l'abbé  toute  sa  satis- 
faction, lyindane  ajoutait  à  ses  remerciements  l'offre 
de  bien  accueillir  (quelqu'un  de  ses  camarades,  que, 
pour  qu'il  s'amusât  mieux  à  la  campagne,  elle  le  priait 
d'amener  avec  lui.  Le  choix  de  mon  plus  cher  ami  pouvait- 
il  ne  pas  tomber  sur  moi  ? 

«  Saint-Elme  achevait  sa  philosophie  ;  du  collège,  il 
était  décidé  qu'on  le  transjDlanterait  tout  de  suite  au 
séminaire  de  Saint-Sulpice  :  on  ne  pouvait  donc  s'opposer 
à  son  départ.  Quant  à  moi,  l'accompagner,  surtout 
avant  la  vacance  des  classes,  était  quelque  chose  de 
fort  difficile  à  obtenir  ;  mais  de  prudentes  mesures 
ayant  été  prises  avec  le  plus  impénétrable  secret,  Saint- 
Elme  fit  que  lyindane  écrivit  à  mon  père,  qui  consentit. 
Cudard,  que  ce  déplacement  devait  aussi  soulager  tant 
soit  peu  de  la  gêne  de  notre  clôture,  fut  enchanté, 
quand,  à  l'improviste,  l'ordre  paternel  lui  parvint  pour 
qu'il -me  suivit  chez  les  parents  de  Saint-Elme.  En  dépit 
du  danger  qu'il  y  avait  à  me  rapprocher  trop  de  cet 
ami,  prétexte  de  tant  de  soins  et  de  défiance,  Cudard 
fut  le  premier  à  presser  les  préparatifs  du  voyage.  On 
partit. 

«  Cependant  'les  geôliers  farouches  auxquels  nous 
échappions,  nous  ménageaient  clandestinement  de 
quoi  troubler  beaucoup  nos  champêtres  jouissances. 
Si  lyindane,  entre  les  mains  de  qui  tomba,  par  bonheur, 
certaine  lettre  adressée  à  son  mari,  n'eût  pas  été  la 
femme  la  plus  prudente  et  du  meilleur  naturel,  mille 
dégoûts  nous  eussent  assaillis  dans  un  séjour  où  nous 
étions  venus  chercher  des  dissipations  et  du  plaisir. 
Ces  infernaux  pédants  n'avaient-ils  pas  eu  l'indignité 
d'écrire  que  les  émigrants  étaient  de  petits  vauriens 
corrompus,  épris  follement  l'un  de  l'autre,  et  plus  que 
soupçonnés  d'entretenir  ensemble  un  infâme  com- 
merce !  Cudard  avait  sa  petite  note  aussi.  E'écrit  de  ces 
messieurs  le  désignait  comme  un  adroit  débauché  sur 
lequel  il  convenait  d'avoir  l'œil.  Claudin  apparemment 
l'avait  un  peu  terni  et  fait  passer  pour...  tel  que  nous 
avons  eu  l'honneur  de  le  connaître. 

((  Mais  l'admirable  conduite  de  Lindane  prouva  que 


I,E   DOCTORAT   IMPROMPTU  9I 

■de  semblables  libelles  sont  sans  effet,  quand  ils  ne  pro- 
voquent au  mal  que  des  cœurs  honnêtes  et  des  esprits 
justes.  Cette  dame,  il  est  vrai,  ne  dédaigna  pas  abso- 
lument l'avis  des  noirs  délateurs  ;  mais  ce  fut  pour  nous 
sauver  (au  lieu  de  nous  perdre,  comme  ils  en  marquaient 
l'envie)  que  Lindane  y  eut  égard. 

«  La  terre  du  marquis,  père  de  Saint-Elme,  était  un 
délicieux  séjour.  Nous  y  vîmes,  l'abbé  et  moi,  tous  deux 
pour  la  première  fois,  Lindane,  petite  personne,  régu- 
lièrement jolie,  mince,  parfaitement  bien  faite,  d'une 
élégance  recherchée  ;  poupée  accomplie,  en  un  mot, 
et  qui  cachait  ,sans  beaucoup  d'efforts,  trente  ans  bien 
comptés,  sous  des  dehors  tellement  enfantins  que  même 
à  bout  portant  elle  paraissait  à  peine  l'aînée  de  Saint- 
Blme.  Beaux  cheveux  blonds,  sourcils  plus  foncés  au- 
dessus  de  deux  grands  yeux,  blancheur  éblouissante, 
bouche  de  rose...  des  pieds,  des  mains  en  miniature  (i), 
un  son  de  voix  aigu,  mais  plein  de  douceur...  tout  cela 
donnait  l'air  de  la  plus  fraîche  jeunesse,  et  personne 
ne  saurait  aussi  bien  que  lyindane  en  tirer  davantage. 
De  qualité,  veuve  d'un  mari  dissipateur  qui  l'avait, 
au  surplus,  rendue  fort  heureuse,  elle  s'était  remariée 
par  raison  au  marquis  sexagénaire,  nullement  agréable, 
mais  heureusement  sans  prétention,  qui  se  prévalait 
on  ne  peut  moins  de  ses  droits  d'époux,  et  qui  semblait 
avoir  à  cœur  de  trouver  dans  sa  femme  plutôt  une 
agréable  compagne  qu'une  obéissante  esclave.  Au  bout 
de  deux  jours  nous  étions  au  fait  de  tous  ces  détails, 
et  cela  parce  qu'aussitôt  arrivé,  l'attrayant  Saint-Elme 
avait  été  frappé  par  une  égrillarde  de  femme  de  chambre, 
aussi  babillarde  que  catin  et  parce  que  encore,  moi- 
même  entrepris,  pour  mon  bien,  par  la  très  singulière 
lyindane,  j'avais  fait  rapidement,  et  sans  rien  y  mettre 
■du  mien,  d'inconcevables  progrès  dans  sa  confiance. 

«  Prévenue  par  nos  cuistres  de  collège  que  le  beau-fils 


(i)  Si  parfois  le  petit  conteur  parle  en  homme  formé,  nous  trouvions 
ici  que  se  montre  l'enfant  manquant  d'usage.  Qui,  comme  lui.  dans 
les  bras  d'une  jolie  femme,  ferait  (avec  un  peu  plus  d'expérience)  la 
bévue  d'en  louer  une  autre  (N.)  ! 


92  I,  ŒUVRE   D  ANDREA    DE    NERCIAT 

et  le  petit  camarade  étaient  deux  grivois  fort  in- 
flammables, elle  avait  judicieusement  conçu  que  notre 
honteux  mignonisme  (i)  était  uniquement  l'erreur  d'un 
désir  extrême  et  prématuré  qui,  ne  pouvant,  dans  un 
collège,  suivre  sa  véritable  direction,  s'en  frayait  une 
quelconque,  telle  que  les  circonstances  pouvaient  le 
permettre.  lyindane  (je  l'ai  su  depuis)  avait  été  galante 
et  l'était  encore  ;  mais  aussi  réservée  dans  sa  conduite 
que  prudente,  ou  peut-être  heureuse  dans  ses  choix, 
jamais  sa  réputation  n'avait  souffert  le  moindre  échec  : 
on  la  citait,  au  contraire,  comme  un  modèle  de  décence 
ainsi  que  d'amabilité.  Son  mari  chassait  tout  le  jour, 
buvait  toute  la  soirée  et  dormait  toute  la  nuit.  Aucun 
parisien,  pas  même  quelque  voisin  à  tournure  suppor- 
table, n'avait  des  habitudes  au  château... 

Pourquoi  n'aurait-on  pas  essa3^é,  dans  des  conjonc- 
tures aussi  stériles,  ce  que  pouvait  valoir  un  marmot 
ingénu,  tout  neuf,  pour  le  beau  sexe,  et  qui  passait  déjà 
pour  être  de  l'étoffe  dont  se  font  les  hommes  de  plaisir  ! 
Lindane  avait  donc  résolu,  dès  mon  arrivée,  de  me  con- 
vertir, et  cela  lui  fut  bien  facile. 

«  La  troisième  soirée  de  notre  séjour  à  la  campagne, 
nous  nous  promenions  deux  à  deux  dans  le  jardin,  moi 
posément  aux  côtés  de  Lindane,  et  l'abbé  batifolant 
avec  la  luronne  de  soubrette.  Il  faut  l'avouer,  ma  chère, 
je  lorgnais  de  l'œil  la  petite  marquise  et  la  trouvais  bien 
à  mon  gré  ;  je  soupirais  même,  à  ce  que  je  crois  (2).  De 
temps  en  temps  elle  avait  l'air  de  sourire,  sans  presque 
me  parler.  Nous  allions  d'un  bon  pas.  Elle  ouvre  la 
grille  du  parc  ;  nous  y  sommes.  C'est  un  bois  vaste, 
frais,  délicieux.  Nous  y  perdons  bientôt  de  vue  made- 
moiselle Victoire,  pourchassée  dans  un  détour  par  le 
petit    égipan    l'abbé... 

«  (Mais  mes  doigts  fatigués  ont  peine  à  soutenir  la 


(i)  Ce  mot  est  forgé  sans  doute  :  mais  sommes  forces  de  le  laisser, 
ne  lui  connaissant  point  de  décent  synonyme  (N.). 

\2)  Tous  ces  détails  ne  devaient  guère  amuser  Erosie,  et  nous  sup- 
posons cju'ils  ont  contribué  beaucoup  à  ce  que  le  goût  très  vif  qu'elle 
avait  pour  le  petit  Solange  ait,  comme  nous  l'avons  su,  fort  peu  duré. 
(N.). 


LE   DOCTORAT  IMPROMPTU  93 

plume,  chère  Juliette,  permets  que  je  la  quitte  un  mo- 
ment, laissant  Solange  et  Lindane  trotter  le  long  d'une 
allée  terminée  pai  un  cabinet  rustique,  à  la  porte  duquel 
je  viendrai  bientôt  les  reprendre). 

«  —  Entrons  ici,  dit  Lindane,  je  ne  serai  pas  fâchée  de 
me  reposer  un  moment,  d'ailleurs...  j'ai  quelque  chose 
d'intéressant  à  vous  communiquer...  Ouvrez,  s'il  vous 
plaît,  le  volet  de  cette  petite  fenêtre  et  refermez-la... 
Bon,  poussez  la  porte...  Ecoutez-moi  bien,  mon  petit 
ami  ;  surtout  gardez-vous  de  m'interrompre  (i)...  —  Oh  ! 
par  ma  foi  !  je  n'y  tiens  plus  ;  c'est  assez  babillé  !  dit, 
en  se  montrant  dans  la  chambre...  qui  ?  le  scélérat 
d'abbé  Cudard  !  et  ce  monstre  aussitôt  s'enferme  avec 
nous,  empoche  la  clef  et  s'avance  !  Mon  trouble,  mon 
indignation,  ma  fureur  ne  se  décrivent  point,  non  plus 
que  la  stupeur,  l'effroi  de  mon  petit  complice.  J'avoue 
qu'en  écoutant  celui-ci,  j'étais  demeurée  hors  du  lit, 
me  prêtant  beaucoup  aux  distractions  amusantes  d'une 
jolie  main  qui  badinait  avec  le  plus  amoureux  de  mes 
charmes.  Ainsi  mon  attitude  était  comme  exprès  choisie 
pour  que  l'insolent  Cudard  pût  tout  voir.  Pour  comble 
de  disgrâce,  Solange,  couché  tout  de  son  long  en  face 
de  moi,  m'empêchait  de  rentrer  vite,  sous  les  couvertures  ; 
je  ne  pus  que  jeter  sur  mon  visage  ma  chemise,  remontée 
si  haut  et  si  bien  engagée  sous  mes  reins,  qu'en  la  ra- 
battant elle  n'avait  pu  couvrir  la  honteuse  lice  de  nos 
récentes  prouesses... 

«  Solange,  après  un  court  moment  de  silence,  allait 
s'emporter.  —  lyà,  là  !  mon  fils,  lui  dit  presque  gaîment 
le  funeste  pédagogue,  ne  vous  dérangez  pas.  Comme  en 
même  temps  le  mauvais  plaisant  hasardait  un  geste 
grivois  qui  tendait  à  pousser  Solange  contre  moi,  de 
ma  part,  un  vigoureux  soufflet,  de  celle  de  Solange,  un 
terrible  coup  de  pied  je  ne  sais  où,  nous  firent  soudain 

(i)  Nous  sommes  fâchés  de  ce  que  le  récit  de  Solange,  qui  commençait 
à  promettre  quelque  chose  d'intéressant  ;  se  trouve  si  bien  interrompu, 
que  le  reste  de  la  lettre  ne  dit  plus  un  seul  mot  de  Lindane.  Mais,  par 
les  soins  que  nous  nous  sommes  donnés,  la  suite  du  discours  de  cette 
dame  nous  est  parvenue,  avec  celle  des  aventures  d'Erosie  et  de  So- 
lange ;  nous  ne  tarderons  pas  à  publier  ce  supplément  (N.). 


94  L  ŒUVRE   D  ANDREA   DE   XERCIAT 

raison  de  cette  audace.  —  Oui  !  dit  alors  Cudard  presque 
en  colère,  c'est  ainsi  qu'on  me  traite  quand  on  ne  saurait 
user  avec  moi  de  trop  de  ménagements  !  Eh  bien  !  eh 
bien  !  c'est  bon,  mes  braves  enfants  :  M.  de  Roqueval 
va  tout  savoir,  et...  —  Dieux  !  que  dites-vous,  barbare  î 
interrompit  Solange,  frappé  de  la  cruelle  idée  de  mon 
malheur  ;  et  voilà  le  pauvre  petit,  les  maintes  jointes, 
assis  sur  le  lit,  mais  toujours  posté  de  façon  qu'il  était 
fort  difficile  pour  moi  d'y  rentrer.  Au  même  instant, 
un  serrement  de  cœur  m'avait  saisie.  Je  me  serais 
trouvée  mal  infailliblement,  si  des  larmes  abondantes 
ne  s'étaient  fait  jour.  —  Ecoutez-moi,  dit  alors  d'un 
ton  assez  radouci  le  redoutable  auteur  de  nos  disgrâces  ; 
vous  n'avez  qu'à  me  lier  la  langue.  Il  faut  d'abord  vous 
dire  que  depuis  une  demi-heure,  je  vous  vois  et  vous 
écoute.  Oui,  belle  demoiselle  ;  j'étais  là  (i)...  j'ai  tout  vu, 
très  bien  vu  ;  grâce  à  la  complaisance  que  vous  avez 
eue  de  laisser  cette  porte  ouverte,  j'ai  joui  complète- 
ment du  plaisir  de  vous  voir  rendre  heureux  ce  petit 
garnement.  Pesez,  d'après  cela,  son  intérêt,  le  vôtre,  le 
mien  aussi,  j'ose  en  parler,  et  jugez  si  de  mauvaises 
manières  peuvent  être  le  mo^^en  de  me  porter  à  l'indul- 
gence !  —  Vous  l'entendez,  mademoiselle  !  me  dit  avec 
indignation  le  stupéfait  élève.  Il  frémissait  de  rage, 
mais  était-il  bien  en  état  d'en  imposer  à  l'atroce  gou- 
verneur ?  —  Crois,  malheureux,  ajouta  Solange  se 
retournant  brusquement  vers  l'insolent,  et  lui  mettant 
sous  le  nez  un  poing  dont  on  ne  parut  pas  fort  effrayé, 
crois  que  tu  périras  de  cette  main,  si  jamais  un  seul  mot... 
—  Brrr,  belle  menace,  ma  foi  !  Point  d'extravagance, 
mon  cher  vicomte  ;  eh  !  quel  mal,  s'il  vous  plaît,  est-il 
en  votre  pouvoir  de  me  faire  !  Vous  êtes  là,  sans  armes  ; 
avant  que  vous  ne  soyez  descendu  du  lit  et  rajusté, 
j'aurais  déjà  crié,  rassemblé  tout  le  monde  :  j'ouvre  ; 
je  dis  ce  que  je  sais  ;  je  vous  montre  in  statu  quo.  L'on 
m'applaudit  d'avoir  fait  mon  devoir  en  épiant  votre 
entreprise  libertine. 


(i)  Revoyez  la  planche  de  la  première  lettre.  (N.) 


LE   DOCTORAT   IMPROMPTU  95 

—  On  trouvera,  j'en  conviens,  que  vous  aurez  fait 
votre  métier  ;  mais  mademoiselle  sera  déshonorée. 

«  Cette  dernière  réflexion  rendit  muet  le  sensible 
adolescent,  qui  pour  toute  réplique,  fixa  ses  yeux  sur 
les  miens,  découverts  depuis  qu'enfin  j'étais  venue  à 
bout  de  me  glisser  dans  le  lit.  —  Que  je  suis  malheu- 
reuse !  m'écriai-je  avec  un  mouvement  assez  vif  pour 
que  Solange  craignît  que  je  ne  songeasse  à  quelque  acte 
de  violence  contre  moi-même.  —  Chut,  chut  !  faisait 
Cudard  avec  un  geste  de  la  main,  point  d'éclat,  mes 
enfants.  —  Et  voilà  mon  coquin  incliné  sur  le  lit,  les 
deux  poings  sous  le  menton,  consultant  nos  visages  et 
balançant  la  tête  :  —  Ecoutez-moi.  S'il  est  avec  le  ciel 
des  accommodements  (i)  à  plus  forte  raison  doit-on  être 
sûr  qu'on  en  fait  aisément  avec  les  hommes  (C'est  à 
moi  que  ce  qui  suit  s'adressait.).  Lequel  est  le  pire  ou  de 
porter  pendant  toute  sa  vie  la  cicatrice  infâme  d'une 
blessure  faite  à  l'honneur,  ou  de  se  soumettre  un  mo- 
ment à  l'application  du  remède  qui  peut  opérer  que 
cette  blessure,  aussitôt  guérie  que  faite,  ne  laisse  aucune 
trace  !  (Prévoyant  à  peu  près  à  quoi  cet  insolent  début 
pourrait  aboutir,  je  sentis  le  feu  du  courroux  me  monter 
au  visage  ;  Solange  allait  aussi  s'emporter.)  Paix,  paix, 
mes  enfants...  mais  paix  donc,  encore  une  fois  !  Vous 
ne  me  faites  nullement  peur,  et  moi  je  peux  vous  faire 
beaucoup  de  mal.  Entre  nous,  monsieur  Solange,  vous 
avez  très  bien  fait.  Oh  !  ce  ne  sera  pas  moi  certainement 
qui  vous  jetterai  la  première  pierre  ;  mais  je  ne  ferai 
qu'en  approvisionner  le  public,  pour  qu'il  vous  en 
assomme,  si  je  n'obtiens  pas  que  mon  petit  compte 
se  trouve  aussi  dans  toute  cette  aventure.  Comme  je 
n'ai  que  des  propositions  aimables  à  vous  faire,  mes 
bons  amis,  je  me  flatte  que  vous  ne  vous  y  refuserez 
pas.  (Se  tournant  vers  moi.)  Il  s'agit  tout  uniment, 
charmante  demoiselle,  de  me  lier  tant  soit  peu  à  vos 
fredaines,  afin  qu'en  conscience  je  sois  réduit  à  n'en 
pas  parler.  (Solange  alors  :)  —  Comment  malheureuse  ! 


(i)  Rien  d'étonnant  à  voir  un  tar/M^e  citer  un  trait  delà  morale  d'un 
cordon-bleu  de  sa  clique.  (V.  la  com.,  act.  4)  (N.). 


g6  l'OvUVRE   D 'ANDRÉA   DE   XERCIAT 

en  ma  présence,  tu  pourrais  oser  !...  C'est  à  made- 
moiselle que  j'ai  l'honneur  d'adresser  la  parole.  — 
I^aissons-le  dire,  interrompis-je,  afin  que  cet  infernal 
garnement  nous  développe  jusqu'au  bout  toute  la 
scélératesse  de  son  âme.  —  Ce  ne  sont  pas  là  des  dou- 
ceurs, je  pense...  mais  comme  j'ai  l'esprit  mieux  fait 
qu'on  le  suppose,  passons,  passons...  Je  disais  que...  —  Si 
tu  profères  un  mot  de  plus  (vSolange  en  même  temps 
veut  se  précipiter  à  bas  du  lit.  Cudard  le  retient  seule- 
ment, sans  rudesse,  et  poursuit  :)  Je  disais  donc  que 
dans  une  conjoncture  scabreuse,  comme  celle-ci,  c'est 
de  celui  qui  ne  perd  pas  la  tête  qu'il  est  à  propos  de 
prendre  conseil.  Mademoiselle,  cinq  minutes  de  raison 
et  de  douceur  peuvent  vous  assurer  un  repos  toute  votre 
vie  ;  cinq  minutes  de  bégueulerie  et  d'humeur  livrent 
à  la  honte  et  au  regret  pour  le  reste  de  vos  jours... 

«  Il  semblait,  Juliette,  que  la  feinte  ou  véritable  tran- 
quillité du  maudit  homme  nous  en  imposât  :  nous 
commencions  à  l'écouter. 

(c  ly'élève  fut  apostrophé  à  son  tour.  —  Monsieur,  lui 
dit  Cudard  en  souriant,  vous  avez  bien  médit  de  moi  : 
je  vous  le  pardonne  cependant,  quel  reproche  avez- vous 
à  me  faire  ?  Petit  ingrat  !  est-ce  donc  de  vous  avoir  trop 
aimé  ?  Quant  au  reste,  ai- je  été  brutal  à  votre  égard  ? 
ai- je  négligé  ce  qui  dépendait  de  mes  soins  ?  avez-vous, 
en  un  mot,  été  persécuté  par  moi,  comme  le  sont,  d'où 
nous  sortons,  la  plupart  de  vos  camarades  ? 

«  Le  pauvre  Solange  a  le  cœur  si  bon,  que  cette  tendre 
plainte  de  l'abbé  faillit  lui  arracher  des  larmes.  —  Eh 
bien  !  mon  ami,  continua  le  galant  orateur,  chacun, 
ici-bas,  a  ses  petites  faiblesses.  Si  j'ai  pu  découvrir, 
l'un  des  premiers,  que  chez  vous  les  passions  s'allu- 
maient, que  déjà  la  nature  demandait  et  voulait  donner, 
suis-je  donc  un  monstre  d'avoir  désiré  de  jouer  un  rôle 
dans  ce  nouvel  ordre  de  choses  ?  Pourquoi  n'aurais- je 
pas  été  aussi  heureux  que  le  petit  Saint-Elme  !...  Je 
vous  entends  :  mon  âge...  le  sérieux  de  nos  rapports... 
Oui,  je  vois  que  vous  me  contemplez,  comme  voulant 
et  n'osant  me  dire  :  Ce  visage  étique  !  cette  barbe  !... 
Eh  !  mon  ami,  tout  cela  pouvait-il  vous  choquer,  lorsque 


LE   DOCTORAT   IMPROMPTU  97 

dans  les  ténèbres,  j'essayais...  —  Cessez,  monsieur  l'abbé, 
de  me  rappeler  des  horreurs...  —  Ma  foi  !  mon  cher, 
je  n'en  parle  que  parce  que  tout  à  l'heure  vous  me 
prouviez  qu'elles  n'étaient  pas  tout  à  fait  sorties  de 
votre  mémoire.  Bref,  revenons'  à  nos  moutons.  Vous 
avez  escamoté  fort  habilement  les  bontés  de  made- 
moiselle, et  je  vous  en  loue  ;  mais,  lui  plaira-t-il  de  faire 
maintenant  en  ma  faveur,  afin  que  je  me  taise  ?  Car, 
enfin,  il  faut  bien  qu'avant  que  nous  nous  séparions, 
un  important  secret  soit  acheté  et  payé  !  (Moi  pour  lors  :) 
—  Puisque  vous  êtes  assez  peu  délicat,  monsieur,  pour 
mettre  votre  silence  à  prix,  je  vous  sacrifie  volontiers 
tout  ce  que  je  possède  ;  il  y  a  dans  ma  bourse...  à  peu 
près  cent  louis  ;  je  suis  fâchée  de  n'être  pas  plus  riche  ; 
prenez-les,  je  puis  encore  vous  offrir  quelques  nippes  de 
certaine  valeur...  tout,  tout  est  à  vous  !  —  Oui,  belle 
conduite  ma  foi  ?  M.  de  Roqueval  va  se  donner,  à  ce 
que  je  vois,  une  petite  femme  bien  économe,  qui  jette 
ainsi  l'argent  par  les  fenêtres  à  propos  de  rien  !  Allons, 
allons,  charmante,  vous  n'}'  pensez  pas  !  Suis-je  un 
corsaire  donc  ?  Vous  me  connaissez  mal,  j'aime  beau- 
coup l'argent...  parce  qu'il  en  faut  ;  mais,  à  Dieu  ne 
plaise  qu'il  vous  en  coûte  un  écu  pour  acheter  m.a  dis- 
crétion. Je  vous  l'accorde  gratis  mais,  en  revanche,  vous 
allez  m'honorer  d'une  petite  faveur,  peu  difficile,  douce 
peut-être  à  donner  ;  sinon,  déesse  (en  grossissant  la 
vois,  et  le  sourcil  froncé),  sinon  dussé-je  être  honni, 
lapidé,  moulu,  tout  se  saura...  Oh  !  tout,  sans  vous 
faire  grâce  de  la  moindre  circonstance  ;  j'en  jure  par 
le  ciel  et  l'enfer  ! 

«  Eh  bien,  Juliette,  que  penses-tu  de  la  méchanceté 
de  cet  indigne  homme,  et  te  figures-tu  l'excès  de  ma 
détresse,  après  avoir  entendu  prononcer  ce  serment 
affreux  ? 

«  J'étais  si  profondément  abîmée  dans  mes  craintes, 
mes  remords  et  ma  confusion,  que  je  n'avais  pas  trop 
pris  garde  à  Solange  pendant  toute  cette  harangue. 
Du  moins  il  ne  l'avait  point  interrompue.  Il  se  taisait 
encore  ;  je  me  taisais  comme  lui...  Cudard,  qui  pour 
n'être   qu'un  pédant,   ne  manquait  pas   d'adresse   (et 


98  l'cEUVRE   D 'ANDRÉA   DE    NERCIAT 

l'on  en  a  toujours,  par  instinct,  pour  venir  à  bout  de  ce 
qu'on  désire  avec  passion  (i),  Cudard  entama  sur-le- 
champ  une  ouverture  qui  nous  pénétra  d'étonnement. 
—  Il  est  tout  simple,  dit-il,  que  dans  ce  moment  vous 
trembliez  l'un  et  l'autre  de  me  voir  exiger  de  vous 
quelque  sacrifice  cruel  ?  Point  du  tout.  (A  moi  :)  Mon 
élève  vous  adore.  (A  Solange  :)  Vous  êtes  adoré  de  ma- 
demoiselle :  eh  bien  !  mes  enfants,  soyez  heureux.  Que 
je  sois  même  le  témoin  fortuné  des  nouvelles  preuves 
qu'il  convient  que  vous  vous  donniez  d'une  ardeur 
aussi  belle  que  parfaitement  assortie...  Ce  que  je  dis 
vous  surprend  !...  Je  ne  plaisante  point.  Oui,  vous  allez 
recommencer,  mes  tendres  amis.  Pauvre  petit  !  il 
croyait,  peut-être,  en  vérité,  que  je  songeais  à  le  faire 
cocu,  à  doubler  l'injure  de  ce  parfait  honnête  homme  de 
Roqueval  !  (Ici  je  faillis  m 'évanouir  de  saisissement  et 
de  honte  :  il  poursuivit.)  Oh  !  non,  non  :  est  modits  in 
rébus  ;  je  sais  me  mettre  à  ma  place,  moi  !...  (Pour  le 
coup,  son  discours  devenait  pour  nous  incompréhen- 
sible. Solange,  la  bouche  béante,  pourtant  un  peu  sou- 
lagé, prêtait  une  oreille  attentive).  Ecoutez  bien,  con- 
tinua Cudard,  osant  me  prendre  une  main,  vous  avez 
entendu  ce  petit  vaurien  vous  raconter  ses  espiègleries 
de  collège  ?  Sa  première  maîtresse  a,  comme  vous  savez, 
été  le  charmant  abbé  de  Saint-Elme  (Baisant  ses  doigts 
avec  transport)  :  Proh  !  Deiim  hominum  que  decus.  Il 
eût,  parbleu  !  bien  été  la  mienne  aussi,  si  la  chose  eût 
été  praticable.  Eh  bien  !  belle  demoiselle  (il  roulait  et 
fixait  sur  moi  des  yeux  de  basilic  ;  sa  main  tremblait 
en  serrant  la  mienne)...  vous  en  coûterait-il  donc  beau- 
coup ?  (Ce  peu  de  mots  suffit  pour  me  pénétrer  d'horreur. 
Moi,  soupçonnée  de  souscrire  à  pareille  infamie  !  car 
j'en  voyais  la  proposition  sur  les  lèvres  du  diabolique 
abbé...  Cependant  il  ne  convenait  pas  qu'une  personne 


(i)  Il  nous  paraît  évident  que,  déjà  de  plus  loin.  M^'''  Krosie  fait  de 
son  mieux  pour  capter  l'indulgence  de  son  amie,  et  peut-être  se  mé- 
nager à  elle-même  la  consolation  d'inuiginer  que  sa  faute  devient  à 
peu  près  graciable  d'après  les  biais  heureux  (]ui  en  pallient  la  diffor- 
mité (N.). 


LE   DOCTORAT   IMPROMPTU  99 

de  mon  sexe  eût  sur  ce  point  l'air  d'entendre  à  demi- 
mot).   —  Achevez,   monsieur,    que  voulez-vous   dire  ? 
—  Vous  coupez,  en  vérité,  la  parole  aux  gens,  avec  votre 
air  digne  et  courroucé  !  Mais  n'importe,  il  s'agit,  made- 
moiselle, ou  de  me  traiter  sur-le-champ  comme  vous 
venez  de  traiter  le  cher  vicomte  (et  je  l'exigerai  sans 
quartier,  si  vous  m'irritez  à  mon  tour),  ou,  par  accommo- 
dement, et  pour  ne  point  traverser  votre  union  amou- 
reuse... il  s'agit...  —  Eh  bien  !  De  faire,  s'il  vous  plaît, 
un  moment  avec  moi  le  petit  Saint-Elme   (j'étais  fu- 
rieuse, il  ne  me  laisse  pas  le  temps  d'éclater).  Par  bonté, 
par  justice  !  ce  que  ces  charmants  étourdis  ont  été  l'un 
pour  l'autre,  daignez  l'être  un  moment  pour  moi.  Ce 
que  l'aimable  échanson  des  dieux  fut,   par  tendresse 
pour  le  grand  Jupiter,  soyez-le,  par  terreur  du  moins, 
et  penez  que,  dans  cette  conjoncture,  je  suis  pour  vous 
le  grand  Jupiter  même,  armé  de  sa  foudre  vengeresse, 
dont  il  ne  tient  qu'à  lui  de  vous  écraser...  Imprudents  ! 
ne  sentez-vous  donc  pas  que  je  puis  vous  perdre  l'un 
et  l'autre  !  —  Le  ton  et  le  geste  s'accordant  pour  lors 
à   cette   déclamation   terrible,   Cudard   devenait   d'une 
laideur  effroyable.  Je  ne  pus  soutenir  sa  face  de  Gor- 
gone ;  je  me  jetai  dans  les  bras  de  Solange  ;  nous  nous 
embrassâmes  en  sanglotant.  —  Un  moyen  encore,  ajouta 
fort  tranquillement  le  monstrueux  abbé  ;  vous  ?  ou  lui  ?... 
En  même  temps  le  drôle  eut  l'adresse  de  marcher  vers  la 
porte,  comme  voulant  nous  dire  :  —  Je  ne  vous  laisse 
qu'une  minute  pour  vous  décider.   Refusez-vous  ?   Je 
fais  un  éclat  et  vous  couvre  d'ignonimie.  Il  ouvrait  : 
—  Arrêtez  !   m'écriai-je,   nous  n'avons  pas  encore  dit 
non  !   Crois,  Juliette,  que  cela  m'était  échappé  bien  in- 
volontairement, et  sans  doute  par  fatalité...  Il  se  rap- 
procha. J'eus  beau  le  sermonner,  lui  remontrer  pathé- 
tiquement l'atrocité  de  son  projet,  l'imprudence  effrénée 
de  son  vice,  digne  du  feu...  —  D'accord,  répondait-il 
de  sang-froid,  et  secouant  négativement  la  tête  ;  j'avoue 
que  je  ne  suis  pas  un  modçle  de  mœurs...  Chacun  a  ses 
petits  caprices.    Au    surplus,    les    dames  nous  valent 
bien  à  cet  égard.  Si,  dans  les  retraites  même  de  la  con- 
tinence et  de  la  dévotion,  elles  n'égalent  pas  nos  excès, 


100  h  ŒUVRE   D 'ANDRÉA   DE   NERCIAT 

c'est  que  ceci  leur  manque  !...  (Devine  le  geste,  et  ce 
qu'il  eut  l'infamie  de  produire  ?)  Mais,  ajouta-t-il  en 
me  mettant  à  deux  doigts  des  yeux  l'outil,  qui  depuis 
l'entrée  de  Solange  était  errant  sur  le  lit,  avec  cela  seu- 
lement elles  savent  faire  d'assez  belles  sottises... 

Cette  satire  était  d'autant  plus  accablante  pour  moi, 
qu'elle  me  rappelait  de  honteux  essais  dont  il  te  souvient 
aussi  sans  doute  ?  et  dans  lesquels  (i),  à  travers  nos 
gaîtés,  nous  cherchions  à  connaître,  au  moyen  du  claus- 
tral consolateur,  quel  attrait  pouvait  faire  consentir  les 
hommes  à  jouer  le  mauvais  rôle  dans  ce  désordre  grossier, 
qui  fait  pendant  à  celui,  si  délicat,  dont  nous  faisions 
nos  déhces...  Hélas  !  Juliette,  il  faut  en  convenir,  le 
cri  de  ma  conscience  m'imposait  la  loi  de  me  taire  ;  et, 
quand  j'étais  sur  le  point  d'invectiver  le  plus  démasqué 
des  pervers,  ma  raison  me  disait  :  —  Que  te  demande-t-il, 
fille  perdue  ?  Rien  que  ce  dont,  sans  aucun  à-propos, 
sans  l'intervention  de  quelque  séducteur,  mais  bien  par 
la  seule  corruption  de  ton  imagination  obscène,  tu  voulus 
plus  d'une  fois  goûter  le  simulacre  ! 

Ce  vous  ou  lui  n'avait  pas  moins  accablé  le  pauvre 
Solange,  qui  n'avait  aussi  qu'un  peu  de  répugnance 
peut-être  à  opposer.  I^e  faire,  c'eût  été  choquer  l 'amour- 
propre  d'un  vainqueur...  car  l'abbé  l'était,  en  effet  ; 
victimes  de  notre  mauvaise  fortune,  nous  étions  ses 
prisonniers  de  guerre,  et  nous  nous  trouvions  à  la  merci 
de  sa  fureur  ou  de  sa  générosité. 

«  Te  l'avouerai- je,  ma  chère  ?  un  sentiment  jaloux  me 
fit  craindre  que,  pour  me  racheter,  le  plus  tendre  des 
amants  ne  voulût,  comme  il  s'y  disposait,  s'exécuter  avec 
l'intraitable  pédagogue.  Non  !  m'écriai-jè,  aussi  coura- 
geuse que  le  petit,  non  !  cela  ne  sera  pas  ;  ta  personne 
angélique  ne  sera  point  souillée  par  l'infamie  de  cet 
enragé  !  Qu'il  assouvisse  sur  une  infortunée,  proscrite 
par  le  sort,  sa  luxure  dénaturée  !..  Viens,  scélérat  ! 
j'en  mourrai,  mais...  —  Bast  !  interrompit  en  riant  le 
serein  et  triomphant  despote,  meurt-on  de  cela  donc, 

(i)  Il  faut  demeurer  enfin  bien  convaincu  que  M^'e  Erosie  se  moquait 
des  gens  quand  elle  parlait  de  ses  vierges  appas.  Quelle  vierge  !  (N.) 


LE   DOCTORAT  IMPROMPTU  lOI 

enfant  !  Vous  n'en  mourrez  pas  plus  que  de  la  représen- 
tation ;  pas  plus  que  Claudin  et  M.  de  Saint-Elme,  et 
M.  de  Solange,  et  un  million  d'autres  ne  sont  morts  de 
la  réalité...  Et  puis  ne  sait-on  pas  ce  qu'on  fait  !  ignore- 
t-on  ce  qu'on  doit  aux  dames  de  ménagements  parti- 
culiers !  Ne  craignez  rien  ;  je  dis  plus  :  que  je  sois  le  plus 

infâme  Jean  f arine  de  l'univers,  si,  pour  peu  que 

vous  fassiez  les  choses  de  bonne  grâce,  vous  n'y  trouvez 
pas  vous-même  un  certain  plaisir  !... 

«  Mais  c'est  trop  déployer  à  ta  vive  imagination,  ma 
chère  Juliette,  les  détails  affreux  de  cette  capitulation 
funeste.  Quelquefois  sans  doute  on  t'a  parlé  de  quelque 
vilain  crapaud  qui,  du  pied  d'un  arbre,  attire  de  tendres 
rossignols,  et,  du  plus  haut  du  feuillage,  fait  descendre 
les  malheureux  oiseaux  dans  sa  gueule  venimeuse.  Eh 
bien  !  de  même,  enchantés,  sans  doute,  nous  voilà, 
Solange  et  moi,  préparés  à  tout  ce  qui  convient  au 
monstrueux  Cudard.  Il  lui  plaît  que  nous  nous  arran- 
gions, Solange  sur  le  dos  et  moi  par-dessus,  dans  l'atti- 
tude d'un  amant  qui  va  moissonner  des  faveurs  ;  et 
l'infernal  demeure  par  derrière,  à  genoux,  se  faisant  de 
mes  charmes  neutres  (i)  une  espèce  d'oratoire... 

«  Tout  le  reste  se  brouilla  pour  moi...  Ce  fut,  je  crois, 
la  propre  main  du  damnable  abbé  qui  guida  vers  le 
vrai  séjour  du  plaisir  l'aiguillon  brûlant  de  l'amoureux 
élève...  La  magie  de  la  volupté  frappant  à  la  fois  à  toutes 
les  portes,  noya  subitement  toutes  mes  tristesses;  j'eus 
un  de  ces  rares  moments...  que  les  dévots  fanatiques 
cherchent  et  croient  avoir  trouvés  quelquefois  dans  leurs 
contemplations  célestes.  Ah  !  la  mienne,  infernale  peut- 
être,  avait  bien  plus  de  réalité. 

«  Ce  fut  probablement  à  travers  cette  tempête  de 
sensations  extrêmes  que  Cudard  fut  heureux  à  sa  ma- 
nière. Solange  aussi  fut  assez  heureux  pour  ne  plus 
songer  à  la  honte  d'un  partage.  Mais  que  les  degrés  de 
ravissement  furent  inégaux  pendant  cette  mémorable 
orgie  !  Je  commençais  à  me  reconnaître,  quoique  encore 

(i)  Neutres  veut  apparemment  dire  ici,  qui  ne  sont  ni  masculins  ni 
féminins  ou  qui  sont  communs  à  l'un  et  Vautre  sexe  (N.). 


102  h  fEUVRE    D  ANDREA    DE   NERCIAT 

agitée  des  plus  vives  sensations  de  plaisir,  quand  je 
m'aperçus  que  Solange,  éteint,  avait  perdu  son  poste 
et  tout  moyen  de  s'y  rétablir...  Que  sommes-nous  donc, 
nous  autres  femmes  !  Où  peut  nous  égarer  l'emporte- 
ment de  ces  sens,  si  dédaignés  dans  les  paisibles  calculs 
de  notre  pudique  philosophie,  et  auxquels  nous  avons 
la  présomption  de  croire  que  notre  raison  peut 
commander  !  Ah  !  Juliette,  quel  soufflet  tu  vas  me  voir 
donner  au  sublime  platonisme  (i).  Plus  piquée  encore 
qu'affligée  de  la  désertion  du  petit  invalide  ;  assez  in- 
juste pour  me  figurer  qu'un  enfant  doit  être  tout  au 
moins  à  mon  unisson,  je  m'agite...  je  m'emporte,  je 
baise,  je  mords,  j'excite...  inutilement  !  J'ai  la  noirceur 
enfin  de  lui  reprocher  sa  très  pardonnable  faillite  ! 

«  Cudard,  plus  en  règle,  me  victimait  encore  ;  mais 
mes  soubresauts  convulsifs  me  dérobent...  O  mon  cœur  ! 
quel  oubli  de  toute  pudeur  !  de  toute  délicatesse  ! 

«  Et  l'autre  aussi  !  m'écriai-je,  comme  une  folle.  Ah  ! 
sans  doute,  ainsi  que  chez  une  autre  sybille,  un  démon 
parlait  ici  pour  moi.  Jamais  autrement,  avec  ma  hon- 
teuse exclamation,  ne  se  fût  échappé  certain  mot  éner- 
gique que  je  n'avais  proféré  de  ma  vie...  Pas  même  dans 
tes  bras.  A  qui  la  faute,  après  cela,  si  le  plus  corrompu 
des  hommes  a  l'audace  de  méditer  de  nouvelles  horreurs  ! 
A  peine  le  cri  de  guerre  a-t-il  frappé  l'oreille  de  l'im- 
pudent, qu'il  se  croit  en  droit  de  diriger  son  javelot 
immonde  vers  un  but  auquel  il  me  semblait  conmie 
engagé  par  ses  propres  conventions  à  ne  point  faire 
insulte...  Il  l'ose  pourtant  :  je  le  sens...  je  le  souffre  ! 
Une  avantageuse  dift'érence,  en  fixant  un  instant  ma 
curiosité,  me  fait  perdre  celui  qui  pourrait  me  dérober 
à  la  plus  lâche  surprise...  Que  dis-je  !  un  je  ne  sais  quoi 
ravissant  me  sollicite  et  promet  à  ma  brûlante  soif  un 
soulagement  infaillible.  Hélas  !  je  suis  muette  ;  je  cède, 
je  seconde...  et  Solange  est  trahi. 

«  Nous  ne  nous  arrêtons  guère  en  chemin,  ma  chère, 
quand  une  impulsion  violente  nous  a  lancées  sur  le  ra]Hde 


(i)  C'est  un  peu  plus  tard  sans  doute  ((u'Erosie  s"aper(,oit  qu'elle  le 
maltraite  (N.). 


LE   DOCTORAT   IMPROMPTU  IO3 

escarpement  des  erreurs.  C'est  peu  de  faire  à  mon  jeune 
ami  le  plus  sanglant  outrage  :  pour  ne  pas  avoir  horreur 
de  moi-même,  je  veux  me  persuader  que  malgré  le 
nouveau  triomphe  de  Cudard,  tous  mes  vœux  n'ont  pas 
encore  cessé  d'être  pour  l'adorable  Solange.  Je  crois 
sentimental  et  pur  le  feu  que  je  souffle  dans  ma  poitrine, 
et  cependant  je  sens  en  même  temps  très  bien  qu'un 
feu  détestable,  détesté  se  glisse  dans  mes  entrailles  et 
y  cause  un  schisme  de  bonheur.  Telle,  autrefois,  l'in- 
discrète Pasiphaé  ne  pensait  guère  sans  doute  à  ter- 
miner avec  son  amant  cornu,  quand,  agitée  peut-être 
de  quelque  passion  dont  l'heureux  objet  manquait  à 
ses  vœux,  elle  fit  la  faute  de  s'exposer  à  quelque  sem- 
blant d'accolade  qui  d'encore  ou  encore  devint  une 
réalité  monstrueuse. 

«  Bref,  tu  vois  que  je  payais  cher  ma  curiosité,  chère 
Juliette.  Jusqu'au  bout  je  subis  tout  ce  qu'il  plut  au 
garnement  de  me  faire.  Ah  !  mon  âme,  crois-moi,  n'y 
prit  aucune  part.  Oui,  toute  ma  tendresse  demeurait 
bien  véritablement  à  l'aimable  Solange.  Le  mécanisme 
avait  seul  favorisé  le  détestable  usurpateur. 

<(  Mais  avoue  donc  que  mon  inimaginable  aventure  a 
bien  de  quoi  mettre  en  défaut  tout  système  sur  la  cause 
et  les  effets  de  l'amour  et  de  la  volupté  !  Qui  m'eût  dit, 
lorsque  je  reçus  ton  dernier  baiser,  il  y  a  si  peu  de  temps, 
que  presque  aussitôt  je  serais  radicalement  guérie  de 
mon  antipathie  contre  le  sexe  masculin,  et,  bien  pis, 
que,  sans  s'amuser  à  prendre  graduellement  mes  licences, 
par  un  fatal  concours  d'incidents  je  me  trouverais 
impromptu  coiffée  du  bonnet  de  docteur. 

«  Bast  !  il  faut  se  consoler  de  tout  ici-bas.  Oui,  je  veux 
rire  de  mon  aventure  au  lieu  de  m'en  affliger  ;  et  si  ma 
bégueule  de  raison  veut  m 'ennuyer  de  ses  tristes  re- 
proches, que  me  répondra-t-elle  quand  je  lui  répliquerai  : 
Sottise,  à  la  bonne  heure,  mais  j'ai  bien  eu  du  plaisir. 

«  O  ciel  !  un  affreux  tintamarre  de  fouets  !  une  chaise  ! 
un  uniforme  bleu.   C'est  lui  !   c'est  M.   de  Roqueval  ! 
cachons  vite  tout  ceci...   Beaucoup   d'indulgence,   ma 
Juliette,  et  toujours  un  peu  d'amour. 
«  Adieu  ». 

A  Fontainebleau,  le  3  novembre  1788. 


Monrose 
ou   le  Libertin  par   Fatalité 


MONROSE  OU  LE  LIBERTIN  PAR  FATALITÉ 


Monrose  n'est  que  la  suite  du  roman  de  Félicia  et  encore 
une  fois,  ainsi  que  le  dit  le  titre  du  premier  chapitre  :  c'est 
FéUcia  qui  parle.  Ce  qu'elle  dit,  l'auteur  le  pensait  lui- 
même,  et  ce  chapitre  est  fort  intéressant  puisqu'il  fait 
connaître  le  caractère  et  quelques  opinions  du  chevalier 
Andréa  de  Nerciat  au  retour  de  ses  voyages.  Ce  chapitre, 
le  voici. 

Je  reviens  à  vous,  chers  lecteurs,  puisque  vous  vou- 
lûtes bien  m 'écouter  avec  autant  d'indulgence  la  première 
fois  que  je  m'avisai  de  vous  entretenir.  Mais  malgré 
l'espèce  d'engagement  que  j'avais  pris  avec  moi-même 
de  vous  donner  les  suites  de  mes  Fredaines,  ce  ne  sera 
pas  cependant  de  moi  que  je  vous  parlerai.  Trouvez 
bon  de  ne  me  plus  voir  sur  la  scène  qu'en  qualité  d'ac- 
cessoire :  Monrose  (dont  vous  vous  souvenez  sans  doute) 
va  maintenant  y  jouer  le  rôle  principal. 

Au  surplus,  ne  vous  imaginez  pas  que  ce  soit  faute  de 
matériaux  qu'il  me  convienne  de  laisser  un  autre  lier 
son  monument  aux  pierres  d'attente  du  mien,  au  con- 
traire, bien  plutôt,  mes  chers  amis,  serais-je  dans  le  cas 
de  m'appliquer  ce  mauvais  vers  : 

Pour  avoir  trop  à  dire...  je  me  tais. 

Mais  pendant  plus  de  dix  ans  qui  se  sont  écoulés 
depuis  que  j'ai  cessé  d'écrire,  tout  ce  que  j'ai  pu  me 
permettre  d'agréables  folies  ressemble  si  bien  à  ce  que 
vous  connaissez  déjà,  que  j'ai  cru  devoir  vous  épargner 
des  redites.  J'ai  beaucoup  voyagé  ;  mais  que  fait  un 
nouvel  auteur  du  voyage  ?  Répéter,  s'il  est  véridique, 


io8  l'œuvre  d'axdréa  de  nerciat 

ce  qu'un  autre,  aussi  bon  observateur,  aura  dit  avant 
lui,  mieux  ou  plus  mal,  des  mêmes  objets  remarquables. 
J'ai  lu  aussi  dans  les  cœurs  plus  à  fond  que  du  temps  où 
j'écrivais  pour  la  première  fois,  mais  mes  notes  n'ayant 
pas  été  toutes  gaies  et  à  l'avantage  de  l'espèce  humaine, 
et  mon  esprit  n'étant  d'ailleurs  nullement  enclin  à  la 
satire,  j 'ai  fait  vœu  de  ne  rien  peindre  de  ce  qui  exigerait 
que  je  mêlasse  une  trop  forte  dose  de  noir  à  mes  couleurs. 
Pourquoi,  sans  vocation,  et  je  crois,  sans  moyen,  pour 
la  médisance,  m'élèverais-je  comme  exprès  :  afin  de  vous 
donner  de  l'humeur  contre  une  infinité  de  choses  qui 
souvent  ont  excité  la  mienne  ! 

lycs  Français  ont  cessé  de  me  plaire  depuis  que,  de 
gaieté  de  cœur,  ils  ont  renoncé  à  être  d'amusants  ori- 
ginaux, pour  devenir  de  sottes  copies.  Les  Anglais  m'ont 
envaporée  ;  les  Allemands  m'ont  passablement  ennuyée, 
tout  en  me  forçant  de  les  beaucoup  estimer  ;  les  Italiens 
m'ont  excédé  de  leurs  grimaces  et  de  leur  multiforme 
agitation.  C'est  pour  ne  pas  délayer  tous  ces  travers  sur 
mon  papier  :  c'est  en  un  mot,  pour  n'être  méchante  sur 
le  compte  de  personne,  en  particulier,  que  je  renonce  à 
\'ous  parler  de  moi.  Le  petit  nombre  d'amis  choisis  avec 
lesquels  je  passe  doucement  ma  vie,  ne  mérite  que  des 
éloges.  Or,  l'éloge  n'est  point  ce  qu'on  lit  avec  le  plus 
d'appétit,  non  plus  que  la  description  monotome  d'un 
petit  bonheur  exempt  de  ces  traverses  romanesques, 
de  ces  oppositions  délicieuses  pour  le  spectateur  qui, 
pourvu  qu'il  ait  du  plaisir,  ne  s'embarrasse  guère  de  ce 
qu'ont  à  souffrir  les  héros  de  la  scène. 

Le  deuxième  chapitre  intitulé  Eclaircissements  né- 
cessaires, n'est  pas  moins  intéressa?it.  Félicia  raconte  ce 
que  fit  Monrose  pendant  le  temps  oit  elle  l'avait  perdu  de 
vue. 

Monrose  n'est  point  mon  frère,  quoique  l'aient  ainsi 
consacré  de  nombreuses  éditions  (p'on  a  faites  de  mes 
Fredaines.  Si  la  première  qit*on  fabriqua  chez  les  Belges 
à  mon  insu,  et  que  toutes  les  autres  ont  plus  ou  moins 
incorrectement  copiée,  n'avait  par  elle-même  été  toute 


MONROSE   OU   IvE   WBERTIN   PAR    FATALITE  lOg 

autre  chose  que  ce  que  j'avais  écrit,  on  saurait  que 
Monrose,  mon  neveu  seulement,  est  le  fils  de  Zeïla, 
devenue  ]\I™^  de  Kerlandec  et  depuis  encore,  devenue 
Milady  S3-dney  ma  sœur,  et  nullement  ma  mère.  Au 
surplus  l'occasion  naîtra  de  rectifier,  chemin  faisant, 
des  erreurs  généalogiques,  qui,  dans  le  fond,  sont  de  peu 
de  conséquence  pour  le  lecteur.  Mais  il  est  à  propos  de 
lui  dire,  s'il  n'a  pas  sous  la  main  quelque  exemplaire  de 
mes  Fredaines,  que  ce  fut  moi  qui  lançai  dans  le  monde 
le  charmant  Monrose,  et  qui  lui  donnai  les  premières 
leçons  de  bonheur  ;  qu'on  lui  fit  faire  ensuite  un  voyage 
en  Angleterre  ;  qu'il  en  revint  à  l'occasion  du  débrouille- 
ment  de  nos  intérêts  de  famille,  qu'alors  il  fut  inscrit 
dans  la  compagnie  des  Mousquetaires  noirs,  et  qu'à  leur 
suppression,  Monrose  à  peine  âgé  de  i6  ans,  mais  grand, 
et  assez  formé  pour  qu'on  pût  supposer  qu'il  en  avait 
deux  de  plus,  fut  pourvu  d'une  réforme   de  cavalerie. 

