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Full text of "Lycâee, ou, Cours de littâerature ancienne et moderne"

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LYCÉE, 


OU 


COURS   DE  LITTÉRATURE 

ANCIENNE  ET  MODERNE. 


ANCIENS.  —  POÉSIE. 


Chez 


A  PARIS, 

VERDIÈRE,  quai  des  Augustins,  n°  i5. 
LHEUREUX,  même  quai,  n°  27. 
L  ADR  ANGE,  même  quai,  n°  19. 
GUIBERT,  même  quai,  n°  ^5. 


LYCÉE, 


OU 


COURS  DE  LITTÉRATURE 


ANCIENNE  ET  MODERNE, 


Par  J.  F.  LA  HARPE 


Indocti  discant,  et  ament  meminisse  peritî. 


TOME  PREMIER. 


PARIS, 

DE   L'IMPRIMERIE   DE   FIRMIN  DIDOT, 

IMPRIMEUR    DU    ROI    ET    DE    u'iNSTITUT  ,    RUE    JACOB,    N°    24. 

M  DCCC  XXI.  Jf 

uOttavfa 


frt 


AVIS. 


Des  professeurs  distingués  de  la  capitale  ayant  bien 
voulu  nous  communiquer  leurs  notes  sur  le  Cours  de 
Littérature  de  La  Harpe ,  nous  nous  empressons  de  les 
donner  au  public  dans  cette  nouvelle  édition. 

i°  La  Harpe  citant  la  plupart  du  temps  de  mémoire, 
son  Cours  contient  beaucoup  de  fausses  citations  ;  elles 
seront  rectifiées. 

2°  On  restituera  à  leurs  véritables  auteurs  des  ouvra- 
ges que  La  Harpe  ou  ses  copistes  attribuent  à  des  per- 
sonnes qui  n'y  ont  eu  aucune  part.  (  Exemple ,  tome  V, 
page  67....  Bocace,  un  assez  grand  nombre  de  ses  nou- 
velles. Dans  toutes  les  éditions  précédentes ,  on  a  mis 
Pétrarque  au  lieu  de  Bocace  :  Pétrarque  n'a  pas  fait  de 
nouvelles.  ) 

3°  Enfin  on  relèvera  par  des  notes  fort  courtes  mises 
au  bas  des  pages,  ou  renvoyées  à  la  fin  du  volume 
quand  elles  seront  trop  longues,  les  erreurs  graves 
dont  La  Harpe  n'est  point  exempt,  sur-tout  quand  il 
parle  des  Anciens. 

La  première  livraison  devait  être  composée  de  deux 
volumes  et  paraître  plus  tôt;  mais  nous  nous  flattons 
que  MM.  les  souscripteurs  nous  sauront  gré  d'un  léger 
retard,  auquel  ils  devront  un  travail  important  que 
nous  ne  leur  avions  point  promis. 


►  »^»--«.V».-».%.1 


PRÉFACE. 


(Quoique  cet  ouvrage  soit  le  fruit  des  études 
de  ma  vie  entière ,  il  est  pourtant  vrai  qu'il 
fut  composé  par  occasion,  et  accommodé  à 
des  circonstances  indépendantes  de  l'auteur. 
Jamais  peut-être  n'y  aurais-je  pensé  sans  cet 
établissement  connu  sous  le  nom  de  Lycée, 
quiprit  naissance  au  commencement  de  1786, 
et  qui  doit  sa  première  origine  au  Musée  de 
cet  infortuné  Pilâtre  de  Rosier,  que  nous 
avons  vu  depuis  périr  dans  une  de  ses  expé- 
riences aérostatiques,  victime  de  son  zèle 
pour  les  sciences.  Déjà  ce  zèle  n'avait  pas  été 
aussi  heureux  qu'il  méritait  de  l'être ,  dans 
la  formation  de  son  Musée.  On  avait  été 
obligé  d'y  renoncer,  et  de  vendre  le  cabinet 
de  physique  et  la  bibliothèque.  Quelques 
amateurs  des  lettres ,  et  à  leur  tête  MM.  de 
Montmorin  et  de  Montesquiou,  dont  le  pre- 
mier a  péri  depuis  si  malheureusement  et  à 

Cours  de  Littérature.  I.  & 


u  PREFACE. 

une  époque  si  affreuse,  associés  alors  avec 
d'autres  actionnaires,  firent  les  fonds  du 
nouvel  établissement ,  dont  le  plan  fut  étendu 
et  amélioré ,  et  qui  prit  le  nom  de  Lycée.  On 
sait  quel  prodigieux  succès  il  eut  jusqu'en 
1789  :  ce  fut  aussi  une  affaire  de  mode, 
comme  il  arrivait  alors  à  toute  espèce  de 
succès,  mérité  ou  non;  mais  on  peut  dire 
que  cette  fois  elle  s'y  mêla  sans  y  rien  gâter. 
L'esprit  révolutionnaire ,  qui  fut  aussi  d'abord 
une  espèce  de  mode ,  mais  absolument  nou- 
velle ,  et  qui  ne  ressemblait  à  aucune  autre , 
porta  seul  au  Lycée  une  atteinte  sensible, 
commune  en  général  à  tout  ce  qui  tenait 
aux  lettres,  aux  sciences,  à  tout  genre  d'in- 
struction et  de  morale.  On  se  rappellera 
long- temps  à  quel  excès  le  Lycée  fut  défi- 
guré et  souillé;  et  c'était  un  devoir  pour 
moi  de  consigner  dans  ce  Cours  les  souve- 
nirs de  cette  ignominie.  Les  espérances  que 
fit  renaître  une  époque  salutaire  à  la  France, 
celle  qui  mit  un  terme  au  règne  de  la  ter- 
reur y  ranimèrent  un  moment  le  Lycée,  et 
lui  rendirent  du  moins  ce  degré  de  liberté 
qui,    sans  écarter  le  danger  de  parler,  ne 


PRÉFACE.  m 

rend  pas  cependant  le  silence  indispensable  ? 
et  permet  que  le  courage  de  la  vérité  puisse 
n'être  pas  inutile.  Mais  on  conçoit  aisément 
qu'au  milieu  des  secousses  politiques,  iné- 
vitables et  multipliées,  jamais  le  Lycée  n'ait 
pu  reprendre  sa  première  splendeur;  et  l'on 
n'en  doit  que  plus  d'éloges  aux  efforts  infa- 
tigables de  l'administration ,  qui  depuis  quel- 
ques années  lutte  contre  les  obtacles  de  tout 
genre ,  et  tâche  au  moins  de  préserver  cet 
établissement  d'une  ruine  totale. 

Cependant,  par  une  suite  naturelle  de 
cette  vogue  étonnante  et  de  cet  éclat  im- 
prévu qui  marquèrent  les  beaux  jours  du 
Lycée ,  je  me  vis  entraîné  rapidement ,  et 
presque  sans  y  penser,  bien  au-delà  de  mes 
premières  vues;  et  des  encouragements  tou- 
jours nouveaux  me  donnant  sans  cesse  de 
nouvelles  forces  pour  un  travail  toujours  re- 
naissant ,  je  vis  s'ouvrir  devant  moi  une 
vaste  carrière  que  je  n'aurais  jamais  osé  en- 
treprendre, s'il  m'eût  été  donné  d'en  mesurer 
toute  l'étendue,  mais  qui,  s' agrandissant  par 
une  progression  insensible ,  me  conduisit 
enfin  vers  un  terme  où  je  n'ai  pu  parvenir 


iv  PRÉFACE. 

que  parce  que  tout  concourait  à  m'en  déro- 
ber l'eloignement. 

En  effet,  le  premier  aveu  que  je  dois  faire, 
c'est  qu'une  telle  entreprise  était  certaine- 
ment au-dessus  de  mes  forces  s'il  fallait 
qu'elle  fût  également  remplie  dans  toutes 
les  parties  qu'elle  embrasse,  et  que  je  n'ai 
pu  également  approfondir.  J'ose  dire  même 
que  l'on  peut  douter  qu'un  seul  homme  pût 
en  venir  à  bout  :  il  faudrait  réunir  trop  de 
divers  talents  et  de  diverses  connaissances, 
dont  je  suis  fort  éloigné.  Nous  avons,  il  est 
vrai ,  une  multitude  de  livres  didactiques  ou 
de  recueils  bibliographiques,  dont  je  contes- 
terai d'autant  moins  le  mérite ,  que  plusieurs 
ne  m'ont  pas  été  inutiles  ;  mais  tous  traitent 
d'objets  particuliers,  ou  ne  sont,  dans  les 
choses  générales,  que  des  nomenclatures  et 
des  dictionnaires.  Mais  c'est  ici,  je  crois,  la 
première  fois ,  soit  en  France ,  soit  même  en 
Europe,  qu'on  offre  au  public  une  histoire 
raisonnée  de  tous  les  arts  de  l'esprit  et  de 
l'imagination ,  depuis  Homère  jusqu'à  nos 
jours,  qui  n'exclut  que  les  sciences  exactes 
et   les  sciences  physiques.   Je  ne  puis  trop 


PRÉFACE.  v 

répéter  combien  je  me  sens  au-dessous  d'un 
si  grand  sujet ,  et  si  l'on  me  croyait  ici  moins 
modeste  que  je  ne  le.  veux  paraître ,  c'est 
qu'on  me  croirait  aussi  plus  ignorant  que  je 
ne  suis;  car  il  suffit  d'avoir  étudié,  comme 
je  l'ai  fait ,  quelques-uns  des  objets  de  ce 
Cours,  pour  sentir,  comme  moi,  qu'un  seul 
peut-être  demanderait  toute  la  vie  d'un  ar- 
tiste, et  d'un  bon  artiste,  pour  avoir  toute  son 
intégrité  et  toute  sa  perfection.  Mais  on  a  vu 
comment  j'ai  été  amené  à  ce  plan.  On  verra 
aussi  quels  efforts  j'ai  faits  depuis  douze  ans 
pour  le  remplir ,  au  moins  selon  mes  moyens  ; 
et  sans  doute  ceux  qui  sauront  le  mieux  tout 
ce  qui  devait  s'y  trouver,  seront  aussi  ceux 
qui  excuseront  le  plus  volontiers  tout  ce  qui 
doit  encore  y  manquer. 

Ceux-là  aussi  comprendront  qu'il  m'en  a 
coûté  beaucoup  plus  pour  me  resserrer,  qu'il 
ne  m'en  eût  coûté  pour  m' étendre;  et  ce  n'a 
pas  été  une  des  moindres  difficultés  de  mon 
travail,  de  le  renfermer  en  douze  volumes (i). 

(i)  Sans  y  compter  la  Philosophie  du  dix-huitième  siècle , 
qui  formera  seule  un  grand  objet ,  traité  à  part ,  vu  son  ex- 
trême importance.  (  Voyez  à  la  fin  de  cette  édition.  ) 


vi  PRÉFACE. 

S'il  y  a  encore  quelque  superflu  ,  quelque 
répétition  inévitable  dans  un  si  long  ou- 
vrage ,  c  est  un  léger  inconvénient  ;  mais 
c'en  serait  un  grand  s'il  y  manquait  quelque 
chose  d'essentiel;  et  c'est  là- dessus  particu- 
lièrement que  je  prie  les  hommes  instruits 
de  vouloir  bien  m' avertir. 

Ce  n'est  ici ,  ni  un  livre  élémentaire  pour 
les  jeunes  étudiants,  ni  un  livre  d'érudition 
pour  les  savants.  C'est,  autant  que  je  l'ai  pu, 
la  fleur ,  le  suc ,  la  substance  de  tous  les  ob- 
jets d'instruction ,  qui  sont  ceux  de  mon 
ouvrage  :  c'est  le  complément  des  études 
pour  ceux  qui  peuvent  pousser  plus  loin 
celles  qu'ils  ont  faites  :  c'en  est  le  supplé- 
ment pour  les  gens  du  monde  qui  n'ont  pas 
le  temps  d'en  faire  d'autres.  Mais  j'ai  désiré, 
je  l'avoue,  que  ce  pût  en  être  une  particu- 
lière pour  les  orateurs  et  les  poètes.  Si  le 
livre  est  utile  pour  eux ,  ce  sera  toujours 
quelque  chose,  qnand  même  il  ne  serait  pas 
pour  les  autres  aussi  agréable  que  je  l'aurais 
voulu. 

Ce  serait  ma  faute  s'il  ne  l'était  point  du 
tout  ;  car  une  des  principales  sources  d'agré- 


PRÉFACE.  vu 

ment  est  sans  doute  la  variété;  et  iei  le 
grand  nombre  d'objets  divers  la  présentait 
d'elle-même,  au  point  de  ne  pouvoir  plus 
être  un  mérite.  Il  pouvait  y  en  avoir  davan- 
tage à  varier  les  formes  de  la  critique  conti- 
nuellement appliquées  ;  mais  aussi  jamais  les 
circonstances  locales  et  les  accessoires  don- 
nés n'ont  fourni  plus  de  ressources.  On  doit 
voir  que ,  par  la  nature  même  de  l'enseigne- 
ment dans  nos  séances,  j'ai  pu  prendre  à 
mon  gré  tous  les  tons  proportionnellement 
à  la  matière,  et  tour  à  tour  m'élever  jusqu'au 
style  oratoire,  ou  descendre  à  la  familiarité 
décente  de  la  conversations»  des  honnêtes 
gens. 

Cet  ouvrage  a  passé  à  travers  les  jours  mau- 
vais :  il  a  été  composé  en  partie  pendant  le 
cours  de  la  révolution,  dont  les  différentes 
époques  doivent  naturellement  s'y  faire  re- 
connaître ,  sans  influer  d'ailleurs  sur  l'esprit 
général,  qui  est  et  devait  être  par-tout  le 
même  dans  un  livre  qui  par  sa  nature  est 
fait  pour  tous  les  temps  et  pour  toutes  les 
nations. 


INTRODUCTION. 

Notions  générales  sur  l'art  d'écrire,  sur  la  réalité  et  la 
nécessité  de  cet  art,  sur  la  nature  des  préceptes,  sur 
l'alliance  de  la  philosophie  et  des  arts  de  l'imagina- 
tion ,  sur  l'acception  des  mots  de  goût  et  de  génie. 

J_j£s  modèles  en  tout  genre  ont  devancé  les  pré- 
ceptes. Le  génie  a  considéré  la  nature,  et  Ta 
embellie  en  l'imitant.  Des  esprits  observateurs 
ont  considéré  le  génie,  et  ont  dévoilé  par  l'ana- 
lyse le  secret  de  ses  merveilles.  En  voyant  ce 
qu'on  avait  fait ,  ils  ont  dit  aux  autres  hommes  : 
Voilà  ce  qu'il  faut  faire.  Ainsi  la  poésie  et  l'élo- 
quence ont  précédé  la  poétique  et  la  rhétorique  : 
Euripide  et  Sophocle  avaient  fait  leurs  chefs- 
d'œuvre,  et  la  Grèce  comptait  près  de  deux  cents 
écrivains  dramatiques ,  lorsque  Aristote  traçait  les 
règles  de  la  tragédie;  et  Homère  avait  été  sublime, 
bien  des  siècles  avant  que  Longin  essayât  de  dé- 
finir le  sublime. 

Quand  l'imagination  créatrice  eut  élevé  ses  pre- 
miers monuments ,  qu'est-il  arrivé  ?  Le  sentiment 

Cours  de.  Littérature,  I.  I 


2  INTRODUCTION. 

général  fut  d'abord,  sans  doute,  celui  de  l'admi- 
ration. Les  hommes  rassemblés  durent  concevoir 
une  grande  idée  de  celui  qui  leur  faisait  connaître 
de  nouveaux  plaisirs.  Dès  lors  pourtant  dut  com- 
mencer à  se  manifester  la  diversité  naturelle  des 
impressions  et  des  jugements.  Si  le  premier  jour 
fut  celui  de  la  reconnaissance,  le  second  dut  être 
celui  de  la  critique.  Les  différentes  parties  d'un 
même  ouvrage,  différemment  goûtées,  donnèrent 
lieu  aux  comparaisons,  aux  préférences,  aux  ex- 
clusions. Alors  s'établit  pour  la  première  fois  la 
distinction  du  bon  et  du  mauvais,  c'est-à-dire, 
de  ce  qui  plaisait  ou  déplaisait  plus  ou  moins; 
car  la  multitude,  que  l'homme  de  génie  voit  à 
une  si  grande  distance ,  s'en  approche  cependant 
par  l'inévitable  puissance  qu'elle  exerce  sur  lui. 
Telle  est  la  balance  qui  subsiste  éternellement 
entre  l'un  et  l'autre  :  il  produit,  elle  juge;  elle  lui 
demande  des  plaisirs,  il  lui  demande  des  suffra- 
ges ;  c'est  lui  qui  brigue  la  gloire ,  c'est  elle  qui  la 
dispense.  Mais  si  cette  même  multitude,  en  n'é- 
coutant que  son  instinct,  en  exprimant  ses  sen- 
sations, a  pu  déjà,  au  moment  dont  nous  par- 
lons, éclairer  le  talent,  l'avertir  de  ce  qu'il  a  de 
plus  heureux,  et  l'inquiéter  sur  ce  qui  lui  man- 


INTRODUCTION.  3 

que,  combien  ont  dû  faire  davantage  ces  esprits 
justes  et  lumineux  qui  voulurent  se  rendre  compte 
de  leurs  jouissances,  et  fixer  leurs  idées  sur  ce 
qu'ils  pouvaient  attendre  des  artistes  ?  Car  bientôt 
ils  parurent  en  foule  :  les  premiers  inventeurs 
trouvèrent  des  imitateurs  sans  nombre  et  quel- 
ques rivaux.  Déjà  les  idées  s'étendent  et  se  pro- 
pagent, on  découvre  de  nouveaux  moyens;  on 
tente  de  nouveaux  procédés;  on  développe  toutes 
ses  ressources  pour  se  varier  et  se  reproduire  : 
c'est  le  moment  où  l'esprit  philosophique  peut 
faire  de  l'art  un  tout  régulier,  l'assujettir  à  une 
méthode,  distribuer  ses  parties,  classer  ses  genres, 
s'appuyer  sur  l'expérience  des  faits  pour  établir 
la  certitude  des  principes,  et  porter  jusqu'à  l'évi- 
dence l'opinion  des  vrais  connaisseurs,  qui  con- 
firme les  impressions  de  la  multitude  quand  elle 
n'écoute  que  celles  de  la  nature ,  les  rectifie  quand 
elle  s'est  égarée  par  précipitation,  ignorance  ou 
séduction,  et  forme  à  la  longue  ces  cent  voix  de 
la  renommée  qui  retentissent  dans  tous  les  siè- 
cles. 

Il  y  a  donc  un  art  d'écrire  :  oui,  sans  doute. 
Cet  art  ne  peut  exister  sans  talent;  mais  il  peut 
manquer  au  talent  :  ce  qui  le  prouve,  c'est  qu'on 

i. 


4  INTRODUCTION. 

peut  citer  des  auteurs  nés  avec  de  très-heureuses 
dispositions  pour  la  poésie ,  et  qui  pourtant  n'ont 
jamais  connu  l'art  d'écrire  en  vers.  Tels  étaient 
sans  contredit  Brébeuf  et  Lemoine,  l'un  traduc- 
teur  de  Lucain ,  l'autre  auteur  du  poème  de 
Saint-Louis.  C'est  de  l'un  que  Voltaire  a  dit,  en 
citant  un  morceau  de  lui,  Il  y  a  toujours  quel- 
ques vers  heureux  dans  Brébeuf;  c'est  de  l'autre 
qu'il  a  vanté  l'imagination  en  déplorant  son  mau- 
vais goût.  Tous  deux  avaient  beaucoup  de  ce 
qu'on  appelle  esprit  poétique;  tous  deux  ont  des 
passages  d'une  beauté  remarquable  ;  et  tous  deux 
ont  éprouvé  depuis  cent  ans  la  réprobation  la 
plus  complète,  celle  de  n'avoir  point  de  lecteurs. 
Combien  cet  exemple  doit  frapper  ceux  qui  se 
persuadent  qu'avec  quelques  vers  bien  Journés, 
quelques  morceaux  frappants,  mais  perdus  dans 
de  très -mauvais  et  de  très -ennuyeux  ouvrages, 
ils  doivent  attirer  les  regards  de  leur  siècle  et  de 
la  postérité!  Ils  ne  doivent  attendre  tout  au  plus 
que  la  place  de  Brébeuf  et  de  Lemoine,  c'est-à- 
dire,  d'auteurs  dont  on  sait  les  noms,  mais  qu'on 
ne  lit  pas  :  je  dis  tout  au  plus;  car,  pour  ne  pas 
faire  beaucoup  mieux  qu'eux  aujourd'hui,  il  faut 
être  fort  au-dessous  d'eux. 


INTRODUCTION.  5 

—  Mais  cet  art,  qui  Ta  révélé  aux  premiers 
hommes  qui  ont  écrit?  —  Je  réponds  qu'ils  ne 
l'ont  pas  connu.  Les  premiers  essais  en  tout  genre 
ont  dû  être  et  ont  été  très  -  imparfaits.  Cet  art, 
comme  tous  les  autres ,  s'est  formé  par  la  succes- 
sion et  la  comparaison  des  idées,  par  l'expérience, 
par  l'imitation ,  par  l'émulation.  Combien  de 
poètes  que  nous  ne  connaissons  pas  avaient  écrit 
avant  qu'Homère  fît  une  Iliade?  Combien  d'ora- 
teurs et  de  rhéteurs,  avant  qu'on  eût  un  Démo- 
sthène,  un  Périclès!  Et  les  Grecs  n'ont -ils  pas 
tout  appris  aux  Romains  ?  et  les  uns  et  les  autres 
ne  nous  ont-ils  pas  tout  enseigné  ?  Voilà  les  faits  : 
c'est  la  meilleure  réponse  à  ceux  qui  s'imaginent 
honorer  le  génie  en  niant  l'existence  de  l'art,  et 
qui  font  voir  seulement  qu'ils  ne  connaissent  ni 
l'un  ni  l'autre. 

Il  n'y  a  point  de  sophismes  que  Ton  n'ait  ac- 
cumulés de  nos  jours  à  l'appui  de  ce  paradoxe 
insensé.  On  a  cité  des  écrivains  qui  ont  réussi,  dit- 
on,  sans  connaître  ou  sans  observer  les  règles  de 
l'art,  tels  que  le  Dante,  Shakespeare,  Milton  et 
autres.  C'est  s'exprimer  d'une  manière  très-fausse. 
Le  Dante  et  Milton  connaissaient  les  anciens,  et 
s'ils  se  sont  fait  un  nom  avec  des  ouvrages  mon- 


6  INTRODUCTION. 

strueux,  c'est  parce  qu'il  y  a  dans  ces  monstres 
quelques  belles  parties  exécutées  selon  les  prin- 
cipes. Ils  ont  manqué  de  la  conception  d'un  en 
semble;  mais  leur  génie  leur  a  fourni  des  détails 
où  règne  le  sentiment  du  beau,  et  les  règles  ne 
sont  autre  chose  que  ce  sentiment  réduit  en  mé- 
thode. Ils  ont  donc  connu  et  observé  des  règles , 
soit  par  instinct,  soit  par  réflexion,  dans  les  par- 
ties de  leurs  ouvrages  où  ils  ont  produit  de  l'ef- 
fet. Shakespeare  lui  -  même ,  tout  grossier  qu'il 
était,  n'était  pas  sans  lecture  et  sans  connais- 
sances :  ses  œuvres  en  fournissent  la  preuve.  On 
allègue  encore ,  dans  de  grands  écrivains ,  la  vio- 
lation de  certaines  règles  qu'ils  ne  pouvaient  pas 
ignorer,  et  les  beautés  qu'ils  ont  tirées  de  cette 
violation  même;  et  l'on  ne  voit  pas  qu'ils  n'ont 
négligé  quelques-unes  de  ces  règles  que  pour 
suivre  la  première  de  toutes,  celle  de  sacrifier  le 
moins  pour  obtenir  le  plus.  Quand  il  y  a  tel  ordre 
de  beautés  où  l'on  ne  peut  atteindre  qu'en  com- 
mettant telle  faute,  quel  est  alors  le  calcul  de  la 
raison  et  du  goût?  C'est  de  voir  si  les  beautés 
sont  de  nature  à  faire  oublier  la  faute  ;  et  dans  ce 
cas  il  n'y  a  pas  à  balancer.  Cela  est  si  peu  con- 
traire aux  principes,  que  les  législateurs  les  plus 


INTRODUCTION.  7 

sévères  l'ont  prévu  et  prescrit.  C'est  le  sens  de 
ces  vers  de  Despréaux  : 

Quelquefois  dans  sa  course  un  esprit  vigoureux, 
Trop  resserré  par  l'art  sort  des  règles  prescrites , 
Et  de  l'art  même  apprend  à  franchir  les  limites  (1). 

Il  en  est  de  même  dans  tous  les  genres.  Com- 
bien de  fois  un  grand  général  n'a-t-il  pas  man- 
qué sciemment  à  quelqu'un  des  principes  reçus , 
quand  il  a  cru  voir  un  moyen  de  succès  dans  un 
cas  d'exception  !  Dira-t-on  pour  cela  qu'il  n'y  a 
point  d'art  militaire ,  et  qu'il  ne  faut  pas  l'étudier  ? 

Une  autre  erreur,  qui  est  la  suite  de  celle-là, 
c'est  de  prétendre  justifier  ses  fautes  en  alléguant 
celles  des  meilleurs  écrivains  :  on  a  même  été 
plus  loin,  et  l'on  a  dit  qu'il  était  de  l'essence  du 
génie  de  faire  des  fautes.  Cela  n'est  vrai  que  dans 
le    sens   de    Quintilien ,  quand  il   dit,  Ils  sont 

(1)  C'est  laisser  une  équivoque  dans  les  vers  de  Despréaux. 
Il  avait  corrigé  lui-même,  comme  nous  l'apprend  Brossette , 
Art  poét.  chap.  IV, 

Et  de  l'art  même  apprend  à  franchir  leurs  limites. 
Vers  imité  ainsi  par  Pope ,  Essai  sur  la  Critique  : 
And  snatch  a  grâce  beyond  the  rules  of  art. 
.  (Note,  1821.) 


8  INTRODUCTION. 

grands ,  mais  pourtant  ils  sont  hommes  (r);  et 
dans  le  sens  d'Horace,  quand  il  dit  qu'Homère , 
tout  Homère  qu'il  est ,  sommeille  quelquefois. 
Mais  ce  qui  caractérise  véritablement  le  génie  , 
c'est  d'avoir  assez  de  beautés  pour  faire  pardon- 
ner les  fautes.  Et  de  plus,  l'indulgence  se  mesure 
encore  sur  le  temps  où  l'on  a  écrit,  et  sur  le 
plus  ou  moins  de  modèles  que  l'on  avait.  Quand 
une  fois  ils  sont  en  grand  nombre ,  les  fautes  ne 
sont  plus  rachetables  qu'à  force  de  beautés.  C'est 
donc  là-dessus  qu'il  faut  s'examiner  sérieusement , 
et  se  demander  si  l'on  n'est  point  dans  le  cas  de 
dire  comme  Hippolyte  ,  quand  il  se  compare  à 
Thésée  : 

Aucuns  monstres  par  moi  domptés  jusque  aujourd'hui 
Ne  m'ont  acquis  le  droit  de  faillir  comme  lui. 

Les  ennemis  des  règles  de  Fart,  ne  sachant  à 
qui  s'en  prendre,  en  ont  fait  un  crime  à  la  phi- 
losophie ;  et  parce  que  les  meilleurs  critiques  ont 
été  de  bons  philosophes  ,  on  leur  a  reproché 
d'avoir  mêlé  la  sécheresse  de  leurs  procédés  aux 
mouvements  libres  de  l'imagination.   Pour  tout 

(1)  Summi  sunt y  homines  tamen. 


INTRODUCTION.  9 

dire  en  un  mot,  on  a  prétendu  de  nos  jours  que 
la  philosophie  nuit  aux  beaux-arts  et  contribue 
à  leur  décadence.  Ce  reproche  bien  examiné  se 
trouve  faux  sous  tous   les  rapports.  D'abord,  à 
considérer  les  choses  en  général  ,  il  est  impossi- 
ble que  la  philosophie ,  qui  n'est  que  l'étude  du 
vrai ,  nuise  aux  beaux  -  arts ,  qui  sont  l'imitation 
du  vrai.  Et  que  font  le  philosophe  moraliste  et 
le  poète  ?  L'un  et  l'autre  observent  le  cœur  hu- 
main :  l'un  pour  l'analyser,  l'autre  pour  le  pein- 
dre et  l'émouvoir.  Le  but  est  différent,  mais  l'ob- 
jet considéré  est  le  même.  L'historien,  l'orateur, 
peuvent-ils  se  passer  de  cette  science  du  raison- 
nement, de  cette  logique  qui  est  la  première  le- 
çon que  donne  la  philosophie?  Les  études  de  la 
raison  doivent  donc  nécessairement  éclairer  les 
travaux  de  l'imagination.  Aussi  n'est-ce  que  dans 
ce  siècle  qu'on  a  voulu  séparer  ce  que  toute  l'an- 
tiquité regardait  comme  inséparable.  L'esprit  le 
plus  vaste  et  le  plus  éclairé  qu'elle  ait  eu,  Aris- 
tote,  de  la  même  main  dont  il  traçait  les  prin- 
cipes de  la  logique ,  de  la  politique  et  de  la  mo- 
rale, a  gravé  pour  l'immortalité  les  règles  essen- 
tielles de  la  poétique  et  de  la  rhétorique  ;  et  son 
ouvrage,  après  tant  de  siècles  révolus,  est  en- 


IO  INTRODUCTION. 

core  celui  qui  contient  les  meilleurs  éléments  de 
ces  deux  arts.  Cicéron  fut  à  la  fois  le  plus  grand 
orateur  et  le  meilleur  philosophe  dont  l'ancienne 
Rome  se  glorifie;  et  il  est  à  remarquer  que  ses 
livres  didactiques  sur  l'éloquence  sont  tous,  ainsi 
que  ceux  du  sage  de  Stagyre,  fondés  sur  des 
idées  philosophiques  ,  quoique  traités  avec  plus 
d'agrément  et  une  dialectique  moins  sévère. 

Quintilien,  regardé  encore  aujourd'hui  comme 
le  précepteur  du  goût,  a  consacré  un  chapitre 
de  ses  Institutions  oratoires  à  prouver  l'alliance 
nécessaire  de  la  philosophie  et  de  l'éloquence  ; 
et  Plutarque  et  Tacite  sont  distingués  par  le  titre 
d'écrivains  philosophes.  Boileau  est  appelé  le 
poète  de  la  raison ,  et  la  philosophie  d'Horace 
est  celle  de  tous  les  honnêtes  gens.  Le  morceau 
le  plus  éloquent  de  la  poésie  anglaise  est  celui 
où  Pope  a  développé  les  idées  de  Leibnitz  et  de 
Shaftesbury,  comme  Lucrèce  celles  d'Épicure. 
On  sait  combien  Voltaire  a  semé  d'idées  philoso- 
phiques jusque  dans  ses  ouvrages  d'imagination. 
Ce  n'est  pas  que  ses  passions  n'aient  égaré  sou- 
vent sa  philosophie  :  mais  ce  n'est  pas  ici  le  lieu 
d'examiner  l'influence  que  cet  homme  extraordi- 
naire a  eue  sur  son  siècle,  soit  en  bien,  soit  en 
mal. 


INTRODUCTION.  II 

Pourquoi  donc  a-t-on  dit  que  la  philosophie 
avait  corrompu  le  goût  ?  Pourquoi  a-t-on  cité  à 
ce  sujet  l'exemple  de  Fontenelle  et  de  Sénèque? 
C'est  qu'on  ne  s'est  pas  entendu  ;  c'est  qu'on  a 
pris  l'abus  pour  la  chose ,  et  les  défauts  de  l'homme 
pour  ceux  du  genre.  Ce  n'est  pas  la  philosophie 
qui  a  gâté  le  style  de  Sénèque  ;  au  contraire ,  ce 
qui  fait  le  mérite  de  ses  ouvrages ,  c'est  une  foule 
de  pensées  ingénieuses,  fortes  et  vraiment  philo- 
sophiques, rendues  plus  piquantes  par  la  tour- 
nure et  l'expression.  Son  défaut  capital,  c'est  la 
malheureuse  facilité  de  retourner  sa  pensée  sous 
toutes  les  formes  possibles,  jusqu'à  ce  qu'il  l'ait 
épuisée  :  il  ne  sait  ni  s'arrêter  ni  choisir  ;  il  vous 
rassasie  d'esprit;  et  cette  stérile  abondance  n'a 
rien  de  commun  avec  la  philosophie.  Ce  n'est 
pas  elle  non  plus  qui  a  mêlé  aux  agréments  de 
Fontenelle  l'affectation ,  la  subtilité ,  la  recherche, 
qui  nuisent  un  peu  au  mérite  de  ses  Mondes ,  et 
rendent  fatigante  la  lecture  de  ses  Dialogues, 
mais  dont  heureusement  on  retrouve  peu  de  traces 
dans  ses  excellents  Éloges  des  académiciens , 
dans  son  Histoire  des  oracles;  et  la  vraie  philo- 
sophie ,  qui  se  montre  dans,  ces  deux  ouvrages 
embellie  des  grâces  du  style ,  ne  peut  en  aucune 


12  INTRODUCTION. 

façon  avoir  produit  les  travers  du  faux  bel-esprit 
que  l'on  reproche  à  ses  autres  productions. 

Si,  depuis  qu'il  est  de  mode  de  paraître  pen- 
ser, on  a  voulu  être  penseur  à  toute  force  et  à 
tout  propos;  si  l'on  s'est  cru  obligé  de  s'appe- 
santir sur  les  matières  délicates ,  et  d'approfondir 
ce  qui  était  simple;  si  l'on  a  vu  des  pièces  de 
théâtre  n'être  qu'une  suite  de  moralités  triviales 
et  de  lieux  communs  emphatiques;  ce  n'est  pas 
une  raison,  ce  me  semble,  pour  en  accuser  la 
philosophie  ;  comme  il  ne  faut  pas  s'en  prendre  à 
la  poésie  et  à  l'éloquence  de  ce  qu'aujourd'hui 
l'on  veut  être  poète  dans  une  dissertation ,  et  ora- 
teur dans  une  affiche. 

Mais ,  dit-on ,  le  siècle  de  la  philosophie  a  suc- 
cédé chez  les  Romains  à  celui  de  l'imagination, 
et  cette  époque  a  été  celle  de  la  corruption  du 
goût  et  de  la  décadence  des  lettres.  Il  est  vrai; 
mais  l'on  tombe  ici  dans  un  sophisme  très-com- 
mun, et  que  l'on  emploie  souvent  faute  de  ré- 
flexion ou  de  bonne  foi  :  de  ce  que  deux  choses 
sont  ensemble,  on  conclut  que  l'une  est  la  cause, 
et  l'autre  l'effet.  Rien  n'est  moins  conséquent. 
Après  qu'à  Rome  la  poésie  et  l'éloquence  eurent 
été  portées  à  la  perfection,  il  arriva  ce  qui  doit 


INTRODUCTION.  I 3 

toujours  arriver  par  la  nature  des  choses  et  le 
caractère  de  l'esprit  humain,  ce  qui  nous  est  ar- 
rivé à  nous-mêmes  après  le  siècle  de  Louis  XIV, 
mais  pourtant,  quoi  qu'on  en  dise,  avec  beaucoup 
plus  de  dédommagements  et'  de  gloire  qu'il  n'en 
resta  aux  Romains  après  le  siècle  d'Auguste.  En 
effet,  au  moment  où  le  génie  s'éveille  chez  une 
nation ,  les  premiers  qui  en  ressentent  l'inspira- 
tion puissante  s'emparent  nécessairement  de  ce 
que  l'art  a  de  plus  heureux,  de  ce  que  la  nature 
a  de  plus  beau.  Ceux  qui  viennent  après  eux, 
même  avec  un  talent  égal,  ont  déjà  moins  d'a- 
vantages :  la  difficulté  devient  plus  grande  en 
même  temps  que  les  juges  deviennent  plus  exi- 
geants; car  l'opulence  est  superbe,  et  la  satiété 
dédaigneuse.  Quelques  hommes  supérieurs,  assez 
éclairés  pour  sentir  que  le  beau  est  le  même  dans 
tous  les  temps,  luttent  encore  contre  les  premiers 
maîtres ,  et ,  puisant  à  la  même  source ,  cherchent 
à  en  tirer  de  nouvelles  richesses;  mais  les  autres, 
ne  se  sentant  pas  la  même  force,  se  jettent  en 
foule  dans  toutes  les  innovations  bizarres  et  mon- 
strueuses que  le  mauvais  goût  peut  inspirer,  et 
que  le  caprice  et  la  nouveauté  font  quelquefois 
réussir.  Alors  l'art,  les  artistes  et  les  juges  sont 


l4  INTRODUCTION. 

également  corrompus  ;  c'est  l'époque  de  la  dé- 
cadence. Mais  dans  ce  même  moment,  les  esprits, 
en  général  plus  exercés  et  plus  raffinés,  se  sont 
tournés  vers  les  sciences  physiques  et  spécula- 
tives ;  on  cherche  une  gloire  plus  nouvelle  à  me- 
sure que  celle  des  beaux-arts  s'use  par  l'habitude. 
Ainsi  s'établit  le  règne  de  la  philosophie  après 
celui  des  lettres  et  du  génie  :  ce  sont  deux  puis- 
sances qui  se  succèdent,  mais  dont  l'une  n'a  ni 
combattu  ni  détrôné  l'autre. 

Laissons  donc  ceux  qui  se  trompent  ou  qui 
veulent  tromper,  confondre  sans  cesse  l'usage  et 
l'abus,  et  ne  voir  dans  les  meilleures  choses  que 
l'excès  qui  les  dénature.  Le  moyen  de  se  défendre 
de  leurs  erreurs,  c'est  d'en  bien  démêler  le  prin- 
cipe. On  le  retrouve  très-bien  exprimé  dans  un 
vers  d'Horace  (i),  traduit  par  Boileau  : 
In  vitium  ducit  culpœfuga. 

C'est  la  crainte  d'un  mal  qui  conduit  dans  un  pire. 

Dans  le  siècle  dernier,  des  pédants,  qui  ne  sa- 
vaient que  des  mots,  injuriaient  Corneille  et  Ra- 

(i)  De  Arte poetica,  v.  3i.  —  Boileau  a  dit  dans  son  Art 
poétique ,  chant  I  : 

Souvent  la  peur  d'un  mal  nous  conduit  dans  un  pire. 
{Note,   1821.) 


INTRODUCTION.  l5 

cine  au  nom  d'Aristote,  qui  assurément  n'y  était 
pour  rien  ;  censuraient  des  beautés  qu'ils  n'étaient 
pas  capables  de  sentir,  en  citant  des  règles  qu'ils 
n'étaient  pas  à  portée   de  bien  appliquer  ;  pre- 
naient en  main  les  intérêts  du  goût ,  qui  ne  les 
aurait  pas  avoués  pour   ses  apôtres.   C'était  un 
travers   sans   doute  :  de   nos  jours ,   on  s'en  est 
servi  pour  accréditer  un  travers  tout  opposé.  On 
a  rejeté  toutes  les  règles  comme  les  tyrans  du 
génie ,  quoiqu'elles   ne   soient   en  effet   que   ses 
guides;  on  a  prêché  le  néologisme,  en  soutenant 
que   chacun  avait  dro^  de   se  faire  une  langue 
pour  ses  pensées,  quoique  avec  ce  système  on 
courût  risque,  au  bout  de  quelque  temps,  de  ne 
plus   s'entendre   du    tout.    On   a  décrié    le  goût 
comme  timide  et  pusillanime,  quoique  ce  soit  lui 
seul  qui  enseigne  à  oser  heureusement.  Ces  nou- 
velles   doctrines    ont    germé    pendant    quelque 
temps  dans  une  foule  de  têtes,  sur-tout  dans  celles 
des  jeunes  gens.  Il  semblait  que  le  talent  et  le 
goût  ne  pussent  désormais  se  rencontrer  ensem- 
ble :  on  vantait  avec  une  sorte  de  fanatisme  ceux 
qui  avaient ,  disait-on ,  dédaigné  d'avoir  du  goût  (i  ). 


(1)  Expressions  ridicules  de  Letourneur,  en  parlant  de 
Shakespeare. 


l6  INTRODUCTION. 

N'en  est-ce  pas  assez  pour  que  de  jeunes  têtes , 
faciles  à  exalter,  aient  aussitôt  la  prétention 
d'être  de  moitié  dans  ce  noble  orgueil  et  dans 
ce  dédain  sublime,  et  se  persuadent  que,  dès 
que  l'on  manque  de  goût,  on  a  infailliblement 
du  génie  ?  N'est-on  pas  trop  heureux  de  pouvoir 
leur  citer  les  Sophocle ,  les  Démosthène ,  les  Ci- 
céron,  les  Virgile,  les  Horace,  les  Fénélon,  les 
Racine,  les  Dépréaux,  les  Voltaire,  qui  ont  bien 
voulu  s'abaisser  jusqu'à  avoir  du  goût,  et  qui 
n'ont  pas  cru  se  compromettre? 

Au  reste,  dans  ce  rnmnent  où  mon  but  est 
sur-tout  d'établir  quelquesniotions  préliminaires, 
et  de  combattre  quelques  erreurs  plus  ou  moins 
générales,  je  m'arrête  sur  une  remarque  essen- 
tielle, et;  dont  l'application  pourra  souvent  avoir 
lieu  dans  le  cours  de  nos  séances.  Elle  porte  sur 
l'inconvénient  attaché  à  ces  mots  de  génie  et  de 
goût,  aujourd'hui  si  souvent  et  si  mal  à  propos 
répétés.  Ce  sont,  ainsi  que  quelques  autres  termes 
particuliers  à  notre  langue ,  des  expressions  abs- 
traites en  elles-mêmes,  vagues  et  indéfinies  dans 
leur  acception,  susceptibles  d'équivoque  et  d'ar- 
bitraire, de  manière  que  celui  qui  les  emploie 
leur  donne  à  peu  près  la  valeur  qui  lui  plaît.  Ces 


INTRODUCTION.  17 

sortes  de  mots,  et  beaucoup  d'autres  du  même 
genre ,  qui  se  sont  établis  depuis  qu'on  a  porté 
jusqu'à  l'excès  l'envie  de  généraliser  ses  idées, 
semblent  donner  aux  formes  du  style  une  tour- 
nure  philosophique  et  une  apparence  de  précision  ; 
mais,  dans  le  fait,  elles  y  répandent  des  nuages, 
si  elles  ne  sont  pas  employées  avec  beaucoup  de 
réserve  et  de  justesse.  Aussi  l'accumulation  des 
termes  abstraits ,  qui  couvrent  souvent  le  défaut 
de  pensées  et  favorisent  l'erreur  et  le  sophisme, 
est  un  des  vices  dominants  dans  les  écrivains  de 
nos  jours ,  même  dans  plusieurs  de  ceux  qui  ont 
d'ailleurs  un  mérite  réel.  Ce  vice  est  particulière- 
ment de  notre  siècle,  et  de  là  vient  l'habitude  d'é- 
crire et  de  parler  sans  s'entendre.  Des  exemples 
rendront  cette  observation  sensible.  Il  n'y  a  rien 
de  si  commun  aujourd'hui  que  de  disputer  sur  le 
génie,  de  voir  des  hommes   instruits  mettre  en 
question  si  tel  ou  tel  auteur  (  et  il  s'agit  des  plus 
célèbres)  en  avait  ou  non  :  on  entend  demander 
encore  tous  les  jours  si  Racine,  si  Voltaire  étaient 
des  hommes  de  génie  ;  et  remarquez  que  ceux 
qui  élèvent  ce  singulier  doute  conviennent  qu'ils 
ont  fait  de  très-beaux  ouvrages  ,   des  ouvrages 
qui  peuvent  servir  de  modèles;  mais,  au  mot  de 

Cours  de  Littérature.  F.  2 


l8  INTRODUCTION. 

génie >  la  dispute  s'élève,  et  l'on  ne  peut  plus 
s'accorder.  N'est-il  pas  très-probable  qu'une  pa- 
reille discussion  ne  peut  venir  que  de  la  diffé- 
rence des  significations  qu'on  attache  à  ce  mot,  et 
même  de  la  difficulté  qu'on  éprouve  à  le  définir 
clairement;  car  la  plupart  de  ceux  qui  s'en  ser- 
vent sont  très-embarrassés  quand  il  faut  l'expli- 
quer, et  c'est  encore  un  nouveau  sujet  de  con- 
troverse. A  la  faveur  de  cet  abus  de  mots ,  on 
trouve  le  moyen  de  refuser  le  génie  aux  plus 
grands  écrivains,  et  de  l'accorder  aux  plus  mau- 
vais; et  l'on  conçoit  qu'il  y  a  bien  des  gens  qui 
s'accommodent  de  cet  arrangement.  Mais  que 
l'on  s'arrête  à  des  idées  nettes  et  précises,  qu'on 
examine  ,  par  exemple ,  quand  il  est  question 
d'un  poète  tragique,  si  les  sujets  de  ses  pièces 
sont  bien  choisis,  les  plans  bien  conçus,  les  situa- 
tions intéressantes  et  vraisemblables ,  les  carac- 
tères conformes  à  la  nature;  si  le  dialogue  est  rai- 
sonnable; si  le  style  est  l'expression  juste  des  sen- 
timents et  des  passions,  s'il  est  toujours  en  pro- 
portion avec  le  sujet  et  les  personnages  ;  si  la  dic- 
tion est  pure  et  harmonieuse,  si  les  scènes  sont 
liées  les  unes  aux  autres,  si  tout  est  clair  et  mo- 
tivé :  tout  cela  peut  se  réduire  en  démonstration. 


INTRODUCTION.  19 

Je  suppose  que,  cet  examen  fait,  l'on  demande 
encore  si  celui  qui  a  rempli  toutes  ces  conditions 
a  du  génie  (  et  Racine  et  Voltaire  les  ont  remplies 
toutes),  je  crois  qu'alors  la  question  pourra  pa- 
raître un  peu  étrange.  Aussi,  pour  se  sauver  de 
l'évidence,  on  se  cache  encore  dans  les  ténèbres 
d'un  mot  abstrait.  Tout  ce  que  vous  venez  de  dé- 
tailler ,  dit-on ,  c'est  l'affaire  du  goût  :  le  goût  est 
le  sentiment  des  convenances,  et  c'est  lui  qui 
enseigne  tout  ce  que  vous  venez  de  dire.  Oui,  j'a- 
voue que  le  goût  est  le  sentiment  des  conve- 
nances; mais  si  son  partage  est  si  beau  et  si  éten- 
du, qu'il  contienne  tout  ce  que  je  viens  d'exposer, 
je  demande  ce  qui  restera  au  génie.  On  répond 
que  le  génie  c'est  la  création,  et  nous  voilà  re- 
tombés encore  dans  un  de  ces  termes  abstraits 
qu'il  faut  définir.  Qu'est-ce  que  créer?  Ce  ne  peut 
être  ici  faire  quelque  chose  de  rien;  car  cela 
n'est  donné  qu'à  Dieu  :  encore  faut-il  avouer  que 
cette  création  est  pour  nous  aussi  incompréhen- 
sible qu'évidente.  C'est  donc  simplement  pro- 
duire.—  Oui,  dit-on  encore;  mais  le  génie  seul 
produit  des  choses  neuves;  en  un  mot,  il  invente, 
et  l'invention  est  son  caractère  distinctif. — Ex- 
pliquons-nous encore.    Qu'est-ce  qu'on  entend 

2. 


ÂO  I  INTRODUCTION. 

par  invention?  Est-ce  celle  d'un  art?  le  premier  qui 
en  ait  eu  l'idée  est-il  le  seul  inventeur?  L'arrêt 
serait  dur;  car,  enfin,  Raphaël  n'a  pas  inventé  la 
peinture ,  ni  Sophocle  la  tragédie ,  ni  Homère  lui- 
même  l'épopée,  ni  Molière  la  comédie,  et  il  me 
semble  qu'on  ne  leur  conteste  pas  le  génie. 

Il  faut  donc  en  revenir  à  n'exiger  d'autre  in- 
vention que  celle  des  ouvrages;  et  toute  la  diffi- 
culté sera  d'assigner  le  degré  de  génie,  selon  qu'ils 
seront  plus  ou  moins  heureusement  inventés. 
Nous  sommes  donc  parvenus,  de  définition  en 
définition ,  à  nous  rapprocher  de  la  vérité  ;  car , 
indépendamment  des  ouvrages  où  Racine  et  Vol- 
taire ont  été  imitateurs,  on  ne  peut  nier  qu'il 
n'y  en  ait  qui  leur  appartiennent  en  toute  pro- 
priété; et  les  voilà,  non  pas  sans  quelque  peine, 
rentrés  dans  la  classe  des  hommes  de  génie ,  de- 
puis qu'on  est  convenu  de  s'entendre  sur  ce  mot. 

En  relisant  les  ouvrages  de  Boileau,  j'y  ren- 
contre deux  passages  dont  le  dernier  sur-tout  est 
très-remarquable ,  et  qui  tous  deux  achèvent  de 
prouver  que  ce  mot  de  génie,  qui  dans  l'usage 
universel  désigne  aujourd'hui  la  plus  grande  su- 
périorité en  fait  d'esprit  et  de  talent,  et  qui  est 
devenu  le  titre  qu'on  prend  le  plus  exclusivement 


INTRODUCTION.  fcl 

pour  soi  et  qu'on  dispute  le  plus  aux  autres ,  ne 
voulait  dire,  dans  tous  les  écrivains  du  siècle  de 
Louis  XIV,  que  la  disposition  à  telle  ou  telle 
chose. 

On  a  vu  le  vin  et  le  hasard 
Inspirer  quelquefois  une  muse  grossière, 
Et  fournir  sans  génie  un  couplet  à  Linière. 

Génie  est  là  bien  évidemment  pour  aptitude 
naturelle ,  pour  ce  que  nous  appelons  talent,  dans 
le  sens  même  le  plus  restreint.  Il  n'exprime  au- 
cune idée  de  prééminence ,  au  lieu  que ,  lorsque 
nous  disons ,  C'est  un  homme  de  génie ,  il  y  a  du 
génie  dans  cet  ouvrage,  nous  croyons  dire  ce 
qu'il  y  a  de  plus  fort.  Écoutons  maintenant  Boi- 
leau  dans  une  de  ses  préfaces  (i). 

«  Je  me  contenterai  d'avertir  d'une  chose  dont 
«  il  est  bon  qu'on  soit  instruit  ;  c'est  qu'en  atta- 
«  quant  dans  mes  satires  les  défauts  -de  quantité 
«  d'écrivains  de  notre  siècle,  je  n'ai  pas  prétendu 
«  pour  cela  ôter  à  ces  écrivains  le  mérite  et  les 
«  bonnes  qualités  qu'ils  peuvent  avoir  d'ailleurs. 
«  Je  n'ai  pas  prétendu,  dis-je,  que  Chapelain,  par 

(i)  Celle  de  1 683,  reproduite  en  1694  et  1701.  (Note,  1821.) 


22  INTRODUCTION. 

«  exemple,  quoique  assez  méchant  poète,  n'ait 
«  pas  fait  autrefois,  je  ne  sais  comment,  une 
«  assez  belle  ode,  et  qu'il  n'y  eût  point  d'esprit 
«  ni  d'agrément  dans  les  ouvrages  de  M.  Qui- 
«  nault,  quoique  si  éloignés  de  la  perfection  de 
«  Virgile.  J'ajouterai  même  sur  ce  dernier,  que, 
«  dans  le  temps  où  j'écrivis  contre  lui,  nous 
«  étions  tous  deux  fort  jeunes,  et  qu'il  n'avait 
«  pas  fait  alors  beaucoup  d'ouvrages  qui  lui  ont 
«  dans  la  suite  acquis  une  juste  réputation.  Je 
«  veux  bien  aussi  avouer  qu'il  y  a  du  génie  dans 
«  les  écrits  de  Saint-Amand  (i),  de  Brébeuf,  de 
«  Scudéri,  de  Cotin,  et  de  plusieurs  autres  que 
«  j'ai  critiqués.  » 

Ainsi  donc,  de  l'aveu  de  Boileau ,  voilà  Scu- 
déri, Saint-Amand,  Brébeuf  et  Cotin  qui  ont  du 
génie.  J'ai  peur  qu'il  n'y  ait  là  de  quoi  dégoûter 
un  peu  ceux  qui  ont  tant  d'envie  d'en  avoir;  car 
il  est  clair  qu'avec  du  génie  on  peut  se  trouver , 
au  moins  chez  Despréaux,  en  assez  mauvaise 
compagnie.  Avouons  que ,  pour  les  philosophes 


(i)  Voyez  encore  la  sixième  Réflexion  sur  Longin  : 
«Saint-Amand  avait  assez  de  génie  pour  les  ouvrages  de 
de'bauche  et  de  satire  outrée....  »  (Note,  1821.) 


INTRODUCTION.  2$ 

qui  se  sont  amusés  à  observer  les  différentes  va- 
leurs des  termes  en  différents  temps ,  ce  n'est  pas 
une  chose  peu  curieuse  que  de  voir  Despréaux 
accorder  à  Cotin  ce  qu'aujourd'hui  bien  des  gens 
refusent  à  Voltaire. 

Je  suis  loin  de  conclure  qu'il  faille  condamner 
l'usage  où  l'on  est  d'employer  ces  termes  dans 
un  sens  absolu  :  cet  usage  est  universel ,  et  l'on 
doit  parler  la  langue  de  tout  le  monde.  J'ai  voulu 
faire  voir  seulement  qu'il  ne  fallait  s'en  servir 
qu'en  y  attachant  une  idée  claire  et  déterminée. 
Commençons  donc  par  les  considérer  en  gram- 
mairiens; car  la  grammaire  est  le  fondement  de 
toutes  nos  connaissances,  puisqu'elle  rend  compte 
des  mots  qui  sont  les  signes  nécessaires  des  idées. 
Génie  vient  d'un  mot  latin,  genius ,  qui  signifie, 
dans  les  fictions  de  l'ancienne  mythologie,  l'être 
imaginaire  que  l'on  supposait  présider  à  la  nais- 
sance de  chaque  homme,  influer  sur  sa  destinée 
et  sur  son  caractère,  et  faire  son  bonheur  ou  son 
malheur,  sa  force  ou  sa  faiblesse.  De  là  viennent, 
chez  les  Anciens ,  ces  idées  de  bon  et  de  mauvais 
génie,  qui  sous  différents  noms  ont  fait  le  tour 
du  monde.  C'est  dans  ce  sens  que  Racine ,  qui 
savait  si  bien  adapter  le  style  aux  mœurs  et  aux 


ll\  INTRODUCTION. 

personnages ,  fait  dire  à  Néron,  en  parlant  d'Agrip- 
pine  : 

Mon  génie  étonné  tremble  devant  le  sien. 

Les  Latins  l'appliquèrent  par  extension  au  ca- 
ractère et  à  l'humeur.  Ils  avaient  même  une  ma- 
nière de  parler  qui  nous  paraîtrait  bien  singulière 
en  français  :  se  livrer  à  son  génie  (i)  voulait  dire 
chez  eux,  se  réjouir,  s'abandonner  à  tous  ses 
goûts.  En  empruntant  d'eux  ce  mot  de  génie,  on 
l'a  d'abord  employé  comme  eux  ,  pour  bon  et 
mauvais  génie;  et  pour  synonyme  de  caractère, 
perfide  génie,  farouche  génie:  ensuite  on  l'a  étendu 
à  la  disposition  naturelle  aux  sciences  et  aux  arts 
de  l'esprit  et  de  l'imagination  ;  et  alors  on  le  mo- 
difiait en  bien  ou  en  mal  par  une  épithète  : 

Dans  son  génie  étroit  il  est  toujours  captif.... 

Je  mesure  mon  vol  à  mon  faible  génie.... 

Et  les  moindres  défauts  de  ce  maigre  génie.... 

car  on  le  personnifiait  aussi ,  et  l'on  disait  un  gé- 
nie pour  un  homme  de  génie: 

Et  par  les  envieux  un  génie  excité 

Au  comble  de  son  art  est  mille  fois  monté. 

(i)  Genio  indulgere. 


INTRODUCTION.  1$ 

Mais  ce  qui  pourra  surprendre,  c'est  que  ces 
deux  mots  ,  le  génie,  le  goût,  pris  abstractive- 
ment ,  ne  se  trouvent  jamais  ni  dans  les  vers  de 
Boileau,  ni  dans  la  prose  de  Racine,  ni  dans  les 
dissertations  de  Corneille ,  ni  dans  les  pièces  de 
Molière.  Cette  façon  de  parler,  comme  je  l'ai  déjà 
dit ,  est  de  notre  siècle.  Que  signifie  donc  ce  mot , 
le  génie ,  pris  ainsi  éminemment ,  et  dans  le  sens 
le  plus  étendu?  Ce  ne  peut  être  autre  chose  que 
la  supériorité  d'esprit  et  de  talent;  et  conséquem- 
ment  elle  admet  le  plus  et  le  moins  ,  et  peut 
s'appliquer  à  tout  ce  qui  dépend  des  facultés  in- 
tellectuelles. Ainsi  l'on  peut  dire,  en  politique, 
le  génie  de  Richelieu  ;  en  mathématiques,  le  génie 
de  Newton  ;  dans  l'art  militaire ,  le  génie  de  Tu- 
renne,  et  ainsi  des  autres.  En  s'attachant  à  cette 
définition ,  l'on  est  sûr  au  moins  de  savoir  de 
quoi  l'on  parle.  Demande-t-on  si  l'écrivain  a  du 
génie?  examinez  ses  ouvrages.  A-t-il  atteint  le 
but  de  son  art?  a-t-il  de  ces  beautés  qu'il  est 
donné  à  peu  d'hommes  de  produire  ?  Cet  examen 
peut  se  porter  jusqu'à  l'évidence,  en  partant  des 
principes  et  considérant  les  effets.  Si  le  résultat 
est  en  sa  faveur ,  c'est  donc  un  homme  supérieur  : 
il  a  donc  du  génie.  Mais  en  a-t-il  plus  ou  moins 


20  INTRODUCTION. 

que  tel  ou  tel  ?  c'est  ici  que  la  discussion  n'a  plus 
de  terme ,  et  que  la  réunion  des  avis  est  comme 
impossible.  On  est  encore  partagé  entre  Démo- 
sthène  et  Cicéron,  entre  Homère  et  Virgile;  on 
le  sera  encore  long-temps  entre  Corneille  et  Ra- 
cine :  c'est  que  chacun  voit  avec  ses  yeux ,  et  sent 
avec  ses  organes.  Tel  tableau  est  plus  ou  moins 
beau ,  selon  l'œil  qui  le  regarde  ;  telle  pièce  plus 
ou  moins  belle ,  selon  les  connaissances  et  le  ca- 
ractère de  ceux  qui  l'entendent.  Chacun  choisit 
ses  auteurs ,  comme  on  choisit  ses  plaisirs  et  ses 
sociétés.  Ces  sortes  de  questions  aiguisent  l'esprit 
des  hommes  éclairés ,  et  amusent  le  loisir  des 
ignorants.  Nos  jugements  d'ailleurs  sont  en  pro- 
portion de  nos  lumières  :  plus  un  auteur  est  près 
de  la  perfection ,  moins  il  a  de  vrais  juges  ;  en  un 
mot ,  après  le  talent ,  rien  n'est  plus  rare  que  le 
goût. 

Ce  mot ,  plus  facile  à  définir  que  le  génie ,  n'est 
employé ,  dans  Despréaux  et  dans  Molière ,  qu'a- 
vec une  épithète  qui  le  modifie  : 

Le  méchant  goût  du  siècle  en  cela  me  fait  peur, 

dit  le  Misanthrope  ;  et  quant  à  ce  même  Des- 
préaux ,  qui  a  été  l'oracle  du  goût,   le  mot  de 


INTRODUCTION.  27 

goût  ne  se  trouve  que  deux  fois  dans  ses  ou- 


vrages. 


Il  rit  du  mauvais  goût  de  tant  d'esprits  divers.... 
Au  mauvais  goût  public  la  belle  fait  la  guerre. 

Ce  mot ,  en  passant  du  propre  au  figuré  ,  peu  t 
se  définir',  connaissance  du  beau  et  du  vrai,  sen- 
timent des  convenances.  Voltaire  en  a  fait  une 
divinité  ;  et  Ton  sent  qu  elle  l'inspirait  quand  il 
lui  a  élevé  un  Temple.  C'est  depuis  lui  sur -tout 
que  l'on  a  employé  si  souvent  ce  mot  dans  un 
sens  absolu  ;  mais  on  en  a  abusé  beaucoup  en 
voulant  trop  le  séparer  du  génie  et  du  talent, 
dont  il  est  cependant  une  partie  essentielle  et 
nécessaire.  Il  est  aussi  impossible  qu'un  auteur 
écrive  avec  beaucoup  de  goût  sans  avoir  quelque 
talent,  qu'il  le  serait  qu'un  homme  montrât  un 
grand  talent  sans  aucun  goût.  Seulement  il  en 
est  de  cette  qualité  comme  de  toutes  les  autres 
qui  constituent  l'artiste;  on  en  a  plus  ou  moins, 
comme  on  a  plus  ou  moins  de  facilité ,  de  fécon- 
dité ,  d'énergie ,  de  sensibilité  ,  de  grâce ,  d'har- 
monie. Croit -on,  par  exemple,  que  Corneille 
n'ait  pas  montré  quelquefois  un  excellent  goût 
dans  ses  beaux  ouvrages?  Et  sans  cela  comment 


2  8  INTRODUCTION. 

aurait-il  purgé  le  théâtre  de  tous  les  vices  qui 
l'infectaient  avant  lui  ?  comment  aurait -il  fait  les 
premiers  vers  vraiment  beaux,  vraiment  tragi- 
ques qu'on  ait  entendus  sur  la  scène  ?  Il  eut  sans 
doute  moins  de  goût  que  Racine  et  Voltaire,  et 
infiniment  moins  ;  mais  il  succédait  de  bien  près 
à  la  barbarie,  et  c'est  ce  qu'oublient  sans  cesse 
ou  ce  qu'affectent  d'oublier  ceux  qui  veulent  s'au- 
toriser de  son  exemple  pour  justifier  leurs  fautes. 
Ils  ne  songent  pas  que  ces  fautes  ne  sont  plus 
excusables  quand  l'art  et  la  langue  sont  formés 
et  perfectionnés.  Ge  n'est  pas  qu'ils  ne  sentent 
cette  mérité ,  mais  ils  voudraient  y  échapper.  C'est 
pour  cela  qu'ils  appellent  défaut  de  goût  ce  qui 
est  défaut  de  talent  ;  qu'ils  s'efforcent  de  persua- 
der que  les  préceptes  du  bon  sens  et  du  goût 
intimident,  énervent,  rétrécissent  le  génie.  Pour 
leur  répondre ,  on  est  obligé  de  révéler  leur  se- 
cret :  c'est  celui  de  l'amour-propre  et  de  l'impuis- 
sance. En  effet,  quand  on  leur  a  démontré  toutes 
les  fautes  qu'ils  ont  commises  ,  quelle  ressource 
leur  reste -t- il,  si  ce  n'est  d'affecter  un  mépris 
aussi  faux  que  ridicule  pour  tous  ces  principes 
sur  lesquels  on  les  juge?  Mais  la  dernière  réponse 
à  leur  faire  (et  cette  réponse  est  péremptoire ) , 


INTRODUCTION.  29 

c'est  que  tout  ce  qu'il  y  a  eu  de  grands  hommes, 
depuis  la  naissance  des  arts  jusqu'à  nos  jours,  a 
suivi  ces  règles  qu'ils  dédaignent,  et  qu'en  les 
suivant  on  s'est  élevé  aux  plus  grandes  beautés , 
et  on  a  su  éviter  les  fautes.  Alors  comment  dis- 
convenir qu'il  n'y  ait  plus  de  faiblesse  que  de 
force  à  ne  pas  faire  de  même  ?  Et  si ,  parmi  ceux 
qui  ont  eu  du  génie,  on  cite  quelqu'un  dont  les 
ouvrages  offrent  pourtant  beaucoup  de  très-grands 
défauts ,  tel  qu'a  été  parmi  nous  Crébillon ,  tout 
ce  qu'on  en  peut  conclure ,  c'est  qu'il  avait  un 
génie  moins  heureux  et  moins  parfait,  et  qu'en 
conséquence  il  ne  peut  être  mis  au  premier  rang, 
ni  placé  dans  la  classe  des  maîtres  et  des  mo- 
dèles. 

J'ai  dit  que  ces  deux  mots ,  le  génie  et  le  goût, 
pris  ainsi  dans  un  sens  absolu,  étaient  particu- 
liers à  notre  langue ,  et  cela  me  conduit  à  une 
dernière  remarque  sur  ces  abstractions,  qui  ont 
été  aussi  nuisibles  en  littérature  qu'en  métaphy- 
sique, parce  qu'elles  ont  donné  lieu  à  une  foule 
de  mauvais  raisonnements.  Ces  deux  mots ,  em- 
ployés  abstractivement,  n'ont  point  de  synonyme 
exact  ,  point  d'équivalent  dans  4es  langues  an- 
ciennes. En  grec  et  en  latin ,  le  goût  ne  pourrait 


3o  INTRODUCTION. 

guère  se  traduire  que  par  jugement,  et  ce  n'est 
pas  à  beaucoup  près  toute  l'étendue  que  nous 
donnons  à  ce  terme.  Quant  à  celui  de  génie ,  le 
mot  grec  ou  latin  (i)  qui  pourrait  mieux  y  ré- 
pondre, n'exprime  que  l'esprit,  l'intelligence  dans 
tous  ses  sens,  et,  comme  on  voit,  ne  rendrait  pas 
notre  idée.  Ils  n'auraient  pas  pu  exprimer  en  un 
seul  mot  la  différence  que  nous  mettons  entre 
l'esprit  et  le  génie;  il  faudrait  des  épithètes  et 
des  périphrases.  Ces  deux  vers  de  Voltaire,  par 
exemple , 

Ils  sont  encore  au  rang  des  beaux-esprits , 
Mais  exclus  du  rang  des  génies , 

seraient  impossibles  à  traduire  en  grec  ou  en  la- 
tin ,  autrement  qu'en  spécifiant  les  différences 
que  les  Anciens  spécifiaient  toujours;  qu'en  di- 
sant :  Ils  sont  encore  au  rang  des  esprits  agréa- 
bles, mais  exclus  du  rang  des  esprits  sublimes. 
Quant  à  la  question  proposée  ci -dessus,  Si  un 
homme  qui  a  fait  de  beaux  ouvrages  a  du  génie  ; 
comme  ,  dans  les  termes  correspondants  de  leur 
langue,  on  aurait  l'air  de  demander  si  cet  homme 
•      —    ■ 

(i)  Noûç,  ingenium. 


INTRODUCTION.  3l 

a  la  qualité  sans  laquelle  il  n'a  pu  faire  ce  qu'il 
a  fait,  il  faudrait,  je  crois,  bien  du  temps  et  des 
phrases  pour  la  leur  faire  entendre  ;  et ,  quand  ils 
l'auraient  compr^^  ils  pourraient  bien  n'y  trou- 
ver aucun  sens. 

Les  deux  vers  de  Voltaire  ,  que  je  viens  de  ci- 
ter ,  nous  rappellent  encore  un  autre  changement 
assez  remarquable  arrivé  dans  notre  langue,  re- 
lativement à  la  signification  de  ce  mot  de  bel-es- 
prit. Il  ne  se  prenait  autrefois  que  dans  un  sens 
très-favorable  :  c'était  le  titre  le  plus  honorifique 
de  ceux  qui  cultivaient  les  lettres.  Boileau  lui- 
même  ,  au  commencement  de  son  Art  poétique , 
s'exprime  ainsi  : 

O  vous  donc  qui ,  brûlant  d'une  ardeur  périlleuse , 
Courez  du  bel-esprit  la  carrière  épineuse.... 

On  dirait  aujourd'hui  la  carrière  du  talent,  la 
carrière  du  génie ,  parce  que  le  mot  de  bel-esprit 
ne  nous  présente  plus  que  l'idée  d'un  mérite  se- 
condaire. Ce  changement  a  dû  s'opérer  quand  le 
nombre  des  écrivains  qui  pouvaient  mériter  d'être 
qualifiés  de  beaux -esprits  est  venu  à  se  multi- 
plier davantage.  Alors  ce  qui  appartenait  à  tant 
de  gens  n'a  plus  paru  une  distinction  assez  ho- 


3l  INTRODUCTION. 

norable  ,  et  l'on  a  cherché  d'autres  termes  pour 
exprimer  la  supériorité. 

En  vous  arrêtant,  Messieurs,  sur  l'analyse  que 
je  viens  de  détailler,  mon  dessein  a  été  de  faire 
sentir  combien  il  était  important,  sur-tout  dans 
les  matières  délicates  que  nous  aurons  à  traiter, 
de  s'assurer,  avec  la  plus  grande  précision  possi- 
ble, du  rapport  des  mots  avec  les  .idées;  et  j'ai 
cru  que  ce  devait  être  l'objet  de  mon  premier 
travail.  Avant  de  passer  en  revue  les  siècles  mé- 
morables que  l'on  a*  nommés  par  excellence  les 
siècles  du  génie  et  du  goût ,  il  fallait  commencer 
par  bien  entendre  ces  deux  mots,  objets  de  tant 
de  vénération,  et  sujets  de  tant  de  méprises.  J'ai 
parlé  de  la  connexion  qui  existe  nécessairement 
entre  la  philosophie  et  les  beaux-arts ,  parce  que 
nous  aurons  souvent  occasion  d'en  observer  les 
effets,  les  avantages  et  les  abus,  et  qu'une  poé- 
tique  faite  par   un  philosophe  sera  le   premier 
ouvrage  qui  nous  occupera.  Les  Institutions  ora- 
toires de   Quintilien  ,   les  Dialogues  de  Cicéron 
sur  l'éloquence  ,  précéderont  la  lecture  des  ora- 
teurs: et,  en  étudiant  ces  éléments  des  arts,  ces 
lois  du  bon  goût ,  en   les  appliquant  ensuite  à 
l'examen  des  modèles ,   vous  reconnaîtrez  avec 


INTRODUCTION.  33 

plaisir  que  le  beau  est  le  même  dans  tous  les 
temps ,  parce  que  la  nature  et  la  raison  ne  sau- 
raient changer.  Des  ennemis  de  tout  bien  ont 
voulu  tirer  avantage  de  cette  vérité  pour  taxer 
d'inutilité  les  discussions  littéraires.  A  les  en- 
tendre ,  tout  a  été  dit.  Et  remarquez  que  ces 
gens  à  qui  on  ne  peut  rien  apprendre  ne  sont 
pas  ceux  qui  savent  le  plus.  Je  n'ignore  pas  que 
la  raison,  qui  est  très -moderne  en  philosophie, 
est  très-ancienne  en  fait  de  goût  ;  mais ,  d'un 
autre  coté,  ce  goût  se  compose  de  tant  d'idées 
mixtes ,  l'art  est  si  étendu  et  si  varié  ,  le  beau  a 
tant  de  nuances  délicates  et  fugitives ,  qu'on  peut 
encore,  ce  me  semble,  ajouter  aux  principes  gé- 
néraux une  foule  d'observations  neuves  ,  aussi 
utiles  qu'agréables,  sur  l'application  de  ces  mêmes 
principes  ;  et  ce  genre  de  travail  (  si  l'on  peut 
donner  ce  nom  à  l'exercice  le  plus  piquant  pour 
l'esprit,  le  plus  intéressant  pour  l'ame)  ne  peut 
avoir  lieu  que  dans  la  lecture  et  l'analyse  des 
écrivains  de  tous  les  rangs.  Les  cinq  siècles  qui 
ont  marqué  dans  l'histoire  de  l'esprit  humain 
passeront  successivement  sous  nos  yeux.  On  peut 
les  caractériser  sans  doute  par  des  traits  généraux; 
mais,  dans  ces  aperçus  rapides  ,  il  y  a  plus  d'éclat 

Cours  de  Littérature.  I.  $ 


34  INTRODUCTION. 

que  d'utilité.  Ce  qui  est  vraiment  instructif,  c'est 
l'examen  raisonné  de  chaque  auteur  ,  c'est  l'exact 
résumé  des  beautés  et  des  défauts,  c'est  cet  em- 
ploi continuel  du  jugement  et  de  la  sensibilité. 
Et  ne  craignons  pas  de  revenir  sur  des  auteurs 
trop  connus.  Que  de  choses  à  connaître  encore 
dans  ce  que  nous  croyons  savoir  le  mieux  !  Qui 
de  nous,  en  relisant  nos  classiques,  n'est  pas  sou- 
vent étonné  d'y  voir  ce  qu'il  n'avait  pas  encore  vu  ? 
Et  combien  nous  verrions  davantage  ,  s'il  se  pou- 
vait qu'un  Racine,  un  Voltaire,  nous  révélât  lui- 
même  les  secrets  de  son  génie!  Malheureuse- 
ment c'est  une  sorte  de  confidence  que  le  génie 
ne  fait  pas.  Tâchons  au  moins  de  la  lui  dérober, 
autant  qu'il  est  possible,  par  une  étude  atten- 
tive ,  et  surprenons  des  secrets  où  nous  n'étions 
pas  initiés.  Hélas  !  le  malheur  des  grands  artistes , 
celui  qui  n'est  connu  que  d'eux  seuls ,  et  dont 
ils  ne  se  plaignent  qu'entre  eux ,  c'est  de  n'être 
pas  assez  sentis.  Il  y  a,  je  l'avoue,  un  effet  total 
qui  constate  le  succès ,  et  qui  suffit  à  leur  gloire  ; 
mais  ces  détails  de  la  perfection,  mais  cette  foule 
de  traits  précieux,  ou  par  tout  ce  qu'ils  ont  coûté , 
ou  même  parce  qu'ils  n'ont  rien  coûté  du  tout, 
voilà  ce  dont  quelques  connaisseurs  jouissent  seuls 


INTRODUCTION.  35 

et  dans  le  secret,  ce  que  les  applaudissements  pu- 
blics ne  disent  pas ,  ce  que  l'envie  dissimule  tou- 
jours, ce  que  l'ignorance  ne  peut  jamais  entendre, 
et  ce  qui ,  s'il  était  bien  connu ,  serait  la  première 
récompense  des  vrais  talents.  • 

Eh  bien!  imaginons-nous  (car  ce  n'est  pas  dans 
ce  temple  des  arts  qu'on  nous  défendra  les  illu- 
sions heureuses  de  l'imagination  )  ,  imaginons- 
nous  que  les  ombres  de  ces  grands  hommes  sont 
présentes  à  nos  assemblées ,  et  tâchons  de  leur 
rendre  ,  au  moins  après  leur  mort,  la  seule  jouis- 
sance peut-être  qui  leur  ait  manqué  pendant  leur 
vie;  et  que*  le  génie  consolé  puisse  se  dire,  pen- 
dant nos  séances  :  Ils  m'ont  entendu. 

Mais  s'ils  veulent  avoir  en  nous  des  admira- 
x  teurs ,  il  faut  qu'ils  nous  permettent  d'oser  être 
leurs  jnges;  et  c'est  en  ce  moment  qu'il  convient 
de  justifier  par  avance  ce  qu'il  peut  y  avoir  de 
témérité  apparente  à  relever  des  fautes  dans  des 
auteurs  consacrés  par  une  longue  renommée  et 
par  l'admiration  générale.  C'est  pourtant  cette 
admiration  même  qui  autorise  en  nous  cette  li- 
berté ,  parce  que  c'est  cette  même  liberté  qui  fonde 
l'admiration.  Il  en  résulte  que  celle  -  ci  n'est  ni 
aveugle  ni  superstitieuse ,  et  que  l'autre  n'est  ni 

3. 


36  INTRODUCTION. 

injurieuse  ni  maligne.  D'ailleurs,  ce  qu'il  faut  voir 
ici ,  ce  n'est  pas  seulement  un  homme  de  lettres 
parlant  des  maîtres  de  l'art ,  c'est  un  siècle  entier 
d'observations  et  d'expérience,  dont  les  lumières, 
«e  réfléchissant  sur  tout  ce  qui  l'a  précédé,  en 
éclairent  également  les  beautés  et  les  défauts.  Qu'il 
soit  donc,  une  fois  pour  toutes ,  bien  statué ,  bien 
reconnu,  quelque  sujet  que  nous  traitions,  quelque 
auteur  dont  nous  parlions ,  que  nous  n'avons  ni  ne 
pouvons  avoir  d'autre  dessein,  d'autre  objet  que 
le  désir  très-innocent  et  très-raisonnable  de  nous 
instruire  en  nous  amusant;  je  dis  nous,  Messieurs, 
car  vous  me  permettrez,  sans  doute,  de  vous  met- 
tre tous  en  commun  dans  ces  discussions  litté- 
raires ,  où  je  me  flatte  de  n'être  le  plus  souvent 
que  votre  interprète ,  et  que,  sans  cette  confiance, 
je  n'aurais  jamais  eu  le  courage  d'entreprendre, 
ni  la  force  de  poursuivre. 

Évoquons  sans  crainte  ces  ombres  illustres  : 
que  l'éclat  qui  les  environne  offusque  et  impor- 
tune l'ignorance  et  l'envie  ;  mai§  nous  ,  qui  ne 
cherchons  que  l'instruction,  rassemblons,  s'il  est 
possible,  tous  les  rayons  de  leur  gloire  pour  en 
former  le  jour  de  la  vérité,  et  faisons  de  tant  de 
clartés  réunies  un  foyer  de  lumière  qui  repousse 


INTRODUCTION.  3^] 

les  ténèbres  dont  la  barbarie  menace  de  nous  en- 
velopper. 

En  vous  invitant  à  ce  lycée ,  on  a  voulu  y  réunir 
tous  les  genres  d'instruction  et  d'amusement.  En 
est  -  il  un  plus  noble,  plus  intéressant  que  celui 
qu'on  vous  y  propose  ?  C'est  de  vivre  et  de  con- 
verser avec  les  grands  hommes  de  tous  les  âges , 
depuis  Homère  jusqu'à  Voltaire ,  et  depuis  Archi- 
mède  jusqu'à  Buffon.  Ce  ne  sera  donc  pas  en  vain 
que  notre  nation  se  glorifiera  d'avoir  mieux  connu 
que  les  autres  les  avantages  de  la  sociabilité,  et 
tous  les  plaisirs  des  âmes  honnêtes  et  des  esprits 
cultivés.  Il  existera  chez  elle  un  lieu  d'assemblée 
où  les  amateurs  se  réuniront  pour  étudier  les  chefs- 
d'œuvre  de  l'esprit  humain ,  et  dont  heureusement 
ne  sera  point  exclu  ce  sexe  qui ,  par  sa  seule  pré- 
sence, avertit  de  donner  à  l'instruction  des  formes 
plus  douces  et  plus  attirantes,  commande  à  tout 
ce  qui  a  reçu  quelque  éducation  la  décence  et  la 
réserve  si  nécessaires  dans  les  assemblées  litté- 
raires ,  et ,  par  un  tact  sûr  et  une  sensibilité 
prompte,  répand  sur  toutes  les  impressions  qu'il 
partage  plus  de  charme  et  plus  d'effet.  Ici  paraî- 
tront ces  auteurs  immortels  que  le  temps  a  con- 
sacrés, non  plus  comme  dans  les  écoles,  hérissés 


38  INTRODUCTION. 

de  tout  l'appareil  dupédantisme;  non  plus  comme 
sur  nos  théâtres,  entourés  d'illusions  et  de  pres- 
tiges ,  mais  avec  la  grandeur  qui  leur  est  propre , 
et  la  simple  majesté  de  leur  génie.  Ici  leurs  noms 
ne  seront  prononcés  qu'avec  les  témoignages 
d'une  vénération  que  n'affaiblira  point  l'aveu  de 
quelques  fautes  mêlées  à  tant  de  beautés.  C'est 
auprès  de  vous  que  viendra  se  réfugier  leur  gloire 
outragée ,  et  que  reposeront  entiers ,  au  milieu  de 
vos  hommages,  leurs  monuments,  que  l'on  vou- 
drait mutiler.  Nous  sommes  tous  également  leurs 
admirateurs  et  leurs  disciples.  Ce  n'est  point  ma 
faible  voix  qui  fera  leur  éloge;  c'est  votre  admi- 
ration qui  marquera  leurs  beautés  ;  et  je  croirai 
avoir  atteint  le  but  le  plus  désirable  pour  moi ,  si 
mes  pensées  ne  vous  paraissent  autre  chose  que 
vos  propres  souvenirs.  Peut-être  aussi  pourrai-je 
me  flatter  de  n'avoir  pas  été  tout  -  à  -  fait  inutile , 
si  le  peu  de  moments  que  vous  passerez  ici  vous 
porte  à  en  consacrer  quelques  autres  à  l'étude  de 
ces  écrivains  classiques ,  mal  connus  dans  la  pre^ 
mière  jeunesse,  faits  pour  être  sentis  dans  un  âge 
plus  mûr,  mais  trop  souvent  négligés  dans  les 
distractions  d'une  vie  dissipée.  L'on  ne  s'instruit 
bien  que  par  ses  propres  réflexions  :  c'est  Fhabi- 


INTRODUCTION.  3o, 

tude,  le  choix  de  la  lecture,  qui  entretient  le 
goût  du  beau  et  l'amour  du  vrai;  et,  pour  finir 
par  un  précepte  du  grand  homme  qui  a  mis  si 
souvent  des  vérités  utiles  dans  des  vers  char- 
mants, 

S'occuper,  c'est  savoir  jouir; 
L'oisiveté  pèse  et  tourmente  : 
Lame  est  un  feu  qu'il  faut  nourrir, 
Et  qui  s'éteint  s'il  ne  s'augmente. 


N.  B.  On  a  justifié  ici  la  philosophie  des  reproches  qui  ne 
doivent  en  effet  tomber  que  sur  l'abus  qu'on  en  a  fait;  et 
c'est  cet  abus  qui  a  si  malheureusement  influé  sur  les  lettres 
comme  sur  la  morale,  sur  le  goût  comme  sur  les  mœurs.  On  ne 
peut  trop  se  garantir  de  cette  erreur  commune,  de  confondre 
l'abus  avec  la  chose;  et  ce  qui  prouve  que  c'est  seulement 
l'abus  qu'il  faut  accuser,  c'est  que  l'examen  fera  voir  que  ce 
ne  sont  point  les  véritables  philosophes  qui  ont  corrompu  le 
goût,  comme  tout  le  reste,  mais  des  hommes  qui  usurpaient 
ce  titre  et  le  déshonoraient  :  c'est  ce  qui  sera  développé  dans 
la  partie  de  cet  ouvrage  où  je  traiterai  de  la  philosophie  du 
dix- huitième  siècle. 


PREMIERE  PARTIE 

ANCIENS. 


COURS 

DE 

LITTÉRATURE 

ANCIENNE  ET  MODERNE. 

PREMIÈRE  PARTIE. 

ANCIENS. 

LIVRE  PREMIER. 

POÉSIE. 


CHAPITRE   PREMIER. 

Analyse  de  la  Poétique  d'Aristote. 

Il  ne  fallait  rien  moins  que  tout  le  pédantisme 
et  tout  le  fanatisme  des  siècles  qui  ont  précédé 
la  renaissance  des  lettres,  pour  exposer  à  une 
sorte  de  ridicule  un  nom  tel  que  celui  d'Aristote. 
On  l'a  presque  rendu  responsable  de  l'extrava- 
gance de  ses  enthousiastes.  Mais  celui  qui  disait , 


44  COURS    DE    LITTÉRATURE. 

en  parlant  de  son  maître,  Je  suis  ami  de  Platon, 
maU  encore  plus  de  la  vérité ,  n'avait  pas  ensei- 
gné aux  hommes  à  préférer  l'autorité  à  l'évidence; 
et  celui  qui  leur  avait  appris  le  premier  à  sou- 
mettre toutes  leurs  idées  aux  formes  du  raison- 
nement n'aurait  pas  avoué  pour  disciples  des 
hommes  qui  croyaient  répondre  à  tout  par  ce 
seul  mot  :  Le  maître  Va  dit  Sa  dialectique ,  étant 
devenue  le  fondement  de  la  théologie,  rendit  sa 
doctrine  pour  ainsi  dire  sacrée ,  en  la  liant  à  celle 
de  l'Église  :  de  là  ces  arrêts  des  tribunaux,  qui, 
jusque  dans  le  siècle  dernier,  défendaient  d'en- 
seigner dans  les  écoles  une  autre  philosophie  que 
la  sienne.  Le  sage  paisible  qui  conversait  dans  le 
lycée  d'Athènes  sur  les  éléments  de  la  logique, 
ne  pouvait  pas  prévoir  qu'un  jour  la  rage  de 
l'argumentation, cse  joignant  à  la  frénésie  de  l'es- 
prit de  secte,  produirait  des  meurtres  et  des 
crimes,  et  qu'on  s'égorgerait  au  nom  d'Aristote. 
Mais  ce  nom ,  quoiqu'on  en  ait  fait  un  si  funeste 
abus,  n'en  est  pas  moins  respectable.  Aujourd'hui 
même  que  les  progrès  de  la  raison  ont  comme 
anéanti  une  partie  de  ses  ouvrages,  ce  qui  lui 
reste  suffit  encore  pour  en  faire  un  homme  pro- 
digieux. Ce  fut  certainement  une  des  têtes  les 
plus  fortes  et  les  plus  pensantes  que  la  nature 
ait  organisées.  Il  embrassa  tout  ce  qui  est  du 
ressort  de  l'esprit  humain ,  si  l'on  excepte  les  ta- 
lents de  l'imagination;  encore,  s'il  ne  fut  ni  ora- 
teur  ni    poète,   il  dicta    du   moins   d'excellents 


COURS    BE    LITTÉRATURE.  \5 

préceptes  à  l'éloquence  et  à  la  poésie  (i).  Son 
ouvrage  le  plus  étonnant  est  sans  contredit  sa 
Logique.  Il  fut  le  créateur  de  cette  science,  qui 
est  le  fondement  de  toutes  les  autres;  et,  pour 
peu  qu'on  y  réfléchisse ,  on  ne  peut  voir  qu'avec 
admiration  ce  qu'il  a  fallu  de  sagacité  et  de  tra- 
vail pour  réduire  tous  les  raisonnements  possibles 
à  un  petit  nombre  de  formes  précises ,  avec 
lesquelles  ils  sont  nécessairement  conséquents, 
et  hors  desquelles  ils  ne  peuvent  jamais  l'être. 
Il  paraît  avoir  senti  quel  honneur  cet  ouvrage 
pouvait  lui  faire;  car,  à  la  fin  de  ses  Analytiques , 
où  ce  chef-d'œuvre  de  méthode  est  contenu ,  il  a 
soin  d'avertir  que  les  autres  sujets  qu'il  a  traités 
lui  sont  communs  avec  beaucoup  d'auteurs ,  mais 
que  cette  matière  est  toute  neuve,  et  que  tout 
ce  qu'il  en  a  dit  n'avait  jamais  été  dit  avant  lui. 
//  m'en  a  coûté,  ajoute-t-il,  bien  du  temps  et 
bien  de  la  peine.  On  nie  doit  donc  de  l'indulgence 
pour  ce  que  j'ai  pu  ometfre ,  et  de  la  reconnais- 
sance pour  ce  que  j'ai  su  découvrir. 

Un  de  ses  plus  grands  monuments  est  son  HiJB 
toire  des  Animaux,  et  c'est  aussi  un  des  plus  beaux 
de  l'antiquité.  Pour  composer  c*et  ouvrage,  son 
disciple  Alexandre  lui  fournit  huit  cents  talents , 
environ  cinq  millions  d'aujourd'hui,  et  donna 
des  ordres    pour  faire   chercher  les  animaux  les 


(i)  Voyez,  à  la  fin  de  ce  volume,  l'article  de  M.  Boisso- 
nade  sur  Aristote. 


46  COURS    DE    LITTÉRATURE. 

plus  rares  dans  toutes  les  parties  de  la  terre.  Un 
pareil  présent  et  de  pareils  ordres  ne  pouvaient 
être  donnés  que  par  Alexandre.  C'étaient  de 
grands  secours,  il  est  vrai;  mais  ce  qu'Aristote 
tira  de  son  génie  est  encore  au-dessus,  si  l'on 
s'en  rapporte  à  un  juge  dont  personne  ne  niera 
la  compétence  en  ces  matières,  à  Buffon.  Voici 
comme  il  en  parle  dans  le  premier  des  discours 
qui  précèdent  son  Histoire  naturelle;  et  j'ai  cru 
qu'on  entendrait  avec  quelque  plaisir  Buffon 
parlant  d'Aristote.  «  Son  Histoire  des  Animaux, 
«  dit-il,  est  peut-être  encore  aujourd'hui  ce  que 
«  nous  avons  de  mieux  fait  en  ce  genre...  Il  les 
«  connut  peut-être  mieux  et  sous  des  vues  plus 
«  générales  qu'on  ne  les  connaît  aujourd'hui...  Il 
«accumule  les  faits,  et  n'écrit  pas  un  mot  qui 
«  soit  inutile.  Aussi  a-t-il  compris  dans  un  petit 
«  volume  un  nombre  infini  de  différents  faits;  et 
«je  ne  crois  pas  qu'il  soit  possible  de  réduire  à 
«  de  moindres  termes  tout  ce  qu'il  avait  à  dire 
«  sur  cette  matière,  qui  paraît  si  peu  susceptible 
^de  précision  qu'il  fallait  un  génie  comme  le 
«  sien  pour  y  conserver  en  même  temps  de  l'ordre 
«  et  de  la  netteté*.  Cet  ouvrage  d'Aristote  s'est  pré- 
«  sente  à  mes  yeux  comme  une  table  des  matières 
a  qu'on  aurait  extraite,  avec  le  plus  grand  soin, 
«^de  plusieurs  milliers  de  volumes  remplis  de  des- 
«  criptions  et  d'observations  de  toute  espèce; 
«  c'est  l'abrégé  le  plus  savant  qui  ait  jamais  été 
«  fait,  si  la  science  est  en  effet  l'histoire  des  faits: 


COURS    DE    LITTÉRATURE.  l\"j 

«  et  quand  même  on  supposerait  qu'Aristote  au- 
«  rait  tiré  de  tous  les  livres  de  son  temps  ce  qu'il 
«  a  mis  dans  le  sien,  le  plan  de  l'ouvrage,  sa  dis- 
«  tribution,  le  choix  des  exemples,  la  justesse 
«  des  comparaisons,  une  certaine  tournure  dans 
«  les  idées ,  que  j'appellerais  volontiers  le  carac- 
«  tère  philosophique ,  ne  laissent  pas  douter  qu'il 
«  ne  fût  lui-même  beaucoup  plus  riche  que  ceux 
«  dont  il  aurait  emprunté.  » 

Voilà  quel  a  été  cet  Aristote  que  l'on  a  presque 
voulu  envelopper  dans  le  mépris  que,  depuis  Des- 
cartes, on  a  conçu  pour  la  scolastique.  Cette 
prétendue  science  n'est  en  effet  qu'un  tissu  d'abs- 
tractions chimériques  et  de  généralités  illusoires, 
sur  lesquelles  on  peut  disputer  à  l'infini  sans  rien 
apprendre  et  sans  rien  comprendre;  et  il  faut 
convenir  qu'elle  est  fondée  tout  entière  sur  la 
métaphysique  d' Aristote,  qui  ne  vaut  pas  mieux. 
C'est  pourtant  à  lui  qu'on  est  redevable  de  cet 
axiome  célèbre  dans  l'ancienne  philosophie,  et 
adopté  dans  la  nôtre,  que  les  idées,  qui  sont  les 
représentations  des  objets,  arrivent  à  notre  es- 
prit par  l'organe  des  sens.  C'est  le  principe  fon- 
damental de  la  métaphysique  de  Locke  et  de  Con- 
dillac;  c'était  peut-être  la  seule  vérité  essentielle 
qu'il  y  eût  dans  celle  d'Aristote,  et  c'est  la  seule 
qu'on  ait  rejetée  dans  les  écoles,  parce  qu'elle 
était  contraire  aux  idées  innées,  regardées  long- 
temps comme  une  croyance  religieuse ,  et  aban- 
données généralement  depuis  les  grandes  décou- 


48  COURS    DE    LITTÉRATURE. 

vertes  des  Modernes,  qui  sont  les  vrais  fondateurs 
de  la  saine  métaphysique.  Au  reste,  s'il  s'est  égaré 
dans  cette  carrière  à  l'époque  où  la  philosophie 
venait  de  l'ouvrir,  il  semble  que  ses  erreurs  ex- 
cusables tiennent  à  la  nature  même  de  l'esprit 
humain.  En  effet,  il  doit  arriver  dans  les  sciences 
naturelles  et  spéculatives  le  contraire  de  ce  qu'on 
a  toujours  observé  dans  les  arts  et  dans  les  lettres. 
Ici  le  progrès  est  toujours  rapide,  la  perfection 
prompte;  on  vole  au  but  dès  qu'il  est  indiqué, 
parce  que  ce  but  est  certain ,  et  que  la  route  est 
bientôt  connue  :  aussi  la  belle  poésie  et  la  vraie 
éloquence  remontent  aux  époques  les  plus  recu- 
lées. Mais  les  deux  choses  qui  contribuent  le 
plus  à  avancer  les  succès  en  ce  genre ,  c'est-à-dire 
la  promptitude  à  saisir  les  objets  et  la  disposition 
à  imiter ,  sont  précisément  ce  qui  retarde  la  mar- 
che de  l'homme  dans  la  recherche  de  la  vérité. 
Celle-ci  ne  se  laisse  pas  approcher  aisément  :  on 
n'arrive  jusqu'à  elle  que  par  le  chemin  de  l'expé- 
rience, qui  est  long  et  pénible.  L'esprit  humain 
est  impatient ,  et  l'expérience  est  tardive  :  de  là 
vient  qu'il  s'attache  à  ces  fantômes  séduisants 
qu'on  appelle  systèmes,  qui  le  flattent  d'ailleurs 
par  ce  qu'il  y  a  chez  lui  de  plus  aisé  à  séduire, 
l'imagination  et  l'amour-propre.  Il  y  a  plus:  c'est 
que  les  plus  grands  esprits  sont  les  plus  suscep- 
tibles de  l'illusion  des  systèmes.  Leur  vaste  intel- 
ligence ne  peut  souffrir  ce  qui  l'arrête  ;  le  doute 
est  pour  eux  un  état  violent;  et  c'est  ainsi  qu'un 


COURS    DE    LITTÉRATURE.  4°/ 

Descartes,  un  Leibnitz,  en  cherchant  les  premiers 
principes  des  choses,  rencontrent,  l'un  des  tour- 
billons, l'autre  des  monades.  Quand  de  pareils 
guides  ont  marché  en  avant,  le  reste  des  hom- 
mes, naturellement  imitateur,  suit  comme  un 
troupeau,  et  l'on  emploie  à  étudier  les  erreurs 
le  temps  qu'on  aurait  pu  mettre  à  chercher  la 
vérité.  Les  bornes  de  l'esprit  d'Aristote  ont  été  en 
philosophie,  pendant  vingt  siècles,  les  bornes  de 
l'esprit  humain.  Ce  n'est  qu'au  temps  des  Galilée, 
des  Copernic ,  des  Bacon ,  qu'enfin  l'on  a  compris 
qu'il  valait  mieux  observer  notre  monde  que  d'en 
faire  un  ,  et  qu'une  bonn^xpérience  qui  appre- 
nait un  fait  valait  mieux  que  le  plus  ingénieux 
■système  qui  ne  prouve  rien.  Alors  est  tombée  la 
philosophie  d'Aristote,  mais  non  pas  sa  gloire 
avec  elle,  puisque  cette  gloire  est  fondée,  comme 
nous  l'avons  vu,  sur  des  titres  que  le  temps  a 
consacrés. 

Ce  n'est  pas  que ,  dans  ses  meilleurs  ouvrages, 
sa  manière  d'écrire  n'ait  des  défauts  très-mar- 
qués. Il  pousse  jusqu'à  l'excès  l'austérité  du  style 
philosophique  et  l'affectation  de  la  méthode  :  de 
là  naissent  la  sécheresse  et  la  diffusion.  Il  semble 
qu'il  ait  voulu  être  en  tout  l'oppQsé  de  son  maî- 
tre Platon,  et  que,  non  content  d'enseigner  une 
autre  doctrine,  il  ait  voulu  aussi  se  faire  un  autre 
style.  On  reprochait  à  Platon  trop  d'ornement  : 
Aristote  n'en  a  point  du  tout.  Pour  se  résoudre 
à  le  lire,  il  faut  être  déterminé  à  s'instruire.  Il 

Cours  de  Littérature  I.  ci 


50  COURS    E»E    LITTÉRATURE. 

tombe  aussi  de  temps  en  temps  dans  l'obscurité  ; 
de  sorte  qu'après  avoir  paru,  dans  ses  longueurs 
et  ses  répétitions,  se  défier  trop  de  l'intelligence 
de  ses  lecteurs,  il  semble  ensuite  y  compter  beau- 
coup trop.  On  a  su  de  nos  jours  réduire  à  un 
petit  espace  toute  la  substance  de  sa  Logique, 
qui  est  très-étendue.  Sa  Poétique,  dont  nous 
n'avons  qu'une  partie,  qui  fait  beaucoup  regret- 
ter le  reste ,  a  embarrassé  en  plus  d'un  endroit  et 
divisé  les  plus  habiles  interprètes.  Sa  Rhétorique , 
dont  Quintilien  a  emprunté  toutes  ses  idées  prin- 
cipales, ses  divisions,  ses  définitions,  est  abs- 
traite et  prolixe  dansas  premières  parties  ;  mais 
pour  le  fond  des  choses,  c'est  un  modèle  d'ana- 
lyse. Ces  deux  écrits  sont,  avec  ses  traités  de 
Politique,  ce  qu'il  a  produit  de  plus  parfait.  On 
se  souvient  avec  plaisir  qu'Aristote  les  a  compo- 
sés pour  Alexandre,  et  ces  deux  noms  forment, 
après  tant  de  siècles,  une  belle  association  de 
gloire.  C'est  une  exception  de  plus  (car  il  y  en  a 
encore  quelques  autres)  à  ce  principe  si  énergi- 
quement  établi  par  Thomas,  sur  le  peu  d'accord 
qui  se  trouve  ordinairement  entre  les  rois  et  les 
philosophes.  Leur  grandeur,  dit-il,  se  choque  et 
se  repousse.  Ce  n'était  pas  là  ce  que  pensait  Phi- 
lippe, roi  de  Macédoine,  lorsqu'il  écrivit  à  Aris- 
tote  cette  lettre  fameuse,  si  souvent  citée,  et  qui 
ne  saurait  trop  l'être  :  Je  vous  apprends  qu'il 
m  est  né  un  fils.  Je  remercie  les  dieux,  non  pas 
tant  de  me  V avoir  donné,  que  de  V avoir  fait  naître 


COURS    DU    LITTÉRATURE.  3  1 

du  temps  d'Aristote.  Le  précepteur  d'Alexandre 
ne  se  sépara  de  lui  qu'au  moment  où  ce  prince 
partit  pour  la  conquête  de  la  Perse.  Il  obtint  du 
père  de  son  élève  les  plus  grands  privilèges  pour 
la  ville  de  Stagyre  sa  patrie,  et  pour  Athènes, 
qui  était  déjà  celle  des  arts.  C'est  aussi  à  Athènes 
qu'il  se  retira,  pour  philosopher  dans  une  répu- 
blique, après  avoir  élevé  un  roi.  les  Athéniens 
lui  donnèrent  le  Lycée  pour  y  ouvrir  son  école, 
et  ce  nom  seul  vous  avertit  que  ce  peu  de  mots 
que  je  viens  de  dire  à  sa  louange  n'était  pas  dé- 
placé dans  cette  assemblée  :  ce  sera  peut-être  un 
fait  assez  remarquable  dans  l'histoire  de  l'esprit 
humain,  que,  plus  de  deux  mille  ans  après  qu'A- 
ristote  eut  ouvert  le  Lycée  d'Athènes,  son  éloge 
et  ses  ouvrages  aient  été  lus  à  l'ouverture  du  Ly- 
cée français. 

Passons  à  l'analyse  de  sa  Poétique. 

Quand  nous  lisons  un  poème  ou  que  nous  as- 
sistons à  la  représentation  d'un  drame ,  nous 
sommes  tous  portés  à  nous  rendre  compte  de 
ce  qui  nous  a  plus  ou  moins  affectés ,  soit  dans 
l'ensemble ,  soit  dans  les  détails  de  l'ouvrage  : 
c'est  là  l'espèce  de  critique  qui  semble  apparte- 
nir à  tout  le  monde  ,  et  qui  est  aussi  la  plus 
amusante.  Mais  quand  il  s'agit  de  remonter  aux 
premiers  principes  des  arts,  et  de  suivre  dans 
cette  recherche  un  philosophe  législateur,  il  faut 
une  attention  plus  particulière  et  plus  soutenue. 
C'est  pour  cela  qu'on  ne  fait  lire  à  la  première 


52  COURS    DE    LITTÉRATURE, 

jeunesse  aucun  ouvrage  de  ce  genre;  on  croit  cette 
étude  trop  forte  pour  cet  âge  :  mais  elle  est  atta- 
chante pour  un  âge  plus  mûr,  et  l'on  voit  alors 
avec  plaisir  toute  la  justesse  et  toute  l'étendue 
de  ces  vues  générales  et  de  ces  idées  primitives, 
dont  l'application  se  trouve  la  même  dans  tous 
les  temps.  Ainsi  donc,  ayant  à  parler  de  la  poé- 
sie ,  le  plus  ancien  de  tous  les  arts  de  l'esprit 
chez  tous  les  peuples  connus,  et  qui  paraît  le  plus 
naturel  à  l'homme  ,  cherchons  d'abord ,  avec 
le  guide  que  nous  avons  choisi,  pourquoi  cet  art 
a  été  cultivé  le  premier,  et  sur  quoi  est  fondé  le 
plaisir  qu'il  nous  procure.  Aristote  en  donne  deux 
raisons.  «  La  poésie  semble  devoir  sa  naissance  à 
«  deux  choses  que  la  nature  a  mises  en  nous.  Nous 
«  avons  tous  pour  l'imitation  un  penchant  qui  se 
«  manifeste  dès  notre  enfance.  L'homme  est  le 
«  plus  imitatif  des  animaux  :  c'est  même  une  des 
«  propriétés  qui  nous  distinguent  d'eux.  C'est  par 
«  l'imitation  que  nous  prenons  nos  premières  le- 
«  çons;  enfin  tout  ce  qui  est  imité  nous  plaît. 
«  Des  objets  que  nous  ne  verrions  qu'avec  peine 
«  s'ils  étaient  réels,  des  bêtes  hideuses,  des  ca- 
«  davres,  nous  les  voyons  avec  plaisir  dans  un 
«  tableau.  » 

Toutes  ces  idées  vous  paraissent  sans  doute 
justes  et  incontestables,  et  vous  avez  dû  recon- 
naître dans  la  dernière  phrase  la  source  où  Des- 
préaux a  puisé  ce  morceau  de  son  Art  poétique  : 


COURS    DE    LITTÉRATURE.  53 

Il  n'est  point  de  serpent  ni  de  monstre  odieux 
Qui ,  par  l'art  imité ,  ne  puisse  plaire  aux  yeux ,  etc. 

Mais,  en  reconnaissant  la  vérité  du  principe, 
remarquons  qu'il  est  susceptible  de  quelque  res- 
triction, et  qu'il  en  est  de  même  de  presque  tous 
ceux  que  nous  avons  à  établir.  Le  même  bon 
sens  qui  les  a  dictés  enseigne  à  ne  pas  les  prendre 
dans  une  généralité  rigoureuse,  qui  n'est  faite  que 
pour  les  axiomes  mathématiques.  Ainsi,  quoi- 
que l'imitation  soit  une  source  de  plaisir,  il  ne 
faut  pas  croire  que  tout  soit  également  imitable. 
Dans  la  peinture  même,  dont  le  principal  objet 
est  l'imitation  matérielle ,  il  y  a  un  choix  à  faire , 
et  bien  des  choses  ne  seraient  pas  bonnes  à  pein- 
dre; à  plus  forte  raison  dans  la  poésie,  qui  doit 
sur-tout  imiter  avec  choix,  et  embellir  en  imitant. 
Ce  précepte  paraît  bien  simple.  Horace  et  Des- 
préaux ont  tous  deux  fait  une  loi  de  cette  res- 
triction judicieuse  qu'Aristote  lui-même  a  mise 
en  principe  général,  comme  nous  le  verrons  tout- 
à-1'heure  en  suivant  la  marche  qu'il  a  tenue.  Ce- 
pendant rien  n'est  si  commun  que  de  l'oublier , 
même  depuis  que  l'art  est  perfectionné  ;  et  si 
quelque  chose  peut  faire  voir  combien  l'esprit 
humain  est  sujet  à  s'égarer,  c'est  que,  dès  le  pre- 
mier pas  que  nous  faisons,  venant  à  peine  de 
poser  une  vérité  fondamentale,  nous  rencontrons 
aussitôt  l'abus  qu'on  en  a  fait.  Je  ne  parle  pas 
seulement  des  Anglais,  à  qui  l'auteur  du  Temple 


54  COURS    DE    LITTÉRATURE. 

du  Goût  a  dit  avec  tant  de  raison  : 

Sur  votre  théâtre  infecté 
D'horreurs,  de  gibets,  de  carnages, 
Mettez  donc  plus  de  vérité, 
Avec  de  plus  nobles  images. 

Mais  nous-mêmes,  à  qui  l'exemple  de  Corneille 
et  de  Racine  apprit  dans  le  siècle  dernier  à  être 
plus  délicat,  nous  commençons  à  revenir,  depuis 
quelques  années  ,  aux  horreurs  révoltantes  ou 
dégoûtantes  qui  appartiennent  à  l'enfance  de  l'art. 
Les  exemples  en  sont  si  nombreux  et  si  connus, 
qu'il  serait  inutile  de  les  citer  ici;  nous  aurons 
assez  souvent  l'occasion  d'en  parler  ailleurs. 

Quand  Voltaire  donna  Tancrède  ,  le  bruit  se 
répandit  que  l'on  verrait  sur  la  scène  l'échafaud 
où  devait  périr  Aménaïde.  Rien  n'était  plus  faux, 
et  jamais  l'auteur  n'y  avait  pensé.  Quelqu'un  lui 
écrivit  à  ce  sujet  :  Gardez-vous  bien  de  donner  cet 
exemple  ;  car  si  le  génie  élève  un  èchafaud  sur  la 
scène,  les  imitateurs  y  attacheront  le  roué. 

Au  .reste,  il  est  également  dans  l'ordre  des 
choses  que  la  médiocrité  produise  ces  sortes  de 
monstres  à  l'époque  où  l'on  se  tourmente  pour 
trouver  le  mieux,  faute  de  connaître  la  limite  du 
bien;  que  l'amour  de  la  nouveauté  les  fasse  ap- 
plaudir, et  que  la  raison  s'en  moque.  Mais  ce 
qui  n'est  pas  juste,  c'est  de  prétendre  aux  hon- 
neurs de  la  sensibilité ,  quand  on  a  besoin  de  pa- 
reilles émotions;  car  la  sensibilité  est  encore  un 


COURS    DE    LITTÉRATURE.        .  55 

de  ces  mots  parasites  qui  composent  le  diction- 
naire du  jour.  On  en  abuse  avec  une  si  ridicule 
profusion,  qu'il  faut  aujourd'hui  qu'une  personne 
sensée  prenne  bien  garde  où  elle  place  ce  mot, 
si  elle  ne  veut  pas  tomber  dans  le  ridicule  à  la 
mode.  C'est  l'expression  favorite  des  gens  blasés, 
qui,  ne  pouvant  plus  être  émus  de  rien,  veulent 
pourtant  qu'on  parvienne  à  les  émouvoir,  et  se 
plaignent  toujours  d'un  manque  de  sensibilité, 
qui,  dans  le  fait,  n'est  que  chez  eux.  C'est  pour 
eux  qu'il  faut  des  spectacles  atroces,  comme  il 
faujt  des  exécutions  à  la  populace;  c'est  pour  eux 
que  les  auteurs  ont  le  transport  au  cerveau,  et 
que  les  acteurs  ont  des  convulsions  :  en  un  mot , 
c'est  la  manie  des  extrêmes,  si  fatale  à  toute  es- 
pèce de  jouissance;  c'est  là  ce  qu'on  appelle  au- 
jourd'hui la  sensibilité.  Quel  est  pourtant  celui 
qui  en  a?  C'est  l'homme  qui  laisse  échapper  une 
larme  quand  par  hasard  il  entend  au  théâtre 
quelques  vers  de  Racine  prononcés  avec  l'accent' 
de  la  vérité,  et  non  pas  celui  qui  crie  bravo 
lorsque...  Je  laisse  à  chacun  de  vous  à  finir  une 
phrase  qui,  en  vérité,  n'est  embarrassante  que 
pour  moi. 

Les  réflexions  sur  la  première  proposition  d'A- 
ristote  nous  ont  menés  un  peu  loin.  Revenons  à 
cette  espèce  de  charme  que  l'imitation  a  pour 
tous  les  hommes,  et  dont  ensuite  Aristote  veut 
assigner  la  cause.  «  C'est,  dit -il,  que  non-seule- 
«  ment   les  sages  ,  mais  tous  les  hommes  en  gé- 


56  COURS    I)E    LITTÉRATURE. 

«  néral,  ont  cl  a  plaisir  à  apprendre,  et  que  pour 
«  apprendre  il  n'est  point  de  voie  plus  courte 
«  que  l'image.  »  Cette  idée  est  aussi  juste  que 
profonde;  mais  il  me  semble  qu'on  pourrait  lui 
donner  plus  d'étendue ,  en  faisant  entrer  notre 
imagination  pour  beaucoup  dans  ce  que  l'auteur 
attribue  ici  à  la  seule  raison.  Toute  imitation,  en 
effet ,  exerce  agréablement  notre  imagination , 
qui  n'est  que  la  faculté  de  nous  représenter  les 
objets  comme  s'ils  étaient  présents,  et  c'est  tou- 
jours un  plaisir  pour  nous  de  comparer  les  images 
que  l'art  nous  présente  avec  celles  que  nous  avons 
déjà  dans  l'esprit. 

La  seconde  cause  orig'iHelle  de  la  poésie  est , 
suivant  Aristote ,  le  goût  que  nous  avons  pour  le 
rhythme  et  le  chant ,  goût  qui  ne  nous  est  pas 
moins  naturel  que  celui  de  l'imitation.  Pour  sen- 
tir combien  cette  observation  est  juste ,  il  faut  se 
souvenir  que  les  premiers  vers  ont  été  chantés, 
et  de  plus ,  que  ,  dans  toutes  les  langues  con- 
nues ,  on  ne  chante  guère  que  des  paroles  me- 
surées; ce  qui  prouve  l'affinité  du  chant  et  du 
rhythme.  Comme  ce  dernier  mot,  tiré  du  grec, 
est  devenu  en  français  d'un  usage  très-commun , 
il  est  à  propos  d'en  donner  une  explication  pré- 
cise ;  car  lorsque  les  mots  techniques  deviennent 
usuels ,  il  arrive  souvent  aux  gens  peu  instruits 
de  les  appliquer  mal  à  propos  quand  ils  s'en  ser- 
vent ,  ou  de  les  entendre  mal  quand  ils  les  lisent. 
On  définit  le  rhythme  un  espace  déterminé,  fait 


COURS    DE    LITTÉRATURE-  5*] 

pour  symétriser  avec  un  autre  du  même  genre  (i). 
Cette  définition  générale  est  nécessairement  un 
peu  abstraite  :  elle  va  devenir  beaucoup  plus 
claire  en  l'appliquant  aux  trois  choses  qui  sont 
principalement  susceptibles  du  rhythme,  au  dis- 
cours, au  chant  et  à  la  danse.  Dans  le  discours, 
le  rhythme  est  une  suite  déterminée  de  syllabes 
ou  de  mots  qui  symétrise  avec  une  autre  suite 
pareille  ,  comme ,  par  exemple ,  le  rhythme  de 
notre  vers  alexandrin  est  composé  de  douze  syl- 
labes qui  donnent  à  tous  les  vers  du  même  genre 
une  égale  durée  par  leurs  intervalles  et  par  leurs 
combinaisons.  Dans  la  danse,  le  rhythme  est  une 
suite  de  mouvements  qui  symétrisent  entre  eux 
par  leur  forme ,  par  leur  nombre ,  par  leur  du- 
rée. Il  est  reconnu  que  rien  n'est  si  naturel  à 
l'homme  que  le  rhythme  :  les  forgerons  frappent 
le  fer  en  cadence ,  comme  Virgile  l'a  remarqué 
des  Cyclopes  ;  et  même  la  plupart  de  nos  mou- 
vements sont  à  peu  près  rhythmiques,  c'est-à- 
dire  ,  ont  une  sorte  de  régularité.  Cette  dispo- 
sition au  rhythme  a  conduit  à  mesurer  les  pa- 
roles ,  ce  qui  a  donné  le  vers  ;  et  à  mesurer  les 
sons,  ce  qui  a  produit  la  musique.  On  fit  d'a- 
bord ,  dit  Aristote ,  des  essais  spontanés ,  des  im- 
promptus ;  car  le  mot  dont  il  se  sert  emporte 
cette  idée.  Ces  essais ,  en  se  développant  peu  à 
peu  ,  donnèrent  naissance  à  la  poésie ,  qui  se  par- 

(i)  Le  Batteux ,  tes  quatre  Poétiques. 


