LYCÉE,
OU
COURS DE LITTÉRATURE
ANCIENNE ET MODERNE.
ANCIENS. — POÉSIE.
Chez
A PARIS,
VERDIÈRE, quai des Augustins, n° i5.
LHEUREUX, même quai, n° 27.
L ADR ANGE, même quai, n° 19.
GUIBERT, même quai, n° ^5.
LYCÉE,
OU
COURS DE LITTÉRATURE
ANCIENNE ET MODERNE,
Par J. F. LA HARPE
Indocti discant, et ament meminisse peritî.
TOME PREMIER.
PARIS,
DE L'IMPRIMERIE DE FIRMIN DIDOT,
IMPRIMEUR DU ROI ET DE u'iNSTITUT , RUE JACOB, N° 24.
M DCCC XXI. Jf
uOttavfa
frt
AVIS.
Des professeurs distingués de la capitale ayant bien
voulu nous communiquer leurs notes sur le Cours de
Littérature de La Harpe , nous nous empressons de les
donner au public dans cette nouvelle édition.
i° La Harpe citant la plupart du temps de mémoire,
son Cours contient beaucoup de fausses citations ; elles
seront rectifiées.
2° On restituera à leurs véritables auteurs des ouvra-
ges que La Harpe ou ses copistes attribuent à des per-
sonnes qui n'y ont eu aucune part. ( Exemple , tome V,
page 67.... Bocace, un assez grand nombre de ses nou-
velles. Dans toutes les éditions précédentes , on a mis
Pétrarque au lieu de Bocace : Pétrarque n'a pas fait de
nouvelles. )
3° Enfin on relèvera par des notes fort courtes mises
au bas des pages, ou renvoyées à la fin du volume
quand elles seront trop longues, les erreurs graves
dont La Harpe n'est point exempt, sur-tout quand il
parle des Anciens.
La première livraison devait être composée de deux
volumes et paraître plus tôt; mais nous nous flattons
que MM. les souscripteurs nous sauront gré d'un léger
retard, auquel ils devront un travail important que
nous ne leur avions point promis.
► »^»--«.V».-».%.1
PRÉFACE.
(Quoique cet ouvrage soit le fruit des études
de ma vie entière , il est pourtant vrai qu'il
fut composé par occasion, et accommodé à
des circonstances indépendantes de l'auteur.
Jamais peut-être n'y aurais-je pensé sans cet
établissement connu sous le nom de Lycée,
quiprit naissance au commencement de 1786,
et qui doit sa première origine au Musée de
cet infortuné Pilâtre de Rosier, que nous
avons vu depuis périr dans une de ses expé-
riences aérostatiques, victime de son zèle
pour les sciences. Déjà ce zèle n'avait pas été
aussi heureux qu'il méritait de l'être , dans
la formation de son Musée. On avait été
obligé d'y renoncer, et de vendre le cabinet
de physique et la bibliothèque. Quelques
amateurs des lettres , et à leur tête MM. de
Montmorin et de Montesquiou, dont le pre-
mier a péri depuis si malheureusement et à
Cours de Littérature. I. &
u PREFACE.
une époque si affreuse, associés alors avec
d'autres actionnaires, firent les fonds du
nouvel établissement , dont le plan fut étendu
et amélioré , et qui prit le nom de Lycée. On
sait quel prodigieux succès il eut jusqu'en
1789 : ce fut aussi une affaire de mode,
comme il arrivait alors à toute espèce de
succès, mérité ou non; mais on peut dire
que cette fois elle s'y mêla sans y rien gâter.
L'esprit révolutionnaire , qui fut aussi d'abord
une espèce de mode , mais absolument nou-
velle , et qui ne ressemblait à aucune autre ,
porta seul au Lycée une atteinte sensible,
commune en général à tout ce qui tenait
aux lettres, aux sciences, à tout genre d'in-
struction et de morale. On se rappellera
long- temps à quel excès le Lycée fut défi-
guré et souillé; et c'était un devoir pour
moi de consigner dans ce Cours les souve-
nirs de cette ignominie. Les espérances que
fit renaître une époque salutaire à la France,
celle qui mit un terme au règne de la ter-
reur y ranimèrent un moment le Lycée, et
lui rendirent du moins ce degré de liberté
qui, sans écarter le danger de parler, ne
PRÉFACE. m
rend pas cependant le silence indispensable ?
et permet que le courage de la vérité puisse
n'être pas inutile. Mais on conçoit aisément
qu'au milieu des secousses politiques, iné-
vitables et multipliées, jamais le Lycée n'ait
pu reprendre sa première splendeur; et l'on
n'en doit que plus d'éloges aux efforts infa-
tigables de l'administration , qui depuis quel-
ques années lutte contre les obtacles de tout
genre , et tâche au moins de préserver cet
établissement d'une ruine totale.
Cependant, par une suite naturelle de
cette vogue étonnante et de cet éclat im-
prévu qui marquèrent les beaux jours du
Lycée , je me vis entraîné rapidement , et
presque sans y penser, bien au-delà de mes
premières vues; et des encouragements tou-
jours nouveaux me donnant sans cesse de
nouvelles forces pour un travail toujours re-
naissant , je vis s'ouvrir devant moi une
vaste carrière que je n'aurais jamais osé en-
treprendre, s'il m'eût été donné d'en mesurer
toute l'étendue, mais qui, s' agrandissant par
une progression insensible , me conduisit
enfin vers un terme où je n'ai pu parvenir
iv PRÉFACE.
que parce que tout concourait à m'en déro-
ber l'eloignement.
En effet, le premier aveu que je dois faire,
c'est qu'une telle entreprise était certaine-
ment au-dessus de mes forces s'il fallait
qu'elle fût également remplie dans toutes
les parties qu'elle embrasse, et que je n'ai
pu également approfondir. J'ose dire même
que l'on peut douter qu'un seul homme pût
en venir à bout : il faudrait réunir trop de
divers talents et de diverses connaissances,
dont je suis fort éloigné. Nous avons, il est
vrai , une multitude de livres didactiques ou
de recueils bibliographiques, dont je contes-
terai d'autant moins le mérite , que plusieurs
ne m'ont pas été inutiles ; mais tous traitent
d'objets particuliers, ou ne sont, dans les
choses générales, que des nomenclatures et
des dictionnaires. Mais c'est ici, je crois, la
première fois , soit en France , soit même en
Europe, qu'on offre au public une histoire
raisonnée de tous les arts de l'esprit et de
l'imagination , depuis Homère jusqu'à nos
jours, qui n'exclut que les sciences exactes
et les sciences physiques. Je ne puis trop
PRÉFACE. v
répéter combien je me sens au-dessous d'un
si grand sujet , et si l'on me croyait ici moins
modeste que je ne le. veux paraître , c'est
qu'on me croirait aussi plus ignorant que je
ne suis; car il suffit d'avoir étudié, comme
je l'ai fait , quelques-uns des objets de ce
Cours, pour sentir, comme moi, qu'un seul
peut-être demanderait toute la vie d'un ar-
tiste, et d'un bon artiste, pour avoir toute son
intégrité et toute sa perfection. Mais on a vu
comment j'ai été amené à ce plan. On verra
aussi quels efforts j'ai faits depuis douze ans
pour le remplir , au moins selon mes moyens ;
et sans doute ceux qui sauront le mieux tout
ce qui devait s'y trouver, seront aussi ceux
qui excuseront le plus volontiers tout ce qui
doit encore y manquer.
Ceux-là aussi comprendront qu'il m'en a
coûté beaucoup plus pour me resserrer, qu'il
ne m'en eût coûté pour m' étendre; et ce n'a
pas été une des moindres difficultés de mon
travail, de le renfermer en douze volumes (i).
(i) Sans y compter la Philosophie du dix-huitième siècle ,
qui formera seule un grand objet , traité à part , vu son ex-
trême importance. ( Voyez à la fin de cette édition. )
vi PRÉFACE.
S'il y a encore quelque superflu , quelque
répétition inévitable dans un si long ou-
vrage , c est un léger inconvénient ; mais
c'en serait un grand s'il y manquait quelque
chose d'essentiel; et c'est là- dessus particu-
lièrement que je prie les hommes instruits
de vouloir bien m' avertir.
Ce n'est ici , ni un livre élémentaire pour
les jeunes étudiants, ni un livre d'érudition
pour les savants. C'est, autant que je l'ai pu,
la fleur , le suc , la substance de tous les ob-
jets d'instruction , qui sont ceux de mon
ouvrage : c'est le complément des études
pour ceux qui peuvent pousser plus loin
celles qu'ils ont faites : c'en est le supplé-
ment pour les gens du monde qui n'ont pas
le temps d'en faire d'autres. Mais j'ai désiré,
je l'avoue, que ce pût en être une particu-
lière pour les orateurs et les poètes. Si le
livre est utile pour eux , ce sera toujours
quelque chose, qnand même il ne serait pas
pour les autres aussi agréable que je l'aurais
voulu.
Ce serait ma faute s'il ne l'était point du
tout ; car une des principales sources d'agré-
PRÉFACE. vu
ment est sans doute la variété; et iei le
grand nombre d'objets divers la présentait
d'elle-même, au point de ne pouvoir plus
être un mérite. Il pouvait y en avoir davan-
tage à varier les formes de la critique conti-
nuellement appliquées ; mais aussi jamais les
circonstances locales et les accessoires don-
nés n'ont fourni plus de ressources. On doit
voir que , par la nature même de l'enseigne-
ment dans nos séances, j'ai pu prendre à
mon gré tous les tons proportionnellement
à la matière, et tour à tour m'élever jusqu'au
style oratoire, ou descendre à la familiarité
décente de la conversations» des honnêtes
gens.
Cet ouvrage a passé à travers les jours mau-
vais : il a été composé en partie pendant le
cours de la révolution, dont les différentes
époques doivent naturellement s'y faire re-
connaître , sans influer d'ailleurs sur l'esprit
général, qui est et devait être par-tout le
même dans un livre qui par sa nature est
fait pour tous les temps et pour toutes les
nations.
INTRODUCTION.
Notions générales sur l'art d'écrire, sur la réalité et la
nécessité de cet art, sur la nature des préceptes, sur
l'alliance de la philosophie et des arts de l'imagina-
tion , sur l'acception des mots de goût et de génie.
J_j£s modèles en tout genre ont devancé les pré-
ceptes. Le génie a considéré la nature, et Ta
embellie en l'imitant. Des esprits observateurs
ont considéré le génie, et ont dévoilé par l'ana-
lyse le secret de ses merveilles. En voyant ce
qu'on avait fait , ils ont dit aux autres hommes :
Voilà ce qu'il faut faire. Ainsi la poésie et l'élo-
quence ont précédé la poétique et la rhétorique :
Euripide et Sophocle avaient fait leurs chefs-
d'œuvre, et la Grèce comptait près de deux cents
écrivains dramatiques , lorsque Aristote traçait les
règles de la tragédie; et Homère avait été sublime,
bien des siècles avant que Longin essayât de dé-
finir le sublime.
Quand l'imagination créatrice eut élevé ses pre-
miers monuments , qu'est-il arrivé ? Le sentiment
Cours de. Littérature, I. I
2 INTRODUCTION.
général fut d'abord, sans doute, celui de l'admi-
ration. Les hommes rassemblés durent concevoir
une grande idée de celui qui leur faisait connaître
de nouveaux plaisirs. Dès lors pourtant dut com-
mencer à se manifester la diversité naturelle des
impressions et des jugements. Si le premier jour
fut celui de la reconnaissance, le second dut être
celui de la critique. Les différentes parties d'un
même ouvrage, différemment goûtées, donnèrent
lieu aux comparaisons, aux préférences, aux ex-
clusions. Alors s'établit pour la première fois la
distinction du bon et du mauvais, c'est-à-dire,
de ce qui plaisait ou déplaisait plus ou moins;
car la multitude, que l'homme de génie voit à
une si grande distance , s'en approche cependant
par l'inévitable puissance qu'elle exerce sur lui.
Telle est la balance qui subsiste éternellement
entre l'un et l'autre : il produit, elle juge; elle lui
demande des plaisirs, il lui demande des suffra-
ges ; c'est lui qui brigue la gloire , c'est elle qui la
dispense. Mais si cette même multitude, en n'é-
coutant que son instinct, en exprimant ses sen-
sations, a pu déjà, au moment dont nous par-
lons, éclairer le talent, l'avertir de ce qu'il a de
plus heureux, et l'inquiéter sur ce qui lui man-
INTRODUCTION. 3
que, combien ont dû faire davantage ces esprits
justes et lumineux qui voulurent se rendre compte
de leurs jouissances, et fixer leurs idées sur ce
qu'ils pouvaient attendre des artistes ? Car bientôt
ils parurent en foule : les premiers inventeurs
trouvèrent des imitateurs sans nombre et quel-
ques rivaux. Déjà les idées s'étendent et se pro-
pagent, on découvre de nouveaux moyens; on
tente de nouveaux procédés; on développe toutes
ses ressources pour se varier et se reproduire :
c'est le moment où l'esprit philosophique peut
faire de l'art un tout régulier, l'assujettir à une
méthode, distribuer ses parties, classer ses genres,
s'appuyer sur l'expérience des faits pour établir
la certitude des principes, et porter jusqu'à l'évi-
dence l'opinion des vrais connaisseurs, qui con-
firme les impressions de la multitude quand elle
n'écoute que celles de la nature , les rectifie quand
elle s'est égarée par précipitation, ignorance ou
séduction, et forme à la longue ces cent voix de
la renommée qui retentissent dans tous les siè-
cles.
Il y a donc un art d'écrire : oui, sans doute.
Cet art ne peut exister sans talent; mais il peut
manquer au talent : ce qui le prouve, c'est qu'on
i.
4 INTRODUCTION.
peut citer des auteurs nés avec de très-heureuses
dispositions pour la poésie , et qui pourtant n'ont
jamais connu l'art d'écrire en vers. Tels étaient
sans contredit Brébeuf et Lemoine, l'un traduc-
teur de Lucain , l'autre auteur du poème de
Saint-Louis. C'est de l'un que Voltaire a dit, en
citant un morceau de lui, Il y a toujours quel-
ques vers heureux dans Brébeuf; c'est de l'autre
qu'il a vanté l'imagination en déplorant son mau-
vais goût. Tous deux avaient beaucoup de ce
qu'on appelle esprit poétique; tous deux ont des
passages d'une beauté remarquable ; et tous deux
ont éprouvé depuis cent ans la réprobation la
plus complète, celle de n'avoir point de lecteurs.
Combien cet exemple doit frapper ceux qui se
persuadent qu'avec quelques vers bien Journés,
quelques morceaux frappants, mais perdus dans
de très -mauvais et de très -ennuyeux ouvrages,
ils doivent attirer les regards de leur siècle et de
la postérité! Ils ne doivent attendre tout au plus
que la place de Brébeuf et de Lemoine, c'est-à-
dire, d'auteurs dont on sait les noms, mais qu'on
ne lit pas : je dis tout au plus; car, pour ne pas
faire beaucoup mieux qu'eux aujourd'hui, il faut
être fort au-dessous d'eux.
INTRODUCTION. 5
— Mais cet art, qui Ta révélé aux premiers
hommes qui ont écrit? — Je réponds qu'ils ne
l'ont pas connu. Les premiers essais en tout genre
ont dû être et ont été très - imparfaits. Cet art,
comme tous les autres , s'est formé par la succes-
sion et la comparaison des idées, par l'expérience,
par l'imitation , par l'émulation. Combien de
poètes que nous ne connaissons pas avaient écrit
avant qu'Homère fît une Iliade? Combien d'ora-
teurs et de rhéteurs, avant qu'on eût un Démo-
sthène, un Périclès! Et les Grecs n'ont -ils pas
tout appris aux Romains ? et les uns et les autres
ne nous ont-ils pas tout enseigné ? Voilà les faits :
c'est la meilleure réponse à ceux qui s'imaginent
honorer le génie en niant l'existence de l'art, et
qui font voir seulement qu'ils ne connaissent ni
l'un ni l'autre.
Il n'y a point de sophismes que Ton n'ait ac-
cumulés de nos jours à l'appui de ce paradoxe
insensé. On a cité des écrivains qui ont réussi, dit-
on, sans connaître ou sans observer les règles de
l'art, tels que le Dante, Shakespeare, Milton et
autres. C'est s'exprimer d'une manière très-fausse.
Le Dante et Milton connaissaient les anciens, et
s'ils se sont fait un nom avec des ouvrages mon-
6 INTRODUCTION.
strueux, c'est parce qu'il y a dans ces monstres
quelques belles parties exécutées selon les prin-
cipes. Ils ont manqué de la conception d'un en
semble; mais leur génie leur a fourni des détails
où règne le sentiment du beau, et les règles ne
sont autre chose que ce sentiment réduit en mé-
thode. Ils ont donc connu et observé des règles ,
soit par instinct, soit par réflexion, dans les par-
ties de leurs ouvrages où ils ont produit de l'ef-
fet. Shakespeare lui - même , tout grossier qu'il
était, n'était pas sans lecture et sans connais-
sances : ses œuvres en fournissent la preuve. On
allègue encore , dans de grands écrivains , la vio-
lation de certaines règles qu'ils ne pouvaient pas
ignorer, et les beautés qu'ils ont tirées de cette
violation même; et l'on ne voit pas qu'ils n'ont
négligé quelques-unes de ces règles que pour
suivre la première de toutes, celle de sacrifier le
moins pour obtenir le plus. Quand il y a tel ordre
de beautés où l'on ne peut atteindre qu'en com-
mettant telle faute, quel est alors le calcul de la
raison et du goût? C'est de voir si les beautés
sont de nature à faire oublier la faute ; et dans ce
cas il n'y a pas à balancer. Cela est si peu con-
traire aux principes, que les législateurs les plus
INTRODUCTION. 7
sévères l'ont prévu et prescrit. C'est le sens de
ces vers de Despréaux :
Quelquefois dans sa course un esprit vigoureux,
Trop resserré par l'art sort des règles prescrites ,
Et de l'art même apprend à franchir les limites (1).
Il en est de même dans tous les genres. Com-
bien de fois un grand général n'a-t-il pas man-
qué sciemment à quelqu'un des principes reçus ,
quand il a cru voir un moyen de succès dans un
cas d'exception ! Dira-t-on pour cela qu'il n'y a
point d'art militaire , et qu'il ne faut pas l'étudier ?
Une autre erreur, qui est la suite de celle-là,
c'est de prétendre justifier ses fautes en alléguant
celles des meilleurs écrivains : on a même été
plus loin, et l'on a dit qu'il était de l'essence du
génie de faire des fautes. Cela n'est vrai que dans
le sens de Quintilien , quand il dit, Ils sont
(1) C'est laisser une équivoque dans les vers de Despréaux.
Il avait corrigé lui-même, comme nous l'apprend Brossette ,
Art poét. chap. IV,
Et de l'art même apprend à franchir leurs limites.
Vers imité ainsi par Pope , Essai sur la Critique :
And snatch a grâce beyond the rules of art.
. (Note, 1821.)
8 INTRODUCTION.
grands , mais pourtant ils sont hommes (r); et
dans le sens d'Horace, quand il dit qu'Homère ,
tout Homère qu'il est , sommeille quelquefois.
Mais ce qui caractérise véritablement le génie ,
c'est d'avoir assez de beautés pour faire pardon-
ner les fautes. Et de plus, l'indulgence se mesure
encore sur le temps où l'on a écrit, et sur le
plus ou moins de modèles que l'on avait. Quand
une fois ils sont en grand nombre , les fautes ne
sont plus rachetables qu'à force de beautés. C'est
donc là-dessus qu'il faut s'examiner sérieusement ,
et se demander si l'on n'est point dans le cas de
dire comme Hippolyte , quand il se compare à
Thésée :
Aucuns monstres par moi domptés jusque aujourd'hui
Ne m'ont acquis le droit de faillir comme lui.
Les ennemis des règles de Fart, ne sachant à
qui s'en prendre, en ont fait un crime à la phi-
losophie ; et parce que les meilleurs critiques ont
été de bons philosophes , on leur a reproché
d'avoir mêlé la sécheresse de leurs procédés aux
mouvements libres de l'imagination. Pour tout
(1) Summi sunt y homines tamen.
INTRODUCTION. 9
dire en un mot, on a prétendu de nos jours que
la philosophie nuit aux beaux-arts et contribue
à leur décadence. Ce reproche bien examiné se
trouve faux sous tous les rapports. D'abord, à
considérer les choses en général , il est impossi-
ble que la philosophie , qui n'est que l'étude du
vrai , nuise aux beaux - arts , qui sont l'imitation
du vrai. Et que font le philosophe moraliste et
le poète ? L'un et l'autre observent le cœur hu-
main : l'un pour l'analyser, l'autre pour le pein-
dre et l'émouvoir. Le but est différent, mais l'ob-
jet considéré est le même. L'historien, l'orateur,
peuvent-ils se passer de cette science du raison-
nement, de cette logique qui est la première le-
çon que donne la philosophie? Les études de la
raison doivent donc nécessairement éclairer les
travaux de l'imagination. Aussi n'est-ce que dans
ce siècle qu'on a voulu séparer ce que toute l'an-
tiquité regardait comme inséparable. L'esprit le
plus vaste et le plus éclairé qu'elle ait eu, Aris-
tote, de la même main dont il traçait les prin-
cipes de la logique , de la politique et de la mo-
rale, a gravé pour l'immortalité les règles essen-
tielles de la poétique et de la rhétorique ; et son
ouvrage, après tant de siècles révolus, est en-
IO INTRODUCTION.
core celui qui contient les meilleurs éléments de
ces deux arts. Cicéron fut à la fois le plus grand
orateur et le meilleur philosophe dont l'ancienne
Rome se glorifie; et il est à remarquer que ses
livres didactiques sur l'éloquence sont tous, ainsi
que ceux du sage de Stagyre, fondés sur des
idées philosophiques , quoique traités avec plus
d'agrément et une dialectique moins sévère.
Quintilien, regardé encore aujourd'hui comme
le précepteur du goût, a consacré un chapitre
de ses Institutions oratoires à prouver l'alliance
nécessaire de la philosophie et de l'éloquence ;
et Plutarque et Tacite sont distingués par le titre
d'écrivains philosophes. Boileau est appelé le
poète de la raison , et la philosophie d'Horace
est celle de tous les honnêtes gens. Le morceau
le plus éloquent de la poésie anglaise est celui
où Pope a développé les idées de Leibnitz et de
Shaftesbury, comme Lucrèce celles d'Épicure.
On sait combien Voltaire a semé d'idées philoso-
phiques jusque dans ses ouvrages d'imagination.
Ce n'est pas que ses passions n'aient égaré sou-
vent sa philosophie : mais ce n'est pas ici le lieu
d'examiner l'influence que cet homme extraordi-
naire a eue sur son siècle, soit en bien, soit en
mal.
INTRODUCTION. II
Pourquoi donc a-t-on dit que la philosophie
avait corrompu le goût ? Pourquoi a-t-on cité à
ce sujet l'exemple de Fontenelle et de Sénèque?
C'est qu'on ne s'est pas entendu ; c'est qu'on a
pris l'abus pour la chose , et les défauts de l'homme
pour ceux du genre. Ce n'est pas la philosophie
qui a gâté le style de Sénèque ; au contraire , ce
qui fait le mérite de ses ouvrages , c'est une foule
de pensées ingénieuses, fortes et vraiment philo-
sophiques, rendues plus piquantes par la tour-
nure et l'expression. Son défaut capital, c'est la
malheureuse facilité de retourner sa pensée sous
toutes les formes possibles, jusqu'à ce qu'il l'ait
épuisée : il ne sait ni s'arrêter ni choisir ; il vous
rassasie d'esprit; et cette stérile abondance n'a
rien de commun avec la philosophie. Ce n'est
pas elle non plus qui a mêlé aux agréments de
Fontenelle l'affectation , la subtilité , la recherche,
qui nuisent un peu au mérite de ses Mondes , et
rendent fatigante la lecture de ses Dialogues,
mais dont heureusement on retrouve peu de traces
dans ses excellents Éloges des académiciens ,
dans son Histoire des oracles; et la vraie philo-
sophie , qui se montre dans, ces deux ouvrages
embellie des grâces du style , ne peut en aucune
12 INTRODUCTION.
façon avoir produit les travers du faux bel-esprit
que l'on reproche à ses autres productions.
Si, depuis qu'il est de mode de paraître pen-
ser, on a voulu être penseur à toute force et à
tout propos; si l'on s'est cru obligé de s'appe-
santir sur les matières délicates , et d'approfondir
ce qui était simple; si l'on a vu des pièces de
théâtre n'être qu'une suite de moralités triviales
et de lieux communs emphatiques; ce n'est pas
une raison, ce me semble, pour en accuser la
philosophie ; comme il ne faut pas s'en prendre à
la poésie et à l'éloquence de ce qu'aujourd'hui
l'on veut être poète dans une dissertation , et ora-
teur dans une affiche.
Mais , dit-on , le siècle de la philosophie a suc-
cédé chez les Romains à celui de l'imagination,
et cette époque a été celle de la corruption du
goût et de la décadence des lettres. Il est vrai;
mais l'on tombe ici dans un sophisme très-com-
mun, et que l'on emploie souvent faute de ré-
flexion ou de bonne foi : de ce que deux choses
sont ensemble, on conclut que l'une est la cause,
et l'autre l'effet. Rien n'est moins conséquent.
Après qu'à Rome la poésie et l'éloquence eurent
été portées à la perfection, il arriva ce qui doit
INTRODUCTION. I 3
toujours arriver par la nature des choses et le
caractère de l'esprit humain, ce qui nous est ar-
rivé à nous-mêmes après le siècle de Louis XIV,
mais pourtant, quoi qu'on en dise, avec beaucoup
plus de dédommagements et' de gloire qu'il n'en
resta aux Romains après le siècle d'Auguste. En
effet, au moment où le génie s'éveille chez une
nation , les premiers qui en ressentent l'inspira-
tion puissante s'emparent nécessairement de ce
que l'art a de plus heureux, de ce que la nature
a de plus beau. Ceux qui viennent après eux,
même avec un talent égal, ont déjà moins d'a-
vantages : la difficulté devient plus grande en
même temps que les juges deviennent plus exi-
geants; car l'opulence est superbe, et la satiété
dédaigneuse. Quelques hommes supérieurs, assez
éclairés pour sentir que le beau est le même dans
tous les temps, luttent encore contre les premiers
maîtres , et , puisant à la même source , cherchent
à en tirer de nouvelles richesses; mais les autres,
ne se sentant pas la même force, se jettent en
foule dans toutes les innovations bizarres et mon-
strueuses que le mauvais goût peut inspirer, et
que le caprice et la nouveauté font quelquefois
réussir. Alors l'art, les artistes et les juges sont
l4 INTRODUCTION.
également corrompus ; c'est l'époque de la dé-
cadence. Mais dans ce même moment, les esprits,
en général plus exercés et plus raffinés, se sont
tournés vers les sciences physiques et spécula-
tives ; on cherche une gloire plus nouvelle à me-
sure que celle des beaux-arts s'use par l'habitude.
Ainsi s'établit le règne de la philosophie après
celui des lettres et du génie : ce sont deux puis-
sances qui se succèdent, mais dont l'une n'a ni
combattu ni détrôné l'autre.
Laissons donc ceux qui se trompent ou qui
veulent tromper, confondre sans cesse l'usage et
l'abus, et ne voir dans les meilleures choses que
l'excès qui les dénature. Le moyen de se défendre
de leurs erreurs, c'est d'en bien démêler le prin-
cipe. On le retrouve très-bien exprimé dans un
vers d'Horace (i), traduit par Boileau :
In vitium ducit culpœfuga.
C'est la crainte d'un mal qui conduit dans un pire.
Dans le siècle dernier, des pédants, qui ne sa-
vaient que des mots, injuriaient Corneille et Ra-
(i) De Arte poetica, v. 3i. — Boileau a dit dans son Art
poétique , chant I :
Souvent la peur d'un mal nous conduit dans un pire.
{Note, 1821.)
INTRODUCTION. l5
cine au nom d'Aristote, qui assurément n'y était
pour rien ; censuraient des beautés qu'ils n'étaient
pas capables de sentir, en citant des règles qu'ils
n'étaient pas à portée de bien appliquer ; pre-
naient en main les intérêts du goût , qui ne les
aurait pas avoués pour ses apôtres. C'était un
travers sans doute : de nos jours , on s'en est
servi pour accréditer un travers tout opposé. On
a rejeté toutes les règles comme les tyrans du
génie , quoiqu'elles ne soient en effet que ses
guides; on a prêché le néologisme, en soutenant
que chacun avait dro^ de se faire une langue
pour ses pensées, quoique avec ce système on
courût risque, au bout de quelque temps, de ne
plus s'entendre du tout. On a décrié le goût
comme timide et pusillanime, quoique ce soit lui
seul qui enseigne à oser heureusement. Ces nou-
velles doctrines ont germé pendant quelque
temps dans une foule de têtes, sur-tout dans celles
des jeunes gens. Il semblait que le talent et le
goût ne pussent désormais se rencontrer ensem-
ble : on vantait avec une sorte de fanatisme ceux
qui avaient , disait-on , dédaigné d'avoir du goût (i ).
(1) Expressions ridicules de Letourneur, en parlant de
Shakespeare.
l6 INTRODUCTION.
N'en est-ce pas assez pour que de jeunes têtes ,
faciles à exalter, aient aussitôt la prétention
d'être de moitié dans ce noble orgueil et dans
ce dédain sublime, et se persuadent que, dès
que l'on manque de goût, on a infailliblement
du génie ? N'est-on pas trop heureux de pouvoir
leur citer les Sophocle , les Démosthène , les Ci-
céron, les Virgile, les Horace, les Fénélon, les
Racine, les Dépréaux, les Voltaire, qui ont bien
voulu s'abaisser jusqu'à avoir du goût, et qui
n'ont pas cru se compromettre?
Au reste, dans ce rnmnent où mon but est
sur-tout d'établir quelquesniotions préliminaires,
et de combattre quelques erreurs plus ou moins
générales, je m'arrête sur une remarque essen-
tielle, et; dont l'application pourra souvent avoir
lieu dans le cours de nos séances. Elle porte sur
l'inconvénient attaché à ces mots de génie et de
goût, aujourd'hui si souvent et si mal à propos
répétés. Ce sont, ainsi que quelques autres termes
particuliers à notre langue , des expressions abs-
traites en elles-mêmes, vagues et indéfinies dans
leur acception, susceptibles d'équivoque et d'ar-
bitraire, de manière que celui qui les emploie
leur donne à peu près la valeur qui lui plaît. Ces
INTRODUCTION. 17
sortes de mots, et beaucoup d'autres du même
genre , qui se sont établis depuis qu'on a porté
jusqu'à l'excès l'envie de généraliser ses idées,
semblent donner aux formes du style une tour-
nure philosophique et une apparence de précision ;
mais, dans le fait, elles y répandent des nuages,
si elles ne sont pas employées avec beaucoup de
réserve et de justesse. Aussi l'accumulation des
termes abstraits , qui couvrent souvent le défaut
de pensées et favorisent l'erreur et le sophisme,
est un des vices dominants dans les écrivains de
nos jours , même dans plusieurs de ceux qui ont
d'ailleurs un mérite réel. Ce vice est particulière-
ment de notre siècle, et de là vient l'habitude d'é-
crire et de parler sans s'entendre. Des exemples
rendront cette observation sensible. Il n'y a rien
de si commun aujourd'hui que de disputer sur le
génie, de voir des hommes instruits mettre en
question si tel ou tel auteur ( et il s'agit des plus
célèbres) en avait ou non : on entend demander
encore tous les jours si Racine, si Voltaire étaient
des hommes de génie ; et remarquez que ceux
qui élèvent ce singulier doute conviennent qu'ils
ont fait de très-beaux ouvrages , des ouvrages
qui peuvent servir de modèles; mais, au mot de
Cours de Littérature. F. 2
l8 INTRODUCTION.
génie > la dispute s'élève, et l'on ne peut plus
s'accorder. N'est-il pas très-probable qu'une pa-
reille discussion ne peut venir que de la diffé-
rence des significations qu'on attache à ce mot, et
même de la difficulté qu'on éprouve à le définir
clairement; car la plupart de ceux qui s'en ser-
vent sont très-embarrassés quand il faut l'expli-
quer, et c'est encore un nouveau sujet de con-
troverse. A la faveur de cet abus de mots , on
trouve le moyen de refuser le génie aux plus
grands écrivains, et de l'accorder aux plus mau-
vais; et l'on conçoit qu'il y a bien des gens qui
s'accommodent de cet arrangement. Mais que
l'on s'arrête à des idées nettes et précises, qu'on
examine , par exemple , quand il est question
d'un poète tragique, si les sujets de ses pièces
sont bien choisis, les plans bien conçus, les situa-
tions intéressantes et vraisemblables , les carac-
tères conformes à la nature; si le dialogue est rai-
sonnable; si le style est l'expression juste des sen-
timents et des passions, s'il est toujours en pro-
portion avec le sujet et les personnages ; si la dic-
tion est pure et harmonieuse, si les scènes sont
liées les unes aux autres, si tout est clair et mo-
tivé : tout cela peut se réduire en démonstration.
INTRODUCTION. 19
Je suppose que, cet examen fait, l'on demande
encore si celui qui a rempli toutes ces conditions
a du génie ( et Racine et Voltaire les ont remplies
toutes), je crois qu'alors la question pourra pa-
raître un peu étrange. Aussi, pour se sauver de
l'évidence, on se cache encore dans les ténèbres
d'un mot abstrait. Tout ce que vous venez de dé-
tailler , dit-on , c'est l'affaire du goût : le goût est
le sentiment des convenances, et c'est lui qui
enseigne tout ce que vous venez de dire. Oui, j'a-
voue que le goût est le sentiment des conve-
nances; mais si son partage est si beau et si éten-
du, qu'il contienne tout ce que je viens d'exposer,
je demande ce qui restera au génie. On répond
que le génie c'est la création, et nous voilà re-
tombés encore dans un de ces termes abstraits
qu'il faut définir. Qu'est-ce que créer? Ce ne peut
être ici faire quelque chose de rien; car cela
n'est donné qu'à Dieu : encore faut-il avouer que
cette création est pour nous aussi incompréhen-
sible qu'évidente. C'est donc simplement pro-
duire.— Oui, dit-on encore; mais le génie seul
produit des choses neuves; en un mot, il invente,
et l'invention est son caractère distinctif. — Ex-
pliquons-nous encore. Qu'est-ce qu'on entend
2.
ÂO I INTRODUCTION.
par invention? Est-ce celle d'un art? le premier qui
en ait eu l'idée est-il le seul inventeur? L'arrêt
serait dur; car, enfin, Raphaël n'a pas inventé la
peinture , ni Sophocle la tragédie , ni Homère lui-
même l'épopée, ni Molière la comédie, et il me
semble qu'on ne leur conteste pas le génie.
Il faut donc en revenir à n'exiger d'autre in-
vention que celle des ouvrages; et toute la diffi-
culté sera d'assigner le degré de génie, selon qu'ils
seront plus ou moins heureusement inventés.
Nous sommes donc parvenus, de définition en
définition , à nous rapprocher de la vérité ; car ,
indépendamment des ouvrages où Racine et Vol-
taire ont été imitateurs, on ne peut nier qu'il
n'y en ait qui leur appartiennent en toute pro-
priété; et les voilà, non pas sans quelque peine,
rentrés dans la classe des hommes de génie , de-
puis qu'on est convenu de s'entendre sur ce mot.
En relisant les ouvrages de Boileau, j'y ren-
contre deux passages dont le dernier sur-tout est
très-remarquable , et qui tous deux achèvent de
prouver que ce mot de génie, qui dans l'usage
universel désigne aujourd'hui la plus grande su-
périorité en fait d'esprit et de talent, et qui est
devenu le titre qu'on prend le plus exclusivement
INTRODUCTION. fcl
pour soi et qu'on dispute le plus aux autres , ne
voulait dire, dans tous les écrivains du siècle de
Louis XIV, que la disposition à telle ou telle
chose.
On a vu le vin et le hasard
Inspirer quelquefois une muse grossière,
Et fournir sans génie un couplet à Linière.
Génie est là bien évidemment pour aptitude
naturelle , pour ce que nous appelons talent, dans
le sens même le plus restreint. Il n'exprime au-
cune idée de prééminence , au lieu que , lorsque
nous disons , C'est un homme de génie , il y a du
génie dans cet ouvrage, nous croyons dire ce
qu'il y a de plus fort. Écoutons maintenant Boi-
leau dans une de ses préfaces (i).
« Je me contenterai d'avertir d'une chose dont
« il est bon qu'on soit instruit ; c'est qu'en atta-
« quant dans mes satires les défauts -de quantité
« d'écrivains de notre siècle, je n'ai pas prétendu
« pour cela ôter à ces écrivains le mérite et les
« bonnes qualités qu'ils peuvent avoir d'ailleurs.
« Je n'ai pas prétendu, dis-je, que Chapelain, par
(i) Celle de 1 683, reproduite en 1694 et 1701. (Note, 1821.)
22 INTRODUCTION.
« exemple, quoique assez méchant poète, n'ait
« pas fait autrefois, je ne sais comment, une
« assez belle ode, et qu'il n'y eût point d'esprit
« ni d'agrément dans les ouvrages de M. Qui-
« nault, quoique si éloignés de la perfection de
« Virgile. J'ajouterai même sur ce dernier, que,
« dans le temps où j'écrivis contre lui, nous
« étions tous deux fort jeunes, et qu'il n'avait
« pas fait alors beaucoup d'ouvrages qui lui ont
« dans la suite acquis une juste réputation. Je
« veux bien aussi avouer qu'il y a du génie dans
« les écrits de Saint-Amand (i), de Brébeuf, de
« Scudéri, de Cotin, et de plusieurs autres que
« j'ai critiqués. »
Ainsi donc, de l'aveu de Boileau , voilà Scu-
déri, Saint-Amand, Brébeuf et Cotin qui ont du
génie. J'ai peur qu'il n'y ait là de quoi dégoûter
un peu ceux qui ont tant d'envie d'en avoir; car
il est clair qu'avec du génie on peut se trouver ,
au moins chez Despréaux, en assez mauvaise
compagnie. Avouons que , pour les philosophes
(i) Voyez encore la sixième Réflexion sur Longin :
«Saint-Amand avait assez de génie pour les ouvrages de
de'bauche et de satire outrée.... » (Note, 1821.)
INTRODUCTION. 2$
qui se sont amusés à observer les différentes va-
leurs des termes en différents temps , ce n'est pas
une chose peu curieuse que de voir Despréaux
accorder à Cotin ce qu'aujourd'hui bien des gens
refusent à Voltaire.
Je suis loin de conclure qu'il faille condamner
l'usage où l'on est d'employer ces termes dans
un sens absolu : cet usage est universel , et l'on
doit parler la langue de tout le monde. J'ai voulu
faire voir seulement qu'il ne fallait s'en servir
qu'en y attachant une idée claire et déterminée.
Commençons donc par les considérer en gram-
mairiens; car la grammaire est le fondement de
toutes nos connaissances, puisqu'elle rend compte
des mots qui sont les signes nécessaires des idées.
Génie vient d'un mot latin, genius , qui signifie,
dans les fictions de l'ancienne mythologie, l'être
imaginaire que l'on supposait présider à la nais-
sance de chaque homme, influer sur sa destinée
et sur son caractère, et faire son bonheur ou son
malheur, sa force ou sa faiblesse. De là viennent,
chez les Anciens , ces idées de bon et de mauvais
génie, qui sous différents noms ont fait le tour
du monde. C'est dans ce sens que Racine , qui
savait si bien adapter le style aux mœurs et aux
ll\ INTRODUCTION.
personnages , fait dire à Néron, en parlant d'Agrip-
pine :
Mon génie étonné tremble devant le sien.
Les Latins l'appliquèrent par extension au ca-
ractère et à l'humeur. Ils avaient même une ma-
nière de parler qui nous paraîtrait bien singulière
en français : se livrer à son génie (i) voulait dire
chez eux, se réjouir, s'abandonner à tous ses
goûts. En empruntant d'eux ce mot de génie, on
l'a d'abord employé comme eux , pour bon et
mauvais génie; et pour synonyme de caractère,
perfide génie, farouche génie: ensuite on l'a étendu
à la disposition naturelle aux sciences et aux arts
de l'esprit et de l'imagination ; et alors on le mo-
difiait en bien ou en mal par une épithète :
Dans son génie étroit il est toujours captif....
Je mesure mon vol à mon faible génie....
Et les moindres défauts de ce maigre génie....
car on le personnifiait aussi , et l'on disait un gé-
nie pour un homme de génie:
Et par les envieux un génie excité
Au comble de son art est mille fois monté.
(i) Genio indulgere.
INTRODUCTION. 1$
Mais ce qui pourra surprendre, c'est que ces
deux mots , le génie, le goût, pris abstractive-
ment , ne se trouvent jamais ni dans les vers de
Boileau, ni dans la prose de Racine, ni dans les
dissertations de Corneille , ni dans les pièces de
Molière. Cette façon de parler, comme je l'ai déjà
dit , est de notre siècle. Que signifie donc ce mot ,
le génie , pris ainsi éminemment , et dans le sens
le plus étendu? Ce ne peut être autre chose que
la supériorité d'esprit et de talent; et conséquem-
ment elle admet le plus et le moins , et peut
s'appliquer à tout ce qui dépend des facultés in-
tellectuelles. Ainsi l'on peut dire, en politique,
le génie de Richelieu ; en mathématiques, le génie
de Newton ; dans l'art militaire , le génie de Tu-
renne, et ainsi des autres. En s'attachant à cette
définition , l'on est sûr au moins de savoir de
quoi l'on parle. Demande-t-on si l'écrivain a du
génie? examinez ses ouvrages. A-t-il atteint le
but de son art? a-t-il de ces beautés qu'il est
donné à peu d'hommes de produire ? Cet examen
peut se porter jusqu'à l'évidence, en partant des
principes et considérant les effets. Si le résultat
est en sa faveur , c'est donc un homme supérieur :
il a donc du génie. Mais en a-t-il plus ou moins
20 INTRODUCTION.
que tel ou tel ? c'est ici que la discussion n'a plus
de terme , et que la réunion des avis est comme
impossible. On est encore partagé entre Démo-
sthène et Cicéron, entre Homère et Virgile; on
le sera encore long-temps entre Corneille et Ra-
cine : c'est que chacun voit avec ses yeux , et sent
avec ses organes. Tel tableau est plus ou moins
beau , selon l'œil qui le regarde ; telle pièce plus
ou moins belle , selon les connaissances et le ca-
ractère de ceux qui l'entendent. Chacun choisit
ses auteurs , comme on choisit ses plaisirs et ses
sociétés. Ces sortes de questions aiguisent l'esprit
des hommes éclairés , et amusent le loisir des
ignorants. Nos jugements d'ailleurs sont en pro-
portion de nos lumières : plus un auteur est près
de la perfection , moins il a de vrais juges ; en un
mot , après le talent , rien n'est plus rare que le
goût.
Ce mot , plus facile à définir que le génie , n'est
employé , dans Despréaux et dans Molière , qu'a-
vec une épithète qui le modifie :
Le méchant goût du siècle en cela me fait peur,
dit le Misanthrope ; et quant à ce même Des-
préaux , qui a été l'oracle du goût, le mot de
INTRODUCTION. 27
goût ne se trouve que deux fois dans ses ou-
vrages.
Il rit du mauvais goût de tant d'esprits divers....
Au mauvais goût public la belle fait la guerre.
Ce mot , en passant du propre au figuré , peu t
se définir', connaissance du beau et du vrai, sen-
timent des convenances. Voltaire en a fait une
divinité ; et Ton sent qu elle l'inspirait quand il
lui a élevé un Temple. C'est depuis lui sur -tout
que l'on a employé si souvent ce mot dans un
sens absolu ; mais on en a abusé beaucoup en
voulant trop le séparer du génie et du talent,
dont il est cependant une partie essentielle et
nécessaire. Il est aussi impossible qu'un auteur
écrive avec beaucoup de goût sans avoir quelque
talent, qu'il le serait qu'un homme montrât un
grand talent sans aucun goût. Seulement il en
est de cette qualité comme de toutes les autres
qui constituent l'artiste; on en a plus ou moins,
comme on a plus ou moins de facilité , de fécon-
dité , d'énergie , de sensibilité , de grâce , d'har-
monie. Croit -on, par exemple, que Corneille
n'ait pas montré quelquefois un excellent goût
dans ses beaux ouvrages? Et sans cela comment
2 8 INTRODUCTION.
aurait-il purgé le théâtre de tous les vices qui
l'infectaient avant lui ? comment aurait -il fait les
premiers vers vraiment beaux, vraiment tragi-
ques qu'on ait entendus sur la scène ? Il eut sans
doute moins de goût que Racine et Voltaire, et
infiniment moins ; mais il succédait de bien près
à la barbarie, et c'est ce qu'oublient sans cesse
ou ce qu'affectent d'oublier ceux qui veulent s'au-
toriser de son exemple pour justifier leurs fautes.
Ils ne songent pas que ces fautes ne sont plus
excusables quand l'art et la langue sont formés
et perfectionnés. Ge n'est pas qu'ils ne sentent
cette mérité , mais ils voudraient y échapper. C'est
pour cela qu'ils appellent défaut de goût ce qui
est défaut de talent ; qu'ils s'efforcent de persua-
der que les préceptes du bon sens et du goût
intimident, énervent, rétrécissent le génie. Pour
leur répondre , on est obligé de révéler leur se-
cret : c'est celui de l'amour-propre et de l'impuis-
sance. En effet, quand on leur a démontré toutes
les fautes qu'ils ont commises , quelle ressource
leur reste -t- il, si ce n'est d'affecter un mépris
aussi faux que ridicule pour tous ces principes
sur lesquels on les juge? Mais la dernière réponse
à leur faire (et cette réponse est péremptoire ) ,
INTRODUCTION. 29
c'est que tout ce qu'il y a eu de grands hommes,
depuis la naissance des arts jusqu'à nos jours, a
suivi ces règles qu'ils dédaignent, et qu'en les
suivant on s'est élevé aux plus grandes beautés ,
et on a su éviter les fautes. Alors comment dis-
convenir qu'il n'y ait plus de faiblesse que de
force à ne pas faire de même ? Et si , parmi ceux
qui ont eu du génie, on cite quelqu'un dont les
ouvrages offrent pourtant beaucoup de très-grands
défauts , tel qu'a été parmi nous Crébillon , tout
ce qu'on en peut conclure , c'est qu'il avait un
génie moins heureux et moins parfait, et qu'en
conséquence il ne peut être mis au premier rang,
ni placé dans la classe des maîtres et des mo-
dèles.
J'ai dit que ces deux mots , le génie et le goût,
pris ainsi dans un sens absolu, étaient particu-
liers à notre langue , et cela me conduit à une
dernière remarque sur ces abstractions, qui ont
été aussi nuisibles en littérature qu'en métaphy-
sique, parce qu'elles ont donné lieu à une foule
de mauvais raisonnements. Ces deux mots , em-
ployés abstractivement, n'ont point de synonyme
exact , point d'équivalent dans 4es langues an-
ciennes. En grec et en latin , le goût ne pourrait
3o INTRODUCTION.
guère se traduire que par jugement, et ce n'est
pas à beaucoup près toute l'étendue que nous
donnons à ce terme. Quant à celui de génie , le
mot grec ou latin (i) qui pourrait mieux y ré-
pondre, n'exprime que l'esprit, l'intelligence dans
tous ses sens, et, comme on voit, ne rendrait pas
notre idée. Ils n'auraient pas pu exprimer en un
seul mot la différence que nous mettons entre
l'esprit et le génie; il faudrait des épithètes et
des périphrases. Ces deux vers de Voltaire, par
exemple ,
Ils sont encore au rang des beaux-esprits ,
Mais exclus du rang des génies ,
seraient impossibles à traduire en grec ou en la-
tin , autrement qu'en spécifiant les différences
que les Anciens spécifiaient toujours; qu'en di-
sant : Ils sont encore au rang des esprits agréa-
bles, mais exclus du rang des esprits sublimes.
Quant à la question proposée ci -dessus, Si un
homme qui a fait de beaux ouvrages a du génie ;
comme , dans les termes correspondants de leur
langue, on aurait l'air de demander si cet homme
• — ■
(i) Noûç, ingenium.
INTRODUCTION. 3l
a la qualité sans laquelle il n'a pu faire ce qu'il
a fait, il faudrait, je crois, bien du temps et des
phrases pour la leur faire entendre ; et , quand ils
l'auraient compr^^ ils pourraient bien n'y trou-
ver aucun sens.
Les deux vers de Voltaire , que je viens de ci-
ter , nous rappellent encore un autre changement
assez remarquable arrivé dans notre langue, re-
lativement à la signification de ce mot de bel-es-
prit. Il ne se prenait autrefois que dans un sens
très-favorable : c'était le titre le plus honorifique
de ceux qui cultivaient les lettres. Boileau lui-
même , au commencement de son Art poétique ,
s'exprime ainsi :
O vous donc qui , brûlant d'une ardeur périlleuse ,
Courez du bel-esprit la carrière épineuse....
On dirait aujourd'hui la carrière du talent, la
carrière du génie , parce que le mot de bel-esprit
ne nous présente plus que l'idée d'un mérite se-
condaire. Ce changement a dû s'opérer quand le
nombre des écrivains qui pouvaient mériter d'être
qualifiés de beaux -esprits est venu à se multi-
plier davantage. Alors ce qui appartenait à tant
de gens n'a plus paru une distinction assez ho-
3l INTRODUCTION.
norable , et l'on a cherché d'autres termes pour
exprimer la supériorité.
En vous arrêtant, Messieurs, sur l'analyse que
je viens de détailler, mon dessein a été de faire
sentir combien il était important, sur-tout dans
les matières délicates que nous aurons à traiter,
de s'assurer, avec la plus grande précision possi-
ble, du rapport des mots avec les .idées; et j'ai
cru que ce devait être l'objet de mon premier
travail. Avant de passer en revue les siècles mé-
morables que l'on a* nommés par excellence les
siècles du génie et du goût , il fallait commencer
par bien entendre ces deux mots, objets de tant
de vénération, et sujets de tant de méprises. J'ai
parlé de la connexion qui existe nécessairement
entre la philosophie et les beaux-arts , parce que
nous aurons souvent occasion d'en observer les
effets, les avantages et les abus, et qu'une poé-
tique faite par un philosophe sera le premier
ouvrage qui nous occupera. Les Institutions ora-
toires de Quintilien , les Dialogues de Cicéron
sur l'éloquence , précéderont la lecture des ora-
teurs: et, en étudiant ces éléments des arts, ces
lois du bon goût , en les appliquant ensuite à
l'examen des modèles , vous reconnaîtrez avec
INTRODUCTION. 33
plaisir que le beau est le même dans tous les
temps , parce que la nature et la raison ne sau-
raient changer. Des ennemis de tout bien ont
voulu tirer avantage de cette vérité pour taxer
d'inutilité les discussions littéraires. A les en-
tendre , tout a été dit. Et remarquez que ces
gens à qui on ne peut rien apprendre ne sont
pas ceux qui savent le plus. Je n'ignore pas que
la raison, qui est très -moderne en philosophie,
est très-ancienne en fait de goût ; mais , d'un
autre coté, ce goût se compose de tant d'idées
mixtes , l'art est si étendu et si varié , le beau a
tant de nuances délicates et fugitives , qu'on peut
encore, ce me semble, ajouter aux principes gé-
néraux une foule d'observations neuves , aussi
utiles qu'agréables, sur l'application de ces mêmes
principes ; et ce genre de travail ( si l'on peut
donner ce nom à l'exercice le plus piquant pour
l'esprit, le plus intéressant pour l'ame) ne peut
avoir lieu que dans la lecture et l'analyse des
écrivains de tous les rangs. Les cinq siècles qui
ont marqué dans l'histoire de l'esprit humain
passeront successivement sous nos yeux. On peut
les caractériser sans doute par des traits généraux;
mais, dans ces aperçus rapides , il y a plus d'éclat
Cours de Littérature. I. $
34 INTRODUCTION.
que d'utilité. Ce qui est vraiment instructif, c'est
l'examen raisonné de chaque auteur , c'est l'exact
résumé des beautés et des défauts, c'est cet em-
ploi continuel du jugement et de la sensibilité.
Et ne craignons pas de revenir sur des auteurs
trop connus. Que de choses à connaître encore
dans ce que nous croyons savoir le mieux ! Qui
de nous, en relisant nos classiques, n'est pas sou-
vent étonné d'y voir ce qu'il n'avait pas encore vu ?
Et combien nous verrions davantage , s'il se pou-
vait qu'un Racine, un Voltaire, nous révélât lui-
même les secrets de son génie! Malheureuse-
ment c'est une sorte de confidence que le génie
ne fait pas. Tâchons au moins de la lui dérober,
autant qu'il est possible, par une étude atten-
tive , et surprenons des secrets où nous n'étions
pas initiés. Hélas ! le malheur des grands artistes ,
celui qui n'est connu que d'eux seuls , et dont
ils ne se plaignent qu'entre eux , c'est de n'être
pas assez sentis. Il y a, je l'avoue, un effet total
qui constate le succès , et qui suffit à leur gloire ;
mais ces détails de la perfection, mais cette foule
de traits précieux, ou par tout ce qu'ils ont coûté ,
ou même parce qu'ils n'ont rien coûté du tout,
voilà ce dont quelques connaisseurs jouissent seuls
INTRODUCTION. 35
et dans le secret, ce que les applaudissements pu-
blics ne disent pas , ce que l'envie dissimule tou-
jours, ce que l'ignorance ne peut jamais entendre,
et ce qui , s'il était bien connu , serait la première
récompense des vrais talents. •
Eh bien! imaginons-nous (car ce n'est pas dans
ce temple des arts qu'on nous défendra les illu-
sions heureuses de l'imagination ) , imaginons-
nous que les ombres de ces grands hommes sont
présentes à nos assemblées , et tâchons de leur
rendre , au moins après leur mort, la seule jouis-
sance peut-être qui leur ait manqué pendant leur
vie; et que* le génie consolé puisse se dire, pen-
dant nos séances : Ils m'ont entendu.
Mais s'ils veulent avoir en nous des admira-
x teurs , il faut qu'ils nous permettent d'oser être
leurs jnges; et c'est en ce moment qu'il convient
de justifier par avance ce qu'il peut y avoir de
témérité apparente à relever des fautes dans des
auteurs consacrés par une longue renommée et
par l'admiration générale. C'est pourtant cette
admiration même qui autorise en nous cette li-
berté , parce que c'est cette même liberté qui fonde
l'admiration. Il en résulte que celle - ci n'est ni
aveugle ni superstitieuse , et que l'autre n'est ni
3.
36 INTRODUCTION.
injurieuse ni maligne. D'ailleurs, ce qu'il faut voir
ici , ce n'est pas seulement un homme de lettres
parlant des maîtres de l'art , c'est un siècle entier
d'observations et d'expérience, dont les lumières,
«e réfléchissant sur tout ce qui l'a précédé, en
éclairent également les beautés et les défauts. Qu'il
soit donc, une fois pour toutes , bien statué , bien
reconnu, quelque sujet que nous traitions, quelque
auteur dont nous parlions , que nous n'avons ni ne
pouvons avoir d'autre dessein, d'autre objet que
le désir très-innocent et très-raisonnable de nous
instruire en nous amusant; je dis nous, Messieurs,
car vous me permettrez, sans doute, de vous met-
tre tous en commun dans ces discussions litté-
raires , où je me flatte de n'être le plus souvent
que votre interprète , et que, sans cette confiance,
je n'aurais jamais eu le courage d'entreprendre,
ni la force de poursuivre.
Évoquons sans crainte ces ombres illustres :
que l'éclat qui les environne offusque et impor-
tune l'ignorance et l'envie ; mai§ nous , qui ne
cherchons que l'instruction, rassemblons, s'il est
possible, tous les rayons de leur gloire pour en
former le jour de la vérité, et faisons de tant de
clartés réunies un foyer de lumière qui repousse
INTRODUCTION. 3^]
les ténèbres dont la barbarie menace de nous en-
velopper.
En vous invitant à ce lycée , on a voulu y réunir
tous les genres d'instruction et d'amusement. En
est - il un plus noble, plus intéressant que celui
qu'on vous y propose ? C'est de vivre et de con-
verser avec les grands hommes de tous les âges ,
depuis Homère jusqu'à Voltaire , et depuis Archi-
mède jusqu'à Buffon. Ce ne sera donc pas en vain
que notre nation se glorifiera d'avoir mieux connu
que les autres les avantages de la sociabilité, et
tous les plaisirs des âmes honnêtes et des esprits
cultivés. Il existera chez elle un lieu d'assemblée
où les amateurs se réuniront pour étudier les chefs-
d'œuvre de l'esprit humain , et dont heureusement
ne sera point exclu ce sexe qui , par sa seule pré-
sence, avertit de donner à l'instruction des formes
plus douces et plus attirantes, commande à tout
ce qui a reçu quelque éducation la décence et la
réserve si nécessaires dans les assemblées litté-
raires , et , par un tact sûr et une sensibilité
prompte, répand sur toutes les impressions qu'il
partage plus de charme et plus d'effet. Ici paraî-
tront ces auteurs immortels que le temps a con-
sacrés, non plus comme dans les écoles, hérissés
38 INTRODUCTION.
de tout l'appareil dupédantisme; non plus comme
sur nos théâtres, entourés d'illusions et de pres-
tiges , mais avec la grandeur qui leur est propre ,
et la simple majesté de leur génie. Ici leurs noms
ne seront prononcés qu'avec les témoignages
d'une vénération que n'affaiblira point l'aveu de
quelques fautes mêlées à tant de beautés. C'est
auprès de vous que viendra se réfugier leur gloire
outragée , et que reposeront entiers , au milieu de
vos hommages, leurs monuments, que l'on vou-
drait mutiler. Nous sommes tous également leurs
admirateurs et leurs disciples. Ce n'est point ma
faible voix qui fera leur éloge; c'est votre admi-
ration qui marquera leurs beautés ; et je croirai
avoir atteint le but le plus désirable pour moi , si
mes pensées ne vous paraissent autre chose que
vos propres souvenirs. Peut-être aussi pourrai-je
me flatter de n'avoir pas été tout - à - fait inutile ,
si le peu de moments que vous passerez ici vous
porte à en consacrer quelques autres à l'étude de
ces écrivains classiques , mal connus dans la pre^
mière jeunesse, faits pour être sentis dans un âge
plus mûr, mais trop souvent négligés dans les
distractions d'une vie dissipée. L'on ne s'instruit
bien que par ses propres réflexions : c'est Fhabi-
INTRODUCTION. 3o,
tude, le choix de la lecture, qui entretient le
goût du beau et l'amour du vrai; et, pour finir
par un précepte du grand homme qui a mis si
souvent des vérités utiles dans des vers char-
mants,
S'occuper, c'est savoir jouir;
L'oisiveté pèse et tourmente :
Lame est un feu qu'il faut nourrir,
Et qui s'éteint s'il ne s'augmente.
N. B. On a justifié ici la philosophie des reproches qui ne
doivent en effet tomber que sur l'abus qu'on en a fait; et
c'est cet abus qui a si malheureusement influé sur les lettres
comme sur la morale, sur le goût comme sur les mœurs. On ne
peut trop se garantir de cette erreur commune, de confondre
l'abus avec la chose; et ce qui prouve que c'est seulement
l'abus qu'il faut accuser, c'est que l'examen fera voir que ce
ne sont point les véritables philosophes qui ont corrompu le
goût, comme tout le reste, mais des hommes qui usurpaient
ce titre et le déshonoraient : c'est ce qui sera développé dans
la partie de cet ouvrage où je traiterai de la philosophie du
dix- huitième siècle.
PREMIERE PARTIE
ANCIENS.
COURS
DE
LITTÉRATURE
ANCIENNE ET MODERNE.
PREMIÈRE PARTIE.
ANCIENS.
LIVRE PREMIER.
POÉSIE.
CHAPITRE PREMIER.
Analyse de la Poétique d'Aristote.
Il ne fallait rien moins que tout le pédantisme
et tout le fanatisme des siècles qui ont précédé
la renaissance des lettres, pour exposer à une
sorte de ridicule un nom tel que celui d'Aristote.
On l'a presque rendu responsable de l'extrava-
gance de ses enthousiastes. Mais celui qui disait ,
44 COURS DE LITTÉRATURE.
en parlant de son maître, Je suis ami de Platon,
maU encore plus de la vérité , n'avait pas ensei-
gné aux hommes à préférer l'autorité à l'évidence;
et celui qui leur avait appris le premier à sou-
mettre toutes leurs idées aux formes du raison-
nement n'aurait pas avoué pour disciples des
hommes qui croyaient répondre à tout par ce
seul mot : Le maître Va dit Sa dialectique , étant
devenue le fondement de la théologie, rendit sa
doctrine pour ainsi dire sacrée , en la liant à celle
de l'Église : de là ces arrêts des tribunaux, qui,
jusque dans le siècle dernier, défendaient d'en-
seigner dans les écoles une autre philosophie que
la sienne. Le sage paisible qui conversait dans le
lycée d'Athènes sur les éléments de la logique,
ne pouvait pas prévoir qu'un jour la rage de
l'argumentation, cse joignant à la frénésie de l'es-
prit de secte, produirait des meurtres et des
crimes, et qu'on s'égorgerait au nom d'Aristote.
Mais ce nom , quoiqu'on en ait fait un si funeste
abus, n'en est pas moins respectable. Aujourd'hui
même que les progrès de la raison ont comme
anéanti une partie de ses ouvrages, ce qui lui
reste suffit encore pour en faire un homme pro-
digieux. Ce fut certainement une des têtes les
plus fortes et les plus pensantes que la nature
ait organisées. Il embrassa tout ce qui est du
ressort de l'esprit humain , si l'on excepte les ta-
lents de l'imagination; encore, s'il ne fut ni ora-
teur ni poète, il dicta du moins d'excellents
COURS BE LITTÉRATURE. \5
préceptes à l'éloquence et à la poésie (i). Son
ouvrage le plus étonnant est sans contredit sa
Logique. Il fut le créateur de cette science, qui
est le fondement de toutes les autres; et, pour
peu qu'on y réfléchisse , on ne peut voir qu'avec
admiration ce qu'il a fallu de sagacité et de tra-
vail pour réduire tous les raisonnements possibles
à un petit nombre de formes précises , avec
lesquelles ils sont nécessairement conséquents,
et hors desquelles ils ne peuvent jamais l'être.
Il paraît avoir senti quel honneur cet ouvrage
pouvait lui faire; car, à la fin de ses Analytiques ,
où ce chef-d'œuvre de méthode est contenu , il a
soin d'avertir que les autres sujets qu'il a traités
lui sont communs avec beaucoup d'auteurs , mais
que cette matière est toute neuve, et que tout
ce qu'il en a dit n'avait jamais été dit avant lui.
// m'en a coûté, ajoute-t-il, bien du temps et
bien de la peine. On nie doit donc de l'indulgence
pour ce que j'ai pu ometfre , et de la reconnais-
sance pour ce que j'ai su découvrir.
Un de ses plus grands monuments est son HiJB
toire des Animaux, et c'est aussi un des plus beaux
de l'antiquité. Pour composer c*et ouvrage, son
disciple Alexandre lui fournit huit cents talents ,
environ cinq millions d'aujourd'hui, et donna
des ordres pour faire chercher les animaux les
(i) Voyez, à la fin de ce volume, l'article de M. Boisso-
nade sur Aristote.
46 COURS DE LITTÉRATURE.
plus rares dans toutes les parties de la terre. Un
pareil présent et de pareils ordres ne pouvaient
être donnés que par Alexandre. C'étaient de
grands secours, il est vrai; mais ce qu'Aristote
tira de son génie est encore au-dessus, si l'on
s'en rapporte à un juge dont personne ne niera
la compétence en ces matières, à Buffon. Voici
comme il en parle dans le premier des discours
qui précèdent son Histoire naturelle; et j'ai cru
qu'on entendrait avec quelque plaisir Buffon
parlant d'Aristote. « Son Histoire des Animaux,
« dit-il, est peut-être encore aujourd'hui ce que
« nous avons de mieux fait en ce genre... Il les
« connut peut-être mieux et sous des vues plus
« générales qu'on ne les connaît aujourd'hui... Il
«accumule les faits, et n'écrit pas un mot qui
« soit inutile. Aussi a-t-il compris dans un petit
« volume un nombre infini de différents faits; et
«je ne crois pas qu'il soit possible de réduire à
« de moindres termes tout ce qu'il avait à dire
« sur cette matière, qui paraît si peu susceptible
^de précision qu'il fallait un génie comme le
« sien pour y conserver en même temps de l'ordre
« et de la netteté*. Cet ouvrage d'Aristote s'est pré-
« sente à mes yeux comme une table des matières
a qu'on aurait extraite, avec le plus grand soin,
«^de plusieurs milliers de volumes remplis de des-
« criptions et d'observations de toute espèce;
« c'est l'abrégé le plus savant qui ait jamais été
« fait, si la science est en effet l'histoire des faits:
COURS DE LITTÉRATURE. l\"j
« et quand même on supposerait qu'Aristote au-
« rait tiré de tous les livres de son temps ce qu'il
« a mis dans le sien, le plan de l'ouvrage, sa dis-
« tribution, le choix des exemples, la justesse
« des comparaisons, une certaine tournure dans
« les idées , que j'appellerais volontiers le carac-
« tère philosophique , ne laissent pas douter qu'il
« ne fût lui-même beaucoup plus riche que ceux
« dont il aurait emprunté. »
Voilà quel a été cet Aristote que l'on a presque
voulu envelopper dans le mépris que, depuis Des-
cartes, on a conçu pour la scolastique. Cette
prétendue science n'est en effet qu'un tissu d'abs-
tractions chimériques et de généralités illusoires,
sur lesquelles on peut disputer à l'infini sans rien
apprendre et sans rien comprendre; et il faut
convenir qu'elle est fondée tout entière sur la
métaphysique d' Aristote, qui ne vaut pas mieux.
C'est pourtant à lui qu'on est redevable de cet
axiome célèbre dans l'ancienne philosophie, et
adopté dans la nôtre, que les idées, qui sont les
représentations des objets, arrivent à notre es-
prit par l'organe des sens. C'est le principe fon-
damental de la métaphysique de Locke et de Con-
dillac; c'était peut-être la seule vérité essentielle
qu'il y eût dans celle d'Aristote, et c'est la seule
qu'on ait rejetée dans les écoles, parce qu'elle
était contraire aux idées innées, regardées long-
temps comme une croyance religieuse , et aban-
données généralement depuis les grandes décou-
48 COURS DE LITTÉRATURE.
vertes des Modernes, qui sont les vrais fondateurs
de la saine métaphysique. Au reste, s'il s'est égaré
dans cette carrière à l'époque où la philosophie
venait de l'ouvrir, il semble que ses erreurs ex-
cusables tiennent à la nature même de l'esprit
humain. En effet, il doit arriver dans les sciences
naturelles et spéculatives le contraire de ce qu'on
a toujours observé dans les arts et dans les lettres.
Ici le progrès est toujours rapide, la perfection
prompte; on vole au but dès qu'il est indiqué,
parce que ce but est certain , et que la route est
bientôt connue : aussi la belle poésie et la vraie
éloquence remontent aux époques les plus recu-
lées. Mais les deux choses qui contribuent le
plus à avancer les succès en ce genre , c'est-à-dire
la promptitude à saisir les objets et la disposition
à imiter , sont précisément ce qui retarde la mar-
che de l'homme dans la recherche de la vérité.
Celle-ci ne se laisse pas approcher aisément : on
n'arrive jusqu'à elle que par le chemin de l'expé-
rience, qui est long et pénible. L'esprit humain
est impatient , et l'expérience est tardive : de là
vient qu'il s'attache à ces fantômes séduisants
qu'on appelle systèmes, qui le flattent d'ailleurs
par ce qu'il y a chez lui de plus aisé à séduire,
l'imagination et l'amour-propre. Il y a plus: c'est
que les plus grands esprits sont les plus suscep-
tibles de l'illusion des systèmes. Leur vaste intel-
ligence ne peut souffrir ce qui l'arrête ; le doute
est pour eux un état violent; et c'est ainsi qu'un
COURS DE LITTÉRATURE. 4°/
Descartes, un Leibnitz, en cherchant les premiers
principes des choses, rencontrent, l'un des tour-
billons, l'autre des monades. Quand de pareils
guides ont marché en avant, le reste des hom-
mes, naturellement imitateur, suit comme un
troupeau, et l'on emploie à étudier les erreurs
le temps qu'on aurait pu mettre à chercher la
vérité. Les bornes de l'esprit d'Aristote ont été en
philosophie, pendant vingt siècles, les bornes de
l'esprit humain. Ce n'est qu'au temps des Galilée,
des Copernic , des Bacon , qu'enfin l'on a compris
qu'il valait mieux observer notre monde que d'en
faire un , et qu'une bonn^xpérience qui appre-
nait un fait valait mieux que le plus ingénieux
■système qui ne prouve rien. Alors est tombée la
philosophie d'Aristote, mais non pas sa gloire
avec elle, puisque cette gloire est fondée, comme
nous l'avons vu, sur des titres que le temps a
consacrés.
Ce n'est pas que , dans ses meilleurs ouvrages,
sa manière d'écrire n'ait des défauts très-mar-
qués. Il pousse jusqu'à l'excès l'austérité du style
philosophique et l'affectation de la méthode : de
là naissent la sécheresse et la diffusion. Il semble
qu'il ait voulu être en tout l'oppQsé de son maî-
tre Platon, et que, non content d'enseigner une
autre doctrine, il ait voulu aussi se faire un autre
style. On reprochait à Platon trop d'ornement :
Aristote n'en a point du tout. Pour se résoudre
à le lire, il faut être déterminé à s'instruire. Il
Cours de Littérature I. ci
50 COURS E»E LITTÉRATURE.
tombe aussi de temps en temps dans l'obscurité ;
de sorte qu'après avoir paru, dans ses longueurs
et ses répétitions, se défier trop de l'intelligence
de ses lecteurs, il semble ensuite y compter beau-
coup trop. On a su de nos jours réduire à un
petit espace toute la substance de sa Logique,
qui est très-étendue. Sa Poétique, dont nous
n'avons qu'une partie, qui fait beaucoup regret-
ter le reste , a embarrassé en plus d'un endroit et
divisé les plus habiles interprètes. Sa Rhétorique ,
dont Quintilien a emprunté toutes ses idées prin-
cipales, ses divisions, ses définitions, est abs-
traite et prolixe dansas premières parties ; mais
pour le fond des choses, c'est un modèle d'ana-
lyse. Ces deux écrits sont, avec ses traités de
Politique, ce qu'il a produit de plus parfait. On
se souvient avec plaisir qu'Aristote les a compo-
sés pour Alexandre, et ces deux noms forment,
après tant de siècles, une belle association de
gloire. C'est une exception de plus (car il y en a
encore quelques autres) à ce principe si énergi-
quement établi par Thomas, sur le peu d'accord
qui se trouve ordinairement entre les rois et les
philosophes. Leur grandeur, dit-il, se choque et
se repousse. Ce n'était pas là ce que pensait Phi-
lippe, roi de Macédoine, lorsqu'il écrivit à Aris-
tote cette lettre fameuse, si souvent citée, et qui
ne saurait trop l'être : Je vous apprends qu'il
m est né un fils. Je remercie les dieux, non pas
tant de me V avoir donné, que de V avoir fait naître
COURS DU LITTÉRATURE. 3 1
du temps d'Aristote. Le précepteur d'Alexandre
ne se sépara de lui qu'au moment où ce prince
partit pour la conquête de la Perse. Il obtint du
père de son élève les plus grands privilèges pour
la ville de Stagyre sa patrie, et pour Athènes,
qui était déjà celle des arts. C'est aussi à Athènes
qu'il se retira, pour philosopher dans une répu-
blique, après avoir élevé un roi. les Athéniens
lui donnèrent le Lycée pour y ouvrir son école,
et ce nom seul vous avertit que ce peu de mots
que je viens de dire à sa louange n'était pas dé-
placé dans cette assemblée : ce sera peut-être un
fait assez remarquable dans l'histoire de l'esprit
humain, que, plus de deux mille ans après qu'A-
ristote eut ouvert le Lycée d'Athènes, son éloge
et ses ouvrages aient été lus à l'ouverture du Ly-
cée français.
Passons à l'analyse de sa Poétique.
Quand nous lisons un poème ou que nous as-
sistons à la représentation d'un drame , nous
sommes tous portés à nous rendre compte de
ce qui nous a plus ou moins affectés , soit dans
l'ensemble , soit dans les détails de l'ouvrage :
c'est là l'espèce de critique qui semble apparte-
nir à tout le monde , et qui est aussi la plus
amusante. Mais quand il s'agit de remonter aux
premiers principes des arts, et de suivre dans
cette recherche un philosophe législateur, il faut
une attention plus particulière et plus soutenue.
C'est pour cela qu'on ne fait lire à la première
52 COURS DE LITTÉRATURE,
jeunesse aucun ouvrage de ce genre; on croit cette
étude trop forte pour cet âge : mais elle est atta-
chante pour un âge plus mûr, et l'on voit alors
avec plaisir toute la justesse et toute l'étendue
de ces vues générales et de ces idées primitives,
dont l'application se trouve la même dans tous
les temps. Ainsi donc, ayant à parler de la poé-
sie , le plus ancien de tous les arts de l'esprit
chez tous les peuples connus, et qui paraît le plus
naturel à l'homme , cherchons d'abord , avec
le guide que nous avons choisi, pourquoi cet art
a été cultivé le premier, et sur quoi est fondé le
plaisir qu'il nous procure. Aristote en donne deux
raisons. « La poésie semble devoir sa naissance à
« deux choses que la nature a mises en nous. Nous
« avons tous pour l'imitation un penchant qui se
« manifeste dès notre enfance. L'homme est le
« plus imitatif des animaux : c'est même une des
« propriétés qui nous distinguent d'eux. C'est par
« l'imitation que nous prenons nos premières le-
« çons; enfin tout ce qui est imité nous plaît.
« Des objets que nous ne verrions qu'avec peine
« s'ils étaient réels, des bêtes hideuses, des ca-
« davres, nous les voyons avec plaisir dans un
« tableau. »
Toutes ces idées vous paraissent sans doute
justes et incontestables, et vous avez dû recon-
naître dans la dernière phrase la source où Des-
préaux a puisé ce morceau de son Art poétique :
COURS DE LITTÉRATURE. 53
Il n'est point de serpent ni de monstre odieux
Qui , par l'art imité , ne puisse plaire aux yeux , etc.
Mais, en reconnaissant la vérité du principe,
remarquons qu'il est susceptible de quelque res-
triction, et qu'il en est de même de presque tous
ceux que nous avons à établir. Le même bon
sens qui les a dictés enseigne à ne pas les prendre
dans une généralité rigoureuse, qui n'est faite que
pour les axiomes mathématiques. Ainsi, quoi-
que l'imitation soit une source de plaisir, il ne
faut pas croire que tout soit également imitable.
Dans la peinture même, dont le principal objet
est l'imitation matérielle , il y a un choix à faire ,
et bien des choses ne seraient pas bonnes à pein-
dre; à plus forte raison dans la poésie, qui doit
sur-tout imiter avec choix, et embellir en imitant.
Ce précepte paraît bien simple. Horace et Des-
préaux ont tous deux fait une loi de cette res-
triction judicieuse qu'Aristote lui-même a mise
en principe général, comme nous le verrons tout-
à-1'heure en suivant la marche qu'il a tenue. Ce-
pendant rien n'est si commun que de l'oublier ,
même depuis que l'art est perfectionné ; et si
quelque chose peut faire voir combien l'esprit
humain est sujet à s'égarer, c'est que, dès le pre-
mier pas que nous faisons, venant à peine de
poser une vérité fondamentale, nous rencontrons
aussitôt l'abus qu'on en a fait. Je ne parle pas
seulement des Anglais, à qui l'auteur du Temple
54 COURS DE LITTÉRATURE.
du Goût a dit avec tant de raison :
Sur votre théâtre infecté
D'horreurs, de gibets, de carnages,
Mettez donc plus de vérité,
Avec de plus nobles images.
Mais nous-mêmes, à qui l'exemple de Corneille
et de Racine apprit dans le siècle dernier à être
plus délicat, nous commençons à revenir, depuis
quelques années , aux horreurs révoltantes ou
dégoûtantes qui appartiennent à l'enfance de l'art.
Les exemples en sont si nombreux et si connus,
qu'il serait inutile de les citer ici; nous aurons
assez souvent l'occasion d'en parler ailleurs.
Quand Voltaire donna Tancrède , le bruit se
répandit que l'on verrait sur la scène l'échafaud
où devait périr Aménaïde. Rien n'était plus faux,
et jamais l'auteur n'y avait pensé. Quelqu'un lui
écrivit à ce sujet : Gardez-vous bien de donner cet
exemple ; car si le génie élève un èchafaud sur la
scène, les imitateurs y attacheront le roué.
Au .reste, il est également dans l'ordre des
choses que la médiocrité produise ces sortes de
monstres à l'époque où l'on se tourmente pour
trouver le mieux, faute de connaître la limite du
bien; que l'amour de la nouveauté les fasse ap-
plaudir, et que la raison s'en moque. Mais ce
qui n'est pas juste, c'est de prétendre aux hon-
neurs de la sensibilité , quand on a besoin de pa-
reilles émotions; car la sensibilité est encore un
COURS DE LITTÉRATURE. . 55
de ces mots parasites qui composent le diction-
naire du jour. On en abuse avec une si ridicule
profusion, qu'il faut aujourd'hui qu'une personne
sensée prenne bien garde où elle place ce mot,
si elle ne veut pas tomber dans le ridicule à la
mode. C'est l'expression favorite des gens blasés,
qui, ne pouvant plus être émus de rien, veulent
pourtant qu'on parvienne à les émouvoir, et se
plaignent toujours d'un manque de sensibilité,
qui, dans le fait, n'est que chez eux. C'est pour
eux qu'il faut des spectacles atroces, comme il
faujt des exécutions à la populace; c'est pour eux
que les auteurs ont le transport au cerveau, et
que les acteurs ont des convulsions : en un mot ,
c'est la manie des extrêmes, si fatale à toute es-
pèce de jouissance; c'est là ce qu'on appelle au-
jourd'hui la sensibilité. Quel est pourtant celui
qui en a? C'est l'homme qui laisse échapper une
larme quand par hasard il entend au théâtre
quelques vers de Racine prononcés avec l'accent'
de la vérité, et non pas celui qui crie bravo
lorsque... Je laisse à chacun de vous à finir une
phrase qui, en vérité, n'est embarrassante que
pour moi.
Les réflexions sur la première proposition d'A-
ristote nous ont menés un peu loin. Revenons à
cette espèce de charme que l'imitation a pour
tous les hommes, et dont ensuite Aristote veut
assigner la cause. « C'est, dit -il, que non-seule-
« ment les sages , mais tous les hommes en gé-
56 COURS I)E LITTÉRATURE.
« néral, ont cl a plaisir à apprendre, et que pour
« apprendre il n'est point de voie plus courte
« que l'image. » Cette idée est aussi juste que
profonde; mais il me semble qu'on pourrait lui
donner plus d'étendue , en faisant entrer notre
imagination pour beaucoup dans ce que l'auteur
attribue ici à la seule raison. Toute imitation, en
effet , exerce agréablement notre imagination ,
qui n'est que la faculté de nous représenter les
objets comme s'ils étaient présents, et c'est tou-
jours un plaisir pour nous de comparer les images
que l'art nous présente avec celles que nous avons
déjà dans l'esprit.
La seconde cause orig'iHelle de la poésie est ,
suivant Aristote , le goût que nous avons pour le
rhythme et le chant , goût qui ne nous est pas
moins naturel que celui de l'imitation. Pour sen-
tir combien cette observation est juste , il faut se
souvenir que les premiers vers ont été chantés,
et de plus , que , dans toutes les langues con-
nues , on ne chante guère que des paroles me-
surées; ce qui prouve l'affinité du chant et du
rhythme. Comme ce dernier mot, tiré du grec,
est devenu en français d'un usage très-commun ,
il est à propos d'en donner une explication pré-
cise ; car lorsque les mots techniques deviennent
usuels , il arrive souvent aux gens peu instruits
de les appliquer mal à propos quand ils s'en ser-
vent , ou de les entendre mal quand ils les lisent.
On définit le rhythme un espace déterminé, fait
COURS DE LITTÉRATURE- 5*]
pour symétriser avec un autre du même genre (i).
Cette définition générale est nécessairement un
peu abstraite : elle va devenir beaucoup plus
claire en l'appliquant aux trois choses qui sont
principalement susceptibles du rhythme, au dis-
cours, au chant et à la danse. Dans le discours,
le rhythme est une suite déterminée de syllabes
ou de mots qui symétrise avec une autre suite
pareille , comme , par exemple , le rhythme de
notre vers alexandrin est composé de douze syl-
labes qui donnent à tous les vers du même genre
une égale durée par leurs intervalles et par leurs
combinaisons. Dans la danse, le rhythme est une
suite de mouvements qui symétrisent entre eux
par leur forme , par leur nombre , par leur du-
rée. Il est reconnu que rien n'est si naturel à
l'homme que le rhythme : les forgerons frappent
le fer en cadence , comme Virgile l'a remarqué
des Cyclopes ; et même la plupart de nos mou-
vements sont à peu près rhythmiques, c'est-à-
dire , ont une sorte de régularité. Cette dispo-
sition au rhythme a conduit à mesurer les pa-
roles , ce qui a donné le vers ; et à mesurer les
sons, ce qui a produit la musique. On fit d'a-
bord , dit Aristote , des essais spontanés , des im-
promptus ; car le mot dont il se sert emporte
cette idée. Ces essais , en se développant peu à
peu , donnèrent naissance à la poésie , qui se par-
(i) Le Batteux , tes quatre Poétiques.