Les  êtres  bien  nés,  bien  inspirés,  se  livrent  volontiers 
avec  enthousiasme  à  la  profession  qu'ils  ont  embrassée. 
Monrose,  militaire,  crut  devoir  épier  les  moindres  occa- 
sions d'apprendre  son  métier,  et  chercher  par  toute  la 
.terre  à  s'y  rendre  recommandable.  Il  prit  donc  de  lui- 
même  le  parti  d'aller  servir  en  Amérique  où  la  France 
prodiguait  son  or  et  ses  soldats  pour  le  soutien  de  cette 
insurrection  prétendue  philosophique,  dont  l'exemple 
est  de^•enu  funeste  à  plus  d'une  contrée  de  l'Europe 
et  de  laquelle  certains  politiques  jugent  que  nous 
aurions  mieux  fait  de  ne  point  nous  mêler. 

Quoi  qu'il  en  soit,  comme  une  discussion  de  ce  genre 
est  absolument  étrangère  à  mon  sujet,  il  me  suffit  de  dire 
qu'utile  ou  préjudiciable  à  l'Etat,  cette  émigration 
militaire  fournit  à  Monrose  l'occasion  d'un  heureuse 
caravane.  Il  partit  comme  volontaire  déterminé  par 
des  convenances  avantageuses,  et  assuré  de  l'intérêt 
particulier  que  prendrait  à  lui  certain  officier  général. 

Il  servit  là-bas,  comme  il  se  pique  de  tout  faire,  c'est- 
à-dire  à  merveille.  Trop  de  zèle  pourtant  lui  fit  outre- 
passer parfois  les  bornes  du  devoir  ;  un  coup  de  baïon- 
nette et  une  forte  contusion  dont  on  l'apostropha  jus- 
tement à  deux  échauffourées  auxquelles  il  n'était  nulle- 


IIO  L  CEUVRE   D  ANDREA   DE   NERCIAT 

ment  obligé  de  se  trouver,  le  punirent  de  cette  ardeur 
hors  de  saison  ;  mais,  comme  il  ne  lui  est  resté  de  ces 
honorables  blessures  que  des  cicatrices  qu'on  ne  voit 
point,  et  qui  n'ont  pas  privé  son  adorable  figure  du 
moindre  de  ses  agréments,  il  est  aujourd'hui  démontré 
que  mon  intrépide  neveu  fut  très  bien  inspiré  lorsqu'il 
s'exposa  de  la  sorte. 

Peut-être  avec  le  temps  fût-il  devenu  célèbre  par  ses 
exploits  belliqueux,  mais  la  paix  enchaîna  son  courage. 
Il  revint  en  France,  où  les  myrtes  du  plaisir  devaient 
bientôt  succéder  sur  son  front  aux  lauriers  de  la  gloire. 
C'est  cette  douce  transition  qui  me  vaut  aujourd'hui 
l'honneur  d'être  l'historien  de  mon  enfant  gâté  ;  car 
n'entendant  rien  à  chanter  des  prouesses  martiales,  je 
me  sens,  au  contraire,  autant  de  facilité  que  de  vocation 
à  célébrer  celles  qui  sont  de  mon  ressort. 

Est-il  nécessaire,  cher  lecteur,  de  vous  dire  que  Mon- 
rose  revint  de  là-bas  avec  un  petit  aigle  d'émail  pendant 
au  bout  d'un  ruban  bleu  de  ciel,  liseré  de  blanc  !... 
Pourquoi  non  ?  Bien  que  cette  décoration  militaire 
soit  absolument  étrangère  aux  attributs  galants  d'un 
homme  à  bonnes  fortunes,  disons  tout  de  suite,  pour 
n'être  plus  dans  le  cas  de  reparler  des  trophées  de  la 
guerre,  que  notre  héros  était  parti  d'Amérique  avec  des 
dépêches  secrètes  qu'on  lui  avait  confiées,  bien  moins 
vil  leur  importance  officielle,  qu'afin  de  le  faire  mieux 
accueillir  à  Versailles  ;  qu'il  y  fut  accueilli  par  les  mi- 
nistres avec  cet  engouement  dont  les  plus  graves  per- 
sonnages sont  susceptibles  dès  (qu'ils  sont  nés  français  ; 
qu'on  joignit  aux  éloges  un  bienfait  considérable,  avec 
le  grade  de  colonel,  et  qu'on  fit  le  fortuné  ]Monrose 
chevalier  de  Saint-I^ouis,  à  cause  de  ses  actions  d'éclat 
et  de  ses  blessures.  Il  avait  vingt-deux  ans  alors. 

«  De  nouveaux  personnages  ajoutés  à  ceux  que  nous 
connaissons ,  dit  Monselet,  reconiniencent  une  série  d'orgies, 
pourvue  du  même  genre  d'attrait  que  la  première.  L'abbé 
de  Saint-Lubin,  la  baronne  de  Liesseval,  Mivii,  M^^  de 
Flakbach,  Armande,  Floricourt,  Senneville,  placés  pour 
ainsi  dire  sous  le  commandement  de  Félicia  et  de  Monrose, 


MONROSE   OU   IvE   WBERTIN   PAR   FATALITE  III 

-vont  passer  la  saison  d'été  dans  une  délicieuse  terre  située 
à  quelques  lieues  de  Paris  ;  ils  n'y  couronnent  point  de 
rosières,  comme  on  le  pense  bien  ;  ils  se  contentent  de  -jouer 
la  comédie.  —  lycs  fausses  infidélités,  par  exemple,  —  et 
de  chasser  tout  le  jour  dans  les  bois,  souvent  même  le  soir.  » 
Monrose  raconte  aussi  à  Félicia  une  série  d'aventures 
galantes  dont  la  plus  piquante  est  sans  contredit  la  sui- 
vante. Ce  récit  est  de  Monrose  ;  il  est  interrompu  parfois 
par  Félicia  qui  rapporte  les  réflexions  par  lesquelles  elle 
interrompait  le  récit  de  Monrose,  c'est  donc  une  sorte  de 
dialogue  où  le  principal  rôle  est  tenu  par  Monrose.  On  a 
commencé  un  chapitre  intitulé  : 


NOUVELLES   AVENTURES.    —    HERMAPHRODITE 

I^e  lendemain  était  un  samedi.  Ponctuel  autant  qu'a- 
moureux je  vole  de  bonheur  à  Versailles,  à  l'auberge 
indiquée.  Arrivé  le  premier,  je  vois  bientôt  sun^enir 
M.^^  de  Moisimont  elle-même,  in  fiocchi,  sans  hommes, 
accompagnée  de  la  seule  demoiselle  Nicette  ;  leur  dessein 
était  d'accrocher  à  l'issue  du  conseil,  celle-ci  le  ministre 
de  Paris  ;  celle-là  le  ministre  des  finances,  leurs  pro- 
tecteurs respectifs.  Elles  y  réussirent.  Vers  minuit, 
je  les  revis  au  Juste,  où  je  m'étais  ennuyé  comme  un 
mort  à  les  attendre. 

—  Nos  affaires  sont  faites  et  parfaites  (me  dit  U^^  de 
Moisimont  avec  son  enjouement  ordinaire),  ainsi  nous 
pouvons  souper  sans  souci  ;  nous  veillerons  ensuite  à 
notre  aise,  car  je  n'ai  guère  envie  d'assister  au  brouhaha 
de    demain... 

<(  A  mesure  qu'elle  parlait,  M^^  Nicette  palissait,  et 
l'on  voyait  le  voile  du  chagrin  se  déployer  sur  ce  pitto- 
resque visage.  En  effet,  Mimi  n'avait  pas  dit  tout  cela 
sans  dessein,  et  l'Italienne  s'en  trouvait  fort  contrariée. 
Cette  étrangère  qui  venait  pour  la  première  fois  à  Ver- 
sailles, n'avait  cessé  de  répéter  dans  la  voiture,  comme 
elle  aurait  de  plaisir  à  voir  le  lendemain  le  spectacle  du 
lever,  et  à  entendre  la  musique  de  la  messe,  curiosité 


112  l'cEUVRE   D  ANDRÉA   DE   NERCIAT 

bien  naturelle,  surtout  chez  une  virtuose.  Il  y  avait 
lieu  de  présumer  que  Nicette  jalouse,  comme  toutes 
les  fenmies,  de  se  montrer  avantageusement  dans  une 
occasion  aussi  solennelle,  craindrait  de  compromettre 
sa  fraîcheur  dans  une  veillée.  Il  s'agissait  donc  de  l'en- 
vo3'er  coucher  de  bonne  heure,  nous  ménageant  ainsi 
non  seulement  le  reste  de  la  nuit,  mais  les  heures  encore 
que  la  curieuse  irait  passer  le  matin  à  la  galerie.  Mais 
Nicette,  qui  ne  pensait  pas  sur  toutes  choses  en  femme, 
regimbait  in  petto  contre  l'ouverture  faite  par  notre 
amie.  Nous  soupons. 

«  Malgré  le  succès  de  l'audience  du  soir  et  quoique 
Mimi,  non  moins  pétillante  que  le  Champagne,  ait  déjà 
fait  voler  au  plafond  les  bouchons  des  deux  bouteilles, 
Nicette  ne  peut  être  distraite  d'un  sérieux  réfléchi! 
Nous  lui  demandons  des  vers,  elle  en  improvise  de  très 
fous  dans  la  bouche  d'une  femme,  et  qui  n'ont  aucune- 
ment l'air  analogues  à  la  situation,  ils  ont  cependant 
un  sens,  et  bientôt,  je  vais,  chère  comtesse  (i),  vous 
donner  le  mot  de  l'énigme. 

«  Au  sortir  de  table,  on  passe  quelque  part  où  les 
dames  se  rendent  volontiers  ensemble  et  sans  suite. 
Au  bout  d'un  temps  un  peu  long  pour  semblable  céré- 
monie, j 'entends  mes  convives  revenir  fort  vite,  faisant 
assez  de  bruit.  La  porte  s'ouvre  :  —  A  mon  secours, 
chevalier  (me  crie  fort  gaiement  Mimi  que  Nicette,  bien 
éloignée  d'être  gaie,  s'efforçait  de  ramener  en  arrière), 
comment  me  mêler  de  leur  dispute  ? 

«  On  rentre  cependant  :  Nicette  ferme  la  porte  d'un 
air  boudeur  ;  IM^e  de  Moisimont  s'approchant  de  moi 
continue  :  —  Je  viens,  ma  foi,  de  l'échapper  telle. 
Cette  Sapho  voulait  me  donner  du  fil  à  retordre.  Tu- 
bleu,  connue  il  va  !  Cette  plainte  amphibie,  loin  de 
m'instmire,  contribuait  à  m 'embarrasser.  —  Eh  bien, 
oui,  madame  (repart  avec  feu  l'égarée  Nicette),  je 
l'avouerai  donc,  puisque  vous  venez  de  le  trahir,  cet 
amour  (jue  vous  devez  être  fîère  d'inspirer  à  notre 
sexe  !  —  Notre  sexe,  Nicette  !  il  y  a  bien  ({uelque  chose 

(i)  Félicia  était  comtesse. 


MOXROSE   OU   I.E   UBERTIN   PAR   FATALITÉ  II3 

à^  redire  là-dessus  (Comme  tout  cela  m 'étonnait  !)  — 
\^ous  êtes  bien  française,  madame,  riposte  l'agresseur. 
Une  Italienne  à  qui  j'en  aurais  dit  autant  qu'à  vous, 
me  ménagerait  et  ne  me  ferait  pas  rougir  devant  un 
étranger.  —  Un  étranger,  encore  vous  n'avez  pas  le  sens 
commun,  Nicette,  le  chevalier  est  mon  amant,  nous 
nous  aimons  à  la  folie. 

«  Je  ne  sais  qui,  de  Nicette  ou  de  moi,  fut  le  plus 
assommé  de  cette  indiscrétion  gratuite.  I,a  virtuose 
furieuse  frappe  du  pied,  étend  avec  bruit  ses  bras  élevés 
contre  la  muraille,  et  s'y  colle  la  face.  I^'instant  d'après, 
elle  veut  sortir  brusquement,  je  m'y  oppose,  craignant 
que,  dans  un  premier  mouvement,  elle  ne  fasse  la  folie 
de  retourner  à  Paris,  compromettre  auprès  de  M.  Moi- 
simont  son  épouse  étourdie.  Je  saisis  Nicette  avec  les 
ménagements  qu'on  doit  à  ses  amies  ;  nous  lui  parlons 
raison,  enfin  elle  paraît  entendre. 

«  Vous  êtes  bien  bons,  tous  deux  (dit-elle  plus  maî- 
tresse d'elle-même  et  nous  serrant  les  mains).  Hélas  ; 
voilà  comme  je  suis,  je  ne  sens  rien  à  demi,  la  nature 
en  m 'accordant  deux  sexes,  m'a  départi  double  dose 
d'âme  et  trop  de  passion.  Homme  ou  femme,  j'en  aurais 
trop  de  la  moitié.  Quand  un  climat  ardent  m'a  vu  naître, 
quand  je  ne  jouis  de  l'existence  qu'à  de  bien  extraor- 
dmaires  conditions,  il  serait  cruel  d'exiger  de  moi  que 
je  fusse  à  l'unisson  de  vos  affections  superficielles  et 
vos  badins  usages.  —  Chevalier  (interrompt  pour  lors 
la  folle  Mimi),  d'après  son  propre  aveu  j'opine  qu'on 
peut  bien  te  mettre  un  peu  plus  dans  la  confidence  ! 
Approche  et  juge  par  tes  sens  du  prodige  que  tout  à 
l'heure  on  m'a  fait  voir.  —  S'il  me  touche...  (coupe 
tragiquement  Nicette  avec  une  expression  menaçante). 
«Je  n'avais  garde  de  me  faire  arracher  les  yeux. 
—  Oh  !  bien  (répartit  Mimi  dont  le  rôle  était  différent 
du  mien),  si  le  chevalier  est  un  homme  délicat  à  l'excès, 
je  suis  femme  ;  et  veux  voir  les  choses  de  plus  près  à 
mes  risques  et  périls.  En  même  temps,  elle  se  jette  bon 
jeu,  bon  argent,  aux  jupes  de  Nicette.  Soit  amour, 
faiblesse,  ou  secret  contentement  après  une  faible  ré- 
sistance,  cette   créature  équivoque  laisse  par\-enir  au 


114  i^'cËUVRE  d'axdréa  de  xerciat 

but  une  main,  à  qui  dès  lors  il  est  permis  de  fourrager. 

—  «  Ce  n'est  point  une  plaisanterie  !  (me  dit  après 
deux  minutes  l'intrépide  visiteuse)  elle  a  tout  !  —  Tant 
mieux  pour  elle  (répondis-je  assez  tranquillement). 
Peu  content  d'ailleurs  d'une  diversion  qui  me  semblait 
occuper  trop  mon  amante,  et  retarder  du  moins  l'heu- 
reux moment  où  je  devais  partager  son  lit.  —  Eh  bien, 
ma  chère  Nicette  (continue  ma  beauté)  s'il  est  vrai  que 
j'aie  sur  toi  quelque  empire  et  que  tu  participes  à  la 
galanterie  du  sexe  dont  je  ne  suis  pas,  j'ai  le  droit  de  te 
commander.  A  ton  obéissance,  on  te  reconnaîtra.  J'exige 
que  tu  fasses  voir  au  Chevalier  ce  que  je  viens  de  toucher. 
Songe  que  si  tu  refuses,  je  tiens  désormais  pour  le  plus 
insolent  outrage  cette  exhibition  de  pièces  que  tu  t'es 
permise  au  cabinet. 

«  ly'essentielle  qualité  de  Nicette  n'était  point  la 
pudeur,  l'occasion  était  belle  de  faire  preuve  d'amour. 
Elle  se  lève  donc  et  livre  sans  scrupule  à  mes  regards, 
une  conformation  bizarre,  de  nature  en  effet  à  dérouter 
un  observateur.  Cette  amphibie,  fort  exercée  sans  doute 
à  produire  avantageusement  des  singularités  qui 
n'étaient  pas  le  moins  adroit  moyen  de  sa  charlatanerie, 
serrait  les  cuisses  avec  quelque  affectation,  cette  pression 
donnait  à  certain  hochet  à  peu  près  imberbe  et  sans 
grelots,  l'air  de  sortir  d'un  bourrelet  dont  les  lèvres 
écartées  du  haut,  vu  le  volume  du  cylindre,  se  réu- 
nissaient par  le  bas  figurant  (comme  à  l'attribut  na- 
turel du  beau  sexe)  le  seuil  magique  du  centre  des  vo- 
luptés. 

«  J'espère  qu'il  va  m'être  permis  de  toucher,  mais 
non  ;  Mimi  seule  aura  ce  privilège.  On  lui  prend  ce  doigt 
qui  chez  les  neuf  dixièmes  des  femmes  est  particulière- 
ment au  fait  de  semblable  local.  Nicette  promène  à 
mes  yeux  ce  doigt  connaisseur,  du  haut  en  bas  du  sillon, 
et  le  fait  heurter  avec  quelque  prétention  contre  l'angle 
inférieur.  En  même  temps  l'autre  caractère,  quoique 
d'une  consistance  alors  douteuse,  exprime  par  quelques 
soulèvements  masculins,  la  part  qu'il  prend  lui-même 
à  l'honneur  de  cette  visite. 


MONROSE   OU   LE   LIBERTIN   PAR   FATALITÉ  II 5 


EXCÈS    DE    FRANCHISE    DE    LA    PART    DU    CONTEUR. 
HOROSCOPE   ACCOMPLI 

Cher  lecteur  !  vous  avez,  je  gage,  la  même  pensée  que 
j'eus  dans  le  temps  !  Ne  vous  semble-t-il  pas  que  Mon- 
rose,  oubliant  qu'il  doit  se  confesser  seulement,  im- 
provise, pour  s'amuser,  une  invraisemblable  folie  ? 
Patience  ;  ne  soyez  pas  trop  léger  à  fixer  votre  jugement, 
et  daignez  suivre  avec  moi  le  fil  de  cette  véritable 
histoire.  Voici  ce  que  Monrose  y  ajouta  : 

Croiriez-vous  bien,  chère  comtesse,  que  je  n'en  suis 
pas  encore  au  plus  étonnant  de  mon  aventure  ?  Il  était 
écrit  que  toutes  mes  passions,  non  moins  sentimentales 
que  fougueuses  dans  leur  origine,  dégénéreraient  subi- 
tement, et  toujours  par  la  faute  des  femmes...  Vous 
souriez  ?...  Oui,  comtesse,  je  parle  ici  même  de  vous, 
qui,  si  vous  ne  m'aviez  en  quelque  façon  chassé  quand 
je  voulais  de  si  bonne  foi...  —  Vous  me  cajolez,  fripon  ; 
je  vois  d'ici  que  vous  allez  avoir  à  faire  passer  quelque 
chose  de  difficile  et  que  vous  vous  recommandez  à  mon 
amour-propre  !  I^'hameçon  est  découvert,  ainsi  tenez- 
vous  ferme,  et  renoncez  surtout  à  mettre  si  cavalière- 
ment sur  le  compte  des  femmes  les  vicissitudes  convul- 
sives  de  vos  inclinations.  Cette  guerre  de  housard  que 
vous  n'avez  pas  cessé  de  faire  au  beau  sexe,  vous  plaisait 
fort,  et  je  vous  aurais  bien  attrapé,  si  j'avais  été  femme 
à  passer  bail  avec  vous.  Mais  oubliez-moi  dans  ce  mo- 
ment et  parlons  de  vos  sollicitudes  de  ^"ersailles.  Il 
poursuivit  : 

«  Nul  doute  que  sans  Nicette  M.^^  de  Moisimont  ne 
m'eût  donné,  selon  sa  première  intention,  une  nuit 
franche  et  complète  :  mais  un  second  aimant  connnençait 
à  l'attiser,  et  combattait  un  peu  l'effet  du  mien.  Si  les 
premières  dispositions  avaient  pu  s'accomplir,  Nicette 
renvoyée,  à  moins  qu'elle  ne  se  fût  retirée  de  son  propre 
mouvement,  aurait  occupé  la  chambre  qui  lui  était 
destinée,  j'aurais  fait  semblant  de  me  retirer  dans  la 
mienne,  d'où  je  serais  bientôt  revenu  me  jeter  dans  les 
bras  de  l'adorable  Mimi  ;  mais  les  trois  quarts  de  ce 


Il6  l/CËUVRE    d'aNDRÉA   DE    XERCIAT 

mystère  étaient  inutiles  quand  notre  liaison  venait 
d'être  imprudemment  aiïïchée.  Si  l'on  m'aimait  à  la 
folie,  on  était  bien  tant  soit  peu  sensible  à  la  déclaration 
qui  s'était  faite  dans  le  fatal  cabinet.  A  quoi  bon  mal- 
traiter un  être  bien  épris,  piquant  par  beaucoup  de 
singularité,  désirable  et  mis  étourdiment  en  possession 
d'un  dangereux  secret  ?  faudra-t-il  lui  donner  le  crève- 
cœur  de  méditer  dans  une  triste  chambre  d'auberge, 
tout  le  bonheur  dont  une  femme  adorée  allait  combler 
sans  doute  un  rival  avec  lequel  il  y  avait  des  moyens 
d'accommodement  ?  Non  :  Mimi,  coquette  et  brûlante, 
n'était  pas  capable  d'un  trait  de  dureté  qui  n'aurait 
abouti  qu'à  retrancher  quelque  chose  à  ces  propres 
jouissances.  Ou  dis- je  !  Il  devrait  entrer  dans  les  idées 
de  cette  feniine  extravagante  que  mettre  en  commun 
l'aubaine  d'une  Nicette  convenable  à  tous  deux,^  c'était 
faire  en  faveur  de  moi-même  preuve  de  générosité. 

«  Voilà,  ma  chère  comtesse,  tout  ce  qu'il  me  fallut 
extraire  des  propos  et  de  la  conduite  que  tenait  ma  chère, 
inconstante  et  folle  Mimi  depuis  l'explosion  des  feux  de 
Nicette,  jusqu'à  l'instant  du  coucher,  qui  se  fit...  comme 
vous  le  prévoyez  déjà,  dans  un  même  lit,  heureusement 
assez  vaste  pour  comporter  notre  singulier  asseniblage. 

«  J'avoue  qu'un  peu  piqué  de  certaines  privautés,  que 
ces  dames  s'étaient  préalablement  permises,  je  résolus  en 
secret  de  me  venger  à  ma  manière,  et  de  faire  si  bien  les 
choses  en  faveur  de  Nicette  elle-même,  que  M^^  de  Moi- 
simont.eût  peut-être  quelque  dépit  de  m'avoir  partagé. 
Quant  à  la  passion  de  Nicette,  ne  la  battais- je  pas  à 
plate  couture  avec  une  seule  moitié  de  mes  moyens  ? 

«  J'ai  dit  comment  avait  calculé  Mimi,  comment  je 
calculais  à  mon  tour  ;  plus  tard  je  ferai  connaître  quels 
étaient  aussi  les  calculs  de  Nicette. 

«  A  peine  l'avide  Mimi  se  trouve-t-elle  entre  nous  deux, 
que  de  droite  et  de  gauche,  elle  procède  à  l'inventaire  de 
ses  richesses.  Ensuite,  prenant  à  l'hermaphrodite  une 
mam  qu'elle  attire  chez  moi...  sur  ce  que  je  ne  puis 
mieux  désigner  qu'en  ne  le  nommant  pas...  —  En  cons- 
cience, dit-elle,  le  tien  aurait  beau,  comme  nouveau 
venu,  prétendre  à  l'honneur  du  pas,   tu  conviendras 


MONROSE   OU   LE   WBERTIN   PAR   FATALITÉ  II7 

que  celui-ci  n'est  pas  fait  pour  le  lui  céder.  Mimi  ]3arlait 
encore,  que  l'Italienne,  rebelle  à  cette  décision,  proteste 
par  le  fait,  s'élance  et...  peu  s'en  faut  qu'on  ne  me 
frustre  !...  Ce  transport,  flatteur  sans  doute  pour  celle 
qui  en  est  l'objet,  est  trop  à  mon  désavantage  pour 
que  je  ne  me  hâte  pas  d'en  empêciier  la  réussite.  Par 
bonheur,  Mimi,  si  vivement  disputée,  penche  un  peu 
pour  moi  :  se  dérobant  avec  souplesse,  elle  met  l'entre- 
prenante Nicette  en  défaut  ;  je  repousse  avec  ména- 
gement cette  tenace  concurrence,  le  champ  de  bataille 
me  reste  ;  je  m'y  établis  en  vainqueur  et  savoure  à 
longs  traits  les  délices  du  triomphe. 

Dieux  !  quelle  femme  que  cette  Moisimont  !  quel 
inconcevable  alliage  de  tendresse,  de  fougue,  d'abandon 
et  de  délire  !  Les  moments  heureux  de  la  veille  ne 
m'avaient  donné  qu'un  léger  avant-goût  de  tant  de 
voluptés.  Maintenant  Mimi  se  livre  sans  réser^^e  ;  elle 
donne  l'essor  à  tous  ses  feux  ;  elle  déploie  toute  la  per- 
fection de  sa  manière  :  ma  fortune  n'a  plus  rien  de  ter- 
restre, je  plane  dans  l'élément  du  plaisir. 

«  Mille  glaives  se  plongeant  dans  mon  sein  n'auraient 
pu  me  faire  sentir  les  aiguillons  de  la  douleur,  à  plus 
forte  raison,  hélas  !  une  trahison,  revêtissant  la  livrée 
du  badinage,  pouvait-elle  m'assaillir  sans  que  je  fusse 
à  temps  sur  mes  gardes.  Un  accessoire,  si  j^eu  nécessaire 
qu'il  faisait  à  peine  pour  moi  l'effet  d'une  bougie  allumée, 
quand  le  soleil  de  midi,  un  beau  jour  d'été,  darde  ses 
rayons  avec  fureur,  un...  je  ne  savais  quel  travail  qui 
me  semblait  être  de  la  part  de  Nicette  plutôt  un  procédé 
galant  qu'un  sournois  attentat... 

—  Quoi  !  m'écriai-je  !  l'interrompant,  cette  fille,  cette 
amante  éperdue  qu'outrage  votre  bonheur,  elle...  Serait- 
il  bien  possible  que  j'eusse  deviné  ?... 

—  Vous  pouvez  tout  conjoncturer.  Oui,  ma  chère 
comtesse,  pourquoi  n'en  pas  retrancher  l'humiliant 
aveu  !  Cette  fleur  idéale  que  ni  Carvel,  ni  le  père  prin- 
cipal, ni  le  lord  Kingston,  ne  purent  m 'arracher,  une 
femme,  ou  plutôt  un  démon  ose  essayer  de  la  surprendre, 
et  mon  frénétique  bonheur,  mon  délire  extatique  lui 
permettrait  d'y  réussir,  si  le  seul  hasard  de  ma  confor- 


Il8  l'gêUVRE   d'aNDRÉA   de   N'ERCIAT 

mation  n'y  mettait  un  invincible  obstacle  !  C'est  ainsi 
que  la  perfide  Nicette  méditait  de  se  venger  à  la  fois,  et 
de  celle  qui  me  préfère  et  de  moi  qu'elle  voit  préféré. 
Quelle  humiliation  intérieure,  lorsqu'enfin  je  réfléchis  ! 
Que  je  me  hais  surtout  lorsque  je  dois  m'avouer,  que 
de  peur  de  perdre  la  moindre  douceur  du  crépuscule  de 
ma  jouissance,  je  n'avais  pas  la  vertu  d'écarter  l'infâme 
Nicette,  et  demeurais  sa  conquête  assez  longtemps  pour 
que  M™e  de  Moisimont  eût  enfin  le  temps  de  s'apercevoir 
d'un  travail  qui  i)ouvait  aboutir  à  me  déshonorer. 


DE  MAI.  EN  PIS.  —  ORAGE.  —  SENTIMENTS  CONFUS 

S'il  pouvait  y  avoir  quelque  chose  au  monde  de  plus 
ridicule,  que  ce  que  venait  de  confesser  mon  cher  neveu, 
ce  serait  le  ton  de  Jérémie  et  les  réflexions  morales  dont 
il  avait  bigarré  son  récit.  I^a  tête  plongée  dans  ses  mains, 
il  se  taisait,  j'eus  pitié  de  lui.  Sans  doute,  lui-dis-je,  il 
est  louable,  en  pareil  cas,  de  se  rappeler  qu'un  brave 
militaire  est  taché,  s'il  fut  exposé  par  derrière  aux 
coups  de  l'ennemi  ;  mais  ici  je  ne  vois  qu'une  surprise, 
votre  honneur  pouvait  d'autant  moins  souffrir  de  l'ou- 
trage, qu'il  venait  de  la  part  d'une  femme... 

—  Et  !  plût  à  Dieu,  s'écrie-t-il,  mais  n'anticipons 
point;  souffrez,  chère  comtesse,  que  nous  marchions  à 
grands  pas  vers  l'issue  du  dédale  de  la  honte  où  ma  fran- 
chise inconsidérée  m'a  fait  conduire  votre  curiosité. 

«  Oh  la  vilaine  !  ne  put  s'empêcher  de  dire,  quoiqu'en 
riant,  la  folle  Mimi.  Certes,  mademoiselle  Nicette,  vous 
me  donnez  une  belle  preuve  de  votre  amour  prétendu  ! 
C'était  bien  la  peine  d'en  faire  tant  d'étalage  dans  ce 
cabinet  !  et  je  suis  singulièrement  payée  d'y  avoir  pris 
un  peu  d'intérêt.  Quant  à  moi,  je  n'avais  qu'un  moyen 
de  laver  mon  injure.  Je  songeais  à  l'employer  lorsque 
Mimi  elle-même  m'y  excite.  Elle  est  doublement  in- 
téressée à  me  voir  occuper  la  terrible  Nicette,  qui  déjà 
se  disposait  à  me  succéder.  Je  pare  le  coup  encore  une 
fois.    Ce   démon   qu'on   nomme  Nicette  est  jeté  dans 


MONROSE    OU   LE    LIBERTIN    PAR   FATALITE  II9 

l'attitude  qui  convient  à  ma  vengeance...  Alors  ma  rusée 
créature,  avec  de  bonnes  raisons  pour  ne  pas  s'aban- 
donner tout  à  fait  à  ma  discrétion,  s'empare  du  trait, 
et  se  rend  maîtresse  de  le  diriger.  Elle  est  sur  le  dos,  se 
ployant  en  demi-cercle,  les  genoux  élevés  jusqu'à  la 
hauteur  du  menton  :  je  n'ai  pas  de  peine  à  supposer 
qu'apparemment  la  singularité  de  sa  conformation  exige 
cette  position  gênante.  Je  me  résigne  ;  l'idée  d'avoir 
une  hermaphrodite  m'exalte  :  le  piquant  de  notre  double 
rapport,  un  art  qui  pour  être  différent  de  celui  de  l'ado- 
rable Mimi,  ne  laisse  pas  d'avoir  certain  mérite  ;  le  désir 
encore  de  ramener  complètement  à  moi  la  capricieuse 
amphibie  qui,  tandis  que  je  la  serre  avec  ardeur,  re- 
cherche les  baisers  de  sa  rivale,  et  l'occupe  encore  d'une 
autre  façon,  tout  cela  souffle  mes  feux,  et  me  vaut  de 
faire  à  Vénus  le  plus  fastueux  sacrifice. 

Mais  quel  froid  mortel  me  saisit,  lorsque  m'occupant 
de  ce  qu'a  pu  devenir  chez  Nicette  un  sexe  oisif  tandis 
que  je  tenais  l'autre  en  activité,  je  reconnais  que  je  suis 
dupe  encore,  et  que  ma  revanche  est  une  méprise  abo- 
minable !  je  saute  à  bas  du  lit,  je  prends  un  flambeau, 
j'accours...  Déjà  l'enragée  Nicette  est  dans  les  bras  de 
mon  infidèle  amante.  Je  les  découvre  du  haut  en  bas  ; 
je  visite  ;  elles  vont  leur  train,  comme  si  elles  étaient 
seules  au  monde.  J'ai  tout  le  temps  d'enrager  et  de 
m'assurer  qu'au  lieu  d'être  des  deux  sexes,  la  perfide 
Nicette  n'est  d'aucun  ;  que  cette  jolie  femme  n'est 
qu'un  joli  homme  dégradé,  que  le  sillon  qui  ci-devant 
m'avait  trompé  n'est  qu'un  impasse  factice,  bizarre, 
mais  effraj'ant  vestige  d'une  amputation,  m'en  voilà 
convaincu  :  en  un  mot,  je  n'ai  fait  que  restituer  à  Nicette 
une  réalité  pour  un  semblant  :  le  voyage  eût  été  le  même 
si  un  terrain  vierge  ne  se  fût  invinciblement  refusé  chez 
moi  à  ce  qu'avait  permis  sans  résistance  chez  Nicette, 
une  route...  hélas  !  si  frayée,  que  je  ne  pouvais  me  dissi- 
muler qu'elle  fût  publique. 

«  Cependant,  tandis  que  je  me  désespère,  ma  volage 
amante  subit  avec  recueillement  les  transports  du 
monstre  ;  celui-ci  tout  à  sa  nouvelle  besogne,  s'em- 
barrasse peu  de  mes  recherches  curieuses  :  tous  deux 


120  L  fEUVRE   D  ANDREA   DE   XERCIAT 

m'ont  totalement  oublié.  J'ai  trop  d'indignation  pour 
qu'il  me  soit  possible  de  rentrer  dans  ce  lit,  théâtre  du 
parjure  et  de  la  dépravation.  Je  rallume  le  feu,  je  prends 
quelques  vêtements,  et,  plongé  dans  une  bergère,  je 
médite  sur  ma  honte  compliquée.  On  me  donne  tout  le 
temps  d'en  savourer  l'amertume,  il  semble  qu'exprès 
les  impudiques  aient  juré  de  ne  jamais  cesser...  Au  bout 
d'une  demi-heure  enfin,  c'est  Mimi,  qui  d'une  voix 
faible,  demande  quartier.  — ■  Ote-toi,  dit-elle,  je  n'en 
puis  plus.  Presqu'en  même  temps  elle  m'appelle... 
Chevalier  ?...  Chevalier  ?...  Je  ne  réponds  point.  Elle 
détourne  le  rideau,  me  voit  (Une  troisième  fois  et  du  ton 
de  l'inquiétude).  Chevalier.  —  Eh  bien,  madame,  que 
me  voulez-vous  ?  lya  sécheresse  de  mon  ton  l'alanne, 
elle  s'élance  :  accourant  où  je  suis,  elle  se  précipite  dans 
mes  bras  qui  la  repoussent...  Est-ce  bien  le  même  Mon- 
rose,  dit-elle,  toi  dur  et  presque  brutal  avec  la  tendre 
Mimi  !  (Je  me  lève  furieux.)  Il  est  fou  !  la  remarque 
m'irrite  encore  davantage.  Je  la  couvre  d'un  regard 
foudroyant  ;  cependant  une  larme  trahit  ma  faiblesse. 
Je  me  sens  avec  dépit  une  bien  singulière  espèce  d'atten- 
drissement, puisque  je  bouillais  en  même  temps  de  rage. 
Je  veux  sortir  de  cette  chambre  funeste  ;  Mimi,  à  ge- 
noux, s'efforce  de  me  retenir...  Mes  pas  l'entraînent  sur 
le  tapis  ;  elle  est  en  larmes  à  son  tour.  Mon  cœur  se 
brise  :  je  me  fais  des  reproche.  Mimi  gagna  son  procès  ; 
je  ne  vois  plus  en  elle  qu'une  folle  capricieuse,  mais 
tendre,  de  qui  les  lubriques  erreurs  ne  doivent  point 
faire  penser  que  son  cœur  n'est  capable  d'aucun  bon 
sentiment.  Je  la  relève  tremblante,  presqu 'évanouie  : 
hélas,  le  peu  de  force  qui  lui  reste  est  pour  me  presser 
contre  son  cœur  ;  elle  mouille  de  ses  larmes  une  joue 
sur  laquelle  elle  vient  de  coller  la  sienne,  craignant  avec 
raison  que  ma  bouche  ne  refusât  ses  baisers.  Je  la  porte 
au  lit  ;  je  l'y  couche  :  ses  bras  me  retiennent,  nos  pleurs 
se  mêlent,  mon  cœur  palpite  vivement  sous  la  main 
qui  le  consulte,  tandis  qu'un  sein  oppressé  me  marque 
par  un  soulèvement  précipité,  que  l'âme  éprouve  la  plus 
violente  agitation  quand  la  bouche  se  condamne  au 
silence... 


MOXROSE   OU   LE   LIBERTIX   PAR    FATALITE  121 


RETRAITE  DE  NICETTE.  —  ÉTONNANTE  MORAINE  DE  MIMI 


Nicette  avait  trop  de  pénétration  pour  ne  pas  saisir  le 
sens  de  cette  singulière  scène.  —  Que  n'ai-je  pu  me 
douter  de  tant  d'amour,  dit-elle  avec  quelque  dépit, 
vous  n'auriez  eu  ni  l'un  ni  l'autre  à  vous  plaindre  de  moi. 
Bn  même  temps,  elle  se  lève.  Mimi  me  faisait  face  ; 
mais,  avertie  par  le  mouvement  de  Nicette,  sans  la 
regarder,  elle  lui  tend  une  main  ;  Nicette  répond  avec 
transport  à  cette  intention,  en  baisant  cette  main  qu'elle 
a  saisie,  et  qui,  par  une  douce  pression,  semble  lui  dire  : 
Ne  nous  quittons  pas  avec  inimitié.  Trois  fois  ^limi  la 
rassure,  et  témoigne  qu'elle  est  elle-même  un  peu 
rassurée.  —  Ht  vous,  Monsieur  ?  (Ose  aussi  me  dire  la 
funeste  Nicette  en  me  tendant  sa  main  libre.)  Je  lui  vois 
dans  ce  moment  des  3'eux  si  doux,  si  magnétiques,  un 
prestige  si  complètement  féminin,  qu'oubliant  tout  ce 
que  j 'ai  appris  aux  endroits  décisif  s,  je  goûte  encore  l'illu- 
sion de  la  vue  d'une  femme  charmante.  Je  ne  baise  point 
à  la  vérité  la  main  du  joli  monstre  ;  mais  je  lui  exprime 
du  moins  sans  équivoque  que  je  ne  puis  le  détester... 
—  Demain,  dit  notre  fatale  compagne,  demain,  si  vous 
êtes  juste,  vous  pourrez  me  revoir  ;  je  ne  me  ferai  pas 
presser  pour  me  rendre  à  vos  ordres...  soyez  heureux... 
(ses  larmes  coulent  alors)  et  ne  haïssez  pas  la  malheu- 
reuse Nicette.  A  ces  mots,  prononcés  avec  sentiment, 
elle  passe  dans  l'autre  pièce  et  nous  laisse... 

«  —  On  est  bien  fou  quand  on  aime  !  dit  après  un  long 
silence  M"!^  de  Moisimont,  près  de  qui  je  ne  m'étais 
point  encore  recouché.  —  Madame,  répliquai-je,  je 
serais  bien  malheureux  si  cette  réflexion  me  regardait 
seul.  —  C'est  à  moi,  par  malheur  que  je  parlais,  cruel... 
Eh  bien  ?  quand  finirez-vous  de  bouder,  et  qu'attendez- 
vous  pour  reprendre  votre  place  ?  ou  bien  songez-vous 
aussi  à  m'abandonner  ?  J'étais  bien  contrarié,  je  l'avoue. 
Non  seulement  je  me  sentais  assez  faible  pour  être  tout 
prêt  à  rentrer  dans  cette  lice  de  déshonneur  ;  mais  il  me 
semblait  qu'on  était  bien  bonne  de  m'y  inviter,  que 


122  h  (KUVRE   D  AXDREA   DE   NERCIAT 

j'avais  tenu  dans  toute  cette  aventure,  une  conduite 
ridicule  et  cruelle  ;  enfin,  que  j'avais  peut-être  moi- 
même  autant  de  tort  avec  Mimi,  qu'elle  pouvait  en  avoir 
avec  moi.  Cependant,  je  quittais  bien  lentement  ma 
robe  de  chambre.  La  passionnée  Mimi  se  hâte  de  m'en 
délivrer  ;  si  je  la  laissais  faire,  elle  arracherait  ce  qui 
fixe  le  vêtement  que  l'amour  déteste  le  plus.  Séduit 
enfin,  réenchanté  par  cette  tendre  impatience,  je  m'y 
conforme  :  derechef  me  voilà  dans  ce  lit  dont  la  jalousie 
et  l'humeur  m'avaient  exilé.  J'y  suis  saisi,  pressé, 
accolé,  dévoré.  —  Ah  !  (me  dit-on  alors  à  travers  mille 
baisers)  que  Mimi  soit  pulvérisée  par  la  foudre,  si  elle  a 
cru  un  moment  t'offenser  !  quelle  importance  peux-tu 
donc  attacher  aux  formes  purement  matérielles  de 
l'amour  ?  qu'est-ce  donc  pour  toi  ce  sentiment,  ou  cette 
fièvre,  ou  cette  démence  ?  Est-ce  de  l'amour  à  ta  ma- 
nière que  tu  as  pensé  m'exprimer  en  me  déchirant  le 
cœur  ?  C'était  trop  de  questions  à  la  fois,  pour  que  je 
pusse  répondre  ;  on  continua. 

«  —  Je  crains,  mon  bon  ami,  de  t'avoir  fait  trop 
d'honneur  en  supposant  que  je  pouvais  m'abandonner 
à  toi  sans  nous  être  étudiés  davantage.  Mais  écoute  : 
connais-moi  tout  entière  ;  tu  sais  ce  que  je  vaux  pour 
le  plaisir  ?  Eh  bien,  apprends  que  je  me  pique  de  valoir 
bien  plus  encore  par  mes  sentiments.  Je  n'avais  rien 
aimé  jusqu'au  moment  de  te  voir.  Mes  sots  adorateurs 
de  province  :  un  histrion,  que  je  méprisais  en  me  servant 
de  lui  comme  d'un  ustensile  commode  pour  les  besoins 
de  mes  sens,  mais  nullement  cher  ni  précieux  ;  un  Moi- 
simont  que  je  n'ai  préféré  pour  m'unir  à  lui,  que  parce 
qu'il  avait  encore  plus  de  sottise  et  moins  de  caractère 
que  ses  compétiteurs  ;  rien  de  tout  cela  ne  m'avait  fait 
sentir  si  j'avais  une  âme.  L'histrion,  l'époux,  le  premier 
venu...  toi-même,  ne  t'en  déplaise,  tout  charmant  qu'on 
te  voit,  vous  seriez  tous  également  bons  pour  moi,  quant 
à  l'objet  physique  ;  mais  je  devais  t'aimer.  Cette  chance 
seule,  et  non  la  supériorité  de  tes  agréments,  t'a  tiré 
pour  moi  du  pair,  et  me  fait  être  avec  toi...  ce  qui  m'a 
paru  surpasser  ton  attente.  Il  faut  te  l'avouer,  Monrose, 
dès  ce  fameux  soir  où  je  te  vis  à  la  Chaussée  d'Antin, 


MONROSE    OU   LE   LIBERTIN   PAR   FATALITE  I23 

tu  me  plus...  mais  je  dis  à  l'excès  ;  oui  tu  me  tournas 
subitement  la  tête.  C'était  à  toi  que  je  buvais  coup  sur 
coup  des  rasades  de  Champagne. 

Ce  fut  à  toi  que  je  projetai  d'élever  mon  âme  dans 
cette  passade,  où  je  n'entraînai  si  cruellement  ce  bélitre 
de  Rosimont,  qu'afin  de  me  procurer  à  la  fois  la 
jouissance  d'empoisonner  un  traître  et  de  sceller  d'un 
voluptueux  sacrifice  le  vœu  mental  que  je  te  faisais  de 
mon  premier  sentiment,  premier  véritable  essor  de  mon 
âme.  Mon  état  cruel,  la  faveur  où  je  te  voyais  dès  le 
premier  instant,  auprès  de  ces  coquettes  qui  nous  re- 
cevaient, ne  laissaient  pas  de  m'alarmer.  Mais  bientôt 
j'appris  ton  accident  ;  j'en  bénis  le  ciel  ;  je  vis  que  ta 
course  dans  la  carrière  du  bonheur  n'allait  pas  être 
moins  retardée  que  la  mienne  ;  que  nous  allions  nous 
traîner  du  même  pas,  et  que  j'arriverais  au  but  à  peu 
près  en  même  temps  que  toi.  J'aurais  dressé  volontiers 
un  autel  à  l'empoisonneuse  Flakbach,  comme  en  maints 
lieux,  on  sacrifie  dévotement  au  mauvais  principe... 


SUITE,    ou  MONROSE   CONTINUE   DE   LAISSER 
PARLER   MIMI 

Heureusement,  pousuivit-elle,  j'ai  plus  d'une  passion. 
Non  moins  ambitieuse  que  tendre  et  lascive,  je  saisis 
l'occasion  qui  s'offrait  de  connaître  plusieurs  gens  en 
place  :  mes  remèdes  ne  m'interdisaient  pas  absolument 
de  sortir.  Mille  soins  d'intrigue  firent  une  propice  diver- 
sion à  l'amour  qui,  s'il  m'avait  exclusivement  occupé, 
me  serait  infailliblement  devenu  funeste.  J'eus  bientôt 
pris  la  mesure  de  quelques-uns  de  ces  colosses  qui  se 
partagent  le  pouvoir  et  la  distribution  des  faveurs  de  la 
fortune,  je  démêlais  qu'ils  n'avaient  eux-mêmes  guère 
plus  de  hauteur  réelle  que  leurs  représentants  en  sous- 
ordre,  qui  s'efforcent  de  paraître  des  géants  à  leur  tour. 
J'observ-ai  que  presque  tous  ces  êtres  si  respectés,  si 
redoutés  des  sots,  étaient  à  mener  par. le  nez,  tout  comme 
le  vulgaire,  qu'ayant  la  plupart,  un  ou  plusieurs  vices 


124  L  ŒUVRE   D  ANDREA    DE   XERCIAT 

favoris,  que  certains  les  a^'ant  tous,  il  ne  s'agissait, 
pour  pêcher  ces  énormes  poissons,  que  d'amorcer,  pour 
chacun,  la  ligne  d'une  manière  convenable.  Sûre,  grâce 
à  toi,  de  ne  plus  prendre  de  l'amour  pour  personne,  et 
de  porter  désormais  imperturbablement  mon  cœur  dans 
ma  tête,  je  me  dis  :  Poursuivons  avec  acharnement  la 
richesse  et  les  honneurs.  Je  jurai  de  t'aimer,  je  me  flattais 
que  tôt  ou  tard  je  t'attacherais  à  moi,  je  me  réser\'ai 
de  goûter  avec  toi  seul  les  voluptés  de  l'âme  ;  quant  à 
celles  des  sens  isolés,  il  me  semble  que  je  pourrais  fort 
bien  les  convertir  en  monnaie  courante  pour  acheter  du 
crédit,  des  protections,  de  l'accès  et  des  réussites.  Oui, 
mon  cher,  telle  est  ma  philosophie,  que  je  crois  ce  sys- 
tème très  compatible  avec  une  véritable  et  complète 
préférence  du  cœur  ;  car  enfin  les  bases  uniques  d'un 
pacte  entre  gens  qui  s'aiment,  font  la  s^mipathie,  l'union 
d'intérêt,  la  sûre  et  brûlante  amitié,  qui  n'ont  rien  de 
commun  avec  quelques  gestes  absolument  insignifiants, 
quand  ils  se  passent  entre  deux  automates,  si  rien  n'est 
comparable  à  leur  magie,  quand  ils  résultent  de  la  su- 
blime inspiration  de  deux  amants... 

Monrose  respirait.  —  Voilà  la  première  fois,  lui  dis-je, 
que  j'ai  vu  l'amour  marcher  comme  le  mène  votre  in- 
compréhensible Moisimont.  Elle  débute  dans  le  monde 
par  un  libertinage  tout  cru,  qu'ensuite  elle  débrutalise 
un  peu  par  quelque  hypocrisie  :  de  là  son  mariage.  Puis 
elle  devient  insensible,  mais  c'est  pour  se  réser\'er  tout 
de  suite  la  commodité  d'être  sans  reproche,  à  l'univers  ! 
Au  reste,  elle  ne  prétend  à  rien  moins  qu'à  convaincre 
son  amant,  que  son  lot  suprême  diffère  infiniment  de 
celui  de  ses  rivaux,  parce  que  ceux-ci,  bien  que  puisant 
à  discrétion,  tout  comme  lui,  dans  la  caisse  des  revenus, 
n'ont  toutefois  aucune  part  à  la  propriété  du  capital  ! 
ly'étonnant,  le  merv^eilleux  par-dessus  tout  cela,  c'est 
la  métaphysique,  ou,  pour  entrer  dans  le  sens  de  la  belle 
dame,  c'est  l'épuré  platonisme  de  sa  banalité.  Voilà,  je 
le  répète,  un  caractère  des  plus  neufs,  et  de  nature  à 
mettre  en  défaut  la  science  des  gens  qui  se  croient  ha- 
biles à  disséquer  le  cœur  humain.  Voyons  pourtant  à 
quoi  doit  aboutir  cette  éruption  d'originale  philosophie. 


MONROSE   OU   LE   LIBERTIN   PAR    FATALITE  I25 

Monrose  sourit  et  continua  de  faire  pérorer  l'étrange 
métaphysicienne. 

«  Chevalier,  ajouta  Mimi,  c'est  d'après  mes  bizarres 
idées,  que  dès  notre  premier  bec-à-bec,  je  t'ai  jeté  mes 
faveurs  à  la  tête,  comme  l'aurait  pu  faire  une  fille  pu- 
blique ;  c'est  d'après  mes  idées,  que  rien  ne  m'étonnait 
hier  chez  notre  grand  chanoine,  n'y  voyant  que  des  actes 
d'ivresse  et  des  besoins  satisfaits,  en  un  mot,  de  l'argent 
jeté  par  les  fenêtres  ;  or,  ne  vaut-il  pas  mieux  l'employer, 
cet  argent,  à  quelque  chose  d'utile  ?  Moi-même,  je  me 
proposais  bien  de  me  permettre  quelques  jours  de  gas- 
pillage avec  toi  :  c'est  sur  ce  pied  que,  renvoyant  à 
mettre  plus  tard  un  peu  d'ordre  dans  nos  affaires  de 
cœur,  je  ne  me  suis  fait  aucun  scrupule  d'associer  Nicette 
à  notre  petit  carnaval.  D'honneur,  je  t'ai  vu,  sans 
l'ombre  de  jalousie...  N'achevez  pas,  interrompis- je 
d'un  baiser,  ne  me  retracez  pas  ma  funeste  aventure. 
—  Tu  déraisonnes,  mon  cher.  Funeste  !  elle  est  char- 
mante. Ne  sois  pas  ingrat  :  ne  t'ai- je  pas  vu  jouir  ? 
n'étais-je  pas  moi-même  heureuse  de  tes  plaisirs  ?  Oui, 
fripon,  je  les  partageais  quand  tu  me  voyais  raccrocher, 
sur  les  lèvres  de  Nicette,  ton  âme  dont  tu  lui  faisais  part 
avec  tant  de  vigueur.  Il  n'eût  tenu  qu'à  toi,  plus  juste, 
moins  rigoriste,  d'éprouver  à  ton  tour  que  ces  ricochets 
de  volupté  ne  sont  pas  sans  douceur.  Il  eût  fallu  pour 
cela  supporter,  comme  je  venais  de  le  faire  à  ton  égard, 
le  nouveau  succès  de  Nicette,  la  voir  sans  humeur  dans 
mes  bras,  et  rendre  ainsi  sa  peu  signifiante  manœuvre 
déUcieuse  pour  moi,  dès  qu'embrasée  de  tes  baisers, 
j'aurais  englouti  deux  âmes  à  la  fois  :  mais  ton  caprice 
jaloux  a  tout  gâté,  mon  cher.  Avoue  cependant  que  nos 
imaginations  du  moins  ont  eu  une  hermaphrodite...  que 
ce  n'est  pas  une  chose  ordinaire,  et  qu'il  y  aurait  bien 
de  la  sottise  à  nous  affliger  de  notre  délicieux  quiproquo  ? 