58  COURS    DE    LITTÉRATURE. 

tagea  d'abord  en  deux  genres,  suivant  le  carac- 
tère des  auteurs  :  l'héroïque ,  qui  était  consacré  à 
la  louange  des  dieux  et  des  héros  ;  le  satirique  , 
qui  peignait  les  hommes  méchants  et  vicieux. 
Dans  la  suite,  l'épopée,  menant  du  récit  à  l'ac- 
tion ,  produisit  la  tragédie  ;  et  la  satire ,  par  le 
même  moyen  ,  fit  naître  la  comédie.  Aristote 
ajoute  :  «  La  tragédie  et  la  comédie  s'étant  une 
«  fois  montrées,  tous  ceux  que  leur  génie  portait 
«  à  l'un  ou  à  l'autre  de  ces  deux  genres  préférè- 
«  rent,  les  uns  de  faire  des  comédies  au  lieu  de 
«  satires ,  les  autres  des  tragédies  au  lieu  de 
ce  poèmes  héroïques ,  parce  que  ces  nouvelles 
«  compositions  avaient  plus  d'éclat,  et  donnaient 
«  aux  poètes  plus  de  célébrité.  »  Cette  remarque 
prouve  que  chez  les  Grecs,  comme  parmi  nous, 
la  poésie  dramatique  fut  toujours  mise  au  pre- 
mier rang.  L'on  peut  observer  aussi  que,  parmi 
les  différents  genres  de  poésie  grecque  ,  dont 
Vristote  promet  de  parler  dans  cette  partie  de 
son  Traité  qui  a  été  perdue ,  il  y  en  a  dont  il  ne 
nous  reste  aucun  monument,  le  dithyrambe,  le 
nome,  la  satyre  et  les  mimes.  Les  mimes  étaient, 
à  ce  qu'on  croit  d'après  quelques  passages  des 
anciens,  une  sorte  de  poésie  très-licencieuse.  Le 
nome  était  un  poème  religieux  fait  pour  les  so- 
lennités. Le  dithyrambe  était  destiné  originaire- 
ment à  célébrer  les  exploits  de  Bacchus  ,  et  par 
la  suite  s'étendit  à  des  sujets  analogues,  c'est-à- 
dire,  à  l'éloge   des  hommes  fameux.  Il  ne  reste 


COURS    DE    L  I T T É R  ATUB K.  D( ) 

rien  de  tout  cela  que  le  nom.  On  sait  qu'Archi- 
ioque  ,  Hipponax  et  beaucoup  d'autres  ont  fait 
des  satires  personnelles;  mais  les  Grecs  appe- 
laient aussi  du  nom  de  satyre  des  drames  d'une 
licence  et  d'une  gaieté  burlesque.  Le  Cyclope 
d'Euripide  est  le  seul  drame  de  cette  espèce  qui 
soit  parvenu  jusqu'à  nous  :  il  ne  fait  pas  regretter 
beaucoup  les  autres. 

Aristote  dit  peu  de  choses  de  la  comédie  et  de 
l'épopée ,  parce  qu'il  se  réservait  d'en  parler  dans 
la  suite  de  son  Traité.  Selon  lui,  l'épopée  est, 
comme  la  tragédie  ,  une  imitation  du  beau  par 
le  discours  :  elle  en  diffère  en  ce  qu'elle  imite 
par  le  récit,  au  lieu  que  l'autre  imite  par  l'action. 
A  cette  différence  de  forme  il  joint  celle  de  l'é- 
tendue, qui  est  indéterminée  dans  l'épopée,  au 
lieu  que  la  tragédie  tâche  de  se  renfermer  (  ce 
sont  les  termes  de  l'auteur)  dans  un  tour  de  so- 
leil, ou  s'étend  peu  au-delà.  On  voit  qu'Aristote 
est  ici  fort  éloigné  de  ce  rigorisme  pédantesque 
que  Ton  a  voulu  reprocher  à  ses  principes.  Il 
laisse  à  ce  que  nous  appelons  la  règle  des  vingt- 
quatre  heures  cette  latitude  raisonnable  sans  la- 
quelle il  faudrait  se  priver  de  plusieurs  sujets 
intéressants,  et  il  ne  donne  pas  au  calcul  de  quel- 
ques heures  de  plus  ou  de  moins  plus  d'impor- 
tance qu'il  n'en  faut.  Quant  à  l'épopée  comparée 
à  la  tragédie  ,  il  dit  très  -judicieusement  :  «  Tout 
«  ce  qui  est  dans  l'épopée  est  aussi  dans  la  tra- 
«  gédie  ;  mais  tout  ce  qui  est  dans  la  tragédie 


(JO  COURS    DE    LITTÉRATURE. 

«n'est  pas  dans  l'épopée.  »  Il  regarde  celle-ci 
comme  susceptible  indifféremment  de  recevoir 
la  prose  ou  les  vers,  opinion  qui  n'est  pas  celle 
des  modernes  :  quelques-uns  se  sont  efforcés  de 
la  soutenir  ;  mais  elle  est  en  général  regardée 
comme  un  paradoxe;  et  le  Tèlèrnaque ,  tout  ad- 
mirable qu'il  est ,  n'a  pu  obtenir  parmi  nous  le 
titre  de  poëme,  que  l'auteur  lui-même  n'avait 
jamais  songé  à  lui  donner.  Si  l'on  cherche  la  rai- 
son de  cette  différence  d'avis  entre  les  anciens  et 
nous,  je  crois  qu'elle  peut  tenir  à  la  haute  idée 
que  nous  attachons  avec  justice  au  mérite  si  rare 
d'écrire  bien  en  vers  dans  une  langue  où  la  ver- 
sification est  si  prodigieusement  difficile.  Nous 
n'avons  pas  voulu  séparer  ce  mérite  d'un  aussi 
grand  ouvrage  que  le  poëme  épique,  et  en  tout 
il  n'entre  guère  dans  nos  idées  de  séparer  la  poé- 
sie de  la  versification.  Je  crois  qu'en  cela  nous 
avons  très-grande  raison.  La  difficulté  à  vaincre, 
non-seulement  ajoute  aux  beaux -arts  un  charme 
de  plus  quand  elle  est  vaincue ,  mais  elle  ouvre 
une  source  abondante  de  nouvelles  beautés.  Il 
ne  faut  pas  prostituer  les  honneurs  d'un  aussi 
bel  art  que  la  poésie.  Si  Ton  pouvait  être  poète 
en  prose ,  trop  de  gens  voudraient  l'être ,  et  l'on 
conviendra  qu'il  y  en  a  déjà  bien  assez.  Au  reste, 
il  ne  paraît  pas  que  les  Latins  aient  pensé  là- 
dessus  autrement  que  nous  ,  ni  qu'ils  aient  eu 
l'idée  d'un  poëme  qui  ne  fût  pas  en  vers.  On  peut 
croire  que  chez  les  Grecs  même  l'opinion  gêné- 


COURS    DE    LITTÉRATURE.  6l 

raie  avait  prévalu  sur  celle  d'Aristote  ,  puisqu'on 
ne  connaît  aucun  passage  des  anciens  d'où  l'on 
puisse  inférer  qu'un  prosateur  ait  été  regardé 
comme  un  poëte.  Je  crois  pouvoir  rappeler  à 
cette  occasion  une  expression  plaisante  de  Vol- 
taire, que  sans  doute  il  ne  faut  pas  prendre  plus 
sérieusement  qu'il  ne  l'entendait  lui-même  ,  mais 
qui  peint  assez  bien  l'enthousiasme  qu'il  voulait 
qu'un  poète  eût  pour  son  art.  Un  de  ses  amis, 
entrant  chez  lui  comme  il  travaillait ,  voulut  se 
retirer  de  peur  de  le  déranger.  Entrez,  entrez, 
lui  dit  gaiement  Voltaire,  je  ne  fais  que  de  la 
vile  prose.  Quand  on  songe  au  mérite  de  la  sienne, 
on  conçoit  aisément  quelle  valeur  il  faut  donner 
à  cette  plaisanterie. 

A  l'égard  de  la  comédie ,  voici  le  peu  qu'en  dit 
Aristote  :  «  On  sait  par  quels  degrés  et  par  quels 
«  auteurs  la  tragédie  s'est  perfectionnée.  Il  n'en 
«  est  pas  de  même  de  la  comédie,  parce  que  celle- 
«  ci  n'attira  pas  dans  ses  commencements  la  même 
«  attention  :  ce  fut  même  assez  tard  que  les  ar- 
ec chontes  en  donnèrent  le  divertissement  au  peu- 
«  pie.  On  y  voyait  figurer  des  acteurs  volontaires 
«  qui  n'étaient  ni  aux  gages  ni  aux  ordres  du  goû- 
te vernement.  Mais  quand  une  fois  elle  eut  pris 
«  une  certaine  forme  ,  elle  eut  aussi  ses  auteurs 
«  qui  sont  renommés.  On  sait  que  ce  fut  Épi- 
«  charme  et  Phormis  qui  commencèrent  à  y  mettre 
«  une  action.  Tous  deux  étaient  Siciliens  :  ainsi  la 
«  comédie  est  originaire  de  Sicile.  Chez  les  Athé- 


62  COURS   UK    LITTÉRATURE. 

«  niens,  Cratès  fut  le  premier  qui  abandonna  l'es- 
«  pèce  de  comédie  nommée  personnelle  ,  parce 
«  qu'elle  nommait  les  personnes  et  représentait 
«  des  actions  réelles.  Ce  genre  d'ouvrage  ayant  été 
«défendu  par  les  magistrats,  Cratès  fut  le  pre- 
«  mier  qui  prit  pour  sujets  de  ses  pièces  des  noms 
«  inventés  et  des  actions  imaginaires.  » 

Tout  ce  que  l'on  peut  observer  ici,  c'est  l'usage 
des  anciens ,  de  faire ,  des  représentations  théâ- 
trales, une  solennité  publique.  Parmi  les  archontes, 
premiers  magistrats  d'Athènes,  il  y  en  avait  un 
chargé  spécialement  de  la  direction  des  spectacles. 
Il  achetait  les  pièces  des  auteurs ,  et  les  faisait 
jouer  aux  dépens  de  l'Etat.  Cet  établissement  dut 
produire  deux  effets  :  il  empêcha  que  l'art  ne  fût 
perfectionné  dans  toutes  ses  parties ,  comme  il  l'a 
été  parmi  nous,  où  l'habitude  d'un  spectacle  jour- 
nalier a  exercé  davantage  l'esprit  des  juges,  et 
lésa  rendus  plus  difficiles;  mais,  d'un  autre  côté, 
cet  établissement  prévint  la  satiété  ,  et  s'opposa 
plus  long-temps  à  la  corruption  de  l'art  :  du  moins 
ne  voyons -nous  pas  que  les  Grecs,  après  Euri- 
pide et  Sophocle,  soient  tombés,  comme  nous, 
dans  l'oubli  total  de  toutes  les  règles  du  bon  sens. 
C'est  au  temps  de  ces  deux  grands  hommes,  et 
sur -tout  par  leurs  ouvrages,  que  la  tragédie  fut 
portée  à  son  plus  haut  point  de  splendeur.  «  Après 
«  divers  changements,  dit  Aristote,  elle  s'est  fixée 
«  à  la  forme  qu'elle  a  maintenant,  et  qui  est  sa 
«  véritable  forme;  mais,  d'examiner  si  elle  a  atteint 


COURS    DE    LITT^RATURK.  63 

«  ou  non  toute  sa  perfection ,  soit  relativement  au 
«  théâtre,  soit  considérée  en  elle-même,  c'est  une 
«  autre  question.  »  Il  ne  juge  point  à  propos  d'en- 
trer dans  cette  question,  que  peut-être  il  traitait 
dans  ce  que  nous  avons  perdu.  Au  reste ,  cette 
réserve  à  prononcer  marque  un  esprit  très-sage, 
qui  ne  veut  poser  ni  les  bornes  de  l'art  ni  celles 
du  génie. 

Il  définit  la  comédie  une  imitation  du  mauvais, 
non  du  mauvais  pris  dans  toute  son  étendue,  mais 
de  celui  qui  cause  la  honte  et  produit  le  ridicule. 
C'est  avoir,  ce  me  semble,  très-bien  saisi  l'objet 
principal  et  le  caractère  distinctif  de  la  comédie. 
L'expérience  a  justifié  le  législateur  toutes  les  fois 
qu'on  a  voulu  attaquer  dans  la  comédie  des  vices 
odieux,  plutôt  que  des  travers  et  des  ridicules. 
L'auteur  du  Glorieux  a  échoué  dans  Y  Ingrat.  Ce 
n'est  pas  que  Tartufe  ne  le  soit ,  et  d'une  ma- 
nière horrible;  mais  les  grimaces  de  son  hypo- 
crisie et  ses  expressions  dévotes  ,  mêlées  à  ses 
entreprises  amoureuses,  donnent  à  son  rôle  une 
tournure  comique,  qui  en  tempère  l'atrocité  et 
la  bassesse;  et  c'est  le  chef-  d'œuvre  de  l'art  de 
l'avoir  rendu  théâtral. 

Après  ces  vues  générales,  Aristote  commence 
à  considérer  la  tragédie ,  qu'il  parait  avoir  regar- 
dée comme  l'effort  le  plus  grand  et  le  plus  diffi- 
cile de  tous  les  arts  de  l'imagination.  Il  la  définit 
«  l'imitation  d'une  action  grave  ,  entière  ,  d'une 
ce  certaine  étendue  ;  imitation  qui  se  fait  par  le 


64  COURS    DE    LITTÉRATURE. 

«  discours ,  dont  les  ornements  concourent  à  l'ob- 
«  jet  du  poème,  qui  doit,  par  la  terreur  et  la  pi- 
«  tié ,  corriger  en  nous  les  mêmes  passions.  » 

Je  m'arrêterai  d'abord  sur  le  dernier  article  de 
cette  définition  ,  parce  qu'il  a  été  mal  interprété , 
et  qu'en  effet  il  était  susceptible  de  l'être.  11  n'y 
a  personne  qui  ne  demande  d'abord  ce  que  veut 
dire  corriger,  purger  (  car  c'est  le  mot  du  texte 
grec  )  la  terreur  et  la  pitié  en  les  inspirant.  Dans 
le  siècle  dernier ,  où  tous  les  critiques  s'étaient 
accordés  à  vouloir  qu'il  fût  de  l'essence  de  tous 
les  ouvrages  d'imagination  d'avoir  avant  tout  un 
but   moral  ,  on    crut  retrouver   cette  prétendue 
règle  dans  le  passage  dont  il  s'agit.   Toutes  les 
explications  se  firent  en  conséquence.  Voici  celle 
de  Corneille ,  qui  est  la  plus  plausible  dans  ce 
sens ,  et  la  mieux  énoncée  «  La  pitié  d'un  mal- 
<(  heur  où  nous  voyons  tomber  nos  semblables 
«nous  porte  à  la  crainte  d'un  pareil  pour  nous, 
«  cette  crainte  au  désir  de  l'éviter,  et  ce  désir  à 
«  purger,  modérer,  rectifier  et  même   déraciner 
«en   nous  la  passion  qui  plonge,  à  nos  yeux, 
«  dans  ce  malheur  les  personnes  que  nous  plai- 
«  gnons,  par  cette  raison  commune,  mais  natu- 
«  relie  et  indubitable ,  que  ,  pour  ôter  l'effet ,  il 
«  faut   retrancher  la  cause.  »  Cette  logique    est 
fort  bonne;  mais  si  c'était  là  ce  qu'Aristote  vou- 
lait dire,  il  se  serait  fort  mal   expliqué  dans  la 
chose  du  monde  la  plus  simple;  car  alors  il  n'y 
avait  qu'à  dire  que  la  tragédie  corrige  en  nous, 


COURS    DE    LITTÉRATURE.  65 

par  la  terreur  et  la  pitié ,  les  passions  qui  cau- 
sent les  malheurs  dont  la  représentation  produit 
cette  terreur  et  cette  pitié.  Mais  ce  n'est  point  du 
tout  ce  qu'il  dit  :  il  dit  en  propres  termes ,  pur- 
ger,  tempérer  ,  modifier  (car  le  mot  grec  pré- 
sente ces  idées  analogues  )  la  terreur  et  la  pitié  ; 
et  c'est  précisément  pour  n'avoir  pas  voulu  le 
suivre  mot  à  mot  qu'on  s'est  écarté  de  son  idée. 
Il  veut  dire ,  comme  on  l'a  très  -  bien  démontré 
de  nos  jours,  que  l'objet  de  toute  imitation  théâ- 
trale, au  moment  même  où  elle  excite  la  pitié  et 
la  terreur  en  nous  montrant  des  actions  feintes, 
est  d'adoucir,  de  modérer  en  nous  ce  que  cette 
pitié  et  cette  terreur  auraient  de  trop  pénible,  si 
les  actions  que  l'on  nous  représente  étaient  réelles. 
L'idée  d'Aristote,  ainsi  entendue,  est  aussi  juste 
qu'elle  est  claire;  car  qui  pourrait  supporter,  par 
exemple ,  la  vue  des  malheurs  d'OEdipe ,  ou  d'An- 
dromaque ,  ou  d'Hécube ,  si  ces  malheurs  exis- 
taient  sous  nos  yeux  en  réalité  ?  Ce  spectacle, 
loin  de  nous  être  agréable,  nous  ferait  mal;  et 
voilà  le  charme ,  le  prodige  de  l'imitation  ,  qui 
sait  vous  faire  un  plaisir  de  ce  qui  par-tout  ail- 
leurs vous  ferait  une  peine  véritable.  Voilà  le  se- 
cret de  la  nature  et  de  l'art  combinés  ensemble, 
et  qu'un  philosophe  tel  qu'Aristote  était  digne  de 
deviner. 

Je  me  crois  obligé  de  déclarer  ici  qu'entraîné 
par  l'autorité  de  tous  les  interprètes  les  plus  ha- 
biles, j'ai  moi-même,  dans  un  Essai  sur  les  tra~ 

Cours  de  Littérature..   î,  0 


66  COURS    DE    LITTÉRATURE. 

giques  grecs,  adopté  l'ancienne  explication  que 
je  viens  de  combattre,  quoiqu'en  la  restreignant 
beaucoup  ,  et  rejetant  toutes  les  conséquences 
qu'on  en  voulait  tirer,  et  qui  m'ont  paru  très- 
fausses.  C'est  dans  la  traduction  de  la  Poétique 
d'Aristote,  par  l'abbé  Le  Batteux,  que  j'ai  trouvé 
l'explication  nouvelle  que  je  crois  devoir  préfé- 
rer. Il  s'étend  fort  au  long  sur  les  raisons  qui  l'ont 
déterminé  :  il  serait  hors  de  propos  de  les  rappe- 
ler ici;  mais  elles  m'ont  paru  décisives,  et  je  me 
suis  rendu  à  l'évidence. 

L'ignorance  a  voulu  quelquefois  tirer  avantage 
de  ces  contradictions  que  l'on  trouve  entre  ceux 
qui  s'occupent  de  l'étude  de  l'antiquité.  Quelle 
foi  peut -on  avoir  en  eux,  a-t-elle  dit,  puisque 
eux-mêmes  ne  sont  pas  toujours  d'accord?  On 
peut  en  appeler  là-dessus  au  témoignage  de  qui- 
conque a  étudié  une  autre  langue  que  la  sienne, 
même  une  langue  vivante.  C'en  est  assez  pour 
savoir  qu'il  n'en  est  aucune  dont  les  écrivains 
n'offrent  quelques  passages  susceptibles  de  dis- 
cussion pour  un  étranger  qui  les  lit.  A  plus  forte 
raison  doit  -  on  s'attendre  aux  mêmes  difficultés 
dans  les  langues  mortes ,  dont  les  monuments 
très  -  anciens  ont  pu  et  ont  dû  même  être  fort 
altérés;  ce  qui  n'empêche  pas  que,  sur  la  plus 
grande  partie  de  ces  mêmes  écrits ,  il  ne  soit 
comme  impossible  de  ne  pas  s'accorder ,  parce 
que  le  plus  souvent  il  n'y  a  pas  le  moindre  nuage, 
à  moins  qu'on  ne  veuille  en  chercher. 


COURS    DE    LITTÉRATURE.  67 

Reprenons  les  autres  parties  de  la  définition. 
La  tragédie  est  l'imitation  d'une  action  grave. 
Oui,  sans  doute.  Il  n'y  a  que  les  modernes  qui  se 
soient  écartés  de  ce  principe.  C'est  ce  mélange  du 
sérieux  et  du  bouffon ,  du  grave  et  du  burlesque , 
qui  défigure  si  grossièrement  les  pièces  anglaises 
et  espagnoles;  et  c'est  un  reste  de  barbarie.  Aris- 
tote  ajoute  que  cette  action  doit  être  entière  et 
d'une  certaine  étendue.  Il  s'explique  :  «  J'appelle 
«  entier,  dit-il,  ce  qui  a  un  commencement,  un 
«  milieu  et  une  fin.  »  Quant  à  l'étendue ,  voici  ses 
idées  ,  qui  sont  d'un  grand  sens  :  «  Tout  com- 
«  posé,  pour  mériter  le  nom  de  beau,  soit  ani- 
«  mal ,  soit  artificiel ,  doit  être  ordonné  dans  ses 
«  parties,  et  avoir  une  étendue  convenable  à  leur 
«  proportion;  car  la  beauté  réiuiit  les  idées  de 
«  grandeur  et  d'ordre.  Un  animal  très  -  petit  ne 
«  peut  être  beau ,  parce  qu'il  faut  le  voir  de  près , 
«  et  que  les  parties  trop  réunies  se  confondent. 
«D'un  autre  côté,  un  objet  trop  vaste,  un  ani- 
«  mal  qui  serait ,  je  suppose ,  de  mille  stades  de 
«  longueur,  ne  pourrait  être  vu  que  par  parties: 
«  on  ne  pourrait  en  saisir  la  proportion  ni  l'en- 
«  semble  :  il  ne  serait  donc  pas  beau.  De  même 
«  donc  que  dans  les  animaux  et  dans  les  autres 
«  corps  naturels ,  on  veut  une  certaine  grandeur 
«  qui  puisse  être  saisie  d'un  coup  d'œil,  de  même 
«  dans  l'action  d'un  poème  on  veut  une  certaine 
«  étendue  qui  puisse  être  embrassée  tout  à  la  fois, 
«  et  faire  un  tableau  dans  l'esprit.   Mais  quelle 

5. 


68  COURS    DE    LITTÉRATURE. 

«  sera  la  mesure  de  cette  étendue  ?  c'est  ce  que 
«  l'art  ne  saurait  déterminer  rigoureusement.  Il 
«  suffit  qu'il  y  ait  l'étendue  nécessaire  pour  que 
«  les  incidents  naissent  les  uns  des  autres  vrai- 
«  semblablement ,  amènent  la  révolution  du  bon- 
«  heur  au  malheur,  ou  du  malheur' au  bonheur.» 
Plus  on  réfléchira  sur  ces  principes,  plus  on 
sentira  combien  ils  sont  fondés  sur  la  connais- 
sance de  la  nature.  Qui  peut  douter,  par  exemple, 
que  les  pièces  de  Lopez  de  Vega  et  de  Shakes- 
peare, qui  contiennent  tant  d'événements  que 
la  meilleure  mémoire  pourrait  à  peine  s'en  rendre 
compte  après  la  représentation,  qui  peut  douter 
que  de  pareilles  pièces  ne  soient  hors  de  la  me- 
sure convenable  ,  et  qu'en  violant  le  précepte 
d'Aristote  on  n'ait  blessé  le  bon  sens  ?  Car  enfin 
nous  ne  sommes  susceptibles  que  d'un  certain 
degré  d'attention  ,  d'une  certaine  durée  d'amu- 
sement, d'instruction,  de  plaisir.  Le  goût  consiste 
donc  à  saisir  cette  mesure  juste  et  nécessaire,  et. 
là-dessus  le  législateur  s'en  rapporte  aux  poètes. 
Combien,  d'ailleurs,  ce  qu'il  dit  sur  l'essence  du 
beau ,  sur  la  nécessité  de  n'offrir  à  l'esprit  que  ce 
qu'il  peut  embrasser  quand  on  veut  inspirer  l'in- 
térêt et  l'admiration,  est  profond  et  lumineux! 
\vouons-le  :  éblouir  un  moment  la  multitude  par 
des  pensées  hardies,  qui  ne  paraissent  nouvelles 
que  parce  qu'elles  sont  hasardées  et  paradoxales, 
c'est  ce  qui  est  donné  à  beaucoup  d'hommes  ; 
mais  instruire  la  postérité  par  des  vues  sûres  et 


COURS    DE    LITTÉRATURE.  69 

universelles,  trouvées  toujours  plus  vraies  à  me- 
sure qu'elles  sont  plus  souvent  appliquées;  de- 
vancer par  le  jugement  l'expérience  des  siècles , 
c'est  ce  qui  n'est  donné  qu'aux  hommes  supé- 
rieurs. 

Poursuivons.  Aristote  fait  entrer  encore  dans 
sa  définition  les  ornements  du  discours  qui  doi- 
vent concourir  à  l'effet  du  poème.  Ces  ornements 
se  réduisent  pour  nous  à  ceux  de  la  versification 
et  de  la  déclamation  :  pour  les  anciens ,  c'était ,  de 
plus,  la  mélopée  ou  le  récit  noté,  et  la  musique 
des  chœurs  et  les  mouvements  rhythmiques  qu'ils 
exécutaient.  «Il  y  a  donc,  conclut-il,  six  choses  dans 
«  une  tragédie  ,  la  fable  ou  l'action ,  les  coeurs  ou 
«  les  caractères  (  ici  ces  expressions  sont  syno- 
«  nymes),  les  paroles  ou  la  diction,  les  pensées, 
«  le  spectacle  et  le  chant.  »  Substituez  au  chant  la 
déclamation,  et  tout  cela  convient  également  à 
la  tragédie  des  anciens  et  à  la  nôtre.  Mais  écou- 
tons ce  qui  suit,  et  nous  jugerons  si  Aristote 
avait  connu  la  tragédie.  «  De  toutes  ses  parties , 
«  la  plus  importante  est  la  composition  de  la 
«  fable,  ou  l'action.  C'est  la  fin  de  la  tragédie, 
«  et  la  fin  est  en  tout  ce  qu'il  y  a  de  plus  essen- 
tiel. Sans  action,  point  de  tragédie.  On  peut 
«  coudre  ensemble  de  belles  maximes ,  des  pen- 
«  sées  ou  des  expressions  brillantes  ,  sans  pro- 
«  duire  l'effet  de  la  tragédie  ;  et  on  le  produira , 
«si,  sans  rien  de  tout  cela,  sans  peindre  des 
a  mœurs ,  sans  tracer  des  caractères ,  on  a  une 


"JO  COURS    DE    LITTÉRATURE. 

«  fable  bien  composée.  Aussi  ceux  qui  commen- 
ce cent  réussissent -ils  bien  mieux  dans  la  diction 
«  et  dans  les  mœurs  que  dans  la  composition  de 
a  la  fable.  » 

Tout  cela  est  aussi  vrai  aujourd'hui  que  du 
temps  où  l'auteur  écrivait.  Que  le  mérite  de  l'ac- 
tion ou  de  l'intérêt  soit  le  premier  et  le  plus  es- 
sentiel au  théâtre  ,  c'est  ce  qui  est  prouvé  par  un 
assez  grand  nombre  de  pièces  que  l'on  voit  jouer 
avec  plaisir  ,  et  qu'on  ne  s'avise  guère  de  lire. 
Mais  il  faut  observer  ici  une  différence  entre  les 
Grecs  et  nous  :  c'est  qu'il  paraît  que  chez  eux  le 
mérite  le  plus  rare  de  tous  (  à  en  juger  par  ce  que 
vient  de  «lire  Aristote),  c'était  celui  du  sujet  et 
du  plan  :  parmi  nous  ,  au  contraire ,  c'est  celui 
du  style.  Nous  avons  vingt  auteurs  dont  il  est 
resté  des  ouvrages  au  théâtre,  et  même  des  ou- 
vrages d'un  grand  effet;  et  nous  n'en  avons  en- 
core que  deux  (je  ne  parle  que  des  morts;  la  pos- 
térité jugera  la  génération  présente  ) ,  nous  n'en 
avons  que  deux  qui  aient  été  continuellement 
éloquents  en  vers  ,  et  qui  aient  atteint  la  perfec- 
tion du  style  tragique  ,  Racine  et  Voltaire.  Le 
grand  Corneille  est  hors  de  comparaison ,  parce 
qu'étant  venu  le  premier,  il  n'a  pas  pu  tout  faire  : 
aussi,  quoiqu'il  ait  donné  des  modèles  presque 
dans  tous  les  genres  de  beautés  dramatiques,  il 
ne  peut  pas  être  mis  pour  le  style  au  rang  des 
classiques.  D'où  vient  cette  différence  entre  les 
Grecs  et  nous?  Elle  tient,  je  crois  ,  à  la  nature 


COURS    DE    LITTÉRATURE.  Jl 

de  la  langue  et  de  leur  tragédie.  L'idiome  grec  ,  le 
plus  harmonieux  de  tous  ceux  que  l'on  connaisse, 
donnait  beaucoup  de  facilité  à  la  versification, 
et  la  musique  y  joignait  encore  un  charme  de 
plus.  On  ne  peut  douter  que  cette  réunion  ne 
flattât  beaucoup  les  Grecs,  puisque  Aristote  dit 
en  propres  termes  :  La  mélopée  est  ce  qui  fait  le 
plus  de  plaisir  dans  la  tragédie.  Nous  en  pou- 
vons juger  par  nos  opéras,  où  les  impressions  les 
plus  fortes  que  nous  éprouvons  sont  dues  prin- 
cipalement à  la  musique.  L'autre  raison  de  la  dif- 
férence que  nous  examinons,  c'est  la  nature 
même  de  la  tragédie  chez  les  Grecs,  toujours 
renfermée  dans  leur  propre  histoire,  et  même, 
comme  le  dit  expressément  Aristote ,  dans  un 
petit  nombre  de  familles.  Parmi  nous,  le  génie 
du  théâtre  peut  chercher  des  sujets  dans  toutes 
les  parties  du  monde  connu.  Il  existe  même  pour 
lui  un  monde  de  plus,  que  les  anciens  ne  con- 
naissaient pas  ;  et  pour  comprendre  tout  ce 
qu'on  en  a  pu  tirer,  il  suffit  de  se  rappeler  Al- 
zire. 

Il  n'est  donc  pas  étonnant  qu'il  soit  plus  com- 
mun parmi  nous  de  rencontrer  des  sujets  conve- 
nables au  théâtre  que  d'écrire  la  tragédie  en  vrai 
poète.  Mais  un  trait  remarquable  et  heureux  dans 
notre  histoire  littéraire,  c'est  que  ceux  de  nos 
auteurs  dramatiques  qui  ont  le  mieux  écrit  sont 
aussi  ceux  qui  ont  le  plus  intéressé  ;  c'est  que  nos 
pièces  les  mieux  faites  sont  aussi  les  plus  élo- 


7a  COURS    DE    LITTÉRATURE, 

quentes;  et  c'est  l'ensemble  de  tous  les  genres  de 
perfection  qui  a  mis  notre  théâtre  au-dessus  de 
tous  les  théâtres  du  monde. 

Aristote  continue  à  tracer  les  règles  de  la  tra- 
gédie. «  La  fable  sera  une,  non  par  l'unité  de 
«  héros,  mais  par  l'unité  de  fait;  car  ce  n'est  pas 
«  l'imitation  de  la  vie  d'un  homme,  mais  d'une 

«seule  action  de  cet  homme Que  les  parties 

«  soient  tellement  liées  entre  el!es ,  qu'une  seule 
«  transposée  ou  retranchée ,  ce  ne  soit  plus  un 
«  tout  ou  le  même  tout;  car  ce  qui  peut  être  dans 
«  un  tout ,  ou  n'y  être  pas  sans  qu'il  y  paraisse  i 
«  n'est  point  partie  de  ce  tout.  » 

Voilà  l'idée  la  plus  complète  et  la  plus  juste 
qu'on  puisse  se  former  de  la  contexture  d'un 
drame;  voilà  la  condamnation  de  tous  ces  épi- 
sodes étrangers,  de  ces  morceaux  de  rapport  dont 
il  est  si  commun  de  remplir  les  pièces  quand  on 
n'en  sait  pas  assez  pour  tirer  tout  de  son  sujet. 
Aristote  reprend  :  «  L'objet  du  poète  n'est  pas  de 
«  traiter  le  vrai  comme  il  est  arrivé ,  mais  comme 
«  il  a  dû  arriver,  et  de  traiter  le  possible  suivant 
«  la  vraisemblance.  »  De  là  le  vers  de  Boileau  : 

Le  vrai  peut  quelquefois  n'être  pas  vraisemblable. 

«  La  différence  essentielle  du  poète  et  de  l'his- 
«  torien  n'est  pas  en  ce  que  l'un  parle  en  vers  et 
«  l'autre  en  prose  ;  car  les  écrits  d'Hérodote  mis 
«  en  vers  ne  seraient  encore  qu'une  histoire  :  ils 
r  diffèrent  en  ce  que  l'un  dit  ce  qui  a  été  fait; 


COURS    DE    LITTÉRATURE.  ^3 

«  l'autre,  ce  qui  a  pu  ou  dû  être  fait.  C'est  pour 
«  cela  que  la  poésie  est  plus  philosophique  et 
«  plus  instructive  que  l'histoire  :  celle-ci  ne  peint 
«  que  les  individus,  l'autre  peint  l'homme.  » 

Peut-être  cette  disparité  n'est-elle  pas  absolu- 
ment exacte,  car  il  est  difficile  de  peindre  bien 
les  personnages  de  l'histoire  sans  qu'il  en  résulte 
quelque  connaissance  de  l'homme  en  général. 
Mais  ce  passage  sert  à  faire  voir  que  les  anciens 
considéraient  la  poésie  sous  un  point  de  vue  plus 
sérieux  et  plus  imposant  que  nous  ne  faisons  au- 
jourd'hui; et  cependant  Mahomet  et  la  Henriade 
ont  pu  nous  apprendre  ce  que  la  poésie  pouvait 
faire  en  morale. 

Aristote  distingue  la  tragédie  fondée  sur  l'his- 
toire, et  celle  qui  est  de  pure  invention,  et  il 
approuve  l'une  et  l'autre  :  mais  il  ne  nous  reste 
point  de  tragédies  grecques  de  ce  dernier  genre. 
Celui  qu'il  blâme  formellement,  c'est  le  genre 
épisodique.  «  J'entends,  dit-il,  par  pièces  épiso- 
«  diques ,  celles  dont  les  parties  ne  sont  liées  en- 
«  tre  elles,  ni  nécessairement,  ni  vraisemblable- 
ce  ment;  ce  qui  arrive  aux  poètes  médiocres  par 
«  leur  faute ,  et  aux  bons  par  celle  des  comédiens. 
«  Pour  faire  à  ceux-ci  des  rôles  qui  leur  plaisent , 
«  on  étend  une  fable  au-delà  de  sa  portée  ;  les 
«  liaisons  se  rompent,  et  la  continuité  n'y  est 
«  plus.  » 

On  voit  que  ce  n'est  pas  d'aujourd'hui  que  l'on 
s'est  plaint  de  l'inévitable  tyrannie  qu'exercent 


74  COURS    DE    LITTÉRATURE. 

sur  un  artiste  ceux  qui  sont  les  instruments  uni- 
ques et  nécessaires  de  son  art. 

A  l'égard  de  la  suite  et  de  la  chaîne  des  événe- 
ments qui  doivent  naître  les  uns  des  autres,  il 
en  donne  une  excellente  raison  :  «  C'est,  dit-il, 
«  que  tout  ce  qui  paraît  avoir  un  dessein  produit 
«  plus  d'effet  que  ce  qui  semble  l'effet  du  hasard. 
«  Lorsque ,  dans  Argos ,  la  statue  de  Mytis  tomba 
«  sur  celui  qui  avait  tué  ce  même  Mytis,  et  l'é- 
«  crasa  au  moment  qu'il  la  considérait,  cela  fit 
«  une  grande  impression ,  parce  que  cela  semblait 
«  renfermer  un  dessein.  »  Je  demande  si  l'on  peut 
choisir  un  exemple  d'une  manière  plus  ingénieuse 
et  plus  frappante. 

Il  distingue  les  pièces  simples  et  les  pièces  im- 
plexes.  Il  faut  entendre  par  les  premières,  celles 
où  tous  les  personnages  sont  connus  les  uns  des 
autres;  par  les  secondes,  celles  où  il  y  a  recon- 
naissance. .11  y  met  une  autre  différence  :  celles , 
dit-il ,  dont  l'action  est  continue ,  et  celles  où  il  y 
a  péripétie.  Ce  mot  signifie  révolution,  change- 
ment de  situation  dans  les  principaux  person- 
nages. Mais  comme  je  ne  conçois  pas  qu'une 
pièce  de  théâtre  puisse  se  passer  d'une  péripétie 
quelconque,  il  m'est  impossible  d'admettre  cette 
distinction. 

Il  indique  avec  raison  les  reconnaissances  et 
les  péripéties,  comme  deux  grands  moyens  pour 
exciter  la  pitié  ou  la  terreur.  Il  cite,  comme  des 
modèles   en   ce    genre*,  la  situation    d'Iphigénie 


COURS    DE    LITTÉRATURE.  7 5 

reconnaissant  son  frère  au  moment  où  elle  va  le 
sacrifier,  et  celle  de  Mérope  prête  à  tuer  son 
propre  fils  en  croyant  le  venger.  De  ces  deux  su- 
jets, Voltaire  a  rejeté  l'un,  parce  qu'il  croyait  le 
dénouement  impossible,  et  Guimond  de  La  Tou- 
,  che,  moins  frappé  de  la  difficulté  que  du  pathé- 
tique de  ce  sujet,  l'a  traité  d'une  manière  si 
intéressante ,  qu'on  lui  a  pardonné  le  défaut  iné- 
vitable du  dénouement.  Quant  à  Mérope,  on  sait 
quel  parti  Voltaire  a  tiré  de  celle  de  Maffei  ;  com- 
bien il  l'a  surpassé  dans  l'ensemble,  en  lui  em- 
pruntant ses  traits  les  plus  heureux  ;  enfin ,  comme 
il  est  parvenu  à  en  faire  la  plus  irréprochable, 
la  plus  classique  de  ses  pièces,  celle  qui  peut  le 
mieux  soutenir  le  parallèle  avec  la  perfection  de 
Racine. 

A  ces  deux  moyens  d'intérêt,  tirés  du  fond  de 
l'action  même,  Aristote  en  ajoute  un  troisième, 
le  spectacle,  c'est-à-dire  tout  ce  qui  frappe  les 
yeux,  comme  les  meurtres,  les  poignards,  les 
combats,  l'appareil  de  la  scène.  Mais  il  remarque 
très-judicieusement  que  ce  moyen  est  inférieur 
aux  deux  autres,  et  demande  moins  de  talent 
poétique.  «  Car,  dit-il,  il  faut  que  la  fable  soit 
«  tellement  composée ,  qu'à  n'en  juger  que  par 
«  l'oreille ,  on  soit  ému ,  comme  on  l'est  dans 
«  l'OEdipe  de  Sophocle.  Mais  ceux  qui  nous  offrent 
«  l'horrible  et  le  révoltant ,  au  lieu  du  terrible  et 
«  du  touchant,  ne  sont  plus  dans  le  genre;  car 
«  la  tragédie  ne  doit  pas  donner  toutes  sortes  d'é- 


76  COURS    DE    LITTÉRATURE. 

«  motions ,  mais  celles-là  seulement  qui  lui  sont 
«  propres.  » 

Nous  le  retrouvons  donc  ici,  ce  grand  prin- 
cipe qui  nous  occupait  tout-à-1'heure,  et  par 
lequel  Aristote  a  répondu  d'avance,  il  y  a  deux 
mille  ans,  à  ceux  qui  croient  avoir  tout  dit  par 
ce  seul  mot,  Cela  est  dans  la  nature;  comme  si 
toute  nature  était  bonne  à  montrer  aux  hommes 
rassemblés,  pomme  si  les' spectacles  et  les  beaux- 
arts  étaient  l'imitation  de  la  nature  commune ,  et 
non  pas  de  la  nature  choisie.  Au  reste ,  nous 
aurons  occasion  de  revenir  à  ce  sujet,  quand 
nous  réfuterons  spécialement  quelques-unes  des 
principales  erreurs  contenues  dans  les  poétiques 
modernes. 

Nous  voilà  déjà  bien  avancés  dans  celle  d'Aris- 
tote,  dont  je  ne  wms  ai  présenté  que  les  idées 
sommaires ,  en  écartant  tout  ce  qui  est  particu- 
lier aux  accessoires  de  la  tragédie  grecque,  et 
m'arrêtant  à  tout  ce  qui  peut  s'appliquer  à  la 
nôtre.  J'ose  même  quelquefois  n'être  pas  tout-à- 
fait  de  son  avis,  ce  qui  pourtant  est  infiniment 
rare.  Il  dit ,  par  exemple  :  «  Ne  présentez  point 
«  de  personnages  vertueux  qui ,  d'heureux ,  de- 
«  viendraient  malheureux;  car  cela  ne  serait  ni 
«  touchant  ni  terrible ,  mais  odieux.  »  Je  crois 
que  cette  règle  est  démentie  par  beaucoup  d'exem- 
ples. Hippolyte  est  vertueux,  et  cependant  sa  mort 
excite  la  pitié  et  ne  révolte  point.  Britannicus  est 
dans  le  même  cas.  On  en  pourrait  citer  plusieurs 


COURS    DE   LITTERATURE.  77 

autres.  Mais  ce  qui  suit  ne  saurait  se  contester  : 
«  Des  personnages  méchants  qui  deviennent  heu- 
«  reux  sont  ce  qu'il  y  a  de  moins  tragique.  »  C'est 
un  des  grands  défauts  de  la  tragédie  à'Atrée ,  où 
ce  monstre ,  à  la  fin  de  la  pièce ,  insulte ,  avec 
une  joie  barbare,  à  l'horrible  situation  où  il  a 
mis  le  malheureux  Thyeste  ,  et  finit  par  ce 
vers  : 

Et  je  jouis  enfin  du  fruit  de  mes  forfaits. 

Jamais  les  hommes  n'aimeront  à  remporter  d'un 
spectacle  une  pareille  impression.  Il  est  vrai  que 
dans  Mahomet  le  crime  triomphe  ;  mais  du  moins 
ce  scélérat  est-il  puni  en  perdant  ce  qu'il  aime; 
il  a  des  regrets  et  des  remords  :  et  cependant , 
malgré  tout  l'art  de  l'auteur,  on  sent  le  vice  de 
ce  dénouement,  et  c'est  la  seule  tache  de  ce  grand 
ouvrage.  «  Si  un  homme  très-méchant ,  d'heu- 
rt reux,  devient  malheureux,  il  peut  y  avoir  un 
«  exemple ,  mais  il  n'y  a  ni  pitié  ni  terreur  ;  car 
«  la  pitié  naît  du  malheur  qui  n'est  pas  mérité , 
«  et  la  terreur  du  malheur  voisin  de  nous  ;  et  tel 
«  n'est  pas  pour  nous  celui  du  méchant.  »  Cette 
remarque  très-juste  n'empêche  pas  qu'il  ne  soit 
très-bon  de  punir  le  méchant  dans  un  drame  ; 
mais  Àristote  veut  dire  seulement  que  ce  n'est 
pas  là  ce  qui  produit  la  terreur  et  la  pitié ,  et 
qu'il  faut  les  tirer  d'ailleurs.  Il  a  raison;  car,  lors- 
que le  méchant ,  l'oppresseur ,  le  tyran ,  sont  punis 
sur  la  scène ,  ce  n'est  pas  leur  châtiment  qui  pro- 


78  COURS    DE    LITTÉRATURE. 

«.luit  la  terreur  ou  la  pitié  :  l'une  et  l'autre  sont  le 
résultat  du  danger  ou  du  malheur  où  sont  les  per- 
sonnages à  qui  l'on  s'intéresse  ;  et  comme  la  pu- 
nition du  méchant  les  tire  de  ce  malheur  ou  de 
ce  danger,  c'est  là  ce  qui  produit  l'effet  drama- 
tique. Ainsi,  dans  cette  Iphigênie  dont  nous  par- 
lions tout-à-1'heure ,  que  Thoas  soit  égorgé  par 
Pylade,  qui  vient  on  ne  sait  d'où,  ce  n'est  pas  ce 
qui  rend  le  dénouement  tragique  ;  mais  cette  mort 
délivre  Oreste  et  Iphigênie ,  qui  étaient  les  objets 
de  l'intérêt,  et  le  spectateur  est  content.  Ainsi 
dans  Rodogune ,  le  moment  de  la  terreur  et  "de  la 
pitié  n'est  point  celui  où  Cléopâtre  boit  elle-même 
le  poison  qu'elle  a  préparé  pour  son  fila;  c'est  le 
moment  où  ce  fils ,  dans  la  situation  la  plus  affreuse 
où  un  homme  puisse  se  trouver,  entre  une  mère 
et  une  amante  qu'il  peut  soupçonner  également, 
porte  à  ses  lèvres  la  coupe  empoisonnée  ;  c'est  cet 
instant  qui  fait  frémir,  qui  demande  et  obtient 
grâce  pour  toutes  les  invraisemblances  qui  précè- 
dent. 

«  Il  y  a  un  milieu  à  prendre  ;  c'est  que  le  per- 
«  sonnage  ne  soit  ni  absolument  bon  m  absolu- 
*  ment  méchant ,  et  qu'il  tombe  dans  le  malheur , 
«  non  par  un  crime  ou  une  méchanceté  noire, 
«  mais  par  quelque  faute  ou  erreur  humaine  qui 
0  le  précipite  du  faîte  des  grandeurs  et  de  la  pros- 
u  périté.  » 

Il  faut  toujours  se  souvenir  qu'Aristote  ne  par- 
lait que  des  personnages   qui  doivent   produire 


COURS    DE    LITTÉRATURE.  79 

l'intérêt;  et  ce  qu'il  dit  ici  de  cette  sorte  de  carac- 
tères que  Corneille,  dans  ses  dissertations,  appelle 
mixtes ,  a  paru  à  ce  grand  homme  un  trait  de  lu- 
mière qui  jette  un  grand  jour  sur  la  connaissance 
du  théâtre ,  et  en  général  de  toute  grande  poésie 
imitative.  En  effet ,  on  a  observé  que  rien  n'était 
plus  intéressant  que  ce  mélange ,  si  naturel  au 
cœur  humain.  C'est  sous  ce  point  de  vue  que 
le  caractère  d'Achille  paraît  si  dramatique  dans 
X Iliade,  et  que  Phèdre  ne  l'est  pas  moins  au 
théâtre  par  ses  passions  et  par  ses  remords.  Rien 
ne  fait  mieux  voir  combien  se  trompent  et  com- 
bien sont  injustes  tous  ceux  qui  se  sont  fait,  pour 
ainsi  dire ,  un  point  de  morale  de  ne  s'intéresser 
au  théâtre  qu'à  des  personnages  irréprochables , 
et  qui  jugent  une  tragédie  sur  les  principes  de  la 
société.  Qu'un  personnage  passionné  fasse  une 
belle  action  par  des  motifs  qui  tiennent  à  sa  pas- 
sion même,  cela  serait  plus  beau,  disent-ils,  si 
l'action  était  faite  par  des  motifs  purs.  C'est  une 
grande  erreur;  cela  serait  plus  beau  en  morale, 
mais  fort  mauvais  au  théâtre.  Vous  n'éprouveriez 
qu'une  admiration  froide,  au  lieu  que  le  per- 
sonnage mû  par  la  passion  ,  même  dans  ce 
qu'il  fait  de  louable ,  vous  émeut  et  vous  en- 
traîne. v 

A  toutes  ces  sources  du  pathétique  il  en  faut 
joindre  une, la  plus  abondante  de  toutes,  et  dont 
Aristote  ne  parle  pas,  parce  que  les  Grecs  n'y 
ont  puisé  qu'une  fois  ;  c'est  l'amour  malheureux  ; 


80  COURS    DE    LITTÉRATURE. 

c'est  cette  passion  dont  les  modernes  ont  tiré  un 
si  grand  parti,  et  dont  les  anciens  n'ont  point 
fait  usage  dans  la  tragédie,  si  l'on  excepte  le  rôle 
de  Phèdre,  dont  l'aventure  était  célèbre  dans  la 
Grèce,  et  qui,  même  dans  Euripide ,  n'est  pas,  à 
beaucoup  près ,  aussi  intéressante  que  dans  Racine. 
Cette  seule  différence  entre  le  théâtre  des  Grecs 
et  le  nôtre,  dont  l'un  a  employé  l'amour  comme 
ressort  tragique,  et  dont  l'autre  l'a  négligé  ,  suf- 
firait pour  rendre  l'art  beaucoup  plus  riche  et 
plus  étendu  pour  nous  qu'il  ne  pouvait  l'être 
chez  eux.  Quel  trésor  pour  le  théâtre,  qu'une 
passion  à  qui  nous  devons  Zaïre ,  Tancrède,  Inès, 
Ariane,  et  quelques  autres  encore  consacrées 
par  ce  mérite  particulier  qui  en  supplée  tant  d'au- 
tres, et  fait  pardonner  tant  de  fautes,  le  mérite 
de  faire  répandre  des  larmes  ! 

Pour  ce  qui  est  du  dénouement ,  Aristote  pré- 
fère les  pièces  dont  la  péripétie ,  dit-il,  se  fait  du 
bonheur  au  malheur.  Voici  comme  il  s'exprime 
sur  Euripide  à  ce  sujet  :  «  C'est  à  tort  qu'on  blâme 
«  Euripide  de  ce  que  la  plupart  de  ses  pièces  se 
«  terminent  par  le  malheur.  Il  est  dans  les  prin- 
«  cipes.  La  preuve  est  que  sur  la  scène  les  pièces 
«  de  ce  genre  paraissent  toujours,  toutes  choses 
«  égales  d'ailleurs,  plus  tragiques  que  les  autres. 
«  Aussi  Euripide  ,  quoiqu'il  ne  soit  pas  toujours 
«  heureux  dans  la  conduite  de  ses  pièces ,  est- 
«  il  regardé  comme  le  plus  tragique  des  poètes.  » 

N'oublions  pas  ce  qui  a  été  dit  ci-dessus,  qu'en 


COURS    DE    LITTÉRATURE.  8l 

fait  de  goût  il  n'est  pas  nécessaire  que  tous  les 
principes  soient  d'une  vérité  absolue,  mais  seu- 
lement d'une  vérité  suffisante,  c'est-à-dire,  appli- 
cable dans  un  grand  nombre  d'occasions.  Tel  est 
ce  principe  d'Aristote  sur  les  dénouements  :  il  est 
généralement  vrai.  Les  quatre  pièces  que  je  viens 
de  citer  en  sont  la  preuve;  elles  sont  toutes  quatre 
dans  le  cas  dont  parle  Aristote ,  et  sont  au  nom- 
bre des  pièces  les  plus  intéressantes.  Il  est  ce- 
pendant d'autres  dénouements  d'une  espèce  toute 
contraire,  et  qui  produisent  aussi  un  grand  effet  ; 
ce  sont  ceux  qui  tirent  tout  à  coup  d'un  grand 
péril  des  personnages  que  le  spectateur  désire 
vivement  de  voir  heureux ,  et  qui  opèrent  cette 
révolution  par  des  moyens  naturels  et  inattendus. 
Tel  est  au  Théâtre  Français  le  dénouement  d'Adé- 
laïde. J'avoue  que  j'en  connais  peu  d'aussi  beaux  : 
j'aurai  occasion  d'en  parler  dans  la  suite;  il  suffit 
aujourd'hui  de  l'avoir  indiqué  comme  une  excep- 
tion, ainsi  que  quelques  autres,  au  principe  d'A- 
ristote. Mais  quand  il  dit  que  les  dénouements 
doivent  toujours  sortir  du  fond  du  sujet,  je  n'y 
connais  point  d'exception. 

Il  s'étend  beaucoup  moins  sur  les  mœurs  et 
les  caractères ,  parce  que  cette  partie  de  l'art  est 
moins  compliquée.  Il  veut ,  et  tous  les  législateurs 
l'ont  dit  après  lui ,  qu'un  personnage  soit  tel  à 
la  fin  qu'il  est  au  commencement.  Ce  précepte 
est  général  pour  toute  espèce  de  drame  ;  et  ja- 
mais  peut-être  il  n'a  été  rempli   d'une  manière 

Cours  de  Littérature.  I,  '-* 


Si  COURS    DE    LITTÉRATURE. 

plus  frappante  et  plus  heureuse  que  dans  une 
pièce,  d'ailleurs  médiocre,  Y  Irrésolu  de  Destou- 
ches. Cet  Irrésolu,  après  avoir  balancé  pendant 
toute  la  pièce  entre  deux  femmes  qu'il  veut  épouser, 
se  détermine  enfin,  car  il  faut  finir;  mais  à  peine 
est-il  marié,  qu'il  se  dit  à  lui-même,  en  quittant 
la  scène  ,  ce  vers ,  qui  est  le  dernier  de  l'ou- 
vrage : 

J'aurais  mieux  fait,  je  crois,  d'épouser  Célimène. 

On  ne  peut  sur  ce  même  sujet  adresser  aux 
poètes  une  leçon  plus  utile ,  et  qui  mérite  d'être 
plus  méditée  que  celle-ci,  qui  contient  tout  : 
«  Dans  la  peinture  des  mœurs  et  des  caractères, 
«  ainsi  que  dans  la  composition  de  la  fable,  le 
«  poète  doit  toujours  avoir  devant  les  yeux  ce 
«  qui  est  vraisemblable  et  nécessaire  dans  l'ordre 
«  moral,  et  se  dire  à  tout  moment  à  lui-même  : 
«  Est-il  vraisemblable  que  tel  personnage  agisse 
«  ou  parle  ainsi?»  Il  ne  faut  pas  s'étonner  si  ce 
précepte  est  si  souvent  violé  ;  c'est  que ,  pour  le 
mettre  en  pratique ,  il  faut  une  raison  supérieure, 
qui  n'est  guère  plus  commune  qu'une  belle  ima- 
gination ,  et  toutes  les  deux  sont  nécessaires  pour 
faire  une  bonne  tragédie.  Que  sera-ce  si  Ton 
ajoute  a  que  le  public  est  devenu  très  -  difficile  ; 
«  que  ,  comme  on  a  eu  des  poètes  qui  excel- 
«  laient  chacun  dans  leur  genre  ,  on  voudrait 
«  aujourd'hui  que  chaque  poète  eût  à  lui  seul 
«  ce   qu'ont    tous  les   autres   ensemble.  »   C'est 


COURS    DE    LITTÉRATURE.  83 

Aristote  qui  parlait  ainsi  il  y  a  plus  de  deux  mille 
ans.  Que  dirait-il  donc  aujourd'hui? 

Il  a  traité  l'article  du  style  en  grammairien 
qui  parlait  à  des  Grecs  de  leur  propre  langue  , 
et  renvoyé  à  sa  Rhétorique  l'article  des  pensées  , 
parce  que  sur  cet  objet  les  règles  sont  les  mêmes 
en  prose  comme  en  vers.  Ce  qui  regardait  le 
chant ,  dernière  partie  de  l'imitation  dramatique 
chez  les  anciens ,  a  été  perdu ,  et  ne  servirait 
d'ailleurs  qu'à  nous  donner  sur  leur  musique  des 
notions  qui  nous  manquent  ,  mais  étrangères  à 
notre  tragédie.  Je  me  bornerai  donc  à  ce  qu'il 
prescrit  de  plus  général  pour  la  diction.  Il  veut 
qu'elle  soit  élevée  au-dessus  du  langage  vulgaire, 
c'est-à-dire  ornée  de  métaphores  et  de  figures, 
mais  cependant  très -claire.  «L'usage  trop  fré- 
«  quent  des  figures,  dit  il,  fait  du  discours  une 
«  énigme  ,  et  la  quantité  de  termes  empruntés 
«  des  autres  langues  devient  barbarie.  »  Il  recom- 
mande donc  beaucoup  de  réserve  sur  ces  deux 
articles.  Nous  verrons  dans  la  suite  combien  nous 
avons  besoin  d'une  semblable  leçon.  «  C'est  un 
«  grand  talent ,  dit-il ,  de  savoir  bien  employer  la 
«  métaphore  ;  c'est  la  production  d'un  heureux 
«  naturel ,  le  coup  d'œil  d'un  esprit  qui  voit  les 
«  rapports.  » 

Tout  ce  qui  regarde  l'épopée  est  contenu  dans 
deux  chapitres,  parce  que  beaucoup  de  principes 
généraux  lui  sont  communs  avec  la  tragédie.  Je 
remets  à  examiner  le  peu  qu' Aristote  en  a  dit, 

6. 


84  COURS    DE    LITTÉRATURE. 

dans  un  discours  sur  l'épopée,  qui  précédera  la 
lecture  d'Homère ,  qu'Aristote  cite  par-tout  comme 
l'unique  modèle  en  ce  genre. 

Le  dernier  des  vingt -cinq  chapitres  qui  nous 
restent  de  la  Poétique  d'Aristote  roule  sur  une 
de  ces  questions  assez  oiseuses  dont  il  paraît  que 
les  Grecs  s'occupaient,  ainsi  que  nous.  Il  s'agit  de 
savoir  laquelle  des  deux  l'emporte  sur  l'autre ,  de 
la  tragédie  ou  de  l'épopée.  Q'importe  ,  pourvu 
que  l'une  et  l'autre  soient  bonnes?  Au  reste,  la 
discussion  n'est  pas  fort  longue.  Il  propose  les 
raisons  pour  et  contre ,  et  décide  en  faveur  de  la 
tragédie.  Il  ne  me  conviendrait  pas  d'être  d'un 
avis  différent  du  sien. 


CHAPITRE  II. 

Analyse  du  Traité  du  Sublime  de  Longin. 

ui  quelque  chose  semble  se  refuser  à  toute  ana- 
lyse ,  et  même  à  toute  définition ,  c'est  sans  doute 
le  sublime.  En  effet ,  comment  définir  ce  qui  ne 
peut  jamais  être  préparé  par  le  poète  ou  l'ora- 
teur ,  ni  prévu  par  ceux  qui  lisent  ou  qui  écou- 
tent ;  ce  qu'on  ne  produit  que  par  une  espèce 
de  transport  ;  ce  qu'on  ne  sent  qu'avec  enthou- 
siasme; enfin  ce  qui  met  également  hors  d'eux- 
mêmes,  et  l'artiste  qui  compose,  et  la  multitude 
qui  admire?  Comment  rendre  compte  d'une  im- 
pression qui  est  à  la  fois  la  plus  vive  et  la  plus 
rapide  de  toutes  ?  et  quelle  explication  n'est  pas 
aussi  froide  qu'insuffisante ,  lorsqu'il  s'agit  de  dé- 
velopper aux  hommes  ce  qui  a  si  fortement  ébranlé 
toutes  les  puissances  de  leur  ame?  Qui  ne  sait  que 
dans  tous  les  sentiments  extrêmes  il  y  a  quelque 
chose  au-dessus  de  toute  expression,  et  que, 
quand  notre  ame  est  émue  à  un  certain  degré  , 
c'est  pour  elle  une  espèce  de  tourment  de  ne 
plus  trouver  de  langage  ?  S'il  est  reconnu  que  la 
faculté  de  sentir  s'étend  fort  loin  au-delà  de  celle 
d'exprimer,  cette  vérité  est  sur -tout  applicable 
au  sublime ,  qui  émeut  en  nous  tout  ce  qu'il  est 
possible  d'émouvoir,  et  nous  donne  le  plus  grand 
plaisir  que  nous  puissions  éprouver ,  c'est-à-dire , 


$6  COURS    DE    LITTÉRATURE. 

la  jouissance  intime  de  tout  ce  que  la  nature  a 
mis  en  nous  de  sensibilité. 

Lorsque  nous  venons  d'entendre  une  belle 
scène,  un  beau  discours,  un  beau  morceau  de 
poésie ,  si  quelqu'un  venait  nous  demander  pour- 
quoi cela  nous  a  fait  plaisir ,  pourquoi  nous  avons 
applaudi,  chacun  de  nous,  suivant  ses  connais- 
sances, pourrait  rendre  compte  de  son  jugement, 
et  louer  plus  ou  moins  dans  l'ouvrage  l'ensemble 
ou  les  détails,  les  pensées,  la  diction,  l'harmonie, 
enfin  tout  ce  que  l'art  enseigne  à  bien  connaître, 
et  le  goût  à  bien  apprécier.  Mais  lorsque  le  vieil 
Horace  a  prononcé  le  fameux  qu'il  mourut,  lors- 
qu'à ce  mot  les  spectateurs  ont  jeté  tous  ensem- 
ble le  même  cri  d'admiration,  si  quelqu'un  venait 
leur  demander  pourquoi  ils  trouvent  cela  si  beau, 
qui  est-ce  qui  voudrait  répondre  à  cette  étrange 
question  ?  et  que  pourrait  -  on  répondre  ,  si  ce 
n'est  :  Cela  est  beau ,  parce  que  nous  sommes 
transportés  ;  cela  est  beau ,  parce  que  nous  som- 
mes hors  de  nous  -  mêmes  ?  Quand  le  grand  Sci- 
pion ,  accusé  par  les  tribuns ,  parut  dans  l'assem- 
blée du  peuple ,  et  que ,  pour  toute  défense  ,  il 
dit,  Romains ,  il  y  a  vingt  ans  qu'à  pareil  jour  je 
vainquis  Annibal,  et  soumis  Carthage;  allons  au 
Capitole  en  rendre  grâces  aux  dieux;  un  cri  gé- 
néral s'éleva ,  et  tout  le  monde  le  suivit.  C'est 
que  Scipion  avait  été  sublime ,  et  qu'il  a  été  donné 
au  sublime  de  subjuguer  tous  les  hommes. 

Le  sublime  dont  je  parle  ici  est  nécessairement 


COUHS    DE    LITTÉRATURE.  87 

rare  et  instantané;  car  rien  de  ce  qui  est  extrême 
ne  peut  être  cornjpfcn  ni  durable.  C'est  un  mot, 
un  trait,  un  mouvement,  un  geste,  et  son  effet 
est  celui  de  l'éclair  ou  de  la  foudre.  Il  est  telle- 
ment indépendant  de  l'art  qu'il  peut  se  rencon- 
trer dans  des  personnes  qui  n'ont  aucune  idée  de 
l'art.  Quiconque  est  fortement  passionné  ,  qui- 
conque a  l'ame  élevée,  peut  trouver  un  mot  su- 
blime. On  en  connaît  des  exemples.  C'est  une 
femme  d'une  condition  commune,  qui  répondit 
à  un  prêtre,  à  propos  du  sacrifice  d'Isaac ,  or- 
donné à  son  père  Abraham:  Dieu  n'aurait  jamais 
ordonné  ce  sacrifice  à  une  mère. 

Ce  mot  est  le  sublime  du  sentiment  maternel. 
Il  y  a  plus  :  le  sublime  peut  se  rencontrer  même 
dans  le  silence.  Ce  fameux  ligueur,  Bussi  Leclerc, 
se  présente  au  parlement ,  suivi  de  ses  satellites. 
Il  ordonne  aux  magistrats  de  rendre  un  arrêt 
contre  les  droits  de  la  maison  de  Bourbon ,  ou 
de  le  suivre  à  la  Bastille.  Personne  ne  lui  répond, 
et  tous  se  lèvent  pour  le  suivre.  Voilà  le  sublime 
de  la  vertu.  Pourquoi?  C'est  que  nulle  réponse 
ne  pouvait  en  dire  autant  que  ce  silence  ;  car 
sans  prétendre  définir  exactement  le  sublime  (ce 
que  je  crois  impossible),  s'il  y  a  un  caractère  dis- 
tinctif  auquel  on  puisse  le  reconnaître ,  c'est  que 
le  sublime,  soit  de  pensée,  soit  de  sentiment, 
soit  d'image,  est  tel  en  lui-même,  que  l'imagina- 
tion ,  l'esprit ,  l'ame ,  ne  conçoivent  rien  au-delà. 
Appliquez  ce  principe  à  tous  les  exemples,  et  il 


88  COURS    DE    LITTÉRATURE. 

se  trouvera  vrai.  Ce  qui  est  beau,  ce  qui  est 
grand  ,  ce  qui  est  fort ,  admet  |f  plus  ou  le  moins. 
Il  n'y  en  a  pas  dans  le  sublime.  Essayez  d'ima- 
giner quelque  chose  que  Scipion  eût  pu  dire  au 
lieu  de  ce  qu'il  a  dit ,  substituez  quelque  discours 
que  ce  soit  au  silence  des  magistrats,  et  toujours 
vous  resterez  au-dessous.  Mettez-vous  dans  la  si- 
tuation du  vieil  Horace ,  et  cherchez  ce  que  peut 
imaginer  le  sentiment  le  plus  exalté  du  patrio- 
tisme et  de  l'honneur,  et  vous  ne  concevrez  rien 
au-dessus  du  qu  il  mourût.  Rappelez-vous  une 
autre  situation,  celle  d'Ajax,  qui,  dans  le  moment 
où  les  Grecs  plient  devant  les  Troyens  que  Ju- 
piter protège,  se  trouve  enveloppé  d'une  obscu- 
rité affreuse  qui  ne  lui  permet  pas  même  de 
combattre;  et  cherchez  ce  que  l'audace  orgueil- 
leuse d'un  guerrier  au  désespoir  peut  lui  sug- 
gérer de  plus  fort  :  l'imagination  même ,  qui  est 
si  vaste,  ne  vous  fournira  rien  au-dessus  de  ce 
vers  si  souvent  cité  : 

Grand  Dieu!  rends-nous  le  jour  et  combats  contre  nous  (i). 

Observons ,  en  passant ,  que  c'est  La  Motte  qui 
a  resserré  ainsi  en  un  seul  vers  les  trois  vers  de 
Y  Iliade ,  que  Boileau  a  traduits  plus  littéralement 
par  ces  deux-ci: 

Grand  Dieu  !  chasse  la  nuit  qui  nous  couvre  les  yeux , 
Et  combats  contre  nous  à  la  clarté  des  cieux. 

(i)  Le  grec  dit:  «Et  fais- nous  périr  même,  si  tu  veux, 
«  pourvu  que  ce  soit  au  grand  jour.  » 


COURS    DE    LITTÉRATURE.  89 

J'ai  parlé  de  ces  mouvements  produits  par  un 
instinct  sublime.  En  voici  un  exemple  singulier, 
arrivé  dans  le  dernier  siècle.  Un  lion  s'était 
échappé  de  la  ménagerie  du  grand-duc  de  Flo- 
rence, et  courait  dans  les  rues  de  la  ville.  L'épou- 
vante se  répand  de  tous  côtés,  tout  fuit  devant 
lui.  Une  femme  qui  emportait  son  enfant  dans 
ses  bras  le  laisse  tomber  en  courant.  Le  lion  le 
prend  dans  sa  gueule.  La  mère,  éperdue,  se  jette 
à  genoux  devant  l'animal  terrible  ,  et  lui  rede- 
mande son  enfant  avec  des  cris  déchirants.  Il  n'y 
a  personne  qui  ne  sente  que  cette  action  extraor- 
dinaire ,  qui  est  le  dernier  degré  de  l'égarement 
et  du  désespoir  ;  cet  oubli  de  la  raison ,  si  supé- 
rieur à  la  raison  même  ;  cet  instinct  d'une  grande 
douleur  qui  ne  se  persuade  pas  que  rien  puisse 
être  inflexible ,  est  véritablement  ce  que  nous 
appelons  ici  le  sublime.  Mais  ce  qui  suit  est  sus- 
ceptible de  plus  d'une  explication.  Le  lion  s'ar- 
rête ,  la  regarde  fixement ,  remet  l'enfant  à  terre 
sans  lui  avoir  fait  aucun  mal,  et  s'éloigne.  Le 
malheur  et  le  désespoir  ont-ils  donc  une  expres- 
sion qui  se  fait  entendre  même  aux  bêtes  farou- 
ches? On  les  connaît  capables  des  sentiments 
qui  tiennent  à  l'habitude,  et  l'on  cite  beaucoup 
de  traits  de  leur  attachement  et  de  leur  recon- 
naissance. Mais  ici  cette  mère  ,  pour  arrêter  la 
dent  de  l'animal  féroce  ,  n'avait  qu'un  moment 
et  qu'un  cri.  Il  fallait  qu'il  entendit  ce  qu'elle 
demandait ,  et  qu'il  fût  touché  de  sa  prière  ;  et  il 


90  COURS    DE    LITTÉRATURE. 

l'entendit,  et  il  en  fut  touché!  Comment?  C'est 
ce  qui  peut  fournir  plusieurs  réflexions  sur  la 
correspondance  naturelle  entre  tous  les  êtres 
animés,  mais  qui  ne  sont  pas  de  mon  sujet.  Je 
reviens. 

Sur  tout  ce  que  j'ai  dit  du  sublime,  la  pre- 
mière question  qui  se  présente  est  celle-ci  :  puis- 
qu'il ne  peut  être  ni  défini  ni  analysé,  qu'est-ce 
donc  qu'a  fait  Longin  dans  son  Traité  du  Su- 
blime ?  C'est  qu'il  n'a  pas  voulu  traiter  de  celui- 
là  ,  mais  de  ce  que  les  rhéteurs  appellent  le  style 
sublime ,  par  opposition  au  style  simple ,  et  au 
style  tempéré,  qui  tient  le  milieu  entre  les  deux; 
le  style  qui  convient  aux  grands  sujets ,  aux  su- 
jets élevés  ,  à  la  poésie  épique ,  dramatique ,  ly- 
rique ;  à  l'éloquence  judiciaire ,  délibérative  ou 
démonstrative ,  quand  le  sujet  est  susceptible  de 
grandeur,  d'élévation,  de  force,  de  pathétique. 
C'est  ce  que  l'examen  même  du  Traité  de  Longin 
peut  prouver  avec  évidence.  Ce  n'est  pourtant 
pas  l'opinion  de  Boileau  ;  mais  il  a  été  réfuté  sur 
cet  article  par  de  savants  philologues,  entre  au- 
tres ,  par  Gibert,  dans  le  Journal  des  Savants. 
Ce  qui  a  pu  l'induire  en  erreur,  c'est  qu'en  effet 
il  y  a  quelques  endroits  de  Longin  qui  peuvent 
s'appliquer  à  l'espèce  de  sublime  dont  je  viens 
de  parler ,  et  quelques  exemples  qui  s'y  rappor- 
tent; mais  la  suite  et  l'ensemble  du  Traité  font 
voir  que  ces  exemples  ne  sont  cités  que  comme 
appartenant  au    style   sublime  ,  dans    lequel  ils 


COURS    DE    LITTÉRATURE.  O,! 

entrent  naturellement.  On  pourra  demander  en- 
core comment  l'objet  de  ce  Traité  peut  donner 
matière  au  doute  et  à  la  discussion  ,  puisqu'il 
semble  que  l'auteur  a  dû  commencer  par  déter- 
miner d'une  manière  précise  ce  dont  il  allait  par- 
ler. Le  commencement  de  l'ouvrage  va  répondre 
à  cette  question.  Il  suffit  d'avertir  auparavant 
qu'il  existait  du  temps  de  Longin  un  Traité  du 
Sublime  ,  d'un  autre  rhéteur  nommé  Cecilius  ; 
Traité  qui  a  été  entièrement  perdu,  et  qui  ne 
nous  est  connu  que  par  ce  qu'en  dit  Longin. 
Voici  comme  s'exprime  celui-ci  dans  l'exorde  de 
son  ouvrage,  qu'il  adresse  au  jeune  Terentianus, 
son  disciple  et  son  ami. 

«  Vous  savez,  mon  cher  Terentianus,  qu'en 
«  examinant  ensemble  le  livre  de  Cecilius  sur  le 
«  sublime,  nous  avons  trouvé  que  son  style  était 
«  au-dessous  de  son  sujet,  qu'il  n'en  touchait  pas 
«  les  points  principaux  ,  qu'enfin  il  n'atteignait 
«  pas  le  but  que  doit  avoir  tout  ouvrage,  celui 
«  d'être  utile  à  ses  lecteurs.  Dans  tout  Traité  sur 
«  l'art ,  il  y  a  deux-  objets  à  se  proposer  :  de  faire 
«  connaître  d'abord  la  chose  dont  on  parle  ;  c'est 
«  le  premier  article  :4e  second,  pour  l'ordre,  mais 
«  le  premier  pour  l'importance ,  c'est  de  faire 
«  voir  les  moyens  de  réussir  dans  la  chose  dont 
«  on  traite.  CeciliusVest  étendu  fort  au  long  sur 
«  le  premier  ,  comme  s'il  eût  été  inconnu  avant 
«  lui,  et  n'a  rien  dit  du  second.  Il  a  expliqué  ce 
«  que   c'était  que    le   sublime ,  et   a   négligé  de 


92  COURS    DE    LITTÉRATURE. 

«  nous  apprendre  comment  on  peut  y  parvenir.  » 
Longin  part  de  là  pour  s'autoriser  à  passer 
très -légèrement  sur  la  nature  du  sublime;  et, 
parlant  à  Terentianus  comme  à  un  jeune  homme 
très-instruit  :«  Je  me  crois  dispensé,  continue- 
«  t-il ,  de  vous  montrer  que  le  sublime  est  ce  qu'il 
«  y  a  de  plus  élevé  et  de  plus  grand  dans  les 
«  écrits,  et  que  c'est  principalement  ce  qui  a  im- 
«  mortalisé  les  meilleurs  écrivains.  »  Il  prouve  en- 
suite ,  suivant  la  méthode  des  philosophes  et  des 
rhéteurs  ,  qu'il  y  a  un  art  du  sublime  ;  il  spé- 
cifie les  vices  de  style  qui  lui  sont  le  plus  oppo- 
sés ;  et,  après  cette  espèce  d'avant  -  propos  ,  il 
entre  en  matière ,  et  assigne  les  sources  princi- 
.  pales  du  sublime,  qui  sont,  selon  lui,  au  nom- 
bre de  cinq.  Mais  avant  de  le  suivre  dans  le  cours 
de  son  ouvrage,  il  convient  de  dire  un  mot  de 
l'auteur. 

Longin  était  né  à  Athènes ,  et  florissait  vers  la 
fin  du  troisième  siècle  de  notre  ère.  C'était  l'homme 
le  plus  célèbre  de  son  temps  pour  le  goût  et 
l'éloquence ,  et  la  lecture  du  seul  Traité  qui  nous 
reste  de  lui  suffit  pour  justifier  cette  réputation. 
Il  y  règne  un  jugement  sain»,  un  style  animé  et 
un  ton  d'éloquence  convenable  au  sujet.  La  fa- 
meuse Zénobie ,  reine  de  Palmyre ,  qui  lutta  si 
malheureusement  contre  la  fortune  d'Aurélien, 
avait  fait  venir  Longin  à  sa  cour,  pour  prendre 
de  lui  des  leçons  de  langue  grecque  et  de  philo- 
sophie. Découvrant  dans  son  maître  des  talents 


COURS    DE    LITTÉRATURE.  ()3 

supérieurs,  elle  en  avait  fait  son  principal  mi- 
nistre. Lorsque,  après  la  perte  d'une  grande  ba- 
taille qu'elle  livra  aux  Romains,  elle  fut  obligée 
de  se  renfermer  dans  sa  capitale,  et  reçut  d'Au- 
rélien  une  lettre  qui  l'invitait  à  se  rendre ,  ce  fut 
Longin  qui  l'encouragea  à  se  défendre  jusqu'à 
l'extrémité  ,  et  qui  lui  dicta  la  réponse  noble  et 
fière  que  l'historien  Vopiscus  nous  a  conservée. 
Cette  réponse  coûta  la  vie  à  Longin.  Aurélien  , 
vainqueur,  maître  de  la  ville  de  Palmyre  et  de 
Zénobie,  réserva  cette  reine  pour  son  triomphe, 
et  envoya  Longin  au  supplice.  Il  y  porta  le  même 
courage  qu'il  avait  su  inspirer  à  sa  reine,  et  sa 
mort  fit  autant  d'honneur  à  sa  philosophie  que 
de  honte  à  la  cruauté  d'Aurélien.  Il  avait  fait 
quantité  d'ouvrages  dont  nous  n'avons  plus  que 
les  titres.  Ils  roulaient  tous  sur  des  objets  de  cri- 
tique et  de  goût.  La  traduction  de  son  Traité  du 
Sublime  par  Boileau  n'est  pas  digne  de  cet  il- 
lustre auteur:  elle  manque  d'exactitude,  de  pré- 
cision et  d'élégance  ,  et  je  n'ai  pu  en  faire  que 
peu  d'usage.  Ce  n'est  pas  qu'il  ne  sût  bien  le 
grec;  mais  s'étant  mépris  sur  le  but  principal  de 
l'ouvrage ,  il  est  obligé  souvent  de  faire  violence 
au  texte  de  l'auteur  pour  le  ramener  à  son  sens  : 
on  sait  d'ailleurs  que  sa  prose  est  en  général  fort 
au-dessous  de  ses  vers;  elle  est  lâche,  négligée 
et  incorrecte,  quoique  dans  plusieurs  préfaces, 
et  dans  les  réflexions  qui  suivent  sa  traduction  , 
il  y  ait  encore  des  endroits  où  l'on  retrouve  le 


g4  COURS    DE    LITTÉRATURE. 

sel  de  la  satire  et  ce  sens  droit  qui  le  caractéri- 
sait par-tout. 

Ce  que  nous  avons  vu  de  l'exorde  de  Longin , 
fait  apercevoir  déjà  qu'il  ne  s'agit  point  de  ce  su- 
blime proprement  dit,  dont  j'ai  parlé  jusqu'ici. 
Comment  pourrait -il  dire,  en  ce  sens,  qu'il  y  a 
un  art  du  sublime  ?  Cela  ne  saurait  se  supposer 
d'un  homme  aussi  judicieux  qu'il  le  paraît  dans 
tout  le  reste.  On  peut,  avec  du  talent,  apprendre 
à  bien  écrire;  mais  certes,  on  n'apprend  point  à 
être  sublime.  Le  titre  littéral  de  son  ouvrage  est , 
de  la  Sublimité;  ce  qui  doit  s'entendre  naturelle- 
ment de  la  perfection  du  genre  sublime.  Voici 
les  cinq  choses  principales  qui ,  selon  lui ,  peu- 
vent y  conduire  :  une  audace  heureuse  dans  les 
pensées,  l'enthousiasme  de  la  passion,  l'usage  des 
figures,  le  choix  des  mots  ou  l'élocution,  et  ce 
que  les  anciens  appelaient  la  composition ,  c'est- 
à-dire  l'arrangement  des  paroles  ,  relativement 
au  nombre  et  à  l'harmonie.  Qui  ne  voit  que  ce 
sont  là  les  cinq  choses  qui  forment  la  perfection 
d'un  ouvrage,  mais  qu'elles  peuvent  s'y  réunir 
toutes  sans  qu'il  y  ait  un  trait  de  ce  sublime  qui 
transporte  tous  les  hommes  avec  un  seul  mot , 
tandis  qu'au  contraire  ce  seul  mot  peut  se  trou- 
ver dans  un  ouvrage  qui  n'aura  d'ailleurs  aucun 
mérite  ?  Citons  des  exemples.  Britannicus  est  as- 
surément un  des  plus  beaux  monuments  de  notre 
langue.  Il  y  a  des  morceaux  d'un  style  sublime, 
entre  autres,  le  discours  de  Burrhus  à  Néron.  Il 


COURS    DE    LITTÉRATURE.  QO 

n'y  a  rien  cependant  qui  produise  le  même  effet 
d'admiration  que  cet  endroit  de  la  Mède\e  de 
Corneille  (pièce  très  -  mauvaise  de  tout  point), 
que  l'on  a  toujours  cité  parmi  les  traits  sublimes 
de  ce  grand  homme  : 

Pour  voir  en  quel  état  le  sort  vous  a  réduite  ! 
Votre  pays  vous  hait,  votre  époux  est  sans  foi. 
Dans  un  si  grand  revers,  que  vous  reste-t-il? 

Moi. 
Moi ,  dis-je ,  et  c'est  assez. 

Des  gens  difficiles  ont  prétendu  que  ce  dernier 
hémistiche  affaiblissait  la  beauté  du  moi.  C'est  se 
tromper  étrangement  :  bien  loin  de  diminuer  le 
sublime  ,  il  l'achève  ;  car  le  premier  moi  pouvait 
n'être  qu'un  élan  d'audace  désespérée,  mais  le 
second  est  de  réflexion;  elle  y  a  pensé,  et  elle 
insiste:  moi,  dis-je,  et  c'est  assez.  Le  premier 
étonne,  le  second  fait  trembler  quand  on  songe 
que  c'est  Médée  qui  le  prononce, 

Et  dans  Nicomède  ,  tragédie  d'ailleurs  si  défec- 
tueuse et  si  souvent  au-dessous  du  tragique, 
quand  le  timide  Prusias  dit  à  son  fils , 

Je  veux  mettre  d'accord  l'amour  et  la  nature , 
Etre  père  et  mari  dans  cette  conjoncture, 

Nicomède  lui  répond  : 

Seigneur ,  voulez-vous  bien  vous  en  fier  à  moi  : 
Ne  soyez  l'un  ni  l'autre.... 


96  COURS    DE    LITTÉRATURE. 

PRUSIAS. 

Et  que  dois-je  être  ? 

NICOMÈDE. 

Roi. 

Ce  mot  seul  de  roi,  dans  la  situation,  dit  tout 
ce  qu'il  est  possible  de  dire.  On  ne  peut  rien 
concevoir  au-delà  :  c'est  le  sublime  de  la  pensée. 
Celui  de  l'expression  s'offre  encore  dans  une  de 
ces  productions  du  grand  Corneille,  où  il  n'est 
grand  que  dans  un  seul  endroit  :  je  veux  dire 
Othon.  Il  est  question  de  trois  ministres  pervers 
qui  se  disputaient  les  dépouilles  de  l'Empire  ro- 
main sous  le  règne  passager  du  vieux  Galba. 

On  les  voyait  tous  trois  s'empresser  sous  un  maître 
Qui ,  chargé  d'un  long  âge ,  a  peu  de  temps  à  l'être  ; 
Et  tous  trois  à  l'envi  s'empresser  ardemment 
À  qui  dévorerait  ce  règne  d'un  moment. 

Dévorer  un  règne  !  quelle  effrayante  énergie 
d'expression!  et  cependant  elle  est  claire  ,  juste 
et  naturelle  :  c'est  le  sublime. 

Longin  ne  prend  guère  ses  exemples  que  dans 
les  meilleurs  écrivains  ,  dans  Homère ,  dans  So- 
phocle, dans  Euripide,  dans  Démosthènes,  parce 
qu'il  cherche  des  modèles  de  style.  S'il  eût  voulu 
ne  citer  que  ces  traits  sublimes  qui  se  présen- 
tent quelquefois,  même  dans  les  auteurs  du  se- 
cond rang ,  il  en  eût  trouvé  plus  d'un  dans  les 
tragédies  de  Sénèque  ;  par  exemple ,  ce  vers  de 
son  Thyeste ,  vers  traduit  littéralement  par  Cré- 


COURS    DE    LITTÉRATURE.  97 

billon.  Atrée  ,  au  moment  où  Thyeste  tient  la 
coupe  remplie  du  sang  de  son  fils ,  lui  dit  avec 
une  joie  féroce  : 

Méconnais-tu  ce  sang? 

Je  reconnais  mon  frère, 

répond  ce  père  infortuné  ;  et  il  ne  peut  rien  dire 
de  plus  fort.  Dans  ses  autres  ouvrages,  ce  même 
Sénèque ,  si  rempli  d'esprit  et  de  mauvais  goût , 
et  qu'il  est  si  juste  d'admirer  quelquefois  et  si 
difficile  de  lire  de  suite,  n'a-t-il  pas  de  temps  en 
temps  des  traits  frappants,  et  plus  fréquemment 
que  Cicéron  ?  Celui-ci  a  des  morceaux  sublimes, 
c'est-à-dire,  d'une  élévation  et  d'une  force  sou- 
tenues :  Sénèque  a  des  traits  de  ce  sublime  qui 
brille  comme  l'éclair.  Et  je  préfère  de  beaucoup , 
quoi  qu'on  en  ait  voulu  dire,  Cicéron  à  Sénèque, 
parce  que  l'éclair  le  plus  brillant  me  plaît  beau- 
coup moins  qu'un  beau  jour  ,  et  parce  que  j'aime 
les  plaisirs  qui  durent. 

Ne  cherchons  donc  point  à  soumettre  à  aucun 
art",  à  aucune  recherche  ,  ce  qui  ne  peut  être 
qu'une  rencontre  heureuse  et,  pour  ainsi  dire, 
une  bonne  fortune  du  génie,  laquelle  même  ar- 
rive quelquefois  à  d'autres  qu'à  lui.  Cependant 
plusieurs  écrivains  ont  cherché  à  le  définir.  Je 
vais  rassembler  plusieurs  de  ces  définitions  :  on 
jugera. 

Voici  d'abord  celle  de  Despréaux,  dans  ses  ré- 
flexions sur  Longin;  car   il   était  juste  que  dans 

C'jur.<!  de  Littérature.  T. 


98  COURS    DE    LITTÉRATURE. 

son  système  il  cherchât  à  suppléer  Longin,  qui 
n'a  point  défini,  attendu  que,  voulant  parler  du 
style  sublime,  de  ce  qu'il  y  a,  comme  il  vient 
de  nous  le  dire,  de  plus  élevé,  de  plus  grand 
dans  le  discours  ,  il  trouvait  inutile  de  répéter 
ce  que  tous  les  rhéteurs  avaient  dit  avant  lui. 

«  Le  sublime  est  une  certaine  force  du  dis- 
«  cours  propre  à  élever  et  à  ravir  l'ame ,  et  qui 
«  provient ,  ou  de  la  grandeur  de  la  pensée ,  ou 
«  de  la  magnificence  des  paroles,  ou  du  tour  har- 
«  monieux  ,  vif  et  animé  de  l'expression ,  c'est-à- 
«  dire ,  d'une  de  ces  choses  regardées  séparément, 
«  ou,  ce  qui  fait  le  parfait  sublime,  de  ces  trois 
«  choses  jointes  ensemble.  » 

Cette  définition  ,  quoique  assez  longue  pour 
s'appeler  une  description ,  ne  m'en  paraît  pas 
meilleure.  Je  ne  saurais  me  représenter  le  su- 
blime comme  une  certaine  force  du  discours,  ni 
comme  un  tour  harmonieux,  vif  et  animé.  Il  y 
a  tant  de  choses  où  tout  cela  se  trouve ,  sans 
qu'on  y  trouve  le  sublime  !  Ce  que  je  vois  de 
plus  clair  ici ,  c'est  la  distinction  des  trois  genres 
de  sublime,  empruntée  des  trois  premiers  articles 
de  la  division  de  Longin,  celui  de  pensée,  celui 
de  sentiment  ou  de  passion,  celui  des  figures  ou 
images  :  mais  une  division  n'est  pas  une  défini- 
tion. 

En  voici  une  autre  de  La  Motte,  dans  son  dis- 
cours sur  l'ode  : 

«  Le  sublime  n'est  autre  chose  que  le  vrai  et 


COURS    DE    LITTÉRATURE.  99 

«  le  nouveau  réunis  dans  une  grande  idée ,  ex- 
«  primée  avec  élégance  et  précision.  » 

Ce  qui  convient  à  tout  ne  distingue  rien.  Le 
vrai  doit  se  trouver  par-tout;  le  nouveau  peut 
très -souvent  netre  point  sublime,  et  l'élégance 
n'entre  point  nécessairement  dans  l'idée  du  su- 
blime. Le  moi  de  Médée  et  le  qu'il  mourût  du 
vieil  Horace  n'ont  rien  d'élégant,  non  plus  que 
ce  trait  de  la  Genèse ,  cité  par  Longin  à  propos 
du  sublime  de  pensée  :  Dieu  dit:  Que  la  lumière 
soit ,  et  la  lumière  fût.  Huet  a  fait  une  longue 
dissertation  pour  prouver  que  ces  paroles  n'é- 
taient point  sublimes  ;  mais  comme  il  est  impos- 
sible de  donner  une  plus  grande  idée  de  la  puis- 
sance créatrice,  il  faut  que  Huet  nous  permette 
d'être  de  l'avis  de  Longin. 

Troisième  définition  ou  description  :  celle-ci 
est  de  Silvain ,  qui  a  fait  un  Traité  du  Sublime, 
adressé  au  traducteur  de  Longin ,  et  dans  lequel 
il  y  a  beaucoup  plus  de  mots  que  d'idées. 

«  Le  sublime  est  un  discours  d'un  tour  extraor- 

«  dinaire »  (On  serait  tenté  de  s'arrêter  là; 

car,  de  tout  ce  que  nous  avons  cité  jusqu'ici  de 
sublime ,  il  n'y  a  rien  qui  soit  d'un  tour  extraor- 
dinaire ,  et  qui  ne  soit  même  d'un  tour  extrême- 
ment simple ,  si  ce  n'est  l'expression  de  dévorer 
un  règne  :  mais  poursuivons),  «  qui,  par  les  plus 
«  nobles  images  et  les  plus  grands  sentiments,  dont 
«  il  fait  sentir  toute  la  noblesse  par  ce  tour  même 
«  d'expression ,  élève  l'ame  au-dessus  de  ses  idées 

7- 
TjniversTuïï' 

MÛOTHKA 


ÎOO  COURS    DE    LITTÉRATURE. 

«  ordinaires  de  grandeur,  et  qui,  la  portant  tout 
«  à  coup  à  ce  qu'il  y  a  de  plus  élevé  dans  la  na- 
«  ture  ,  la  ravit  et  lui  donne  une  haute  idée 
«  d'elle-même.  » 

Il  n'y  a  de  bon  dans  tout  cela  que  les  derniers 
mots  exactement  copiés  de  Longin ,  qui  marque 
avec  raison  comme  un  des  effets  du  sublime,  de 
donner  à  ceux  qui  l'entendent  une  plus  grande 
idée  d'eux-mêmes.  Cette  pensée  ,  aussi  juste 
qu'heureuse,  semble  déplacée  dans  le  long  ver- 
biage de  Silvain. 

Quatrième  définition  :  elle  est  de  M.  de  Saint- 
Marc  ,  homme  de  lettres  fort  instruit ,  qui  a  com- 
menté utilement  Boileau  et  Longin  ,  mais  dont 
le  goût  n'est  pas  toujours  sûr.  «  Le  sublime,  dit- 
«  il ,  est  l'expression  courte  et  vive  de  tout  ce 
«  qu'il  y  a  dans  une  ame  de  plus  grand,  de  plus 
«  magnifique  et  de  plus  superbe.  »  Cette  défini- 
tion, plus  courte  et  plus  claire  que  les  autres, 
ne  laisse  pas  d'avoir  du  vague  et  des  inutilités  ; 
car,  après  avoir  dit  ce  qu il  y  a  de  plus  grand 
dans  une  ame  ,•  ajouter  ce  qu'il  y  a  de  plus  ma- 
gnifique, n'est-ce  pas  dire  deux  fois  la  même 
chose  ,  puisque  magnifique,  en  cet  endroit,  ne 
peut  signifier  que  grand  ?  Au  reste  i  il  a  mieux 
saisi  que  les  autres  l'idée  du  sublime  ,  en  ce  qu'il 
le  présente  comme  le  plus  haut  degré  de  gran- 
deur; mais  il  commet  la  même  faute  que  La  Motte, 
qui,  dans  sa  définition,  ne  compte  pour  rien  le 


JOIJW8 


COURS    DE    LITTÉRATURE.  lOI 

pathétique  ,  genre  de  sublime  qui  en  vaut  bien 
un  autre. 

Deux  écrivains  également  célèbres ,  quoique 
dans  des  genres  bien  différents  ,  Rollin  et  La 
Bruyère,  ont  aussi  parlé  du  sublime,  et  ni  l'un  ni 
l'autre  n'a  cherché  à  le  définir.  Le  premier ,  dans 
son  Traité  des  Études  >  composé  principalement 
pour  les  jeunes  gens,  mais  dont  je  conseillerais 
la  lecture  à  tout  le  monde,  est  conduit,  par  son 
sujet ,  à  parler  de  celte  division  des  trois  genres 
d'éloquence  que  j'ai  déjà  indiqués  ci-dessus,  le 
simple  ,  le  tempéré ,  le  sublime.  Quand  il  en  est 
à  celui-ci ,  il  se  contente  d'extraire  de  Longin  ce 
qu'il  y  a  de  plus  propre  à  marquer  les  différents 
caractères  du  sublime.  Quant  à  l'objet  particu- 
lier du  Traité  de  Longin  ,  il  s'abstient  de  pro- 
noncer ,  mais  de  manière  à  faire  entendre  qu'il 
n'est  pas  de  l'avis  de  Despréaux.  Pour  lui,  regar- 
dant ces  distinctions  délicates  comme  peu  essen- 
tielles à  son  objet,  il  prend  un  parti  fort  sage. 
«  Sans  entrer  ,  dit-il ,  dans  un  examen  qui  souffre 
«  plusieurs  difficultés,  je  me  contente  d'avertir 
«  que  par  le  sublime  j'entends  ici  également  celui 
c  qui  a  plus  d'étendue  et  se  trouve  dans  la  suite 
«  du  discours ,  et  celui  qui  est  plus  court  et 
«  consiste  dans  des  traits  vifs  et  frappants,  parce 
«  que  dans  l'une  et  l'autre  espèce  je  trouve  éga- 
«  lement  une  manière  de  penser  et  de  s'exprimer 
«  avec  noblesse  et  grandeur,  qui  fait  proprement 


Î02  COURS    DE    LITTERATURE. 

«  le  sublime....  Il  y  a  dans  Démosthènes ,  dans 
«  Cicéron  ,  beaucoup  d'endroits  fort  étendus , 
«fort  amplifiés,  et  qui  sont  pourtant  très-su- 
«  blimes  ,  quoique  la  brièveté  ne  s'y  rencontre 
«  point.  » 

On  peut  conclure  de  ce  passage  que  le  judi- 
cieux Rollin  ,  sans  vouloir  contredire  ouverte- 
ment Despréaux,  s'est  pourtant  rapproché  de 
Longin  ,  en  ne  voyant  dans  le  sublime  que  ce 
qu'il  y  a  de  plus  relevé  et  de  plus  grand  dans  la 
poésie  et  dans  l'éloquence. 

Écoutons  maintenant  La  Bruyère ,  mais  sou- 
venons-nous que  la  concision  abstraite  de  son 
style  nous  éclairera  moins  qu'elle  ne  nous  fera 
penser. 

«  Qu'est-ce  que  le  sublime?  Il  ne  paraît  pas 
«qu'on  l'ait  défini.  Est-ce  une  figure  ?  Naît -il 
«  des  figures,  ou  du  moins  de  quelques  figures? 
«  Tout  genre  d'écrire  reçoit  -  il  le  sublime ,  ou 
«  s'il  n'y  a  que  les  grands  sujets  qui  en  soient 
«  capables  (1)  ?  Peut -il  briller  autre  chose  dans 
«  l'églogue,  par  exemple,  qu'un  beau  naturel, 
«  et  dans  les  lettres  familières,  comme  dans  les 
«  conversations  ,  qu'une  grande  délicatesse  ;  ou 
«  plutôt  le  naturel  et  le  délicat  ne  sont-ils  pas  le 


(i)  Mot  impropre.  Il  fallait  dire,  qui  en  soient  suscep- 
tibles. Capable  signifie  qui  est  en  e'tat  de  faire,  et  se  dit  des 
personnes;  susceptible  signifie  qui  peut  recevoir,  et  se  dit 
des  choses. 


COURS    DE    LITTÉRATURE.  Io3 

«  sublime  des  ouvrages  dont  ils  sont  la  perfec- 
«  tion?» 

Si  j'osais  prendre  sur  moi  de  répondre  aux 
questions  de  La  Bruyère  ,  je  dirais  :  Le  sublime 
n'est  point  une  figure  ,  et  n'a  nul  besoin  de  fi- 
gures :  cent  exemples  le  prouvent.  A  l'égard  des 
genres  d'écrire  qui  peuvent  le  recevoir,  c'est  au 
bon  sens  à  décider,  en  suivant  la  grande  règle 
des  convenances.  Il  serait  facile  de  dire  quels 
sont  les  genres  où  il  entre  le  plus  naturellement , 
mais  pas  si  aisé  de  dire  ceux  qui  l'excluent  ab- 
solument. On  ne  peut  pas  prévoir  toutes  les  ex- 
ceptions. Qui  empêche  que  dans  la  conversation 
ou  dans  une  lettre  on  ne  place  un  mot  sublime  ? 
Cela  dépend  du  sujet  de  la  lettre  et  de  la  con- 
versation. Mais  je  ne  crois  pas,  pour  répondre  à 
la  dernière  question  ,  que  la  perfection  des  pe- 
tites choses  puisse  jamais  s'appeler  le  sublime.  Il 
continue  : 

«  Le  sublime  ne  peint  que  la  vérité,  mais  en 
«  un  sujet  noble;  il  la  peint  tout  entière  dans  sa 
«  cause  ou  dans  son  effet;  il  est  l'expression  ou 
«  l'image  la  plus  digne  de  cette  vérité....  Il  n'y  a 
«  même  entre  les  grands  génies  que  les  plus  éle- 
«  vés  qui  soient  capables  du  sublime.  » 

Oui,  du  sublime  soutenu,  de  ce  que  nous  ap- 
pelons style  sublime ,  tel  que  celui  àiAthalie  et 
de  Brutus;  mais  pour  le  sublime  de  trait,  je  crois 
avoir  démontré  le  contraire. 

Après  avoir  fait  cette  excursion  chez  les  mo- 


104  COURS    DK    LITTÉRATURE. 

dénies  qui  ont  parlé  du  sublime ,  il  est  temps  de 
retourner  à  Longin ,  qui ,  sans  avoir  voulu  le  dé- 
finir précisément,  en  expose  avec  beaucoup  de 
justesse  les  différents  caractères,  et  en  trace  vi- 
vement les  effets. 

«  La  simple  persuasion ,  dit  -  il ,  fait  sur  nous 
«  une  impression  agréable ,  à  laquelle  nous  nous 
«  laissons  aller  volontairement  ;  mais  le  sublime 
«  exerce  sur  nous  une  puissance  irrésistible  :  il 
«  nous  commande  comme  un  maître  ;  il  nous  ter- 
ce  rasse  comme  la  foudre. 

«  Naturellement  notre  ame  s'élève  quand  elle 
«  entend  le  sublime.  Elle  est  comme  transportée 
«  au-dessus  d'elle-même,  et  se  remplit  d'une  es- 
«  pèce  de  joie  orgueilleuse ,  comme  si  elle  avait 
«  produit  ce  qu'elle  vient  d'entendre.  »  Voilà  sans 
doute  parler  dignement  du  sublime.  Il  ajoute  : 
«  Cela  est  grand ,  qui  laisse  à  l'esprit  beaucoup 
«  à  penser,  qui  fait  sur  nous  une  impression  que 
«  nous  ne  pouvons  pas  repousser ,  et  dont  nous 
«  gardons  un  souvenir  profond  et  ineffaçable.»  Re- 
marquons que  l'auteur  se  sert  indifféremment 
des  mots  de  grand,  de  sublime  et  de  plusieurs 
autres  analogues,  pour  exprimer  la  même  idée  : 
nouvelle  preuve  de  la  vérité  du  sens  que  nous 
lui  donnons  ici.  Une  plus  forte  encore ,  c'est  qu'à 
l'endroit  où  il  distingue  les  principales  sources 
du  sublime,  «  Je  suppose,  dit -il,  pour  fonde- 
«  ment  de  tout  ,  le  talent  de  l'éloquence ,  sans 
«  lequel  il  n'y  a  rien.  »  Il  en  résulte  que  ce  dont 


COURS    DE    LITTÉRATURE.  Io5 

il  traite  ici  n'est  que  la  perfection  de  ce  talent, 
dont  la  nécessité  lui  paraît  indispensable. 

Pour  ce  qui  regarde  les  deux  premières  sour- 
ces du  sublime,  l'élévation  des  pensées  et  l'éner- 
gie des  sentiments  et  des  passions,  il  avoue  très- 
judicieusement  que  ce  sont  plutôt  des  dons  de 
la  nature  que  des  acquisitions  de  l'art.  Il  reprend 
avec  raison  Cecilius  de  n'avoir  pas  fait  entrer  le 
pathétique   dans   les   différentes  espèces    de  su- 
blime. «  Il  s'est  bien  trompé,  dit-il,  s'il  a  cru  que 
«  l'un  était   étranger  à  l'autre.  J'oserais  affirmer 
((  avec  confiance  qu'il  n'y  a  rien  de  si  grand  dans 
«  l'éloquence  qu'une  passion  fortement  exprimée 
«  et  maniée  à  propos  ;  c'est  alors  que  le  discours 
«monte  jusqu'à  l'enthousiasme,   et  ressemble  à 
«  l'inspiration.  » 

Il  revient  sur  ce  qu'il  a  dit  de  cette  disposi- 
tion au  grand  qu'il  faut  tenir  de  la  nature.  «  On 
«  peut  cependant  la  fortifier  et  la  nourrir  par 
«  l'habitude  de  ne  remplir  son  ame  que  de  sen- 
«  timents  honnêtes  et  nobles.  Il  n'est  pas  possi- 
«  ble  qu'un  esprit  toujours  rabaissé  vers  de  petits 
«  objets  produise  quelque  chose  qui  soit  digne 
«  d'admiration  et  fait  pour  la  postérité.  On  ne 
«.  met  dans  ses  écrits  que  ce  qu'on  puise  dans 
«  soi-même,  et  le  sublime  est  pour  ainsi  dire  le 
«  son  que  rend  une  grande  ame.  » 

J'avoue  que,  de  tout  ce  qui  a  été  dit  sur  ce 
sujet,  ce  trait  me  paraît  le  plus  heureux. 

C'est  dans  Y  Iliade  que  Longin  choisit  le  plus 


I06  COURS    DE    LITTÉRATURE. 

volontiers  ses  exemples  des  grandes  idées  et  des 
grandes  images  :  car  il  paraît  les  considérer  comme 
provenant  çle  la  même  source ,  la  faculté  de  con- 
cevoir fortement.  On  n'est  pas  étonné  de  cette 
préférence  quand  on  connaît  Homère ,  de  tous 
les  poètes  le  plus  riche  en  ce  genre ,  sur  -  tout 
pour  qui  peut  entendre  sa  langue;  car,  il  faut 
bien  en  convenir,  Boileau  lui-même,  quoique 
les  différents  morceaux  qu'il  a  traduits  en  vers 
soient  la  partie  la  plus  estimable  de  son  ouvrage , 
affaiblit  un  peu  Homère  en  le  traduisant.  C'est 
pourtant  sa  version  que  je  vais  mettre  sous  vos 
yeux.  Qui  oserait  se  flatter  d'en  faire  une  meil- 
leure ?  Mais  auparavant  je  donnerai  la  traduction 
littérale  des  vers  grecs ,  afin  qu'on  puisse  mieux 
la  comparer  aux  vers  de  Boileau. 

Un  des  passages  dont  il  s'agit  dans  Longin  est 
tiré  du  commencement  du  vingtième  livre  de 
X Iliade.  C'est  le  moment  où  Jupiter  a  rendu  aux 
dieux  la  permission  de  se  mêler  de  la  querelle 
des  Grecs  et  des  Troyens,  et  de  descendre  dans 
le  champ  des  combats.  Il  donne  lui-même  le  si- 
gnal en  faisant  retentir  son  tonnerre  du  haut  des 
cieux,  et  INeptune,  frappant  la  terre  de  son  tri- 
dent ,  fait  trembler  les  sommets  de  l'Ida  et  les 
tours  d'Ilion.  Voici  maintenant  les  vers  qui  sui- 
vent, exactement  traduits  :  il  y  en  a  cinq  dans  le 
grec;  Boileau  en  a  fait  huit. 

«  Pluton  lui-même,  le  roi  des  Enfers,  s'épou- 
«  vante  dans   ses   demeures  souterraines;  il  s'é- 


COU  il  S    DE    LITTÉRATURE.  IO7 

«  lance  de  son  trône,  et  jette  un  cri,  tremblant 
«  que  Neptune,  dont  les  coups  ébranlent  la  terre, 
«  ne  vienne  enfin  à  la  briser ,  et  que  les  régions 
«  des  morts  ,  hideuses,  infectes,  dont  les  dieux 
«  même  ont  horreur,  ne  se  découvrent  aux  yeux 
«  des  mortels  et  des  immortels.  » 

Souvenons-nous  que,  dans  tout  grand  tableau, 
dans  tout  morceau  de  grand  effet,  la  chose  la 
plus  capitale ,  c'est  qu'il  n'y  ait  pas  une  circon- 
stance inutile,  et  que  toutes  soient  à  leur  place; 
car  alors  tout  ce  qui  ne  va  pas  à  l'effet  l'affaiblit. 
Il  n'y  a  pas  là-dessus  le  moindre  reproche  à  faire 
aux  vers  d'Homère.  Le  tableau  est  complet  ;  il 
n'y  a  pas  un  trait  inutile  ou  faible.  Tout  est  frap- 
pant ,  tout  va  en  croissant.  Voyons  maintenant 
les  vers  de  Boileau  : 

L'Enfer  s'émeut  au  bruit  de  Neptune  en  furie* 
Pluton  sort  de  son  trône  :  il  pâlit,  il  s'écrie  ; 
Il  a  peur  que  ce  dieu ,  dans  cet  affreux  séjour , 
D'un  coup  de  son  trident  ne  fasse  entrer  le  jour, 
Et ,  par  le  centre  ouvert  de  la  terre  ébranlée , 
Ne  fasse  voir  du  Styx  la  rive  désolée , 
Ne  découvre  aux  vivants  cet  empire  odieux, 
Abhorré  des  mortels ,  et  craint  même  des  dieux. 

Le  premier  vers  est  très- élégant.  Au  bruit  de 
Neptune  est  une  de  ces  tournures  figurées  qui 
distinguent  si  heureusement  la  poésie  de  la  prose  : 
celle-ci  n'applique  le  mot  de  bruit  qu'aux  choses, 
et  non  pas  aux  personnes.  Dans  le  langage  ordi- 
naire, on  ne  dirait  pas  au  bruit  du  roi  en  colère; 


108  COURS    DE    LITTÉRATURE. 

on  dirait  au  bruit  de  la  colère  du  roi.  Ce  sont 
toutes  ces  figures  de  la  diction  ,  auxquelles  on 
ne  prend  pas  garde  ordinairement,  qui  lui  don- 
nent la  véritable  élégance  poétique.  Mais  dans  le 
second  vers  (i),  Pluton  sort  de  son  trône  n'est-il 
pas  bien  faible  en  comparaison  du  mot  grec  qui 
est  le  mot  propre,  il  s'élance?  Celui-ci  peint  le 
mouvement  brusque  de  la  terreur;  l'autre  ne  peint 
rien  :  c'est  tout  que  cette  différence.  Et  si  l'on 
ajoute  que  dans  le  grec  ces  mots ,  il  s'élance  de 
son  trône  et  jette  un  cri,  coupent  le  vers  par  le 
milieu,  et  forment  une  suspension  imitative,  au 
lieu  de  cet  hémistiche  uniforme  il  pâlit ,  il  s'é- 
crie, ne  pardonnera-t-on  pas  à  ceux  qui  peuvent 
jouir  de  ces  beautés  originales  ,  d'être  un  peu 
difficiles  sur  les  traductions  qui  les  affaiblissent  ? 
Au  reste,  le  poëte  français  se  relève  bien  dans 
les  deux  vers  suivants  : 

Il  a  peur  que  ce  dieu,  dans  cet  affreux  séjour, 
D'un  coup  de  son  trident  ne  fasse  entrer  le  jour. 

Ce  dernier  vers  est  admirable.  Il  n'est  pas  dans 
Homère  ;  il  est  imité  de  Virgile  (2)  ;  et  c'est  là  ce 
que  Boileau  appelait,  avec  raison,  jouter  contre 


(1)  Cette  critique  est  empruntée  de  Rollin,  Traité  des 
Études,  de  la  Lecture  d'Homère,  article  II,  sect.  1.  (JYote, 
1821.) 

(a) Trepidentque  immisso  lumine  Mânes. 

(Enéide,  VIII,  246.) 


COURS    DE    LITTÉRATURE.  IO9 

son  auteur.  C'est  dommage  que  dans  ce  qui  suit 
il  ne  se  soutienne  pas  au  même  niveau. 

Et ,  par  le  centre  ouvert  de  la  terre  ébranlée , 

est  un  remplissage  de  mots  :  rien  n'est  plus  con- 
traire au  style  sublime. 

Ne  fasse  voir  du  Styx  la  rive  désolée. 

Ye  fasse  voir,  ne  fasse  entrer,  en  trois  vers,  c'est 
une  négligence  dans  un  morceau  important.  Mais, 
faire  voir  du  Styx  la  rive  désolée  forme -t -il  une 
image  aussi  forte  que  briser  la  terre  en  la  frap- 
pant? Et  cet  hémistiche  nombreux,  la  rive  dé- 
solée, rend-il  à  l'imagination  ces  régions  hideuses, 
infectes?  C'est  là  que  Je  redoublement  des  qpi- 
thètes  pittoresques  est  d'un  effet  sûr,  et  Homère 
et  Virgile  en  sont  pleins.  Les  deux  derniers  vers 
sont  beaux  et  harmonieux  ;  mais  en  total  il  me 
semble  que  le  tableau  d'Homère  ne  se  retrouve 
pas  tout  entier  dans  le  traducteur. 

«  Voyez -vous  (dit  Longin,  à  propos  de  cette 
«  magnifique  peinture),  voyez-vous  la  terre  ébran- 
«  lée  dans  ses  fondements,  le  Tartare  à  décou- 
«  vert ,  la  machine  du  monde  bouleversée  ,  et 
«  les  cieux,  les  enfers,  les  mortels  et  les  immor- 
«  tels  tous  ensemble  dans  le  combat  et  dans  le 
«  danger?  » 

Ce  grand  admirateur  de  Y  Iliade  ne  l'est  pas  , 
à  beaucoup  près,  autant  de  Y  Odyssée;  bien  dif- 
férent en  cela  de  plusieurs  modernes ,  qui  la  met- 


IIO  COURS    DE    LITTÉRATURE. 

tent  à  côté  ou  même  au-dessus  de  Y  Iliade.  Ce 
n'est  pas  ici  le  lieu  de  comparer  ces  deux  poèmes, 
ni  d'exposer  pourquoi  mon  opinion  est  entière- 
ment celle  de  Longin  ;  mais  ce  qu'il  dit  à  ce  sujet 
est  un  morceau  trop  remarquable  pour  n'être  pas 
cité. 