58 COURS DE LITTÉRATURE.
tagea d'abord en deux genres, suivant le carac-
tère des auteurs : l'héroïque , qui était consacré à
la louange des dieux et des héros ; le satirique ,
qui peignait les hommes méchants et vicieux.
Dans la suite, l'épopée, menant du récit à l'ac-
tion , produisit la tragédie ; et la satire , par le
même moyen , fit naître la comédie. Aristote
ajoute : « La tragédie et la comédie s'étant une
« fois montrées, tous ceux que leur génie portait
« à l'un ou à l'autre de ces deux genres préférè-
« rent, les uns de faire des comédies au lieu de
« satires , les autres des tragédies au lieu de
ce poèmes héroïques , parce que ces nouvelles
« compositions avaient plus d'éclat, et donnaient
« aux poètes plus de célébrité. » Cette remarque
prouve que chez les Grecs, comme parmi nous,
la poésie dramatique fut toujours mise au pre-
mier rang. L'on peut observer aussi que, parmi
les différents genres de poésie grecque , dont
Vristote promet de parler dans cette partie de
son Traité qui a été perdue , il y en a dont il ne
nous reste aucun monument, le dithyrambe, le
nome, la satyre et les mimes. Les mimes étaient,
à ce qu'on croit d'après quelques passages des
anciens, une sorte de poésie très-licencieuse. Le
nome était un poème religieux fait pour les so-
lennités. Le dithyrambe était destiné originaire-
ment à célébrer les exploits de Bacchus , et par
la suite s'étendit à des sujets analogues, c'est-à-
dire, à l'éloge des hommes fameux. Il ne reste
COURS DE L I T T É R ATUB K. D( )
rien de tout cela que le nom. On sait qu'Archi-
ioque , Hipponax et beaucoup d'autres ont fait
des satires personnelles; mais les Grecs appe-
laient aussi du nom de satyre des drames d'une
licence et d'une gaieté burlesque. Le Cyclope
d'Euripide est le seul drame de cette espèce qui
soit parvenu jusqu'à nous : il ne fait pas regretter
beaucoup les autres.
Aristote dit peu de choses de la comédie et de
l'épopée , parce qu'il se réservait d'en parler dans
la suite de son Traité. Selon lui, l'épopée est,
comme la tragédie , une imitation du beau par
le discours : elle en diffère en ce qu'elle imite
par le récit, au lieu que l'autre imite par l'action.
A cette différence de forme il joint celle de l'é-
tendue, qui est indéterminée dans l'épopée, au
lieu que la tragédie tâche de se renfermer ( ce
sont les termes de l'auteur) dans un tour de so-
leil, ou s'étend peu au-delà. On voit qu'Aristote
est ici fort éloigné de ce rigorisme pédantesque
que Ton a voulu reprocher à ses principes. Il
laisse à ce que nous appelons la règle des vingt-
quatre heures cette latitude raisonnable sans la-
quelle il faudrait se priver de plusieurs sujets
intéressants, et il ne donne pas au calcul de quel-
ques heures de plus ou de moins plus d'impor-
tance qu'il n'en faut. Quant à l'épopée comparée
à la tragédie , il dit très -judicieusement : « Tout
« ce qui est dans l'épopée est aussi dans la tra-
« gédie ; mais tout ce qui est dans la tragédie
(JO COURS DE LITTÉRATURE.
«n'est pas dans l'épopée. » Il regarde celle-ci
comme susceptible indifféremment de recevoir
la prose ou les vers, opinion qui n'est pas celle
des modernes : quelques-uns se sont efforcés de
la soutenir ; mais elle est en général regardée
comme un paradoxe; et le Tèlèrnaque , tout ad-
mirable qu'il est , n'a pu obtenir parmi nous le
titre de poëme, que l'auteur lui-même n'avait
jamais songé à lui donner. Si l'on cherche la rai-
son de cette différence d'avis entre les anciens et
nous, je crois qu'elle peut tenir à la haute idée
que nous attachons avec justice au mérite si rare
d'écrire bien en vers dans une langue où la ver-
sification est si prodigieusement difficile. Nous
n'avons pas voulu séparer ce mérite d'un aussi
grand ouvrage que le poëme épique, et en tout
il n'entre guère dans nos idées de séparer la poé-
sie de la versification. Je crois qu'en cela nous
avons très-grande raison. La difficulté à vaincre,
non-seulement ajoute aux beaux -arts un charme
de plus quand elle est vaincue , mais elle ouvre
une source abondante de nouvelles beautés. Il
ne faut pas prostituer les honneurs d'un aussi
bel art que la poésie. Si Ton pouvait être poète
en prose , trop de gens voudraient l'être , et l'on
conviendra qu'il y en a déjà bien assez. Au reste,
il ne paraît pas que les Latins aient pensé là-
dessus autrement que nous , ni qu'ils aient eu
l'idée d'un poëme qui ne fût pas en vers. On peut
croire que chez les Grecs même l'opinion gêné-
COURS DE LITTÉRATURE. 6l
raie avait prévalu sur celle d'Aristote , puisqu'on
ne connaît aucun passage des anciens d'où l'on
puisse inférer qu'un prosateur ait été regardé
comme un poëte. Je crois pouvoir rappeler à
cette occasion une expression plaisante de Vol-
taire, que sans doute il ne faut pas prendre plus
sérieusement qu'il ne l'entendait lui-même , mais
qui peint assez bien l'enthousiasme qu'il voulait
qu'un poète eût pour son art. Un de ses amis,
entrant chez lui comme il travaillait , voulut se
retirer de peur de le déranger. Entrez, entrez,
lui dit gaiement Voltaire, je ne fais que de la
vile prose. Quand on songe au mérite de la sienne,
on conçoit aisément quelle valeur il faut donner
à cette plaisanterie.
A l'égard de la comédie , voici le peu qu'en dit
Aristote : « On sait par quels degrés et par quels
« auteurs la tragédie s'est perfectionnée. Il n'en
« est pas de même de la comédie, parce que celle-
« ci n'attira pas dans ses commencements la même
« attention : ce fut même assez tard que les ar-
ec chontes en donnèrent le divertissement au peu-
« pie. On y voyait figurer des acteurs volontaires
« qui n'étaient ni aux gages ni aux ordres du goû-
te vernement. Mais quand une fois elle eut pris
« une certaine forme , elle eut aussi ses auteurs
« qui sont renommés. On sait que ce fut Épi-
« charme et Phormis qui commencèrent à y mettre
« une action. Tous deux étaient Siciliens : ainsi la
« comédie est originaire de Sicile. Chez les Athé-
62 COURS UK LITTÉRATURE.
« niens, Cratès fut le premier qui abandonna l'es-
« pèce de comédie nommée personnelle , parce
« qu'elle nommait les personnes et représentait
« des actions réelles. Ce genre d'ouvrage ayant été
«défendu par les magistrats, Cratès fut le pre-
« mier qui prit pour sujets de ses pièces des noms
« inventés et des actions imaginaires. »
Tout ce que l'on peut observer ici, c'est l'usage
des anciens , de faire , des représentations théâ-
trales, une solennité publique. Parmi les archontes,
premiers magistrats d'Athènes, il y en avait un
chargé spécialement de la direction des spectacles.
Il achetait les pièces des auteurs , et les faisait
jouer aux dépens de l'Etat. Cet établissement dut
produire deux effets : il empêcha que l'art ne fût
perfectionné dans toutes ses parties , comme il l'a
été parmi nous, où l'habitude d'un spectacle jour-
nalier a exercé davantage l'esprit des juges, et
lésa rendus plus difficiles; mais, d'un autre côté,
cet établissement prévint la satiété , et s'opposa
plus long-temps à la corruption de l'art : du moins
ne voyons -nous pas que les Grecs, après Euri-
pide et Sophocle, soient tombés, comme nous,
dans l'oubli total de toutes les règles du bon sens.
C'est au temps de ces deux grands hommes, et
sur -tout par leurs ouvrages, que la tragédie fut
portée à son plus haut point de splendeur. « Après
« divers changements, dit Aristote, elle s'est fixée
« à la forme qu'elle a maintenant, et qui est sa
« véritable forme; mais, d'examiner si elle a atteint
COURS DE LITT^RATURK. 63
« ou non toute sa perfection , soit relativement au
« théâtre, soit considérée en elle-même, c'est une
« autre question. » Il ne juge point à propos d'en-
trer dans cette question, que peut-être il traitait
dans ce que nous avons perdu. Au reste , cette
réserve à prononcer marque un esprit très-sage,
qui ne veut poser ni les bornes de l'art ni celles
du génie.
Il définit la comédie une imitation du mauvais,
non du mauvais pris dans toute son étendue, mais
de celui qui cause la honte et produit le ridicule.
C'est avoir, ce me semble, très-bien saisi l'objet
principal et le caractère distinctif de la comédie.
L'expérience a justifié le législateur toutes les fois
qu'on a voulu attaquer dans la comédie des vices
odieux, plutôt que des travers et des ridicules.
L'auteur du Glorieux a échoué dans Y Ingrat. Ce
n'est pas que Tartufe ne le soit , et d'une ma-
nière horrible; mais les grimaces de son hypo-
crisie et ses expressions dévotes , mêlées à ses
entreprises amoureuses, donnent à son rôle une
tournure comique, qui en tempère l'atrocité et
la bassesse; et c'est le chef- d'œuvre de l'art de
l'avoir rendu théâtral.
Après ces vues générales, Aristote commence
à considérer la tragédie , qu'il parait avoir regar-
dée comme l'effort le plus grand et le plus diffi-
cile de tous les arts de l'imagination. Il la définit
« l'imitation d'une action grave , entière , d'une
ce certaine étendue ; imitation qui se fait par le
64 COURS DE LITTÉRATURE.
« discours , dont les ornements concourent à l'ob-
« jet du poème, qui doit, par la terreur et la pi-
« tié , corriger en nous les mêmes passions. »
Je m'arrêterai d'abord sur le dernier article de
cette définition , parce qu'il a été mal interprété ,
et qu'en effet il était susceptible de l'être. 11 n'y
a personne qui ne demande d'abord ce que veut
dire corriger, purger ( car c'est le mot du texte
grec ) la terreur et la pitié en les inspirant. Dans
le siècle dernier , où tous les critiques s'étaient
accordés à vouloir qu'il fût de l'essence de tous
les ouvrages d'imagination d'avoir avant tout un
but moral , on crut retrouver cette prétendue
règle dans le passage dont il s'agit. Toutes les
explications se firent en conséquence. Voici celle
de Corneille , qui est la plus plausible dans ce
sens , et la mieux énoncée « La pitié d'un mal-
<( heur où nous voyons tomber nos semblables
«nous porte à la crainte d'un pareil pour nous,
« cette crainte au désir de l'éviter, et ce désir à
« purger, modérer, rectifier et même déraciner
«en nous la passion qui plonge, à nos yeux,
« dans ce malheur les personnes que nous plai-
« gnons, par cette raison commune, mais natu-
« relie et indubitable , que , pour ôter l'effet , il
« faut retrancher la cause. » Cette logique est
fort bonne; mais si c'était là ce qu'Aristote vou-
lait dire, il se serait fort mal expliqué dans la
chose du monde la plus simple; car alors il n'y
avait qu'à dire que la tragédie corrige en nous,
COURS DE LITTÉRATURE. 65
par la terreur et la pitié , les passions qui cau-
sent les malheurs dont la représentation produit
cette terreur et cette pitié. Mais ce n'est point du
tout ce qu'il dit : il dit en propres termes , pur-
ger, tempérer , modifier (car le mot grec pré-
sente ces idées analogues ) la terreur et la pitié ;
et c'est précisément pour n'avoir pas voulu le
suivre mot à mot qu'on s'est écarté de son idée.
Il veut dire , comme on l'a très - bien démontré
de nos jours, que l'objet de toute imitation théâ-
trale, au moment même où elle excite la pitié et
la terreur en nous montrant des actions feintes,
est d'adoucir, de modérer en nous ce que cette
pitié et cette terreur auraient de trop pénible, si
les actions que l'on nous représente étaient réelles.
L'idée d'Aristote, ainsi entendue, est aussi juste
qu'elle est claire; car qui pourrait supporter, par
exemple , la vue des malheurs d'OEdipe , ou d'An-
dromaque , ou d'Hécube , si ces malheurs exis-
taient sous nos yeux en réalité ? Ce spectacle,
loin de nous être agréable, nous ferait mal; et
voilà le charme , le prodige de l'imitation , qui
sait vous faire un plaisir de ce qui par-tout ail-
leurs vous ferait une peine véritable. Voilà le se-
cret de la nature et de l'art combinés ensemble,
et qu'un philosophe tel qu'Aristote était digne de
deviner.
Je me crois obligé de déclarer ici qu'entraîné
par l'autorité de tous les interprètes les plus ha-
biles, j'ai moi-même, dans un Essai sur les tra~
Cours de Littérature.. î, 0
66 COURS DE LITTÉRATURE.
giques grecs, adopté l'ancienne explication que
je viens de combattre, quoiqu'en la restreignant
beaucoup , et rejetant toutes les conséquences
qu'on en voulait tirer, et qui m'ont paru très-
fausses. C'est dans la traduction de la Poétique
d'Aristote, par l'abbé Le Batteux, que j'ai trouvé
l'explication nouvelle que je crois devoir préfé-
rer. Il s'étend fort au long sur les raisons qui l'ont
déterminé : il serait hors de propos de les rappe-
ler ici; mais elles m'ont paru décisives, et je me
suis rendu à l'évidence.
L'ignorance a voulu quelquefois tirer avantage
de ces contradictions que l'on trouve entre ceux
qui s'occupent de l'étude de l'antiquité. Quelle
foi peut -on avoir en eux, a-t-elle dit, puisque
eux-mêmes ne sont pas toujours d'accord? On
peut en appeler là-dessus au témoignage de qui-
conque a étudié une autre langue que la sienne,
même une langue vivante. C'en est assez pour
savoir qu'il n'en est aucune dont les écrivains
n'offrent quelques passages susceptibles de dis-
cussion pour un étranger qui les lit. A plus forte
raison doit - on s'attendre aux mêmes difficultés
dans les langues mortes , dont les monuments
très - anciens ont pu et ont dû même être fort
altérés; ce qui n'empêche pas que, sur la plus
grande partie de ces mêmes écrits , il ne soit
comme impossible de ne pas s'accorder , parce
que le plus souvent il n'y a pas le moindre nuage,
à moins qu'on ne veuille en chercher.
COURS DE LITTÉRATURE. 67
Reprenons les autres parties de la définition.
La tragédie est l'imitation d'une action grave.
Oui, sans doute. Il n'y a que les modernes qui se
soient écartés de ce principe. C'est ce mélange du
sérieux et du bouffon , du grave et du burlesque ,
qui défigure si grossièrement les pièces anglaises
et espagnoles; et c'est un reste de barbarie. Aris-
tote ajoute que cette action doit être entière et
d'une certaine étendue. Il s'explique : « J'appelle
« entier, dit-il, ce qui a un commencement, un
« milieu et une fin. » Quant à l'étendue , voici ses
idées , qui sont d'un grand sens : « Tout com-
« posé, pour mériter le nom de beau, soit ani-
« mal , soit artificiel , doit être ordonné dans ses
« parties, et avoir une étendue convenable à leur
« proportion; car la beauté réiuiit les idées de
« grandeur et d'ordre. Un animal très - petit ne
« peut être beau , parce qu'il faut le voir de près ,
« et que les parties trop réunies se confondent.
«D'un autre côté, un objet trop vaste, un ani-
« mal qui serait , je suppose , de mille stades de
« longueur, ne pourrait être vu que par parties:
« on ne pourrait en saisir la proportion ni l'en-
« semble : il ne serait donc pas beau. De même
« donc que dans les animaux et dans les autres
« corps naturels , on veut une certaine grandeur
« qui puisse être saisie d'un coup d'œil, de même
« dans l'action d'un poème on veut une certaine
« étendue qui puisse être embrassée tout à la fois,
« et faire un tableau dans l'esprit. Mais quelle
5.
68 COURS DE LITTÉRATURE.
« sera la mesure de cette étendue ? c'est ce que
« l'art ne saurait déterminer rigoureusement. Il
« suffit qu'il y ait l'étendue nécessaire pour que
« les incidents naissent les uns des autres vrai-
« semblablement , amènent la révolution du bon-
« heur au malheur, ou du malheur' au bonheur.»
Plus on réfléchira sur ces principes, plus on
sentira combien ils sont fondés sur la connais-
sance de la nature. Qui peut douter, par exemple,
que les pièces de Lopez de Vega et de Shakes-
peare, qui contiennent tant d'événements que
la meilleure mémoire pourrait à peine s'en rendre
compte après la représentation, qui peut douter
que de pareilles pièces ne soient hors de la me-
sure convenable , et qu'en violant le précepte
d'Aristote on n'ait blessé le bon sens ? Car enfin
nous ne sommes susceptibles que d'un certain
degré d'attention , d'une certaine durée d'amu-
sement, d'instruction, de plaisir. Le goût consiste
donc à saisir cette mesure juste et nécessaire, et.
là-dessus le législateur s'en rapporte aux poètes.
Combien, d'ailleurs, ce qu'il dit sur l'essence du
beau , sur la nécessité de n'offrir à l'esprit que ce
qu'il peut embrasser quand on veut inspirer l'in-
térêt et l'admiration, est profond et lumineux!
\vouons-le : éblouir un moment la multitude par
des pensées hardies, qui ne paraissent nouvelles
que parce qu'elles sont hasardées et paradoxales,
c'est ce qui est donné à beaucoup d'hommes ;
mais instruire la postérité par des vues sûres et
COURS DE LITTÉRATURE. 69
universelles, trouvées toujours plus vraies à me-
sure qu'elles sont plus souvent appliquées; de-
vancer par le jugement l'expérience des siècles ,
c'est ce qui n'est donné qu'aux hommes supé-
rieurs.
Poursuivons. Aristote fait entrer encore dans
sa définition les ornements du discours qui doi-
vent concourir à l'effet du poème. Ces ornements
se réduisent pour nous à ceux de la versification
et de la déclamation : pour les anciens , c'était , de
plus, la mélopée ou le récit noté, et la musique
des chœurs et les mouvements rhythmiques qu'ils
exécutaient. «Il y a donc, conclut-il, six choses dans
« une tragédie , la fable ou l'action , les coeurs ou
« les caractères ( ici ces expressions sont syno-
« nymes), les paroles ou la diction, les pensées,
« le spectacle et le chant. » Substituez au chant la
déclamation, et tout cela convient également à
la tragédie des anciens et à la nôtre. Mais écou-
tons ce qui suit, et nous jugerons si Aristote
avait connu la tragédie. « De toutes ses parties ,
« la plus importante est la composition de la
« fable, ou l'action. C'est la fin de la tragédie,
« et la fin est en tout ce qu'il y a de plus essen-
tiel. Sans action, point de tragédie. On peut
« coudre ensemble de belles maximes , des pen-
« sées ou des expressions brillantes , sans pro-
« duire l'effet de la tragédie ; et on le produira ,
«si, sans rien de tout cela, sans peindre des
a mœurs , sans tracer des caractères , on a une
"JO COURS DE LITTÉRATURE.
« fable bien composée. Aussi ceux qui commen-
ce cent réussissent -ils bien mieux dans la diction
« et dans les mœurs que dans la composition de
a la fable. »
Tout cela est aussi vrai aujourd'hui que du
temps où l'auteur écrivait. Que le mérite de l'ac-
tion ou de l'intérêt soit le premier et le plus es-
sentiel au théâtre , c'est ce qui est prouvé par un
assez grand nombre de pièces que l'on voit jouer
avec plaisir , et qu'on ne s'avise guère de lire.
Mais il faut observer ici une différence entre les
Grecs et nous : c'est qu'il paraît que chez eux le
mérite le plus rare de tous ( à en juger par ce que
vient de «lire Aristote), c'était celui du sujet et
du plan : parmi nous , au contraire , c'est celui
du style. Nous avons vingt auteurs dont il est
resté des ouvrages au théâtre, et même des ou-
vrages d'un grand effet; et nous n'en avons en-
core que deux (je ne parle que des morts; la pos-
térité jugera la génération présente ) , nous n'en
avons que deux qui aient été continuellement
éloquents en vers , et qui aient atteint la perfec-
tion du style tragique , Racine et Voltaire. Le
grand Corneille est hors de comparaison , parce
qu'étant venu le premier, il n'a pas pu tout faire :
aussi, quoiqu'il ait donné des modèles presque
dans tous les genres de beautés dramatiques, il
ne peut pas être mis pour le style au rang des
classiques. D'où vient cette différence entre les
Grecs et nous? Elle tient, je crois , à la nature
COURS DE LITTÉRATURE. Jl
de la langue et de leur tragédie. L'idiome grec , le
plus harmonieux de tous ceux que l'on connaisse,
donnait beaucoup de facilité à la versification,
et la musique y joignait encore un charme de
plus. On ne peut douter que cette réunion ne
flattât beaucoup les Grecs, puisque Aristote dit
en propres termes : La mélopée est ce qui fait le
plus de plaisir dans la tragédie. Nous en pou-
vons juger par nos opéras, où les impressions les
plus fortes que nous éprouvons sont dues prin-
cipalement à la musique. L'autre raison de la dif-
férence que nous examinons, c'est la nature
même de la tragédie chez les Grecs, toujours
renfermée dans leur propre histoire, et même,
comme le dit expressément Aristote , dans un
petit nombre de familles. Parmi nous, le génie
du théâtre peut chercher des sujets dans toutes
les parties du monde connu. Il existe même pour
lui un monde de plus, que les anciens ne con-
naissaient pas ; et pour comprendre tout ce
qu'on en a pu tirer, il suffit de se rappeler Al-
zire.
Il n'est donc pas étonnant qu'il soit plus com-
mun parmi nous de rencontrer des sujets conve-
nables au théâtre que d'écrire la tragédie en vrai
poète. Mais un trait remarquable et heureux dans
notre histoire littéraire, c'est que ceux de nos
auteurs dramatiques qui ont le mieux écrit sont
aussi ceux qui ont le plus intéressé ; c'est que nos
pièces les mieux faites sont aussi les plus élo-
7a COURS DE LITTÉRATURE,
quentes; et c'est l'ensemble de tous les genres de
perfection qui a mis notre théâtre au-dessus de
tous les théâtres du monde.
Aristote continue à tracer les règles de la tra-
gédie. « La fable sera une, non par l'unité de
« héros, mais par l'unité de fait; car ce n'est pas
« l'imitation de la vie d'un homme, mais d'une
«seule action de cet homme Que les parties
« soient tellement liées entre el!es , qu'une seule
« transposée ou retranchée , ce ne soit plus un
« tout ou le même tout; car ce qui peut être dans
« un tout , ou n'y être pas sans qu'il y paraisse i
« n'est point partie de ce tout. »
Voilà l'idée la plus complète et la plus juste
qu'on puisse se former de la contexture d'un
drame; voilà la condamnation de tous ces épi-
sodes étrangers, de ces morceaux de rapport dont
il est si commun de remplir les pièces quand on
n'en sait pas assez pour tirer tout de son sujet.
Aristote reprend : « L'objet du poète n'est pas de
« traiter le vrai comme il est arrivé , mais comme
« il a dû arriver, et de traiter le possible suivant
« la vraisemblance. » De là le vers de Boileau :
Le vrai peut quelquefois n'être pas vraisemblable.
« La différence essentielle du poète et de l'his-
« torien n'est pas en ce que l'un parle en vers et
« l'autre en prose ; car les écrits d'Hérodote mis
« en vers ne seraient encore qu'une histoire : ils
r diffèrent en ce que l'un dit ce qui a été fait;
COURS DE LITTÉRATURE. ^3
« l'autre, ce qui a pu ou dû être fait. C'est pour
« cela que la poésie est plus philosophique et
« plus instructive que l'histoire : celle-ci ne peint
« que les individus, l'autre peint l'homme. »
Peut-être cette disparité n'est-elle pas absolu-
ment exacte, car il est difficile de peindre bien
les personnages de l'histoire sans qu'il en résulte
quelque connaissance de l'homme en général.
Mais ce passage sert à faire voir que les anciens
considéraient la poésie sous un point de vue plus
sérieux et plus imposant que nous ne faisons au-
jourd'hui; et cependant Mahomet et la Henriade
ont pu nous apprendre ce que la poésie pouvait
faire en morale.
Aristote distingue la tragédie fondée sur l'his-
toire, et celle qui est de pure invention, et il
approuve l'une et l'autre : mais il ne nous reste
point de tragédies grecques de ce dernier genre.
Celui qu'il blâme formellement, c'est le genre
épisodique. « J'entends, dit-il, par pièces épiso-
« diques , celles dont les parties ne sont liées en-
« tre elles, ni nécessairement, ni vraisemblable-
ce ment; ce qui arrive aux poètes médiocres par
« leur faute , et aux bons par celle des comédiens.
« Pour faire à ceux-ci des rôles qui leur plaisent ,
« on étend une fable au-delà de sa portée ; les
« liaisons se rompent, et la continuité n'y est
« plus. »
On voit que ce n'est pas d'aujourd'hui que l'on
s'est plaint de l'inévitable tyrannie qu'exercent
74 COURS DE LITTÉRATURE.
sur un artiste ceux qui sont les instruments uni-
ques et nécessaires de son art.
A l'égard de la suite et de la chaîne des événe-
ments qui doivent naître les uns des autres, il
en donne une excellente raison : « C'est, dit-il,
« que tout ce qui paraît avoir un dessein produit
« plus d'effet que ce qui semble l'effet du hasard.
« Lorsque , dans Argos , la statue de Mytis tomba
« sur celui qui avait tué ce même Mytis, et l'é-
« crasa au moment qu'il la considérait, cela fit
« une grande impression , parce que cela semblait
« renfermer un dessein. » Je demande si l'on peut
choisir un exemple d'une manière plus ingénieuse
et plus frappante.
Il distingue les pièces simples et les pièces im-
plexes. Il faut entendre par les premières, celles
où tous les personnages sont connus les uns des
autres; par les secondes, celles où il y a recon-
naissance. .11 y met une autre différence : celles ,
dit-il , dont l'action est continue , et celles où il y
a péripétie. Ce mot signifie révolution, change-
ment de situation dans les principaux person-
nages. Mais comme je ne conçois pas qu'une
pièce de théâtre puisse se passer d'une péripétie
quelconque, il m'est impossible d'admettre cette
distinction.
Il indique avec raison les reconnaissances et
les péripéties, comme deux grands moyens pour
exciter la pitié ou la terreur. Il cite, comme des
modèles en ce genre*, la situation d'Iphigénie
COURS DE LITTÉRATURE. 7 5
reconnaissant son frère au moment où elle va le
sacrifier, et celle de Mérope prête à tuer son
propre fils en croyant le venger. De ces deux su-
jets, Voltaire a rejeté l'un, parce qu'il croyait le
dénouement impossible, et Guimond de La Tou-
, che, moins frappé de la difficulté que du pathé-
tique de ce sujet, l'a traité d'une manière si
intéressante , qu'on lui a pardonné le défaut iné-
vitable du dénouement. Quant à Mérope, on sait
quel parti Voltaire a tiré de celle de Maffei ; com-
bien il l'a surpassé dans l'ensemble, en lui em-
pruntant ses traits les plus heureux ; enfin , comme
il est parvenu à en faire la plus irréprochable,
la plus classique de ses pièces, celle qui peut le
mieux soutenir le parallèle avec la perfection de
Racine.
A ces deux moyens d'intérêt, tirés du fond de
l'action même, Aristote en ajoute un troisième,
le spectacle, c'est-à-dire tout ce qui frappe les
yeux, comme les meurtres, les poignards, les
combats, l'appareil de la scène. Mais il remarque
très-judicieusement que ce moyen est inférieur
aux deux autres, et demande moins de talent
poétique. « Car, dit-il, il faut que la fable soit
« tellement composée , qu'à n'en juger que par
« l'oreille , on soit ému , comme on l'est dans
« l'OEdipe de Sophocle. Mais ceux qui nous offrent
« l'horrible et le révoltant , au lieu du terrible et
« du touchant, ne sont plus dans le genre; car
« la tragédie ne doit pas donner toutes sortes d'é-
76 COURS DE LITTÉRATURE.
« motions , mais celles-là seulement qui lui sont
« propres. »
Nous le retrouvons donc ici, ce grand prin-
cipe qui nous occupait tout-à-1'heure, et par
lequel Aristote a répondu d'avance, il y a deux
mille ans, à ceux qui croient avoir tout dit par
ce seul mot, Cela est dans la nature; comme si
toute nature était bonne à montrer aux hommes
rassemblés, pomme si les' spectacles et les beaux-
arts étaient l'imitation de la nature commune , et
non pas de la nature choisie. Au reste , nous
aurons occasion de revenir à ce sujet, quand
nous réfuterons spécialement quelques-unes des
principales erreurs contenues dans les poétiques
modernes.
Nous voilà déjà bien avancés dans celle d'Aris-
tote, dont je ne wms ai présenté que les idées
sommaires , en écartant tout ce qui est particu-
lier aux accessoires de la tragédie grecque, et
m'arrêtant à tout ce qui peut s'appliquer à la
nôtre. J'ose même quelquefois n'être pas tout-à-
fait de son avis, ce qui pourtant est infiniment
rare. Il dit , par exemple : « Ne présentez point
« de personnages vertueux qui , d'heureux , de-
« viendraient malheureux; car cela ne serait ni
« touchant ni terrible , mais odieux. » Je crois
que cette règle est démentie par beaucoup d'exem-
ples. Hippolyte est vertueux, et cependant sa mort
excite la pitié et ne révolte point. Britannicus est
dans le même cas. On en pourrait citer plusieurs
COURS DE LITTERATURE. 77
autres. Mais ce qui suit ne saurait se contester :
« Des personnages méchants qui deviennent heu-
« reux sont ce qu'il y a de moins tragique. » C'est
un des grands défauts de la tragédie à'Atrée , où
ce monstre , à la fin de la pièce , insulte , avec
une joie barbare, à l'horrible situation où il a
mis le malheureux Thyeste , et finit par ce
vers :
Et je jouis enfin du fruit de mes forfaits.
Jamais les hommes n'aimeront à remporter d'un
spectacle une pareille impression. Il est vrai que
dans Mahomet le crime triomphe ; mais du moins
ce scélérat est-il puni en perdant ce qu'il aime;
il a des regrets et des remords : et cependant ,
malgré tout l'art de l'auteur, on sent le vice de
ce dénouement, et c'est la seule tache de ce grand
ouvrage. « Si un homme très-méchant , d'heu-
rt reux, devient malheureux, il peut y avoir un
« exemple , mais il n'y a ni pitié ni terreur ; car
« la pitié naît du malheur qui n'est pas mérité ,
« et la terreur du malheur voisin de nous ; et tel
« n'est pas pour nous celui du méchant. » Cette
remarque très-juste n'empêche pas qu'il ne soit
très-bon de punir le méchant dans un drame ;
mais Àristote veut dire seulement que ce n'est
pas là ce qui produit la terreur et la pitié , et
qu'il faut les tirer d'ailleurs. Il a raison; car, lors-
que le méchant , l'oppresseur , le tyran , sont punis
sur la scène , ce n'est pas leur châtiment qui pro-
78 COURS DE LITTÉRATURE.
«.luit la terreur ou la pitié : l'une et l'autre sont le
résultat du danger ou du malheur où sont les per-
sonnages à qui l'on s'intéresse ; et comme la pu-
nition du méchant les tire de ce malheur ou de
ce danger, c'est là ce qui produit l'effet drama-
tique. Ainsi, dans cette Iphigênie dont nous par-
lions tout-à-1'heure , que Thoas soit égorgé par
Pylade, qui vient on ne sait d'où, ce n'est pas ce
qui rend le dénouement tragique ; mais cette mort
délivre Oreste et Iphigênie , qui étaient les objets
de l'intérêt, et le spectateur est content. Ainsi
dans Rodogune , le moment de la terreur et "de la
pitié n'est point celui où Cléopâtre boit elle-même
le poison qu'elle a préparé pour son fila; c'est le
moment où ce fils , dans la situation la plus affreuse
où un homme puisse se trouver, entre une mère
et une amante qu'il peut soupçonner également,
porte à ses lèvres la coupe empoisonnée ; c'est cet
instant qui fait frémir, qui demande et obtient
grâce pour toutes les invraisemblances qui précè-
dent.
« Il y a un milieu à prendre ; c'est que le per-
« sonnage ne soit ni absolument bon m absolu-
* ment méchant , et qu'il tombe dans le malheur ,
« non par un crime ou une méchanceté noire,
« mais par quelque faute ou erreur humaine qui
0 le précipite du faîte des grandeurs et de la pros-
u périté. »
Il faut toujours se souvenir qu'Aristote ne par-
lait que des personnages qui doivent produire
COURS DE LITTÉRATURE. 79
l'intérêt; et ce qu'il dit ici de cette sorte de carac-
tères que Corneille, dans ses dissertations, appelle
mixtes , a paru à ce grand homme un trait de lu-
mière qui jette un grand jour sur la connaissance
du théâtre , et en général de toute grande poésie
imitative. En effet , on a observé que rien n'était
plus intéressant que ce mélange , si naturel au
cœur humain. C'est sous ce point de vue que
le caractère d'Achille paraît si dramatique dans
X Iliade, et que Phèdre ne l'est pas moins au
théâtre par ses passions et par ses remords. Rien
ne fait mieux voir combien se trompent et com-
bien sont injustes tous ceux qui se sont fait, pour
ainsi dire , un point de morale de ne s'intéresser
au théâtre qu'à des personnages irréprochables ,
et qui jugent une tragédie sur les principes de la
société. Qu'un personnage passionné fasse une
belle action par des motifs qui tiennent à sa pas-
sion même, cela serait plus beau, disent-ils, si
l'action était faite par des motifs purs. C'est une
grande erreur; cela serait plus beau en morale,
mais fort mauvais au théâtre. Vous n'éprouveriez
qu'une admiration froide, au lieu que le per-
sonnage mû par la passion , même dans ce
qu'il fait de louable , vous émeut et vous en-
traîne. v
A toutes ces sources du pathétique il en faut
joindre une, la plus abondante de toutes, et dont
Aristote ne parle pas, parce que les Grecs n'y
ont puisé qu'une fois ; c'est l'amour malheureux ;
80 COURS DE LITTÉRATURE.
c'est cette passion dont les modernes ont tiré un
si grand parti, et dont les anciens n'ont point
fait usage dans la tragédie, si l'on excepte le rôle
de Phèdre, dont l'aventure était célèbre dans la
Grèce, et qui, même dans Euripide , n'est pas, à
beaucoup près , aussi intéressante que dans Racine.
Cette seule différence entre le théâtre des Grecs
et le nôtre, dont l'un a employé l'amour comme
ressort tragique, et dont l'autre l'a négligé , suf-
firait pour rendre l'art beaucoup plus riche et
plus étendu pour nous qu'il ne pouvait l'être
chez eux. Quel trésor pour le théâtre, qu'une
passion à qui nous devons Zaïre , Tancrède, Inès,
Ariane, et quelques autres encore consacrées
par ce mérite particulier qui en supplée tant d'au-
tres, et fait pardonner tant de fautes, le mérite
de faire répandre des larmes !
Pour ce qui est du dénouement , Aristote pré-
fère les pièces dont la péripétie , dit-il, se fait du
bonheur au malheur. Voici comme il s'exprime
sur Euripide à ce sujet : « C'est à tort qu'on blâme
« Euripide de ce que la plupart de ses pièces se
« terminent par le malheur. Il est dans les prin-
« cipes. La preuve est que sur la scène les pièces
« de ce genre paraissent toujours, toutes choses
« égales d'ailleurs, plus tragiques que les autres.
« Aussi Euripide , quoiqu'il ne soit pas toujours
« heureux dans la conduite de ses pièces , est-
« il regardé comme le plus tragique des poètes. »
N'oublions pas ce qui a été dit ci-dessus, qu'en
COURS DE LITTÉRATURE. 8l
fait de goût il n'est pas nécessaire que tous les
principes soient d'une vérité absolue, mais seu-
lement d'une vérité suffisante, c'est-à-dire, appli-
cable dans un grand nombre d'occasions. Tel est
ce principe d'Aristote sur les dénouements : il est
généralement vrai. Les quatre pièces que je viens
de citer en sont la preuve; elles sont toutes quatre
dans le cas dont parle Aristote , et sont au nom-
bre des pièces les plus intéressantes. Il est ce-
pendant d'autres dénouements d'une espèce toute
contraire, et qui produisent aussi un grand effet ;
ce sont ceux qui tirent tout à coup d'un grand
péril des personnages que le spectateur désire
vivement de voir heureux , et qui opèrent cette
révolution par des moyens naturels et inattendus.
Tel est au Théâtre Français le dénouement d'Adé-
laïde. J'avoue que j'en connais peu d'aussi beaux :
j'aurai occasion d'en parler dans la suite; il suffit
aujourd'hui de l'avoir indiqué comme une excep-
tion, ainsi que quelques autres, au principe d'A-
ristote. Mais quand il dit que les dénouements
doivent toujours sortir du fond du sujet, je n'y
connais point d'exception.
Il s'étend beaucoup moins sur les mœurs et
les caractères , parce que cette partie de l'art est
moins compliquée. Il veut , et tous les législateurs
l'ont dit après lui , qu'un personnage soit tel à
la fin qu'il est au commencement. Ce précepte
est général pour toute espèce de drame ; et ja-
mais peut-être il n'a été rempli d'une manière
Cours de Littérature. I, '-*
Si COURS DE LITTÉRATURE.
plus frappante et plus heureuse que dans une
pièce, d'ailleurs médiocre, Y Irrésolu de Destou-
ches. Cet Irrésolu, après avoir balancé pendant
toute la pièce entre deux femmes qu'il veut épouser,
se détermine enfin, car il faut finir; mais à peine
est-il marié, qu'il se dit à lui-même, en quittant
la scène , ce vers , qui est le dernier de l'ou-
vrage :
J'aurais mieux fait, je crois, d'épouser Célimène.
On ne peut sur ce même sujet adresser aux
poètes une leçon plus utile , et qui mérite d'être
plus méditée que celle-ci, qui contient tout :
« Dans la peinture des mœurs et des caractères,
« ainsi que dans la composition de la fable, le
« poète doit toujours avoir devant les yeux ce
« qui est vraisemblable et nécessaire dans l'ordre
« moral, et se dire à tout moment à lui-même :
« Est-il vraisemblable que tel personnage agisse
« ou parle ainsi?» Il ne faut pas s'étonner si ce
précepte est si souvent violé ; c'est que , pour le
mettre en pratique , il faut une raison supérieure,
qui n'est guère plus commune qu'une belle ima-
gination , et toutes les deux sont nécessaires pour
faire une bonne tragédie. Que sera-ce si Ton
ajoute a que le public est devenu très - difficile ;
« que , comme on a eu des poètes qui excel-
« laient chacun dans leur genre , on voudrait
« aujourd'hui que chaque poète eût à lui seul
« ce qu'ont tous les autres ensemble. » C'est
COURS DE LITTÉRATURE. 83
Aristote qui parlait ainsi il y a plus de deux mille
ans. Que dirait-il donc aujourd'hui?
Il a traité l'article du style en grammairien
qui parlait à des Grecs de leur propre langue ,
et renvoyé à sa Rhétorique l'article des pensées ,
parce que sur cet objet les règles sont les mêmes
en prose comme en vers. Ce qui regardait le
chant , dernière partie de l'imitation dramatique
chez les anciens , a été perdu , et ne servirait
d'ailleurs qu'à nous donner sur leur musique des
notions qui nous manquent , mais étrangères à
notre tragédie. Je me bornerai donc à ce qu'il
prescrit de plus général pour la diction. Il veut
qu'elle soit élevée au-dessus du langage vulgaire,
c'est-à-dire ornée de métaphores et de figures,
mais cependant très -claire. «L'usage trop fré-
« quent des figures, dit il, fait du discours une
« énigme , et la quantité de termes empruntés
« des autres langues devient barbarie. » Il recom-
mande donc beaucoup de réserve sur ces deux
articles. Nous verrons dans la suite combien nous
avons besoin d'une semblable leçon. « C'est un
« grand talent , dit-il , de savoir bien employer la
« métaphore ; c'est la production d'un heureux
« naturel , le coup d'œil d'un esprit qui voit les
« rapports. »
Tout ce qui regarde l'épopée est contenu dans
deux chapitres, parce que beaucoup de principes
généraux lui sont communs avec la tragédie. Je
remets à examiner le peu qu' Aristote en a dit,
6.
84 COURS DE LITTÉRATURE.
dans un discours sur l'épopée, qui précédera la
lecture d'Homère , qu'Aristote cite par-tout comme
l'unique modèle en ce genre.
Le dernier des vingt -cinq chapitres qui nous
restent de la Poétique d'Aristote roule sur une
de ces questions assez oiseuses dont il paraît que
les Grecs s'occupaient, ainsi que nous. Il s'agit de
savoir laquelle des deux l'emporte sur l'autre , de
la tragédie ou de l'épopée. Q'importe , pourvu
que l'une et l'autre soient bonnes? Au reste, la
discussion n'est pas fort longue. Il propose les
raisons pour et contre , et décide en faveur de la
tragédie. Il ne me conviendrait pas d'être d'un
avis différent du sien.
CHAPITRE II.
Analyse du Traité du Sublime de Longin.
ui quelque chose semble se refuser à toute ana-
lyse , et même à toute définition , c'est sans doute
le sublime. En effet , comment définir ce qui ne
peut jamais être préparé par le poète ou l'ora-
teur , ni prévu par ceux qui lisent ou qui écou-
tent ; ce qu'on ne produit que par une espèce
de transport ; ce qu'on ne sent qu'avec enthou-
siasme; enfin ce qui met également hors d'eux-
mêmes, et l'artiste qui compose, et la multitude
qui admire? Comment rendre compte d'une im-
pression qui est à la fois la plus vive et la plus
rapide de toutes ? et quelle explication n'est pas
aussi froide qu'insuffisante , lorsqu'il s'agit de dé-
velopper aux hommes ce qui a si fortement ébranlé
toutes les puissances de leur ame? Qui ne sait que
dans tous les sentiments extrêmes il y a quelque
chose au-dessus de toute expression, et que,
quand notre ame est émue à un certain degré ,
c'est pour elle une espèce de tourment de ne
plus trouver de langage ? S'il est reconnu que la
faculté de sentir s'étend fort loin au-delà de celle
d'exprimer, cette vérité est sur -tout applicable
au sublime , qui émeut en nous tout ce qu'il est
possible d'émouvoir, et nous donne le plus grand
plaisir que nous puissions éprouver , c'est-à-dire ,
$6 COURS DE LITTÉRATURE.
la jouissance intime de tout ce que la nature a
mis en nous de sensibilité.
Lorsque nous venons d'entendre une belle
scène, un beau discours, un beau morceau de
poésie , si quelqu'un venait nous demander pour-
quoi cela nous a fait plaisir , pourquoi nous avons
applaudi, chacun de nous, suivant ses connais-
sances, pourrait rendre compte de son jugement,
et louer plus ou moins dans l'ouvrage l'ensemble
ou les détails, les pensées, la diction, l'harmonie,
enfin tout ce que l'art enseigne à bien connaître,
et le goût à bien apprécier. Mais lorsque le vieil
Horace a prononcé le fameux qu'il mourut, lors-
qu'à ce mot les spectateurs ont jeté tous ensem-
ble le même cri d'admiration, si quelqu'un venait
leur demander pourquoi ils trouvent cela si beau,
qui est-ce qui voudrait répondre à cette étrange
question ? et que pourrait - on répondre , si ce
n'est : Cela est beau , parce que nous sommes
transportés ; cela est beau , parce que nous som-
mes hors de nous - mêmes ? Quand le grand Sci-
pion , accusé par les tribuns , parut dans l'assem-
blée du peuple , et que , pour toute défense , il
dit, Romains , il y a vingt ans qu'à pareil jour je
vainquis Annibal, et soumis Carthage; allons au
Capitole en rendre grâces aux dieux; un cri gé-
néral s'éleva , et tout le monde le suivit. C'est
que Scipion avait été sublime , et qu'il a été donné
au sublime de subjuguer tous les hommes.
Le sublime dont je parle ici est nécessairement
COUHS DE LITTÉRATURE. 87
rare et instantané; car rien de ce qui est extrême
ne peut être cornjpfcn ni durable. C'est un mot,
un trait, un mouvement, un geste, et son effet
est celui de l'éclair ou de la foudre. Il est telle-
ment indépendant de l'art qu'il peut se rencon-
trer dans des personnes qui n'ont aucune idée de
l'art. Quiconque est fortement passionné , qui-
conque a l'ame élevée, peut trouver un mot su-
blime. On en connaît des exemples. C'est une
femme d'une condition commune, qui répondit
à un prêtre, à propos du sacrifice d'Isaac , or-
donné à son père Abraham: Dieu n'aurait jamais
ordonné ce sacrifice à une mère.
Ce mot est le sublime du sentiment maternel.
Il y a plus : le sublime peut se rencontrer même
dans le silence. Ce fameux ligueur, Bussi Leclerc,
se présente au parlement , suivi de ses satellites.
Il ordonne aux magistrats de rendre un arrêt
contre les droits de la maison de Bourbon , ou
de le suivre à la Bastille. Personne ne lui répond,
et tous se lèvent pour le suivre. Voilà le sublime
de la vertu. Pourquoi? C'est que nulle réponse
ne pouvait en dire autant que ce silence ; car
sans prétendre définir exactement le sublime (ce
que je crois impossible), s'il y a un caractère dis-
tinctif auquel on puisse le reconnaître , c'est que
le sublime, soit de pensée, soit de sentiment,
soit d'image, est tel en lui-même, que l'imagina-
tion , l'esprit , l'ame , ne conçoivent rien au-delà.
Appliquez ce principe à tous les exemples, et il
88 COURS DE LITTÉRATURE.
se trouvera vrai. Ce qui est beau, ce qui est
grand , ce qui est fort , admet |f plus ou le moins.
Il n'y en a pas dans le sublime. Essayez d'ima-
giner quelque chose que Scipion eût pu dire au
lieu de ce qu'il a dit , substituez quelque discours
que ce soit au silence des magistrats, et toujours
vous resterez au-dessous. Mettez-vous dans la si-
tuation du vieil Horace , et cherchez ce que peut
imaginer le sentiment le plus exalté du patrio-
tisme et de l'honneur, et vous ne concevrez rien
au-dessus du qu il mourût. Rappelez-vous une
autre situation, celle d'Ajax, qui, dans le moment
où les Grecs plient devant les Troyens que Ju-
piter protège, se trouve enveloppé d'une obscu-
rité affreuse qui ne lui permet pas même de
combattre; et cherchez ce que l'audace orgueil-
leuse d'un guerrier au désespoir peut lui sug-
gérer de plus fort : l'imagination même , qui est
si vaste, ne vous fournira rien au-dessus de ce
vers si souvent cité :
Grand Dieu! rends-nous le jour et combats contre nous (i).
Observons , en passant , que c'est La Motte qui
a resserré ainsi en un seul vers les trois vers de
Y Iliade , que Boileau a traduits plus littéralement
par ces deux-ci:
Grand Dieu ! chasse la nuit qui nous couvre les yeux ,
Et combats contre nous à la clarté des cieux.
(i) Le grec dit: «Et fais- nous périr même, si tu veux,
« pourvu que ce soit au grand jour. »
COURS DE LITTÉRATURE. 89
J'ai parlé de ces mouvements produits par un
instinct sublime. En voici un exemple singulier,
arrivé dans le dernier siècle. Un lion s'était
échappé de la ménagerie du grand-duc de Flo-
rence, et courait dans les rues de la ville. L'épou-
vante se répand de tous côtés, tout fuit devant
lui. Une femme qui emportait son enfant dans
ses bras le laisse tomber en courant. Le lion le
prend dans sa gueule. La mère, éperdue, se jette
à genoux devant l'animal terrible , et lui rede-
mande son enfant avec des cris déchirants. Il n'y
a personne qui ne sente que cette action extraor-
dinaire , qui est le dernier degré de l'égarement
et du désespoir ; cet oubli de la raison , si supé-
rieur à la raison même ; cet instinct d'une grande
douleur qui ne se persuade pas que rien puisse
être inflexible , est véritablement ce que nous
appelons ici le sublime. Mais ce qui suit est sus-
ceptible de plus d'une explication. Le lion s'ar-
rête , la regarde fixement , remet l'enfant à terre
sans lui avoir fait aucun mal, et s'éloigne. Le
malheur et le désespoir ont-ils donc une expres-
sion qui se fait entendre même aux bêtes farou-
ches? On les connaît capables des sentiments
qui tiennent à l'habitude, et l'on cite beaucoup
de traits de leur attachement et de leur recon-
naissance. Mais ici cette mère , pour arrêter la
dent de l'animal féroce , n'avait qu'un moment
et qu'un cri. Il fallait qu'il entendit ce qu'elle
demandait , et qu'il fût touché de sa prière ; et il
90 COURS DE LITTÉRATURE.
l'entendit, et il en fut touché! Comment? C'est
ce qui peut fournir plusieurs réflexions sur la
correspondance naturelle entre tous les êtres
animés, mais qui ne sont pas de mon sujet. Je
reviens.
Sur tout ce que j'ai dit du sublime, la pre-
mière question qui se présente est celle-ci : puis-
qu'il ne peut être ni défini ni analysé, qu'est-ce
donc qu'a fait Longin dans son Traité du Su-
blime ? C'est qu'il n'a pas voulu traiter de celui-
là , mais de ce que les rhéteurs appellent le style
sublime , par opposition au style simple , et au
style tempéré, qui tient le milieu entre les deux;
le style qui convient aux grands sujets , aux su-
jets élevés , à la poésie épique , dramatique , ly-
rique ; à l'éloquence judiciaire , délibérative ou
démonstrative , quand le sujet est susceptible de
grandeur, d'élévation, de force, de pathétique.
C'est ce que l'examen même du Traité de Longin
peut prouver avec évidence. Ce n'est pourtant
pas l'opinion de Boileau ; mais il a été réfuté sur
cet article par de savants philologues, entre au-
tres , par Gibert, dans le Journal des Savants.
Ce qui a pu l'induire en erreur, c'est qu'en effet
il y a quelques endroits de Longin qui peuvent
s'appliquer à l'espèce de sublime dont je viens
de parler , et quelques exemples qui s'y rappor-
tent; mais la suite et l'ensemble du Traité font
voir que ces exemples ne sont cités que comme
appartenant au style sublime , dans lequel ils
COURS DE LITTÉRATURE. O,!
entrent naturellement. On pourra demander en-
core comment l'objet de ce Traité peut donner
matière au doute et à la discussion , puisqu'il
semble que l'auteur a dû commencer par déter-
miner d'une manière précise ce dont il allait par-
ler. Le commencement de l'ouvrage va répondre
à cette question. Il suffit d'avertir auparavant
qu'il existait du temps de Longin un Traité du
Sublime , d'un autre rhéteur nommé Cecilius ;
Traité qui a été entièrement perdu, et qui ne
nous est connu que par ce qu'en dit Longin.
Voici comme s'exprime celui-ci dans l'exorde de
son ouvrage, qu'il adresse au jeune Terentianus,
son disciple et son ami.
« Vous savez, mon cher Terentianus, qu'en
« examinant ensemble le livre de Cecilius sur le
« sublime, nous avons trouvé que son style était
« au-dessous de son sujet, qu'il n'en touchait pas
« les points principaux , qu'enfin il n'atteignait
« pas le but que doit avoir tout ouvrage, celui
« d'être utile à ses lecteurs. Dans tout Traité sur
« l'art , il y a deux- objets à se proposer : de faire
« connaître d'abord la chose dont on parle ; c'est
« le premier article :4e second, pour l'ordre, mais
« le premier pour l'importance , c'est de faire
« voir les moyens de réussir dans la chose dont
« on traite. CeciliusVest étendu fort au long sur
« le premier , comme s'il eût été inconnu avant
« lui, et n'a rien dit du second. Il a expliqué ce
« que c'était que le sublime , et a négligé de
92 COURS DE LITTÉRATURE.
« nous apprendre comment on peut y parvenir. »
Longin part de là pour s'autoriser à passer
très -légèrement sur la nature du sublime; et,
parlant à Terentianus comme à un jeune homme
très-instruit :« Je me crois dispensé, continue-
« t-il , de vous montrer que le sublime est ce qu'il
« y a de plus élevé et de plus grand dans les
« écrits, et que c'est principalement ce qui a im-
« mortalisé les meilleurs écrivains. » Il prouve en-
suite , suivant la méthode des philosophes et des
rhéteurs , qu'il y a un art du sublime ; il spé-
cifie les vices de style qui lui sont le plus oppo-
sés ; et, après cette espèce d'avant - propos , il
entre en matière , et assigne les sources princi-
. pales du sublime, qui sont, selon lui, au nom-
bre de cinq. Mais avant de le suivre dans le cours
de son ouvrage, il convient de dire un mot de
l'auteur.
Longin était né à Athènes , et florissait vers la
fin du troisième siècle de notre ère. C'était l'homme
le plus célèbre de son temps pour le goût et
l'éloquence , et la lecture du seul Traité qui nous
reste de lui suffit pour justifier cette réputation.
Il y règne un jugement sain», un style animé et
un ton d'éloquence convenable au sujet. La fa-
meuse Zénobie , reine de Palmyre , qui lutta si
malheureusement contre la fortune d'Aurélien,
avait fait venir Longin à sa cour, pour prendre
de lui des leçons de langue grecque et de philo-
sophie. Découvrant dans son maître des talents
COURS DE LITTÉRATURE. ()3
supérieurs, elle en avait fait son principal mi-
nistre. Lorsque, après la perte d'une grande ba-
taille qu'elle livra aux Romains, elle fut obligée
de se renfermer dans sa capitale, et reçut d'Au-
rélien une lettre qui l'invitait à se rendre , ce fut
Longin qui l'encouragea à se défendre jusqu'à
l'extrémité , et qui lui dicta la réponse noble et
fière que l'historien Vopiscus nous a conservée.
Cette réponse coûta la vie à Longin. Aurélien ,
vainqueur, maître de la ville de Palmyre et de
Zénobie, réserva cette reine pour son triomphe,
et envoya Longin au supplice. Il y porta le même
courage qu'il avait su inspirer à sa reine, et sa
mort fit autant d'honneur à sa philosophie que
de honte à la cruauté d'Aurélien. Il avait fait
quantité d'ouvrages dont nous n'avons plus que
les titres. Ils roulaient tous sur des objets de cri-
tique et de goût. La traduction de son Traité du
Sublime par Boileau n'est pas digne de cet il-
lustre auteur: elle manque d'exactitude, de pré-
cision et d'élégance , et je n'ai pu en faire que
peu d'usage. Ce n'est pas qu'il ne sût bien le
grec; mais s'étant mépris sur le but principal de
l'ouvrage , il est obligé souvent de faire violence
au texte de l'auteur pour le ramener à son sens :
on sait d'ailleurs que sa prose est en général fort
au-dessous de ses vers; elle est lâche, négligée
et incorrecte, quoique dans plusieurs préfaces,
et dans les réflexions qui suivent sa traduction ,
il y ait encore des endroits où l'on retrouve le
g4 COURS DE LITTÉRATURE.
sel de la satire et ce sens droit qui le caractéri-
sait par-tout.
Ce que nous avons vu de l'exorde de Longin ,
fait apercevoir déjà qu'il ne s'agit point de ce su-
blime proprement dit, dont j'ai parlé jusqu'ici.
Comment pourrait -il dire, en ce sens, qu'il y a
un art du sublime ? Cela ne saurait se supposer
d'un homme aussi judicieux qu'il le paraît dans
tout le reste. On peut, avec du talent, apprendre
à bien écrire; mais certes, on n'apprend point à
être sublime. Le titre littéral de son ouvrage est ,
de la Sublimité; ce qui doit s'entendre naturelle-
ment de la perfection du genre sublime. Voici
les cinq choses principales qui , selon lui , peu-
vent y conduire : une audace heureuse dans les
pensées, l'enthousiasme de la passion, l'usage des
figures, le choix des mots ou l'élocution, et ce
que les anciens appelaient la composition , c'est-
à-dire l'arrangement des paroles , relativement
au nombre et à l'harmonie. Qui ne voit que ce
sont là les cinq choses qui forment la perfection
d'un ouvrage, mais qu'elles peuvent s'y réunir
toutes sans qu'il y ait un trait de ce sublime qui
transporte tous les hommes avec un seul mot ,
tandis qu'au contraire ce seul mot peut se trou-
ver dans un ouvrage qui n'aura d'ailleurs aucun
mérite ? Citons des exemples. Britannicus est as-
surément un des plus beaux monuments de notre
langue. Il y a des morceaux d'un style sublime,
entre autres, le discours de Burrhus à Néron. Il
COURS DE LITTÉRATURE. QO
n'y a rien cependant qui produise le même effet
d'admiration que cet endroit de la Mède\e de
Corneille (pièce très - mauvaise de tout point),
que l'on a toujours cité parmi les traits sublimes
de ce grand homme :
Pour voir en quel état le sort vous a réduite !
Votre pays vous hait, votre époux est sans foi.
Dans un si grand revers, que vous reste-t-il?
Moi.
Moi , dis-je , et c'est assez.
Des gens difficiles ont prétendu que ce dernier
hémistiche affaiblissait la beauté du moi. C'est se
tromper étrangement : bien loin de diminuer le
sublime , il l'achève ; car le premier moi pouvait
n'être qu'un élan d'audace désespérée, mais le
second est de réflexion; elle y a pensé, et elle
insiste: moi, dis-je, et c'est assez. Le premier
étonne, le second fait trembler quand on songe
que c'est Médée qui le prononce,
Et dans Nicomède , tragédie d'ailleurs si défec-
tueuse et si souvent au-dessous du tragique,
quand le timide Prusias dit à son fils ,
Je veux mettre d'accord l'amour et la nature ,
Etre père et mari dans cette conjoncture,
Nicomède lui répond :
Seigneur , voulez-vous bien vous en fier à moi :
Ne soyez l'un ni l'autre....
96 COURS DE LITTÉRATURE.
PRUSIAS.
Et que dois-je être ?
NICOMÈDE.
Roi.
Ce mot seul de roi, dans la situation, dit tout
ce qu'il est possible de dire. On ne peut rien
concevoir au-delà : c'est le sublime de la pensée.
Celui de l'expression s'offre encore dans une de
ces productions du grand Corneille, où il n'est
grand que dans un seul endroit : je veux dire
Othon. Il est question de trois ministres pervers
qui se disputaient les dépouilles de l'Empire ro-
main sous le règne passager du vieux Galba.
On les voyait tous trois s'empresser sous un maître
Qui , chargé d'un long âge , a peu de temps à l'être ;
Et tous trois à l'envi s'empresser ardemment
À qui dévorerait ce règne d'un moment.
Dévorer un règne ! quelle effrayante énergie
d'expression! et cependant elle est claire , juste
et naturelle : c'est le sublime.
Longin ne prend guère ses exemples que dans
les meilleurs écrivains , dans Homère , dans So-
phocle, dans Euripide, dans Démosthènes, parce
qu'il cherche des modèles de style. S'il eût voulu
ne citer que ces traits sublimes qui se présen-
tent quelquefois, même dans les auteurs du se-
cond rang , il en eût trouvé plus d'un dans les
tragédies de Sénèque ; par exemple , ce vers de
son Thyeste , vers traduit littéralement par Cré-
COURS DE LITTÉRATURE. 97
billon. Atrée , au moment où Thyeste tient la
coupe remplie du sang de son fils , lui dit avec
une joie féroce :
Méconnais-tu ce sang?
Je reconnais mon frère,
répond ce père infortuné ; et il ne peut rien dire
de plus fort. Dans ses autres ouvrages, ce même
Sénèque , si rempli d'esprit et de mauvais goût ,
et qu'il est si juste d'admirer quelquefois et si
difficile de lire de suite, n'a-t-il pas de temps en
temps des traits frappants, et plus fréquemment
que Cicéron ? Celui-ci a des morceaux sublimes,
c'est-à-dire, d'une élévation et d'une force sou-
tenues : Sénèque a des traits de ce sublime qui
brille comme l'éclair. Et je préfère de beaucoup ,
quoi qu'on en ait voulu dire, Cicéron à Sénèque,
parce que l'éclair le plus brillant me plaît beau-
coup moins qu'un beau jour , et parce que j'aime
les plaisirs qui durent.
Ne cherchons donc point à soumettre à aucun
art", à aucune recherche , ce qui ne peut être
qu'une rencontre heureuse et, pour ainsi dire,
une bonne fortune du génie, laquelle même ar-
rive quelquefois à d'autres qu'à lui. Cependant
plusieurs écrivains ont cherché à le définir. Je
vais rassembler plusieurs de ces définitions : on
jugera.
Voici d'abord celle de Despréaux, dans ses ré-
flexions sur Longin; car il était juste que dans
C'jur.<! de Littérature. T.
98 COURS DE LITTÉRATURE.
son système il cherchât à suppléer Longin, qui
n'a point défini, attendu que, voulant parler du
style sublime, de ce qu'il y a, comme il vient
de nous le dire, de plus élevé, de plus grand
dans le discours , il trouvait inutile de répéter
ce que tous les rhéteurs avaient dit avant lui.
« Le sublime est une certaine force du dis-
« cours propre à élever et à ravir l'ame , et qui
« provient , ou de la grandeur de la pensée , ou
« de la magnificence des paroles, ou du tour har-
« monieux , vif et animé de l'expression , c'est-à-
« dire , d'une de ces choses regardées séparément,
« ou, ce qui fait le parfait sublime, de ces trois
« choses jointes ensemble. »
Cette définition , quoique assez longue pour
s'appeler une description , ne m'en paraît pas
meilleure. Je ne saurais me représenter le su-
blime comme une certaine force du discours, ni
comme un tour harmonieux, vif et animé. Il y
a tant de choses où tout cela se trouve , sans
qu'on y trouve le sublime ! Ce que je vois de
plus clair ici , c'est la distinction des trois genres
de sublime, empruntée des trois premiers articles
de la division de Longin, celui de pensée, celui
de sentiment ou de passion, celui des figures ou
images : mais une division n'est pas une défini-
tion.
En voici une autre de La Motte, dans son dis-
cours sur l'ode :
« Le sublime n'est autre chose que le vrai et
COURS DE LITTÉRATURE. 99
« le nouveau réunis dans une grande idée , ex-
« primée avec élégance et précision. »
Ce qui convient à tout ne distingue rien. Le
vrai doit se trouver par-tout; le nouveau peut
très -souvent netre point sublime, et l'élégance
n'entre point nécessairement dans l'idée du su-
blime. Le moi de Médée et le qu'il mourût du
vieil Horace n'ont rien d'élégant, non plus que
ce trait de la Genèse , cité par Longin à propos
du sublime de pensée : Dieu dit: Que la lumière
soit , et la lumière fût. Huet a fait une longue
dissertation pour prouver que ces paroles n'é-
taient point sublimes ; mais comme il est impos-
sible de donner une plus grande idée de la puis-
sance créatrice, il faut que Huet nous permette
d'être de l'avis de Longin.
Troisième définition ou description : celle-ci
est de Silvain , qui a fait un Traité du Sublime,
adressé au traducteur de Longin , et dans lequel
il y a beaucoup plus de mots que d'idées.
« Le sublime est un discours d'un tour extraor-
« dinaire » (On serait tenté de s'arrêter là;
car, de tout ce que nous avons cité jusqu'ici de
sublime , il n'y a rien qui soit d'un tour extraor-
dinaire , et qui ne soit même d'un tour extrême-
ment simple , si ce n'est l'expression de dévorer
un règne : mais poursuivons), « qui, par les plus
« nobles images et les plus grands sentiments, dont
« il fait sentir toute la noblesse par ce tour même
« d'expression , élève l'ame au-dessus de ses idées
7-
TjniversTuïï'
MÛOTHKA
ÎOO COURS DE LITTÉRATURE.
« ordinaires de grandeur, et qui, la portant tout
« à coup à ce qu'il y a de plus élevé dans la na-
« ture , la ravit et lui donne une haute idée
« d'elle-même. »
Il n'y a de bon dans tout cela que les derniers
mots exactement copiés de Longin , qui marque
avec raison comme un des effets du sublime, de
donner à ceux qui l'entendent une plus grande
idée d'eux-mêmes. Cette pensée , aussi juste
qu'heureuse, semble déplacée dans le long ver-
biage de Silvain.
Quatrième définition : elle est de M. de Saint-
Marc , homme de lettres fort instruit , qui a com-
menté utilement Boileau et Longin , mais dont
le goût n'est pas toujours sûr. « Le sublime, dit-
« il , est l'expression courte et vive de tout ce
« qu'il y a dans une ame de plus grand, de plus
« magnifique et de plus superbe. » Cette défini-
tion, plus courte et plus claire que les autres,
ne laisse pas d'avoir du vague et des inutilités ;
car, après avoir dit ce qu il y a de plus grand
dans une ame ,• ajouter ce qu'il y a de plus ma-
gnifique, n'est-ce pas dire deux fois la même
chose , puisque magnifique, en cet endroit, ne
peut signifier que grand ? Au reste i il a mieux
saisi que les autres l'idée du sublime , en ce qu'il
le présente comme le plus haut degré de gran-
deur; mais il commet la même faute que La Motte,
qui, dans sa définition, ne compte pour rien le
JOIJW8
COURS DE LITTÉRATURE. lOI
pathétique , genre de sublime qui en vaut bien
un autre.
Deux écrivains également célèbres , quoique
dans des genres bien différents , Rollin et La
Bruyère, ont aussi parlé du sublime, et ni l'un ni
l'autre n'a cherché à le définir. Le premier , dans
son Traité des Études > composé principalement
pour les jeunes gens, mais dont je conseillerais
la lecture à tout le monde, est conduit, par son
sujet , à parler de celte division des trois genres
d'éloquence que j'ai déjà indiqués ci-dessus, le
simple , le tempéré , le sublime. Quand il en est
à celui-ci , il se contente d'extraire de Longin ce
qu'il y a de plus propre à marquer les différents
caractères du sublime. Quant à l'objet particu-
lier du Traité de Longin , il s'abstient de pro-
noncer , mais de manière à faire entendre qu'il
n'est pas de l'avis de Despréaux. Pour lui, regar-
dant ces distinctions délicates comme peu essen-
tielles à son objet, il prend un parti fort sage.
« Sans entrer , dit-il , dans un examen qui souffre
« plusieurs difficultés, je me contente d'avertir
« que par le sublime j'entends ici également celui
c qui a plus d'étendue et se trouve dans la suite
« du discours , et celui qui est plus court et
« consiste dans des traits vifs et frappants, parce
« que dans l'une et l'autre espèce je trouve éga-
« lement une manière de penser et de s'exprimer
« avec noblesse et grandeur, qui fait proprement
Î02 COURS DE LITTERATURE.
« le sublime.... Il y a dans Démosthènes , dans
« Cicéron , beaucoup d'endroits fort étendus ,
«fort amplifiés, et qui sont pourtant très-su-
« blimes , quoique la brièveté ne s'y rencontre
« point. »
On peut conclure de ce passage que le judi-
cieux Rollin , sans vouloir contredire ouverte-
ment Despréaux, s'est pourtant rapproché de
Longin , en ne voyant dans le sublime que ce
qu'il y a de plus relevé et de plus grand dans la
poésie et dans l'éloquence.
Écoutons maintenant La Bruyère , mais sou-
venons-nous que la concision abstraite de son
style nous éclairera moins qu'elle ne nous fera
penser.
« Qu'est-ce que le sublime? Il ne paraît pas
«qu'on l'ait défini. Est-ce une figure ? Naît -il
« des figures, ou du moins de quelques figures?
« Tout genre d'écrire reçoit - il le sublime , ou
« s'il n'y a que les grands sujets qui en soient
« capables (1) ? Peut -il briller autre chose dans
« l'églogue, par exemple, qu'un beau naturel,
« et dans les lettres familières, comme dans les
« conversations , qu'une grande délicatesse ; ou
« plutôt le naturel et le délicat ne sont-ils pas le
(i) Mot impropre. Il fallait dire, qui en soient suscep-
tibles. Capable signifie qui est en e'tat de faire, et se dit des
personnes; susceptible signifie qui peut recevoir, et se dit
des choses.
COURS DE LITTÉRATURE. Io3
« sublime des ouvrages dont ils sont la perfec-
« tion?»
Si j'osais prendre sur moi de répondre aux
questions de La Bruyère , je dirais : Le sublime
n'est point une figure , et n'a nul besoin de fi-
gures : cent exemples le prouvent. A l'égard des
genres d'écrire qui peuvent le recevoir, c'est au
bon sens à décider, en suivant la grande règle
des convenances. Il serait facile de dire quels
sont les genres où il entre le plus naturellement ,
mais pas si aisé de dire ceux qui l'excluent ab-
solument. On ne peut pas prévoir toutes les ex-
ceptions. Qui empêche que dans la conversation
ou dans une lettre on ne place un mot sublime ?
Cela dépend du sujet de la lettre et de la con-
versation. Mais je ne crois pas, pour répondre à
la dernière question , que la perfection des pe-
tites choses puisse jamais s'appeler le sublime. Il
continue :
« Le sublime ne peint que la vérité, mais en
« un sujet noble; il la peint tout entière dans sa
« cause ou dans son effet; il est l'expression ou
« l'image la plus digne de cette vérité.... Il n'y a
« même entre les grands génies que les plus éle-
« vés qui soient capables du sublime. »
Oui, du sublime soutenu, de ce que nous ap-
pelons style sublime , tel que celui àiAthalie et
de Brutus; mais pour le sublime de trait, je crois
avoir démontré le contraire.
Après avoir fait cette excursion chez les mo-
104 COURS DK LITTÉRATURE.
dénies qui ont parlé du sublime , il est temps de
retourner à Longin , qui , sans avoir voulu le dé-
finir précisément, en expose avec beaucoup de
justesse les différents caractères, et en trace vi-
vement les effets.
« La simple persuasion , dit - il , fait sur nous
« une impression agréable , à laquelle nous nous
« laissons aller volontairement ; mais le sublime
« exerce sur nous une puissance irrésistible : il
« nous commande comme un maître ; il nous ter-
ce rasse comme la foudre.
« Naturellement notre ame s'élève quand elle
« entend le sublime. Elle est comme transportée
« au-dessus d'elle-même, et se remplit d'une es-
« pèce de joie orgueilleuse , comme si elle avait
« produit ce qu'elle vient d'entendre. » Voilà sans
doute parler dignement du sublime. Il ajoute :
« Cela est grand , qui laisse à l'esprit beaucoup
« à penser, qui fait sur nous une impression que
« nous ne pouvons pas repousser , et dont nous
« gardons un souvenir profond et ineffaçable.» Re-
marquons que l'auteur se sert indifféremment
des mots de grand, de sublime et de plusieurs
autres analogues, pour exprimer la même idée :
nouvelle preuve de la vérité du sens que nous
lui donnons ici. Une plus forte encore , c'est qu'à
l'endroit où il distingue les principales sources
du sublime, « Je suppose, dit -il, pour fonde-
« ment de tout , le talent de l'éloquence , sans
« lequel il n'y a rien. » Il en résulte que ce dont
COURS DE LITTÉRATURE. Io5
il traite ici n'est que la perfection de ce talent,
dont la nécessité lui paraît indispensable.
Pour ce qui regarde les deux premières sour-
ces du sublime, l'élévation des pensées et l'éner-
gie des sentiments et des passions, il avoue très-
judicieusement que ce sont plutôt des dons de
la nature que des acquisitions de l'art. Il reprend
avec raison Cecilius de n'avoir pas fait entrer le
pathétique dans les différentes espèces de su-
blime. « Il s'est bien trompé, dit-il, s'il a cru que
« l'un était étranger à l'autre. J'oserais affirmer
(( avec confiance qu'il n'y a rien de si grand dans
« l'éloquence qu'une passion fortement exprimée
« et maniée à propos ; c'est alors que le discours
«monte jusqu'à l'enthousiasme, et ressemble à
« l'inspiration. »
Il revient sur ce qu'il a dit de cette disposi-
tion au grand qu'il faut tenir de la nature. « On
« peut cependant la fortifier et la nourrir par
« l'habitude de ne remplir son ame que de sen-
« timents honnêtes et nobles. Il n'est pas possi-
« ble qu'un esprit toujours rabaissé vers de petits
« objets produise quelque chose qui soit digne
« d'admiration et fait pour la postérité. On ne
«. met dans ses écrits que ce qu'on puise dans
« soi-même, et le sublime est pour ainsi dire le
« son que rend une grande ame. »
J'avoue que, de tout ce qui a été dit sur ce
sujet, ce trait me paraît le plus heureux.
C'est dans Y Iliade que Longin choisit le plus
I06 COURS DE LITTÉRATURE.
volontiers ses exemples des grandes idées et des
grandes images : car il paraît les considérer comme
provenant çle la même source , la faculté de con-
cevoir fortement. On n'est pas étonné de cette
préférence quand on connaît Homère , de tous
les poètes le plus riche en ce genre , sur - tout
pour qui peut entendre sa langue; car, il faut
bien en convenir, Boileau lui-même, quoique
les différents morceaux qu'il a traduits en vers
soient la partie la plus estimable de son ouvrage ,
affaiblit un peu Homère en le traduisant. C'est
pourtant sa version que je vais mettre sous vos
yeux. Qui oserait se flatter d'en faire une meil-
leure ? Mais auparavant je donnerai la traduction
littérale des vers grecs , afin qu'on puisse mieux
la comparer aux vers de Boileau.
Un des passages dont il s'agit dans Longin est
tiré du commencement du vingtième livre de
X Iliade. C'est le moment où Jupiter a rendu aux
dieux la permission de se mêler de la querelle
des Grecs et des Troyens, et de descendre dans
le champ des combats. Il donne lui-même le si-
gnal en faisant retentir son tonnerre du haut des
cieux, et INeptune, frappant la terre de son tri-
dent , fait trembler les sommets de l'Ida et les
tours d'Ilion. Voici maintenant les vers qui sui-
vent, exactement traduits : il y en a cinq dans le
grec; Boileau en a fait huit.
« Pluton lui-même, le roi des Enfers, s'épou-
« vante dans ses demeures souterraines; il s'é-
COU il S DE LITTÉRATURE. IO7
« lance de son trône, et jette un cri, tremblant
« que Neptune, dont les coups ébranlent la terre,
« ne vienne enfin à la briser , et que les régions
« des morts , hideuses, infectes, dont les dieux
« même ont horreur, ne se découvrent aux yeux
« des mortels et des immortels. »
Souvenons-nous que, dans tout grand tableau,
dans tout morceau de grand effet, la chose la
plus capitale , c'est qu'il n'y ait pas une circon-
stance inutile, et que toutes soient à leur place;
car alors tout ce qui ne va pas à l'effet l'affaiblit.
Il n'y a pas là-dessus le moindre reproche à faire
aux vers d'Homère. Le tableau est complet ; il
n'y a pas un trait inutile ou faible. Tout est frap-
pant , tout va en croissant. Voyons maintenant
les vers de Boileau :
L'Enfer s'émeut au bruit de Neptune en furie*
Pluton sort de son trône : il pâlit, il s'écrie ;
Il a peur que ce dieu , dans cet affreux séjour ,
D'un coup de son trident ne fasse entrer le jour,
Et , par le centre ouvert de la terre ébranlée ,
Ne fasse voir du Styx la rive désolée ,
Ne découvre aux vivants cet empire odieux,
Abhorré des mortels , et craint même des dieux.
Le premier vers est très- élégant. Au bruit de
Neptune est une de ces tournures figurées qui
distinguent si heureusement la poésie de la prose :
celle-ci n'applique le mot de bruit qu'aux choses,
et non pas aux personnes. Dans le langage ordi-
naire, on ne dirait pas au bruit du roi en colère;
108 COURS DE LITTÉRATURE.
on dirait au bruit de la colère du roi. Ce sont
toutes ces figures de la diction , auxquelles on
ne prend pas garde ordinairement, qui lui don-
nent la véritable élégance poétique. Mais dans le
second vers (i), Pluton sort de son trône n'est-il
pas bien faible en comparaison du mot grec qui
est le mot propre, il s'élance? Celui-ci peint le
mouvement brusque de la terreur; l'autre ne peint
rien : c'est tout que cette différence. Et si l'on
ajoute que dans le grec ces mots , il s'élance de
son trône et jette un cri, coupent le vers par le
milieu, et forment une suspension imitative, au
lieu de cet hémistiche uniforme il pâlit , il s'é-
crie, ne pardonnera-t-on pas à ceux qui peuvent
jouir de ces beautés originales , d'être un peu
difficiles sur les traductions qui les affaiblissent ?
Au reste, le poëte français se relève bien dans
les deux vers suivants :
Il a peur que ce dieu, dans cet affreux séjour,
D'un coup de son trident ne fasse entrer le jour.
Ce dernier vers est admirable. Il n'est pas dans
Homère ; il est imité de Virgile (2) ; et c'est là ce
que Boileau appelait, avec raison, jouter contre
(1) Cette critique est empruntée de Rollin, Traité des
Études, de la Lecture d'Homère, article II, sect. 1. (JYote,
1821.)
(a) Trepidentque immisso lumine Mânes.
(Enéide, VIII, 246.)
COURS DE LITTÉRATURE. IO9
son auteur. C'est dommage que dans ce qui suit
il ne se soutienne pas au même niveau.
Et , par le centre ouvert de la terre ébranlée ,
est un remplissage de mots : rien n'est plus con-
traire au style sublime.
Ne fasse voir du Styx la rive désolée.
Ye fasse voir, ne fasse entrer, en trois vers, c'est
une négligence dans un morceau important. Mais,
faire voir du Styx la rive désolée forme -t -il une
image aussi forte que briser la terre en la frap-
pant? Et cet hémistiche nombreux, la rive dé-
solée, rend-il à l'imagination ces régions hideuses,
infectes? C'est là que Je redoublement des qpi-
thètes pittoresques est d'un effet sûr, et Homère
et Virgile en sont pleins. Les deux derniers vers
sont beaux et harmonieux ; mais en total il me
semble que le tableau d'Homère ne se retrouve
pas tout entier dans le traducteur.
« Voyez -vous (dit Longin, à propos de cette
« magnifique peinture), voyez-vous la terre ébran-
« lée dans ses fondements, le Tartare à décou-
« vert , la machine du monde bouleversée , et
« les cieux, les enfers, les mortels et les immor-
« tels tous ensemble dans le combat et dans le
« danger? »
Ce grand admirateur de Y Iliade ne l'est pas ,
à beaucoup près, autant de Y Odyssée; bien dif-
férent en cela de plusieurs modernes , qui la met-
IIO COURS DE LITTÉRATURE.
tent à côté ou même au-dessus de Y Iliade. Ce
n'est pas ici le lieu de comparer ces deux poèmes,
ni d'exposer pourquoi mon opinion est entière-
ment celle de Longin ; mais ce qu'il dit à ce sujet
est un morceau trop remarquable pour n'être pas
cité.
« U Odyssée est le déclin d'un beau génie qui,
« en vieillissant, commence à aimer les contes.
«U Iliade, ouvrage de sa jeunesse, est toute
« pleine de vigueur et d'action. \J Odyssée est
« presque tout entière en récits ; ce qui est le
« goût de la vieillesse. Homère, dans ce dernier
« ouvrage , est comparable au soleil couchant ,
« qui est encore grand aux yeux, mais qui ne
« fait plus sentir sa chaleur. Ce n'est plus ce feu
« qui anime toute X Iliade, cette hauteur de gé-
« nie qui ne s'abaisse jamais , cette- activité qui
« ne se repose point , ce torrent de passions qui
« vous entraîne , cette foule de fictions heureuses
« et vraies. Mais comme l'Océan , même au mo-
« ment du reflux, et lorsqu'il abandonne ses ri-
« vages , est encore l'Océan , cette vieillesse dont
«je parle est encore la vieillesse d'Homère. »
Longin , voulant donner un autre exemple de
la vivacité des images, quoique fort inférieur, de
son aveu, à tout ce qu'il a cité d'Homère, le
choisit dans une tragédie d'Euripide , Phaèton ,
que nous avons perdue , ainsi que tant d'autres.
Il avoue qu'Euripide, qui a excellé dans le pa-
thétique, mais que tous les critiques anciens, à
COURS DE LITTÉRATURE. III
commencer par Aristote , ont mis , pour le style ,
fort au-dessous de Sophocle, ne peut pas sou-
tenir la comparaison avec Homère. « Mais pour-
« tant, ajoute-t-il, son génie, sans être porté au
« grand , ne laisse pas de s'animer dans certaines
« occasions , et de lui fournir des coups de pin-
« ceau assez hardis. » Le morceau qui suit a été
traduit en vers par Boileau, et l'on s'aperçoit
bien que ce n'est plus contre Homère qu'il lutte :
autant il était au-dessous de celui-ci, autant il
est au-dessus d'Euripide. C'est le soleil qui parle
à son fils :
« Prends garde qu'une ardeur trop funeste à ta vie
« Ne t'emporte au-dessus de l'aride Libye:
« Là , jamais d'aucune eau le sillon arrosé
« Ne rafraîchit mon char dans sa course embrasé.