«  J'aurais  dû  vous  dire,  ma  chère,  comtesse,  qu'à 
travers  des  ébats  trop  longs  pour  que  Mimi  n'eût  pas  le 
temps  de  réfléchir,  elle  s'était  mise  au  fait  de  la  confor- 
mation de  notre  hermaphrodite,  pour  qu'elle  sût  enfin 
tout  aussi  bien  que  moi  que  Nicette  n'était  qu'un  char- 
mant giton.   Après  s'être  justifiée  pour  son  compte, 


126  Iv'CEUVRE   d'aNDRÉA    DE   XERCIAT 

OU  croyant  du  moins  l'avoir  fait,  voici  ce  qu'elle  ajouta 
pour  tâcher  de  me  remettre  bien  avec  moi-même  : 
—  Que  les  hommes  sont  fous  de  se  forger  gratis  de  chi- 
mériques anxiétés  !  Où  diable  est-on  allé  placer  un  tarif 
d'honneur,  de  vertu,  de  honte,  de  repentir  !  Un  être 
singulièrement  conformé  te  fait  une  sottise  dans  un 
moment  où  tu  ne  pouvais  t'y  opposer,  mais  n'y  réussit 
point.  Si  cet  être  était  femme,  il  n'y  aurait  qu'à  rire  de 
cette  gaieté  ;  ce  n'est  pas  une  femme  ?  tu  l'ignorais  : 
cependant  dès  que  tu  l'apprends,  la  crainte  d'un  dé- 
shonneur commence  d'exister  !  Mais  tandis  que  durait 
encore  ton  erreur,  tu  serres  à  ton  tour  dans  tes  bras 
l'être  charmant,  à  titre  de  femme,  l'illusion  complète  a 
pour  toi  mille  délices.  Un  maudit  scrupule  te  fait  vé- 
rifier, après  coup,  qu'il  y  a  dans  ton  calcul  quelques 
lignes  d'erreur.  Ici  naît  une  prétendue  flétrissure,  et  tu 
te  crois  dans  le  cas  du  désespoir  !  Détestable  subtilité, 
mon  ami  ;  funeste  abus  du  raisonnement.  Pour  moi, 
je  trouve  ton  accident  fort  graciable.  Dût  l'univers  te 
huer,  Mimi  du  moins  t'absout  de  toute  son  âme.  \^iens, 
mon  adorable  chevalier,  mes  intentions  sont  bien 
franches  ;  mais  j 'espère  te  former  assez  pour  que  tu  ne  te 
désespères  point,  si  jamais  il  pouvait  aussi  méprendre  la 
capricieuse    envie    de    t'attraper. 

«  Déjà  Mimi  s'évertuait  à  me  donner  une  preuve  brû- 
lante du  parfait  retour  de  sa  faveur  mal  entendue  : 
querelle,  épisode,  tout  était  réciproquement  oublié. 
C'était  la  céleste  Mimi  de  l'entresol  toute  entière  dont 
j'occupais  pleinement  et  l'âme  et  les  sens.  Chez  moi,  le 
sentiment  d'être  réellement  aimé,  chez  elle,  la  satisfac- 
tion d'avoir  avec  succès  déclaré  le  secret  de  sa  tendresse, 
tout  concourait  à  combler  notre  bonheur.  Le  reste  de 
cette  mémorable  nuit  fut  pour  nous  un  tissu  serré  des 
plus  inexprimables  délices.  » 


IDÉES  DONT  ON  JUGERA.  —  CROQUIS  DE  L'hISTOIRE 
DE  NICETTE  , 

Je  me  serais  bien  gardée,  cher  lecteur,  de  vous  rendre 


MONROSE   OU   LE    LIBERTIN   PAR   FATALITÉ  I27 

avec  tout  ce  détail  l'étrange  confidence  de  Monrose,  si 
la  manière  dont  elle  m'affecta  moi-même  dans  le  temps 
ne  m'avait  pas  avisée  que  cette  aventure  jette  une  grande 
lumière  sur  l'incertitude  que  mille  fables  diverses  nous 
laissent  au  sujet  des  hermaphrodites.  On  ne  peut  nier 
sans  doute  qu'il  dépendit  du  créateur  de  jeter  par  ci, 
par  là,  sur  la  terre,  des  individus  gratifiés  des  deux  na- 
tures ;  mais  cette  singularité  ne  pouvant  avoir  aucun 
but  qui  ne  fût  contraire  au  système  général  de  la  créa- 
tion, nous  devons  supposer  que  le  grand  être  n'a  dû 
jamais  se  permettre  d'opérer,  comme  exprès  i^our  se 
démentir,  un  inutile  prodige...  Il  y  a  beaucoup  à  parier, 
au  contraire,  que  dans  tous  les  temps,  les  hommes, 
sujets  aux  mêmes  passions,  aux  mêmes  caprices,  ont 
été  avides  de  la  beauté  sous  quelle  forme  qu'elle  s'offrît, 
et  n'ont  pas  mieux  demandé  que  de  tomber  sans  y 
regarder  de  si  près,  dans  le  piège  des  Nicettes.  Croyons 
que  mille  individus  chantés,  célébrés  en  tant  de  lieux, 
et  dont  quelques-uns  ont  obtenu  l'honneur  de  l'apo- 
théose n'ont  été  de  leur  temps  ou  que  des  victimes  de 
cet  art  cruel  qui  conserve  à  l'adolescence  quelques 
formes  féminimes  au  prix  de  la  virilité,  ou  que  de  to- 
lérants jouvenceaux  qui,  soit  plies  par  l'esclavage,  soit 
façonnées  par  la  dépravation  de  leur  siècle,  se  sont 
rendus  habiles  à  recevoir,  comme  la  nature  les  avait 
destinés  à  donner  ;  croyons  que  l'amour  amphibie 
qui  convoite  ces  êtres  équivoques,  leur  a  partout  élevé 
plus  ou  moins  furtivement  des  autels,  et  que  de  la  né- 
cessité du  désir  de  justifier  des  affections,  un  culte  par- 
tout proscrit  par  les  lois,  est  née  la  palUative  chimère  de 
l'hermaphrodisme. 

Par  la  suite,  j'ai  voulu  voir  cette  même  Nicette,  dont 
il  serait  temps  sans  doute  de  s'occuper  moins  ;  mais 
j'aurai  bientôt  fait,  cher  lecteur,  de  te  répéter  ce  qu'elle 
m'a  conté  de  l'origine  de  sa  double  représentation. 

Né  d'une  célèbre  cantatrice  de  Rome,  et  d'un  mon- 
signor,  Nicetti,  beau  comme  un  ange,  avait  atteint  l'âge 
de  douze  ans.  Dès  lors  précoce  en  tout  genre,  il  était 
également  dominé  par  la  passion  des  vers,  de  la  musique 
et  des  femmes.  A  Venise,  un  jour,  le  directeur  de  l'Opéra 


128  l'ceuvre  d'axdréa  de  nerciat 

le  surprend  à  dévirginer  de  bon  courage  un  enfant  de 
neuf  ans,  sa  fille  unique,  petit  chef-d'œuvre  de  beauté 
dans  son  genre  et  dont  les  prémices  n'étaient  assurément 
pas  destinés  au  gaspillage  qu'exerçait  sur  elle  l'amou- 
reux Nicetti.  Iv'homme  atroce  approche,  saisit  par 
derrière,  et  tord  avec  fureur  de  pauvres  j^etites  amu- 
lettes, hélas  !  bien  innocentes,  car  elles  n'étaient  pas 
encore  assez  mûres  pour  mettre  du  leur  au  crime  qui  se 
commettait  :  elles  en  deviennent  les  victimes. 

IvC  petit  malade  est  longtemps  entre  la  vie  et  la  mort. 
Kn  vain  malgré  l'intérêt  d'en  faire  un  virtuose,  a-t-on 
essayé  de  lui  conserver,  s'il  est  possible,  ce  qui  fait  nos 
plus  chères  joies  ;  chaque  jour  le  ravage  de  l'inflamma- 
tion exige  le  sacrifice  de  quelque  parcelle.  La  macération 
était  générale  ;  l'enveloppe  elle-même  ne  pouvait  être 
sauvée.  Cependant  au  bout  de  trois  mois,  l'habile  homme 
qui  dirigeait  le  plus  difficile  pansement,  observe  que  les 
chairs  supérieures  se  disposent  enfin  à  la  cicatrisation  ; 
mais  trop  prudent,  il  craindrait  en  la  favorisant  trop 
tôt,  de  renfermer  peut-être  quelque  principe  destructeur  : 
il  retarde  donc  ;  et  jusqu'à  ce  qu'il  soit  absolument  sûr 
de  son  fait,  il  entretient,  au  moyen  d'un  anneau  d'or 
de  forme  ovale  allongée,  l'ouverture  de  l'ulcère  fatal. 
Il  résulte  de  ce  soin  une  double  cicatrisation  :  l'intérieur 
qui  met  le  sceau  à  la  guérison  de  l'infortuné  Nicetti, 
et  l'extérieur  qui  convertit  en  un  bourrelet,  modelé 
sur  l'anneau  d'or  les  longs  bourrelets  de  la  balafre.  De 
là  cette  parfaite  apparence  d'une  nature  féminine  au- 
dessous  de  la  masculine.  Celle-ci,  grâce,  soit  à  l'âge  de 
l'opéré,  soit  à  quelque  reste  furtif  de  ce  qui  recèle  l'élé- 
ment de  la  vie,  conserve  du  moins  après  cette  cure,  la 
précieuse  faculté  de  croître  avec  le  reste  du  corps,  et  le 
bien  plus  cher  privilège  de  cette  intéressante  variation... 
Mais  il  est  des  choses  qu'on  ne  peut  entièrement  définir. 
Bref,  la  maturité,  l'exercice  et  surtout  l'excessive  lubri- 
cité de  l'individu  perfectionnent  par  la  suite  un  don 
sauvé  par  miracle.  La  nature,  cette  admirable  mère, 
dédommage  par  des  affections  particulières  l'être  char- 
inant  qu'on  a  si  traîtreusement  dégradé.  Elle  veut  qu'il 
attire  les  deux  .sexes,  comme  il  en  est  attiré  lui-même. 


MONROSE   OU  LE  LIBERTIN  PAR  FATALITE  I29 

Mille  aventures  qui  ne  sont  pas  de  notre  sujet,  enri- 
chissent les  premières  années  du  délectable  Nicetti, 
jusqu'à  ce  qu'enfin  il  lui  convienne  d'être  Nicette,  afin 
d'échapper,  sous  l'habit  féminin  et  de  s'expatrier  sans 
péril,  lorsqu'au  bout  de  six  ans  de  malédictions  secrètes 
contre  l'auteur  de  ses  pertes,  survient  enfin  la  jouissance, 
délicieuse  pour  un  Italien,  de  faire  tomber  le  directeur 
féroce  sous  trois  coups  de  poignard.  . 

Mais  revenons  à  Monrose.  Il  était  si  honteux  à  la  suite 
du  plus  humiliant  chapitre  de  sa  confession,  que  je  crus 
charitable  de  me  mettre  en  grands  frais  pour  le  consoler 
et  le  convaincre  que  le  danger  de  ce  qu'il  regardait 
scrupuleusement  comme  une  tache,  ne  lui  avait  rien 
fait  perdre  de  mon  estime.  Parfaitement,  et  non  moins 
agréablement  rassuré,  l'aimable  ami  ne  me  fit  pas 
languir  après  la  continuation  de  son  histoire. 


PROJET  DE  MADAME  DE  MOISIMONT.  —  RETOUR  A  PARIS 

Le  lendemain,  poursuivit-il,  le  déjeuner  nous  réunit. 
Les  passions  étaient  respectivetnent  amorties  ;  nous 
pûmes  causer  sans  humeur  et  sans  dissimulation  de 
tout  ce  qui  s'était  passé  la  nuit. 

«  Nicette  nous  avoua  qu'en  général,  elle  n'avait  que 
des  fantaisies  du  moment,  mais  toujours  ardentes,  et 
qui  la  martyrisaient  à  la  moindre  contrariété.  Comme 
demi-homme  toute  femme  pourvue  de  quelques  agré- 
ments allumait  chez  elle  un  prompt  désir  ;  comme 
vêtissant  le  costume  féminin,  elle  se  faisait  un  point 
d'honneur  d'intéresser  tout  homme  à  peu  près  aimable. 
Telle  était  devenue  la  routine  de  ses  sens  qu'homme 
ou  femme,  et  soit  jouant  le  premier  rôle  ou  le  second 
elle  avait  toujours  un  plaisir  physique  (Je  cite  la  figure 
dont  elle  se  servit)  dans  la  proportion  du  brillant  d'un 
beau  clair  de  lune,  comparé  à  la  lumière  du  soleil.  Quant 
à  la  faculté  de  multiplier  les  jouissances,  son  organisa- 
tion, son  habitude  et  sa  sensibilité  permettaient  qu'elle 
n'y  mît  aucune  bornes. 


130  l/CEUVRE   d'aNDRÉA    DE    NERCIAT 

«  Vers  l'heure  du  public,  Nicette  fut  prête  pour  aller 
satisfaire  son  avide  curiosité.  La  toilette  achevée,  nous 
la  vîmes  complètement  belle,  et  séduisante  à  nous 
étonner.  Nicette  avait  su  dérober  au  beau  sexe  tout  son 
art  à  relever  d'élégance  et  de  grâce,  les  charmes  naturels. 
Moi-même,  j'en  conviens,  je  me  pardonnais  dans  ce 
moment  toutes  mes  fautes,  et  regrettais  qu'il  manquât 
à  notre  Conculix  (si  différent  de  celui  de  la  Pucelle), 
une  réalité  qui  m'aurait  à  l'instant  décidé  à  ne  pas  me 
priver  d'une  seule  manière  de  l'avoir.  Mimi  riait  sous 
cape,  s'apercevant  très  bien  de  certain  symptôme  plus 
qu'indulgent  en  faveur  de  Nicette,  et  qui  trahissait 
ma  mentale  infidélité.  —  Fripon  !  (dit-elle  dès  ({ue  nous 
fûmes  seuls)  ce  sera,  s'il  vous  plaît,  pour  moi  que  Nicette 
aura  mis  les  fers  au  feu.  Elle  exigea  tout  de  suite  une 
réparation  :  je  la  fis  de  grand  courage  ;  et  comme  je 
doublais  : 

—  A  la  bonne  heure,  dit-eile,  mais  il  faut  donc  que 
tu  te  reconnaisses  bien  coupable  ! 

«  Bile  m'apprit  ensuite  que  son  projet  était  de  con- 
vertir en  fermier  général,  ou  tout  au  moins  en  gros 
bonnet  de  la  finance,  son  petit  président  aux  comptes  de 
mari  ;  leur  fortune  leur  permettait  de  faire  en  partie 
les  fonds  d'un  cautionnement  considérable.  Quant  au 
crédit  pour  ce  qui  ne  serait  pas  en  leur  pouvoir,  on  sait 
comment  elle  projetait  de  se  le  procurer.  En  une  seule 
semaine,  elle  avait  accaparé,  et  paya  sans  doute,  la 
voix  de  l'intendant  de  la  ferme  générale,  et  de  cinq  des 
plus  importants  de  la  compagnie.  Peu  s'en  était  fallu 
que  la  veille  elle  n'eût  aussi  lié  le  ministre.  —  Mais  il 
m'a  tout  promis,  dit-elle,  et  je  le  connais  trop  galant  pour 
craindre  qu'il  me  manque  de  parole.  J'objectai  que 
je  le  voyais  bien  obsédé  de  femmes,  et  qu'il  faudrait  qu'il 
y  eût  bien  des  places  à  donner,  pour  que  toutes  ces  dames 
fussent  satisfaites.  —  Bon  !  répliqua-t-elle,  la  plupart 
n'ont  pas  de  plans,  ou  n'en  ont  pas  de  raisonnables. 
Beaucoup  n'aspirent  qu'à  des  bienfaits  passagers,  à  des 
pensions,  à  des  sommes  une  fois  payées,  qu'elles  solli- 
citent de  façon  qu'on  ne  peut  guère  les  leur  refuser  sans 
ingratitude.   D'autres  n'entourent  le  ministre  ([ue  par 


MONROSE   OU   LE   LIBERTIN   PAR   FATALITÉ  I3I 

coquetterie  ;  il  en  est,  mais  celles-ci  sont  bien  dupes,  qui 
ambitionnent  de  le  captiver  avant  d'y  rien  mettre  du 
leur.  Trop  roué  pour  ne  pas  les  voir  venir  de  dix  lieues, 
il  fait  volontiers  ce  qu'il  faut  pour  qu'elles  s'élancent 
avec  confiance  dans  la  face  du  ridicule.  Je  ne  l'ai  vu  que 
deux  fois  en  particulier,  et  déjà  nous  avons  plaisanté 
de  ces  petites  orgueilleuses.  Ne  rien  faire  pour  elles, 
est  tout  au  moins  la  vengeance  qu'il  se  croit  permis 
d'exercer  contre  ces  insidieuses  beautés  si  sûres  du 
pouvoir  de  leurs  charmes,  et  si  jalouses  de  pouvoir 
mener  quelque  jour,  au  gré  de  leur  ambitieux  caprice, 
un  homme  léger  qu'on  sait  n'aimer  rien  au  monde  que 
son    égoïste    liberté. 

«  Nicette  reparut  enivrée  de  ses  succès,  enchantée  de 
tout  ce  qu'elle  venait  de  voir  et  d'entendre.  Nous  dî- 
nâmes à  la  hâte,  Mimi  jugea  que  nous  pouvions  fort 
bien,  comme  gens  qui  s'étaient  rencontrés  à  \"ersailles, 
ne  faire  pour  le  retour  qu'une  seule  voiture.  Il  fallut 
donc  absolument  que  je  montasse  dans  celle  des  dames, 
déplaçant  la  femme  de  chambre  dont  se  chargeait  Lebrun, 
conducteur  héréditaire  de  mon  cabriolet. 

A  la  fin  de  ces  récits  tout  pleins  d'un  charmant  liberti- 
nage et  où  le  drame  intervient  parfois,  où  passent  les  per- 
sonnages les  plus  divers  de  toutes  les  nationalités  euro- 
péennes, où  l'on  pénètre  dans  l'intimité  même  de  la  vie 
du  xviii^  siècle,  à  la  veille  de  la  Révolution,  Monrose  finit 
par  épouser  la  fille  de  lord  Sydney.  Cette  jeune  anglaise 
s'est  fait  faire  un  enfant  par  le  marquis  d'Aiglemont,  le 
premier  amant  de  Félicia  et  à  cause  de  cela  se  fait  scru- 
pule d'épouser  Monrose.  Cet  épisode  qui  se  trouve  à  la 
fin  du  roman  donne  bien  le  ton  de  la  philosophie  indul- 
gente de  Nerciat  et  des  doctrines  de  son  époque  en  fait  de 
libertinage. 

A  la  fin,  d'Aiglemont,  toujours  singulier  dans  ses  idées, 
résolut  d'essayer  un  quitte  ou  double  ;  il  n'y  avait  plus 
aucun  moyen  raisonnable  à  tenter  pour  arracher  à 
miss  Charlotte  une  sage  résolution. 

—  Madame  (vint-il  lui  dire  très  sérieusement  un  beau 


132         L  ŒUVRE  D  ANDREA  DE  NERCIAT 

matin)  notre  bon  pays  de  France  n'est  pas  du  tout  le 
théâtre  où  peuvent  être  applaudis  des  honnêtes  gens 
ces  partis  romanesques,  qui  sont  en  grand  prédicament 
dans  votre  île  philosophique,  du  moins  si  l'on  en  croit 
vos  romans,   que  les  extravagants  seuls  prennent  ici 
ici  pour  modèles.  Trop  de  perfections  vous  distinguent, 
vous  tenez  à  trop  de  personnes  considérables  par  leur 
état  et  par  leur  fortune,  et  particulièrement,  vous  avez 
un  oncle  d'un  trop  grand  mérite,  pour  qu'il  vous  soit 
possible  de  soutenir,  sans  vous  avilir,  la  gageure  de  ne 
point  vous  marier.  J'ai  eu  la  fortune  de  vous  faire  un 
enfant  !  Eh  bien,  le  cher  Monrose  en  a  fait  un  à  M""^  d'Ai- 
glemOnt,  partant  quitte.   Un  jour  doit  venir  où  vous 
saurez  encore  mieux  combien  il  y  a  d'alliances  entre  tant 
de  personnes  que  vous  voyez  former  notre  aimable,  et 
j'ose  dire,  heureuse  société  :  vous  serez  alors  très  aise  de 
vous  remettre  à  notre  unisson.  Votre  amant,  celui  dont 
il  convient  absolument  que  vous  fassiez  un  époux,  a 
contracté  d'innombrables  dettes  ;  il  est  de  votre  honneur 
de  les  acquitter.  \'oyez  au  surplus  à  quoi  tiennent  vos 
scrupules.  En  même  temps  il  ouvre  la  porte  d'un  bou- 
doir...   Tandis    que    Charlotte    est    stupéfaite    de   voir 
l'heureux  Monrose  dans  les  bras  de  M™^  d'Aiglemont, 
le  Marquis  la  surprend  elle-même,  et...  la  façon  d'une 
oreille  est  plus  qu'à  moitié  faite  avant  que  la  belle 
Anglaise  ait  pu  seulement  respirer.   Cependant  notre 
héros  et  la  Marquise  lui  sourient  et  lui  font  ainsi  com- 
prendre que  le  crime  dont  on  la  rend  complice  n'est  pas 
de  nature  à  faire  tourner  le  ciel. 

—  Eh  bien,  belle  Charlotte,  lui  dit  avec  toute  sa  grâce. 
Flore  encore  embellie  par  le  plaisir,  épousez  du  moins  à 
demi  le  cher  Monrose,  afin  de  ne  pas  me  voler  tout  net 
ce  que  vous  usurpez  maintenant...  Cette  folie  fut  le  coup 
de  marteau  sous  lequel  devait  se  briser  le  dur  noyau  du 
préjugé  de  Charlotte,  l'amande  n'en  était  point  amère, 
c'était  la  tolérance  sous'*un  bon  épiderme  du  goût  du 
plaisir...  Elle  sourit  :  l'oreille  achevée,  l'Anglaise  vola 
dans  les  bras  de  sa  ci-devant  rivale,  lui  jurant  de 
s'assurer  par  un  prompt  hymen  d'imprescriptibles  droits 
à  sa  précieuse  amitié  mise  à  des  conditions  si  douces... 


MOXROSE   OU   LE   LIBERTIN   PAR   FATALITE  I33 

Cette  analyse  et  ces  extraits  donneront  une  juste  idée  du 
singulier  ouvrage  que  l'auteur  apprécie  en  ces  termes  : 

Je  conviens  avec  vous,  cher  lecteur,  que  la  marche  de 
toutes  ces  aventures  n'est  pas  ordinaire. 

Ce  mélange  singulier  de  vertu,  de  faiblesse,  de  senti- 
ment, de  caprice,  ces  brusques  transitions  de  la  tristesse 
au  plaisir,  du  plaisir  au  remords,  du  courroux  à  Tatten- 
drissement,  tout  cela  est  de  nature  à  vous  ballotter 
peut-être  désagréablement,  si  vous  avez  l'habitude  et 
le  goût  de  ces  scènes  uniformes  où  chaque  acteur  con- 
sente son  premier  masque  d'un  bout  à  l'autre  de  son 
rôle.  La  plupart  de  mes  personnages  sont  à  moitié  purs 
et  à  moitié  atteints  d'une  corruption  dont  il  est  bien 
difficile  de  se  garantir  au  sein  des  capitales,  quand  on  y 
apporte  des  passions  et  d'assez  grands  moyens  de  les 
satisfaire.  De  là,  tant  jde  disparates.  I/'histoire  de  mes 
acteurs  est  celle  des  trois  quarts  des  mondains  de  tous 
les  pays  de  l'Europe. 

Nerciat  a  été  souvent  pillé.  Dans  son  autobiographie 
intitulée  :  Illyrine  ou  l'écueil  de  l'inexpérience  {Paris, 
an  VII)  la  Morency  a  inséré  des  passages  qu'elle  em- 
pruntait à  ^lonrose  et  sans  prévenir  le  lecteur.  On  trouvera 
notamment  dans  la  lettre  CXXI  {Julie  à\  Lise)  un  morceau 
pris  dans  la  première  partie  de  Monrose,  au  chapitre  VI. 

Monselet  fait  remarquer  dans  ^Nlonrose  «  îin  individu 
italien  qui  pourrait  bien  avoir  servi  de  modèle  à  Balzac 
pour  son  ou  sa  Zambinella,  dans  le  petit  roman  de  Sarra- 
zine  ». 


Mon   Noviciat 


ou 


Les  Joies  de  Lolotte 


MON  NOVICIAT  OU  I^ES   JOIES   DE  I.OI.OTTE 


Ce  roman  n'est  pas  excellent.  Le  titre  donne  assez  bien 
l'idée  du  sujet.  Il  s'agit  des  premiers  pas  d'une  jeune  per- 
sonne dans  le  libertinage.  Le  premier  extrait  comprend  le 
passage  le  plus  intéressant  d'un  récit  des  aventures  de 
Félicité  que  celle-ci,  femme  de  chambre  de  Lolotte,  raconte 
à  sa  maîtresse. 


AVENTURES  DE  FBI.ICITÊ 

»  I/a  suite  de  mon  roman  jusqu'au  moment  où  j'eus 
l'honneur  de  connaître  M"^^  de  Pinange  n'a  rien  de  fort 
intéressant. 

»  I^a  Florinière  était  le  fils  d'un  anobli  dont  le  père 
avait  fait  dans  le  commerce  maritime  une  fortune  con- 
sidérable, que  ce  fils  avait  commencé  de  gaspiller  et  que 
lejpetit-fils  surtout  avait  de  merveilleuses  dispositions 
à  rendre  en  très  peu  de  temps  nulle.  Celui-ci  était  simple 
et  confiant  jusqu'à  la  prodigalité,  brave  sans  émulation, 
car,  officier,  il  n'avait  pu  soutenir  plus  d'un  an  le  régime 
des  garnisons,  après  s'être  mis  en  frais  d'estropier  deux 
ou  trois  vaniteux  lieutenants  qui  avaient  fait  des  façons 
pour  le  regarder  comme  leur  camarade,  à  cause  de  sa 
presque  roture.  Sans  beaucoup  d'esprit,  détestant 
l'étude,  n'ayant  dans  la  tête  ni  histoire,  ni  fable,  ni 
poésie,  ni  théâtre,  et  n'étant  même  jamais  que  très 
imparfaitement  au  courant  des  intérêts  journaliers  ; 
s'énonçant  d'une  manière  commune,  mais  joli  garçon  ; 


138  l'œuvre   D 'ANDRÉA    DE   NERCIAT 

le  meilleur  enfant  du  monde,  sans  humeur,  sans  caprices, 
toujours  assez  gai,  plus  caressant  encore.  La  Florinière, 
qui  n'avait  rien  de  piquant,  ne  pouvait  en  somme  ni 
me  plaire  beaucoup  par  ce  qu'il  avait  de  bon,  ni  prendre 
de  l'ascendant  sur  moi,  parce  que  j'étais  dès  lors  plus 
fine  que  lui,  et  que  dès  la  première  occasion  où  je  vins 
à  bout  de  lui  faire  faire  mes  volontés  au  lieu  des  siennes, 
mon  grossier  empire  fut  irrévocablement  décidé. 

»  Disons  qu'avec  l'habit  de  femme,  j'endossai  sur-le- 
champ  la  ruse  et  l'esprit  de  domination. 

))  Nous  menions  une  joyeuse  vie,  assidus  à  tous  les 
petits  spectacles  (de  meilleurs  ne  m'auraient  point  alors 
intéressée)  :  La  Florinière  abhorrait  la  tragédie  ;  la 
comédie,  à  moins  qu'elle  ne  fût  bouffonne,  le  faisait 
bâiller.  Audinot  et  Nicolet  surtout  faisaient  ses  délices. 
Fidèles  à  tous  les  Waux-halls,  aux  foires,  enfin  à  toute 
fête  publique  ;  logés  chèrement,  car  dès  le  lendemain  de 
l'aventure  d'Alidor  nous  avions  déménagé  et  le  même 
jour  la  Florinière  avait  touché  trente  mille  livres  ; 
regorgeant  de  liberté,  d'aisance  et  de  facilités  à  nous 
divertir,  nous  vécûmes  ainsi  plus  de  six  mois,  pendant 
lesquels  mon  nigaud  eut  la  sottise  de  me  faire  faire 
connaissance  avec  la  plus  mauvaise  compagnie  en 
hommes  qu'il  soit  possible  d'imaginer,  avec  des  mili- 
taires à  expédients,  des  agioteurs,  des  pupilles  à  affaires, 
des  abbés  parasites  (celui  de  M^^  de  La  ]\Iotte  fut  à 
son  tour  du  nombre  ;  je  vous  en  parlerai  tout  à  l'heure), 
avec  des  joueurs  sybarites,  de  faux  marquis,  comtes, 
chevaliers  qui  ne  venaient  jamais  au  logis,  il  est  vrai, 
sans  m 'apporter  des  bonbons  ou  des  fleurs,  mais  qui 
n'en  sortaient  jamais  sans  avoir  puisé  quelques  louis 
dans  la  bourse  de  mon  extrait  de  Jourdain  (i)  ;  telles 
étaient  nos  plus  intimes  ou  plutôt  nos  seules  connais- 
sances. 

»  En  un  mot,  ma  chère  maîtresse,  le  maladroit  La 
Florinière  prit  comme  exprès  tant  de  soins  à  me  dis- 
traire de  lui-même  qu'un  beau  jour  je  le  fis  cocu  avec 


(i)  Qui  ne  connaît  le  héros  de  la    comédie  du  Bourgeois  petitUhomwe 
(N.). 


MON   NOVICIAT  139 

mon  maître  à  danser,  une  autre  fois  avec  un  fringant 
garde  du  corps  ;  une  autre  fois  avec  un  marquis  de 
bouillotte,  toujours  en  rapprochant  les  dates  ;  puis  avec 
un  prieur,  faiseur  de  vers  libertins  et  de  nouvelles  ero- 
tiques ;  avec  celui-ci  qui  me  lisait  chaque  jour  sa  be- 
sogne du  matin,  je  ne  manquais  jamais  d'essayer  ce 
qu'il  avait  écrit  :  il  m'apprit  vraiment  de  jolies  choses  ! 
Bientôt,  sans  beaucoup  de  goût  pour  ceux  qui  m'arra- 
chaient des  faveurs,  bientôt  par  besoin  du  tempéra- 
ment, puis  par  caprice,  puis  pour  narguer  en  quelque 
façon  mon  aveugle  amant,  et  plus  d'une  fois,  lui  présent 
mais   trompant   habilement   ses   regards,   je   fus   ainsi 
tour  à  tour  en  moins  d'un  an,  la  conquête  d'une  qua- 
rantaine de  godeluraux,  qu'au  fond  je  méprisais  si  fort, 
que  j'osais  à  peine  les  saluer  en  public,  et  que  j'avais 
la  sueur  froide  quand  au  spectacle  ou  ailleurs  j'en  voyais 
deux  ensemble  les  yeux  fixés  sur  moi,  tant  je  craignais 
leurs  confidences  et  les  scènes  qui  pouvaient  en  résulter. 
»  A  travers  cette  banalité,  nous  nous  trouvâmes  enfin, 
mon  cher  entreteneur  et  moi,  poivrés  d'importance.  Il 
s'était  bien  lui-même  rendu  par-ci  par-là  coupable  de 
quelque  petite  infidélité,  mais  il  y  avait  cent  à  parier 
contre  un  que  j'avais  tous  les  torts  de  notre  mutuelle 
infortune.  Au  surplus,  il  aurait  mis  sa  main  au  feu  de 
mon  innocence  à  toute  épreuve,  et  tandis  que  je  tremblais 
de  me  voir  mise  brusquement  à  la  porte,  à  coups  de  pied 
au  cul,  j'eus  un  beau  soir  la  surprise  de  voir  mon  jocrisse 
à  mes  pieds,  s'accusant,  se  maudissant,  se  frappant  la 
poitrine,  mettant  entre  mes  mains  sa  vie,  etc. 

»  Après  avoir  longtemps  feint  de  ne  rien  comprendre  à 
son  désespoir,  et  me  l'être  fait  bien  humblement  ex- 
pliquer, je  me  montrai  généreuse.  Le  pardon  ne  tenait 
à  rien  ;  en  veut-on  à  ce  qu'on  idolâtre  !  Il  fallait  bien 
qu'il  se  crut  idolâtré,  tout  au  moins.  Je  pardonnai  donc 
avec   toute   la   dignité   convenable. 

»  J'ai  dit  qu'il  était  à  mes  pieds  ;  je  le  relève,  mais 
une  assez  grosse  bourse  restait  à  terre,  je  l'avertis  de  cet 
oubli.  »  Ne  m'outrage  pas,  chère  Félicité!  s'écrie-t-il 
avec  une  reprise  de  suffocation  ;  ne  me  fais  pas  rougir 
de    la    modicité    du    dédommagement    que    je    t'offre. 


140  L,  CËUVRE   D 'ANDRÉA    DE   NERCIAT 

Plus  économe,  j 'aurais  expié  par  un  plus  digne  sacrifice 
l'irréparable  outrage  dont  je  suis  coupable  envers  toi. 
Pardon  !  me  pardonnes-tu  ?  —  En  peux-tu  douter  ?... 
Mais  là,  sincèrement  ? 

»  De  toute  mon  âme  !  —  Eh  bien  (il  me  serre  la  main 
et  me  verse  un  torrent  de  larmes)  !  adieu,  adieu,  Féli- 
cité !  Maintenant  je  pars  moins  malheureux...  —  Tu 
me  quittes  !  —  Oui,  pour  quelques  mois.  Rétablis  ta 
santé.  Je  ne  pourrais  près  de  toi  mettre  ordre  à  la 
mienne  ;  nous  nous  écrirons.  J'apprenais  alors,  et 
commençais  à  pouvoir  tracer  quelques  lignes,  bien  en- 
tendu sans  un  mot  d'orthographe.  Je  promis  de  corres- 
pondre. 

»  Je  parlais  encore  quand  I^a  Florinière  s'évada  fer- 
mant et  emportant  la  clef,  sans  doute  de  peur  que, 
courant  après  lui,  je  n'ébranlasse  sa  résolution  coura- 
geuse ;  mais  hélas  !  j'avoue  que  je  me  sentais  résignée 
à  supporter  notre  théâtrale  séparation,  cependant  je 
m'acquitte  du  cérémonial  convenable,  je  trépigne  des 
pieds  et  des  poings  contre  l'obstacle  qui  m'arrête.  En 
même  temps  j'entends  derrière  moi  rire  quelqu'un  à 
gorge  déployée. 

»  Je  me  retourne...  C'est  ce  garnement  d'abbé,  le 
greluchon  de  la  coquine  de  La  Motte  et  l'un  de  nos  plus 
assidus  piqueurs  d'assiette.  La  Florinière  l'avait  caché 
dans  ma  garde-robe  pour  être  témoin  de  nos  adieux, 
voulant,  disait-il  qu'après  son  départ  quelqu'un  put  le 
purger  dans  notre  société  du  soupçon  d'inconstance  et 
de  perfidie.  Il  ne  pouvait  guère  s'adresser  plus  mal  pour 
choisir  un  juge  en  fait  de  procédés.  L'abbé,  la  plus  vile 
de  toutes  les  créatures  de  l'univers,  les  ignorait  et  n'était 
pas  homme  à  remplir  le  moindre  devoir  d'amitié  ou 
de  reconnaissance.  Il  est  bon  de  vous  dire  que  reçu  un 
peu  tard  parmi  nous  et  n'ayant  peut-être  pas  fait  dans 
le  temps  grande  attention  à  ma  figure,  il  ne  m'avait 
jamais  reconnue  pour  avoir  été  le  témoin  de  sa  bonne 
fortune  et  de  sa  basse  escroquerie.  Au  contraire,  aux 
petits  soins  avec  moi,  plus  d'une  fois  il  m'avait  aidée  à 
satisfaire  quelques  caprices,  et  j'avais  eu  l'avantage  de 
le  pa^^er  pour  ses  commissions. 


MON  NOVICIAT  I4I 

))  Il  savait  donc  combien  peu  d'importance  j'attachais 
à  consen'er  ou  perdre  un  amant  tel  que  la  Florinière  ; 
il  devait  par  conséquent  trouver  complètement  ridicule 
là  tragi-comédie  qui  venait  de  se  passer.  Aussi  se  mit-il 
à  la  parodier  d'une  manière  très  bouffonne  dont  je  ne 
pus  m 'empêcher  de  rire. 

))  Me  serais-je  doutée  qu'encouragé  par  cet  instant  de 
familiarité,  le  drôle  eut  osé  me  saisir  à  bras  le  corps 
à  l'improviste  et  me  jeter  sur  le  pied  du  lit  avec  autant 
d'effronterie  que  si  j'eusse  été  la  raccrocheuse  de  I,a 
Motte  ! 

h  Qui  quitte  sa  -place  la  perd,  dit  l'insolent,  déjà  maître 
de  celle  dont  La  Florinière  avait  eu  jusqu'alors  la  puta- 
tive propriété.  Je  m'arme  d'un  sérieux  foudroyant  ! 
«    Qu'osez-vous,    monsieur  ?... 

»  Te  consoler,  mon  chou...  «  C'est  ainsi  qu'à  Paris  on 
sèche  les  pleurs  des  veuves.  «  C'est  moins  l'insulte  que 
la  tournure  qui  m'indigna  contre  ce  calotin,  et  me  fit 
concevoir  sur  l'heure  l'idée  d'une  vengeance  aussi  mé- 
morable que  raffinée,  je  veux  dire  d'empoisonner  du 
moins  l'audacieux,  si  je  n'ai  pas  sous  la  main  un  pistolet, 
un  poignard  pour  lui  arracher  la  vie...  Ah  !  ah  !  Félicité, 
m'écriai-je,  je  tremble  d'être  forcée  à  vous  haïr  quand 
vous  m'aurez  achevé  votre  horrible  récit.  —  Je  suis 
vraie,  je  n'en  retrancherai  pas  une  syllabe.  »  Il  n'y 
avait  déjà  plus  qu'à  laisser  entrer  ce  vil  fameux.  Le 
premier  que  j'eusse  vu  de  ma  vie.  »  Est-ce  tout  de  bon  ? 
ai-je  la  méchanceté  de  lui  dire.  Oubliez-vous  ce  qui  s'est 
dit  entre  La  Florinière  et  moi  ?  Pouvez-vous  ignorer 
en  quel  état...  —  Eh  !  foutre  !  qu'est-ce  que  cela  me 
fait  à  moi  !  Je  crains  peu  la  vérole  avec  mon  eau  de 
Préval.  —  Soit  !  Il  y  est. 

))  Dès  lors,  je  le  travaille,  Dieu  sait  comment  !  Tant 
de  talent  l'étonné,  l'enflamme.  Il  f...,  ref...  tant  que  la 
nature  s'y  prête  ;  plutôt  fatigué  que  rassasié  (de  ma 
jouissance,  il  invoque  les  secours  de  l'art.  J'ai,  lui  dis-je, 
d'admirables  diaholini,  mais  je  vous  avoue  que  si  je 
prends  la  peine  d'en  aller  chercher,  je  me  ferai  paA^er 
cher  l'intérêt.  —  Ah  !  de  ma  vie,  s'il  le  faut  !  A  la  bonne 
heure.    J'apporte  le   stimulant  fatal,   j'en   donne  une 


142  L  CEUVRE   D  ANDREA    DE   NERCIAT 

bonne  dose,  le  ribaud  gobe  le  tout  avec  avidité.  En 
attendant  l'effet,  je  suis  passionnément  caressée  ;  tout 
cela  me  convient  et  tend  à  mon  but.  On  y  arrive  enfin  ; 
j'use,  j'abuse  du  bienfait  des  diabolini,  je  mets  mon 
homme  sur  les  dents  ;  enfin  il  demande  grâce...  Revenu 
de  son  ivresse,  il  éprouve  un  froid,  un  tremblement, 
un   accablement   mortel. 

))  Pendant  que  tout  cela  se  passait,  le  portier,  confor- 
mément à  l'ordre  de  La  Florinière,  était  venu  me  dé- 
fermer, mais  sans  prendre  la  liberté  de  paraître.  Je 
sonne  et  demande  un  fiacre.  —  Quoi  !  vous  me  ren- 
vo3'ez  !  —  Sans  doute  ;  à  quoi  seriez-vous  bon  ?  A  me 
gêner.  —  Mais  si  tard  !  dans  l'état  où  je  suis  !  —  Je  vous 
conseille  de  vous  plaindre.  » 

))  Je  prends  un  livre  en  attendant  le  retour  du  pauvre 
diable  de  domestique,  qui  n'a  point  trouvé  de  fiacre  et 
grogne  de  loin  contre  les  abbés  qui  veillent  si  longtemps 
chez  sa  maîtresse.  Pour  le  coup,  le  trop  heureux  calotin 
compte  bien  sur  mon  bon  cœur  ;  l'hospitalité  ne  peut 
lui  être  refusée.  Point  du  tout,  sans  quartier,  je  le  con- 
gédie, il  lui  convient  donc  de  s'en  retourner  à  pied,  par 
la  pluie,  à  l'autre  extrémité  de  la  ville.  Il  m'appelle 
cruelle  ;  je  lui  ris  au  nez,  et  lui  reproche  sa  cruauté, 
aussi  avérée  que  son  ingratitude  envers  un  candide  ami 
qui  l'a  comblé  de  biens.  J'ai  la  malice  d'ajouter  :  va, 
gredin  !  je  doute  que  ton  eau  de  Préval  puisse  te  ga- 
rantir de  la  multiforme  vérole  que  j'ai  mis  tant  d'im- 
portance et  d'art  à  te  donner.  Et  puisse  ton  funeste 
exemple  effrayer  tous  les  ingrats  de  la  sorte  !  )> 

Pétrifié,  le  malheureux  n'osa  proférer  une  parole  et 
passa  la  porte.  N'oubliez  pas,  monsieur  l'abbé,  lui 
criai-je,  de  chanter  dans  l'escalier  :  Ah  !  je  triom...  om..oni 
j)he  de  son  cœur  !... 

Ce  dernier  outrage  déchira  pour  lui  le  voile... 

Quoi  !  vous,  Félix  ?...  Et  il  voulait  rentrer...  ]\Ioi  qui 
ne  voulais  point  d'explications,  je  me  renferme,  en  or- 
donnant au  domestique  de  ne  (quitter  mon  homme  que 
lorsqu'il  serait  dans  la  rue. 

Voilà,  dis- je  à  Félicité  qui  reprenait  haleine,  voilà,  ne 
vous  en  déplaise,  une  horrible  aventure  ;  mais  c'est  un 


MON   NOVICIAT  I43 

assassinat  dans  toutes  les  règles  !  Judith  amputant  le 
chef  de  l'hostile  Holopherne  n'eut  pas  le  cœur  plus  dur 
et  plus  perfide  que  vous.  —  Bon,  un  rebut  de  la  calotte  ! 
Qu'allait-il  faire  dans  cette  galère  ?  —  Et  dis-moi, 
l'eut-il  ?  —  Ah  !  je  vous  en  réponds  !  soit  qu'il  comptât 
trop  sur  son  nier\'eilleux  spécifique,  soit  qu'il  ne  manquât 
de  moyens  pour  se  faire  guérir,  il  laissa  les  choses  au 
point  où  je  les  avais  mises.  Je  sus  peu  de  temps  après 
que  tous  les  accidents  sans  exceptions  étaient  survenus 
à  sa  partie  peccante,  et  de  plus  un  chancre  au  palais, 
dont  certain  nazillement  et  une  prononciation  ridicule 
sont  à  coup  sûr  l'indélébile  certificat.  Bicêtre  fut  trop 
tard  le  refuge  du  malheureux  ;  on  n'3^  ménage  pas  les 
martyrs  de  la  vérole  ;  dès  les  premiers  jours  une  opé- 
ration déplorable  défigura  ce  fier  modèle  des  boutejoies. 
Il  fut  même  agité  si  on  n'abattrait  pas  un  de  ses  orne- 
ments symétriques.  J'appris  tous  ces  détails  d'un  oflicier 
f rater  détaché  pour  me  prier  d'aider  de  ma  bourse  un 
insolent  dont  j'étais  troj)  vengée.  En  faveur  de  l'honnê- 
teté du  messager,  je  donnai  quelques  louis,  mais  en 
exigeant  que  pour  le  moment  il  n'accusât  au  calotin 
qu'une  aumône  de  douze  livres. 

»  Je  reviens  sur  mes  pas  pour  vous  dire  que  dès  le  len- 
demain de  cette  prouesse,  j 'entrai  chez  un  parfait  honnête 
homme  de  chirurgien,  à  qui  je  donnai  carte  blanche 
pour  travailler  au  rétablissement  de  ma  santé  ;  nous 
■convînmes  de  cinquantes  louis  ;  je  les  déposai  chez  un 
notaire,  l'Esculape  devant  n'en  toucher  que  la  moitié 
quand  il  déclarerait  la  cure  achevée,  et  le  reste  trois 
mois  après  que  je  serais  convaincue  de  ma  parfaite 
guérison,  s'en  rapportant  à  moi  du  soin  de  ne  pas  le 
voler  en  m'exposant  de  rechef  à  l'horrible  maladie. 

»  Ea  bourse  que  m'avait  laissée  mon  généreux  ami 
■contenait  deux  cents  louis  en  or,  et  dans  la  queue  était 
roulée  une  lettre  de  change  de  la  même  somme,  sur  l'un 
■des  plus  solides  négociants  de  Nantes.  E 'échéance 
n'était  pas  fort  éloignée.  Sur  ce  pied,  à  l'abri  du  besoin, 
«t  désirant  d'employer  le  temps  de  ma  retraite  à  m 'ins- 
truire, car  je  voulais  effacer  jusqu'à  la  trace  de  mon 
ignorance  savoyarde,  je  suppliai  qu'on  ne  brusquât  point 


144  L  ŒUVRE   d'AXDRKA   DE   XERCIAT 

les  remèdes,  et  que  surtout  on  garantît  des  atteintes  du 
mercure,  mes  dents,  dont  la  beauté  était  vantée  par- 
dessus tout  ce  que  je  puis  avoir  de  charmes.  » 

»  Que  Dieu  vous  garde,  ma  chère  maîtresse,  d'être 
jamais  dans  le  cas  de  passer  par  la  casserole  deSaint- 
Côme  ! 

)>  Conmie  la  plus  belle  femme  cesse  alors  d'être  l'image 
d'une  divinité  !  Quelle  humiliation  !  quelle  différence 
d'étaler  ses  charmes  aux  yeux  d'un  f...  plein  d'ivresse 
ou  bien  à  ceux  d'un  inanimé  docteur  qui  ne  voit  dans 
tout  cela  qu'une  machine  immonde,  détraquée,  qu'il 
s'agit  de  purifier  et  réparer  !  Quelle  barbare  nomen- 
clature au  lieu  de  ces  jolis  ou  joyeux  noms  qui  dans  le 
plaisir  sont  prodigués  aux  attrayants  objets  de  mille 
folies  ! 

»  Trois  mois  à  peu  près  s'écoulèrent  pour  moi  dans  un 
affreux  et  honteux  état  de  pénitence,!,  de  jeûne,  de  ré- 
gime, qui  toutefois  s'adoucissait  graduellement. 

Au  bout  de  ce  temps,  le  chirurgien,  dont  j'avais|fait 
un  véritable  ami,  me  pressa  d'aller  passer  la  belle  saison 
à  la  campagne,  chez  une  sœur  d'assez  bonne  société, 
avec  laquelle  j'avais  fait  connaissance  pendant  ma  ma- 
ladie. Elle  faisait  sa  demeure  à  sept  heures  de  Paris. 
I^'avis  du  docteur  avait  bien  un  peu  pour  but  de  s'assurer 
de  ma  sagesse  pendant  la  seconde  période  de  mon  réta- 
blissement, en  m 'écartant  ainsi  de  la  capitale.  Quoi 
qu'il  en  soit,  je  fis  très  bien  de  suivre  son  conseil.  Dans 
ce  champêtre  séjour,  où  je  me  rendis  encore  faible  et 
flétrie,  je  retrouvai  bientôt  les  forces,  l'appétit,  le 
sommeil  et  les  couleurs  ;  mes  chairs  dont  l'affaissement 
me  causait  de  vives  alarmes  se  remplirent  derechef,  et 
recouvrèrent  leur  agaçante  fermeté.  Je  reconnus  enfin 
que  j'étais  complètement  régénérée.  Mais  avec  cette 
belle  santé,  mes  facultés  physiques  et  mes  goûts  lascifs 
étaient  au.ssi  de  retour. 

»  Un  jeune  homme  de  fort  bonne  mine,  un  brave  enfant 
de  la  nature,  fils  d'un  noble  casanier  qui  \'ivait  sans 
ambition  dans  ce  village,  fréquentait  chez  nous  ;  il 
n'avait  pas  manqué  de  me  rendre  justice  ;  il  était 
amoureux  à  perdre  la  tête.  Le  premier  objet  plaît  là 


MON   NOVICIAT  I45 

OÙ  il  n'y  a  rien  de  mieux.  Je  pris  aussi  du  goût  pour  ce 
médecin  adorateur.  Il  était  complaisant,  assez  instruit 
pour  un  campagnard  ;  il  me  faisait  lire,  écrire,  et  corri- 
geait l'orthographe  des  lettres  par  lesquelles  je  répondais 
aux  siennes  ;  commerce  uniquement  imaginé  pour  mon 
instruction,  car  nous  avions  la  liberté  de  nous  voir 
sans  cesse,  et  ce  qui  se  disait  réciproquement  avançait 
beaucoup  mieux  les  affaires  que  ce  qui  était  écrit. 