«  U  Odyssée  est  le  déclin  d'un  beau  génie  qui, 
«  en  vieillissant,  commence  à  aimer  les  contes. 
«U  Iliade,  ouvrage  de  sa  jeunesse,  est  toute 
«  pleine  de  vigueur  et  d'action.  \J  Odyssée  est 
«  presque  tout  entière  en  récits  ;  ce  qui  est  le 
«  goût  de  la  vieillesse.  Homère,  dans  ce  dernier 
«  ouvrage ,  est  comparable  au  soleil  couchant , 
«  qui  est  encore  grand  aux  yeux,  mais  qui  ne 
«  fait  plus  sentir  sa  chaleur.  Ce  n'est  plus  ce  feu 
«  qui  anime  toute  X Iliade,  cette  hauteur  de  gé- 
«  nie  qui  ne  s'abaisse  jamais  ,  cette-  activité  qui 
«  ne  se  repose  point ,  ce  torrent  de  passions  qui 
«  vous  entraîne ,  cette  foule  de  fictions  heureuses 
«  et  vraies.  Mais  comme  l'Océan ,  même  au  mo- 
«  ment  du  reflux,  et  lorsqu'il  abandonne  ses  ri- 
«  vages ,  est  encore  l'Océan ,  cette  vieillesse  dont 
«je  parle  est  encore  la  vieillesse  d'Homère.  » 

Longin  ,  voulant  donner  un  autre  exemple  de 
la  vivacité  des  images,  quoique  fort  inférieur,  de 
son  aveu,  à  tout  ce  qu'il  a  cité  d'Homère,  le 
choisit  dans  une  tragédie  d'Euripide  ,  Phaèton  , 
que  nous  avons  perdue ,  ainsi  que  tant  d'autres. 
Il  avoue  qu'Euripide,  qui  a  excellé  dans  le  pa- 
thétique, mais  que  tous  les  critiques  anciens,  à 


COURS    DE    LITTÉRATURE.  III 

commencer  par  Aristote ,  ont  mis ,  pour  le  style , 
fort  au-dessous  de  Sophocle,  ne  peut  pas  sou- 
tenir la  comparaison  avec  Homère.  «  Mais  pour- 
«  tant,  ajoute-t-il,  son  génie,  sans  être  porté  au 
«  grand ,  ne  laisse  pas  de  s'animer  dans  certaines 
«  occasions ,  et  de  lui  fournir  des  coups  de  pin- 
«  ceau  assez  hardis.  »  Le  morceau  qui  suit  a  été 
traduit  en  vers  par  Boileau,  et  l'on  s'aperçoit 
bien  que  ce  n'est  plus  contre  Homère  qu'il  lutte  : 
autant  il  était  au-dessous  de  celui-ci,  autant  il 
est  au-dessus  d'Euripide.  C'est  le  soleil  qui  parle 
à  son  fils  : 

«  Prends  garde  qu'une  ardeur  trop  funeste  à  ta  vie 

«  Ne  t'emporte  au-dessus  de  l'aride  Libye: 

«  Là ,  jamais  d'aucune  eau  le  sillon  arrosé 

«  Ne  rafraîchit  mon  char  dans  sa  course  embrasé. 

Et  un  peu  après  : 

«  Aussitôt  devant  toi  s'offriront  sept  étoiles  : 

«  Dresse  par-là  ta  course ,  et  suis  le  droit  chemin.  » 

Phaéton,  à  ces  mots,  prend  les  rênes  en  main  : 

De  ses  chevaux  ailés  il  bat  les  flancs  agiles; 

Les  coursiers  du  Soleil  à  sa  voix  sont  dociles. 

Ils  vont  :  le  char  s'éloigne ,  et ,  plus  prompt  qu'un  éclair, 

Pénètre  en  un  moment  les  vastes  champs  de  l'air. 

Le  père  cependant,  plein  d'un  trouble  funeste, 

Le  voit  rouler  de  loin  sur  la  plaine  céleste, 

Lui  montre  encore  sa  route ,  et ,  du  plus  haut  des  cieux , 

Le  suit,  autant  qu'il  peut,  de  la  voix  et  des  yeux. 

«  Va  par-là,  lui  dit-il;  reviens,  détourne,  arrête,  etc. 


1.12  COURS    DE    LITTÉRATURE. 

«  Ne  diriez -vous  pas,  continue  Longin,  que 
«  l'ame  du  poëte  monte  sur  le  char  avec  Phaéton, 
«  qu'elle  partage  tous  ses  périls,  et  vole  dans  les 
«  airs  avec  les  chevaux  ?  » 

A  cette  peinture  si  vive ,  il  en  oppose  une  au- 
tre d'un  caractère  différent  :  c'est  celle  des  sept 
chefs  devant  Thèbes,  tirée  d'Eschyle,  et  très-bien 
rendue  par  Boileau  : 

Sur  un  bouclier  noir ,  sept  chefs  impitoyables 
Epouvantent  les  dieux  de  serments  effroyables  : 
Près  d'un  taureau  mourant  qu'ils  viennent  d'égorger, 
Tous,  la  main  dans  le  sang,  jurent  de  se  venger. 
Ils  en  jurent  la  Peur,  le  dieu  Mars,  et  Bellone. 

On  a  dit  avec  raison  qu'il  ne  fallait  pas  rimer 
fréquemment  par  des  épithètes,  d'abord  pour 
éviter  l'uniformité  ,  et  ensuite  parce  que  cette 
ressource  est  trop  facile.  Là-dessus,  ceux  qui  veu- 
lent toujours  enchérir  sur  la  raison  et  la  vérité 
ont  pris  le  parti  de  trouver  mauvais  tous  les  vers 
qui  finissent  par  des  épithètes  ;  erreur  d'autant 
plus  ridicule,  que  souvent  elles  peuvent  faire  un 
très  -  bel  effet  quand  elles  sont  harmonieuses  , 
énergiques ,  et  adaptées  aux  circonstances.  Ici 
elles  sont  très-bien  placées;  mais  ce  qu'il  y  a  de 
plus  beau  dans  ces  vers,  c'est  cet  hémistiche  pit- 
toresque, tous  y  la  main  dans  le  sang.  Le  traduc- 
teur l'emporte  sur  l'original,  qui  a  mis  un  vers 
entier  pour  ce  tableau,  que  la  suspension  de  l'hé- 
mistiche rend   plus   frappant  en  français,  parce 


COURS    DE    LITTÉRATURE.  Il3 

qu'elle  force  de  s'y  arrêter  :  c'est  un  des  secrets 
de  notre  versification. 

J'observerai  encore  que  les  deux  morceaux 
qu'on  vient  d'entendre  ,  l'un  d'Euripide ,  l'autre 
d'Eschyle  ,  n'ont  rien  qui  soit  proprement  su- 
blime ;  mais  que  l'un  est  remarquable  par  la  vi- 
vacité ,  et  l'autre  par  la  force  des  images  ;  et  tous 
deux,  par  conséquent,  appartiennent  à  ce  style 
élevé  qui  est  l'objet  dont  il  s'agit. 

A  l'article  des  figures  oratoires,  il  cite  deux 
endroits  fameux  de  Démosthènes  :  je  remets  à 
en  parler  quand  nous  lirons  cet  orateur.  Mais,  à 
propos  des  figures  ,  il  donne  un  précepte  bien 
sage,  et  qui  peut  servir  à  les  bien  employer  et 
à  les  bien  juger.  «  Il  est  naturel  aux  hommes , 
«  dit-il,  de  se  défier  de  toute  espèce  d'artifice, 
«  et  comme  les  figures  en  sont  un,  la  meilleure 
«  de  toutes  est  celle  qui  est  si  bien  cachée ,  qu'on 
«  ne  l'aperçoit  pas.  Il  faut  donc  que  la  force  de 
«  la  pensée  ou  du  sentiment  soit  telle  qu'elle 
«  couvre  la  figure,  et  ne  permette  pas  d'y  son- 


ce  ger.  » 


Cela  est  d'un  grand  sens;  et  ce  qui  a  tant  dé- 
crié ces  sortes  d'ornements  qu'on  appelle  figures 
de  rhétorique,  ce  n'est  pas  qu'ils  ne  soient  fort 
bons  en  eux-mêmes ,  c'est  le  malheureux  abus 
qu'on  en  a  fait.  Il  fallait  se  souvenir  que  les  figu- 
res doivent  toujours  être  en  proportion  avec  les 
sentiments  ou  les  idées ,  sans  quoi  elles  ne  peu- 
vent ressembler  à  la  nature,  puisqu'il  n'est  nul- 

Cours  de  Littérature.  I.  ® 


1  J  4  COURS    DE    LITTÉRATURE. 

lement  naturel  qu'un  homme  qui  n'est  pas  vive- 
ment animé  se  serve  de  figures  vives  dont  il  n'a 
nul  besoin.  Il  est  reconnu  que  c'est  la  passion, 
la  sensibilité,  qui  a  inventé  toutes  les  figures  du 
discours  pour  s'exprimer  avec  plus  de  force.  Aussi, 
quand  cet  accord  existe ,  l'effet  en  est  sûr ,  parce 
qu'alors,  comme  dit  Longin,  la  figure  est  si  na- 
turelle ,  qu'on  ne  songe  pas  même  qu'il  y  en  a 
une.  Prenons  pour  exemple  cette  apostrophe 
d'Ajax  à  Jupiter,  dont  nous  parlions  tout-à-1'heure. 
Le  mouvement  est  si  vrai,  l'idée  est  si  grande, 
elle  naît  si  nécessairement  de  la  situation  et  du 
caractère ,  que  c'est  tout  ce  qu'on  voit ,  et  que 
personne  ne  s'avise  d'y  remarquer  une  figure  de 
rhétorique  que  l'on  appelle  apostrophe.  Mais 
supposons  que,  dans  une  situation  tranquille, 
on  s'adresse  à  Jupiter  sans  avoir  rien  à  lui  dire 
que  de  fort  commun ,  alors  tout  le  monde  verra 
le  rhéteur,  et  sera  tenté  de  lui  dire  :  A  quoi  bon 
cette  apostrophe  ?  Celle  d'Ajax  se  cache ,  suivant 
l'expression  de  Longin,  dans  le  sublime  de  la 
pensée.  Sophocle  peut  nous  en  offrir  une  autre , 
qui  est  le  sublime  du  sentiment.  Je  demande , 
tout  intérêt  de  traducteur  mis  à  part,  qu'il  me 
soit  permis  de  la  prendre  dans  sa  tragédie  de 
Philoctète.  Je  ne  connais  point  d'exemple  qui 
rende  l'idée  de  Longin  plus  sensible.  Il  se  trouve 
dans  la  scène  où  Philoctète,  instruit  enfin  qu'on 
veut  le  mener  au  siège  de  Troie,  conjure  Pyrrhus 
de  lui  rendre  ses  flèches  : 


COURS    DE    LITTÉRATURE.  Il5 

Rends,  mon  fils,  rends  ces  traits  que  je  t'ai  confiés. 

Tu  ne  peux  les  garder;  c'est  mon  bien  ,  c'est  ma  vie; 

Et  ma  crédulité  doit-elle  être  punie? 

Rougis  d'en  abuser....  Au  nom  de  tous  les  dieux.... 

Tu  ne  me  réponds  rien!  Tu  détournes  les  yeux!... 

Je  ne  puis  te  fléchir!...  O  rochers!  ô  rivages! 

Vous,  mes  seuls  compagnons ,  ô  vous  monstres  sauvages 

(  Car  je  n'ai  plus  que  vous  à  qui  ma  voix ,  hélas  ! 

Puisse  adresser  des  cris  que  l'on  n'écoute  pas  ) , 

Témoins  accoutumés  de  ma  plainte  inutile, 

Voyez  ce  que  m'a  fait  le  fils  du  grand  Achille. 

Voilà  de  toutes  les  figures  la  plus  hardie ,  l'a- 
postrophe aux  êtres  qui  n'entendent  pas.  Mais 
qui  pensera  jamais  à  voir  une  figure  dans  ce  mou- 
vement que  la  situation  de  Philoctète  rend  si 
naturel  ?  Qui  ne  sait  que  la  douleur  extrême 
se  prend  où  elle  peut  ?  Et  puisque  Pyrrhus  ne 
l'écoute  pas ,  à  qui  le  malheureux  s'adressera-t-il , 
si  ce  n'est  aux  rochers,  aux  rivages,  aux  bêtes 
farouches,  enfin  aux  seuls  êtres  qui  ont  coutume 
d'entendre  sa  plainte  ?  Mais  allez  parler  aux  ro- 
chers quand  vous  n'en  aurez  nul  besoin,  et  l'on 
dira  :  Voilà  un  écolier  à  qui  l'on  a  appris  que 
l'apostrophe  était  une  belle  figure  de  rhétorique. 
Qu'y  a-t-il  de  plus  commun  dans  le  discours  que 
l'interrogation?  C'est  pourtant  aussi  une  figure, 
lorsqu'on  parle  aux  hommes  rassemblés;  car  l'in- 
terrogation en  elle-même  suppose  le  dialogue. 
«  Mais  pourquoi ,  dit  très-finement  Longin ,  cette 
«  figure  est-elle  très-oratoire,  et  produit -elle  sou- 

8. 


1  1  (3  COURS    DE    LITTÉRATURE. 

«  vent  beaucoup  d'effet  ?  C'est  qu'il  est  naturel , 
«  lorsqu'on  est  interrogé ,  de  se  presser  de  répon- 
«  dre,  et  que  l'orateur,  faisant  la  demande  et  la 
«  réponse, fait  une  sorte  d'illusion  aux  auditeurs, 
«  à  qui  cette  réponse  qu'il  a  méditée  paraît  l'ou- 
«  vrage  du  moment.  » 

En  voilà  assez  sur  les  figures,  dont  je  n'ai  dû 
parler ,  ainsi  que  Longin ,  que  relativement  à  leur 
usage  dans  le  style  sublime.  Elles  peuvent  être 
d'ailleurs  la  matière  d'une  infinité  d'observations 
qui,  dans  la  suite,  trouveront  leur  place.  Ce  qu'il 
dit  du  choix  des  mots,  et  de  l'arrangement  et 
du  nombre,  n'est  guère  susceptible  d'être  analysé 
pour  nous,  si  ce  n'est  dans  le  précepte  général 
et  commun  aux  écrivains  de  toutes  les  langues, 
de  ne  jamais  blesser  l'oreille  ,  et  d'éviter  éga- 
lement les  expressions  recherchées  et  les  termes 
bas. 

Ne  présentez  jamais  de  basses  circonstances , 

a  dit  Boileau;  et  Longin  reproche  à  Hésiode  d'a- 
voir dit ,  en  parlant  de  la  déesse  des  ténèbres  : 

Une  puante  humeur  lui  coulait  des  narines. 

Cela  fait  voir  qu'il  y  a  des  choses  également 
basses  dans  toutes  les  langues,  quoique  l'usage 
apprenne  qu'il  y  a  beaucoup  de  mots  ignobles 
dans  un  idiome,  qui  ne  le  sont  pas  dans  un 
autre. 

L'auteur  du  Traité  reproche  aussi  à  Platon  trop 


COURS    DE    LITTÉRATURE.  II7 

de  luxe  dans  son  style,  et  l'affectation  des  orne- 
ments; il  cite  cet  endroit  où  le  philosophe  dit, 
en  parlant  du  vin ,  «  qu'il  est  bouillant  et  furieux, 
«  mais  qu'il  entre  en  société  avec  une  divinité 
«  sobre  qui  le  châtie,  et  le  rend  doux  et  bon  à 
«  boire.  »  Appeler  l'eau  une  divinité  sobre ,  est 
aussi  ridicule  en  français  qu'en  grec,  et  la  cri- 
tique de  Longin  est  plausible  pour  tout  le 
monde  (i).  Admirateur  éclairé  des  grands  écri- 
vains ,  il  ne  s'aveugle  point  sur  leurs  défauts.  On 
a  vu  ce  qu'il  pensait  de  V Odyssée,  et  ce  qu'il 
trouve  de  répréhensible  dans  Platon ,  dont  il 
honore  d'ailleurs  et  exalte  le  beau  génie.  Il  est 
encore  plus   épris   de   Démosthènes,  qu'il  élève 


(1)  En  lisant  la  phrase  entière ,  et  sur-tout  en  la  traduisant 
mieux,  on  trouve  l'expression  vriçovroç  sTÉpou  ôsoù,  aussi  na- 
turelle qu'élégante  (Voyez  de  Legibus,  lib.  VI,  p.  869,  de 
l'édition  de  Francfort).  Longin  s'est  quelquefois  trompé. 
Blâmerez-vous  dans  Tibulle  : 

Ipse  bibebam 
Sobria  suppositâ  pocula  victor  aquâ. 

(1,7,  *7.) 
Ou  bien  encore  : 

Mixtaque  securo  sobria  lympha  mero. 

(II,  1,46.) 

Longin,  chap.  3,  critique  une  autre  expression  de  Platon 
[de  Legibus,  lib.  V,  p.  848),  xu7rapiTTivaç  p.vxp.aç.  Mais  ce  mot 
signifie  simplement  memorias ,  mémoires,  monuments  his- 
toriques. Latin,  memoriœ ,  arum,  dans  Aulugelle,  IV,  6; 
X,  12,  etc.  (J.  V.  L.  Note,  1821.) 


Cl8  COURS    DE    LITTÉRATURE. 

au-dessus  de  tous  les  orateurs,  et  cependant  il  ne 
dissimule  aucun  de  ses  défauts.  «  Démosthènes 
«  ne  réussit  point  dans  les  mouvements  modérés: 
«  il  a  de  la  dureté  ;  il  manque  de  flexibilité  et 
«  d'éclat;  il  ne  sait  pas  manier  la  plaisanterie.  Hy- 
«  péride  au  contraire  (autre  orateur  grec  très- 
«  célèbre,  contemporain  et  rival  de  Démosthènes), 
«  Hypéride  a  toutes  les  qualités  qui  manquent  à 
«  Démosthènes;  mais  il  ne  s'élève  jamais  jusqu'au 
«  sublime.  C'est  pour  le  sublime  que  Démos- 
«  thènes  est  né.  La  nature  et  l'étude  lui  ont  donné 
«  tout  ce  qui  peut  y  conduire.  Il  réunit  tout  ce 
«  qui  fait  le  grand  orateur,  le  ton  de  majesté,  la 
«  véhémence  des  mouvements ,  la  richesse  des 
«  moyens,  l'adresse,  la  rapidité,  la  force  dans  le 
«  plus  haut  degré.  » 

Ailleurs ,  il  le  compare  à  Cicéron.  «  Il  est  grand 
«  dans  son  abondance,  comme  Démosthènes  dans 
«  sa  précision.  Je  comparerais  celui-ci  à  la  foudre 
«  qui  écrase ,  à  la  tempête  qui  ravage  ;  l'autre , 
«  à  un  vaste  incendie  qui  consume  tout,  et  prend 
«  sans  cesse  de  nouvelles  forces.  » 

Un  des  chapitres  de  Longin  est  employé  à  trai- 
ter cette  question ,  qui  a  été  quelquefois  renou- 
velée depuis  lui,  et  qui,  à  proprement  parler, 
ne  peut  pas  être  une  question  :  «  Si  le  médiocre 
qui  n'a  point  de  défauts  est  préférable  au  sublime 
qui  en  a.  »  On  peut  répondre  d'abord  qu'il  y  a  une 
sorte  de  contradiction  dans  les  termes  ;  car  c'est 
un  défaut  très-réel  que  de  n'avoir  point  de  gran- 


COURS    DE    LITTERATURE.  I  19 

des  beautés  dans  un  sujet  qui  en  est  susceptible. 
Ensuite,  avant  d'aller  plus  loin,  je  citerai  cet  ar- 
ticle de  Longin  comme  une  dernière  preuve 
très-péremptoire  qu'il  ne  veut  point  parler  des 
traits  sublimes  dont  l'idée  ne  suppose  aucun  dé- 
faut, mais  des  ouvrages  dont  le  sujet  et  le  ton 
appartiennent  au  genre  sublime.  Cela  me  parait 
suffisamment  prouvé,  et  je  n'y  reviendrai  plus. 
Il  oppose  donc  les  ouvrages  qui  sont  à  peu  près 
irréprochables  dans  leur  médiocrité,  à  ceux  qui 
ont  des  fautes  et  des  inégalités  dans  leur  éléva- 
tion habituelle,  et  l'on  sent  qu'il  ne  peut  pas  ba- 
lancer. «  Il  faut  bien  pardonner,  dit-il,  à  ceux 
«  qui  sont  montés  très-haut  de  tomber  quelque- 
«  fois,  et  à  ceux  qui  ont  une  richesse  immense 
«  d'en  négliger  quelques  parties.  Celui  qui  ne 
«  commet  point  de  fautes  ne  sera  point  repris  ; 
«  mais  celui  qui  produit  de  grandes  beautés  sera 
«  admiré.  Il  n'est  pas  étonnant  que  celui  qui  ne 
«  s'élève  pas  ne  tombe  jamais,  mais  nous  sommes 
«  naturellement  portés  à  admirer  ce  qui  est  grand, 
«  et  un  seul  des  beaux  endroits  de  nos  écrivains 
«  supérieurs  suffit  pour  racheter  toutes  leurs 
«  fautes.  » 

Ce  peu  de  mots  suffit  aussi  pour  résoudre  la 
question  proposée.  Mais  il  y  a  des  esprits  faux 
qui,  en  outrant  un  principe  vrai,  en  font  un  prin- 
cipe d'erreur;  et  il  ne  manque  pas  de  gens  qui 
ont  voulu  nous  faire  croire  qu'un  seul  endroit 
heureux  pouvait  excuser  toutes  les  fautes   d'un 


120  COURS    DE    LITTÉRATURE. 

mauvais  ouvrage.  Il  semble  que  Longin  les  ait 
devinés,  et  se  soit  cru  obligé  de  leur  répondre 
d'avance;  car  il  ajoute  tout  de  suite  :  «  Rassem- 
«  blez  toutes  les  fautes  d'Homère  et  de  Démos- 
«  thènes,  et  vous  verrez  qu'elles  ne  font  qu'une 
«  très-petite  partie  de  leurs  ouvrages.  »  C'est  dire 
assez  clairement  qu'il  n'excuse  les  fautes  que  là 
où  les  beautés  prédominent.  C'est  ce  qu'Horace 
avait  déjà  dit,  et  ce  qui  n'a  pu  recevoir  une  in- 
terprétation si  fausse  que  de  ceux  qui  avaient 
intérêt  à  la  faire  passer. 

Un  autre  chapitre  de  Longin  est  consacré  à 
développer  le  pouvoir  de  cette  harmonie  qui  naît 
de  l'arrangement  des  mots,  et  qui  devait  faire 
une  partie  si  essentielle  de  la  poésie  et  de  l'élo- 
quence, chez  un  peuple  que  l'habitude  d'un 
idiome,  pour  ainsi  dire,  musical,  rendait,  en 
ce  genre,  si  délicate  et  si  sensible.  Le  jugement 
de  V oreille  est  le  plus  superbe  de  tous ,  avait  déjà 
dit  Quintilien.  Mais  ,  quoique  notre  langue  ne 
soit  pas  composée  d'éléments  aussi  harmonieux 
que  celle  des  Grecs  ni  même  des  Latins,  l'har- 
monie artificielle  qui  résulte  de  l'arrangement 
des  mots  n'en  est  pas  moins  sensible  pour  nous  ; 
et  même  ce  qui  manque  à  la  langue  ne  fait  que 
rendre  ce  travail  pins  nécessaire  et  en  augmenter 
le  mérite.  Et  qui  n'a  pas  éprouvé  qu'un  son  désa- 
gréable, une  construction  dure,  peut  gâter  ce 
qu'il  y  a  de  plus  beau?  Notre  auteur  avait  donc 
bien  raison  de  traiter  cette   partie   comme   une 


COURS    DE    LITTÉRATURE.  121 

des  plus  essentielles  au  sublime ,  et  Ton  sait  jus- 
qu'où les  anciens  poussaient  à  cet  égard  la  déli- 
catesse. «  L'harmonie  du  discours,  dit -il,  ne 
«  frappe  pas  seulement  l'oreille ,  mais  l'esprit  ; 
«  elle  y  réveille  une  foule  d'idées ,  de  sentiments, 
«  d'images,  et  parle  de  près  à  notre  ame  par  le 

«  rapport  des  sons  avec  les  pensées C'est  l'as- 

«  semblage  et  la  proportion  des  membres  qui 
«  fait  la  beauté  du  corps  :  séparez -les,  et  cette 
«  beauté  n'existe  plus.  Il  en  est  de  même  des 
«  parties  de  la  phrase  harmonique  :  détruisez-en 
«  l'arrangement,  rompez  ces  liens,  qui  les  unis- 
«  sent,  et  tout  l'effet  est  détruit.  »  Cette  compa- 
re raison  est  parfaitement  juste. 

Longin  recommande  également  de  ne  pas  trop 
allonger  ses  phrases  et  de  ne  point  trop  les  res- 
serrer. Ce  dernier  défaut  sur-tout  est  directement 
contraire  au  style  sublime,  non  pas  au  sublime 
d'un  mot,  mais  au  caractère  de  majesté  qui  con- 
vient aux  grands  sujets.  Homère  est  nombreux, 
périodique;  il  procède  volontiers  par  une  suite 
de  liaisons  et  de  mouvements.  Le  traduire  en 
style  coupé,  comme  on  l'a  fait  de  nos  jours, 
parce  que  cela  était  plus  aisé  que  de  faire  sentir 
dans  la  version  quelque  chose  de  l'harmonie  de 
l'original ,  c'est  lui  ôter  un  de  ses  principaux 
caractères.  Cependant,  ce  principe  sur  l'espèce 
d'harmonie  nécessaire  au  style  sublime  souffre 
quelques  exceptions  ;  mais    il    est  généralement 


122  COURS    DE    LITTERATURE. 

bon.  Cicéron,  Démosthènes ,  Bossuet,  en  prou- 
vent la  vérité. 

Dès  le  commencement  de  son  Traité,  Longin 
parle  des  vices  de  style  les  plus  opposés  au  su- 
blime ,  et  j'ai  cru ,  dans  cette  analyse  ,  devoir 
suivre  une  marche  toute  contraire ,  parce  qu'il  me 
semble  qu'en  tout  genre  il  faut  d'abord  établir 
ce  qu'on  doit  faire,  avant  de  dire  ce  qu'il  faut 
éviter.  Il  en  marque  trois  principaux  :  l'enflure , 
les  ornements  recherchés  qu'il  appelle  le  style 
froid  et  puéril,  et  la  fausse  chaleur.  Ce  sont  pré- 
cisément les  trois  vices  dominants  de  ce  siècle.  Et 
combien  d'écrivains  qui  ont  la  prétention  d'être 
grands ,  d'être  chauds ,  se  trouveraient  froids  et 
petits  au  tribunal  de  Longin,  c'est-à-dire  à  celui 
du  bon  sens  ,  qui  n'a  pas  changé  depuis  lui  ! 
«  L'enflure ,  dit  -  il ,  est  ce  qu'il  y  a  de  plus  diffi- 
«  cile  à  éviter  :  on  y  tombe  sans  s'en  apercevoir, 
«  en  cherchant  le  sublime  et  en  voulant  éviter  la 
«  faiblesse  et  la  sécheresse.  On  se  fonde  sur  cet 
«  apophthegme  dangereux  , 

«  Dans  un  noble  projet  on  tombe  noblement; 

«  mais  on  s'abuse.  L'enflure  n'est  pas  moins  vi- 
ce cieuse  dans  le  discours  que  dans  le  corps  ;  elle 
«  a  de  l'apparence ,  mais  elle  est  creuse  en  dedans, 
«  et,  comme  on  dit,  il  n'y  a  rien  de  si  sec  qu'un 
«  hydropique.  »  Cette  comparaison  est  empruntée 
de  Quintilien.  «  Le  style  froid  et  puéril  est  l'a- 


COURS    DE    LITTÉRATURE.  123 

«  bus  des  figures  qu'on  apprend  dans  les  écoles  : 
«  c'est  le  défaut  de  ceux  qui  veulent  toujours 
«  dire  quelque  chose  d'extraordinaire  et  de  bril- 
«  lant ,  qui  veulent  sur-tout  être  agréables ,  grâ- 
ce cieux,  et  qui,  à  force  de  s'éloigner  du  naturel, 
«  tombent  daus  une  ridicule  affectation.  La  fausse 
«  chaleur,  qu'un  rhéteur,  nommé  Théodore,  ap- 
«  pelait  fort  bien  la  fureur  hors  de  saison,  con- 
«  siste  à  s'emporter  hors  de  propos,  à  s'échauffer 
ce  par  projet,  quand  il  faudrait  être  tranquille.  De 
«  tels  écrivains  ressemblent  à  des  gens  ivres;  ils 
«  cherchent  à  exprimer  des  passions  qu'ils  n'é- 
«  prouvent  point;  et  il  n'y  a  rien  de  plus  froid, 
«  de  plus  ridicule  que  d'être  ému  tout  seul  quand 
«  on  n'émeut  personne.  » 

Cet  excellent  critique  finit  son  ouvrage  par 
déplorer  la  perte  de  la  grande  éloquence ,  de  celle 
qui  fleurissait  dans  les  beaux  jours  d'Athènes  et 
de  Rome.  Il  attribue  cette  perte  à  celle  de  la  li- 
berté. «  Il  est  impossible,  dit -il  ,  qu'un  esclave 
«soit  un  orateur  sublime.  Nous  ne  sommes  plus 
«  guère  que  de  magnifiques  flatteurs.  »  Quand 
nous  en  serons  à  la  décadence  des  lettres  chez 
les  Grecs  et  les  Romains ,  nous  verrons  que  Lon- 
gin  avait  raison ,  et  que  la  même  corruption  des 
mœurs,  qui  avait  entraîné  la  chute  de  l'ancien 
gouvernement,  devait  aussi  entraîner  celle  des 
beaux-arts. 


CHAPITRE    III. 

De  la  langue  française ,  comparée  aux  langues 
anciennes. 

Uu  sublime  à  la  grammaire  il  y  a  beaucoup  à 
descendre;  mais,  pour  les  bons  esprits,  tout  ce 
qui  est  utile  à  l'instruction  est  toujours  assez  in- 
téressant. Dans  le  plan  que  je  me  suis  proposé 
de  suivre ,  une  partie  considérable  de  ce  Cours 
étant  destinée  à  faire  connaître,  à  faire  sentir  les 
Anciens ,  autant  qu'il  est  possible ,  même  à  ceux 
qui  ne  peuvent  pas  les  lire  dans  l'original  ,  il 
m'importe  d'avertir  des  difficultés  inévitables  que 
je  dois  rencontrer,  et  des  bornes  étroites  et  gê- 
nantes que  m'impose  la  nécessité  de  ne  jamais 
montrer  ces  auteurs  dans  leur  propre  langue  , 
par  égard  pour  les  personnes  qui  ne  la  connais- 
sent point  ;  et  puisqu'ils  ne  peuvent  parler  ici 
que  la  nôtre  ,  il  est  également  juste  et  nécessaire 
d'établir  d'abord  ce  que  doit  leur  faire  perdre  la 
différence  du  langage,  même  en  supposant  ce 
qu'il  y  a  de  plus  rare,  c'est-à-dire,  la  traduction 
aussi  bonne  qu'elle  peut  l'être.  La  grande  répu- 
tation de  ces  écrivains  est  ici  un  danger  pour  eux 
et  un  écueil  pour  moi  ;  car,  bien  que  leur  mé- 
rite soit  de  nature  à  être  encore  aperçu  dans  une 
autre  langue  que  la  leur,  il  est  difficile  qu'ils  n'en 
perdent  pas  quelque  chose,  sur- tout  en  poésie  : 


CO  LUI  S    Dt    LITTERATURE.  1^5 

et  si,  d'après  cette  disproportion,  on  les  jugeait 
au-dessous  de  l'idée  qu'on  en  avait,  on  s'expose- 
rait à  être  injuste  envers  eux,  et  c'est  cette  in- 
justice que  je  me  crois  obligé  de  prévenir.  C'est 
donc  une  occasion  toute  naturelle  de  mettre  en 
avant  quelques  notions ,  quelques  principes  sur 
les  différences  les  plus  essentielles  qui  se  trou- 
vent entre  les  idiomes  anciens  et  le  nôtre,  de 
discuter  ce  qui  a  été  dit  sur  ce  sujet,  et  d'établir 
des  vérités  qu'on  a  souvent  obscurcies  comme  à 
dessein,  faute  de  lumières  ou  de  bonne  foi.  Ce 
détail  sera  quelquefois  purement  grammatical  : 
il  faut  bien  s'y  résoudre,  et  d'autant  plus  que  la 
grammaire  doit  entrer  aussi  dans  ce  plan  d'in- 
struction. D'ailleurs,  elle  a  cela  de  commun  avec 
la  géométrie ,  qu'elle  rachète  la  sécheresse  du  su- 
jet par  la  netteté  des  conceptions. 

Il  n'est  pas  inutile  d'observer  que ,  dans  l'anti- 
quité ,  le  mot  grammatice  >  qui  avait  passé  des 
Grecs  aux  Latins,  et  dont  nous  avons  fait  celui 
de  grammaire  ,  avait  une  acception  beaucoup 
plus  étendue  que  parmi  nous.  On  mettait  les 
jeunes  gens  entre  les  mains  du  grammairien 
avant  de  les  confier  au  rhéteur  et  au  philosophe  ; 
et  Quintilien  ,  qui  nous  a  tracé  un  plan  très- 
complet  de  l'ancienne  éducation,  nous  apprend 
que  les  connaissances  et  les  devoirs  des  gram- 
mairiens s'étendaient  à  des  objets  qui  paraissent 
aujourd'hui  ne  pas  appartenir  à  leur  profession. 
Non-seulement  un  grammairien  devait  apprendre 


[26  COURS    DE    LITTÉRATURE. 

à  ses  élèves  à  écrire  et  à  parler  correctement ,  et 
à  connaître  les  règles  de  la  versification,  ce  qui 
est  à  peu  près  la  seule  chose  qui  soit  aujourd'hui 
du  ressort  de  la  grammaire  ;  mais  il  devait  être 
encore   ce   qu'on  appelle  proprement  parmi  les 
gens  de  lettres  un  critique ,  ce   qui  ne  signifiait 
pas,  comme  de  nos  jours,  un  homme  qui,  dans 
une  feuille  ou  dans  une  affiche,  s'établit  juge  de 
tous  les  ouvrages  nouveaux ,  sans  être  obligé  de 
savoir  un  mot  de  ce  qu'il  dit ,  ni  même  de  savoir 
sa  langue.  Un  critique,  un  grammairien,  un  phi- 
lologue (  ces  trois  mots  sont  à   peu  près  syno- 
nymes), était    un  homme  particulièrement  oc- 
cupé de  l'étude  des  langues  et  de  la  lecture  des 
poètes,   de  la   connaissance   exacte    des   manu- 
scrits, qui,  avant  l'imprimerie,  étaient  les  seuls 
livres;  il  devait  en  offrir  aux  jeunes  gens  le  texte 
épuré ,  les  initier  dans  tous  les  secrets  de  la  ver- 
sification  et  de   l'harmonie.  Et  comme  alors  la 
poésie  lyrique  était  toujours  accompagnée   d'in- 
struments, et  la  poésie  dramatique  toujours  mêlée 
au  chant,   il  ne    pouvait  enseigner  le  rhythme, 
si  essentiel  à  la  poésie,  sans  savoir  ce  qu'on  sa- 
vait alors  de  musique.  Il  devait  apprendre  à  ses 
disciples  à  réciter  des  vers  sans  jamais  blesser  ni 
la  quantité  ni  le  nombre.  11  eût  été  honteux  à 
tout  homme  bien  élevé  de  prononcer  d'une  ma- 
nière vicieuse  un  vers  grec  ou  latin  :  c'eût  été 
une  preuve  d'une  mauvaise  éducation.  Et  comme 
cette  étude  est  infiniment  plus  aisée  pour  nous. 


COURS    DE    LITTÉRATURE.  ll^j 

chez  qui  les  règles  de  la  versification  sont  très- 
bornées  et  très  -  faciles ,  rien  n'est  plus  propre  à 
nous  faire  sentir  combien  il  est  indécent  que  des 
personnes  bien  nées  estropient  des  vers  dans  leur 
propre  langue  ,  en  ignorent  la  mesure  et  la  ca- 
dence ,  et  que  ceux  qui ,  par  état ,  doivent  les 
réciter  en  public ,  mutilent  si  souvent  et  si  gros- 
sièrement ce  qu'ils  répètent  tous  les  jours. 

Telle  est  l'idée  que  nous  donne  Quintilien  des 
grammairiens  de  Rome  et  d'Athènes ,  et  qui  nous 
rappelle  l'importance  qu'avait  nécessairement  dans 
les  anciennes  républiques  tout  ce  qui  tenait  à 
l'art  de  bien  parler.  Cette  délicatesse  d'oreille  avait 
contribué  à  perfectionner  l'harmonie  de  leur  lan- 
gue ,  et  l'habitude  entretenait  à  son  tour  cette 
délicatesse.  Mais ,  au  moment  d'exposer  si  som- 
mairement une  partie  des  avantages  du  grec  et 
du  latin  (  car  cet  examen  approfondi  serait  une 
dissertation  qui  ne  pourrait  s'adresser  qu'aux  sa- 
vants), je  crois  entendre  déjà  les  reproches  in- 
considérés de  ceux  qui,  saisissant  mal  l'état  de 
la  question  ,  s'imaginent  qu'on  veut  déprécier  et 
calomnier  la  langue  française.  Il  serait  assuré- 
ment bien  maladroit  et  bien  ridicule  de  vouloir 
rabaisser  une  langue  dans  laquelle  on  a  toute  sa 
vie  pensé ,  parlé  et  écrit  :  c'est  ce  qu'on  ne  peut 
supposer  que  de  pédants  qui  n'auraient  jamais 
fait  autre  chose  que  commenter  les  Grecs  et 
les  Latins.  La  méthode  facile  de  mettre  les  in- 
jures à  la  place  des  raisons  a  fait  dire  aussi  aux 


128  COURS    DE    LITTÉRATURE. 

aveugles  apologistes  de  notre  langue   que  ceux 
qui  la  trouvaient  inférieure  aux  langues  anciennes 
étaient  des  ignorants  qui  n'avaient  pas  su  s'en 
servir;  et,  ce  qu'il  y  a  de  plus  étonnant,   c'est 
que  des  gens  d'esprit  et  de  mérite  ont  employé 
cette  invective  très-gratuite ,  persuadés  apparem- 
ment qu'en  exaltant  leur  langue  ils  donneraient 
une  plus  grande  idée  de  leurs  ouvrages.  Je  n'en 
citerai  qu'un,  que,  selon  ma  coutume,  je  choi- 
sirai parmi  les  morts,  pour  avoir  moins  à  démê- 
ler avec  les  vivants  :  c'est  de  Belloy,  dans  ses 
Observations  sur  la  langue  et  la  poésie  françaises. 
Le  but  de  cet  ouvrage ,  que  l'auteur  n'eut  pas 
le  temps  d'achever,  est  de  faire   voir  que  non- 
seulement  notre  langue  n'est  pas  inférieure  aux 
langues  anciennes  et  étrangères ,  mais  qu'elle  a 
de  l'avantage  sur  toutes.  L'auteur,  qui  avait  voué 
sa  plume  à  l'adulation ,  a   cru  peut  -  être  flatter 
aussi  la  nation  sous  ce  rapport.   Mais  on  peut 
être  très -bon  Français  sans   regarder  sa  langue 
comme  la  première  du  monde.  Elle  a  sûrement 
sur  toutes  les  autres  de  l'Europe  l'avantage  d'être 
devenue  la  langue  universelle;  mais,  sans  vouloir 
examiner  ici  toutes  les  causes  de  cette  universa- 
lité ,  la  principale  est  incontestablement  la  grande 
quantité  d'excellents  ouvrages  qu'elle  a  produits 
dans  tous  les  genres,  et  sur-tout  la  supériorité 
de  notre  théâtre.    La  question   se  réduit  donc  , 
pour  le  moment ,  au  latin  et  au  grec  comparés 
au    français.    De   Belloy  commence   par    s'élever 


COURS    DE    LITTÉRATURE.  120, 

contre  des  Parisiens  qui  écrivent  mal,  contre  des 
criailleries  de  mauvais  auteurs,  qui  voudraient 
persuader  au  public  que  la  langue  de  Racine  et 
de  Bossuet  ne  vaut  pas  celle  de  Virgile  et  de  Dé- 
mosthènes.  Il  y  a  dans  ce  début  beaucoup  d'hu- 
meur et  de  mauvaise  foi.  Ces  Parisiens,  ces  mau- 
vais auteurs,  sont  Fénélon  dans  ses  Dialogues 
sur  l'Eloquence  ;  Racine  et  Despréaux ,  qui ,  après 
avoir  eu  le  projet  de  traduire  Y  Iliade,  y  ont  re- 
noncé, comme  tout  le  monde  sait,  parce  qu'ils 
désespéraient  de  trouver  dans  leur  langue  de  quoi 
lutter  contre  celle  d'Homère  ;  le  lyrique  Rous- 
seau ,  qui  ne  se  servait  pas  mal  de  la  sienne  ;  en- 
fin, Voltaire,  qui  n'était  pas  un  superstitieux  ido- 
lâtre des  anciens,  ni  un  homme  à  préjugés  pé- 
dantesques.  C'est  ce  dernier  qui  s'est  plaint  le 
plus  souvent  de  ce  qui  manquait  à  notre  langue 
et  à  notre  versification  :  on  pourrait  le  citer  là- 
dessus  en  cent  endroits  ;  je  me  borne  à  ces  vers 
de  son  É pitre  à  Horace  : 

Notre  langue,  un  peu  sèche  et  sans  inversions, 
Peut-elle  subjuguer  les  autres  nations  ? 

On  peut  répondre  Oui,  puisque  cela  est  déjà 
fait;  et  nous  avons  vu  pourquoi.  Mais,  dans  cet 
endroit  de  son  Épître ,  l'auteur  vient  de  dire  qu'il 
ne  se  flatte  pas  que  la  langue  dans  laquelle  il  a 
écrit  fasse  vivre  ses  ouvrages  aussi  long-temps 
que  celle  d'Horace  a  fait  vivre  les  siens.  Je  crois 
qu'il  a  tort  d'en  douter;  mais  ce  n'est  pas  là  la 

Cours  de  Littérature.  I.  () 


l3o  COURS    DE    LITTÉRATURE. 

question.  Il  ajoute  : 

Nous  avons  l'agrément ,  la  clarté ,  la  justesse  ; 
Mais  égalerons-nous  l'Italie  et  la  Grèce? 

On  sent  bien  qu'il  s'agit  de  l'Italie  antique. 

Est-ce  assez  en  effet  d'une  heureuse  clarté  ? 
Et  ne  péchons-nous  pas  par  l'uniformité  ? 

Nous  verrons  tout-à-1'heure  que  cela  n'est  que 
trop  vrai.  Mais  comment  se  refuser  à  une  obser- 
vation que   les  expressions   injurieuses  dont  se 
sert  de  Belloy  autorisent  assez,  et  rendent  en- 
core plus  frappante?  Je  suis  fort  loin  de  vouloir 
rien  ôter  à  un  homme  dont  les  succès  au  théâtre 
prouvent  un  talent  estimable  à  plusieurs  égards; 
mais  il  est  bien  reconnu  que  ce  n'est  pas  le  style 
qui  est  la  partie  la  plus  brillante  de  ses  ouvrages  : 
c'est  pourtant  l'auteur  du  Siège  de  Calais  qui  ne 
peut  souffrir  qu'on  trouve  rien  de  plus  beau  que 
sa  langue  ;  et  c'est  l'auteur  de  Mérope  et  de  la 
Henriade  qui  avoue  l'infériorité  de  la  sienne.  Que 
résulte- 1- il  de  ce  contraste  et  des  autorités  im- 
posantes que  j'ai  citées?  C'est  que,  pour  bien  ju- 
ger des  langues ,  il  faut  savoir  ce  qu'il  est  pos- 
sible d'en  faire ,  être  né  pour  écrire ,  et  sur  -  tout 
avoir  l'oreille  sensible.   De  Belloy  et  beaucoup 
d'autres  accumulent  citations  sur  citations  pour 
prouver  que  nos  bons  écrivains  ont  su  tirer  de 
leur  langue  des  beautés  que  l'on  peut  opposer  à 
celles  des  anciens.  Eh  !  qui  en  doute  ?  Qui  doute 


COURS    DE    LITTÉRATURE.  l3ï 

que  le  génie  ne  sache  se  servir  le  plus  heureuse- 
ment qu'il  est  possible  de  l'instrument  qu'on  lui 
confie  ?  La  question  est  de  savoir  s'il  n'y  en  a  pas 
de  plus  heureux.  Tous  nos  jugements  en  fait  de 
goût,  on  l'a  déjà  dit,  ne  sont  et  ne  peuvent  être 
que  des  comparaisons.  L'homme  du  meilleur  es- 
prit, qui  ne  sait  que  sa  langue,  et  qui  lit  nos 
bons  auteurs ,  ne  peut  rien  imaginer  de  mieux , 
parce  qu'ils  ont  tiré  de  la  leur  tout  ce  qu'on  en 
pouvait  tirer.  Ils  sont  donc  en  cela  pour  le  moins 
égaux  aux  anciens  :  je  dis  pour  le  moins;  car  plus 
ils  avaient  de  difficultés  à  vaincre,  et  plus  leur 
mérite  est  grand.  Mais,  à  l'égard  de  l'idiome  qu'ils 
avaient  à  manier  ,  ce  n'est  point  par  des  traits 
détachés  qu'on  en  peut  juger,  c'est  par  la  mar- 
che habituelle.  Il  faudrait,  entre  gens  instruits  et 
faits  pour  décider  la  question ,  prendre  cent  vers 
d'Homère  et  de  Virgile  ;  les  opposer  à  cent  vers 
de  Racine  et  de  Voltaire  ;  comparer ,  vers  par 
vers ,  ce  que  la  langue  a  donné  aux  uns  et  aux 
autres  ;  et ,  de  plus ,  statuer  quel  est  l'effet  total 
sur  les  oreilles  délicates  et  exercées.  Que  l'on 
fasse  cet  examen  ,  et  l'on  verra  que  de  Belloy, 
dans  son  système ,  est  aussi  loin  de  la  vérité  qu'il 
l'est  de  la  question.  Au  reste,  il  y  a  long- temps 
qu'elle  est  jugée,  et  il  ne  s'agit  aujourd'hui  que 
d'en  faire  soupçonner  du  moins  les  raisons  à 
ceux  même  qui  n'entendent  que  le  français. 

Dans  cet  examen   comparatif  des  langues  ,  il 
faut  de  toute  nécessité  revenir  aux  premiers  élé 

Q. 


l3^  COURS    DE    LITTÉRATURE. 

ments,  il  faut  parler  des  noms,  des  verbes,  des 
articles,  des  prépositions,  des  particules;  car  c'est 
de  tout  cela  que  se  composent  la  construction , 
l'expression  et  l'harmonie,  c'est-à-dire  les  trois 
choses  principales  qui  constituent  la  diction.  Ne 
rougissons  point  de  descendre  à  ce,  détail ,  qui 
ne  peut  paraître  petit  que  parce  qu'on  en  parle 
très-inutilement  aux  enfants  qui  ne  peuvent  pas 
l'entendre;  mais  quand  le  philosophe  pense  à 
tout  le  chemin  qu'il  a  fallu  faire  pour  parvenir 
à  un  langage  régulier  et  raisonnable  malgré  ses 
imperfections  ,  la  formation  des  langues  paraît 
une  des  merveilles  de  l'esprit  humain,  que  deux 
choses  seules  rendent  concevable ,  le  temps  et  la 
nécessité. 

Une  des  premières  qualités  d'une  langue  est  de 
présenter  à  l'esprit,  le  plus  tôt  et  le  plus  claire- 
ment qu'il  est  possible ,  les  rapports  que  les  mots 
ont  les  uns  avec  les  autres  dans  la  composition 
d'une  phrase.  Ainsi,  par  exemple,  les  rapports 
des  noms  entre  eux  ou  avec  les  verbes  sont  dé- 
terminés par  les  cas.  Le  rudiment  nous  dit  qu'il 
y  en  a  six  ;  mais  cela  est  bon  à  dire  à  des  enfants  : 
ces  cas  appartiennent  aux  Grecs  et  aux  Latins; 
quant  à  nous ,  nous  n'en  avons  pas.  Les  cas  sont 
distingués  par  différentes  terminaisons  du  même 
mot ,  qui  avertissent  dans  quel  rapport  il  est  avec 
ce  qui  précède  ou  ce  qui  suit.  Nous  disons  dans 
tous  les  cas,  homme,  Dieu,  livre,  et  nous  sommes 
obligés  de  les  différencier  par  un  article  ou  par 


COURS    DE    LITTÉRATURE.  1  33 

une  particule  :  l'homme,  de  l'homme,  à  l'homme, 
par  l'homme.  Les  femmes  savantes  de  Molière 
diraient  :  Voilà  qui  se  décline.  Point  du  tout  : 
voilà  ce  qu'on  fait  quand  on  ne  peut  pas  décliner; 
car  un  mot  qui  ne  change  point  de  terminaison 
est  ce  qu'on  appelle  indéclinable.  Décliner,  c'est 
dire  comme  les  Latins,  homo,  hominis ,  homini, 
hominem,  homine,  et  comme  les  Grecs,  avGpw7:oç, 
àvOpwTTou,  âvôpco7T(o,  avOpcditov ,  etc.  Pourquoi?  C'est 
que  le  mot,  dès  qu'il  est  prononcé,  m'avertit 
dans  quelle  relation  il  est  avec  les  autres.  On 
sera  peut-être  tenté  de  croire  que  ce  défaut  de 
déclinaisons,  auquel  nous  suppléons  par  des  ar- 
ticles et  des  particules,  n'est  pas  une  chose  bien 
importante  :  mais  c'est  qu'on  n'en  voit  pas  d'abord 
la  conséquence  ;  et  ce  premier  exemple  de  ce  qui 
nous  manque  va  faire  voir  combien  tout  se  tient 
dans  les  langues.  Cette  privation  de  cas  propre- 
ment dits  est  une  des  causes  capitales  qui  font  que 
l'inversion  n'est  point  naturelle  à  notre  langue ,  et 
qui  nous  privent  par  conséquent  d'un  des  plus 
précieux  avantages  des  langues  anciennes.  Pour- 
quoi sera-t-on  toujours  choqué  d'entendre  dire  : 
La  vie  conserver  je  voudrais?  C'est  que  ce  mot  la 
vie  ne  présente  à  l'esprit  aucun  rapport  quel- 
conque où  l'on  puisse  s'arrêter.  Vous  ne  savez, 
quand  vous  l'entendez ,  s'il  est  nominatif  ou  ré- 
gime, c'est-à-dire,  s'il  doit  amener  un  verbe  ou 
le  suivre.  Ce  n'est  que  lorsque  la  phrase  est  finie 
que  vous  comprenez  que  le  mot  la  vie  est  régi 


r.^4  COURS    DE    LITTÉRATURE. 

par  le  verbe  conserver.  Or,  il  y  a  dans  toutes  les 
tètes  une  logique  secrète  qui  fait  que  vous  désirez 
d'attacher  une  relation  quelconque  à  chaque  mot 
que  vous  entendez;  et,  pour  suivre  le  fil  naturel 
de  ces  relations,  il  faut  absolument  dire  dans 
notre  langue,  Je  voudrais  conserver  la  vie,  ce 
qui  n'offre  aucun  nuage  à  la  pensée.  Mais  si  je 
commence  ma  phrase  en  latin  par  le  mot  vitam, 
me  voilà  d'abord  averti ,  par  la  désinence  qui 
frappe  mon  oreille,  que  j'entends  un  accusatif, 
c'est-à-dire  un  régime  qui  me  promet  un  verbe. 
Je  sais  d'où  je  pars  et  où  je  vas;  et  ce  qui  est 
pour  un  Français  une  inversion  forcée  qui  le 
trouble,  est  pour  moi,  Latin,  un  ordre  naturel 
d'idées.  Mais,  dira-t-on  peut-être,  y  a-t-il  beau- 
coup d'avantages  à  pouvoir  dire,  La  vie  conserver 
je  voudrais ,  plutôt  que  Je  voudrais  conserver  la 
vie?  Non,  il  y  en  a  fort  peu  pour  cette  phrase  et 
pour  telle  autre  que  je  choisirais  dans  le  langage 
ordinaire.  Mais  demandez  aux  poètes ,  aux  histo- 
riens, aux  orateurs,  si  c'est  pour  eux  la  même 
chose  d'être  obligés  de  mettre  toujours  les  mots 
à  la  même  place,  ou  de  les  placer  où  l'on  veut, 
et  leur  réponse  développée  fera  voir  qu'à  ce  même 
principe,  qui  fait  que  l'une  des  deux  phrases  est 
impossible  pour  nous  et  naturelle  aux  anciens, 
tient,  d'un  côté,  une  multitude  d'inconvénients, 
et,  de  l'autre,  une  multitude  de  beautés.  J'y  re- 
viendrai quand  il  s'agira  de  l'inversion.  Nous  n'au- 
rions pas  cru  les  déclinaisons  si  importantes,  et 


COURS    DE    LITTÉRATURE.  l35 

il  me  semble  que  cela  jette  déjà  quelque  intérêt 
sur  les  reproches  que  nous  avons  à  faire  aux  par- 
ticules, aux  articles,  aux  pronoms,  long  et  em- 
barrassant cortège  sans  lequel  nous  ne  saurions 
faire  un  pas.  A,  de,  des,  du,  je,  moi,  il,  vous , 
nous,  elle,  le,  la,  les,  et  ce  que  éternel,  que 
malheureusement  on  ne  peut  appeler  que  retran- 
ché que  dans  les  grammaires  latines  :  voilà  ce  qui 
remplit  continuellement  nos  phrases.  Sans  doute 
accoutumés  à  notre  langue,  et  n'en  connaissant 
point  d'autres ,  nous  n'y  prenons  pas  garde. 
Mais  croit-on  qu'un  Grec  ou  un  Latin  ne  fût  pas 
étrangement  fatigué  de  nous  voir  traîner  sans 
cesse  cet  attirail  de  monosyllabes,  dont  aucun 
n'était  nécessaire  aux  anciens,  et  dont  ils  ne  se 
servaient  qu'à  leur  choix?  Voilà,  entre  autres 
choses,  ce  qui  rend  pour  nous  leur  poésie  si  dif- 
ficile à  traduire.  Notre  vers,  ainsi  que  le  leur, 
n'a  que  six  pieds;  et  il  n'y  a  presque  point  de 
phrase  qui,  en  passant  de  leur  langue  dans  la 
nôtre,  ne  demande,  pour  être  exactement  rendue, 
un  bien  plus  grand  nombre  de  mots,  parce  que 
les  procédés  de  leur  construction  sont  très-sim- 
ples, et  que  ceux  de  la  nôtre  sont  très-composés. 
Prenons  pour  exemple  le  premier  vers  de  V Enéide; 
car  il  faut  rendre  cette  démonstration  sensible 
pour  tout  le  monde,  et  je  demande  la  permission 
de  citer  un  vers  latin,  sans  conséquence  : 

Arma  virumque  cano ,  Trojœ  qui prirrius  ab  oris... 


l36  COURS    DE    LITTÉRATURE. 

Adoptons  pour  un  moment  la  méthode  de 
Dumarsais,  la  version  interlinéaire  qui  place  un 
mot  français  sous  un  mot  latin.  Il  y  en  a  neuf 
dans  le  vers  de  Virgile,  qui  sont  ceux-ci: 

Combats  et  héros  chante,  Troie  qui  premier  des  bords. 

C'est  pour  nous  un  galimatias.  Ces  mêmes  mots 
en  latin  sont  clairs  comme  le  jour,  parce  que  le 
sens  de  tous  est  distinctement  marqué  par  ces  fi- 
nales dont  j'ai  parlé;  en  sorte  que  l'élève  de  Du- 
marsais procéderait  ainsi  :  Les  latins  n'ont  point 
d'articles  :  arma  est  nécessairement  un  nominatif 
ou  un  accusatif;  c'est  le  dernier  ici,  puisque  voilà 
le  verbe  qui  le  régit.  Virum  est  aussi  un  accusa- 
tif. Ainsi  mettons,  les  combats  et  le  héros.  Cano 
est  la  première  personne  du  présent  de  l'indicatif, 
car  la  terminaison  seule  renferme  tout  cela  :  je 
chante.  Et  voilà  le  premier  membre  de  la  phrase 
dans  le  français  ,  qui  n'a  point  d'inversions  :  je 
chante  les  combats  et  le  héros.  —  H  y  a  déjà  sept 
mots,  tous  indispensables,  pour  en  rendre  qua- 
tre; et  en  achevant  le  vers  de  la  même  manière, 
il  trouvera  qui  le  premier  des  bords  de  Troie , 
sept  autres  mots  pour  en  rendre  cinq  :  en  sorte 
qu'en  voilà  quatorze  contre  neuf,  sans  qu'il  y  ait 
une  syllabe  qui  ne  soit  nécessaire,  et  sans  qu'on 
ait  ajouté  la  moindre  idée.  Et  comment  le  latin 
a-t-il  mis  dans  un  seul  vers  ce  qui  nous  paraît  si 
long  par  rapport  aux  nôtres,  Je  chante  les  com- 
bats et  le  héros  qui,  le  premier,  des  bords  de  Troie? 


COURS    DE    LITTÉRATURE.  ]  ?>*] 

Pourquoi  cette  disproportion  entre  deux  phrases, 
dont  l'une  dit  exactement  la  même  chose  que 
l'autre?  Voici  l'excédant  en  français,  et  ce  sont 
ces  articles  et  ces  particules  dont  je  parlais,  ye, 
les,  le,  de,  le,  dont  le  latin  n'a  que  faire.  En 
prose  du  moins ,  on  a  toute  la  liberté  de  s'éten- 
dre; mais  dans  les  vers,  où  le  terrain  est  mesuré, 
quels  efforts  ne  faut-il  pas  pour  balancer*  cette 
inégalité!  et  comment  y  parvient-on,  si  ce  n'est 
le  plus  souvent  par  quelques  sacrifices?  Aussi 
Boileau,  qui,  dans  l'Art  poétique,  a  traduit  le  com- 
mencement de  l'Enéide,  a  mis  trois  vers  pour 
deux  : 

Je  chante  les  combats  et  cet  homme  pieux 
Qui,  des  bords  d'Ilion,  conduit  dans  l'Ausonie, 
Le  premier  aborda  les  champs  de  Lavinie. 

Encore  a-t-il  omis  une  circonstance  fort  essen- 
tielle ,  les  deux  mots  latins  fato  profugus  (  fugitif 
par  l'ordre  des  destins),  mots  nécessaires  dans  le 
dessein  du  poète. 

Je  puis  citer  un  exemple  plus  voisin  de  nous, 
et  plus  propre  que  tout  autre  à  faire  voir,  non 
pas  seulement  la  difficulté ,  mais  même  quelque- 
fois l'impossibilité  de  rendre  un  vers  par  un  vers, 
lorsque  cette  précision  est  le  plus  nécessaire, 
comme  dans  une  inscription.  On  connaît  celle 
qu'avait  faite  Turgot  pour  le  portrait  de  Franklin  : 
c'était  un  vers  latin  fort  beau,  qui,  rappelant  à 
la  fois   la  révolution   préparée   par  Franklin  en 


1 38  COURS    DE    LITTÉRATURE. 

Amérique ,  et  ses  découvertes  sur  l'électricité , 
disait  : 

Êripuit  cœlo  fulmen ,  sceptrumque  tyrannis. 

Il  ravit  la  foudre  aux  deux ,  et  le  sceptre  aux 
tyrans.  Otez  le  pronom  il,  et  vous  avez  un  fort 
beau  vers  français  pour  rendre  le  vers  latin;  mais 
malheureusement  ce  pronom  est  indispensable, 
et  la  difficulté  est  invincible. 

Cela  nous  conduit  aux  conjugaisons,  qui  se 
passent  du  pronom  personnel  en  latin  et  en  grec , 
et  qui  chez  nous  ne  marchent  pas  sans  lui  :  je 
tu,  il,  nous ,  vous,  ils.  Nous  ne  pouvons  pas  con- 
juguer autrement.  Mais  ce  n'est  pas  tout,  et  c'est 
ici  une  de  nos  plus  grandes  misères  :  nos  verbes 
ne  se  conjuguent  que  dans  un  certain  nombre 
de  temps;  les  verbes  latins  et  les  grecs  dans  tous. 
Ils  se  conjuguent  à  l'actif  et  au  passif,  et  chez 
nous  à  l'actif  seulement;  encore  au  prétérit  indé- 
fini et  au  plus-que-parfait  de  chaque  mode,  et  au 
futur  du  subjonctif,  sommes-nous  obligés  d'avoir 
recours  au  verbe  auxiliaire  avoir,  et  de  dire  :  j'ai 
aimé,  j'avais  aimé,  j'aurais  aimé,  que  j'eusse 
aimé,  que  j'aie  aimé ,  etc.  Pour  ce  qui  est  du  pas- 
sif, nous  n'en  avons  pas  :  nous  prenons  tout  uni- 
ment le  verbe  substantif  je  suis,  et  nous  y  joi- 
gnons le  participe  dans  tous  les  modes  et  dans 
tous  les  temps,  et  à  toutes  les  personnes.  Ce  sont 
bien  là  les  livrées  de  l'indigence  ;  et  un  Grec  qui , 
en  ouvrant  une  de  nos  grammaires,   verrait  le 


COURS    DE    LITTÉRATURE.  I  3g 

même  mot  répété  quatre  pages  de  suite ,  servant 
à  conjuguer  tout  un  verbe,  ne  pourrait  s'em- 
pêcher de  nous  regarder  en  pitié.  Je  dis  un  Grec , 
parce  qu'en  ce  genre  les  Latins,  qui  sont  riches  en 
comparaison  de  nous,  sont  pauvres  en  compa- 
raison des  Grecs.  Les  premiers  ont  aussi  un  be- 
soin absolu  du  verbe  auxiliaire,  au  moins  dans 
plusieurs  temps  du  passif.  Les  Grecs  ne  l'ad- 
mettent presque  jamais ,  et  leur  verbe  moyen  est 
encore  une  richesse  de  plus.  Nos  modes  sont 
pauvres;  ceux  des  Latins  sont  incomplets;  ceux 
des  Grecs  vont  jusqu'à  la  surabondance.  Un  seul 
mot  leur  suffit  pour  exprimer  quelque  temps 
que  ce  soit ,  et  il  nous  en  faut  souvent  quatre , 
c'est-à-dire,  le  verbe,  l'auxiliaire  avoir,  le  sub- 
stantif être,  et  le  pronom  :  tu  as  été  aimé,  ils  ont 
été  aimés.  Les  Grecs  disent  cela  dans  un  seul  mot; 
et  ils  ont  quatre  manières  de  le  dire.  Nous  n'a- 
vons que  deux  participes,  ceux  du  présent,  ai- 
mant, aimé  :  les  deux  du  passé  et  du  futur  à  l'ac- 
tif, ayant  aimé ,  devant  aimer,  et  les  deux  du 
passif,  ayant  été  aimé ,  devant  être  aimé,  nous  ne 
les  formons,  comme  on  voit,  qu'avec  l'auxiliaire 
avoir  et  le  substantif  être.  Les  Latins  manquent 
de  ceux  du  passé,  et  ont  ceux  du  futur;  les  Grecs 
les  ont  tous,  et  les  ont  triples,  c'est-à-dire,  cha- 
cun d'eux  avec  trois  terminaisons  différentes.  — 
Mais  à  quoi  bon  ce  superflu?  s'il  n'y  a  que  six 
participes  de  nécessaires ,  pourquoi  en  avoir  dix- 
huit  2 —  Voilà,  diraient  les  Grecs,  une  question 


l4o  COURS    DE   LITTÉRATURE. 

de  barbares.  Est-ce  qu'il  peut  y  avoir  trop  de  va- 
riété dans  les  sons,  quand  on  veut  flatter  l'oreille? 
Et  les  poètes  et  les  orateurs  sont-ils  fâchés  d'avoir 
à  choisir? — Mais  que  de  temps  il  fallait  pour  se 
mettre  dans  la  tête  cette  incroyable  quantité  de 
finales  d'un  même  mot  !  —  Cela  ne  paraît  pas 
aisé  en  effet.  Cependant  à  Rome  tout  homme  bien 
élevé  parlait  le  grec  aussi  aisément  que  le  latin; 
les  femmes  même  le  savaient  communément.  C'est 
que  Rome  était  remplie  de  Grecs,  et  qu'on  ap- 
prend toujours  aisément  une  langue  qu'on  parle. 
Mais  quand  une  langue  aussi  riche  que  celle-là 
devient  ce  qu'on  appelle  une  langue  savante,  une 
langue  morte,  il  y  a  de  quoi  étudier  toute  sa 
vie. 

Maintenant ,  qui  ne  comprend  pas  combien 
cette  nécessité  d'attacher  à  tous  les  temps  d'un 
verbe  un  ou  deux  autres  verbes  surchargés  d'un 
pronom,  doit  mettre  de  monotonie,  de  lenteur 
et  d'embarras  dans  la  construction?  et  c'est  en- 
core une  des  raisons  qui  nous  rendent  l'inversion 
impossible.  La  clarté  de  notre  marche  méthodique 
dont  nous  nous  vantons,  quoique  assurément 
elle  ne  soit  pas  plus  claire  que  la  marche  libre, 
rapide  et  variée  des  anciens,  n'est  qu'une  suite 
indispensable  des  entraves  de  notre  idiome  :  force 
est  bien  à  celui  qui  porte  des  chaînes  de  mesurer 
ses  pas;  et  nous  avons  *fait,  comme  on  dit,  de 
nécessité  vertu.  Mais  quelle  foule  d'avantages 
inappréciables  résultait  de  cet  heureux  privilège 


COURS    DE    LITTÉRATURE.  l/jl 

de  l'inversion  !  Quelle  prodigieuse  variété  d'effets 
et  de  combinaisons  naissait  de  cette  libre  dispo- 
sition des  mots  arrangés  de  manière  à  faire  va- 
loir toutes  les  parties  de  la  phrase,  à  les  couper, 
à  les  suspendre ,  à  les  opposer ,  à  les  rassembler , 
à  attacher  toujours  l'oreille  et  l'imagination,  sans 
que  toute  cette  composition  artificielle  laissât  le 
moindre  nuage  dans  l'esprit!  Pour  le  sentir,  il 
faut  absolument  lire  les  anciens  dans  leur  langue: 
c'est  une  connaissance  que  rien  ne  peut  suppléer. 
Je  voudrais  pourtant  donner  une  idée,  quoique 
très-imparfaite,  du  prix  que  peut  avoir  cet  ar- 
rangement des  mots,  et  je  ne  la  prendrai  pas 
dans  un  grand  sujet  d'éloquence  ou  de  poésie, 
mais  dans  une  fable  tirée  d'une  des  épitres  (  i  ) 
d'Horace,  et  imitée  par  La  Fontaine.  Par  malheur 
elle  est  du  très-petit  nombre  de  celles  qui  ne 
sont  pas  dignes  de  lui.  C'est  la  fable  du  Rat  de 
ville  et  du  Rat  des  champs ,  qui,  dans  Horace, 
est  un  chef-d'œuvre  de  grâce  et  d'expression.  ^ 
Voici  la  traduction  exacte  des  deux  premiers 
vers  (2).  On  raconte  que  le  rat  des  champs  reçut 
le  rat  de  ville  dans  son  trou  indigent  :  c  était  un 
vieil  hôte  d'un  vieil  ami.  Les  deux  vers  latins 
sont  charmants.  Pourquoi?  C'est  que,  indépendam- 

(1)  Citation  Fausse.  Lisez,  d'une  des  satires  :  c'est  la  sixième 
du  second  livre.     (Note,  1821.) 

(2)  Rusticus  urbanum  murent  mus paupere  fertur 
Accepiste  cavo  ,  -veterem  vêtus  kospes  amicum. 


l/p  COURS    DE    LITTÉRATURE. 

ment  de  l'harmonie,  les  mots  sont  disposés  de 
sorte,  que  champ  est  opposé  à  ville,  rat  à  rat, 
vieux  à  vieux ,  hôte  à  ami.  Ainsi,  dans  les  quatre 
combinaisons  que  renferment  ces  deux  vers , 
tout  est  contraste  ou  rapprochement.  Il  est  clair 
qu'un  pareil  artifice  de  style  (et  il  y  en  a  une 
infinité  de  cette  espèce  )  est  absolument  étranger 
à  une  langue  qui  n'a  point  d'inversions. 

Quinte-Curce,  historien  éloquent,  commence 
ainsi  son  quatrième  livre  (je  conserverai  d'abord 
l'arrangement  de  la  phrase  latine,  afin  de  mieux 
faire  comprendre  le  dessein  de  l'auteur  dans  le 
mot  qui  la  finit  :  le  moment  de  son  récit  est  après 
la  bataille  d'Issus)  :  «  Darius ,  un  peu  auparavant , 
«  maître  d'une  puissante  armée,  et  qui  s'était 
«  avancé  au  combat,  élevé  sur  un  char,  dans 
«  l'appareil  d'un  triomphateur  plutôt  que  d'un 
«  général,  alors  au  travers  des  campagnes  qu'il 
«  avait  remplies  de  ses  innombrables  bataillons, 
«  et  qui  n  offraient  plus  qu'une  vaste  solitude, 
«fuyait.  » 

Cette  construction  est  très-mauvaise  en  fran- 
çais, et  ce  mot  fuyait,  ainsi  isolé,  finit  très-mal 
la  phrase ,  et  forme  une  chute  sèche  et  désagréa- 
ble :  il  la  termine  admirablement  dans  le  latin.  Il 
est  facile  d'apercevoir  l'art  de  l'auteur,  même 
sans  entendre  sa  langue.  A  la  vérité ,  l'on  ne  peut 
pas  deviner  que  le  mot  fugiebat ,  composé  de 
deux  brèves  et  de  deux  longues,  complète  très- 
bien  la  période  harmonique ,  au  lieu  que  fuyait 


COURS    DE    LITTÉRATURE.  l43 

est  un  mot  sourd  et  sec  ;  mais  on  voit  clairement 
que  la  phrase  est  construite  de  manière  à  faire 
attendre  jusqu'à  la  fin  ce  mot  fugie  bat;  que  c'est 
là  le  grand   coup   que    l'historien  veut  frapper; 
qu'il  présente  d'abord  à  l'esprit   ce  magnifique 
tableau   de  toute  la   puissance  de  Darius,  pour 
offrir    ensuite    dans  ce    seul   mot ,  fugiebat ,    il 
fuyait,  le  contraste  de  tant  de  grandeurs  et  les 
révolutions  de  la  fortune  ;  en  sorte  que  la  phrase 
est  essentiellement  divisée  en  deux  parties,  dont 
la  première   étale  tout  ce  qu'était  le   grand -roi 
avant  la  journée  d'Issus  ;  et  la  seconde ,  compo- 
sée d'un  seul  mot,  représente  ce  qu'il  est  après 
cette  funeste  journée.  L'arrangement  pittoresque 
des  phrases  grecques  et  latines  n'est  pas  toujours 
aussi   frappant   que    dans  cet  endroit  ;   mais  un 
seul  exemple  semblable  suffit  pour  faire  deviner 
tout  ce  que  peut  produire  un  si  heureux  méca- 
nisme, et  avec  quel  plaisir   on  lit  des  ouvrages 
écrits  de  ce  style. 

A  présent ,  s'il  s'agissait  de  traduire  cette  phrase 
comme  elle  doit  être  traduite  suivant  le  génie 
de  notre  langue,  il  est  démontré  d'abord  qu'il 
faut  renoncer  à  conserver  la  place  du  mot  fu- 
giebat,  quelque  avantageuse  qu'elle  soit  en  elle- 
même  ,  et  disposer  ainsi  la  période  française  ; 
«  Darius ,  un  peu  auparavant ,  maître  d'une  si 
«  puissante  armée ,  et  qui  s'était  avancé  au  com- 
«  bat ,  élevé  sur  un  char,  dans  l'appareil  d'un 
«  triomphateur  plutôt  que  d'un  général ,   fuyait 


ï44  COURS    1>E    LITTÉRATURE. 

«  alors  au  travers  de  ces  mêmes  campagnes  qu'il 
«  avait  remplies  de  ses  innombrables  bataillons, 
«  et  qui  n'offraient  plu*  qu'une  triste  et  vaste  so- 
«  litude.  » 

Cet  art  de  faire  attendre  jusqu'à  la  fin  d'une 
période  un  mot  décisif  qui  achevait  le  sens  en 
complétant  l'harmonie  ,  était  un  des  grands 
moyens  qu'employaient  les  orateurs  de  Rome  et 
d'Athènes;  et  quand  Cicéron  et  Quintilien  ne 
nous  en  citeraient  pas  des  exemples  particuliers, 
la  lecture  des  anciens  nous  l'indiquerait  à  tout 
moment.  Ils  savaient  combien  les  hommes  ras- 
semblés sont  susceptibles  d'être  menés  par  le 
plaisir  de  l'oreille  ,  et  l'harmonie  est  certaine- 
ment un  des  avantages  que  nous  pouvons  le 
moins  leur  contester.  Outre  cette  faculté  des  in- 
versions, qui  les  laisse  maîtres  de  placer  où  ils 
veulent  le  mot  qui  est  image  et  le  mot  qui  est 
pensée,  ils  ont  une  harmonie  élémentaire  qui 
tient  sur -tout  à  deux  choses,  à  des  syllabes 
presque  toujours  sonores,  et  à  une  prosodie  très- 
distincte.  Les  plus  ardents  apologistes  de  notre 
langue  ne  peuvent  disconvenir  qu'elle  n'ait  un 
nombre  prodigieux  de  syllabes  sourdes  et  sèches , 
ou  même  dures,  et  que  sa  prosodie  ne  soit  très- 
faiblement  marquée.  La  plupart  de  nos  syllabes 
n'ont  qu'une  quantité  douteuse,  une  valeur  in- 
déterminée; celles  des  anciens,  presque  toutes 
décidément  longues  ou  brèves  ,  forment  leur 
prosodie  d'un  mélange  continuel  de  dactyles  et 


COURS    DE    LITTÉRATURE.  ll[5 

de  spondées,  d'ïambes,  de  trochées,  d'anapestes; 
ce  qui ,  pour  parler  un  langage  qu'on  entendra 
mieux,  équivaut  à  différentes  mesures  musicales, 
formées  de  rondes  ,  de  blanches ,  de  noires  et 
de  croches.  L'oreille  était  donc  chez  eux  un  juge 
délicat  et  sévère  qu'il  fallait  gagner  le  premier. 
Tous  leurs  mots  ayant  un  accent  décidé ,  cette 
diversité  de  sons  faisait  de  leur  poésie  une  sorte 
de  musique  ;  et  ce  n'était  pas  sans  raison  que 
leurs  poètes  disaient  :  Je  chante.  La  facilité  de 
créer  tel  ordre  de  mots  qu'il  leur  plaisait  leur 
permettait  une  foule  de  constructions  particu- 
lières à  la  poésie,  dont  résultait  un  langage  si  dif- 
férent de  la  prose  ,  qu'en  décomposant  des  vers 
de  Virgile  et  d'Homère  on  y  trouverait  encore , 
suivant  l'expression  d'Horace  ,  les  membres  d'un 
poète  mis  en  pièces ,  au  lieu  qu'en  général  le  plus 
grand  éloge  des  vers  parmi  nous  est  de  se  trou- 
ver bons  en  prose.  L'essai  que  fit  La  Motte  sur 
la  première  scène  de  Mithridate  en  est  une 
preuve  évidente;  les  vers  de  Racine  n'y  sont 
plus  que  de  la  prose  très-bien  faite  :  c'est  qu'un 
des  grands  mérites  de  nos  vers  est  d'échapper  à 
la  contrainte  des  règles ,  et  de  paraître  libres  sous 
les  entraves  de  la  mesure  et  de  la  rime.  Otez 
cette  rime,  et  il  deviendra  impossible  de  mar- 
quer des  limites  certaines  entre  la  prose  et  les 
vers,  parce  que  la  prose  éloquente  tient  beau- 
coup de  la  poésie ,  et  que  la  poésie  déconstruite 
ressemble  à  de  l'excellente  prose. 

Cours  de  Littérature.  I.  I  O 


«46  COURS    DE    LITTÉRATURE. 

C'est  donc  sur-tout  en  vers  que  nous  sommes 
accablés  de  la  supériorité  des  anciens.  Enfants 
favorisés  de  la  nature  f  ils  ont  des  ailes ,  et  nous 
nous  traînons  avec  des  fers.  Leur  harmonie,  va- 
riée à  l'infini ,  est  un  accompagnement  délicieux 
qui  soutient  leurs  pensées  quand  elles  sont  fai- 
bles, qui  anime  des  détails  indifférents  par  eux- 
mêmes  ,  qui  amuse  encore  l'oreille  quand  le  cœur 
et  l'esprit  se  reposent.  Nous  autres  modernes  ,  si 
la  pensée  ou  le  sentiment  nous  abandonne,  nous 
avons  peu  de  ressources  pour  nous  faire  écouter: 
mais  l'homme  dont  l'oreille  est  sensible  est  tenté 
de  dire  à  Virgile  ,  à  Homère  :  Chantez  toujours , 
chantez,  dussiez -vous  ne  rien  dire;  votre  voix 
me  charme  quand  vos  discours  ne  m'occupent 
pas. 

Aussi,  parmi  nous,  ceux  qui,  ne  songeant 
qu'au  besoin  de  penser ,  et  craignant  de  paraître 
quelquefois  vides,  ont  voulu  que  tous  leurs  vers 
marquassent,  ou  que  toutes  leurs  phrases  fussent 
frappantes ,  sont  tendus  et  roides.  Au  contraire  , 
Racine  ,  Voltaire  ,  Fénélon  ,  Massillon  ,  et  ceux 
qui ,  comme  eux ,  ont  goûté  cette  mollesse  heu- 
reuse des  anciens,  qui,  comme  le  dit  si  bien  Vol- 
taire ,  sert  à  relever  le  sublime ,  l'ont  laissée  en- 
trer dans  leurs  compositions  ;  et  des  gens  sans 
goût  Font  appelée  faiblesse. 

Il  s'en  faut  bien  que  la  conséquence  de  toutes 
ces  vérités  soit  désavantageuse  à  la  gloire  de  nos 
bons  auteurs  :  au  contraire  ,  ce  qui  s'offrait  aux 


COURS    J>J£    LITTÉRATURE.  ll^ 

anciens  ,  nous  sommes  obligés  de  le  chercher. 
Notre  harmonie  n'est  pas  un  don  de  la  langue  ; 
elle  est  l'ouvrage  du  talent  :  elle  ne  peut  naître 
que  d'une  grande  habileté  dans  le  choix  et  l'ar- 
rangement d'un  certain  nombre  de  mots ,  et  dans 
l'exclusion  judicieuse  donnée  au  plus  grand  nom- 
bre. Nous  avons  beaucoup  moins  de  matériaux 
pour  élever  l'édifice,  et  ils  sont  bien  moins  heu- 
reux :  l'honneur  en  est  plus  grand  pour  l'archi- 
tecte. Nous  bâtissons  en  brique ,  a  dit  Voltaire , 
et  les  anciens  construisaient  en  marbre.  Les  Grecs 
sur-tout,  aussi  supérieurs  aux  Latins  que  ceux-ci 
le  sont  aux  modernes,  les  Grecs  avaient  une 
langue  toute  poétique.  La  plupart  de  leurs  mots 
peignent  à  l'oreille  et  à  l'imagination  ,  et  le  son 
exprime  l'idée.  Ils  peuvent  combiner  plusieurs 
mots  dans  un  seul,  et  renfermer  plusieurs  images 
et  plusieurs  pensées  dans  une  seule  expression. 
Us  peignent  d'un  seul  mot  un  casque  qui  jette 
des  rayons  de  lumière  de  tous  les  côtés ,  un  guer- 
rier couvert  d'un  panache  de  diverses  couleurs , 
et  mille  autres  objets  qu'il  serait  trop  long  de 
détailler.  Aussi  nos  mots  scientifiques  qui  expri- 
ment des  idées  complexes  sont  tous  empruntés 
du  grec,  géographie,  astronomie,  mythologie, 
et  autres  du  même  genre.  Us  sacrifiaient  telle- 
ment à  l'euphonie  (  c'est  encore  là  un  de  leurs 
mots  composés ,  et  il  signifie  la  douceur  des  sons), 
qu'ils  se  permettaient,  sur-tout  en  vers,  d'ajou- 
ter ou  de  retrancher  une  ou  plusieurs  lettres  dans 

10. 


l4B  COURS    DE    LITTÉRATURE. 

un  même  mot,  selon  le  besoin  qu'ils  en  avaient 
pour  la  mesure  et  pour  l'oreille.  Ajoutez  que  les 
différentes   nations    de  la   Grèce ,   affectionnant 
des  finales  différentes,  amenaient  dans  les  noms 
et  dans  les  verbes  ces  variations  que  l'on  a  nom- 
mées dialectes;  et  qu'un  poète  pouvait  les  em- 
ployer toutes.  Est-ce  donc  à  tort  qu'on  s'est  ac- 
cordé à  reconnaître  chez   eux   la  plus  belle   de 
toutes  les  langues  et  la  plus  harmonieuse  poésie? 
Nous  avons,  il  est  vrai,  comme  les  anciens ,  ce 
qu'on  appelle  des  simples  et  des  composés ,  c'est- 
à-dire    des   termes  radicaux   modifiés    par    une 
préposition.  Le  verbe  mettre ,   par  exemple  ,   est 
une  racine  dont  les  dérivés  sont  admettre,  sou- 
mettre,  démettre,  etc.;  mais  en  ce  genre  il  nous 
en  manque  beaucoup  d'essentiels,  et  cette  sorte 
de  composition  des  mots  est  chez  nous  plus  bor- 
née et  moins  significative  que  chez  les  anciens. 
Leurs  prépositions  verbales  ont  plus  de  puissance 
et  plus  d'étendue.   Prenons  le  mot  regarder.  Si 
nous  voulons  exprimer  les  différentes  manières 
de  regarder ,    il  faut  avoir  recours  aux  phrases 
adverbiales ,  en  haut  ;  en  bas  ,  etc.  ;  au  lieu  que 
le  mot  latin  aspicere,  modifié  par  une  préposi- 
tion ,  marque  à  lui  seul  toutes  les  nuances  pos- 
sibles :  regarder  de  loin ,  prospicere ;  regarder  de- 
dans, inspicere;  regarder  à  travers ,  perspicere  ; 
regarder  au  fond  ,  introspicere;  regarder  derrière 
soi,  respicere  ;  regarder  en  haut,  suspicere;  re- 
garder en  bas,  despicere  ;  regarder  de  manière  à 


COURS    DE    LITTÉRATURE.  l/^C) 

distinguer  un  objet  parmi  plusieurs  autres  (voilà 
une  idée  très -complexe  :  un  seul  mot  la  rend), 
dispicere;  regarder  autour  de  soi,  circumspicere. 
Vous  voyez  que  le  latin  peint  tout  d'un  coup  à 
l'esprit  ce  que  le  français  ne  lui  apprend  que 
successivement  :  c'est  le  contraste  de  la  rapidité 
et  de  la  lenteur;  et  pour  peu  qu'on  réfléchisse 
sur  le  caractère  de  l'imagination,  l'on  sentira 
qu'on  ne  peut  jamais  lui  parler  trop  vite  ,  et 
qu'une  des  grandes  prérogatives  d'une  langue  est 
d'attacher  une  image  à  un  mot.  Veut -on  d'ail- 
leurs s'assurer,  par  des  exemples,  de  l'avantage 
que  l'on  trouve  à  posséder  des  termes  de  ce 
genre,  et  de  l'inconvénient  d'en  manquer?  En 
voici  de  frappants.  On  rencontre  souvent  dans 
les  historiens  latins,  au  moment  où  une  armée 
commence  à  s'ébranler,  et  paraît  sur  le  point 
d'être  mise  en  déroute,  ces  deux  mots,  fugam 
circumspiciebant ,  qui  ne  peuvent  être  rendus 
exactement  que  de  cette  manière  :  ils  regardaient 
autour  d'eux  de  quel  côté  ils  fuiraient.  Voilà 
bien  des  mots.  J'atteste  tous  ceux  qui  ont  ici 
quelque  connaissance  du  latin,  que  ce  qui  paraît 
si  long  en  français  est  complètement  exprimé 
par  ces  deux  mots  seuls:  fugam  circumspiciebant. 
Quel  avantage  de  pouvoir  offrir  à  l'imagination 
un  tableau  entier  avec  deux  mots! 

Un  autre  exemple  démontrera  l'impossibilité 
qu'éprouvent  les  meilleurs  traducteurs  des  an- 
ciens ,  à   soutenir  toujours  la  comparaison  avec 


l5o  COURS    DE    LITTÉRATURE. 

eux  ,  parce  qu'enfin  l'on  ne  peut  pas  trouver 
dans  une  langue  ce  qui  n'y  est  pas;  et  quand  un 
écrivain  tel  que  notre  Delille  n'a  pu  y  parvenir, 
on  peut  croire  la  difficulté  insurmontable.  Il  s'a- 
git de  ce  fameux  épisode  d'Orphée,  et  du  mo- 
ment où ,  en  se  retournant  pour  regarder  Eury- 
dice ,  il  la  perd  sans  retour. 

C'est  bien  là  que  Ton  va  sentir  la  nécessité 
d'exprimer  en  un  seul  mot  l'action  de  regarder 
derrière  soi;  car  c'est  à  un  seul  mouvement  de 
tête  que  tient  tout  le  destin  des  deux  amants,  et 
tout  l'intérêt  de  la  situation.  Virgile  n'y  était  pas 
embarrassé  :  il  avait  le  mot  respicere  ;  il  ne  s'agis- 
sait que  de  le  placer  heureusement,  et  l'on  peut 
s'en  rapporter  à  lui.  Il  coupe  par  le  milieu  la 
cinquième  mesure ,  et  suspend  l'oreille  et  l'ima- 
gination sur  le  mot  terrible,  respexit  Ce  mot , 
qui  dit  tout ,  le  traducteur  ne  l'avait  pas.  On  ne 
peut  pas  faire  entrer  dans  un  vers  il  regarde  der- 
rière lui. 

Delille  a  mis  : 

Presque  aux  portes  du  jour,  troublé ,  hors  de  lui-même , 
Il  s'arrête,  il  se  tourne....  Il  revoit  ce  qu'il  aime  : 
C'en  est  fait,  etc. 

Il  est  trop  évident  que  il  se  tourne  ne  peint  pas 
exactement  à  l'esprit  le  mouvement  fatal  ;  et 
quand  le  poète  aurait  mis  il  se  retourne ,  cela 
ne  rendrait  pas  mieux  l'idée  essentielle,  ce  regard 
d'Orphée  ,  le  dernier  qu'il  jette  sur  son  épouse  : 


COURS    DE    LITTÉR  A.TURE.  I  5  I 

c'est  là  que  Virgile  s'arrête ,  et  il  reprend  tout  de 
suite  (i) ,  et  tout  ce  qu'il  a  fait  est  perdu.  La  con- 
trainte de  la  rime  a  forcé  le  traducteur  de  mettre 
il  revoit  ce  qiï il  aime.  Virgile,  au  contraire,  pré- 
sente pour  première  idée  (et  il  a  bien  raison ) 
qu'Orphée  ne  la  voit  plus.  Toutes  ces  différences 
tiennent  uniquement  à  un  mot  donné  par  une 
langue ,  et  refusé  par  l'autre  ;  et  c'est  tout  ce  qui 
peut  résulter  de  cette  observation  que  je  me  suis 
permise  sur  la  meilleure  de  toutes  nos  traduc- 
tions, sur  celle  que  la  beauté  continue  de  la  ver- 
sification et  la  pureté  du  goût  ont  mise  au  rang 
des  ouvrages  classiques. 

On  a  fait  une  objection  qui  a  paru  spécieuse  ; 
c'est  que  nous  ne  sommes  pas  des  juges  compé- 
tents des  langues  mortes.  Cela  n'est  vrai,  comme 
bien  d'autres  choses,  qu'avec  beaucoup  de  res- 
trictions. Sans  doute  il  y  a  bien  des  finesses  dans 
le  langage,  bien  des  agréments  dans  la  pronon- 
ciation ,  et  en  conséquence  il  y  a  aussi  des  dé- 
fauts contraires,  qui  n'ont  pu  être  saisis  que  par 
les  nationaux.  Mais  il  n'en  est  pas  moins  avéré 
que  les  modernes  ont  recueilli  d'âge  en  âge  un 
assez  grand  nombre  de  connaissances  certaines 
sur  les  langues  anciennes ,  pour  sentir  le  mérite 
des  auteurs  grecs  et  latins,  non- seulement  dans 


(  i  J  Respexit  :  ibi  omnis 

Fffusus  labor, 

(Georg.  IV,  49r.) 


l5l  COURS    DE    LITTÉRATURE. 

les  idées  et  les  sentiments  qui  appartiennent  à 
tous  les  peuples,  mais  même,  jusqu'à  un  certain 
point,  dans  la  diction  et  dans  l'harmonie.  Toutes 
les  fois  qu'on  a  beaucoup  d'objets  de  comparaison 
dans  une  même  chose,  on  a  beaucoup  de  moyens 
de  la  connaître.  Philosophes  ,  orateurs,  poètes, 
historiens,  critiques,  tout  ce  qui  nous  reste  de 
l'antiquité,  a  contribué  à  étendre  nos  idées  et  à 
former  notre  jugement.  Les  époques  de  la  lan- 
gue latine  sont  sensibles  pour  nous;  et  quel  est 
l'homme  instruit  qui  ne  distingue  pas  le  langage 
d'Ennius  et  de  Plaute ,  de  celui  de  Virgile  et  de 
Térence?  Les  nombreuses  inscriptions  des  an- 
ciens monuments  suffiraient  pour  nous  appren- 
dre les  variations  et  les  progrès  de  la  langue  des 
Romains.  Il  faudrait  manquer  absolument  d'o- 
reille pour  n'être  pas  aussi  charmé  de  l'harmonie 
d'Horace  et  de  Virgile  que  rebuté  de  la  dure  en- 
flure de  Lucain  et  de  la  monotone  emphase  de 
Claudien.  Le  style  de  Tite-Live  et  celui  de  Ta- 
cite ,  le  style  de  Xénophon  et  celui  de  Thucydide , 
le  style  de  Démosthènés  et  celui  d'Isocrate ,  sont 
aussi  différents  pour  nous  que  Bossuet  et  Flé- 
chier,  Voltaire  et  Montesquieu,  Fontenelle  et 
Buffon.  Nous  pouvons  donc,  ce  me  semble, 
nous  livrer  à  notre  admiration  pour  les  grands 
écrivains  de  l'antiquité,  sans  craindre  qu'elle  soit 
aveugle  :  et  cette  objection  de  La  Motte ,  qu'on 
a  souvent  répétée  depuis  lui ,  est  une  de  celles 
que  madame   Dacier  a  le  plus  solidement  réfu- 


COURS    DE    LITTÉRATURE.  I  53 

tées;  c'est  un  des  endroits  où  elle  a  le  plus  raison 
contre  lui;  raison  pour  le  fond  des  choses,  s'en- 
tend, car  pour  la  forme  elle  a  toujours  tort. 

On  peut  actuellement  prononcer  en  connais- 
sance de  cause  sur  la  question  que  j'ai  posée 
en  commençant.  Il  est  démontré  que  nous  n'a- 
vons point  de  déclinaisons  ;  que  nos  conjugai- 
sons sont  très -incomplètes  et  très -défectueuses; 
que  notre  construction  est  surchargée  d'auxi- 
liaires, de  particules,  d'articles  et  de  pronoms; 
que  nous  avons  peu  de  prosodie  et  peu  de  rhythme; 
que  nous  ne  pouvons  faire  qu'un  usage  très-borné 
de  l'inversion  ;  que  nous  n'avons  point  de  mots 
combinés ,  et  pas  assez  de  composés  ;  qu'enfin 
notre  versification  n'est  essentiellement  caracté- 
risée que  par  la  rime.  Il  n'est  pas  moins  démon- 
tré que  les  anciens  ont  plus  ou  moins  tout  ce 
qui  nous  manque.  Voilà  les  faits  :  quel  en  est  le 
résultat?  Louange  et  gloire  aux  grands  hommes 
qui  nous  ont  rendu ,  par  leur  génie ,  la  concur- 
rence que  notre  langue  nous  refusait  ;  qui  ont 
couvert  notre  indigence  de  leur  richesse  ;  qui , 
dans  la  lice  où  les  anciens  triomphaient  depuis 
tant  de  siècles,  se  sont  présentés  avec  des  armes 
inégales ,  et  ont  laissé  la  victoire  douteuse  et  la 
postérité  incertaine;  enfin,  qui,  semblables  aux 
héros  d'Homère,  ont  combattu  contre  les  dieux, 
et  n'ont  pas  été  vaincus! 

Je  n'énoncerai  pas  à  beaucoup  près  une  opi- 
nion aussi  décidée  sur  le  parallèle  souvent  établi 


1 54  COURS    DE    LITTÉRATURE. 

entre  les  langues  étrangères  et  la  nôtre.  D'abord , 
un  semblable  parallèle  ne  peut  être  bien  fait  que 
par  un  homme  qui  saurait  parler  l'allemand  ,  l'es- 
pagnol ,  l'italien  et  l'anglais  aussi  parfaitement  que 
sa  propre  langue.  On  demandera  pourquoi  j'exige 
ici  des  connaissances  plus  étendues  que  lorsqu'il 
s'agit  des  anciens.  La  raison  en  est  sensible.  Il 
n'est  pas  nécessaire  que  nous  sachions  le  grec  et 
le  latin  aussi  bien  que  Démosthènes  et  Cicéron  , 
pour  apercevoir  dans  leur  langue  une  supériorité 
qui  se  fait  sentir  encore,  même  depuis  qu'on  ne 
la  parle  plus  (  car  je  n'appelle  pas  latin  celui  qu'on 
parle  dans  quelques  parties  de  l'Allemagne,  et  le 
grec  des  esclaves  de  la  Porte  n'est  pas  celui  des 
vainqueurs  de  Marathon).  D'ailleurs,  nos  idiomes 
modernes,  l'espagnol,  l'italien,  l'anglais,  le  fran- 
çais, sont  tous  de  même  race;  ils  descendent  tous 
du  latin;  et  nous  sommes  assez  naturellement  por- 
tés à  respecter  notre  mère  commune.  Mais  quand 
il  s'agit  de  savoir  à  qui  appartient  la  meilleure 
partie  de  l'héritage ,  il  y  a  matière  à  procès  ,  et 
les  parties  contendantes  sont  également  suspectes. 
Il  faudrait  donc  que  celui  qui  oserait  se  faire 
avocat  général  dans  cette  cause,  non -seulement 
connût  bien  toutes  les  pièces  du  procès ,  mais 
aussi  fût  bien  sûr  de  son  entière  impartialité.  Or, 
pour  nous  garantir  de  la  prédilection  si  naturelle 
que  nous  avons  pour  notre  propre  langue ,  dont 
nous  sentons  à  tous  moments  toutes  les  finesses 
et  toutes  les  beautés,  je  ne  connais  qu'un  moyen  ; 


COURS    DE    LITTÉRATURE.  I  55 

c'est  l'habitude  d'en  parler  d'autres  avec  facilité. 
Ce  que  j'ai  pu  acquérir  de  connaissances  dans 
l'anglais  et  dans  l'italien  se  réduit  à  ppuvoir  lire 
les  auteurs;  et,  pour  prononcer  décidément  sur 
une  langue  vivante,  il  faut  savoir  la  parler.  Ce 
que  j'en  dirai  se  bornera  donc  à  quelques  obser- 
vations générales,  à  quelques  faits  à  peu  près 
convenus.  Je  laisse  à  de  plus  habiles  que  moi  à 
s'enfoncer  plus  avant  dans  cette  épineuse  dis- 
cussion. 

L'italien,  plus  rapproché  que  nous  du  latin, 
en  a  pris  une  partie  de  ses  conjugaisons.  Il  en  a 
emprunté  l'inversion  ,  quoiqu'il  n'en  fasse  guère 
usage  que  dans  les  vers ,  et  avec  infiniment  moins 
de  liberté  et  de  variété  que  les  anciens.  Il  est 
fécond,  mélodieux  et  flexible,  et  se  recommande 
sur-tout  par  un  caractère  de  douceur  très -mar- 
qué. Il  a  une  prosodie  décidée  et  très- musicale. 
On  lui  reproche  de  la  monotonie  dans  ses  dési- 
nences, presque  toujours  vocales;  et  la  facilité 
qu'ont  les  Italiens  de  retrancher  souvent  la  finale 
de  leurs  mots,  et  d'appuyer  dans  d'autres  sur  la 
pénultième  syllabe ,  de  façon  que  la  dernière  res- 
semble à  nos  e  muets ,  ne  me  paraît  pas  suffi- 
sante pour  détruire  cette  monotonie  que  mon 
oreille  a  cru  reconnaître  en  les  entendant  eux- 
mêmes  prononcer  leurs  vers.  On  a  dit  aussi  que 
leur  douceur  dégénérait  en  mignardise,  et  leur 
abondance  en  diffusion.  Sans  prononcer  sur  ces 
reproches ,   sans  examiner  si  la  verbosité  et  l'af- 


I  56  COURS    DE    LITTÉRATURE. 

féterie  appartiennent  aux  auteurs  ou  à  la  langue , 
j'observerai  seulement  que  je  ne  connais  pas 
parmi  les  modernes  un  écrivain  plus  précis  que 
Métastase,  ni  un  poète  plus  énergique  que  l'A- 
rioste.  Une  description  de  tempête  dans  VOrlando 
furioso,  et  l'attaque  des  portes  de  Paris  par  le 
roi  d'Alger,  m'ont  paru  les  deux  tableaux  de  la 
poésie  moderne  les  plus  faits  pour  être  comparés 
à  ceux  d'Homère;  et  c'est  le  plus  grand  éloge 
possible. 

L'anglais,  qui  serait  presque  à  moitié  français, 
si  son  inconcevable  prononciation  ne  le  séparait 
de  toutes  les  langues  du  monde  ,  et  ne  rendait 
applicable  à  son  langage  le  vers  que  Virgile  ap- 
pliquait autrefois  à  sa  position  géographique, 

Et penitus  toto  dwisos  orbe  Britannos  (i) , 
Les  Bretons  séparés  du  reste  de  la  terre; 

l'anglais  est  encore  plus  chargé  que  nous  d'auxi- 
liaires ,  de  particules  ,  d'articles  et  de  pronoms. 

II  conjugue  encore  bien  moins  que  nous.  Ses  mo- 
des sont  infiniment  bornés.  Il  n'a  point  de  temps 
conditionnel.  Il  ne  saurait  dire ,  je  forais  ,  j'i- 
rais ,  etc.  Il  faut  alors  qu'il  mette  au-devant  du 
verbe  un  signe  quurépond  à  l'un  de  ces  quatre 
mots,  je  voudrais ,  je  devrais,  je  pouvais  ou  j'au- 
rais à.  On  ne  peut  nier  que  ces  signes  répétés 
sans  cesse  ,  et  sujets  même  à  l'équivoque  ,   ne 


(i)  Eclog.  I,  67. 


COURS    DE    LITTÉRATURE.  1  67 

soient  d'une  pauvreté  déplorable,  et  ne  ressem- 
blent à  la  barbarie.  Mais  ce  qui ,  pour  tout  autre 
que  les  Anglais,  porte  bien  évidemment  ce  ca- 
ractère, c'est  le  vice  capital  de  leur  prononcia- 
tion, qui  semble  heurter  les  principes  de  l'arti- 
culation humaine.  Celle  -  ci  doit  toujours  tendre 
à  décider ,  à  fixer  la  nature  des  sons  ;  et  c'est 
l'objet  et  l'intention  des  voyelles ,  qui  ne  sau- 
raient jamais  frapper  trop  distinctement  l'oreille. 
Mais  que  dire  d'une  langue  chez  qui  les  voyelles 
même,  qui  sont  les  éléments  de  toute  pronon- 
ciation ,  sont  si  souvent  indéterminées  ;  chez  qui 
tant  de  syllabes  sont  à  moitié  brisées  entre  les 
dents ,  ou  viennent  mourir  en  sifflant  sur  le  bord 
des  lèvres?  V Anglais,  dit  Voltaire,  gagne  deux 
heures  par  jour  sur  nous  ,  en  mangeant  la  moitié 
des  mots.  Je  ne  crois  ^as  que  les  Anglais  fassent 
grand  cas  de  ces  reproches,  parce  qu'une  langue 
est  toujours  assez  bonne  pour  ceux  qui  la  par- 
lent depuis  leur  enfance  :  mais  aussi  vous  trou- 
verez mille  Anglais  qui  parlent  passablement 
français ,  sur  un  Français  en  état  de  parler  bien 
anglais;  et  cette  disproportion  entre  deux  peuples 
liés  aujourd'hui  par  un  commerce  si  continu  et 
si  rapproché,  a  certainement  pour  cause  princi- 
pale l'étrange  bizarrerie  de  la  prononciation. 

Au  reste,  malgré  l'indécision  de  leurs  voyelles 
et  l'entassement  de  leurs  consonnes ,  ils  préten- 
dent bien  avoir  leur  harmonie,  tout  comme  d'au- 
tres; et  il  faut  les  en  croire,  pourvu  qu'ils  nous 


1  58  COURS    DE    LITTÉRATURE. 

accordent,  à  leur  tour,  que  cette  harmonie  n'existe 
que  pour  eux.  Ils  ont  d'ailleurs  des  avantages 
qu'on  ne  peut,  ce  me  semble,  leur  contester. 
L'inversion  est  permise  à  leur  poésie ,  à  peu  près 
au  même  degré  qu'à  celle  des  Italiens,  c'est-à- 
dire  beaucoup  moins  qu'aux  Latins  et  aux  Grecs. 
Leurs  constructions  et  leurs  formes  poétiques 
sont  plus  hardies  et  plus  maniables  que  les  nôtres. 
Ils  peuvent  employer  la  rime  ou  s'en  passer,  et 
hasarder  beaucoup  plus  que  nous  dans  la  créa- 
ti(fn  des  termes  nouveaux.  Pope  est  celui  qui  a 
donné  à  leurs  vers  le  plus  de  précision,  et  Mil- 
ton  le  plus  d'énergie. 

Ces  réflexions  sur  la  diversité  des  langues  con- 
duisent à  parler  de  la  traduction,  qui  est  entre 
elles  un  moyen  de  correspondance  et  un  objet  de 
rivalité.  On  a  beaucoup  disputé  sur  ce  sujet ,  les 
uns  exigeant  une  fidélité  scrupuleuse,  les  autres 
réclamant  une  trop  grande  liberté  ;  car  la  plupart 
des  hommes  semblent  ne  voir  dans  tous  les  arts 
que  telle  ou  telle  partie,  pour  laquelle  ils  se  pas- 
sionnent au  point  de  lui  subordonner  tout  le  reste. 
La  raison,  au  contraire,  veut  qu'on  les  propor- 
tionne toutes  les  unes  aux  autres  sans  en  sacri- 
fier aucune,  et  pose  pour  premier  principe  de 
les  diriger  toutes  vers  un  seul  but,  qui  est  de 
plaire.  Nous  avons  vu,  quand  il  s'agissait  de  tra- 
duire les  anciens,  des  critiques  superstitieux  ne 
pas  vouloir  qu'il  y  eût  un  seul  mot  de  l'original 
perdu  dans  la  traduction,  ni  que   les  constitue- 


COURS    DE    LITTÉRATURE.  1 5o, 

tions  fussent  jamais  interverties,  ni  que  les  mé- 
taphores fussent  rendues  par  des  équivalents,  ni 
qu'une  phrase  fût  plus  courte  ou  plus  longue  dans 
la  version  que  dans  le  texte.  A  ce  système,  digne 
des  successeurs  de  Mamurra  et  de  Bobinet,  d'au- 
tres ont  opposé  une  licence  sans  bornes,  et  se 
sont  cru  permis  de  paraphraser  les  auteurs  plu- 
tôt que  de  les  traduire.  La  réponse  à  ces  deux 
extrêmes,  c'est  le  conseil  que  dans  la  Fable  le 
dieu  du  jour  donne  trop  inutilement  à  Phaéton  : 
Inter  utrumque  tene  (  i  ) ,  Garde  bien  le  milieu.  Je 
ne  connais  que  deux  règles  indispensables  dans 
toute  traduction  ;  de  bien  rendre  le  sens  de  l'au- 
teur, et  de  lui  conserver  son  caractère.  Il  ne  faut 
pas  traduire  Cicéron  dans  le  style  de  Sénèque, 
ni  Sénèque  dans  le  style  de  Cicéron.  Tout  le 
reste  dépend  absolument  du  talent  et  du  goût  de 
celui  qui  traduit,  et  les  applications  sont  trop 
nombreuses  et  trop  arbitraires  pour  les  embras- 
ser dans  la  généralité  des  préceptes.  Si  l'on  veut 
faire  attention  à  la  différence  des  idiomes,  on 
verra  qu'il  doit  être  permis,  suivant  les  circon- 
stances, de  supprimer  une  figure  qui  s'éloigne  trop 
du  génie  de  notre  langue,  et  de  la  remplacer 
par  une  autre  qui  s'en  rapproche  davantage;  de 
resserrer  ce  qui,  pour  nous,  serait  trop  lâche, 
et  d'étendre  ce  qui  nous  paraîtrait  trop  serré;  de 
mettre  à  la  fin  d'une  phrase  ce  qui  est  au  com- 

(i)  Ovid.  Metam.  lib.  II,  fab.  3. 


l6o  COURS    DE    LITTÉRATURE. 

menccment  d'une  période  latine  ou  grecque,  si 
le  nombre  et  l'harmonie  peuvent  y  gagner  sans 
que  l'analogie  en  souffre.    Le  judicieux  Rollin, 
qui  a  fondu  tant  d'auteurs  anciens  dans  ses  ou- 
vrages, a  toujours  procédé  selon  le  principe  que 
je  viens  d'exposer.  Boileau  se  moque  très-agréa- 
blement d'un    de   ses   anciens   professeurs,    qui 
voulait  toujours  que  l'on  rendît  l'idée  de  chaque 
mot,  et  qui,  en  expliquant  une  phrase  de  Cicé- 
ron  (i),  dont  le  sens  était,  La  république  avait 
contracté  une  sorte  d'insensibilité  et  d'endurcisse- 
ment, se  récria  beaucoup  sur  la  difficulté  de  bien 
rendre  toute  l'énergie  du  texte,  et,  après  avoir 
défié  tous  les  traducteurs  passés,  présents  et  fu- 
turs, finit  par  prononcer  avec  emphase:  La  ré- 
publique s'était  endurcie  ,  et  avait  contracté  un 
durillon.  Il  est  bien  vrai  que,  dans  l'expression 
latine,  prise  au  propre,  ce  mot  durillon  est  ren- 
fermé étymologiquement  :  mais  qui  ne  voit  que 
cette  idée  ignoble  ne  peut  entrer  dans  la  langue 
d'un  orateur?  Cependant  je  ne  serais  pas  surpris 
qu'aujourd'hui  même  il  y  eût  encore  des  gens  qui 
regrettassent  le  durillon. 

Cette   anecdote   de   Boileau  me  rappelle   une 
étrange  assertion  avancée  il  y  a  quelques  années , 


(1)  Obduruerat  et  percalluerat  respublica.  —  Voici  Je 
texte  de  Cicéron,  pro  Milone ,  c.  28  :  «  Sed  nescio  quomodo 
jam  usu  obduruerat  et  percalluerat  civitatis  incredibilis  pa- 
tientia.  » 


k* 


COURS    DE    LITTÉRATURE.  l6l 

et  qui  n'est,  comme  tant  d'autres  erreurs,  qu'une 
extension  déraisonnable  donnée  à  une  vérité  re- 
connue. Un  anonyme  a  imprimé  qu'il  n'y  a  point 
de  mot  dans  notre  langue  qu'un  poète  ne  puisse 
faire  entrer  dans  le  style  noble,  quand  il  saura  le 
placer.  Assurément  rien  n'est  plus  faux.  Le  talent 
exécute  ce  qui  est  difficile  ,  mais  il  ne  songe  pas 
même  à  tenter  l'impossible.  Je  propose ,  par 
exemple,  à  celui  qui  a  tant  de  confiance,  de  faire 
entrer  le  durillon  dans  un  poëme  épique.  Il  suffit 
d'ouvrir  un  dictionnaire  de  rimes  pour  voir  quelle 
quantité  de  mots  nous  est  à  jamais  interdite  dans 
le  style  soutenu.  Il  citait  pour  exemple  le  mot 
ventre  qui  se  trouve  dans  le  Lutrin,  et  même  très- 
heureusement  : 

La  cruche  au  large  ventre  est  vide  en  un  instant. 

Mais  comment  ne  s'est-il  pas  aperçu  que  l'exem- 
ple est  hors  de  la  question;  que  le  Lutrin,  poème 
héroï-comique ,  admettait  le  familier ,  et  que  c'est 
même  ce  mélange  des  styles,  manié  avec  adresse, 
qui  est  un  des  agréments  de  l'ouvrage?  Comment 
n'a-t-il  pas  vu  que  le  mot  cruche,  dont  il  ne  dit 
rien,  amenait  celui  de  ventre?  Mais  ce  que  Des- 
préaux a  cru  très-bien  placé  dans  un  repas  de 
chanoines ,  l'aurait  -  il  mis  dans  les  festins  des 
dieux  d'Homère?  Il  fallait  donc,  pour  que  la  cita- 
tion eût  quelque  sens ,  nous  montrer  les  mots  de 
cruche  et  de  venfre ,  ou  d'autres  semblables,  dans 

Cours  de  Littérature.  I. 


1Ô2  COURS    DE    LITTÉRATURE. 

un  sujet  noble;  et  l'on  peut,  je  crois,  douter 
qu'on  les  y  trouve  jamais. 

Mais  quelle  est  l'intention  secrète  de  tous  ces 
axiomes  erronés?  C'est  toujours  de  justifier  ce 
qui  est  mauvais.  Des  connaisseurs  auront  relevé 
dans  des  vers  des  expressions  indignes  de  la  poé- 
sie :  on  n'essaie  pas  de  les  défendre  ;  cela  pour- 
rait  être  difficile.  Mais  que  fait -on?  l'on  pose  en 
principe  que  tous  les  mots  peuvent  entrer  dans 
tous  les  sujets,  et  l'on  taxe  de  timidité  pusilla- 
nime ceux  qui  n'osent  pas  être  insensés;  et  comme 
ces  systèmes  sont  fort  commodes,  attendu  qu'ils 
tranchent  toutes  les  difficultés,  on  peut  imaginer 
combien  de  gens  sont  intéressés  à  les  adopter. 
Au  reste,  ce  scrupule  sur  le  choix  des  mots  pro- 
pres à  tel  ou  tel  genre  d'écrire  n'est  pas  une  su- 
perstition de  notre  langue  ;  c'était  une  religion 
des  langues  anciennes ,  quoiqu'elles  fussent  bien 
plus  hardies  que  la  nôtre  :  tous  les  critiques  sont 
d'accord  là  -  dessus.  Longin  en  cite  beaucoup 
d'exemples  ;  il  va  jusqu'à  reprocher  à  Hérodote 
des  expressions  qu'il  trouve  au-dessous  de  la  di- 
gnité de  l'histoire  :  qu'on  juge  s'il  devait  être 
moins  sévère  en  poésie. 

Si  chaque  langue  a  des  termes  bas,  si  ce  qui 
s'appelle  ainsi  dans  l'une  ne  l'est  pas  dans  l'au- 
tre, il  en  résulte  une  des  plus  grandes  difficultés 
que  le  traducteur  ait  à  vaincre ,  et  un  des  plus 
grands  mérites  qu'il  puisse  avoir  quand  il  l'a  sur- 


COURS    ])E    LITTÉRATURE.  l63 

montée.  On  sait  que  le  talent  y  parvient  en  sa- 
chant relever  et  ennoblir  ces  sortes  de  mots  par 
le  voisinage  dont  il  les  entoure  ;  mais  cet  art  a  ses 
bornes  comme  tout  autre,  et  c'est  même  parce 
qu'il  en  a  que  c'est  un  art  :  si  cela  se  pouvait 
toujours,  il  n'y  aurait  plus  de  mérite  à  y  réussir 
quelquefois.  C'est  une  réflexion  qu'on  n'a  pas 
faite.  Il  y  en  a  une  autre  non  moins  importante, 
c'est  que,  dans  tous  les  exemples  qu'on  peut 
citer,  on  trouvera  toujours  que  la  première  ex- 
cuse du  mot  qu'on  a  su  ennoblir ,  vient  d'un  rap- 
port réel  avec  les  idées  primitives  du  sujet,  et 
avec  tout  ce  qui  a  précédé.  On  a  félicité  Racine 
d'avoir  fait  entrer  le  mot  de  chiens  dans  une 
tragédie. 

Les  chiens  à  qui  son  bras  a  livré  Jézabel. 

Mais  où  se  trouve  ce  mot  ?  Dans  une  pièce  ti- 
rée des  livres  saints,  dans  une  pièce  où  nous 
sommes  accoutumés  dès  les  premiers  vers  au 
langage  de  l'Écriture,  où  tout  nous  rappelle  les 
premières  choses  que  nous  avons  apprises  dans 
notre  enfance,  et  dès-lors  l'histoire  de  Jézabel  dé- 
vorée par  des  chiens  est  présente  à  notre  esprit, 
et  relevée  par  l'idée  religieuse  d'une  vengeance 
céleste.  Ainsi  l'imagination  a  préparé  l'oreille  à  ce 
mot,  et  prévenu  la  disparate.  De  même  dans  ces 
vers  que  j'ai  marqués  ailleurs , 

Quelquefois  à  l'autel 
Je  présente  au  grand-prêtre  et  l'encens  et  le  sel, 


II. 


l64  COURS    DE    LITTÉRATURE. 

non-seulement  le  mot  d'encens,  qui  offre  l'idée 
d'une  cérémonie  sacrée  ,  amène  et  fait  passer 
avec  lui  le  mot  de  sel;  mais  la  scène  est  dans  le 
temple  des  Juifs,  et  l'on  est  accoutumé  d'avance 
au  langage  des  Lévites.  C'est  cette  analogie  se- 
crète qui  conduit  toujours  le  grand  écrivain;  en 
sorte  que  ce  qui  nous  paraît  une  hardiesse  de  son 
génie  n'est  que  le  coup  d'œil  de  sa  raison. 

