university of
connecticut
libraries
hbl.stx HQ 463.N4 1921
uvre du chevalier Andréa de Nercia
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L'ŒUVRE DU CHEVALIER ANDREA DE NERCIAT
Droits de roprocluction réservés
pour t.is pays, y compris la
Suède, la Norvège cl lo Danemark.
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ANDREA D-E^liRCIAT
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LES MAITRES DE L'AMOUR
L'ŒUVRE
du Chevalier
Andréa de Nerciat
Le Doctorat impromptu
Monrose, ou le Libertin de qualité. — Mon Noviciat
Les Aphrodites. — Le Diable au corps, etc.
Comprenant une Œuvre entière, des morceaux ignorés.
avec des documents nouveaux
et des pièces inédites concernant la vie d'Andréa de Nerciat
INTRODUCTION, ESSAI BIBLIOGRAPHIQUE. ANALYSES ET NOTES
PAR
GUILLAUME APOLLINAIRE
Ouvrage orné d'un portrait d'Andréa dp Nerciat hors texte
PARIS
BIBLIOTHÈQUE DES CURIEUX
1, RUE DE FURSTENBERG, /(
M C M X X V I l
L'ŒUVRE
DU
CHEVALIER ANDRÉA DE NERCIÂT
INTRODUCTION
Le chevalier Andréa de Nerciat est un personnage
presqu'encore inconnu. Ceux qui ont voulu s'occuper
de sa vie ont été arrêtés jusqu'ici par l'absence des
documents et n'ont fait en somme que reproduire l'ar-
ticle de Beuchot paru dans la Biographie Michaud.
Ni M.. Poulet-Malassis, rédacteur de la Notice bio-
bibliographique signée B.-X et qui parut en tête de la
réédition des Contes nouveaux publiée par cet éditeur
en 1867, ni M. Ad. Van Bever dans la notice qu'il a
consacrée à Nerciat dans la deuxième série des Conteurs
Libertins du xvni^ siècle (Sansot, 1905), ni Vital-
Puissant, auteur et éditeur, à Bruxelles, de la Biblio-
graphie anecdotique et raisonnée de tous les ouvrages
d'Andréa de Nerciat, par M. de C..., bibliophile anglais...
(1876), n'ont dorme de détails nouveaux sur l'existence
d'un auteur dont M. Van Bever dit qu'il est « un des plus
singuliers, par contre un des moins notoires parmi les
écrivains erotiques du xvni^ siècle )>.
Le même auteur déplore le « défaut d'anecdotes pour
rappeler sa mémoire « et ajoute que « son bagage insuffi-
sant à exprimer les traits de son caractère, mériterait
d'éveiller la curiosité des historiens ».
2 L CËUVRE D ANDREA DE NERCIAT
A défaut d'anecdotes, Eugène Asse publia dans Le
Livre dirigé par M. Octave Uzanne un article très cou-
rageux où il exposait clairement tout ce que l'on con-
naissait de la vie du chevalier et faisait ressortir ses
mérites d'écrivain. Enfin, M. Jean-Jacques Olivier (i)
a donné des indications précieuses relativement à la
représentation, à Cassel, d'un opéra-comique de Nerciat.
Il est juste d'ajouter qu'il doit exister, concernant le
chevalier, des documents dont je n'ai pas pu trouver de
traces ; mais sans doute n'ont-ils pas été ignorés de Mon-
selet qui, dans Les galanteries du xviii^ siècle (Paris,
1862) dit : « I/'auteur de Félicia est le chevalier de
Nercyat [sic), de qui nous nous occuperons un jour ».
Cependant, s'il s'est étendu sur l'œuvre du chevalier,
Monselet ne s'est jamais, à ma connaissance, occupé de
sa biographie.
Ces documents ont été dans les mains de Poulet-
Malassis, ou du moins on les lui avait promis.
En 1864, Poulet-Malassis publie une réédition des
Aphrodites et insère à la fin du second volume une sorte
de catalogue annonçant la publication des Œuvres
complètes d'Andréa de Nerciat, et il ajoute : « Le dernier
ouvrage de la série se composera d'une notice sur la vie
d'Andréa de Nerciat, rédigée sur des documents en-
tièrement nouveaux, et de correspondances inédites
de Nerciat avec plusieurs femmes et divers gens de
lettres, Beaumarchais, Rétif de la Bretonne, Grimod de
la Reynière, Pelleport (auteur des Bohémiens), etc., le
volume sera orné de fac-similé. On fait appel à l'obli-
geance des curieux qui connaîtraient des portraits de
Nerciat et qui pourraient ajouter à l'ensemble déjà
extraordinaire des pièces sus-mentionnées ».
Mais le volume annoncé ne parut pas. Dès 1867, le
même éditeur, à la fin de la notice qu'il avait rédigée pour
la réédition des Contes nouveaux, ne mentionne même
plus les femmes et écrit simplement qu' « il existe des
correspondances de plusieurs gens de lettres du xviii^
siècle, Beaumarchais, Rétif de la Bretonne, Pelleport
(i) La Cour du Landgrave Frédéric II de Hesse-Cassel, Paris, MCMV.
INTRODUCTION
entre autres, avec Andréa de Nerciat. » Et Vital-
Puissant (i), parlant de ces correspondances, dit : « Leur
impression avait été annoncée vers 1866 ou 1867, en
pays étranger (Belgique), mais des renseignements
certains nous ont appris que tout cela était resté à l'état
de projet, pour être ensuite définitivement abandonné ».
La famille d'Andréa de Nerciat était originaire de
Naples. Un aïeul, chevalier de Saint- Jean de Jérusalem,
le frère Antoine Andréa perdit la vie en Afrique où il
combattait, le 17 août 1619. La maison était éparse à
Naples, en Sicile, dans le Languedoc. Une branche s'était
établie en Bourgogne. J'ai trouvé (2) un document
concernant un certain Louis Nercia, sous-lieutenant au
régiment de Bourgogne. C'est un reçu de la somme de
20 livres qui lui ont été données par gratification et pour
lui donner moyen de se rendre à sa charge. Le reçu est
daté du 4 février 1697 et signé Louis Nercia.
L'auteur de Félicia était le fils d'un trésorier au par-
lement de Bourgogne. M. Maurice Toumeux a transcrit
à Dijon et m'a communiqué l'extrait baptistaire qui
dissipe l'incertitude où l'on était touchant la date de
naissance d' « André-Robert Andréa de Nerciat né à
Dijon 17 avril 1739, fils de Andréa, avocat au Parlement,
et de Bernarde de Marlot. Parrain Claude André Andréa,
avocat payeur des gages du Parlement, seigneur de
Nerciat ». Après avoir terminé ses études, et sans doute
de bonnes études, car il était fort cultivé, le chevalier
voyagea pour parfaire son instruction. Il parcourut
l'Italie, l'Allemagne, apprenant l'italien, puis l'allemand,
et la carrière des armes lui souriant, il alla prendre du
service au Danemark.
La preuve de ce fait se trouve à la fin de la Dédicace
placée en tête de la comédie : Dorimon ou le marquis
(i) Loc. cit.
(2) Bib. Nat. Mss. Pièces originales 2096.
4 L'cEUVRE D 'ANDRÉA DE XERCIAT
de Clairville (Strasbourg, 1778). Le titre de cette i^ièce
ne porte aucune indication d'auteur et cependant, c'est
le premier et un des rares ouvrages que Nerciat ait
signés. On lit après l'épître dédicatoire cette signature
imprimée : le Cher De Nerciat, ancien Capitaine d'In-
fanterie au service de Danemark et ci-devant gendarme
de la Garde de S. M. T. C.
A son retour en France, il resta militaire et entra
dans la Maison du Roi. La compagnie de gendarmes de
la garde dont il faisait partie fut comprise dans la réforme
qu'opéra le comte de Saint-Germain par Ordonnance
du Roi pour réduire les deux compagnies des geridarmes
et chevau-légers de la garde du 1$ décembre 1775. Nerciat
se retira avec une pension et le grade de lieutenant-
colonel, mais néanmoins il regretta beaucoup cette
réduction. Ses regrets, il les mit en vers (i) :
Dieu des combats, je suivais tes timbales ;
Aux bandes que l'on vit à Fontenoy fatales,
Foudres de guerre, ornements de la paix,
Je m'étais joint, mais un orage épais
De projets destructeurs menaça notre tête-
Sur nous fondit la première tempête...
Au bien futur nous fûmes immolés...
Quand du bien opéré l'on chômera la fête,
VraisJ^citoyenst^nous^serons'_consolés.
Et il ajoutait en note : « L'auteur servait dans les
gendarmes de la garde, lorsqu'on réduisit cette com-
pagnie et celle des chevau-légers au quart, et les deux
compagnies de mousquetaires à rien ».
Nerciat a dû peindre Monrose, le principal liéros de
ses romans, avec quelques-unes des couleurs sous les-
quelles l'auteur se voyait. Et par endroits, il 3' a de
r auto-biographie dans ses ouvrages : « Les êtres bien
nés, dit-il, bien inspirés, se livrent volontiers avec
enthousiasme à la profession qu'ils ont embrassée.
Monrose, militaire, crut devoir épier les moindres
occasions d'apprendre son métier, et chercher par toute
la terre à s'y rendre recommandable «.Et auparavant
(i) Prologue de contes nouveaux (Lit'ge, 1777).
INTRODUCTION 5
Nerciat dit que Monrose fit partie de la compagnie des
mousquetaires noirs et qu'il ne la quitta que lors de
leur suppression.
Jusqu'au licenciement, Nerciat avait mené une vie
assez mondaine et probablement assez dissipée, fré-
quentant aussi bien les mauvais lieux que certains salons
où l'on devait apprécier ses talents de musicien et de
poète compositeur de musique. Il allait chez le marquis
de I^a Roche du Maine, ce lyUchet dont les ouvrages
avaient eu du succès, et dont la femme avait reçu une
nombreuse compagnie jusqu'au jour où ils avaient dû
partir ruinés par des mines dont s'occupait le marquis
et déconsidérés à la suite des farces énonnes des mysti-
ficateurs qui avaient pris le salon de la marquise pour
théâtre de leurs exploits.
Nerciat avait dû pénétrer dans ce milieu brillant et
bruyant, présenté par un de ses aînés, Jean-Iyouis Barbot
de IvUchet, chevalier de Saint-Louis, qui faisait partie
des gendarmes de la garde depuis le 20 octobre 1745
et y demeura jusqu'à la réforme. Selon toute vraisem-
blance, c'était un parent du marquis. Nerciat devait
retrouver plus tard ce dernier.
C'était une époque où l'amour était à la mode. Nous
n'en avons plus idée aujourd'hui où l'on a tant parlé
d'amour libre.
ly'amour, l'amour physique apparaissait partout. Les
philosophes, les savants, les gens de lettres, tous les
hommes, toutes les femmes s'en souciaient. Il n'était pas
comme maintenant une statue de petit dieu nu et malade
à l'arc débandé, un honteux objet de curiosité, un sujet
d'observations médicales et rétrospectives. Il volait
librement dans les parcs ombreux où le dieu des jardins
prenait ses aises.
Andréa de Nerciat aima l'amour et il en étudia passion-
nément le physique, i:)énétrant les mystères des sociétés
d'amour, et les secrets de cette maçonnerie galante qui,
sans savoir toujours qu'elle répandait en même temps
le goût de la liberté, propageait le culte de la chair en
Europe.
Nerciat menait une vie voluptueuse et sobre. Quoique
6 L ŒUVRE D ANDREA DE NERCIAT
né à Dijon, il boit peu de vin. Ce contraste entre son
goût et ses origines est si frappant qu'il le trouve digne
d'être chanté et ce Bourguignon s'excuse auprès de
Bacchus (i) :
Dieu que Jupin fit jaillir de sa cuisse,
Je te dois hommage féal,
Et pourrais, étant ton vassal
Près de toi trouver du service...
De mon devoir je m'acquitterais mal ;
N'ayant pu me former en Allemagne, en Suisse,
Souffre que du tendre Appollon
Je préfère le violon
A tes discordantes cymbales :
Ce choix n'est ingrat, ni félon.
Le galant chevalier avait consacré, à écrire des
ouvrages licencieux et brillants, les loisirs que lui
laissaient son service, l'amour et ses occupations mon-
daines. Il avait écrit les Aphrodites qui ne devaient
paraître quen 1793, et le Diable au corps qui ne devait
paraître qu'en 1803, après sa mort, et dont on venait
de lui dérober la première partie que l'on publia à son
insu en Allemagne quelque temps après. On venait de
faire paraître malgré lui, mais en respectant son ano-
nymat, un ouvrage dont les premières éditions se sont
vendues ouvertement et qui est son chef-d'œuvre :
Félicia ou mes Fredaines. Le succès en était très vif, mais
l'édition était fort incorrecte, au dire de l'auteur que
cela chagrinait infiniment.
En outre, le chevalier avait fait recevoir par le théâtre
de Versailles, une comédie (2) en prose (déjà mentionnée)
Dorimon, ou le marquis de Clairville, qui fut jouée le
18 décembre 1775, trois jours après que le roi eût rendu
la fatale ordonnance.
L'effet de cette représentation n'ayant pas été celui
qu'espérait Nerciat, il se remit à voyager pour com-
pléter encore son instruction. Il alla en Suisse, retourna
en Allemagne, écrivant des petits vers et composant
(1) Loc. cit.
(2) Elle était tirée d'une nouvelle, un roman, qu'il avait écrit
« en pays étranger ».
INTRODUCTION 7
de la musique légère pour se consoler du licenciement
qui avait brisé sa carrière, de sa déconvenue théâtrale
et des chagrins d'amour auxquels il fait allusion dans
le Prologue déjà cité :
Brûler encens à Paphos, à Cythère,
Fut l'office de mon printemps ;
Mais hélas ! ne dure longtemps
De prêtre de Vénus le galant ministère.
Sage est celui qui n'attend de déplaire
A la déesse et qui prend son congé ;
Elle ne veut dans son clergé
Que jeunes clercs, et les novices
Sont revêtus des meilleurs bénéfices...
J'eus, dans mon temps, un bon archevêché...
Par le destin jaloux il me fut arraché...
En noirs cyprès mes myrtes se changèrent...
Prieurés ne me consolèrent...
Adieu Vénus, adieu, adieu charmant Amour
Je suis de trop à votre aimable cour.
Quelle était cette femme qu'il appelle indévotement
un bon archevêché ? Sans doute, celle qu'il a dépeinte
sous les traits de Félicia, dont il fera plus tard la princi-
pale dignitaire de l'ordre des Aphrodites.
Il faut ajouter que Nerciat dédia à une femme qu'il
dissimulait sous les initiales : M. L. D. D sa comédie,
lorsqu'il la fit paraître, et qu'un des morceaux de ses
Contes nouveaux intitulé : Vérité est dédié à Af^^^ Angé-
lique d'H...
Il erra ainsi pendant toute l'année 1776, ne trouvant
où se fixer, triste et ne sachant que faire. C'est en vain
qu'il se montre dans une allégorie (i) consolé par la
visite de Momus, le dieu plaisant :
Ainsi parlais quand figure comique,
A l'œil perçant, au sourire cynique.
Brusquement s'offrit à mes yeux.
Or, je lui dis :. « Etranger si joyeux,
Qui cherchez-vous ? Est-ce moi ? — C'est vous-même.
Reconnaissez un dieu qui vous plaint et vous aime :
(i) Prologue des Contes Nouveaux.
I, ŒUVRE D ANDREA DE NERCIAT
Plus gai que vous, quoiqu'aussi réformé (i).
— Qui ? Momus ! — Vous m'avez nommé. —
— Certes, votre visite est un honneur extrême.
— Sans compliment, mon cher, écoute-moi :
Ne pense plus à ta Maison du Roi,
Et quitte ce visage blême. >>
Du Dieu l'influence suprême
Agit soudain ; mon cœur est délivré,
Et mon esprit follement enivré.
Il ajouta : « Tu ne veux donc au Parnasse
Te présenter ? On n'y peut trouver place,
Phoebus (2) en vain se laisse importuner ;
Je lui connais, aux hôtels de Mémoire,
De Vrai Goût, d'Estime et de Gloire,
Vastes logements à donner :
En obtenir, c'est une mer à boire ;
A ce ne faudra t'obstiner.
Voici le fait : orner la double cime
Où règne le dieu de la rime.
Est cas soumis à de nouvelles lois.
Au pied du mont tourne un immense abîme
Que sur un pont l'on passait autrefois :
Ce pont rompit sous trop pesante armée
D'écrivains stériles et froids,
Cohorte à jamais diffamée.
On réparait : la foule envenimée
Des envieux et des rivaux
Ne laissait faire, abattait les travaux :
Lors toute voie à ces gens fut fermée,
Grand nombre se précipitaient,
Dans le bourbier barbottaient, périssaient.
Cependant éUte estimée
Pour vrais talents, et d'Apollon aimée.
Visites de Pégase avait,
Qui sur son dos, favoris recevait ;
Puis malgré l'effort du pygmée
Invectivant d'une voix enrhumée,
Pégase, fier, sous grand homme arrivai
Au temple de la Renommée.
L'usage plut ; or, il est demeuré.
Le pont jamais ne sera réparé,
(i) Il est vrai qu'on ne rit plus (note de Nerciat).
(2) Phœbus. Apollon s'entend ; car le vrai Phœbus est de nos jours
singulièrement accessible (note de Nerciat).
INTRODUCTION
De l'avenir ne te mets donc en peine
Sans cabaler, obéis à ta veine ;
Signale-toi : rien ne peut empêcher
Que le père de l'Hippocrène (i).
Où que tu sois, ne te vienne chercher :
Franchir sans lui l'espace, est entreprise vaine,
De temps en temps je viendrai t'inspirer.
Non traits amers, qui pourraient t'attirer
De l'univers le mépris et la haine.
Comme à Rufus (2), à Défontaine (3),
Insolents que Thémis fit bien de châtier ;
Non de ces traits que Fréron, Chevrier (4)
Versaient, dans leur noire migraine,
Sur un mercenaire papier ;
Mais traits plaisants, tel qu'au bon Lafontaine
Je les triais dans Boccace et la Reine (5) ;
Tels qu'en offrais au délicat Vergier (6).
Causticifé, de son impure haieme,
Jamais ceux-ci n'osa souiller.
Ni leur chefs-d'œuvre barbouiller.
Mieux te plairaient les jeux de Melpomène,
Ceux de Thalie et d'Erota (7) ?
Tu viens trop tard, la lice est pleine.
D'Euterpe (8) tu voudrais au chant de la Syrène
Mêler le brillant concerto ?
(i) Pégase toujours (note de Nerciat).
(2) Rufus. Rousseau, qui fut grand poète, grand brouillon : mainte-
nant tout le monde est au fait de ses torts et des ses malheurs. La pos-
térité ne connaîtra que ses talents vraiment admirables (note de Nerciat).
(3) Desfontaine. Je me suis permis d'altérer, pour le besoin de la rime
le nom d'un méchant qui a défiguré tant de réputations pour le seul
besoin de faire du mal. Je renvoie, pour les détails qui le concernent, à
son ami Voltaire (note de Nerciat).
(4) Fréron et Chevrier. Loin de vouloir insulter à la mémoire de ces
illustres morts, je crois au contraire aider à la justifier, en supposant que
la haine et la médisance étaient chez eux plutôt une maladie que des
vices (note de Nerciat).
(5) Dans les contes de la reine de Navarre, dans l'Arioste et aille.;rs
(note de Nerciat).
(6) Vergier, auteur, entre autres, du charmant conte du Rossignol
(note de Nerciat).
(7) Jeux de Melpomène, de Thalie, d'Erato tragédies, comédies, opéras.
Pour peu que des contes soient passables, ils tombent aussi dans les
mains de lecteurs qui n'ont pas toujours présents les départements des
muses (note de Nerciat).
(8) D'Euterpe, etc., concerto. Mettre des opéras en musique (note de
Nerciat).
10 L ŒUVRE D ANDREA DE NERCIAT
Un noble délire t'entraîne ?...
Prétends-tu disputer l'arène *■
A Philidor, à Monsigny ?...
Redoute pour le moins, la lance de Grétry...
Fais contes bleus, mon cher, ils donnent moins de peine.
— Soit, dis-je au dieu des quolibets,
Mais sur Alizons et Babets
M'apprendrez-vous anecdotes certaines ?
— N'en faut douter : leurs piquantes fredaines,
Et celles de Rabais-Coquets,
Et celles d'Eventés Plumets,
Dans mon recueil se trouvent par centaine,
A côté de ces freluquets
Figure aussi mainte dame hautaine.
Du livre précieux je te fais abandon.
Tiens, prends. — Ajoutez à ce don.
Dieu généreux... (j'osais à peine).
— Quoi ? — Le burin du divin Lafontaine (i).
— Hélas ! mon cher, il me l'avait rendu ;
Mais, étourdi, je l'ai perdu :
Sottise insigne et malheureuse.
Puisqu'en dépit de travail assidu,
Vulcain, ne retrouvant trempe si merveilleuse,
S'est avoué, sur ce point, confondu,
Burin de qualité douteuse
Est celui qu'un tel a reçu (2).
Du défaut l'on s'est aperçu.
Faute de mieux, celui-ci je te donne.
S'il est chétif, seul n'as été déçu :
Comme à plus d'un faudra qu'on te pardonne ».
Ces mauvais vers sentent un peu le désenchantement.
Nerciat se met au courant de la littérature allemande ;
il goûte surtout les poètes de l'Association a^iacréontique :
Gleim, Uz et particulièrement le major Christian Ewald
de Kleist qui avait été tué en 1759, dont Uz avait chanté
la mort et que le prince de I^igne invoquait en vers :
Kleist, Horace des Germains
Inspire-moi de l'Elysée,
Puissent les vers qui passent par mes mains
Se ressentir de ta tournure visée.
(i) La Fontaine qui me paraît aussi divin dans son genre qu'Homère
dans le sien (note de Nerciat).
(2) Qu'un tel a reçu. J'avais en vue quelqu'un dont le nom m'empêchait
de faire mon vers. Les inconvénients de mètre se font sentir dès les
premiers pas (note de Nerciat).
INTRODUCTION II
Nerciat l'appelle : «Poète délicieux, un des plus beaux
génies que l'Allemagne ait produits »,
Vers la fin de 1776, le chevalier parcourt Bruxelles,
Namur, Louvain. Il compose ses Contes nouveaux,
ouvrage faible dont tout l'intérêt réside dans les détails
autobiographiques qui y sont consignés. Nerciat fait
alors connaissance avec le prince de Ligne qui agréa
la dédicace des contes nouveaux. Ils parurent l'année
suivante, A Liège, lit-on sur le titre, et le nom de l'auteur
se trouve à la signature de l'Epître dédicatoire. Ces
contes n'étaient ni libres ni très spirituels, mais souvent
trop longs et d'une lecture assez pénible. Nerciat avait
perdu sa grâce et son charme, il s'ennuyait et ennuyait
les autres. Son amitié avec le prince de Ligne dut être
assez intime. Si l'on en croit une note des Contes nouveaux,
Nerciat pouvait se vanter de connaître les secrets du
Prince.
Celui-ci, cependant, n'a jamais , à ma connaissance,
cité nommément Nerciat, c'est tout au plus si dans cette
œuvre considérable, où les beautés ne manquent pas
et qui parut en 24 volumes à partir de 1795, sous le titre
de Mélanges militaires, littéraires et sentimentaires, j'ai
trouvé une note qui pourrait se rapporter à Nerciat.
Il s'agit de la Noce interrompue, comédie en trois actes,
mêlée d'ariettes. Le prince de Ligne dit : « Je voudrais
avoir la musique qui avait déjà été faite pour cette
petite pièce : mais je ne sais ce qu'elle est devenue, pas
plus que celui-ci qui l'avait composée. Ce que je sais,
c'est que je n'ai pas eu le temps de la faire exécuter )>.
Ensuite Nerciat se remet à voyager et sans doute de-
vint-il à cette époque un agent secret comme Mirabeau,
comme Dumouriez. On le retrouve en 1778 à Strasbourg
où il fait paraître sa comédie de Versailles : Dorimon ou
le marquis de Clairville. Il visite les bords du Rhin et
fait réimprimer en Allemagne, pour sa satisfaction,
Félicia, dont il n'existait pas d'édition correcte. En-
suite on perd sa trace jusqu'en 1780.
12 1, GEUVRE D AXDREA DE NERCIAT
*
* *
En 1780, la cour du Landgrave de Hesse-Cassel brillait
de son plus grand éclat. On n'y avait jamais connu une
telle splendeur. I^e rococo y triomphait et à la vérité, ce
faste n'allait pas sans mesquinerie ; il sentait l'imitation.
Il avait été importé de France et les bons Hessois ne
voyaient pas tout ce luxe étranger d'un bon œil. I^e
I^andgrave Frédéric II était monté sur le trône, en 1760,
succédant à son père Guillaume VIII. Frédéric avait
prouvé sa valeur en combattant à la tête des troupes
hessoises pendant la guerre de Succession d'Autriche.
Pendant la guerre de Sept Ans il avait passé au ser\dce
de la Prusse et en février 1759, le Roi dont il devait
devenir un homonyme l'avait nommé général d'infan-
terie et vice-gouverneur de Magdebourg. Frédéric de
Hesse-Cassel avait un caractère fantasque fait de
m3"sticisme et de scepticisme. Son goût pour les pompes
extérieures l'avait amené à se convertir au catholicisme
et, pour rassurer son père alarmé par cette conversion,
il signa sans dij05 culte l'Acte d' assurance où il s'engageait
à réserver aux protestants les fonctions de l'État et à
n'accorder aux catholiques que le libre exercice de leur
culte. Il était dévot à ses heures, mais l'on dit aussi qu'il
n'avait passé dans l'Église Romaine que dans l'espoir
d'obtenir la couronne de Pologne.
A sa cour, on ne parlait que le français, on s'efforçait
d'avoir une élégance française, on observait l'étiquette
de Versailles, car le I^andgrave méprisait tout ce qui
était allemand et particulièrement la littérature alle-
mande pour laquelle commençait alors l'époque des
chefs-d'œuvre. I^a beauté des troupes de Hesse était
renommée. Frédéric II amassa un trésor de 60 milHons
de thalers en vendant des mercenaires à l'Angleterre
pendant la guerre d'Amérique.
Cette prospérité permit au I^andgrave de satisfaire
ses goûts fastueux. Il fit venir de France un architecte,
Simon-Louis 'R.y qui embellit Cassel, abattant les
remparts, dessinant des jardins à la Leuôtre. Tischbein,
INTRODUCTION I3
peintre allemand, mais de talent si français qu'on l'a
comparé à Nattier, fut chargé de la décoration des
appartements princiers.
I^e I^andgrave entretint aussi une troupe dramatique
et lyrique qui jouait les chefs-d'œuvre classiques de
la scène française, les opéras et les opéras-comiques
français, car Frédéric, contre le sentiment de l'Alle-
magne du XVIII® siècle, préférait la musique française
à l'italienne, de même qu'il mettait avant toutes les
autres la littérature française de son temps. I^a dévo-
tion du Landgrave ne l'empêchait pas au demeurant
de partager les idées des Enc3xlopédistes et d'honorer
Voltaire avec lequel il correspondait.
A cette époque, le philosophe de Femey était fort
embarrassé d'un de ses admirateurs qui se trouvait
dans une mauvaise situation.
Jean-Pierre-Iyouis Luchet, Marquis de La Roche du
Maine, puis marquis de Luchet, était né à Saintes en
1774. Il avait pris du service dans un régiment de
cavalerie et avait démissionné pour épouser une Gene-
voise. A Paris, il mena grand train et se tailla de beaux
succès littéraires. Mais la marquise eut le tort d'admettre
dans son salon les mystificateurs fameux pour avoir
turlupiné ce bizarre et ridicule Poinsinet qui finit par
se noyer dans le . Guadalquivir, à Cordoue : « Notre
langue lui doit, disent les Mémoires secrets, de s'être
enrichie du terme de mystification, terme généralement
adopté, quoi qu'en dise M. de Voltaire, qui voudrait
le proscrire on ne sait pourquoi ».
Mais ces mystificateurs, parmi lesquels on comptait
le comte d'Albanel, l'avocat Coquele^^ de Chaussepière,
les acteurs Préville et BeUecour, de la Comédie-Française
et un commis dans les fourrages qui était connu sous
le nom de Lord Gor, firent d'autres victimes que Poinsinet
et ils mystifièrent grossièrement différentes personnes.
Sur la plainte d'une dame de qualité, la police intervint.
Il y eut des menaces de prison. Cette affaire finit par
s'arranger, mais tout le monde tourna le dos aux Luchet
et toutes les portes se fermèrent devant eux.
A cela vint s'ajouter la faillite du marquis qui s'occu-
14 I, CËUVRE D ANDREA DE NERCIAT
pait de mines. Il dut fuir et après un séjour chez Voltaire,
il s'en alla à Lausanne où il fonda en 1775 les Nouvelles
de la République des Lettres. Il engloutit ainsi ce qui lui
restait de fortune. C'est alors que Voltaire le recom-
manda au I^andgrave de Hesse-Cassel qui l'accueillit.
Luchet était un homme agréable et désert. Les Alle-
mands, même ses ennemis, accordaient qu'il fût un
« connaisseur en beautés théâtrales comme presque tous
les Français de qualité ». Sa réputation de littérateur
était faite.
Il plut beaucoup à Frédéric II qui dès le i^^ juin 1776
écrivait à Voltaire : « Plus je connais M. de Luchet,
plus je l'estime. Quel charme dans la conversation ;
quelles idées nettes ! Il s'exprime avec la plus grande
facilité et précision. Je l'ai fait directeur de mes spectacles
et l'on dirait qu'il est fait exprès pour cette place ».
C'est pour Luchet l'époque des triomphes : il est succes-
sivement nommé conseiller privé, directeur du Théâtre-
français, surintendant de l'orchestre de la cour, biblio-
thécaire du Muséum de Cassel, secrétaire perpétuel de
la Société des Antiquités fondée à Cassel en 1777, his-
toriographe du Landgrave, vice-président du cercle du
commerce à Cassel. Il était déjà ou allait devenir membre
de la Société d'Agriculture de Berne, des Académies de
Marseille, de Turin, de Dijon, de Saint-Pétersbourg,
d'Erfuhrt, de celle des Arcades, de la Société des Anti-
quaires de Londres, de la Société royale de Lunebourg,
de l'Institut de Bologne, etc. Tout-puissant à la cour
du Landgrave, il y introduit des compatriotes.
Comme intendant de la musique et des spectacles de
la cour, le marquis recrutait et dirigeait la troupe
française, qui jouait à Cassel, et suivait la cour dans ses
déplacements d'été, à Wabern, à Geismar, à Weissens-
tein. Dans ces résidences on jouait devant la cour seule.
M. de Luchet s'occupait de la mise en scène et c'est
lui qui désignait les pièces à représenter. Sachant que
le Landgrave serait flatté que l'on jouât pour la pre-
mière fois à Cassel des œuvres d'auteurs français, Luchet
recherchait les pièces nouvelles.
Vers la fin de 1779 il reçut l'offre d'un opéra-comique.
INTRODUCTION
15
Celui qui l'offrait, et qui était l'auteur des paroles et de
la musique, s'appelait le Chevalier Andréa de Nerciat.
Le marquis de Luchet, qui l'avait connu à Paris, brillant
officier de la maison du Roi, se dit que ce serait une bonne
recrue pour la cour de Frédéric, que ce lieutenant-colonel
français, auteur et musicien, et lui répond que l'opéra-
comique est reçu et que si l'auteur se trouve sans
situation, il n'a qu'à venir à Cassel où on lui en trouvera
une.
Le chevalier de Nerciat fut très flatté. Il pensa qu'on
utiliserait ses talents comme sous-directeur des spectacles
ou dans quelqu'autre fonction du même genre et se mit
en route. Il arriva à Cassel dans les premiers jours de
février 1780 et fut très bien reçu. Il se logea dans la
haute ville neuve (i). On le nomma aussitôt conseiller
et sous-bibliothécaire de S. A. S. le Landgrave Fré-
déric II. Nerciat n'entendait rien à cette fonction, mais
il accepta le poste, en attendant mieux. Par reconnais-
sance, peu de jours après son arrivée, il donna lecture
à la Société d'Antiquités d'un discours dans lequel il
manifestait son étonnement devant les projets magni-
fiques d'un prince, un des plus grands pour la protection
qu'il accordait aux sciences et aux arts, un des meilleurs
pour le souci qu'il prenait du bien-être de ses sujets :
c'était un Titus, un Auguste, etc. Le discours eut le
succès qu'on en attendait et Nerciat devint un courtisan
apprécié dans la cour frivole du Landgrave.
Le marquis de Luchet y tenait la première place. On
l'appelait « le roi du pays ». Il régnait véritablement,
décidant de tout ce qui avait trait au goût, à l'élégance,
à l'étiquette, et Frédéric l'écoutait avec déférence. Il y
avait aussi le marquis de Trestondam, qui de 1772 à
1780, figure sur les états de la cour comme « premier
gentilhomme de vénerie ». Il était gluckiste et musicien
de talent. Ses talents sur le violon étaient, paraît-il,
incomparables, il y joignait ceux de danser le menuet
(i) Je pense qu'Andréa de Nerciat venait de se marier. Sa femme
mourut probablement en couches en 1782. Quoi qu'il en soit, le chevalier
se remaria en 1783.
i6 l'œuvre d'andréa de nerciat
à ravir et d'être redoutable dans ses fréquents duels. A
partir de 1781, il seconda Luchet comme sous-intendant
de la musique. On voyait aussi un maestro nommé
Fiorillo qui écrivait des Opéras légers, un chimiste du
nom de Prizier qui coûtait cher au Ivandgrave,un français
officier au service de la Hesse, le marquis de Préville,
des savants comme Forster, Johann von Millier,
Sœmmering, Dohm, des artistes comme Bôttner et
Nahl, et le chevalier Andréa de Nerciat qui parmi tous
ces courtisans dont les conservations roulaient sur l'art
militaire, l'Encyclopédie, le magnétisme, la littérature
ou la musique, racontait avec grâce ses voyages ou
gravement tenait des propos sur la philosopiiie française.
Ce dernier trait est rapporté par Lynker, un des rares
auteurs qui mentionnent Nerciat ; et c'est d'ailleurs
tout ce qu'il en dit (i).
On représenta l'ouvrage du Chevalier, Constance ou
l'heureuse témérité, opéra-comique en trois actes, au
Komœdienhaus de Cassel où le Théâtre-français donnait
ses représentations.
On peut supposer que le duc de Wurtemberg assistait
au spectacle et que c'est sur sa demande que Nerciat
lui envoya le manuscrit de la partition de Constance,
qui est conservé à la bibliothèque de Stuttgart. La cour
et la ville étaient réunies, le chef d'orchestre était un
français nommé Finet et l'Opéra-comique eut un succès
que n'encouragea pas le glûckiste marquis de Treston-
dam. Le sujet de Constance ou l'hetireuse témérité « n'offre
rien de nouveau, dit M. Jean-Jacques Olivier (2). C'est
l'éternelle histoire de l'ingénue promise à un barbon
ridicule et qui, secondée par une soubrette intrigante,
parvient à force de ruses à épouser son jeune amant.
Mais le livret est coupé avec adresse et les couplets
sont joliment tournés.
« Pour la partition, si elle contient des maladresses
et des négligences de style, qui dénotent un travail
(i) Geschichte des Theaiers und der Mustk in Kassel bearbeitet voue
verstorbenen HoJ-Theater-Sesreatear, W. Lynker, etc. (Kassel, 1865).
(2) Loc. cit.
INTRODUCTION I7
d'amateur, elle renferme un grand nombre de morceaux
d'une heureuse inspiration, où ne manque ni la couleur,
ni la vivacité. »
Ces paroles de l'Air de Finette donneront une idée du
Uvret de Constance :
Si je me donne un mari,
Je ne le veux ni joli
Ni galant, ni fait pour plaire,
Un benêt, c'est mon affaire,
Il en est tant Dieu merci.
Pour époux, vive une bête,
Madame fait à sa tête,
Elle gouverne monsieur
Et d'un maître sans malice
Fait, au gré de son caprice,
Son très humble serviteur.
. Et voici encore celles-ci, de l'Air de Madame Armand :
Se faire craindre d'un époux
Est un méprisable avantage.
D'une femme sage
L'empire est plus doux ;
Pour la paix du ménage,
De la part d'un jaloux.
Elle sait avec courage
Souffrir un léger outrage
Les caresses, la douceur
Ramènent un mari volage.
Il fuit l'humeur ;
Beauté qui veut être affable
De l'homme le moins traitable
Désarme enfin la rigueur.
Certains livrets d'aujourd'hui ne valent pas celui de
l'heureuse témérité.
La même année, Nerciat fit paraître le texte de son
opéra-comique, à Cassel, mais la musique resta inédite.
Jusque-là le chevalier n'avait guère été dans cette biblio-
thèque dont il était le Sous-Bibliothécaire. Il n'avait
pas eu le temps. Mais le BibUothécaire en chef le rappela
à ses devoirs. Le marquis de Luchet avait en effet trouvé
en venant à Cassel que les livres de la Bibliothèque
étaient mal classés. Un de ses amis lui avait fait une
i8 l'ceuvre d'axdrka de nerciat
description de la Bibliothèque du comte de Clerniont.
Luchet s'enthousiasme pour le plan d'après lequel elle
avait été conçue, et aA-ant adopté ce plan, il rédige un
Projet d' arrangement de la Bibliothèque dans le Muséum
Fridericianum présenté à Son Altesse Sérénissime
Mgr le Landgrave, par son premier Bibliothécaire à
Cassel ce 29 février 1779. Tout était rangé sous cinq
dénominations ou facultés : Théologie, Jurisprudence,
Sciences et Arts, Belles-Lettres, Histoire. Le Landgrave
adopte aussitôt le projet et le marquis fait diligence
pour qu'il soit exécuté. Les livres sont envoyés au relieur
et au fur et à mesure de leur retour, classés sur le nouveau
plan dans le nouveau catalogue. A cette époque la
direction intérieure du Muséum était confiée à un
certain Schminke qui s'opposa à tout changement et
préféra se démettre de son poste plutôt que de prêter
la main aux fantaisies de Luchet. Outre les deux biblio-
thécaires, il y avait à la bibHothèque un Bibliotheksskri-
bent. Luchet engage de nouveaux employés : un ancien
comédien français, deux anciens valets, un inspecteur
des lanternes révoqué et tombé dans la misère, un ci-
devant négociant dont le négoce n'avait pas réussi, qui
vivait d'écritures, tenait des livres et à l'occasion faisait
des courses, et enfin un sous-officier du i®^ bataillon de
la garde. Tout ce monde changeait les étiquettes sous
la direction du Bibliotheksskribent. Les savants de Cassel
ne voyaient pas d'un bon œil ces modifications et le
Bibliotheksskribent, homme du métier, était le premier à
protester dans la ville, disant que les précédents biblio-
thécaires étaient fondés dans leur science et n'auraient
pas attendu messieurs de Luchet et Nerciat pour établir
une classification nouvelle, utile aux savants et amateurs
de lettres. Cependant il n'osait enfreindre les ordres du
marquis tout-puissant et les exécutait, se promettant
de prendre sa revanche. Ce Bibliotheksskribent se
nommait Friedrich Wilhelm Strieder. Il était né à
Kinken le 12 mars 1739 et il mourut à Cassel le 13
octobre 1815. Il avait d'abord servi dans les troupes
hessoises et était emploj'é à la Bibliothèque depuis le
13 décembre 1765. Après la mort du Landgrave Fré-
INTRODUCTION ig
déric II et le départ du marquis de Luchet, il fut nommé
Premier Bibliothécaire. Il haïssait les Français et c'est
lui qui nous a conservé le récit de ces petits événe-
ments (i).
A vrai dire, Strieder ne nous dit pas le rôle qu'il a joué,
mais qu'on devine.
Inexperts, les nouveaux employés de la Bibliothèque
multiplièrent les erreurs. Un jour, le marquis de Luchet
vint au Muséum et voulant donner un exemple sur la
façon de classer les livres, inscrivit gravement dans le
catalogue : Commentaires de Saint-Paul sur quatre
épîtres de saint Paul, Galates, Ephésiens, Philippiens ,
Colossiens, Genève 1548. En réalité, il s'agissait des
commentaires de Calvin sur les Epîtres de Saint-Paul.
Le Chevalier de Nerciat vint aussi. Il apportait ses
ouvrages imprimés pour en faire don à la Bibliothèque.
Ils y figurent toujours. Ce sont : Contes nouveaux,
Dorimon ou le marquis de Clairville, Constance ou l'heu-
reuse téme'rité et Felicia ou mes fredaines, édition de 1778,
sans indication de lieu, en quatre volumes.
Le chevalier de Nerciat ayant vu le buste du Land-
grave qui se dressait dans la Bibliothèque, composa
aussitôt ces vers :
Frédéric à la gloire alliant les vertus,
Du Sage et du Héros offre ici le modèle,
Dans ce marbre animé par un ciseau fidèle
Nous voyons Ptolémée, Auguste avec Titus.
Le chevalier de Nerciat.
Avec l'approbation du marquis de Luchet, ce quatrain
et la signature furent gravés sur une plaque dorée que
l'on plaça sous le buste du Landgrave.
Strieder dit à propos de Nerciat : « Comme il a en
qualité de Bibliothécaire beaucoup plus travaillé avec
les pieds qu'avec la tête et les mains, il n'a pas fait
beaucoup de bévues à réparer ». Ce qui signifie sans
doute que Nerciat se remuait beaucoup et ne faisait
(i) Grundlage zu einer Hessichen Gelehrten und SchriJtsteller'Geschichte
feit der Reformation bis auf gegenwaertige Zeit... (Cassel, 1788), tome 8.
20 L CEUVRE D ANDREA DE XERCIAT
rien. Au demeurant, il inscrivit dans le Catalogum
HistoricB litteraricB une indication : Friedr. Geo. August
Loberthan. Versuch einer systematischen Entwickdung
dey gantzen Lehr von der Gerichtsharkeits, der welilichen
sowohl als der kir chlichen, Halle 1775, 8<^ relié neuf. Son
travail se borna là. A partir de cette époque Nerciat
commence à devenir mécontent de son engagement,
et un peu jaloux de son supérieir avec lequel il eût
volontiers partagé la surintendance des spectacles.
IvUchet et le I^andgrave tenaient pour la musique
française, le marquis de Trestondam était glùckiste et
Nerciat n'aimait que la musique italienne. De là, des
propos aigres-doux entre Nerciat et Trestondam. Celui-
ci parvint à évincer le chevalier, et lorsqu'on nomma un
sous-intendant de la musique, Trestondam obtint ce
poste que le marquis de I^uchet avait promis à Nerciat.
L/e chevalier manifesta son mécontentement, mais le
marquis de lyUchet, qui commençait à le trouver encom-
brant et trop exigeant, était assez fin pour le tenir à
l'occasion dans les limites de la subordination, selon son
engagement. Nerciat était hésitant : devait-il rester à
Cassel comme employé à la Bibliothèque, ainsi qu'il
disait, et attendre que le bon plaisir du I^andgrave
ou plutôt celui de Luchet l'appelât à un poste plus en
rapport avec ses goûts, ou devait-il chercher du ser\'ice
auprès d'un autre prince allemand ?
C'est à cette époque que parut dans la Gothaer gel.
Zeitung un article qui selon Strieder rendit célèbre en
Allemagne le marquis de I^uchet et la bibliothèque de
Cassel. Au Musœum, dans les catalogues, les erreurs se
multiphaient et Strieder se gardait bien de les redresser.
Nul doute que ce soit lui qui ait rédigé l'article paru dans
la feuille de Gotha. 1,'exploit érostratique qui avait
bouleversé une vieille bibliothèque allemande était
sévèrement jugé :
(' J'ai encore vu la Bibliothèque de Cassel dans l'ordre
où elle était primitivement. Tout y était bien. On pensa
l'améliorer en y changeant tout et l'on présenta au Land-
grave un plan sur lequel il paraîtrait qu'est arrangée en
France, une bibliothèque qui m'est d'ailleurs inconnue.
INTRODUCTION 21
Le prince trouva le plan si bien exposé qu'il y donna son
consentement en ajoutant une somme suffisante à l'achè-
vement d'un nouveau catalogue qui était devenu nécessaire.
Aussitôt, on fit relier luxueusement en 20 volumes un grand
nombre de rames de papier et on y fit inscrire les livres
d'après l'ordre dans lequel on les avait mis. Les copistes
chargés d'indiquer au catalogue, brièvement et clairement,
les titres des ouvrages, n'avaient pas la moindre des con-
naissances nécessaires. Chaque volume du catalogue com-
porte encore des divisions par format et on y laisse des
blancs en vue de l'accroissement de la Bibliothèque.
Cependant, les livres dont elle est déjà pourvue sont
inscrits à la suite les -uns des autres, de telle façon qu'il ne
serait pas possible d'y intercaler un volume à la place qui
conviendrait, mais il faut porter à la suite toute nouvelle
acquisition. D'après les rensignements que je vous donne
sur le classement, vous pourrez raisonnablement juger
que ce défaut dans ce catalogue a de graves inconvénients.
Par exemple, à l'Histoire naturelle on trouve, et non pas,
comme on pourrait le croire, reliés ensemble, les livres
suivants : Milii diss. de origine animalimn, Genevœ 1705,
et La vie du Père Paul de l'ordre des Serviteurs de la
Vierge, cet., Amsterdam, 1663, in-12. A la Généalogie et
la Diplomatique on trouve côte à côte : Constitution, hist.,
lois, charges, éd., acceptées des Francs-Maçons, trad. de
l'Anglais par J. Kuessen à la Haye, 1763, 40 et Idea de el
Buon Pastor for Numez de Cefada en Léon 1682 4°. Une
histoire orientale est perdue parmi les livres relatifs à la
Hollande. Les Ambassadeurs par Wiquefort et les Droits
des gens par Vattel se trouvent dans les Sciences Econo-
liques. Le Médecin du Cheval (Rossartz) par Wintera été
rangé parmi les ouvrages sur l'Art. A peine le croirait-on !
Les cartouches et les pupitres, sur lesquels sont marquées
les différentes classes indiquées par des lettres, donnent
aussi la preuve des connaissances qui ont présidé^ à cette
installation. J'ai copié quelques-unes de ces indications.
Hisioria Europœana, Historia Exeuropœana, Litterœ Diarii,
Theologia Sermon ...» *
C'était l'époque où Schlœzer était dans tout l'éclat
de sa renommée. August Ludwig Schlœzer né à Jaggds-
tad dans le Wurtemberg le 5 juillet 1738, mourut le
9 septembre 1809. Il s'immortalisa en liant l'Histoire
aux Sciences Politiques. Il professa à Saint-Pétersbourg
22 l'cEUVRE D 'ANDRÉA DE XERCIAT
et ensuite à Gœtingue. On a dit de lui qu'il avait mis
la science en contact avec la vie, qu'il avait été un
journaliste d'avant les journaux, un voyageur d'avant
les voyages, un historien de la civilisation avant l'exis-
tence d'une opposition politique. Il fonda les Staat-
sanzeigen.
En 1781, il faisait paraître le Briefwechsel. Il y releva
l'histoire de la Gothœgel. Zeitung sous le titre de Biblio-
thèque de Cassel :
« passe!, depuis longtemps l'ornement de toute notre
patrie allemande, progressera encore d'année en année
grâce à la sollicitude de son Altesse. I^a bibliothèque fa-
meuse depuis le temps d'Arkenholz s'est sans cesse accrue
et compte 40.000 volumes. Elle est une des plus impor-
tantes de l'Allemagne. Elle est conservée dans un édifice
qui manifeste un faste princier. I^e choix des nouvelles
acquisitions témoigne des grandes connaissances du Prince.
Mais dans le Gothœy gel. Zeitimg du 20 janvier 1781, il y
a des nouvelles étonnantes au sujet de l'agencement inté-
rieur de cette Bibliothèque, ce qui naturellement est l'affaire
de MM. les Bibhothécaires... [Ici Schlôzer cite les bévues
mentionnées par la feuille de Gotha].
On ressent quelque chose de pénible à apprendre tout
cela et à penser que le Prince protège les Arts et les Sciences
et paye très cher ses serviteurs. Il est tout à l'honneur
de M. le Conseiller Schminke, que peu satisfait de pareiUes
installations, il ait abandonné la direction de la Biblio-
thèque.
« Voilà des nouvelles incroyables, mais elles sont im-
primées dans la Gothaïschen Gelerten Zeitung qui notoire-
ment est lue loin àla ronde. On demande patriotiquement :
!«, au cas où ces informations ne seraient pas vraies, ime
prompte rectification, afin qu^ la calomnie ne se répande
pas et ne passe pas la frontière allemande, [ou 2», au cas où
tout cela serait vrai, on exige les noms de ces messieurs qui
ont proposé et exécuté les dits nouveaux agencements. Car
ce serait toujours consolant pour nous autres Allemands,
si comme la légende en court, ce n'étaient pas des Alle-
mands, mais des étrangers ignorants [ou manquant d'érudi-
tion : ungelehrt[ ceux qui ont provoqué des ])laisanteries
pubHques sur une capitale allemande qui possède, tout le
monde le sait, un grand nombre d'Allemands érudits, auprès
INTRODUCTION 23
desquels ces étrangers pourraient apprendre à décliner et
plus encore. »
La Goth. gel. Zeitimg répliqua aussitôt :
« M. le professeur Schlœzer a publié avec quelques com-
mentaires dans le cahier 44 de son Briefwechsel quelques
passages relatifs à l'agencement et arrangement intérieur de
la Bibliothèque du Landgrave à Cassel. Il se pose, en quelque
sorte, en juge et avec un souci patriotique de l'honneur
des Allemands il exige : 1° qu'au cas où ces informations
ne seraient pas vraies, etc.. [Le rédacteur de Gotha cite ici
l'article de Schlôzer].
Le premier point est pour l'auteur de la lettre le plus inté-
ressant et l'amène à certifier qu'il n'a pas forgé ces informa-
tions d'après les récits d'un tiers, mais les a tirés à la source
même. Quelques heures qu'il passa dans la Bibhothèque, il
les employa seulement à se faire une idée de l'arrangement
auquel il entendait quelque chose. Il nota ensuite dans une
société assez nombreuse, tout ce qui avait trait à la Biblio-
thèque. On peut présumer que M. le professeur Schlœzer
a lui-même une connaissance assez précise de cet arrangement
de la Bibliothèque et qu'il a quelque idée des auteurs, car
pour ce qui concerne ceux-ci, il se réfère à un bruit qui court,
que ce ne sont pas des Allemands, mais des étrangers igno-
rants qui doivent porter le poids des moindres bévues
commises non seulement dans l'agencement, mais aussi dans
les inscriptions que l'on a laissé mettre sur les cartouches de
la Bibliothèque. La lettre suivante qui nous a été envo^-ée
par un des bibliothécaires pour être rendue publique est une
preuve que nous ne disons rien qui soit ignoré. C'eût été
l'occasion d'un démenti que nous n'aurions pas supprimé.
Aucune syllabe de cette lettre ne réfute les informations
que nous avons données. Elle répond aussi, pour ceu qui
connaissent le personnel de la Bibliothèque de Cassel, à la
2^ question de M. le professeur Schlœzer : qtte sont ces
messieurs qui ont proposé et exécuté ces nouveaux agence-
ments ? Pour ce qui est de l'exécution, l'auteur de la lettre(i)
suivante s'y reconnaît expressément :
« La manière dont Vous Vous êtes expliqué dans
une de vos feuilles au sujet de la Bibliothèque de
(i) En français.
24 L CEUVRE D ANDRÉA DE NERCIAT
Cassel a mis le rédacteur du journal littéraire de Gœt-
tingue dans le cas de commettre une injustice que Vous
voudrez bien sans doute réparer. Il qualifie collective-
ment d'ignorants étrangers les Bibliothécaires de Cassel,
comme si deux ou plusieurs étrangers ignorants étaient
les auteurs solidaires des bévues que \''ous aviez in-
diquées, et que relève la correspondance de Gœttingue
avec des réflexions peu flatteuses pour les étrangers
assimilés.
« Deux Français à la vérité sont rattachés à la Biblio-
thèque de Cassel, mais l'un est un chef, une espèce de
Primat des Sciences, Lettres et Arts. Ce chef a seul
imaginé la distribution actuelle ; divisé les matières ;
placé les livres, et composé les légendes latines qui indiquent
leur arrangement. Tout cela était conçu avant que l'autre
Français eut mis le pied dans le nouveau Musée, où
il n'a accepté une place très surbordonnée qu'afin de
ne pas manquer une occasion précieuse de s'attacher à
un Prince éclairé, bienfaisant, qui à cette époque n'avait
pas besoin du nouvel étranger pour les choses auxquelles
celui-ci pouvait être propre.
« Je suis ce Français et je vous proteste. Monsieur,
qu'emplo3^é à la Bibliothèque de façon à ne pas partager
la gloire de mon Supérieur s'il en avait acquis, je ne
veux pas plus partager ses disgrâces. Bien ou mal,
j 'ai fait avec une muette subordination, mais avec toute
la diligence possible, ce qu'on m'a commandé.
« Si Vous aviez su ces particularités. Monsieur,
Vous m'auriez sans doute mis à part dans Vos remarques
et le journaliste de Gœttingue qui \'ous a copié m'aurait
aussi tiré du pair. Vous êtes trop équitable, Monsieur,
pour ne pas faire usage pour ma justification de la
lettre que j'ai l'honneur de Vous écrire, et à laquelle je
Vous prie de donner place dans Vos feuilles. J'ai l'honneur
d'être, etc..
Le Chev. de Nerciat
à Cassel
le 6 mars 1781. »
L'article de la Gotli. i^cloic Zciiung et la lettre de Nerciat
INTRODUCTION 25
n'étaient pas tendres pour Luchet. Quelques jours aupara-
vant ,1e 22 février, le chevalier avait adressé à Schloezer la
lettre (i) que voici :
« Monsieur,
« Un article du 44^ cahier de \'otre journal de cette
année copiant mot à mot un article de celui de Gotha
contre certaines bévues commises dans le nouvel
arrangement de la Bibliothèque de Cassel finit par
une tirade très patriotique où, traitant d'ignorants les
sujets auxquels Monseigneur le Landgrave a confié
les livres de Son Muséum, Vous témoignez le désir
de connaître ces Etrangers, apparemment pour leur
faire le procès comme criminels de Lèse littérature.
« Eh bien, Monsieur ! Je suis l'un des coupables,
que vous citez à votre tribunal, je n'attends pas qu'on
me dénonce, et j'ose vous présenter ma courte jus-
tification que je me flatte de voir bientôt insérée dans
vos feuilles, ne doutant pas plus de votre équité, que
d'une franchise dont votre diatribe me fournit la preuve
la moins équivoque.
« Celui qui a l'honneur de Vous écrire, Monsieur,
est très persuadé que, pour être un Bibliothécaire
passable, il faut avoir passé une partie de sa vie paimi
les livres, et s'être fait du moins une routine qui dans
une Bibliothèque peut tenir lieu de savoir, ce qu'il
serait possible de prouver, mais une simple lettre
ne doit pas être le cadre d'une discussion.
« Celui donc qui vous écrit. Monsieur, français à
la vérité, sans que ce soit un préjugé contre son état
d'homme de lettres, militaire pendant 20 ans, sous-
bibliothécaire i^ar hasard et sans vocation, sans pré-
tentions dans une partie pour laquelle il ne s'était pas
offert, le chevalier de Nerciat enfin, pourrait n'avoir
pas les qualités nécessaires à un Bibliothécaire, sans
être pour cela dans le cas de recevoir avec docilité la
qualification d'ignare qne vous avez la bonté de lui
décerner. Avant sa métamorphose imprévue, il avait
(i) En français:.
26 l'ovI'vre d'axdrka de xerciat
produit quelques ouvrages d'imagination en vers et
en prose, ses pièces et sa musique avaient avantageu-
sement occupé quelques théâtres. Comme non oninia
possumus omnes, ce qu'il cite lui suffit pour réclamer
contre le titre qu'il obtient sur parole dans\'otre Journal.
Si vous voulez bien considérer outre cela, Monsieur,
qu'un sous-bibliothécaire qui se trouve sans trop savoir
comment sous la discipline d'un Supérieur, se borne
à l'exécution ser\^ile de ce que ce Supérieur prescrit,
vous conviendrez que vos coups ne devraient point
frapper l'innocent instrument des erreurs émanées de
l'autorité ; c'est ce dont auraient dû vous prévenir les
zélés qui vous ont si minutieusement détaillé les bé\'~ues
de la Bibliothèque. Cette distinction aurait été d'autant
plus juste que, selon les dispositions du nouvel établisse-
ment, la gloire et l'utilité du succès devant retourner
en entier au Supérieur, sans que le subalterne y eut
aucune part, celui-ci peut renoncer au bénéfice des
satires et vous prier. Monsieur, de mettre désormais
au singulier certaines épithètes, s'il vous plaît d'ho-
norer encore de votre attention les sujets inégaux que
Mgr le lyandgrave emploie au service de sa Biblio-
thèque. J'ai l'honneur d'être avec un très humble
respect. Monsieur,
Votre affectionné Ser\4teur
le xhevalier de Nerciat. »
Immédiatement, le professeur Schlozer envoya la
lettre (i) suivante au susceptible Sous-BibUothécaire :
« Très noble Monsieur,
« Monsieur le très honorable conseiller, je n'hésiterais
pas un instant à insérer mot à mot dans ma Correspon-
dance, conformément à votre demande, l'écrit dont vous
m'avez honoré- le 22 courant, si d'une part il n'était pas à
craindre que cette lettre imprimée mot pour mot ne causât
à Cassel une trop grande sensation, désagréable pour vous-
même ; d'autre part, il règne dans cet écrit un malentendu
(i) En allemand.
INTRODUCTION QfJ
au sujet d'un mot allemand qui vous a conduit à d'injustes
conséquences.
« Ungelehrt ne signifie pas ignorant ni ignare, mais il
désigne le manque de ces connaissances littéraires qui sont
indispensable aux Savants de profession, par exemple :
connaissance de la langue latine, de la bibliographie, etc.
Un capitaine, un Banquier peut ne pas savoir décliner
mensa, mais plaise au ciel qu'on ne l'appelle pas pour cela
un ignorant. Seulement, lorsque ces connaissances litté-
raires manquent dans une charge qui suppose nécessaire-
ment un homme de lettres, alors ce défaut deviendra blâ-
mable. Un homme de lettres n'a pas besoin de connaître
l'équitation et personne ne le blâmera à cause de cela,
comme on ferait s'il était écuyer.
« L'affaire a^^ant été portée par la Goth. gel. Zeittmg de-
vant le seul tribunal qui lui convînt, le tribunal du public
(car devant quel tribunal de Cassel aurait-on pu la plaider ?)
deux cas seulement se présentent.
« Ou bien, les dénonciations de la Gothœr Zeitiing ne
sont pas vraies. En ce cas, je demanderais seulement une
attestation de l'un de Messieurs les Bibliothécaires ; elle
serait aussitôt imprimée et les calomniateurs seraient en-
tièrement confondus.
Ou bien, elle est vraie. Ht il est alors prouvé que l'ar-
tisan de cet agencement n'entend pas le latin, n'a pas de
connaissances bibliographiques et que par conséquent il
n'aurait pas dû s'occuper d'une bibHothèque publiqiie qui
reçoit chaque semaine tant de voyageurs.
« En conséquence, je vous conseillerais de provoquer le
silence sur ce qui tombe le plus sous les yeux, sur ce qui
attire l'attention des connaisseurs et de m'envoyer, en vue
de la publication, à moi ou à tout autre rédacteur d'une
feuille mensuelle, un avis manuscrit qui nous informerait
que :
« Sur les cartouches on lit ne point Europceana mais Eîi-
yopcea, ni Exenropœana mais Asiat. A fric. Americ et ainsi
de suite ;
j( Que Mosheim ne se trouve pas parmi les Pères de
l'Église mais là ou là, etc.
« Ainsi tout serait bien fait. Chaque voyageur pourrait
ensuite contrôler lui-même cet avis et l'odieuse enquête
pour retrouver le premier auteur cesserait.
« Vous ne m'avez point demandé en quoi cette affaire
me regardait, ni pourquoi j'ai fait reproduire l'article de la
Gothœr Zeittmg, et cette question certes, vous ne me la
28 I,'(EUVRE d'ANDRÉA DE XERCIAT
ferez pas. Vous êtes un Français et l'une des plus nobles
et des plus fréquentes vertus nationales de cet aimable
peuple, c'est le patriotisme.
« Lorsqu'il y a de cela six mois vous parliez presque
chaque jour avec un voyageur qui venait de Paris et vous
racontait avec des rires l'érection, en public, d'une statue
qui contre toutes les règles de l'Art — à Paris où l'on con-
naît cet Art — due au ciseau d'un Allemand, avait été
ornée d'inscriptions françaises telles que le grand Dugues-
clin ne les aurait certes pas écrites, votre patriotisme n'en
fut-il pas excité et réchauffé ?
« Cassel est en petit, pour nous Allemands, ce qu'est en
grand Paris pour les Français. Cassel est notre orgueil. De
plus, nous, habitants de Gœttingue, avons un intérêt tout
spécial à cela. Cassel et Gœttingue se servent mutuelle-
ment, et maint illustre voyageur ne \4endrait pas dans notre
région, si les deux villes n'étaient d'aussi proches voisines.
« Pour les deux ouvrages imprimés que vous avez bien
voulu m'envo3'er comme cadeau, je vous présente mes re-
merciements les plus obligés. L'examen de ces deux ouvrages
m'a confirmé dans la haute idée que j'ai de vos talents
dans ce beau compartiment de l'érudition et desquels la
renommée avait déjà fait impression sur moi.
« Pardonnez-moi si j'écris en allemand. A la vérité, j'en-
tends le français, mais je ne m'aventure pas à l'écrire parce
que je cours le danger de faire à chaque ligne une Excu-
ropœana.
.« Dans l'avenir, je saisirai aviden:ent chaque occasion de
vous donner des preuves effectives de la considération très
distinguée avec laquelle j'ai l'honneur d'être votre très
obéissant serviteur.
SCHLOZER.
« Gœttingue. le 26 février 1781. »
La politesse et l'ironie de cette réponse ne découra-
gèrent point Nerciat et l'on a lu la lettre que, sans
craindre le scandale, il écrivit ensuite au rédacteur de
la Gotli. gel. Zeiiung.
Le marquis de Luchet fit semblant de ne rien savoir.
Il écarta tout doucement Nerciat de la cour et le confina
dans ses misérables fonctions d'employé à la Biblio-
thèque, mais le chevalier se garda bien depuis lors de
collaborer en quoi que ce fut au fameux catalogue.