))  Il  fallait  conclure  enfin  quelque  chose.  J'étais  ob- 
sédée par  mon  jouvenceau,  je  mourais  aussi  du  besoin 
de  rentrer  dans  la  jouissance  de  mes  droits  de  nature. 
Cependant,  ayant  promis  à  mon  Esculape  d'être  sage, 
jusqu'à  ce  que  je  l'eusse  entièrement  satisfait,  et  comme 
j'ai  du  caractère,  je  tenais  ferme  et  reculais  de  tout 
mon  pouvoir  l'époque  d'un  complet  abandon.  Mais  je 
ne  me  refusais  pas  à  de  petites  caresses,  et  même  pour 
mater  les  fougueux  désirs  dont  on  me  faisait  hommage, 
souvent  ma  main  avait  une  complaisance  qui  ne  fut, 
au  surplus,  jamais  trop  de  mon  goût  :  c'est,  ce  me 
semble,  assassiner  le  plaisir  que  de  rendre  aux  hommes 
cet  humiliant  sen^ce.  Bientôt  j'imaginai  le  biais  de 
me  donner  sans  tromper  le  confiant  docteur,  et,  non 
moins  par  vanité  que  par  caprice,  j'abandonnai  sans 
réservée  à  Tardent  Saint-Amand  (ainsi  se  nommait  le 
jeune  homme)  mes  arrière-charmes,  sur  lesquels  il  me 
semblait  que  l'embargo  de  la  Faculté  ne  s'était  point 
étendu.  Cette  fortune  était  trop  délicieuse  pour  que  le 
docile  Saint-Amand  osât  désormais  paraître  refuser  de 
s'y  borner. 

De  là,  ma  chère  maîtresse,  l'habitude  familière  que 
j'ai  contractée  de  favoriser  à  la  mode  de  Berlin  ceux  de 
mes  galants  qui  peuvent  avoir  cette  fantaisie,  et  comme 
à  peu  de  chose  près,  j'y  trouve  aussi  mon  compte,  ce 
qui  n'est  peut-être  pas  général  chez  les  femmes  qui  se 
permettent  de  semblables  revirements,  j'avoue  que, 
comme  vous  savez  (i) 

Il  ne  m'importe  guère 
Que  Pascal  soit  devant  ou  Pascal  soit  derrière. 

(i)  Citation  de  Dont  Japhet  d'Arménie  de  Scarron  (N.). 


146  l'œuvre  d'axdréa  de  xerciat 

)'  En  un  mot,  je  me  trouve  à  cet  égard  dans  le  cas  de 
mille  femmes  qui,  n'ayant  jamais  eu  ou  n'ayant  plus  de 
sensations  extrêmes  à  faire  la  chose  ordinaire,  y  trouvent 
néanmoins  un  plaisir  de  fantaisie,  de  caprice,  d'habi- 
tude, qui  fait  qu'elles  ne  sauraient  s'en  passer  sur  ce 
pied.  Ganimède  aussi  longtemps  qu'il  plut  au  docteur 
de  retarder  le  paiement  du  reste  de  son  salaire,  dès  que 
je  fus  complètement  acquittée,  je  mis  enfin  le  comble 
aux  vœux  de  Saint-Amand.  Dès  la  première  fois,  le 
traître  ou  le  maladroit,  me  fit  un  enfant,  malheur  dont 
sur-le-champ,  l'absence  de  certain  état  que  j'attendais, 
et  dont  je  croyais  avoir  déjà  senti  les  avant-coureurs, 
me  donna  la  funeste  certitude. 

))  Il  n'y  a  pas  grand  mal  à  cela,  Mademoiselle,  me  dit 
avec  un  grand  air  de  bonne  foi  l'auteur  de  ma  disgrâce, 
je  suis  honnête  homme,  je  vais  vous  épouser  «.  Fort  bien, 
mais  mineur,  a^^ant  un  vilain  père,  vaniteux,  brutal, 
avare  peu  riche  et  qui  avait  d'autres  enfants,  l'exécution 
du  projet  de  Saint-Amand  n'était  pas  facile.  Au  premier 
mot  qui  fut  dit,  dans  la  gentilhommière,  d'mi  enfant 
fait  et  d'une  envie  d'épouser,  il  y  eut  un  tracas  d'enfer  ; 
un  curé  bonasse  qui  voulut  bien  se  mêler  de  cette  affaire, 
y  perdit  son  latin.  Mon  épouseur  fut  mis  à  la  tour,  c'est- 
à-dire  au  premier  étage  d'un  colombier,  qui  donnait 
un  air  de  château  à  la  bicoque  seigneuriale.  Bientôt 
je  vis  se  préparer  pour  moi-même  une  petite  persécu- 
tion ;  je  n'étais  qu'accidentellement  férue  :  il  ne  s'agissait 
pas  pour  moi  d'une  fortune  ;  j'avais  les  moyens  de 
m'éloigner,  je  le  fis,  et  vins  à  Paris  pour  me  fixer  chez 
une    marchande  de  modes. 

»  Cette  commère,  comme  la  plupart  de  celles  de  son 
état,  indépendannuent  de  son  conmierce,  gagnait  beau- 
coup en  faisant  de  sa  maison,  bien  pour^'ue  de  jolies 
ouvrières,  un  honnête  bordel.  J'y  eus  (quelques  aven- 
tures, ou  lucratives  ou  de  pur  agrément  ;  cette  vogue 
ne  dura  que  les  quatre  i)remiers  mois  de  ma  grossesse 
peu  sensible.  Quand  je  devins  plus  ronde,  mes  actions 
tombèrent  à  plat  ;  force  fut  de  me  rabattre  philosophi- 
quement sur  le  travail  des  doigts  et  l'étude  dont  j'avais 
réellement  contracté  le  goût  à  la  campagne.  Vers  le 


MON  NOVICIAT  I47 

milieu  de  mon  neuvième  mois,  je  vins  reprendre  chez 
l'honnête  chirurgien  mon  ancien  domicile. 

J'accouchai  au  temps  convenable,  mais  à  travers 
tant  de  douleurs  et  de  dangers,  que  dès  lors,  je  pris  pour 
le  respectable  état  de  mère  une  horreur  insurmontable. 
En  dépit  du  talent  et  de  l'humanité  du  docteur,  mon 
enfant,  qui  était  une  fille,  périt  dans  les  difficultés  de 
ma  délivrance.  Heureusement,  l'accoucheur  n'était  pas 
de  ces  faux  raisonneurs  qui,  pour  assurer  la  vie  d'une 
créature  à  peine  ébauchée  que  mille  chances  peuvent 
empêcher  d'arriver  à  sa  maturité,  sont  prêts  à  sacrifier 
sans  scrupule  celle  que  la  nature  a  conduite  avec  bien 
de  la  peine  à  son  point  de  perfection.  Je  dois  encore  à 
ce  bienfaisant  mortel  tous  les  petits  soins  qui  sauvent 
aux  femmes  les  accidents  et  la  difformité. 

»  Je  veux,  disait-il,  que  vous  sortiez  de  mes  mains 
sans  la  moindre  trace  de  cette  première  campagne  ; 
mais  pour  Dieu  !  ne  faites  pas  la  folie  de  recommencer  : 
à  chaque  enfant  il  peut  y  aller  de  votre  vie.  »  Il  tint 
mieux  sa  parole  que,  du  moins  pour  les  précautions, 
je  n'ai  tenu  la  mienne.  Mais  grâce  au  ciel,  jamais  depuis 
l'on  ne  m'a  fait  d'enfant. 

»  Cependant  mon  argent  s'écoulait,  car  je  m'étais 
abondamment  équipée  et  j'avais  bien  vécu,  je  voulus 
négocier  ma  letttre  de  change  ;  par  malheur,  le  solide 
négociant  de  Nantes  venait  de  faire  banqueroute. 
Effrayée  de  l'instabilité  des  jouissances  humaines,  et 
pouvant,  avec  de  l'économie,  me  soutenir  encore  quelque 
temps,  j'achevai  d'apprendre  à  coiffer,  à  chiffonner, 
et  pris  aussi  quelque  teinture  du  talent  d'ouvrière  en 
robes.  Je  n'avais  plus  entendu  parler  de  Saint-Amand 
que  pour  apprendre  qu'on  l'envoyait  à  l'île  Bourbon, 
pour  faire  le  triste  métier  de  lieutenant  d'infanterie. 
Je  pris  dès  lors  le  parti  de  ne  plus  aimer  rien,  puisque 
cela  rendait  si  malheureux,  et  je  ne  favorisai  plus  que 
ceux  qu'un  caprice  du  moment,  ou  quelque  vue  d'in- 
térêt qui  en  valût  la  peine,  ou  le  besoin  de  mes  sens,  me 
dictait  d'agréer.  De  cette  manière,  je  fus  encore  passa- 
blement heureuse,  et  ne  fis  pas  mal  mes  affaires. 
M.  de  Pinange,  votre  père...  —  Ah  !  oui  ;  mon  amant  ! 


148  l'œuvre  d'andréa  de  xergiat 

interrompis- je  avec  transport  :  dis  mon  tout,  mon  Dieu  ! 
(Elle  haussait  les  épaules  et  levait  les  yeux  au  ciel) 
Bh  bien  !  mon  père  ?  —  Votre  père  se  prit  comme  un 
autre,  dans  mes  filets,  ou  je  tombai  dans  les  siens, 
nous  nous  arrangeâmes.  Bientôt  il  imagina  qu'il  serait 
plus  commode  pour  tous  deux  de  nous  réunir  dans  un 
hôtel  que  d'être  en  bonne  fortune  à  mon  troisième  étage, 
il  trouva  moyen  de  me  faire  entrer  au  service  de  ma- 
dame. 

((  I^e  meilleur  moyen  pour  se  dégoûter  bien  vite,  c'est 
d'avoir  à  tout  moment  sous  la  main  les  facilités  d'être 
ensemble.  Notre  intrigue,  brûlante  dans  mon  taudis, 
devint  à  l'hôtel  de  Pinange  d'une  tiédeur  affadissante. 
M.  le  Marquis  me  négligea.  Fanfare  sut  en  profiter... 
Quelle  chute  !  Allez-vous  vous  écrier  ;  un  domestique 
succéder  à  ce  sylphe,  à  cet  enchanteur  (Je  soupirais  à 
l'unisson  de  son  éloge).  Oui,  Fanfare  !  il  succéda  déli- 
cieusement pour  votre  servante  à  son  incomparable 
maître,  Fanfare  !  vous  en  conviendrez,  est  charmant, 
etTn'a  rien  de  commun  avec  ses  semblables  qui,  surtout 
ceux  qu'on  emploie  tout  de  bon  à  la  chasse,  sont  ordi- 
nairement des  ivrognes  et  des  rustres  ;  mais  si  votre 
diabolique  prévention  en  faveur  de  M.  le  Marquis  vous 
rendait  trop  injuste  envers  son  successeur,  j 'en  appellerais 
à  M""®  la  Marquise,  non  moins  connaisseuse  que  vous 
sans  doute,  et  qui  sait  à  fond  tout  ce  que  Fanfare  peut 
valoir.  » 

Je  ne  revenais  pas  de  ma  surprise.  Quoi,  M™e  de  Pi- 
nange aussi  ?  Ma  mère  donnait  dans  la  domesticité  ! 
—  A  plein  collier,  mademoiselle.  Eh  !  Mon  Dieu,  c'est 
le  ton  maintenant,  depuis  que  les  seigneurs,  les  cavaliers, 
les  militaires,  en  un  mot  tout  ce  qui  se  piquait  jadis  de 
courtoisie,  de  galanterie,  de  soins  et  de  probité  surtout, 
ont  quitté  les  manières,  l'élégance,  et  se  dispensent  de 
tous  ces  procédés  auxquels  notre  sexe  est  si  sensible. 
Ive  domestique  presque  toujours  bien  de  figure,  seigneur 
de  sa  personne,  enorgueilli  de  l'attention  qu'on  peut 
lui  témoigner,  vaut  bien  mieux  pour  le  plaisir,  est  plus 
sûr  et  expose,  soit  pendant,  soit  après  une  liaison,  à 
bien  moins  de  disgrâces.   En  un   mot.   Fanfare  avait 


MON  NOVICIAT  I49 

encore  M™e  la  Marquise  quand  je  me  le  donnai.  Ce  sont, 
au  surplus,  de  petits  intérêts  de  famille  sur  lesquels 
je  vous  demande  le  secret.  »  Je  le  promis.  «  Voilà, 
ma  chère  maîtresse,  continua-t-elle,  ma  confession... 
humble,  pas  trop,  mais  sincère  et  entière,  après  laquelle 
il  ne  me  reste  de  contrition  que  pour  avoir  fait  sottement 
un  enfant  et  pour  avoir  eu  la  vérole.  » 


Le  Diable  au  corps 

CEUVRE  POSTHUME 

DU  TRÈS  RECOMMANDABLE  DOCTEUR 

CAZZONE 

MEMBRE  EXTRAORDINAIRE 

DE  LA  JOYEUSE  FACULTÉ 

PHALLO-COIRO-PYGO-GLOTTONOMIQUE 


LE  DIABLE  AU  CORPS 


Le  Diable  au  corps  est  un  tableau  des  mœurs  fan- 
siennes  un  peu  avant  la  Révolution  et  ce  tableau,  Nerciat 
l'a  complété  par  un  autre  :  les  Aphrodites,  qui  a  lieu  une 
quinzaine  d'années  plus  tard,  pendant  les  premières  con- 
vulsions révolutivnnaires. 

C'est  sans  aucun  doute  à  propos  du  Diable  au  corps  et 
des  Aphrodites  que  Baudelaire  écrivit  cette  note  qu'il 
avait  l'intention  de  développer  «,..  La  Révolution  a  été 
faite  par  des  voluptueux  ». 

NERCIAT  {utilité  de  ses  livres). 

Au  moment  oit  la  Révohttion  française  éclata,  la  no- 
blesse française  était  une  race  physiquement  diminuée 
{de  Maistre). 

Les  livres  libertins  commentent  et  expliquent  la  Révo- 
lution. 

—  Ne  disons  pas  :  Autres  mœurs  que  les  nôtres, 
disons  :  Mœurs  plus  en  honneur  qu'aujourd'hui. 

Est-ce  que  la  morale  s'est  relevée  ?  non,  c'est  que  l'énergie 
du  mal  a  baissé.  —  Et  la  niaiserie  a  pris  la  place  de 
l'esprit. 

La  fouterie  et  la  gloire  de  la  fouterie  étaient-elles  plus 
immorales  que  cette  manière  moderne  ^'adorer  et  de  mêler 
le  saint  au  profane  ? 

On  se  donnait  alors  beaucoup  de  mal  pour  ce  qu'on 
avouait  être  bagatelle  et  on  ne  se  damnait  pas  plus  qu'au- 
jourd'hui. 

Mais  on  se  damnait  moins  bêtement,  on  ne  se  pipait  pas 
(Charles  Baudelaire,  CEuvres  Posthumes,  Paris,  INIer- 
cure  de  France,   1908). 


154  l'ceuvre  d'andréa  de  xerciat 

La  plupart  des  personnages  du  Diable  au  corps  font 
partie  de  la  secte  des  Aphrodites  et  plusieurs  reparaissent 
dans  l'ouvrage  de  ce  nom.  Dans  la  Préface,  Nerciat 
suppose  qu'un  docteur  en  Phallurgie,  le  fameux  Cazzone, 
est  mort  en  lui  laissant  le  soin  de  revoir  et  de  publier  ce 
singulier  roman  dramatique. 

Les  acteurs  sont  :  La  marquise,  une  superbe  brune, 
La  comtesse  de  Mottenfeu,  laideron  piquante,  Philippine, 
charmante  blonde,  soubrette  matoise,  Bricon,  col- 
porteur-espion, l'abbé  Boujaron,  prêtre  napolitain, 
traits  mâles,  physionomie  de  réprouvé,  vigueur  mona- 
cale, vices  de  toutes  les  nations,  de  tous  les  états,  vernis 
de    mondanité    parisienne. 

Le  Tréfoncier,  prélat  allemand,  traits  agréables,  un 
peu  féminin,  goûts  bizarres,  libertinage  d'ofhcier,  ca- 
prices de  prélat. 

Hector,  être  privilégié  que  la  nature  a  composé  de  tout 
ce  qui  plaît  dans  l'un  et  l'autre  sexe.  Adonis  par  devant, 
Ganymède  par  derrière  ;  et  bien  d'autres  parmi  lesquels 
figure  même  un  âne.  Durant  l'action  du  Diable  au  corps, 
la  marquise,  qui  est  le  principal  de  ces  personnages, 
devient  veuve,  et  l'on  peut  imaginer  que  son  libertinage 
augmente  à  proportion  de  sa  liberté. 

L'action  d'ailleurs  est  assez  peu  suivie,  et  il  serait  sans 
intérêt  de  la  résumer.  Mais  les  extraits  fort  divertissants 
qui  suivent  montrent  bien  combien  Nerciat  possédait 
l'art  du  dialogue. 

Je  ne  dis  rien  du  style  qui  est  attrayant  au  possible. 


RÉVEIL 


Il  n"est  pas  encore  jour  chez  la  marquise  ;  elle  s'éveille  et  détourne 
son  rideau.  Médore.  son  bichon,  lui  fait  fête  ;  elle  se  découvre  et 
se  fait  gamahucher  un  moment  par  l'intelligent  animal,  pui,  elle 
sonne. 


PHII.IPPINE.  —  Eh  !  bon  Dieu  !  madame.  Quel  démon 
vous  réveille  aujourd'hui  si  matin  ?  Il  est  à  peine  dix 
heures. 

La  Marquise,  hâillant.  —  Bonjour,  Philippine...  j'ai 
très  mal  dormi,  je  vais  être  toute  la  journée  d'une 
laideur  affreuse  et  d'une  humeur  à  désespérer  les  gens. 

Phiwppine.  —  Ah  !  pour  l'humeur,  tant  pis,  ma- 
dame. Quant  à  la  laideur,  je  suis  caution  du  contraire  : 
vous  êtes  déjà  belle  à  ravir. 

La  Marquise.  —  J'ai  cependant  très  mal  reposé. 

Philippine.  —  Je  me  l'imagine,  et  c'est  pour  cela  que 
madame  doit  avoir  passé  une  très  bonne  nuit. 

La  Marquise.  —  Oh  !  ne  m'en  parle  pas.  Philippine  ; 
tu  me  vois  furieuse.  Mon  aventure  est  la  chose  du  monde 
la  plus  maussade. 

Philippine.  —  Comment  donc  ?  ce  beau  cavalier  que 
je  n'avais  point  encore  \ni  céans,  et  que  vous  ramenâtes 
hier    soir    triomphante... 

La  Marquise,  froidement  —  Quel  temps  fait-il  ? 

Philippine.  —  Froid,  mais  le  plus  beau  du  monde. 

La  Marquise.  —  Tant  mieux  :  j 'ai  des  courses  à  faire 
dans  le  voisinage  du  Palais- Royal  et  je  craignais  de  ne 
pouvoir  y  faire  quelques  tours  d'allée. 

Philippine.  —  Voici,  madame,  plusieurs  billets  et 
une  corbeille  assez  lourde,  de  la  part  de  M.  Patineau, 
avec  une  épître  en  grand  papier. 


156  l'œuvre   D 'ANDRÉA   DE   NERCIAT 

La  Marquise.  —  De  la  part  de  Patineau  !  ceci  devient 
intéressant.  Voyons...  {souriant)  c'est  de  l'or,  Philippine  : 
je  le  reconnais  au  poids. 

Philippine.  —  De  l'or,  madame  !  les  charmants  amis 
que  ces  fermiers  généraux  ! 

La  Marquise.  —  Celui-ci  ne  sait  pas  donner  à  ses  ca- 
deaux des  formes  bien  galantes,  mais  il  est  tout  ron- 
dement libéral  :  c'est  un  bonhomme. 

Philippine,  à  part.  —  Oui  une  bonne  dupe...  {Haut.) 
Défaisons  ces  chiffons...  {Elle  y  travaille.)  Cela  est  em- 
maillotté  comme  le  trésor  d'un  pèlerin. 

La  Marquise,  ayant  lu.  —  La  lettre  annonce  trois 
cents  louis,  mais  une  mortelle  visite  pour  l'après-midi. 
Il  faudra  bien  l'endurer...  {On  gratte  à  la  porte).  Vo^-ez 
ce  que  c'est. 

Philippine.  —  C'est  un  de  vos  gens  pour  vous  faire 
du   feu. 

La  Marquise.  —  Qu'il  entre  et  se  dépêche. 

{Il  y  a  du  feu.  Le  domestique  s'est  retiré.  La  marquise  et 
Philippine  sont  seules). 

La  ]\L\rouise.  —  Où  sont  les  autres  billets  ? 

Philippine.  —  Sur  votre  lit,  madame. 

La  Marquise.  —  C'est  bon. 

Philippine,  étalant  les  louis.  —  Voyez,  madame,  la 
belle  collection  de  médailles  ! 

La  Marquise,  avec  dédain.  —  Ote  cela  ;  compte,  et 
serre  la  somme  dans  mon  bonheur-du-jour.  Attends,  il 
faudra  que  je  porte  soixante  louis  à  Dupeville  ;  mets-les 
à  part  ;  quarante  encore,  pour  des  emplettes  que  je  me 
propose  de  faire  chez  la  Couplet. 

Philippine,  comptant.  —  A  propos,  elle  vint  hier  en 
personne  ;  vous  l'ai-je  dit,  madame  ?  Il  s'agaissait 
d'une  affaire  qu'elle  prétendait  être  de  la  plus  grande 
conséquence  pour  vous,  et  je  l'envo^-ai. 

La  Marquise.  —  Oui,  elle  me  déterra  chez  le  grand 
mousquetaire,  et  je  lui  donnai  parole  pour  deniain. 
Cependant  si  j'avais  pu  prévoir  que  le  bon  génie  de 
Patineau  me  serait  aussi  propice,  je  n'aurais  eu  garde 
d'accepter  une  partie  qui  pourra  me  compromettre. 


I,E   DIABLE   AU   CORPS  157 

Philippine,  toujours  comptant.  —  Il  n'y  a  qu'à 
rompre,  madame  ;  j'irai  de  votre  part... 

lyA  Marquise.  —  Il  faut  encore  y  réfléchir,  car  il  s'agit 
d'un  jeune  prince  étranger...  S'il  est  jeune,  Philippine... 
{Elle  sourit.) 

Philippine,  comptant.  —  Et  peut-être  joh,  par-dessus 
le  marché.  J'entends  ce  demi-mot,  madame  ;  oui, 
laissez  à  tout  hasard  les  choses  comme  elles  sont.  Il 
manque   dix  louis. 

lyA  Marquise.  —  J'entends  aussi  à  demi-mot,  Phi- 
lippine :  cachez  cet  argent.  Un  billet  de  Limefort  ! 
M.  le  chevalier,  vous  avez  tort  d'écrire  ;  ne  parlez  même 
pas  ;  il  faut  vous  en  tenir  à  la  pantomine,  car  c'est  où 
vous  excellez  !  tout  le  reste  vous  sied  mal...  Ah  !  voici 
du  Molengin  {Sans  ouvrir  le  billet).  Sais-tu,  ma  fille, 
que  malgré  le  mal  infini  qu'on  dit  de  ce  pauvre  vicomte, 
j 'ai  la  singularité  d'en  être  un  peu  férue,  et  qu'au  premier 
jour  il  me  fera  faire  quelque  sottise  ? 

Philippine,  froidement.  —  Je  n'en  crois  rien,  [ma- 
dame. 

I^A  Marquise.  —  Pourquoi  donc  ?  Molengin.  intime 
ami  du  marquis,  a  chez  moi  l'accès  le  plus  facile.  Il  est 
beau,  fait  à  peindre,  caressant,  fort  amusant.  Les  occa- 
sions naissent  à  tout  moment  pour  lui... 

Philippine.  —  Il  n'en  profitera  pas,  madame,  je 
vous  le  garantis. 

La  Marquise.  Je  n'y  conçois  rien  !  tout  le  monde 
semble  s'accorder  à  le  juger  nul.  Cela  pique  ma  curio- 
sité,  je  veux  être   éclair cie... 

Philippine.  —  M.  de  Molengin,  madame,  mérite 
bien  sa  réputation  ;  vous  pouvez  m'en  croire...  et  pour 
cause. 

lyA  M-\RQUiSE,  avec  intérêt.  —  Ah  !  ah  !  tu  me  parais  au 
fait.  Mais  avoue  qu'à  juger  de  Molengin  par  les  yeux,  il 
est  tout  fait  pour  plaire. 

Philippine,  avec  dépit.  —  Mais  il  rate,  madame,  et 
c'est  une  infamie. 

La  Marquise,  gaiement.  —  Le  dépit  de  Philippine  est 
délicieux  !  il  t'a  ratée,  n'est-ce  pas  ?  Conte,  conte-moi 
ton  aventure.  Eh  bien  !  il  faut  qu'il  me  rate  aussi  ;  cela 


158  l'œuvre   D 'ANDRÉA   DE   NERCIAT 

ne  m'est  jamais  arrivé,  je  veux  essa3-er  une  fois  de  cette 
nouveauté. 

Philippine.  —  Vous  en  serez  dégoûtée  pour  la  vie, 
madame.  Mais  nous  perdons  du  temps  à  dire  des  bali- 
vernes. J'ai  cependant  des  choses  de  la  plus  grande 
importance  à  vous  communiquer  et  je  vous  prie  de  les 
entendre. 

La  Marquise.  —  De  quoi  s'agit-il  ? 

Philippine.  —  Ce  M.  de  Molengin  dont  nous  nous 
occupons,  n'a-t-il  pas  ramené  cette  nuit  ]\I.  le  Marquis  ? 
celui-ci  bien  ivre  ;  l'autre  n'était  que  passablement 
aviné. 

lyA  Marquise.  - —  C'est  monsieur  mon  mari  qui  gâte 
comme  cela  les  gens  les  moins  faits  pour  partager  ses 
excès.  Eh  bien  ! 

Philippine.  —  Eh  bien  !  madame,  ces  messieurs 
venaient  tout  droit  à  votre  appartement  ;  et  vous  qui 
n'étiez  pas  seule... 

La  Marquise.  —  Tu  me  fais  trembler. 

Philippine.  —  J'ai  bien  eu  plus  peur  que  vous,  ma 
foi  !  Monsieur  avait  le  plus  beau  transport  d'amour 
possible.  Il  voulait  absolument  coucher  avec  vous. 
J'étais  heureusement  à  mon  poste.  J'ai  bataillé  comme 
il  fallait.  M.  de  Molengin,  dont  je  n'ai  pas  très  bien 
conçu  les  motifs,  trouvait  que  l'empressement  de  M.  le 
Marquis  était  la  chose  du  monde  la  plus  juste.  Je  sou- 
tenais, moi,  qu'il  était  bien  mal  à  monsieur  de  venir 
troubler  votre  premier  sonnneil  et  de  se  montrer  dans 
un  état  aussi  peu  ragoûtant...  car  ils  puaient  le  vin, 
et  monsieur  laissait  de  temps  en  temps  échapper... 

La  Marquise.  —  Fi  !  la  description  seule  me  fait  mal 
au  cœur  ! 

Philippine.  —  Bref,  je  les  ai  détournés  de  leur  projet... 
mais  il  m'en  a  coûté  bon. 

La  Marquise.  —  Comment  cela,  ma  bonne  amie  ? 

Philippine.  —  M.  le  marquis  disait,  en  jurant,  qu'il 
ne  coucherait  pas  seul.  Son  ami  disait,  à  son  tour,  qu'il 
ne  se  sentait  pas  le  courage  de  s'en  retourner  à  l'autre 
extrémité  de   Paris. 

La  Marquise.  —  Ah  !  Ah  !  ces  messieurs  m'auraient 


LE   DIABLE   AU   CORPS  I59 

apparemment  fait  la  galanterie  de  coucher  tous  les  deux 
avec  moi  ? 

Philippine.  —  C'est,  je  crois,  ce  dont  vous  étiez 
menacée.  M.  le  Marquis  sait  à  quel  point  son  cher  vi- 
comte est  sans  conséquence.  D'ailleurs,  ivre  comme  il 
l'était,  il  n'aurait  pu  s'opposer  à  rien.  Vous  les  auriez  eus 
probablement  à  vos  côtés  ou  bien  vous  auriez  été  forcée 
de  leur  céder  la  place. 

IvA  Marquise.  —  C'est  ce  qui  ne  serait  pas  arrivé  ! 
Une  femme  comme  moi  se  déplacer  pour  deux  ivrognes  ? 
Mon  lit  est  énorme  :  on  se  serait  arrangé  comme  on 
aurait  pu  ;  mais  enfin  un  autre  y  était...  Après  ? 

Philippine.  - —  Si  bien  donc,  madame,  que  ne  pouvant 
pénétrer  chez  vous,  M.  le  marquis  a  dit  à  M.  le  vicomte  : 
«  Prenons  notre  parti,  mon  cher,  et  couchons  tous  deux 
avec  Philippine  >>.  M.  de  Molengin  aussitôt  de  se  jeter 
au  cou  de  Monsieur,  qui  lui  a  presque  vomi  sur  la  face. 

IvA  Marquise.  —  Cette  scène  de  tendresse  est  tou- 
chante en  vérité  ! 

Philippine.  —  Quant  à  moi,  je  me  trouve  alors  dans 
un  tel  embarras,  vous  m'aviez  ordonné  d'entrer  chez 
vous  à  cinq  heures  précises  afin  de  conduire  votre 
heureux  coucheur,  il  n'était  que  trois  heures  et  quelques 
minutes  :  Si  je  vais  avec  ces  messieurs,  me  disais-je  à 
moi-même,  je  peux  manquer  l'heure  ;  ils  ne  seront  plus 
ivres,  ils  me  retiendront,  ou  me  suivront. 

La  Marquise.  —  Très  bien  combiné.  Comment  t'es- 
tu  tirée  de  ce  pas  difficile  ? 

Philippine.  —  Ma  foi  !  madame,  j'ai  pris  mon  parti 
galamment,  et  me  suis  laissé  suivre  chez  moi,  n'ayant 
plus  rien  à  faire  chez  vous  jusqu'à  l'heure  indiquée. 
Après  quelques  petites  façons  que  je  croyais  devoir  à 
la  bienséance,  j'ai  permis  à  ces  messieurs  de  se  coucher 
à  mes  côtés. 

La  Marquise.  —  Peste  !  quelle  résignation  ! 

Philippine.  —  Ecoutez  jusqu'au  bout,  madame. 
Vous  allez  convenir  que  je  n'ai  pas  tiré  grand  parti 
d'une   aussi   favorable   conjoncture. 

De  la  discrétion,  mon  cher  Molengin,  a  dit  monsieur 
en    poussant  un  dernier    hoquet.    Puis    il    a    tourné 


i6o  l'œuvre  d'andréa  de  xerciat 

le   derrière,    et    bientôt   a   ronflé  comme    une    pédale 
d'orgue. 


SUITE   DU   REVEIL 


Philippine.  —  Daignerez-vous  me  raconter,  madame, 
où  vous  avez  péché  ce  nouvel  adorateur  ? 

La  Marquise.  —  Par  le  plus  étrange  hasard  chez  cette 
baronne  allemande  qui  donne  à  jouer. 

Philippine.  —  Ah  !  je  sais  ce  que  vous  voulez  dire. 

lyA  Marquise.  —  Je  vais  depuis  quelque  temps  assez 
régulièrement  dans  ce  tripot,  et  j'ai  tort,  car  j'y  perds 
l'impossible.  Hier,  entre  autres,  j'ai  joué  d'un  guignon 
si  constant  quoique  à  petit  jeu,  que  cent  louis,  dont  je 
m'étais  munie,  n'ont  duré  qu'une  heure,  et  que  j'aurais 
quitté  la  partie  avec  des  dettes,  sans  Dupeville,  qui 
gagnant  contre  son  ordinaire  m'a  glissé  soixante  louis. 
Je  me  suis  acquittée  autour  du  tapis,  et  le  peu  qui  me 
restait  n'a  fait  que  paraître. 

Philippine.  —  Heureux  en  amours,  malheureux  au 
jeu,  vous  reconnaissez  la  vérité  du  proverbe  ? 

IvA  Marquise.  —  On  sortait  de  table,  et  le  pharaon 
recommençait.  Ma  voiture  n'était  point  arrivée.  J'ai 
vu  près  du  feu  la  grosse  présidente  de  Combanal  qui 
causait  avec  un  inconnu.  Comme  je  suis  fort  au  fait  des 
mœurs  de  la  dame,  et  qu'on  la  connaît  pour  ne  s'en- 
tretenir jamais  de  suite  que  d'une  seide  chose,  je  me 
tenais  un  peu  à  l'écart,  mais  l'extravagante  m'a  forcé 
d'approcher,  en  me  disant  :  Venez,  marquise,  venez  donc, 
je  suis  en  contestation  avec  monsieur  sur  un  point  qui 
est  de  votre  compétence.  Puis  s'adressant  à  son  inter- 
locuteur, elle  a  ajouté  tout  bas  :  Nous  pouvons  traiter 
librement  la  question  devant  la  marquise,  elle  est  des 
nôtres  :  c'est  la  Fougère... 

Philippine.  —  Des  nôtres  !  la  Fougère  !  qu'est-ce 
que  cela  pouvait  signifier,  madame  ? 

La  Marquise.  —  Je  te  l'apprendrai  quelque  jour. 


LE   DIABIvE   AU   CORPS  l6l 

En  attendant,  tu  peux  savoir  que  la  Fougère  est  mon 
nom  dans  certaine  confrérie  (i). 

Oh  !  je  ne  voudrais  pas,  pour  tout  l'or  du  monde, 
n'en  point  être  ;  l'esprit  humàiii  n'imagina  jamais  rien 
d'aussi  délicieux...  Va,  bientôt  je  t'en  ferai  recevoir 
et  tu  m'en  auras  d'éternelles  obligations. 

Philippine.  —  Quoi  !  madame,  une  pauvre  fille  de 
chambre  comme  moi,  vous  la  feriez  recevoir  d'une  con- 
frérie dont  vous  êtes  ? 

La  Marquise.  —  Tu  n'3^  penses  pas  !  il  s'agit  bien 
parmi  nous  autres...  Mais  non,  je  ne  nommerai  rien 
devant  une  petite  profane. 

Philippine.  —  Le  beau  mystère  !  je  vois  que  vous 
êtes  Maçonne. 

La  M.arquise.  —  Qui  ne  l'est  pas  ?  Mais  il  s'agit  bien 
d'autres  travaux,  ma  foi  !  Contente-toi  cependant  de 
savoir  que  les  charmes  seuls  et  les  talents  en  amour 
déterminent  le  rang  parmi  les  membres  de  notre  heu- 

(i)  Je  me  rappelle  parfaitement  qu'autrefois  j'entendis  dire  au  doc- 
teur Cazzone  qu'il  existait  sous  le  nom  d'Aphrodites,  une  société  de  vo- 
luptueux des  deux  sexes  voués  au  culte  de  Priape,  et  qui  renouvelaient 
dans  leurs  secrètes  orgies  toutes  les  débauches  antiques  dont  nous  avons 
une  légère  connaissance  par  les  écrits  et  les  monuments  qui  se  sont 
conservés  jusqu'à  nous.  Mais  ce  dont  je  me  sou\dens  aussi,  c'est  que  les 
véritables  Aphrodites.  en  assez  petit  nombre,  tiraient  tous  leurs  noms 
du  règne  minéral,  tandis  que  les  affiliés,  c'est-à-dire,  des  membres 
beaucoup  plus  nombreux  qu'on  admettait  aux  pratiques  sans  qu'on 
leur  donnât  la  parfaite  connaissance  des  mystères  et  sans  qu'ils  prê- 
tassent le  grand  serment,  tiraient  leurs  noms  du  règne  végétal.  Ainsi  la 
marquise  et  d'autres  qu'on  verra  figurer  dans  cet  ouvrage  n'étaient 
qu'affiliés  et  ne  pouvaient  proposer  des  sujets  que  pour  l'affiliation. 
Quand  la  faveur  devenait  trop  multipliée,  ou  que  certains  indiscrets 
avaient  occasionné  quelque  événement  nuisible  au  repos  de  l'ordre  et  qui 
pouvait  entraîner  sa  destruction,  le  grand  comité,  par  quelque  change- 
ment de  local,  ou  quelque  suspension  de  pratiques,  venait  aisément  à 
bout  de  congédier  tous  ces  intrus,  en  leur  persuadant  que  l'ordre  était  en 
eflet  détruit.  C'est  de  quoi  l'on  verra  la  marquise  se  désoler  plus  loin  avec 
une  amie  qui  n'en  savait  pas  plus  qu'elle.  Le  docteur  ne  m'en  a  jamais 
appris  davantage,  quelque  pressant  que  je  me  fusse  rendu  près  de  lui 
au  sujet  de  son  ordre.  Il  y  portait  le  nom  de  Chrysolite.  On  a  voulu  me 
persuader  que  maintenant  encore,  les  Aphrodites,  confondus  parmi  les 
Maçons,  ont  dans  Paris  même  un  temple  et  des  assemblées.  (N.)Lors- 
qu'il  écrivait  cette  note,  Nerciat  ne  savait  pas  qu'un  jour  il  écrirait  les 
Aphrodites. 


i62  l'ceuvre  d'axdréa  de  nerciat 

reuse  société.  Je  ne  serais  point  étonnée  que  toi,  que 
j'aurais  proposée,  tu  fusses  peut-être  en  bien  peu  de 
temps,  plus  avancée  que  moi.  Cette  tournure,  cette 
fraîcheur  unique... 

Philippine,  un  peu  confuse.  —  Ne  vous  moquez 
donc  pas  de  moi,  ma  chère  maîtresse. 

La  Marquise.  —  Je  te  jure  que  je  ne  connais  rien  au 
monde  d'aussi  piquant,  d'aussi  dangereux...  Tu  le  sais 
bien,  friponne  !  Combien  d'infidélités  ne  m'as-tu  pas 
fait  faire  à  mes  amis  dans  le  plus  fort  de  mon  goût  pour 
eux  !  Va,  tu  es  bien  heureuse  que  je  sois  anéantie  ce 
matin  ;  autrement  je  te  rappellerais  parbleu  bien  que 
tu  es  en  droit  de  me  faire  parfois  tourner  la  tête...  {Elle 
met  une  main  sous  le  fichu  de  Philippine  et  va  de  l'autre 
lui  lever  les  jupes.) 

Philippine,  les  baissant.  —  Là  !  là  !  Madame,  pour 
un  autre  moment  ;  nous  avons  bien  d'autres  choses  à 
traiter. 

La  Marquise,  la  laissant.  —  J'ai  d'abord  mon  histoire 
à  t'achever.  Tu  comprends  donc  que  la  présidente,  son 
causeur  et  moi,  nous  nous  trouvions  être  tous  trois 
confrères  ? 

Philippine.  —  Fort  bien,  et,  par  conséquent,  ce 
monsieur  vous  était  connu.  Pourtant  vous  avez  dit 
d'abord... 

La  Marquise.  —  Eh  !  non,  se  connaît-on  ?   a-t-on 
seulement  envie  de  se  connaître  ?  On  est  peut-être... 
mille...   répandus  dans  la  France,  ou  ailleurs.   Il  faut 
s'être  fait  des  signes,  avoir  travaillé  ensemble,  s'être 
trouvé  aux  mêmes  assemblées. 

Philippine.  —  C'est  comme  la  Maçonnerie,  n'en 
conveniez-vous    pas    d'abord  ? 

La  Marquise.  —  Tais-toi  ;  toute  ta  petite  curiosité  ne 
viendra  point  à  bout  de  me  faire  révéler  ici  des  secrets... 
que  je  promets,  pourtant,  de  te  faire  connaître  en  temps 
et  lieu.  Dès  qu'un  geste  significatif  m'eut  assurée  de  la 
fraternité  de  l'inconnu,  je  demandai  à  la  i)résidente 
quelle  était  donc  cette  importante  discussion  dans  la- 
quelle on  pouvait  avoir  besoin  de  mon  avis.  «  Je  prétends, 
a-t-elle  répondu,  ([u'il  n'y  a  ])lus  do  Tircis.  » 


LE   DIABLE   AU   CORPS  163 

Philippine.  —  Qu'est-ce  que  cela  voulait  dire,  ma- 
dame ? 

IvA  Marquise.  —  J'ai  fait  la  même  question  que  toi, 
et  croyant  qu'on  voulait  donner  à  entendre  par  là  que 
l'amour  pastoral  était  de  nos  jours  en  grand  discrédit, 
je  me  suis  rangée  du  côté  de  la  présidente.  Elle  m'a  ri. 
au  nez,  et  le  monsieur  en  a  presque  fait  autant  ! 
Philippine.  —  Cela  n'était  pas  honnête,  par  exemple. 
La  Marquise.  —  J'étais  leur  dupe  ;  ils  me  faisaient 
un  mauvais  calembour.  «  Elle  n'y  est  pas,  a  donc  repris 
l'effrontée,  Tire-six,  entendez-vous,  marquise,  esprit 
bouché  ?  Croyez-vous  qu'il  y  en  ait  beaucoup  ?  » 
J'opinai  encore  en  faveur  de  la  présidente,  lorsque  notre 
homme  avec  un  accent  gascon,  a  répliqué  :  «  Sandis  ? 
Mesdames,  je  ne  prends  point  la  liberté  dé  vous  démentir 
sur  lé  fait  dé  vos  bésogneurs  dé  Paris,  mais  je  puis  vous 
donner  ma  parole  d'honneur  que  lé  plus  petit  gentil- 
homme dé  mon  pa^'S  est  un  tiré-six,  sept,  huit,  neuf  !...  » 
Philippine.  —  Peste  !  que  sont  donc  les  grands  sei- 
gneurs de  Gascogne  ? 

La  Marquise.  —  Il  y  en  a  peu.  Cela  nous  a  d'abord 
assommées.  Nous  allions  faire  nos  objections,  quand  un 
des  joueurs,  avec  qui  la  présidente  avait  mis  quelques 
louis  en  société,  l'a  appelée  pour  partager  le  produit 
d  une  taille  heureuse.  Je  suis  donc  restée  tête  à  tête  avec 
le  fanfaron.  «  Si  nous  n'étions  pas  confrères,  lui  ai- je 
dit  en  feignant  un  peu  d'embarras,  je  vous  supplierais, 
monsieur  le  chevalier,  de  mettre  la  conversation  sur 
quelque  autre  chapitre.  » 

Philippine.  —  Il  était  pourtant  assez  de  votre  goût, 
celui-là. 

La  Marquise.  —  Sans  doute.  Mais  devant  des  gens 
qu'on  a  jamais  \nis  !  Retiens  cette  leçon,  Philippine  : 
quelque  catin  que  soit  une  femme,  il  faut  qu'elle  sache 
se  faire  respecter,  jusqu'à  ce  qu'il  lui  plaise  de  lever 
sa  jupe. 

Philippine.  —  Je  pense  de  même. 
La  Marquise.  —  Revenons  à  mon  causeur.  Après 
quelques  raisonnements  de  part  et  d'autre,  je  me  suis 
opiniâtrement    retranchée    dans    l'avis    par    lequel    je 


164  l/CEUVRE   d'akdRÉA   DE   NERCIAT 

croyais  pouvoir  constater  et  fâcher  mon  Gascon  ;  en 
un  mot,  j'ai  dit  tout  net  que  je  croyais  à  peine  à  l'exis- 
tence de  tire-six,  moins  encore  à  celle  des  tire-sept, 
huit,  neuf  et  plus,  fussent-ils  voisins  de  la  Garonne! 
«  Sandis  !  Madame,  a  riposté  mon  pétulant  antagoniste, 
avec  un  mouvement  violent  qui  m'a  presque  effrayée! 
vos  doutes  offensent  mon  honneur,  et  mé  prévalant,' 
né  vous  en  déplaise,  dé  mes  droits  dé  confrère  je  vous 
somme  dé  mé  mettre  à  l'épreuve. 

Philippine.  —  Voilà,  certes,  une  impertinence  à  se 
faire  jeter  par  les  fenêtres. 

-La  Marquise.  —  Point  du  tout.  Un  de  nos  statuts 
prmcipaux  autorise  formellement  ces  sortes  de  défis. 

Philippine.  —  Je  n'ai  plus  rien  à  dire.  Peut-on  savoir 
comment  vous  avez  répondu  ? 

I.A  M.ARQUISE.  —  Négativement  d'abord. 
Philippine.  —  Ce  monsieur  avait  donc  le  malheur 
de  vous  déplaire  ? 
IvA  Marquise.  —  Pas  absolument. 
Philippine.  —  Et  vous  êtes  peu  contente  de  lui. 
Sachons  donc  comment  il  a  pu  démériter  ? 

IvA  Marquise.  —  «  Madame,  a-t-il  dit  avec  ime  assu- 
rance qui  m'en  a  beaucoup  imposé,  quoique  Gascon, 
je  né  suis  point  un  hâbleur,  et  je  né  veux  pas  vous  en- 
gager dans  une  démarche  qui  puisse  être  entièrement 
à  mon  avantage,  même  dans  le  cas  où  je  vous  aurais 
trompée.  Souffrez  donc  que  notre  essai  soit  une  gageure. 
Il  y  a  dans  cette  bourse  cent  louis  :  je  viens  dé  les  gagner  ; 
je  vous  les  sacrifié,  à  ces  conditions,  M^ie  la  marquise 
aura  la  complaisance  de  m 'accorder  une  nuit  dé  six  ou 
sept  heures  seulement.  Après  la  première  faveur  que 
j'aurai  obtenue  dé  madame,  j'aurai  perdu  cinquante 
louis.  Suis  bien  ce  calcul,  Philipi)ine. 

Philippine.  —  Ne  vous  embarrassez  pas,  madame, 
je  retiendrai  à  men-eille  :  cinquante  louis  la  première 
faveur,  c'est-à-dire... 
I.A  Marquise.  —  Le  premier  coup. 
Philippine.  —  Bon. 

La  Marquise.  —  «  Après  la  deuxième,  madame  aura 
gagné  trente  louis  dé  plus. 


I,E  DIABI,E  AU  CORPS  165 

Phii^ippine.  —  Fort  bien.  Voilà  déjà  quatre-vingts 
louis. 

lyA  Marquise.  —  Juste.  Après  lé  troisième,  madame 
aura  gagné  vingt  louis  dé  plus. 

Phii^ippeste.  —  Les  cent  louis  sont  donc  à  vous  main- 
tenant. 

La  Marquise.  —  C'est  cela  même.  Après  lé  quatrième, 
madame  n'aura  rien  gagné  dé  plus. 

Philippine.  —  Gratis  ;  mais  les  cent  louis  sont  encore 
à  madame  ? 

La  Marquise.  —  Sans  doute.  Après  lé  cinquième, 
c'est  toujours  lui  qui  parle,  j'aurai  régagné  vingt  louis. 
^  Philippine.  —  Ah  !  ah  !  madame,  vous  n'avez  plus 
que  quatre-vingts  louis  ! 

La  Marquise.  —  Bien  compté.   Après  lé  sixième, 
j'aurai  régagné  trente  louis  dé  plus. 
-  Philippine,  étonnée.  —  Eh  bien  !  reste  à  cinquante, 
madame. 

La  Marquise.  —  Pas  davantage.  Après  lé  septième, 
votre  serviteur  aura  régagné  cinquante  louis  dé  plus  ; 
c'est-à-dire  que  nous  serons  quittes. 

Philippines.  —  Quittes  ? 

La  ^Marquise.  —  Cela  est  clair. 

Philippine.  —  Eh  bien  !  madame  ? 

La  Marquise.  —  Eh  bien  !  maltraitée  au  jeu,  en- 
dettée, je  me  suis  laissé  éblouir  par  cette  diable  de 
bourse...  Le  jeune  homme  est  d'ailleurs  assez  bien  fait. 

Philippine.  —  Il  m'a  paru  tel. 

La  Marquise.  —  J'avais  remarqué  qu'il  a  la  jambe 
belle,    certain    air   de    santé... 

Philippine.  —  Les  épaules  carrées,  l'oreille  rouge  ; 
là,  tout  ce  .qu'il  faut. 

La  Marquise.  —  Ma  foi  !  j 'ai  hasardé,  sans  grimaces, 
l'événement  d'une  gageure  où  je  pouvais  gagner  gros 
sans  risquer  de  perdre. 

Philippine.  —  C'est  un  marché  d'or. 

La  Marquise.  —  La  présidente  nous  a  rejoints.  Nous 
l'avons  instruite.  Ne  voulait-elle  pas  que  je  la  misse  de 
moitié  ? 

Philippine.  —  On  lui  en  garde,  ma  foi  ! 


l66  Iv'ŒUVRE    D 'ANDRÉA    DE   NERCIAT 

IvA  Marquise.  —  Bientôt  on  m'a  annoncé  mon 
carrosse,  je  suis  rentrée,  amenant  mon  parieur,  et, 
comme  tu  l'as  vu,  nous  nous  sommes  mis  au  lit. 

Philippine.  —  J'ai  cru  voir  aussi  que  c'était  avec 
beaucoup  d'émulation  des  deux  parts  ? 

La  Marquise  —  Je  n'en  disconviens  pas.  Oh  !  j'ai 
gagné  quatre-vingts  louis,  en  moins  de  rien,  mais  bien 
loyalement  gagné. 

Philippine.  —  J'en  crois  votre  parole. 

La  Marquise.  —  A  peine  avions-nous  causé  dix 
minutes,  que  les  cent  louis  ont  achevé  de  m 'appartenir. 

Philippine.  —  Peste  !  comme  il  y  va,  ce  monsieur  le 
Gascon  !• 

La  Marquise.  —  Il  faut  convenir  que  de  longtemps  je 
n'avais  été  si  bien  tapée.  Mon  grivois  n'a  pas  les  allures 
bien  galantes,  il  n'est  pas  très  voluptueux,  sa  manière 
est  un  peu  bourgeoise,  mais  tudieu  !  c'est  un  gars  expé- 
rimenté, léger,  adroit,  point  incommode,  sans  sueur, 
sans   odeur,   brûlant... 

Philippine  avec  feu.  - —  Divin  !...  Non,  madame,  vous 
ne  viendrez  jamais  à  bout  de  me  faire  penser  mal  de  cet 
homme-là. 

La  Marquise.  —  A  la  bonne  heure  !  Nous  avons 
travaillé  avec  tout  le  zèle  et  l'accord  imaginables  à  la 
quatrième  opération... 

Philippine.  —  La  bonne  aubaine  !  madame. 

La  Marquise.  —  Je  me  suis  prêtée,  comme  il  con- 
venait, au  cinquième  coup,  et  j'en  ai  pris  pour  mes 
vingt  louis  :  pas  l'ombre  de  tricherie  de  part  ni  d'autre. 
Quant  au  sixième,  je  ne  m'en  suis  pas  aussi  bien  trouvée. 

Philippine.  —  Vous  étiez  déjà  lasse  ? 

La  Marquise.  —  Non  :  je  ne  me  lasse  pas  pour  si  peu, 
mais,  comme  il  n'y  avait  guère  que  deux  heures  et  demie 
que  nous  avions  commencé,  j'avais  déjà  l'inquiétude  de 
sentir  que  mon  pari  ne  valait  rien.  Cependant,  il  ne 
fallait  pas  faire  une  vilenie.  Prenant  donc  mon  parti 
galamment,  je  vous  ai  travaillé  mon  homme  d'une 
manière... 

Philippine.  —  Comme  je  berce...  Daignez  pour- 
suivre. 


LE   DIABLE   AU   CORPS  167 

La  Marquise.  —  Tout  autre  aurait  été  mis,  de  cette 
fougue,  sur  les  dents  :  deux  fois  je  l'ai  fait  dégainer  par 
mes  haut-le-corps  mais  inutilement  :  il  n'y  avait  pas 
un  temps  de  perdu.  Au  retour,  il  y  était,  et  bien  que  les 
choses  en  allassent  plus  mal,  il  semblait,  au  contraire, 
que  ces  contretemps  donnassent  à  mon  drille  un  surcroît 
de  vigueur. 

Philippine.  —  Vous  trichiez,  pour  le  coup  !  cela  n'est 
pas  bien. 