Et un peu après :
« Aussitôt devant toi s'offriront sept étoiles :
« Dresse par-là ta course , et suis le droit chemin. »
Phaéton, à ces mots, prend les rênes en main :
De ses chevaux ailés il bat les flancs agiles;
Les coursiers du Soleil à sa voix sont dociles.
Ils vont : le char s'éloigne , et , plus prompt qu'un éclair,
Pénètre en un moment les vastes champs de l'air.
Le père cependant, plein d'un trouble funeste,
Le voit rouler de loin sur la plaine céleste,
Lui montre encore sa route , et , du plus haut des cieux ,
Le suit, autant qu'il peut, de la voix et des yeux.
« Va par-là, lui dit-il; reviens, détourne, arrête, etc.
1.12 COURS DE LITTÉRATURE.
« Ne diriez -vous pas, continue Longin, que
« l'ame du poëte monte sur le char avec Phaéton,
« qu'elle partage tous ses périls, et vole dans les
« airs avec les chevaux ? »
A cette peinture si vive , il en oppose une au-
tre d'un caractère différent : c'est celle des sept
chefs devant Thèbes, tirée d'Eschyle, et très-bien
rendue par Boileau :
Sur un bouclier noir , sept chefs impitoyables
Epouvantent les dieux de serments effroyables :
Près d'un taureau mourant qu'ils viennent d'égorger,
Tous, la main dans le sang, jurent de se venger.
Ils en jurent la Peur, le dieu Mars, et Bellone.
On a dit avec raison qu'il ne fallait pas rimer
fréquemment par des épithètes, d'abord pour
éviter l'uniformité , et ensuite parce que cette
ressource est trop facile. Là-dessus, ceux qui veu-
lent toujours enchérir sur la raison et la vérité
ont pris le parti de trouver mauvais tous les vers
qui finissent par des épithètes ; erreur d'autant
plus ridicule, que souvent elles peuvent faire un
très - bel effet quand elles sont harmonieuses ,
énergiques , et adaptées aux circonstances. Ici
elles sont très-bien placées; mais ce qu'il y a de
plus beau dans ces vers, c'est cet hémistiche pit-
toresque, tous y la main dans le sang. Le traduc-
teur l'emporte sur l'original, qui a mis un vers
entier pour ce tableau, que la suspension de l'hé-
mistiche rend plus frappant en français, parce
COURS DE LITTÉRATURE. Il3
qu'elle force de s'y arrêter : c'est un des secrets
de notre versification.
J'observerai encore que les deux morceaux
qu'on vient d'entendre , l'un d'Euripide , l'autre
d'Eschyle , n'ont rien qui soit proprement su-
blime ; mais que l'un est remarquable par la vi-
vacité , et l'autre par la force des images ; et tous
deux, par conséquent, appartiennent à ce style
élevé qui est l'objet dont il s'agit.
A l'article des figures oratoires, il cite deux
endroits fameux de Démosthènes : je remets à
en parler quand nous lirons cet orateur. Mais, à
propos des figures , il donne un précepte bien
sage, et qui peut servir à les bien employer et
à les bien juger. « Il est naturel aux hommes ,
« dit-il, de se défier de toute espèce d'artifice,
« et comme les figures en sont un, la meilleure
« de toutes est celle qui est si bien cachée , qu'on
« ne l'aperçoit pas. Il faut donc que la force de
« la pensée ou du sentiment soit telle qu'elle
« couvre la figure, et ne permette pas d'y son-
ce ger. »
Cela est d'un grand sens; et ce qui a tant dé-
crié ces sortes d'ornements qu'on appelle figures
de rhétorique, ce n'est pas qu'ils ne soient fort
bons en eux-mêmes , c'est le malheureux abus
qu'on en a fait. Il fallait se souvenir que les figu-
res doivent toujours être en proportion avec les
sentiments ou les idées , sans quoi elles ne peu-
vent ressembler à la nature, puisqu'il n'est nul-
Cours de Littérature. I. ®
1 J 4 COURS DE LITTÉRATURE.
lement naturel qu'un homme qui n'est pas vive-
ment animé se serve de figures vives dont il n'a
nul besoin. Il est reconnu que c'est la passion,
la sensibilité, qui a inventé toutes les figures du
discours pour s'exprimer avec plus de force. Aussi,
quand cet accord existe , l'effet en est sûr , parce
qu'alors, comme dit Longin, la figure est si na-
turelle , qu'on ne songe pas même qu'il y en a
une. Prenons pour exemple cette apostrophe
d'Ajax à Jupiter, dont nous parlions tout-à-1'heure.
Le mouvement est si vrai, l'idée est si grande,
elle naît si nécessairement de la situation et du
caractère , que c'est tout ce qu'on voit , et que
personne ne s'avise d'y remarquer une figure de
rhétorique que l'on appelle apostrophe. Mais
supposons que, dans une situation tranquille,
on s'adresse à Jupiter sans avoir rien à lui dire
que de fort commun , alors tout le monde verra
le rhéteur, et sera tenté de lui dire : A quoi bon
cette apostrophe ? Celle d'Ajax se cache , suivant
l'expression de Longin, dans le sublime de la
pensée. Sophocle peut nous en offrir une autre ,
qui est le sublime du sentiment. Je demande ,
tout intérêt de traducteur mis à part, qu'il me
soit permis de la prendre dans sa tragédie de
Philoctète. Je ne connais point d'exemple qui
rende l'idée de Longin plus sensible. Il se trouve
dans la scène où Philoctète, instruit enfin qu'on
veut le mener au siège de Troie, conjure Pyrrhus
de lui rendre ses flèches :
COURS DE LITTÉRATURE. Il5
Rends, mon fils, rends ces traits que je t'ai confiés.
Tu ne peux les garder; c'est mon bien , c'est ma vie;
Et ma crédulité doit-elle être punie?
Rougis d'en abuser.... Au nom de tous les dieux....
Tu ne me réponds rien! Tu détournes les yeux!...
Je ne puis te fléchir!... O rochers! ô rivages!
Vous, mes seuls compagnons , ô vous monstres sauvages
( Car je n'ai plus que vous à qui ma voix , hélas !
Puisse adresser des cris que l'on n'écoute pas ) ,
Témoins accoutumés de ma plainte inutile,
Voyez ce que m'a fait le fils du grand Achille.
Voilà de toutes les figures la plus hardie , l'a-
postrophe aux êtres qui n'entendent pas. Mais
qui pensera jamais à voir une figure dans ce mou-
vement que la situation de Philoctète rend si
naturel ? Qui ne sait que la douleur extrême
se prend où elle peut ? Et puisque Pyrrhus ne
l'écoute pas , à qui le malheureux s'adressera-t-il ,
si ce n'est aux rochers, aux rivages, aux bêtes
farouches, enfin aux seuls êtres qui ont coutume
d'entendre sa plainte ? Mais allez parler aux ro-
chers quand vous n'en aurez nul besoin, et l'on
dira : Voilà un écolier à qui l'on a appris que
l'apostrophe était une belle figure de rhétorique.
Qu'y a-t-il de plus commun dans le discours que
l'interrogation? C'est pourtant aussi une figure,
lorsqu'on parle aux hommes rassemblés; car l'in-
terrogation en elle-même suppose le dialogue.
« Mais pourquoi , dit très-finement Longin , cette
« figure est-elle très-oratoire, et produit -elle sou-
8.
1 1 (3 COURS DE LITTÉRATURE.
« vent beaucoup d'effet ? C'est qu'il est naturel ,
« lorsqu'on est interrogé , de se presser de répon-
« dre, et que l'orateur, faisant la demande et la
« réponse, fait une sorte d'illusion aux auditeurs,
« à qui cette réponse qu'il a méditée paraît l'ou-
« vrage du moment. »
En voilà assez sur les figures, dont je n'ai dû
parler , ainsi que Longin , que relativement à leur
usage dans le style sublime. Elles peuvent être
d'ailleurs la matière d'une infinité d'observations
qui, dans la suite, trouveront leur place. Ce qu'il
dit du choix des mots, et de l'arrangement et
du nombre, n'est guère susceptible d'être analysé
pour nous, si ce n'est dans le précepte général
et commun aux écrivains de toutes les langues,
de ne jamais blesser l'oreille , et d'éviter éga-
lement les expressions recherchées et les termes
bas.
Ne présentez jamais de basses circonstances ,
a dit Boileau; et Longin reproche à Hésiode d'a-
voir dit , en parlant de la déesse des ténèbres :
Une puante humeur lui coulait des narines.
Cela fait voir qu'il y a des choses également
basses dans toutes les langues, quoique l'usage
apprenne qu'il y a beaucoup de mots ignobles
dans un idiome, qui ne le sont pas dans un
autre.
L'auteur du Traité reproche aussi à Platon trop
COURS DE LITTÉRATURE. II7
de luxe dans son style, et l'affectation des orne-
ments; il cite cet endroit où le philosophe dit,
en parlant du vin , « qu'il est bouillant et furieux,
« mais qu'il entre en société avec une divinité
« sobre qui le châtie, et le rend doux et bon à
« boire. » Appeler l'eau une divinité sobre , est
aussi ridicule en français qu'en grec, et la cri-
tique de Longin est plausible pour tout le
monde (i). Admirateur éclairé des grands écri-
vains , il ne s'aveugle point sur leurs défauts. On
a vu ce qu'il pensait de V Odyssée, et ce qu'il
trouve de répréhensible dans Platon , dont il
honore d'ailleurs et exalte le beau génie. Il est
encore plus épris de Démosthènes, qu'il élève
(1) En lisant la phrase entière , et sur-tout en la traduisant
mieux, on trouve l'expression vriçovroç sTÉpou ôsoù, aussi na-
turelle qu'élégante (Voyez de Legibus, lib. VI, p. 869, de
l'édition de Francfort). Longin s'est quelquefois trompé.
Blâmerez-vous dans Tibulle :
Ipse bibebam
Sobria suppositâ pocula victor aquâ.
(1,7, *7.)
Ou bien encore :
Mixtaque securo sobria lympha mero.
(II, 1,46.)
Longin, chap. 3, critique une autre expression de Platon
[de Legibus, lib. V, p. 848), xu7rapiTTivaç p.vxp.aç. Mais ce mot
signifie simplement memorias , mémoires, monuments his-
toriques. Latin, memoriœ , arum, dans Aulugelle, IV, 6;
X, 12, etc. (J. V. L. Note, 1821.)
Cl8 COURS DE LITTÉRATURE.
au-dessus de tous les orateurs, et cependant il ne
dissimule aucun de ses défauts. « Démosthènes
« ne réussit point dans les mouvements modérés:
« il a de la dureté ; il manque de flexibilité et
« d'éclat; il ne sait pas manier la plaisanterie. Hy-
« péride au contraire (autre orateur grec très-
« célèbre, contemporain et rival de Démosthènes),
« Hypéride a toutes les qualités qui manquent à
« Démosthènes; mais il ne s'élève jamais jusqu'au
« sublime. C'est pour le sublime que Démos-
« thènes est né. La nature et l'étude lui ont donné
« tout ce qui peut y conduire. Il réunit tout ce
« qui fait le grand orateur, le ton de majesté, la
« véhémence des mouvements , la richesse des
« moyens, l'adresse, la rapidité, la force dans le
« plus haut degré. »
Ailleurs , il le compare à Cicéron. « Il est grand
« dans son abondance, comme Démosthènes dans
« sa précision. Je comparerais celui-ci à la foudre
« qui écrase , à la tempête qui ravage ; l'autre ,
« à un vaste incendie qui consume tout, et prend
« sans cesse de nouvelles forces. »
Un des chapitres de Longin est employé à trai-
ter cette question , qui a été quelquefois renou-
velée depuis lui, et qui, à proprement parler,
ne peut pas être une question : « Si le médiocre
qui n'a point de défauts est préférable au sublime
qui en a. » On peut répondre d'abord qu'il y a une
sorte de contradiction dans les termes ; car c'est
un défaut très-réel que de n'avoir point de gran-
COURS DE LITTERATURE. I 19
des beautés dans un sujet qui en est susceptible.
Ensuite, avant d'aller plus loin, je citerai cet ar-
ticle de Longin comme une dernière preuve
très-péremptoire qu'il ne veut point parler des
traits sublimes dont l'idée ne suppose aucun dé-
faut, mais des ouvrages dont le sujet et le ton
appartiennent au genre sublime. Cela me parait
suffisamment prouvé, et je n'y reviendrai plus.
Il oppose donc les ouvrages qui sont à peu près
irréprochables dans leur médiocrité, à ceux qui
ont des fautes et des inégalités dans leur éléva-
tion habituelle, et l'on sent qu'il ne peut pas ba-
lancer. « Il faut bien pardonner, dit-il, à ceux
« qui sont montés très-haut de tomber quelque-
« fois, et à ceux qui ont une richesse immense
« d'en négliger quelques parties. Celui qui ne
« commet point de fautes ne sera point repris ;
« mais celui qui produit de grandes beautés sera
« admiré. Il n'est pas étonnant que celui qui ne
« s'élève pas ne tombe jamais, mais nous sommes
« naturellement portés à admirer ce qui est grand,
« et un seul des beaux endroits de nos écrivains
« supérieurs suffit pour racheter toutes leurs
« fautes. »
Ce peu de mots suffit aussi pour résoudre la
question proposée. Mais il y a des esprits faux
qui, en outrant un principe vrai, en font un prin-
cipe d'erreur; et il ne manque pas de gens qui
ont voulu nous faire croire qu'un seul endroit
heureux pouvait excuser toutes les fautes d'un
120 COURS DE LITTÉRATURE.
mauvais ouvrage. Il semble que Longin les ait
devinés, et se soit cru obligé de leur répondre
d'avance; car il ajoute tout de suite : « Rassem-
« blez toutes les fautes d'Homère et de Démos-
« thènes, et vous verrez qu'elles ne font qu'une
« très-petite partie de leurs ouvrages. » C'est dire
assez clairement qu'il n'excuse les fautes que là
où les beautés prédominent. C'est ce qu'Horace
avait déjà dit, et ce qui n'a pu recevoir une in-
terprétation si fausse que de ceux qui avaient
intérêt à la faire passer.
Un autre chapitre de Longin est consacré à
développer le pouvoir de cette harmonie qui naît
de l'arrangement des mots, et qui devait faire
une partie si essentielle de la poésie et de l'élo-
quence, chez un peuple que l'habitude d'un
idiome, pour ainsi dire, musical, rendait, en
ce genre, si délicate et si sensible. Le jugement
de V oreille est le plus superbe de tous , avait déjà
dit Quintilien. Mais , quoique notre langue ne
soit pas composée d'éléments aussi harmonieux
que celle des Grecs ni même des Latins, l'har-
monie artificielle qui résulte de l'arrangement
des mots n'en est pas moins sensible pour nous ;
et même ce qui manque à la langue ne fait que
rendre ce travail pins nécessaire et en augmenter
le mérite. Et qui n'a pas éprouvé qu'un son désa-
gréable, une construction dure, peut gâter ce
qu'il y a de plus beau? Notre auteur avait donc
bien raison de traiter cette partie comme une
COURS DE LITTÉRATURE. 121
des plus essentielles au sublime , et Ton sait jus-
qu'où les anciens poussaient à cet égard la déli-
catesse. « L'harmonie du discours, dit -il, ne
« frappe pas seulement l'oreille , mais l'esprit ;
« elle y réveille une foule d'idées , de sentiments,
« d'images, et parle de près à notre ame par le
« rapport des sons avec les pensées C'est l'as-
« semblage et la proportion des membres qui
« fait la beauté du corps : séparez -les, et cette
« beauté n'existe plus. Il en est de même des
« parties de la phrase harmonique : détruisez-en
« l'arrangement, rompez ces liens, qui les unis-
« sent, et tout l'effet est détruit. » Cette compa-
re raison est parfaitement juste.
Longin recommande également de ne pas trop
allonger ses phrases et de ne point trop les res-
serrer. Ce dernier défaut sur-tout est directement
contraire au style sublime, non pas au sublime
d'un mot, mais au caractère de majesté qui con-
vient aux grands sujets. Homère est nombreux,
périodique; il procède volontiers par une suite
de liaisons et de mouvements. Le traduire en
style coupé, comme on l'a fait de nos jours,
parce que cela était plus aisé que de faire sentir
dans la version quelque chose de l'harmonie de
l'original , c'est lui ôter un de ses principaux
caractères. Cependant, ce principe sur l'espèce
d'harmonie nécessaire au style sublime souffre
quelques exceptions ; mais il est généralement
122 COURS DE LITTERATURE.
bon. Cicéron, Démosthènes , Bossuet, en prou-
vent la vérité.
Dès le commencement de son Traité, Longin
parle des vices de style les plus opposés au su-
blime , et j'ai cru , dans cette analyse , devoir
suivre une marche toute contraire , parce qu'il me
semble qu'en tout genre il faut d'abord établir
ce qu'on doit faire, avant de dire ce qu'il faut
éviter. Il en marque trois principaux : l'enflure ,
les ornements recherchés qu'il appelle le style
froid et puéril, et la fausse chaleur. Ce sont pré-
cisément les trois vices dominants de ce siècle. Et
combien d'écrivains qui ont la prétention d'être
grands , d'être chauds , se trouveraient froids et
petits au tribunal de Longin, c'est-à-dire à celui
du bon sens , qui n'a pas changé depuis lui !
« L'enflure , dit - il , est ce qu'il y a de plus diffi-
« cile à éviter : on y tombe sans s'en apercevoir,
« en cherchant le sublime et en voulant éviter la
« faiblesse et la sécheresse. On se fonde sur cet
« apophthegme dangereux ,
« Dans un noble projet on tombe noblement;
« mais on s'abuse. L'enflure n'est pas moins vi-
ce cieuse dans le discours que dans le corps ; elle
« a de l'apparence , mais elle est creuse en dedans,
« et, comme on dit, il n'y a rien de si sec qu'un
« hydropique. » Cette comparaison est empruntée
de Quintilien. « Le style froid et puéril est l'a-
COURS DE LITTÉRATURE. 123
« bus des figures qu'on apprend dans les écoles :
« c'est le défaut de ceux qui veulent toujours
« dire quelque chose d'extraordinaire et de bril-
« lant , qui veulent sur-tout être agréables , grâ-
ce cieux, et qui, à force de s'éloigner du naturel,
« tombent daus une ridicule affectation. La fausse
« chaleur, qu'un rhéteur, nommé Théodore, ap-
« pelait fort bien la fureur hors de saison, con-
« siste à s'emporter hors de propos, à s'échauffer
ce par projet, quand il faudrait être tranquille. De
« tels écrivains ressemblent à des gens ivres; ils
« cherchent à exprimer des passions qu'ils n'é-
« prouvent point; et il n'y a rien de plus froid,
« de plus ridicule que d'être ému tout seul quand
« on n'émeut personne. »
Cet excellent critique finit son ouvrage par
déplorer la perte de la grande éloquence , de celle
qui fleurissait dans les beaux jours d'Athènes et
de Rome. Il attribue cette perte à celle de la li-
berté. « Il est impossible, dit -il , qu'un esclave
«soit un orateur sublime. Nous ne sommes plus
« guère que de magnifiques flatteurs. » Quand
nous en serons à la décadence des lettres chez
les Grecs et les Romains , nous verrons que Lon-
gin avait raison , et que la même corruption des
mœurs, qui avait entraîné la chute de l'ancien
gouvernement, devait aussi entraîner celle des
beaux-arts.
CHAPITRE III.
De la langue française , comparée aux langues
anciennes.
Uu sublime à la grammaire il y a beaucoup à
descendre; mais, pour les bons esprits, tout ce
qui est utile à l'instruction est toujours assez in-
téressant. Dans le plan que je me suis proposé
de suivre , une partie considérable de ce Cours
étant destinée à faire connaître, à faire sentir les
Anciens , autant qu'il est possible , même à ceux
qui ne peuvent pas les lire dans l'original , il
m'importe d'avertir des difficultés inévitables que
je dois rencontrer, et des bornes étroites et gê-
nantes que m'impose la nécessité de ne jamais
montrer ces auteurs dans leur propre langue ,
par égard pour les personnes qui ne la connais-
sent point ; et puisqu'ils ne peuvent parler ici
que la nôtre , il est également juste et nécessaire
d'établir d'abord ce que doit leur faire perdre la
différence du langage, même en supposant ce
qu'il y a de plus rare, c'est-à-dire, la traduction
aussi bonne qu'elle peut l'être. La grande répu-
tation de ces écrivains est ici un danger pour eux
et un écueil pour moi ; car, bien que leur mé-
rite soit de nature à être encore aperçu dans une
autre langue que la leur, il est difficile qu'ils n'en
perdent pas quelque chose, sur- tout en poésie :
CO LUI S Dt LITTERATURE. 1^5
et si, d'après cette disproportion, on les jugeait
au-dessous de l'idée qu'on en avait, on s'expose-
rait à être injuste envers eux, et c'est cette in-
justice que je me crois obligé de prévenir. C'est
donc une occasion toute naturelle de mettre en
avant quelques notions , quelques principes sur
les différences les plus essentielles qui se trou-
vent entre les idiomes anciens et le nôtre, de
discuter ce qui a été dit sur ce sujet, et d'établir
des vérités qu'on a souvent obscurcies comme à
dessein, faute de lumières ou de bonne foi. Ce
détail sera quelquefois purement grammatical :
il faut bien s'y résoudre, et d'autant plus que la
grammaire doit entrer aussi dans ce plan d'in-
struction. D'ailleurs, elle a cela de commun avec
la géométrie , qu'elle rachète la sécheresse du su-
jet par la netteté des conceptions.
Il n'est pas inutile d'observer que , dans l'anti-
quité , le mot grammatice > qui avait passé des
Grecs aux Latins, et dont nous avons fait celui
de grammaire , avait une acception beaucoup
plus étendue que parmi nous. On mettait les
jeunes gens entre les mains du grammairien
avant de les confier au rhéteur et au philosophe ;
et Quintilien , qui nous a tracé un plan très-
complet de l'ancienne éducation, nous apprend
que les connaissances et les devoirs des gram-
mairiens s'étendaient à des objets qui paraissent
aujourd'hui ne pas appartenir à leur profession.
Non-seulement un grammairien devait apprendre
[26 COURS DE LITTÉRATURE.
à ses élèves à écrire et à parler correctement , et
à connaître les règles de la versification, ce qui
est à peu près la seule chose qui soit aujourd'hui
du ressort de la grammaire ; mais il devait être
encore ce qu'on appelle proprement parmi les
gens de lettres un critique , ce qui ne signifiait
pas, comme de nos jours, un homme qui, dans
une feuille ou dans une affiche, s'établit juge de
tous les ouvrages nouveaux , sans être obligé de
savoir un mot de ce qu'il dit , ni même de savoir
sa langue. Un critique, un grammairien, un phi-
lologue ( ces trois mots sont à peu près syno-
nymes), était un homme particulièrement oc-
cupé de l'étude des langues et de la lecture des
poètes, de la connaissance exacte des manu-
scrits, qui, avant l'imprimerie, étaient les seuls
livres; il devait en offrir aux jeunes gens le texte
épuré , les initier dans tous les secrets de la ver-
sification et de l'harmonie. Et comme alors la
poésie lyrique était toujours accompagnée d'in-
struments, et la poésie dramatique toujours mêlée
au chant, il ne pouvait enseigner le rhythme,
si essentiel à la poésie, sans savoir ce qu'on sa-
vait alors de musique. Il devait apprendre à ses
disciples à réciter des vers sans jamais blesser ni
la quantité ni le nombre. 11 eût été honteux à
tout homme bien élevé de prononcer d'une ma-
nière vicieuse un vers grec ou latin : c'eût été
une preuve d'une mauvaise éducation. Et comme
cette étude est infiniment plus aisée pour nous.
COURS DE LITTÉRATURE. ll^j
chez qui les règles de la versification sont très-
bornées et très - faciles , rien n'est plus propre à
nous faire sentir combien il est indécent que des
personnes bien nées estropient des vers dans leur
propre langue , en ignorent la mesure et la ca-
dence , et que ceux qui , par état , doivent les
réciter en public , mutilent si souvent et si gros-
sièrement ce qu'ils répètent tous les jours.
Telle est l'idée que nous donne Quintilien des
grammairiens de Rome et d'Athènes , et qui nous
rappelle l'importance qu'avait nécessairement dans
les anciennes républiques tout ce qui tenait à
l'art de bien parler. Cette délicatesse d'oreille avait
contribué à perfectionner l'harmonie de leur lan-
gue , et l'habitude entretenait à son tour cette
délicatesse. Mais , au moment d'exposer si som-
mairement une partie des avantages du grec et
du latin ( car cet examen approfondi serait une
dissertation qui ne pourrait s'adresser qu'aux sa-
vants), je crois entendre déjà les reproches in-
considérés de ceux qui, saisissant mal l'état de
la question , s'imaginent qu'on veut déprécier et
calomnier la langue française. Il serait assuré-
ment bien maladroit et bien ridicule de vouloir
rabaisser une langue dans laquelle on a toute sa
vie pensé , parlé et écrit : c'est ce qu'on ne peut
supposer que de pédants qui n'auraient jamais
fait autre chose que commenter les Grecs et
les Latins. La méthode facile de mettre les in-
jures à la place des raisons a fait dire aussi aux
128 COURS DE LITTÉRATURE.
aveugles apologistes de notre langue que ceux
qui la trouvaient inférieure aux langues anciennes
étaient des ignorants qui n'avaient pas su s'en
servir; et, ce qu'il y a de plus étonnant, c'est
que des gens d'esprit et de mérite ont employé
cette invective très-gratuite , persuadés apparem-
ment qu'en exaltant leur langue ils donneraient
une plus grande idée de leurs ouvrages. Je n'en
citerai qu'un, que, selon ma coutume, je choi-
sirai parmi les morts, pour avoir moins à démê-
ler avec les vivants : c'est de Belloy, dans ses
Observations sur la langue et la poésie françaises.
Le but de cet ouvrage , que l'auteur n'eut pas
le temps d'achever, est de faire voir que non-
seulement notre langue n'est pas inférieure aux
langues anciennes et étrangères , mais qu'elle a
de l'avantage sur toutes. L'auteur, qui avait voué
sa plume à l'adulation , a cru peut - être flatter
aussi la nation sous ce rapport. Mais on peut
être très -bon Français sans regarder sa langue
comme la première du monde. Elle a sûrement
sur toutes les autres de l'Europe l'avantage d'être
devenue la langue universelle; mais, sans vouloir
examiner ici toutes les causes de cette universa-
lité , la principale est incontestablement la grande
quantité d'excellents ouvrages qu'elle a produits
dans tous les genres, et sur-tout la supériorité
de notre théâtre. La question se réduit donc ,
pour le moment , au latin et au grec comparés
au français. De Belloy commence par s'élever
COURS DE LITTÉRATURE. 120,
contre des Parisiens qui écrivent mal, contre des
criailleries de mauvais auteurs, qui voudraient
persuader au public que la langue de Racine et
de Bossuet ne vaut pas celle de Virgile et de Dé-
mosthènes. Il y a dans ce début beaucoup d'hu-
meur et de mauvaise foi. Ces Parisiens, ces mau-
vais auteurs, sont Fénélon dans ses Dialogues
sur l'Eloquence ; Racine et Despréaux , qui , après
avoir eu le projet de traduire Y Iliade, y ont re-
noncé, comme tout le monde sait, parce qu'ils
désespéraient de trouver dans leur langue de quoi
lutter contre celle d'Homère ; le lyrique Rous-
seau , qui ne se servait pas mal de la sienne ; en-
fin, Voltaire, qui n'était pas un superstitieux ido-
lâtre des anciens, ni un homme à préjugés pé-
dantesques. C'est ce dernier qui s'est plaint le
plus souvent de ce qui manquait à notre langue
et à notre versification : on pourrait le citer là-
dessus en cent endroits ; je me borne à ces vers
de son É pitre à Horace :
Notre langue, un peu sèche et sans inversions,
Peut-elle subjuguer les autres nations ?
On peut répondre Oui, puisque cela est déjà
fait; et nous avons vu pourquoi. Mais, dans cet
endroit de son Épître , l'auteur vient de dire qu'il
ne se flatte pas que la langue dans laquelle il a
écrit fasse vivre ses ouvrages aussi long-temps
que celle d'Horace a fait vivre les siens. Je crois
qu'il a tort d'en douter; mais ce n'est pas là la
Cours de Littérature. I. ()
l3o COURS DE LITTÉRATURE.
question. Il ajoute :
Nous avons l'agrément , la clarté , la justesse ;
Mais égalerons-nous l'Italie et la Grèce?
On sent bien qu'il s'agit de l'Italie antique.
Est-ce assez en effet d'une heureuse clarté ?
Et ne péchons-nous pas par l'uniformité ?
Nous verrons tout-à-1'heure que cela n'est que
trop vrai. Mais comment se refuser à une obser-
vation que les expressions injurieuses dont se
sert de Belloy autorisent assez, et rendent en-
core plus frappante? Je suis fort loin de vouloir
rien ôter à un homme dont les succès au théâtre
prouvent un talent estimable à plusieurs égards;
mais il est bien reconnu que ce n'est pas le style
qui est la partie la plus brillante de ses ouvrages :
c'est pourtant l'auteur du Siège de Calais qui ne
peut souffrir qu'on trouve rien de plus beau que
sa langue ; et c'est l'auteur de Mérope et de la
Henriade qui avoue l'infériorité de la sienne. Que
résulte- 1- il de ce contraste et des autorités im-
posantes que j'ai citées? C'est que, pour bien ju-
ger des langues , il faut savoir ce qu'il est pos-
sible d'en faire , être né pour écrire , et sur - tout
avoir l'oreille sensible. De Belloy et beaucoup
d'autres accumulent citations sur citations pour
prouver que nos bons écrivains ont su tirer de
leur langue des beautés que l'on peut opposer à
celles des anciens. Eh ! qui en doute ? Qui doute
COURS DE LITTÉRATURE. l3ï
que le génie ne sache se servir le plus heureuse-
ment qu'il est possible de l'instrument qu'on lui
confie ? La question est de savoir s'il n'y en a pas
de plus heureux. Tous nos jugements en fait de
goût, on l'a déjà dit, ne sont et ne peuvent être
que des comparaisons. L'homme du meilleur es-
prit, qui ne sait que sa langue, et qui lit nos
bons auteurs , ne peut rien imaginer de mieux ,
parce qu'ils ont tiré de la leur tout ce qu'on en
pouvait tirer. Ils sont donc en cela pour le moins
égaux aux anciens : je dis pour le moins; car plus
ils avaient de difficultés à vaincre, et plus leur
mérite est grand. Mais, à l'égard de l'idiome qu'ils
avaient à manier , ce n'est point par des traits
détachés qu'on en peut juger, c'est par la mar-
che habituelle. Il faudrait, entre gens instruits et
faits pour décider la question , prendre cent vers
d'Homère et de Virgile ; les opposer à cent vers
de Racine et de Voltaire ; comparer , vers par
vers , ce que la langue a donné aux uns et aux
autres ; et , de plus , statuer quel est l'effet total
sur les oreilles délicates et exercées. Que l'on
fasse cet examen , et l'on verra que de Belloy,
dans son système , est aussi loin de la vérité qu'il
l'est de la question. Au reste, il y a long- temps
qu'elle est jugée, et il ne s'agit aujourd'hui que
d'en faire soupçonner du moins les raisons à
ceux même qui n'entendent que le français.
Dans cet examen comparatif des langues , il
faut de toute nécessité revenir aux premiers élé
Q.
l3^ COURS DE LITTÉRATURE.
ments, il faut parler des noms, des verbes, des
articles, des prépositions, des particules; car c'est
de tout cela que se composent la construction ,
l'expression et l'harmonie, c'est-à-dire les trois
choses principales qui constituent la diction. Ne
rougissons point de descendre à ce, détail , qui
ne peut paraître petit que parce qu'on en parle
très-inutilement aux enfants qui ne peuvent pas
l'entendre; mais quand le philosophe pense à
tout le chemin qu'il a fallu faire pour parvenir
à un langage régulier et raisonnable malgré ses
imperfections , la formation des langues paraît
une des merveilles de l'esprit humain, que deux
choses seules rendent concevable , le temps et la
nécessité.
Une des premières qualités d'une langue est de
présenter à l'esprit, le plus tôt et le plus claire-
ment qu'il est possible , les rapports que les mots
ont les uns avec les autres dans la composition
d'une phrase. Ainsi, par exemple, les rapports
des noms entre eux ou avec les verbes sont dé-
terminés par les cas. Le rudiment nous dit qu'il
y en a six ; mais cela est bon à dire à des enfants :
ces cas appartiennent aux Grecs et aux Latins;
quant à nous , nous n'en avons pas. Les cas sont
distingués par différentes terminaisons du même
mot , qui avertissent dans quel rapport il est avec
ce qui précède ou ce qui suit. Nous disons dans
tous les cas, homme, Dieu, livre, et nous sommes
obligés de les différencier par un article ou par
COURS DE LITTÉRATURE. 1 33
une particule : l'homme, de l'homme, à l'homme,
par l'homme. Les femmes savantes de Molière
diraient : Voilà qui se décline. Point du tout :
voilà ce qu'on fait quand on ne peut pas décliner;
car un mot qui ne change point de terminaison
est ce qu'on appelle indéclinable. Décliner, c'est
dire comme les Latins, homo, hominis , homini,
hominem, homine, et comme les Grecs, avGpw7:oç,
àvOpwTTou, âvôpco7T(o, avOpcditov , etc. Pourquoi? C'est
que le mot, dès qu'il est prononcé, m'avertit
dans quelle relation il est avec les autres. On
sera peut-être tenté de croire que ce défaut de
déclinaisons, auquel nous suppléons par des ar-
ticles et des particules, n'est pas une chose bien
importante : mais c'est qu'on n'en voit pas d'abord
la conséquence ; et ce premier exemple de ce qui
nous manque va faire voir combien tout se tient
dans les langues. Cette privation de cas propre-
ment dits est une des causes capitales qui font que
l'inversion n'est point naturelle à notre langue , et
qui nous privent par conséquent d'un des plus
précieux avantages des langues anciennes. Pour-
quoi sera-t-on toujours choqué d'entendre dire :
La vie conserver je voudrais? C'est que ce mot la
vie ne présente à l'esprit aucun rapport quel-
conque où l'on puisse s'arrêter. Vous ne savez,
quand vous l'entendez , s'il est nominatif ou ré-
gime, c'est-à-dire, s'il doit amener un verbe ou
le suivre. Ce n'est que lorsque la phrase est finie
que vous comprenez que le mot la vie est régi
r.^4 COURS DE LITTÉRATURE.
par le verbe conserver. Or, il y a dans toutes les
tètes une logique secrète qui fait que vous désirez
d'attacher une relation quelconque à chaque mot
que vous entendez; et, pour suivre le fil naturel
de ces relations, il faut absolument dire dans
notre langue, Je voudrais conserver la vie, ce
qui n'offre aucun nuage à la pensée. Mais si je
commence ma phrase en latin par le mot vitam,
me voilà d'abord averti , par la désinence qui
frappe mon oreille, que j'entends un accusatif,
c'est-à-dire un régime qui me promet un verbe.
Je sais d'où je pars et où je vas; et ce qui est
pour un Français une inversion forcée qui le
trouble, est pour moi, Latin, un ordre naturel
d'idées. Mais, dira-t-on peut-être, y a-t-il beau-
coup d'avantages à pouvoir dire, La vie conserver
je voudrais , plutôt que Je voudrais conserver la
vie? Non, il y en a fort peu pour cette phrase et
pour telle autre que je choisirais dans le langage
ordinaire. Mais demandez aux poètes , aux histo-
riens, aux orateurs, si c'est pour eux la même
chose d'être obligés de mettre toujours les mots
à la même place, ou de les placer où l'on veut,
et leur réponse développée fera voir qu'à ce même
principe, qui fait que l'une des deux phrases est
impossible pour nous et naturelle aux anciens,
tient, d'un côté, une multitude d'inconvénients,
et, de l'autre, une multitude de beautés. J'y re-
viendrai quand il s'agira de l'inversion. Nous n'au-
rions pas cru les déclinaisons si importantes, et
COURS DE LITTÉRATURE. l35
il me semble que cela jette déjà quelque intérêt
sur les reproches que nous avons à faire aux par-
ticules, aux articles, aux pronoms, long et em-
barrassant cortège sans lequel nous ne saurions
faire un pas. A, de, des, du, je, moi, il, vous ,
nous, elle, le, la, les, et ce que éternel, que
malheureusement on ne peut appeler que retran-
ché que dans les grammaires latines : voilà ce qui
remplit continuellement nos phrases. Sans doute
accoutumés à notre langue, et n'en connaissant
point d'autres , nous n'y prenons pas garde.
Mais croit-on qu'un Grec ou un Latin ne fût pas
étrangement fatigué de nous voir traîner sans
cesse cet attirail de monosyllabes, dont aucun
n'était nécessaire aux anciens, et dont ils ne se
servaient qu'à leur choix? Voilà, entre autres
choses, ce qui rend pour nous leur poésie si dif-
ficile à traduire. Notre vers, ainsi que le leur,
n'a que six pieds; et il n'y a presque point de
phrase qui, en passant de leur langue dans la
nôtre, ne demande, pour être exactement rendue,
un bien plus grand nombre de mots, parce que
les procédés de leur construction sont très-sim-
ples, et que ceux de la nôtre sont très-composés.
Prenons pour exemple le premier vers de V Enéide;
car il faut rendre cette démonstration sensible
pour tout le monde, et je demande la permission
de citer un vers latin, sans conséquence :
Arma virumque cano , Trojœ qui prirrius ab oris...
l36 COURS DE LITTÉRATURE.
Adoptons pour un moment la méthode de
Dumarsais, la version interlinéaire qui place un
mot français sous un mot latin. Il y en a neuf
dans le vers de Virgile, qui sont ceux-ci:
Combats et héros chante, Troie qui premier des bords.
C'est pour nous un galimatias. Ces mêmes mots
en latin sont clairs comme le jour, parce que le
sens de tous est distinctement marqué par ces fi-
nales dont j'ai parlé; en sorte que l'élève de Du-
marsais procéderait ainsi : Les latins n'ont point
d'articles : arma est nécessairement un nominatif
ou un accusatif; c'est le dernier ici, puisque voilà
le verbe qui le régit. Virum est aussi un accusa-
tif. Ainsi mettons, les combats et le héros. Cano
est la première personne du présent de l'indicatif,
car la terminaison seule renferme tout cela : je
chante. Et voilà le premier membre de la phrase
dans le français , qui n'a point d'inversions : je
chante les combats et le héros. — H y a déjà sept
mots, tous indispensables, pour en rendre qua-
tre; et en achevant le vers de la même manière,
il trouvera qui le premier des bords de Troie ,
sept autres mots pour en rendre cinq : en sorte
qu'en voilà quatorze contre neuf, sans qu'il y ait
une syllabe qui ne soit nécessaire, et sans qu'on
ait ajouté la moindre idée. Et comment le latin
a-t-il mis dans un seul vers ce qui nous paraît si
long par rapport aux nôtres, Je chante les com-
bats et le héros qui, le premier, des bords de Troie?
COURS DE LITTÉRATURE. ] ?>*]
Pourquoi cette disproportion entre deux phrases,
dont l'une dit exactement la même chose que
l'autre? Voici l'excédant en français, et ce sont
ces articles et ces particules dont je parlais, ye,
les, le, de, le, dont le latin n'a que faire. En
prose du moins , on a toute la liberté de s'éten-
dre; mais dans les vers, où le terrain est mesuré,
quels efforts ne faut-il pas pour balancer* cette
inégalité! et comment y parvient-on, si ce n'est
le plus souvent par quelques sacrifices? Aussi
Boileau, qui, dans l'Art poétique, a traduit le com-
mencement de l'Enéide, a mis trois vers pour
deux :
Je chante les combats et cet homme pieux
Qui, des bords d'Ilion, conduit dans l'Ausonie,
Le premier aborda les champs de Lavinie.
Encore a-t-il omis une circonstance fort essen-
tielle , les deux mots latins fato profugus ( fugitif
par l'ordre des destins), mots nécessaires dans le
dessein du poète.
Je puis citer un exemple plus voisin de nous,
et plus propre que tout autre à faire voir, non
pas seulement la difficulté , mais même quelque-
fois l'impossibilité de rendre un vers par un vers,
lorsque cette précision est le plus nécessaire,
comme dans une inscription. On connaît celle
qu'avait faite Turgot pour le portrait de Franklin :
c'était un vers latin fort beau, qui, rappelant à
la fois la révolution préparée par Franklin en
1 38 COURS DE LITTÉRATURE.
Amérique , et ses découvertes sur l'électricité ,
disait :
Êripuit cœlo fulmen , sceptrumque tyrannis.
Il ravit la foudre aux deux , et le sceptre aux
tyrans. Otez le pronom il, et vous avez un fort
beau vers français pour rendre le vers latin; mais
malheureusement ce pronom est indispensable,
et la difficulté est invincible.
Cela nous conduit aux conjugaisons, qui se
passent du pronom personnel en latin et en grec ,
et qui chez nous ne marchent pas sans lui : je
tu, il, nous , vous, ils. Nous ne pouvons pas con-
juguer autrement. Mais ce n'est pas tout, et c'est
ici une de nos plus grandes misères : nos verbes
ne se conjuguent que dans un certain nombre
de temps; les verbes latins et les grecs dans tous.
Ils se conjuguent à l'actif et au passif, et chez
nous à l'actif seulement; encore au prétérit indé-
fini et au plus-que-parfait de chaque mode, et au
futur du subjonctif, sommes-nous obligés d'avoir
recours au verbe auxiliaire avoir, et de dire : j'ai
aimé, j'avais aimé, j'aurais aimé, que j'eusse
aimé, que j'aie aimé , etc. Pour ce qui est du pas-
sif, nous n'en avons pas : nous prenons tout uni-
ment le verbe substantif je suis, et nous y joi-
gnons le participe dans tous les modes et dans
tous les temps, et à toutes les personnes. Ce sont
bien là les livrées de l'indigence ; et un Grec qui ,
en ouvrant une de nos grammaires, verrait le
COURS DE LITTÉRATURE. I 3g
même mot répété quatre pages de suite , servant
à conjuguer tout un verbe, ne pourrait s'em-
pêcher de nous regarder en pitié. Je dis un Grec ,
parce qu'en ce genre les Latins, qui sont riches en
comparaison de nous, sont pauvres en compa-
raison des Grecs. Les premiers ont aussi un be-
soin absolu du verbe auxiliaire, au moins dans
plusieurs temps du passif. Les Grecs ne l'ad-
mettent presque jamais , et leur verbe moyen est
encore une richesse de plus. Nos modes sont
pauvres; ceux des Latins sont incomplets; ceux
des Grecs vont jusqu'à la surabondance. Un seul
mot leur suffit pour exprimer quelque temps
que ce soit , et il nous en faut souvent quatre ,
c'est-à-dire, le verbe, l'auxiliaire avoir, le sub-
stantif être, et le pronom : tu as été aimé, ils ont
été aimés. Les Grecs disent cela dans un seul mot;
et ils ont quatre manières de le dire. Nous n'a-
vons que deux participes, ceux du présent, ai-
mant, aimé : les deux du passé et du futur à l'ac-
tif, ayant aimé , devant aimer, et les deux du
passif, ayant été aimé , devant être aimé, nous ne
les formons, comme on voit, qu'avec l'auxiliaire
avoir et le substantif être. Les Latins manquent
de ceux du passé, et ont ceux du futur; les Grecs
les ont tous, et les ont triples, c'est-à-dire, cha-
cun d'eux avec trois terminaisons différentes. —
Mais à quoi bon ce superflu? s'il n'y a que six
participes de nécessaires , pourquoi en avoir dix-
huit 2 — Voilà, diraient les Grecs, une question
l4o COURS DE LITTÉRATURE.
de barbares. Est-ce qu'il peut y avoir trop de va-
riété dans les sons, quand on veut flatter l'oreille?
Et les poètes et les orateurs sont-ils fâchés d'avoir
à choisir? — Mais que de temps il fallait pour se
mettre dans la tête cette incroyable quantité de
finales d'un même mot ! — Cela ne paraît pas
aisé en effet. Cependant à Rome tout homme bien
élevé parlait le grec aussi aisément que le latin;
les femmes même le savaient communément. C'est
que Rome était remplie de Grecs, et qu'on ap-
prend toujours aisément une langue qu'on parle.
Mais quand une langue aussi riche que celle-là
devient ce qu'on appelle une langue savante, une
langue morte, il y a de quoi étudier toute sa
vie.
Maintenant , qui ne comprend pas combien
cette nécessité d'attacher à tous les temps d'un
verbe un ou deux autres verbes surchargés d'un
pronom, doit mettre de monotonie, de lenteur
et d'embarras dans la construction? et c'est en-
core une des raisons qui nous rendent l'inversion
impossible. La clarté de notre marche méthodique
dont nous nous vantons, quoique assurément
elle ne soit pas plus claire que la marche libre,
rapide et variée des anciens, n'est qu'une suite
indispensable des entraves de notre idiome : force
est bien à celui qui porte des chaînes de mesurer
ses pas; et nous avons *fait, comme on dit, de
nécessité vertu. Mais quelle foule d'avantages
inappréciables résultait de cet heureux privilège
COURS DE LITTÉRATURE. l/jl
de l'inversion ! Quelle prodigieuse variété d'effets
et de combinaisons naissait de cette libre dispo-
sition des mots arrangés de manière à faire va-
loir toutes les parties de la phrase, à les couper,
à les suspendre , à les opposer , à les rassembler ,
à attacher toujours l'oreille et l'imagination, sans
que toute cette composition artificielle laissât le
moindre nuage dans l'esprit! Pour le sentir, il
faut absolument lire les anciens dans leur langue:
c'est une connaissance que rien ne peut suppléer.
Je voudrais pourtant donner une idée, quoique
très-imparfaite, du prix que peut avoir cet ar-
rangement des mots, et je ne la prendrai pas
dans un grand sujet d'éloquence ou de poésie,
mais dans une fable tirée d'une des épitres ( i )
d'Horace, et imitée par La Fontaine. Par malheur
elle est du très-petit nombre de celles qui ne
sont pas dignes de lui. C'est la fable du Rat de
ville et du Rat des champs , qui, dans Horace,
est un chef-d'œuvre de grâce et d'expression. ^
Voici la traduction exacte des deux premiers
vers (2). On raconte que le rat des champs reçut
le rat de ville dans son trou indigent : c était un
vieil hôte d'un vieil ami. Les deux vers latins
sont charmants. Pourquoi? C'est que, indépendam-
(1) Citation Fausse. Lisez, d'une des satires : c'est la sixième
du second livre. (Note, 1821.)
(2) Rusticus urbanum murent mus paupere fertur
Accepiste cavo , -veterem vêtus kospes amicum.
l/p COURS DE LITTÉRATURE.
ment de l'harmonie, les mots sont disposés de
sorte, que champ est opposé à ville, rat à rat,
vieux à vieux , hôte à ami. Ainsi, dans les quatre
combinaisons que renferment ces deux vers ,
tout est contraste ou rapprochement. Il est clair
qu'un pareil artifice de style (et il y en a une
infinité de cette espèce ) est absolument étranger
à une langue qui n'a point d'inversions.
Quinte-Curce, historien éloquent, commence
ainsi son quatrième livre (je conserverai d'abord
l'arrangement de la phrase latine, afin de mieux
faire comprendre le dessein de l'auteur dans le
mot qui la finit : le moment de son récit est après
la bataille d'Issus) : « Darius , un peu auparavant ,
« maître d'une puissante armée, et qui s'était
« avancé au combat, élevé sur un char, dans
« l'appareil d'un triomphateur plutôt que d'un
« général, alors au travers des campagnes qu'il
« avait remplies de ses innombrables bataillons,
« et qui n offraient plus qu'une vaste solitude,
«fuyait. »
Cette construction est très-mauvaise en fran-
çais, et ce mot fuyait, ainsi isolé, finit très-mal
la phrase , et forme une chute sèche et désagréa-
ble : il la termine admirablement dans le latin. Il
est facile d'apercevoir l'art de l'auteur, même
sans entendre sa langue. A la vérité , l'on ne peut
pas deviner que le mot fugiebat , composé de
deux brèves et de deux longues, complète très-
bien la période harmonique , au lieu que fuyait
COURS DE LITTÉRATURE. l43
est un mot sourd et sec ; mais on voit clairement
que la phrase est construite de manière à faire
attendre jusqu'à la fin ce mot fugie bat; que c'est
là le grand coup que l'historien veut frapper;
qu'il présente d'abord à l'esprit ce magnifique
tableau de toute la puissance de Darius, pour
offrir ensuite dans ce seul mot , fugiebat , il
fuyait, le contraste de tant de grandeurs et les
révolutions de la fortune ; en sorte que la phrase
est essentiellement divisée en deux parties, dont
la première étale tout ce qu'était le grand -roi
avant la journée d'Issus ; et la seconde , compo-
sée d'un seul mot, représente ce qu'il est après
cette funeste journée. L'arrangement pittoresque
des phrases grecques et latines n'est pas toujours
aussi frappant que dans cet endroit ; mais un
seul exemple semblable suffit pour faire deviner
tout ce que peut produire un si heureux méca-
nisme, et avec quel plaisir on lit des ouvrages
écrits de ce style.
A présent , s'il s'agissait de traduire cette phrase
comme elle doit être traduite suivant le génie
de notre langue, il est démontré d'abord qu'il
faut renoncer à conserver la place du mot fu-
giebat, quelque avantageuse qu'elle soit en elle-
même , et disposer ainsi la période française ;
« Darius , un peu auparavant , maître d'une si
« puissante armée , et qui s'était avancé au com-
« bat , élevé sur un char, dans l'appareil d'un
« triomphateur plutôt que d'un général , fuyait
ï44 COURS 1>E LITTÉRATURE.
« alors au travers de ces mêmes campagnes qu'il
« avait remplies de ses innombrables bataillons,
« et qui n'offraient plu* qu'une triste et vaste so-
« litude. »
Cet art de faire attendre jusqu'à la fin d'une
période un mot décisif qui achevait le sens en
complétant l'harmonie , était un des grands
moyens qu'employaient les orateurs de Rome et
d'Athènes; et quand Cicéron et Quintilien ne
nous en citeraient pas des exemples particuliers,
la lecture des anciens nous l'indiquerait à tout
moment. Ils savaient combien les hommes ras-
semblés sont susceptibles d'être menés par le
plaisir de l'oreille , et l'harmonie est certaine-
ment un des avantages que nous pouvons le
moins leur contester. Outre cette faculté des in-
versions, qui les laisse maîtres de placer où ils
veulent le mot qui est image et le mot qui est
pensée, ils ont une harmonie élémentaire qui
tient sur -tout à deux choses, à des syllabes
presque toujours sonores, et à une prosodie très-
distincte. Les plus ardents apologistes de notre
langue ne peuvent disconvenir qu'elle n'ait un
nombre prodigieux de syllabes sourdes et sèches ,
ou même dures, et que sa prosodie ne soit très-
faiblement marquée. La plupart de nos syllabes
n'ont qu'une quantité douteuse, une valeur in-
déterminée; celles des anciens, presque toutes
décidément longues ou brèves , forment leur
prosodie d'un mélange continuel de dactyles et
COURS DE LITTÉRATURE. ll[5
de spondées, d'ïambes, de trochées, d'anapestes;
ce qui , pour parler un langage qu'on entendra
mieux, équivaut à différentes mesures musicales,
formées de rondes , de blanches , de noires et
de croches. L'oreille était donc chez eux un juge
délicat et sévère qu'il fallait gagner le premier.
Tous leurs mots ayant un accent décidé , cette
diversité de sons faisait de leur poésie une sorte
de musique ; et ce n'était pas sans raison que
leurs poètes disaient : Je chante. La facilité de
créer tel ordre de mots qu'il leur plaisait leur
permettait une foule de constructions particu-
lières à la poésie, dont résultait un langage si dif-
férent de la prose , qu'en décomposant des vers
de Virgile et d'Homère on y trouverait encore ,
suivant l'expression d'Horace , les membres d'un
poète mis en pièces , au lieu qu'en général le plus
grand éloge des vers parmi nous est de se trou-
ver bons en prose. L'essai que fit La Motte sur
la première scène de Mithridate en est une
preuve évidente; les vers de Racine n'y sont
plus que de la prose très-bien faite : c'est qu'un
des grands mérites de nos vers est d'échapper à
la contrainte des règles , et de paraître libres sous
les entraves de la mesure et de la rime. Otez
cette rime, et il deviendra impossible de mar-
quer des limites certaines entre la prose et les
vers, parce que la prose éloquente tient beau-
coup de la poésie , et que la poésie déconstruite
ressemble à de l'excellente prose.
Cours de Littérature. I. I O
«46 COURS DE LITTÉRATURE.
C'est donc sur-tout en vers que nous sommes
accablés de la supériorité des anciens. Enfants
favorisés de la nature f ils ont des ailes , et nous
nous traînons avec des fers. Leur harmonie, va-
riée à l'infini , est un accompagnement délicieux
qui soutient leurs pensées quand elles sont fai-
bles, qui anime des détails indifférents par eux-
mêmes , qui amuse encore l'oreille quand le cœur
et l'esprit se reposent. Nous autres modernes , si
la pensée ou le sentiment nous abandonne, nous
avons peu de ressources pour nous faire écouter:
mais l'homme dont l'oreille est sensible est tenté
de dire à Virgile , à Homère : Chantez toujours ,
chantez, dussiez -vous ne rien dire; votre voix
me charme quand vos discours ne m'occupent
pas.
Aussi, parmi nous, ceux qui, ne songeant
qu'au besoin de penser , et craignant de paraître
quelquefois vides, ont voulu que tous leurs vers
marquassent, ou que toutes leurs phrases fussent
frappantes , sont tendus et roides. Au contraire ,
Racine , Voltaire , Fénélon , Massillon , et ceux
qui , comme eux , ont goûté cette mollesse heu-
reuse des anciens, qui, comme le dit si bien Vol-
taire , sert à relever le sublime , l'ont laissée en-
trer dans leurs compositions ; et des gens sans
goût Font appelée faiblesse.
Il s'en faut bien que la conséquence de toutes
ces vérités soit désavantageuse à la gloire de nos
bons auteurs : au contraire , ce qui s'offrait aux
COURS J>J£ LITTÉRATURE. ll^
anciens , nous sommes obligés de le chercher.
Notre harmonie n'est pas un don de la langue ;
elle est l'ouvrage du talent : elle ne peut naître
que d'une grande habileté dans le choix et l'ar-
rangement d'un certain nombre de mots , et dans
l'exclusion judicieuse donnée au plus grand nom-
bre. Nous avons beaucoup moins de matériaux
pour élever l'édifice, et ils sont bien moins heu-
reux : l'honneur en est plus grand pour l'archi-
tecte. Nous bâtissons en brique , a dit Voltaire ,
et les anciens construisaient en marbre. Les Grecs
sur-tout, aussi supérieurs aux Latins que ceux-ci
le sont aux modernes, les Grecs avaient une
langue toute poétique. La plupart de leurs mots
peignent à l'oreille et à l'imagination , et le son
exprime l'idée. Ils peuvent combiner plusieurs
mots dans un seul, et renfermer plusieurs images
et plusieurs pensées dans une seule expression.
Us peignent d'un seul mot un casque qui jette
des rayons de lumière de tous les côtés , un guer-
rier couvert d'un panache de diverses couleurs ,
et mille autres objets qu'il serait trop long de
détailler. Aussi nos mots scientifiques qui expri-
ment des idées complexes sont tous empruntés
du grec, géographie, astronomie, mythologie,
et autres du même genre. Us sacrifiaient telle-
ment à l'euphonie ( c'est encore là un de leurs
mots composés , et il signifie la douceur des sons),
qu'ils se permettaient, sur-tout en vers, d'ajou-
ter ou de retrancher une ou plusieurs lettres dans
10.
l4B COURS DE LITTÉRATURE.
un même mot, selon le besoin qu'ils en avaient
pour la mesure et pour l'oreille. Ajoutez que les
différentes nations de la Grèce , affectionnant
des finales différentes, amenaient dans les noms
et dans les verbes ces variations que l'on a nom-
mées dialectes; et qu'un poète pouvait les em-
ployer toutes. Est-ce donc à tort qu'on s'est ac-
cordé à reconnaître chez eux la plus belle de
toutes les langues et la plus harmonieuse poésie?
Nous avons, il est vrai, comme les anciens , ce
qu'on appelle des simples et des composés , c'est-
à-dire des termes radicaux modifiés par une
préposition. Le verbe mettre , par exemple , est
une racine dont les dérivés sont admettre, sou-
mettre, démettre, etc.; mais en ce genre il nous
en manque beaucoup d'essentiels, et cette sorte
de composition des mots est chez nous plus bor-
née et moins significative que chez les anciens.
Leurs prépositions verbales ont plus de puissance
et plus d'étendue. Prenons le mot regarder. Si
nous voulons exprimer les différentes manières
de regarder , il faut avoir recours aux phrases
adverbiales , en haut ; en bas , etc. ; au lieu que
le mot latin aspicere, modifié par une préposi-
tion , marque à lui seul toutes les nuances pos-
sibles : regarder de loin , prospicere ; regarder de-
dans, inspicere; regarder à travers , perspicere ;
regarder au fond , introspicere; regarder derrière
soi, respicere ; regarder en haut, suspicere; re-
garder en bas, despicere ; regarder de manière à
COURS DE LITTÉRATURE. l/^C)
distinguer un objet parmi plusieurs autres (voilà
une idée très -complexe : un seul mot la rend),
dispicere; regarder autour de soi, circumspicere.
Vous voyez que le latin peint tout d'un coup à
l'esprit ce que le français ne lui apprend que
successivement : c'est le contraste de la rapidité
et de la lenteur; et pour peu qu'on réfléchisse
sur le caractère de l'imagination, l'on sentira
qu'on ne peut jamais lui parler trop vite , et
qu'une des grandes prérogatives d'une langue est
d'attacher une image à un mot. Veut -on d'ail-
leurs s'assurer, par des exemples, de l'avantage
que l'on trouve à posséder des termes de ce
genre, et de l'inconvénient d'en manquer? En
voici de frappants. On rencontre souvent dans
les historiens latins, au moment où une armée
commence à s'ébranler, et paraît sur le point
d'être mise en déroute, ces deux mots, fugam
circumspiciebant , qui ne peuvent être rendus
exactement que de cette manière : ils regardaient
autour d'eux de quel côté ils fuiraient. Voilà
bien des mots. J'atteste tous ceux qui ont ici
quelque connaissance du latin, que ce qui paraît
si long en français est complètement exprimé
par ces deux mots seuls: fugam circumspiciebant.
Quel avantage de pouvoir offrir à l'imagination
un tableau entier avec deux mots!
Un autre exemple démontrera l'impossibilité
qu'éprouvent les meilleurs traducteurs des an-
ciens , à soutenir toujours la comparaison avec
l5o COURS DE LITTÉRATURE.
eux , parce qu'enfin l'on ne peut pas trouver
dans une langue ce qui n'y est pas; et quand un
écrivain tel que notre Delille n'a pu y parvenir,
on peut croire la difficulté insurmontable. Il s'a-
git de ce fameux épisode d'Orphée, et du mo-
ment où , en se retournant pour regarder Eury-
dice , il la perd sans retour.
C'est bien là que Ton va sentir la nécessité
d'exprimer en un seul mot l'action de regarder
derrière soi; car c'est à un seul mouvement de
tête que tient tout le destin des deux amants, et
tout l'intérêt de la situation. Virgile n'y était pas
embarrassé : il avait le mot respicere ; il ne s'agis-
sait que de le placer heureusement, et l'on peut
s'en rapporter à lui. Il coupe par le milieu la
cinquième mesure , et suspend l'oreille et l'ima-
gination sur le mot terrible, respexit Ce mot ,
qui dit tout , le traducteur ne l'avait pas. On ne
peut pas faire entrer dans un vers il regarde der-
rière lui.
Delille a mis :
Presque aux portes du jour, troublé , hors de lui-même ,
Il s'arrête, il se tourne.... Il revoit ce qu'il aime :
C'en est fait, etc.
Il est trop évident que il se tourne ne peint pas
exactement à l'esprit le mouvement fatal ; et
quand le poète aurait mis il se retourne , cela
ne rendrait pas mieux l'idée essentielle, ce regard
d'Orphée , le dernier qu'il jette sur son épouse :
COURS DE LITTÉR A.TURE. I 5 I
c'est là que Virgile s'arrête , et il reprend tout de
suite (i) , et tout ce qu'il a fait est perdu. La con-
trainte de la rime a forcé le traducteur de mettre
il revoit ce qiï il aime. Virgile, au contraire, pré-
sente pour première idée (et il a bien raison )
qu'Orphée ne la voit plus. Toutes ces différences
tiennent uniquement à un mot donné par une
langue , et refusé par l'autre ; et c'est tout ce qui
peut résulter de cette observation que je me suis
permise sur la meilleure de toutes nos traduc-
tions, sur celle que la beauté continue de la ver-
sification et la pureté du goût ont mise au rang
des ouvrages classiques.
On a fait une objection qui a paru spécieuse ;
c'est que nous ne sommes pas des juges compé-
tents des langues mortes. Cela n'est vrai, comme
bien d'autres choses, qu'avec beaucoup de res-
trictions. Sans doute il y a bien des finesses dans
le langage, bien des agréments dans la pronon-
ciation , et en conséquence il y a aussi des dé-
fauts contraires, qui n'ont pu être saisis que par
les nationaux. Mais il n'en est pas moins avéré
que les modernes ont recueilli d'âge en âge un
assez grand nombre de connaissances certaines
sur les langues anciennes , pour sentir le mérite
des auteurs grecs et latins, non- seulement dans
( i J Respexit : ibi omnis
Fffusus labor,
(Georg. IV, 49r.)
l5l COURS DE LITTÉRATURE.
les idées et les sentiments qui appartiennent à
tous les peuples, mais même, jusqu'à un certain
point, dans la diction et dans l'harmonie. Toutes
les fois qu'on a beaucoup d'objets de comparaison
dans une même chose, on a beaucoup de moyens
de la connaître. Philosophes , orateurs, poètes,
historiens, critiques, tout ce qui nous reste de
l'antiquité, a contribué à étendre nos idées et à
former notre jugement. Les époques de la lan-
gue latine sont sensibles pour nous; et quel est
l'homme instruit qui ne distingue pas le langage
d'Ennius et de Plaute , de celui de Virgile et de
Térence? Les nombreuses inscriptions des an-
ciens monuments suffiraient pour nous appren-
dre les variations et les progrès de la langue des
Romains. Il faudrait manquer absolument d'o-
reille pour n'être pas aussi charmé de l'harmonie
d'Horace et de Virgile que rebuté de la dure en-
flure de Lucain et de la monotone emphase de
Claudien. Le style de Tite-Live et celui de Ta-
cite , le style de Xénophon et celui de Thucydide ,
le style de Démosthènés et celui d'Isocrate , sont
aussi différents pour nous que Bossuet et Flé-
chier, Voltaire et Montesquieu, Fontenelle et
Buffon. Nous pouvons donc, ce me semble,
nous livrer à notre admiration pour les grands
écrivains de l'antiquité, sans craindre qu'elle soit
aveugle : et cette objection de La Motte , qu'on
a souvent répétée depuis lui , est une de celles
que madame Dacier a le plus solidement réfu-
COURS DE LITTÉRATURE. I 53
tées; c'est un des endroits où elle a le plus raison
contre lui; raison pour le fond des choses, s'en-
tend, car pour la forme elle a toujours tort.
On peut actuellement prononcer en connais-
sance de cause sur la question que j'ai posée
en commençant. Il est démontré que nous n'a-
vons point de déclinaisons ; que nos conjugai-
sons sont très -incomplètes et très -défectueuses;
que notre construction est surchargée d'auxi-
liaires, de particules, d'articles et de pronoms;
que nous avons peu de prosodie et peu de rhythme;
que nous ne pouvons faire qu'un usage très-borné
de l'inversion ; que nous n'avons point de mots
combinés , et pas assez de composés ; qu'enfin
notre versification n'est essentiellement caracté-
risée que par la rime. Il n'est pas moins démon-
tré que les anciens ont plus ou moins tout ce
qui nous manque. Voilà les faits : quel en est le
résultat? Louange et gloire aux grands hommes
qui nous ont rendu , par leur génie , la concur-
rence que notre langue nous refusait ; qui ont
couvert notre indigence de leur richesse ; qui ,
dans la lice où les anciens triomphaient depuis
tant de siècles, se sont présentés avec des armes
inégales , et ont laissé la victoire douteuse et la
postérité incertaine; enfin, qui, semblables aux
héros d'Homère, ont combattu contre les dieux,
et n'ont pas été vaincus!
Je n'énoncerai pas à beaucoup près une opi-
nion aussi décidée sur le parallèle souvent établi
1 54 COURS DE LITTÉRATURE.
entre les langues étrangères et la nôtre. D'abord ,
un semblable parallèle ne peut être bien fait que
par un homme qui saurait parler l'allemand , l'es-
pagnol , l'italien et l'anglais aussi parfaitement que
sa propre langue. On demandera pourquoi j'exige
ici des connaissances plus étendues que lorsqu'il
s'agit des anciens. La raison en est sensible. Il
n'est pas nécessaire que nous sachions le grec et
le latin aussi bien que Démosthènes et Cicéron ,
pour apercevoir dans leur langue une supériorité
qui se fait sentir encore, même depuis qu'on ne
la parle plus ( car je n'appelle pas latin celui qu'on
parle dans quelques parties de l'Allemagne, et le
grec des esclaves de la Porte n'est pas celui des
vainqueurs de Marathon). D'ailleurs, nos idiomes
modernes, l'espagnol, l'italien, l'anglais, le fran-
çais, sont tous de même race; ils descendent tous
du latin; et nous sommes assez naturellement por-
tés à respecter notre mère commune. Mais quand
il s'agit de savoir à qui appartient la meilleure
partie de l'héritage , il y a matière à procès , et
les parties contendantes sont également suspectes.
Il faudrait donc que celui qui oserait se faire
avocat général dans cette cause, non -seulement
connût bien toutes les pièces du procès , mais
aussi fût bien sûr de son entière impartialité. Or,
pour nous garantir de la prédilection si naturelle
que nous avons pour notre propre langue , dont
nous sentons à tous moments toutes les finesses
et toutes les beautés, je ne connais qu'un moyen ;
COURS DE LITTÉRATURE. I 55
c'est l'habitude d'en parler d'autres avec facilité.
Ce que j'ai pu acquérir de connaissances dans
l'anglais et dans l'italien se réduit à ppuvoir lire
les auteurs; et, pour prononcer décidément sur
une langue vivante, il faut savoir la parler. Ce
que j'en dirai se bornera donc à quelques obser-
vations générales, à quelques faits à peu près
convenus. Je laisse à de plus habiles que moi à
s'enfoncer plus avant dans cette épineuse dis-
cussion.
L'italien, plus rapproché que nous du latin,
en a pris une partie de ses conjugaisons. Il en a
emprunté l'inversion , quoiqu'il n'en fasse guère
usage que dans les vers , et avec infiniment moins
de liberté et de variété que les anciens. Il est
fécond, mélodieux et flexible, et se recommande
sur-tout par un caractère de douceur très -mar-
qué. Il a une prosodie décidée et très- musicale.
On lui reproche de la monotonie dans ses dési-
nences, presque toujours vocales; et la facilité
qu'ont les Italiens de retrancher souvent la finale
de leurs mots, et d'appuyer dans d'autres sur la
pénultième syllabe , de façon que la dernière res-
semble à nos e muets , ne me paraît pas suffi-
sante pour détruire cette monotonie que mon
oreille a cru reconnaître en les entendant eux-
mêmes prononcer leurs vers. On a dit aussi que
leur douceur dégénérait en mignardise, et leur
abondance en diffusion. Sans prononcer sur ces
reproches , sans examiner si la verbosité et l'af-
I 56 COURS DE LITTÉRATURE.
féterie appartiennent aux auteurs ou à la langue ,
j'observerai seulement que je ne connais pas
parmi les modernes un écrivain plus précis que
Métastase, ni un poète plus énergique que l'A-
rioste. Une description de tempête dans VOrlando
furioso, et l'attaque des portes de Paris par le
roi d'Alger, m'ont paru les deux tableaux de la
poésie moderne les plus faits pour être comparés
à ceux d'Homère; et c'est le plus grand éloge
possible.
L'anglais, qui serait presque à moitié français,
si son inconcevable prononciation ne le séparait
de toutes les langues du monde , et ne rendait
applicable à son langage le vers que Virgile ap-
pliquait autrefois à sa position géographique,
Et penitus toto dwisos orbe Britannos (i) ,
Les Bretons séparés du reste de la terre;
l'anglais est encore plus chargé que nous d'auxi-
liaires , de particules , d'articles et de pronoms.
II conjugue encore bien moins que nous. Ses mo-
des sont infiniment bornés. Il n'a point de temps
conditionnel. Il ne saurait dire , je forais , j'i-
rais , etc. Il faut alors qu'il mette au-devant du
verbe un signe quurépond à l'un de ces quatre
mots, je voudrais , je devrais, je pouvais ou j'au-
rais à. On ne peut nier que ces signes répétés
sans cesse , et sujets même à l'équivoque , ne
(i) Eclog. I, 67.
COURS DE LITTÉRATURE. 1 67
soient d'une pauvreté déplorable, et ne ressem-
blent à la barbarie. Mais ce qui , pour tout autre
que les Anglais, porte bien évidemment ce ca-
ractère, c'est le vice capital de leur prononcia-
tion, qui semble heurter les principes de l'arti-
culation humaine. Celle - ci doit toujours tendre
à décider , à fixer la nature des sons ; et c'est
l'objet et l'intention des voyelles , qui ne sau-
raient jamais frapper trop distinctement l'oreille.
Mais que dire d'une langue chez qui les voyelles
même, qui sont les éléments de toute pronon-
ciation , sont si souvent indéterminées ; chez qui
tant de syllabes sont à moitié brisées entre les
dents , ou viennent mourir en sifflant sur le bord
des lèvres? V Anglais, dit Voltaire, gagne deux
heures par jour sur nous , en mangeant la moitié
des mots. Je ne crois ^as que les Anglais fassent
grand cas de ces reproches, parce qu'une langue
est toujours assez bonne pour ceux qui la par-
lent depuis leur enfance : mais aussi vous trou-
verez mille Anglais qui parlent passablement
français , sur un Français en état de parler bien
anglais; et cette disproportion entre deux peuples
liés aujourd'hui par un commerce si continu et
si rapproché, a certainement pour cause princi-
pale l'étrange bizarrerie de la prononciation.
Au reste, malgré l'indécision de leurs voyelles
et l'entassement de leurs consonnes , ils préten-
dent bien avoir leur harmonie, tout comme d'au-
tres; et il faut les en croire, pourvu qu'ils nous
1 58 COURS DE LITTÉRATURE.
accordent, à leur tour, que cette harmonie n'existe
que pour eux. Ils ont d'ailleurs des avantages
qu'on ne peut, ce me semble, leur contester.
L'inversion est permise à leur poésie , à peu près
au même degré qu'à celle des Italiens, c'est-à-
dire beaucoup moins qu'aux Latins et aux Grecs.
Leurs constructions et leurs formes poétiques
sont plus hardies et plus maniables que les nôtres.
Ils peuvent employer la rime ou s'en passer, et
hasarder beaucoup plus que nous dans la créa-
ti(fn des termes nouveaux. Pope est celui qui a
donné à leurs vers le plus de précision, et Mil-
ton le plus d'énergie.
Ces réflexions sur la diversité des langues con-
duisent à parler de la traduction, qui est entre
elles un moyen de correspondance et un objet de
rivalité. On a beaucoup disputé sur ce sujet , les
uns exigeant une fidélité scrupuleuse, les autres
réclamant une trop grande liberté ; car la plupart
des hommes semblent ne voir dans tous les arts
que telle ou telle partie, pour laquelle ils se pas-
sionnent au point de lui subordonner tout le reste.
La raison, au contraire, veut qu'on les propor-
tionne toutes les unes aux autres sans en sacri-
fier aucune, et pose pour premier principe de
les diriger toutes vers un seul but, qui est de
plaire. Nous avons vu, quand il s'agissait de tra-
duire les anciens, des critiques superstitieux ne
pas vouloir qu'il y eût un seul mot de l'original
perdu dans la traduction, ni que les constitue-
COURS DE LITTÉRATURE. 1 5o,
tions fussent jamais interverties, ni que les mé-
taphores fussent rendues par des équivalents, ni
qu'une phrase fût plus courte ou plus longue dans
la version que dans le texte. A ce système, digne
des successeurs de Mamurra et de Bobinet, d'au-
tres ont opposé une licence sans bornes, et se
sont cru permis de paraphraser les auteurs plu-
tôt que de les traduire. La réponse à ces deux
extrêmes, c'est le conseil que dans la Fable le
dieu du jour donne trop inutilement à Phaéton :
Inter utrumque tene ( i ) , Garde bien le milieu. Je
ne connais que deux règles indispensables dans
toute traduction ; de bien rendre le sens de l'au-
teur, et de lui conserver son caractère. Il ne faut
pas traduire Cicéron dans le style de Sénèque,
ni Sénèque dans le style de Cicéron. Tout le
reste dépend absolument du talent et du goût de
celui qui traduit, et les applications sont trop
nombreuses et trop arbitraires pour les embras-
ser dans la généralité des préceptes. Si l'on veut
faire attention à la différence des idiomes, on
verra qu'il doit être permis, suivant les circon-
stances, de supprimer une figure qui s'éloigne trop
du génie de notre langue, et de la remplacer
par une autre qui s'en rapproche davantage; de
resserrer ce qui, pour nous, serait trop lâche,
et d'étendre ce qui nous paraîtrait trop serré; de
mettre à la fin d'une phrase ce qui est au com-
(i) Ovid. Metam. lib. II, fab. 3.
l6o COURS DE LITTÉRATURE.
menccment d'une période latine ou grecque, si
le nombre et l'harmonie peuvent y gagner sans
que l'analogie en souffre. Le judicieux Rollin,
qui a fondu tant d'auteurs anciens dans ses ou-
vrages, a toujours procédé selon le principe que
je viens d'exposer. Boileau se moque très-agréa-
blement d'un de ses anciens professeurs, qui
voulait toujours que l'on rendît l'idée de chaque
mot, et qui, en expliquant une phrase de Cicé-
ron (i), dont le sens était, La république avait
contracté une sorte d'insensibilité et d'endurcisse-
ment, se récria beaucoup sur la difficulté de bien
rendre toute l'énergie du texte, et, après avoir
défié tous les traducteurs passés, présents et fu-
turs, finit par prononcer avec emphase: La ré-
publique s'était endurcie , et avait contracté un
durillon. Il est bien vrai que, dans l'expression
latine, prise au propre, ce mot durillon est ren-
fermé étymologiquement : mais qui ne voit que
cette idée ignoble ne peut entrer dans la langue
d'un orateur? Cependant je ne serais pas surpris
qu'aujourd'hui même il y eût encore des gens qui
regrettassent le durillon.
Cette anecdote de Boileau me rappelle une
étrange assertion avancée il y a quelques années ,
(1) Obduruerat et percalluerat respublica. — Voici Je
texte de Cicéron, pro Milone , c. 28 : « Sed nescio quomodo
jam usu obduruerat et percalluerat civitatis incredibilis pa-
tientia. »
k*
COURS DE LITTÉRATURE. l6l
et qui n'est, comme tant d'autres erreurs, qu'une
extension déraisonnable donnée à une vérité re-
connue. Un anonyme a imprimé qu'il n'y a point
de mot dans notre langue qu'un poète ne puisse
faire entrer dans le style noble, quand il saura le
placer. Assurément rien n'est plus faux. Le talent
exécute ce qui est difficile , mais il ne songe pas
même à tenter l'impossible. Je propose , par
exemple, à celui qui a tant de confiance, de faire
entrer le durillon dans un poëme épique. Il suffit
d'ouvrir un dictionnaire de rimes pour voir quelle
quantité de mots nous est à jamais interdite dans
le style soutenu. Il citait pour exemple le mot
ventre qui se trouve dans le Lutrin, et même très-
heureusement :
La cruche au large ventre est vide en un instant.
Mais comment ne s'est-il pas aperçu que l'exem-
ple est hors de la question; que le Lutrin, poème
héroï-comique , admettait le familier , et que c'est
même ce mélange des styles, manié avec adresse,
qui est un des agréments de l'ouvrage? Comment
n'a-t-il pas vu que le mot cruche, dont il ne dit
rien, amenait celui de ventre? Mais ce que Des-
préaux a cru très-bien placé dans un repas de
chanoines , l'aurait - il mis dans les festins des
dieux d'Homère? Il fallait donc, pour que la cita-
tion eût quelque sens , nous montrer les mots de
cruche et de venfre , ou d'autres semblables, dans
Cours de Littérature. I.
1Ô2 COURS DE LITTÉRATURE.
un sujet noble; et l'on peut, je crois, douter
qu'on les y trouve jamais.
Mais quelle est l'intention secrète de tous ces
axiomes erronés? C'est toujours de justifier ce
qui est mauvais. Des connaisseurs auront relevé
dans des vers des expressions indignes de la poé-
sie : on n'essaie pas de les défendre ; cela pour-
rait être difficile. Mais que fait -on? l'on pose en
principe que tous les mots peuvent entrer dans
tous les sujets, et l'on taxe de timidité pusilla-
nime ceux qui n'osent pas être insensés; et comme
ces systèmes sont fort commodes, attendu qu'ils
tranchent toutes les difficultés, on peut imaginer
combien de gens sont intéressés à les adopter.
Au reste, ce scrupule sur le choix des mots pro-
pres à tel ou tel genre d'écrire n'est pas une su-
perstition de notre langue ; c'était une religion
des langues anciennes , quoiqu'elles fussent bien
plus hardies que la nôtre : tous les critiques sont
d'accord là - dessus. Longin en cite beaucoup
d'exemples ; il va jusqu'à reprocher à Hérodote
des expressions qu'il trouve au-dessous de la di-
gnité de l'histoire : qu'on juge s'il devait être
moins sévère en poésie.
Si chaque langue a des termes bas, si ce qui
s'appelle ainsi dans l'une ne l'est pas dans l'au-
tre, il en résulte une des plus grandes difficultés
que le traducteur ait à vaincre , et un des plus
grands mérites qu'il puisse avoir quand il l'a sur-
COURS ])E LITTÉRATURE. l63
montée. On sait que le talent y parvient en sa-
chant relever et ennoblir ces sortes de mots par
le voisinage dont il les entoure ; mais cet art a ses
bornes comme tout autre, et c'est même parce
qu'il en a que c'est un art : si cela se pouvait
toujours, il n'y aurait plus de mérite à y réussir
quelquefois. C'est une réflexion qu'on n'a pas
faite. Il y en a une autre non moins importante,
c'est que, dans tous les exemples qu'on peut
citer, on trouvera toujours que la première ex-
cuse du mot qu'on a su ennoblir , vient d'un rap-
port réel avec les idées primitives du sujet, et
avec tout ce qui a précédé. On a félicité Racine
d'avoir fait entrer le mot de chiens dans une
tragédie.
Les chiens à qui son bras a livré Jézabel.
Mais où se trouve ce mot ? Dans une pièce ti-
rée des livres saints, dans une pièce où nous
sommes accoutumés dès les premiers vers au
langage de l'Écriture, où tout nous rappelle les
premières choses que nous avons apprises dans
notre enfance, et dès-lors l'histoire de Jézabel dé-
vorée par des chiens est présente à notre esprit,
et relevée par l'idée religieuse d'une vengeance
céleste. Ainsi l'imagination a préparé l'oreille à ce
mot, et prévenu la disparate. De même dans ces
vers que j'ai marqués ailleurs ,
Quelquefois à l'autel
Je présente au grand-prêtre et l'encens et le sel,
II.
l64 COURS DE LITTÉRATURE.
non-seulement le mot d'encens, qui offre l'idée
d'une cérémonie sacrée , amène et fait passer
avec lui le mot de sel; mais la scène est dans le
temple des Juifs, et l'on est accoutumé d'avance
au langage des Lévites. C'est cette analogie se-
crète qui conduit toujours le grand écrivain; en
sorte que ce qui nous paraît une hardiesse de son
génie n'est que le coup d'œil de sa raison.