INTRODUCTION 29
Nerciat resta un an encore à Cassel. Son nom figure eu
1781 et en 1782 dans le Hochfuerstl. Hessen-Casselischen
Staatsuni Adress-Calender et il s'y trouve indiqué
comme il suit : « Rath und So i^s-Bibliothecar, Herr
chevalier de Nerciat. »
Cependant, Nerciat cherchait à se procurer une autre
position. Il quitta son poste de sous-bibliothécaire à
Cassel en juin 1782 et entra au service du Prince de
Hesse-Rheinfels-Rotenburg, qui en fit son Baudirector,
c'est-à-dire son directeur ou intendant des bâtiments.
Nerciat avait laissé à Cassel sa femme qui était enceinte.
Parmi les manuscrits conservés à la Landes bibliotek
de Cassel on en trouve un sous la cote : Mscr. Hass.
fol. 450 qui contient un grand nombre de renseignements
de toutes sortes, rassemblés par Rudolf de Butlar, et
concernant les familles nobles de la Hesse ou ayant
séjourné dans ce pays. Une page contient l'indication
suivante :
Monsieur le chevalier de Nerciat, Hesse-Rotenburg Oberbaudirektor
Georg
Philipp
August
Get. Oberneust.
fr. Gem.
9 — 15
10
1782
Ce qui signifie qu'un fils de M. le chevalier de Nerciat,
surintendant des bâtiments de la Hesse-Rothenburg,
naquit à Cassel, le 9 octobre 1782, et qu'il fut baptisé
le 15 octobre, à la paroisse française de la haute ville
neuve de Cassel, sous les noms de Georges-Philippe-
Auguste.
IvC chevalier de Nerciat eut deux fils qui furent
boursiers de l'Egalité. Dans les palmarès on trouve,
l'An VI : « lyOuis-Philippe Nerciat, né à Paris, accessit
de version latine ». Et l'An VII : « Auguste-Georges-
Philippe Andréa, né à Hesse-Cassel, accessit de langues
anciennes et d'histoire naturelle ». Auguste de Nerciat
30 iv'cEuvRE d'andrea de nerciat
entra dans la carrière diplomatique. J'ai trouvé dans
le tome 2^ du Recueil de voyages et de mémoires publié
par la Société de Géographie (Paris, 1825) un Extrait
de la traduction faite par M. le baron de Nerciat d'un
mémoire de M. de Hammer, sur la Perse...
Plusieurs des notes ajoutées à ce travail par le tra-
ducteur sont signées : A, de N.
Le chevalier Andréa de Nerciat ne se plaisait pas
beaucoup dans son nouveau poste d'Oberbaudirektor.
Sa femme venait sans doute de mourir en couches à
Cassel. Le chevalier revint à Paris en 1783 et se remaria
la même année en l'église Saint-Eustache comme cela
a été noté par Ravenel (i) : « Nerciat (André-Robert
Andréa de) épouse Marie-Anne-Angélique Condamin
de Chaussan. Reg. Saint-Eustache 1783 ». Il conserva
des rapports avec toutes les petites cours allemandes où
il avait des amis ; il publiait de la musique et l'on trouve
de lui une Romance (paroles et musique) parue en 1784
dans le Choix de Musique dédié à S. A. S. Monseigneur
le duc des Deux-Ponts :
Tircis dont l'âme délicate
Fut tendre au comble du malheur
Près de mourir pour une ingrate
Nous peignait ainsi sa douleur.
De deux beaux yeux connaissez-vous le prix
Venez admirer ceux d'Ismène,
Mais craignez-vous les maux d'un cœur épris
Fuyez, fuyez mon inhumaine.
Vous brûleriez de mille feux
Si par malheur, cette beauté cruelle
Dardait sur vous une étincelle
De ses beaux yeux.
Tremblez pour vous ! Je défiais l'amour
De ranimer un cœur de glace
Je vis Ismène, hélas ! depuis ce jour
Je suis puni de mon audace.
Il me sembla d'abord si doux
Ce sentiment que soudain elle inspire ;
Bientôt, il devint un martyre.
Tremblez pour vous !
(i) Notes Ravenel : Bib. Nat. mss. fr. n. a. 5859.
INTRODUCTION 31
Plaignez mon sort, je me consume en vain
Le roc est plus tendre qu'Ismène,
Aucun espoir, je sens que le chagrin
Lentement au tombeau me traîne.
Viens me guérir, affreuse mort
Et vous, amis qui savez ce qu'endure
L'amant qui meurt de sa blessure.
Plaignez mon sort.
lyC chevalier de Nerciat avait quitté l'Allemagne sans
regret, mais non sans émotion. « Les Allemands, a-t-il
écrit dans Monrose, m'ont passablement ennuyé, tout
en me forçant à les beaucoup estimer. «
Il ne songea pas avant son départ à revoir le marquis
de IvUchet dont les projets étaient devenus grandioses.
Il s'était fait imprimeur et libraire, rêvant de faire de
Cassel un centre où la littérature française et l'allemande
se rencontreraient pour se vivifier mutuellement. On
devait y traduire en français des livres allemands et en
allemand les succès de la librairie française. Ces idées
commerciales ne laissaient pas de choquer un peu les
habitants de Cassel et l'on se moquait ouvertement du
favori qui trouva un matin attaché à une persienne de
sa maison une feuille de papier sur laquelle on avait
écrit en français : « Monsieur le marquis de Luchet,
Imprimeur, Libraire, conseiller intime de S. A. S. Mgr
de Landgrave, vend toutes sortes de livres ».
La librairie du marquis de Luchet dura du i8 no-
vembre 1783 au II novembre 1785. Au commencement
de 1785, la Krieg und Domainen Kasse demanda au
Landgrave la suppression des comédiens français qui
coûtaient cher à la couronne.
Frédéric II allait se séparer à regret de sa chère troupe
française, lorsqu'en bon courtisan, Luchet prit à son
compte, jusqu'en 1788, l'entreprise du Théâtre-Français,
moyennant une subvention de 3.000 écus la première
année et 4.000 les suivantes, plus les dédits à payer aux
artistes renvoyés avant la fin de leur engagement. A
Cassel, le Landgrave devait avoir une loge à sa dispo-
sition et dans les Résidences, la troupe devait jouer
devant la cour seule.
32 l'cEUVRE D 'ANDREA DE NERCIAT
Frédéric II mourut le 31 octobre 1785, et presque
aussitôt après l'avènement du I^andgrave Guillaume IX,
on conseilla au marquis de I^uchet d'abandonner les
postes qu'il occupait et de quitter la Hesse.
Il se démit de ses fonctions le 10 février 1786 et quitta
Cassel le 3 avril à 5 heures du matin.
lya troupe française fut congédiée et la population de
Cassel approuva par des manifestations le départ des
sauteurs français, c'est ainsi que le peuple hessois appelait
ces comédiens. Ceux dont l'engagement n'était pas
terminé reçurent six mois de gages.
M. de I^uchet passa au servdce du prince Henri de
Prusse. Un roman du marquis avait à ce moment un
véritable succès. Il s'agit du Vicomte de Barjac ou
Mémoires pour servir à l'histoire de ce siècle, que l'on a
quelquefois attribué à Choderlos de I^aclos.
Il n'y a pas lieu d'insister ici sur le reste de la carrière
du Marquis de l/uchet, qui est connue.
* I
* *]
A son retour en France, le chevalier Andréa de Nerciat
reprit le métier des armes qui masquait sans doute celui
d'agent secret. Il fit partie des ofiiciers qu'en 1787, le
Roi envoya soutenir les patriotes hollandais, insurgés
contre le Stadhouder. Déguisé en bourgeois, Nerciat
arriva secrètement par Gorcum à Utrecht.
Il revint bientôt et il semble qu'il fut chargé la même
année d'une mystérieuse mission diploqiatique en Au-
triche. Il alla aussi en Bohême, et fit imprimer à Prague
deux comédies-proverbes : Les rendez-vous nocturnes
ou l'aventure comique et Les amants singuliers ou le
mariage par stratagème. Il reçut en 1788 la croix de
Saint-I^ouis et fit paraître la même année les Galan-
teries du jeune chevalier de Faublas.
Ive roman de Louvet de Couvray venait de voir le
jour et Nerciat voulut profiter de la vogue d'un ouvrage
où il reconnaissait l'influence de Félicia. En 1788, il fit
encore paraître Le Doctorat impromptu dont Monselet
dit qu'il est « écrit avec légèreté ».
INTRODUCTION 33
En 1789 parurent ses Cofites smigrenus, en 1792 Mon
noviciat et Monrose dont il ne faut pas douter malgré
Wolff (i) que ce soit un ouvrage de Nerciat. Il semble
que pendant la Révolution, Nerciat joua un rôle assez
louche, demeurant comme agent secret aux gages de la
République qu'il détestait et trahissait peut-être.
Quoi qu'il en soit, il se préoccupait toujours de ses
livres. Il laissa paraître en 1793 les Aphrodites et vendit
le manuscrit du Diable au corps qui ne devait paraître
qu'en 1803, à Mézières, après la mort de l'auteur.
Cependant, le métier d'écrivain ne remplissait pas
tous ses loisirs, et tandis que ses fils étaient boursiers
de l'Egalité, le cito^'en Nerciat exerçait la profession
équivoque de policier.
Sabatier de Castres le mentionne dans sa lettre au
général Bonaparte (2) datée de Leipzig, 19 mai 1797 :
« L'agent chargé de surveiller M™^ de Buonaparte est
le baron de Xerciat (Nercia) qui se donne tantôt pour
italien et tantôt pour français et qui est auteur de
quelques romans orduriers très mal écrits ».
On retrouve ensuite Nerciat à Naples où il fut envoyé,
sans doute sur sa demande et la même année, à cause de
sa connaissance de l'allemand et de l'italien, pour sur-
veiller la cour. Il se présenta comme un émigré qui
n'avait quitté son pays que pour venir dans celui d'où
sa famille était originaire. Il fut bien accueilli et la reine
lui accorda une pension. Il est toujours agent secret aux
gages de la France, mais ses préférences qu'il ne parvient
pas à dissimuler le portent à passer au service de
Naples (3). Paris est bientôt informé de cette trahison
(i) Allgemeine geschichte des Romans... (léna, 1850).
(2) Catalogue... de deux cabinets connus, 19 décembre 1871, n° 95
(vendu 44 fr.).
Cette lettre (moins ce passage et quelques autres) a été imprimée
dans Lettres critiques, morales et politiques sur V esprit, les erreurs et les
travers de notre temps. Erfurt, pet. in-12, VI-28 p.
(j) M. Maurice Toumeux pense que Nerciat joua un rôle important
comme agent au service de Naples, sous le nom supposé de M. de Bressac.
Ce Bressac a été mentionné par quelques historiens. Il se trouvait
à Berlin en 1798 et il est question de lui dans plusieurs rapports con-
servés aux Archives des Affaires étrangères. Caillard écrit de Berlin
34 L CEUVRE D 'ANDREA DE NERCIAT
et le 13 nivôse, an VI, Trouvé, chargé d'affaires à Naples,
écrit à Talleyrand : « Le citoyen Nerciat auquel j'ai
envoyé celle par laquelle vous lui annoncez qu'il n'est
plus porté sur vos états comme agent secret est venu
me remettre deux tableaux de chiffres n^^ 5 et 6 (Italie
germinal, an V) et m'a aussi apporté la lettre que vous
trouverez ci-jointe ». On peut supposer qu'à partir de
ce moment Nerciat rompit définitivement avec la
République. Il avait gagné la confiance royale et en
1798, Marie Caroline le chargea d'une mission secrète,
auprès du Pape. Le chevalier de Nerciat arriva à Rome
en février, au moment où les troupes françaises
commandées par le général Berthier s'emparaient de la
ville.
le 2 ventôse , an VI : « J'ai remis, il y a quelques jours, au cabinet
de Berlin, la note concernant les décorations de l'ancien régime.
Leur suppression totale ne souftrira aucune difficulté, mais le minis-
tère tient à ce que l'ordre qui émane du roi à ce sujet, ne porte que
sur ses propres sujets et sur les étrangers qui sont à son service ou qui
jouissent dans ses Etats du droit d'asile sans qu'il puisse concerner en
aucune manière les étrangers... Je vous prie de faire décider la cour de
Naples le plus promptement qu'il sera possible et de demander qu'elle
donne immédiatement l'ordre de se conformer à cette mesure, à un
certain M. de Bressac ou Pressac qui se trouve à Berlin depuis quelque
temps. C'est un Français qui dit qu'il est depuis très longtemps au service
de Naples où il est chambellan du Roi. Il porte la croix de Saint Louis.
On se rappelle de l'avoir déjà vu ici autrefois, et on lui suppose des
intentions, quoique je ne le voie en aucune autre liaison qu'avec les
émigrés, ce qui est assurément sans conséquence. Je le regarde comme
un de ces agents secrets qui aura intrigué à Naples pour se faire donner
une mission quelconque à l'étranger et surtout de l'argent. Au reste
il pourrait arriver qu'il reçût de Naples l'ordre de quitter la croix
et qu'il le dissimulât. C'est un cas à prévoir et à prévenir et il faudrait
pour cela (juc le ministre de Berlin pût avoir une connaissance offi-
cielle de l'ordre général que S. M. Sicilienne donnera à ce sujet. »
Une lettre de Parandier portant la même date confirme le rapport de
Caillard en exagérant l'importance de Bressac.
« Il est arrivé ici depuis quelque tenaps un fameux aventurier
nommé Bressac. Cet homme si connu à Xaples par son immoralité,
par ses basses intrigues en politique, par ses liaisons avec la reine, par
son intimité avec son favori et par toutes sortes d'infamies, se dit
actuellement brouillé avec Acton, et obligé de voyager tant que son
ennemi sera en faveur. Il est reçu à la cour et dans les principales
maisons avec une distinction particulière et affecte un luxe ridicule
dans un pays où les fortunes bornées ne permettent pas de s'y livrer.
INTRODUCTION 35
Nerciat fut aussitôt arrêté et incarcéré au château
Saint- Ange. On n'a encore mis au jour aucun rensei-
gnement relatif à l'emprisonnement du chevalier de
Nerciat, et son nom même a échappé à M. Rodocanachi
qui a consacré (Hachette, 1909 in-40) un^ important
ouvrage à la vieille citadelle romaine, ha. détention du
chevaHer se prolongea au delà de l'évacuation de Rome
par les Français.
Il fut élargi dans les premiers jours de l'année 1800.
Il était tombé gravement malade dans son cachot et
avait perdu tous ses papiers parmi lesquels se trouvaient,
paraît-il, les manuscrits de quelques ouvrages. Aussitôt
libre, tout malade qu'il était, il revint à Naples où il
mourut presqu'aussitôt, dans les derniers jours du mois
de janvier.
Psychologue subtil et raffiné, esprit dégagé de tous les
préjugés, écrivain délicieux, aux néologismes presque
toujours heureux, personnage équivoque et séduisant, le
Faufilé partout, d'une activité inconcevable, ses jactances, ses manières
intrigantes, décèlent le but de son séjour ici. Quoi qu'il ne soit qu'un
intrigant subalterne et le prôneur débouté de la coalition, cependant
son séjour ici ne laisse pas que de faire beaucoup de mal. Dans un
pays où nous ne sommes pas aimés, où toute espèce de rapprochement
n'est amené que par la peur de la puissance républicaine... tout ce
qui tend à réveiller les passions, les haines, à entretenir les soupçons
et les défiances ne saurait trop être écarté. »
Le 19 ventôse an VI, Taylleyrand répond à Gaillard :
«... J'ai fait écrire à Naples relativement à M. de Bressac, qui^ se
montre à Berlin avec la croix de Saint-Louis. Je suppose que c'est
l'aventurier dont il est fait mention peu honorable dans les mémoires
de Gorani. Quand je serai instruit des effets des démarches qui auront
lieu à Naples, je vous en instruirai ».
Enfin, le 18 germinal an VI, Trouvé écrit à Talleyrand :
« J'ai reçu vos deux lettres 5 et 6 en date du 18 ventôse, relatives
aux démarches touchant les décorations de l'ancien régime. Vous m'en
prescrivez une relativement à M, de Bressac, je vais m'en acquitter
avec d'autant plus d'empressement, que ce Bressac a dans toutes les
occasions, déployé l'animosité la moins équivoque envers les Français. »
Toutefois, ces' extraits ne paraissent point démontrer que Nerciat et
ce Bressac, n'aient été qu'une seule personne. Au contraire, il y a lieu
de croire qu'au moment où M. de Bressac se pavanait à Berlin, Nerciat
se faisait arrêter à Rome, et qu'à la date où Trouvé protestait à Naples
contre la décoration de Bressac, Nerciat était déjà enfermé dans un
■cachot du castel Saint-Ange.
36 l'cëuvre d'andréa de nerciat
charmant auteur de Félicia finissait en même temps que
le xvni^ siècle dont il est l'expression la plus délicate et
la plus voluptueuse (i).
G. A.
(i) Je tiens à remercier ici le savant M. Maurice Tourneux qui m'a
fait le don précieux de ses notes sur le chevalier de Nerciat. M. le doc-
teur Lohmeyer, directeur de la Landesbibliothek de Cassel et M. le doc-
teur Sœffler, bibliothécaire à la Landes bibliolekk de Stuttgart, ont éga-
lement part à ma reconnaissance.
ESSAI BIBLIOGRAPHIQUE SUR I,ES ŒUVRES
D'ANDREA DE NERCIAT
Félicia, ou mes Fredaines avec l'épigraphe : La faute en est
aux Dieux qui me firent si folle. Londres, 1775. — 4 vol. in-
18 ; 12 gravures libres par Borel (non signées) (i). D'après
ce qu'en dit Nerciat dans Monrose, cette édition aurait paru
en Belgique.
Félicia, ou mes Fredaines, etc., 1776. 4 vol. in -18 ; 12 gra-
vures.
Félicia, ou mes Fredaines, etc. A Londres MDCCLXXVI.
4 tomes in-i8 souvent reliés, en i vol.
Félicia, ou mes Fredaines, etc., Londres, 1778. — 4 vol. in-
18, 12 grav. cette édition est celle que Nerciat donna à la
Bibliothèque de Cassel où il était Sous-Bibliothécaire. Et
dans l'Extrait placé en tête de Monrose, l'auteur dit à pro-
pos de Félicia que « la moins mauvaise édition est celle
en deux volumes, chacun de deux parties, et divisée en
chapitres, qui est sortie en 1778 d'une presse d'Allemagne.
On la reconnaît au titre gravé et placé dans un ovale de
feuillage ».
Félicia, ou mes Fredaines, etc. Londres, 1782. — 4 vol. in-
18 ; 12 fig. par Borel d'après Eisen (non signées). Onze fig.
sont libres.
(i) Félicia a été traduit en anglais et publié dans le tome II, de The
Exquisite. A collection of taies, historiés and fancy essays, London,
M. Smith. — s. d. (1842-1844) 3 vol. gr. in-40, 45 numéros, avec figures.
Magazine hebdomadaire dont chaque numéro se vendait d'abord
4 pences et plus tard 6 pences. Les figures sont assez libres. La plupart
des ouvrages qu'on y trouve sont traduits du français.
38 l'cEUVRE D 'ANDRÉA DE XERCIAT
Félicia, on mes Fredaines ; etc., MDCCLXXXIV. — (sans
lieu d'ini])ression, Paris, Cazin, 4 vol. in-i8 avec 24 fig. par
Borel d'après Eisen (non signées). Onze sont libres.
Félicia, ou mes Fredaines, etc., MDCCDXXXIV . — 4 vol.,
petit in-icS avec les figures d'après Ei.'^en. Les figures sont re-
tournées, sauf le frontispice ; et la huitième (avec le clair de
lune) est couverte.
Félicia, ou mes Fredaines, orné de figures en taille-douce,
etc., A Londres. — (s. d.) 4 parties reliées souvent en 4 vol.
in-i8. Vignette sur le titre (panier fleuri) (Figures libres).
Félicia, ou mes Fredaines, etc., Amsterdam, 1780. — 2 vol.
pet. in-80.
Félicia, ou mes Fredaines, etc., A Amsterdam. — 4 parties
en 2 tomes souvent reliés en i vol. in-80. 2 fï. liminaires,
216 pp. et 2 û". liminaires, 256 pp.
Félicia, ou mes Fredaines, etc., A Amsterdam, MDCCL
XXXV. — Deux tomes en 2 vol., in-i8., 2 frontispices.
L,es vers
Voici mon très cher ouvrage
etc.
se lisent au verso dti titre du tome deuxième.
Contrefaçon des éditions Cazin.
Félicia, ou mes Fredaines, etc., Amsterdam, 1786, 2 tomes
pet. in-80.
Félicia, ou mes Fredaines, etc., A Amsterdam, 1792. —
2 tomes pet. in-80.
Félicia, ou mes Fredaines, etc., Amsicrdatu, 17Q3. —
2 tomes petit in-S".
Félicia, ou mes Fredaines, etc. A Amsterdam, Aux dé-
pens de la Société Typographique, I79r, 4 parties en 2 vol.
in-i8.
Félicia, ou mes Fredaines, etc. Amsterdam, 1705. 2 tomes
pet. in-8".
ESSAI BIBLIOGRAPHIQUE 39
Félicia, ou mes Fredaines avec figures Paris chez les mar-
chands de nouveautés 1795. — 4 vol. pet. in-12 avec les fig.
d'après Eisen.
Félicia, ou mes Fredaines, etc., Paris an IIL — (1795)
4 vol. in-i8 avec les fig. d'après Eisen.
Félicia, ou mes Fredaines, etc., Paris, 1797. — 4 vol. in-
18 avec les fig. d'après Eisen.
Félicia, ou mes Fredaines, etc., Paris, 1798. — 4 vo'. in-
18 avec les fig. d'après Eisen.
Félicia, ou me Fredaines, etc., Londres, 1812. — (Bruxelles)
4 vol. in-i8 avec 24 fig. d'après Eisen.
Félicia, ou mes Fredaines, etc., Londres, 1834. —
(Bruxelles), 4 vol. in-i8 de 162, 179, 198 et 179 pp.
Félicia, ou mes Fredaines par Andréa de Nerciat, Londres,
1869. — (Bruxelles), Alphonse, L,écrivain et Briard qui impri-
mait, 4 tomes en 2 vol. in-12, avec 24 figures, d'après Eisen.
Félicia, ou mes Fredaines, etc., (s. 1.), 1869. — (Biuxelles)
Vital- Puissant ?) 4 vol. in-i8 ; 24 £g. litres d'après celles
d'Eisen.
Félicia, ou mes Fredaines, etc. — (Bruxelles, Kisterra-
ckers, 1890), 2 vol. in-i6, 4 fig. dans le texte.
Monrose, ou le libertin par fatalité, suite de Félicia [s.l.],
1792. — 4 vol. in-i8 et parfois in-S^ (i).
Monrose ou suite de Félicia par le même aiiteur [s.l.[ 1795.
— 4 vol. in-i8 avec 24 gravures libres atribuées par Cohen
à Quéverdo.
Monrose, ou suite de Félicia par le même auteur, à Paris,
an V (1797). — 4 tomes in-12 avec les 24 grav. libres. Le
1^^ tome ou Première Partie comprend i feuillet prélimi-
naire X — 179 pages et i feuillet pour la table ; la deuxième
partie i feuillet, prél. 202 p. et i f. pour la table.
(i) The Exquisite (voir la note au i'^'' article de Félicia) renferme au
tome III un abrégé de Monrose.
40 l'œuvre D 'ANDRÉA DE NERCIAT
Le titre répété en tète du ler chapitre de chaque partie
porte : Monrose ou le libertin par fatalité.
Monrose, ou suite de Félicia par le même auteur Paris, an
huitième. — 4 vol. in-i8 avec les fig. libres.
Monrose, ou suite de Félicia par le même auteur, à Paris
chez le Prieur, libraire quai Voltaire, no 12 an IX. — 4 vol.
in-i6, 4 fig. non signées.
Monrose, ou le libertin par fatalité, par Andréa de Xerciat,
1792-1871. — (Bruxelles, lécrivain et Briard, imprimé
par Briard) 4 vol. in-i8, avec les grav. copiées sur celles
attribuées à Qaéverdo.
Les galanteries du jeune chevalier de Faublas ou les Folies
parisiennes, par l'auteur de Félicia, Paris, 1788. — 4 vol. in-
12. Le Faublas de Louvet de Couvray sort manifestement
de Félicia. Quoi d'étonnant si Nerciat a voulu revendiquer
un peu de cette paternité en essayant de profiter d'une
vogue où il avait part ? Les sept premières parties des
Amours de Faublas venaient de paraître en 17S7-1788. Je
n'ai point eu entre les mains l'ouvrage de Xerciat, je ne
sais donc point si c'est comme l'insinue Vital-Pui.^sant, une
imitation de l'ouvrage de Louvet, mais c'est peu probable.
Nerciat a dû, peut-être même à l'instigation de son libraire,
changer pour celui du chevalier de P'aublas, le nom du
héros d'un ouvrage déjà tenniné et prêt à être publié.
Mon noviciat ou les joies de Lolotte [avec épigraphe'.
Pour être heureux, ô Lubriques mortels !
Faut-il, hélas, un trône et des autels !
Fouiromanie, Chant I
[s.l.[ 1792. — (Berlin), 2 vol. in-i8, avec 2 grav. libres (i).
(i) Ce roman a été traduit en allemand :
Mein Novizial [qui forme le 3^ vol.] m Band des Priapische Roman:
Rom. bei Seraph Calzzovulva 1791-97. — (Berlin).
Mein Noviziat, etc. — Réimpression des Priapische Romane faite à
Leipzig vers 1810. Voici 1* titre complet d'une réimpression faite à
Leipzig vers 1860 :
Priapische Romane 1 1 J Band Drille A btheiluug Boston Bei Reginald
Chesterfield [avec une vignette représentant deux amours, remouleurs
dont l'un repasse un... tandis que l'autre fait pipi sur la meule, un
ESSAI BIBLIOGRAPHIQUE 4I
Mon noviciat, ou les joies de Lolotte -par Andréa de Nerciat
1792-1864. — Avec l'épigraphe (BruxeUes, 1886, Poulet-
Malassis) 2 parties en 2 vol. in-i8, 2 f. libres. A la fin du
premier vol. on trouve cette note : « CEuvre d'Andréa de
Nerciat avec figures sur acier (même format et même typo-
graphie que mon Noviciat. Sous presse, Le Doctorat im-
promptu, I vol. 2 fig. Les Aphrodites, 4 vol. 8 fig. En pré-
paration. Le Diable au corps, Félicia., ou mes Fredaines,
Monrose ou suite de Félicia, etc. I;e dernier ouvrage sera
précédé d'une notice sur la vie d'Andréa de Nerciat rédigée
sur des documents nouveaux et des correspondances ina-
chevées de la plus grande curiosité ». Cette notice n'a pas
paru. Il y a quelques exemplaires sur Chine avec Etats
(noir et bistre) des figures.
Mon noviciat ou les joies de Lolotte par Andréa de Xerciat,
Paris. Aux dépens de la compagnie 1890. — (Sans l'épigraphe,'
titre en rouge et noir) 2 tomes en 2 vol. in-80 174-17S pp!
(grav. libres).
L.es Aphrodites ou Fragments thali-priapiques pour servir
à l'histoire du plaisir. Lampsaque, 1793, 8 part, petit iu-80 de
80 pp. I planche chacune. Ces 8 parties se reliaient en i ou 2
vol. Ees fig. sont hbres. Cohen les attribue à Freudenberg.
E'ouvrage est bien imprimé. Jusqu'ici il n'a été signalé que
' rois exemplaires de cette édition originale. Le i^r a appar-
tenu à M. Bégis. La 6^ figure qui manquait avait été re-
produite de l'original par le procédé Pilinski ; le deuxième
exemplaire était complet, il a appartenu à M. Frédéric Hen-
key, anglais résidant à Paris ; un troisième exemplaire était
en Angleterre, il a été vendu à Paris en 1S60. Cette édition
aurait été imprimée à l'étranger pendant la Révolution (i).
deuxième titre porte] Mein Noviziat III Band Erste Abtheilung. [Les
autres vol. des Priapische Romane contiennent le i^r une adaptation du
Fanny Hill et le 2^ une adaptation du Meursius. Mon Vovidat a aussi
servi, paraît -il, pour deux ouvrages anglais en lettres ; Hmv io raise love
or muiual amatory seccret London 1848 — (Amérique) in-i8 fig,
How to make love, or the Art of making love in more ways than one,
exemplified in a séries of most luscious adventures between two cousins,
trmslated from the french. — (s. 1. n. d.) en 12 f. Il y a au moins une
réédition in-12 récente (vers 1860).
(i) The Exquisitc (voir la note au i" article de Félicia ) renferme la
traduction du i^'' numéro des Aphrodites.
42 l'ceuvre d'andréa de xerciat
Les Aphrodites ou Fragments thali-priapiques pour servir
à l'histoire du plaisir. Réimpression textuelle et l'édition
unique et rarissime de Lampsaque, 1793. Bâle, imprimerie
de Steuhen frères, 1864. — Avec l'indication : « tirage :
200 exemplaires numérotés de i à 200 », et un Avis de l'édi-
teur intéressant. 2 vol. in-12 (Bruxelles, Jules Gay, imprimé
par Mertens) avec la reproduction des grav. originales. Ou-
vrage recherché. Vital-Puissant, éditeur belge fort médiocre
et qui ne vivait qu'en contrefaisant les éditions de Gay et de
Poulet-Malassis, rapporte dans une note oii l'injustice se
mêle à des détails sans doute véridicjues : « Cette édition
est tellement mauvaise qu'à la suite de nombreux reproches
reçus de quantité d'amateurs à ce sujet, Jules Gay fut obligé
de la jeter en quelque ^orte au panier. A cet effet, il vendit
les 80 ou 90 exemplaires qui restaient sur 200 au sieur Jean-
Pierre Blanche, son compatriote, Parisien, réfugié à
Bruxelles, où il avait étabh une petite librairie d'occasion en
chambre, rue vSaint-Jean. Cette vente fut effectuée au prix de
quatre-vingts centimes l'exemplaire, Jules Gay ayant préa-
lablement enlevé les titres et la préface de l'ouvrage. Il va
sans dire que J.-P. Blanche, l'acquéreur s'empressa de faire
réimprimer une préface quelconque et les titres enlevés et
qu'ainsi, il parvint peu à peu à écouler entièrement les
exemplaires en sa possession. Nous tenons ces renseigne-
ments certains d'un libraire ({ui fut témoin oculaire de
cette alïaire (i) ».
(i) Bibliographie anecdolique et raisonnce de tous les ouvrages d'Andr a
de Nerciat par M. de C... bibliophile anglais, édition ornée du portrait
inédit de Nerciat gravé d'après l'original appartenant à M. B... de Paris
Londres Job-Alex. Hoogs, éditeur-libraire Burlington Arcade et se trouve
à Paris, à Bruxelles et à Stuttgart 1876. 111-8° de 63 pp. et i p. de table
des matières tiré paraît-il à 150 exemplaires. Au verso du faux-titre
on lit : Printed By lùhvard Cox 314 OUI Kest Road et à la fin du livre :
Hic liver impressus est in civitate londoniensi and e.xpcsas Vitalis potentis,.
belgici civis in urbe Lutetiœ nmnentis. Anno Domini MDCCCLXXVI. En
réalité ce livre a été imprimé à Bruxelles pour le compte de Vital-
Puissant qui n'est pas seulement l'éditeur de cet ouvrage, véritable
pamphlet catalooruc où il attaque des concurrents et vante ses produits
— mais l'auteur même. Les dernières pages du livre sont occupées
par des notices sur des réimpressions faites pour le compte de Vital-
Puissant. En frontispice, se trouve le portrait sur chine d'Andréa de
Nerciat d'après la sangine à M. Br. de Paris. Ce portrait imprimé eri
rouge a été tiré sur la planche qui a servi pour le même portrait, qui
se trouve en tête des Contes nouveaux d'Andréa de Nerciat. édition
de Poulet-Malassis (\'oir ce qui est dit de cet ouvrage). Et sans doute
ESSAI BIBLIOGRAPHIQUE 43
Ces exemplaires sont peut-être ceux qui portent ce titre :
Les Aphrodites, etc., Bruxelles, Schmidt.
Les Aphrodites, etc., par Andréa de Nerciat [avec cette
épigraphe]. Priape, soutiens mon haleine. Piron, ode à Priape,
1793-1864. — 8 numéros en 4 vol. in-i8, 8 fig. libres gravées
sur acier d'après celles de l'édition originale, et i fron-
tispice de Rops ; j'en ai vu vm exemplaire avec 2 frontis-
pices de Rops. (Bruxelles. Auguste Poulet-Malassis, im-
primé par Briard.) A la fin du n^ 4, c'est-à-dire du 2^ vo-
lume on trouve un catalogue annonçant la publication des
Œuvres complètes d'Andréa de Nerciat avec figures gravées
sur acier. Sous presse Le Diable au corps, 4 vol. avec gra-
vures d'après douze beaux dessins attribués à Monnet, qui
ornent un manuscrit de ce livre célèbre appartenant au duc
d'A Ce manuscrit en 2 volumes in-40, daté de 1798, et,
par conséquent postérieur d'une dizaine d'années à la date
d'achèvement du livre que Nerciat avait terminé suivant
toute probabihté, avant 1788, est conforme, à quelques va-
riantes près, à l'édition originale de 1803. Les dessins de
Monnet présentent cette particularité que sans souci de
l'anachronisme, cet artiste les a composés avec les costumes
et le mobilier du temps où on les lui a demandés. Les ama-
teurs apprécieront d'autant plus cette particularité que les
gravures de l'édition originale du Diable au corps, publiée
après la mort de Nerciat, sont informes, et qu'il n'existe
pas de livres erotiques bien exécutés dont les figures repré-
sentent les modes du Directoire. En préparation. Le Doc-
torat impromptu. ■ — La matinée libertine. — Félicia ou mes
Fredaines. — Monrose ou suite de Félicia, etc., etc. • — Le
dernier ouvrage de la série se composera d'une notice sur
la vie d'Andréa de Nerciat rédigée sur des documents entiè-
rement nouveaux, et de correspondances inédites de Ner-
ciat avec plusieurs femmes et divers gens de lettres, Beau-
marchais, Rétif de la Bretonne, Grimod de la Reynière,
Pelleport (auteur des Bohémiens), etc., le volume sera orné
de fac-similé. On fait appel à l'obligrance des curieux qui
connaîtraient des portraits de Nerciat — et qui pourraient
ajouter à l'ensemble déjà extraordinaire de pièces sus-men-
cette Bibliographie de Vital-Puissant n'est-elle qu'une nouvelle édition
augmentée de l'ouvrage suivant publié par le même Vital-Puissant :
Eclaircissements historiques sur les Aphrodites et le Diable au corps du
chevalier Andréa de Nerciat et sur leur auteur 1871 in-i8.
44 I* ŒUVRE D ANDREA DE NERCIAT
tionnées ». Ce recueil n'a jamais paru. Il y a quelques exem-
plaires sur chine avec deux états {noir et bistre des figures).
Les Aphrodiies, etc., Lampsaque 1793. — (Belgique, vers
1872), 2 vol. in-i8, 360-376 pp. précédés d'une notice histo-
rico-bibliogra])liique. 8 fig. d'après celles de l'éd. orig. et 2
frontispices de Rops. C'est probablement une contrefaçon
de l'éd. de Poulet-Malassis, contrefaçon exécutée pour le
compte de Vital-Puissant. Il paraît qu'il n'en a été tiré que
50 exemplaires.
Le Diable au corps... 1798. — Manuscrit en 2 vol. in-40. Il
a appartenu au duc d'Aumale. On y trouve quelques va-
riantes avec le texte de l'édition originale (1803). Il contient
douze dessins libres attribués à Monnet. Ce manu.^crit et
ces dessins ont servi à Poulet-lMalassis pour son édition de
1864 (Voir ce qui est dit à l'article des Aphrodites). Je ne
sais où est à présent ce manuscrit. Est-il écrit de la main
de Nerciat ? C'est peu probable. Le chevalier, d'après ce
qu'il dit dans sa préface, aurait écrit .son ouvrage « bien
longtemps avant le lever éclatant de Figaro )'. Le Barbier
de Séville fut joué en 1775 et le Mariage de Figaro en 1784.
Plus loin le chevaUer précise en indiquant que le Diable au
corps était écrit avant 1776. Ces éclaircissements, Xerciat les
donne en manière de plainte contre « des imprimeurs français
établis en Allemagne pour y faire une espèce de contre-
bande littéraire », qui avaient publié la première partie
du Diable au corps sous ce titre :
Les écarts du tempérament ou le catéchisme de Figaro ;
esquisse dramatique
[Avec cette épigraphe :]
Et Jlon flou, lure lure, lure
Chacun a son tour et son allure
A Londres 1785. — In-i8o avec 4 grav. libres a.ssez mal
faites. Nerciat dit que c'est « une brochure négligée, pleine
d'absurdités, inintelligible en plusieurs endroits ». Il ajoute :
(1 Je ne conçois pas trop bien quelle avait pu n'être la S])écu-
lation des éditeurs, mais il est clair qu'ils n'ont pas su lire,
ou qu'ils se sont fait une tâche de tout gâter. Pas le moindre
écart, pas la moindre addition, le moindre retranchement
qui ne soit un contre-sens, une i)latitvule, ou <lu moins tme
faute contre le goût, sans parler des innomlirables diflfor-
ESSAI BLBI,IOGRA.PHIQUE 45
mités purement t^^pographiques ». Quoi qu'il en soit, cette
première partie lui fut dérobée vraisemblablement en 1770
et c'est vers cette époque que Nerciat termina son ouvrage.
Cette édition fautive, mal intitulée, volée à l'auteur, fut
contrefaite dans le pays même où elle avait été publiée, et
Nerciat ne parut pas avoir eu connaissance de cette contre-
façon dont le titre était modifié. On s'était enfin aperçu
que Figaro n'avait pas aft"aire dans cette fantaisie :
Les écarts du libertinage et du tempérament, ou vie licen-
cietise de la comtesse de Motte-en-feu, du Vicomte de Mo-
lengin, du Valet Pine-fort, de la Conbanal, d'un âne et de
plusieurs autres personnages, nouvelle édition. A Conculix,
chez l'abbé Boujarron, bon bretteur, 1793. — in-i8 de 132 p.
figures.
Le Diable au corps, œuvre posthume du très recomnian-
dable Docteur Cazzoné, membre extraordinaire de la joyetise
Faculté Phallo-Coiro-pygo-glottonomique 1S03. — 3 vol.
in-So, 20 figures libres avant la lettre et encadrées, les fi-
gures sont bien exécutées. Il en fut tiré 500 exemplaires
de ce format et 500 exemplaires en format in-i8, mais en
6 volumes et les figures ne sont pas encadrées. Elles portent
sur le titre et avant la date avec figures. Quelques exem-
plaires in-iS présentent encore quelques diô'érences et no-
tamment la date est indiquée ainsi : MDCCCIIL Cette édi-
tion avait été préparée par Nerciat, il en écrivit l'Aver-
tissement nécessaire en 178g. La Révolution dérangea ces
projets et l'ouvrage ne parut qu'en 1803, après la mort de
son auteur. L'imprimeur fut, paraît-il, Frémont, à Mézières
(Ardennes). La plus grande partie de l'édition fut saisie
lors de son entrée à Paris, ce qui explique que les exemplaires
en soient si rares. On recherche surtout les exemplaires in-S».
La Bibliothèque Nationale en possède un. On en a signalé
un autre qui appartenait à M. Frédéric Henkey, biblio-
phile établi à Paris, l'un des auteurs, dit-on, du charmant
ouvrage libre : L'école des biches, et le même qui possédait
un des trois exemplaires connus de l'éd. orig. des Apkro-
dites. L'exemplaire du Diable au corps de M. Henkey était
parfait et contenait de plus de 20 dessins exécutés par un
artiste inconnu, mais moins beaux que ceux de Monnet. Le
catalogue n° 2 (190g) de la librairie Chrétien offre un exem-
plaire à toutes marges dans un état parfait au prix de 700 fr.
Le Diable au corps, etc. 1842. — (Allemagne-Stuttgart ?)
46 l'œuvre d'andréa de nerciat
6 vol. in-32 de XII 208, 204, 188, 194, 259 et 216 pp. avec
tirage nouveau des anciennes planches de l'éd. originale.
Mauvaise réimpression.
Le Diable au corps, etc., 1864 (Bruxelles, publié par A.
Poulet dit Malassis associé avec A. Lécrivain et Briard qui
inii)riniait) 3 vol. in- 12 avec 12 fig. d'après 12 dessins attri-
bués à Monnet faisant partie d'un manuscrit appartenant au
duc d'Aumale et reproduit dans cette édition. Il présente
quelques différences d'avec celle de 1803. Les dessins re-
présentent les costumes et le mobilier du temps où on les a
commandés (Y. plus haut ce qui concerne l'édition Poulet
et Malassis des A phr édites et les précédents articles sur
Le Diable au corps). Outre la reproduction des douze dessins,
cette édition contient en outre 4 frontispices par FéUcien
Rops. Il y aurait eu 5 exemplaires in-40 sur papier vergé
fort de Hollande.
Le Diable au corps, etc., Cazonné [Andréa de Nerciat),
membre etc., Genève (Bruxelles, Christiaens, vers 1865)
3 vol. petit in-i2, 12 planches libres et mauvaises.
Le Diable au corps, etc., Cazonné {Andréa de Nercait),
membre, etc., Genève 1786. — (Bruxelles, vers 1S72) 4 vol.
in-i8, 32 fig. gravées.
Le Diable au corps, etc., Cazonné {Andréa de Nerciat),
Membre, etc., Genève 17S6. — (1873, contrefaçon alle-
mande ou hollandaise de l'éd. précédente) 4 vol. avec 36
mauvaises planches souvent coloriées donnaient des indi-
cations erronées relativement à leur placement, >,z fig. dont
les contrefaçons lithographiées des figures de l'édition pré-
cédente et 4 qui servent de frontispice sont de mauvaises
diableries exécutées à la détrempe et qui ont déjà servi dans
des albums de charges obscènes.
Le Diable au corps, etc., Mézièrcs chez Frémont impri-
meur-libraire 1803-1876). (Bruxelles, \'ital-Puissant), 4 vol.
plus I vol. contenant la bibliographie des ouvrages de Nerciat
(c'est la Bibliographie anccdotiquc et raisonnée qui a été
décrite plus haut, en note). En tout 5 vol. petit in-80 con-
tenant 34 gra\\ sur chine, fac-similé des 20 gravures de
l'édition originale, 12 gravures d'après les dessins de Monnet
•et double épreuve (i rouge, i noire) du portrait de Nerciat
ESSAI BIBUOGRAPHIQUE 47
{c'est celui qui est en tête des contes nouveaux, éd. Poulet-
Malassis et que Vital-Puissant avait reproduit en tête de
la Bibliographie anecdotique et raisonnée. Voir les articles
concernant ces deux ouvrages.
Le Diable au corps, etc., Cazonné (Andréa de Nerciat),
membre, etc., orné de gravures, Genève 1786. — (Bruxelles
1890). Le titre est imprimé en rouge et noir. 4 tomes in-80
■en 4 vol. indiqués tome premier, etc., VIII, 152, 148, 177 et
248 pp. orné de 36 fig. plus 4 frontispices lithographies.
Le Doctora impromptu 1788. — In-32, 120 pages avec
2 jolies gravures libres. Livre rare. Lemonnyer dit que
c'est « un Cazin du meilleur temps ».
Le Doctorat impromptu, Londres 1788-1866. — (Bruxelles
Poulet-Malassis) in-12 IV, 98 pages avec 2 gravures d'après
•celles de l'édition originale. Papier vergé.
Le Doctorat impromptu... — (Vers 1870) avec les deux gra-
vures. Papier vélin.
Le Doctorat impromptu... — (Bruxelles, Kistemaekers,
1880), in-i6, 2 fig. libres grav. sur acier, texte encadré, tiré
à 64 exemplaires.
Contes saugrenus, Bassora [Il y en aurait deux éditions]
1787 [et[ 1789. — Lemonnyer doit les confondre ou peut-
être en a-t-il vu une, in-80 de 176 pages avec une fig. libre.
L'édition dont il parle ne doit pas contenir des contes de
Nerciat, mais a .sans doute paru sous le même titre que
l'ouvrage du chevalier. Peut-être ce recueil est-il de vSyl-
vain Maréchal à qui on l'a attribué. D'après Lemonnyer, il
contient « neuf contes en prose, assez sprirituels, indévots
et licencieux », que Viollet-Leduc trouvait peu piquants :
Voici le titre de ces contes : L'araignée, ou la boîte en dia-
mant. — Le Déluge ou le niveau Nisach. — Rhodope. — Le
mouvement perpétuel. — Druyda, oti la Vertu des femmes.
— La Résurrection. — Lison et Annette. — La Pyramide,
conte égyptien. — Rocoschen et Loulou. Le nombre de ces
contes et leurs titres ne répondent en rien à ceux d'une
réimpression qui contient bien des contes de Nerciat des-
tinés à animer et expliquer les gravures libres qu'ils accom-
pagnaient. Sans doute Lemonn^^er qvii dit que << l'attribution
48 l'oÎUVRE D 'ANDRÉA DE NERCIAT
de ces contes à Nerciat est de pure fantaisie » a-t-il eu entre
les mains l'édition de 1787. Ouvrages rares, surtout celui
qui contient les contes de Nerciat.
Contes polissons (contes saugrenus) par Andréa de Nerciat.
Ouvrage orné de 6 jolies illustrations. Paris 1890. — Grand
in-80 carré, 88 pages, couverture imprimée. Réimpression
conforme comme texte et gravures à l'édition originale
de 17S9 (Voir l'article précédent). Ces contes paraissent
bien être de Nerciat, ils ont été écrits d'après les figures
qu'ils accompagnent et ces figures sont fines. On reconnaît
l'auteur de Félicia à de certaines grâces de style qui lui
sont particulières et à d'heureux néologismes. Voici les
titres de ces contes : Le mouvement de cunosité. — Le té-
moin ridiciile. — La petite académicienne. — Les amours mo-
dernes. — Les Violateurs. — Les jolies amoureuses. Cette
édition aurait été tirée à 300 exemplaires. Elle a été imprimée
à Paris, rue de Seine, pour le compte d'un libraire, nommé
Dur...e. Elle est bien exécutée. Elle a été publiée, je crois, à
25 francs, mais comme elle ne se vendait pas facilement, ce
prix fut porté dans le catalogue publié par l'éditeur en
1900 à 9 francs. Il ajoute que « cet ouvrage presqu 'inconnu
des amateurs, donne une idée bien exacte des déborde-
ments de la haute société du siècle dernier ». Ce libre doit
maintenant être devenu rare, cependant les exemplaires
sans les gravures ne se payent pas plus de 6 francs. Les
exemplaires avec les gravures ne se rencontrent pas sou-
vent : 25 francs dans le catalogue Lemallier (avril 1904) qui
indique : « La i'"^ édition de cet ouvrage est introuvable et
même inconnue des bibliographes ».
Contes nouveaux [avec l'épigraphe].
Sine me, liber, ibis in urbem, ovidius.
A Liège MDCCLXXXII. — in-80 ce recueil contient :
Epître dédicatoire au prince de Ligne. — La veillée des Pro-
cureurs. — Le feu d'hymen. — La rancune posthume. — Les
amours modernes. ■ — Le Superflu du régime. — La Duchesse.
— Les preuves sans réplique. — L'âme en peine. — L'incerti-
tude et la Barbe. — L'oracle imaginaire. — Le manchot. — Les
Bas. — Céphise. ■ — Le souhait. — La femme accomplie, etc.
Contes nouveaux par Andréa de Nerciat précédés d'une
notice bio-bibliographique ornés d'un portrait inédit de l'au-
ESSAI BIBLIOGRAPHIQUE 49
teur. — Liège MDCCLXXVII. — MDCCCLXVII. —
(Bruxelles, Potdet-Malassis 1867) in-12 de VI, 118 pages.
La notice est signée : B.-X, ce qui signifie Beuchot et X.
Cet X est Poulet-Malassis qui a reproduit la vie de Nerciat
par Beuchot dans la biographie ]Michaud et y a ajouté
quelques renseignements surtout bibUographiques. L,e por-
trait de Nerciat est d'après la sanguine à M. Br. de Paris.
Ce portrait est de pure fantaisie, il a été exécuté par M. Brac-
quemond.
Les conteurs libertins du xviii^ siècle, recueil publié avec
une préface et des notices bio-bibliographiques par Ad. Van
Bever {Deuxième série). E. Sansot et O^. MCMV. — On a
reproduit dans ce recueil un conte extrait des Contes nou-
veaux : Le Manchot, et Van Befer indique qu' « on trouve
deux autres versions fort plaisantes de ce conte dans les
Anecdotes européennes, 1785, t. II, p. 46 : Sire Al bonnet et
p. 276 à La Comparaison naïve ».
Dorimon, ou le marquis de Clairville, Comédie, jouée pour
la première fois à Versailles, le 18 décembre 1775, et terminée
d'après l'effet de cette représentation [Avec l'épigraphe].
Forsan miseras meliora sequuniur... Virg.
A Strasbourg de l'imprimerie de Levrault, imprimeur de
l'Intendance. Et se vend chez Ga}', Libraire sous les grandes
Arcades. M. DCC. LXXV^III. Avec permission. — in-S» de
96 pages. La dédicace est signée par le chevalier de Nerciat.
Les rendez-vous nocturnes, ou l'aventure comique, comédie-
proverbe, par le chevaher de N...t, Prague, Jean-Ferdinand
Le Noble de Schônfeld 1787. — in-S».
Les amants singuliers, ou le mariage par stratagème,
comédie-proverbe, par le chevaher de N...t, Prague, Jean-
Ferdinand Le Noble de Schônfeld 1787. in-80.
Constance ou l'Heureuse témérité, comédie en trois actes
mêlée d'ariettes, scène et musique de M. le chevalier de Nerciat.
Cassel, P. 0. Hampe 1780. — pet. in-40 de 87 pages.
Partition de Constance ou l'Heureuse Témérité, Comédie
mêlée d'Ariettes. Sujet, Dialogue et Musique de la composi-
tion de M. le Chevalier de Nerciat, édition de 1781. Exem-
50 l'cËUVRE D 'ANDRÉA DE NERCIAT
plaire offert à son Altesse Sérénissime, Monseigneur^ le duc
de Wurtemberg par son très respectueux serviteur l'auteur.
Manuscrit de 183 pages ; il se trouve à la K'hiigliche Lan-
desbibliothek de Stuttgart [Cod. mus. fol. 6. 2. R.)- Il n'est
pas absolument certain que le manuscrit ait été écrit par
Nerciat lui-même. Il se peut qu'il soit de la main d'un co-
piste. Les manuscrits de Nerciat sont très rares, et comme
on n'a pas trace des correspondances signalées par Poulet-
Malassis, il serait peut-être intéressant de comparer l'écri-
ture du manuscrit de Stuttgart avec celle du manuscrit du
Diable au corps datée de 1798 (?) et ayant appartenu au
duc d'Aumale, si toutefois, ce manuscrit existe encore. Si
l'écriture des deux manuscrits était la même, il serait à peu
près certain qu'ils fussent de la main de Nerciat.
M. Jean-Jacques Olivier à la fin de son ouvrage: —Les
comédiens français dans les cours d'Allemagne au xvnie siècle,
quatrième série. — La cour du Landgrave Frédéric II de
Hesse-Cassel,... Paris... MCMV a donné (paroles et mu-
sique) d'après le manuscrit de Stuttgart, des Fragments de
Constance ou l'heureuse témérité, comédie mêlée d'Ariettes
sujet, dialogue et musique de la composition de M . le chevalier
de Nerciat. Ce sont l'ouverture, les deux ariettes et le quatuor.
La surprise de l'amour, ariette avec accompagnement de
deux violons, alto et basse. — Il ne faudrait pas confondre
cette ariette de Nerciat avec la comédie de ^Marivaux, qui
porte le même titre.
Les Invalides de l'Amour, ariette. — Le grand dictionnaire
Larousse en cite ces vers :
Amis, il neige sur nos têtes ;
A notre âge, plus de conquêtes
Renonçons aux tendres désirs ;
Abandonnés d'un dieu volage,
Quittons Cythère avec courage
Et cherchons ailleurs des plaisirs.
Choisissons un bonheur durable ;
Jamais ingi it, toujours aft'able,
Bacchus nous invite à sa cour.
Enrôlons-nous dans sa milice,
Ce dieu reçoit à son service
Les invaUdes de l'amour.
Choix de musique dédié à S. A. S. Monseigneur le duc
ESSAI BIBLIOGRAPHIQUE 51
des Deux-Ponts. — in-\'^. La publication de ce recueil a
commencé le 15 juillet 1783. Cette année se compose de
10 fascicules numérotés de I à X comprenant 34 morceaux de
musique numérotés de i à 34. L'année 1784 comprend les
fascicules XI à XXIV comprenant 41 morceaux numé-
rotés de 35 à 75. On y trouve des morceaux de : Adam, An-
dreozzi, F. -H. Barthelmont, Beanmesnil, Bianci, Blin de
la Codre (2 morceaux), Clémenti, Couperin, Fr. Devienne,
Dezaides (Dezède), J. Fr. Edelman (2 morceaux), W^^ Edel-
mann, Adélaïde Eichner, Ch. Gabr. Foignet, Fontaine de
Fontenet, Fr. G. Gossec, Grétry (2 morceaux), A. J. Gros,
Jos. Hemerlein, M. George Karr, Aut. Lachnith l'aîné
(2 morceaux), Le noble, Martini, Christ. Mayer, L. Mayer,
Mengozzi, de Nerciat, Xittel, G. Paisiello, M. Piccini (4 mor-
ceaux), Mlle Pouillard, Pouteau, H. J. Rigel (3 morceaux),
L'abbé Rose, M^i^ Roy, le baron Sigmund von Rumling
(2 morceaux), Sacchini (2 morceaux), Pompéo, Sales, Sivol,
J. Fr. Tapray (2 morceaux). Toeschi, Vogler (3 morceaux),
William (2 morceaux) et 6 morceaux anonymes. La Ro-
mance de Nerciat pour chant et Basse se trouve dans le fasci-
cule wo XVIII (année 1784) elle forme le n^ 63 du recueil
et comprend 4 pages en 2 feuillets. Au bas de la quatrième
page se trouve l'indication : Par M. de Nerciat. Cette i?o-
mance est placée à la fin du fascicule oii l'on trouve aussi
un Andante pour clavecin par M. Edelmann, une Romance
chant et Clavecin par M. Blin de la Codre, un minuetto pour
violon et clavecin par M. Tapray (i).
On a attribué et l'on attribue parfois encore au chevalier
de Nerciat les ouvrages suivants.
La matinée libertine ou les moments bien employés, Cy-
thère 1787. — in-i8 de 144 pages. Il y a des exemplaires
avec 3 gravures en couleurs et des exemplaires avec 5 fi-
gures (un frontispice et les gravures fibres aux pages 37,
42, 94 et 132). Ces dialogues erotiques sont certainement
deNerciat, cependant comme ils se trouvent sous leur foime
définitive au tome i^^ des Œuvres de la marquise de Palma-
rêze, on les attribue généralement à Mérard de Saint-Just
qui a changé les noms et le titre. Il est aujourd'hui démontré
que Mérard de Saint-Just était un plagiaire. La matinée
(i) n existe aussi plusieurs quatuors pour instruments à cordes,
composés par Andréa de Nerciat.
52 I, (EUVRE D ANDREA DE NERCIAT
libertine allongée et devenue La petite maison se trouve aussi
au tome II du Théâtre Gaillard (éd. de 1865).
La matinée libertine, etc. — (Bruxelles, 1867) in-i6 de
114 pages avec trois figures libres. Vital-Puissant dit de cette
édition dont le titre reproduit le texte de celui de l'origi-
nale : « La réimpression de la matinée est l'œuvre de feu
Jean-Pierre Blanche (ex-contremaître de la fabrique de
M. Collas de Paris), réfugié français qui avait établi à
Bruxelles une petite librairie d'occasion. L'imprimeur est le
sieur J. Briard ».
La mxtinée libertine, etc. [s. d.] Paris, chez les marchands
de nouveautés. — (Bruxelles, Brancard, 1883). In-12 de
96 pages. Cette édition porte en tête : Œuvres erotiques
d'Andréa de Nerciat, La matinée libertine, etc. — (Bruxelles,
Kistemaekers), in-32 de 78 pages, 2 fig. libres, édition minus-
cule tirée à 64 exemplaires, faisant partie de la collection
des : Documents pour servir à l'histoire de nos mœurs.
L'Odalisque, ou Histoire des amours de l'Eunuque Zul-
phicara, ouvrage traduit du turc par Voltaire. Constanti-
nople, chez Ibrahim Bectas, impr. du Grand Vizir, 1779,
petit in-80 de 85 pages.
Ce petit ouvrage peu intéressant a été attribué à Andréa
de Nerciat, sans doute à cause du titre de la 2 ^ édition (voir
plus loin), mais peut-être en avait-on d'autres preuves, car
les biographes n'avaient point signalé cette édition, ce
qu'ils n'eussent point manqué de faire s'ils l'avaient connue.
On sait que Du Crois}' (cité par Barbier) attribue ce roman à
Pigeon de Sainte-Paterne, bibliothécaire de l'abbaye de
Saint-Victor. Pour ce qui est du nom de Voltaire mis en
tête de cette p oduction, on n'a pas besoin de montrer qu'il
n'y est que par supercherie. A cet égard, l'Avis de l'éditeur
est assez amusant :
« Voltaire a composé cet ouvrage à quatre-vingt-deux ans.
Le manuscrit nous a été remis par son secrétaire-intime, ce
qui nous autorise à assurer l'authenticité de ce que nous
annonçons. On verra qu'il nous aurait été facile de faire
disparaître quelques expressions énergiques, mais une froide
périphase n'aurait pas aussi bien rendu l'expression du
I)ersonnage. Au surplus nous ])ensons qu'il nous faut res-
pecter un grand homme jusque dans les écarts de son ima-
gination ».
ESSAI BIBWOGRAPHIQUE 53
La Spéculation sur le nom de Voltaire paraît avoir réussi,
puisque cette faible élucubration a é é plusieurs fois réim-
primée. Par bonheur il n'y a pas d'apparence que quelqu'un
s'y soit laissé tromper. « Il est impossible, dit Monselet dans
Les Galanteries du xviii® siècle, de se laisser prendre à ce
piège vulgaire V Odalisqite est un récit absolument dé-
pourvu d'intérêt. Zéni est une petite fille que l'on élève
pour la couche du Sultan ; un eunuque nommé Zuphicara,
devient amoureux d'elle ; de là, des descriptions de sérail,
des scènes de jalousie. Ce n'est pas autre chose que cela ».
Sur la page du titre, au milieu d'un cadre de fleurs et
d'oiseaux, un J, un F et M majuscules sont entrelacés. Ce
chiffre nous fait supposer que l'éditeur de VOdalisqite pourrait
bien être Jean-François Ma^'eur « assez coutumier de ces
indignes supercheries ».
Go}" n'était pas de cet avis : « Quant à l'opinion de
M. Charles Monselet, écrivait-il dans la 2^ édition de sa
Bibliographie, qui attribue cet ouvrage à Mayeur de Saint-
Paul, elle est peu admissible ; car Mayeur en 1779, n'avait
que vingt et un ans, et il était bien jeune pour commettre
une telle supercherie ». Go}-^ s'est trempé ; en 1779 Ma^'eur
écrivait déjà et collaborait depuis longtemps aux Mémoires
secrets.
Il n'est pas donc impossible qu'il ait écrit l'Odalisque.
Au reste, on sait que les supercheries ne lui déplaisaient
point. D'autre part, Monselet avance seulement que Maj'eur
pourrait bien être l'éditeur de l'Odalisque.
L'Odalisque, ouvrage erotique, lubrique et comique, tra-
duit du turc, par un membre extraordinaire de la joyeuse
faculté phallo-coïro-pygo-glottcnomique à Stamboul 1787.
— in-i2. C'est la d.euxième édition, elle parut, paraît-il, en
Allemagne. Faisant allusion à ce titre modifié et copié en
partie sur le titre du Diable au corps, Vital- Frissant avance
sans élégance : « Nerciat aurait piesque levé le voile qui
cachait sa paternité ». On pourrait expliquer cela diffé-
remment. Cette seconde édition a sans doute été publiée par
les mêmes imprimeurs qui avaient publié en 1785 la i^*' partie
du Diable au corps, dérobée à Nerciat. Ils l'avaient inti-
tulée : Les écarts du tempérament ou le catéchisme de Figaro :
quoi d'étonnant que continuant leur contrebande httéraire,
ils aient modifié le titre de l'Odalisque, l'amalgamant avec
celui du Diable au corps dont ils ne s'étaient pas servis !
V Odalisque, ouirage traduit du turc par Voltaire, à Cens-
54 1,'CEUVRE D 'ANDRÉA DE NERCIAT
tantinople chez Ibrahim Bectas, imprimeur du grand Vizir,
auprès de la Mosquée de Sainte-Sophie avec privilège de sa
Hautesse et du Muphti 1796, in-80 de 75 pages, avec 4 gra-
vures libres aux pages 46, 57, 67 et 74. Sur le verso du faux-
titre on lit : « On trouve des exemplaires de cet ouvrage, à
Paris chez le libraire cour Mandar, n^ 9. » Je n'ai pas vu
l'édition de 1779 de l'Odalisque, mais j'ai un exemplaire de
celle-ci entre les mains. On y remarque sur le titre la vi-
gnette avec les J. F. M. entrelacées qui ont compromis, et
peut-être avec raison, Mayeur dans cette affaire. Mais i)eut-
être ces initiales ne se trouvent-elles pas sur la première
édition, mais seulement sur celle-ci.
L'Odalisque... Constantinople 1796. — In-32 de 75 pages
avec 4 gravures libres.
L'Odalisque... Paris, 1797 — In-i8 de 108 pages, av^c 2
gravures libres grossièrement exécutées.
La même année, une partie du même ouvrage reparut
sous le titre suivant.
Zidphicara, histoire turque... Paris, 1797. — In-i8 de
32 pages, avec des figures libres.
L'Odalisque, etc. — (Allemagne vers 1850), cette réim-
pression reproduit le titre de la deuxième édition et porte la
même date : 1787.
L'Odalisque... (Bruxelles, Poulet-Malassis, 1863), in-i8
de 92 pages avec 4 figures libres gravées sur acier.
L'Odalisque... Constantinople, 1797. — (Bruxelles, vers
1865), in-i8 de 80 pages.
L'Odalisque ou Histoire des amours de l'eunuque Zul-
phicara ; ouvrage traduit du turc par Voltaire, Constanti-
nople, chez Ibrahim Bectas, imprimeur du grand Vizir, 1796
(Bruxelles 1868) in-i8 de 04 pages avec 4 figures fibres.
