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Full text of "Lycée, ou, Cours de littérature ancienne et moderne"

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resuit  ,n  d.smissal  from  fhe  University  * 


ÛCT  1 7  ira 
AUG     7 1980 


L161  — O-1096 


LYCÉE 


ou 

COURS  DE  LITTÉRATURE. 


TOME  TROISIEME. 


LYCÉE 


ou 

COURS  DE  LITTÉRATURE 

ANCIENNE  ET  MODERNE; 

Par  J.  F.  LAHARPE. 

NOUVELLE   ÉDITION, 

OKHÉE    DU    POKXKAXT    B*    ******* 


TOME  TROISIÈME. 


PARIS, 


Amable  COSTES ,  Libraire,  rue  de  Seine,  a°  7, 

181 3. 


COURS 

DE   LITTÉRATURE 

ANCIENNE  ET  MODERNE. 


' 


PREMIERE  PARTIE. 


ANCIENS. 

^LIVP^E  SECOND. 

ÉLOQUENCE. 
CHAPITRE    IV. 

Analyse  des  ouvrages  oratoires  de  Cicérôn. 

SECTION    PREMIÈRE. 

De  la  différence  de  caractère  entre  l'éloquence 
de  Démosthene  et  de  celle  de  Cicéron  >  et  des 
rapports  de  Vune  et  de  Vautre  avec  le  peuple 
d! Athènes  et  celui  de  Rome, 

JlN  ou  s  avons  entendu  Dëmostïiene  dans  les  deux 
genres  d'éloquence ,  le  judiciaire  et  le  délibératif, 
et  nous  avons  vu  que  dans  l'un  et  dans  l'autre  sa 
logique  était  également  pressante ,  et  ses  mouve- 
mens  de  la  même  impétuosité.  Cicéron  procède  en 
général  d'une  manière  différente  :  il  donne  beau- 
coup aux  préparations  ;  il  semble  ménager  ses 
forces  en  multipliant  ses  moyens  5  il  n'en  néglige 
aucun ,  non-seulement  de  ceux  qui  peuvent  servir 
à  sa  cause ,  mais  même  de  ceux  qui  ne  vont  qu'à 
la  gloire  de  son  art;  il  ne  veut  rien  perdre,  et 
3.  i 

545315 


1  COUPS 

n'est  pas  moins  occupe  de  lui  que  de  la  chose.  C'est 
sans  doute  pour  cela  que  Fénélon,  dont  le  tact 
est  si  délicat,  préférait  Dëmosthene  ,  comme  allant 
plus  directement  au  but.  Quintilien,  au  contraire, 
paraît  préférer  Cicéron  ,  et  Ton  sait  qu'entre  deux 
orateurs  d'une  telle  supériorité,  la  préférence  est 
plutôt  une  affaire  de  goût  que  de  démonstration. 
Telle  a  toujours  été  ma  manière  de  penser  sur 
ces  sortes  de  comparaisons,  si  souvent  ramenées 
dans  les  entretiens  et  dans  les  discussions  litté- 
raires. J'ai  toujours  cru  que  ce  qui  importait  le 
plus  n'était  pas  de  décider  une  prééminence  qui 
sera  toujours  un  problème,  attendu  la  valeur  a 
peu  près  égale  des  motifs  pour  et  contre  ,  et  la 
diversité  des  esprits  ,  mais  de  bien  saisir  ,  et  de 
bien  apprécier  les  caractères  distinctifs  et  les! 
mérites  particuliers  de  chacun. 

J'a\ais  toujours  préféré  Cicéron,  et  je  le  pré- 
fère encore  comme  écrivain;  mais  depuis  que  j'ai 
vu  des  assemblées  délibérantes  ,  j'ai  cru  sentir  que 
la  manière  de  Démosthene  y  serait  peut-être  plus 
puissante  dans  ses  effets,  que  celle  de  Cicéron. 

Remarquez  que  tous  deux  ne  sont  plus  pour 
nous,  à  proprement  parler,  que  des  écrivains; 
nous  ne  les  entendons  pas,  nous  les  lisons;  Ils! 
ne  sont  plus  la  pour  nous  persuader,  mais  pour; 
nous  plaire.  Philippe  et  Eschinc,  Antoine  et' 
Catilinasont  jugés  il  y  a  long-tems  ;  c'est  Cicéron 
et  Démosthene  que  nous  jugeons ,  et  cette  diffé- 
rence de  point  de  vue  est  grande;  car  pour  les 
Grecs  et  pour  les  Romains  ,  c'était  de  la  chose 
qu'il  s'agissait  avant  tout,  et  ensuite  de  l'orateur. 
Tous  deux:  ont  eu  les  mêmes  succès  ,  et  ont  exercé 
îe  même  empire  sur  les  âmes;  mais  aujourd'hui 
je  conçois  très-bien  que  Cicéron ,  qui  a  toutes 
les  sortes  d'esprit  et  toutes  les  sortes  de  style  , 
doit  être  plus  généralement  goûté  que  Démos- 
thene, qui  n'a  pas  cet  avantage,  Cicéron  est  de- 


DE    LITTÉRATURE.  $ 

vant  des  lecteurs  ;  il  leur  donne  plus  de  jouissances 
diverses  ;  il  peut  l'emporter  :  devant  des  audi- 
teurs ,  nul  ne  remporterait  sur  Démosthene,  parce 
qu'en  l'écoutant  il  est  impossible  de  ne  pas  lui 
donner  raison;  et  certainement  c'est  là  le  premier 
but  de  l'art  oratoire. 

Ne  pourrait-on  pas  encore  observer  d'autres 
motifs  de  disparité,  tirés  de  la  différence  des 
gouveraemeus  et  du  caractère  des  peuples  à  qui 
tous  deux  avaient  affaire?  Il  n'y  avait  dans  Athènes 
qu'une  seule  puissance  ,  celle  du  peuple  :  c'était 
une  démocratie  absolue ,  telle  que  Kousseau  la 
voulait  exclusivement  pour  les  petits  Etats  :  il 
la  croyait  impossible  dans  les  grands  ,  et  il  n'y 
en  avait  jamais  eu  d'exemple. 

Le  peuple  athénien  était  volage  ,  inappliqué, 
amoureux  du  repos,  idolâtre  des  plaisirs,  confiant 
dans  sa  puissance  et  dans  son  ancienne  gloire.  Il 
avait  besoin  d'être  fortement  remué  ;  et  quoique 
la  manière  de  Démosthene  fut  sans  doute  le  ré- 
sultat des  qualités  naturelles  de  son  talent,  elle 
dut  aussi  être  modifiée  ,  jusqu'à  un  certain  point  7 
par  la  connaissance  qu'il  avait  de  ses  auditeurs  ; 
et  cette  étude  était  trop  importante  pour  échap- 
per à  un  homme  d'un  aussi  excellent  esprit  que 
le  sien.  Il  songea  donc  à  frapper  fort  sur  cette 
multitude  inattentive ,  sachant  bien  que  s'il  lui 
donnait  le  tems  de  respirer,  s'il  lui  permettait  de 
s'occuper  des  agrémens  de  son  style  et  des  beau- 
tés de  sa  diction ,  tout  était  perdu.  Les  Athéniens 
étaient  capables  d'oublier  tout  ce  qu'il  leur  disait, 
pour  s'extasier  sur  ses  phrases  et  faire  parade  de 
leur  bon  goût  en  se  récriant  sur  le  sien.  Il  le 
savait  si  bien,  qu'à  la  lin  de  la  Philippique  que 
j'ai  traduite ,  et  qui  lui  attira  beaucoup  d'applau- 
dissemens,  il  leur  adressa  ces  derniers  mots  :  «  Eh! 
»  n'applaudissez  pas  l'orateur  ,  et  faites  ce  qu'il 
»  vous  conseille  j  c%r  je  ne  saurais  vous  sauver  par 


4  COURS 

»  mes  paroles  :  c'est  à  vous  de  vous  sauver  par 
»  des  actions.  » 

Aussi  quand  il  avait  entraîne  le  peuple,  il  avait 
tout  lait  :  on  Je  chargeait  sur-le-champ  de  rédiger 
le  décret,  suivant  la  formule  ordinaire,  qui  en 
laissait  à  l'orateur,  et  l'honneur  et  le  danger  :  De 
ïavis  de  Démosthene,  te  peuple  d' Athènes  arrête 
et  décrète ,  etc.  Nous  avons  encore  une  foule  de 
ces  décrets  ,  conserves  chez  les  historiens  et  les 
orateurs  de  la  Grèce, 

Il  n'en  était  pas  de  même  a  Rome  :  il  y  avait 
une  concurrence  de  pouvoirs  et  une  complication 
d'intérêts  divers  à  ménager.  Quoique  la  souve- 
raineté résidât  de  fait  dans  le  peuple,  sans  être 
théoriquement  établie  comme  elle  l'a  été  chez  les 
Modernes ,  le  gouvernement  habituel  appartenait 
au  sénat,  si  ce  n'est  dans  les  occasions  où  les  tri- 
buns portaient  une  affaire  devant  le  peuple  assem- 
blé, et  faisaient  passer  un  plébiscite,  et  dans  ce 
cas  le  sénat  même  y  était  soumis.  Pour  ce  qu'on 
appelait  une  loi ,  il  fallait  réunir  le  consentement 
du  peuple  et  du  sénat  ;  et  de  là  ces  fréquentes 
divisions  entre  les  deux  ordres  ,  dans  lesquelles 
le  peuple  eut  presque  toujours  l'avantage,  et,  ce 
qui  est  plus  remarquable,  presque  toujours  raison. 
Mais  ce  qui  prouve  que  la  théorie  de  la  souverai- 
neté du  peuple  n  était  pas  très-clairement  connue,  j 
c'est  que  tous  les  actes  publics  portaient  textuel-  j 
lement  :  Senaius  populusque  romanus  ;  ce  qui 
était  inconséquent  :  les  principes  exigeaient  que 
l'on  dît  :  Populus  senatusque  romanus.  Mais  cette 
différence  entre  la  souveraineté  et  le  gouverne-  i 
ment  n'a  été  suffisamment  développée  que  dans 
les  écrits  de  Locke  ,  et  c'est  de  là  que  Rousseau 
l'a  reportée  dans  son  livre  du  Contrat  social. 

Les  affaires  étaient  donc  souvent  traitées  en 
même  tems ,  et  dans  le  sénat  et  devant  le  peuple , 
et  Ja  différence  d'auditoire  devait  en  mettre  daas  ; 


DE    LITTÉRATURE.  5 

lYloquencc.  De  plus ,  il  y  avait  des  citoyens  si 
puissans ,  qu'ils  faisaient  seuls ,  et  par  leur  crédit 
particulier ,  un  poids  considérable  dans  la  balance 
des  délibérations  publiques,  et  l'orateur  devait 
avoir  égard  à  toutes  ces  considérations. 

Le  peuple  romain  était  beaucoup  plus  sérieux , 
plus  réfléchi ,  plus  mesuré ,  plus  moral  que  celui 
d'Athènes.  On  peut  dire  même  que  ,  de  tous  les 
peuples  libres  de  l'antiquité  :  il  n'en  est  pas  un  qui 
puisse  lui  être  comparé.  11  a  donné  des  exemples 
sans  nombre  de  cette  modération  qui  semble  ne 
pas  appartenir  à  une  multitude  ,  dont  les  mouve- 
mens  ont  ordinairement  d'autant  moins  de  mesure, 
qu'ils  ont  par  eux-mêmes  plus  de  force  ;  et  Ton 
sait  que  la  modération  n'est  autre  chose  que  la 
mesure  juste  de  toutes  les  affections  ,  de  tous  les 
devoirs  et  de  toutes  les  vertus.  Ce  qui  est  rare 
dans  un  individu,  doit  l'être  encore  plus  dans  un 
amas  d'hommes,  et  c'est  pourtant  ce  qu'on  vit 
sans  cesse  dans  le  peuple  romain ,  et  ce  qui  le 
montre  aux  yeux  observateurs  comme  particuliè- 
rement destiné  à  commander  aux  autres.  Cette 
vérité,  qui  pourrait  donner  une  face  nouvelle  à 
l'histoire  romaine  si  elle  était  écrite  aujourd'hui 
par  quelqu'un  qui  joignît  a  l'éloquence  des  Anciens 
la  philosophie  qui  leur  a  souvent  manqué ,  n'est 
pas  très- communément  sentie  ,  parce  que  tous  les 
historiens  latins  ont  plus  ou  mokis  de  partialité 
pour  le  sénat.  C'était  sans  doute  une  compagnie 
très-sage ,  surtout  dans  sa  politique  extérieure,  où 
ses  passions  ne  dominaient  pas ,  du  moins  jusqu'à 
l'époque  de  la  corruption;  mais  dans  le  gouverne- 
ment intérieur ,  il  serait  facile  de  prouver  que  le 
peuple  montra  souvent  beaucoup  plus  de  justice 
et  de  vertu  que  lui.  Où  trouvai  a-t-on,  par  exemple, 
rien  qui  ressemble  aux  Romains  lorsque  leur  ar- 
mée quitte  son  camp  au  bruit  de  la  mort  de  Vir- 
ginie (premier  crime  individus!  de  la  tyrannie 


t>  l  p  vus 

décemvirale ,  et  qui  fut  le  dernier),  entre  dans 
Home  ,  enseignes  déployées  ,  sans  commettre  la 
plus  légère  violence  ;  se  borne  k  rétablir  les  au- 
torités légitimes  ,  k  traduire  Appius  devant  les 
tribunaux,  et  quand  il  est  condamné,  reçoit  en- 
core son  appel  au  peuple  ,  quoique  lui-même  eût 
abrogé  ce  droit  d'appel  ? 

Ce  peuple  était  fier  .  et  il  avait  raison  ;  il  sen- 
tait sa  force  et  n'en  abusait  pas  :  c'est  la  véritable 
énergie  :  c'est  avec  celle-là  qu'on  fait  de  grandes 
choses. 

La  corruption  régnait  dans  Rome  au  tems  de 
Cicéron;  mais  il  est  juste  d'avouer  encore  qu'elle 
était  infiniment  plus  sensible  chez  les  grands  que 
chez  le  peuple.  L'immoralité  des  principes  n'eut 
pas  été  supportée  dans  la  tribune  aux  harangues  : 
elle  le  fut  quelquefois  dans  le  sénat  ,  et  se  montra 
souvent  dans  sa  conduite.  Mais  aussi  dans  aucun 
tems  la  fierté  du  peuple  et  la  sévérité  romaine 
n'auraient  pu  s'accommoder  des  objurgations  ame- 
nés et  humiliantes  que  Démosthene  adressait  aux 
Athéniens.  Caton  seul  se  les  permit  quelquefois , 
jet  on  le  pardonnait  a  son  stoïcisme  reconnu  :  on 
respectait  sa  vertu  sans  estimer  sa  politique ,  qui 
pn  effet  était  médiocre.  Il  rendit  peu  de  services , 
parce  qu'il  manquait  de  cette  mesure  dont  je  par- 
lais tout-à-l'heure ,  et  que  Tacite  appelle  tenere 
vx  sapientiâ  modum.  Cicéron  en  rendit  de  très- 
grands  pendant  toute  sa  vie ,  et  mérita  d'être 
appelé  Père  de  la  patrie.  Je  me  souviens  k  ce  pro- 
pos, qu'un  homme  qui  apparemment  ne  savait 
de  Cicéron  que  ce  qu'on  en  sait  dans  les  classes, 
et  ne  connaissait  pas  le  Cicéron  de  l'histoire,  me 
dit ,  un  jour  que  je  lui  en  faisais  l'éloge  :  Allez , 
votre  Cicéron  n'était  qu'un  modéré,  Cen'estpour* 
tant  pas  à  ce  titre  ,  lui  dis-je,  que  les  triumvirs 
l'assassinèrent;  mais  c'est  qu'apparemment  on  ne 
connaissait  pas  à  Rome  la  faction  des  modérés. 


DE    LITTERATURE.  7 

D'après  ces  observations ,  on  ne  sera  pas  étonné 
des  deux  caractères  dominans  dans  l'éloquence 
délibérative  de  Cicéron,  rinsinualion  et  Porne- 
inent  :  V insinuation ,  parce  qu'il  avait  à  ménager  9 
soit  dans  le  sénat,  soit  devant  1er  peuple ,  soit  dans 
les  tribunaux,  une  foule  de  convenances  étran- 
gères à  Démoslhene;  l'ornement,  parce  que  la 
politesse  du  style  ,  qui  n'était  introduite  à  Rome 
que  depuis  la  conquête  de  la  Grèce ,  était  mil 
sorte  d'attrait  qui  se  faisait  sentir  plus  vivement  a 
mesure  que  tous  les  arts  de  goût  et  de  luxe  étaient 
plus  accrédités  dans  Rome.  Au  milieu  des  jouis- 
sances de  toute  espèce ,  celles  de  l'esprit  et  de 
l'oreille  étaient  devenues  une  véritable  passion. 
On  attachait  un  grand  prix  à  la  diction  ,  surtout 
dans  les  tribunaux,  où  les  piaidoieries  étaient 
prolongées  comme  pour  l'amusement,  des  juges  3 
plus  encore  que  pour  leur  instruction. 

Cicéron  s'attacha  donc  extrêmement  à  l'élégance 
et  au  nombre.  Il  savait  que  l'on  se  faisait  une  fête 
de  l'entendre  dans  le  forum  ;  que  tous  ses  discours 
étaient  enlevés  dans  le  sénat ,  par  la  même  mé- 
thode que  nous  employons  aujourd'hui,  par  des 
tachygraphes ,  que  Ton  nommait  en  latin  notarli 
et  librarii.  Ainsi,  quoique  Pélocution  fût  égale- 
ment regardée  par  les  Grecs  et  les  Ptomains  comme 
la  partie  la  plus  essentielle  et  la  plus  difficile  de 
Part  oratoire ,  parce  qu'on  y  comprenait  dans  le 
langage  des  rhéteurs,  non-seulement  toutes  les 
figures  de  diction  qui  en  sont  l'ornement,  mais 
toutes  les  figures  de  pensée  qui  en  sont  Pâme,  je 
conçois  que  Cicéron  ait  pu  mettre  plus  de  soin 
que  Démosthene,  dans  ce  qu'on  appelle  le  fini 
des  détails,  et  qu'il  ait  recherché  la  parure  et 
la  richesse  d'expression  ,  en  raison  de  ce  qu'on 
attendait  de  lui.  Cela  est  si  vrai ,  que  ceux  qui  se 
piquaient  d'être  amateurs  de  Patlicisme ,  repro- 
chaient à  Cicéron  d'être  trop  orné;  et  Quintilien, 


8  COURS 

•son  admirateur  passionné ,  s'est  cru  oblige'  de  le 
justifier  sur  ce  point ,  et  de  réfuter  ces  prétendus  ! 
attiques  ,  qui  en  effet  allaient  trop  loin.  L'atti-  ■  ! 
cisme  consistait  principalement  dans  une  grande 
pureté  de  langage ,  un  entier  éloignement  de  toute 
affectation ,  et  une  certaine  simplicité  noble  qui 
devait  avoir  l'aisance  de  la  conversation,  quoi-    ! 
qu'elle  fût  en  effet  beaucoup  plus  soutenue  et  plus  I 
relevée  :  c'est  en  cela  qu'excellait  Démostliene.    , 
Mais  cette  simplicité  n'excluait  point  les  orne-   - 
mens  naturellement  amenés,  comme   le  préten- 
daient ces  critiques  trop  délicats,  qui  auraient    ; 
rendu  la  diction  maigre  et  nue  à  force  de  la  rendre   t 
simple.  Cette  simplicité  n'excluait  que  l'affecta- 
tion, et  jamais  Cicéron  n'a  rien  affecté.  Chez  lui 
tout  coule   de  source  ;   et  s'il  ne   parait  pas ,  au    j 
même  point  que  Démostliene ,   s'oublier  tout-k- 
fait  comme  orateur ,   pour   ne  laisser  voir    que 
l'homme  public  ,  il  sait  cacher  son  art ,  et  vous  ne 
vous  en  apercevez  que  par  le  charme  que  son  élo- 
cution  vous  fait  éprouver. 

La  gravité  des  délibérations  du  sénat,  néces- 
sairement différentes  de  celles  du  peuple,  toujours 
un  peu  tumultueuses,  ne  comportait  pas  d'ordi- 
naire toute  la  véhémence ,  toute  la  multiplicité 
de  mouvemens  qui  était  nécessaire  a  Démostliene 
pour  fixer  l'attention  et  l'intérêt  des  Athéniens. 
Aussi  les  Philippiques  de  Cicéron  sont-elles  géné- 
ralement beaucoup  moins  vives  que  celles  de  l'o- 
rateur grec.  La  seconde,  qui  est  la  plus  forte  de 
toutes,  ne  fut  pas  prononcée;  elle  n'est  pas  du 
même  genre  que  les  autres  :  c'est  une  violente 
invective  contre  Antoine,  en  réponse  à  celle  que 
le  triumvir  avait  vomie  contre  lui  en  son  absence, 
au  milieu  du  sénat.  Dans  les  autres  ,  qui  ont  pour 
objet  de  faire  déclarer  Antoine  ennemi  de  la  pa- 
trie, et  d'autoriser  Octave  à  lui  faire  la  guerre, 
Cicéron   n'avait  pas,  à   beaucoup  près,  autant 


DE    LITTÉRATURE.  q 

a  obstacles  à  vaincre  que  De'mosthenc.  Le  sénat , 
au  moins  en  grande  partie  ,  était  contre  Antoine  , 
et  il  ne  s'agissait  guère  que  de  diriger  ses  mesures  , 
de  lui  inspirer  de  la  fermeté  et  de  la  résolution , 
et  de  le  rassurer  'contre  la  défiance  qu'on  pouvait 
avoir  d'Octave.  Cicéron  fit  tout  ce  qu'il  voulut  J 
et  rédigea  tous  les  décrets. 

S'il  se  rapprocha  quelquefois ,  dans  les  délibé- 
rations du  sénat,  de  la  véhémence  de  Démosthene, 
c'est  quand  il  eut  en  tête  des  ennemis  déclarés, 
tels  que  Catilina  ,  Clodius ,  Pison  ,  Vatinius.  Il 
réservait  d'ailleurs  les  foudres  de  l'éloquence  pour 
les  combats  judiciaires  :  c'est  là  qu'il  avait  devant 
lui  une  carrière  proportionnée  à  l'abondance  et 
à  la  variété  de  ses  moyens  :  c'est  là  le  triomphe 
de  son  talent.  Mais ,  en  cette  partie  même ,  il 
diffère  de  Démosthene ,  en  ce  que  celui-ci  va  tou- 
jours droit  à  l'ennemi ,  toujours  heurtant  et  frap- 
pant ,  au  lieu  que  Cicéron  fait  pour  ainsi  dire  un 
siège  en  forme  ,  s'empare  de  toutes  les  issues ,  et  y 
se  servant  du  discours  comme  d'une  armée ,  en- 
veloppe son  ennemi  de  toutes  parts ,  jusqu'à  ce 
qu'enfin  il  l'écrase.  Mais  avant  d'entrer  dans  le 
détail  de  ses  ouvrages ,  il  faut  voir  ce  que  l'élo- 
quence romaine  avait  été  jusqu'à  lui. 

SECTION    II. 

Des  orateurs  romains  qui  ont  précédé  Cicéron  j 
et  des  commencemens  de  cet  orateur. 

Cicéron,  dans  son  Traité  des  Orateurs  célèbres , 
où.  il  s'entretient  avec  Atticus  et  Brutus,  après 
avoir  parlé  des  Grecs  qui  se  distinguèrent  dans 
l'éloquence  ,  depuis  Périclès  jusqu'à  Dcmétrius  de 
Phalere ,  qui  avec  beaucoup  de  mérite  commença 
pourtant  à  faire  sentir  quelque  altération  dans  la 
pureté  dvi  goût  attiquc?  et  marqua  le  premier 


Ï0  COURS 

degré  de  la  décadence  ,  vient  à  ceux  des  Romains 
qui,  dès  les  premiers  tems  de  la  République, 
s'étaient  fait  un  nom  par  le  talent  de  la  pa.ole.  Il 
en  trace  une  énuméiation  assez  étendue  pour  nous 
faire  comprendre  combien  cet  art  avait  été  long- 
tems  cultivé  sans  faire  de  pi  ogres  remarquables, 
jusqu'au  tems  de  Caton  le  censeur  et  jusqu'aux 
Gracches ,  les  seuls  qu'il  caractérise  de  manière  à 
laisser  d'eux  une  assez  grande  idée  ,  non  pas  celle 
de  la  perfection  (  ils  en  étaient  encore  loin) ,  mais 
celle  du  génie  qui  n'est  pas  encore  guidé  par  l'art 
ni  poli  par  le  goût.  La  véhémence  et  le  pathétique 
étaient  le  caractère  des  Gracches;  la  gravité  et 
l'énergie  celui  de  Caton;  mais  tous  trois  man- 
quaient encore  de  cette  élégance  ,  de  cette  harmo- 
nie ,  de  cet  art  d'arranger  les  mots  et  de  construire 
les  périodes,  toutes  choses  qui  occupent  une  si 
grande  place  dans  l'art  oratoire,  non  moins  obligé 
que  la  poésie,  de  regarder  l'oreille  comme  le  che- 
min du  cœur.  Les  Gracches  paraissent  avoir  été 
du  nombre  de  ceux  qui  furent  instruits  les  pre- 
miers dans  les  lettres  grecques,  que  l'on  com- 
mençait a  connaître  dans  Rome.  L'histoire  nous 
apprend  qu'ils  durent  cette  instruction  ,  alors 
assez  rare,  à  l'excellente  éducation  qu'ils  reçurent 
de  leur  mère  Cornélie.  Mais  la  langue  latine  n'était 
pas  encore  perfectionnée  ;  elle  ne  le  fut  qu'au  sep- 
tième siècle  de  Rome  ,  à  l'époque  où  fleurirent 
Antoine,  Crassus,  Scœvola,  Sulpitius,  Cotta,  que 
nous  avons  vus  tous  jouer  un  grand  rôle  dans  les 
dialogues  de  Cicéron  sur  l'Orateur.  L'éloge  qu'il 
en  fait  n'est  fondé  en  partie  que  sur  une  tradition 
qui  se  conservait  facilement  parmi  tant  d'auditeurs 
et  de  juges;  car  plusieurs  n'avaient  rien  écrit,  et 
ceux  dont  les  ouvrages  étaient  entre  les  mains  de 
Cicéron ,  n'ont  pu  échapper  à  l'injure  des  tems. 
IVous  ne  les  connaissons  que  par  le  témoignage 
honorable  qu'il  leur  rend,  en  sorte  que  toute 


DE    LITTERATURE*  lî 

l'histoire  de  l'éloquence  romaine  et  tous  les  mo- 
numens  qui  nous  en  restent ,  sont  pour  nous  ren- 
fermés à  la  fois  dans  les  écrits  de  Cicéron. 

Lorsqu'il  parut  dans  la  carrière  oratoire,  Hor- 
tensius  y  tenait  le  premier  rang  :  on  l'appelait  le 
roi  du  barreau.  Cicéron,  dès  les  premiers  pas  qu'il 
fît,  rencontra  cet  illustre  adversaire ,  eut  la  gloire 
de  lutter  contre  lui  avec  avantage ,  et  de  mériter 
son  estime  et  son  amitié.  Mais  lui-même  nous 
apprend  (et  son  impartialité  connue  le  rend  très- 
croyable  )  qu'Hortensius  ne  soutint  pas  sa  répu- 
tation jusqu'au  bout.  11  ne  s'aperçut  pas  que  l'éclat 
et  l'ornement  qui  étaient  le  principal  mérite  de 
ses  discours ,  son  action  plus  faite  pour  le  théâtre 
que  pour  les  tribunaux,  toutes  ces  séductions  qui 
avaient  fait  applaudir  sa  jeunesse  ,  convenaient 
moins  à  un  âge  plus  mûr  ,  dont  on  exige  des  qua- 
lités plus  importantes ,  et  qui  doit  mettre  dans  ses 
paroles  tout  le  poids ,  toute  la  dignité  qui  appar- 
tient à  l'expérience.  On  vit  Hoi  tensius  baisser  à 
mesure  que  Cicéron  s'élevait.  Cette  concurrence 
inégale  jeta  quelques  nuages  dans  leur  liaison.  Ci- 
céron crut  avoir  a  se  plaindre  de  lui  dans  le  tems 
de  son  exil  ;  ce  qui  ne  l'empêcha  pas  de  lui  payer  ? 
à  sa  mort ,  le  tribut  de  regrets  qu'un  aussi  bon 
citoyen  que  lui  ne  pouvait  refuser  au  mérite  d'un 
rival  et  à  l'intérêt  de  l'Etat  qui  les  avait  souvent 
réunis  dans  le  même  parti. 

Le  plus  beau  triomphe  qu'il  remporta  sur  lui  ? 
fut  dans  l'affaire  de  terres,  dont  je  me  propose 
de  parler  en  détail.  Mais  il  faut  observer  aupara- 
vant, pour  la  gloire  de  notre  orateur,  que  dans 
cette  cause  ,  comme  dans  beaucoup  d'autres  dont 
il  se  chargea ,  il  y  avait  autant  de  courage  à  entre- 
prendre ,  que  d'honneur  à  réussir.  Il  était  venu 
dans  des  tems  de  trouble  et  de  corruption  :  la 
brigue,  le  crédit,  le  pouvoir,  remportaient  sou- 
vent dans  les  tribunaux  sur  l'équité  :  souvent  Top- 


11  COURS 

presseur  était  si  puissant .,  que  F  opprimé  ne  trou- 
vait point  de  défenseur.  C'est  ce  qui  était  arrivé, 
par  exemple ,  dans  le  procès  de  Roscius  d'Amerie , 
qui ,  dans  le  temps  où  les  proscriptions  de  Sylla 
faisaient  taire  toutes  les  lois,  avait  été  dépouillé 
de  ses  biens  par  deux  de  ses  païens  qui  avaient 
assassiné  son  père  quoiqu'il  ne  fût  pas  au  nombre 
des  proscrits ,  et  qui ,  craignant  ensuite  que  le  fils 
ne  revendiquât  ses  biens  avaient  osé  le  charger 
du  meurtre  qu'eux-mêmes  avaient  commis ,  et  in- 
tenter contre  lui  une  accusation  de  parricide.  Ils 
étaient  soutenus  du  crédit  de  Chrysogon ,  qui  avait 
partagé  les  dépouilles  :  c'était  un  affranchi  de 
Sylla  ,  tout-puissant  auprès  de  son  maître  qui  était 
alors  dictateur.  Aucun  avocat  n'avait  osé  s'expo- 
ser aux  ressentimens  d'un  ennemi  si  formidable. 
Cicéron ,  âgé  de  vingt-six  ans ,  eut  cette  noble 
hardiesse.  Plein  de  cette  indignation  qu'inspire 
l'injustice ,  et.  qu'une  prudence  timide  refroidit 
trop  souvent  dans  l'âge  de  l'expérience  ,  mais  qui 
allume  le  sang  d'un  jeune  homme  bien  né  \  peut- 
être  aussi  emporté  par  cette  ardeur  de  se  signaler , 
l'un  des  plus  beaux  attributs  de  la  jeunesse ,  il  osa 
.seul  parler  quand  tout  le  monde  se  taisait  ;  réso- 
lution d'autant  plus  étonnante ,  que  c'était  la  pre- 
mière cause  publique  qu'il  plaidait  (1). 

Un  autre  mérite  non  moins  admirable,  c'est 
qu'il  ait  mis  dans  son  plaidoyer  toute  l'adresse  et 
toute  la  réserve  que  le  courage  n'a  pas  toujours. 
En  attaquant  Chrysogon  avec  toute  la  force  dont 
il  était  capable ,  en  le  rendant  aussi  odieux  qu'il 
était  possible  ,  il  a  pour  Sylla  tous  les  ménagemcns 
imaginables,  et  prend  toujours  le  parti  le  plus 


(i)Ou  appelait  causes  publiques  celles  qui  étaient 
portées  devant  les  sénateurs  ou  les  chevaliers,  et  on  les 
distinguait  des  causes  privées  ?  jugées  dans  les  tribunaux 
inférieurs- 


DE    LITTERATURE,  l3 

prudent  lorsque  Ton  combat  l'autorité,  celui  de 
supposer  qu'elle  n'est  point  instruite  ,  et  même 
qu'elle  ne  saurait  l'être.  Nous  ignorons  quel  fut 
l'événement  du  procès  ;  mais  nous  savons  que  peu 
de  tems  après  il  eut  encore  la  même  confiance ,  et 
défendit  le  droit  de  quelques  villes  d'Italie  à  la 
bourgeoisie  romaine ,  contre  une  loi  expresse  de 
Sylla ,  qui  la  leur  ôtait.  Plutarque ,  qui  écrivait 
plus   d'un  siècle  après   Cicéron  ,  croit  que  son 
voyage  dans  la  Grèce ,  et  son  absence  qui  dura 
deux  ans  ,  eurent  pour  véritable  cause  ,  non  pas 
le  besoin  de  rétablir  sa  santé ,  comme  il  le  disait , 
mais  la  crainte  des  ressentimens  de  Sylla.  Cette 
opinion  de  Plutarque   est  démentie  par  d'autres 
témoignages  beaucoup  plus  authentiques  ,  d'après 
lesquels  on  voit  que  Cicéron  demeura  un  an  dans 
Rome  après  le  procès  de  Roscius.  La  conduite 
noble  et  courageuse  qui  marqua  son  entrée  dans 
le  barreau  ,  fut  dans  la  suite  un  des  plus  doux  sou- 
venirs qui  aient  flatté  sa  vieillesse.  Il  en  parle  à 
son  fils  avec  complaisance ,  et  lui  cite  son  exemple 
comme  une  leçon  pour  tous  ceux  qui  se  destinent 
au  même  ministère  ,  et  qui  doivent  être  bien  con- 
vaincus que  rien  n'est  plus  propre  à  leur  mériter 
de  bonne  heure  la  considération  publique  ,  que  ce 
dévoûment  qui  ne   connaît  plus    de   danger  dès 
qu'il  s'agit  de  protéger  l'innocence.  C'est  le  sen- 
timent qui  l'anime  dans  i'accusation  contre  Verres, 
11  est  vrai  qu'il  apportait   dans  cette   cause  de 
grands  avantages.  Il  était  dans  la  force  de  l'âge  et 
dans  la  route  des  honneurs.  Il  avait  exercé  la  ques- 
ture en  Sicile  avec  éclat ,  et  venait  d'être  désigné 
édile.  Le  peuple  romain,  charmé  de  son  éloquence 
et  persuadé  de  sa  vertu ,  lui  prodiguait  dans  toutes 
les  occasions  la  faveur  la  plus  déclarée.  Les  ap- 
plaudissemens  publics  le  suivaient  partout;  mais 
il  n'est  pas  moins  vrai  qu'en  attaquant  Verres ,  il 
avait  de  grands  obstacles  à  vaincre.  Verres,  tout 


ï4  COURS 

coupable  qu'il  était  ,  se  sentait  appuyé  du  crédit 
de  tout  ce  qu'il  y  avait  de  plus  puissant  dans 
Rome.  Les  grands  ,  qui  regardaient  comme  un  de 
leurs  droits  de  s'enrichir  dans  le  gouvernement 
des  provinces  par  les  plus  criantes  concussions  , 
faisaient  cause  commune  avec  lui  et  ne  voyaient 
dans  la  punition  qui  le  menaçait ,  qu'un  exemple 
à  craindre  pour  eux.  On  employait  tous  les 
moyens  possibles  pour  le  soustraire  à  la  sévérité 
des  lois.  Cicéron,  à  qui  les  Siciliens  avaient  adressé 
leurs  plaintes,  comme  au  protecteur  naturel  de 
cette  province  depuis  qu'il  y  avait  été  questeur , 
était  allé  sur  les  lieux  recueillir  les  témoignages 
dont  il  avait  besoin  contre  l'accusé.  11  avait  de- 
mandé trois  mois  et  demi  pour  ce  voyage  ;  mais  il 
apprit  qu'on  s'arrangeait  pour  traîner  l'affaire  en 
longueur  jusqu'à  l'année  suivante,  où  M.  Métellus 
devait  être  préteur,  et  Q.  Métellus  et  Hortensius 
consuls.  C'étaient  précisément  les  défenseurs  de 
Verres,  et  ce  concours  de  circonstances  leur  au- 
rait donné  trop  de  moyens  de  le  sauver.  Cicéron  fît 
tant  de  diligence,  que  son  information  fut  achevée 
en  cinquante  jours.  Il  revint  à  Rome  au  moment 
où  on  l'attendait  le  moins;  et  considérant  que  la 
plaidoierie  pouvait  occuper  un  grand  nombre 
d'audiences  et  consumer  un  terns  précieux ,  il  fit 
procéder  tout  de  suite  à  la  preuve  testimoniale  ,  et 
ne  prononça  qu'un  seul  discours  ,  dans  lequel ,  à 
chaque  fait ,  il  citait  les  témoins  qu'il  présentait  à 
son  adversaiie  Hortensius ,  qui  devait  les  interro- 
ger. Les  pieuves  fuient  si  claires,  les  dépositions 
si  accablantes,  les  murmures  de  tout  le  peuple 
romain  qui  était  présent ,  se  firent  entendre  avec 
tant  de  violence  ,  qu'Hortensius  aterré  ,  n'osa 
prendre  la  parole  pour  combattre  l'évidence  ,  et 
conseilla  lui-même  à  Yen  es  de  ne  pas  attendre  le 
jugement  et  de  s'exiler  d  }  Rome.  Quand  on  lit 
dans  Cicéron  !e  détail  de  ses  crimes  atroces  et  m- 


DE    LITTÉRATURE.  l5 

nombrables ,  dont  un  seul  aurait  mérite  la  mort , 
on  est  indigné  que  la  jurisprudence  romaine,  digne 
d'éloges  à  tant  d'autres  égards ,  ait  eu  plus  de  res- 
pect pour  le  titre  de  citojen  romain ,  que  pour 
cette  justice  distributive  qui  proportionne  le  châ- 
timent au  délit,  et  qu'elle  ait  permis  que  tout 
citoyen  qui  se  condamnait  lui-même  à  l'exil ,  fut 
regardé  comme  assez  puni.  Verres  cependant  eut 
une  fin  malheureuse  ;  mais  ses  crimes  n'en  furent 
que  l'occasion  et  non  pas  la  cause.  Après  avoir 
mené  dans  son  exil  ,  une  vie  méprisable  dans  l'a- 
bandon et  le  mépris,  il  revint  à  Rome  dans  le 
tems  des  proscriptions  d'Octave  et  d'Antoine  ; 
mais  ayant  eu  l'imprudence  de  refuser  à  ce  dernier 
les  beaux  vases  de  Corinthe  et  les  belles  statues 
grecques  qui  étaient  le  reste  de  ses  déprédations 
en  Sicile  ,  il  fut  mis  au  nombre  des  proscrits  3  et 
Verres  périt  comme  Cicéron. 