La  Marquise.  —  D'accord.  Voilà  donc  trente  louis  de 
perdus.  Dieu  sait  si  j'ai  fait  et  fait  faire  ablution  à  la 
place  !  :«  Or,  çà  !  mon  cher  Tire-six,  ai- je  dit  en  me  re- 
couchant, je  demande  quartier  :  je  suis  exténuée,  moulue. 
J'étais  une  impudente  quand  j'ai  douté  de  ce  dont  tu 
n'étais  que  trop  sûr.  Dormons,  tu  ne  me  dois  rien  ;  tu 
pourrais  être  incommodé  d'un  excès  :  je  ne  me  le  par- 
donnerais de  ma  vie.  )> 

Philippine.  —  D'où  vous  venait  cette  générosité ,^ 
madame  ? 

La  Marquise.  —  Ne  vois-tu  pas,  petite  imbécile,  que 
c'était  le  moyen  de  stimuler  celle  du  Gascon  ?  Il  pouvait 
prendre  la  balle  au  bond  et  me  dire  galamment  :  Belle 
marquise,  je  me  trouve  trop  bien  de  vos  précieuses 
faveurs  pour  que  je  veuille  risquer  de  m'en  priver  en 
abusant  de  mes  forces.  Je  perds  cinquante  louis  avec 
le  plus  grand  plaisir  du  monde.  Enfin,  quelque  chose 
d'approchant.  Point  du  tout  ;  comme  si  ce  maudit  infa- 
tigable avait  craint  que  je  me  refusasse  à  la  septième 
accolade  après  que  j'aurais  dormi,  pas  pour  un  diable, 
il  a  voulu  regagner  la  somme  entière  avant  de  me  laisser 
fermer  l'œil  ! 

Philippine.  - —  Et  force  à  vous  d'en  passer  par  là  ? 

La  Marquise.  —  Il  l'a  bien  fallu.  Mais,  pour  le  coup, 
je  l'ai  favorisé  le  plus  maussadement  du  monde  ;  je  me 
suis  plainte,  j'ai  fait  des  soupirs  comme  de  douleurs, 
je  lui  ai  dit  avec  le  ton  de  l'anéantissement  :  Vous  me 
tuez,  mon  cher...  Je  suis  martyre  de  votre  ambition  et 
de  l'extrême  crainte  que  vous  avez  de  perdre...  Vous  ne 
me  devez  rien...  Encore  une  fois,  retirez-vous...  Je 
vais  vous  donner  cinquante  louis  à  mon  tour,  pour  que 


i68  i^'œuvre  d'axdréa  de  nerciaï 

vous  me  laissiez  tranquille...  Kt  d'autres  propos  aussi 
ragoûtants. 

Ph^ippine.  —  Holà  !  madame,  voilà  de  l'impru- 
dence :  s'il  vous  eût  prise  au  mot  :  un  Gascon  ! 

IvA  Marquise.  —  J'avais  à  peine  dit,  que  déjà  je  me 
repentais.  C'était  comme  si  j'avais  frappé  contre  un 
rocher.  Il  allait  son  train  comme  un  cheval  de  poste, 
et  sans  que  je  l'aie  secondé  le  moins  du  monde,  même 
dans  le  moment  où  son  vigoureux  culetage  faisait  sur 
mes  sens  la  plus  vive  impression,  il  a  consommé  sa 
septième  prouesse... 

Phii^ippine.  —  Da  !  sans  tricherie  ? 

I^A  Marquise.  —  Bon  Dieu  !  non  !  Pour  que  je  ne 
puisse  pas  faire  semblant  d'en  douter,  cette  fois  avec 
bien  plus  d'affectation  que  les  autres,  il  a  eu  soin  de 
faire  filer  à  mes  yeux  le  superflu  de  son  offrande. 

Philippine.  —  Cet  homme  ne  manque  à  rien.  Si  bien 
que  madame  n'a  rien  gagné  ! 

lyA  Marquise,  avec  humeur.  —  Pas  une  obole. 

Phiwppine.  — -  Et...  Madame  se  propose-t-elle  de 
demander  sa  revanche  ? 

IvA  Marquise.  — ■  Non  certes.  Pourquoi  cette  ques- 
tion ? 

Philippine.  — •  C'est  que  peut-être  serait-il  sage  de  ne 
pas  se  tenir  comme  battue  :  les  armes  sont  journalières... 
et...  {Elle  baisse  les  yeux.)  Si  Madame  répugnait  abso- 
lument à  s'exposer  de  nouveau,  je  lui  suis  assez  dévouée 
pour  m'oônr...  si  toutefois  Madame  m'en  trouve  digne  ? 

IvA  Marquise,  l'embrassant.  —  Bravo  !  Philippine. 
A  ce  noble  courage  je  reconnais  mon  élève,  et  je  te  prédis 
que  tu  te  feras  un  bonheur  infini  dans  notre  délicieuse 
confrérie. 

Philippine.  —  Je  ne  sais  pas  encore  au  juste  ce  qu'il 
faudra  pour  cet  effet  ;  mais  il  suffirait  que  Madame  eût 
daigné  répondre  de  moi,  pour  que  je  me  crusse  obligée  à 
monter  le  plus  grand  zèle. 

TvA  Marquise.  —  On  n'exigera  de  toi  rien  de  difficile. 
Je  t'avais  déchiffrée  d'abord.  Tu  es  née  pour  nos  plaisirs. 
Tes  bégueules  de  tantes,  de  chez  lesquelles  il  a  fallu 
tant  de  peine  pour  t'arracher,  auraient,  avec  leur  bigo- 


I,E   DIABI^E  AU   CORPS  169 

terie  et  leur  sotte  pudeur,  gâté  le  plus  heureux  naturel. 
Faire  de  toi  une  vestale,  ou  du  moins  l'obscure  épouse  de 
quelque  malotru  d'artisan,  c'était  un  beau  projet, 
ma  foi  !  I^aissons  ces  vertueux  métiers  aux  laides,  aux 
maussades  ;  mais  une  jolie  femme,  dans  quelque  état  que 
le  sort  l'ait  fait  naître,  se  doit  aux  voluptés.  Toute  à 
tous  !  Voilà  quel  doit  être  notre  cri  de  guerre  :  c'est  ma 
devise  au  moins.  Je  veux  qu'elle  soit  aussi  la  tienne. 
Tu  te  trouves  bien  sans  doute  des  douces  habitudes  que 
je  t'ai  fait  contracter  ?  Quant  à  moi,  je  suis,  par  mon 
système,  la  plus  heureuse  des  femmes.  Nargue  des  pré- 
jugés, et  donnons-nous  en  tant  et  plus  ! 

Phiuppine.  —  Charmante  morale,  madame  !  Je 
crains  fort  cependant  que  votre  système,  tout  attrayant 
qu'il  soit,  ne  vous  mène  aussi  par  trop  loin.  Vous  vous 
livrez  trop,  excusez  la  liberté  que  je  prends,  madame, 
vous  vous  livrez  trop  à  vos  caprices  libertins.  Quelque 
robuste  que  soit  votre  tempérament,  quelque^  soUde 
que  soit  votre  beauté,  vous  risquez  de  vous  user  bien 
vite.  D'ailleurs,  vous  n'êtes  pas  toujours  prudente,  et 
je  tremble  qu'enfin  M.  le  Marquis... 

IvA.  Marquise.  —  Mou  mari  !  ce  poUsson  (i)  de  quel 
droit  trouvera-t-il  à  redire  à  ma  conduite  ?  Elle  est 
cent  fois  meilleure  que  la  sienne.  Ma  naissance  vaut 
mieux  aussi.  Je  suis  riche  :  il  mourait  de  faim  sur  le 
pavé  de  Paris  quand  je  fis  la  sottise  de  m'engoncer  de 
sa  jolie  figure.  Je  voulus  me  le  donner,  il  abusa  de  ma 
confiance,  et  par  un  vil  calcul  d'intérêt,  il  me  fit  un 
enfant  :  on  fut  obligé  de  nous  marier.  Que  n'a-t-il  su 
me  fixer  ?  Pourquoi  m'a-t-il  entourée  de"  la  plus  mau- 
vaise compagnie  ?  Pourquoi,  m'enseignant  les  plus 
extrêmes  rafiinements  du  hbertinage  et  me  mêlant  avec 
l'essaim  des  complices  de  ses  orgies,  m'en  a-t-il  aussi 
lui-même  donné  le  goût  ?  Ce  n'est  pas  au  surplus,  ce 
dont  je  le  blâme.  S'il  n'eût  fait  que  cela,  sans  doute  il 

(i)  Quoique  ce  livre  ne  soit  nullement  un  cadre  convenable  pour  de 
la  bonne  morale,  celle  que  renferme  cette  tirade  valant  cependant  la 
peme  d'être  remarquée  par  le  lecteur,  j'ai  trouvé  bon  de  ne  point  l'en 
retrancher,  quoique  ce  hors-d'œuvre  fasse  longueur  (N.). 


lyO  l'CEUVRE   D 'ANDRÉA   DE   NERCIAT 

ne  m'en  eût  été  que  plus  cher...  mais  ses  scènes  publi- 
quement scandaleuses,  ses  prodigalités  sourdes,  le  dis- 
crédit où  cet  homme  sans  sentiments  s'est  laissé  tomber... 
Ne  me  parle  pas  de  lui,  je  t'en  prie. 

Philippine.  —  Il  est  bon  cependant  de  vous  rappeler 
quelquefois  que  par  malheur,  il  a  sur  vous  une  autorité 
dont  il  pourrait  abuser,  si  vous  affectiez  trop  de  le 
compter  pour  rien  dans  le  monde. 

lyA  Marquise.  —  Tu  raisonnes  fort  juste,  et  je  te  sais 
gré  du  motif.  Je  fus  bien  folle  aussi  !  Ah  !  monsieur  le 
marquis,  si  j 'avais  pu  prévoir  que  j 'aurais  sitôt  le  malheur 
de  perdre  mes  parents,  je  n'aurais  certes  jamais  été 
votre  femme.  Epouse-t-on  tout  ce  qu'on  désire,  tout 
ce  qu'on  s'est  donné  !  Ma  sœur  la  chanoinesse  n'a-t-elle 
pas  bien  su  faire  deux  enfants  le  plus  secrètement  du 
monde  ?  et  celle-ci  ?  et  celle-là  ?  et  tant  d'autres  qui 
se  sont  très  bien  mariées  par  convenance,  après  s'être 
très  sensément  appliqué  les  objets  de  leurs  inclinations  ! 

Philippine.  —  Savez-vous  bien,  Madame,  que  M.  le 
marquis  a  toujours  la  fantaisie  de  me  donner  des  meubles 
et  trente  louis  par  mois  ? 

lyA  Marquise.  —  Si  je  le  connaissais  galant  homme,  je 
te  dirais  :  «  Accepte  »  ;  mais  tu  serais  à  coup  sûr  malheu- 
reuse. Agit-il  bien  avec  qui  que  ce  soit  ? 

Philippine.  —  Une  bien  plus  forte  considération  pour 
rejeter  ses  offres,  c'est  que  ses  libéralités  ne  pouvaient 
avoir  lieu  qu'aux  dépens  de  ma  chère  maîtresse...  Mais 
n'entends-je  pas  du  bruit  dehors  ? 

lyA  Marquise.  — ■  Va  voir  ce  que  c'est. 

Philippine,  après  avoir  passé  un  moment  dans  la  pièce 
voisine.  —  Madame,  c'est  un  marchand  de  fleurs  qui  dit 
avoir  reçu  ordre,  de  vous-même,  de  se  rendre  ici  ce 
matin. 

La  Marquise.  —  C'est  la  vérité  ;  mais  il  vient  de 
bonne  heure.  La  petite  comtesse  de  Mottenfeu  me  fit 
remarquer  ce  garçon  à  la  porte  du  Vaux-Hall  :  elle  le  dit 
très  amusant.  Qu'il  entre. 

Philippine.  —  Et  me  retirerai-je,  madame  ? 

La  Marquise.  —  Quelle  folie  !  non  assurément  :  il 
convient  même  ({uc  tu  restes. 


LE   DIABLE   AU    CORPS  I7I 

Philippine,  gracieusement.  —  Entrez,  entrez,  mon- 
sieur. 

Un  Laquais,  précédant  la  marchand.  —  Monsieur 
Bricon,  madame.    (//  sourit.) 

La  Marquise.  —  Voyez  un  peu  ce  grand  nigaud. 
Il  y  a  bien  de  quoi  rire...  {Le  laquais  reste  pour  voir 
l'entrée  de  Bricon,  ayant  l'air  de  mettre  quelque  chose  en 
ordre.)  Eh  bien  !  que  faites-vous  là  ?...  [Le  laquais  se 
retire.  A  Philippine.)  Il  faut  que  je  réforme  ce  grand  sot. 
Je  suis  bien  la  servante  de  sa  superbe  figure,  mais  il  est 
trop  bête  aussi. 


L'ABBÉ  BOUJARON 


Philippine,  avec  un  billet.  —  Tenez,  madame.  Je  n'ai 
pas  eu  la  peine  de  courir  bien  loin.  Voici  un  mot  d'écrit 
de  la  part  de  votre  marchand  de  ce  matin.  On  demande 
réponse  sur-le-champ. 

IvA  Marquise,  avec  trouble.  —  Bon  Dieu  !  que  vais-je 
apprendre  ?  {Elle  va  vers  la  croisée,  lire  la  lettre.) 

La  Comtesse,  à  mi-voix,  pendant  que  son  amie  est 
occupée.  —  Savez-vous  Philippine,  que  vous  êtes  jolie 
comme  l'amour,  et  fraîche  comme  un  bouton  de  rose. 

Philippine.  —  Vous  êtes  bien  honnête,  madame. 

La  Comtesse.  —  D'honneur  !  si  j'étais  garçon,  je 
voudrais  passer  un  caprice  avec  vous. 

Philippine,  avec  grâce.  —  Et  moi,  si  vous  étiez  garçon, 
je  n'aurais  pas  le  courage  de  vous  résister. 

La  Comtesse,  encore  plus  bas,  faisant  un  léger  mou- 
vement de  la  main  vers  l'objet  de  son  désir.  —  \^iens  donc 
me  voir  quelquefois. 

Philippine,  répondant  à  cette  agacerie  en  pressant  sur 
cet  endroit  la  main  de  la  comtesse.  —  ]\Iais,  par  malheur, 
vous  n'êtes  pas  garçon. 

La  Comtesse,  en  feu.  —  Viens  toujours  ! 

Philippine,  avec  un  regard  bien  lubrique  et  l'accent 
le  plus  tendre.  —  Oh  !  oui  !  j'irai  vous  voir...  {Elle  jette 
en  même  temps,  avec  beaucoup  de  finesse,  un  regard  du 
côté  de  la  marquise  ;  ce  qui  signifie...  qu'elle  prie  la  com- 
tesse de  lui  garder  le  secret.) 

La  Comtesse,  très  bas.  —  Sois  tranquille  [Elles  se 
serrent  mutuellement  la  main).  Demain. 

Philippine,  très  bas.  —  Demain. 


IvE  DIABLE  AU   CORPS 


'^7Z 


La  ]\Lirquise,  ayant  fini  de  lire.  —  Allez  à  mon  tiroir, 
Philippine,  et  donnez  cinquante  louis  au  porteur  {Elle 
donne  la  clef.  Philippine  sort.) 

IvA  M-iRQuisE,  agitée.  —  Ecoutez  ceci,  comtesse,  c'est 
votre  Bricon  qui  m'écrit. 

^lyA  Comtesse.  —  Il  est  bien  un  peu  le  vôtre  aussi. 
J'écoute. 

lyA  LLiRQuiSE,  lisant.  —  «  Madame,  au  sortir  de  chez 
»  vous,  M.  l'abbé,  malgré  ce  que  vous  savez,  est  allé  dire 
»  sa  messe.  Dieu  l'a  bien  puni  de  cet  horrible  sacrilège...» 
La  Comtesse.  —  Peste  !  M.  Bricon  a  de  la  religion  ! 
La  :\Iarquise.  —  Suivez  sa  lettre  {Elle  lit).  «  Par 
»  malheur,  il  a  pris  un  goût  subit  pour  le  petit  garçon 
»  qui^  l'avait  servie,  et,   dans  la  sacristie,  moitié  gré, 
»  moitié  force,  il  l'a  enfin  exploité.  »  Vous  remarquerez, 
comtesse,  qu'il  avait  joué  trois  fois  avant  de  sortir  d'ici! 
La  Comtesse.  —  Ce  n'est  pas  ce  qui  me  donnera  mau- 
vaise opinion  de  lui... 

La  M.ARQUISE.  —  Mais  après  une  nuit  pareille,  à 
moins  d'avoir  le  diable  au  corps,  peut-on  être  tourmenté 
de  cette  force  ? 

La  Comtesse.  —  Qu'est-ce  que  trois  fois,  pour  cer- 
taines gens  !  Voyons  la  suite. 

La  :\L\rouise,  lit.  —  «  Il  était  déjà  tard,  l'église  est 
»  peu  fréquentée,  il  s'y  croyait  absolument  seul.  Ce- 
»  pendant,  une  bigote  qu'on  n'avait  point  aperçue, 
»  sentant  sa  conscience  inquiétée  de  quelque  peccadille, 
»  a  cru  trouver  une  belle  occasion  de  se  purifier,  en 
»  prenant  au  bond  le  prêtre  qui  venait  de  célébrer... 
»  Elle^  est  donc  venue,  comme  un  chat,  vers  la  sacristie  : 
»  on  était  au  fort  de  la  besogne...  » 
La  Comtesse.  —  Belle  vision  pour  une  béate  ! 
La  M.1RQUISE,  Usa7it.  —  «  A  l'instant  M.  Boujaron, 
»  furieux,  a  voulu  se  ruer  sur  la  dévote  et  la  mettre  à  mal 
»  aussi,  pour  s'assurer  du  secret  ;  mais  elle  a  jeté  les 
>)  hauts  cris  ;  le  petit  bonhomme  s'est  enfui,  sa  culotte 
»  encore  rabattue  ;  un  bedeau,  qui  survenait,  l'a  arrêté. 
»  Il  a  tout  déclaré.  Deux  passants  appelés,  et  le  bedeau 
»  se  jetant  dans  la  sacristie,  ont  surpris  M.  l'abbé  qui 
»  {la  tête  perdue  apparemment)  jetait  au  cou  de  la  dévote 


174  Iv'gëuvre  d'andréa  de  nerciat 

»  les  cordons  du  vêtement  sacerdotal.  On  l'a  délivrée 
»  de  ses  mains.  ly'abbé,  porteur  de  deux  pistolets,  a  voulu 
»  se  faire  ouvrir  la  sacristie  que  le  bedeau  fermait  à 
»  la  clef...  De  ses  deux  coups,  il  a  manqué  les  deux 
»  hommes  avec  lesquels  il  restait...  » 

La  Comtesse.  —  Voilà,  certes,  un  joli  petit  monsieur  ! 

La  Marquise,  lisant.  —  «  Le  troisième  personnage 
»  allait  pendant  ce  temps-là  chercher  main  forte.  Bref, 
»  M.  l'abbé  a  été  saisi,  lié  et  jeté  dans  un  fiacre  pour 
»  être  conduit  en  prison.  Je  me  trouvais  par  hasard  dans 
»  le  quartier,  tandis  que  tout  cela  se  passait.  Je  m'étais 
»  donc  mêlé  parmi  la  foule,  et  j'avais  tout  appris. 
»  Comme  j'entendais  dire  que  le  prisonnier  était  tombé 
»  dans  une  espèce  de  délire  et  vomisssait,  avec  mille 
»  imprécations,  des  atrocités  qui  pouvaient  compro- 
»  mettre  nombre  d'honnêtes  gens,  j'ai  profité  des  rela- 
y>  tions  que  je  me  trouve  avoir  avec  quelques-uns  de 
))  ceux  qui  le  conduisaient,  et  j'ai  suivi...  » 

La  Comtesse,  interrompant.  —  M.  Bricon  est  bien 
faufilé,  ce  me  semble  ! 

La  Marquise,  lisant.  —  «  M.  Boujaron  s'est  enfin  éva- 
»  noui  dans  le  fiacre  ;  cet  état  a3^ant  rendu  nécessaire 
»  qu'on  lui  fit  boire  quelque  chose,  je  me  suis  mêlé, 
»  avec  beaucoup  d'autres,  de  ce  service,  et  pour  en 
»  rendre  un  bien  plus  important  à  tous  les  intéressés 
))  aussi  bien  qu'au  criminel  lui-même,  j'ai  mis  subtile- 
»  ment  une  drogue  dans  sa  boisson.  Il  vient  d'expirer. 
»  Comme  ce  breuvage  a  passé  par  plusieurs  mains,  je 
»  ne  pense  pas  qu'on  me  soupçonne  plutôt  qu'un  autre, 
»  ni  même  qu'on  recherche  l'auteur  de  ce  salutaire 
»  attentat  ;  mais,  comme  tout  peut  se  découvrir,  je 
»  crois  nécessaire,  madame,  de  m'éloigner  pour  quelque 
»  temps  ;  et  pour  cela,  je  vous  prie  de  m'aider  de  votre 
»  secours,  auquel  j'ai  d'autant  plus  de  droit  que  le  nom 
»  de  M.  le  Marquis  et  le  vôtre  ont  été  le  signal  du  juste 
»  ressntiment  qui  m'a  fait  violer  les  droits  sacrés  de 
»  la  nature  et  de  l'amitié.  Vous  allez  me  sauver  ou  me 
»  perdre...  Craignez  de  mal  choisir...  J'ai,  etc.  »  Craignez 
de  mal  choisir  !  cela  est  souligné  !  une  menace  !  Que 
pensez-vous  de  tout  cela  ? 


LE   DIABLE   AU    CORPS  175 

IvA  Comtesse.  —  En  premier  lieu,  qu'il  est  très  heu- 
Teux  pour  tout  le  monde  que  le  monstrueux  Napolitain 
ne  vive  plus...   Ensuite... 

La  Marquise.  —  Que  M.  Bricon  ne  lui  cède  guère  en 
scélératesse  ? 

lyA  Comtesse.  —  Je  ne  sais  s'il  ne  le  surpasse  pas 
«ncore.  L'abbé  n'était  qu'un  effréné,  perdu  de  luxure, 
sans  politique,  méritant  mieux,  avant  son  dernier  excès, 
Bicêtre  que  l'échafaud.  Mais  Bricon  !  c'est  un  grand 
faiseur,  au  moins... 

La  Marquise.  —  Tout  cela  est  horrible  !  Je  suis 
glacée  d'effroi. 

La  Comtesse.  —  C'est  l'affaire  du  moment.  Au  fond, 
nous  gagnons  toutes  deux  beaucoup  à  cette  catastrophe. 
Où  nous  aurait  pu  mener  par  la  suite  la  fréquentation  de 
ces  deux  scélérats  ? 

La  Marquise.  — •  Dorénavant,  je  vais  éplucher  mes 
connaissances. 


I.B  DOMESTIQUE-COIFFEUR 


La  Marquise  est  dans  son  boudcir,  Li  pièce  la  plus  reculée  d'un  fort 
bel  appartement  ;  le  Trtfor.cier,  un  prélit  allemand,  survient  :  c'est 
avec  lui  qu'elle  a  l'entretient  iuiv.  nt  : 


IvA  Marquise,  entendant  frapper.  —  Qui  va  là  ? 

Le  Tréfoncier,  d'une  voix  aiguë  et  factice.  —  Ami. 

IvA  Marquise,  en  dedans.  —  Je  n'y  suis  pour  per- 
sonne. {D'un  ton  fâché.)  Qui  êtes-vous  ? 

Le  Tréfoncier,  de  sa  voix  factice.  —  Un  ami  de 
cœur,    vous    dit-on. 

La  Marquise,  avec  plus  d'humeur.  —  Eh  bien  !  je 
me  suis  expliquée  :  je  n'y  suis  pour  personne  au  monde. 
Mais,  c^est  que  cela  est  du  dernier  singulier  !  J'avais 
expressément  défendu... 

Le  Tréfoncier,  de  sa  même  voix.  —  Paix,  paix, 
mauvaise  !  Dieu  vous  apaise  (i).  Il  n'y  a  point  de  con- 
signe qui  tienne  contre  un  empressement  tel  que  le 
mien.  Porte,  cour,  antichambre,  appartement,  tout  est 
franchi  ;  me  voici,  je  veux  entrer,  j'entrerai. 

La  Marquise,  d'un  ton  plus  doux.  —  Faites-vous  du 
moins  connaître. 

Le  Tréfoncier,  de  sa  voix  factice.  —  Ouvrez. 

La  Marquise,  presque  gaîment.  ■ —  Jamais  pareille 
voix  de  chat  n'eut  le  privilège  de  pénétrer  dans  cette 
solitude...  vSi  nous  nous  connaissons,  vous  savez... 

(i)  Citation  d'une  mauvaise  chanson,  et  les  mêmes  mots  dont  Bazile 
(qui  la  connaissait  apparemment)  se  sert  dans  Les  noces  de  Figaro. 


LE   DIABLE   AU   CORPS 


177 


Le  Tréfoncier,  de  sa  voix  naturelle.  —  Nous  nous  y 
sommes  cependant  réunis  quelques  fois. 

La  Marquise.  —  Ah  !  j'y  suis,  pour  le  coup.  A  quoi 
bon  tout  ce  mystère  ?  Mais  cela  est  très  mal,  mon  cher 
comte  (i),  très  mal  en  vérité  ;  et  pour  vous  punir,  vous 
n'entrerez  point. 

Le  Tréfoncier,  gaîment.  —  De  par  toutes  vos  grâces  ! 
j'entrerai. 

La  :\Iarquise,  gaîment.  —  De  par  tout  ce  qu'il  vous 
plaira,  vous  n'entrerez  point.  Impossible  d'ouvrir,  je 
suis  dans  un  état... 

Le  Tréfoncier.  —  Eh  !  c'est  le  cas  d'ouvrir. 
^  La  Marquise.  —  Je  n'en  ferai  rien  ;  vous  savez  que 
j'ai  une  volonté  ? 

Le  Tréfoncier.  —  Ouvrez  toujours  ;  j'amène  quel- 
qu'un. 

La  Marquise,  avec  humeur.  —  Encore  mieux  !  vous 
moquez-vous  des  gens  !  vous  n'êtes  pas  seul  ? 

Le  Tréfoncier,  impatient  avec  gaieté.  —  Oh  mais  ! 
c'est  qu'il  faut  d'abord  être  ensemble  ;  ensuite  vous 
verrez...  que  vous  serez  bien  aise. 

La  M.iRQuiSE,  avec  intérêt.  —  Attendez  du  moins  un 
moment.  Envoyez-moi  quelqu'un...  On  ne  paraît  pas 
comme  je  suis  faite... 

Le  Tréfoncier.  —  Débraillée  ?  chiffonnée  ?  nue 
comme  la  vérité  ?  Eh  bien  !  tant  miuex  ;  c'est  pour 
votre  bien  que... 

La  Marquise,  interrompant.  —  Que  ?... 

Le  Tréfoncier.  —  Quand  vous  aurez  ouvert. 

La  Marquise.  —  Entrerez-vous  seul  ? 

Le  Tréfoncier.  —  Si  vous  l'exigez  absolument. 

La  Marquise.  —  Un  moment.  {Le  comte  gratte.  Elle, 
impatiente).  Un  moment  donc  !  (Elle  cache,  à  la  hâte, 
quelques  livres  libertins  dont  elle  s'amusait,  en  s' amusant 
encore  autrement.  Elle  ouvre.)  En  vérité,  monsieur  le 
Comte,  vous  êtes  le  plus  maussade  entêté  que  je 
connaisse  ! 


(i)  C'est  aussi  le  titre  de  ces  messieurs  (N.). 


178  l'ceuvre  d'andréa  de  nerciat 

Le  Tréfoncier.  —  Dites-moi  des  injures  !  Eh  bien  ! 
je  m'en  retourne  et  j'emmène  mon  homme  ? 

La  Marquise.  — ■  Quel  homme  ? 

Le  Tréfoncier,  souriant.  —  L'homme  en  question. 

La  Marquise.  —  Oh  !  parlez  plus  clairement. 

Le  Tréfoncier.  —  Là...  celui  que  je  vous  avais  dit, 
qui... 

La  Marquise,  d'un  ton  dédaigneux.  —  Ah  !  Ah  !  ce 
domestique  !  quelle  pompeuse  préparation  pour... 

Le  Tréfoncier.  —  J'aime  fort  ce  dédain.  Dix-huit 
ans  !  Narcisse  !  l'Amour...  {Il  baise  ses  doigts.)  Un  demi- 
dieu  ! 

La  Marquise,  ironiquement.  —  Voyons  donc  ce  chef- 
d'œuvre  de  la  nature...  Il  écoute  peut-être  ? 

Le  Tréfoncier.  —  Oh  !  non  ;  nous  avons  de  la  dis- 
crétion, il  attend  à  trois  pièces  d'ici...  Je  vais  l'appeler  ?.. 

La  Marquise.  —  Faites. 

Tandis  que  le  Tréfoncier  s'éloigne,  elle  se  dépêche  de  donner  un  bon 
tour  à  ses  cheveux  et  de  la  grâce  à  son  fichu.  Le  prélat  reparaît 
tenant  par  la  main  le  jeune  homme,  qui  salue  avec  assez  de  grâce 
d'usage. 

Le  Tréfoncier,  avec  un  rire  malin.  —  Bravo  !  pas 
un  moment  de  perdu  {C'est  qu'il  a  remarqué  le  soin  coquet 
qu'a  pris  la  marquise  ,  il  poursuit).  Ainsi,  madame,  j'ai 
l'avantage  de  vous  présenter  mon  Hector...  {Avec 
charge).  Bien  plus  Hector  que  celui...  {Naturellement.) 
Ma  foi  !  qu'il  achève  :  c'est  à  lui  à  se  faire  valoir. 

La  Marquise,  d'un  ton  sec.  —  Vous  perdez  l'esprit, 
monsieur  le  Comte  {A  Hector).  Qu'êtes-vous,  mon  ami? 

Hector.  —  Domestique-coiffeur,  pour  vous  servir, 
madame. 

Le  Tréfoncier,  appuyant.  —  Pour  vous  servir. 
Voilà  le  mot,  c'est  pour  cela  que  je  vous  le  propose  : 
entendez-vous  bien,  marquise  ?  pour  vous  servir. 

La  Marquise.  —  Mais  je  ne  vous  reconnais  pas  au- 
jourd'hui !    Devenez-vous    fou  ? 

Le  Tréfoncier.  —  Jamais  je  ne  fus  plus  sage,  au 
contraire.  Ecoutez,  Hector.  Si  madame  vous  fait  la 
grâce  de  vous  prendre  à  son  ser\-ice,  comme  je  le  lui 


LE   DIABLE   AU   CORPS  I79 

conseille,  vous  serez  bien  payé,  bien  vêtu,  bien  nippé, 
cela  s'entend.  Au  surplus,  ce  sera  comme  chez  madame... 
(//  lui  nomme,  à  mi-voix,  quatre  ou  cinq  femmes  dont  la 
marquise  connaît  fort  bien  les  mœurs  et  la  réputation.) 

La  Marquise,  en  colère.  —  Savez-vous  bien,  monsieur 
le  Comte,  que  voilà  de  très  mauvais  propos  !  Avec 
quelles  horreurs  de  femmes  vous  plaît-il  de  m 'assimiler  ? 
Je  vous  trouve  bien  plaisant... 

Le  Tréfoncier,  gaîment.  —  De  la  colère  !  Des 
grosses  paroles  !  Rien  de  fait,  madame.  Plions  bagage. 
Hector,  madame  ne  veut  point  être  une  horreur  {Il  a 
chargé  ce  mot).  Des  horreurs,  des  femmes  adorables  ! 
J'en  fais  juge  Hector  ? 

Hector.  —  Assurément,  madame...  ces  dames  sont 
bien  respectables,  en  vérité.  J'ai  eu  l'honneur  de  les 
servir  toutes,  et  j'ose  protester  à  madame... 

Le  Tréfoncier,  interrompant.  —  De  les  servir  toutes. 
Vous  l'entendez  ?  C'est  pour  servir  que  ce  garçon-là 
sert  ;  il  n'a  pas  d'autre  métier,  lui.  Mais  on  est  des 
horreurs  !  Allons,  Hector  ;  madame  est  aujourd'hui 
tout  à  fait  l'opposé  de  ces  horreurs-là,  nous  ne  sommes 
point  son  fait...  Sortons.  (//  fait  semblant  de  vouloir 
emmener  Hector.) 

La  Marquise,  souriant  à  Hector.  —  Un  moment.  Si 
je  ne  connaissais  pas  monsieur  le  Comte  pour  un  mauvais 
farceur,    il   faudrait   se   quereller. 

Le  Tréfoncier.  —  Ah  !  c'est  moi,  maintenant  !  Je 
suis  peut-être  une  horreur  aussi  ! 

La  Marquise,  lui  sautant  vivement  au  cou  et  l'em- 
brassant. —  Oui,  monstre  ! 

Le  Tréfoncier.  ■ —  On  s'entend,  enfin  {A  Hector). 
Ecoute  derechef,  mon  ami.  Tu  fus  un  fortuné  maraud  : 
les  plus  délicieuses  coquines  du  grand  et  joyeux  monde 
t'ont  mis  dans  le  secret  de  leur  tempérament  et  de  leurs 
caprices  ;  mais  sache,  trop  heureux  Hector,  que  tu 
n'as  encore  rien  vu,  rien  goûté  ;  qu'on  n'a  pas  autant  de 
charmes...  Tiens,  admire...  (£"«  même  temps  il  lève  brus- 
quement, et  aussi  haut  qu'il  peut,  les  jupes  de  la  marquise.) 

La  Marquise.  —  Voilà  bien  la  plus  fière  insolence, 
par  exemple  ! 


i8o  l'ceuvre  d'axdréa  de  xerciat 

lyE  Tréfoxcier.  —  Ne  prenez  pas  garde,  madame. 
Il  faut  bien  instruire  un  nouveau  ser\'iteur  {A  Hector)  : 
C'est  le  feu,  vois-tu,  c'est  la  foudre...  Il  ne  s'agira  pas 
ici,  comme  chez  la  princesse...  de  souffler  des  cendres 
chaudes  qui  ne  donnent  jamais  une  étincelle  ;  ni  comme 
chez  l'illtLstre  baronne...  là-bas,  tu  m'entends  ?  de 
battre  à  froid  une  vieille  laine  qui  a  perdu  tout  son 
ressort  ;  ni  comme...  etc.,  etc.  Enfin  tu  vas,  trop  heureux 
impur,  trouver  la  sensibilité  perfectionnée...  Un  regard, 
une  posture...  un  rien,.,  crac  !  cela  part...  Oh  !  quand 
il  s'agira  d'en  découdre...  ce  sera  pour  le  coup...  Ma 
foi  !  tire-t-en  comme  tu  pourras... 

Hector,  pendant    toute  cette    tirade,  a  eu    la  contenance    la    plus 
modeste  et  les  yeux  baissés  avec  un  respectueux  embarras. 

IvA  Marquise,  au  Tréfoncier.  —  J'ai  montré,  je  crois, 
assez  de  patience.  Au  surplus,  ce  n'est  pas  de  moi  que 
tout  ceci  donnera  la  plus  mauvaise  opinion  à  votre  pro- 
tégé. 

L-E  Tréfoncier.  —  Que  gagneriez-vous  à  prendre  en 
mauvaise  part  le  bien  infini  que  j'ai  dit  de  vous  ? 

lyA  M.\RQUisE,  souriant.  —  Ht  tout  celui  que  vous 
paraissez  me  vouloir.  Eh  bien  1  il  est  clair  que  nous  ne 
valons  pas  mieux  l'un  que  l'autre  :  il  n'est  donc  plus  à 
propos  de  faire  des  simagrées,  Hector  ? 

Hector.  —  Madame  ? 

I/A  Marquise.  —  Quelle  était  votre  dernière  con- 
dition ? 

Hector.  —  ^Madame  la  présidente  de  Conbanal, 
chez  qui  je  remplaçais  Chenu,  le  même  qui  avait  eu 
l'honneur  de  vous  servir  (i)... 

IvA  Marquise,  un  peu  confuse.  — •  Kh.  !  ce  garçon-là. 
Et  pourquoi  avez-vous  quitté  la  présidente  ? 

Hector.  —  Parce  qu'il  y  a  trois  jours  qu'elle  est 
morte,   madame    (2} . 

(i)  Chenu  avait  quitté  à  la  mort  du  marquis  (N.). 

(2)  Nerciat  fera  remourir  cette  dame  dans  Les  Apkrodites  dont  l'ac- 
tion est  cependant  postérieure  à  celle  du  Diable  au  corps.  Peut-être 
s'agit-il  d'une  proche  parente  de  la  Conbanal  des  Aplirodites  ! 


LE  DIABLE  AU   CORPS  l8l 

Le  Tréfoncier.  —  Ils  vous  l'ont  tuée  ;  c'est  un 
fait. 

La  Marquise.  —  Xe  plaisantons  point  {A  Hector). 
J'ai  connu  la  présidente  un  peu  ]\Iessaline,  il  est  vrai, 
mais  bonne  femme  au  fond. 

Le  Tréfoncier,  regardant  Hector.  —  La  chronique 
disait  sans  fond  ?  Mais  que  je  n'interrompe  point... 

La  Marquise.  —  Je  vous  donnerai,  mon  ami,  ce  que 
.vous  aviez  chez  la  présidente,  cela  vous  conviendra-t-il  ? 
voyez... 

Hector.  —  Madame  est  bien  bonne  {regardant  le 
Comte).  D'après  ce  que  je  vois,  et  ce  que  monsieur  le 
comte  m'a  fait  l'honneur  de  me  dire,  j'aurais  volontiers 
celui  de  servir  madame  à  moitié  moins. 

Le  Tréfoncier,  à  la  marquise.  —  Est-ce  être  honnête 
cela  ? 

La  Marquise.  —  J'aime  ses  sentiments  :  il  m'inté- 
resse. 

Le  Tréfoncier.  —  J'en  étais  sûr.  Oh  !  peste  !  je  ne 
me  charge  pas,  moi,  de  produire  du  véreux  :  Hector 
était  né  pour   être   de    qualité. 

La  Marquise.  —  Fi  donc  !  \'oudriez-vous  qu'il 
pensât  comme... 

Le  Tréfoncier.  —  Chut,  chut,  vous  allez  médire  ! 
J'en  sais,  là-dessus,  plus  que  vous  ne  pourriez  m'en 
apprendre.  Je  vous  ai  pourtant  vu  raffoler  de  nos  petits 
apprentis  seigneurs. 

La  Marquise.  —  Je  l'avoue,  à  ma  honte  ;  mais  la  très 
juste  opinion  qui  me  reste  d'eux,  c'est  qu'ils  sont  fort 
avantageux,  fort  libertins,  et  souvent  fort  à  charge. 

Le  Tréfoncier.  —  J'imaginais,  moi,  que  leur  plus 
grand  défaut,  aux  yeux  de  certaines  de  m^es  connais- 
sances... {Regard  malin)  était  de  faire  parfois...  là...  ce 
qu'en  terme  vulgaire  on  nomme  rater  ? 

La  M.arquise,  avec  dignité.  —  En  vérité,  monsieur  le 
Comte,  vos  idées  sont  quelquefois  d'un  ignoble  !  On 
me  ferait  peut-être,  à  moi,  des  affronts  de  cette  espèce 
{A  Hector).  Je  vous  retiens,  mon  ami  ;  voilà  des  arrhes... 
{Elle  lui  jette  une  bourse). 


i82  l'œuvre  d'andréa  de  nerciat 

Hector,  la  retenant  adroitement,  et  la  laissant  sur  un 
siège  dans  son  chapeau.  —  Je  tombe  à  vos  pieds,  Ma- 
dame, non  pas  à  l'occasion  de  cet  or  que  vous  me  pro- 
diguez avec  trop  de  générosité,  mais  pour... 


UNE  FÊTE  PROJETÉE 


Au  retour  de  cette  agréable  promenade,  le  Tréfoncier  se  souvient  d'une 
lettre  qu'il  avait  mise  en  poche,  deux  heures  auparavant,  sans  la 
lire.  —  «  Ah  1  Ah  !  dit-il  en  l'ouvrant,  c'est  l'illustre  maman  Cou- 
«  plet  qui  m'écrit  !  que  peut-elle  me  vouloir  ?  —  Voyons,  voyons, 
<i  dit  impatiemment  la  petite  Comtesse  ». 


L/E  Comte,  lit  ce  qui  suit  :  —  «  Monseigneur,  seriez- 
»  vous  curieux  d'être  aussi  d'une  fête  d'un  genre... 
»  peut-être  tout  à  fait  neuf,  que,  Dieu  aidant,  je  donnerai 
))  après-demain  vendredi  dans  le  pavillon  que  vous 
))  savez  près  de  Choisy,  et  qui  sera  honorée  de  la  pré- 
»  sence  de  plusieurs  brillants  amateurs,  actuellement 
»  les  coryphées  de  mes  nombreuses  pratiques  ?  Si  le 
»  cœur  vous  en  dit.  Monseigneur,  ayez  la  bonté  de  me 
»  le  faire  savoir  demain,  au  plus  tard  à  midi,  et  de 
»  joindre  un  mandant  de  vingt  louis  à  votre  réponse. 
»  Je  vous  vois  d'ici  reculer  en  vous  écriant  :  «  Vingt 
»  louis  !  la  chère  Couplet  se  moque  du  monde  ».  Vingt 
«  louis.  Monseigneur,  tout  autant,  et,  si  vous  souscrivez, 
»  vous  avouerez,  après,  que  vous  aurez  eu  du  plaisir 
»  pour  mille.  Rapportez-vous  en  sur  ce  point  à  la  scru- 
»  puleuse  probité  de  celle  qui  ne  vous  trompa  jamais, 
»  et  qui  prend  la  liberté  de  se  dire  avec  un  profond 
»  respect,  monseigneur,  votre...  etc.  »  Qu'en  pensez- 
»  vous,  mes  belles  amies  ? 

IvA  Marquise.  —  Qu'avant  de  financer,  il  conviendrait 
de  savoir  quel  est  le  dessein  de  cette  fête  ;  avec  quelles 
gens  il  s'agit  de  vous  faire  rencontrer. 


184  l'œuvre   D 'ANDRÉA   DE   NERCIAT 

Le  Comte.  —  Vous  avez  raison  :  en  pareil  cas,  il 
serait  à  propos  que  chaque  souscripteur  eût  sous  les 
yeux  une  manière  de  prospechis.  Pour  ne  pas  risquer 
d'acheter  chat  en  poche...  (//  sonne.)  Je  vais  à  Paris 
{Un  domestique  paraît).  Dites  à  mes  gens  que  je  veux 
ma  voiture  avant  dix  minutes.  (Le  domestique  se  retire.) 
Je  confesserai  la  Couplet,  et  demain,  si  vous  voulez  me 
donner  à  dîner,  je  vous  rendrai  bon  compte  de  ce  dont 
on  me  fait  ici  l'ouverture. 

La  Marquise.  —  Vous  serez  ici  impatiemment 
attendu. 

La  Comtesse.  —  Songez,  mon  très  cher,  que  s'il 
s'agit  de  grandes  prouesses,  comme  ceci  m'en  a  tout 
l'air,  je  veux  en  être,  moi.  Quant  à  la  Marquise,  il  n'y 
faut  plus  penser  :  elle  se  réforme  [Elle  sourit). 

La  Marquise.  —  Madame  persifle... 

La  voiture  du  prélat  fut  bientôt  prête.  Il  ordonna  d'aller  le  plus  grand 
train  et  d'arrêter  rue  des  Déchargeurs.  C'était  celle  où  demeurait  la 
Couplet.  Le  lendeniaui,  le  Comte,  très  exact,  fut  de  retour  à  deux 
heures.  En  abordant  ces  dames  : 

Le  Comte,  avec  vivacité.  —  Vive  l'admirable,  la  su- 
blime, l'inappréciable  Couplet  !  Par  ma  foi  !  l'aperçu 
de  sa  fête  est  un  éclair  de  génie,  et  pour  la  seule  idée 
qu'elle  a  eue  de  m'en  mettre,  je  lui  aurais  volontiers 
donné  dix  louis  de  plus  ! 

La  Comtesse.  —  Contez,  contez-nous  cela,  délicieux 
ami  ! 

Le  Comte.  —  Oh  !  non,  sur  la  plupart  des  objets  je 
ne  pourrais  vous  instruire  qu'en  gros.  Il  convient  que 
vous  ayez  le  plaisir  de  la  surprise. 

La  Marquise,  avec  feu.  —  Nous  en  sommes  donc  ? 

Le  Comte.  —  Si  vous  daignez  y  consentir  ! 

La  Comtesse.  —  Je  respire.  Sa  question  me  fait 
espérer  qu'elle  tient  encore  au  plaisir. 

Le  Comte.  —  Vendredi  nous  en  aurons  de  plus  fortes 
preuves... 

La  Marquise.  —  La  fête,  la  fête,  qu'est-ce  que  c'est  ? 

Le  Comte.  —  Local  enchanteur,  que  je  connais  : 
vingt  cavaliers,  vingt  dames  ;  deux  à  deux,  quatre  à 


I,E   DIABI.E  AU   CORPS  185 

quatre,  en  nombre  pair,  enfin,  comme  au  château  de 
Cutendre.  Promenade  en  attendant  que  tout  le  monde 
soit  réuni  ;  concert  ensuite  et  feu  d'artifice  ;  souper 
exquis  et  magnifique  :  toute  la  nuit,  danse,  jeux  et 
folies  ;  au  point  du  jour  chacun  à  petit  bruit  défilera... 
IvA  Marquise.  —  Voilà  qui  est  à  merveille,  mais  la 
société  ? 

IvE  Comte.  —  J'ai  vu  la  liste.  I,es  hommes  sont 
presque  tous  des  étrangers  de  marque,  ou  du  moins 
décents  et  riches.  I,es  dames,  j'en  connais  une  demi- 
douzaine  ;  tout  cela  convient  pour  la  circonstance,  et, 
d'après  la  parole  que  Couplet  m'a  donnée,  je  crois  que 
le  reste  ne  gâtera  rien  ;  ainsi  nous  pouvons  ne  point 
appréhender  de  nous  trouver  absolument  en  mauvaise 
compagnie.  Quant  à  notre  entrée  là-bas,  comme  il  nous 
faut  être  pairs,  j'ai  pris  d'avance  la  liberté  d'arranger 
la  chose.  L'une  de  vous  paraîtra  sous  l'escorte  du  pa- 
latin Morawiski,  le  meilleur  ami  que  j'eus  en  Italie  et 
que  je  viens  de  retrouver,  grâce  à  la  liste  ;  l'autre 
voudra  bien  se  laisser  mener  par  votre  très  humble 
serviteur. 

^  La  Comtesse.  —  Cher  Comte,  ce  sera  moi.  Je  n'ai  pas 
l'avantage  de  connaître  votre  palatin.  Donnons  ce 
chaperon  à  la  marquise  et  soj'ez  le  mien. 

Le  Comte.  —  Votre  lot  ne  sera  pas  le  meilleur,  ma 
chère  comtesse.  Morawiski,  je  vous  le  jure,  est  l'un  des 
plus  beaux  et  des  plus  aimables  cavaliers  que  nous  ait 
fourni  sa  nation,  dont  vous  savez  que  la  noblesse  jouit 
à  juste  titre  d'une  haute  réputation  de  politesse,  de 
galanterie  et  de  magnificence  ;  au  surplus,  il  ne  s'agit 
que  d'avoir  mis  le  pied  dans  l'Eden  :  dès  qu'on  y  sera, 
chacun  sera  libre  de  se  faufiler  à  son  gré,  car...  j'outre- 
passe ici  les  bornes  de  la  discrétion  qui  m'était  re- 
commandée, mais  vous  ne  jaserez  point  ? 
La  Comtesse.  —  Nous  saurons  nous  taire. 
Le  Comte.  —  Eh  bien  !  le  fiti  mot  de  la  partie  est  que 
chaque  dame  sera  toute  à  tous  ;  chaque  homme,  tout  à 
toutes. 

La  Comtesse,    avec   exaltation.   —   T otite    à    tous  ! 
J'aime  ce  noble  cri  de  guerre  !  Ah  !  oui  !  j'y  serai  fi- 


l86  l'œuvre   D 'ANDRÉA    DE   NERCIAT 

dèle  !  Qu'un  affreux  prodige  mure  chez  moi  toutes  les 
portes  du  plaisir,  si  je  déroge  à  la  loi  ;  ou  mon  peu  de 
charmes  et  la  vivacité  de  mes  agaceries  manqueront 
leur  succès,  ou  je  ne  quitterai  point  la  lice  sans  que 
chaque  champion  ait  fait  tout  au  moins  un  coup  de 
lance    avec    moi  ! 

IvA  Marquise.  —  Comme  elle  y  va  ?  Tout  doux,  l'amie, 
et  les  autres  donc  ?  {Au  comte).  Madame  suppose  appa- 
remment qu'il  ne  doit  y  en  avoir  que  pour  elle  ! 

Le  Comte,  baisant  la  main  de  la  marquise.  —  Char- 
mant souci  !  il  est  pour  demain  d'un  bienheureux  pré- 
sage !  Mais  si  nous  nous  dépêchions  de  dîner  ?  car  il 
est  indispensable  d'aller  coucher  tous  à  Paris,  où  notre 
présence  sera  nécessaire  pour  différents  préparatifs. 
{La  marquise  sonne  et  ordonne  qu'on  hâte  le  dîner.  Le 
comte  continue.)  A  propos,  j'oubliais  de  vous  faire  part 
d'un  accident  fâcheux  arrivé  à  quelqu'un  que  je  crois 
être  ou  du  moins  avoir  été  de  notre  connaissance. 

lyA  Comtesse.  —  Si  vous  le  nommiez... 

IvE  Comte.  —  Le  Vicomte  de  Molengin,  garçon 
d'esprit   fort   aimable. 

La  Marquise.  —  Nous  le  connaissons...  comme  cela. 

Le  Comte.  —  Mélomane  outré,  et  disait-on,  le  plus 
mauvais  tendeur  du  royaume... 

La  Comtesse.  —  Nous  en  savons  quelque  chose 
{Haussant  les  épaules).  Et  vous  qualifiez  cela  d'homme 
aimable  ? 

La  Marquise.  —  Au  surplus  qu'a-t-il  fait  ? 

Le  Comte.  —  Il  est  mort. 

La  Marquise.  —  Mort  ? 

La  Comtesse,  souriant.  —  Il  est  mort  en  entier  ? 

Le  Comte.  —  Voici  son  histoire.  —  Cet  équivoque 
personnage,  ennuyé  de  ne  pouvoir  employer  agréable- 
ment l'un  des  plus  distingués  boute- joie  que  la  nature 
ait  jamais  fabriqués,  avait  mis  sa  confiance  dans  uji 
docteur  italien,  fieffé  charlatan,  dit-on,  mais  qui, 
d'abord,  avait  si  bien  ressuscité  le  vicomte,  que  celui-ci 
se  flattait  tout  de  bon  d'avoir  enfin  retrouvé  ce  qui  lui 
manquait  depuis  si  longtemps.  Devenu  presque  vi- 
goureux par  artifice,  le  pauvre  diable  a  bientôt  abusé 


LE  DIABI^E  AU   CORPS  187 

de  cet  état  heureux.  Malgré  les  piano  perpétuels  de 
l'esculape  ultra- mondain,  c'était  chaque  jour  quelque 
nouvelle  aventure  galante  mise  tellement  vivement  à 
fin.  Bref,  avant-hier...  Que  diable  allait-il  faire  dans 
cette  galère  !  il  s'était  donné  le  régal  d'une  nymphe  su- 
balterne des  coulisses  italiennes...  il  a  rendu  l'âme  avec 
la  seconde  bordée  de  son  fluide  génital. 

La  Comtesse.  —  Peste  !  le  bel  effort  qu'il  avait  fait  ! 
deux  fois  !  {Elle  hausse  les  épaules.) 