Vital-Puissant dit : « Cette édition bien imprimée, sur papier
vergé, a, sur toutes celles qui l'ont précédée, l'avantage
d'être ornée de 4 gravures inédites, qui .sont d'un drolatique
plein d'humour. Elle fut imprimée par le sieur G. Briard à
Bruxelles, pour le compte d'un certain J. F. Deblaesere que
l'on a vu exercer quantité de métiers ; il fut. en effet, suc-
cessivement, soldat, agent de police, bouquiniste, voyageur
de commerce, courtier ])our guanos, marchand de tableaux,
directeur de rentes, marchand de légumes, agent d'émigra-
ESSAI BIBLIOGRAPHIQUE 55
tion pour le Kansas (Amérique), racoleur d'hommes pour
)es Indes Néerlandaises, et enfin agent d'affaires quelconques,
métier qu'il exerçait encore en l'an de grâce 1876 ».
L'Odalisque, ou les Mémoires de l'eunuque Zulphicara.
Pièce libre attribuée à Voltaire (Bruxelles). Brochure in-12,
avec 4 gravures libres.
Le Vademecum des f. . .eurs, par le Docteur Cazonné, membre
de l'Académie I^ampsaque, au temple de Priape, 1775.
in-12 ou in-80 de 36 pages avec un frontispice libre. Ce
petit ouvrage en vers est attribué à Nerciat par Vital-
Puissant qui mentionne aussi une autre édition in-32 ou
in-64 qu'on lui avait signalée, mais qu'il n'a point vue.
Le Vademecum, etc. — (Bruxelles, Vital-Puissant, 1871),
in-i8 avec un friontispice d'après celui de la i""*^ édition, liré
à 150 exemplaires.
L'urne de Zoroastre ou la clef de la science des mages... _ —
in-80. Cet ouvrage qui n'est pas mentionné par les bibho-
graphies est attribué à Nerciat par la Biographie Didot. On
le trouve une fois, mentionné dans un catalogue belge, mais
il n'est accompagné d'aucune description. En somme, c'est
un livre inconnu. Vital-Puissant dit dans son jargon : « Est-ce
une pièce de théâtre ? Est-ce un roman ? Aucune bibho-
rraphie ne l'indique. Ce livre presqu'inconnu doit être très
tare. Peut-être est-il une satire sur Mesmer ou CagHostro,
très célèbres à l'époque de Nerciat, par leur charlatanisme
et leurs découvertes prétendiiment scientifiques ».
On a en outre attribué à Nerciat des ouvrages dont mani-
festement il n'est point l'auteur.
L'Etourdi, roman. I,ampsaque 1784. Réimprimé depuis et
qui a été attribué, faussement aussi d'aiUeurs, au marquis de
Sade. Peut-être est-il du chevaher de Neufville-Montador
qui, alors, serait aussi l'auteur de :
L'Almanach de nuit, à l'instar de celui de la marquise
D.N.N.C. contenant des anecdotes nocturnes... Aux Etoiles,
chez Vesper, rue du Croissant, à la Lune. — Nerciat n'est
certainement pas l'auteur, et celui de l'Etourdi dit dans ce
roman avoir pubHé un petit Uvre qu'on ne trouve nulle
part : L'Almanach de nuit, année 1776.
Le Doctorat impromptu
IvE DOCTORAT IMPROMPTU
N.-B. — Toutes les notes qui se trouvent dans l'œuvre du
chevalier Andréa de Nerciat sont suivies d'un (N)
lorsqu elles sont de Nerciat lui-même.
ANIS, DES ÉDITEURS (l)
Un valet d'auberge, chargé de jeter dans la boîte
la première de ces lettres, et supposant, d'après le
volume, qu'elle pouvait contenir quelque chose de mys-
térieux, la porta chez un jeune homme attaché, en sous
ordre, à l'un des bureaux ministériels, et qui logeait
dans l'hôtel. Ce commis, abusant de la circonstance,
ouvrit le parquet ; mais au lieu de secrets d'Etat il n'y
trouva que des folies, qu'il transcrivit pour son amu-
sement. Cette copie, qui a circulé, nous est parvienne,
et c'est d'après elle que nous avons imprimé.
lyC lecteur nous pardonnera la liberté que nous avons
prise de jeter par-ci par-là quelques notes. Celles qui
tendent à l'instruire étaient du moins nécessaires, et
ce n'est pas sans quelque peine que nous nous en sommes
procuré les sujets. Quant à nos réflexions, si elles pré-
viennent celles du public, c'est que, premiers lecteurs,
nous avons dû avoir avant lui les idées qui lui viendront,
sans doute, en lisant cette étrange anecdote.
Il nous reste à rendre compte de ce qu'a d'équivoque
la première planche, qui montre un abbé dont il n'est
(i) Cet Avis se trouve déjà dans la i''^ édition du Doctorat , en 1788.
60 I/CEUVRE d'aNDRÉA DE NERCIAT
nullement fait mention dans la peinture du moment
auquel cette estampe est appliquée. Mais qu'on lise
tout : on saura que des amants qui se croyaient seuls
au monde à l'instant de leur bonheur étaient \nis.
I.ETTRE d'ÉROSIE A JULIETTE (l)
« Quand nous nous sommes séparées, ma chère Ju-
liette, je t'ai promis, et de bien bonne foi, de ne te cacher
ni mes faiblesses, ni la moindre de leurs circonstances,
si par malheur, je venais à me -pervertir. C'est ainsi
que je nommais très sérieusement le parti d'abjurer
peut-être certain système anti-masculin que tu m'as
connu, dont j'étais orgueilleuse et dont tu ne cessais
de me railler. I^a haine active que j'avais conçue contre
un sexe... selon moi si perfide, puisque trois de ses
individus m'avaient offensée, cette haine, que je croyais
immortelle dans mon cœur, contrastant avec les délices
dont me faisaient jouir nos tendresses féminines, je
me persuadais que jamais animal au menton harhii
ne viendrait à bout de m'arracher la moindre faveur...
Que j'étais folle ! Trompe-t-on ainsi la nature !
Hélas ! Juliette, j'ai violé mon serment. J'ai cessé de
brûler de cette flamme que je nommais pure, parce
qu'aucun homme ne l'alimentait. J'ai cessé d'être,
comme nous disions, une vestale mitigée (2) ; et non
seulement l'homme, enfin, a profané mes vierges afpas,
mais du même saut dont je franchissais la barrière
qu'il m'avait plu d'opposer à mes mâles désirs, j'ai
fait une culbute effrayante dans le gouû're du plus
blâmable dérèglement...
(i) Juliette était une jeune dame qui vivait au couvent, en attendant
l'issue d'un procès qu'on lui avait fait intenter à son mari pour cause
d'impuissance. (N.)
(2) Plaisantes vestales que des femmes qui, pour se passer d'hommes,
ne laissent pas de donner le plus vif essor à leurs feux libertins ! Mais
il faut excuser de jeunes folles qui se sont exaltées dans un système
faux, et qui autant qu'elles peuvent, décrient le travers par lequel elles
croient se rendre heureuses. (N.)
LE DOCTORAT IMPROMPTU 6l
« Je crois te voir sourire avec malice et de mon cas
fâcheux et du ton d'élégie sur lequel je t'en parle ?
Ris, mon enfant, tu fais bien : moi-même, quand j'y
pense, je suis tentée de rire aussi de ma déconvenue ;
du moins, je ne saurais m'en affliger.
« Tu conviendras que si quelque femme est excusable
de penser faux, à vingt ans, en matière de galanterie
et de volupté, c'est sans contredit celle qui, née, comme
moi, avec le germe des passions lascives, et douée d'or-
ganes assez perfectionnés, qui brûlant dès les plus
tendres ans d'un feu secret, dont notre menteuse édu-
cation prévient et détourne même la connaissance, qui,
en un mot, malheureuse trois fois de suite, par trois
amants mal choisis, attribuait au genre masculin tout
entier le mal que quelques espèces lui avaient occa-
sionné seules. I/e sémillant chevalier de Bruyancour
(me disais-je), à qui j'avais voué les prémices de ma
sensibiHté morale, m'a trahie lâchement ; je le surpris
un jour dans les bras de ma mère, et l'entendis plaisanter
avec elle du goût trop vif qu'il avait su m'insjjirer.
Cette affreuse découverte m'avait guérie ; le besoin
d'être amoureusement occupée me pressait de distinguer
un jeune suppôt de Thémis qui se désolait, et dont je
craignais de faire le malheur... C'est lui qui m'a ty-
rannisée. Hérissé de fausses vertus ; imbu de la tristesse
d'Young, des sophismes de Jean-Jacques ; embrumé
des sombres productions de d'Arnaud ; admirateur
studieux de tous les romans et drames déclamateurs,
larmoyants ou sanguinaires ; jaloux, moins en amant
passionné qu'en mentor despotique, M. de Mélanibert
m'a fait bientôt regretter de n'avoir pas plutôt été
la dupe de son éventé prédécesseur que sa propre vic-
time. Assiégée enfin par l'adroit et diabolique abbé
Des Ecarts, j'ai eu le courage de rompre avec le ma-
gistrat ; et, dès lors, adoptant une morale tout à fait
opposée, j'ai mis sous les pieds tous les préjugés, même
ceux de rigueur. Dament dégoûtée pour lors, et des
agréables qui se partagent et se font des trophées à nos
dépens, et des docteurs en sentiments, dont l'aride galan-
terie tend à coaguler le sang de la bouillante adolescence,
62 l'cëuvre d'andréa de nerciat
me voici toute à mon petit maître calotin... Mais le
plus imprévu, le plus sanglant des outrages m'attend
où je crois trouver enfin le parfait bonheur ! Quand tout
obstacle est aplani ; quand je suis lésignée ; quand je
brûle de perdre toute espèce de droits au respect de
mon amant... M. l'abbé se trouve en défaut ! Appa-
remment frappé de quelque coup d'un sort ennemi, cet
intrépide fileur d'intrigues manque d'haleine au plus
beau moment de son rôle ! J'en suis, moi, pour mes frais
de scène, et la toile est tombée sans qu'il y ait eu de
dénouement (i). Dans quelle âme, chère Juliette, trois
aventures consécutives aussi malheureuses n'eussent-
elles pas jeté le trouble, la défiance et le dégoût !
« Par une suite bien naturelle de tant de disgrâces, je
prends pour le monde une simple aversion ; à cor et à cri,
je demande le cloître ; à force d'importunités, j'obtiens
enfin d'y être confinée. Là, d'abord dévote presque
extatique, mais peu à peu, moins sublime ; bientôt,
désabusée du ciel, et me rabaissant vers la terre, assez
près pour observer que, même dans la solitude des cou-
vents, le plaisir a des autels, je me hâte de figurer avec
ces mondaines guimpées qui savent, en dépit de la règle
et des vœux, se procurer à peu près l'équivalent des
j ouissances du siècle . . .
« Mais à quoi bon, ma Juliette, te rappeler tous ces
faits ! Ne t'ai-je pas mille et mille fois raconté ce que tu
n'avais point \ni de mon roman bizarre ? Et tout le reste,
n'en as-tu pas été la principale héroïne, jusqu'au triste
moment de notre séparation ? Quel plaisir n'ai-je pas à
me rappeler que, pendant les trois ans qui nous ont
cachées sous le même dôme, nous n'avons eu qu'une
(i) Avec raison on trouverait invraisemblable qu'une jeune et jolie
personne entièrement livrée à l'homme qu'elle chérit et qui a tâché de
la séduire, ne lui eût rien inspiré au moment de devenir heureux. Le
fait est que M. l'abbé, dans ce temps-là même, était cruellement in-
commodé du bien qu'avait daigné lui faire l'une de ses plus agréables
connaissances. Un faible reste de probité s'était opposé à ce qu'il em-
poisonnât, pour un instant de plaisir, la confiante et tendre Erosie. —
Comment avons-nous su cela ? — C'est que tout se sait à- Pans, aussi
bien que dans le plus petit bourg de province. (N.)
LE DOCTORAT IMPROMPTU 63
âme, qu'un secret, qu'un bonheur ! Tendrement aimée,
ardemment désirée de ton Erosie, toi seule as rempli
complètement le vide que mes infortunes galantes avaient
ouvert dans mon cœur. Tu étais mon bon génie ; tu
me consolais ; tu m'enchantais... Tu le pourras encore,
lorsqu'à ton tour dégagée de tes fers momentanés (i),
tu reparaîtras sur le théâtre du monde, où tes charmes
et tes admirables qualités te présagent la plus belle
carrière... Mais alors, seras-tu la même pour moi ?
Ton cœur ne sera-t-il pas de glace pour l'infidèle Erosie ?
Ne me mépriseras-tu pas d'avoir pu si brusquement
devenir inconséquente à mes plans et parjure aux ser-
ments qui nous avaient liées ? Non ; tu seras indulgente.
Ton âme est douce ; tes sentiments, modérés en tout,
ne te rendent pas, comme moi, susceptible de passer
inopinément d'un point extrême à l'extrême opposé.
Je me souviens avec plaisir que lorsqu'il était question
entre nous de l'excellence d'un système, dont tu suivais
assez volontiers la pratique, sans être fort engouée de
sa théorie, tu me disais avec une touchante ingénuité :
« Je crois ma chère, que dans notre position, ce que
nous nous permettons est pour le mieux ; mais, dans
tout autre, pour mon compte du moins, je ne répondrais
de rien. Les simulacres sont assez agréables où manque
la réalité ; mais où l'on peut la trouver, peut-être,
ce qui la représente le mieux, n'a-t-il que bien peu de
mérite. »
« Quant à moi, ma chère amie, je n'ose prononcer. Il
me convient de flotter quelque temps encore entre mon
ancienne erreur (si mon système en fut une) et la nou-
velle (si c'en est une encore que de m'être réconciliée
avec l'homme). Eh que sais-je, violente comme je suis
dans toutes mes affections, si, bientôt, je ne me jetterai
pas à corps perdu dans le travers d'aimer, autant que
je le haïssais, un sexe dangereux, aux atteintes duquel
je me croyais à jamais inacessible !... Lis mon récit,
et juge-moi.
(i) Le procès de Juliette allait être jugé. Il n'avait été suspendu
pendant si longtemps, que parce qu'elle avait négligé de faire ce qui
rend tout procès imperdable pour une jolie femme (N.)
64 l'oeuvre d'andréa de nerciat
« Puisqu'il ne suffit pas ici-bas d'être jolie, grande,
faite à peindre ; d'avoir de la naissance, de l'éducation,
des talents ; d'être de plus douée de ce caractère har-
monique qui peut contribuer au bonheur de ce qui nous
entoure ; et puisqu'avec tous ces attributs, sans richesse,
on peut fort bien se trouver en butte à toutes sortes de
disgrâces, il était raisonnable que je me décidasse à
prendre un mari, quand un homme honnête et riche
se présentait avec le désir de 'm'avoir pour épouse. Tu
sais, parfaite amie, quels proronds et sages raisonne-
ments je fis, lorsque mon tuteur me proposa le plus que
quadragénaire baron de Roqueval. Tu me vis docile
aux volontés supérieures (i), en dépit d'un portrait
qui, bien que flatté, comme le sont toutes ces effigies,
ne m'annonçait qu'un homme laid et passablement
dépour\^u de tournure... — Eh bien ! te dis-je, il est du
moins estimable et riche ; et son état d'homme de mer
abrégera de neuf ou dix mois par an l'ennui de lui faire
face dans sa gentilhommière ; il m'offre de notables
avantages, un douaire décent... j'épouserai. — Mais il
faudra traiter M. le baron en mari ! — "^Pourquoi pas !
Dès que le cœur ne sera pour rien dans toute cette affaire,
à quoi va se réduire ma corvée ?... à remplir de temps
en temps une espèce de formalité... que d'ailleurs il
dépend toujours à peu près d'une femme de rendre
insipide pour l'agent, et par conséquent de plus en plus
rare ! Non, l'hommage d'un mannequin tout à fait
étranger à notre âme, est zéro sur le registre du plaisir.
Ainsi donc, mon mariage ne rompra point mes vœux
féminins ; et pour tolérer des services absolument sans
importance, je nejme croirai nullement infidèle à ma
bien-aimée Juliette.
« Tu le sais, je vis tout cela comme il le fallait voir, et,
sans faire la renchérie, je promis à l'empressé baron
l'honneur de ma main, l^es cadeaux] parurent ; le
moment de quitter ma retraite "(chère 'à cause de toi
(i) Erosie, par une clause assez bizarre du testament d'un de ses
parents, ne devait hériter qu'à condition qu'elle serait, à 20 ans, mariée
à quelqu'un u'agréé par le tuteur. (N.)
I^ DOCTORAT IMPROMPTU 6^
seule, mais, à tous autres égards, fort maussade) arriva 1
je partis bien affligée, non pas à cause de ce que j'allais
trouver, mais à cause de ce que je qmttais. En un mot,
je pris d'assez bonne grâce le chemin de la capitale.
« Pourquoi ce pauvre diable de baron ne se trouva-t-il
point pour m'y recevoir ? On ne croit pas universelle-
ment à la fatalité ! Cependant il est très vrai que certains
événements sont écrits mille ans d'avance dans le livre
des destinées et que toute l'adresse humaine ne viendrait
pas à bout d'effacer le moindre de ces décrets... Encore
une fois, pauvre baron, pourquoi n'étiez-vous point
chez vous lorsque j'y suis arrivée ? Pourquoi votre
mauvais génie, afin que vous manquassiez de qua-
rante heures l'instant où j'aurais pu vous joindre, avait-
il arrangé je ne sais quel incident qui, vous appelant
à Brest, tandis que je cheminais vers Paris, me mé-
nageait l'occasion et tout le temps nécessaire pour que
vous reçussiez d'avance... (ah ! bien innocemment de
la part de mon cœur) l'échec le plus redouté par l'espèce
épousante !... Voici, ma Juliette, comment tout cela
s'est passé.
« J'étais partie comme tu sais, sous la garde de cette
fausse prude de Béatrix, mon ancienne gouvernante
(devenue ma complaisante de bien des manières au
couvent), et de plus escortée par le brave Rud 'homme,
ancien ser\'iteur et compagnon des guerres de feu mon
père. Voyageant ainsi, je ne pouvais qu'être bien tran-
quille et quant à ma sûreté personnelle, et quant aux
soins qui rendent plus supportable la fatigue d'une
longue route. J'étais prévenue, par plus d'une lettre,
que mon galant prétendu viendrait au-devant de moi,
de sa terre jusqu'à Fontainebleau, où pour lors la cour
se trouvait.
« Point du tout. A une demi-lieue de là, je vois
s'avancer contre la portière de ma diligence un ecclé>
siastique à cheval, qui venait de parler à Rud'homme,
équitant en avant. — Mademoiselle de... (mon nom,
me dit cet homme, avec assez de respect) voudra bien
permettre que son très humble sénateur l'abbé Cudard
lui présente l'hommage de M. le baron de Roqueval,
66 l'ceuvre d'andréa de nerciat
malheureusement absent par ordre et pour des devoirs
indispensables. Je suis chargé de l'agréable commission
de le suppléer auprès de mademoiselle, jusqu'à son
prochain retour.
« Me voilà fort embarrassée. — Mais, monsieur l'abbé
(balbutiai-je), je suis fort sensible... Il faut bien...
puisque je suis privée du plaisir de trouver ici M. de Ro-
queval lui-même, que je me conforme... Je ne savais
que dire, en vérité, car je n'étais pas moins embarrassée
du contre -temps qui me livrait à cet être absolument
étranger, que de l'avide et gênante curiosité avec la-
quelle l'émissaire tonsuré (toujours chapeau bas et
penché sur l'encolure de son cheval) parcourait, étudiait
ma physionomie, et semblait vouloir marquer que ce
rigoureux examen faisait partie du devoir de son am-
bassade.
« Je crus qu'il était honnête de proposer au personnage
de descendre de cheval et d'entrer dans ma voiture. Il
accepta l'offre avec transport (i). Béatrix lui céda sa
place de fond ; il faillit s'y mettre ; cependant, par
réflexion, il préféra le devant ; bref, me voilà face à face
de l'ambassadeur, nos jambes mêlées, et lui, s'inclinant
assez, soit impolitesse, soit effronterie, pour que son
nez soit presque fourré sous la dentelle de mon ample
chapeau. Rud'homme conduit le cheval délaissé, nous
cheminons au petit trot vers le gîte.
« Naturellement, je devais être curieuse de savoir ce
que M. l'abbé pouvait être de plus que l'émissaire de
mon honnête futur. Pendant le trajet, cette curiosité
fut satisfaite. M. l'abbé Cudard venait d'achever l'édu-
cation scolastique du jeune fils d'un intime ami de INI. de
Roqueval. I^e maître et l'élève sortaient d'un collège
de Paris. Conduire l'adolescent à Fontainebleau, où le
baron devait le présenter au ministre de la guerre, à
l'occasion d'un emploi récemment accordé, était le
dernier devoir que M. Cudard remplissait ; et, déjà.
(i) Défaut d'usage de part et d'autre ; mais on sait que la voya-
geuse est une provinciale, et M. l'abbé n'avait, comme on verra, nulle
connaiss in : j des belles manières. (N).
I^E DOCTORAT IMPROMPTU 67
gratifié d'un bénéfice, il n'attendait plus que le retour
de mon baron pour se retirer d'auprès du jeune vicomte
de Solange.
« Je faillis demander pourquoi celui-ci n'était point
venu. N'est-ce pas, Juliette, que c'eût été bien indiscret
à moi ? Aussi me souvins-je à propos que j'étais fort
indifférente sur le compte de tout être masculin ; et je
me dis qu'il devait m être égal, qu'un blanc-bec eût ou
n'eut pas accompagné son pédagogue pour venir à ma
rencontre. D'après cette réflexion, je n'aurais du tout
imaginé de me faire instruire de ce qui pouvait regarder
le petit vicomte ; mais il plut à M. Cudard, sujet à
babiller, et (je m'en étais aperçue dès son début) fort
entrant, de me parler uniquement de son élève.
— En vérité, Mademoiselle, il est charmant ; sans
doute, vous voudrez bien permettre que j'aie l'honneur
de vous le présenter ce soir ? Autrement, le pauvre
petit aurait le chagrin de souper seul dans sa chambre.
— ■ Comment donc. Monsieur l'abbé ! Certes, je ne
souffrirais pas qu'à cause de moi...
— Vous le verrez, Mademoiselle. C'est un petit amour.
Il est fait pour avoir dans le grand monde les succès les
plus distingués. Qu'il me tardait de le voir sortir de ces
maudits collèges ! J'3" languissais par intérêt pour lui.
On croit faire merveille en claquemurant de la sorte ses
enfants dans ces écoles, où l'on suppose que l'instruction
est excellente et que les mœurs sont à l'abri de toute
corruption ! Bh bien ! Mademoiselle, c'est une erreur.
D'abord, on n'y devient pas fort savant ; d'ailleurs, à quoi
bon, pour un militaire, savoir le latin et le grec ! ]\Iais,
ce n'est pas tout : le grand inconvénient de ces maisons,
c'est qu'il y règne des abus ! C'est qu'il s'y passe des
choses !... Pour peu, voyez-vous, qu'un enfant ait de
bonne heure des dispositions à se sentir... pour peu que
la nature ait poussé son premier cri... et mon élève est
bien précoce...
• — Mais, Monsieur l'abbé, ces détails sont assez in-
différents, ce me semble, à l'objet de mon voyage ?
— Vous avez raison. Mademoiselle, et je vous supplie
de m 'excuser. Mais, c'est que chacun est toujours si
68 l'ceuvre d'andréa de xerciat
rempli de son objet ! et j'aiine mon petit bonhomme,
je J'aime ! Suffit, il était temps qu'on nous fit changer de
théâtre, he monde, Mademoiselle, le monde est l'élé-
ment où doit respirer, avant la naissance des passions,
un gentilhomme qu'on a dessein de pousser dans le
militaire et de lancer à la cour. Un an de plus de notre
contagieuse solitude, et le plus aimable enfant... peut-
être se perdait.
« A travers ces extraordinaires confidences, qui avaient
fait hausser plus d'une fois les épaules à la mahgne
Béatrix, nous entrâmes enfin dans notre auberge.
« J'avais à peine pris possession d'un appartement,
assez commode et presque élégant, que mon futur avait
pris soin de m'y faire préparer, qu'on entendit, dans le
corridor, le bruit de quelqu'un qui courait en folâtrant
avec des chiens.
Le voici, le voici (s'écrie aussitôt l'abbé, marquant le
plus vif intérêt) ! c'est M. le vicomte avec ses danois.
Il a voulu voir la chasse du roi : je n'ai pas cru devoir
lui refuser cette petite satisfaction pendant que mon
obéissance aux ordres de M. de Roqueval m'appelait
ailleurs.
«^ En même temps une voix encore enfantine, mais
intéressante, disait très haut à quelqu'un.
•— Eh bien ! a-t-on des nouvelles de M. Cudard !
A-t-il trouvé ? Comme soudain nous n'entendîmes plus
rien, je compris qu'on répondait tout bas à ses questions.
Pour lors, après s'être une seconde fois assuré de mon
consentement, le mentor ouvre, et dit d'un ton ma-
gistral :
— Venez, venez, monsieur le vicomte ; la respectable
personne qui doit faire le bonheur de votre digne patron,
veut bien vous permettre de la saluer, .\llons, moins de
timidité, venez, vous dis-je.
« Figure-toi, chère Juliette, l'excès de mon étonne-
ment, lorsqu'au lieu d'un morveux tel que je me l'étais
imaginé et qu'annonçait peut-être l'invitation de
Cudard, je vis s'avancer avec grâce un jouvenceau de
la meilleure tournure, très grand pour son âge, svelte,
à la physionomie noble, et beau !... ma chère, beau
LE DOCTORAT IMPROMPTU 69
comme Adonis. J'ai peut-être le malheur d'avoir quelque
chose d'un peu repoussant pour les gens qui ne me
connaissent point, et c'est pourquoi sans doute le sou-
rire du vicomte fut coupé sur-le-champ par l'air le plus
composé ; je vis ses longs et beaux yeux noirs s'abaisser
vers la terre. Il fit un temps d'arrêt, rougit et devint
céleste... Ce ne fut qu'une minute plus tard qu'il put, en
hésitant, me faire un compliment, d'ailleurs fort honnête.
Cudard, déjà très familier, et qui avait le ton de l'as-
cendant, prit alors la parole avec assurance et me dit :
— Il faut nous excuser, Mademoiselle. Nous sommes
écolier ; nous n'avons rien vu encore ; ainsi, notre em-
barras est bien pardonnable.
— Pédant (manquai- je de lui répliquer) ! tu serais
moins audacieux et bien embarrassé toi-même si tu
pouvais sentir le ridicule de ton rôle ; va, ta médiation
est ici bien inutile.
« En effet, le trouble du bel adolescent, sa gêne respec-
tueuse, les grâces que cette louable timidité prêtait à sa
charmante figure, avaient bien plus d'éloquence que les
sottes excuses de l'abbé ! Je ne pus m 'empêcher de
couvrir celui-ci d'un regard peu flatteur pour sa vanité,
s'il eût été saisi ; mais cet homme, plus histrion qu'ob-
servateur, allait de l'avant et parlait comme se croyant
inaccessible à la critique.
« Comme je n'étais pas assez fatiguée pour ne pouvoir
trouver de plaisir à me promener, je témoignai l'envie de
parcourir les jardins du château. Nous nous y rendîmes
donc aussitôt que mes nouveaux compagnons eurent
quitté leur attirail de cheval, et que j'eus fait moi-
même un peu de toilette.
« Pendant cette promenade, je fus aussi parfaitement
contente du petit vicomte, que mécontente de l'excé-
dant abbé. Ce présomptueux ne s'était-il pas donné les
airs de me questionner de mille manières, toujours en
me priant beaucoup d'excuser !
« Mais (disait-il) on ne peut voir mademoiselle sans
prendre à tout ce qui la concerne le plus vif intérêt. Oui
(essayant de me prendre affectueusement la main),
je voudrais avoir le bonheur de vous connaître à fond,
70 l'ceuvre d'andrea de nerciat
afin de pouvoir... vous devenir peut-être fort utile.
(Ma mine aurait dû l'embarrasser : il osa poursuivre.)
Une jeune personne qui prend pour époux un homme
âgé doit,... sur bien des articles, être de bonne heure
préparée.
— Je ne vous entends pas, Monsieur l'abbé.
— C'est que... dans l'état que vous allez embrasser,
tout n'est pas roses ; il s'en faut beaucoup.
— J'avais imaginé que les gens du vôtre avaient
assez peu de connaissance de ce qui regarde l'ordre où
je vais entrer ?
— Préjugé que cela, Mademoiselle. Les gens de mon
état ont des rapports avec toutes les classes de la so-
ciété : nous tenons à tout. Nous sommes si accoutumés
à voir... et à bien voir !... (Et le sot ne voyait pas que
je le portais sur les épaules !)
— Monsieur (lui ripostai-je), j'ai beaucoup de pen-
chant à vous croire homme très capable, mais, toute
ma vie, j'ai pris assez volontiers conseil des circons-
tances... du moment, si vous voulez ; et sans me pré-
parer à jamais rien, j'ai communément le bonheur de
choisir avec assez d'adresse le parti convenable... Je
crus voir alors mon Cudard sourire avec épigramme, et
combiner quelque idée qui lui serait venue sur-le-champ...
« Pendant tout ce beau colloque, le pauvre petit
vicomte n'avait pas dit une parole. Il avait rêvé, Dieu
sait à quoi ; mais il y eut un moment de silence, ce qui
rendit très remarquable un profond soupir que le pauvre
enfant exhala. — Bonté divine (s'écria l'ex-gouvemeur) !
à qui donc en avez-vous avec cette suffocation soudaine !
— Moi ! riposta Solange, je ne suis point suffoqué...
Je me trouve... parfaitement et n'ai été mieux de ma
vie. — Monsieur (interrompis-je),est peut-être fatigué ?
(Je le regarde avec amitié). La promenade le gêne ?
On peut rentrer. — Oh ! non, non. Mademoiselle, de-
meurons, de grâce : ce jardin est délicieux ! et la soirée
si belle ! Ah ! quels yeux, quels yeux, Juliette, il avait
en exprimant ainsi son admiration ! et je crus sentir
en même temps que le bras dont j'enlaçais le sien, se
trouvait pressé contre son flanc... Je devinai qu'il
LE DOCTORAT IMPROMPTU 7I
étouffait pour le coup quelque nouveau soupir, ne vou-
lant pas donner plus de prise aux sottes annotations
du pédagogue. Moi... (tu peux m'en croire) sans co-
quetterie, mais... par espièglerie peut-être, et pour savoir
si je pouvais avoir quelque part à l'agitation que mon-
trait mon petit promeneur, je fis la faute de lui sourire,
avec un mouvement involontaire de la main, qui, peut-
être, serra tant soit peu l'une des siennes... Ah ! j'eus
bientôt lieu de me repentir de ces apparences d'aga-
ceries. Ne voilà-t-il pas à l'instant mon Adonis qui fixe
sur mes yeux les siens brillants comme du phosphore !
Il est sur le point de s'arrêter tout court. Je me vois
menacée... Je ne sais si ce n'est point peut-être d'être
embrassée à la vue de cent personnes, ou Dieu sait
quelle autre imprudence de jeune homme. Heureuse-
ment, M. Cudard venait de s'arrêter pour ramasser un
papier fort sale qu'il avait pris pour une trouvaille de
conséquence. Je le rappelai bien vite.
« Cependant le cœur me battait ! les veines du pauvre
petit étaient gonflées ! on les voyait serpenter sur son
front enluminé... Je le sentais tremblant, brôlant... Je
fus obligée (comme s'il y eût déjà de l'intelligence entre
nous) de lui faire, au moment où l'abbé nous rejoignait,
un chu imposant.
« Et voilà comment, en dépit qu'on en ait, peuvent
naître des malentendus. Oui, dans ce moment, ncus
voyant ainsi troublés, n'aurait pas imaginé qu'il y
avait de part et d'autre un commencement de galan-
terie ?
i( Je me plaignis de la fraîcheur du soir et voulus re-
tourner chez moi tout de suite. Le doux et tendre ado-
lescent nous suivit sans murmure. L'abbé goûtait d'au-
tant mieux ma résolution subite, qu'avant de quitter
l'auberge, il avait oublié de demander le bulletin du
souper ; il se reprochait cette négligence en homme qui
affichait une gourmandise... d'abbé, c'est tout dire.
Je redoutais fort l'instant où cet inspecteur, visitant la
cuisine, me laisserait probablement seule avec mon trop
inflammable élève. Par bonheur, Béatrix, qui se trouva
devant la porte et que je fis monter avec moi, me sauva
72 L'CEUVRe D ANDRÉA DE XERCIAT
le dangereux tête-à-tête. Je renvoyai promptement mon
jeune homme, sous prétexte que je voulais me déshabiller •
cependant ce besoin n'était pas le principal objet qui
me faisait désirer d'être seule. Je fus invisible jusqu'au
moment de nous mettre à table. — \'ictoire ! future
baronne (dit en entrant, avec le souper, l'emphatique
et toujours bruyant Cudard : il tenait à la main deux
lettres). Voici pour le coup des nouvelles positives et
dont vous allez être enchantée. M. le baron m'écrit
et voila, xMademoiselle, ce que j'ai trouvé de joint pour
vous a son epitre. Ma foi ! vive la sympathie ! Ce calant
homme a su calculer à la minute votre vo^-age et celui
de notre paquet, afin que tout arrivât ensemble —
Je lus, sans partager à certain point l'extase du sot
commissionnaire. M. de Roqueval, après un début de
lieux communs galants, dont je ne me sentais nullement
touchée, et d'excuses à propos d'une absence que
je m étais déjà résignée à souiïrir très patiemment
s annonçait pour le lendemain ou le surlendemain au
plus tard. Je fis, comme le petit vicomte, un gros soupir
que 1 examinateur Cudard ne manqua pas de prendre'
avec tout le discernement possible, pour l'expression
irappante du désir que j'aurais déjà d'embrasser mon
cher prétendu.
« Pendant le court intervalle de temps que le petit
amoureux avait passé sans me voir, ses traits avaient
deja souffert de l'altération, il avait perdu la moitié de
ses briUantes couleurs. Quand il fut à table, quoiqu'à
mon cote, je lui vis l'air sombre et distrait : il ne me
regardait presque point. J'étais impatientée de cette
conduite, et comme je ne doutais pas qu'instruit avant
moi-même du rapprochement de M. de Roqueval
Solange ne fut, à cause de cela, si tourmenté, je fus
piquée de l'air que semblait se donner un étourdi de
compter d'avance sur assez d'intérêt de ma part pour
qu 11 se crut en droit de se faire des chances personnelles
de ce qui pouvait me concerner. Dans ces dispositions,
je fis 1 essai d'une manœuvre qui me réussit pourtant
assez mal. Je crus, en ])ersiflant le petit boudeur le
. réveiller et mettre fin à ma maussaderie ; mais il avait
LE DOCTORAT IMPROMPTU 73
un assez bon caractère potir me sourire, et me dire même
des choses assez agréables, tandis que je le harcelais ;
il n'en avait pas moins le cϔir gros, et des larmes qu'il
ne pouvait retenir s'échappèrent tout à coup avec tant
d'abondance, que Cudard les eût infailliblement re-
marquées, s'il n'eût pas été profondément occupé à
dévorer une volaille succulente, unique objet de sa
gloutonne attention... Cet accès d'appétit nous épargna
ce que le mentor n'aurait pas manqué de dire au sujet
des vapeurs de l'élève... Je fus enchantée de ce que
l'abbé ne voyait d'un trouble dont enfin il aurait aussi
bien que moi de\'iné la véritable cause.
a Ce moment, ma chère Juliette, était le premier où,
depuis mes malheurs, j'avais, en faveur d'un homme,
éprouvé quelque mouvement de compassion... disons
plutôt d'attendrissement... Je ne sais, mais si j'avais
été tête à tête avec mon petit affligé quand ses j^leurs
se firent jour, je me serais peut-être mise en grands
frais pour lui donner des consolations. Mes yeux appa-
remment lui en dirent quelque chose ; car après y avoir
fixé quelques instants les siens, il reprit visiblement sa
sérénité naturelle, sa charmante humeur ; et le plus
attrayant coloris reparut sur son visage.
« Pendant ce temps-là, Cudard goinfrait, et buvait
comme un Suisse : bourgogne, bordeaux, Champagne, il
appela de tout ; sous ces beaux noms, on lui présenta les
drogues qu'on voulut ; il les huma sensuellement et en
telle quantité, que le sage gouverneur était ivre quand
nous quittâmes la salle. La paix était faite à la sourdine
entre l'élève et moi ; Cudard eut l'insolence de me voler
un quart de baiser ; je lui aurais arraché les yeux, si je
n'avais imaginé soudain que cette vivacité m'autorisait
sans doute à donner à mon tour un baiser tout entier,
et de la bien bonne espèce au petit témoin. Là-dessus,
nous allâmes tous essayer de dormir...
« Je vais aussi, ma chère, te laisser respirer un moment
et combiner comment je pourrai te peindre (sans trop
effaroucher ta pudeur) le reste un peu bien fort de ma
singulière aventure...
((Je poursuis. On supposerait volontiers qu'une jeune
74 1,'CËITVRE D ANDREA DE NERCIAT
personne qui pendant cinq jours de suite a été cahotée et
n'a pas eu de très bons gîtes, va s'endormir, lorsqu'enfin,.
à peu près parvenue à sa destination et passablement
contente, elle se trouve étendue dans un excellent lit.
Cependant, je ne fus pas assez heureuse pour que les
pavots de Morphée vinssent à souhait engourdir mes
paupières. Une chaleur dévorante précipitait la circu-
lation de mon sang ; aucune attitude ne me semblait
commode ; sans rhume, j'éprouvais une oppression...
« Après m 'être longtemps agitée dans mes draps, ta
pensée (que j'avais, je te l'avoue, un peu repoussée,
comme si j'eusse eu honte de me voir citée par elle au
tribunal de la fidélité), ta chère pensée, qui m'obsédait,
eut enfin audience.
« J'avais de la lumière : je me levai pour courir à cer-
taine cassette, où tu sais que je conserve avec le plus
tendre soin les trésors de notre amour. J'apportai près
de mon lit ce meuble, et j'en tirai tes lettres... dignes de
Sapho : je les relus avec une tendresse... avec un désir !...
Je portai tes beaux cheveux à ma ,bouche... Je mis
autour de mes hanches cette galante ceinture, à laquelle
il te souvient qui pend un médaillon précieux où, derrière
ton portait, sont enchâssées certaines dépouilles... cher
trophée de mon bonheur claustral. Oh ! bien sincèrement
et sans cajolerie, ma Juliette, je puis t'afiirmer que ce
talisman de plaisir ne toucha point en vain au champ
où les traces de ton amoureuse moisson sont encore
récentes. Mille délicieux souvenirs m'enivraient, et,^
sans qu'il fut besoin de recourir à cette efiigie grossière (i)
que j 'ai voulu conserver, qui tant de fois nous ser^-it tour
à tour à pulvériser dans le mortier de Cythère le désir
de l'homme que nous y voulions exterminer ; ta céleste
image, aidée du plus léger attouchement, me fit deux
fois oublier mon être dans le sein du parfait bonheur.
(i) N'en déplaise à la sublime Erosie, l'usage de ce qu'elle indique
ici dément un peu sa prétention aux vierges appas, l'ne demoiselle,
après avoir vécu du régime dont elle nous fait l'aveu, peut valoir une
veuve, au dire des connaisseurs. Les malins vont plus loin : ils donne-
raient volontiers, à deux amies aussi délicates, aussi fières de v^ avoir
jamais ionnu lliomme, des brevets de catins. (N.)
LE DOCTORAT IMPROMPTU 75
C'était cette réparation de mes torts envers toi, cette
amende honorable qu'attendait Vénus, protectrice de
tes intérêts, pour me permettre de fermer l'œil.
« J'eus une nuit délicieuse. — A mon réveil (il était
déjà grand jour), je me mis à méditer sur tout ce qui
s'était passé le jour précédent... On m'avait fait du feu.
Quelque peu de fumée rendait nécessaire la précaution
d'aérer ma chambre ! mais la croisée était trop près du
lit pour qu'on pût l'ouvrir sans m'incommoder ; on
préféra donc laisser ma porte entr'ouverte. Béatrix
allait être occupée chez elle à mettre en état les chiffons
que j'avais choisis pour ce jour-là. Calme et livrée ainsi
à moi-même, je me sentais exister bien agréablement.
« Que j'étais folle (me disais-je avec gaieté) ! J'ai
failli, pour un enfant, déroger à mes principes !... car
enfin... il m'avait intéressée, je ne puis le nier... C'est
qu'en effet, il est bien beau ! bien aimable !... Quels
traits ! quelle tournure !... et les grâces qu'il a dans son
langage ! dans ses manières ! dans ses moindres mou-
vements !... Mais cela n'a que seize ans. — En même
temps, mes regards se trouvaient, par hasard, dirigés
sur l'outil auxiliaire que tu connais, et qui avait le nez
hors de ma cassette... Devine l'idée bouffonne qui me
survint... C'est qu'il devait y avoir bien de la différence
entre cette figure étoffée et le joujou naissant dont ce
pauvre Solange devait être pourvu. Le ridicule de
l'échantillon animé, placé par mon imagination à côté
de l'effigie, me fit sourire, et pour mieux m 'amuser
du parallèle, je saisis l'objet qui se trouvait à ma portée,
au défaut de celui qui n'3^ était pas... Ce que je tenais me
parut plus fort qu'à l'ordinaire... impraticable même,
quoique nous l'ayons si souvent emplo3^é... Comme si
j'avais doute que ce fût le même, je fis l'enfance de
l'approcher du seuil de son domaine... et je me dis : Un
Solange figurerait là beaucoup moins bien... D'ailleurs,
il est homme ; il n'aura jamais l'honneur d'en approcher.
« Etourdie ! j'avais totalement oublié que ma porte
était ouverte ! Bornée par mon seul rideau, j'agissais
comme si j'avais été seule au monde ; gênée par mes
couvertures, j'étais sortie tout à fait de mes toiles. Un
76 l'œuvre d'andréa de xerciat
écart lascif préparait l'accès au joujou chéri !... Dieux !
mon baldaquin s'entr'ouvre ! C'est vSolange, un gros
bouquet à la main, et qui, léger comme l'ombre, s'était
avancé jusque-là !
(( Un coup de foudre ne m'aurait pas mieux atterrée.
Je fais un cri sourd et me hâte de cacher ma turpitude,
en m'enfonçant dans mon Ht. L'indiscret non moins
frappé, tombe la face sur moi... Nous gardons d'abord
un morne silence, je le romps enfin, furieuse, et, me
retournant avec brusquerie vers le téméraire visiteur :
— Osez-vous, monsieur, lui dis-je, vous arrêter ici
quand vous venez de me causer une frayeur...
— Pardon, mille fois pardon, mademoiselle.
— Entra-t-on jamais chez une personne de mon
sexe !...
— Hélas ! je vous supposais endormie... Je me flattais
de vous voir un instant à votre insu, et de pouvoir poser
sur votre lit ces fleurs, qui, lors de votre réveil, vous
auraient appris...
— Quoi ?
— Que la première pensée du tendre Solange avait été
pour vous ; car, à quel autre que moi auriez-vous pu
imputer cette légère marque d'attention ?
— Sous toute autre forme, monsieur (répliquais-je
plus d'à moitié radoucie), votre attention m'aurait
infiniment touchée ; mais...
« Que pouvais- je ajouter de raisonnable, Juliette ?
J'aurais eu bonne grâce à faire la méchante ! à quereller !
J'allais être, ma foi ! la plus embarrassée, si l'aimable
enfant, tombant à mes genoux et portant à sa bouche
ma main dont il demeurait emparé, ne s'était mis
éloquemment en frais de justification. Peine inutile,
car j'étais bien éloignée de lui vouloir du mal, mais
j'avais besoin qu'il entrât en scène, afin que je fusse
dispensée de pousser plus loin un rôle que je sentais
ne pouvoir soutenir avec vérité... Le prétendu criminel
dit tout ce qu'il voulut ; je me tirai d'affaire avec un
air de demi-colère que je n'avais point de peine à laisser
dégénérer par degrés en indulgence. Ma position exigeait
ce petit manège. Quelque coupable que pût être, dans
LE DOCTORAT IMPROMPTU ']']
le fait, celui que son intention et surtout son amour
justifiaient si bien, sa cause n'était pas à beaucoup près
la plus mauvaise. Sans ma faute, quelle eût été la
sienne ! il s'agissait donc de détruire l'impression que
ce qu'avait vu Solange (eut-il été plus enfant encore)
ne pouvait manquer de faire naître dans son esprit.
« Cependant, au lieu de se prévaloir de sa découverte
et de la prise qu'elle lui donnait sur moi, le pauvre
petit, toujours contrit, toujours suppliant, couvrait
ma main de baisers.
— Belle, mais perfide main (disait-il), je te caresse,
et j'y ai bien du plaisir... tu n'es pourtant que mon
ennemie (ceci m'étonna).
— Que voulez-vous dire. Monsieur ?
- — Cruelle ! eh ! n'ai- je donc pas vu...
— A'ous devenez fou, mon cher Solange.
— Vous flatteriez-vous d'abuser de votre ascendant
au point !...
— Quoi ! tout à l'heure, cette main adorable n'était-
elle pas armée d'un formidable instrument et ne le
dirigeait-elle pas ?...
— Achevez de dire quelque impertinence !
— Je me tais, mais... je sais trop ce que l'exercice
égoïste où je vous ai surprise a de fatal pour un
amant (i).
« Je commençais à n'être plus à mon aise.
— Parlons un peu raison (dis-je, lui retirant ma main
et m'élevant assise contre mes oreillers). En supposant
qu'il y ait quelque chose de répréhensible à ce dont
votre indiscrétion, peu civile, vous a fait témoin, quel
droit auriez-vous, s'il vous plaît, à vous en formali-
ser ?
— Aucun sans doute, mais si vous aviez un peu...
(i) Si l'on continue de lire, on cessera d'être étonné de voir notre
enfant de seize ans parler et même agir comme l'homme le plus formé !
Solange n'en était pas (comme le fait le prouve) tout à fait à sa pre-
mière aventure. En dépit du collège et de l'abbé, son éducation amou-
reuse était déjà bien avancée. Paris est un séjour où les jeunes gens
sont si précoces ! et pour peu qu'ils aient des dispositions à saisir les
principes mondains, il y a de si bons professeurs ! (N.)
y8 l'cEUVRE D 'ANDRÉA DE NERCIAT
— De prudence, voulez-vous dire apparemment...
ma porte aurait été fermée, et vous n'auriez pas main-
tenant la cruelle satisfaction de m 'humilier.
— Vous humilier ! moi, qui vous adore ! moi qui
suis votre esclave ! oh ! non, non ; je pourrais plutôt
me croire infiniment heureux d'avoir vu ce qui s'est
passé !... mais il aurait fallu pour cela... ou plutôt vous
ne l'auriez pas fait si... (Il fixait ses regards sur les miens
sans continuer).
— Poursuivez ; faites- vous mieux comprendre.
— Une femme un peu susceptible de compassion
et qui aurait daigné réfléchir à l'état violent où je suis
depuis que j'ai le bonheur ou le malheur de vous
connaître... si d'ailleurs elle n'eût pas éprouvé pour moi
quelque répugnance insurmontable, et que ses sens
l'eussent tourmentée... (Au travers tout son petit tor-
tillage, je le voyais très bien venir : à dessein donc de
l'aider un peu).
— Cette femme ! eh... bien !
— M'eût donné la préférence.
Et voilà mon pauvre petit tout confus, repentant peut-
être d'avoir laissé échapper cet aveu cavalier. Cepen-
dant, au lieu de me fâcher, comme pour la décence
j'aurais peut-être dû le faire, je fais la folie de rire aux
éclats.
— Comment (ripostai-je d'un ton railleur), à seize
ans ! mais, mais, mon ami, voilà de ces propositions...
qu'on ose tout au plus faire quand, décidément libertin,
on a sous la main quelque femme d'une dissolution
connue... car, avant tout autre, il n'y a qu'une longue
habitude ou des sentiments réciproques bien avoués
qui puissent relever l'homme le plus épris du respect
qu'il doit à notre sexe.
— Ah ! oui, je n'ai qu'à me conformer à ces belles
maximes ! Une longue habitude ! des sentiments réci-
proques ! Avons-nous le temps de voir se former tout
cela ! Vous en parlez bien à votre aise ! Indifférente,
bravant l'amour, et devant vous marier après-demain
vous ne vous souciez guère de ce que va devenir le
malheureux Solange. Ce M. de Roqueval, qui revient
LE DOCTORAT IMPROMPTU 79
pour votre bonheur, fera mon supplice, il me comblera,
si vous voulez, d'amitié, à cause de mon père ; il me
conduira chez le ministre, voilà qui est fort bien ; mais
après cela, le bourreau qu'il est me fera témoin de son
funeste mariage ; le lendemain il me renverra dans ma
famille... Et cependant vous serez à jamais perdue pour
le malheureux que vous avez ensorcelé... Ah ! j'en
mourrai... Non, non, Mademoiselle ; je ne sur\'ivrai
point au moment affreux qui m'arrachera d'auprès de
vous !
« Et voilà les plus beaux yeux du monde changés en
deux ruisseaux de larmes... Mes mains en sont trempées.
J'allais peut-être dire quelque chose de trop, quand le
bel enfant continua. Si vous étiez de ces femmes aus-
tères, sauvages, qui méconnaissent le charme de la
volupté ! Mais après ce que j'ai vu !... barbare !... Pour-
quoi pas plutôt moi ! Pourquoi pas, au lieu d'une idole
difforme, un être vivant qui se consume pour vous ?...
Conçois-tu, ma chère Juliette, qu'on puisse raisonner
plus juste ? Et crois-tu qu'il m'eût été décent de faire
la bégueule avec le clairvoyant témoin de ma luxu-
rieuse manœuvre !
— Mais, Solange (lui dis-je, me prêtant à l'effort
•qu'il faisait pour prendre un baiser), quand je serais
assez faible... tu vois, mon bel ami, que je le suis peut-
être plus que tu ne l'imaginais... Oui, je te l'avoue, je
n'ai pas un instant douté de t'avoir donné de l'amour.
Tout ce que tu m'as laissé voir de tendre, d'impétueux
m'a flattée. Ton imprudence même d'être venu ce matin,
je t'en sais gré, je crois, en un mot, que, pour faire une
jo3'euse folie, on ne pourrait choisir un être plus char-
mant et moins capable que toi de donner des sujets de
repentir. Mais, avec tout cela, mon cher, si je me livrais
à ton penchant, au mien ; si nous venions à perdre la
tête, à quoi cela me mènerait-il ?
— Au bonheur, céleste amie, au parfait bonheur.
— Parfait bonheur immédiatement suivi de peines
■cruelles. Tu me le faisais observer à l'instant. N'aurai-je
pas dans vingt-quatre heures un souverain maître, des
•devoirs sacrés ?
8o l'ceuvre d'andréa de nerciat
— C'est donc à nous de reculer de vingt-quatre heures
un malheur inévitable qui commence dès maintenant,
si nous raisonnons en sophistes, quand tout nous invite
à jouir en amants.
« Ah Juliette ! c'est mon étoile qui, pour confondre
ma trop présomptueuse confiance en moi-même, me
suscitait cette étrange aventure et voulait, afin que je
fusse complètement humiliée, qu'un enfant triomphât
de ma haine factice contre tout le sexe masculin. Ne
trouves-tu pas que mon énorme préjugé, vaincu d'emblée
par Solange, rappelle ce fanfaron de Goliath que le
petit David terrasse du premier coup ?
'( ]\Iais laissons ces puérilités.
— Tu dois être impatiente de voir comment va se
terminer notre singulière argumentation. Puisse, hélas !
le dénouement ne pas te déplaire, mon cœur. Voici
l'instant où, comme souveraine de mes inclinations, tu
vas être mortellement offensée ; mais j'aurai mon tour,
et tu peux d'avance compter sur le même pardon, que
tu ne me refuseras pas sans doute.
Qui l'eût cru d'un enfant ! Au reste ce qu'il va faire est
moins difficile à l'âge le plus tendre, que ces tours de
force d'un esprit prématuré par lesquels mon petit
séducteur m'a déterminée enfin à combler ses amoureux
désirs.
« Un baiser, de ceux qui signifient tout, qui donnent
carte blanche pour tout, mit fin à notre débat senti-
mental. Tandis que nos bouches étaient collées, nos
langues enlacées, des mains prévoyantes arrachaient
ma triple enveloppe. Déjà, mes plus attrayantes ri-
chesses étaient saisies, incendiées, et souffraient un
doux pillage. Quel écolier, grands dieux ! Quel parti
ne sut-il pas tirer de ses premiers succès. Avec quelle
adresse n'escamota-t-il pas si bien les apprêts du
triomphe décisif, que je croyais le vainqueur bien loin
encore de faire son entrée, lorsque je reconnus qu'il
était déjà maître absolu de la forteresse... Mais, que
dis- je ? Tandis que ma tête roulait peut-être encore
quelque sot projet de résistance, ah ! sans doute, tout
le reste de mon individu était d'intelligence avec l'en-
LE DOCTORAT IMPROMPTU 8l
nemi pour que je fusse complètement subjuguée ; car
lorsque après un moment (de ceux qu'aucune i)lume
ne peut décrire, de ceux que peu d'heureux peut-être
peuvent obtenir et qu'il faut avoir connus pour pouvoir
s'en faire une juste idée)... lors, dis-je, que je revins à
moi, je reconnus que, de tous mes membres, j'avais
saisi, étreint, enchaîné le bel enfant, comme si j'avais
essayé de le faire passer tout entier au-dedans de moi...
Nous nous renvoyions réciproquement nos âmes du
fond de nos poitrines, avec nos brûlantes haleines...
O sexe trop fait pour nous, trop nécessaire à notre
bonheur, comme Solange te vengeait par la conversion
d'Erosie et la défaite de ta plus intrépide antagoniste !
(( Cependant, chère Juliette, comme j'ignore si j'aurai
le temps, avant l'arrivée du baron, de finir la tâche de
ma confession dont tu ne sais pas encore ce qui m'a
rendue le plus coupable, je vais à bon compte t 'expédier
ce que j'ai griffonné. Trouve bon qu'en finissant je te
demande humblement pardon, et t'assure que si les
vapeurs de ma tête exaltée peuvent, en se dissipant,
entraîner aussi la passion chimérique que tu m'avais
inspirée, du moins mon attachement parfait et réfléchi
conservera dans mon cœur plus sage une existence
inaltérable. Adieu, Juliette, ton Erosie te couvre de
baisers. »
A Fontainebleau, le 3 novembre 17**
SECONDE LETTRE d'ÉROSIE A JTJLIETTE
'( Je venais, chère et tendre amie, d'envoyer à la poste
le premier volume de mes sottises, quand une seconde
missive, adressée pour le coup directement à moi,
m'a fait savoir qu'encore deux jours se passeraient sans
que je visse arriver M. de Roqueval ! Ainsi soit-il !
« Qu'ai-je besoin (me suis-je dit) de me trouver, même
aussitôt, en face d'un homme à qui j'ai manqué (car il
faut bien en convenir, à moins de prétendre à me mettre
6
82 l'oeuvre d'andréa de xerciat
au-dessus de toutes les idées reçues)... avec un homme,
enfin, devant lequel je ferai peut-être l'enfance (à
vingt ans !) de rougir, comme si j'avais lieu de craindre
qu'à son arrivée il ne lise sur ma physionomie que
d'avance j'ai décoré son front !... Cependant, Juliette,
il faudra bien qu'il soit sorcier s'il devine tout... et je
le donnerais en cent... à toi-même, qui sais déjà la bonne
moitié de ma galante équipée. En vérité, mon cœur,
si je n'avais qu'une turpitude abominable à te raconter,
je te ferais grâce du reste de mon aventure, mais quelques
détails, selon moi, si bons à savoir, se mêlent à ma
propre scène, que, de nouveau, je vais victimer mon
amour-propre en faveur de ce goût décidé que je te connais
pour toute peinture lascive.
« Après m'être volontairement et bien déUcieusement
donnée à mon petit séducteur, un retour vers la bégueu-
lerie eût été quelque chose de fort ridicule ; l'éprouver
ne m'était pas possible ; le feindre ?... à quoi bon !
Cette plate fausseté m'aurait assez mal réussi sans doute.
Heureuse, parfaitement heureuse ; pressant contre mon
cœur l'être charmant avec lequel je venais de m'unir ;
donnant, recevant mille et mille baisers, et tous deux
inaccessibles au souvenir de notre porte pleinement
ouverte, nous jasions avec l'abondance et l'ivresse du
contentement absolu...
— - Comment, petit démon (dis-je à mon enfant gâté),
se peut-il qu'à ton âge, et sortant d'un triste collège, tu
aies pu former un plan de bonne fortune si rusé, si bien
combiné ?
— Hélas ! ma chère vie, je n'ai point de ruse ; je
n'avais rien prévu : tu es infiniment belle ; tu m'as
rendu amoureux ; un désir violent agit vite et profite
de tout ; une occasion s'est offerte ; je l'ai saisie ; l'ins-
tinct du plaisir suffirait pour tout cela. Notre S3'mpathie
a fait le reste...
— Il n'y a pas, à ce ({ue je vois, de novices parmi vous
autres hommes, et l'on a grand tort de plaisanter aux
dépens de ces prétendus timides qu'on croit ne savoir
comment déclarer une première passion, et que les
femmes, dit-on, quelquefois sont obligées de provoquer.
LE DOCTORAT IMPROMPTU 83
pour qu'ils aillent un peu vite au hut, quand elles le
connaissent elles-mêmes et qu'elles ont résolu de les y
pousser.
— Pardonne-moi, mon cœur ; ces timides-là sont en
grand nombre ; on commence presque toujours par cette
gaucherie que tu viens de décrire, et tout comme un
autre, j'ai payé ce tribut. Mais on est plus ou moins
chanceux dans la rencontre de la première belle à qui
l'on adresse son voluptueux hommage, ou qui se fait
un plaisir de nous le dérober... Je te dirais bien, dans ce
genre, quelque chose d'assez piquant, et qui m'est re-
latif... mais près de toi, je ne saurais m'occuper que
de toi seule... les moments sont courts... laisse-moi...
Il voulait...
— Non, non (lui dis-je), modère un instant ce trans-
port, qui me flatte, mais auquel je ne veux répondre
qu'après que tu m'auras fait confidence de ce que tu
viens d'annoncer. Dis, dis-moi, cher toutou, qui fut,
avant ce jour, l'heureuse friponne qui te donna les ex-
cellentes leçons dont tu as si bien profité ?
— La nommer serait un crime (i) ; mais sous le nom...
de Lindane, si tu veux, je vais te crayonner le portrait
d'une femme qui a si bien voulu se charger du tendre
soin d'éclairer mon inexpérience, et de me donner les
doux préceptes dont je viens de faire une si heureuse
appHcation. Cependant, ma divine, il faudra me per-
mettre de remonter un peu plus haut, au risque de
(i) Solange a était fait pour trouver dans son propre cœur ce sentiment
de justice et de reconnaissance : mais, outre cela, l'institutrice aimable
(qu'il fera bientôt connaître vaguement) lui avait recommandé pour
toujours la discrétion comme l'une des vertus les plus utiles aux ga-
lants et comme l'un des moyens les plus sûrs pour qu'ils aient beau-
coup de femmes. En effet, celui qui n'a jamais cité ses bonnes fortunes,
inspire la confiance ; on hésite moins à le rendre heureux ; il obtient
des faveurs qu'on ne regrette point et qu'on ne regrettera jamais ; et
quand cette douce chaîne vient à se rompre, il conserve encore l'estime
et l'attachement de celles qui n'ont plus d'amour, tandis que le fat,
décrié, méprisé, trouve dans ses maîtresses désenchantées autant d'enne-
mies qui souvent font pis que de lui rendre difficiles de nouvelles in-
trigues. Que ne peut-on persuader de cette vérité l'essaim de ces avan-
tageux, fatals aux amours, qui ne se plaisent qu'à diffamer celles qu'ils
ont pu séduire (N.) !
84 1,'cEuvRE d'andréa de nerciat
t'ennuyer ; autrement j'aurais peine à te faire com-
prendre à propos de quoi cette fée bienfaisante'm 'ap-
parut et voulut bien prendre à moi quelque intérêt.
« C'est maintenant l'ingénu Solange qui va t'entre-
tenir, ma chère Juliette ; et pour ne point l'interrompre,
je te fais grâce des questions éparses que j'ai pu lui faire
pendant son récit.
— ■ Dès l'âge de treize ans, je sus (je ne me rappelle
pas précisément à propos de quoi) qu'il existe entre ton
sexe et le mien une différence de conformation. Cer-
taines estampes immodestes que possédaient, dans le
plus grand secret, quelques-uns de mes condisciples
les plus formés, et qu'ils eurent l'imprudence de me
montrer, occasionnèrent de ma part mille questions
auxquelles ils se firent un plaisir de répondre. Dès lors,
ces aimables instituteurs devinrent les objets de ma
fervente amitié. J'appris d'eux tout ce qu'ils savaient
eux-mêmes, c'est-à-dire bien plus (et j'en rougis) que
ce qui concerne les vrais rapports de notre sexe avec le
tien. Ils connaissaient, ces per\'ers ! des pratiques pallia-
tives de plus d'un genre, t-a première, qui me fut en-
seignée au bout de très peu de temps, me sembla bien
douce et bien commode. Plus les sensations qu'elle
procure sont . nouvelles, plus elles sont ravissantes.
Pendant près d'un an, j'en fis, quoique avec modération,
mes uniques délices ; mais je devenais grand garçon ;
on me crut digne enfin de recevoir un grade de plus :
on me pressentit avec la bonne volonté de m'initier...
j'en étais à peu près là quand il arriva ce que je vais dire.
(( Il y avait dans notre collège un garçon de seize à
dix-sept ans, sorti, je crois, des Enfants Trouvés, et
domestique dans notre pédantesque solitude (i). Ce
(i) Le'^tableau''qui suit, au défaut du coloris de la vraie volupté, que
ne peuvent avoir les objets qu'il représentera, a du moins celui d'une
confiance naïve qui peut mériter aussi bien l'indulgence du lecteur.