C'est  la  seule  fois  que  ce  grand-homme ,  occupé 
sans  cesse  de  défendre  des  accusés ,  se  porta  pour 
accusateur  ,  et  c'est  aussi  par  cette  remarque  inté- 
ressante qu'il  commence  sa  première  Verrine.  La 
tournure  que  prit  cette  affaire  fut  cause  que  de 
sept  harangues  dont  elle  est  le  sujet ,  il  n'y  eut 
que  les  deux  premières  de  prononcées.  Cicéron 
écrivit  les  autres ,  pour  laisser  un  modèle  de  la 
manière  dont  une  accusation  doit  être  suivie  et 
soutenue  dans  toutes  ses  parties.  Les  deux  derniè- 
res Terrines  ,  regardées  généralement  comme  des 
chefs-d'œuvre,  ont  pour  objet,  l'une,  les  vols  et 
les  rapines  de  Verres  ;  l'autre,  ses  cruautés  et  ses 
barbaries.  L'une  est  remarquable  par  la  richesse 
des  détails ,  la  variété  et  l'agrément  des  narra- 
tions, par  tout  l'art  que  l'orateur  emploie  pour 
prévenir  la  satiété  en  racontant  une  foule  de  lar- 
cins, dont  le  fond  est  toujours  le  même;  l'autre 
est  admirable  par  la  véhémence  et  le  pathétique , 
par  tous  les  ressorts  que  l'orateur  met  en  œuvre 


16  COURS 

pour  émouvoir  la  pitié  en  faveur  des  opprimes  ,  et 
exciter  l'indignation  contre  le  coupable.  C'est 
cette  dernière  dont  j'ai  cru  devoir  traduire  quel- 
ques morceaux  :  en  nous  faisant  sentir  l'éloquence 
de  l'orateur,  ils  ont  encore  pour  nous  l'avantage 
précieux  de  nous  donner  une  idée  du  pouvoir  arbi- 
traire qu'exerçaient  les  gouverneurs  romains  dans 
les  provinces  qui  leur  étaient  confiées  ,  et  de  l'abus 
horrible  qu'ils  en  firent  trop  souvent  lorsque  la 
corruption  des  mœurs  l'eut  emporté  sur  la  sagesse 
des  lois.  C'est  en  jetant  les  yeux  sur  ces  tableaux 
qui  révoltent  l'humanité,  que,  malgré  tout  l'éclat 
dont  la  grandeur  romaine  frappe  l'imagination , 
on  rend  grâces  au  ciel  de  l'anéantissement  d'une 
puissance  si  naturellement  tyrannique  ,  qu'à  quel- 
ques excès  qu'elle  se  portât,  il  fallait  absolument 
les  souffrir,  jusqu'à  ce  que,  le  terme  du  gouver- 
nement expiré ,  on  pût  aller  à  Rome  solliciter  une 
Aengeance  incertaine,  faible,  tardive,  qui  n'expiait 
point  les  forfaits  et  ne  réparait  point  les  maux. 
C'est  aussi  par  cette  raison  que  ,  sans  m' arrêter  aux 
discours  relatifs  à  des  causes  particulières ,  et  dont 
les  détails  ne  peuvent  guère  nous  intéresser  en  eux- 
mêmes,  j'ai  choisi  de  préférence  tous  les  exemples 
que  je  me  propose  de  citer  dans  les  harangues  où 
l'intérêt  public  est  mêlé ,  et  où  l'éloquence  et  l'his- 
toire se  réunissent  ensemble  pour  nous  instruire 
et  nous  émouvoir. 

SECTION  III. 

Les  Verrines. 

Au  moment  où  Verres  fut  chargé  de  la  préture 
de  Sicile,  les  pirates  infestaient  les  mers  qui  bai- 
gnent cette  île  et  les  côtes  d'Italie.  Son  devoir 
était  d'entretenir  la  flotte  que  la  République  armait 
pour  les  combattre  et  protéger  son  commerce.  Mais 
l'avarice  du  préteur  ne  vit  dans  ses  moyens  de  dé-. 


DE    LITTERATURE.  I  «J 

fense  qu'un  nouvel  objet  de  rapines  et  d'exactions  ; 
et  faisant  acheter  leur  congé  aux  soldats  et  aux  ma- 
telots qui  devaient  servir  sur  les  galères,  vendant 
aux  villes  alliées  et  tributaires  la  dispense  de  four- 
nir ce  qu'elles  devaient  suivant  les  traités,  et  lais- 
sant manquer  de  tout  le  peu  d'hommes  qu'il  se  crut 
obligé  de  garder  sur  le  petit  nombre  de  vaisseaux 
qu'il  eut  en  mer  ,  il  ne  se  mit  pas  en  peine  d'ex- 
poser la  Sicile  aux  incursions  des  pirates,  pourvu 
qu'il  s'enrichit  aux  dépens  de  l'Etat  et  de  la  pro- 
vince. 11  mit  à  la  tête  de  cette  misérable  escadre , 
non  pas  un  romain,  mais,  ce  qui  était  sans  exemple, 
un  Sicilien  nommé  Cléomene ,  dont  la  femme  était 
publiquement  la  maîtresse  du  préteur.  Il  arriva  ce 
qui  devait  arriver  :  la  flotte  romaine  s'enfuit  à  la 
vue  des  pirates ,  et  Cléomene  le  premier  s'empressa 
de  débarquer.  Les  autres  commandans  de  galères  , 
qui  n'avaient  que  quelques  soldats  exténués  par  le 
besoin ,  ne  purent  faire  autre  chose  que  de  suivre 
l'exemple  de  l'amiral.  Les  pirates  brûlèrent  les 
vaisseaux  abandonnés  à  la  vue  de  Syracuse ,  et  en- 
trèrent jusque  dans  le  port.  Cet  affront  fait  aux 
armes  romaines  ,  cette  alarme  portée  par  des  cor- 
saires jusque  dans  une  ville  aussi  puissante  que 
Syracuse,  retentirent  bientôt  jusqu'à  Pl orne.  Ver- 
res craignit  les  suites  d'un  si  fâcheux  éclat,  et,  pour 
ne  pas  paraître  coupable  de  ce  désastre ,  il  forma 
le  dessein  le  plus  abominable  qui  soit  jamais  entre 
dans  la  pensée  d'un  tyran  également  lâche  et  cruel. 
11  imagina  d'accuser  de  trahison  les  commandans 
siciliens ,  dont  l'innocence  était  connue ,   et  qui 
n'avaient  pu  faire  que  ce  qu'ils  avaient  fait,  et  sans 
la  plus  légère  preuve  il  les  condamna  au  dernier 
supplice.  Toute  la  Sicile  frémit  de  cet  attentat. 
Cicéron  en  demande  vengeance.  On  va  voir  de 
quelles  couleurs  il  a  su  le  peindre ,  et  avec  quelle 
énergie  il  en  détaille  toutes  les  horreurs. 

«  Verres  sort  de  son  palais ,  animé  de  toutes  les 


ï8  COURS 

»  fureurs  du  crime  et  de  la  barbarie.  Il  paraît  dans 
»  la  place  publique,  et  fait  citer  les  commandaris 
»  a  son  tribunal.  Ils  viennent  sans  soupçon  et  sans 
»  crainte.  Il  fait  soudain  charger  de  fers  ces  mal- 
»  heureux  qui  se  fiaient  a  leur  innocence,  qui  ré- 
j)  clament  la  justice  du  préteur  et  lui  demandent 
»  la  raison  de  ce  traitement.  C'est,  leur  dit-il,  pour 
»  avoir  livré  par  trahison  nos  vaisseaux  à  l'ennemi. 
»  Tout  le  monde  se  récrie  ,  tout  le  monde  s'étonne 
»  qu'il  ait  assez  d'impudence  pour  imputer  à  d'au- 
»  très  qu'à  lui  la  cause  d'un  malheur  qui  n'était  que 
»  l'ouvrage  de  son  avarice  ;  qu'un  homme  tel  que 
»  "Verres,  mis  par  l'opinion  publique  au  rang  des 
))  brigands  et  des  corsaires,  ose  accuser  quelqu'un 
»  d'être  d'intelligence  avec  eux  ;  qu'enfin  cette 
»  étrange  accusation  n'éclate  que  quinze  jours  après 
))  l'événement.  On  demande  où  est  Cléomene ,  non 
j>  pas  qu'on  le  crût  plus  digne  de  châtiment  que 
»  les  autres  :  qu'avait-il  pu  faire  avec  des  vaisseaux 
»  dénués  de  toute  défense  ?  mais  enfin  sa  cause  était 
»  la  même  :  où  est  Cléomene  ?  On  le  voit  à  coté 
»  du  préteur ,  lui  parlant  familièrement  à  l'oreille, 
»  comme  il  avait  coutume  de  faire.  L'indignation 
»  est  générale ,  que  les  hommes  les  plus  honnêtes , 
»  les  plus  distingués  de  leur  ville  soient  mis  aux 
»  fers ,  tandis  que  Cléomene ,  pour  prix  de  ses 
»  complaisances  infâmes  ,  est  l'ami  et  le  confident 
»  du  préteur.  Il  se  présente  cependant  un  accusa- 
»  teur  :  c'était  un  misérable ,  nommé  Turpion , 
»  flétri  sous  les  gouvernemens  précédens  ,  bien 
»  fait  pour  le  rôle  dont  on  le  chargeait ,  et  connu 
»  pour  être  l'instrument  de  toutes  les  iniquités ,  de 
»  toutes  les  bassesses ,  de  toutes  les  extorsions  de 
»  Verres.  Lesparens,les  proches  de  ces  infortunés 
»  accourent  a  Syracuse ,  frappés  de  cette  funeste 
»  nouvelle  ;  ils  voient  leurs  enfans  accablés  sous  le 
»  poids  des  chaînes,  portant,  ô  Verres  !  la  peine 
»  de  ton  exécrable  avarice.  Ils  se  présentent ,  réel  a- 


DE    LITTERATURE.  Ï(J 

v  ment  leurs  enfans,  les  défendent  à  grands  cris, 
))  implorent  ta  foi ,  ta  justice ,  comme  si  tu  en  avais 
»  eu  jamais.  C'est  là  qu'on  voyait  Dexion  de  Tyn- 
»  daris  ,  un  homme  de  la  première  noblesse ,  qui 
»  t'avait  logé  chez  lui,  que  tu  avais  appelé  ton  hôte; 
»  et  ni  l'hospitalité  ni  son  malheur,  ni  le  rang 
»  qu'il  tient  parmi  les  siens,  ni  sa  vieillesse ,  ni  ses 
»  larmes ,  n'ont  pu  te  rappeler  un  moment  à  quel- 
»  que  sentiment  d'humanité.  On  voyait  Eubulide, 
«  non  moins  considérable  et  non  moins  respecté, 
»  qui,  pour  avoir  dans  ses  défenses  prononcé  le 
»  nom  de  Cléomene ,  vit  par  tes  ordres  déchirer 
yy  ses  vêtemens,  et  fut  laissé  presque  nu  sur  laplace. 
»  Et  quel  moyen  de  justification  restait-il  donc  ? 
»  Je  défends,  dit  Verres,  de  nommer  Cléomene. 
»  —  Mais  ma  cause  m'y  oblige.  —  Yous  mourrez 
»  si  vous  le  nommez.  —  Mais  je  n'avais  point  de 
»  rameurs  sur  mon  navire.  —  Vous  accusez  le  pré- 
»  teur  !  Licteurs,  que  sa  tête  tombe  sous  la  hache. 
»  Juges,  voilà  le  langage  de  Verres.  Jamais  il  ne  fit 
»  de  moindres  menaces.  Ecoutez ,  au  nom  de  l'hu- 
»  manité,  écoutez  les  outrages  faits  à  nos  alHés  : 
»  écoutez  le  récit  de  leurs  malheurs.  Parmi  ces  in- 
»  riocens  accusés  paraissait  aussi  Héraclius  de  Se- 
»  geste ,  Sicilien  de  la  plus  haute  naissance ,  que 
»  la  faiblesse  de  sa  vue  avait  empêché  de  s'embar- 
»  quer  sur  son  vaisseau ,  et  qui  avait  eu  ordre  de 
»  rester  à  Syracuse.  Certes  ,  Verres ,  celui-là  n'a 
»  pu  être  coupable  ,  il  n'a  pu  ni  livrer  ni  aban- 
»  donner  le  navire  où  il  n'était  pas.  N'importe  : 
»  on  met  au  nombre  des  criminels  celui  qu'on  ne 
»  peut  accuser  même  faussement  d'aucun  ci  ime. 
»  Enfin,  de  ce  nombre  était  aussi  Furius  d'Héra- 
»  clée ,  homme  célèbre  pendant  sa  vie,  et  qui  l'est 
»  devenu  bien  plus  après  sa  mort  :  c'est  lui  qui 
»  eut  le  courage,  non-seulement  d'adresser  en  face 
»  à  Verres  tous  les  reproches  qu'il  méritait  (sûr 
»  de  mourir ,  il  n'avait  plus  rien  à  ménager) ,  mais 


20  COURS 

»  même  d'écrire  son  apologie  dans  la  prison ,  en 
»  présence  de  sa  mère,  qui,  toute  en  larmes,  pas- 
»  sait  les  jours  et  les  nuits  auprès  de  lui.  Toute  la 
»  Sicile  Ta  lue ,  cette  apologie  ,  l'histoire  de  tes 
»  forfaits  et  de  tes  cruautés  :  on  y  voit  combien 
»  chaque  commandant  de  galères  a  reçu  de  mate- 
»  lots  de  la  ville  qui  devait  les  fournir,  et  combien 
»  ont  acheté  de  toi  leur  congé  ;  et  lorsqu'à  ton  tri- 
»  bunal  il  alléguait  ses  moyens  de  défense,  tes  lic- 
»  teurs  lui  frappaient  les  yeux  à  coup  de  verges , 
».  tandis  que  cet  homme  courageux,  résolu  à  la 
»  mort  et  insensible  a  ses  douleurs  ,  s'écriait  qu'il 
»  était  indigne  que  les  larmes  de  sa  mère  eussent 
»  moins  de  pouvoir  sur  toi  pour  le  sauver  ,  que  les 
»  caresses  d'une  prostituée  pour  sauver  l'infâme 
))  Cléomene. 

»  Verres  enfin  les  condamne  tous  de  l'avis  de 
»  son  conseil ,  mais  pourtant ,  dans  une  cause  de 
»  cette  nature ,  dans  une  affaire  capitale ,  il  ne  fait 
»  venir  ni  son  questeur  Vettius ,  ni  son  lieutenant 
»  Cervius.  Ce  prétendu  conseil  n'était  que  le  ramas 
»  des  brigands  qu'il  avait  à  ses  ordres.  Juges ,  re- 
»  présentez-vous  la  consternation  des  Siciliens , 
»  nos  plus  fidèles  et  nos  plus  anciens  alliés ,  si  sou- 
»  vent  comblés  des  bienfaits  de  nos  ancêtres.  Cha- 
»  cun  tremble  pour  soi ,  personne  ne  se  croit  en 
»  sûreté.  On  se  demande  ce  qu'est  devenu  cette  an- 
))  cienne  douceur  du  gouvernement  romain ,  chan- 
»  gée  en  cet  excès  d'inhumanité?  Comment  tant 
«  d'hommes  ont  pu  être  condamnés  en  un  moment, 
»  sans  être  convaincus  d'aucun  crime  !  comment 
»  ce  préteur  indigne  a  pu  imaginer  de  couvrir  ses 
»  brigandages  par  le  supplice  de  tant  d'innocens  ! 
»  11  semble  en  effet  qu'on  ne  puisse  rien  ajouter 
»  à  tant  de  scélératesse,  de  démence  et  de  cruautés. 
»  Mais  Verres  veut  se  surpasser  lui-même  ;  il  veut 
»  enchérir  sur  ses  propres  forfaits.  Je  vous  ai  parlé 
»  de  Phalargus,  excepté  delà  condamnation  gêné- 


DE    LITTERATURE.  Il 

»  raie ,  parce  qu'il  commandait  le  navire  que  mon- 
»  tait  Cléomene.  Timarchide ,  l'un  des  agens  de 
»  Verres,   fut  instruit  que  ce  jeune  homme,  ne 
»  croyant  pas  sa  cause  différente  de  celle  des  au- 
»  très, avait  montré  quelque  crainte.  Il  va  le  trou- 
»  ver,  lui  déclare  qu'en  effet  il  est  à  l'abri  de  Ja 
»  hache ,  mais  qu'il  court  risque  d'être  battu  de 
»  verges  s'il  ne  se  racheté  de  ce  supplice  ;  et  vous 
))  l'avez  entendu  vous  spécifier  la  somme  qu'il  avait 
»  comptée  pour  se  dérober  aux  verges  des  licteurs. 
»  Maisà  quoi  m'arrête  je? Sont-ce  là  des  reproches 
»  à  faire  à  Verres  ?  Un  jeune  homme  noble  ,  un 
»  commandant  de  vaisseau  se  racheté  des  verges 
»  à  prix  d'argent  :  c'est  dans  Verres  un  trait  d'hu- 
»  manité.  Un  autre,  au  même  prix,  se  dérobe  à  la 
»  hache  :  Verres  nous  y  a  accoutumés  ;  ce  n'est  pas 
»  un  magistrat  prévaricateur  qu'on  à  mis  en  ju- 
»  gement  devant  vous ,  mais  le  plus  abominable 
»  des  tjrans  :  vous  allez  le  reconnaître.  Les  inno- 
»  cens  sont  condamnés,  on  les  traAne  dans  les  ca- 
»  chots,  on  prépare  leur  supplice  ;  mais  il  faut  que 
))  ce  supplice  commence  dans  leurs  malheureux 
»  parens.  On  leur  interdit  la  vue  de  leurs  enfans  ; 
»  on  défend  de  leur  porter  des  vêtemens  et  de  la 
»  nourriture.  Ces  pères  infortunés  qui  sont  ici  de- 
»  vant  vous,  étaient  étendus  sur  le  seuil  de  la  pri- 
»  son-  des  mères  déplorables  y  passaient  la  nuit 
»  dans  les  pleurs, sans  pouvoir  obtenir  les  derniers 
»  embrassemens  de  leurs  enfans 5  elles  demandaient 
»  pour*-  toute  grâce  qu'il  leur  fut  permis  de  re- 
»  cueillir  leurs  derniers  soupirs,  et  le  demandaient 
»  en  vain.  Là  veillait  le  gardien  des  prisons ,  le 
»  ministre  des  barbaries  de  Verres  ,  la  terreur  des 
»  citoyens ,  le  licteur  Sestius ,  qui  s'établissait  un 
y>  revenu  sur  les  douleurs  et  les  larmes  de  tous  ces 
»  malheureux.  —  Tant  pour  visiter  votre  fils,  tant 
»  pour  lui  donner  de  la  nourriture  :  personne  ne 
»  s\y  refusait.  —  Que  me  doniierez-vous  pour  faire 


HT,  COURS 

»  mourir  votre  fils  d'un  seul  coup  ?  pour  qu'il  ne 
»  souffre  pas  long-tems  ?  pour  qu'il  ne  soit  pas 
»  frappé  plusieurs  fois  ?  Toutes  ces  grâces  étaient 
»  taxées.  O  condition  affreuse  !  ô  insupportable 
»  tyrannie  !  ce  n'était  pas  la  vie  que  l'on  marchan- 
»  dait,  c'était  une  mort  plus  prompte  et  moins 
»  cruel  le!  Les  prisonniers  eux-mêmes  composaient 
»  avec  Sestius  pour  ne  recevoir  qu'un  seul  coup  ; 
»  ils  demandaient  à  leurs  parens ,  comme  une  der- 
»  niere  marque  de  leur  tendresse ,  de  payer  cette 
»  faveur  à  l'inflexible  Sestius.  Est-ce  assez  de  tour- 
»  mens  ?  la  mort  en  sera-t-elle  au  moins  le  terme  ? 
»  la  barbarie  peut-elle  s'étendre  au-delà  ?  Oui  : 
»  quand  ils  auront  été  exécutés,  leurs  corps  seront 
»  exposés  aux  bêtes  féroces.  Si  c'est  pour  les  parens 
»  un  malheur  déplus,  qu'ils  paient  le  droit  de  sé- 
»  pulture.  Vous  le  savez,  vous  avez  entendu  Onase 
»  de  Segeste ,  vous  dire  quelle  somme  il  avait 
»  payée  à  Timarchide  pour  ensevelir  Héraclius. 
»  Et  qui,  dans  Syracuse  ,  ignore  que  ces  marchés 
»  pour  la  sépulture  se  traitaient  entre  Timarchide 
»  et  les  prisonniers  eux-mêmes?  que  ces  marchés 
»  étaient  publics?  qu'ils  se  concluaient  en  présence 
»  des  parens?  que  le  prix  des  funérailles  était  ar~ 
»  rêté  et  payé  d'avance  ? 

»  Le  moment  de  l'exécution  est  arrivé  :  on  tire 
»  les  prisonniers  de  leurs  cachots ,  on  les  attache 
»  au  poteau  :  ils  reçoivent  le  coup  mortel.  Quel 
))  fut  alors  l'homme  assez  insensible  pour  ne  pas 
»  se  croire  frappé  du  même  coup ,  pour  ne  pas  être 
»  touché  du  sort  de  ces  innocens,de  leur  jeunesse, 
»  de  leur  infortune ,  qui  devenait  celle  de  tous 
»  leurs  concitoyens?  Et  toi ,  dans  ce  deuil  général, 
»  au  millieu  de  ces  gémissemens,  tu  triomphais 
»  sans  doute;  tu  te  livrais  à  ta  joie  insensée;  tu 
»  t'applaudissais  d'avoir  anéanti  les  témoins  deton 
»  avarice.  Tu  te  trompais,  Verres, en  croyant  effa- 
»  cer  tes  souillures  et  laver  tes  crimes  dans  le  sang 


DE    LITTERATURE.  23 

»  de  T innocence.  Tu  t'accusais  toi-même ,  en  te 
»  persuadant  que  tu  pourrais  ,  à  force  de  barbarie, 
»  t'assurer  l'impunité  de  tes  brigandages.  Ces  inno- 
»  cens  sont  morts,  il  est  vrai,  mais  leurs  parens 
»  vivent,  mais  ils  poursuivent  la  vengeance  de 
»  leurs  enfans,  mais  ils  poursuivent  ta  punition, 
»  Que  dis-je?  Parmi  ceux  que  tu  avais  marqués 
»  pour  tes  victimes  ,  il  en  est  qui  sont  échappés  -, 
»  il  en  est  que  le  ciel  a  réservés  pour  ce  jour  de 
»  la  justice.  Voilà  Philarque  qui  n'a  pas  fui  avec 
»  Cléomene ,  qui  heureusement  pour  lui  a  été  pris 
»  par  les  pirates ,  et  que  sa  captivité  a  sauvé  des 
»  fureurs  d'un  brigand  plus  inhumain  cent  fois  que 
»  ceux  qui  sont  nos  ennemis.  Voilà  Phalargus  qui 
»  a  pa}ré  sa  délivrance  à  ton  agent  Timarchide. 
»  Tous  deux  déposent  du  congé  vendu  aux  mate- 
»  lots  ,  de  la  famine  qui  régnait  sur  la  flotte  ,  de 
»  la  fuite  de  Cléomene.  Eh  bien!  Romains,  de 
»  quels  sentimens  êtes- vous  affectés ,  qu'attendez- 
»  vous  encore?  où  se  réfugieront  vos  alliés?  à  qui 
»  s'adresseront-ils  ?  dans  quelle  espérance  pour- 
»  ront-ils  encore  soutenir  la  vie,  si  vous  lesaban- 

»  donnez? C'est  ici  le  port,  l'asyle ,  l'autel  des* 

»  opprimés.  Us  ne  viennent  pas  y  redemander  leurs 
»  biens,  leur  or,  leur  argent,  leurs  esclaves,  les 
»  ornemens  qui  ont  été  enlevés  de  leurs  temples 
»  et  de  leurs  cités.  Hélas  !  dans  leur  simplicité , 
y)  ils  craignent  que  le  peuple  romain  ne  fasse  plus 
»  un  crime  à  ses  préteurs  de  les  avoir  dépouillés, 
»  Ils  voient  que  depuis  long-tems  nous  souffrons 
»  en  silence  que  quelques  particuliers  absorbent 
»  les  richesses  des  nations  ;  qu'aucun  d'eux  même 
»  ne  se  met  en  peine  de  cacher  sa  cupidité  et  ses 
»  rapines;  que  leurs  maisons  de  campagne  sont  tou- 
»  tes  remplies,  toutes  brillantes  des  dépouilles  de 
»  nos  alliés,  tandis  que  depuis  tant  d'années  Rome 
»  et  le  capitole  ne  sont  ornés  que  des  dépouilles 
»  de  nos  ennemis.  Où  sont  en  effet  les  trésors  arra** 


24  COURS 

»  chés  a  tant  de  peuples  soumis ,  aujourd'hui  dans 
»  l'indigence  ?  Où  sont-ils  ?  Le  demandez-vous 
»  quand  vous  voyez  Athènes,  Pergame?  Milet, 
»  Samos,  l'Asie,  la  Grèce  englouties  dans  les  de- 
»  meures  de  quelques  ravisseurs  impunis?  Mais 
»  non  ,  Romains  ,  je  le  répète  :  ce  n'est  pas  là  lob- 
»  jet  de  nos  plaintes  et  de  nos  prières.  Vos  alliés 
»  n'ont  plus  de  biens  à  défendre.  Voyez  dans  quel 
»  deuil,  dans  quel  dépouillement,  dans  quelle  ab- 
»  jection  ils  paraissent  devant  vous  !  Voyez  Sthé- 
»  nius  de  Therme  ,  dont  Verres  a  pillé  la  maison  -y 
»  ce  n'est  pas  sa  fortune  qu'il  lui  redemande  ;  c'est 
»  sa  propre  existence  que  Verres  lui  a  ravie  en 
»  le  bannissant  de  sa  patrie  où  il  tenait  le  premier 
»  rang  par  ses  vertus  et  par  ses  bienfaits.  Voyez 
)>  Dexïon  de  Tyndai  is  :  il  ne  réclamera  point  ce 
»  que  Venès  lui  a  pris  ;  il  réclame  un  fils  unique; 
»  il  veut ,  après  avoir  pris  une  juste  vengeance  de 
»  son  boui  i  eau ,  porter  quelque  consolation  à  ses 
»  cendres.  Voyez  Eubulide,  ce  vieillard  accablé 
»  d'années,  qui  n'a  entrepris  un  pénible  voyage 
»  que  pour  voir  la  condamnation  de  ce  monstre 
»  après  avoir  vu  le  supplice  de  son  fils.  Vous  ver- 
»  riez  ici  avec  eux  si  Métellus,  le  successeur  et  le 
)>  protecteur  de  Verres ,  l'eut  permis  ,  vous  ver- 
»  riez  les  mères ,  les  femmes ,  les  sœurs  de  ces  mal- 
»  heureux.  L'une  d'elles ,  je  m'en  souviens ,  comme 
»  j'approchais  d'Héraclée  au  milieu  de  la  nuit, 
»  vint  à  ma  rencontre ,  suivie  de  toutes  les  mères 
»  de  famille,  à  la  clarté  des  flambeaux ,  et  m'appe- 
«  lant  son  sauveur,  appelant  Verres  son  bourreau, 
»  répétant  le  nom  de  son  fils  ;  elle  restait  pioster- 
»  née  k  mes  pieds,  comme  si  j'avais  pu  le  lui  rendre 
»  et  le  rappeler  à  la  vie.  J'ai  été  reçu  de  même  dans 
»  toutes  les  autres  villes,  où  la  vieillesse  et  l'en- 
»  fance,  également  dignes  de  pitié  ,  ont  également 
»  sollicité  mes  soins,  mon  zèle  et  ma  fidélité.  Non, 
»  Romains ,  cette  cause  n'a  rien  de  commun  avec 


DE    LITTERATURE.  2*> 

y>  aucune  autre.  Ce  n'est  pas  un  vain  désir  de  gloire 
i>  qui  m'a  conduit  comme  accusateur  à  ce  tribunal  : 
»  j' y  suis  venu  appelé  par  des  larmes  ;  j'y  suis  venu 
»  pour  empêclter  qu'à  l'avenir  les  injustices  de 
»  l'autorité ,  la  prison  ,  les  chaînes ,  les  haches ,  les 
»  supplices  de  vos  fidèles  allies  ,  le  sang  des  inno- 
»  cens  ,  enfin  la  sépulture  même  des  morts  et  le 
»  deuil  des  parens  ne  soient,  pour  les  gouverneuis 
»  de  nos  provinces,  l'objet  d'un  trafic  abominable  j 
»  et  si  par  la  condamnation  de  ce  scélérat, par  l'ar- 
»  rêt  de  votre  justice  je  délivre  la  Sicile  et  vos 
»  alliés  de  la  crainte  d'un  semblable  sort,  j'aurai 
»  satisfait  à  leurs  vœux  et  a  mon  devoir.  » 

Cicéron ,  fidèle  aux  règles  de   la  progression 
oratoire  ,  réserve  pour  la  fin  de  ses  différens  plai- 
l  doyers  le  plus  grand  des  crimes  de  Verres ,  celui 
d'avoir  fait  mourir  ou  battre   de  verges  des  ci- 
toyens romains;  ce  qui  était  sévèrement  défendu 
par  les  lois  ,  a  moins  d'un  jugement  du  peuple  ou 
d'un  décret  du  sénat ,  qui  donnait  aux  consuls  un 
pouvoir  extraordinaire.  L'orateur  s'étend  princi- 
!  paiement  sur  le  supplice  de  Gavius.  On  ne  conçoit 
i  pas ,  après  ce  qu'on  vient  d'entendre ,  qu'il  trouve 
iencore  des  expressions  nouvelles  contre  Verres; 
imais  on  peut  se  fier  à  l'inépuisable  fécondité  de 
(son    génie.  11  semble  se  surpasser  dans  son  e'îq- 
i  quence,  à  mesure  que  Verres  se  surpasse  lui-même 
dans  ses  attentats.   Souvenons-nous    seulement, 
pour  avoir  une  juste  idée  de  l'indignation  qu'il 
i  devait  exciter,  souvenons-nous  dti  respect  pro- 
fond, de   la  vénération  religieuse  qu'on  portait, 
dans  toutes  les  provinces  de  l'Empire,  et  même 
dans  presque  tout  le  monde  connu ,  a  ce  nom  de 
citoyen  romain.  C  était  un  titre  sacré  ,  qu'aucune 
puissance  ne  pouvait  se  flatter  de  violer  impuné- 
ment. On  avait  vu  plus  d'une  foir,  la  République 
entreprendre  des  guerres  lointaines  et  périlleuses, 
seulement  pour  venger  un  outrage  fait  à  un  citoyen 

3.  2 


^6  COURS 

romain  :  politique  sublime ,  qui  nourrissait  cet 
orgueil  national  qu'il  est  toujours  si  utile  d'entre- 
tenir ,  et  qui  de  plus  en  imposait  aux  nations  étran- 
gères ,  et  faisait  respecter  partout  le  nom  romain. 
«  Que  dirai- je  de  Gavius,  de  la  ville  munici- 
»  pale  de  Cosano?  Où  trouverai-je  assez  de  pa- 

»  rôles,  assez  de  voix  ,  assez  de  douleur? Ma 

»  sensibilité  n'est  pas  épuisée  »  Romains  ;  mais  je 
»  crains  que  mes  expressions  n'y  répondent  pas. 
»  Moi-même,  la  première  fois  qu'on  me  parla  de 
»  ce  forfait  ,  je  crus  ne  pouvoir  le  faire  entrer  dans 
»  mon  accusation.  Je  savais  qu'il  n'était  cpie  trop 
y>  réel ,  mais  je  sentais  qu'il  n'était  pas  vraisem- 
»  blable.  Enfin  ,  cédant  aux  pleurs  de  tous  les 
:»  citoyens  romains  qui  font  le  commerce  en  Sicile, 
»  appuyé  du  témoignage  de  toute  la  ville  de  Rhege 
»  et  de  plusieurs  chevaliers  romains  qui  par  hasard 
»  étaient  alors  à  Messine  ,  j'ai  exposé  le  fait  dans 
»  mon  premier  plaidoyer ,  et  de  manière  à  porter 
»  la  vérité  jusqu'à  l'évidence.  Mais  que  puis-je 
>>  faire  aujourd'hui?  Il  y  a  déjà  si  long-tems  que 
»  je  vous  entretiens  des  cruautés  de  Verres  !  Je 
»  n'ai  pas  préyu,  je  l'avoue,  les  efforts  qu'il  me 
»  faudrait  faire  pour  soutenir  votre  attention ,  et; 
»  ne  pas  vous  fatiguer  des  mêmes  horreurs.  Il  ne 
»  me  reste  qu'un  moyen;  c'est  de  vous  dire  sim- 
»  plement  le  fait  :  il  est  tel ,  que  le  seul  récit  suffira. 
»  Ce  Gavius,  jeté,  comme  tant  d'autres  ,  dans  les 
»  prisons  souterraines  de  Syracuse,  bâties  pari 
»  Denis  le  tyran,  trouva ,  je  ne  sais  comment,  lej 
»  moyen  de  s'échapper  de  ce  goufre  ,  et  vint  à] 
»  Messine.  Là ,  près  des  murs  de  Rhege  et  des 
»  côtes  d'Italie,  sorti  des  ténèbres  de  la  mort,  il 
»  se  sentait  renaître  en  revoyant  le  jour  pur  de  I3 
»  libeité  ;  il  était  comme  ranimé  par  ce  voisinage 
»  bienfaisant  qui  lui  rappelait  Rome  et  les  lois.  Il 
»  paria  tout  haut  dans  Messine  ,  se  plaignit  qu'un 
»  citoyen  romain  eût  été  jeté  dans  les  fers.  U 


D>:    LITTERATURE.  27 

»  allait ,  disait-il ,  droit  k  Ronie  ;  il  allait  deman- 
,0  der  justice  contre  V  erres.  Le  malheureux  ne  se 
»  doutait  pas  que  s'exprimer  ainsi  devant  lesMcs- 
»  sinois ,  c'était  comme  s'il  eut  parle'  dans  le  palais 
»  du  prêteur.  Je  vous  l'ai  dit,  et  vous  le  savez, 
»  Romains ,  qu'il  avait  choisi  les  Messinois  pour 
»  être  les  complices  de  tous  ses  crimes,  les  recë- 
»  leurs  de  ses  vols ,  les  associés  de  son  infamie. 
»  Gavius  est  conduit  aussitôt  devant  les  magistrats 
»  de  Messine ,  et  par  malheur  Verres  y  vint  lui- 
»  même  ce  jour-là.  On  l'informe  qu'un  citoyen 
»  romain  se  plaint  d'avoir  été  plongé  dans  les  c'a- 
)>  chots  de  Syracuse  ;  qu'au  moment  où  il  mettait 
»  le  pied  dans  le  vaisseau ,  en  proférant  des  me- 
»  naces  contre  Verres  ,  il  avait  été  arrêté  ;  qu'on 
»  le  gardait,  afin  que  le  préteur  décidât  de  son 
»  sort.  Il  les  remercie  de  leur  zèle  et  de  leur  fidé- 
»  lité ,  et ,  transporté  de  fureur ,  arrive  a  la  place 
»  publique  :  ses  yeux  étincelaient;   tous  ses  traits 
»  exprimaient  la  rage  et  la  cruauté.  Tout  le  monde 
»  était  dans  l'attente  de  ce  qu'il  allait  faire ,  quand 
»  tout  k  coup  il  ordonne  qu'on  saisisse  Gavius , 
»  qu'on  le  dépouille,  qu'on  l'attache  au  poteau, 
»  et  que  les  licteurs  préparent  les  instrumens  du 
»  supplice.  L'infortuné  s'écrie   qu'il  est  citoyen 
«romain,   qu'il  a  servi  avec  Prétius ,   chevalier 
»  romain  ,  en  ce  moment  k  Païenne ,  et  qui  peut 
»  rendre  témoignage  k  la  vérité.   Verres  répond 
»  qu'il  est  bien  informé  que  Gavius  est  un  espion 
»  envoyé  en  Sicile  par  les  esclaves  fugitifs ,  restes 
»  de  l'armée  de  Spart acus  ;  imputation  absurde  , 
»  dont  il  n'existait  pas  le  moindre  soupçon,   le 
»  moindre  vestige.  Il  ordonne  aux  licteurs  de  l'en- 
»  tourer  et  de  le  frapper.  Dans  la  place  publique 
»  de  Messine,  on  battait  de  verges  un  citoyen  ro- 
»  main ,  tandis  qu'au  milieu  des  douleurs ,  au  mi- 
»  lieu  des  coups  dont  on  l'accablait,  il  ne  faisait 
»  entendre  d'autre  cri?  d'autre  gémissement  que 


'28  COUR 

»  ce  seul  mot  :  Je  suis  citoyen  romain  !  Il  pensait 
»  que  ce  seul  nom  devait  écarter  de  lui  les  tortures 
»  et  les  bourreaux;  mais  bien  loin  de  l'obtenir, 
»  loin  d'arrêter  la  main  des  licteurs  pendant  qu'il 
»  répétait  en  vain  le  nom  de  Rome,  une  croix,  une 
»  croix  infâme ,  l'instrument  de  la  mort  des  es- 
»  claves  ,  était  dressée  pour  ce  malheureux,  qui 
)>  jamais  n'avait  cru  qu'il  existât  au  monde  une 
»  puissance  dont  il  pût  craindre  ce  traitement.  O 
»  doux  nom  de  la  liberté  !  ô  droits  augustes  de  nos 
»  ancêtres!  loi  Porcia  !  loi  Sempronia!  Puissance 
y>  tribunitienne  si  amèrement  regrettée ,  et  qui 
»  vient  enfin  de  nous  être  rendue  ,  est-ce  là  votre 
y)  pouvoir?  A  vez-vous  donc  été  établie  pour  que 
)>  dans  une  province  de  l'Empire ,  dans  le  sein 
»  d'une  ville  alliée,  un  citoyen  romain  fût  livré 
»  aux  verges  des  licteurs  par  le  magistrat  même  , 
»  qui  ne  tient  que  du  peuple  romain  ses  licteurs 
y,  et  ses  faisceaux  ?  Que  dirai-je  des  feux ,  des  fers 
»  brûlans  dont  on  se  servait  pour  le  tourmenter? 
»  Et  cependant  Verres  n'était  touché  ni  de  ses 
»  plaintes  ni  des  larmes  de  tout  ce  qu'il  y  avait  à 
»  Messine  de  nos  citoyens  présens  à  cet  affreux 
)>  spectacle  !  Toi,  Verres,  toi,  tu  as  osé  attacher  à  un 
»  gibet  celui  qui  se  disait  citoyen  romain!  Je  n'ai 
»  pas  voulu ,  vous  m'en  êtes  témoins ,  je  n'ai  pas 
»  voulu,  le  premier  jour,  me  livrer  à  ma  juste 
»  indignation  ;  j'ai  craint  celle  du  peuple  qui  m'é- 
»  coûtait;  j'ai  craint  le  soulèvement  gênerai  qui 
»  s'annonçait  de  toutes  parts  ;  je  me  suis  contenu, 
»  de  peur  que  la  fureur  publique  ,  assouvie  sur  ce 
^  monstre ,  ne  le  dérobât  à  la  vengeance  des  lois. 
»  J'ai  applaudi  à  la  prudence  du  préteur  Glabrion, 
»  qui ,  voyant  ce  mouvement  général ,  fit  promp- 
»  tement  écarter  de  l'audience  le  témoin  qu'on 
»  venait  d'entendre.  Mais  aujourd'hui,  "V erres, 
»  que  tout  le  monde  sait  l'état  de  la  cause  ,  et 
}}  quelle  en  doit  être  l'issue  }  je  me  renferme  avec 


DE    LITTERATURE.  2(> 

r>  toi  dans  un  seul  point ,  je  m'en  tiens  a  ton  propre 
r  a^s  eu  :  cet  aveu  est  ta  sentence  mortelle.  Vous 
»  vous  souvenez  ,  juges  ,  qu'au  moment  de  l'accu- 
»  sation  ,  Verres  ,  effrayé  des  a  is  qu'il  entendait 
»  autour  de  lui,  se  leva  tout  à  coup,  et  dit  que 
»  Gavius  n'avait  prétendu  être  un  citoyen  romain 
h  que  pour  retarder  son  supplice  ,  mais  qu'en  effet 
»  ce  Gavius  n'était  qu'un  espion.  Il  ne  m'en  faut 
»  pas  davantage  ;  je  laisse  de  côte'  tout  le  reste.  Je 
»  ne  te  demande  pas  sur  quoi  tu  fondes  cette  im- 
»  putation  ;  je  récuse  mes  propres  témoins  ;  mais 
»  tu  le  dis  toi-même  ,  tu  l'avoues ,  qu'il  criait  :  Je. 
ï)  suis  citoyen  romain  !  Eh  Lien  !  réponds-moi , 
»  misérable  !  si  tu  te  trouvais  parmi  des  nations 
»  barbares  ,  aux  extrémités  du  monde  ,  prêt  a  être 
»  conduit  au  supplice  ,  que  dirais-tu,  que  crierais- 
»  tu,  si  ce  n'est  :  Je  suis  citoyen  romain  !  Et  s'ii 
»  est  vrai  que  partout  où  le  nom  de  Rome  est 
»  parvenu  ,  ce  titre  sacré  suffirait  pour  ta  sûreté , 
»  comment  cet  homme  ,  quel  qu'il  fût,  invoquant 
»  ce  titre  inviolable  ,  l'invoquant  devant  un  pré- 
»  teur  romain,  n'a-t-il  pu,  je  ne  dis  pas  échapper  ait 
»  supplice,  mais  même  le  retarder  d'un  moment? 
»  Otez  cet  appui  a  nos  citoyens  ,  ôtez-leur  ce 
»  garant  de  leur  salut,  et  les  provinces,  les  villes 
»  libres,  les  royaumes,  le  monde  entier  où  ils 
»  voyagent  avec  sécurité,  va  désormais  être  fermé 

«  pour  eux Mais  pourquoi  m'arrêter  sur  Ga- 

»  vius ,  comme  si  tu  n'avais  été  l'ennemi  que  de 
»  lui  seul ,  et  non  pas  celui  du  nom  romain ,  des 
»  droits  de  Rome,  des  droits  des  nations  et  de  la 
»  cause  commune  de  la  liberté!  En  effet,  cette 
»  croix  que  les  Messinois ,  suivant  leur  usage  , 
»  avaient  fait  dresser  dans  la  voie  Pompeia ,  pour- 
»  quoi  l'as-tu  fait  arracher?  Pourquoi  Tas-tu  fait 
»  transporter  à  l'endroit  qui  regarde  le  détroit 
»  qui  sépare  la  S;  ci  le  et  l'Italie?  Pourquoi?  C'était, 
»  lu  l'as  dit  toi-même,  tu  ne  peux  le  nier  ,  tu  Tas 


3o  COURS 

»  dit  publiquement ,  c'était  afin  que  Gavius  ,  qui 
»  se  vantait  d'être  citoyen  romain ,  pût ,  du  haut 
»  de  son  gibet,  regarder  en  expirant  sa  patrie. 
»  Cette  croix  est  la  seule  depuis  la  fondation  de 
»  Messine ,  qui  ait  ëtë  placée  sur  le  détroit.  Tu  as 
»  choisi  ce  lieu  afin  que  cet  infortune ,  mourant 
»  dans  les  tourmens,  vît,  pour  comble  d'amer- 
»  tume ,  quel  espace  étroit  séparait  le  séjour  où  la 
t>  liberté  règne ,  et  celui  où  il  mourait  en  esclave  \ 
y>  afin  que  l'Italie  vît  un  de  ses  enfans  attaché  au 
y>  gibet ,  périr  dans  le  supplice  honteux  réservé 
»  pour  la  servitude. 