Je croirais avoir omis une des parties les plus
importantes de la matière que je traite , si je ne
finissais par examiner cette autre question sou-
vent agitée , s'il convient de traduire les poètes
en vers. J'avoue que j'ai tenu jusqu'ici pour l'af-
firmative, et les raisons qu'on y a opposées ne
m'ont pas fait changer d'avis. Je persiste à pen-
ser qu'on fait descendre un poète de toute sa
hauteur en l'abaissant au langage vulgaire. La
meilleure prose ne peut le dédommager de cette
perte la plus douloureuse pour lui , la plus inap-
préciable , celle de l'harmonie. Si vous vous con-
naissez en vers, ne sentez-vous pas qu'ils sont
faits pour parler à vos organes? Ne sentez-vous
pas quel inexprimable charme résulte de cet heu-
reux arrangement de mots, de ce concours de
sons mesurés , tour à tour lents ou rapides , pro-
longés avec mollesse ou brisés avec éclat; de ces
périodes harmonieuses qui s'arrondissent dans
l'oreille; de cette combinaison savante du mou-
vement et du rhythme avec le sentiment et la
pensée? Et n'éprouvez-vous pas que cet accord
COURS DE LITTÉRATURE. l65
continuel , qui , malgré les difficultés de l'art , ne
trompe jamais ni votre oreille ni votre ame, est
précisément la cause du plaisir que vous procu-
rent de beaux vers? C'est là vraiment la langue
du poète. Elle s'applique à des objets plus ou
moins grands ; il y joint plus ou moins d'idées ; il
conçoit un sujet plus ou moins fortement, et
ses choix sont plus ou moins heureux : c'est ainsi
que s'établissent les rangs et la prééminence.
Mais il faut avant tout qu'il sache manier son
instrument, car le vers en est un. Quelque chose
que dise son vers, si l'auteur y paraît contraint
et ^êné^ si la mesure qui est faite pour ajouter
à la pensée lui ôte quelque chose , si le rhythme
blesse l'oreille qu'il doit enchanter , ce n'est plus
un poète : qu'il parle, et qu'il ne chante pas;
qu'il laisse là son instrument qui le gêne et lui
pèse : il souffre , en s'efforçant de le manier ; et
je souffre de l'en voir accablé, comme un homme
ordinaire le serait de l'armure d'un géant.
Il est donc évident qu'une traduction en prose
commence par anéantir l'art du poète , et lui ôter
sa langue naturelle. Vous n'entendez plus le
chant de la sirène; vous lisez les pensées d'un
écrivain. On vous montre son esprit, et non pas
son talent. Vous ne pouvez pas savoir pourquoi
il charmait ses contemporains, et souvent vous
le trouvez médiocre là où on le trouvait admira-
ble; et peut-être l'admirez -vous quelquefois là où
on le trouvait médiocre. Combien d'autres désa-
i66 COURS DE LITTÉRATURE.
vantages n'a-t-il pas encore à essuyer dans les
mains du prosateur qui le dépouille ainsi de ses
vêtements poétiques ! Telle idée avait infiniment
de grâce en se liant à telle image que la prose
n'a pu lui laisser. Telle phrase était belle dans
sa précision métrique ; l'effet en est perdu , parce
qu'il faudra un ou deux mots de plus pour la ren-
dre : et qui ne sait ce que fait un mot de plus
ou de moins? Tel hémistiche, telle césure était
d'un effet terrible, et cet effet tenait absolument
au rhythme, et le rhythme a disparu. En vers,
du moins, la traduction rend poésie pour poésie;
et si le talent du traducteur est égal à celui de
l'original, l'idée qu'il en donnera à ses lecteurs
pourra ne les pas tromper, parce qu'il remplacera
l'harmonie par l'harmonie, les figures par les fi-
gures, les grâces poétiques par d'autres grâces
poétiques , l'audacieuse énergie des expressions
par d'autres hardiesses analogues au caractère de
sa langue : c'est la même musique jouée sur un
autre instrument; et l'on pourra juger, par le
plaisir que donne celui qui la répète, du plaisir
que faisait autrefois celui qui l'a chantée le pre-
mier.
Mais, dit-on (et c'est la seule objection spé-
cieuse qu'on ait faite), la version en prose, libre
de toute contrainte, sera plus fidèle. Quoi! vous
appelez fidèle une copie qui ôte nécessairement à
l'original la moitié de son mérite et de son effet!
Etes*vous bien sûr que ce que vous nommez fi-
COURS DE LITTÉRATURE. 1 67
délité ne soit pas une perfidie? Ce n'est pas que
je prétende ni que j'aie prétendu jamais dimi-
nuer le mérite et l'utilité des bonnes traductions
en prose : elles suppléent, du moins autant qu'il
est possible, à celles qui nous manquent en vers;
elles font connaître, quoique imparfaitement, les
bons ouvrages des poètes anciens ; et c'est rendre
un service réel à ceux qui ne sauraient les lire
autrement. D'ailleurs, la difficulté de faire lire
un long ouvrage en vers dans notre langue est
telle, qu'il sera toujours très-rare d'y réussir. Tel
ancien même a un mérite si dépendant de son
idiome, si particulier au genre qu'il traitait, si
relatif à des mœurs différentes des nôtres , qu'on
ne peut en essayer avec succès que des fragments ,
et que le tout ne pourrait nous plaire. Tel est,
par exemple , Pindare , que la ressemblance con-
tinuelle de ses sujets , et ses fréquents écarts,
qui ne pouvaient plaire qu'à sa nation, rendent
intraduisible pour nous. Il faut donc encourager
le travail utile et estimable des bons traducteurs
en prose ; mais si l'on veut qu'enfin la poésie
française se glorifie un jour de s'être approprié
les grands monuments de la poésie antique, on
ne peut trop exciter les grands talents à la noble
ambition de cueillir cette palme nationale ; il faut
rejeter bien loin ces distinctions jalouses et fri-
voles qui n'accordent les honneurs du génie qu'à
l'invention , comme s'il n'était pas démontré
qu'une belle traduction en vers est, en quelque
l68 COURS DE LITTÉRATURE.
sorte, une seconde création; comme si, dans ce
cas, le second rang, après un homme tel qu'Ho-
mère ou Virgile, n'était pas un rang éminent;
enfin , comme si l'on pouvait nous rendre en vers
le génie d'un grand écrivain, sans avoir soi-même
du génie.
Mais prétendre qu'un poète qui en traduit un
autre en vers doit s'asservir à rendre tous les
mots , à renfermer, dans le même espace, les mê-
mes idées dans un même ordre , c'est le ridicule
préjugé d'un pédant à cervelle étroite, qui mal-
heureusement sait assez de latin pour juger très-
mal le français, et qui a beaucoup plus de raison
pour envier les modernes, que de titres pour
admirer les anciens. Tout homme qui traduit en
vers prend la place de son modèle, et doit son-
ger avant tout à plaire dans sa langue , comme
l'auteur original plaisait dans la sienne» C'est là
le plus grand service qu'il puisse lui rendre, puis-
que de l'effet que fera sa version, dépend l'opi-
nion qu'auront de l'original ceux qui ne peuvent
le connaître autrement. C'est donc à l'effet total
de l'ensemble qu'il doit d'abord s'appliquer. S'il
est fidèle et ennuyeux, n'aura- 1- il pas fait un
beau chef- d'oeuvre ! Il faut que sa composition ,
pour être animée , soit libre ; qu'il se pénètre quel-
que temps du morceau qu'il va traduire, et qu'il
se rapproche, autant qu'il est possible, du degré
de chaleur et de verve où il serait, s'il travaillait
d'après lui-même. Alors, qu'il se mette à lutter
COURS DE LITTÉRATURE. 169
contre l'auteur qu'il va faire parler; qu'il ne
compte pas les mots, mais les beautés, et qu'il
fasse en sorte que le calcul ne soit pas trop à son
désavantage; il aura fait beaucoup, et son lec-
teur, s'il est juste , sera content. C'est ainsi que
Despréaux et Voltaire ont traduit des fragments
des anciens. Sans doute le mérite du traducteur
sera d'autant plus grand, qu'il aura conservé plus
de traits particuliers et distinctifs de l'ouvrage
original, et qu'il en sera demeuré plus près, sans
avoir l'air trop contraint et trop enchaîné. Mais
il faut un goût bien sûr pour pouvoir décider en
quels endroits le traducteur a eu tort de s'écarter
de son guide. Il faut démontrer alors la possibi-
lité de faire autrement ; il faut calculer ce que le
vers précédent, ce que la phrase entière pouvait
perdre. Il n'y a guère qu'un homme de l'art qui
puisse faire cet examen avec connaissance de
cause; et quand on a statué d'abord que la ver-
sion est par elle-même un bon ouvrage, si l'on
veut prouver ensuite qu'elle devait erre plus
fidèle, il n'y a guère qu'un moyen, c'est d'en
faire une meilleure. .
Il faut s'entendre, et ceux qui ont exigé une
fidélité si scrupuleuse, ont, je crois, confondu
deux choses très - différentes par leur nature et
par leur objet, l'explication et la traduction.
L'explication est faite pour donner l'entière in-
telligence de chaque mot à l'écolier qui étudie
une langue. Quant à la traduction , si nous vou-
l^O COURS DE LITTÉRATURE.
Ions savoir bien précisément ce que c'est, remon-
tons au sens étymologique du mot latin traducere,
dont nous avons fait traduire : c'est proprement
faire passer d'un endroit dans un autre; témoin
cette expression commune , traduire quelqu'un
devant les tribunaux. Traduire , quand il s'agit
d'un auteur, c'est donc le faire passer de sa lan-
gue dans la nôtre; et alors ce qu'il y a de mieux
à faire est certainement de le transporter parmi
nous tel qu'il était, c'est-à-dire, avec tout son
talent. Terminons par des exemples. En voici un
que plusieurs circonstances rendent assez remar-
quable. C'est une comparaison qui appartient
originairement à Homère , et dont il y a eu deux
imitations en latin, l'une de Virgile dans VÉ-
nèide (1), l'autre de Cicéron dans son poëme de
Marias. Cicéron n'a jamais eu la réputation ni
même la prétention d'être poète ; mais il avait
cultivé la poésie, qui a toujours eu des droits sur
tous les hommes à qui la nature avait donné de
l'imagination. Il nous est resté de lui des frag-
ments de ce poème intitulé Marius , où il a imité
en assez beaux vers cçtte comparaison dont je
parlais tout-à-1'heure , empruntée de l'Iliade. En
voici d'abord l'explication.
« Ainsi l'on voit le satellite ailé de Jupiter qui
« tonne du haut des cieux , l'aigle blessé de la
« morsure d'un serpent qui du tronc d'un arbre
(1) Liv. XI, vers 75o.
COURS DE LITTÉRATURE. I7I
« s'est élancé sur lui : il s'en empare avec ses
« serres cruelles , et perce le reptile , qui succombe
« en menaçant encore par les mouvements de sa
a tète; l'aigle le déchire tandis qu'il se replie, il
« l'ensanglante à coups de bec, et, assouvi enfin
« et satisfait d'avoir vengé ses cuisantes douleurs,
« il le rejette expirant, en disperse les tronçons
ce dans les eaux du fleuve, et s'envole vers le so-
« leil. »
Voilà comme la prose explique. Voici comme
le poète traduit ou imite.
Comme on voit cet oiseau qui porte le tonnerre,
Blessé par un serpent élancé de la terre :
Il s'envole , il emporte au séjour azuré
L'ennemi tortueux dont il est entouré.
Le sang tombe des airs : il déchire, il dévore
Le reptile acharné qui le combat encore.
Il le presse , il le tient sous ses ongles vainqueurs ;
Par cent coups redoublés il venge ses douleurs.
Le monstre, en expirant, se débat, se replie;
11 exhale en poisons les restes de sa vie;
Et l'aigle tout sanglant , fier et victorieux ,
Le rejette en fureur, et plane au haut des cieux.
Remarquons d'abord que Fauteur, qui emploie
douze vers pour en rendre huit , n'aurait pas
établi dans le cours d'un ouvrage entier une pa-
reille disproportion ; car ce serait alors paraphraser
plutôt que traduire. Mais dans un fragment si
court, Voltaire n'a vu qu'un tableau manié par
trois célèbres anciens, et paraît avoir mis une
I72 COURS DE LITTÉRATURE.
sorte d'ambition poétique à y ajouter de nou-
veaux coups de pinceau. V ennemi tortueux... le
sang tombe des airs...
Il exhale en poisons les restes de sa vie...
tous ces traits, et le dernier sur-tout qui est bril-
lant, appartiennent à l'imitateur français. C'est
une espèce de combat avec l'original ; mais, pour
l'entreprendre, il faut être bien sûr de la trempe
de ses armes.
CHAPITRE IV.
De la Poésie épique chez les Anciens.
SECTION PREMIÈRE.
De l'Epopée grecque.
X lus il y a dans un art de monuments divers
regardés comme des modèles , et d'auteurs diffé-
rents mis au rang des classiques, plus il ouvre
un vaste champ aux observations de la critique.
Tel a été l'art de la tragédie: il a pris, chez tous
les peuples qui l'ont cultivé, différentes formes
et divers degrés de perfection. Il n'en est pas de
même de l'épopée. Les anciens ne nous ont trans-
mis en ce genre que trois ouvrages qui aient
obtenu les suffrages de la postérité , quoiqu'elle
n'ait pas laissé d'y remarquer beaucoup d'imper-
fections; et ces trois poèmes, X Iliade, Y Odyssée
et I Enéide , ont été plus ou moins imités par les
modernes. Aussi, quoiqu'on ait beaucoup écrit
sur cette matière, elle n'offre pourtant, quand
on la réduit à ce qui est essentiel et démontré,
qu'un petit nombre de principes certains , et tout
le reste est à la disposition du génie. Ce n'est pas
qu'on n'ait voulu la soumettre aussi à un grand
nombre de règles; mais elles ne sont pas toutes,
comme celles de la tragédie , confirmées par l'ex-
1^4 COURS DE LITTÉRATURE.
périence et adoptées par le consentement général
de tous les hommes éclairés. Il est donc permis
de les discuter en total et de les rejeter en partie.
C'est ce qu'on a déjà fait, et ce que je crois aussi
pouvoir faire.
Ce sujet, sous plus d'un rapport, est digne
d'attention. La poésie , comme on l'a observé ,
est l'art que tous les peuples polis ont cultivé le
premier, et l'épopée a été le premier genre de
poésie qu'on ait traité. Après nos livres sacrés
et ceux des philosophes indiens et chinois , les
plus anciens qui nous soient parvenus sont les
poèmes d'Homère ; car il ne nous reste que quel-
ques fragments d'Orphée qui l'a précédé. Les
hymnes de l'un et les poèmes de l'autre prou-
vent la vérité de ce que nous a dit Aristote, que
la poésie fut originairement consacrée à chanter
les dieux et les héros ; et cela nous donne d'abord
deux caractères essentiels à l'antique épopée :
elle était héroïque et religieuse. Mais comme les
dieux des anciens ne sont plus les nôtres, elle
n'a dû conserver pour nous qu'un de ces deux
caractères. Je la crois donc essentiellement hé-
roïque ; mais je ne pense pas qu'on soit encore
obligé d'y faire entrer la religion. Ce n'est pas
non plus que je prétende l'exclure ; j'ose en cela
m'écarter de l'avis de Despréaux, et l'exemple
du Tasse, confirmé par le succès, me paraît l'em-
porter sur l'autorité du critique.
Je définis donc l'épopée , le récit en vers d'une
COURS DE LITTÉRATURE. 1^5
action vraisemblable , héroïque et intéressante.
Je dis vraisemblable, parce que le poète épique
n'est point obligé de se conformer à la vérité
historique, mais seulement à la vraisemblance
morale; et qu'il est le maître d'ajouter ou de re-
trancher, et de se tenir, suivant l'expression
d'Aristote , dans le possible. Je dis héroïque ,
parce que l'épopée a été consacrée originairement
aux grands sujets, que cette destination lui a im-
primé un caractère qui la distingue , et qu'il n'y
a jamais rien à gagner , quoi qu'on en dise , à
confondre et à rabaisser les genres, puisque le
talent est le maître de les traiter tous en les lais-
sant chacun à sa place. Je dis intéressante , parce
que l'épopée, comme la tragédie, doit attacher
l'ame et l'imagination , et qu'il y a tel sujet qui
peut être grand sans intéresser , comme , par
exemple, la conquête du Pérou par Pizarre. Les
difficultés de cette navigation lointaine et incon-
nue ont un caractère de grandeur ; mais les con-
quérants furent des meurtriers barbares, et les
Péruviens des victimes qui se laissaient égorger
sans défense : il n'y a là aucun intérêt. Au con-
traire , il peut y en avoir dans la conquête du
Mexique parCortès, parce qu'il eut affaire à des
peuples belliqueux , qu'il fut exposé aux plus
affreux dangers, qu'il ne s'en tira que par des
prodiges de valeur, de constance et de sagesse,
et.qu'il ne fut cruel qu'une fois.
Il se présente plusieurs questions sur l'épopée.
I76 COURS DE LITTÉRATURE.
i° L'unité d'action y est-elle nécessaire? Oui, et
ce précepte est fondé sur la nature et le bon
sens. Dans tous les arts dont l'objet est de plaire
et d'intéresser , il est naturel à l'homme de vou-
loir qu'on l'occupe d'un objet déterminé, et qu'on
le mène à un but proposé : c'est le moyen de
nous attacher. Aristote a eu raison de refuser le
nom de poèmes épiques à des ouvrages tels que
la Thèsèide et l'Héracléide, qui contenaient toute
la vie d'Hercule et de Thésée. L'objet de la poé-
sie n'est pas de versifier une histoire. L'art du
poète suppose toujours une création quelconque,
comme l'indique clairement l'origine du mot
poésie, qui signifie en grec, production, forma-
tion, venant du verbe faire. Il faut donc qu'il
fasse un tout , qu'il construise une machine. C'est
là ce qui constitue l'artiste, et le vers n'est que
l'instrument de son art. Il en fait une application
mal entendue quand il met une histoire en vers :
ce n'est pas là ce qu'on attend de lui, car per-
sonne ne désire que l'histoire soit écrite en vers;
mais tout le monde est fort aise de îire un beau
poème sur tel ou tel sujet tiré de l'histoire, et
de voir ce qu'en a fait l'imagination du poète.
Quelques modernes ont nié cette vérité ; mais
cela prouve seulement qu'il n'y a rien de si sim-
ple et de si plausible que quelques esprits bi-
zarres n'aient pris plaisir à nier.
La Motte, dans son Discours sur Homère, apr.ès
avoir lui-même reconnu ce principe de l'unité
COURS DE LITTÉRATURE. 1 77
d'objet,* s'avise tout à coup d'un singulier scru-
pule. « Je ne sais , dit-il , pourquoi j'ai restreint
« le poème au récit d'une action. Peut-être que
« la vie entière d'un héros , maniée avec art et
« ornée de beautés poétiques, en ferait une ma-
te tière raisonnable. A quel titre condamnerait-
« on un ouvrage qui serait le modèle de toute la
« vie , la morale de tous les âges et de toutes les
« fortunes ?» Il y a ici un petit artifice oratoire
qu'il est bon de remarquer , parce qu'il est fort
commun dans la dispute, et apparemment bien
difficile à éviter, puisque nous y prenons La
Motte lui-même, qui, tout en se trompant sur
le fond des choses , a coutume de discuter avec
méthode et bonne foi. Dans les règles de la lo-
gique, il ne faut jamais s'écarter du point pré-
cis de la question , ni changer les termes princi-
paux de la proposition. Or, de quoi s'agit-il? s'il
faut donner le nom de poème épique à la vie
d'un héros mise en vers. Au lieu de s'en tenir à
cette question, qui est de critique et de goût, il
en propose une de morale : « A quel titre con-
damnerait-on un ouvrage qui serait le modèle
de toute la vie? etc.» Et voilà le lecteur, pour
peu qu'il ne soit pas très - attentif , tout prêt à
donner raison à l'auteur, qui a l'adresse de lui
présenter ce qui semble répugner d'abord, la
condamnation d'un ouvrage qui est le modèle de
la vie, etc. Mais ramenons la question à ses
termes , et nous verrons que la phrase de La
Cours de Littérature. 1. I -^
I7# COURS DE LITTÉRATURE.
Motte n'y a aucun rapport. Nous lui dirons: Non,
monsieur, nous ne condamnerons pas ce qui est
le modèle de la vie et la morale de tous les âges.
Mais comme il y a vingt sortes d'ouvrages dont
vous pourriez dire la même chose, il faudrait,
pour que votre proposition fût conséquente,
que tous ces ouvrages fussent nécessairement
des poèmes épiques. Vous êtes fort loin de le
prétendre, n'est-ce pas? Vous n'avez donc rien
dit qui allât à la question. Ainsi, sans condam-
ner ce que vous appelez le modèle de la vie,
nous dirons que ce n'est point un poème épique.
Si l'on pouvait trouver un moyen de forcer
les hommes à ne jamais s'écarter de la question,
les trois quarts des disputes finiraient bientôt.
Mais il semble qu'on ait juré de ne jamais s'en-
tendre , pour avoir le plaisir de disputer tou-
jours.
La Motte ne se rend pas plus difficile sur le ca-
ractère propre à l'épopée que sur l'unité d'action,
et n'est pas plus conséquent sur l'un de ces
points que sur l'autre. Tous les sujets lui sem-
blent également bons pour l'épopée. La Phar-
sale et le Lutrin sont à ses yeux des poèmes
épiques tout aussi bien que l'Iliade, et cette as-
sertion lui paraît n'avoir besoin d'aucune preuve;
car il se contente d'ajouter : « Toutes choses
« d'ailleurs égales dans ces ouvrages, on aura
« droit de se plaire à l'un plus qu'à l'autre. »
Voilà encore de ces choses qui ne signifient rien.
COURS DE LITTÉRATURE. I -79
Assurément tout le monde a le droit de se plaire
plus ou moins à tels ou tels ouvrages. S'ensuit-
il que ces ouvrages soient du même genre? Quelle
étrange manière de raisonner! Je ne serais point
du tout surpris qu'on se plût à la lecture du Lu-
trin plus qu'à celle de la Pharsale; car l'un de
ces poèmes est aussi parfait dans son genre que
l'autre est défectueux dans le sien. Cela prouve-
t-il que le combat des chantres et des chanoines
chez Barbin soit absolument la même chose
pour l'épopée que la bataille entre César et Pom-
pée dans les plaines de Pharsale? J'avoue que je
n'en crois pas un mot. Qu'aurait dit La Motte si
on lui avait soutenu, d'après son principe,
o^x Agnès de Chaillot était aussi bien une tra-
gédie que son Inès de Castro, et que c'étaient
seulement, pour me servir de ses termes, deux
espèces diverses d'un même genre? Il n'eût pas
manqué de répondre que l'une n'était que la pa-
.rodie de l'autre. Eh bien ! le Lutrin est-il autre
chose que la parodie de l'héroïque? Quel entête-
ment de ne pas vouloir reconnaître dans les ou-
vrages d'imitation la même différence qui est
entre les choses imitées! Ce ne sont pas là des
distinctions arbitraires établies par le caprice; ce
sont des limites posées par la nature et la raison,
et tous les sophismes du monde ne me persuade-
ront jamais qu'il faille mettre sur la même ligne
la Henriade et Fert-vert.
Ce que j'ai dit ci - dessus de l'unité d'objet
12.
j8o cours de littérature.
prouve suffisamment que le rapprochement de la
Pharsale et de V Iliade n'est pas plus fondé; et il
m'est impossible d'appeler du même nom celui
qui a construit la fable de l'Iliade, qui n'est qu'à
lui, et que je ne puis trouver ailleurs, et celui
qui a mis en vers toute l'histoire de la guerre
civile entre César et Pompée, que je trouverai
par- tout.
2° Quelle doit être la durée de l'action épique?
On sent qu'il ne peut y avoir là-dessus d'autre
règle que celle que prescrit sagement Aristote , de
ne point offrir à l'esprit plus qu'il ne peut em-
brasser. Dès qu'on a statué que l'action devait
être une, elle doit nécessairement avoir des li-
mites. Celle de V Iliade et de VOdjssèe dure moins
de deux mois, celle de V Enéide à peu près un
an , ainsi que celle de la lérusalem. On peut aller
au delà ou rester en deçà, selon le besoin et
les convenances. Ce qu'il y a de plus essentiel à
observer , c'est de ne mettre entre le point d'où
l'on part et le terme où l'on va qu'un espace dis-
tribué de manière à ne pas faire languir l'action
ni refroidir le lecteur.
3° Le poème épique doit-il être écrit en vers?
C'est une demande qui, ce me semble, ne peut
guère intéresser que ceux qui n'en savent pas
faire. H est bien vrai qu' Aristote a dit que V Iliade
mise en prose serait encore un poème, parce
qu'il y reconnaît, indépendamment de la versifi-
cation, cette invention d'une fable qui est l'es-
COURS DE LITTÉRATURE. l8l
sence de l'épopée; mais il semble que parmi les
modernes on ne peut guère séparer la versifica-
tion de la poésie ; et quoique la France eût Tèlé-
maque, nous ne nous vantions pas, avant laHen-
riade , d'avoir un poème épique à opposer au
Tasse, au Camoëns et à Milton. Sans vouloir pro-
noncer rigoureusement sur cette question, l'on
peut au moins assurer que celui qui traiterait
l'épopée en prose avec imagination et intérêt,
laisserait encore à désirer une partie essentielle à
notre poésie, la beauté de la versification, et au-
rait par conséquent un mérite de moins. Qu'est-ce
donc qu'on peut gagner à dispenser le poète
épique de parler en vers? Il est plus important
qu'on ne pense de ne pas enlever les barrières
qui défendent le sanctuaire des arts. La difficulté
qu'il faut vaincre a un double avantage ; elle
élève le génie, et repousse la médiocrité. Et quel
bien nous a fait l'invention du drame en prose, si
fastueusement annoncé, il y a trente ans, comme
une carrière nouvelle ouverte au talent? Elle a
produit deux ou trois ouvrages de mérite, très-
inférieurs en tout à nos bonnes pièces en vers,
et une foule de drames insipides , oubliés en nais-
sant.
4° Le merveilleux doit-il entrer nécessairement
dans l'épopée? Oui, à moins que le sujet n'en
soit pas susceptible ; car il serait absurde d'exiger
dans un sujet moderne l'intervention des dieux
de l'antiquité. Le Tasse et Milton y ont substitué
l82 COURS DE LITTÉRATURE.
les agents intermédiaires admis dans notre reli-
gion. Nous verrons ailleurs l'inconvénient qu'ils
ont dans le poème de Milton. Quant à celui du
Tasse , j'avoue que le reproche qu'on lui a fait
d'avoir employé la magie ne m'a jamais paru
fondé. Notre croyance religieuse ne la rejette pas,
et dans quel sujet pouvait-elle entrer plus con-
venablement? Les chrétiens portent la guerre
chez les nations mahométanes : n'est-ce pas là
le cas de représenter l'enfer armant toutes les
puissances contre ceux qui suivent les enseignes
du Christ? Les Sarrasins de la Palestine n'étaient-
ils pas regardés comme vivant sous le joug des
démons? Les démons font donc leur office en dé-
fendant leurs sujets qu'on veut leur ôter. Il y a
plus : toute cette magie d'Armide est-elle sans in-
térêt? J'aime beaucoup mieux sans doute la Didon
de Virgile; car que peut-on comparer à Didon?
Mais ne pouvant pas refaire ce qui avait été si
supérieurement fait, il nous a donné Armide, et
peut-on lui en savoir mauvais gré? N'y a-t-il pas
beaucoup d'art à nous avoir montré cette magi-
cienne livrée par sa passion à la merci de celui
qu'elle aime^ dans l'instant même qu'un pouvoir
surnaturel la rend maîtresse absolue de la vie de
Renaud? N'est-ce pas là parler à la fois à l'imagi-
nation et au cœur? Et cette forêt enchantée,
qu'on a tant critiquée , osera- t-on prétendre
qu'elle ne produise pas un grand effet, et qu'elle
ne soit pas une source de beautés ? Je demande-
COURS DE LITTÉRATURE. l83
rais aux critiques mêmes s'ils u'ont pas été émus
au moment où l'intrépide Tancrède entre clans
cette foret , au moment où il en sort à pas lents,
en homme supérieur à la crainte, mais qui re-
connaît une puissance au-dessus de sa force et
de son courage. Quand la voix gémissante de
Clorinde , sortant de ces troncs sensibles , frappe
les oreilles de Tancrède, est-on moins attendri
que dans cet endroit de V Enéide où Enée, vou-
lant arracher des branches d'un myrte, en voit
couler des gouttes de sang, et entend une voix
plaintive qui lui reproche sa cruauté? Cette voix,
ce sang , ces rameaux de myrte qui couvrent la
tombe du jeune Polydore, et qui sont originaire-
ment, comme il le dit à Enée, les traits dont l'a
fait accabler Polymnestor, et sous lesquels il est
enseveli, sont-ils une fiction plus fondée que les
arbres enchantés du Tasse? tout cela ne tient-il
pas également à des hypothèses traditionnelles,
reçues dans tous les systèmes religieux , et que
par conséquent un poète peut employer sans être
taxé d'absurdité et d'inconséquence? Ces hypo-
thèses peuvent être combattues par une philoso-
phie qui rejette toute espèce de miracles ; mais
cette philosophie doit-elle être celle des poètes?
Qu'elle réfute tant qu'elle voudra les fables de
tous les peuples anciens, c'est son emploi; celui
des poètes , c'est d'en profiter. Eh ! souvent les
philosophes eux-mêmes ne sont pas fâchés qu'on
leur fasse, au moins un moment, cette espèce
I 84 COURS DE LITTÉRATURE.
d'illusion. Quel homme y est absolument étran-
ger? Quel est celui à qui la vérité peut suffire,
cette vérité qui nous apprend si peu de choses
et qui nous en refuse tant?
Ne soyons pas si prompts à médire du mer-
veilleux : nous l'aimons tant, et nous en avons
tant besoin! Condamnés à ignorer, faut-il nous
ôter encore la ressource d'imaginer? Oh! qu'en ce
sens les poètes ont connu l'homme bien mieux
que n'ont fait les philosophes! Il y a dans nous
un fonds immense et intarissable de sensibilité
qui ne demande qu'à se répandre; qui, ne pou-
vant se contenter de ce qui est, cherche à se pren-
dre à tout ce qui pourrait être, veut tout inter-
roger, tout animer, veut s'adresser à tout, et que
tout lui réponde; qui ne peut souffrir que la
pierre d'une tombe soit muette, ni qu'un monu-
ment soit insensible; qui attache à tous les ob-
jets des souvenirs, des regrets, des espérances.
De là cet irrésistible instinct qui promène nos
pensées dans un autre ordre de choses, sans pou-
voir nous révéler ce qu'il est; de là cette foulé
de sentiments confus, mais tendres, qui sont des
rêves de l'imagination passionnée où notre ame
aime à se reposer, même en se trompant, comme
nos sens se reposent pendant les songes du som-
meil.
Voilà, n'en doutons point, ce qui, aux yeux
des hommes sensibles , a donné tant de prix aux
fictions de l'ancienne mythologie , qui prêtait à
COURS DE LITTÉRATURE. 1 85
tout l'âme et la vie, faisait communiquer l'homme
avec tous les êtres existants et possibles, et le
faisait vivre dans le passé et dans l'avenir. Nous
disions, il n'y a pas long-temps, que la langue
des anciens était toute poétique ; leur religion
ne Tétait pas moins : la nôtre , aussi sublime que
vraie , peut élever le génie beaucoup plus haut,
mais ne lui permet pas la même variété de fic-
tions. Que La Motte , avec sa froide et conten-
tieuse raison, était loin de sentir ce mérite des
anciens! Il avoue lui-même ce que Fénelon lui
avait fait observer dans une de ses lettres, qu'il
n'était pas juste de reprocher à Homère d'avoir
suivi les idées de son siècle, et d'avoir peint ses
dieux tels qu'on les croyait. Il ne les a pas faits,
dit très-bien Fénelon ; il a fallu qu'il les prit tels
qu'il les trouvait. Et qui doute que la mythologie
ancienne ne soit remplie d'inconséquences? Mais
qui peut nier aussi qu'elle ne soit pleine de ta-
bleaux faits pour être coloriés par un poète , et
pour frapper l'imagination de tous les hommes ?
Laissons donc les inconséquences plus ou moins
mêlées dans toutes les religions qui ont été l'ou-
vrage des hommes , et jouissons des peintures de
tout genre que la religion des Grecs a fournies à
Homère.
La Motte ne saurait se faire à ces dieux -là.
Voici comme il s'exprime dans son courroux phi-
losophique : « Il fallait que les Grecs fussent en-
« core dans l'imbécillité de l'enfance pour s'être
J 86 COURS DE LITTÉRATURE.
« contentés des dieux d'Homère ; car, quoi qu'on
« en dise , il n'en a introduit que de méprisables.
« Qu'est-ce que des dieux qui n'ont point fait
« l'homme, nés comme lui dans la succession des
(( siècles, et multipliés par les mariages, à la ma-
« nière des races humaines? des dieux sujets aux
<i infirmités et à la douleur, qui, blessés quelque-
« fois par des hommes même , jettent des cris ,
« versent des larmes, tombent dans des défail-
« lances, et qui, pour dire encore plus, ont des
« médecins ? des dieux qui ont tous nos vices ,
« toutes nos- faiblesses? etc. » Je dirai à La Motte :
Certes, ce ne sont pas là des dieux bien philo-
sophiques, mais, si je ne me trompe, ce sont
des dieux très - poétiques. Cicéron avait déjà ob-
servé avant vous qu'il semblait qu'Homère eut
pris plaisir à élever ses héros jusqu'aux dieux, et
à faire descendre les dieux jusqu'à l'homme. Mais
qu'en est-il résulté en général? C'est que, malgré
quelques défauts de convenance et de dignité
que l'on avoue , et que madame Dacier seule
peut nier , il a le plus souvent flatté notre or-
gueil en donnant à ses héros cette grandeur ex-
traordinaire que nous aimons à croire possible ;
et qu'il a rendu ses dieux susceptibles du même
intérêt dramatique que ses héros, en leur don-
nant les mêmes passions. Citons des exemples.
Que Jupiter se querelle avec Junon , la maltraite ,
la menace, cela ressemble trop , comme on a dit,
à une querelle de ménage , et ne peut nous in-
COURS DE LITTÉRATURE, 1 87
téresser. Mais que Junon aille emprunter la
ceinture de Vénus pour réveiller la tendresse de
son époux , qu'elle cherche à l'endormir dans
ses bras pour donner à Neptune le temps de se-
courir les Grecs pendant le sommeil de Jupiter,
n'est-ce pas là une fiction charmante, même de
votre aveu? Eh bien! soumettez -la comme tout
le reste à vos idées philosophiques, et vous ver-
rez que , si le poète ne donne pas à ses dieux toutes
les faiblesses humaines, cette fiction va dispa-
raître comme toutes les autres ; car , en raison-
nant rigoureusement, un dieu ne doit pas avoir
besoin de dormir et ne doit pas être trompé
pendant son sommeil , ne doit pas ignorer que
sa femme veut le tromper, ne doit pas la trou-
ver plus belle un jour que l'autre; ainsi du reste.
Il faut donc laisser à Homère ses dieux tels qu'ils
étaient , suivant l'esprit de son siècle , et ne le
juger que par l'usage qu'il en a fait. Or , cet usage
a été le plus souvent très-heureux. Ajoutons en
preuve encore un autre exemple , celui de Mars
blessé par Diomède. Sans doute la raison ne per-
met pas qu'un dieu soit blessé par un mortel.
Mais combien n'est -on pas content du poète,
quand le dieu des combats va porter sa plainte à
Jupiter, et que le maître des dieux et des hommes
repousse d'un coup d'œil terrible cette divinité
sanguinaire qui cause tant de maux aux humains ,
et, loin de s'intéresser à son malheur, lui re-
proche de l'avoir trop mérité ! Quel tableau et
l88 COURS DE LITTÉRATURE.
quelle leçon ! On peut en prendre une idée dans
l'ode de Rousseau sur la Paix, où il a assez heu-
reusement imité ce beau morceau de Vlliade.
5° L'épopée doit-elle avoir un but moral ? C'est
une question qu'on n'a pas dû faire; car l'épo-
pée étant ce qu'on appelle en poésie une fable ,
elle renferme nécessairement une leçon morale.
Mais c'est ici que les critiques modernes se sont
le plus égarés en voulant trouver dans les an-
ciens ce qui n'y était pas , et leur prêtant des in-
tentions que probablement ils n'ont point eues.
Le père Le Bossu emploie une partie d'un fort long
traité sur le poème épique à prouver qu'il est es-
sentiellement allégorique, qu'il faut d'abord que
le poète établisse une vérité morale , et imagine
une action qui en soit la preuve et le dévelop-
pement , et qu'ensuite il y adapte un fait histo-
rique et des personnages connus. Il est très-per-
mis de douter que jamais les poètes aient pro-
cédé de cette manière. Il est bien vrai que les
événements de Vlliade font voir tous les dangers
de la discorde entre les chefs des nations ; mais
est-il sûr que ce fût le premier dessein d'Homère,
et qu'il n'ait fait Vlliade que pour développer
cette leçon , et V Odyssée que pour montrer qu'il
ne fallait pas qu'un roi fût absent de ses états?
Si cela était, le sujet d'un de ces poèmes serait la
condamnation de l'autre; car Vlliade représente
une foule de princes qui ont quitté leurs états
pour venir assiéger Troie; et Homère ne nous
COURS DE LITTÉRATURE. 1 89
fait entendre nulle part que ces princes eussent
tort de s'être réunis pour venger la querelle de
Ménélas, l'hospitalité violée, et l'injure faite à la
Grèce. Cette guerre est aussi juste qu'une guerre
peut l'être , et certainement Homère n'a pas voulu
la condamner. Il peut donc y avoir de bonnes
raisons pour qu'un roi s'absente de ses états; et
sans aller bien loin pour le prouver, le czar
Pierre a-t-il eu tort de quitter les siens? Et dans un
poème consacré à sa gloire , tel que celui qu'avait
entrepris Thomas , ses voyages ne feraient-ils pas
une partie de cette gloire ? J'aime mieux ici en
croire Horace que le père Le Bossu. Homère, dit
Horace dans une de ses épîtres, nous a fait voir
dans Ulysse ce que peut le courage uni à la sa-
gesse ; et en effet , à son arrivée dans Ithaque ,
il eut besoin de l'un et de l'autre pour échapper
aux dangers qui l'attendaient , et pour tromper
seul tous les prétendants qui obsédaient sa femme
et son palais. Quant au premier dessein du poète
épique , il est naturel de penser que ce qui le
détermine à écrire , c'est d'abord la grandeur et
l'intérêt du sujet qui s'offre à lui. Ce qui échauffe
et met en mouvement l'imagination poétique ,
ce n'est pas la contemplation d'une vérité à dé-
velopper, c'est un grand caractère, une grande
action. La Grèce et l'Asie mineure étaient rem-
plies de la mémoire de ce fameux siège de Troie,
l'une des premières époques des temps fabuleux.
Les événements qui suivirent ce siège furent si
IQO COURS DE LITTÉRATURE.
long - temps célèbres, que la plupart des poètes
tragiques en empruntèrent les sujets de leurs
pièces. N'est-il pas très -probable qu'Homère re-
cueillit toutes ces traditions pour en composer
son Iliade et son Odyssée, et qu'il trouva de l'a-
vantage à chanter devant les Grecs des faits et
des héros également mémorables, et dont le sou-
venir leur était cher ? En tout temps les poètes
ont cherché plus ou moins à flatter la vanité na-
tionale, et ont accommodé leurs conceptions aux
idées les plus familières à leurs contemporains :
c'est une suite de leur principal objet, qui est
de plaire. Ce n'est pas que j'oublie que, dans les
temps grossiers qu'on nomme héroïques, où l'é-
criture était à peine connue (où l'on en faisait
du moins très -peu d'usage), les poètes étaient
regardés comme des précepteurs de morale, parce
qu'ils célébraient des hommes qui avaient été
favorisés du ciel , et qu'ils prêchaient toujours
dans leurs vers le respect que l'on devait aux
dieux. La poésie alors avait quelque chose de
sacré, parce qu'elle était, dans son origine, mê-
lée à toutes les cérémonies religieuses. Homère
lui-même nous raconte dans V Odyssée qu'Aga-
memnon avait laissé auprès de la reine Clytem-
nestre un de ces chantres divins chargé de lui
rappeler tous les jours, dans ses poésies , les pré-
ceptes de la vertu et les dangers du vice , et
qu'Égisthe ne parvint à la corrompre que quand
il l'eut déterminée à éloigner d'elle ce censeur
COURS DE LITTÉRATURE. JCjI
qu'il craignait, et à l'exiler dans une île déserte.
Mais il faut avouer aussi que , dans ces temps re-
culés, les idées de morale n'étaient pas si relevées
qu'elles l'ont été depuis , et se sentaient de la
grossièreté des mœurs. C'est ce qui fait qu'il y a
tant de choses dans Homère qui blessent , comme
on le verra ci-après, les idées que nous avons de
l'héroïsme , depuis que les progrès de la raison
et de la société nous ont appris à le mieux con-
naître. Il est temps d'en venir à ce qui regarde
la personne et les ouvrages d'Homère ; et l'exa-
men de ses beautés, de ses défauts et des criti-
ques bonnes ou mauvaises qu'on en a faites , me
donnera lieu de développer successivement ce
qui me reste à dire de l'ancienne épopée.
HOMÈRE ET L'ILIADE.
Il n'y a point d'écrivain dont les ouvrages aient
tant occupé la postérité ; il n'y en a point dont
la personne soit moins connue. Un adorateur
d'Homère pourrait dire que ce poète ressemble
à la Divinité, que l'on ne connaît que par ses
œuvres. On ne sait où il est né, ni même bien
précisément quand il a vécu. On conjecture ,
avec assez de vraisemblance , que l'époque de sa
naissance remonte à près de mille ans avant
Jésus - Christ , et trois cents ans après la guerre
de Troie. Ce qu'on a dit de sa pauvreté , qui le
réduisait à demander l'aumône, n'est fondé que
19*2 COURS DE LITTÉRATURE.
sur des traditions incertaines , et peut-être sur
l'hospitalité qu'il recevait dans les différents en-
droits où il récitait ses vers. Suidas fait monter
à quatre-vingt-dix le nombre des villes qui se
disputaient l'honneur d'être la patrie d'Homère.
L'empereur Adrien consulta les oracles pour sa-
voir à qui ce titre appartenait, et ils répondirent
qu'Homère était né dans l'île d'Ithaque. Mais
comme les oracles étaient déjà fort décrédités,
leur autorité ne décida pas la question. La ville
de Smyrne et l'île de Ghio sont les deux contrées
qui ont produit le plus de titres en leur faveur.
Des savants ont écrit là -dessus de gros volumes
qui ne nous ont rien appris. Et qu'importe , après
tout, quel pays puisse se vanter d'avoir produit
Homère? il suffit que l'humanité s'honore de son
génie , et que ses écrits appartiennent au monde
entier. Ce qu'on a écrit sur son origine et sur sa
vie est aussi fabuleux que ses poèmes. Le com-
mentateur Eustathe , qui le fait naître en Egypte ,
assure qu'il fut nourri par une prêtresse d'Isis,
dont le sein distillait du miel au lieu de lait;
qu'une nuit on entendit l'enfant jeter des cris
qui ressemblaient au chant de neuf différents oi-
seaux, et que le lendemain on trouva dans son
berceau neuf tourterelles qui jouaient avec lui.
Héliodore prétend qu'il était fils de Mercure. Dio-
dore de Sicile nous apprend qu'Homère avait
trouvé le manuscrit d'une certaine Daphné, prê-
tresse du temple de Delphes, qui avait un talent
COUKS DE LITTÉRATURE. ÏO,3
admirable pour rendre en beaux vers les oracles
des dieux , et que c'est de là qu'Homère les a
transportés dans ses poèmes. D'autres le font
descendre en droite ligne d'Apollon, de Linus et
d'Orphée; et, suivant les idées que ces noms ré-
veillent en nous , on ne peut nier que celui d'Ho-
mère, mis à côté d'eux, n'ait au moins un air de
famille. Enfin il y en a qui prétendent que, long-
temps avant lui , une femme de Memphis , nom-
mée Phantasie , avait composé un poème sur la
guerre, et vous observerez qu'en grec, «pavTacia,
dont nous avons idixt fantaisie , veut dire imagi-
nation. L'allégorie n'est pas difficile à pénétrer,
et toutes ces traditions fabuleuses prouvent seu-
lement le goût constant et décidé des Grecs pour
les contes allégoriques, goût qui ne les aban-
donna pas même dans le moyen âge, puisque la
fable du miel et des tourterelles, dans Eustathe,
désigne évidemment la douceur des vers d'Ho-
mère, et que celle d'Héliodore, qui lui donne
Mercure pour père , fait allusion à l'invention des
arts , attribuée à Mercure. Quant aux vers de la
sibylle Daphné, la vérité est que ceux d'Homère
étant très - répandus , les oracles s'en servaient
souvent pour rendre leurs réponses.
Il faudrait compiler des volumes sans nombre
pour rassembler tous les divers jugements qu'on
a portés de lui; car il était de sa destinée d'être
un sujet de discorde dans tous les siècles. Horace
a placé Homère, pour la morale, au-dessus de
Cours de Littérature. F. t $
iq4 cours de littérature.
Ghrysippe et de Crantor , deux chefs de l'école ,
l'un du Portique, l'autre de l'Académie. Porphyre,
dans des temps postérieurs, a fait un traité sur
la philosophie d'Homère. Mais, d'un autre côté,
Pythagore , qui ordonnait à ses disciples cinq
ans de silence , et qui apparemment ne faisait
pas grand cas du talent de bien parler, a mis Ho-
mère dans le Tartare pour avoir donné de fausses
idées de la Divinité. L'on sait communément que
Platon voulait le bannir de sa république ; mais
il n'est pas aussi commun de savoir comment ni
pourquoi. On va reconnaître des idées abstraites
et élevées, mais aussi des conséquences forcées
et sophistiques dans les motifs de l'exil auquel
il condamne les poètes; et en même temps l'on
trouvera sa belle imagination dans la manière
dont il veut que cet exil s'exécute. Il faut d'a-
bord savoir que Platon n'admet dans la nature
que deux choses : l'idée originelle , et l'être qui
est la ressemblance de l'idée, ou la copie du mo-
dèle. Par l'idée originelle, il entend Dieu ou la
pensée divine ; et par les autres êtres , toutes les
formes que Dieu avait créées conformément à
sa pensée. Il n'y a rien jusque-là que de grand
et de philosophique; mais il ajoute : « Tous les
« objets n'étant que des copies de ce premier
« modèle , les arts qui les imitent ne font que
« copier des copies : à quoi cela est-il bon ? » Ici ,
le philosophe n'est plus qu'un sophiste; mais ce
qui suit fait voir que, si sa métaphysique était
COURS DE LITTÉRATURE. IO,5
quelquefois forcée , son imagination était douce
et riante. « Donc, dit -il , s'il se présente parmi
« nous ( c'est-à-dire , parmi les citoyens de cette
« république qui n'a jamais existé que dans les
« livres de Platon ) un poète qui sache pren-
« dre toutes sortes de formes et tout imiter, et
« qu'il vienne nous présenter ses poèmes , nous
« lui témoignerons notre vénération comme à un
« homme sacré qu'il faut admirer et chérir ; mais
« nous lui dirons : Nous n'avons parmi nous per-
te sonne qui vous ressemble, et dans notre con-
te stitution politique il ne nous est pas permis
xc d'en avoir; et ensuite nous le renverrons dans
« une autre ville , après avoir répandu sur lui
« des parfums et couronné sa tète de fleurs (i). »
Avouons qu'on ne peut pas donner à un arrêt
de bannissement une tournure plus aimable , *et
que , si la république de Platon existait , un poète
serait tenté d'y aller, ne fût-ce que pour en être
renvoyé.
Au reste, quand il en vient à Homère lui-
même, il témoigne la plus grande admiration
pour son génie ; il avoue qu'il lui faut du cou-
rage pour le condamner, que le respect et l'a-
mour qu'il a depuis son enfance pour les écrits
d'Homère devraient enchaîner sa langue; qu'il
le regarde comme le créateur de tous les poètes
(i) République, liv. III, page 617, édition de Francfort,.
1602.
i3.
I96 COURS DE LITTÉRATURE.
qui l'ont suivi , et particulièrement des poètes
dramatiques ; mais qu'enfin la vérité l'emporte
sur tout. Alors il lui fait des reproches un peu
plus clairement motivés que l'espèce de proscrip-
tion politique prononcée ci-dessus, et prouve fort
au long que les dieux de Vlliade sont faits pour
donner une idée aussi fausse qu'indigne de la Di-
vinité ; ce qui certainement n'était pas difficile à
démontrer en philosophie.
Pour justifier ces dieux d'Homère, les anciens
et les modernes ont eu recours à l'allégorie, et
dans ce système ils ont mêlé , comme dans tout
le reste , la vérité à l'erreur. Il est hors de doute
que les allégories et les emblèmes sont de la
plus haute antiquité. Ce fut par-tout la première
philosophie et la première religion. C'était parti-
culièrement l'esprit des Orientaux et la science
des Égyptiens. Homère avait long -temps voyagé
chez eux , et , soit qu'il fût né dans la Grèce
même, ou dans une des colonies grecques qui
couvraient les côtes d'Ionie , il dut être imbu ,
dès son enfance, des notions les plus familières
aux peuples de ces contrées. Les mystères d'Eleu-
sis n'étaient autre chose que des emblèmes de
morale : il est prouvé que le sixième livre de
VÉnèide est une description exacte de ces mys-
tères , et un résumé de la philosophie de Pytha-
gore. Plusieurs des fictions d'Homère ont un sens
allégorique si évident, qu'on ne peut s'y refuser.
On sait aussi que long -temps après lui c'était un
COURS DE LITTÉRATURE. 1 97
usage général parmi les poètes de désigner l'air
par Jupiter , le feu par Vulcain , la terre par Cy-
bèle , la mer par Neptune , etc. Tout cela est in-
contestable. Mais ne voir dans toute l'Iliade
que des êtres moraux personnifiés, est une idée
aussi fausse en spéculation qu'elle serait froide
en, poésie; et ce qu'il y a de pis, c'est que cette
explication forcée et chimérique ne sauve rien,
et qu'en prenant Jupiter pour la puissance de
Dieu , le Destin pour sa volonté , Junon pour sa
justice, Vénus pour sa miséricorde, et Minerve
pour sa sagesse , il y a encore plus d'inconsé-
quences à dévorer qu'en les prenant pour ce
qu'ils sont dans V Iliade , c'est - à - dire , pour des
divinités conduites par toutes les passions des
hommes. Ne vaut -il pas mieux laisser les choses
comme elles sont , et avouer qu'Homère a peint
les dieux précisément tels que la croyance vul-
gaire les représentait? C'est pour nous un dé-
faut , sans doute; et ce qui prouve qu'on l'a senti
long-temps avant nous , c'est que Virgile , qui a
fait usage des mêmes divinités , les fait agir d'une
manière plus raisonnable et plus décente, parce
que son siècle était plus éclairé; ce qui n'em-
pêche pas que dans l'Enéide même on ne trouve
bien des choses aussi étrangères à nos mœurs et
à nos idées , que dans l'Iliade et l'Odyssée. Ren-
fermons-nous donc dans cette seule apologie, si
simple et si plausible , que les devoirs d'un poète
et d'un philosophe sont très - différents ; que, si
ÏO,8 COURS DE LITTÉRATURE.
l'on demande à l'un de s'élever au-dessus des
idées vulgaires qu'il doit rectifier, on ne de-
mande au poète que de bien peindre ce qui est.
Il est l'historien de la nature , et n'en est pas le
réformateur; et l'on peut dire à ceux qui ne
sont pas contents des dieux et des héros d'Ho-
mère : Que vouliez- vous donc qu'il fît? Pouvaiï-
il faire une religion autre que celle de son pays,
et peindre d'autres mœurs que celles qu'il con-
naissait ?
On n'a pas épargné ses héros plus que ses
dieux , et ils sont tout aussi aisés à justifier par
le même principe. Il est incontestable que de
son temps la force du corps faisait tout; que les
guerriers étant couverts de fer et d'airain, celui
qui pouvait soutenir facilement l'armure la plus
forte et la plus pesante , porter le coup le plus
vigoureux , percer avec le plus de force les cui-
rasses et les boucliers, était un homme formida-
ble, était un héros. Cette supériorité, une fois
reconnue , réglait son rang ; et de là vient que
dans riliade il est si commun de voir un guer-
rier très -brave avouer qu'un autre lui est supé-
rieur, et se retirer devant lui. Aujourd'hui que
des armes également faciles à manier pour tout
le monde , et le principe de l'honneur qui défend
à un homme de céder à un autre homme, ont mis
sur la même ligne tous ceux qui peuvent com-
battre , ou serait blessé avec raison de voir un
guerrier fuir devant un autre et s'avouer son in-
COURS DE LITTÉRATURE. 199
férieur. Mais dans Homère , Énée dit sans honte à
Achille : Je sais bien que tu es plus vaillant que
moi, ce qui signifie seulement, je sais que tu es
plus fort. Il est vrai qu'il ajoute : Mais pourtant si
quelque dieu me protège, je pourrai te vaincre.
Et voilà le principe le plus généralement répandu
dans V Iliade, c'est que tout vient des dieux, la
force, le succès, la sagesse. Lorsque Agamemnon
veut se justifier d'avoir outragé Achille, il dit que
quelque dieu avait troublé sa raison. C'est la
protection de tel ou tel dieu qui fait triompher
tour à tour les héros grecs et troyens, aujour-
d'hui Hector, demain Diomède. Ce sont les dieux
qui répandent la consternation dans les armées ,
ou qui les animent au combat. Et il ne faut pas
croire que cette intervention des dieux diminue
la gloire des guerriers, parce que l'on voit clai-
rement que, dans leurs idées, ce qu'il y a de plus
glorieux pour un mortel, ce qui le relève le plus
aux yeux des autres hommes , c'est d'être favo-
risé du ciel. Achille dit à Patrocle : « Garde - toi
« d'attaquer Hector ; il a toujours près de lui
« quelque dieu qui le protège. » Aussi n'y a-t-il
pas un seul des héros de V Iliade , Achille ex-
cepté, à qui il n'arrive de se retirer devant un
autre : ce qui distingue les plus braves , tels
que Ajax et Diomède , c'est de se retirer en com-
battant; et l'on peut observer à la gloire du poète,
que , malgré cette puissance des dieux qui sem-
blerait devoir tout confondre, il conserve à tous
jèOO COURS DE LITTERATURE.
ses personnages la grandeur qui leur est propre
et le caractère qu'il leur a donné. C'est un de ses
plus grands mérites aux yeux de tous les bons
juges, que cet art de soutenir et de varier un
grand nombre de caractères , et de donner à tous
ses personnages une physionomie particulière.
La Motte lui a contesté ce mérite , et c'est une
de ses injustices. Agamemnon est le seul, si j'ose
le dire, qui me paraisse jouer un rôle peu noble
et peu digne de son rang. Je ne lui reproche pas
sa querelle avec Achille, puisqu'elle est le fonde-
ment du poème, et que d'ailleurs elle est suffi-
samment motivée par le caractère altier que le
poète lui donne ; mais d'ailleurs il ne fait rien
qui excuse ses torts envers Achille , et qui jus-
tifie la prééminence qu'il a parmi tous ces rois.
Il n'assemble deux fois les chefs de l'armée que
pour les exhorter à la fuite; et quelques subti-
lités qu'on ait imaginées pour pallier cette con-
duite , elle n'en est pas moins inexcusable. Le
vrai modèle d'un général , c'est le Godefroi du
Tasse , et c'est aussi le Tasse qui seul peut le
disputer à Homère dans cette partie de l'épopée
qui consiste dans la beauté soutenue et l'attachante
variété des caractères.
Achille est en ce genre le chef-d'œuvre de l'é-
popée , et La Motte lui-même , ce grand détrac-
teur d'Homère, en est convenu. On a dit très-
légèrement que sa valeur n'avait rien qui excitât
l'admiration, parce qu'il était invulnérable. Ceux
COURS DE LITTÉRATURE. 201
qui se sont arrêtés à cette fable du talon d'A-
chille, répandue depuis Homère, n'ont pas songé
qu'il n'en est pas dit un mot dans V Iliade; et
s'ils l'avaient lue, ils auraient vu que, bien loin
d'être invulnérable , il est blessé une fois à la
main, et voit couler son sang. Mais une adresse
admirable du poète, c'est, comme l'a très-bien
remarqué La Motte, d'avoir donné à ce jeune hé-
ros la certitude qu'il périra devant les murs de
Troie. Il ne fallait rien moins pour balancer cette
supériorité reconnue qu'il a sur tous les autres
guerriers. Il a beau porter la mort de tous côtés ,
il peut la trouver à chaque pas; et quoiqu'il ne
puisse rencontrer un vainqueur, il est sûr de mar-
cher à la mort. Sa jeunesse, sa beauté, une déesse
pour mère, tous ces avantages qu'il a sacrifiés à
la gloire quand il a accepté volontairement une
fin prématurée et inévitable, tout sert à répandre
d'abord sur lui cet éclat et cet intérêt qui s'attache
aux hommes extraordinaires. Dès -lors on n'est
plus étonné que le ciel s'intéresse à ce point dans
sa querelle, que Jupiter promette à Thétis de le
venger et de donner la victoire aux Troyens, jus-
qu'à ce que les Grecs humiliés expient son injure
et implorent son appui. Et quelle haute et su-
blime idée que d'avoir fait du repos d'un guerrier
l'action d'un poème ! Cette seule conception suf-
firait pour caractériser un homme de génie. Tous
les événements sont disposés dans V Iliade pour
agrandir le héros ; et tout ce qui est grand autour
202 COURS DE LITTÉRATURE.
de lui le relève encore! Quand les Grecs fuient
devant Hector, l'attention se porte aussitôt sur
Achille, qui, tranquille dans sa tente, plaint tant
de braves gens immolés à l'orgueil d'Agamemnon ,
et s'applaudit de voir cet orgueil abaissé. Il voit
la Grèce entière à ses pieds , et il est inexorable ;
mais il cède aux larmes d'un ami, et permet à
Patrocle de combattre sous y armure d'Achille.
Avec quelle tendresse il lui recommande de s'ar-
rêter quand il aura repoussé les Troyens, et de
ne pas chercher Hector! Dans quelle profonde
douleur le jette la perte de cet ami si cher, le
compagnon de son enfance! La vengeance lui a
fait quitter les armes, la vengeance seule peut les
lui faire reprendre. Ce n'est pas la Grèce qu'il
veut servir, c'est Patrocle qu'il veut venger. Il
pleure encore Patrocle en traînant le cadavre de
son meurtrier, et mêle aux larmes de l'amitié les
larmes de la rage. Mais il pleure aussi en rendant
au vieux Priam le corps de son malheureux fils;
il s'attendrit sur cet infortuné vieillard , et menace
encore en s'attendrissant. Ainsi , de ce mélange
de sensibilité et de fureur , de férocité et de
pitié, de cet ascendant qu'on aime à voir à un
homme sur les autres hommes, et de ces fai-
blesses qu'on aime à retrouver dans ce qui est
grand, se forme le caractère le plus poétique
qu'on ait jamais imaginé.
Les mœurs sont aussi une des parties les plus
importantes de l'épopée, et ce n'est pas celle sur
»,()URS DE LITTÉRATURE. 2û3
laquelle les critiques aient été le moins injustes
envers Homère. Ils ont un double tort, celui
d'oublier que le poëte avait dû peindre les
mœurs de son temps, et n'avait pu même en
peindre d'autres, et celui de ne pas reconnaître
que ces mêmes mœurs, quoique fort éloignées
de la délicatesse raffinée des nôtres, et quel-
quefois choquantes en elles-mêmes, sont sou-
vent d'une simplicité également intéressante en
morale et en poésie. La Motte semble plaindre le
siècle d'Homère de n'avoir pas connu la magni-
ficence du nôtre. « On ne voit point autour des
«rois, dit- il, une foule d'officiers ni de gardes;
« les enfants des souverains travaillent aux jar-
« dins et gardent les troupeaux de leur père. Les
« palais ne sont point superbes, les tables ne
« sont point somptueuses. Agamemnon s'habille
«lui-même, et Achille apprête de ses propres
« mains le repas qu'il donne aux députés de
« l'armée. Il ne faut point en faire un repioche à
« Homère ; mais son siècle était grossier , et par-
« là la peinture en est devenue désagréable à
« des siècles plus délicats. »
Quand il ne serait pas bien démontré d'ailleurs
que La Motte n'était pas né pour sentir la poésie ,
ce seid passage suffirait pour m'en convaincre,
• Il faut être bien étranger dans les arts pour ne
pas savoir que plus les objets d'imitation sont
rapprochés du premier modèle qui est la nature
(sans tomber toutefois dans le bas et le dégoû-
!20/J COURS DE LITTÉRATURE.
tant), plus ils sont favorables à l'artiste , propres
à développer son talent et à produire l'effet qu'il
se propose. Un poète n'a pas plus besoin de
pompe et de luxe pour faire briller ses couleurs ,
qu'un sculpteur n'a besoin d'or et d'argent pour
faire une belle statue. On sait ce mot de Zeuxis
à un peintre médiocre qui avait représenté Vénus
chargée d'atours et de parures : Tu as raison,
mon ami, de la faire riche, ne pouvant pas la
faille belle. Qu'on donne pour sujet à un pein-
tre les ambassadeurs d'un grand roi demandant
en mariage pour leur maître la fille d'un roi
voisin, et entourés de toute cette magnificence
moderne qui paraît à La Motte une si belle
chose, et demandez -lui s'il lui sera facile de
mettre dans ce tableau tout l'intérêt que Greuze
a mis dans V Accordée de Village. Faites la même
proposition à un poète, donnez-lui le choix des
deux sujets, et vous verrez s'il balancera. La
raisqjven est simple; c'est que dans l'un il n'est
guère possible de parler qu'aux yeux et à l'ima-
gination, et dans l'autre il est aisé de parler au
cœur. Les poètes anciens et modernes sont
remplis de peintures touchantes de la pauvreté,
de la simplicité, de la frugalité. Ce sont des
morceaux que l'on cite , que l'on sait par cœur ,
et tout le luxe des cours n'a fourni que quelques,
détails brillants qu'à peine on a remarqués. La
Motte ne pouvait s'accoutumer à voir Achille
préparer lui-même le repas qu'il donne aux dé-
COURS DE LITTÉRATURE. 2o5
pûtes d'Agamemnon ; mais qu'on lise cet endroit
dans l'Iliade; que l'on entende le héros dire à
son ami de remplir un grand vase du vin le plus
pur, et de distribuer des coupes, parce qu'il re-
çoit, dit-il, sous sa tente les hommes qu'il chérit le
plus; qu'on le voie ensuite, avec Patrocte et Au-
tomédon, se partager les soins du repas, mettre
sur le feu les vases d'airain , placer sur les char-
bons ardents la chair d'un agneau et d'un che-
vreau , préparer et distribuer les viandes ; et
qu'on se demande si l'on aimerait mieux qu'A-
chille dît à son maître-d'hôtel d'ordonner à son
cuisinier un grand repas. Qui est-ce qui ne
sentira pas combien le tableau d'Homère est
vivant et animé? combien cette hospitalité sim-
ple et franche, ces soins , ces empressements de
la part d'un héros tel qu'Achille recevant Ajax
et Ulysse , bien loin de rabaisser à nos yeux une
grandeur réelle , la rendent plus aimable et plus
intéressante, en la rapprochant de nous dans ce
qui est commun à tous les hommes! Un poète
qui aurait à traiter cet endroit de l'histoire où
Curius reçoit les députés de Pyrrhus , qui vien-
nent pour le corrompre par des présents, s'avi-
serait-il de retrancher les légumes que Curius
apprête lui-même , et qu'il sert aux députés en
leur disant : Vous voyez que celui qui vit de cette
sorte n'a besoin de rien. Les Romains ne se sou-
cient point d'avoir de l'or; ils veulent comman-
der à ceux qui en ont. Avouons que le plat de
«2o6 COURS DE LITTÉRATURE.
légumes ne gâte rien à cette réponse. Des gens
qui se croient délicats ont été blessés de voir
Nausicaa, la fille d'Alcinoûs, roi des Phéaciens,
aller elle - même avec ses femmes laver ses robes
et celles de ses frères. C'est un des endroits de
V Odyssée que Fénélon aimait le mieux , et avec
raison. Il n'y en a point où Homère ait mis plus
de grâce et de vérité. On est charmé de la mo-
destie , de l'ingénuité , de la retenue et de la
bonté noble et compatissante de cette jeune
princesse , lorsque Ulysse, échappé du naufrage,
se présente devant elle , et implore sa protection
et ses secours. Avec quel plaisir on voit la com-
passion si naturelle à son sexe surmonter la
frayeur que doit lui inspirer la vue d'un homme
à moitié couvert de feuillage, enfin dans l'état
déplorable d'un malheureux sauvé des flots ! Elle
écoute la prière du suppliant; elle arrête ses
compagnes qui s'enfuyaient avec de grands cris,
lui fait donner des habits, lui promet son as-
sistance et celle de ses parents; et, remontant
sur son char pour reprendre le chemin de la
ville , elle a soin de ralentir la course de ses
chevaux, afin qu'Ulysse fatigué ait moins de
peine à la suivre. C'est en sachant descendre à
propos à cette vérité de détails que l'on saisit la na-
ture et qu'on la fait sentir. C'est un mérite qui man-
que trop souvent aux modernes. Fénélon nous a
reproché la-dessus une délicatesse dédaigneuse, qui
tenait également à nos mœurs et à notre langue.
COURS DE LITTERATURE. 2O7
«On a, dit -il, tant de peur d'être bas, qu'on
a est d'ordinaire sec et vague dans les expres-
« sions. Nous avons là-dessus une fausse politesse
« semblable à celle de certains provinciaux qui
«se piquent de bel-esprit, et qui croiraient s'a-
« baisser en nommant les choses par leur nom. »
Cette remarque de Fénélon n'est que trop juste.
Aussi les vrais connaisseurs savent-ils un gré in-
fini à ceux de nos écrivains qui se sont heu-
reusement efforcés de corriger la langue et le
style de cette délicatesse mal entendue, et qui
ont su employer avec intérêt toutes les circon-
stances que le sujet pouvait leur fournir (i).
(1) La Fontaine est un de ceux en qui ce mérite est le
plus remarquable , et c'est une suite de ce naturel heureux
qui est le caractère de son talent. Voyez comme il peint
Philémon et Baticis recevant dans leur cabane Jupiter et
Mercure déguisés en voyageurs , et qui n'ont trouvé nulle
part l'hospitalité qu'ils demandaient.
Près enfin de quitter un séjour si profane ,
Ils virent à l'écart une étroite cabane ,
Demeure hospitalière , humble et chaste maison.
Mercure frappe : on ouvre. Aussitôt Philémon
Vient au-devant des dieux , et leur tient ce langage :
« Vous me semblez tous deux fatigués du voyage ;
« Reposez-vous. Usez du peu que nous avons :
« L'aide des dieux a fait que nous le conservons ;
« Usez-en. Saluez ces pénates d'argile :
« Jamais le ciel ne fut aux humains si facile
« Que quand Jupiter même était de simple bois ;
« Depuis qu'on l'a fait d'or , il est sourd à nos voix.
« Baucis , ne tardez point , faites tiédir cette onde :
208 COURS DE LITTÉRATURE.
Un des reproches les plus fondés que Ton ait
faits à l'auteur de l'Iliade, c'est la continuité des
combats , qui en remplissent à peu près la moitié.
C'est trop sans doute, et quatre ou cinq chants
de suite, qui ne contiennent que des batailles,
ont nécessairement un ton trop uniforme, et
sont un défaut réel que Virgile et le Tasse ont su
éviter. Mais , en convenant de ce défaut , qui tient
à la fois à la simplicité du plan et à l'étendue du
poème, j'oserais dire qu'il n'y avait qu'Homère
qui fût capable de racheter cette faute, et même
« Encor que le pouvoir au désir ne réponde ,
« Nos hôtes agréeront les soins qui leur sont dus. »
Quelques restes de feu sous la cendre épandus ,
D'un souffle haletant par Baucis s'allumèrent :
Des branches de bois sec aussitôt s'enflammèrent.
L'onde tiède, on lava les pieds des voyageurs.
Philémon les pria d'excuser ces longueurs ;
Et , pour tromper l'ennui d'une attente importune ,
Il entretint les dieux , non point sur la fortune ,
Sur ses jeux, sur la pompe et la grandeur des rois,
Mais sur ce que les champs , les vergers et les bois
Ont de plus innocent, de plus doux, de plus rare.
Cependant par Baucis le festin se prépare.
La table où l'on servit le champêtre repas
Fut d'ais non façonnés à l'aide du compas :
Encore assure-t-on , si l'histoire en est crue ,
Qu'en un de ses supports le temps l'avait rompue.
Baucis en égala les appuis chancelants
Du débris d'un vieux vase , autre injure des ans.
Voilà de ces morceaux qui sont sans prix pour les âmes
sensibles. Et à quoi tient le charme de cette peinture ? A
cette vérité des plus petits de'tails de l'extrême indigence
COURS DE LITTÉRATURE. 20O,
de s'en faire, sous un autre point de vue, un
mérite réel, par l'étonnante richesse d'imagina-
tion qu'il a prodiguée dans ces combats. Ce n'est
point ici le langage d'une admiration outrée pour
l'antiquité. Je rends un compte exact de l'im-
pression que j'ai tout récemment éprouvée. Il y
avait bien des années qu'il ne m'était arrivé de
lire de suite plus d'un chant ou deux de l'Iliade.
On ne peut guère en lire davantage quand on se
livre au plaisir de détailler les beautés d'un style
tel que celui d'Homère , et d'une langue que l'on
jointe à l'extrême bonté, et que le poète a su exprimer de
manière à être toujours tout près de la nature, et jamais
au-dessous de la poésie. Vous voyez tout, et tout vous fait
plaisir. Vous voyez la bonne vieille souffler le feu , chauffer
de l'eau, dresser la table; mais comment! et combien le
poëte est peintre! ce souffle haletant de Baucis,, voilà la fai-
blesse de l'âge , et cette faiblesse relève son empressement.
Donnez à un poëte vulgaire à peindre une table à moitié
pourrie, soutenue avec un pot casse ( car, il faut bien le
dire, c'est là ce que peint La Fontaine), on désespérerait
d'en venir à bout. C'est pourtant ce qui lui fournit deux vers
divins :
Baucis en égala les appuis chancelants
Du débris d'un vieux vase, autre injure des ans.
Comme ce dernier he'mistiche , qui semble vieillir à la fois
tout ce qui est autour de Philémon et de Baucis, achève le
tableau en fixant l'imagination sur cette injure des ans à qui
rien ne peut échapper! Voilà ce qu'on appelle proprement
l'intérêt de style dans son plus haut degré, et c'est le secret
des grands écrivains.
Cours de Littérature. 2. i ~f
2lO COURS DE LITTÉRATURE.
goûte davantage à mesure qu'on l'étudié. Mais,
en dernier lieu, voulant prendre une idée juste
de l'effet total du poème , je lus de suite les
douze premiers chants. Je fus frappé de la marche
simple et noble de l'ouvrage, de l'intérêt de l'ex-
position , de la manière dont les premiers mou-
vements des deux armées commencent , par un
combat singulier entre Ménélas et Paris, les deux
principales causes de la querelle, et de l'art que
montre le poète en faisant intervenir les dieux
pour interrompre un combat dont l'issue devait
terminer la guerre. Je remarquai cet endroit où
Hélène passe devant les vieillards troyens, qui
la regardent avec admiration, et ne s'étonnent
plus, en la voyant , que l'Europe et l'Asie se
soient armées pour elle ; et cette conversation
avec Priain , à qui elle fait connaître les princi-
paux chefs de la Grèce , que le vieux roi , assis
sur une tour élevée, voit combattre sous les
murs. Je fut attendri de cette scène touchante
des adieux d'Hector et d'Andromaque, quand ce
héros , qui a quitté le champ de bataille pour
venir ordonner un sacrifice , retourne au com-
bat, et sort de Troie pour n'y plus rentrer. Ce-
pendant, plus ces morceaux me faisaient de
plaisir, plus je regrettais qu'il n'y eût pas un
plus grand nombre de ces épisodes pour varier
l'uniformité de l'action principale, qui, depuis
le quatrième chant jusqu'à la fin du huitième,
me montrait toujours les Troyens combattant
COU R S DE LITTÉRATURE. 211
contre les Grecs. Le neuvième chant me parut
l'emporter sur tout ce qui avait précédé; c'est
ce chant si dramatique, où Homère, aussi grand
orateur que grand poète, a donné des modèles
de tous les genres d'éloquence, dans les discours
de Phénix, d'Ulysse, d'Ajax, qui tour à tour
s'efforcent de fléchir l'inexorable Achille, et
dans cette belle réponse du héros, où il déploie
son ame tout entière. Après cette scène si atta-
chante, je trouve faible l'épisode de Diomède
et d'Ulysse qui vont la nuit enlever les chevaux
de Rhésus; épisode que Virgile, en l'imitant, a
passé de si loin dans celui de Nisus et Euryale.
Je voyais avec regret , je l'avoue , que les com-
bats allaient recommencer après l'ambassade des
Grecs, et je me disais qu'il était bien difficile
que le poète fit autre chose que de se ressembler
en travaillant toujours sur un même fonds. Mais
quand je le vis tout à coup devenir supérieur à lui-
même dans le onzième chant et dans les suivants,
s'élever d'un essor rapide à une hauteur qui sem-
blait s'accroître sans cesse, donner à son action
une face nouvelle, substituer à quelques com-
bats particuliers le choc épouvantable de deux
grandes masses précipitées l'une contre l'autre
par les héros qui les commandent et les dieux
qui les animent, balancer long-temps avec un
art inconcevable une victoire que les décrets de
Jupiter ont promise à la valeur d'Hector, alors
la verve du poète me parut embrasée de tout le
14.
21 a COURS DE LITTÉRATURE.
feu des deux armées; ce que j'avais lu jusque-là,
et ce que je lisais, me rappelait l'idée d'un in-
cendie qui, après avoir consumé quelques édi-
fices, aurait pu s'éteindre faute d'aliments, et
qui, ranimé par un vent terrible, aurait mis en
un moment toute une ville en flammes. Je
suivais, sans pouvoir respirer, le poète qui m'en-
traînait avec lui; j'étais sur le champ de bataille,
je voyais les Grecs pressés entre les retran-
chements qu'ils avaient construits et les vaisseaux
qui étaient leur dernier asyle; les Troyens se
précipitant eu foule pour forcer cette barrière,
Sarpédon arrachant un des créneaux de la mu-
raille, Hector lançant un rocher énorme contre
les portes qui la fermaient, les faisant voler en
éclats, et demandant à grands cris une torche
pour embraser les vaisseaux; presque tousses
chefs de la Grèce, Agamemnon, Ulysse, Dio-
mède , Eurypyle , Machaon , blessés et hors de
combat; le seul Ajax, le dernier rempart des
Grecs, les couvrant de sa valeur et de son bou-
clier, accablé de fatigue, trempé de sueur,
poussé jusque sur son vaisseau , et repoussant
toujours l'ennemi vainqueur; enfin , la flamme
s'élevant de la flotte embrasée, et dans ce mo-
ment cette grande et imposante figure d'Achille
monté sur la poupe de son navire, et regardant
avec une joie tranquille et cruelle ce signal que
Jupiter avait promis, et qu'attendait sa vengeance.
Je m'arrêtai, comme malgré moi, pour me livrer
COURS DE LITTÉRATURE. 2l3
à la contemplation du vaste génie qui avait con-
struit cette machine, et qui, dans l'instant où je
le croyais épuisé , avait pu ainsi s'agrandir à mes
yeux; j'éprouvais une sorte de ravissement inex-
primable ; je crus avoir connu , pour la première
fois, tout ce qu'était Homère ; j'avais un plaisir
secret et indicible à sentir que mon admiration
était égale à son génie et à sa renommée , que ce
n'était pas en vain que trente siècles avaient
consacré son nom; et c'était pour moi une
double jouissance de trouver Un homme si
grand , et tous les autres si justes.
Mais lorsque ensuite je passai de cette espèce
d'extase au désir si naturel de communiquer l'im-
pression que j'avais reçue à ceux qui devaient
m'entendre, et qui ne pouvaient entendre Ho-
mère, je songeai avec douleur qu'aucune des
traductions que nous avons, quel qu'en soit le
mérite, que je suis loin de vouloir diminuer, ne
pouvait justifier à vos yeux ni faire passer en
vous ce que j'avais ressenti, et je souhaitai, du
fond du cœur, qu'il s'élevât quelque jour un
poète capable de vous montrer Homère comme
on vous a montré Virgile.
Un autre sentiment que je ne dissimulerai pas ,
et qui paraîtra bien naturel à ceux qui aiment
véritablement les arts, c'est que, dans le trans-
port de ma reconnaissance (car on peut en avoir
pour ceux qui nous font passer des moments si
délicieux), je me reprochais, avec une sorte de
2l4 COURS DE LITTÉRATURE.
honte, d'avoir eu le courage d'observer jusque-
là quelques fautes et quelques faiblesses : tout
avait disparu devant cet amas de beautés. J'eus
besoin, pour me pardonner à moi-même, de me
rappeler que les amateurs les plus éclairés et les
plus sensibles, tels que Rollin lui-même, avaient
rencontré dans V Iliade (et je me sers ici des ter-
mes de ce judicieux critique), «des endroits
«faibles, défectueux, traînants; des harangues
«trop longues ou déplacées, des descriptions
«trop détaillées, des répétitions désagréables,
«des comparaisons trop uniformes, trop accu-
« mulées ou dénuées de justesse. » C'est sur ces
détails que La Motte a eu raison. On lui a tout
nié , et l'on a eu tort. Il fallait avouer tout, et se
borner à cette réponse : La meilleure critique ne
détruit pas le mérite d'un ouvrage en montrant
ses défauts : il n'y a de critique vraiment re-
doutable que celle qui montre l'absence des
beautés. Celles d'Homère sont d'abord dans son
plan et dans son ordonnance générale : on ne
les peut nier sans injustice; et on les démon-
trerait sans peine. Il y en a d'autres, les plus
puissantes pour faire vivre un ouvrage dans la
mémoire des hommes, parce qu'elles contribuent
plus que tout le reste à le faire relire ; ce sont
celles du style : elles sont perdues pour nous en
partie , quant à ce qui regarde la diction , que les
Grecs seuls pouvaient bien apprécier; mais elles
sont sensibles, même pour nous, dans ce qui
COURS DE LITTÉRATURE. 2 K>
regarde les idées, les images, l'harmonie et le
mouvement. Apprenez le grec, La Motte! Lisez
Homère dans sa langue ; et si vous n'admirez
pas assez ses beautés pour excuser ses défauts ,
gardez-vous de le juger, car vous serez seul con-
tre trois mille ans de renommée et contre toutes
les nations éclairées ; et sur-tout gardez-vous de
le traduire, car c'est le seul mal que vous puis-
siez lui faire.
La Motte, l'un des esprits les plus antipoéti-
ques qui aient jamais existé, anéantit Homère
dans sa version abrégée. Il détruit tout ce qu'il
touche. Phénix dit à son élève Achille ( clans l'o-
riginal ) :
Filles de Jupiter, les modestes Prières,
Plaintives et baissant leurs humides paupières ,
Le front couvert de deuil, marchent en chancelant :
Elles suivent de loin, d'un pied faihle et tremblant,
L'Injure , au front superbe , à la marche rapide.
L'une frappe et détruit , dans sa course homicide ;
Les autres, à leur suite amenant les bienfaits,
Arrivent pour guérir tous les maux quelle a faits.
Heureux qui les accueille'1! heureux qui les honore !
Il en est écouté quand sa voix les implore.
Si l'Orgueil les rebute, aux pieds du roi des dieux
Elles vont accuser les mépris odieux ,
Et demandent de lui que l'Injure inflexible
S'attache sur les pas du mortel insensible (i).
(i) Iliade, IX, ^gS. Voyez l'imitation de Voltaire, Essai
2l6 COURS DE LITTERATURE.
Qu'est-ce que La Motte substitue à cette char-
mante allégorie, si conforme aux idées reli-
gieuses des Grecs, et si bien placée dans la
bouche d'un vieillard suppliant? Rien que ces
deux vers :
On offense les dieux ; mais , par des sacrifices ,
De ces dieux irrités on fait des dieux propices.
Quel malheureux don que l'esprit, s'écrie Vol-
taire, s'il a empêché La Motte de sentir de pa-
reilles beautés !
Il en fait aussi un bien malheureux usage,
quand il s'épuise en frivoles sophismes pour
nous persuader que la grande réputation d'Ho-
mère n'est qu'un préjugé qui a passé des anciens
jusqu'à nous. On lui objecte l'opinion d'Aristote,
qui n'a nulle part le ton de l'enthousiasme, et
qui a toujours celui de la raison tranquille; qui,
dans vingt endroits de ses ouvrages , cite toujours
Homère comme le meilleur modèle à suivre , et
le met sans aucune comparaison au-dessus de
tous les poètes. La réponse de La Motte est cu-
rieuse. D'abord il imagine que le philosophe a
fort bien pu n'admirer Homère que pour faire
sa cour à son élève Alexandre, qui était adora-
teur passionné du poète. Mais n'est-il pas Un peu
sur la Poésie épique , et Dictionnaire philosophique , article
Épopée. M. de La Harpe y a pris sa critique des deux vers de
La Motte. (Note, 182 1.)