D'ailleurs, tout ce que va raconter le petit vicomte est de nature à
fournir de sérieuses réflexions aux parents qui confient leurs enfants à
l'éducation vicieuse de certains collèges. En considération du but moral
que nous avons cru démêler à travers l'incongruité de ces détails cpi-
sodiques, toutes réflexions faites, nous avons pris le parti de ne rien re-
LE DOCTORAT IMPROMPTU 85
balourd avait reçu de la nature un embonpoint frais et
normal ; sa tête ronde, moutonne, ornée d'une forêt
de cheveux du plus joli blond, n'aurait pas mal été sur
les épaules d'une grosse dondon de la basse classe du
peuple. Claudin (c'est ainsi qu'on le nommait), simple,
sot, pourtant babillard, était familier et si dominé par
l'intérêt et l'appétit, que, pour le moindre argent, ou
pour quelque friandise, on pouvait exiger de lui^les
choses les plus déraisonnables. Tous nos pédagogues,
tous nos humanismes, philosophes, et, bien entendu,
M. Cudard aussi, faisaient grand cas du maniable Clau-
din. Il visait au bouffon, cela faisait grand effet dans
un séjour dénué d'amusements, et puis encore le petit
rustre croyait bêtem.ent, ou feignait de croire que,
dans un collège, on se rend recommandable en affichant
le désir de s'endoctriner. En conséquence, il paraissait
épier avec soin les occasions où pendant nos récréations
et d'autres moments de loisir assez rares le premier venu
de nos pédants pouvait le faire lire, écrire eu répéter
quelques tirades de livres classiques qu'il faisait sem-
blant de savoir par cœur, bien qu'il n'y comprit pas une
S3^11abe. Avec toute l'enfance de la maison, Claudin
jouait un autre rôle. Pour quelques sous, pour une
pomme, il endurait des mystifications, grimaçait, ou
faisait de gauches contorsions du'corps[qu'il nommait ses
tours de force. J'étais espiègle et gai : Claudin me faisait
rire ; et comme, pour sa gourmandise et son avarice,
j'étais un de ses plus utiles chalands, il m'honorait
d'un attachement particulier, je le traitais aussi comme
un espèce de camarade.
« Pourtant un jour:
— Claudin (lui dis-je avec quelque défiance), en
vérité, je ne conçois pas pourquoi tu t'enfermes si sou-
vent avec mon vilain abbé Cudard. Je crains bien que
ce ne soit pour lui faire sur mon compte des paquets...
Prends-y garde ! si...
— Moi, Monsieur ! Ah bien ! c'est joliment moi qui
trancher. On conviendra sans doute qu'en fait d'érotisme, les bornes
entre le bon et le mauvais goût ne sont point encore fixées (N.) ?
86 1,'cEuvRE d'andréa de nerciat
fais des paquets à Messieurs vos précepteurs ! Ah î
dame ! quand j'ai l'honneur d'aller vers eux, ils songent
bien à me parler de leurs disciples, ma foi !
— Eh ! de quoi diantre peut te parler... par exemple,
un Cudard, qui fait profession de ne s'occuper que de
moi ? Il est insoutenable...
— Oh bien ! il y a pourtant des moments où il n'y
pense guère.
<( Bref de fil en aiguille, et moyennant un écu (grosse
somme pour un Claudin), j'arrachai par lambeaux,
l'aveu complet d'une intimité... qui me sembla d'abord
incompréhensible, mais qu'à force de questions et de
réponses, je fus enfin en état de supposer praticable.
Je ne te cacherai pas, ma bonne amie (c'est toujours
l'écolier qui parle, et tu nous écoutes, Juliette ?), je
ne te cacherai pas qu'il s'était passé parfois, entre
l'obligeant Claudin et moi, fort complaisamment aussi,
de légères scènes de polissonneries réciproques ; mais,
en honneur, j'étais à mille lieues de l'infâme Cudard,
jusqu'à cet instant, je n'en avais pas eu la moindre idée.
Claudin venait de m 'expliquer tout cela de la manière
la moins équivoque. Pour un écu de plus il ne tint qu'à
moi de passer des connaissances de la théorie à celles de
la pratique. Mais, soit pudeur, soit dignité, soit aussi
la crainte d'être trahi auprès de Cudard, je refusai net
les bontés qui m'étaient offertes.
« Cependant ces singulières ouvertures m'avaient
frappé, des images imparfaites se retraçaient sans cesse
à ma vive imagination ; un désir curieux m'obsédait.
« J'avais pour ami particulier le jeune... disons de
Saint-Elme, toujours pour ne désigner personne par son
véritable nom (i) ; cet ami, de deux ans plus âgé que
moi, cadet de trois enfants d'un père assez dur qui
(i) Solange, enfant léger et ne pensant nullement, clans la position
où nous le savons, à faire un discours académique, il faut qu'on lui
pardonne son bavardage et ses enjambements, d'épisode en épisode.
Ceci n'est point un roman fait à plaisir, mais une copie d'originaux
auxquels nous aurions mauvaise grâce à changer la moindre chose,
l'ouvrage dût il y gagner quelques degrés de perfection quant à sa
forme (N.).
LE DOCTORAT IMPROMPTU 87
venait de se remarier, et tonsuré pour jouir déjà du
revenu de quelques chapelles, Saint-Elme, dis-je,
n'aurait eu aucunes dispositions pour être d'Eglise,
si tout de bon il était indispensable qu'un ecclésiastique
fût chaste, doux, sobre, sans ambition, etc. Saint-Elme,
au rebours, était le plus dissolu de mes camarades ;
sans cesse il se faisait quelque querelle par un excès
de pétulance qui offusquait en lui le meilleur naturel.
Quant à l'orgueil et au désir des richesses, ces défauts
s'étaient développés dans son cœur dès la plus tendre
enfance. Aussi Saint-Elme portait-il fort gaîment son
petit collet, parce qu'il avait très bien saisi qu'étant
d'une maison assez considérée et neveu d'un prélat en
crédit, il ne pouvait manquer d'être quelque jour évêque
ou gros abbé commendataire.
« Ce qui résulta des consultations secrètes que je
préférai de prendre auprès de Saint-Elme, sur les ma-
tières que Claudin m'avait dégrossies, n'est pas fait
pour se mêler, dans l'imagination d'une amante ado-
rable, aux récentes impressions de vraie volupté qu'elle
vient de recevoir. Regarde donc, chère âme, la i^rété-
rition des conférences mystérieuses que j'avoue d'avoir
eues avec le débauché Saint-Elme comme l'humiliante
expression du plus sincère repentir que j'ai de me les
être permises... »
Je commençais, ma Juliette, à m'impatienter un peu,
ne concevant pas comment un Claudin, un Saint-Elme,
tout à fait étranger à la méthode qui venait de si bien
réussir à Solange auprès de moi, pourraient m'amener
cette Ivindane que je brûlais de connaître. J'en fis la
question.
— Deux mots encore et nous en sommes à elle,
répondit le petit conteur, puis il continua :
— I/'extrême amitié que nous affichions, Saint-Elme
et moi, devient bientôt l'objet de l'animadversion de
tout l'aéropage scolastique. Nous étions un peu pâles,
nous maigrissions, M. Cudard, qui devinait, ou, plus
vraisemblablement, à qui le sieur Claudin avait dit ce
qu'il pouvait savoir de mes progrès dans la carrière du
libertinage, le zélé Cudard trouva bon de m 'observer...
88 l'cëUVRE D 'ANDRÉA DE NERCIAT
Un jour il me surprit composant avec mes désirs : il
partit de là pour redoubler de vigilance et de sévérité.
Ce ne fut pas assez de m'obséder le jour, il étendit jusque
dans le loisir des ténèbres la rigoureuse observance de
ses devoirs, et me signifia bientôt qu'avec l'agrément
des supérieurs, il partagerait dorénavant ma couche.
I^e trait était atterrant ; car la nuit du moins je me
vengeais un peu de la contrainte du jour. Je ne me fiais
plus au vénal Claudin, et Saint-Elme, non par refroi-
dissement, mais par égoïsme et de peur de se trouver
englobé dans mes disgrâces, ne familiarisait plus que
furtivement avec moi ; les occasions en étaient des
plus rares. La nuit donc je me retraçais de charmants
souvenirs ; ils m'agitaient et je ne manquais guère
d'apporter à ce voluptueux tourment un peu de remède...
Cudard, de moitié de mon lit, allait me réduire au dé-
sespoir.
« Oh ! le mauvais coucheur ! ma tendre amie. Odeur
fétide, ronflement importun, position en zig-zag qui ne
me laissait presque point d'espace dans un lit d'ailleurs
assez étroit !... Mais, ce maudit homme qui m'avait si
vivement chapitré sur mon petit vice impur, dont il
avait sans doute raison de chercher à me corriger,
croiras-tu bien qu'il n'était pas plus sage que moij
que, dès qu'il se croyait pleinement assuré de mon
sommeil, il se livrait à la même turpitude ! En un mot,
que plus d'une fois il prit lui-même le soin d'exciter
chez moi, croyant le faire à mon insu, les dangereuses
sensations que proscrivait son austère morale !
« Ce qui pourtant passait un peu trop les bornes, c'est
qu'une nuit, comme je dormais pour le coup tout de bon
et bien fort, je me sentis réveillé par une atteinte cri-
minelle qui ne tendait à rien moins qu'à me désho-
norer (i) en me déchirant ! Si dans quelques autres
occasions j'avais avec succès joué le dormeur^pour ce
(i) Ici le jeune homme raisonne avec délicatesse et discernement ;
mais ne lui en déplaise, pourquoi cette idée décente ne lui vint-elle pas
à l'esprit la première fois que son ami Saint-Elme essaya de lui commu-
niquer ses connaisances de pratique (N.) ?
LE DOCTORAT IMPROMPTU 89
qui pouvait m'être agréable, cette fois-ci, m'éveillant
avec douleur et surprise, je ne songeai qas à rien mé-
nager : — Ouf ! doucement donc, monsieur Cudard !
dis-je, en changeant brusquement d'attitude ; quel
rêve pénible faites-vous donc là ! Vous me pressiez à
m'estropier ! Lui, pas un mot. Mais, ma chère, peins-toi
ma disgrâce et l'excès de colère où je me mis ! La main
que l'opposais en parlant se trouve à l'instant, ainsi que
la moitié de ma place, souillée d'un flux visqueux, à
peine connu, et dont j'ignorais surtout qu'aucun degré
de plaisir pût faire couler une telle abondance. J'étais
furieux. Mon coquin cependant n'eut pas l'air d'y faire
la moindre attention, et feignant à son tour un sommeil
léthargique, il se mit à ronfler avec une telle maladresse
et un bruit si outré qu'ils ne pouvaient faire illusion à
personne.
« Le lendemain je roulais dans ma tête comment je
pourrais, sans me compromettre à certain point, mettre
sur le tapis mon aventure]^ nocturne, et bien emploA-er,
pour nuire à Cudard, les dangereuses armes qu'il venait
de me donner contre lui. Mais, le même jour, des nou-
velles intéressantes, que reçut le cher Saint-Elme, et
qui me concernaient en partie, firent diversion en m 'oc-
cupant de projets beaucoup plus agréables à mon ima-
gination que celui de confondre et faire chasser mon
luxurieux gouverneur.
« C'était au commencement du mois d'août dernier ;
la belle-mère de Saint-Elme, pour faire un peu la cour
à son vieux mari, s'était proposé de réunir auprès d'eux
à la campagne, pendant le reste de la belle saison, les
trois enfants du premier lit. Mais l'aîné, qui servait dans
un régiment de cavalerie, refusait net ; une sœur, qu'il
conseillait, refusait de même ; le seul Saint-Elme, qui
n'avait pas de raisons de^ fortune pour haïr provisoire-
ment sa belle-mère, et qui, d'ailleurs, s'ennuyait mor-
tellement au collège, avait accepté de grand cœur
l'invitation. Lindane (c'est mon institutrice, nous
allons enfin en parler !) Lindane savait à Saint-Elme
tout le gré possible d'une complaisance qui faisait le
procès à la conduite désobligeante du capitaine et de
go Iv OEUVRE D ANDREA DE NERCIAT
sa sœur. Pour mieux marquer à l'abbé toute sa satis-
faction, lyindane ajoutait à ses remerciements l'offre
de bien accueillir (quelqu'un de ses camarades, que,
pour qu'il s'amusât mieux à la campagne, elle le priait
d'amener avec lui. Le choix de mon plus cher ami pouvait-
il ne pas tomber sur moi ?
« Saint-Elme achevait sa philosophie ; du collège, il
était décidé qu'on le transjDlanterait tout de suite au
séminaire de Saint-Sulpice : on ne pouvait donc s'opposer
à son départ. Quant à moi, l'accompagner, surtout
avant la vacance des classes, était quelque chose de
fort difficile à obtenir ; mais de prudentes mesures
ayant été prises avec le plus impénétrable secret, Saint-
Elme fit que lyindane écrivit à mon père, qui consentit.
Cudard, que ce déplacement devait aussi soulager tant
soit peu de la gêne de notre clôture, fut enchanté,
quand, à l'improviste, l'ordre paternel lui parvint pour
qu'il -me suivit chez les parents de Saint-Elme. En dépit
du danger qu'il y avait à me rapprocher trop de cet
ami, prétexte de tant de soins et de défiance, Cudard
fut le premier à presser les préparatifs du voyage. On
partit.
« Cependant 'les geôliers farouches auxquels nous
échappions, nous ménageaient clandestinement de
quoi troubler beaucoup nos champêtres jouissances.
Si lyindane, entre les mains de qui tomba, par bonheur,
certaine lettre adressée à son mari, n'eût pas été la
femme la plus prudente et du meilleur naturel, mille
dégoûts nous eussent assaillis dans un séjour où nous
étions venus chercher des dissipations et du plaisir.
Ces infernaux pédants n'avaient-ils pas eu l'indignité
d'écrire que les émigrants étaient de petits vauriens
corrompus, épris follement l'un de l'autre, et plus que
soupçonnés d'entretenir ensemble un infâme com-
merce ! Cudard avait sa petite note aussi. E'écrit de ces
messieurs le désignait comme un adroit débauché sur
lequel il convenait d'avoir l'œil. Claudin apparemment
l'avait un peu terni et fait passer pour... tel que nous
avons eu l'honneur de le connaître.
(( Mais l'admirable conduite de Lindane prouva que
I,E DOCTORAT IMPROMPTU 9I
■de semblables libelles sont sans effet, quand ils ne pro-
voquent au mal que des cœurs honnêtes et des esprits
justes. Cette dame, il est vrai, ne dédaigna pas abso-
lument l'avis des noirs délateurs ; mais ce fut pour nous
sauver (au lieu de nous perdre, comme ils en marquaient
l'envie) que Lindane y eut égard.
« La terre du marquis, père de Saint-Elme, était un
délicieux séjour. Nous y vîmes, l'abbé et moi, tous deux
pour la première fois, Lindane, petite personne, régu-
lièrement jolie, mince, parfaitement bien faite, d'une
élégance recherchée ; poupée accomplie, en un mot,
et qui cachait ,sans beaucoup d'efforts, trente ans bien
comptés, sous des dehors tellement enfantins que même
à bout portant elle paraissait à peine l'aînée de Saint-
Blme. Beaux cheveux blonds, sourcils plus foncés au-
dessus de deux grands yeux, blancheur éblouissante,
bouche de rose... des pieds, des mains en miniature (i),
un son de voix aigu, mais plein de douceur... tout cela
donnait l'air de la plus fraîche jeunesse, et personne
ne saurait aussi bien que lyindane en tirer davantage.
De qualité, veuve d'un mari dissipateur qui l'avait,
au surplus, rendue fort heureuse, elle s'était remariée
par raison au marquis sexagénaire, nullement agréable,
mais heureusement sans prétention, qui se prévalait
on ne peut moins de ses droits d'époux, et qui semblait
avoir à cœur de trouver dans sa femme plutôt une
agréable compagne qu'une obéissante esclave. Au bout
de deux jours nous étions au fait de tous ces détails,
et cela parce qu'aussitôt arrivé, l'attrayant Saint-Elme
avait été frappé par une égrillarde de femme de chambre,
aussi babillarde que catin et parce que encore, moi-
même entrepris, pour mon bien, par la très singulière
lyindane, j'avais fait rapidement, et sans rien y mettre
■du mien, d'inconcevables progrès dans sa confiance.
« Prévenue par nos cuistres de collège que le beau-fils
(i) Si parfois le petit conteur parle en homme formé, nous trouvions
ici que se montre l'enfant manquant d'usage. Qui, comme lui. dans
les bras d'une jolie femme, ferait (avec un peu plus d'expérience) la
bévue d'en louer une autre (N.) !
92 I, ŒUVRE D ANDREA DE NERCIAT
et le petit camarade étaient deux grivois fort in-
flammables, elle avait judicieusement conçu que notre
honteux mignonisme (i) était uniquement l'erreur d'un
désir extrême et prématuré qui, ne pouvant, dans un
collège, suivre sa véritable direction, s'en frayait une
quelconque, telle que les circonstances pouvaient le
permettre. lyindane (je l'ai su depuis) avait été galante
et l'était encore ; mais aussi réservée dans sa conduite
que prudente, ou peut-être heureuse dans ses choix,
jamais sa réputation n'avait souffert le moindre échec :
on la citait, au contraire, comme un modèle de décence
ainsi que d'amabilité. Son mari chassait tout le jour,
buvait toute la soirée et dormait toute la nuit. Aucun
parisien, pas même quelque voisin à tournure suppor-
table, n'avait des habitudes au château...
Pourquoi n'aurait-on pas essa3^é, dans des conjonc-
tures aussi stériles, ce que pouvait valoir un marmot
ingénu, tout neuf, pour le beau sexe, et qui passait déjà
pour être de l'étoffe dont se font les hommes de plaisir !
Lindane avait donc résolu, dès mon arrivée, de me con-
vertir, et cela lui fut bien facile.
« La troisième soirée de notre séjour à la campagne,
nous nous promenions deux à deux dans le jardin, moi
posément aux côtés de Lindane, et l'abbé batifolant
avec la luronne de soubrette. Il faut l'avouer, ma chère,
je lorgnais de l'œil la petite marquise et la trouvais bien
à mon gré ; je soupirais même, à ce que je crois (2). De
temps en temps elle avait l'air de sourire, sans presque
me parler. Nous allions d'un bon pas. Elle ouvre la
grille du parc ; nous y sommes. C'est un bois vaste,
frais, délicieux. Nous y perdons bientôt de vue made-
moiselle Victoire, pourchassée dans un détour par le
petit égipan l'abbé...
« (Mais mes doigts fatigués ont peine à soutenir la
(i) Ce mot est forgé sans doute : mais sommes forces de le laisser,
ne lui connaissant point de décent synonyme (N.).
\2) Tous ces détails ne devaient guère amuser Erosie, et nous sup-
posons cju'ils ont contribué beaucoup à ce que le goût très vif qu'elle
avait pour le petit Solange ait, comme nous l'avons su, fort peu duré.
(N.).
LE DOCTORAT IMPROMPTU 93
plume, chère Juliette, permets que je la quitte un mo-
ment, laissant Solange et Lindane trotter le long d'une
allée terminée pai un cabinet rustique, à la porte duquel
je viendrai bientôt les reprendre).
« — Entrons ici, dit Lindane, je ne serai pas fâchée de
me reposer un moment, d'ailleurs... j'ai quelque chose
d'intéressant à vous communiquer... Ouvrez, s'il vous
plaît, le volet de cette petite fenêtre et refermez-la...
Bon, poussez la porte... Ecoutez-moi bien, mon petit
ami ; surtout gardez-vous de m'interrompre (i)... — Oh !
par ma foi ! je n'y tiens plus ; c'est assez babillé ! dit,
en se montrant dans la chambre... qui ? le scélérat
d'abbé Cudard ! et ce monstre aussitôt s'enferme avec
nous, empoche la clef et s'avance ! Mon trouble, mon
indignation, ma fureur ne se décrivent point, non plus
que la stupeur, l'effroi de mon petit complice. J'avoue
qu'en écoutant celui-ci, j'étais demeurée hors du lit,
me prêtant beaucoup aux distractions amusantes d'une
jolie main qui badinait avec le plus amoureux de mes
charmes. Ainsi mon attitude était comme exprès choisie
pour que l'insolent Cudard pût tout voir. Pour comble
de disgrâce, Solange, couché tout de son long en face
de moi, m'empêchait de rentrer vite, sous les couvertures ;
je ne pus que jeter sur mon visage ma chemise, remontée
si haut et si bien engagée sous mes reins, qu'en la ra-
battant elle n'avait pu couvrir la honteuse lice de nos
récentes prouesses...
« Solange, après un court moment de silence, allait
s'emporter. — lyà, là ! mon fils, lui dit presque gaîment
le funeste pédagogue, ne vous dérangez pas. Comme en
même temps le mauvais plaisant hasardait un geste
grivois qui tendait à pousser Solange contre moi, de
ma part, un vigoureux soufflet, de celle de Solange, un
terrible coup de pied je ne sais où, nous firent soudain
(i) Nous sommes fâchés de ce que le récit de Solange, qui commençait
à promettre quelque chose d'intéressant ; se trouve si bien interrompu,
que le reste de la lettre ne dit plus un seul mot de Lindane. Mais, par
les soins que nous nous sommes donnés, la suite du discours de cette
dame nous est parvenue, avec celle des aventures d'Erosie et de So-
lange ; nous ne tarderons pas à publier ce supplément (N.).
94 L ŒUVRE D ANDREA DE XERCIAT
raison de cette audace. — Oui ! dit alors Cudard presque
en colère, c'est ainsi qu'on me traite quand on ne saurait
user avec moi de trop de ménagements ! Eh bien ! eh
bien ! c'est bon, mes braves enfants : M. de Roqueval
va tout savoir, et... — Dieux ! que dites-vous, barbare î
interrompit Solange, frappé de la cruelle idée de mon
malheur ; et voilà le pauvre petit, les maintes jointes,
assis sur le lit, mais toujours posté de façon qu'il était
fort difficile pour moi d'y rentrer. Au même instant,
un serrement de cœur m'avait saisie. Je me serais
trouvée mal infailliblement, si des larmes abondantes
ne s'étaient fait jour. — Ecoutez-moi, dit alors d'un
ton assez radouci le redoutable auteur de nos disgrâces ;
vous n'avez qu'à me lier la langue. Il faut d'abord vous
dire que depuis une demi-heure, je vous vois et vous
écoute. Oui, belle demoiselle ; j'étais là (i)... j'ai tout vu,
très bien vu ; grâce à la complaisance que vous avez
eue de laisser cette porte ouverte, j'ai joui complète-
ment du plaisir de vous voir rendre heureux ce petit
garnement. Pesez, d'après cela, son intérêt, le vôtre, le
mien aussi, j'ose en parler, et jugez si de mauvaises
manières peuvent être le mo^^en de me porter à l'indul-
gence ! — Vous l'entendez, mademoiselle ! me dit avec
indignation le stupéfait élève. Il frémissait de rage,
mais était-il bien en état d'en imposer à l'atroce gou-
verneur ? — Crois, malheureux, ajouta Solange se
retournant brusquement vers l'insolent, et lui mettant
sous le nez un poing dont on ne parut pas fort effrayé,
crois que tu périras de cette main, si jamais un seul mot...
— Brrr, belle menace, ma foi ! Point d'extravagance,
mon cher vicomte ; eh ! quel mal, s'il vous plaît, est-il
en votre pouvoir de me faire ! Vous êtes là, sans armes ;
avant que vous ne soyez descendu du lit et rajusté,
j'aurais déjà crié, rassemblé tout le monde : j'ouvre ;
je dis ce que je sais ; je vous montre in statu quo. L'on
m'applaudit d'avoir fait mon devoir en épiant votre
entreprise libertine.
(i) Revoyez la planche de la première lettre. (N.)
LE DOCTORAT IMPROMPTU 95
— On trouvera, j'en conviens, que vous aurez fait
votre métier ; mais mademoiselle sera déshonorée.
« Cette dernière réflexion rendit muet le sensible
adolescent, qui pour toute réplique, fixa ses yeux sur
les miens, découverts depuis qu'enfin j'étais venue à
bout de me glisser dans le lit. — Que je suis malheu-
reuse ! m'écriai-je avec un mouvement assez vif pour
que Solange craignît que je ne songeasse à quelque acte
de violence contre moi-même. — Chut, chut ! faisait
Cudard avec un geste de la main, point d'éclat, mes
enfants. — Et voilà mon coquin incliné sur le lit, les
deux poings sous le menton, consultant nos visages et
balançant la tête : — Ecoutez-moi. S'il est avec le ciel
des accommodements (i) à plus forte raison doit-on être
sûr qu'on en fait aisément avec les hommes (C'est à
moi que ce qui suit s'adressait.). Lequel est le pire ou de
porter pendant toute sa vie la cicatrice infâme d'une
blessure faite à l'honneur, ou de se soumettre un mo-
ment à l'application du remède qui peut opérer que
cette blessure, aussitôt guérie que faite, ne laisse aucune
trace ! (Prévoyant à peu près à quoi cet insolent début
pourrait aboutir, je sentis le feu du courroux me monter
au visage ; Solange allait aussi s'emporter.) Paix, paix,
mes enfants... mais paix donc, encore une fois ! Vous
ne me faites nullement peur, et moi je peux vous faire
beaucoup de mal. Entre nous, monsieur Solange, vous
avez très bien fait. Oh ! ce ne sera pas moi certainement
qui vous jetterai la première pierre ; mais je ne ferai
qu'en approvisionner le public, pour qu'il vous en
assomme, si je n'obtiens pas que mon petit compte
se trouve aussi dans toute cette aventure. Comme je
n'ai que des propositions aimables à vous faire, mes
bons amis, je me flatte que vous ne vous y refuserez
pas. (Se tournant vers moi.) Il s'agit tout uniment,
charmante demoiselle, de me lier tant soit peu à vos
fredaines, afin qu'en conscience je sois réduit à n'en
pas parler. (Solange alors :) — Comment malheureuse !
(i) Rien d'étonnant à voir un tar/M^e citer un trait delà morale d'un
cordon-bleu de sa clique. (V. la com., act. 4) (N.).
g6 l'OvUVRE D 'ANDRÉA DE XERCIAT
en ma présence, tu pourrais oser !... C'est à made-
moiselle que j'ai l'honneur d'adresser la parole. —
I^aissons-le dire, interrompis-je, afin que cet infernal
garnement nous développe jusqu'au bout toute la
scélératesse de son âme. — Ce ne sont pas là des dou-
ceurs, je pense... mais comme j'ai l'esprit mieux fait
qu'on le suppose, passons, passons... Je disais que... — Si
tu profères un mot de plus (vSolange en même temps
veut se précipiter à bas du lit. Cudard le retient seule-
ment, sans rudesse, et poursuit :) Je disais donc que
dans une conjoncture scabreuse, comme celle-ci, c'est
de celui qui ne perd pas la tête qu'il est à propos de
prendre conseil. Mademoiselle, cinq minutes de raison
et de douceur peuvent vous assurer un repos toute votre
vie ; cinq minutes de bégueulerie et d'humeur livrent
à la honte et au regret pour le reste de vos jours...
« Il semblait, Juliette, que la feinte ou véritable tran-
quillité du maudit homme nous en imposât : nous
commencions à l'écouter.
(c ly'élève fut apostrophé à son tour. — Monsieur, lui
dit Cudard en souriant, vous avez bien médit de moi :
je vous le pardonne cependant, quel reproche avez- vous
à me faire ? Petit ingrat ! est-ce donc de vous avoir trop
aimé ? Quant au reste, ai- je été brutal à votre égard ?
ai- je négligé ce qui dépendait de mes soins ? avez-vous,
en un mot, été persécuté par moi, comme le sont, d'où
nous sortons, la plupart de vos camarades ?
« Le pauvre Solange a le cœur si bon, que cette tendre
plainte de l'abbé faillit lui arracher des larmes. — Eh
bien ! mon ami, continua le galant orateur, chacun,
ici-bas, a ses petites faiblesses. Si j'ai pu découvrir,
l'un des premiers, que chez vous les passions s'allu-
maient, que déjà la nature demandait et voulait donner,
suis-je donc un monstre d'avoir désiré de jouer un rôle
dans ce nouvel ordre de choses ? Pourquoi n'aurais- je
pas été aussi heureux que le petit Saint-Elme !... Je
vous entends : mon âge... le sérieux de nos rapports...
Oui, je vois que vous me contemplez, comme voulant
et n'osant me dire : Ce visage étique ! cette barbe !...
Eh ! mon ami, tout cela pouvait-il vous choquer, lorsque
LE DOCTORAT IMPROMPTU 97
dans les ténèbres, j'essayais... — Cessez, monsieur l'abbé,
de me rappeler des horreurs... — Ma foi ! mon cher,
je n'en parle que parce que tout à l'heure vous me
prouviez qu'elles n'étaient pas tout à fait sorties de
votre mémoire. Bref, revenons' à nos moutons. Vous
avez escamoté fort habilement les bontés de made-
moiselle, et je vous en loue ; mais, lui plaira-t-il de faire
maintenant en ma faveur, afin que je me taise ? Car,
enfin, il faut bien qu'avant que nous nous séparions,
un important secret soit acheté et payé ! (Moi pour lors :)
— Puisque vous êtes assez peu délicat, monsieur, pour
mettre votre silence à prix, je vous sacrifie volontiers
tout ce que je possède ; il y a dans ma bourse... à peu
près cent louis ; je suis fâchée de n'être pas plus riche ;
prenez-les, je puis encore vous offrir quelques nippes de
certaine valeur... tout, tout est à vous ! — Oui, belle
conduite ma foi ? M. de Roqueval va se donner, à ce
que je vois, une petite femme bien économe, qui jette
ainsi l'argent par les fenêtres à propos de rien ! Allons,
allons, charmante, vous n'}' pensez pas ! Suis-je un
corsaire donc ? Vous me connaissez mal, j'aime beau-
coup l'argent... parce qu'il en faut ; mais, à Dieu ne
plaise qu'il vous en coûte un écu pour acheter m.a dis-
crétion. Je vous l'accorde gratis mais, en revanche, vous
allez m'honorer d'une petite faveur, peu difficile, douce
peut-être à donner ; sinon, déesse (en grossissant la
vois, et le sourcil froncé), sinon dussé-je être honni,
lapidé, moulu, tout se saura... Oh ! tout, sans vous
faire grâce de la moindre circonstance ; j'en jure par
le ciel et l'enfer !
« Eh bien, Juliette, que penses-tu de la méchanceté
de cet indigne homme, et te figures-tu l'excès de ma
détresse, après avoir entendu prononcer ce serment
affreux ?
« J'étais si profondément abîmée dans mes craintes,
mes remords et ma confusion, que je n'avais pas trop
pris garde à Solange pendant toute cette harangue.
Du moins il ne l'avait point interrompue. Il se taisait
encore ; je me taisais comme lui... Cudard, qui pour
n'être qu'un pédant, ne manquait pas d'adresse (et
98 l'cEUVRE D 'ANDRÉA DE NERCIAT
l'on en a toujours, par instinct, pour venir à bout de ce
qu'on désire avec passion (i), Cudard entama sur-le-
champ une ouverture qui nous pénétra d'étonnement.
— Il est tout simple, dit-il, que dans ce moment vous
trembliez l'un et l'autre de me voir exiger de vous
quelque sacrifice cruel ? Point du tout. (A moi :) Mon
élève vous adore. (A Solange :) Vous êtes adoré de ma-
demoiselle : eh bien ! mes enfants, soyez heureux. Que
je sois même le témoin fortuné des nouvelles preuves
qu'il convient que vous vous donniez d'une ardeur
aussi belle que parfaitement assortie... Ce que je dis
vous surprend !... Je ne plaisante point. Oui, vous allez
recommencer, mes tendres amis. Pauvre petit ! il
croyait, peut-être, en vérité, que je songeais à le faire
cocu, à doubler l'injure de ce parfait honnête homme de
Roqueval ! (Ici je faillis m 'évanouir de saisissement et
de honte : il poursuivit.) Oh ! non, non : est modits in
rébus ; je sais me mettre à ma place, moi !... (Pour le
coup, son discours devenait pour nous incompréhen-
sible. Solange, la bouche béante, pourtant un peu sou-
lagé, prêtait une oreille attentive). Ecoutez bien, con-
tinua Cudard, osant me prendre une main, vous avez
entendu ce petit vaurien vous raconter ses espiègleries
de collège ? Sa première maîtresse a, comme vous savez,
été le charmant abbé de Saint-Elme (Baisant ses doigts
avec transport) : Proh ! Deiim hominum que decus. Il
eût, parbleu ! bien été la mienne aussi, si la chose eût
été praticable. Eh bien ! belle demoiselle (il roulait et
fixait sur moi des yeux de basilic ; sa main tremblait
en serrant la mienne)... vous en coûterait-il donc beau-
coup ? (Ce peu de mots suffit pour me pénétrer d'horreur.
Moi, soupçonnée de souscrire à pareille infamie ! car
j'en voyais la proposition sur les lèvres du diabolique
abbé... Cependant il ne convenait pas qu'une personne
(i) Il nous paraît évident que, déjà de plus loin. M^''' Krosie fait de
son mieux pour capter l'indulgence de son amie, et peut-être se mé-
nager à elle-même la consolation d'inuiginer que sa faute devient à
peu près graciable d'après les biais heureux (]ui en pallient la diffor-
mité (N.).
LE DOCTORAT IMPROMPTU 99
de mon sexe eût sur ce point l'air d'entendre à demi-
mot). — Achevez, monsieur, que voulez-vous dire ?
— Vous coupez, en vérité, la parole aux gens, avec votre
air digne et courroucé ! Mais n'importe, il s'agit, made-
moiselle, ou de me traiter sur-le-champ comme vous
venez de traiter le cher vicomte (et je l'exigerai sans
quartier, si vous m'irritez à mon tour), ou, par accommo-
dement, et pour ne point traverser votre union amou-
reuse... il s'agit... — Eh bien ! De faire, s'il vous plaît,
un moment avec moi le petit Saint-Elme (j'étais fu-
rieuse, il ne me laisse pas le temps d'éclater). Par bonté,
par justice ! ce que ces charmants étourdis ont été l'un
pour l'autre, daignez l'être un moment pour moi. Ce
que l'aimable échanson des dieux fut, par tendresse
pour le grand Jupiter, soyez-le, par terreur du moins,
et penez que, dans cette conjoncture, je suis pour vous
le grand Jupiter même, armé de sa foudre vengeresse,
dont il ne tient qu'à lui de vous écraser... Imprudents !
ne sentez-vous donc pas que je puis vous perdre l'un
et l'autre ! — Le ton et le geste s'accordant pour lors
à cette déclamation terrible, Cudard devenait d'une
laideur effroyable. Je ne pus soutenir sa face de Gor-
gone ; je me jetai dans les bras de Solange ; nous nous
embrassâmes en sanglotant. — Un moyen encore, ajouta
fort tranquillement le monstrueux abbé ; vous ? ou lui ?...
En même temps le drôle eut l'adresse de marcher vers la
porte, comme voulant nous dire : — Je ne vous laisse
qu'une minute pour vous décider. Refusez-vous ? Je
fais un éclat et vous couvre d'ignonimie. Il ouvrait :
— Arrêtez ! m'écriai-je, nous n'avons pas encore dit
non ! Crois, Juliette, que cela m'était échappé bien in-
volontairement, et sans doute par fatalité... Il se rap-
procha. J'eus beau le sermonner, lui remontrer pathé-
tiquement l'atrocité de son projet, l'imprudence effrénée
de son vice, digne du feu... — D'accord, répondait-il
de sang-froid, et secouant négativement la tête ; j'avoue
que je ne suis pas un modçle de mœurs... Chacun a ses
petits caprices. Au surplus, les dames nous valent
bien à cet égard. Si, dans les retraites même de la con-
tinence et de la dévotion, elles n'égalent pas nos excès,
100 h ŒUVRE D 'ANDRÉA DE NERCIAT
c'est que ceci leur manque !... (Devine le geste, et ce
qu'il eut l'infamie de produire ?) Mais, ajouta-t-il en
me mettant à deux doigts des yeux l'outil, qui depuis
l'entrée de Solange était errant sur le lit, avec cela seu-
lement elles savent faire d'assez belles sottises...
Cette satire était d'autant plus accablante pour moi,
qu'elle me rappelait de honteux essais dont il te souvient
aussi sans doute ? et dans lesquels (i), à travers nos
gaîtés, nous cherchions à connaître, au moyen du claus-
tral consolateur, quel attrait pouvait faire consentir les
hommes à jouer le mauvais rôle dans ce désordre grossier,
qui fait pendant à celui, si délicat, dont nous faisions
nos déhces... Hélas ! Juliette, il faut en convenir, le
cri de ma conscience m'imposait la loi de me taire ; et,
quand j'étais sur le point d'invectiver le plus démasqué
des pervers, ma raison me disait : — Que te demande-t-il,
fille perdue ? Rien que ce dont, sans aucun à-propos,
sans l'intervention de quelque séducteur, mais bien par
la seule corruption de ton imagination obscène, tu voulus
plus d'une fois goûter le simulacre !
Ce vous ou lui n'avait pas moins accablé le pauvre
Solange, qui n'avait aussi qu'un peu de répugnance
peut-être à opposer. I^e faire, c'eût été choquer l 'amour-
propre d'un vainqueur... car l'abbé l'était, en effet ;
victimes de notre mauvaise fortune, nous étions ses
prisonniers de guerre, et nous nous trouvions à la merci
de sa fureur ou de sa générosité.
« Te l'avouerai- je, ma chère ? un sentiment jaloux me
fit craindre que, pour me racheter, le plus tendre des
amants ne voulût, comme il s'y disposait, s'exécuter avec
l'intraitable pédagogue. Non ! m'écriai-jè, aussi coura-
geuse que le petit, non ! cela ne sera pas ; ta personne
angélique ne sera point souillée par l'infamie de cet
enragé ! Qu'il assouvisse sur une infortunée, proscrite
par le sort, sa luxure dénaturée !.. Viens, scélérat !
j'en mourrai, mais... — Bast ! interrompit en riant le
serein et triomphant despote, meurt-on de cela donc,
(i) Il faut demeurer enfin bien convaincu que M^'e Erosie se moquait
des gens quand elle parlait de ses vierges appas. Quelle vierge ! (N.)
LE DOCTORAT IMPROMPTU lOI
enfant ! Vous n'en mourrez pas plus que de la représen-
tation ; pas plus que Claudin et M. de Saint-Elme, et
M. de Solange, et un million d'autres ne sont morts de
la réalité... Et puis ne sait-on pas ce qu'on fait ! ignore-
t-on ce qu'on doit aux dames de ménagements parti-
culiers ! Ne craignez rien ; je dis plus : que je sois le plus
infâme Jean f arine de l'univers, si, pour peu que
vous fassiez les choses de bonne grâce, vous n'y trouvez
pas vous-même un certain plaisir !...
« Mais c'est trop déployer à ta vive imagination, ma
chère Juliette, les détails affreux de cette capitulation
funeste. Quelquefois sans doute on t'a parlé de quelque
vilain crapaud qui, du pied d'un arbre, attire de tendres
rossignols, et, du plus haut du feuillage, fait descendre
les malheureux oiseaux dans sa gueule venimeuse. Eh
bien ! de même, enchantés, sans doute, nous voilà,
Solange et moi, préparés à tout ce qui convient au
monstrueux Cudard. Il lui plaît que nous nous arran-
gions, Solange sur le dos et moi par-dessus, dans l'atti-
tude d'un amant qui va moissonner des faveurs ; et
l'infernal demeure par derrière, à genoux, se faisant de
mes charmes neutres (i) une espèce d'oratoire...
« Tout le reste se brouilla pour moi... Ce fut, je crois,
la propre main du damnable abbé qui guida vers le
vrai séjour du plaisir l'aiguillon brûlant de l'amoureux
élève... La magie de la volupté frappant à la fois à toutes
les portes, noya subitement toutes mes tristesses; j'eus
un de ces rares moments... que les dévots fanatiques
cherchent et croient avoir trouvés quelquefois dans leurs
contemplations célestes. Ah ! la mienne, infernale peut-
être, avait bien plus de réalité.
« Ce fut probablement à travers cette tempête de
sensations extrêmes que Cudard fut heureux à sa ma-
nière. Solange aussi fut assez heureux pour ne plus
songer à la honte d'un partage. Mais que les degrés de
ravissement furent inégaux pendant cette mémorable
orgie ! Je commençais à me reconnaître, quoique encore
(i) Neutres veut apparemment dire ici, qui ne sont ni masculins ni
féminins ou qui sont communs à l'un et Vautre sexe (N.).
102 h fEUVRE D ANDREA DE NERCIAT
agitée des plus vives sensations de plaisir, quand je
m'aperçus que Solange, éteint, avait perdu son poste
et tout moyen de s'y rétablir... Que sommes-nous donc,
nous autres femmes ! Où peut nous égarer l'emporte-
ment de ces sens, si dédaignés dans les paisibles calculs
de notre pudique philosophie, et auxquels nous avons
la présomption de croire que notre raison peut
commander ! Ah ! Juliette, quel soufflet tu vas me voir
donner au sublime platonisme (i). Plus piquée encore
qu'affligée de la désertion du petit invalide ; assez in-
juste pour me figurer qu'un enfant doit être tout au
moins à mon unisson, je m'agite... je m'emporte, je
baise, je mords, j'excite... inutilement ! J'ai la noirceur
enfin de lui reprocher sa très pardonnable faillite !
« Cudard, plus en règle, me victimait encore ; mais
mes soubresauts convulsifs me dérobent... O mon cœur !
quel oubli de toute pudeur ! de toute délicatesse !
« Et l'autre aussi ! m'écriai-je, comme une folle. Ah !
sans doute, ainsi que chez une autre sybille, un démon
parlait ici pour moi. Jamais autrement, avec ma hon-
teuse exclamation, ne se fût échappé certain mot éner-
gique que je n'avais proféré de ma vie... Pas même dans
tes bras. A qui la faute, après cela, si le plus corrompu
des hommes a l'audace de méditer de nouvelles horreurs !
A peine le cri de guerre a-t-il frappé l'oreille de l'im-
pudent, qu'il se croit en droit de diriger son javelot
immonde vers un but auquel il me semblait conmie
engagé par ses propres conventions à ne point faire
insulte... Il l'ose pourtant : je le sens... je le souffre !
Une avantageuse dift'érence, en fixant un instant ma
curiosité, me fait perdre celui qui pourrait me dérober
à la plus lâche surprise... Que dis-je ! un je ne sais quoi
ravissant me sollicite et promet à ma brûlante soif un
soulagement infaillible. Hélas ! je suis muette ; je cède,
je seconde... et Solange est trahi.
« Nous ne nous arrêtons guère en chemin, ma chère,
quand une impulsion violente nous a lancées sur le ra]Hde
(i) C'est un peu plus tard sans doute ((u'Erosie s"aper(,oit qu'elle le
maltraite (N.).
LE DOCTORAT IMPROMPTU IO3
escarpement des erreurs. C'est peu de faire à mon jeune
ami le plus sanglant outrage : pour ne pas avoir horreur
de moi-même, je veux me persuader que malgré le
nouveau triomphe de Cudard, tous mes vœux n'ont pas
encore cessé d'être pour l'adorable Solange. Je crois
sentimental et pur le feu que je souffle dans ma poitrine,
et cependant je sens en même temps très bien qu'un
feu détestable, détesté se glisse dans mes entrailles et
y cause un schisme de bonheur. Telle, autrefois, l'in-
discrète Pasiphaé ne pensait guère sans doute à ter-
miner avec son amant cornu, quand, agitée peut-être
de quelque passion dont l'heureux objet manquait à
ses vœux, elle fit la faute de s'exposer à quelque sem-
blant d'accolade qui d'encore ou encore devint une
réalité monstrueuse.
« Bref, tu vois que je payais cher ma curiosité, chère
Juliette. Jusqu'au bout je subis tout ce qu'il plut au
garnement de me faire. Ah ! mon âme, crois-moi, n'y
prit aucune part. Oui, toute ma tendresse demeurait
bien véritablement à l'aimable Solange. Le mécanisme
avait seul favorisé le détestable usurpateur.
<( Mais avoue donc que mon inimaginable aventure a
bien de quoi mettre en défaut tout système sur la cause
et les effets de l'amour et de la volupté ! Qui m'eût dit,
lorsque je reçus ton dernier baiser, il y a si peu de temps,
que presque aussitôt je serais radicalement guérie de
mon antipathie contre le sexe masculin, et, bien pis,
que, sans s'amuser à prendre graduellement mes licences,
par un fatal concours d'incidents je me trouverais
impromptu coiffée du bonnet de docteur.
« Bast ! il faut se consoler de tout ici-bas. Oui, je veux
rire de mon aventure au lieu de m'en affliger ; et si ma
bégueule de raison veut m 'ennuyer de ses tristes re-
proches, que me répondra-t-elle quand je lui répliquerai :
Sottise, à la bonne heure, mais j'ai bien eu du plaisir.
« O ciel ! un affreux tintamarre de fouets ! une chaise !
un uniforme bleu. C'est lui ! c'est M. de Roqueval !
cachons vite tout ceci... Beaucoup d'indulgence, ma
Juliette, et toujours un peu d'amour.
« Adieu ».
A Fontainebleau, le 3 novembre 1788.
Monrose
ou le Libertin par Fatalité
MONROSE OU LE LIBERTIN PAR FATALITÉ
Monrose n'est que la suite du roman de Félicia et encore
une fois, ainsi que le dit le titre du premier chapitre : c'est
FéUcia qui parle. Ce qu'elle dit, l'auteur le pensait lui-
même, et ce chapitre est fort intéressant puisqu'il fait
connaître le caractère et quelques opinions du chevalier
Andréa de Nerciat au retour de ses voyages. Ce chapitre,
le voici.
Je reviens à vous, chers lecteurs, puisque vous vou-
lûtes bien m 'écouter avec autant d'indulgence la première
fois que je m'avisai de vous entretenir. Mais malgré
l'espèce d'engagement que j'avais pris avec moi-même
de vous donner les suites de mes Fredaines, ce ne sera
pas cependant de moi que je vous parlerai. Trouvez
bon de ne me plus voir sur la scène qu'en qualité d'ac-
cessoire : Monrose (dont vous vous souvenez sans doute)
va maintenant y jouer le rôle principal.
Au surplus, ne vous imaginez pas que ce soit faute de
matériaux qu'il me convienne de laisser un autre lier
son monument aux pierres d'attente du mien, au con-
traire, bien plutôt, mes chers amis, serais-je dans le cas
de m'appliquer ce mauvais vers :
Pour avoir trop à dire... je me tais.
Mais pendant plus de dix ans qui se sont écoulés
depuis que j'ai cessé d'écrire, tout ce que j'ai pu me
permettre d'agréables folies ressemble si bien à ce que
vous connaissez déjà, que j'ai cru devoir vous épargner
des redites. J'ai beaucoup voyagé ; mais que fait un
nouvel auteur du voyage ? Répéter, s'il est véridique,
io8 l'œuvre d'axdréa de nerciat
ce qu'un autre, aussi bon observateur, aura dit avant
lui, mieux ou plus mal, des mêmes objets remarquables.
J'ai lu aussi dans les cœurs plus à fond que du temps où
j'écrivais pour la première fois, mais mes notes n'ayant
pas été toutes gaies et à l'avantage de l'espèce humaine,
et mon esprit n'étant d'ailleurs nullement enclin à la
satire, j 'ai fait vœu de ne rien peindre de ce qui exigerait
que je mêlasse une trop forte dose de noir à mes couleurs.
Pourquoi, sans vocation, et je crois, sans moyen, pour
la médisance, m'élèverais-je comme exprès : afin de vous
donner de l'humeur contre une infinité de choses qui
souvent ont excité la mienne !
lycs Français ont cessé de me plaire depuis que, de
gaieté de cœur, ils ont renoncé à être d'amusants ori-
ginaux, pour devenir de sottes copies. Les Anglais m'ont
envaporée ; les Allemands m'ont passablement ennuyée,
tout en me forçant de les beaucoup estimer ; les Italiens
m'ont excédé de leurs grimaces et de leur multiforme
agitation. C'est pour ne pas délayer tous ces travers sur
mon papier : c'est en un mot, pour n'être méchante sur
le compte de personne, en particulier, que je renonce à
\'ous parler de moi. Le petit nombre d'amis choisis avec
lesquels je passe doucement ma vie, ne mérite que des
éloges. Or, l'éloge n'est point ce qu'on lit avec le plus
d'appétit, non plus que la description monotome d'un
petit bonheur exempt de ces traverses romanesques,
de ces oppositions délicieuses pour le spectateur qui,
pourvu qu'il ait du plaisir, ne s'embarrasse guère de ce
qu'ont à souffrir les héros de la scène.
Le deuxième chapitre intitulé Eclaircissements né-
cessaires, n'est pas moins intéressa?it. Félicia raconte ce
que fit Monrose pendant le temps oit elle l'avait perdu de
vue.
Monrose n'est point mon frère, quoique l'aient ainsi
consacré de nombreuses éditions (p'on a faites de mes
Fredaines. Si la première qit*on fabriqua chez les Belges
à mon insu, et que toutes les autres ont plus ou moins
incorrectement copiée, n'avait par elle-même été toute
MONROSE OU IvE WBERTIN PAR FATALITE lOg
autre chose que ce que j'avais écrit, on saurait que
Monrose, mon neveu seulement, est le fils de Zeïla,
devenue ]\I™^ de Kerlandec et depuis encore, devenue
Milady S3-dney ma sœur, et nullement ma mère. Au
surplus l'occasion naîtra de rectifier, chemin faisant,
des erreurs généalogiques, qui, dans le fond, sont de peu
de conséquence pour le lecteur. Mais il est à propos de
lui dire, s'il n'a pas sous la main quelque exemplaire de
mes Fredaines, que ce fut moi qui lançai dans le monde
le charmant Monrose, et qui lui donnai les premières
leçons de bonheur ; qu'on lui fit faire ensuite un voyage
en Angleterre ; qu'il en revint à l'occasion du débrouille-
ment de nos intérêts de famille, qu'alors il fut inscrit
dans la compagnie des Mousquetaires noirs, et qu'à leur
suppression, Monrose à peine âgé de i6 ans, mais grand,
et assez formé pour qu'on pût supposer qu'il en avait
deux de plus, fut pourvu d'une réforme de cavalerie.
Les êtres bien nés, bien inspirés, se livrent volontiers
avec enthousiasme à la profession qu'ils ont embrassée.
Monrose, militaire, crut devoir épier les moindres occa-
sions d'apprendre son métier, et chercher par toute la
.terre à s'y rendre recommandable. Il prit donc de lui-
même le parti d'aller servir en Amérique où la France
prodiguait son or et ses soldats pour le soutien de cette
insurrection prétendue philosophique, dont l'exemple
est de^•enu funeste à plus d'une contrée de l'Europe
et de laquelle certains politiques jugent que nous
aurions mieux fait de ne point nous mêler.
Quoi qu'il en soit, comme une discussion de ce genre
est absolument étrangère à mon sujet, il me suffit de dire
qu'utile ou préjudiciable à l'Etat, cette émigration
militaire fournit à Monrose l'occasion d'un heureuse
caravane. Il partit comme volontaire déterminé par
des convenances avantageuses, et assuré de l'intérêt
particulier que prendrait à lui certain officier général.
Il servit là-bas, comme il se pique de tout faire, c'est-
à-dire à merveille. Trop de zèle pourtant lui fit outre-
passer parfois les bornes du devoir ; un coup de baïon-
nette et une forte contusion dont on l'apostropha jus-
tement à deux échauffourées auxquelles il n'était nulle-
IIO L CEUVRE D ANDREA DE NERCIAT
ment obligé de se trouver, le punirent de cette ardeur
hors de saison ; mais, comme il ne lui est resté de ces
honorables blessures que des cicatrices qu'on ne voit
point, et qui n'ont pas privé son adorable figure du
moindre de ses agréments, il est aujourd'hui démontré
que mon intrépide neveu fut très bien inspiré lorsqu'il
s'exposa de la sorte.
Peut-être avec le temps fût-il devenu célèbre par ses
exploits belliqueux, mais la paix enchaîna son courage.
Il revint en France, où les myrtes du plaisir devaient
bientôt succéder sur son front aux lauriers de la gloire.
C'est cette douce transition qui me vaut aujourd'hui
l'honneur d'être l'historien de mon enfant gâté ; car
n'entendant rien à chanter des prouesses martiales, je
me sens, au contraire, autant de facilité que de vocation
à célébrer celles qui sont de mon ressort.
Est-il nécessaire, cher lecteur, de vous dire que Mon-
rose revint de là-bas avec un petit aigle d'émail pendant
au bout d'un ruban bleu de ciel, liseré de blanc !...
Pourquoi non ? Bien que cette décoration militaire
soit absolument étrangère aux attributs galants d'un
homme à bonnes fortunes, disons tout de suite, pour
n'être plus dans le cas de reparler des trophées de la
guerre, que notre héros était parti d'Amérique avec des
dépêches secrètes qu'on lui avait confiées, bien moins
vil leur importance officielle, qu'afin de le faire mieux
accueillir à Versailles ; qu'il y fut accueilli par les mi-
nistres avec cet engouement dont les plus graves per-
sonnages sont susceptibles dès (qu'ils sont nés français ;
qu'on joignit aux éloges un bienfait considérable, avec
le grade de colonel, et qu'on fit le fortuné ]Monrose
chevalier de Saint-I^ouis, à cause de ses actions d'éclat
et de ses blessures. Il avait vingt-deux ans alors.
« De nouveaux personnages ajoutés à ceux que nous
connaissons , dit Monselet, reconiniencent une série d'orgies,
pourvue du même genre d'attrait que la première. L'abbé
de Saint-Lubin, la baronne de Liesseval, Mivii, M^^ de
Flakbach, Armande, Floricourt, Senneville, placés pour
ainsi dire sous le commandement de Félicia et de Monrose,
MONROSE OU IvE WBERTIN PAR FATALITE III
-vont passer la saison d'été dans une délicieuse terre située
à quelques lieues de Paris ; ils n'y couronnent point de
rosières, comme on le pense bien ; ils se contentent de -jouer
la comédie. — lycs fausses infidélités, par exemple, — et
de chasser tout le jour dans les bois, souvent même le soir. »
Monrose raconte aussi à Félicia une série d'aventures
galantes dont la plus piquante est sans contredit la sui-
vante. Ce récit est de Monrose ; il est interrompu parfois
par Félicia qui rapporte les réflexions par lesquelles elle
interrompait le récit de Monrose, c'est donc une sorte de
dialogue où le principal rôle est tenu par Monrose. On a
commencé un chapitre intitulé :
NOUVELLES AVENTURES. — HERMAPHRODITE
I^e lendemain était un samedi. Ponctuel autant qu'a-
moureux je vole de bonheur à Versailles, à l'auberge
indiquée. Arrivé le premier, je vois bientôt sun^enir
M.^^ de Moisimont elle-même, in fiocchi, sans hommes,
accompagnée de la seule demoiselle Nicette ; leur dessein
était d'accrocher à l'issue du conseil, celle-ci le ministre
de Paris ; celle-là le ministre des finances, leurs pro-
tecteurs respectifs. Elles y réussirent. Vers minuit,
je les revis au Juste, où je m'étais ennuyé comme un
mort à les attendre.
— Nos affaires sont faites et parfaites (me dit U^^ de
Moisimont avec son enjouement ordinaire), ainsi nous
pouvons souper sans souci ; nous veillerons ensuite à
notre aise, car je n'ai guère envie d'assister au brouhaha
de demain...
<( A mesure qu'elle parlait, M^^ Nicette palissait, et
l'on voyait le voile du chagrin se déployer sur ce pitto-
resque visage. En effet, Mimi n'avait pas dit tout cela
sans dessein, et l'Italienne s'en trouvait fort contrariée.
Cette étrangère qui venait pour la première fois à Ver-
sailles, n'avait cessé de répéter dans la voiture, comme
elle aurait de plaisir à voir le lendemain le spectacle du
lever, et à entendre la musique de la messe, curiosité
112 l'cEUVRE D ANDRÉA DE NERCIAT
bien naturelle, surtout chez une virtuose. Il y avait
lieu de présumer que Nicette jalouse, comme toutes
les fenmies, de se montrer avantageusement dans une
occasion aussi solennelle, craindrait de compromettre
sa fraîcheur dans une veillée. Il s'agissait donc de l'en-
vo3'er coucher de bonne heure, nous ménageant ainsi
non seulement le reste de la nuit, mais les heures encore
que la curieuse irait passer le matin à la galerie. Mais
Nicette, qui ne pensait pas sur toutes choses en femme,
regimbait in petto contre l'ouverture faite par notre
amie. Nous soupons.
« Malgré le succès de l'audience du soir et quoique
Mimi, non moins pétillante que le Champagne, ait déjà
fait voler au plafond les bouchons des deux bouteilles,
Nicette ne peut être distraite d'un sérieux réfléchi!
Nous lui demandons des vers, elle en improvise de très
fous dans la bouche d'une femme, et qui n'ont aucune-
ment l'air analogues à la situation, ils ont cependant
un sens, et bientôt, je vais, chère comtesse (i), vous
donner le mot de l'énigme.
« Au sortir de table, on passe quelque part où les
dames se rendent volontiers ensemble et sans suite.
Au bout d'un temps un peu long pour semblable céré-
monie, j 'entends mes convives revenir fort vite, faisant
assez de bruit. La porte s'ouvre : — A mon secours,
chevalier (me crie fort gaiement Mimi que Nicette, bien
éloignée d'être gaie, s'efforçait de ramener en arrière),
comment me mêler de leur dispute ?
« On rentre cependant : Nicette ferme la porte d'un
air boudeur ; IM^e de Moisimont s'approchant de moi
continue : — Je viens, ma foi, de l'échapper telle.
Cette Sapho voulait me donner du fil à retordre. Tu-
bleu, connue il va ! Cette plainte amphibie, loin de
m'instmire, contribuait à m 'embarrasser. — Eh bien,
oui, madame (repart avec feu l'égarée Nicette), je
l'avouerai donc, puisque vous venez de le trahir, cet
amour (jue vous devez être fîère d'inspirer à notre
sexe ! — Notre sexe, Nicette ! il y a bien ({uelque chose
(i) Félicia était comtesse.
MOXROSE OU I.E UBERTIN PAR FATALITÉ II3
à^ redire là-dessus (Comme tout cela m 'étonnait !) —
\^ous êtes bien française, madame, riposte l'agresseur.
Une Italienne à qui j'en aurais dit autant qu'à vous,
me ménagerait et ne me ferait pas rougir devant un
étranger. — Un étranger, encore vous n'avez pas le sens
commun, Nicette, le chevalier est mon amant, nous
nous aimons à la folie.
« Je ne sais qui, de Nicette ou de moi, fut le plus
assommé de cette indiscrétion gratuite. I,a virtuose
furieuse frappe du pied, étend avec bruit ses bras élevés
contre la muraille, et s'y colle la face. I^'instant d'après,
elle veut sortir brusquement, je m'y oppose, craignant
que, dans un premier mouvement, elle ne fasse la folie
de retourner à Paris, compromettre auprès de M. Moi-
simont son épouse étourdie. Je saisis Nicette avec les
ménagements qu'on doit à ses amies ; nous lui parlons
raison, enfin elle paraît entendre.
« Vous êtes bien bons, tous deux (dit-elle plus maî-
tresse d'elle-même et nous serrant les mains). Hélas ;
voilà comme je suis, je ne sens rien à demi, la nature
en m 'accordant deux sexes, m'a départi double dose
d'âme et trop de passion. Homme ou femme, j'en aurais
trop de la moitié. Quand un climat ardent m'a vu naître,
quand je ne jouis de l'existence qu'à de bien extraor-
dmaires conditions, il serait cruel d'exiger de moi que
je fusse à l'unisson de vos affections superficielles et
vos badins usages. — Chevalier (interrompt pour lors
la folle Mimi), d'après son propre aveu j'opine qu'on
peut bien te mettre un peu plus dans la confidence !
Approche et juge par tes sens du prodige que tout à
l'heure on m'a fait voir. — S'il me touche... (coupe
tragiquement Nicette avec une expression menaçante).
«Je n'avais garde de me faire arracher les yeux.
— Oh ! bien (répartit Mimi dont le rôle était différent
du mien), si le chevalier est un homme délicat à l'excès,
je suis femme ; et veux voir les choses de plus près à
mes risques et périls. En même temps, elle se jette bon
jeu, bon argent, aux jupes de Nicette. Soit amour,
faiblesse, ou secret contentement après une faible ré-
sistance, cette créature équivoque laisse par\-enir au
114 i^'cËUVRE d'axdréa de xerciat
but une main, à qui dès lors il est permis de fourrager.
— « Ce n'est point une plaisanterie ! (me dit après
deux minutes l'intrépide visiteuse) elle a tout ! — Tant
mieux pour elle (répondis-je assez tranquillement).
Peu content d'ailleurs d'une diversion qui me semblait
occuper trop mon amante, et retarder du moins l'heu-
reux moment où je devais partager son lit. — Eh bien,
ma chère Nicette (continue ma beauté) s'il est vrai que
j'aie sur toi quelque empire et que tu participes à la
galanterie du sexe dont je ne suis pas, j'ai le droit de te
commander. A ton obéissance, on te reconnaîtra. J'exige
que tu fasses voir au Chevalier ce que je viens de toucher.
Songe que si tu refuses, je tiens désormais pour le plus
insolent outrage cette exhibition de pièces que tu t'es
permise au cabinet.
« ly'essentielle qualité de Nicette n'était point la
pudeur, l'occasion était belle de faire preuve d'amour.
Elle se lève donc et livre sans scrupule à mes regards,
une conformation bizarre, de nature en effet à dérouter
un observateur. Cette amphibie, fort exercée sans doute
à produire avantageusement des singularités qui
n'étaient pas le moins adroit moyen de sa charlatanerie,
serrait les cuisses avec quelque affectation, cette pression
donnait à certain hochet à peu près imberbe et sans
grelots, l'air de sortir d'un bourrelet dont les lèvres
écartées du haut, vu le volume du cylindre, se réu-
nissaient par le bas figurant (comme à l'attribut na-
turel du beau sexe) le seuil magique du centre des vo-
luptés.
« J'espère qu'il va m'être permis de toucher, mais
non ; Mimi seule aura ce privilège. On lui prend ce doigt
qui chez les neuf dixièmes des femmes est particulière-
ment au fait de semblable local. Nicette promène à
mes yeux ce doigt connaisseur, du haut en bas du sillon,
et le fait heurter avec quelque prétention contre l'angle
inférieur. En même temps l'autre caractère, quoique
d'une consistance alors douteuse, exprime par quelques
soulèvements masculins, la part qu'il prend lui-même
à l'honneur de cette visite.
MONROSE OU LE LIBERTIN PAR FATALITÉ II 5
EXCÈS DE FRANCHISE DE LA PART DU CONTEUR.
HOROSCOPE ACCOMPLI
Cher lecteur ! vous avez, je gage, la même pensée que
j'eus dans le temps ! Ne vous semble-t-il pas que Mon-
rose, oubliant qu'il doit se confesser seulement, im-
provise, pour s'amuser, une invraisemblable folie ?