LES   INVITÉS   A  LA  FÊTE  LIBERTINE 


Le  moment  impatiemment  attendu  de  se  rendre  à 
cette  campagne  où  l'on  devait  si  bien  s'amuser  était 
sur  le  point  d'arriver.  Le  palatin  Morawiski,  présenté 
chez  la  Marquise  par  le  prélat,  y  avait  dîné.  Ce  polonais, 
homme  superbe  à  la  vérité,  mais  ayant  un  certain  air 
de  gravité  fière  et  de  recueillement,  qui  décelait  plus  de 
penchant  à  l'ambition  qu'aux  folies  voluptueuses,  ne 
produisait  pas  sur  l'âme  et  les  sens  de  la  Marquise 
l'impression  que  l'introducteur  s'était  promise.  A  peine 
au  moment  du  Champagne  l'étranger  parut-il  s'huma- 
niser, et  pour  lors,  la  transition  fut  si  brusque,  si  affectée, 
qu'il  sauta  aux  yeux  des  trois  convives  que  cet  honmie 
venait  de  se  dire  :  «  Il  convient  cependant  que  je  sois 
enfin  sémillant  et  gai  ».  La  petite  comtesse,  à  côté  du 
prélat,  lui  serrait  de  temps  en  temps  la  main  par  dessous 
la  nappe,  pour  lui  faire  comprendre  combien  elle  le 
préférait  pour  menin,  à  son  peu  naturel  ami.  x\u  surplus^ 
celui-ci  n'avait  rien  dit  ni  fait  qui  ne  fût  marqué  au 
coin  des  plus  nobles  manières  et  du  savoir-vivre  le  plus 
raffiné.  La  fin  du  repas  n'eût  pas  été  bien  anmsante, 
si  le  comte,  qui  depuis  le  matin  avait  en  poche  la  liste  des 
acteurs  de  la  future  fête,  enrichie  de  notes  rapides  qu'y 
avait  jetées  l'officieuse  Couplet,  n'eût  tiré  ce  papier  de 
sa  poche  et  proposé  d'en  faire  lecture.  Ces  dames  té- 
moignèrent que  cela  leur  ferait  grand  plaisir.  Le  Tr.é- 
foncier  se  mit  donc  à  lire  ce  qui  suit  : 

«  Les  messieurs  et  les  dames  qui  honoreront  ce  soir  de 
»  leur  présence  ma  petite  fête  ayant  bien  voulu  con- 
»  sentir  à  s'y  rendre  sans  fracas  en  nombre  pair,  je  me 
»  suis  assurée  d'avance  de  l'ordre  que  cet  arrangement 


LE   DIABLE   AU   CORPS  189 

»  produira.  Il  en  résulte  que  l'on  verra  se  réunir  à... 
»  les  personnes  ci-après  désignées. 

))  Premier  couple.  Monsieur  le  comte...  » 

{Parlé.)  C'est  moi  {Lu.)  «  Avec  Madame  la  Comtesse 
de  Mottenfeu.  »  {Parlé.)  On  nous  a  dispensés  de  notes. 
{Lu.)  «  Deuxième  couple  :  Monsieur  le  palatin  Mora- 
wiski  ;   Madame  la  marquise... 

La  Marquise.  —  C'est  nous  ;  sans  notes  appa- 
remment ! 

Le  Comte.  —  Sans  notes  {Il  continue  de  lire).  «  Troi- 
sième couple  :  Le  comte  Chiavaculi  ;  lady  Où  veut-on.  » 
{Parlé).  Il  y  a  certainement  ici  quelque  faute  d'ortho- 
graphe. Je  gagerais  que  le  nom  de  cette  Anglaise  s'écrit 
autrement.  Voyez. 

Il  montre  ce  nom  comme  il  est  imprimé  plus  haut  :  nous  ignorons 
comment  il  s'écrivait  en  anglais. 

La  Comtesse.  —  Les  notes  ? 

Le  Comte,  lit.  —  «  Le  comte  Chiavaculi  est  un  sei- 
»  gneur  najjolitain,  auquel  il  manque  la  moitié  de  chaque 
»  jambe  ;  on  aura  le  plaisir  d'apprendre  de  bouche  à 
»  monseigneur  l'histoire  de  cet  accident  (i).  Cet  italien 


(i)  Comme  ce  détail  ne  se  trouvait  nulle  part  dans  l'ouvrage  du  doc- 
teur, on  s'est  informé  de  ce  comte  Chiavaculi,  et  voici  ce  qu'on  a  re- 
cueilli concernant  cet  infortuné  personnage.  Beau  comme  un  ange  à 
l'âge  de  vingt  ans,  il  eut  le  malheur  de  s'amouracher  d'une  bégueule. 
N'ayant  pu  séduire  ce  dragon  de  vertu,  l'ardent  jeune  homme  imagina 
la  réussite  du  viol,  et  pour  cela,  certaine  soubrette  achetée  avait  laissé 
complaisamment  entr'ouverte  une  fenêtre  de  la  chambre  à  coucher.  A 
l'heure  où  le  Tarquin  présomptif  suppose  sa  cruelle  bien  endormie,  il 
tente  l'assaut  :  mais  elle  s'éveille  au  léger  bruit,  s'élance  hors  du  lit  ; 
voit  un  homme  sur  le  point  d'enjamber  chez  elle,  se  trouble,  s'irrite, 
le  repousse  si  malheureusement  pour  lui  que,  renversé  avec  son  échelle 
il  y  demeure  engagé  par  les  deux  jambes,  qui  se  brisent  au-dessous  des 
mollets.  Avant  que,  d'après  l'alarme  donnée  au  dedans,  on  ait  été  voir 
dehors  ce  qui  pouvait  s'y  passer,  surviennent  deux  coquins  :  ceux-ci 
trébuchant,  trouvent  un  homme  évanoui,  le  dégagent,  non  pour  lui 
donner  du  secours,  mais  pour  pouvoir  le  dépouiller  plus  à  l'aise  dans 
un  cul-de  sac  peu  distant.  C'est  là  que  le  pauvre  diable  abandonné  sans 
vêtements,  et  devant  y  passer  une  nuit  longue  et  froide,  a  tout  le  temps 
de  déplorer  sa  passion  funeste  et  de  maudire  avec  sa  barbare  amante, 
tout  le  sexe  qui  donne  de  l'amour.  Il  sent  que  sa  vie  est  en  danger,  et 


igo  l'ceuvre  d'andréa  de  nerciat 

»  a  l'infamie  d'abhorrer  ce  que  les  dames  ont  de  plus 
»  attrayant,  et  n'aime  de  leur  sexe  que  ce  qu'il  a  de 
»  commun  avec  le  masculin,  dont,  en  revanche,  il  est 
»  idolâtre.  Je  ne  sais  comment  suffire  aux  prodigieux 
»  besoins  et  caprices  de  cet  original.  Au  surplus,  il  est 
»  opulent  et  prodigue,  et  je  l'ai  d'autant  plus  volontiers 
»  inscrit  au  nombre  de  mes  acteurs  de  ce  soir,  qu'il 
»  doit  donner  pour  son  compte,  à  la  compagnie,  la 
«  moitié  d'un  bien  étrange  spectacle.  Lady,  qui  peut- 
»  être  l'est  un  peu  de  contrebande,  est  du  moins  une 
»  dame  fort  riche.  Elle  se  dit  malade  quoiqu'elle  fasse 
»  à  tort  et  à  travers  des  excès  qui  supposent  celui  de  la 
»  santé.  Elle  surpasse  en  luxure  et  en  complaisance  mes 
»  plastrons  les  plus  infatigables.  Elle  veille,  boit,  jure, 
»  se  bat  au  besoin  avec  ses  amants  et  ses  domestiques...  » 

La  Marquise.  —  Voilà  une  jolie  petite  personne  et  de 
bien  bonne  compagnie,  en  vérité  !  Faites-nous  grâce  du 
reste  de  son  article. 

Le  Comte,  lit.  —  «  Quatrième  couple  :  sir  John 
»  Kindlowe  ;  M"e  d'Angemain.  Note.  Sir  John,  frère 
»  de  lady,  est  un  marin  des  plus  bruts,  mais  beau  comme 
»  le  dieu  Mars  :  dans  l'Inde,  où  les  femmes  sont  très 
»  précoces,  il  a  pris  la  manie  des  enfants  ;  à  Paris,  il 
»  lui  en  faut  de  onze  à  treize  au  plus,  et,  ce  qui  me  fait 
»  enrager,  c'est  qu'il  est  assez  connaisseur  en  pucelages  ; 
»  je  suis  aux  expédients  pour  lui  en  fournir  de  véritables. 
»  Au  surplus,  il  s'accommode  de  tout.  Cet  Anglais  sera 
»  le  second  acteur  principal  du  .spectacle  dont  j'ai  déjà 
»  parlé.  Mlle  d'Angemain  est  une  fille  de  condition 
»  pauvre  ;  mais  parfaitement  élevée,  un  peu  passée, 
»  quoique  jeune  ;  elle  fait  peu  d'heureux  ;  mais  pour 

fait  vœu  s'il  échappe  à  la  mort,  de  n'avoir  de  ses  jours  rien  à  démêler 
avec  les  femmes.  Le  jour  lui  procure  enfin  des  soulagements,  mais  trop 
tardifs  ;  on  ne  peut  le  sauver  à  moins  qu'il  ne  consente  au  sacrifice  de 
ses  jambes  incurables.  Le  Comte,  guéri,  devient  dévot  outré.  Au  bout 
de  deux  ans,  la  nature  trop  longtemps  réprimée  se  révolte,  prend  le 
dessus.  Du  respect  qu'on  a  pour  le  vœu  cité  naît  le  goût  palliatif  des 
gitons. 

On  s'y  livre  ;  il  croît  ;  il  devient  une  passion,  une  rage  entn.  lous 
les  pareils  du  comte  n'ont  pas  à  donner  d'aussi  bonnes  excuses  de  leur 
dépravation    (N.). 


LE   DIABIvE   AU    CORPS  I9I 

»  les  apprêts  du  bonheur,  elle  a  des  talents  si  rares  que 
»  mes  infirmes  les  plus  désespérés  ne  passent  jamais  par 
»  ses  mains  sans  se  trouver  en  état  de  faire  gagner 
»  l'avoine  à  quelqu'une  de  mes  filles...  » 

La  Comtesse.  —  Il  me  vient  une  idée,  Comte,  c'est 
d'arranger  cette  magicienne  avec  l'ami  Dupe  ville  : 
l'œuvre  serait  méritoire.  C'est  dommage  de  laisser  ce 
talent  au  bordel. 

IvE  Comte.  —  J'aime  qu'on  se  souvienne  ainsi  de  ses 
amis... 

La  Marquise.  —  Elle  a  raison.  Dupeville  a  besoin 
d'une  compagne.  Elle  a  le  cœur  excellent.  Nous  ferons 
la  fortune  de  cette  demoiselle.  Après  ? 

Le  Comte,  lit,  —  «  Cinquième  couple  :  le  baron  Immer- 
Steiff  ;  la  Vicomtesse  de  Chaudpertuis  (Parlé).  Sans 
notes  ;  mais  je  les  connais  tous  deux  ;  le  baron  est  grand, 
gros  et  gras  Bavarois,  bon  buveur,  bon  fouteur.  [Pardon, 
cela  m'est  échappé.)  Mais,  pardieu  !  la  chère  vicomtesse, 
à  qui  j'ai  eu  l'honneur  de  rendre  quelques  hommages, 
aura  bientôt  fait  d'ajouter  une  lettre  au  nom  du  pauvre 
diable  (i). 

La  Comtesse.  —  Cela  nous  passe  :  allez. 

Le  Comte,  lit.  —  Sixième  couple  :  M.  Lecker  [Parlé). 
Je  le  connais  aussi  ;  c'est  le  fils  d'un  riche  banquier  de 
Dresde  [Il  lit).  «  Et  M^e  de  Condouillet.  Note.  Elle  fait 
l'étroite  et  prétend  n'admettre  aucun  homme  de  forte 
proportion  à  l'abordage.  Mais,  dix  heures  du  jour  sur 
le  dos,  elle  lasse  à  la  caresser  trois  chiens,  son  laquais, 
son  coiffeur  et  son  maître  de  musique.  » 

La  Marquise.  —  La  Couplet  se  moque  des  gens, 
quand  elle  veut  nous  mêler  avec  ce  monde-là. 

La  Comtesse.  • —  Point  d'humeur,  madame.  De  quoi 
s'agit-il  enfin  ?  de  libertiner  :  nous  faut-il  pour  cet  objet 
la  compagnie  de  vestales,  de  bégueules  prétendant  aux 
mœurs  !  Laissez-la  dire,  Comte,  et  poursuivez. 

Le  Comte.  —  Peste  !  Voici  du  grand  !!  [Il  lit.)  «  Sep- 
»  tième  couple  :  le  prince  de  Lowenkrafft  ;  la  princesse 


(i)  Immer-Steiflf  en  allemand  signifie  toujours  roide.  En  ajoutant 
un  N  à  Immer,  c'est  Nimmer  qui  signifie  jamais  (N.). 


192  L  ŒUVRE  D  ANDREA  DE  XERCIAT 

»  de  Stolzinskoff.  Note.  lye  prince  est  un  seigneur  danois, 
»  diplomatisé  à  Vienne,  gourmé  comme  le  comte  de 
»  Tufière  (i)  bravache  sur  le  chapitre  de  la  vigueur  ; 
»  mais,  comme  à  titre  d'homme  d'importance  et  d'allié 
»  d'Hercule,  il  a  voulu  se  frotter  à  la  princesse  en  ques- 
»  tien,  cet  homme,  trop  infatué  de  ses  avantages,  est 
»  tombé  comme  une  mauvaise  épître...  D'arrogant 
»  vainqueur,  il  est  devenu  un  ridicule  esclave,  humilié 
»  dix  fois  par  jour  par  le  service  non  secret  de  trois 
»  géants  domestiques,  dont  l'insatiable  princesse  fait 
»  son  amusement  journalier.  Cette  dame  au  surplus  est 
»  unique  pour  la  haute  stature,  la  perfection  des  formes, 
»  la  blancheur  et  la  finesse  de  la  peau  ;  mais  elle  a  contre 
»  elle  une  fierté  dédaigneuse  si  superlative,  et  son  tem- 
»  pérament  égoïste  est  si  mal  en  proportion  avec  les 
»  ressources  ordinaires  que  fournit  notre  bon  pays, 
»  qu'elle  est  repoussante  pour  tous  nos  amateurs  et 
»  n'en  peut  attacher  un  seul  à  son  char.  » 

lyA  Marquise.  —  Eh  bien  !  Comtesse,  celle-ci  vous 
dégote,  ma  fille. 

lyA  Comtesse.  —  Je  ne  me  pique  pas  d'être  un  môle 
de  luxure  contre  lequel  doivent  se  briser  tous  les  désirs. 
J'aime  à  les  faire  naître,  à  les  fomenter,  à  les  satisfaire, 
à  les  ressusciter.  J'en  fais  gloire.  Personne  ne  sortit 
jamais  humilié  de  mes  bras,  ni  méditant  le  projet  ingrat 
de  n'y  plus  revenir.  Sur  ce  pied,  j'ose  me  préférer  à 
celle  qu'on  m'oppose.  Au  reste,  je  la  verrai  ce  soir,  je 
prendrai  sa  mesure,  et  n'hésiterai  pas  à  la  défier  si  je 
la  trouve  digne  de  ma  colère  ;  on  saura  qui  de  nous  deux 
a  plus  de  talent  et  d'intrépidité. 

lyE  Comte.  —  Magnanime  dévouement  !  ma  chère 
Comtesse  ;  d'avance  je  parie  pour  vous... 

I/A  Marquise,  à  la  comtesse.  —  Je  suis  enchantée 
d'avoir  pu  te  piquer,  puisque  cela  nous  vaut  d'avoir  vu 
dans  tout  son  jour  la  portée  de  ton  insigne  émulation... 
Le  Comte,  interrompant.  —  Voilà  qui  est  fort  bien, 
mais  si  nous  nous  jetons  ainsi  dans  les  égarées,  notre 
lecture  ne  finira  jamais. 

(i)  Le  héros  du  Glorieux  de  Destouches. 


LE   DIABLE   AU   CORPS  I93 

La  Marquise.  —  Nous  écoutons. 

Le  Comte,  lit.  —  «  Huitième  couple  !  le  marquis 
»  Dietrini  ;  M^^^  de  Nimmemein.  Note.  Le  marquis, 
»  beau,  jeune  et  riche,  Florentin,  serviteur  des  dames 
»  a  posteriori,  sans  cependant  les  négliger  sur  le  pied 
»  courant.  M^^^  de  Nimmernein..  »  [Parlé.)  Celle-ci  je 
la  connais  à  fond.  Voyons  ce  qu'en  dit  la  note.  [Lu.) 
»  Blonde  parfaite,  à  qui  l'horreur  d'épouser  un  vieillard 
»  puant  et  bossu  fit  déserter  l'Allemagne  »  [Parlé.)  Le 
fait  est  véritable  (//  lit.)  «  Elle  est  douce  comme  un 
))  agneau,  se  pâme  dès  qu'on  la  touche,  se  laisse  violer 
»  tant  qu'on  veut  ;  devient  par  une  suite  de  sa  consti- 
»  tution  ph^^sique  et  morale,  la  victime  de  tous  les  ca- 
»  priées.  Fille  d'esprit,  instruite,  aj^ant  des  talents  : 
))  tout  lui  convient  comme  elle  convient  à  tout  le  monde. 
»  Avec  les  gens  froids,  elle  raisonne,  avec  les  enjoués, 
))  elle  rit,  boit  avec  les  buveurs  ;  jure  et  fait  tapage  avec 
»  les  militaires  ;  en  un  mot,  joue,  veille,  hausse  et  baisse 
»  tous  les  tons,  selon  que  l'exige  la  scène  dans  laquelle 
»  elle  se  trouve  chargée  d'un  rôle.  •»  [Parlé).  Ce  portrait 
est  parfaitement  ressemblant  ;  toutefois,  comme  dans 
les  moments  décisifs,  elle  ne  se  mêle  de  rien  et  ne  par- 
tage point  la  besogne,  bien  des  gens  pourraient  ne  pas 
goûter  son  indolente  jouissance.  J'ai  eu  le  premier,  à 
Paris,  ce  chef-d'œuvre  germanique.  Tête-à-tête  avec 
Mlle  çje  Nimmemein  dans  ma  petite  maison  des  bou- 
levards, je  la  mets  nue...  Oh  !  sans  hyperbole  je  crois 
voir  respirer  Galathée  après  le  dernier  coup  de  ciseau 
de  Pygmalion.  Ivre  de  désir,  je  la  renverse  à  moitié  sur 
le  bord  d'un  grand  lit,  à  mon  approche,  elle  devient  rose 
de  la  tête  aux  pieds  :  immobile,  elle  m'attend,  me  reçoit, 
me  laisse  faire  sans  se  donner  autre  peine  que  celle  de 
déployer  en  crucifix  deux  bras  de  proportion  divine  et 
de  soupirer  en  mummrant  :  Herr  Jésus  !  mein  Gott  ! 
Ses  entrailles  frémissent.  Je  me  sens  à  la  nage  et  voilà 
deux  grands  yeux  bleus  fermés,  ma  nymphe  morte,  dis- 
tillant après  ma  retraite  l'humeur  bouillante  où  je  venais 
d'être  noyé... 

Cependant  je  me  rappelle  qu'une  lettre  d'affaire  très 
importante  exige  de  ma  part  une  prompte  réponse  : 

13 


19+  l'ceuvre  d'andréa  de  nerciat 

j'écris  trois  pages  et  reviens  à  ma  beauté.  Elle  n'a  pas 
ch  1.13e  d'attitude  :  un  baiser  profond  à  travers  deux 
rangs  de  perles  lui  fait  pousser  un  soupir.  «  Que 
d'attraits  !  »  m'écriai-je,  pénétré  d'admiration  et  semant 
partout  mes  brûlantes  caresses.  «  Mais  quoi  !  ne  pourrais- 
je^  donc  pas  jouir  de  l'aspect  enchanteur  de  ce  que  me 
dérobe  votre  pose  actuelle  ?  »  Je  n'ai  pas  achevé  que 
déjà  la  charmante  Nimmernein  s'est  roulée  sur  le  ventre, 
les  jambes  pendantes,  le  râble  horizontal  et  les  fesses 
en  valeur.  Nouveau  prodige  de  perfection  !  Je  me  sens 
renaître  mille  fois  plus  épris.  Je  baise  et  presse  les  su- 
perbes cheveux,  je  rends  hommage  à  la  chute  des  reins... 
miraculeuse... 

))  Sodann  !  se  contente-t-on  de  me  dire,  d'une  voix 
douce  »  comme  un  flageolet,  mach  urtig,  mein  herz  ;  es 
»  thut   mir  wehl    » 

IvA  Comtesse.  —  Ce  qui  signifiait  ? 

IvE  Comte.  —  Oui-dà  !  fais  vite,  mon  cœur  ;  cela  me 
fait  mal. 

IvA  Marquise,  souriant.  —  Voilà  qui  est  à  mer\^eillle. 
Mais  si  nous  nous  jetons  comme  cela  dans  les  égarées, 
jamais  la  lecture  ne  finira. 

lyE  Comte,  lui  baisant  la  main.  —  J'ai  tort.  (//  ///.) 
»  Neuvième  couple  :  M.  le  bailli  de  Fousept  ;  M^e  la 
»  Comtesse  d'Ogreval.  Note.  I^e  bailli,  à  la  vérité  quoique 
»  approchant  la  cinquantaine,  va  bien  quand  il  s'v 
»  met  ;  mais  cela  ne  lui  arrive  qu'une  fois  par  semaine  : 
»  c'est  aujourd'hui  son  jour.  M^e  d'Ogreval,  qu'il 
»  entretient,  n'observe  pas.  le  même  régime  ;  le  jour  de 
»  travail  de^  son  ami  est  un  de  repos  pour  elle.  Ils  se 
»  mettent  réciproquement  la  bride  sur  le  cou  pour  cette 
»  nuit,  où  probablement  M'^e  d'Ogreval  fera  des  siennes. 

»  Dixième  couple  :  le  chevalier  de  Saint-Bernard  ; 
»  M°ie  Durut.  Note.  Cousin  et  cousine.  Le  cavalier, 
»  entre  nous,  est  un  moine  en  dignité  qui  garde  l'inco- 
»  gnito,  sa  parente,  le  chef-d'œuvre  de  l'embonpoint. 
»  est  une  délicieuse  bourgeoise,  veuve  d'un  négociant 
»  avare  et  millionnaire.  Comme  elle  fait  en  tout  l'opposé 
»  de  son  mari,  elle  met  actuellement  autant  d'activité 
»  à  dissiper  le  trésor  que  l'harpagon  en  mit  à  l'amasser. 


LE   DIABLE   AU   CORPS  I95 

»  Sa  fureur,  est  de  faire  la  grande  dame  et  la  protectrice 
»  des  talents.  Elle  soudoie  deux  abbés,  beaux  esprits, 
»  un  violon  de  l'Opéra,  un  peintre  en  galanteries,  et, 
))  sous  main,  elle  soutient  bon  an  mal  an,  dans  Paris, 
»  quatre  ou  cinq  gardes  du  corps  (i). 

La  Marquise.  —  Cette  femme  pourra  bien  mourir  à 
l'hôpital. 

Le  Comte,  Ut.  —  «  Onzième  couple  :  M.  Cazzoforté  ; 
3)  M™^  de  Brisamants.  Note.  C'est  un  arrangement  fait 
y)  d'hier.  L'Italien  a  les  vertus  et  les  allures  d'un  cro- 
»  cheteur  ;  je  lui  ai  lâché  cette  bacchante  pour  l'assou- 
»  plir.  » 

La  Comtesse.  ■ —  On  pourra  lui  donner  ce  soir  une 
petite  leçon. 

Le  Comte,  Ut.  —  «  Douzième  couple  :  le  commandeur 
»  Pottamico  ;  M^i^  de  Pinamour.  Note.  Nouvel  arran- 
»  gement  encore.  Gens  délicats  ;  petits  besoins,  petits 
»  plaisirs,  filés  et  rares...  » 

La  Marquise.  —  Ces  gens  là  seront  bien  déplacés  ce 
soir  !   Ils  m'affadissent  !  Passez. 

Le  Comte,  Ut.  —  a  Treizième  couple  :  V.  Vanhuren  ; 
»  M"^^  de  Foutencour.  »  [Parlé)  Encore  une  de  mes 
))  connaissances.  Note.  Vanhuren  est  un  laid  et  lourd 
»  Hollandais  qu'ont  enrichi  trois  grosses  banqueroutes  ; 
»  par  goût,  il  n'aime  que  le  dernier  ordre  des  coquines, 
»  mais  comme  il  s'est  mis  en  tête  de  faire  agréer  par  notre 
»  gouvernement  je  ne  sais  quel  plan  de  manufacture,  il 
»  a  désiré  de  connaître  quelque  intrigante,  capable 
y>  d'appuyer  son  projet.  A  cet  effet,  je  l'ai  arrangé  avec 
»  cette  brûlante  haridelle  de  Foutencour,  aux  grands 
»  airs,  à  la  langue  dorée,  et  qui,  pour  avoir  violé,  par- 
»  ci,  par-là  quelques  jeunes  présentés,  croit  tenir  à  tout 
»  Son  véritable  crédit  pourtant,  porte  sur  les  sous- 
»  ordres  et  valets  de  Versailles,  dont  il  n'est  aucun  qui 
»  ne  le  sache  par  cœur,  l'ayant  eue  à  leurs  trousses 
»  depuis  dix  ans,  pour  mille  sollicitations,  sur  le  succès 
»  desquelles  elle  ne  refusera  jamais  des  acomptes,  sauf 


(i)  M'»^  Durut  devait  plus  tard  jouer  un  rôle  important  dans  l'Ordre 
des  Aphroiites. 


igÔ  l'œuvre   D 'ANDRÉA   DE   NERCIAT 

»  à  faire  des' ingrats  et  à  tromper  l'espoir  de  ses  com- 
»  mettants...    » 

La  Marquise.  —  Ah  !  Ah  !  ]\1™^  Couplet  s'amuse  à  mé- 
dire. C'est  passer  un  peu  les  bornes  de  la  simple  instruc- 
tion. 

Le  Comte,  souriant.  —  La  lecture  ne  finira  jamais. 
(//  lit.)  «  Quatorzième  couple  •  M.  de  Boutafond  ;  M™^  de 
»  Forgésy.  Note.  Boutafond,  gentilhomme  de  province, 
))  à  prétentions  auprès  des  femmes  à  tempérament. 
))  Celles  à  qui  je  l'ai  fourni  s'en  louent  assez  ;  il  cherche 
))  à  gagner  quelque  place  ou  à  faire  un  mariage.  M^^^  de 
»  Forgésy,  jolie  veuve,  passablement  riche,  lui  con- 
»  viendrait.  Mais  elle  m'a  dit,  en  confidence,  qu'elle 
»  compte  l'essayer  pendant  six  mois,  afin  de  pouvoir 
»  être  bien  sûre  de  ne  pas  faire  un  pas  de  clerc,  en  épou- 
»  sant  un  homme  dont  les  soins  pourraient  manquer  de 
«  suite.  » 
La  Comtesse.  —  Peste  !  Quelle  prévoyance  ! 
Le  Comte,  lit.  —  «  Quinzième  couple  :  le  vicomte  de 
»  Phallardi  ;  la  baronne  Matevits.  {Parlé.)  Encore  une 
des  miennes  !  {Lu.)  «  Note. 'Le  vicomte,  j'en  suis  bien 
»  sûr,  a  fourbi,  depuis  douze  ans,  plus  de  quatre  mille 
»  créatures  humaines.  Jamais  il  ne  voit  la  même  deux 
»  fois,  il  en  change  tous  les  jours,  et  en  voit  plutôt  deux 
))  qu'une.  Jouant  à  ce  jeu  dangereux  avec  un  bonheur 
»  incroyable,  jamais  il  n'eut  la  moindre  menace  de  mal 
»  vénérien...  » 

La  Comtesse,  interrompant.  ■ —  On  dit  qu'il  5^  a  des 
êtres  inaccessibles  à  la  contagion.  {Montrant  la  Mar- 
quise.) Elle,  moi,  bien  d'autres  en  sont  des  exemples. 

Le  Comte,  avec  un  soupir.  —  Ah  !  que  ne  puis-je  aussi 
me  citer  !  mais...  loin  d'ici,  souvenirs  funestes  ! 
Voyons  le  reste  du  vicomte.  (//  lit.)  «  Cet  enragé,  depuis 
»  que  l'eau  d'un  certain  médecin  (i)  a  pris  faveur,  s'est 
»  jeté  dans  la  plus  vile  classe  des  malheureuses.  La 
»  halle  au  blé,  la  rue  Saint-Honoré,  le  boulevard  même, 
»  il  a  tout  écume.  Ce  qu'il  y  a  d'étonnant  c'est  que.  dès 
»  qu'il  rentre  en  bonne  compagnie,  cet  honnne  est  char- 


(i)  L'eau  de  Préval. 


IvE   DIABIvE   AU   CORPS  I97 

»  mant.  On  n'a  pas  plus  de  politesse,  plus  d'égards  jDour 
»  les  femmes  honnêtes,  plus  de  ce  qui  sait  entraîner 
»  tous  les  suffrages.  La  Matevits,  que  je  lui  prête,  et 
M  qu'il  ne  se  piquera  pas  de  baiser  plus  d'une  fois,  c'est 
»  une  brune  de  cinq  pieds  trois  pouces,  qui  met  sa  gloire 
»  à  momiser  (i)  ses  pratiques.  Je  n'ose  l'employer  avec 
»  des  gens  à  petite  santé,  car  je  craindrais  de  commettre 
»  des  assasinats.  Elle  aime  aussi  les  femmes. 

IvA  Comtesse.  —  Bonne  connaissance  ;  je  veux  lui 
faire  amitié. 

I/E  Comte,  lit.  a  —  Seizième  couple  :  le  chevalier  de 
»  Pinefière  ;  M^i®  des  Bcarts.  Note.  Le  chevalier  ne  finit 
»  jamais.  Sa  compagne,  fille  du  grand  genre  susceptible 
»  de  passions  outrées,  ardente  comme  un  volcan, 
»  compte,  dans  son  roman,  vrai  quoiqu'à  peine  croyable, 
»  six  enlèvements  et  trois  lettres  de  cachet.  Deux  fois 
»  elle  s'est  échappée  par  séduction  ;  la  troisième  elle  a 
»  mis  en  douceur  le  feu  au  couvent,  et  s'est  tirée  d'affaire 
»  à  travers  ce  désastre.  BUe  a  coûté  la  vie  à  trois  ado- 
»  rateurs,  mécontents  de  ses  mauvais  procédés,  et  que 
»  des  rivaux  plus  heureux  ont  mis  sur  le  carreau.  Certain 
»  infidèle  a  reçu  .de  l'héroïne  elle-même  un  grand  coup 
»  d'épée,  en  duel.  M}^^  des  Ecarts  enfin,  majeure,  sans 
»  famille  et  jouissant  d'une  fortune  honnête,  vit  sans 
y>  éclat,  et  l'on  ne  pense  plus  à  ses  folies  ». 

lyA  Marquise.  —  Je  ne  sais  plus,  en  vérité,  si  j'ose 
être  de  cette  partie.  Quel  choix  de  gens. 

lyA  Comtesse.  —  Va  te  faire  lanlaire  avec  tes  scru- 
pules. Comte,  ne  lui  laissez  pas  le  temps  de  nous  dire 
des  pauvretés,  allez. 

Le  Comte,  lit.  —  «  Dix-septième  couple  :  le  vidame  de 
»  Pillemotte  ;  M^^^  ^ç.  l'Enginière.  Note.  Un  Gascon 
»  des  mieux  faits,  des  plus  amusants,  des  plus  vains  et 
»  des  plus  gueux.  M°^^  de  l'Enginière  l'entretient...  » 
{Parle).  Je  connais  encore  cette  bretteuse-là.  Sortant 
une  nuit,  avec  ellei  d'une  maison  de  jeu,  et  n'ayant  pas 
ma  voiture,  j'acceptai  l'offre  que  madame  de  l'Engi- 


(i)  Dessécher,  réduire  à  l'état  de  momie,  c'est  apparemment  ce  qu'a 
voulu  dire  la  Couplet  (N.). 


ig8  l'cëUVRE   D 'ANDRÉA  DE   NERCIAT 

nière  me  faisait  de  me  ramener  :  mais  comme  son  équi- 
page était,  à  dessein,  je  crois,  une  désobligeante  (i)  dans 
le  fond  de  laquelle  on  me  fit  asseoir,  force  me  fut  d'avoir 
la  dame  sur  mes  genoux  ;  elle  avait  eu  la  précaution  de 
se  trousser  jusqu'aux  hanches.  Un  instant  après  elle 
trouva  que  mes  breloques  la  blessaient.  Pour  s'en  dé- 
livrer,elle  eut  la  distraction  de  me  déboutonner  complè- 
tement :  je  compris,  en  homme  du  monde,  ce  que  cela 
voulait  dire  et...  je  m'exécutai.  La  chose  se  passait  tout 
au  mieux  :  on  m'avait  fourré  là,  nous  ne  cessions  point 
de  parler  de  la  société  que  nous  quittions,  des  événe- 
ments du  jeu,  des  nouvelles  du  jour.  Pourtant,  lorsque 
]y[me  de  l'Enginière,  au  delà  des  ponts,  comprit  que  nous 
approchions  de  mon  hôtel  :  «  Il  est  temps  de  penser  à 
nous,  dit-elle,  et  voilà  ma  diablesse  à  se  trémousser  sur 
moi  de  manière  à  me  faire  craindre  que  la  voiture  ne  se 
défonçât.  L'ardeur  brûlante  de  cette  Messaline  m'en- 
traînait ;  je  réalisai  :  Ca  !  me  soufiia-t-elle  dans  l'oreille 
comme  on  arrêtait  pour  me  descendre,  ne  rentrez  pas 
à  la  vue  de  votre  livrée,  sans  vous  bien  envelopper  de 
votre  redingote.  —  Je  ne  savais  d'abord  ce  que  pouvait 
signifier  ce  conseil.  Mais  après  l'avoir,  à  tout  hasard, 
suivi,  je  fus  au  fait,  lorsqu'aux  lumières  je  me  vis  souillé 
du  haut  en  bas,  d'un  déluge  menstruel.  Je  n'}'  songe  point 
encore  sans  effroi,  moi  l'ennemi  juré  de  cette  saloperie 
et  qui  suis  bien  dans  mon  état  quant  à  l'horreur  que  me 
cause  du  sang  ainsi  versé. 

La  Marquise.  —  Voilà,  sans  contredit,  la  plus  im- 
pudente coquine. 

Le  Comte.  —  D'autant  mieux  qu'elle  riait  aux  larmes 
en  me  quittant...  N'y  pensons  plus...  (//  rit).  «  Dix- 
»  huitième  couple  :  dom  Plantados  ;  M^^^  ^^  Curival. 
»  Note.  Cette  dame  est  la  femme  d'un  vieux  colonel 
»  suisse  chez  lequel  dom  Plantados,  grand  personnage 
»  fier  et  poltron,  quoique  Portugais,  est  trop  circonspect, 
»  pour  mettre  le  pied  :  on  ne  se  voit  que  chez  moi. 
»  Je  soupçonne  M™^  de  Curival  qui  n'est  plus  de  la 
»  première  nouveauté,  de  ne  s'attacher  le  flegmatique 

(i)  Voiture  à  une  seule  place.  Il  y  en  a  peu  (N.). 


LE   DIABLE   AU    CORPS  I99 

»  et  hautain  Plantados  qu'au  moyen  de  quelque  goût 
»  honteux  qu'il  aurait  ,et  que  je  connais  à  son  amie  bien 
»  du  penchant  à  contenter.  Il  est  vrai  que  le  ravage  des 
»  couches  a  furieusement  gâté  les  charmes  antérieurs, 
»  et  que  les  autres  sont,  au  contraire,  d'une  beauté 
»  surprenante.  Cette  femme-là  me  fait  gagner  beaucoup 
»  d'argent.  L'époux  ombrageux  est  pour  quelques 
»  jours  à  Versailles,  ce  qui  donne  de  la  marge  pour  ce 
))  soir.  )) 

La  Marquise.  —  Ces  pauvres  maris,  comme  on  les 
dupe  ! 

Le  Comte,  lit.  —  «  Dix-neuvième  couple  :  M.  Esels- 
»  gunst  (i)  ;  M^^^  de  Cavemy  )\ 

La  Comtesse.  —  Quels  diables  de  noms  ! 

Le  Comte.  —  «  Note.  Eselsgunst  est  un  Allemand  qui 
»  tient  par  je  ne  sais  quel  fil  au  corps  diplomatique.  » 
{Parlé).  C'est  le  chargé  d'afi'aires  de  deux  ou  trois  de  nos 
petits  souverains  germaniques.  {Il  lit).  «  M™^  de  Ca- 
))  verny,  femme  des  plus  jolies,  penchant  vers  le  sen- 
))  timent,  et,  qui,  malgré  cela,  n'a  pas  laissé  de  dis- 
»  tribuer,  chez  moi,  ses  largesses  à  plus  de  cent  per- 
»  sonnes.  Il  faut  du  pain,  Eselsgunst  l'entretient  mes- 
>)  quinement,  mais  au  défaut  de  l'utile,  on  trouve  chez- 
»  lui  l'agréable  ;  c'est  à  quoi  la  sensible  Caverny  tient 
))  encore  plus  qu'à  l'argent.  Un  rapport  de  conformation 
»  assez  rare  fait  que  ces  deux  êtres  s'aiment  beaucoup, 
))  et  la  dame  ne  s'est  pas  très  volontiers  décidée  à  se 
»  trouver  là  ce  soir.  Mais  à  l'argument  sans  réplique  que 
»  son  amant  veut  y  recueillir  de  quoi  mander  quelque  chose  à 
»  sa  cour  par  le  courrier  prochain,  elle  s'est  rendue,  et 
»  c'est  ce  qui  vous  procurera  le  plaisir  de  la  voir.  » 

La  Marquise.  —  Ces  détails  commencent  à  me  fa- 
tiguer. Est-ce  tout  ? 

Le  Comte.  —  Encore  un  article  (//  lit.)  «  Vingtième 
»  couple  :  le  chevalier  de  Pasimou  ;  W^^  des  Clapiers  ». 
{Parlé).  Je  les  ai  furetés  tous  deux,  ces  clapiers-là.  J'en 
connais  peu  d'aussi  logeables. 

La  Marquise.  —  Vaurien,  taisez-vous  {A  la  Comtesse.) 

(1)  Eselsgunst  signifie,  en  allemand,  bel  attribut  de  l'âme. 


200  L  (KUVRE   D  AXDREA   DE   XERCIAT 

Il  va  nous  faire  encore  quelque  commentaire  saugrenu. 

Le  Comte.  —  Vous  m'attaquez  !  Eh  bien  !  pour  vous 
fare  enrager,  j'ajoute  avec  fondement,  que  je  crois  avoir 
aussi  pratiqué  ce  Pasimou,  tandis  qu'il  portait  la  sou- 
tane. Voyons  la  note  (//  lit.)  «  I^e  plus  beau  jeune  homme 
»  qu'on  puisse  voir,  et  peut-être  le  plus  aimable.  Ci- 
»  devant  abbé.  »  {Parlé}.  Tout  juste,  c'est  le  même  {Il  lit) 
»  C'est  maintenant  un  excellent  officier»  {Parlé).  J'ensuis 
fort  aise  {//  lit.)  «  Il  a  quelques  défauts  »  {Parlé.)  Je  lui  ai 
connu  celui  d'être  bardache,  mais  tant  d'honnêtes  gens 
le  sont  !  (//  lit)  :  «  I^es  femmes  ont  soin  de  lui  »  {Parlé.) 
I/es  hommes,  quand  cela  lui  plaira,  seront  fort  à  son  ser- 
vice. 

lyA  Marquise.  —  Insupportable  homme,  finirez-vous  ! 

lyE  Comte.  —  lyà,  là,  je  promets  de  ne  plus  y  mettre 
un  mot  du  mien  (//  lit.)  «  Les  femmes  ont  soin  de  lui, 
»  mais  il  est  si  galant,  si  complaisant,  et  fait  tant 
»  d'honneur  à  leur  libéralité,  qu'aucune  n'est  mécon- 
»  tente.  C'est  en  un  mot,  le  phénix  des  hommes  à  bonnes 
»  fortunes.  »  {Parlé.)  C'est  tout. 

La  Marquise.  —  J'aime  ce  Pasimou  à  la  folie.  Voilà 
comment  il  eût  fallu  que  fussent  tous  nos  cavaliers  de  ce 
soir. 

MoRAWiSKi.  —  Et  toutes  nos  dames  comme  vous  {Il 
prend  en  même  temps  et  baise  amoureusement  la  main  de 
la  marquise). 

Le  Comte  {pariodant  avec  la  comtesse).  —  Ou  comme 
elle. 

La  Comtesse,  souriant.  —  Peste  !  j'en  suis  aussi  !  {A 
Morawiski.)  Ecoutez  donc,  mon  cher  palatin,  vous  avez 
bien  fait  de  dire  enfin  quelque  chose,  car  je  vous  croyais 
en  léthargie. 

Morawiski.  —  Daignez  m'excuser,  mais  de  si  grands 
et  de  si  chers  intérêts  viennent  quelquefois  me  distraire 
de  ce  qui  m'attache  le  plus,  que  je  fais  alors  la  sottise 
d'envoyer  mon  âme  en  Pologne,  tandis  que  ma  personne 
matérielle  demeure  où  l'on  me  voit. 

La  Comtesse.  —  A  la  bonne  heure,  mais  comme  votre 
langue  en  fait  partie,  et  qu'elle  doit  savoir  dire  de  jolies 
choses,  gardez-la-nous,  s'il  vous  plaît. 


LE   DIABLE   AU    CORPS  201 

IvA  Marquise.  —  Pendant  que  nous  nous  amusons  de 
balivernes,  le  temps  se  passe.  [Elle  regarde  à  sa  montre.) 
Plus  de  cinq  heures  !  et  j'ai  je  ne  sais  combien  de  pe- 
tites choses  à  faire  avant  de  partir  [Au  comte).  Y  pensez- 
vous  donc,  méchant  homme,  de  nous  avoir  ainsi  mises 
en  retard  avec  votre  scandaleuse  gazette  ! 


Elle  se  lève  et  va  s'occuper  des  petits  soins  qu'elle  vient  d'annoncer.  La 
comtesse  et  les  deux  cavaliers  vont,  en  attendant,  prendre  l'air  sur 
une  terrasse.  Bientôt  après  on  monte  dans  un  carrosse  à  six  chevaux 
et  l'on  vole  au  rendez-vous  du  pique-nique. 


Les  Aphrodites 


ou 

FRAGMENTS  THALIPRIAPIQUES 

POUR   SERVIR   A  L'HISTOIRE  DU  PLAISIR 


I.ES  APHRODITES 


Cet  ouvrage  est  brodé  par  Nerciat  sur  les  aventures  pro- 
bables des  membres  d'une  société  secrète  d'Amour  gui 
exista  réellement. 

La  lettre  connue  adressée  à  M.  de  Schonen  par  le  marquis 
de  Château- Giron  donne  un  détail  précis  sur  cette  com- 
pagnie. Cette  lettre  accompagnait  l'envoi  d'un  exemplaire 
de  Z'Alcibiade  fanciullo  de  Ferrante  Pallavicini  :  «  J'y 
joins,  disait  le  marquis  de  Château- Gircn,  les  Aphrodites 
dont  je  vous  ai  parlé  ;  cet  ouvrage  du  chevalier  de  Nerciat 
est  presqu' inconnu  à  Paris,  ayant  été  supprimé  à  l'étranger 
pendant  la  Révolution.  Il  est  assez  remarquable,  comme 
historiqtie,  car  il  peint,  dit-on,  au  naturel  une  société  qui 
s'est  formée  aux  environs  de  Paris,  du  côté  de  la  vallée  de 
Montmorency,  et  dont  un  certain  marquis  de  Persan 
était  président.  Cette  association,  à  laquelle  chacun  des 
initiés  concourait  dans  une  proportion  convenue,  n'avait 
d'autre  but  que  le  libertinage.  » 

Nerciat  donne  aussi  des  renseignements  historiques  sur 
la  société  dans  un  préambule  nécessaire  qu'on  lira  plus 
loin. 

«  Les  Aphrodites,  dit  Monselet,  sont  une  association  de 
personnes  des  deux  sexes,  association  qui  n'a  d'autre  but 
que  le  plaisir.  Des  femmes  de  la  cour,  des  abbés,  des  princes, 
de  riches  étrangers,  des  ex-nonnes,  paradent  dans  une  série 
de  tableaux  dont  la  nature  trop  exclusive  restreindra  né- 
cessairement nos  citations.  Nous  le  regrettons,  au  point 
de  vue  de  l'esprit  et  du  style,  dettx  qualités  que  M.  de  Ner- 
ciat possède  à  un  rare  degré  ;  que  ne  les  a-t-il  déployées 
dans  des  livres  avouables  !  Il  a  surtout  une  science  et  une 


206  L'cEUVRE    D 'ANDRÉA   DE   XERCIAT 

aisance  de  dialogue  on  ne  peut  plus  remarquables,  et  qui 
ne  se  sont  jamais  manifestés  plus  abondamment  que  dans 
les  Aphrodites.  //  jargonne  comme  les  petits  maîtres  de 
Marivaux.  » 

Au  début,  l'Ordre  avait  fait  du  libertinage  une  sorte  de 
culte  religieux,  mais  telle  que  la  décrit  Nerciat  l'institution 
s'est  débarrassée  de  toute  pratique  superstitieuse.  L'ad- 
mission parmi  les  Aphrodites  ou  Morosophes  est  di-fficile 
et  très  coûteuse,  mais  pour  les  hommes  seulement,  les 
dames  ne  payent  rien.  L'association  se  réunissait  aux 
environs  de  Paris,  du  côté  de  Montmorency  dans  une 
propriété  merveilleusement  agencée,  comprenant  de  beaux 
jardins,  des  bâtiments  magnifiques,  aux  chambres 
commodes,  aux  salles  spacieuses  et  disposées  pour  les 
grandes  fêtes  que  donnaient  parfois  les  Aphrodites. 
Cette  propriété  appelée  l'Hospice,  est  administrée  par 
Af™^  Durut,  surintendante  des  menus.  Elle  est  aidée  par 
une  belle  blonde  nommée  Célestine,  par  une  jolie  brune 
appelée  Fringante  et  au-dessous  d'elles,  on  trouve  encore 
Zoé,  une  négrillonne  de  14  ans,  enlevée  à  l'Afrique.  On  y 
trouve  encore,  selon  la  mode  du  temps  où  le  livre  a  été 
écrit,  des  jockeys  charmants  et  beaucoup  de  jeunes  domes- 
tiques des  deux  sexes  qu'on  désigne  sous  les  dénominations 
de  Camillons  et  de  Camillonnes. 

«  Camilli  et  Camillae,  dit  Nerciat,  ita  dicebantur  mi- 
nistri  et  ministrae  impubères  in  sacris.  » 

L'Ordre  comprenait  environ  deux  cents  adeptes,  en 
comptant  les  deux  sexes  et  recrutés  parmi  les  gens  de  qua- 
lité, l'armée,  le  haut  et  le  petit  clergé,  etc.,  personnages 
ardents  et  pourvus  des  vices  les  plus  agréables  et  les  moins 
avouables.  Outre  les  adeptes  appelés  intimes,  on  admet 
dans  l'Ordre,  des  auxiliaires  qui  ne  sont  pas  mis  au  courant 
des  secrets  de  l'Association.  Les  uni-sexuels  ne  sont  pas 
favorisés  par  les  règlements  des  Aphrodites.  Les  initia- 
tions donnent  lieu  à  de  somptueuses  orgies,  à  de  volup- 
tueux banquets.  L'association  fut  dissoute  aux  premiers 
troubles  de  la  Révolution  et  reconstituée  hors  de  France. 

Nerciat  est  très  explicite  sur  ce  point  dans  la  Postface 
de  son  ouvrage  que  l'on  trouvera  à  la  fin  des  extraits. 

a  II  y  a  dans  les  Aphrodites,  ajoute  Monselet,  quelques 


LES  APHRODITES  207 

-parties  dramatiques  et  même  fantasmagoriques  ;  ■ —  l'histoire 
d'un  baronnet  qui  se  fait  suivre  partout  de  l'image  de  sa 
défunte  maîtresse,  en  cire,  de  grandeur  naturelle  ;  —  les 
jalousies,  les  fureurs  sentimentales  et  la  mort  d'un  comte 
de  Schimpfreich  ;  —  mais  ce  sont  des  parties  faibles  et 
hors  leur  place.  En  outre,  M.  de  Nerciat  ne  perd  jamais 
l'occasion  de  donner  son  coup  de  griffe  aux  événements 
et  aux  hommes  de  la  Révolution.  » 

Nerciat  a  fait  de  Félicia  la  principale  dignitaire  de 
l'Ordre  des  Aphrodites.  Plusieurs  sociétés  de  ce  genre  ont 
existé  au  xviii®  siècle.  Elles  avaient  chacune  leur  voca- 
bulaire, et  leurs  adeptes  y  prenaient  des  noms  de  guerre. 
C'est  ainsi  que  le  vocabulaire  de  l'ordre  de  la  Félicité 
était  emprunté  à  la  marine,  tandis  que  les  Aphrodites 
choisissaient  des  noms  dans  le  règne  minéral,  pour  les 
hommes  et  dans  le  règne  végétal,  pour  les  femmes. 


PRÉAMBULE   NECESSAIRE 

L'ordre,  ou  la  fraternité  des  Aphrodites,  aussi  nommés 
Morosophes  (i),  se  forma  dès  la  régence  du  fameux  duc 
d'Orléans,  tout  ensemble  homme  d'Etat  et  homme  de 
plaisir,  au  surplus  bien  différent  de  son  arrière-petit-fils, 
qui  s'est  aussi  fait  une  réputation  dans  l'une  et  l'autre 
carrière. 

Soit  qu'un  inviolable  secret  ait  constamment  garanti 
les  anciens  Aphrodites  de  l'animadversion  de  l'autorité 
publique  (si  sévère,  comme  on  sait,  contre  le  libertinage 
porté  à  certains  excès),  soit  que  dans  le  nombre  de  ses 
fidèles  associés  il  y  en  eût  plusieurs  d'assez  puissants  pour 
rendre  vaine  la  rigueur  des  lois  qui  auraient  pu  les  dis- 
perser et  les  punir,  jamais  avant  la  Révolution  leur 
société  n'avait  souffert  d'échec  de  quelque  conséquence  ; 
mais  ce  récent  événement  a  frappé  plus  des  trois  quarts 
des  frères  et  sœurs  ;  les  plus  solides  colonnes  de  l'ordre 

(i)  De  deux  mots  grecs  dont  l'un  signifie  folie  et  l'autre  sagesse. 
Ainsi  les  Morosophes  sont  des  gens  dont  la  sagesse  est  d'être  fous  à  leur 
manière  :  Insanire  juvat  (N.). 


2o8  l'ceuvre  d'andréa  de  nerciat 

ont  été  brisées  ;  le  local  même,  qui  était  dans  Paris,  a 
été  abandonné. 

Des  débris  de  l'ancienne  institution  s'est  formée  celle 
dont  ces  feuilles  donneront  une  idée,  on  y  verra  se  déve- 
lopper progressivement  le  lubrique  s^-stème  et  les  capri- 
cieuses habitudes  des  Aphrodites,  gens  fort  répréhen- 
sibles  peut-être,  mais  qui  du  moins  ne  sont  pas  dan- 
gereux, et  qui,  fort  contents  de  leur  Constitution,  ne 
songent  nullement  à  constituer  l'univers. 