COURS DE LITTÉRATURE. 2TJ
plus vraisemblable que c'est le précepteur qui
sut inspirer à son disciple cette grande vénéra-
tion pour Homère. Il ajoute : <c Je crois du
(f moins que, son esprit de système lui ayant fait
« entrevoir un art dans le poëme d'Homère , il
« est devenu amoureux de sa découverte , et qu'il
« a employé pour la justifier cette subtilité ob-
« scure qui lui était si naturelle. »
Il est difficile d'entasser dans une phrase des
idées plus évidemment fausses. Il ne fallait assu-
rément aucun esprit de système pour entrevoir un
art dans V Iliade et VOdjsèe. Le bon sens le plus
commun suffit pour reconnaître un art dans tout
ce qui présente un dessein , un plan , une distri-
bution de parties arrangées pour former un tout ,
un but vers lequel tout marche et tout arrive. Il
n'y a point de découverte à faire sur ce que tout
le monde aperçoit du premier coup d'œil. A
l'égard de la subtilité naturelle à Aristote,on peut
en trouver dans sa philosophie; mais un esprit
qui n'aurait été que subtil n'aurait pas transmis
à la postérité le meilleur ouvrage élémentaire
qui existe sur les arts de l'imagination , le plus
lumineux, le plus fécond en principes vrais et
essentiels. Ici La Motte n'est pas meilleur juge
d'Aristote que d'Homère. Il dément tous les faits,
confond toutes les notions reçues pour soutenir
sa thèse erronée. Il veut absolument que l'estime
qu'on eut pour Homère soit un effet de l'igno-
rance des Grecs , qui ne connaissaient rien dans le
2l8 COURS DE LITTÉRATURE.
même genre, et qui ne lui voyaient point de con-
currents; et il oublie queFabricius compte soixante
et dix poètes qui avaient écrit avant Homère dans
le genre héroïque. Leur existence est attestée par
les témoignages les plus anciens; et l'on cite les
titres de leurs ouvrages , quoiqu'ils ne soient
pas venus jusqu'à nous. Il oublie que, quand
Aristote écrivit sa Poétique , Euripide et Sophocle
avaient perfectionné la tragédie , Démosthènes
l'éloquence , et que tous les arts étaient cultivés
avec éclat dans Athènes. N'y avait -il pas alors
assez de lumières et de goût pour juger les
poèmes d'Homère ? Ce n 'est, dit - il , que la con-
naissance du parfait qui nous dégoûte du mé-
diocre. Voilà une expression étrangement placée
à propos d'Homère. Qui croirait que l'auteur de
V Iliade fut un homme médiocre? La Motte pou-
vait-il ignorer que l'on n'appelle médiocre que
ce qui ne s'élève point aux grandes beautés , et
qu'un ouvrage qui en est rempli peut être très-
imparfait, s'il est mêlé de beaucoup de défauts,
mais ne peut jamais être médiocre? Assurément il
y a beaucoup de fautes dans Cinna : est-ce une
production médiocre? De plus, je demanderais à
La Motte où était donc cette perfection qu'il
croyait pouvoir opposer à la médiocrité d'Ho-
mère ? Ce n'est pas même Virgile ; car s'il est su-
périeur au poète grec par le fini des détails , par
la sagesse des idées, par le tact des convenances,
V Enéide y de l'aveu de tout le monde, est très-
COURS DK LITTÉRATURE. 2IO,
inférieure à V Iliade par le plan , l'ordonnance ,
la nature du sujet, le caractère du héros, enfin,
par l'effet total. C'est une vérité reconnue. On
sait qu'il a fondu dans un poème de douze chants
les deux poèmes d'Homère, qui en ont chacun
vingt-quatre; ce qui prouve qu'il avait judicieu-
sement senti , ainsi que nous , que le poète grec
était trop long et trop diffus. 11 a imité conti-
nuellement V Odyssée dans ses six premiers livres,
et Vlliade dans ses six derniers. L'on convient
que, s'il a prodigieusement surpassé l'une, il est
resté fort au-dessous de l'autre, et que la se-
conde moitié de son poème est absolument sans
intérêt : c'est même, à ce qu'on croit, par cette
raison qu'il voulait, en mourant, brûler son ou-
vrage. Il a donc fait en ce sens un double honneur
à Homère. Quel homme, que celui qui a servi de
modèle et de guide à un poète tel que Virgile,
et qui, malgré V Enéide, a conservé le premier
rang! La Motte ne parle ni du Camoéns ni de
Milton, qui alors n'étaient pas connus en France.
Il ne dit qu'un mot du Tasse; ce qui est d'autant
plus étonnant , que c'était le seul dont il pût se
servir avec avantage, puisque le Tasse est le seul
que l'on ait mis au-dessus d'Homère lui-même,
pour l'ensemble et l'intérêt de l'ouvrage, en
avouant qu'il n'en approche pas pour le style.
Apparemment que La Motte ne savait pas l'ita-
lien, ou qu'il était subjugué par l'autorité de
Boileau.Mais quels sont enfin les modèles de cette
2'20 COURS DE LITTÉRATURE.
perfection qu'il ne trouve pas dans l'Iliade ? Ce
sont (on ne s'y attendrait pas) le Clovis de Des-
marets , et le Saint-Louis du père Lemoine. « Ils
a m'ont paru, dit-il, de beaucoup meilleurs que
«l'Iliade, par la clarté du dessein, par l'unité
« d'action , par des idées plus saines de la Di-
te vinité , par un discernement plus juste de la
« vertu et du vice, par des caractères plus beaux
«et mieux soutenus, par des épisodes plus in-
« téressants, par des incidents mieux préparés et
«moins prévus, par des discours plus grands,
« mieux choisis et mieux arrangés dans l'ordre de
« la passion , et enfin , par des comparaisons plus
« justes et mieux assorties. » En voilà beaucoup ;
et si tout cela était vrai, on ne se consolerait pas
que tant d'avantages aient été perdus dans des
poèmes que, de l'aveu même du panégyriste, il
est impossible de lire; car c'est par-là qu'il finit:
et c'est le cas d'appliquer à ces illisibles modèles
d'irrégularité le mot du grand Condé, à propos
de la Zènobie de l'abbé d'Aubignac, qui avait
fait bâiller tout Paris, et qui était, disait -on,
parfaitement conforme aux règles : Je pardonne
volontiers à l'abbé d' Aubignac d'avoir suivi les
règles; mais je ne pardonne pas aux règles d'a-
voir fait faire à l'abbé d' Aubignac une si mau-
vaise pièce. Rassurons-nous pourtant : il ne faut
pas plus en croire La Motte sur toutes les qualités
qu'il accorde à Desmarets et au père Lemoine
que sur celles qu'il refuse à Homère. Il y a des
COURS DE LITTERATURE. 221
étincelles de génie dans le Saint-Louis, et l'au-
"teur avait de la verve; mais, en général, ce
poème et le Clovis ne sont guère meilleurs pour
le fond que pour le style; et j'en trouve la preuve
dans La Motte lui-même, qui, après tout ce
grand éloge, cherche pourquoi ces deux poèmes,
les meilleurs y dit-il, de la langue française , n'ont
point de lecteurs, et avoue ingénument, sans
s'embarrasser si cela s'accorde avec ce qu'il vient
de dire, que non -seulement leur style ne vaut
rien , mais que leur merveilleux est ridicule, qu'ils
se sont égarés dans la multiplicité des épisodes ,
qu'ils ont imaginé des aventures singulières qui
détournent de l'action principale ( remarquez
qu'il vient de les louer sur l'unité d'action et sur
le choix des épisodes ) , qu ils ont fait un assem-
blage fatigant de choses rares, do Jit peut-être au-
cune ne sort absolument de la vraisemblance,
mais qui toutes ensemble paraissent absurdes à
force de singularité. Voilà d'étranges modèles de
perfection; et, pour moi, je confesse que j'ai-
merais beaucoup mieux être critiqué par La
Motte, comme l'a été Homère, que d'en être
loué comme Lemoine et Desmarets. Dieu nous
garde d'être vantés par un homme qui conclut
de ses louanges qu'on est ridicule , illisible , en-
nuyeux et absurde !
Et c'est lui qui reproche à Aristote la subtilité
sophistique ! Mais quel autre nom donnerons-nous
aux inconséquences d'un homme d'esprit qui
<i2'2 COURS J)E LITTERATURE.
s'embarrasse ainsi dans une cause insoutenable?
Pour achever de le confondre, en faisant voir que
la réputation d'Homère chez les anciens n'a pu
être fondée que sur le mérite supérieur de ses
poèmes, et sur le plaisir qu'ils faisaient, il suffit
de rappeler les faits, et d'exposer en peu de mots
comment ses écrits sont parvenus jusqu'à nous.
Ils furent d'abord répandus dans l'Ionie; ce qui
prouve que , soit qu'il fût né dans la Grèce d'Eu-
rope , ou dans les colonies grecques d'Asie , c'est
dans ces dernières qu'il a vécu et composé. Les
rapsodes gagnaient leur vie à chanter ses vers.
Ce mot grec signifie recouseurs de vers, parce
que, suivant ce qu'on leur demandait, ils chan-
taient un endroit ou un autre, comme la querelle
d'Achille et d'Agamemnon, la mort de Patrocle,
les adieux d'Hector, etc. ; car Homère n'avait point
divisé son poème par livres; et de là vient qu'on
les appela rapsodies quand on les eut rassemblés,
et qu'ils portent encore ce titre dans toutes les
éditions. On ne croirait pas que ce mot, aujour-
d'hui expression de mépris qui désigne un re-
cueil informe de choses de toute espèce et de peu
de valeur, fut originairement la dénomination
des ouvrages du prince des poètes; tant les mots
changent d'acception avec le temps! On ne sait
pas si le nom de rapsodes n'était pas donné ,
avant Homère, aux poètes qui chantaient leurs
propres ouvrages. Mais apparemment qu'après lui
on ne voulut plus en entendre d'autres; car ce
COURS DE LITTÉRATURE. 2^3
nom resta particulièrement à ceux qui, pour de
l'argent, chantaient V Iliade et V Odyssée sur les
théâtres et dans les places publiques. Ce fut Ly-
curgue qui, dans son voyage d'Ionie, les recueillit
le premier, et les apporta à Lacédémone, d'où
ils se répandirent dans la Grèce. Ensuite, du
temps de Solon et de Pisistrate, Hipparque, fils
de ce dernier, en fit à Athènes une nouvelle copie
par ordre de son père, et ce fut celle qui eut
cours depuis ce temps jusqu'au règne d'Alexan-
dre. Ce prince chargea Callislhène et Anaxarque
de revoir soigneusement les poèmes d'Homère,
qui devaient avoir été altérés en passant par tant
de bouches, et courant de pays en pays. Aristote
fut aussi consulté sur cette édition, qui s'appela
l'édition de la cassette, parce que Alexandre en
renferma un exemplaire dans un petit coffre d'un
prix inestimable , pris à la journée d'Arbelles
parmi les dépouilles de Darius. Alexandre avait
toujours ce coffre à son chevet. « Il est juste,
« disait-il, que la cassette la plus précieuse du
« monde entier renferme le plus bel ouvrage de
« l'esprit humain. » C'est là-dessus que La Motte a
dit : Je récuse d'abord Alexandre , qui ne sj
connaissait pas. La récusation (i) est brusque et
(i) Elle est fondée sur un passage d'Horace, d'où l'on
peut conclure en effet que ce prince n'avait pas laisse la
réputation d'un amateur éclairé des lettres et des arts. « Dès
±l[\ COUK S DE LJTTÉ RATURE.
tranchante; mais la remarque de madame Dacier
est curieuse : Que Darius aurait été heureux, s'il
avait su, comme M. de La Motte, écarter Alexan-
dre] Voilà une exclamation qui va bien au sujet.
Après la mort d'Alexandre , Zénodote d'Éphèse
revit encore cette édition sous le règne du pre-
mier des Ptolémées. Enfin , sous Ptolémée Philo-
métor, cent cinquante ans avant Jésus -Christ,
Aristarque , si célèbre par son goût et par ses
lumières, fit une dernière révision des poèmes
d'Homère, et en donna une édition qui devint
bientôt fameuse et fit oublier toutes les autres.
C'est celle-là qui nous a été transmise, et qui
paraît en effet très-correcte et très-soignée, puis-
qu'il y a peu d'auteurs anciens dont le texte soit
aussi clair, aussi suivi, et offre aussi peu d'en-
droits qui aient l'air d'avoir souffert des altéra-
tions essentielles.
Je demande à présent s'il est probable que tant
d'hommes éminents par leur rang ou leurs con-
naissances se soient occupés à ce point, et à des
époques si éloignées , des ouvrages d'un poète
qui n'aurait eu qu'une renommée de conven-
tion ; si c'est tant de siècles après la mort d'un
« qu'il s'agissait d'en juger, dit Horace, c'était un vrai Béo-
« tien. »
Bcco.'um in crasso jurares aère natuiu.
( Epist. II, i , 244-)
COURS DE LITTÉRATURE. 21*5
auteur , chez des peuples qui parlent sa langue ,
que son mérite peut n'avoir été qu'un préjugé.
Rien ne me paraît plus contraire à la raison et
à l'expérience. Un succès de préjugé peut exister
du vivant d'un auteur , et tenir à une langue qui
n'est pas encore formée , à une époque où le goût
n'est pas bien épuré, à des circonstances per-
sonnelles , à la faveur des princes et des grands ,
à l'esprit de parti, enfin à toutes les causes pas-
sagères qui peuvent égarer l'opinion publique.
Telle a été parmi nous la grande célébrité de
Ronsard , de Desportes , de Voiture. Mais elle ne
leur a pas survécu ; après eux , elle est tombée
d'elle-même, et sans que personne s'en mêlât.
Au contraire , Homère a été attaqué dans tous
les temps, depuis Zoïle et Caligula jusqu'à Per-
rault et La Motte : et il a eu pour adversaires des
hommes puissants , ce qui prouve que l'éclat de
son nom pouvait irriter l'orgueil ; et des hommes
de beaucoup d'esprit, ce qui prouve qu'il pou-
vait prêter à la critique ; et %4ni l'une ni l'autre
espèce d'ennemis n'a pu entamer sa réputation ,
ce qui prouve en même temps que son mérite
était réel et de force à soutenir toutes les épreu-
ves : c'est là , ce me semble , le résultat de l'é-
quité.
De tout temps il eut aussi ses enthousiastes,
et l'on sait que l'enthousiasme va toujours trop
loin. On en vit un exemple terrible, s'il en faut
croire Vitruve. Selon lui, ce Zoïle , qui s'était.
Cours de Littérature. I. I ^
9.26 COURS DE LITTÉRATURE.
rendu le mépris et l'horreur de son siècle en
attaquant Homère avec une fureur outrageante,
fut brûlé vif par les habitants de Smyrne, qui
se crurent intéressés plus que d'autres à venger
la mémoire du poète qu'ils réclamaient comme
leur concitoyen. Vitruve ajoute que Zoïle avait
bien mérité son sort, et madame Dacier ne s'é-
loigne pas de cet avis. Ainsi le fanatisme des
opinions littéraires peut donc devenir atroce,
comme toute autre espèce de fanatisme. Cet as-
sassinat de Zoïle en l'honneur d'Homère , et ce-
lui de Ramus en l'honneur d'Aristote , font voir
de quels excès l'esprit humain n'est que trop
capable.
O miseras hominum mentes ! 6 pectora cœca !
Madame Dacier eût mieux fait d'observer seu-
lement , comme un trait particulier à l'auteur de
l'Iliade, que le nom de son détracteur, Zoïle,
est devenu une injure, et celui de son éditeur,
Aristarque, un élo^.
Il ne nous est rien resté des invectives que
Zoïle vomissait contre Homère ; mais elles ne
pouvaient guère être plus grossières que celles
dont madame Dacier accable La Motte. On est
d'autant plus révolté qu'une femme écrive d'un
ton si peu décent, que celui de son adversaire
est un exemple de modération et de politesse.
On est également fâché de voir l'un dégrader son
esprit par de mauvais paradoxes , et l'autre dés-
COURS DE LITTÉRATURE. I1*j
honorer son sexe et la science par une amertume
qui semble étrangère à tous les deux. Elle traite
avec un mépris très-ridicule un homme d'un mé-
rite très-supérieur au sien, et qui n'avait d'autre
tort que de se tromper. Le gros livre qu'elle a
écrit contre lui n'est guère qu'un amas d'injures
pesamment accumulées , et de mauvaises raisons
débitées orgueilleusement. A deux ou trois en-
droits près, elle réfute très -mal La Motte, qui
le plus souvent a raison sur les détails , et à qui
l'on ne devait guère contester que ses principes
et ses conséquences. Son ouvrage , malgré ses
erreurs, est d'une élégance et d'un agrément qui
le font lire avec quelque plaisir. Celui de son
antagoniste, intitulé De la corruption du goût,
n'est en effet qu'un objet de dégoût. Elle trouve
dans Homère tant de sortes de mérite qui n'y
sont pas , qu'il est même douteux qu'elle ait bien
senti la supériorité de ses beautés réelles. A pro-
pos d'une sentence fort commune en elle-même ,
et, de plus, mal placée, elle s'écrie pédantesque-
ment : Sentence grosse de sens, et qu'on voit bien
que Minerve a inspirée. Soit intérêt d'amour-
propre en faveur des traducteurs en prose, soit
désir d'envelopper dans une proscription géné-
rale V Iliade de La Motte , qui est en vers, elle
ne craint pas d'affirmer ce qui, comme principe,
est précisément le contraire de la vérité : Que les
poètes traduits en vers cessent d'être poètes , qu'ils
deviennent plats , rampants , défigurés , etc. Le
i5.
228 COURS DE LITTERATURE.
fait a été souvent trop vrai ; mais tout ce qu'on
en peut conclure , c'est qu'alors le poète n'est pas
traduit par un poète , et la remarque de madame
Dacier ne subsiste pas.
La Motte attaque Homère fort mal à propos
sur la morale. Qe reproche est grave , et c'est un
de ceux sur lesquels ce poète peut et doit être
justifié. Le critique prétend qu'Homère n'énonce
pas son opinion comme il le devrait , sur ce qu'il
y a de vicieux dans le caractère et les actions de
ses personnages. Il censure en particulier celui
d'Achille , mais de manière à faire , sans s'en
apercevoir , l'éloge de l'auteur qu'il reprend.
« Homère donne à de certains vices un éclat qui
« décèle assez l'opinion favorable qu'il en avait.
« On sent par -tout qu'il admire Achille : il ne
« semble voir dans son injustice et sa cruauté
« que du courage et de la grandeur d'ame ; et
« l'illusion du poète passe souvent jusqu'au lec-
« teur. »
Ici, La Motte donnait beau jeu à madame Da-
cier , si elle avait su en profiter. Mais , toujours
occupée de lui opposer des autorités à la manière
des commentateurs, elle néglige les raisons. Il
s'en offre de péremptoires , et Homère lui-même
les fournissait à son apologiste. D'abord , com-
ment La Motte n'a-t-il pas songé que le poète
avait fait ce qu'il y avait de mieux à faire , en
donnant du moins cet éclat et cette noblesse à
œ qu'il y a de moralement vicieux dans le carac-
COURS DE LITTÉRATURE. 220,
tère de son héros ? N'est-ce pas deviner l'art et
le créer , que de sentir , en établissant un per-
sonnage poétique sur qui doit se porter l'intérêt,
que ce qu'il y a de défectueux en morale doit
être couvert et racheté par cette énergie de pas-
sions et cet air de grandeur qui est l'espèce d'il-
lusion momentanée qu'il est obligé de produire?
C'est à quoi Homère a réussi parfaitement , de
l'aveu même du critique. Mais comment prévenir
le mauvais effet que peut avoir en morale cette
espèce d'admiration involontaire et irréfléchie
pour ce qui est condamnable en soi ? En faisant
ce qu'a fait Homère ; en mettant dans la bouche
du héros lui-même, quand il est de sang-froid,
la condamnation des fautes que la passion fait
commettre et excuser; en faisant blâmer ces fautes
par les dieux mêmes qui s'intéressent au héros.
Écoutons Achille après la mort de Patrocle; écou-
tons ces vers que j'ai hasardé de traduire, ainsi
que quelques autres :
Ah ! périsse à jamais la Discorde barbare !
Qu'à jamais replongée aux cachots du Tartare,
Elle n'infecte plus de son souffle odieux
Le séjour des mortels et les palais des dieux!
Périsse la Colère et ses erreurs affreuses!
Périsse la Vengeance et ses douceurs trompeuses!
Son miel empoisonneur assoupit la raison :
Il ncftis plaît; mais bientôt la vapeur du poison
Monte et noircit le cœur d'une épaisse fumée.
Ah! l'on hait la Vengeance après l'avoir aimée.
23o COURS DE LITTÉRATURE.
J'en suis la preuve, hélas! Où m'a précipité
De mes emportements la bouillante fierté !
Qu'il m'en coûte aujourd'hui! cruelle expérience!
Injuste Agamemnon ! j'ai vengé mon offense :
En suis-je assez puni?
(Iliad.ch. XVIII, v. 107.)
Eh bien! le poète pouvait -il mieux nous faire
comprendre ce qu'il pense et ce qu'il faut penser
de la colère , de l'orgueil , de la vengeance ? Au-
rait-on mieux aimé qu'il prît la parole pour mo-
raliser lui-même? Et qui peut mieux nous éclairer
sur les malheureux effets de ces passions aveugles
et violentes , que celui-là même qui vient de s'y
livrer à nos yeux avec tous les motifs qui peu-
vent les excuser et toute la grandeur qui semble
les ennoblir ? Dans ces moments où la raison se
fait entendre par la voix d'Achille, ce n'est pas
seulement ses propres erreurs qu'il condamne ,
c'est aussi notre illusion qu'il nous fait sentir;
et c'est en cela que les leçons du philosophe sont
moins frappantes que celles du poète. Celui-ci a
d'autant plus d'avantage, qu'il nous est impos-
sible de nous en défier ni de songer à le com-
battre ; qu'il nous prend pour ainsi dire sur le
fait, et ne nous éclaire qu'après nous avoir émus;
qu'il nous force de reconnaître des fautes qu'il
nous a fait partager, et qu'il nous rend juges du
coupable après nous avoir rendus ses complices.
Lorsque Achille, plongé dans sa douleur muette
et farouche, traîne le cadavre d'Hector autour
COURS DE LITTÉRATURE. ^3l
du lit où est étendu Patrocle, et refuse obstiné-
ment la sépulture à ces restes inanimés , derniers
aliments de sa rage, l'amitié en deuil et la force
terrible de son caractère mêlent une sorte d'ex-
cuse à cet égarement du désespoir. Mais cepen-
dant que pensent les dieux, témoins de ce spectacle,
ces mêmes dieux qui ont favorisé la vengeance
d'Achille ? Jupiter appelle Thétis :
Dites à votre fils que son aveugle rage
A blessé tous les dieux, en prodiguant l'outrage
Au cadavre d'Hector dans la fange traîné :
Tout l'Olympe en murmure, et j'en suis indigné.
Allez : qu'il rende Hector à son malheureux père ,
S'il ne veut s'exposer aux traits de ma colère.
(Ch. XXIV, v. 112.)
Ainsi les dieux et les hommes se réunissent ici
pour condamner ce qui est vicieux. L'auteur , qui
nous avait séduits comme poète, nous corrige
comme moraliste; il arrête le regard tranquille
et sûr de la raison sur ces mêmes objets qu'il ne
nous avait montrés que sous les couleurs du
prisme poétique; il fait servir à nous instruire
ce qui avait d'abord servi à nous émouvoir. N'est-
ce pas remplir tous ses devoirs à la fois ? et pou-
vait-ii faire davantage?
l'5l COURS DE LITTÉRATURE.
L'ODYSSÉE.
Je dirai peu de chose de l'Odyssée. Elle a beau-
coup moins occupé les critiques , et c'est déjà
peut-être un signe d'infériorité. Tout le fort du
combat est tombé sur V Iliade: c'était là comme
le centre de la gloire d'Homère , et l'on attaquait
l'ennemi dans sa capitale. L'admiration appelle
la critique ; et l'une et l'autre s' étant épuisées sur
V Iliade, j'ai dû les discuter toutes les deux.
Quant à l'Odyssée, je me suis confirmé, en la
relisant, dans cet avis, qui est celui de Longin
et de la plupart des critiques, que, des deux
poèmes d'Homère , celui-ci est fort inférieur à
l'autre. Je ne vois dans l'Odyssée ni ces grands
tableaux ni ces grands caractères, ni ces scènes
dramatiques ni ces descriptions remplies de feu,
ni cette éloquence de sentiment ni cette force
de passion , qui font de l'Iliade un tout plein
d'ame et de vie.
Homère avait beaucoup voyagé ; il savait beau-
coup. Il avait parcouru une partie de l'Afrique et
de l'Asie mineure. Ses connaissances géographi-
ques étaient si exactes, que des savants anglais,
qui de nos jours ont voyagé dans ces mêmes
contrées, ses ouvrages à la main, ont vérifié sou-
vent par leurs recherches ce qu'il dit de la posi-
tion des lieux, de leurs aspects, de la nature du
sol, et quelquefois même des coutumes, quand
COURS DE LITTÉRATURE. 233
le temps ne les a pas changées. Il paraît qu'Ho-
mère, dans sa vieillesse, s'est plu à composer
un poème où il pût rassembler les observations
qu'il avait faites, et les traditions qu'il avait re-
cueillies. Il est très-fidèle dans les observations,
et très-fabuleux dans les traditions. C'est un genre
de merveilleux qui rappelle à tout moment celui
des Contes arabes. L'histoire de Polyphême et
celle des Lestrigons , que Virgile, en les abrégeant
beaucoup, n'a pas dédaigné d'imiter , parce qu'elles
lui fournissaient de beaux vers, sont absolument
dans le goût des Mille et une Nuits. On peut en
dire autant des métamorphoses opérées par la
baguette de Circé, de ces transmutations d'hom-
mes en toutes sortes d'animaux : on les retrouve
dans toutes les fables orientales. Lorsque le poète
parle de cette poudre merveilleuse qu'Hélène
jette dans la coupe de chaque convive à la table
de Ménélas , et qui avait la vertu de faire oublier
tous les maux , au point que celui qui en avait
pris dans sa boisson n 'aurait pas versé une larme
de toute la journée , quand même il aurait vu
mourir son père et sa mère, ou tuer son frère et
son fils unique; ne reconnaissons-nous pas, dans
les effets de cette poudre dont la reine d'Egypte
avait fait présent à Hélène , l'opium , dont l'usage
et même l'abus fut de tout temps familier aux
peuples d'Orient, et qui produit l'ivresse la plus
complète et l'oubli le plus absolu de toute raison?
L'Iliade et l'Odyssée sont également remplies
234 COURS DE LITTÉRATURE.
de fables ; mais les unes élèvent et attachent
l'imagination , les autres la dégoûtent et la révol-
tent; les unes semblent faites pour des hommes,
les autres pour des enfants. Quand Homère me
montre le Scamandre combattant avec tous ses
flots contre Achille, je vois dans cette fiction un
fond de vérité, le péril d'un guerrier téméraire
prêt à être englouti dans les eaux d'un fleuve où
il a poursuivi des fuyards. J'y vois de plus l'art
du poète, qui, après avoir signalé plus ou moins
tous ses héros dans les batailles , met Achille aux
prises avec un dieu, avec un fleuve irrité qui se
déborde dans sa fureur. Mais Ulysse et ses com-
pagnons enfonçant un arbre dans l'œil du Cyclope
endormi après qu'il a mangé deux hommes tout
crus ne m'offrent rien que de puéril. Les fables
de l'Arioste amusent , parce qu'il en rit le pre-
mier ; ce qui rend sa manière de conter si piquante
et si originale : mais Homère raconte sérieusement
ces extravagances , qui d'ailleurs sont en elles-
mêmes beaucoup moins agréables que celles du
poète de Ferrare.
La marche de V Odyssée est languissante. Le
poëme se traîne d'aventures en aventures, sans
former un nœud qui attache l'attention , et sans
exciter assez d'intérêt. La situation de Pénélope
et de Télémaque est la même pendant vingt-
quatre chants. Ce sont, de la part des poursui-
vants de la reine, toujours les mêmes outrages,
dans le palais toujours les mêmes festins ; et la
COURS DE LITTÉRATURE. ^35
mère et le fils forment toujours les mêmes plain-
tes. Télémaque s'embarque pour chercher son
père , et son voyage ne produit rien que des vi-
sites et des conversations inutiles chez Nestor et
Ménélas. Ce n'est pas ainsi que Fénélon l'a fait
voyager, et il y a beaucoup plus d'art dans l'imi-
tation que dans l'original. Ulysse est dans Itha-
que dès le douzième chant de V Odyssée , et, jus-
qu'au moment où il se fait reconnaître, il ne se
passe rien qui réponde à l'attente du lecteur. Le
héros est chez Eumée, déguisé en mendiant; il
y reste long-temps sans rien faire et sans que
l'action avance d'un pas. L'auteur, il est vrai, a
eu l'adresse d'ennoblir ce déguisement en faisant
dire par un des poursuivants que souvent les
dieux , qui se revêtent à leur gré de toutes sortes
de formes, prennent la figure d'étrangers dans
les pays qu'ils veulent visiter pour y être témoins
de la justice qu'on y observe ou des violences
qu'on y commet. Cela prépare le dénouement ,
mais n'empêche pas que ce déguisement ignoble
ne donne lieu à des scènes plus faites pour un
conte que pour un poème. On n'aime point à
voir Ulysse couvert d'une besace aux portes de
la salle à manger, dévorant avec avidité les restes
qu'on lui envoie; un valet qui lui donne un coup
de pied et le charge des plus grossières injures ;
un des poursuivant? qui lui jette à la tête un
pied de bœuf, un autre qui le frappe d'une es-
cabelle à l'épaule; un gueux, nommé lrus , qui
23G COURS DE LITTÉRATURE.
vient lui disputer la place qu'il occupe , et le
grand Ulysse jetant son manteau et se battant à
coups de poing avec ce misérable. Je ne sais si
je me trompe; mais il me semble qu'en cette oc-
casion Homère a outré l'effet des contrastes et
passé toute mesure. Il fallait sans doute que le
héros fût dans l'abaissement, mais non pas dans
l'abjection; qu'il fût méconnu, outragé , pour se
montrer ensuite avec plus d'éclat et se venger
avec plus de justice : mais il fallait aussi le pla-
cer dans des situations qui ne fussent pas indi-
gnes de l'épopée. Ce n'est pas ainsi qu'il faut
descendre, et Raphaël ne prenait pas les sujets
de Callot. Le massacre des poursuivants est plus
épique, mais la protection trop immédiate de
Minerve et la présence de l'égide affaiblissent le
seul intérêt qu'il peut y avoir, en diminuant
trop le danger réel du héros. Enfin la reconnais-
sance des deux époux , attendue si long-temps ,
est froide, et ne produit pas les émotions dont
elle était susceptible. Pénélope, qui n'a pas voulu
reconnaître Ulysse à sa victoire sur ses ennemis ,
toute merveilleuse qu'elle est, le reconnaît à ce
qu'il lui dit de la structure du lit nuptial , qui
n'est connue que de lui seul. Est-ce là Un ressort
bien épique ? Ce qu'il y a de pis dans ce dénoue-
ment, c'est que, contre la règle du bon sens,
qui prescrit de mettre à la m\ du poème tous les
personnages dans une situation décidée, Ulysse
vient à peine de revoir Pénélope qu'il lui ap-
COURS DE LITTÉRATURE. l'S'J
prend que le destin le condamne encore à courir
le monde avec une rame sur l'épaule, jusqu'à ce
qu'il rencontre un homme qui prenne cette rame
pour un van à vanner. Je le répète, ce ne sont
pas là les fictions de Vlliade.
Son séjour dans l'île de Calypso et dans l'île
de Circé n'offre rien d'intéressant ; et s'il est vrai
que Calypso soit l'original de Didon , c'est la
goutte d'eau qui est devenue perle. Qu'on en
juge par la manière dont Circé débute avec
Ulysse : c'est lui-même qui raconte cette première
entrevue.
« Elle me présente dans une coupe d'or cette
« boisson mixtionnée, où elle avait mêlé ses poi-
re, sons qui devaient produire une si cruelle mè-
re tamorphose. Je pris la coupe de ses mains, et
« je bus; mais elle n'eut pas l'effet qu'elle en at-
« tendait. Elle me donna un coup de sa verge,
« et en me frappant elle dit : Va dans l'étable
« trouver tes compagnons, et être comme eux.
« En même temps , je tire mon épée , et me jette
a sur elle comme pour la tuer. Elle me dit , le
« visage couvert de larmes: Qui êtes -vous? d'où
« êtes-vous ? Je suis dans un étonnement inex-
« primable, de voir qu'après avoir bu mes poi-
« sons vous n'êtes point changé. Jamais aucun
« autre mortel n'a pu résister à ces drogues, non-
ce seulement après en avoir bu , mais même après
« avoir approché la coupe de ses lèvres. Il faut
« que vous ayez un esprit supérieur à tous les
238 COURS DE LITTÉRATURE.
a enchantements, ou que vous soyez le prudent
« Ulysse; car Mercure m'a toujours dit qu'il vien-
« drait ici au retour de Troie. Mais remettez
« votre épée dans le fourreau, et ne pensons
« qu'à l'amour. Donnons -nous des gages d'une
« passion réciproque, pour établir la confiance
« qui doit régner entre nous. » ( Traduction de
madame Dacier. )
La déclaration est un peu précipitée , sur-tout
après la coupe de poison. Quelque privilège
qu'aient les déesses en amour , encore faut - il
que les avances soient un peu moins déplacées
et un peu mieux ménagées ; car enfin les déesses
sont des femmes. Il y a loin de là aux amours
de Didon.
La descente d'Ulysse aux Enfers est aussi mau-
vaise que celle d'Énée est admirable , et l'on peut
dire ici : Gloire à l'imitateur qui a montré ce
qu'il fallait faire! Ulysse s'entretient avec une
foule d'ombres qui lui sont absolument étran-
gères. Tyro, Antiope, Alcmène, Épicaste , Clo-
ris, Léda, Iphimédée, Phèdre, Procris, Ariane,
Ériphile, lui racontent, on ne sait pourquoi,
leurs aventures , dont le lecteur ne se soucie pas
plus qu'Ulysse. Virgile, sans parler ici de tant
d'autres avantages , a montré bien plus de juge-
ment en ne mettant en scène avec Enée que des
personnages qui doivent l'intéresser. Il n'y a,
dans la multiplicité des récits d'Homère, ni choix,
ni dessein. Mais il avait appris ces histoires dans
COURS DE LITTÉRATURE. l'^C)
les différents pays qu'il avait visités , et il voulait
conter tout ce qu'il savait. Le seul endroit re-
marquable, c'est le silence d'Ajax quand Ulysse
lui adresse la parole : il s'éloigne de lui en dé-
tournant les yeux , sans lui répondre. Didon en
fait autant dans V Enéide, quand Énée la ren-
contre aux Enfers , et la situation est encore plus
dramatique. Mais ce que Virgile n'a eu garde
d'imiter, c'est la mauvaise plaisanterie que fait
Ulysse à un de ses compagnons, Elpénor, qui
s'était tué en tombant du haut du palais de Circé :
« Elpénor , comment êtes - vous parvenu dans ce
« ténébreux séjour? Quoique vous fussiez à pied,
« vous m'avez devancé , moi qui suis venu sur
« un vaisseau porté par les vents. » Il faut être
madame Dacier pour trouver un grand sens dans
cette raillerie froide et cruelle.
Ulysse, pendant son séjour chez Eumée, s'oc-
cupe la nuit des moyens qu'il emploiera pour se
défaire de ses ennemis : cette juste inquiétude
ne lui permet pas de se livrer au sommeil. Mais
le poète, comme s'il craignait que le lecteur ne
la partageât , se hâte , pour le rassurer , de faire
descendre Minerve, qui reproche aigrement au
héros de ne point reposer quand il le faudrait;
et lui répète que , quand il aurait affaire à cin-
quante bataillons, il doit être sûr qu'avec le se-
cours de Minerve il en viendra facilement à bout.
Ulysse reconnaît sa faute , obéit et s'endort.
Était - ce la peine de faire venir du ciel une
ï/\0 COURS DE LITTÉRATURE.
déesse pour ordonner à un héros de dormir?
C'est encore un des passages où madame Dacier
fait remarquer l'art du poète.
Avouons-le : c'est ainsi que, dans le siècle der-
nier, les traducteurs et les commentateurs des
anciens leur avaient nui réellement dans l'opi-
nion publique, en leur vouant une admiration
aveugle et exclusive, qui convertissait les défauts
même en beautés. Cet excès révolta des hommes
de beaucoup d'esprit, que la contradiction jeta,
comme il arrive d'ordinaire, dans un excès tout
opposé; et il y eut des sacrilèges, parce qu'il y
avait eu des fanatiques; ce qui pourrait se dire
avec autant de vérité dans un ordre de choses
plus important. De meilleurs esprits , des hommes
plus mesurés et plus sûrs dans leurs jugements,
ont réparé le mal , et ramené l'opinion à son vrai
point, en ne dissimulant pas les défauts des an-
ciens, mais en s'occupant à démêler et à faire
bien sentir leurs véritables beautés. Aussi est-ce
de nos jours que les grands écrivains de l'anti-
quité, généralement mieux appréciés et mieux
traduits , ont paru reprendre leur influence sur la
bonne littérature , ont excité plus de curiosité et
d'intérêt, et ont heureusement servi de dernier
rempart contre l'invasion du mauvais goût. On ne
m'accusera pas d'être leur détracteur ; je crois
avoir fait mes preuves en ce genre : mais en con-
sacrant à leur génie un culte légitime, il faut
encore laisser à la raison le droit de juger les
COURS DE LITTÉRATURE. 1^1
divinités qu'on s'est faites dans son enthousiasme.
D'ailleurs, la même sensibilité qui nous pas-
sionne pour ce qu'ils ont d'admirable , repousse
ce qu'ils ont de répréhensible ; et si l'on confond
l'un avec l'autre , on paraît entraîné par l'autorité
plus que par ses propres impressions, et c'est in-
firmer soi-même son jugement.
Celui que j'ai porté sur l'Odyssée n'est pas un
attentat à la gloire d'Homère, mais une preuve
de mon entière impartialité. Ma franchise sévère,
quand je relève ses défauts, prouve au moins
combien je suis sincère quand je proclame ses
beautés. Je ne suis point insensible à celles de
V Odyssée , tout en les mettant fort au-dessous de
celles de V Iliade: je conviendrai que, dans ce
poëme, non - seulement Homère intéresse notre
curiosité, comme peintre de ces siècles reculés,
dont il ne reste point de monuments plus authen-
tiques , plus précieux , plus instructifs que les
siens, mais aussi par l'attrait que souvent il a su
répandre sur ces peintures des mœurs antiques ,
de la simplicité et de la bonté hospitalière, du
respect des jeunes gens pour la vieillesse , si bien
représenté dans la réserve et la modestie de Té-
lémaque chez Nestor et chez Ménélas. Le carac-
tère de ce jeune homme est précisément celui qui
convient à son âge et à sa situation : il a du
courage, de la candeur, de la noblesse; et, en
général , il tient à sa mère et aux poursuivants le
langage qu'il doit tenir. On en peut dire autant
Cours de Littérature. I. 1 0
1^2, COURS DE LITTÉRATURE.
de Pénélope, dont le caractère est nécessairement
un peu passif dans tout le cours de l'ouvrage,
comme l'exigeaient les mœurs de ce temps -là,
mais qui, à la reconnaissance près, un peu froide,
à ce qu'il m'a paru, ne dit et ne fait que ce qu'elle
doit dire et faire. Ulysse , quoique trop dégradé
sous son déguisement, et trop long-temps dans
l'inaction, ne laisse pas de produire une sus-
pension et une attente du dénouement qu'il eût
été à souhaiter que l'auteur rendît plus forte et
plus vive. Le carnage des poursuivants est tracé
avec des couleurs qui rappellent le peintre de
V Iliade. Mais celle-ci sera toujours la couronne
d'Homère : c'est elle qui assure à son auteur le
titre du plus beau génie poétique dont l'antiquité
puisse se glorifier.
SECTION II.
De l'Epopée latine.
Les ouvrages de Virgile sont à la portée d'un
plus grand nombre de lecteurs que ceux d'Ho-
mère , parce qu'il est beaucoup plus commun de
savoir le latin que le grec. Virgile, en original,
a été de bonne heure entre les mains de quicon-
que a fait des études. Il y a long -temps que l'on
est également d'accord sur son mérite et sur ses
défauts. Je me réserve à parler de ses Églogues
quand il sera question de la poésie pastorale. Ses
COURS DE LITTERATURE. ifô
Géorgiques sont devenues un ouvrage français,
et ce poème, le plus parfait qui nous ait été
transmis par les anciens, est aussi un des plus
beaux morceaux de la poésie moderne. Il serait
superflu de parler de ce qui est connu : je me
bornerai donc à quelques observations sur UÉ-
nèide. L'imperfection de ce poème et la per-
fection des Géorgiques sont une preuve de la
distance prodigieuse qui reste encore entre le
meilleur poème didactique et cette grande créa-
tion de l'épopée. Ce qui frappe le plus, en pas-
sant de la lecture d'Homère à celle de Virgile,
c'est l'espèce de culte que le poète latin a voué
au grec. Quand on ne nous aurait pas appris
que Virgile était adorateur d'Homère, au point
qu'on l'appelait V homérique , il suffirait de le
lire pour en être convaincu : il le suit pas à pas.
Mais on sait que faire passer ainsi dans sa langue
les beautés d'une langue étrangère, a toujours
été regardé comme une des conquêtes du génie;
et, pour juger si cette conquête est aisée, il n'y
a qu'à se rappeler ce que disait Virgile : qu'il
était moins difficile de prendre à Hercule sa
massue que de dérober un vers à Homère. Il en
a pris cependant une quantité considérable; et,
quand il le traduit , s'il ne l'égale pas toujours ,
quelquefois il le surpasse (i).
(i) Personne ne reprochera à Virgile d'avoir imité Homère
comme il l'a fait; mais des critiques latins lui ont reproché
16.
244 COURS DE LITTÉRATURE.
Le premier défaut que l'on ait remarqué dans
l'Enéide, c'est le caractère du héros; et c'est ici
que l'on peut voir combien La Motte et consorts
se trompaient quand ils reprochaient à Homère
les imperfections morales de son héros, et com-
bien Aristote en savait davantage quand il a
avec plus de raison d'avoir été' le plagiaire de ses compa-
triotes; et l'on n'en peut douter en voyant les nombreuses
citations de vers qu'il a empruntés, non- seulement d'En-
nius, de Pacuvius , d'Accius, de Suevius,~mais même de ses
contemporains les plus illustres, tels que Lucrèce, Catulle,
Varius, Furius. Nous n'avons point les poésies de ces deux
derniers; mais Varius nous est connu par l'éloge qu'en fait
Horace , qui le regarde comme un des génies les plus pro-
pres ù traiter l'épopée.
Forte epos acer ,
Ut nemo , Varius ducit.
Virgile ne pouvait donc pas dire comme Molière , quand
il s'appropriait quelque chose de bon, pris d'un mauvais
écrivain : « Je reprends mon bien où je le trouve. » La plu-
part de ces larcins de Virgile sont des hémistiches ou des
vers entiers d'une beauté remarquable , même ceux qu'il dé-
robe aux vieux poètes du temps des guerres puniques, et
particulièrement à Ennius : mais aussi l'on sait que Virgile
ne s'en cachait pas ; puisqu'il se vantait de tirer de l'or du
fumier d' Ennius. Fumier soit : l'on peut croire , par les frag-
ments qui nous restent de lui, qu'il y avait bien du mauvais
goût dans son style, et d'autant plus que la langue n'était
pas encore épurée; mais la quantité d'expressions heureuses
et vraiment poétiques qu'il a fournies à Virgile prouve que
cet Ennius avait un véritable talent et sur-tout le sentiment
de l'harmonie imitative, et justifie l'espèce de vénération
COURS DE LITTÉRATURE. 2^
marqué ces mêmes caractères , imparfaits en mo-
rale , comme les meilleurs en poésie. Assurément
il n'y a pas le plus petit reproche à faire au pieux
Enée ; il est , d'un bout du poème à l'autre ,
absolument irrépréhensible : mais aussi , n'étant
jamais passionné, il n'échauffe jamais, et la
qu'avait pour lui le grand Scipion , connaisseur trop éclairé
pour ne goûter dans Ennius que le.chantre de ses exploits.
Virgile ne dissimulait pas non plus qu'il avait suivi Théo-
crite dans ses Églogues, et Hésiode dans ses Géorgiques : il
rend lui-même cet hommage à ses modèles , dans ces mêmes
ouvrages où il les a laissés , sur-tout Hésiode , bien loin der-
rière lui. Mais, ce qu'on ne sait pas communément, c'est
que ce second livre de l'Enéide , si universellement admiré,
ce grand tableau du sac de Troie , est copié , presque mot à
mot , penè ad verbum ( ce sont les expressions de Macrobe ) ,
d'un poëte grec, nommé Pisandre, qui avait écrit en vers
une espèce de recueil d'histoires mythologiques. Macrobe
parle de ce nouvel emprunt comme d'un fait connu de tout
le monde , et même des enfants , et de ce Pisandre comme d'un
poète du premier ordre parmi les Grecs. Il y a tout lieu de le
penser, si l'original de la prise de Troie lui appartient ; et il est
difficile de douter du fait , d'après l'affirmation de Macrobe.
En ce cas , la perte des ouvrages de Pisandre doit être comp-
tée parmi tant d'autres qui excitent d'inutiles regrets.
Il est à remarquer que deux poètes, tels que Virgile et
Voltaire , se soient également permis de s'enrichir d'un assez
grand nombre de beaux vers connus : c'est parce que tous
deux étaient très-riches de leur propre fonds , qu'on leur a
pardonné de dépouiller autrui.
Le Parnasse est comme le monde :
On n'y permet qu'aux riches de voler.
^46 COURS DE LITTÉRATURE.
froideur de son caractère se répand sur tout ie
poème. Il est presque toujours en larmes ou en
prières. Il se laisse très-tranquillement aimer par
Didon, et la quitte tout aussi tranquillement dès
que les dieux l'ont ordonné. Gela est fort reli-
gieux, mais point du tout dramatique; et ce
même Aristote nous a fait entendre que l'épopée
devait être animée des mêmes passions que la
tragédie, quand il a dit que la plupart des règles
prescrites pour celle-ci étaient aussi essentielles à
l'autre. Concluons donc que le grand principe
d' Aristote a été pleinement confirmé par l'expé-
rience, puisque les deux héros de l'épopée qui
aient paru les mieux choisis et les mieux conçus
chez les anciens et chez les modernes, sont deux
caractères passionnés et tragiques ; l'Achille de
V Iliade et le Renaud de la Jérusalem. Ce dernier
même est en partie modelé sur l'autre ; il est
aussi brillant, aussi fier, aussi impétueux. Voilà
les hommes qu'il nous faut en poésie : aussi ont-
ils réussi par-tout; et le caractère d'Enée n'a pas
eu plus de succès au théâtre que dans l'épopée.
On convient assez que la marche des six pre-
miers chants de V Enéide est à peu près ce qu'elle
pouvait être, si ce n'est qu'après le grand effet
du quatrième livre, qui contient les amours de
Didon, la description des jeux, qui remplit le
cinquième, quelque belle qu'elle soit en elle-
même , est peut-être placée de manière à refroi-
dir un peu le lecteur, qui, après tout, en est bien
COURS DE LITTÉRATURE. 1^
dédommagé dans le livre suivant, où se trouve
la descente d'Énée aux enfers. Mais ce qu'on a
généralement condamné , c'est le plan des six
derniers livres : c'est là qu'on attend les plus
grands effets , en conséquence de ce principe
que tout doit aller en croissant, comme Homère
l'a si bien pratiqué dans l Iliade; et c'est là mal-
heureusement que Virgile devient également in-
férieur à lui-même et à son modèle. La fonda-
tion d'un état qui doit être le berceau de Rome;
une jeune princesse qu'un étranger, annoncé par
les oracles, vient disputer au prince qui doit
l'épouser ; les différents peuples de l'Italie parta-
gés entre les deux rivaux : tout semblait pro-
mettre de l'action , du mouvement , des situations
et de l'intérêt. Au lieu de tout ce qu'on a droit
d'espérer d'un pareil sujet, que trouve-t-on? Un
roi Latmus, qui n'est pas le maître chez lui, et
ne sait pas même avoir une volonté; qui, après
avoir très-bien reçu les Troyens, laisse la reine
Amate et Turnus leur faire la guerre, et prend
le parti de se renfermer dans son palais pour ne
se mêler de rien ; une Lavinie dont il est à peine
question, personnage nul et muet, quoique ce
soit pour elle que l'on combat; cette reine Amate,
qui , après la défaite des Latins , se pend à une
poutre de son palais ; enfin Turnus tué parÉnée,
sans qu'il soit possible de prendre intérêt ni à la
victoire de l'un, ni à la mort de l'autre. Voilà le
fond des six derniers chants de V Enéide; et il
248 COURS DE LITTÉRATURE.
en résulte que, pour l'invention, les caractères
et le plan, l'imitateur d'Homère est resté bien
loin de lui.
A l'égard de ses batailles , il n'a guère fait qu'a-
bréger et resserrer celles d'Homère, qu'il traduit
presque par- tout. Il a moins de diffusion, mais
il a aussi moins de feu. Il a d'ailleurs un désavan-
tage marqué , qui tient à la nature du sujet. La
guerre de Troie était un si grand événement dans
l'histoire du monde , dont elle fait encore une
des principales époques , que tous ceux qui s'y
étaient distingués occupaient une place dans la
mémoire des hommes : c'étaient des noms que
la renommée avait consacrés , qui étaient dans la
bouche de tout le monde , et pour ainsi dire fa-
miliers à l'imagination. Rien n'est si favorable à
un poète que ces noms qui portent leur intérêt
avec eux ; et une partie de cet intérêt se répand
sur les six premiers livres de V Enéide, où se re-
trouvent des faits et des noms déjà immortalisés
par Homère. Mais dès le septième livre, Virgile
nous mène dans un monde tout nouveau, et
nous montre des personnages absolument igno-
rés, et avec qui même il n'a pu, dans le plan
qu'il a suivi , mettre le lecteur à portée de faire
connaissance; et l'on s'aperçoit alors qu'il est
bien différent d'avoir à mettre en scène Ajax,
Hector , Ulysse et Diomède , ou Messape , Ufens ,
Tarchon et Mézence. On sait bien que Virgile a
voulu flatter à la fois les Romains et Auguste ,
COURS DE LITTÉRATURE. 249
les uns par la fable de leur origine, l'autre par
lé double rapport qu'il établit entre Auguste et
Énée, tous deux fondateurs et législateurs. Mais
il n'en est pas moins vrai qu'Homère, en chan-
tant le siège de Troie, avait pris pour son sujet
ce qu'il y avait alors de plus fameux dans le
monde , et que Virgile , en voulant célébrer l'ori-
gine de Rome , comme il l'annonce dès les pre-
miers vers, s'est obligé à s'enfoncer dans les an-
tiquités de l'Italie, aussi obscures que celles de
la Grèce étaient célèbres. On sent tout ce que ce
contraste doit lui faire perdre. Aussi les héros
d'Homère sont ceux de toutes les nations, de tous
les théâtres : nous sommes accoutumés à les voir
en scène avec les dieux, et ils ne nous semblent
pas au-dessous de ce commerce. Les combats de
V Iliade nous offrent les plus grands spectacles;
nous croyons voir aux mains l'Europe et l'Asie :
mais ceux de X Enéide ne nous paraissent , en
comparaison, que des escarmouches entre quel-
ques peuplades ignorées. Virgile a tâché du moins
de répandre quelque intérêt sur le jeune Pallas,
fils d'Évandre ; sur Lausus , fils de Mézence ; sur
Camille , reine des Volsques : mais cet intérêt
passager et rapidement épisodique , jeté sur des
personnages qu'on ne voit qu'un moment, ne
saurait remplacer cet intérêt général qui doit ani-
mer et mouvoir toute la machine de l'épopée.
Tel est le jugement que la postérité , sévère-
ment équitable , paraît avoir porté sur ce qui
25o COURS DE LITTÉRATURE.
manque à V Enéide ; mais , malgré tous ces dé-
fauts, ce qui reste de mérite à Virgile suffit pour
justifier le titre de prince des poètes latins qu'il
reçut de son siècle , et l'admiration qu'il a obte-
nue de tous les autres. Le second , le quatrième
et le sixième livre sont trois grands morceaux,
regardés universellement comme les plus finis ,
les plus complètement beaux que l'épopée ait
produits chez aucune nation. Celui de Didon en
particulier appartient entièrement à l'auteur : il
n'y en avait point de modèle , et c'est en ce genre
un morceau unique dans toute l'antiquité. Ces
trois admirables livres , l'épisode de Nisus et Eu-
ryale , celui de'Cacus, celui des funérailles de
Pallas , celui du bouclier d'Énée, sont les chefs-
d'œuvre de l'art de peindre et d'intéresser en vers.
Et ce qui fait en total le caractère de Virgile, c'est
la perfection continue du style , qui est telle chez
lui, qu'il ne semble pas donné à l'homme d'aller
plus loin. Il est à -la -fois le charme et le déses-
poir de tous ceux qui aiment et cultivent la poésie.
Ainsi donc, s'il n'a pas égalé Homère pour l'in-
vention , la richesse et l'ensemble , il la surpassé
par la singulière beauté de quelques parties, et
par son excellent goût dans tous les détails (i).
(i) L'abbé Trublet a fait un parallèle de Virgile et d'Ho-
mère, où il y a quelques ide'es justes et fines, mais aussi
beaucoup o\e petits aperçus vagues à force de subtilité, et
plusieurs assertions fausses \ celle-ci , par exemple : « L'Enéide
COURS DE LITTÉRATURE. s5l
Ne nous plaignons pas de la nature, qui jamais
ne donne tout à un seul : admirons-la plutôt dans
l'étonnante variété de ses dons, dans cette iné-
puisable fécondité qui promet toujours au génie
de nouveaux aliments, à la gloire de nouveaux
titres, aux hommes de nouvelles jouissances.
Silius Italicus , qui fut consul l'année de la
mort de Néron , et qui mourut sous Trajan , a
imité Virgile, comme Duché et Lafosse ont imité
Racine. Nous avons de lui un poème , non pas
« vaut mieux que T Iliade.... Virgile a surpasse' Homère dans
« le dessein et dans l'ordonnance. » Ce résultat n'est rien moins
que juste. Un poème qui, dans son ensemble, manque d'in-
vention et d'intérêt, et dont les six derniers livres, si infé-^
rieurs aux premiers, pèchent contre la règle essentielle de la
progression , ne vaut sûrement pas mieux que l'Iliade, qui ,
malgré ses longueurs , est beaucoup mieux ordonnée , puis-
qu'elle va toujours à son but, et se soutient jusqu'au bout,
de manière que l'action devient encore plus attachante à la
fin qu'au commencement. Il en résulte qu'Homère ; comme
je l'ai dit, l'emporte par la totalité, et Virgile par la perfec-
tion de quelques parties. Quant à ce que dit l'abbé Trublet,
« Virgile a voulu être poète, et il l'a pu ; Homère n'aurait
« pas pu ne le point être; » ce sont là de très - frivoles anti-
thèses , et ce jugement est dénué de sens. On n'est pas poète
comme Virgile , seulement parce qu'o/z le veut : on ne l'est à
ce degré que quand la nature l'a voulu. Le bon abbé Trublet
songeait un peu trop à son ami La Motte, quand il donnait
tant au vouloir en poésie. Il est très- vrai que La Motte voulut
être poète : mais il ne parvint qu'à être un très - médiocre
versificateur, et fit tout ce qu'on peut faire avec de l'esprit.
iSl COURS DE LITTÉRATURE.
épique, mais historique, en dix- sept livres, dont
le sujet est la seconde guerre punique. Il y suit
scrupuleusement l'ordre et le détail des faits de-
puis le siège de Sagonte jusqu'à la défaite d'An-
nibal et la soumission de Carthage. Il n'y a d'ail-
leurs aucune espèce d'invention ni de fable, si ce
n'est qu'il fait quelquefois intervenir très-gratui-
tement Junon avec sa vieille haine contre les des-
cendants d'Énée, et son ancien amour pour Car-
thage. Mais comme tout cela ne produit que
quelques discours inutiles , la présence de Junon
n'empêche pas que l'ouvrage ne soit une gazette
en vers. La diction passe pour être assez pure,
mais elle est faible et habituellement médiocre.
Les amateurs n'y ont remarqué qu'un petit nom-
• bre de vers dignes d'être retenus; encore les plus
beaux sont -ils empruntés de la prose de Tite-
Live. Silius possédait une des maisons de campa-
gne de Cicéron, et une autre près de Naples, où
était le tombeau de Virgile; ce qui était plus aisé
que de ressembler à l'un ou à l'autre.
La Thèbaïde de Stace , poëme en douze chants,
dont le sujet est la querelle d'Étéocle et de Po-
lynice, terminée par la mort des deux frères, an-
nonce par son titre seul un choix malheureux.
Quel intérêt peuvent inspirer deux scélérats mau-
dits par leur père , et accomplissant , par leurs
forfaits, et par le meurtre l'un de l'autre, cette
malédiction qu'ils ont méritée? Stace, à force de
bouffissure , de monotonie et de mauvais goût,
COURS DE LITTÉRATURE. 233
est beaucoup plus ennuyeux et plus pénible à
lire que Silius Italicus , quoiqu'il ait plus de verve
que lui , et qu'au milieu de son fatras il y ait
quelques étincelles. Le meilleur endroit de son
poème est le combat des deux frères, et ce qui
précède et ce qui suit ce combat, qui fait le sujet
du onzième livre. Ce n'est pas que l'auteur y
quitte le ton de déclamation ampoulée qui lui
est naturel, mais il y mêle quelques traits de
force et de pathétique. Au reste, Stace a joui
pendant sa vie d'une grande réputation. Martial
nous apprend que toute la ville de Rome était
en mouvement pour aller l'entendre quand il
devait réciter ses vers en public , suivant l'usage
de ces temps -là, et que la lecture de la Thé-
baïde était une fête pour les Romains. Cela suf-
firait pour prouver combien le goût était cor-
rompu à cette époque. 11 vivait sous Domitien.
Il adresse, en finissant, la parole à sa muse, et
l'avertit de ne prétendre à aucune concurrence
avec la divine Enéide, mais de la suivre de loin
et d'adorer ses traces. Sa muse lui a ponctuelle-
ment obéi. Il ne laisse pas de se promettre l'im-
mortalité, et de compter sur les honneurs que
la postérité lui rendra. Mais il aurait mieux fait
de s'en tenir aux applaudissements de son siècle
que d'en appeler au nôtre. Son poème est par-
venu jusqu'à nous, il est vrai, et le temps, qui
a dévoré tant d'écrits de Tite-Live, de Tacite,
de Sophocle, d'Euripide, a respecté la Thèbaïde
Si54 COURS DE LITTÉRATURE.
de Stace. Ainsi, pendant le long cours des siècles
d'ignorance , le hasard a tiré de mauvais ouvrages
de la poussière qui couvre encore et couvrira peut-
être éternellement une foule de chefs-d'œuvre. Ce
n'est pas là sans doute le genre d'immortalité que
promettent les Muses; et qu'importe que l'on sa-
che dans tous les siècles que Stace a été un mau-
vais poète? Ses écrits ne sont connus que du
très-petit nombre de gens de lettres qui veulent
avoir une idée juste de tout ce que les anciens
nous ont laissé.
Tl en faut dire autant du déclamateur Claudien,
qui vivait sous les enfants de Théodose , et qui
a fait quelques poèmes satiriques ou héroïques ,
dont l'harmonie ressemble parfaitement au son
d'une cloche qui tinte toujours le même carillon.
On cite pourtant quelques-uns de ses vers, entre
autres le commencement de son poème contre
Rufin. Mais en général c'est encore un de ces ver-
sificateurs ampoulés qui , en se servant toujours
de beaux mots , ont le malheur d'ennuyer. On
peut juger de son style par ce début de son
poème de V enlèvement de Proserpine :
Inferni raptoris equos , etc.
Encore puis-je "affirmer que la version fran-
çaise, quoique fidèle , ne rend pas toute l'enflure
de l'original. Mon esprit surchargé m'ordonne de
montrer dans mes chants audacieux les chevaux
du ravisseur infernal, V astre du jour souillé pa
COURS DE LITTÉRATURE. 255
le char de Pluton , et le lit ténébreux de la Junon
souterraine , etc. Tout le reste est de ce style.
Mais sur un pareil exorde il faut avoir du cou-
rage pour aller plus loin.
LUCAIN.
Il ne serait pas juste de confondre Lucain avec
ces auteurs à peu près oubliés. Il a beaucoup de
leurs défauts, mais ils n'ont aucune de ses beau-
tés. La Pharsale n'est pas non plus un poème
épique : c'est une histoire en vers ; mais , avec
un talent porté à l'élévation , l'auteur a semé son
ouvrage de traits de force et de grandeur qui
l'ont sauvé de l'oubli.
Dans le dernier siècle, un esprit encore plus
boursouflé que le sien l'a paraphrasé en vers
français. Si la version de Brébeuf donna d'abord
quelque vogue à Lucain malgré Boileau, c'est
qu'alors on aimait autant les vers qu'on en est
aujourd'hui rassasié , et que , le bon goût ne fai-
sant que de naître , la déclamation espagnole
était encore à la mode. Mais bientôt le progrès
des lettres et l'ascendant des bons modèles firent
tomber la Pharsale aux provinces si chère ,
comme a dit Despréaux ; et , malgré la prédilec-
tion de Corneille et quelques vers heureux de
Brébeuf, Lucain fut relégué dans la bibliothèque
des gens de lettres. De nos jours, la traduction
élégante et abrégée qu'en a donnée M. Marmontel
5.56 COURS DE LITTÉRATURE.
l'a fait connaître un peu davantage , mais n'a pu
le faire goûter, tandis que tout le monde lit le
Tasse dans les versions en prose les plus mé-
diocres. Quelle en pourrait être la raison , si ce
n'est que le Tasse attache et intéresse , et que
Lucain fatigue et ennuie ? Dans l'original , il n'est
guère lu que des littérateurs , pour qui même il
est très -pénible à lire.
Cependant il a traité un grand sujet : de temps
en temps il étincelle de beautés fortes et origi-
nales ; il s'est même élevé jusqu'au sublime. Pour-
quoi donc , tandis qu'on relit sans cesse Virgile ,
les plus laborieux latinistes ne peuvent -ils, sans
beaucoup d'efforts et de fatigue , lire de suite un
chant de Lucain? Quel sujet de réflexions pour
les jeunes écrivains, toujours si facilement dupes
de tout ce qui a un air de grandeur, et qui s'i-
maginent avoir tout fait avec un peu d'efferves-
cence dans la tête et quelques morceaux bril-
lants! Quel exemple peut mieux leur démon-
trer qu avec beaucoup d'esprit , et même de ta-
lent, on peut manquer de cet art d'écrire, qui
est le fruit d'un goût naturel, perfectionné par
le travail et par le temps , et qui est indispensa-
blement nécessaire pour être lu ? En effet , pour-
quoi Lucain l'est-il si peu , malgré le mérite qu'on
lui reconnaît en quelques parties ? C'est que son
imagination, qui cherche toujours le grand, se
méprend souvent dans le choix , et n'a point
d'ailleurs cette flexibilité qui varie les formes du
COURS DE LITTÉRATURE. 1^
style, le ton et les mouvements de la phrase, et
la couleur des objets; c'est qu'il manque de ce
jugement sain qui écarte l'exagération dans les
peintures , l'enflure dans les idées , la fausseté dans
les rapports , le mauvais choix , la longueur et la
superfluité dans les détails; c'est que, jetant tous
ses vers dans le même moule , et les faisant tous
ronfler sur le même ton , il est également mono-
tone pour l'esprit et pour l'oreille. Il en résulte
que la plupart de ses beautés sont comme étouf-
fées parmi tant de défauts, et que souvent le lec-
teur impatienté se refuse à la peine de les cher-
cher et à l'ennui de les attendre.
Tâchons de rendre cette vérité sensible : voyons
dans un morceau fidèlement rendu, comment
Lucain décrit et raconte. On sent bien que je
vais traduire en prose : je ne pourrais autrement
remplir mon dessein; car il n'y a que Brébeuf
qui puisse prendre sur lui de versifier tant de
fatras , et même souvent *de charger l'enflure et
d'allonger les longueurs de Lucain. Mais on verra
aisément, dans cette traduction exacte, ce qu'il
faudrait retrancher ou conserver en traduisant en
vers.
Je choisis le moment où César , voulant passer
d'Épire en Italie sur une barque, est assailli par
une tempête, et prononce ce mot fameux adressé
au pilote qui tremblait : Que crains - tu ? Tu
portes César et sa fortune. Voyons comment le
Cours de Littérature . T. 17
2 58 COURS DE LITTÉRATURE.
poète a traité ce trait d'histoire assez frappant, et
quel parti il en a tiré.
« La nuit avait suspendu les alarmes de la
« guerre, et amené les instants du repos pour ces
«malheureux soldats, qui du moins, dans leur
« humble fortune, ont un sommeil profond.
«Tout le camp était tranquille, et la sentinelle
« venait d'être relevée à la troisième veille. César
« s'avance d'un pas inquiet dans le vaste silence
« de la nuit : plein de ses projets téméraires,
« dignes à peine du dernier de ses soldats, il
« marche sans suite : sa fortune seule est avec lui.
« Il franchit les tentes des gardes endormis , et
« tout bas il se plaint de leur échapper si aisé-
« ment. Il parcourt le rivage , et trouve une bar-
« que attachée par un câble à un rocher miné
« par le temps. Il aperçoit la demeure tranquille
« du pilote, qui n'était pas éloignée : c'était une
« cabane formée d'un tissu de joncs et de roseaux,
« et que la barque renversée défendait du côté
« de la mer. César frappe à coups redoublés , et
« ébranle la cabane. Amyclas se lève de son lit,
« qui n'était qu'un amas d'herbes : Quel est le
« malheureux, dit-il, que le naufrage a jeté près
« de ma demeure? Quel est celui que la fortune
« oblige d'y chercher du secours? En disant ces
« mots , il se hâte de rallumer quelques étincelles
« de feu , et se prépare à ouvrir sans rien crain-
« dre. Il sait que les cabanes ne sont pas la proie
COURS DE LITTÉRATURE. i5q
« de la guerre. O précieux avantage d'une pau-
« vreté paisible ! ô toit simple et champêtre ! ô
« présent des dieux jusqu'ici méconnu! Quels
« murs , quels temples n'auraient pas tremblé ,
« frappés par la main de César? La porte s'ouvre.
« Attends -toi, dit -il, à des récompenses que tu
« n'oserais espérer. Tu peux prétendre à tout , si
« tu veux m'obéir et me transporter en Italie. Tu
« ne seras pas obligé de nourrir ta vieillesse du
« produit de ta barque et du travail de tes mains.
« Ne te refuse pas aux dieux qui veulent te pro-
« diguer les richesses. Ainsi parlait César : cou-
ce vert de l'habit d'un soldat , il ne pouvait per-
ce dre le ton d'un maître. Amyclas lui répond :
« Beaucoup de raisons m'empêcheraient de me
ce confier cette nuit à la mer. Le soleil en se coû-
te chant était environné de nuages, ses rayons
ce partagés semblaient appeler d'un côté le vent
te du midi, et de l'autre le vent du nord; et
ce même, au milieu de sa course, sa lumière était
ce faible, et pouvait être regardée d'un œil fixe.
ce La lune n'a point jeté une clarté brillante; son
ce croissant n'était point net et serein ; sa rougeur
ce présageait un vent violent ; et , devenue pâle ,
ce elle se cachait tristement dans les nuages. Le
ce gémissement des forêts, le bruit des flots qui
ce battent le rivage, les dauphins qui s'en ap-
ce prochent , ne m'annoncent rien d'heureux. J'ai
ce remarqué avec inquiétude que le plongeon
« cherche le sable, que le héron n'ose élever dans
r7-
l6o COURS 1>E LITTÉRATURE.
a l'air ses ailes mouillées, et que la corneille, se
« plongeant quelquefois dans l'eau comme si elle
« se préparait à la pluie, rase les rivages d'un
« vol incertain. Mais si de grands intérêts l'exi-
« gent, j'oserai me mettre en mer, j'aborderai où
« vous me l'ordonnez, ou bien les vents et les
« flots s'y opposeront. Il dit, et déliant sa bar-
« que, il déploie la voile. A peine fut -elle agi-
« tée , que non-seulement les étoiles errantes pâ-
te rurent se disperser et. tracer divers sillons , mais
« même celles qui sont immobiles semblèrent
« s'ébranler. Une affreuse obscurité couvrait la
« surface des mers : on entendait bouillonner les
« vagues amoncelées et menaçantes, déjà maî-
« trisées par les vents, sans savoir encore au-
« quel elles allaient obéir. Le pilote tremblant
« dit à César : Vous voyez ce qu'annoncent les
« menaces de la mer. Je ne sais si elle est agitée
« par le vent d'orient ou d'occident, mais ma
« barque est battue de tous les côtés; le ciel et
« les nuages semblent en proie au vent du midi;
ce si j'en crois le bruit des flots, ils sont poussés
« par le vent du nord. Nous n'avons aucun es-
cc poir d'aborder aujourd'hui en Italie, ni même
ce d'y être poussés par le naufrage. Le seul moyen
ee de salut qui nous reste, c'est de renoncer à
« notre dessein et de retourner sur nos pas. Re-
ce gagnons le rivage, de peur que bientôt il ne
ce soit trop loin de nous.
ee César, se croyant au-dessus de tous les périls
COURS DE LITTÉRATURE. l6l
« comme il était au-dessus de toutes les craintes ,
« répond au nautonier : Ne crains point le cour-
te roux des flots, abandonne ta voile au vent fu-
« rieux. Si les astres te défendent de voguer vers
*c l'Italie, vogue sous mes aupices. Tu n'aurais
« aucun effroi, si tu connaissais celui que tu
« portes. Sache que les dieux ne m'abandonnent
« jamais , et que la fortune me sert mal lors-
« qu'elle ne va pas au - devant de mes vœux.
« Avance au travers des tempêtes, et ne crains
« rien sous ma sauvegarde. Cette tourmente qui
« menace les cieux et les mers ne menace point
« la barque où je suis : elle porte César, et César
« la garantit de tous les périls. La fureur des
« vents ne tardera pas à se ralentir. Ce navire
« rendra le calme à la mer. Ne te détourne point
« de ton chemin; évite les côtes les plus pro-
« chaines, et sache que tu arriveras au port de
« Brindes lorsqu'il n'y aura plus pour nous d'au-
« tre espoir de salut que d'y arriver. Tu ignores
« ce qu'apprête tout ce grand bruit : si la fortune
« ébranle le ciel et les mers, c'est qu'elle cherche
« à me servir. Comme il parlait encore , un coup
a de vent vint frapper le navire, brisa les cor-
« dages et fit voler les voiles au-dessus du mât
« ébranlé. La barque retentit de cette violente
« secousse, et bientôt tous les orages réunis vien-
« nent fondre sur elle des bouts de l'univers. Le
« vent du couchant lève le premier sa tête de
« l'Océan atlantique, et entasse les flots les uns
262 COURS DE LITTÉRATURE.
« sur les autres comme un amas de rochers. Le
« froid Borée court à sa rencontre , et repousse
a la mer, qui, long-temps suspendue, ne sait de
« quel côté retomber. Mais la fureur de l'aquilon
a l'emporta : il fit tournoyer les flots , et les sa-
« blés découverts parurent former des gués. Bo-
te rée ne pousse point les flots contre les rochers ;
« il les brise contre ceux qu'entraîne son rival,*
« et la mer soulevée pourrait combattre contre
« elle-même sans le secours des vents. Celui d'o-
« rient ne demeure pas oisif, et celui du midi ,
« surchargé de nuages , ne reste pas dans les an-
« très d'Eole : chacun d'eux soufflant avec vio-
« lence du côté qu'il défendait, la mer se contint
« dans ses limites, au lieu que les tempêtes mê-
« lent le plus souvent les flots de différentes
« mers, tels que ceux de la mer Egée et de la mer
« de Toscane, ceux de la mer Ionienne et du
« golfe Adriatique. Combien de fois ce jour vit
« les montagnes couvertes de flots! Combien de
« hauteurs parurent s'abymer dans la mer! Toutes
a les eaux du monde abandonnent leurs rivages,
ce L'Océan lui-même, si rempli de monstres, et
ce qui entoure ce globe, semblait se confondre
« dans une seule mer. Ainsi jadis le roi de 10-
ee lympe seconda du trident de son frère ses
ce foudres fatigués, et la terre parut réunie au
« partage de Neptune lorsqu'il l'inonda de ses
c eaux, et qu'il ne voulut d'autres rivages que la
« hauteur des cieux. De même en ce jour la mer
COURS DE LITTÉRATURE. ^63
« se serait élevée jusqu'aux astres, si Jupiter ne
« l'eût accablée du poids des nuages. Ce n'était
« point une nuit ordinaire qui se répandit sur le
« monde : les ténèbres livides et affreuses cou-
ce vraient profondément les eaux et le ciel ; l'air
« était affaissé sous les eaux, et les flots allaient
« se grossir dans les airs; la lueur effrayante des
« éclairs s'éteignait dans cette nuit, et ne jetait
« qu'un sillon obscur. La demeure des dieux est
« ébranlée, l'axe du monde retentit, les pôles
« chancellent , et la nature craignit le chaos. Les
« éléments semblent avoir rompu les liens qui
« les unissaient, et tout prêts a ramener la nuit
« éternelle qui confond les cieux et les enfers.
« S'il reste aux humains quelque espoir de salut,
« c'est parce qu'ils voient que le monde n'est pas
« encore brisé par ces secousses terribles. Les
K nochers tremblants, élevés sur la cime des va-
« gués, regardent les abymes de la mer d'aussi
« haut qu'on la découvre des sommets de Leu-
« cate; et lorsque les flots viennent à se rouvrir,
<.( à peine le mât du navire paraît -il au-dessus
« d'eux : tantôt ses voiles touchent aux nues,
« tantôt sa quille touche à la terre. La mer est
« d'un côté abaissée jusqu'aux sables , de l'autre
« elle est amoncelée, et paraît tout entière dans
«les vagues. La crainte confond toutes les res-
« sources de l'art, et le pilote ne sait à quels
« flots il doit céder et quels il doit repousser.
« L'opposition des vents le sauva : les vagues,
264 COURS DE LITTÉRATURE.
« luttant avec une force égale , soutinrent le na-
« vire , et repoussé toujours du côté où il tom-
« bait , il est balancé sous l'effort des vents. Le
« nautonier ne craignait pas d'être jeté vers l'île
« de Sason , entourée de gués, ni sur les côtes
« de Thessalie , hérissées de rochers, ni dans le
a détroit redouté d'Ambracie; il ne craignait que
« d'aller heurter les monts Cérauniens.
« César crut avoir trouvé des périls dignes de
« son destin. C'est donc , se dit-il à lui-même , un
« grand effort pour les dieux de détruire César,
« puisque, assis dans une frêle nacelle, ils m'at-
« taquent avec la mer et les tempêtes! Si la gloire
« de ma perte est réservée à Neptune , s'il m'est
« refusé de mourir sur un champ de bataille , ô
« dieux! je recevrai sans crainte le trépas que
« vous voudrez me donner. Quoique la Parque,
« en précipitant ma dernière heure, m'enlève
« aux plus grands exploits , j'ai cependant assez
« vécu pour ma gloire. J'ai dompté les nations
« du Nord; j'ai vaincu Rome par le seul effroi de
«mon nom. Rome a vu Pompée au-dessous de
« moi; ses citoyens obéissants m'ont donné les
« faisceaux qu'ils m'avaient refusés pendant que
« je combattais pour la patrie : tous les titres de
« la puissance romaine m'ont été prodigués. Que
« tous les humains ignorent , hors toi seule, ô
« Fortune , confidente de tous mes vœux , que
« César, quoique consul et dictateur, meurt trop
« tôt, puisqu'il n'est pas encore maître du monde.
COURS DE LITTÉRATURE. ^65
« Je n'ai pas besoin de funérailles. O dieux ! lais-
« sez dans les flots mon cadavre défiguré. Je ne
« demande ni tombeau ni bûcher , pourvu que
« de tous les côtés de l'univers on attende César
«en tremblant. A peine avait -il dit ces mots,
« qu'une vague énorme enleva la barque sans la
« renverser, et la porta sur un rivage où il n'y
« avait ni écueils ni rochers. Tant de grandeurs,
« tant de royaumes, sa fortune enfin, tout lui fut
« rendu en touchant la terre. »
11 n'y a personne qui , dans un morceau de
cette étendue , ne puisse reconnaître tous les dé-
fauts du style de Lucain; personne qui n'ait été
blessé de tant d'hyperboles portées jusqu'à l'ex-
travagance, de tant de prolixité dans les détails,
poussée jusqu'au plus intolérable excès ; de ce
ridicule combat des vents, personnifiés si froide-
ment et si mal à propos ; de cette enflure gigan-
tesque , qui est l'opposé de toute raison et de
toute vérité. Quoi de plus déplacé que cette ver-
beuse fanfaronnade de César, substituée au mot
sublime que l'histoire lui fait prononcer ? Com-
bien le pilote doit trouver ce langage ridicule,
jusqu'au moment où César se nomme! Et même
quand il s'est nommé, il ne doit pas l'y recon-
naître. Celui qui dit, Je commande à la fortune,
doit passer pour fou; mais celui qui au milieu
du péril peut dire , en faisant connaître à la fois
son nom et son caractère , Que crains-tu ? Je suis
César y en impose à tout mortel qui connaît ce
±66 COURS DE LITTÉRATURE.
nom, et lui fait oublier le danger. Le goût n'est
pas moins blessé de cette longue énumération de
tous les présages du mauvais temps; et sur- tout
il ne faut pas détailler tant de raisons de rester
au port , quand on finit par s'embarquer. Quatre
mots devaient suffire ; et , dans des circonstances
si pressantes , l'impatience de César ne doit pas
lui permettre d'en entendre davantage. Je ne dis
rien de la tempête. Ébranler la terre et le ciel ,
soulever toutes les mers du globe , faire craindre
à la nature de retomber dans le chaos , et tout
cela pour décrire le péril d'une nacelle battue
d'un orage dans la petite mer d'Épire, est d'a-
bord jjne description absolument fausse en phy-
sique ; c'est le plus étrange abus des figures , et ,
de plus, c'est manquer le but principal. Cette
description si longue et si ampoulée fait trop ou-
blier César, et c'est de César sur- tout qu'il fallait
nous occuper. Quand la flotte d'Enée est assaillie
par la tempête , douze vers suffisent à Virgile pour
faire un tableau de l'expression la plus vive et
la plus frappante. Un orage , décrit avec la même
vérité et la même force, eût suffi pour nous faire
trembler sur le sort d'un grand homme prêt à
voir un moment d'imprudence anéantir de si
grandes destinées. Et combien le tableau aurait
été encore plus frappant , si , dans cet endroit de
son poème, comme dans beaucoup d'autres, Lu-
cain eût employé la fiction dont il a été par-tout
trop avare ! s'il nous eût représenté l'Olympe at-
COURS DE LITTERATURE. 267
tentif et partagé, les dieux observant avec curio-
sité si Famé de César éprouverait un moment de
trouble et de frayeur, incertains eux-mêmes si
les flots n'engloutiraient point le maître qui me-
naçait le monde , et si Neptune n'effacerait pas
du livre des destins le jour de Pharsale et l'escla-
vage de Rome!
Quoique le vice essentiel de Lucain soit ordi-
nairement de passer la mesure en tout , il ne faut
pas croire pourtant qu'il la passe toujours au
même degré. Il a des morceaux où les beaufés
l'emportent de beaucoup sur les défauts , sur-
tout dans la peinture des caractères. Tel est ,. par
exemple , l'éloge funèbre de Pompée , prononcé
par Caton; tel est le portrait de Caton lui-même,
et le tableau de ses noces avec Marcie; sa mar-
che dans les sables d'Afrique, et sa belle réponse
au beau discours de Labienus sur l'oracle de Ju-
piter Ammon; tels sont principalement les por-
traits de César et de Pompée , mis en opposition
dans le premier livre , et qui sont , à mon gré , ce
que Lucain a de mieux écrit. Ce sont ces beautés
d'un caractère mâle et neuf qui l'ont rendu digne
des regards de la postérité , et qu'il est juste de
vous faire connaître , au moins autant qu'il m'est
possible, dans une imitation très-libre, telle que
doit être celle d'un écrivain qui n'est pas un mo-
dèle.
Pompée avec chagrin voit ses travaux passés
Par de plus grands exploits tout près d'être effacés.
'2ÔS COURS DE LITTÉRATURE.
Par dix ans de combats la Gaule assujettie ,
Semble faire oublier le vainqueur de l'Asie;
Et des braves Gaulois le hardi conquérant
Pour la seconde place est désormais trop grand.
De leurs prétentions la guerre enfin va naître:
L'un ne veut point d'égal, et l'autre point de maître.
Le fer doit décider, et ces rivaux fameux
D'un suffrage imposant s'autorisent tous deux :
Les dieux sont pour César, mais Caton suit Pompée.
L'un contre l'autre enfin prêts à tirer l'épée,
Dans le champ des combats ils n'entraient pas égaux.