Patience ; ne soyez pas trop léger à fixer votre jugement,
et daignez suivre avec moi le fil de cette véritable
histoire. Voici ce que Monrose y ajouta :
Croiriez-vous bien, chère comtesse, que je n'en suis
pas encore au plus étonnant de mon aventure ? Il était
écrit que toutes mes passions, non moins sentimentales
que fougueuses dans leur origine, dégénéreraient subi-
tement, et toujours par la faute des femmes... Vous
souriez ?... Oui, comtesse, je parle ici même de vous,
qui, si vous ne m'aviez en quelque façon chassé quand
je voulais de si bonne foi... — Vous me cajolez, fripon ;
je vois d'ici que vous allez avoir à faire passer quelque
chose de difficile et que vous vous recommandez à mon
amour-propre ! I^'hameçon est découvert, ainsi tenez-
vous ferme, et renoncez surtout à mettre si cavalière-
ment sur le compte des femmes les vicissitudes convul-
sives de vos inclinations. Cette guerre de housard que
vous n'avez pas cessé de faire au beau sexe, vous plaisait
fort, et je vous aurais bien attrapé, si j'avais été femme
à passer bail avec vous. Mais oubliez-moi dans ce mo-
ment et parlons de vos sollicitudes de ^"ersailles. Il
poursuivit :
« Nul doute que sans Nicette M.^^ de Moisimont ne
m'eût donné, selon sa première intention, une nuit
franche et complète : mais un second aimant connnençait
à l'attiser, et combattait un peu l'effet du mien. Si les
premières dispositions avaient pu s'accomplir, Nicette
renvoyée, à moins qu'elle ne se fût retirée de son propre
mouvement, aurait occupé la chambre qui lui était
destinée, j'aurais fait semblant de me retirer dans la
mienne, d'où je serais bientôt revenu me jeter dans les
bras de l'adorable Mimi ; mais les trois quarts de ce
Il6 l/CËUVRE d'aNDRÉA DE XERCIAT
mystère étaient inutiles quand notre liaison venait
d'être imprudemment aiïïchée. Si l'on m'aimait à la
folie, on était bien tant soit peu sensible à la déclaration
qui s'était faite dans le fatal cabinet. A quoi bon mal-
traiter un être bien épris, piquant par beaucoup de
singularité, désirable et mis étourdiment en possession
d'un dangereux secret ? faudra-t-il lui donner le crève-
cœur de méditer dans une triste chambre d'auberge,
tout le bonheur dont une femme adorée allait combler
sans doute un rival avec lequel il y avait des moyens
d'accommodement ? Non : Mimi, coquette et brûlante,
n'était pas capable d'un trait de dureté qui n'aurait
abouti qu'à retrancher quelque chose à ces propres
jouissances. Ou dis- je ! Il devrait entrer dans les idées
de cette feniine extravagante que mettre en commun
l'aubaine d'une Nicette convenable à tous deux,^ c'était
faire en faveur de moi-même preuve de générosité.
« Voilà, ma chère comtesse, tout ce qu'il me fallut
extraire des propos et de la conduite que tenait ma chère,
inconstante et folle Mimi depuis l'explosion des feux de
Nicette, jusqu'à l'instant du coucher, qui se fit... comme
vous le prévoyez déjà, dans un même lit, heureusement
assez vaste pour comporter notre singulier asseniblage.
« J'avoue qu'un peu piqué de certaines privautés, que
ces dames s'étaient préalablement permises, je résolus en
secret de me venger à ma manière, et de faire si bien les
choses en faveur de Nicette elle-même, que M^^ de Moi-
simont.eût peut-être quelque dépit de m'avoir partagé.
Quant à la passion de Nicette, ne la battais- je pas à
plate couture avec une seule moitié de mes moyens ?
« J'ai dit comment avait calculé Mimi, comment je
calculais à mon tour ; plus tard je ferai connaître quels
étaient aussi les calculs de Nicette.
« A peine l'avide Mimi se trouve-t-elle entre nous deux,
que de droite et de gauche, elle procède à l'inventaire de
ses richesses. Ensuite, prenant à l'hermaphrodite une
mam qu'elle attire chez moi... sur ce que je ne puis
mieux désigner qu'en ne le nommant pas... — En cons-
cience, dit-elle, le tien aurait beau, comme nouveau
venu, prétendre à l'honneur du pas, tu conviendras
MONROSE OU LE WBERTIN PAR FATALITÉ II7
que celui-ci n'est pas fait pour le lui céder. Mimi ]3arlait
encore, que l'Italienne, rebelle à cette décision, proteste
par le fait, s'élance et... peu s'en faut qu'on ne me
frustre !... Ce transport, flatteur sans doute pour celle
qui en est l'objet, est trop à mon désavantage pour
que je ne me hâte pas d'en empêciier la réussite. Par
bonheur, Mimi, si vivement disputée, penche un peu
pour moi : se dérobant avec souplesse, elle met l'entre-
prenante Nicette en défaut ; je repousse avec ména-
gement cette tenace concurrence, le champ de bataille
me reste ; je m'y établis en vainqueur et savoure à
longs traits les délices du triomphe.
Dieux ! quelle femme que cette Moisimont ! quel
inconcevable alliage de tendresse, de fougue, d'abandon
et de délire ! Les moments heureux de la veille ne
m'avaient donné qu'un léger avant-goût de tant de
voluptés. Maintenant Mimi se livre sans réser^^e ; elle
donne l'essor à tous ses feux ; elle déploie toute la per-
fection de sa manière : ma fortune n'a plus rien de ter-
restre, je plane dans l'élément du plaisir.
« Mille glaives se plongeant dans mon sein n'auraient
pu me faire sentir les aiguillons de la douleur, à plus
forte raison, hélas ! une trahison, revêtissant la livrée
du badinage, pouvait-elle m'assaillir sans que je fusse
à temps sur mes gardes. Un accessoire, si j^eu nécessaire
qu'il faisait à peine pour moi l'effet d'une bougie allumée,
quand le soleil de midi, un beau jour d'été, darde ses
rayons avec fureur, un... je ne savais quel travail qui
me semblait être de la part de Nicette plutôt un procédé
galant qu'un sournois attentat...
— Quoi ! m'écriai-je ! l'interrompant, cette fille, cette
amante éperdue qu'outrage votre bonheur, elle... Serait-
il bien possible que j'eusse deviné ?...
— Vous pouvez tout conjoncturer. Oui, ma chère
comtesse, pourquoi n'en pas retrancher l'humiliant
aveu ! Cette fleur idéale que ni Carvel, ni le père prin-
cipal, ni le lord Kingston, ne purent m 'arracher, une
femme, ou plutôt un démon ose essayer de la surprendre,
et mon frénétique bonheur, mon délire extatique lui
permettrait d'y réussir, si le seul hasard de ma confor-
Il8 l'gêUVRE d'aNDRÉA de N'ERCIAT
mation n'y mettait un invincible obstacle ! C'est ainsi
que la perfide Nicette méditait de se venger à la fois, et
de celle qui me préfère et de moi qu'elle voit préféré.
Quelle humiliation intérieure, lorsqu'enfin je réfléchis !
Que je me hais surtout lorsque je dois m'avouer, que
de peur de perdre la moindre douceur du crépuscule de
ma jouissance, je n'avais pas la vertu d'écarter l'infâme
Nicette, et demeurais sa conquête assez longtemps pour
que M™e de Moisimont eût enfin le temps de s'apercevoir
d'un travail qui i)ouvait aboutir à me déshonorer.
DE MAI. EN PIS. — ORAGE. — SENTIMENTS CONFUS
S'il pouvait y avoir quelque chose au monde de plus
ridicule, que ce que venait de confesser mon cher neveu,
ce serait le ton de Jérémie et les réflexions morales dont
il avait bigarré son récit. I^a tête plongée dans ses mains,
il se taisait, j'eus pitié de lui. Sans doute, lui-dis-je, il
est louable, en pareil cas, de se rappeler qu'un brave
militaire est taché, s'il fut exposé par derrière aux
coups de l'ennemi ; mais ici je ne vois qu'une surprise,
votre honneur pouvait d'autant moins souffrir de l'ou-
trage, qu'il venait de la part d'une femme...
— Et ! plût à Dieu, s'écrie-t-il, mais n'anticipons
point; souffrez, chère comtesse, que nous marchions à
grands pas vers l'issue du dédale de la honte où ma fran-
chise inconsidérée m'a fait conduire votre curiosité.
« Oh la vilaine ! ne put s'empêcher de dire, quoiqu'en
riant, la folle Mimi. Certes, mademoiselle Nicette, vous
me donnez une belle preuve de votre amour prétendu !
C'était bien la peine d'en faire tant d'étalage dans ce
cabinet ! et je suis singulièrement payée d'y avoir pris
un peu d'intérêt. Quant à moi, je n'avais qu'un moyen
de laver mon injure. Je songeais à l'employer lorsque
Mimi elle-même m'y excite. Elle est doublement in-
téressée à me voir occuper la terrible Nicette, qui déjà
se disposait à me succéder. Je pare le coup encore une
fois. Ce démon qu'on nomme Nicette est jeté dans
MONROSE OU LE LIBERTIN PAR FATALITE II9
l'attitude qui convient à ma vengeance... Alors ma rusée
créature, avec de bonnes raisons pour ne pas s'aban-
donner tout à fait à ma discrétion, s'empare du trait,
et se rend maîtresse de le diriger. Elle est sur le dos, se
ployant en demi-cercle, les genoux élevés jusqu'à la
hauteur du menton : je n'ai pas de peine à supposer
qu'apparemment la singularité de sa conformation exige
cette position gênante. Je me résigne ; l'idée d'avoir
une hermaphrodite m'exalte : le piquant de notre double
rapport, un art qui pour être différent de celui de l'ado-
rable Mimi, ne laisse pas d'avoir certain mérite ; le désir
encore de ramener complètement à moi la capricieuse
amphibie qui, tandis que je la serre avec ardeur, re-
cherche les baisers de sa rivale, et l'occupe encore d'une
autre façon, tout cela souffle mes feux, et me vaut de
faire à Vénus le plus fastueux sacrifice.
Mais quel froid mortel me saisit, lorsque m'occupant
de ce qu'a pu devenir chez Nicette un sexe oisif tandis
que je tenais l'autre en activité, je reconnais que je suis
dupe encore, et que ma revanche est une méprise abo-
minable ! je saute à bas du lit, je prends un flambeau,
j'accours... Déjà l'enragée Nicette est dans les bras de
mon infidèle amante. Je les découvre du haut en bas ;
je visite ; elles vont leur train, comme si elles étaient
seules au monde. J'ai tout le temps d'enrager et de
m'assurer qu'au lieu d'être des deux sexes, la perfide
Nicette n'est d'aucun ; que cette jolie femme n'est
qu'un joli homme dégradé, que le sillon qui ci-devant
m'avait trompé n'est qu'un impasse factice, bizarre,
mais effraj'ant vestige d'une amputation, m'en voilà
convaincu : en un mot, je n'ai fait que restituer à Nicette
une réalité pour un semblant : le voyage eût été le même
si un terrain vierge ne se fût invinciblement refusé chez
moi à ce qu'avait permis sans résistance chez Nicette,
une route... hélas ! si frayée, que je ne pouvais me dissi-
muler qu'elle fût publique.
« Cependant, tandis que je me désespère, ma volage
amante subit avec recueillement les transports du
monstre ; celui-ci tout à sa nouvelle besogne, s'em-
barrasse peu de mes recherches curieuses : tous deux
120 L fEUVRE D ANDREA DE XERCIAT
m'ont totalement oublié. J'ai trop d'indignation pour
qu'il me soit possible de rentrer dans ce lit, théâtre du
parjure et de la dépravation. Je rallume le feu, je prends
quelques vêtements, et, plongé dans une bergère, je
médite sur ma honte compliquée. On me donne tout le
temps d'en savourer l'amertume, il semble qu'exprès
les impudiques aient juré de ne jamais cesser... Au bout
d'une demi-heure enfin, c'est Mimi, qui d'une voix
faible, demande quartier. — ■ Ote-toi, dit-elle, je n'en
puis plus. Presqu'en même temps elle m'appelle...
Chevalier ?... Chevalier ?... Je ne réponds point. Elle
détourne le rideau, me voit (Une troisième fois et du ton
de l'inquiétude). Chevalier. — Eh bien, madame, que
me voulez-vous ? lya sécheresse de mon ton l'alanne,
elle s'élance : accourant où je suis, elle se précipite dans
mes bras qui la repoussent... Est-ce bien le même Mon-
rose, dit-elle, toi dur et presque brutal avec la tendre
Mimi ! (Je me lève furieux.) Il est fou ! la remarque
m'irrite encore davantage. Je la couvre d'un regard
foudroyant ; cependant une larme trahit ma faiblesse.
Je me sens avec dépit une bien singulière espèce d'atten-
drissement, puisque je bouillais en même temps de rage.
Je veux sortir de cette chambre funeste ; Mimi, à ge-
noux, s'efforce de me retenir... Mes pas l'entraînent sur
le tapis ; elle est en larmes à son tour. Mon cœur se
brise : je me fais des reproche. Mimi gagna son procès ;
je ne vois plus en elle qu'une folle capricieuse, mais
tendre, de qui les lubriques erreurs ne doivent point
faire penser que son cœur n'est capable d'aucun bon
sentiment. Je la relève tremblante, presqu 'évanouie :
hélas, le peu de force qui lui reste est pour me presser
contre son cœur ; elle mouille de ses larmes une joue
sur laquelle elle vient de coller la sienne, craignant avec
raison que ma bouche ne refusât ses baisers. Je la porte
au lit ; je l'y couche : ses bras me retiennent, nos pleurs
se mêlent, mon cœur palpite vivement sous la main
qui le consulte, tandis qu'un sein oppressé me marque
par un soulèvement précipité, que l'âme éprouve la plus
violente agitation quand la bouche se condamne au
silence...
MOXROSE OU LE LIBERTIX PAR FATALITE 121
RETRAITE DE NICETTE. — ÉTONNANTE MORAINE DE MIMI
Nicette avait trop de pénétration pour ne pas saisir le
sens de cette singulière scène. — Que n'ai-je pu me
douter de tant d'amour, dit-elle avec quelque dépit,
vous n'auriez eu ni l'un ni l'autre à vous plaindre de moi.
Bn même temps, elle se lève. Mimi me faisait face ;
mais, avertie par le mouvement de Nicette, sans la
regarder, elle lui tend une main ; Nicette répond avec
transport à cette intention, en baisant cette main qu'elle
a saisie, et qui, par une douce pression, semble lui dire :
Ne nous quittons pas avec inimitié. Trois fois ^limi la
rassure, et témoigne qu'elle est elle-même un peu
rassurée. — Ht vous, Monsieur ? (Ose aussi me dire la
funeste Nicette en me tendant sa main libre.) Je lui vois
dans ce moment des 3'eux si doux, si magnétiques, un
prestige si complètement féminin, qu'oubliant tout ce
que j 'ai appris aux endroits décisif s, je goûte encore l'illu-
sion de la vue d'une femme charmante. Je ne baise point
à la vérité la main du joli monstre ; mais je lui exprime
du moins sans équivoque que je ne puis le détester...
— Demain, dit notre fatale compagne, demain, si vous
êtes juste, vous pourrez me revoir ; je ne me ferai pas
presser pour me rendre à vos ordres... soyez heureux...
(ses larmes coulent alors) et ne haïssez pas la malheu-
reuse Nicette. A ces mots, prononcés avec sentiment,
elle passe dans l'autre pièce et nous laisse...
« — On est bien fou quand on aime ! dit après un long
silence M"!^ de Moisimont, près de qui je ne m'étais
point encore recouché. — Madame, répliquai-je, je
serais bien malheureux si cette réflexion me regardait
seul. — C'est à moi, par malheur que je parlais, cruel...
Eh bien ? quand finirez-vous de bouder, et qu'attendez-
vous pour reprendre votre place ? ou bien songez-vous
aussi à m'abandonner ? J'étais bien contrarié, je l'avoue.
Non seulement je me sentais assez faible pour être tout
prêt à rentrer dans cette lice de déshonneur ; mais il me
semblait qu'on était bien bonne de m'y inviter, que
122 h (KUVRE D AXDREA DE NERCIAT
j'avais tenu dans toute cette aventure, une conduite
ridicule et cruelle ; enfin, que j'avais peut-être moi-
même autant de tort avec Mimi, qu'elle pouvait en avoir
avec moi. Cependant, je quittais bien lentement ma
robe de chambre. La passionnée Mimi se hâte de m'en
délivrer ; si je la laissais faire, elle arracherait ce qui
fixe le vêtement que l'amour déteste le plus. Séduit
enfin, réenchanté par cette tendre impatience, je m'y
conforme : derechef me voilà dans ce lit dont la jalousie
et l'humeur m'avaient exilé. J'y suis saisi, pressé,
accolé, dévoré. — Ah ! (me dit-on alors à travers mille
baisers) que Mimi soit pulvérisée par la foudre, si elle a
cru un moment t'offenser ! quelle importance peux-tu
donc attacher aux formes purement matérielles de
l'amour ? qu'est-ce donc pour toi ce sentiment, ou cette
fièvre, ou cette démence ? Est-ce de l'amour à ta ma-
nière que tu as pensé m'exprimer en me déchirant le
cœur ? C'était trop de questions à la fois, pour que je
pusse répondre ; on continua.
« — Je crains, mon bon ami, de t'avoir fait trop
d'honneur en supposant que je pouvais m'abandonner
à toi sans nous être étudiés davantage. Mais écoute :
connais-moi tout entière ; tu sais ce que je vaux pour
le plaisir ? Eh bien, apprends que je me pique de valoir
bien plus encore par mes sentiments. Je n'avais rien
aimé jusqu'au moment de te voir. Mes sots adorateurs
de province : un histrion, que je méprisais en me servant
de lui comme d'un ustensile commode pour les besoins
de mes sens, mais nullement cher ni précieux ; un Moi-
simont que je n'ai préféré pour m'unir à lui, que parce
qu'il avait encore plus de sottise et moins de caractère
que ses compétiteurs ; rien de tout cela ne m'avait fait
sentir si j'avais une âme. L'histrion, l'époux, le premier
venu... toi-même, ne t'en déplaise, tout charmant qu'on
te voit, vous seriez tous également bons pour moi, quant
à l'objet physique ; mais je devais t'aimer. Cette chance
seule, et non la supériorité de tes agréments, t'a tiré
pour moi du pair, et me fait être avec toi... ce qui m'a
paru surpasser ton attente. Il faut te l'avouer, Monrose,
dès ce fameux soir où je te vis à la Chaussée d'Antin,
MONROSE OU LE LIBERTIN PAR FATALITE I23
tu me plus... mais je dis à l'excès ; oui tu me tournas
subitement la tête. C'était à toi que je buvais coup sur
coup des rasades de Champagne.
Ce fut à toi que je projetai d'élever mon âme dans
cette passade, où je n'entraînai si cruellement ce bélitre
de Rosimont, qu'afin de me procurer à la fois la
jouissance d'empoisonner un traître et de sceller d'un
voluptueux sacrifice le vœu mental que je te faisais de
mon premier sentiment, premier véritable essor de mon
âme. Mon état cruel, la faveur où je te voyais dès le
premier instant, auprès de ces coquettes qui nous re-
cevaient, ne laissaient pas de m'alarmer. Mais bientôt
j'appris ton accident ; j'en bénis le ciel ; je vis que ta
course dans la carrière du bonheur n'allait pas être
moins retardée que la mienne ; que nous allions nous
traîner du même pas, et que j'arriverais au but à peu
près en même temps que toi. J'aurais dressé volontiers
un autel à l'empoisonneuse Flakbach, comme en maints
lieux, on sacrifie dévotement au mauvais principe...
SUITE, ou MONROSE CONTINUE DE LAISSER
PARLER MIMI
Heureusement, pousuivit-elle, j'ai plus d'une passion.
Non moins ambitieuse que tendre et lascive, je saisis
l'occasion qui s'offrait de connaître plusieurs gens en
place : mes remèdes ne m'interdisaient pas absolument
de sortir. Mille soins d'intrigue firent une propice diver-
sion à l'amour qui, s'il m'avait exclusivement occupé,
me serait infailliblement devenu funeste. J'eus bientôt
pris la mesure de quelques-uns de ces colosses qui se
partagent le pouvoir et la distribution des faveurs de la
fortune, je démêlais qu'ils n'avaient eux-mêmes guère
plus de hauteur réelle que leurs représentants en sous-
ordre, qui s'efforcent de paraître des géants à leur tour.
J'observ-ai que presque tous ces êtres si respectés, si
redoutés des sots, étaient à mener par. le nez, tout comme
le vulgaire, qu'ayant la plupart, un ou plusieurs vices
124 L ŒUVRE D ANDREA DE XERCIAT
favoris, que certains les a^'ant tous, il ne s'agissait,
pour pêcher ces énormes poissons, que d'amorcer, pour
chacun, la ligne d'une manière convenable. Sûre, grâce
à toi, de ne plus prendre de l'amour pour personne, et
de porter désormais imperturbablement mon cœur dans
ma tête, je me dis : Poursuivons avec acharnement la
richesse et les honneurs. Je jurai de t'aimer, je me flattais
que tôt ou tard je t'attacherais à moi, je me réser\'ai
de goûter avec toi seul les voluptés de l'âme ; quant à
celles des sens isolés, il me semble que je pourrais fort
bien les convertir en monnaie courante pour acheter du
crédit, des protections, de l'accès et des réussites. Oui,
mon cher, telle est ma philosophie, que je crois ce sys-
tème très compatible avec une véritable et complète
préférence du cœur ; car enfin les bases uniques d'un
pacte entre gens qui s'aiment, font la s^mipathie, l'union
d'intérêt, la sûre et brûlante amitié, qui n'ont rien de
commun avec quelques gestes absolument insignifiants,
quand ils se passent entre deux automates, si rien n'est
comparable à leur magie, quand ils résultent de la su-
blime inspiration de deux amants...
Monrose respirait. — Voilà la première fois, lui dis-je,
que j'ai vu l'amour marcher comme le mène votre in-
compréhensible Moisimont. Elle débute dans le monde
par un libertinage tout cru, qu'ensuite elle débrutalise
un peu par quelque hypocrisie : de là son mariage. Puis
elle devient insensible, mais c'est pour se réser\'er tout
de suite la commodité d'être sans reproche, à l'univers !
Au reste, elle ne prétend à rien moins qu'à convaincre
son amant, que son lot suprême diffère infiniment de
celui de ses rivaux, parce que ceux-ci, bien que puisant
à discrétion, tout comme lui, dans la caisse des revenus,
n'ont toutefois aucune part à la propriété du capital !
ly'étonnant, le merv^eilleux par-dessus tout cela, c'est
la métaphysique, ou, pour entrer dans le sens de la belle
dame, c'est l'épuré platonisme de sa banalité. Voilà, je
le répète, un caractère des plus neufs, et de nature à
mettre en défaut la science des gens qui se croient ha-
biles à disséquer le cœur humain. Voyons pourtant à
quoi doit aboutir cette éruption d'originale philosophie.
MONROSE OU LE LIBERTIN PAR FATALITE I25
Monrose sourit et continua de faire pérorer l'étrange
métaphysicienne.
« Chevalier, ajouta Mimi, c'est d'après mes bizarres
idées, que dès notre premier bec-à-bec, je t'ai jeté mes
faveurs à la tête, comme l'aurait pu faire une fille pu-
blique ; c'est d'après mes idées, que rien ne m'étonnait
hier chez notre grand chanoine, n'y voyant que des actes
d'ivresse et des besoins satisfaits, en un mot, de l'argent
jeté par les fenêtres ; or, ne vaut-il pas mieux l'employer,
cet argent, à quelque chose d'utile ? Moi-même, je me
proposais bien de me permettre quelques jours de gas-
pillage avec toi : c'est sur ce pied que, renvoyant à
mettre plus tard un peu d'ordre dans nos affaires de
cœur, je ne me suis fait aucun scrupule d'associer Nicette
à notre petit carnaval. D'honneur, je t'ai vu, sans
l'ombre de jalousie... N'achevez pas, interrompis- je
d'un baiser, ne me retracez pas ma funeste aventure.
— Tu déraisonnes, mon cher. Funeste ! elle est char-
mante. Ne sois pas ingrat : ne t'ai- je pas vu jouir ?
n'étais-je pas moi-même heureuse de tes plaisirs ? Oui,
fripon, je les partageais quand tu me voyais raccrocher,
sur les lèvres de Nicette, ton âme dont tu lui faisais part
avec tant de vigueur. Il n'eût tenu qu'à toi, plus juste,
moins rigoriste, d'éprouver à ton tour que ces ricochets
de volupté ne sont pas sans douceur. Il eût fallu pour
cela supporter, comme je venais de le faire à ton égard,
le nouveau succès de Nicette, la voir sans humeur dans
mes bras, et rendre ainsi sa peu signifiante manœuvre
déUcieuse pour moi, dès qu'embrasée de tes baisers,
j'aurais englouti deux âmes à la fois : mais ton caprice
jaloux a tout gâté, mon cher. Avoue cependant que nos
imaginations du moins ont eu une hermaphrodite... que
ce n'est pas une chose ordinaire, et qu'il y aurait bien
de la sottise à nous affliger de notre délicieux quiproquo ?
« J'aurais dû vous dire, ma chère, comtesse, qu'à
travers des ébats trop longs pour que Mimi n'eût pas le
temps de réfléchir, elle s'était mise au fait de la confor-
mation de notre hermaphrodite, pour qu'elle sût enfin
tout aussi bien que moi que Nicette n'était qu'un char-
mant giton. Après s'être justifiée pour son compte,
126 Iv'CEUVRE d'aNDRÉA DE XERCIAT
OU croyant du moins l'avoir fait, voici ce qu'elle ajouta
pour tâcher de me remettre bien avec moi-même :
— Que les hommes sont fous de se forger gratis de chi-
mériques anxiétés ! Où diable est-on allé placer un tarif
d'honneur, de vertu, de honte, de repentir ! Un être
singulièrement conformé te fait une sottise dans un
moment où tu ne pouvais t'y opposer, mais n'y réussit
point. Si cet être était femme, il n'y aurait qu'à rire de
cette gaieté ; ce n'est pas une femme ? tu l'ignorais :
cependant dès que tu l'apprends, la crainte d'un dé-
shonneur commence d'exister ! Mais tandis que durait
encore ton erreur, tu serres à ton tour dans tes bras
l'être charmant, à titre de femme, l'illusion complète a
pour toi mille délices. Un maudit scrupule te fait vé-
rifier, après coup, qu'il y a dans ton calcul quelques
lignes d'erreur. Ici naît une prétendue flétrissure, et tu
te crois dans le cas du désespoir ! Détestable subtilité,
mon ami ; funeste abus du raisonnement. Pour moi,
je trouve ton accident fort graciable. Dût l'univers te
huer, Mimi du moins t'absout de toute son âme. \^iens,
mon adorable chevalier, mes intentions sont bien
franches ; mais j 'espère te former assez pour que tu ne te
désespères point, si jamais il pouvait aussi méprendre la
capricieuse envie de t'attraper.
« Déjà Mimi s'évertuait à me donner une preuve brû-
lante du parfait retour de sa faveur mal entendue :
querelle, épisode, tout était réciproquement oublié.
C'était la céleste Mimi de l'entresol toute entière dont
j'occupais pleinement et l'âme et les sens. Chez moi, le
sentiment d'être réellement aimé, chez elle, la satisfac-
tion d'avoir avec succès déclaré le secret de sa tendresse,
tout concourait à combler notre bonheur. Le reste de
cette mémorable nuit fut pour nous un tissu serré des
plus inexprimables délices. »
IDÉES DONT ON JUGERA. — CROQUIS DE L'hISTOIRE
DE NICETTE ,
Je me serais bien gardée, cher lecteur, de vous rendre
MONROSE OU LE LIBERTIN PAR FATALITÉ I27
avec tout ce détail l'étrange confidence de Monrose, si
la manière dont elle m'affecta moi-même dans le temps
ne m'avait pas avisée que cette aventure jette une grande
lumière sur l'incertitude que mille fables diverses nous
laissent au sujet des hermaphrodites. On ne peut nier
sans doute qu'il dépendit du créateur de jeter par ci,
par là, sur la terre, des individus gratifiés des deux na-
tures ; mais cette singularité ne pouvant avoir aucun
but qui ne fût contraire au système général de la créa-
tion, nous devons supposer que le grand être n'a dû
jamais se permettre d'opérer, comme exprès i^our se
démentir, un inutile prodige... Il y a beaucoup à parier,
au contraire, que dans tous les temps, les hommes,
sujets aux mêmes passions, aux mêmes caprices, ont
été avides de la beauté sous quelle forme qu'elle s'offrît,
et n'ont pas mieux demandé que de tomber sans y
regarder de si près, dans le piège des Nicettes. Croyons
que mille individus chantés, célébrés en tant de lieux,
et dont quelques-uns ont obtenu l'honneur de l'apo-
théose n'ont été de leur temps ou que des victimes de
cet art cruel qui conserve à l'adolescence quelques
formes féminimes au prix de la virilité, ou que de to-
lérants jouvenceaux qui, soit plies par l'esclavage, soit
façonnées par la dépravation de leur siècle, se sont
rendus habiles à recevoir, comme la nature les avait
destinés à donner ; croyons que l'amour amphibie
qui convoite ces êtres équivoques, leur a partout élevé
plus ou moins furtivement des autels, et que de la né-
cessité du désir de justifier des affections, un culte par-
tout proscrit par les lois, est née la palUative chimère de
l'hermaphrodisme.
Par la suite, j'ai voulu voir cette même Nicette, dont
il serait temps sans doute de s'occuper moins ; mais
j'aurai bientôt fait, cher lecteur, de te répéter ce qu'elle
m'a conté de l'origine de sa double représentation.
Né d'une célèbre cantatrice de Rome, et d'un mon-
signor, Nicetti, beau comme un ange, avait atteint l'âge
de douze ans. Dès lors précoce en tout genre, il était
également dominé par la passion des vers, de la musique
et des femmes. A Venise, un jour, le directeur de l'Opéra
128 l'ceuvre d'axdréa de nerciat
le surprend à dévirginer de bon courage un enfant de
neuf ans, sa fille unique, petit chef-d'œuvre de beauté
dans son genre et dont les prémices n'étaient assurément
pas destinés au gaspillage qu'exerçait sur elle l'amou-
reux Nicetti. Iv'homme atroce approche, saisit par
derrière, et tord avec fureur de pauvres j^etites amu-
lettes, hélas ! bien innocentes, car elles n'étaient pas
encore assez mûres pour mettre du leur au crime qui se
commettait : elles en deviennent les victimes.
IvC petit malade est longtemps entre la vie et la mort.
Kn vain malgré l'intérêt d'en faire un virtuose, a-t-on
essayé de lui conserver, s'il est possible, ce qui fait nos
plus chères joies ; chaque jour le ravage de l'inflamma-
tion exige le sacrifice de quelque parcelle. La macération
était générale ; l'enveloppe elle-même ne pouvait être
sauvée. Cependant au bout de trois mois, l'habile homme
qui dirigeait le plus difficile pansement, observe que les
chairs supérieures se disposent enfin à la cicatrisation ;
mais trop prudent, il craindrait en la favorisant trop
tôt, de renfermer peut-être quelque principe destructeur :
il retarde donc ; et jusqu'à ce qu'il soit absolument sûr
de son fait, il entretient, au moyen d'un anneau d'or
de forme ovale allongée, l'ouverture de l'ulcère fatal.
Il résulte de ce soin une double cicatrisation : l'intérieur
qui met le sceau à la guérison de l'infortuné Nicetti,
et l'extérieur qui convertit en un bourrelet, modelé
sur l'anneau d'or les longs bourrelets de la balafre. De
là cette parfaite apparence d'une nature féminine au-
dessous de la masculine. Celle-ci, grâce, soit à l'âge de
l'opéré, soit à quelque reste furtif de ce qui recèle l'élé-
ment de la vie, conserve du moins après cette cure, la
précieuse faculté de croître avec le reste du corps, et le
bien plus cher privilège de cette intéressante variation...
Mais il est des choses qu'on ne peut entièrement définir.
Bref, la maturité, l'exercice et surtout l'excessive lubri-
cité de l'individu perfectionnent par la suite un don
sauvé par miracle. La nature, cette admirable mère,
dédommage par des affections particulières l'être char-
inant qu'on a si traîtreusement dégradé. Elle veut qu'il
attire les deux .sexes, comme il en est attiré lui-même.
MONROSE OU LE LIBERTIN PAR FATALITE I29
Mille aventures qui ne sont pas de notre sujet, enri-
chissent les premières années du délectable Nicetti,
jusqu'à ce qu'enfin il lui convienne d'être Nicette, afin
d'échapper, sous l'habit féminin et de s'expatrier sans
péril, lorsqu'au bout de six ans de malédictions secrètes
contre l'auteur de ses pertes, survient enfin la jouissance,
délicieuse pour un Italien, de faire tomber le directeur
féroce sous trois coups de poignard. .
Mais revenons à Monrose. Il était si honteux à la suite
du plus humiliant chapitre de sa confession, que je crus
charitable de me mettre en grands frais pour le consoler
et le convaincre que le danger de ce qu'il regardait
scrupuleusement comme une tache, ne lui avait rien
fait perdre de mon estime. Parfaitement, et non moins
agréablement rassuré, l'aimable ami ne me fit pas
languir après la continuation de son histoire.
PROJET DE MADAME DE MOISIMONT. — RETOUR A PARIS
Le lendemain, poursuivit-il, le déjeuner nous réunit.
Les passions étaient respectivetnent amorties ; nous
pûmes causer sans humeur et sans dissimulation de
tout ce qui s'était passé la nuit.
« Nicette nous avoua qu'en général, elle n'avait que
des fantaisies du moment, mais toujours ardentes, et
qui la martyrisaient à la moindre contrariété. Comme
demi-homme toute femme pourvue de quelques agré-
ments allumait chez elle un prompt désir ; comme
vêtissant le costume féminin, elle se faisait un point
d'honneur d'intéresser tout homme à peu près aimable.
Telle était devenue la routine de ses sens qu'homme
ou femme, et soit jouant le premier rôle ou le second
elle avait toujours un plaisir physique (Je cite la figure
dont elle se servit) dans la proportion du brillant d'un
beau clair de lune, comparé à la lumière du soleil. Quant
à la faculté de multiplier les jouissances, son organisa-
tion, son habitude et sa sensibilité permettaient qu'elle
n'y mît aucune bornes.
130 l/CEUVRE d'aNDRÉA DE NERCIAT
« Vers l'heure du public, Nicette fut prête pour aller
satisfaire son avide curiosité. La toilette achevée, nous
la vîmes complètement belle, et séduisante à nous
étonner. Nicette avait su dérober au beau sexe tout son
art à relever d'élégance et de grâce, les charmes naturels.
Moi-même, j'en conviens, je me pardonnais dans ce
moment toutes mes fautes, et regrettais qu'il manquât
à notre Conculix (si différent de celui de la Pucelle),
une réalité qui m'aurait à l'instant décidé à ne pas me
priver d'une seule manière de l'avoir. Mimi riait sous
cape, s'apercevant très bien de certain symptôme plus
qu'indulgent en faveur de Nicette, et qui trahissait
ma mentale infidélité. — Fripon ! (dit-elle dès ({ue nous
fûmes seuls) ce sera, s'il vous plaît, pour moi que Nicette
aura mis les fers au feu. Elle exigea tout de suite une
réparation : je la fis de grand courage ; et comme je
doublais :
— A la bonne heure, dit-eile, mais il faut donc que
tu te reconnaisses bien coupable !
« Bile m'apprit ensuite que son projet était de con-
vertir en fermier général, ou tout au moins en gros
bonnet de la finance, son petit président aux comptes de
mari ; leur fortune leur permettait de faire en partie
les fonds d'un cautionnement considérable. Quant au
crédit pour ce qui ne serait pas en leur pouvoir, on sait
comment elle projetait de se le procurer. En une seule
semaine, elle avait accaparé, et paya sans doute, la
voix de l'intendant de la ferme générale, et de cinq des
plus importants de la compagnie. Peu s'en était fallu
que la veille elle n'eût aussi lié le ministre. — Mais il
m'a tout promis, dit-elle, et je le connais trop galant pour
craindre qu'il me manque de parole. J'objectai que
je le voyais bien obsédé de femmes, et qu'il faudrait qu'il
y eût bien des places à donner, pour que toutes ces dames
fussent satisfaites. — Bon ! répliqua-t-elle, la plupart
n'ont pas de plans, ou n'en ont pas de raisonnables.
Beaucoup n'aspirent qu'à des bienfaits passagers, à des
pensions, à des sommes une fois payées, qu'elles solli-
citent de façon qu'on ne peut guère les leur refuser sans
ingratitude. D'autres n'entourent le ministre ([ue par
MONROSE OU LE LIBERTIN PAR FATALITÉ I3I
coquetterie ; il en est, mais celles-ci sont bien dupes, qui
ambitionnent de le captiver avant d'y rien mettre du
leur. Trop roué pour ne pas les voir venir de dix lieues,
il fait volontiers ce qu'il faut pour qu'elles s'élancent
avec confiance dans la face du ridicule. Je ne l'ai vu que
deux fois en particulier, et déjà nous avons plaisanté
de ces petites orgueilleuses. Ne rien faire pour elles,
est tout au moins la vengeance qu'il se croit permis
d'exercer contre ces insidieuses beautés si sûres du
pouvoir de leurs charmes, et si jalouses de pouvoir
mener quelque jour, au gré de leur ambitieux caprice,
un homme léger qu'on sait n'aimer rien au monde que
son égoïste liberté.
« Nicette reparut enivrée de ses succès, enchantée de
tout ce qu'elle venait de voir et d'entendre. Nous dî-
nâmes à la hâte, Mimi jugea que nous pouvions fort
bien, comme gens qui s'étaient rencontrés à \"ersailles,
ne faire pour le retour qu'une seule voiture. Il fallut
donc absolument que je montasse dans celle des dames,
déplaçant la femme de chambre dont se chargeait Lebrun,
conducteur héréditaire de mon cabriolet.
A la fin de ces récits tout pleins d'un charmant liberti-
nage et où le drame intervient parfois, où passent les per-
sonnages les plus divers de toutes les nationalités euro-
péennes, où l'on pénètre dans l'intimité même de la vie
du xviii^ siècle, à la veille de la Révolution, Monrose finit
par épouser la fille de lord Sydney. Cette jeune anglaise
s'est fait faire un enfant par le marquis d'Aiglemont, le
premier amant de Félicia et à cause de cela se fait scru-
pule d'épouser Monrose. Cet épisode qui se trouve à la
fin du roman donne bien le ton de la philosophie indul-
gente de Nerciat et des doctrines de son époque en fait de
libertinage.
A la fin, d'Aiglemont, toujours singulier dans ses idées,
résolut d'essayer un quitte ou double ; il n'y avait plus
aucun moyen raisonnable à tenter pour arracher à
miss Charlotte une sage résolution.
— Madame (vint-il lui dire très sérieusement un beau
132 L ŒUVRE D ANDREA DE NERCIAT
matin) notre bon pays de France n'est pas du tout le
théâtre où peuvent être applaudis des honnêtes gens
ces partis romanesques, qui sont en grand prédicament
dans votre île philosophique, du moins si l'on en croit
vos romans, que les extravagants seuls prennent ici
ici pour modèles. Trop de perfections vous distinguent,
vous tenez à trop de personnes considérables par leur
état et par leur fortune, et particulièrement, vous avez
un oncle d'un trop grand mérite, pour qu'il vous soit
possible de soutenir, sans vous avilir, la gageure de ne
point vous marier. J'ai eu la fortune de vous faire un
enfant ! Eh bien, le cher Monrose en a fait un à M""^ d'Ai-
glemOnt, partant quitte. Un jour doit venir où vous
saurez encore mieux combien il y a d'alliances entre tant
de personnes que vous voyez former notre aimable, et
j'ose dire, heureuse société : vous serez alors très aise de
vous remettre à notre unisson. Votre amant, celui dont
il convient absolument que vous fassiez un époux, a
contracté d'innombrables dettes ; il est de votre honneur
de les acquitter. \'oyez au surplus à quoi tiennent vos
scrupules. En même temps il ouvre la porte d'un bou-
doir... Tandis que Charlotte est stupéfaite de voir
l'heureux Monrose dans les bras de M™^ d'Aiglemont,
le Marquis la surprend elle-même, et... la façon d'une
oreille est plus qu'à moitié faite avant que la belle
Anglaise ait pu seulement respirer. Cependant notre
héros et la Marquise lui sourient et lui font ainsi com-
prendre que le crime dont on la rend complice n'est pas
de nature à faire tourner le ciel.
— Eh bien, belle Charlotte, lui dit avec toute sa grâce.
Flore encore embellie par le plaisir, épousez du moins à
demi le cher Monrose, afin de ne pas me voler tout net
ce que vous usurpez maintenant... Cette folie fut le coup
de marteau sous lequel devait se briser le dur noyau du
préjugé de Charlotte, l'amande n'en était point amère,
c'était la tolérance sous'*un bon épiderme du goût du
plaisir... Elle sourit : l'oreille achevée, l'Anglaise vola
dans les bras de sa ci-devant rivale, lui jurant de
s'assurer par un prompt hymen d'imprescriptibles droits
à sa précieuse amitié mise à des conditions si douces...
MOXROSE OU LE LIBERTIN PAR FATALITE I33
Cette analyse et ces extraits donneront une juste idée du
singulier ouvrage que l'auteur apprécie en ces termes :
Je conviens avec vous, cher lecteur, que la marche de
toutes ces aventures n'est pas ordinaire.
Ce mélange singulier de vertu, de faiblesse, de senti-
ment, de caprice, ces brusques transitions de la tristesse
au plaisir, du plaisir au remords, du courroux à Tatten-
drissement, tout cela est de nature à vous ballotter
peut-être désagréablement, si vous avez l'habitude et
le goût de ces scènes uniformes où chaque acteur con-
sente son premier masque d'un bout à l'autre de son
rôle. La plupart de mes personnages sont à moitié purs
et à moitié atteints d'une corruption dont il est bien
difficile de se garantir au sein des capitales, quand on y
apporte des passions et d'assez grands moyens de les
satisfaire. De là, tant jde disparates. I/'histoire de mes
acteurs est celle des trois quarts des mondains de tous
les pays de l'Europe.
Nerciat a été souvent pillé. Dans son autobiographie
intitulée : Illyrine ou l'écueil de l'inexpérience {Paris,
an VII) la Morency a inséré des passages qu'elle em-
pruntait à ^lonrose et sans prévenir le lecteur. On trouvera
notamment dans la lettre CXXI {Julie à\ Lise) un morceau
pris dans la première partie de Monrose, au chapitre VI.
Monselet fait remarquer dans ^Nlonrose « îin individu
italien qui pourrait bien avoir servi de modèle à Balzac
pour son ou sa Zambinella, dans le petit roman de Sarra-
zine ».
Mon Noviciat
ou
Les Joies de Lolotte
MON NOVICIAT OU I^ES JOIES DE I.OI.OTTE
Ce roman n'est pas excellent. Le titre donne assez bien
l'idée du sujet. Il s'agit des premiers pas d'une jeune per-
sonne dans le libertinage. Le premier extrait comprend le
passage le plus intéressant d'un récit des aventures de
Félicité que celle-ci, femme de chambre de Lolotte, raconte
à sa maîtresse.
AVENTURES DE FBI.ICITÊ
» I/a suite de mon roman jusqu'au moment où j'eus
l'honneur de connaître M"^^ de Pinange n'a rien de fort
intéressant.
» I^a Florinière était le fils d'un anobli dont le père
avait fait dans le commerce maritime une fortune con-
sidérable, que ce fils avait commencé de gaspiller et que
lejpetit-fils surtout avait de merveilleuses dispositions
à rendre en très peu de temps nulle. Celui-ci était simple
et confiant jusqu'à la prodigalité, brave sans émulation,
car, officier, il n'avait pu soutenir plus d'un an le régime
des garnisons, après s'être mis en frais d'estropier deux
ou trois vaniteux lieutenants qui avaient fait des façons
pour le regarder comme leur camarade, à cause de sa
presque roture. Sans beaucoup d'esprit, détestant
l'étude, n'ayant dans la tête ni histoire, ni fable, ni
poésie, ni théâtre, et n'étant même jamais que très
imparfaitement au courant des intérêts journaliers ;
s'énonçant d'une manière commune, mais joli garçon ;
138 l'œuvre D 'ANDRÉA DE NERCIAT
le meilleur enfant du monde, sans humeur, sans caprices,
toujours assez gai, plus caressant encore. La Florinière,
qui n'avait rien de piquant, ne pouvait en somme ni
me plaire beaucoup par ce qu'il avait de bon, ni prendre
de l'ascendant sur moi, parce que j'étais dès lors plus
fine que lui, et que dès la première occasion où je vins
à bout de lui faire faire mes volontés au lieu des siennes,
mon grossier empire fut irrévocablement décidé.
» Disons qu'avec l'habit de femme, j'endossai sur-le-
champ la ruse et l'esprit de domination.
)) Nous menions une joyeuse vie, assidus à tous les
petits spectacles (de meilleurs ne m'auraient point alors
intéressée) : La Florinière abhorrait la tragédie ; la
comédie, à moins qu'elle ne fût bouffonne, le faisait
bâiller. Audinot et Nicolet surtout faisaient ses délices.
Fidèles à tous les Waux-halls, aux foires, enfin à toute
fête publique ; logés chèrement, car dès le lendemain de
l'aventure d'Alidor nous avions déménagé et le même
jour la Florinière avait touché trente mille livres ;
regorgeant de liberté, d'aisance et de facilités à nous
divertir, nous vécûmes ainsi plus de six mois, pendant
lesquels mon nigaud eut la sottise de me faire faire
connaissance avec la plus mauvaise compagnie en
hommes qu'il soit possible d'imaginer, avec des mili-
taires à expédients, des agioteurs, des pupilles à affaires,
des abbés parasites (celui de M^^ de La ]\Iotte fut à
son tour du nombre ; je vous en parlerai tout à l'heure),
avec des joueurs sybarites, de faux marquis, comtes,
chevaliers qui ne venaient jamais au logis, il est vrai,
sans m 'apporter des bonbons ou des fleurs, mais qui
n'en sortaient jamais sans avoir puisé quelques louis
dans la bourse de mon extrait de Jourdain (i) ; telles
étaient nos plus intimes ou plutôt nos seules connais-
sances.
» En un mot, ma chère maîtresse, le maladroit La
Florinière prit comme exprès tant de soins à me dis-
traire de lui-même qu'un beau jour je le fis cocu avec
(i) Qui ne connaît le héros de la comédie du Bourgeois petitUhomwe
(N.).
MON NOVICIAT 139
mon maître à danser, une autre fois avec un fringant
garde du corps ; une autre fois avec un marquis de
bouillotte, toujours en rapprochant les dates ; puis avec
un prieur, faiseur de vers libertins et de nouvelles ero-
tiques ; avec celui-ci qui me lisait chaque jour sa be-
sogne du matin, je ne manquais jamais d'essayer ce
qu'il avait écrit : il m'apprit vraiment de jolies choses !
Bientôt, sans beaucoup de goût pour ceux qui m'arra-
chaient des faveurs, bientôt par besoin du tempéra-
ment, puis par caprice, puis pour narguer en quelque
façon mon aveugle amant, et plus d'une fois, lui présent
mais trompant habilement ses regards, je fus ainsi
tour à tour en moins d'un an, la conquête d'une qua-
rantaine de godeluraux, qu'au fond je méprisais si fort,
que j'osais à peine les saluer en public, et que j'avais
la sueur froide quand au spectacle ou ailleurs j'en voyais
deux ensemble les yeux fixés sur moi, tant je craignais
leurs confidences et les scènes qui pouvaient en résulter.
» A travers cette banalité, nous nous trouvâmes enfin,
mon cher entreteneur et moi, poivrés d'importance. Il
s'était bien lui-même rendu par-ci par-là coupable de
quelque petite infidélité, mais il y avait cent à parier
contre un que j'avais tous les torts de notre mutuelle
infortune. Au surplus, il aurait mis sa main au feu de
mon innocence à toute épreuve, et tandis que je tremblais
de me voir mise brusquement à la porte, à coups de pied
au cul, j'eus un beau soir la surprise de voir mon jocrisse
à mes pieds, s'accusant, se maudissant, se frappant la
poitrine, mettant entre mes mains sa vie, etc.
» Après avoir longtemps feint de ne rien comprendre à
son désespoir, et me l'être fait bien humblement ex-
pliquer, je me montrai généreuse. Le pardon ne tenait
à rien ; en veut-on à ce qu'on idolâtre ! Il fallait bien
qu'il se crut idolâtré, tout au moins. Je pardonnai donc
avec toute la dignité convenable.
» J'ai dit qu'il était à mes pieds ; je le relève, mais
une assez grosse bourse restait à terre, je l'avertis de cet
oubli. » Ne m'outrage pas, chère Félicité! s'écrie-t-il
avec une reprise de suffocation ; ne me fais pas rougir
de la modicité du dédommagement que je t'offre.
140 L, CËUVRE D 'ANDRÉA DE NERCIAT
Plus économe, j 'aurais expié par un plus digne sacrifice
l'irréparable outrage dont je suis coupable envers toi.
Pardon ! me pardonnes-tu ? — En peux-tu douter ?...
Mais là, sincèrement ?
» De toute mon âme ! — Eh bien (il me serre la main
et me verse un torrent de larmes) ! adieu, adieu, Féli-
cité ! Maintenant je pars moins malheureux... — Tu
me quittes ! — Oui, pour quelques mois. Rétablis ta
santé. Je ne pourrais près de toi mettre ordre à la
mienne ; nous nous écrirons. J'apprenais alors, et
commençais à pouvoir tracer quelques lignes, bien en-
tendu sans un mot d'orthographe. Je promis de corres-
pondre.
» Je parlais encore quand I^a Florinière s'évada fer-
mant et emportant la clef, sans doute de peur que,
courant après lui, je n'ébranlasse sa résolution coura-
geuse ; mais hélas ! j'avoue que je me sentais résignée
à supporter notre théâtrale séparation, cependant je
m'acquitte du cérémonial convenable, je trépigne des
pieds et des poings contre l'obstacle qui m'arrête. En
même temps j'entends derrière moi rire quelqu'un à
gorge déployée.
» Je me retourne... C'est ce garnement d'abbé, le
greluchon de la coquine de La Motte et l'un de nos plus
assidus piqueurs d'assiette. La Florinière l'avait caché
dans ma garde-robe pour être témoin de nos adieux,
voulant, disait-il qu'après son départ quelqu'un put le
purger dans notre société du soupçon d'inconstance et
de perfidie. Il ne pouvait guère s'adresser plus mal pour
choisir un juge en fait de procédés. L'abbé, la plus vile
de toutes les créatures de l'univers, les ignorait et n'était
pas homme à remplir le moindre devoir d'amitié ou
de reconnaissance. Il est bon de vous dire que reçu un
peu tard parmi nous et n'ayant peut-être pas fait dans
le temps grande attention à ma figure, il ne m'avait
jamais reconnue pour avoir été le témoin de sa bonne
fortune et de sa basse escroquerie. Au contraire, aux
petits soins avec moi, plus d'une fois il m'avait aidée à
satisfaire quelques caprices, et j'avais eu l'avantage de
le pa^^er pour ses commissions.
MON NOVICIAT I4I
)) Il savait donc combien peu d'importance j'attachais
à consen'er ou perdre un amant tel que la Florinière ;
il devait par conséquent trouver complètement ridicule
là tragi-comédie qui venait de se passer. Aussi se mit-il
à la parodier d'une manière très bouffonne dont je ne
pus m 'empêcher de rire.
)) Me serais-je doutée qu'encouragé par cet instant de
familiarité, le drôle eut osé me saisir à bras le corps
à l'improviste et me jeter sur le pied du lit avec autant
d'effronterie que si j'eusse été la raccrocheuse de I,a
Motte !
h Qui quitte sa -place la perd, dit l'insolent, déjà maître
de celle dont La Florinière avait eu jusqu'alors la puta-
tive propriété. Je m'arme d'un sérieux foudroyant !
« Qu'osez-vous, monsieur ?...
» Te consoler, mon chou... « C'est ainsi qu'à Paris on
sèche les pleurs des veuves. « C'est moins l'insulte que
la tournure qui m'indigna contre ce calotin, et me fit
concevoir sur l'heure l'idée d'une vengeance aussi mé-
morable que raffinée, je veux dire d'empoisonner du
moins l'audacieux, si je n'ai pas sous la main un pistolet,
un poignard pour lui arracher la vie... Ah ! ah ! Félicité,
m'écriai-je, je tremble d'être forcée à vous haïr quand
vous m'aurez achevé votre horrible récit. — Je suis
vraie, je n'en retrancherai pas une syllabe. » Il n'y
avait déjà plus qu'à laisser entrer ce vil fameux. Le
premier que j'eusse vu de ma vie. » Est-ce tout de bon ?
ai-je la méchanceté de lui dire. Oubliez-vous ce qui s'est
dit entre La Florinière et moi ? Pouvez-vous ignorer
en quel état... — Eh ! foutre ! qu'est-ce que cela me
fait à moi ! Je crains peu la vérole avec mon eau de
Préval. — Soit ! Il y est.
)) Dès lors, je le travaille, Dieu sait comment ! Tant
de talent l'étonné, l'enflamme. Il f..., ref... tant que la
nature s'y prête ; plutôt fatigué que rassasié (de ma
jouissance, il invoque les secours de l'art. J'ai, lui dis-je,
d'admirables diaholini, mais je vous avoue que si je
prends la peine d'en aller chercher, je me ferai paA^er
cher l'intérêt. — Ah ! de ma vie, s'il le faut ! A la bonne
heure. J'apporte le stimulant fatal, j'en donne une
142 L CEUVRE D ANDREA DE NERCIAT
bonne dose, le ribaud gobe le tout avec avidité. En
attendant l'effet, je suis passionnément caressée ; tout
cela me convient et tend à mon but. On y arrive enfin ;
j'use, j'abuse du bienfait des diabolini, je mets mon
homme sur les dents ; enfin il demande grâce... Revenu
de son ivresse, il éprouve un froid, un tremblement,
un accablement mortel.
)) Pendant que tout cela se passait, le portier, confor-
mément à l'ordre de La Florinière, était venu me dé-
fermer, mais sans prendre la liberté de paraître. Je
sonne et demande un fiacre. — Quoi ! vous me ren-
vo3'ez ! — Sans doute ; à quoi seriez-vous bon ? A me
gêner. — Mais si tard ! dans l'état où je suis ! — Je vous
conseille de vous plaindre. »
)) Je prends un livre en attendant le retour du pauvre
diable de domestique, qui n'a point trouvé de fiacre et
grogne de loin contre les abbés qui veillent si longtemps
chez sa maîtresse. Pour le coup, le trop heureux calotin
compte bien sur mon bon cœur ; l'hospitalité ne peut
lui être refusée. Point du tout, sans quartier, je le con-
gédie, il lui convient donc de s'en retourner à pied, par
la pluie, à l'autre extrémité de la ville. Il m'appelle
cruelle ; je lui ris au nez, et lui reproche sa cruauté,
aussi avérée que son ingratitude envers un candide ami
qui l'a comblé de biens. J'ai la malice d'ajouter : va,
gredin ! je doute que ton eau de Préval puisse te ga-
rantir de la multiforme vérole que j'ai mis tant d'im-
portance et d'art à te donner. Et puisse ton funeste
exemple effrayer tous les ingrats de la sorte ! )>
Pétrifié, le malheureux n'osa proférer une parole et
passa la porte. N'oubliez pas, monsieur l'abbé, lui
criai-je, de chanter dans l'escalier : Ah ! je triom... om..oni
j)he de son cœur !...
Ce dernier outrage déchira pour lui le voile...
Quoi ! vous, Félix ?... Et il voulait rentrer... ]\Ioi qui
ne voulais point d'explications, je me renferme, en or-
donnant au domestique de ne (quitter mon homme que
lorsqu'il serait dans la rue.
Voilà, dis- je à Félicité qui reprenait haleine, voilà, ne
vous en déplaise, une horrible aventure ; mais c'est un
MON NOVICIAT I43
assassinat dans toutes les règles ! Judith amputant le
chef de l'hostile Holopherne n'eut pas le cœur plus dur
et plus perfide que vous. — Bon, un rebut de la calotte !
Qu'allait-il faire dans cette galère ? — Et dis-moi,
l'eut-il ? — Ah ! je vous en réponds ! soit qu'il comptât
trop sur son nier\'eilleux spécifique, soit qu'il ne manquât
de moyens pour se faire guérir, il laissa les choses au
point où je les avais mises. Je sus peu de temps après
que tous les accidents sans exceptions étaient survenus
à sa partie peccante, et de plus un chancre au palais,
dont certain nazillement et une prononciation ridicule
sont à coup sûr l'indélébile certificat. Bicêtre fut trop
tard le refuge du malheureux ; on n'3^ ménage pas les
martyrs de la vérole ; dès les premiers jours une opé-
ration déplorable défigura ce fier modèle des boutejoies.
Il fut même agité si on n'abattrait pas un de ses orne-
ments symétriques. J'appris tous ces détails d'un oflicier
f rater détaché pour me prier d'aider de ma bourse un
insolent dont j'étais troj) vengée. En faveur de l'honnê-
teté du messager, je donnai quelques louis, mais en
exigeant que pour le moment il n'accusât au calotin
qu'une aumône de douze livres.
» Je reviens sur mes pas pour vous dire que dès le len-
demain de cette prouesse, j 'entrai chez un parfait honnête
homme de chirurgien, à qui je donnai carte blanche
pour travailler au rétablissement de ma santé ; nous
■convînmes de cinquantes louis ; je les déposai chez un
notaire, l'Esculape devant n'en toucher que la moitié
quand il déclarerait la cure achevée, et le reste trois
mois après que je serais convaincue de ma parfaite
guérison, s'en rapportant à moi du soin de ne pas le
voler en m'exposant de rechef à l'horrible maladie.
» Ea bourse que m'avait laissée mon généreux ami
■contenait deux cents louis en or, et dans la queue était
roulée une lettre de change de la même somme, sur l'un
■des plus solides négociants de Nantes. E 'échéance
n'était pas fort éloignée. Sur ce pied, à l'abri du besoin,
«t désirant d'employer le temps de ma retraite à m 'ins-
truire, car je voulais effacer jusqu'à la trace de mon
ignorance savoyarde, je suppliai qu'on ne brusquât point
144 L ŒUVRE d'AXDRKA DE XERCIAT
les remèdes, et que surtout on garantît des atteintes du
mercure, mes dents, dont la beauté était vantée par-
dessus tout ce que je puis avoir de charmes. »
» Que Dieu vous garde, ma chère maîtresse, d'être
jamais dans le cas de passer par la casserole deSaint-
Côme !
)> Conmie la plus belle femme cesse alors d'être l'image
d'une divinité ! Quelle humiliation ! quelle différence
d'étaler ses charmes aux yeux d'un f... plein d'ivresse
ou bien à ceux d'un inanimé docteur qui ne voit dans
tout cela qu'une machine immonde, détraquée, qu'il
s'agit de purifier et réparer ! Quelle barbare nomen-
clature au lieu de ces jolis ou joyeux noms qui dans le
plaisir sont prodigués aux attrayants objets de mille
folies !
» Trois mois à peu près s'écoulèrent pour moi dans un
affreux et honteux état de pénitence,!, de jeûne, de ré-
gime, qui toutefois s'adoucissait graduellement.
Au bout de ce temps, le chirurgien, dont j'avais|fait
un véritable ami, me pressa d'aller passer la belle saison
à la campagne, chez une sœur d'assez bonne société,
avec laquelle j'avais fait connaissance pendant ma ma-
ladie. Elle faisait sa demeure à sept heures de Paris.
I^'avis du docteur avait bien un peu pour but de s'assurer
de ma sagesse pendant la seconde période de mon réta-
blissement, en m 'écartant ainsi de la capitale. Quoi
qu'il en soit, je fis très bien de suivre son conseil. Dans
ce champêtre séjour, où je me rendis encore faible et
flétrie, je retrouvai bientôt les forces, l'appétit, le
sommeil et les couleurs ; mes chairs dont l'affaissement
me causait de vives alarmes se remplirent derechef, et
recouvrèrent leur agaçante fermeté. Je reconnus enfin
que j'étais complètement régénérée. Mais avec cette
belle santé, mes facultés physiques et mes goûts lascifs
étaient au.ssi de retour.
» Un jeune homme de fort bonne mine, un brave enfant
de la nature, fils d'un noble casanier qui \'ivait sans
ambition dans ce village, fréquentait chez nous ; il
n'avait pas manqué de me rendre justice ; il était
amoureux à perdre la tête. Le premier objet plaît là
MON NOVICIAT I45
OÙ il n'y a rien de mieux. Je pris aussi du goût pour ce
médecin adorateur. Il était complaisant, assez instruit
pour un campagnard ; il me faisait lire, écrire, et corri-
geait l'orthographe des lettres par lesquelles je répondais
aux siennes ; commerce uniquement imaginé pour mon
instruction, car nous avions la liberté de nous voir
sans cesse, et ce qui se disait réciproquement avançait
beaucoup mieux les affaires que ce qui était écrit.
)) Il fallait conclure enfin quelque chose. J'étais ob-
sédée par mon jouvenceau, je mourais aussi du besoin
de rentrer dans la jouissance de mes droits de nature.
Cependant, ayant promis à mon Esculape d'être sage,
jusqu'à ce que je l'eusse entièrement satisfait, et comme
j'ai du caractère, je tenais ferme et reculais de tout
mon pouvoir l'époque d'un complet abandon. Mais je
ne me refusais pas à de petites caresses, et même pour
mater les fougueux désirs dont on me faisait hommage,
souvent ma main avait une complaisance qui ne fut,
au surplus, jamais trop de mon goût : c'est, ce me
semble, assassiner le plaisir que de rendre aux hommes
cet humiliant sen^ce. Bientôt j'imaginai le biais de
me donner sans tromper le confiant docteur, et, non
moins par vanité que par caprice, j'abandonnai sans
réservée à Tardent Saint-Amand (ainsi se nommait le
jeune homme) mes arrière-charmes, sur lesquels il me
semblait que l'embargo de la Faculté ne s'était point
étendu. Cette fortune était trop délicieuse pour que le
docile Saint-Amand osât désormais paraître refuser de
s'y borner.
De là, ma chère maîtresse, l'habitude familière que
j'ai contractée de favoriser à la mode de Berlin ceux de
mes galants qui peuvent avoir cette fantaisie, et comme
à peu de chose près, j'y trouve aussi mon compte, ce
qui n'est peut-être pas général chez les femmes qui se
permettent de semblables revirements, j'avoue que,
comme vous savez (i)
Il ne m'importe guère
Que Pascal soit devant ou Pascal soit derrière.
(i) Citation de Dont Japhet d'Arménie de Scarron (N.).