»  Enchaîner  un  citoyen  romain  est  un  attentat  ; 

»  le  battre  de  verges  est  un  crime  ;  le  faire  mourir 

<>»  est  presqu'un  parricide  :  que  sera-ce  de  l'attacher 

»  à  une  croix  ?  L'expression  manque  pour  cette 

»  atrocité,  et  pourtant  ce  n'a  pas  été  assez  pour 

»  Verres  :  qu'il  meure,  dit-il,  en  regardant  l'Italie; 

y)  qu'il  meure  à  la  vue  de  la  liberté  et  des  lois. 

»  Non ,  Verres ,  ce  n'est  pas  seulement  Gavius ,  ce 

»  n'est  pas  un  seul  homme  ,  un  seul  citoyen  que 

»  tu  as  attaché  a  cette  croix  ,  c'est  la  liberté  elle- 

»  même ,  c'est  le  droit  commun  de  tous ,  c'est  le 

»  peuple  romain  tout  entier.  Croyez  tous  ,  croyez 

»  que  s'il  ne  l'a  pas  dressée  au  milieu  du  forum , 

»  dans  l'assemblée  des  comices ,  dans  la  tribune 

»  aux  harangues  ;  s'il  n'en  a  pas  menacé  tous  les 

»  citoyens  romains,  c'est  qu'il  ne  le  pouvait  pas. 

»  Mais  au  moins  il  a  fait  ce  qu'il  pouvait;   il  a 

»  choisi  le  lieu  le  plus  fréquenté  de  la  province  , 

»  le  plus  voisin  de  l'Italie,  le  plus  exposé  a  la  vue  ; 

»  il  a  voulu  que  tous  ceux  qui  naviguent  sur  ces 

»  mers ,  vissent  a  l'entrée  même  de  la  Sicile  ,  et 

»  comme  aux  portes  de  l'Italie ,  le  monument  de 

»  son  audace  et  de  son  crime.  » 

La  péroraison  fait  voir  de  quelle  fermeté  Cicé-  I 
ron  s'armait  contre  l'orgueil  et  la  tyrannie  des  1 
grands ,  jaloux  de  la  fortune  et  de  l'élévation  de  :| 


DE     LITTÉRATURE.  3l 

e<uix  qu'ils  appelaient   des  hommes    nouveaux, 
c'est-à-dire,  qui  n'avaient  d'autre  recommandation 
que  leur  mérite.  Cicéron ,  qui  devait  tout  au  sien 
et  à  la  justice  que  lui  rendait  le  peuple  romain ,  ne 
croyait  pas  pouvoir  mieux  lui  marquer  sa  recon- 
naissance ,   qu'en   soutenant  avec    courage   cette 
guerre  naturelle  et  interminable  qui  subsiste  entre 
l'homme  de  bien  et  les  médians.  Il  menace  haute- 
ment les  juges  de  les  traduire  devant  le  peuple, 
s'ils  se  laissent  corrompre  par  l'argent  de  Verres. 
Cet    audacieux  brigand  avait  dit  publiquement 
qu'il  avait  fait  le  partage  des  trois  années  de  son 
gouvernement  de  Sicile ,  qu'il  y  en  avait  une  pour 
lui,  une  pour  ses  avocats,  une  pour  ses  juges.  Il 
avait  compté  beaucoup,  non- seulement  sur  l'élo- 
quence ,  mais  sur  le  crédit  d'Horlensius ,  qui  n'é- 
tait pas  à  beaucoup  près  aussi  délicat  que  Cicéron 
suivies  moyens  qu'il  employait  pour  gagner  ses 
causes.  Cicéron  s'adresse  à  lui,  et  l'avertit  qu'il 
aura  les  yeux  ouverts  sur  sa  conduite,  et  qu'il  lui 
en  fera  rendre  compte.  Il  faut  se  souvenir  que  ces 
harangues,  quoiqu'elles  n'aient  pas  été  prononcées, 
furent  rendues  publiques ,  et  que  par  conséquent 
l'orateur  n'ignorait  pas  à  combien  de  ressentimenS 
et  de  dangers  l'exposait  son  incorruptible  fermeté. 
«  Mais  quoi  !  me  dira-t-on  ,  voulez-vous  donc 
»  vous  charger  du  fardeau  de  tant  d'inimitiés?  Je 
»  réponds  qu'il  n'est  ni  dans  mon  caractère  ni  dans 
))  mon  intention  de  les  chercher  ;  mais  qu'il  ne 
»  m'est  pas  permis  d'imiter  ces  nobles  qui  atten- 
»  dent  dans  le  sommeil  de  l'oisiveté  les  bienfaits 
»  du  peuple  romain.  Ma  condition  est  toute  autre 
»  que  la  leur.  J'ai  devant  les  yeux  l'exemple  de 
»  Caton  ,  de  Marins,  de  Fimbria  ,  de  Célius ,  qui 
»  ont  senti  comme  moi  que  ce  n'était  qu'a  force  de 
»  travaux  supportés  ,  à  force  de  périls  surmontés, 
»  qu'ils  pouvaient  parvenir  aux  mêmes  honneurs 
»  où  ces  nobles  7  heureux  favoris  de  la  fortune  , 


<32  C  0  U  ïi  3 

>)  sont  portés  sans  qu'il  leur  en  coûte  rien.  Voilà 
»  les  modèles  que  je  fais  gloire  d'imiter.  Je  vois 
»  avec  quel  œil  d'envie  on  regarde  l'avancement 
»  des  hommes  nouveaux ,  qu'on  ne  nous  pardonne 
»  rien,  qu'il  nous  faut  toujours  veiller,  toujours 
»  agir.  Et  pourquoi  craindrais- je  d'avoir  pour 
»  ennemis  déclarés  ceux  qui  sont  secrètement  mes 
?)  envieux  ;  ceux  qui ,  par  la  différence  désintérêts 
»  et  des  principes ,  sont  nécessairement  mes  adver- 
»  saires  et  mes  détracteurs?  Je  le  déclare  donc  : 
fo  si  j'obtiens  la  réparation  due  au  peuple  romain 
«  et  a  la  Sicile,  je  renonce  au  rôle  d'accusateur  ; 
»  mais  si  l'événement  trompe  F  opinion  que  j'ai 
»  de  mes  juges ,  je  suis  résolu  à  poursuivre  jusqu'à 
ù  la  dernière  extrémité f  et  les  corrupteurs,  et  les 
j)  corrompus.  Ainsi ,  que  ceux  qui  voudraient  sau- 
»  ver  le  coupable,  quelques  moyens  qu'ils  em- 
»  ploient ,  artifice ,  audace  ou  vénalité,  soient  prêts 
»  à  répondre  devant  le  peuple  romain  ;  et  s'ils  ont 

>  vu  en  moi  quelque  chaleur ,  quelque  fermeté  ? 

>  quelque  vigilance  dans  une  cause  où  je  n'ai 
»  d'ennemi  que  celui  que  m'a  fait  l'intérêt  de  la 
»  Sicile  ,  qu'ils  s'attendent  à  trouver  en  moi  bien 
)  plus  de  vivacité  et  d'énergie  quand  je  combattrai 
»  les  ennemis  que  m'aura  faits  l'intérêt  du  peuple 
»  romain.  » 

Il  finit  par  une  apostrophe  ,  aussi  brillante  que- 
pathétique  ,  à  toutes  les  divinités  dont  Verres  avait 
pillé  les  temples.  Cette  énumération  religieuse , 
dont  l'effet  est  fondé  sur  les  idées  que  ces  noms 
réveillaient  chez  les  Romains ,  ne  peut  être  du 
même  poids  auprès  de  nous ,  qui  ne  sommes  pas 
accoutumés  à  respecter  Jupiter  et  Junon.  Je  me 
contenterai  donc  d'en  citer  les  dernières  phrases. 

«  Et  vous  j  déesses  vénérables ,  qui  présidez  aux 
»  fontaines  d'Enna,  aux  bois  sacrés  de  la  Sicile , 
»  dont  la  défense  m'a  été  confiée  !  vous  à  qui 
»  Verres  a  déclaré  une  guerre  impie  et  sacrilège , 


DE    LITTERATURE*  33 

r  vous  dont  les  temples  et  les  autels  ont  été  dé- 
»  pouillés  par  ses  brigandages  !  je  vous  atteste  et 
»  vous  implore.  Si  dans  cette  cause  je  n'ai  eu  en 
»  vue  que  le  salut  de  nos  provinces  et  la  dignité 
»  du  peuple  romain  ;  si  j'ai  rapporté  à  ce  seul  de- 
»  voir  tous  mes  soins,  toutes  mes  pensées,  toutes 
))  mes  veilles ,  faites  que  mes  juges  ,  en  prononçant 
»  leur  sentence  ,  aient  dans  le  cœur  les  sentimens 
»  qui  ont  toujours  été  dans  le  mien  \  que  Verres, 
i  convaincu  de  tous  les  crimes  que  peuvent  corn- 
»  mettre  la  perfidie  ,  l'avarice  et  la  cruauté  réu- 
»  nies  5  que  Verres ,  condamné  par  les  lois  comme, 
»  il  l'est  par  sa  conscience ,  trouve  une  fin  dignfc 
»  de  ses  forfaits;  que  la  République,  contente  de 
»  mon  zèle  dans  cette  accusation ,  n'ait  pas  à  m'im- 
»  poser  une  seconde  fois  le  même  devoir,  et  qu'il 
»  me  soit  permis  désormais  de  m'occuper  plutôt  à 
»  défendre  les  bons  citoyens ,  qu'à  poursuivre  les 
»  médians.  » 

Il  était  d'usage  chez  les  Romains  comme  parmi 
nous,  que  la  partie  plaignante  fixât  l'estimation  des 
dommages  qu'elle  répétait  :  apparemment  aussi 
que  les  juges  avaient  coutume,  ainsi  qu'aujom- 
d'hui,  de  rabattre  beaucoup  de  cette  estimation, 
qu'il  est  assez  naturel  de  supposer  un  peu  exagérée. 
Ce  qui  est  certain ,  c'est  que ,  selon  le  rapport 
d'Asconius,  auteur  contemporain  dont  nous  avons 
d'excellens  commentaires  sur  les  Harangues  de 
Cicéron ,  Verres  ne  fut  condamné  à  restituer  aux 
Siciliens,  qu'une  somme  qui  équivaut  à  peu  près 
à  cinq  millions  de  notre  monnaie  actuelle  ,  et  que, 
suivant  l'évaluation  de  Cicéron, qui  avait  demandé 
douze  millions  cinq  cent  mille  livres,  les  dom- 
mages qu'il  obtint  n'étaient  pas  la  moitié  de  c€ 
que  Terres  avait  volé  dans  la  Sicile. 


34  COURS 

SECTION    IV. 

Les  Catilinaires. 

Qui  croirait  que  de  nos  jours  Cicéron  eût  en- 
core ,  je  ne    dis  pas  des  critiques   (  la  gloire  de 
l'homme  supérieur  est  d'occuper  l'opinion  dans 
tous  les  siècles)  ,mais  des  ennemis,  des  détracteurs, 
qui  calomnient  son  caractère,  et  déprécient  ses  ta- 
lens  avec  une  injustice  également  odieuse  et  ab- 
surde?  Je    sais  qu'heureusement  pour  nous  on 
pourra  me  répondre  :  Quels  ennemis  !  quels  dé- 
tracteurs! leur  nom  seul  est  une  réponse  à  leurs 
injures.  Il  est  vrai ,  mais  pourtant  c'est  une  triste 
observation  à  faire  sur  l'humanité,  que  cette  es- 
pèce de  perversité  bizarre ,  qui  fait  que  Ton  s'a-  4 
chaîne  après  deux  mille   ans  contre  un  grand-    j 
homme ,  sans  autre  motif  que  cette  haine  pour  la 
vertu  ,  qui  semble  être  l'instinct  des  médians.  Sans    I 
doute  ils  se  disent  à  eux-mêmes  en  lisant  ses  écrits  :    I 
Si  nous  avions  vécu  du  tems  de  cet  homme ,  il  eût   I 
e' té  notre  ennemi  (car  les  ouvrages  et  les  actions    1 
de*  l'homme  de  bien  accusent  la  conscience  de  | 
celui  qui  ne  l'est  pas).  Peut-être  aussi  affecte-t-on 
aujourd'hui  plus  que  jamais  cette  déplorable  sin- 
gularité, de  démentir  ce  qu  il  y  a  de  plus  généra- 
lement reconnu.   Comment  expliquer  autrement 
ce  qu'on  imprima  il  y  a  quelque  tems ,  que  la 
conjuration  de  Catilina  était  une  chimère  que  la 
vanité  de  Cicéron  avait  fait  croire  aux  Romains? 
Certes ,  depuis  le  P.  Hardouin  ,  qui ,  à  force  de  se 
lever  matin  pour  travailler  à  ses  recherches  d'érudi- 
tion ,  parvint  à  rêver  tout  éveillé ,  et  crut  un  jour 
avoir  découvert  que  la  plupart  des  ouvrages  des 
Anciens  avaient  été  fabriqués  par  des  moines  du 
moyen  âge  ;  depuis  ceaidicule  fou,  qui  fut  le  scan- 
dale et  la  risc'e  du  monde  littéraire,  on  n'a  vjen 
imaginé  de  plus  étrange,  de  plus  incompréhensible 


DE    LITT  £  R  H  T  r'R  r.  35 

cfiie  ce  démenti  donne  k  tous  les  historiens  de 
l'antiquité,  et  en  particulier  k  Salluste,  auteur 
contemporain  ,  ennemi  de  Cicéron  ,  et  qui  appa- 
remment s'est  amusé  k  écrire  tout  exprès  l'histoire 
d'une  conjuration  imaginaire.  On  ne  sait  quel  nom 
donner  k  ce  genre  de  démence  ;  mais  ce  qui  est  re- 
marquable et  consolant,  c'est  qu'on  est  aujour- 
d'hui si  accoutumé  k  cette  folie  des  paradoxes , 
qu'on  n'y  fait  plus  même  attention.  Celui-ci ,  que 
m'ont  rappelé  les  Catilinaires  de  Cicéron  qui  vont 
nous  occuper,  a  passé  sans  qu'on  y  prît  garde  ;  et 
k  force  d'abuser  de  tout,  nous  avons  du  moins 
obtenu  cet  avantage ,  que  l'extravagance  même 
n'est  plus  un  moyen  de  faire  du  bruit. 

Des  quatre  harangues  de  Cicéron  contre  Cati- 
lina  ,  il  y  en  a  deux  qui  sont  d  autant  plus  admi- 
rables ,  qu'on  voit,  par  la  nature  des  circonstances, 
que  l'orateur  qui   les  prononça  ,  n'avait  guère  pu 
s'y  préparer ,  et  quoiqu'en  les  publiant  il  les  ait 
sans  doute  revues  avec  le  soin  qu'il  mettait  k  tout 
ce  qui  sortait  de  sa  plume ,  le  grand  effet  qu'elles 
produisirent  dès  le  premier  moment,  ne  doit  nous 
laisser  aucun  doute  sur  le  mérite  qu'elles  avaient  7 
lors  même  que  l'auteur  n'y  avait  pas  mis  la  der- 
nière  main.  On  demandera  peut-être  comment 
il  pouvait  se  souvenir  des  discours  que  son  génie 
lui  dictait  sur-le-champ  dans  les  occasions  impor- 
tantes ,  discours  qui  ne  laissaient  pas  d'avoir  quel- 
que étendue.   Les  historiens  nous  apprennent  de 
quel  moyen  Cicéron  se  servait.  Il  avait  distribué 
dans  le  sénat ,  des  copistes  qu'il  exerçait  k  écrire 
par  abréviation,  presque  aussi  vite  que  la  parole. 
Cet  art  (ut  perfectionné  dans  la  suite  ,  et  Von  voit 
que  cette  invention,  long-tems  perdue  et  renou- 
velée de  nos  jours,  appartient  a  Cicéron  ,  quoique 
nous  ne  sachions  pas  précisément  quel  procédé  i! 
employait. 

Quand  l'audacieux  Catilina  parut  inopinémeM£ 


)G  courts 

au  milieu  de  l'assemblée  du  sénat,  dans  le  moment 
même  où  le  consul  y  rendait  compte  de  la  conju- 
ration, qui  pouvait  s'attendre  qu'il  eût  1  impu- 
dence d'y  paraître  ?  On  le  conçoit  d'autant  moins, 
que  cette  b  avade  désespérée  n'avait  aucun  objet, 
qu'il  ne  pouvait  se  flatter  d'en  imposer  ni  au  sénat 
ni  au  consul ,  et  que  cette  folle  témérité  ne  pou- 
vait tourner  qu'à  sa  confusion.  L'historien  Sal- 
luste  ,  dont  le  témoignage  ne  saurait  être  suspect , 
dit  en  propres  termes  :  «  C'est  alors  que  Cicéron 
»  prononça   cet   éloquent   discours  qu'il  publia 
»  dans  la  suite.  »  S'il  y  avait  eu  une  différence 
marquée  entre  le  discours  prononcé  et  le  discours 
écrit ,  est-ce  ainsi  qu'un  ennemi  se  serait  exprimé? 
Les    termes  de  Salluste  sont  un  éloge  d'autant 
moins  récusable ,  que  dans  ce  même  endroit  il  lui 
échappe  un  trait  de  malignité  qui  décelé  son  ini- 
mitié :  Soit,  dit-il ,  qu'il  craignît  la  présence  de 
Catilina  ,  soit  qu'il  fut  ému  d'indignation.  Le 
second  motif  est  si  évident ,  qu'il  y  a  de  la  mau- 
vaise foi  à  supposer  l'autre.  Quand  toute  la  con- 
duite du  consul ,  aussi  ferme  qu'éclairée  et  vigi- 
lante, ne   prouverait  pas  suffisamment  qu'il  ne 
craignit  jamais  le  scélérat  qu'il  combattait,  était- 
ce  au  milieu  du  sénat  que  les  chevaliers  romains 
entouraient  l'épée  à  la  main, était-ce  sur  le  siège  de 
sa  puissance  et  de  son  autorité ,  que  Cicéron  pou- 
vait craindre  Catilina?  On  va  voir  qu'il  ne  crai- 
gnait pas  même  les  dangers  trop  manifestes  où  sa 
fermeté  patriotique  l'exposait  pour  l'avenir  ,  qu'il 
connaissait  l'envie  et  s'attendait  a  l'ingratitude ,  et 
qu'il  brava  Tune  et  l'autre.  Aussi ,   dans  un  bel 
ouvrage  où  cette  grande  ame  est  fidellement peinte, 
où  l'exagération  n'est  jamais  à  côté  de  la  grandeur, 
ni  la  déclamation  près  du  sublime ,  dans  la  tragé- 
die de  Rome  sauvée ,  Cicéron  paraît  avoir  dicté 
ïui-même  ce  vers  admirable  dans  sa  simplicité  : 

Et  saurons  les  Romains  y  dussent-ils  être  ingrats. 


DE    LIÏTERATUKE.  3^ 

En  effet,  pour  bien  apprécier  cesharangues ,  dont 
je  vais  extraire  quelques  morceaux ,   il  faut   se 
mettre  devant  les  yeux  l'état  où  était  la  Répu- 
blique. L'ancien  esprit  de  Rome  n'existait  plus  : 
la  dégradation  des  âmes  avait  suivi  la  corruption 
des  mceurs.Marius  et  Sylla  avaient  fait  voir  que  les 
Romains  pouvaient  souffrir  des  tyrans ,  et  il  ne 
manquait  pas  d'hommes  dont  cet  exemple  éveil- 
lait l'ambition  et  les  espérances.  L'amour  de  la 
liberté  et  de  la  patrie ,  fondé  sur  l'égalité  et  les 
lois,  ne  pouvait  plus  subsister  avec  cette  puissance 
monstrueuse  et  ces  richesses   énormes    dont   la 
conquête  de  tant  de  pays  avait  mis  les  Romains 
en  possession.  César ,  déjà  soupçonné  d'avoir  eu 
part  à  une  conspiration ,  blessé  de  la  prééminence 
de  Pompée  et  de  la  prédilection  qu'avait  pour  lui 
le  sénat ,  ne  songeait  qu'à  faire  revivre  le  parti  de 
Marius.   Pompée ,  sans  aspirer  ouvertement  a  la 
tyrannie,  aurait  voulu  que  les  troubles  et  les  dé- 
sordres nés  de  l'esprit  factieux  qui  régnait  partout^ 
réduisissent  les  Romains  au  point  de  se  mettre 
sous  sa  protection ,  en  le  nommant  dictateur.  Les 
grands,  à  qui  les  dépouilles  des  trois  parties  du 
Monde  pouvaient  à  peine  suffire  pour  assouvir 
leur  luxe  et  leur  cupidité ,  redoutaient  tout  ce  qui 
pouvait   relever   l'autorité  des  lois  et  réprimer 
leurs  exactions   et  leurs  brigandages.   LTn   petit 
nombre  de  bons  citoyens ,  et  Cicéron  a  leur  tête  7 
soutenait  la  République  sur   le  penchant  de  sa 
ruine ,  et  c'en  était  assez  pour  être  l'objet  de  la 
haine  secrele  ou  déclarée  de  tout  ce  qui  était  inté- 
ressé au  renversement  de  FEtat.  C'est  dans  ces 
conjonctures  que  Catilina ,  dont  Cicéron  avait  fait 
échouer  les  prétentions  au  consulat ,   perdu  de 
dettes  et  de  débauches ,  chargé  de  crimes  de  toute 
espèce ,  et  dont  l'impunité  prouvait  à  quel  excès 
de  licence  et  de  corruption  l'on  était  parvenu, 
s'associe  tout  ce  qu'il  y  avait  de  citoyens  aussi 


38  cours 

déshonorés  que  lai ,  aussi  dénués  de  ressources, 
forme  le  projet  de  mettre  le  feu  à  Rome  et  d'é- 
gorger le  sénat  et  les  principaux  citoyens  ,  envoie 
Mallius,  un  des  meilleurs  officiers  qui  eussent 
servi  sous  Sylla ,  soulever  les  vétérans  ,  a  qui  le 
dictateur  avait  distribué  des  terres,  et  qui  ne  de- 
mandaient qu'un  nouveau  pillage.  Mallius  en 
forme  un  corps  d'armée  entre  Fésules  et  Arezzo  , 
et  promet  de  s'avancer  vers  Rome  au  jour  marqué 
pour  le  meurtre  et  l'incendie,  de  se  joindre  à 
Çatilina  pour  mettre  tout  à  feu  et  à  sang,  renverser 
le  gouvernement  et  partager  les  dépouilles.  Ces 
affreux  complots  commençaient  à  éclater  de  toutes 
parts  :  on  n'ignorait  pas  les  engagemens  de  Mallius 
avec  Çatilina;  on  savait  que  les  vétérans  avaient 
pris  les  armes ,  que  les  conjurés  avaient  des  intel- 
ligences dans  Préneste ,  l'une  des  villes  qui  cou- 
vraient Rome.  Ce  n'était  plus  le  tems  où,  sur  de 
bien  moindres  alarmes,  on  avait  fait  périr,  sansi 
forme  de  procès,  un  Melius,  un  Cassius,  parce 
qu'alors  la  première  des  lois  était  le  salut  de  la 
patrie.  La  consternation  était  dans  Rome  :  chacun 
s'exagérait  le  péril ,  et  Cicéron  seul  s'occupait  de 
le  prévenir.  Armé  de  ce  décret  du  sénat  dont  la 
formule  ,  réservée  pour  les  dangers  extrêmes , 
donnait  aux  consuls  un  pouvoir  extraordinaire, 
il  veillait  a  la  sûreté  de  la  ville,  fortifiait  les  co- 
lonies menacées ,  faisait  lever  des  troupes  dans 
l'Italie,  opposait  à  Mallius  le  peu  de  force  qu'on 
avait  pu  rassembler  ;  car  il  faut  avouer  que  Ça- 
tilina et  les  conjurés  avaient  choisi  le  moment  le 
plus  favorable  à  leur  entreprise.  11  n'y  avait  en 
Italie  aucun  corps  d'armée  considérable  :  les  lé- 
gions étaient  en  Asie,  sous  les  ordres  de  Pompée. 
Ces  circonstances,  les  alarmes  déjà  répandues  ,  les 
précautions  déjà  prises,  tout  avertissait  Çatilina 
qu'il  fallait  précipiter  l'exécution.  Il  convoque 
une  assemblée  nocturne  de  ses  complices  les  plus 


DE    LITTERATURE.  3g 

affidés ,  et  leur  donne  ses  derniers  ordres.  A  peine 
étaient-ils  sépares,  que  Cicéron  fut  instruit  de 
tout  par  Fulvie ,  maîtresse  de  Curius,  un  des  con- 
jurés ,  qui,  pour  se  faire  valoir  auprès  d'elle,  lui 
avait  confié  tout  le  détail  de  la  conjuration.  Cette 
femme  en  eut  horreur  et  vint  la  révéler  à  Cicéron 
qui  assembla  aussitôt  Je  sénat  dans  le  temple  de 
Jupiter  Stator,  bien  fortifié  :  c'est  là  que  Catilina  , 
qui  était  loin  de  se  douler  que  le  consul  eût  appns 
ses  dernières  démarches ,  osa  se  présenter.  Quand 
on  n'est  pas  très-instruit  des  mœurs  romaines  et 
de  l'histoire  de  ce  tems-là,  on  s'étonne  que  le 
consul  ne  le  fît  pas  arrêter  :  le  décret  du  sénat  lui 
en  donnait  le  pouvoir  5  mais  il  aurait  révolté  tout 
le  corps  des  nobles,  et  même  beaucoup  de  citoyens, 
jaloux  à  l'excès  de  leurs  privilèges,  s'il  eût  voulu 
se  servir  de  toute  sa  puissance  pour  faire  arrêter 
un  patricien  qui  n'était  pas  convaincu  ni  même 
accusé.  Ce  procédé  extrajudiciaire  était  donc  très- 
dangereux.  Cicéron  lui-même  va  nous  exposer  les 
autres  motifs ,  non  moins  importans ,  qui  devaient 
régler  sa  conduite,  et  nous  reconnaîtrons  dans  sa 
véhémente  apostrophe,  l'orateur,  le  consul  et 
l'homme  d'Etat. 

«  Jusques  a  quand,  Catilina,  abuseras-tu  de  notre 
»  patience  ?  Combien  de  tems  encore  la  fureur 
»  osera-t-elie  nous  insulter  ?  Quel  est  le  terme  où 
»  s'arrêtera  cette  audace  effrénée?  Quoi  donc  !  ni  la 
»  garde  qui  veille  la  nuit  au  mont  Palatin,  ni  celles 
»  qui  sont  disposées  par  toute  la  ville,  ni  tout  le 
»  peuple  en  alarmes ,  ni  le  concours  de  tous  les 
»  bons  citoyens ,  ni  le  choix  de  ce  lieu  fortifié  où 
»  j'ai  convoqué  le  sénat,  ni  même  l'indignation 
»  que  tu  lis  sur  le  visage  de  tout  ce  qui  t'environne 
»  ici  y  tout  ce  que  tu  vois  enfin  ne  t'a  pas  averti 
y>  que  tes  complots  sont  découverts,  qu'ils  sont 
»  exposés  au  grand  jour,  qu'ils  sont  enchaînés  de 
»  toutes  parts  !  Penses-tu  que  quelqu'un  de  nous 


4o  COURS 

»  ignore  ce  que  tu  as  fait  la  nuit  dernière  et  celle 
»  qui  Ta  précédée  ,  dans  quelle  maison  tu  as  ras- 
»  semblé  tes  conjurés ,  quelles  résolutions  tu  as 
))  prises?  O  tems!  ô  mœurs,  le.  sénat  en  est  ins- 
»  truit,  le  consul  le  voit  ,  et  Catilina  vit  encore  ! 
»  Il  vit!  que  dis-je?  Il  vient  dans  le  sénat!  il  s'as- 
»  sied  dans  le  conseil  de  la  République  !  il  marque 
»  de  l'œil  ceux  d'entre  nous  qu'il  a  désignés  pour 
»  ses  victimes ,  et  nous ,  sénateurs ,  nous  croyons 
»  avoir  assez  fait  si  nous  évitons  le  glaive  dont  il 
»  veut  nous  égorger  !  Il  y  a  long- teins ,  Catilina  , 
»  que   les  ordies  du  consul  auraient  dû  te  faire 

»  conduire  à  la  mort Si  je  le  faisais  dans  ce 

»  même  moment,  tout  ce  que  j'aurais  a  craindre, 
»  c'est  que  cette  justice  ne  parût  trop  tardive  et 
»  non  pas  trop  sévère.  Mais  j'ai  d'autres  raisons 
»  pour  t' épargner  encore.  Tu  ne  périras  que  lors- 
»  qu'il  n'y  aura  pas  un  seul  citoyen,  si  méchant 
»  qu'il  puisse  être ,  si  abandonné ,  si  semblable  a 
»  toi ,  qui  ne  convienne  c;ue  ta  mort  est  légitime. 
»  Jusque-là  tu  vivras ,  mais  tu  vivras  comme  tu 
»  vis  aujourd'hui ,  tellement  assiégé  (grâces  à  mes 
»  soins)  de  surveiîlans  et  de  gardes,  tellement 
»  entouré  de  barrières ,  que  tu  ne  puisses  faire  un 
»  seul  mouvement ,  un  seul  effort  contre  la  Répu- 
))  blique.  Des  yeux  toujours  attentifs ,  des  oreilles 
»  toujours  ouvertes  me  répondront  de  toutes  tes 
»  démarches,  sans  que  tu  puisses  t'en  apercevoir. 
»  Et  que  peux-tu  espérer  encore  quand  la  nuit  ne 
»  peut  plus  couvrir  tes  assemblées  criminelles , 
»  quand  le  biuit  de  ta  conjuiation  se  fait  entendre 
»  à  travers  les  murs  où  tu  crois  te  renfermer? 
»  Tout  ce  que  tu  fais  est  connu  de  moi  comme  de 
»  toi-même.  Veux-tu  que  je  t'en  donne  la  preuve? 
»  Te  souvient-il  que  j'ai  dit  dans  le  sénat,  qu'avant 
»  le  6  des  calendes  de  novembre,  Malîius,  le 
»  ministre  de  tes  forfaits,  aurait  pris  les  armes  et 
»  levé  l'étendard  de  la  rébellion?  Eh  bien!  me 


DE    LITTERATURE.  4* 

»  suis-jc  trompe,  non-seulement  sur  le  fait,  tout 
»  horrible,  tout  incrojablc  qu'il  est,  mais  sur  le 
»  jour?  J'ai  annoncé  en  plein  sénat  quel  jour  tu 
»  avais  marqué  pour  le  meurtre  des  sénateurs  :  te 
))  souviens-tu  que  ce  jour-là  même ,  où  plusieurs 
»  de  nos  principaux  citoyens  sortirent  de  Rome  , 
y>  bien  moins  pour  se  dérober  a  tes  coups,  que 
»  pour  réunir  contre  toi  les  forces  de  la  Républi- 
.»  que  ;  te  souviens-tu  que  ce  jour-là  je  sus  prendre 
»  de  telles  précautions ,  qu'il  ne  te  fut  pas  possible 
»  de  rien  tenter  contre  nous ,  quoique  tu  eusses 
»  dit  publiquement   que,  malgré    le  départ   de 
»  quelques-uns  de  tes  ennemis,  il  te  restait  encore 
»  assez  de  victimes?  Et  le  jour  même  des  calendes 
»  de   novembre ,  où  tu  te  flattais   de  te  rendre 
»  maître  de  Préneste ,  ne  t'es-tu  pas  aperçu  que 
»  j'avais  pris  mes  mesures  pour  que  cette  colonie 
»  fût  en  état  de  défense  ?  Tu  ne  peux  faire  un  pas , 
»  tu  n'as  pas  une  pensée  dont  je  n'aie  sur- le  champ 
»  la  connaissance.  Enfin,  rappelle-toi  cette  der- 
»  niere  nuit,  et  tu  vas  voir  que  j'ai  encore  plus  de 
»  vigilance  pour  le  salut  de  la  République  ,  que 
»  tu  n'en  as  pour  sa  perte.  J'affirme  que  cette  nuit 
»  tu  t'es  rendu ,  avec  un  cortège  d'armuriers,  dans 
»  la  maison  de  Lecca  :  est-ce  parler  clairement? 
»  qu'un  grand  nombre  de  ces  malheureux  que  tu 
»  associes  à  tes  crimes,  s'y  sont  rendus  en  même 
»  tems.  Ose  le  nier  :  tu  te  tais  !  Parle  :  je  puis  te 
»  convaincre.  Je  vois  ici ,  dans  cette  assemblée  , 
»  plusieurs  de  ceux  qui  étaient  avec  toi.  Dieux 
»  immortels!  où  sommes-nous?  Dans  quelle  ville, 
))  ô  ciel  !  vivons-nous?  Dans  quel  état  est  laRépu- 
»  biique?  Jci,  ici  même  ,  parmi  nous,  pères  cons- 
jeripts,  daus  ce  conseil,  le  plus  auguste  et  le 
»  plus  saint  de  l'Univers  ,  sont  assis  ceux  qui  mé- 
»  ditent  la  ruine  de  Rome  et  de  l'Empire  ;  et  moi, 
»  consul ,  je  les  vois ,  et  je  leur  demande  leur  avis  ; 
»  et  ceux  qu'il  faudrait  faire  traîner  au  supplice  h 


4^  COURS 

»  ma  voix  ne  les  a  pas  même  encore  attaqués  !  Ouï, 
»  cette  nuit,  Catilina,  c'est  dans  la  maison  de  Leccâ 
»  que  tu  as  distribué  les  postes  de  l'Italie,  que  tu 
»  as  nommé  ceux  des  tiens  que  tu  amènerais  avec 
»  toi  ,  ceux  que  tu  laisserais  dans  ces  murs ,  que  tu 
»  as  désigné  les  quartiers  de  la  ville  où  il  faudrait 
»  mettre  le  feu.  Tu  as  fixé  le  moment  de  ton  dé- 
»  part  :  tu  as  dit  que  la  seule  chose  qui  pût  t'ar- 
»  rêter,  c'est  que  je  vivais  encore.  Deux  chevaliers 
»  romains  ont  offert  de  te  délivrer  de  moi ,  et  ont 
»  promis  de  m'égorger  dans  mon  lit  avant  le  jour. 
»  Le  conseil  de  tes  brigands  n'était  pas  séparé ,  que 
»  j'étais  informé  de  tout.  Je  me  suis  mis  en  défense  : 
»  j'ai  fait  refuser  l'entrée  de  ma  maison  à  ceux  qui 
»  se  sont  présentés  chez  moi  comme  pour  me 
»  rendre  visite ,  et  c'était  ceux  que  j'avais  nommé 
»  d'avance  à  plusieurs  de  nos  plus  respectables 
»  citoyens,  et  l'heure  était  celle  que  j'avais  mar- 
»  cju::e. 