Je  croirais  avoir  omis  une  des  parties  les  plus 
importantes  de  la  matière  que  je  traite ,  si  je  ne 
finissais  par  examiner  cette  autre  question  sou- 
vent agitée ,  s'il  convient  de  traduire  les  poètes 
en  vers.  J'avoue  que  j'ai  tenu  jusqu'ici  pour  l'af- 
firmative, et  les  raisons  qu'on  y  a  opposées  ne 
m'ont  pas  fait  changer  d'avis.  Je  persiste  à  pen- 
ser qu'on  fait  descendre  un  poète  de  toute  sa 
hauteur  en  l'abaissant  au  langage  vulgaire.  La 
meilleure  prose  ne  peut  le  dédommager  de  cette 
perte  la  plus  douloureuse  pour  lui ,  la  plus  inap- 
préciable ,  celle  de  l'harmonie.  Si  vous  vous  con- 
naissez en  vers,  ne  sentez-vous  pas  qu'ils  sont 
faits  pour  parler  à  vos  organes?  Ne  sentez-vous 
pas  quel  inexprimable  charme  résulte  de  cet  heu- 
reux arrangement  de  mots,  de  ce  concours  de 
sons  mesurés ,  tour  à  tour  lents  ou  rapides ,  pro- 
longés avec  mollesse  ou  brisés  avec  éclat;  de  ces 
périodes  harmonieuses  qui  s'arrondissent  dans 
l'oreille;  de  cette  combinaison  savante  du  mou- 
vement et  du  rhythme  avec  le  sentiment  et  la 
pensée?  Et  n'éprouvez-vous  pas  que  cet  accord 


COURS    DE    LITTÉRATURE.  l65 

continuel ,  qui ,  malgré  les  difficultés  de  l'art ,  ne 
trompe  jamais  ni  votre  oreille  ni  votre  ame,  est 
précisément  la  cause  du  plaisir  que  vous  procu- 
rent de  beaux  vers?  C'est  là  vraiment  la  langue 
du  poète.  Elle  s'applique  à  des  objets  plus  ou 
moins  grands  ;  il  y  joint  plus  ou  moins  d'idées  ;  il 
conçoit  un  sujet  plus  ou  moins  fortement,  et 
ses  choix  sont  plus  ou  moins  heureux  :  c'est  ainsi 
que  s'établissent  les  rangs  et  la  prééminence. 
Mais  il  faut  avant  tout  qu'il  sache  manier  son 
instrument,  car  le  vers  en  est  un.  Quelque  chose 
que  dise  son  vers,  si  l'auteur  y  paraît  contraint 
et  ^êné^  si  la  mesure  qui  est  faite  pour  ajouter 
à  la  pensée  lui  ôte  quelque  chose ,  si  le  rhythme 
blesse  l'oreille  qu'il  doit  enchanter ,  ce  n'est  plus 
un  poète  :  qu'il  parle,  et  qu'il  ne  chante  pas; 
qu'il  laisse  là  son  instrument  qui  le  gêne  et  lui 
pèse  :  il  souffre ,  en  s'efforçant  de  le  manier  ;  et 
je  souffre  de  l'en  voir  accablé,  comme  un  homme 
ordinaire  le  serait  de  l'armure  d'un  géant. 

Il  est  donc  évident  qu'une  traduction  en  prose 
commence  par  anéantir  l'art  du  poète ,  et  lui  ôter 
sa  langue  naturelle.  Vous  n'entendez  plus  le 
chant  de  la  sirène;  vous  lisez  les  pensées  d'un 
écrivain.  On  vous  montre  son  esprit,  et  non  pas 
son  talent.  Vous  ne  pouvez  pas  savoir  pourquoi 
il  charmait  ses  contemporains,  et  souvent  vous 
le  trouvez  médiocre  là  où  on  le  trouvait  admira- 
ble; et  peut-être  l'admirez -vous  quelquefois  là  où 
on  le  trouvait  médiocre.  Combien  d'autres  désa- 


i66  COURS    DE    LITTÉRATURE. 

vantages  n'a-t-il  pas  encore  à  essuyer  dans  les 
mains  du  prosateur  qui  le  dépouille  ainsi  de  ses 
vêtements  poétiques  !  Telle  idée  avait  infiniment 
de  grâce  en  se  liant  à  telle  image  que  la  prose 
n'a  pu  lui  laisser.  Telle  phrase  était  belle  dans 
sa  précision  métrique  ;  l'effet  en  est  perdu ,  parce 
qu'il  faudra  un  ou  deux  mots  de  plus  pour  la  ren- 
dre :  et  qui  ne  sait  ce  que  fait  un  mot  de  plus 
ou  de  moins?  Tel  hémistiche,  telle  césure  était 
d'un  effet  terrible,  et  cet  effet  tenait  absolument 
au  rhythme,  et  le  rhythme  a  disparu.  En  vers, 
du  moins,  la  traduction  rend  poésie  pour  poésie; 
et  si  le  talent  du  traducteur  est  égal  à  celui  de 
l'original,  l'idée  qu'il  en  donnera  à  ses  lecteurs 
pourra  ne  les  pas  tromper,  parce  qu'il  remplacera 
l'harmonie  par  l'harmonie,  les  figures  par  les  fi- 
gures, les  grâces  poétiques  par  d'autres  grâces 
poétiques ,  l'audacieuse  énergie  des  expressions 
par  d'autres  hardiesses  analogues  au  caractère  de 
sa  langue  :  c'est  la  même  musique  jouée  sur  un 
autre  instrument;  et  l'on  pourra  juger,  par  le 
plaisir  que  donne  celui  qui  la  répète,  du  plaisir 
que  faisait  autrefois  celui  qui  l'a  chantée  le  pre- 
mier. 

Mais,  dit-on  (et  c'est  la  seule  objection  spé- 
cieuse qu'on  ait  faite),  la  version  en  prose,  libre 
de  toute  contrainte,  sera  plus  fidèle.  Quoi!  vous 
appelez  fidèle  une  copie  qui  ôte  nécessairement  à 
l'original  la  moitié  de  son  mérite  et  de  son  effet! 
Etes*vous  bien  sûr  que  ce  que  vous  nommez  fi- 


COURS    DE    LITTÉRATURE.  1  67 

délité  ne  soit  pas  une  perfidie?  Ce  n'est  pas  que 
je  prétende  ni  que  j'aie  prétendu  jamais  dimi- 
nuer le  mérite  et  l'utilité  des  bonnes  traductions 
en  prose  :  elles  suppléent,  du  moins  autant  qu'il 
est  possible,  à  celles  qui  nous  manquent  en  vers; 
elles  font  connaître,  quoique  imparfaitement,  les 
bons  ouvrages  des  poètes  anciens  ;  et  c'est  rendre 
un  service  réel  à  ceux  qui  ne  sauraient  les  lire 
autrement.  D'ailleurs,  la  difficulté  de  faire  lire 
un  long  ouvrage  en  vers  dans  notre  langue  est 
telle,  qu'il  sera  toujours  très-rare  d'y  réussir.  Tel 
ancien  même  a  un  mérite  si  dépendant  de  son 
idiome,  si  particulier  au  genre  qu'il  traitait,  si 
relatif  à  des  mœurs  différentes  des  nôtres ,  qu'on 
ne  peut  en  essayer  avec  succès  que  des  fragments , 
et  que  le  tout  ne  pourrait  nous  plaire.  Tel  est, 
par  exemple ,  Pindare ,  que  la  ressemblance  con- 
tinuelle de  ses  sujets  ,  et  ses  fréquents  écarts, 
qui  ne  pouvaient  plaire  qu'à  sa  nation,  rendent 
intraduisible  pour  nous.  Il  faut  donc  encourager 
le  travail  utile  et  estimable  des  bons  traducteurs 
en  prose  ;  mais  si  l'on  veut  qu'enfin  la  poésie 
française  se  glorifie  un  jour  de  s'être  approprié 
les  grands  monuments  de  la  poésie  antique,  on 
ne  peut  trop  exciter  les  grands  talents  à  la  noble 
ambition  de  cueillir  cette  palme  nationale  ;  il  faut 
rejeter  bien  loin  ces  distinctions  jalouses  et  fri- 
voles qui  n'accordent  les  honneurs  du  génie  qu'à 
l'invention ,  comme  s'il  n'était  pas  démontré 
qu'une  belle  traduction  en  vers  est,  en  quelque 


l68  COURS    DE    LITTÉRATURE. 

sorte,  une  seconde  création;  comme  si,  dans  ce 
cas,  le  second  rang,  après  un  homme  tel  qu'Ho- 
mère ou  Virgile,  n'était  pas  un  rang  éminent; 
enfin ,  comme  si  l'on  pouvait  nous  rendre  en  vers 
le  génie  d'un  grand  écrivain,  sans  avoir  soi-même 
du  génie. 

Mais  prétendre  qu'un  poète  qui  en  traduit  un 
autre  en  vers  doit  s'asservir  à  rendre  tous  les 
mots ,  à  renfermer,  dans  le  même  espace,  les  mê- 
mes idées  dans  un  même  ordre ,  c'est  le  ridicule 
préjugé  d'un  pédant  à  cervelle  étroite,  qui  mal- 
heureusement sait  assez  de  latin  pour  juger  très- 
mal  le  français,  et  qui  a  beaucoup  plus  de  raison 
pour  envier  les  modernes,  que  de  titres  pour 
admirer  les  anciens.  Tout  homme  qui  traduit  en 
vers  prend  la  place  de  son  modèle,  et  doit  son- 
ger avant  tout  à  plaire  dans  sa  langue ,  comme 
l'auteur  original  plaisait  dans  la  sienne»  C'est  là 
le  plus  grand  service  qu'il  puisse  lui  rendre,  puis- 
que de  l'effet  que  fera  sa  version,  dépend  l'opi- 
nion qu'auront  de  l'original  ceux  qui  ne  peuvent 
le  connaître  autrement.  C'est  donc  à  l'effet  total 
de  l'ensemble  qu'il  doit  d'abord  s'appliquer.  S'il 
est  fidèle  et  ennuyeux,  n'aura- 1- il  pas  fait  un 
beau  chef-  d'oeuvre  !  Il  faut  que  sa  composition , 
pour  être  animée ,  soit  libre  ;  qu'il  se  pénètre  quel- 
que  temps  du  morceau  qu'il  va  traduire,  et  qu'il 
se  rapproche,  autant  qu'il  est  possible,  du  degré 
de  chaleur  et  de  verve  où  il  serait,  s'il  travaillait 
d'après  lui-même.  Alors,  qu'il  se  mette  à  lutter 


COURS    DE    LITTÉRATURE.  169 

contre  l'auteur  qu'il  va  faire  parler;  qu'il  ne 
compte  pas  les  mots,  mais  les  beautés,  et  qu'il 
fasse  en  sorte  que  le  calcul  ne  soit  pas  trop  à  son 
désavantage;  il  aura  fait  beaucoup,  et  son  lec- 
teur, s'il  est  juste ,  sera  content.  C'est  ainsi  que 
Despréaux  et  Voltaire  ont  traduit  des  fragments 
des  anciens.  Sans  doute  le  mérite  du  traducteur 
sera  d'autant  plus  grand,  qu'il  aura  conservé  plus 
de  traits  particuliers  et  distinctifs  de  l'ouvrage 
original,  et  qu'il  en  sera  demeuré  plus  près,  sans 
avoir  l'air  trop  contraint  et  trop  enchaîné.  Mais 
il  faut  un  goût  bien  sûr  pour  pouvoir  décider  en 
quels  endroits  le  traducteur  a  eu  tort  de  s'écarter 
de  son  guide.  Il  faut  démontrer  alors  la  possibi- 
lité de  faire  autrement  ;  il  faut  calculer  ce  que  le 
vers  précédent,  ce  que  la  phrase  entière  pouvait 
perdre.  Il  n'y  a  guère  qu'un  homme  de  l'art  qui 
puisse  faire  cet  examen  avec  connaissance  de 
cause;  et  quand  on  a  statué  d'abord  que  la  ver- 
sion est  par  elle-même  un  bon  ouvrage,  si  l'on 
veut  prouver  ensuite  qu'elle  devait  erre  plus 
fidèle,  il  n'y  a  guère  qu'un  moyen,  c'est  d'en 
faire  une  meilleure.  . 

Il  faut  s'entendre,  et  ceux  qui  ont  exigé  une 
fidélité  si  scrupuleuse,  ont,  je  crois,  confondu 
deux  choses  très  -  différentes  par  leur  nature  et 
par  leur  objet,  l'explication  et  la  traduction. 
L'explication  est  faite  pour  donner  l'entière  in- 
telligence de  chaque  mot  à  l'écolier  qui  étudie 
une  langue.  Quant  à  la  traduction ,  si  nous  vou- 


l^O  COURS    DE    LITTÉRATURE. 

Ions  savoir  bien  précisément  ce  que  c'est,  remon- 
tons au  sens  étymologique  du  mot  latin  traducere, 
dont  nous  avons  fait  traduire  :  c'est  proprement 
faire  passer  d'un  endroit  dans  un  autre;  témoin 
cette  expression  commune ,  traduire  quelqu'un 
devant  les  tribunaux.  Traduire ,  quand  il  s'agit 
d'un  auteur,  c'est  donc  le  faire  passer  de  sa  lan- 
gue dans  la  nôtre;  et  alors  ce  qu'il  y  a  de  mieux 
à  faire  est  certainement  de  le  transporter  parmi 
nous  tel  qu'il  était,  c'est-à-dire,  avec  tout  son 
talent.  Terminons  par  des  exemples.  En  voici  un 
que  plusieurs  circonstances  rendent  assez  remar- 
quable. C'est  une  comparaison  qui  appartient 
originairement  à  Homère ,  et  dont  il  y  a  eu  deux 
imitations  en  latin,  l'une  de  Virgile  dans  VÉ- 
nèide  (1),  l'autre  de  Cicéron  dans  son  poëme  de 
Marias.  Cicéron  n'a  jamais  eu  la  réputation  ni 
même  la  prétention  d'être  poète  ;  mais  il  avait 
cultivé  la  poésie,  qui  a  toujours  eu  des  droits  sur 
tous  les  hommes  à  qui  la  nature  avait  donné  de 
l'imagination.  Il  nous  est  resté  de  lui  des  frag- 
ments de  ce  poème  intitulé  Marius ,  où  il  a  imité 
en  assez  beaux  vers  cçtte  comparaison  dont  je 
parlais  tout-à-1'heure ,  empruntée  de  l'Iliade.  En 
voici  d'abord  l'explication. 

«  Ainsi  l'on  voit  le  satellite  ailé  de  Jupiter  qui 
«  tonne  du  haut  des  cieux ,  l'aigle  blessé  de  la 
«  morsure  d'un  serpent  qui  du  tronc  d'un  arbre 

(1)  Liv.  XI,  vers  75o. 


COURS    DE    LITTÉRATURE.  I7I 

«  s'est  élancé  sur  lui  :  il  s'en  empare  avec  ses 
«  serres  cruelles ,  et  perce  le  reptile ,  qui  succombe 
«  en  menaçant  encore  par  les  mouvements  de  sa 
a  tète;  l'aigle  le  déchire  tandis  qu'il  se  replie,  il 
«  l'ensanglante  à  coups  de  bec,  et,  assouvi  enfin 
«  et  satisfait  d'avoir  vengé  ses  cuisantes  douleurs, 
«  il  le  rejette  expirant,  en  disperse  les  tronçons 
ce  dans  les  eaux  du  fleuve,  et  s'envole  vers  le  so- 
«  leil.  » 

Voilà  comme  la  prose  explique.  Voici  comme 
le  poète  traduit  ou  imite. 

Comme  on  voit  cet  oiseau  qui  porte  le  tonnerre, 

Blessé  par  un  serpent  élancé  de  la  terre  : 

Il  s'envole ,  il  emporte  au  séjour  azuré 

L'ennemi  tortueux  dont  il  est  entouré. 

Le  sang  tombe  des  airs  :  il  déchire,  il  dévore 

Le  reptile  acharné  qui  le  combat  encore. 

Il  le  presse ,  il  le  tient  sous  ses  ongles  vainqueurs  ; 

Par  cent  coups  redoublés  il  venge  ses  douleurs. 

Le  monstre,  en  expirant,  se  débat,  se  replie; 

11  exhale  en  poisons  les  restes  de  sa  vie; 

Et  l'aigle  tout  sanglant ,  fier  et  victorieux , 

Le  rejette  en  fureur,  et  plane  au  haut  des  cieux. 

Remarquons  d'abord  que  Fauteur,  qui  emploie 
douze  vers  pour  en  rendre  huit ,  n'aurait  pas 
établi  dans  le  cours  d'un  ouvrage  entier  une  pa- 
reille disproportion  ;  car  ce  serait  alors  paraphraser 
plutôt  que  traduire.  Mais  dans  un  fragment  si 
court,  Voltaire  n'a  vu  qu'un  tableau  manié  par 
trois  célèbres  anciens,  et  paraît  avoir  mis  une 


I72  COURS    DE    LITTÉRATURE. 

sorte  d'ambition  poétique  à  y  ajouter  de  nou- 
veaux coups  de  pinceau.  V ennemi  tortueux...  le 
sang  tombe  des  airs... 

Il  exhale  en  poisons  les  restes  de  sa  vie... 

tous  ces  traits,  et  le  dernier  sur-tout  qui  est  bril- 
lant, appartiennent  à  l'imitateur  français.  C'est 
une  espèce  de  combat  avec  l'original  ;  mais,  pour 
l'entreprendre,  il  faut  être  bien  sûr  de  la  trempe 
de  ses  armes. 


CHAPITRE  IV. 

De  la  Poésie  épique  chez  les  Anciens. 


SECTION   PREMIÈRE. 
De  l'Epopée  grecque. 

X  lus  il  y  a  dans  un  art  de  monuments  divers 
regardés  comme  des  modèles ,  et  d'auteurs  diffé- 
rents mis  au  rang  des  classiques,  plus  il  ouvre 
un  vaste  champ  aux  observations  de  la  critique. 
Tel  a  été  l'art  de  la  tragédie:  il  a  pris,  chez  tous 
les  peuples  qui  l'ont  cultivé,  différentes  formes 
et  divers  degrés  de  perfection.  Il  n'en  est  pas  de 
même  de  l'épopée.  Les  anciens  ne  nous  ont  trans- 
mis en  ce  genre  que  trois  ouvrages  qui  aient 
obtenu  les  suffrages  de  la  postérité ,  quoiqu'elle 
n'ait  pas  laissé  d'y  remarquer  beaucoup  d'imper- 
fections; et  ces  trois  poèmes,  X  Iliade,  Y  Odyssée 
et  I Enéide ,  ont  été  plus  ou  moins  imités  par  les 
modernes.  Aussi,  quoiqu'on  ait  beaucoup  écrit 
sur  cette  matière,  elle  n'offre  pourtant,  quand 
on  la  réduit  à  ce  qui  est  essentiel  et  démontré, 
qu'un  petit  nombre  de  principes  certains ,  et  tout 
le  reste  est  à  la  disposition  du  génie.  Ce  n'est  pas 
qu'on  n'ait  voulu  la  soumettre  aussi  à  un  grand 
nombre  de  règles;  mais  elles  ne  sont  pas  toutes, 
comme  celles  de  la  tragédie ,  confirmées  par  l'ex- 


1^4  COURS    DE    LITTÉRATURE. 

périence  et  adoptées  par  le  consentement  général 
de  tous  les  hommes  éclairés.  Il  est  donc  permis 
de  les  discuter  en  total  et  de  les  rejeter  en  partie. 
C'est  ce  qu'on  a  déjà  fait,  et  ce  que  je  crois  aussi 
pouvoir  faire. 

Ce  sujet,  sous  plus  d'un  rapport,  est  digne 
d'attention.  La  poésie ,  comme  on  l'a  observé , 
est  l'art  que  tous  les  peuples  polis  ont  cultivé  le 
premier,  et  l'épopée  a  été  le  premier  genre  de 
poésie  qu'on  ait  traité.  Après  nos  livres  sacrés 
et  ceux  des  philosophes  indiens  et  chinois ,  les 
plus  anciens  qui  nous  soient  parvenus  sont  les 
poèmes  d'Homère  ;  car  il  ne  nous  reste  que  quel- 
ques fragments  d'Orphée  qui  l'a  précédé.  Les 
hymnes  de  l'un  et  les  poèmes  de  l'autre  prou- 
vent la  vérité  de  ce  que  nous  a  dit  Aristote,  que 
la  poésie  fut  originairement  consacrée  à  chanter 
les  dieux  et  les  héros  ;  et  cela  nous  donne  d'abord 
deux  caractères  essentiels  à  l'antique  épopée  : 
elle  était  héroïque  et  religieuse.  Mais  comme  les 
dieux  des  anciens  ne  sont  plus  les  nôtres,  elle 
n'a  dû  conserver  pour  nous  qu'un  de  ces  deux 
caractères.  Je  la  crois  donc  essentiellement  hé- 
roïque ;  mais  je  ne  pense  pas  qu'on  soit  encore 
obligé  d'y  faire  entrer  la  religion.  Ce  n'est  pas 
non  plus  que  je  prétende  l'exclure  ;  j'ose  en  cela 
m'écarter  de  l'avis  de  Despréaux,  et  l'exemple 
du  Tasse,  confirmé  par  le  succès,  me  paraît  l'em- 
porter sur  l'autorité  du  critique. 

Je  définis  donc  l'épopée ,  le  récit  en  vers  d'une 


COURS    DE    LITTÉRATURE.  1^5 

action  vraisemblable  ,  héroïque  et  intéressante. 
Je  dis  vraisemblable,  parce  que  le  poète  épique 
n'est  point  obligé  de  se  conformer  à  la  vérité 
historique,  mais  seulement  à  la  vraisemblance 
morale;  et  qu'il  est  le  maître  d'ajouter  ou  de  re- 
trancher, et  de  se  tenir,  suivant  l'expression 
d'Aristote  ,  dans  le  possible.  Je  dis  héroïque , 
parce  que  l'épopée  a  été  consacrée  originairement 
aux  grands  sujets,  que  cette  destination  lui  a  im- 
primé un  caractère  qui  la  distingue ,  et  qu'il  n'y 
a  jamais  rien  à  gagner ,  quoi  qu'on  en  dise ,  à 
confondre  et  à  rabaisser  les  genres,  puisque  le 
talent  est  le  maître  de  les  traiter  tous  en  les  lais- 
sant chacun  à  sa  place.  Je  dis  intéressante ,  parce 
que  l'épopée,  comme  la  tragédie,  doit  attacher 
l'ame  et  l'imagination ,  et  qu'il  y  a  tel  sujet  qui 
peut  être  grand  sans  intéresser  ,  comme ,  par 
exemple,  la  conquête  du  Pérou  par  Pizarre.  Les 
difficultés  de  cette  navigation  lointaine  et  incon- 
nue ont  un  caractère  de  grandeur  ;  mais  les  con- 
quérants furent  des  meurtriers  barbares,  et  les 
Péruviens  des  victimes  qui  se  laissaient  égorger 
sans  défense  :  il  n'y  a  là  aucun  intérêt.  Au  con- 
traire ,  il  peut  y  en  avoir  dans  la  conquête  du 
Mexique  parCortès,  parce  qu'il  eut  affaire  à  des 
peuples  belliqueux ,  qu'il  fut  exposé  aux  plus 
affreux  dangers,  qu'il  ne  s'en  tira  que  par  des 
prodiges  de  valeur,  de  constance  et  de  sagesse, 
et.qu'il  ne  fut  cruel  qu'une  fois. 

Il  se  présente  plusieurs  questions  sur  l'épopée. 


I76  COURS    DE    LITTÉRATURE. 

i°  L'unité  d'action  y  est-elle  nécessaire?  Oui,  et 
ce  précepte  est  fondé  sur  la  nature  et  le  bon 
sens.  Dans  tous  les  arts  dont  l'objet  est  de  plaire 
et  d'intéresser ,  il  est  naturel  à  l'homme  de  vou- 
loir qu'on  l'occupe  d'un  objet  déterminé,  et  qu'on 
le  mène  à  un  but  proposé  :  c'est  le  moyen  de 
nous  attacher.  Aristote  a  eu  raison  de  refuser  le 
nom  de  poèmes  épiques  à  des  ouvrages  tels  que 
la  Thèsèide  et  l'Héracléide,  qui  contenaient  toute 
la  vie  d'Hercule  et  de  Thésée.  L'objet  de  la  poé- 
sie n'est  pas  de  versifier  une  histoire.  L'art  du 
poète  suppose  toujours  une  création  quelconque, 
comme  l'indique  clairement  l'origine  du  mot 
poésie,  qui  signifie  en  grec,  production,  forma- 
tion, venant  du  verbe  faire.  Il  faut  donc  qu'il 
fasse  un  tout ,  qu'il  construise  une  machine.  C'est 
là  ce  qui  constitue  l'artiste,  et  le  vers  n'est  que 
l'instrument  de  son  art.  Il  en  fait  une  application 
mal  entendue  quand  il  met  une  histoire  en  vers  : 
ce  n'est  pas  là  ce  qu'on  attend  de  lui,  car  per- 
sonne ne  désire  que  l'histoire  soit  écrite  en  vers; 
mais  tout  le  monde  est  fort  aise  de  îire  un  beau 
poème  sur  tel  ou  tel  sujet  tiré  de  l'histoire,  et 
de  voir  ce  qu'en  a  fait  l'imagination  du  poète. 
Quelques  modernes  ont  nié  cette  vérité  ;  mais 
cela  prouve  seulement  qu'il  n'y  a  rien  de  si  sim- 
ple et  de  si  plausible  que  quelques  esprits  bi- 
zarres n'aient  pris  plaisir  à  nier. 

La  Motte,  dans  son  Discours  sur  Homère,  apr.ès 
avoir  lui-même  reconnu   ce   principe  de  l'unité 


COURS    DE    LITTÉRATURE.  1 77 

d'objet,*  s'avise  tout  à  coup  d'un  singulier  scru- 
pule. «  Je  ne  sais ,  dit-il ,  pourquoi  j'ai  restreint 
«  le  poème  au  récit  d'une  action.  Peut-être  que 
«  la  vie  entière  d'un  héros ,  maniée  avec  art  et 
«  ornée  de  beautés  poétiques,  en  ferait  une  ma- 
te tière  raisonnable.  A  quel  titre  condamnerait- 
«  on  un  ouvrage  qui  serait  le  modèle  de  toute  la 
«  vie  ,  la  morale  de  tous  les  âges  et  de  toutes  les 
«  fortunes  ?»  Il  y  a  ici  un  petit  artifice  oratoire 
qu'il  est  bon  de  remarquer ,  parce  qu'il  est  fort 
commun  dans  la  dispute,  et  apparemment  bien 
difficile  à  éviter,  puisque  nous  y  prenons  La 
Motte  lui-même,  qui,  tout  en  se  trompant  sur 
le  fond  des  choses ,  a  coutume  de  discuter  avec 
méthode  et  bonne  foi.  Dans  les  règles  de  la  lo- 
gique, il  ne  faut  jamais  s'écarter  du  point  pré- 
cis de  la  question ,  ni  changer  les  termes  princi- 
paux de  la  proposition.  Or,  de  quoi  s'agit-il?  s'il 
faut  donner  le  nom  de  poème  épique  à  la  vie 
d'un  héros  mise  en  vers.  Au  lieu  de  s'en  tenir  à 
cette  question,  qui  est  de  critique  et  de  goût,  il 
en  propose  une  de  morale  :  «  A  quel  titre  con- 
damnerait-on un  ouvrage  qui  serait  le  modèle 
de  toute  la  vie?  etc.»  Et  voilà  le  lecteur,  pour 
peu  qu'il  ne  soit  pas  très  -  attentif ,  tout  prêt  à 
donner  raison  à  l'auteur,  qui  a  l'adresse  de  lui 
présenter  ce  qui  semble  répugner  d'abord,  la 
condamnation  d'un  ouvrage  qui  est  le  modèle  de 
la  vie,  etc.  Mais  ramenons  la  question  à  ses 
termes  ,   et  nous  verrons  que  la  phrase  de  La 

Cours  de  Littérature.  1.  I  -^ 


I7#  COURS    DE    LITTÉRATURE. 

Motte  n'y  a  aucun  rapport.  Nous  lui  dirons:  Non, 
monsieur,  nous  ne  condamnerons  pas  ce  qui  est 
le  modèle  de  la  vie  et  la  morale  de  tous  les  âges. 
Mais  comme  il  y  a  vingt  sortes  d'ouvrages  dont 
vous  pourriez  dire  la  même  chose,  il  faudrait, 
pour  que  votre  proposition  fût  conséquente, 
que  tous  ces  ouvrages  fussent  nécessairement 
des  poèmes  épiques.  Vous  êtes  fort  loin  de  le 
prétendre,  n'est-ce  pas?  Vous  n'avez  donc  rien 
dit  qui  allât  à  la  question.  Ainsi,  sans  condam- 
ner ce  que  vous  appelez  le  modèle  de  la  vie, 
nous  dirons  que  ce  n'est  point  un  poème  épique. 

Si  l'on  pouvait  trouver  un  moyen  de  forcer 
les  hommes  à  ne  jamais  s'écarter  de  la  question, 
les  trois  quarts  des  disputes  finiraient  bientôt. 
Mais  il  semble  qu'on  ait  juré  de  ne  jamais  s'en- 
tendre ,  pour  avoir  le  plaisir  de  disputer  tou- 
jours. 

La  Motte  ne  se  rend  pas  plus  difficile  sur  le  ca- 
ractère propre  à  l'épopée  que  sur  l'unité  d'action, 
et  n'est  pas  plus  conséquent  sur  l'un  de  ces 
points  que  sur  l'autre.  Tous  les  sujets  lui  sem- 
blent également  bons  pour  l'épopée.  La  Phar- 
sale  et  le  Lutrin  sont  à  ses  yeux  des  poèmes 
épiques  tout  aussi  bien  que  l'Iliade,  et  cette  as- 
sertion lui  paraît  n'avoir  besoin  d'aucune  preuve; 
car  il  se  contente  d'ajouter  :  «  Toutes  choses 
«  d'ailleurs  égales  dans  ces  ouvrages,  on  aura 
«  droit  de  se  plaire  à  l'un  plus  qu'à  l'autre.  » 
Voilà  encore  de  ces  choses  qui  ne  signifient  rien. 


COURS    DE    LITTÉRATURE.  I -79 

Assurément  tout  le  monde  a  le  droit  de  se  plaire 
plus  ou  moins  à  tels  ou  tels  ouvrages.  S'ensuit- 
il  que  ces  ouvrages  soient  du  même  genre? Quelle 
étrange  manière  de  raisonner!  Je  ne  serais  point 
du  tout  surpris  qu'on  se  plût  à  la  lecture  du  Lu- 
trin plus  qu'à  celle  de  la  Pharsale;  car  l'un  de 
ces  poèmes  est  aussi  parfait  dans  son  genre  que 
l'autre  est  défectueux  dans  le  sien.  Cela  prouve- 
t-il  que  le  combat  des  chantres  et  des  chanoines 
chez  Barbin  soit  absolument  la  même  chose 
pour  l'épopée  que  la  bataille  entre  César  et  Pom- 
pée dans  les  plaines  de  Pharsale?  J'avoue  que  je 
n'en  crois  pas  un  mot.  Qu'aurait  dit  La  Motte  si 
on  lui  avait  soutenu,  d'après  son  principe, 
o^x  Agnès  de  Chaillot  était  aussi  bien  une  tra- 
gédie que  son  Inès  de  Castro,  et  que  c'étaient 
seulement,  pour  me  servir  de  ses  termes,  deux 
espèces  diverses  d'un  même  genre?  Il  n'eût  pas 
manqué  de  répondre  que  l'une  n'était  que  la  pa- 
.rodie  de  l'autre.  Eh  bien  !  le  Lutrin  est-il  autre 
chose  que  la  parodie  de  l'héroïque?  Quel  entête- 
ment de  ne  pas  vouloir  reconnaître  dans  les  ou- 
vrages d'imitation  la  même  différence  qui  est 
entre  les  choses  imitées!  Ce  ne  sont  pas  là  des 
distinctions  arbitraires  établies  par  le  caprice;  ce 
sont  des  limites  posées  par  la  nature  et  la  raison, 
et  tous  les  sophismes  du  monde  ne  me  persuade- 
ront jamais  qu'il  faille  mettre  sur  la  même  ligne 
la  Henriade  et  Fert-vert. 

Ce  que   j'ai  dit   ci  -  dessus  de  l'unité  d'objet 

12. 


j8o  cours  de  littérature. 

prouve  suffisamment  que  le  rapprochement  de  la 
Pharsale  et  de  V Iliade  n'est  pas  plus  fondé;  et  il 
m'est  impossible  d'appeler  du  même  nom  celui 
qui  a  construit  la  fable  de  l'Iliade,  qui  n'est  qu'à 
lui,  et  que  je  ne  puis  trouver  ailleurs,  et  celui 
qui  a  mis  en  vers  toute  l'histoire  de  la  guerre 
civile  entre  César  et  Pompée,  que  je  trouverai 
par- tout. 

2°  Quelle  doit  être  la  durée  de  l'action  épique? 
On  sent  qu'il  ne  peut  y  avoir  là-dessus  d'autre 
règle  que  celle  que  prescrit  sagement  Aristote ,  de 
ne  point  offrir  à  l'esprit  plus  qu'il  ne  peut  em- 
brasser. Dès  qu'on  a  statué  que  l'action  devait 
être  une,  elle  doit  nécessairement  avoir  des  li- 
mites. Celle  de  V Iliade  et  de  VOdjssèe  dure  moins 
de  deux  mois,  celle  de  V Enéide  à  peu  près  un 
an ,  ainsi  que  celle  de  la  lérusalem.  On  peut  aller 
au  delà  ou  rester  en  deçà,  selon  le  besoin  et 
les  convenances.  Ce  qu'il  y  a  de  plus  essentiel  à 
observer ,  c'est  de  ne  mettre  entre  le  point  d'où 
l'on  part  et  le  terme  où  l'on  va  qu'un  espace  dis- 
tribué de  manière  à  ne  pas  faire  languir  l'action 
ni  refroidir  le  lecteur. 

3°  Le  poème  épique  doit-il  être  écrit  en  vers? 
C'est  une  demande  qui,  ce  me  semble,  ne  peut 
guère  intéresser  que  ceux  qui  n'en  savent  pas 
faire.  H  est  bien  vrai  qu' Aristote  a  dit  que  V Iliade 
mise  en  prose  serait  encore  un  poème,  parce 
qu'il  y  reconnaît,  indépendamment  de  la  versifi- 
cation, cette  invention  d'une  fable  qui   est  l'es- 


COURS    DE    LITTÉRATURE.  l8l 

sence  de  l'épopée;  mais  il  semble  que  parmi  les 
modernes  on  ne  peut  guère  séparer  la  versifica- 
tion de  la  poésie  ;  et  quoique  la  France  eût  Tèlé- 
maque,  nous  ne  nous  vantions  pas,  avant  laHen- 
riade ,  d'avoir  un  poème  épique  à  opposer  au 
Tasse,  au  Camoëns  et  à  Milton.  Sans  vouloir  pro- 
noncer rigoureusement  sur  cette  question,  l'on 
peut  au  moins  assurer  que  celui  qui  traiterait 
l'épopée  en  prose  avec  imagination  et  intérêt, 
laisserait  encore  à  désirer  une  partie  essentielle  à 
notre  poésie,  la  beauté  de  la  versification,  et  au- 
rait par  conséquent  un  mérite  de  moins.  Qu'est-ce 
donc  qu'on  peut  gagner  à  dispenser  le  poète 
épique  de  parler  en  vers?  Il  est  plus  important 
qu'on  ne  pense  de  ne  pas  enlever  les  barrières 
qui  défendent  le  sanctuaire  des  arts.  La  difficulté 
qu'il  faut  vaincre  a  un  double  avantage  ;  elle 
élève  le  génie,  et  repousse  la  médiocrité.  Et  quel 
bien  nous  a  fait  l'invention  du  drame  en  prose,  si 
fastueusement  annoncé,  il  y  a  trente  ans,  comme 
une  carrière  nouvelle  ouverte  au  talent?  Elle  a 
produit  deux  ou  trois  ouvrages  de  mérite,  très- 
inférieurs  en  tout  à  nos  bonnes  pièces  en  vers, 
et  une  foule  de  drames  insipides ,  oubliés  en  nais- 
sant. 

4°  Le  merveilleux  doit-il  entrer  nécessairement 
dans  l'épopée?  Oui,  à  moins  que  le  sujet  n'en 
soit  pas  susceptible  ;  car  il  serait  absurde  d'exiger 
dans  un  sujet  moderne  l'intervention  des  dieux 
de  l'antiquité.  Le  Tasse  et  Milton  y  ont  substitué 


l82  COURS    DE    LITTÉRATURE. 

les  agents  intermédiaires  admis  dans  notre  reli- 
gion. Nous  verrons  ailleurs  l'inconvénient  qu'ils 
ont  dans  le  poème  de  Milton.  Quant  à  celui  du 
Tasse ,  j'avoue  que  le  reproche  qu'on  lui  a  fait 
d'avoir  employé  la  magie  ne  m'a  jamais  paru 
fondé.  Notre  croyance  religieuse  ne  la  rejette  pas, 
et  dans  quel  sujet  pouvait-elle  entrer  plus  con- 
venablement? Les  chrétiens  portent  la  guerre 
chez  les  nations  mahométanes  :  n'est-ce  pas  là 
le  cas  de  représenter  l'enfer  armant  toutes  les 
puissances  contre  ceux  qui  suivent  les  enseignes 
du  Christ?  Les  Sarrasins  de  la  Palestine  n'étaient- 
ils  pas  regardés  comme  vivant  sous  le  joug  des 
démons?  Les  démons  font  donc  leur  office  en  dé- 
fendant leurs  sujets  qu'on  veut  leur  ôter.  Il  y  a 
plus  :  toute  cette  magie  d'Armide  est-elle  sans  in- 
térêt? J'aime  beaucoup  mieux  sans  doute  la  Didon 
de  Virgile;  car  que  peut-on  comparer  à  Didon? 
Mais  ne  pouvant  pas  refaire  ce  qui  avait  été  si 
supérieurement  fait,  il  nous  a  donné  Armide,  et 
peut-on  lui  en  savoir  mauvais  gré?  N'y  a-t-il  pas 
beaucoup  d'art  à  nous  avoir  montré  cette  magi- 
cienne livrée  par  sa  passion  à  la  merci  de  celui 
qu'elle  aime^  dans  l'instant  même  qu'un  pouvoir 
surnaturel  la  rend  maîtresse  absolue  de  la  vie  de 
Renaud?  N'est-ce  pas  là  parler  à  la  fois  à  l'imagi- 
nation et  au  cœur?  Et  cette  forêt  enchantée, 
qu'on  a  tant  critiquée  ,  osera- t-on  prétendre 
qu'elle  ne  produise  pas  un  grand  effet,  et  qu'elle 
ne  soit  pas  une  source  de  beautés  ?  Je  demande- 


COURS    DE    LITTÉRATURE.  l83 

rais  aux  critiques  mêmes  s'ils  u'ont  pas  été  émus 
au  moment  où  l'intrépide  Tancrède  entre  clans 
cette  foret ,  au  moment  où  il  en  sort  à  pas  lents, 
en  homme  supérieur  à  la  crainte,  mais  qui  re- 
connaît une  puissance  au-dessus  de  sa  force  et 
de  son  courage.  Quand  la  voix  gémissante  de 
Clorinde ,  sortant  de  ces  troncs  sensibles ,  frappe 
les  oreilles  de  Tancrède,  est-on  moins  attendri 
que  dans  cet  endroit  de  V Enéide  où  Enée,  vou- 
lant arracher  des  branches  d'un  myrte,  en  voit 
couler  des  gouttes  de  sang,  et  entend  une  voix 
plaintive  qui  lui  reproche  sa  cruauté?  Cette  voix, 
ce  sang ,  ces  rameaux  de  myrte  qui  couvrent  la 
tombe  du  jeune  Polydore,  et  qui  sont  originaire- 
ment, comme  il  le  dit  à  Enée,  les  traits  dont  l'a 
fait  accabler  Polymnestor,  et  sous  lesquels  il  est 
enseveli,  sont-ils  une  fiction  plus  fondée  que  les 
arbres  enchantés  du  Tasse?  tout  cela  ne  tient-il 
pas  également  à  des  hypothèses  traditionnelles, 
reçues  dans  tous  les  systèmes  religieux  ,  et  que 
par  conséquent  un  poète  peut  employer  sans  être 
taxé  d'absurdité  et  d'inconséquence?  Ces  hypo- 
thèses peuvent  être  combattues  par  une  philoso- 
phie qui  rejette  toute  espèce  de  miracles  ;  mais 
cette  philosophie  doit-elle  être  celle  des  poètes? 
Qu'elle  réfute  tant  qu'elle  voudra  les  fables  de 
tous  les  peuples  anciens,  c'est  son  emploi;  celui 
des  poètes ,  c'est  d'en  profiter.  Eh  !  souvent  les 
philosophes  eux-mêmes  ne  sont  pas  fâchés  qu'on 
leur  fasse,  au  moins  un   moment,  cette  espèce 


I  84  COURS   DE    LITTÉRATURE. 

d'illusion.  Quel  homme  y  est  absolument  étran- 
ger? Quel  est  celui  à  qui  la  vérité  peut  suffire, 
cette  vérité  qui  nous  apprend  si  peu  de  choses 
et  qui  nous  en  refuse  tant? 

Ne  soyons  pas  si  prompts  à  médire  du  mer- 
veilleux :  nous  l'aimons  tant,  et  nous  en  avons 
tant  besoin!  Condamnés  à  ignorer,  faut-il  nous 
ôter  encore  la  ressource  d'imaginer?  Oh!  qu'en  ce 
sens  les  poètes  ont  connu  l'homme  bien  mieux 
que  n'ont  fait  les  philosophes!  Il  y  a  dans  nous 
un  fonds  immense  et  intarissable  de  sensibilité 
qui  ne  demande  qu'à  se  répandre;  qui,  ne  pou- 
vant se  contenter  de  ce  qui  est,  cherche  à  se  pren- 
dre à  tout  ce  qui  pourrait  être,  veut  tout  inter- 
roger, tout  animer,  veut  s'adresser  à  tout,  et  que 
tout  lui  réponde;  qui  ne  peut  souffrir  que  la 
pierre  d'une  tombe  soit  muette,  ni  qu'un  monu- 
ment soit  insensible;  qui  attache  à  tous  les  ob- 
jets des  souvenirs,  des  regrets,  des  espérances. 
De  là  cet  irrésistible  instinct  qui  promène  nos 
pensées  dans  un  autre  ordre  de  choses,  sans  pou- 
voir nous  révéler  ce  qu'il  est;  de  là  cette  foulé 
de  sentiments  confus,  mais  tendres,  qui  sont  des 
rêves  de  l'imagination  passionnée  où  notre  ame 
aime  à  se  reposer,  même  en  se  trompant,  comme 
nos  sens  se  reposent  pendant  les  songes  du  som- 
meil. 

Voilà,  n'en  doutons  point,  ce  qui,  aux  yeux 
des  hommes  sensibles ,  a  donné  tant  de  prix  aux 
fictions  de  l'ancienne  mythologie ,  qui  prêtait  à 


COURS    DE    LITTÉRATURE.  1 85 

tout  l'âme  et  la  vie,  faisait  communiquer  l'homme 
avec  tous  les  êtres  existants  et  possibles,  et  le 
faisait  vivre  dans  le  passé  et  dans  l'avenir.  Nous 
disions,  il  n'y  a  pas  long-temps,  que  la  langue 
des  anciens  était  toute  poétique  ;  leur  religion 
ne  Tétait  pas  moins  :  la  nôtre ,  aussi  sublime  que 
vraie  ,  peut  élever  le  génie  beaucoup  plus  haut, 
mais  ne  lui  permet  pas  la  même  variété  de  fic- 
tions. Que  La  Motte  ,  avec  sa  froide  et  conten- 
tieuse  raison,  était  loin  de  sentir  ce  mérite  des 
anciens!  Il  avoue  lui-même  ce  que  Fénelon  lui 
avait  fait  observer  dans  une  de  ses  lettres,  qu'il 
n'était  pas  juste  de  reprocher  à  Homère  d'avoir 
suivi  les  idées  de  son  siècle,  et  d'avoir  peint  ses 
dieux  tels  qu'on  les  croyait.  Il  ne  les  a  pas  faits, 
dit  très-bien  Fénelon  ;  il  a  fallu  qu'il  les  prit  tels 
qu'il  les  trouvait.  Et  qui  doute  que  la  mythologie 
ancienne  ne  soit  remplie  d'inconséquences?  Mais 
qui  peut  nier  aussi  qu'elle  ne  soit  pleine  de  ta- 
bleaux faits  pour  être  coloriés  par  un  poète ,  et 
pour  frapper  l'imagination  de  tous  les  hommes  ? 
Laissons  donc  les  inconséquences  plus  ou  moins 
mêlées  dans  toutes  les  religions  qui  ont  été  l'ou- 
vrage des  hommes ,  et  jouissons  des  peintures  de 
tout  genre  que  la  religion  des  Grecs  a  fournies  à 
Homère. 

La  Motte  ne  saurait  se  faire  à  ces  dieux -là. 
Voici  comme  il  s'exprime  dans  son  courroux  phi- 
losophique :  «  Il  fallait  que  les  Grecs  fussent  en- 
«  core  dans  l'imbécillité  de  l'enfance  pour  s'être 


J  86  COURS    DE    LITTÉRATURE. 

«  contentés  des  dieux  d'Homère  ;  car,  quoi  qu'on 
«  en  dise ,  il  n'en  a  introduit  que  de  méprisables. 
«  Qu'est-ce  que  des  dieux  qui  n'ont  point  fait 
«  l'homme,  nés  comme  lui  dans  la  succession  des 
((  siècles,  et  multipliés  par  les  mariages,  à  la  ma- 
«  nière  des  races  humaines?  des  dieux  sujets  aux 
<i  infirmités  et  à  la  douleur,  qui,  blessés  quelque- 
«  fois  par  des  hommes  même  ,  jettent  des  cris , 
«  versent  des  larmes,  tombent  dans  des  défail- 
«  lances,  et  qui,  pour  dire  encore  plus,  ont  des 
«  médecins  ?  des  dieux  qui  ont  tous  nos  vices , 
«  toutes  nos- faiblesses?  etc.  »  Je  dirai  à  La  Motte  : 
Certes,  ce  ne  sont  pas  là  des  dieux  bien  philo- 
sophiques, mais,  si  je  ne  me  trompe,  ce  sont 
des  dieux  très  -  poétiques.  Cicéron  avait  déjà  ob- 
servé avant  vous  qu'il  semblait  qu'Homère  eut 
pris  plaisir  à  élever  ses  héros  jusqu'aux  dieux,  et 
à  faire  descendre  les  dieux  jusqu'à  l'homme.  Mais 
qu'en  est-il  résulté  en  général?  C'est  que,  malgré 
quelques  défauts  de  convenance  et  de  dignité 
que  l'on  avoue ,  et  que  madame  Dacier  seule 
peut  nier ,  il  a  le  plus  souvent  flatté  notre  or- 
gueil en  donnant  à  ses  héros  cette  grandeur  ex- 
traordinaire que  nous  aimons  à  croire  possible  ; 
et  qu'il  a  rendu  ses  dieux  susceptibles  du  même 
intérêt  dramatique  que  ses  héros,  en  leur  don- 
nant les  mêmes  passions.  Citons  des  exemples. 
Que  Jupiter  se  querelle  avec  Junon ,  la  maltraite , 
la  menace,  cela  ressemble  trop  ,  comme  on  a  dit, 
à  une  querelle  de  ménage  ,  et  ne  peut  nous  in- 


COURS    DE    LITTÉRATURE,  1  87 

téresser.  Mais  que  Junon  aille  emprunter  la 
ceinture  de  Vénus  pour  réveiller  la  tendresse  de 
son  époux  ,  qu'elle  cherche  à  l'endormir  dans 
ses  bras  pour  donner  à  Neptune  le  temps  de  se- 
courir les  Grecs  pendant  le  sommeil  de  Jupiter, 
n'est-ce  pas  là  une  fiction  charmante,  même  de 
votre  aveu?  Eh  bien!  soumettez -la  comme  tout 
le  reste  à  vos  idées  philosophiques,  et  vous  ver- 
rez que ,  si  le  poète  ne  donne  pas  à  ses  dieux  toutes 
les  faiblesses  humaines,  cette  fiction  va  dispa- 
raître comme  toutes  les  autres  ;  car ,  en  raison- 
nant rigoureusement,  un  dieu  ne  doit  pas  avoir 
besoin  de  dormir  et  ne  doit  pas  être  trompé 
pendant  son  sommeil ,  ne  doit  pas  ignorer  que 
sa  femme  veut  le  tromper,  ne  doit  pas  la  trou- 
ver plus  belle  un  jour  que  l'autre;  ainsi  du  reste. 
Il  faut  donc  laisser  à  Homère  ses  dieux  tels  qu'ils 
étaient ,  suivant  l'esprit  de  son  siècle ,  et  ne  le 
juger  que  par  l'usage  qu'il  en  a  fait.  Or ,  cet  usage 
a  été  le  plus  souvent  très-heureux.  Ajoutons  en 
preuve  encore  un  autre  exemple ,  celui  de  Mars 
blessé  par  Diomède.  Sans  doute  la  raison  ne  per- 
met pas  qu'un  dieu  soit  blessé  par  un  mortel. 
Mais  combien  n'est -on  pas  content  du  poète, 
quand  le  dieu  des  combats  va  porter  sa  plainte  à 
Jupiter,  et  que  le  maître  des  dieux  et  des  hommes 
repousse  d'un  coup  d'œil  terrible  cette  divinité 
sanguinaire  qui  cause  tant  de  maux  aux  humains , 
et,  loin  de  s'intéresser  à  son  malheur,  lui  re- 
proche de  l'avoir  trop  mérité  !   Quel  tableau  et 


l88  COURS    DE    LITTÉRATURE. 

quelle  leçon  !  On  peut  en  prendre  une  idée  dans 
l'ode  de  Rousseau  sur  la  Paix,  où  il  a  assez  heu- 
reusement imité  ce  beau  morceau  de  Vlliade. 

5°  L'épopée  doit-elle  avoir  un  but  moral  ?  C'est 
une  question  qu'on  n'a  pas  dû  faire;  car  l'épo- 
pée étant  ce  qu'on  appelle  en  poésie  une  fable  , 
elle  renferme  nécessairement  une  leçon  morale. 
Mais  c'est  ici  que  les  critiques  modernes  se  sont 
le  plus  égarés  en  voulant  trouver  dans  les  an- 
ciens ce  qui  n'y  était  pas  ,  et  leur  prêtant  des  in- 
tentions que  probablement  ils  n'ont  point  eues. 
Le  père  Le  Bossu  emploie  une  partie  d'un  fort  long 
traité  sur  le  poème  épique  à  prouver  qu'il  est  es- 
sentiellement allégorique,  qu'il  faut  d'abord  que 
le  poète  établisse  une  vérité  morale ,  et  imagine 
une  action  qui  en  soit  la  preuve  et  le  dévelop- 
pement ,  et  qu'ensuite  il  y  adapte  un  fait  histo- 
rique et  des  personnages  connus.  Il  est  très-per- 
mis de  douter  que  jamais  les  poètes  aient  pro- 
cédé de  cette  manière.  Il  est  bien  vrai  que  les 
événements  de  Vlliade  font  voir  tous  les  dangers 
de  la  discorde  entre  les  chefs  des  nations  ;  mais 
est-il  sûr  que  ce  fût  le  premier  dessein  d'Homère, 
et  qu'il  n'ait  fait  Vlliade  que  pour  développer 
cette  leçon ,  et  V Odyssée  que  pour  montrer  qu'il 
ne  fallait  pas  qu'un  roi  fût  absent  de  ses  états? 
Si  cela  était,  le  sujet  d'un  de  ces  poèmes  serait  la 
condamnation  de  l'autre;  car  Vlliade  représente 
une  foule  de  princes  qui  ont  quitté  leurs  états 
pour  venir  assiéger  Troie;  et  Homère  ne  nous 


COURS    DE    LITTÉRATURE.  1 89 

fait  entendre  nulle  part  que  ces  princes  eussent 
tort  de  s'être  réunis  pour  venger  la  querelle  de 
Ménélas,  l'hospitalité  violée,  et  l'injure  faite  à  la 
Grèce.  Cette  guerre  est  aussi  juste  qu'une  guerre 
peut  l'être ,  et  certainement  Homère  n'a  pas  voulu 
la  condamner.  Il  peut  donc  y  avoir  de  bonnes 
raisons  pour  qu'un  roi  s'absente  de  ses  états;  et 
sans  aller  bien  loin  pour  le  prouver,  le  czar 
Pierre  a-t-il  eu  tort  de  quitter  les  siens?  Et  dans  un 
poème  consacré  à  sa  gloire ,  tel  que  celui  qu'avait 
entrepris  Thomas ,  ses  voyages  ne  feraient-ils  pas 
une  partie  de  cette  gloire  ?  J'aime  mieux  ici  en 
croire  Horace  que  le  père  Le  Bossu.  Homère,  dit 
Horace  dans  une  de  ses  épîtres,  nous  a  fait  voir 
dans  Ulysse  ce  que  peut  le  courage  uni  à  la  sa- 
gesse ;  et  en  effet ,  à  son  arrivée  dans  Ithaque  , 
il  eut  besoin  de  l'un  et  de  l'autre  pour  échapper 
aux  dangers  qui  l'attendaient  ,  et  pour  tromper 
seul  tous  les  prétendants  qui  obsédaient  sa  femme 
et  son  palais.  Quant  au  premier  dessein  du  poète 
épique  ,  il  est  naturel  de  penser  que  ce  qui  le 
détermine  à  écrire ,  c'est  d'abord  la  grandeur  et 
l'intérêt  du  sujet  qui  s'offre  à  lui.  Ce  qui  échauffe 
et  met  en  mouvement  l'imagination  poétique  , 
ce  n'est  pas  la  contemplation  d'une  vérité  à  dé- 
velopper, c'est  un  grand  caractère,  une  grande 
action.  La  Grèce  et  l'Asie  mineure  étaient  rem- 
plies de  la  mémoire  de  ce  fameux  siège  de  Troie, 
l'une  des  premières  époques  des  temps  fabuleux. 
Les  événements  qui  suivirent  ce  siège  furent  si 


IQO  COURS    DE    LITTÉRATURE. 

long  -  temps  célèbres,  que  la  plupart  des  poètes 
tragiques  en  empruntèrent  les  sujets  de  leurs 
pièces.  N'est-il  pas  très -probable  qu'Homère  re- 
cueillit toutes  ces  traditions  pour  en  composer 
son  Iliade  et  son  Odyssée,  et  qu'il  trouva  de  l'a- 
vantage à  chanter  devant  les  Grecs  des  faits  et 
des  héros  également  mémorables,  et  dont  le  sou- 
venir leur  était  cher  ?  En  tout  temps  les  poètes 
ont  cherché  plus  ou  moins  à  flatter  la  vanité  na- 
tionale, et  ont  accommodé  leurs  conceptions  aux 
idées  les  plus  familières  à  leurs  contemporains  : 
c'est  une  suite  de  leur  principal  objet,  qui  est 
de  plaire.  Ce  n'est  pas  que  j'oublie  que,  dans  les 
temps  grossiers  qu'on  nomme  héroïques,  où  l'é- 
criture était  à  peine  connue  (où  l'on  en  faisait 
du  moins  très -peu  d'usage),  les  poètes  étaient 
regardés  comme  des  précepteurs  de  morale,  parce 
qu'ils  célébraient  des  hommes  qui  avaient  été 
favorisés  du  ciel ,  et  qu'ils  prêchaient  toujours 
dans  leurs  vers  le  respect  que  l'on  devait  aux 
dieux.  La  poésie  alors  avait  quelque  chose  de 
sacré,  parce  qu'elle  était,  dans  son  origine,  mê- 
lée à  toutes  les  cérémonies  religieuses.  Homère 
lui-même  nous  raconte  dans  V Odyssée  qu'Aga- 
memnon  avait  laissé  auprès  de  la  reine  Clytem- 
nestre  un  de  ces  chantres  divins  chargé  de  lui 
rappeler  tous  les  jours,  dans  ses  poésies  ,  les  pré- 
ceptes de  la  vertu  et  les  dangers  du  vice ,  et 
qu'Égisthe  ne  parvint  à  la  corrompre  que  quand 
il  l'eut  déterminée   à  éloigner  d'elle   ce  censeur 


COURS    DE    LITTÉRATURE.  JCjI 

qu'il  craignait,  et  à  l'exiler  dans  une  île  déserte. 
Mais  il  faut  avouer  aussi  que ,  dans  ces  temps  re- 
culés, les  idées  de  morale  n'étaient  pas  si  relevées 
qu'elles  l'ont  été  depuis ,  et  se  sentaient  de  la 
grossièreté  des  mœurs.  C'est  ce  qui  fait  qu'il  y  a 
tant  de  choses  dans  Homère  qui  blessent ,  comme 
on  le  verra  ci-après,  les  idées  que  nous  avons  de 
l'héroïsme ,  depuis  que  les  progrès  de  la  raison 
et  de  la  société  nous  ont  appris  à  le  mieux  con- 
naître. Il  est  temps  d'en  venir  à  ce  qui  regarde 
la  personne  et  les  ouvrages  d'Homère  ;  et  l'exa- 
men de  ses  beautés,  de  ses  défauts  et  des  criti- 
ques bonnes  ou  mauvaises  qu'on  en  a  faites ,  me 
donnera  lieu  de  développer  successivement  ce 
qui  me  reste  à  dire  de  l'ancienne  épopée. 

HOMÈRE  ET  L'ILIADE. 

Il  n'y  a  point  d'écrivain  dont  les  ouvrages  aient 
tant  occupé  la  postérité  ;  il  n'y  en  a  point  dont 
la  personne  soit  moins  connue.  Un  adorateur 
d'Homère  pourrait  dire  que  ce  poète  ressemble 
à  la  Divinité,  que  l'on  ne  connaît  que  par  ses 
œuvres.  On  ne  sait  où  il  est  né,  ni  même  bien 
précisément  quand  il  a  vécu.  On  conjecture , 
avec  assez  de  vraisemblance ,  que  l'époque  de  sa 
naissance  remonte  à  près  de  mille  ans  avant 
Jésus  -  Christ ,  et  trois  cents  ans  après  la  guerre 
de  Troie.  Ce  qu'on  a  dit  de  sa  pauvreté ,  qui  le 
réduisait  à  demander  l'aumône,  n'est  fondé  que 


19*2  COURS    DE    LITTÉRATURE. 

sur  des  traditions  incertaines ,  et  peut-être  sur 
l'hospitalité  qu'il  recevait  dans  les  différents  en- 
droits où  il  récitait  ses  vers.  Suidas  fait  monter 
à  quatre-vingt-dix  le  nombre  des  villes  qui  se 
disputaient  l'honneur  d'être  la  patrie  d'Homère. 
L'empereur  Adrien  consulta  les  oracles  pour  sa- 
voir à  qui  ce  titre  appartenait,  et  ils  répondirent 
qu'Homère  était  né  dans  l'île  d'Ithaque.  Mais 
comme  les  oracles  étaient  déjà  fort  décrédités, 
leur  autorité  ne  décida  pas  la  question.  La  ville 
de  Smyrne  et  l'île  de  Ghio  sont  les  deux  contrées 
qui  ont  produit  le  plus  de  titres  en  leur  faveur. 
Des  savants  ont  écrit  là -dessus  de  gros  volumes 
qui  ne  nous  ont  rien  appris.  Et  qu'importe ,  après 
tout,  quel  pays  puisse  se  vanter  d'avoir  produit 
Homère?  il  suffit  que  l'humanité  s'honore  de  son 
génie ,  et  que  ses  écrits  appartiennent  au  monde 
entier.  Ce  qu'on  a  écrit  sur  son  origine  et  sur  sa 
vie  est  aussi  fabuleux  que  ses  poèmes.  Le  com- 
mentateur Eustathe ,  qui  le  fait  naître  en  Egypte , 
assure  qu'il  fut  nourri  par  une  prêtresse  d'Isis, 
dont  le  sein  distillait  du  miel  au  lieu  de  lait; 
qu'une  nuit  on  entendit  l'enfant  jeter  des  cris 
qui  ressemblaient  au  chant  de  neuf  différents  oi- 
seaux, et  que  le  lendemain  on  trouva  dans  son 
berceau  neuf  tourterelles  qui  jouaient  avec  lui. 
Héliodore  prétend  qu'il  était  fils  de  Mercure.  Dio- 
dore  de  Sicile  nous  apprend  qu'Homère  avait 
trouvé  le  manuscrit  d'une  certaine  Daphné,  prê- 
tresse du  temple  de  Delphes,  qui  avait  un  talent 


COUKS    DE    LITTÉRATURE.  ÏO,3 

admirable  pour  rendre  en  beaux  vers  les  oracles 
des  dieux ,  et  que   c'est  de  là   qu'Homère  les  a 
transportés   dans   ses    poèmes.   D'autres  le  font 
descendre  en  droite  ligne  d'Apollon,  de  Linus  et 
d'Orphée;  et,  suivant  les  idées  que  ces  noms  ré- 
veillent en  nous ,  on  ne  peut  nier  que  celui  d'Ho- 
mère, mis  à  côté  d'eux,  n'ait  au  moins  un  air  de 
famille.  Enfin  il  y  en  a  qui  prétendent  que,  long- 
temps avant  lui ,  une  femme  de  Memphis ,  nom- 
mée Phantasie ,  avait  composé  un  poème  sur  la 
guerre,  et  vous  observerez  qu'en  grec,  «pavTacia, 
dont  nous  avons  idixt  fantaisie ,  veut  dire  imagi- 
nation.  L'allégorie  n'est  pas  difficile  à  pénétrer, 
et  toutes  ces  traditions  fabuleuses  prouvent  seu- 
lement le  goût  constant  et  décidé  des  Grecs  pour 
les  contes    allégoriques,  goût    qui  ne  les  aban- 
donna pas  même  dans  le  moyen  âge,  puisque  la 
fable  du  miel  et  des  tourterelles,  dans  Eustathe, 
désigne  évidemment  la  douceur  des  vers  d'Ho- 
mère, et  que  celle  d'Héliodore,   qui  lui   donne 
Mercure  pour  père ,  fait  allusion  à  l'invention  des 
arts ,  attribuée  à  Mercure.  Quant  aux  vers  de  la 
sibylle  Daphné,  la  vérité  est  que  ceux  d'Homère 
étant  très  -  répandus  ,  les  oracles   s'en  servaient 
souvent  pour  rendre  leurs  réponses. 

Il  faudrait  compiler  des  volumes  sans  nombre 
pour  rassembler  tous  les  divers  jugements  qu'on 
a  portés  de  lui;  car  il  était  de  sa  destinée  d'être 
un  sujet  de  discorde  dans  tous  les  siècles.  Horace 
a  placé  Homère,  pour  la  morale,  au-dessus  de 

Cours  de  Littérature.  F.  t  $ 


iq4  cours  de  littérature. 

Ghrysippe  et  de  Crantor ,  deux  chefs  de  l'école , 
l'un  du  Portique,  l'autre  de  l'Académie.  Porphyre, 
dans  des  temps  postérieurs,  a  fait  un  traité  sur 
la  philosophie  d'Homère.  Mais,  d'un  autre  côté, 
Pythagore ,  qui  ordonnait  à  ses  disciples  cinq 
ans  de  silence  ,  et  qui  apparemment  ne  faisait 
pas  grand  cas  du  talent  de  bien  parler,  a  mis  Ho- 
mère dans  le  Tartare  pour  avoir  donné  de  fausses 
idées  de  la  Divinité.  L'on  sait  communément  que 
Platon  voulait  le  bannir  de  sa  république  ;  mais 
il  n'est  pas  aussi  commun  de  savoir  comment  ni 
pourquoi.  On  va  reconnaître  des  idées  abstraites 
et  élevées,  mais  aussi  des  conséquences  forcées 
et  sophistiques  dans  les  motifs  de  l'exil  auquel 
il  condamne  les  poètes;  et  en  même  temps  l'on 
trouvera  sa  belle  imagination  dans  la  manière 
dont  il  veut  que  cet  exil  s'exécute.  Il  faut  d'a- 
bord savoir  que  Platon  n'admet  dans  la  nature 
que  deux  choses  :  l'idée  originelle  ,  et  l'être  qui 
est  la  ressemblance  de  l'idée,  ou  la  copie  du  mo- 
dèle. Par  l'idée  originelle,  il  entend  Dieu  ou  la 
pensée  divine  ;  et  par  les  autres  êtres ,  toutes  les 
formes  que  Dieu  avait  créées  conformément  à 
sa  pensée.  Il  n'y  a  rien  jusque-là  que  de  grand 
et  de  philosophique;  mais  il  ajoute  :  «  Tous  les 
«  objets  n'étant  que  des  copies  de  ce  premier 
«  modèle ,  les  arts  qui  les  imitent  ne  font  que 
«  copier  des  copies  :  à  quoi  cela  est-il  bon  ?  »  Ici , 
le  philosophe  n'est  plus  qu'un  sophiste;  mais  ce 
qui  suit  fait  voir  que,  si  sa  métaphysique  était 


COURS    DE   LITTÉRATURE.  IO,5 

quelquefois  forcée ,  son  imagination  était  douce 
et  riante.  «  Donc,  dit -il ,  s'il  se  présente  parmi 
«  nous  (  c'est-à-dire ,  parmi  les  citoyens  de  cette 
«  république  qui  n'a  jamais  existé  que  dans  les 
«  livres  de  Platon  )  un  poète  qui  sache  pren- 
«  dre  toutes  sortes  de  formes  et  tout  imiter,  et 
«  qu'il  vienne  nous  présenter  ses  poèmes ,  nous 
«  lui  témoignerons  notre  vénération  comme  à  un 
«  homme  sacré  qu'il  faut  admirer  et  chérir  ;  mais 
«  nous  lui  dirons  :  Nous  n'avons  parmi  nous  per- 
te sonne  qui  vous  ressemble,  et  dans  notre  con- 
te stitution  politique  il  ne  nous  est  pas  permis 
xc  d'en  avoir;  et  ensuite  nous  le  renverrons  dans 
«  une  autre  ville ,  après  avoir  répandu  sur  lui 
«  des  parfums  et  couronné  sa  tète  de  fleurs  (i).  » 
Avouons  qu'on  ne  peut  pas  donner  à  un  arrêt 
de  bannissement  une  tournure  plus  aimable  ,  *et 
que ,  si  la  république  de  Platon  existait ,  un  poète 
serait  tenté  d'y  aller,  ne  fût-ce  que  pour  en  être 
renvoyé. 

Au  reste,  quand  il  en  vient  à  Homère  lui- 
même,  il  témoigne  la  plus  grande  admiration 
pour  son  génie  ;  il  avoue  qu'il  lui  faut  du  cou- 
rage pour  le  condamner,  que  le  respect  et  l'a- 
mour qu'il  a  depuis  son  enfance  pour  les  écrits 
d'Homère  devraient  enchaîner  sa  langue;  qu'il 
le  regarde  comme  le  créateur  de  tous  les  poètes 

(i)  République,  liv.  III,  page  617,  édition  de  Francfort,. 
1602. 

i3. 


I96  COURS    DE    LITTÉRATURE. 

qui  l'ont  suivi  ,  et  particulièrement  des  poètes 
dramatiques  ;  mais  qu'enfin  la  vérité  l'emporte 
sur  tout.  Alors  il  lui  fait  des  reproches  un  peu 
plus  clairement  motivés  que  l'espèce  de  proscrip- 
tion politique  prononcée  ci-dessus,  et  prouve  fort 
au  long  que  les  dieux  de  Vlliade  sont  faits  pour 
donner  une  idée  aussi  fausse  qu'indigne  de  la  Di- 
vinité ;  ce  qui  certainement  n'était  pas  difficile  à 
démontrer  en  philosophie. 

Pour  justifier  ces  dieux  d'Homère,  les  anciens 
et  les  modernes  ont  eu  recours  à  l'allégorie,  et 
dans  ce  système  ils  ont  mêlé  ,  comme  dans  tout 
le  reste  ,  la  vérité  à  l'erreur.  Il  est  hors  de  doute 
que  les  allégories  et  les  emblèmes  sont  de  la 
plus  haute  antiquité.  Ce  fut  par-tout  la  première 
philosophie  et  la  première  religion.  C'était  parti- 
culièrement l'esprit  des  Orientaux  et  la  science 
des  Égyptiens.  Homère  avait  long -temps  voyagé 
chez  eux ,  et ,  soit  qu'il  fût  né  dans  la  Grèce 
même,  ou  dans  une  des  colonies  grecques  qui 
couvraient  les  côtes  d'Ionie  ,  il  dut  être  imbu , 
dès  son  enfance,  des  notions  les  plus  familières 
aux  peuples  de  ces  contrées.  Les  mystères  d'Eleu- 
sis n'étaient  autre  chose  que  des  emblèmes  de 
morale  :  il  est  prouvé  que  le  sixième  livre  de 
VÉnèide  est  une  description  exacte  de  ces  mys- 
tères ,  et  un  résumé  de  la  philosophie  de  Pytha- 
gore.  Plusieurs  des  fictions  d'Homère  ont  un  sens 
allégorique  si  évident,  qu'on  ne  peut  s'y  refuser. 
On  sait  aussi  que  long -temps  après  lui  c'était  un 


COURS    DE    LITTÉRATURE.  1  97 

usage  général  parmi  les  poètes  de  désigner  l'air 
par  Jupiter ,  le  feu  par  Vulcain ,  la  terre  par  Cy- 
bèle ,  la  mer  par  Neptune ,  etc.  Tout  cela  est  in- 
contestable. Mais  ne  voir  dans  toute  l'Iliade 
que  des  êtres  moraux  personnifiés,  est  une  idée 
aussi  fausse  en  spéculation  qu'elle  serait  froide 
en, poésie;  et  ce  qu'il  y  a  de  pis,  c'est  que  cette 
explication  forcée  et  chimérique  ne  sauve  rien, 
et  qu'en  prenant  Jupiter  pour  la  puissance  de 
Dieu ,  le  Destin  pour  sa  volonté ,  Junon  pour  sa 
justice,  Vénus  pour  sa  miséricorde,  et  Minerve 
pour  sa  sagesse  ,  il  y  a  encore  plus  d'inconsé- 
quences à  dévorer  qu'en  les  prenant  pour  ce 
qu'ils  sont  dans  V Iliade ,  c'est  -  à  -  dire  ,  pour  des 
divinités  conduites  par  toutes  les  passions  des 
hommes.  Ne  vaut -il  pas  mieux  laisser  les  choses 
comme  elles  sont ,  et  avouer  qu'Homère  a  peint 
les  dieux  précisément  tels  que  la  croyance  vul- 
gaire les  représentait?  C'est  pour  nous  un  dé- 
faut ,  sans  doute;  et  ce  qui  prouve  qu'on  l'a  senti 
long-temps  avant  nous  ,  c'est  que  Virgile  ,  qui  a 
fait  usage  des  mêmes  divinités ,  les  fait  agir  d'une 
manière  plus  raisonnable  et  plus  décente,  parce 
que  son  siècle  était  plus  éclairé;  ce  qui  n'em- 
pêche pas  que  dans  l'Enéide  même  on  ne  trouve 
bien  des  choses  aussi  étrangères  à  nos  mœurs  et 
à  nos  idées ,  que  dans  l'Iliade  et  l'Odyssée.  Ren- 
fermons-nous donc  dans  cette  seule  apologie,  si 
simple  et  si  plausible ,  que  les  devoirs  d'un  poète 
et  d'un  philosophe  sont  très  -  différents  ;  que,  si 


ÏO,8  COURS    DE    LITTÉRATURE. 

l'on  demande  à  l'un  de  s'élever  au-dessus  des 
idées  vulgaires  qu'il  doit  rectifier,  on  ne  de- 
mande au  poète  que  de  bien  peindre  ce  qui  est. 
Il  est  l'historien  de  la  nature ,  et  n'en  est  pas  le 
réformateur;  et  l'on  peut  dire  à  ceux  qui  ne 
sont  pas  contents  des  dieux  et  des  héros  d'Ho- 
mère :  Que  vouliez- vous  donc  qu'il  fît?  Pouvaiï- 
il  faire  une  religion  autre  que  celle  de  son  pays, 
et  peindre  d'autres  mœurs  que  celles  qu'il  con- 
naissait ? 

On  n'a  pas  épargné  ses  héros  plus  que  ses 
dieux ,  et  ils  sont  tout  aussi  aisés  à  justifier  par 
le  même  principe.  Il  est  incontestable  que  de 
son  temps  la  force  du  corps  faisait  tout;  que  les 
guerriers  étant  couverts  de  fer  et  d'airain,  celui 
qui  pouvait  soutenir  facilement  l'armure  la  plus 
forte  et  la  plus  pesante  ,  porter  le  coup  le  plus 
vigoureux ,  percer  avec  le  plus  de  force  les  cui- 
rasses et  les  boucliers,  était  un  homme  formida- 
ble, était  un  héros.  Cette  supériorité,  une  fois 
reconnue ,  réglait  son  rang  ;  et  de  là  vient  que 
dans  riliade  il  est  si  commun  de  voir  un  guer- 
rier très -brave  avouer  qu'un  autre  lui  est  supé- 
rieur, et  se  retirer  devant  lui.  Aujourd'hui  que 
des  armes  également  faciles  à  manier  pour  tout 
le  monde ,  et  le  principe  de  l'honneur  qui  défend 
à  un  homme  de  céder  à  un  autre  homme,  ont  mis 
sur  la  même  ligne  tous  ceux  qui  peuvent  com- 
battre ,  ou  serait  blessé  avec  raison  de  voir  un 
guerrier  fuir  devant  un  autre  et  s'avouer  son  in- 


COURS    DE    LITTÉRATURE.  199 

férieur.  Mais  dans  Homère ,  Énée  dit  sans  honte  à 
Achille  :  Je  sais  bien  que  tu  es  plus  vaillant  que 
moi,  ce  qui  signifie  seulement,  je  sais  que  tu  es 
plus  fort.  Il  est  vrai  qu'il  ajoute  :  Mais  pourtant  si 
quelque  dieu  me  protège,  je  pourrai  te  vaincre. 
Et  voilà  le  principe  le  plus  généralement  répandu 
dans  V Iliade,  c'est  que  tout  vient  des  dieux,  la 
force,  le  succès,  la  sagesse.  Lorsque  Agamemnon 
veut  se  justifier  d'avoir  outragé  Achille,  il  dit  que 
quelque  dieu  avait  troublé  sa  raison.  C'est  la 
protection  de  tel  ou  tel  dieu  qui  fait  triompher 
tour  à  tour  les  héros  grecs  et  troyens,  aujour- 
d'hui Hector,  demain  Diomède.  Ce  sont  les  dieux 
qui  répandent  la  consternation  dans  les  armées , 
ou  qui  les  animent  au  combat.  Et  il  ne  faut  pas 
croire  que  cette  intervention  des  dieux  diminue 
la  gloire  des  guerriers,  parce  que  l'on  voit  clai- 
rement que,  dans  leurs  idées,  ce  qu'il  y  a  de  plus 
glorieux  pour  un  mortel,  ce  qui  le  relève  le  plus 
aux  yeux  des  autres  hommes ,  c'est  d'être  favo- 
risé du  ciel.  Achille  dit  à  Patrocle  :  «  Garde - toi 
«  d'attaquer  Hector  ;  il  a  toujours  près  de  lui 
«  quelque  dieu  qui  le  protège.  »  Aussi  n'y  a-t-il 
pas  un  seul  des  héros  de  V Iliade  ,  Achille  ex- 
cepté, à  qui  il  n'arrive  de  se  retirer  devant  un 
autre  :  ce  qui  distingue  les  plus  braves ,  tels 
que  Ajax  et  Diomède ,  c'est  de  se  retirer  en  com- 
battant; et  l'on  peut  observer  à  la  gloire  du  poète, 
que ,  malgré  cette  puissance  des  dieux  qui  sem- 
blerait devoir  tout  confondre,  il  conserve  à  tous 


jèOO  COURS    DE    LITTERATURE. 

ses  personnages  la  grandeur  qui  leur  est  propre 
et  le  caractère  qu'il  leur  a  donné.  C'est  un  de  ses 
plus  grands  mérites  aux  yeux  de  tous  les  bons 
juges,  que  cet  art  de  soutenir  et  de  varier  un 
grand  nombre  de  caractères ,  et  de  donner  à  tous 
ses  personnages  une  physionomie  particulière. 
La  Motte  lui  a  contesté  ce  mérite  ,  et  c'est  une 
de  ses  injustices.  Agamemnon  est  le  seul,  si  j'ose 
le  dire,  qui  me  paraisse  jouer  un  rôle  peu  noble 
et  peu  digne  de  son  rang.  Je  ne  lui  reproche  pas 
sa  querelle  avec  Achille,  puisqu'elle  est  le  fonde- 
ment du  poème,  et  que  d'ailleurs  elle  est  suffi- 
samment motivée  par  le  caractère  altier  que  le 
poète  lui  donne  ;  mais  d'ailleurs  il  ne  fait  rien 
qui  excuse  ses  torts  envers  Achille ,  et  qui  jus- 
tifie la  prééminence  qu'il  a  parmi  tous  ces  rois. 
Il  n'assemble  deux  fois  les  chefs  de  l'armée  que 
pour  les  exhorter  à  la  fuite;  et  quelques  subti- 
lités qu'on  ait  imaginées  pour  pallier  cette  con- 
duite ,  elle  n'en  est  pas  moins  inexcusable.  Le 
vrai  modèle  d'un  général ,  c'est  le  Godefroi  du 
Tasse ,  et  c'est  aussi  le  Tasse  qui  seul  peut  le 
disputer  à  Homère  dans  cette  partie  de  l'épopée 
qui  consiste  dans  la  beauté  soutenue  et  l'attachante 
variété  des  caractères. 

Achille  est  en  ce  genre  le  chef-d'œuvre  de  l'é- 
popée ,  et  La  Motte  lui-même ,  ce  grand  détrac- 
teur d'Homère,  en  est  convenu.  On  a  dit  très- 
légèrement  que  sa  valeur  n'avait  rien  qui  excitât 
l'admiration,  parce  qu'il  était  invulnérable.  Ceux 


COURS    DE    LITTÉRATURE.  201 

qui  se  sont  arrêtés  à  cette  fable  du  talon  d'A- 
chille, répandue  depuis  Homère,  n'ont  pas  songé 
qu'il  n'en  est  pas  dit  un  mot  dans   V Iliade;  et 
s'ils  l'avaient  lue,  ils  auraient  vu  que,  bien  loin 
d'être  invulnérable  ,  il  est  blessé  une  fois  à  la 
main,  et  voit  couler  son  sang.  Mais  une  adresse 
admirable  du  poète,  c'est,  comme  l'a  très-bien 
remarqué  La  Motte,  d'avoir  donné  à  ce  jeune  hé- 
ros la  certitude  qu'il  périra  devant  les  murs  de 
Troie.  Il  ne  fallait  rien  moins  pour  balancer  cette 
supériorité  reconnue  qu'il  a  sur  tous  les  autres 
guerriers.  Il  a  beau  porter  la  mort  de  tous  côtés , 
il  peut  la  trouver  à  chaque  pas;  et  quoiqu'il  ne 
puisse  rencontrer  un  vainqueur,  il  est  sûr  de  mar- 
cher à  la  mort.  Sa  jeunesse,  sa  beauté,  une  déesse 
pour  mère,  tous  ces  avantages  qu'il  a  sacrifiés  à 
la  gloire  quand  il  a  accepté  volontairement  une 
fin  prématurée  et  inévitable,  tout  sert  à  répandre 
d'abord  sur  lui  cet  éclat  et  cet  intérêt  qui  s'attache 
aux  hommes  extraordinaires.  Dès -lors  on  n'est 
plus  étonné  que  le  ciel  s'intéresse  à  ce  point  dans 
sa  querelle,  que  Jupiter  promette  à  Thétis  de  le 
venger  et  de  donner  la  victoire  aux  Troyens,  jus- 
qu'à ce  que  les  Grecs  humiliés  expient  son  injure 
et  implorent  son  appui.  Et  quelle  haute  et  su- 
blime idée  que  d'avoir  fait  du  repos  d'un  guerrier 
l'action  d'un  poème  !  Cette  seule  conception  suf- 
firait pour  caractériser  un  homme  de  génie.  Tous 
les  événements  sont  disposés  dans  V Iliade  pour 
agrandir  le  héros  ;  et  tout  ce  qui  est  grand  autour 


202  COURS    DE    LITTÉRATURE. 

de  lui  le  relève  encore!  Quand  les  Grecs  fuient 
devant  Hector,  l'attention  se  porte  aussitôt  sur 
Achille,  qui,  tranquille  dans  sa  tente,  plaint  tant 
de  braves  gens  immolés  à  l'orgueil  d'Agamemnon , 
et  s'applaudit  de  voir  cet  orgueil  abaissé.  Il  voit 
la  Grèce  entière  à  ses  pieds ,  et  il  est  inexorable  ; 
mais  il  cède  aux  larmes  d'un  ami,  et  permet  à 
Patrocle  de  combattre  sous  y  armure  d'Achille. 
Avec  quelle  tendresse  il  lui  recommande  de  s'ar- 
rêter quand  il  aura  repoussé  les  Troyens,  et  de 
ne  pas  chercher  Hector!  Dans  quelle  profonde 
douleur  le  jette  la  perte  de  cet  ami  si  cher,  le 
compagnon  de  son  enfance!  La  vengeance  lui  a 
fait  quitter  les  armes,  la  vengeance  seule  peut  les 
lui  faire  reprendre.  Ce  n'est  pas  la  Grèce  qu'il 
veut  servir,  c'est  Patrocle  qu'il  veut  venger.  Il 
pleure  encore  Patrocle  en  traînant  le  cadavre  de 
son  meurtrier,  et  mêle  aux  larmes  de  l'amitié  les 
larmes  de  la  rage.  Mais  il  pleure  aussi  en  rendant 
au  vieux  Priam  le  corps  de  son  malheureux  fils; 
il  s'attendrit  sur  cet  infortuné  vieillard ,  et  menace 
encore  en  s'attendrissant.  Ainsi ,  de  ce  mélange 
de  sensibilité  et  de  fureur ,  de  férocité  et  de 
pitié,  de  cet  ascendant  qu'on  aime  à  voir  à  un 
homme  sur  les  autres  hommes,  et  de  ces  fai- 
blesses qu'on  aime  à  retrouver  dans  ce  qui  est 
grand,  se  forme  le  caractère  le  plus  poétique 
qu'on  ait  jamais  imaginé. 

Les  mœurs  sont  aussi  une  des  parties  les  plus 
importantes  de  l'épopée,  et  ce  n'est  pas  celle  sur 


»,()URS    DE    LITTÉRATURE.  2û3 

laquelle  les  critiques  aient  été  le  moins  injustes 
envers  Homère.  Ils  ont  un  double  tort,  celui 
d'oublier  que  le  poëte  avait  dû  peindre  les 
mœurs  de  son  temps,  et  n'avait  pu  même  en 
peindre  d'autres,  et  celui  de  ne  pas  reconnaître 
que  ces  mêmes  mœurs,  quoique  fort  éloignées 
de  la  délicatesse  raffinée  des  nôtres,  et  quel- 
quefois choquantes  en  elles-mêmes,  sont  sou- 
vent d'une  simplicité  également  intéressante  en 
morale  et  en  poésie.  La  Motte  semble  plaindre  le 
siècle  d'Homère  de  n'avoir  pas  connu  la  magni- 
ficence du  nôtre.  «  On  ne  voit  point  autour  des 
«rois,  dit- il,  une  foule  d'officiers  ni  de  gardes; 
«  les  enfants  des  souverains  travaillent  aux  jar- 
«  dins  et  gardent  les  troupeaux  de  leur  père.  Les 
«  palais  ne  sont  point  superbes,  les  tables  ne 
«  sont  point  somptueuses.  Agamemnon  s'habille 
«lui-même,  et  Achille  apprête  de  ses  propres 
«  mains  le  repas  qu'il  donne  aux  députés  de 
«  l'armée.  Il  ne  faut  point  en  faire  un  repioche  à 
«  Homère  ;  mais  son  siècle  était  grossier ,  et  par- 
«  là  la  peinture  en  est  devenue  désagréable  à 
«  des  siècles  plus  délicats.  » 

Quand  il  ne  serait  pas  bien  démontré  d'ailleurs 
que  La  Motte  n'était  pas  né  pour  sentir  la  poésie , 
ce  seid  passage  suffirait  pour  m'en  convaincre, 
•  Il  faut  être  bien  étranger  dans  les  arts  pour  ne 
pas  savoir  que  plus  les  objets  d'imitation  sont 
rapprochés  du  premier  modèle  qui  est  la  nature 
(sans  tomber  toutefois  dans  le  bas  et  le  dégoû- 


!20/J  COURS    DE    LITTÉRATURE. 

tant),  plus  ils  sont  favorables  à  l'artiste ,  propres 
à  développer  son  talent  et  à  produire  l'effet  qu'il 
se  propose.  Un  poète  n'a  pas  plus  besoin  de 
pompe  et  de  luxe  pour  faire  briller  ses  couleurs , 
qu'un  sculpteur  n'a  besoin  d'or  et  d'argent  pour 
faire  une  belle  statue.  On  sait  ce  mot  de  Zeuxis 
à  un  peintre  médiocre  qui  avait  représenté  Vénus 
chargée  d'atours  et  de  parures  :  Tu  as  raison, 
mon  ami,  de  la  faire  riche,  ne  pouvant  pas  la 
faille  belle.  Qu'on  donne  pour  sujet  à  un  pein- 
tre les  ambassadeurs  d'un  grand  roi  demandant 
en  mariage  pour  leur  maître  la  fille  d'un  roi 
voisin,  et  entourés  de  toute  cette  magnificence 
moderne  qui  paraît  à  La  Motte  une  si  belle 
chose,  et  demandez -lui  s'il  lui  sera  facile  de 
mettre  dans  ce  tableau  tout  l'intérêt  que  Greuze 
a  mis  dans  V Accordée  de  Village.  Faites  la  même 
proposition  à  un  poète,  donnez-lui  le  choix  des 
deux  sujets,  et  vous  verrez  s'il  balancera.  La 
raisqjven  est  simple;  c'est  que  dans  l'un  il  n'est 
guère  possible  de  parler  qu'aux  yeux  et  à  l'ima- 
gination, et  dans  l'autre  il  est  aisé  de  parler  au 
cœur.  Les  poètes  anciens  et  modernes  sont 
remplis  de  peintures  touchantes  de  la  pauvreté, 
de  la  simplicité,  de  la  frugalité.  Ce  sont  des 
morceaux  que  l'on  cite ,  que  l'on  sait  par  cœur , 
et  tout  le  luxe  des  cours  n'a  fourni  que  quelques, 
détails  brillants  qu'à  peine  on  a  remarqués.  La 
Motte  ne  pouvait  s'accoutumer  à  voir  Achille 
préparer  lui-même  le  repas  qu'il  donne  aux  dé- 


COURS    DE    LITTÉRATURE.  2o5 

pûtes  d'Agamemnon  ;  mais  qu'on  lise  cet  endroit 
dans  l'Iliade;  que  l'on  entende  le  héros  dire  à 
son  ami  de  remplir  un  grand  vase  du  vin  le  plus 
pur,  et  de  distribuer  des  coupes,  parce  qu'il  re- 
çoit, dit-il,  sous  sa  tente  les  hommes  qu'il  chérit  le 
plus;  qu'on  le  voie  ensuite,  avec  Patrocte  et  Au- 
tomédon,  se  partager  les  soins  du  repas,  mettre 
sur  le  feu  les  vases  d'airain ,  placer  sur  les  char- 
bons ardents  la  chair  d'un  agneau  et  d'un  che- 
vreau ,  préparer  et  distribuer  les  viandes  ;  et 
qu'on  se  demande  si  l'on  aimerait  mieux  qu'A- 
chille dît  à  son  maître-d'hôtel  d'ordonner  à  son 
cuisinier  un  grand  repas.  Qui  est-ce  qui  ne 
sentira  pas  combien  le  tableau  d'Homère  est 
vivant  et  animé?  combien  cette  hospitalité  sim- 
ple et  franche,  ces  soins ,  ces  empressements  de 
la  part  d'un  héros  tel  qu'Achille  recevant  Ajax 
et  Ulysse ,  bien  loin  de  rabaisser  à  nos  yeux  une 
grandeur  réelle ,  la  rendent  plus  aimable  et  plus 
intéressante,  en  la  rapprochant  de  nous  dans  ce 
qui  est  commun  à  tous  les  hommes!  Un  poète 
qui  aurait  à  traiter  cet  endroit  de  l'histoire  où 
Curius  reçoit  les  députés  de  Pyrrhus ,  qui  vien- 
nent pour  le  corrompre  par  des  présents,  s'avi- 
serait-il de  retrancher  les  légumes  que  Curius 
apprête  lui-même ,  et  qu'il  sert  aux  députés  en 
leur  disant  :  Vous  voyez  que  celui  qui  vit  de  cette 
sorte  n'a  besoin  de  rien.  Les  Romains  ne  se  sou- 
cient point  d'avoir  de  l'or;  ils  veulent  comman- 
der à  ceux  qui  en  ont.  Avouons  que  le  plat  de 


«2o6  COURS    DE    LITTÉRATURE. 

légumes  ne  gâte  rien  à  cette  réponse.  Des  gens 
qui  se  croient  délicats  ont  été  blessés  de  voir 
Nausicaa,  la  fille  d'Alcinoûs,  roi  des  Phéaciens, 
aller  elle  -  même  avec  ses  femmes  laver  ses  robes 
et  celles  de  ses  frères.  C'est  un  des  endroits  de 
V Odyssée  que  Fénélon  aimait  le  mieux ,  et  avec 
raison.  Il  n'y  en  a  point  où  Homère  ait  mis  plus 
de  grâce  et  de  vérité.  On  est  charmé  de  la  mo- 
destie ,  de  l'ingénuité ,  de  la  retenue  et  de  la 
bonté  noble  et  compatissante  de  cette  jeune 
princesse ,  lorsque  Ulysse,  échappé  du  naufrage, 
se  présente  devant  elle ,  et  implore  sa  protection 
et  ses  secours.  Avec  quel  plaisir  on  voit  la  com- 
passion si  naturelle  à  son  sexe  surmonter  la 
frayeur  que  doit  lui  inspirer  la  vue  d'un  homme 
à  moitié  couvert  de  feuillage,  enfin  dans  l'état 
déplorable  d'un  malheureux  sauvé  des  flots  !  Elle 
écoute  la  prière  du  suppliant;  elle  arrête  ses 
compagnes  qui  s'enfuyaient  avec  de  grands  cris, 
lui  fait  donner  des  habits,  lui  promet  son  as- 
sistance et  celle  de  ses  parents;  et,  remontant 
sur  son  char  pour  reprendre  le  chemin  de  la 
ville ,  elle  a  soin  de  ralentir  la  course  de  ses 
chevaux,  afin  qu'Ulysse  fatigué  ait  moins  de 
peine  à  la  suivre.  C'est  en  sachant  descendre  à 
propos  à  cette  vérité  de  détails  que  l'on  saisit  la  na- 
ture et  qu'on  la  fait  sentir.  C'est  un  mérite  qui  man- 
que trop  souvent  aux  modernes.  Fénélon  nous  a 
reproché  la-dessus  une  délicatesse  dédaigneuse,  qui 
tenait  également  à  nos  mœurs  et  à  notre  langue. 


COURS    DE    LITTERATURE.  2O7 

«On  a,  dit -il,  tant  de  peur  d'être  bas,  qu'on 
a  est  d'ordinaire  sec  et  vague  dans  les  expres- 
«  sions.  Nous  avons  là-dessus  une  fausse  politesse 
«  semblable  à  celle  de  certains  provinciaux  qui 
«se  piquent  de  bel-esprit,  et  qui  croiraient  s'a- 
«  baisser  en  nommant  les  choses  par  leur  nom.  » 
Cette  remarque  de  Fénélon  n'est  que  trop  juste. 
Aussi  les  vrais  connaisseurs  savent-ils  un  gré  in- 
fini à  ceux  de  nos  écrivains  qui  se  sont  heu- 
reusement efforcés  de  corriger  la  langue  et  le 
style  de  cette  délicatesse  mal  entendue,  et  qui 
ont  su  employer  avec  intérêt  toutes  les  circon- 
stances que  le  sujet  pouvait  leur  fournir  (i). 


(1)  La  Fontaine  est  un  de  ceux  en  qui  ce  mérite  est  le 
plus  remarquable ,  et  c'est  une  suite  de  ce  naturel  heureux 
qui  est  le  caractère  de  son  talent.  Voyez  comme  il  peint 
Philémon  et  Baticis  recevant  dans  leur  cabane  Jupiter  et 
Mercure  déguisés  en  voyageurs ,  et  qui  n'ont  trouvé  nulle 
part  l'hospitalité  qu'ils  demandaient. 

Près  enfin  de  quitter  un  séjour  si  profane , 

Ils  virent  à  l'écart  une  étroite  cabane , 

Demeure  hospitalière ,  humble  et  chaste  maison. 

Mercure  frappe  :  on  ouvre.  Aussitôt  Philémon 

Vient  au-devant  des  dieux ,  et  leur  tient  ce  langage  : 

«  Vous  me  semblez  tous  deux  fatigués  du  voyage  ; 

«  Reposez-vous.  Usez  du  peu  que  nous  avons  : 

«  L'aide  des  dieux  a  fait  que  nous  le  conservons  ; 

«  Usez-en.  Saluez  ces  pénates  d'argile  : 

«  Jamais  le  ciel  ne  fut  aux  humains  si  facile 

«  Que  quand  Jupiter  même  était  de  simple  bois  ; 

«  Depuis  qu'on  l'a  fait  d'or ,  il  est  sourd  à  nos  voix. 

«  Baucis  ,  ne  tardez  point ,  faites  tiédir  cette  onde  : 


208  COURS    DE    LITTÉRATURE. 

Un  des  reproches  les  plus  fondés  que  Ton  ait 
faits  à  l'auteur  de  l'Iliade,  c'est  la  continuité  des 
combats ,  qui  en  remplissent  à  peu  près  la  moitié. 
C'est  trop  sans  doute,  et  quatre  ou  cinq  chants 
de  suite,  qui  ne  contiennent  que  des  batailles, 
ont  nécessairement  un  ton  trop  uniforme,  et 
sont  un  défaut  réel  que  Virgile  et  le  Tasse  ont  su 
éviter.  Mais ,  en  convenant  de  ce  défaut ,  qui  tient 
à  la  fois  à  la  simplicité  du  plan  et  à  l'étendue  du 
poème,  j'oserais  dire  qu'il  n'y  avait  qu'Homère 
qui  fût  capable  de  racheter  cette  faute,  et  même 


«  Encor  que  le  pouvoir  au  désir  ne  réponde , 

«  Nos  hôtes  agréeront  les  soins  qui  leur  sont  dus.  » 

Quelques  restes  de  feu  sous  la  cendre  épandus , 

D'un  souffle  haletant  par  Baucis  s'allumèrent  : 

Des  branches  de  bois  sec  aussitôt  s'enflammèrent. 

L'onde  tiède,  on  lava  les  pieds  des  voyageurs. 

Philémon  les  pria  d'excuser  ces  longueurs  ; 

Et ,  pour  tromper  l'ennui  d'une  attente  importune , 

Il  entretint  les  dieux ,  non  point  sur  la  fortune , 

Sur  ses  jeux,  sur  la  pompe  et  la  grandeur  des  rois, 

Mais  sur  ce  que  les  champs ,  les  vergers  et  les  bois 

Ont  de  plus  innocent,  de  plus  doux,  de  plus  rare. 

Cependant  par  Baucis  le  festin  se  prépare. 

La  table  où  l'on  servit  le  champêtre  repas 

Fut  d'ais  non  façonnés  à  l'aide  du  compas  : 

Encore  assure-t-on ,  si  l'histoire  en  est  crue  , 

Qu'en  un  de  ses  supports  le  temps  l'avait  rompue. 

Baucis  en  égala  les  appuis  chancelants 

Du  débris  d'un  vieux  vase ,  autre  injure  des  ans. 

Voilà  de  ces  morceaux  qui  sont  sans  prix  pour  les  âmes 
sensibles.  Et  à  quoi  tient  le  charme  de  cette  peinture  ?  A 
cette   vérité  des  plus  petits  de'tails  de  l'extrême  indigence 


COURS    DE    LITTÉRATURE.  20O, 

de  s'en  faire,  sous  un  autre  point  de  vue,  un 
mérite  réel,  par  l'étonnante  richesse  d'imagina- 
tion qu'il  a  prodiguée  dans  ces  combats.  Ce  n'est 
point  ici  le  langage  d'une  admiration  outrée  pour 
l'antiquité.  Je  rends  un  compte  exact  de  l'im- 
pression que  j'ai  tout  récemment  éprouvée.  Il  y 
avait  bien  des  années  qu'il  ne  m'était  arrivé  de 
lire  de  suite  plus  d'un  chant  ou  deux  de  l'Iliade. 
On  ne  peut  guère  en  lire  davantage  quand  on  se 
livre  au  plaisir  de  détailler  les  beautés  d'un  style 
tel  que  celui  d'Homère ,  et  d'une  langue  que  l'on 

jointe  à  l'extrême  bonté,  et  que  le  poète  a  su  exprimer  de 
manière  à  être  toujours  tout  près  de  la  nature,  et  jamais 
au-dessous  de  la  poésie.  Vous  voyez  tout,  et  tout  vous  fait 
plaisir.  Vous  voyez  la  bonne  vieille  souffler  le  feu  ,  chauffer 
de  l'eau,  dresser  la  table;  mais  comment!  et  combien  le 
poëte  est  peintre!  ce  souffle  haletant  de  Baucis,,  voilà  la  fai- 
blesse de  l'âge ,  et  cette  faiblesse  relève  son  empressement. 
Donnez  à  un  poëte  vulgaire  à  peindre  une  table  à  moitié 
pourrie,  soutenue  avec  un  pot  casse  (  car,  il  faut  bien  le 
dire,  c'est  là  ce  que  peint  La  Fontaine),  on  désespérerait 
d'en  venir  à  bout.  C'est  pourtant  ce  qui  lui  fournit  deux  vers 
divins  : 

Baucis  en  égala  les  appuis  chancelants 

Du  débris  d'un  vieux  vase,  autre  injure  des  ans. 

Comme  ce  dernier  he'mistiche ,  qui  semble  vieillir  à  la  fois 
tout  ce  qui  est  autour  de  Philémon  et  de  Baucis,  achève  le 
tableau  en  fixant  l'imagination  sur  cette  injure  des  ans  à  qui 
rien  ne  peut  échapper!  Voilà  ce  qu'on  appelle  proprement 
l'intérêt  de  style  dans  son  plus  haut  degré,  et  c'est  le  secret 
des  grands  écrivains. 

Cours  de  Littérature.  2.  i  ~f 


2lO  COURS    DE    LITTÉRATURE. 

goûte  davantage  à  mesure  qu'on  l'étudié.  Mais, 
en  dernier  lieu,  voulant  prendre  une  idée  juste 
de  l'effet  total  du  poème ,  je  lus  de  suite  les 
douze  premiers  chants.  Je  fus  frappé  de  la  marche 
simple  et  noble  de  l'ouvrage,  de  l'intérêt  de  l'ex- 
position ,  de  la  manière  dont  les  premiers  mou- 
vements des  deux  armées  commencent ,  par  un 
combat  singulier  entre  Ménélas  et  Paris,  les  deux 
principales  causes  de  la  querelle,  et  de  l'art  que 
montre  le  poète  en  faisant  intervenir  les  dieux 
pour  interrompre  un  combat  dont  l'issue  devait 
terminer  la  guerre.  Je  remarquai  cet  endroit  où 
Hélène  passe  devant  les  vieillards  troyens,  qui 
la  regardent  avec  admiration,  et  ne  s'étonnent 
plus,  en  la  voyant ,  que  l'Europe  et  l'Asie  se 
soient  armées  pour  elle  ;  et  cette  conversation 
avec  Priain ,  à  qui  elle  fait  connaître  les  princi- 
paux chefs  de  la  Grèce ,  que  le  vieux  roi ,  assis 
sur  une  tour  élevée,  voit  combattre  sous  les 
murs.  Je  fut  attendri  de  cette  scène  touchante 
des  adieux  d'Hector  et  d'Andromaque,  quand  ce 
héros ,  qui  a  quitté  le  champ  de  bataille  pour 
venir  ordonner  un  sacrifice ,  retourne  au  com- 
bat, et  sort  de  Troie  pour  n'y  plus  rentrer.  Ce- 
pendant, plus  ces  morceaux  me  faisaient  de 
plaisir,  plus  je  regrettais  qu'il  n'y  eût  pas  un 
plus  grand  nombre  de  ces  épisodes  pour  varier 
l'uniformité  de  l'action  principale,  qui,  depuis 
le  quatrième  chant  jusqu'à  la  fin  du  huitième, 
me   montrait    toujours   les   Troyens    combattant 


COU  R  S    DE    LITTÉRATURE.  211 

contre  les  Grecs.  Le  neuvième  chant  me  parut 
l'emporter  sur  tout  ce  qui  avait  précédé;  c'est 
ce  chant  si  dramatique,  où  Homère,  aussi  grand 
orateur  que  grand  poète,  a  donné  des  modèles 
de  tous  les  genres  d'éloquence,  dans  les  discours 
de  Phénix,  d'Ulysse,  d'Ajax,  qui  tour  à  tour 
s'efforcent  de  fléchir  l'inexorable  Achille,  et 
dans  cette  belle  réponse  du  héros,  où  il  déploie 
son  ame  tout  entière.  Après  cette  scène  si  atta- 
chante, je  trouve  faible  l'épisode  de  Diomède 
et  d'Ulysse  qui  vont  la  nuit  enlever  les  chevaux 
de  Rhésus;  épisode  que  Virgile,  en  l'imitant,  a 
passé  de  si  loin  dans  celui  de  Nisus  et  Euryale. 
Je  voyais  avec  regret ,  je  l'avoue  ,  que  les  com- 
bats allaient  recommencer  après  l'ambassade  des 
Grecs,  et  je  me  disais  qu'il  était  bien  difficile 
que  le  poète  fit  autre  chose  que  de  se  ressembler 
en  travaillant  toujours  sur  un  même  fonds.  Mais 
quand  je  le  vis  tout  à  coup  devenir  supérieur  à  lui- 
même  dans  le  onzième  chant  et  dans  les  suivants, 
s'élever  d'un  essor  rapide  à  une  hauteur  qui  sem- 
blait s'accroître  sans  cesse,  donner  à  son  action 
une  face  nouvelle,  substituer  à  quelques  com- 
bats particuliers  le  choc  épouvantable  de  deux 
grandes  masses  précipitées  l'une  contre  l'autre 
par  les  héros  qui  les  commandent  et  les  dieux 
qui  les  animent,  balancer  long-temps  avec  un 
art  inconcevable  une  victoire  que  les  décrets  de 
Jupiter  ont  promise  à  la  valeur  d'Hector,  alors 
la  verve  du  poète  me  parut  embrasée  de  tout  le 

14. 


21  a  COURS    DE    LITTÉRATURE. 

feu  des  deux  armées;  ce  que  j'avais  lu  jusque-là, 
et  ce  que  je  lisais,  me  rappelait  l'idée  d'un  in- 
cendie qui,  après  avoir  consumé  quelques  édi- 
fices, aurait  pu  s'éteindre  faute  d'aliments,  et 
qui,  ranimé  par  un  vent  terrible,  aurait  mis  en 
un  moment  toute  une  ville  en  flammes.  Je 
suivais,  sans  pouvoir  respirer,  le  poète  qui  m'en- 
traînait avec  lui;  j'étais  sur  le  champ  de  bataille, 
je  voyais  les  Grecs  pressés  entre  les  retran- 
chements qu'ils  avaient  construits  et  les  vaisseaux 
qui  étaient  leur  dernier  asyle;  les  Troyens  se 
précipitant  eu  foule  pour  forcer  cette  barrière, 
Sarpédon  arrachant  un  des  créneaux  de  la  mu- 
raille, Hector  lançant  un  rocher  énorme  contre 
les  portes  qui  la  fermaient,  les  faisant  voler  en 
éclats,  et  demandant  à  grands  cris  une  torche 
pour  embraser  les  vaisseaux;  presque  tousses 
chefs  de  la  Grèce,  Agamemnon,  Ulysse,  Dio- 
mède  ,  Eurypyle ,  Machaon ,  blessés  et  hors  de 
combat;  le  seul  Ajax,  le  dernier  rempart  des 
Grecs,  les  couvrant  de  sa  valeur  et  de  son  bou- 
clier, accablé  de  fatigue,  trempé  de  sueur, 
poussé  jusque  sur  son  vaisseau  ,  et  repoussant 
toujours  l'ennemi  vainqueur;  enfin  ,  la  flamme 
s'élevant  de  la  flotte  embrasée,  et  dans  ce  mo- 
ment cette  grande  et  imposante  figure  d'Achille 
monté  sur  la  poupe  de  son  navire,  et  regardant 
avec  une  joie  tranquille  et  cruelle  ce  signal  que 
Jupiter  avait  promis,  et  qu'attendait  sa  vengeance. 
Je  m'arrêtai,  comme  malgré  moi,  pour  me  livrer 


COURS    DE    LITTÉRATURE.  2l3 

à  la  contemplation  du  vaste  génie  qui  avait  con- 
struit cette  machine,  et  qui,  dans  l'instant  où  je 
le  croyais  épuisé ,  avait  pu  ainsi  s'agrandir  à  mes 
yeux;  j'éprouvais  une  sorte  de  ravissement  inex- 
primable ;  je  crus  avoir  connu ,  pour  la  première 
fois,  tout  ce  qu'était  Homère  ;  j'avais  un  plaisir 
secret  et  indicible  à  sentir  que  mon  admiration 
était  égale  à  son  génie  et  à  sa  renommée ,  que  ce 
n'était  pas  en  vain  que  trente  siècles  avaient 
consacré  son  nom;  et  c'était  pour  moi  une 
double  jouissance  de  trouver  Un  homme  si 
grand ,  et  tous  les  autres  si  justes. 

Mais  lorsque  ensuite  je  passai  de  cette  espèce 
d'extase  au  désir  si  naturel  de  communiquer  l'im- 
pression que  j'avais  reçue  à  ceux  qui  devaient 
m'entendre,  et  qui  ne  pouvaient  entendre  Ho- 
mère, je  songeai  avec  douleur  qu'aucune  des 
traductions  que  nous  avons,  quel  qu'en  soit  le 
mérite,  que  je  suis  loin  de  vouloir  diminuer,  ne 
pouvait  justifier  à  vos  yeux  ni  faire  passer  en 
vous  ce  que  j'avais  ressenti,  et  je  souhaitai,  du 
fond  du  cœur,  qu'il  s'élevât  quelque  jour  un 
poète  capable  de  vous  montrer  Homère  comme 
on  vous  a  montré  Virgile. 

Un  autre  sentiment  que  je  ne  dissimulerai  pas  , 
et  qui  paraîtra  bien  naturel  à  ceux  qui  aiment 
véritablement  les  arts,  c'est  que,  dans  le  trans- 
port de  ma  reconnaissance  (car  on  peut  en  avoir 
pour  ceux  qui  nous  font  passer  des  moments  si 
délicieux),  je  me  reprochais,  avec  une  sorte  de 


2l4  COURS    DE    LITTÉRATURE. 

honte,  d'avoir  eu  le  courage  d'observer  jusque- 
là  quelques  fautes  et  quelques  faiblesses  :  tout 
avait  disparu  devant  cet  amas  de  beautés.  J'eus 
besoin,  pour  me  pardonner  à  moi-même,  de  me 
rappeler  que  les  amateurs  les  plus  éclairés  et  les 
plus  sensibles,  tels  que  Rollin  lui-même,  avaient 
rencontré  dans  V Iliade  (et  je  me  sers  ici  des  ter- 
mes de  ce  judicieux  critique),  «des  endroits 
«faibles,  défectueux,  traînants;  des  harangues 
«trop  longues  ou  déplacées,  des  descriptions 
«trop  détaillées,  des  répétitions  désagréables, 
«des  comparaisons  trop  uniformes,  trop  accu- 
«  mulées  ou  dénuées  de  justesse.  »  C'est  sur  ces 
détails  que  La  Motte  a  eu  raison.  On  lui  a  tout 
nié  ,  et  l'on  a  eu  tort.  Il  fallait  avouer  tout,  et  se 
borner  à  cette  réponse  :  La  meilleure  critique  ne 
détruit  pas  le  mérite  d'un  ouvrage  en  montrant 
ses  défauts  :  il  n'y  a  de  critique  vraiment  re- 
doutable que  celle  qui  montre  l'absence  des 
beautés.  Celles  d'Homère  sont  d'abord  dans  son 
plan  et  dans  son  ordonnance  générale  :  on  ne 
les  peut  nier  sans  injustice;  et  on  les  démon- 
trerait sans  peine.  Il  y  en  a  d'autres,  les  plus 
puissantes  pour  faire  vivre  un  ouvrage  dans  la 
mémoire  des  hommes,  parce  qu'elles  contribuent 
plus  que  tout  le  reste  à  le  faire  relire  ;  ce  sont 
celles  du  style  :  elles  sont  perdues  pour  nous  en 
partie ,  quant  à  ce  qui  regarde  la  diction ,  que  les 
Grecs  seuls  pouvaient  bien  apprécier;  mais  elles 
sont  sensibles,   même   pour  nous,  dans  ce    qui 


COURS    DE    LITTÉRATURE.  2  K> 

regarde  les  idées,  les  images,  l'harmonie  et  le 
mouvement.  Apprenez  le  grec,  La  Motte!  Lisez 
Homère  dans  sa  langue  ;  et  si  vous  n'admirez 
pas  assez  ses  beautés  pour  excuser  ses  défauts , 
gardez-vous  de  le  juger,  car  vous  serez  seul  con- 
tre trois  mille  ans  de  renommée  et  contre  toutes 
les  nations  éclairées  ;  et  sur-tout  gardez-vous  de 
le  traduire,  car  c'est  le  seul  mal  que  vous  puis- 
siez lui  faire. 

La  Motte,  l'un  des  esprits  les  plus  antipoéti- 
ques qui  aient  jamais  existé,  anéantit  Homère 
dans  sa  version  abrégée.  Il  détruit  tout  ce  qu'il 
touche.  Phénix  dit  à  son  élève  Achille  ( clans  l'o- 
riginal )  : 

Filles  de  Jupiter,  les  modestes  Prières, 

Plaintives  et  baissant  leurs  humides  paupières , 

Le  front  couvert  de  deuil,  marchent  en  chancelant  : 

Elles  suivent  de  loin,  d'un  pied  faihle  et  tremblant, 

L'Injure ,  au  front  superbe  ,  à  la  marche  rapide. 

L'une  frappe  et  détruit ,  dans  sa  course  homicide  ; 

Les  autres,  à  leur  suite  amenant  les  bienfaits, 

Arrivent  pour  guérir  tous  les  maux  quelle  a  faits. 

Heureux  qui  les  accueille'1!  heureux  qui  les  honore  ! 

Il  en  est  écouté  quand  sa  voix  les  implore. 

Si  l'Orgueil  les  rebute,  aux  pieds  du  roi  des  dieux 

Elles  vont  accuser  les  mépris  odieux , 

Et  demandent  de  lui  que  l'Injure  inflexible 

S'attache  sur  les  pas  du  mortel  insensible  (i). 

(i)  Iliade,  IX,  ^gS.  Voyez  l'imitation  de  Voltaire,  Essai 


2l6  COURS    DE    LITTERATURE. 

Qu'est-ce  que  La  Motte  substitue  à  cette  char- 
mante allégorie,  si  conforme  aux  idées  reli- 
gieuses des  Grecs,  et  si  bien  placée  dans  la 
bouche  d'un  vieillard  suppliant?  Rien  que  ces 
deux  vers  : 

On  offense  les  dieux  ;  mais ,  par  des  sacrifices , 
De  ces  dieux  irrités  on  fait  des  dieux  propices. 

Quel  malheureux  don  que  l'esprit,  s'écrie  Vol- 
taire, s'il  a  empêché  La  Motte  de  sentir  de  pa- 
reilles beautés  ! 