146 l'œuvre d'axdréa de xerciat
)' En un mot, je me trouve à cet égard dans le cas de
mille femmes qui, n'ayant jamais eu ou n'ayant plus de
sensations extrêmes à faire la chose ordinaire, y trouvent
néanmoins un plaisir de fantaisie, de caprice, d'habi-
tude, qui fait qu'elles ne sauraient s'en passer sur ce
pied. Ganimède aussi longtemps qu'il plut au docteur
de retarder le paiement du reste de son salaire, dès que
je fus complètement acquittée, je mis enfin le comble
aux vœux de Saint-Amand. Dès la première fois, le
traître ou le maladroit, me fit un enfant, malheur dont
sur-le-champ, l'absence de certain état que j'attendais,
et dont je croyais avoir déjà senti les avant-coureurs,
me donna la funeste certitude.
)) Il n'y a pas grand mal à cela, Mademoiselle, me dit
avec un grand air de bonne foi l'auteur de ma disgrâce,
je suis honnête homme, je vais vous épouser «. Fort bien,
mais mineur, a^^ant un vilain père, vaniteux, brutal,
avare peu riche et qui avait d'autres enfants, l'exécution
du projet de Saint-Amand n'était pas facile. Au premier
mot qui fut dit, dans la gentilhommière, d'mi enfant
fait et d'une envie d'épouser, il y eut un tracas d'enfer ;
un curé bonasse qui voulut bien se mêler de cette affaire,
y perdit son latin. Mon épouseur fut mis à la tour, c'est-
à-dire au premier étage d'un colombier, qui donnait
un air de château à la bicoque seigneuriale. Bientôt
je vis se préparer pour moi-même une petite persécu-
tion ; je n'étais qu'accidentellement férue : il ne s'agissait
pas pour moi d'une fortune ; j'avais les moyens de
m'éloigner, je le fis, et vins à Paris pour me fixer chez
une marchande de modes.
» Cette commère, comme la plupart de celles de son
état, indépendannuent de son conmierce, gagnait beau-
coup en faisant de sa maison, bien pour^'ue de jolies
ouvrières, un honnête bordel. J'y eus (quelques aven-
tures, ou lucratives ou de pur agrément ; cette vogue
ne dura que les quatre i)remiers mois de ma grossesse
peu sensible. Quand je devins plus ronde, mes actions
tombèrent à plat ; force fut de me rabattre philosophi-
quement sur le travail des doigts et l'étude dont j'avais
réellement contracté le goût à la campagne. Vers le
MON NOVICIAT I47
milieu de mon neuvième mois, je vins reprendre chez
l'honnête chirurgien mon ancien domicile.
J'accouchai au temps convenable, mais à travers
tant de douleurs et de dangers, que dès lors, je pris pour
le respectable état de mère une horreur insurmontable.
En dépit du talent et de l'humanité du docteur, mon
enfant, qui était une fille, périt dans les difficultés de
ma délivrance. Heureusement, l'accoucheur n'était pas
de ces faux raisonneurs qui, pour assurer la vie d'une
créature à peine ébauchée que mille chances peuvent
empêcher d'arriver à sa maturité, sont prêts à sacrifier
sans scrupule celle que la nature a conduite avec bien
de la peine à son point de perfection. Je dois encore à
ce bienfaisant mortel tous les petits soins qui sauvent
aux femmes les accidents et la difformité.
» Je veux, disait-il, que vous sortiez de mes mains
sans la moindre trace de cette première campagne ;
mais pour Dieu ! ne faites pas la folie de recommencer :
à chaque enfant il peut y aller de votre vie. » Il tint
mieux sa parole que, du moins pour les précautions,
je n'ai tenu la mienne. Mais grâce au ciel, jamais depuis
l'on ne m'a fait d'enfant.
» Cependant mon argent s'écoulait, car je m'étais
abondamment équipée et j'avais bien vécu, je voulus
négocier ma letttre de change ; par malheur, le solide
négociant de Nantes venait de faire banqueroute.
Effrayée de l'instabilité des jouissances humaines, et
pouvant, avec de l'économie, me soutenir encore quelque
temps, j'achevai d'apprendre à coiffer, à chiffonner,
et pris aussi quelque teinture du talent d'ouvrière en
robes. Je n'avais plus entendu parler de Saint-Amand
que pour apprendre qu'on l'envoyait à l'île Bourbon,
pour faire le triste métier de lieutenant d'infanterie.
Je pris dès lors le parti de ne plus aimer rien, puisque
cela rendait si malheureux, et je ne favorisai plus que
ceux qu'un caprice du moment, ou quelque vue d'in-
térêt qui en valût la peine, ou le besoin de mes sens, me
dictait d'agréer. De cette manière, je fus encore passa-
blement heureuse, et ne fis pas mal mes affaires.
M. de Pinange, votre père... — Ah ! oui ; mon amant !
148 l'œuvre d'andréa de xergiat
interrompis- je avec transport : dis mon tout, mon Dieu !
(Elle haussait les épaules et levait les yeux au ciel)
Bh bien ! mon père ? — Votre père se prit comme un
autre, dans mes filets, ou je tombai dans les siens,
nous nous arrangeâmes. Bientôt il imagina qu'il serait
plus commode pour tous deux de nous réunir dans un
hôtel que d'être en bonne fortune à mon troisième étage,
il trouva moyen de me faire entrer au service de ma-
dame.
(( I^e meilleur moyen pour se dégoûter bien vite, c'est
d'avoir à tout moment sous la main les facilités d'être
ensemble. Notre intrigue, brûlante dans mon taudis,
devint à l'hôtel de Pinange d'une tiédeur affadissante.
M. le Marquis me négligea. Fanfare sut en profiter...
Quelle chute ! Allez-vous vous écrier ; un domestique
succéder à ce sylphe, à cet enchanteur (Je soupirais à
l'unisson de son éloge). Oui, Fanfare ! il succéda déli-
cieusement pour votre servante à son incomparable
maître, Fanfare ! vous en conviendrez, est charmant,
etTn'a rien de commun avec ses semblables qui, surtout
ceux qu'on emploie tout de bon à la chasse, sont ordi-
nairement des ivrognes et des rustres ; mais si votre
diabolique prévention en faveur de M. le Marquis vous
rendait trop injuste envers son successeur, j 'en appellerais
à M""® la Marquise, non moins connaisseuse que vous
sans doute, et qui sait à fond tout ce que Fanfare peut
valoir. »
Je ne revenais pas de ma surprise. Quoi, M™e de Pi-
nange aussi ? Ma mère donnait dans la domesticité !
— A plein collier, mademoiselle. Eh ! Mon Dieu, c'est
le ton maintenant, depuis que les seigneurs, les cavaliers,
les militaires, en un mot tout ce qui se piquait jadis de
courtoisie, de galanterie, de soins et de probité surtout,
ont quitté les manières, l'élégance, et se dispensent de
tous ces procédés auxquels notre sexe est si sensible.
Ive domestique presque toujours bien de figure, seigneur
de sa personne, enorgueilli de l'attention qu'on peut
lui témoigner, vaut bien mieux pour le plaisir, est plus
sûr et expose, soit pendant, soit après une liaison, à
bien moins de disgrâces. En un mot. Fanfare avait
MON NOVICIAT I49
encore M™e la Marquise quand je me le donnai. Ce sont,
au surplus, de petits intérêts de famille sur lesquels
je vous demande le secret. » Je le promis. « Voilà,
ma chère maîtresse, continua-t-elle, ma confession...
humble, pas trop, mais sincère et entière, après laquelle
il ne me reste de contrition que pour avoir fait sottement
un enfant et pour avoir eu la vérole. »
Le Diable au corps
CEUVRE POSTHUME
DU TRÈS RECOMMANDABLE DOCTEUR
CAZZONE
MEMBRE EXTRAORDINAIRE
DE LA JOYEUSE FACULTÉ
PHALLO-COIRO-PYGO-GLOTTONOMIQUE
LE DIABLE AU CORPS
Le Diable au corps est un tableau des mœurs fan-
siennes un peu avant la Révolution et ce tableau, Nerciat
l'a complété par un autre : les Aphrodites, qui a lieu une
quinzaine d'années plus tard, pendant les premières con-
vulsions révolutivnnaires.
C'est sans aucun doute à propos du Diable au corps et
des Aphrodites que Baudelaire écrivit cette note qu'il
avait l'intention de développer «,.. La Révolution a été
faite par des voluptueux ».
NERCIAT {utilité de ses livres).
Au moment oit la Révohttion française éclata, la no-
blesse française était une race physiquement diminuée
{de Maistre).
Les livres libertins commentent et expliquent la Révo-
lution.
— Ne disons pas : Autres mœurs que les nôtres,
disons : Mœurs plus en honneur qu'aujourd'hui.
Est-ce que la morale s'est relevée ? non, c'est que l'énergie
du mal a baissé. — Et la niaiserie a pris la place de
l'esprit.
La fouterie et la gloire de la fouterie étaient-elles plus
immorales que cette manière moderne ^'adorer et de mêler
le saint au profane ?
On se donnait alors beaucoup de mal pour ce qu'on
avouait être bagatelle et on ne se damnait pas plus qu'au-
jourd'hui.
Mais on se damnait moins bêtement, on ne se pipait pas
(Charles Baudelaire, CEuvres Posthumes, Paris, INIer-
cure de France, 1908).
154 l'ceuvre d'andréa de xerciat
La plupart des personnages du Diable au corps font
partie de la secte des Aphrodites et plusieurs reparaissent
dans l'ouvrage de ce nom. Dans la Préface, Nerciat
suppose qu'un docteur en Phallurgie, le fameux Cazzone,
est mort en lui laissant le soin de revoir et de publier ce
singulier roman dramatique.
Les acteurs sont : La marquise, une superbe brune,
La comtesse de Mottenfeu, laideron piquante, Philippine,
charmante blonde, soubrette matoise, Bricon, col-
porteur-espion, l'abbé Boujaron, prêtre napolitain,
traits mâles, physionomie de réprouvé, vigueur mona-
cale, vices de toutes les nations, de tous les états, vernis
de mondanité parisienne.
Le Tréfoncier, prélat allemand, traits agréables, un
peu féminin, goûts bizarres, libertinage d'ofhcier, ca-
prices de prélat.
Hector, être privilégié que la nature a composé de tout
ce qui plaît dans l'un et l'autre sexe. Adonis par devant,
Ganymède par derrière ; et bien d'autres parmi lesquels
figure même un âne. Durant l'action du Diable au corps,
la marquise, qui est le principal de ces personnages,
devient veuve, et l'on peut imaginer que son libertinage
augmente à proportion de sa liberté.
L'action d'ailleurs est assez peu suivie, et il serait sans
intérêt de la résumer. Mais les extraits fort divertissants
qui suivent montrent bien combien Nerciat possédait
l'art du dialogue.
Je ne dis rien du style qui est attrayant au possible.
RÉVEIL
Il n"est pas encore jour chez la marquise ; elle s'éveille et détourne
son rideau. Médore. son bichon, lui fait fête ; elle se découvre et
se fait gamahucher un moment par l'intelligent animal, pui, elle
sonne.
PHII.IPPINE. — Eh ! bon Dieu ! madame. Quel démon
vous réveille aujourd'hui si matin ? Il est à peine dix
heures.
La Marquise, hâillant. — Bonjour, Philippine... j'ai
très mal dormi, je vais être toute la journée d'une
laideur affreuse et d'une humeur à désespérer les gens.
Phiwppine. — Ah ! pour l'humeur, tant pis, ma-
dame. Quant à la laideur, je suis caution du contraire :
vous êtes déjà belle à ravir.
La Marquise. — J'ai cependant très mal reposé.
Philippine. — Je me l'imagine, et c'est pour cela que
madame doit avoir passé une très bonne nuit.
La Marquise. — Oh ! ne m'en parle pas. Philippine ;
tu me vois furieuse. Mon aventure est la chose du monde
la plus maussade.
Philippine. — Comment donc ? ce beau cavalier que
je n'avais point encore \ni céans, et que vous ramenâtes
hier soir triomphante...
La Marquise, froidement — Quel temps fait-il ?
Philippine. — Froid, mais le plus beau du monde.
La Marquise. — Tant mieux : j 'ai des courses à faire
dans le voisinage du Palais- Royal et je craignais de ne
pouvoir y faire quelques tours d'allée.
Philippine. — Voici, madame, plusieurs billets et
une corbeille assez lourde, de la part de M. Patineau,
avec une épître en grand papier.
156 l'œuvre D 'ANDRÉA DE NERCIAT
La Marquise. — De la part de Patineau ! ceci devient
intéressant. Voyons... {souriant) c'est de l'or, Philippine :
je le reconnais au poids.
Philippine. — De l'or, madame ! les charmants amis
que ces fermiers généraux !
La Marquise. — Celui-ci ne sait pas donner à ses ca-
deaux des formes bien galantes, mais il est tout ron-
dement libéral : c'est un bonhomme.
Philippine, à part. — Oui une bonne dupe... {Haut.)
Défaisons ces chiffons... {Elle y travaille.) Cela est em-
maillotté comme le trésor d'un pèlerin.
La Marquise, ayant lu. — La lettre annonce trois
cents louis, mais une mortelle visite pour l'après-midi.
Il faudra bien l'endurer... {On gratte à la porte). Vo^-ez
ce que c'est.
Philippine. — C'est un de vos gens pour vous faire
du feu.
La Marquise. — Qu'il entre et se dépêche.
{Il y a du feu. Le domestique s'est retiré. La marquise et
Philippine sont seules).
La ]\L\rouise. — Où sont les autres billets ?
Philippine. — Sur votre lit, madame.
La Marquise. — C'est bon.
Philippine, étalant les louis. — Voyez, madame, la
belle collection de médailles !
La Marquise, avec dédain. — Ote cela ; compte, et
serre la somme dans mon bonheur-du-jour. Attends, il
faudra que je porte soixante louis à Dupeville ; mets-les
à part ; quarante encore, pour des emplettes que je me
propose de faire chez la Couplet.
Philippine, comptant. — A propos, elle vint hier en
personne ; vous l'ai-je dit, madame ? Il s'agaissait
d'une affaire qu'elle prétendait être de la plus grande
conséquence pour vous, et je l'envo^-ai.
La Marquise. — Oui, elle me déterra chez le grand
mousquetaire, et je lui donnai parole pour deniain.
Cependant si j'avais pu prévoir que le bon génie de
Patineau me serait aussi propice, je n'aurais eu garde
d'accepter une partie qui pourra me compromettre.
I,E DIABLE AU CORPS 157
Philippine, toujours comptant. — Il n'y a qu'à
rompre, madame ; j'irai de votre part...
lyA Marquise. — Il faut encore y réfléchir, car il s'agit
d'un jeune prince étranger... S'il est jeune, Philippine...
{Elle sourit.)
Philippine, comptant. — Et peut-être joh, par-dessus
le marché. J'entends ce demi-mot, madame ; oui,
laissez à tout hasard les choses comme elles sont. Il
manque dix louis.
lyA Marquise. — J'entends aussi à demi-mot, Phi-
lippine : cachez cet argent. Un billet de Limefort !
M. le chevalier, vous avez tort d'écrire ; ne parlez même
pas ; il faut vous en tenir à la pantomine, car c'est où
vous excellez ! tout le reste vous sied mal... Ah ! voici
du Molengin {Sans ouvrir le billet). Sais-tu, ma fille,
que malgré le mal infini qu'on dit de ce pauvre vicomte,
j 'ai la singularité d'en être un peu férue, et qu'au premier
jour il me fera faire quelque sottise ?
Philippine, froidement. — Je n'en crois rien, [ma-
dame.
I^A Marquise. — Pourquoi donc ? Molengin. intime
ami du marquis, a chez moi l'accès le plus facile. Il est
beau, fait à peindre, caressant, fort amusant. Les occa-
sions naissent à tout moment pour lui...
Philippine. — Il n'en profitera pas, madame, je
vous le garantis.
La Marquise. Je n'y conçois rien ! tout le monde
semble s'accorder à le juger nul. Cela pique ma curio-
sité, je veux être éclair cie...
Philippine. — M. de Molengin, madame, mérite
bien sa réputation ; vous pouvez m'en croire... et pour
cause.
lyA M-\RQUiSE, avec intérêt. — Ah ! ah ! tu me parais au
fait. Mais avoue qu'à juger de Molengin par les yeux, il
est tout fait pour plaire.
Philippine, avec dépit. — Mais il rate, madame, et
c'est une infamie.
La Marquise, gaiement. — Le dépit de Philippine est
délicieux ! il t'a ratée, n'est-ce pas ? Conte, conte-moi
ton aventure. Eh bien ! il faut qu'il me rate aussi ; cela
158 l'œuvre D 'ANDRÉA DE NERCIAT
ne m'est jamais arrivé, je veux essa3-er une fois de cette
nouveauté.
Philippine. — Vous en serez dégoûtée pour la vie,
madame. Mais nous perdons du temps à dire des bali-
vernes. J'ai cependant des choses de la plus grande
importance à vous communiquer et je vous prie de les
entendre.
La Marquise. — De quoi s'agit-il ?
Philippine. — Ce M. de Molengin dont nous nous
occupons, n'a-t-il pas ramené cette nuit ]\I. le Marquis ?
celui-ci bien ivre ; l'autre n'était que passablement
aviné.
lyA Marquise. - — C'est monsieur mon mari qui gâte
comme cela les gens les moins faits pour partager ses
excès. Eh bien !
Philippine. — Eh bien ! madame, ces messieurs
venaient tout droit à votre appartement ; et vous qui
n'étiez pas seule...
La Marquise. — Tu me fais trembler.
Philippine. — J'ai bien eu plus peur que vous, ma
foi ! Monsieur avait le plus beau transport d'amour
possible. Il voulait absolument coucher avec vous.
J'étais heureusement à mon poste. J'ai bataillé comme
il fallait. M. de Molengin, dont je n'ai pas très bien
conçu les motifs, trouvait que l'empressement de M. le
Marquis était la chose du monde la plus juste. Je sou-
tenais, moi, qu'il était bien mal à monsieur de venir
troubler votre premier sonnneil et de se montrer dans
un état aussi peu ragoûtant... car ils puaient le vin,
et monsieur laissait de temps en temps échapper...
La Marquise. — Fi ! la description seule me fait mal
au cœur !
Philippine. — Bref, je les ai détournés de leur projet...
mais il m'en a coûté bon.
La Marquise. — Comment cela, ma bonne amie ?
Philippine. — M. le marquis disait, en jurant, qu'il
ne coucherait pas seul. Son ami disait, à son tour, qu'il
ne se sentait pas le courage de s'en retourner à l'autre
extrémité de Paris.
La Marquise. — Ah ! Ah ! ces messieurs m'auraient
LE DIABLE AU CORPS I59
apparemment fait la galanterie de coucher tous les deux
avec moi ?
Philippine. — C'est, je crois, ce dont vous étiez
menacée. M. le Marquis sait à quel point son cher vi-
comte est sans conséquence. D'ailleurs, ivre comme il
l'était, il n'aurait pu s'opposer à rien. Vous les auriez eus
probablement à vos côtés ou bien vous auriez été forcée
de leur céder la place.
IvA Marquise. — C'est ce qui ne serait pas arrivé !
Une femme comme moi se déplacer pour deux ivrognes ?
Mon lit est énorme : on se serait arrangé comme on
aurait pu ; mais enfin un autre y était... Après ?
Philippine. - — Si bien donc, madame, que ne pouvant
pénétrer chez vous, M. le marquis a dit à M. le vicomte :
« Prenons notre parti, mon cher, et couchons tous deux
avec Philippine >>. M. de Molengin aussitôt de se jeter
au cou de Monsieur, qui lui a presque vomi sur la face.
IvA Marquise. — Cette scène de tendresse est tou-
chante en vérité !
Philippine. — Quant à moi, je me trouve alors dans
un tel embarras, vous m'aviez ordonné d'entrer chez
vous à cinq heures précises afin de conduire votre
heureux coucheur, il n'était que trois heures et quelques
minutes : Si je vais avec ces messieurs, me disais-je à
moi-même, je peux manquer l'heure ; ils ne seront plus
ivres, ils me retiendront, ou me suivront.
La Marquise. — Très bien combiné. Comment t'es-
tu tirée de ce pas difficile ?
Philippine. — Ma foi ! madame, j'ai pris mon parti
galamment, et me suis laissé suivre chez moi, n'ayant
plus rien à faire chez vous jusqu'à l'heure indiquée.
Après quelques petites façons que je croyais devoir à
la bienséance, j'ai permis à ces messieurs de se coucher
à mes côtés.
La Marquise. — Peste ! quelle résignation !
Philippine. — Ecoutez jusqu'au bout, madame.
Vous allez convenir que je n'ai pas tiré grand parti
d'une aussi favorable conjoncture.
De la discrétion, mon cher Molengin, a dit monsieur
en poussant un dernier hoquet. Puis il a tourné
i6o l'œuvre d'andréa de xerciat
le derrière, et bientôt a ronflé comme une pédale
d'orgue.
SUITE DU REVEIL
Philippine. — Daignerez-vous me raconter, madame,
où vous avez péché ce nouvel adorateur ?
La Marquise. — Par le plus étrange hasard chez cette
baronne allemande qui donne à jouer.
Philippine. — Ah ! je sais ce que vous voulez dire.
lyA Marquise. — Je vais depuis quelque temps assez
régulièrement dans ce tripot, et j'ai tort, car j'y perds
l'impossible. Hier, entre autres, j'ai joué d'un guignon
si constant quoique à petit jeu, que cent louis, dont je
m'étais munie, n'ont duré qu'une heure, et que j'aurais
quitté la partie avec des dettes, sans Dupeville, qui
gagnant contre son ordinaire m'a glissé soixante louis.
Je me suis acquittée autour du tapis, et le peu qui me
restait n'a fait que paraître.
Philippine. — Heureux en amours, malheureux au
jeu, vous reconnaissez la vérité du proverbe ?
IvA Marquise. — On sortait de table, et le pharaon
recommençait. Ma voiture n'était point arrivée. J'ai
vu près du feu la grosse présidente de Combanal qui
causait avec un inconnu. Comme je suis fort au fait des
mœurs de la dame, et qu'on la connaît pour ne s'en-
tretenir jamais de suite que d'une seide chose, je me
tenais un peu à l'écart, mais l'extravagante m'a forcé
d'approcher, en me disant : Venez, marquise, venez donc,
je suis en contestation avec monsieur sur un point qui
est de votre compétence. Puis s'adressant à son inter-
locuteur, elle a ajouté tout bas : Nous pouvons traiter
librement la question devant la marquise, elle est des
nôtres : c'est la Fougère...
Philippine. — Des nôtres ! la Fougère ! qu'est-ce
que cela pouvait signifier, madame ?
La Marquise. — Je te l'apprendrai quelque jour.
LE DIABIvE AU CORPS l6l
En attendant, tu peux savoir que la Fougère est mon
nom dans certaine confrérie (i).
Oh ! je ne voudrais pas, pour tout l'or du monde,
n'en point être ; l'esprit humàiii n'imagina jamais rien
d'aussi délicieux... Va, bientôt je t'en ferai recevoir
et tu m'en auras d'éternelles obligations.
Philippine. — Quoi ! madame, une pauvre fille de
chambre comme moi, vous la feriez recevoir d'une con-
frérie dont vous êtes ?
La Marquise. — Tu n'3^ penses pas ! il s'agit bien
parmi nous autres... Mais non, je ne nommerai rien
devant une petite profane.
Philippine. — Le beau mystère ! je vois que vous
êtes Maçonne.
La M.arquise. — Qui ne l'est pas ? Mais il s'agit bien
d'autres travaux, ma foi ! Contente-toi cependant de
savoir que les charmes seuls et les talents en amour
déterminent le rang parmi les membres de notre heu-
(i) Je me rappelle parfaitement qu'autrefois j'entendis dire au doc-
teur Cazzone qu'il existait sous le nom d'Aphrodites, une société de vo-
luptueux des deux sexes voués au culte de Priape, et qui renouvelaient
dans leurs secrètes orgies toutes les débauches antiques dont nous avons
une légère connaissance par les écrits et les monuments qui se sont
conservés jusqu'à nous. Mais ce dont je me sou\dens aussi, c'est que les
véritables Aphrodites. en assez petit nombre, tiraient tous leurs noms
du règne minéral, tandis que les affiliés, c'est-à-dire, des membres
beaucoup plus nombreux qu'on admettait aux pratiques sans qu'on
leur donnât la parfaite connaissance des mystères et sans qu'ils prê-
tassent le grand serment, tiraient leurs noms du règne végétal. Ainsi la
marquise et d'autres qu'on verra figurer dans cet ouvrage n'étaient
qu'affiliés et ne pouvaient proposer des sujets que pour l'affiliation.
Quand la faveur devenait trop multipliée, ou que certains indiscrets
avaient occasionné quelque événement nuisible au repos de l'ordre et qui
pouvait entraîner sa destruction, le grand comité, par quelque change-
ment de local, ou quelque suspension de pratiques, venait aisément à
bout de congédier tous ces intrus, en leur persuadant que l'ordre était en
eflet détruit. C'est de quoi l'on verra la marquise se désoler plus loin avec
une amie qui n'en savait pas plus qu'elle. Le docteur ne m'en a jamais
appris davantage, quelque pressant que je me fusse rendu près de lui
au sujet de son ordre. Il y portait le nom de Chrysolite. On a voulu me
persuader que maintenant encore, les Aphrodites, confondus parmi les
Maçons, ont dans Paris même un temple et des assemblées. (N.)Lors-
qu'il écrivait cette note, Nerciat ne savait pas qu'un jour il écrirait les
Aphrodites.
i62 l'ceuvre d'axdréa de nerciat
reuse société. Je ne serais point étonnée que toi, que
j'aurais proposée, tu fusses peut-être en bien peu de
temps, plus avancée que moi. Cette tournure, cette
fraîcheur unique...
Philippine, un peu confuse. — Ne vous moquez
donc pas de moi, ma chère maîtresse.
La Marquise. — Je te jure que je ne connais rien au
monde d'aussi piquant, d'aussi dangereux... Tu le sais
bien, friponne ! Combien d'infidélités ne m'as-tu pas
fait faire à mes amis dans le plus fort de mon goût pour
eux ! Va, tu es bien heureuse que je sois anéantie ce
matin ; autrement je te rappellerais parbleu bien que
tu es en droit de me faire parfois tourner la tête... {Elle
met une main sous le fichu de Philippine et va de l'autre
lui lever les jupes.)
Philippine, les baissant. — Là ! là ! Madame, pour
un autre moment ; nous avons bien d'autres choses à
traiter.
La Marquise, la laissant. — J'ai d'abord mon histoire
à t'achever. Tu comprends donc que la présidente, son
causeur et moi, nous nous trouvions être tous trois
confrères ?
Philippine. — Fort bien, et, par conséquent, ce
monsieur vous était connu. Pourtant vous avez dit
d'abord...
La Marquise. — Eh ! non, se connaît-on ? a-t-on
seulement envie de se connaître ? On est peut-être...
mille... répandus dans la France, ou ailleurs. Il faut
s'être fait des signes, avoir travaillé ensemble, s'être
trouvé aux mêmes assemblées.
Philippine. — C'est comme la Maçonnerie, n'en
conveniez-vous pas d'abord ?
La Marquise. — Tais-toi ; toute ta petite curiosité ne
viendra point à bout de me faire révéler ici des secrets...
que je promets, pourtant, de te faire connaître en temps
et lieu. Dès qu'un geste significatif m'eut assurée de la
fraternité de l'inconnu, je demandai à la i)résidente
quelle était donc cette importante discussion dans la-
quelle on pouvait avoir besoin de mon avis. « Je prétends,
a-t-elle répondu, ([u'il n'y a ])lus do Tircis. »
LE DIABLE AU CORPS 163
Philippine. — Qu'est-ce que cela voulait dire, ma-
dame ?
IvA Marquise. — J'ai fait la même question que toi,
et croyant qu'on voulait donner à entendre par là que
l'amour pastoral était de nos jours en grand discrédit,
je me suis rangée du côté de la présidente. Elle m'a ri.
au nez, et le monsieur en a presque fait autant !
Philippine. — Cela n'était pas honnête, par exemple.
La Marquise. — J'étais leur dupe ; ils me faisaient
un mauvais calembour. « Elle n'y est pas, a donc repris
l'effrontée, Tire-six, entendez-vous, marquise, esprit
bouché ? Croyez-vous qu'il y en ait beaucoup ? »
J'opinai encore en faveur de la présidente, lorsque notre
homme avec un accent gascon, a répliqué : « Sandis ?
Mesdames, je ne prends point la liberté dé vous démentir
sur lé fait dé vos bésogneurs dé Paris, mais je puis vous
donner ma parole d'honneur que lé plus petit gentil-
homme dé mon pa^'S est un tiré-six, sept, huit, neuf !... »
Philippine. — Peste ! que sont donc les grands sei-
gneurs de Gascogne ?
La Marquise. — Il y en a peu. Cela nous a d'abord
assommées. Nous allions faire nos objections, quand un
des joueurs, avec qui la présidente avait mis quelques
louis en société, l'a appelée pour partager le produit
d une taille heureuse. Je suis donc restée tête à tête avec
le fanfaron. « Si nous n'étions pas confrères, lui ai- je
dit en feignant un peu d'embarras, je vous supplierais,
monsieur le chevalier, de mettre la conversation sur
quelque autre chapitre. »
Philippine. — Il était pourtant assez de votre goût,
celui-là.
La Marquise. — Sans doute. Mais devant des gens
qu'on a jamais \nis ! Retiens cette leçon, Philippine :
quelque catin que soit une femme, il faut qu'elle sache
se faire respecter, jusqu'à ce qu'il lui plaise de lever
sa jupe.
Philippine. — Je pense de même.
La Marquise. — Revenons à mon causeur. Après
quelques raisonnements de part et d'autre, je me suis
opiniâtrement retranchée dans l'avis par lequel je
164 l/CEUVRE d'akdRÉA DE NERCIAT
croyais pouvoir constater et fâcher mon Gascon ; en
un mot, j'ai dit tout net que je croyais à peine à l'exis-
tence de tire-six, moins encore à celle des tire-sept,
huit, neuf et plus, fussent-ils voisins de la Garonne!
« Sandis ! Madame, a riposté mon pétulant antagoniste,
avec un mouvement violent qui m'a presque effrayée!
vos doutes offensent mon honneur, et mé prévalant,'
né vous en déplaise, dé mes droits dé confrère je vous
somme dé mé mettre à l'épreuve.
Philippine. — Voilà, certes, une impertinence à se
faire jeter par les fenêtres.
-La Marquise. — Point du tout. Un de nos statuts
prmcipaux autorise formellement ces sortes de défis.
Philippine. — Je n'ai plus rien à dire. Peut-on savoir
comment vous avez répondu ?
I.A M.ARQUISE. — Négativement d'abord.
Philippine. — Ce monsieur avait donc le malheur
de vous déplaire ?
IvA Marquise. — Pas absolument.
Philippine. — Et vous êtes peu contente de lui.
Sachons donc comment il a pu démériter ?
IvA Marquise. — « Madame, a-t-il dit avec ime assu-
rance qui m'en a beaucoup imposé, quoique Gascon,
je né suis point un hâbleur, et je né veux pas vous en-
gager dans une démarche qui puisse être entièrement
à mon avantage, même dans le cas où je vous aurais
trompée. Souffrez donc que notre essai soit une gageure.
Il y a dans cette bourse cent louis : je viens dé les gagner ;
je vous les sacrifié, à ces conditions, M^ie la marquise
aura la complaisance de m 'accorder une nuit dé six ou
sept heures seulement. Après la première faveur que
j'aurai obtenue dé madame, j'aurai perdu cinquante
louis. Suis bien ce calcul, Philipi)ine.
Philippine. — Ne vous embarrassez pas, madame,
je retiendrai à men-eille : cinquante louis la première
faveur, c'est-à-dire...
I.A Marquise. — Le premier coup.
Philippine. — Bon.
La Marquise. — « Après la deuxième, madame aura
gagné trente louis dé plus.
I,E DIABI,E AU CORPS 165
Phii^ippine. — Fort bien. Voilà déjà quatre-vingts
louis.
lyA Marquise. — Juste. Après lé troisième, madame
aura gagné vingt louis dé plus.
Phii^ippeste. — Les cent louis sont donc à vous main-
tenant.
La Marquise. — C'est cela même. Après lé quatrième,
madame n'aura rien gagné dé plus.
Philippine. — Gratis ; mais les cent louis sont encore
à madame ?
La Marquise. — Sans doute. Après lé cinquième,
c'est toujours lui qui parle, j'aurai régagné vingt louis.
^ Philippine. — Ah ! ah ! madame, vous n'avez plus
que quatre-vingts louis !
La Marquise. — Bien compté. Après lé sixième,
j'aurai régagné trente louis dé plus.
- Philippine, étonnée. — Eh bien ! reste à cinquante,
madame.
La Marquise. — Pas davantage. Après lé septième,
votre serviteur aura régagné cinquante louis dé plus ;
c'est-à-dire que nous serons quittes.
Philippines. — Quittes ?
La ^Marquise. — Cela est clair.
Philippine. — Eh bien ! madame ?
La Marquise. — Eh bien ! maltraitée au jeu, en-
dettée, je me suis laissé éblouir par cette diable de
bourse... Le jeune homme est d'ailleurs assez bien fait.
Philippine. — Il m'a paru tel.
La Marquise. — J'avais remarqué qu'il a la jambe
belle, certain air de santé...
Philippine. — Les épaules carrées, l'oreille rouge ;
là, tout ce .qu'il faut.
La Marquise. — Ma foi ! j 'ai hasardé, sans grimaces,
l'événement d'une gageure où je pouvais gagner gros
sans risquer de perdre.
Philippine. — C'est un marché d'or.
La Marquise. — La présidente nous a rejoints. Nous
l'avons instruite. Ne voulait-elle pas que je la misse de
moitié ?
Philippine. — On lui en garde, ma foi !
l66 Iv'ŒUVRE D 'ANDRÉA DE NERCIAT
IvA Marquise. — Bientôt on m'a annoncé mon
carrosse, je suis rentrée, amenant mon parieur, et,
comme tu l'as vu, nous nous sommes mis au lit.
Philippine. — J'ai cru voir aussi que c'était avec
beaucoup d'émulation des deux parts ?
La Marquise — Je n'en disconviens pas. Oh ! j'ai
gagné quatre-vingts louis, en moins de rien, mais bien
loyalement gagné.
Philippine. — J'en crois votre parole.
La Marquise. — A peine avions-nous causé dix
minutes, que les cent louis ont achevé de m 'appartenir.
Philippine. — Peste ! comme il y va, ce monsieur le
Gascon !•
La Marquise. — Il faut convenir que de longtemps je
n'avais été si bien tapée. Mon grivois n'a pas les allures
bien galantes, il n'est pas très voluptueux, sa manière
est un peu bourgeoise, mais tudieu ! c'est un gars expé-
rimenté, léger, adroit, point incommode, sans sueur,
sans odeur, brûlant...
Philippine avec feu. - — Divin !... Non, madame, vous
ne viendrez jamais à bout de me faire penser mal de cet
homme-là.
La Marquise. — A la bonne heure ! Nous avons
travaillé avec tout le zèle et l'accord imaginables à la
quatrième opération...
Philippine. — La bonne aubaine ! madame.
La Marquise. — Je me suis prêtée, comme il con-
venait, au cinquième coup, et j'en ai pris pour mes
vingt louis : pas l'ombre de tricherie de part ni d'autre.
Quant au sixième, je ne m'en suis pas aussi bien trouvée.
Philippine. — Vous étiez déjà lasse ?
La Marquise. — Non : je ne me lasse pas pour si peu,
mais, comme il n'y avait guère que deux heures et demie
que nous avions commencé, j'avais déjà l'inquiétude de
sentir que mon pari ne valait rien. Cependant, il ne
fallait pas faire une vilenie. Prenant donc mon parti
galamment, je vous ai travaillé mon homme d'une
manière...
Philippine. — Comme je berce... Daignez pour-
suivre.
LE DIABLE AU CORPS 167
La Marquise. — Tout autre aurait été mis, de cette
fougue, sur les dents : deux fois je l'ai fait dégainer par
mes haut-le-corps mais inutilement : il n'y avait pas
un temps de perdu. Au retour, il y était, et bien que les
choses en allassent plus mal, il semblait, au contraire,
que ces contretemps donnassent à mon drille un surcroît
de vigueur.
Philippine. — Vous trichiez, pour le coup ! cela n'est
pas bien.
La Marquise. — D'accord. Voilà donc trente louis de
perdus. Dieu sait si j'ai fait et fait faire ablution à la
place ! :« Or, çà ! mon cher Tire-six, ai- je dit en me re-
couchant, je demande quartier : je suis exténuée, moulue.
J'étais une impudente quand j'ai douté de ce dont tu
n'étais que trop sûr. Dormons, tu ne me dois rien ; tu
pourrais être incommodé d'un excès : je ne me le par-
donnerais de ma vie. )>
Philippine. — D'où vous venait cette générosité ,^
madame ?
La Marquise. — Ne vois-tu pas, petite imbécile, que
c'était le moyen de stimuler celle du Gascon ? Il pouvait
prendre la balle au bond et me dire galamment : Belle
marquise, je me trouve trop bien de vos précieuses
faveurs pour que je veuille risquer de m'en priver en
abusant de mes forces. Je perds cinquante louis avec
le plus grand plaisir du monde. Enfin, quelque chose
d'approchant. Point du tout ; comme si ce maudit infa-
tigable avait craint que je me refusasse à la septième
accolade après que j'aurais dormi, pas pour un diable,
il a voulu regagner la somme entière avant de me laisser
fermer l'œil !
Philippine. - — Et force à vous d'en passer par là ?
La Marquise. — Il l'a bien fallu. Mais, pour le coup,
je l'ai favorisé le plus maussadement du monde ; je me
suis plainte, j'ai fait des soupirs comme de douleurs,
je lui ai dit avec le ton de l'anéantissement : Vous me
tuez, mon cher... Je suis martyre de votre ambition et
de l'extrême crainte que vous avez de perdre... Vous ne
me devez rien... Encore une fois, retirez-vous... Je
vais vous donner cinquante louis à mon tour, pour que
i68 i^'œuvre d'axdréa de nerciaï
vous me laissiez tranquille... Kt d'autres propos aussi
ragoûtants.
Ph^ippine. — Holà ! madame, voilà de l'impru-
dence : s'il vous eût prise au mot : un Gascon !
IvA Marquise. — J'avais à peine dit, que déjà je me
repentais. C'était comme si j'avais frappé contre un
rocher. Il allait son train comme un cheval de poste,
et sans que je l'aie secondé le moins du monde, même
dans le moment où son vigoureux culetage faisait sur
mes sens la plus vive impression, il a consommé sa
septième prouesse...
Phii^ippine. — Da ! sans tricherie ?
I^A Marquise. — Bon Dieu ! non ! Pour que je ne
puisse pas faire semblant d'en douter, cette fois avec
bien plus d'affectation que les autres, il a eu soin de
faire filer à mes yeux le superflu de son offrande.
Philippine. — Cet homme ne manque à rien. Si bien
que madame n'a rien gagné !
lyA Marquise, avec humeur. — Pas une obole.
Phiwppine. — - Et... Madame se propose-t-elle de
demander sa revanche ?
IvA Marquise. — ■ Non certes. Pourquoi cette ques-
tion ?
Philippine. — • C'est que peut-être serait-il sage de ne
pas se tenir comme battue : les armes sont journalières...
et... {Elle baisse les yeux.) Si Madame répugnait abso-
lument à s'exposer de nouveau, je lui suis assez dévouée
pour m'oônr... si toutefois Madame m'en trouve digne ?
IvA Marquise, l'embrassant. — Bravo ! Philippine.
A ce noble courage je reconnais mon élève, et je te prédis
que tu te feras un bonheur infini dans notre délicieuse
confrérie.
Philippine. — Je ne sais pas encore au juste ce qu'il
faudra pour cet effet ; mais il suffirait que Madame eût
daigné répondre de moi, pour que je me crusse obligée à
monter le plus grand zèle.
TvA Marquise. — On n'exigera de toi rien de difficile.
Je t'avais déchiffrée d'abord. Tu es née pour nos plaisirs.
Tes bégueules de tantes, de chez lesquelles il a fallu
tant de peine pour t'arracher, auraient, avec leur bigo-
I,E DIABI^E AU CORPS 169
terie et leur sotte pudeur, gâté le plus heureux naturel.
Faire de toi une vestale, ou du moins l'obscure épouse de
quelque malotru d'artisan, c'était un beau projet,
ma foi ! I^aissons ces vertueux métiers aux laides, aux
maussades ; mais une jolie femme, dans quelque état que
le sort l'ait fait naître, se doit aux voluptés. Toute à
tous ! Voilà quel doit être notre cri de guerre : c'est ma
devise au moins. Je veux qu'elle soit aussi la tienne.
Tu te trouves bien sans doute des douces habitudes que
je t'ai fait contracter ? Quant à moi, je suis, par mon
système, la plus heureuse des femmes. Nargue des pré-
jugés, et donnons-nous en tant et plus !
Phiuppine. — Charmante morale, madame ! Je
crains fort cependant que votre système, tout attrayant
qu'il soit, ne vous mène aussi par trop loin. Vous vous
livrez trop, excusez la liberté que je prends, madame,
vous vous livrez trop à vos caprices libertins. Quelque
robuste que soit votre tempérament, quelque^ soUde
que soit votre beauté, vous risquez de vous user bien
vite. D'ailleurs, vous n'êtes pas toujours prudente, et
je tremble qu'enfin M. le Marquis...
IvA. Marquise. — Mou mari ! ce poUsson (i) de quel
droit trouvera-t-il à redire à ma conduite ? Elle est
cent fois meilleure que la sienne. Ma naissance vaut
mieux aussi. Je suis riche : il mourait de faim sur le
pavé de Paris quand je fis la sottise de m'engoncer de
sa jolie figure. Je voulus me le donner, il abusa de ma
confiance, et par un vil calcul d'intérêt, il me fit un
enfant : on fut obligé de nous marier. Que n'a-t-il su
me fixer ? Pourquoi m'a-t-il entourée de" la plus mau-
vaise compagnie ? Pourquoi, m'enseignant les plus
extrêmes rafiinements du hbertinage et me mêlant avec
l'essaim des complices de ses orgies, m'en a-t-il aussi
lui-même donné le goût ? Ce n'est pas au surplus, ce
dont je le blâme. S'il n'eût fait que cela, sans doute il
(i) Quoique ce livre ne soit nullement un cadre convenable pour de
la bonne morale, celle que renferme cette tirade valant cependant la
peme d'être remarquée par le lecteur, j'ai trouvé bon de ne point l'en
retrancher, quoique ce hors-d'œuvre fasse longueur (N.).
lyO l'CEUVRE D 'ANDRÉA DE NERCIAT
ne m'en eût été que plus cher... mais ses scènes publi-
quement scandaleuses, ses prodigalités sourdes, le dis-
crédit où cet homme sans sentiments s'est laissé tomber...
Ne me parle pas de lui, je t'en prie.
Philippine. — Il est bon cependant de vous rappeler
quelquefois que par malheur, il a sur vous une autorité
dont il pourrait abuser, si vous affectiez trop de le
compter pour rien dans le monde.
lyA Marquise. — Tu raisonnes fort juste, et je te sais
gré du motif. Je fus bien folle aussi ! Ah ! monsieur le
marquis, si j 'avais pu prévoir que j 'aurais sitôt le malheur
de perdre mes parents, je n'aurais certes jamais été
votre femme. Epouse-t-on tout ce qu'on désire, tout
ce qu'on s'est donné ! Ma sœur la chanoinesse n'a-t-elle
pas bien su faire deux enfants le plus secrètement du
monde ? et celle-ci ? et celle-là ? et tant d'autres qui
se sont très bien mariées par convenance, après s'être
très sensément appliqué les objets de leurs inclinations !
Philippine. — Savez-vous bien, Madame, que M. le
marquis a toujours la fantaisie de me donner des meubles
et trente louis par mois ?
lyA Marquise. — Si je le connaissais galant homme, je
te dirais : « Accepte » ; mais tu serais à coup sûr malheu-
reuse. Agit-il bien avec qui que ce soit ?
Philippine. — Une bien plus forte considération pour
rejeter ses offres, c'est que ses libéralités ne pouvaient
avoir lieu qu'aux dépens de ma chère maîtresse... Mais
n'entends-je pas du bruit dehors ?
lyA Marquise. — ■ Va voir ce que c'est.
Philippine, après avoir passé un moment dans la pièce
voisine. — Madame, c'est un marchand de fleurs qui dit
avoir reçu ordre, de vous-même, de se rendre ici ce
matin.
La Marquise. — C'est la vérité ; mais il vient de
bonne heure. La petite comtesse de Mottenfeu me fit
remarquer ce garçon à la porte du Vaux-Hall : elle le dit
très amusant. Qu'il entre.
Philippine. — Et me retirerai-je, madame ?
La Marquise. — Quelle folie ! non assurément : il
convient même ({uc tu restes.
LE DIABLE AU CORPS I7I
Philippine, gracieusement. — Entrez, entrez, mon-
sieur.
Un Laquais, précédant la marchand. — Monsieur
Bricon, madame. (// sourit.)
La Marquise. — Voyez un peu ce grand nigaud.
Il y a bien de quoi rire... {Le laquais reste pour voir
l'entrée de Bricon, ayant l'air de mettre quelque chose en
ordre.) Eh bien ! que faites-vous là ?... [Le laquais se
retire. A Philippine.) Il faut que je réforme ce grand sot.
Je suis bien la servante de sa superbe figure, mais il est
trop bête aussi.
L'ABBÉ BOUJARON
Philippine, avec un billet. — Tenez, madame. Je n'ai
pas eu la peine de courir bien loin. Voici un mot d'écrit
de la part de votre marchand de ce matin. On demande
réponse sur-le-champ.
IvA Marquise, avec trouble. — Bon Dieu ! que vais-je
apprendre ? {Elle va vers la croisée, lire la lettre.)
La Comtesse, à mi-voix, pendant que son amie est
occupée. — Savez-vous Philippine, que vous êtes jolie
comme l'amour, et fraîche comme un bouton de rose.
Philippine. — Vous êtes bien honnête, madame.
La Comtesse. — D'honneur ! si j'étais garçon, je
voudrais passer un caprice avec vous.
Philippine, avec grâce. — Et moi, si vous étiez garçon,
je n'aurais pas le courage de vous résister.
La Comtesse, encore plus bas, faisant un léger mou-
vement de la main vers l'objet de son désir. — \^iens donc
me voir quelquefois.
Philippine, répondant à cette agacerie en pressant sur
cet endroit la main de la comtesse. — ]\Iais, par malheur,
vous n'êtes pas garçon.
La Comtesse, en feu. — Viens toujours !
Philippine, avec un regard bien lubrique et l'accent
le plus tendre. — Oh ! oui ! j'irai vous voir... {Elle jette
en même temps, avec beaucoup de finesse, un regard du
côté de la marquise ; ce qui signifie... qu'elle prie la com-
tesse de lui garder le secret.)
La Comtesse, très bas. — Sois tranquille [Elles se
serrent mutuellement la main). Demain.
Philippine, très bas. — Demain.
IvE DIABLE AU CORPS
'^7Z
La ]\Lirquise, ayant fini de lire. — Allez à mon tiroir,
Philippine, et donnez cinquante louis au porteur {Elle
donne la clef. Philippine sort.)
IvA M-iRQuisE, agitée. — Ecoutez ceci, comtesse, c'est
votre Bricon qui m'écrit.
^lyA Comtesse. — Il est bien un peu le vôtre aussi.
J'écoute.
lyA LLiRQuiSE, lisant. — « Madame, au sortir de chez
» vous, M. l'abbé, malgré ce que vous savez, est allé dire
» sa messe. Dieu l'a bien puni de cet horrible sacrilège...»
La Comtesse. — Peste ! M. Bricon a de la religion !
La :\Iarquise. — Suivez sa lettre {Elle lit). « Par
» malheur, il a pris un goût subit pour le petit garçon
» qui^ l'avait servie, et, dans la sacristie, moitié gré,
» moitié force, il l'a enfin exploité. » Vous remarquerez,
comtesse, qu'il avait joué trois fois avant de sortir d'ici!
La Comtesse. — Ce n'est pas ce qui me donnera mau-
vaise opinion de lui...
La M.ARQUISE. — Mais après une nuit pareille, à
moins d'avoir le diable au corps, peut-on être tourmenté
de cette force ?
La Comtesse. — Qu'est-ce que trois fois, pour cer-
taines gens ! Voyons la suite.
La :\L\rouise, lit. — « Il était déjà tard, l'église est
» peu fréquentée, il s'y croyait absolument seul. Ce-
» pendant, une bigote qu'on n'avait point aperçue,
» sentant sa conscience inquiétée de quelque peccadille,
» a cru trouver une belle occasion de se purifier, en
» prenant au bond le prêtre qui venait de célébrer...
» Elle^ est donc venue, comme un chat, vers la sacristie :
» on était au fort de la besogne... »
La Comtesse. — Belle vision pour une béate !
La M.1RQUISE, Usa7it. — « A l'instant M. Boujaron,
» furieux, a voulu se ruer sur la dévote et la mettre à mal
» aussi, pour s'assurer du secret ; mais elle a jeté les
>) hauts cris ; le petit bonhomme s'est enfui, sa culotte
» encore rabattue ; un bedeau, qui survenait, l'a arrêté.
» Il a tout déclaré. Deux passants appelés, et le bedeau
» se jetant dans la sacristie, ont surpris M. l'abbé qui
» {la tête perdue apparemment) jetait au cou de la dévote
174 Iv'gëuvre d'andréa de nerciat
» les cordons du vêtement sacerdotal. On l'a délivrée
» de ses mains. ly'abbé, porteur de deux pistolets, a voulu
» se faire ouvrir la sacristie que le bedeau fermait à
» la clef... De ses deux coups, il a manqué les deux
» hommes avec lesquels il restait... »
La Comtesse. — Voilà, certes, un joli petit monsieur !
La Marquise, lisant. — « Le troisième personnage
» allait pendant ce temps-là chercher main forte. Bref,
» M. l'abbé a été saisi, lié et jeté dans un fiacre pour
» être conduit en prison. Je me trouvais par hasard dans
» le quartier, tandis que tout cela se passait. Je m'étais
» donc mêlé parmi la foule, et j'avais tout appris.
» Comme j'entendais dire que le prisonnier était tombé
» dans une espèce de délire et vomisssait, avec mille
» imprécations, des atrocités qui pouvaient compro-
» mettre nombre d'honnêtes gens, j'ai profité des rela-
y> tions que je me trouve avoir avec quelques-uns de
)) ceux qui le conduisaient, et j'ai suivi... »
La Comtesse, interrompant. — M. Bricon est bien
faufilé, ce me semble !
La Marquise, lisant. — « M. Boujaron s'est enfin éva-
» noui dans le fiacre ; cet état a3^ant rendu nécessaire
» qu'on lui fit boire quelque chose, je me suis mêlé,
» avec beaucoup d'autres, de ce service, et pour en
» rendre un bien plus important à tous les intéressés
)) aussi bien qu'au criminel lui-même, j'ai mis subtile-
» ment une drogue dans sa boisson. Il vient d'expirer.
» Comme ce breuvage a passé par plusieurs mains, je
» ne pense pas qu'on me soupçonne plutôt qu'un autre,
» ni même qu'on recherche l'auteur de ce salutaire
» attentat ; mais, comme tout peut se découvrir, je
» crois nécessaire, madame, de m'éloigner pour quelque
» temps ; et pour cela, je vous prie de m'aider de votre
» secours, auquel j'ai d'autant plus de droit que le nom
» de M. le Marquis et le vôtre ont été le signal du juste
» ressntiment qui m'a fait violer les droits sacrés de
» la nature et de l'amitié. Vous allez me sauver ou me
» perdre... Craignez de mal choisir... J'ai, etc. » Craignez
de mal choisir ! cela est souligné ! une menace ! Que
pensez-vous de tout cela ?
LE DIABLE AU CORPS 175
IvA Comtesse. — En premier lieu, qu'il est très heu-
Teux pour tout le monde que le monstrueux Napolitain
ne vive plus... Ensuite...
La Marquise. — Que M. Bricon ne lui cède guère en
scélératesse ?
lyA Comtesse. — Je ne sais s'il ne le surpasse pas
«ncore. L'abbé n'était qu'un effréné, perdu de luxure,
sans politique, méritant mieux, avant son dernier excès,
Bicêtre que l'échafaud. Mais Bricon ! c'est un grand
faiseur, au moins...
La Marquise. — Tout cela est horrible ! Je suis
glacée d'effroi.
La Comtesse. — C'est l'affaire du moment. Au fond,
nous gagnons toutes deux beaucoup à cette catastrophe.
Où nous aurait pu mener par la suite la fréquentation de
ces deux scélérats ?
La Marquise. — • Dorénavant, je vais éplucher mes
connaissances.
I.B DOMESTIQUE-COIFFEUR
La Marquise est dans son boudcir, Li pièce la plus reculée d'un fort
bel appartement ; le Trtfor.cier, un prélit allemand, survient : c'est
avec lui qu'elle a l'entretient iuiv. nt :
IvA Marquise, entendant frapper. — Qui va là ?
Le Tréfoncier, d'une voix aiguë et factice. — Ami.
IvA Marquise, en dedans. — Je n'y suis pour per-
sonne. {D'un ton fâché.) Qui êtes-vous ?
Le Tréfoncier, de sa voix factice. — Un ami de
cœur, vous dit-on.
La Marquise, avec plus d'humeur. — Eh bien ! je
me suis expliquée : je n'y suis pour personne au monde.
Mais, c^est que cela est du dernier singulier ! J'avais
expressément défendu...
Le Tréfoncier, de sa même voix. — Paix, paix,
mauvaise ! Dieu vous apaise (i). Il n'y a point de con-
signe qui tienne contre un empressement tel que le
mien. Porte, cour, antichambre, appartement, tout est
franchi ; me voici, je veux entrer, j'entrerai.
La Marquise, d'un ton plus doux. — Faites-vous du
moins connaître.
Le Tréfoncier, de sa voix factice. — Ouvrez.
La Marquise, presque gaîment. ■ — Jamais pareille
voix de chat n'eut le privilège de pénétrer dans cette
solitude... vSi nous nous connaissons, vous savez...
(i) Citation d'une mauvaise chanson, et les mêmes mots dont Bazile
(qui la connaissait apparemment) se sert dans Les noces de Figaro.
LE DIABLE AU CORPS
177
Le Tréfoncier, de sa voix naturelle. — Nous nous y
sommes cependant réunis quelques fois.
La Marquise. — Ah ! j'y suis, pour le coup. A quoi
bon tout ce mystère ? Mais cela est très mal, mon cher
comte (i), très mal en vérité ; et pour vous punir, vous
n'entrerez point.
Le Tréfoncier, gaîment. — De par toutes vos grâces !
j'entrerai.
La :\Iarquise, gaîment. — De par tout ce qu'il vous
plaira, vous n'entrerez point. Impossible d'ouvrir, je
suis dans un état...
Le Tréfoncier. — Eh ! c'est le cas d'ouvrir.
^ La Marquise. — Je n'en ferai rien ; vous savez que
j'ai une volonté ?
Le Tréfoncier. — Ouvrez toujours ; j'amène quel-
qu'un.
La Marquise, avec humeur. — Encore mieux ! vous
moquez-vous des gens ! vous n'êtes pas seul ?
Le Tréfoncier, impatient avec gaieté. — Oh mais !
c'est qu'il faut d'abord être ensemble ; ensuite vous
verrez... que vous serez bien aise.
La M.iRQuiSE, avec intérêt. — Attendez du moins un
moment. Envoyez-moi quelqu'un... On ne paraît pas
comme je suis faite...
Le Tréfoncier. — Débraillée ? chiffonnée ? nue
comme la vérité ? Eh bien ! tant miuex ; c'est pour
votre bien que...
La Marquise, interrompant. — Que ?...
Le Tréfoncier. — Quand vous aurez ouvert.
La Marquise. — Entrerez-vous seul ?
Le Tréfoncier. — Si vous l'exigez absolument.
La Marquise. — Un moment. {Le comte gratte. Elle,
impatiente). Un moment donc ! (Elle cache, à la hâte,
quelques livres libertins dont elle s'amusait, en s' amusant
encore autrement. Elle ouvre.) En vérité, monsieur le
Comte, vous êtes le plus maussade entêté que je
connaisse !
(i) C'est aussi le titre de ces messieurs (N.).
178 l'ceuvre d'andréa de nerciat
Le Tréfoncier. — Dites-moi des injures ! Eh bien !
je m'en retourne et j'emmène mon homme ?
La Marquise. — ■ Quel homme ?
Le Tréfoncier, souriant. — L'homme en question.
La Marquise. — Oh ! parlez plus clairement.
Le Tréfoncier. — Là... celui que je vous avais dit,
qui...
La Marquise, d'un ton dédaigneux. — Ah ! Ah ! ce
domestique ! quelle pompeuse préparation pour...
Le Tréfoncier. — J'aime fort ce dédain. Dix-huit
ans ! Narcisse ! l'Amour... {Il baise ses doigts.) Un demi-
dieu !
La Marquise, ironiquement. — Voyons donc ce chef-
d'œuvre de la nature... Il écoute peut-être ?
Le Tréfoncier. — Oh ! non ; nous avons de la dis-
crétion, il attend à trois pièces d'ici... Je vais l'appeler ?..
La Marquise. — Faites.
Tandis que le Tréfoncier s'éloigne, elle se dépêche de donner un bon
tour à ses cheveux et de la grâce à son fichu. Le prélat reparaît
tenant par la main le jeune homme, qui salue avec assez de grâce
d'usage.
Le Tréfoncier, avec un rire malin. — Bravo ! pas
un moment de perdu {C'est qu'il a remarqué le soin coquet
qu'a pris la marquise , il poursuit). Ainsi, madame, j'ai
l'avantage de vous présenter mon Hector... {Avec
charge). Bien plus Hector que celui... {Naturellement.)
Ma foi ! qu'il achève : c'est à lui à se faire valoir.
La Marquise, d'un ton sec. — Vous perdez l'esprit,
monsieur le Comte {A Hector). Qu'êtes-vous, mon ami?
Hector. — Domestique-coiffeur, pour vous servir,
madame.
Le Tréfoncier, appuyant. — Pour vous servir.
Voilà le mot, c'est pour cela que je vous le propose :
entendez-vous bien, marquise ? pour vous servir.
La Marquise. — Mais je ne vous reconnais pas au-
jourd'hui ! Devenez-vous fou ?
Le Tréfoncier. — Jamais je ne fus plus sage, au
contraire. Ecoutez, Hector. Si madame vous fait la
grâce de vous prendre à son ser\-ice, comme je le lui
LE DIABLE AU CORPS I79
conseille, vous serez bien payé, bien vêtu, bien nippé,
cela s'entend. Au surplus, ce sera comme chez madame...
(// lui nomme, à mi-voix, quatre ou cinq femmes dont la
marquise connaît fort bien les mœurs et la réputation.)
La Marquise, en colère. — Savez-vous bien, monsieur
le Comte, que voilà de très mauvais propos ! Avec
quelles horreurs de femmes vous plaît-il de m 'assimiler ?
Je vous trouve bien plaisant...
Le Tréfoncier, gaîment. — De la colère ! Des
grosses paroles ! Rien de fait, madame. Plions bagage.
Hector, madame ne veut point être une horreur {Il a
chargé ce mot). Des horreurs, des femmes adorables !
J'en fais juge Hector ?
Hector. — Assurément, madame... ces dames sont
bien respectables, en vérité. J'ai eu l'honneur de les
servir toutes, et j'ose protester à madame...
Le Tréfoncier, interrompant. — De les servir toutes.
Vous l'entendez ? C'est pour servir que ce garçon-là
sert ; il n'a pas d'autre métier, lui. Mais on est des
horreurs ! Allons, Hector ; madame est aujourd'hui
tout à fait l'opposé de ces horreurs-là, nous ne sommes
point son fait... Sortons. (// fait semblant de vouloir
emmener Hector.)
La Marquise, souriant à Hector. — Un moment. Si
je ne connaissais pas monsieur le Comte pour un mauvais
farceur, il faudrait se quereller.
Le Tréfoncier. — Ah ! c'est moi, maintenant ! Je
suis peut-être une horreur aussi !
La Marquise, lui sautant vivement au cou et l'em-
brassant. — Oui, monstre !
Le Tréfoncier. ■ — On s'entend, enfin {A Hector).
Ecoute derechef, mon ami. Tu fus un fortuné maraud :
les plus délicieuses coquines du grand et joyeux monde
t'ont mis dans le secret de leur tempérament et de leurs
caprices ; mais sache, trop heureux Hector, que tu
n'as encore rien vu, rien goûté ; qu'on n'a pas autant de
charmes... Tiens, admire... (£"« même temps il lève brus-
quement, et aussi haut qu'il peut, les jupes de la marquise.)
La Marquise. — Voilà bien la plus fière insolence,
par exemple !
i8o l'ceuvre d'axdréa de xerciat
lyE Tréfoxcier. — Ne prenez pas garde, madame.
Il faut bien instruire un nouveau ser\'iteur {A Hector) :
C'est le feu, vois-tu, c'est la foudre... Il ne s'agira pas
ici, comme chez la princesse... de souffler des cendres
chaudes qui ne donnent jamais une étincelle ; ni comme
chez l'illtLstre baronne... là-bas, tu m'entends ? de
battre à froid une vieille laine qui a perdu tout son
ressort ; ni comme... etc., etc. Enfin tu vas, trop heureux
impur, trouver la sensibilité perfectionnée... Un regard,
une posture... un rien,., crac ! cela part... Oh ! quand
il s'agira d'en découdre... ce sera pour le coup... Ma
foi ! tire-t-en comme tu pourras...
Hector, pendant toute cette tirade, a eu la contenance la plus
modeste et les yeux baissés avec un respectueux embarras.
IvA Marquise, au Tréfoncier. — J'ai montré, je crois,
assez de patience. Au surplus, ce n'est pas de moi que
tout ceci donnera la plus mauvaise opinion à votre pro-
tégé.
L-E Tréfoncier. — Que gagneriez-vous à prendre en
mauvaise part le bien infini que j'ai dit de vous ?
lyA M.\RQUisE, souriant. — Ht tout celui que vous
paraissez me vouloir. Eh bien 1 il est clair que nous ne
valons pas mieux l'un que l'autre : il n'est donc plus à
propos de faire des simagrées, Hector ?
Hector. — Madame ?
I/A Marquise. — Quelle était votre dernière con-
dition ?
Hector. — ^Madame la présidente de Conbanal,
chez qui je remplaçais Chenu, le même qui avait eu
l'honneur de vous servir (i)...
IvA Marquise, un peu confuse. — • Kh. ! ce garçon-là.