Ci-devant  il  n'y  avait  pas  eu  d'exemple  qu'un  seul 
statut,  un  seul  usage  des  Aphrodites  eût  été  divulgué  ; 
mais  ce  n'est  pas  quand  un  nouvel  ordre  de  choses  existe, 
quand  mille  petites  récréations  (criminelles  du  temps  de 
l'ancien  régime),  comme  la  calomnie,  les  délations,  les 
exécutions  impromptues,  sont,  sinon  encouragées,  du 
moins  tolérées,  qu'ont  à  craindre  de  se  livrer  sans  beau- 
coup de  mystère  aux  leurs,  des  citoyens  infiniment 
actifs  qui,  d'accord  avec  la  nation,  reconnaissent  la 
liberté,  l'égalité,  pour  bases  de  leur  bonheur  ;  qui,  comme 
elle,  méprisent  toutes  distinctions  de  naissance,  de 
rang  et  de  fortune  ;  qui  savent  tirer  la  vraie  quintessence 
des  droits  de  l'homme,  si  heureusement  dévoilés  de  nos 
jours,  et  ne  font  rien  en  un  mot,  qui  n'ait  pour  but  la 
paix,  l'union,  la  concorde,  suivies  (surtout  pour  eux) 
du  calme  et  de  la  tranquillité. 

C'est  au  peu  d'intérêt  qu'ont  les  Aphrodites  modernes 
à  cacher  ce  qui  se  passe  dans  leur  sanctuaire,  que  nous 
devons  les  scènes  fidèles  dont  sera  composé  ce  joj^eux 
recueil. 


C'EST  TOI  !  C'EST  MOI  ! 


lO  Le  mélange  du  dialogue  au  récit  nous  a  paru  plus  propre  que  l'une 
ou  l'autre  exclusivement  à  prendre  dans  ce  genre-ci.  —  2"  Comme 
le  simple  nom  d'un  personnage  qu'on  introduit  sur  la  scène  n'apprend 
rien  au  lecteur,  afin  que  l'imagination  n'ait  aucune  peine  et  ne  se 
mette  pas  en  frais  de  fausses  idées,  nous  définirons  exactement  chaque 
acteur  au  moment  où  il  sera  fait  mention  de  lui. 


LES  APHRODITES  209 

Le  Chevalier  (i),  à  peu  de  distance  de  Paris,  à  cheval  et  seul,  reconnaît 
un  local  à  portée  duquel  il  se  trouve  pour  celui  que  lui  désigne  une 
adresse  qu'il  A-ient  de  lire  ;  alors  il  met  pied  à  terre,  laisse  son  cheval 
au  domestique,  se  détourne,  et  suivant  le  sentier,  ainsi  que  le  tout 
lui  est  prescrit,  vient  contre  une  maison  de  peu  d'apparence,  des 
deux  côtés  de  laquelle  s'étendent  de  longues  murailles  qui  annoncent 
un  grand  emplacement.  Il  frappe  :  un  portier  aveugle  vient  lui  ré- 
pondre. 

Le  Portier,  en  dedans  et  porte  close.  ■ —  A  qui  en 
voulez-vous  ? 

Le  Chevalier,  en  dehors.  —  A  M«»e  Durut. 

Le  Portier.  —  C'est  ici.  Etes-vous  seul  ?  à  pied  ?  à 
cheval  ?  en  voiture  ? 

Le  Chev.\liER.  —  Je  suis  seul,  mes  chevaux  m'at- 
tendent plus  loin  ;  je  suis  à  pied. 

Le  Portier,  courant.  —  C'est  bon  !  entrez.  {Le  Che- 
valier entre,  la  porte  se  referme  aussitôt  ;  un^  grille  home 
le  passage  du  côté  de  la  cour.)  On  va  vous  ouvrir  la  grille. 
Il  est  inutile  de  parler  à  l'autre  portier.  Sourd,  il  ne 
vous  entendrait  pas  ;  muet,  il  ne  pourrait  vous  ré- 
pondre. Vous  irez  à  droite,  le  long  du  portique,  jusqu'à 
l'angle  de  la  cour. 

Le  sourd,  qui  a  vu  le  Chevalier,  vient  ouvrir  la  grille.  Dès  qu'il  a  passé, 
cet  homme  referme,  tandis  que  le  Chevalier  va  du  côté  qu'on  lui  a 
indiqué  (2).  On  entend  un  coup  de  sifflet  très    bruyant. 

]VLUDA]ME  Dl^rut  (3),  avertie  par  le  sifflet,  déjà  sur  la 

(i)  Le  Chevalier,  vingt  ans  :  charmant  jeune  homme  fait  à  ravir  ; 
une  de  ces  physionomies  si  rares  qui  allient  à  la  noblesse  la  douceur, 
l'expression  et  la  vivacité.  Il  revient  de  Malte  avant  fait  ses  caravanes. 
Absent  de  France  depuis  quelques  années,  il  a  tout  le  savoir-vivre,  toute 
la  candeur  dont  ses  pareils,  surtout  ceux  de  la  défuhte  cour,  ont  eu, 
depuis  ce  temps  à  peu  près,  l'affectation  de  se  dispenser  (N.). 

(2)  Cette  combinaison  de  deux  portiers,  dont  chacun  est  privé  d'un 
sens  fort  nécessaire,  fut  imaginée  par  les  anciens  Aphrodites,  et  les  vieux 
serviteurs  ont  été  conservés.  La  plupart  des  choses  qu'on  voudrait  tenir 
secrètes  sont  ébruitées  par  les  valets,  s'il  y  en  a  dans  la  confidence. 
Comment  pourrait-il  transpirer  au  dehors  que  madame  une  telle,  mon- 
sieur un  tel  sont  venus,  si,  de  deux  personnes  nécessaires  à  leur  intro- 
duction, la  première  ne  voit  point,  et  si  la  seconde,  fixée  dans  l'in- 
térieur, ne  peut  recevoir  ni  faire  aucun  rapport  (N.)  ? 

(3)  M™e  Durut,  trente-six  ans,  brune,  blanche,    dodue,  irrégrilière- 

14 


210  l'œuvre  d'andréa  de  kerciat 

porte  et  ouvrant  ses  bras  avec  une  surprise  mêlée  de  plaisir. 
—  Jour  de  Dieu  !  qui  s'}'  serait  attendu  !  Te  voilà  donc 
de  retour,  mon  beau  bijou  ?  Est-ce  bien  toi,  mon  fils  ? 
[Ils  se  sont  joints  et  s  embrassent  avec  la  plus  vive  amitié.) 

Le  Chevalier.  —  Oui,  maman,  arrivé  d'hier  soir,  et 
bien  pressé  de  vous  revoir  ! 

Madame  Durut.  —  Ah  !  point  de  vous,  je  t'en  prie. 
Comme  le  voilà  grand  et  beau,  ce  cher  enfant  !  {Le 
prenant  par  la  main.)  Viens,  mon  toutou.  {Elle  lui  fait 
traverser  la  cour  et  le  conduit  à  un  pavillon  du  meilleur 
style.)  Sais-tu  bien  qu'il  y  a  quatre  mortelles  années  que 
je  n'ai  vu  mon  cher  Alfonse  ni  reçu  de  lui  la  moindre 
nouvelle  ! 

Le  Chevalier.  —  Tout  autant,  je  l'avoue,  mais  il  n'y 
a  pas  eu  de  ma  faute,  je  te  le  jure;  {Il  s'est  interrompu 
frappé  de  l'élégance  et  du  bon  goût  d'un  appartement  qu'on 
lui  fait  traverser  pour  l'amener  enfin  à  un  délicieux  bou- 
doir.) Mais  dis-moi,  ma  bonne,  as- tu  fait  fortune  depuis 
mon  départ  ?  ce  séjour  diffère  étrangement  du  modeste 
hôtel  garni  que  tu  tenais  il  y  a  quatre  ans. 

Madame  Durut,  souriant.  —  Il  s'est  fait  quelque 
heureux  changement  dans  mes  petites  affaires  ;  nous 
aurons  tout  le  temps  d'en  causer  ensemble.  {Lui  sautant 
au  cou.)  Mais  comme  il  a  tourné  ce  polisson-là  !  Eh  bien  ! 
n'avais- je  pas  raison  de  dire  à  ton  imbécile  de  père... 
Oh  !  mais  ce  n'est  pas  ce  grand  dadais-là  qui  t'a  fait, 
je  l'ai  toujours  soutenu  à  ta  maman. 

Le  Chevalier.  —  Ne  va  pas  m 'apprendre  qu'elle  ait 
pu  en  convenir.  (//  l'embrasse.) 

Madame  Durut.  • —  Je  leur  soutenais  donc,  quand  ils 
se  plaignaient  de  ta  figure  longtemps  équivoque,  que 
tu  serais  un  jour  le  plus  joli  cavalier  de  Paris...  C'est 


ment  jolie,  très  bien  conservée  et  fort  piquante  encore  ;  fille  d'une 
femme  de  charge,  elle  fut  nourrie  dans  la  maison  du  père  du  Chevalier. 
Non  seulement  elle  a  soigné  l'onfant,  mais  elle  s'est  fait  son  précepteur 
d'amour  ;  quand  il  a  eu  seize  ans  elle  lui  a  ravi  ses  désirables  prémices.* 
jyjme  Durut  est  bonne,  vive,  étonnamment  active,  non  moins  intriguante, 
et  dominée  par  un  indomptable  tempérament,  qui  a  décidé  de  sa  voca- 
tion quand  elle  a  brigué  le  pénible  mais  amusant  et  lucratif  emploi  de 
concierge  de  l'hospice  des  Aphrodites  (N.). 


LES   APHRODITES  211 

pourtant  moi,  Fanfan,  qui  ai  eu  la  gloire  de  t'avoir  mis 
dans  le  monde,  ce  fut  moi  qui  t'appris...  hein  ?  tu 
souris,  fripon  ! 

Le  Chevalier,  caressant.  —  Cette  gloire  est  bien  peu 
de  chose  pour  toi,  ma  chère  Durut  :  c'est  à  moi  de 
m'enorgeuillir  d'avoir  eu,  en  fait  de  galanterie,  le  plus 
admirable  précepteur. 

Madame  Durut,  le  prenant  dans  ses  bras.  —  Ce  cher 
enfant,  qui  ne  l'aimerait  à  la  folie  ! 

Le  Chevalier.  • —  Je  suis  venu  tout  exprès,  maman, 
pour  me  faire  redire  que  tu  m'aimes  toujours  un  peu. 

Madame  Durut.  —  Un  peu,  petit  ingrat  !  que  ne 
peut-on,  sans  se  donner  un  complet  ridicule,  te  prouver 
à  quel  point  on  t'aimerait  encore  !  Mais  parlons  d'autre 
chose. 

Le  Chevalier,  avec  feu.  —  Non,  non,  chère  Agathe  ! 

Madame  Durut,  lui  serrant  la  main.  —  Bon  cela,  tu 
viens  de  me  rajeunir  de  dix  ans  en  me  donnant  mon 
nom  de  fille.  {Elle  soupire.)  Ah  !  le  bon  temps,  mon 
cœur  !...  Mais  pour  aujourd'hui,  c'est  assez.  J'ai  sur  toi 
des  vues  qui  me  prescrivent  de  te  ménager.  {On  entend 
trois  coups  de  sifflet  très  vifs.)  Pour  le  coup,  il  faut  que 
je   te    quitte. 

Le  Chevalier.  —  Que  vais- je  devenir  ? 

Madame  Durut,  sonne  et  ouvre  une  porter  déguisée.  — 
Passe  là-dedans,  tu  trouveras  du  chocolat  et  quelqu'un 
dont  tu  as  besoin  :  on  aura  soin  de  toi.  Nous  dînons 
ensemble.  Songe  que  tu  es  mon  prisonnier  pour  tout  le 
jour,   sans  adieu.     {Elle  sort.) 


TANT  PIS  TANT  :\IIEUX 
LA  DUCHESSE  (i),  MADAME  DURUT 


IvA  Duchesse,  dans  le  déshabillé  le  plus  négligé,  mais 
le  plus  coquet,  et  avec  beaucoup  d'agitation.  —  Je  vous 
avoue,  ma  chère  Durut,  que  vous  m'étonnez  à  l'excès 
en  ra'apprenant  que  le  comte  n'est  point  encore  arrivé. 

Madame  Durut.  —  D'après  son  billet  d'hier,  madame 
la  duchesse,  il  devrait  être  ici  depuis  une  heure. 

I/A  Duchesse.  —  Et...  à  défaut  de  sa  présence,  pas  un 
mot  aujourd'hui  !...  Je  ne  suis  pas  une  femme  ridictde, 
je  conçois  qu'on  peut  être  retardé,  tout  à  fait  empêché 
même  par  quelque  fâcheux  contretemps,  mais  du  moins 
on  a  des  égards,  on  fait  un  message,  et  l'on  n'expose  pas 
une  femme  de  ma  sorte  à  se  trouver  au  dépourvu  pen- 
dant peut-être  tout  un  jour. 

Madame  Durut.  —  Ici,  madame,  vous  ne  devez  pas 
avoir  cette   crainte. 

IvA  Duchesse.  —  A  la  bonne  heure,  mais  je  pouvais 
consacrer  cette  journée  à  des  occupations  qui,  certes, 
m'auraient  bien  valu  ce  qu'à  le  mettre  au  plus  haut 
prix  M.  le  comte  pourra  me  procurer  d'agrément. 

(i)  La  duchesse  de  l'Enginière,  très  grande  femme,  proportions 
fortes,  sans  épaisseur  et  sans  mollesse.  Traits  et  caractère  de  Junon. 
Grands  airs,  principes  hardis,  conduite  imprudente.  Belle  )ieau,  belles 
dents,  superbes  cheveux  châtain-brun.  Tempérament  moins  ardent 
qu'exigeant  et  capricieux.  En  tout  une  femme  infiniment  agréable  pour 
ses  favoris  et  pour  les  femmes  dont  le  goût  est  de  s'inscrire  sur  la  liste 
de  ses  amants  ;  mais  peu  goûtée  des  hommes  qu'elle  traite  moins  bien, 
et  cordialement  détestée  de  tout  le  reste  de  son  sexe.  L'âge  ?  A  peu 
près  vingt-trois  ans,  dont  on  avoue  dix-neuf  (N.). 


LES   APHRODITES  213 

]\Iadame  Durut.  —  Que  voulez- vous  que  je  vous  dise  ; 
madame  ?  Il  est  galant  homme,  et  je  lui  connais  pour 
vous    des    sentiments... 

La  Duchesse,  avec  feu.  —  Oh.  \  ie  suis  bien  la  très 
humble  ser\'ante  de  ses  sentiments  ;  on  ne  me  paj'e 
point  avec  cette  monnaie.  Je  veux  du  plus  solide.  Il  }'  a 
quelque  chose  là-dessous,  ma  bonne  ;  ceci  m'a  tout 
Tair  d'un  tour,  et  je  le  trouverais  très  mauvais,  je  vous 
jure  {Elle  a  changé  dix  fois  de  place  pendant  cette  conver- 
sation ;  elle  secoue  sa  badine  avec  plus  que  de  l'humeur). 
Vite,  un  de  vos  gens  à  cheval  ;  qu'on  coure  chez  le 
comte  ;  qu'on  y  prenne  langue  ;  si  l'on  ne  peut  me  le 
trouver  sur-le-champ,  qu'il  soit  lancé  tout  le  jour  de 
place  en  place,  autant  qu'on  pourra  se  mettre  au  fait 
de  sa  marche,  et  qu'enfin  on  me  l'amène  mort  ou 
vif  ! 

Mad.\]vie  Durut.  —  Charmante  vivacité  !  qu'il  est 
heureux,  ce  cher  comte,  d'exciter  une  aussi  flatteuse 
inquiétude  ! 

La  Duchesse,  brusquement.  —  Trêve  aux  flatteries  ; 
je  ne  suis  pas  de  la  meilleure  humeur...  et.... 

Madame  Dltîut.  ■ —  Là,  là,  madame  la  Duchesse, 
épargnez-moi.  Il  est  agréable  de  vous  louer,  mais  on 
peut  sans  effort  vous  obéir,  quand  vous  exigez  qu'on 
ménage  votre  modestie. 

La  Duchesse,  allant  et  venant.  ■ —  M.  le  comte,  M.  le 
comte  !...  [A  M^^  Durut.)  Mais  vous  m'avez  entendue  et 
vous  êtes  là  encore  !  Allez  donc  !  ordonnez  donc  !  on 
veut  me  faire  devenir  folle  aujourd'hui  !  En  vérité, 
madame  Durut,  vous  remplissez  très  mal,  je  dis  très 
mal,  les  devoirs  du  poste  que  vous  occupez  ici. 

Madame  Durut,  qui  par  malice  ne  s'était  pas  pressée,  va  enfin  servir 
l'impatience  de  cette  femme  altière,  mais  en  s'éloignant  elle  fait  une 
mine  d'irrévérence  et  presque  de  mépris,  que,  par  bonheur,  la  Du- 
chesse, occupée  de  se  regarder  dans  une  glace,  ne  peut  apercevoir. 

La  Duchesse,  seule,  toujours  agitée,  se  lève,  s'assied, 
fredonne  un  air,  soupire  avec  oppression,  et  tire  enfin 
avec  vivacité  le  cordon  d'une  sonnette.  Un  jockey  pa- 
raît. 


214  l'cEUVRE   D  ANDREA   DE   NERCIAT 

lyE  Jockey  (i).  —  Qu'y  a-t-il  pour  le  senàce  de 
Madame  ? 

lyA  Duchesse,  avec  colère.  —  Ce  qu'il  y  a  pour  mon 
service  ?  Un  bain,  et  un  autre  que  toi  pour  m'y  servir. 
lya  Durut  ?  Qu'elle  rentre  et  me  parle  à  l'instant  {Seule.) 
Oh  !  tout  ceci  va  mal  ;  l'établissement  dégénère  à  faire 
pitié  ! 

Madame  Durut,  accourant.  — ■  ]\Ie  voici.  On  va 
partir  ;  votre  comte  se  retrouvera  sans  doute  ;  mais, 
pour  Dieu  !  Madame  la  Duchesse  un  peu  de  sang-froid, 
et  ne  tourmentez  pas,  à  propos  de  rien,  des  gens  qui 
vous  sont  dévoués  de  toute  leur  âme.  \"oilà  mon  pauvre 
lyoulou  (2)  que  vous  avez  rudoyé,  je  gage,  et  qui  s'en 
va  le  cœur  gros,  versant  des  larmes. 

lyA  Duchesse.  —  Ah  !  c'est  que  j'ai  aussi  sur  le  cœur 
sa  bêtise  de  l'autre  jour. 

Madame  Durut.  —  Qu'a-t-il  donc  fait  ? 

IvA  Duchesse.  —  Iv'animal  me  sert  au  bain,  tremble 
comme  si  j 'étais  apparemment  un  tigre,  un  crocodile  ! 
Je  daigne  lui  faire  nombre  de  questions,  il  ne  sait  y 
répondre.  J'ai  un  caprice,  il  ne  sait  le  deviner  ;  je  le 
lui  explique  aux  trois  quarts,  il  ne  comprend  rien,  et 
mon  butor  me  quitte  après  mes  avances  humiliantes  ! 
Mais  vous  ne  savez  pas,  madame  Durut,  mettre  à  la 
porte  des  balourds  de  cette  espèce  ! 

Mad.\me  Durut.  —  C'est  un  bon  petit  diable  ;  il  a 
craint  de  vous  offenser. 

lyA  Duchesse.  —  Eh  !  morbleu  !  que  n'avez-vous 
plutôt  des  insolents  qu'on  puisse  souffleter  pour  ce  qu'ils 
oseraient  de  trop,  que  ces  timides  inutiles,  qui  vous 
servent  ric-à-ric  avec  un  sot  respect  !  {Elle  hausse  les 
les  épaules.)  Mon  bain  est-il  commandé  ? 


(i)  Le  jockey  —  ébauche  d'un  joli  subalterne,  timidité,  petits  moyens . 
—  Chez  M""^  Durut,  quiconque  fait  le  service  domestique  est  tenu  à 
d'autres  complaisances  encore.  On  en  avertit  une  fois  pour  toutes  le 
lecteur  afin  qu'il  accorde  à  ces  êtres  en  sous-ordres  un  peu  d'intérêt  (N.V 

(2)  M™'^  Durut  prend  à  ce  Loulou  un  intérêt  particulier,  et,  le  gardant 
pour  elle  jusqu'à  nouvel  ordre,  elle  n'a  garde  de  s'otTenser  des  reproches 
que  va  lui  faire  la  duchesse,  d'avoir  un  balourd  qui  ne  devine  pas  les 
caprices  des  belles  dames  à  demi-mot  (N.). 


I,ES   APHRODITES  215 

Madame  Durut.  —  Oui,  sûrement. 

La  Duchesse.  —  Je  mangerai  un  morceau,  des 
drogues,  ce  qui  se  trouvera  ;  comme  me  voilà  désorientée 
à  crever  de  dépit,  j'attendrai  ici  l'heure  de  la  seconde 
pièce  des  Italiens. 

Le  jockey  reparaît  pour  avertir  que  le  bain  est  prêt.  Comme  la  Du- 
chesse marche  du  côté  de  la  porte... 

Madame  Durut,  avec  un  peu  de  mystère,  l'arrête  et  lui 
ait  à  voix  basse. —  Si  madame  voulait  permettre,  je  lui 
offrirais  pour  aujourd'huileser\'iced'un  nouveau  venu... 

La  Duchesse.  —  De  quel  sot  encore  ? 

Madame  Durut,  saluant.  —  C'est  mon  neveu  ;  il  est 
tout  neuf,  à  la  vérité,  peu  au  fait  du  service  des  bains  ; 
j'ose  cependant  me  flatter  qu'il  contenterait  madame. 

La  Duchesse.  —  Cela  a-t-il  un  peu  de  figure,  de  tour- 
nure ? 

Madame  Durut,  souriant.  —  Il  n'est  pas  mal.  Au 
reste,  il  arrive  de  province  ce  matin,  et  la  fatigue  du 
voyage  fait  un  peu  de  tort  à  ses  agréments  naturels... 
mais... 

La  Duchesse,  avec  impatience.  —  En  voilà  dix  fois 
de  trop  !  {Avec  ironie.)  Les. agréments  naturels  du  neveu 
de  M™®  Durut,  voilà  de  l'intéressant  au  moins  !  Pauvre 
petit  enfant  gâté  !  Monsieur  votre  neveu,  délicieux 
personnage,  a  fait  une  longue  course  ?  Il  est  fatigué  ? 
Eh  bien  !  ^Madame  Durut,  qu'il  se  délasse,  et  recouvre 
à  loisir  ses  agréments  naturels. 

Madame  Durut.  —  Fort  bien,  je  n'avais  garde  d'in- 
terrompre cette  tirade  d'orgueil  et  d'humeur  d'une  dame 
de  cour  à  qui  l'on  manque  de  parole. 

La  Duchesse,  interrompant  avec  courroux.  —  Si  l'on 
me  manque  de  parole,  songez  à  ne  pas  me  manquer  de 
respect  !... 

Madame  Durut.  —  Ma  foi  !  madame  la  duchesse,  si 
nous  voulions,  le  décret  du  19  juin  nous  dispenserait  de 
bien  des  formes  (i)  ;  mais  à  Dieu  ne  plaise  que  j'oublie 

(i)  1790.  Ce  fut  la  nuit  de  ce  fameux  jour  qu'une  poignée  d'ivrognes 
biffa  sans  retour  toute  la  noblesse  passée,  présente  et  à  venir  !  Quel 
immortel    service  !    (N.) 


2l6  I^'ceUVTlE   D 'ANDRÉA   DE   NERCIAT 

mon  devoir.  D'ailleurs  vous  connaissez  le  faible  que 
j'eus  toujours  pour  vous.  Je  veux  la  paix,  et  pour  cela 
j'insiste  pour  que  vous  daigniez  voir  mon  Alfonse. 

La  Duchesse,  avec  aigreur.  —  Ah  !  c'est  mon  Al- 
fonse !  Ces  gens  ont  la  fureur  de  se  donner  des  noms... 
Eh  !  madame  Du  rut,  pourquoi  votre  neveu  ne  se  nomme- 
t-il  pas  tout  uniment  Nicolas,  Claude,  François  ? 
Voilà  ce  qui  convient  tout  à  fait  à  des  gens  de  votre 
étoffe. 

Madame  Durut,  un  -peu  -piquée.  —  Vous  verrez  que 
je  ferai  débaptiser  mon  neveu  pour  entourer  ses  patrons 
au  gré  de  votre  vanité  !  quoi  qu'il  en  soit,  vo3'ez-le  ; 
qu'il  se  nomme  Alfonse  ou  Nicolas,  c'est  un  charmant 
garçon  ;  je  n'en  rabattrais  pas  une  épingle.  Souffrez 
que  j'aie  l'honneur  de  vous  servir  au  déshabiller,  et  qu'en- 
suite... 

La  duchesse,  sans  dire  oui  ni  non,  va  du  côté  de  son  bain  :  M™^  Durut 
suit  et  la  déshabille  ;  tout  cela  se  passe  en  silence. 

lyA  Duchesse.  —  Quelque  livre... 

Madame  Durut.  —  De  quel  genre,  madame  ? 

La  Duchesse,  avec  humeur.  —  Autre  bêtise  !  Du 
genre  que  j'aime  apparemment. 

Madame  Durut.  —  Ah  !  j'entends.  {Elle  disparaît  un 
instant,  et  revient  deux  volumes  à  la  main.)  Voici  Ma 
conversion,  du  célèbre  Mirabeau  et  le  Petit-fils  d'Hercule. 

La  Duchesse.  —  Quant  au  premier  ouvrage,  je 
l'aimais  assez  avant  cette  exécrable  révolution,  à  la- 
quelle l'auteur  a  tant  pris  de  part,  mais  un  renégat 
destructeur  de  la  noblesse  et  des  titres  ne  mérite  plus 
que  ses  victimes  daignent  sourire  à  ses  gaîtés.  Donnez- 
moi  le  Petit- fils  d'Hercule. 

Madame  Durut.  —  Le  voilà...  Par  exemple,  ce  serait 
le  cas...  Mon  neveu  lit  comme  un  ange. 

La  Duchesse.  —  Elle  a  le  diable  au  corps  avec  son 
neveu  !  J'aurais  bien  plutôt  fait  de  céder  à  cette  pré- 
sentation que  de  chercher  à  m'y  soustraire.  Allons, 
voyons  donc  M.  Alfonse  ;  que  j'aie  le  rare  avantage  de 
faire  connaissance  avec  M.  Alfonse  Durut  ! 


LES  APHRODITES  217 

Dès  que  la  duchesse  a  eu  cette  velléité  de  consentir,  M™«  Durut  s'est 
mise  à  écrire  sur  une  carte  ce  qui  suit  : 

«  Viens,  mon  cher  Alf  onse,  mettre  à  fin  une  délicieuse 
«  aventure  :  c'est  avec  une  duchesse,  que  je  te  donnerai 
«  pour  une  actrice  de  province. 

«  Toi,  je  te  fais  mon  neveu.  C'est  une  faiblesse  que 
«  j'ai  :  il  faut  en  passer  là.  Point  de  bottes,  le  ruban  noir 
«  en  poche  ;  un  peu  de  niaiserie...  accours  (i).  » 

]\/[me  Durut  sonne,  parle  bas  au  jockey,  qui  disparaît 
avec  la  carte  ;  en  même  temps,  la  duchesse,  qui  a  par- 
couru les  estampes  du  Petit-fils  d'Hercule,  continue  : 
—  Gra\Tires  détestables.  Les  artistes  qui  se  mêlent  de 
décorer  ces  sortes  d'ouvrages  ne  devraient-ils  pas  avoir 
autant  d'esprit  et  d'usage  que  les  auteurs  eux-mêmes  !... 
je  veux  dire  que  ceux  qui  en  ont  comme  celui-ci,  qui 
paraît  terriblement  bien  connaître  et  nos  goûts  et  nos 
caprices.  Voyez,  Durut.  [Elle  lui  montre  la  planche  d'une 
duchesse  sollicitant  à  genoux  les  complaisances  du  héros.) 
Ici,  par  exemple,  on  a  voulu  représenter  une  de  nous  ; 
ce  n'est  pas  la  posture  ni  l'intention  que  je  blâme,  nous 
sommes  bien  capables  de  tout  cela,  mais,  comme  ce 
bélître  de  dessinateur  a  pensé  le  grand  habit  !  Cette 
femme  n'a-t-elle  pas  plutôt  l'air  d'une  reine  de  Saba 
que  d'une  dame  du  palais  ?...  C'est  à  faire  pitié  !  {Elle 
jette  le  livre  au  loin  avec  mépris.  • —  En  même  temps  le 
chevalier  vient  montrer  sa  jolie  mine  à  travers  la  porte, 
qu'il  entrouvre  avec  une  feinte  timidité.) 

Le  Chevalier,  à  M^^  Durut.  —  On  dit,  ma  tante, 
que  vous  me  demandez  ? 

La  Duchesse,  avec  étonnement.  —  Quoi  !  c'est  là  votre 
neveu  ? 

MADA3IE  Durut.  —  Lui-même.  [Souriant.)  Peut-il 
entrer  ? 

La  Duchesse.  —  Assurément.  [Au  chevalier,  d'un 
ton  amical.)  Entrez,  monsieur  [Le  chevalier  entre.  Bas 

(i)  Il  est  bon  de  rappeler  aux  minutieux  que  maintenant  les  affaires 
de  plaisir  se  traitent  en  très  petits  caractères,  tracés  avec  des  plumes  de 
corbeaux  :  ainsi  l'avis  de  M™«  Durut  a  pu  tenir  tout  entier  sur  une  carte 
(N.). 


2l8  L  OEUVRE   D  ANDREA   DE   NERCIAT 

à  M'^^  Dnriit.)  On  n'a  pas  une  plus  charmante  figure. 
Madame  Durut,  au  chevalier.  —  Fais  tes  remercie- 
ments à  madame,  à  qui  je  viens  de  parler  de  ta  vocation 
pour  le  théâtre,  et  qui  veut  bien  s'intéresser  en  ta  faveur 
auprès  du  directeur  d'une  troupe  dont  elle  est  la  pre- 
mière actrice.  {La  duchesse  agréablement  surprise  du 
tour  qu'a  choisi  M^^  Durut,  sourit,  et  lui  serre  la  main 
en   signe   d'approbation.) 

lyE  Chevalier,  saluant  la  duchesse.  —  Ah  !  madame 
que  de  bonté  ! 

La  Duchesse.  —  Je  n'aurai  pas  grand  mérite  à  se- 
conder vos  vues,  monsieur.  Je  prétends,  au  contraire, 
me  faire  de  ma  négociation  un  droit  à  la  reconnaissance 
de  celui  de  qui  votre  adoption  va  dépendre.  {Elle  attire 
à  elle  M™6  Durut  pour  lui  parler  à  l'oreille.)  Mais  c'est 
un  ange  que  ce  neveu-là  !  {Le  chevalier  s'est  écarté  pour 
feindre  la  discrétion.) 

Madame  Durut,  bas.  —  Je  ne  voulais  pas  vous  en 
faire  tout  de  suite  un  grand  éloge. 

La  Duchesse,  bas.  —  J'étais  bien  devant  mon  jour, 
je  l'avoue,  quand  je  me  défendais  de  le  voir  :  je  suis 
femme  à  raffoler  de  lui.  {Haut.)  Monsieur  Alfonse,  ayez 
la  complaisance  de  relever  ce  livre  et  de  me  le  rapporter... 
(//  obéit  ;  pour  recevoir  le  livre  de  ses  mains,  la  duchesse 
a  la  coquetterie  d'écarter  si  bien  la  toile  dont  sa  baignoire 
est  enveloppée,  que  rien  n'empêche  le  chevalier  d'y  voir 
complètement  cette  belle  en  état  de  pure  nature.  Aussi 
ne  manque-t-il  pas  de  plonger  un  regard  furtif  sur  tant 
d'appas.  En  même  temps  la  duchesse  fixe  avec  méditation 
sur  lui  des  regards  qui  par  degrés  s'animent  de  tous  les 
feux  du  désir  :  leurs  yeux  venant  enfin  à  se  rencontrer, 
ils-  rougissent  l'un  et  l'autre.  La  duchesse  continue  :) 
Vous  me  trouvez  un  peu  curieuse  ?  C'est  que  j'ai  pour 
principe  qu'on  peut  saisir  à  certain  point,  dans  une 
physionomie,  les  indices  du  caractère  ;  je  cherchais 
donc  à  démêler  dans  le  vôtre  à  quel  emploi,  pour  la 
comédie,  vous  pouviez  être  plus  propre.  Il  me  semble 
que  celui  de  jeune  premier  est  le  seul  qui  vous  convienne. 
M.\DAME  Durut,  au  Chevalier.  —  C'est  celui  qu'on 
nomme  dans  le  monde  les  Amoureux.  {A  la  duchesse.)  Il 


I.ES  APHRODITES  21 9 

n'est  pas  au  fait  ;  il  faut  lui  expliquer  les  choses.  {Au 
chevalier.)  Te  sens-tu  des  dispositions,  là,  franchement  ? 

Le  Chevalier,  vivement.  —  Oh  !  oui,  ma  tante, 
d'infinies  {baissant  les  yeux...)  surtout  s'il  s'agit  d'entrer 
dans  une  troupe  où  madame... 

La  Duchesse,  interrompant.  —  Je  crois  vous  en- 
tendre. {A  M^^  Durut.)  Il  n'est  pas  sans  esprit. 

Madame  Durut,  un  peu  bas.  —  Je  m'en  suis  toujours 
doutée,  et  je  suis  sûre  que,  si  vous  aviez  la  bonté  de  lui 
communiquer  un  peu  du  vôtre,  il  ferait  en  peu  de  temps 
des   progrès   admirables. 

La  Duchesse,  moins  bas.  —  So3^ez  assurée,  ma  chère 
Durut,  qu'il  n'y  a  rien  que  je  ne  suis  capable  de  faire 
pour  votre  neveu...  Il  rougit  ! 

Il  est  divin  ! 

Cette  rougeur,  très  vraie,  provient  de  l'impression  plus  que  douce 
que  fait  sur  le  très  impressionnable  juene  homme  la  fréquentation  de 
ses  yeux  sur  une  infinité  de  charmes.  On  siffle  pour  M™"^  Durut. 

Madame  Durut,  souriant.  —  Exciisez-moi,  mes 
enfants.    {Elle   sort.) 

La  Duchesse,  à  M^^  Durut,  comme  pour  la  rappeler. 
Bh  bien  !  eh  bien  !  {Att  chevalier.)  Votre  tante  est  la 
meilleure  femme  de  l'univers,  mais,  entre  nous,  elle  perd 
l'esprit.  Y  a-t-il  du  sens  à  s'en  aller  sans  me  laisser  per- 
sonne qui  puisse  m'aider  à  sortir  du  bain  ? 

Le  Chevalier.  —  Je  croyais,  Madame,  que  vous  y  étiez 
depuis  bien  peu  de  temps.  Mais,  quand  il  vous  plaira 
d'en  sortir,  j'aurai  soin  de  vous  procurer  tout  ce  qui 
pourra  vous  êtes  nécessaire. 

La  Duchesse.  —  C'est  parler  raisonnablement.  Mais 
votre  tante  est  vraiment  folle,  comme  je  vous  le  disais  : 
n'imaginerait-elle  pas  que  j'allais  me  servir  de  vous- 
même  ! 

Le  Chevalier.  —  Permettez,  madame,  que  je  sois 
neutre  dans  cette  occasion.  Si,  de  peur  de  vous  déplaire, 
je  n'oserais  vous  contredire,  il  n'en  est  pas  moins  vrai 
que  ma  tante  pensant  à  me  procurer  tant  de  bonheur, 
je  ne  puis  aussi  la  blâmer. 


220  l'cEUVRE   d'ANDRÉA   DE   NERCIAT 

La  Duchesse,  gaîment.  —  Cela  est  clair,  je  suis  con- 
damnée. 

Le  Chevalier.  —  Il  serait  heureux  pour  moi  que  de 
vous-même  vous  voulussiez  bien  avoir  tort. 

La  Diuchesse,  finement.  —  Monsieur  Alfonse,  vous 
n'êtes  pas  tout  à  fait  aussi  neuf  qu'on  a  voulu  me  le  per- 
suader... Eh  bien,  je  souscris  à  votre  arrêt,  et  vous  allez 
être  chargé  seul  de  tous  les  petits  soins  d'usage.  L'effet 
que  j'espérais  de  ce  bain  est  absolument  manqué...  Je 
ne  sais...  au  lieu  de  me  rafraîchir  il  m'a  mise  dans  une 
agitation  !...  [Elle  se  met  debout  dans  sa  baignoire.)  Je 
n'y  peux  plus  tenir  !  {Faisant  face  au  chevalier,  elle 
expose  ainsi  dans  tous  leurs  avantages  ses  plus  attrayants 
appas.  Alfonse,  malgré  son  inexpérience,  fait  tout  ce  qui 
convient  avec  une  adresse  infinie.  Ses  larcins  même  ont 
une  grâce  qui  donne  de  lui  la  plus  favorable  opinion.  Les 
détails  de  cette  toilette  vont  jusqu'à  une  espèce  de  pillage 
galant,  pour  lequel  au  surplus  la  duchesse,  sûre  de  son 
triomphe,  affecte  de  donner  les  plus  engageantes  facilités.) 

Bref,  la  duchesse  est...  violée.  La  loi  d'une  guerre  de 
siège  est  que  le  vainqueur  ne  fasse  aucun  quartier  quand 
la  place  succombe  à  l'assaut  ;  aussi  notre  adorable  con- 
quérant fait  des  siennes  à  toute  outrance,  darde  sa 
rosée  de  vie  sans  le  moindre  ménagement.  Le  peu'de^part 
que  semble  prendre  l'assiégée  à  la  joie  de  ce  triomphe 
ne  veut  pas  dire  qu'elle  y  soit  tout  à  fait  insensible. 
Elle  a  goûté,  peut-être  en  dépit  d'elle-même,  le  plus  vif 
des  plaisirs,  mais  à  peine  cet  orage  de  bonheur  a-t-il 
fini  pour  elle,  c|u'elle  laisse  échapper  de  désobligeantes 
expressions  de  repentir  et  de  ressentiment.  Nous  n'en 
rapporterons  que  ce  qui  est  indispensablement  nécessaire 
à  la  solution  de  l'énigme. 

—  Monstre  !  dit-elle  dans  un  délire  de  fureur,  tu 
te  crois  heureux  ! 

Eh  bien  !  si  je  suis  grosse  de  ta  façon,  vil  petit  bour- 
geois, tu  m'auras  assassinée,  car  je  me  brûlerai  la  cer- 
velle ! 

Sans  doute  le  lecteur  ne  s'attendait  i)as  à  ce  dé- 
nouement, qui  n'est  pas  du  tout  analogue  à  l'imbroglio 
de  la  scène  !  Il  faut  le  mettre  au  fait.  La  Duchesse,  par 


LES   APHRODITES  221 

un  de  ces  travers  dont  rien  ne  peut  rendre  compte,  a 
conservé  de  son  origine  allemande  et  de  l'éducation 
qu'elle  a  reçue,  le  préjugé  de  croire  qu'une  femme  de 
haut  rang  se  doit  de  ne  mettre  au  monde  que  de  vrais 
gentilshommes.  En  conséquence,  mariée  depuis  trois 
ans,  il  lui  est  assez  égal  que  les  enfants  qu'elle  pourra 
donner  à  son  époux  soient  de  lui  ou  du  plus  fécond  des 
aide-maris  qu'elle  favorise  :  le  point  essentiel  est  qu'au- 
cun levain  roturier  ne  puisse  fermenter  dans  ses  nobles 
entrailles  ;  elle  a  donc  fait  et  tenu  jusqu'alors  le  serment 
de  ne  se  livrer  selon  la  nature  qu'à  des  nobles.  Or,  elle 
est  persuadée,  dans  cette  occurrence,  que  le  bel  Alfonse 
est  le  neveu  d'une  femme  dont  la  naissance  est  non 
seulement  obscure,  mais  abjecte.  Elle  a  du  caractère, 
nous  l'avons  dit  en  traçant  son  portrait,  aussi,  quelque 
charmante  qu'ait  été  pour  elle  la  naissance  de  sa  ten- 
tation, elle  est  au  désespoir  d'avoir  été  entraînée.  Elle 
avait  tout  autre  projet  :  d'abord  celui  de  satisfaire  un 
désir  curieux,  la  vue  d'un  corps  qu'elle  soupçonnait 
être  admirable,  lui  promettait  un  grand  plaisir. 
Pourquoi  ne  pas  le  goûter  en  entier  ?  Pourquoi  se  priver, 
par  un  peu  de  fausse  honte,  de  savoir  si  ce  qui  fait 
l'homme  répondait  chez  Alfonse  au  reste  de  ses  per- 
fections ?  De  là  le  caprice  de  proposer  le  bain,  d'aider 
à  !^ déshabiller,  d'exiger  la  chute  du  caleçon,  etc.. 
D'ailleurs,  elle  supposait  Alfonse  novice,  docile,  capable 
de  s'arrêter  où  elle  le  lui  prescrirait.  Ensuite,  la  du- 
chesse, par  exemple,  aime  à  la  fureur,  qu'une  langue 
complaisante  et  vive  Télectrise  et  lui  fasse  oublier  son 
être.  C'était  à  ce  seul  badinage  qu'elle  se  proposait  d'em- 
ployer son  beau  protégé.  Mais  point  du  tout  !  Le  voilà 
qui  a  pris  le  mors  aux  dents  et  le  reste  !  Quel  bonheur 
pour  cette  femme  bizarre  quand  elle  sera  détrompée. 
Quelle  bonne  scène  ridicule  pour  le  Chevalier,  qui  sent 
tout  l'embarras  que  se  donne  la  duchesse,  en  sortant 
soudain  de  son  rôle  de  femme  de  théâtre  pour  outrer 
la  hauteur  d'une  femme  de  cour  ! 

Oublions-les  pendant  quelques  moments,  et  voyons 
un  peu  ce  qui  se  passe  ailleurs. 


222  l'cEUVRE   d'ANDRÉA   DE   NERCIAT 

A  BON  CHAT  BOX  RAT 


A  peine  la  duchesse  est-elle  au  bain,  que  le  comte  (rencontré  tout  près 
de  l'hospice  par  l'émissaire)  est  arrivé.  C'est  à  cette  occasion  qu  on 
avait  sifilé  pour  Mn»»  Durut  quand  elle  a  si  brusquement  laissé  seule 
la  Duchesse  et  le  neveu  supposé. 

Mme  Durut  introduit  le  comte  dans  le  même  pavillon  où  elle  avait 
d'abord  conduit  le  chevalier. 


Le  Comte  (i).  C'est  qu'aussi  la  chère  duchesse  extra- 
vague ;  exiger  de  moi,  dans  ma  position,  des  entrevues 
de  jour,  c'est  manquer  totalement  de  bon  sens. 

Madame  Durut.  —  Vous  savez  que,  la  nuit,  elle  ne 
peut  ni  sortir,  ni  vous  recevoir  chez  elle. 

Le  Comte.  —  Jeter  ensuite  feu  et  flammes,  parce  que 
je  ne  suis  pas  à  la  minute  au  rendez-vous  où  elle  n'a  rien 
de  mieux  à  faire  que  de  se  trouver  même  avant  l'heure, 
c'est  me  tyranniser  ! 

Madame  Durut,  ironiquement.  —  Je  vous  conseille  de 
vous  plaindre. 

Le  Comte.  —  Où  est-elle  enfin  ? 
Madame   Durut.   —   Au   bain. 
Le  Comte.  —  Je  vole  auprès  d'elle... 
M-\DAME  Durut.  —  Non  pas,  s'il  vous  plaît  {On  devine 
la   véritable  raison  de  M^e  Durut.    Voici  celle  qu'elle 
donne  :)  L'objet  du  bain  est  de  calmer  le  sang  :  or, 
nécessairement,  l'explication  que  vous  auriez  ensemble 
agiterait  cette  belle  dame.  Vous  aurez  donc  la  com- 
plaisance d'attendre  que  j'aie  pris  ses  ordres  à  votre 
sujet  et  rapporté  sa  réponse. 

Le  Comte.  —  Vous  avez  raison,  ma  chère  Durut  ; 
du  caractère  que  nous  lui  connaissons,  elle  ne  manquerait 
pas  de  faire  une  scène  :  il  faut  l'éviter.  Mais  je  meurs  de 
besoin  !  cloué,  dès  dix  heures  du  matin,  sur  les  bancs  de 

(i)  Le  comte  :  ce  que  cet  homme  a  de  plus  remarquable  est  son  ex- 
trême suffisance  ;  il  n'est  d'ailleurs  ni  bien,  ni  mal  ;  mais  il  était  ci- 
devant  à  la  cour,  et  d'une  liste  dans  laquelle  les  femmes  telles  que  la 
duchesse  choisissent  volontiers  leurs  amis  de  boudoir  (N.). 


LES   APHRODITES  223 

ce  maudit  Manège,  d'où  je  me  suis  échappé  comme  un 
voleur,  sans  attendre  la  fin  de  cette  intéressante  dis- 
cussion... {Quoique  le  comte  n'ait  dit  tout  cela  qu'en  vue 
de  faire  l'important,  M^^  Durut,  sachant  absolument 
très  bien  qu'il  est  absolument  nul  à  l'Assemblée,  et  se 
plaisant  à  faire  des  épi  grammes  à  sa  manière,  coupe  cette 
tirade  :) 

Madame  Durut.  —  Que  prendrez-vous,  monsieur  le 
comte  ? 

Le  Comte,  —  Une  croûte  grillée,  avec  un  peu  de  vin 
d'Espagne. 

Madame  Durut.  —  On  va  vous  servir  à  l'instant  {Elle 
disparaît.  Un  moment  après  le  déjeuner  du  comte  est 
apporté  par  Célestine  (i),  une  charmante  fille  qui  passe 
pour  être  sœur  de  mère  de  M^^  Durut). 

LE  COMTE,  CÉLESTINE 

Le  Comte,  allant  au  devant.  —  Quoi  !  C'est  vous- 
même,  belle  Célestine,  qui  prenez  la  peine... 

CÉLESTINE.  —  Pourquoi  pas,  Monsieur  le  comte  ? 
On  a  toujours  plaisir  à  servir  quelqu'un  d'aimable. 

Le  Comte,  avec  un  mouvement  modeste.  —  Ah  !  ce  joli 
compliment  met  le  comble  à  vos  attentions.  (//  la  dé- 
barrasse du  plateau.)  Si  vous  vouliez,  charmante  Céles- 
tine, que  ce  déjeuner  devint  délicieux  pour  moi,  vous 
mouilleriez  ce  verre  de  vos  lèvres  de  rose,  et,  buvant 
après  vous,  je  croirais  recevoir  un  baiser. 

(i)  Célestine  :  à  peine  20  ans,  grande  et  belle  blonde  au  plus  frais 
embompoint,  richement  pourvue  de  toutes  les  rondeurs  et  potelures 
que  peuvent  désirer  tous  les  genres  d'amateurs.  Célestine  a  de  grands 
yeux  bleus  plus  animés  que  ne  le  sont  habituellement  ceux  de  cette 
couleur,  et  qui  semblent  demander  à  tout  le  monde  l'amoureux  merci. 
Sa  bouche  riante,  ses  lèvres  légèrement  humides  ont  le  mouvement 
habituel  du  baiser.  Cette  fille  est,  parmi  les  femmes,  ce  qu'est,  parmi 
les  fruits  une  belle  poire  de  doyenné,  tendre  et  fondante.  Célestine 
désirée  de  tout  le  monde,  aime  tout  le  monde  :  aussi  jamais  cette  bien- 
faisante créature  ne  put  répondre  non  à  quelque  proposition  qu'on  ait 
eu  le  caprice  de  lui  faire.  Elle  a  de  plus  la  gloire  d'avoir  remporté  au 
concours  la  place  de  première  essayeuse.  On  rendra  compte  en  temps 
et  lieu  des  fonctions  et  préorgatives  de  cet  important  emploi  (N.). 


2  24  L  ŒUVRE  D  ANDREA   DE   NERCIAT 

CÈLESTiNE.  —  Voilà  qui  est  d'une  galanterie  bien 
quintessenciée  !  Pourquoi  demander  de  ma  part  un 
baiser  par  ricochet,  quand  je  puis  vous  en  donner  plutôt 
deux  qu'un   directement  ?... 

Le  Comte,  la  prenant  avec  transport.  —  Est-on  ai- 
mable ?  En  vérité,  Célestine,  vous  surpassez  tout  ce 
qui  vient  ici... 

CÉLESTINE,  interrompant  gaiement.  —  Chut  !  chut  ! 
songez  que  nous  avons  quelque  part  certaine  duchesse, 
et.... 

IvEJComte.  —  Bon  !  elle  est  au  bain,  si  loin,  si  loin  de 
nous  !... 

Célestine,  avec  finesse.  —  Mais  si  près,  si  près  de 
votre  cœur  !  (//  ne  laisse  pas  d'entraîner  Célestine  jusque 
vers  un  fauteuil  oie  il  se  jette  la  tenant  entre  ses  jambes). 
Allons,  Monsieur  le  Comte,  de  la  bonne  foi  dans  les 
traités  ;  vous  n'êtes  point  ici  j3our  moi. 

Le  Comte.  —  Laissons,  mon  cœur,  ces  subtilités  de 
délicatesse.  Il  y  aurait  moyen  de  bien  mieux  employer  les 
instants.  [Il  chiffone  le  fichu.)  Si  vous  êm'aimiez  un  peu... 

Célestine,  défendant  faiblement  sa  gorge.  —  Nous  ne 
nous  connaissons  point,  pourquoi  vous  aimerais-je  ?... 
Vous  êtes  joli  cavalier,  pourquoi  ne  vous  aimerais-je 
pas  ? 

Le  Comte,  s'animant.  — •  Elle  est  divine  !  Il  y  a  un 
siècle,  belle  enfant,  que  tu  me  trottes  en  cer\'elle  ;  mais 
tu  as  précisément  une  de  ces  sorcières  de  mines  qu'il 
faut  chasser  de  son  imagination  comme  la  peste,  si  l'on 
ne  veut  pas  s'enfiévrer. 

Célestine.  —  Pourquoi,  s'il  vous  plaît,  me  chasser  si 
fort  !  vSachez  que  j'aime  beaucoup,  moi,  qu'on  se 
passionne  un  peu  pour  mon  petit  mérite...  Mais  voyez 
donc  comme  il  m'accommode  !  {Les  taons  sont  au  pillage.) 


{On  supprime  ici  d'inutiles  lambeaux  de  dialogue). 
Célestine    (i)    acceptant    l'assignai    après    quelques 

(i)  Le  Comte  donne  à  Célestine  un  ixssignat  de  300  livres. 


LES   APHRODITES  225 

façons.  —  Ne  croyez  pas  cependant  que  je  veuille  em- 
ployer ce  chiffon  à  réparer  une  sottise.  On  dit  qu'avant 
peu  ce  beau  papier  de  votre  fabrique  ne  sera  plus  bon 
qu'à  cet  usage,  mais  en  attendant,  je  vais  bel  et  bien 
le  convertir  en  écus. 

Le  Comte.  — ■  Tu  me  bats  avec  mes  armes,  friponne  ! 
Cela   n'est  pas  généreux... 