Il  en  fait  aussi  un  bien  malheureux  usage, 
quand  il  s'épuise  en  frivoles  sophismes  pour 
nous  persuader  que  la  grande  réputation  d'Ho- 
mère n'est  qu'un  préjugé  qui  a  passé  des  anciens 
jusqu'à  nous.  On  lui  objecte  l'opinion  d'Aristote, 
qui  n'a  nulle  part  le  ton  de  l'enthousiasme,  et 
qui  a  toujours  celui  de  la  raison  tranquille;  qui, 
dans  vingt  endroits  de  ses  ouvrages  ,  cite  toujours 
Homère  comme  le  meilleur  modèle  à  suivre ,  et 
le  met  sans  aucune  comparaison  au-dessus  de 
tous  les  poètes.  La  réponse  de  La  Motte  est  cu- 
rieuse. D'abord  il  imagine  que  le  philosophe  a 
fort  bien  pu  n'admirer  Homère  que  pour  faire 
sa  cour  à  son  élève  Alexandre,  qui  était  adora- 
teur passionné  du  poète.  Mais  n'est-il  pas  Un  peu 


sur  la  Poésie  épique ,  et  Dictionnaire  philosophique ,  article 
Épopée.  M.  de  La  Harpe  y  a  pris  sa  critique  des  deux  vers  de 
La  Motte.  (Note,  182 1.) 


COURS    DE    LITTÉRATURE.  2TJ 

plus  vraisemblable  que  c'est  le  précepteur  qui 
sut  inspirer  à  son  disciple  cette  grande  vénéra- 
tion pour  Homère.  Il  ajoute  :  <c  Je  crois  du 
(f  moins  que,  son  esprit  de  système  lui  ayant  fait 
«  entrevoir  un  art  dans  le  poëme  d'Homère ,  il 
«  est  devenu  amoureux  de  sa  découverte ,  et  qu'il 
«  a  employé  pour  la  justifier  cette  subtilité  ob- 
«  scure  qui  lui  était  si  naturelle.  » 

Il  est  difficile  d'entasser  dans  une  phrase  des 
idées  plus  évidemment  fausses.  Il  ne  fallait  assu- 
rément aucun  esprit  de  système  pour  entrevoir  un 
art  dans  V Iliade  et  VOdjsèe.  Le  bon  sens  le  plus 
commun  suffit  pour  reconnaître  un  art  dans  tout 
ce  qui  présente  un  dessein ,  un  plan ,  une  distri- 
bution de  parties  arrangées  pour  former  un  tout , 
un  but  vers  lequel  tout  marche  et  tout  arrive.  Il 
n'y  a  point  de  découverte  à  faire  sur  ce  que  tout 
le  monde  aperçoit  du  premier  coup  d'œil.  A 
l'égard  de  la  subtilité  naturelle  à  Aristote,on  peut 
en  trouver  dans  sa  philosophie;  mais  un  esprit 
qui  n'aurait  été  que  subtil  n'aurait  pas  transmis 
à  la  postérité  le  meilleur  ouvrage  élémentaire 
qui  existe  sur  les  arts  de  l'imagination ,  le  plus 
lumineux,  le  plus  fécond  en  principes  vrais  et 
essentiels.  Ici  La  Motte  n'est  pas  meilleur  juge 
d'Aristote  que  d'Homère.  Il  dément  tous  les  faits, 
confond  toutes  les  notions  reçues  pour  soutenir 
sa  thèse  erronée.  Il  veut  absolument  que  l'estime 
qu'on  eut  pour  Homère  soit  un  effet  de  l'igno- 
rance des  Grecs ,  qui  ne  connaissaient  rien  dans  le 


2l8  COURS    DE    LITTÉRATURE. 

même  genre,  et  qui  ne  lui  voyaient  point  de  con- 
currents; et  il  oublie  queFabricius  compte  soixante 
et  dix  poètes  qui  avaient  écrit  avant  Homère  dans 
le  genre  héroïque.  Leur  existence  est  attestée  par 
les  témoignages  les  plus  anciens;  et  l'on  cite  les 
titres  de  leurs  ouvrages ,  quoiqu'ils  ne  soient 
pas  venus  jusqu'à  nous.  Il  oublie  que,  quand 
Aristote  écrivit  sa  Poétique ,  Euripide  et  Sophocle 
avaient  perfectionné  la  tragédie ,  Démosthènes 
l'éloquence ,  et  que  tous  les  arts  étaient  cultivés 
avec  éclat  dans  Athènes.  N'y  avait -il  pas  alors 
assez  de  lumières  et  de  goût  pour  juger  les 
poèmes  d'Homère  ?  Ce  n  'est,  dit  -  il ,  que  la  con- 
naissance du  parfait  qui  nous  dégoûte  du  mé- 
diocre. Voilà  une  expression  étrangement  placée 
à  propos  d'Homère.  Qui  croirait  que  l'auteur  de 
V Iliade  fut  un  homme  médiocre?  La  Motte  pou- 
vait-il ignorer  que  l'on  n'appelle  médiocre  que 
ce  qui  ne  s'élève  point  aux  grandes  beautés ,  et 
qu'un  ouvrage  qui  en  est  rempli  peut  être  très- 
imparfait,  s'il  est  mêlé  de  beaucoup  de  défauts, 
mais  ne  peut  jamais  être  médiocre?  Assurément  il 
y  a  beaucoup  de  fautes  dans  Cinna  :  est-ce  une 
production  médiocre?  De  plus,  je  demanderais  à 
La  Motte  où  était  donc  cette  perfection  qu'il 
croyait  pouvoir  opposer  à  la  médiocrité  d'Ho- 
mère ?  Ce  n'est  pas  même  Virgile  ;  car  s'il  est  su- 
périeur au  poète  grec  par  le  fini  des  détails ,  par 
la  sagesse  des  idées,  par  le  tact  des  convenances, 
V Enéide y  de  l'aveu  de  tout  le  monde,  est  très- 


COURS    DK    LITTÉRATURE.  2IO, 

inférieure  à  V Iliade  par  le  plan ,  l'ordonnance  , 
la  nature  du  sujet,  le  caractère  du  héros,  enfin, 
par  l'effet  total.  C'est  une  vérité  reconnue.  On 
sait  qu'il  a  fondu  dans  un  poème  de  douze  chants 
les  deux  poèmes  d'Homère,  qui  en  ont  chacun 
vingt-quatre;  ce  qui  prouve  qu'il  avait  judicieu- 
sement senti ,  ainsi  que  nous ,  que  le  poète  grec 
était  trop  long  et  trop  diffus.  11  a  imité  conti- 
nuellement V Odyssée  dans  ses  six  premiers  livres, 
et  Vlliade  dans  ses  six  derniers.  L'on  convient 
que,  s'il  a  prodigieusement  surpassé  l'une,  il  est 
resté  fort  au-dessous  de  l'autre,  et  que  la  se- 
conde moitié  de  son  poème  est  absolument  sans 
intérêt  :  c'est  même,  à  ce  qu'on  croit,  par  cette 
raison  qu'il  voulait,  en  mourant,  brûler  son  ou- 
vrage. Il  a  donc  fait  en  ce  sens  un  double  honneur 
à  Homère.  Quel  homme,  que  celui  qui  a  servi  de 
modèle  et  de  guide  à  un  poète  tel  que  Virgile, 
et  qui,  malgré  V Enéide,  a  conservé  le  premier 
rang!  La  Motte  ne  parle  ni  du  Camoéns  ni  de 
Milton,  qui  alors  n'étaient  pas  connus  en  France. 
Il  ne  dit  qu'un  mot  du  Tasse;  ce  qui  est  d'autant 
plus  étonnant ,  que  c'était  le  seul  dont  il  pût  se 
servir  avec  avantage,  puisque  le  Tasse  est  le  seul 
que  l'on  ait  mis  au-dessus  d'Homère  lui-même, 
pour  l'ensemble  et  l'intérêt  de  l'ouvrage,  en 
avouant  qu'il  n'en  approche  pas  pour  le  style. 
Apparemment  que  La  Motte  ne  savait  pas  l'ita- 
lien, ou  qu'il  était  subjugué  par  l'autorité  de 
Boileau.Mais  quels  sont  enfin  les  modèles  de  cette 


2'20  COURS    DE    LITTÉRATURE. 

perfection  qu'il  ne  trouve  pas  dans  l'Iliade  ?  Ce 
sont  (on  ne  s'y  attendrait  pas)  le  Clovis  de  Des- 
marets  ,  et  le  Saint-Louis  du  père  Lemoine.  «  Ils 
a  m'ont  paru,  dit-il,  de  beaucoup  meilleurs  que 
«l'Iliade,  par  la  clarté  du  dessein,  par  l'unité 
«  d'action ,  par  des  idées  plus  saines  de  la  Di- 
te vinité  ,  par  un  discernement  plus  juste  de  la 
«  vertu  et  du  vice,  par  des  caractères  plus  beaux 
«et  mieux  soutenus,  par  des  épisodes  plus  in- 
«  téressants,  par  des  incidents  mieux  préparés  et 
«moins  prévus,  par  des  discours  plus  grands, 
«  mieux  choisis  et  mieux  arrangés  dans  l'ordre  de 
«  la  passion ,  et  enfin ,  par  des  comparaisons  plus 
«  justes  et  mieux  assorties.  »  En  voilà  beaucoup  ; 
et  si  tout  cela  était  vrai,  on  ne  se  consolerait  pas 
que  tant  d'avantages  aient  été  perdus  dans  des 
poèmes  que,  de  l'aveu  même  du  panégyriste,  il 
est  impossible  de  lire;  car  c'est  par-là  qu'il  finit: 
et  c'est  le  cas  d'appliquer  à  ces  illisibles  modèles 
d'irrégularité  le  mot  du  grand  Condé,  à  propos 
de  la  Zènobie  de  l'abbé  d'Aubignac,  qui  avait 
fait  bâiller  tout  Paris,  et  qui  était,  disait -on, 
parfaitement  conforme  aux  règles  :  Je  pardonne 
volontiers  à  l'abbé  d' Aubignac  d'avoir  suivi  les 
règles;  mais  je  ne  pardonne  pas  aux  règles  d'a- 
voir fait  faire  à  l'abbé  d' Aubignac  une  si  mau- 
vaise pièce.  Rassurons-nous  pourtant  :  il  ne  faut 
pas  plus  en  croire  La  Motte  sur  toutes  les  qualités 
qu'il  accorde  à  Desmarets  et  au  père  Lemoine 
que  sur  celles  qu'il  refuse  à  Homère.  Il  y  a  des 


COURS    DE    LITTERATURE.  221 

étincelles  de  génie  dans  le  Saint-Louis,  et  l'au- 
"teur  avait  de  la  verve;  mais,  en  général,  ce 
poème  et  le  Clovis  ne  sont  guère  meilleurs  pour 
le  fond  que  pour  le  style;  et  j'en  trouve  la  preuve 
dans  La  Motte  lui-même,  qui,  après  tout  ce 
grand  éloge,  cherche  pourquoi  ces  deux  poèmes, 
les  meilleurs  y  dit-il,  de  la  langue  française ,  n'ont 
point  de  lecteurs,  et  avoue  ingénument,  sans 
s'embarrasser  si  cela  s'accorde  avec  ce  qu'il  vient 
de  dire,  que  non -seulement  leur  style  ne  vaut 
rien  ,  mais  que  leur  merveilleux  est  ridicule,  qu'ils 
se  sont  égarés  dans  la  multiplicité  des  épisodes , 
qu'ils  ont  imaginé  des  aventures  singulières  qui 
détournent  de  l'action  principale  (  remarquez 
qu'il  vient  de  les  louer  sur  l'unité  d'action  et  sur 
le  choix  des  épisodes  )  ,  qu  ils  ont  fait  un  assem- 
blage fatigant  de  choses  rares,  do Jit peut-être  au- 
cune ne  sort  absolument  de  la  vraisemblance, 
mais  qui  toutes  ensemble  paraissent  absurdes  à 
force  de  singularité.  Voilà  d'étranges  modèles  de 
perfection;  et,  pour  moi,  je  confesse  que  j'ai- 
merais beaucoup  mieux  être  critiqué  par  La 
Motte,  comme  l'a  été  Homère,  que  d'en  être 
loué  comme  Lemoine  et  Desmarets.  Dieu  nous 
garde  d'être  vantés  par  un  homme  qui  conclut 
de  ses  louanges  qu'on  est  ridicule ,  illisible ,  en- 
nuyeux et  absurde  ! 

Et  c'est  lui  qui  reproche  à  Aristote  la  subtilité 
sophistique  !  Mais  quel  autre  nom  donnerons-nous 
aux   inconséquences    d'un    homme    d'esprit   qui 


<i2'2  COURS    J)E    LITTERATURE. 

s'embarrasse  ainsi  dans  une  cause  insoutenable? 
Pour  achever  de  le  confondre,  en  faisant  voir  que 
la  réputation  d'Homère  chez  les  anciens  n'a  pu 
être  fondée  que  sur  le  mérite  supérieur  de  ses 
poèmes,  et  sur  le  plaisir  qu'ils  faisaient,  il  suffit 
de  rappeler  les  faits,  et  d'exposer  en  peu  de  mots 
comment  ses  écrits  sont  parvenus  jusqu'à  nous. 
Ils  furent  d'abord  répandus  dans  l'Ionie;  ce  qui 
prouve  que ,  soit  qu'il  fût  né  dans  la  Grèce  d'Eu- 
rope ,  ou  dans  les  colonies  grecques  d'Asie ,  c'est 
dans  ces  dernières  qu'il  a  vécu  et  composé.  Les 
rapsodes  gagnaient  leur  vie  à  chanter  ses  vers. 
Ce  mot  grec  signifie  recouseurs  de  vers,  parce 
que,  suivant  ce  qu'on  leur  demandait,  ils  chan- 
taient un  endroit  ou  un  autre,  comme  la  querelle 
d'Achille  et  d'Agamemnon,  la  mort  de  Patrocle, 
les  adieux  d'Hector,  etc.  ;  car  Homère  n'avait  point 
divisé  son  poème  par  livres;  et  de  là  vient  qu'on 
les  appela  rapsodies  quand  on  les  eut  rassemblés, 
et  qu'ils  portent  encore  ce  titre  dans  toutes  les 
éditions.  On  ne  croirait  pas  que  ce  mot,  aujour- 
d'hui expression  de  mépris  qui  désigne  un  re- 
cueil informe  de  choses  de  toute  espèce  et  de  peu 
de  valeur,  fut  originairement  la  dénomination 
des  ouvrages  du  prince  des  poètes;  tant  les  mots 
changent  d'acception  avec  le  temps!  On  ne  sait 
pas  si  le  nom  de  rapsodes  n'était  pas  donné , 
avant  Homère,  aux  poètes  qui  chantaient  leurs 
propres  ouvrages.  Mais  apparemment  qu'après  lui 
on  ne  voulut  plus  en  entendre  d'autres;  car  ce 


COURS    DE    LITTÉRATURE.  2^3 

nom  resta  particulièrement  à  ceux  qui,  pour  de 
l'argent,  chantaient  V Iliade  et  V Odyssée  sur  les 
théâtres  et  dans  les  places  publiques.  Ce  fut  Ly- 
curgue  qui,  dans  son  voyage  d'Ionie,  les  recueillit 
le  premier,  et  les  apporta  à  Lacédémone,  d'où 
ils  se  répandirent  dans  la  Grèce.  Ensuite,  du 
temps  de  Solon  et  de  Pisistrate,  Hipparque,  fils 
de  ce  dernier,  en  fit  à  Athènes  une  nouvelle  copie 
par  ordre  de  son  père,  et  ce  fut  celle  qui  eut 
cours  depuis  ce  temps  jusqu'au  règne  d'Alexan- 
dre. Ce  prince  chargea  Callislhène  et  Anaxarque 
de  revoir  soigneusement  les  poèmes  d'Homère, 
qui  devaient  avoir  été  altérés  en  passant  par  tant 
de  bouches,  et  courant  de  pays  en  pays.  Aristote 
fut  aussi  consulté  sur  cette  édition,  qui  s'appela 
l'édition  de  la  cassette,  parce  que  Alexandre  en 
renferma  un  exemplaire  dans  un  petit  coffre  d'un 
prix  inestimable  ,  pris  à  la  journée  d'Arbelles 
parmi  les  dépouilles  de  Darius.  Alexandre  avait 
toujours  ce  coffre  à  son  chevet.  «  Il  est  juste, 
«  disait-il,  que  la  cassette  la  plus  précieuse  du 
«  monde  entier  renferme  le  plus  bel  ouvrage  de 
«  l'esprit  humain.  »  C'est  là-dessus  que  La  Motte  a 
dit  :  Je  récuse  d'abord  Alexandre ,  qui  ne  sj 
connaissait  pas.  La  récusation  (i)  est  brusque  et 

(i)  Elle  est  fondée  sur  un  passage  d'Horace,  d'où  l'on 
peut  conclure  en  effet  que  ce  prince  n'avait  pas  laisse  la 
réputation  d'un  amateur  éclairé  des  lettres  et  des  arts.  «  Dès 


±l[\  COUK  S    DE    LJTTÉ  RATURE. 

tranchante;  mais  la  remarque  de  madame  Dacier 
est  curieuse  :  Que  Darius  aurait  été  heureux,  s'il 
avait  su,  comme  M.  de  La  Motte,  écarter  Alexan- 
dre] Voilà  une  exclamation  qui  va  bien  au  sujet. 

Après  la  mort  d'Alexandre ,  Zénodote  d'Éphèse 
revit  encore  cette  édition  sous  le  règne  du  pre- 
mier des  Ptolémées.  Enfin ,  sous  Ptolémée  Philo- 
métor,  cent  cinquante  ans  avant  Jésus -Christ, 
Aristarque  ,  si  célèbre  par  son  goût  et  par  ses 
lumières,  fit  une  dernière  révision  des  poèmes 
d'Homère,  et  en  donna  une  édition  qui  devint 
bientôt  fameuse  et  fit  oublier  toutes  les  autres. 
C'est  celle-là  qui  nous  a  été  transmise,  et  qui 
paraît  en  effet  très-correcte  et  très-soignée,  puis- 
qu'il y  a  peu  d'auteurs  anciens  dont  le  texte  soit 
aussi  clair,  aussi  suivi,  et  offre  aussi  peu  d'en- 
droits qui  aient  l'air  d'avoir  souffert  des  altéra- 
tions essentielles. 

Je  demande  à  présent  s'il  est  probable  que  tant 
d'hommes  éminents  par  leur  rang  ou  leurs  con- 
naissances se  soient  occupés  à  ce  point,  et  à  des 
époques  si  éloignées  ,  des  ouvrages  d'un  poète 
qui  n'aurait  eu  qu'une  renommée  de  conven- 
tion ;  si  c'est  tant  de  siècles  après  la  mort  d'un 

«  qu'il  s'agissait  d'en  juger,  dit  Horace,  c'était  un  vrai  Béo- 
«  tien.  » 

Bcco.'um  in  crasso  jurares  aère  natuiu. 

(  Epist.  II,  i ,  244-) 


COURS    DE    LITTÉRATURE.  21*5 

auteur ,  chez  des  peuples  qui  parlent  sa  langue , 
que  son  mérite  peut  n'avoir  été  qu'un  préjugé. 
Rien  ne  me  paraît  plus  contraire  à  la  raison  et 
à  l'expérience.  Un  succès  de  préjugé  peut  exister 
du  vivant  d'un  auteur ,  et  tenir  à  une  langue  qui 
n'est  pas  encore  formée ,  à  une  époque  où  le  goût 
n'est  pas  bien  épuré,  à  des  circonstances  per- 
sonnelles ,  à  la  faveur  des  princes  et  des  grands , 
à  l'esprit  de  parti,  enfin  à  toutes  les  causes  pas- 
sagères qui  peuvent  égarer  l'opinion  publique. 
Telle  a  été  parmi  nous  la  grande  célébrité  de 
Ronsard ,  de  Desportes ,  de  Voiture.  Mais  elle  ne 
leur  a  pas  survécu  ;  après  eux ,  elle  est  tombée 
d'elle-même,  et  sans  que  personne  s'en  mêlât. 
Au  contraire ,  Homère  a  été  attaqué  dans  tous 
les  temps,  depuis  Zoïle  et  Caligula  jusqu'à  Per- 
rault et  La  Motte  :  et  il  a  eu  pour  adversaires  des 
hommes  puissants ,  ce  qui  prouve  que  l'éclat  de 
son  nom  pouvait  irriter  l'orgueil  ;  et  des  hommes 
de  beaucoup  d'esprit,  ce  qui  prouve  qu'il  pou- 
vait prêter  à  la  critique  ;  et  %4ni  l'une  ni  l'autre 
espèce  d'ennemis  n'a  pu  entamer  sa  réputation  , 
ce  qui  prouve  en  même  temps  que  son  mérite 
était  réel  et  de  force  à  soutenir  toutes  les  épreu- 
ves :  c'est  là ,  ce  me  semble  ,  le  résultat  de  l'é- 
quité. 

De  tout  temps  il  eut  aussi  ses  enthousiastes, 
et  l'on  sait  que  l'enthousiasme  va  toujours  trop 
loin.  On  en  vit  un  exemple  terrible,  s'il  en  faut 
croire  Vitruve.  Selon  lui,  ce   Zoïle  ,  qui  s'était. 

Cours  de  Littérature.   I.  I  ^ 


9.26  COURS    DE    LITTÉRATURE. 

rendu  le  mépris  et  l'horreur  de  son  siècle  en 
attaquant  Homère  avec  une  fureur  outrageante, 
fut  brûlé  vif  par  les  habitants  de  Smyrne,  qui 
se  crurent  intéressés  plus  que  d'autres  à  venger 
la  mémoire  du  poète  qu'ils  réclamaient  comme 
leur  concitoyen.  Vitruve  ajoute  que  Zoïle  avait 
bien  mérité  son  sort,  et  madame  Dacier  ne  s'é- 
loigne pas  de  cet  avis.  Ainsi  le  fanatisme  des 
opinions  littéraires  peut  donc  devenir  atroce, 
comme  toute  autre  espèce  de  fanatisme.  Cet  as- 
sassinat de  Zoïle  en  l'honneur  d'Homère  ,  et  ce- 
lui de  Ramus  en  l'honneur  d'Aristote ,  font  voir 
de  quels  excès  l'esprit  humain  n'est  que  trop 
capable. 

O  miseras  hominum  mentes  !  6  pectora  cœca  ! 

Madame  Dacier  eût  mieux  fait  d'observer  seu- 
lement ,  comme  un  trait  particulier  à  l'auteur  de 
l'Iliade,  que  le  nom  de  son  détracteur,  Zoïle, 
est  devenu  une  injure,  et  celui  de  son  éditeur, 
Aristarque,  un  élo^. 

Il  ne  nous  est  rien  resté  des  invectives  que 
Zoïle  vomissait  contre  Homère  ;  mais  elles  ne 
pouvaient  guère  être  plus  grossières  que  celles 
dont  madame  Dacier  accable  La  Motte.  On  est 
d'autant  plus  révolté  qu'une  femme  écrive  d'un 
ton  si  peu  décent,  que  celui  de  son  adversaire 
est  un  exemple  de  modération  et  de  politesse. 
On  est  également  fâché  de  voir  l'un  dégrader  son 
esprit  par  de  mauvais  paradoxes ,  et  l'autre  dés- 


COURS    DE    LITTÉRATURE.  I1*j 

honorer  son  sexe  et  la  science  par  une  amertume 
qui  semble  étrangère  à  tous  les  deux.  Elle  traite 
avec  un  mépris  très-ridicule  un  homme  d'un  mé- 
rite très-supérieur  au  sien,  et  qui  n'avait  d'autre 
tort  que  de  se  tromper.  Le  gros  livre  qu'elle  a 
écrit  contre  lui  n'est  guère  qu'un  amas  d'injures 
pesamment  accumulées ,  et  de  mauvaises  raisons 
débitées  orgueilleusement.  A  deux  ou  trois  en- 
droits près,  elle  réfute  très -mal  La  Motte,  qui 
le  plus  souvent  a  raison  sur  les  détails ,  et  à  qui 
l'on  ne  devait  guère  contester  que  ses  principes 
et  ses  conséquences.  Son  ouvrage  ,  malgré  ses 
erreurs,  est  d'une  élégance  et  d'un  agrément  qui 
le  font  lire  avec  quelque  plaisir.  Celui  de  son 
antagoniste,  intitulé  De  la  corruption  du  goût, 
n'est  en  effet  qu'un  objet  de  dégoût.  Elle  trouve 
dans  Homère  tant  de  sortes  de  mérite  qui  n'y 
sont  pas ,  qu'il  est  même  douteux  qu'elle  ait  bien 
senti  la  supériorité  de  ses  beautés  réelles.  A  pro- 
pos d'une  sentence  fort  commune  en  elle-même , 
et,  de  plus,  mal  placée,  elle  s'écrie  pédantesque- 
ment  :  Sentence  grosse  de  sens,  et  qu'on  voit  bien 
que  Minerve  a  inspirée.  Soit  intérêt  d'amour- 
propre  en  faveur  des  traducteurs  en  prose,  soit 
désir  d'envelopper  dans  une  proscription  géné- 
rale V Iliade  de  La  Motte  ,  qui  est  en  vers,  elle 
ne  craint  pas  d'affirmer  ce  qui,  comme  principe, 
est  précisément  le  contraire  de  la  vérité  :  Que  les 
poètes  traduits  en  vers  cessent  d'être  poètes ,  qu'ils 
deviennent  plats ,  rampants ,   défigurés ,   etc.  Le 

i5. 


228  COURS    DE    LITTERATURE. 

fait  a  été  souvent  trop  vrai  ;  mais  tout  ce  qu'on 
en  peut  conclure  ,  c'est  qu'alors  le  poète  n'est  pas 
traduit  par  un  poète ,  et  la  remarque  de  madame 
Dacier  ne  subsiste  pas. 

La  Motte  attaque  Homère  fort  mal  à  propos 
sur  la  morale.  Qe  reproche  est  grave ,  et  c'est  un 
de  ceux  sur  lesquels  ce  poète  peut  et  doit  être 
justifié.  Le  critique  prétend  qu'Homère  n'énonce 
pas  son  opinion  comme  il  le  devrait ,  sur  ce  qu'il 
y  a  de  vicieux  dans  le  caractère  et  les  actions  de 
ses  personnages.  Il  censure  en  particulier  celui 
d'Achille  ,  mais  de  manière  à  faire  ,  sans  s'en 
apercevoir  ,  l'éloge  de  l'auteur  qu'il  reprend. 
«  Homère  donne  à  de  certains  vices  un  éclat  qui 
«  décèle  assez  l'opinion  favorable  qu'il  en  avait. 
«  On  sent  par -tout  qu'il  admire  Achille  :  il  ne 
«  semble  voir  dans  son  injustice  et  sa  cruauté 
«  que  du  courage  et  de  la  grandeur  d'ame  ;  et 
«  l'illusion  du  poète  passe  souvent  jusqu'au  lec- 
«  teur.  » 

Ici,  La  Motte  donnait  beau  jeu  à  madame  Da- 
cier ,  si  elle  avait  su  en  profiter.  Mais ,  toujours 
occupée  de  lui  opposer  des  autorités  à  la  manière 
des  commentateurs,  elle  néglige  les  raisons.  Il 
s'en  offre  de  péremptoires ,  et  Homère  lui-même 
les  fournissait  à  son  apologiste.  D'abord ,  com- 
ment La  Motte  n'a-t-il  pas  songé  que  le  poète 
avait  fait  ce  qu'il  y  avait  de  mieux  à  faire ,  en 
donnant  du  moins  cet  éclat  et  cette  noblesse  à 
œ  qu'il  y  a  de  moralement  vicieux  dans  le  carac- 


COURS    DE    LITTÉRATURE.  220, 

tère  de  son  héros  ?  N'est-ce  pas  deviner  l'art  et 
le  créer  ,  que  de  sentir ,  en  établissant  un  per- 
sonnage poétique  sur  qui  doit  se  porter  l'intérêt, 
que  ce  qu'il  y  a  de  défectueux  en  morale  doit 
être  couvert  et  racheté  par  cette  énergie  de  pas- 
sions et  cet  air  de  grandeur  qui  est  l'espèce  d'il- 
lusion momentanée  qu'il  est  obligé  de  produire? 
C'est  à  quoi  Homère  a  réussi  parfaitement ,  de 
l'aveu  même  du  critique.  Mais  comment  prévenir 
le  mauvais  effet  que  peut  avoir  en  morale  cette 
espèce  d'admiration  involontaire  et  irréfléchie 
pour  ce  qui  est  condamnable  en  soi  ?  En  faisant 
ce  qu'a  fait  Homère  ;  en  mettant  dans  la  bouche 
du  héros  lui-même,  quand  il  est  de  sang-froid, 
la  condamnation  des  fautes  que  la  passion  fait 
commettre  et  excuser;  en  faisant  blâmer  ces  fautes 
par  les  dieux  mêmes  qui  s'intéressent  au  héros. 
Écoutons  Achille  après  la  mort  de  Patrocle;  écou- 
tons ces  vers  que  j'ai  hasardé  de  traduire,  ainsi 
que  quelques  autres  : 

Ah  !  périsse  à  jamais  la  Discorde  barbare  ! 

Qu'à  jamais  replongée  aux  cachots  du  Tartare, 

Elle  n'infecte  plus  de  son  souffle  odieux 

Le  séjour  des  mortels  et  les  palais  des  dieux! 

Périsse  la  Colère  et  ses  erreurs  affreuses! 

Périsse  la  Vengeance  et  ses  douceurs  trompeuses! 

Son  miel  empoisonneur  assoupit  la  raison  : 

Il  ncftis  plaît;  mais  bientôt  la  vapeur  du  poison 

Monte  et  noircit  le  cœur  d'une  épaisse  fumée. 

Ah!  l'on  hait  la  Vengeance  après  l'avoir  aimée. 


23o  COURS    DE    LITTÉRATURE. 

J'en  suis  la  preuve,  hélas!  Où  m'a  précipité 
De  mes  emportements  la  bouillante  fierté  ! 
Qu'il  m'en  coûte  aujourd'hui!  cruelle  expérience! 
Injuste  Agamemnon  !  j'ai  vengé  mon  offense  : 
En  suis-je  assez  puni? 

(Iliad.ch.  XVIII,  v.  107.) 

Eh  bien!  le  poète  pouvait -il  mieux  nous  faire 
comprendre  ce  qu'il  pense  et  ce  qu'il  faut  penser 
de  la  colère  ,  de  l'orgueil ,  de  la  vengeance  ?  Au- 
rait-on mieux  aimé  qu'il  prît  la  parole  pour  mo- 
raliser lui-même?  Et  qui  peut  mieux  nous  éclairer 
sur  les  malheureux  effets  de  ces  passions  aveugles 
et  violentes ,  que  celui-là  même  qui  vient  de  s'y 
livrer  à  nos  yeux  avec  tous  les  motifs  qui  peu- 
vent les  excuser  et  toute  la  grandeur  qui  semble 
les  ennoblir  ?  Dans  ces  moments  où  la  raison  se 
fait  entendre  par  la  voix  d'Achille,  ce  n'est  pas 
seulement  ses  propres  erreurs  qu'il  condamne  , 
c'est  aussi  notre  illusion  qu'il  nous  fait  sentir; 
et  c'est  en  cela  que  les  leçons  du  philosophe  sont 
moins  frappantes  que  celles  du  poète.  Celui-ci  a 
d'autant  plus  d'avantage,  qu'il  nous  est  impos- 
sible de  nous  en  défier  ni  de  songer  à  le  com- 
battre ;  qu'il  nous  prend  pour  ainsi  dire  sur  le 
fait,  et  ne  nous  éclaire  qu'après  nous  avoir  émus; 
qu'il  nous  force  de  reconnaître  des  fautes  qu'il 
nous  a  fait  partager,  et  qu'il  nous  rend  juges  du 
coupable  après  nous  avoir  rendus  ses  complices. 

Lorsque  Achille,  plongé  dans  sa  douleur  muette 
et  farouche,   traîne   le  cadavre  d'Hector  autour 


COURS    DE    LITTÉRATURE.  ^3l 

du  lit  où  est  étendu  Patrocle,  et  refuse  obstiné- 
ment la  sépulture  à  ces  restes  inanimés ,  derniers 
aliments  de  sa  rage,  l'amitié  en  deuil  et  la  force 
terrible  de  son  caractère  mêlent  une  sorte  d'ex- 
cuse à  cet  égarement  du  désespoir.  Mais  cepen- 
dant que  pensent  les  dieux,  témoins  de  ce  spectacle, 
ces  mêmes  dieux  qui  ont  favorisé  la  vengeance 
d'Achille  ?  Jupiter  appelle  Thétis  : 

Dites  à  votre  fils  que  son  aveugle  rage 

A  blessé  tous  les  dieux,  en  prodiguant  l'outrage 

Au  cadavre  d'Hector  dans  la  fange  traîné  : 

Tout  l'Olympe  en  murmure,  et  j'en  suis  indigné. 

Allez  :  qu'il  rende  Hector  à  son  malheureux  père , 

S'il  ne  veut  s'exposer  aux  traits  de  ma  colère. 

(Ch.  XXIV,  v.  112.) 

Ainsi  les  dieux  et  les  hommes  se  réunissent  ici 
pour  condamner  ce  qui  est  vicieux.  L'auteur ,  qui 
nous  avait  séduits  comme  poète,  nous  corrige 
comme  moraliste;  il  arrête  le  regard  tranquille 
et  sûr  de  la  raison  sur  ces  mêmes  objets  qu'il  ne 
nous  avait  montrés  que  sous  les  couleurs  du 
prisme  poétique;  il  fait  servir  à  nous  instruire 
ce  qui  avait  d'abord  servi  à  nous  émouvoir.  N'est- 
ce  pas  remplir  tous  ses  devoirs  à  la  fois  ?  et  pou- 
vait-ii  faire  davantage? 


l'5l  COURS    DE    LITTÉRATURE. 

L'ODYSSÉE. 

Je  dirai  peu  de  chose  de  l'Odyssée.  Elle  a  beau- 
coup moins  occupé  les  critiques  ,  et  c'est  déjà 
peut-être  un  signe  d'infériorité.  Tout  le  fort  du 
combat  est  tombé  sur  V Iliade:  c'était  là  comme 
le  centre  de  la  gloire  d'Homère ,  et  l'on  attaquait 
l'ennemi  dans  sa  capitale.  L'admiration  appelle 
la  critique  ;  et  l'une  et  l'autre  s' étant  épuisées  sur 
V Iliade,  j'ai  dû  les  discuter  toutes  les  deux. 
Quant  à  l'Odyssée,  je  me  suis  confirmé,  en  la 
relisant,  dans  cet  avis,  qui  est  celui  de  Longin 
et  de  la  plupart  des  critiques,  que,  des  deux 
poèmes  d'Homère  ,  celui-ci  est  fort  inférieur  à 
l'autre.  Je  ne  vois  dans  l'Odyssée  ni  ces  grands 
tableaux  ni  ces  grands  caractères,  ni  ces  scènes 
dramatiques  ni  ces  descriptions  remplies  de  feu, 
ni  cette  éloquence  de  sentiment  ni  cette  force 
de  passion ,  qui  font  de  l'Iliade  un  tout  plein 
d'ame  et  de  vie. 

Homère  avait  beaucoup  voyagé  ;  il  savait  beau- 
coup. Il  avait  parcouru  une  partie  de  l'Afrique  et 
de  l'Asie  mineure.  Ses  connaissances  géographi- 
ques étaient  si  exactes,  que  des  savants  anglais, 
qui  de  nos  jours  ont  voyagé  dans  ces  mêmes 
contrées,  ses  ouvrages  à  la  main,  ont  vérifié  sou- 
vent par  leurs  recherches  ce  qu'il  dit  de  la  posi- 
tion des  lieux,  de  leurs  aspects,  de  la  nature  du 
sol,  et  quelquefois  même  des  coutumes,  quand 


COURS    DE    LITTÉRATURE.  233 

le  temps  ne  les  a  pas  changées.  Il  paraît  qu'Ho- 
mère, dans  sa  vieillesse,  s'est  plu  à  composer 
un  poème  où  il  pût  rassembler  les  observations 
qu'il  avait  faites,  et  les  traditions  qu'il  avait  re- 
cueillies. Il  est  très-fidèle  dans  les  observations, 
et  très-fabuleux  dans  les  traditions.  C'est  un  genre 
de  merveilleux  qui  rappelle  à  tout  moment  celui 
des  Contes  arabes.  L'histoire  de  Polyphême  et 
celle  des  Lestrigons ,  que  Virgile,  en  les  abrégeant 
beaucoup,  n'a  pas  dédaigné  d'imiter ,  parce  qu'elles 
lui  fournissaient  de  beaux  vers,  sont  absolument 
dans  le  goût  des  Mille  et  une  Nuits.  On  peut  en 
dire  autant  des  métamorphoses  opérées  par  la 
baguette  de  Circé,  de  ces  transmutations  d'hom- 
mes en  toutes  sortes  d'animaux  :  on  les  retrouve 
dans  toutes  les  fables  orientales.  Lorsque  le  poète 
parle  de  cette  poudre  merveilleuse  qu'Hélène 
jette  dans  la  coupe  de  chaque  convive  à  la  table 
de  Ménélas ,  et  qui  avait  la  vertu  de  faire  oublier 
tous  les  maux ,  au  point  que  celui  qui  en  avait 
pris  dans  sa  boisson  n  'aurait  pas  versé  une  larme 
de  toute  la  journée ,  quand  même  il  aurait  vu 
mourir  son  père  et  sa  mère,  ou  tuer  son  frère  et 
son  fils  unique;  ne  reconnaissons-nous  pas,  dans 
les  effets  de  cette  poudre  dont  la  reine  d'Egypte 
avait  fait  présent  à  Hélène ,  l'opium ,  dont  l'usage 
et  même  l'abus  fut  de  tout  temps  familier  aux 
peuples  d'Orient,  et  qui  produit  l'ivresse  la  plus 
complète  et  l'oubli  le  plus  absolu  de  toute  raison? 
L'Iliade  et  l'Odyssée  sont  également  remplies 


234  COURS    DE    LITTÉRATURE. 

de  fables  ;  mais  les  unes  élèvent  et  attachent 
l'imagination ,  les  autres  la  dégoûtent  et  la  révol- 
tent; les  unes  semblent  faites  pour  des  hommes, 
les  autres  pour  des  enfants.  Quand  Homère  me 
montre  le  Scamandre  combattant  avec  tous  ses 
flots  contre  Achille,  je  vois  dans  cette  fiction  un 
fond  de  vérité,  le  péril  d'un  guerrier  téméraire 
prêt  à  être  englouti  dans  les  eaux  d'un  fleuve  où 
il  a  poursuivi  des  fuyards.  J'y  vois  de  plus  l'art 
du  poète,  qui,  après  avoir  signalé  plus  ou  moins 
tous  ses  héros  dans  les  batailles ,  met  Achille  aux 
prises  avec  un  dieu,  avec  un  fleuve  irrité  qui  se 
déborde  dans  sa  fureur.  Mais  Ulysse  et  ses  com- 
pagnons enfonçant  un  arbre  dans  l'œil  du  Cyclope 
endormi  après  qu'il  a  mangé  deux  hommes  tout 
crus  ne  m'offrent  rien  que  de  puéril.  Les  fables 
de  l'Arioste  amusent  ,  parce  qu'il  en  rit  le  pre- 
mier ;  ce  qui  rend  sa  manière  de  conter  si  piquante 
et  si  originale  :  mais  Homère  raconte  sérieusement 
ces  extravagances  ,  qui  d'ailleurs  sont  en  elles- 
mêmes  beaucoup  moins  agréables  que  celles  du 
poète  de  Ferrare. 

La  marche  de  V Odyssée  est  languissante.  Le 
poëme  se  traîne  d'aventures  en  aventures,  sans 
former  un  nœud  qui  attache  l'attention ,  et  sans 
exciter  assez  d'intérêt.  La  situation  de  Pénélope 
et  de  Télémaque  est  la  même  pendant  vingt- 
quatre  chants.  Ce  sont,  de  la  part  des  poursui- 
vants de  la  reine,  toujours  les  mêmes  outrages, 
dans  le  palais  toujours  les  mêmes  festins  ;  et  la 


COURS    DE    LITTÉRATURE.  ^35 

mère  et  le  fils  forment  toujours  les  mêmes  plain- 
tes. Télémaque  s'embarque  pour  chercher  son 
père  ,  et  son  voyage  ne  produit  rien  que  des  vi- 
sites et  des  conversations  inutiles  chez  Nestor  et 
Ménélas.  Ce  n'est  pas  ainsi  que  Fénélon  l'a  fait 
voyager,  et  il  y  a  beaucoup  plus  d'art  dans  l'imi- 
tation que  dans  l'original.  Ulysse  est  dans  Itha- 
que dès  le  douzième  chant  de  V Odyssée ,  et,  jus- 
qu'au moment  où  il  se  fait  reconnaître,  il  ne  se 
passe  rien  qui  réponde  à  l'attente  du  lecteur.  Le 
héros  est  chez  Eumée,  déguisé  en  mendiant;  il 
y  reste  long-temps  sans  rien  faire  et  sans  que 
l'action  avance  d'un  pas.  L'auteur,  il  est  vrai,  a 
eu  l'adresse  d'ennoblir  ce  déguisement  en  faisant 
dire  par  un  des  poursuivants  que  souvent  les 
dieux ,  qui  se  revêtent  à  leur  gré  de  toutes  sortes 
de  formes,  prennent  la  figure  d'étrangers  dans 
les  pays  qu'ils  veulent  visiter  pour  y  être  témoins 
de  la  justice  qu'on  y  observe  ou  des  violences 
qu'on  y  commet.  Cela  prépare  le  dénouement , 
mais  n'empêche  pas  que  ce  déguisement  ignoble 
ne  donne  lieu  à  des  scènes  plus  faites  pour  un 
conte  que  pour  un  poème.  On  n'aime  point  à 
voir  Ulysse  couvert  d'une  besace  aux  portes  de 
la  salle  à  manger,  dévorant  avec  avidité  les  restes 
qu'on  lui  envoie;  un  valet  qui  lui  donne  un  coup 
de  pied  et  le  charge  des  plus  grossières  injures  ; 
un  des  poursuivant?  qui  lui  jette  à  la  tête  un 
pied  de  bœuf,  un  autre  qui  le  frappe  d'une  es- 
cabelle  à  l'épaule;  un  gueux,  nommé  lrus ,  qui 


23G  COURS    DE    LITTÉRATURE. 

vient  lui  disputer  la  place  qu'il  occupe ,  et  le 
grand  Ulysse  jetant  son  manteau  et  se  battant  à 
coups  de  poing  avec  ce  misérable.  Je  ne  sais  si 
je  me  trompe;  mais  il  me  semble  qu'en  cette  oc- 
casion Homère  a  outré  l'effet  des  contrastes  et 
passé  toute  mesure.  Il  fallait  sans  doute  que  le 
héros  fût  dans  l'abaissement,  mais  non  pas  dans 
l'abjection;  qu'il  fût  méconnu,  outragé  ,  pour  se 
montrer  ensuite  avec  plus  d'éclat  et  se  venger 
avec  plus  de  justice  :  mais  il  fallait  aussi  le  pla- 
cer dans  des  situations  qui  ne  fussent  pas  indi- 
gnes de  l'épopée.  Ce  n'est  pas  ainsi  qu'il  faut 
descendre,  et  Raphaël  ne  prenait  pas  les  sujets 
de  Callot.  Le  massacre  des  poursuivants  est  plus 
épique,  mais  la  protection  trop  immédiate  de 
Minerve  et  la  présence  de  l'égide  affaiblissent  le 
seul  intérêt  qu'il  peut  y  avoir,  en  diminuant 
trop  le  danger  réel  du  héros.  Enfin  la  reconnais- 
sance des  deux  époux ,  attendue  si  long-temps , 
est  froide,  et  ne  produit  pas  les  émotions  dont 
elle  était  susceptible.  Pénélope,  qui  n'a  pas  voulu 
reconnaître  Ulysse  à  sa  victoire  sur  ses  ennemis , 
toute  merveilleuse  qu'elle  est,  le  reconnaît  à  ce 
qu'il  lui  dit  de  la  structure  du  lit  nuptial ,  qui 
n'est  connue  que  de  lui  seul.  Est-ce  là  Un  ressort 
bien  épique  ?  Ce  qu'il  y  a  de  pis  dans  ce  dénoue- 
ment, c'est  que,  contre  la  règle  du  bon  sens, 
qui  prescrit  de  mettre  à  la  m\  du  poème  tous  les 
personnages  dans  une  situation  décidée,  Ulysse 
vient  à  peine  de  revoir  Pénélope  qu'il   lui  ap- 


COURS    DE    LITTÉRATURE.  l'S'J 

prend  que  le  destin  le  condamne  encore  à  courir 
le  monde  avec  une  rame  sur  l'épaule,  jusqu'à  ce 
qu'il  rencontre  un  homme  qui  prenne  cette  rame 
pour  un  van  à  vanner.  Je  le  répète,  ce  ne  sont 
pas  là  les  fictions  de  Vlliade. 

Son  séjour  dans  l'île  de  Calypso  et  dans  l'île 
de  Circé  n'offre  rien  d'intéressant  ;  et  s'il  est  vrai 
que  Calypso  soit  l'original  de  Didon ,  c'est  la 
goutte  d'eau  qui  est  devenue  perle.  Qu'on  en 
juge  par  la  manière  dont  Circé  débute  avec 
Ulysse  :  c'est  lui-même  qui  raconte  cette  première 
entrevue. 

«  Elle  me  présente  dans  une  coupe  d'or  cette 
«  boisson  mixtionnée,  où  elle  avait  mêlé  ses  poi- 
re, sons  qui  devaient  produire  une  si  cruelle  mè- 
re tamorphose.  Je  pris  la  coupe  de  ses  mains,  et 
«  je  bus;  mais  elle  n'eut  pas  l'effet  qu'elle  en  at- 
«  tendait.  Elle  me  donna  un  coup  de  sa  verge, 
«  et  en  me  frappant  elle  dit  :  Va  dans  l'étable 
«  trouver  tes  compagnons,  et  être  comme  eux. 
«  En  même  temps ,  je  tire  mon  épée ,  et  me  jette 
a  sur  elle  comme  pour  la  tuer.  Elle  me  dit ,  le 
«  visage  couvert  de  larmes:  Qui  êtes -vous?  d'où 
«  êtes-vous  ?  Je  suis  dans  un  étonnement  inex- 
«  primable,  de  voir  qu'après  avoir  bu  mes  poi- 
«  sons  vous  n'êtes  point  changé.  Jamais  aucun 
«  autre  mortel  n'a  pu  résister  à  ces  drogues,  non- 
ce seulement  après  en  avoir  bu ,  mais  même  après 
«  avoir  approché  la  coupe  de  ses  lèvres.  Il  faut 
«  que  vous  ayez  un  esprit  supérieur  à  tous  les 


238  COURS    DE    LITTÉRATURE. 

a  enchantements,  ou  que  vous  soyez  le  prudent 
«  Ulysse;  car  Mercure  m'a  toujours  dit  qu'il  vien- 
«  drait  ici  au  retour  de  Troie.  Mais  remettez 
«  votre  épée  dans  le  fourreau,  et  ne  pensons 
«  qu'à  l'amour.  Donnons -nous  des  gages  d'une 
«  passion  réciproque,  pour  établir  la  confiance 
«  qui  doit  régner  entre  nous.  »  (  Traduction  de 
madame  Dacier.  ) 

La  déclaration  est  un  peu  précipitée ,  sur-tout 
après  la  coupe  de  poison.  Quelque  privilège 
qu'aient  les  déesses  en  amour ,  encore  faut  -  il 
que  les  avances  soient  un  peu  moins  déplacées 
et  un  peu  mieux  ménagées  ;  car  enfin  les  déesses 
sont  des  femmes.  Il  y  a  loin  de  là  aux  amours 
de  Didon. 

La  descente  d'Ulysse  aux  Enfers  est  aussi  mau- 
vaise que  celle  d'Énée  est  admirable ,  et  l'on  peut 
dire  ici  :  Gloire  à  l'imitateur  qui  a  montré  ce 
qu'il  fallait  faire!  Ulysse  s'entretient  avec  une 
foule  d'ombres  qui  lui  sont  absolument  étran- 
gères. Tyro,  Antiope,  Alcmène,  Épicaste ,  Clo- 
ris,  Léda,  Iphimédée,  Phèdre,  Procris,  Ariane, 
Ériphile,  lui  racontent,  on  ne  sait  pourquoi, 
leurs  aventures ,  dont  le  lecteur  ne  se  soucie  pas 
plus  qu'Ulysse.  Virgile,  sans  parler  ici  de  tant 
d'autres  avantages ,  a  montré  bien  plus  de  juge- 
ment en  ne  mettant  en  scène  avec  Enée  que  des 
personnages  qui  doivent  l'intéresser.  Il  n'y  a, 
dans  la  multiplicité  des  récits  d'Homère,  ni  choix, 
ni  dessein.  Mais  il  avait  appris  ces  histoires  dans 


COURS    DE    LITTÉRATURE.  l'^C) 

les  différents  pays  qu'il  avait  visités ,  et  il  voulait 
conter  tout  ce  qu'il  savait.  Le  seul  endroit  re- 
marquable, c'est  le  silence  d'Ajax  quand  Ulysse 
lui  adresse  la  parole  :  il  s'éloigne  de  lui  en  dé- 
tournant les  yeux ,  sans  lui  répondre.  Didon  en 
fait  autant  dans  V Enéide,  quand  Énée  la  ren- 
contre aux  Enfers ,  et  la  situation  est  encore  plus 
dramatique.  Mais  ce  que  Virgile  n'a  eu  garde 
d'imiter,  c'est  la  mauvaise  plaisanterie  que  fait 
Ulysse  à  un  de  ses  compagnons,  Elpénor,  qui 
s'était  tué  en  tombant  du  haut  du  palais  de  Circé  : 
«  Elpénor ,  comment  êtes  -  vous  parvenu  dans  ce 
«  ténébreux  séjour?  Quoique  vous  fussiez  à  pied, 
«  vous  m'avez  devancé ,  moi  qui  suis  venu  sur 
«  un  vaisseau  porté  par  les  vents.  »  Il  faut  être 
madame  Dacier  pour  trouver  un  grand  sens  dans 
cette  raillerie  froide  et  cruelle. 

Ulysse,  pendant  son  séjour  chez  Eumée,  s'oc- 
cupe la  nuit  des  moyens  qu'il  emploiera  pour  se 
défaire  de  ses  ennemis  :  cette  juste  inquiétude 
ne  lui  permet  pas  de  se  livrer  au  sommeil.  Mais 
le  poète,  comme  s'il  craignait  que  le  lecteur  ne 
la  partageât ,  se  hâte ,  pour  le  rassurer ,  de  faire 
descendre  Minerve,  qui  reproche  aigrement  au 
héros  de  ne  point  reposer  quand  il  le  faudrait; 
et  lui  répète  que ,  quand  il  aurait  affaire  à  cin- 
quante bataillons,  il  doit  être  sûr  qu'avec  le  se- 
cours de  Minerve  il  en  viendra  facilement  à  bout. 
Ulysse  reconnaît  sa  faute ,  obéit  et  s'endort. 
Était  -  ce  la  peine   de   faire  venir  du  ciel    une 


ï/\0  COURS    DE    LITTÉRATURE. 

déesse  pour  ordonner  à  un  héros  de  dormir? 
C'est  encore  un  des  passages  où  madame  Dacier 
fait  remarquer  l'art  du  poète. 

Avouons-le  :  c'est  ainsi  que,  dans  le  siècle  der- 
nier, les  traducteurs  et  les  commentateurs  des 
anciens  leur  avaient  nui  réellement  dans  l'opi- 
nion publique,  en  leur  vouant  une  admiration 
aveugle  et  exclusive,  qui  convertissait  les  défauts 
même  en  beautés.  Cet  excès  révolta  des  hommes 
de  beaucoup  d'esprit,  que  la  contradiction  jeta, 
comme  il  arrive  d'ordinaire,  dans  un  excès  tout 
opposé;  et  il  y  eut  des  sacrilèges,  parce  qu'il  y 
avait  eu  des  fanatiques;  ce  qui  pourrait  se  dire 
avec  autant  de  vérité  dans  un  ordre  de  choses 
plus  important.  De  meilleurs  esprits ,  des  hommes 
plus  mesurés  et  plus  sûrs  dans  leurs  jugements, 
ont  réparé  le  mal ,  et  ramené  l'opinion  à  son  vrai 
point,  en  ne  dissimulant  pas  les  défauts  des  an- 
ciens, mais  en  s'occupant  à  démêler  et  à  faire 
bien  sentir  leurs  véritables  beautés.  Aussi  est-ce 
de  nos  jours  que  les  grands  écrivains  de  l'anti- 
quité, généralement  mieux  appréciés  et  mieux 
traduits ,  ont  paru  reprendre  leur  influence  sur  la 
bonne  littérature ,  ont  excité  plus  de  curiosité  et 
d'intérêt,  et  ont  heureusement  servi  de  dernier 
rempart  contre  l'invasion  du  mauvais  goût.  On  ne 
m'accusera  pas  d'être  leur  détracteur  ;  je  crois 
avoir  fait  mes  preuves  en  ce  genre  :  mais  en  con- 
sacrant à  leur  génie  un  culte  légitime,  il  faut 
encore  laisser  à  la  raison  le  droit  de  juger  les 


COURS    DE    LITTÉRATURE.  1^1 

divinités  qu'on  s'est  faites  dans  son  enthousiasme. 
D'ailleurs,  la  même  sensibilité  qui  nous  pas- 
sionne pour  ce  qu'ils  ont  d'admirable ,  repousse 
ce  qu'ils  ont  de  répréhensible  ;  et  si  l'on  confond 
l'un  avec  l'autre ,  on  paraît  entraîné  par  l'autorité 
plus  que  par  ses  propres  impressions,  et  c'est  in- 
firmer soi-même  son  jugement. 

Celui  que  j'ai  porté  sur  l'Odyssée  n'est  pas  un 
attentat  à  la  gloire  d'Homère,  mais  une  preuve 
de  mon  entière  impartialité.  Ma  franchise  sévère, 
quand  je  relève  ses  défauts,  prouve  au  moins 
combien  je  suis  sincère  quand  je  proclame  ses 
beautés.  Je  ne  suis  point  insensible  à  celles  de 
V Odyssée ,  tout  en  les  mettant  fort  au-dessous  de 
celles  de  V Iliade:  je  conviendrai  que,  dans  ce 
poëme,  non  -  seulement  Homère  intéresse  notre 
curiosité,  comme  peintre  de  ces  siècles  reculés, 
dont  il  ne  reste  point  de  monuments  plus  authen- 
tiques ,  plus  précieux  ,  plus  instructifs  que  les 
siens,  mais  aussi  par  l'attrait  que  souvent  il  a  su 
répandre  sur  ces  peintures  des  mœurs  antiques , 
de  la  simplicité  et  de  la  bonté  hospitalière,  du 
respect  des  jeunes  gens  pour  la  vieillesse ,  si  bien 
représenté  dans  la  réserve  et  la  modestie  de  Té- 
lémaque  chez  Nestor  et  chez  Ménélas.  Le  carac- 
tère de  ce  jeune  homme  est  précisément  celui  qui 
convient  à  son  âge  et  à  sa  situation  :  il  a  du 
courage,  de  la  candeur,  de  la  noblesse;  et,  en 
général ,  il  tient  à  sa  mère  et  aux  poursuivants  le 
langage  qu'il  doit  tenir.  On  en  peut  dire  autant 

Cours  de  Littérature.  I.  1 0 


1^2,  COURS    DE    LITTÉRATURE. 

de  Pénélope,  dont  le  caractère  est  nécessairement 
un  peu  passif  dans  tout  le  cours  de  l'ouvrage, 
comme  l'exigeaient  les  mœurs  de  ce  temps -là, 
mais  qui,  à  la  reconnaissance  près,  un  peu  froide, 
à  ce  qu'il  m'a  paru,  ne  dit  et  ne  fait  que  ce  qu'elle 
doit  dire  et  faire.  Ulysse ,  quoique  trop  dégradé 
sous  son  déguisement,  et  trop  long-temps  dans 
l'inaction,  ne  laisse  pas  de  produire  une  sus- 
pension et  une  attente  du  dénouement  qu'il  eût 
été  à  souhaiter  que  l'auteur  rendît  plus  forte  et 
plus  vive.  Le  carnage  des  poursuivants  est  tracé 
avec  des  couleurs  qui  rappellent  le  peintre  de 
V Iliade.  Mais  celle-ci  sera  toujours  la  couronne 
d'Homère  :  c'est  elle  qui  assure  à  son  auteur  le 
titre  du  plus  beau  génie  poétique  dont  l'antiquité 
puisse  se  glorifier. 

SECTION  II. 
De  l'Epopée   latine. 

Les  ouvrages  de  Virgile  sont  à  la  portée  d'un 
plus  grand  nombre  de  lecteurs  que  ceux  d'Ho- 
mère ,  parce  qu'il  est  beaucoup  plus  commun  de 
savoir  le  latin  que  le  grec.  Virgile,  en  original, 
a  été  de  bonne  heure  entre  les  mains  de  quicon- 
que a  fait  des  études.  Il  y  a  long -temps  que  l'on 
est  également  d'accord  sur  son  mérite  et  sur  ses 
défauts.  Je  me  réserve  à  parler  de  ses  Églogues 
quand  il  sera  question  de  la  poésie  pastorale.  Ses 


COURS    DE    LITTERATURE.  ifô 

Géorgiques  sont  devenues  un  ouvrage  français, 
et  ce  poème,  le  plus  parfait  qui  nous  ait  été 
transmis  par  les  anciens,  est  aussi  un  des  plus 
beaux  morceaux  de  la  poésie  moderne.  Il  serait 
superflu  de  parler  de  ce  qui  est  connu  :  je  me 
bornerai  donc  à  quelques  observations  sur  UÉ- 
nèide.  L'imperfection  de  ce  poème  et  la  per- 
fection des  Géorgiques  sont  une  preuve  de  la 
distance  prodigieuse  qui  reste  encore  entre  le 
meilleur  poème  didactique  et  cette  grande  créa- 
tion de  l'épopée.  Ce  qui  frappe  le  plus,  en  pas- 
sant de  la  lecture  d'Homère  à  celle  de  Virgile, 
c'est  l'espèce  de  culte  que  le  poète  latin  a  voué 
au  grec.  Quand  on  ne  nous  aurait  pas  appris 
que  Virgile  était  adorateur  d'Homère,  au  point 
qu'on  l'appelait  V  homérique ,  il  suffirait  de  le 
lire  pour  en  être  convaincu  :  il  le  suit  pas  à  pas. 
Mais  on  sait  que  faire  passer  ainsi  dans  sa  langue 
les  beautés  d'une  langue  étrangère,  a  toujours 
été  regardé  comme  une  des  conquêtes  du  génie; 
et,  pour  juger  si  cette  conquête  est  aisée,  il  n'y 
a  qu'à  se  rappeler  ce  que  disait  Virgile  :  qu'il 
était  moins  difficile  de  prendre  à  Hercule  sa 
massue  que  de  dérober  un  vers  à  Homère.  Il  en 
a  pris  cependant  une  quantité  considérable;  et, 
quand  il  le  traduit ,  s'il  ne  l'égale  pas  toujours , 
quelquefois  il  le  surpasse  (i). 

(i)  Personne  ne  reprochera  à  Virgile  d'avoir  imité  Homère 
comme  il  l'a  fait;  mais  des  critiques  latins  lui  ont  reproché 

16. 


244  COURS    DE    LITTÉRATURE. 

Le  premier  défaut  que  l'on  ait  remarqué  dans 
l'Enéide,  c'est  le  caractère  du  héros;  et  c'est  ici 
que  l'on  peut  voir  combien  La  Motte  et  consorts 
se  trompaient  quand  ils  reprochaient  à  Homère 
les  imperfections  morales  de  son  héros,  et  com- 
bien  Aristote    en   savait  davantage    quand  il    a 


avec  plus  de  raison  d'avoir  été'  le  plagiaire  de  ses  compa- 
triotes; et  l'on  n'en  peut  douter  en  voyant  les  nombreuses 
citations  de  vers  qu'il  a  empruntés,  non- seulement  d'En- 
nius,  de  Pacuvius ,  d'Accius,  de  Suevius,~mais  même  de  ses 
contemporains  les  plus  illustres,  tels  que  Lucrèce,  Catulle, 
Varius,  Furius.  Nous  n'avons  point  les  poésies  de  ces  deux 
derniers;  mais  Varius  nous  est  connu  par  l'éloge  qu'en  fait 
Horace ,  qui  le  regarde  comme  un  des  génies  les  plus  pro- 
pres ù  traiter  l'épopée. 

Forte  epos  acer , 
Ut  nemo  ,  Varius  ducit. 

Virgile  ne  pouvait  donc  pas  dire  comme  Molière ,  quand 
il  s'appropriait  quelque  chose  de  bon,  pris  d'un  mauvais 
écrivain  :  «  Je  reprends  mon  bien  où  je  le  trouve.  »  La  plu- 
part de  ces  larcins  de  Virgile  sont  des  hémistiches  ou  des 
vers  entiers  d'une  beauté  remarquable ,  même  ceux  qu'il  dé- 
robe aux  vieux  poètes  du  temps  des  guerres  puniques,  et 
particulièrement  à  Ennius  :  mais  aussi  l'on  sait  que  Virgile 
ne  s'en  cachait  pas  ;  puisqu'il  se  vantait  de  tirer  de  l'or  du 
fumier  d' Ennius.  Fumier  soit  :  l'on  peut  croire ,  par  les  frag- 
ments qui  nous  restent  de  lui,  qu'il  y  avait  bien  du  mauvais 
goût  dans  son  style,  et  d'autant  plus  que  la  langue  n'était 
pas  encore  épurée;  mais  la  quantité  d'expressions  heureuses 
et  vraiment  poétiques  qu'il  a  fournies  à  Virgile  prouve  que 
cet  Ennius  avait  un  véritable  talent  et  sur-tout  le  sentiment 
de  l'harmonie  imitative,  et  justifie  l'espèce  de  vénération 


COURS    DE    LITTÉRATURE.  2^ 

marqué  ces  mêmes  caractères ,  imparfaits  en  mo- 
rale ,  comme  les  meilleurs  en  poésie.  Assurément 
il  n'y  a  pas  le  plus  petit  reproche  à  faire  au  pieux 
Enée  ;  il  est ,  d'un  bout  du  poème  à  l'autre , 
absolument  irrépréhensible  :  mais  aussi ,  n'étant 
jamais    passionné,    il    n'échauffe    jamais,    et   la 


qu'avait  pour  lui  le  grand  Scipion ,  connaisseur  trop  éclairé 
pour  ne  goûter  dans  Ennius  que  le.chantre  de  ses  exploits. 

Virgile  ne  dissimulait  pas  non  plus  qu'il  avait  suivi  Théo- 
crite  dans  ses  Églogues,  et  Hésiode  dans  ses  Géorgiques  :  il 
rend  lui-même  cet  hommage  à  ses  modèles ,  dans  ces  mêmes 
ouvrages  où  il  les  a  laissés  ,  sur-tout  Hésiode ,  bien  loin  der- 
rière lui.  Mais,  ce  qu'on  ne  sait  pas  communément,  c'est 
que  ce  second  livre  de  l'Enéide ,  si  universellement  admiré, 
ce  grand  tableau  du  sac  de  Troie ,  est  copié ,  presque  mot  à 
mot ,  penè  ad  verbum  (  ce  sont  les  expressions  de  Macrobe  ) , 
d'un  poëte  grec,  nommé  Pisandre,  qui  avait  écrit  en  vers 
une  espèce  de  recueil  d'histoires  mythologiques.  Macrobe 
parle  de  ce  nouvel  emprunt  comme  d'un  fait  connu  de  tout 
le  monde ,  et  même  des  enfants ,  et  de  ce  Pisandre  comme  d'un 
poète  du  premier  ordre  parmi  les  Grecs.  Il  y  a  tout  lieu  de  le 
penser,  si  l'original  de  la  prise  de  Troie  lui  appartient  ;  et  il  est 
difficile  de  douter  du  fait ,  d'après  l'affirmation  de  Macrobe. 
En  ce  cas ,  la  perte  des  ouvrages  de  Pisandre  doit  être  comp- 
tée parmi  tant  d'autres  qui  excitent  d'inutiles  regrets. 

Il  est  à  remarquer  que  deux  poètes,  tels  que  Virgile  et 
Voltaire ,  se  soient  également  permis  de  s'enrichir  d'un  assez 
grand  nombre  de  beaux  vers  connus  :  c'est  parce  que  tous 
deux  étaient  très-riches  de  leur  propre  fonds ,  qu'on  leur  a 
pardonné  de  dépouiller  autrui. 

Le  Parnasse  est  comme  le  monde  : 
On  n'y  permet  qu'aux  riches  de  voler. 


^46  COURS    DE    LITTÉRATURE. 

froideur  de  son  caractère  se  répand  sur  tout  ie 
poème.  Il  est  presque  toujours  en  larmes  ou  en 
prières.  Il  se  laisse  très-tranquillement  aimer  par 
Didon,  et  la  quitte  tout  aussi  tranquillement  dès 
que  les  dieux  l'ont  ordonné.  Gela  est  fort  reli- 
gieux, mais  point  du  tout  dramatique;  et  ce 
même  Aristote  nous  a  fait  entendre  que  l'épopée 
devait  être  animée  des  mêmes  passions  que  la 
tragédie,  quand  il  a  dit  que  la  plupart  des  règles 
prescrites  pour  celle-ci  étaient  aussi  essentielles  à 
l'autre.  Concluons  donc  que  le  grand  principe 
d' Aristote  a  été  pleinement  confirmé  par  l'expé- 
rience, puisque  les  deux  héros  de  l'épopée  qui 
aient  paru  les  mieux  choisis  et  les  mieux  conçus 
chez  les  anciens  et  chez  les  modernes,  sont  deux 
caractères  passionnés  et  tragiques  ;  l'Achille  de 
V Iliade  et  le  Renaud  de  la  Jérusalem.  Ce  dernier 
même  est  en  partie  modelé  sur  l'autre  ;  il  est 
aussi  brillant,  aussi  fier,  aussi  impétueux.  Voilà 
les  hommes  qu'il  nous  faut  en  poésie  :  aussi  ont- 
ils  réussi  par-tout;  et  le  caractère  d'Enée  n'a  pas 
eu  plus  de  succès  au  théâtre  que  dans  l'épopée. 

On  convient  assez  que  la  marche  des  six  pre- 
miers chants  de  V Enéide  est  à  peu  près  ce  qu'elle 
pouvait  être,  si  ce  n'est  qu'après  le  grand  effet 
du  quatrième  livre,  qui  contient  les  amours  de 
Didon,  la  description  des  jeux,  qui  remplit  le 
cinquième,  quelque  belle  qu'elle  soit  en  elle- 
même  ,  est  peut-être  placée  de  manière  à  refroi- 
dir un  peu  le  lecteur,  qui,  après  tout,  en  est  bien 


COURS    DE    LITTÉRATURE.  1^ 

dédommagé  dans  le  livre  suivant,  où  se  trouve 
la  descente  d'Énée  aux  enfers.  Mais  ce  qu'on  a 
généralement  condamné  ,  c'est  le  plan  des  six 
derniers  livres  :  c'est  là  qu'on  attend  les  plus 
grands  effets  ,  en  conséquence  de  ce  principe 
que  tout  doit  aller  en  croissant,  comme  Homère 
l'a  si  bien  pratiqué  dans  l  Iliade;  et  c'est  là  mal- 
heureusement que  Virgile  devient  également  in- 
férieur à  lui-même  et  à  son  modèle.  La  fonda- 
tion d'un  état  qui  doit  être  le  berceau  de  Rome; 
une  jeune  princesse  qu'un  étranger,  annoncé  par 
les  oracles,  vient  disputer  au  prince  qui  doit 
l'épouser  ;  les  différents  peuples  de  l'Italie  parta- 
gés entre  les  deux  rivaux  :  tout  semblait  pro- 
mettre de  l'action ,  du  mouvement ,  des  situations 
et  de  l'intérêt.  Au  lieu  de  tout  ce  qu'on  a  droit 
d'espérer  d'un  pareil  sujet,  que  trouve-t-on?  Un 
roi  Latmus,  qui  n'est  pas  le  maître  chez  lui,  et 
ne  sait  pas  même  avoir  une  volonté;  qui,  après 
avoir  très-bien  reçu  les  Troyens,  laisse  la  reine 
Amate  et  Turnus  leur  faire  la  guerre,  et  prend 
le  parti  de  se  renfermer  dans  son  palais  pour  ne 
se  mêler  de  rien  ;  une  Lavinie  dont  il  est  à  peine 
question,  personnage  nul  et  muet,  quoique  ce 
soit  pour  elle  que  l'on  combat;  cette  reine  Amate, 
qui ,  après  la  défaite  des  Latins ,  se  pend  à  une 
poutre  de  son  palais  ;  enfin  Turnus  tué  parÉnée, 
sans  qu'il  soit  possible  de  prendre  intérêt  ni  à  la 
victoire  de  l'un,  ni  à  la  mort  de  l'autre.  Voilà  le 
fond  des  six  derniers  chants  de  V Enéide;  et  il 


248  COURS    DE    LITTÉRATURE. 

en  résulte  que,  pour  l'invention,  les  caractères 
et  le  plan,  l'imitateur  d'Homère  est  resté  bien 
loin  de  lui. 

A  l'égard  de  ses  batailles ,  il  n'a  guère  fait  qu'a- 
bréger et  resserrer  celles  d'Homère,  qu'il  traduit 
presque  par- tout.  Il  a  moins  de  diffusion,  mais 
il  a  aussi  moins  de  feu.  Il  a  d'ailleurs  un  désavan- 
tage marqué  ,  qui  tient  à  la  nature  du  sujet.  La 
guerre  de  Troie  était  un  si  grand  événement  dans 
l'histoire  du  monde ,  dont  elle  fait  encore  une 
des  principales  époques ,  que  tous  ceux  qui  s'y 
étaient  distingués  occupaient  une  place  dans  la 
mémoire  des  hommes  :  c'étaient  des  noms  que 
la  renommée  avait  consacrés ,  qui  étaient  dans  la 
bouche  de  tout  le  monde  ,  et  pour  ainsi  dire  fa- 
miliers à  l'imagination.  Rien  n'est  si  favorable  à 
un  poète  que  ces  noms  qui  portent  leur  intérêt 
avec  eux  ;  et  une  partie  de  cet  intérêt  se  répand 
sur  les  six  premiers  livres  de  V Enéide,  où  se  re- 
trouvent des  faits  et  des  noms  déjà  immortalisés 
par  Homère.  Mais  dès  le  septième  livre,  Virgile 
nous  mène  dans  un  monde  tout  nouveau,  et 
nous  montre  des  personnages  absolument  igno- 
rés, et  avec  qui  même  il  n'a  pu,  dans  le  plan 
qu'il  a  suivi ,  mettre  le  lecteur  à  portée  de  faire 
connaissance;  et  l'on  s'aperçoit  alors  qu'il  est 
bien  différent  d'avoir  à  mettre  en  scène  Ajax, 
Hector ,  Ulysse  et  Diomède ,  ou  Messape ,  Ufens , 
Tarchon  et  Mézence.  On  sait  bien  que  Virgile  a 
voulu  flatter  à  la  fois  les  Romains  et  Auguste , 


COURS    DE    LITTÉRATURE.  249 

les  uns  par  la  fable  de  leur  origine,  l'autre  par 
lé  double  rapport  qu'il  établit  entre  Auguste  et 
Énée,  tous  deux  fondateurs  et  législateurs.  Mais 
il  n'en  est  pas  moins  vrai  qu'Homère,  en  chan- 
tant le  siège  de  Troie,  avait  pris  pour  son  sujet 
ce  qu'il  y  avait  alors  de  plus  fameux  dans  le 
monde ,  et  que  Virgile ,  en  voulant  célébrer  l'ori- 
gine de  Rome ,  comme  il  l'annonce  dès  les  pre- 
miers vers,  s'est  obligé  à  s'enfoncer  dans  les  an- 
tiquités de  l'Italie,  aussi  obscures  que  celles  de 
la  Grèce  étaient  célèbres.  On  sent  tout  ce  que  ce 
contraste  doit  lui  faire  perdre.  Aussi  les  héros 
d'Homère  sont  ceux  de  toutes  les  nations,  de  tous 
les  théâtres  :  nous  sommes  accoutumés  à  les  voir 
en  scène  avec  les  dieux,  et  ils  ne  nous  semblent 
pas  au-dessous  de  ce  commerce.  Les  combats  de 
V Iliade  nous  offrent  les  plus  grands  spectacles; 
nous  croyons  voir  aux  mains  l'Europe  et  l'Asie  : 
mais  ceux  de  X Enéide  ne  nous  paraissent ,  en 
comparaison,  que  des  escarmouches  entre  quel- 
ques peuplades  ignorées.  Virgile  a  tâché  du  moins 
de  répandre  quelque  intérêt  sur  le  jeune  Pallas, 
fils  d'Évandre  ;  sur  Lausus ,  fils  de  Mézence  ;  sur 
Camille  ,  reine  des  Volsques  :  mais  cet  intérêt 
passager  et  rapidement  épisodique ,  jeté  sur  des 
personnages  qu'on  ne  voit  qu'un  moment,  ne 
saurait  remplacer  cet  intérêt  général  qui  doit  ani- 
mer et  mouvoir  toute  la  machine  de  l'épopée. 

Tel  est  le  jugement  que  la  postérité  ,  sévère- 
ment équitable  ,  paraît  avoir   porté   sur   ce  qui 


25o  COURS    DE    LITTÉRATURE. 

manque  à  V Enéide  ;  mais ,  malgré  tous  ces  dé- 
fauts, ce  qui  reste  de  mérite  à  Virgile  suffit  pour 
justifier  le  titre  de  prince  des  poètes  latins  qu'il 
reçut  de  son  siècle ,  et  l'admiration  qu'il  a  obte- 
nue de  tous  les  autres.  Le  second  ,  le  quatrième 
et  le  sixième  livre  sont  trois  grands  morceaux, 
regardés  universellement  comme  les  plus  finis , 
les  plus  complètement  beaux  que  l'épopée  ait 
produits  chez  aucune  nation.  Celui  de  Didon  en 
particulier  appartient  entièrement  à  l'auteur  :  il 
n'y  en  avait  point  de  modèle ,  et  c'est  en  ce  genre 
un  morceau  unique  dans  toute  l'antiquité.  Ces 
trois  admirables  livres ,  l'épisode  de  Nisus  et  Eu- 
ryale ,  celui  de'Cacus,  celui  des  funérailles  de 
Pallas ,  celui  du  bouclier  d'Énée,  sont  les  chefs- 
d'œuvre  de  l'art  de  peindre  et  d'intéresser  en  vers. 
Et  ce  qui  fait  en  total  le  caractère  de  Virgile,  c'est 
la  perfection  continue  du  style ,  qui  est  telle  chez 
lui,  qu'il  ne  semble  pas  donné  à  l'homme  d'aller 
plus  loin.  Il  est  à -la -fois  le  charme  et  le  déses- 
poir de  tous  ceux  qui  aiment  et  cultivent  la  poésie. 
Ainsi  donc,  s'il  n'a  pas  égalé  Homère  pour  l'in- 
vention ,  la  richesse  et  l'ensemble ,  il  la  surpassé 
par  la  singulière  beauté  de  quelques  parties,  et 
par  son  excellent  goût  dans  tous  les  détails  (i). 


(i)  L'abbé  Trublet  a  fait  un  parallèle  de  Virgile  et  d'Ho- 
mère, où  il  y  a  quelques  ide'es  justes  et  fines,  mais  aussi 
beaucoup  o\e  petits  aperçus  vagues  à  force  de  subtilité,  et 
plusieurs  assertions  fausses  \  celle-ci ,  par  exemple  :  «  L'Enéide 


COURS    DE    LITTÉRATURE.  s5l 

Ne  nous  plaignons  pas  de  la  nature,  qui  jamais 
ne  donne  tout  à  un  seul  :  admirons-la  plutôt  dans 
l'étonnante  variété  de  ses  dons,  dans  cette  iné- 
puisable fécondité  qui  promet  toujours  au  génie 
de  nouveaux  aliments,  à  la  gloire  de  nouveaux 
titres,  aux  hommes  de  nouvelles  jouissances. 

Silius  Italicus ,  qui  fut  consul  l'année  de  la 
mort  de  Néron  ,  et  qui  mourut  sous  Trajan ,  a 
imité  Virgile,  comme  Duché  et  Lafosse  ont  imité 
Racine.   Nous  avons  de  lui  un  poème ,  non  pas 


«  vaut  mieux  que  T  Iliade....  Virgile  a  surpasse'  Homère  dans 
«  le  dessein  et  dans  l'ordonnance.  »  Ce  résultat  n'est  rien  moins 
que  juste.  Un  poème  qui,  dans  son  ensemble,  manque  d'in- 
vention et  d'intérêt,  et  dont  les  six  derniers  livres,  si  infé-^ 
rieurs  aux  premiers,  pèchent  contre  la  règle  essentielle  de  la 
progression ,  ne  vaut  sûrement  pas  mieux  que  l'Iliade,  qui , 
malgré  ses  longueurs ,  est  beaucoup  mieux  ordonnée ,  puis- 
qu'elle va  toujours  à  son  but,  et  se  soutient  jusqu'au  bout, 
de  manière  que  l'action  devient  encore  plus  attachante  à  la 
fin  qu'au  commencement.  Il  en  résulte  qu'Homère  ;  comme 
je  l'ai  dit,  l'emporte  par  la  totalité,  et  Virgile  par  la  perfec- 
tion de  quelques  parties.  Quant  à  ce  que  dit  l'abbé  Trublet, 
«  Virgile  a  voulu  être  poète,  et  il  l'a  pu  ;  Homère  n'aurait 
«  pas  pu  ne  le  point  être;  »  ce  sont  là  de  très  -  frivoles  anti- 
thèses ,  et  ce  jugement  est  dénué  de  sens.  On  n'est  pas  poète 
comme  Virgile ,  seulement  parce  qu'o/z  le  veut  :  on  ne  l'est  à 
ce  degré  que  quand  la  nature  l'a  voulu.  Le  bon  abbé  Trublet 
songeait  un  peu  trop  à  son  ami  La  Motte,  quand  il  donnait 
tant  au  vouloir  en  poésie.  Il  est  très- vrai  que  La  Motte  voulut 
être  poète  :  mais  il  ne  parvint  qu'à  être  un  très  -  médiocre 
versificateur,  et  fit  tout  ce  qu'on  peut  faire  avec  de  l'esprit. 


iSl  COURS    DE    LITTÉRATURE. 

épique,  mais  historique,  en  dix- sept  livres,  dont 
le  sujet  est  la  seconde  guerre  punique.  Il  y  suit 
scrupuleusement  l'ordre  et  le  détail  des  faits  de- 
puis le  siège  de  Sagonte  jusqu'à  la  défaite  d'An- 
nibal  et  la  soumission  de  Carthage.  Il  n'y  a  d'ail- 
leurs aucune  espèce  d'invention  ni  de  fable,  si  ce 
n'est  qu'il  fait  quelquefois  intervenir  très-gratui- 
tement Junon  avec  sa  vieille  haine  contre  les  des- 
cendants d'Énée,  et  son  ancien  amour  pour  Car- 
thage. Mais  comme  tout  cela  ne  produit  que 
quelques  discours  inutiles ,  la  présence  de  Junon 
n'empêche  pas  que  l'ouvrage  ne  soit  une  gazette 
en  vers.  La  diction  passe  pour  être  assez  pure, 
mais  elle  est  faible  et  habituellement  médiocre. 
Les  amateurs  n'y  ont  remarqué  qu'un  petit  nom- 
•  bre  de  vers  dignes  d'être  retenus;  encore  les  plus 
beaux  sont -ils  empruntés  de  la  prose  de  Tite- 
Live.  Silius  possédait  une  des  maisons  de  campa- 
gne de  Cicéron,  et  une  autre  près  de  Naples,  où 
était  le  tombeau  de  Virgile;  ce  qui  était  plus  aisé 
que  de  ressembler  à  l'un  ou  à  l'autre. 

La  Thèbaïde  de  Stace ,  poëme  en  douze  chants, 
dont  le  sujet  est  la  querelle  d'Étéocle  et  de  Po- 
lynice,  terminée  par  la  mort  des  deux  frères,  an- 
nonce par  son  titre  seul  un  choix  malheureux. 
Quel  intérêt  peuvent  inspirer  deux  scélérats  mau- 
dits par  leur  père ,  et  accomplissant ,  par  leurs 
forfaits,  et  par  le  meurtre  l'un  de  l'autre,  cette 
malédiction  qu'ils  ont  méritée?  Stace,  à  force  de 
bouffissure  ,  de  monotonie  et  de  mauvais  goût, 


COURS    DE    LITTÉRATURE.  233 

est  beaucoup  plus  ennuyeux  et  plus  pénible  à 
lire  que  Silius  Italicus ,  quoiqu'il  ait  plus  de  verve 
que  lui ,  et  qu'au  milieu  de  son  fatras  il  y  ait 
quelques  étincelles.  Le  meilleur  endroit  de  son 
poème  est  le  combat  des  deux  frères,  et  ce  qui 
précède  et  ce  qui  suit  ce  combat,  qui  fait  le  sujet 
du  onzième  livre.  Ce  n'est  pas  que  l'auteur  y 
quitte  le  ton  de  déclamation  ampoulée  qui  lui 
est  naturel,  mais  il  y  mêle  quelques  traits  de 
force  et  de  pathétique.  Au  reste,  Stace  a  joui 
pendant  sa  vie  d'une  grande  réputation.  Martial 
nous  apprend  que  toute  la  ville  de  Rome  était 
en  mouvement  pour  aller  l'entendre  quand  il 
devait  réciter  ses  vers  en  public ,  suivant  l'usage 
de  ces  temps -là,  et  que  la  lecture  de  la  Thé- 
baïde  était  une  fête  pour  les  Romains.  Cela  suf- 
firait pour  prouver  combien  le  goût  était  cor- 
rompu à  cette  époque.  11  vivait  sous  Domitien. 
Il  adresse,  en  finissant,  la  parole  à  sa  muse,  et 
l'avertit  de  ne  prétendre  à  aucune  concurrence 
avec  la  divine  Enéide,  mais  de  la  suivre  de  loin 
et  d'adorer  ses  traces.  Sa  muse  lui  a  ponctuelle- 
ment obéi.  Il  ne  laisse  pas  de  se  promettre  l'im- 
mortalité, et  de  compter  sur  les  honneurs  que 
la  postérité  lui  rendra.  Mais  il  aurait  mieux  fait 
de  s'en  tenir  aux  applaudissements  de  son  siècle 
que  d'en  appeler  au  nôtre.  Son  poème  est  par- 
venu jusqu'à  nous,  il  est  vrai,  et  le  temps,  qui 
a  dévoré  tant  d'écrits  de  Tite-Live,  de  Tacite, 
de  Sophocle,  d'Euripide,  a  respecté  la  Thèbaïde 


Si54  COURS    DE    LITTÉRATURE. 

de  Stace.  Ainsi,  pendant  le  long  cours  des  siècles 
d'ignorance ,  le  hasard  a  tiré  de  mauvais  ouvrages 
de  la  poussière  qui  couvre  encore  et  couvrira  peut- 
être  éternellement  une  foule  de  chefs-d'œuvre.  Ce 
n'est  pas  là  sans  doute  le  genre  d'immortalité  que 
promettent  les  Muses;  et  qu'importe  que  l'on  sa- 
che dans  tous  les  siècles  que  Stace  a  été  un  mau- 
vais poète?  Ses  écrits  ne  sont  connus  que  du 
très-petit  nombre  de  gens  de  lettres  qui  veulent 
avoir  une  idée  juste  de  tout  ce  que  les  anciens 
nous  ont  laissé. 

Tl  en  faut  dire  autant  du  déclamateur  Claudien, 
qui  vivait  sous  les  enfants  de  Théodose ,  et  qui 
a  fait  quelques  poèmes  satiriques  ou  héroïques , 
dont  l'harmonie  ressemble  parfaitement  au  son 
d'une  cloche  qui  tinte  toujours  le  même  carillon. 
On  cite  pourtant  quelques-uns  de  ses  vers,  entre 
autres  le  commencement  de  son  poème  contre 
Rufin.  Mais  en  général  c'est  encore  un  de  ces  ver- 
sificateurs ampoulés  qui ,  en  se  servant  toujours 
de  beaux  mots ,  ont  le  malheur  d'ennuyer.  On 
peut  juger  de  son  style  par  ce  début  de  son 
poème  de  V enlèvement  de  Proserpine  : 

Inferni  raptoris  equos ,  etc. 

Encore  puis-je  "affirmer  que  la  version  fran- 
çaise, quoique  fidèle  ,  ne  rend  pas  toute  l'enflure 
de  l'original.  Mon  esprit  surchargé  m'ordonne  de 
montrer  dans  mes  chants  audacieux  les  chevaux 
du  ravisseur  infernal,  V astre  du  jour  souillé  pa 


COURS    DE    LITTÉRATURE.  255 

le  char  de  Pluton ,  et  le  lit  ténébreux  de  la  Junon 
souterraine ,  etc.  Tout  le  reste  est  de  ce  style. 
Mais  sur  un  pareil  exorde  il  faut  avoir  du  cou- 
rage pour  aller  plus  loin. 

LUCAIN. 

Il  ne  serait  pas  juste  de  confondre  Lucain  avec 
ces  auteurs  à  peu  près  oubliés.  Il  a  beaucoup  de 
leurs  défauts,  mais  ils  n'ont  aucune  de  ses  beau- 
tés. La  Pharsale  n'est  pas  non  plus  un  poème 
épique  :  c'est  une  histoire  en  vers  ;  mais  ,  avec 
un  talent  porté  à  l'élévation ,  l'auteur  a  semé  son 
ouvrage  de  traits  de  force  et  de  grandeur  qui 
l'ont  sauvé  de  l'oubli. 

Dans  le  dernier  siècle,  un  esprit  encore  plus 
boursouflé  que  le  sien  l'a  paraphrasé  en  vers 
français.  Si  la  version  de  Brébeuf  donna  d'abord 
quelque  vogue  à  Lucain  malgré  Boileau,  c'est 
qu'alors  on  aimait  autant  les  vers  qu'on  en  est 
aujourd'hui  rassasié ,  et  que ,  le  bon  goût  ne  fai- 
sant que  de  naître  ,  la  déclamation  espagnole 
était  encore  à  la  mode.  Mais  bientôt  le  progrès 
des  lettres  et  l'ascendant  des  bons  modèles  firent 
tomber  la  Pharsale  aux  provinces  si  chère , 
comme  a  dit  Despréaux  ;  et ,  malgré  la  prédilec- 
tion de  Corneille  et  quelques  vers  heureux  de 
Brébeuf,  Lucain  fut  relégué  dans  la  bibliothèque 
des  gens  de  lettres.  De  nos  jours,  la  traduction 
élégante  et  abrégée  qu'en  a  donnée  M.  Marmontel 


5.56  COURS    DE    LITTÉRATURE. 

l'a  fait  connaître  un  peu  davantage ,  mais  n'a  pu 
le  faire  goûter,  tandis  que  tout  le  monde  lit  le 
Tasse  dans  les  versions  en  prose  les  plus  mé- 
diocres. Quelle  en  pourrait  être  la  raison ,  si  ce 
n'est  que  le  Tasse  attache  et  intéresse ,  et  que 
Lucain  fatigue  et  ennuie  ?  Dans  l'original ,  il  n'est 
guère  lu  que  des  littérateurs ,  pour  qui  même  il 
est  très -pénible  à  lire. 

Cependant  il  a  traité  un  grand  sujet  :  de  temps 
en  temps  il  étincelle  de  beautés  fortes  et  origi- 
nales ;  il  s'est  même  élevé  jusqu'au  sublime.  Pour- 
quoi donc ,  tandis  qu'on  relit  sans  cesse  Virgile  , 
les  plus  laborieux  latinistes  ne  peuvent -ils,  sans 
beaucoup  d'efforts  et  de  fatigue ,  lire  de  suite  un 
chant  de  Lucain?  Quel  sujet  de  réflexions  pour 
les  jeunes  écrivains,  toujours  si  facilement  dupes 
de  tout  ce  qui  a  un  air  de  grandeur,  et  qui  s'i- 
maginent avoir  tout  fait  avec  un  peu  d'efferves- 
cence dans  la  tête  et  quelques  morceaux  bril- 
lants! Quel  exemple  peut  mieux  leur  démon- 
trer qu  avec  beaucoup  d'esprit ,  et  même  de  ta- 
lent, on  peut  manquer  de  cet  art  d'écrire,  qui 
est  le  fruit  d'un  goût  naturel,  perfectionné  par 
le  travail  et  par  le  temps ,  et  qui  est  indispensa- 
blement  nécessaire  pour  être  lu  ?  En  effet ,  pour- 
quoi Lucain  l'est-il  si  peu ,  malgré  le  mérite  qu'on 
lui  reconnaît  en  quelques  parties  ?  C'est  que  son 
imagination,  qui  cherche  toujours  le  grand,  se 
méprend  souvent  dans  le  choix ,  et  n'a  point 
d'ailleurs  cette  flexibilité  qui  varie  les  formes  du 


COURS    DE    LITTÉRATURE.  1^ 

style,  le  ton  et  les  mouvements  de  la  phrase,  et 
la  couleur  des  objets;  c'est  qu'il  manque  de  ce 
jugement  sain  qui  écarte  l'exagération  dans  les 
peintures ,  l'enflure  dans  les  idées ,  la  fausseté  dans 
les  rapports ,  le  mauvais  choix ,  la  longueur  et  la 
superfluité  dans  les  détails;  c'est  que,  jetant  tous 
ses  vers  dans  le  même  moule ,  et  les  faisant  tous 
ronfler  sur  le  même  ton ,  il  est  également  mono- 
tone pour  l'esprit  et  pour  l'oreille.  Il  en  résulte 
que  la  plupart  de  ses  beautés  sont  comme  étouf- 
fées parmi  tant  de  défauts,  et  que  souvent  le  lec- 
teur impatienté  se  refuse  à  la  peine  de  les  cher- 
cher et  à  l'ennui  de  les  attendre. 

Tâchons  de  rendre  cette  vérité  sensible  :  voyons 
dans  un  morceau  fidèlement  rendu,  comment 
Lucain  décrit  et  raconte.  On  sent  bien  que  je 
vais  traduire  en  prose  :  je  ne  pourrais  autrement 
remplir  mon  dessein;  car  il  n'y  a  que  Brébeuf 
qui  puisse  prendre  sur  lui  de  versifier  tant  de 
fatras ,  et  même  souvent  *de  charger  l'enflure  et 
d'allonger  les  longueurs  de  Lucain.  Mais  on  verra 
aisément,  dans  cette  traduction  exacte,  ce  qu'il 
faudrait  retrancher  ou  conserver  en  traduisant  en 
vers. 

Je  choisis  le  moment  où  César ,  voulant  passer 
d'Épire  en  Italie  sur  une  barque,  est  assailli  par 
une  tempête,  et  prononce  ce  mot  fameux  adressé 
au  pilote  qui  tremblait  :  Que  crains  -  tu  ?  Tu 
portes  César  et  sa  fortune.  Voyons  comment  le 

Cours  de  Littérature .  T.  17 


2 58  COURS    DE    LITTÉRATURE. 

poète  a  traité  ce  trait  d'histoire  assez  frappant,  et 
quel  parti  il  en  a  tiré. 

«  La  nuit  avait  suspendu  les  alarmes  de  la 
«  guerre,  et  amené  les  instants  du  repos  pour  ces 
«malheureux  soldats,  qui  du  moins,  dans  leur 
«  humble  fortune,  ont  un  sommeil  profond. 
«Tout  le  camp  était  tranquille,  et  la  sentinelle 
«  venait  d'être  relevée  à  la  troisième  veille.  César 
«  s'avance  d'un  pas  inquiet  dans  le  vaste  silence 
«  de  la  nuit  :  plein  de  ses  projets  téméraires, 
«  dignes  à  peine  du  dernier  de  ses  soldats,  il 
«  marche  sans  suite  :  sa  fortune  seule  est  avec  lui. 
«  Il  franchit  les  tentes  des  gardes  endormis ,  et 
«  tout  bas  il  se  plaint  de  leur  échapper  si  aisé- 
«  ment.  Il  parcourt  le  rivage ,  et  trouve  une  bar- 
«  que  attachée  par  un  câble  à  un  rocher  miné 
«  par  le  temps.  Il  aperçoit  la  demeure  tranquille 
«  du  pilote,  qui  n'était  pas  éloignée  :  c'était  une 
«  cabane  formée  d'un  tissu  de  joncs  et  de  roseaux, 
«  et  que  la  barque  renversée  défendait  du  côté 
«  de  la  mer.  César  frappe  à  coups  redoublés ,  et 
«  ébranle  la  cabane.  Amyclas  se  lève  de  son  lit, 
«  qui  n'était  qu'un  amas  d'herbes  :  Quel  est  le 
«  malheureux,  dit-il,  que  le  naufrage  a  jeté  près 
«  de  ma  demeure?  Quel  est  celui  que  la  fortune 
«  oblige  d'y  chercher  du  secours?  En  disant  ces 
«  mots ,  il  se  hâte  de  rallumer  quelques  étincelles 
«  de  feu ,  et  se  prépare  à  ouvrir  sans  rien  crain- 
«  dre.  Il  sait  que  les  cabanes  ne  sont  pas  la  proie 


COURS    DE    LITTÉRATURE.  i5q 

«  de  la  guerre.  O  précieux  avantage  d'une  pau- 
«  vreté  paisible  !  ô   toit  simple  et  champêtre  !  ô 
«  présent   des    dieux  jusqu'ici   méconnu!    Quels 
«  murs ,   quels  temples  n'auraient  pas  tremblé , 
«  frappés  par  la  main  de  César?  La  porte  s'ouvre. 
«  Attends -toi,  dit -il,  à  des  récompenses  que  tu 
«  n'oserais  espérer.  Tu  peux  prétendre  à  tout ,  si 
«  tu  veux  m'obéir  et  me  transporter  en  Italie.  Tu 
«  ne  seras  pas  obligé  de  nourrir  ta  vieillesse  du 
«  produit  de  ta  barque  et  du  travail  de  tes  mains. 
«  Ne  te  refuse  pas  aux  dieux  qui  veulent  te  pro- 
«  diguer  les  richesses.  Ainsi  parlait  César  :  cou- 
ce  vert  de  l'habit  d'un  soldat ,  il  ne  pouvait  per- 
ce dre  le  ton  d'un  maître.  Amyclas  lui  répond  : 
«  Beaucoup  de  raisons  m'empêcheraient   de  me 
ce  confier  cette  nuit  à  la  mer.  Le  soleil  en  se  coû- 
te chant   était  environné   de  nuages,  ses   rayons 
ce  partagés  semblaient  appeler  d'un  côté  le  vent 
te  du   midi,  et   de  l'autre    le  vent    du   nord;  et 
ce  même,  au  milieu  de  sa  course,  sa  lumière  était 
ce  faible,  et  pouvait  être  regardée  d'un  œil  fixe. 
ce  La  lune  n'a  point  jeté  une  clarté  brillante;  son 
ce  croissant  n'était  point  net  et  serein  ;  sa  rougeur 
ce  présageait  un  vent  violent  ;  et ,  devenue  pâle , 
ce  elle  se  cachait  tristement  dans  les  nuages.   Le 
ce  gémissement  des  forêts,  le  bruit  des  flots  qui 
ce  battent  le   rivage,  les   dauphins  qui  s'en    ap- 
ce  prochent ,  ne  m'annoncent  rien  d'heureux.  J'ai 
ce  remarqué    avec    inquiétude    que    le   plongeon 
«  cherche  le  sable,  que  le  héron  n'ose  élever  dans 

r7- 


l6o  COURS    1>E    LITTÉRATURE. 

a  l'air  ses  ailes  mouillées,  et  que  la  corneille,  se 
«  plongeant  quelquefois  dans  l'eau  comme  si  elle 
«  se  préparait  à  la  pluie,  rase  les  rivages  d'un 
«  vol  incertain.  Mais  si  de  grands  intérêts  l'exi- 
«  gent,  j'oserai  me  mettre  en  mer,  j'aborderai  où 
«  vous  me  l'ordonnez,  ou  bien  les  vents  et  les 
«  flots  s'y  opposeront.  Il  dit,  et  déliant  sa  bar- 
«  que,  il  déploie  la  voile.  A  peine  fut -elle  agi- 
«  tée ,  que  non-seulement  les  étoiles  errantes  pâ- 
te rurent  se  disperser  et.  tracer  divers  sillons ,  mais 
«  même  celles  qui  sont  immobiles  semblèrent 
«  s'ébranler.  Une  affreuse  obscurité  couvrait  la 
«  surface  des  mers  :  on  entendait  bouillonner  les 
«  vagues  amoncelées  et  menaçantes,  déjà  maî- 
«  trisées  par  les  vents,  sans  savoir  encore  au- 
«  quel  elles  allaient  obéir.  Le  pilote  tremblant 
«  dit  à  César  :  Vous  voyez  ce  qu'annoncent  les 
«  menaces  de  la  mer.  Je  ne  sais  si  elle  est  agitée 
«  par  le  vent  d'orient  ou  d'occident,  mais  ma 
«  barque  est  battue  de  tous  les  côtés;  le  ciel  et 
«  les  nuages  semblent  en  proie  au  vent  du  midi; 
ce  si  j'en  crois  le  bruit  des  flots,  ils  sont  poussés 
«  par  le  vent  du  nord.  Nous  n'avons  aucun  es- 
cc  poir  d'aborder  aujourd'hui  en  Italie,  ni  même 
ce  d'y  être  poussés  par  le  naufrage.  Le  seul  moyen 
ee  de  salut  qui  nous  reste,  c'est  de  renoncer  à 
«  notre  dessein  et  de  retourner  sur  nos  pas.  Re- 
ce  gagnons  le  rivage,  de  peur  que  bientôt  il  ne 
ce  soit  trop  loin  de  nous. 

ee  César,  se  croyant  au-dessus  de  tous  les  périls 


COURS    DE    LITTÉRATURE.  l6l 

«  comme  il  était  au-dessus  de  toutes  les  craintes , 
«  répond  au  nautonier  :  Ne  crains  point  le  cour- 
te roux  des  flots,  abandonne  ta  voile  au  vent  fu- 
«  rieux.  Si  les  astres  te  défendent  de  voguer  vers 
*c  l'Italie,  vogue  sous  mes  aupices.  Tu  n'aurais 
«  aucun  effroi,  si  tu  connaissais  celui  que  tu 
«  portes.  Sache  que  les  dieux  ne  m'abandonnent 
«  jamais ,  et  que  la  fortune  me  sert  mal  lors- 
«  qu'elle  ne  va  pas  au  -  devant  de  mes  vœux. 
«  Avance  au  travers  des  tempêtes,  et  ne  crains 
«  rien  sous  ma  sauvegarde.  Cette  tourmente  qui 
«  menace  les  cieux  et  les  mers  ne  menace  point 
«  la  barque  où  je  suis  :  elle  porte  César,  et  César 
«  la  garantit  de  tous  les  périls.  La  fureur  des 
«  vents  ne  tardera  pas  à  se  ralentir.  Ce  navire 
«  rendra  le  calme  à  la  mer.  Ne  te  détourne  point 
«  de  ton  chemin;  évite  les  côtes  les  plus  pro- 
«  chaines,  et  sache  que  tu  arriveras  au  port  de 
«  Brindes  lorsqu'il  n'y  aura  plus  pour  nous  d'au- 
«  tre  espoir  de  salut  que  d'y  arriver.  Tu  ignores 
«  ce  qu'apprête  tout  ce  grand  bruit  :  si  la  fortune 
«  ébranle  le  ciel  et  les  mers,  c'est  qu'elle  cherche 
«  à  me  servir.  Comme  il  parlait  encore ,  un  coup 
a  de  vent  vint  frapper  le  navire,  brisa  les  cor- 
«  dages  et  fit  voler  les  voiles  au-dessus  du  mât 
«  ébranlé.  La  barque  retentit  de  cette  violente 
«  secousse,  et  bientôt  tous  les  orages  réunis  vien- 
«  nent  fondre  sur  elle  des  bouts  de  l'univers.  Le 
«  vent  du  couchant  lève  le  premier  sa  tête  de 
«  l'Océan  atlantique,  et  entasse  les  flots  les  uns 


262  COURS    DE    LITTÉRATURE. 

«  sur  les  autres  comme  un  amas  de  rochers.  Le 
«  froid  Borée  court  à  sa  rencontre ,  et  repousse 
a  la  mer,  qui,  long-temps  suspendue,  ne  sait  de 
«  quel  côté  retomber.  Mais  la  fureur  de  l'aquilon 
a  l'emporta  :  il  fit  tournoyer  les  flots ,  et  les  sa- 
«  blés  découverts  parurent  former  des  gués.  Bo- 
te rée  ne  pousse  point  les  flots  contre  les  rochers  ; 
«  il  les  brise  contre  ceux  qu'entraîne  son  rival,* 
«  et  la  mer  soulevée  pourrait  combattre  contre 
«  elle-même  sans  le  secours  des  vents.  Celui  d'o- 
«  rient  ne  demeure  pas  oisif,  et  celui  du  midi , 
«  surchargé  de  nuages ,  ne  reste  pas  dans  les  an- 
«  très  d'Eole  :  chacun  d'eux  soufflant  avec  vio- 
«  lence  du  côté  qu'il  défendait,  la  mer  se  contint 
«  dans  ses  limites,  au  lieu  que  les  tempêtes  mê- 
«  lent  le  plus  souvent  les  flots  de  différentes 
«  mers,  tels  que  ceux  de  la  mer  Egée  et  de  la  mer 
«  de  Toscane,  ceux  de  la  mer  Ionienne  et  du 
«  golfe  Adriatique.  Combien  de  fois  ce  jour  vit 
«  les  montagnes  couvertes  de  flots!  Combien  de 
«  hauteurs  parurent  s'abymer  dans  la  mer!  Toutes 
a  les  eaux  du  monde  abandonnent  leurs  rivages, 
ce  L'Océan  lui-même,  si  rempli  de  monstres,  et 
ce  qui  entoure  ce  globe,  semblait  se  confondre 
«  dans  une  seule  mer.  Ainsi  jadis  le  roi  de  10- 
ee  lympe  seconda  du  trident  de  son  frère  ses 
ce  foudres  fatigués,  et  la  terre  parut  réunie  au 
«  partage  de  Neptune  lorsqu'il  l'inonda  de  ses 
c  eaux,  et  qu'il  ne  voulut  d'autres  rivages  que  la 
«  hauteur  des  cieux.  De  même  en  ce  jour  la  mer 


COURS     DE    LITTÉRATURE.  ^63 

«  se  serait  élevée  jusqu'aux  astres,  si  Jupiter  ne 
«  l'eût  accablée  du  poids  des  nuages.  Ce  n'était 
«  point  une  nuit  ordinaire  qui  se  répandit  sur  le 
«  monde  :  les  ténèbres  livides  et  affreuses  cou- 
ce  vraient  profondément  les  eaux  et  le  ciel  ;  l'air 
«  était  affaissé  sous  les  eaux,  et  les  flots  allaient 
«  se  grossir  dans  les  airs;  la  lueur  effrayante  des 
«  éclairs  s'éteignait  dans  cette  nuit,  et  ne  jetait 
«  qu'un  sillon  obscur.  La  demeure  des  dieux  est 
«  ébranlée,  l'axe  du  monde  retentit,  les  pôles 
«  chancellent ,  et  la  nature  craignit  le  chaos.  Les 
«  éléments  semblent  avoir  rompu  les  liens  qui 
«  les  unissaient,  et  tout  prêts  a  ramener  la  nuit 
«  éternelle  qui  confond  les  cieux  et  les  enfers. 
«  S'il  reste  aux  humains  quelque  espoir  de  salut, 
«  c'est  parce  qu'ils  voient  que  le  monde  n'est  pas 
«  encore  brisé  par  ces  secousses  terribles.  Les 
K  nochers  tremblants,  élevés  sur  la  cime  des  va- 
«  gués,  regardent  les  abymes  de  la  mer  d'aussi 
«  haut  qu'on  la  découvre  des  sommets  de  Leu- 
«  cate;  et  lorsque  les  flots  viennent  à  se  rouvrir, 
<.(  à  peine  le  mât  du  navire  paraît -il  au-dessus 
«  d'eux  :  tantôt  ses  voiles  touchent  aux  nues, 
«  tantôt  sa  quille  touche  à  la  terre.  La  mer  est 
«  d'un  côté  abaissée  jusqu'aux  sables ,  de  l'autre 
«  elle  est  amoncelée,  et  paraît  tout  entière  dans 
«les  vagues.  La  crainte  confond  toutes  les  res- 
«  sources  de  l'art,  et  le  pilote  ne  sait  à  quels 
«  flots  il  doit  céder  et  quels  il  doit  repousser. 
«  L'opposition  des   vents  le  sauva  :  les   vagues, 


264  COURS    DE   LITTÉRATURE. 

«  luttant  avec  une  force  égale ,  soutinrent  le  na- 
«  vire ,  et  repoussé  toujours  du  côté  où  il  tom- 
«  bait ,  il  est  balancé  sous  l'effort  des  vents.  Le 
«  nautonier  ne  craignait  pas  d'être  jeté  vers  l'île 
«  de  Sason ,  entourée  de  gués,  ni  sur  les  côtes 
«  de  Thessalie ,  hérissées  de  rochers,  ni  dans  le 
a  détroit  redouté  d'Ambracie;  il  ne  craignait  que 
«  d'aller  heurter  les  monts  Cérauniens. 

«  César  crut  avoir  trouvé  des  périls  dignes  de 
«  son  destin.  C'est  donc ,  se  dit-il  à  lui-même ,  un 
«  grand  effort  pour  les  dieux  de  détruire  César, 
«  puisque,  assis  dans  une  frêle  nacelle,  ils  m'at- 
«  taquent  avec  la  mer  et  les  tempêtes!  Si  la  gloire 
«  de  ma  perte  est  réservée  à  Neptune ,  s'il  m'est 
«  refusé  de  mourir  sur  un  champ  de  bataille ,  ô 
«  dieux!  je  recevrai  sans  crainte  le  trépas  que 
«  vous  voudrez  me  donner.  Quoique  la  Parque, 
«  en  précipitant  ma  dernière  heure,  m'enlève 
«  aux  plus  grands  exploits ,  j'ai  cependant  assez 
«  vécu  pour  ma  gloire.  J'ai  dompté  les  nations 
«  du  Nord;  j'ai  vaincu  Rome  par  le  seul  effroi  de 
«mon  nom.  Rome  a  vu  Pompée  au-dessous  de 
«  moi;  ses  citoyens  obéissants  m'ont  donné  les 
«  faisceaux  qu'ils  m'avaient  refusés  pendant  que 
«  je  combattais  pour  la  patrie  :  tous  les  titres  de 
«  la  puissance  romaine  m'ont  été  prodigués.  Que 
«  tous  les  humains  ignorent  ,  hors  toi  seule,  ô 
«  Fortune  ,  confidente  de  tous  mes  vœux  ,  que 
«  César,  quoique  consul  et  dictateur,  meurt  trop 
«  tôt,  puisqu'il  n'est  pas  encore  maître  du  monde. 


COURS    DE    LITTÉRATURE.  ^65 

«  Je  n'ai  pas  besoin  de  funérailles.  O  dieux  !  lais- 
«  sez  dans  les  flots  mon  cadavre  défiguré.  Je  ne 
«  demande  ni  tombeau  ni  bûcher ,  pourvu  que 
«  de  tous  les  côtés  de  l'univers  on  attende  César 
«en  tremblant.  A  peine  avait -il  dit  ces  mots, 
«  qu'une  vague  énorme  enleva  la  barque  sans  la 
«  renverser,  et  la  porta  sur  un  rivage  où  il  n'y 
«  avait  ni  écueils  ni  rochers.  Tant  de  grandeurs, 
«  tant  de  royaumes,  sa  fortune  enfin,  tout  lui  fut 
«  rendu  en  touchant  la  terre.  » 

11  n'y  a  personne  qui ,  dans  un  morceau  de 
cette  étendue ,  ne  puisse  reconnaître  tous  les  dé- 
fauts du  style  de  Lucain;  personne  qui  n'ait  été 
blessé  de  tant  d'hyperboles  portées  jusqu'à  l'ex- 
travagance, de  tant  de  prolixité  dans  les  détails, 
poussée  jusqu'au  plus  intolérable  excès  ;  de  ce 
ridicule  combat  des  vents,  personnifiés  si  froide- 
ment et  si  mal  à  propos  ;  de  cette  enflure  gigan- 
tesque ,  qui  est  l'opposé  de  toute  raison  et  de 
toute  vérité.  Quoi  de  plus  déplacé  que  cette  ver- 
beuse fanfaronnade  de  César,  substituée  au  mot 
sublime  que  l'histoire  lui  fait  prononcer  ?  Com- 
bien le  pilote  doit  trouver  ce  langage  ridicule, 
jusqu'au  moment  où  César  se  nomme!  Et  même 
quand  il  s'est  nommé,  il  ne  doit  pas  l'y  recon- 
naître. Celui  qui  dit,  Je  commande  à  la  fortune, 
doit  passer  pour  fou;  mais  celui  qui  au  milieu 
du  péril  peut  dire  ,  en  faisant  connaître  à  la  fois 
son  nom  et  son  caractère ,  Que  crains-tu  ?  Je  suis 
César  y  en  impose  à  tout  mortel  qui  connaît  ce 


±66  COURS    DE     LITTÉRATURE. 

nom,  et  lui  fait  oublier  le  danger.  Le  goût  n'est 
pas  moins  blessé  de  cette  longue  énumération  de 
tous  les  présages  du  mauvais  temps;  et  sur- tout 
il  ne  faut  pas  détailler  tant  de  raisons  de  rester 
au  port ,  quand  on  finit  par  s'embarquer.  Quatre 
mots  devaient  suffire  ;  et ,  dans  des  circonstances 
si  pressantes ,  l'impatience  de  César  ne  doit  pas 
lui  permettre  d'en  entendre  davantage.  Je  ne  dis 
rien  de  la  tempête.  Ébranler  la  terre  et  le  ciel , 
soulever  toutes  les  mers  du  globe ,  faire  craindre 
à  la  nature  de  retomber  dans  le  chaos ,  et  tout 
cela  pour  décrire  le  péril  d'une  nacelle  battue 
d'un  orage  dans  la  petite  mer  d'Épire,  est  d'a- 
bord jjne  description  absolument  fausse  en  phy- 
sique ;  c'est  le  plus  étrange  abus  des  figures ,  et , 
de  plus,  c'est  manquer  le  but  principal.  Cette 
description  si  longue  et  si  ampoulée  fait  trop  ou- 
blier César,  et  c'est  de  César  sur- tout  qu'il  fallait 
nous  occuper.  Quand  la  flotte  d'Enée  est  assaillie 
par  la  tempête ,  douze  vers  suffisent  à  Virgile  pour 
faire  un  tableau  de  l'expression  la  plus  vive  et 
la  plus  frappante.  Un  orage  ,  décrit  avec  la  même 
vérité  et  la  même  force,  eût  suffi  pour  nous  faire 
trembler  sur  le  sort  d'un  grand  homme  prêt  à 
voir  un  moment  d'imprudence  anéantir  de  si 
grandes  destinées.  Et  combien  le  tableau  aurait 
été  encore  plus  frappant ,  si ,  dans  cet  endroit  de 
son  poème,  comme  dans  beaucoup  d'autres,  Lu- 
cain  eût  employé  la  fiction  dont  il  a  été  par-tout 
trop  avare  !  s'il  nous  eût  représenté  l'Olympe  at- 


COURS    DE    LITTERATURE.  267 

tentif  et  partagé,  les  dieux  observant  avec  curio- 
sité si  Famé  de  César  éprouverait  un  moment  de 
trouble  et  de  frayeur,  incertains  eux-mêmes  si 
les  flots  n'engloutiraient  point  le  maître  qui  me- 
naçait le  monde ,  et  si  Neptune  n'effacerait  pas 
du  livre  des  destins  le  jour  de  Pharsale  et  l'escla- 
vage de  Rome! 