»  Ainsi  donc  ,  Catilina ,  poursuis  ta  résolution  : 
»  sors  enfin  de  Rome  :  les  portes  sont  ouvertes  : 
»  pars.  Il  y  a  trop  long-tems  que  l'armée  de  Mal- 
»  îius  t'attend  pour  général.  Emmené  avec  toi  tous 
»  les  scélérats  qui  te  ressemblent  ;  purge  cette  ville 
»  de  la  contagion  que  tu  y  répands  ;  délivre-la  des 
»  craintes  que  ta  présence  y  fait  naître  ;  qu'il  y 
»  ait  des  murs  entre  nous  et  toi.  Tu  ne  peux  res- 
»  ter  plus  long-tems  :  je  ne  le  souffrirai  pas  ;  je  ne 
»  le  supporterai  pas  ;  je  ne  le  permettrai  pas.  Hé- 
»  sitcs-tu  à  faire ,  par  mon  ordre  ,  ce  que  tu  faisais 
»  de  toi-même?  Consul,  j'ordonne  a  notre  ennemi 
»  de  sortir  de  Rome.  Et  qui  pourrait  encore  t'y 
»  arrêter?  Comment  peux-tu  supporter  le  séjour 
»  d'une  ville  où  il  n'y  a  pas  un  seul  habitant , 
))  excepté  tes  complices ,  pour  qui  tu  ne  sois  un 
»  objet  d'horreur  et  d'effroi  ?  Quelle  est  l'infamie 
»  domestique  dont  ta  vie  n'ait  pas  été  chargée? 
»  Quel  est  l'attentat  dont  tes  mains  n  aient  pas  été 


DELITTLRATtTRE.  ^3 

»  souillées?  Enfin  ,  quelle  est  la  vie  que  tu  menés? 
»  Car  je  veux  bien  te  parler  Un  moment,  non  pas 
»  avec  l'indignation  que  tu  mérites  ,  mais  avec  la 
»  pitié  que  tu  mérites  si  peu.  Tu  viens  de  paraître 
»  dans  cette  assemblée  :  eh  hienl  dans  ce  grand 
»  nombre  de  sénateurs  ,  parmi  lesquels  tu  as  des 
»  païens ,  des  amis ,  des  proches ,  quel  est  celui  de 
»  qui  tu  aies  obtenu  un  salut ,  un  regard  ?  Si  tu  es 
»  le  premier  qui  ait  essuyé  un  semblable  affront , 
»  attends- tu  que  des  voix  s'élèvent  contre  toi  , 
»  quand  le  silence  seul ,  quand  cet  arrêt  le  plus 
»  accablant  de  tous  t'a  déjà  condamné,  lorsqu'à 
»  ton  arrivée  les  sièges  sont  restés  vides  autour  de 
»  toi,  lorsque  les  consulaires,  au  moment  où  tu 
»  t'es  assis ,  ont  aussitôt  quitté  la  place  qui  pouvait 
»  les  rapprocher  de  toi?  Avec  quel  front,  avec 
))  quelle  contenance  peux-tu  supporter  tant  d'hu- 
»  miliations?  Si  mes  esclaves  me  redoutaient 
»  comme  tes  concitoyens  te  redoutent ,  s'ils  me 
»  \03~aient  du  même  œil  dont  tout  le  monde 
»  te  voit  ici,  j'abandonnerais  ma  propi'e  maison  -9 
»  et  tu  balances  à  abandonner  ta  patrie ,  à  fuir  dans 
»  quelque  désert ,  à  cacher  dans  quelque  solitude 
»  éloignée  cette  vie  coupable  réservée  aux  sup- 
»  piiees  !  Je  t'entends  me  répondre  que  tu  es  prêt 
»  d'aller  en  exil  si  le  sénat  en  prononce  l'arrêt. 
»  Non ,  je  ne  le  proposerai  pas  au  sénat  ;  mais  je 
»  vais  te  mettre  à  portée  de  connaître  ses  disposi- 
»  tions  à  ton  égard ,  de  manière  que  tu  n'en  puisses 
)>  douter.  Catilina ,  sors  de  Rome ,  et  puisque  tu 
»  attends  le  mot  d'exil ,  exile-toi  de  ta  patrie.  Eh 
»  quoi  !  Catilina ,  remarques-tu  ce  silence?  et  t'en 
»  faut-il  davantage?  Si  j'en  disais  autant  à  Sextius, 
»  à  Marcellus,  tout  consul  que  je  suis ,  je  ne  serais 
)>  pas  en  sûreté  dans  le  sénat.  Mais  c'est  à  toi  que 
»  j'ordonne  l'exil,  et  quand  le  sénat  me  laisse 
»  parler  ainsi ,  il  m'approuve  ;  quand  il  se  tait,  il 
»  prononce  :  son  silence  est  un  décret. 


44  COURS 

»  J'en  dis  autant  des  chevaliers  romains ,  de  ce 
»  corps  honorable  qui  entoure  le  sénat  en  si  grand 
»  nombre ,  dont  tu  as  pu  ,  en  entrant  ici ,  recon- 
»  naître  les  sentimens  et  entendre  la  voix  ,  et  dont 
»  j'ai  peine  à  retenir  la  main  piètre  a  se  porter  sur 
»  toi.  Je  te  suis  garant  qu'ils  te  suivront  jusqu'aux 
»  portes  de  cette  ville  que  depuis  si  Jong-tems  tu 
»  brûles  de  détruire. ..Pars  donc  :  tu  as  tant  dit  que 
»  tu  attendais  un  ordre  d'exil  qui  pût  me  rendre 
»  odieux.  Sois  content  :  je  lai  donné  :  achevé  ,  en 
»  t'y  rendant,  d'exciter  contie  moi  cette  inimitié 
»  dont  tu  te  promets  tant  d'avantages.  Mais  si  tu 
»  veux  me  fournir  un  nouveau  sujet  de  gloire,  sors 
»  avec  le  cortège  de  brigands,  qui   t'est  dévoué  ; 
»  sors  avec  la  lie  des  citoyens  ;  va  dans  le  camp  de 
»  Mallius;  déclare  à  l'Etat  une  guerre  impie;  va 
»  te  jeter  dans  ce  repaire  où  t'appelle  depuis  long- 
»  tems  ta  fureur  insensée.  Là ,  combien  tu  seras 
*>  satisfait  !  Quels   plaisirs   dignes   de  toi  tu  vas 
»  Coûter  !  A  quelle  horrible  joie  tu  vas  te  livrer 
»  lorsqu'on  regardant  autour  de  toi,  tu  ne  pourras 
»  plus  ni  voir  ni   entendre  un  seul  homme  de 
»  bien  ?...  Et  vous  ,  pères  conscripts ,  écoutez  avec 
»  attention ,  et  gravez  dans  votre  mémoire  la  ré- 
»  ponse  que  je  crois  devoir  faire  a  des  plaintes  qui 
»  semblent,  je  Favoue ,  avoir  quelque  justice.  Je 
»  crois  entendre  la  patrie ,  cette  patrie  qui  m'est 
»  plus  chère  que  ma  vie  ;  je  crois  F  entendre  me 
»  dire  :  Cicéron,  que  fais-tu?  Quoi!  celui  que  tu 
»  reconnais  pour  mon  ennemi ,  celui  qui  va  porter 
»  la  guerre  dans  mon  sein ,  qu'on  attend  dans  un 
»  camp  de  rebelles,  Fauteur  du  crime ,  le  chef  de 
»  la  conjuration ,  le  corrupteur  des  citoyens ,  tu  le 
»  laisses  sortir  de  Rome  !  tu  l'envoies  prendre  les 
»  armes  contre  la  République!  tu  ne  le  fais  pas 
»  charger  de  fers ,  traîner  à  la  mort  !  tu  ne  le  livres 
»  pas  au  plus  affreux  supplice  !  Qui  t'arrête?  Est- 
#  la  discipline  de  nos  ancêtres  ?  Mais  souvent  de? 


DE    LITTÉRATURE.  /fi 

»  particuliers  même  ont  puni  de  mort  des  citoyens 
»  séditieux.  Sont-ce  les  lois  qui  ont  borné  le  châ- 
»  timent  des  citoyens  coupables  ?  Mais  ceux  qui  se 
»  sont  déclarés  contre  la  République,  n'ont  jamais 
»  joui  des  droits  de  citoyen.  Crains-tu  les  repro- 
»  ches  de  la  génération  suivante?  Mais  le  peuple 
»  romain,  qui  t'a  conduit  de  si  bonne  heure  par 
»  tous  les  degrés  d'élévation,  jusqu'à  la  première 
»  de  ses  dignités ,  sans  nulle  recommandation  de 
»  tes  ancêtres ,  sans  te  connaître  autrement  que 
»  par  toi-même ,  le  peuple  romain  obtient  donc 
»  de  toi  bien  peu  de  reconnaissance  s'il  est  quel- 
»  que  considération  ,  quelque  crainte  qui  te  fasse 
»  oublier  le  salut  de  ses  citoyens  ! 

»  A  cette  voix  sainte  de  la  République ,  à  ces 
»  plaintes  qu'elle  peut  m' adresser,  pères  cons- 
»  cripts,  voici  quelle  est  ma  réponse.  Si  j'avais 
»  cru  que  le  meilleur  parti  a  prendre  fût  de  faire 
»  périr  Catilina,  je  ne  l'aurais  pas  laissé  vivre  un 
»  moment.  En  effet ,  si  les  plus  grands-hommes  de 
»  la  République  se  sont  honorés  par  la  mort  de 
»  Flaccus  ,  de  Saturnins ,  des  deux  Gracches  ,  je 
»  ne  devais  pas  craindre  que  la  postérité  me  con- 
»  damnât  pour  avoir  fait  mourir  ce  brigand ,  cent 
»  fois  plus  coupable  ,  et  meurtrier  de  ses  con- 
»  citoyens  ;  ou  s'il  était  possible  qu'une  action  si 
y>  juste  excitât  contre  moi  la  haine ,  il  est  dans 
»  mes  principes  de  regarder  comme  des  titres  de 
»  gloire  les  ennemis  qu'on  se  fait  par  la  vertu. 
»  Mais  il  est  dans  cet  ordre  même  ,  il  est  des 
»  hommes  qui  ne  voient  pas  tous  nos  dangers  et 
»  tous  nos  maux,  ou  qui  ne  veulent  pas  les  voir. 
»  Ce  sont  eux  qui ,  en  se  montrant  trop  faibles , 
»  ont  nourri  les  espérances  de  Catilina  ;  ce  sont 
»  eux  qui  ont  fortifié  la  conjuration  en  refusant 
»  de  la  croire.  Entraînés  par  leur  autorité,  beau- 
»  coup  de  citoyens  aveuglés  ou  médians  ,  si  j'avais 
I  se  vi  contre  Catilina,  m'auraient  accusé  de  cruauté 


46  COURS 

»  et  de  tyrannie.  Aujourd'hui,  s'il  se  rend,  comme 
))  il  l'a  résolu,  dans  le  camp  de  Mallius,  il  n'y 
»  aura  personne  d'assez  insensé  pour  nier  qu'il  ait 
»  conspiré  contre  la  patrie.  Sa  mort  aurait  réprimé 
»  les  complots  qui  nous  menacent,  et  ne  les  aurait 
»  pas  entièrement  étouffés.  Mais  s'il  emmené  avec 
»  lui  tout  cet  exécrable  ramas  d'assassins  et  d'in- 
»  cendiaires  ,  alors  non-seulement  nous  aurons 
»  détruit  cette  peste  qui  s'est  accrue  et  nourrie  au 
»  milieu  de  nous,  mais  même  nous  aurons  anéanti 
»  jusqu'aux  semences  de  la  corruption. 

»  Ce  n'est  pas  d'aujourd'hui ,  pères  conscripts , 
»  que  nous  sommes  environnés  de  pièges  et  d'em- 
»  bûches  y  mais  il  semble  que  tout  cet  orage  de 
»  fureur  et  de  crimes  ne  se  soit  grossi  depuis  long- 
))  tems  que  pour  éclater  sous  mon  consulat.  Si 
»  parmi  tant  d'ennemis  nous  ne  frappions  que  Ca- 
»  tilina  seul,  sa  mort  nous  laisserait  respirer,  il 
)>  est  vrai ,  mais  le  péril  subsisterait,  et  le  venin 
»  serait  renfermé  dans  le  sein  de  la  République. 
»  Ainsi  donc  ,  je  le  répète ,  que  les  médians  se  se- 
»  parent  des  bons  ;  que  nos  ennemis  se  rassemblent 
»  en  une  seule  retraite  ;  qu'ils  cessent  d'assiéger  le 
»  consul  dans  sa  maison,  les  magistrats  sur  leur  tri-  ' 
»  bunal,  les  pères  de  Rome  dans  le  sénat  ;  d'amasser 
»  des  flambeaux  pour  embraser  nos  demeures  ; 
»  enfin,  qu'on  puisse  voir  écrits  sur  le  front  de 
»  chaque  citojen  ses  sentimens  pour  la  Répu- 
»  blique.  Je  vous  réponds  ,  pères  conscripts,  qu'il 
»  y  aura  dans  vos  consuls  assez  de  vigilance,  dans 
»  cet  Ordre  assez  d'autorité ,  dans  celui  des  cheval 
»  liers  assez  de  courage ,  parmi  tous  les  bons  ci- 
»  toyens  assez  d'accord  et  d'union  pour  qu'au  dé-  : 
»  part  de  Caliliua,tout  ce  que  vous  pouvez  craindre 
»  de  lui  et  de  ses  complices  soit  à  la  fois  décou- 
»  vert ,  étouffe  et  puni. 

»  Ya  donc,  avec  ce  présage  de  notre  salut  et  de 
>>  ta  perte ,  avec  tous  les  satellites  que  que  tes  abQ- 


DE    LITTÉRATURE.  47 

»  minables  complots  ont  réunis  avec  toi  ;  va ,  dis- 
»  je  ,  Catilina  ,  donner  le  signal  d'une  guerre  sa- 
))  crilége.  Et  toi,  Jupiter  Stator,  dont  le  temple  a 
»  été  élevé  par  Romulus  ,  sous  les  mêmes  auspices 
»  que  Rome  même  !  toi,  nommé  dans  tous  les  tems 
»  le  soutien  de  l'Empire  romain  !  tu  préserveras 
»  de  la  rage  de  ce  brigand,  tes  autels,  ces  murs  et 
»  la  vie  de  tous  nos  citoyens  ;  et  tous  ces  ennemis 
»  de  Rome,  ces  déprédateurs  de  l'Italie,  ces  scéié- 
»  rats  liés  entre  eux  par  les  mêmes  forfaits,  seront 
)>  aussi,  vivans  et  morts,  réunis  à  jamais  par  les 
»  mêmes  supplices.  » 

Ce  fut  sans  doute  la  première  punition  de  Ca- 
tilina ,  d'avoir  à  essuj^er  cette  foudroyante  haran- 
gue. En  venant  au  sénat,il  s'exposait  à  cette  tempête. 
11  n'y  avait  aucun  moyen  d'interrompre  un  consul 
parlant  au  milieu  des  sénateurs,  et  l'usage  ne  per- 
mettait pas  même  d'interrompre  un  sénateur  opi- 
nant. Cependant  ni  la  voix  de  Cicéron  ni  celle  de 
la  conscience  ne  purent  intimider  assez  Catilina 
pour  lui  ôter  le  courage  de  répliquer.  11  prit  une 
contenance  hypocrite ,  et  se  leva  pour  répondre  ; 
mais  à  peine  eut-il  dit  quelques  phrases  vagues  que 
Salluste  nous  a  conservées,  et  qui  portent  sur  l'o- 
pinion que  doit  donner  de  lui  sa  naissance  opposée 
à  celle  de  Cicéron,  que  les  murmures  s'élevant  de 
tous  côtés  ,  lui  firent  bien  voir  qu'on  ne  reconnais- 
sait plus  en  lui  les  privilèges  d'un  sénateur.  Bientôt 
un  cri  général  l'empêcha  de  poursuivre  ;  les  noms 
de  parricide  et  d'incendiaire  retentissaient  à  ses 
oreilles  ;  il  fallut  alors  jeter  le  masque ,  et,  n'étant 
plus  maître  de  lui ,  il  laissa  pour  adieux  au  sénat 
ces  paroles  furieuses ,  citées  par  plusieurs  histo- 
riens, et  dont  l'énergie  est  remarquable  :  «  Puisque 
»  je  suis  poussé  à  bout  par  les  ennemis  qui  m'envi- 
»  ronnent ,  j'éteindrai  sous  des  débris  l'incendie 
»  qu'on  allume  autour  de  moi.  » 
L'événement  justifia  la  politique  de  Cicéron.  La, 


48  COURS 

nuit  suivante ,  Catilina  sortit  de  Rome  avec  trois 
cents  hommes  armes ,  et  alla  se  mettre  à  la  tête  des 
troupes  de  Mallius.On  sait  quelle  fut  l'issue  de  cette 
guerre,  et  que,  dans  cette  sanglante  bataille  où  il 
fut  défait ,  ses  soldats  se  firent  presque  tous  tuer, 
et  délivrèrent  Rome  et  l' Italie  de  ce  quelles  avaient 
de  plus  vicieux  et  de  plus  à  craindre  pour  leur 
repos.  Si  Ton  demande  pourquoi  Catilina ,  devant 
qui  Cicéron  avait  manifesté  ses  intentions  et  ses 
vues,  prend  précisément  le  parti  que  le  consul  desi- 
rait qu'il  prît,  c'est  qu'il  n'y  en  avait  pas  un  autre 
pour  lui,  c'est  que  tout  étant  découvert,  et  Rome 
si  bien  gardée  qu'il  ne  lui  était  guère  possible  d'y 
rien  entreprendre,  il  n'avait  plus  de  ressource  que 
la  force  ouverte  et  l'armée  de  Mallius. 

Dès  qu'il  fut  parti ,  Cicéron  monta  à  la  tribune 
aux  harangues,  et  rendit  compte  au  peuple  romain 
de  tout  ce  qui  s'était  passé  :  c'est  le  sujet  de  la  se- 
conde Catilinaire.  L'orateur  s'y  propose  principa- 
lement de  dissiper  les  fausses  et  insidieuses  alarmes 
que  les  partisans  secrets  de  Catilina  affectaient  de 
répandre ,  en  exagérant  ses  ressources  et  le  danger 
de  laRépublique.Cicéron  oppose  k ses  insinuations 
aussi  lâches  que  perfides,  le  tableau  fidèle  des  foi  ces 
des  deux  partis,  et  le  contraste  de  la  puissance 
romaine  et  d'une  armée  de  brigands  désespérés. 
En  effet,  il  était  évident  qu'on  ne  pouvait  craindre 
de  Catilina  qu'un  coup  de  main  ,  qu'un  de  ces  at- 
tentats subits  et  imprévus  qui  peuvent  bouleverser 
une  ville.  Ce  n'était  que  dans  Rome  qu'il  était 
vraiment  redoutable  :  réduit  à  faire  la  guerre ,  il 
devait  succomber.  Ainsi  tout  concourt  à  faire  voir 
que  les  vues  de  Cicéron  furent  aussi  justes  que  sa 
conduite  fut  noble  et  patriotique. 

Celle  des  conjurés  fut  si  imprudente ,  qu'elle 
précipita  leur  perte  long-tems  avant  celle  de  leur 
chef.  Il  avait  laissé  dans  Rome  Lentulus  etCéthe- 
gus?  et  quelques  autres  de  ses  principaux  confidens7 


DE    LïTTLRATtJRE.  fy 

pour  épier  le  moment  de  se  défaire,  s'il  était  pos- 
sible ,  de  cet  infatigable  consul  ,  le  plus  grand  obs- 
tacle à  tous  leurs  desseins,  pour  mettre  le  feu  dans 
Rome,  et  attaquer  le  sénat  à  l'instant  où  Catilina 
se  montrerait  aux  portes  avec  son  armée;  enfin  pour 
grossir  jusque-là  leur  parti  par  tous  les  moyens 
imaginables.  Ils  essayèrent  d'y  entraîner  les  dé- 
putes des  Allobroges,  et  leur  remirent  un  plan  de 
la  conjuration  avec  leur  signature.  Tout  fut  porté 
sur-le-champ  à  Cicéron.  Muni  de  ees  pièces  de 
conviction,  il  convoque  le  sénat,  mande  chez  lui 
Lentulus,  Céthegus,  Geparius,  Gabiniuset  Stati- 
lius,  qui  ne  se  doutant  pas  qu'ils  fussent  trahis, se 
rendent  à  ses  ordres.  Il  s'empare  de  leur  personne 
et  les  mené  avec  lui  au  sénat,  où  il  fait  introduire 
d'abord  les  députés  des  Allobroges.  On  entend  leur 
déposition  ;  on  ouvre  les  dépêches  :  les  preuves 
étaient  claires.  Les  coupables  sont  foi  ces  de  recon- 
naître leur  seing  et  leur  cachet.  C'est  à  cette  occa- 
sion que  l'on  rapporte  une  bien  belle  parole  de  Ci- 
céron à  Lentulus.  Ce  conjuré  était  de  la  famille  des 
Cornéliens ,  la  plus  illustre  de  Rome.  Lui-même 
était  alors  préteur.  Son  cachet  représentait  la  tête 
de  son  aïeul,  qui  avait  été  un  exeellent  citoyen. 
Le  reconnaissez-vous ,  ce  cachet?  lui  dit  le  con- 
sul. C'est  l'image  de  votre  aïeul ,  qui  a  si  bien 
mérité  de  la  République*  Comment  la  seule  vue 
de  cette  tête  vénérable  ne  vous  a-t-ellepas  arrêté 
au  moment  où  vous  alliez  vous  en  servir  pour 
signer  le  crime  ? 

Le  sénat  décerne  des  recompenses  aux  Allobro- 
ges ,  des  actions  de  grâces  et  des  honneurs  sans 
exemple  au  consul  :  on  ordonne  les  fêtes  appelées 
Supplications  y  qui  après  le  triomphe  étaient  le 
prix  le  plus  honorable  des  victoires.  Cicéron  ha- 
rangue le  peuple  et  lui  expose  tout  ce  qui  s'est  fait 
dans  le  sénat  ?  et  de  quel  péril  Rome  vient  d'être 
délivrée  :  c'est  la  troisième  Catiîinaire.  Enfin,  il 
3.  3 


5o  COURS 

ne  s'agissait  plus  que  de  décider  du  sort  des  cou- 
pables. Silanus,  désigné  consul  pour  l'année  sui- 
vante, opine  à  la  mort.  Son  avis  est  suivi  de  tous 
cçux  qui  parlent  après  lui,  jusqu'à  César,  qui  opine 
k  la  prison  perpétuelle  et  à  la  confiscation  des 
biens.  Il  avait  déjà  un  grand  crédit,  et  son  opi- 
nion pouvait  entraîner  d'autant  plus  de  voix ,  que 
ceux  même  qui  étaient  les  plus  attachés  à  Cicéron, 
craignant  que  quelque  jour  on  ne  lui  demandât 
compte  du  sang  des  citoyens,  qui ,  dans  les  formes 
ordinaires,  ne  pouvaient  être  condamnés  à  mort 
que  par  le  peuple,  paraissaient  incliner  à  l'indul- 
gence, pour  ne  pas  exposer  un  grand-homme  qu'ils 
chérissaient.  Ils  semblaient  chercher  dans  ses  yeux 
l'avis  qu'ils  devaient  ouvrir.  Cicéron  s'aperçut  du 
danger  nouveau  que  courait  la  République  dans  ce 
moment  de  crise  :  il  savait  que  les  amis  et  les  par- 
tisans des  conjurés  ne  s'occupaient  qu'à  se  mettre 
en  état  de  forcer  leur  prison;  et  si  le  sénat  eût  molli 
dans  une  délibération  si  importante ,  c'en  était  I 
assez  pour  relever  le  parti  de  Catilina.  L'intré- 
pide consul  prit  la  parole ,  et  c'est  dans  cette  ha- 
rangue ,  qui  est  la  quatrième  Catilinaire ,  qu'il  a 
le  plus  manifesté  l'élévation  de  ses  sentimens,  et 
ce  dévoûment  d'une  ame  vraiment  romaine ,  qui 
n'ignorait  pas  ses  propres  périls  ,  et  qui  les  bravait 
pour  le  salut  de  l'Etat. 

«  Je  m'aperçois  ,  pères  conscripts  ,  que  tous 
»  les  yeux  sont  tournés  sur  moi ,  que  vous  êtes 
»  occupés  non-seulement  des  dangers  de  la  Repu- 
»  blique ,  mais  des  miens.  Cet  intérêt  particulier 
»  qui  se  mêle  au  sentiment  de  nos  malheurs  com- 
»  muns,  est  sans  doute  un  témoignage  bien  doux 
»  et  bien  flatteur;  mais,  je  vous  en  conjure  au 
»  nom  des  dieux,  oubliez-le  entièrement,  et, 
»  laissant  à  part  ma  propre  sûreté,  ne  songez  qu'à 
»  la  votre  et  à  celle  de  vos  enfans.  Si  telle  est 
»  ma  condition ,  que  tous  les  maux  ,  toutes  les 


BE    LITTERATTTRE.  5ï 

&  afflictions,  tous  les  revers  doivent  se  rassembler 
»  sur  moi  seul ,  je  les  supporterai  non-seulement 
»  avec  courage ,  mais  avec  joie ,  pourvu  que  par 
»  mes  travaux  j'assure  votre  dignité  et  le  salut 
»  du  peuple  romain.  Depuis  qu'il  m'a  décerné 
»  le  consulat ,  vous  le  savez ,  les  tribunaux ,  sanc- 
»  tuaires  de  la  justice  et  des  lois;  le  champ  de 
»  Mars ,  consacré  par  les  auspices  ;  l'assemblée  du 
»  sénat  /qui  est  le  refuge  des  nations,  l'asyle  des 
»  dieux  pénates ,  regardé  comme  inviolable  ;  le 
»  lit  domestique,  où  tout  citoyen  repose  en  paix  ; 
»  enfin  ce  siège  d'honneur  ,  cette  chaire  curule , 
»  ont  été  pour  moi  un  théâtre  de  dangers  renais- 
»  sans    et   d'alarmes    continuelles  :    c'est   à  ces 
»  conditions  que  je  suis  consul.  J'ai  souffert,  j'ai 
*  dissimulé ,  j'ai  pardonné  :  j'ai  guéri  plusieurs 
»  de  vos  blessures  en  cachant  les  miennes;  et  si 
»  les  dieux  ont  arrêté  que  ce  serait  à  ce  prix  que 
y>  je  sauverais  du  fer  et  des  flammes ,  de  toutes  les 
»  horreurs  du  pillage  et  de  la  dévastation ,  Rome 
»  et  l'Italie ,  vos  femmes ,  vos  enfans ,  les  prê- 
»  tresses  deVesta,  les  temples  et  les  autels,  quel 
»  que  soit  le  sort  qui  m'attend ,  je  suis  prêt  à  le 
»  subir.  Lentulus  a  bien  pu  croire  que  la  destruc- 
»  tion  de  la  République  était  attachée  à  sa  destinée 
»  et  au  nom  Cornélien  :  pourquoi  ne  m'applaudi- 
»  rais-je  pas  que  l'époque  de  mon  consulat  ait  été 
»  fixée  par  les  destins  pour  sauver  la  République? 
»  Ne  pensez  donc  qu  à  vous-mêmes,  pères  cons- 
»  Ciïpts ,  et  cessez  de  penser  a  moi.  D'abord  je  dois 
»  espérer  que  les  dieux,  protecteurs  de  cet  Empii  e , 
»  m'accorderont  la  récompense  que  j'ai  méritée  ; 
»  mais  s'il  en  arrivait  autrement,  je  mourrai  sans 
»  regret;  car  jamais  la  mort  ne  peut  être  ni  hon- 
»  teuse  pour  un  homme  courageux,  ni  prématurée 
»  pour  un  consulaire ,  ni  à  craindre  pour  le  sage. 
»  Ce  n'est  pas  que  je  me  fasse  gloire  d'être  insen- 
»  §ible  aux  larmes  de  mon  frère  qui  est  ici  pré- 


5^  COURS 

»  sent ,  k  la  douleur  que  vous  me  témoignez  tous  ; 
»  que  ma  pensée  ne  se  reporte  souvent  sur  la  dé- 
»,  solation  où  j'ai  laissé  chez  moi  une  épouse  et 
»  une  fille  également  chères,  également  frappées 
»  de  mes  dangers  5  un  fils  encore  enfant  ,  que  Rome 
»  semble  porter  dans  son  sein  comme  un  garant 
»  de  ce  que  lui  doit  mon  consulat  ;  que  mes  yeux 
»  ne  se  retournent  sur  un  gendre  qui  dans  cette 
»  assemblée  attend ,  ainsi  que  vous  ,  avec  inquié- 
»  tnde  l'événement  de  cette  journée  :  je  suis  tou- 
»  ché  de  leur  situation  et  de  leur  sensibilité  ,  je 
»  l'avoue  ;  mais  c'est  une  raison  de  plus  pour  que 
*>  j'aime  mieux  les  sauver  tous  avec  vous, même 
«  quand  je  devrais  périr ,  que  de  les  voir  enve- 
»  loppés  avec  vous  dans  une  même  ruine.  En  effet, 
»  pères  conscripts  regardez  l'orage  qui  vous  rae- 
»  nace  si  vous  ne  le  prévenez.  Il  ne  s'agit  point 
Y>  ici  d'un  Tibérius  Gracchus  ,  qui  ne  voulait 
»  qu'obtenir  un  second  tribunat  ;  d'un  Caïus,  qui 
)•)  ameutait  dans  les  comices  les  tribus  rustiques; 
»  d'un  Saturninus,  qui  n'était  coupable  que  du 
»  meurtre  d'un  seul  citoyen ,  de  Memmius  :  vous 
»  avez  à  juger  ceux  qui  ne  sont  restés  dans  Rome 
»  que  pour  l'incendier,  pour  y  recevoir  Catilina, 
»  pour  vous  égorger  tous  ;  vous  avez  dans  vos 
»  mains  leurs  lettres ,  leurs  signatures ,  leur  aveu. 
»  Ils  ont  voulu  soulever  les  Allobroges,  armer 
»  les  esclaves,  introduire  Catilina  dans  nos  murs  ; 
»  en  un  mot ,  leur  dessein  était  qu'après  nous 
»  avoir  fait  périr  tous ,  il  ne  restât  pas  un  seul 
»  citoyen  qui  put  pleurer  sur  les  débris  de  l'Etat, 
»  Yoiïa  ce  qui  est  prouvé ,  ce  qui  est  avoué  ; 
»  voilà  sur  quoi,  pères  conscripts ,  vous  avez  déjà 
»  prononcé  vous-mêmes.  Et  que  faisiez -vous  en 
»  effet,  quand  vous  avez  porté  en  ma  faveur  un 
»  décret  d'actions  de  grâces  pour  avoir  découvert 
»  et  prévenu  une  conspiration  de  scélérats  aimés 
})  contre  la  patrie;  quand  vous  avez  forcé  Lentulus 


DE    LITTERATURE.  55 

»  à  se  démettre  de  la  préture  ;  quand  vous  l'avez 
»  mis  en  prison  lui  et  ses  complices  ;  quand  vous 
»  avez  ordonne  une  supplication  aux  dieux ,  lion- 
»  neur  qui  jusqu'à  moi  n'a  jamais  été  accordé 
»  qu'aux  généraux  vainqueurs  ;  enfin ,  quand  vous 
»  avez  honoré  des  plus  grandes  récompenses  la 
»  fidélité  des  Allobroges?  Tous  ces  actes  si  solen- 
»  nels ,  si  multipliés ,  ne  sont-ils  pas  la  condam- 
»  nation  des  conjurés?  Cependant,  puisque  j'ai 
»  cru  devoir  mettre  l'affaire  en  délibération  dé- 
fi vant  vous  ,  puisqu'il  s'agit  de  statuer  sur  la 
»  peine  due  aux  coupables  ,  je  vais  vous  dire, 
»  avant  tout ,  ce  qu'un  consul  ne  doit  pas  vous 
»  laisser  ignorer.  Je  savais  bien  qu'il  régnait  dans 
»  les  esprits  une  sorte  de  vertige  et  de  fureur,  que 
»  l'on  cherchait  à  exciter  des  troubles,  que  Ton 
»  avait  de  pernicieux  desseins  ;  mais  je  n'avais 
»  jamais  cru,  je  l'avoue ,  que  des  citoyens  romains 
»  pussent  former  de  si  abominables  complots.  Si 
»  vous  croyez  que  peu  d'hommes  y  aient  trempé , 
»  pères  conscripts ,  vous  vous  trompez  :  le  mal 
»  est  plus  étendu  que  vous  ne  le  croyez.  Il  a  non- 
.  »  seulement  gagné  l'Italie  ,  il  a  passé  les  Alpes  il 
»  s'est  glissé  sourdement  dans  les  provinces  :  les 
»  lenteurs  et  les  délais  ne  peuvent  que  l'accroître  ; 
»  vous  ne  sauriez  trop  tôt  l'étouffer ,  et  quelque 
»  parti  que  vous  choisissiez,  vous  n'avez  pas  un 
»  moment  à  perdre  :  il  faut  prendre  votre  réso- 
»  tion  avant  la  nuit.  » 

Il  discute  en  cet  endroit  l'avis  de  Silanus  et 
celui  de  César,  toujours  avec  les  plus  grands 
ménagemens  pour  ce  dernier.  Il  a  même  l'adresse 
de  faire  sentir  qu'il  ne  faut  pas  croire  que  son 
avis  ait  été  dicté  par  une  indulgence  criminelle» 
Il  entre  habilement  dans  la  pensée  de  César, 
qui,  ne  voulant  pas  avoir  l'air  d'épargner  les 
conjurés,  avait  paru  regarder  la  captivité  per- 
pétuelle cofrime  une  peine  beaucoup  plus  S  avère 


64  COURS 

que  la  mort,  qui  n'est  que  la  fin  de  tous  les 
maux.  11  appuie  sur  cette  idée,  et  n'insiste  sur 
la  peine  de  mort, que  parce  que  les  circonstance» 
et  l'intérêt  de  l'Etat  3a  rendent  nécessaire.  Après 
ce  détail  ,  il  semble  prendre  de  nouvelles  forces 

{>our  donner  au  sénat  tout  le  courage  dont  il  est 
ui-même  animé,  et  cette  dernière  partie  de  son 
discours  inspire  cet  intérêt  mêlé  d'admiration, 
qui  est  un  des  plus  beaux  effets  de  l'éloquence. 

«  Je  ne  dois  pas  vous  dissimuler  ce  que  j'en- 
»  tends  tous  les  jours  :  de  tous  cotés  viennent  à 
»  mes  oreilles  les  discours  de  ceux  qui  semblent 
»  craindre  que  je  n'aie  pas  assez  de  moyens,  assez 
»  de  forces  pour  exécuter  ce  que  vous  avez  résolu. 
»  Ne  vous  y  trompez  pas ,  pères  conscripts  :  tout 
ï)  est  préparé ,  tout  est  prévu ,  tout  est  assuré ,  et 
»  par  mes  soins  et  ma  vigilance  ,  et  plus  encore 
»  par  le  zeïe  du  peuple  romain  ,  qui  veut  con- 
»  server  son  Empire ,  ses  biens  et  sa  liberté.  Yous 
»  avez  pour  vous  tous  les  ordres  de  l'Etat  :  des 
»  citoyens  de  tout  âge  ont  rempli  la  place  publi- 
»  que  et  les  temples,  et  occupent  toutes  les  ave- 
»  nues  qui  conduisent  au  lieu  de  cette  assemblée. 
»  C'est  qu'en  effet  cette  cause  est  la  première  de- 
d  puis  la  fondation  de  Rome ,  oà  tous  les  citoyens 
»  n'aient  eu  qu'un  même  sentiment ,  qu'un  même 
»  intérêt ,  excepté  ceux  qui ,  trop  sûrs  du  sort  que 
»  leur  réservent  les  lois  ,  aiment  mieux  tomber 
*)  avec  la  République  que  de  périr  seuls.  Je  les 
»  excepte  volontiers,  je  les  sépare  de  nous  :  ce  ne 
j)  sont  pas  nos  concitoyens  ;  ce  sont  nos  plus  mor- 
r>  tels  ennemis.  Mais  tous  les  autres , grands  dieux! 
»  avec  quelle  ardeur,  avec  quel  courage,  avec 
»  quelle  affluence  ils  se  présentent  pour  assurer  la 
»  dignité  et  le  salut  de  tous  !  Vous  parlerai-je  des 
*>  chevaliers  romains, qui,  vous  cédant  le  premier 
»  rang  dans  l'Etat,  ne  disputent  avec  vous  que  de 
»  zèle  et  d'amour  pour  la  patrie?  Après  les  longs 


DÉ    LITTERATURE.  5Ï 

»  débats  qui  vous  ont  divisés,  ce  jour  de  danger^ 
»  la  cause   commune ,  vous  les  a  tous  attachés  ; 
»  et  j'ose  vous  répondre  que  toutes  les  parties  de 
»  l'administration  publique  ne  doivent  plus  re- 
»  douter  aucune  atteinte,  si  cette  union  établie 
))  pendant  mon  consulat  peut  être  à  jamais  affer- 
))  mie.  Je  vois  ici  parmi  vous,  je  vois  remplis  du 
»  même  zèle  les  tribuns  de  l'épargne ,  ces  dignes 
»  citoyens  qui,  dans  ce  même  jour  j  pour  con- 
»  courir  à  la  défense  générale  1    ont  quitté   les 
»  fonctions  qui  les  appelaient ,  ont  renoncé  au 
»  profit  de  leurs  charges ,  et  sacrifié  tout  autre  in- 
»  térêt  a  celui  qui  nous  rassemble.  Et  quel  est  en 
»  effet  le  Romain  à  qui  l'aspect  de  la  patrie  et 
»  le  jour  de  la  liberté  ne  soient  des  biens  chers  et 
»  précieux  ?  N'oubliez  pas  dans  ce  nombre  les 
»  affranchis ,  ces  hommes  qui ,  par  leurs  travaux 
»  et  leur  mérite ,  se  sont  rendus  dignes  de  partager 
»  vos  droits  ,  et  dont  Rome  est  devenue  la  mère , 
»  tandis  que  ses  enfans  les  plus  illustres,  par  leur 
))  nom  et  leur  naissance ,  ont  voulu  l'anéantir* 
»  Mais  que  dis-je  ?  des  affranchis  ?  Il  n'y  a  pas 
»  même  un  esclave ,  pour  peu  que  son  maître  lui 
))  rende  la  servitude  supportable  ,  qui  n'ait  les 
))  conjurés  en  horreur  ,  qui  ne  désire  que  laRépu^ 
»  blique  subsiste ,  et  qui  ne  soit  prêt  à  y  contri- 
»  buer  de  tout  son  pouvoir.  N'ayez  donc  aucune 
»  inquiétude ,  pères  conscripts ,  de  ce  que  vous 
»  avez  entendu    dire  qu'un   agent   de  Lentulus 
»  cherchait  a  soulever  les  artisans  et  le  petit  peu- 
»  pie.  11  l'a  tenté,  il  est  vrai ,  mais  vainement; 
»  il  ne  s'en  est  pas  trouvé  un  seul  assez  dénué  de 
»  ressources ,  ou  assez  dépravé  de  caractère  ,  pour 
»  ne  pas  désirer  de  jouir  tranquillement  du  fruit 
»  de  son  travail  journalier,  de  sa  demeure  et  de 
»  son  lit.  Toute  cette  classe  d'hommes  ne  peut 
»  même  fonder  sa  subsistance  que  sur   la  tran- 
»  quillité  publique  :  leur  gain  diminue  quand 


56  cours 

f  leurs  ateliers  sont  fermés  :  que  serait-ce  s'ils 
y>  étaient. embrases?  Ne  craignez  donc  pas  que  le 
»  peuple  romain  vous  manque  :  craignez  vous- 
»  mêmes  de  manquer  au  peuple  romain.  Yous 
»  avec  un  consul  que  les  dieux  ,  en  l'arrachant 
»  aux  embûches  et  a  la  mort ,  n'ont  pas  conservé 
i)  pour  lui-même ,  mais  pour  vous.  La  patrie  com- 
»  mune  ,  menacée  des  glaives  et  des  flambeaux 
»  par  une  conjuration  impie,  vous  tend  des  mains 
»  suppliantes  -,  elle  vous  recommande  le  capitole  , 
»  les  feux  éternels  de  Vesta ,  garans  de  la  durée 
»  de  cet  Empire  ;  elle  vous  recommande  ses  murs; 
»  ses  dieux,  ses  habitans.  Enfin,  c'est  sur  votre 
»  propre  vie ,  sur  celle  de  vos  femmes  et  de  ves 
»  enfans ,  sur  vos  biens ,  sur  la  conservation  de 
»  vos  foyers ,  que  vous  avez  à  prononcer  aujour- 
»  d'hui.  Songez  combien  il  s'en  est  peu  fallu  que 
»  cet  édifice  de  la  grandeur  romaine,  fondé  par 
;»  tant  de  travaux,  élevé  si  haut  par  les  dieux, 
»  n'ait  été  renversé  dans  une  nuit.  C'est  à  vous 
»  de  pourvoir  à  ce  que  désormais  un  semblable 
»  attentat  ne  puisse ,  je  ne  dis  pas  être  commis  , 
»  mais  même  être  médité.  Si  je  vous  parle  ainsi , 
»  pères  conseripts,  ce  n'est  pas  pour  exciter  votre 
»  zèle  ,  qui  va  sans  doute  au  devant  du  mien  ; 
»  c'est  afin  que  ma  voix ,  qui  doit  être  la  première 
»  entendue,  s'acquitte  en  votre  présence  des  de- 
»  voirs  de  votre  consul.  Je  n'ignore  pas  que  je  me 
»  fais  autant  d'ennemis  implacables  qu'il  existe 
»  de  conjurés ,  et  vous  savez  quel  en  est  le  nom- 
»  bre  -7  mais  ils  sont  tous  ,  à  mes  yeux ,  vils  ,  fai- 
j  bies  et  abjects  ;  et  quand  même  il  arriverait 
»  qu'un  jour  leur  fureur,  excitée  et  soutenue  par 
»  quelque  ennemi  plus  puissant ,  prévalût  contre 
»  moi  sur  vos  droits  et  sur  ceux  de  la  République, 
:»  jamais  je  ne  me  repentirai  de  mes  actions  ni  de 
»  mes  paroles.  La  mort  dont  ils  me  menacent ,  est 
»  réservée  à  tous  les  hommes  )  mais  la  gloire  dont 


DE    LlTTLiKAIURL  5j 

»  vos  décrets  m'ont  couvert  ,  n'a  été  réservée  qu'a 
»  moi.  Les  autres  ont  été  honorés  pour  avoir 
»  servi  la  patrie  ;  mais  vos  décrets  n'ont  attribué 
»  qu'à  moi  seul  l'honneur  de  l'avoir  sauvée.  Qu'il 
»  soit  a  jamais  célèbre  dans  vos  fastes ,  ce  Scipion 
»  qui  arracha  l'Italie  des  mains  d'Annibal  ;  cet 
»  autre  Scipion  qui  renversa  Cartilage  et  Nu- 
»  mance  ,  les  deux,  plus  cruelles  ennemies  de 
»  Rome  ;  ce  Paul  Emile ,  dont  un  roi  puissant 
»  suivit  le  char  de  triomphe  ;  ce  Marius ,  qui  dé- 
»  livra  l'Italie  des  Cimbres  et  des  Teutons  ;  que 
»  l'on  mette  au-dessus  de  tout  le  grand  Pompée , 
»  dont  les  exploits  n'ont  eu  d'autres  bornes  que 
»  celles  du  monde  J  il  restera  encore  une  place 
»  assez  honorable  à  celui  qui  a  conservé  aux  vain- 
»  queurs  des  nations  une  patrie  où  ils  puissent 
>  venir  triompher.  Je  sais  que  la  victoire  étran- 
»  gère  a  cet  avantage  sur  la  victoire  domestique , 
»  que  dans  l'une  les  vaincus  deviennent  des  sujets 
»  soumis  ou  des  alliés  fidèles  >  dans  l'autre ,  ceux 
»  qu'une  fureur  insensée  a  rendus  ennemis  de  l'E- 
»  tat ,  ne  peuvent ,  quand  vous  les  avez  empêchés 
»  de  nuire ,  être  réprimés  par  les  armes  ni  fléchis 
»  par  les  bienfaits.  Je  m'attends  donc  a  une  guerre 
»  éternelle  avec  les  médians.  3e  la  soutiendrai 
»  avec  le  secours  de  tous  les  bons  citoyens  7  et 
»  j'espère  que  la  réunion  du  sénat  et  des  cheva- 
»  liers  sera  ,  dans  tous  les  tems  ,  une  barrière 
»  qu'aucun  effort  ne  pourra  renverser. 