Po'mpée oublia trop la guerre et les travaux :
La voix de ses flatteurs endormit sa vieillesse ;
De la faveur publique il savoura l'ivresse;
Et livré tout entier aux vains amusements,
Aux jeux de son théâtre , aux applaudissements ,
Il n'a plus les élans de cette ardeur guerrière,
Ce besoin d'ajouter à sa gloire première;
Et fier de son pouvoir, sans crainte et sans soupçon,
Il vieillit en repos, à l'ombre d'un grand nom.
Tel un vieux chêne , orné de dons et de guirlandes ,
Et du peuple et des chefs étalant les offrandes ,
Miné dans sa racine et par les ans flétri,
Tient encor par sa masse au sol qui l'a nourri.
Ses longs rameaux noircis s'étendent sans feuillage;
Mais son tronc dépouillé répand un vaste ombrage.
D'une foret pompeuse il s'élève entouré;
Mais seul, près de sa chute, il est encor sacré.
César a plus qu'un nom , plus que sa renommée :
Il n'est point de repos pour cette ame enflammée.
Attaquer et combattre, et vaincre et se venger,
Oser tout, ne rien craindre et ne rien ménager,
COURS DE LITTÉRATURE. 269
Tel est César. Ardent , terrible , infatigable ,
De gloire et de succès toujours insatiable,
Rien ne remplit ses vœux, ne borne son essor;
Plus il obtient des dieux, plus il demande encor.
L'obstacle et le danger plaisent à son courage,
Et c'est par des débris qu'il marque son passage.
Tel , échappé du sein d'un nuage brûlant ,
S'élance avec l'éclair un foudre étincelant.
De sa clarté rapide il éblouit la vue;
Il fait des vastes cieux retentir l'étendue ;
Frappe le voyageur par l'effroi renversé,
Embrase les autels du dieu qui l'a lancé,
De la destruction laisse par-tout la trace,
Et , rassemblant ses feux , remonte dans l'espace.
Voyons-le dans la description des prodiges qui
annonçaient la guerre civile. On s'attend bien
qu'un morceau de cette nature doit être beau-
coup trop long chez lui ; mais , resserré de moitié
et réduit aux traits les plus frappants, il peut
produire de l'effet.
Les dieux mêmes , les dieux , qui , pour mieux nous punir.
Souvent à nos frayeurs découvrent l'avenir,
De prodiges sans nombre avaient rempli la terre :
Le désordre du monde annonçait leur colère.
Des astres inconnus éclairèrent la nuit,
Et dans un ciel serein la foudre retentit.
Le soleil, se cachant sous des vapeurs funèbres,
Fit craindre aux nations d'éternelles ténèbres.
L'étoile aux longs cheveux, signal des grands revers,
En sillons enflammés courut au haut des airs.
2-10 COURS DE LITTÉRATURE.
Phœbé pâlit soudain , et , perdant sa lumière ,
Couvrit son front d'argent de l'ombre de la Terre.
Vulcain , frappant l'Etna de ses pesants marteaux ,
Réveilla le Cyclope au fond de ses cachots :
L'Etna s'ouvre et mugit ; de sa cime béante
Descend à flots épais une lave brûlante.
L'Apennin rejeta de ses sommets tremblants
Les glaçons sur sa tête amassés par les ans.
L'aboyante Scylla, qui hurle sous les ondes,
Roula des flots de sang dans ses grottes profondes.
La nature a changé sous le courroux des cieux,
Et la mère frémit de son fruit monstrueux.
On entendait gémir des urnes sépulcrales.
Secouant dans ses mains deux torches infernales,
Le front ceint de serpents et l'œil armé d'éclairs,
De son haleine impure empoisonnant les airs ,
Courait autour des murs une affreuse Euménide :
La terre s'ébranlait sous sa course rapide.
Le Tibre sur ses bords voyait de nos héros
S'agiter à grand bruit les antiques tombeaux.
Jusque dans nos remparts des ombres s'avancèrent ;
Les mânes de Sylla dans les champs s'élevèrent,
D'une voix lamentable annonçant le malheur.
Du soc de sa charrue, on dit qu'un laboureur
Entr'ouvrit une tombe, et, saisi d'épouvante,
Vit Marius lever sa tête menaçante,
Et , les cheveux épars , le front cicatrisé ,
S'asseoir, pâle et sanglant, sur son tombeau brisé.
Rien n'est plus connu que le mot de Quinti-
lien , qui range Lucain parmi les orateurs plutôt
que parmi les poètes: Oratoribus magis quàm
COURS DE LITTERATURE. 2^1
poetis annumerandus . C'est faire l'éloge de ses
discours : et en effet, il est supérieur dans cette
partie, non qu'en faisant parler ses personnages
il soit exempt de cette déclamation qui gâte son
style quand il les fait agir; mais en général ses
discours ont de la grandeur, de l'énergie et du
mouvement.
On lui a reproché, avec raison, de manquer
de sensibilité, d'avoir trop peu de ces émotions
dramatiques qui* nous charment dans Homère et
Virgile. Il s'offrait pourtant jdans son sujet des
morceaux susceptibles de pathétique ; mais la roi-
deur de son style s'y refuse le plus souvent, et
dans ce genre il indique plus qu'il n'achève. La
séparation de Pompée et de Cornélie, quand il
l'envoie dans l'île de Lesbos, et les discours qui
accompagnent leurs adieux, sont à peu près le
seul .endroit où le poète rapproche un moment
l'épopée de l'intérêt de la tragédie ; encore laisse-
t-il beaucoup à désirer.
Autant on lui sait gré d'avoir supérieurement
colorié le portrait de César au commencemenr
de son ouvrage, autant on est choqué de voir à
quel point il défigure dans toute la suite du poëme
ce caractère d'abord si bien tracé. C'est la seule
exception que l'on doive faire aux éloges qu'il a
généralement mérités dans cette partie; mais ce
reproche est grave , et ne peut même être excusé
par la haine, d'ailleurs louable, qu'il témoigne
par - tout contre l'oppresseur de la liberté. Je
272 COURS DE LITTERATURE.
trouve tout simple qu'un républicain ne puisse
pardonner à César la fondation d'un empire dont
avait hérité Néron. Mais il pouvait se borner sa-
gement à déplorer le malheureux usage des ta-
lents extraordinaires et des rares qualités que
César tourna contre son pays , après s'en être
servi pour le défendre et l'illustrer. Il faut être
juste envers tout le monde, et considérer com-
bien de circonstances peuvent, non pas justifier,
mais du moins excuser sa conduite. Il est certain
qu'il était perdu s'il. eût renvoyé son armée avant
de passer le Rubicon. La haine de ses ennemis
servit la fortune qui le conduisait. L'aveugle par-
tialité du sénat en faveur de Pompée , la faiblesse
de Cicéron pour cette ancienne idole qu'il avait
décorée , la vieille haine de l'austère Caton contre
le voluptueux César , poussèrent hors de toute
mesure ce premier corps de la république , dont
toutes les démarches furent alors autant de fautes.
Ce sénat consentait à flatter l'orgueil de Pom-
pée , qui voulait être le premier de l'état , et
Irondamnait en même temps la fierté de César ,
qui refusait d'être le second. La situation entre
ces deux hommes puissants était sa.ns doute dé-
licate; mais s'il y avait un parti sage, c'était, ce
me semble, de tenir la balance entre eux, afin
de les contenir l'un par l'autre : la faire pencher
absolument d'un côté , c'était rendre la rupture
inévitable, et nécessiter une guerre qui devait
finir, comme Cicéron lui-même l'avoue dans ses
COURS DE LITTÉRATURE. 2^3
lettres, par donner un maître à Rome. Quand
on considère les motifs de la conduite des séna-
teurs, on n'y trouve pas plus de justice que de
prudence. La préférence qu'ils donnaient à Pom-
pée n'avait pour fondement que leur aversion
patricienne pour un chef du parti du peuple ; et
l'animosité des anciennes querelles de Marius et
de Sylla subsistait dans ce corps qui , après de si
terribles exemples, aurait dû ne chérir que la li-
berté et ne haïr que la tyrannie. Au contraire,
ils abandonnaient à Pompée un pouvoir illégal
et excessif, parce qu'il était le chef du parti des
grands, et prince du sénat. César, qui croyait va-
loir au moins Pompée , ne voulait pas souffrir
qu'il y eût dans Rome un citoyen assez puissant
pour opprimer Rome et César. Toutes les propo-
sitions qu'il fit étant encore à la tète de ses lé-
gions , et avant de passer le Rubicon , avaient
un motif très-plausible : c'était d'établir l'égalité,
et de le mettre en sûreté contre ses ennemis. Je
crois bien qu'il ne faisait ces propositions qu'a-
vec la certitude d'être refusé, et qu'au fond il
voulait régner. Mais ses ennemis firent tout ce
qu'il fallait pour lui fournir le prétexte toujours
imposant de la défense naturelle. Il offrait de po-
ser les armes , pourvu qu'on lui accordât le con-
sulat et le triomphe. Il avait mérité tous les
deux, et avait besoin de la puissance consulaire
pour faire tête à ceux qui voulaient le perdre.
Pompée, accoutumé depuis dix ans à régner pai-
Cours de Littérature. I. *■ "
2^4 COURS DE LITTÉRATURE.
siblement dans Rome, pendant que César con-
quérait les Gaules, ne put soutenir l'idée d'y voir
rentrer César triomphant, revêtu de tout l'éclat
et armé de tout le crédit que devaient lui don-
ner dix années de victoires, ses talents et sa re-
nommée. Le sénat, accoutumé à la domination
tranquille de Pompée, qu'il regardait comme la
sienne , ne vit l'approche de César qu'avec effroi.
On lui refusa tout ce qu'il demandait légalement,
en même temps qu'on mettait entre les mains de
Pompée des commandements et des forces ex-
traordinaires. Il semblait qu'on ne voulut tout
prodiguer à l'un que pour accabler l'autre; et ce
qui paraîtrait inconcevable, si l'on ne voyait de
pareilles inconséquences dans l'histoire de tous
les gouvernements , on poussait à bout un homme
dont on croyait avoir tout à craindre , sans prendre
aucune mesure pour le repousser et le combattre.
César, qui se sentait en état de se faire justice ,
n'eut pas, il est vrai, la dangereuse magnanimité
de se remettre entre les mains de ses ennemis.
Il osa tout ce qu'il pouvait, et l'on sait qu'elle
en fut la suite. Il paraît que la supériorité con-
stante qu'il porta dans toute cette guerre jusqu'à
la journée de Pharsale, fut sur-tout celle de son
caractère : c'est par - là qu'il l'emportait sur Pom-
pée , encore plus peut-être que par les talents mi-
litaires; car, de ce côté, il se peut bien qu'en ne
jugeant que par l'événement , on ait trop rabaissé
le vaincu devant le vainqueur. Sa fuite préci-
COURS DE LITTÉRATURE. 276
pitée de l'Italie en Épire montre en effet qu'il
n'avait rien préparé pour soutenir la guerre en
Italie; mais, en la transportant en Grèce, il fit
voir bientôt qu'il avait pris le seul parti conve-
nable, et qu'il connaissait toutes ses ressources.
Il s'en procura d'immenses , une puissante ar-
mée, une flotte nombreuse, des vivres en abon-
dance, tout le pays à ses ordres; et le plan de
campagne qu'il adopta en conséquence de ces
avantages lui a fait honneur auprès des juges de
l'art. 11 sentit la supériorité que devaient avoir
en plaine les vieilles bandes de César , qui ,
après les dix années de la guerre des Gaules, de-
vaient nécessairement l'emporter par les manœu-
vres , l'expérience et la fermeté dans l'action.
Il résolut donc d'éviter les batailles , de fati-
guer et d'affamer son ennemi. César ne commit
qu'une faute ( eh ! qui n'en commet pas ? ) ; il
étendit trop ses lignes à Durazzo; Pompée sut
en profiter; il força ces lignes, et l'attaqua avec
tant d'avantage, que la tète tourna entièrement
à ces fameux vétérans de César (tant la position
, fait tout ! ) , et que , pour la première fois , ils
prirent la fuite avec la dernière épouvante. Tous
les historiens conviennent, et César lui-même,
suivant le récit d'Àsinius Pollion , avoua qu'il
était perdu si Pompée avait poussé sa victoire
ce jour -là, et attaqué sur -le -champ, le reste de
l'armée retirée dans ses retranchements. Mais
l'activité et l'audace ne sont pas ordinairement
18.
276 COURS DE LITTÉRATURE.
les qualités d'un vieux général. Pompée ne fit
pas tout ce qu'il pouvait faire ; et , ce qui est bien
remarquable , ce fut précisément cette victoire
de Durazzo qui le fit battre à Pharsale. Elle in-
spira une confiance follement présomptueuse à
tous les chefs de l'armée et du conseil de Pom-
pée. Ils se regardèrent dès -lors comme triom-
phants. Las d'une guerre qui les éloignait trop
long-temps des délices de Rome, ils accusèrent le
général de la prolonger pour ses propres intérêts.
Il n'eut pas la force de résister à leurs reproches ,
et de suivre le plan qui lui avait si bien réussi;
et au moment où César était très-embarrassé de
sa situation, il vit tout d'un coup, avec autant
de surprise que de joie , Pompée quitter les hau-
teurs et descendre en plaine pour livrer bataille.
Ce fut là une faute capitale. Un moment de fai-
blesse lui fit perdre le fruit d'une très-belle cam-
pagne et de quarante ans de gloire. Voilà ce que
produit le défaut de caractère, et ce que César
n'eût jamais fait. Dès ce moment Pompée ne fut
plus lui-même ; et en consentant à la bataille ,
et en la donnant , il ne fit plus rien qui fût digne
ni d'un général ni d'un grand homme. On com-
battait encore lorsqu'il se retira dans sa tente
comme un homme qui a perdu la tète. Sa fuite
fut honteuse et désespérée , comme celle d'un
homme qui, toujours heureux jusque-là, ne se
trouve point de force contre un premier revers.
Il lui restait de grandes ressources; il n'en saisit
COURS DE LITTÉRATURE. 277
aucune. Il pouvait se jeter sur sa flotte qui était
formidable , prolonger la guerre sur mer contre
un ennemi qui avait peu de vaisseaux , et remettre
en balance ce qui semblait avoir été décidé à
Pharsale. Ses lieutenants firent encore la guerre
long -temps après lui, tandis qu'il allait comme
un aventurier se mettre à la merci d'un roi en-
fant, conduit par des ministres barbares. Il trouva
la mort en Egypte pendant que César laissait la
vie à tous ceux qui tombaient entre ses mains.
On sait jusqu'où il porta la clémence. On sait
qu'à Pharsale même , au fort de l'action , il donna
l'ordre de faire quartier à tout citoyen romain
qui se rendrait, et de ne faire main -basse que
sur les troupes étrangères. Après cela, comment
n'être pas révolté lorsque Lucain se plaît à le re-
présenter par-tout comme un tyran féroce et un
vainqueur sanguinaire; lorsqu'il le peint se ras-
sassiantde carnage, observant ceux des siens dont
les épées sont plus ou moins teintes de sang, et
ne respirant que la destruction ! La poésie n'a point
le droit de dénaturer ainsi un caractère connu , et
de contredire des faits prouvés : c'est un men-
songe, et non pas une fiction. Il n'est permis de
calomnier un grand homme ni en prose ni en
vers.
Encore une observation sur cette différence
de caractère entre Pompée, trop long-temps ac-
coutumé à être prévenu par la fortune, et César,
accoutumé à la maîtriser et à la dompter. L'un
278 COURS DE LITTÉRATURE.
jette son manteau de pourpre pour s'enfuir du
champ de bataille où l'on se bat encore pour lui;
et l'autre , à la journée de Munda , voyant ses vé-
térans s'ébranler après six heures de combat ,
prend le parti de se jeter seul au milieu des en-
nemis, ramène ainsi ses troupes à la charge, et
retrouve la victoire en exposant sa vie. On con-
çoit , par ce contraste, lequel de ces deux hommes
devait l'emporter sur l'autre.
Il n'y a guère de sujet plus grand, plus riche,
plus capable d'élever l'ame , que celui qu'avait
choisi Lucain. Les personnages et les événements
imposent à l'imagination, et devaient émouvoir la
sienne ; mais il avait plus de hauteur dans les idées
que de talent pour peindre et pour imaginer. On
a demandé souvent si son sujet lui permettait la
fiction. On peut répondre d'abord que Lucain
lui-même n'en doutait pas, puisqu'il l'a employée
une fois , quoique d'ailleurs il n'ait fait que mettre
l'histoire en vers. Il est vrai que les fables de
l'Odyssée figureraient mal à côté d'un entretien
de Caton et de Brutus; mais c'e'ûk gté l'ouvrage
du génie et du goût de choisir le genre de mer-
veilleux convenable au sujet. Les dieux et les Ro-
mains ne pouvaient-ils pas agir ensemble sur une
même scène, et être dignes les uns des autres?
Le destin ne pouvait-il pas être pour quelque chose
dans ces grands démêlés où était intéressé le sort
du monde ? Enfin, le fantôme de la patrie en pleurs
qui apparaît à César au bord du Rubicon, cette
COURS DE LITTERATURE. 279
belle fiction , malheureusement la seule que l'on
trouve dans la Pharsale , prouve assez quel parti
Lucain aurait pu tirer de la fable sans nuire à l'in-
térêt ni à la dignité de l'histoire.
Il est mort à vingt -sept ans , et cela seul de-
mande grâce pour les fautes de détail, qu'une
révision plus mûre pouvait effacer ou diminuer ,
mais ne saurait l'obtenir pour la nature du plan ,
dont la conception n'est pas épique, ni pour le
ton général de l'ouvrage , qui annonce un défaut
de goût trop marqué pour que l'on puisse croire
que l'auteur eût jamais pu s'en corriger entière-
ment.
SECTION III.
Appendice sur Hésiode , Ovide , Lucrèce et Manilius.
Pour compléter ce qui regarde les différents
genres de poèmes anciens, il faut dire un mot
des poèmes mythologiques , didactiques et philo-
sophiques d'Hésiode , d'Ovide , de Lucrèce et de
Manilius.
On ne s'accorde pas sur le temps où vivait
Hésiode ; les uns le font contemporain d'Ho-
mère , les autres le placent cent ans après : ce
qui est certain , c'est qu'il a connu du moins les
ouvrages d'Homère , car il a des vers entiers qui
en sont empruntés. Tous deux doivent être re-
gardés comme les pères de la mythologie; ce
qui suffirait pour en faire l'objet de cette curio-
280 COURS DE LITTÉRATURE.
site naturelle qui nous porte à interroger l'anti-
quité. Elle ne nous a transmis que deux poèmes
d'Hésiode, tous deux assez courts : l'un intitulé
les Travaux et les Jours; l'autre la Théogonie
ou la Naissance des Dieux (i). Le premier con-
tient des préceptes sur l'agriculture , et a donné
à Virgile l'idée de ses Gêorgiques. On pourrait
rapprocher la Théogonie des Métamorphoses d'O-
vide, si l'ouvrage de ce dernier n'était pas si su-
périeur à celui d'Hésiode.
Ce n'est pas qu'à le considérer seulement
comme poète, il n'ait, même pour nous, un mé-
rite réel qui justifie la réputation dont il a joui
de son temps. Il balança un moment celle d'Ho-
mère , qui , dans la suite , l'effaça de plus en plus ,
à mesure que le goût fit des progrès; mais c'est
encore beaucoup pour la gloire d'Hésiode, que
cette concurrence passagère. Il n'est pas vrai ,
comme quelques-uns l'ont écrit, qu'il ait vaincu
Homère dans une joute poétique aux funérailles
d'Amphidamas : il y remporta en effet une cou-
ronne; mais s'il l'avait obtenue sur un concur-
rent tel qu'Homère, il y avait assez de quoi s'en
glorifier pour qu'Hésiode, qui rappelle dans un
de ses poëmes cette couronne qu'on lui avait dé-
cernée, nommât le rival qu'il avait vaincu, et il
ne le nomme pas ; c'est donc évidemment un
(i) Voir à la fin du volume la note n° i.
COURS DE LITTÉRATURE. l8l
conte qui ne fut imaginé que par les détracteurs
d'Homère.
Le poème des Travaux et des Jours semble
divisé en trois parties , l'une mythologique , l'au-
tre morale, la dernière didactique. Hésiode com-
mence par raconter la fable de Pandore; et, s'il
en est l'inventeur , elle fait honneur à son ima-
gination : c'est du moins chez lui qu'elle se trouve
le plus anciennement, ainsi que la naissance de
Vénus et celle des Muses , filles de Mnémosyne et
de Jupiter. Après l'allégorie de Pandore vient une
description des différents âges du monde, qu'O-
vide a imitée dans ses Métamorphoses ; mais l'au-
teur grec en compte cinq au lieu de quatre ,
comme on les compte d'ordinaire : l'âge d'or,
l'âge d'argent , l'âge d'airain , celui des demi-dieux
et des héros , qui revient à ce que nous nommons
les temps héroïques , et le siècle de fer , qui est ,
selon le poète, le siècle où il écrit : en ce cas, il
y a long-temps qu'il dure. Les écrivains , de tous
les temps , ont regardé leur siècle comme le pire
de tous. Il n'y a que Voltaire qui ait dit du sien :
Ah ! le bon temps que ce siècle de fer !
Encore était-ce dans un accès de gaieté; car
ailleurs il appelle le dix- huitième siècle Yégout
des siècles. C'est un de ces sujets sur lesquels on
dit ce qu'on veut , selon qu'il plaît d'envisager
tel ou tel côté des objets.
Après ce début mythologique, Hésiode com-
<l8l COURS DE LITTÉRATURE.
mence un cours de morale qu'il adresse , ainsi
que le reste de l'ouvrage, à son frère Persée,
avec qui il avait eu un procès pour la succession
paternelle : cette morale n'est pas toujours la
meilleure possible. Elle est suivie de préceptes
de culture, entremêlés encore de leçons de sa-
gesse; car on en rencontre par-tout dans cet au-
teur. Il était grand-prètre d'un temple des Muses
sur le mont Hélicon, et l'enseignement a tou-
jours été une des fonctions du sacerdoce. Mais
ce que les Muses ne lui avaient pas dicté , c'est le
morceau qui termine son poëme , dans lequel il
spécifie la distinction des différents jours du mois,
dans un goût qui fait voir que celui de XAlma-
nach de Liège n'est pas moderne. C'est là qu'Hé-
siode nous apprend qu'il faut se marier le 4 du
mois; qu'on peut tondre ses moutons le 1 1 et le
1 2 , mais que le 1 1 est infiniment préférable ;
que le dixième jour est favorable à la génération
des mâles, et le quatorzième à celle des femelles,
et beaucoup d'autres choses de cette force , ou
même d'une sorte de ridicule qu'on ne saurait
citer. C'étaient sans doute les rêveries de son
temps comme du nôtre ; mais Homère n'en a pas
fait usage.
La première moitié de la Théogonie n'est pres-
que qu'une nomenclature continuelle de dieux et
de déesses de tout rang et de toute espèce. On
a voulu débrouiller ce chaos à l'aide de l'allégo-
rie : on peut l'y trouver tant qu'on voudra, mais
COURS DE LITTÉRATURE. a83
tout aussi mêlée d'inconséquences que la fable
même. Le poëte, dont la diction est en général
douce et harmonieuse , prend tout à coup , vers
la fin de son ouvrage , un ton infiniment plus
élevé pour chanter la guerre des dieux contre les
géants, tradition fabuleuse dont il est le plus an-
cien auteur. Cette description et celle de l'hiver
dans les Travaux et les Jours sont , dans leur
genre , à comparer aux plus beaux endroits d'Ho-
mère. La peinture du Tartare , où les Titans sont
précipités par la foudre de Jupiter, offre des traits
de ressemblance avec l'enfer de Milton, si frap-
pants qu'il est difficile de douter que l'un n'ait
servi de modèle à l'autre ; et c'est une chose assez
singulière que la conformité des idées dans un
fond que la diversité des religions devait rendre
si différent.
Ovide , que je ne considère encore ici que
comme auteur des Métamorphoses , parce, que ses
autres écrits appartiennent à d'autres genres dont
je parlerai à leur place, Ovide a été un des gé-
nies le plus heureusement nés pour la poésie ,
et son poème des Métamorphoses est un des plus
beaux présents que nous ait faits l'antiquité. C'est
dans ce seul ouvrage , il est vrai , qu'il s'est élevé
fort au-dessus de toutes ses autres productions;
mais aussi quelle espèce de mérite ne remarque-
t - on pas dans les Métamorphoses ! Et d'abord ,
quel art prodigieux dans la texture du poème !
Comment Ovide a-t-il pu de tant d'histoires dif-
284 COURS DE LITTÉRATURE.
férentes , le plus souvent étrangères les unes aux
autres , former un tout si bien suivi , si bien lié ?
tenir toujours dans sa main le fil imperceptible
qui , sans se rompre jamais , vous guide dans ce
dédale d'aventures merveilleuses? arranger si bien
cette foule d'événements, qu'ils naissent tous les
uns des autres? introduire tant de personnages,
les uns pour agir, les autres pour raconter, de
manière que tout marche et se développe sans
interruption, sans embarras, sans désordre, de-
puis la séparation des éléments, qui remplace le
chaos, jusqu'à l'apothéose d'Auguste? Ensuite,
quelle flexibilité d'imagination et de style pour
prendre successivement tous les tons , suivant la
nature du sujet, et pour diversifier par l'expres-
sion tant de dénouements dont le fond est tou-
jours le même, c'est-à-dire un changement de
forme ! C'est là sur-tout le plus grand charme de
cette lecture; c'est l'étonnante variété des cou-
leurs toujours adaptées à des tableaux toujours
divers, tantôt nobles et imposants jusqu'à la su-
blimité, tantôt simples jusqu'à la familiarité, les
uns horribles , les autres tendres , ceux - ci ef-
frayants , ceux-là gais , riants et doux.
Toutes ces peintures sont riches , et aucune
ne paraît lui coûter. Tour à tour il vous élève ,
vous attendrit , vous effraie , soit qu'il ouvre le
palais du Soleil, soit qu'il chante les plaintes de
l'Amour, soit qu'il peigne les fureurs de la ja-
lousie et les horreurs du crime. Il décrit aussi
COURS DE LITTÉRATURE. ^85
facilement les combats que les voluptés, les hé-
ros que les bergers, l'Olympe qu'un bocage , la
caverne de l'Envie que la cabane de Philémon.
Nous ne savons pas au juste ce que la mytholo-
gie lui avait fourni, et ce qu'il a pu y ajouter;
mais combien d'histoires charmantes ! Que n'a-
t-on pas pris dans cette source qui n'est pas en-
core épuisée! Tous les théâtres ont mis Ovide à
contribution. Je sais qu'on lui reproche, et avec
raison, du luxe dans son style, c'est-à-dire, trop
d'abondance et de parure; mais cette abondance
n'est pas celle des mots qui cache le vide des
idées; c'est le superflu d'une richesse réelle. Ses
ornements, même quand il en a trop, ne lais-
sent voir ni le travail ni l'effort. Enfin , l'esprit ,
la grâce et la facilité , trois choses qui ne l'aban-
donnent jamais , couvrent ses négligences , ses
petites recherches ; et l'on peut dire de lui, bien
plus véritablement que de Sénèque , qu'il plaît
même dans ses défauts. Quelqu'un a dit de nos
jours :
J'étais pour Ovide à vingt ans ;
Je suis pour Horace à quarante.
S'il a voulu dire qu'Horace a le goût plus sûr
qu'Ovide, cela est incontestable; mais je crois
qu'à tout âge on peut aimer, et beaucoup , l'au-
teur des Métamorphoses. Voltaire avait une grande
admiration pour cet ouvrage , et l'on sait qu'il
ne prodiguait pas la sienne. Sans doute on ne
286 COURS DE LITTÉRATURE.
peut comparer le style d'Ovide à celui de Virgile ;
mais peut-être fallait -il que Virgile existât pour
que l'on sentît bien ce qui manque à Ovide.
Le sujet qu'a traité Lucrèce est aussi austère
que celui des Métamorphoses est agréable. On
sait que le poëme sur la Nature des choses n'est
que la philosophie d'Épicure mise en vers , si
l'on peut donner ce nom de philosophie aux
rêveries de l'atomisme et de l'athéisme réunies
ensemble. La poésie, d'ailleurs, ne se prête vo-
lontiers, dans aucun idiome, au langage de la
physique ni aux raisonnements de la métaphysi-
que : aussi Lucrèce n'est-il guère poète que dans
les digressions ; mais alors il l'est beaucoup. L'é-
nergie et la chaleur caractérisent son style , mais
en y joignant la dureté et l'incorrection. Il y a
des gens qui, à cause de cette dureté même, lui
ont trouvé plus de force qu'à Virgile, par une
suite de ce préjugé ridicule, que la dureté tient
à la vigueur, et que l'élégance est près de la fai-
blesse. Mais comme je ne connais point de vers
latins plus forts que ceux de Virgile dans l'épi-
sode de Cacus , ni de vers français plus forts que
ceux du rôle de Phèdre, je croirai toujours que
la force n'exclut ni l'élégance ni l'harmonie , et
que la dureté ne suppose pas la force,
La description de la peste et celle des jouis-
sances physiques de l'amour sont les deux mor-
ceaux les plus remarquables du poème de Lu-
COURS DE LITTÉRATURE. 287
crèce ; ainsi personne n'a mieux peint que lui ce
qu'il y a dans la nature et de plus affreux et de
plus doux.
Le commencement de son ouvrage a été tra-
duit en vers, dans le siècle dernier, parle poète
Hainaut. Il y en a de bien faits ; mais on sent qu'il
serait impossible de faire passer l'ouvrage entier
dans une traduction en vers : on l'a tenté de nos
jours et sans succès. Le sujet s'y refuse, et c'est
là le cas de traduire en prose ; car la prose est le
langage du raisonnement. C'est ce qu'a fait avec
beaucoup de succès feu Lagrange : sa traduction
de Lucrèce est la meilleure que nous ayons dans
notre langue.
Il nous reste cinq chants du poëme de Y astro-
nomie de Manilius , qui , écrivant sous Tibère ,
paraît déjà loin du siècle d'Auguste. La physique
en est fort mauvaise , et la diction souvent dure,
quoiqu'il ne manque point de force poétique.
P. S> C'est à l'article de l'épopée que j'aurais
dû faire mention d'Apollonius de Rhodes , auteur
d'nn poëme grec en quatre chants, sur Y Expédi-
tion des argonautes ; et cette omission doit être
réparée ici , parce que cet ouvrage ne mérite pas
d'être oublié. Ce n'est pas que la conception en
soit bonne et vraiment épique : il y a peu d'art
dans le plan , qui est à la fois trop historique
dans l'ordre des faits , et trop chargé d'épisodes
sans effet et sans choix; mais l'exécution n'est
288 COURS DE LITTÉRATURE.
pas sans mérite en quelques parties. L'amour de
Médée pour Jason est peint avec une vérité qui
laisse souvent désirer plus de force , mais qui ne
paraît pas avoir été inutile à Virgile. On voit que
le chantre de Didon n'a pas dédaigné d'emprun-
ter quelques idées d'Apollonius ; mais il faut
avouer aussi qu'il leur prête une force d'expres-
sion passionnée dont le poète grec est bien loin :
les emprunts sont peu de chose, et la supériorité
est immense.
Apollonius vivait sous Ptolémée Philadelphe.
Valerius Flaccus , poète romain du temps de Ves-
pasien , traita le même sujet de la Conquête de
la Toison d'or , en huit livres, qui ne sont pas
les chants d'un poème; car il n'y a de poésie d'au-
cune espèce : il est aussi loin d'Apollonius, que
celui-ci de Virgile.
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CHAPITRE V.
De la Tragédie ancienne.
SECTION PREMIÈRE.
Idées générales sur le Théâtre des Anciens.
jLlien n'est si commun en tout genre que les
avis extrêmes, et c'est par cette raison que rien
n'est si rare que la vérité; car elle est, comme la
vertu, placée entre deux excès. On trouve encore
bien des personnes instruites qui croient le théâtre
grec fort supérieur au nôtre , et qui soutiennent
qu'Eschyle, Sophocle et Euripide n'ont pas été
surpassés, ni même égalés. Il y aura toujours
parmi les érudits une classe d'hommes qui n'ad-
mirent que les anciens, parce qu'ils chérissent
exclusivement l'objet de leurs études , et qu'ils ne
peuvent ni traduire ni commenter les modernes.
D'un autre côté, des hommes de beaucoup d'es-
prit , mais qui ont peu étudié l'antiquité , ou qui
ne peuvent s'accoutumer à des mœurs trop dif-
férentes des nôtres , regardent la tragédie grecque
comme une déclamation dramatique , et n'y voient
que l'enfance d'un art que nous avons porté à sa
perfection. Je crois ces deux opinions également
injustes. Brumoi, littérateur assez instruit, mais
L'ours de Littérature. I. TQ
2ÛO COURS J)E LITTERATURE.
qui avait plus de connaissances que de goût, tout
en condamnant ces deux avis extrêmes, ne se
montre pas lui-même exempt de toute préven-
tion ; et, en avouant que nous avons perfectionné
le théâtre, il justifie beaucoup de fautes des an-
ciens, et veut trop souvent excuser, par la dif-
férence des temps, ce qui par-tout est mauvais en
soi. Il proscrit les pièces d'invention , et croit
trouver dans la nature de bonnes raisons pour
qu'on ne puisse s'intéresser à ces sortes de pièces.
Zaïre y Alzire , et plusieurs autres ouvrages d'un
grand effet, l'ont suffisamment réfuté. Mais Brumoi
s'entendait -il bien lui-même, lorsqu'en recher-
chant le principe et l'objet de la tragédie , il
s'exprime ainsi ? « La crainte et la pitié sont les
« passions les plus dangereuses, comme elles sont
« les plus communes; car si Tune, et par consé-
« quent l'autre, à cause de leur liaison, glace
« éternellement les hommes , il n'y a plus lieu à la
« fermeté d'ame nécessaire pour supporter les mal-
« heurs inévitables de la vie , et pour survivre à
« leur impression trop souvent réitérée. La tra-
« gédie corrige la crainte par la crainte , et la pitié
« par la pitié; chose d'autant plus agréable, que
« le cœur humain aime ses sentiments et ses fai-
« blesses : il s'imagine donc qu'on veut le flatter,
« et il se trouve infailliblement guéri par le plaisir
« même qu'il a pris à se séduire. »
J'avoue que je n'ai jamais rien vu de tout cela
dans la tragédie. Les paroles de Brumoi ne sont
COURS DE LITTÉRATURE. 29I
qu'un commentaire subtil et erroné du passage
d'Aristote , où il est dit que la tragédie , par la
terreur et la pitié , sait corriger ces deux affec-
tions de Vaine; ce qui signifie simplement que
l'illusion dramatique , en nous les faisant ressen-
tir , leur ôte ce qu'elles ont de pénible et d'amer.
Cette explication est aussi claire que plausible.
Mais ce qui peut excuser ceux qui ont adopté
celle de Brumoi, c'est cette fatalité invincible
qui, accablant les humains de malheurs inévi-
tables, faisait le fond de la tragédie chez les
Grecs, comme elle faisait la base de leur sys-
tème religieux. D'après ce principe, le spectacle
des malheurs de la condition humaine, étalé sur
la scène, a pu paraître une leçon qui avertissait de
s'armer de courage et de patience, et de repousser
également, et la crainte qui glace l'ame, et cette
faiblesse plaintive qui l'amollit. Mais, quoiqu'en
effet toutes les pièces grecques puissent donner
cette leçon , on ne voit point qu'Aristote en fasse
nulle part l'objet principal de la tragédie et le
premier but de l'art dramatique. Les modernes se
sont égarés en donnant une trop grande exten-
sion au passage du maître; et Brumoi, en parti-
culier s'efforce de prouver fort au long que , si
Eschyle et Sophocle n'ont pas eu précisément
cette idée, ils ont du concevoir quelque chose d'ap-
prochant, et qu'il est impossible que ces grands
hommes aient travaillé sans dessein; comme si ce
n'était pas avoir un dessein que d'assembler ses
19.
20,2 COURS DE LITTERATURE.
compatriotes à un magnifique spectacle pour les
amuser, les intéresser et les instruire; émouvoir
leur cœur en flattant leurs oreilles, et obtenir des
couronnes en donnant des plaisirs.
Que veut dire Brumoi quand il prétend que
la pitié est une passion dangereuse , quelle glace
éternellement les hommes ? La plupart des vertus
morales, celles sur-tout qui doivent être les plus
précieuses à la société, parce qu'elles sont les plus
nécessaires, tiennent au sentiment de la pitié.
C'est ce même sentiment que la tragédie déve-
loppe en nous très -heureusement, bien loin de
nous en guérir; qui, loin de glacer le cœur,
l'ouvre à toutes les impressions qui nous portent
à aimer, à plaindre, à secourir nos semblables.
Brumoi a commis la même faute que ceux qu'il
accuse de ne pas assez distinguer la différence des
temps , des nations et des mœurs. Il a oublié qu'il
n'y avait plus aujourd'hui, ni de dieux oppres-
seurs, ni d'oracles funestes, ni de crimes néces-
saires ordonnés par le ciel; qu'ainsi la tragédie,
bien loin de nous endurcir contre les infortunes
d' autrui, nous attendrit sans danger, porte dans
notre ame toutes les émotions qui exercent et
augmentent notre sensibilité, nous touche de
compassion pour le malheur, nous soulève d'in-
dignation contre le crime, nous transporte d'ad-
miration pour la vertu, et grave en nous de
grandes et utiles vérités avec le burin de la poésie.
Voilà l'objet de l'art dramatique, art beaucoup
COURS DE LITTÉRATURE. 20,3
plus étendu qu'il ne l'était du temps d'Aristote,
et qu'il n'a pu lui-même concevoir tout entier,
parce que le plus excellent esprit ne peut pas de-
viner en tout l'expérience des siècles et les pas
du génie.
Un principe d'erreur qu'on retrouve dans pres-
que tout ce qui a été écrit sur la tragédie , c'est
de vouloir juger en tout sur les mêmes règles
le théâtre des anciens et le nôtre , qui , se rap-
prochant par les premiers principes de l'art, et
par des beautés qui sont communes à l'un et à
l'autre, s'éloignent par des différences essentielles
dans les accessoires et les moyens. Nous portons
au spectacle un esprit tout différent de celui qu'y
portaient les Grecs; et ce qu'ils exigeaient de leurs
auteurs dramatiques ne suffirait pas, à beaucoup
près, pour faire réussir les nôtres. Une scène ou
deux par acte, et des chœurs qui ne quittaient pas
la scène et se mêlaient au dialogue dans les situa-
tions les plus intéressantes, voilà tout ce que l'on
demandait au poète. Tous les sujets tirés de l'his-
toire des Grecs les attachaient sans peine, malgré
leur extrême simplicité, sans qu'il fût besoin
que l'action, graduée sans cesse par des alterna-
tives de crainte et d'espérance , ne s'arrêtant et ne
se ralentissant jamais , offrît à tout moment un
nouveau degré d'intérêt, un nouvel aliment à la
curiosité, durant le cours de cinq actes , et ne la
satisfit entièrement qu'à la fin du drame. Pour-
quoi? C'est que parmi nous le spectacle est pour
2o/l COURS DE LITTÉRATURE.
une assemblée choisie; chez eux le spectacle était
pour un peuple. Une tragédie chez les Grecs était
une fête donnée par les magistrats dans certains
temps de l'année, aux dépens de la république,
dont on y prodiguait les richesses. On rassemblait
dans un amphithéâtre immense une foule innom-
brable de peuple, et Ton représentait devant lui
des événements célèbres dont les héros étaient
les siens , dont l'époque était présente à sa mé-
moire, et dont les détails étaient sus par cœur,
même des enfants. Une architecture imposante,
des décorations magnifiques , attachaient d'abord
les yeux, et auraient suffi pour faire an spectacle.
La déclamation des acteurs, assujettie à un rhy-
thme régulier et au mouvement donné par l'or-
chestre; un chœur nombreux, dont les chants
s'élevaient sur un mode plus hardi et plus mu-
sical, et devenaient plus retentissants par tous les
moyens qui peuvent ajouter à la voix , quand ils
sont suggérés par la nécessité de se faire entendre
au loin dans un espace couvert de simples toiles ;
l'accord soutenu entre la déclamation notée, les
gestes mesurés et l'accompagnement , accord qui
faisait un des plus grands plaisirs d'un peuple
sensible à l'harmonie au-delà de ce que nous
pouvons imaginer; enfin tout ce que nous savons,
quoique très - imparfaitement , des spectacles an-
ciens; les masques faits pour enfler les voix, les
vases d'airain disposés pour la multiplier; tout nous
fait voir qu'ils accordaient aux sens infiniment
COURS DE LITTÉRATURE. 295
plus que nous; que la nature, vue de plus loin
sur le théâtre, était nécessairement agrandie;
qu'exagérés dans leurs moyens et dans leurs pro-
cédés, ils s'occupaient plus de réunir plusieurs
sortes de jouissances que de se rapprocher d'une
vraisemblance exacte , et cherchaient plus à plaire
aux yeux et aux oreilles qu'à faire illusion à l'es-
prit.
Que l'on réfléchisse maintenant sur toutes les
différences qui se présentent entre ce système
théâtral et le nôtre. Nous sommes renfermés
dans des bornes locales très-étroites, et les objets
d'illusion, vus de plus près, doivent être ménagés
avec une vraisemblance beaucoup plus rigoureuse.
Nous parlons à une classe d'hommes choisis , dont
le goût, exercé par l'habitude de juger tous les
jours, est nécessairement plus sévère, et dont
l'ame, accoutumée aux émotions, n'en est que
plus difficile à émouvoir. Sans aucun objet qui
puisse les distraire et flatter leurs sens, ils peu-
vent s'armer de toute la rigueur de leur raison,
et sont encore plus disposés à juger qu'à sentir.
Il n'y a là aucune distraction favorable au poète ;
lui seul est chargé de tout , et on ne lui fait grâce
de rien. Point de musique qui enchante l'oreille,
point de chœur qui se charge de remplacer
l'action par le chant. On ne lui permettrait pas de
faire un acte avec une ode et un récit , comme il
arrive si souvent aux poètes grecs. Il faut qu'il
aille toujours au fait, quoiqu'il n'en ait qu'un
296 COURS DE LITTÉRATURE.
seul à traiter pendant cinq actes; qu'il soutienne
la curiosité, quoiqu'il n'ait à l'occuper que d'un
seul événement ; que le drame fasse un pas à
chaque scène, et tourmente sans cesse le spec-
tateur, qui ne veut pas qu'on le laisse respirer
un moment. A tant de difficultés que doit vain-
cre tout auteur dramatique qui veut être joué avec
un succès durable, joignez la difficulté bien plus
grande encore , et bien plus rarement vaincue ,
que doit surmonter l'homme de génie qui veut
être lu par ses contemporains et par la postérité ;
la difficulté d'être poète dans une langue moins
poétique que celle des Grecs, et dans un genre
où il faut cacher la poésie aussi soigneusement
qu'ils la montraient ; et vous verrez que les Ra-
cine et les Voltaire sont des hommes encore plus
rares que les Euripide et les Sophocle.
Les choeurs établis chez les Grecs permettaient
à l'auteur dramatique de s'élever à la plus haute
poésie, et c'était sur la Ivre de Pindare que Mel-
pomène alors faisait entendre ses plaintes. D'un
autre côté, la nature de leur idiome permettait
une foule d'expressions simples et naïves, qui,
dans le nôtre, seraient basses et popidaires. Le
poète pouvait donc tour à tour être très-naturel
sans craindre de paraître bas, et très- sublime
sans craindre de paraître enflé. Ainsi ce double
avantage, tiré du langage et des mœurs, l'éloi-
gnait aisément de deux écueils dont nous sommes
toujours voisins,
COURS DE LITTÉRATURE. 297
Les modernes en général approfondissent da-
vantage les sentiments et les passions, s'enfoncent
plus avant dans une situation théâtrale , remuent
le cœur plus puissamment, et savent mieux
varier et multiplier les émotions. C'est un progrès
que l'art a dû faire. Mais s'il a pu acquérir de
l'énergie dans nos grands tragiques, ils n'ont pu
surpasser les anciens pour la vérité ; et dans cette
partie les Grecs ne sauraient être trop étudiés ni
trop admirés. De cette qualité qui les distingue,
naît l'extrême difficulté de les bien traduire sur-
tout en vers. La différence du langage en a mis
une grande entre leur dialogue et le nôtre. Chez
eux les détails de la vie commune et de la conver-
sation familière n'étaient point exclus de la langue
poétique; presque aucun mot n'était par lui-
même bas et trivial, ce qui tenait en partie à la
constitution républicaine, au grand rôle que
jouait le peuple dans le gouvernement, et à son
commerce continuel avec ses orateurs. Un mot
n'était pas réputé populaire pour exprimer un
usage journalier, et le terme le plus commun
pouvait entrer dans le vers le plus pompeux et
dans la figure la plus hardie. Parmi nous, au
contraire , le poète ne jouit pas d'un tiers de l'i-
diome national : le reste lui est interdit comme
indigne de lui. Il n'y a guère pour lui qu'un cer-
tain nombre de mots convenus; et le génie du
style consiste à en varier les combinaisons , et à
offrir sans cesse à l'esprit et à l'imagination des
!iC)8 COURS DE LITTÉRATURE.
rapports nouveaux sans être bizarres, et ingé-
nieux sans être recherchés. Ce secret n'est connu
que de trois ou quatre hommes dans un siècle :
le reste est déclamateur en voulant être poète,
ou plat en croyant être naturel. C'est qu'il est
bien difficile de soutenir un langage de conven-
tion dont il n'existe aucun modèle dans la so-
ciété, et d'introduire des personnages qui con-
versent en se défendant une grande partie des
termes de la conversation. Il faut la plus grande
justesse d'esprit et une singulière flexibilité d'élo-
cution pour démêler et saisir ces nuances délicates
qui forment ce qu'on appelle le bon goût. Le
goût est nécessairement un maître despotique
dans une langue qui fut barbare dans son ori-
gine > et qui n'a dû sa perfection qu'à la politesse
d'un siècle raffiné; au lieu qu'on peut dire de la
langue grecque que le génie a présidé à sa nais-
sance, et que depuis il en resta toujours le maître.
SECTION II.
D'Eschyle.
Eschyle est le véritable fondateur du théâtre
grec, car les tréteaux ambulants de Thespis ne
méritaient pas ce nom. Eschyle était né dans l'At-
tique, d'une famille ancienne et illustre. Il se par-
tagea de bonne heure entre la philosophie, la
guerre et le théâtre. Il étudia les dogmes de Py-
thagore, se trouva à la journée de Salamine, fut
COURS DE LITTÉRATURE. 299
blessé à celle de Marathon, et mit sur la scène,
dans sa tragédie des Perses, ces triomphes de la
Grèce dont il avait été témoin. Son génie militaire
éclatait dans ses ouvrages , et l'on appelait sa
pièce des Sept Chefs devant Thèbes , V accouche-
ment de Mars. Sa dernière campagne fut celle de
Platée, non moins glorieuse aux Grecs que les
précédentes. Il se livra dès -lors tout entier au
théâtre , et donna , sous l'archonte Ménon , quatre
tragédies qui furent couronnées , Phinée , Glau-
cus , les Perses et Promèthèe : nous avons les deux
dernières. Les traditions historiques varient sur
le nombre de ses pièces. La nomenclature de Fa-
bricius en compte près de cent. Euripide et So-
phocle en composèrent encore davantage ; ce qui
prouve ce que j'ai dit ci -dessus, que l'art du
théâtre et celui de la poésie étaient beaucoup
moins difficiles pour les Grecs que pour nous.
Nos auteurs les plus féconds sont bien loin au-
jourd'hui de ce calcul arithmétique, qui n'est en-
core rien , il est vrai, si l'on remonte jusqu'à notre
Hardy , qui avait fait six cents pièces. Mais Hardy
est aussi loin d'égaler Eschyle, qu'Eschyle lui-
même est loin de Corneille.
Aristote et Quintilien l'ont regardé comme le
véritable inventeur de la tragédie. Chœrile et
Phrynicus, cités par Suidas , n'étaient que des
chansonniers vagabonds, imitateurs de Thespis.
C'est Eschyle , dit Aristote , qui a le premier in-
troduit deux acteurs sur la scène, où Von n'en
3oO COURS DE LITTÉRATURE.
voyait qu'un seul auparavant. Qu'était - ce que
des drames où il n'y avait qu'un personnage?
Quintilien s'explique plus nettement : Eschyle est
le premier, dit-il, qui ait fait des tragédies. Denys
d'Halicarnasse parle de même. Aucun de ces au-
teurs n'attribue l'invention du poème tragique à
Thespis. Horace est le seul qui ait voulu re-
monter jusqu'à lui, peut-être par une suite de
cette disposition naturelle à chercher la plus pe-
tite origine à ce qu'il y a de plus grand.
Eschyle joignait au génie poétique un esprit
inventeur dans tout ce qui regarde la mécanique
et la décoration théâtrales. Il forma le célèbre
Agatharque, qui écrivit un traité sur l'architec-
ture scénique. Il imagina pour ses acteurs ces
robes traînantes et majestueuses que les ministres
des autels empruntèrent pour les cérémonies de
la religion. Par ses soins, le théâtre, orné de
riches peintures, représenta tous les objets con-
formément aux règles de l'optique et aux effets
de la perspective. On y vit des temples , des sé-
pulcres , des armées , des débarquements , des
chars volants , des apparitions, des spectres. Il en-
seigna au chœur des danses figurées, et fut le
créateur de la pantomime dramatique. Tous ces
services rendus aux beaux-arts ne le garantirent
pas de la persécution. Les prêtres lui firent un
crime d'avoir mis sur la scène les mystères delà
religion dans plusieurs de ses tragédies , et no-
tamment dans ses Euménides, que nous avons
COURS DE LITTÉRATURE. 3o r
encore, où Oreste est accusé par les Furies, et
défendu par Apollon et Minerve. La populace
ameutée voulut le lapider. Il se réfugia près de
l'autel de Bâcchus. L'aréopage le sauva de la fu-
reur de ses ennemis en se déclarant son juge ,
et le renvoya absous en considération des bles-
sures qu'il avait reçues à Marathon. Ainsi ses
talents lui auraient coûté la vie, s'il n'en avait
eu d'autres que ceux d'un poète. Ce ne fut pour-
tant pas le chagrin le plus sensible qu'il essuya.
Le danger qu'il avait couru n'avait pu le dégoû-
ter de la poésie. Il eut l'imprudence si commune
de ne pas sentir que le génie a aussi sa vieillesse ,
et qu'il ne faut pas l'exposer au mépris. Les os-
sements de Thésée ayant été portés à Athènes
par Cimon, ce fut pour la ville un sujet de fêtes
et de jeux. Il y eut un concours ouvert pour les
poètes tragiques. Eschyle ne voulut pas man-
quer une occasion si solennelle. Malheureuse-
ment il avait pour concurrent un de ces hommes
rares dont les premiers pas sont des triomphes :
c'était Sophocle à vingt -quatre ans. L'archonte
s'aperçut qu'il y avait parmi le peuple des mou-
vements et des brigues qui faisaient craindre que
l'esprit de parti n'influât sur le jugement public.
Dans ce moment , Cimon et les autres généraux
d'Athènes arrivaient sur le théâtre pour y faire
des libations. L'archonte les pria de faire la fonc-
tion de juges. Sophocle l'emporta. Le vieux Es-
chyle en fut inconsolable. Il quitta sa patrie , et
$0'2 COURS DE LITTÉRATURE.
se retira auprès d'Hiéron, roi de Sicile, ami el
protecteur des lettres , et qui avait à sa cour Épi-
charme , Simonide , Pindare. C'est en ce pays
qu'il finit sa vie , écrasé , dit-on , par une tortuç
qu'un aigle laissa tomber sur sa tète chauve.
Après sa mort, son fils Euphorion fit encore jouer
à Athènes plusieurs pièces que son père avait lais-
sées. Elles furent couronnées ; mais l'auteur n'était
plus.
Il ne nous en reste que sept de toutes celles
qu'il avait écrites : Prométhée , les Sept Chefs de-
vant Thèbes, les Perses , Agamemnon , les Coë-
phores, les Euménides , et les Suppliantes. Toutes
se ressentent de l'enfance de l'art, et les beautés
sont plus de l'épopée que de la tragédie. On y
reconnaît un génie mâle et brut, nourri de la
poésie d'Homère , dont il s'avouait l'imitateur.
Mes pièces , disait-il , ne sont que des reliefs des
festins d'Homère. Mais dans les Coëphores il y a
des beautés vraiment dramatiques, et dans les
Sept Chefs des morceaux d'une très-belle poésie.
Je m'arrêterai principalement sur ces deux der-
nières , après avoir dit un mot de chacune des
autres.
Le sujet de Prométhée est monstrueux. Vul-
cain, accompagné de la Force et de la Violence,
ministres de Jupiter, fait attacher sur le mont
Caucase , avec des chaînes de diamant , le dieu
Prométhée, que le maître des dieux veut punir,
on ne sait pourquoi, d'avoir dérobé le feu du
COURS DE LITTÉRATURE. 3o3
ciel , et d'avoir enseigné aux hommes tous les
arts. Les nymphes de l'Océan, l'Océan lui-même,
et la malheureuse Io , poursuivie aussi par Ju-
piter, viennent tour à tour entendre les plaintes
de Prométhée, que son malheur n'a point abattu,
qui se vante même de savoir le seul moyen que
Jupiter puisse employer pour n'être pas renversé
un jour du trône des cieux, et jure que rien ne
l'obligera de le révéler , à moins qu'on ne le dé-
livre de ses chaînes. Mercure vient le sommer
de dire ce secret, et lui déclare que, s'il s'obstine
au silence , Jupiter va le foudroyer et le laisser
en proie à un vautour qui lui déchirera les en-
trailles. L'inébranlable Prométhée garde le silence,
et brave les menaces de celui qu'il nomme le ty-
ran des dieux. L'arrêt s'exécute : la foudre tombe ,
disperse le rocher où Prométhée est enchaîné, et
la pièce finit. Cela ne peut pas même s'appeler
une tragédie.
Les Perses, dont le sujet est plus rapproché
de la nature, n'offrent rien de plus régulier; mais
on sent combien cet ouvrage devait plaire aux
Athéniens. C'est la défaite des Perses à Salamine,
qui occupe cinq actes en récits, en descriptions,
en présages , en songes , en lamentations : nulle
trace encore d'action ni d'intrigue. La scène est
à Suze. Des vieillards, qui forment le chœur, at-
tendent avec inquiétude des nouvelles de l'expé-
dition de Xerxès. Atossa, mère de ce prince, vient
leur raconter un songe qui l'épouvante. Arrive
3o4 COURS DE LITTÉRATURE.
un soldat échappé de l'armée , qui raconte le dé-
sastre des Perses. Atossa évoque l'ombre de Da-
rius, et, contre l'ordinaire des ombres, qui ne
reviennent que pour révéler aux vivants quelque
grand secret, celle-ci ne paraît que pour enten-
dre de la bouche d' Atossa ce qu'elle-même vient
d'apprendre de la défaite de Xerxès. Au cinquième
acte, Xerxès lui-même paraît seul avec un car-
quois vide, qui est, dit -il, tout ce qui lui reste
de cette prodigieuse armée qu'il avait amenée
contre les Grecs. Il s'est sauvé avec bien de la
peine. Il pleure , il gémit , et ne fait autre chose
que de recommander à sa mère et aux vieillards
de pleurer et de gémir. Toute la pièce d'ailleurs
est remplie, comme on peut se l'imaginer, des
louanges du peuple d'Athènes : il est invincible ,
il est favorisé du ciel, il est le soutien delà Grèce.
Tout cela était vrai alors ; mais le poète met ces
louanges dans la bouche même des ennemis vain-
cus , et l'on sent combien elles en deviennent plus
flatteuses. Il leur montre , pendant cinq actes , les
Perses dans la terreur, dans l'humiliation, dans
les larmes , dans l'admiration pour leurs vain-
queurs. Avec un tel sujet, traité devant des ré-
publicains enivrés de leur gloire, et qui n'avaient
pas encore appris à être difficiles , on pouvait être
couronné sans avoir fait une scène tragique, et
c'est ce qui arriva. Mais après la défaite entière
des Athéniens en Sicile, la destruction de toutes
leurs forces, et la perte de cet ascendant qu'ils
COURS DE LITTÉRATURE. 3o5
avaient dans la Grèce , si quelque poëte eût fait
une tragédie pour leur prouver qu'ils étaient le
premier peuple du monde , je doute qu'ils l'eus-
sent couronné, car les Athéniens se connaissaient
en louanges.
Agamemnon est une pièce froidement atroce.
On est un peu étonné qu'un homme de lettres
qui connaissait les anciens , Lefranc de Pompi-
gnan, à qui nous devons une traduction élégante
d'Eschyle, porte l'enthousiasme de traducteur jus-
qu'à dire que ce poëte a perfectionné l'art qu'il
avait inventé , et se récrie entre autres choses sur
la beauté du caractère de Clytemnestre. « Aga-
« înemnon , dit -il, a le défaut de plusieurs de nos
« pièces modernes. Ses premiers actes ne sont
« qu'une longue exposition ; l'action ne com-
« mence qu'au quatrième. » C'est un peu tard ,
et je ne connais point de pièce sur notre théâtre
à qui l'on ait pardonné une pareille faute. Il
ajoute : « Le cinquième acte est du plus grand
« intérêt. Les personnages de Clytemnestre et de
« Cassandre n'y laissent rien à désirer. » Il est
vrai que les prophéties de Cassandre sont belles ;
mais des prophéties sont un beau détail, et ne
sont point un caractère. Quant à celui de Cly-
temnestre , il me semble qu'on n'y peut rien to-
lérer : elle est d'une atrocité qui révolte. Un grand
crime n'est théâtral qu'avec une grande passion
ou de grands remords. Si Clytemnestre était for-
cenée de jalousie comme Hermione, ou d'ambi-
Cours de Littérature. I. ^O
3û6 COURS DE LITTÉRATURE.
tion comme Cléopatre, je pourrais concevoir son
crime; mais elle n'est ni amoureuse, ni jalouse,
ni ambitieuse. Seulement elle veut tuer son mari,
et le tue. Voilà la pièce. Elle se contente de dire
qu'Agamemnon a mérité la mort en faisant im-
moler sa fille : elle le répète trois ou quatre fois.
Du reste , il ne sort pas de cette ame , que l'idée
d'un semblable forfait devait au moins troubler,
un seul mot de passion , un cri de fureur , un ac-
cent de violence. Il n'y a point d'exemple d'une
scélératesse si tranquille , et par conséquent si
froide. Elle attend son époux pour l'égorger sans
être combattue un moment, et quand elle l'a as-
sassiné , elle sort de son palais pour s'en vanter
devant tout le peuple avec une insolence aussi
calme qu'inconcevable. Il faut l'entendre elle-même
pour juger où en était encore cet art que Pompi-
gnan veut qu'Eschyle ait perfectionné.
« Quand il faut se venger d'un ennemi qui doit
« nous être cher , ne faut - il pas lui tendre un
« piège qu'il ne puisse éviter ? Je méditais depuis
« long-temps cette vengeance légitime : l'occasion
«s'est présentée; je l'ai saisie avec ardeur. Aga-
« memnon ne vit plus : je l'avouerai sans crainte.
« Tout était si bien disposé qu'il ne pouvait ni
« fuir ni se défendre. Il s'est trouvé pris dans un
« superbe voile comme dans des liens indissolu-
« blés. Je l'ai frappé deux fois, et deux fois il a
« gémi sous mes coups. Il tombe à mes pieds, je
« le frappe encore , et ce dernier coup l'envoie
COURS DE LITTÉRATURE. 3o^
« chez Pluton. Il expire: son sang rejaillit sur moi;
« rosée qui m'a paru plus douce que les eaux du
« ciel ne le sont pour les productions de la terre.
« J'annonce sans effroi ce que j'ai fait : il m'est égal
« que vous m'approuviez ou me blâmiez. Voilà le
«corps d'Agamemnon, le corps de mon époux.
«Je n'ai rien commis que de juste; je l'ai poi-
« gnardé : c'est tout ce que j'avais à vous dire. »
( Traduction de Lefranc de Pompignan. )
Je ne doute pas qu'en cet endroit Brumoi ne
répondit comme il fait si souvent : Les Athéniens
étaient un peuple éclairé: comment croire qu'ils
aient applaudi une sottise? Et il conclut qu'il y
a quelque raison que nous ne savons pas , et qui
justifie ce qui nous paraît sans excuse. Avec cette
méthode, il n'y a rien qu'on ne fît trouver bon.
Mais, sans aller plus loin, les Anglais sont assu-
rément un peuple très -éclairé, et tous les jours
ils applaudissent ce que nous ne supporterions
pas. On en trouverait fort bien les raisons ; mais
la logique de Brumoi dispense d'en chercher : ce
qui est beaucoup plus court. Ici , par exemple ,
ne peut-on pas dire que , si cette pièce fut hono-
rée d'un prix, c'est que le théâtre était encore à
moitié barbare et bien loin de la perfection où
Sophocle le porta dans la suite ? Et qui ne sait
qu'à cette époque, ce qui n'est qu'atroce et noir
paraît énergique et grand ? Malheureusement ,
lorsque la corruption et la décadence succèdent
aux modèles et naissent de la satiété, l'on re-
20.
3o8 COURS DE LITTÉRATURE.
tombe , à l'autre bout du cercle , dans le même
abus par où l'on avait commencé , et de nos
jours ce commentaire trouverait aisément son
application.
Au cinquième acte des Coèphores, qui ne sont
autre chose que le sujet connu parmi nous sous
les noms d'Electre et d'Oreste, ce dernier tue sa
mère aussi froidement qu'elle a tué son époux.
Les Eumènides sont la troisième pièce que la
famille des Atrides ait fournie à Eschyle. Il en a
suivi exactement l'histoire dans ses trois tragé-
dies : celle iïAgamemnon , où ce prince est as-
sassiné par sa femme; celle des Coèphores, où il
est vengé par son fils; celle des Eumènides , où
Oreste est en proie aux Furies, fcette dernière est
au moins aussi étrangère à nos mœurs que Pro-
méthée. L'ouverture du théâtre représente les Eu-
mènides endormies à côté d'Oreste dans le temple
de Delphes : c'est Apollon, protecteur de ce mal-
heureux prince , qui est venu à bout de les as-
soupir, et qui lui conseille de profiter de l'oc-
casion et de s'échapper, comme si les Furies de-
vaient être bien embarrassées à leur réveil pour
le retrouver; et puis expliquez la mythologie!
Quoi qu'il en soit, Oreste trouve le conseil fort
bon, et il prend la fuite. Survient l'ombre de
Clytemnestre , qui trouve fort mauvais que les
Furies sommeillent; et en effet, l'on serait tenté
de croire que ces filles de la Nuit ne devraient
jamais sommeiller, tant qu'il y a des coupables à
COURS DE LITTÉRATURE. 30O,
tourmenter. Mais c'est aussi un dieu qui les a
endormies, et leur sommeil est bien dur, car il se
passe beaucoup de temps avant que Clytemnestre
parvienne à les réveiller. Cette scène est curieuse.
En voici une petite partie fidèlement traduite par
Pompignan, mais pour cette fois condamnée par
lui-même :
« Ecoutez mes plaintes , ô divinités infernales !
« écoutez Clytemnestre qui se montre à vous pen-
ce dant votre sommeil ! » ( Ici les Eumènides ron-
« fient. )
CLYTEMNESTRE.
« Vous me répondez par un vain bruit , et votre
« proie s'éloigne. Vous pouvez dormir en effet ;
« les suppliants ne vous importunent guère. »
( Les Eumènides ronflent. )
« Quel profond sommeil ! Mes douleurs ne vous
« touchent pas. Cependant le meurtrier de sa
«mère, Oreste, s'enfuit! » {Les Eumènides ron-
flent. )
« Vous dormez encore ! rien ne peut vous
« éveiller ! Ah ! noires Furies ! vous ne savez faire
« que du mal. » {Les Eumènides ronflent.)
« La Fatigue et le Sommeil se sont unis en-
te semble pour assoupir ces monstres cruels. »
[Les Eumènides ronflent, et une d'elles s'écrie,
en rêvant: Arrête! arrête! arrête!)
Un moment après elles s'éveillent enfin, et se
reprochent leur négligence. Apollon veut les
chasser de son temple : elles le querellent sur la
3lO COURS DE LITTÉRATURE,
protection qu'il accorde à un parricide. « Jeune
«dieu, lui disent- elles , tu as trompé de vieilles
« déesses. » Cependant Oreste s'est enfui de Del-
phes à Athènes , et le poète y transporte la scène
au troisième acte. Ce n'est pas là,, comme on
voit, la règle des unités. Dispute d'Oreste avec
les Furies dans le temple de Minerve : mais ce
n'est pas l'Oreste que nous connaissons, car il
leur parle de sang-froid et avec beaucoup de bon
sens. Il ne paraît pas que ces Furies lui fassent
grand mal., ni même grande peur. Il implore la
protection de Minerve, qui descend au bruit, et
veut savoir de quoi il s'agit. Les Euménides ac-
cusent; Oreste se défend. Minerve s'abstient de
juger une cause qui est, dit -elle, au-dessus des
mortels; mais elle déclare qu'elle va remettre ce
jugement à un tribunal composé des hommes les
plus justes et les plus éclairés d'Athènes. H y a
ici un magnifique éloge de ce tribunal, qui n'est
autre chose que l'Aréopage, dont le poète attri-
bue l'établissement à Minerve, et relève la ma-
jesté jusqu'à le faire juge des dieux et des hom-
mes, puisque Apollon plaide devant lui pour
Oreste contre les Euménides. C'est pourtant pour
cette pièce que l'on voulut lapider Eschyle : il
paraît que ce peuple d'Athènes était fort difficile
à manier. Conclusion : Apollon déclare que « l'en-
« fant est l'ouvrage du père, et non pas de la
« mère, qui n'en est que la dépositaire; que Mi-
« nerve elle-même est née de Jupiter seul , ce qui
COURS DE LITTÉRATURE. 3ll
« prouve qu'on peut se passer de mère » ; et au-
tres raisons de la même force, qui persuadent
pourtant la moitié de l'Aréopage; car, lorsqu'on
va aux voix, les suffrages pour et contre se trou-
vent égaux , et dans ce cas la loi absout. Voilà
Oreste hors d'affaire , et le poète aussi : mais il
faut convenir que voilà une étrange pièce.
Le sujet des Suppliantes est aussi simple que
celui des Euménides est extraordinaire; mais il
n'y a pas plus d'action dans l'une de ces deux
pièces que dans l'autre. Ces suppliantes sont les
quarante filles de Danaùs , qui ont quitté l'Egypte
pour ne pas épouser les fils d'Egyptus : elles
viennent avec leur père supplier Pélasgus, roi
d'Argos, de leur donner l'hospitalité. Trois actes
se passent à savoir s'il les recevra ou non. Au
quatrième, il y consent. Au cinquième, un en-
voyé d'Egyptus vient les réclamer : le roi d'Argos
les refuse, et elles demeurent chez lui. Se dou-
terait-on qu'il y eût là une tragédie?
Le sujet des Sept Chefs en pouvait fournir plus
d'une : c'est celui de la Thébaicle , qu'on a tourné
de tant de manières, sans en faire jamais rien de
bon. « A proprement parler, dit Pompignan, il n'y
« a point d'acteurs dans cette tragédie. Étéocle ne
« se montre que pour écouter des récits, gronder
« des femmes, et expliquer des devises ; Ismène et
« Antigone n'arrivent sur la scène qu'après le
« combat et la mort des deux frères : mais il y a
« dans ce poëme deux personnages invisibles qui
3l2 COURS DE LITTÉRATURE.
« le remplissent depuis le commencement jusqu'à
« la fin, la Terreur et la Pitié. » Très-invisibles en
effet, car j'avoue qu'il m'est impossible de les y
voir. Mais cette pièce offre du moins de grandes
beautés de détail. Les chœurs, une des parties
les plus brillantes d'Eschyle , y sont d'une poésie
admirable. Quant au siège de Thèbes, ce pou-
vait être un grand événement pour les Grecs;
mais pour nous un siège ne peut nous intéresser
qu'autant que les assiégeants et les assiégés sont
respectivement dans des situations critiques et
attachantes. Quand il ne s'agit d'autre chose que
de savoir si la ville sera prise ou non, et qui
régnera d'Étéocle ou de Polynice, dont l'un ne
paraît même pas , et dont l'autre ferait aussi bien,
de ne pas paraître, il n'y a ni terreur ni pitié.
Parmi ces longs récits, ces longues descriptions,
quelques morceaux choisis peuvent donner une
idée du style de Fauteur, et en même temps d'un
genre de beautés qui n'entrerait pas aisément
dans une de nos tragédies. Souffririons-nous que
rénumération des sept chefs qui assiègent Thè-
bes, et la description de leur armure, occupât
un acte entier ? C'est pourtant ce que fait Es-
chyle ; et cet acte est le troisième de la pièce , ce
qui pour nous est encore bien plus extraor-
dinaire. Voici la marche de cet acte. Un officier
thébain rend compte à Étéocle des dispositions
de l'armée des assiégeants. Il y a une attaque pré-
parée à chaque porte , et à chacune commande
COURS DE LITTÉRATURE. 3l3
un des chefs alliés de Polynice. Quand l'officier a
fait la description d'un de ces chefs , le chœur
implore le secours des dieux , Étéocle nomme le
Thébain qui sera chargé àe repousser l'attaque,
et ce détail, qui recommence sept fois, remplit
un acte : nous souffririons à peine qu'il remplît
une scène.
Le terrible Tydée, au bord de l'Isménus,
Menace en frémissant la porte de Prêtais.
Le fleuve vainement s'oppose à son passage,
Vainement le devin, que trouble un noir présage,
Veut arrêter ses pas en attestant les dieux ;
Le guerrier, tel qu'on voit un serpent furieux
Dont les feux du midi, sur un brûlant rivage,
Embrasent les poisons et réveillent la rage ,
Le guerrier du devin accuse la frayeur;
Il méprise un augure , il insulte à la peur.
Il agite, en parlant, trois aigrettes flottantes,
De son casque d'airain parures menaçantes;
Frappe et fait retentir son vaste bouclier,
Industrieux ouvrage, où brille sur l'acier
Cet astre , œil de la Nuit , qui décrit sa carrière
Dans des cieux étoiles que remplit sa lumière.
Ainsi marche au combat ce guerrier orgueilleux :
Une lance à la main et le feu dans les yeux ,
Il appelle à grands cris la guerre et le carnage ;
Semblable au fier coursier qui, bouillant de courage,
Entend bruire de Mars les affreux instruments,
Et répond à ce bruit par des hennissements , etc.
On croit lire V Iliade, et l'épopée n'a pas un
3l4 COURS DE LITTÉRATURE.
autre ton. Étéocle oppose à Tydée Mélanippe fils
d'Astacus. L'officier continue son récit :
A la porte d'Electre, aux assauts destinée,
S'élève comme un roc l'énorme Capanée :
Et que puissent les cieux, prompts à vous exaucer,
Détourner les malheurs qu'il vous ose annoncer !
Nul mortel ne saurait égaler sa stature.
Audacieux géant, qu'agrandit son armure,
Il jure que nos tours tomberont sous son bras ,
Que les dieux conjurés ne nous sauveraient pas.
D'une voix sacrilège , il défie , il blasphème
L'Olympe, le Destin, et Jupiter lui-même.
Il ose se vanter qu'en vain ce dieu jaloux
Armerait contre lui son foudroyant courroux.
Pour lui, tout ce fracas qui fait trembler la terre,
N'est rien que du midi la vapeur passagère.
Pour jeter plus d'effroi, son bouclier d'airain
Présente un homme nu, la torche dans la main,
Et ces sinistres mots : J'embraserai la 'ville.
Contre un tel ennemi vous sera-t-il facile
De trouver un guerrier prêt à se mesurer ?
Qui l'osera combattre?
On voit que l'usage des devises guerrières a
précédé de beaucoup la chevalerie moderne.
Étéocle se propose d'envoyer Poliphonte à la ren-
contre de Capanée, et le Thébain reprend son
discours :
Aux remparts de Minerve, Hippomédon s'avance,
Portant d'un bras nerveux un bouclier immense.
Je l'ai vu, j'ai frémi : la main de l'artisan
COURS DE LITTÉRATURE. 3 i 5
A gravé sur le fer un monstrueux Titan.
Typhée, en rougissant, de sa bouche enflammée
Vomit de longs torrents dune noire fumée.
Des serpents alentour, formant un cercle affreux,
De leurs corps repliés entrelacent les nœuds.
Le cri de ce guerrier inspire l'épouvante ;
Il a la voix, la marche et l'œil d'une bacchante, etc.
Mais plus loin , vers le nord , au tombeau d'Amphion ,
Respirant le ravage et la destruction ,
Le jeune Parthénope, impatient, s'élance.
Non moins présomptueux, il jure sur sa lance,
Seule divinité qu'atteste sa fureur,
Que malgré tous les dieux son bras sera vainqueur.
Brillant fils d'une nymphe, et né sur les montagnes,
Il quitta l'Arcadie et ses belles campagnes,
Lorsqu'un premier duvet, fleur de la puberté,
Ornait à peine encor sa naissante beauté.
Mais né d'un sang divin, il n'est pas moins farouche;
L'orgueil est dans ses yeux, l'insulte est dans sa bouche,
Et son armure même, outrageant nos remparts,
Nous retrace le monstre, horreur de nos regards,
Le Sphinx , de nos malheurs cette impure origine , etc.
C'est bien là le style de l'épopée. Voici celui de
l'ode. Le chœur est formé d'une troupe de jeunes
filles thébaines : épouvantées des horreurs de la
guerre et du sort qui les menace , si Thèbes tombe
au pouvoir du vainqueur, elles adressent leur
prière aux dieux.
Du plus mortel effroi nos sens sont pénétrés.
De combien d'ennemis ces murs sont entourés !
3l6 COURS DE LITTÉRATURE.
Telle du haut des airs la colombe timide
Voit d'un vol effrayant fondre l'autour rapide;
L'infortunée, hélas! tremble pour ses petits,
Et d'une aile impuissante elle couvre leurs nids.
Qu'allons-nous devenir ? Les héros des batailles
Ont fait voler leurs traits autour de nos murailles.
Dieux , protégez les murs que Gadmus a bâtis !
S'il faut qu'à l'étranger ils soient assujettis,
Si vous abandonnez cette ville si chère ,
Des sources de Dircé l'eau pure et salutaire,
Dircé , fleuve sacré , pour vous si plein d'appas ,
Le plus beau que Neptune épanche en ces climats ,
Pourrez-vous habiter dans un plus doux asyle ?
O dieux! qui d'Agénor gardez l'auguste ville,
A nos fiers ennemis renvoyez la terreur;
Brisez entre leurs mains les traits de leur fureur,
Et, sauveurs des Thébains, garants de notre gloire,
Recevez dans nos murs l'encens de la victoire.
Pourriez-vous voir , ô dieux ! ces remparts renommés ,
Par les flambeaux de Mars en cendre consumés ,
Et les filles de Thèbe , à servir destinées ,
Aux pieds de leurs vainqueurs par les cheveux traînées ;
Nos citoyens captifs, amenés dans Argos,
Marchant le front baissé , comme de vils troupeaux ?
Quel désordre! quel bruit! ô ville malheureuse !
Tu pleures tes enfants , ta solitude affreuse.
Hélas! qu'il est cruel pour de jeunes beautés,
A qui l'Hymen gardait de chastes voluptés,
De quitter le séjour de leur paisible enfance,
D'assouvir des soldats la brutale insolence!
COURS DE LITTÉRATURE. 3 I 7
La mort est préférable à cet amas d'horreurs
Qu'à des murs pris d'assaut réservent les vainqueurs.
La victoire inhumaine est le signal du crime.
L'un emporte sa proie ou traîne sa victime;
Une torche à la main l'autre embrase les toits.
L'impitoyable Mars ne connaît plus de lois:
Il marche, ivre de sang, à la lueur des flammes,
Au bruit des fers, aux cris des enfants et des femmes ;
Sa fureur y répond par des rugissements ;
Il foule sous les pieds les plus saints monuments.
Près de lui la rapine , au milieu du carnage ,
Dispute des débris , combat pour le partage :
Les présents de Cérès, ravis et dispersés,
Sont aux pieds des soldats au hasard entassés;
Et, debout devant eux, des captives tremblantes
Font ruisseler le vin dans les coupes sanglantes.
Le sort leur donne un maître : il faut, quel changement!
Devenir de son lit le servile ornement.
Il faut même oublier que jadis une mère
Ne les éleva pas pour ce vil ministère, etc.
Au quatrième acte, on apporte sur le théâtre
les corps sanglants d'Étéocle et de Polynice, tués
l'un par l'autre , et il y a ici une scène dont l'exé-
cution est belle et pathétique, mais qui pour
nous conviendrait mieux à l'opéra qu'à la tra-
gédie. Un chœur de Thébains, et ensuite les
sœurs des deux princes, Ismène et Antigone ?
déplorent tour à tour les crimes, les fureurs et la
mort des deux frères, dont les cadavres sont sous
leurs yeux. C'est une espèce d'ode en dialogue,
3l8 COURS DE LITTÉRATURE.
un duo de plaintes et de regrets, en très-beaux
vers, et d'une forme très-favorable à la musique,
dont les développements seraient ici fort bien
placés; mais tout ce qui arrête et suspend l'action
est dans une tragédie un défaut réel, et c'est
l'inconvénient de cette scène qui est trop pro-
longée, et où la même idée est répétée trop sou-
vent, quoique sous des formes toujours poé-
tiques. Au reste, l'auteur n'avait nulle raison pour
l'abréger, car la pièce est à peu près finie. Le
cinquième acte ne contenait rien autre chose que
la défense de donner la sépulture à Polynice,
qui est mort en combattant contre sa patrie. Il
ne me reste donc, pour terminer l'extrait de
cette pièce , qu'à donner une traduction de la
scène dont je viens de parler.
PREMIER CHOEUR.
O frères insensés ! ô princes déplorables !
Sourds aux conseils de l'amitié,
Vous avez assouvi vos haines implacables,
Et vous voilà tous deux un objet de pitié.
SECOND CHOEUR.
Ils ont de leur famille achevé la ruine ;
Ils n'ont point démenti leur fatale origine.
PREMIER CHOEUR.
Malheureux ! le fer seul a pu vous accorder;
Le fer, de vos débats, seul a pu décider.
L'Euménide attachée à toute votre race
Était auprès d'OEdipe; elle entendait ses cris
COURS DE LITTÉRATURE. 3lC)
Quand il a maudit ses deux fils :
Elle vient d'accomplir sa sanglante menace.
SECOND CHOEUR.
Le fer est descendu jusqu'au fond de leur cœur :
Voyez leurs profondes blessures.
PREMIER CHOEUR.
Le sang inondait leurs armures ;
t leur bouche mourante exhalait leurs fureurs.
SECOND CHOEUR.
Tous deux, en immolant un frère,
Ils poussaient des cris forcenés.
PREMIER COEUR.
Tous deux en combattant semblaient environnés
Des malédictions d'un père.
SECOND CHOEUR.
Le deuil noircit nos tours, et nos murs ont gémi.
Ils sont tombés , nos rois , hélas ! et Thèbes pleure :
Le trône armait le bras de ce couple ennemi;
La terre ouvre à tous deux leur dernière demeure.
PREMIER CHOEUR.
D'autres hériteront de ce trône odieux
Qu'a long-temps disputé leur rage.
Le fer, de leur querelle arbitre impérieux,
Leur a fait un égal partage.
SECOND CHOEUR.
Tous deux n'auront de leur pays
Que la place où leurs corps seront ensevelis.
PREMIER CHOEUR.
Ah! malheureuse entre les mères,
La mère , épouse de son fils ,
»20 COURS DE LITTÉRATURE.
Qui mit au jour, hélas ! ces deux fils sanguinaires,
Pour être à jamais ennemis !
SECOND CHOEUR.
Fiers rivaux que n'a pu réunir la nature ,
Ce sang qui fut puisé dans une source impure,
Ce sang répandu par vos coups,
Se mêle en s'écoulant, se confond malgré vous.
PREMIER CHOEUR.
De la terre exécrable ouvrage ,
Ce métal exterminateur,
Le fer, présent fait à la rage,
Mars, impitoyable vengeur,
Ont ainsi partagé le funeste héritage
Qu'OEdipe à ses enfants laissa dans sa fureur.
SECOND CHOEUR.
De la grandeur ils ont senti l'ivresse,
Ils ont brigue le pouvoir, les trésors :
Dans le sein de la terre ils trouvent leur richesse ,
Et leur royaume est chez les morts.
PREMIER CHOEUR.
L'Euménide , au sein des ténèbres ,
Au moment où le glaive a terminé leurs jours,
Poussa des cris aigus au sommet de nos tours ,
Et lamenta des chants funèbres.
SECOND CHOEUR.
Aux portes de la ville, au pied de nos remparts,
Até , menaçante, inflexible,
Vint asseoir son trophée horrible,
Et sur les combattants attacha ses regards.
Elle vit leur trépas , comme elle vit leurs crimes ,
Et resta satisfaite auprès de ses victimes.
COURS DE LITTERATURE. 021
ISMÈNE.
Polynice!
ANTIGONE.
Etéocle !
ISMÈNE.