Quoique  le  vice  essentiel  de  Lucain  soit  ordi- 
nairement de  passer  la  mesure  en  tout ,  il  ne  faut 
pas  croire  pourtant  qu'il  la  passe  toujours  au 
même  degré.  Il  a  des  morceaux  où  les  beaufés 
l'emportent  de  beaucoup  sur  les  défauts ,  sur- 
tout dans  la  peinture  des  caractères.  Tel  est ,.  par 
exemple ,  l'éloge  funèbre  de  Pompée ,  prononcé 
par  Caton;  tel  est  le  portrait  de  Caton  lui-même, 
et  le  tableau  de  ses  noces  avec  Marcie;  sa  mar- 
che dans  les  sables  d'Afrique,  et  sa  belle  réponse 
au  beau  discours  de  Labienus  sur  l'oracle  de  Ju- 
piter Ammon;  tels  sont  principalement  les  por- 
traits de  César  et  de  Pompée ,  mis  en  opposition 
dans  le  premier  livre ,  et  qui  sont ,  à  mon  gré ,  ce 
que  Lucain  a  de  mieux  écrit.  Ce  sont  ces  beautés 
d'un  caractère  mâle  et  neuf  qui  l'ont  rendu  digne 
des  regards  de  la  postérité ,  et  qu'il  est  juste  de 
vous  faire  connaître ,  au  moins  autant  qu'il  m'est 
possible,  dans  une  imitation  très-libre,  telle  que 
doit  être  celle  d'un  écrivain  qui  n'est  pas  un  mo- 
dèle. 

Pompée  avec  chagrin  voit  ses  travaux  passés 

Par  de  plus  grands  exploits  tout  près  d'être  effacés. 


'2ÔS  COURS    DE    LITTÉRATURE. 

Par  dix  ans  de  combats  la  Gaule  assujettie , 
Semble  faire  oublier  le  vainqueur  de  l'Asie; 
Et  des  braves  Gaulois  le  hardi  conquérant 
Pour  la  seconde  place  est  désormais  trop  grand. 
De  leurs  prétentions  la  guerre  enfin  va  naître: 
L'un  ne  veut  point  d'égal,  et  l'autre  point  de  maître. 
Le  fer  doit  décider,  et  ces  rivaux  fameux 
D'un  suffrage  imposant  s'autorisent  tous  deux  : 
Les  dieux  sont  pour  César,  mais  Caton  suit  Pompée. 
L'un  contre  l'autre  enfin  prêts  à  tirer  l'épée, 
Dans  le  champ  des  combats  ils  n'entraient  pas  égaux. 
Po'mpée  oublia  trop  la  guerre  et  les  travaux  : 
La  voix  de  ses  flatteurs  endormit  sa  vieillesse  ; 
De  la  faveur  publique  il  savoura  l'ivresse; 
Et  livré  tout  entier  aux  vains  amusements, 
Aux  jeux  de  son  théâtre ,  aux  applaudissements , 
Il  n'a  plus  les  élans  de  cette  ardeur  guerrière, 
Ce  besoin  d'ajouter  à  sa  gloire  première; 
Et  fier  de  son  pouvoir,  sans  crainte  et  sans  soupçon, 
Il  vieillit  en  repos,  à  l'ombre  d'un  grand  nom. 
Tel  un  vieux  chêne ,  orné  de  dons  et  de  guirlandes , 
Et  du  peuple  et  des  chefs  étalant  les  offrandes , 
Miné  dans  sa  racine  et  par  les  ans  flétri, 
Tient  encor  par  sa  masse  au  sol  qui  l'a  nourri. 
Ses  longs  rameaux  noircis  s'étendent  sans  feuillage; 
Mais  son  tronc  dépouillé  répand  un  vaste  ombrage. 
D'une  foret  pompeuse  il  s'élève  entouré; 
Mais  seul,  près  de  sa  chute,  il  est  encor  sacré. 
César  a  plus  qu'un  nom ,  plus  que  sa  renommée  : 
Il  n'est  point  de  repos  pour  cette  ame  enflammée. 
Attaquer  et  combattre,  et  vaincre  et  se  venger, 
Oser  tout,  ne  rien  craindre  et  ne  rien  ménager, 


COURS    DE    LITTÉRATURE.  269 

Tel  est  César.  Ardent ,  terrible ,  infatigable , 

De  gloire  et  de  succès  toujours  insatiable, 

Rien  ne  remplit  ses  vœux,  ne  borne  son  essor; 

Plus  il  obtient  des  dieux,  plus  il  demande  encor. 

L'obstacle  et  le  danger  plaisent  à  son  courage, 

Et  c'est  par  des  débris  qu'il  marque  son  passage. 

Tel ,  échappé  du  sein  d'un  nuage  brûlant , 

S'élance  avec  l'éclair  un  foudre  étincelant. 

De  sa  clarté  rapide  il  éblouit  la  vue; 

Il  fait  des  vastes  cieux  retentir  l'étendue  ; 

Frappe  le  voyageur  par  l'effroi  renversé, 

Embrase  les  autels  du  dieu  qui  l'a  lancé, 

De  la  destruction  laisse  par-tout  la  trace, 

Et ,  rassemblant  ses  feux ,  remonte  dans  l'espace. 

Voyons-le  dans  la  description  des  prodiges  qui 
annonçaient  la  guerre  civile.  On  s'attend  bien 
qu'un  morceau  de  cette  nature  doit  être  beau- 
coup trop  long  chez  lui  ;  mais ,  resserré  de  moitié 
et  réduit  aux  traits  les  plus  frappants,  il  peut 
produire  de  l'effet. 

Les  dieux  mêmes ,  les  dieux ,  qui ,  pour  mieux  nous  punir. 

Souvent  à  nos  frayeurs  découvrent  l'avenir, 

De  prodiges  sans  nombre  avaient  rempli  la  terre  : 

Le  désordre  du  monde  annonçait  leur  colère. 

Des  astres  inconnus  éclairèrent  la  nuit, 

Et  dans  un  ciel  serein  la  foudre  retentit. 

Le  soleil,  se  cachant  sous  des  vapeurs  funèbres, 

Fit  craindre  aux  nations  d'éternelles  ténèbres. 

L'étoile  aux  longs  cheveux,  signal  des  grands  revers, 

En  sillons  enflammés  courut  au  haut  des  airs. 


2-10  COURS    DE    LITTÉRATURE. 

Phœbé  pâlit  soudain ,  et ,  perdant  sa  lumière , 
Couvrit  son  front  d'argent  de  l'ombre  de  la  Terre. 
Vulcain ,  frappant  l'Etna  de  ses  pesants  marteaux , 
Réveilla  le  Cyclope  au  fond  de  ses  cachots  : 
L'Etna  s'ouvre  et  mugit  ;  de  sa  cime  béante 
Descend  à  flots  épais  une  lave  brûlante. 
L'Apennin  rejeta  de  ses  sommets  tremblants 
Les  glaçons  sur  sa  tête  amassés  par  les  ans. 
L'aboyante  Scylla,  qui  hurle  sous  les  ondes, 
Roula  des  flots  de  sang  dans  ses  grottes  profondes. 
La  nature  a  changé  sous  le  courroux  des  cieux, 
Et  la  mère  frémit  de  son  fruit  monstrueux. 
On  entendait  gémir  des  urnes  sépulcrales. 
Secouant  dans  ses  mains  deux  torches  infernales, 
Le  front  ceint  de  serpents  et  l'œil  armé  d'éclairs, 
De  son  haleine  impure  empoisonnant  les  airs , 
Courait  autour  des  murs  une  affreuse  Euménide  : 
La  terre  s'ébranlait  sous  sa  course  rapide. 
Le  Tibre  sur  ses  bords  voyait  de  nos  héros 
S'agiter  à  grand  bruit  les  antiques  tombeaux. 
Jusque  dans  nos  remparts  des  ombres  s'avancèrent  ; 
Les  mânes  de  Sylla  dans  les  champs  s'élevèrent, 
D'une  voix  lamentable  annonçant  le  malheur. 
Du  soc  de  sa  charrue,  on  dit  qu'un  laboureur 
Entr'ouvrit  une  tombe,  et,  saisi  d'épouvante, 
Vit  Marius  lever  sa  tête  menaçante, 
Et ,  les  cheveux  épars ,  le  front  cicatrisé , 
S'asseoir,  pâle  et  sanglant,  sur  son  tombeau  brisé. 

Rien  n'est  plus  connu  que  le  mot  de  Quinti- 
lien ,  qui  range  Lucain  parmi  les  orateurs  plutôt 
que   parmi  les  poètes:  Oratoribus  magis   quàm 


COURS    DE    LITTERATURE.  2^1 

poetis  annumerandus .  C'est  faire  l'éloge  de  ses 
discours  :  et  en  effet,  il  est  supérieur  dans  cette 
partie,  non  qu'en  faisant  parler  ses  personnages 
il  soit  exempt  de  cette  déclamation  qui  gâte  son 
style  quand  il  les  fait  agir;  mais  en  général  ses 
discours  ont  de  la  grandeur,  de  l'énergie  et  du 
mouvement. 

On  lui  a  reproché,  avec  raison,  de  manquer 
de  sensibilité,  d'avoir  trop  peu  de  ces  émotions 
dramatiques  qui*  nous  charment  dans  Homère  et 
Virgile.  Il  s'offrait  pourtant  jdans  son  sujet  des 
morceaux  susceptibles  de  pathétique  ;  mais  la  roi- 
deur  de  son  style  s'y  refuse  le  plus  souvent,  et 
dans  ce  genre  il  indique  plus  qu'il  n'achève.  La 
séparation  de  Pompée  et  de  Cornélie,  quand  il 
l'envoie  dans  l'île  de  Lesbos,  et  les  discours  qui 
accompagnent  leurs  adieux,  sont  à  peu  près  le 
seul  .endroit  où  le  poète  rapproche  un  moment 
l'épopée  de  l'intérêt  de  la  tragédie  ;  encore  laisse- 
t-il  beaucoup  à  désirer. 

Autant  on  lui  sait  gré  d'avoir  supérieurement 
colorié  le  portrait  de  César  au  commencemenr 
de  son  ouvrage,  autant  on  est  choqué  de  voir  à 
quel  point  il  défigure  dans  toute  la  suite  du  poëme 
ce  caractère  d'abord  si  bien  tracé.  C'est  la  seule 
exception  que  l'on  doive  faire  aux  éloges  qu'il  a 
généralement  mérités  dans  cette  partie;  mais  ce 
reproche  est  grave ,  et  ne  peut  même  être  excusé 
par  la  haine,  d'ailleurs  louable,  qu'il  témoigne 
par  -  tout  contre  l'oppresseur  de   la  liberté.    Je 


272  COURS    DE    LITTERATURE. 

trouve  tout  simple  qu'un  républicain  ne  puisse 
pardonner  à  César  la  fondation  d'un  empire  dont 
avait  hérité  Néron.  Mais  il  pouvait  se  borner  sa- 
gement à  déplorer  le  malheureux  usage  des  ta- 
lents extraordinaires  et  des  rares  qualités  que 
César  tourna  contre  son  pays  ,  après  s'en  être 
servi  pour  le  défendre  et  l'illustrer.  Il  faut  être 
juste  envers  tout  le  monde,  et  considérer  com- 
bien de  circonstances  peuvent,  non  pas  justifier, 
mais  du  moins  excuser  sa  conduite.  Il  est  certain 
qu'il  était  perdu  s'il. eût  renvoyé  son  armée  avant 
de  passer  le  Rubicon.  La  haine  de  ses  ennemis 
servit  la  fortune  qui  le  conduisait.  L'aveugle  par- 
tialité du  sénat  en  faveur  de  Pompée ,  la  faiblesse 
de  Cicéron  pour  cette  ancienne  idole  qu'il  avait 
décorée ,  la  vieille  haine  de  l'austère  Caton  contre 
le  voluptueux  César  ,  poussèrent  hors  de  toute 
mesure  ce  premier  corps  de  la  république ,  dont 
toutes  les  démarches  furent  alors  autant  de  fautes. 
Ce  sénat  consentait  à  flatter  l'orgueil  de  Pom- 
pée ,  qui  voulait  être  le  premier  de  l'état ,  et 
Irondamnait  en  même  temps  la  fierté  de  César , 
qui  refusait  d'être  le  second.  La  situation  entre 
ces  deux  hommes  puissants  était  sa.ns  doute  dé- 
licate; mais  s'il  y  avait  un  parti  sage,  c'était,  ce 
me  semble,  de  tenir  la  balance  entre  eux,  afin 
de  les  contenir  l'un  par  l'autre  :  la  faire  pencher 
absolument  d'un  côté ,  c'était  rendre  la  rupture 
inévitable,  et  nécessiter  une  guerre  qui  devait 
finir,  comme  Cicéron  lui-même  l'avoue  dans  ses 


COURS    DE    LITTÉRATURE.  2^3 

lettres,  par  donner  un  maître  à  Rome.  Quand 
on  considère  les  motifs  de  la  conduite  des  séna- 
teurs, on  n'y  trouve  pas  plus  de  justice  que  de 
prudence.  La  préférence  qu'ils  donnaient  à  Pom- 
pée n'avait  pour  fondement  que  leur  aversion 
patricienne  pour  un  chef  du  parti  du  peuple  ;  et 
l'animosité  des  anciennes  querelles  de  Marius  et 
de  Sylla  subsistait  dans  ce  corps  qui ,  après  de  si 
terribles  exemples,  aurait  dû  ne  chérir  que  la  li- 
berté et  ne  haïr  que  la  tyrannie.  Au  contraire, 
ils  abandonnaient  à  Pompée  un  pouvoir  illégal 
et  excessif,  parce  qu'il  était  le  chef  du  parti  des 
grands,  et  prince  du  sénat.  César, qui  croyait  va- 
loir au  moins  Pompée  ,  ne  voulait  pas  souffrir 
qu'il  y  eût  dans  Rome  un  citoyen  assez  puissant 
pour  opprimer  Rome  et  César.  Toutes  les  propo- 
sitions qu'il  fit  étant  encore  à  la  tète  de  ses  lé- 
gions ,  et  avant  de  passer  le  Rubicon  ,  avaient 
un  motif  très-plausible  :  c'était  d'établir  l'égalité, 
et  de  le  mettre  en  sûreté  contre  ses  ennemis.  Je 
crois  bien  qu'il  ne  faisait  ces  propositions  qu'a- 
vec la  certitude  d'être  refusé,  et  qu'au  fond  il 
voulait  régner.  Mais  ses  ennemis  firent  tout  ce 
qu'il  fallait  pour  lui  fournir  le  prétexte  toujours 
imposant  de  la  défense  naturelle.  Il  offrait  de  po- 
ser les  armes ,  pourvu  qu'on  lui  accordât  le  con- 
sulat et  le  triomphe.  Il  avait  mérité  tous  les 
deux,  et  avait  besoin  de  la  puissance  consulaire 
pour  faire  tête  à  ceux  qui  voulaient  le  perdre. 
Pompée,  accoutumé  depuis  dix  ans  à  régner  pai- 

Cours  de  Littérature.  I.  *■  " 


2^4  COURS    DE    LITTÉRATURE. 

siblement  dans  Rome,  pendant  que  César  con- 
quérait les  Gaules,  ne  put  soutenir  l'idée  d'y  voir 
rentrer  César  triomphant,  revêtu  de  tout  l'éclat 
et  armé  de  tout  le  crédit  que  devaient  lui  don- 
ner dix  années  de  victoires,  ses  talents  et  sa  re- 
nommée. Le  sénat,  accoutumé  à  la  domination 
tranquille  de  Pompée,  qu'il  regardait  comme  la 
sienne ,  ne  vit  l'approche  de  César  qu'avec  effroi. 
On  lui  refusa  tout  ce  qu'il  demandait  légalement, 
en  même  temps  qu'on  mettait  entre  les  mains  de 
Pompée  des  commandements  et  des  forces  ex- 
traordinaires. Il  semblait  qu'on  ne  voulut  tout 
prodiguer  à  l'un  que  pour  accabler  l'autre;  et  ce 
qui  paraîtrait  inconcevable,  si  l'on  ne  voyait  de 
pareilles  inconséquences  dans  l'histoire  de  tous 
les  gouvernements ,  on  poussait  à  bout  un  homme 
dont  on  croyait  avoir  tout  à  craindre ,  sans  prendre 
aucune  mesure  pour  le  repousser  et  le  combattre. 
César,  qui  se  sentait  en  état  de  se  faire  justice  , 
n'eut  pas,  il  est  vrai,  la  dangereuse  magnanimité 
de  se  remettre  entre  les  mains  de  ses  ennemis. 
Il  osa  tout  ce  qu'il  pouvait,  et  l'on  sait  qu'elle 
en  fut  la  suite.  Il  paraît  que  la  supériorité  con- 
stante qu'il  porta  dans  toute  cette  guerre  jusqu'à 
la  journée  de  Pharsale,  fut  sur-tout  celle  de  son 
caractère  :  c'est  par  -  là  qu'il  l'emportait  sur  Pom- 
pée ,  encore  plus  peut-être  que  par  les  talents  mi- 
litaires; car,  de  ce  côté,  il  se  peut  bien  qu'en  ne 
jugeant  que  par  l'événement ,  on  ait  trop  rabaissé 
le  vaincu  devant   le  vainqueur.   Sa  fuite  préci- 


COURS    DE    LITTÉRATURE.  276 

pitée  de  l'Italie  en  Épire  montre  en  effet  qu'il 
n'avait  rien  préparé  pour  soutenir  la  guerre  en 
Italie;  mais,  en  la  transportant  en  Grèce,  il  fit 
voir  bientôt  qu'il  avait  pris  le  seul  parti  conve- 
nable, et  qu'il  connaissait  toutes  ses  ressources. 
Il  s'en  procura  d'immenses  ,  une  puissante  ar- 
mée, une  flotte  nombreuse,  des  vivres  en  abon- 
dance, tout  le  pays  à  ses  ordres;  et  le  plan  de 
campagne  qu'il  adopta  en  conséquence  de  ces 
avantages  lui  a  fait  honneur  auprès  des  juges  de 
l'art.  11  sentit  la  supériorité  que  devaient  avoir 
en  plaine  les  vieilles  bandes  de  César ,  qui , 
après  les  dix  années  de  la  guerre  des  Gaules,  de- 
vaient nécessairement  l'emporter  par  les  manœu- 
vres ,  l'expérience  et  la  fermeté  dans  l'action. 
Il  résolut  donc  d'éviter  les  batailles ,  de  fati- 
guer et  d'affamer  son  ennemi.  César  ne  commit 
qu'une  faute  (  eh  !  qui  n'en  commet  pas  ?  )  ;  il 
étendit  trop  ses  lignes  à  Durazzo;  Pompée  sut 
en  profiter;  il  força  ces  lignes,  et  l'attaqua  avec 
tant  d'avantage,  que  la  tète  tourna  entièrement 
à  ces  fameux  vétérans  de  César  (tant  la  position 
,  fait  tout  !  )  ,  et  que ,  pour  la  première  fois ,  ils 
prirent  la  fuite  avec  la  dernière  épouvante.  Tous 
les  historiens  conviennent,  et  César  lui-même, 
suivant  le  récit  d'Àsinius  Pollion ,  avoua  qu'il 
était  perdu  si  Pompée  avait  poussé  sa  victoire 
ce  jour -là,  et  attaqué  sur -le -champ,  le  reste  de 
l'armée  retirée  dans  ses  retranchements.  Mais 
l'activité  et  l'audace  ne  sont  pas  ordinairement 

18. 


276  COURS    DE    LITTÉRATURE. 

les  qualités  d'un  vieux  général.  Pompée  ne  fit 
pas  tout  ce  qu'il  pouvait  faire  ;  et ,  ce  qui  est  bien 
remarquable  ,  ce  fut  précisément  cette  victoire 
de  Durazzo  qui  le  fit  battre  à  Pharsale.  Elle  in- 
spira une  confiance  follement  présomptueuse  à 
tous  les  chefs  de  l'armée  et  du  conseil  de  Pom- 
pée. Ils  se  regardèrent  dès -lors  comme  triom- 
phants. Las  d'une  guerre  qui  les  éloignait  trop 
long-temps  des  délices  de  Rome,  ils  accusèrent  le 
général  de  la  prolonger  pour  ses  propres  intérêts. 
Il  n'eut  pas  la  force  de  résister  à  leurs  reproches , 
et  de  suivre  le  plan  qui  lui  avait  si  bien  réussi; 
et  au  moment  où  César  était  très-embarrassé  de 
sa  situation,  il  vit  tout  d'un  coup,  avec  autant 
de  surprise  que  de  joie ,  Pompée  quitter  les  hau- 
teurs et  descendre  en  plaine  pour  livrer  bataille. 
Ce  fut  là  une  faute  capitale.  Un  moment  de  fai- 
blesse lui  fit  perdre  le  fruit  d'une  très-belle  cam- 
pagne et  de  quarante  ans  de  gloire.  Voilà  ce  que 
produit  le  défaut  de  caractère,  et  ce  que  César 
n'eût  jamais  fait.  Dès  ce  moment  Pompée  ne  fut 
plus  lui-même  ;  et  en  consentant  à  la  bataille , 
et  en  la  donnant ,  il  ne  fit  plus  rien  qui  fût  digne 
ni  d'un  général  ni  d'un  grand  homme.  On  com- 
battait encore  lorsqu'il  se  retira  dans  sa  tente 
comme  un  homme  qui  a  perdu  la  tète.  Sa  fuite 
fut  honteuse  et  désespérée  ,  comme  celle  d'un 
homme  qui,  toujours  heureux  jusque-là,  ne  se 
trouve  point  de  force  contre  un  premier  revers. 
Il  lui  restait  de  grandes  ressources;  il  n'en  saisit 


COURS    DE    LITTÉRATURE.  277 

aucune.  Il  pouvait  se  jeter  sur  sa  flotte  qui  était 
formidable ,  prolonger  la  guerre  sur  mer  contre 
un  ennemi  qui  avait  peu  de  vaisseaux ,  et  remettre 
en  balance  ce  qui  semblait  avoir  été  décidé  à 
Pharsale.  Ses  lieutenants  firent  encore  la  guerre 
long -temps  après  lui,  tandis  qu'il  allait  comme 
un  aventurier  se  mettre  à  la  merci  d'un  roi  en- 
fant, conduit  par  des  ministres  barbares.  Il  trouva 
la  mort  en  Egypte  pendant  que  César  laissait  la 
vie  à  tous  ceux  qui  tombaient  entre  ses  mains. 
On  sait  jusqu'où  il  porta  la  clémence.  On  sait 
qu'à  Pharsale  même ,  au  fort  de  l'action ,  il  donna 
l'ordre  de  faire  quartier  à  tout  citoyen  romain 
qui  se  rendrait,  et  de  ne  faire  main -basse  que 
sur  les  troupes  étrangères.  Après  cela,  comment 
n'être  pas  révolté  lorsque  Lucain  se  plaît  à  le  re- 
présenter par-tout  comme  un  tyran  féroce  et  un 
vainqueur  sanguinaire;  lorsqu'il  le  peint  se  ras- 
sassiantde  carnage,  observant  ceux  des  siens  dont 
les  épées  sont  plus  ou  moins  teintes  de  sang,  et 
ne  respirant  que  la  destruction  !  La  poésie  n'a  point 
le  droit  de  dénaturer  ainsi  un  caractère  connu ,  et 
de  contredire  des  faits  prouvés  :  c'est  un  men- 
songe, et  non  pas  une  fiction.  Il  n'est  permis  de 
calomnier  un  grand  homme  ni  en  prose  ni  en 
vers. 

Encore  une  observation  sur  cette  différence 
de  caractère  entre  Pompée,  trop  long-temps  ac- 
coutumé à  être  prévenu  par  la  fortune,  et  César, 
accoutumé  à  la  maîtriser  et  à  la  dompter.  L'un 


278  COURS    DE    LITTÉRATURE. 

jette  son  manteau  de  pourpre  pour  s'enfuir  du 
champ  de  bataille  où  l'on  se  bat  encore  pour  lui; 
et  l'autre ,  à  la  journée  de  Munda ,  voyant  ses  vé- 
térans s'ébranler  après  six  heures  de  combat , 
prend  le  parti  de  se  jeter  seul  au  milieu  des  en- 
nemis, ramène  ainsi  ses  troupes  à  la  charge,  et 
retrouve  la  victoire  en  exposant  sa  vie.  On  con- 
çoit ,  par  ce  contraste,  lequel  de  ces  deux  hommes 
devait  l'emporter  sur  l'autre. 

Il  n'y  a  guère  de  sujet  plus  grand,  plus  riche, 
plus  capable  d'élever  l'ame  ,  que  celui  qu'avait 
choisi  Lucain.  Les  personnages  et  les  événements 
imposent  à  l'imagination,  et  devaient  émouvoir  la 
sienne  ;  mais  il  avait  plus  de  hauteur  dans  les  idées 
que  de  talent  pour  peindre  et  pour  imaginer.  On 
a  demandé  souvent  si  son  sujet  lui  permettait  la 
fiction.  On  peut  répondre  d'abord  que  Lucain 
lui-même  n'en  doutait  pas,  puisqu'il  l'a  employée 
une  fois ,  quoique  d'ailleurs  il  n'ait  fait  que  mettre 
l'histoire  en  vers.  Il  est  vrai  que  les  fables  de 
l'Odyssée  figureraient  mal  à  côté  d'un  entretien 
de  Caton  et  de  Brutus;  mais  c'e'ûk  gté  l'ouvrage 
du  génie  et  du  goût  de  choisir  le  genre  de  mer- 
veilleux convenable  au  sujet.  Les  dieux  et  les  Ro- 
mains ne  pouvaient-ils  pas  agir  ensemble  sur  une 
même  scène,  et  être  dignes  les  uns  des  autres? 
Le  destin  ne  pouvait-il  pas  être  pour  quelque  chose 
dans  ces  grands  démêlés  où  était  intéressé  le  sort 
du  monde  ?  Enfin,  le  fantôme  de  la  patrie  en  pleurs 
qui  apparaît  à  César  au  bord  du  Rubicon,  cette 


COURS    DE    LITTERATURE.  279 

belle  fiction ,  malheureusement  la  seule  que  l'on 
trouve  dans  la  Pharsale ,  prouve  assez  quel  parti 
Lucain  aurait  pu  tirer  de  la  fable  sans  nuire  à  l'in- 
térêt ni  à  la  dignité  de  l'histoire. 

Il  est  mort  à  vingt -sept  ans ,  et  cela  seul  de- 
mande grâce  pour  les  fautes  de  détail,  qu'une 
révision  plus  mûre  pouvait  effacer  ou  diminuer , 
mais  ne  saurait  l'obtenir  pour  la  nature  du  plan , 
dont  la  conception  n'est  pas  épique,  ni  pour  le 
ton  général  de  l'ouvrage ,  qui  annonce  un  défaut 
de  goût  trop  marqué  pour  que  l'on  puisse  croire 
que  l'auteur  eût  jamais  pu  s'en  corriger  entière- 
ment. 

SECTION  III. 
Appendice  sur  Hésiode ,  Ovide ,  Lucrèce  et  Manilius. 

Pour  compléter  ce  qui  regarde  les  différents 
genres  de  poèmes  anciens,  il  faut  dire  un  mot 
des  poèmes  mythologiques ,  didactiques  et  philo- 
sophiques d'Hésiode ,  d'Ovide ,  de  Lucrèce  et  de 
Manilius. 

On  ne  s'accorde  pas  sur  le  temps  où  vivait 
Hésiode  ;  les  uns  le  font  contemporain  d'Ho- 
mère ,  les  autres  le  placent  cent  ans  après  :  ce 
qui  est  certain ,  c'est  qu'il  a  connu  du  moins  les 
ouvrages  d'Homère ,  car  il  a  des  vers  entiers  qui 
en  sont  empruntés.  Tous  deux  doivent  être  re- 
gardés comme  les  pères  de  la  mythologie;  ce 
qui  suffirait  pour  en  faire  l'objet  de  cette  curio- 


280  COURS    DE    LITTÉRATURE. 

site  naturelle  qui  nous  porte  à  interroger  l'anti- 
quité. Elle  ne  nous  a  transmis  que  deux  poèmes 
d'Hésiode,  tous  deux  assez  courts  :  l'un  intitulé 
les  Travaux  et  les  Jours;  l'autre  la  Théogonie 
ou  la  Naissance  des  Dieux  (i).  Le  premier  con- 
tient des  préceptes  sur  l'agriculture ,  et  a  donné 
à  Virgile  l'idée  de  ses  Gêorgiques.  On  pourrait 
rapprocher  la  Théogonie  des  Métamorphoses  d'O- 
vide, si  l'ouvrage  de  ce  dernier  n'était  pas  si  su- 
périeur à  celui  d'Hésiode. 

Ce  n'est  pas  qu'à  le  considérer  seulement 
comme  poète,  il  n'ait,  même  pour  nous,  un  mé- 
rite réel  qui  justifie  la  réputation  dont  il  a  joui 
de  son  temps.  Il  balança  un  moment  celle  d'Ho- 
mère ,  qui ,  dans  la  suite ,  l'effaça  de  plus  en  plus , 
à  mesure  que  le  goût  fit  des  progrès;  mais  c'est 
encore  beaucoup  pour  la  gloire  d'Hésiode,  que 
cette  concurrence  passagère.  Il  n'est  pas  vrai , 
comme  quelques-uns  l'ont  écrit,  qu'il  ait  vaincu 
Homère  dans  une  joute  poétique  aux  funérailles 
d'Amphidamas  :  il  y  remporta  en  effet  une  cou- 
ronne; mais  s'il  l'avait  obtenue  sur  un  concur- 
rent tel  qu'Homère,  il  y  avait  assez  de  quoi  s'en 
glorifier  pour  qu'Hésiode,  qui  rappelle  dans  un 
de  ses  poëmes  cette  couronne  qu'on  lui  avait  dé- 
cernée, nommât  le  rival  qu'il  avait  vaincu,  et  il 
ne   le  nomme  pas  ;  c'est   donc  évidemment  un 


(i)  Voir  à  la  fin  du  volume  la  note  n°  i. 


COURS    DE    LITTÉRATURE.  l8l 

conte  qui  ne  fut  imaginé  que  par  les  détracteurs 
d'Homère. 

Le  poème  des  Travaux  et  des  Jours  semble 
divisé  en  trois  parties  ,  l'une  mythologique  ,  l'au- 
tre morale,  la  dernière  didactique.  Hésiode  com- 
mence par  raconter  la  fable  de  Pandore;  et,  s'il 
en  est  l'inventeur ,  elle  fait  honneur  à  son  ima- 
gination :  c'est  du  moins  chez  lui  qu'elle  se  trouve 
le  plus  anciennement,  ainsi  que  la  naissance  de 
Vénus  et  celle  des  Muses ,  filles  de  Mnémosyne  et 
de  Jupiter.  Après  l'allégorie  de  Pandore  vient  une 
description  des  différents  âges  du  monde,  qu'O- 
vide a  imitée  dans  ses  Métamorphoses  ;  mais  l'au- 
teur grec  en  compte  cinq  au  lieu  de  quatre , 
comme  on  les  compte  d'ordinaire  :  l'âge  d'or, 
l'âge  d'argent ,  l'âge  d'airain  ,  celui  des  demi-dieux 
et  des  héros ,  qui  revient  à  ce  que  nous  nommons 
les  temps  héroïques ,  et  le  siècle  de  fer ,  qui  est , 
selon  le  poète,  le  siècle  où  il  écrit  :  en  ce  cas,  il 
y  a  long-temps  qu'il  dure.  Les  écrivains ,  de  tous 
les  temps ,  ont  regardé  leur  siècle  comme  le  pire 
de  tous.  Il  n'y  a  que  Voltaire  qui  ait  dit  du  sien  : 

Ah  !  le  bon  temps  que  ce  siècle  de  fer  ! 

Encore  était-ce  dans  un  accès  de  gaieté;  car 
ailleurs  il  appelle  le  dix- huitième  siècle  Yégout 
des  siècles.  C'est  un  de  ces  sujets  sur  lesquels  on 
dit  ce  qu'on  veut ,  selon  qu'il  plaît  d'envisager 
tel  ou  tel  côté  des  objets. 

Après  ce  début  mythologique,  Hésiode  com- 


<l8l  COURS    DE    LITTÉRATURE. 

mence  un  cours  de  morale  qu'il  adresse ,  ainsi 
que  le  reste  de  l'ouvrage,  à  son  frère  Persée, 
avec  qui  il  avait  eu  un  procès  pour  la  succession 
paternelle  :  cette  morale  n'est  pas  toujours  la 
meilleure  possible.  Elle  est  suivie  de  préceptes 
de  culture,  entremêlés  encore  de  leçons  de  sa- 
gesse; car  on  en  rencontre  par-tout  dans  cet  au- 
teur. Il  était  grand-prètre  d'un  temple  des  Muses 
sur  le  mont  Hélicon,  et  l'enseignement  a  tou- 
jours été  une  des  fonctions  du  sacerdoce.  Mais 
ce  que  les  Muses  ne  lui  avaient  pas  dicté ,  c'est  le 
morceau  qui  termine  son  poëme ,  dans  lequel  il 
spécifie  la  distinction  des  différents  jours  du  mois, 
dans  un  goût  qui  fait  voir  que  celui  de  XAlma- 
nach  de  Liège  n'est  pas  moderne.  C'est  là  qu'Hé- 
siode nous  apprend  qu'il  faut  se  marier  le  4  du 
mois;  qu'on  peut  tondre  ses  moutons  le  1 1  et  le 
1 2  ,  mais  que  le  1 1  est  infiniment  préférable  ; 
que  le  dixième  jour  est  favorable  à  la  génération 
des  mâles,  et  le  quatorzième  à  celle  des  femelles, 
et  beaucoup  d'autres  choses  de  cette  force  ,  ou 
même  d'une  sorte  de  ridicule  qu'on  ne  saurait 
citer.  C'étaient  sans  doute  les  rêveries  de  son 
temps  comme  du  nôtre  ;  mais  Homère  n'en  a  pas 
fait  usage. 

La  première  moitié  de  la  Théogonie  n'est  pres- 
que qu'une  nomenclature  continuelle  de  dieux  et 
de  déesses  de  tout  rang  et  de  toute  espèce.  On 
a  voulu  débrouiller  ce  chaos  à  l'aide  de  l'allégo- 
rie :  on  peut  l'y  trouver  tant  qu'on  voudra,  mais 


COURS    DE    LITTÉRATURE.  a83 

tout  aussi  mêlée  d'inconséquences  que  la  fable 
même.  Le  poëte,  dont  la  diction  est  en  général 
douce  et  harmonieuse ,  prend  tout  à  coup ,  vers 
la  fin  de  son  ouvrage ,  un  ton  infiniment  plus 
élevé  pour  chanter  la  guerre  des  dieux  contre  les 
géants,  tradition  fabuleuse  dont  il  est  le  plus  an- 
cien auteur.  Cette  description  et  celle  de  l'hiver 
dans  les  Travaux  et  les  Jours  sont ,  dans  leur 
genre ,  à  comparer  aux  plus  beaux  endroits  d'Ho- 
mère. La  peinture  du  Tartare ,  où  les  Titans  sont 
précipités  par  la  foudre  de  Jupiter,  offre  des  traits 
de  ressemblance  avec  l'enfer  de  Milton,  si  frap- 
pants qu'il  est  difficile  de  douter  que  l'un  n'ait 
servi  de  modèle  à  l'autre  ;  et  c'est  une  chose  assez 
singulière  que  la  conformité  des  idées  dans  un 
fond  que  la  diversité  des  religions  devait  rendre 
si  différent. 

Ovide ,  que  je  ne  considère  encore  ici  que 
comme  auteur  des  Métamorphoses ,  parce,  que  ses 
autres  écrits  appartiennent  à  d'autres  genres  dont 
je  parlerai  à  leur  place,  Ovide  a  été  un  des  gé- 
nies le  plus  heureusement  nés  pour  la  poésie , 
et  son  poème  des  Métamorphoses  est  un  des  plus 
beaux  présents  que  nous  ait  faits  l'antiquité.  C'est 
dans  ce  seul  ouvrage ,  il  est  vrai ,  qu'il  s'est  élevé 
fort  au-dessus  de  toutes  ses  autres  productions; 
mais  aussi  quelle  espèce  de  mérite  ne  remarque- 
t  -  on  pas  dans  les  Métamorphoses  !  Et  d'abord , 
quel  art  prodigieux  dans  la  texture  du  poème  ! 
Comment  Ovide  a-t-il  pu  de  tant  d'histoires  dif- 


284  COURS    DE    LITTÉRATURE. 

férentes ,  le  plus  souvent  étrangères  les  unes  aux 
autres ,  former  un  tout  si  bien  suivi ,  si  bien  lié  ? 
tenir  toujours  dans  sa  main  le  fil  imperceptible 
qui ,  sans  se  rompre  jamais ,  vous  guide  dans  ce 
dédale  d'aventures  merveilleuses?  arranger  si  bien 
cette  foule  d'événements,  qu'ils  naissent  tous  les 
uns  des  autres?  introduire  tant  de  personnages, 
les  uns  pour  agir,  les  autres  pour  raconter,  de 
manière  que  tout  marche  et  se  développe  sans 
interruption,  sans  embarras,  sans  désordre,  de- 
puis la  séparation  des  éléments,  qui  remplace  le 
chaos,  jusqu'à  l'apothéose  d'Auguste?  Ensuite, 
quelle  flexibilité  d'imagination  et  de  style  pour 
prendre  successivement  tous  les  tons ,  suivant  la 
nature  du  sujet,  et  pour  diversifier  par  l'expres- 
sion tant  de  dénouements  dont  le  fond  est  tou- 
jours le  même,  c'est-à-dire  un  changement  de 
forme  !  C'est  là  sur-tout  le  plus  grand  charme  de 
cette  lecture;  c'est  l'étonnante  variété  des  cou- 
leurs toujours  adaptées  à  des  tableaux  toujours 
divers,  tantôt  nobles  et  imposants  jusqu'à  la  su- 
blimité, tantôt  simples  jusqu'à  la  familiarité,  les 
uns  horribles ,  les  autres  tendres ,  ceux  -  ci  ef- 
frayants ,  ceux-là  gais ,  riants  et  doux. 

Toutes  ces  peintures  sont  riches ,  et  aucune 
ne  paraît  lui  coûter.  Tour  à  tour  il  vous  élève , 
vous  attendrit ,  vous  effraie  ,  soit  qu'il  ouvre  le 
palais  du  Soleil,  soit  qu'il  chante  les  plaintes  de 
l'Amour,  soit  qu'il  peigne  les  fureurs  de  la  ja- 
lousie et  les  horreurs  du  crime.  Il  décrit  aussi 


COURS    DE    LITTÉRATURE.  ^85 

facilement  les  combats  que  les  voluptés,  les  hé- 
ros que  les  bergers,  l'Olympe  qu'un  bocage ,  la 
caverne  de  l'Envie  que  la  cabane  de  Philémon. 
Nous  ne  savons  pas  au  juste  ce  que  la  mytholo- 
gie lui  avait  fourni,  et  ce  qu'il  a  pu  y  ajouter; 
mais  combien  d'histoires  charmantes  !  Que  n'a- 
t-on  pas  pris  dans  cette  source  qui  n'est  pas  en- 
core épuisée!  Tous  les  théâtres  ont  mis  Ovide  à 
contribution.  Je  sais  qu'on  lui  reproche,  et  avec 
raison,  du  luxe  dans  son  style,  c'est-à-dire,  trop 
d'abondance  et  de  parure;  mais  cette  abondance 
n'est  pas  celle  des  mots  qui  cache  le  vide  des 
idées;  c'est  le  superflu  d'une  richesse  réelle.  Ses 
ornements,  même  quand  il  en  a  trop,  ne  lais- 
sent voir  ni  le  travail  ni  l'effort.  Enfin  ,  l'esprit , 
la  grâce  et  la  facilité ,  trois  choses  qui  ne  l'aban- 
donnent jamais  ,  couvrent  ses  négligences ,  ses 
petites  recherches  ;  et  l'on  peut  dire  de  lui,  bien 
plus  véritablement  que  de  Sénèque ,  qu'il  plaît 
même  dans  ses  défauts.  Quelqu'un  a  dit  de  nos 
jours  : 

J'étais  pour  Ovide  à  vingt  ans  ; 
Je  suis  pour  Horace  à  quarante. 

S'il  a  voulu  dire  qu'Horace  a  le  goût  plus  sûr 
qu'Ovide,  cela  est  incontestable;  mais  je  crois 
qu'à  tout  âge  on  peut  aimer,  et  beaucoup ,  l'au- 
teur des  Métamorphoses.  Voltaire  avait  une  grande 
admiration  pour  cet  ouvrage  ,  et  l'on  sait  qu'il 
ne  prodiguait  pas  la  sienne.  Sans   doute  on  ne 


286  COURS    DE    LITTÉRATURE. 

peut  comparer  le  style  d'Ovide  à  celui  de  Virgile  ; 
mais  peut-être  fallait -il  que  Virgile  existât  pour 
que  l'on  sentît  bien  ce  qui  manque  à  Ovide. 

Le  sujet  qu'a  traité  Lucrèce  est  aussi  austère 
que  celui  des  Métamorphoses  est  agréable.  On 
sait  que  le  poëme  sur  la  Nature  des  choses  n'est 
que  la  philosophie  d'Épicure  mise  en  vers  ,  si 
l'on  peut  donner  ce  nom  de  philosophie  aux 
rêveries  de  l'atomisme  et  de  l'athéisme  réunies 
ensemble.  La  poésie,  d'ailleurs,  ne  se  prête  vo- 
lontiers, dans  aucun  idiome,  au  langage  de  la 
physique  ni  aux  raisonnements  de  la  métaphysi- 
que :  aussi  Lucrèce  n'est-il  guère  poète  que  dans 
les  digressions  ;  mais  alors  il  l'est  beaucoup.  L'é- 
nergie et  la  chaleur  caractérisent  son  style ,  mais 
en  y  joignant  la  dureté  et  l'incorrection.  Il  y  a 
des  gens  qui,  à  cause  de  cette  dureté  même,  lui 
ont  trouvé  plus  de  force  qu'à  Virgile,  par  une 
suite  de  ce  préjugé  ridicule,  que  la  dureté  tient 
à  la  vigueur,  et  que  l'élégance  est  près  de  la  fai- 
blesse. Mais  comme  je  ne  connais  point  de  vers 
latins  plus  forts  que  ceux  de  Virgile  dans  l'épi- 
sode de  Cacus ,  ni  de  vers  français  plus  forts  que 
ceux  du  rôle  de  Phèdre,  je  croirai  toujours  que 
la  force  n'exclut  ni  l'élégance  ni  l'harmonie ,  et 
que  la  dureté  ne  suppose  pas  la  force, 

La  description  de  la  peste  et  celle  des  jouis- 
sances physiques  de  l'amour  sont  les  deux  mor- 
ceaux les  plus  remarquables  du  poème  de  Lu- 


COURS    DE    LITTÉRATURE.  287 

crèce  ;  ainsi  personne  n'a  mieux  peint  que  lui  ce 
qu'il  y  a  dans  la  nature  et  de  plus  affreux  et  de 
plus  doux. 

Le  commencement  de  son  ouvrage  a  été  tra- 
duit en  vers,  dans  le  siècle  dernier,  parle  poète 
Hainaut.  Il  y  en  a  de  bien  faits  ;  mais  on  sent  qu'il 
serait  impossible  de  faire  passer  l'ouvrage  entier 
dans  une  traduction  en  vers  :  on  l'a  tenté  de  nos 
jours  et  sans  succès.  Le  sujet  s'y  refuse,  et  c'est 
là  le  cas  de  traduire  en  prose  ;  car  la  prose  est  le 
langage  du  raisonnement.  C'est  ce  qu'a  fait  avec 
beaucoup  de  succès  feu  Lagrange  :  sa  traduction 
de  Lucrèce  est  la  meilleure  que  nous  ayons  dans 
notre  langue. 

Il  nous  reste  cinq  chants  du  poëme  de  Y  astro- 
nomie de  Manilius ,  qui ,  écrivant  sous  Tibère , 
paraît  déjà  loin  du  siècle  d'Auguste.  La  physique 
en  est  fort  mauvaise  ,  et  la  diction  souvent  dure, 
quoiqu'il  ne  manque  point  de  force  poétique. 

P.  S>  C'est  à  l'article  de  l'épopée  que  j'aurais 
dû  faire  mention  d'Apollonius  de  Rhodes ,  auteur 
d'nn  poëme  grec  en  quatre  chants,  sur  Y  Expédi- 
tion des  argonautes  ;  et  cette  omission  doit  être 
réparée  ici ,  parce  que  cet  ouvrage  ne  mérite  pas 
d'être  oublié.  Ce  n'est  pas  que  la  conception  en 
soit  bonne  et  vraiment  épique  :  il  y  a  peu  d'art 
dans  le  plan  ,  qui  est  à  la  fois  trop  historique 
dans  l'ordre  des  faits ,  et  trop  chargé  d'épisodes 
sans  effet  et  sans  choix;  mais  l'exécution  n'est 


288  COURS    DE    LITTÉRATURE. 

pas  sans  mérite  en  quelques  parties.  L'amour  de 
Médée  pour  Jason  est  peint  avec  une  vérité  qui 
laisse  souvent  désirer  plus  de  force ,  mais  qui  ne 
paraît  pas  avoir  été  inutile  à  Virgile.  On  voit  que 
le  chantre  de  Didon  n'a  pas  dédaigné  d'emprun- 
ter quelques  idées  d'Apollonius  ;  mais  il  faut 
avouer  aussi  qu'il  leur  prête  une  force  d'expres- 
sion passionnée  dont  le  poète  grec  est  bien  loin  : 
les  emprunts  sont  peu  de  chose,  et  la  supériorité 
est  immense. 

Apollonius  vivait  sous  Ptolémée  Philadelphe. 
Valerius  Flaccus  ,  poète  romain  du  temps  de  Ves- 
pasien  ,  traita  le  même  sujet  de  la  Conquête  de 
la  Toison  d'or ,  en  huit  livres,  qui  ne  sont  pas 
les  chants  d'un  poème;  car  il  n'y  a  de  poésie  d'au- 
cune espèce  :  il  est  aussi  loin  d'Apollonius,  que 
celui-ci  de  Virgile. 


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CHAPITRE  V. 
De  la   Tragédie  ancienne. 


SECTION   PREMIÈRE. 

Idées  générales  sur  le  Théâtre  des  Anciens. 

jLlien  n'est  si  commun  en  tout  genre  que  les 
avis  extrêmes,  et  c'est  par  cette  raison  que  rien 
n'est  si  rare  que  la  vérité;  car  elle  est,  comme  la 
vertu,  placée  entre  deux  excès.  On  trouve  encore 
bien  des  personnes  instruites  qui  croient  le  théâtre 
grec  fort  supérieur  au  nôtre ,  et  qui  soutiennent 
qu'Eschyle,  Sophocle  et  Euripide  n'ont  pas  été 
surpassés,  ni  même  égalés.  Il  y  aura  toujours 
parmi  les  érudits  une  classe  d'hommes  qui  n'ad- 
mirent que  les  anciens,  parce  qu'ils  chérissent 
exclusivement  l'objet  de  leurs  études ,  et  qu'ils  ne 
peuvent  ni  traduire  ni  commenter  les  modernes. 
D'un  autre  côté,  des  hommes  de  beaucoup  d'es- 
prit ,  mais  qui  ont  peu  étudié  l'antiquité ,  ou  qui 
ne  peuvent  s'accoutumer  à  des  mœurs  trop  dif- 
férentes des  nôtres ,  regardent  la  tragédie  grecque 
comme  une  déclamation  dramatique ,  et  n'y  voient 
que  l'enfance  d'un  art  que  nous  avons  porté  à  sa 
perfection.  Je  crois  ces  deux  opinions  également 
injustes.   Brumoi,  littérateur  assez  instruit,  mais 

L'ours  de  Littérature.  I.  TQ 


2ÛO  COURS    J)E    LITTERATURE. 

qui  avait  plus  de  connaissances  que  de  goût,  tout 
en  condamnant  ces  deux  avis  extrêmes,  ne  se 
montre  pas  lui-même  exempt  de  toute  préven- 
tion ;  et,  en  avouant  que  nous  avons  perfectionné 
le  théâtre,  il  justifie  beaucoup  de  fautes  des  an- 
ciens, et  veut  trop  souvent  excuser,  par  la  dif- 
férence des  temps,  ce  qui  par-tout  est  mauvais  en 
soi.  Il  proscrit  les  pièces  d'invention ,  et  croit 
trouver  dans  la  nature  de  bonnes  raisons  pour 
qu'on  ne  puisse  s'intéresser  à  ces  sortes  de  pièces. 
Zaïre  y  Alzire ,  et  plusieurs  autres  ouvrages  d'un 
grand  effet,  l'ont  suffisamment  réfuté.  Mais  Brumoi 
s'entendait -il  bien  lui-même,  lorsqu'en  recher- 
chant le  principe  et  l'objet  de  la  tragédie ,  il 
s'exprime  ainsi  ?  «  La  crainte  et  la  pitié  sont  les 
«  passions  les  plus  dangereuses,  comme  elles  sont 
«  les  plus  communes;  car  si  Tune,  et  par  consé- 
«  quent  l'autre,  à  cause  de  leur  liaison,  glace 
«  éternellement  les  hommes ,  il  n'y  a  plus  lieu  à  la 
«  fermeté  d'ame  nécessaire  pour  supporter  les  mal- 
«  heurs  inévitables  de  la  vie ,  et  pour  survivre  à 
«  leur  impression  trop  souvent  réitérée.  La  tra- 
«  gédie  corrige  la  crainte  par  la  crainte ,  et  la  pitié 
«  par  la  pitié;  chose  d'autant  plus  agréable,  que 
«  le  cœur  humain  aime  ses  sentiments  et  ses  fai- 
«  blesses  :  il  s'imagine  donc  qu'on  veut  le  flatter, 
«  et  il  se  trouve  infailliblement  guéri  par  le  plaisir 
«  même  qu'il  a  pris  à  se  séduire.  » 

J'avoue  que  je  n'ai  jamais  rien  vu  de  tout  cela 
dans  la  tragédie.  Les  paroles  de  Brumoi  ne  sont 


COURS    DE    LITTÉRATURE.  29I 

qu'un  commentaire  subtil  et  erroné  du  passage 
d'Aristote ,  où  il  est  dit  que  la  tragédie ,  par  la 
terreur  et  la  pitié ,  sait  corriger  ces  deux  affec- 
tions de  Vaine;  ce  qui  signifie  simplement  que 
l'illusion  dramatique ,  en  nous  les  faisant  ressen- 
tir ,  leur  ôte  ce  qu'elles  ont  de  pénible  et  d'amer. 
Cette  explication  est  aussi  claire  que  plausible. 
Mais  ce  qui  peut  excuser  ceux  qui  ont  adopté 
celle  de  Brumoi,  c'est  cette  fatalité  invincible 
qui,  accablant  les  humains  de  malheurs  inévi- 
tables, faisait  le  fond  de  la  tragédie  chez  les 
Grecs,  comme  elle  faisait  la  base  de  leur  sys- 
tème religieux.  D'après  ce  principe,  le  spectacle 
des  malheurs  de  la  condition  humaine,  étalé  sur 
la  scène,  a  pu  paraître  une  leçon  qui  avertissait  de 
s'armer  de  courage  et  de  patience,  et  de  repousser 
également,  et  la  crainte  qui  glace  l'ame,  et  cette 
faiblesse  plaintive  qui  l'amollit.  Mais,  quoiqu'en 
effet  toutes  les  pièces  grecques  puissent  donner 
cette  leçon ,  on  ne  voit  point  qu'Aristote  en  fasse 
nulle  part  l'objet  principal  de  la  tragédie  et  le 
premier  but  de  l'art  dramatique.  Les  modernes  se 
sont  égarés  en  donnant  une  trop  grande  exten- 
sion au  passage  du  maître;  et  Brumoi,  en  parti- 
culier s'efforce  de  prouver  fort  au  long  que ,  si 
Eschyle  et  Sophocle  n'ont  pas  eu  précisément 
cette  idée,  ils  ont  du  concevoir  quelque  chose  d'ap- 
prochant, et  qu'il  est  impossible  que  ces  grands 
hommes  aient  travaillé  sans  dessein;  comme  si  ce 
n'était  pas  avoir  un  dessein  que  d'assembler  ses 

19. 


20,2  COURS    DE    LITTERATURE. 

compatriotes  à  un  magnifique  spectacle  pour  les 
amuser,  les  intéresser  et  les  instruire;  émouvoir 
leur  cœur  en  flattant  leurs  oreilles,  et  obtenir  des 
couronnes  en  donnant  des  plaisirs. 

Que  veut  dire  Brumoi  quand  il  prétend  que 
la  pitié  est  une  passion  dangereuse ,  quelle  glace 
éternellement  les  hommes  ?  La  plupart  des  vertus 
morales,  celles  sur-tout  qui  doivent  être  les  plus 
précieuses  à  la  société,  parce  qu'elles  sont  les  plus 
nécessaires,  tiennent  au  sentiment  de  la  pitié. 
C'est  ce  même  sentiment  que  la  tragédie  déve- 
loppe en  nous  très -heureusement,  bien  loin  de 
nous  en  guérir;  qui,  loin  de  glacer  le  cœur, 
l'ouvre  à  toutes  les  impressions  qui  nous  portent 
à  aimer,  à  plaindre,  à  secourir  nos  semblables. 
Brumoi  a  commis  la  même  faute  que  ceux  qu'il 
accuse  de  ne  pas  assez  distinguer  la  différence  des 
temps ,  des  nations  et  des  mœurs.  Il  a  oublié  qu'il 
n'y  avait  plus  aujourd'hui,  ni  de  dieux  oppres- 
seurs, ni  d'oracles  funestes,  ni  de  crimes  néces- 
saires ordonnés  par  le  ciel;  qu'ainsi  la  tragédie, 
bien  loin  de  nous  endurcir  contre  les  infortunes 
d' autrui,  nous  attendrit  sans  danger,  porte  dans 
notre  ame  toutes  les  émotions  qui  exercent  et 
augmentent  notre  sensibilité,  nous  touche  de 
compassion  pour  le  malheur,  nous  soulève  d'in- 
dignation contre  le  crime,  nous  transporte  d'ad- 
miration pour  la  vertu,  et  grave  en  nous  de 
grandes  et  utiles  vérités  avec  le  burin  de  la  poésie. 
Voilà  l'objet  de  l'art  dramatique,  art  beaucoup 


COURS    DE    LITTÉRATURE.  20,3 

plus  étendu  qu'il  ne  l'était  du  temps  d'Aristote, 
et  qu'il  n'a  pu  lui-même  concevoir  tout  entier, 
parce  que  le  plus  excellent  esprit  ne  peut  pas  de- 
viner en  tout  l'expérience  des  siècles  et  les  pas 
du  génie. 

Un  principe  d'erreur  qu'on  retrouve  dans  pres- 
que tout  ce  qui  a  été  écrit  sur  la  tragédie ,  c'est 
de  vouloir  juger  en  tout  sur  les  mêmes  règles 
le  théâtre  des  anciens  et  le  nôtre ,  qui ,  se  rap- 
prochant par  les  premiers  principes  de  l'art,  et 
par  des  beautés  qui  sont  communes  à  l'un  et  à 
l'autre,  s'éloignent  par  des  différences  essentielles 
dans  les  accessoires  et  les  moyens.  Nous  portons 
au  spectacle  un  esprit  tout  différent  de  celui  qu'y 
portaient  les  Grecs;  et  ce  qu'ils  exigeaient  de  leurs 
auteurs  dramatiques  ne  suffirait  pas,  à  beaucoup 
près,  pour  faire  réussir  les  nôtres.  Une  scène  ou 
deux  par  acte,  et  des  chœurs  qui  ne  quittaient  pas 
la  scène  et  se  mêlaient  au  dialogue  dans  les  situa- 
tions les  plus  intéressantes,  voilà  tout  ce  que  l'on 
demandait  au  poète.  Tous  les  sujets  tirés  de  l'his- 
toire des  Grecs  les  attachaient  sans  peine,  malgré 
leur  extrême  simplicité,  sans  qu'il  fût  besoin 
que  l'action,  graduée  sans  cesse  par  des  alterna- 
tives de  crainte  et  d'espérance ,  ne  s'arrêtant  et  ne 
se  ralentissant  jamais ,  offrît  à  tout  moment  un 
nouveau  degré  d'intérêt,  un  nouvel  aliment  à  la 
curiosité,  durant  le  cours  de  cinq  actes ,  et  ne  la 
satisfit  entièrement  qu'à  la  fin  du  drame.  Pour- 
quoi? C'est  que  parmi  nous  le  spectacle  est  pour 


2o/l  COURS    DE    LITTÉRATURE. 

une  assemblée  choisie;  chez  eux  le  spectacle  était 
pour  un  peuple.  Une  tragédie  chez  les  Grecs  était 
une  fête  donnée  par  les  magistrats  dans  certains 
temps  de  l'année,  aux  dépens  de  la  république, 
dont  on  y  prodiguait  les  richesses.  On  rassemblait 
dans  un  amphithéâtre  immense  une  foule  innom- 
brable de  peuple,  et  Ton  représentait  devant  lui 
des  événements  célèbres  dont  les  héros  étaient 
les  siens ,  dont  l'époque  était  présente  à  sa  mé- 
moire, et  dont  les  détails  étaient  sus  par  cœur, 
même  des  enfants.  Une  architecture  imposante, 
des  décorations  magnifiques ,  attachaient  d'abord 
les  yeux,  et  auraient  suffi  pour  faire  an  spectacle. 
La  déclamation  des  acteurs,  assujettie  à  un  rhy- 
thme  régulier  et  au  mouvement  donné  par  l'or- 
chestre; un  chœur  nombreux,  dont  les  chants 
s'élevaient  sur  un  mode  plus  hardi  et  plus  mu- 
sical, et  devenaient  plus  retentissants  par  tous  les 
moyens  qui  peuvent  ajouter  à  la  voix ,  quand  ils 
sont  suggérés  par  la  nécessité  de  se  faire  entendre 
au  loin  dans  un  espace  couvert  de  simples  toiles  ; 
l'accord  soutenu  entre  la  déclamation  notée,  les 
gestes  mesurés  et  l'accompagnement ,  accord  qui 
faisait  un  des  plus  grands  plaisirs  d'un  peuple 
sensible  à  l'harmonie  au-delà  de  ce  que  nous 
pouvons  imaginer;  enfin  tout  ce  que  nous  savons, 
quoique  très  -  imparfaitement ,  des  spectacles  an- 
ciens; les  masques  faits  pour  enfler  les  voix,  les 
vases  d'airain  disposés  pour  la  multiplier;  tout  nous 
fait   voir  qu'ils  accordaient  aux  sens  infiniment 


COURS    DE    LITTÉRATURE.  295 

plus  que  nous;  que  la  nature,  vue  de  plus  loin 
sur  le  théâtre,  était  nécessairement  agrandie; 
qu'exagérés  dans  leurs  moyens  et  dans  leurs  pro- 
cédés, ils  s'occupaient  plus  de  réunir  plusieurs 
sortes  de  jouissances  que  de  se  rapprocher  d'une 
vraisemblance  exacte ,  et  cherchaient  plus  à  plaire 
aux  yeux  et  aux  oreilles  qu'à  faire  illusion  à  l'es- 
prit. 

Que  l'on  réfléchisse  maintenant  sur  toutes  les 
différences  qui  se  présentent  entre  ce  système 
théâtral  et  le  nôtre.  Nous  sommes  renfermés 
dans  des  bornes  locales  très-étroites,  et  les  objets 
d'illusion,  vus  de  plus  près,  doivent  être  ménagés 
avec  une  vraisemblance  beaucoup  plus  rigoureuse. 
Nous  parlons  à  une  classe  d'hommes  choisis ,  dont 
le  goût,  exercé  par  l'habitude  de  juger  tous  les 
jours,  est  nécessairement  plus  sévère,  et  dont 
l'ame,  accoutumée  aux  émotions,  n'en  est  que 
plus  difficile  à  émouvoir.  Sans  aucun  objet  qui 
puisse  les  distraire  et  flatter  leurs  sens,  ils  peu- 
vent s'armer  de  toute  la  rigueur  de  leur  raison, 
et  sont  encore  plus  disposés  à  juger  qu'à  sentir. 
Il  n'y  a  là  aucune  distraction  favorable  au  poète  ; 
lui  seul  est  chargé  de  tout ,  et  on  ne  lui  fait  grâce 
de  rien.  Point  de  musique  qui  enchante  l'oreille, 
point  de  chœur  qui  se  charge  de  remplacer 
l'action  par  le  chant.  On  ne  lui  permettrait  pas  de 
faire  un  acte  avec  une  ode  et  un  récit ,  comme  il 
arrive  si  souvent  aux  poètes  grecs.  Il  faut  qu'il 
aille   toujours   au   fait,  quoiqu'il  n'en  ait  qu'un 


296  COURS    DE    LITTÉRATURE. 

seul  à  traiter  pendant  cinq  actes;  qu'il  soutienne 
la  curiosité,  quoiqu'il  n'ait  à  l'occuper  que  d'un 
seul  événement  ;  que  le  drame  fasse  un  pas  à 
chaque  scène,  et  tourmente  sans  cesse  le  spec- 
tateur, qui  ne  veut  pas  qu'on  le  laisse  respirer 
un  moment.  A  tant  de  difficultés  que  doit  vain- 
cre tout  auteur  dramatique  qui  veut  être  joué  avec 
un  succès  durable,  joignez  la  difficulté  bien  plus 
grande  encore ,  et  bien  plus  rarement  vaincue , 
que  doit  surmonter  l'homme  de  génie  qui  veut 
être  lu  par  ses  contemporains  et  par  la  postérité  ; 
la  difficulté  d'être  poète  dans  une  langue  moins 
poétique  que  celle  des  Grecs,  et  dans  un  genre 
où  il  faut  cacher  la  poésie  aussi  soigneusement 
qu'ils  la  montraient  ;  et  vous  verrez  que  les  Ra- 
cine et  les  Voltaire  sont  des  hommes  encore  plus 
rares  que  les  Euripide  et  les  Sophocle. 

Les  choeurs  établis  chez  les  Grecs  permettaient 
à  l'auteur  dramatique  de  s'élever  à  la  plus  haute 
poésie,  et  c'était  sur  la  Ivre  de  Pindare  que  Mel- 
pomène  alors  faisait  entendre  ses  plaintes.  D'un 
autre  côté,  la  nature  de  leur  idiome  permettait 
une  foule  d'expressions  simples  et  naïves,  qui, 
dans  le  nôtre,  seraient  basses  et  popidaires.  Le 
poète  pouvait  donc  tour  à  tour  être  très-naturel 
sans  craindre  de  paraître  bas,  et  très- sublime 
sans  craindre  de  paraître  enflé.  Ainsi  ce  double 
avantage,  tiré  du  langage  et  des  mœurs,  l'éloi- 
gnait  aisément  de  deux  écueils  dont  nous  sommes 
toujours  voisins, 


COURS    DE    LITTÉRATURE.  297 

Les  modernes  en  général  approfondissent  da- 
vantage les  sentiments  et  les  passions,  s'enfoncent 
plus  avant  dans  une  situation  théâtrale ,  remuent 
le  cœur  plus  puissamment,  et  savent  mieux 
varier  et  multiplier  les  émotions.  C'est  un  progrès 
que  l'art  a  dû  faire.  Mais  s'il  a  pu  acquérir  de 
l'énergie  dans  nos  grands  tragiques,  ils  n'ont  pu 
surpasser  les  anciens  pour  la  vérité  ;  et  dans  cette 
partie  les  Grecs  ne  sauraient  être  trop  étudiés  ni 
trop  admirés.  De  cette  qualité  qui  les  distingue, 
naît  l'extrême  difficulté  de  les  bien  traduire  sur- 
tout en  vers.  La  différence  du  langage  en  a  mis 
une  grande  entre  leur  dialogue  et  le  nôtre.  Chez 
eux  les  détails  de  la  vie  commune  et  de  la  conver- 
sation familière  n'étaient  point  exclus  de  la  langue 
poétique;  presque  aucun  mot  n'était  par  lui- 
même  bas  et  trivial,  ce  qui  tenait  en  partie  à  la 
constitution  républicaine,  au  grand  rôle  que 
jouait  le  peuple  dans  le  gouvernement,  et  à  son 
commerce  continuel  avec  ses  orateurs.  Un  mot 
n'était  pas  réputé  populaire  pour  exprimer  un 
usage  journalier,  et  le  terme  le  plus  commun 
pouvait  entrer  dans  le  vers  le  plus  pompeux  et 
dans  la  figure  la  plus  hardie.  Parmi  nous,  au 
contraire ,  le  poète  ne  jouit  pas  d'un  tiers  de  l'i- 
diome national  :  le  reste  lui  est  interdit  comme 
indigne  de  lui.  Il  n'y  a  guère  pour  lui  qu'un  cer- 
tain nombre  de  mots  convenus;  et  le  génie  du 
style  consiste  à  en  varier  les  combinaisons ,  et  à 
offrir  sans  cesse  à  l'esprit  et  à  l'imagination  des 


!iC)8  COURS    DE    LITTÉRATURE. 

rapports  nouveaux  sans  être  bizarres,  et  ingé- 
nieux sans  être  recherchés.  Ce  secret  n'est  connu 
que  de  trois  ou  quatre  hommes  dans  un  siècle  : 
le  reste  est  déclamateur  en  voulant  être  poète, 
ou  plat  en  croyant  être  naturel.  C'est  qu'il  est 
bien  difficile  de  soutenir  un  langage  de  conven- 
tion dont  il  n'existe  aucun  modèle  dans  la  so- 
ciété, et  d'introduire  des  personnages  qui  con- 
versent en  se  défendant  une  grande  partie  des 
termes  de  la  conversation.  Il  faut  la  plus  grande 
justesse  d'esprit  et  une  singulière  flexibilité  d'élo- 
cution  pour  démêler  et  saisir  ces  nuances  délicates 
qui  forment  ce  qu'on  appelle  le  bon  goût.  Le 
goût  est  nécessairement  un  maître  despotique 
dans  une  langue  qui  fut  barbare  dans  son  ori- 
gine >  et  qui  n'a  dû  sa  perfection  qu'à  la  politesse 
d'un  siècle  raffiné;  au  lieu  qu'on  peut  dire  de  la 
langue  grecque  que  le  génie  a  présidé  à  sa  nais- 
sance, et  que  depuis  il  en  resta  toujours  le  maître. 

SECTION   II. 

D'Eschyle. 

Eschyle  est  le  véritable  fondateur  du  théâtre 
grec,  car  les  tréteaux  ambulants  de  Thespis  ne 
méritaient  pas  ce  nom.  Eschyle  était  né  dans  l'At- 
tique,  d'une  famille  ancienne  et  illustre.  Il  se  par- 
tagea de  bonne  heure  entre  la  philosophie,  la 
guerre  et  le  théâtre.  Il  étudia  les  dogmes  de  Py- 
thagore,  se  trouva  à  la  journée  de  Salamine,  fut 


COURS    DE    LITTÉRATURE.  299 

blessé  à  celle  de  Marathon,  et  mit  sur  la  scène, 
dans  sa  tragédie  des  Perses,  ces  triomphes  de  la 
Grèce  dont  il  avait  été  témoin.  Son  génie  militaire 
éclatait  dans  ses  ouvrages  ,  et  l'on  appelait  sa 
pièce  des  Sept  Chefs  devant  Thèbes ,  V accouche- 
ment de  Mars.  Sa  dernière  campagne  fut  celle  de 
Platée,  non  moins  glorieuse  aux  Grecs  que  les 
précédentes.  Il  se  livra  dès -lors  tout  entier  au 
théâtre ,  et  donna ,  sous  l'archonte  Ménon ,  quatre 
tragédies  qui  furent  couronnées  ,  Phinée ,  Glau- 
cus ,  les  Perses  et  Promèthèe  :  nous  avons  les  deux 
dernières.  Les  traditions  historiques  varient  sur 
le  nombre  de  ses  pièces.  La  nomenclature  de  Fa- 
bricius  en  compte  près  de  cent.  Euripide  et  So- 
phocle en  composèrent  encore  davantage  ;  ce  qui 
prouve  ce  que  j'ai  dit  ci -dessus,  que  l'art  du 
théâtre  et  celui  de  la  poésie  étaient  beaucoup 
moins  difficiles  pour  les  Grecs  que  pour  nous. 
Nos  auteurs  les  plus  féconds  sont  bien  loin  au- 
jourd'hui de  ce  calcul  arithmétique,  qui  n'est  en- 
core rien ,  il  est  vrai,  si  l'on  remonte  jusqu'à  notre 
Hardy ,  qui  avait  fait  six  cents  pièces.  Mais  Hardy 
est  aussi  loin  d'égaler  Eschyle,  qu'Eschyle  lui- 
même  est  loin  de  Corneille. 

Aristote  et  Quintilien  l'ont  regardé  comme  le 
véritable  inventeur  de  la  tragédie.  Chœrile  et 
Phrynicus,  cités  par  Suidas  ,  n'étaient  que  des 
chansonniers  vagabonds,  imitateurs  de  Thespis. 
C'est  Eschyle ,  dit  Aristote ,  qui  a  le  premier  in- 
troduit deux  acteurs  sur  la  scène,  où   Von  n'en 


3oO  COURS    DE    LITTÉRATURE. 

voyait  qu'un  seul  auparavant.  Qu'était  -  ce  que 
des  drames  où  il  n'y  avait  qu'un  personnage? 
Quintilien  s'explique  plus  nettement  :  Eschyle  est 
le  premier,  dit-il,  qui  ait  fait  des  tragédies.  Denys 
d'Halicarnasse  parle  de  même.  Aucun  de  ces  au- 
teurs n'attribue  l'invention  du  poème  tragique  à 
Thespis.  Horace  est  le  seul  qui  ait  voulu  re- 
monter jusqu'à  lui,  peut-être  par  une  suite  de 
cette  disposition  naturelle  à  chercher  la  plus  pe- 
tite origine  à  ce  qu'il  y  a  de  plus  grand. 

Eschyle  joignait  au  génie  poétique  un  esprit 
inventeur  dans  tout  ce  qui  regarde  la  mécanique 
et  la  décoration  théâtrales.  Il  forma  le  célèbre 
Agatharque,  qui  écrivit  un  traité  sur  l'architec- 
ture scénique.  Il  imagina  pour  ses  acteurs  ces 
robes  traînantes  et  majestueuses  que  les  ministres 
des  autels  empruntèrent  pour  les  cérémonies  de 
la  religion.  Par  ses  soins,  le  théâtre,  orné  de 
riches  peintures,  représenta  tous  les  objets  con- 
formément aux  règles  de  l'optique  et  aux  effets 
de  la  perspective.  On  y  vit  des  temples ,  des  sé- 
pulcres ,  des  armées  ,  des  débarquements  ,  des 
chars  volants ,  des  apparitions,  des  spectres.  Il  en- 
seigna au  chœur  des  danses  figurées,  et  fut  le 
créateur  de  la  pantomime  dramatique.  Tous  ces 
services  rendus  aux  beaux-arts  ne  le  garantirent 
pas  de  la  persécution.  Les  prêtres  lui  firent  un 
crime  d'avoir  mis  sur  la  scène  les  mystères  delà 
religion  dans  plusieurs  de  ses  tragédies ,  et  no- 
tamment dans  ses   Euménides,  que  nous  avons 


COURS    DE    LITTÉRATURE.  3o  r 

encore,  où  Oreste  est  accusé  par  les  Furies,  et 
défendu  par  Apollon  et  Minerve.  La  populace 
ameutée  voulut  le  lapider.  Il  se  réfugia  près  de 
l'autel  de  Bâcchus.  L'aréopage  le  sauva  de  la  fu- 
reur de  ses  ennemis  en  se  déclarant  son  juge  , 
et  le  renvoya  absous  en  considération  des  bles- 
sures qu'il  avait  reçues  à  Marathon.  Ainsi  ses 
talents  lui  auraient  coûté  la  vie,  s'il  n'en  avait 
eu  d'autres  que  ceux  d'un  poète.  Ce  ne  fut  pour- 
tant pas  le  chagrin  le  plus  sensible  qu'il  essuya. 
Le  danger  qu'il  avait  couru  n'avait  pu  le  dégoû- 
ter de  la  poésie.  Il  eut  l'imprudence  si  commune 
de  ne  pas  sentir  que  le  génie  a  aussi  sa  vieillesse , 
et  qu'il  ne  faut  pas  l'exposer  au  mépris.  Les  os- 
sements de  Thésée  ayant  été  portés  à  Athènes 
par  Cimon,  ce  fut  pour  la  ville  un  sujet  de  fêtes 
et  de  jeux.  Il  y  eut  un  concours  ouvert  pour  les 
poètes  tragiques.  Eschyle  ne  voulut  pas  man- 
quer une  occasion  si  solennelle.  Malheureuse- 
ment il  avait  pour  concurrent  un  de  ces  hommes 
rares  dont  les  premiers  pas  sont  des  triomphes  : 
c'était  Sophocle  à  vingt -quatre  ans.  L'archonte 
s'aperçut  qu'il  y  avait  parmi  le  peuple  des  mou- 
vements et  des  brigues  qui  faisaient  craindre  que 
l'esprit  de  parti  n'influât  sur  le  jugement  public. 
Dans  ce  moment ,  Cimon  et  les  autres  généraux 
d'Athènes  arrivaient  sur  le  théâtre  pour  y  faire 
des  libations.  L'archonte  les  pria  de  faire  la  fonc- 
tion de  juges.  Sophocle  l'emporta.  Le  vieux  Es- 
chyle en  fut  inconsolable.  Il  quitta  sa  patrie  ,  et 


$0'2  COURS    DE    LITTÉRATURE. 

se  retira  auprès  d'Hiéron,  roi  de  Sicile,  ami  el 
protecteur  des  lettres ,  et  qui  avait  à  sa  cour  Épi- 
charme  ,  Simonide  ,  Pindare.  C'est  en  ce  pays 
qu'il  finit  sa  vie ,  écrasé ,  dit-on ,  par  une  tortuç 
qu'un  aigle  laissa  tomber  sur  sa  tète  chauve. 
Après  sa  mort,  son  fils  Euphorion  fit  encore  jouer 
à  Athènes  plusieurs  pièces  que  son  père  avait  lais- 
sées. Elles  furent  couronnées  ;  mais  l'auteur  n'était 
plus. 

Il  ne  nous  en  reste  que  sept  de  toutes  celles 
qu'il  avait  écrites  :  Prométhée ,  les  Sept  Chefs  de- 
vant  Thèbes,  les  Perses ,  Agamemnon ,  les  Coë- 
phores,  les  Euménides ,  et  les  Suppliantes.  Toutes 
se  ressentent  de  l'enfance  de  l'art,  et  les  beautés 
sont  plus  de  l'épopée  que  de  la  tragédie.  On  y 
reconnaît  un  génie  mâle  et  brut,  nourri  de  la 
poésie  d'Homère  ,  dont  il  s'avouait  l'imitateur. 
Mes  pièces ,  disait-il ,  ne  sont  que  des  reliefs  des 
festins  d'Homère.  Mais  dans  les  Coëphores  il  y  a 
des  beautés  vraiment  dramatiques,  et  dans  les 
Sept  Chefs  des  morceaux  d'une  très-belle  poésie. 
Je  m'arrêterai  principalement  sur  ces  deux  der- 
nières ,  après  avoir  dit  un  mot  de  chacune  des 
autres. 

Le  sujet  de  Prométhée  est  monstrueux.  Vul- 
cain,  accompagné  de  la  Force  et  de  la  Violence, 
ministres  de  Jupiter,  fait  attacher  sur  le  mont 
Caucase ,  avec  des  chaînes  de  diamant ,  le  dieu 
Prométhée,  que  le  maître  des  dieux  veut  punir, 
on  ne  sait  pourquoi,  d'avoir  dérobé  le  feu  du 


COURS    DE    LITTÉRATURE.  3o3 

ciel ,  et  d'avoir  enseigné  aux  hommes  tous  les 
arts.  Les  nymphes  de  l'Océan,  l'Océan  lui-même, 
et  la  malheureuse  Io ,  poursuivie  aussi  par  Ju- 
piter, viennent  tour  à  tour  entendre  les  plaintes 
de  Prométhée,  que  son  malheur  n'a  point  abattu, 
qui  se  vante  même  de  savoir  le  seul  moyen  que 
Jupiter  puisse  employer  pour  n'être  pas  renversé 
un  jour  du  trône  des  cieux,  et  jure  que  rien  ne 
l'obligera  de  le  révéler ,  à  moins  qu'on  ne  le  dé- 
livre de  ses  chaînes.  Mercure  vient  le  sommer 
de  dire  ce  secret,  et  lui  déclare  que,  s'il  s'obstine 
au  silence ,  Jupiter  va  le  foudroyer  et  le  laisser 
en  proie  à  un  vautour  qui  lui  déchirera  les  en- 
trailles. L'inébranlable  Prométhée  garde  le  silence, 
et  brave  les  menaces  de  celui  qu'il  nomme  le  ty- 
ran des  dieux.  L'arrêt  s'exécute  :  la  foudre  tombe , 
disperse  le  rocher  où  Prométhée  est  enchaîné,  et 
la  pièce  finit.  Cela  ne  peut  pas  même  s'appeler 
une  tragédie. 

Les  Perses,  dont  le  sujet  est  plus  rapproché 
de  la  nature,  n'offrent  rien  de  plus  régulier;  mais 
on  sent  combien  cet  ouvrage  devait  plaire  aux 
Athéniens.  C'est  la  défaite  des  Perses  à  Salamine, 
qui  occupe  cinq  actes  en  récits,  en  descriptions, 
en  présages ,  en  songes ,  en  lamentations  :  nulle 
trace  encore  d'action  ni  d'intrigue.  La  scène  est 
à  Suze.  Des  vieillards,  qui  forment  le  chœur,  at- 
tendent avec  inquiétude  des  nouvelles  de  l'expé- 
dition de  Xerxès.  Atossa,  mère  de  ce  prince,  vient 
leur  raconter  un  songe  qui  l'épouvante.   Arrive 


3o4  COURS    DE    LITTÉRATURE. 

un  soldat  échappé  de  l'armée ,  qui  raconte  le  dé- 
sastre des  Perses.  Atossa  évoque  l'ombre  de  Da- 
rius, et,  contre  l'ordinaire  des  ombres,  qui  ne 
reviennent  que  pour  révéler  aux  vivants  quelque 
grand  secret,  celle-ci  ne  paraît  que  pour  enten- 
dre de  la  bouche  d' Atossa  ce  qu'elle-même  vient 
d'apprendre  de  la  défaite  de  Xerxès.  Au  cinquième 
acte,  Xerxès  lui-même  paraît  seul  avec  un  car- 
quois vide,  qui  est,  dit -il,  tout  ce  qui  lui  reste 
de  cette  prodigieuse  armée  qu'il  avait  amenée 
contre  les  Grecs.  Il  s'est  sauvé  avec  bien  de  la 
peine.  Il  pleure ,  il  gémit ,  et  ne  fait  autre  chose 
que  de  recommander  à  sa  mère  et  aux  vieillards 
de  pleurer  et  de  gémir.  Toute  la  pièce  d'ailleurs 
est  remplie,  comme  on  peut  se  l'imaginer,  des 
louanges  du  peuple  d'Athènes  :  il  est  invincible  , 
il  est  favorisé  du  ciel,  il  est  le  soutien  delà  Grèce. 
Tout  cela  était  vrai  alors  ;  mais  le  poète  met  ces 
louanges  dans  la  bouche  même  des  ennemis  vain- 
cus ,  et  l'on  sent  combien  elles  en  deviennent  plus 
flatteuses.  Il  leur  montre ,  pendant  cinq  actes ,  les 
Perses  dans  la  terreur,  dans  l'humiliation,  dans 
les  larmes  ,  dans  l'admiration  pour  leurs  vain- 
queurs. Avec  un  tel  sujet,  traité  devant  des  ré- 
publicains enivrés  de  leur  gloire,  et  qui  n'avaient 
pas  encore  appris  à  être  difficiles ,  on  pouvait  être 
couronné  sans  avoir  fait  une  scène  tragique,  et 
c'est  ce  qui  arriva.  Mais  après  la  défaite  entière 
des  Athéniens  en  Sicile,  la  destruction  de  toutes 
leurs  forces,  et  la  perte  de  cet  ascendant  qu'ils 


COURS    DE    LITTÉRATURE.  3o5 

avaient  dans  la  Grèce ,  si  quelque  poëte  eût  fait 
une  tragédie  pour  leur  prouver  qu'ils  étaient  le 
premier  peuple  du  monde ,  je  doute  qu'ils  l'eus- 
sent couronné,  car  les  Athéniens  se  connaissaient 
en  louanges. 

Agamemnon  est  une  pièce  froidement  atroce. 
On  est  un  peu  étonné  qu'un  homme  de  lettres 
qui  connaissait  les  anciens  ,  Lefranc  de  Pompi- 
gnan,  à  qui  nous  devons  une  traduction  élégante 
d'Eschyle,  porte  l'enthousiasme  de  traducteur  jus- 
qu'à dire  que  ce  poëte  a  perfectionné  l'art  qu'il 
avait  inventé ,  et  se  récrie  entre  autres  choses  sur 
la  beauté  du  caractère  de  Clytemnestre.  «  Aga- 
«  înemnon ,  dit -il,  a  le  défaut  de  plusieurs  de  nos 
«  pièces  modernes.  Ses  premiers  actes  ne  sont 
«  qu'une  longue  exposition  ;  l'action  ne  com- 
«  mence  qu'au  quatrième.  »  C'est  un  peu  tard  , 
et  je  ne  connais  point  de  pièce  sur  notre  théâtre 
à  qui  l'on  ait  pardonné  une  pareille  faute.  Il 
ajoute  :  «  Le  cinquième  acte  est  du  plus  grand 
«  intérêt.  Les  personnages  de  Clytemnestre  et  de 
«  Cassandre  n'y  laissent  rien  à  désirer.  »  Il  est 
vrai  que  les  prophéties  de  Cassandre  sont  belles  ; 
mais  des  prophéties  sont  un  beau  détail,  et  ne 
sont  point  un  caractère.  Quant  à  celui  de  Cly- 
temnestre ,  il  me  semble  qu'on  n'y  peut  rien  to- 
lérer :  elle  est  d'une  atrocité  qui  révolte.  Un  grand 
crime  n'est  théâtral  qu'avec  une  grande  passion 
ou  de  grands  remords.  Si  Clytemnestre  était  for- 
cenée de  jalousie  comme  Hermione,  ou  d'ambi- 

Cours  de  Littérature.  I.  ^O 


3û6  COURS    DE    LITTÉRATURE. 

tion  comme  Cléopatre,  je  pourrais  concevoir  son 
crime;  mais  elle  n'est  ni  amoureuse,  ni  jalouse, 
ni  ambitieuse.  Seulement  elle  veut  tuer  son  mari, 
et  le  tue.  Voilà  la  pièce.  Elle  se  contente  de  dire 
qu'Agamemnon  a  mérité  la  mort  en  faisant  im- 
moler sa  fille  :  elle  le  répète  trois  ou  quatre  fois. 
Du  reste ,  il  ne  sort  pas  de  cette  ame ,  que  l'idée 
d'un  semblable  forfait  devait  au  moins  troubler, 
un  seul  mot  de  passion  ,  un  cri  de  fureur ,  un  ac- 
cent de  violence.  Il  n'y  a  point  d'exemple  d'une 
scélératesse  si  tranquille  ,  et  par  conséquent  si 
froide.  Elle  attend  son  époux  pour  l'égorger  sans 
être  combattue  un  moment,  et  quand  elle  l'a  as- 
sassiné ,  elle  sort  de  son  palais  pour  s'en  vanter 
devant  tout  le  peuple  avec  une  insolence  aussi 
calme  qu'inconcevable.  Il  faut  l'entendre  elle-même 
pour  juger  où  en  était  encore  cet  art  que  Pompi- 
gnan  veut  qu'Eschyle  ait  perfectionné. 

«  Quand  il  faut  se  venger  d'un  ennemi  qui  doit 
«  nous  être  cher  ,  ne  faut  -  il  pas  lui  tendre  un 
«  piège  qu'il  ne  puisse  éviter  ?  Je  méditais  depuis 
«  long-temps  cette  vengeance  légitime  :  l'occasion 
«s'est  présentée;  je  l'ai  saisie  avec  ardeur.  Aga- 
«  memnon  ne  vit  plus  :  je  l'avouerai  sans  crainte. 
«  Tout  était  si  bien  disposé  qu'il  ne  pouvait  ni 
«  fuir  ni  se  défendre.  Il  s'est  trouvé  pris  dans  un 
«  superbe  voile  comme  dans  des  liens  indissolu- 
«  blés.  Je  l'ai  frappé  deux  fois,  et  deux  fois  il  a 
«  gémi  sous  mes  coups.  Il  tombe  à  mes  pieds,  je 
«  le  frappe  encore  ,  et  ce  dernier  coup  l'envoie 


COURS    DE    LITTÉRATURE.  3o^ 

«  chez  Pluton.  Il  expire:  son  sang  rejaillit  sur  moi; 
«  rosée  qui  m'a  paru  plus  douce  que  les  eaux  du 
«  ciel  ne  le  sont  pour  les  productions  de  la  terre. 
«  J'annonce  sans  effroi  ce  que  j'ai  fait  :  il  m'est  égal 
«  que  vous  m'approuviez  ou  me  blâmiez.  Voilà  le 
«corps  d'Agamemnon,  le  corps  de  mon  époux. 
«Je  n'ai  rien  commis  que  de  juste;  je  l'ai  poi- 
«  gnardé  :  c'est  tout  ce  que  j'avais  à  vous  dire.  » 
(  Traduction  de  Lefranc  de  Pompignan.  ) 

Je  ne  doute  pas  qu'en  cet  endroit  Brumoi  ne 
répondit  comme  il  fait  si  souvent  :  Les  Athéniens 
étaient  un  peuple  éclairé:  comment  croire  qu'ils 
aient  applaudi  une  sottise?  Et  il  conclut  qu'il  y 
a  quelque  raison  que  nous  ne  savons  pas ,  et  qui 
justifie  ce  qui  nous  paraît  sans  excuse.  Avec  cette 
méthode,  il  n'y  a  rien  qu'on  ne  fît  trouver  bon. 
Mais,  sans  aller  plus  loin,  les  Anglais  sont  assu- 
rément un  peuple  très -éclairé,  et  tous  les  jours 
ils  applaudissent  ce  que  nous  ne  supporterions 
pas.  On  en  trouverait  fort  bien  les  raisons  ;  mais 
la  logique  de  Brumoi  dispense  d'en  chercher  :  ce 
qui  est  beaucoup  plus  court.  Ici ,  par  exemple  , 
ne  peut-on  pas  dire  que ,  si  cette  pièce  fut  hono- 
rée d'un  prix,  c'est  que  le  théâtre  était  encore  à 
moitié  barbare  et  bien  loin  de  la  perfection  où 
Sophocle  le  porta  dans  la  suite  ?  Et  qui  ne  sait 
qu'à  cette  époque,  ce  qui  n'est  qu'atroce  et  noir 
paraît  énergique  et  grand  ?  Malheureusement , 
lorsque  la  corruption  et  la  décadence  succèdent 
aux  modèles  et  naissent  de  la  satiété,   l'on  re- 

20. 


3o8  COURS    DE    LITTÉRATURE. 

tombe ,  à  l'autre  bout  du  cercle  ,  dans  le  même 
abus  par  où  l'on  avait  commencé  ,  et  de  nos 
jours  ce  commentaire  trouverait  aisément  son 
application. 

Au  cinquième  acte  des  Coèphores,  qui  ne  sont 
autre  chose  que  le  sujet  connu  parmi  nous  sous 
les  noms  d'Electre  et  d'Oreste,  ce  dernier  tue  sa 
mère  aussi  froidement  qu'elle  a  tué  son  époux. 

Les  Eumènides  sont  la  troisième  pièce  que  la 
famille  des  Atrides  ait  fournie  à  Eschyle.  Il  en  a 
suivi  exactement  l'histoire  dans  ses  trois  tragé- 
dies :  celle  iïAgamemnon ,  où  ce  prince  est  as- 
sassiné par  sa  femme;  celle  des  Coèphores,  où  il 
est  vengé  par  son  fils;  celle  des  Eumènides ,  où 
Oreste  est  en  proie  aux  Furies,  fcette  dernière  est 
au  moins  aussi  étrangère  à  nos  mœurs  que  Pro- 
méthée.  L'ouverture  du  théâtre  représente  les  Eu- 
mènides endormies  à  côté  d'Oreste  dans  le  temple 
de  Delphes  :  c'est  Apollon,  protecteur  de  ce  mal- 
heureux prince ,  qui  est  venu  à  bout  de  les  as- 
soupir, et  qui  lui  conseille  de  profiter  de  l'oc- 
casion et  de  s'échapper,  comme  si  les  Furies  de- 
vaient être  bien  embarrassées  à  leur  réveil  pour 
le  retrouver;  et  puis  expliquez  la  mythologie! 
Quoi  qu'il  en  soit,  Oreste  trouve  le  conseil  fort 
bon,  et  il  prend  la  fuite.  Survient  l'ombre  de 
Clytemnestre ,  qui  trouve  fort  mauvais  que  les 
Furies  sommeillent;  et  en  effet,  l'on  serait  tenté 
de  croire  que  ces  filles  de  la  Nuit  ne  devraient 
jamais  sommeiller,  tant  qu'il  y  a  des  coupables  à 


COURS    DE    LITTÉRATURE.  30O, 

tourmenter.  Mais  c'est  aussi  un  dieu  qui  les  a 
endormies,  et  leur  sommeil  est  bien  dur,  car  il  se 
passe  beaucoup  de  temps  avant  que  Clytemnestre 
parvienne  à  les  réveiller.  Cette  scène  est  curieuse. 
En  voici  une  petite  partie  fidèlement  traduite  par 
Pompignan,  mais  pour  cette  fois  condamnée  par 
lui-même  : 

«  Ecoutez  mes  plaintes ,  ô  divinités  infernales  ! 
«  écoutez  Clytemnestre  qui  se  montre  à  vous  pen- 
ce dant  votre  sommeil  !  »  (  Ici  les  Eumènides  ron- 
«  fient.  ) 

CLYTEMNESTRE. 

«  Vous  me  répondez  par  un  vain  bruit ,  et  votre 
«  proie  s'éloigne.  Vous  pouvez  dormir  en  effet  ; 
«  les  suppliants  ne  vous  importunent  guère.  » 
(  Les  Eumènides  ronflent.  ) 

«  Quel  profond  sommeil  !  Mes  douleurs  ne  vous 
«  touchent  pas.  Cependant  le  meurtrier  de  sa 
«mère,  Oreste,  s'enfuit!  »  {Les  Eumènides  ron- 
flent. ) 

«  Vous  dormez  encore  !  rien  ne  peut  vous 
«  éveiller  !  Ah  !  noires  Furies  !  vous  ne  savez  faire 
«  que  du  mal.  »  {Les  Eumènides  ronflent.) 

«  La  Fatigue  et  le  Sommeil  se  sont  unis  en- 
te semble  pour  assoupir  ces  monstres  cruels.  » 
[Les  Eumènides  ronflent,  et  une  d'elles  s'écrie, 
en  rêvant:  Arrête!  arrête!  arrête!) 

Un  moment  après  elles  s'éveillent  enfin,  et  se 
reprochent  leur  négligence.  Apollon  veut  les 
chasser  de  son  temple  :  elles  le  querellent  sur  la 


3lO  COURS    DE    LITTÉRATURE, 

protection  qu'il  accorde  à  un  parricide.  «  Jeune 
«dieu,  lui  disent-  elles ,  tu  as  trompé  de  vieilles 
«  déesses.  »  Cependant  Oreste  s'est  enfui  de  Del- 
phes à  Athènes ,  et  le  poète  y  transporte  la  scène 
au  troisième  acte.  Ce  n'est  pas  là,,  comme  on 
voit,  la  règle  des  unités.  Dispute  d'Oreste  avec 
les  Furies  dans  le  temple  de  Minerve  :  mais  ce 
n'est  pas  l'Oreste  que  nous  connaissons,  car  il 
leur  parle  de  sang-froid  et  avec  beaucoup  de  bon 
sens.  Il  ne  paraît  pas  que  ces  Furies  lui  fassent 
grand  mal.,  ni  même  grande  peur.  Il  implore  la 
protection  de  Minerve,  qui  descend  au  bruit,  et 
veut  savoir  de  quoi  il  s'agit.  Les  Euménides  ac- 
cusent; Oreste  se  défend.  Minerve  s'abstient  de 
juger  une  cause  qui  est,  dit -elle,  au-dessus  des 
mortels;  mais  elle  déclare  qu'elle  va  remettre  ce 
jugement  à  un  tribunal  composé  des  hommes  les 
plus  justes  et  les  plus  éclairés  d'Athènes.  H  y  a 
ici  un  magnifique  éloge  de  ce  tribunal,  qui  n'est 
autre  chose  que  l'Aréopage,  dont  le  poète  attri- 
bue l'établissement  à  Minerve,  et  relève  la  ma- 
jesté jusqu'à  le  faire  juge  des  dieux  et  des  hom- 
mes, puisque  Apollon  plaide  devant  lui  pour 
Oreste  contre  les  Euménides.  C'est  pourtant  pour 
cette  pièce  que  l'on  voulut  lapider  Eschyle  :  il 
paraît  que  ce  peuple  d'Athènes  était  fort  difficile 
à  manier.  Conclusion  :  Apollon  déclare  que  «  l'en- 
«  fant  est  l'ouvrage  du  père,  et  non  pas  de  la 
«  mère,  qui  n'en  est  que  la  dépositaire;  que  Mi- 
«  nerve  elle-même  est  née  de  Jupiter  seul ,  ce  qui 


COURS    DE    LITTÉRATURE.  3ll 

«  prouve  qu'on  peut  se  passer  de  mère  »  ;  et  au- 
tres raisons  de  la  même  force,  qui  persuadent 
pourtant  la  moitié  de  l'Aréopage;  car,  lorsqu'on 
va  aux  voix,  les  suffrages  pour  et  contre  se  trou- 
vent égaux ,  et  dans  ce  cas  la  loi  absout.  Voilà 
Oreste  hors  d'affaire ,  et  le  poète  aussi  :  mais  il 
faut  convenir  que  voilà  une  étrange  pièce. 

Le  sujet  des  Suppliantes  est  aussi  simple  que 
celui  des  Euménides  est  extraordinaire;  mais  il 
n'y  a  pas  plus  d'action  dans  l'une  de  ces  deux 
pièces  que  dans  l'autre.  Ces  suppliantes  sont  les 
quarante  filles  de  Danaùs ,  qui  ont  quitté  l'Egypte 
pour  ne  pas  épouser  les  fils  d'Egyptus  :  elles 
viennent  avec  leur  père  supplier  Pélasgus,  roi 
d'Argos,  de  leur  donner  l'hospitalité.  Trois  actes 
se  passent  à  savoir  s'il  les  recevra  ou  non.  Au 
quatrième,  il  y  consent.  Au  cinquième,  un  en- 
voyé d'Egyptus  vient  les  réclamer  :  le  roi  d'Argos 
les  refuse,  et  elles  demeurent  chez  lui.  Se  dou- 
terait-on qu'il  y  eût  là  une  tragédie? 

Le  sujet  des  Sept  Chefs  en  pouvait  fournir  plus 
d'une  :  c'est  celui  de  la  Thébaicle ,  qu'on  a  tourné 
de  tant  de  manières,  sans  en  faire  jamais  rien  de 
bon.  «  A  proprement  parler,  dit  Pompignan,  il  n'y 
«  a  point  d'acteurs  dans  cette  tragédie.  Étéocle  ne 
«  se  montre  que  pour  écouter  des  récits,  gronder 
«  des  femmes,  et  expliquer  des  devises  ;  Ismène  et 
«  Antigone  n'arrivent  sur  la  scène  qu'après  le 
«  combat  et  la  mort  des  deux  frères  :  mais  il  y  a 
«  dans  ce  poëme  deux  personnages  invisibles  qui 


3l2  COURS    DE    LITTÉRATURE. 

«  le  remplissent  depuis  le  commencement  jusqu'à 
«  la  fin,  la  Terreur  et  la  Pitié.  »  Très-invisibles  en 
effet,  car  j'avoue  qu'il  m'est  impossible  de  les  y 
voir.  Mais  cette  pièce  offre  du  moins  de  grandes 
beautés  de  détail.  Les  chœurs,  une  des  parties 
les  plus  brillantes  d'Eschyle ,  y  sont  d'une  poésie 
admirable.  Quant  au  siège  de  Thèbes,  ce  pou- 
vait être  un  grand  événement  pour  les  Grecs; 
mais  pour  nous  un  siège  ne  peut  nous  intéresser 
qu'autant  que  les  assiégeants  et  les  assiégés  sont 
respectivement  dans  des  situations  critiques  et 
attachantes.  Quand  il  ne  s'agit  d'autre  chose  que 
de  savoir  si  la  ville  sera  prise  ou  non,  et  qui 
régnera  d'Étéocle  ou  de  Polynice,  dont  l'un  ne 
paraît  même  pas ,  et  dont  l'autre  ferait  aussi  bien, 
de  ne  pas  paraître,  il  n'y  a  ni  terreur  ni  pitié. 
Parmi  ces  longs  récits,  ces  longues  descriptions, 
quelques  morceaux  choisis  peuvent  donner  une 
idée  du  style  de  Fauteur,  et  en  même  temps  d'un 
genre  de  beautés  qui  n'entrerait  pas  aisément 
dans  une  de  nos  tragédies.  Souffririons-nous  que 
rénumération  des  sept  chefs  qui  assiègent  Thè- 
bes, et  la  description  de  leur  armure,  occupât 
un  acte  entier  ?  C'est  pourtant  ce  que  fait  Es- 
chyle ;  et  cet  acte  est  le  troisième  de  la  pièce ,  ce 
qui  pour  nous  est  encore  bien  plus  extraor- 
dinaire. Voici  la  marche  de  cet  acte.  Un  officier 
thébain  rend  compte  à  Étéocle  des  dispositions 
de  l'armée  des  assiégeants.  Il  y  a  une  attaque  pré- 
parée à  chaque  porte ,  et  à  chacune  commande 


COURS    DE    LITTÉRATURE.  3l3 

un  des  chefs  alliés  de  Polynice.  Quand  l'officier  a 
fait  la  description  d'un  de  ces  chefs ,  le  chœur 
implore  le  secours  des  dieux ,  Étéocle  nomme  le 
Thébain  qui  sera  chargé  àe  repousser  l'attaque, 
et  ce  détail,  qui  recommence  sept  fois,  remplit 
un  acte  :  nous  souffririons  à  peine  qu'il  remplît 
une  scène. 

Le  terrible  Tydée,  au  bord  de  l'Isménus, 
Menace  en  frémissant  la  porte  de  Prêtais. 
Le  fleuve  vainement  s'oppose  à  son  passage, 
Vainement  le  devin,  que  trouble  un  noir  présage, 
Veut  arrêter  ses  pas  en  attestant  les  dieux  ; 
Le  guerrier,  tel  qu'on  voit  un  serpent  furieux 
Dont  les  feux  du  midi,  sur  un  brûlant  rivage, 
Embrasent  les  poisons  et  réveillent  la  rage , 
Le  guerrier  du  devin  accuse  la  frayeur; 
Il  méprise  un  augure ,  il  insulte  à  la  peur. 
Il  agite,  en  parlant,  trois  aigrettes  flottantes, 
De  son  casque  d'airain  parures  menaçantes; 
Frappe  et  fait  retentir  son  vaste  bouclier, 
Industrieux  ouvrage,  où  brille  sur  l'acier 
Cet  astre ,  œil  de  la  Nuit ,  qui  décrit  sa  carrière 
Dans  des  cieux  étoiles  que  remplit  sa  lumière. 
Ainsi  marche  au  combat  ce  guerrier  orgueilleux  : 
Une  lance  à  la  main  et  le  feu  dans  les  yeux  , 
Il  appelle  à  grands  cris  la  guerre  et  le  carnage  ; 
Semblable  au  fier  coursier  qui,  bouillant  de  courage, 
Entend  bruire  de  Mars  les  affreux  instruments, 
Et  répond  à  ce  bruit  par  des  hennissements ,  etc. 

On  croit  lire  V Iliade,  et  l'épopée  n'a  pas  un 


3l4  COURS    DE    LITTÉRATURE. 

autre  ton.  Étéocle  oppose  à  Tydée  Mélanippe  fils 
d'Astacus.  L'officier  continue  son  récit  : 

A  la  porte  d'Electre,  aux  assauts  destinée, 
S'élève  comme  un  roc  l'énorme  Capanée  : 
Et  que  puissent  les  cieux,  prompts  à  vous  exaucer, 
Détourner  les  malheurs  qu'il  vous  ose  annoncer  ! 
Nul  mortel  ne  saurait  égaler  sa  stature. 
Audacieux  géant,  qu'agrandit  son  armure, 
Il  jure  que  nos  tours  tomberont  sous  son  bras , 
Que  les  dieux  conjurés  ne  nous  sauveraient  pas. 
D'une  voix  sacrilège  ,  il  défie ,  il  blasphème 
L'Olympe,  le  Destin,  et  Jupiter  lui-même. 
Il  ose  se  vanter  qu'en  vain  ce  dieu  jaloux 
Armerait  contre  lui  son  foudroyant  courroux. 
Pour  lui,  tout  ce  fracas  qui  fait  trembler  la  terre, 
N'est  rien  que  du  midi  la  vapeur  passagère. 
Pour  jeter  plus  d'effroi,  son  bouclier  d'airain 
Présente  un  homme  nu,  la  torche  dans  la  main, 
Et  ces  sinistres  mots  :  J'embraserai  la  'ville. 
Contre  un  tel  ennemi  vous  sera-t-il  facile 
De  trouver  un  guerrier  prêt  à  se  mesurer  ? 
Qui  l'osera  combattre? 

On  voit  que  l'usage  des  devises  guerrières  a 
précédé  de  beaucoup  la  chevalerie  moderne. 
Étéocle  se  propose  d'envoyer  Poliphonte  à  la  ren- 
contre de  Capanée,  et  le  Thébain  reprend  son 
discours  : 

Aux  remparts  de  Minerve,  Hippomédon  s'avance, 
Portant  d'un  bras  nerveux  un  bouclier  immense. 
Je  l'ai  vu,  j'ai  frémi  :  la  main  de  l'artisan 


COURS    DE    LITTÉRATURE.  3  i  5 

A  gravé  sur  le  fer  un  monstrueux  Titan. 

Typhée,  en  rougissant,  de  sa  bouche  enflammée 

Vomit  de  longs  torrents  dune  noire  fumée. 

Des  serpents  alentour,  formant  un  cercle  affreux, 

De  leurs  corps  repliés  entrelacent  les  nœuds. 

Le  cri  de  ce  guerrier  inspire  l'épouvante  ; 

Il  a  la  voix,  la  marche  et  l'œil  d'une  bacchante,  etc. 

Mais  plus  loin ,  vers  le  nord ,  au  tombeau  d'Amphion  , 

Respirant  le  ravage  et  la  destruction , 

Le  jeune  Parthénope,  impatient,  s'élance. 

Non  moins  présomptueux,  il  jure  sur  sa  lance, 

Seule  divinité  qu'atteste  sa  fureur, 

Que  malgré  tous  les  dieux  son  bras  sera  vainqueur. 

Brillant  fils  d'une  nymphe,  et  né  sur  les  montagnes, 

Il  quitta  l'Arcadie  et  ses  belles  campagnes, 

Lorsqu'un  premier  duvet,  fleur  de  la  puberté, 

Ornait  à  peine  encor  sa  naissante  beauté. 

Mais  né  d'un  sang  divin,  il  n'est  pas  moins  farouche; 

L'orgueil  est  dans  ses  yeux,  l'insulte  est  dans  sa  bouche, 

Et  son  armure  même,  outrageant  nos  remparts, 

Nous  retrace  le  monstre,  horreur  de  nos  regards, 

Le  Sphinx ,  de  nos  malheurs  cette  impure  origine ,  etc. 

C'est  bien  là  le  style  de  l'épopée.  Voici  celui  de 
l'ode.  Le  chœur  est  formé  d'une  troupe  de  jeunes 
filles  thébaines  :  épouvantées  des  horreurs  de  la 
guerre  et  du  sort  qui  les  menace ,  si  Thèbes  tombe 
au  pouvoir  du  vainqueur,  elles  adressent  leur 
prière  aux  dieux. 

Du  plus  mortel  effroi  nos  sens  sont  pénétrés. 
De  combien  d'ennemis  ces  murs  sont  entourés  ! 


3l6  COURS    DE    LITTÉRATURE. 

Telle  du  haut  des  airs  la  colombe  timide 
Voit  d'un  vol  effrayant  fondre  l'autour  rapide; 
L'infortunée,  hélas!  tremble  pour  ses  petits, 
Et  d'une  aile  impuissante  elle  couvre  leurs  nids. 

Qu'allons-nous  devenir  ?  Les  héros  des  batailles 
Ont  fait  voler  leurs  traits  autour  de  nos  murailles. 
Dieux ,  protégez  les  murs  que  Gadmus  a  bâtis  ! 
S'il  faut  qu'à  l'étranger  ils  soient  assujettis, 
Si  vous  abandonnez  cette  ville  si  chère , 
Des  sources  de  Dircé  l'eau  pure  et  salutaire, 
Dircé ,  fleuve  sacré ,  pour  vous  si  plein  d'appas , 
Le  plus  beau  que  Neptune  épanche  en  ces  climats , 
Pourrez-vous  habiter  dans  un  plus  doux  asyle  ? 
O  dieux!  qui  d'Agénor  gardez  l'auguste  ville, 
A  nos  fiers  ennemis  renvoyez  la  terreur; 
Brisez  entre  leurs  mains  les  traits  de  leur  fureur, 
Et,  sauveurs  des  Thébains,  garants  de  notre  gloire, 
Recevez  dans  nos  murs  l'encens  de  la  victoire. 

Pourriez-vous  voir ,  ô  dieux  !  ces  remparts  renommés , 
Par  les  flambeaux  de  Mars  en  cendre  consumés , 
Et  les  filles  de  Thèbe ,  à  servir  destinées , 
Aux  pieds  de  leurs  vainqueurs  par  les  cheveux  traînées  ; 
Nos  citoyens  captifs,  amenés  dans  Argos, 
Marchant  le  front  baissé ,  comme  de  vils  troupeaux  ? 
Quel  désordre!  quel  bruit!  ô  ville  malheureuse  ! 
Tu  pleures  tes  enfants ,  ta  solitude  affreuse. 
Hélas!  qu'il  est  cruel  pour  de  jeunes  beautés, 
A  qui  l'Hymen  gardait  de  chastes  voluptés, 
De  quitter  le  séjour  de  leur  paisible  enfance, 
D'assouvir  des  soldats  la  brutale  insolence! 


COURS    DE    LITTÉRATURE.  3  I  7 

La  mort  est  préférable  à  cet  amas  d'horreurs 
Qu'à  des  murs  pris  d'assaut  réservent  les  vainqueurs. 

La  victoire  inhumaine  est  le  signal  du  crime. 

L'un  emporte  sa  proie  ou  traîne  sa  victime; 

Une  torche  à  la  main  l'autre  embrase  les  toits. 

L'impitoyable  Mars  ne  connaît  plus  de  lois: 

Il  marche,  ivre  de  sang,  à  la  lueur  des  flammes, 

Au  bruit  des  fers,  aux  cris  des  enfants  et  des  femmes  ; 

Sa  fureur  y  répond  par  des  rugissements  ; 

Il  foule  sous  les  pieds  les  plus  saints  monuments. 

Près  de  lui  la  rapine ,  au  milieu  du  carnage , 

Dispute  des  débris ,  combat  pour  le  partage  : 

Les  présents  de  Cérès,  ravis  et  dispersés, 

Sont  aux  pieds  des  soldats  au  hasard  entassés; 

Et,  debout  devant  eux,  des  captives  tremblantes 

Font  ruisseler  le  vin  dans  les  coupes  sanglantes. 

Le  sort  leur  donne  un  maître  :  il  faut,  quel  changement! 

Devenir  de  son  lit  le  servile  ornement. 

Il  faut  même  oublier  que  jadis  une  mère 

Ne  les  éleva  pas  pour  ce  vil  ministère,  etc. 

Au  quatrième  acte,  on  apporte  sur  le  théâtre 
les  corps  sanglants  d'Étéocle  et  de  Polynice,  tués 
l'un  par  l'autre ,  et  il  y  a  ici  une  scène  dont  l'exé- 
cution est  belle  et  pathétique,  mais  qui  pour 
nous  conviendrait  mieux  à  l'opéra  qu'à  la  tra- 
gédie. Un  chœur  de  Thébains,  et  ensuite  les 
sœurs  des  deux  princes,  Ismène  et  Antigone  ? 
déplorent  tour  à  tour  les  crimes,  les  fureurs  et  la 
mort  des  deux  frères,  dont  les  cadavres  sont  sous 
leurs  yeux.  C'est  une  espèce  d'ode  en  dialogue, 


3l8  COURS    DE    LITTÉRATURE. 

un  duo  de  plaintes  et  de  regrets,  en  très-beaux 
vers,  et  d'une  forme  très-favorable  à  la  musique, 
dont  les  développements  seraient  ici  fort  bien 
placés;  mais  tout  ce  qui  arrête  et  suspend  l'action 
est  dans  une  tragédie  un  défaut  réel,  et  c'est 
l'inconvénient  de  cette  scène  qui  est  trop  pro- 
longée, et  où  la  même  idée  est  répétée  trop  sou- 
vent, quoique  sous  des  formes  toujours  poé- 
tiques. Au  reste,  l'auteur  n'avait  nulle  raison  pour 
l'abréger,  car  la  pièce  est  à  peu  près  finie.  Le 
cinquième  acte  ne  contenait  rien  autre  chose  que 
la  défense  de  donner  la  sépulture  à  Polynice, 
qui  est  mort  en  combattant  contre  sa  patrie.  Il 
ne  me  reste  donc,  pour  terminer  l'extrait  de 
cette  pièce ,  qu'à  donner  une  traduction  de  la 
scène  dont  je  viens  de  parler. 

PREMIER    CHOEUR. 

O  frères  insensés  !  ô  princes  déplorables  ! 

Sourds  aux  conseils  de  l'amitié, 
Vous  avez  assouvi  vos  haines  implacables, 
Et  vous  voilà  tous  deux  un  objet  de  pitié. 

SECOND    CHOEUR. 

Ils  ont  de  leur  famille  achevé  la  ruine  ; 
Ils  n'ont  point  démenti  leur  fatale  origine. 

PREMIER    CHOEUR. 

Malheureux  !  le  fer  seul  a  pu  vous  accorder; 
Le  fer,  de  vos  débats,  seul  a  pu  décider. 
L'Euménide  attachée  à  toute  votre  race 
Était  auprès  d'OEdipe;  elle  entendait  ses  cris 


COURS    DE    LITTÉRATURE.  3lC) 

Quand  il  a  maudit  ses  deux  fils  : 
Elle  vient  d'accomplir  sa  sanglante  menace. 

SECOND    CHOEUR. 

Le  fer  est  descendu  jusqu'au  fond  de  leur  cœur  : 
Voyez  leurs  profondes  blessures. 

PREMIER    CHOEUR. 

Le  sang  inondait  leurs  armures  ; 
t  leur  bouche  mourante  exhalait  leurs  fureurs. 

SECOND    CHOEUR. 

Tous  deux,  en  immolant  un  frère, 
Ils  poussaient  des  cris  forcenés. 

PREMIER    COEUR. 

Tous  deux  en  combattant  semblaient  environnés 
Des  malédictions  d'un  père. 

SECOND    CHOEUR. 

Le  deuil  noircit  nos  tours,  et  nos  murs  ont  gémi. 
Ils  sont  tombés ,  nos  rois ,  hélas  !  et  Thèbes  pleure  : 
Le  trône  armait  le  bras  de  ce  couple  ennemi; 
La  terre  ouvre  à  tous  deux  leur  dernière  demeure. 

PREMIER    CHOEUR. 

D'autres  hériteront  de  ce  trône  odieux 
Qu'a  long-temps  disputé  leur  rage. 

Le  fer,  de  leur  querelle  arbitre  impérieux, 
Leur  a  fait  un  égal  partage. 

SECOND    CHOEUR. 

Tous  deux  n'auront  de  leur  pays 
Que  la  place  où  leurs  corps  seront  ensevelis. 

PREMIER    CHOEUR. 

Ah!  malheureuse  entre  les  mères, 
La  mère ,  épouse  de  son  fils , 


»20  COURS    DE    LITTÉRATURE. 

Qui  mit  au  jour,  hélas  !  ces  deux  fils  sanguinaires, 
Pour  être  à  jamais  ennemis  ! 

SECOND    CHOEUR. 

Fiers  rivaux  que  n'a  pu  réunir  la  nature , 

Ce  sang  qui  fut  puisé  dans  une  source  impure, 

Ce  sang  répandu  par  vos  coups, 
Se  mêle  en  s'écoulant,  se  confond  malgré  vous. 

PREMIER    CHOEUR. 

De  la  terre  exécrable  ouvrage , 

Ce  métal  exterminateur, 

Le  fer,  présent  fait  à  la  rage, 

Mars,  impitoyable  vengeur, 
Ont  ainsi  partagé  le  funeste  héritage 
Qu'OEdipe  à  ses  enfants  laissa  dans  sa  fureur. 