Et pourquoi avez-vous quitté la présidente ?
Hector. — Parce qu'il y a trois jours qu'elle est
morte, madame (2} .
(i) Chenu avait quitté à la mort du marquis (N.).
(2) Nerciat fera remourir cette dame dans Les Apkrodites dont l'ac-
tion est cependant postérieure à celle du Diable au corps. Peut-être
s'agit-il d'une proche parente de la Conbanal des Aplirodites !
LE DIABLE AU CORPS l8l
Le Tréfoncier. — Ils vous l'ont tuée ; c'est un
fait.
La Marquise. — Xe plaisantons point {A Hector).
J'ai connu la présidente un peu ]\Iessaline, il est vrai,
mais bonne femme au fond.
Le Tréfoncier, regardant Hector. — La chronique
disait sans fond ? Mais que je n'interrompe point...
La Marquise. — Je vous donnerai, mon ami, ce que
.vous aviez chez la présidente, cela vous conviendra-t-il ?
voyez...
Hector. — Madame est bien bonne {regardant le
Comte). D'après ce que je vois, et ce que monsieur le
comte m'a fait l'honneur de me dire, j'aurais volontiers
celui de servir madame à moitié moins.
Le Tréfoncier, à la marquise. — Est-ce être honnête
cela ?
La Marquise. — J'aime ses sentiments : il m'inté-
resse.
Le Tréfoncier. — J'en étais sûr. Oh ! peste ! je ne
me charge pas, moi, de produire du véreux : Hector
était né pour être de qualité.
La Marquise. — Fi donc ! \'oudriez-vous qu'il
pensât comme...
Le Tréfoncier. — Chut, chut, vous allez médire !
J'en sais, là-dessus, plus que vous ne pourriez m'en
apprendre. Je vous ai pourtant vu raffoler de nos petits
apprentis seigneurs.
La Marquise. — Je l'avoue, à ma honte ; mais la très
juste opinion qui me reste d'eux, c'est qu'ils sont fort
avantageux, fort libertins, et souvent fort à charge.
Le Tréfoncier. — J'imaginais, moi, que leur plus
grand défaut, aux yeux de certaines de m^es connais-
sances... {Regard malin) était de faire parfois... là... ce
qu'en terme vulgaire on nomme rater ?
La M.arquise, avec dignité. — En vérité, monsieur le
Comte, vos idées sont quelquefois d'un ignoble ! On
me ferait peut-être, à moi, des affronts de cette espèce
{A Hector). Je vous retiens, mon ami ; voilà des arrhes...
{Elle lui jette une bourse).
i82 l'œuvre d'andréa de nerciat
Hector, la retenant adroitement, et la laissant sur un
siège dans son chapeau. — Je tombe à vos pieds, Ma-
dame, non pas à l'occasion de cet or que vous me pro-
diguez avec trop de générosité, mais pour...
UNE FÊTE PROJETÉE
Au retour de cette agréable promenade, le Tréfoncier se souvient d'une
lettre qu'il avait mise en poche, deux heures auparavant, sans la
lire. — « Ah 1 Ah ! dit-il en l'ouvrant, c'est l'illustre maman Cou-
« plet qui m'écrit ! que peut-elle me vouloir ? — Voyons, voyons,
<i dit impatiemment la petite Comtesse ».
L/E Comte, lit ce qui suit : — « Monseigneur, seriez-
» vous curieux d'être aussi d'une fête d'un genre...
» peut-être tout à fait neuf, que, Dieu aidant, je donnerai
)) après-demain vendredi dans le pavillon que vous
)) savez près de Choisy, et qui sera honorée de la pré-
» sence de plusieurs brillants amateurs, actuellement
» les coryphées de mes nombreuses pratiques ? Si le
» cœur vous en dit. Monseigneur, ayez la bonté de me
» le faire savoir demain, au plus tard à midi, et de
» joindre un mandant de vingt louis à votre réponse.
» Je vous vois d'ici reculer en vous écriant : « Vingt
» louis ! la chère Couplet se moque du monde ». Vingt
« louis. Monseigneur, tout autant, et, si vous souscrivez,
» vous avouerez, après, que vous aurez eu du plaisir
» pour mille. Rapportez-vous en sur ce point à la scru-
» puleuse probité de celle qui ne vous trompa jamais,
» et qui prend la liberté de se dire avec un profond
» respect, monseigneur, votre... etc. » Qu'en pensez-
» vous, mes belles amies ?
IvA Marquise. — Qu'avant de financer, il conviendrait
de savoir quel est le dessein de cette fête ; avec quelles
gens il s'agit de vous faire rencontrer.
184 l'œuvre D 'ANDRÉA DE NERCIAT
Le Comte. — Vous avez raison : en pareil cas, il
serait à propos que chaque souscripteur eût sous les
yeux une manière de prospechis. Pour ne pas risquer
d'acheter chat en poche... (// sonne.) Je vais à Paris
{Un domestique paraît). Dites à mes gens que je veux
ma voiture avant dix minutes. (Le domestique se retire.)
Je confesserai la Couplet, et demain, si vous voulez me
donner à dîner, je vous rendrai bon compte de ce dont
on me fait ici l'ouverture.
La Marquise. — Vous serez ici impatiemment
attendu.
La Comtesse. — Songez, mon très cher, que s'il
s'agit de grandes prouesses, comme ceci m'en a tout
l'air, je veux en être, moi. Quant à la Marquise, il n'y
faut plus penser : elle se réforme [Elle sourit).
La Marquise. — Madame persifle...
La voiture du prélat fut bientôt prête. Il ordonna d'aller le plus grand
train et d'arrêter rue des Déchargeurs. C'était celle où demeurait la
Couplet. Le lendeniaui, le Comte, très exact, fut de retour à deux
heures. En abordant ces dames :
Le Comte, avec vivacité. — Vive l'admirable, la su-
blime, l'inappréciable Couplet ! Par ma foi ! l'aperçu
de sa fête est un éclair de génie, et pour la seule idée
qu'elle a eue de m'en mettre, je lui aurais volontiers
donné dix louis de plus !
La Comtesse. — Contez, contez-nous cela, délicieux
ami !
Le Comte. — Oh ! non, sur la plupart des objets je
ne pourrais vous instruire qu'en gros. Il convient que
vous ayez le plaisir de la surprise.
La Marquise, avec feu. — Nous en sommes donc ?
Le Comte. — Si vous daignez y consentir !
La Comtesse. — Je respire. Sa question me fait
espérer qu'elle tient encore au plaisir.
Le Comte. — Vendredi nous en aurons de plus fortes
preuves...
La Marquise. — La fête, la fête, qu'est-ce que c'est ?
Le Comte. — Local enchanteur, que je connais :
vingt cavaliers, vingt dames ; deux à deux, quatre à
I,E DIABI.E AU CORPS 185
quatre, en nombre pair, enfin, comme au château de
Cutendre. Promenade en attendant que tout le monde
soit réuni ; concert ensuite et feu d'artifice ; souper
exquis et magnifique : toute la nuit, danse, jeux et
folies ; au point du jour chacun à petit bruit défilera...
IvA Marquise. — Voilà qui est à merveille, mais la
société ?
IvE Comte. — J'ai vu la liste. I,es hommes sont
presque tous des étrangers de marque, ou du moins
décents et riches. I,es dames, j'en connais une demi-
douzaine ; tout cela convient pour la circonstance, et,
d'après la parole que Couplet m'a donnée, je crois que
le reste ne gâtera rien ; ainsi nous pouvons ne point
appréhender de nous trouver absolument en mauvaise
compagnie. Quant à notre entrée là-bas, comme il nous
faut être pairs, j'ai pris d'avance la liberté d'arranger
la chose. L'une de vous paraîtra sous l'escorte du pa-
latin Morawiski, le meilleur ami que j'eus en Italie et
que je viens de retrouver, grâce à la liste ; l'autre
voudra bien se laisser mener par votre très humble
serviteur.
^ La Comtesse. — Cher Comte, ce sera moi. Je n'ai pas
l'avantage de connaître votre palatin. Donnons ce
chaperon à la marquise et soj'ez le mien.
Le Comte. — Votre lot ne sera pas le meilleur, ma
chère comtesse. Morawiski, je vous le jure, est l'un des
plus beaux et des plus aimables cavaliers que nous ait
fourni sa nation, dont vous savez que la noblesse jouit
à juste titre d'une haute réputation de politesse, de
galanterie et de magnificence ; au surplus, il ne s'agit
que d'avoir mis le pied dans l'Eden : dès qu'on y sera,
chacun sera libre de se faufiler à son gré, car... j'outre-
passe ici les bornes de la discrétion qui m'était re-
commandée, mais vous ne jaserez point ?
La Comtesse. — Nous saurons nous taire.
Le Comte. — Eh bien ! le fiti mot de la partie est que
chaque dame sera toute à tous ; chaque homme, tout à
toutes.
La Comtesse, avec exaltation. — T otite à tous !
J'aime ce noble cri de guerre ! Ah ! oui ! j'y serai fi-
l86 l'œuvre D 'ANDRÉA DE NERCIAT
dèle ! Qu'un affreux prodige mure chez moi toutes les
portes du plaisir, si je déroge à la loi ; ou mon peu de
charmes et la vivacité de mes agaceries manqueront
leur succès, ou je ne quitterai point la lice sans que
chaque champion ait fait tout au moins un coup de
lance avec moi !
IvA Marquise. — Comme elle y va ? Tout doux, l'amie,
et les autres donc ? {Au comte). Madame suppose appa-
remment qu'il ne doit y en avoir que pour elle !
Le Comte, baisant la main de la marquise. — Char-
mant souci ! il est pour demain d'un bienheureux pré-
sage ! Mais si nous nous dépêchions de dîner ? car il
est indispensable d'aller coucher tous à Paris, où notre
présence sera nécessaire pour différents préparatifs.
{La marquise sonne et ordonne qu'on hâte le dîner. Le
comte continue.) A propos, j'oubliais de vous faire part
d'un accident fâcheux arrivé à quelqu'un que je crois
être ou du moins avoir été de notre connaissance.
lyA Comtesse. — Si vous le nommiez...
IvE Comte. — Le Vicomte de Molengin, garçon
d'esprit fort aimable.
La Marquise. — Nous le connaissons... comme cela.
Le Comte. — Mélomane outré, et disait-on, le plus
mauvais tendeur du royaume...
La Comtesse. — Nous en savons quelque chose
{Haussant les épaules). Et vous qualifiez cela d'homme
aimable ?
La Marquise. — Au surplus qu'a-t-il fait ?
Le Comte. — Il est mort.
La Marquise. — Mort ?
La Comtesse, souriant. — Il est mort en entier ?
Le Comte. — Voici son histoire. — Cet équivoque
personnage, ennuyé de ne pouvoir employer agréable-
ment l'un des plus distingués boute- joie que la nature
ait jamais fabriqués, avait mis sa confiance dans uji
docteur italien, fieffé charlatan, dit-on, mais qui,
d'abord, avait si bien ressuscité le vicomte, que celui-ci
se flattait tout de bon d'avoir enfin retrouvé ce qui lui
manquait depuis si longtemps. Devenu presque vi-
goureux par artifice, le pauvre diable a bientôt abusé
LE DIABI^E AU CORPS 187
de cet état heureux. Malgré les piano perpétuels de
l'esculape ultra- mondain, c'était chaque jour quelque
nouvelle aventure galante mise tellement vivement à
fin. Bref, avant-hier... Que diable allait-il faire dans
cette galère ! il s'était donné le régal d'une nymphe su-
balterne des coulisses italiennes... il a rendu l'âme avec
la seconde bordée de son fluide génital.
La Comtesse. — Peste ! le bel effort qu'il avait fait !
deux fois ! {Elle hausse les épaules.)
LES INVITÉS A LA FÊTE LIBERTINE
Le moment impatiemment attendu de se rendre à
cette campagne où l'on devait si bien s'amuser était
sur le point d'arriver. Le palatin Morawiski, présenté
chez la Marquise par le prélat, y avait dîné. Ce polonais,
homme superbe à la vérité, mais ayant un certain air
de gravité fière et de recueillement, qui décelait plus de
penchant à l'ambition qu'aux folies voluptueuses, ne
produisait pas sur l'âme et les sens de la Marquise
l'impression que l'introducteur s'était promise. A peine
au moment du Champagne l'étranger parut-il s'huma-
niser, et pour lors, la transition fut si brusque, si affectée,
qu'il sauta aux yeux des trois convives que cet honmie
venait de se dire : « Il convient cependant que je sois
enfin sémillant et gai ». La petite comtesse, à côté du
prélat, lui serrait de temps en temps la main par dessous
la nappe, pour lui faire comprendre combien elle le
préférait pour menin, à son peu naturel ami. x\u surplus^
celui-ci n'avait rien dit ni fait qui ne fût marqué au
coin des plus nobles manières et du savoir-vivre le plus
raffiné. La fin du repas n'eût pas été bien anmsante,
si le comte, qui depuis le matin avait en poche la liste des
acteurs de la future fête, enrichie de notes rapides qu'y
avait jetées l'officieuse Couplet, n'eût tiré ce papier de
sa poche et proposé d'en faire lecture. Ces dames té-
moignèrent que cela leur ferait grand plaisir. Le Tr.é-
foncier se mit donc à lire ce qui suit :
« Les messieurs et les dames qui honoreront ce soir de
» leur présence ma petite fête ayant bien voulu con-
» sentir à s'y rendre sans fracas en nombre pair, je me
» suis assurée d'avance de l'ordre que cet arrangement
LE DIABLE AU CORPS 189
» produira. Il en résulte que l'on verra se réunir à...
» les personnes ci-après désignées.
)) Premier couple. Monsieur le comte... »
{Parlé.) C'est moi {Lu.) « Avec Madame la Comtesse
de Mottenfeu. » {Parlé.) On nous a dispensés de notes.
{Lu.) « Deuxième couple : Monsieur le palatin Mora-
wiski ; Madame la marquise...
La Marquise. — C'est nous ; sans notes appa-
remment !
Le Comte. — Sans notes {Il continue de lire). « Troi-
sième couple : Le comte Chiavaculi ; lady Où veut-on. »
{Parlé). Il y a certainement ici quelque faute d'ortho-
graphe. Je gagerais que le nom de cette Anglaise s'écrit
autrement. Voyez.
Il montre ce nom comme il est imprimé plus haut : nous ignorons
comment il s'écrivait en anglais.
La Comtesse. — Les notes ?
Le Comte, lit. — « Le comte Chiavaculi est un sei-
» gneur najjolitain, auquel il manque la moitié de chaque
» jambe ; on aura le plaisir d'apprendre de bouche à
» monseigneur l'histoire de cet accident (i). Cet italien
(i) Comme ce détail ne se trouvait nulle part dans l'ouvrage du doc-
teur, on s'est informé de ce comte Chiavaculi, et voici ce qu'on a re-
cueilli concernant cet infortuné personnage. Beau comme un ange à
l'âge de vingt ans, il eut le malheur de s'amouracher d'une bégueule.
N'ayant pu séduire ce dragon de vertu, l'ardent jeune homme imagina
la réussite du viol, et pour cela, certaine soubrette achetée avait laissé
complaisamment entr'ouverte une fenêtre de la chambre à coucher. A
l'heure où le Tarquin présomptif suppose sa cruelle bien endormie, il
tente l'assaut : mais elle s'éveille au léger bruit, s'élance hors du lit ;
voit un homme sur le point d'enjamber chez elle, se trouble, s'irrite,
le repousse si malheureusement pour lui que, renversé avec son échelle
il y demeure engagé par les deux jambes, qui se brisent au-dessous des
mollets. Avant que, d'après l'alarme donnée au dedans, on ait été voir
dehors ce qui pouvait s'y passer, surviennent deux coquins : ceux-ci
trébuchant, trouvent un homme évanoui, le dégagent, non pour lui
donner du secours, mais pour pouvoir le dépouiller plus à l'aise dans
un cul-de sac peu distant. C'est là que le pauvre diable abandonné sans
vêtements, et devant y passer une nuit longue et froide, a tout le temps
de déplorer sa passion funeste et de maudire avec sa barbare amante,
tout le sexe qui donne de l'amour. Il sent que sa vie est en danger, et
igo l'ceuvre d'andréa de nerciat
» a l'infamie d'abhorrer ce que les dames ont de plus
» attrayant, et n'aime de leur sexe que ce qu'il a de
» commun avec le masculin, dont, en revanche, il est
» idolâtre. Je ne sais comment suffire aux prodigieux
» besoins et caprices de cet original. Au surplus, il est
» opulent et prodigue, et je l'ai d'autant plus volontiers
» inscrit au nombre de mes acteurs de ce soir, qu'il
» doit donner pour son compte, à la compagnie, la
« moitié d'un bien étrange spectacle. Lady, qui peut-
» être l'est un peu de contrebande, est du moins une
» dame fort riche. Elle se dit malade quoiqu'elle fasse
» à tort et à travers des excès qui supposent celui de la
» santé. Elle surpasse en luxure et en complaisance mes
» plastrons les plus infatigables. Elle veille, boit, jure,
» se bat au besoin avec ses amants et ses domestiques... »
La Marquise. — Voilà une jolie petite personne et de
bien bonne compagnie, en vérité ! Faites-nous grâce du
reste de son article.
Le Comte, lit. — « Quatrième couple : sir John
» Kindlowe ; M"e d'Angemain. Note. Sir John, frère
» de lady, est un marin des plus bruts, mais beau comme
» le dieu Mars : dans l'Inde, où les femmes sont très
» précoces, il a pris la manie des enfants ; à Paris, il
» lui en faut de onze à treize au plus, et, ce qui me fait
» enrager, c'est qu'il est assez connaisseur en pucelages ;
» je suis aux expédients pour lui en fournir de véritables.
» Au surplus, il s'accommode de tout. Cet Anglais sera
» le second acteur principal du .spectacle dont j'ai déjà
» parlé. Mlle d'Angemain est une fille de condition
» pauvre ; mais parfaitement élevée, un peu passée,
» quoique jeune ; elle fait peu d'heureux ; mais pour
fait vœu s'il échappe à la mort, de n'avoir de ses jours rien à démêler
avec les femmes. Le jour lui procure enfin des soulagements, mais trop
tardifs ; on ne peut le sauver à moins qu'il ne consente au sacrifice de
ses jambes incurables. Le Comte, guéri, devient dévot outré. Au bout
de deux ans, la nature trop longtemps réprimée se révolte, prend le
dessus. Du respect qu'on a pour le vœu cité naît le goût palliatif des
gitons.
On s'y livre ; il croît ; il devient une passion, une rage entn. lous
les pareils du comte n'ont pas à donner d'aussi bonnes excuses de leur
dépravation (N.).
LE DIABIvE AU CORPS I9I
» les apprêts du bonheur, elle a des talents si rares que
» mes infirmes les plus désespérés ne passent jamais par
» ses mains sans se trouver en état de faire gagner
» l'avoine à quelqu'une de mes filles... »
La Comtesse. — Il me vient une idée, Comte, c'est
d'arranger cette magicienne avec l'ami Dupe ville :
l'œuvre serait méritoire. C'est dommage de laisser ce
talent au bordel.
IvE Comte. — J'aime qu'on se souvienne ainsi de ses
amis...
La Marquise. — Elle a raison. Dupeville a besoin
d'une compagne. Elle a le cœur excellent. Nous ferons
la fortune de cette demoiselle. Après ?
Le Comte, lit, — « Cinquième couple : le baron Immer-
Steiff ; la Vicomtesse de Chaudpertuis (Parlé). Sans
notes ; mais je les connais tous deux ; le baron est grand,
gros et gras Bavarois, bon buveur, bon fouteur. [Pardon,
cela m'est échappé.) Mais, pardieu ! la chère vicomtesse,
à qui j'ai eu l'honneur de rendre quelques hommages,
aura bientôt fait d'ajouter une lettre au nom du pauvre
diable (i).
La Comtesse. — Cela nous passe : allez.
Le Comte, lit. — Sixième couple : M. Lecker [Parlé).
Je le connais aussi ; c'est le fils d'un riche banquier de
Dresde [Il lit). « Et M^e de Condouillet. Note. Elle fait
l'étroite et prétend n'admettre aucun homme de forte
proportion à l'abordage. Mais, dix heures du jour sur
le dos, elle lasse à la caresser trois chiens, son laquais,
son coiffeur et son maître de musique. »
La Marquise. — La Couplet se moque des gens,
quand elle veut nous mêler avec ce monde-là.
La Comtesse. • — Point d'humeur, madame. De quoi
s'agit-il enfin ? de libertiner : nous faut-il pour cet objet
la compagnie de vestales, de bégueules prétendant aux
mœurs ! Laissez-la dire, Comte, et poursuivez.
Le Comte. — Peste ! Voici du grand !! [Il lit.) « Sep-
» tième couple : le prince de Lowenkrafft ; la princesse
(i) Immer-Steiflf en allemand signifie toujours roide. En ajoutant
un N à Immer, c'est Nimmer qui signifie jamais (N.).
192 L ŒUVRE D ANDREA DE XERCIAT
» de Stolzinskoff. Note. lye prince est un seigneur danois,
» diplomatisé à Vienne, gourmé comme le comte de
» Tufière (i) bravache sur le chapitre de la vigueur ;
» mais, comme à titre d'homme d'importance et d'allié
» d'Hercule, il a voulu se frotter à la princesse en ques-
» tien, cet homme, trop infatué de ses avantages, est
» tombé comme une mauvaise épître... D'arrogant
» vainqueur, il est devenu un ridicule esclave, humilié
» dix fois par jour par le service non secret de trois
» géants domestiques, dont l'insatiable princesse fait
» son amusement journalier. Cette dame au surplus est
» unique pour la haute stature, la perfection des formes,
» la blancheur et la finesse de la peau ; mais elle a contre
» elle une fierté dédaigneuse si superlative, et son tem-
» pérament égoïste est si mal en proportion avec les
» ressources ordinaires que fournit notre bon pays,
» qu'elle est repoussante pour tous nos amateurs et
» n'en peut attacher un seul à son char. »
lyA Marquise. — Eh bien ! Comtesse, celle-ci vous
dégote, ma fille.
lyA Comtesse. — Je ne me pique pas d'être un môle
de luxure contre lequel doivent se briser tous les désirs.
J'aime à les faire naître, à les fomenter, à les satisfaire,
à les ressusciter. J'en fais gloire. Personne ne sortit
jamais humilié de mes bras, ni méditant le projet ingrat
de n'y plus revenir. Sur ce pied, j'ose me préférer à
celle qu'on m'oppose. Au reste, je la verrai ce soir, je
prendrai sa mesure, et n'hésiterai pas à la défier si je
la trouve digne de ma colère ; on saura qui de nous deux
a plus de talent et d'intrépidité.
lyE Comte. — Magnanime dévouement ! ma chère
Comtesse ; d'avance je parie pour vous...
I/A Marquise, à la comtesse. — Je suis enchantée
d'avoir pu te piquer, puisque cela nous vaut d'avoir vu
dans tout son jour la portée de ton insigne émulation...
Le Comte, interrompant. — Voilà qui est fort bien,
mais si nous nous jetons ainsi dans les égarées, notre
lecture ne finira jamais.
(i) Le héros du Glorieux de Destouches.
LE DIABLE AU CORPS I93
La Marquise. — Nous écoutons.
Le Comte, lit. — « Huitième couple ! le marquis
» Dietrini ; M^^^ de Nimmemein. Note. Le marquis,
» beau, jeune et riche, Florentin, serviteur des dames
» a posteriori, sans cependant les négliger sur le pied
» courant. M^^^ de Nimmernein.. » [Parlé.) Celle-ci je
la connais à fond. Voyons ce qu'en dit la note. [Lu.)
» Blonde parfaite, à qui l'horreur d'épouser un vieillard
» puant et bossu fit déserter l'Allemagne » [Parlé.) Le
fait est véritable (// lit.) « Elle est douce comme un
)) agneau, se pâme dès qu'on la touche, se laisse violer
» tant qu'on veut ; devient par une suite de sa consti-
» tution ph^^sique et morale, la victime de tous les ca-
» priées. Fille d'esprit, instruite, aj^ant des talents :
)) tout lui convient comme elle convient à tout le monde.
» Avec les gens froids, elle raisonne, avec les enjoués,
)) elle rit, boit avec les buveurs ; jure et fait tapage avec
» les militaires ; en un mot, joue, veille, hausse et baisse
» tous les tons, selon que l'exige la scène dans laquelle
» elle se trouve chargée d'un rôle. •» [Parlé). Ce portrait
est parfaitement ressemblant ; toutefois, comme dans
les moments décisifs, elle ne se mêle de rien et ne par-
tage point la besogne, bien des gens pourraient ne pas
goûter son indolente jouissance. J'ai eu le premier, à
Paris, ce chef-d'œuvre germanique. Tête-à-tête avec
Mlle çje Nimmemein dans ma petite maison des bou-
levards, je la mets nue... Oh ! sans hyperbole je crois
voir respirer Galathée après le dernier coup de ciseau
de Pygmalion. Ivre de désir, je la renverse à moitié sur
le bord d'un grand lit, à mon approche, elle devient rose
de la tête aux pieds : immobile, elle m'attend, me reçoit,
me laisse faire sans se donner autre peine que celle de
déployer en crucifix deux bras de proportion divine et
de soupirer en mummrant : Herr Jésus ! mein Gott !
Ses entrailles frémissent. Je me sens à la nage et voilà
deux grands yeux bleus fermés, ma nymphe morte, dis-
tillant après ma retraite l'humeur bouillante où je venais
d'être noyé...
Cependant je me rappelle qu'une lettre d'affaire très
importante exige de ma part une prompte réponse :
13
19+ l'ceuvre d'andréa de nerciat
j'écris trois pages et reviens à ma beauté. Elle n'a pas
ch 1.13e d'attitude : un baiser profond à travers deux
rangs de perles lui fait pousser un soupir. « Que
d'attraits ! » m'écriai-je, pénétré d'admiration et semant
partout mes brûlantes caresses. « Mais quoi ! ne pourrais-
je^ donc pas jouir de l'aspect enchanteur de ce que me
dérobe votre pose actuelle ? » Je n'ai pas achevé que
déjà la charmante Nimmernein s'est roulée sur le ventre,
les jambes pendantes, le râble horizontal et les fesses
en valeur. Nouveau prodige de perfection ! Je me sens
renaître mille fois plus épris. Je baise et presse les su-
perbes cheveux, je rends hommage à la chute des reins...
miraculeuse...
)) Sodann ! se contente-t-on de me dire, d'une voix
douce » comme un flageolet, mach urtig, mein herz ; es
» thut mir wehl »
IvA Comtesse. — Ce qui signifiait ?
IvE Comte. — Oui-dà ! fais vite, mon cœur ; cela me
fait mal.
IvA Marquise, souriant. — Voilà qui est à mer\^eillle.
Mais si nous nous jetons comme cela dans les égarées,
jamais la lecture ne finira.
lyE Comte, lui baisant la main. — J'ai tort. (// ///.)
» Neuvième couple : M. le bailli de Fousept ; M^e la
» Comtesse d'Ogreval. Note. I^e bailli, à la vérité quoique
» approchant la cinquantaine, va bien quand il s'v
» met ; mais cela ne lui arrive qu'une fois par semaine :
» c'est aujourd'hui son jour. M^e d'Ogreval, qu'il
» entretient, n'observe pas. le même régime ; le jour de
» travail de^ son ami est un de repos pour elle. Ils se
» mettent réciproquement la bride sur le cou pour cette
» nuit, où probablement M'^e d'Ogreval fera des siennes.
» Dixième couple : le chevalier de Saint-Bernard ;
» M°ie Durut. Note. Cousin et cousine. Le cavalier,
» entre nous, est un moine en dignité qui garde l'inco-
» gnito, sa parente, le chef-d'œuvre de l'embonpoint.
» est une délicieuse bourgeoise, veuve d'un négociant
» avare et millionnaire. Comme elle fait en tout l'opposé
» de son mari, elle met actuellement autant d'activité
» à dissiper le trésor que l'harpagon en mit à l'amasser.
LE DIABLE AU CORPS I95
» Sa fureur, est de faire la grande dame et la protectrice
» des talents. Elle soudoie deux abbés, beaux esprits,
» un violon de l'Opéra, un peintre en galanteries, et,
)) sous main, elle soutient bon an mal an, dans Paris,
» quatre ou cinq gardes du corps (i).
La Marquise. — Cette femme pourra bien mourir à
l'hôpital.
Le Comte, Ut. — « Onzième couple : M. Cazzoforté ;
3) M™^ de Brisamants. Note. C'est un arrangement fait
y) d'hier. L'Italien a les vertus et les allures d'un cro-
» cheteur ; je lui ai lâché cette bacchante pour l'assou-
» plir. »
La Comtesse. ■ — On pourra lui donner ce soir une
petite leçon.
Le Comte, Ut. — « Douzième couple : le commandeur
» Pottamico ; M^i^ de Pinamour. Note. Nouvel arran-
» gement encore. Gens délicats ; petits besoins, petits
» plaisirs, filés et rares... »
La Marquise. — Ces gens là seront bien déplacés ce
soir ! Ils m'affadissent ! Passez.
Le Comte, Ut. — a Treizième couple : V. Vanhuren ;
» M"^^ de Foutencour. » [Parlé) Encore une de mes
)) connaissances. Note. Vanhuren est un laid et lourd
» Hollandais qu'ont enrichi trois grosses banqueroutes ;
» par goût, il n'aime que le dernier ordre des coquines,
» mais comme il s'est mis en tête de faire agréer par notre
» gouvernement je ne sais quel plan de manufacture, il
» a désiré de connaître quelque intrigante, capable
y> d'appuyer son projet. A cet effet, je l'ai arrangé avec
» cette brûlante haridelle de Foutencour, aux grands
» airs, à la langue dorée, et qui, pour avoir violé, par-
» ci, par-là quelques jeunes présentés, croit tenir à tout
» Son véritable crédit pourtant, porte sur les sous-
» ordres et valets de Versailles, dont il n'est aucun qui
» ne le sache par cœur, l'ayant eue à leurs trousses
» depuis dix ans, pour mille sollicitations, sur le succès
» desquelles elle ne refusera jamais des acomptes, sauf
(i) M'»^ Durut devait plus tard jouer un rôle important dans l'Ordre
des Aphroiites.
igÔ l'œuvre D 'ANDRÉA DE NERCIAT
» à faire des' ingrats et à tromper l'espoir de ses com-
» mettants... »
La Marquise. — Ah ! Ah ! ]\1™^ Couplet s'amuse à mé-
dire. C'est passer un peu les bornes de la simple instruc-
tion.
Le Comte, souriant. — La lecture ne finira jamais.
(// lit.) « Quatorzième couple • M. de Boutafond ; M™^ de
» Forgésy. Note. Boutafond, gentilhomme de province,
)) à prétentions auprès des femmes à tempérament.
)) Celles à qui je l'ai fourni s'en louent assez ; il cherche
)) à gagner quelque place ou à faire un mariage. M^^^ de
» Forgésy, jolie veuve, passablement riche, lui con-
» viendrait. Mais elle m'a dit, en confidence, qu'elle
» compte l'essayer pendant six mois, afin de pouvoir
» être bien sûre de ne pas faire un pas de clerc, en épou-
» sant un homme dont les soins pourraient manquer de
« suite. »
La Comtesse. — Peste ! Quelle prévoyance !
Le Comte, lit. — « Quinzième couple : le vicomte de
» Phallardi ; la baronne Matevits. {Parlé.) Encore une
des miennes ! {Lu.) « Note. 'Le vicomte, j'en suis bien
» sûr, a fourbi, depuis douze ans, plus de quatre mille
» créatures humaines. Jamais il ne voit la même deux
» fois, il en change tous les jours, et en voit plutôt deux
)) qu'une. Jouant à ce jeu dangereux avec un bonheur
» incroyable, jamais il n'eut la moindre menace de mal
» vénérien... »
La Comtesse, interrompant. ■ — On dit qu'il 5^ a des
êtres inaccessibles à la contagion. {Montrant la Mar-
quise.) Elle, moi, bien d'autres en sont des exemples.
Le Comte, avec un soupir. — Ah ! que ne puis-je aussi
me citer ! mais... loin d'ici, souvenirs funestes !
Voyons le reste du vicomte. (// lit.) « Cet enragé, depuis
» que l'eau d'un certain médecin (i) a pris faveur, s'est
» jeté dans la plus vile classe des malheureuses. La
» halle au blé, la rue Saint-Honoré, le boulevard même,
» il a tout écume. Ce qu'il y a d'étonnant c'est que. dès
» qu'il rentre en bonne compagnie, cet honnne est char-
(i) L'eau de Préval.
IvE DIABIvE AU CORPS I97
» mant. On n'a pas plus de politesse, plus d'égards jDour
» les femmes honnêtes, plus de ce qui sait entraîner
» tous les suffrages. La Matevits, que je lui prête, et
M qu'il ne se piquera pas de baiser plus d'une fois, c'est
» une brune de cinq pieds trois pouces, qui met sa gloire
» à momiser (i) ses pratiques. Je n'ose l'employer avec
» des gens à petite santé, car je craindrais de commettre
» des assasinats. Elle aime aussi les femmes.
IvA Comtesse. — Bonne connaissance ; je veux lui
faire amitié.
I/E Comte, lit. a — Seizième couple : le chevalier de
» Pinefière ; M^i® des Bcarts. Note. Le chevalier ne finit
» jamais. Sa compagne, fille du grand genre susceptible
» de passions outrées, ardente comme un volcan,
» compte, dans son roman, vrai quoiqu'à peine croyable,
» six enlèvements et trois lettres de cachet. Deux fois
» elle s'est échappée par séduction ; la troisième elle a
» mis en douceur le feu au couvent, et s'est tirée d'affaire
» à travers ce désastre. BUe a coûté la vie à trois ado-
» rateurs, mécontents de ses mauvais procédés, et que
» des rivaux plus heureux ont mis sur le carreau. Certain
» infidèle a reçu .de l'héroïne elle-même un grand coup
» d'épée, en duel. M}^^ des Ecarts enfin, majeure, sans
» famille et jouissant d'une fortune honnête, vit sans
y> éclat, et l'on ne pense plus à ses folies ».
lyA Marquise. — Je ne sais plus, en vérité, si j'ose
être de cette partie. Quel choix de gens.
lyA Comtesse. — Va te faire lanlaire avec tes scru-
pules. Comte, ne lui laissez pas le temps de nous dire
des pauvretés, allez.
Le Comte, lit. — « Dix-septième couple : le vidame de
» Pillemotte ; M^^^ ^ç. l'Enginière. Note. Un Gascon
» des mieux faits, des plus amusants, des plus vains et
» des plus gueux. M°^^ de l'Enginière l'entretient... »
{Parle). Je connais encore cette bretteuse-là. Sortant
une nuit, avec ellei d'une maison de jeu, et n'ayant pas
ma voiture, j'acceptai l'offre que madame de l'Engi-
(i) Dessécher, réduire à l'état de momie, c'est apparemment ce qu'a
voulu dire la Couplet (N.).
ig8 l'cëUVRE D 'ANDRÉA DE NERCIAT
nière me faisait de me ramener : mais comme son équi-
page était, à dessein, je crois, une désobligeante (i) dans
le fond de laquelle on me fit asseoir, force me fut d'avoir
la dame sur mes genoux ; elle avait eu la précaution de
se trousser jusqu'aux hanches. Un instant après elle
trouva que mes breloques la blessaient. Pour s'en dé-
livrer,elle eut la distraction de me déboutonner complè-
tement : je compris, en homme du monde, ce que cela
voulait dire et... je m'exécutai. La chose se passait tout
au mieux : on m'avait fourré là, nous ne cessions point
de parler de la société que nous quittions, des événe-
ments du jeu, des nouvelles du jour. Pourtant, lorsque
]y[me de l'Enginière, au delà des ponts, comprit que nous
approchions de mon hôtel : « Il est temps de penser à
nous, dit-elle, et voilà ma diablesse à se trémousser sur
moi de manière à me faire craindre que la voiture ne se
défonçât. L'ardeur brûlante de cette Messaline m'en-
traînait ; je réalisai : Ca ! me soufiia-t-elle dans l'oreille
comme on arrêtait pour me descendre, ne rentrez pas
à la vue de votre livrée, sans vous bien envelopper de
votre redingote. — Je ne savais d'abord ce que pouvait
signifier ce conseil. Mais après l'avoir, à tout hasard,
suivi, je fus au fait, lorsqu'aux lumières je me vis souillé
du haut en bas, d'un déluge menstruel. Je n'}' songe point
encore sans effroi, moi l'ennemi juré de cette saloperie
et qui suis bien dans mon état quant à l'horreur que me
cause du sang ainsi versé.
La Marquise. — Voilà, sans contredit, la plus im-
pudente coquine.
Le Comte. — D'autant mieux qu'elle riait aux larmes
en me quittant... N'y pensons plus... (// rit). « Dix-
» huitième couple : dom Plantados ; M^^^ ^^ Curival.
» Note. Cette dame est la femme d'un vieux colonel
» suisse chez lequel dom Plantados, grand personnage
» fier et poltron, quoique Portugais, est trop circonspect,
» pour mettre le pied : on ne se voit que chez moi.
» Je soupçonne M™^ de Curival qui n'est plus de la
» première nouveauté, de ne s'attacher le flegmatique
(i) Voiture à une seule place. Il y en a peu (N.).
LE DIABLE AU CORPS I99
» et hautain Plantados qu'au moyen de quelque goût
» honteux qu'il aurait ,et que je connais à son amie bien
» du penchant à contenter. Il est vrai que le ravage des
» couches a furieusement gâté les charmes antérieurs,
» et que les autres sont, au contraire, d'une beauté
» surprenante. Cette femme-là me fait gagner beaucoup
» d'argent. L'époux ombrageux est pour quelques
» jours à Versailles, ce qui donne de la marge pour ce
)) soir. ))
La Marquise. — Ces pauvres maris, comme on les
dupe !
Le Comte, lit. — « Dix-neuvième couple : M. Esels-
» gunst (i) ; M^^^ de Cavemy )\
La Comtesse. — Quels diables de noms !
Le Comte. — « Note. Eselsgunst est un Allemand qui
» tient par je ne sais quel fil au corps diplomatique. »
{Parlé). C'est le chargé d'afi'aires de deux ou trois de nos
petits souverains germaniques. {Il lit). « M™^ de Ca-
)) verny, femme des plus jolies, penchant vers le sen-
)) timent, et, qui, malgré cela, n'a pas laissé de dis-
» tribuer, chez moi, ses largesses à plus de cent per-
» sonnes. Il faut du pain, Eselsgunst l'entretient mes-
>) quinement, mais au défaut de l'utile, on trouve chez-
» lui l'agréable ; c'est à quoi la sensible Caverny tient
)) encore plus qu'à l'argent. Un rapport de conformation
» assez rare fait que ces deux êtres s'aiment beaucoup,
)) et la dame ne s'est pas très volontiers décidée à se
» trouver là ce soir. Mais à l'argument sans réplique que
» son amant veut y recueillir de quoi mander quelque chose à
» sa cour par le courrier prochain, elle s'est rendue, et
» c'est ce qui vous procurera le plaisir de la voir. »
La Marquise. — Ces détails commencent à me fa-
tiguer. Est-ce tout ?
Le Comte. — Encore un article (// lit.) « Vingtième
» couple : le chevalier de Pasimou ; W^^ des Clapiers ».
{Parlé). Je les ai furetés tous deux, ces clapiers-là. J'en
connais peu d'aussi logeables.
La Marquise. — Vaurien, taisez-vous {A la Comtesse.)
(1) Eselsgunst signifie, en allemand, bel attribut de l'âme.
200 L (KUVRE D AXDREA DE XERCIAT
Il va nous faire encore quelque commentaire saugrenu.
Le Comte. — Vous m'attaquez ! Eh bien ! pour vous
fare enrager, j'ajoute avec fondement, que je crois avoir
aussi pratiqué ce Pasimou, tandis qu'il portait la sou-
tane. Voyons la note (// lit.) « I^e plus beau jeune homme
» qu'on puisse voir, et peut-être le plus aimable. Ci-
» devant abbé. » {Parlé}. Tout juste, c'est le même {Il lit)
» C'est maintenant un excellent officier» {Parlé). J'ensuis
fort aise {// lit.) « Il a quelques défauts » {Parlé.) Je lui ai
connu celui d'être bardache, mais tant d'honnêtes gens
le sont ! (// lit) : « I^es femmes ont soin de lui » {Parlé.)
I/es hommes, quand cela lui plaira, seront fort à son ser-
vice.
lyA Marquise. — Insupportable homme, finirez-vous !
lyE Comte. — lyà, là, je promets de ne plus y mettre
un mot du mien (// lit.) « Les femmes ont soin de lui,
» mais il est si galant, si complaisant, et fait tant
» d'honneur à leur libéralité, qu'aucune n'est mécon-
» tente. C'est en un mot, le phénix des hommes à bonnes
» fortunes. » {Parlé.) C'est tout.
La Marquise. — J'aime ce Pasimou à la folie. Voilà
comment il eût fallu que fussent tous nos cavaliers de ce
soir.
MoRAWiSKi. — Et toutes nos dames comme vous {Il
prend en même temps et baise amoureusement la main de
la marquise).
Le Comte {pariodant avec la comtesse). — Ou comme
elle.
La Comtesse, souriant. — Peste ! j'en suis aussi ! {A
Morawiski.) Ecoutez donc, mon cher palatin, vous avez
bien fait de dire enfin quelque chose, car je vous croyais
en léthargie.
Morawiski. — Daignez m'excuser, mais de si grands
et de si chers intérêts viennent quelquefois me distraire
de ce qui m'attache le plus, que je fais alors la sottise
d'envoyer mon âme en Pologne, tandis que ma personne
matérielle demeure où l'on me voit.
La Comtesse. — A la bonne heure, mais comme votre
langue en fait partie, et qu'elle doit savoir dire de jolies
choses, gardez-la-nous, s'il vous plaît.
LE DIABLE AU CORPS 201
IvA Marquise. — Pendant que nous nous amusons de
balivernes, le temps se passe. [Elle regarde à sa montre.)
Plus de cinq heures ! et j'ai je ne sais combien de pe-
tites choses à faire avant de partir [Au comte). Y pensez-
vous donc, méchant homme, de nous avoir ainsi mises
en retard avec votre scandaleuse gazette !
Elle se lève et va s'occuper des petits soins qu'elle vient d'annoncer. La
comtesse et les deux cavaliers vont, en attendant, prendre l'air sur
une terrasse. Bientôt après on monte dans un carrosse à six chevaux
et l'on vole au rendez-vous du pique-nique.
Les Aphrodites
ou
FRAGMENTS THALIPRIAPIQUES
POUR SERVIR A L'HISTOIRE DU PLAISIR
I.ES APHRODITES
Cet ouvrage est brodé par Nerciat sur les aventures pro-
bables des membres d'une société secrète d'Amour gui
exista réellement.
La lettre connue adressée à M. de Schonen par le marquis
de Château- Giron donne un détail précis sur cette com-
pagnie. Cette lettre accompagnait l'envoi d'un exemplaire
de Z'Alcibiade fanciullo de Ferrante Pallavicini : « J'y
joins, disait le marquis de Château- Gircn, les Aphrodites
dont je vous ai parlé ; cet ouvrage du chevalier de Nerciat
est presqu' inconnu à Paris, ayant été supprimé à l'étranger
pendant la Révolution. Il est assez remarquable, comme
historiqtie, car il peint, dit-on, au naturel une société qui
s'est formée aux environs de Paris, du côté de la vallée de
Montmorency, et dont un certain marquis de Persan
était président. Cette association, à laquelle chacun des
initiés concourait dans une proportion convenue, n'avait
d'autre but que le libertinage. »
Nerciat donne aussi des renseignements historiques sur
la société dans un préambule nécessaire qu'on lira plus
loin.
« Les Aphrodites, dit Monselet, sont une association de
personnes des deux sexes, association qui n'a d'autre but
que le plaisir. Des femmes de la cour, des abbés, des princes,
de riches étrangers, des ex-nonnes, paradent dans une série
de tableaux dont la nature trop exclusive restreindra né-
cessairement nos citations. Nous le regrettons, au point
de vue de l'esprit et du style, dettx qualités que M. de Ner-
ciat possède à un rare degré ; que ne les a-t-il déployées
dans des livres avouables ! Il a surtout une science et une
206 L'cEUVRE D 'ANDRÉA DE XERCIAT
aisance de dialogue on ne peut plus remarquables, et qui
ne se sont jamais manifestés plus abondamment que dans
les Aphrodites. // jargonne comme les petits maîtres de
Marivaux. »
Au début, l'Ordre avait fait du libertinage une sorte de
culte religieux, mais telle que la décrit Nerciat l'institution
s'est débarrassée de toute pratique superstitieuse. L'ad-
mission parmi les Aphrodites ou Morosophes est di-fficile
et très coûteuse, mais pour les hommes seulement, les
dames ne payent rien. L'association se réunissait aux
environs de Paris, du côté de Montmorency dans une
propriété merveilleusement agencée, comprenant de beaux
jardins, des bâtiments magnifiques, aux chambres
commodes, aux salles spacieuses et disposées pour les
grandes fêtes que donnaient parfois les Aphrodites.
Cette propriété appelée l'Hospice, est administrée par
Af™^ Durut, surintendante des menus. Elle est aidée par
une belle blonde nommée Célestine, par une jolie brune
appelée Fringante et au-dessous d'elles, on trouve encore
Zoé, une négrillonne de 14 ans, enlevée à l'Afrique. On y
trouve encore, selon la mode du temps où le livre a été
écrit, des jockeys charmants et beaucoup de jeunes domes-
tiques des deux sexes qu'on désigne sous les dénominations
de Camillons et de Camillonnes.
« Camilli et Camillae, dit Nerciat, ita dicebantur mi-
nistri et ministrae impubères in sacris. »
L'Ordre comprenait environ deux cents adeptes, en
comptant les deux sexes et recrutés parmi les gens de qua-
lité, l'armée, le haut et le petit clergé, etc., personnages
ardents et pourvus des vices les plus agréables et les moins
avouables. Outre les adeptes appelés intimes, on admet
dans l'Ordre, des auxiliaires qui ne sont pas mis au courant
des secrets de l'Association. Les uni-sexuels ne sont pas
favorisés par les règlements des Aphrodites. Les initia-
tions donnent lieu à de somptueuses orgies, à de volup-
tueux banquets. L'association fut dissoute aux premiers
troubles de la Révolution et reconstituée hors de France.
Nerciat est très explicite sur ce point dans la Postface
de son ouvrage que l'on trouvera à la fin des extraits.
a II y a dans les Aphrodites, ajoute Monselet, quelques
LES APHRODITES 207
-parties dramatiques et même fantasmagoriques ; ■ — l'histoire
d'un baronnet qui se fait suivre partout de l'image de sa
défunte maîtresse, en cire, de grandeur naturelle ; — les
jalousies, les fureurs sentimentales et la mort d'un comte
de Schimpfreich ; — mais ce sont des parties faibles et
hors leur place. En outre, M. de Nerciat ne perd jamais
l'occasion de donner son coup de griffe aux événements
et aux hommes de la Révolution. »
Nerciat a fait de Félicia la principale dignitaire de
l'Ordre des Aphrodites. Plusieurs sociétés de ce genre ont
existé au xviii® siècle. Elles avaient chacune leur voca-
bulaire, et leurs adeptes y prenaient des noms de guerre.
C'est ainsi que le vocabulaire de l'ordre de la Félicité
était emprunté à la marine, tandis que les Aphrodites
choisissaient des noms dans le règne minéral, pour les
hommes et dans le règne végétal, pour les femmes.
PRÉAMBULE NECESSAIRE
L'ordre, ou la fraternité des Aphrodites, aussi nommés
Morosophes (i), se forma dès la régence du fameux duc
d'Orléans, tout ensemble homme d'Etat et homme de
plaisir, au surplus bien différent de son arrière-petit-fils,
qui s'est aussi fait une réputation dans l'une et l'autre
carrière.
Soit qu'un inviolable secret ait constamment garanti
les anciens Aphrodites de l'animadversion de l'autorité
publique (si sévère, comme on sait, contre le libertinage
porté à certains excès), soit que dans le nombre de ses
fidèles associés il y en eût plusieurs d'assez puissants pour
rendre vaine la rigueur des lois qui auraient pu les dis-
perser et les punir, jamais avant la Révolution leur
société n'avait souffert d'échec de quelque conséquence ;
mais ce récent événement a frappé plus des trois quarts
des frères et sœurs ; les plus solides colonnes de l'ordre
(i) De deux mots grecs dont l'un signifie folie et l'autre sagesse.
Ainsi les Morosophes sont des gens dont la sagesse est d'être fous à leur
manière : Insanire juvat (N.).
2o8 l'ceuvre d'andréa de nerciat
ont été brisées ; le local même, qui était dans Paris, a
été abandonné.
Des débris de l'ancienne institution s'est formée celle
dont ces feuilles donneront une idée, on y verra se déve-
lopper progressivement le lubrique s^-stème et les capri-
cieuses habitudes des Aphrodites, gens fort répréhen-
sibles peut-être, mais qui du moins ne sont pas dan-
gereux, et qui, fort contents de leur Constitution, ne
songent nullement à constituer l'univers.
Ci-devant il n'y avait pas eu d'exemple qu'un seul
statut, un seul usage des Aphrodites eût été divulgué ;
mais ce n'est pas quand un nouvel ordre de choses existe,
quand mille petites récréations (criminelles du temps de
l'ancien régime), comme la calomnie, les délations, les
exécutions impromptues, sont, sinon encouragées, du
moins tolérées, qu'ont à craindre de se livrer sans beau-
coup de mystère aux leurs, des citoyens infiniment
actifs qui, d'accord avec la nation, reconnaissent la
liberté, l'égalité, pour bases de leur bonheur ; qui, comme
elle, méprisent toutes distinctions de naissance, de
rang et de fortune ; qui savent tirer la vraie quintessence
des droits de l'homme, si heureusement dévoilés de nos
jours, et ne font rien en un mot, qui n'ait pour but la
paix, l'union, la concorde, suivies (surtout pour eux)
du calme et de la tranquillité.
C'est au peu d'intérêt qu'ont les Aphrodites modernes
à cacher ce qui se passe dans leur sanctuaire, que nous
devons les scènes fidèles dont sera composé ce joj^eux
recueil.
C'EST TOI ! C'EST MOI !
lO Le mélange du dialogue au récit nous a paru plus propre que l'une
ou l'autre exclusivement à prendre dans ce genre-ci. — 2" Comme
le simple nom d'un personnage qu'on introduit sur la scène n'apprend
rien au lecteur, afin que l'imagination n'ait aucune peine et ne se
mette pas en frais de fausses idées, nous définirons exactement chaque
acteur au moment où il sera fait mention de lui.
LES APHRODITES 209
Le Chevalier (i), à peu de distance de Paris, à cheval et seul, reconnaît
un local à portée duquel il se trouve pour celui que lui désigne une
adresse qu'il A-ient de lire ; alors il met pied à terre, laisse son cheval
au domestique, se détourne, et suivant le sentier, ainsi que le tout
lui est prescrit, vient contre une maison de peu d'apparence, des
deux côtés de laquelle s'étendent de longues murailles qui annoncent
un grand emplacement. Il frappe : un portier aveugle vient lui ré-
pondre.
Le Portier, en dedans et porte close. ■ — A qui en
voulez-vous ?
Le Chevalier, en dehors. — A M«»e Durut.
Le Portier. — C'est ici. Etes-vous seul ? à pied ? à
cheval ? en voiture ?
Le Chev.\liER. — Je suis seul, mes chevaux m'at-
tendent plus loin ; je suis à pied.
Le Portier, courant. — C'est bon ! entrez. {Le Che-
valier entre, la porte se referme aussitôt ; un^ grille home
le passage du côté de la cour.) On va vous ouvrir la grille.
Il est inutile de parler à l'autre portier. Sourd, il ne
vous entendrait pas ; muet, il ne pourrait vous ré-
pondre. Vous irez à droite, le long du portique, jusqu'à
l'angle de la cour.
Le sourd, qui a vu le Chevalier, vient ouvrir la grille. Dès qu'il a passé,
cet homme referme, tandis que le Chevalier va du côté qu'on lui a
indiqué (2). On entend un coup de sifflet très bruyant.
]VLUDA]ME Dl^rut (3), avertie par le sifflet, déjà sur la
(i) Le Chevalier, vingt ans : charmant jeune homme fait à ravir ;
une de ces physionomies si rares qui allient à la noblesse la douceur,
l'expression et la vivacité. Il revient de Malte avant fait ses caravanes.
Absent de France depuis quelques années, il a tout le savoir-vivre, toute
la candeur dont ses pareils, surtout ceux de la défuhte cour, ont eu,
depuis ce temps à peu près, l'affectation de se dispenser (N.).
(2) Cette combinaison de deux portiers, dont chacun est privé d'un
sens fort nécessaire, fut imaginée par les anciens Aphrodites, et les vieux
serviteurs ont été conservés. La plupart des choses qu'on voudrait tenir
secrètes sont ébruitées par les valets, s'il y en a dans la confidence.
Comment pourrait-il transpirer au dehors que madame une telle, mon-
sieur un tel sont venus, si, de deux personnes nécessaires à leur intro-
duction, la première ne voit point, et si la seconde, fixée dans l'in-
térieur, ne peut recevoir ni faire aucun rapport (N.) ?
(3) M™e Durut, trente-six ans, brune, blanche, dodue, irrégrilière-
14
210 l'œuvre d'andréa de kerciat
porte et ouvrant ses bras avec une surprise mêlée de plaisir.
— Jour de Dieu ! qui s'}' serait attendu ! Te voilà donc
de retour, mon beau bijou ? Est-ce bien toi, mon fils ?
[Ils se sont joints et s embrassent avec la plus vive amitié.)
Le Chevalier. — Oui, maman, arrivé d'hier soir, et
bien pressé de vous revoir !
Madame Durut. — Ah ! point de vous, je t'en prie.
Comme le voilà grand et beau, ce cher enfant ! {Le
prenant par la main.) Viens, mon toutou. {Elle lui fait
traverser la cour et le conduit à un pavillon du meilleur
style.) Sais-tu bien qu'il y a quatre mortelles années que
je n'ai vu mon cher Alfonse ni reçu de lui la moindre
nouvelle !
Le Chevalier. — Tout autant, je l'avoue, mais il n'y
a pas eu de ma faute, je te le jure; {Il s'est interrompu
frappé de l'élégance et du bon goût d'un appartement qu'on
lui fait traverser pour l'amener enfin à un délicieux bou-
doir.) Mais dis-moi, ma bonne, as- tu fait fortune depuis
mon départ ? ce séjour diffère étrangement du modeste
hôtel garni que tu tenais il y a quatre ans.
Madame Durut, souriant. — Il s'est fait quelque
heureux changement dans mes petites affaires ; nous
aurons tout le temps d'en causer ensemble. {Lui sautant
au cou.) Mais comme il a tourné ce polisson-là ! Eh bien !
n'avais- je pas raison de dire à ton imbécile de père...
Oh ! mais ce n'est pas ce grand dadais-là qui t'a fait,
je l'ai toujours soutenu à ta maman.
Le Chevalier. — Ne va pas m 'apprendre qu'elle ait
pu en convenir. (// l'embrasse.)
Madame Durut. • — Je leur soutenais donc, quand ils
se plaignaient de ta figure longtemps équivoque, que
tu serais un jour le plus joli cavalier de Paris... C'est
ment jolie, très bien conservée et fort piquante encore ; fille d'une
femme de charge, elle fut nourrie dans la maison du père du Chevalier.
Non seulement elle a soigné l'onfant, mais elle s'est fait son précepteur
d'amour ; quand il a eu seize ans elle lui a ravi ses désirables prémices.*
jyjme Durut est bonne, vive, étonnamment active, non moins intriguante,
et dominée par un indomptable tempérament, qui a décidé de sa voca-
tion quand elle a brigué le pénible mais amusant et lucratif emploi de
concierge de l'hospice des Aphrodites (N.).
LES APHRODITES 211
pourtant moi, Fanfan, qui ai eu la gloire de t'avoir mis
dans le monde, ce fut moi qui t'appris... hein ? tu
souris, fripon !
Le Chevalier, caressant. — Cette gloire est bien peu
de chose pour toi, ma chère Durut : c'est à moi de
m'enorgeuillir d'avoir eu, en fait de galanterie, le plus
admirable précepteur.
Madame Durut, le prenant dans ses bras. — Ce cher
enfant, qui ne l'aimerait à la folie !
Le Chevalier. • — Je suis venu tout exprès, maman,
pour me faire redire que tu m'aimes toujours un peu.
Madame Durut. — Un peu, petit ingrat ! que ne
peut-on, sans se donner un complet ridicule, te prouver
à quel point on t'aimerait encore ! Mais parlons d'autre
chose.
Le Chevalier, avec feu. — Non, non, chère Agathe !
Madame Durut, lui serrant la main. — Bon cela, tu
viens de me rajeunir de dix ans en me donnant mon
nom de fille. {Elle soupire.) Ah ! le bon temps, mon
cœur !... Mais pour aujourd'hui, c'est assez. J'ai sur toi
des vues qui me prescrivent de te ménager. {On entend
trois coups de sifflet très vifs.) Pour le coup, il faut que
je te quitte.
Le Chevalier. — Que vais- je devenir ?
Madame Durut, sonne et ouvre une porter déguisée. —
Passe là-dedans, tu trouveras du chocolat et quelqu'un
dont tu as besoin : on aura soin de toi. Nous dînons
ensemble. Songe que tu es mon prisonnier pour tout le
jour, sans adieu. {Elle sort.)
TANT PIS TANT :\IIEUX
LA DUCHESSE (i), MADAME DURUT
IvA Duchesse, dans le déshabillé le plus négligé, mais
le plus coquet, et avec beaucoup d'agitation. — Je vous
avoue, ma chère Durut, que vous m'étonnez à l'excès
en ra'apprenant que le comte n'est point encore arrivé.
Madame Durut. — D'après son billet d'hier, madame
la duchesse, il devrait être ici depuis une heure.
I/A Duchesse. — Et... à défaut de sa présence, pas un
mot aujourd'hui !... Je ne suis pas une femme ridictde,
je conçois qu'on peut être retardé, tout à fait empêché
même par quelque fâcheux contretemps, mais du moins
on a des égards, on fait un message, et l'on n'expose pas
une femme de ma sorte à se trouver au dépourvu pen-
dant peut-être tout un jour.
Madame Durut. — Ici, madame, vous ne devez pas
avoir cette crainte.
IvA Duchesse. — A la bonne heure, mais je pouvais
consacrer cette journée à des occupations qui, certes,
m'auraient bien valu ce qu'à le mettre au plus haut
prix M. le comte pourra me procurer d'agrément.
(i) La duchesse de l'Enginière, très grande femme, proportions
fortes, sans épaisseur et sans mollesse. Traits et caractère de Junon.
Grands airs, principes hardis, conduite imprudente. Belle )ieau, belles
dents, superbes cheveux châtain-brun. Tempérament moins ardent
qu'exigeant et capricieux. En tout une femme infiniment agréable pour
ses favoris et pour les femmes dont le goût est de s'inscrire sur la liste
de ses amants ; mais peu goûtée des hommes qu'elle traite moins bien,
et cordialement détestée de tout le reste de son sexe. L'âge ? A peu
près vingt-trois ans, dont on avoue dix-neuf (N.).
LES APHRODITES 213
]\Iadame Durut. — Que voulez- vous que je vous dise ;
madame ? Il est galant homme, et je lui connais pour
vous des sentiments...
La Duchesse, avec feu. — Oh. \ ie suis bien la très
humble ser\'ante de ses sentiments ; on ne me paj'e
point avec cette monnaie. Je veux du plus solide. Il }' a
quelque chose là-dessous, ma bonne ; ceci m'a tout
Tair d'un tour, et je le trouverais très mauvais, je vous
jure {Elle a changé dix fois de place pendant cette conver-
sation ; elle secoue sa badine avec plus que de l'humeur).
Vite, un de vos gens à cheval ; qu'on coure chez le
comte ; qu'on y prenne langue ; si l'on ne peut me le
trouver sur-le-champ, qu'il soit lancé tout le jour de
place en place, autant qu'on pourra se mettre au fait
de sa marche, et qu'enfin on me l'amène mort ou
vif !
Mad.\]vie Durut. — Charmante vivacité ! qu'il est
heureux, ce cher comte, d'exciter une aussi flatteuse
inquiétude !
La Duchesse, brusquement. — Trêve aux flatteries ;
je ne suis pas de la meilleure humeur... et....
Madame Dltîut. ■ — Là, là, madame la Duchesse,
épargnez-moi. Il est agréable de vous louer, mais on
peut sans effort vous obéir, quand vous exigez qu'on
ménage votre modestie.
La Duchesse, allant et venant. ■ — M. le comte, M. le
comte !... [A M^^ Durut.) Mais vous m'avez entendue et
vous êtes là encore ! Allez donc ! ordonnez donc ! on
veut me faire devenir folle aujourd'hui ! En vérité,
madame Durut, vous remplissez très mal, je dis très
mal, les devoirs du poste que vous occupez ici.
Madame Durut, qui par malice ne s'était pas pressée, va enfin servir
l'impatience de cette femme altière, mais en s'éloignant elle fait une
mine d'irrévérence et presque de mépris, que, par bonheur, la Du-
chesse, occupée de se regarder dans une glace, ne peut apercevoir.
La Duchesse, seule, toujours agitée, se lève, s'assied,
fredonne un air, soupire avec oppression, et tire enfin
avec vivacité le cordon d'une sonnette. Un jockey pa-
raît.
214 l'cEUVRE D ANDREA DE NERCIAT
lyE Jockey (i). — Qu'y a-t-il pour le senàce de
Madame ?
lyA Duchesse, avec colère. — Ce qu'il y a pour mon
service ? Un bain, et un autre que toi pour m'y servir.
lya Durut ? Qu'elle rentre et me parle à l'instant {Seule.)
Oh ! tout ceci va mal ; l'établissement dégénère à faire
pitié !
Madame Durut, accourant. — ■ ]\Ie voici. On va
partir ; votre comte se retrouvera sans doute ; mais,
pour Dieu ! Madame la Duchesse un peu de sang-froid,
et ne tourmentez pas, à propos de rien, des gens qui
vous sont dévoués de toute leur âme. \"oilà mon pauvre
lyoulou (2) que vous avez rudoyé, je gage, et qui s'en
va le cœur gros, versant des larmes.
lyA Duchesse. — Ah ! c'est que j'ai aussi sur le cœur
sa bêtise de l'autre jour.
Madame Durut. — Qu'a-t-il donc fait ?
IvA Duchesse. — Iv'animal me sert au bain, tremble
comme si j 'étais apparemment un tigre, un crocodile !