O vœux toujours trompés!
ANTIGONE.
Tous deux frappent et sont frappés.
ISMÈNE.
Le sang contre le sang!
ANTIGONE.
Le frère contre un frère !
ISMÈNE.
Ah ! je succombe à ma misère.
ANTIGONE.
D'intarissables pleurs mes yeux seront trempés.
ISMÈNE.
Le malheur nous unit autant que la nature.
ANTIGONE.
Ciel! où sera leur sépulture?
ISMÈNE.
Où donc recevrez-vous , rivaux infortunés,
Les suprêmes honneurs qui vous sont destinés ?
ANTIGONE.
En quel endroit de cette terre?
ISMÈNE.
Au tombeau de nos rois.
ANTIGONE.
A côté de leur père , etc.
Cours de Littérature. 1. 21
322 COURS DT LITTÉRATURE.
Nous voici enfin arrivés au seul ouvrage d'Es-
chyle , du moins de ceux qui nous restent , où
l'on trouve des beautés vraiment tragiques, vrai-
ment théâtrales : c'est la pièce intitulée les Coé-
phores , mot qui signifie porteurs de libations ,
parce que le choeur est composé de femmes es-
claves qui portent des vases et des présents funé-
raires. Ce n'est pas la seule fois que le chœur a
donné son nom aux tragédies des Grecs. Les
Phéniciennes d'Euripide , dont le sujet est préci-
sément la Thébaïde , sont appelées ainsi , parce
que le chœur est composé de femmes de Phé-
nicie , et les Trachiniennes de Sophocle , dont le
sujet est la mort d'Hercule, tirent aussi leur nom
de femmes de Trachine, ville de Thessalie, où
se passe la scène. Celle des Coëphores est dans
Argos. Le sujet est la vengeance qu'Electre et
Oreste veulent tirer du meurtre d'Agamemnon,
assassiné par leur mère Clytemnestre. Ce sujet,
traité tant de fois parmi les modernes, n'a pas
excité moins d'émulation chez les anciens. Il a
été un objet de concurrence entre Eschyle, Euri-
pide et Sophocle. On n'avait pas alors cette ridi-
cule et révoltante injustice de croire que ce fut
un crime de s'exercer sur un sujet déjà manié
par un autre auteur. Cette noble rivalité ne pas-
sait pas pour une basse jalousie, et les Grecs,
occupés de leurs plaisirs, ne calomniaient pas si
maladroitement ceux qui leur en préparaient de
nouveaux. Le vaste champ des arts est ouvert à
•
COURS DE LITTÉRATURE. 3^3
tout le monde : nulle partie n'en appartient ex-
clusivement à celui qui le premier y a porté la
main; et les traces mêmes du génie, toutes res-
pectables qu'elles sont, ne rendent point sacri-
lège celui qui s'avance sur la même route.
Les Coëphores sont encore une pièce très-
imparfaite : mais le sujet en est dramatique; on
commence à voir quelque idée d'une action théâ-
trale. Eschyle est même le premier qui ait ima-
giné d'introduire Oreste apportant la fausse nou-
velle de sa propre mort : invention heureuse et
qui a été suivie. Mais d'ailleurs il y a peu d'art
dans la pièce. La reconnaissance du frère et de
la sœur n'est nullement ménagée : au moment où
Electre voit des cheveux sur le tombeau d'Aga-
memnon , elle songe à son frère , et fait des vœux
pour son retour. Oreste, qui est caché dans le
voisinage, se montre aussitôt, et dit : Je suis celui
que vous désirez; je suis Oreste. Égisthe et Cly-
temnestre ne paraissent qu'un moment et pour
être égorgés. Nul développement dans les carac-
tères , nulle suspension dans les événements.
Electre et Oreste ne sont jamais en danger; et
leur danger devait être la plus grande source
d'intérêt. Mais enfin le style et le dialogue sont
du ton de la tragédie, et la scène qui ouvre le
second acte est d'un ordre supérieur. C'était pour
la première fois que Melpomène prenait un ton
si élevé. On aime à voir ces premiers efforts d'un
art naissant; et ce doit être une chose digne d'at-
3lf[ COURS DE LITTÉRATURE.
tention qu'une scène d'Eschyle que le grand
Racine admirait comme un des plus beaux mo-
numents de la tragédie antique. Elle est d'abord
d'un appareil très -imposant, et ce n'est pas la
seule fois qu'Eschyle a pu servir de modèle dans
cette partie de l'art , qui consiste à donner à la
représentation une pompe qui fait partie du sujet
et ajoute à la situation. Electre s'avance portant
des libations et des offrandes, et suivie d'un
chœur de femmes esclaves , qui portent aussi des
vases et des présents : c'est Clytemnestre qui a
chargé Electre de ces dons funèbres, destinés à
honorer le tombeau d' Agamemnon , et à fléchir ,
s'il se peut , son ombre irritée. Pour entrer dans
l'esprit de cette scène, il faut bien se souvenir
du pouvoir que les anciens attachaient aux impré-
cations religieuses et à la vengeance des mânes.
Si Electre balance, comme on va le voir, à im-
plorer l'ombre d' Agamemnon et à maudire ses
assassins , c'est qu'elle est bien sûre que sa prière
ne sera pas vaine , qu'elle sera entendue des dieux
infernaux, et qu'ils se chargeront de l'exaucer.
Demander la mort des coupables, c'est demander
la mort de sa mère: elle tremble, elle hésite, et
le chœur la rassure et l'encourage. Parmi nous,
elle balancerait moins à prononcer des malédic-
tions dont l'effet ne nous paraîtrait pas devoir
être si prompt et si infaillible, et qui d'ailleurs
semblent être le cri naturel des opprimés et la
consolation de l'impuissance. C'est par une suite
COURS DE LITTÉRATURE. 3'23
de cette même croyance, qui n'est pas la nôtre,
que Clytemnestre elle-même s'efforce d'apaiser,
autant qu'il est possible, l'ombre de son époux
massacré, et n'ose se présenter devant sa tombe,
qu'elle profanerait par sa présence. Elle envoie
sa fille, qui est innocente, et qui doit être chère
à son père ; et sa fille saisit ce même instant pour
faire d'un sacrifice expiatoire une invocation de
vengeance et de haine adressée aux divinités in-
fernales, et dont l'effet doit tomber sur Cly-
temnestre. Cette idée est grande et sublime , et
le moment où Electre se résout à lancer enfin ces
fatales imprécations devait faire frémir les spec-
tateurs.
Electre, aux femmes qui la suivent.
Vous , qu'en mon infortune il m'est permis de voir,
Esclaves qui m'aidez dans ce triste devoir,
Quels vœux puis-je former sur le tombeau d'un père ?
En épanchant les eaux du vase funéraire ,
Dirai-je : «Agamemnon, c'est ton épouse en pleurs
« Qui t'offre , par mes mains , les dons de ses douleurs.
« Aux mânes d'un époux elle offre cet hommage! »
Non, je ne l'ose pas. Hélas! et quel langage,
Quelle prière encore et quels souhaits pieux
Conviennent à sa fille en ces funèbres lieux ?
Parlez, qu'en ce moment vos avis m'encouragent.
Ah! sur les meurtriers dont les présents l'outragent,
Si ma voix, appelant sa vengeance et ses coups ,
De ses mânes trahis attestait le courroux!
Si mon cœur en croyait ce transport qui l'anime
3^6 COURS DE LITTÉRATURE.
Enfin, puisque je viens pour expier un crime,
Dois-je jeter au loin ces vases odieux ,
Et fuir avec horreur en détournant les yeux ?
J'implore vos conseils ; je m'y soumets sans peine :
Vous partagez ici mes malheurs et ma chaîne.
Ne craignez rien; songez que, sous les lois du sort,
L'esclave et le tyran sont égaux dans la mort:
Ne dissimulez point, et bannissez la crainte.
LE CHOEUR.
Nous sommes sans effroi , nous parlerons sans feinte.
ELECTRE.
J'en jure le tombeau du plus grand des mortels ,
Plus auguste pour moi, plus saint que les autels,
Ah! si vous révérez la cendre de mon père,
Vous pouvez tout sur moi ; sa fille vous est chère.
Parlez.
LE CHOEUR.
En arrosant ce marbre inanimé,
Invoquez ce héros pour ceux qui l'ont aimé.
ELECTRE.
Et qui dois-je nommer?
LE CHOEUR.
Les ennemis d'Egisthe.
ELECTRE.
Moi?
Vous.
LE CHOEUR.
ELECTRE.
Moi seule, hélas!
LE CHOEUR.
Cet abandon si triste
COURS DE LITTÉRATURE. 3»7
Vous fait-il oublier qu'il est encor?... Mais non:
C'est à vous seule, Electre, à prononcer ce nom.
ELE CTRE.
Quel est donc votre espoir? et qui voulez-vous dire ?
LE CHOEUR.
O reste est loin de vous, mais Oreste respire.
ELECTRE.
Quel jour luit dans mon cœur!
LE CHOEUR.
Ce cœur infortuné
Ne doit rien voir ici qu'un père assassiné.
Contre ses assassins....
ELECTRE.
Faut-il que je vous croie?
LE CHOEUR.
Demandez à grands cris que le ciel vous envoie....
EL ECTRE.
Des juges ? des vengeurs ?
LE CHOEUR.
Un dieu pour vous armé ,
Ou bien quelque mortel par les dieux animé ,
Qui.... ( gardez d'écouter des sentiments timides )
Qui verse sans pitié le sang des parricides.
ELECTRE.
Est-ce à moi, juste ciel ! à moi qu'il est permis
De souhaiter la mort à de tels ennemis ?
LE CHOEUR.
Tout est permis sans doute à qui poursuit le crime,
A qui s'en voit encor l'esclave et la victime.
ELECTRE.
Eh bien donc , ô Mercure , ô dieu des sombres bords î
OlS COURS DE LITTÉRATURE.
Dont le sceptre tranquille est redouté des morts,
Va présenter mes vœux à ces dieux inflexibles
Dont mon père aujourd'hui subit les lois terribles ;
A la terre, par qui tout naît et se détruit,
Qui rappelle en son sein tout ce qu'elle a produit.
O mon père ! reçois cette liqueur sacrée.
( Elle répand des libations. )
Je t'appelle, 6 grande ombre en mon cœur adorée î
Jette un œil de pitié sur tes tristes enfants ;
Fais que dans ton palais ils rentrent triomphants î
Maintenant poursuivis, trahis par une mère,
Ils ne peuvent trouver d'asyle sur la terre.
On a souillé ton lit, et ton épouse, ô ciel!
Y reçoit dans ses bras ton assassin cruel.
Oreste est fugitif, et moi, je suis esclave;
Et ce lâche oppresseur, Egisthe qui nous brave,
Qui s'assied sur ton trône, et rit de nos soupirs,
Livrant aux voluptés ses coupables loisirs ,
Riche de tes trésors, tranquille sur sa proie,
Dévore insolemment les dépouilles de Troie.
Mon père , entends ma voix : fais qu'Electre à jamais
Eloigne de son cœur l'exemple des forfaits,
Des destins ennemis supporte les injures,
Et conserve des mains innocentes et pures.
Tels sont mes vœux pour moi, pour ton malheureux fils.
Exauce d'autres vœux contre tes ennemis:
Parais, élève-toi de ta tombe insultée;
Parais, qu'à ton aspect leur ame épouvanter
Ressente cet effroi , précurseur du trépas ;
Lance sur eux ces traits que l'on n'évite pas ,
Que prépare et conduit Némésis indignée ;
Viens , donne-leur la mort comme ils te l'ont donnée.
COURS DE LITTÉRATURE. 32f)
[aux suivantes. )
Et vous, faites entendre autour de ce cercueil
Les chants de la tristesse et les hymnes du deuil.
LE CHOEUR.
Pleurons, pleurons sur notre maître,
Sur notre maître malheureux.
Pleurons sur ses enfants : ah! ses entants, peut-être.
Ont un sort encor plus affreux.
La source de nos pleurs ne peut être tarie :
Que son ombre en soit attendrie.
Mêlons , mêlons nos pleurs à ces libations
Qu'Electre vient répandre
Sur cette auguste cendre ,
Près de qui le Destin veut que nous gémissions.
O grand Agamemnon ! du séjour des ténèbres ,
Entends nos cris funèbres !
Le malheur trop long-temps s'est reposé sur nous :
Que sur nos ennemis désormais il s'arrête.
ELECTRE.
Je dévoue aux enfers, à la mort, à tes coups
Leur criminelle tête.
LE CHOEUR.
Qui sera ton vengeur ? qui nous sauvera tous ?
O Mars ! de sang insatiable !
O Mars ! c'est à toi de frapper.
Descends , prends dans tes mains ce glaive inévitable ,
Qui vient moissonner le coupable
Au moment qu'il croit échapper.
On peut résumer qu'Eschyle a inventé la scène ,
le dialogue et l'appareil théâtral; qu'il a le pre-
mier traité une action ; qu'il a été grand poète
dans ses chœurs; qu'il s'est élevé dans quelques
33o COURS DE LITTÉRATURE.
scènes au ton de la vraie tragédie ; qu'enfin il a
eu la gloire d'ouvrir la route où Sophole et Euri-
pide ont été bien plus loin que lui.
SECTION III.
De Sophocle.
Il ne nous reste des nombreux ouvrages qui
remplirent sa longue carrière , que sept tragé-
dies, les Trachiniennes , Ajax furieux , Antigone,
Œdipe roi, OEdipe à Colonne, Electre, et Phi-
loc tète.
Tout le monde sait que Sophocle a fait de
belles tragédies : l'on ignore communément qu'il
commanda les armées, et fut élevé à la dignité
d'archonte, la première de la république d'A-
thènes. On a souvent rappelé ce procès intenté
par l'ingratitude et gagné par le génie ; cette
odieuse accusation des enfants de Sophocle , qui ,
las d'attendre son héritage, et impatients de sa
longue vieillesse, demandèrent son interdiction
à l'Aréopage, sous prétexte que sa tète était af-
faiblie. Le vieillard, pour toute défense, demanda
aux juges la permission de leur lire la dernière
pièce qu'il venait d'achever. C'était son OEdipe
à Colonne, ouvrage qui devait confondre dou-
blement ses accusateurs, puisqu'il y représente
un père dépouillé par des fils ingrats : il semblait
qu'un sentiment secret lui eût dicté sa propre
histoire. Il fut reconduit jusque chez lui avec
COURS DE LITTÉRATURE. 33 I
des acclamations; et, plus indulgent qu'QEdipe,
il pardonna à ses enfants. Il avait près de cent
ans, et avait composé cent vingt tragédies lors-
qu'il fut couronné devant toute la Grèce aux jeux
olympiques. Il mourut dans les transports de sa
joie et dans le sein de la gloire. Il n'a manqué au
Sophocle de nos jours, pour être aussi heureux
que l'ancien , que de mourir comme lui au milieu
de son triomphe.
Je commencerai par ceux de ses ouvrages qui
nous sont le moins familiers, parce qu'ils n'ont
pas encore été transportés sur notre théâtre; je
finirai par ceux qu'on y a pour ainsi dire natu-
ralisés , et sur sept , il y en a quatre , les deux
OEdipes , Electre et Philoctète.
Le sujet des Trachiniennes est la mort d'Her-
cule , causée par la jalousie de Déjanire et la fatale
robe de Nessus. Les alarmes et les inquiétudes de
cette femme , qui attend son époux absent depuis
plus d'un an, un chœur de jeunes filles et son
fils Hyllus, qui la rassurent et la consolent, forment
l'exposition de la pièce. Déjanire est d'autant plus
inquiète , qu'un oracle a prédit qu'Hercule périrait
dans l'expédition d'OEchalie pour laquelle il est
parti, ou que, désormais rendu à lui-même, il
jouirait , après tant de travaux , d'un destin doux
et tranquille : oracle à double sens , comme tant
d'autres ; car ce repos ne veut dire ici que la mort
qui attend Hercule au retour, et le bûcher d'où il
s'élèvera dans l'Olympe. Déjanire aime dans Her-
i3a COURS DE LITTÉRATURE.
cule un héros , un libérateur et un époux. Elle se
plaint que la gloire l'enlève trop souvent à sa ten-
dresse. «Vous serez épouses quelque jour , dit-elle
« à ces jeunes filles qui l'entourent , et vous saurez
« alors tout ce qu'on peut souffrir dans la situation
« où je suis. » C'est un endroit que Racine paraît
avoir imité dans Andromaque, quand cette prin-
cesse dit à Hermione :
Vous saurez quelque jour,
Madame, pour un fils jusqu'où va notre amour, etc.
Un envoyé vient annoncer à la reine qu'il a
rencontré Lycas, l'ami d'Hercule, qui précède
son maître ; que ce héros revient triomphant , et
lui envoie les dépouilles des ennemis et les cap-
tives qu'il a ramenées. En effet , Lycas paraît un
moment après , suivi de toutes ces femmes prison-
nières , qui se rangent au fond du théâtre. On
distingue à leur tète la jeune Iole, remarquable
par sa beauté. Déjanire, à cette vue , éprouve un
mouvement douloureux , qu'elle attribue à la pitié
que lui inspire le sort de ces infortunées; mais
le spectateur démêle déjà les premières impres-
sions de la jalousie. La reine s'occupe particulière-
ment de cette jeune captive ; elle est touchée de
sa beauté , de sa douleur modeste et noble* Elle
l'interroge plusieurs fois. Iole baisse les yeux et
garde le silence. La reine interroge Lycas , qui ne
lui donne aucune lumière. Elle le fait entrer avec
toutes les prisonnières dans l'intérieur du palais.
COURS DE LITTÉRATURE. 333
Un homme survient, et s'offre à lui révéler un
secret important : elle lui ordonne de- parler. Il
lui apprend que Lycas la trompe; que Lycas a
lui-même avoué , en arrivant , les nouvelles fai-
blesses d'Hercule ; que ce héros , épris des charmes
d'Iole , n'a fait la guerre à Euryte , roi d'OEchalie,
que pour ravir sa fille , et qu'Iole , bien loin d'être
traitée en captive, va régner en souveraine sur
la Thessalie et sur Déjanire elle-même. « Malheu-
« reuse ( s'écrie-t - elle ) ! quel serpent ai-je reçu
« dans mon sein ! » Lycas reparaît pour prendre
ses ordres, et près d'aller rejoindre Hercule qui
s'est arrêté au promontoire de Cénée pour faire
un sacrifice à Jupiter, Déjanire irritée lui repro-
che sa perfidie. Elle sait tout , et veut tout savoir :
c'est le cri de la jalousie. Elle s'emporte, elle me-
nace. Lycas persiste à nier qu'il sache rien de ce
qu'elle demande. Alors elle feint de s'apaiser par
degrés : elle n'est indignée que de ce qu'on veut
lui en imposer; car d'ailleurs elle est accoutumée
à pardonner aux infidélités de son époux. Enfin
elle fait si bien , que Lycas ne croit plus devoir
lui cacher ce qu'après tout, dit -il, son maître
ne cache pas lui-même. Toute cette scène est
parfaitement conduite , et l'on voit déjà un art
inconnnu à Eschyle. C'est alors que Déjanire ,
occupée tout entière des moyens d'écarter sa ri-
vale et de regagner le cœur de son époux, se
ressouvient que le sang de Nessus est un philtre
qui, si elle en croit ce que lui a dit le centaure
334 COURS DE LITTÉRATURE.
mourant , rallume l'amour près de s'éteindre. Elle
teint de ce sang une robe qu'elle envoie à son
mari, et qu'elle remet à Lycas. Ce n'est pourtant
pas sans inquiétude et sans effroi qu'elle se résout
à employer ce charme inconnu dont elle n'a pas
encore fait l'épreuve; car son caractère n'a rien
d'odieux , et elle n'a pas une pensée coupable : elle
n'est que jalouse et crédule. A peine Lycas est-il
parti, qu'elle confie au chœur ses alarmes, ses
remords, ses funestes pressentiments. Elle se rap-
pelle que les flèches qui ont percé Nessus étaient
infectées des poisons mortels de l'hydre de Lerne.
Elle se livre au désespoir, et jure que , s'il faut que
son mari soit victime de son imprudence , elle ne
lui survivra pas un moment. Ses craintes ne tar-
dent pas à être confirmées. Son fils Hyllus , qui
était allé au-devant de son père , l'a vu revêtir la
robe empoisonnée , et en a vu les horribles effets.
Cette description, digne du pinceau de Sophocle,
remplit le quatrième acte. Ces sortes de morceaux
plaisaient infiniment aux Grecs, et occupaient chez
eux beaucoup plus de place que nous ne leur en
permettons aujourd'hui. Hyllus accable sa mère
de reproches. Elle sort sans répondre un seul
mot, et l'on apprend, un moment après, qu'elle
s'est donné la mort , et que son fils lui-même ,
instruit de l'erreur qui l'avait rendue criminelle, a
embrassé sa mère mourante , et l'a baignée de ses
larmes. On apporte sur le théâtre le malheureux
Hercule, que l'excès de ses maux a endormi un
COURS DE LITTÉRATURE. 335
moment. Il se réveille bientôt, et le spectacle pro-
longé de ses douleurs est une sorte de situation
passive qui réussirait moins parmi nous que chez
les Grecs , sur-tout dans un cinquième acte : nous
voulons aller plus rapidement au but. Au reste,
on peut s'attendre que Sophocle ne met dans sa
bouche que des plaintes éloquentes et dignes
d'Hercule. Cicéron les a traduites en vers latins,
et Racine le fils en vers français.
Plus barbare pour moi qu'Eurysthée et Junon ,
O fille d'OEnéus ! quelle est ta trahison !
Et quels sont les tourments dont tu me rends la proie,
Par le fatal présent que ta fureur m'envoie !
Tu m'as enveloppé de ce voile mortel ,
Ce voile que pénètre un poison si cruel,
Voile affreux qu'ont tissu Mégère et Tisiphone.
Tout mon sang enflammé dans mes veines bouillonne ;
Je succombe , je meurs brûlé d'un feu caché ,
Qu'allume en moi ce voile à mon corps attaché.
Ainsi ce que n'ont pu , dans l'horreur de la guerre ,
Centaures ni géants, fiers enfants de la terre,
Ce que tout l'univers n'osa jamais tenter,
Une femme le tente, et l'ose exécuter.
Mon fils , soutiens ton nom : ton amour pour ton père
Doit effacer en toi tout amour pour ta mère.
Va chercher , va saisir celle qui m'a trahi ,
Traîne-la jusqu'à moi, va, cours et m'obéi.
Cours venger.... Mais hélas! que fais-je, misérable!
Je pleure, et jusqu'ici, d'un front inébranlable,
De tant d'affreux revers j'ai soutenu l'horreur.
Mon fils, de ce poison vois quelle est ]a foreur!
336 COURS DE LITTÉRATURE.
. Ose approcher ; et vous , accourez tous ensemble ,
Peuples , que dans ces lieux mon malheur vous rassemble !
Contemplez en moi seul tous les tourments divers.
Ah! précipite-moi dans le fond des enfers,
Termine par ta foudre et ma vie et ma honte ,
Grand Dieu ! témoin des maux dont l'excès me surmonte.
Qu'est devenu ce corps que j'ai reçu de toi ?
Mes membres t'offrent-ils quelque reste de moi ?
Non , cette main si faible et presque inanimée
N'est plus la main fatale au lion de Némée.
Est-ce donc là ce bras de Cerbère vainqueur,
Ce bras dont le Centaure éprouva la vigueur,
Ce bras qui fit tomber le monstre d'Érimanthe,
L'Hydre contre mes coups sans cesse renaissante,
Et l'affreux surveillant de ce fruit renommé ;
Ce bras qu'aucun mortel n'a jamais désarmé, etc. ?
Dans les principes du théâtre grec, cette tra-
gédie est fort bien conduite. Pour nous, le sujet
aurait quelques inconvénients et demanderait à
être traité différemment. La Déjanire de Sophocle
est très - dramatique : son Hercule ne l'est pas.
Nous ne voudrions pas qu'un héros ne parût sur
la scène que pour y mourir, que sa maîtresse
ne fît qu'un personnage muet , et qu'en mourant
il la résignât à son fils , comme fait Hercule dans
Sophocle. Mithridate en fait autant pour Monime;
mais il sait qu'elle aime Xipharès, et leurs amours
ont fait le nœud de la pièce : ceux d'Iole et
d'Hercule ne sont qu'en récit. Nous verrons
tout à l'heure un autre exemple encore plus
frappant, qui nous prouvera que l'amour n'en-
COURS DE LITTÉRATURE. $?>']
trait point dans le système théâtral des Grecs. Ce
sujet de la mort d'Hercule a été traité plusieurs
fois parmi nous, soit en tragédie, soit en opéra,
et toujours sans aucun succès. Le rôle d'Hercule
est très-difficile à faire : ces sortes de personna-
ges , dont la grandeur est plus qu'humaine , ne
sont guère faits pour notre système tragique. Je
crois pourtant qu'avec un véritable talent pour
la scène, on pourrait tirer parti de ce sujet. Les
rôles de Déjanire. d'Iole, du jeune Hyllus, sont
susceptibles d'intérêt , sur - tout si la rivalité des
deux femmes était traitée avec art, et que la
jeune Iole, insensible à l'amour d'Hercule, en
eût pour son fils. 11 est pourtant vrai de dire que
ces sortes d'intrigues amoureuses sont un peu
épuisées, et que ces sujets anciens ne peuvent se
rajeunir aujourd'hui que par la magie des cou-
leurs poétiques.
Le sujet d: 'Ajax furieux est d'abord le déses-
poir de ce héros, dont la raison est aliénée par
Minerve , après qu'Ulysse a remporté sur lui les
armes d'Achille ; ensuite sa mort et ses funérailles.
Il n'y a pas autre chose, et il n'en faut pas plus
pour faire une tragédie grecque. Ne nous hâtons
pas de condamner, et ne perdons pas de vue leurs
mœurs et leur religion ; songeons que nous som-
mes pour un moment à Athènes. Quand le cin-
quième acte iïOreste, que Voltaire avait trop fidè-
lement imité du grec, fut mal reçu par le public
de Paris, C'est pourtant Sophocle, disait l'auteur
Cours de Littérature. T. ^^
338 COURS DE LITTÉRATURE.
à madame de Graffigny. Elle lui répondit en pa-
rodiant un vers des Femmes savantes :
Excusez-nous , monsieur, nous ne sommes pas Grecs.
Elle avait raison. Quand on fait des tragédies en
France, il faut les faire pour des Français; et Vol-
taire le sentit, car il fit un autre cinquième acte.
Mais ce qu'on disait à Voltaire, on ne doit pas
le dire à Sophocle : on ne peut pas lui reprocher
d'avoir écrit pour sa nation. Ce qui est faux et
monstrueux est condamnable par -tout; mais ce
qui n'a d'autre défaut que d'être appuyé sur ces
idées conventionnelles qui varient d'un peuple à
l'autre , ne peut pas être reproché à l'auteur.
Voyons \Ajax d'après ce principe, et, si nous n'y
trouvons pas une tragédie française , nous y trou-
verons du moins de quoi admirer le poëte grec.
La première chose à remarquer, comme n'é-
tant pas dans nos usages, c'est l'intervention d'une
divinité. Minerve est un des personnages de la
pièce; elle ouvre la scène avec Ulysse près du
pavillon d'Ajax. Ce guerrier a fait, pendant la
nuit, un massacre horrible de troupeaux et de
ceux qui les gardaient. La déesse protectrice des
Grecs dit à Ulysse que , pour les sauver de la fu-
reur d'Ajax, elle lui a ôté la raison, au point qu'il
a assouvi sur de vils animaux et d'innocents ber-
gers la rage qu'il croyait exercer sur les Atrides
et sur Ulysse. Elle veut rendre celui-ci le témoin
invisible de l'état de démence où elle a réduit
COURS DE LITTÉRATURE. 339
son malheureux rival. Elle appelle Ajax, qui sort
de sa tente , et se vante d'avoir tué le fils d'Atrée
et les autres rois. Quant à celui d'Ithaque , il le
tient renfermé, dit-il, pour le faire périr dans un
long supplice. Il rentre, et Minerve, s'adressant
à Ulysse, lui dit :
Eh bien ! des immortels vous voyez la puissance.
Voilà ce grand Ajax , la terreur des guerriers !
L'oubli de sa raison a flétri ses lauriers :
Les dieux l'ont égaré , sa gloire est éclipsée.
ULYSSE.
Je le vois et le plains : loin de moi la pensée
D'insulter* au malheur même d'un ennemi !
Quel affreux changement ! Mon cœur en a frémi.
Je dois vous l'avouer : son infortune extrême,
Par un retour secret , m'a consterné moi-même.
Que sommes-nous , hélas î nous fragiles humains .
Fantômes passagers, vains jouets des Destins!
MINERVE.
Redoutez donc ces dieux, dont vous êtes l'ouvrage:
Ne prononcez jamais un mot qui les outrage.
Que l'éclat des grandeurs ne vous puisse éblouir :
Vous voyez qu'un moment peut les anéantir.
Gardez que la valeur, le pouvoir, la richesse,
Ne vous fassent de l'homme oublier la faiblesse.
Le courage modeste est protégé des cieux ,
Et le mortel superbe est en horreur aux dieux.
Cette morale religieuse et cette honorable pro-
tection que Minerve accorde aux Grecs devaient
leur plaire également, et c'était un double mé-
22.
34o COURS DE LITTÉRATURE.
rite pour l'auteur. Quant à l'égarement d'Ajax,
observons que les anciens et les modernes ont em-
ployé sur le théâtre l'aliénation d'esprit comme
un moyen d'intérêt. Les Anglais sur-tout en ont
fait un fréquent usage, mais avec plus de succès
dans leurs romans que dans leurs drames. La
folie, l'une des misères les plus humiliantes de la
condition humaine, nous inspire aisément cette
pitié dont nous voyons avec plaisir qu'Ulysse lui-
même ne peut se défendre dans la scène de So-
phocle; mais aussi n'oublions pas que la folie
est tout près du ridicule. Il faut donc beaucoup
d'art pour la montrer aux hommes, jet sur -tout
il faut qu'elle ne soit que passagère, et tienne à
une de ces grandes passions ou de ces grandes
infortunes qui peuvent troubler la raison. On
sent qu'il serait trop aisé de faire déraisonner un
homme pendant toute une pièce , et que ce spec-
tacle , à la longue , ne peut être que dégoûtant
et fastidieux. L'art consiste à jeter dans le langage
confus qui convient à ces sortes d'accès des choses
vraies et senties, où Famé paraît se trahir elle-
même, et se peint sans le vouloir par des mots
qui s'échappent d'une tête en désordre, et nous
frappent comme des éclairs dans la nuit; car la
folie est comme l'enfance ; elle intéresse , parce
qu'elle ne trompe pas. Sophocle ne montre celle
d'Ajax que dans une scène très -courte, et qu'il
relève, autant qu'il est possible, par la noble
compassion d'Ulysse et les sages leçons de Mi-
COURS DE LITTÉRATURE. 3/j1
nerve; car d'ailleurs la démence d'Ajax ne pro-
duirait sur nous aucun effet , et nous serions peu
touchés de le voir rentrer dans sa tente pour aller
battre de verges Ulysse , qu'il a , dit-il , attaché à
une colonne. Mais ce qui est intéressant, c'est le
moment où Minerve, pour le punir, permet qu'il
revienne à lui-même et retrouve toute sa raison.
C'est alors qu'en voyant les excès honteux où il
s'est emporté, il tombe dans un désespoir digne
d'un héros qui s'est avili : c'est là que son rôle
devient pathétique et théâtral; sa douleur pro-
fonde intéresse , et l'on admire ensuite sa fermeté
tranquille quand il se résout à mourir. Tecmesse,
épouse d'Ajax, autrefois sa captive, attirée par
les cris des Salaminiens qui demandent à voir
leur roi , leur fait une peinture très-touchante de
l'état où il est réduit. « Il est revenu de sa fureur,
« dit-elle, mais son mal n'en est que plus terrible.
« Plongé dans une sombre tristesse , il me fait
« trembler. Il ignorait son malheur, et il le con-
, « naît. » Mot d'une grande vérité. Elle l'entend
qui appelle son fils Eurysace. « Ah! mon fils! s'é-
« crie-t-elle en frémissant , il t'appelle ! » Mouve
ment naturel qui peint bien tout ce qu'on peul
craindre d'Ajax. Il paraît, et Sophocle le fait par-
ler avec cette éloquence tragique que la prose
dégraderait trop, et que la poésie seule peut
rendre. Les anciens excellaient à peindre ces
douleurs de héros, à prêter à ces personnages
fameux un langage proportionné à l'idée de leur
34^ COURS DE LITTÉRATURE.
grandeur. Mais cette grandeur a besoin de Ja
perspective du théâtre, et des couleurs poétiques;
Ja prose, trop rapprochée de nous, la* dénient
pour ainsi dire, et fait tomber l'illusion. Cette
raison seule suffirait pour faire voir combien c'est
dénaturer la tragédie que de lui ôter le langage
qui lui appartient. Rien ne fait moins d'honneur
à notre siècle que d'avoir imaginé cette ridicule
innovation. Une tragédie en prose ne peut être
qu'un monstre né de l'impuissance et du mau-
vais goût ; et il faut pardonner aux artistes de ne
pas voir de sang-froid qu'on abuse à ce point de
l'esprit philosophique pour attenter aux beaux-
arts.
C'est aussi par ce motif que, toutes les fois que
j'ai voulu donner une idée des beautés du théâtre
grec, j'ai essayé de vaincre la difficulté de tra-
duire en vers , comme j'ai fait ci-devant pour Es-
chyle, et comme je le ferai encore tout-à-1'heure
pour Sophocle et Euripide.
Tecmesse, qui prévoit le funeste dessein d'Ajax,
emploie, pour l'en détourner, tout ce que l'a-
mour conjugal et maternel a de plus touchant.
Il demande à voir son fils encore enfant, et ces
scènes puisées dans la nature sont, comme on
sait, le triomphe des poètes grecs. Tecmesse le
conjure encore au nom des dieux Il l'inter-
rompt : « Ignorez-vous que je ne dois plus rien
« aux dieux ?» Cependant il commence à craindre
que sa femme et ses sujets ne s'opposent à sa ré-
COURS DE LITTÉRATURE. 3^3
solution. Il feint de céder, et sort comme pour
aller se purifier dans une fontaine lustrale , et
ensevelir dans la terre la fatale épée qu'il a re-
çue d'Hector, et dont il a fait un si honteux
usage. Arrive un envoyé de Teucer qui demande
Ajax. On lui répond qu'il est absent. Là -dessus
il s'écrie qu'un oracle de Calchas avait marqué
ce jour comme celui que Minerve destinait à sa
vengeance, et avait prédit que, si dans ce jour
Ajax sortait, c'était fait de lui. Tout cet acte est
un peu de remplissage. Il y a des longueurs que
notre théâtre ne comporte point , et l'oracle an-
nonce trop l'événement qui va suivre. Ajax ren-
tre. Il a enfoncé la garde de son épée dans la
terre pour se précipiter sur la pointe , tandis que
tout s'est dispersé pour aller le chercher. Il y a
de l'adresse dans l'auteur à écarter ainsi tout ce
qui pourrait s'opposer au dessein d'Ajax, et l'on
reconnaît ici les vraisemblances théâtrales qu'il
a observées le premier.
Pour bien juger le monologue qui termine le
rôle d'Ajax, il faut se souvenir de l'importance
extrême que les anciens attachaient aux hon-
neurs de la sépulture. En être privé , était pour
eux un des plus cruels affronts et un des plus
grands malheurs : ce n'était qu'après l'avoir re-
çue avec les cérémonies accoutumées que leur
ombre pouvait passer le Styx, et reposer dans la
demeure des morts; c'était sur leurs tombeaux
qu'ils recevaient encore , lorsqu'ils n'étaient plus ,
344 COURS DE LITTÉRATURE.
les hommages pieux de leurs parents et de leurs
amis. Tout concourait chez eux à lier les idées
de la vie présente et celles de la vie future ; et
c'est ce qu'il ne faut jamais perdre de vue quand
on lit les ouvrages de ces siècles reculés. Ne soyons
donc pas surpris qu'Ajax, avant de mourir, mêle
à ses imprécations contre ses ennemis des vœux
ardents et inquiets pour le retour de son frère
Teucer , de qui le héros attend les derniers de-
voirs. Rappelons-nous aussi que les imprécations
des mourants étaient regardées comme des pré-
dictions qui devaient être accomplies, et que par
conséquent elles produisaient plus d'effet sur l'an-
cien théâtre que sur le nôtre.
Oui, le glaive est tout prêt; il va finir ma vie.
Enfoncé dans les flancs d'une terre ennemie,
Placé dans des rochers où l'a fixé ma main,
Il présente la pointe où s'appuîra mon sein.
Ce don d'un ennemi que la Grèce déteste,
Ce fer, présent d'Hector, qui dut mètre funeste,
Aujourd'hui seul remède aux horreurs de mon sort,
P^end un dernier service à qui cherche la mort.
O vous ! ô dieux puissants ! exaucez ma prière !
Je ne demande pas une faveur trop chère;
Mais au moins, dans l'instant où je perdrai le jour,
De Teucer en ces lieux , dieux , hâtez le retour !
Que Teucer me retrouve , et qu'il rende à la terre
Le cadavre sanglant de son malheureux frère,
De peur qu'un ennemi, prévenant ses secours,
Ne m'abandonne en proie aux avides vautours.
Que le fils de Maïa, qui, sur les rives sombres,
COURS DE LITTÉRATURE. 3/^5
Des pavots de son sceptre endort les tristes ombres ,
Dans le dernier sommeil suspendant mes ennuis ,
Y plonge mollement mes mânes assoupis.
Vous , filles de la Nuit , déités implacables ,
Qui , la torche à la main , poursuivez les coupables ,
Ministres des enfers, dont le regard vengeur
Observe incessamment le crime et le malheur,
Je vous invoque ici, puissantes Euménides!
Voyez ce que m'ont fait les injustes Atrides.
Auteurs de tous mes maux, leur superbe mépris
Insulte à mon trépas : payez-leur-en le prix.
Qu'ainsi que par mes mains ma vie est terminée,
La main de leurs parents tranche leur destinée!
Que les Grecs soient punis, et leur camp ravagé!
N'en épargnez aucun : tous ils m'ont outragé.
Soleil, arrête-toi dans ta course divine;
Détourne tes chevaux aux murs de Salamine;
Raconte à Télamon, chargé du poids des ans,
Et les destins d'Ajax, et ses derniers moments,
Oh ! combien ce récit va frapper sa vieillesse !
Oh! qu'il va de ma mère affliger la tendresse!
J'entends ses cris perçants, sa lamentable voix....
Je te parle , ô Soleil ! pour la dernière fois ;
Pour la dernière fois mon œil voit ta lumière.
O mort! ô mort! approche, et ferme ma paupière;
Approche : ton aspect ne peut m'épouvanter ;
A jamais avec toi je m'en vais habiter.
O jour ! ô Salamine ! ô terres paternelles !
Fleuves sacrés , et vous , mes nourrices fidèles !
Noble peuple d'Athène , à mon sang allié !
Troie, où , pour mon malheur, les dieux m'ont envoyé!
Vous ,. que ma voix appelle à cette dernière heure ,
346 COURS DE LITTÉRATURE.
Recevez mes adieux ; il est temps que je meure ,
Que je termine enfin ma plainte et mes revers :
Mon ombre va chercher du repos aux enfers.
Pour nous ce monologue serait trop long dans
le moment où il est prononcé , et les apostro-
phes paraîtraient trop multipliées ; mais voilà
ce que les anciens appelaient novissima verba,
les dernières paroles , les paroles de mort , qui
avaient chez eux une sorte de sanction religieuse
et redoutée. On voit qu'Ajax n'oublie rien dans
ses adieux, pas même ses nourrices. Les apo-
strophes sont multipliées dans ce monologue : en
général, elles sont plus fréquentes chez eux que
parmi nous , parce qu'ils personnifiaient une foule
d'êtres qui ne nous présentent que des idées pu-
rement physiques, les fontaines, les foyers do-
mestiques, les bocages, les fleuves; ils animaient
et consacraient tout. Ils parlaient plus à l'imagi-
nation, et nous à la raison. La poésie s'accom-
mode bien mieux de l'une que de l'autre. «Aussi
ceux des modernes qui se sont appliqués avec
succès à la grande poésie et .à la grande élo-
quence, se sont approchés le plus qu'ils ont pu
de la manière antique.
Après le morceau qu'on vient d'entendre , et la
mort d'Ajax , la pièce serait finie pour nous. Elle
ne l'est pas pour les Grecs; car il s'agit de savoir
ce que deviendra le corps d'Ajax. Le chœur rentre
d'un côté , Tecmesse de l'autre ; Teucer , attendu
si long-temps , se montre enfin. Il apprend le mal-
COURS DE L ITT É RAT Uill . '5^
heur de son frère. Le chœ.ur remarque qu'Hec-
tor , lorsqu'il fut traîné par Achille , était atta-
ché avec le baudrier qu'il avait reçu d'Ajax , et
qu'Ajax à son tour s'est percé du glaive qu'Hec-
tor lui avait donné. Ces dons mutuels et funestes
de deux ennemis , ont sans doute, dit -il, été fa-
briqués par les Furies. Toujours des idées et des
présages attachés aux êtres inanimés: c'est là le
langage de l'antiquité. Ménélas vient, de la part
des chefs de l'armée , défendre à Teucer d'ense-
velir Ajax, qui a voulu faire périr les Atrides :
dispute très - vive entre Ménélas et Teucer. Le
premier se retire en menaçant d'employer la force.
Teucer coupe de ses cheveux et de ceux d'Eu-
rysace ; et , obligé de s'éloigner un moment pour
trouver un lieu propre à la sépulture d'Ajax, il
ne laisse pour le garder que sa femme Tecmesse
et son fils Eurysace. Il met ces restes sacrés sous
la protection de la faiblesse et de l'enfance. «Pé-
« risse, dit-il, quiconque oserait toucher à ce dé-
« pot! Que lui et tous les siens tombent comrA
« cette chevelure est tombée sous le ciseau ! «Trans-
portons-nous dans ce siècle si différent du nôtre,
et voyons si ce n'est pas un spectacle touchant que
le corps du père, menacé d'être enlevé par ses
ennemis , et gardé par une femme et un enfant ;
voyons si ce tableau , qui serait beau sur la toile ,
le serait moins sur le théâtre, et avouons que cette
religion était poétique et théâtrale, et que Sophocle
et Homère s'en sont servis en grands hommes.
348 COURS DE LITTÉRATURE.
Au cinquième acte , Agamemnon lui - même
vient renouveler la défense de Ménélas et la que-
relle avec Teucer. C'est un défaut réel : c'en est
un sur-tout que deux scènes qui ont le même ob-
jet sans que l'action ait fait un pas. Ulysse vient
à propos pour mettre fin à cette indécente con-
testation , portée aux plus violentes injures. Il sou-
tient la noblesse de spn caractère, et fait sentir au
fils d'Atrée qu'il est indigne de s'acharner sur
un ennemi mort. Agamemnon se rend, et la pièce
finit.
Deux actes ont été employés à savoir si le corps
d'Ajax serait enseveli. Voici une pièce entière, et
ce n'est pas une des moins touchantes de Sopho-
cle , où il ne s'agit d'autre chose que de la sépul-
ture refusée à Polynice : c'est Antigone. Elle eut
à Athènes trente-deux représentations , et l'auteur
eut pour récompense la préfecture de Samos. Le
vieux Rotrou en donna une imitation qui eut du
succès dans son temps, et qui n'est pas indigne
<àp l'auteur de Venceslas.
Cette pièce est la suite de la Thèbaïde. Les
deux fils d'OEdipe sont morts ; OEdipe lui-même
est enseveli dans une retraite profonde. Créon
règne à Athènes; et le premier acte de son auto-
rité est de défendre que l'on donne la sépulture
à Polynice, tué les armes à la main contre sa
patrie. Nous avons déjà vu ce sujet faire une
partie des Coèphores d'Eschyle, mais à peine y
est -il indiqué. Il est traité supérieurement dans
COURS DE LITTÉRATURE. 349
Sophocle. Je me bornerai à un extrait fort suc-
cinct. L'exposition est très-simple, et se fait très-
heureusement par une scène contrastée entre les
deux sœurs de Polynice , Ismène et Antigone.
L'une craint de désobéir et de s'attirer la colère
du roi, l'autre est résolue de tout braver et de
n'en croire que la voix de la nature , qui lui or-
donne de rendre les derniers devoirs à son frère,
que tout le monde abandonne. Nous reverrons
ailleurs ce même contraste de la faiblesse et de
la fermeté dans les deux sœurs d'Oreste , Electre
et Chrysothémis : c'est encore une beauté drama-
tique dont Sophocle a donné les premiers mo-
dèles. Antigone exécute son généreux dessein;
#elle est arrêtée par les gardes de Créon et menée
devant le tyran , car son caractère atroce lui mé-
rite ce nom. Elle lui répond avec une fierté cou-
rageuse qui ne fait que l'irriter davantage. Il pa-
raît déterminé à la faire mourir comme rebelle.
Son fils Hémon, promis pour époux à Antigone ,
s'efforce de le fléchir ; mais, voyant que le roi est
inexorable, il lui fait les reproches les plus vifs,
et lui déclare que , s'il persiste dans sa cruelle ré-
solution , il peut s'attendre à ne plus revoir son
fils. Créon, plus furieux que jamais, condamne
Antigone à être renfermée dans une grotte pour
y mourir de faim.
A peine est-elle sortie pour aller au lieu de son
supplice, que le devin Tirésias, aveugle et con-
duit par un enfant, vient annoncer à Créon les
3ÔO COURS DE LITTÉRATURE.
plus affreux malheurs en punition de sa barbarie.
Créon , qui d'abord a mal reçu le vieillard , est
effrayé de ses prédictions menaçantes : il balance
entre la crainte qu'elles lui inspirent , et la honte
de révoquer ses ordres. Il cède à la fin, et sort
pour aller lui-même empêcher l'exécution de sa
sentence. Mais il n'est plus temps, et l'on apprend,
au cinquième acte, que Créon n'est arrivé que
pour voir Antigone étranglée avec ses voiles, et
le prince Hémon se percer de son épée, et mou-
rir en l'embrassant. Ce récit se fait par un offi-
cier du palais, et s'adresse à Eurydice, femme de
Créon. Elle sort sans rien dire , et se tue de la
même manière qu' Antigone. C'est encore un dé-
faut sur un théâtre perfectionné. Il ne faut pas*
introduire un personnage uniquement pour mou-
rir , et celui d'Eurydice est ici absolument inutile,
et multiplie tout aussi inutilement les meurtres
dans une pièce où il y en a déjà assez. Je ne m'ar-
rêterai qu'à une réflexion que cet ouvrage doit
naturellement faire naître. Si jamais il y eut un
drame où l'amour dût occuper une grande place ,
c'est sûrement celui-ci, où un père condamne à
la mort une princesse aimée de son fils, et qu'il
lui avait destinée en mariage , et où ce jeune
prince , après avoir inutilement essayé de sauver
sa maîtresse, se donne la mort pour ne pas lui
survivre. Il y a là de quoi fournir aux modernes
plus d'une scène très-tendre, et remplie de tous
les développements d'une passion malheureuse.
COURS DE LITTÉRATURE. 35 i
Eh bien ! il n'en est pas même question dans la
pièce de Sophocle. Rien ne prouve plus évidem-
ment que les anciens ne regardaient point l'amour
comme fait pour entrer dans la tragédie. Nous ;
de notre côté , prenons garde qu'une préférence
trop exclusive pour les sujets d'amour n'égare
notre jugement, et ne borne nos plaisirs: il n'y en
a jamais trop; n'en excluons aucun. Trop de gens
sont portés à regarder comme des ouvrages froids
ceux où l'amour ne joue pas un très-grand rôle ;
et nous en avons de très -beaux qui n'ont point
cette sorte d'intérêt. Mais quoi donc! n'y en au-
rait-il plus d'autre? L'amour est -il le seul senti-
ment dramatique? La tragédie n'a-t-elle pas une
foule d'autres ressorts qu'elle met en œuvre tout
aussi heureusement, et souvent même avec plus
de mérite? On s'est accoutumé à un étrange abus
d'expression, qui est encore de nos jours; c'est
de ne reconnaître de sensibilité dans les ouvra-
ges que celle qui peint les sentiments tendres,
comme s'il en fallait moins pour peindre les pas-
sions fortes et violentes : c'est une sensibilité d'un
autre caractère , mais qui n'a ni moins d'effet ni
moins d'énergie. Un auteur peut-il être regardé
comme froid lorsque, sans employer l'amour, il
sait attacher , échauffer , transporter même le
spectateur ? Le cinquième acte de Cinna, le qua-
trième des Horace s , ne vous font pas fondre en
larmes , ne vous déchirent pas ? Et quoiqu'on ait
vu bien des gens qui ne veulent plus reconnaître
352 COURS DE LITTÉRATURE.
la tragédie qu'à ces seuls caractères, oseraient - ils
nier que ces beaux morceaux ne donnent à notre
ame une des émotions les plus vives et les plus
douces qu'elle puisse éprouver, puisqu'ils relè-
vent et l'attendrissent à la fois ? Ne cherchons
donc jamais à rabaisser un genre de mérite pour
en élever un autre; admettons -les chacun à leur
place, et que jamais une préférence ne devienne
une exclusion. Laissons à l'esprit de parti cette
logique trop commune : « Tel ouvrage n'est pas
« dans tel genre, donc il n'est pas bon. » Encore
cette logique est-elle sujette à d'étranges alterna-
tives , comme l'est toujours celle des passions.
L'auteur que l'on veut décrier a-t-il fait un ou-
vrage touchant où il est impossible de nier les
larmes , alors tout ce qu'il y a de plus commun
dans le monde , c'est , dit - on , le talent de faire
pleurer. En a-t-il fait un autre d'un intérêt diffé-
rent , et qui remue l'ame sans la bouleverser, alors
il n'existe plus d'autre mérite que de faire répan-
dre des larmes. Les mêmes variations se repré-
sentent en d'autres genres; et ce n'est pas la pre-
mière fois que j'ai cru devoir m'élever contre
toutes ces poétiques du moment , à l'usage de la
haine et de l'envie. Quelle est au contraire la
poétique des écrivains honnêtes et de bonne foi ,
celle qu'on ne peut jamais accuser de partialité?
C'est celle qui , fondée sur des principes invaria-
bles, se retrouve la même dans tous les temps, de-
puis Aristote jusqu'à Quintilien , et depuis Ho-
COURS DE LITTÉRATURE. 353
race jusqu'à Despréaux; qui, sa\is faire valoir
aucune partie de l'art aux dépens de toutes les
autres, démontre leur dépendance mutuelle et
leurs effets différents ; qui , en distinguant les
genres sans exalter l'un pour déprécier l'autre ,
montre ce que chacun d'eux a de mérite, en lais-
sant à tout le monde la liberté de choisir. Voilà
celle dont on ne peut se défier sans injustice.
Il faut être au - dessus des petites passions pour
trouver la vérité; et c'est encore un moyen de
plus pour avoir l'esprit juste, que d'avoir un cœur
honnête et droit.
Le sujet à'OEdipe à Colonne a été transporté,
du moins en partie , dans une tragédie moderne ,
YOEdipe chez Admete , de M. Ducis; et l'on au-
rait souhaité que l'auteur ne l'eût pas mêlé avec
XAlceste d'Euripide : la réunion de deux pièces
étrangères l'une à l'autre doit nécessairement
nuire à toutes les deux. Mais tout ce qu'il avait
emprunté de Sophocle a été généralement goûté;
ce qui prouve qu'il a su imiter un homme de ta-
lent. Il a même, dans les scènes tirées du poète
grec, des traits d'une grande beauté qu'il ne doit
point à Sophocle , et qui en sont dignes : ces deux
vers, par exemple, que prononce OEdipe dans
son imprécation contre Polynice :
Je rends grâce à ces mains qui, dans mon désespoir,
M'ont d'avance affranchi de l'horreur de te voir*
Le sentiment et l'expression sont d'une égale
Cours de Littérature. I. 2J
354 COTJJIS DE LITTÉRATURE.
énergie. Le théâtre de l'Opéra s'est aussi emparé
du même sujet, et avec beaucoup de succès : j'en
parlerai ailleurs.
Une sépulture, un tombeau, voilà encore le
fond que nous retrouvons ici; mais le contraste
de l'ingratitude dénaturée de Polynice, et de la
tendresse héroïque et fidèle de ses sœurs , Ismène
et Antigone; la situation d'OEdipe, le dévelop-
pement de ses longues douleurs et de ses pro-
fonds ressentiments : voilà les ressorts de l'intérêt ,
ressorts très -simples comme tous ceux qu'em-
ployaient les Grecs, et qui n'en sont pas moins
puissants. A cet intérêt général s'en joignait un
particulier aux Athéniens : c'est la tradition éta-
blie dans la pièce, qu'OEdipe a choisi son tom-
beau dans l'Attique; et les oracles, accrédités
par la croyance populaire, avaient déclaré que
le pays où OEdipe choisirait sa tombe serait fa-
vorisé des dieux, et deviendrait funeste aux
Thébains. Ceux-ci , dans le temps où la pièce fut
représentée, étaient au moment d'une rupture
avec les Athéniens. Ainsi des circonstances poli-
tiques ajoutaient au mérite de l'ouvrage. L'ou-
verture est imposante , pittoresque et pathétique :
on voit un bois sacré, un temple, une ville dans
l'éloignement, et un vieillard aveugle conduit
par une jeune fille. L'exposition est tout entière
en spectacle et en action, comme dans Y OEdipe
roi, que nous verrons tout à l'heure. C'est un
très -grand mérite dans une tragédie, parce qu'il
COURS DE LITTÉRATURE. 355
importe beaucoup d'attacher d'abord les yeux, la
curiosité et l'imagination. Ce mérite , dont tous
les sujets ne sont pas susceptibles, est particulier
à Sophocle, qui l'a porté au plus haut degré.
Eschyle ne lui en avait point donné l'exemple,
et Euripide ne Ta pas imité. Comme OEdipe
cherche un asyle , il est tout naturel que sa fille
Antigone s'informe du lieu où elle est. Un habi-
tant l'en instruit en détail , et par là le spectateur
apprend tout ce qu'il doit savoir, que la ville que
l'on découvre est Athènes, que le lieu où l'on
est se nomme Colonne, que le temple et le bocage
sont consacrés aux Euménides,que Thésée règne
dans le pays. Le chœur, composé de Colonniates
qui se sont rassemblés autour du vieillard étran-
ger , l'avertit de sortir du bocage où il est entré ,
et où il n'est permis à aucun mortel de s'asseoir.
On lui dit même que, s'il s'obstine à y demeurer,
personne ne peut ni l'écouter ni lui répondre. Il
sort donc de son asyle , et vient se placer sur une
pierre. Antigone implore l'hospitalité pour son
père et poubelle. OEdipe demande que Thésée
vienne le trouver, parce qu'il a, dit -il, à lui
révéler des secrets importants. Il se met sous la
protection des Euménides, et les prie de le re-
cevoir, et de souscrire à l'oracle d'Apollon, qui a
prédit que leur temple serait le lieu où il trou-
verait le terme de ses malheurs , et que sa pré-
sence y deviendrait un présage funeste pour ceux
qui l'avaient chassé, et heureux pour ceux qui
*3.
OOD COURS DE LITTÉRATURE.
le recevraient. Il se nomme enfin , et ce nom fait
frémir tous ceux qui l'entendent. Au milieu de
cet entretien, Antigone voit arriver sa sœur Is-
mène, qui, animée des mêmes sentiments qu'elle,
a quitté Thèbes pour venir s'attacher au sort de
son père. Elle leur apprend que la guerre est dé-
clarée entre Etéocle et Polynice; que ce dernier
est banni de Thèbes; que les Thébains, instruits
de l'oracle qui attache de si grandes destinées au
tombeau d'OEdipe, vont lui députer Créon pour
le supplier de revenir à Thèbes. Le chœur alors
commence à comprendre combien ce vieillard
aveugle et proscrit est un personnage important,
et combien les dieux et les hommes s'occupent
de lui. Remarquez qu'il ne fallait rien moins pour
rendre vraisemblable la démarche d'un roi tel
que Thésée, qui va venir lui-même chercher un
étranger suppliant , réduit à la plus extrême mi-
sère : c'est ainsi que Sophocle sait observer la
vraisemblance. L'entrevue entre OEdipe et Thésée
est ce qu'elle doit être : d'une part des offres sin-
cères et généreuses , de l'autre un» noble rési-
gnation. Thésée propose au vieillard de venir
dans son palais; mais OEdipe préfère de de-
meurer où il est, et, quoi qu'on lui dise des des-
seins de Créon contre lui , il ne peut croire qu'on
ose employer la violence pour enlever l'hôte d'un
roi tel que Thésée. Cependant, après que ce
prince s'est retiré, Créon arrive avec une suite
de soldats , et d'abord essaie de fléchir OEdipe :
COURS DE LITTÉRATURE. 3f)7
mais, voyant qu'il n'en peut rien obtenir, il
prend le parti qu'il croit le plus sûr pour le
forcer de revenir à Thèbes; c'est de lui ôter ses
deux derniers soutiens, ses deux filles, qu'il en-
lève en effet malgré les cris et les plaintes d'OE-
dipe , et du chœur , qui , n'étant formé que de
vieillards désarmés, ne peut résister à la force.
Mais Thésée , qui n'est pas éloigné , met en fuite
les ravisseurs , ramène les deux princesses , et fait
à Créon des reproches également nobles et mo-
dérés sur l'indigne violence où il s'est emporté.
Il se présente ici deux observations relatives au
progrès de l'art : l'une , qu'il ne faut pas mettre
sur la scène deux personnages tels qu'Ismène et
Antigone , faisant absolument la même chose, et
n'ayant qu'un même objet dans la pièce, parce
que c'est diviser mal à propos l'intérêt qui doit se
réunir sur l'une des deux sœurs. Aussi dans la
pièce de M. Ducis, n'a -t- on vu qu' Antigone, et
non pas Ismène. Deux filles vertueuses au lieu
d'une, et deux appuis au lieu d'un, diminuent
l'effet de la situation , bien loin de le doubler.
C'est un principe d'une vérité sensible : la vertu
dont on ne voit qu'un modèle nous frappe plus
que celle qui est commune à deux , et l'infortune
avec deux soutiens est moins à plaindre que celle
qui n'en a qu'un. L'autre observation rappelle
un précepte d'Aristote, qui dit que rien n'est plus
froid qu'un personnage qui ne paraît dans une
pièce que pour tenter une entreprise qui ne
358 COURS DE LITTÉRATURE.
réussit pas. Tel est ici Créon, qui veut enlever
deux princesses, et qui, après y avoir échoué,
ne reparaît plus. Cet épisode, dont il ne résulte
qu'un péril passager, est donc une espèce de
hors-d'œuvre. Règle générale : rien de ce qui
forme un nœud dans un drame, rien de ce qui
met en danger les personnages, ne doit se dé-
nouer qu'à la fin , sans quoi c'est un moyen
avorté, ce qui est toujours d'un très - mauvais
effet au théâtre. Ici, par exemple, on sent bien
que là venue de Créon et l'enlèvement des deux
princesses ne sont qu'un remplissage; car il est
tout simple que Créon n'ait aucun pouvoir sur
l'esprit d'OEdipe, et l'on s'attend bien que Thésée
ne laissera pas enlever chez lui les deux filles
dont il a pris le père sous sa protection. Quel est
donc le nœud véritable? C'est Polynice. Les re-
mords du fils, soutenus des supplications de la
sœur, l'emporteront -ils sur les justes ressenti-
ments d'OEdipe, que ses deux enfants ont in-
dignement chassé de Thèbes? voilà l'intérêt qui
doit nous occuper. Il ne commence qu'avec le
quatrième acte; mais aussi quel parti Sophocle en
a tiré! Thésée annonce d'abord simplement qu'un
étranger est venu embrasser l'autel de Neptune,
et qu'il demande sûreté pour voir OEdipe. C'est
Polynice , c'est mon frère , dit Antigone à Ismène ,
qui ne doute pas non plus que ce ne soit lui.
Elles le disent en tremblant à leur père, qui dé-
fend d'abord qu'on l'introduise devant lui. lies
COURS DE LITTÉRATURE. 35o,
deux princesses engagent Thésée à joindre ses
prières aux leurs, pour obtenir qu'OEdipe veuille
entendre un fils suppliant.il cède à leurs instances
réitérées, mais de manière à faire comprendre
que Polynice n'a rien à espérer. 11 faut se rappeler
ici tout ce qui fonde cette situation, pour en
bien juger l'effet. OEdipe , dans les premiers
transports de son désespoir, quand sa malheu-
reuse destinée lui avait été révélée , s'était con-
damné lui-même à l'exil. On s'y était d'abord op-
posé, et il était resté à Thèbes; mais dans la suite
Polynice, sacrifiant la nature à son ambition,
avait eu la cruauté de forcer son père à exécuter
contre lui-même ses fatales imprécations, lorsqu'il
se repentait de les avoir prononcées, et que sa
douleur commençait à se calmer. C'était donc
Polynice qui avait renouvelé contre son père
l'arrêt de proscription, et qui l'avait, pour ainsi
dire , rendu aux Furies , en l'arrachant du sein de
sa patrie et de ses dieux domestiques. Depuis ce
temps, OEdipe a été réduit à errer et à mendier
son pain. Polynice, à son tour, banni de Thèbes,
dépouillé du trône par son frère Étéocle , forcé
de demander du secours à des rois alliés, et
sachant combien il importe à sa cause qu'OEdipe
se range de son parti, tourmenté d'ailleurs par les
remords, qui s'éveillent dans l'infortune, frappé
d'effroi , d'horreur et de pitié à la vue de l'état où
il a réduit son père et ses sœurs, est certai-
nement dans une des situations les plus violentes
36o COURS DE LITTÉRATURE.
où un homme puisse se trouver. Il a le plus
grand intérêt à fléchir Œdipe; et tout ce qu'il
voit doit lui en ôter l'espérance. Il regarde son
père, et il pleure. Il fait les derniers efforts pour
l'émouvoir, et n'obtient pas même de réponse.
Le vieillard , assis sur la pierre , les yeux baissés ,
immobile , garde un morne silence. Ses deux
filles, qui ont tant de droits sur son cœur, inter-
cèdent pour le coupable , mais en vain. Le chœur
alors prend la parole , et représente que Polynice
est envoyé par Thésée , roi d'Attique , qui exerce
l'hospitalité envers OEdipe ; qu'ainsi le vieillard,
tout irrité qu'il est, ne peut refuser de lui ré-
pondre. A ce grand mot d'hospitalité, si sacré
chez les anciens, OEdipe sent qu'il est de son
devoir de parler à celui que Thésée lui adresse ;
mais sa réponse est telle que ce long et terrible
silence a dû la faire présumer :
Puisqu'il ose parler, puisqu'il faut le confondre.
En faveur de Thésée , oui , je vais lui répondre.
Si de Thésée ici vous n'attestiez les droits ,
Polynice jamais n'eût entendu ma voix.
Mais ce coupable fils qui vient braver un père
N'en remportera pas tout le fruit qu'il espère.
Perfide, c'est toi seul, c'est toi qui mas banni;
Tu m'as chassé de Thèbe, et les dieux t'ont puni.
Tu ne peux maintenant, sans une honte amère,
Voir mes vêtements vils , souillés par la misère :
Ah ! fils dénaturé ! toi seul m'en as couvert.
Si tu souffres l'exil , comme je l'ai souffert ,
COURS DE LITTERATURE.
36 i
C'est dettes cruautés le prix trop légitime :
En voyant ton malheur, je rappelle ton crime.
Je vois deux fils ingrats que Némésis poursuit.
Barbare! en quel état tous deux m'ont-ils réduit!
Errant de ville en ville, aveugle, je mendie
L'aliment nécessaire à ma pénible vie,
Et je l'aurais perdue , hélas ! depuis long-temps ,
Si mes filles , prenant pitié de mes vieux ans ,
Au-dessus de leur sexe, au-dessus de leur âge,
N'avaient de ma misère accepté le partage.
Je dois tout à leurs soins : leur tendre piété
Assiste ma vieillesse et ma calamité,
S'acquitte d'un devoir qui dut être le vôtre :
Voilà, voilà mon sang, et je n'en ai plus d'autre.
Va contre Thèbes, va porter tes étendards;
Mais ne te flatte pas d'abattre ses remparts:
Vous tomberez tous deux au pied de ses murailles,
Et le champ des combats verra vos funérailles.
J'ai prononcé sur vous , en présence du ciel ,
Les imprécations du courroux paternel;
Je les prononce encor : ma voix, ma voix funeste
Appelle encor sur vous la vengeance céleste.
Mes filles , mes enfants , qui m'ont su respecter ,
Hériteront du trône où vous deviez monter;
Récompense trop juste , et que leur a promise
La Justice éternelle , au haut des cieux assise ,
Et tenant la balance auprès de Jupiter.
Pour toi, fuis de mes yeux; va, monstre! que l'enfer
Accumule, à ma voix, sur ta tête perfide
Tous les maux qu'il prépare à l'enfant parricide !
Fuis , remporte avec toi , remporte avec horreur
Mes malédictions qu'entend le ciel vengeur.
362 COURS DE LITTÉRATURE.
Puisses-tu ne rentrer jamais dans ta patrie,
Exhaler sous ses murs ton exécrable vie ,
Verser le sang d'un frère , et mourir sous ses coups !
Et vous, dieux infernaux, vous que j'invoque tous,
Toi, plus terrible qu'eux, ministre de colère,
Ombre triste et sanglante, ô Laïus ! ô mon père!
Et toi , dieu des combats , Mars exterminateur ,
O Mars! qui dans leur sein as versé ta fureur;
Noires divinités de ce couple barbare ,
Hâtez- vous , l'heure approche, entraînez-le au Tartare.
Reporte maintenant ma réponse aux Thébains ;
Dis quels vœux j'ai formés pour deux fils inhumains.
Dis que je vais mourir ; que , pour votre partage ,
Je vous laisse à tous deux cet horrible héritage.
Polynice se retire désespéré , et court accom-
plir les fatales prédictions de son père. On en-
tend un coup de tonnerre qu'OEdipe reconnaît
pour le signal de sa fin prochaine. Thésée revient ,
et le vieillard annonce d'un ton majestueux et
prophétique que les dieux l'appellent par la voix
des foudres et des vents. Il se sent inspiré par
eux, et va, dit-il, marcher sans guide vers le lieu
où il doit expirer. « Les destins me forcent d'y
«arriver. Suivez-moi, mes filles; je vous servirai
« de guide , comme vous m'en avez servi jusqu'à
« ce jour. Qu'on me laisse , qu'on ne m'approche
«pas. Seul, je trouverai l'endroit où la terre
« doit m'ouvrir son sein. C'est par là : suivez -
« moi; Mercure et les déesses des enfers sont mes
«conducteurs. Cher Thésée, et vous, généreux
COURS DE LITTÉRATURE. 363
« Athéniens , soyez toujours heureux , et souvenez-
« vous d'OEclipe. » Un chœur sert d'intervalle
entre sa sortie et le récit de sa mort , récit aussi
rempli de merveilleux que toute la fable de cette
pièce. Arrivé à l'endroit où le chemin se partage
en diverses routes, il s'est assis, a quitté ses vê-
tements, s'est fait apporter de l'eau puisée dans
une source voisine , et , après s'être purifié , s'est
couvert de la robe dont on a coutume de revêtir
les morts. La terre a tremblé : il a fait ses derniers
adieux à ses filles, qui se frappaient la poitrine
en gémissant. Une voix s'est fait entendre du
ciel : « OEdipe , qu'attendez - vous ?» Il a em-
brassé ses filles, les a recommandées encore à
Thésée , et leur a ordonné de s'écarter pour
n'être pas spectatrices d'une mort dont Thésée
seul, suivant l'ordre des dieux, doit être le té-
moin , et conserver le secret. Tout le monde s'est
éloigné, et, un moment après, l'on n'a plus vu
OEdipe, mais seulement Thésée se couvrant le
visage de ses mains , comme si ses regards eussent
été éblouis d'un spectacle céleste. « Pour OEdipe
« ( continue celui qui fait ce récit ) , on ignore le
« genre de sa mort ; mais sans doute la terre s'est
« ouverte pour le recevoir sans douleur et sans
« violence. »
Il règne dans toute cette pièce une sorte de
terreur religieuse, une mystérieuse horreur qui
plaît beaucoup à ceux qui aiment la tragédie. Il
y a des beautés éternelles; mais je crois qu'il
364 COURS DE LITTÉRATURE.
faudrait beaucoup d'art pour accommoder le dé-
noûment à notre théâtre, et n'en pas faire une
scène d'opéra.
Cette race desLabdacides, si souillée de meur-
tres , d'incestes et de toutes sortes d'attentats , a
fourni trois pièces à Sophocle. Celle qui se pré-
sentait la première, en suivant l'ordre des évé-
nements, c'était YOEdipe roi dont je vais parler;
mais je l'ai réservée, ainsi que Y Electre, pour
réunir les deux ouvrages que Voltaire a jugés
dignes de lui servir de modèles.
Le sujet ftOEdipe roi est si universellement
connu, que je crois devoir me borner à quelques
remarques sur ce que les deux pièces ont de
commun et sur ce qu'elles ont de différent.
L'ouverture et l'exposition de Sophocle sont
heureuses et théâtrales. Des vieillards, des en-
fants , un grand-prêtre , des sacrificateurs , la tête
ornée de bandelettes sacrées, et des rameaux
dans les mains en signe de supplications, sont
prosternés au pied d'un autel qui est à l'entrée
du palais d'OEdipe. Il paraît, et a voulu, dit -il,
s'assurer par ses yeux de la situation de ses mal-
heureux sujets. Le grand-prêtre prend la parole,
et fait un tableau pathétique des ravages que la
peste cause dans Thèbes. Les Thébains implorent
les seuls appuis qui leur restent , les dieux et leur
roi, ce roi si sage et si heureux, qui les a délivrés
du sphinx, et qui a déjà été leur sauveur avant
d'être leur souverain. Il a prévenu leur demande,
COURS DE LITTÉRATURE. 365
et envoyé à Delphes son beau-frère Créon, pour
savoir ce qui attire sur Thèbes la colère du ciel.
Il attend à tout moment Créon, qui devrait être
de retour. Ce prince paraît, et annonce que
l'oracle ordonne de rechercher les auteurs du
meurtre de Laïus, et de venger sa mort. OEdipe
s'engage à donner tous ses soins à cette re-
cherche , et prononce par avance les plus terribles
imprécations contre le meurtrier; imprécations
dont l'effet est d'autant plus grand pour le spec-
tateur, qu'elles retombent sur celui qui les pro-
nonce. Voltaire les a rendues en beaux vers :
Et vous, dieux des Thébains , dieux qui nous exaucez ,
Punissez l'assassin, vous qui le connaissez.
Soleil, cache à ses yeux le jour qui nous éclaire!
Qu'en horreur à ses fils , exécrable à sa mère ,
, Errant, abandonné, proscrit dans l'univers,
Il rassemble sur lui tous les maux des enfers,
Et que son corps sanglant , privé de sépulture,
Des vautours dévorants devienne la pâture !
Toute la marche de ce premier acte est par-
faite. Voltaire n'a point fait usage de cette belle
exposition; et, ce qu'il y a de pis, c'est qu'au lieu
de regretter le parti qu'il aurait pu en tirer , il en
parle avec un mépris très-injuste, dans des lettres
qui parurent à la suite de la première édition
à'OEdipe , et que lui-même supprima dans toutes
les éditions générales de se$ œuvres, mais qu'on
a remises dans celles qui ont paru pendant ses
dernières années , et dont il avait laissé le soin à
366 COURS DE LITTÉRATURE.
des libraires. Ce n'est pas que ces lettres ne
soient curieuses et très - dignes de l'impression,
puisqu'elles contiennent une très-bonne critique
de son Œdipe faite par lui-même, et des ré-
flexions judicieuses sur ce sujet. Il est à pré-
sumer que, quand il les retrancha, c'est qu'il
sentit qu'il n'avait pas parlé d'un ton convenable
de ce même Sophocle à qui depuis il rendit plus
de justice dans la préface d'Oreste; et j'ose croire
que, s'il avait relu ces lettres quand on les réim-
prima , il n'aurait pas laissé subsister les censures
très - déplacées qu'il hasarde contre cette expo-
sition de l'Œdipe grec, qu'il eût mieux fait
d'imiter. Voici comme il en parle , sans donner à
l'auteur la plus légère louange.
« La scène ouvre par un chœur de Thébains
«prosternés au pied des autels. OEdipe, leur li-
ce bérateur et leur roi, paraît au milieu d'eux. Je
«suis OEdipe \ leur dit -il, si vanté par tout le
« monde. Il y a quelque apparence que les Thé-
« bains n'ignoraient pas qu'il s'appelait OEdipe. »
Non, ils ne l'ignoraient pas; mais Voltaire
ignorait la langue grecque; et, faisant dire à So-
phocle ce qu'il ne dit pas , il s'est exposé à tomber
dans des méprises qui avertissent de ne juger
que de ce que l'on sait. Que dirait-on d'un critique
qui, entendant ce premier vers d' Iphigénie ,
Oui, c'est Agamemnon , c'est ton roi qui t'éveille,
reprocherait à Racine d'avoir dit, Je suis Aga-
COURS DE LITTÉRATURE. 36*]
memnoiiy je suis ton roi; et ajouterait : Il y a
quelque apparence quArcas connaissait son roi,
connaissait Agamemnon ? On lui dirait que c'est
une manière de parler très - convenable et très-
reçue, et qu'il est tout naturel qu'Arcas étant
surpris d'être éveillé par son roi, celui-ci l'as-
sure qu'il ne se trompe pas, que c'est bien Aga-
memnon, que c'est son roi qui l'éveille; ce qui,
pour le dire en passant, annonce déjà une situa-
tion critique qui nécessite une pareille démarche.
Cette explication même est si claire, qu'on ne la
croirait nécessaire que pour un étranger, moins
instruit que nous des tournures de notre langue.
Eh bien! le vers d'Agamemnon est précisément
celui d'OEdipe , et l'un n'est pas plus ridicule que
l'autre. « Je suis sorti ( dit-il ) au bruit de vos gé-
« missements , et n'ai pas voulu m'en rapporter
« à d'autres. Je suis venu moi - même , moi , cet
« OEdipe dont le nom est dans la bouche de tous
« les hommes. «Remarquez que l'énigme du Sphinx
l'avait rendu très - célèbre , et que les anciens ne
faisaient nulle difficulté d'avouer que leur nom
était fort connu ; témoin ce que dit à la reine
de Carjhage le modeste Énée , de tous les héros
le moins accusé d'orgueil : « Je suis le pieux Énée
«dont la renommée s'élève jusqu'aux cieux. » Cette
extrême réserve qu'imposent les bienséances so-
ciales, et qui défend à l'amour-propre de chacun
de se montrer en quoi que ce soit, de peur de
blesser celui de tous, cette modestie de conven-
368 COURS DE LITTÉRATURE.
tion et de raffinement n'était point un devoir
dans des mœurs plus simples et plus franches,
et tous les héros de l'antiquité en sont la preuve.
11 n'y a donc point d'orgueil dans ce qu'OEdipe
dit de lui-même, comme il n'y a point de sim-
plicité grossière dans la manière dont il se nomme,
comme il n'y a rien de déplacé à faire la peinture
des maux qui accablent les ïhébains; car, quoique
OEdipe n'ignore pas que la peste règne dans Thè-
bes , ces sortes de développements naturels au
malheur ne sont point hors de propos, et font
plaisir au spectateur en peignant à l'imagination
tout ce qu'il y a d'affreux dans la situation des
personnages. Qu'on juge d'après cela si Voltaire
était fondé à terminer ainsi ses critiques incon-
sidérées. « Tout cela n'est guère une preuve de
« cette perfection où l'on prétendit , il y a quel-
ce ques années , que Sophocle avait porté la tra-
it gédie. ( C'étaient Racine et Boileau qui l'avaient
« prétendu. ) Il ne paraît pas qu'on ait grand tort
« dans ce siècle de refuser son admiration à un
« poëte qui n'emploie d'autre artifice pour faire
« connaître ses personnages , que de faire dire : Je
«suis OEdipe. Cette grossièreté ne s'appelle plus
« une noble simplicité. »
On est un peu étonné que Voltaire refuse son
admiration à Sophocle dans le temps où il lui
emprunte toutes les beautés qui ont fait le suc-
cès de sa tragédie. Tout ce qu'on peut dire pour
son excuse, c'est qu'alors il était très -jeune, et
COURS DE LITTÉRATURE. 36q
que lui - même probablement s'était condamné
depuis, puisqu'il avait jugé à propos de retran-
cher ces lettres de toutes les éditions dont il a été
le rédacteur.
Il me semble aussi aller beaucoup trop loin
quand il soutient que la pièce de Sophocle est
finie au second acte , et que les paroles du devin
Tirésias sont si claires , qu'OEdipe ne peut man-
quer de s'y reconnaître. Pour juger de ce repro-
che , voyons ce que dit le devin. C'est le chœur
qui conseille au roi de le faire venir, et le roi
répond que Créon lui a déjà donné le même
avis; qu'en conséquence il a déjà envoyé deux
fois chercher cet interprète des dieux si révéré
dans Thèbes, et qu'il s'étonne que Tirésias tarde
si long -temps. Le vieillard aveugle, à qui le ciel
a donné la connaissance de ce qu'il y a de plus
secret, et qui est parmi les mortels ce qu'Apol-
lon est parmi les dieux, est amené sur la scène >
et j'avoue que ce personnage me paraît mieux
adapté au sujet, et produire plus de curiosité et
de terreur que celui du grand - prêtre dans la
pièce française , rôle beaucoup moins caractérisé
que celui de Tirésias. Tous les deux tiennent
d'abord le même langage , tous deux résistent
long-temps avant que de parler, et ne se déter-
minent qu'à regret à nommer OEdipe comme le
meurtrier de Laïus. 11 s'emporte également dans
les deux pièces , et le grand - prêtre et Tirésias
sont également traités d'imposteurs. Mais voici
Cours de Littérature. L lit
3^0 COURS DE LITTÉRATURE.
comme Voltaire, clans la fin de la scène, a res-
treint son imitation :
Vous me traitez toujours de traître et d'imposteur :
Votre père, autrefois, me croyait plus sincère.
OE D I P E.
Arrête: que dis- tu! Qui! Polybe? mon père!...
LE GRAND-PRÊTRE.
Vous apprendrez trop tôt votre funeste sort :
Ce jour va vous donner la naissance et la mort.
Ce vers prophétique est admirable. Le vers de
Sophocle peut faire connaître combien la langue
grecque était plus hardie que la nôtre dans son
expression : Ce jour vous enfantera et vous tuera;
et le vers de Voltaire fait voir comme il faut tra-
duire.
Vos destins sont comblés : ,vous allez vous connaître.
Malheureux ! savez-vous quel sang vous donna l'être ?
Entouré de forfaits à vous seul réservés,
Savez-vous seulement avec qui vous vivez ?
Jusqu'ici le poète français traduit : là il s'arrête
et termine ainsi la scène :
O Corinthe ! ô Phocide , exécrable hyménée !
Je vois naître une race impie, infortunée,
Digne de sa naissance , et de qui la fureur
Remplira l'univers d'épouvante et d'horreur.
Sortons.
Tirésias en dit beaucoup davantage. « Je vous le
« dis pour la dernière fois : cet homme que vous
COURS DE LITTÉRATURE. 37 1
« cherchez, ce criminel , ce meurtrier est clans
« Thèbes. On le croit étranger ; mais on saura
« bientôt qu'il est Thebain. Sa fortune va s'éva-
« nouir comme un songe. Aveugle, réduit à l'indi-
ce gence, courbé sur un bâton , on le verra errer
« dans les contrées étrangères. Quelle confusion
« quand il se reconnaîtra frère de ses fils, époux de
« sa mère, incestueux et parricide ! Allez, prince ,
« éclaircissez ces terribles paroles, et si vous les
« trouvez trompeuses, je consens de passer pour
« un faux prophète. »
Je conviens qu'il y a plus d'art dans le poète
français , qui se borne d'abord à ne faire voir
dans OEdipe que le meurtrier de Laïus, et en-
veloppe le reste dans des paroles vagues et ob-
scures qui ne peuvent faire naître que des soup-
çons. C'est se conformer aux règles de la pro-
gression dramatique , que de développer par
degrés toutes les horreurs de la destinée d' OEdipe,
et de ne le montrer incestueux et parricide qu'à
la fin de la pièce. Le moderne a mieux observé
ce précepte que l'ancien, et c'est en cette partie
sur - tout que le Français de vingt - quatre ans ,
comme l'a écrit Rousseau , qui dans ce temps
était juste , Va emporté sur le Grec de quatre-
vingts. C'est un progrès que l'art a dû faire ; mais
est-il vrai que les paroles de Tirésias , qui en ap-
prennent trop aux spectateurs, révèlent tout le
sort d'OEdipe si clairement, qu'il faut, dit Vol-
taire, que la tête lui ait tourné 7 s3 il ne regarde pas
Z'JI COURS DE LITTÉRATURE.