SECOND    CHOEUR. 

De  la  grandeur  ils  ont  senti  l'ivresse, 
Ils  ont  brigue  le  pouvoir,  les  trésors  : 
Dans  le  sein  de  la  terre  ils  trouvent  leur  richesse , 
Et  leur  royaume  est  chez  les  morts. 

PREMIER    CHOEUR. 

L'Euménide ,  au  sein  des  ténèbres , 
Au  moment  où  le  glaive  a  terminé  leurs  jours, 
Poussa  des  cris  aigus  au  sommet  de  nos  tours , 

Et  lamenta  des  chants  funèbres. 

SECOND    CHOEUR. 

Aux  portes  de  la  ville,  au  pied  de  nos  remparts, 
Até ,  menaçante,  inflexible, 
Vint  asseoir  son  trophée  horrible, 

Et  sur  les  combattants  attacha  ses  regards. 

Elle  vit  leur  trépas ,  comme  elle  vit  leurs  crimes , 

Et  resta  satisfaite  auprès  de  ses  victimes. 


COURS    DE    LITTERATURE.  021 

ISMÈNE. 

Polynice! 

ANTIGONE. 

Etéocle  ! 

ISMÈNE. 

O  vœux  toujours  trompés! 

ANTIGONE. 

Tous  deux  frappent  et  sont  frappés. 

ISMÈNE. 

Le  sang  contre  le  sang! 

ANTIGONE. 

Le  frère  contre  un  frère  ! 

ISMÈNE. 

Ah  !  je  succombe  à  ma  misère. 

ANTIGONE. 

D'intarissables  pleurs  mes  yeux  seront  trempés. 

ISMÈNE. 

Le  malheur  nous  unit  autant  que  la  nature. 

ANTIGONE. 

Ciel!  où  sera  leur  sépulture? 

ISMÈNE. 

Où  donc  recevrez-vous ,  rivaux  infortunés, 

Les  suprêmes  honneurs  qui  vous  sont  destinés  ? 

ANTIGONE. 

En  quel  endroit  de  cette  terre? 

ISMÈNE. 

Au  tombeau  de  nos  rois. 

ANTIGONE. 

A  côté  de  leur  père ,  etc. 

Cours  de  Littérature.  1.  21 


322  COURS    DT    LITTÉRATURE. 

Nous  voici  enfin  arrivés  au  seul  ouvrage  d'Es- 
chyle ,  du  moins  de  ceux  qui  nous  restent ,  où 
l'on  trouve  des  beautés  vraiment  tragiques,  vrai- 
ment théâtrales  :  c'est  la  pièce  intitulée  les  Coé- 
phores ,  mot  qui  signifie  porteurs  de  libations , 
parce  que  le  choeur  est  composé  de  femmes  es- 
claves qui  portent  des  vases  et  des  présents  funé- 
raires. Ce  n'est  pas  la  seule  fois  que  le  chœur  a 
donné  son  nom  aux  tragédies  des  Grecs.  Les 
Phéniciennes  d'Euripide ,  dont  le  sujet  est  préci- 
sément la  Thébaïde ,  sont  appelées  ainsi ,  parce 
que  le  chœur  est  composé  de  femmes  de  Phé- 
nicie ,  et  les  Trachiniennes  de  Sophocle ,  dont  le 
sujet  est  la  mort  d'Hercule,  tirent  aussi  leur  nom 
de  femmes  de  Trachine,  ville  de  Thessalie,  où 
se  passe  la  scène.  Celle  des  Coëphores  est  dans 
Argos.  Le  sujet  est  la  vengeance  qu'Electre  et 
Oreste  veulent  tirer  du  meurtre  d'Agamemnon, 
assassiné  par  leur  mère  Clytemnestre.  Ce  sujet, 
traité  tant  de  fois  parmi  les  modernes,  n'a  pas 
excité  moins  d'émulation  chez  les  anciens.  Il  a 
été  un  objet  de  concurrence  entre  Eschyle,  Euri- 
pide et  Sophocle.  On  n'avait  pas  alors  cette  ridi- 
cule et  révoltante  injustice  de  croire  que  ce  fut 
un  crime  de  s'exercer  sur  un  sujet  déjà  manié 
par  un  autre  auteur.  Cette  noble  rivalité  ne  pas- 
sait pas  pour  une  basse  jalousie,  et  les  Grecs, 
occupés  de  leurs  plaisirs,  ne  calomniaient  pas  si 
maladroitement  ceux  qui  leur  en  préparaient  de 
nouveaux.  Le  vaste  champ  des  arts  est  ouvert  à 


• 


COURS    DE    LITTÉRATURE.  3^3 

tout  le  monde  :  nulle  partie  n'en  appartient  ex- 
clusivement à  celui  qui  le  premier  y  a  porté  la 
main;  et  les  traces  mêmes  du  génie,  toutes  res- 
pectables qu'elles  sont,  ne  rendent  point  sacri- 
lège celui  qui  s'avance  sur  la  même  route. 

Les  Coëphores  sont  encore  une  pièce  très- 
imparfaite  :  mais  le  sujet  en  est  dramatique;  on 
commence  à  voir  quelque  idée  d'une  action  théâ- 
trale. Eschyle  est  même  le  premier  qui  ait  ima- 
giné d'introduire  Oreste  apportant  la  fausse  nou- 
velle de  sa  propre  mort  :  invention  heureuse  et 
qui  a  été  suivie.  Mais  d'ailleurs  il  y  a  peu  d'art 
dans  la  pièce.  La  reconnaissance  du  frère  et  de 
la  sœur  n'est  nullement  ménagée  :  au  moment  où 
Electre  voit  des  cheveux  sur  le  tombeau  d'Aga- 
memnon ,  elle  songe  à  son  frère ,  et  fait  des  vœux 
pour  son  retour.  Oreste,  qui  est  caché  dans  le 
voisinage,  se  montre  aussitôt,  et  dit  :  Je  suis  celui 
que  vous  désirez;  je  suis  Oreste.  Égisthe  et  Cly- 
temnestre  ne  paraissent  qu'un  moment  et  pour 
être  égorgés.  Nul  développement  dans  les  carac- 
tères ,  nulle  suspension  dans  les  événements. 
Electre  et  Oreste  ne  sont  jamais  en  danger;  et 
leur  danger  devait  être  la  plus  grande  source 
d'intérêt.  Mais  enfin  le  style  et  le  dialogue  sont 
du  ton  de  la  tragédie,  et  la  scène  qui  ouvre  le 
second  acte  est  d'un  ordre  supérieur.  C'était  pour 
la  première  fois  que  Melpomène  prenait  un  ton 
si  élevé.  On  aime  à  voir  ces  premiers  efforts  d'un 
art  naissant;  et  ce  doit  être  une  chose  digne  d'at- 


3lf[  COURS    DE    LITTÉRATURE. 

tention    qu'une    scène    d'Eschyle   que   le   grand 
Racine  admirait  comme  un  des  plus  beaux  mo- 
numents de  la  tragédie  antique.  Elle  est  d'abord 
d'un  appareil  très -imposant,  et  ce  n'est  pas  la 
seule  fois  qu'Eschyle  a  pu  servir  de  modèle  dans 
cette  partie  de  l'art ,  qui  consiste  à  donner  à  la 
représentation  une  pompe  qui  fait  partie  du  sujet 
et  ajoute  à  la  situation.  Electre  s'avance  portant 
des   libations    et    des    offrandes,  et   suivie   d'un 
chœur  de  femmes  esclaves ,  qui  portent  aussi  des 
vases  et  des  présents  :  c'est  Clytemnestre  qui  a 
chargé  Electre  de  ces  dons  funèbres,  destinés  à 
honorer  le  tombeau  d' Agamemnon ,  et  à  fléchir , 
s'il  se  peut ,  son  ombre  irritée.  Pour  entrer  dans 
l'esprit  de  cette  scène,  il  faut  bien  se  souvenir 
du  pouvoir  que  les  anciens  attachaient  aux  impré- 
cations religieuses  et  à  la  vengeance  des  mânes. 
Si  Electre  balance,  comme  on  va  le  voir,  à  im- 
plorer l'ombre   d' Agamemnon  et  à  maudire  ses 
assassins ,  c'est  qu'elle  est  bien  sûre  que  sa  prière 
ne  sera  pas  vaine ,  qu'elle  sera  entendue  des  dieux 
infernaux,  et  qu'ils  se  chargeront  de  l'exaucer. 
Demander  la  mort  des  coupables,  c'est  demander 
la  mort  de  sa  mère:  elle  tremble,  elle  hésite,  et 
le  chœur  la  rassure  et  l'encourage.  Parmi  nous, 
elle  balancerait  moins  à  prononcer  des  malédic- 
tions dont  l'effet  ne  nous  paraîtrait  pas  devoir 
être  si  prompt  et  si  infaillible,  et  qui  d'ailleurs 
semblent  être  le  cri  naturel  des  opprimés  et  la 
consolation  de  l'impuissance.  C'est  par  une  suite 


COURS    DE    LITTÉRATURE.  3'23 

de  cette  même  croyance,  qui  n'est  pas  la  nôtre, 
que  Clytemnestre  elle-même  s'efforce  d'apaiser, 
autant  qu'il  est  possible,  l'ombre  de  son  époux 
massacré,  et  n'ose  se  présenter  devant  sa  tombe, 
qu'elle  profanerait  par  sa  présence.  Elle  envoie 
sa  fille,  qui  est  innocente,  et  qui  doit  être  chère 
à  son  père  ;  et  sa  fille  saisit  ce  même  instant  pour 
faire  d'un  sacrifice  expiatoire  une  invocation  de 
vengeance  et  de  haine  adressée  aux  divinités  in- 
fernales, et  dont  l'effet  doit  tomber  sur  Cly- 
temnestre. Cette  idée  est  grande  et  sublime ,  et 
le  moment  où  Electre  se  résout  à  lancer  enfin  ces 
fatales  imprécations  devait  faire  frémir  les  spec- 
tateurs. 

Electre,  aux  femmes  qui  la  suivent. 

Vous ,  qu'en  mon  infortune  il  m'est  permis  de  voir, 
Esclaves  qui  m'aidez  dans  ce  triste  devoir, 
Quels  vœux  puis-je  former  sur  le  tombeau  d'un  père  ? 
En  épanchant  les  eaux  du  vase  funéraire , 
Dirai-je  :  «Agamemnon,  c'est  ton  épouse  en  pleurs 
«  Qui  t'offre ,  par  mes  mains ,  les  dons  de  ses  douleurs. 
«  Aux  mânes  d'un  époux  elle  offre  cet  hommage!  » 
Non,  je  ne  l'ose  pas.  Hélas!  et  quel  langage, 
Quelle  prière  encore  et  quels  souhaits  pieux 
Conviennent  à  sa  fille  en  ces  funèbres  lieux  ? 
Parlez,  qu'en  ce  moment  vos  avis  m'encouragent. 
Ah!  sur  les  meurtriers  dont  les  présents  l'outragent, 
Si  ma  voix,  appelant  sa  vengeance  et  ses  coups  , 
De  ses  mânes  trahis  attestait  le  courroux! 
Si  mon  cœur  en  croyait  ce  transport  qui  l'anime 


3^6  COURS   DE    LITTÉRATURE. 

Enfin,  puisque  je  viens  pour  expier  un  crime, 
Dois-je  jeter  au  loin  ces  vases  odieux , 
Et  fuir  avec  horreur  en  détournant  les  yeux  ? 
J'implore  vos  conseils  ;  je  m'y  soumets  sans  peine  : 
Vous  partagez  ici  mes  malheurs  et  ma  chaîne. 
Ne  craignez  rien;  songez  que,  sous  les  lois  du  sort, 
L'esclave  et  le  tyran  sont  égaux  dans  la  mort: 
Ne  dissimulez  point,  et  bannissez  la  crainte. 

LE    CHOEUR. 

Nous  sommes  sans  effroi ,  nous  parlerons  sans  feinte. 

ELECTRE. 

J'en  jure  le  tombeau  du  plus  grand  des  mortels , 
Plus  auguste  pour  moi,  plus  saint  que  les  autels, 
Ah!  si  vous  révérez  la  cendre  de  mon  père, 
Vous  pouvez  tout  sur  moi  ;  sa  fille  vous  est  chère. 
Parlez. 

LE    CHOEUR. 

En  arrosant  ce  marbre  inanimé, 
Invoquez  ce  héros  pour  ceux  qui  l'ont  aimé. 

ELECTRE. 

Et  qui  dois-je  nommer? 

LE    CHOEUR. 

Les  ennemis  d'Egisthe. 

ELECTRE. 


Moi? 

Vous. 


LE    CHOEUR. 
ELECTRE. 

Moi  seule,  hélas! 

LE    CHOEUR. 

Cet  abandon  si  triste 


COURS    DE    LITTÉRATURE.  3»7 

Vous  fait-il  oublier  qu'il  est  encor?...  Mais  non: 
C'est  à  vous  seule,  Electre,  à  prononcer  ce  nom. 

ELE  CTRE. 

Quel  est  donc  votre  espoir?  et  qui  voulez-vous  dire  ? 

LE    CHOEUR. 

O reste  est  loin  de  vous,  mais  Oreste  respire. 

ELECTRE. 

Quel  jour  luit  dans  mon  cœur! 

LE    CHOEUR. 

Ce  cœur  infortuné 
Ne  doit  rien  voir  ici  qu'un  père  assassiné. 
Contre  ses  assassins.... 

ELECTRE. 

Faut-il  que  je  vous  croie? 

LE    CHOEUR. 

Demandez  à  grands  cris  que  le  ciel  vous  envoie.... 

EL  ECTRE. 

Des  juges  ?  des  vengeurs  ? 

LE    CHOEUR. 

Un  dieu  pour  vous  armé , 
Ou  bien  quelque  mortel  par  les  dieux  animé , 
Qui....  (  gardez  d'écouter  des  sentiments  timides  ) 
Qui  verse  sans  pitié  le  sang  des  parricides. 

ELECTRE. 

Est-ce  à  moi,  juste  ciel  !  à  moi  qu'il  est  permis 
De  souhaiter  la  mort  à  de  tels  ennemis  ? 

LE    CHOEUR. 

Tout  est  permis  sans  doute  à  qui  poursuit  le  crime, 
A  qui  s'en  voit  encor  l'esclave  et  la  victime. 

ELECTRE. 

Eh  bien  donc ,  ô  Mercure ,  ô  dieu  des  sombres  bords  î 


OlS  COURS    DE    LITTÉRATURE. 

Dont  le  sceptre  tranquille  est  redouté  des  morts, 
Va  présenter  mes  vœux  à  ces  dieux  inflexibles 
Dont  mon  père  aujourd'hui  subit  les  lois  terribles  ; 
A  la  terre,  par  qui  tout  naît  et  se  détruit, 
Qui  rappelle  en  son  sein  tout  ce  qu'elle  a  produit. 
O  mon  père  !  reçois  cette  liqueur  sacrée. 

(  Elle  répand  des  libations.  ) 
Je  t'appelle,  6  grande  ombre  en  mon  cœur  adorée  î 
Jette  un  œil  de  pitié  sur  tes  tristes  enfants  ; 
Fais  que  dans  ton  palais  ils  rentrent  triomphants  î 
Maintenant  poursuivis,  trahis  par  une  mère, 
Ils  ne  peuvent  trouver  d'asyle  sur  la  terre. 
On  a  souillé  ton  lit,  et  ton  épouse,  ô  ciel! 
Y  reçoit  dans  ses  bras  ton  assassin  cruel. 
Oreste  est  fugitif,  et  moi,  je  suis  esclave; 
Et  ce  lâche  oppresseur,  Egisthe  qui  nous  brave, 
Qui  s'assied  sur  ton  trône,  et  rit  de  nos  soupirs, 
Livrant  aux  voluptés  ses  coupables  loisirs , 
Riche  de  tes  trésors,  tranquille  sur  sa  proie, 
Dévore  insolemment  les  dépouilles  de  Troie. 
Mon  père ,  entends  ma  voix  :  fais  qu'Electre  à  jamais 
Eloigne  de  son  cœur  l'exemple  des  forfaits, 
Des  destins  ennemis  supporte  les  injures, 
Et  conserve  des  mains  innocentes  et  pures. 
Tels  sont  mes  vœux  pour  moi,  pour  ton  malheureux  fils. 
Exauce  d'autres  vœux  contre  tes  ennemis: 
Parais,  élève-toi  de  ta  tombe  insultée; 
Parais,  qu'à  ton  aspect  leur  ame  épouvanter 
Ressente  cet  effroi ,  précurseur  du  trépas  ; 
Lance  sur  eux  ces  traits  que  l'on  n'évite  pas , 
Que  prépare  et  conduit  Némésis  indignée  ; 
Viens ,  donne-leur  la  mort  comme  ils  te  l'ont  donnée. 


COURS    DE    LITTÉRATURE.  32f) 

[aux  suivantes.  ) 
Et  vous,  faites  entendre  autour  de  ce  cercueil 
Les  chants  de  la  tristesse  et  les  hymnes  du  deuil. 

LE    CHOEUR. 

Pleurons,  pleurons  sur  notre  maître, 
Sur  notre  maître  malheureux. 
Pleurons  sur  ses  enfants  :  ah!  ses  entants,  peut-être. 

Ont  un  sort  encor  plus  affreux. 
La  source  de  nos  pleurs  ne  peut  être  tarie  : 

Que  son  ombre  en  soit  attendrie. 
Mêlons ,  mêlons  nos  pleurs  à  ces  libations 
Qu'Electre  vient  répandre 
Sur  cette  auguste  cendre , 
Près  de  qui  le  Destin  veut  que  nous  gémissions. 
O  grand  Agamemnon  !  du  séjour  des  ténèbres , 

Entends  nos  cris  funèbres  ! 
Le  malheur  trop  long-temps  s'est  reposé  sur  nous  : 
Que  sur  nos  ennemis  désormais  il  s'arrête. 

ELECTRE. 

Je  dévoue  aux  enfers,  à  la  mort,  à  tes  coups 
Leur  criminelle  tête. 

LE    CHOEUR. 

Qui  sera  ton  vengeur  ?  qui  nous  sauvera  tous  ? 

O  Mars  !  de  sang  insatiable  ! 

O  Mars  !  c'est  à  toi  de  frapper. 
Descends ,  prends  dans  tes  mains  ce  glaive  inévitable , 

Qui  vient  moissonner  le  coupable 

Au  moment  qu'il  croit  échapper. 

On  peut  résumer  qu'Eschyle  a  inventé  la  scène , 
le  dialogue  et  l'appareil  théâtral;  qu'il  a  le  pre- 
mier traité  une  action  ;  qu'il  a  été  grand  poète 
dans  ses  chœurs;  qu'il  s'est  élevé  dans  quelques 


33o  COURS    DE    LITTÉRATURE. 

scènes  au  ton  de  la  vraie  tragédie  ;  qu'enfin  il  a 
eu  la  gloire  d'ouvrir  la  route  où  Sophole  et  Euri- 
pide ont  été  bien  plus  loin  que  lui. 

SECTION   III. 
De  Sophocle. 

Il  ne  nous  reste  des  nombreux  ouvrages  qui 
remplirent  sa  longue  carrière ,  que  sept  tragé- 
dies, les  Trachiniennes ,  Ajax  furieux ,  Antigone, 
Œdipe  roi,  OEdipe  à  Colonne,  Electre,  et  Phi- 
loc tète. 

Tout  le  monde  sait  que  Sophocle  a  fait  de 
belles  tragédies  :  l'on  ignore  communément  qu'il 
commanda  les  armées,  et  fut  élevé  à  la  dignité 
d'archonte,  la  première  de  la  république  d'A- 
thènes. On  a  souvent  rappelé  ce  procès  intenté 
par  l'ingratitude  et  gagné  par  le  génie  ;  cette 
odieuse  accusation  des  enfants  de  Sophocle ,  qui , 
las  d'attendre  son  héritage,  et  impatients  de  sa 
longue  vieillesse,  demandèrent  son  interdiction 
à  l'Aréopage,  sous  prétexte  que  sa  tète  était  af- 
faiblie. Le  vieillard,  pour  toute  défense,  demanda 
aux  juges  la  permission  de  leur  lire  la  dernière 
pièce  qu'il  venait  d'achever.  C'était  son  OEdipe 
à  Colonne,  ouvrage  qui  devait  confondre  dou- 
blement ses  accusateurs,  puisqu'il  y  représente 
un  père  dépouillé  par  des  fils  ingrats  :  il  semblait 
qu'un  sentiment  secret  lui  eût  dicté  sa  propre 
histoire.  Il  fut  reconduit  jusque  chez  lui   avec 


COURS    DE    LITTÉRATURE.  33  I 

des  acclamations;  et,  plus  indulgent  qu'QEdipe, 
il  pardonna  à  ses  enfants.  Il  avait  près  de  cent 
ans,  et  avait  composé  cent  vingt  tragédies  lors- 
qu'il fut  couronné  devant  toute  la  Grèce  aux  jeux 
olympiques.  Il  mourut  dans  les  transports  de  sa 
joie  et  dans  le  sein  de  la  gloire.  Il  n'a  manqué  au 
Sophocle  de  nos  jours,  pour  être  aussi  heureux 
que  l'ancien ,  que  de  mourir  comme  lui  au  milieu 
de  son  triomphe. 

Je  commencerai  par  ceux  de  ses  ouvrages  qui 
nous  sont  le  moins  familiers,  parce  qu'ils  n'ont 
pas  encore  été  transportés  sur  notre  théâtre;  je 
finirai  par  ceux  qu'on  y  a  pour  ainsi  dire  natu- 
ralisés ,  et  sur  sept ,  il  y  en  a  quatre ,  les  deux 
OEdipes ,  Electre  et  Philoctète. 

Le  sujet  des  Trachiniennes  est  la  mort  d'Her- 
cule ,  causée  par  la  jalousie  de  Déjanire  et  la  fatale 
robe  de  Nessus.  Les  alarmes  et  les  inquiétudes  de 
cette  femme  ,  qui  attend  son  époux  absent  depuis 
plus  d'un  an,  un  chœur  de  jeunes  filles  et  son 
fils  Hyllus,  qui  la  rassurent  et  la  consolent,  forment 
l'exposition  de  la  pièce.  Déjanire  est  d'autant  plus 
inquiète ,  qu'un  oracle  a  prédit  qu'Hercule  périrait 
dans  l'expédition  d'OEchalie  pour  laquelle  il  est 
parti,  ou  que,  désormais  rendu  à  lui-même,  il 
jouirait ,  après  tant  de  travaux ,  d'un  destin  doux 
et  tranquille  :  oracle  à  double  sens ,  comme  tant 
d'autres  ;  car  ce  repos  ne  veut  dire  ici  que  la  mort 
qui  attend  Hercule  au  retour,  et  le  bûcher  d'où  il 
s'élèvera  dans  l'Olympe.  Déjanire  aime  dans  Her- 


i3a  COURS    DE    LITTÉRATURE. 

cule  un  héros ,  un  libérateur  et  un  époux.  Elle  se 
plaint  que  la  gloire  l'enlève  trop  souvent  à  sa  ten- 
dresse. «Vous  serez  épouses  quelque  jour ,  dit-elle 
«  à  ces  jeunes  filles  qui  l'entourent ,  et  vous  saurez 
«  alors  tout  ce  qu'on  peut  souffrir  dans  la  situation 
«  où  je  suis.  »  C'est  un  endroit  que  Racine  paraît 
avoir  imité  dans  Andromaque,  quand  cette  prin- 
cesse dit  à  Hermione  : 

Vous  saurez  quelque  jour, 
Madame,  pour  un  fils  jusqu'où  va  notre  amour,  etc. 

Un  envoyé  vient  annoncer  à  la  reine  qu'il  a 
rencontré  Lycas,  l'ami  d'Hercule,  qui  précède 
son  maître  ;  que  ce  héros  revient  triomphant ,  et 
lui  envoie  les  dépouilles  des  ennemis  et  les  cap- 
tives qu'il  a  ramenées.  En  effet ,  Lycas  paraît  un 
moment  après ,  suivi  de  toutes  ces  femmes  prison- 
nières ,  qui  se  rangent  au  fond  du  théâtre.  On 
distingue  à  leur  tète  la  jeune  Iole,  remarquable 
par  sa  beauté.  Déjanire,  à  cette  vue ,  éprouve  un 
mouvement  douloureux ,  qu'elle  attribue  à  la  pitié 
que  lui  inspire  le  sort  de  ces  infortunées;  mais 
le  spectateur  démêle  déjà  les  premières  impres- 
sions de  la  jalousie.  La  reine  s'occupe  particulière- 
ment de  cette  jeune  captive  ;  elle  est  touchée  de 
sa  beauté ,  de  sa  douleur  modeste  et  noble*  Elle 
l'interroge  plusieurs  fois.  Iole  baisse  les  yeux  et 
garde  le  silence.  La  reine  interroge  Lycas ,  qui  ne 
lui  donne  aucune  lumière.  Elle  le  fait  entrer  avec 
toutes  les  prisonnières  dans  l'intérieur  du  palais. 


COURS    DE    LITTÉRATURE.  333 

Un  homme  survient,  et  s'offre  à  lui  révéler  un 
secret  important  :  elle  lui  ordonne  de- parler.  Il 
lui  apprend  que  Lycas  la  trompe;  que  Lycas  a 
lui-même  avoué ,  en  arrivant ,  les  nouvelles  fai- 
blesses d'Hercule  ;  que  ce  héros ,  épris  des  charmes 
d'Iole ,  n'a  fait  la  guerre  à  Euryte ,  roi  d'OEchalie, 
que  pour  ravir  sa  fille ,  et  qu'Iole ,  bien  loin  d'être 
traitée  en  captive,  va  régner  en  souveraine  sur 
la  Thessalie  et  sur  Déjanire  elle-même.  «  Malheu- 
«  reuse  (  s'écrie-t  -  elle  )  !  quel  serpent   ai-je  reçu 
«  dans  mon  sein  !  »  Lycas  reparaît  pour  prendre 
ses  ordres,  et  près  d'aller  rejoindre  Hercule  qui 
s'est  arrêté  au  promontoire  de  Cénée  pour  faire 
un  sacrifice  à  Jupiter,  Déjanire  irritée  lui  repro- 
che sa  perfidie.  Elle  sait  tout ,  et  veut  tout  savoir  : 
c'est  le  cri  de  la  jalousie.  Elle  s'emporte,  elle  me- 
nace. Lycas  persiste  à  nier  qu'il  sache  rien  de  ce 
qu'elle  demande.  Alors  elle  feint  de  s'apaiser  par 
degrés  :  elle  n'est  indignée  que  de  ce  qu'on  veut 
lui  en  imposer;  car  d'ailleurs  elle  est  accoutumée 
à  pardonner  aux  infidélités  de  son  époux.  Enfin 
elle  fait  si  bien ,  que  Lycas  ne  croit  plus  devoir 
lui  cacher  ce  qu'après  tout,  dit -il,  son  maître 
ne  cache  pas  lui-même.  Toute  cette  scène   est 
parfaitement  conduite  ,   et  l'on  voit  déjà  un  art 
inconnnu    à  Eschyle.    C'est  alors  que  Déjanire , 
occupée  tout  entière  des  moyens  d'écarter  sa  ri- 
vale et  de  regagner  le  cœur  de  son  époux,  se 
ressouvient  que  le  sang  de  Nessus  est  un  philtre 
qui,  si  elle  en  croit  ce  que  lui  a  dit  le  centaure 


334  COURS    DE    LITTÉRATURE. 

mourant ,  rallume  l'amour  près  de  s'éteindre.  Elle 
teint  de  ce  sang  une  robe  qu'elle  envoie  à  son 
mari,  et  qu'elle  remet  à  Lycas.  Ce  n'est  pourtant 
pas  sans  inquiétude  et  sans  effroi  qu'elle  se  résout 
à  employer  ce  charme  inconnu  dont  elle  n'a  pas 
encore  fait  l'épreuve;  car  son  caractère  n'a  rien 
d'odieux ,  et  elle  n'a  pas  une  pensée  coupable  :  elle 
n'est  que  jalouse  et  crédule.  A  peine  Lycas  est-il 
parti,  qu'elle  confie  au  chœur  ses  alarmes,  ses 
remords,  ses  funestes  pressentiments.  Elle  se  rap- 
pelle que  les  flèches  qui  ont  percé  Nessus  étaient 
infectées  des  poisons  mortels  de  l'hydre  de  Lerne. 
Elle  se  livre  au  désespoir,  et  jure  que ,  s'il  faut  que 
son  mari  soit  victime  de  son  imprudence ,  elle  ne 
lui  survivra  pas  un  moment.  Ses  craintes  ne  tar- 
dent pas  à  être  confirmées.  Son  fils  Hyllus ,  qui 
était  allé  au-devant  de  son  père ,  l'a  vu  revêtir  la 
robe  empoisonnée ,  et  en  a  vu  les  horribles  effets. 
Cette  description,  digne  du  pinceau  de  Sophocle, 
remplit  le  quatrième  acte.  Ces  sortes  de  morceaux 
plaisaient  infiniment  aux  Grecs,  et  occupaient  chez 
eux  beaucoup  plus  de  place  que  nous  ne  leur  en 
permettons  aujourd'hui.  Hyllus  accable  sa  mère 
de  reproches.  Elle  sort  sans  répondre  un  seul 
mot,  et  l'on  apprend,  un  moment  après,  qu'elle 
s'est  donné  la  mort ,  et  que  son  fils  lui-même , 
instruit  de  l'erreur  qui  l'avait  rendue  criminelle,  a 
embrassé  sa  mère  mourante ,  et  l'a  baignée  de  ses 
larmes.  On  apporte  sur  le  théâtre  le  malheureux 
Hercule,  que  l'excès  de  ses  maux  a  endormi  un 


COURS    DE    LITTÉRATURE.  335 

moment.  Il  se  réveille  bientôt,  et  le  spectacle  pro- 
longé de  ses  douleurs  est  une  sorte  de  situation 
passive  qui  réussirait  moins  parmi  nous  que  chez 
les  Grecs ,  sur-tout  dans  un  cinquième  acte  :  nous 
voulons  aller  plus  rapidement  au  but.  Au  reste, 
on  peut  s'attendre  que  Sophocle  ne  met  dans  sa 
bouche  que  des  plaintes  éloquentes  et  dignes 
d'Hercule.  Cicéron  les  a  traduites  en  vers  latins, 
et  Racine  le  fils  en  vers  français. 

Plus  barbare  pour  moi  qu'Eurysthée  et  Junon , 

O  fille  d'OEnéus  !  quelle  est  ta  trahison  ! 

Et  quels  sont  les  tourments  dont  tu  me  rends  la  proie, 

Par  le  fatal  présent  que  ta  fureur  m'envoie  ! 

Tu  m'as  enveloppé  de  ce  voile  mortel , 

Ce  voile  que  pénètre  un  poison  si  cruel, 

Voile  affreux  qu'ont  tissu  Mégère  et  Tisiphone. 

Tout  mon  sang  enflammé  dans  mes  veines  bouillonne  ; 

Je  succombe ,  je  meurs  brûlé  d'un  feu  caché , 

Qu'allume  en  moi  ce  voile  à  mon  corps  attaché. 

Ainsi  ce  que  n'ont  pu ,  dans  l'horreur  de  la  guerre , 

Centaures  ni  géants,  fiers  enfants  de  la  terre, 

Ce  que  tout  l'univers  n'osa  jamais  tenter, 

Une  femme  le  tente,  et  l'ose  exécuter. 

Mon  fils ,  soutiens  ton  nom  :  ton  amour  pour  ton  père 

Doit  effacer  en  toi  tout  amour  pour  ta  mère. 

Va  chercher ,  va  saisir  celle  qui  m'a  trahi , 

Traîne-la  jusqu'à  moi,  va,  cours  et  m'obéi. 

Cours  venger....  Mais  hélas!  que  fais-je,  misérable! 

Je  pleure,  et  jusqu'ici,  d'un  front  inébranlable, 

De  tant  d'affreux  revers  j'ai  soutenu  l'horreur. 

Mon  fils,  de  ce  poison  vois  quelle  est  ]a  foreur! 


336  COURS    DE    LITTÉRATURE. 

.  Ose  approcher  ;  et  vous ,  accourez  tous  ensemble , 
Peuples ,  que  dans  ces  lieux  mon  malheur  vous  rassemble  ! 
Contemplez  en  moi  seul  tous  les  tourments  divers. 
Ah!  précipite-moi  dans  le  fond  des  enfers, 
Termine  par  ta  foudre  et  ma  vie  et  ma  honte , 
Grand  Dieu  !  témoin  des  maux  dont  l'excès  me  surmonte. 
Qu'est  devenu  ce  corps  que  j'ai  reçu  de  toi  ? 
Mes  membres  t'offrent-ils  quelque  reste  de  moi  ? 
Non ,  cette  main  si  faible  et  presque  inanimée 
N'est  plus  la  main  fatale  au  lion  de  Némée. 
Est-ce  donc  là  ce  bras  de  Cerbère  vainqueur, 
Ce  bras  dont  le  Centaure  éprouva  la  vigueur, 
Ce  bras  qui  fit  tomber  le  monstre  d'Érimanthe, 
L'Hydre  contre  mes  coups  sans  cesse  renaissante, 
Et  l'affreux  surveillant  de  ce  fruit  renommé  ; 
Ce  bras  qu'aucun  mortel  n'a  jamais  désarmé,  etc.  ? 

Dans  les  principes  du  théâtre  grec,  cette  tra- 
gédie est  fort  bien  conduite.  Pour  nous,  le  sujet 
aurait  quelques  inconvénients  et  demanderait  à 
être  traité  différemment.  La  Déjanire  de  Sophocle 
est  très  -  dramatique  :  son  Hercule  ne  l'est  pas. 
Nous  ne  voudrions  pas  qu'un  héros  ne  parût  sur 
la  scène  que  pour  y  mourir,  que  sa  maîtresse 
ne  fît  qu'un  personnage  muet ,  et  qu'en  mourant 
il  la  résignât  à  son  fils ,  comme  fait  Hercule  dans 
Sophocle.  Mithridate  en  fait  autant  pour  Monime; 
mais  il  sait  qu'elle  aime  Xipharès,  et  leurs  amours 
ont  fait  le  nœud  de  la  pièce  :  ceux  d'Iole  et 
d'Hercule  ne  sont  qu'en  récit.  Nous  verrons 
tout  à  l'heure  un  autre  exemple  encore  plus 
frappant,  qui  nous  prouvera  que  l'amour  n'en- 


COURS    DE    LITTÉRATURE.  $?>'] 

trait  point  dans  le  système  théâtral  des  Grecs.  Ce 
sujet  de  la  mort  d'Hercule  a  été  traité  plusieurs 
fois  parmi  nous,  soit  en  tragédie,  soit  en  opéra, 
et  toujours  sans  aucun  succès.  Le  rôle  d'Hercule 
est  très-difficile  à  faire  :  ces  sortes  de  personna- 
ges ,  dont  la  grandeur  est  plus  qu'humaine ,  ne 
sont  guère  faits  pour  notre  système  tragique.  Je 
crois  pourtant  qu'avec  un  véritable  talent  pour 
la  scène,  on  pourrait  tirer  parti  de  ce  sujet.  Les 
rôles  de  Déjanire.  d'Iole,  du  jeune  Hyllus,  sont 
susceptibles  d'intérêt ,  sur  -  tout  si  la  rivalité  des 
deux  femmes  était  traitée  avec  art,  et  que  la 
jeune  Iole,  insensible  à  l'amour  d'Hercule,  en 
eût  pour  son  fils.  11  est  pourtant  vrai  de  dire  que 
ces  sortes  d'intrigues  amoureuses  sont  un  peu 
épuisées,  et  que  ces  sujets  anciens  ne  peuvent  se 
rajeunir  aujourd'hui  que  par  la  magie  des  cou- 
leurs poétiques. 

Le  sujet  d: 'Ajax  furieux  est  d'abord  le  déses- 
poir de  ce  héros,  dont  la  raison  est  aliénée  par 
Minerve ,  après  qu'Ulysse  a  remporté  sur  lui  les 
armes  d'Achille  ;  ensuite  sa  mort  et  ses  funérailles. 
Il  n'y  a  pas  autre  chose,  et  il  n'en  faut  pas  plus 
pour  faire  une  tragédie  grecque.  Ne  nous  hâtons 
pas  de  condamner,  et  ne  perdons  pas  de  vue  leurs 
mœurs  et  leur  religion  ;  songeons  que  nous  som- 
mes pour  un  moment  à  Athènes.  Quand  le  cin- 
quième acte  iïOreste,  que  Voltaire  avait  trop  fidè- 
lement imité  du  grec,  fut  mal  reçu  par  le  public 
de  Paris,  C'est  pourtant  Sophocle,  disait  l'auteur 

Cours  de  Littérature.  T.  ^^ 


338  COURS    DE    LITTÉRATURE. 

à  madame  de  Graffigny.  Elle  lui  répondit  en  pa- 
rodiant un  vers  des  Femmes  savantes  : 

Excusez-nous ,  monsieur,  nous  ne  sommes  pas  Grecs. 

Elle  avait  raison.  Quand  on  fait  des  tragédies  en 
France,  il  faut  les  faire  pour  des  Français;  et  Vol- 
taire le  sentit,  car  il  fit  un  autre  cinquième  acte. 
Mais  ce  qu'on  disait  à  Voltaire,  on  ne  doit  pas 
le  dire  à  Sophocle  :  on  ne  peut  pas  lui  reprocher 
d'avoir  écrit  pour  sa  nation.  Ce  qui  est  faux  et 
monstrueux  est  condamnable  par -tout;  mais  ce 
qui  n'a  d'autre  défaut  que  d'être  appuyé  sur  ces 
idées  conventionnelles  qui  varient  d'un  peuple  à 
l'autre ,  ne  peut  pas  être  reproché  à  l'auteur. 
Voyons  \Ajax  d'après  ce  principe,  et,  si  nous  n'y 
trouvons  pas  une  tragédie  française ,  nous  y  trou- 
verons du  moins  de  quoi  admirer  le  poëte  grec. 

La  première  chose  à  remarquer,  comme  n'é- 
tant pas  dans  nos  usages,  c'est  l'intervention  d'une 
divinité.  Minerve  est  un  des  personnages  de  la 
pièce;  elle  ouvre  la  scène  avec  Ulysse  près  du 
pavillon  d'Ajax.  Ce  guerrier  a  fait,  pendant  la 
nuit,  un  massacre  horrible  de  troupeaux  et  de 
ceux  qui  les  gardaient.  La  déesse  protectrice  des 
Grecs  dit  à  Ulysse  que ,  pour  les  sauver  de  la  fu- 
reur d'Ajax,  elle  lui  a  ôté  la  raison,  au  point  qu'il 
a  assouvi  sur  de  vils  animaux  et  d'innocents  ber- 
gers la  rage  qu'il  croyait  exercer  sur  les  Atrides 
et  sur  Ulysse.  Elle  veut  rendre  celui-ci  le  témoin 
invisible  de  l'état  de  démence  où  elle  a  réduit 


COURS    DE    LITTÉRATURE.  339 

son  malheureux  rival.  Elle  appelle  Ajax,  qui  sort 
de  sa  tente ,  et  se  vante  d'avoir  tué  le  fils  d'Atrée 
et  les  autres  rois.  Quant  à  celui  d'Ithaque ,  il  le 
tient  renfermé,  dit-il,  pour  le  faire  périr  dans  un 
long  supplice.  Il  rentre,  et  Minerve,  s'adressant 
à  Ulysse,  lui  dit  : 

Eh  bien  !  des  immortels  vous  voyez  la  puissance. 
Voilà  ce  grand  Ajax ,  la  terreur  des  guerriers  ! 
L'oubli  de  sa  raison  a  flétri  ses  lauriers  : 
Les  dieux  l'ont  égaré  ,  sa  gloire  est  éclipsée. 

ULYSSE. 

Je  le  vois  et  le  plains  :  loin  de  moi  la  pensée 
D'insulter*  au  malheur  même  d'un  ennemi  ! 
Quel  affreux  changement  !  Mon  cœur  en  a  frémi. 
Je  dois  vous  l'avouer  :  son  infortune  extrême, 
Par  un  retour  secret ,  m'a  consterné  moi-même. 
Que  sommes-nous ,  hélas  î  nous  fragiles  humains . 
Fantômes  passagers,  vains  jouets  des  Destins! 

MINERVE. 

Redoutez  donc  ces  dieux,  dont  vous  êtes  l'ouvrage: 
Ne  prononcez  jamais  un  mot  qui  les  outrage. 
Que  l'éclat  des  grandeurs  ne  vous  puisse  éblouir  : 
Vous  voyez  qu'un  moment  peut  les  anéantir. 
Gardez  que  la  valeur,  le  pouvoir,  la  richesse, 
Ne  vous  fassent  de  l'homme  oublier  la  faiblesse. 
Le  courage  modeste  est  protégé  des  cieux , 
Et  le  mortel  superbe  est  en  horreur  aux  dieux. 

Cette  morale  religieuse  et  cette  honorable  pro- 
tection que  Minerve  accorde  aux  Grecs  devaient 
leur  plaire  également,  et  c'était  un  double  mé- 

22. 


34o  COURS    DE    LITTÉRATURE. 

rite  pour  l'auteur.  Quant  à  l'égarement  d'Ajax, 
observons  que  les  anciens  et  les  modernes  ont  em- 
ployé sur  le  théâtre  l'aliénation  d'esprit  comme 
un  moyen  d'intérêt.  Les  Anglais  sur-tout  en  ont 
fait  un  fréquent  usage,  mais  avec  plus  de  succès 
dans  leurs  romans  que  dans  leurs  drames.  La 
folie,  l'une  des  misères  les  plus  humiliantes  de  la 
condition  humaine,  nous  inspire  aisément  cette 
pitié  dont  nous  voyons  avec  plaisir  qu'Ulysse  lui- 
même  ne  peut  se  défendre  dans  la  scène  de  So- 
phocle; mais  aussi  n'oublions  pas  que  la  folie 
est  tout  près  du  ridicule.  Il  faut  donc  beaucoup 
d'art  pour  la  montrer  aux  hommes,  jet  sur -tout 
il  faut  qu'elle  ne  soit  que  passagère,  et  tienne  à 
une  de  ces  grandes  passions  ou  de  ces  grandes 
infortunes  qui  peuvent  troubler  la  raison.  On 
sent  qu'il  serait  trop  aisé  de  faire  déraisonner  un 
homme  pendant  toute  une  pièce ,  et  que  ce  spec- 
tacle ,  à  la  longue ,  ne  peut  être  que  dégoûtant 
et  fastidieux.  L'art  consiste  à  jeter  dans  le  langage 
confus  qui  convient  à  ces  sortes  d'accès  des  choses 
vraies  et  senties,  où  Famé  paraît  se  trahir  elle- 
même,  et  se  peint  sans  le  vouloir  par  des  mots 
qui  s'échappent  d'une  tête  en  désordre,  et  nous 
frappent  comme  des  éclairs  dans  la  nuit;  car  la 
folie  est  comme  l'enfance  ;  elle  intéresse ,  parce 
qu'elle  ne  trompe  pas.  Sophocle  ne  montre  celle 
d'Ajax  que  dans  une  scène  très -courte,  et  qu'il 
relève,  autant  qu'il  est  possible,  par  la  noble 
compassion  d'Ulysse  et  les  sages  leçons  de  Mi- 


COURS    DE    LITTÉRATURE.  3/j1 

nerve;  car  d'ailleurs  la  démence  d'Ajax  ne  pro- 
duirait sur  nous  aucun  effet ,  et  nous  serions  peu 
touchés  de  le  voir  rentrer  dans  sa  tente  pour  aller 
battre  de  verges  Ulysse ,  qu'il  a ,  dit-il ,  attaché  à 
une  colonne.  Mais  ce  qui  est  intéressant,  c'est  le 
moment  où  Minerve,  pour  le  punir,  permet  qu'il 
revienne  à  lui-même  et  retrouve  toute  sa  raison. 
C'est  alors  qu'en  voyant  les  excès  honteux  où  il 
s'est  emporté,  il  tombe  dans  un  désespoir  digne 
d'un  héros  qui  s'est  avili  :  c'est  là  que  son  rôle 
devient  pathétique  et  théâtral;  sa  douleur  pro- 
fonde intéresse ,  et  l'on  admire  ensuite  sa  fermeté 
tranquille  quand  il  se  résout  à  mourir.  Tecmesse, 
épouse  d'Ajax,  autrefois  sa  captive,  attirée  par 
les  cris  des  Salaminiens  qui  demandent  à  voir 
leur  roi ,  leur  fait  une  peinture  très-touchante  de 
l'état  où  il  est  réduit.  «  Il  est  revenu  de  sa  fureur, 
«  dit-elle,  mais  son  mal  n'en  est  que  plus  terrible. 
«  Plongé  dans  une  sombre  tristesse ,  il  me  fait 
«  trembler.  Il  ignorait  son  malheur,  et  il  le  con- 
,  «  naît.  »  Mot  d'une  grande  vérité.  Elle  l'entend 
qui  appelle  son  fils  Eurysace.  «  Ah!  mon  fils!  s'é- 
«  crie-t-elle  en  frémissant ,  il  t'appelle  !  »  Mouve 
ment  naturel  qui  peint  bien  tout  ce  qu'on  peul 
craindre  d'Ajax.  Il  paraît,  et  Sophocle  le  fait  par- 
ler avec  cette  éloquence  tragique  que  la  prose 
dégraderait  trop,  et  que  la  poésie  seule  peut 
rendre.  Les  anciens  excellaient  à  peindre  ces 
douleurs  de  héros,  à  prêter  à  ces  personnages 
fameux  un  langage  proportionné  à  l'idée  de  leur 


34^  COURS    DE    LITTÉRATURE. 

grandeur.  Mais  cette  grandeur  a  besoin  de  Ja 
perspective  du  théâtre,  et  des  couleurs  poétiques; 
Ja  prose,  trop  rapprochée  de  nous,  la*  dénient 
pour  ainsi  dire,  et  fait  tomber  l'illusion.  Cette 
raison  seule  suffirait  pour  faire  voir  combien  c'est 
dénaturer  la  tragédie  que  de  lui  ôter  le  langage 
qui  lui  appartient.  Rien  ne  fait  moins  d'honneur 
à  notre  siècle  que  d'avoir  imaginé  cette  ridicule 
innovation.  Une  tragédie  en  prose  ne  peut  être 
qu'un  monstre  né  de  l'impuissance  et  du  mau- 
vais goût  ;  et  il  faut  pardonner  aux  artistes  de  ne 
pas  voir  de  sang-froid  qu'on  abuse  à  ce  point  de 
l'esprit  philosophique  pour  attenter  aux  beaux- 
arts. 

C'est  aussi  par  ce  motif  que,  toutes  les  fois  que 
j'ai  voulu  donner  une  idée  des  beautés  du  théâtre 
grec,  j'ai  essayé  de  vaincre  la  difficulté  de  tra- 
duire en  vers ,  comme  j'ai  fait  ci-devant  pour  Es- 
chyle, et  comme  je  le  ferai  encore  tout-à-1'heure 
pour  Sophocle  et  Euripide. 

Tecmesse,  qui  prévoit  le  funeste  dessein  d'Ajax, 
emploie,  pour  l'en  détourner,  tout  ce  que  l'a- 
mour conjugal  et  maternel  a  de  plus  touchant. 
Il  demande  à  voir  son  fils  encore  enfant,  et  ces 
scènes  puisées  dans  la  nature  sont,  comme  on 
sait,  le  triomphe  des  poètes  grecs.  Tecmesse  le 
conjure  encore  au  nom  des  dieux Il  l'inter- 
rompt :  «  Ignorez-vous  que  je  ne  dois  plus  rien 
«  aux  dieux  ?»  Cependant  il  commence  à  craindre 
que  sa  femme  et  ses  sujets  ne  s'opposent  à  sa  ré- 


COURS    DE    LITTÉRATURE.  3^3 

solution.  Il  feint  de  céder,  et  sort  comme  pour 
aller  se  purifier  dans  une  fontaine  lustrale  ,  et 
ensevelir  dans  la  terre  la  fatale  épée  qu'il  a  re- 
çue d'Hector,  et  dont  il  a  fait  un  si  honteux 
usage.  Arrive  un  envoyé  de  Teucer  qui  demande 
Ajax.  On  lui  répond  qu'il  est  absent.  Là -dessus 
il  s'écrie  qu'un  oracle  de  Calchas  avait  marqué 
ce  jour  comme  celui  que  Minerve  destinait  à  sa 
vengeance,  et  avait  prédit  que,  si  dans  ce  jour 
Ajax  sortait,  c'était  fait  de  lui.  Tout  cet  acte  est 
un  peu  de  remplissage.  Il  y  a  des  longueurs  que 
notre  théâtre  ne  comporte  point ,  et  l'oracle  an- 
nonce trop  l'événement  qui  va  suivre.  Ajax  ren- 
tre. Il  a  enfoncé  la  garde  de  son  épée  dans  la 
terre  pour  se  précipiter  sur  la  pointe ,  tandis  que 
tout  s'est  dispersé  pour  aller  le  chercher.  Il  y  a 
de  l'adresse  dans  l'auteur  à  écarter  ainsi  tout  ce 
qui  pourrait  s'opposer  au  dessein  d'Ajax,  et  l'on 
reconnaît  ici  les  vraisemblances  théâtrales  qu'il 
a  observées  le  premier. 

Pour  bien  juger  le  monologue  qui  termine  le 
rôle  d'Ajax,  il  faut  se  souvenir  de  l'importance 
extrême  que  les  anciens  attachaient  aux  hon- 
neurs de  la  sépulture.  En  être  privé  ,  était  pour 
eux  un  des  plus  cruels  affronts  et  un  des  plus 
grands  malheurs  :  ce  n'était  qu'après  l'avoir  re- 
çue avec  les  cérémonies  accoutumées  que  leur 
ombre  pouvait  passer  le  Styx,  et  reposer  dans  la 
demeure  des  morts;  c'était  sur  leurs  tombeaux 
qu'ils  recevaient  encore ,  lorsqu'ils  n'étaient  plus , 


344  COURS    DE    LITTÉRATURE. 

les  hommages  pieux  de  leurs  parents  et  de  leurs 
amis.  Tout  concourait  chez  eux  à  lier  les  idées 
de  la  vie  présente  et  celles  de  la  vie  future  ;  et 
c'est  ce  qu'il  ne  faut  jamais  perdre  de  vue  quand 
on  lit  les  ouvrages  de  ces  siècles  reculés.  Ne  soyons 
donc  pas  surpris  qu'Ajax,  avant  de  mourir,  mêle 
à  ses  imprécations  contre  ses  ennemis  des  vœux 
ardents  et  inquiets  pour  le  retour  de  son  frère 
Teucer ,  de  qui  le  héros  attend  les  derniers  de- 
voirs. Rappelons-nous  aussi  que  les  imprécations 
des  mourants  étaient  regardées  comme  des  pré- 
dictions qui  devaient  être  accomplies,  et  que  par 
conséquent  elles  produisaient  plus  d'effet  sur  l'an- 
cien théâtre  que  sur  le  nôtre. 

Oui,  le  glaive  est  tout  prêt;  il  va  finir  ma  vie. 
Enfoncé  dans  les  flancs  d'une  terre  ennemie, 
Placé  dans  des  rochers  où  l'a  fixé  ma  main, 
Il  présente  la  pointe  où  s'appuîra  mon  sein. 
Ce  don  d'un  ennemi  que  la  Grèce  déteste, 
Ce  fer,  présent  d'Hector,  qui  dut  mètre  funeste, 
Aujourd'hui  seul  remède  aux  horreurs  de  mon  sort, 
P^end  un  dernier  service  à  qui  cherche  la  mort. 
O  vous  !  ô  dieux  puissants  !  exaucez  ma  prière  ! 
Je  ne  demande  pas  une  faveur  trop  chère; 
Mais  au  moins,  dans  l'instant  où  je  perdrai  le  jour, 
De  Teucer  en  ces  lieux ,  dieux ,  hâtez  le  retour  ! 
Que  Teucer  me  retrouve ,  et  qu'il  rende  à  la  terre 
Le  cadavre  sanglant  de  son  malheureux  frère, 
De  peur  qu'un  ennemi,  prévenant  ses  secours, 
Ne  m'abandonne  en  proie  aux  avides  vautours. 
Que  le  fils  de  Maïa,  qui,  sur  les  rives  sombres, 


COURS    DE    LITTÉRATURE.  3/^5 

Des  pavots  de  son  sceptre  endort  les  tristes  ombres , 
Dans  le  dernier  sommeil  suspendant  mes  ennuis , 
Y  plonge  mollement  mes  mânes  assoupis. 
Vous ,  filles  de  la  Nuit ,  déités  implacables , 
Qui ,  la  torche  à  la  main ,  poursuivez  les  coupables , 
Ministres  des  enfers,  dont  le  regard  vengeur 
Observe  incessamment  le  crime  et  le  malheur, 
Je  vous  invoque  ici,  puissantes  Euménides! 
Voyez  ce  que  m'ont  fait  les  injustes  Atrides. 
Auteurs  de  tous  mes  maux,  leur  superbe  mépris 
Insulte  à  mon  trépas  :  payez-leur-en  le  prix. 
Qu'ainsi  que  par  mes  mains  ma  vie  est  terminée, 
La  main  de  leurs  parents  tranche  leur  destinée! 
Que  les  Grecs  soient  punis,  et  leur  camp  ravagé! 
N'en  épargnez  aucun  :  tous  ils  m'ont  outragé. 
Soleil,  arrête-toi  dans  ta  course  divine; 
Détourne  tes  chevaux  aux  murs  de  Salamine; 
Raconte  à  Télamon,  chargé  du  poids  des  ans, 
Et  les  destins  d'Ajax,  et  ses  derniers  moments, 
Oh  !  combien  ce  récit  va  frapper  sa  vieillesse  ! 
Oh!  qu'il  va  de  ma  mère  affliger  la  tendresse! 
J'entends  ses  cris  perçants,  sa  lamentable  voix.... 
Je  te  parle ,  ô  Soleil  !  pour  la  dernière  fois  ; 
Pour  la  dernière  fois  mon  œil  voit  ta  lumière. 
O  mort!  ô  mort!  approche,  et  ferme  ma  paupière; 
Approche  :  ton  aspect  ne  peut  m'épouvanter  ; 
A  jamais  avec  toi  je  m'en  vais  habiter. 
O  jour  !  ô  Salamine  !  ô  terres  paternelles  ! 
Fleuves  sacrés ,  et  vous ,  mes  nourrices  fidèles  ! 
Noble  peuple  d'Athène ,  à  mon  sang  allié  ! 
Troie,  où ,  pour  mon  malheur,  les  dieux  m'ont  envoyé! 
Vous  ,.  que  ma  voix  appelle  à  cette  dernière  heure , 


346  COURS    DE    LITTÉRATURE. 

Recevez  mes  adieux  ;  il  est  temps  que  je  meure , 
Que  je  termine  enfin  ma  plainte  et  mes  revers  : 
Mon  ombre  va  chercher  du  repos  aux  enfers. 

Pour  nous  ce  monologue  serait  trop  long  dans 
le  moment  où  il  est  prononcé  ,  et  les  apostro- 
phes paraîtraient  trop  multipliées  ;  mais  voilà 
ce  que  les  anciens  appelaient  novissima  verba, 
les  dernières  paroles  ,  les  paroles  de  mort ,  qui 
avaient  chez  eux  une  sorte  de  sanction  religieuse 
et  redoutée.  On  voit  qu'Ajax  n'oublie  rien  dans 
ses  adieux,  pas  même  ses  nourrices.  Les  apo- 
strophes sont  multipliées  dans  ce  monologue  :  en 
général,  elles  sont  plus  fréquentes  chez  eux  que 
parmi  nous ,  parce  qu'ils  personnifiaient  une  foule 
d'êtres  qui  ne  nous  présentent  que  des  idées  pu- 
rement physiques,  les  fontaines,  les  foyers  do- 
mestiques, les  bocages,  les  fleuves;  ils  animaient 
et  consacraient  tout.  Ils  parlaient  plus  à  l'imagi- 
nation, et  nous  à  la  raison.  La  poésie  s'accom- 
mode bien  mieux  de  l'une  que  de  l'autre.  «Aussi 
ceux  des  modernes  qui  se  sont  appliqués  avec 
succès  à  la  grande  poésie  et  .à  la  grande  élo- 
quence, se  sont  approchés  le  plus  qu'ils  ont  pu 
de  la  manière  antique. 

Après  le  morceau  qu'on  vient  d'entendre ,  et  la 
mort  d'Ajax ,  la  pièce  serait  finie  pour  nous.  Elle 
ne  l'est  pas  pour  les  Grecs;  car  il  s'agit  de  savoir 
ce  que  deviendra  le  corps  d'Ajax.  Le  chœur  rentre 
d'un  côté ,  Tecmesse  de  l'autre  ;  Teucer ,  attendu 
si  long-temps ,  se  montre  enfin.  Il  apprend  le  mal- 


COURS    DE    L ITT É RAT  Uill  .  '5^ 

heur  de  son  frère.  Le  chœ.ur  remarque  qu'Hec- 
tor ,  lorsqu'il  fut  traîné  par  Achille  ,  était  atta- 
ché avec  le  baudrier  qu'il  avait  reçu  d'Ajax  ,  et 
qu'Ajax  à  son  tour  s'est  percé  du  glaive  qu'Hec- 
tor lui  avait  donné.  Ces  dons  mutuels  et  funestes 
de  deux  ennemis ,  ont  sans  doute,  dit -il,  été  fa- 
briqués par  les  Furies.  Toujours  des  idées  et  des 
présages  attachés  aux  êtres  inanimés:  c'est  là  le 
langage  de  l'antiquité.  Ménélas  vient,  de  la  part 
des  chefs  de  l'armée ,  défendre  à  Teucer  d'ense- 
velir Ajax,  qui  a  voulu  faire  périr  les  Atrides  : 
dispute  très  -  vive  entre  Ménélas  et  Teucer.  Le 
premier  se  retire  en  menaçant  d'employer  la  force. 
Teucer  coupe  de  ses  cheveux  et  de  ceux  d'Eu- 
rysace  ;  et ,  obligé  de  s'éloigner  un  moment  pour 
trouver  un  lieu  propre  à  la  sépulture  d'Ajax,  il 
ne  laisse  pour  le  garder  que  sa  femme  Tecmesse 
et  son  fils  Eurysace.  Il  met  ces  restes  sacrés  sous 
la  protection  de  la  faiblesse  et  de  l'enfance.  «Pé- 
«  risse,  dit-il,  quiconque  oserait  toucher  à  ce  dé- 
«  pot!  Que  lui  et  tous  les  siens  tombent  comrA 
«  cette  chevelure  est  tombée  sous  le  ciseau  !  «Trans- 
portons-nous dans  ce  siècle  si  différent  du  nôtre, 
et  voyons  si  ce  n'est  pas  un  spectacle  touchant  que 
le  corps  du  père,  menacé  d'être  enlevé  par  ses 
ennemis ,  et  gardé  par  une  femme  et  un  enfant  ; 
voyons  si  ce  tableau ,  qui  serait  beau  sur  la  toile  , 
le  serait  moins  sur  le  théâtre,  et  avouons  que  cette 
religion  était  poétique  et  théâtrale,  et  que  Sophocle 
et  Homère  s'en  sont  servis  en  grands  hommes. 


348  COURS    DE    LITTÉRATURE. 

Au  cinquième  acte  ,  Agamemnon  lui  -  même 
vient  renouveler  la  défense  de  Ménélas  et  la  que- 
relle avec  Teucer.  C'est  un  défaut  réel  :  c'en  est 
un  sur-tout  que  deux  scènes  qui  ont  le  même  ob- 
jet sans  que  l'action  ait  fait  un  pas.  Ulysse  vient 
à  propos  pour  mettre  fin  à  cette  indécente  con- 
testation ,  portée  aux  plus  violentes  injures.  Il  sou- 
tient la  noblesse  de  spn  caractère,  et  fait  sentir  au 
fils  d'Atrée  qu'il  est  indigne  de  s'acharner  sur 
un  ennemi  mort.  Agamemnon  se  rend,  et  la  pièce 
finit. 

Deux  actes  ont  été  employés  à  savoir  si  le  corps 
d'Ajax  serait  enseveli.  Voici  une  pièce  entière,  et 
ce  n'est  pas  une  des  moins  touchantes  de  Sopho- 
cle ,  où  il  ne  s'agit  d'autre  chose  que  de  la  sépul- 
ture refusée  à  Polynice  :  c'est  Antigone.  Elle  eut 
à  Athènes  trente-deux  représentations ,  et  l'auteur 
eut  pour  récompense  la  préfecture  de  Samos.  Le 
vieux  Rotrou  en  donna  une  imitation  qui  eut  du 
succès  dans  son  temps,  et  qui  n'est  pas  indigne 
<àp  l'auteur  de  Venceslas. 

Cette  pièce  est  la  suite  de  la  Thèbaïde.  Les 
deux  fils  d'OEdipe  sont  morts  ;  OEdipe  lui-même 
est  enseveli  dans  une  retraite  profonde.  Créon 
règne  à  Athènes;  et  le  premier  acte  de  son  auto- 
rité est  de  défendre  que  l'on  donne  la  sépulture 
à  Polynice,  tué  les  armes  à  la  main  contre  sa 
patrie.  Nous  avons  déjà  vu  ce  sujet  faire  une 
partie  des  Coèphores  d'Eschyle,  mais  à  peine  y 
est -il  indiqué.  Il  est  traité  supérieurement  dans 


COURS    DE   LITTÉRATURE.  349 

Sophocle.  Je  me  bornerai  à  un  extrait  fort  suc- 
cinct. L'exposition  est  très-simple,  et  se  fait  très- 
heureusement  par  une  scène  contrastée  entre  les 
deux  sœurs  de  Polynice  ,  Ismène  et  Antigone. 
L'une  craint  de  désobéir  et  de  s'attirer  la  colère 
du  roi,  l'autre  est  résolue  de  tout  braver  et  de 
n'en  croire  que  la  voix  de  la  nature ,  qui  lui  or- 
donne de  rendre  les  derniers  devoirs  à  son  frère, 
que  tout  le  monde  abandonne.  Nous  reverrons 
ailleurs  ce  même  contraste  de  la  faiblesse  et  de 
la  fermeté  dans  les  deux  sœurs  d'Oreste ,  Electre 
et  Chrysothémis  :  c'est  encore  une  beauté  drama- 
tique dont  Sophocle  a  donné  les  premiers  mo- 
dèles. Antigone  exécute  son  généreux  dessein; 
#elle  est  arrêtée  par  les  gardes  de  Créon  et  menée 
devant  le  tyran ,  car  son  caractère  atroce  lui  mé- 
rite ce  nom.  Elle  lui  répond  avec  une  fierté  cou- 
rageuse qui  ne  fait  que  l'irriter  davantage.  Il  pa- 
raît déterminé  à  la  faire  mourir  comme  rebelle. 
Son  fils  Hémon,  promis  pour  époux  à  Antigone , 
s'efforce  de  le  fléchir  ;  mais,  voyant  que  le  roi  est 
inexorable,  il  lui  fait  les  reproches  les  plus  vifs, 
et  lui  déclare  que ,  s'il  persiste  dans  sa  cruelle  ré- 
solution ,  il  peut  s'attendre  à  ne  plus  revoir  son 
fils.  Créon,  plus  furieux  que  jamais,  condamne 
Antigone  à  être  renfermée  dans  une  grotte  pour 
y  mourir  de  faim. 

A  peine  est-elle  sortie  pour  aller  au  lieu  de  son 
supplice,  que  le  devin  Tirésias,  aveugle  et  con- 
duit par  un  enfant,  vient  annoncer  à  Créon  les 


3ÔO  COURS    DE    LITTÉRATURE. 

plus  affreux  malheurs  en  punition  de  sa  barbarie. 
Créon  ,  qui  d'abord  a  mal  reçu  le  vieillard ,  est 
effrayé  de  ses  prédictions  menaçantes  :  il  balance 
entre  la  crainte  qu'elles  lui  inspirent ,  et  la  honte 
de  révoquer  ses  ordres.  Il  cède  à  la  fin,  et  sort 
pour  aller  lui-même  empêcher  l'exécution  de  sa 
sentence.  Mais  il  n'est  plus  temps,  et  l'on  apprend, 
au  cinquième  acte,  que  Créon  n'est  arrivé  que 
pour  voir  Antigone  étranglée  avec  ses  voiles,  et 
le  prince  Hémon  se  percer  de  son  épée,  et  mou- 
rir en  l'embrassant.  Ce  récit  se  fait  par  un  offi- 
cier du  palais,  et  s'adresse  à  Eurydice,  femme  de 
Créon.  Elle  sort  sans  rien  dire ,  et  se  tue  de  la 
même  manière  qu' Antigone.  C'est  encore  un  dé- 
faut sur  un  théâtre  perfectionné.  Il  ne  faut  pas* 
introduire  un  personnage  uniquement  pour  mou- 
rir ,  et  celui  d'Eurydice  est  ici  absolument  inutile, 
et  multiplie  tout  aussi  inutilement  les  meurtres 
dans  une  pièce  où  il  y  en  a  déjà  assez.  Je  ne  m'ar- 
rêterai qu'à  une  réflexion  que  cet  ouvrage  doit 
naturellement  faire  naître.  Si  jamais  il  y  eut  un 
drame  où  l'amour  dût  occuper  une  grande  place , 
c'est  sûrement  celui-ci,  où  un  père  condamne  à 
la  mort  une  princesse  aimée  de  son  fils,  et  qu'il 
lui  avait  destinée  en  mariage  ,  et  où  ce  jeune 
prince ,  après  avoir  inutilement  essayé  de  sauver 
sa  maîtresse,  se  donne  la  mort  pour  ne  pas  lui 
survivre.  Il  y  a  là  de  quoi  fournir  aux  modernes 
plus  d'une  scène  très-tendre,  et  remplie  de  tous 
les  développements  d'une  passion  malheureuse. 


COURS    DE    LITTÉRATURE.  35  i 

Eh  bien  !  il  n'en  est  pas  même  question  dans  la 
pièce  de  Sophocle.  Rien  ne  prouve  plus  évidem- 
ment que  les  anciens  ne  regardaient  point  l'amour 
comme  fait  pour  entrer  dans  la  tragédie.  Nous  ; 
de  notre  côté ,  prenons  garde  qu'une  préférence 
trop   exclusive  pour  les   sujets   d'amour  n'égare 
notre  jugement,  et  ne  borne  nos  plaisirs:  il  n'y  en 
a  jamais  trop;  n'en  excluons  aucun.  Trop  de  gens 
sont  portés  à  regarder  comme  des  ouvrages  froids 
ceux  où  l'amour  ne  joue  pas  un  très-grand  rôle  ; 
et  nous  en  avons  de  très -beaux  qui  n'ont  point 
cette  sorte  d'intérêt.  Mais  quoi  donc!  n'y  en  au- 
rait-il plus  d'autre?  L'amour  est -il  le  seul  senti- 
ment dramatique?  La  tragédie  n'a-t-elle  pas  une 
foule  d'autres  ressorts  qu'elle  met  en  œuvre  tout 
aussi  heureusement,  et  souvent  même  avec  plus 
de  mérite?  On  s'est  accoutumé  à  un  étrange  abus 
d'expression,  qui  est  encore  de  nos  jours;  c'est 
de  ne  reconnaître  de  sensibilité  dans  les  ouvra- 
ges que  celle  qui  peint  les  sentiments   tendres, 
comme  s'il  en  fallait  moins  pour  peindre  les  pas- 
sions fortes  et  violentes  :  c'est  une  sensibilité  d'un 
autre  caractère ,  mais  qui  n'a  ni  moins  d'effet  ni 
moins  d'énergie.  Un  auteur  peut-il  être  regardé 
comme  froid  lorsque,  sans  employer  l'amour,  il 
sait   attacher  ,  échauffer ,  transporter   même    le 
spectateur  ?  Le  cinquième  acte  de  Cinna,  le  qua- 
trième des  Horace  s ,  ne  vous  font  pas  fondre  en 
larmes ,  ne  vous  déchirent  pas  ?  Et  quoiqu'on  ait 
vu  bien  des  gens  qui  ne  veulent  plus  reconnaître 


352  COURS    DE    LITTÉRATURE. 

la  tragédie  qu'à  ces  seuls  caractères,  oseraient  -  ils 
nier  que  ces  beaux  morceaux  ne  donnent  à  notre 
ame  une  des  émotions  les  plus  vives  et  les  plus 
douces  qu'elle  puisse  éprouver,  puisqu'ils  relè- 
vent et  l'attendrissent  à  la  fois  ?  Ne  cherchons 
donc  jamais  à  rabaisser  un  genre  de  mérite  pour 
en  élever  un  autre;  admettons -les  chacun  à  leur 
place,  et  que  jamais  une  préférence  ne  devienne 
une  exclusion.  Laissons  à  l'esprit  de  parti  cette 
logique  trop  commune  :  «  Tel  ouvrage  n'est  pas 
«  dans  tel  genre,  donc  il  n'est  pas  bon.  »  Encore 
cette  logique  est-elle  sujette  à  d'étranges  alterna- 
tives ,  comme  l'est  toujours  celle  des  passions. 
L'auteur  que  l'on  veut  décrier  a-t-il  fait  un  ou- 
vrage touchant  où  il  est  impossible  de  nier  les 
larmes ,  alors  tout  ce  qu'il  y  a  de  plus  commun 
dans  le  monde ,  c'est ,  dit  -  on ,  le  talent  de  faire 
pleurer.  En  a-t-il  fait  un  autre  d'un  intérêt  diffé- 
rent ,  et  qui  remue  l'ame  sans  la  bouleverser,  alors 
il  n'existe  plus  d'autre  mérite  que  de  faire  répan- 
dre des  larmes.  Les  mêmes  variations  se  repré- 
sentent en  d'autres  genres;  et  ce  n'est  pas  la  pre- 
mière fois  que  j'ai  cru  devoir  m'élever  contre 
toutes  ces  poétiques  du  moment ,  à  l'usage  de  la 
haine  et  de  l'envie.  Quelle  est  au  contraire  la 
poétique  des  écrivains  honnêtes  et  de  bonne  foi , 
celle  qu'on  ne  peut  jamais  accuser  de  partialité? 
C'est  celle  qui ,  fondée  sur  des  principes  invaria- 
bles, se  retrouve  la  même  dans  tous  les  temps,  de- 
puis Aristote  jusqu'à  Quintilien  ,  et  depuis  Ho- 


COURS    DE    LITTÉRATURE.  353 

race  jusqu'à  Despréaux;  qui,  sa\is  faire  valoir 
aucune  partie  de  l'art  aux  dépens  de  toutes  les 
autres,  démontre  leur  dépendance  mutuelle  et 
leurs  effets  différents  ;  qui ,  en  distinguant  les 
genres  sans  exalter  l'un  pour  déprécier  l'autre , 
montre  ce  que  chacun  d'eux  a  de  mérite,  en  lais- 
sant à  tout  le  monde  la  liberté  de  choisir.  Voilà 
celle  dont  on  ne  peut  se  défier  sans  injustice. 
Il  faut  être  au  -  dessus  des  petites  passions  pour 
trouver  la  vérité;  et  c'est  encore  un  moyen  de 
plus  pour  avoir  l'esprit  juste,  que  d'avoir  un  cœur 
honnête  et  droit. 

Le  sujet  à'OEdipe  à  Colonne  a  été  transporté, 
du  moins  en  partie  ,  dans  une  tragédie  moderne , 
YOEdipe  chez  Admete ,  de  M.  Ducis;  et  l'on  au- 
rait souhaité  que  l'auteur  ne  l'eût  pas  mêlé  avec 
XAlceste  d'Euripide  :  la  réunion  de  deux  pièces 
étrangères  l'une  à  l'autre  doit  nécessairement 
nuire  à  toutes  les  deux.  Mais  tout  ce  qu'il  avait 
emprunté  de  Sophocle  a  été  généralement  goûté; 
ce  qui  prouve  qu'il  a  su  imiter  un  homme  de  ta- 
lent. Il  a  même,  dans  les  scènes  tirées  du  poète 
grec,  des  traits  d'une  grande  beauté  qu'il  ne  doit 
point  à  Sophocle ,  et  qui  en  sont  dignes  :  ces  deux 
vers,  par  exemple,  que  prononce  OEdipe  dans 
son  imprécation  contre  Polynice  : 

Je  rends  grâce  à  ces  mains  qui,  dans  mon  désespoir, 
M'ont  d'avance  affranchi  de  l'horreur  de  te  voir* 

Le  sentiment  et  l'expression  sont  d'une  égale 

Cours  de  Littérature.  I.  2J 


354  COTJJIS    DE    LITTÉRATURE. 

énergie.  Le  théâtre  de  l'Opéra  s'est  aussi  emparé 
du  même  sujet,  et  avec  beaucoup  de  succès  :  j'en 
parlerai  ailleurs. 

Une  sépulture,  un  tombeau,  voilà  encore  le 
fond  que  nous  retrouvons  ici;  mais  le  contraste 
de  l'ingratitude  dénaturée  de  Polynice,  et  de  la 
tendresse  héroïque  et  fidèle  de  ses  sœurs ,  Ismène 
et  Antigone;  la  situation  d'OEdipe,  le  dévelop- 
pement de  ses  longues  douleurs  et  de  ses  pro- 
fonds ressentiments  :  voilà  les  ressorts  de  l'intérêt , 
ressorts  très -simples  comme  tous  ceux  qu'em- 
ployaient les  Grecs,  et  qui  n'en  sont  pas  moins 
puissants.  A  cet  intérêt  général  s'en  joignait  un 
particulier  aux  Athéniens  :  c'est  la  tradition  éta- 
blie dans  la  pièce,  qu'OEdipe  a  choisi  son  tom- 
beau dans  l'Attique;  et  les  oracles,  accrédités 
par  la  croyance  populaire,  avaient  déclaré  que 
le  pays  où  OEdipe  choisirait  sa  tombe  serait  fa- 
vorisé des  dieux,  et  deviendrait  funeste  aux 
Thébains.  Ceux-ci ,  dans  le  temps  où  la  pièce  fut 
représentée,  étaient  au  moment  d'une  rupture 
avec  les  Athéniens.  Ainsi  des  circonstances  poli- 
tiques ajoutaient  au  mérite  de  l'ouvrage.  L'ou- 
verture est  imposante ,  pittoresque  et  pathétique  : 
on  voit  un  bois  sacré,  un  temple,  une  ville  dans 
l'éloignement,  et  un  vieillard  aveugle  conduit 
par  une  jeune  fille.  L'exposition  est  tout  entière 
en  spectacle  et  en  action,  comme  dans  Y  OEdipe 
roi,  que  nous  verrons  tout  à  l'heure.  C'est  un 
très -grand  mérite  dans  une  tragédie,  parce  qu'il 


COURS    DE    LITTÉRATURE.  355 

importe  beaucoup  d'attacher  d'abord  les  yeux,  la 
curiosité  et  l'imagination.  Ce  mérite ,  dont  tous 
les  sujets  ne  sont  pas  susceptibles,  est  particulier 
à  Sophocle,  qui  l'a  porté  au  plus  haut  degré. 
Eschyle  ne  lui  en  avait  point  donné  l'exemple, 
et  Euripide  ne  Ta  pas  imité.  Comme  OEdipe 
cherche  un  asyle ,  il  est  tout  naturel  que  sa  fille 
Antigone  s'informe  du  lieu  où  elle  est.  Un  habi- 
tant l'en  instruit  en  détail ,  et  par  là  le  spectateur 
apprend  tout  ce  qu'il  doit  savoir,  que  la  ville  que 
l'on  découvre  est  Athènes,  que  le  lieu  où  l'on 
est  se  nomme  Colonne,  que  le  temple  et  le  bocage 
sont  consacrés  aux  Euménides,que  Thésée  règne 
dans  le  pays.  Le  chœur,  composé  de  Colonniates 
qui  se  sont  rassemblés  autour  du  vieillard  étran- 
ger ,  l'avertit  de  sortir  du  bocage  où  il  est  entré , 
et  où  il  n'est  permis  à  aucun  mortel  de  s'asseoir. 
On  lui  dit  même  que,  s'il  s'obstine  à  y  demeurer, 
personne  ne  peut  ni  l'écouter  ni  lui  répondre.  Il 
sort  donc  de  son  asyle ,  et  vient  se  placer  sur  une 
pierre.  Antigone  implore  l'hospitalité  pour  son 
père  et  poubelle.  OEdipe  demande  que  Thésée 
vienne  le  trouver,  parce  qu'il  a,  dit -il,  à  lui 
révéler  des  secrets  importants.  Il  se  met  sous  la 
protection  des  Euménides,  et  les  prie  de  le  re- 
cevoir, et  de  souscrire  à  l'oracle  d'Apollon,  qui  a 
prédit  que  leur  temple  serait  le  lieu  où  il  trou- 
verait le  terme  de  ses  malheurs ,  et  que  sa  pré- 
sence y  deviendrait  un  présage  funeste  pour  ceux 
qui  l'avaient  chassé,  et  heureux  pour  ceux  qui 

*3. 


OOD  COURS    DE    LITTÉRATURE. 

le  recevraient.  Il  se  nomme  enfin ,  et  ce  nom  fait 
frémir  tous  ceux  qui  l'entendent.  Au  milieu  de 
cet  entretien,  Antigone  voit  arriver  sa  sœur  Is- 
mène,  qui,  animée  des  mêmes  sentiments  qu'elle, 
a  quitté  Thèbes  pour  venir  s'attacher  au  sort  de 
son  père.  Elle  leur  apprend  que  la  guerre  est  dé- 
clarée entre  Etéocle  et  Polynice;  que  ce  dernier 
est  banni  de  Thèbes;  que  les  Thébains,  instruits 
de  l'oracle  qui  attache  de  si  grandes  destinées  au 
tombeau  d'OEdipe,  vont  lui  députer  Créon  pour 
le  supplier  de  revenir  à  Thèbes.  Le  chœur  alors 
commence  à  comprendre  combien  ce  vieillard 
aveugle  et  proscrit  est  un  personnage  important, 
et  combien  les  dieux  et  les  hommes  s'occupent 
de  lui.  Remarquez  qu'il  ne  fallait  rien  moins  pour 
rendre  vraisemblable  la  démarche  d'un  roi  tel 
que  Thésée,  qui  va  venir  lui-même  chercher  un 
étranger  suppliant ,  réduit  à  la  plus  extrême  mi- 
sère :  c'est  ainsi  que  Sophocle  sait  observer  la 
vraisemblance.  L'entrevue  entre  OEdipe  et  Thésée 
est  ce  qu'elle  doit  être  :  d'une  part  des  offres  sin- 
cères et  généreuses ,  de  l'autre  un»  noble  rési- 
gnation. Thésée  propose  au  vieillard  de  venir 
dans  son  palais;  mais  OEdipe  préfère  de  de- 
meurer où  il  est,  et,  quoi  qu'on  lui  dise  des  des- 
seins de  Créon  contre  lui ,  il  ne  peut  croire  qu'on 
ose  employer  la  violence  pour  enlever  l'hôte  d'un 
roi  tel  que  Thésée.  Cependant,  après  que  ce 
prince  s'est  retiré,  Créon  arrive  avec  une  suite 
de  soldats ,  et  d'abord  essaie  de  fléchir  OEdipe  : 


COURS    DE    LITTÉRATURE.  3f)7 

mais,  voyant  qu'il  n'en  peut  rien  obtenir,  il 
prend  le  parti  qu'il  croit  le  plus  sûr  pour  le 
forcer  de  revenir  à  Thèbes;  c'est  de  lui  ôter  ses 
deux  derniers  soutiens,  ses  deux  filles,  qu'il  en- 
lève en  effet  malgré  les  cris  et  les  plaintes  d'OE- 
dipe ,  et  du  chœur ,  qui ,  n'étant  formé  que  de 
vieillards  désarmés,  ne  peut  résister  à  la  force. 
Mais  Thésée ,  qui  n'est  pas  éloigné ,  met  en  fuite 
les  ravisseurs ,  ramène  les  deux  princesses ,  et  fait 
à  Créon  des  reproches  également  nobles  et  mo- 
dérés sur  l'indigne  violence  où  il  s'est  emporté. 
Il  se  présente  ici  deux  observations  relatives  au 
progrès  de  l'art  :  l'une ,  qu'il  ne  faut  pas  mettre 
sur  la  scène  deux  personnages  tels  qu'Ismène  et 
Antigone ,  faisant  absolument  la  même  chose,  et 
n'ayant  qu'un  même  objet  dans  la  pièce,  parce 
que  c'est  diviser  mal  à  propos  l'intérêt  qui  doit  se 
réunir  sur  l'une  des  deux  sœurs.  Aussi  dans  la 
pièce  de  M.  Ducis,  n'a -t- on  vu  qu' Antigone,  et 
non  pas  Ismène.  Deux  filles  vertueuses  au  lieu 
d'une,  et  deux  appuis  au  lieu  d'un,  diminuent 
l'effet  de  la  situation ,  bien  loin  de  le  doubler. 
C'est  un  principe  d'une  vérité  sensible  :  la  vertu 
dont  on  ne  voit  qu'un  modèle  nous  frappe  plus 
que  celle  qui  est  commune  à  deux ,  et  l'infortune 
avec  deux  soutiens  est  moins  à  plaindre  que  celle 
qui  n'en  a  qu'un.  L'autre  observation  rappelle 
un  précepte  d'Aristote,  qui  dit  que  rien  n'est  plus 
froid  qu'un  personnage  qui  ne  paraît  dans  une 
pièce    que    pour  tenter   une   entreprise  qui  ne 


358  COURS    DE    LITTÉRATURE. 

réussit  pas.  Tel  est  ici  Créon,  qui  veut  enlever 
deux  princesses,  et  qui,  après  y  avoir  échoué, 
ne  reparaît  plus.  Cet  épisode,  dont  il  ne  résulte 
qu'un  péril  passager,  est  donc  une  espèce  de 
hors-d'œuvre.  Règle  générale  :  rien  de  ce  qui 
forme  un  nœud  dans  un  drame,  rien  de  ce  qui 
met  en  danger  les  personnages,  ne  doit  se  dé- 
nouer qu'à  la  fin ,  sans  quoi  c'est  un  moyen 
avorté,  ce  qui  est  toujours  d'un  très  -  mauvais 
effet  au  théâtre.  Ici,  par  exemple,  on  sent  bien 
que  là  venue  de  Créon  et  l'enlèvement  des  deux 
princesses  ne  sont  qu'un  remplissage;  car  il  est 
tout  simple  que  Créon  n'ait  aucun  pouvoir  sur 
l'esprit  d'OEdipe,  et  l'on  s'attend  bien  que  Thésée 
ne  laissera  pas  enlever  chez  lui  les  deux  filles 
dont  il  a  pris  le  père  sous  sa  protection.  Quel  est 
donc  le  nœud  véritable?  C'est  Polynice.  Les  re- 
mords du  fils,  soutenus  des  supplications  de  la 
sœur,  l'emporteront -ils  sur  les  justes  ressenti- 
ments d'OEdipe,  que  ses  deux  enfants  ont  in- 
dignement chassé  de  Thèbes?  voilà  l'intérêt  qui 
doit  nous  occuper.  Il  ne  commence  qu'avec  le 
quatrième  acte;  mais  aussi  quel  parti  Sophocle  en 
a  tiré!  Thésée  annonce  d'abord  simplement  qu'un 
étranger  est  venu  embrasser  l'autel  de  Neptune, 
et  qu'il  demande  sûreté  pour  voir  OEdipe.  C'est 
Polynice ,  c'est  mon  frère ,  dit  Antigone  à  Ismène , 
qui  ne  doute  pas  non  plus  que  ce  ne  soit  lui. 
Elles  le  disent  en  tremblant  à  leur  père,  qui  dé- 
fend  d'abord  qu'on   l'introduise   devant  lui.  lies 


COURS    DE    LITTÉRATURE.  35o, 

deux  princesses  engagent  Thésée  à  joindre  ses 
prières  aux  leurs,  pour  obtenir  qu'OEdipe  veuille 
entendre  un  fils  suppliant.il  cède  à  leurs  instances 
réitérées,  mais  de  manière  à  faire  comprendre 
que  Polynice  n'a  rien  à  espérer.  11  faut  se  rappeler 
ici  tout  ce  qui  fonde  cette  situation,  pour  en 
bien  juger  l'effet.  OEdipe ,  dans  les  premiers 
transports  de  son  désespoir,  quand  sa  malheu- 
reuse destinée  lui  avait  été  révélée ,  s'était  con- 
damné lui-même  à  l'exil.  On  s'y  était  d'abord  op- 
posé, et  il  était  resté  à  Thèbes;  mais  dans  la  suite 
Polynice,  sacrifiant  la  nature  à  son  ambition, 
avait  eu  la  cruauté  de  forcer  son  père  à  exécuter 
contre  lui-même  ses  fatales  imprécations,  lorsqu'il 
se  repentait  de  les  avoir  prononcées,  et  que  sa 
douleur  commençait  à  se  calmer.  C'était  donc 
Polynice  qui  avait  renouvelé  contre  son  père 
l'arrêt  de  proscription,  et  qui  l'avait,  pour  ainsi 
dire ,  rendu  aux  Furies ,  en  l'arrachant  du  sein  de 
sa  patrie  et  de  ses  dieux  domestiques.  Depuis  ce 
temps,  OEdipe  a  été  réduit  à  errer  et  à  mendier 
son  pain.  Polynice,  à  son  tour,  banni  de  Thèbes, 
dépouillé  du  trône  par  son  frère  Étéocle ,  forcé 
de  demander  du  secours  à  des  rois  alliés,  et 
sachant  combien  il  importe  à  sa  cause  qu'OEdipe 
se  range  de  son  parti,  tourmenté  d'ailleurs  par  les 
remords,  qui  s'éveillent  dans  l'infortune,  frappé 
d'effroi ,  d'horreur  et  de  pitié  à  la  vue  de  l'état  où 
il  a  réduit  son  père  et  ses  sœurs,  est  certai- 
nement dans  une  des  situations  les  plus  violentes 


36o  COURS    DE    LITTÉRATURE. 

où  un  homme  puisse  se  trouver.  Il  a  le  plus 
grand  intérêt  à  fléchir  Œdipe;  et  tout  ce  qu'il 
voit  doit  lui  en  ôter  l'espérance.  Il  regarde  son 
père,  et  il  pleure.  Il  fait  les  derniers  efforts  pour 
l'émouvoir,  et  n'obtient  pas  même  de  réponse. 
Le  vieillard ,  assis  sur  la  pierre ,  les  yeux  baissés , 
immobile ,  garde  un  morne  silence.  Ses  deux 
filles,  qui  ont  tant  de  droits  sur  son  cœur,  inter- 
cèdent pour  le  coupable ,  mais  en  vain.  Le  chœur 
alors  prend  la  parole ,  et  représente  que  Polynice 
est  envoyé  par  Thésée ,  roi  d'Attique ,  qui  exerce 
l'hospitalité  envers  OEdipe  ;  qu'ainsi  le  vieillard, 
tout  irrité  qu'il  est,  ne  peut  refuser  de  lui  ré- 
pondre. A  ce  grand  mot  d'hospitalité,  si  sacré 
chez  les  anciens,  OEdipe  sent  qu'il  est  de  son 
devoir  de  parler  à  celui  que  Thésée  lui  adresse  ; 
mais  sa  réponse  est  telle  que  ce  long  et  terrible 
silence  a  dû  la  faire  présumer  : 

Puisqu'il  ose  parler,  puisqu'il  faut  le  confondre. 
En  faveur  de  Thésée ,  oui ,  je  vais  lui  répondre. 
Si  de  Thésée  ici  vous  n'attestiez  les  droits , 
Polynice  jamais  n'eût  entendu  ma  voix. 
Mais  ce  coupable  fils  qui  vient  braver  un  père 
N'en  remportera  pas  tout  le  fruit  qu'il  espère. 
Perfide,  c'est  toi  seul,  c'est  toi  qui  mas  banni; 
Tu  m'as  chassé  de  Thèbe,  et  les  dieux  t'ont  puni. 
Tu  ne  peux  maintenant,  sans  une  honte  amère, 
Voir  mes  vêtements  vils ,  souillés  par  la  misère  : 
Ah  !  fils  dénaturé  !  toi  seul  m'en  as  couvert. 
Si  tu  souffres  l'exil ,  comme  je  l'ai  souffert , 


COURS    DE    LITTERATURE. 


36  i 


C'est  dettes  cruautés  le  prix  trop  légitime  : 

En  voyant  ton  malheur,  je  rappelle  ton  crime. 

Je  vois  deux  fils  ingrats  que  Némésis  poursuit. 

Barbare!  en  quel  état  tous  deux  m'ont-ils  réduit! 

Errant  de  ville  en  ville,  aveugle,  je  mendie 

L'aliment  nécessaire  à  ma  pénible  vie, 

Et  je  l'aurais  perdue ,  hélas  !  depuis  long-temps , 

Si  mes  filles ,  prenant  pitié  de  mes  vieux  ans , 

Au-dessus  de  leur  sexe,  au-dessus  de  leur  âge, 

N'avaient  de  ma  misère  accepté  le  partage. 

Je  dois  tout  à  leurs  soins  :  leur  tendre  piété 

Assiste  ma  vieillesse  et  ma  calamité, 

S'acquitte  d'un  devoir  qui  dut  être  le  vôtre  : 

Voilà,  voilà  mon  sang,  et  je  n'en  ai  plus  d'autre. 

Va  contre  Thèbes,  va  porter  tes  étendards; 

Mais  ne  te  flatte  pas  d'abattre  ses  remparts: 

Vous  tomberez  tous  deux  au  pied  de  ses  murailles, 

Et  le  champ  des  combats  verra  vos  funérailles. 

J'ai  prononcé  sur  vous ,  en  présence  du  ciel , 

Les  imprécations  du  courroux  paternel; 

Je  les  prononce  encor  :  ma  voix,  ma  voix  funeste 

Appelle  encor  sur  vous  la  vengeance  céleste. 

Mes  filles ,  mes  enfants ,  qui  m'ont  su  respecter , 

Hériteront  du  trône  où  vous  deviez  monter; 

Récompense  trop  juste ,  et  que  leur  a  promise 

La  Justice  éternelle ,  au  haut  des  cieux  assise , 

Et  tenant  la  balance  auprès  de  Jupiter. 

Pour  toi,  fuis  de  mes  yeux;  va,  monstre!  que  l'enfer 

Accumule,  à  ma  voix,  sur  ta  tête  perfide 

Tous  les  maux  qu'il  prépare  à  l'enfant  parricide  ! 

Fuis ,  remporte  avec  toi ,  remporte  avec  horreur 

Mes  malédictions  qu'entend  le  ciel  vengeur. 


362  COURS    DE    LITTÉRATURE. 

Puisses-tu  ne  rentrer  jamais  dans  ta  patrie, 
Exhaler  sous  ses  murs  ton  exécrable  vie , 
Verser  le  sang  d'un  frère ,  et  mourir  sous  ses  coups  ! 
Et  vous,  dieux  infernaux,  vous  que  j'invoque  tous, 
Toi,  plus  terrible  qu'eux,  ministre  de  colère, 
Ombre  triste  et  sanglante,  ô  Laïus  !  ô  mon  père! 
Et  toi ,  dieu  des  combats ,  Mars  exterminateur , 
O  Mars!  qui  dans  leur  sein  as  versé  ta  fureur; 
Noires  divinités  de  ce  couple  barbare  , 
Hâtez- vous ,  l'heure  approche,  entraînez-le  au  Tartare. 
Reporte  maintenant  ma  réponse  aux  Thébains  ; 
Dis  quels  vœux  j'ai  formés  pour  deux  fils  inhumains. 
Dis  que  je  vais  mourir  ;  que ,  pour  votre  partage , 
Je  vous  laisse  à  tous  deux  cet  horrible  héritage. 

Polynice  se  retire  désespéré ,  et  court  accom- 
plir les  fatales  prédictions  de  son  père.  On  en- 
tend un  coup  de  tonnerre  qu'OEdipe  reconnaît 
pour  le  signal  de  sa  fin  prochaine.  Thésée  revient , 
et  le  vieillard  annonce  d'un  ton  majestueux  et 
prophétique  que  les  dieux  l'appellent  par  la  voix 
des  foudres  et  des  vents.  Il  se  sent  inspiré  par 
eux,  et  va,  dit-il,  marcher  sans  guide  vers  le  lieu 
où  il  doit  expirer.  «  Les  destins  me  forcent  d'y 
«arriver.  Suivez-moi,  mes  filles;  je  vous  servirai 
«  de  guide ,  comme  vous  m'en  avez  servi  jusqu'à 
«  ce  jour.  Qu'on  me  laisse ,  qu'on  ne  m'approche 
«pas.  Seul,  je  trouverai  l'endroit  où  la  terre 
«  doit  m'ouvrir  son  sein.  C'est  par  là  :  suivez  - 
«  moi;  Mercure  et  les  déesses  des  enfers  sont  mes 
«conducteurs.  Cher  Thésée,  et  vous,  généreux 


COURS    DE    LITTÉRATURE.  363 

«  Athéniens ,  soyez  toujours  heureux ,  et  souvenez- 
«  vous  d'OEclipe.  »  Un  chœur  sert  d'intervalle 
entre  sa  sortie  et  le  récit  de  sa  mort ,  récit  aussi 
rempli  de  merveilleux  que  toute  la  fable  de  cette 
pièce.  Arrivé  à  l'endroit  où  le  chemin  se  partage 
en  diverses  routes,  il  s'est  assis,  a  quitté  ses  vê- 
tements, s'est  fait  apporter  de  l'eau  puisée  dans 
une  source  voisine ,  et ,  après  s'être  purifié  ,  s'est 
couvert  de  la  robe  dont  on  a  coutume  de  revêtir 
les  morts.  La  terre  a  tremblé  :  il  a  fait  ses  derniers 
adieux  à  ses  filles,  qui  se  frappaient  la  poitrine 
en  gémissant.  Une  voix  s'est  fait  entendre  du 
ciel  :  «  OEdipe ,  qu'attendez  -  vous  ?»  Il  a  em- 
brassé ses  filles,  les  a  recommandées  encore  à 
Thésée ,  et  leur  a  ordonné  de  s'écarter  pour 
n'être  pas  spectatrices  d'une  mort  dont  Thésée 
seul,  suivant  l'ordre  des  dieux,  doit  être  le  té- 
moin ,  et  conserver  le  secret.  Tout  le  monde  s'est 
éloigné,  et,  un  moment  après,  l'on  n'a  plus  vu 
OEdipe,  mais  seulement  Thésée  se  couvrant  le 
visage  de  ses  mains ,  comme  si  ses  regards  eussent 
été  éblouis  d'un  spectacle  céleste.  «  Pour  OEdipe 
«  (  continue  celui  qui  fait  ce  récit  ) ,  on  ignore  le 
«  genre  de  sa  mort  ;  mais  sans  doute  la  terre  s'est 
«  ouverte  pour  le  recevoir  sans  douleur  et  sans 
«  violence.  » 

Il  règne  dans  toute  cette  pièce  une  sorte  de 
terreur  religieuse,  une  mystérieuse  horreur  qui 
plaît  beaucoup  à  ceux  qui  aiment  la  tragédie.  Il 
y  a  des  beautés  éternelles;  mais  je  crois  qu'il 


364  COURS    DE    LITTÉRATURE. 

faudrait  beaucoup  d'art  pour  accommoder  le  dé- 
noûment  à  notre  théâtre,  et  n'en  pas  faire  une 
scène  d'opéra. 

Cette  race  desLabdacides,  si  souillée  de  meur- 
tres ,  d'incestes  et  de  toutes  sortes  d'attentats ,  a 
fourni  trois  pièces  à  Sophocle.  Celle  qui  se  pré- 
sentait la  première,  en  suivant  l'ordre  des  évé- 
nements, c'était  YOEdipe  roi  dont  je  vais  parler; 
mais  je  l'ai  réservée,  ainsi  que  Y  Electre,  pour 
réunir  les  deux  ouvrages  que  Voltaire  a  jugés 
dignes  de  lui  servir  de  modèles. 

Le  sujet  ftOEdipe  roi  est  si  universellement 
connu,  que  je  crois  devoir  me  borner  à  quelques 
remarques  sur  ce  que  les  deux  pièces  ont  de 
commun  et  sur  ce  qu'elles  ont  de  différent. 

L'ouverture  et  l'exposition  de  Sophocle  sont 
heureuses  et  théâtrales.  Des  vieillards,  des  en- 
fants ,  un  grand-prêtre ,  des  sacrificateurs ,  la  tête 
ornée  de  bandelettes  sacrées,  et  des  rameaux 
dans  les  mains  en  signe  de  supplications,  sont 
prosternés  au  pied  d'un  autel  qui  est  à  l'entrée 
du  palais  d'OEdipe.  Il  paraît,  et  a  voulu,  dit -il, 
s'assurer  par  ses  yeux  de  la  situation  de  ses  mal- 
heureux sujets.  Le  grand-prêtre  prend  la  parole, 
et  fait  un  tableau  pathétique  des  ravages  que  la 
peste  cause  dans  Thèbes.  Les  Thébains  implorent 
les  seuls  appuis  qui  leur  restent ,  les  dieux  et  leur 
roi,  ce  roi  si  sage  et  si  heureux,  qui  les  a  délivrés 
du  sphinx,  et  qui  a  déjà  été  leur  sauveur  avant 
d'être  leur  souverain.  Il  a  prévenu  leur  demande, 


COURS    DE    LITTÉRATURE.  365 

et  envoyé  à  Delphes  son  beau-frère  Créon,  pour 
savoir  ce  qui  attire  sur  Thèbes  la  colère  du  ciel. 
Il  attend  à  tout  moment  Créon,  qui  devrait  être 
de  retour.  Ce  prince  paraît,  et  annonce  que 
l'oracle  ordonne  de  rechercher  les  auteurs  du 
meurtre  de  Laïus,  et  de  venger  sa  mort.  OEdipe 
s'engage  à  donner  tous  ses  soins  à  cette  re- 
cherche ,  et  prononce  par  avance  les  plus  terribles 
imprécations  contre  le  meurtrier;  imprécations 
dont  l'effet  est  d'autant  plus  grand  pour  le  spec- 
tateur, qu'elles  retombent  sur  celui  qui  les  pro- 
nonce. Voltaire  les  a  rendues  en  beaux  vers  : 

Et  vous,  dieux  des  Thébains  ,  dieux  qui  nous  exaucez  , 
Punissez  l'assassin,  vous  qui  le  connaissez. 
Soleil,  cache  à  ses  yeux  le  jour  qui  nous  éclaire! 
Qu'en  horreur  à  ses  fils ,  exécrable  à  sa  mère , 
,    Errant,  abandonné,  proscrit  dans  l'univers, 
Il  rassemble  sur  lui  tous  les  maux  des  enfers, 
Et  que  son  corps  sanglant ,  privé  de  sépulture, 
Des  vautours  dévorants  devienne  la  pâture  ! 

Toute  la  marche  de  ce  premier  acte  est  par- 
faite. Voltaire  n'a  point  fait  usage  de  cette  belle 
exposition;  et,  ce  qu'il  y  a  de  pis,  c'est  qu'au  lieu 
de  regretter  le  parti  qu'il  aurait  pu  en  tirer ,  il  en 
parle  avec  un  mépris  très-injuste,  dans  des  lettres 
qui  parurent  à  la  suite  de  la  première  édition 
à'OEdipe ,  et  que  lui-même  supprima  dans  toutes 
les  éditions  générales  de  se$  œuvres,  mais  qu'on 
a  remises  dans  celles  qui  ont  paru  pendant  ses 
dernières  années ,  et  dont  il  avait  laissé  le  soin  à 


366  COURS    DE    LITTÉRATURE. 

des  libraires.  Ce  n'est  pas  que  ces  lettres  ne 
soient  curieuses  et  très  -  dignes  de  l'impression, 
puisqu'elles  contiennent  une  très-bonne  critique 
de  son  Œdipe  faite  par  lui-même,  et  des  ré- 
flexions judicieuses  sur  ce  sujet.  Il  est  à  pré- 
sumer que,  quand  il  les  retrancha,  c'est  qu'il 
sentit  qu'il  n'avait  pas  parlé  d'un  ton  convenable 
de  ce  même  Sophocle  à  qui  depuis  il  rendit  plus 
de  justice  dans  la  préface  d'Oreste;  et  j'ose  croire 
que,  s'il  avait  relu  ces  lettres  quand  on  les  réim- 
prima ,  il  n'aurait  pas  laissé  subsister  les  censures 
très  -  déplacées  qu'il  hasarde  contre  cette  expo- 
sition de  l'Œdipe  grec,  qu'il  eût  mieux  fait 
d'imiter.  Voici  comme  il  en  parle ,  sans  donner  à 
l'auteur  la  plus  légère  louange. 

«  La  scène  ouvre  par  un  chœur  de  Thébains 
«prosternés  au  pied  des  autels.  OEdipe,  leur  li- 
ce bérateur  et  leur  roi,  paraît  au  milieu  d'eux.  Je 
«suis  OEdipe  \  leur  dit -il,  si  vanté  par  tout  le 
«  monde.  Il  y  a  quelque  apparence  que  les  Thé- 
«  bains  n'ignoraient  pas  qu'il  s'appelait  OEdipe.  » 

Non,  ils  ne  l'ignoraient  pas;  mais  Voltaire 
ignorait  la  langue  grecque;  et,  faisant  dire  à  So- 
phocle ce  qu'il  ne  dit  pas ,  il  s'est  exposé  à  tomber 
dans  des  méprises  qui  avertissent  de  ne  juger 
que  de  ce  que  l'on  sait.  Que  dirait-on  d'un  critique 
qui,  entendant  ce  premier  vers  d' Iphigénie , 

Oui,  c'est  Agamemnon ,  c'est  ton  roi  qui  t'éveille, 

reprocherait  à  Racine  d'avoir  dit,  Je  suis  Aga- 


COURS    DE    LITTÉRATURE.  36*] 

memnoiiy  je  suis  ton  roi;  et  ajouterait  :  Il  y  a 
quelque  apparence  quArcas  connaissait  son  roi, 
connaissait  Agamemnon  ?  On  lui  dirait  que  c'est 
une  manière  de  parler  très  -  convenable  et  très- 
reçue,  et  qu'il  est  tout  naturel  qu'Arcas  étant 
surpris  d'être  éveillé  par  son  roi,  celui-ci  l'as- 
sure qu'il  ne  se  trompe  pas,  que  c'est  bien  Aga- 
memnon,  que  c'est  son  roi  qui  l'éveille;  ce  qui, 
pour  le  dire  en  passant,  annonce  déjà  une  situa- 
tion critique  qui  nécessite  une  pareille  démarche. 
Cette  explication  même  est  si  claire,  qu'on  ne  la 
croirait  nécessaire  que  pour  un  étranger,  moins 
instruit  que  nous  des  tournures  de  notre  langue. 
Eh  bien!  le  vers  d'Agamemnon  est  précisément 
celui  d'OEdipe ,  et  l'un  n'est  pas  plus  ridicule  que 
l'autre.  «  Je  suis  sorti  (  dit-il  )  au  bruit  de  vos  gé- 
«  missements ,  et  n'ai  pas  voulu  m'en  rapporter 
«  à  d'autres.  Je  suis  venu  moi  -  même  ,  moi ,  cet 
«  OEdipe  dont  le  nom  est  dans  la  bouche  de  tous 
«  les  hommes.  «Remarquez  que  l'énigme  du  Sphinx 
l'avait  rendu  très  -  célèbre ,  et  que  les  anciens  ne 
faisaient  nulle  difficulté  d'avouer  que  leur  nom 
était  fort  connu  ;  témoin  ce  que  dit  à  la  reine 
de  Carjhage  le  modeste  Énée ,  de  tous  les  héros 
le  moins  accusé  d'orgueil  :  «  Je  suis  le  pieux  Énée 
«dont  la  renommée  s'élève  jusqu'aux  cieux.  »  Cette 
extrême  réserve  qu'imposent  les  bienséances  so- 
ciales, et  qui  défend  à  l'amour-propre  de  chacun 
de  se  montrer  en  quoi  que  ce  soit,  de  peur  de 
blesser  celui  de  tous,  cette  modestie  de  conven- 


368  COURS    DE    LITTÉRATURE. 

tion  et  de  raffinement  n'était  point  un  devoir 
dans  des  mœurs  plus  simples  et  plus  franches, 
et  tous  les  héros  de  l'antiquité  en  sont  la  preuve. 
11  n'y  a  donc  point  d'orgueil  dans  ce  qu'OEdipe 
dit  de  lui-même,  comme  il  n'y  a  point  de  sim- 
plicité grossière  dans  la  manière  dont  il  se  nomme, 
comme  il  n'y  a  rien  de  déplacé  à  faire  la  peinture 
des  maux  qui  accablent  les  ïhébains;  car,  quoique 
OEdipe  n'ignore  pas  que  la  peste  règne  dans  Thè- 
bes  ,  ces  sortes  de  développements  naturels  au 
malheur  ne  sont  point  hors  de  propos,  et  font 
plaisir  au  spectateur  en  peignant  à  l'imagination 
tout  ce  qu'il  y  a  d'affreux  dans  la  situation  des 
personnages.  Qu'on  juge  d'après  cela  si  Voltaire 
était  fondé  à  terminer  ainsi  ses  critiques  incon- 
sidérées. «  Tout  cela  n'est  guère  une  preuve  de 
«  cette  perfection  où  l'on  prétendit ,  il  y  a  quel- 
ce  ques  années ,  que  Sophocle  avait  porté  la  tra- 
it gédie.  (  C'étaient  Racine  et  Boileau  qui  l'avaient 
«  prétendu.  )  Il  ne  paraît  pas  qu'on  ait  grand  tort 
«  dans  ce  siècle  de  refuser  son  admiration  à  un 
«  poëte  qui  n'emploie  d'autre  artifice  pour  faire 
«  connaître  ses  personnages ,  que  de  faire  dire  :  Je 
«suis  OEdipe.  Cette  grossièreté  ne  s'appelle  plus 
«  une  noble  simplicité.  » 

On  est  un  peu  étonné  que  Voltaire  refuse  son 
admiration  à  Sophocle  dans  le  temps  où  il  lui 
emprunte  toutes  les  beautés  qui  ont  fait  le  suc- 
cès de  sa  tragédie.  Tout  ce  qu'on  peut  dire  pour 
son  excuse,  c'est  qu'alors  il  était  très -jeune,  et 


COURS    DE    LITTÉRATURE.  36q 

que  lui  -  même  probablement  s'était  condamné 
depuis,  puisqu'il  avait  jugé  à  propos  de  retran- 
cher ces  lettres  de  toutes  les  éditions  dont  il  a  été 
le  rédacteur. 

Il  me  semble   aussi  aller  beaucoup  trop  loin 
quand  il  soutient  que  la  pièce  de  Sophocle  est 
finie  au  second  acte ,  et  que  les  paroles  du  devin 
Tirésias  sont  si  claires ,  qu'OEdipe  ne  peut  man- 
quer de  s'y  reconnaître.  Pour  juger  de  ce  repro- 
che ,  voyons  ce  que  dit  le  devin.  C'est  le  chœur 
qui  conseille   au  roi  de  le  faire  venir,  et  le  roi 
répond  que   Créon  lui  a   déjà  donné  le   même 
avis;  qu'en  conséquence  il  a  déjà  envoyé  deux 
fois  chercher  cet  interprète  des  dieux  si  révéré 
dans  Thèbes,  et  qu'il  s'étonne  que  Tirésias  tarde 
si  long -temps.  Le  vieillard  aveugle,  à  qui  le  ciel 
a  donné  la  connaissance  de  ce  qu'il  y  a  de  plus 
secret,  et  qui  est  parmi  les  mortels  ce  qu'Apol- 
lon est  parmi  les  dieux,  est  amené  sur  la  scène  > 
et  j'avoue  que  ce  personnage  me  paraît  mieux 
adapté  au  sujet,  et  produire  plus  de  curiosité  et 
de   terreur  que  celui  du  grand  -  prêtre   dans  la 
pièce  française  ,  rôle  beaucoup  moins  caractérisé 
que   celui  de   Tirésias.    Tous   les   deux   tiennent 
d'abord   le   même  langage  ,  tous  deux  résistent 
long-temps  avant  que  de  parler,  et  ne  se  déter- 
minent qu'à  regret  à  nommer  OEdipe  comme  le 
meurtrier  de  Laïus.  11  s'emporte  également  dans 
les  deux  pièces ,  et  le  grand  -  prêtre  et  Tirésias 
sont  également  traités  d'imposteurs.  Mais  voici 

Cours  de  Littérature.  L  lit 


3^0  COURS    DE    LITTÉRATURE. 

comme  Voltaire,  clans  la  fin  de  la  scène,  a  res- 
treint son  imitation  : 

Vous  me  traitez  toujours  de  traître  et  d'imposteur  : 
Votre  père,  autrefois,  me  croyait  plus  sincère. 

OE  D  I  P  E. 

Arrête:  que  dis- tu!  Qui!  Polybe?  mon  père!... 

LE    GRAND-PRÊTRE. 

Vous  apprendrez  trop  tôt  votre  funeste  sort  : 
Ce  jour  va  vous  donner  la  naissance  et  la  mort. 

Ce  vers  prophétique  est  admirable.  Le  vers  de 
Sophocle  peut  faire  connaître  combien  la  langue 
grecque  était  plus  hardie  que  la  nôtre  dans  son 
expression  :  Ce  jour  vous  enfantera  et  vous  tuera; 
et  le  vers  de  Voltaire  fait  voir  comme  il  faut  tra- 
duire. 

Vos  destins  sont  comblés  :  ,vous  allez  vous  connaître. 
Malheureux  !  savez-vous  quel  sang  vous  donna  l'être  ? 
Entouré  de  forfaits  à  vous  seul  réservés, 
Savez-vous  seulement  avec  qui  vous  vivez  ? 

Jusqu'ici  le  poète  français  traduit  :  là  il  s'arrête 
et  termine  ainsi  la  scène  : 

O  Corinthe  !  ô  Phocide ,  exécrable  hyménée  ! 
Je  vois  naître  une  race  impie,  infortunée, 
Digne  de  sa  naissance ,  et  de  qui  la  fureur 
Remplira  l'univers  d'épouvante  et  d'horreur. 
Sortons. 

Tirésias  en  dit  beaucoup  davantage.  «  Je  vous  le 
«  dis  pour  la  dernière  fois  :  cet  homme  que  vous 


COURS    DE    LITTÉRATURE.  37 1 

«  cherchez,  ce  criminel  ,  ce  meurtrier  est  clans 
«  Thèbes.  On  le  croit  étranger  ;  mais  on  saura 
«  bientôt  qu'il  est  Thebain.  Sa  fortune  va  s'éva- 
«  nouir  comme  un  songe.  Aveugle,  réduit  à  l'indi- 
ce gence,  courbé  sur  un  bâton  ,  on  le  verra  errer 
«  dans  les  contrées  étrangères.  Quelle  confusion 
«  quand  il  se  reconnaîtra  frère  de  ses  fils,  époux  de 
«  sa  mère,  incestueux  et  parricide  !  Allez,  prince , 
«  éclaircissez  ces  terribles  paroles,  et  si  vous  les 
«  trouvez  trompeuses,  je  consens  de  passer  pour 
«  un  faux  prophète.  » 

Je  conviens  qu'il  y  a  plus  d'art  dans  le  poète 
français  ,  qui  se  borne  d'abord  à  ne  faire  voir 
dans  OEdipe  que  le  meurtrier  de  Laïus,  et  en- 
veloppe le  reste  dans  des  paroles  vagues  et  ob- 
scures qui  ne  peuvent  faire  naître  que  des  soup- 
çons. C'est  se  conformer  aux  règles  de  la  pro- 
gression dramatique  ,  que  de  développer  par 
degrés  toutes  les  horreurs  de  la  destinée  d' OEdipe, 
et  de  ne  le  montrer  incestueux  et  parricide  qu'à 
la  fin  de  la  pièce.  Le  moderne  a  mieux  observé 
ce  précepte  que  l'ancien,  et  c'est  en  cette  partie 
sur  -  tout  que  le  Français  de  vingt  -  quatre  ans , 
comme  l'a  écrit  Rousseau  ,  qui  dans  ce  temps 
était  juste ,  Va  emporté  sur  le  Grec  de  quatre- 
vingts.  C'est  un  progrès  que  l'art  a  dû  faire  ;  mais 
est-il  vrai  que  les  paroles  de  Tirésias ,  qui  en  ap- 
prennent trop  aux  spectateurs,  révèlent  tout  le 
sort  d'OEdipe  si  clairement,  qu'il  faut,  dit  Vol- 
taire, que  la  tête  lui  ait  tourné 7  s3 il  ne  regarde  pas 


Z'JI  COURS    DE    LITTÉRATURE. 