»  Maintenant ,  pères  conscrits ,  tout  ce  que  je 
»  vous  demande  en  récompense  de  ce  que  j'ai  sa- 
»  crifîé  pour  vous  ,  du  gouvernement  d'une  pro- 
»  vince  et  du  commandement  d'une  armée  où  j'ai 
y)  renoncé  pour  veiller  à  la  sûreté  de  l'Etat  ?  de 
y>  tous  les  honneurs  et  de  tous  les  avantages  que 
))  j'ai  négligés  pour  ce  seul  motif,  de  tous  les 
d  soins  que  j'ai  pris,  de  tout  le  fardeau  dont  je 
i  me  suis  chargé  5  tout  ce  que  je  vous  demande  , 


58  cours 

»  c'est  de  garder  un  souvenir  fidèle  de  mon  consu- 
»  lat,  Ce  souvenir,  tant  qu'il  sera  présent  à 
»  votre  esprit,  sera  le  plus  ferme  rempart  que 
j>  je  puisse  opposer  à  la  haine  et  a  l'envie.  Si  mes 
»  espérances  sont  trompées ,  si  les  médians  l'em- 
»  portent ,  je  vous  recommande  l'enfance  de  mon 
»  fils,  et  je  n'aurai  rien  a  craindre  pour  lui, 
V  rien  ne  doit  manquer  un  jour  ni  à  sa  sûreté  ni 
»  même  à  sa  dignité  si  vous  vous  souvenez  qu'il 
»  est  le  fils  d'un  homme  qui ,  à  ses  propres  périls, 
»  vous  a  garantis  de  ceux  qui  vous  menaçaient. 

»  Ce  qui  vous  reste  à  faire  en  ce  moment ,  c'est 
»  de  statuer  avec  promptitude  et  fermeté  sur  la 
»  cause  de  Rome  et  de  l'Empire;  et  quoi  que 
»  vous  puissiez  décider,  croyez  que  le  consul 
»  saura  maintenir  votre  autorité ,  faire  respecter 
»  vos  décrets,  et  en  assurer  l'exécution.  » 

C'est  avec  ce  langage  qu'on  intimide  les  mé- 
dians ,  qu'on  rassure  le  faibles ,  qu'on  encourage 
les  bons  ;  en  un  mot ,  que  l'ame  d'un  seul  homme 
devient  celle  de  toute  une  assemblée ,  de  tout  un 
peuple.  La  sentence  de  mort  fut  prononcée  d'une 
voix  presque  unanime ,  et  exécutée  sur  le  champ. 
Cicéron ,  un  moment  après ,  trouva  les  partisans , 
les  amis ,  les  parens  des  conjurés ,  encore  atrou- 
pés  dans  la  place  publique  :  ils  ignoraient  le  sort 
des  coupables,  et  n'ava'ent  pas  perdu  toute  es- 
pérance. Ils  ont  vécu  y  leur  dit  le  consul  en  se 
tournant  vers  eux  y  et  ce  seul  mot  fut  un  coup  de* 
foudre  qui  les  dissipa  tous  en  un  moment.  Il  était 
nuit  :  Cicéron  fut  reconduit  chez  lui  aux  accla- 
mations de  tout  le  peuple,  et  suivi  des  principaux 
du  sénat.  On  plaçait  des  flambeaux  aux  portes 
des  maisons ,  pour  éclairer  sa  marche.  Les  femmes, 
étaient  aux  fenêtres  pour  le  voir  passer  ,  et  le  mon- 
traient à  leurs  enfans.  Quelque  temps  après  f 
Caton  devant  le  peuple  7  et  Catulus  dans  le  sénat , 
Jui  décernèrent  Je  nQxn  de  Peie  de  la  patrie,  titre 


DE    LITTÉRATURE.  5j) 

ai  glorieux,  que  dans  la  suite  la  flatterie  rattacha 
a  la  dignité  impériale,  mais  que  Rome  libre  ,  dit 
heureusement  Juvénal ,  n'a  donné  qu'au  seul 
Cicéron. 

Roma  patrem  patrlœ  Ciceronem  libéra  dixit. 

Juvisr. 

Tous  ces  faits  sont  si  connus ,  nous  sont  si  fa- 
miliers dès  nos  premières  études ,  que  je  ne  les 
aurais  pas  même  rappelés  s'ils  ne  faisaient  une 
partie  nécessaire  de  l'objet  qui  nous  occupe  et 
des  ouvrages  que  nous  considérons  ;  et  j'ai  pu  m'y 
refuser  d'autant  moins,  qu'il  est  plus  doux,  en 
faisant  l'histoire  du  génie,  de  faire  en  même 
tems  celle  de  la  vertu. 

SECTION    V. 

Des  autres  harangues  de  Cicéron* 

Dans  le  tems  même  où  les  dangers  de  la  Ré- 
publique occupaient  tous  les  momens ,  toutes  les 
pensées  de  Cicéron  ;  lorsqu' après  avoir  forcé  Ca 
tilina  de  sortir  de  Rome  ,  il  observait  tous  les  pas 
des  conjurés ,  et  cherchait  a  s'assurer  des  preuves 
du  crime  ,  il  se  chargea  dans  les  tribunaux  d'une 
affaire  très-importante  ,  et  dont  le  succès  intéres- 
sait à  la  fois  son  amitié ,  son  éloquence  et  sa  po- 
litique. On  aurait  peine  à  concevoir  comment 
chez  lui  les  soins  de  l'administration  laissaient 
place  encore  aux  affaires  du  barreau  ;  comment , 
parmi  tant  de  fatigues  qui  lui  permettaient  a  peine 
quelques  heures  de  sommeil ,  le  consul  eut  en- 
core le  loisir  d'être  avocat ,  et  de  composer  un 
plaidoyer  aussi  bien  travaillé  que  celui  dont  je 
vais  parler ,  si  l'on  ne  savait  quelle  prodigieuse 
facilité  de  travail  il  tenait  de  la  nature  et  de  l'ha^ 
bitude,  et  ce  que  peut  l'homme  qui  s  est  accou- 
tumé a  faire  un  usage  continuel  de  son  tems  et  de 


6o  COURS 

.son  génie.  D'ailleurs  ,  le  premier  de  tous  les  inté- 
rêts pour  Cicéron  ,  celui  de  l'Etat  ,  l'appelait  à  la 
défense  de  Licinius  Muréna ,  désigné  consul  pour 
l'année  suivante,  mais  alors  accusé  de  brigue  ,  et 
h  qui  une  condamnation  juridique  pouvait  faire 
perdre  la  dignité  qu'il  avait  obtenue.  C'était  un 
citoyen  plein  d'honneur  et  de  courage ,  qui  avait 
servi  avec  la  plus  grande  distinction  sous  Lucul- 
lus,  et  très-attaché  a  Cicéron  et  à  la  patrie.  Dans 
le  trouble  et  le  désordre  où  étaient  les  affaires  pu- 
bliques ,  il  était  de  la  dernière  importance  que  la 
bonne  cause  ne  perdît  pas  un  tel  appui ,  que  Mu- 
réna entrât  en  charge  au  jour  marqué ,  et  qu'on 
ne  fût  pas  exposé  aux  dangers  d'une  nouvelle 
élection.  Les  circonstances  rendaient  la  défense 
difficile  et  délicate.  Cicéron  lui-même ,  à  la  prière 
de  tous  les  honnêtes  gens,  révolté  de  la  corrup- 
tion qui  régnoit  dans  les  comices ,  avait  porté 
contre  la  brigue  une  loi  plus  sévère  que  les  pré- 
cédentes. Muréna  avait  pour  accusateur  l'un  de  ses 
compétiteurs  au  consulat,  Sulpicius,  juriscon- 
sulte renommé  ,  et  compté  aussi  parmi  les  amis 
de  Cicéron.  Mais  ce  qui  donnait  le  plus  de  poids 
à  l'accusation  ,  c'est  qu'elle  était  soutenue  par  un 
homme  dont  le  caractère  était  généralement  res- 
pecté, par  Caton,  qui  dans  ce  même  tems  était 
près  d'obtenir  le  tribun  a  t.  Pressé  de  faire  un 
exemple ,  il  avait  dit  publiquement  que  l'année 
ne  se  passerait  pas  sans  qu'il  accusât  un  consu- 
laire. On  peut  croire  que  l'excès  de  son  zèle  mit 
un  peu  de  précipitation  et  d'humeur  dans  ses 
poursuites;  car,  au  rapport  des  historiens,  Mu- 
réna, sans  être  absolument  irréprochable,  n'é- 
tait pas  dans  le  cas  de  la  loi ,  et  ne  s'était  permis 
que  cette  espèce  de  sollicitation  passée  en  usage  , 
et  que  les  plus  honnêtes  gens  ne  rougissaient  pas 
d'employer.  On  ne  pouvait  lui  imputer  aucune 
transgression  formelle  ,  et  ce  n'était  pas  i'exem- 


DE    LITTERATURE.  6t 

pie  qu'il  fallait  choisir  :  aussi  fut-il  absous  par 
tous  les  suffrages.  Nous  avons  entendu  l'orateur 
romain  tonnant  contre  Y  erres  et  Catilina  avec 
toute  la  véhémence ,  tout  le  pathétique ,  toute 
l'énergie  de  l'éloquence  animée  par  la  vertu  et  la 
patrie.  Nous  allons  voir  son  talent  et  son  style 
se  plier  à  un  ton  tout  différent.  Nous  passons  ici 
du  sublime  au  simple,  et  nous  verrons  comme  il 
saisit  habilement  tous  les  caractères  propres  à  ce 
genre  de  composition  oratoire,  l'art  de  la  discus- 
sion ,  le  choix  des  exemples ,  l'agrément  des  tour- 
nures,la  fînesse,la  délicatesse  et  même  la  gaîté,cellc 
du  moins  que  la  nature  de  la  cause  peut  comporter. 
Cicéron  ,  après  avoir  établi ,  dans  un  exorde 
aussi  noble  qu'intéressant,  les  rapports  et  les  liai- 
sons qui  l'attachent  à  Muréria  ;  après  avoir  réfuté 
les  imputations  de  Sulpicius ,  poursuit  ainsi  : 

«  11  est  temps  d'en  venir  au  plus  grand  appui  de 
»  nos  adversaires ,  à  celui  qu'on  peut  regarder 
))  comme  le  rempart  de  nos  accusateurs ,  à  Caton  ; 
j)  et  quelque  gravité ,  quelque  force  qu'il  apporte 
»  dans  cette  cause ,  je  crains  beaucoup  plus ,  je  l'a- 
j)  voue  ,  son  autorité  que  ses  raisons.  Je  deman- 
»  derai  d'abord  que  la  dignité  personnelle  de 
J>  Caton,  l'espérance  prochaine  du  tribunat ,  la 
»  gloire  de  sa  vie ,  ne  soient  point  des  armes 
»  contre  nous,  et  que  les  avantages  qu'il  n'a  re- 
))  eus  que  pour  être  utile  à  tous  ,  ne  servent  pas  à 
))  la  perte  d'un  seul.  Scipion  l'Africain  avait  été 
»  deux  fois  consul ,  avait  renversé  Carthage  et 
»  Numance  ,  les  deux  terreurs  de  cet  Empire , 
»  quand  il  accusa  Lucius  Cotta  :  il  avait  pour  lui 
»  une  grande  éloquence ,  une  grande  réputation 
»  de  probité  et  d'intégrité  ,  une  autorité  telle  que 
»  devait  l'avoir  un  homme  à  qui  le  peuple  romain 
»  devait  la  sienne.  J'ai  souvent  ouï  dire  à  nos  vieil- 
»  lards ,  que  rien  n'avait  tant  servi  Cotta  auprès  de 
»  ses  juges,  que  cette  prééminence  même  de  Sci- 


6s  coulis 

»  pion.  Ces  hommes  si  sages  ne  voulurent  pas 
»  qu'un  citoyen  succombât  dans  les  tribunaux, 
»  de  manière  a  faire  croire  qu'il  avait  été  oppri- 
»  me  par  l'excessive  prépondérance  de  son  accu- 
sateur. Ne  savons- nous  pas  aussi ,  Caton ,  que 
»  le  jugement  du  peuple  romain  sauva  Sergius 
»  Galba  des  poursuites  d'un  de  vos  ancêtres,  ci- 
»  toyen  très-courageux  et  très-considéré,  mais  qui 
»  semblait  trop  s'acharner  à  la  perte  de  son  ad- 
»  versaire.  Toujours,  dans  cette  ville,  le  peuple 
»  en  corps  ,  et  en  particulier  les  juges  éclairés  et 
»  qui  regardent  dans  l'avenir  ,  ont  résisté  aux  trop 
»  grandes  forces  de  ceux  qui  accusaient.  Je  ne 
»  veux  point  qu'un  accusateur  fasse  sentir  dans 
»  les  tribunaux  une  supériorité  trop  marquée, 
»  trop  de  pouvoir  ,  trop   de  crédit  :  employez 
>>  tous  ces  avantages  pour  le  salut  des  innocens  , 
»  pour  le  soutien  des  faibles  ,  pour  la  défense  des 
»  malheureux  ,  oui  ;  mais  pour  le  péril  et  la  ruine 
»  des  citoyens  ,  jamais.  Qu'on  ne  vienne  donc 
»  point  nous  dire  qu'en  se  présentant  ici   contre 
»  IVluréna,  Gatona  jugé  la  cause  :  ce  serait  poser  un 
»  principe  trop  injuste  ,  et  faire  aux  accusés   une 
»  condition  trop  dure  et  trop  malheureuse  si  l'o- 
»  pinion  de  leur  accusateur  était  regardée  comme 
/)  leur  sentence.  Pour  moi ,  Caton ,  le  cas  singu- 
»  lier  que  je  fais  de  votre  vertu  ne  me  permet  pas 
»  de  blâmer  votre  conduite  et  vos  démarches  en 
»  cette  occasion  ;  mais  peut-être  puis-jey  trouver 
»  quelque  chose  à  jéformer.  Vous  ne  commettez 
»  point  de  fautes,  et  l'on  ne  peut  pas  dire  de  vous 
n  que  vous  avez  besoin  d'être  corrige  ,  mais  seu- 
i)  lement  qu'il  y  a  quelque  chose  en  vous  qui  peut 
)>  être  adouci  et  tempéré.  La  Nature  elle-même 
»  vous  a  formé  pour  l'honnêteté,  la  gravité  ,  la 
»  tempérance,  la  justice ,  la  fermeté  d'ame.  Elle 
>l  vous  a  fait  grand  dans  toutes  les  vertus  ;   mais 
a  vous  y  avez  ajouté  des  principes  de  philose*- 


DE    LITTÉRATURE.  63 

7)  phie  où  Ton  voudrait  plus  de  modération  , 
»  plus  de  douceur  ,  qui  sont  enfin  ,  pour  dire  ce 
»  que  j'en  pense  ,  plus  sévères  et  plus  rigoureux 
t>  que  la  nature  et  la  vérité  ne  le  comportent  ;  et 
»  puisque  je  ne  parle  pas  ici  devant  une  multitude 
»  ignorante  ,  vous  me  permettrez ,  juges,  quelques 
d  réflexions  sur  ce  genre  d'études  philosophiques -, 
»  qui  par  lui-même  n'est  éloigné  ni  de  votre  goût 
»  ni  du  mien. 

»  Sachez  donc  que  tout  ce  que  nous  voyons 
»  dans  Caton  ,  d'excellent,  de  divin r  est  k  lui, 
ï  lui  appartient  en  propre  ;  au  contraire ,  ce  qui 
»  nous  laisse  quelque  chose  k  désirer  n'est  pas  de 
»  lui ,  mais  du  maître  qu'il  a  choisi r  de  la  secte 
»  qu'il  a  embrassée.  Il  y  a  eu  parmi  les  Grecs  un 
»  homme  de  grand  esprit ,  Zenon  ,  dont  les  sec- 
»  tateurs  s'appellent  Stoïciens.  Yoici  quelques- 
»  uns  de  leurs  principes  :  Que  le  sage  n'a  point 
»  d'égard  pour  quelque  titre  de  faveur  que  ce 
»  soit  ;  qu'il  ne  pardonne  jamais  aucune  faute  ; 
»  que  la  compassion  et  l'indulgence  ne  sont  que 
»  légèreté  et  folie  ;  qu'il  n'est  point  digne  d'un 
»  homme  de  se  laisser  toucher  ni  fléchir;  que  le 
»  sage,  même  s'il  est  contrefait,  est  le  plus  beau 
»  des  hommes ,  le  plus  riche ,  même  en  deman- 
»  dant  l'aumône  ,  roi,  même  dans  l'esclavage  ,  et 
»  que  nous  tous ,  qui  ne  sommes  pas  des  sages  , 
»  nous  ne  sommes  que  des  esclaves  et  des  insen- 
»  ses;  que  toutes  les  fautes  sont  égales  ;  que  tout 
»  délit  est  un  crime  ;  que  celui  qui  tue  un  poulet 
»  quand  il  n'en  a  pas  îe  droit ,  est  aussi  coupable 
»  que  celui  qui  étrangle  son  père  ;  que  le  sage  ne 
»  se  repent  jamais,  ne  se  trompe  jamais,  ne 
»  change  jamais  d'avis. 

«Telles  sont  les  maximes  que  Caton,  dont 
»  vous  connaissez  l'esprit  et  les  lumières  ,  a  pui- 
»  sées  dans  de  très-savans  auteurs ,  et  qu'il  s'est» 
»  appropriées ?  non  pas,  comme  tant  d'autres  ?; 


G4  COURS 

»  pour  en  faire  un  sujet  de  controverse ,  mais 
»  pour  en  faire  la  règle  de  sa  vie.  Les  fer- 
»  miers  de  la  République  demandent  quel- 
»  que  remise  :  prenez  garde  ,  dit  Caton ,  n'accor- 
»  dez  rien  à  la  faveur.  —  Des  malheureux  sup- 
»  plient.  —  C'est  un  crime  d'écouter  la  com- 
»  passion.  —  Un  homme  avoue  qu'il  a  commis 
»  une  faute  et  demande  grâce.  —  C'est  se  rendre 
»  coupable  que  de  pardonner.  —  Mais  la  faute 
»  est  légère.  —  Toutes  les  fautes  sont  égales.  — 
»  Avez-vous  dit  quelque  chose  sans  réflexion  .  il 
»  ne  vous  est  plus  permis  d'en  revenir.  —  Mais 
»  j'ai  été  entraîné  par  l'opinion.  —  Le  sage  ne 
»  connaît  que  la  certitude ,  et  nullement  l'opi- 
»  nion.  —  Vous  êtes-vous  trompé  involontaire- 
»  ment  sur  un  fait.  — Ce  n'est  point  une  erreur, 
»  c'est  un  mensonge  7  une  calomnie.  De  la  une 

*  conduite  parfaitement  conforme  à  cette  doc- 

•  trine.  Pourquoi  Caton  est-il  ici  accusateur? 
»  C'est  qu'il  a  dit  dans  le  sénat,  qu'il  accuserait 
»  un  consulaire. — Mais  vous  l'avez  dit  dans  la 
»  colère.  —  Le  sage  ne  se  met  point  en  colère. 
»  Mais  c'était  un  propos  du  moment,  qui  ne  vous 
»  engageait  à  rien.  —  Le  sage  ne  peut  sans  honte 
»  changer  d'avis.  11  ne  peut  sans  crime  se  laisser 
»  fléchir  ;  toute  compassion  est  une  faiblesse  , 
A  toute  indulgence  un  forfait. 

»  Et  moi  aussi ,  dans  ma  première  jeunesse  , 
»  me  défiant  de  mes  propres  lumières  ,  j'ai  re- 
»  cherché ,  comme  Caton ,  celles  des  philoso- 
»  plies;  mais  les  maîtres  que  j'ai  suivis,  Platon 
>;  et  Aristote  ,  ont  des  principes  différens.  Leurs 
»  disciples,  hommes  mesurés  dans  leurs  opinions, 
»  pensent  que  le  sage  même  peut  accorder  quel- 
»  que  chose  aux  circonstances ,  aux  considéra- 
»  tions  particulières  ;  que  l'homme  de  bien  peut 
»  céder  à  la  pitié;  qu'il  y  a  des  degrés  dans  les 
»  délits  et  dans  les  peines;  que  la  vertu  çt  la.  fer- 


DE    LITTÉRATURE.  65 

»  me  te  peuvent  faire  grâce  ;  que  le  sage  lui-même 
»  peut  être  quelquefois  entraîné  par  l'opinion , 
»  emporté  par  la  colère  ,  touché  par  la  compas- 
»  sion  ;  qu'il  peut  sans  honte  revenir  sur  ce  qu'il  a 
»  dit ,  et  changer  d'avis  s'il  en  trouve  un  meil- 
t  leur  ;  qu'enfin  toutes  les  vertus  ont  besoin  de 
»  mesure  et  doivent  craindre  l'excès. 

»  Si  ,  avec  le  caractère  que  vous  avez,  Caton  , 
»  le  hasard  vous  eût  adressé  aux  mêmes  maîtres 
»  que    moi  ,   vous  ne  seriez  pas  plus  homme  de 
»  bien  ,   plus  courageux ,  plus  tempérant  ,   plus 
»  juste  ;  cela  ne  se  peut  pas  •  mais  vous  seriez  un 
»  peu  plus  enclin  à  la  douceur  ;  vous  ne  vous  se- 
»  riez  pas  rendu  gratuitement  l'agresseur  et  l'en- 
»  nemi  d'un  homme  plein  de   modestie  dans  ses 
»  mœurs ,  plein  d'honneur   et  de  noblesse  dans 
»  ses  sentimens.  Vous  auriez  pensé  que  la  fortune 
»  vous  ayant  tous  les  deux  préposés  dans  le  même 
»  tems  à  la  garde  de  la  République,  lui  comme 
»  consul  et  vous  comme  tribun  ,  il  devait  y  avoir 
»  entre   vous  une    sorte  de   liaison  patriotique. 
))  Vous  auriez  supprimé,  vous  auriez  oublié  ce 
»  que  vous  aviez  dit  dans  le  sénat  avec  trop  de 
»  violence ,  ou  vous  auriez  vous-même  tiré  de  vos 
»  paroles  une     conséquence    moins    rigoureuse. 
»  Croyez-moi ,  vous  êtes  maintenant  dans  le  feu 
»  de  l'âge ,  dans   toute  l'ardeur  de  votre  carac- 
»  tere ,  dans  tout  l'enthousiasme  de  la  doctrine 
»  que  vous  avez  adoptée  ;  mais  le  tems ,  l'usage  , 
»  l'expérience ,  doivent  sans  doute  quelque  jour 
»  vous  calmer ,  vous  modérer  ,  vous  fléchir.  En 
t>  effet ,  ces  législateurs  de  vertu ,  ces  précepteurs 
»  que  vous  avez  suivis  ,  ont  porté ,  ce  me  semble  , 
»  les  devoirs  de  l'homme  au-delà  des  bornes  de 
;>  la  nature.  Nous  pouvons  en  spéculation  aller 
»  aussi  loin  qu'il  nous  plaît ,  nous  élever  jusqu'à 
»  l'infini  ;  mais  dans  la  pratique,  dans  la  réalité, 
»  il  est  un  terme  où  il  faut  s'arrêter.  Ne  pardon- 


66  cours 

»  nez  rien, nous  dit-on.  —  Et  moi ,  je  réponds  : 
y>  Pardonnez  quand  il  y  a  lieu  a  Y  indulgence.  — 
»  N'écoutez  aucune  considération  personnelle.  — 
»  Et  je  dis  qu'il  ne  faut  y  avoir  égard  qu'autant 
»  que  le  devoir  et  l'équité  le  permettent.  —  Ne 
»  vous  laissez  pas  toucher  à  la  compassion.  — * 
»  Jamais  sans  doute ,  au  point  d'affaiblir  Tauto- 
»  rite  des  lois  ,  mais  autant  que  le  prescrit  la  pre- 
»  mi  ère  de  toutes ,  l' humanité.  —  Soyez  fermes 
))  dans  vos  sentimens.  —  Oui  1  si  l'on  ne  vous  en 
»  propose  pas  de  meilleurs.  Ainsi  parlait  ce  grand 
»  Scipion ,  qui  eut ,  comme  vous ,  Gaton ,  la  ré- 
»  putalion  d'un  homme  très-instruit ,  d'un  homme 
»  presque  divin  dans  la  discipline  domestique  J 
»  mais  que  la  philosophie  dont  il   faisait  profes- 
»  sion ,  puisce   dans  les  mêmes  sources  que  la 
»  vôtre  ,  n'avait  point  rendu  plus  sévère  qu'il  ne 
»  faut  l'être ,  et  qui  au  contraire  a  toujours  passé 
»  pour  le  plus  doux  de  tous  les  hommes.  Léiius 
»  avait  pris  ces  mêmes  leçons  :  eh  !  qui  jamais  a 
»  eu  plus  d'aménité  dans  ses  mœurs,  et  a  rendu  la 
))  sagesse  plus  aimable  !  J'en  puis  dire  autant  de 
»  Gallus ,  de  Philippe  ,  mais  j'aime  mieux  pi  en- 
»  die  des  exemples  dans  votre  maison.   Qui  de 
»  nous  n'a  pas  entendu  parler   de   Caton  le   cen- 
»  seur ,  l'un  de  vos  plus  illustres  aïeux  ?  et  qui  ja- 
»  mais  a  été  plus  mesuré  dans  sa  conduite  et  dans 
»  ses  principes ,  plus  traitable  ,  plus  facile  dans  le 
»  commerce  de  la  vie?  Quand  vous  l'avez  loué 
»  dans  votre  plaidoyer  avec  autant  de  justice  que 
»  de  dignité,  vous  l'avez  cité  comme  un   modèle 
»  domestique  que  vous  vous  proposiez  d'imiter. 
»  Les  liens  du  sang,  les  rapports  du  caractère, 
»  vous  y  autorisent ,  il   est  vrai ,  plus  qu'aucun 
))  de  nous ,  mais  pourtant  je  le  regarde  comme 
»  un  exemple  pour  moi  autant   que  pour  vous- 
»  même  ;  et  si  vous  pouviez  aussi ,  à  votre  sévé- 
»  rite  naturelle,  mêler  un  peu  de  sa  facilité  et  de 


DE    LITTKRATURE,  67 

»  sa  douceur  ?  toutes  les  qualités  que  vous  pos- 
))  sédez  n'en  seraient  pas  meilleures ,  mais  en  de- 
»  deviendraient  plus  aimables. 

»  Ainsi ,  pour  en  revenir  à  ce  que  j'ai  dit  d'a- 
t>  bord  ,  que  l'on  écarte  de  cette  cause  le  nom  de 
»  Caton  5  que  Ton  mette  a  part  son  autorité  ,  qui 
*  doit  être  nulle  dans  un  jugement  légal ,  ou  n  a- 
»  voir  de  crédit  que  pour  faire  le  bien  5  que  l'on 
»  nous  attaque  par  des  faits.  Que  vouiez- vous  , 
»  Caton  ?  que  demandez-vous?  sur  quoi  porte 
j)  votre  accusation?  Yous  vous  élevez  contre  la 
)>  brigue  :  je  ne  la  défends  pas.  Yous  me  repro- 
»  chez  de  justifier  dans  les  tribunaux  ce  que  j'ai 
»  proscrit  par  mes  lois  :  j'ai  proscrit  la  brigue  et 
»  je  défends  l'innocence.  N'accusez-vous  que  le 
»  crime  ?  Je  me  joins  à  vous.  Prouvez  que  Muréna 
»  l'a  commis  ,  et  j'avouerai  que  mes  propres  lois 
»  le  condamnent.  » 

Ce  seul  morceau  ?  parmi  tant  d'autres ,  suffirait 

{>our  nous  faire  sentir  toute  la  flexibilité  du  ta- 
ent  de  Cicéron.  Il  était  nécessaire  d'écarter  de  la 
balance  de  la  justice  ce  poids  que  pouvait  y 
mettre  un  nom  tel  que  celui  de  Caton.  Il  ose  em- 
ployer contre  lui  le  ridicule  ;  mais  pour  peu  qu'il 
n'eût  pas  su  en  émousser  la  pointe  ,  on  n'aurait 
pas  souffert  qu'il  s'en  servît  contre  un  homme  si 
révéré.  La  cause  de  Caton  serait  devenue  celle  de 
tous  les  honnêtes  gens ,  et  même  de  ceux  qui  ne 
l'étaient  pas  ;  car  lorsque  la  vertu  est  généralement 
reconnue  ?  ceux  même  qui  ne  l'aiment  point  5 
veulent  qu'on  la  respecte  ;  c'est  un  hommage  qui 
coûte  peu  et  qui  n'engage  a  rien.  Avec  quelle  ha- 
bileté ,  avec  quelle  adresse  il  sépare  la  personne 
de  Caton  de  sa  doctrine  !  Comme  il  se  joue  dou- 
cement de  l'une  sans  affaiblir  en  rien  la  vénéra- 
tion que  l'on  doit  à  l'autre  !  Ses  traits  ,  en  tom- 
bant sur  le  stoïcisme  de  Caton  ?  ne  vont  ja- 
mais   jusqu'à  lui;  c'est    en   le    comblant   d'e- 


68  cours 

loges,  qu'il  lui  ôte,  sans  qu'on  s'en  aperçoive  , 
toute  l'autorité  de  son  opinion;  car  dès  qu'une 
fois  il  est  parvenu  à  faire  rire  sans  le  blesser  ,  la 
gravité  n'a  plus  de  pouvoir  :  il  n'y  a  plus  de 
place  pour  elle.  Aussi  lui-même  ne  put  la  garder  ; 
il  ne  put  s'empêcher  de  sourire  au  portrait  que 
trace  Cicéron  du  rigorisme  stoïque  ;  et  moitié 
riant ,  moitié  grondant  ,  il  dit  au  sortir  de  l'au- 
dience :  En  vérité  nous  avons  un  consul  très- 
plaisant* 

C'étaient  d'ailleurs ,  ces  morceaux  ,  par  les- 
quels l'orateur  tempérait,  autant  qu'il  le  pouvait, 
l'austérité  du  genre  judiciaire  ;  c'étaient  ces  sortes 
d'épisodes  ,  toujours  heureusement  placés  ,  qui 
délassaient  les  juges  de  la  fatigue  des  querelles 
du  barreau  ,  de  l'amertume  des  controverses  ju- 
ridiques et  de  la  criaillerie  des  avocats.  Voila  ce 
qui  rendait  l'éloquence  de  Cicéron  si  agréable  aux 
Ilomains ,  et  faisait  recueillir  avec  tant  d'avidité 
toutes  ses  harangues  dès  qu'il  les  avait  pronon- 
cées. Nul  ne  possédait  au  même  degré  que  lui  cet 
art  de  répandre  de  l'agrément  sur  les  matières  les 
plus  sèches  ;  et  la  vraie  marque  de  la  supériorité , 
c'est  de  pouvoir  ainsi  se  rendre  maître  de  tous 
les  sujets  ,  et  de  savoir,  en  traitant  tous  les  gen- 
res ,  avoir  le  ton  et  la  mesure  de  tous. 

C'est  encore  ce  qu'il  fit  en  plaidant  la  cause 
d'Archias,  célèbre  poète  grec,  à  qui  l'on  contestait 
fort  mal-à-propos  le  titre  de  citoyen  romain.  Il 
était  né  à  Anlioche ,  mais  il  avait  reçu  le  droit 
de  cité  a  Héraclée,  ville  alliée  ,  qui  jouissait  des 
privilèges  de  la  bourgeoisie  romaine.  Les  archives 
de  cette  ville  avaient  été  brûlées  dans  le  tems  de 
la  guerre  sociale,  et  vingt-huit  ans  après  un  nommé 
Gratius ,  ennemi  d'Archias ,  voulut  tourner  contre 
lui  cet  accident ,  qui  lui  enlevait  la  preuve  de 
son  titre.  Heureusement  il  avait  pour  lui  le  té- 
moignage de  Luculîus,  dont  la  protection  lui  avait 


DE    LITTÉRATURE.  69 

procure  cette  faveur  des  habitans  d'Héraclée.  Il 
fut  défendu  par  Cicéron,  et  l'orateur  nous  apprend 
dans  son  exorde  les  droits  qu'avait  le  poète  à  son 
amitié  et  même  a  sa  reconnaissance.  C'est  une  ob- 
servation a  faire  ,  que  Cicéron,  dans  chaque  cause 
qu'il  plaide,  commence  par  établir  les  motifs  per- 
sonnels   qui  l'ont  déterminé  à  s'en  charger  ;   et 
l'importance  qu'il  met  à  les  bien  fonder  prouve 
qu'indépendamment  de  la  cause  même  ,  il  y  avait 
des  convenances  particulières  a  garder  ,  pour  se 
charger ,  avec  l'approbation  générale  ,   du  rôle 
d'accusateur   ou  de  défenseur.  C'était  pour  les 
hommes  considérables  une    fonction  publique  , 
souvent  liée  aux  intérêts  de  l'Etat ,  bien  différente 
de  cette  foule  de  petits  procès  particuliers  que  les 
orateurs  de  réputation  et  les  hommes  en  place 
abandonnaient  aux   avocats  subalternes  ,  a  ceux 
qui  sont  désignés  en  latin  par  un  mot  qui  signifie 
plaideurs  de  causes  ,  causidicL  Le  procès  d'Ar- 
chias  semblait  devoir  être  de  ce  dernier  genre.  Il 
n'offrait  que  la  discussion  d'un  fait  très-simple , 
qui  dépendait  surtout  de  la  preuve  testimoniale , 
et  n'exigeait  que  quelques  minutes  de  plaidoierie. 
Le  discours  de   Cicéron  n'est  tout  au  plus  que 
d'une  demi-heure  de  lecture  ,  et  le  fait  lui-même 
n'occupe  pas  quatre  pages.  Le  reste  est  un  éloge  de 
la  poésie  et  des  lettres  7  des  avantages  et  des  agré- 
mens  qu'on  en  retire  ,  et  des  honneurs  qu'on  leur 
doit.  Il  semble  que  Cicéron ,  qui  partout  fait  pro- 
fession d'aimer  extrêmement  la  poésie  et  ceux  qui 
la  cultivent ,  ait  été  bien  aise  d'avoir  l'occasion 
de  leur  rendre  un  hommage.  C'en  était  un  bien 
flatteur  pour  Archias  ,  que  de  prendre  sa  défense. 
Nous  allons  voir  que  cette  démarche  ne  fait  pas 
moins  d'honneur  au  caractère  de  Cicéron ,  qu'au 
mérite  du  client. 

Il  y  avait  loin  d'un  consul  romain  à  un  poète 
grec ,  et  la  cause  ne  demandait  pas  les  efforts  d'un 


^0  C  OURS 

orateur,  Aussi  le  plaidoyer  n'a-t-il  presque  rîea 
de  commun  avec  le  genre  judiciaire.  11  tient  beau- 
coup plus  du  démonstratif,  et  après  avoir  vu 
Cicéron  dans  le  sublime  et  dans  le  simple,  je 
choisis  chez  lui  ce  morceau  comme  un  exemple 
du  style  tempéré  que  caractérisent  la  grâce ,  la 
douceur  et  l'ornement. 