Tirèsias comme un véritable prophète ? Cet arrêt
me paraît beaucoup trop sévère ; car enfin OEdipe,
qui se croit toujours, et qui doit se croire fils de
Polybe, roi de Corinthe; OEdipe, à qui l'on n'a
pas encore dit un seul mot qui puisse lui faire
connaître qu'il est fils de Laïus; OEdipe peut-il
deviner tout cela , parce qu'on lui a dit que le
meurtrier de Laïus se trouvera le mari de sa mère
et le frère de ses enfants? Ce qui est vrai, c'est
qu'il devait être frappé du rapport qui se trouve
entre les paroles du devin et l'oracle de Delphes,
qui lui a prédit autrefois, à lui OEdipe ( comme
il va l'avouer tout à l'heure à Jocaste ) , précisé-
ment les mêmes choses dont le menace Tirèsias: ce
rapport devrait l'inquiéter , et ici la critique est
juste. Mais de ce qu'OEdipe ne fait pas ce qu'il
y a de mieux à faire , et ne dit pas ce qu'il y a
de mieux à dire , il ne s'ensuit pas que son destin
soit si manifestement dévoilé, que la pièce est en-
tièrement finie ; et conclure que Sophocle ne sa-
vait pas même préparer les événements et cacher
sous le voile le plus mince la catastrophe de ses
pièces y et qu il viole les règles du sens commun
pour ne pas manquer en apparence à celles du
théâtre, c'est joindre, ce me semble, beaucoup
d'injustice dans les jugements à beaucoup de du-
reté dans les termes.
Un tort plus grand , et qui paraît à peine con-
cevable, c'est d'avoir lu avec tant de précipita-
tion l'ouvrage qu'il imitait , ou d'en parler de
COURS DE LITTÉRATURE. 373
mémoire si légèrement, qu'il trouve dans Sopho-
cle ce qui n'y est pas , et qu'il n'y voit pas ce que
tout le monde peut y voir. « Lorsque Œdipe
« (dit-il) apprend de Jocaste que le seul témoin
«de la mort de Laïus, Phorbas, vit encore, il
« ne songe seulement pas à le faire chercher. Le
« chœur lui-même, qui donne toujours des con-
a seils à OEdipe, ne lui donne pas celui d'inter-
« roger ce témoin. Il le prie seulement d'envoyer
« chercher Tirésias. » Rien de tout cela n'est
conforme à la vérité. C'est au troisième acte
qu'OEdipe apprend de Jocaste que Phorbas est
vivant ; et le chœur ne peut pas lui donner là-
dessus le conseil d'envoyer chercher Tirésias ,
car ce conseil a été donné dès le premier acte
et exécuté au second , et Jocaste ne voit OEdipe
qu'après la scène où le devin a parlé au roi. Le
chœur ne peut pas lui conseiller de faire venir
Phorbas; il n'en a pas le temps, car le premier
mot d'OEdipe , dès que Jocaste lui a parlé , est
celui-ci : Faites venir Phorbas au plus vite. Jocaste
s'en charge; et avant de la quitter il lui répète
encore : Songez , je vous en conjure , à faire ve-
nir ce Phorbas qui peut seul éclaircir mon sort.
C'est par là que finit le troisième acte; et Phor-
bas , qui est. retiré à la campagne, arrive à la
scène quatrième du quatrième acte. Il ne paraît
pas qu'il y ait de temps perdu , suivant les règles
de la vraisemblance ; car il faut observer que
les anciens n'avaient pas, comme nous, d'en-
3^4 COURS DE LITTÉRATURE.
tr'actes proprement dits , qui laissent le théâtre
vide' pendant un certain temps, et permettent
de supposer un intervalle tel à peu près qu'on
le veut pour les événements qui se passent der-
rière le théâtre. Leurs actes n'étaient séparés que
par des intermèdes que chantait le chœur, qui
ne quittait point la scène , et qui , par consé-
quent , rendait la règle d'unité de temps beau-
coup plus rigoureuse que parmi nous. Aussi ar-
rive-t-il que dans leurs pièces les événements
paraissent quelquefois précipités. D'après l'ex-
posé fidèle qu'on vient d'entendre, que devien-
nent les critiques de Voltaire , qui reproche à So-
phocle de n'avoir pas fait précisément tout ce
qu'il a fait?
Ailleurs il lui fait dire ce qu'il n'a pas dit : « On
« avait prédit à Jocaste que son fils porterait ses
« crimes jusqu'au lit de sa mère, et lorsque OEdipe
« lui dit, On ma prédit que je souillerais le lit
« de ma mère, elle doit répondre sur-le-champ:
« On en avait prédit autant à mon fils. » Non ,
elle ne saurait faire cette réponse; car elle ne dit
nulle part qu'on lui ait prédit cela de son fils :
elle dit seulement que ce fils , suivant l'oracle ,
devait être le meurtrier de son père. Voltaire a
ajouté, il est vrai, dans sa pièce : et le mari de
sa mère. Mais sur ce qu'il fait dire à son OEdipe ,
il ne doit pas juger celui de Sophocle, qui n'en
a pas dit un mot. Il prétend qu'à moins d'un
aveuglement inconcevable , la conformité qui se
COURS DE LITTÉRATURE. 3y5
trouve entre les prédictions faites à son fils et
celles que l'oracle a faites à QEdipe , et celles de
Tirésias , doit lui faire connaître manifestement la
vérité. Mais Jocaste croit mort ce fils qu'elle a
fait exposer; mais Œdipe croit que Polybe est
son père : mais Sophocle a eu soin de donner à
Jocaste , dans tout son rôle , un mépris marqué
pour les oracles , depuis qu'on a vu périr par la
main de brigands inconnus ce même Laïus qui
devait périr par la main de ce même fils qu'elle
a exposé et qu'elle croit mort. J'ose penser encore
que toute cette intrigue est fort bien nouée , que
les incertitudes et les obscurités y sont suffisam-
ment ménagées, et que ce n'est pas sans raison
qu'on a regardé XOEdipe comme ce que les an-,
ciens avaient fait de mieux en ce genre. Il n'y
a de défaut réel que celui qui est inhérent au
sujet , et qui se trouve dans le poète français
comme dans le poète grec ; c'est le peu de vrai-
semblance que Jocaste et OEdipe n'aient fait de-
puis si long-temps aucune recherche sur la mort
de Laïus. Mais heureusement ce défaut est dans
l'avant -scène, et c'est à ce propos qu'Aristote
observe que, quand un sujet a des invraisem-
blances inévitables , il faut au moins les placer
avant l'action. Voltaire convient lui - même qu'à
moins de perdre un très-beau sujet il faut passer
par-dessus cette invraisemblance; et l'on remarque
en général que le spectateur ne se rend pas dif-
ficile sur ce qui a précédé l'action : il permet au
3^6 COURS DE LITTÉRATURE.
poète tout ce que celui-ci veut supposer , et ne se
montre plus sévère que sur ce qui se passe sous
ses yeux.
A ce vice du sujet, qui n'est pas, après tout,
fort important, il faut ajouter une faute réelle,
qui est celle du poète; c'est la querelle très -mal
fondée qu'OEdipe fait à Créon , et l'accusation
intentée si légèrement contre lui d'avoir su-
borné Tirésias pour accuser le roi. Cet épisode
très - mal imaginé remplit tout le troisième acte
de Sophocle. OEdipe y tient un langage et une
conduite également indignes d'un roi ; il accuse
et condamne Créon avec une témérité inexcusa-
ble, et il faut que Jocaste obtienne de lui, avec
beaucoup de peine , de ne pas sévir contre un
prince innocent. C'est encore là un de ces inci-
dents épisodiques qui, ne produisant rien, sont
vicieux dans tout système dramatique , parce
qu'ils ne font qu'occuper une place qu'ils ôtent
à l'action principale. C'est probablement parce
que celle d' OEdipe est en elle - même extrême-
ment simple que Sophocle, pour y remédier, est
tombé dans ce défaut, que Voltaire n'a fait que
remplacer par un autre en introduisant son
Philoctète , plus étranger encore au sujet que
Créon.
A l'égard du cinquième acte de Sophocle, Vol-
taire le trouve entièrement hors d'œuvre , et sou-
tient que la pièce est finie quand le destin d'OEdipe
est déclaré. Cela peut être vrai pour nous ; mais
COURS DE LITTÉRATURE. 377
je ne pense pas qu'il en fût de même pour les
Grecs , et ce que nous avons déjà vu de leur
théâtre confirme assez cette opinion. Ce cinquième
acte contient la punition d'OEdipe, la mort de Jo-
caste qui se tue elle - même , et les adieux que
vient faire à ses enfants ce père infortuné, qui
s'est condamné à l'exil et à l'aveuglement. J'avoue
que je ne vois rien là que j'aie envie de rejeter ;
et en supposant, ce dont je doute encore, que la
scène du père et des enfants nous parût superflue
au théâtre, il est sûr au moins qu'on ne peut la
lire sans attendrissement. La voici. Il a recom-
mandé ses fils à Créon qui va régner pendant leur
minorité , et il demande ses deux filles qui sont
encore dans l'enfance.
Que je les touche encor de mes mains paternelles :
Laissez-moi la douceur de pleurer avec elles,
O généreux Créon ! C'est mon dernier espoir.
Oui , que je les embrasse , et je croirai les voir.
Que dis-je ? Vous avez exaucé ma prière ;
Vous avez eu pitié de ce malheureux père :
Ne les entends-je pas ?
CRÉON.
J'ai prévenu vos vœux.
oedipe.
Ah ! pour prix de vos soins , cher prince, que les dieux
Signalent envers vous leur bonté tutélaire,
Comme ils ont envers moi signalé leur colère !
Où sont-elles ? Venez , venez , approchez-vous ,
Mes filles, chers enfants, objets jadis si doux!
3jS COURS DE LITTÉRATURE.
Touchez encor ces mains aux crimes condamnées,
Ces mains que contre moi j'ai moi-même tournées.
O mes filles! voyez, voyez mes maux affreux,
Ceux que je me suis faits , ceux que m'ont faits les dieux.
Vous pleurez! ah ! plutôt, ah! pleurez sur vous même :
Je vois dans l'avenir votre infortune extrême.
Quel destin vous attend au milieu des humains!
Enfants haïs des dieux, de combien de chagrins
Ils sèment sous vos pas le sentier de la vie !
Ils ont à l'innocence^ attaché l'infamie.
A quels jeux, quelle fête, à quel festin sacré
Oserez-vous porter un front déshonoré ?
Quels spectacles pour vous auront encor des charmes?
Vous n'en reviendrez point sans répandre des larmes^
Quand l'âge de l'hymen sera venu pour vous,
Quel père dans son fils voudra voir votre époux?
Qui voudra de mon sang partager les souillures ?
Celui dont je suis né teignit mes mains impures.
L'inceste m'a placé dans le lit maternel ,
Et vous êtes les fruits de ce nœud criminel.
Il faudra supporter l'affront de ces reproches ;
Vous verrez les mortels éviter vos approches ,
Et vous arriverez au terme de vos ans ,
Sans connaître d'époux, sans nourrir des enfants....
( A Créon. )
O vous , le seul appui qui reste à leur misère ,
Vous , fils de Ménécée , hélas ! soyez leur père :
Elles n'en ont point d'autre ; elles sont sans secours ;
La honte , l'indigence , environnent leurs jours.
Des yeux de la pitié regardez leur enfance*
Vous ne les devez pas punir de leur naissance:
Donnez-moi votre main, gage de votre foi.
COURS DK LITTÉRATURE. 37Q
<KA ses filles. )
Et vous, qui pour jamais vous séparez de moi,
Je vous en dirais plus , si vous pouviez m'en tendre ;
Mais que font les conseils dans un âge si tendre ?
Adieu: puisse le ciel, fléchi par mes revers,
Détourner loin de vous les maux que j'ai soufferts !
Peut -on douter qu'une pareille scène ne fît
couler quelques larmes? Je ne sais si je me
trompe, mais il me semble qu'elle terminerait
heureusement la tragédie cYOEdipe. Ne faut -il
pas, pour que sa destinée s'accomplisse, qu'on le
voie partir pour l'exil , qui est le châtiment au-
quel les dieux l'ont condamné? Ses adieux, son
départ, ne font-ils pas dès-lors une partie essen-
tielle de ses malheurs, qui sont l'objet de la
pièce ? Il y a plus : après que le cœur a été serré
douloureusement par l'horreur qu'inspire cette
complication de crimes involontaires commis par
l'innocence , ce poids de la fatalité qui écrase un
homme vertueux, et qui est, à mon gré, un des
inconvénients de ce sujet , on éprouve volontiers
un attendrissement dont on avait besoin. Jus-
que-là l'on n'a vu que des atrocités dont les dieux
sont les seuls auteurs ; et les infortunes d'OEdipe
semblent d'affreux mystères où la raison et la
justice ont peine à se retrouver. Mais lorsque ce
malheureux père, aveugle et banni, embrasse
pour la dernière fois ses enfants, dont il se sé-
pare pour toujours, la nature se reconnaît dans
ce tableau : on n'entend pas la plainte d'OEdipe
38o COURS DE LITTÉRATURE.
sans être ému de compassion , et Ton donne à
ses disgrâces des pleurs qu'on avait besoin de
répandre.
Il ne faut point parler de YOEdipe de Cor-
neille : il n'est pas digne de son auteur, et le su-
jet n'y est pas même ïraité ; il est étouffé par un
long et froid épisode d'amour, qui s'étend d'un
bout de la pièce à l'autre , et qui n'a pas, comme
celui de Philoctète dans YOEdipe de Voltaire,
l'avantage d'être au moins racheté, autant qu'il
peut l'être , par le mérite du style. Ce dernier a
cependant emprunté de Corneille deux beaux
vers , l'un qui est la peinture du Sphinx :
Ce monstre à voix humaine , aigle , femme et lion ;
l'autre qui exprime heureusement l'excommuni-
cation en usage chez les anciens :
Privé des feux sacrés et des eaux salutaires.
On a cité aussi fort souvent un morceau d'une
tournure très-philosophique sur ce dogme de la
fatalité, si cher aux anciens, et qui anéantit la
liberté de l'homme. Ce morceau , quoiqu'il y ait
quelques fautes de diction, est écrit et pensé
avec une énergie particulière à Corneille; et Vol-
taire remarque très -judicieusement qu'il naît du
sujet, et n'est point un lieu commun comme
tant d'autres, ni une déclamation étrangère à la
pièce. Des réflexions sur la fatalité; dit- il, peu-
vent - elles être mieux placées que dans le sujet
COURS DE LITTÉRATURE. 38l
cïOEdipe? Elles contribuèrent même au succès
de l'ouvrage , qui resta au théâtre jusqu'au mo-
ment où il céda sa place à celui du jeune rival de
Sophocle. Lorsque la pièce de Corneille parut, on
était fort occupé des querelles sur le libre ar-
bitre, et les amateups apprirent par cœur cette
tirade, qui devint fameuse:
Quoi î la nécessité des vertus et des vices
D'un astre impérieux doit suivre les caprices;
Et Delphes malgré nous conduit nos actions
Au plus bizarre effet de ses prédictions!
L'ame est donc tout esclave : une loi souveraine
Vers le bien ou le mal incessamment l'entraîne ;
Et nous ne recevons ni crainte ni désir
De cette liberté qui n'a rien à choisir.
Attachés sans relâche à cet ordre sublime,
Vertueux sans mérite, et vicieux sans crime,
Qu'on massacre les rois , qu'on brise les autels ,
C'est la faute des dieux, et non pas des mortels.
De toute la vertu sur la terre épandue,
Tout le prix à ces dieux , toute la gloire est due ;
Ils agissent en nous quand nous pensons agir;
Alors qu'on délibère on ne fait qu'obéir;
Et notre volonté n'aime, hait, cherche, évite,
Que suivant que d'en haut leur bras la précipite !
D'un tel aveuglement daignez me dispenser.
Le ciel, juste à punir, juste à récompenser,
Pour rendre aux actions leur peine et leur salaire ,
Doit nous offrir son aide , et puis nous laisser faire.
N'enfonçons toutefois ni votre œil ni le mien ,
Dans ce profond abyme où nous ne voyons rien.
382 COURS DE LITTÉRATURE.
Peut-être ne sera-t-on pas fâché de voir com-
ment Voltaire a rendu précisément les mêmes
idées dans un discours sur la liberté de l'homme.
D'un artisan suprême impuissantes machines,
Automates pensants, mus par des mains divines,
Nous serions à jamais de mensonge occupés ,
Vils instruments d'un dieu qui nous aurait trompés !
Comment, sans liberté, serions-nous ses images?
Que lui reviendrait-il de ses brutes (i) ouvrages ?
On ne peut donc lui plaire, on ne peut l'offenser;
Il n'a rien à punir , rien à récompenser.
Dans les cieux, sur la terre, il n'est plus de justice,
Caton est sans vertu , Catilina sans vice :
Le destin nous entraîne à nos affreux penchants,
Et ce chaos du monde est fait pour les méchants.
L'oppresseur insolent, l'usurpateur avare,
Cartouche , Miriwitz , ou tel autre barbare ,
Plus coupable enfin qu'eux (2), le calomniateur
Dira : « Je n'ai rien fait, Dieu seul en est l'auteur;
« Ce n'est pas moi, c'est lui qui manque a ma parole '(3),
« Qui frappe par mes mains, pille, brûle, viole.»
C'est ainsi que le dieu de justice et de paix
Serait l'auteur du trouble et le dieu des forfaits.
(1) Faute de français. Brutes ne se dit que des animaux,
les brutes. Brut, adjectif, qui signifie grossier, informe,
s'écrit sans e, comme on le voit ici, au masculin : un ou-
vrage brut , un diamant brut. Il ne prend Ve qu'au féminin:
une pierre brute.
(2) Hyperbole trop forte.
(3) Hémistiche trop faible après ce qui précède.
COURS DE LITTÉRATURE. 383
Les tristes partisans de ce dogme effroyable
Diraient-ils rien de plus, s'ils adoraient le diable?
On retrouve dans ce morceau la brillante fa-
cilité de l'auteur ; mais en général il paraît avoir
étendu dans des vers harmonieux ce que Cor-
neille a resserré dans des vers énergiques; et,
malgré le mérite de l'imitateur, la supériorité
appartient ici tout entière à l'original, non -seu-
lement pour l'invention , mais encore pour l'exé-
cution .
Compensation faite des beautés et des défauts,
il serait difficile de prononcer entre les deux
OEdipe. Il n'en est pas de même ft Electre : quel-
que belle que soit celle de Sophocle, celle de
Voltaire l'emporte de beaucoup, au jugement
des plus sévères connaisseurs. Il a fait ici de So-
phocle le plus grand éloge possible, en l'imitant
presque en tout. Le beau caractère d'Electre,
l'un des plus dramatiques que l'on connaisse; sa
douleur profonde , tour à tour si touchante et si
impétueuse; les regrets qu'elle donne à son père
qu'elle a perdu , à son frère qu'elle a sauvé et
qu'elle attend comme un libérateur; son escla-
vage , qui n'abat ni son courage ni sa fierté ; la
soif de vengeance qui l'anime sans cesse; enfin, le
contraste que forme le rôle de Chrysothémis ,
qui est l'Iphise de Voltaire , et dont la sensibilité
douce et timide fait encore mieux ressortir l'élé-
vation et l'énergie de sa sœur; les ordres d'Apol-
lon, qui recommande le secret à Oreste comme
384 COURS DE LITTÉRATURE.
le ressort de toute son entreprise; le rôle du vieux
gouverneur d'Oreste, qui est le Pammène de la
pièce française; cette idée si théâtrale d'apporter
une urne qui est supposée contenir les cendres
du fils d'Agamemnon, et qui produit une scène
fameuse dans toute l'antiquité par le grand effet
qu'elle eut à Athènes et à Rome ; ces alternatives
de crainte et d'espérance , causées par la fausse
nouvelle de la mort d'Oreste et par les présents
qu'on a vus sur le tombeau de son père; cette
situation déchirante de la malheureuse Electre,
qui croit tenir entre ses mains les cendres de son
frère, tandis que ce frère est sous ses yeux; cette
reconnaissance si naturellement amenée par l'at-
tendrissement d'Oreste, qui ne peut résister aux
larmes de sa sœur; en un mot, cette simplicité
d'action et d'intérêt, si rare et si admirable; tout
cela fait également le fond des deux pièces , tout
cela est beau dans Sophocle , et plus encore dans
Voltaire. Le poète français a rassemblé dans sa
tragédie toutes les beautés*,qui appartiennent au
sujet, et toutes celles que pouvait y joindre un
talent tel que le sien, fortifié de ce que l'art a pu
acquérir depuis Sophocle. Celui-ci n'avait pas, à
beaucoup près, à fournir une carrière si longue et
si difficile. Les chœurs et les récits en occupent
une partie: celui de la mort d'Oreste, qui a péri,
dit-on, en tombant de son char aux jeux olym-
piques, tient la moitié du second acte. 11 faut re-
marquer que Sophocle a commis en cet endroit
COURS J)E LITTÉRATURE. 385
un anachronisme, puisque les jeux olympiques
n'ont été établis que long -temps après l'époque
où se passe l'action de la pièce. Mais les Grecs
étaient si amoureux de ces sortes de descriptions,
qu'ils pardonnèrent aisément au poète cette li-
berté, et que ce long morceau descriptif, qui
nous paraîtrait fort déplacé , fut un de ceux qui
attirèrent Le plus d'applaudissements à l'auteur.
On concevra, on excusera même cet enthou-
siasme, si l'on se rappelle que les Grecs regar-
daient, non sans raison, les jeux olympiques
comme une des plus belles institutions dont ils
pussent se glorifier , et qu'ils étaient très - flattés
d'en voir le tableau tracé sur leur théâtre par le
pinceau de Sophocle. Voltaire n'a pu en faire
usage ; mais celui qu'il a mis au cinquième acte ,
et où il peint en traits si nobles et si frappants
la révolution que produit ôreste en se montrant
aux anciens soldats d'Agamemnon, lui appartient
entièrement, et a de plus le mérite d'appartenir
au sujet.
Le poète français a enchéri encore sur son
modèle dans la scène de l'urne. Chez Sophocle,
Electre ne voit dans son frère qu'un envoyé de
Strophius qui apporte les cendres d'Oreste. Chez
Voltaire, Oreste passe lui-même pour le meur-
trier.
Des meurtriers d'Oreste, ô ciel! suis-je entourée
dit Electre à Oreste et à Pylade; ce qui rend la
Cours de Littérature. I. ^D
386 COURS DE LITTÉRATURE.
situation bien plus douloureuse et plus terrible
pour elle et pour son frère. Cette scène si heu-
reusement imaginée par Sophocle, où Chryso-
thémis vient avec un transport de joie annoncer
à sa sœur que sans doute Oreste est vivant , qu'il
est même dans le palais, parce qu'elle a vu des
offrandes et des cheveux sur le tombeau d'Aga-
memnon; cette nouvelle, qu'elle apporte à Elec-
tre dans l'instant même où le bruit de la mort
d'Oreste, qui semble certaine, vient de la mettre
au désespoir; tout cela est encore embelli par Fart
de l'imitateur. Dans le grec, cette nouvelle ne
fait pas la moindre impression sur Electre, qui
se croit trop sûre de la mort d'Oreste, dont elle
a entendu le récit qu'on a fait à Glytemnestre
devant elle; elle se contente de plaindre l'erreur
de Chrysothémis , et celle-ci se repent elle-même
de cette fausse joie qui l'a abusée un moment.
Dans Fauteur français, Electre, qui n'a pas en-
core les mêmes raisons de croire son frère mort,
reçoit avidement cet espoir qu'on lui présente.
Elle quitte la scène à la fin du second acte , toute
remplie de cette joie passagère dont pourtant
elle se défie. Ah! dit -elle à sa sœur en sortant
avec elle :
Ah ! si vous me trompez , vous m'arrachez la vie.
On prévoit de là quelle sera sa douleur quand
la mort d'Oreste paraîtra confirmée. Aussi rentre-
t-elle en disant ;
COURS DE LITTÉRATURE. 387
L'espérance trompée accable et décourage :
Un seul mot de Pammène a fait évanouir
Ces songes imposteurs dont vous osiez jouir.
Ces mouvements opposés qui se succèdent, ce
flux et reflux de joie et d'affliction, sont l'ame
de la tragédie; et c'est une des parties de l'art,
où les modernes ont excellé.
Il y a une scène dont le poète français n'a
point fait usage, et c'est peut-être la seule des
beautés de cette pièce qu'il ne se soit point ap-
propriée. Sophocle en avait pris l'idée dans les
Coëphores ; mais il l'a exécutée d'une manière
toute différente. Elle est plus terrible dans Es-
chyle ; dans Sophocle, elle est plus touchante.
Chez lui, c'est Chrysothémis qui s'est chargée des
offrandes et des expiations de Clytemnestre. Cette
mère coupable est effrayée d'un songe menaçant
dont elle voudrait détourner le présage. Chryso-
thémis trouve Electre sur son passage , lui expose
les terreurs de leur mère, et le dessein qui l'a-
mène. Electre, saisie d'horreur, la conjure de se
refuser à un pareil emploi.
Ah! ma sœur, loin de vous, ce ministère impie;
Loin, loin de ce tombeau ces dons d'une ennemie!
Voulez-vous violer tous les droits des humains ?
Avez-vous pu charger vos innocentes mains
Des coupables présents d'une main meurtrière ,
Des présents qu'ont souillés le meurtre et l'adultère?
Voyez ce monument : c'est à nous d'empêcher
388 COURS DE LITTÉRATURE.
Que jamais rien d'impur ne puisse en approcher.
.Jetez, jetez, ma sœur, cette urne funéraire.
Ou bien , loin de ces lieux , cachez-la sous la terre ;
Et pour l'en retirer, attendez que la mort
De Clytemnestre un jour ait terminé le sort.
Alors , reportez-la sur sa cendre infidèle :
Allez, de tels présents ne sont faits que pour elle.
Croyez-vous, s'il restait dans le fond de son cœur,
Après ses attentats, une ombre de pudeur;
Croyez-vous qu'aujourd'hui la fureur qui l'anime ,
Vînt jusque dans sa tombe outrager sa victime,
Insulter à ce point les mânes d'un héros ,
La sainteté des morts et les dieux des tombeaux ?
Et de quel œil, ô ciel! pensez-vous que mon père
Puisse voir ces présents que l'on ose lui faire ?
Ah! n'est-ce pas ainsi, quand il fut massacré,
Qu'on plongea dans les eaux son corps défiguré,
Comme si l'on eût pu dans le sein des eaux pures
Laver en même temps le crime et les blessures?
Les forfaits à ce prix seraient-ils effacés?
Ne le permettez pas , dieux qui les punissez !
Et vous, ma sœur, et vous, n'en commettez point d'autres :
Prenez de mes cheveux , prenez aussi des vôtres.
Le désordre des miens atteste mes douleurs;
Souvent ils ont servi pour essuyer mes pleurs :
Il m'en reste bien peu; mais prenez, il n'importe;
Il aimera ces dons que notre amour lui porte.
Joignez-y ma ceinture: elle est sans ornement;
Elle peut honorer ce triste monument.
Mon père le permet : il voit notre misère ;
Lui seul peut la finir, etc.
La naïveté des mœurs grecques se montre ici
COURS DE LITTÉRATURE. 38o,
tout entière; mais Voltaire nous y avait tellement
accoutumés clans cette pièce, que ce morceau,
sous sa plume, aurait pu, ce me semble, trou-
ver place facilement. N'a -t -il pas su tirer parti
même du rôle d'Égisthe, qui n'est rien dans So-
phocle , puisqu'il ne paraît que pour être tué par
Oreste? Nous avons déjà vu, dans plus d'une
pièce grecque , qu'on ne regardait pas alors
comme un défaut de ne faire venir un person-
nage que pour le dénouement : aucun de nos
auteurs ne se l'est permis. Cependant il ne serait
pas impossible qu'il y eût tel sujet où cette mar-
che fût raisonnable, c'est-à-dire, absolument
nécessaire; car je ne connais pas d'autre manière
de la justifier.
Les personnages odieux , dans la tragédie , ser-
vent aux moyens; les personnages intéressants
servent à l'effet. C'est en conséquence de ce*
principe que Voltaire s'est si bien servi d'Égisthe
pour jeter Oreste dans le plus imminent danger
depuis la fin du quatrième acte jusqu'au dénoue-
ment, et pour développer le grand caractère de
Clytemnestre. C'est par ces deux endroits sur-tout
qu'il est infiniment supérieur à Sophocle; et c'est
ce qui mérite d'être détaillé.
Les anciens, chez qui l'intrigue est en gé-
néral la partie faible, parce qu'ayant d'autres res-
sources dans leur spectacle ils avaient moins
senti le besoin de perfectionner celle-là, les an-
ciens ne savaient pas nouer assez fortement
390 COURS DE LITTERATURE.
une pièce pour mettre dans un grand péril les
principaux personnages, et les en retirer sans
invraisemblance. C'est là l'effort de l'art chez les
modernes, et Sophocle lui-même ne l'a pas porté
jusque-là. Dans son Electre , Égisthe est absent
pendant toute la pièce : il ne revient que pour
voir Glytemnestre déjà égorgée, et pour se trouver
pris comme dans un piège. Qu'en arrive - t - il ?
c'est qu'Oreste n'est jamais en danger. Je sais
bien que le sort d'Electre inspire la pitié , et que
sa situation et celle de son frère attendrissent
l'ame et soutiennent la curiosité; mais la pitié
même s'use et s'affaiblit, quand la situation est
toujours la même pendant quatre actes , et n'est
pas variée par des incidents qui font naître la
crainte ou qui augmentent le malheur et le danger.
Ce n'est pas assez que les personnages soient dans
une position intéressante, il faut encore que cet
intérêt aille en croissant; s'il n'augmente pas, il
diminue. C'est ce progrès continuel et nécessaire
qui rend la tragédie si difficile. Ainsi , dans YE-
lectre française , à peine Oreste est-il reconnu par
sa sœur, qu'il est découvert par le tyran, et mis
dans les fers avec Pylade et Pammène ; en sorte
que le spectateur, qui a respiré un moment en
voyant le frère et la sœur réunis, n'en est que
plus effrayé du péril qui les environne; car rien
ne peut arrêter le bras d'Égisthe que Clytem-
nestre elle-même; et c'est ici, à mon gré, le
coup de maître. Tout ce rôle de Clytemnestre
COURS DE LITTÉRATURE. 3c) I
est dans Voltaire une véritable création; car,
dans cette foule de pièces composées sur le
même sujet, on ne trouve nulle part le moindre
germe de cette idée* Ni Crébillon ni Longe-
pierre , ni étrangers ni nationaux , ni anciens ni
modernes, n'avaient imaginé que cette femme,
qui avait assassiné son mari , pût défendre contre
le complice de son crime le fils dont elle-même
doit tout craindre. Les remords sont indiqués
dans Sophocle, mais très-faiblement; et dans Vol-
taire tout est gradué, développé, achevé avec
une égale supériorité.
S'il n'a point fait entrer dans sa pièce cette
plainte éloquente d'Electre lorsqu'elle tient l'urne
entre ses mains, c'est que l'étendue de ce morceau,
proportionnée aux mœurs et aux convenances du
théâtre d'Athènes, eût trop ralenti une scène dont
l'action est plus vive et plus forte dans la pièce
française que dans la grecque; et la traduction
de cette espèce d'élégie dramatique fera res-
sortir davantage la différence du génie des deux
théâtres, en prouvant que les beautés de l'un ne
pouvaient pas toujours convenir à l'autre.
J'ai déjà dit que l'expression vraie et ingénue
des affections de la nature devait être beaucoup
plus facile dans la poésie grecque que dans la
nôtre; et c'est une raison de plus pour que l'on
juge avec quelque indulgence les efforts que j'ai
faits dans ces différents essais de traduction , où
j'ai tâché de me rapprocher de la simplicité an-
3o,9 COURS DE LITTÉRATURE.
tique, autant que me Ta permis la noblesse, quel-
quefois peut-être un peu trop superbe, de notre
langue poétique. 0
0 monument sacré du plus ener des humains !
Cher Oreste , est-ce toi que je tiens dans mes mains ?
O toi! dont mes secours ont protégé l'enfance,
Toi que j'avais sauvé dans une autre espérance,
Est-ce ainsi que , pour moi depuis long-temps perdu ,
Mon frère à mes regards devait être rendu ?
Je devais donc de toi ne revoir que ta cendre!
Ah ! qu'il eût mieux valu , dans l'âge le plus tendre ,
Périr avec ton père , hélas ! et du berceau
Descendre à ses côtés dans le même tombeau!
Et maintenant tu meurs, ô victime chérie,
Sous un ciel étranger et loin de ta patrie ,
Loin de ta sœur!... et moi, je n'ai pu sur ton corps
Prodiguer les parfums, les ornements des morts!
D'autres ont pris pour toi les soins que j'ai dû prendre ;
D'autres sur le bûcher ont recueilli ta cendre!
Ces débris précieux, on les porte à ta sœur,
Dans une urne vulgaire enfermés sans honneur!
O malheureuse Electre! ô frivoles tendresses!
Inutiles travaux et trompeuses caresses!
Soigner tes premiers ans fut mon plus doux plaisir,
Et de mes propres mains j'aimais à te nourrir.
M'occupant de toi seul, j'ai rempli près d'un frère
Le devoir de nourrice, et d'esclave et de mère.
Où sont-ils ces beaux jours , ces jours si fortunés !
Ah ! la mort avec toi les a donc moissonnés!
Oreste! tu n'es plus!,., et je n'ai plus de père!
Me voilà seule au monde; et ma barbare mère
Avec mes ennemis jouit de ma douleur!
COURS DE LITTÉRATURE. 3()3
Vainement à mes maux tu promis un vengeur :
Oreste a dans la tombe emporté mon attente ;
Et qu'est-il aujourd'hui ? rien qu'une ombre impuissante !
Que suis-je , hélas ! moi-même , après t'avoir perdu ?
Qu'une ombre, qu'un fantôme aux enfers attendu!
Mon frère, reçois-moi dans cette urne funeste;
D'Electre auprès de toi reçois le triste reste :
Les mêmes sentiments unissaient notre sort;
Soyons encor tous deux réunis dans la mort.
La mort est secourable, et la tombe est tranquille :
Ah ! pour les malheureux il n'est point d'autre asyle.
Il est honorable pour la mémoire de Sophocle,
qu'en voulant trouver le chef-d'œuvre de l'an-
cienne tragédie , il faille choisir entre deux de
ses ouvrages , Y OEdipe-Roi et le Philoctète. Je ne
sais si un intérêt particulier fait illusion à mon
jugement; mais j'étais admirateur du second long
temps avant que j'eusse songé à en être l'imita-
teur, et ma prédilection pour cet ouvrage était
connue. Il y a dans XOEdipe , je l'avoue, un plus
grand intérêt de curiosité ; mais il y a dans le Phi-
loctète un pathétique plus touchant. L'intrigue du
premier se développe et se dénoue avec beau-
coup d'art : c'est peut - être un art encore plus
admirable, d'avoir pu soutenir la simplicité de
l'autre ; peut - être est - il encore plus difficile de
parler toujours au cœur par l'expression des sen-
timents vrais, que d'attacher l'attention et de la
suspendre , pour ainsi dire , au fil des événe-
ments. Vous avez vu d'ailleurs qu'on pouvait faire
394 COURS DE LITTÉRATURE.
à YOEdipe des reproches assez graves : d'abord la
nature du sujet , qui a quelque chose d'odieux ,
puisque l'innocence y est la victime des dieux et
de la fatalité; mais sur- tout la querelle d'OEdipe
avec Créon , épisode de pur remplissage , sans in-
térêt et sans motif; au lieu que dans le Philoc-
tète, sujet encore plus simple que YOEdipe, So-
phocle a su se passer de tout épisode. On n'y
peut remarquer qu'une scène inutile, celle du
second acte , où un soldat d'Ulysse , déguisé ,
vient par de fausses alarmes presser le départ de
Pyrrhus et de Philoctète : ressort superflu, puis-
que celui-ci n'a pas de désir plus ardent que de
partir au plus tôt. Cette scène allonge inutile-
ment la marche de l'action, et j'ai cru devoir la
i^etrancher. Mais à cette seule faute près, si l'on
considère que la pièce, faite avec trois person-
nages, dans un désert, ne languit pas un mo-
ment; que l'intérêt se gradue et se soutient par
les moyens les plus naturels, toujours tirés des
caractères, qui sont supérieurement dessinés; que
la situation de Philoctète , qui semblerait devoir
être toujours la même, est si adroitement variée,
qu'après s'être montré le plus à plaindre des
hommes dans l'île de Lemnos, après avoir re-
gardé comme le plus grand bonheur possible
que l'on voulut bien l'en tirer, c'est pour lui ,
dans les deux actes suivants , le plus grand des
maux d'être obligé d'en sortir; que cette heu-
reuse péripétie est si bien fondée en raison , que
COURS DE LITTÉRATURE. 3c)5
le spectateur change d'avis et de sentiment en
même temps que le personnage; que ce person-
nage est en lui-même un des plus théâtrals qui
se paisse concevoir , parce qu'il réunit les der-
nières misères de l'humanité aux ressentiments
les plus légitimes, et que le cri de la vengeance
n'est chez lui que le cri de l'oppression ; qu'enfin
son rôle est d'un bout à l'autre un modèle par-
fait de l'éloquence tragique ; on conviendra fa-
cilement qu'en voilà assez pour justifier ceux qui
voient dans cet ouvrage la plus belle conception
dramatique dont l'antiquité puisse s'applaudir.
On avait regardé comme un défaut , du moins
pour nous, l'apparition d'Hercule , qui produit
le dénouement : cette critique ne m'a jamais paru
fondée. Certes , ce n'est point ici que le dieu n'est
qu'une machine : si jamais l'intervention d'une
divinité a été suffisamment motivée, c'est sans
contredit en cette occasion ; et ce dénouement .
qui ne choque point la vraisemblance théâtrale ,
puisqu'il est conforme aux idées religieuses du
pays où se passe l'action , est d'ailleurs très-bien
amené, nécessaire et heureux. Hercule n'est rien
moins qu'étranger à la pièce ; sans cesse il est
question de lui : la possession de ses flèches est
le nœud principal de l'intrigue; le héros est son
compagnon, son ami, son héritier. Philoctète a
résisté et a dû résister à tout : qui l'emportera
enfin de la Grèce ou de lui? et qui tranchera plus
dignement ce grand nœud qu'Hercule lui-même?
396 COURS DE LITTÉRATURE.
De plus , ne voit-on pas avec plaisir que Philoc-
tète, jusqu'alors inflexible, ne cède qu'à la voix
d'un demi-dieu , et d'un demi-dieu son ami? C'est
bien ici qu'on peut appliquer le précepte d'Ho-
race, qui peut-être même pensait au Philoctète de
Sophocle quand il a dit :
Nec deus intersit , nisi dignus vindice nodus.
«Ne faites pas intervenir un dieu, à moins que
« le nœud ne soit digne d'être tranché par un
« dieu. »
D'après ces raisons et ces autorités , j'ai osé
croire que ce dénouement réussirait parmi nous
comme il avait réussi chez les Grecs, et je ne me
suis pas trompé.
Brumoi s'exprime très - judicieusement sur ce
sujet , et en général sur les différents mérites de
cette tragédie , qu'il a très - bien observés. « Les
« dieux font entendre que la victoire dépend de
« Philoctète et des flèches d'Hercule; mais com-
'.(. ment déterminer ce guerrier malheureux à se-
rt courir les Grecs, qu'il a droit de regarder comme
« les auteurs de ses maux? C'est un Achille irrité
«• qu'il faut regagner , parce qu'on a besoin de son
« bras ; et l'on a dû voir que Philoctète n'est pas
« moins inflexible qu'Achille, et que Sophocle n'est
c pas au-dessous d'Homère. Ulysse est employé
c à cette ambassade avec Néoptolème : heureux
« contraste dont Sophocle a tiré toute son in-
- Irigue; car Ulysse, politique jusqu'à la fraude ,
COURS DE LITTÉRATURE. 3^
«et Néoptolème, sincère jusqu'à l'extrême fran-
« chise , en font tout le nœud ; tandis que Philoc-
« tète , défiant et inexorable , élude la ruse de l'un,
« et ne se rend point à la générosité de l'autre ; de
« sorte qu'il faut qu'Hercule descende du ciel pour
« dompter ce cœur féroce, et pour faire le dénoue-
« ment. On ne peut nier qu'un pareil nœud ne mé-
« rite d'être dénoué par Hercule. »
Après des réflexions si justes, on est un peu
étonné de trouver le résultat qui les termine. « A
« suivre le goût de V antiquité, on ne peut repro-
« cher à cette tragédie aucun défaut considérable. »
Non, pas même à suivre le goût moderne : ici l'un
et l'autre sont d'accord. « Tout y est lié, tout y
« est soutenu , tout tend directement au but : c'est
« l'action même telle qu'elle a dû se passer. Mais ,
« à en juger par rapport à nous, le trop de sim-
« plicité, et le spectacle d'un homme aussi triste-
« ment malheureux que Philoctète, ne peuvent
« nous faire un plaisir aussi vif que les malheurs
« plus brillants et plus variés du Nicomède de
« Corneille. »
Voilà un rapprochement bien étrange, et un
jugement bien singulier. Quant au trop de sim-
plicité, passons que cette opinion, assez probable
alors, ne pût être démentie que par le succès.
On en disait autant du sujet de Mérope avant que
Voltaire l'eût traité, et je n'ai pas oublié ce qu'il
m'a raconté plus d'une fois des plaisanteries qu'on
lui faisait de tous côtés sur cette tendresse de Mé-
)0,8 COURS DE LITTÉRATURE.
rope pour son grand enfant, dont il voulait faire
l'intérêt d'une tragédie. Mais que veut dire Bru-
moi sur ce rôle dePhiloclète,^* tristement malheu-
reux? Si j'ai bien compris dans quel sens ces mots
peuvent s'appliquer à un personnage dramatique,
il me semble qu'ils ne peuvent convenir qu'à
celui qui serait dans une situation monotone et
irrémédiable : c'est alors que le malheur afflige
plus qu'il n'intéresse, parce qu'au théâtre il n'y
a guère d'intérêt sans espérance. Mais Philoctète
n'est nullement dans ce cas, et ni l'un ni l'autre
de ces reproches ne peut tomber sur ce rôle , re-
connu si éminemment tragique. Enfin , de tous
les ouvrages que l'on pourrait comparer au Phi-
loctète, Nicomède est peut-être celui qu'il était
le plus extraordinaire de choisir. Quel rapport
entre ces deux pièces, quand le principal mérite
de l'une est d'abonder en pathétique, et que le
grand défaut de l'autre est d'en être totalement
dépourvue ! Qu'est - ce que ces malheurs si bril-
lants et si -variés de Nicomède? A quoi donc pen-
sait Brumoi? Nicomède n'éprouve aucun malheur;
il est triomphant pendant toute la pièce; il est, à
la cour de son père , plus roi que son père lui-
même , et il ne paraît qu'un moment en danger.
Son rôle est brillant , il est vrai , mais ce n'est
assurément point par le malheur. On peut aussi,
sans manquer de respect pour le génie de Cor-
neille, s'étonner du plaisir t>//°que procure, selon
Brumoi, ce drame, qui est en effet le moins tra-
COURS DE LITTÉRATURE. 3c)()
gique (le tous ceux où l'auteur n'a pas été abso-
lument au-dessous de lui-même; ce drame dans
lequel il y a en effet quelques traits de grandeur,
mais pas un moment d'émotion.
Le grand intérêt du rôle de Philoctète n'avait
pas échappé à l'un des plus illustres élèves de
l'antiquité , Fénélon , qui du chef - d'œuvre de
Sophocle a tiré le plus bel épisode du sien : c'est
encore un des morceaux du Télèmaque qu'on
relit le plus volontiers. Fénélon s'est approprié
les traits les plus heureux du poète grec , et
les a rendus dans notre langue avec le charme
de leur simplicité primitive , en homme plein de
l'esprit des anciens, et pénétré de leur substance.
Mais il faut observer ici une différence très-re-
marquable entre la tragédie grecque et l'épisode
du Télèmaque ; c'est que, dans l'une, Philoctète
ne parle jamais d'Ulysse qu'avec l'expression de
la haine et du mépris ; et dans l'autre, Nce même
Philoctète , racontant , mais long - temps après ,
tous ses malheurs au fils d'Ulysse, semble con-
damner lui-même ses propres emportements , et
représente Ulysse comme un sage inébranlable
dans son devoir , et un digne citoyen qui faisait
tout pour sa patrie. Rien ne fait plus d'honneur
au jugement et au goût de Fénélon; rien ne fait
mieux voir comme il faut appliquer ces principes
lumineux et féconds sur lesquels doit être fondé
l'ensemble de tout grand ouvrage , et qui sont
aujourd'hui si peu connus. Il sentait combien
400 COURS DE LITTERATURE. ,
l'unité de dessein était une chose importante ;
que , dans un ouvrage dont Télémaque était le
héros , il fallait se garder d'avilir son père ; et que
d'ailleurs Philoctète, dont les ressentiments de-
vaient être adoucis par le temps, pouvait alors
être capable de voir, sous un point de vue plus
juste, la sagesse et le patriotisme d'Ulysse.
C'était sans doute une nouveauté digne d'atten-
tion, de voir sur le théâtre de Paris une pièce
grecque, telle à peu près qu'elle avait été jouée
sur le théâtre d'Athènes. Nous n'avions eu jus-
que - là que des imitations plus ou moins éloi-
gnées des originaux , plus ou moins rapprochées
de nos convenances et de nos mœurs ; et je pen-
sais depuis long-temps que le sujet de Philoctète
était le seul de ceux qu'avaient traités les anciens
qui fût de nature à être transporté en entier et
sans aucune altération sur les théâtres modernes,
parce qu'il est fondé sur un intérêt qui est de
tous les temps et de tous les lieux , celui de l'hu-
manité souffrante. Mais quand je songeais, d'un
autre côté , que j'allais présenter à des Français
une pièce non-seulement sans amour, mais même
sans rôle de femme, je sentais qu'il y avait là de
quoi effaroucher bien des gens. La seule tenta-
tive qu'on eût faite en ce genre , soutenue du
nom et du génie de Voltaire dans toute sa force ,
n'avait pas réussi de manière à encourager ceux
qui voudraient la renouveler. La mort de César,
si estimée des connaisseurs , n'avait pu encore
COURS DF LITTÉRATURE. l\Ol
s'établir sur notre théâtre ; elle ne s'en est mise
en possession que depuis que Philoctète nous
eut un peu accoutumés à cette espèce de nou-
veauté. C'est en vain que les étrangers nous re-
prochaient , et avec raison , la préférence trop
exclusive que nous donnions aux intrigues amou-
reuses, et d'où naît dans nos pièces une sorte
d'uniformité dont les auteurs SAthalie et de Mé-
rope s'étaient efforcés de nous affranchir; ces
grands hommes , dont le goût était si exquis et si
exercé, étaient les seuls qui eussent paru sentir
tout le mérite de cette antique simplicité : elle
doit devenir aujourd'hui d'autant plus recom-
mandable, qu'elle peut servir d'antidote contre
la contagion qui devient de jour en jour plus
générale. Atteints de la maladie des gens rassa-
siés, nous voudrions rassembler tous les tableaux
dans un même cadre, tous les intérêts dans un
drame , tous les plaisirs dans un spectacle ; trans-
porter l'opéra dans la tragédie , et la tragédie sur
la scène lyrique : de là cette perversité d'esprit
qui précipite tant d'écrivains dans le bizarre et
le monstrueux. On ne songe pas assez qu'il fau-
drait prendre garde de ne pas user à la fois toutes
les sensations et toutes les jouissances, ménager
les ressources afin de les perpétuer , admettre
chaque genre à sa place et à son rang, n'en dé-
naturer aucun, et ne pas les confondre tous; ne
rejeter que ce qui est froid et faux, et sur -tout
éviter les extrêmes, qui sont toujours des abus.
Coure de Littérature. I. ^V
403 COURS DE LITTÉRATURE.
Racine le fils , à qui son père avait appris à
étudier les anciens et à les admirer , mais qui
n'avait pas hérité de lui le talent de lutter contre
eux , a essayé , dans ses Réflexions sur la poésie,
de traduire en vers quelques endroits de Sopho-
cle, et en particulier de Philoctète. Je ne crains
pas qu'on m'accuse d'une concurrence mal en-
tendue : tel est mon amour pour le beau , que ,
si la version m'avait paru digne de l'original , je
l'aurais , sans balancer , substituée à la mienne.
Mais ceux qui entendent le grec verront aisé-
ment combien le fils du grand Racine est loin
de Sophocle. Ses vers ont de la correction, et
quelquefois de l'élégance ; mais ils manquent le
plus souvent de vérité, de précision et d'énergie:
ses fautes même sont si palpables, qu'il est facile
de les faire apercevoir à ceux qui ne connaissent
point l'original. Je me bornerai à un seul mor-
ceau fort court, mais dont l'examen peut servir
à faire voir en même temps combien les anciens
étaient de fidèles interprètes de la nature, et com-
bien Racine le fils, qui les aime et qui les loue ,
les traduit infidèlement. Je choisis l'entrée de Phi-
loctète sur la scène; voici d'abord la version en
prose littérale :
«Hélas! ô étrangers! qui êtes- vous, vous qui
« abordez dans cette terre où il n'y a ni port ni
« habitation ? Quelle est votre patrie ? quelle est
« votre naissance ? A votre habit je crois recon-
« naître la Grèce , qui m'est toujours si chère ;
COURS DE LITTÉRATURE. /jo3
« mais je voudrais entendre votre voix. Eh ! ne
«. soyez point effrayés de mon extérieur farouche ;
« ne me craignez point , mais plutôt ayez pitié
« d'un malheureux , seul dans un désert , sans
«c secours , sans appui. Parlez : si vous venez
« comme amis , que vos paroles répondent aux
« miennes ; c'est une grâce , une justice que vous
« ne pouvez me refuser. »
Voilà Sophocle. Ce langage est celui qu'a dû te-
nir Philoctète: rien d'essentiel n'y est omis, et il
n'y a pas un mot de trop. Voici Racine le fils :
Quel malheur vous conduit dans cette île sauvage.
Et vous force à chercher ce funeste rivage?
Vous , que sans doute ici la tempête a jetés ,
De quel lieu, de quel -peuple êtes-vous écartés?
Mais quel est cet habit que je revois paraître?
N'est-ce pas l'habit grec que je crois reconnaître?
Que cette vue, ô ciel! chère à mon souvenir,
Redouble en moi P ardeur de vous entretenir!
Hâtez-vous donc, parlez. Qu'il me tarde d'entendre
Les sons qui m'ont frappé dans l'âge le plus tendre,
Et cette langue , hélas ! que je ne parle plus !
Vous voyez un mortel qui , de la terre exclus ,
Des hommes et des dieux satisfait la colère.
Généreux inconnus, d'un regard moins sévère
Considérez V objet de tant d'inimitié,
Et soyez moins saisis d'horreur que de pitié.
Ces vers, considérés en eux-mêmes, ont de la
douceur , et en général ne sont pas mal tournés;
mais jugez - les sur l'original et sur la situation ,
*6.
4o4 COURS DE LITTÉRATURE.
et vous serez étonnés de voir combien de fautes
pires que des solécismes , combien de chevilles ,
d'inutilités , d'omissions essentielles. D'abord ,
quelle langueur dans les huit premiers vers , qui
tombent tous deux à deux , et se répètent les
uns les autres ! Quelle uniformité dans ces hé-
mistiches accouplés , cette ile sauvage , ce funeste
rivage, que je revois paraître, que je crois recon-
naître} Ce défaut serait peut-être moins répré-
hensible ailleurs ; mais ici c'est l'opposé des mou-
vements qui doivent se succéder avec rapidité
dans Famé de Philoctète, et que Sophocle a si
bien exprimés. Où sont ces interrogations accu-
mulées qui doivent se presser dans la bouche de
cet infortuné qui voit enfin des hommes? Les re-
trouve - 1 - on dans ces deux vers si froids et si
traînants :
Quel malheur vous conduit dans cette île sauvage,
Et vous force à chercher ce funeste rivage ?
Supposons un souverain dans sa cour, recevant
des étrangers: parlerait - il autrement? Ce tran-
quille interrogatoire ressemble - 1 - il à ce premier
cri que jette Philoctète : « Hélas ! ô étrangers ! qui
êtes - vous ! » Ce cri demande du^ secours , im-
plore la pitié, et peint l'impatience de la curio-
sité. Rien ne pouvait le suppléer , et les deux
premiers vers de Racine le fils sont une espèce
de contre-sens dans la situation.
De quel peuple êtes-vous écartés?
COURS DE LITTÉRATURE. ^OJ
Ailleurs cette expression pourrait n'être pas
mauvaise ; ici elle est d'une recherche froide ,
parce que tout doit être simple, rapide et précis:
« Quel est votre nom? quelle est votre patrie? »
voilà ce qu'il faut dire : tout autre langage est
faux.
Mais quel est cet habit ?
Que ce mais est déplacé! et pourquoi interroger
hors de propos quand la chose est sous les yeux?
Sophocle dit simplement : « Si j'en crois l'appa-
rence, votre habit est celui des Grecs.» Et qu'est-
ce que V ardeur de vous entretenir? Il est bien
question d'entretien ! C'est le son de la voix d'un
humain que Philoctète brûle d'entendre. Sophocle
le dit mot pour mot : « Je veux entendre votre
voix : » Quelle différence !
Qu'il me tarde d'entendre
Les sons qui m'ont frappé dans l'âge le plus tendre.
Et cette langue, hélas! que je ne parle plus!
Ces vers ne sont pas dans le grec , mais ils sont
dans la situation , ils sont bien faits. Cependant
il eût mieux valu ne pas ajouter ici à Sophocle ,
et le traduire mieux dans le reste : ce qu'on lui
donne ne vaut pas ce qu'on lui a ôté. Il eût mieux
valu ne pas commencer par mentir à la nature ,
ne pas omettre ensuite ce mouvement si vrai et
si touchant : «Ne soyez point effrayés de mon as-
pect; ne me voyez point avec horreur. » C'est
4o6 COURS DE LITTÉRATURE.
qu'en effet, dans l'état où est Philoctète, il peut
craindre cette espèce d'horreur qu'une profonde
misère peut inspirer. Le traducteur a reporté cette
idée dans le dernier vers; mais une idée ne rem-
place pas un mouvement.
Généreux inconnus , d'un regard moins sévère
Considérez Vobjet de tant d'inimitié.
Tout cela est vague et faible , et n'est point dans
Sophocle. Philoctète ne les appelle point géné-
reux , car il ne sait point encore s'ils le seront,
et tout ce qu'il dit peint la défiance naturelle au
malheur; et si leur regard est sévère , pourquoi
les suppose-t-il généreux ? Ce sont des chevilles
qui amènent des inconséquences. Pourquoi leur
parle- t-il de tant d'inimitié? Toutes ces expres-
sions parasites ne vont point au fait , ne rendent
point ce que dit et doit dire Philoctète : « Ayez
pitié d'un malheureux abandonné dans un dé-
sert, sans secours, sans appui. »
Cette analyse peut paraître rigoureuse : elle
n'est pourtant que juste ; elle est motivée , évi-
dente , et porte sur des fautes capitales. C'est en
examinant dans cet esprit la poésie dramatique
que l'on concevra quel est le mérite d'un Racine
et d'un Voltaire, qui, dans leurs bons ouvrages,
ne commettent jamais de pareilles fautes. C'est
ainsi que l'on concevra en même temps pourquoi
il n'est pas possible de lire une scène de tant de
pièces applaudies un moment par une multitude
COURS DE LITTERATURE. /4O7
égarée, et dont les succès scandaleux nous ra-
mènent à la barbarie.
Il me reste à parler des chœurs que j'ai sup-
primés. On sait ce qu'ils étaient chez les Grecs ;
des morceaux de poésie lyrique , souvent fort
beaux, qui tenaient à leur système dramatique ,
mais qui ne servaient de rien à l'action, quelque-
fois même la gênaient. Je les ai retranchés tous,
comme inutiles et déplacés dans une pièce faite
pour être jouée sur la scène française. Cette sup-
pression , quoique indispensable , n'a pas laissé
que de choquer beaucoup un amateur des an-
ciens (i), qui m'en fit une verte réprimande, et
se plaignit encore de quelques autres torts qu'il
prétendait que j'avais faits à Sophocle. Je ne ré-
pondis point alors à cette diatribe ; mais aujour-
d'hui qu'elle me fournit l'occasion de nouveaux
éclaircissements sur le théâtre des anciens com-
paré au nôtre, je vais discuter en peu de mots
les observations de X auteur anonyme.
Il me reproche de n avoir pas des idées tout-à-
fait justes sur la simplicité des anciens drames.
Sans doute, dit-il, ils étaient simples, mais non
pas nus et sans action.
Pour que ce reproche fût fondé, il faudrait
que j'eusse dit ou insinué quelque part que les
drames grecs étaient nus et sans action; mais je
(1) L'abbé Auger, mort depuis, et qui alors ne se nomma
M,
4o8 COURS DE LITTÉRATURE.
ne l'ai jamais dit ni pensé. Vous avez vu que j'éta-
blissais une différence très-grande entre Eschyle
et ses deux successeurs, précisément parce que
les pièces du premier étaient dénuées iï action et
d'intrigue , et que les deux autres , plus savants
dans l'art , ont mis dans leurs ouvrages ce qui
manquait à ceux d'Eschyle. J'ai ajouté, il est vrai,
que les chœurs tenant une grande place dans les
tragédies grecques , et ne pouvant avoir lieu chez
nous, ces pièces , fidèlement traduites, ne pou-
vaient fournir aux modernes que trois actes ; et
j'ai avoué que nous avions porté plus loin que
les anciens l'art de la contexture dramatique, et
mieux connu les ressources nécessaires pour sou-
tenir une intrigue pendant cinq actes : je crois
tout cela incontestable. Si j'ai parlé dans un autre
endroit de cette simplicité si nue de Philoctète ,
cela ne voulait pas dire qu'il fût sans action ; car
une pièce sans action est essentiellement mau-
vaise , et ne mérite ni d'être traduite ni d'être
jouée. J'ai voulu dire seulement que Philoctète
était la pièce la plus simple des Grecs, qui n'en
ont guère que de très -simples; et qu'il n'y en a
pas une dans Euripide ni dans Sophocle où l'on
ne trouve des incidents plus variés, plus de per-
sonnages agissants et plus de spectacle.
A l'égard des chœurs supprimés , je pourrais
trancher la question en un mot , en m'appuyant
sur l'usage établi parmi nous , et rappelant au
critique ce que tout le monde sait , qu'une pièce
COURS DE LITTÉRATURE. 4°9
avec des chœurs ne serait pas jouée, et que , si
les comédiens voulaient exécuter ces chœurs ,
le public se moquerait d'eux. C'est précisément
ce qui arriva à la première représentation de
Y Œdipe de Voltaire. Il avait, par complaisance
pour le savant Dacier , laissé subsister un chœur
qui ne récitait que quatre vers : le public se
mit à rire , et il fallut retrancher du théâtre ces
quatre vers que l'auteur a conservés dans toutes
les éditions :
O mort ! nous implorons ton funeste secours , etc.
Mais le critique , qui , à l'exemple de Dacier , ne
veut pas qu'on ôte rien aux anciens, ne se ren-
dra peut-être pas à l'autorité de l'usage ; il voudra
des raisons. Eh bien! il faut lui en donner; et il
suffira de lui présenter des observations qui lui
paraîtront décisives , s'il les soumet à un examen
impartial et réfléchi.
D'abord, il faut se rappeler que la tragédie et
la comédie chez les Grecs ne furent, dans la pre-
mière origine , rien autre chose que ce que nous
appelons un chœur. La scène et le dialogue ne
furent inventés que dans la suite , et ce fut à Es-
chyle qu'on en eut l'obligation. C'est ce que Boi-
leau a si bien exprimé dans Y Art poétique.
Eschyle dans le chœur jeta les personnages,
D'un masque plus honnête habilla les visages, etc.
Mais comme rien n'est plus naturel aux hommes
4to cours de littérature.
de tous les pays qu'un grand respect pour toute
origine antique , il est probable que l'on con-
serva d'abord les chœurs, parce qu'ils étaient an-
ciens, et qu'on les crut de l'essence de la tragé-
die, quoiqu'il soit facile de démontrer que, s'il y
a des occasions où l'on peut admettre un choeur
sur la scène , il y serait le plus souvent très-dé-
placé. Quant à nous, dont les premières pièces
ont été dialoguées , nous n'avons pas eu la même
vénération pour les chœurs ; et de plus , une
raison péremptoire et prise dans la nature des
choses a dû les bannir de notre théâtre tragique :
c'est que l'exécution en est impossible dans le
système de la tragédie déclamée. Comment l'ano-
nyme ne s'est-il pas souvenu que, chez les anciens,
les chœurs , ainsi que le dialogue , étaient chan-
tés? Or, qui ne voit que dans ce cas, assujettis
à l'harmonie et à l'unité d'effet , ils pouvaient
produire un plaisir de plus , comme dans nos
opéras; au lieu que des chœurs parlés ne peuvent
former qu'une confusion de sons, une cacopho-
nie ridicule et désagréable, essentiellement con-
traire aux lois du théâtre, où rien ne doit blesser
les sens ?
Examinons maintenant ce que dit l'anonyme
des fonctions du chœur chez les anciens, et ce
qu'il voudrait que j'en eusse fait dans Philoctète.
« Le chœur contribuait beaucoup au spectacle
a et à remplir la scène. »
COURS DE LITTÉRATURE. 4ir
Oui, mais plus souvent encore il nuisait en
blessant la vraisemblance.
« C'était un des personnages de la pièce ; il en
« faisait une partie intégrante, et ne pouvait en
« être séparé. »
On vient de voir pourquoi il n'en est pas de
même parmi nous , chez qui la tragédie n'est
point chantée; et je ne vois pas ce qu'on peut
répondre. L'anonyme cite le vers d'Horace :
Actbris partes chorus, qffîciwnque virile.
( De Art. poet. )
Il n'avait qu'à continuer à transcrire tout ce
morceau de X Art poétique qui regarde le chœur:
il n'en faut pas davantage pour prouver ce qu'il
avait de défectueux, et combien nous sommes
fondés à ne pas l'admettre sur un théâtre per-
fectionné. Voici donc ce que dit Horace : « Que
« le chœur tienne la place d'un personnage et en
« remplisse les fonctions ; qu'il ne chante rien
« entre les actes qui ne tienne au sujet; qu'il fa-
ce vorise les bons et leur donne des conseils utiles;
« qu'il réprime la colère et encourage la vertu ;
« qu'il loue la frugalité , l'équité , conservatrices
«des lois qui assurent la tranquillité des états;
« qu'il garde les secrets confiés ; et qu'il prie les
« dieux de secourir les malheureux , et d'humilier
« les superbes. »
Cette morale est excellente. Mais n'est-il pas
4l2 COURS DE LITTÉRATURE.
évident que ce personnage moraliste est à peu
près étranger à la pièce, puisqu'il ne partage ni
les intérêts ni les passions d'aucun personnage ,
et que lui-même n'en a d'aucune espèce? Or,
rien n'est plus contraire à tout système théâtral
bien entendu. Horace veut qu il garde les secrets.
Et qu'est-ce que des secrets confiés à une assem-
blée ? Cela rappelle ce vers d'une comédie :
On ne le saura pas : le public est discret.
Un seul exemple peut faire voir quels étaient
les inconvénients de ce chœur que l'on n'osait
jamais bannir de la scène. Phèdre , devant un
chœur de femmes , se livre à tous les emporte-
ments d'une passion qu'elle a tant de peine à
avouer à sa nourrice , et qu'elle voudrait se ca-
cher à elle - même : il n'y a guère d'invraisem-
blance plus forte ; et voilà ce que peuvent pro-
duire l'habitude et le préjugé chez les nations les
plus éclairées.
Prenons la supposition la plus favorable. Peut-
être l'anonyme aurait-il désiré que j'eusse con-
servé les chœurs, non pas dans les entr'actes
pour les y faire parler tous ensemble , mais dans
les scènes , où ils se seraient mêlés au dialogue ,
apparemment par l'organe d'un seul interlocu-
teur. Je réponds que dans cette supposition même,
je n'aurais rien gagné ni pour le spectacle ,
ni pour l'action : pour le spectacle , parce qu'une
poignée de soldats grecs toujours en scène n'offre
COURS DE LITTÉRATURE. l\l'$
ni pompe ni variété; pour la scène , parce que cet
interlocuteur supposé n'aurait été qu'un confi-
dent ordinaire ; et quand une scène de confident
n'est pas nécessaire à l'exposition des faits ou au
développement des situations, c'est un défaut
réel qu'il faut soigneusement éviter sur notre
théâtre, où l'on ne craint rien tant que la lan-
gueur. C'est par cette raison que dans toute la
pièce je n'ai fait usage d'aucun confident, d'au-
cun interlocuteur subalterne, parce que j'ai vu
qu'il n'y avait pas un seul moment où ils pussent
faire autre chose que répéter ce qu'avaient dit les
principaux personnages.
« Un soldat vient annoncer froidement que Phi-
« loctète approche. »
Je ne vois pas comment il l'aurait annoncé
chaudement.
« Cela vaut-il ce cri confus et lamentable qu'on
«doit entendre dans l'éloignement, et qui doit
« faire frissonner le spectateur. »
Je me suis bien gardé de faire entendre ce cri.
Quel effet auraient produit ensuite les cris que
pousse Philoctète dans l'accès de douleur qui le
saisit? Non bis in idem. Il ne faut pas employer
deux fois le même moyen. Si l'on veut montrer
Philoctète souffrant à la fin de la scène , il ne faut
pas le montrer tel en arrivant; car alors il n'y
aurait plus de progression.
Voilà ce que l'étude réfléchie des effets du
théâtre, observés depuis cent cinquante ans, a
4/4 COURS DE LITTÉRATURE.
•pu enseigner aux modernes; voilà cette perfec-
tion des détails et des accessoires qu'ils ont pu
ajouter à ce bel art que les anciens leur ont ap-
pris; et voilà, en un mot, ma justification pour
le peu de changements et de retranchements que
je me suis permis.
L'anonyme finit par un aveu aussi singulier
qu'ingénu : c'est qu il na aucune connaissance de
notre théâtre. J'aurais cru que cette connais-
sance était nécessaire pour juger ce qu'avait dû
faire un auteur qui transportait une pièce grec-
que sur le théâtre français.
Plus j'admirais Sophocle , plus je me suis cru
obligé de faire , autant qu'il était en moi , ce qu'il
eût fait s'il eût travaillé pour nous. La fin du der-
nier acte , par exemple , exigeait un retranche-
ment assez important. Après que Philoctète, par
un mouvement naturel et irrésistible, s'est jeté
sur ses flèches pour en percer Ulysse au moment
où il l'aperçoit, Sophocle prolongé en dialogue
une scène qui ne comportait plus que de l'action,
et Ulysse et Philoctète se parlent encore long-
temps avant qu'Hercule paraisse. Ici c'eût été une
faute inexcusable. J'ai réuni ces deux moments,
et j'ai fait paraître Hercule précisément lorsque
l'action est dans son point le plus critique , lors-
que Philoctète n'a plus rien à entendre , et qu'U-
lysse n'a plus rien à dire ; lorsque enfin , malgré
les efforts de Pyrrhus , la flèche fatale est près de
partir: c'est alors que le tonnerre gronde, et que
COURS DE LITTÉRATURE. 4*5
l'intervention nécessaire d'un dieu peut seule
arrêter la vengeance et la main de Philoctète.
C'est ainsi que ce dénouement , qui semblait
hasardé sur notre scène, a paru former un spec-
tacle frappant et un coup de théâtre d'un grand
effet.
Cependant l'anonyme regrette encore les adieux
de Philoctète dans Sophocle , « ces adieux si tou-
« chants qui terminent si bien la pièce , et que
« l'auteur du Télémaque n'a eu garde d'omettre. »
Vraiment je les regrette aussi, et si j'avais fait un
poëme , je ne les aurais pas retranchés. Mais quand
le nœud principal est coupé , quand le spectateur
n'attend plus rien, des apostrophes accumulées
à la lumière, à la caverne, aux nymphes, aux
fontaines, à la mer, au rivage, peuvent fournir
des vers harmonieux , et n'être pour nous qu'un
lieu commun qui allonge inutilement la pièce.
Omne supervacuwn, etc.
On a reproché au fils d'Achille de se plier à la
dissimulation , et même de savoir à son âge trop
bien dissimuler. Mais que l'on songe qu'il avait
ordre de suivre en tout les conseils d'Ulysse, et
que, s'il ne les suit pas, il perd tout espoir de
prendre Troie et de venger son père. Sont-ce là
de faibles motifs pour Pyrrhus? Les leçons d'U-
lysse sont si bien tracées, qu'il ne faut pas une
grande expérience pour les suivre; et pourtant
combien Pyrrhus résiste avant de s'y rendre! et
avec quel plaisir on voit ensuite ce jeune homme
4l6 COURS DE LITTÉRATURE.
revenir à son caractère qu'il n'a pu forcer qu'un
instant , et céder à la pitié après avoir cédé à la
politique! Que le moment où il rend les flèches
à Philoctète est noble et attendrissant! et que
c'est bien là le tableau de la nature, telle que
Sophocle savait la peindre !
Je crois qu'il a marqué aussi beaucoup de ju-
gement en s'écartant de la tradition reçue, qui
attribuait la blessure de Philoctète à l'une de ces
flèches terribles qui tomba sur son pied, pour
le punir d'avoir violé son serment en révélant le
lieu de la sépulture d'Hercule. Sophocle a bien
fait, ce me semble, de rejeter cette tradition,
comme peu honorable pour son héros , et d'y sub-
stituer le serpent du temple de Chrysa.
A l'égard de son style, j'aurais été assez payé
de mon travail par ce seul plaisir que l'on ne
peut goûter qu'en traduisant un homme de gé-
nie. Il est doux d'être soutenu par le sentiment
d'une admiration continue , et c'est alors que l'on
jouit de ce qu'on ne saurait égaler.
FIN DU PREMIER VOLUME.
NOTES.
N° I.
Lia Harpe s'exprime en ces termes (Tome I, page 44 ):
« Aristote embrassa tout ce qui est du ressort de l'esprit
« humain, si l'on excepte les talents de l'imagination; encore
« s'il ne fut ni orateur ni poète, il dicta du moins d'excel-
« lents préceptes à l'éloquence et à la poésie. »
Quand La Harpe parle des anciens, il ne faut pas toujours
le croire sur parole : Aristote fut poète; peut-être même fut-
il orateur.
Par orateur, je n'entends pas un discoureur politique, un
harangueur de tribune, un déclamateur , un avocat. Aris-
tote n'entra jamais dans la carrière des Lysias , des Démo-
sthènes, des Gorgias ; il était bègue, et ce défaut d'organe
lui interdisait l'éloquence publique. En ce sens, il ne fut
pas orateur; mais ce sens n'est peut-être pas celui de La
Harpe. Le critique fait allusion au Traité de Rhétorique, et
veut dire, je crois, qu'Aristote donna des leçons qu'il ne sut
point pratiquer; qu'il n'écrivit point avec talent, avec ima-
gination, avec éloquence : bien différent de Platon, qui orna
les matières philosophiques d'un style élégant, noble et
magnifique.
Il faut avouer que les ouvrages d'Aristote paraissent
justifier le reproche que La Harpe lui fait. Ils sont écrits
avec une grande sécheresse, et une précision dure et sou-
vent ténébreuse. Mais ne peut-on pas attribuer aux copistes
une partie de ces défauts? On sait que les manuscrits auto-
graphes des œuvres d'Aristote restèrent, pendant cent trente
ans , enfouis dans un caveau souterrain , d'où on les tira
Cours de Littérature. T. 2-*]
4 I 8 NOTES.
tout ronges des vers et gâtés par l'humidité (i). Apellicon de
Téos les fit copier, et n'eut pas scrupule d'en remplir, par
conjecture, les nombreuses lacunes. Après Apellicon, sont
venus les critiques , les interprètes grecs qui, à son exemple,
ont interpolé , altéré de toutes les manières le texte du phi-
losophe.
Au reste, j'abandonnerai sans peine la prose d'Aristote;
je ne ferai même pas valoir en faveur de ses talents oratoires
le beau discours qu'il avait composé à la louange de Pla-
ton (2): c'est sa réputation de poète que j'ai sur -tout in-
tention de défendre.
Aristote avait écrit plusieurs volumes de poésies; et ce
qui est remarquable dans un philosophe si grave et occupé
d'études si abstraites et si profondes, il s'exerça souvent
dans le genre lyrique, celui de tous qui exige le plus de
verve et de véritable inspiration.
Les anciens lisaient ses proœmes (3) pour les fêtes Diony-
siaques, ses éloges (/,) , ses élégies à la louange d'Eudémus,
ses vers héroïques, et les six livres d'épitaphes qu'il avait
publiées sous le titre de Peplus , et dont une quarantaine a
échappé aux ravages du temps.
Outre ces épitaphes , qui n'ont guère d'autre mérite que
celui de la brièveté et d'une élégante précision , il nous reste
une ode écrite d'un ton si élevé , avec une telle richesse
d'expressions et une si brillante variété de mesures, que
(1) Voyez Bayle , au mot Tyrannion , note D ; et M. Millon, Politique
d'Aristote , t. I , p. xxiij.
(2) Voyez Biblioth. Grecq. p. 202 , 399.
. (3) Sur cette espèce d'hymnes , voyez Burette , Acad. des Belles-
Lettres , t. X, p. 234.
(4) Espèce d'hymnes appelés encômia. L'hymne proprement dit ap-
partenait aux dieux ; Yencômium était consacré aux louanges des
hommes. Voyez M. Ilgen, Disçnis. de Scoïior. Poes. , p. 37.
NOTES. 4'9
Jules Scaliger a bien osé dire qu' Aristote n'était pas, dans
la poésie lyrique, inférieur à Pindare lui-même.
Cette ode a pu faire partie du livre des Eloges : elle
nous a été conservée par Athénée , Diogène - Laërce et
Stobée; il n'est pas possible d'en contester l'authenticité.
Aristote la composa pour célébrer les vertus d'Hermias , son
disciple et son ami, qui, d'une condition servile, s'éleva
au rang suprême, et fut tyran d'Atarnée (i). Les ennemis
d' Aristote essayèrent de rendre suspecte sa iiakpn avec
Hermias : c'était une abominable calomnie. Apellicon, dont
les ouvrages sont perdus, écrivit pour défendre la mémoire
du philosophe contre ces odieuses imputations; mais l'ode
seule d' Aristote suffit pour le justifier, et sûrement le zèle
d'Apellicon n'avait pu trouver d'arguments qui fussent plus
éloquents et plus décisifs. Aristote y fait de la vertu et de
l'amitié un éloge trop vrai, trop passionné, trop noble,
pour qu'on puisse le soupçonner de la honteuse passion
que lui reprochaient ses vils détracteurs.
J'essaierai de mettre en français cette ode qu'ont déjà tra-
duite La IVauze (2), M. Bélin de Balu (3), et M. Larcher
dans son Mémoire sur Hermias. Je n'ai pas la prétention
de lutter contre des hommes d'un tel mérite : cette pré-
tention supposerait l'espoir de faire mieux qu'ils n'ont fait,
et je suis assez raisonnable pour ne pas me flatter d'un succès
impossible. En recommençant cette traduction , je n'ai cher-
ché qu'un simple amusement et un exercice de style. Je dois
ajouter, pour un petit nombre d'hellénistes curieux, que je
(1) Je ne dirai rien ici de l'histoire de cet Hermias. On peut con-
sulter Wernsdorf sur Hiraérius , p. 5o5 ; M. Jacobs sur les Analectes,
t. VI, p. 366 ; et sur-tout le savant et vénérable M. Larcher, dans le
quarante-huitième volume de l'Académie des Belles-Lettres.
(2) Académie des Belles-Lettres, t. IX, p. 34o.
(3) Lucien, t. III, p. 535.
420 NOTES.
ne me suis point servi du texte de Brunck , qui me parait
peu fidèle, mais de celui de la nouvelle édition d'Athénée (i).
« Vertu , objet des longs travaux de l'humaine race et la
« plus belle conquête de la vie, vierge sainte, c'est dans la
« Grèce un sort digne d'envie que de supporter d'immenses
«. fatigues, que de mourir pour ta beauté : tant ces fruits im-
« mortels que tu offres à nos âmes, ont plus de puissance
« que l'or, que la tendresse des parents et que les mollesses
«du soq|meil! Hercule, fils de Jupiter, et les enfants de
« Léda, qui te cherchaient d'une si noble ardeur, ont beau-
« coup souffert pour toi. Epris de tes attraits, Achille et Ajax
«. sont descendus dans les demeures d'Adès; et c'est pour tes
( charmes aimables que le nourrisson d'Atarnée a , par sa
« mort , mis le soleil en deuil. Aussi la renommée de ses
« actions sera grande; et quand les Muses, filles de Mné-
« mosyne, célébreront la majesté de Jupiter-Hospitalier et
« les prix d'une amitié durable , elles mêleront à leurs
< concerts le nom de l'immortel Hermias. »
Cet hymne fournit aux ennemis du philosophe une nou-
velle occasion de le persécuter. Eurymédon et Démophile,
dont l'histoire doit placer les noms à côté de ceux d'Anytus
et de Mélite, l'accusèrent d'impiété. Ils prétendaient que
l'ode d'Aristote en l'honneur d'Hermias était un pcan , et
que les péans étaient réservés au culte des dieux. Cette
absurde accusation fut portée devant les tribunaux. Aristote
pouvait aisément prouver que ce morceau lyrique n*avait
aucun des caractères qui constituaient le péan (2) ; que
c'était un encômium , un éloge : il pouvait encore répondre
qu'il avait fait un hymne à la Vertu , et non pas un hymne
à Hermias. Mais il craignit une cabale puissante; et, pré-
voyant qu'il serait entendu par des juges prévenus, il s'exila
(1) XV, c. 5r , avec les notes de M. Schweighaeuser.
(2) Athénée , XV, c. 5%. — M. Larcher, Acad. I. et B. L., t. XLVIH,
p. 9.3o.
NOTES. l\1l
d'Athènes en disant à quelques amis : « Je pars , pour que
« les Athéniens ne renouvellent pas sur moi le meurtre de
« Socrate , et ne soient pas deux fois impies envers la phi-
« losophie. »
N'est-il pas étrange que La Harpe ait ignoré l'existence
des œuvres poétiques d'Aristote, et sur-tout celle d'une ode
si célèbre, conservée ou traduite dans des recueils qui doi-
vent être dans toutes les bibliothèques , et qu'un homme qui
fait profession de critique et de littérature ne peut se dis-
penser d'avoir lus? Peut- on excuser un philologue qui
disserte publiquement sur la littérature ancienne , et ne
connaît ni Athénée, ni Diogène , ni Stobée, ni les Mémoires
de l'Académie des Inscriptions, ni quatre éditions données
successivement par Brunck, ni tant d'autres ouvrages où il
est parlé d'Hermias et de l'ode d'Aristote ?
N° II.
Il dit d'Hésiode : (Tome I, page 280) « L'antiquité ne
«nous a transmis que deux poëmes d'Hésiode, tous deux
«assez courts; l'un, intitulé les Travaux et les Jours;
l'autre, la Théogonie , ou la Naissance des Dieux. » Mais
pourquoi ne pas compter parmi les poëmes d'Hésiode, le
Bouclier d'Hercule , narration épique de près de quatre cent
soixante vers? M. de La Harpe aurait -il eu des doutes sur
l'authenticité de cet ouvrage? Il avait trop peu de connais-
sance de la langue et des antiquités de la littérature
grecque, pour s'élever à ces soupçons savants, par les-
quels se signale aujourd'hui l'audace de quelques critiques.
Et d'ailleurs était-il homme à taire une pareille idée , si
elle avait pu lui venir? Si M. de La Harpe n'a pas parlé du
Bouclier d'Hercule, c'est qu'ayant, en grec, fort peu de
littérature, il ne connaissait pas l'existence de ce poëme ,
ou l'avait oubliée. Et l'oubli, quand il s'agit d'un ou-
vrage d'Hésiode, n'est pas une fort bonne excuse.
TABLE
DES MATIÈRES.
»•««» .«»««•*,«
Introduction. — Notions générales sur l'art d'écrire,
sur la réalité et la nécessité de cet art , sur la nature
des préceptes , sur l'alliance de la philosophie et des
arts de l'imagination , sur l'acception des mots de
goût et de génie page i
PREMIÈRE PARTIE.
ANCIENS.
LIVRE PREMIER. — poésie 43
Chapitre premier. Analyse de la Poétique d'A-
ristote. ibid.
Chap. IL Analyse du Traité du Suhlime de
Longin 85
Chap. III. De la Langue française comparée aux
langues anciennes 124
Chap. IV. De la Poésie épique chez les anciens. iy3
Section première. De l'Epopée grecque. . . . ibid.
Homère et l'Iliade 191
L'Odyssée iZo.
Sect. II. De l'Epopée latine 242
Lucain 255
Sect. III. Appendice sur Hésiode, Ovide, Lu-
crèce , et Manilius 279
/p4 TABLE DES MATIÈRES.
Chap. V. De la Tragédie ancienne Page 289
Section première. Idée générale sur le Théâtre
des Anciens ibid.
Sect. II. D'Eschyle 298
Sect. III. De Sophocle 33o
NOTES.
N° I 417
N°II 421
FIN DE LA TABLE.
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