Tirèsias  comme  un  véritable  prophète  ?  Cet  arrêt 
me  paraît  beaucoup  trop  sévère  ;  car  enfin  OEdipe, 
qui  se  croit  toujours,  et  qui  doit  se  croire  fils  de 
Polybe,  roi  de  Corinthe;  OEdipe,  à  qui  l'on  n'a 
pas  encore  dit  un  seul  mot  qui  puisse  lui  faire 
connaître  qu'il  est  fils  de  Laïus;  OEdipe  peut-il 
deviner  tout  cela ,  parce  qu'on  lui  a  dit  que  le 
meurtrier  de  Laïus  se  trouvera  le  mari  de  sa  mère 
et  le  frère  de  ses  enfants?  Ce  qui  est  vrai,  c'est 
qu'il  devait  être  frappé  du  rapport  qui  se  trouve 
entre  les  paroles  du  devin  et  l'oracle  de  Delphes, 
qui  lui  a  prédit  autrefois,  à  lui  OEdipe  (  comme 
il  va  l'avouer  tout  à  l'heure  à  Jocaste  ) ,  précisé- 
ment les  mêmes  choses  dont  le  menace  Tirèsias:  ce 
rapport  devrait  l'inquiéter ,  et  ici  la  critique  est 
juste.  Mais  de  ce  qu'OEdipe  ne  fait  pas  ce  qu'il 
y  a  de  mieux  à  faire  ,  et  ne  dit  pas  ce  qu'il  y  a 
de  mieux  à  dire ,  il  ne  s'ensuit  pas  que  son  destin 
soit  si  manifestement  dévoilé,  que  la  pièce  est en- 
tièrement finie ;  et  conclure  que  Sophocle  ne  sa- 
vait pas  même  préparer  les  événements  et  cacher 
sous  le  voile  le  plus  mince  la  catastrophe  de  ses 
pièces y  et  qu  il  viole  les  règles  du  sens  commun 
pour  ne  pas  manquer  en  apparence  à  celles  du 
théâtre,  c'est  joindre,  ce  me  semble,  beaucoup 
d'injustice  dans  les  jugements  à  beaucoup  de  du- 
reté dans  les  termes. 

Un  tort  plus  grand ,  et  qui  paraît  à  peine  con- 
cevable, c'est  d'avoir  lu  avec  tant  de  précipita- 
tion  l'ouvrage   qu'il   imitait  ,  ou  d'en  parler  de 


COURS    DE    LITTÉRATURE.  373 

mémoire  si  légèrement,  qu'il  trouve  dans  Sopho- 
cle ce  qui  n'y  est  pas ,  et  qu'il  n'y  voit  pas  ce  que 
tout  le  monde  peut  y  voir.  «  Lorsque  Œdipe 
«  (dit-il)  apprend  de  Jocaste  que  le  seul  témoin 
«de  la  mort  de  Laïus,  Phorbas,  vit  encore,  il 
«  ne  songe  seulement  pas  à  le  faire  chercher.  Le 
«  chœur  lui-même,  qui  donne  toujours  des  con- 
a  seils  à  OEdipe,  ne  lui  donne  pas  celui  d'inter- 
«  roger  ce  témoin.  Il  le  prie  seulement  d'envoyer 
«  chercher  Tirésias.  »  Rien  de  tout  cela  n'est 
conforme  à  la  vérité.  C'est  au  troisième  acte 
qu'OEdipe  apprend  de  Jocaste  que  Phorbas  est 
vivant  ;  et  le  chœur  ne  peut  pas  lui  donner  là- 
dessus  le  conseil  d'envoyer  chercher  Tirésias  , 
car  ce  conseil  a  été  donné  dès  le  premier  acte 
et  exécuté  au  second ,  et  Jocaste  ne  voit  OEdipe 
qu'après  la  scène  où  le  devin  a  parlé  au  roi.  Le 
chœur  ne  peut  pas  lui  conseiller  de  faire  venir 
Phorbas;  il  n'en  a  pas  le  temps,  car  le  premier 
mot  d'OEdipe  ,  dès  que  Jocaste  lui  a  parlé  ,  est 
celui-ci  :  Faites  venir  Phorbas  au  plus  vite.  Jocaste 
s'en  charge;  et  avant  de  la  quitter  il  lui  répète 
encore  :  Songez ,  je  vous  en  conjure ,  à  faire  ve- 
nir ce  Phorbas  qui  peut  seul  éclaircir  mon  sort. 
C'est  par  là  que  finit  le  troisième  acte;  et  Phor- 
bas ,  qui  est.  retiré  à  la  campagne,  arrive  à  la 
scène  quatrième  du  quatrième  acte.  Il  ne  paraît 
pas  qu'il  y  ait  de  temps  perdu ,  suivant  les  règles 
de  la  vraisemblance  ;  car  il  faut  observer  que 
les  anciens   n'avaient   pas,  comme  nous,  d'en- 


3^4  COURS    DE    LITTÉRATURE. 

tr'actes  proprement  dits  ,  qui  laissent  le  théâtre 
vide'  pendant  un  certain  temps,  et  permettent 
de  supposer  un  intervalle  tel  à  peu  près  qu'on 
le  veut  pour  les  événements  qui  se  passent  der- 
rière le  théâtre.  Leurs  actes  n'étaient  séparés  que 
par  des  intermèdes  que  chantait  le  chœur,  qui 
ne  quittait  point  la  scène ,  et  qui  ,  par  consé- 
quent ,  rendait  la  règle  d'unité  de  temps  beau- 
coup plus  rigoureuse  que  parmi  nous.  Aussi  ar- 
rive-t-il  que  dans  leurs  pièces  les  événements 
paraissent  quelquefois  précipités.  D'après  l'ex- 
posé fidèle  qu'on  vient  d'entendre,  que  devien- 
nent les  critiques  de  Voltaire ,  qui  reproche  à  So- 
phocle de  n'avoir  pas  fait  précisément  tout  ce 
qu'il  a  fait? 

Ailleurs  il  lui  fait  dire  ce  qu'il  n'a  pas  dit  :  «  On 
«  avait  prédit  à  Jocaste  que  son  fils  porterait  ses 
«  crimes  jusqu'au  lit  de  sa  mère,  et  lorsque  OEdipe 
«  lui  dit,  On  ma  prédit  que  je  souillerais  le  lit 
«  de  ma  mère,  elle  doit  répondre  sur-le-champ: 
«  On  en  avait  prédit  autant  à  mon  fils.  »  Non  , 
elle  ne  saurait  faire  cette  réponse;  car  elle  ne  dit 
nulle  part  qu'on  lui  ait  prédit  cela  de  son  fils  : 
elle  dit  seulement  que  ce  fils  ,  suivant  l'oracle  , 
devait  être  le  meurtrier  de  son  père.  Voltaire  a 
ajouté,  il  est  vrai,  dans  sa  pièce  :  et  le  mari  de 
sa  mère.  Mais  sur  ce  qu'il  fait  dire  à  son  OEdipe , 
il  ne  doit  pas  juger  celui  de  Sophocle,  qui  n'en 
a  pas  dit  un  mot.  Il  prétend  qu'à  moins  d'un 
aveuglement  inconcevable ,  la  conformité  qui  se 


COURS    DE    LITTÉRATURE.  3y5 

trouve  entre  les  prédictions  faites  à  son  fils  et 
celles  que  l'oracle  a  faites  à  QEdipe ,  et  celles  de 
Tirésias ,  doit  lui  faire  connaître  manifestement  la 
vérité.  Mais  Jocaste  croit  mort  ce  fils  qu'elle  a 
fait  exposer;  mais  Œdipe  croit  que  Polybe  est 
son  père  :  mais  Sophocle  a  eu  soin  de  donner  à 
Jocaste ,  dans  tout  son  rôle  ,  un  mépris  marqué 
pour  les  oracles ,  depuis  qu'on  a  vu  périr  par  la 
main  de  brigands  inconnus  ce  même  Laïus  qui 
devait  périr  par  la  main  de  ce  même  fils  qu'elle 
a  exposé  et  qu'elle  croit  mort.  J'ose  penser  encore 
que  toute  cette  intrigue  est  fort  bien  nouée  ,  que 
les  incertitudes  et  les  obscurités  y  sont  suffisam- 
ment ménagées,  et  que  ce  n'est  pas  sans  raison 
qu'on  a  regardé  XOEdipe  comme  ce  que  les  an-, 
ciens  avaient  fait  de  mieux  en  ce  genre.  Il  n'y 
a  de  défaut  réel  que  celui  qui  est  inhérent  au 
sujet ,  et  qui  se  trouve  dans  le  poète  français 
comme  dans  le  poète  grec  ;  c'est  le  peu  de  vrai- 
semblance que  Jocaste  et  OEdipe  n'aient  fait  de- 
puis si  long-temps  aucune  recherche  sur  la  mort 
de  Laïus.  Mais  heureusement  ce  défaut  est  dans 
l'avant -scène,  et  c'est  à  ce  propos  qu'Aristote 
observe  que,  quand  un  sujet  a  des  invraisem- 
blances inévitables ,  il  faut  au  moins  les  placer 
avant  l'action.  Voltaire  convient  lui  -  même  qu'à 
moins  de  perdre  un  très-beau  sujet  il  faut  passer 
par-dessus  cette  invraisemblance;  et  l'on  remarque 
en  général  que  le  spectateur  ne  se  rend  pas  dif- 
ficile sur  ce  qui  a  précédé  l'action  :  il  permet  au 


3^6  COURS    DE    LITTÉRATURE. 

poète  tout  ce  que  celui-ci  veut  supposer ,  et  ne  se 
montre  plus  sévère  que  sur  ce  qui  se  passe  sous 
ses  yeux. 

A  ce  vice  du  sujet,  qui  n'est  pas,  après  tout, 
fort  important,  il  faut  ajouter  une  faute  réelle, 
qui  est  celle  du  poète;  c'est  la  querelle  très -mal 
fondée  qu'OEdipe  fait  à  Créon  ,  et  l'accusation 
intentée  si  légèrement  contre  lui  d'avoir  su- 
borné Tirésias  pour  accuser  le  roi.  Cet  épisode 
très  -  mal  imaginé  remplit  tout  le  troisième  acte 
de  Sophocle.  OEdipe  y  tient  un  langage  et  une 
conduite  également  indignes  d'un  roi  ;  il  accuse 
et  condamne  Créon  avec  une  témérité  inexcusa- 
ble, et  il  faut  que  Jocaste  obtienne  de  lui,  avec 
beaucoup  de  peine ,  de  ne  pas  sévir  contre  un 
prince  innocent.  C'est  encore  là  un  de  ces  inci- 
dents épisodiques  qui,  ne  produisant  rien,  sont 
vicieux  dans  tout  système  dramatique  ,  parce 
qu'ils  ne  font  qu'occuper  une  place  qu'ils  ôtent 
à  l'action  principale.  C'est  probablement  parce 
que  celle  d' OEdipe  est  en  elle  -  même  extrême- 
ment simple  que  Sophocle,  pour  y  remédier,  est 
tombé  dans  ce  défaut,  que  Voltaire  n'a  fait  que 
remplacer  par  un  autre  en  introduisant  son 
Philoctète  ,  plus  étranger  encore  au  sujet  que 
Créon. 

A  l'égard  du  cinquième  acte  de  Sophocle,  Vol- 
taire le  trouve  entièrement  hors  d'œuvre ,  et  sou- 
tient que  la  pièce  est  finie  quand  le  destin  d'OEdipe 
est  déclaré.  Cela  peut  être  vrai  pour  nous  ;  mais 


COURS    DE    LITTÉRATURE.  377 

je  ne  pense  pas  qu'il  en  fût  de  même  pour  les 
Grecs  ,  et  ce  que  nous  avons  déjà  vu  de  leur 
théâtre  confirme  assez  cette  opinion.  Ce  cinquième 
acte  contient  la  punition  d'OEdipe,  la  mort  de  Jo- 
caste  qui  se  tue  elle  -  même ,  et  les  adieux  que 
vient  faire  à  ses  enfants  ce  père  infortuné,  qui 
s'est  condamné  à  l'exil  et  à  l'aveuglement.  J'avoue 
que  je  ne  vois  rien  là  que  j'aie  envie  de  rejeter  ; 
et  en  supposant,  ce  dont  je  doute  encore,  que  la 
scène  du  père  et  des  enfants  nous  parût  superflue 
au  théâtre,  il  est  sûr  au  moins  qu'on  ne  peut  la 
lire  sans  attendrissement.  La  voici.  Il  a  recom- 
mandé ses  fils  à  Créon  qui  va  régner  pendant  leur 
minorité ,  et  il  demande  ses  deux  filles  qui  sont 
encore  dans  l'enfance. 

Que  je  les  touche  encor  de  mes  mains  paternelles  : 
Laissez-moi  la  douceur  de  pleurer  avec  elles, 
O  généreux  Créon  !  C'est  mon  dernier  espoir. 
Oui ,  que  je  les  embrasse ,  et  je  croirai  les  voir. 
Que  dis-je  ?  Vous  avez  exaucé  ma  prière  ; 
Vous  avez  eu  pitié  de  ce  malheureux  père  : 
Ne  les  entends-je  pas  ? 

CRÉON. 

J'ai  prévenu  vos  vœux. 

oedipe. 
Ah  !  pour  prix  de  vos  soins ,  cher  prince,  que  les  dieux 
Signalent  envers  vous  leur  bonté  tutélaire, 
Comme  ils  ont  envers  moi  signalé  leur  colère  ! 
Où  sont-elles  ?  Venez ,  venez ,  approchez-vous , 
Mes  filles,  chers  enfants,  objets  jadis  si  doux! 


3jS  COURS    DE    LITTÉRATURE. 

Touchez  encor  ces  mains  aux  crimes  condamnées, 

Ces  mains  que  contre  moi  j'ai  moi-même  tournées. 

O  mes  filles!  voyez,  voyez  mes  maux  affreux, 

Ceux  que  je  me  suis  faits ,  ceux  que  m'ont  faits  les  dieux. 

Vous  pleurez!  ah  !  plutôt,  ah!  pleurez  sur  vous  même  : 

Je  vois  dans  l'avenir  votre  infortune  extrême. 

Quel  destin  vous  attend  au  milieu  des  humains! 

Enfants  haïs  des  dieux,  de  combien  de  chagrins 

Ils  sèment  sous  vos  pas  le  sentier  de  la  vie  ! 

Ils  ont  à  l'innocence^  attaché  l'infamie. 

A  quels  jeux,  quelle  fête,  à  quel  festin  sacré 

Oserez-vous  porter  un  front  déshonoré  ? 

Quels  spectacles  pour  vous  auront  encor  des  charmes? 

Vous  n'en  reviendrez  point  sans  répandre  des  larmes^ 

Quand  l'âge  de  l'hymen  sera  venu  pour  vous, 

Quel  père  dans  son  fils  voudra  voir  votre  époux? 

Qui  voudra  de  mon  sang  partager  les  souillures  ? 

Celui  dont  je  suis  né  teignit  mes  mains  impures. 

L'inceste  m'a  placé  dans  le  lit  maternel , 

Et  vous  êtes  les  fruits  de  ce  nœud  criminel. 

Il  faudra  supporter  l'affront  de  ces  reproches  ; 

Vous  verrez  les  mortels  éviter  vos  approches , 

Et  vous  arriverez  au  terme  de  vos  ans , 

Sans  connaître  d'époux,  sans  nourrir  des  enfants.... 

(  A  Créon.  ) 
O  vous ,  le  seul  appui  qui  reste  à  leur  misère , 
Vous ,  fils  de  Ménécée ,  hélas  !  soyez  leur  père  : 
Elles  n'en  ont  point  d'autre  ;  elles  sont  sans  secours  ; 
La  honte ,  l'indigence ,  environnent  leurs  jours. 
Des  yeux  de  la  pitié  regardez  leur  enfance* 
Vous  ne  les  devez  pas  punir  de  leur  naissance: 
Donnez-moi  votre  main,  gage  de  votre  foi. 


COURS    DK    LITTÉRATURE.  37Q 

<KA  ses  filles.  ) 
Et  vous,  qui  pour  jamais  vous  séparez  de  moi, 
Je  vous  en  dirais  plus ,  si  vous  pouviez  m'en  tendre  ; 
Mais  que  font  les  conseils  dans  un  âge  si  tendre  ? 
Adieu:  puisse  le  ciel,  fléchi  par  mes  revers, 
Détourner  loin  de  vous  les  maux  que  j'ai  soufferts  ! 

Peut -on  douter  qu'une  pareille  scène  ne  fît 
couler  quelques  larmes?  Je  ne  sais  si  je  me 
trompe,  mais  il  me  semble  qu'elle  terminerait 
heureusement  la  tragédie  cYOEdipe.  Ne  faut -il 
pas,  pour  que  sa  destinée  s'accomplisse,  qu'on  le 
voie  partir  pour  l'exil ,  qui  est  le  châtiment  au- 
quel les  dieux  l'ont  condamné?  Ses  adieux,  son 
départ,  ne  font-ils  pas  dès-lors  une  partie  essen- 
tielle de  ses  malheurs,  qui  sont  l'objet  de  la 
pièce  ?  Il  y  a  plus  :  après  que  le  cœur  a  été  serré 
douloureusement  par  l'horreur  qu'inspire  cette 
complication  de  crimes  involontaires  commis  par 
l'innocence ,  ce  poids  de  la  fatalité  qui  écrase  un 
homme  vertueux,  et  qui  est,  à  mon  gré,  un  des 
inconvénients  de  ce  sujet ,  on  éprouve  volontiers 
un  attendrissement  dont  on  avait  besoin.  Jus- 
que-là l'on  n'a  vu  que  des  atrocités  dont  les  dieux 
sont  les  seuls  auteurs  ;  et  les  infortunes  d'OEdipe 
semblent  d'affreux  mystères  où  la  raison  et  la 
justice  ont  peine  à  se  retrouver.  Mais  lorsque  ce 
malheureux  père,  aveugle  et  banni,  embrasse 
pour  la  dernière  fois  ses  enfants,  dont  il  se  sé- 
pare pour  toujours,  la  nature  se  reconnaît  dans 
ce  tableau  :  on  n'entend  pas  la  plainte  d'OEdipe 


38o  COURS    DE    LITTÉRATURE. 

sans  être  ému  de  compassion ,  et  Ton  donne  à 
ses  disgrâces  des  pleurs  qu'on  avait  besoin  de 
répandre. 

Il  ne  faut  point  parler  de  YOEdipe  de  Cor- 
neille :  il  n'est  pas  digne  de  son  auteur,  et  le  su- 
jet n'y  est  pas  même  ïraité  ;  il  est  étouffé  par  un 
long  et  froid  épisode  d'amour,  qui  s'étend  d'un 
bout  de  la  pièce  à  l'autre ,  et  qui  n'a  pas,  comme 
celui  de  Philoctète  dans  YOEdipe  de  Voltaire, 
l'avantage  d'être  au  moins  racheté,  autant  qu'il 
peut  l'être ,  par  le  mérite  du  style.  Ce  dernier  a 
cependant  emprunté  de  Corneille  deux  beaux 
vers ,  l'un  qui  est  la  peinture  du  Sphinx  : 

Ce  monstre  à  voix  humaine ,  aigle ,  femme  et  lion  ; 

l'autre  qui  exprime  heureusement  l'excommuni- 
cation en  usage  chez  les  anciens  : 

Privé  des  feux  sacrés  et  des  eaux  salutaires. 

On  a  cité  aussi  fort  souvent  un  morceau  d'une 
tournure  très-philosophique  sur  ce  dogme  de  la 
fatalité,  si  cher  aux  anciens,  et  qui  anéantit  la 
liberté  de  l'homme.  Ce  morceau ,  quoiqu'il  y  ait 
quelques  fautes  de  diction,  est  écrit  et  pensé 
avec  une  énergie  particulière  à  Corneille;  et  Vol- 
taire remarque  très -judicieusement  qu'il  naît  du 
sujet,  et  n'est  point  un  lieu  commun  comme 
tant  d'autres,  ni  une  déclamation  étrangère  à  la 
pièce.  Des  réflexions  sur  la  fatalité;  dit-  il,  peu- 
vent -  elles  être  mieux  placées  que  dans  le  sujet 


COURS    DE    LITTÉRATURE.  38l 

cïOEdipe?  Elles  contribuèrent  même  au  succès 
de  l'ouvrage ,  qui  resta  au  théâtre  jusqu'au  mo- 
ment où  il  céda  sa  place  à  celui  du  jeune  rival  de 
Sophocle.  Lorsque  la  pièce  de  Corneille  parut,  on 
était  fort  occupé  des  querelles  sur  le  libre  ar- 
bitre, et  les  amateups  apprirent  par  cœur  cette 
tirade,  qui  devint  fameuse: 

Quoi  î  la  nécessité  des  vertus  et  des  vices 

D'un  astre  impérieux  doit  suivre  les  caprices; 

Et  Delphes  malgré  nous  conduit  nos  actions 

Au  plus  bizarre  effet  de  ses  prédictions! 

L'ame  est  donc  tout  esclave  :  une  loi  souveraine 

Vers  le  bien  ou  le  mal  incessamment  l'entraîne  ; 

Et  nous  ne  recevons  ni  crainte  ni  désir 

De  cette  liberté  qui  n'a  rien  à  choisir. 

Attachés  sans  relâche  à  cet  ordre  sublime, 

Vertueux  sans  mérite,  et  vicieux  sans  crime, 

Qu'on  massacre  les  rois ,  qu'on  brise  les  autels , 

C'est  la  faute  des  dieux,  et  non  pas  des  mortels. 

De  toute  la  vertu  sur  la  terre  épandue, 

Tout  le  prix  à  ces  dieux ,  toute  la  gloire  est  due  ; 

Ils  agissent  en  nous  quand  nous  pensons  agir; 

Alors  qu'on  délibère  on  ne  fait  qu'obéir; 

Et  notre  volonté  n'aime,  hait,  cherche,  évite, 

Que  suivant  que  d'en  haut  leur  bras  la  précipite  ! 

D'un  tel  aveuglement  daignez  me  dispenser. 

Le  ciel,  juste  à  punir,  juste  à  récompenser, 

Pour  rendre  aux  actions  leur  peine  et  leur  salaire , 

Doit  nous  offrir  son  aide ,  et  puis  nous  laisser  faire. 

N'enfonçons  toutefois  ni  votre  œil  ni  le  mien , 

Dans  ce  profond  abyme  où  nous  ne  voyons  rien. 


382  COURS    DE    LITTÉRATURE. 

Peut-être  ne  sera-t-on  pas  fâché  de  voir  com- 
ment Voltaire  a  rendu  précisément  les  mêmes 
idées  dans  un  discours  sur  la  liberté  de  l'homme. 

D'un  artisan  suprême  impuissantes  machines, 
Automates  pensants,  mus  par  des  mains  divines, 
Nous  serions  à  jamais  de  mensonge  occupés , 
Vils  instruments  d'un  dieu  qui  nous  aurait  trompés  ! 
Comment,  sans  liberté,  serions-nous  ses  images? 
Que  lui  reviendrait-il  de  ses  brutes  (i)  ouvrages  ? 
On  ne  peut  donc  lui  plaire,  on  ne  peut  l'offenser; 
Il  n'a  rien  à  punir ,  rien  à  récompenser. 
Dans  les  cieux,  sur  la  terre,  il  n'est  plus  de  justice, 
Caton  est  sans  vertu ,  Catilina  sans  vice  : 
Le  destin  nous  entraîne  à  nos  affreux  penchants, 
Et  ce  chaos  du  monde  est  fait  pour  les  méchants. 
L'oppresseur  insolent,  l'usurpateur  avare, 
Cartouche ,  Miriwitz ,  ou  tel  autre  barbare , 
Plus  coupable  enfin  qu'eux  (2),  le  calomniateur 
Dira  :  «  Je  n'ai  rien  fait,  Dieu  seul  en  est  l'auteur; 
«  Ce  n'est  pas  moi,  c'est  lui  qui  manque  a  ma  parole '(3), 
«  Qui  frappe  par  mes  mains,  pille,  brûle,  viole.» 
C'est  ainsi  que  le  dieu  de  justice  et  de  paix 
Serait  l'auteur  du  trouble  et  le  dieu  des  forfaits. 


(1)  Faute  de  français.  Brutes  ne  se  dit  que  des  animaux, 
les  brutes.  Brut,  adjectif,  qui  signifie  grossier,  informe, 
s'écrit  sans  e,  comme  on  le  voit  ici,  au  masculin  :  un  ou- 
vrage brut ,  un  diamant  brut.  Il  ne  prend  Ve  qu'au  féminin: 
une  pierre  brute. 

(2)  Hyperbole  trop  forte. 

(3)  Hémistiche  trop  faible  après  ce  qui  précède. 


COURS    DE    LITTÉRATURE.  383 

Les  tristes  partisans  de  ce  dogme  effroyable 
Diraient-ils  rien  de  plus,  s'ils  adoraient  le  diable? 

On  retrouve  dans  ce  morceau  la  brillante  fa- 
cilité de  l'auteur  ;  mais  en  général  il  paraît  avoir 
étendu  dans  des  vers  harmonieux  ce  que  Cor- 
neille a  resserré  dans  des  vers  énergiques;  et, 
malgré  le  mérite  de  l'imitateur,  la  supériorité 
appartient  ici  tout  entière  à  l'original,  non -seu- 
lement pour  l'invention ,  mais  encore  pour  l'exé- 
cution . 

Compensation  faite  des  beautés  et  des  défauts, 
il  serait  difficile  de  prononcer  entre  les  deux 
OEdipe.  Il  n'en  est  pas  de  même  ft  Electre  :  quel- 
que belle  que  soit  celle  de  Sophocle,  celle  de 
Voltaire  l'emporte  de  beaucoup,  au  jugement 
des  plus  sévères  connaisseurs.  Il  a  fait  ici  de  So- 
phocle le  plus  grand  éloge  possible,  en  l'imitant 
presque  en  tout.  Le  beau  caractère  d'Electre, 
l'un  des  plus  dramatiques  que  l'on  connaisse;  sa 
douleur  profonde ,  tour  à  tour  si  touchante  et  si 
impétueuse;  les  regrets  qu'elle  donne  à  son  père 
qu'elle  a  perdu ,  à  son  frère  qu'elle  a  sauvé  et 
qu'elle  attend  comme  un  libérateur;  son  escla- 
vage ,  qui  n'abat  ni  son  courage  ni  sa  fierté  ;  la 
soif  de  vengeance  qui  l'anime  sans  cesse;  enfin,  le 
contraste  que  forme  le  rôle  de  Chrysothémis , 
qui  est  l'Iphise  de  Voltaire ,  et  dont  la  sensibilité 
douce  et  timide  fait  encore  mieux  ressortir  l'élé- 
vation et  l'énergie  de  sa  sœur;  les  ordres  d'Apol- 
lon, qui  recommande  le  secret  à  Oreste  comme 


384  COURS    DE    LITTÉRATURE. 

le  ressort  de  toute  son  entreprise;  le  rôle  du  vieux 
gouverneur  d'Oreste,  qui  est  le  Pammène  de  la 
pièce  française;  cette  idée  si  théâtrale  d'apporter 
une  urne  qui  est  supposée  contenir  les  cendres 
du  fils  d'Agamemnon,  et  qui  produit  une  scène 
fameuse  dans  toute  l'antiquité  par  le  grand  effet 
qu'elle  eut  à  Athènes  et  à  Rome  ;  ces  alternatives 
de  crainte  et  d'espérance ,  causées  par  la  fausse 
nouvelle  de  la  mort  d'Oreste  et  par  les  présents 
qu'on  a  vus  sur  le  tombeau  de  son  père;  cette 
situation  déchirante  de  la  malheureuse  Electre, 
qui  croit  tenir  entre  ses  mains  les  cendres  de  son 
frère,  tandis  que  ce  frère  est  sous  ses  yeux;  cette 
reconnaissance  si  naturellement  amenée  par  l'at- 
tendrissement d'Oreste,  qui  ne  peut  résister  aux 
larmes  de  sa  sœur;  en  un  mot,  cette  simplicité 
d'action  et  d'intérêt,  si  rare  et  si  admirable;  tout 
cela  fait  également  le  fond  des  deux  pièces ,  tout 
cela  est  beau  dans  Sophocle ,  et  plus  encore  dans 
Voltaire.  Le  poète  français  a  rassemblé  dans  sa 
tragédie  toutes  les  beautés*,qui  appartiennent  au 
sujet,  et  toutes  celles  que  pouvait  y  joindre  un 
talent  tel  que  le  sien,  fortifié  de  ce  que  l'art  a  pu 
acquérir  depuis  Sophocle.  Celui-ci  n'avait  pas,  à 
beaucoup  près,  à  fournir  une  carrière  si  longue  et 
si  difficile.  Les  chœurs  et  les  récits  en  occupent 
une  partie:  celui  de  la  mort  d'Oreste,  qui  a  péri, 
dit-on,  en  tombant  de  son  char  aux  jeux  olym- 
piques, tient  la  moitié  du  second  acte.  11  faut  re- 
marquer que  Sophocle  a  commis  en  cet  endroit 


COURS    J)E    LITTÉRATURE.  385 

un  anachronisme,  puisque  les  jeux  olympiques 
n'ont  été  établis  que  long -temps  après  l'époque 
où  se  passe  l'action  de  la  pièce.  Mais  les  Grecs 
étaient  si  amoureux  de  ces  sortes  de  descriptions, 
qu'ils  pardonnèrent  aisément  au  poète  cette  li- 
berté, et  que  ce  long  morceau  descriptif,  qui 
nous  paraîtrait  fort  déplacé ,  fut  un  de  ceux  qui 
attirèrent  Le  plus  d'applaudissements  à  l'auteur. 
On  concevra,  on  excusera  même  cet  enthou- 
siasme, si  l'on  se  rappelle  que  les  Grecs  regar- 
daient, non  sans  raison,  les  jeux  olympiques 
comme  une  des  plus  belles  institutions  dont  ils 
pussent  se  glorifier ,  et  qu'ils  étaient  très  -  flattés 
d'en  voir  le  tableau  tracé  sur  leur  théâtre  par  le 
pinceau  de  Sophocle.  Voltaire  n'a  pu  en  faire 
usage  ;  mais  celui  qu'il  a  mis  au  cinquième  acte , 
et  où  il  peint  en  traits  si  nobles  et  si  frappants 
la  révolution  que  produit  ôreste  en  se  montrant 
aux  anciens  soldats  d'Agamemnon,  lui  appartient 
entièrement,  et  a  de  plus  le  mérite  d'appartenir 
au  sujet. 

Le  poète  français  a  enchéri  encore  sur  son 
modèle  dans  la  scène  de  l'urne.  Chez  Sophocle, 
Electre  ne  voit  dans  son  frère  qu'un  envoyé  de 
Strophius  qui  apporte  les  cendres  d'Oreste.  Chez 
Voltaire,  Oreste  passe  lui-même  pour  le  meur- 
trier. 


Des  meurtriers  d'Oreste,  ô  ciel!  suis-je  entourée 


dit  Electre  à  Oreste  et  à  Pylade;  ce  qui  rend  la 

Cours  de  Littérature.  I.  ^D 


386  COURS    DE    LITTÉRATURE. 

situation  bien  plus  douloureuse  et  plus  terrible 
pour  elle  et  pour  son  frère.  Cette  scène  si  heu- 
reusement imaginée  par  Sophocle,  où  Chryso- 
thémis  vient  avec  un  transport  de  joie  annoncer 
à  sa  sœur  que  sans  doute  Oreste  est  vivant ,  qu'il 
est  même  dans  le  palais,  parce  qu'elle  a  vu  des 
offrandes  et  des  cheveux  sur  le  tombeau  d'Aga- 
memnon;  cette  nouvelle,  qu'elle  apporte  à  Elec- 
tre dans  l'instant  même  où  le  bruit  de  la  mort 
d'Oreste,  qui  semble  certaine,  vient  de  la  mettre 
au  désespoir;  tout  cela  est  encore  embelli  par  Fart 
de  l'imitateur.  Dans  le  grec,  cette  nouvelle  ne 
fait  pas  la  moindre  impression  sur  Electre,  qui 
se  croit  trop  sûre  de  la  mort  d'Oreste,  dont  elle 
a  entendu  le  récit  qu'on  a  fait  à  Glytemnestre 
devant  elle;  elle  se  contente  de  plaindre  l'erreur 
de  Chrysothémis ,  et  celle-ci  se  repent  elle-même 
de  cette  fausse  joie  qui  l'a  abusée  un  moment. 
Dans  Fauteur  français,  Electre,  qui  n'a  pas  en- 
core les  mêmes  raisons  de  croire  son  frère  mort, 
reçoit  avidement  cet  espoir  qu'on  lui  présente. 
Elle  quitte  la  scène  à  la  fin  du  second  acte ,  toute 
remplie  de  cette  joie  passagère  dont  pourtant 
elle  se  défie.  Ah!  dit -elle  à  sa  sœur  en  sortant 
avec  elle  : 

Ah  !  si  vous  me  trompez ,  vous  m'arrachez  la  vie. 

On  prévoit  de  là  quelle  sera  sa  douleur  quand 
la  mort  d'Oreste  paraîtra  confirmée.  Aussi  rentre- 
t-elle  en  disant  ; 


COURS    DE    LITTÉRATURE.  387 

L'espérance  trompée  accable  et  décourage  : 
Un  seul  mot  de  Pammène  a  fait  évanouir 
Ces  songes  imposteurs  dont  vous  osiez  jouir. 

Ces  mouvements  opposés  qui  se  succèdent,  ce 
flux  et  reflux  de  joie  et  d'affliction,  sont  l'ame 
de  la  tragédie;  et  c'est  une  des  parties  de  l'art, 
où  les  modernes  ont  excellé. 

Il  y  a  une  scène  dont  le  poète  français  n'a 
point  fait  usage,  et  c'est  peut-être  la  seule  des 
beautés  de  cette  pièce  qu'il  ne  se  soit  point  ap- 
propriée. Sophocle  en  avait  pris  l'idée  dans  les 
Coëphores  ;  mais  il  l'a  exécutée  d'une  manière 
toute  différente.  Elle  est  plus  terrible  dans  Es- 
chyle ;  dans  Sophocle,  elle  est  plus  touchante. 
Chez  lui,  c'est  Chrysothémis  qui  s'est  chargée  des 
offrandes  et  des  expiations  de  Clytemnestre.  Cette 
mère  coupable  est  effrayée  d'un  songe  menaçant 
dont  elle  voudrait  détourner  le  présage.  Chryso- 
thémis trouve  Electre  sur  son  passage ,  lui  expose 
les  terreurs  de  leur  mère,  et  le  dessein  qui  l'a- 
mène. Electre,  saisie  d'horreur,  la  conjure  de  se 
refuser  à  un  pareil  emploi. 

Ah!  ma  sœur,  loin  de  vous,  ce  ministère  impie; 
Loin,  loin  de  ce  tombeau  ces  dons  d'une  ennemie! 
Voulez-vous  violer  tous  les  droits  des  humains  ? 
Avez-vous  pu  charger  vos  innocentes  mains 
Des  coupables  présents  d'une  main  meurtrière , 
Des  présents  qu'ont  souillés  le  meurtre  et  l'adultère? 
Voyez  ce  monument  :  c'est  à  nous  d'empêcher 


388  COURS    DE    LITTÉRATURE. 

Que  jamais  rien  d'impur  ne  puisse  en  approcher. 

.Jetez,  jetez,  ma  sœur,  cette  urne  funéraire. 

Ou  bien ,  loin  de  ces  lieux ,  cachez-la  sous  la  terre  ; 

Et  pour  l'en  retirer,  attendez  que  la  mort 

De  Clytemnestre  un  jour  ait  terminé  le  sort. 

Alors ,  reportez-la  sur  sa  cendre  infidèle  : 

Allez,  de  tels  présents  ne  sont  faits  que  pour  elle. 

Croyez-vous,  s'il  restait  dans  le  fond  de  son  cœur, 

Après  ses  attentats,  une  ombre  de  pudeur; 

Croyez-vous  qu'aujourd'hui  la  fureur  qui  l'anime , 

Vînt  jusque  dans  sa  tombe  outrager  sa  victime, 

Insulter  à  ce  point  les  mânes  d'un  héros , 

La  sainteté  des  morts  et  les  dieux  des  tombeaux  ? 

Et  de  quel  œil,  ô  ciel!  pensez-vous  que  mon  père 

Puisse  voir  ces  présents  que  l'on  ose  lui  faire  ? 

Ah!  n'est-ce  pas  ainsi,  quand  il  fut  massacré, 

Qu'on  plongea  dans  les  eaux  son  corps  défiguré, 

Comme  si  l'on  eût  pu  dans  le  sein  des  eaux  pures 

Laver  en  même  temps  le  crime  et  les  blessures? 

Les  forfaits  à  ce  prix  seraient-ils  effacés? 

Ne  le  permettez  pas ,  dieux  qui  les  punissez  ! 

Et  vous,  ma  sœur,  et  vous,  n'en  commettez  point  d'autres  : 

Prenez  de  mes  cheveux ,  prenez  aussi  des  vôtres. 

Le  désordre  des  miens  atteste  mes  douleurs; 

Souvent  ils  ont  servi  pour  essuyer  mes  pleurs  : 

Il  m'en  reste  bien  peu;  mais  prenez,  il  n'importe; 

Il  aimera  ces  dons  que  notre  amour  lui  porte. 

Joignez-y  ma  ceinture:  elle  est  sans  ornement; 

Elle  peut  honorer  ce  triste  monument. 

Mon  père  le  permet  :  il  voit  notre  misère  ; 

Lui  seul  peut  la  finir,  etc. 

La  naïveté  des  mœurs  grecques  se  montre  ici 


COURS    DE    LITTÉRATURE.  38o, 

tout  entière;  mais  Voltaire  nous  y  avait  tellement 
accoutumés  clans  cette  pièce,  que  ce  morceau, 
sous  sa  plume,  aurait  pu,  ce  me  semble,  trou- 
ver place  facilement.  N'a -t -il  pas  su  tirer  parti 
même  du  rôle  d'Égisthe,  qui  n'est  rien  dans  So- 
phocle ,  puisqu'il  ne  paraît  que  pour  être  tué  par 
Oreste?  Nous  avons  déjà  vu,  dans  plus  d'une 
pièce  grecque ,  qu'on  ne  regardait  pas  alors 
comme  un  défaut  de  ne  faire  venir  un  person- 
nage que  pour  le  dénouement  :  aucun  de  nos 
auteurs  ne  se  l'est  permis.  Cependant  il  ne  serait 
pas  impossible  qu'il  y  eût  tel  sujet  où  cette  mar- 
che fût  raisonnable,  c'est-à-dire,  absolument 
nécessaire;  car  je  ne  connais  pas  d'autre  manière 
de  la  justifier. 

Les  personnages  odieux ,  dans  la  tragédie ,  ser- 
vent aux  moyens;  les  personnages  intéressants 
servent  à  l'effet.  C'est  en  conséquence  de  ce* 
principe  que  Voltaire  s'est  si  bien  servi  d'Égisthe 
pour  jeter  Oreste  dans  le  plus  imminent  danger 
depuis  la  fin  du  quatrième  acte  jusqu'au  dénoue- 
ment, et  pour  développer  le  grand  caractère  de 
Clytemnestre.  C'est  par  ces  deux  endroits  sur-tout 
qu'il  est  infiniment  supérieur  à  Sophocle;  et  c'est 
ce  qui  mérite  d'être  détaillé. 

Les  anciens,  chez  qui  l'intrigue  est  en  gé- 
néral la  partie  faible,  parce  qu'ayant  d'autres  res- 
sources dans  leur  spectacle  ils  avaient  moins 
senti  le  besoin  de  perfectionner  celle-là,  les  an- 
ciens   ne    savaient    pas    nouer    assez    fortement 


390  COURS    DE    LITTERATURE. 

une  pièce  pour  mettre  dans  un  grand  péril  les 
principaux  personnages,  et  les  en  retirer  sans 
invraisemblance.  C'est  là  l'effort  de  l'art  chez  les 
modernes,  et  Sophocle  lui-même  ne  l'a  pas  porté 
jusque-là.  Dans  son  Electre ,  Égisthe  est  absent 
pendant  toute  la  pièce  :  il  ne  revient  que  pour 
voir  Glytemnestre  déjà  égorgée,  et  pour  se  trouver 
pris  comme  dans  un  piège.  Qu'en  arrive  -  t  -  il  ? 
c'est  qu'Oreste  n'est  jamais  en  danger.  Je  sais 
bien  que  le  sort  d'Electre  inspire  la  pitié ,  et  que 
sa  situation  et  celle  de  son  frère  attendrissent 
l'ame  et  soutiennent  la  curiosité;  mais  la  pitié 
même  s'use  et  s'affaiblit,  quand  la  situation  est 
toujours  la  même  pendant  quatre  actes ,  et  n'est 
pas  variée  par  des  incidents  qui  font  naître  la 
crainte  ou  qui  augmentent  le  malheur  et  le  danger. 
Ce  n'est  pas  assez  que  les  personnages  soient  dans 
une  position  intéressante,  il  faut  encore  que  cet 
intérêt  aille  en  croissant;  s'il  n'augmente  pas,  il 
diminue.  C'est  ce  progrès  continuel  et  nécessaire 
qui  rend  la  tragédie  si  difficile.  Ainsi ,  dans  YE- 
lectre  française ,  à  peine  Oreste  est-il  reconnu  par 
sa  sœur,  qu'il  est  découvert  par  le  tyran,  et  mis 
dans  les  fers  avec  Pylade  et  Pammène  ;  en  sorte 
que  le  spectateur,  qui  a  respiré  un  moment  en 
voyant  le  frère  et  la  sœur  réunis,  n'en  est  que 
plus  effrayé  du  péril  qui  les  environne;  car  rien 
ne  peut  arrêter  le  bras  d'Égisthe  que  Clytem- 
nestre  elle-même;  et  c'est  ici,  à  mon  gré,  le 
coup  de  maître.  Tout  ce  rôle   de  Clytemnestre 


COURS    DE    LITTÉRATURE.  3c)  I 

est  dans  Voltaire  une  véritable  création;  car, 
dans  cette  foule  de  pièces  composées  sur  le 
même  sujet,  on  ne  trouve  nulle  part  le  moindre 
germe  de  cette  idée*  Ni  Crébillon  ni  Longe- 
pierre  ,  ni  étrangers  ni  nationaux ,  ni  anciens  ni 
modernes,  n'avaient  imaginé  que  cette  femme, 
qui  avait  assassiné  son  mari ,  pût  défendre  contre 
le  complice  de  son  crime  le  fils  dont  elle-même 
doit  tout  craindre.  Les  remords  sont  indiqués 
dans  Sophocle,  mais  très-faiblement;  et  dans  Vol- 
taire tout  est  gradué,  développé,  achevé  avec 
une  égale  supériorité. 

S'il  n'a  point  fait  entrer  dans  sa  pièce  cette 
plainte  éloquente  d'Electre  lorsqu'elle  tient  l'urne 
entre  ses  mains,  c'est  que  l'étendue  de  ce  morceau, 
proportionnée  aux  mœurs  et  aux  convenances  du 
théâtre  d'Athènes,  eût  trop  ralenti  une  scène  dont 
l'action  est  plus  vive  et  plus  forte  dans  la  pièce 
française  que  dans  la  grecque;  et  la  traduction 
de  cette  espèce  d'élégie  dramatique  fera  res- 
sortir davantage  la  différence  du  génie  des  deux 
théâtres,  en  prouvant  que  les  beautés  de  l'un  ne 
pouvaient  pas  toujours  convenir  à  l'autre. 

J'ai  déjà  dit  que  l'expression  vraie  et  ingénue 
des  affections  de  la  nature  devait  être  beaucoup 
plus  facile  dans  la  poésie  grecque  que  dans  la 
nôtre;  et  c'est  une  raison  de  plus  pour  que  l'on 
juge  avec  quelque  indulgence  les  efforts  que  j'ai 
faits  dans  ces  différents  essais  de  traduction ,  où 
j'ai  tâché  de  me  rapprocher  de  la  simplicité  an- 


3o,9  COURS    DE    LITTÉRATURE. 

tique,  autant  que  me  Ta  permis  la  noblesse,  quel- 
quefois peut-être  un  peu  trop  superbe,  de  notre 
langue  poétique.  0 

0  monument  sacré  du  plus  ener  des  humains  ! 

Cher  Oreste ,  est-ce  toi  que  je  tiens  dans  mes  mains  ? 

O  toi!  dont  mes  secours  ont  protégé  l'enfance, 

Toi  que  j'avais  sauvé  dans  une  autre  espérance, 

Est-ce  ainsi  que  ,  pour  moi  depuis  long-temps  perdu , 

Mon  frère  à  mes  regards  devait  être  rendu  ? 

Je  devais  donc  de  toi  ne  revoir  que  ta  cendre! 

Ah  !  qu'il  eût  mieux  valu ,  dans  l'âge  le  plus  tendre , 

Périr  avec  ton  père ,  hélas  !  et  du  berceau 

Descendre  à  ses  côtés  dans  le  même  tombeau! 

Et  maintenant  tu  meurs,  ô  victime  chérie, 

Sous  un  ciel  étranger  et  loin  de  ta  patrie , 

Loin  de  ta  sœur!...  et  moi,  je  n'ai  pu  sur  ton  corps 

Prodiguer  les  parfums,  les  ornements  des  morts! 

D'autres  ont  pris  pour  toi  les  soins  que  j'ai  dû  prendre  ; 

D'autres  sur  le  bûcher  ont  recueilli  ta  cendre! 

Ces  débris  précieux,  on  les  porte  à  ta  sœur, 

Dans  une  urne  vulgaire  enfermés  sans  honneur! 

O  malheureuse  Electre!  ô  frivoles  tendresses! 

Inutiles  travaux  et  trompeuses  caresses! 

Soigner  tes  premiers  ans  fut  mon  plus  doux  plaisir, 

Et  de  mes  propres  mains  j'aimais  à  te  nourrir. 

M'occupant  de  toi  seul,  j'ai  rempli  près  d'un  frère 

Le  devoir  de  nourrice,  et  d'esclave  et  de  mère. 

Où  sont-ils  ces  beaux  jours  ,  ces  jours  si  fortunés  ! 

Ah  !  la  mort  avec  toi  les  a  donc  moissonnés! 

Oreste!  tu  n'es  plus!,.,  et  je  n'ai  plus  de  père! 

Me  voilà  seule  au  monde;  et  ma  barbare  mère 

Avec  mes  ennemis  jouit  de  ma  douleur! 


COURS    DE    LITTÉRATURE.  3()3 

Vainement  à  mes  maux  tu  promis  un  vengeur  : 
Oreste  a  dans  la  tombe  emporté  mon  attente  ; 
Et  qu'est-il  aujourd'hui  ?  rien  qu'une  ombre  impuissante  ! 
Que  suis-je ,  hélas  !  moi-même ,  après  t'avoir  perdu  ? 
Qu'une  ombre,  qu'un  fantôme  aux  enfers  attendu! 
Mon  frère,  reçois-moi  dans  cette  urne  funeste; 
D'Electre  auprès  de  toi  reçois  le  triste  reste  : 
Les  mêmes  sentiments  unissaient  notre  sort; 
Soyons  encor  tous  deux  réunis  dans  la  mort. 
La  mort  est  secourable,  et  la  tombe  est  tranquille  : 
Ah  !  pour  les  malheureux  il  n'est  point  d'autre  asyle. 

Il  est  honorable  pour  la  mémoire  de  Sophocle, 
qu'en  voulant  trouver  le  chef-d'œuvre  de  l'an- 
cienne tragédie  ,  il  faille  choisir  entre  deux  de 
ses  ouvrages  ,  Y  OEdipe-Roi  et  le  Philoctète.  Je  ne 
sais  si  un  intérêt  particulier  fait  illusion  à  mon 
jugement;  mais  j'étais  admirateur  du  second  long 
temps  avant  que  j'eusse  songé  à  en  être  l'imita- 
teur, et  ma  prédilection  pour  cet  ouvrage  était 
connue.  Il  y  a  dans  XOEdipe ,  je  l'avoue,  un  plus 
grand  intérêt  de  curiosité  ;  mais  il  y  a  dans  le  Phi- 
loctète un  pathétique  plus  touchant.  L'intrigue  du 
premier  se  développe  et  se  dénoue  avec  beau- 
coup d'art  :  c'est  peut  -  être  un  art  encore  plus 
admirable,  d'avoir  pu  soutenir  la  simplicité  de 
l'autre  ;  peut  -  être  est  -  il  encore  plus  difficile  de 
parler  toujours  au  cœur  par  l'expression  des  sen- 
timents vrais,  que  d'attacher  l'attention  et  de  la 
suspendre  ,  pour  ainsi  dire  ,  au  fil  des  événe- 
ments. Vous  avez  vu  d'ailleurs  qu'on  pouvait  faire 


394  COURS    DE    LITTÉRATURE. 

à  YOEdipe  des  reproches  assez  graves  :  d'abord  la 
nature  du  sujet ,  qui  a  quelque  chose  d'odieux  , 
puisque  l'innocence  y  est  la  victime  des  dieux  et 
de  la  fatalité;  mais  sur- tout  la  querelle  d'OEdipe 
avec  Créon ,  épisode  de  pur  remplissage  ,  sans  in- 
térêt et  sans  motif;  au  lieu  que  dans  le  Philoc- 
tète, sujet  encore  plus  simple  que  YOEdipe,  So- 
phocle a  su  se  passer  de  tout  épisode.  On  n'y 
peut  remarquer  qu'une  scène  inutile,  celle  du 
second  acte  ,  où  un  soldat  d'Ulysse  ,  déguisé  , 
vient  par  de  fausses  alarmes  presser  le  départ  de 
Pyrrhus  et  de  Philoctète  :  ressort  superflu,  puis- 
que celui-ci  n'a  pas  de  désir  plus  ardent  que  de 
partir  au  plus  tôt.  Cette  scène  allonge  inutile- 
ment la  marche  de  l'action,  et  j'ai  cru  devoir  la 
i^etrancher.  Mais  à  cette  seule  faute  près,  si  l'on 
considère  que  la  pièce,  faite  avec  trois  person- 
nages, dans  un  désert,  ne  languit  pas  un  mo- 
ment; que  l'intérêt  se  gradue  et  se  soutient  par 
les  moyens  les  plus  naturels,  toujours  tirés  des 
caractères,  qui  sont  supérieurement  dessinés;  que 
la  situation  de  Philoctète  ,  qui  semblerait  devoir 
être  toujours  la  même,  est  si  adroitement  variée, 
qu'après  s'être  montré  le  plus  à  plaindre  des 
hommes  dans  l'île  de  Lemnos,  après  avoir  re- 
gardé comme  le  plus  grand  bonheur  possible 
que  l'on  voulut  bien  l'en  tirer,  c'est  pour  lui  , 
dans  les  deux  actes  suivants ,  le  plus  grand  des 
maux  d'être  obligé  d'en  sortir;  que  cette  heu- 
reuse péripétie  est  si  bien  fondée  en  raison ,  que 


COURS    DE    LITTÉRATURE.  3c)5 

le  spectateur  change  d'avis  et  de  sentiment  en 
même  temps  que  le  personnage;  que  ce  person- 
nage est  en  lui-même  un  des  plus  théâtrals  qui 
se  paisse  concevoir  ,  parce  qu'il  réunit  les  der- 
nières misères  de  l'humanité  aux  ressentiments 
les  plus  légitimes,  et  que  le  cri  de  la  vengeance 
n'est  chez  lui  que  le  cri  de  l'oppression  ;  qu'enfin 
son  rôle  est  d'un  bout  à  l'autre  un  modèle  par- 
fait de  l'éloquence  tragique  ;  on  conviendra  fa- 
cilement qu'en  voilà  assez  pour  justifier  ceux  qui 
voient  dans  cet  ouvrage  la  plus  belle  conception 
dramatique  dont  l'antiquité  puisse  s'applaudir. 

On  avait  regardé  comme  un  défaut ,  du  moins 
pour  nous,  l'apparition  d'Hercule  ,  qui  produit 
le  dénouement  :  cette  critique  ne  m'a  jamais  paru 
fondée.  Certes ,  ce  n'est  point  ici  que  le  dieu  n'est 
qu'une  machine  :  si  jamais  l'intervention  d'une 
divinité  a  été  suffisamment  motivée,  c'est  sans 
contredit  en  cette  occasion  ;  et  ce  dénouement . 
qui  ne  choque  point  la  vraisemblance  théâtrale , 
puisqu'il  est  conforme  aux  idées  religieuses  du 
pays  où  se  passe  l'action ,  est  d'ailleurs  très-bien 
amené,  nécessaire  et  heureux.  Hercule  n'est  rien 
moins  qu'étranger  à  la  pièce  ;  sans  cesse  il  est 
question  de  lui  :  la  possession  de  ses  flèches  est 
le  nœud  principal  de  l'intrigue;  le  héros  est  son 
compagnon,  son  ami,  son  héritier.  Philoctète  a 
résisté  et  a  dû  résister  à  tout  :  qui  l'emportera 
enfin  de  la  Grèce  ou  de  lui?  et  qui  tranchera  plus 
dignement  ce  grand  nœud  qu'Hercule  lui-même? 


396  COURS    DE    LITTÉRATURE. 

De  plus ,  ne  voit-on  pas  avec  plaisir  que  Philoc- 
tète, jusqu'alors  inflexible,  ne  cède  qu'à  la  voix 
d'un  demi-dieu  ,  et  d'un  demi-dieu  son  ami?  C'est 
bien  ici  qu'on  peut  appliquer  le  précepte  d'Ho- 
race, qui  peut-être  même  pensait  au  Philoctète  de 
Sophocle  quand  il  a  dit  : 

Nec  deus  intersit ,  nisi  dignus  vindice  nodus. 

«Ne  faites  pas  intervenir  un  dieu,  à  moins  que 
«  le  nœud  ne  soit  digne  d'être  tranché  par  un 
«  dieu.  » 

D'après  ces  raisons  et  ces  autorités  ,  j'ai  osé 
croire  que  ce  dénouement  réussirait  parmi  nous 
comme  il  avait  réussi  chez  les  Grecs,  et  je  ne  me 
suis  pas  trompé. 

Brumoi  s'exprime  très  -  judicieusement  sur  ce 
sujet ,  et  en  général  sur  les  différents  mérites  de 
cette  tragédie  ,  qu'il  a  très  -  bien  observés.  «  Les 
«  dieux  font  entendre  que  la  victoire  dépend  de 
«  Philoctète  et  des  flèches  d'Hercule;  mais  com- 
'.(.  ment  déterminer  ce  guerrier  malheureux  à  se- 
rt courir  les  Grecs,  qu'il  a  droit  de  regarder  comme 
«  les  auteurs  de  ses  maux?  C'est  un  Achille  irrité 
«•  qu'il  faut  regagner ,  parce  qu'on  a  besoin  de  son 
«  bras  ;  et  l'on  a  dû  voir  que  Philoctète  n'est  pas 
«  moins  inflexible  qu'Achille,  et  que  Sophocle  n'est 
c  pas  au-dessous  d'Homère.  Ulysse  est  employé 
c  à  cette  ambassade  avec  Néoptolème  :  heureux 
«  contraste  dont  Sophocle  a  tiré  toute  son  in- 
-  Irigue;  car  Ulysse,  politique  jusqu'à  la  fraude  , 


COURS    DE    LITTÉRATURE.  3^ 

«et  Néoptolème,  sincère  jusqu'à  l'extrême  fran- 
«  chise ,  en  font  tout  le  nœud  ;  tandis  que  Philoc- 
«  tète ,  défiant  et  inexorable  ,  élude  la  ruse  de  l'un, 
«  et  ne  se  rend  point  à  la  générosité  de  l'autre  ;  de 
«  sorte  qu'il  faut  qu'Hercule  descende  du  ciel  pour 
«  dompter  ce  cœur  féroce,  et  pour  faire  le  dénoue- 
«  ment.  On  ne  peut  nier  qu'un  pareil  nœud  ne  mé- 
«  rite  d'être  dénoué  par  Hercule.  » 

Après  des  réflexions  si  justes,  on  est  un  peu 
étonné  de  trouver  le  résultat  qui  les  termine.  «  A 
«  suivre  le  goût  de  V antiquité,  on  ne  peut  repro- 
«  cher  à  cette  tragédie  aucun  défaut  considérable.  » 
Non,  pas  même  à  suivre  le  goût  moderne  :  ici  l'un 
et  l'autre  sont  d'accord.  «  Tout  y  est  lié,  tout  y 
«  est  soutenu ,  tout  tend  directement  au  but  :  c'est 
«  l'action  même  telle  qu'elle  a  dû  se  passer.  Mais , 
«  à  en  juger  par  rapport  à  nous,  le  trop  de  sim- 
«  plicité,  et  le  spectacle  d'un  homme  aussi  triste- 
«  ment  malheureux  que  Philoctète,  ne  peuvent 
«  nous  faire  un  plaisir  aussi  vif  que  les  malheurs 
«  plus  brillants  et  plus  variés  du  Nicomède  de 
«  Corneille.  » 

Voilà  un  rapprochement  bien  étrange,  et  un 
jugement  bien  singulier.  Quant  au  trop  de  sim- 
plicité,  passons  que  cette  opinion,  assez  probable 
alors,  ne  pût  être  démentie  que  par  le  succès. 
On  en  disait  autant  du  sujet  de  Mérope  avant  que 
Voltaire  l'eût  traité,  et  je  n'ai  pas  oublié  ce  qu'il 
m'a  raconté  plus  d'une  fois  des  plaisanteries  qu'on 
lui  faisait  de  tous  côtés  sur  cette  tendresse  de  Mé- 


)0,8  COURS    DE    LITTÉRATURE. 

rope  pour  son  grand  enfant,  dont  il  voulait  faire 
l'intérêt  d'une  tragédie.  Mais  que  veut  dire  Bru- 
moi  sur  ce  rôle  dePhiloclète,^*  tristement  malheu- 
reux? Si  j'ai  bien  compris  dans  quel  sens  ces  mots 
peuvent  s'appliquer  à  un  personnage  dramatique, 
il  me  semble  qu'ils  ne  peuvent  convenir  qu'à 
celui  qui  serait  dans  une  situation  monotone  et 
irrémédiable  :  c'est  alors  que  le  malheur  afflige 
plus  qu'il  n'intéresse,  parce  qu'au  théâtre  il  n'y 
a  guère  d'intérêt  sans  espérance.  Mais  Philoctète 
n'est  nullement  dans  ce  cas,  et  ni  l'un  ni  l'autre 
de  ces  reproches  ne  peut  tomber  sur  ce  rôle ,  re- 
connu si  éminemment  tragique.  Enfin  ,  de  tous 
les  ouvrages  que  l'on  pourrait  comparer  au  Phi- 
loctète,  Nicomède  est  peut-être  celui  qu'il  était 
le  plus  extraordinaire  de  choisir.  Quel  rapport 
entre  ces  deux  pièces,  quand  le  principal  mérite 
de  l'une  est  d'abonder  en  pathétique,  et  que  le 
grand  défaut  de  l'autre  est  d'en  être  totalement 
dépourvue  !  Qu'est  -  ce  que  ces  malheurs  si  bril- 
lants et  si  -variés  de  Nicomède?  A  quoi  donc  pen- 
sait Brumoi?  Nicomède  n'éprouve  aucun  malheur; 
il  est  triomphant  pendant  toute  la  pièce;  il  est,  à 
la  cour  de  son  père  ,  plus  roi  que  son  père  lui- 
même  ,  et  il  ne  paraît  qu'un  moment  en  danger. 
Son  rôle  est  brillant ,  il  est  vrai ,  mais  ce  n'est 
assurément  point  par  le  malheur.  On  peut  aussi, 
sans  manquer  de  respect  pour  le  génie  de  Cor- 
neille, s'étonner  du  plaisir  t>//°que  procure,  selon 
Brumoi,  ce  drame,  qui  est  en  effet  le  moins  tra- 


COURS    DE    LITTÉRATURE.  3c)() 

gique  (le  tous  ceux  où  l'auteur  n'a  pas  été  abso- 
lument au-dessous  de  lui-même;  ce  drame  dans 
lequel  il  y  a  en  effet  quelques  traits  de  grandeur, 
mais  pas  un  moment  d'émotion. 

Le  grand  intérêt  du  rôle  de  Philoctète  n'avait 
pas  échappé  à  l'un  des  plus  illustres  élèves  de 
l'antiquité  ,  Fénélon  ,  qui  du  chef  -  d'œuvre  de 
Sophocle  a  tiré  le  plus  bel  épisode  du  sien  :  c'est 
encore  un  des  morceaux  du  Télèmaque  qu'on 
relit  le  plus  volontiers.  Fénélon  s'est  approprié 
les  traits  les  plus  heureux  du  poète  grec  ,  et 
les  a  rendus  dans  notre  langue  avec  le  charme 
de  leur  simplicité  primitive ,  en  homme  plein  de 
l'esprit  des  anciens,  et  pénétré  de  leur  substance. 
Mais  il  faut  observer  ici  une  différence  très-re- 
marquable entre  la  tragédie  grecque  et  l'épisode 
du  Télèmaque  ;  c'est  que,  dans  l'une,  Philoctète 
ne  parle  jamais  d'Ulysse  qu'avec  l'expression  de 
la  haine  et  du  mépris  ;  et  dans  l'autre, Nce  même 
Philoctète  ,  racontant ,  mais  long  -  temps  après , 
tous  ses  malheurs  au  fils  d'Ulysse,  semble  con- 
damner lui-même  ses  propres  emportements  ,  et 
représente  Ulysse  comme  un  sage  inébranlable 
dans  son  devoir ,  et  un  digne  citoyen  qui  faisait 
tout  pour  sa  patrie.  Rien  ne  fait  plus  d'honneur 
au  jugement  et  au  goût  de  Fénélon;  rien  ne  fait 
mieux  voir  comme  il  faut  appliquer  ces  principes 
lumineux  et  féconds  sur  lesquels  doit  être  fondé 
l'ensemble  de  tout  grand  ouvrage  ,  et  qui  sont 
aujourd'hui    si  peu   connus.    Il   sentait   combien 


400  COURS    DE    LITTERATURE.  , 

l'unité  de  dessein  était  une  chose  importante  ; 
que  ,  dans  un  ouvrage  dont  Télémaque  était  le 
héros ,  il  fallait  se  garder  d'avilir  son  père  ;  et  que 
d'ailleurs  Philoctète,  dont  les  ressentiments  de- 
vaient être  adoucis  par  le  temps,  pouvait  alors 
être  capable  de  voir,  sous  un  point  de  vue  plus 
juste,  la  sagesse  et  le  patriotisme  d'Ulysse. 

C'était  sans  doute  une  nouveauté  digne  d'atten- 
tion, de  voir  sur  le  théâtre  de  Paris  une  pièce 
grecque,  telle  à  peu  près  qu'elle  avait  été  jouée 
sur  le  théâtre  d'Athènes.  Nous  n'avions  eu  jus- 
que -  là  que  des  imitations  plus  ou  moins  éloi- 
gnées des  originaux ,  plus  ou  moins  rapprochées 
de  nos  convenances  et  de  nos  mœurs  ;  et  je  pen- 
sais depuis  long-temps  que  le  sujet  de  Philoctète 
était  le  seul  de  ceux  qu'avaient  traités  les  anciens 
qui  fût  de  nature  à  être  transporté  en  entier  et 
sans  aucune  altération  sur  les  théâtres  modernes, 
parce  qu'il  est  fondé  sur  un  intérêt  qui  est  de 
tous  les  temps  et  de  tous  les  lieux  ,  celui  de  l'hu- 
manité souffrante.  Mais  quand  je  songeais,  d'un 
autre  côté ,  que  j'allais  présenter  à  des  Français 
une  pièce  non-seulement  sans  amour,  mais  même 
sans  rôle  de  femme,  je  sentais  qu'il  y  avait  là  de 
quoi  effaroucher  bien  des  gens.  La  seule  tenta- 
tive qu'on  eût  faite  en  ce  genre  ,  soutenue  du 
nom  et  du  génie  de  Voltaire  dans  toute  sa  force , 
n'avait  pas  réussi  de  manière  à  encourager  ceux 
qui  voudraient  la  renouveler.  La  mort  de  César, 
si  estimée  des  connaisseurs  ,  n'avait  pu   encore 


COURS    DF    LITTÉRATURE.  l\Ol 

s'établir  sur  notre  théâtre  ;  elle  ne  s'en  est  mise 
en  possession  que  depuis  que  Philoctète  nous 
eut  un  peu  accoutumés  à  cette  espèce  de  nou- 
veauté. C'est  en  vain  que  les  étrangers  nous  re- 
prochaient ,  et  avec  raison  ,  la  préférence  trop 
exclusive  que  nous  donnions  aux  intrigues  amou- 
reuses, et  d'où  naît  dans  nos  pièces  une  sorte 
d'uniformité  dont  les  auteurs  SAthalie  et  de  Mé- 
rope  s'étaient  efforcés  de  nous  affranchir;  ces 
grands  hommes ,  dont  le  goût  était  si  exquis  et  si 
exercé,  étaient  les  seuls  qui  eussent  paru  sentir 
tout  le  mérite  de  cette  antique  simplicité  :  elle 
doit  devenir  aujourd'hui  d'autant  plus  recom- 
mandable,  qu'elle  peut  servir  d'antidote  contre 
la  contagion  qui  devient  de  jour  en  jour  plus 
générale.  Atteints  de  la  maladie  des  gens  rassa- 
siés, nous  voudrions  rassembler  tous  les  tableaux 
dans  un  même  cadre,  tous  les  intérêts  dans  un 
drame ,  tous  les  plaisirs  dans  un  spectacle  ;  trans- 
porter l'opéra  dans  la  tragédie ,  et  la  tragédie  sur 
la  scène  lyrique  :  de  là  cette  perversité  d'esprit 
qui  précipite  tant  d'écrivains  dans  le  bizarre  et 
le  monstrueux.  On  ne  songe  pas  assez  qu'il  fau- 
drait prendre  garde  de  ne  pas  user  à  la  fois  toutes 
les  sensations  et  toutes  les  jouissances,  ménager 
les  ressources  afin  de  les  perpétuer ,  admettre 
chaque  genre  à  sa  place  et  à  son  rang,  n'en  dé- 
naturer aucun,  et  ne  pas  les  confondre  tous;  ne 
rejeter  que  ce  qui  est  froid  et  faux,  et  sur -tout 
éviter  les  extrêmes,  qui  sont  toujours  des  abus. 

Coure  de  Littérature.  I.  ^V 


403  COURS    DE    LITTÉRATURE. 

Racine  le  fils  ,  à  qui  son  père  avait  appris  à 
étudier  les  anciens  et  à  les  admirer  ,  mais  qui 
n'avait  pas  hérité  de  lui  le  talent  de  lutter  contre 
eux ,  a  essayé ,  dans  ses  Réflexions  sur  la  poésie, 
de  traduire  en  vers  quelques  endroits  de  Sopho- 
cle, et  en  particulier  de  Philoctète.  Je  ne  crains 
pas  qu'on  m'accuse  d'une  concurrence  mal  en- 
tendue :  tel  est  mon  amour  pour  le  beau ,  que , 
si  la  version  m'avait  paru  digne  de  l'original ,  je 
l'aurais ,  sans  balancer ,  substituée  à  la  mienne. 
Mais  ceux  qui  entendent  le  grec  verront  aisé- 
ment combien  le  fils  du  grand  Racine  est  loin 
de  Sophocle.  Ses  vers  ont  de  la  correction,  et 
quelquefois  de  l'élégance  ;  mais  ils  manquent  le 
plus  souvent  de  vérité,  de  précision  et  d'énergie: 
ses  fautes  même  sont  si  palpables,  qu'il  est  facile 
de  les  faire  apercevoir  à  ceux  qui  ne  connaissent 
point  l'original.  Je  me  bornerai  à  un  seul  mor- 
ceau fort  court,  mais  dont  l'examen  peut  servir 
à  faire  voir  en  même  temps  combien  les  anciens 
étaient  de  fidèles  interprètes  de  la  nature,  et  com- 
bien Racine  le  fils,  qui  les  aime  et  qui  les  loue  , 
les  traduit  infidèlement.  Je  choisis  l'entrée  de  Phi- 
loctète sur  la  scène;  voici  d'abord  la  version  en 
prose  littérale  : 

«Hélas!  ô  étrangers!  qui  êtes- vous,  vous  qui 
«  abordez  dans  cette  terre  où  il  n'y  a  ni  port  ni 
«  habitation  ?  Quelle  est  votre  patrie  ?  quelle  est 
«  votre  naissance  ?  A  votre  habit  je  crois  recon- 
«  naître  la  Grèce  ,  qui  m'est  toujours  si  chère  ; 


COURS    DE    LITTÉRATURE.  /jo3 

«  mais  je  voudrais  entendre  votre  voix.  Eh  !  ne 
«.  soyez  point  effrayés  de  mon  extérieur  farouche  ; 
«  ne  me  craignez  point ,  mais  plutôt  ayez  pitié 
«  d'un  malheureux  ,  seul  dans  un  désert ,  sans 
«c  secours  ,  sans  appui.  Parlez  :  si  vous  venez 
«  comme  amis ,  que  vos  paroles  répondent  aux 
«  miennes  ;  c'est  une  grâce ,  une  justice  que  vous 
«  ne  pouvez  me  refuser.  » 

Voilà  Sophocle.  Ce  langage  est  celui  qu'a  dû  te- 
nir Philoctète:  rien  d'essentiel  n'y  est  omis,  et  il 
n'y  a  pas  un  mot  de  trop.  Voici  Racine  le  fils  : 

Quel  malheur  vous  conduit  dans  cette  île  sauvage. 
Et  vous  force  à  chercher  ce  funeste  rivage? 
Vous ,  que  sans  doute  ici  la  tempête  a  jetés , 
De  quel  lieu,  de  quel  -peuple  êtes-vous  écartés? 
Mais  quel  est  cet  habit  que  je  revois  paraître? 
N'est-ce  pas  l'habit  grec  que  je  crois  reconnaître? 
Que  cette  vue,  ô  ciel!  chère  à  mon  souvenir, 
Redouble  en  moi  P  ardeur  de  vous  entretenir! 
Hâtez-vous  donc,  parlez.  Qu'il  me  tarde  d'entendre 
Les  sons  qui  m'ont  frappé  dans  l'âge  le  plus  tendre, 
Et  cette  langue ,  hélas  !  que  je  ne  parle  plus  ! 
Vous  voyez  un  mortel  qui ,  de  la  terre  exclus , 
Des  hommes  et  des  dieux  satisfait  la  colère. 
Généreux  inconnus,  d'un  regard  moins  sévère 
Considérez  V objet  de  tant  d'inimitié, 
Et  soyez  moins  saisis  d'horreur  que  de  pitié. 

Ces  vers,  considérés  en  eux-mêmes,  ont  de  la 
douceur ,  et  en  général  ne  sont  pas  mal  tournés; 
mais  jugez  -  les  sur  l'original  et  sur  la  situation  , 

*6. 


4o4  COURS    DE    LITTÉRATURE. 

et  vous  serez  étonnés  de  voir  combien  de  fautes 
pires  que  des  solécismes ,  combien  de  chevilles  , 
d'inutilités  ,  d'omissions  essentielles.  D'abord  , 
quelle  langueur  dans  les  huit  premiers  vers ,  qui 
tombent  tous  deux  à  deux  ,  et  se  répètent  les 
uns  les  autres  !  Quelle  uniformité  dans  ces  hé- 
mistiches accouplés ,  cette  ile  sauvage ,  ce  funeste 
rivage,  que  je  revois  paraître,  que  je  crois  recon- 
naître} Ce  défaut  serait  peut-être  moins  répré- 
hensible  ailleurs  ;  mais  ici  c'est  l'opposé  des  mou- 
vements qui  doivent  se  succéder  avec  rapidité 
dans  Famé  de  Philoctète,  et  que  Sophocle  a  si 
bien  exprimés.  Où  sont  ces  interrogations  accu- 
mulées qui  doivent  se  presser  dans  la  bouche  de 
cet  infortuné  qui  voit  enfin  des  hommes?  Les  re- 
trouve - 1  -  on  dans  ces  deux  vers  si  froids  et  si 
traînants  : 

Quel  malheur  vous  conduit  dans  cette  île  sauvage, 
Et  vous  force  à  chercher  ce  funeste  rivage  ? 

Supposons  un  souverain  dans  sa  cour,  recevant 
des  étrangers:  parlerait  -  il  autrement?  Ce  tran- 
quille interrogatoire  ressemble  - 1  -  il  à  ce  premier 
cri  que  jette  Philoctète  :  «  Hélas  !  ô  étrangers  !  qui 
êtes  -  vous  !  »  Ce  cri  demande  du^  secours  ,  im- 
plore la  pitié,  et  peint  l'impatience  de  la  curio- 
sité. Rien  ne  pouvait  le  suppléer ,  et  les  deux 
premiers  vers  de  Racine  le  fils  sont  une  espèce 
de  contre-sens  dans  la  situation. 

De  quel  peuple  êtes-vous  écartés? 


COURS    DE    LITTÉRATURE.  ^OJ 

Ailleurs  cette  expression  pourrait  n'être  pas 
mauvaise  ;  ici  elle  est  d'une  recherche  froide  , 
parce  que  tout  doit  être  simple,  rapide  et  précis: 
«  Quel  est  votre  nom?  quelle  est  votre  patrie?  » 
voilà  ce  qu'il  faut  dire  :  tout  autre  langage  est 
faux. 

Mais  quel  est  cet  habit  ? 


Que  ce  mais  est  déplacé!  et  pourquoi  interroger 
hors  de  propos  quand  la  chose  est  sous  les  yeux? 
Sophocle  dit  simplement  :  «  Si  j'en  crois  l'appa- 
rence, votre  habit  est  celui  des  Grecs.»  Et  qu'est- 
ce  que  V ardeur  de  vous  entretenir?  Il  est  bien 
question  d'entretien  !  C'est  le  son  de  la  voix  d'un 
humain  que  Philoctète  brûle  d'entendre.  Sophocle 
le  dit  mot  pour  mot  :  «  Je  veux  entendre  votre 
voix  :  »  Quelle  différence  ! 

Qu'il  me  tarde  d'entendre 

Les  sons  qui  m'ont  frappé  dans  l'âge  le  plus  tendre. 
Et  cette  langue,  hélas!  que  je  ne  parle  plus! 

Ces  vers  ne  sont  pas  dans  le  grec ,  mais  ils  sont 
dans  la  situation ,  ils  sont  bien  faits.  Cependant 
il  eût  mieux  valu  ne  pas  ajouter  ici  à  Sophocle , 
et  le  traduire  mieux  dans  le  reste  :  ce  qu'on  lui 
donne  ne  vaut  pas  ce  qu'on  lui  a  ôté.  Il  eût  mieux 
valu  ne  pas  commencer  par  mentir  à  la  nature , 
ne  pas  omettre  ensuite  ce  mouvement  si  vrai  et 
si  touchant  :  «Ne  soyez  point  effrayés  de  mon  as- 
pect; ne  me  voyez  point  avec  horreur.  »  C'est 


4o6  COURS    DE    LITTÉRATURE. 

qu'en  effet,  dans  l'état  où  est  Philoctète,  il  peut 
craindre  cette  espèce  d'horreur  qu'une  profonde 
misère  peut  inspirer.  Le  traducteur  a  reporté  cette 
idée  dans  le  dernier  vers;  mais  une  idée  ne  rem- 
place pas  un  mouvement. 

Généreux  inconnus ,  d'un  regard  moins  sévère 
Considérez  Vobjet  de  tant  d'inimitié. 

Tout  cela  est  vague  et  faible ,  et  n'est  point  dans 
Sophocle.  Philoctète  ne  les  appelle  point  géné- 
reux ,  car  il  ne  sait  point  encore  s'ils  le  seront, 
et  tout  ce  qu'il  dit  peint  la  défiance  naturelle  au 
malheur;  et  si  leur  regard  est  sévère  ,  pourquoi 
les  suppose-t-il  généreux  ?  Ce  sont  des  chevilles 
qui  amènent  des  inconséquences.  Pourquoi  leur 
parle- t-il  de  tant  d'inimitié?  Toutes  ces  expres- 
sions parasites  ne  vont  point  au  fait ,  ne  rendent 
point  ce  que  dit  et  doit  dire  Philoctète  :  «  Ayez 
pitié  d'un  malheureux  abandonné  dans  un  dé- 
sert, sans  secours,  sans  appui.  » 

Cette  analyse  peut  paraître  rigoureuse  :  elle 
n'est  pourtant  que  juste  ;  elle  est  motivée ,  évi- 
dente ,  et  porte  sur  des  fautes  capitales.  C'est  en 
examinant  dans  cet  esprit  la  poésie  dramatique 
que  l'on  concevra  quel  est  le  mérite  d'un  Racine 
et  d'un  Voltaire,  qui,  dans  leurs  bons  ouvrages, 
ne  commettent  jamais  de  pareilles  fautes.  C'est 
ainsi  que  l'on  concevra  en  même  temps  pourquoi 
il  n'est  pas  possible  de  lire  une  scène  de  tant  de 
pièces  applaudies  un  moment  par  une  multitude 


COURS    DE    LITTERATURE.  /4O7 

égarée,  et  dont  les  succès  scandaleux  nous  ra- 
mènent à  la  barbarie. 

Il  me  reste  à  parler  des  chœurs  que  j'ai  sup- 
primés. On  sait  ce  qu'ils  étaient  chez  les  Grecs  ; 
des  morceaux  de  poésie  lyrique  ,  souvent  fort 
beaux,  qui  tenaient  à  leur  système  dramatique  , 
mais  qui  ne  servaient  de  rien  à  l'action,  quelque- 
fois même  la  gênaient.  Je  les  ai  retranchés  tous, 
comme  inutiles  et  déplacés  dans  une  pièce  faite 
pour  être  jouée  sur  la  scène  française.  Cette  sup- 
pression ,  quoique  indispensable  ,  n'a  pas  laissé 
que  de  choquer  beaucoup  un  amateur  des  an- 
ciens (i),  qui  m'en  fit  une  verte  réprimande,  et 
se  plaignit  encore  de  quelques  autres  torts  qu'il 
prétendait  que  j'avais  faits  à  Sophocle.  Je  ne  ré- 
pondis point  alors  à  cette  diatribe  ;  mais  aujour- 
d'hui qu'elle  me  fournit  l'occasion  de  nouveaux 
éclaircissements  sur  le  théâtre  des  anciens  com- 
paré au  nôtre,  je  vais  discuter  en  peu  de  mots 
les  observations  de  X  auteur  anonyme. 

Il  me  reproche  de  n  avoir  pas  des  idées  tout-à- 
fait  justes  sur  la  simplicité  des  anciens  drames. 
Sans  doute,  dit-il,  ils  étaient  simples,  mais  non 
pas  nus  et  sans  action. 

Pour  que  ce  reproche  fût  fondé,  il  faudrait 
que  j'eusse  dit  ou  insinué  quelque  part  que  les 
drames  grecs  étaient  nus  et  sans  action;  mais  je 

(1)  L'abbé  Auger,  mort  depuis,  et  qui  alors  ne  se  nomma 

M, 


4o8  COURS    DE    LITTÉRATURE. 

ne  l'ai  jamais  dit  ni  pensé.  Vous  avez  vu  que  j'éta- 
blissais une  différence  très-grande  entre  Eschyle 
et  ses  deux  successeurs,  précisément  parce  que 
les  pièces  du  premier  étaient  dénuées  iï  action  et 
d'intrigue ,  et  que  les  deux  autres ,  plus  savants 
dans  l'art ,  ont  mis  dans  leurs  ouvrages  ce  qui 
manquait  à  ceux  d'Eschyle.  J'ai  ajouté,  il  est  vrai, 
que  les  chœurs  tenant  une  grande  place  dans  les 
tragédies  grecques ,  et  ne  pouvant  avoir  lieu  chez 
nous,  ces  pièces  ,  fidèlement  traduites,  ne  pou- 
vaient fournir  aux  modernes  que  trois  actes  ;  et 
j'ai  avoué  que  nous  avions  porté  plus  loin  que 
les  anciens  l'art  de  la  contexture  dramatique,  et 
mieux  connu  les  ressources  nécessaires  pour  sou- 
tenir une  intrigue  pendant  cinq  actes  :  je  crois 
tout  cela  incontestable.  Si  j'ai  parlé  dans  un  autre 
endroit  de  cette  simplicité  si  nue  de  Philoctète  , 
cela  ne  voulait  pas  dire  qu'il  fût  sans  action  ;  car 
une  pièce  sans  action  est  essentiellement  mau- 
vaise ,  et  ne  mérite  ni  d'être  traduite  ni  d'être 
jouée.  J'ai  voulu  dire  seulement  que  Philoctète 
était  la  pièce  la  plus  simple  des  Grecs,  qui  n'en 
ont  guère  que  de  très -simples;  et  qu'il  n'y  en  a 
pas  une  dans  Euripide  ni  dans  Sophocle  où  l'on 
ne  trouve  des  incidents  plus  variés,  plus  de  per- 
sonnages agissants  et  plus  de  spectacle. 

A  l'égard  des  chœurs  supprimés  ,  je  pourrais 
trancher  la  question  en  un  mot ,  en  m'appuyant 
sur  l'usage  établi  parmi  nous  ,  et  rappelant  au 
critique  ce  que  tout  le  monde  sait ,  qu'une  pièce 


COURS    DE    LITTÉRATURE.  4°9 

avec  des  chœurs  ne  serait  pas  jouée,  et  que  ,  si 
les  comédiens  voulaient  exécuter  ces  chœurs  , 
le  public  se  moquerait  d'eux.  C'est  précisément 
ce  qui  arriva  à  la  première  représentation  de 
Y  Œdipe  de  Voltaire.  Il  avait,  par  complaisance 
pour  le  savant  Dacier ,  laissé  subsister  un  chœur 
qui  ne  récitait  que  quatre  vers  :  le  public  se 
mit  à  rire  ,  et  il  fallut  retrancher  du  théâtre  ces 
quatre  vers  que  l'auteur  a  conservés  dans  toutes 
les  éditions  : 

O  mort  !  nous  implorons  ton  funeste  secours ,  etc. 

Mais  le  critique ,  qui ,  à  l'exemple  de  Dacier ,  ne 
veut  pas  qu'on  ôte  rien  aux  anciens,  ne  se  ren- 
dra peut-être  pas  à  l'autorité  de  l'usage  ;  il  voudra 
des  raisons.  Eh  bien!  il  faut  lui  en  donner;  et  il 
suffira  de  lui  présenter  des  observations  qui  lui 
paraîtront  décisives ,  s'il  les  soumet  à  un  examen 
impartial  et  réfléchi. 

D'abord,  il  faut  se  rappeler  que  la  tragédie  et 
la  comédie  chez  les  Grecs  ne  furent,  dans  la  pre- 
mière origine ,  rien  autre  chose  que  ce  que  nous 
appelons  un  chœur.  La  scène  et  le  dialogue  ne 
furent  inventés  que  dans  la  suite ,  et  ce  fut  à  Es- 
chyle qu'on  en  eut  l'obligation.  C'est  ce  que  Boi- 
leau  a  si  bien  exprimé  dans  Y  Art  poétique. 

Eschyle  dans  le  chœur  jeta  les  personnages, 
D'un  masque  plus  honnête  habilla  les  visages,  etc. 

Mais  comme  rien  n'est  plus  naturel  aux  hommes 


4to  cours  de  littérature. 

de  tous  les  pays  qu'un  grand  respect  pour  toute 
origine  antique  ,  il  est  probable  que  l'on  con- 
serva d'abord  les  chœurs,  parce  qu'ils  étaient  an- 
ciens, et  qu'on  les  crut  de  l'essence  de  la  tragé- 
die, quoiqu'il  soit  facile  de  démontrer  que,  s'il  y 
a  des  occasions  où  l'on  peut  admettre  un  choeur 
sur  la  scène  ,  il  y  serait  le  plus  souvent  très-dé- 
placé. Quant  à  nous,  dont  les  premières  pièces 
ont  été  dialoguées ,  nous  n'avons  pas  eu  la  même 
vénération  pour  les  chœurs  ;  et  de  plus  ,  une 
raison  péremptoire  et  prise  dans  la  nature  des 
choses  a  dû  les  bannir  de  notre  théâtre  tragique  : 
c'est  que  l'exécution  en  est  impossible  dans  le 
système  de  la  tragédie  déclamée.  Comment  l'ano- 
nyme ne  s'est-il  pas  souvenu  que,  chez  les  anciens, 
les  chœurs ,  ainsi  que  le  dialogue ,  étaient  chan- 
tés? Or,  qui  ne  voit  que  dans  ce  cas,  assujettis 
à  l'harmonie  et  à  l'unité  d'effet  ,  ils  pouvaient 
produire  un  plaisir  de  plus ,  comme  dans  nos 
opéras;  au  lieu  que  des  chœurs  parlés  ne  peuvent 
former  qu'une  confusion  de  sons,  une  cacopho- 
nie ridicule  et  désagréable,  essentiellement  con- 
traire aux  lois  du  théâtre,  où  rien  ne  doit  blesser 
les  sens  ? 

Examinons  maintenant  ce  que  dit  l'anonyme 
des  fonctions  du  chœur  chez  les  anciens,  et  ce 
qu'il  voudrait  que  j'en  eusse  fait  dans  Philoctète. 

«  Le  chœur  contribuait  beaucoup  au  spectacle 
a  et  à  remplir  la  scène.  » 


COURS    DE    LITTÉRATURE.  4ir 

Oui,  mais  plus  souvent  encore  il  nuisait  en 
blessant  la  vraisemblance. 

«  C'était  un  des  personnages  de  la  pièce  ;  il  en 
«  faisait  une  partie  intégrante,  et  ne  pouvait  en 
«  être  séparé.  » 

On  vient  de  voir  pourquoi  il  n'en  est  pas  de 
même  parmi  nous  ,  chez  qui  la  tragédie  n'est 
point  chantée;  et  je  ne  vois  pas  ce  qu'on  peut 
répondre.  L'anonyme  cite  le  vers  d'Horace  : 

Actbris partes  chorus,  qffîciwnque  virile. 

(  De  Art.  poet.  ) 

Il  n'avait  qu'à  continuer  à  transcrire  tout  ce 
morceau  de  X  Art  poétique  qui  regarde  le  chœur: 
il  n'en  faut  pas  davantage  pour  prouver  ce  qu'il 
avait  de  défectueux,  et  combien  nous  sommes 
fondés  à  ne  pas  l'admettre  sur  un  théâtre  per- 
fectionné. Voici  donc  ce  que  dit  Horace  :  «  Que 
«  le  chœur  tienne  la  place  d'un  personnage  et  en 
«  remplisse  les  fonctions  ;  qu'il  ne  chante  rien 
«  entre  les  actes  qui  ne  tienne  au  sujet;  qu'il  fa- 
ce vorise  les  bons  et  leur  donne  des  conseils  utiles; 
«  qu'il  réprime  la  colère  et  encourage  la  vertu  ; 
«  qu'il  loue  la  frugalité  ,  l'équité ,  conservatrices 
«des  lois  qui  assurent  la  tranquillité  des  états; 
«  qu'il  garde  les  secrets  confiés  ;  et  qu'il  prie  les 
«  dieux  de  secourir  les  malheureux ,  et  d'humilier 
«  les  superbes.  » 

Cette  morale  est  excellente.  Mais  n'est-il  pas 


4l2  COURS    DE    LITTÉRATURE. 

évident  que  ce  personnage  moraliste  est  à  peu 
près  étranger  à  la  pièce,  puisqu'il  ne  partage  ni 
les  intérêts  ni  les  passions  d'aucun  personnage , 
et  que  lui-même  n'en  a  d'aucune  espèce?  Or, 
rien  n'est  plus  contraire  à  tout  système  théâtral 
bien  entendu.  Horace  veut  qu  il  garde  les  secrets. 
Et  qu'est-ce  que  des  secrets  confiés  à  une  assem- 
blée ?  Cela  rappelle  ce  vers  d'une  comédie  : 

On  ne  le  saura  pas  :  le  public  est  discret. 

Un  seul  exemple  peut  faire  voir  quels  étaient 
les  inconvénients  de  ce  chœur  que  l'on  n'osait 
jamais  bannir  de  la  scène.  Phèdre  ,  devant  un 
chœur  de  femmes  ,  se  livre  à  tous  les  emporte- 
ments d'une  passion  qu'elle  a  tant  de  peine  à 
avouer  à  sa  nourrice ,  et  qu'elle  voudrait  se  ca- 
cher à  elle  -  même  :  il  n'y  a  guère  d'invraisem- 
blance plus  forte  ;  et  voilà  ce  que  peuvent  pro- 
duire l'habitude  et  le  préjugé  chez  les  nations  les 
plus  éclairées. 

Prenons  la  supposition  la  plus  favorable.  Peut- 
être  l'anonyme  aurait-il  désiré  que  j'eusse  con- 
servé les  chœurs,  non  pas  dans  les  entr'actes 
pour  les  y  faire  parler  tous  ensemble ,  mais  dans 
les  scènes ,  où  ils  se  seraient  mêlés  au  dialogue , 
apparemment  par  l'organe  d'un  seul  interlocu- 
teur. Je  réponds  que  dans  cette  supposition  même, 
je  n'aurais  rien  gagné  ni  pour  le  spectacle , 
ni  pour  l'action  :  pour  le  spectacle ,  parce  qu'une 
poignée  de  soldats  grecs  toujours  en  scène  n'offre 


COURS    DE    LITTÉRATURE.  l\l'$ 

ni  pompe  ni  variété;  pour  la  scène ,  parce  que  cet 
interlocuteur  supposé  n'aurait  été  qu'un  confi- 
dent ordinaire  ;  et  quand  une  scène  de  confident 
n'est  pas  nécessaire  à  l'exposition  des  faits  ou  au 
développement  des  situations,  c'est  un  défaut 
réel  qu'il  faut  soigneusement  éviter  sur  notre 
théâtre,  où  l'on  ne  craint  rien  tant  que  la  lan- 
gueur. C'est  par  cette  raison  que  dans  toute  la 
pièce  je  n'ai  fait  usage  d'aucun  confident,  d'au- 
cun interlocuteur  subalterne,  parce  que  j'ai  vu 
qu'il  n'y  avait  pas  un  seul  moment  où  ils  pussent 
faire  autre  chose  que  répéter  ce  qu'avaient  dit  les 
principaux  personnages. 

«  Un  soldat  vient  annoncer  froidement  que  Phi- 
«  loctète  approche.  » 

Je  ne  vois  pas  comment  il  l'aurait  annoncé 
chaudement. 

«  Cela  vaut-il  ce  cri  confus  et  lamentable  qu'on 
«doit  entendre  dans  l'éloignement,  et  qui  doit 
«  faire  frissonner  le  spectateur.  » 

Je  me  suis  bien  gardé  de  faire  entendre  ce  cri. 
Quel  effet  auraient  produit  ensuite  les  cris  que 
pousse  Philoctète  dans  l'accès  de  douleur  qui  le 
saisit?  Non  bis  in  idem.  Il  ne  faut  pas  employer 
deux  fois  le  même  moyen.  Si  l'on  veut  montrer 
Philoctète  souffrant  à  la  fin  de  la  scène  ,  il  ne  faut 
pas  le  montrer  tel  en  arrivant;  car  alors  il  n'y 
aurait  plus  de  progression. 

Voilà  ce  que  l'étude  réfléchie  des  effets  du 
théâtre,  observés  depuis  cent  cinquante  ans,  a 


4/4  COURS    DE    LITTÉRATURE. 

•pu  enseigner  aux  modernes;  voilà  cette  perfec- 
tion des  détails  et  des  accessoires  qu'ils  ont  pu 
ajouter  à  ce  bel  art  que  les  anciens  leur  ont  ap- 
pris; et  voilà,  en  un  mot,  ma  justification  pour 
le  peu  de  changements  et  de  retranchements  que 
je  me  suis  permis. 

L'anonyme  finit  par  un  aveu  aussi  singulier 
qu'ingénu  :  c'est  qu  il  na  aucune  connaissance  de 
notre  théâtre.  J'aurais  cru  que  cette  connais- 
sance était  nécessaire  pour  juger  ce  qu'avait  dû 
faire  un  auteur  qui  transportait  une  pièce  grec- 
que sur  le  théâtre  français. 

Plus  j'admirais  Sophocle ,  plus  je  me  suis  cru 
obligé  de  faire ,  autant  qu'il  était  en  moi ,  ce  qu'il 
eût  fait  s'il  eût  travaillé  pour  nous.  La  fin  du  der- 
nier acte ,  par  exemple ,  exigeait  un  retranche- 
ment assez  important.  Après  que  Philoctète,  par 
un  mouvement  naturel  et  irrésistible,  s'est  jeté 
sur  ses  flèches  pour  en  percer  Ulysse  au  moment 
où  il  l'aperçoit,  Sophocle  prolongé  en  dialogue 
une  scène  qui  ne  comportait  plus  que  de  l'action, 
et  Ulysse  et  Philoctète  se  parlent  encore  long- 
temps avant  qu'Hercule  paraisse.  Ici  c'eût  été  une 
faute  inexcusable.  J'ai  réuni  ces  deux  moments, 
et  j'ai  fait  paraître  Hercule  précisément  lorsque 
l'action  est  dans  son  point  le  plus  critique ,  lors- 
que Philoctète  n'a  plus  rien  à  entendre ,  et  qu'U- 
lysse n'a  plus  rien  à  dire  ;  lorsque  enfin ,  malgré 
les  efforts  de  Pyrrhus ,  la  flèche  fatale  est  près  de 
partir:  c'est  alors  que  le  tonnerre  gronde,  et  que 


COURS    DE    LITTÉRATURE.  4*5 

l'intervention  nécessaire  d'un  dieu  peut  seule 
arrêter  la  vengeance  et  la  main  de  Philoctète. 
C'est  ainsi  que  ce  dénouement ,  qui  semblait 
hasardé  sur  notre  scène,  a  paru  former  un  spec- 
tacle frappant  et  un  coup  de  théâtre  d'un  grand 
effet. 

Cependant  l'anonyme  regrette  encore  les  adieux 
de  Philoctète  dans  Sophocle ,  «  ces  adieux  si  tou- 
«  chants  qui  terminent  si  bien  la  pièce ,  et  que 
«  l'auteur  du  Télémaque  n'a  eu  garde  d'omettre.  » 
Vraiment  je  les  regrette  aussi,  et  si  j'avais  fait  un 
poëme ,  je  ne  les  aurais  pas  retranchés.  Mais  quand 
le  nœud  principal  est  coupé ,  quand  le  spectateur 
n'attend  plus  rien,  des  apostrophes  accumulées 
à  la  lumière,  à  la  caverne,  aux  nymphes,  aux 
fontaines,  à  la  mer,  au  rivage,  peuvent  fournir 
des  vers  harmonieux ,  et  n'être  pour  nous  qu'un 
lieu  commun  qui  allonge  inutilement  la  pièce. 
Omne  supervacuwn,  etc. 

On  a  reproché  au  fils  d'Achille  de  se  plier  à  la 
dissimulation ,  et  même  de  savoir  à  son  âge  trop 
bien  dissimuler.  Mais  que  l'on  songe  qu'il  avait 
ordre  de  suivre  en  tout  les  conseils  d'Ulysse,  et 
que,  s'il  ne  les  suit  pas,  il  perd  tout  espoir  de 
prendre  Troie  et  de  venger  son  père.  Sont-ce  là 
de  faibles  motifs  pour  Pyrrhus?  Les  leçons  d'U- 
lysse sont  si  bien  tracées,  qu'il  ne  faut  pas  une 
grande  expérience  pour  les  suivre;  et  pourtant 
combien  Pyrrhus  résiste  avant  de  s'y  rendre!  et 
avec  quel  plaisir  on  voit  ensuite  ce  jeune  homme 


4l6  COURS    DE    LITTÉRATURE. 

revenir  à  son  caractère  qu'il  n'a  pu  forcer  qu'un 
instant ,  et  céder  à  la  pitié  après  avoir  cédé  à  la 
politique!  Que  le  moment  où  il  rend  les  flèches 
à  Philoctète  est  noble  et  attendrissant!  et  que 
c'est  bien  là  le  tableau  de  la  nature,  telle  que 
Sophocle  savait  la  peindre  ! 

Je  crois  qu'il  a  marqué  aussi  beaucoup  de  ju- 
gement en  s'écartant  de  la  tradition  reçue,  qui 
attribuait  la  blessure  de  Philoctète  à  l'une  de  ces 
flèches  terribles  qui  tomba  sur  son  pied,  pour 
le  punir  d'avoir  violé  son  serment  en  révélant  le 
lieu  de  la  sépulture  d'Hercule.  Sophocle  a  bien 
fait,  ce  me  semble,  de  rejeter  cette  tradition, 
comme  peu  honorable  pour  son  héros ,  et  d'y  sub- 
stituer le  serpent  du  temple  de  Chrysa. 

A  l'égard  de  son  style,  j'aurais  été  assez  payé 
de  mon  travail  par  ce  seul  plaisir  que  l'on  ne 
peut  goûter  qu'en  traduisant  un  homme  de  gé- 
nie. Il  est  doux  d'être  soutenu  par  le  sentiment 
d'une  admiration  continue ,  et  c'est  alors  que  l'on 
jouit  de  ce  qu'on  ne  saurait  égaler. 


FIN    DU    PREMIER    VOLUME. 


NOTES. 


N°  I. 

Lia  Harpe  s'exprime   en  ces  termes  (Tome  I,  page  44  ): 

«  Aristote  embrassa  tout  ce  qui  est  du  ressort  de  l'esprit 
«  humain,  si  l'on  excepte  les  talents  de  l'imagination;  encore 
«  s'il  ne  fut  ni  orateur  ni  poète,  il  dicta  du  moins  d'excel- 
«  lents  préceptes  à  l'éloquence  et  à  la  poésie.  » 

Quand  La  Harpe  parle  des  anciens,  il  ne  faut  pas  toujours 
le  croire  sur  parole  :  Aristote  fut  poète;  peut-être  même  fut- 
il  orateur. 

Par  orateur,  je  n'entends  pas  un  discoureur  politique,  un 
harangueur  de  tribune,  un  déclamateur ,  un  avocat.  Aris- 
tote n'entra  jamais  dans  la  carrière  des  Lysias ,  des  Démo- 
sthènes,  des  Gorgias  ;  il  était  bègue,  et  ce  défaut  d'organe 
lui  interdisait  l'éloquence  publique.  En  ce  sens,  il  ne  fut 
pas  orateur;  mais  ce  sens  n'est  peut-être  pas  celui  de  La 
Harpe.  Le  critique  fait  allusion  au  Traité  de  Rhétorique,  et 
veut  dire,  je  crois,  qu'Aristote  donna  des  leçons  qu'il  ne  sut 
point  pratiquer;  qu'il  n'écrivit  point  avec  talent,  avec  ima- 
gination, avec  éloquence  :  bien  différent  de  Platon,  qui  orna 
les  matières  philosophiques  d'un  style  élégant,  noble  et 
magnifique. 

Il  faut  avouer  que  les  ouvrages  d'Aristote  paraissent 
justifier  le  reproche  que  La  Harpe  lui  fait.  Ils  sont  écrits 
avec  une  grande  sécheresse,  et  une  précision  dure  et  sou- 
vent ténébreuse.  Mais  ne  peut-on  pas  attribuer  aux  copistes 
une  partie  de  ces  défauts?  On  sait  que  les  manuscrits  auto- 
graphes des  œuvres  d'Aristote  restèrent,  pendant  cent  trente 
ans ,  enfouis   dans  un   caveau   souterrain ,  d'où  on  les  tira 

Cours  de  Littérature.  T.  2-*] 


4  I  8  NOTES. 

tout  ronges  des  vers  et  gâtés  par  l'humidité  (i).  Apellicon  de 
Téos  les  fit  copier,  et  n'eut  pas  scrupule  d'en  remplir,  par 
conjecture,  les  nombreuses  lacunes.  Après  Apellicon,  sont 
venus  les  critiques  ,  les  interprètes  grecs  qui,  à  son  exemple, 
ont  interpolé ,  altéré  de  toutes  les  manières  le  texte  du  phi- 
losophe. 

Au  reste,  j'abandonnerai  sans  peine  la  prose  d'Aristote; 
je  ne  ferai  même  pas  valoir  en  faveur  de  ses  talents  oratoires 
le  beau  discours  qu'il  avait  composé  à  la  louange  de  Pla- 
ton (2):  c'est  sa  réputation  de  poète  que  j'ai  sur -tout  in- 
tention de  défendre. 

Aristote  avait  écrit  plusieurs  volumes  de  poésies;  et  ce 
qui  est  remarquable  dans  un  philosophe  si  grave  et  occupé 
d'études  si  abstraites  et  si  profondes,  il  s'exerça  souvent 
dans  le  genre  lyrique,  celui  de  tous  qui  exige  le  plus  de 
verve  et  de  véritable  inspiration. 

Les  anciens  lisaient  ses  proœmes  (3)  pour  les  fêtes  Diony- 
siaques, ses  éloges  (/,) ,  ses  élégies  à  la  louange  d'Eudémus, 
ses  vers  héroïques,  et  les  six  livres  d'épitaphes  qu'il  avait 
publiées  sous  le  titre  de  Peplus ,  et  dont  une  quarantaine  a 
échappé  aux  ravages  du  temps. 

Outre  ces  épitaphes ,  qui  n'ont  guère  d'autre  mérite  que 
celui  de  la  brièveté  et  d'une  élégante  précision ,  il  nous  reste 
une  ode  écrite  d'un  ton  si  élevé ,  avec  une  telle  richesse 
d'expressions  et  une   si  brillante   variété  de  mesures,  que 


(1)  Voyez  Bayle  ,  au  mot  Tyrannion ,  note  D  ;  et  M.  Millon,  Politique 
d'Aristote  ,  t.  I ,  p.  xxiij. 

(2)  Voyez  Biblioth.  Grecq.  p.  202  ,  399. 

.    (3)  Sur  cette   espèce  d'hymnes ,  voyez  Burette  ,  Acad.   des  Belles- 
Lettres ,  t.  X,  p.  234. 

(4)  Espèce  d'hymnes  appelés  encômia.  L'hymne  proprement  dit  ap- 
partenait aux  dieux  ;  Yencômium  était  consacré  aux  louanges  des 
hommes.  Voyez  M.  Ilgen,  Disçnis.  de  Scoïior.  Poes. ,  p.  37. 


NOTES.  4'9 

Jules  Scaliger  a  bien  osé  dire  qu' Aristote  n'était  pas,  dans 
la  poésie  lyrique,  inférieur  à  Pindare  lui-même. 

Cette  ode  a  pu  faire  partie  du  livre  des  Eloges  :  elle 
nous  a  été  conservée  par  Athénée ,  Diogène  -  Laërce  et 
Stobée;  il  n'est  pas  possible  d'en  contester  l'authenticité. 
Aristote  la  composa  pour  célébrer  les  vertus  d'Hermias ,  son 
disciple  et  son  ami,  qui,  d'une  condition  servile,  s'éleva 
au  rang  suprême,  et  fut  tyran  d'Atarnée  (i).  Les  ennemis 
d' Aristote  essayèrent  de  rendre  suspecte  sa  iiakpn  avec 
Hermias  :  c'était  une  abominable  calomnie.  Apellicon,  dont 
les  ouvrages  sont  perdus,  écrivit  pour  défendre  la  mémoire 
du  philosophe  contre  ces  odieuses  imputations;  mais  l'ode 
seule  d' Aristote  suffit  pour  le  justifier,  et  sûrement  le  zèle 
d'Apellicon  n'avait  pu  trouver  d'arguments  qui  fussent  plus 
éloquents  et  plus  décisifs.  Aristote  y  fait  de  la  vertu  et  de 
l'amitié  un  éloge  trop  vrai,  trop  passionné,  trop  noble, 
pour  qu'on  puisse  le  soupçonner  de  la  honteuse  passion 
que  lui  reprochaient   ses  vils   détracteurs. 

J'essaierai  de  mettre  en  français  cette  ode  qu'ont  déjà  tra- 
duite La  IVauze  (2),  M.  Bélin  de  Balu  (3),  et  M.  Larcher 
dans  son  Mémoire  sur  Hermias.  Je  n'ai  pas  la  prétention 
de  lutter  contre  des  hommes  d'un  tel  mérite  :  cette  pré- 
tention supposerait  l'espoir  de  faire  mieux  qu'ils  n'ont  fait, 
et  je  suis  assez  raisonnable  pour  ne  pas  me  flatter  d'un  succès 
impossible.  En  recommençant  cette  traduction ,  je  n'ai  cher- 
ché qu'un  simple  amusement  et  un  exercice  de  style.  Je  dois 
ajouter,  pour  un  petit  nombre  d'hellénistes  curieux,  que  je 


(1)  Je  ne  dirai  rien  ici  de  l'histoire  de  cet  Hermias.  On  peut  con- 
sulter Wernsdorf  sur  Hiraérius ,  p.  5o5  ;  M.  Jacobs  sur  les  Analectes, 
t.  VI,  p.  366  ;  et  sur-tout  le  savant  et  vénérable  M.  Larcher,  dans  le 
quarante-huitième  volume  de  l'Académie  des  Belles-Lettres. 

(2)  Académie  des  Belles-Lettres,  t.  IX,  p.  34o. 

(3)  Lucien,  t.  III,  p.  535. 


420  NOTES. 

ne  me  suis  point  servi  du  texte  de  Brunck ,  qui  me  parait 

peu  fidèle,  mais  de  celui  de  la  nouvelle  édition  d'Athénée  (i). 

«  Vertu ,  objet  des  longs  travaux  de  l'humaine  race  et  la 
«  plus  belle  conquête  de  la  vie,  vierge  sainte,  c'est  dans  la 
«  Grèce  un  sort  digne  d'envie  que  de  supporter  d'immenses 
«.  fatigues,  que  de  mourir  pour  ta  beauté  :  tant  ces  fruits  im- 
«  mortels  que  tu  offres  à  nos  âmes,  ont  plus  de  puissance 
«  que  l'or,  que  la  tendresse  des  parents  et  que  les  mollesses 
«du  soq|meil!  Hercule,  fils  de  Jupiter,  et  les  enfants  de 
«  Léda,  qui  te  cherchaient  d'une  si  noble  ardeur,  ont  beau- 
«  coup  souffert  pour  toi.  Epris  de  tes  attraits,  Achille  et  Ajax 
«.  sont  descendus  dans  les  demeures  d'Adès;  et  c'est  pour  tes 
(  charmes  aimables  que  le  nourrisson  d'Atarnée  a ,  par  sa 
«  mort ,  mis  le  soleil  en  deuil.  Aussi  la  renommée  de  ses 
«  actions  sera  grande;  et  quand  les  Muses,  filles  de  Mné- 
«  mosyne,  célébreront  la  majesté  de  Jupiter-Hospitalier  et 
«  les  prix  d'une  amitié  durable ,  elles  mêleront  à  leurs 
<  concerts  le  nom  de  l'immortel  Hermias.  » 

Cet  hymne  fournit  aux  ennemis  du  philosophe  une  nou- 
velle occasion  de  le  persécuter.  Eurymédon  et  Démophile, 
dont  l'histoire  doit  placer  les  noms  à  côté  de  ceux  d'Anytus 
et  de  Mélite,  l'accusèrent  d'impiété.  Ils  prétendaient  que 
l'ode  d'Aristote  en  l'honneur  d'Hermias  était  un  pcan ,  et 
que  les  péans  étaient  réservés  au  culte  des  dieux.  Cette 
absurde  accusation  fut  portée  devant  les  tribunaux.  Aristote 
pouvait  aisément  prouver  que  ce  morceau  lyrique  n*avait 
aucun  des  caractères  qui  constituaient  le  péan  (2)  ;  que 
c'était  un  encômium ,  un  éloge  :  il  pouvait  encore  répondre 
qu'il  avait  fait  un  hymne  à  la  Vertu ,  et  non  pas  un  hymne 
à  Hermias.  Mais  il  craignit  une  cabale  puissante;  et,  pré- 
voyant qu'il  serait  entendu  par  des  juges  prévenus,  il  s'exila 

(1)  XV,  c.  5r ,  avec  les  notes  de  M.  Schweighaeuser. 

(2)  Athénée ,  XV,  c.  5%.  —  M.  Larcher,  Acad.  I.  et  B.  L.,  t.  XLVIH, 
p.  9.3o. 


NOTES.  l\1l 

d'Athènes  en  disant  à  quelques  amis  :  «  Je  pars ,  pour  que 
«  les  Athéniens  ne  renouvellent  pas  sur  moi  le  meurtre  de 
«  Socrate ,  et  ne  soient  pas  deux  fois  impies  envers  la  phi- 
«  losophie.  » 

N'est-il  pas  étrange  que  La  Harpe  ait  ignoré  l'existence 
des  œuvres  poétiques  d'Aristote,  et  sur-tout  celle  d'une  ode 
si  célèbre,  conservée  ou  traduite  dans  des  recueils  qui  doi- 
vent être  dans  toutes  les  bibliothèques ,  et  qu'un  homme  qui 
fait  profession  de  critique  et  de  littérature  ne  peut  se  dis- 
penser d'avoir  lus?  Peut- on  excuser  un  philologue  qui 
disserte  publiquement  sur  la  littérature  ancienne  ,  et  ne 
connaît  ni  Athénée,  ni  Diogène ,  ni  Stobée,  ni  les  Mémoires 
de  l'Académie  des  Inscriptions,  ni  quatre  éditions  données 
successivement  par  Brunck,  ni  tant  d'autres  ouvrages  où  il 
est  parlé  d'Hermias  et  de  l'ode  d'Aristote  ? 

N°  II. 

Il  dit  d'Hésiode  :  (Tome  I,  page  280)  «  L'antiquité  ne 
«nous  a  transmis  que  deux  poëmes  d'Hésiode,  tous  deux 
«assez  courts;  l'un,  intitulé  les  Travaux  et  les  Jours; 
l'autre,  la  Théogonie ,  ou  la  Naissance  des  Dieux.  »  Mais 
pourquoi  ne  pas  compter  parmi  les  poëmes  d'Hésiode,  le 
Bouclier  d'Hercule ,  narration  épique  de  près  de  quatre  cent 
soixante  vers?  M.  de  La  Harpe  aurait -il  eu  des  doutes  sur 
l'authenticité  de  cet  ouvrage?  Il  avait  trop  peu  de  connais- 
sance de  la  langue  et  des  antiquités  de  la  littérature 
grecque,  pour  s'élever  à  ces  soupçons  savants,  par  les- 
quels se  signale  aujourd'hui  l'audace  de  quelques  critiques. 
Et  d'ailleurs  était-il  homme  à  taire  une  pareille  idée ,  si 
elle  avait  pu  lui  venir?  Si  M.  de  La  Harpe  n'a  pas  parlé  du 
Bouclier  d'Hercule,  c'est  qu'ayant,  en  grec,  fort  peu  de 
littérature,  il  ne  connaissait  pas  l'existence  de  ce  poëme , 
ou  l'avait  oubliée.  Et  l'oubli,  quand  il  s'agit  d'un  ou- 
vrage  d'Hésiode,   n'est  pas  une   fort  bonne   excuse. 


TABLE 

DES   MATIÈRES. 


»•««»  .«»««•*,« 


Introduction. — Notions  générales  sur  l'art  d'écrire, 
sur  la  réalité  et  la  nécessité  de  cet  art ,  sur  la  nature 
des  préceptes ,  sur  l'alliance  de  la  philosophie  et  des 
arts  de  l'imagination ,  sur  l'acception  des  mots  de 
goût  et  de  génie page  i 

PREMIÈRE   PARTIE. 

ANCIENS. 

LIVRE  PREMIER.  — poésie 43 

Chapitre  premier.  Analyse  de  la  Poétique  d'A- 

ristote. ibid. 

Chap.  IL  Analyse    du    Traité   du  Suhlime  de 

Longin 85 

Chap.  III.  De  la  Langue  française  comparée  aux 

langues  anciennes 124 

Chap.  IV.  De  la  Poésie  épique  chez  les  anciens.   iy3 
Section  première.  De  l'Epopée  grecque.  .  .  .  ibid. 

Homère  et  l'Iliade 191 

L'Odyssée iZo. 

Sect.  II.  De  l'Epopée  latine 242 

Lucain 255 

Sect.  III.  Appendice  sur  Hésiode,  Ovide,  Lu- 
crèce ,  et  Manilius 279 


/p4  TABLE    DES    MATIÈRES. 

Chap.  V.  De  la  Tragédie  ancienne Page  289 

Section  première.  Idée  générale  sur  le  Théâtre 

des  Anciens ibid. 

Sect.  II.  D'Eschyle 298 

Sect.  III.  De  Sophocle 33o 

NOTES. 

N°  I 417 

N°II 421 


FIN    DE    LA    TABLE. 


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» 


CE  PN   0542 
.L3  1821  V001 
COC   LA  HARPE» 
ACC#  1207256 


JE  LYCEE. 


U  D'  /  OF  OTTAWA 


COLL  ROW  MODULE  SHELP  BOX  POS   C 
333    02      12       08      07    01    2 


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