«  Si  j'ai  quelque  talent,  juges  (et  je  sens  com- 
»  bien  j'en  ai  peu) ,  quelque  habitude  de  la  parole 
»  (et  j'avoue  qu'elle  est  en  moi  assez  médiocre) y 
»  quelque  connaissance  de  l'art  oratoire ,  puisés 
w  dans  l'étude  des  lettres ,  qui  ne  m'ont  été  étran- 
»  gères  en  aucun  tems  de  ma  vie ,  tous  ces  a  van- 
»  tages,  quels  qu'ils  soient,  je  les  dois  à  Licinius 
w  Àrchias,  qui  a  droit  d'en  réclamer  le  fruit  et  la 
»  récompense.  Aussi  loin  que  ma  mémoire  peut 
»  remonter  dans  le  passé  et  revenir  sur  mes  pre- 
»  mieres  années ,  je  le  vois  dirigeant  mes  premières 
»  études  et  m'introduisait  dans  la  carrière  que  j'ai 
»  parcourue ,  et  si  ma  voix,  affermie  et  encouragée 
»  par  ses  leçons,  a  été  quelquefois  utile  âmes  con- 
»  citoyens ,  je  dois  sans  doute ,  autant  qu'il  est  en 
»  moi ,  servir  celui  qui  m'a  mis  en  état  de  servir 
y)  les  autres.  Ce  que  je  dis  peut  étonner  ceux  qui 
»  ne  feraient  attention  qu'a  la  différence  qu'ils 
»  trouvent  dans  le  genre  de  mes  travaux  et  de 
»  ceux  d'x^rchias  ;  mais  l'éloquence  n'a  pas  été  ma 
»  seule  étude ,  et  tous  les  arts  qui  tiennent  à  la 
y>  culture  de  l'esprit  ont  entre  eux  comme  un  lien 
»  de  parenté,  et  forment  pour  ainsi  dire  une  même 
»  famille. 

»  Peut-être  aussi  sera-t-on  surpris  que  dans  une 
»  question  de  droit,  dans  un  procès  qui  se  plaide 
»  publiquement  devant  un  préteur  si  distingué  et 
»  des  juges  si  graves ,  en  présence  d'une  si  nom- 
»  breuse assemblée,  j'emploie  un  langage  tout  dif- 
»  férent  de  celui  du  barreau  ;  mais  c'est  une  liberté 
»que  j'attends  de  l'indulgence  de  mes  juges,  et 


DE    LITTERATURE.  jh 

»  j'espère  qu'elle  ne  leur  déplaira  pas.  Le  carac- 
»  tere  de  l'accusé ,  homme  de  lettres ,  excellent 
»  poète,  dont  le  loisir  et  le  travail  ont  toujours 
»  été  également  éloignés  des  altercations  et  du 
»  bruit  des  tribunaux  ;  le  concours  d'hommes  let- 
»  très  qu'attire  ici  sa  cause  5  votre  goût  pour  les 
»  beaux-arts  qu'il  cultive,  et  celui  du  magistrat 
»  qui  préside  à  ce  jugement ,  tout  m'autorise  k 
»  croire  que  vous  me  permettrez  de  m'écarter  un 
»  peu  de  la  méthode  ordinaire  ;  et  si  j'obtiens  de 
»  vous  cette  grâce ,  je  me  flatte  de  vous  démontrer 
»  que  non-seulement  Archias  ne  doit  point  être 
»  retranché  du  nombre  de  nos  concitoyens,  mais 
»  même  que  s'il  n'en  était  pas  ?  il  mériterait  d'y 
»  être  admis. 

»  Né  d'upe  famille  noble  d'Antioche ,  ville 
»  anciennement  célèbre  et  opulente ,  remplie  de 
»  savans  hommes  ,  et  florissante  par  les  arts  et  les 
»  lettres,  Achias  était  k  peine  sorti  des  études  de 
»  l'enfance ,  que  ses  écrits  le  placèrent  au  premier 
»  rang.  Bientôt  il  devint  si  célèbre  dans  l'Asie  et 
»  dans  la  Grèce,  que  son  arrivée  dans  chaque  ville 
»  était  une  fête  5  l'attente  et  la  curiosité  qu'il  ex- 
»  citait,  allaient  encore  au-delà  de  sa  renommée  ; 
»  et  quand  on  l'avait  entendu,  cette  attente  même 
»  était  surpassée  par  l'admiration. 

»  Les  lettres  grecques  étaient  alors  répandues 
»  dans  l'Italie,  cultivées  dans  les  villes  latines  plus 
»  qu'elles  ne  le  sont  aujourd'hui,  et  favorisées  dans 
»  Rome  même  par  la  tranquillité  dont  jouissait  la 
»  République.  Les  peuples  de  Ta  rente ,  de  Rhege 
»  et  de  Naples  s'empressèrent  d'honorer  Archias 
»  du  droit  de  cité  et  de  récompenses  de  toute 
»  espèce ,  et  tous  ceux  qui  étaient  faits  pour  juger 
r>  des  talens,  le  regardèrent  comme  un  homme 
»  dont  l'adoption  leur  faisait  honneur. 

»  Marius  et  Catulus  étaient  consuls  lorsqu'il 
»  vint  k  Rome ,  où  sa  réputation  l'avait  devancé. 


*]7.  COURS 

»  Il  y  trouvait  deux  grands-hommes  ,  dont  l'un 
»  pouvait  lui  fournir  de  grandes  choses  k  célébrer, 
»  et  l'autre,  joignant  à  la  gloire  des  exploits  mili- 
»  taires  le  bon  goût  et  les  connaissances,  était 
»  digne  d'entendre  celui  qui  pouvait  le  chanter. 
»  Archias,  encore  revêtu  de  la  robe  prétexte  ,  fut 
»  reçu  dans  la  maison  de  Lucullus  ;  et  il  doit  non- 
»  seulement  k  son  génie  et  à  ses  écrits,  mais  encore 
»  k  son  caractère  et  k  ses  mœurs ,  cet  avantage 
»  honorable  que  la  maison  où  sa  jeunesse  fut 
»  accueillie,  est  encore  aujourd'hui  î'asyle  de  sa 
»  vieillesse.  11  était  bien  venu  de  Métellus  le  Numi- 
»  dique  et  de  son  fils  ;  Emilius  l'écoutait  avec  plai- 
»  sir  ;  il  vivait  avec  les  deux  Catulus ,  père  et  fils  ; 
»  Lucius  Crassus  le  cultivait  ;  il  était  étroitement 
»  lié  avec  toute  la  famille  de  Lucullus,  d'Horten- 
»  sius,  d'Octavius,  avec  Drusus  etCaton  ;  et  c'est 
»  encore  un  honneur  pour  lui ,  que  parmi  ceux  qui 
»  le  recherchaient ,  les  uns  le  faisaient  par  goût  et 
»  parce  qu'ils  savaient  l'apprécier  et  jouir  de  son 
»  talent,  les  autres  voulaient  seulement  s'en  faire 
»  un  mérite.  » 

Suit  un  détail  très-court  et  très-clair  sur  le  fond 
de  la  cause,  et  Cicéron  pouvait  s'en  tenir  la  s'il 
n'eût  voulu  que  la  gagner  :  elle  était  évidente, 
mais  il  avait  promis  dans  son  exorde  de  faire  autre 
chose  qu'un  plaidoyer;  il  tient  parole,  et,  s'adres- 
sant  k  l'accusateur,  il  continue  ainsi  : 

«  Vous  me  demanderez  pourquoi  je  parais  si 
»  attaché kLicinius  Archias? parce  que  c'est  k  lui 
»  que  je  dois  chaque  jour  le  délassement  le  plus 
»  doux  des  travaux  du  forum  et  du  tumulte  des 
»  affaires.  Et  croyez -aous  que  je  pusse  trouver 
»  dans  mon  esprit  de  quoi  suffire  a  tant  d'objets 
»  différens,  si  je  ne  puisais  sans  cesse  de  nouvelles 
»  richesses  dans  l'étude  des  lettres,  ou  que  je  pusse 
»  supporter  tant  de  travaux  si  les  agrémens  de 
»  cette  même  étude  ne  servaient  à  me  récréer  et  & 


DE    LITTERATURE.  ^3 

»  me  soutenir?  J'avoue  que  je  m'y  livre  le  plus 
»  qu'il  m'est  possible.  Que  ceux-là  s'en  cachent  y 
»  qui  n'en  savent  rien  retirer  qui  appartienne  à 
»  l'utilité  commune,  ou  qui  puisse  être  produit 
»  au  grand  jour;  mais  pourquoi  ne  l'avouerai-je 
»  pas ,  moi ,  qui  depuis  tant  d'années  ai  vécu  de 
»  manière  que  jamais  ni  mon  loisir,  ni  mes  inté- 
»rêts,  ni  mes  plaisirs,  ni  même  mon  sommeil 
»  n'ont  refusé  un  seul  de  mes  momens  aux  besoins 
»  de  mes  concitoyens?  Qui  pourrait  me  savoir 
»  mauvais  gré  de  donner  a  ce  genre  d'occupation 
»  le  tems  que  d'autres  donnent  aux  spectacles , 
»  aux  voluptés,  aux  jeux ,  aux  festins,  à  l'oisiveté? 
»  L'on  doit  d'autant  plus  me  le  permettre,  que 
»  cet  art  même  dont  je  fais  profession ,  et  qui  a  été 
»  le  refuge  de  mes  amis  dans  tous  leurs  périls,  ce 
»  talent  de  la  parole  fait  partie  de  ces  études  que 
»  j'ai  toujours  aimées  ;  et  si  l'on  trouve  que  c'est 
»  peu  de  chose ,  il  est  des  avantages  bien  plus 
»  grands  dont  je  leur  ai  obligation.  Lt  en  effet ,  si 
»  tout  ce  que  j'ai  lu,  tout  ce  que  j'ai  appris  ne 
»  m'avait  bien  persuadé,  dès  ma  jeunesse,  que 
»  rien  n'est  plus  désirable  dans  cette  vie ,  que  la 
»  gloire  et  la  vertu,  qu'il  faut  leur  sacrifier  tout 
»  et  ne  compter  pour  rien  les  tourmens,  l'exil  et 
»  la  mort,  me  serais-je  exposé  pour  le  salut  public 
»  à  tant  de  combats  et  aux  attaques  continuelle  des 
»  médians?  Mai  s  tous  les  livres,  tous  les  monumens 
w  de  l'antiquité,  toutes  les  paroles  des  sages  répe- 
»  tent  cette  grande  leçon ,  et  toutes  ces  instructions 
)>  seraient  ensevelies  dans  les  ténèbres  si  le  génie  ne 
»  leur  avait  prêté  sa  lumière.  Combien  d'excellens 
»  modèles  se  présentent  à  nous  dans  ces  portraits 
»  des  grands-hommes  qu'ont  tracés  les  écrivains  de 
»  la  Grèce  et  de  l'Italie  !  C'est  eux  que  j'ai  toujours 
»  eus  devant  les  yeux  dans  l'administration  des  af- 
»  faii  es  publiques  ;  c'est  en  pensant  a  eux  que  mon 
»  ame  s'élevait  et  se  formait  à  leur  ressemblance» 


74  COURS 

«  Quelqu'un  me  dira  :  Ces  hommes  dont  les 
»  lettres  nous  ont  conserve  la  gloire  et  les  vertus  , 
»  étaient  ils  eux-mêmes  lettres?  Je  ne  puis  l'aifir-  : 
»  mer  de  tous  :  je  pense  qu'il  }r  en  a  eu  plusieurs 
)>  d'un  naturel  assez  heureux  pour  se  porter  d'eux- 
))  mêmes  à  tout  ce  qui  était  honnête  et  glorieux  , 
»  sans  avoir  besoin  de  leçon  ;  et  j'ajouterai  encore 
»  que  la  nature  sans  l'instruction  a  communément 
»  plus  de  pouvoir  que  l'instruction  sans  la  nature. 
»  Mais  aussi  quand  on  joint  a  ce  qu'on  a  reçu  de 
»  l'une  tout  ce  que  peut  ajouter  l'autre,  c'est  alors 
)>  qu'il  en  résulte  ce  qu'il  y  a  de  plus  beau ,  de  plus 
»  grand  i  de  plus  admirable  dans  l'humanité. 

»  De  ce  nombre  était  Scipion  l'Africain ,  que 
»  nos  pères  ont  vu  ;  Lélius ,  Furius  ,  ces  hommes 
))  dont  la  sagesse  avait  maîtrisé  toutes  les  passions  ; 
»  ce  Calon  l'ancien  ,  le  citoyen  le  plus  courageux 
»  et  le  plus  éclairé  de  son  tems  ;  et  si  tous  ces 
»  illustres  personnages  avaient  cru  la  culture  des  I 
»  lettres  inutile  à  la  connaissance  et  à  la  pratique I 
»  de  la  vraie  vertu,  en  auraient-ils  fait  une  de 
»  leurs  occupations? 

»  Mais  quand  on  ne  la  considérerait  pas  par  son 
»  utilité  et  son  importance  ,  quand  on  n'y  verrait 
»  que  l'agrément  et  îe  piaisir.ee  serait  encore  celui  | 
»  de  tous  qui  conviendrait  le  mieux  à  l'homme  i 
»  bien  élevé.  Les  autres  ,  en  effet ,  ne  sont  ni  de 
)>  tous  les  tems  ni  de  tous  les  lieux ,  ni  faits  pour  j 
»  tout  âge  :  les  lettres  sont  à  la  fois  l'instruction  de 
»  la  jeunesse  ,  le  charme  de  l'âge  avancé  ,  F  orne-  I 
»  ment  de  la  prospérité ,  la  consolation  de  l'in-j 
»  fortune  j   elles  nous  amusent  dans   la  retraite,  j 
»  ne  sont  point  déplacées  dans  la  société;   ellcf.l 
»  veillent   avec  nous,  elles  nous  accompagnent  i 
»  dans  nos  vovages ,  elles  nous  suivent  dans  lui 
»  campagnes  ;  enfin ,  quand  nous  n'en  aurions  pa; 
))  le  goût,  nous  ne  pourrions  leur  refuser  notn  I 
»  estime  et  notre  admiration. 


DE    LITTERATURE.  ^5 

«  Poi#  ce  qui  regarde  la  poésie  en  particulier 
»  nous  avons  entendu  dire  aux  meilleurs  juges  , 
»  que  les  autres  talens  s'acquièrent  par  les  pré- 
»"  ceptes,  mais  que  celui  de  la  poésie  est  un  don  de 
»  la  Nature,  une  faculté  de  l'imagination,  une  sorte 
»  d'inspiration  divine,  Aussi  notre  vieil  Ennius  ap- 
»  pelle  les  poètes  des  hommes  saints  >  parce  qu'ils 
»  sont  distingués  à  nos  yeux  par  les  présens  de  la 
*  Divinité.  Quil  soit  donc  saint  parmi  vous,  parmi 
)}  des  hommes  aussi  instruits  que  vous  l'êtes ,  ce 
»  nom  de  Poêle ,  que   les  Barbares  mêmes  n'ont. 
»  jamais  violé.  Les  rochers  et  les  déserts  semblent 
»  répondre  à  la  voix  du  poète  ;  les  bêtes  mêmes 
»  paraissent  sensibles  a  l'narmonie  ,  et  nous  y  se- 
»  rions  insensibles!  Les  peuples  de  Colophon,  de 
»  Chio,  de  Salamine,  de  Smyrne  et  d'autres  encore 
»  se  disputent  Homère  et  lui  élèvent  des  autels  : 
»  ils  veulent,  long-tcms  après  sa  mort,   l'avoir 
»  pour  concitoyen  ,  parce  qu'il  a  été  grand  poète  ; 
»  et  celui  qui  est  réellement  le  nôtre  par  sa  volonté 
»  et  par  nos  lois ,  nous  pourrions  le  rejeter  !  Nous 
»  rejetterions  celui  qui  a   employé    son  génie  a 
»  chanter   la  gloire  du  peuple  romain!  Oui,  dès 
*  sa  première   jeunesse  il   a  composé  un   poème 
«  ^ur  la  guerre  des  Cimbres ,  et  cet  hommage  flatta 
»  Marius  même ,  qui  était ,  vous  le  savez ,  assez 
»  étranger  au  commerce  des  Muses.  C'est  qu'il  n'est 
»  personne  ,  si  dur  et  si  farouche  qu'il  puisse  être? 
»  qui  ne  soit  flatté  de  voir  son  nom  porté  par  la 
»  poésie  aux  générations  a  venir.  On  demandait  à 
d  ce  célèbre  Athénien  ,  Thémistocle  ,  quelle  était 
»  la  voix  qu'il  entendrait  avec  le  plus  de  plaisir  : 
»  Celle ,  dit-il ,  qui  chantera  le  mieux  ce  que  f  ai 
»  fait.  Ce  même  Archias  a  célébré  dans  un  autre 
»  ouvrage  les  victoires  de  Lucullus  sur  Mithridate, 
s  et  cette  guerre  si  fertile  en  révolutions,  qui  a 
»  ouvert  aux  aimes  romaines  des  contrées  que  la 
>^  Nature  semblait  leur  avoir  fermées  j  ces  batailles 


«j6  COURS 

ï>  mémorables  où  Lucullus,  avec  peu  dec  soldats } 
»  a  défait  des  troupes  innombrables  ;  ce  siège  de 
»  Cyzique ,  où  il  a  sauvé  une  ville  ?  notre  alliée, 
»  des  fureurs  de  Mithi  idate  ;  cet  incroyable  coni- 
»  bat  de  Ténédos ,  où  les  forces  navales  de  ce  puis- 
»  sant  roi  ont  été  anéanties  avec  les  généraux  qui 
»  les  commandaient.  La  gloire  de  Lucullus  est  la 
»  nôtre  ;  ce  qu'on  a  fait  pour  lui  ,  on  Ta  fait  pour 
»  nous  j  et  dans  les  chants  d'Archias  ,  consacrés  à 
»  Lucullus  3  seront  perpétués  les  trophées ,  les  mo- 
»  numens  et  les  triomphes  de  Rome, 

»  Et  qui  de  nous  ignore  combien  Ennius  fut 
»  cher  a  notre  fameux  Scipion  1' Africain?La  statue 
»  de  ce  poète  e*st  élevée  en  marbre  dans  le  tombeau 
3)  des  Scipions.  Son  poème  de  la  Guerre  punique 
d  est  regardé  comme  un  hommage  rendu  au  nom 
»  romain  :  c'est  là  que  les  Fabius ,  les  Marcellus } 
»  les  Fujvius  7  les  Caton  sont  comblés  de  louanges 
>)  honorables  que  nous  partageons  avec  eux ,  sont 
y>  couverts  d'un  éclat  qui  rejaillit  sur  nous.  Aussi 
»  nos  ancêtres  donnèrent  à  ce  poète ,  né  dans  la 
»  Calabre,  le  titre  de  citoyen  romain,  et  nous  le 
y>  refuserions  à  Archias,  à  qui  nos  lois  l'ont  accordé! 
»  Et  qu'on  n'imagine  pas  que  ses  travaux  doivent 
»  nous  intéresser  moins ,  parce  qu'il  écrit  en  vers 
>>  grecs  :  ce  serait  se  tromper  beaucoup.  La  langue 
»  grecque  est  répandue  dans  tout  le  Monde  ;  la 
ï)  nôtre  est  renfermée  dans  les  limites  de  notre 
y>  empire  ;  et  si  notre  puissance  est  bornée  aux 
»  pays  que  nous  avons  conquis  7  ne  devons-nous 
»  pas  souhaiter  que  notre  gloire  parvienne  jus- 
»  qu'où  nos  armes  n'ont  pu  parvenir?  Si  cette  es- 
»  pece  d'illustration  est  agréable  et  chère  aux 
»  peuples  mêmes  dont  le  poète  raconte  les  exploits, 
»  de  quel  prix  ne  doit- elle  pas  être ,  quel  encoura- 
»  gement  ne  doit-elle  pas  donner  aux  chefs ,  aux 
»  généraux  ,  aux  magistrats ,  qui  n'envisagent  que 
î)  la  gloire   dans  leurs  travaux  et  leurs  périls,  ! 


DE    LITTÉRATURE.  «j*J 

»  Alexandre  avait  a  sa  suite  un  grand  nombre  d'é- 
»  crivains,  chargés  de  composer  son  histoire  ;  mais 
»  quand  il  vit  le  tombeau  d'Achille  ,  il  s'écria  : 
»  Heureux  Achille ,  qui  as  trouvé  un  Homère 
»  pour  te  chanter  !  Et  en  effet ,  sans  cette  immor- 
»  telle  Iliade  ,  le  même  tombeau  qui  couvrit  les 
»  restes  du  vainqueur  de  Troye ,  aurait  enseveli 
»  sa  mémoire.  Que  dirai- je  de  notre  grand  Pompée, 
»  dont  la  fortune  extraordinaire  a  égalé  la  valeur , 
»  et  qui  en  présence  de  son  armée  a  proclamé 
»  citoyen  romain  Théophane  de  Mytilene  ,  l'his- 
»  torien  de  ses  exploits?  Et  nos  soldats  ,  ces  hom- 
»  mes  sans  lettres,  la  plupart  rustiques  et  grossiers, 
»  sensibles  pourtant  aux  honneurs  de  leur  général 
»  et  croyant  les  partager,  ont  répondu  par  des 
»  acclamations  à  l'éloge  qu'il  faisait  de  Théo- 
»  phane. 

»  Avouons-le ,  Romains ,  osons  dire  tout  haut 
»  ce  que  chacun  de  nous  pense  tout  bas  :  nous 
»  aimons  tous  la  louange  ,  et  ceux  qu'elle  touche 
»  le  plus  vivement  sont  aussi  ceux  qui  savent  le 
»  mieux  la  mériter.  Les  philosophes  qui  écrivent 
»  sur  le  mépris  de  la  gloire  mettent  leurs  noms 
»  à  leurs  écrits,  et  sont  encore  occupés  d'elle, 
»  même  en  paraissant  la  mépriser.  Décimus  Brutus, 
»  aussi  grand  capitaine  que  bon  citoyen ,  grava 
»  sur  les  monumens  qu'il  avait  élevés  ,  les  vers 
»  d'Accius  son  ami.  Fulvius ,  que  notre  Ennius 
»  accompagnait  lorsqu'il  triompha  des  Etoliens , 
»  consacra  aux  Muses  les  dépouilles  qu'il  avait 
»  remportées,  Est-ce  donc  la  toge  romaine  qui  se 
»  déclarera  leur  ennemie  ,  quand  les  généraux 
»  d'armée  les  révèrent?  Et  qui  refusera  aux  poètes 
»  la  protection  et  les  récompenses  que  leur  accor- 
»  dent  les  guerriers  ? 

»  J'irai  plus  loin,  et  s'il  m'est  permis  de  parler 
»  de  mon  propre  intérêt,  si  j'ose  montrer  devant 
»  vous  cet  amour  de  la  gloire,  trop  passionné 


ng  COURS 

»  peut-être  ,  maïs  qui  ne  peut  jamais  être  qu'un 
»  sentiment  noble  et  louable  ,  je   vous  avouerai 
»  qu'Archias  a  regardé  comme  un  sujet  digne  de 
»  ses  vers  les  événemens  de  mon  consulat  ,  et  tout 
»  ce  que  j'ai  fait  avec  vous  pour  le  salut  de  la 
»  patrie.  L'ouvrage  est  commencé,  je  l'ai  entendu, 
»  j'en  ai  été  touché ,  et  je  l'ai  exhorté  à  l'achever  ; 
»  car  la  vertu  ne  désire  d'autre  récompense  de  ses 
»  travaux  et  de  ses  dangers ,  que  ce  témoignage 
»  glorieux  qui  doit  passer  àîa  postérité  ;  et  si  on 
)>  veut  le  lui  ôter ,  que  restera-t-il  dans  cette  vie 
»  si  rapide  et  si  courte,  qui  puisse  nous  dédom- 
»  mager   de   tant  de  sacrifices?  Certes,  si   notre 
»  ame  ne  pressentait  pas  l'avenir ,  s'il  fallait  que 
»  ses  pensées   s'arrêtassent  aux  bornes  de    notre 
»  durée,  qui  de   nous  pourrait  se  consumer  par 
»  tant  de  fatigues ,  se  tourmenter  par  tant  de  soins 
»  et  de  veilles,  et  faire  si  peu  de  cas  de  la  vie? 
«  Mais  il  y  a  dans  tous  les  esprits  élevés  une  force 
»  intérieure  qui   leur  fait  sentir  jour  et  nuit  les 
»  aiguillons   de  la  gloire,  un  sentiment  qui  les 
)}  avertit  que  notre  souvenir  ne  doit  pas  périr  avec 
})  nous  ,  et   qu'il  doit  s'étendre   et  se   perpétuer 
)}  dans   tous   Jes  âges.  Eh  !  nous  tous  ,  victimes 
ij  dévouées  a  la  défense  de  la  République  ,  nous 
)}  rabaisserions-nous  au  point  de  nous  persuader 
})  qu'après  avoir  vécu  de  manière  à  n'avoir  pas 
})  un  seul  moment  de  repos  et  de  tranquillité  , 
nous  devons  encore  périr  tout  entiers?  Si  les 
plus  grands-hommes  sont  jaloux  de  laisser  leur 
ressemblance  dans  des  images  et  des  statues  pé- 
rissables ,  combien  ne  devons-nous  pas  attacher 
un  plus  grand  prix  a  ces  monumens  du  génie , 

*  qui  transmettent  à  nos  derniers  neveux  l'em- 

*  preinte  fidelle  de  notre  ame ,  de  nos  sentimens  , 

*  de  nos  pensées!  Pour  moi,  Romains,  en  faisant 
})  ce  que  j'ai  fait,  je  croyais  dès  ce  moment  en 
))  répandre  le  souvenir  dans  toute  la  Terre  et  dans 


DE    LITTERATURE.  ^g 

»  l'étendue  des  siècles  ;  et  soit  que  le  tombeau 
fi  doive  m'ôter  le  sentiment  de  cette  immortalité  , 
»  soit,  comme  Font  cru  tous  les  sages  ,  qu'il  doive 
»  rester  quelque  partie  de  nous  qui  soit  encore 
»  capable  d'en  jouir,  aujourd'hui  du  moins  l'.cn 
»  ne  peut  m'ôter  cette  pensée  ,  qui  est  mon  plaisir 
»  et  ma  récompense. 

»  Conservez  donc ,  Romains ,  un  citoyen  d'un 
»  mérite  également  prouve,  et  par  la  qualité' ,  et 
fi  par  l'ancienneté  des  liaisons  les  plus  respecta- 
»  blés;  un  homme  de  génie  tel  que  nos  concitoyens 
fi  les  plus  illustres  ont  désiré  de  se  l'attacher  et 
fi  d'en  recueillir  les  fruits  ;  un  accusé  dont  le  bon 
»  droit  est  attesté  par  le  bienfait  de  la  loi  7  par 
fi  l'autorité  d'une  ville  municipale ,  par  le  témoi- 
9  gnage  d'un  Lucullus  ,  par  les  registres  d'un 
^  Métellus.  Faites  que  celui  qui  a  travaillé  pour 
»  ajouter,  autant  qu'il  est  en  lui,  à  votre  gloire, 
»  à  celle  de  vos  généraux  et  du  peuple  romain,  qui 
»  promet  encore  de  consacrer  à  la  mémoire  ces 
»  orages  récens  et  domestiques  dont  vous  venez 
»  de  sortir,  qui  est  du  nombre  de  ces  hommes 
»  dent  la  personne  est  regardée  comme  inviolable 
»  chez  toutes  les  nations  ;  faites  qu'il  n'ait  pas  été 
»  amené  devant  vous  pour  y  recevoir  un  affront 
»  cruel ,  mais  pour  obtenir  un  gage  de  votre  justice 
»  et  de  votre  bonté.  » 

On  aime  ,  en  lisant  ce  discours ,  a  voir  Fauteur 
s'y  peindre  tout  entier,  à  reconnaître  en  lui  cette 
sensibilité  franche,  cet  enthousiasme  de  gloire, 
que  traitent  de  vanité  et  de  faiblesse  des  hommes 
qui  à  la  vérité  ne  seraient  pas  capables  d'en  avoir 
ime  semblable.  Je  sais  qu'on  peut  dire  qu'il  est 
beaucoup  plus  beau  de  faire  de  grandes  choses 
sans  songer  à  la  louange  et  à  la  gloire  ,  mais  il  est 
un  peu  plus  aisé  d'en  donner  le  précepte  que  d'en 
trouver  l'exemple  ;  et  cette  espèce  de  vertu  sera 
toujours  si  rare  et  si  difficile  à  prouver ,  qu'il  vaut 


8o  COURS 

bien  mieux,  pour  l' intérêt  commua ,  ne  pas  dé- 
crier ce  mobile ,  au  moins  le  plus  noble  de  tous ,  ; 
qui  a  produit  tant  de  bien ,  et  qui  en  produira  tou- 
jours.  Il  serait  bien  mal-adroit  de  décourager  ceux 
qui,  en  faisant  tout  pour  nous,  ne  nous  demandent 
que  des  louanges.  Si  c'est  une  vanité,  puisse-t-elle 
devenir  générale  !  C'est ,  ce  me  semble,  le  vœu  le  ; 
plus  utile  et  le  plus  sage  qu'on  puisse  former  pour 
le  bonheur  des  hommes. 

Peut-être  en  traduisant  ce  morceau,  ai-jecédé, 
sans  m'en  apercevoir,  au  plaisir  de  vous  montrer 
combien  Cicéron  avait  honoré  l'art  de  la  poésie. 
Mais  j'ai  eu  un  autre  motif  pour  entreprendre  la 
traduction  de  ce  discours  et  de  plusieurs  autres 
morceaux  choisis  dans  les  harangues  de  Cicéron  ; 
c'est  qu'il  n'y  a  guère  d'auteurs  dont  les  ouvrages 
soient  moins  connus  de  ceux  qui  n'entendent  pas 
jsa  langue.  Il  n'en  existe  point  de  traduction  qui 
soit  répandue.  On  ne  lit  guère  dans  le  monde  que 
ses  Lettres ,  qui  ont  été  assez  bien  traduites  par 
l'abbé  Mongault.  La  version  des  Catilinaires  par 
l'abbé  d'Olivet  est  très-médiocre ,  et  je  n'en  ai 
fait  aucun  usage,  non  plus  que  de  celles  que 
Tourreil  et  Auger  ont  données  de  Démosthene  et 
d'Eschine. 

Il  m'est  doux  de  pouvoir  excepter  de  cette  con- 
damnation ,  avouée  par  tous  les  bons  juges,  la 
traduction  de  quelques  harangues  de  Cicéron  , 
formant  un  volume  ,  qui  parut ,  il  y  a  quelques 
années ,  composée  par  deux  maîtres  de  l'univer- 
sité de  Paris ,  qui  ont  prouvé  leur  modestie  en 
venant  siéger  aujourd'hui  parmi  nous  (i)  sous  le 
titre  d'élevés,  après  avoir  prouvé  leur  talent  pour 
écrire  et  pour  enseigner  ,  les  deux  frères  Guéroult , 
que  le  goût  des  mêmes  études  unit  autant  que  la 


(i)  Aux  Ecoles  Normales. 


DE    LITTÉRATURE.  8l 

fraternité  naturelle  et  civique.  Leur  ouvrage  at- 
teste une  égale  connaissance  des  deux  langues  et 
du  style  oratoire  ,  et  ne  laisse  rien  à  désirer  ,  si 
ce  n'est  la  continuation  d'un  travail  qui  sera  tou- 
jours un  titre  honorable  et  précieux  auprès  des 
amateurs  des  lettres  et  de  l'antiquité.  Pour  moi 
désirant  de  faire  connaître  par  des  exemples  l'é- 
loquence des  deux  plus  grands  orateurs  de  Rome 
et  d'Athènes  ,  je  n'ai  voulu  m'en  rapporter  qu'à 
ce  que  leur  lecture  m'inspirait  ,  et  mon  zèle  n'a 
point  été  arrêté  par  la  difficulté  de  faire  parler 
dans  notre  langue  des  écrivains  si  supérieurs ,  et 
particulièrement  Cicéron,dont  la  singulière  élé- 
gance et  l'inexprimable  harmonie  ne  peuvent 
guère  être  conservées  toute  entières  dans  une  tra- 
duction. Malgré  tout  ce  qui  peut  manquer  à  la 
mienne  ,  au  moins  en  aurai- je  retiré  ce  fruit ,  que 
vous  pourrez  aisément  apercevoir  combien  cette 
manière  d'écrire  .des  Anciens  est  différente  de 
celle  qui  malheureusement  est  aujourd'hui  trop 
à  la  mode.  Il  n'y  a,  dans  tout  ce  que  vous  avez 
entendu,  rien  qui  sente  le  moins  du  monde  la  re- 
cherche, l'affectation,  l' enflure;  rien  de  faux, 
rien  de  tourmenté,  rien  d'entortillé.  Tout  est 
sain  ,  tout  est  clair  ,  tout  est  senti  ;  tout  coule  de 
source  et  va  au  but.  Ils  n'ont  point  la  misérable 
prétention  d'écrire  pour  montrer  de  l'esprit  ;  ce 
qui ,  comme  a  si  bien  dit  Montesquieu ,  est  bien 
peu  de  chose.  Ils  nous  occupent  toujours  de  leur 
objet ,  et  jamais  des  efforts  de  l'auteur.  Ce  ne 
sont  point  de  ces  éclairs  multipliés ,  semblables  à 
ceux  des  feux  d'artifice  ,  qui ,  après  avoir  ébloui 
un  moment,  ne  laissent  après  eux  que  l'obscurité 
et  la  fumée;  c'est  la  lumière  d'un  beau  jour,  qui 
plaît  aux  yeux  sans  les  fatiguer  ,  qui  éclaire  sans 
éblouir,  et  s'épanche  d'elle-même  sans  s'épuiser. 
Si  le  talent  de  la  parole  est  un  glaive  contre  le 
crime,  c'est  aussi  le  bouclier  de   l'innocence ,.  et 

4. 


8a  COURS 

Cicéron  savait  se  servir  de  l'un  et  de  l'autre  avcè 
la  même  force  et  le  même  succès.  Nous  l'avons  vu 
poursuivre  des  scélérats  :  il  faut  le  voir  défendre 
des  citoyens  purs  et  courageux.  Au  reste,  les 
deux  espèces  de  guerre ,  l'offensive  et  la  défen- 
sive, se  confondent  souvent  dans  l'ordre  civil  et 
politique  ,  comme  dans  la  science  militaire  ;  et  il 
faut  être  également  prêt  à  Tune  et  à  l'autre  quand 
on  a  dévoué  son  talent  à  la  cause  commune  ;  car 
1  ami  de  la  vertu  est  nécessairement  l'ennemi  du 
crime ,  et  celui  qui  croirait  pouvoir  séparer  deux 
choses  inséparables  se  tromperait  beaucoup  et  les 
méconnaîtrait  toutes  deux.  Qui  ne  hait  point  as- 
sez le  crime,  n'aime  point  assez  la  vertu  :  c'est  un 
axiome  de  morale;  et  c'en  est  un  autre  en  poli- 
tique ,  qu'il  n'y  a  point  de  traité  avec  les  méchans, 
à  moins  qu'ils  ne  soient  absolument  hors  d'état  de 
nuire.  Jusque-là  leur  devise  est  toujours  la  même  : 
«  Qui  n'est  pas  pour  nous  est  contre  nous.  »  Voilà 
leur  principe  ,  et  leur  conduite  y  est  conséquente. 
On  peut  être  sûr  que  dès  qu'ils  se  croient  les 
plus  forts ,  ils  n'épargnent  pas  plus  l'homme 
faible  qu'ils  méprisent ,  que  l'homme  ferme  qu'ils 
recloutent.  La  foiblesse  ,  d  ailleurs  (  qu'il  faut 
bien  distinguer  de  la  prudence  :  Tune  est  l'ab- 
sence de  la  force  ,  l'autre  n'en  est  que  la  mesure  )  ; 
la  faiblesse  (  on  ne  saurait  trop  le  redire  )  ,  soit 
dans  l'autorité  publique,  soit  dans  le  caractère 
particulier,  est  le  pins  grand  de  tous  les  défauts 
et  le  plus  mortel  de  tous  les  dangers.  Voltaire  l'a 
caiactérisé  dans  ce  vers  : 

Tyran  qui  cède  au  crime  et  détruit  les  vertus. 

Tyran  est  une  expression  juste  :  car  la  faiblesse, 
comme  la  tyrannie ,  anéantit  les  droits  naturels 
de  l'homme  et  lui  ôte  ses  facultés.  Cicéron ,  qui 
fut  généralement  très-prudent ,  fut  aussi  quelque- 
fois faible  :  il  est  si  naturel  et  si  commun  d'avoir 


DELTTïÉBÀTITHÉ.  83 

îe  défaut  qui  est  le  plus  près  de  nos  bonnes  qua- 
lités !  Caton  et  Brutus  commirent  des  fautes  par 
un  excès  d'énergie  ,  et  Ciceron  en  commit  par 
un  excès  de  circonspection  ;  mais  Ciceron  du 
moins  ne  fut  jamais  faible  comme  homme  public  ; 
il  ne  le  fut  que  comme  particulier.  Aussi  ses  fau- 
tes ne  nuisirent  guère  qu'à  sa  gloire,  et  celles  de 
Brutus  et  de  Caton  nuisirent  à  la  chose  commune. 
Je  ne  connais  qu'une  occasion  où  Ciceron ,  pour 
avoir  eu  un  moment  de  pusillanimité  ,  perdit  la 
cause  d'un  citoyen  généreux ,  d'un  de  ses  meilleurs 
amis ,  de  Milon.  S'il  eût  montré  autant  de  fer- 
meté que  dans  celle  de  Sextius  ,  il  eût  triomphé 
de  même.  Ce  sont  ces  deux  causes  qui  vont  nous 
occuper  aujourd'hui. 

Un  des  plus  beaux  plaidoyers  de  Ciceron  est 
celui  qu'il  prononça  pour  le  tribun  Sextius. 
Qu'on  juge  s'il  devait  se  porter  a  sa  défense  avec 
chaleur  :  c'était  en  quelque  sorte  sa  propre  cause 
qu'il  plaidait.  11  satisfait  à  la  fois  deux  sentimens 
très-légitimes ,  sa  haine  pour  Clodius,  le  plus 
furieux  de  tous  ses  ennemis ,  et  sa  reconnoissance 
envers  Sextius,  l'un  de  ses  plus  ardens  défen- 
seurs. Il  faut  se  rappeler  que  Ciceron  ,  quatre  ans 
après  son  consulat ,  éprouva  le  sort  qu'il  avoit 
prévu.  Il  fut  obligé  de  céder  à  la  faction  de 
Clodius,  soutenu  assez  ouvertement  par  César  ? 
qui  voulait  dompter  la  liberté  républicaine  de 
Ciceron  ,  et  secrètement  par  Pompée  lui-même  , 
qui  était  jaloux  de  la  réputation  et  du  crédit  de 
l'orateur.  Il  prit  le  parti  de  s'éloigner,  et  fut 
rappelé  seize  mois  après  avec  tant  dVclat,  qu'on 
peut  dire  qu'il  aut  à  sa  disgrâce  le  plus  beau  jour 
de  sa  vie  ;  mais  il  en  coûta  du  sang  pour  obtenir 
son  retour.  Quoiqu'alors  tous  les  Ordres  de  l'Etat 
fussent  réunis  en  sa  faveur ,  quoique  toutes  les 
puissances  de  E.ome  se  déclarassent  pour  lui  ,  le 
féroce  Clodius  que  rien  n'intimidait,  s'étantmis 


84  COTTES 

a  la  tête  d'une  troupe  de  gladiateurs  salaries  et  de 
brigands  échappes  à  la  déroute  de  Catilina  ,  assié- 
geait le  forum  ,  et  prétendait ,  à  force  ouverte  , 
impêcher  les  tribuns  de  convoquer  l'assemblée 
du  peuple,  où  devait  se  proposer  le  rappel  de 
Cicéron.  Milon  et  Sextius ,  voyant  qu'il  fallait 
absolument  repousser  la  force  par  la  foice,se 
mirent  en  défense  ,  et  bientôt  les  rues  de  Rome 
et  la  place  publique  devinrent  le  théâtre  du  car- 
nage. Dans  une  de  ces  rencontres  tumultueuses, 
Sextius  fut  laissé  pour  mort ,  et  le  frère  de  Cicé- 
ron courut  risque  de  la  vie. 