Pour  l'apaiser  Célestine,  se  jetant  à  son  cou,  lui  donne  un  de  ces  baisers 
qu'elle  a  le  talent  de  rendre  si  doux,  et  échappe  à  l'instant.  Il  est 
bon  d'avertir  le  lecteur  que  cette  si  complaisante  Célestine  avait 
été  députée  au  comte  par  M™®  Durut,  afin  qu'il  fut  occupé  tout  le 
temps  qu'il  faudrait  à  la  duchesse  pour  s'arranger  avec  le  charmant 
Alfonse.  On  voit  que  Célestine  ne  pouvait  s'acquitter  mieux  de  son 
agréable  commission.  Le  Comte  se  purifie,  aidé,  comme  l'a  été  le 
Chevalier,  par  la  jolie  négrillonne.  Ensuite,  il  déjeune,  et  attend,  en 
lisant  quelques  feuilles  du  jour,  qu'on  vienne  enfin  lui  donner  des 
nouvelles  de  la  Duchesse. 


VIVE  LE  VIN  !  VIVE  L'AMOUR  ! 

Le  Comte,  au  Chevalier,  se  levant  brusquement.  —  Je 
connais  trop  la  façon  de  penser  de  M"^*^  le  Duchesse  pour 
pouvoir  douter  que  vous  soyez  un  homme  comme  il 
faut  ;  ainsi,  monsieur,  nous  n'aurons  probablement  en- 
semble qu'une  explication  très  décente  sur  le  hasard  qui 
vous  fait  recueillir  le  fruit  d'un  rendez-vous  donné 
pour  moi,.  Cependant,  si  par  malheur  je  me  trouvais 
encore  plus  lésé  que  je  ne  suppose  l'être... 

Le  Chevalier,  avec  fierté.  —  Qu'en  serait-il, 
'monsieur  ? 

Le  Comte,  fièrement  à  son  tour.  —  C'est  ce  que  je  vous 
ferai  savoir,  monsieur. 

Le  Chevalier,  se  soulevant.  —  Je  n'aime  pas  à  différer 
ces  sortes  d'éclaircissements...  (//  s'échappe  du  lit  et  suit 
nu  le  comte,  qui  vient  de  passer  dans  la  salle  de  bain,  oit 
sont  aussi  les  habits  du  Chevalier.) 

Madame  Durut,  leur  courant  après.  —  Holà  !  mes 
beaux  champions  !  ce  lieu  n'est  pas  du  tout  celui  des 
scènes  tragiques. 

La  Duchesse,   accourant  aussi,   à  M^^  Durut.   — 


226  l'œuvre   d'AXDRÉA    DE   NERCIAT 

Arrêtez-les  !  ma  bonne.  Si  j'ai  quelque  empire  sur  vous, 
messieurs... 

En  même  temps,  M™''  Durut  a  fermé  la  pièce  à  clef.  Le  Chevalier 
s'habille  en  grande  hâte.  M""^  Durut  sert  la  Duchesse,  qui  en  fait 
autant,  marquant  par  des  mouvements  presque  convulsifs  qu'elle 
éprouve  quelque  chose  de  bien  pénible... 

Le  Comte.  —  Quel  est  ce  jeune  homme,  madame 
Durut  ? 

IvA  Duchesse,  vivement.  —  Son  neveu  (i). 

IvE  Comte,  feignant  de  se  calmer,  et  d'un  ton  ironique. 
—  Digne  choix,  en  vérité  !  Je  n'ai  plus  rien  à  dire.  {A 
Mme  Durut.)  Ouvrez-moi. 

Le  Chevalier.  —  On  vous  trompe,  monsieur.  Dans 
un  moment  je  retourne  à  Paris  ;  si  vous  n'avez  rien  de 
mieux  à  faire  que  de  m'y  suivre,  nous  pourrons  causer 
en  chemin  et  déterminer  à  quel  point  chacun  de  nous 
offense  son  rival. 

Le  Comte*  —  Je  suis  à  vos  ordres. 

Madame  Durut.  —  Cela  vous  plaît  à  dire  :  vous  êtes 
tous  deux  aux  miens.  Mais  voyez  donc  un  peu  ces  mu- 
tins !  Sachez,  mes  beaux  messieurs,  que,  toute  taquinerie 
cessante,  vous  ne  sortirez  pas  d'ici  que  je  le  veuille 
bien.  Oh  !  vous  êtes,  en  dépit  de  vos  bouillants  courages, 
tout  à  fait  en  mon  pouvoir. 

La  Duchesse  ne  sort  des  mains  de  M™<=  Durut  que  pour  aller  tomber 
pesamment  dans  une  bergère,  où  elle  joue  assez  bien  la  défaillante. 

La  Duchesse,  avec  les  mines  convenables.  —  Je  me 
sens  mal...  Durut,  de  l'eau  de  Cologne...  des  sels...  de 
l'éther...  Je  n'en  puis  plus...  J'étouffe...  je  me  meurs... 
{Elle  est  four  lors  immobile,  dans  l'attitude  la  plus  théâ- 
trale, l'œil  fermé,  mais  sans  que  les  roses  des  joues  et  des 
lèvres  aient  pâli  de  la  moindre  nuance.) 

Le  Chevalier,  aux  pieds  de  la  Duchesse.  —  Oh  !  ciel  ! 
quel  malheur  ! 

(i)  Ce  mensonge  a  pour  but  à  la  fois  et  de  vexer  le  Comte  et  de  pré- 
venir une  affaire  d'honneur  (N.). 


LES   APHRODITES  227 

Madame  Durut,  assez  calme  et  donnant  du  secours.  — 
Là  !  là  !  ne  vous  désespérez  pas,  cela  n'aura  pas  de 
suites... 

En  effet,  à  peine  a-t-on  mis  des  sels  d'Angleterre  sous  le  nez  de  la  Du- 
chesse, qu'un  long  soupir  annonce  la  clôture  de  son  évanouissement. 

Madame  Durut,  au  Comte.  —  Voilà  pourtant,  vilain 
homme,  la  belle  besogne  que  vous  êtes  venu  faire  ici  ! 
Que  je  déteste  ces  vaniteux  !  Tout  irait  si  bien,  si  Ton 
voulait  ne  mettre  que  de  la  folie  à  ce  qui  est  unique- 
ment affaire  de  plaisir. 

lyE  Comte.  — ■  Vous  verrez  que  c'est  moi  qui  ai  tort  ! 

Madame  Durut.  —  Assurément,  et  en  tout  point. 
Vous  vous  êtes  conduit  en  homme  qui  n'a  pas  le  sens 
commun.  Vous  arrivez  trop  tard  ;  premier  tort,  d'autant 
plus  inexcusable,  qu'il  est  absolument  volontaire  ; 
vous  vous  montrez  ici  avec  l'assurance  et  la  brusquerie 
dont  on  blâmerait  même  un  mari  :  second  tort  ;  vous 
nous  rompez  tous  en  visière  ;  plus  grand  tort  qui  vous 
donne  en  même  temps  beaucoup  de  ridicule^';  la  preuve 
en  est  à  ce  qu'il  vous  a  été  forcé  de  voir  et  d'endurer. 
Répondez  à  tout  cela.  Eh  !  morbleu  !  puisque  vous 
aviez  assez  joliment  passé  votre  temps  là-bas,  que  n'y 
restiez-vous  ?  Célestine  aurait  bien  eu  la  complaisance 
de  vous  y  tenir  plus  longtemps  compagnie. 

La  Duchesse,  avec  intérêt.  —  Célestine  !...  Ils  ont  été 
ensemble  ? 

Madame  Durut.  —  Assurément  et  de  la  meilleure 
intelligence  encore. 


LES  MÊMES,  CÉLESTINE 

CÉLESTINE,  en  dehors  et  frappant.  —  J'entends  qu'on 
parle  de  moi,   veut-on  bien  m 'ouvrir  ? 

M"^  Durut  ouvre  et  lui  conte  rapidement  la  querelle  de  ces  messieurs. 
CÉLESTINE,    gaîment.    —    Fort    bien  !    {Au    Comte.) 


228  l'œuvre   d'aXDRÉA   DE    NERCIAT 

Voilà  donc,  petit  perfide,  comme  je  puis  me  fier  à  vos 
belles  protestations  !  {Avec  une  menace  badine.)  Si  j'étais 
babillarde,  comme  vous  seriez  grondé  !  Allons,  la  paix, 
mes  bons  amis.  [Au  Comte  en  lui  mo7itrant  le  chevalier.) 
Voyez  donc  comme  il  est  joli  !  Vous  auriez  la  barbarie 
de  l'embrocher  en  face  ? 

Les    esprits    sont    déjà    consid  rablement    apaisés,  la  Duchesse     et 
Mme  Durut  souriant  à  l'épigrammatique  plaisanterie  de  <  "élestine. 

La  Duchesse,  an,  Comte  d'un  ton  piqué.  —  Il  paraît, 
monsieur,  que  nous  ne  sommes  pas  en  reste  l'un  avec 
l'autre...  [D'un  ton  moins  sec.)  Que  tout  ceci  finisse  donc 
convenablement.  {Elle  lui  tend  la  main.)  Je  vous  par- 
donne l'aimable  Célestine  ;  faites-vous  de  même  une 
bonne  raison  au  sujet  du  charmant  Chevalier...  Touchez- 
là. 

lyE  Comte,  obéissant.  —  Vous  avez  tant  d'ascendant 
sur  moi...  qu'il  faut  bien  en  passer  par  ce  que  vous 
voulez.  Allons,  madame,  qu'il  n'en  soit  plus  parlé. 

CÉLESTINE,  avec  espièglerie.  —  Oui  dà  !  Cela  est  fort 
aisé  à  dire.  Je  ne  prends  pas,  moi,  la  chose  aussi  indiffé- 
remment. J'avais  fait  une  conquête  ;  on  m'avait  juré 
ks  plus  belles  choses  du  monde  ;  il  faut  que  mon  compte 
se  trouve  à  tout  ceci.  Je  déclare  donc  que  je  m'empare 
de  monsieur  {du  Chevalier)...  sauf  à  le  restituer  à  qui  il 
appartiendra  lorsque  je  croirai  m'être  suffisamment 
vengée. 

Mad-\me  Durut.  —  La  matoise  !  tout  en  riant,  elle 
le  fera  comme  elle  le  dit,  ou  le  diable  m'emporte  !  Oh  ! 
je  la  connais  !  Mais  pensons  enfin  au  solide  ;  il  faut 
dîner  ;    qu'en  pensez- vous,    mes   enfants  ? 

La  Duchesse.  —  Je  meurs  d'appétit. 

M.\D.\ME  Durut.  —  Eh  bien  !  allons.  Nos  jeunes 
braves  videront  leur  querelle  à  table,  et  se  battront  à 
l'aise  le  verre  à  la  main.  {Elle  prend  au  Comte  une  main  ; 
à  Alphonse  :  )  La  vôtre  ?  approchez.  {Le  Chevalier 
approche.  Elle  réunit  leurs  mains.)  La  paix,  au  nom  du 
plaisir  ! 

Le  Comte.  —  De  tout  mon  cœur.  {Ils  s'embrassent.) 


LES  APHRODITES  229 

]\lADA]vrE  DuRUT.  —  Je  ne  demande  pas  à  madame  la 
Duchesse  si  elle  trouve  bon  que  nous  ne  nous  séparions 
pas.  Si  sa  conx^ersion  est  sincère... 

La  Duchesse,  interrompant.  —  Très  sincère,  je  te 
jure,  ma  chère  Durut.  Il  faut  que  Célestine  et  toi  soyez 
des  nôtres  ;  je  l'aurais  exigé  si  tu  ne  m'avais  pas  pré- 
venue... 

Madame  Durut.  —  C'est  parler,  cela.  Allons,  je 
commence  à  espérer  qu'enfin  on  pourra  faire  quelque 
chose  de  vous,  {M^^  Durut  s'en  va.) 

Peu  d'instant  après,  un  des  jockeys,  qu'on  connaît  déjà,  vient  annoncer 
qu'on  a  servi  et  conduit  les  convives  à  une  pièce  délicieuse.  Elle 
représente  un  bosquet  dont  le  feuillage,  peint  de  main  de  maître, 
se  recourbe  en  coupole  jusque  vers  une  ouverture  ménagée  en  haut 
et  d'où  vient  le  jour,  à  travers  une  toile  légèrement  azurée  qui  com- 
plète l'illusion.  On  voit,  sur  le  fond  transparent,  les  extrémités  des 
feuilles  et  quelques  jets  élancés  se  découper  avec  une  vérité  frappante. 
Tout  autour  de  la  pièce,  aux  troncs  des  arbres  régulièrement  espacés, 
on  voit  attachée  une  draperie  blanche  bordée  de  crépines  d'or,  qui  est 
censée  cacher  tous  les  intervalles  au-dessous  du  feuillage.  Le  bas  est 
une  balustrade  du  meilleur  style,  peinte  en  marbre  blanc  et  qui  parait 
se  détacher.  Le  tapis  est  un  gazon  factice  parfaitement  imité.  A 
peine  s'est-on  réuni  dans  cet  agréable  lieu  qu'il  y  survient  le  dîner  le 
plus  sensuel. 

Le  Duchesse,  le  Comte,  le  Chevalier,  Célestine  et  M™<^  Durut  sont  à 
table  et  mangent. 

Madame  Durut.  —  Vous  ne  paraissez  pas  penser 
à  me  remercier,  cependant  vous  avez  l'étrenne  de  cette 
jolie  salle,  qui  n'est  achevée  que  depuis  quelques  jours, 
et  où  je  n'ai  permis  à  qui  ce  soit  d'entrer  tandis  qu'on 
y  travaillait. 

Le  Chevalier.  —  On  ne  pouvait  penser  rien  de^plus 
agréable,  et  l'exécution  en  est  parfaite. 

Le  Comte.  —  L'architecte  a  un  peu  écouté  aux 
portes.  Je  connais  la  pareille  salle,  je  dis  absolument 
pareille,  chez  le  marquis  de  (i)... 

(i)  Le  Comte  a  raison.  Cette  salle  existe  en  original  chez  une  damt; 
fort  célèbre,  que  les  deux  sexes  déchirent  également,  les  femmes,  par 
hypocrisie,  car  elles  ont  son  amour  et  lui  prodiguent  le  leur,  les  hommes 
par  un  sot  amour-propre,  car  près  d'elle  ils  sont  rarement  heureux. 
Mais  qui  peut  juger  sans  passion  cette  Sapho  moderne  ne  peut  s'em- 


230  l'cëuvre  d'andrea  de  nerciat 

Madame  Durut,  interrompant.  —  Je  connais,  je 
connais  !  assurément  vous  pouvez  connaître.  Une  chose 
n'a-t-elle  donc  de  prix  qu'autant  qu'elle  soit  unique  ? 
A  boire  !  je  passe  ma  vie  à  entendre  d'insoutenables 
gens  comparer,  épiloguer,  au  lieu  de  jouir... 

CÉi^ESTiNE,  interrompant.  — -  Et  ma  bouillante  sœur  se 
fâcher  au  lieu  de  manger  !  cela  ne  revient-il  pas  au 
même  ? 

La.  Duchesse.  —  Célestine  a  raison,  et  je  suis  en- 
chantée, Durut,  qu'elle  vous  ait  prise  .sur  le  fait.  Savez- 
vous  que  vous  devenez  d'une  humeur... 

Madame  Durut,  avec  surprise.  —  Et  vous  aussi  ?  A 
votre  tour,  messieurs,  grondez-moi.  J'ai  donc  de  l'hu- 
meur ?  Eh  bien  !  il  faut  la  noyer  dans  le  bourgogne. 
{Elle  s'en  fait  donner  une  bouteille  et  se  verse  une  rasade.) 
A  vos  santés... 

IvE  Comte.    —  J'aime  mieux  cela  que  de  la  morale. 

On  boit  à  la  ronde.  Ils  mangent  tous  du  meilleur  appétit  et  boivent  à 
proportion.  Avec  le  second  service  on  a  apporté  des  vins  délicieux. 
Les  entremets  sont  ingrédientés  de  manière  à  ne  pas  permettre  que 
de  tels  convives  conservent  longtemps  leur  sang-froid  et  demeurent  à 
table  sans  s'agacer.  Quoique  le  Chevalier  ait  fait  passablement  des 
siennes,  il  se  sent  déjà  des  velléités  pour  cette  friponne  de  Célestine, 
dont  il  est  voisin,  et  qui  joue  avec  lui  de  la  prunelle,  à  faire  saute - 
le  bouchon.  La  vue  de  plus  de  la  moitié  de  ses  merveilleux  '.etons 
{quelle  découvre  sous  prétexte  d'v  pourchasser  un  peu  de  pain  qui  la 
blesse)  achève  de  mettre  en  rut  l'inflammable  jouvenceau.  Cependant  il 
s'observe  assez  bien  pour  ne  pas  se  mettre  dans  le  cas  d'offenser  la  Du- 
chesse, cjui  le  guette  du  coin  de  l'œil.  De  son  côté  le  Comte  croit  de 
son  honneur  qu'avant  qu'on  se  quitte,  la  Duchesse  ait  fait  aussi 
quelque  chose  pour  lui.  Durut,  qui  ne  perd  rien  de  tout  ce  manège,  r.t 
sous  cape,  tt  déjà  se  doute  dt  ce  qui  va  suivre.  Au  dessert,  les  gens 
renvoyés,  la  conversation  s'anime  par  degrés  et  devient  des  plus 
polissonnes.  En  voici  un  léger  échantillon  : 

Madame  Durut.  —  A  propos,  madame  la  Duchesse,  il 
y  a  longtemps  que  vous  n'êtes  venue  j^ar  ici  avec  ce 
grand  lévrier...  cet  étranger  si  blond,  si  pomponné  !... 


hèchc  de  l'admirer  et  de  l'aimer,  et  s'étonne  de  lui  voir  concilier  de  la 
manière  la  plus  naturelle  les  goûts  et  les  habitudes  de  la  femme  à  la  fois 
la  plus  légère  et  la  plus  frivole  et  la  plus  essentielle,  la  plus  capricieuse 
en  fait  de  plaisir,  et  la  plus  invariable  en  fait  de  sentiments  (N.). 


I.ES   APHRODITES  231 

I^A  Duchesse.  —  Elle  me  divertit  avec  son  lévrier, 
c'est  justement  un  Danois...  l'Opéra  me  l'a  enlevé... 

CÉi^ESTiNE.  —  Iv' Opéra  ne  vous  a  pas  enlevé  grand' 
chose.  Cet  homme  est  bien  le  plus  glacial  bande-à-l'aise  ! 
(Gaîmeni)  Nous  sommes  tous  garçons  ici  ? 

L,A  Duchesse,  souriant.  —  Il  a  donc  l'avantage  de 
vous  connaître  ? 

CÉivESTiNE.  —  Oh!  ne  m'en  parlez  pas.  J'eus  un  jour,  je 
ne  sais  par  quel  caprice  d'avoir  quelqu'un  d'encore  plus 
blond  que  moi,  le  malheur  de  m 'aventurer  avec  ce  beau 
monsieur  ;  cela  fut  d'un  nul  !...  Il  est  vrai  qu'il  resta 
sur-le-champ  de  bataille  un  diamant,  mais  vivent  les 
gens  qui  savent  les  faire  gagner  ! 

IvA  Duchesse,  sentant  une  atteinte.  ■ —  Comte,  j'ai  des 
cors,  je  vous  en  avertis.  {Elle  sourit.) 

Madame  Durut.  —  Oh  !  je  le  reconnais  au  langage 
des  pieds.  Chez  moi,  certain  soir  qu'il  s'agissait  d'enivrer 
un  provincial  et  de  lui  souffler  sa  jolie  femme,  ne  voilà- 
t-il  pas  mon  maladroit  qui,  à  table,  en  face  du  couple, 
se  trompe  et  croyant  faire  une  gentille  à  madame, 
nous  appuie  amoureusement  un  pied  sur  l'orteil 
goutteux  du  mari.  Celui-ci  de  jeter  le  cri  de  quelqu'un 
qu'on  mettrait  à  la  broche  et  de  retirer  les  jambes  si 
promptement,  si  fort  et  si  haut  qu'il  soulève  la  table 
et  renverse  tout  ce  qui  la  couvrait.  Figurez-vous  le 
baccanal,  le  tracas,  la  consternation  d'une  femme  peu 
faite,  alors,  à  de  pareils  événements  !...  Il  est  vrai  que, 
depuis,  nous  en  avons  fait  une  rude  lame...  Comte,  vous 
pouvez  certifier  ce  que  je  dis. 

Le  Comte,  froidement.  —  Qu'en  faites-vous  ? 

Madame  Durut.  —  C'est  du  véreux  maintenant. 
Elle  vient  encore  dans  ma  maison  de  Paris,  pour  les 
moines. 

La  Duchesse.  ■ —  Fi  ! 

Le  Comte,  —  Quant  à  moi,  je  l'ai  totalement  perdue 
de  vue,  il  y  a  bien  six  mois,  depuis  qu'elle  m'a  débauché 
mon  valet  de  chambre. 

Célestine.  - —  Ce  fut  surtout  pour  vous  un  grand 
crèvecœur  que  de  perdre  ainsi  deux  maîtresses  à  la 
fois  ? 


232  L  CETJV'RE   D  ANDREA   DE   XERCIAT 

Madame  Durut.  —  Pourquoi  pas  trois  ?  car  la  dame 
ne  se  faisait  pas  beaucoup  prier  pour  faire  le  thème  en 
deux  façons. 

IvE  Comte.  —  De  la  méchanceté  !  Il  est  assez  plaisant 
qu'on  gronde  ici  des  sortes  de  caprices,  tandis  qu'on 
veut  bien  les  laisser  en  paix  dans  la  société.  Vous  voilà 
trois  femmes  :  laquelle  de  vous  osera  jurer  de  n'avoir 
jamais  varié  la  manière  de  faire  des  heureux  ? 

Célestine.  —  Monsieur  le  comte  voudrait  nous  con- 
fesser apparemment  !  Quant  à  moi,  je  ne  suis  pas  pressée 
de  m 'accuser  de  péchés  dont  il  est  très  possible  que  je 
n'aie    aucun    repentir. 


Un  excellent  café,  suivi  des  liqueurs  les  plus  tmes,  termine  ce  volup 
tueux  dîner. 

Le  Comte  très  pressé  {ou  qui  feint  de  l'être)  d'assister  à  l'auguste  pé- 
taudière, part  tout  de  suite  dans  son  rapide  cabriolet.  La  Duchesse 
reste.  L'adroite  et  complaisante  Célestine  prête  son  ministère  pour  la 
mettre  en  état  de  paraître  au  spectacle.  Le  Chevalier  dont  on  a  renvoyé 
les  chevaux,  et  qui  n'a  rien  de  mieux  à  faire  que  de  se  reposer,  suit  aux 
Italiens  son  équivoque  conquête,  qui  l'enlève  dans  un  vis-à-vis  d'une 
élégance  achevée,  attelé  de  deux  anglais  sans  prix  pour  la  vitesse  et  la 
beauté. 


Iv'ceiL  DU  MAITRE 
MADAME  DURUT,  CÉLESTINE 


Elles  sont  dans  le  logement  de  la  première  et  sont  occupées  de  compter. 
Chacune  a  sous  les  yeux  un  livre  de  dépense,  dont  elle  vérifie  les 
articles. 


Madame  Durut.  —  J'ai  fait. 

CÉLESTINE.  —  Et  moi  aussi,  bien  juste  en  même  temps 
que  toi. 

M.\DAME  Durut.  —  A  combien,  d'après  ton  addition, 
se  monte  la  dépense  du  mois  ? 

CÉI.ESTINE.  —  A  neuf  mille  six  cent  quatre-vingt- 
quatre    livres    douze    sols. 

Madajvie  Durut.  —  Barème  ne  serait  pas  plus  correct 
que  nous  ;  j'ai  le  même  total  à  six  deniers  près. 

CÉLESTINE.  —  Tu  as  raison  ;  six  deniers  :  je  les  ou- 
blais  à  cette  colonne. 

Madame  Durut,  —  I,a  recette  ? 
_  CÉLESTINE.  —  Dix  mille  huit  cent  quatre  vingt-seize 
livres  huit  sols...  sans  deniers  pour  le  coup. 

Madame  Durut.  —  On  ne  peut  mieux.  Eh  bien  ! 
Célestine,  quel  est  le  métier,  le  commerce  soi-disant 
honnête  qui  produirait  par  mois,  à  raison  de  nos  fonds,  un 
bénéfice  net  de  douze  cent  douze  livres  cinq  sols  six 
deniers,  tous  frais  et  bien  des  petites  fantaisies  satis- 
faites, dont  le  prix  se  trouve  englobé  dans  la  masse  des 
dépenses  ? 

CÉLESTINE.   —   Iv' observation   est  juste.   Encore   ce 
mois-ci  n'a-t-il  pas  beaucoup  donné. 
Madame  Durut.  —  Sans  compter  que  j'ai  réduit  de 


234  I. 'oeuvre   D  ANDREA   DE   NERCIAT 

près  de  mille  écus  les  mémoires  des  bâtiments  depuis 
l'approbation   des   comptes. 

Cklestine.  —  Tout  doux,  s'il  vous  plaît,  ma  chère 
sœur  ;  j 'ai  réduit  est  bientôt  dit  !  Oubliez-vous  que  ce 
rabais,  c'est  à  moi  qu'on  en  a  l'obligation,  puisque  j'ai 
fait  ce  qu'il  fallait  pour  que  M.  du  Bossage  y  souscrivît  ? 

Madame  Durut.  —  Tu  cries,  ^lademoiselle,  avant 
qu'on  écorche  !  Tiens,  regarde,  lis  :  «  Trois  cents  livres 
de  gratification  à  M^^^  Célestine  pour  le  dixième  d'une 
épargne  de  trois  mille  livres  qu'elle  a  procurée  à  l'éta- 
blissement ».  Et  cela  sans  préjudice  de  ta  part  d'associée. 

CÉEESTiNE.  — •  C'est  parler,  cela,  et  j'aurais  d'autant 
plus  mauvaise  grâce  à  me  faire  trop  valoir,  que  ce  petit 
pince-sans-rire  d'artiste  s'est  donné  les  airs  de  me  le 
mettre  (i)  sept  fois  pendant  la  nuit  qui  fut  le  pot-au-vin 
de  votre  arrangement. 

Madame  Durut.  —  Sept  fois  !  mon  cœur  ;  oh  !  sur 
ce  pied,  ce  sera  moi,  ne  t'en  déplaise,  qui  lui  compterai, 
le  30,  les  mille  livres  qu'il  doit  recevoir.  Je  ne  me  pré- 
vaudrai nullement  des  dix  jours  de  grâce,  et  j'espère 
bien  qu'en  faveur  de  mon  exactitude  à  payer,  il  daignera 
me  faire  tâter  de  son  savoir-faire. 

CÉLESTINE.  —  Rien  de  plus  assuré,  car  il  m'a  dit  plus 
de  trois  fois,  à  travers  les  beaux  transports  qu'il  me 
témoignait,  que  tu  devais  être  une  excellente  jouis- 
sance... 

Madame  Durut,  interrompant  .  —  Je  m'en  pique... 

CÉEESTiNE  interrompant.  —  Mais  que  tu  lui  en  im- 
posais. 

Madame  Durut.  —  Le  pauvre  garçon  !  Il  est  bien 
trop  bon  d'avoir  peur  de  moi  !  Qu'il  vienne  !  je  lui  ferai 
connaître  qu'on  m'apprivoise  assez  facilement,  et  que 
les  gens  qui  parlent  par  sept,  ont  le  plus  grand  droit 
de  tout  oser  avec  leur  très  humble  ser\'ante.  Mais  pour- 
suivons notre  besogne  :  combien  d'abonnements  reste- 
t-il  encore  à  faire  payer  ? 

Célestine.  — ■  D'abord...  celui  du  commandeur  de 
Palaigu. 

(1)  Entre  sœurs  on  ne  se  gêne  pas  (N.). 


I<ES  APHRODITES  235 

Madame  Durut.  —  Qui  ?  ce  grand  jeudi  (i)  qu'on  dit 
malade  d'un  satyriasis  incurable  ?  Après  ?  {On  reprend 
le  travail.) 

CÉr^ESTiNE.  —  Ici  viennent  quelques  articles  véreux. 
Plusieurs  aristocrates  émigrants  avaient  écrit  pour  que 
leur  abonnement  continuât,  ils  en  doivent  le  montant, 
et  ils  sont  notés  pour  leur  part  des  dépenses  casuelles. 
Sans  doute  ils  se  flattaient  de  n'être  pas  aussi  longtemps 
atteints,  mais  n'a^^ant  point  assisté,  peut-être  refuse- 
ront-ils d'entrer  en  compte   ? 

Madame  Durut.  —  Fi  donc  !  Quel  horrible  soupçon  ! 
Ils  paieront,  Célestine.  C'est  de  l'or  en  barre.  Oh  !  s'il 
s'agissait  de  quelque  dette  d'un  autre  genre,  comme 
pour  habits,  voitures,  fournitures  de  domestiques,  il  y 
aurait  peut-être  à  batailler  pour  le  paiement  ;  mais 
quand  il  est  question  pour  ces  messieurs  de  demeurer 
Aphrodites,  de  n'être  pas  rayés  avec  ignominie  de  la 
plus  heureuse  liste,  crois  qu'ils  y  regarderont  de  plus 
près  (2). 

Cèi^ESTiNE.   —   Peut-être  ? 

Madame  Durut.  —  Je  te  dis  que  leur  dette  envers 
l'établissement  est  sacrée,  et  qu'ils  sont  bien  trop  avisés 
pour  manquer  d'y  faire  honneur. 

CÉ1.ESTINE.  —  Soit.  J'admire,  en  effet,  comment, 
tandis  que  tout  le  monde  a  l'air  de  mourir  de  faim,  nous 
voyons  venir  ici  nos  habitués  les  poches  pleines. 

Madame  Durut.  —  Tu  serais  bien  plus  surprise 
encore  de  voir  les  joueurs,  quand  nous  aurons  une  partie, 
ils  regorgent  d'or  .  Ce  n'est  pas  que  les  espèces  manquent, 


(i)  Chez  les  Aphrodites  on  nomme  jeudis  ces  messieurs  qui,  tout  au 
moins  partagés  entre  l'œillet  et  la  boutonnière,  avaient  pour  jour 
de  solennité  le  jeudi,  en  l'honneur  de  Jupiter,  le  Villette  de  l'Olympe 
comme  tout  le  monde  sait.  Les  femmes  qui  avaient  la  complaisance 
de  se  prêter  au  goût  de  messieurs  les  jeudis  sont  connues  sous  le  nom 
deyaww£'//f5  (de  Janus),  à  cause  de  leur  double  manière  de  faire  des 
heureux.  Les  amateurs  de  ces  sortes  de  femmes  se  nommaient,  en 
conséquence  Janicoles.  Les  Andrins,  en  petit  nombre,  étaient  ceux 
qui,  ne  faisant  cas  d'aucun  charme  féminin,  ne  fêtaient  que  des 
ôanymèdes. 

(2)  Uns'atutdela  dernière  rigueur  supprimait  les  mauvais  payeurs. 
Les  délais  étaient  très  courts. 


236  l'ceuvre  d'andréa  de  nerciat 

mais  on  n'ose  en  laisser  voir,  et  plus  on  se  refuse,  par 
hypocrisie,  pour  de  vrais  besoins,  ou  pour  un  luxe 
extérieur  que  maintenant  il  est  dangereux  d'aôichcr, 
plus,  en  revanche,  on  est  en  état  de  faire  des  sacrifices 
pour  de  secrets  plaisirs.  Après  ? 

CÉUÊSTiNE.  —  Rien  de  plus  en  souffrance,  quant  aux 
abonnements  ;  mais  voici  quelques  non-valeurs  d'un 
autre  genre  :  «  Prêté  à  i\I°i^  de  Braiseval,  quinze  louis  ». 
Elle  devait  les  rembourser  au  bout  de  huit  jours,  le 
mois  est  près  de  finir. 

Madame  Durut.  —  Passons  :  le  lendemain  du  prêt, 
je  me  suis  fait  rendre  ces  quinze  louis  par  un  vieil  oncle 
de  I\I™^  de  Braiseval,  assez  sot  pour  être  amoureux, 
gratis,  de  sa  banale  nièce.  Si  le  pauvre  diable  savait  à 
quel  usage  elle  avait  employé  cet  argent,  il  se  repentirait 
bien,  ma  foi,  d'en  avoir  fait  le  sacrifice.  C'était  pour 
récompenser  le  solide  service  d'un  sauteur  de  chez 
Nicollet,  qu'elle  venait  de  distinguer,  mais  non  pas 
comme  M^^^  Célestine  distingue  le  commandeur. 

CÉLESTINE.  —  Si  l'on  jette  des  pierres  dans  mon 
jardin,  gare  la  revanche  !  Au  fait  :  quand  M™^  de  Braise- 
val parlera  de  payer,  il  faudra  lui  donner  quittance  ? 

Madame  Durut.  —  Etourdie  !  que  dis-tu  ?  Il  faudra 
recevoir  (i). 

CÉEESTiNE.  —  Et  si  l'oncle  a  par  hasard  avec  elle  un 
éclaircissement  ! 

Madame  Durut.  —  Il  l'aura  probablement.  Où  sont 
les  hommes  assez  généreux  pour  obliger  incognito  ?  ^lais, 
pour  lors,  tu  n'auras  pas  su,  j'aurai  négligé  d'enregistrer 
cette  recette  et  ne  t'aurai  prévenue  de  rien.  Tu  me  ren- 
verras la  dame,  que  je  menacerai  auprès  de  mon  mari, 
de  quelques  confidences  de  ma  part  qui  n'iraient  à  rien 
moins  qu'à  la  faire  coffrer  pour  le  reste  de  sa  vie  .  {Avec 
un  air  de  viy stère).  N'ai-je  pas  fourni  à  cette  Messaline 
jusqu'à  trois  cents  suisses  en  un  jour  ! 

CÉLESTINE,  soupir,a7it.  —  Grand  bien  lui  fasse  ! 
«  Avance  à  la  vicomtesse  de  Chatouilly,  neuf  cent 
soixante  livres  en  différents  articles.  » 

(i)  Elle  est  un  peu  friponne,  cette  M™*^  Durut  (N.)- 


LES   APHRODITES  237 

Madame  Durut.  —  Cela  sera  bien  payé.  En  attendant, 
cet  argent  n'est  pas  sorti  de  la  maison.  Il  s'est  répandu 
en  petits  salaires  sur  toute  la  marmaille  mâle  et  femelle 
que  je  puis  enrôler,  M™^  la  Vicomtesse  a  le  talent  d'oc- 
cuper ici  cette  espèce  pendant  des  matinées  entières  à 
se  faire  dorlotter,  manioter,  tripoter,  baisoter,  suçoter, 
peloter  à  six  francs  par  heure  pour  chaque  individu. 

CÉi^ESTiNE.  —  Voilà,  par  exemple,  une  bizarre  fan- 
taisie ! 

Madame  Durut.  —  D'autant  plus  bizarre  que  si, 
par  malheur,  quelqu'un  de  ces  petits  êtres  avait  l'ombre 
d'un  poil  follet  où  tu  sais,  la  dame  furieuse  le  mettrait 
brutalement  à  la  porte  et  me  laverait  la  tête  d'impor- 
tance. Mais  est-on  bien  ras,  bien  scrupuleusement  im- 
berbe, ce  sont  de  sa  part  des  transports  !  un  délire  ! 
Après  cela,  c'est  son  tour  de  fêter  tous  ces  petits  engins, 
toutes  ces  petites  moniches.  C'est  à  mourir  de  rire,  en 
vérité. 

CéIvEstinE.  —  Et  c'est  là  tout  ce  qu'elle  fait  ? 

^Madame  Durut.  —  I^e  plus  souvent,  il  faut  bien 
qu'elle  s'y  borne  ;  quelquefois  pourtant  un  marmot 
précoce  se  trouve  de  douze  à  treize  ans,  bon  à  quelque 
chose. 


NOTE  DU    CENSEUR 

MAITRE  DE  LA  SOCIÉTÉ  DES  ANTIQUITÉS  DE  C. 


On  ne  sait  souvent  où  une  langue  va  puiser  ses  ri- 
chesses. J'ai  vu  des  Français  se  creuser  la  tête  pour 
trouver  l'origine  du  mot  gamahucher,  et  dire  ensuite 
qu'il  était  de  pure  fantaisie.  —  Point  du  tout,  messieurs  ; 
il  existe  au  fond  de  l'Egypte  une  secte  de  bonnes  gens 
qui  rendent  un  culte  à  l'ami  de  Priape.  Je  ne  cite  ni 
l'ouvrage  où  j'ai  trouvé  ce  renseignement  important, 
ni  l'auteur  trop  grave  et  trop  national  pour  ne  pas  se 
courroucer  s'il  se  voyait  nommer  dans  des  écrits  bouffons 
qui  décèlent  évidemment  la  futilité  d'un  esprit  aristo- 
cratique. Je  prie  donc  le  lecteur  de  m'en  croire  sur  ma 
parole,  comme  j'ai  cru  le  voyageur  sur  la  sienne...  Or, 
il  me  semble  que  le  mot  Quadmousié,  apporté  d'Egypte 
en  France,  peut  fort  bien  s'être  altéré  pendant  la  tra- 
versée. L'essentiel  est  que  le  culte  lui-même  se  soit  exac- 
tement transmis  et  sans  doute  perfectionné  parmi  nous. 
Quant  à  la  racine  de  l'expression,  elle  peut  bien  être 
adoptée  sans  difficulté  par  une  nation  qui  de  Rawens- 
berg  (i)  a  fait  Ratisbonne  ;  Liège,  de  Luik  ;  La  Haye, 
de  vS'Gravenhaag,  etc.,  et  qui,  d'après  ses  conventions 
alphabétiques,  nomme  Shakespear  le  génie  que  nos 
voisins,  d'après  les  leurs,  nomment  Chekspir.  Il  convient, 
dis- je  que  cette  nation  reconnaisse  cette  savante  éty- 
mologie.  Je  réclame  de  plus  contre  l'innovation  de 
l'ignare  abbé  Suçonnet  (2),  qui  ne  fait  dériver  son  terme 

(i)  Nerciat  se  trompe  :  c'est  de  Regensburg  que  l'on  a  fait  en  français 
Ratisbonne. 

(2)  L'abbé  Suçonnet,  dont  Célestine  parle  ailleurs,  remplace  ^rtwu/iM- 


LES   APHRODITES  239 

que  du  grec,  tandis  que  les  Grecs  auxquels  il  fait  Thonneur 
de  l'invention  même,  pourraient  fort  bien  n'avoir  fait 
qu'emprunter  des  Orientaux  une  pratique  qui  ne  pou- 
vait, au  surplus,  être  connue  nulle  part  sans  y  être 
adoptée  et  maintenue  avec  ferv^eur. 


POST-FACE   DES   EDITEURS 

Dès  la  fin  de  1791,  les  Aphrodites  de  Paris  et  de  la 
province  se  préparaient  à  se  dissoudre.  Quantité  d'indi- 
vidus des  deux  sexes  s'étaient  d'avance  expatriés.  De 
ce  nombre  le  prince  Edmond,  que  des  circonstances 
infiniment  heureuses  avaient  rappelé  dans  son  pays, 
et  la  nouvelle  grande-maîtresse  Eulalie,  qui,  par  des 
circonstances  inutiles  à  déduire  se  trouvait  dans  le  cas 
d'accepter  enfin,  sans  manquer  à  la  délicatesse,  le  riche 
legs  que  le  malheureux  comte  de  Scheimpfreich  lui  avait 
destiné  ;  cette  dame,  disons-nous,  et  le  prince  s'étaient 
passionnément  occupés  de  préparer  à  ceux  des  Aphro- 
dites qui  étaient  dignes  de  survivre  à  la  fraternité  de 
Paris,  un  asile  en  pays  étranger  et  les  moyens  de  placer 
avec  avantage  ce  que  l'Ordre  conserverait  encore  de 
richesses,  après  que  tous  les  confrères  (soit  volontaire- 
ment dégagés,  soit  congédiés)  seraient  remboursés.  Les 
comptes  scrupuleusement  ajourés  par  des  frères  finan- 
ciers d'une  probité  à  toute  épreuve,  l'Ordre  survivant 
se  trouva  riche  encore  de  4.  558.923  livres  que  des  frères 
banquiers  trouvèrent  moyen  de  faire  sortir  adroitement 
du  royaume.  L'industrieux  M.  du  Bossage  s'était  chargé, 
de  plus  loin,  de  dénaturer  en  fait  de  constructions  tout 
ce  qui  caractérisait  l'Ordre  et  ses  divers  objets,  de  même 
que  de  faire  parvenir  à  sa  nouvelle  destination  tous  les 
détails  transportables  de  décoration  et  d'ornement. 
Comme  presque  rien  n'était  réel,  que  les  machines, 
surtout  difficiles  à  renouveler  en  pa^'s  étranger,  l'entre- 
prise du  transport  était  moins  difficile  que  minutieuse  ; 

chage  par  glottinade.  «  M.  Suçonnet,  qui  est  docteur,  prétend  que  rien 
n'est  plus  -igniticatif,  et  qu'il  convient  absolument  d'emprunter  du  grec 
le  nom  d'une  volupté  dont  les  Grecs  nous  ont  transmis  l'usage  ». 


240  L  ŒUVRE  D  AXDRÉA  DE  NERCIAT 

son  utilité  infinie  l'emi^ortait  d'ailleurs  sur  toute 
espèce  de  considération.  M"*^  Durut,  Célestine,  Frin- 
gante et  quelques  camillons  des  deux  sexes  suivirent 
à  la  file  les  fréquents  envois,  où  Ribaudin  signala  dans 
la  conduite  secrète  de  cette  partie  de  l'opération,  son 
excellente  tête,  sa  présence  d'esprit,  sa  vigueur  de  carac- 
tère, et  justifia  parfaitement  l'honneur  inipré\Ti  qu'on 
lui  avait  fait  en  se  rangeant  unanimement  sous  sa  loi. 
Quand  tout  l'ordre  fut  écoulé,  corps  et  biens,  sa  feue 
Révérence  sortit  la  dernière  ;  elle  porte  aujourd'hui  le 
nom  de  Martinfort,  et  continue  à  prouver  (^u  on  peut 
être  de  très  nouvelle  noblesse,  avoir  porté  par  système 
un  uniforme  odieux,  avoir  même  précédemment  été 
moine,  sans  être,  comme  certains  dédaigneux  le  pensent, 
un  homme  vil,  parce  que  l'on  n'aurait  pas  été  fait  pour 
monter  dans  les  carrosses  du  Roi. 

I^a  journée  funeste  du  10  août  1792  suivit  de  bien  près 
le  départ  de  l'héroïque  Martinfort.  Plusieurs  Aphrodites 
réformés  périrent  dans  cette  bagarre  ;  un  i)lus  grand 
nombre  d'eux  encore,  dont  même  quelques  dames, 
subirent  les  horreurs  du  3  septembre  suivant  ;  mais,  par 
bonheur,  nul  frère,  nulle  sœur  de  ceux  et  celles  que  nos 
cahiers  ont  fait  connaître,  ne  furent  du  nombre  des 
victimes.  En  général,  aucun  de  nos  acteurs  n'a  mal 
tourné,  sinon  le  pauvre  Trottignac,  son  mauvais  ton, 
quelques  propos  indiscrets  en  faveur  de  cette  liberté 
qui  promet  tant  aux  gens  sans  élévation  d'âme  et  sans 
fortune,  ayant  déplu,  sur  les  bords  du  Rhin,  à  quelques 
fougueux  émigrés,  curieux  d'ailleurs  du  sort  d'un  pied 
plat,  étalon  de  quatre  jolies  femmes,  ces  messieurs, 
disons-nous,  se  persuadèrent  que  l'écuyer  Trottignac 
était  un  propagant.  En  conséquence  ils  le  jetèrent,  pour 
le  laver,  dans  le  fleuve  :  il  s'y  noya.  On  les  blâma  fort. 
Tant  de  zèle  était  diamétralement  au  rebours  des  \aies 
d'union  et  d'humanité  qu'avaient  les  chefs  de  l'émigra- 
tion, et  dont  ils  n'ont  cessé  de  recommander  l'obsers^a- 
tion  à  leurs  nobles  cohortes.  Mais  il  y  avait  bien  d'autres 
abus,  on  n'y  remédiait  point,  et  Trottignac,  à  bon 
compte,  était  ad  patres  pour  la  plus  grande  gloire  de  la 
contre-révolution. 


LES  APHRODITES  "        24I 

lyCS  Aphrodites  rénovés  ont  maintenant,  dans  un  pays 
que  nous  ne  pouvons  nommer,  un  asile  délicieux,  des 
statuts  épurés  et  des  sujets  d'élite.  On  nous  a  flatté  d'une 
prochaine  concession  de  matériaux  pour  la  suite  de 
notre  histoire,  ou  plutôt  pour  une  histoire  tout  à  fait 
nouvelle.  Nous  comptons  d'autant  plus  sur  la  solidité 
de  cet  engagement,  que  M.  Visard,  notre  ami  particulier, 
conserve,  en  partage  avec  un  homme  de  lettres  du  pays, 
aussi  de  nos  amis,  son  précieux  emploi  d'historiographe. 


16 


TABLE  DES  MATIERES 


Introduction * 

Essai    bibliographique    37 

Le    doctorat    impromptu • 57 

MONROSE  ou  LE  LIBERTIN  PAR  FATALITÉ I05 

Mon  NOVICIAT  ou  les  joies  de  lolotte i35 

Le  diable  au  corps  ^5^ 

Réveil ^55 

L'abbé    Boujaron    ^72 

Le  domestique  coiffeur ^7° 

Une    fête    projetée ^°3 

Les  invités  à  la  fête  libertine i^^ 


Les  aphrodites 


203 


C'est  toi  1  c'est   moi  ! ^°^ 

Tant  pis  tant  mieux ^^^ 

Vive  le  vin  1  vive  l'amour  1 ^-5 

L'œil  du   maître ^33 

Note  du  censeur  ^3 


BIBLIOTHEQUE    DES    CURIEUX 

EXTRAIT  DU  CATALOGUE 


POESIES    COMPLÈTES    DE   BRANTOME 

RECUEIL  D'AULCT^NES  RYMES  DE  MES  JEUNES  AMOURS 

Première  édition  intégrale  augmentée  des  autres  poésies  de  l'auteur.  Publiée  avec 
préface,  dépouillement  du  manuscrit,  notes,  variantes  et  glossaire,  par  Louis  Perceau.  — 
Un  vcl.  in-8«  carré  de  307  pa«es /'  ■,■,"       ^^.^^' 

Il  a  été  tiré  quelques  exemplaires  sur  Arrhes  au  prix  t'e 75  ir.  1  exemplaire. 

Les  poésies  de  Brantôme  sont  en  partie  inédites.  Elles  !e  sont  même  en  très  grande 
partie,  pourrait-on  dire,  puisque  l'édition  fort  défectueuse  qui  en  fut  faite  en  i88r  est 
aujourd'hui  très  rare.  Elle  était  d'ailleurs  incomplète,  un  sentiment  exagéré  de  pruderie 
ayant  incité  l'éditeur  à  passer  sous  ?ilence  les  pièces  écrites  avec  cette  liberté  d'expres- 
sion qui  a  rendu  célèbre  le  •<  conteur  «  des  Dames  Galantes.  Toutes  les  jeunes  amours 
de  Brantôme  défilent  d.ins  ces  vers  galants  adressés  à  ces  «  belles  et  honnestes  dames  « 
de  l'escadron  vclant  de  Catherine  de  Médicis,  dont  les  faits  et  gestes  alimentaient  la 
chronique  scandaleuse  du  temps.  Des  notes,  en  grande  partie  tirées  au  Recueil  des  Dames 
et  d'autres  mémoires  de  l'époque,  ajoutent  un  commentaire  piquant  à  ces  Rymes  amou- 
reuses et  galantes.  Ajoutons  que  M.  Louis  Perce  au  a  établi  le  texte  des  poésies  avec  un 
soin  particulier,  et  qu'il  s'est  livré  à  un  dépouillement  complet  du  manuscrit  de  Bran- 
tôme, fait  précieux  pour  l'histoire  littéraire.  Le  Recueil  d'aulcunes  Rymes  est  un  ouvrage 
parfait  qui  séduira  à  la  fois  les  érudits,  les  bibliophiles  et  les  curieux  de  notre  histoire 
poétique  et  galante. 


L'HISTOIRE  GALANTE  DU  XVIIL  SIÈCLE 

par  Jean  IIERVEZ 

Dans  les  quatre  volumes  de  VHisloire  Galante  du  XVIII^  siècle,  Jean  Hervez  a 
vouiU  établir,  avec  la  sincérité  de  l'intervitwer,  la  «  manière  »  dont  aima  le  XVIIP  siècle 
qui,  on  peut  le  dire,  fut  essentiellement  amoureux  de  l'amour.  C'est  aux  chroniqueurs 
légers,  aux  conteurs  malins,  aux  chansonniers  alertes,  voire  même  aux  folliculaires^  ou 
pamphlétaires  indiscrets,  qu'il  a  demandé  les  secrets  du  cœur,  les  secrets  d'alcôve  —  c'est 
un  peu  la  même  chose  en  un  monde  passionné  —  des  Souverains  et  de  leurs  favorites, 
des  abbés  et  des  grandes  dames,  des  grands  seigneurs  et  des  vendeuses  d'amour. 

L'illustration,  toute  documentaire,  est  empruntée  aux  maîtres  du  pinceau  de  l'époque, 
les  Fragonard,  les  Boucher,  etc. 

Chacun  des  quatre  volumes  de  L'Histoire  Galante  forme  un  tout  complet  et  se  vend 
séparément.  Chaque  volume  du  format  in-r2  carré,  orné  de  quatre  belles  illustrations 
hors- texte,  est  présenté  sous  une  élégante  couverture  illustrée.  Les  quatre  tomes  de 
l'ouvrage  sont  parus  : 

I.  —  LA  RÉGENCE  GALANTE  (Le  Régent,  ses  Filles,  ses  Maîtresses). 
II.  -  LES  MAITRESSES  DE  LOUIS  XV,  LE  BIEN- AIMÉ. 

III.  -  LE  PARC  AUX  CERFS  ET  LES  PETITES  MAISONS  D'AMOUR. 

IV.  —  LE  PORTEFEUILLE  D'UN  TALON  ROUGE. 

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Les  quatre  volumes  ensemble. .     70  fr.  (P(  rt  en  plus  :  France,  5  fr.  ;  Etranger,  10  fr.) 


LE  LIVRE  DU  BOUDOIR 

Nouvelle  collection  de  petits  ouvrages  ^'alants  des  XVII',  XYIII*  et  XIX«  siècles, 
présentés  sous  un  aspect  élégant,  typographie,  ornements,  papier,  couverture  justifient 
le  titre  de  «  Livre  du  Boudoir  »  et  correspondent  à  cette  littérature  voluptueuse  où 
se  retrouvent  les  secrets  de  l'Art  d'aimer,  de  badiner  et  de  plaire. 

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LE  CHEVEU,  par  Simon  Coiffier  de  Moret. 

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LE  DIVAN  D'AMOUR  DU  CHÉRIE  SOLIMAN.  Traduit  de  l'Arabe  par 
Iskandar-Al-Maghribi. 

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ET  EN  FRANCE. 

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LES   PROCÈS  DE  L'HYSTERIE  AU  MOYEN-AGE 

Par  le  D''  Ludovico  HERNANDEZ 

LES  PROCES  DE  BESTIALITE 

(RELATIONS    SEXUELLES    DES    PERSONNES    AVEC   DES   ANIMAUX 

Prix  :  15  fr. 

LES  PROCES  DE  SODOMIE 

(D'APRÈS    LES    DOCUMENTS    JUDICIAIRES) 
Prix  :  15  fr. 


SAINT-AMAND  (CHER).    —    IMPRIMERIE  BUSSièRB 


University  of 
Connecticut 

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