Je daigne lui faire nombre de questions, il ne sait y
répondre. J'ai un caprice, il ne sait le deviner ; je le
lui explique aux trois quarts, il ne comprend rien, et
mon butor me quitte après mes avances humiliantes !
Mais vous ne savez pas, madame Durut, mettre à la
porte des balourds de cette espèce !
Mad.\me Durut. — C'est un bon petit diable ; il a
craint de vous offenser.
lyA Duchesse. — Eh ! morbleu ! que n'avez-vous
plutôt des insolents qu'on puisse souffleter pour ce qu'ils
oseraient de trop, que ces timides inutiles, qui vous
servent ric-à-ric avec un sot respect ! {Elle hausse les
les épaules.) Mon bain est-il commandé ?
(i) Le jockey — ébauche d'un joli subalterne, timidité, petits moyens .
— Chez M""^ Durut, quiconque fait le service domestique est tenu à
d'autres complaisances encore. On en avertit une fois pour toutes le
lecteur afin qu'il accorde à ces êtres en sous-ordres un peu d'intérêt (N.V
(2) M™'^ Durut prend à ce Loulou un intérêt particulier, et, le gardant
pour elle jusqu'à nouvel ordre, elle n'a garde de s'otTenser des reproches
que va lui faire la duchesse, d'avoir un balourd qui ne devine pas les
caprices des belles dames à demi-mot (N.).
I,ES APHRODITES 215
Madame Durut. — Oui, sûrement.
La Duchesse. — Je mangerai un morceau, des
drogues, ce qui se trouvera ; comme me voilà désorientée
à crever de dépit, j'attendrai ici l'heure de la seconde
pièce des Italiens.
Le jockey reparaît pour avertir que le bain est prêt. Comme la Du-
chesse marche du côté de la porte...
Madame Durut, avec un peu de mystère, l'arrête et lui
ait à voix basse. — Si madame voulait permettre, je lui
offrirais pour aujourd'huileser\'iced'un nouveau venu...
La Duchesse. — De quel sot encore ?
Madame Durut, saluant. — C'est mon neveu ; il est
tout neuf, à la vérité, peu au fait du service des bains ;
j'ose cependant me flatter qu'il contenterait madame.
La Duchesse. — Cela a-t-il un peu de figure, de tour-
nure ?
Madame Durut, souriant. — Il n'est pas mal. Au
reste, il arrive de province ce matin, et la fatigue du
voyage fait un peu de tort à ses agréments naturels...
mais...
La Duchesse, avec impatience. — En voilà dix fois
de trop ! {Avec ironie.) Les. agréments naturels du neveu
de M™® Durut, voilà de l'intéressant au moins ! Pauvre
petit enfant gâté ! Monsieur votre neveu, délicieux
personnage, a fait une longue course ? Il est fatigué ?
Eh bien ! ^Madame Durut, qu'il se délasse, et recouvre
à loisir ses agréments naturels.
Madame Durut. — Fort bien, je n'avais garde d'in-
terrompre cette tirade d'orgueil et d'humeur d'une dame
de cour à qui l'on manque de parole.
La Duchesse, interrompant avec courroux. — Si l'on
me manque de parole, songez à ne pas me manquer de
respect !...
Madame Durut. — Ma foi ! madame la duchesse, si
nous voulions, le décret du 19 juin nous dispenserait de
bien des formes (i) ; mais à Dieu ne plaise que j'oublie
(i) 1790. Ce fut la nuit de ce fameux jour qu'une poignée d'ivrognes
biffa sans retour toute la noblesse passée, présente et à venir ! Quel
immortel service ! (N.)
2l6 I^'ceUVTlE D 'ANDRÉA DE NERCIAT
mon devoir. D'ailleurs vous connaissez le faible que
j'eus toujours pour vous. Je veux la paix, et pour cela
j'insiste pour que vous daigniez voir mon Alfonse.
La Duchesse, avec aigreur. — Ah ! c'est mon Al-
fonse ! Ces gens ont la fureur de se donner des noms...
Eh ! madame Du rut, pourquoi votre neveu ne se nomme-
t-il pas tout uniment Nicolas, Claude, François ?
Voilà ce qui convient tout à fait à des gens de votre
étoffe.
Madame Durut, un -peu -piquée. — Vous verrez que
je ferai débaptiser mon neveu pour entourer ses patrons
au gré de votre vanité ! quoi qu'il en soit, vo3'ez-le ;
qu'il se nomme Alfonse ou Nicolas, c'est un charmant
garçon ; je n'en rabattrais pas une épingle. Souffrez
que j'aie l'honneur de vous servir au déshabiller, et qu'en-
suite...
La duchesse, sans dire oui ni non, va du côté de son bain : M™^ Durut
suit et la déshabille ; tout cela se passe en silence.
lyA Duchesse. — Quelque livre...
Madame Durut. — De quel genre, madame ?
La Duchesse, avec humeur. — Autre bêtise ! Du
genre que j'aime apparemment.
Madame Durut. — Ah ! j'entends. {Elle disparaît un
instant, et revient deux volumes à la main.) Voici Ma
conversion, du célèbre Mirabeau et le Petit-fils d'Hercule.
La Duchesse. — Quant au premier ouvrage, je
l'aimais assez avant cette exécrable révolution, à la-
quelle l'auteur a tant pris de part, mais un renégat
destructeur de la noblesse et des titres ne mérite plus
que ses victimes daignent sourire à ses gaîtés. Donnez-
moi le Petit- fils d'Hercule.
Madame Durut. — Le voilà... Par exemple, ce serait
le cas... Mon neveu lit comme un ange.
La Duchesse. — Elle a le diable au corps avec son
neveu ! J'aurais bien plutôt fait de céder à cette pré-
sentation que de chercher à m'y soustraire. Allons,
voyons donc M. Alfonse ; que j'aie le rare avantage de
faire connaissance avec M. Alfonse Durut !
LES APHRODITES 217
Dès que la duchesse a eu cette velléité de consentir, M™« Durut s'est
mise à écrire sur une carte ce qui suit :
« Viens, mon cher Alf onse, mettre à fin une délicieuse
« aventure : c'est avec une duchesse, que je te donnerai
« pour une actrice de province.
« Toi, je te fais mon neveu. C'est une faiblesse que
« j'ai : il faut en passer là. Point de bottes, le ruban noir
« en poche ; un peu de niaiserie... accours (i). »
]\/[me Durut sonne, parle bas au jockey, qui disparaît
avec la carte ; en même temps, la duchesse, qui a par-
couru les estampes du Petit-fils d'Hercule, continue :
— Gra\Tires détestables. Les artistes qui se mêlent de
décorer ces sortes d'ouvrages ne devraient-ils pas avoir
autant d'esprit et d'usage que les auteurs eux-mêmes !...
je veux dire que ceux qui en ont comme celui-ci, qui
paraît terriblement bien connaître et nos goûts et nos
caprices. Voyez, Durut. [Elle lui montre la planche d'une
duchesse sollicitant à genoux les complaisances du héros.)
Ici, par exemple, on a voulu représenter une de nous ;
ce n'est pas la posture ni l'intention que je blâme, nous
sommes bien capables de tout cela, mais, comme ce
bélître de dessinateur a pensé le grand habit ! Cette
femme n'a-t-elle pas plutôt l'air d'une reine de Saba
que d'une dame du palais ?... C'est à faire pitié ! {Elle
jette le livre au loin avec mépris. • — En même temps le
chevalier vient montrer sa jolie mine à travers la porte,
qu'il entrouvre avec une feinte timidité.)
Le Chevalier, à M^^ Durut. — On dit, ma tante,
que vous me demandez ?
La Duchesse, avec étonnement. — Quoi ! c'est là votre
neveu ?
MADA3IE Durut. — Lui-même. [Souriant.) Peut-il
entrer ?
La Duchesse. — Assurément. [Au chevalier, d'un
ton amical.) Entrez, monsieur [Le chevalier entre. Bas
(i) Il est bon de rappeler aux minutieux que maintenant les affaires
de plaisir se traitent en très petits caractères, tracés avec des plumes de
corbeaux : ainsi l'avis de M™« Durut a pu tenir tout entier sur une carte
(N.).
2l8 L OEUVRE D ANDREA DE NERCIAT
à M'^^ Dnriit.) On n'a pas une plus charmante figure.
Madame Durut, au chevalier. — Fais tes remercie-
ments à madame, à qui je viens de parler de ta vocation
pour le théâtre, et qui veut bien s'intéresser en ta faveur
auprès du directeur d'une troupe dont elle est la pre-
mière actrice. {La duchesse agréablement surprise du
tour qu'a choisi M^^ Durut, sourit, et lui serre la main
en signe d'approbation.)
lyE Chevalier, saluant la duchesse. — Ah ! madame
que de bonté !
La Duchesse. — Je n'aurai pas grand mérite à se-
conder vos vues, monsieur. Je prétends, au contraire,
me faire de ma négociation un droit à la reconnaissance
de celui de qui votre adoption va dépendre. {Elle attire
à elle M™6 Durut pour lui parler à l'oreille.) Mais c'est
un ange que ce neveu-là ! {Le chevalier s'est écarté pour
feindre la discrétion.)
Madame Durut, bas. — Je ne voulais pas vous en
faire tout de suite un grand éloge.
La Duchesse, bas. — J'étais bien devant mon jour,
je l'avoue, quand je me défendais de le voir : je suis
femme à raffoler de lui. {Haut.) Monsieur Alfonse, ayez
la complaisance de relever ce livre et de me le rapporter...
(// obéit ; pour recevoir le livre de ses mains, la duchesse
a la coquetterie d'écarter si bien la toile dont sa baignoire
est enveloppée, que rien n'empêche le chevalier d'y voir
complètement cette belle en état de pure nature. Aussi
ne manque-t-il pas de plonger un regard furtif sur tant
d'appas. En même temps la duchesse fixe avec méditation
sur lui des regards qui par degrés s'animent de tous les
feux du désir : leurs yeux venant enfin à se rencontrer,
ils- rougissent l'un et l'autre. La duchesse continue :)
Vous me trouvez un peu curieuse ? C'est que j'ai pour
principe qu'on peut saisir à certain point, dans une
physionomie, les indices du caractère ; je cherchais
donc à démêler dans le vôtre à quel emploi, pour la
comédie, vous pouviez être plus propre. Il me semble
que celui de jeune premier est le seul qui vous convienne.
M.\DAME Durut, au Chevalier. — C'est celui qu'on
nomme dans le monde les Amoureux. {A la duchesse.) Il
I.ES APHRODITES 21 9
n'est pas au fait ; il faut lui expliquer les choses. {Au
chevalier.) Te sens-tu des dispositions, là, franchement ?
Le Chevalier, vivement. — Oh ! oui, ma tante,
d'infinies {baissant les yeux...) surtout s'il s'agit d'entrer
dans une troupe où madame...
La Duchesse, interrompant. — Je crois vous en-
tendre. {A M^^ Durut.) Il n'est pas sans esprit.
Madame Durut, un peu bas. — Je m'en suis toujours
doutée, et je suis sûre que, si vous aviez la bonté de lui
communiquer un peu du vôtre, il ferait en peu de temps
des progrès admirables.
La Duchesse, moins bas. — So3^ez assurée, ma chère
Durut, qu'il n'y a rien que je ne suis capable de faire
pour votre neveu... Il rougit !
Il est divin !
Cette rougeur, très vraie, provient de l'impression plus que douce
que fait sur le très impressionnable juene homme la fréquentation de
ses yeux sur une infinité de charmes. On siffle pour M™"^ Durut.
Madame Durut, souriant. — Exciisez-moi, mes
enfants. {Elle sort.)
La Duchesse, à M^^ Durut, comme pour la rappeler.
Bh bien ! eh bien ! {Att chevalier.) Votre tante est la
meilleure femme de l'univers, mais, entre nous, elle perd
l'esprit. Y a-t-il du sens à s'en aller sans me laisser per-
sonne qui puisse m'aider à sortir du bain ?
Le Chevalier. — Je croyais, Madame, que vous y étiez
depuis bien peu de temps. Mais, quand il vous plaira
d'en sortir, j'aurai soin de vous procurer tout ce qui
pourra vous êtes nécessaire.
La Duchesse. — C'est parler raisonnablement. Mais
votre tante est vraiment folle, comme je vous le disais :
n'imaginerait-elle pas que j'allais me servir de vous-
même !
Le Chevalier. — Permettez, madame, que je sois
neutre dans cette occasion. Si, de peur de vous déplaire,
je n'oserais vous contredire, il n'en est pas moins vrai
que ma tante pensant à me procurer tant de bonheur,
je ne puis aussi la blâmer.
220 l'cEUVRE d'ANDRÉA DE NERCIAT
La Duchesse, gaîment. — Cela est clair, je suis con-
damnée.
Le Chevalier. — Il serait heureux pour moi que de
vous-même vous voulussiez bien avoir tort.
La Diuchesse, finement. — Monsieur Alfonse, vous
n'êtes pas tout à fait aussi neuf qu'on a voulu me le per-
suader... Eh bien, je souscris à votre arrêt, et vous allez
être chargé seul de tous les petits soins d'usage. L'effet
que j'espérais de ce bain est absolument manqué... Je
ne sais... au lieu de me rafraîchir il m'a mise dans une
agitation !... [Elle se met debout dans sa baignoire.) Je
n'y peux plus tenir ! {Faisant face au chevalier, elle
expose ainsi dans tous leurs avantages ses plus attrayants
appas. Alfonse, malgré son inexpérience, fait tout ce qui
convient avec une adresse infinie. Ses larcins même ont
une grâce qui donne de lui la plus favorable opinion. Les
détails de cette toilette vont jusqu'à une espèce de pillage
galant, pour lequel au surplus la duchesse, sûre de son
triomphe, affecte de donner les plus engageantes facilités.)
Bref, la duchesse est... violée. La loi d'une guerre de
siège est que le vainqueur ne fasse aucun quartier quand
la place succombe à l'assaut ; aussi notre adorable con-
quérant fait des siennes à toute outrance, darde sa
rosée de vie sans le moindre ménagement. Le peu'de^part
que semble prendre l'assiégée à la joie de ce triomphe
ne veut pas dire qu'elle y soit tout à fait insensible.
Elle a goûté, peut-être en dépit d'elle-même, le plus vif
des plaisirs, mais à peine cet orage de bonheur a-t-il
fini pour elle, c|u'elle laisse échapper de désobligeantes
expressions de repentir et de ressentiment. Nous n'en
rapporterons que ce qui est indispensablement nécessaire
à la solution de l'énigme.
— Monstre ! dit-elle dans un délire de fureur, tu
te crois heureux !
Eh bien ! si je suis grosse de ta façon, vil petit bour-
geois, tu m'auras assassinée, car je me brûlerai la cer-
velle !
Sans doute le lecteur ne s'attendait i)as à ce dé-
nouement, qui n'est pas du tout analogue à l'imbroglio
de la scène ! Il faut le mettre au fait. La Duchesse, par
LES APHRODITES 221
un de ces travers dont rien ne peut rendre compte, a
conservé de son origine allemande et de l'éducation
qu'elle a reçue, le préjugé de croire qu'une femme de
haut rang se doit de ne mettre au monde que de vrais
gentilshommes. En conséquence, mariée depuis trois
ans, il lui est assez égal que les enfants qu'elle pourra
donner à son époux soient de lui ou du plus fécond des
aide-maris qu'elle favorise : le point essentiel est qu'au-
cun levain roturier ne puisse fermenter dans ses nobles
entrailles ; elle a donc fait et tenu jusqu'alors le serment
de ne se livrer selon la nature qu'à des nobles. Or, elle
est persuadée, dans cette occurrence, que le bel Alfonse
est le neveu d'une femme dont la naissance est non
seulement obscure, mais abjecte. Elle a du caractère,
nous l'avons dit en traçant son portrait, aussi, quelque
charmante qu'ait été pour elle la naissance de sa ten-
tation, elle est au désespoir d'avoir été entraînée. Elle
avait tout autre projet : d'abord celui de satisfaire un
désir curieux, la vue d'un corps qu'elle soupçonnait
être admirable, lui promettait un grand plaisir.
Pourquoi ne pas le goûter en entier ? Pourquoi se priver,
par un peu de fausse honte, de savoir si ce qui fait
l'homme répondait chez Alfonse au reste de ses per-
fections ? De là le caprice de proposer le bain, d'aider
à !^ déshabiller, d'exiger la chute du caleçon, etc..
D'ailleurs, elle supposait Alfonse novice, docile, capable
de s'arrêter où elle le lui prescrirait. Ensuite, la du-
chesse, par exemple, aime à la fureur, qu'une langue
complaisante et vive Télectrise et lui fasse oublier son
être. C'était à ce seul badinage qu'elle se proposait d'em-
ployer son beau protégé. Mais point du tout ! Le voilà
qui a pris le mors aux dents et le reste ! Quel bonheur
pour cette femme bizarre quand elle sera détrompée.
Quelle bonne scène ridicule pour le Chevalier, qui sent
tout l'embarras que se donne la duchesse, en sortant
soudain de son rôle de femme de théâtre pour outrer
la hauteur d'une femme de cour !
Oublions-les pendant quelques moments, et voyons
un peu ce qui se passe ailleurs.
222 l'cEUVRE d'ANDRÉA DE NERCIAT
A BON CHAT BOX RAT
A peine la duchesse est-elle au bain, que le comte (rencontré tout près
de l'hospice par l'émissaire) est arrivé. C'est à cette occasion qu on
avait sifilé pour Mn»» Durut quand elle a si brusquement laissé seule
la Duchesse et le neveu supposé.
Mme Durut introduit le comte dans le même pavillon où elle avait
d'abord conduit le chevalier.
Le Comte (i). C'est qu'aussi la chère duchesse extra-
vague ; exiger de moi, dans ma position, des entrevues
de jour, c'est manquer totalement de bon sens.
Madame Durut. — Vous savez que, la nuit, elle ne
peut ni sortir, ni vous recevoir chez elle.
Le Comte. — Jeter ensuite feu et flammes, parce que
je ne suis pas à la minute au rendez-vous où elle n'a rien
de mieux à faire que de se trouver même avant l'heure,
c'est me tyranniser !
Madame Durut, ironiquement. — Je vous conseille de
vous plaindre.
Le Comte. — Où est-elle enfin ?
Madame Durut. — Au bain.
Le Comte. — Je vole auprès d'elle...
M-\DAME Durut. — Non pas, s'il vous plaît {On devine
la véritable raison de M^e Durut. Voici celle qu'elle
donne :) L'objet du bain est de calmer le sang : or,
nécessairement, l'explication que vous auriez ensemble
agiterait cette belle dame. Vous aurez donc la com-
plaisance d'attendre que j'aie pris ses ordres à votre
sujet et rapporté sa réponse.
Le Comte. — Vous avez raison, ma chère Durut ;
du caractère que nous lui connaissons, elle ne manquerait
pas de faire une scène : il faut l'éviter. Mais je meurs de
besoin ! cloué, dès dix heures du matin, sur les bancs de
(i) Le comte : ce que cet homme a de plus remarquable est son ex-
trême suffisance ; il n'est d'ailleurs ni bien, ni mal ; mais il était ci-
devant à la cour, et d'une liste dans laquelle les femmes telles que la
duchesse choisissent volontiers leurs amis de boudoir (N.).
LES APHRODITES 223
ce maudit Manège, d'où je me suis échappé comme un
voleur, sans attendre la fin de cette intéressante dis-
cussion... {Quoique le comte n'ait dit tout cela qu'en vue
de faire l'important, M^^ Durut, sachant absolument
très bien qu'il est absolument nul à l'Assemblée, et se
plaisant à faire des épi grammes à sa manière, coupe cette
tirade :)
Madame Durut. — Que prendrez-vous, monsieur le
comte ?
Le Comte, — Une croûte grillée, avec un peu de vin
d'Espagne.
Madame Durut. — On va vous servir à l'instant {Elle
disparaît. Un moment après le déjeuner du comte est
apporté par Célestine (i), une charmante fille qui passe
pour être sœur de mère de M^^ Durut).
LE COMTE, CÉLESTINE
Le Comte, allant au devant. — Quoi ! C'est vous-
même, belle Célestine, qui prenez la peine...
CÉLESTINE. — Pourquoi pas, Monsieur le comte ?
On a toujours plaisir à servir quelqu'un d'aimable.
Le Comte, avec un mouvement modeste. — Ah ! ce joli
compliment met le comble à vos attentions. (// la dé-
barrasse du plateau.) Si vous vouliez, charmante Céles-
tine, que ce déjeuner devint délicieux pour moi, vous
mouilleriez ce verre de vos lèvres de rose, et, buvant
après vous, je croirais recevoir un baiser.
(i) Célestine : à peine 20 ans, grande et belle blonde au plus frais
embompoint, richement pourvue de toutes les rondeurs et potelures
que peuvent désirer tous les genres d'amateurs. Célestine a de grands
yeux bleus plus animés que ne le sont habituellement ceux de cette
couleur, et qui semblent demander à tout le monde l'amoureux merci.
Sa bouche riante, ses lèvres légèrement humides ont le mouvement
habituel du baiser. Cette fille est, parmi les femmes, ce qu'est, parmi
les fruits une belle poire de doyenné, tendre et fondante. Célestine
désirée de tout le monde, aime tout le monde : aussi jamais cette bien-
faisante créature ne put répondre non à quelque proposition qu'on ait
eu le caprice de lui faire. Elle a de plus la gloire d'avoir remporté au
concours la place de première essayeuse. On rendra compte en temps
et lieu des fonctions et préorgatives de cet important emploi (N.).
2 24 L ŒUVRE D ANDREA DE NERCIAT
CÈLESTiNE. — Voilà qui est d'une galanterie bien
quintessenciée ! Pourquoi demander de ma part un
baiser par ricochet, quand je puis vous en donner plutôt
deux qu'un directement ?...
Le Comte, la prenant avec transport. — Est-on ai-
mable ? En vérité, Célestine, vous surpassez tout ce
qui vient ici...
CÉLESTINE, interrompant gaiement. — Chut ! chut !
songez que nous avons quelque part certaine duchesse,
et....
IvEJComte. — Bon ! elle est au bain, si loin, si loin de
nous !...
Célestine, avec finesse. — Mais si près, si près de
votre cœur ! (// ne laisse pas d'entraîner Célestine jusque
vers un fauteuil oie il se jette la tenant entre ses jambes).
Allons, Monsieur le Comte, de la bonne foi dans les
traités ; vous n'êtes point ici j3our moi.
Le Comte. — Laissons, mon cœur, ces subtilités de
délicatesse. Il y aurait moyen de bien mieux employer les
instants. [Il chiffone le fichu.) Si vous êm'aimiez un peu...
Célestine, défendant faiblement sa gorge. — Nous ne
nous connaissons point, pourquoi vous aimerais-je ?...
Vous êtes joli cavalier, pourquoi ne vous aimerais-je
pas ?
Le Comte, s'animant. — • Elle est divine ! Il y a un
siècle, belle enfant, que tu me trottes en cer\'elle ; mais
tu as précisément une de ces sorcières de mines qu'il
faut chasser de son imagination comme la peste, si l'on
ne veut pas s'enfiévrer.
Célestine. — Pourquoi, s'il vous plaît, me chasser si
fort ! vSachez que j'aime beaucoup, moi, qu'on se
passionne un peu pour mon petit mérite... Mais voyez
donc comme il m'accommode ! {Les taons sont au pillage.)
{On supprime ici d'inutiles lambeaux de dialogue).
Célestine (i) acceptant l'assignai après quelques
(i) Le Comte donne à Célestine un ixssignat de 300 livres.
LES APHRODITES 225
façons. — Ne croyez pas cependant que je veuille em-
ployer ce chiffon à réparer une sottise. On dit qu'avant
peu ce beau papier de votre fabrique ne sera plus bon
qu'à cet usage, mais en attendant, je vais bel et bien
le convertir en écus.
Le Comte. — ■ Tu me bats avec mes armes, friponne !
Cela n'est pas généreux...
Pour l'apaiser Célestine, se jetant à son cou, lui donne un de ces baisers
qu'elle a le talent de rendre si doux, et échappe à l'instant. Il est
bon d'avertir le lecteur que cette si complaisante Célestine avait
été députée au comte par M™® Durut, afin qu'il fut occupé tout le
temps qu'il faudrait à la duchesse pour s'arranger avec le charmant
Alfonse. On voit que Célestine ne pouvait s'acquitter mieux de son
agréable commission. Le Comte se purifie, aidé, comme l'a été le
Chevalier, par la jolie négrillonne. Ensuite, il déjeune, et attend, en
lisant quelques feuilles du jour, qu'on vienne enfin lui donner des
nouvelles de la Duchesse.
VIVE LE VIN ! VIVE L'AMOUR !
Le Comte, au Chevalier, se levant brusquement. — Je
connais trop la façon de penser de M"^*^ le Duchesse pour
pouvoir douter que vous soyez un homme comme il
faut ; ainsi, monsieur, nous n'aurons probablement en-
semble qu'une explication très décente sur le hasard qui
vous fait recueillir le fruit d'un rendez-vous donné
pour moi,. Cependant, si par malheur je me trouvais
encore plus lésé que je ne suppose l'être...
Le Chevalier, avec fierté. — Qu'en serait-il,
'monsieur ?
Le Comte, fièrement à son tour. — C'est ce que je vous
ferai savoir, monsieur.
Le Chevalier, se soulevant. — Je n'aime pas à différer
ces sortes d'éclaircissements... (// s'échappe du lit et suit
nu le comte, qui vient de passer dans la salle de bain, oit
sont aussi les habits du Chevalier.)
Madame Durut, leur courant après. — Holà ! mes
beaux champions ! ce lieu n'est pas du tout celui des
scènes tragiques.
La Duchesse, accourant aussi, à M^^ Durut. —
226 l'œuvre d'AXDRÉA DE NERCIAT
Arrêtez-les ! ma bonne. Si j'ai quelque empire sur vous,
messieurs...
En même temps, M™'' Durut a fermé la pièce à clef. Le Chevalier
s'habille en grande hâte. M""^ Durut sert la Duchesse, qui en fait
autant, marquant par des mouvements presque convulsifs qu'elle
éprouve quelque chose de bien pénible...
Le Comte. — Quel est ce jeune homme, madame
Durut ?
IvA Duchesse, vivement. — Son neveu (i).
IvE Comte, feignant de se calmer, et d'un ton ironique.
— Digne choix, en vérité ! Je n'ai plus rien à dire. {A
Mme Durut.) Ouvrez-moi.
Le Chevalier. — On vous trompe, monsieur. Dans
un moment je retourne à Paris ; si vous n'avez rien de
mieux à faire que de m'y suivre, nous pourrons causer
en chemin et déterminer à quel point chacun de nous
offense son rival.
Le Comte* — Je suis à vos ordres.
Madame Durut. — Cela vous plaît à dire : vous êtes
tous deux aux miens. Mais voyez donc un peu ces mu-
tins ! Sachez, mes beaux messieurs, que, toute taquinerie
cessante, vous ne sortirez pas d'ici que je le veuille
bien. Oh ! vous êtes, en dépit de vos bouillants courages,
tout à fait en mon pouvoir.
La Duchesse ne sort des mains de M™<= Durut que pour aller tomber
pesamment dans une bergère, où elle joue assez bien la défaillante.
La Duchesse, avec les mines convenables. — Je me
sens mal... Durut, de l'eau de Cologne... des sels... de
l'éther... Je n'en puis plus... J'étouffe... je me meurs...
{Elle est four lors immobile, dans l'attitude la plus théâ-
trale, l'œil fermé, mais sans que les roses des joues et des
lèvres aient pâli de la moindre nuance.)
Le Chevalier, aux pieds de la Duchesse. — Oh ! ciel !
quel malheur !
(i) Ce mensonge a pour but à la fois et de vexer le Comte et de pré-
venir une affaire d'honneur (N.).
LES APHRODITES 227
Madame Durut, assez calme et donnant du secours. —
Là ! là ! ne vous désespérez pas, cela n'aura pas de
suites...
En effet, à peine a-t-on mis des sels d'Angleterre sous le nez de la Du-
chesse, qu'un long soupir annonce la clôture de son évanouissement.
Madame Durut, au Comte. — Voilà pourtant, vilain
homme, la belle besogne que vous êtes venu faire ici !
Que je déteste ces vaniteux ! Tout irait si bien, si Ton
voulait ne mettre que de la folie à ce qui est unique-
ment affaire de plaisir.
lyE Comte. — ■ Vous verrez que c'est moi qui ai tort !
Madame Durut. — Assurément, et en tout point.
Vous vous êtes conduit en homme qui n'a pas le sens
commun. Vous arrivez trop tard ; premier tort, d'autant
plus inexcusable, qu'il est absolument volontaire ;
vous vous montrez ici avec l'assurance et la brusquerie
dont on blâmerait même un mari : second tort ; vous
nous rompez tous en visière ; plus grand tort qui vous
donne en même temps beaucoup de ridicule^'; la preuve
en est à ce qu'il vous a été forcé de voir et d'endurer.
Répondez à tout cela. Eh ! morbleu ! puisque vous
aviez assez joliment passé votre temps là-bas, que n'y
restiez-vous ? Célestine aurait bien eu la complaisance
de vous y tenir plus longtemps compagnie.
La Duchesse, avec intérêt. — Célestine !... Ils ont été
ensemble ?
Madame Durut. — Assurément et de la meilleure
intelligence encore.
LES MÊMES, CÉLESTINE
CÉLESTINE, en dehors et frappant. — J'entends qu'on
parle de moi, veut-on bien m 'ouvrir ?
M"^ Durut ouvre et lui conte rapidement la querelle de ces messieurs.
CÉLESTINE, gaîment. — Fort bien ! {Au Comte.)
228 l'œuvre d'aXDRÉA DE NERCIAT
Voilà donc, petit perfide, comme je puis me fier à vos
belles protestations ! {Avec une menace badine.) Si j'étais
babillarde, comme vous seriez grondé ! Allons, la paix,
mes bons amis. [Au Comte en lui mo7itrant le chevalier.)
Voyez donc comme il est joli ! Vous auriez la barbarie
de l'embrocher en face ?
Les esprits sont déjà consid rablement apaisés, la Duchesse et
Mme Durut souriant à l'épigrammatique plaisanterie de < "élestine.
La Duchesse, an, Comte d'un ton piqué. — Il paraît,
monsieur, que nous ne sommes pas en reste l'un avec
l'autre... [D'un ton moins sec.) Que tout ceci finisse donc
convenablement. {Elle lui tend la main.) Je vous par-
donne l'aimable Célestine ; faites-vous de même une
bonne raison au sujet du charmant Chevalier... Touchez-
là.
lyE Comte, obéissant. — Vous avez tant d'ascendant
sur moi... qu'il faut bien en passer par ce que vous
voulez. Allons, madame, qu'il n'en soit plus parlé.
CÉLESTINE, avec espièglerie. — Oui dà ! Cela est fort
aisé à dire. Je ne prends pas, moi, la chose aussi indiffé-
remment. J'avais fait une conquête ; on m'avait juré
ks plus belles choses du monde ; il faut que mon compte
se trouve à tout ceci. Je déclare donc que je m'empare
de monsieur {du Chevalier)... sauf à le restituer à qui il
appartiendra lorsque je croirai m'être suffisamment
vengée.
Mad-\me Durut. — La matoise ! tout en riant, elle
le fera comme elle le dit, ou le diable m'emporte ! Oh !
je la connais ! Mais pensons enfin au solide ; il faut
dîner ; qu'en pensez- vous, mes enfants ?
La Duchesse. — Je meurs d'appétit.
M.\D.\ME Durut. — Eh bien ! allons. Nos jeunes
braves videront leur querelle à table, et se battront à
l'aise le verre à la main. {Elle prend au Comte une main ;
à Alphonse : ) La vôtre ? approchez. {Le Chevalier
approche. Elle réunit leurs mains.) La paix, au nom du
plaisir !
Le Comte. — De tout mon cœur. {Ils s'embrassent.)
LES APHRODITES 229
]\lADA]vrE DuRUT. — Je ne demande pas à madame la
Duchesse si elle trouve bon que nous ne nous séparions
pas. Si sa conx^ersion est sincère...
La Duchesse, interrompant. — Très sincère, je te
jure, ma chère Durut. Il faut que Célestine et toi soyez
des nôtres ; je l'aurais exigé si tu ne m'avais pas pré-
venue...
Madame Durut. — C'est parler, cela. Allons, je
commence à espérer qu'enfin on pourra faire quelque
chose de vous, {M^^ Durut s'en va.)
Peu d'instant après, un des jockeys, qu'on connaît déjà, vient annoncer
qu'on a servi et conduit les convives à une pièce délicieuse. Elle
représente un bosquet dont le feuillage, peint de main de maître,
se recourbe en coupole jusque vers une ouverture ménagée en haut
et d'où vient le jour, à travers une toile légèrement azurée qui com-
plète l'illusion. On voit, sur le fond transparent, les extrémités des
feuilles et quelques jets élancés se découper avec une vérité frappante.
Tout autour de la pièce, aux troncs des arbres régulièrement espacés,
on voit attachée une draperie blanche bordée de crépines d'or, qui est
censée cacher tous les intervalles au-dessous du feuillage. Le bas est
une balustrade du meilleur style, peinte en marbre blanc et qui parait
se détacher. Le tapis est un gazon factice parfaitement imité. A
peine s'est-on réuni dans cet agréable lieu qu'il y survient le dîner le
plus sensuel.
Le Duchesse, le Comte, le Chevalier, Célestine et M™<^ Durut sont à
table et mangent.
Madame Durut. — Vous ne paraissez pas penser
à me remercier, cependant vous avez l'étrenne de cette
jolie salle, qui n'est achevée que depuis quelques jours,
et où je n'ai permis à qui ce soit d'entrer tandis qu'on
y travaillait.
Le Chevalier. — On ne pouvait penser rien de^plus
agréable, et l'exécution en est parfaite.
Le Comte. — L'architecte a un peu écouté aux
portes. Je connais la pareille salle, je dis absolument
pareille, chez le marquis de (i)...
(i) Le Comte a raison. Cette salle existe en original chez une damt;
fort célèbre, que les deux sexes déchirent également, les femmes, par
hypocrisie, car elles ont son amour et lui prodiguent le leur, les hommes
par un sot amour-propre, car près d'elle ils sont rarement heureux.
Mais qui peut juger sans passion cette Sapho moderne ne peut s'em-
230 l'cëuvre d'andrea de nerciat
Madame Durut, interrompant. — Je connais, je
connais ! assurément vous pouvez connaître. Une chose
n'a-t-elle donc de prix qu'autant qu'elle soit unique ?
A boire ! je passe ma vie à entendre d'insoutenables
gens comparer, épiloguer, au lieu de jouir...
CÉi^ESTiNE, interrompant. — - Et ma bouillante sœur se
fâcher au lieu de manger ! cela ne revient-il pas au
même ?
La. Duchesse. — Célestine a raison, et je suis en-
chantée, Durut, qu'elle vous ait prise .sur le fait. Savez-
vous que vous devenez d'une humeur...
Madame Durut, avec surprise. — Et vous aussi ? A
votre tour, messieurs, grondez-moi. J'ai donc de l'hu-
meur ? Eh bien ! il faut la noyer dans le bourgogne.
{Elle s'en fait donner une bouteille et se verse une rasade.)
A vos santés...
IvE Comte. — J'aime mieux cela que de la morale.
On boit à la ronde. Ils mangent tous du meilleur appétit et boivent à
proportion. Avec le second service on a apporté des vins délicieux.
Les entremets sont ingrédientés de manière à ne pas permettre que
de tels convives conservent longtemps leur sang-froid et demeurent à
table sans s'agacer. Quoique le Chevalier ait fait passablement des
siennes, il se sent déjà des velléités pour cette friponne de Célestine,
dont il est voisin, et qui joue avec lui de la prunelle, à faire saute -
le bouchon. La vue de plus de la moitié de ses merveilleux '.etons
{quelle découvre sous prétexte d'v pourchasser un peu de pain qui la
blesse) achève de mettre en rut l'inflammable jouvenceau. Cependant il
s'observe assez bien pour ne pas se mettre dans le cas d'offenser la Du-
chesse, cjui le guette du coin de l'œil. De son côté le Comte croit de
son honneur qu'avant qu'on se quitte, la Duchesse ait fait aussi
quelque chose pour lui. Durut, qui ne perd rien de tout ce manège, r.t
sous cape, tt déjà se doute dt ce qui va suivre. Au dessert, les gens
renvoyés, la conversation s'anime par degrés et devient des plus
polissonnes. En voici un léger échantillon :
Madame Durut. — A propos, madame la Duchesse, il
y a longtemps que vous n'êtes venue j^ar ici avec ce
grand lévrier... cet étranger si blond, si pomponné !...
hèchc de l'admirer et de l'aimer, et s'étonne de lui voir concilier de la
manière la plus naturelle les goûts et les habitudes de la femme à la fois
la plus légère et la plus frivole et la plus essentielle, la plus capricieuse
en fait de plaisir, et la plus invariable en fait de sentiments (N.).
I.ES APHRODITES 231
I^A Duchesse. — Elle me divertit avec son lévrier,
c'est justement un Danois... l'Opéra me l'a enlevé...
CÉi^ESTiNE. — Iv' Opéra ne vous a pas enlevé grand'
chose. Cet homme est bien le plus glacial bande-à-l'aise !
(Gaîmeni) Nous sommes tous garçons ici ?
L,A Duchesse, souriant. — Il a donc l'avantage de
vous connaître ?
CÉivESTiNE. — Oh! ne m'en parlez pas. J'eus un jour, je
ne sais par quel caprice d'avoir quelqu'un d'encore plus
blond que moi, le malheur de m 'aventurer avec ce beau
monsieur ; cela fut d'un nul !... Il est vrai qu'il resta
sur-le-champ de bataille un diamant, mais vivent les
gens qui savent les faire gagner !
IvA Duchesse, sentant une atteinte. ■ — Comte, j'ai des
cors, je vous en avertis. {Elle sourit.)
Madame Durut. — Oh ! je le reconnais au langage
des pieds. Chez moi, certain soir qu'il s'agissait d'enivrer
un provincial et de lui souffler sa jolie femme, ne voilà-
t-il pas mon maladroit qui, à table, en face du couple,
se trompe et croyant faire une gentille à madame,
nous appuie amoureusement un pied sur l'orteil
goutteux du mari. Celui-ci de jeter le cri de quelqu'un
qu'on mettrait à la broche et de retirer les jambes si
promptement, si fort et si haut qu'il soulève la table
et renverse tout ce qui la couvrait. Figurez-vous le
baccanal, le tracas, la consternation d'une femme peu
faite, alors, à de pareils événements !... Il est vrai que,
depuis, nous en avons fait une rude lame... Comte, vous
pouvez certifier ce que je dis.
Le Comte, froidement. — Qu'en faites-vous ?
Madame Durut. — C'est du véreux maintenant.
Elle vient encore dans ma maison de Paris, pour les
moines.
La Duchesse. ■ — Fi !
Le Comte, — Quant à moi, je l'ai totalement perdue
de vue, il y a bien six mois, depuis qu'elle m'a débauché
mon valet de chambre.
Célestine. - — Ce fut surtout pour vous un grand
crèvecœur que de perdre ainsi deux maîtresses à la
fois ?
232 L CETJV'RE D ANDREA DE XERCIAT
Madame Durut. — Pourquoi pas trois ? car la dame
ne se faisait pas beaucoup prier pour faire le thème en
deux façons.
IvE Comte. — De la méchanceté ! Il est assez plaisant
qu'on gronde ici des sortes de caprices, tandis qu'on
veut bien les laisser en paix dans la société. Vous voilà
trois femmes : laquelle de vous osera jurer de n'avoir
jamais varié la manière de faire des heureux ?
Célestine. — Monsieur le comte voudrait nous con-
fesser apparemment ! Quant à moi, je ne suis pas pressée
de m 'accuser de péchés dont il est très possible que je
n'aie aucun repentir.
Un excellent café, suivi des liqueurs les plus tmes, termine ce volup
tueux dîner.
Le Comte très pressé {ou qui feint de l'être) d'assister à l'auguste pé-
taudière, part tout de suite dans son rapide cabriolet. La Duchesse
reste. L'adroite et complaisante Célestine prête son ministère pour la
mettre en état de paraître au spectacle. Le Chevalier dont on a renvoyé
les chevaux, et qui n'a rien de mieux à faire que de se reposer, suit aux
Italiens son équivoque conquête, qui l'enlève dans un vis-à-vis d'une
élégance achevée, attelé de deux anglais sans prix pour la vitesse et la
beauté.
Iv'ceiL DU MAITRE
MADAME DURUT, CÉLESTINE
Elles sont dans le logement de la première et sont occupées de compter.
Chacune a sous les yeux un livre de dépense, dont elle vérifie les
articles.
Madame Durut. — J'ai fait.
CÉLESTINE. — Et moi aussi, bien juste en même temps
que toi.
M.\DAME Durut. — A combien, d'après ton addition,
se monte la dépense du mois ?
CÉI.ESTINE. — A neuf mille six cent quatre-vingt-
quatre livres douze sols.
Madajvie Durut. — Barème ne serait pas plus correct
que nous ; j'ai le même total à six deniers près.
CÉLESTINE. — Tu as raison ; six deniers : je les ou-
blais à cette colonne.
Madame Durut, — I,a recette ?
_ CÉLESTINE. — Dix mille huit cent quatre vingt-seize
livres huit sols... sans deniers pour le coup.
Madame Durut. — On ne peut mieux. Eh bien !
Célestine, quel est le métier, le commerce soi-disant
honnête qui produirait par mois, à raison de nos fonds, un
bénéfice net de douze cent douze livres cinq sols six
deniers, tous frais et bien des petites fantaisies satis-
faites, dont le prix se trouve englobé dans la masse des
dépenses ?
CÉLESTINE. — Iv' observation est juste. Encore ce
mois-ci n'a-t-il pas beaucoup donné.
Madame Durut. — Sans compter que j'ai réduit de
234 I. 'oeuvre D ANDREA DE NERCIAT
près de mille écus les mémoires des bâtiments depuis
l'approbation des comptes.
Cklestine. — Tout doux, s'il vous plaît, ma chère
sœur ; j 'ai réduit est bientôt dit ! Oubliez-vous que ce
rabais, c'est à moi qu'on en a l'obligation, puisque j'ai
fait ce qu'il fallait pour que M. du Bossage y souscrivît ?
Madame Durut. — Tu cries, ^lademoiselle, avant
qu'on écorche ! Tiens, regarde, lis : « Trois cents livres
de gratification à M^^^ Célestine pour le dixième d'une
épargne de trois mille livres qu'elle a procurée à l'éta-
blissement ». Et cela sans préjudice de ta part d'associée.
CÉEESTiNE. — • C'est parler, cela, et j'aurais d'autant
plus mauvaise grâce à me faire trop valoir, que ce petit
pince-sans-rire d'artiste s'est donné les airs de me le
mettre (i) sept fois pendant la nuit qui fut le pot-au-vin
de votre arrangement.
Madame Durut. — Sept fois ! mon cœur ; oh ! sur
ce pied, ce sera moi, ne t'en déplaise, qui lui compterai,
le 30, les mille livres qu'il doit recevoir. Je ne me pré-
vaudrai nullement des dix jours de grâce, et j'espère
bien qu'en faveur de mon exactitude à payer, il daignera
me faire tâter de son savoir-faire.
CÉLESTINE. — Rien de plus assuré, car il m'a dit plus
de trois fois, à travers les beaux transports qu'il me
témoignait, que tu devais être une excellente jouis-
sance...
Madame Durut, interrompant . — Je m'en pique...
CÉEESTiNE interrompant. — Mais que tu lui en im-
posais.
Madame Durut. — Le pauvre garçon ! Il est bien
trop bon d'avoir peur de moi ! Qu'il vienne ! je lui ferai
connaître qu'on m'apprivoise assez facilement, et que
les gens qui parlent par sept, ont le plus grand droit
de tout oser avec leur très humble ser\'ante. Mais pour-
suivons notre besogne : combien d'abonnements reste-
t-il encore à faire payer ?
Célestine. — ■ D'abord... celui du commandeur de
Palaigu.
(1) Entre sœurs on ne se gêne pas (N.).
I<ES APHRODITES 235
Madame Durut. — Qui ? ce grand jeudi (i) qu'on dit
malade d'un satyriasis incurable ? Après ? {On reprend
le travail.)
CÉr^ESTiNE. — Ici viennent quelques articles véreux.
Plusieurs aristocrates émigrants avaient écrit pour que
leur abonnement continuât, ils en doivent le montant,
et ils sont notés pour leur part des dépenses casuelles.
Sans doute ils se flattaient de n'être pas aussi longtemps
atteints, mais n'a^^ant point assisté, peut-être refuse-
ront-ils d'entrer en compte ?
Madame Durut. — Fi donc ! Quel horrible soupçon !
Ils paieront, Célestine. C'est de l'or en barre. Oh ! s'il
s'agissait de quelque dette d'un autre genre, comme
pour habits, voitures, fournitures de domestiques, il y
aurait peut-être à batailler pour le paiement ; mais
quand il est question pour ces messieurs de demeurer
Aphrodites, de n'être pas rayés avec ignominie de la
plus heureuse liste, crois qu'ils y regarderont de plus
près (2).
Cèi^ESTiNE. — Peut-être ?
Madame Durut. — Je te dis que leur dette envers
l'établissement est sacrée, et qu'ils sont bien trop avisés
pour manquer d'y faire honneur.
CÉ1.ESTINE. — Soit. J'admire, en effet, comment,
tandis que tout le monde a l'air de mourir de faim, nous
voyons venir ici nos habitués les poches pleines.
Madame Durut. — Tu serais bien plus surprise
encore de voir les joueurs, quand nous aurons une partie,
ils regorgent d'or . Ce n'est pas que les espèces manquent,
(i) Chez les Aphrodites on nomme jeudis ces messieurs qui, tout au
moins partagés entre l'œillet et la boutonnière, avaient pour jour
de solennité le jeudi, en l'honneur de Jupiter, le Villette de l'Olympe
comme tout le monde sait. Les femmes qui avaient la complaisance
de se prêter au goût de messieurs les jeudis sont connues sous le nom
deyaww£'//f5 (de Janus), à cause de leur double manière de faire des
heureux. Les amateurs de ces sortes de femmes se nommaient, en
conséquence Janicoles. Les Andrins, en petit nombre, étaient ceux
qui, ne faisant cas d'aucun charme féminin, ne fêtaient que des
ôanymèdes.
(2) Uns'atutdela dernière rigueur supprimait les mauvais payeurs.
Les délais étaient très courts.
236 l'ceuvre d'andréa de nerciat
mais on n'ose en laisser voir, et plus on se refuse, par
hypocrisie, pour de vrais besoins, ou pour un luxe
extérieur que maintenant il est dangereux d'aôichcr,
plus, en revanche, on est en état de faire des sacrifices
pour de secrets plaisirs. Après ?
CÉUÊSTiNE. — Rien de plus en souffrance, quant aux
abonnements ; mais voici quelques non-valeurs d'un
autre genre : « Prêté à i\I°i^ de Braiseval, quinze louis ».
Elle devait les rembourser au bout de huit jours, le
mois est près de finir.
Madame Durut. — Passons : le lendemain du prêt,
je me suis fait rendre ces quinze louis par un vieil oncle
de I\I™^ de Braiseval, assez sot pour être amoureux,
gratis, de sa banale nièce. Si le pauvre diable savait à
quel usage elle avait employé cet argent, il se repentirait
bien, ma foi, d'en avoir fait le sacrifice. C'était pour
récompenser le solide service d'un sauteur de chez
Nicollet, qu'elle venait de distinguer, mais non pas
comme M^^^ Célestine distingue le commandeur.
CÉLESTINE. — Si l'on jette des pierres dans mon
jardin, gare la revanche ! Au fait : quand M™^ de Braise-
val parlera de payer, il faudra lui donner quittance ?
Madame Durut. — Etourdie ! que dis-tu ? Il faudra
recevoir (i).
CÉEESTiNE. — Et si l'oncle a par hasard avec elle un
éclaircissement !
Madame Durut. — Il l'aura probablement. Où sont
les hommes assez généreux pour obliger incognito ? ^lais,
pour lors, tu n'auras pas su, j'aurai négligé d'enregistrer
cette recette et ne t'aurai prévenue de rien. Tu me ren-
verras la dame, que je menacerai auprès de mon mari,
de quelques confidences de ma part qui n'iraient à rien
moins qu'à la faire coffrer pour le reste de sa vie . {Avec
un air de viy stère). N'ai-je pas fourni à cette Messaline
jusqu'à trois cents suisses en un jour !
CÉLESTINE, soupir,a7it. — Grand bien lui fasse !
« Avance à la vicomtesse de Chatouilly, neuf cent
soixante livres en différents articles. »
(i) Elle est un peu friponne, cette M™*^ Durut (N.)-
LES APHRODITES 237
Madame Durut. — Cela sera bien payé. En attendant,
cet argent n'est pas sorti de la maison. Il s'est répandu
en petits salaires sur toute la marmaille mâle et femelle
que je puis enrôler, M™^ la Vicomtesse a le talent d'oc-
cuper ici cette espèce pendant des matinées entières à
se faire dorlotter, manioter, tripoter, baisoter, suçoter,
peloter à six francs par heure pour chaque individu.
CÉi^ESTiNE. — Voilà, par exemple, une bizarre fan-
taisie !
Madame Durut. — D'autant plus bizarre que si,
par malheur, quelqu'un de ces petits êtres avait l'ombre
d'un poil follet où tu sais, la dame furieuse le mettrait
brutalement à la porte et me laverait la tête d'impor-
tance. Mais est-on bien ras, bien scrupuleusement im-
berbe, ce sont de sa part des transports ! un délire !
Après cela, c'est son tour de fêter tous ces petits engins,
toutes ces petites moniches. C'est à mourir de rire, en
vérité.
CéIvEstinE. — Et c'est là tout ce qu'elle fait ?
^Madame Durut. — I^e plus souvent, il faut bien
qu'elle s'y borne ; quelquefois pourtant un marmot
précoce se trouve de douze à treize ans, bon à quelque
chose.
NOTE DU CENSEUR
MAITRE DE LA SOCIÉTÉ DES ANTIQUITÉS DE C.
On ne sait souvent où une langue va puiser ses ri-
chesses. J'ai vu des Français se creuser la tête pour
trouver l'origine du mot gamahucher, et dire ensuite
qu'il était de pure fantaisie. — Point du tout, messieurs ;
il existe au fond de l'Egypte une secte de bonnes gens
qui rendent un culte à l'ami de Priape. Je ne cite ni
l'ouvrage où j'ai trouvé ce renseignement important,
ni l'auteur trop grave et trop national pour ne pas se
courroucer s'il se voyait nommer dans des écrits bouffons
qui décèlent évidemment la futilité d'un esprit aristo-
cratique. Je prie donc le lecteur de m'en croire sur ma
parole, comme j'ai cru le voyageur sur la sienne... Or,
il me semble que le mot Quadmousié, apporté d'Egypte
en France, peut fort bien s'être altéré pendant la tra-
versée. L'essentiel est que le culte lui-même se soit exac-
tement transmis et sans doute perfectionné parmi nous.
Quant à la racine de l'expression, elle peut bien être
adoptée sans difficulté par une nation qui de Rawens-
berg (i) a fait Ratisbonne ; Liège, de Luik ; La Haye,
de vS'Gravenhaag, etc., et qui, d'après ses conventions
alphabétiques, nomme Shakespear le génie que nos
voisins, d'après les leurs, nomment Chekspir. Il convient,
dis- je que cette nation reconnaisse cette savante éty-
mologie. Je réclame de plus contre l'innovation de
l'ignare abbé Suçonnet (2), qui ne fait dériver son terme
(i) Nerciat se trompe : c'est de Regensburg que l'on a fait en français
Ratisbonne.
(2) L'abbé Suçonnet, dont Célestine parle ailleurs, remplace ^rtwu/iM-
LES APHRODITES 239
que du grec, tandis que les Grecs auxquels il fait Thonneur
de l'invention même, pourraient fort bien n'avoir fait
qu'emprunter des Orientaux une pratique qui ne pou-
vait, au surplus, être connue nulle part sans y être
adoptée et maintenue avec ferv^eur.
POST-FACE DES EDITEURS
Dès la fin de 1791, les Aphrodites de Paris et de la
province se préparaient à se dissoudre. Quantité d'indi-
vidus des deux sexes s'étaient d'avance expatriés. De
ce nombre le prince Edmond, que des circonstances
infiniment heureuses avaient rappelé dans son pays,
et la nouvelle grande-maîtresse Eulalie, qui, par des
circonstances inutiles à déduire se trouvait dans le cas
d'accepter enfin, sans manquer à la délicatesse, le riche
legs que le malheureux comte de Scheimpfreich lui avait
destiné ; cette dame, disons-nous, et le prince s'étaient
passionnément occupés de préparer à ceux des Aphro-
dites qui étaient dignes de survivre à la fraternité de
Paris, un asile en pays étranger et les moyens de placer
avec avantage ce que l'Ordre conserverait encore de
richesses, après que tous les confrères (soit volontaire-
ment dégagés, soit congédiés) seraient remboursés. Les
comptes scrupuleusement ajourés par des frères finan-
ciers d'une probité à toute épreuve, l'Ordre survivant
se trouva riche encore de 4. 558.923 livres que des frères
banquiers trouvèrent moyen de faire sortir adroitement
du royaume. L'industrieux M. du Bossage s'était chargé,
de plus loin, de dénaturer en fait de constructions tout
ce qui caractérisait l'Ordre et ses divers objets, de même
que de faire parvenir à sa nouvelle destination tous les
détails transportables de décoration et d'ornement.
Comme presque rien n'était réel, que les machines,
surtout difficiles à renouveler en pa^'s étranger, l'entre-
prise du transport était moins difficile que minutieuse ;
chage par glottinade. « M. Suçonnet, qui est docteur, prétend que rien
n'est plus -igniticatif, et qu'il convient absolument d'emprunter du grec
le nom d'une volupté dont les Grecs nous ont transmis l'usage ».
240 L ŒUVRE D AXDRÉA DE NERCIAT
son utilité infinie l'emi^ortait d'ailleurs sur toute
espèce de considération. M"*^ Durut, Célestine, Frin-
gante et quelques camillons des deux sexes suivirent
à la file les fréquents envois, où Ribaudin signala dans
la conduite secrète de cette partie de l'opération, son
excellente tête, sa présence d'esprit, sa vigueur de carac-
tère, et justifia parfaitement l'honneur inipré\Ti qu'on
lui avait fait en se rangeant unanimement sous sa loi.
Quand tout l'ordre fut écoulé, corps et biens, sa feue
Révérence sortit la dernière ; elle porte aujourd'hui le
nom de Martinfort, et continue à prouver (^u on peut
être de très nouvelle noblesse, avoir porté par système
un uniforme odieux, avoir même précédemment été
moine, sans être, comme certains dédaigneux le pensent,
un homme vil, parce que l'on n'aurait pas été fait pour
monter dans les carrosses du Roi.
I^a journée funeste du 10 août 1792 suivit de bien près
le départ de l'héroïque Martinfort. Plusieurs Aphrodites
réformés périrent dans cette bagarre ; un i)lus grand
nombre d'eux encore, dont même quelques dames,
subirent les horreurs du 3 septembre suivant ; mais, par
bonheur, nul frère, nulle sœur de ceux et celles que nos
cahiers ont fait connaître, ne furent du nombre des
victimes. En général, aucun de nos acteurs n'a mal
tourné, sinon le pauvre Trottignac, son mauvais ton,
quelques propos indiscrets en faveur de cette liberté
qui promet tant aux gens sans élévation d'âme et sans
fortune, ayant déplu, sur les bords du Rhin, à quelques
fougueux émigrés, curieux d'ailleurs du sort d'un pied
plat, étalon de quatre jolies femmes, ces messieurs,
disons-nous, se persuadèrent que l'écuyer Trottignac
était un propagant. En conséquence ils le jetèrent, pour
le laver, dans le fleuve : il s'y noya. On les blâma fort.
Tant de zèle était diamétralement au rebours des \aies
d'union et d'humanité qu'avaient les chefs de l'émigra-
tion, et dont ils n'ont cessé de recommander l'obsers^a-
tion à leurs nobles cohortes. Mais il y avait bien d'autres
abus, on n'y remédiait point, et Trottignac, à bon
compte, était ad patres pour la plus grande gloire de la
contre-révolution.
LES APHRODITES " 24I
lyCS Aphrodites rénovés ont maintenant, dans un pays
que nous ne pouvons nommer, un asile délicieux, des
statuts épurés et des sujets d'élite. On nous a flatté d'une
prochaine concession de matériaux pour la suite de
notre histoire, ou plutôt pour une histoire tout à fait
nouvelle. Nous comptons d'autant plus sur la solidité
de cet engagement, que M. Visard, notre ami particulier,
conserve, en partage avec un homme de lettres du pays,
aussi de nos amis, son précieux emploi d'historiographe.
16
TABLE DES MATIERES
Introduction *
Essai bibliographique 37
Le doctorat impromptu • 57
MONROSE ou LE LIBERTIN PAR FATALITÉ I05
Mon NOVICIAT ou les joies de lolotte i35
Le diable au corps ^5^
Réveil ^55
L'abbé Boujaron ^72
Le domestique coiffeur ^7°
Une fête projetée ^°3
Les invités à la fête libertine i^^
Les aphrodites
203
C'est toi 1 c'est moi ! ^°^
Tant pis tant mieux ^^^
Vive le vin 1 vive l'amour 1 ^-5
L'œil du maître ^33
Note du censeur ^3
BIBLIOTHEQUE DES CURIEUX
EXTRAIT DU CATALOGUE
POESIES COMPLÈTES DE BRANTOME
RECUEIL D'AULCT^NES RYMES DE MES JEUNES AMOURS
Première édition intégrale augmentée des autres poésies de l'auteur. Publiée avec
préface, dépouillement du manuscrit, notes, variantes et glossaire, par Louis Perceau. —
Un vcl. in-8« carré de 307 pa«es /' ■,■," ^^.^^'
Il a été tiré quelques exemplaires sur Arrhes au prix t'e 75 ir. 1 exemplaire.
Les poésies de Brantôme sont en partie inédites. Elles !e sont même en très grande
partie, pourrait-on dire, puisque l'édition fort défectueuse qui en fut faite en i88r est
aujourd'hui très rare. Elle était d'ailleurs incomplète, un sentiment exagéré de pruderie
ayant incité l'éditeur à passer sous ?ilence les pièces écrites avec cette liberté d'expres-
sion qui a rendu célèbre le •< conteur « des Dames Galantes. Toutes les jeunes amours
de Brantôme défilent d.ins ces vers galants adressés à ces « belles et honnestes dames «
de l'escadron vclant de Catherine de Médicis, dont les faits et gestes alimentaient la
chronique scandaleuse du temps. Des notes, en grande partie tirées au Recueil des Dames
et d'autres mémoires de l'époque, ajoutent un commentaire piquant à ces Rymes amou-
reuses et galantes. Ajoutons que M. Louis Perce au a établi le texte des poésies avec un
soin particulier, et qu'il s'est livré à un dépouillement complet du manuscrit de Bran-
tôme, fait précieux pour l'histoire littéraire. Le Recueil d'aulcunes Rymes est un ouvrage
parfait qui séduira à la fois les érudits, les bibliophiles et les curieux de notre histoire
poétique et galante.
L'HISTOIRE GALANTE DU XVIIL SIÈCLE
par Jean IIERVEZ
Dans les quatre volumes de VHisloire Galante du XVIII^ siècle, Jean Hervez a
vouiU établir, avec la sincérité de l'intervitwer, la « manière » dont aima le XVIIP siècle
qui, on peut le dire, fut essentiellement amoureux de l'amour. C'est aux chroniqueurs
légers, aux conteurs malins, aux chansonniers alertes, voire même aux folliculaires^ ou
pamphlétaires indiscrets, qu'il a demandé les secrets du cœur, les secrets d'alcôve — c'est
un peu la même chose en un monde passionné — des Souverains et de leurs favorites,
des abbés et des grandes dames, des grands seigneurs et des vendeuses d'amour.
L'illustration, toute documentaire, est empruntée aux maîtres du pinceau de l'époque,
les Fragonard, les Boucher, etc.
Chacun des quatre volumes de L'Histoire Galante forme un tout complet et se vend
séparément. Chaque volume du format in-r2 carré, orné de quatre belles illustrations
hors- texte, est présenté sous une élégante couverture illustrée. Les quatre tomes de
l'ouvrage sont parus :
I. — LA RÉGENCE GALANTE (Le Régent, ses Filles, ses Maîtresses).
II. - LES MAITRESSES DE LOUIS XV, LE BIEN- AIMÉ.
III. - LE PARC AUX CERFS ET LES PETITES MAISONS D'AMOUR.
IV. — LE PORTEFEUILLE D'UN TALON ROUGE.
Chaque volume, illustré 18 fr. (Port en plis : France, 1 fr. ; Étranger, 3 fr.)
Les quatre volumes ensemble. . 70 fr. (P( rt en plus : France, 5 fr. ; Etranger, 10 fr.)
LE LIVRE DU BOUDOIR
Nouvelle collection de petits ouvrages ^'alants des XVII', XYIII* et XIX« siècles,
présentés sous un aspect élégant, typographie, ornements, papier, couverture justifient
le titre de « Livre du Boudoir » et correspondent à cette littérature voluptueuse où
se retrouvent les secrets de l'Art d'aimer, de badiner et de plaire.
MÉMOIRES DE L'ABBÉ DE CHOISV, Habillé en Femme.
LE CHEVEU, par Simon Coiffier de Moret.
CONTES SAUGRENUS, par Sylvain Maréchal.
LE DIVAN D'AMOUR DU CHÉRIE SOLIMAN. Traduit de l'Arabe par
Iskandar-Al-Maghribi.
Chaque volume, format 13 X 16 1/2 15 fr.
L'HISTOIRE ROMANESQUE
Guillaume Appollinaire. - LA ROME DES BORGIA.
Edmond Cazal. - HISTOIRE ANECDOTIQUE DE L'INQUISITION D'ESPAGNE.
Edmond Cazal. — HISTOIRE ANECDOTIQUE DE L'INQUISITION EN ITALIE
ET EN FRANCE.
D' Ludovico Hernandez. - LE PROCÈS INQUISITORIAL DE GILLES DE
RAIS, Maréchal de France.
Chaque volume, illustré 18 fr.
LES PROCÈS DE L'HYSTERIE AU MOYEN-AGE
Par le D'' Ludovico HERNANDEZ
LES PROCES DE BESTIALITE
(RELATIONS SEXUELLES DES PERSONNES AVEC DES ANIMAUX
Prix : 15 fr.
LES PROCES DE SODOMIE
(D'APRÈS LES DOCUMENTS JUDICIAIRES)
Prix : 15 fr.
SAINT-AMAND (CHER). — IMPRIMERIE BUSSièRB
University of
Connecticut
Libraries