Vous  jugez  par-Là  quelle  espèce  de  désordre 
itnarchkmc  s'était  introduit  dans  Rome  depuis  les 
guerres  de  Marius  et  de  Sjlla  ,  et  imposait  de 
teins  en  tems  silence  aux  lois.  J'en  indiquerai 
tout-à-1'hcurela  cause  ,  quand  je  parlerai  du  pro- 
cès de  Milon.  Mais  on  peut  observer  dès  ce  mo- 
ment ,  que  ces  querelles  sanglantes  ne  ressem- 
blaient en  rien  à  ces  horreurs  des  premières 
journées  de  Septembre  ,  qui,  parmi  tant  de  cir- 
constances inimaginables ,  n'offrent  rien  de  plus 
extraordinaire  que  leur  longue  impunité  (i).  Vous 
voyez  que  ce  Clodius  était  du  moins  un  brave 
scélérat ,  marchant  à  la  tête  de  bandits  détermi- 
nés comme  lui,  accoutumés  aux  fers  et  aux  com- 
bats ,  qui  risquaient  tout  en  osant  tout ,  atta- 
quaient ,  les  armes  a  la  main ,  des  gens  armés , 
et  exposaient  leur  vie  en  menaçant  celle  d'au- 
trui.  L'asyle  domestique  ne  lut  jamais  violé  ;  le 
sexe,  l'enfance,  la  vieillesse  ne  furent  pas  même 
insultés.  Clodius  salariait  de  vieux  soldats  deve- 
nus brigands ,  des  gladiateurs  devenus  assassins  ; 
mais  il  ne  s'avisa  pas  de  mettre  en  œuvre  un  ba- 


(t)  Celle  impunité  dont  s'indignait  Fauteur  avec  lonte 
la  France  en  179,3,  est  encore  la  même  au  moment  de 
l'impression  de  cet  ouvrage,  en  1797. 


DE    LITTÉRATURE,  83 

taillon  de  femmes  pour  proclamer  le  massacre  et 
le  pillage  au  nom  de  la  liberté  \  il  n'eut  pas  re- 
cours à  ce  lâche  moyen  ,  pour  que  la  force  ré- 
pressive ,  ménageant  la  faiblesse  du  sexe  ,  même 
dans  celles  qui  ont  perdu  tous  les  droits  en  l'ab- 
jurant ,  permît  au  désordre  et  à  la  révolte  de  s'ac- 
croître et  de  s'enhardir,  et  d'essayer  sans  danger 
ce  qu'on  seroit  capable  de  supporter.  Quand  les 
lois  sont  sans  pouvoir  ,  la  pire  espèce  de  scélé- 
rats n  est  pas  celle  qui  peut  tout  braver  \  c'est 
celle  qui  ne  rougit  de  rien.  Mais  aussi  c'est  la 
plus  facile  a  réprimer  dès  que  la  loi  reprend  son 
glaive.  Ceux  qui  se  vantent  d'avoir  fatigué  leurs 
bras  a  tuer  des  malheureux  sans  défense  ,  ne  croi- 
seraient pas  le  fer  contre  le  fer ,  et  ceux  qui  boi- 
vent du  sang  ne  risquent  guère  le  leur;  ou  plu- 
tôt ce  n'est  pas  du  sang  qui  est  dans  leurs  veines  , 
c'est  de  la  boue  ;  et  dès  que  la  force  publique  les 
signale  et  les  environne ,  elle  n'a  pas  même  be- 
soin de  les  frapper,  et  la  mort  ne  doit  les  at- 
teindre qu'à  l'échafaud. 

Toutes  les  violences  de  Clodius  n'empêchèrent 
pas  le  retour  de  Cicéron ,  parce  que  l'autorité 
légale  se  rendit  bientôt  assez  forte  pour  rétablir 
l'ordre  et  en  imposer  à  Clodius.  Mais  ce  forcené 
eut  l'impudence,  un  an  après,  de  faire  accuser 
Sextius  de  violence  (i)  par  Albinovanus  un  de 
ses  affidés ,  tandis  que  lui-même  se  préparait  a  ac- 
cuser Milon.  Il  n'en  eut  pas  le  tems,  et  périt  mi- 
sérablement-, comme  il  le' méritait;  mais  aupa- 
ravant il  eut  encore  la  douleur  de  se  voir  arra- 
cher par  Cicéron  une  victime  qu'il  n'avait  pu 
égorger  de  son  propre  glaive,  et  qu'il  voulait 
faire  périr  par  celui  des  lois.  Si  jamais  Cicéron 
parut  égaler  la  véhémence  impétueuse  de  Démos- 
thene,  c'est  dans  cette  harangue  ,  et  sut  tout  dans 

(  i  )  De  vu 


86  cotres 

l'endroit  où  il  rappelle  le  combat  qui  pensa  être 
si  fatal  à  Sextius.  Il  peint  des  couleurs  les  plus 
Vives  un  tribun  du  peuple  percé  de  coups  ,  et  n'é- 
chappant à  ses  meurtriers ,  que  parce  qu'ils  le 
croient  mort.  «  Et  c'est  Sextius,  c'est  lui  qui  est 
«  accusé  de  violence!  Pourquoi?  Quel  est  son 
»  crime  ?  C'est  de  vivre  encore.  Mais  Clodius  ne 
»  peut  pas  même  le  lui  reprocher.  S'il  vit,  c'est 
»  qu'on  ne  lui  a  pas  porté  le  dernier  coup ,  le 
»  coup  qui  devait  être  mortel.  A  qui  t'en  prends* 
»  tu,  Clodius  ?  Accuse  donc  le  gladiateur  Lenti- 
»  dius,  qui  n'a  pas  frappé  où  il  fallait.  Accuse 
»  ton  satellite  Sabinius  de  Réale,  qui  cria  si  heu- 
»  reusement,  si  à  propos  pour  Sextius  :  11  est 
»  mort!  Mais  lui,  que  lui  reproches-tu?  s'est-il 
»  refusé  au  glaive  ?  ne  l'a-t-il  pas  reçu  dans  ses 
»  flancs ,  comme  les  gladiateurs  du  cirque  à  qui 
»  l'on  ordonne  de  recevoir  la  mort  ?  De  quoi  est- 
»  il  coupable,  Romains?  Est-ce  de  n'avoir  pu 
»  mourir?  d'avoir  couvert  du  sang  d'un  tribun 
»  les  marches  du  temple  de  Castor?  Est-ce  de  ne 
»  pas  s'être  fait  reporter  sur  la  place  lorsqu'il  fut 
»  rendu  à  la  vie?  de  ne  s'être  pas  remis  sous  le 
»  glaive?  Mais  je  vous  le  demande,  Romains, 
»  s'il  eût  péri  dans  ce  malheur,  si  cette  troupe  d'as- 
»  sassins  eût  fait  ce  qu'on  voulait  faire ,  si  Sextius 
»  que  l'on  crut  mort  ?  fut  mort  en  effet,  n'auriez- 
»  vous  pas  tous  pris  les  armes  pour  venger  le  sang 
»  d'un  magistrat  dont  la  personne  est  inviolable 
»  et  sacrée ,  pour  venger  la  République  des  atten- 
»  tats  d'un  biigand?  Verriez-vous  tianquille- 
»  ment  Clodius  paraître  devant  votre  tribunal  ? 
»  et  celui  dont  la  mort  vous  eût  fait  pousser  un 
»  cri  de  vengeance  ,  pour  peu  que  vous  vous  fus- 
»  siez  souvenu  de  vos  droits  et  de  vos  ancêtres, 
»  peut-il  craindre  quelque  chose  de  vous ,  quand 
»  vous  avez  à  prononcer  entre  la  victime  et  l'as- 
»  sassin?  » 


BELïTTi;  RATURE*  ft*7 


On  a  plus  d'une  fois  mis  en  question  (  car  ces 
grands  éve'iiemens  nous  intéressent  encore  comme 
s'ils  venaient  de  se  passer  )  si  le  parti  que  prit 
Cicéron  de  quitter  Rome  lorsqu'il  fut  poursuivi 
par  Clodius,  était  en  effet  le  meilleur  ;  si,  se 
voyant  soutenu  par  tout  le  sénat  qui  avait  pris  le 
deuil ,  par  tout  le  corps  des  chevaliers  qui  avait 
pris  les  armes,  il  devait  abandonner  le  champ 
de  bataille.  Sans  doute,  s'il  n'avait  eu  à  le  dis- 
puter qu'à  Clodius  ,  il  eût  pu  compter  sur  le  suc- 
cès. Mais  lui-même  va  nous  faire  entendre  assez 
clairement  ce  qu'on  aperçoit  en  lisant  l'histoire 
avec  un  peu  de  réflexion ,  que  Clodius  n'était  pas 
pour  lui  l'ennemi  le  plus  à  craindre.  César  ,  prêt 
à  partir  pour  les  Gaules ,  était  aux.  portes  de  la 
ville  avec  une  armée  ;  et  si  dans  ces  circonstances 
le  carnage  eût  commencé  dans  Rome  ,  si  l'on  eût 
verse  le  sang  d'un  tribun  ,  peut-on  douter  que 
César  ne  se  fût  bientôt  mêlé  de  la  querelle,  et 
n'eût  saisi  une  si  belle  occasion  de  prendre  les 
armes  et  de  se  rendre  maître  de  la  République  ? 
Rome  eût  été  asservie  dix  ans  plus  tôt.  Voilà  le 
danger  dont  la  préserva  le  généreux  dévoûmcnt 
de  Cicéron ,  qui  s'applaudit  avec  raison  dans  cette 
harangue,  d'avoir  sauvé  deux  fois  la  patrie.  Il 
faut  l'entendre  lui-même  nous  développer  ses 
motifs. 

«  Je  vais  vous  rendre  compte ,  Romains  ?  de 
i  ma  conduite  et  de  mes  pensies ,  et  je  ne  man- 
»  que  rai  pas  à  ce  qu'attend  de  moi  cette  assem- 
»  blée  ,  la  plus  nombreuse  que  j'aie  vue  jamais  en- 
»  tourer  ces  tribunaux.  Si  dans  ia  meilleure  de 
»  toutes  les  causes ,  quand  le  sénat  me  montrait 
»  tant  d'attachement ,  tous  les  bons  citoyens  tant 
»  de  zèle  et  d'union  ;  quand  l'Italie  entière  était 
))  prête  à  tout  faire ,  à  tout  risquer  pour  ma  dé- 
»  fense  ,  si  avec  tant  d'appuis  j'ai  pu  caindre  les 
»  fureurs  d'un  tribun  ,  le  plus  yil  des  hommes  7 


DO  COURS 

»  et  la  folle  audace  des  deux  consuls  ,  aussi  me'-   ; 
»  pri sables  que  lui ,  j'ai  manqué  sans  doute  k  la   i 
»  fois  )  et  de   sagesse ,  et   de   fermeté.    Métellus 
»  s'exila  lui-même  ,  il  est  vrai  5  mais  quelle  dif- 
»  férence  !  sa  cause  était  bonne .  je  l'avoue  ,  et  ap- 
»  prouvée  par  tous  les  honnêtes   gens  ;   mais   le 
»  sénat  ne  l'avait  pas  solennellement  embrassée  ;  \ 
»  tous  les  Ordres  de  l'Etat,  toute  l'Italie,  ne  s'é-  | 
»  taient  pas  déclarés  pour  lui  par  des  décrets  pu-  ; 
»  blics 11   avait  affaire  à  Marius  ,  au  libéra- 

*  teur  de  l'Empire  ,  alors  dans  son  sixième 
»  consulat,  et  à  la  tête  d'une  armée  invincible; 
)}  à  Saturninus ,  tribun  factieux  ,  mais  magistrat 
>}  vigilant  et  populaire  ,  et  de  mœurs  irreprocha- 

»  bies Et  moi ,  qui  avais-je  à  combattre?  Ce  | 

)}  n'était  pas  une  armée  victorieuse  ;  c'était  un  ra- 

*  mas  d'artisans  stipendiés  ,  qu'excitait  l'espoir 
})  du  pillage.  Qui  avais-je  pour -ennemis?  Ce  n'é- 
»  tait  point  Marius ,  la  terreur  des  Barbares,  le 

*  boulevard  de  la  patrie  3  c'étaient  deux  monstres 
»  odieux  ,  qu'une  honteuse  indigence  et  une  dé- 
})  pravation  insensée  avaient  faits   les  esclaves  de 
»  Clodius  ;  c'était  Clodius  lui-même  ,  un  compa-  : 
»  gnon  de  débauche  de  nos  baladins,  un  adul-  i 
»  tere  ,  un   incestueux,  un  ministre  de  prostitu- 
»  tion ,  un  fabricateur  de  testamens  ,  un  brigand  7 
»  un  assassin ,  un  empoisonneur-  et  si  j'avais  em-  ! 
»  ployé  les  armes   pour  écraser  de  tels  adver- 
saires,   comme    je     le    pouvais    aisément,  et 
)}  comme  tant  d'honnêtes  gens  m'en  pressaient, 
y>  je  n'avais  pas  à  craindre   qu'on  me  reprochât 
»  d'avoir  opposé  la  force  à  la  force ,  ni  que  quel- 
»  qu'un  regrettât  la  perte  de  si  mauvais  citoyens , 
»  ou  plutôt  de  nos  ennemis  domestiques;  mais 
»  d'autres  raisons  m'arrêtèrent.  Ce  forcené  Clo- 
»  dius,  celte  furie  ne  cessait  de  répéter  dans  ses; 
»  harangues,    que    tout   ce   qu'il   faisait   contre 
»  moi ,  c'était  de  l'aveu  de  Pompée  t  de  ce  grand 


DE    LITTÉRATURE.  8g 

»  homme,  aujourd'hui  mon  ami,  et  qui  Pâtirait 
})  toujours  été  si  on  lui  avait  permis  de  l'être. 
»  Clodius  nommait  parmi  mes  ennemis ,  Crassus  7 
)}  citoyen  courageux,  avec  qui  j'avais  les  plus 
):  étroites  liaisons  ;  César,  dont  jamais  je  n'avais 
»  mérité  la  haine.  11  disait  que  c'étaient  là  les  mo- 
»  teurs  de  toutes  ses  actions ,  les  appuis  de  tous 
»  ses  desseins  ;  que  l'un  avait  une  armée  puissante 
»  dans  l'Italie ,  que  les  deux  autres  pouvaient  en 
«  avoir  une  dès  qu'ils  le  voudraient ,  et  qu'ils  l'au- 
»  raient  en  effet;  enfin  ce  n'étaient  pas  les  lois, 
»  les  jugemens ,  les  tribunaux  dont  il  me  mena- 
»  çait ,  c'était  les  armes,  les  généraux ,  les  légions, 
»  la  guerre.  Mais  quoi  !  devais -je  faire  si  grand 
»  cas  des  discours  d'un  ennemi  qui  nommait  sité- 
»  mérairement  les  plus  illustres  des  Romains? 
»  Non,  je  n'ai  pas  été  frappé  de  ses  discours, 
»  mais  de  leur  silence  ,  et  quoiqu'ils  eussent  d'au- 
)>  très  raisons  de  le  garder,  cependant  aux  yeux 
»  de  tant  d'hommes  disposés  à  tout  craindre,  en 
»  se  taisant  ,  ils  semblaient  se  déclarer  ;  en  ne  dé- 
»  savouant  pas  Clodius,  ils  semblaient  ï'approu- 

»  ver Que  devais-je  faire  alors?  Combattre? 

»  Eh  bien  !  le  bon  parti  l'aurait  emporté  ;  je  le 
»  veux.  Qu'en  serait-il  arrivé?  Avez-vous  oublié 
»  ce  que  disoit  Clodius  dans  ses  insolentes  ha- 
»  langues ,  qu'il  fallait  me  résoudre  à  périr  ou  à 
))  vaincre  deux  fois?  Et  qu'était-ce  que  vaincre 
»  deux  fois?  N'était-  ce  pas  avoir  a  combat- 
})  tre ,  après  ce  tribun  insensé ,  deux  consuls  aussi 
»  médians  que  lui ,  et  ceux  qui  étaient  tout 
})  prêts  a  se  déclarer  ses  vengeurs  ?  Ah  !  quand  le 
})  danger  n'eût  menacé  que  moi  seul,  j'aurais 
})  mieux  aimé  mourir  que  de  remporter  cette  se- 
^  conde  victoire ,  qui  était  la  perte  de  la  Répu- 
blique. C'est  vous  que  j'en  atteste,  ô  dieux  de 
S  la  patrie  !  dieux  domestiques  !  C'est  vous  qui 
»  m'êtes  témoins  que ,  pour  épargner  vos  temples 


9<>  COURS 

»  et  vos  autels  ,  pour  ne  pas  exposer  la  vie  des  ci- 
»  toyens,qui  m'est  plus  chère  que   la  mienne ? 
»  je  n'ai  pu  me  résoudre   à  cet  horrible  combat. 
»  Etait-ce  donc  la  mort  que  je  pouvais  craindre? 
»  Et  lorsqu'au  milieu  de  tant  d'ennemis  je  m'étais 
w  dévoué  pour  le  salut  public  ,  n'avais-jc  pas  de-  i 
»  vant  les  yeux  l'exil  et  la  mort?  N'avais-je  pas 
»  dès-lors  prédit  moi-même   tous   les  périls  qui   S 
»  m'attendaient?....  Mon  éloignement  volontaire 
>}  a  écarté  de  vous  les  meurtres  ,  l'incendie  et  l'op- 
w  pression.  J'ai  sauvé  deux  fois  la  patrie  -,  la  pre- 
»  micre  fois  avec  gloire,  la  seconde  avec  douleur; 
»  car  je  ne  me  vanterai  point  d'avoir  pu  me  pri- 
»  ver  sans  un  mortel  regret ,  de  tout  ce  qui  m'é~ 
»  tait  cher  au   monde  ,  de   mon  frère  ,  de  mes  | 
})  enfans ,    de  mon  épouse ,   de   l'aspect  de  ces 
w  murs,  de  la  vue  de  mes  concitoyens  qui  me 
})  pleuraient ,  de  cette  Rome  qui  m'avait  honoré. 
»  Je  ne  me  défendrai  pas  d'être  homme  et  sen- 
»  sibîe;  et  quelle  obligation  m'auriez-vous  donc 
»  si  tout  ce  que  j'abandonnais  pour  vous  ,  j'avais 
f>  pu  le  perdre  avec  indifférence  ?  Je  vous  ai  don- 
»  né ,  Romains ,   la  preuve    la  plus   certaine  de 
»  mon  amour  pour  la  patrie  lorsque  ,  me  rési- 
»  gnant  au  plus  douloureux  sacrifice ,  j'ai  mieux 
»  aimé  l'achever  que  de  vous  livrer  à  vos  ennemis.  » 

Ce  plaidoyer  eut  le  succès  qu'avaient  ordinai- 
rement ceux  de  l'orateur  :  Sextius  fut  absous 
d'une  voix  unanime. 

11  semblait  qu'il  fut  de  la  destinée  de  Cicéron 
d'avoir  à  défendre  tous  ceux  qui  l'avaient  défendu 
lui-même  ;  mais  il  fut  moins  heureux  pour  Milon, 
qu'il  ne  l'avait  été  pour  tant  d'autres.  Ce  n'est  pas 
que  sa  cause  fut  plus  mauvaise;  mais  il  faut 
avouer  d'abord  que  les  circonstances  politiques 
qui  avaient  tant  d'influence  sur  les  affaires  judi- 
ciaires, ne  lui  furent  pas  favorables.  J'ai  déjà 
parlé  de  la  guerre  ouverte  que  Clodius  et  Milon" 


DE    LITTERATURE.  Oï 

Se  faisaient  au  milieu  de  Rome  :  on  ne  doutait 
pas  que  l'un  des  deux  ne  dût  périr.  Cicéron ,  dans 
plus  d'un  endroit,  parle  de  Clodius  comme  d'une 
victime  qu'il  abandonne  à  Milon.  Celui-ci  de- 
mandait le  consulat ,  et  Clodius  la  prëture  ;  et  ce 
dernier ,  qui  avait  tant  d'intérêt  de  ne  pas  voir 
son  ennemi  revêtu  d'une  magistrature  supérieure  , 
avait  dit  publiquement,  avec  son  audace  ordi- 
naire ,  que  dans  trois  jours  Milon  ne  serait  pas  en 
vie.  Milon  paraissait  déterminé  à  ne  pas  l'épar- 
gner davantage.  Ce  fut  pourtant  le  hasard  ,  et  non 
aucun  projet  de  part  ni  d'autre  ,  qui  amena  la 
rencontre  où  périt  Clodius.  Il  revenait  de  la  cam- 
pagne avec  une  suite  d'environ  trente  personnes  ; 
il  était  à  cheval,  et  Milon,  qui  allait  à  Lanu- 
vium,  était  dans  un  charriot  avec  sa  femme  ; 
mais  sa  suite  était  plus  nombreuse  et  mieux  ar- 
mée. La  querelle  s'engagea  :  Clodius,  blessé  et 
se  sentant  le  plus  faible  ,  se  retira  dans  une  hôtel- 
lerie ,  comme  pour  s'en  faire  un  asyie.  Mais  Milon 
ne  voulut  pas  manquer  une  si  belle  occasion  :  il 
ordonna  à  ses  gladiateurs  de  forcer  la  maison  et 
de  tuer  Clodius.  Dans  un  Etat  tranquille  et  bien 
policé,  ce  meurtre  n'aurait  pas  été  excusable; 
mais  quand  les  lois  ne  sont  pas  assez  fortes  pour 
protéger  la  vie  des  citoyens ,  chacun  rentre  dans 
les  droits  de  la  défense  naturelle,  et  c'était  là  le 
cas  de  Milon.  Cependant  celui  qu'il  avait  tué, 
était  un  homme  trop  considérable  pour  que  ses 
parens  et  ses  amis  ne  poursuivissent  pas  la  ven- 
geance de  sa  mort.  Milon  fut  accusé ,  et  ce  procès 
fut,  comme  tout  le  reste,  une  affaire  de  parti. 
Pompée,  qui  était  alors  le  citoyen  le  plus  puis- 
sant de  Rome ,  n'était  pas  fâché  qu'on  l'eût  dé- 
fait de  Clodius ,  qui  ne  ménageait  personne  ;  mais 
en  même  tems  il  laissa  voir  qu'il  sciait  bien  aise 
aussi  qu'on  le  défît  de  Milon  ,  dont  le  caractère 
ferme  et  incapable  de  plier  ne  pouvait   manquer 


92  COURS 

de  déplaire  à  quiconque  affectait  la  domination. 
Ce  fut  donc  d'abord  cette  disposition  de  Pompée, 
trop  bien  connue  ,  qui  nuisit  beaucoup  à  Milon. 
Cette  cause  fut  pîaidée  avec  un  appareil  extraor- 
dinaire ,  et  devant  une  multitude  innombrable 
qui  remplissait  le  forum.  Le  peuple  était  monté 
jusque  sur  les  toits  pour  assister  à  son  jugement, 
et  des  soldats  armés,  par  Tordre  du  consul 
Pompée  ,  entouraient  l'enceinte  où  les  juges 
étaient  assis.  Les  accusateurs  furent  écoutés  en 
silence  ;  mais  dès  que  Cicéron  se  leva  pour  leur 
répondre  ,  la  faction  de  Clodius ,  composée  de  la 
plus  vile  populace,  poussa  des  cris  de  fureur. 
L'orateur,  accoutumé  à  des  acclamations  d'un 
autre  genre,  se  troubla  :  il  fut  quelque  tems  à  se 
remettre  ,  et  parvint  avec  peine  à  se  faire  écouter; 
mais  il  ne  put  jamais  revenir, de  cette  première 
impression  qui  affaiblit  toute  sa  plaidoierie,  et  ne 
lui  permit  pas  de  déployer  tous  ses  moyens. 

De  cinquante  juges ,  Milon  n'en  eut  que  treize 
pour  lui  5  tous  les  autres  le  condamnèrent  à  l'exil. 
11  est  vrai  que ,  parmi  les  voix  qui  lui  furent  fa- 
vorables ,  il  y  en  eut  une  qui  valait  seule  plus  que 
toutes  celles  qu'il  n'eut  pas.  Caton  fut  d'avis  de 
l'absoudre  ;  et  si  quelquefois  on  accusa  Caton  de 
trop  de  sévérité  ,  jamais  on  ne  lui  a  reproché  trop 
d'indulgence.   Il  pensait  que  Milon  avait  rendu 
service  à  la  République  en  la  délivrant  d'un  si 
mauvais  citoyen.  Ce  fut  aussi  l'opinion  de  Brutus, 
qui  publia  un  mémoire ,  où  il  soutenait  que  le 
meurtre  de  Clodius  était  légitime.  Il  avait  même 
conseillé  à  Cicéron  de  ne  desavouer  ni  le  fait  ni 
l'intention,  et  de  soutenir  que  Milon,  en  voulant 
tuer  Clodius,  et  en  le  tuant,  n'avait  fait  que  ce 
qu'il  devait  faire.  Cicéron  trouva  cette  défense 
trop  hasardeuse ,  et  dans  l'état  des  choses  il  avait 
raison.   Il  prit  donc  urne  autre  tournure  ,  et  se 
servit  habilement  de  toutes  les  circonstances  de 


DE    LITTÉRATURE.  q3 

l'action,  pour  prouver  que  Clodius  avait  tendu 
des  embûches  a  Milou  sur  la  voie  Appienne ,  et 
pour  rejeter  tout  F  odieux  du  meurtre  sur  les 
esclaves  qui  avaient  agi  sans  l'ordre  de  leur  maître. 
Son  discours  passe  pour  un  de  ses  chefs-d'œuvre  ; 
mais  celui  que  nous  avons  n'est  pas  celui  qu'il 
prononça.  Il  était  trop  intimidé  pour  avoir  tant 
d'énergie.  Aussi  lorsque  Milon,  qui  soutenait  son 
exil  avec  beaucoup  de  courage ,  reçut  le  plaidoyer 
que  Cicéron  lui  envoyait  ,  tel  qu'il  nous  a  été 
transmis  ,  il  lui  écrivit  :  Je  vous  remercie  de 
n'avoir  pas  fait  si  bien  d'abord  ;  si  vous  aviez 
parlé  ainsi,  je  ne  mangerais  pas  à  Marseille 
de  si  bon  poisson.  Un  homme  qui  prenait  son 
parti  avec  tant  de  résolution  ,  méritait  le  suffrage 
de  Caton  et  de  Brutus. 

Quoique  Cicéron  n'eût  pas  voulu  établir  sa 
défense  sur  le  plan  qu'on  lui  avait  proposé  ,  ce- 
pendant il  ne  le  rejette  pas  tout  entier  ;  et  après 
avoir  démontré ,   autant  qu'il  le  peut ,  dans  la 
première  partie  de  son  discours ,  que  c'est  Clo- 
dius qui  était  intéressé  à  faire  périr  Milon ,  et  qui 
en  a  eu  le  dessein ,  dans  la  seconde  il  va  plus  loin  , 
et  se  servant  de  tous  ses  avantages ,  et  rappelant 
tous  les  forfaits  de  Clodius ,  il  soutient  que  quand 
même  Milon  l'eût  poursuivi  ouvertement  comme 
un  ennemi  public  ,  bien  loin  d'être  puni  par  les 
lois  ,   il  mériterait  la  reconnaissance  du  peuple 
romain.  Mais  il  me  semble  avoir  choisi  ses  moyens 
en  orateur  habile,  lorsqu'il  a  préféré  de  mettre 
cette  assertion  en  hypothèse  et  non  pas  en  fait  : 
;    elle  en  a  bien  plus  de  force.  Il  y  avait  quelque 
.    chose  de  trop  dur  a  dire  crûment  :  J'ai  voulu  le 
tuer,  et  je  l'ai  tué;  au  lieu  qu'après  avoir  pré- 
senté son  adversaire  comme  l'agresseur,  comme 
l'insidiateur ,  on  est  reçu  bien  plus  favorablement 
à  dire  :  Quand  même  j'aurais  voulu  sa  mort,  il 
e    m'en  avait  donné  le  droit.  On  parle  alors  à  de* 


g4  COURS 

esprits  prépares ,  qui  peuvent  plus  aisément  se  I 
laisser  persuader  ce  qui  aurait  pu  les  révolter  1 
d'abord.  Cette  progression  daas  les  idées  qu'on  I 
présente ,  et  dans  les  impressions  qu'on  veut  pro-l 
duire  ,  est  un  des  secrets  de  l'art  oratoire.  On  I 
obtient,  avec  des  ménagemens  et  des  prépara- 
tions ,  ce  qu'on  ne  pourrait  pas  emporter  de  vive  l 
force.  Mais ,  après  toutes  les  précautions  qu'il  a 
prises ,  Cicéron  paraît  triompher  lorsqu'il  dit  :jj 
«  Si  dans  ce  même  moment  Milon ,  tenant  en  sa 
»  main  son  épée  encore  sanglante  ,  s'écriait  : 
»  Romains,  écoutez-moi;  écoutez-moi 7  citoyens; 
»  oui ,  j'ai  tué  Clodius  >  c'est  avec  ce  bras  ,  c'est) 
»  avec  ce  fer  que  j'ai  écarté  de  vos  têtes  les  fureurs 
»  d'un  scélérat  que  nul  frein  ne  pouvait  plus  re-> 
»  tenir  ,  que  les  lois  ne  pouvaient  plus  enchaîner,*  I 
»  c'est  par  sa  mort  que  vos  droits,  la  liberté ,| 
»  l'innocence  ,  l'honneur  sont  en  sûreté  :  si  Milon 
»  tenait  ce  langage  ,  aurait-il  quelque  chose  à 
»  craindre?  Et  en  effet,  aujourd'hui,  qui  ne  l'ap- 
»  prouve  pas?  Qui  ne  le  trouve  pas  digne  de 
»  louange  ?  Qui  ne  pense  pas ,  qui  ne  dit  pas  tout 
»  haut  que  jamais  homme  n'a  donné  au  peuple 
»  romain  un  plus  grand  sujet  de  joie?  De  tous 
»  les  triomphes  que  nous  avons  vus ,  nul ,  j'ose  le 
»  dire,  n'a  répandu  dans  ces  murs  une  plus  vive 
»  allégresse  ,  et  n'a  promis  des  avantages  plus 
»  durables.  Je  me  flatte,  Romains,  que  vous  et  j 
»  vos  enfans  êtes  destinés  à  voir  dans  la  Repu- 1 
»  blique  les  plus  heureux  changemens  :  persua- 
»  dez-vous  bien  que  vous  ne  les  verriez  jamais  |j 
»  si  Clodius  vivait  encore.  Tout  nous  autorise  à 
»  espérer  qu'avec  un  consul  tel  que  le  grand  Pom- 
»  pée ,  cette  même  année  verra  mettre  un  frein  à 
»  la  licence ,  verra  la  cupidité  réprimée ,  les  lois 
»  affermies  ;  et  ces  jours  de  salut  que  nous  atten- 
»  dons ,  quel  homme  assez  insensé  se  flatterait  de 
•»  les  voir  luire  du  vivant  de  Clodius?  Que  dis-jc? 


DE    LITTÉRATURE.  g5 

»  Quelle  est  celle  de  vos  possessions  domestiques 
»  dont  vous  eussiez  pu  vous  promettre  uite  jouis- 
sance assurée  et  paisible  tant  que  ce  furieux 
r  aurait  pu  l'aire  sentir  sa  domination  ?  Je  ne 
»  crains  pas  qu'on  impute  a  mes  ressentimens  par- 
»  ticuliers  de  mettre  dans  mes  accusations  plus  de 
»  violence  que  de  vérité.  Quoique  j'eusse  plus 
»  que  toute  autre  le  droit  de  le  haïr ,  cependant 
))  ma  haine  personnelle  ne  pourrait  pas  être  au- 
))  dessus  de  l'horreur  universelle  qu'il  inspirait.... 
»  Enfin ,  juges ,  je  vous  le  demande ,  il  s'agit  de 
»  prononcer  sur  le  meurtre  de  Clodius  :  imaginez- 
»  vous  donc  (  car  la  pensée  peut  nous  représenter 
»  un  moment  les  objets  comme  si  l'on  en  voyait 
»  la  réalité)  ^imaginez-vous,  dis-je  ,  que  l'on  me 
»  promet  d'absoudre  Mil  on  ,  sous  la  condition 
»  que  Clodius  revivra  !  Vous  frémissez  tous  !  Eh 
»  quoi  !  si  cette  seule  idée ,  tout  mort  qu'il  est , 
»  vous  a  frappés  d'épouvante  7  que  serait-ce  donc 
»  s'il  était  vivant  ?  » 

On  regarde  assez  généralement  la  péroraison 
de  ce  discours  comme  la  plus  belle  qu'ait  faite 
Cicéron.  L'objet  le  plus  ordinaire  de  cette  der- 
nière partie  des  plaidoyers  est,  comme  on  sait, 
d'exciter  la  pitié  des  juges  en  faveur  de  l'accusé, 
et  cette  méthode  est  celle  des  Modernes  comme 
des  Anciens.  Si  l'on  avait  une  idée  exacte  de  la 
justice  et  du  ministère  de  ceux  qui  la  rendent, 
on  ne  verrait  pas  les  orateurs  de  tous  les  tems  et 
de  toutes  les  nations  se  mettre ,  avec  les  accusés , 
aux  pieds  des  juges  ,  et  employer  ,  pour  les  émou- 
voir ,  tout  l'art  des  supplications.  N'est-ce  pas  en 
effet  une  espèce  d'outrage  à  des  juges  ,  de  les  sup- 
plier d'être  justes?  Est-il  permis  de  demander  à 
la  compassion  ce  qu'on  ne  doit  attendre  que  de 
l'équité  ;  de  faire  parler  ses  pleurs  comme  si  l'on 
*e  défiait  de  ses  raisons;  d'oublier  enfin  que  le 
ministre,  de  la,  loi  ?  celui  d$nt  le  premier  devoir 


g6  cours 

est  d'être  impassible  comme  elle ,  ne  doit  point 
venger  l'innocent  ,  parce  qu'il  le  plaint ,  mais 
parce  qu'il  le  juge  ?  Yoilk  ce  que  pourrait  dire 
une  philosophie  rigoureuse.  Mais  l'éloquence  a 
trop  bien  entendu  ses  intérêts  pour  les  fonder  sur 
une  perfection  presque  absolument  idéale.  L'ora- 
teur a  pensé  que  si  la  philosophie,  dans  ses  spécu- 
lations ,  peut  sans  risque  ne  voir  dans  les  juges 
que  la  loi  vivante,  il  était  bien  plus  sûr  pour  lui 
et  pour  sa  cause  de  n'y  voir  autre  chose  que  des 
hommes.  Il  s'est  souvenu  qu'il  est  dans  notre 
nature  d'aimer  à  n'accorder  que  comme  une  grâce 
ce  qu'on  peut  exiger  comme  une  justice  5  qu'on 
se  rend  k  la  conviction  comme  a  la  force ,  mais 
qu'on  cède  à  l'attendrissement  comme  k  son  plai- 
sir; qu'un  peu  de  sensibilité  est  plus  facile  et  plus 
commun  que  beaucoup  d'équité  et  de  lumières; 
que  l'on  dispute  contre  son  cœur  beaucoup  moins 
que  contre  sa  îaison,  et  que  quand  tous  les  deux 
peuvent  décider  du  sort  de  l'accusé ,  le  défenseur 
ne  peut  mieux  faire  que  de  s'assurer  de  tous  les 
deux. 

C'est  ce  que  Cicéron  entendait  mieux  que  per- 
sonne ,  mais  ce  que  le  caractère  et  la  conduite  de 
Miîon  rendaient  tiès^-difficile.  11  ne  fallait  pas  que 
l'avocat  parût  en  contradiction  avec  son  client, 
et  le  fier  Milon ,  intrépide  dans  le  danger ,  n'avait 
rien  fait  de  ce  qu'avaient  coutume  de  foire  les 
accusés  pour  se  rendre  leurs  juges  favorables.  Il 
n'avait  point  pris  le  deuil,  n'avait  fait  aucune 
sollicitation ,  ne  témoignait  aucune  crainte.  11  y 
avait  là  de  quoi  déranger  beaucoup  le  pathé- 
tique  d'un  orateur  vulgaire  :  le  nôtre  s'y  prend  si 
bien,  qu'il  tourne  en  faveur  de  son  client  cette 
sécurité  qui  pouvait  indisposer  contre  lui  en  res- 
semblant k  l'orgueil. 

«  Que  me  reste-t-il  à  faire,  si  ce  n'est  d'im- 
)>  piorer  en  faveur  du  plus  courageux  dçs  hommes 


! 


i)  E    LITTLRATU  R  K«  G1} 

H  la  pi ^  ît*  que  lui-même  ne  demande  point ,  et  que 
»  je  demande  même  maigre  lui?  Si  vous  ne  l'avez 
»  pas  vu  mêler  une  larme  à  toutes  celles  qu'il 
»  vous  fait  répandre  ;   si  vous  n'avez  remarqué 
»  aucun  changement  dans  sa  contenance  ni  dans 
»  ses  discours,  vous  ne  devez  pas  pour  cela  prendre 
»  moins  d'intérêt  à  son  sort  ;  peut-être  même  est- 
)>  ce  une  raison  pour  lui  eu  devoir  davantage.  Si 
»  dans  les  combats  de  gladiateurs  ,  quand  il  s'agit 
»  du  sort  de  ces  hommes  de  la  dernière  classe , 
»  nous  ne  pouvons  nous    empêcher  d'avoir    de 
»  l'aversion  et  du  mépris  pour  ceux  qui  se  mon- 
»  trent  timides  et  supplians ,  et  qui  nous  demandent 
,  »  la  vie  ;  si  au  contraire  nous  nous  intéressons  au 
»  salut  de  ceux  qui  font  voir  un  grand  courage  et 
i)  s'offrent  hardiment  a  la  mort ,  si  nous  croyons 
u  alors  devoir  notre  compassion  à  ceux  qui   ne 
»  l'implorent  pas,  combien  cette  disposition  est- 
»  elle  encore  plus  juste  et  mieux  placée  quand  il 
»  s'agit  de  nos  meilleurs  citoyens  !  Pour  moi  ,  je 
»  l'avoue,  je  suis  pénétré  de  douleur  quand  j'en- 
»  tends  ce  que  Milon  me  répète  tous  les  jours  , 
»  quand   j'entends  les  adieux  qu'il  adresse  à  ses 
))  concitoyens.  Qu'ils  soient  heureux  ,  me  dit-il  ; 
»  qu'ils  vivent  dans  la  paix  et  la  sécurité  ;   que  îa 
»  République  soit  florissante;  elle  me  sera  tou- 
»  jours  chère ,  quelque  traitement  que  j'en  re- 
»  coive.  Si  je  ne  puis  jouir  avec  elle  du  repos  que 
i)  je  lui  ai  procuré ,  qu'elle  en  jouisse  sans  moi  et 
»  par  moi.  Je  me  retirerai ,  je  m'éloignerai ,  con- 
»  tent  de  trouver  un  asyle  dans  la  première  cité 
»  libre  et  bien  gouvernée  que  je  rencontrerai  sur 
»  mon  passage.  O  travaux  inutiles  et  mal  récom- 
*  pensas!  s'écrie-t-il  ;   ô  espérances  trompeuses! 
»  ô  trop  vaines  pensées  !  Moi  qui ,  dans  ces  tems 
»  déplorables,  marqués  par  les  attentats  ce  Clo- 
;  »  âius,  quand  le  sénat  était  dans  l'abattement ,  la 
ï>  République   dans   l'oppression  ?  les  chevaliers 
3.  5 


o8  COURS 

y>  romains  sans  pouvoir  ,  tons  les  bons  citoyens 
»  sans  espérance  ,  leur  ai  dévoué ,  leur  ai  consacré 
»  tout  ce  que  le  tribunat  me  donnait  de  puissance, 
»  me  serais-je  attendu  à  être  un  jour  abandonné 
»-  par  ceux  que  j'avais  défendus  ?  Moi  qui  t'ai 
»  rendu  k  ta  patrie  ,  Cicéron  (  car  c'est  à  moi  qu'il 
n  s'adresse  le  plus  souvent),  devais-je  croire  qu'il 
»  ne  me  lût  pas  permis  &y  demeurer  ?  Où  est 
»  maintenant  ce  sénat  dont  nous  avons  pris  en|l 
»  main  la  cause?  Où  sont  ces  chevaliers  romains 
»  qui  devaient  toujours  être  k  toi  ?  Où  sont  ces 
»  secours  que  nous  promettaient  les  villes  muni- 
»  cipales ,  ces  recommandations  de  toute  l'Italie  J 
»  Enfin,  où  est  ta  voix,  ô  Cicéron  !  qui  a  sauve! 
»  tant  de  citoyens?  Ta  voix  ne  peut  donc  rierj 
»  pour  mon  salut ,  après  que  j'ai  tout  risqué  poui  i 
»  le  tien  ? 

»  Ce  que  je  ne  puis  répéter  ici  qu'avec  des  gé- 
y>  missemens ,  il  le  dit  avec  le  même  visage  quoi 
y>  vous  le  voyez.  Il  ne  croit  point  ses  concitoyens 
»  capables  d'ingratitude  ;  il  ne  les  croit  que  fai- 
:»  blés  et  timides.  Il  ne  se  repent  point  d'avohj 
»  prodigué  son  patrimoine  pour  s'attacher  cette  ! 
»  partie  du   peuple   que   Clodius   armait   contre» 
x  vous  ;  il  compte  parmi  les  services  qu'il  vous  m 
y>  rendus,  ses  libéralités ,  dont  le  pouvoir,  ajou  j 
;»  tant  k  celui  de  ses  vertus ,  a  fait  votre  sûreté 
»  il  se  souvient  des  marques  d'intérêt  et  de  bien  j 
»  veiliance   que  le  sénat  lui  a  données  dans  cl 
»  moment  même  ;  et  dans  quelque  endroit  qiu  J 
y>  son  destin  le  conduise,  il  emporte  avec  lui  h 
y>  souvenir  de  vos  empressemens ,  de  votre  zeh; 

»  et  de  vos  regrets Il  ajoute,  et  avec  vérité  i 

»  que  les  grandes  âmes  n'envisagent  dans  leurijj 
»  actions  que  le  plaisir  de  bien  faire ,  sans  songei 
i>  au  prix  qui  les  attend  ;  qu'il  n'a  rien  fait  dam  S 
»  sa  vie  que  pour  l'honneur  ;   que  si  rien  n'est 
j)  plus  beau  ?  plus  désirable  que  de  servir  sa  patrif 


DE    LITTERATURE.  £}$ 

»  et  de  la  délivrer  du  danger ,  ceux-là  sans  doute 
»  sont  heureux  envers  qui  elle  s'est  acquittée  par 
»  des  honneurs  publics  )  mais  qu'il  ne  faut  pas 
»  plaindre  ceux  envers  qui  leurs  -concitoyens  de- 
»  meurent  redevables  ;  que  si  Ton  apprécie  les 
»  récompenses  de  la  vertu,  la  gloire  est  le  pre- 
»  mier  de  tous  ;  que  c'est  elle  qui  console  de  la 
»  brièveté  de  la  vie  par  la  pensée  de  l'avenir  ,  qui 
»  nous  reproduit  quand  nous  sommes  absens,nous 
»  fait  revivre  quand  nous  ne  sommes  plus  ,  et  sert 
»  aux  hommes  comme  de  degré  pour  s'élever  jus- 
»  qu'aux  cieux. 

»  Dans  tous  les  tems  ,  dit-il  ,  le  peuple  romain , 
;»  toutes  les  nations  ,  parleront  de  Milon  :  son  nom 
»  ne  sera  jamais  oublié  ;  aujourd'hui  même  que  tous 
»  les  efforts  de  nos  ennemis  se  réunissent  pour  ir- 
»  ri  ter  l'envie  contre  moi ,  partout  la  voix  publique 
»  me  rend  hommage  ;  partout  où  les  hommes  se 
»  rassemblent,  ils  m« rendent  des  actions  de  grâces. 
»  Je  ne  parle  pas  des  fêtes  que  i'Etrurie  a  célébrées 
*  et  établies  en  mon  honneur  :  il  y  a  maintenant 
»  plus  de  trois  mois  que  Clodius  a  péri ,  et  le  bruit 
>vde  sa  mort,  en  parcourant  toutes  les  provinces 
m  de  l'Empire  ,  y  a  répandu  la  joie  et  l'allégresse. 
!»  Et  qu'importe  où  je  sois  désormais ,  puisque  mon 
•  »  nom  et  ma  gloire  sont  partout? 

»  Voilà  ce  que  tu  me  dis  souvent,  Mil  en ,  en 

»  l'absence  de  ceux  qui  nr écoutent,  et  voici  ce  que 

a  je  te  réponds  en  leur  présence.  Je  ne  puis  refuser 

»  des  éloges  à  ce  grand  courage  ;  mais  plus  je  l'ad- 

»  mire,  plus  ta  perte  me  devient  amerc  et  doulou- 

»  reuse.  Si  tu  m'es  enlevé,  si  l'on  t'arrache  de  mes 

»  bras  ,  je  n'aurai  pas  même  cette  consolation  de 

»  pouvoir  haïr  ceux  qui  m'auront  porté  un  coup 

»  si  sensible.  Ce  ne  sont  pas  mes  ennemis  qui  me 

\  1  priveront  de  toi  5  ce  sont  ceux  même  que  j'ai  ic 

1  »  plus  chéris ,  ceux  qui  m'ont  fait  à  moi-même  le 

^'aplus  de  bien.  Non,  Romains,  quelque  chagrin 


100  COURS 

»  que  vous  me  causiez  (et  vous  ne  pouvez  m'en  j 
»  causer  un  plus  cruel  ),  jamais  vous  ne  me  forcerez 
»  à  oublier  ce  que  vous  avez  fait  pour  moi;  mais  I 
»  si  vous  l'avez  oublié  vous-mêmes ,  si  quelque  ( 
»  chose  en  moi  a  pu  vous  offenser  ,  pourquoi  ne 
»  pas  m'en  punir  plutôt  que  Milon?  Quoi  qu  il 
7>  m' arrive ,  je  m'estimerai  heureux  si  je  ne  suis  pas 
»  le  témoin  de  sa  disgrâce. 

»  La  seule  consolation  qui  puisse  me  rester  J 
»  Milon ,  c'est  qu'au  moins  j'aurai  remplis  envers 
»  toi  tous  les  devoirs  de  l'amitié,  du  zèle  et  de  la 
»  reconnaissance.  Pour  toi  j'ai  bravé  l'inimitié  des  : 
»  hommes  puissans  ,  j'ai  exposé  ma  vie  à  tous  les 
))  traits  de  tes  ennemis;  pour  toi  j'ai  pu  même  les  ! 
»  supplier,  j'ai  regardé  ton  danger  comme  le  mien,  ; 
»  et  mon  bien  et  celui  de  mes  enfans  comme  le  tiea 
»  propre.  Enfin,  s'il  est  quelque  violence  qui  me-- 
»  nace  la  tête ,  je  ne  crains  pas  de  l'appeler  sur  la 
»  mienne.  Que  me  reste-t-il  encore?  Que  puis- je 
»  dire?  Que  puis- je  faire ,  si  ce  n'est  de  lier  dé- 
»  sonnais  mon  sort  au  tien,  quel  qu'il  soit ,  et  de  I 
»  suivre  en  tout  ta  fortune?  J'y  consens,  Romains;  i 
»  je  veux  bien  que  vous  soiyez  persuadés  que  le 
»  salut  de  Milon  mettra  le  comble  à  tout  ce  que 
»  je  vous  dois,  ou  que  tous  les  bienfaits  que  j'ai 
»  reçus  de  vous  seront  anéantis  dans  sa  disgrâce.  : 
»  Mais  pour  lui,  toute  cette  douleur  dont  je  suis 
»  pénétré,ces pleurs  que  m'arrache  sa  situation,  n'é- 
»  branlent  point  son  incroyable  fermeté.  Il  ne  peut 
»  se  résoudre  à  regarder  comme  un  exil  quelque 
»  lieu  que  ce  soit ,  où  puisse  habiter  la  vertu  :  la 
»  mort  même  ne  lui  paraît  que  le  terme  de  l'hu- 
»  manité ,  et  non  pas  une  punition.  Qu'il  reste  donc 
»  dans  ces  sentimens  qui  lui  sont  naturels  ;  mais 
»  nous  ,  Romains,  quels  doivent  être  les  nôtres  ? 
»  Voulez-vous  ne  garder  de  Milon  que  son  sou- 
»  venir,  et  le  bannir  en  le  regrettant?  Est-il  au 
»  monde  quelque  asyle  plus  digne  de  ce  grajud- 


DE    LITTERATURE.  ÎOI 

»  homme,  que  le  pays  qui  l'a  produit?  Je  vous 
«  appelle  tous ,  ô  vous ,  braves  Romains ,  qui  avez 
»  répandu  votre  sang  pour  la  patrie  7  centurions , 
»  soldats,  c'est  à  vous  que  je  m'adresse  dans  les 
»  dangers  de  ce  citoyen  courageux.  Est-ce  devant 
w  vous,  qui  assistez  à  ce  jugement,  les  armes  à  la 
«main,  est-ce  sous  vos  yeux  que  la  vertu  sera 
»  bannie,  sera  chassée  ,  sera  rejetée  loin  de  nous? 
j)  Malheureux  que  je  suis  !  C'est  avec  le  secours 
»  de  ses  mêmes  Romains ,  ô  Milon  !  que  tu  as  pu  me 
»  rappeler  dans  Rome ,  et  ils  ne  pourront  m' aider 
»  à  t'y  retenir!  Que  répondrai-je  amesenfans,  qui 
»  te  regardent  comme  un  second  père  ?  A  mon 
»  frère  aujourd'hui  absent ,  mais  qui  a  partagé  au- 
»  trefois  tous  les  maux  dont  tu  m'as  délivré?  Je 
»  leur  dirai  donc  que  je  n'ai  rien  pu  pour  ta  défense 
))  auprès  de  ceux  qui  t'ont  si  bien  secondé  pour 
»  la  mienne  ï  et  dans  quelle  cause!  dans  celle  qui 
»  excite  un  intérêt  universel.  Devant  quels  juges? 
»  devant  ceux  à  qui  la  mort  de  Cîodius  a  été  le 
»  plus  utile.  Avec  quel  défenseur?  avec  Cicérou. 
»  Quel  si  grand  crime  ai-je  donc  commis,  de  quel 
»  forfait  inexpiable  me  suis-je  chargé,  quand  j'ai 
»  recherché,  découvert,  étouffé  cette  fatale  con- 
»  juration  qui  nous  menaçait  tous,  et  qui  est  de- 
»  venue  pour  moi  et  pour  les  miens  une  source  de 
»  maux  et  d'infortunes  ?  Pourquoi  m'avez -vous 
»  rappelé  dans  ma  patrie?  Est-ce  pour  en  chasser 
»  sous  mesyeux  ceux  qui  m'y  ont  rétabli  ?  Voulez- 
»  vous  donc  que  mon  retour  soit  plus  douloureux 
»  que  mon  exi]  :  ou  plutôt ,  comment  puis-je  me 
»  croire  en  effet  rétabli  si  je  perds  ceux  à  qui  je 
»  dois  mon  salut?  Plût  aux  dieux  que  Clodius 
»  (pardonne,  ô  ma  patrie!  pardonne  :  je  crains 
»  que  ce  vœu  que  m'arrache  l'intérêt  de  Milon  ne 
»  soit  un  crime  envers  toi  !  )  plût  aux  dieux  que 
»  Clodius  vécût  encore  ,  qu'il  fût  préteur,  consul, 
»  dictateur,  plutôt  que  de  voir  l'affreux  spectacle 


102,  COURS 

d  dont  on  nous  menace  !  O  dieux  immortels!  ô  Ro~  \ 
»  mains  !  conservez  un  citoyen  tel  que  Mil  on  !  — 
»  Non  f  me  dit-il  ,  que  Clodius  soit  mort  comme  i 
»  il  le  méritait,  et  que  je  subisse  le  sort  que  je  n'ai 
»  pas  mérité. — C'est  ainsi   qu'il  parie;  et  cet 
»  homme ,  né  pour  la  patrie  ,  mourrait  ailleurs  que 
»  dans  sa  patrie  !  Sa  mémoire  sera  gravée  dans  vos 
»  cœurs ,  et  lui-même  n'aura  pas  un  tombeau  dans  ! 
»  l'Italie  !  et  quelqu'un  de  vous  pourra  prononcer 
»  l'exil  d'un  homme' crue  toutes  les  nations  vont 

JL 

»  appeler  dans  leur  sein  !  O  trop  heureuse  la  ville 
»  qui  le  recevra  !  O  Rome  ingrate,  si  elle  le  bannit  ! 
»  malheureuse ,  si  elle  le  perd  !  Mes  larmes  ne 
»  me  permettent  pas  d'en  dire  davantage ,  et  Milon 
»  ne  veut  pas  être  défendu  par  des  larmes  !  Tout 
»  ce  que  je  vous  demande  ,  c'est  d'oser,  en  donnant 
»  votre  suffrage ,  n'en  croire  que  vos  sentimens. 
»  Croyez  que  celui  qui  a  choisi  pour  juges  les 
»  hommes  les  plus  justes  et  les  plus  fermes,  les 
»  plus  honnêtes  gens  de  la  République  ,  s'est  en- 
»  gagé  d'avance ,  plus  particulièrement  que  per- 
»  sonne  ,  a  approuver  ce  que  vous  auront  dicté  la 
»  justice,  la  patrie  et  la  vertu.  » 

Plus  je  relis  cette  admirable  harangue ,  plus  je 
me  persuade,  comme  Milon,  que  si  en  effet  Cicéron 
avait  paru  dans  cette  cause  ,  aussi  ferme  qu'il  avait 
coutume  de  l'être,  il  l'aurait  emporté  sur  toutes 
les  considérations  timides  ou  intéressées  qui  pou- 
vaient agir  contre  l'accusé.  C'est  un  coup  de  l'art , 
un  trait  unique  que  cette  péroraison ,  où  l'orateur, 
ne  pouvant  appeler  la  pitié  sur  celui  qui  la  dédai- 
gnait ,  prend  le  parti  de  l'implorer  pour  lui-même, 
prend  pour  lui  le  rôle  de  suppliant ,  afin  d'en  ré- 
pandre l'intérêt  sur  l'accusé ,  et  rend  a  Milon  toutes 
les  ressources  qu'il  refusait ,  en  lui  laissant  tout 
l'honneur  de  sa  fermeté. 

Si  l'orateur  manqua  de  résolution  dans  cette  con- 
joncture, il  en  montra  beaucoup  contre  Antoine,, 


DE    LITTERATURE.  loi 

qui  net  oit  pas  moins  l'ennemi  de  la  République  que 
fe  sien  ;  et  ce  double  intérêt  lui  dicta  les  fameuses 
harangues  publiées  sous  le  titre  de  Philippiques. 
Il  les  appela  ainsi ,  parce  qu'elles  ont  pour  objet 
d'animer  les  Romains  contre  Antoine,  comme 
Dëmoslhene  animait  les  Athéniens  contre  Phi- 
lippe. Elles  sont  au  nombre  de  quatorze  ,  et  toutes 
d'une  grande  beauté.  Mais  la  seconde  surtout  était 
fameuse  chez  les  Romains  ;  elle  passait  pour  une 
œuvre  divine  :  c'est  ainsi  que  l'appelle  Juvénal. 
Elle  ne  fut  pourtant  jamais  prononcée;  mais  elle 
fut  répandue  dans  Rome  et  dans  l'Italie,  et  lue  avec 
avidité.  Antoine  ne  la  pardonna  jamais  à  l'auteur 
et  ce  fut  la  priucipale  cause  de  sa  mort.  Antoine 
cependant  avait  été  l'agresseur  ;  lui-même  avait 
provoqué  cette  terrible  représaiîle,  en  venant  dans 
le  sénat  déclamer  avec  violence  contre  Cicéron  qui 
était  absent.  L'orateur  n'avait  pas  coutume  d'en- 
durer ces  sortes  d'injures  ;  il  était  trop  sûr  de  ses 
armes.  Ce  n'est  pas  que  ce  genre  d'éloquence  soit 
le  plus  difficile ,  à  beaucoup  près  :  l'improbation 
et  le  reproche  ont  naturellement  de  la  véhémence 7 
et  les  peintures  satyriques  piquent  la  malignité. 
Mais  ce  genre  acquiert  de  l'importance  et  de  la 
gravité  quand  il  s'agit  d'intérêts  publics.  La  guerre 
contre  les  médians  est  alors  la  mission  de  l'homme 
honnête,  et  il  appartient  à  l'orateur  citoyen  de 
parler  aux  ennemis  de  la  patrie  de  manière  à  les  in- 
timider ,  et  de  les  peindre  avec  des  traits  qui  les 
fassent  rougir  d'eux-mêmes.  C'est  ce  que  fait  Ci- 
céron dans  cette  immortelle  Pliilippique ,  où  il 
trace  l'exposé  de  la  vie  d'Antoine  depuis  ses  pre- 
mières années.Ces  sortes  d'exécutions  morales  sont 
une  vengeance  publique  que  le  talent  seul  peut 
exercer  quand  il  est  joint  au  courage.  On  ne  peut 
reprocher  à  Cicéron  d'en  avoir  manqué  a  cette 
époque  vraiment  périlleuse,  puisqu'alors  Antoine 
était  tout  puissant  «  Jeune  encore,  j'ai  défendu  la 


ie>4  cours 

»  République  ;  je  ne  l'abandonnerai  pas  dans  ma 
»  vieillesse.  J'ai  bravé  les  glaives  de  Catilina,  je 
«  ne  redouterai  pas  les  tiens.  »  C'est  ainsi  qu  il 
s'exprime  à  la  fin  de  son  discours  ;  et  ce  n'était  pas 
une  vaine  jactance;  c'était  un  sentiment  vrai.  Il 
paraît  que  dès  ce  moment  Cicéron  s'était  dévoué 
à  la  mort.  Pendant  toute  la  guerre  de  Modene,  il 
fut  Famé  de  la  République  ,  et  gouverna  entière- 
ment le  sénat,  dont  tous  les  décrets  furent  rédigés 
sur  ses  avis.  On  sait  que  cette  guerre  finit  par  la 
réconciliation  d'Antoine  et  d'Octave ,  et  qu'une 
des  premières  conditions  fut  la  mort  de  Cicéron, 
qui  fut  aussi  glorieuse  que  sa  vie. 

Les  autres  Piiillppiques  sont  du  genre  qu'on 
appelle  délibératif,  et  la  plupart  ne  sont  que  les 
avis  que  Cicéron  énonçait  dans  le  sénat  lorsqu'on 
y  délibérait  sur  la  conduite  que  Ton  devait  tenir  à 
l'égard   d'Antoine,  qui  assiégeait  alors  Dccimus 
Brutus  dans  Modene.  Pour  bien  saisir  le  mérite 
de  ces  discussions  politiques ,  il  faut  avoir  la  con- 
naissance la  plus  exacte  et  la  plus  détaillée  de 
l'histoire  du  tems  ;  et  l'extrait  qu'on  en  pourrait 
faire  exigerait  des  commentaires  trop  fréquens  pour 
ne  pas  affaiblir  l'effet  oratohe,  qui  ne  peut  être  senti 
vivement  quand  le  sujet  a  besoin  d'explication. 
D'ailleurs,  il  faut  bien  se  borner,  et  je  finirai  cette 
analyse  par  quelques  morceaux  tirés  du  discours 
adressé  devant  le  sénat,  à  César  dictateur,  au  mo- 
ment ou  il  venait  d'accorder  le  rappel  de  Mar- 
cellus,  qui  avait  été  un  de  ses  plus  violens  ennemis. 
Une  partie  de  ce  discours  n'est  autre  chose  que 
l'éloge  de  la  clémence  de  César.  11  est  fait  avec  in- 
térêt et  noblesse ,  sans  exagération  et  sans  flatterie  ; 
et  ce  que  dit  l'orateur  en  finissant,  est  la  meilleure 
réponse  qu'on  puisse  faire  à  ceux  qui  lui  ont  re- 
proché trop  de  complaisance  pour  César. 

«  C'est   avec  regret,   César,  que  j'ai  entendu 
»  souvent  de  v  otite  bouche  ce  mot  qui  par  lui- 


ï)  E    L  t  T  T  É  R  A  T  U  R  E,  I  o5 

ï>  même  est  plein  de  sagesse  et  de  grandeur  :  J'a  i 
»  aâtèz  vécu,  soit  pour  la  nature,  soit  pour  la 
»  gloire*  Assez  pour  la  nature,  si  vous  voulez ,  assez 
»  même  pour  la  gloire  ,  j'y  consens,  mais  non  pas 
»  pour  la  patrie ,  qui  est  avant  tout.  Laissez  donc  ce 
»  langage  aux  philosophes  qui  ont  mis  leur  gloire  à 
»  mépriser  la  mort  :  cette  sagesse  ne  doit  point  être 
»  la  vôtre  ;  elle  coûterait  trop  à  la  République. 
»  Sans  doute  vous  auriez  assez  vécu  si  vous  étiez 
»  né  pour  vous  seul;  mais  aujourd'hui  que  le  salut 
»  de  tous  les  citoyens  et  le  sort  de  la  République 
»  dépendent  de  la  conduite  que  vous  tiendrez, 
»  vous  êtes  bien  loin  d'avoir  achevé  le  grand  édifice 
»  qui  doit  être  votre  ouvrage  :  vous  n'en  avez  pas 
»  même  jeté  les  fondemens.  Est-ce  donc  à  vous 
»  à  mesurer  la  durée  de  vos  jours  sur  le  peu  de 
»  prix  que  peut  y  attacher  votre  grandeur  d'ame  ,  i 
»  et  non  pas  sur  l'intérêt  commun?  Et  si  je  vous 
»  disais  que  ce  n'est  pas  assez  pour  cette  gloire 
»  même, que,  de  votre  propre  aveu  et  malgré  tous 
»  vos  principes  de  philosophie ,  vous  préférez  à 
»  tout?  Quoi  donc!  medirez-vous  :  en laisserai-je 
»  si  peu  après  moi  ?  Beaucoup  ,  César ,  et  même 
»  assez  pour  tout  autre  ;  trop  peu  pour  vous  seul; 
»  car  à  vos  yeux  rien  ne  doit  être  assez  grand  s'il 
»  reste  quelque  chose  au  dessus.  Or  ,  prenez  garde 
»  que  si  toutes  vos  grandes  actions  doivent  aboutir 
»  à  laisser  la  République  dans  l'état  où  elle  est , 
*  vous  n'aiyez  plutôt  excité  l'admiration  que  mé- 
»  rite  la  véritable  gloire,  s'il  est  vrai  que  celle-ci 
»  consiste  a  laisser  après  soi  le  souvenir  du  bien 
»  qu'on  a  fait  aux  siens,  à  la  patrie  et  au  genre 
»  humain.  Voila  ce  qui  vous  reste  à  faire  :  voilà 
)>  le  grand  travail  qui  doit  vous  occuper.  Donnez 
»  une  forme  stable  à  la  République,  et  jouissez 
»  vous-même  de  la  paix  et  de  la  tranquillité  que 

»  vous  aurez  procurées  à  l'Etat N'appelez  pas 

»  votre  vie  celle  dont  la  condition  humaine  a 

5, 


io6  COURS 

»  marqué  les  bornes ,  mais  celle  qui  s'étendra  dans 
»  tous  les  âges  et  qui  appartiendra  à  la  postérités 
»  C'est  à  cette  vie  immortelle  que  vous  devez  tout 
»  rapporter.  Elle  a  déjà  dans  vous  ce  qui  peut  être 
«  admiré;  mais  elle  attend  ce  qui  peut  être  ap- 
»  prouvé  et  estimé.  On  entendra,  on  lira  avec 
»  étonnement  vos  triomphes  sur  le  Rhin,  sur  le 
»  Nil ,  sur  l'Océan.  Mais  si  la  République  n'est  pas 
»  affermie  sur  une  base  solide  par  vos  soins  et  votre 
»  sagesse ,  votre  nom  se  répandra  au  loin  ,  mais  ne 
»  vous  donnera  pas  dans  l'avenir  un  rang  assuré 
ï)  et  incontestable.  Vous  serez  chez  nos  neveux , 
rt  comme  vous  avez  été  parmi  nous,  un  sujet  de 
3  division  et  de  discorde  ;  les  uns  vous  élèveront 
»  jusqu'au  ciel  ;  les  autres  diront  qu'il  vous  a 
»  manqué  ce  qu'il  y  a  de  plus  glorieux,  de  guérir 
k  »  les  maux  de  la  patrie  ;  ils  diront  que  vos  grands 
»  exploits  peuvent  appartenir  à  la  fortune ,  et  que 
»  vous  n'avez  pas  fait  ce  qui  n'aurait  appartenu 
»  qu'a  vous.  Ayez  donc  devant  les  yeux  ces  juges 
»  sévères  qui  prononceront  un  jour  sur  vous ,  eï 
y>  dont  le  jugement,  si  j'ose  le  dire .  aura  plus  de 
»  poids  que  le  nôtre,  parce  qu'ils  seront  sans  in- 
»  téi et,  sans  haine  et  sans  envie.  » 

Maintenant,  je  le  demande  à  tous  ceux  qui  ont 
fait  un  crime  à  Cicéron  des  louanges  qu'il  a  données 
à  César  :  Est-ce  là  le  langage  d'un  adulateur,  d'un 
esclave?  N'est-ce  pas  celui  d'un  homme  également 
sensible  aux  vertus  de  César  et  aux  intérêts  de  la 
patrie ,  et  qui  rend  justice  à  l'un ,  mais  qui  aime 
l'autre  ;  qui,  en  louant  l'usurpateur  de  l'usage  qu'il 
fait  de  sa  puissance,  l'avertit  que  son  premier 
devoir  est  de  la  soumettre  aux  loix?  Fallait-il 
qu'il  fût  insensible  h  ce  "le  clémence  qui  nous  touche 
encore  aujourd'hui?  Je  sais  qu'un  républicain  ri- 
gide, qu'un  Brutus,  un  Caton,  répondra  qu'il  ne 
faut  rien  louer  dans  un  tvian ,  que  sa  clémence 
même  est  un  outrage,  que  le  premier  de  ses  crimes 


DE    LITTERATURE.  Xoj 

est  de  pouvoir  pardonner.  Je  conçois  cette  fierté 
dans  des  hommes  nés  libres ,  en  qui  l'amour  de  la 
liberté,  sucé  avec  le  lait,  étouffe  tout  autre  sen- 
timent. Mais  ce  dernier  excès  de  l'inflexibilité 
républicaine  est-il  un  devoir  indispensable?  ne 
tient-il  pas  plutôt  au  caractère  qu'à  la  morale  ? 
ne  peut-on  y  mettre  quelque  restriction  ,  quelque 
mesure  sans  se  rendre  vil  ou  coupable?  ne  peut-on 
aimer  la  liberté  et  son  pays  sans  fermer  entière- 
ment son  ame  aux  impulsions  de  la  sensibilité  et  de 
la  reconnaissance  ?  Tous  ces  sénateurs,  qui  bien  têt 
après  assassinèrent  César  ,  se  jetaient  alors  a  ses 
pieds  pour  en  obtenir  la  grâce  de  Marcellus.  S'il 
était  coupable  a  leurs  yeux  de  pouvoir  l'accorder^ 
pourquoi  la  lui  demandaient-ils?  Il  faut  être  con- 
séquent :  si  tout  ce  qu'on  reçoit  d'un  tyran  désho- 
nore ,  il  est  abject  de  lui  rien  demander.  Mais  il 
est  bien  difficile  de  s'accorder  avec  soi-même  dans 
des  principes  outrés  et  excessifs.  Cicéron,  que  l'on 
a  taxé  d'inconséquence ,  ne  me  paraît  pas  avoir 
mérité  comme  eux  ce  reproche.  Quand  on  1  en- 
tendit dans  la  suite  applaudir  aux  meurtriers  de 
César  ,  comme  aux  vengeurs  de  Rome  et  de  la  li- 
fierté,  était-ce  donc,  comme  on  Ta  dit,  se  démentir? 
11  pouvait  répondre  :  J'ai  loué  dans  un  grand- 
homme  ce  qu'il  avait  de  louable  ;  j'ai  blâmé  sa 
tyrannie  publiquement,  et  l'ai  exhorté  lui-même 
à  y  renoncer  ;  je  voulais  qu'il  fût  meilleur  s'il  eut 
vécu  ;  on  l'a  immolé  à  la  liberté  de  Rome  :  je  suis 
Romain,  je  remercie  nos  vengeurs.  Mais  quand 
César  me  rendait  mon  ami ,  j'étais  homme,  et  je 
remerciais  celui  qui  faisait  le  bien  avec  le  pouvoir 
de  faire  le  maL 

On  voit  avec  plaisir ,  dans  l'histoire,  les  témoi- 
gnages multipliés  de  cet  attrait  réciproque  que 
César  et  Cicéron  eurent  toujours  l'un  pour  F  autre- 
Ces  deux  grandes  âmes  devaient  se  connaître  ci 
s'entendre ,  quoique  César  ne  put  aimer  dans  Ci- 


108  COURS 

céronle  défenseur  des  lois  et  de  la  Piépublique,  et 
que  Ciceron  ne  pût  aimer  dans  Cësar  leur  ennemi 
et  leur  oppresseur.  Ils  se  rapprochaient  par  le  ca- 
ractère ,  quoiqu'ils  s'éloignassent  par  les  principes. 
Ils  avaient  le  même  amour  pour  la  gloire,  le  même 
goût  pour  les  lettres,  le  même  fonds  de  douceur 
et  de  bonté.  11  y  a  sans  doute  une  autre  sorte  de 
mérite  \  une  autre  espèce  de  grandeur  :  je  ne  pré- 
tends rien  ôter  à  Caton  et  à  Brutus  ;  je  les  révère, 
mais  ils  ont  en  quelquefois  besoin  d'excuse  dans 
leurs  vertus  rigides  :  pourquoi  n'en  accorder  aucune 
à  Ciceron  dans  ses  vertus  modérées,  et  même  à 
César  dans  ses  fautes  héroïques  et  éclatantes?  Rien 
n'est  parfait  dans  l'humanité  :  tout  a  été  donné  à 
l'homme  avec  mesure  :  gardons-la  dans  nos  juge- 
mens.  N'exaltons  pas  une  vertu  pour  en  humilier 
une  autre.  Toutes  sont  plus  ou  moins  précieuse  , 
toutes  honorent  la  nature  humaine,  et  c'est  l'ho- 
norer soi-même  que  de  leur  rendre  à  toutes  le 
respect  qui  leur  est  dû. 

L'apologie  de  Ciceron  m'a  entraîné  :  je  reviens 
à  ses  talens.  Ce  que  vous  avez  entendu  de  lui  le 
fait  mieux  connaître  et  le  loue  mieux  que  tout  ce 
que  j'en  pourrais  dire;  et  d'ailleurs,  pour  bien  louer 
Ciceron,  a  dit  Tite-Live,  il  faut  un  autre  Ciceron. 
À  son  défaut ,  écoutons  Quintilien  ,  qui ,  dans  un 
résumé  sur  les  orateurs  latins,  s'exprime  ainsi  : 
«  C'est  surtout  dans  l'éloquence  que  Rome  peut  se 
»  vanter  d'avoir  égalé  la  Grèce.  En  effet,  à  tout  ce 
»  que  celle-ci  a  de  plus  grand, j'oppose  hardiment 
»  Ciceron.  Je  n'ignore  pas  quel  combat  j'aurai  à 
»  soutenir  contre  les  partisans  de  Démosthene  ; 
»  mais  mon  dessein  n'est  pas  d'entreprendre  ici  ce 
»  parallèle  inutile  à  mon  objet,  puisque  moi-même 
»  je  cite  partout  Démosthene  comme  un  des  pre- 
))  miers  auteurs  qu'il  faut  lire,  ou  plutôt  qu'il  faut 
»  savoir  par  cœur.  J'observerai  seulement  que  la 
»  plupart  des  qualités  de  l'orateur  «ont  au  même 


BE    LITTERATURE.  IOQ 

»  degré  dans  tous  les  deux,  la  sagesse,  la  méthode, 
»  l'ordre  des  divisions,  l'art  des  préparations  ,  la 
»  disposition  des  preuves ,  enfin  tout  ce  qui  tient 
»  à  ce  qu'oiu  appelle  l'invention.  Dans  l'élocution 
»  il  y  a  quelque  différence.  L'un  serre  de  plus  près 
»  son  adversaire,  l'autre  prend  plus  de  champ  pour 
»  combattre.  L'une  se  sert  toujours  de  la  pointe  de 
»  ses  armes,  l'autre  en  fait  souvent  sentir  aussi  le 
»  poids.  On  ne  peut  rien  ôter  à  l'un ,  rien  ajouter 
»  k  l'autre.  Il  y  a  plus  de  travail  dans  Démosthene, 
»  plus  de  naturel  dans  Cicéron.  Celui-ci  l'emporte 
»  évidemment  pour  la  plaisanterie  et  le  pathétique, 
»  deux  puissans  ressorts  de  l'art  oratoire.  Peut-être 
»  dira-t-on  que  les  mœurs  et  les  lois  d'Athènes  ne 
r>  permettaient  pas  à  l'orateur  grec  les  belles  pé- 
»  roraisons  du  notre  ;  mais  aussi  la  langue  attique 
»  lui  donnait  des  avantages  et  des  beautés  que  la 
»  nôtre  n'a  pas.  Nous  avons  des  lettres  de  tous  les 
y>  deux  :  il  n'y  a  nulle  comparaison  k  en  faire.  D'un 
»  autre  côté,  Démosthene  a  un  grand  avantage; 
»  c'est  qu'il  est  venu  le  premier ,  et  qu'il  a  con- 
»  tribué  en  grande  partie  k  faire  Cicéron  ce  qu'il 
»  est.  Il  s'était  attaché  k  imiter  les  Grecs,  et  nous 
»  a  représenté,  cerne  semble,  en  lui  seul,  la  force 
»  de  Démosthene,  l'abondance  de  Platon  et  la 
»  douceur  d'Isocrate.  Mais  ce  n'est  pas  l'étude  qu'il 
»  en  a  pu  faire,  qui  lui  a  donné  ce  qu'il  y  a  dans 
»  chacun  d'eux  :  il  l'a  tiré  de  lui-même  et  de  cet 
))  heureux  génie  né  pour  réunir  toutes  les  qualités. 
»  On  dirait  qu'il  a  été  formé  par  une  destination 
»  particulière  de  la  providence  ,  qui  voulait  faire 
»  voir  aux  hommes  jusqu'où  l'éloquence  pouvait 
»  aller.  En  effet ,  qui  sait  mieux  développer  la 
»  vérité  ?  qui  sait  émouvoir  plus  puissamment  les 
»  passions?  quel  écrivain  eut   jamais  autant  de 
»  charme?  Ce  qu'il  arrache  de  force,  il  semble 
»  l'obtenir  de  plein  gré,  et  quand  il  vous  entraîne 
»  avec  violence  vous  croyez  le  suivre  volontai- 


lit»  COURS 

»  rement.  Il  y  a  dans  tout  ce  qu'il  dît  une  telle 
»  autorité  de  raison,  que  Ton  a  honte  de  n'être  pas 
»  de  son  avis.  Ce  n'est  point  un  avocat  qui  s'em- 
»  porte,  c'est  un  témoin  qui  dépose ,  un  juge  qui 
»  prononce  ;  et  cependant  tous  ces  différens  mé- 
»  rites ,  dont  chacun  coûterait  un  long  travail  à 
»  tout  autre  que  lui,  semblent  ne  lui  avoir  rien 
»  coûté;  et  dans  la  perfection  de  son  style,  il  con- 
»  serve  toute  la  grâce  de  la  plus  heureuse  facilité. 
»  C'est  donc  à  juste  titre  que  parmi  ses  contem- 
»  porains  il  a  passé  pour  le  dominateur  dubarreau? 
»  et  que  dans  la  postérité  son  nom  est  devenu  celui 
»  de  l'éloquence.  Ayons-le  donc  toujours  devant 
»  les  yeux,  comme  le  modèle  que  l'on  doit  se 
))  proposer  ;  et  que  celui-là  soit  sûr  d'avoir  profité 
»  beaucoup,  qui  aimera  beaucoup  Gicéron.  » 

J'ai  cité  cet  excellent  morceau  d'autant  plus 
volontiers,  qu'il  semble  exprimer  fideîlement  ce 
que  la  lecture  de  Cicéron  nous  a  fait  éprouver  à 
tous.  11  paraît  qu'il  en  était  du  tems  de  Quintilien 
comme  du  nôtre ,  où  l'on  dit  un  Cicéron  pour  un 
homme  éloquent,  comme  nous  disons  aussi  un 
César  pour  donner  l'idée  de  la  plus  grande  bra- 
voure. Ces  sortes  de  dénominations,  devenues 
populaires  après  tant  de  siècles,  n'appartiennent 
qu'à  une  prééminence  bien  généralement  reconnue 
et  sentie.  Fénélon  donne  cependant  l'avantage  à 
Démosthene  sur  Cicéron,  et  il  n'est  pas,  comme 
on  voit,  le  seul  de  cet  avis,  puisqu'au  tems  où 
Quintilien  écrivait,  bien  des  gens  pensaient  de 
même.  Voici  le  passage  de  Fénélon ,  qui  mérite 
d'être  cité. 

«  Je  ne  crains  pas  de  dire  que  Démosthene  me 
»>  paraît  supérieure  Cicéron.  Je  proteste  ^ue  pér- 
is sonne  n'admire  Cicéron  plus  que  je  fais.  Il  em- 
»  bellit  tout  ce  qu'il  touche  ;  il  fait  honneur  à  là 
»  parole;  il  fait  des  mots  ce  qu'un  autre  n'en  saurait 
}>  faire;  iî  a  je  ne  sais  combien  de  sortes  d'esprit. 


DE    LITTERATURE.  113 

fc  II  est  même  court  et  véhément  toutes  les  fois 
»  qu'il  veut  l'être,  contre  Catilina,  contre  Verres r 
»  contre  Antoine  ;  mais  on  remarque  quelque  pa~ 
»  rure  dans  son  discours.  L'art  y  est  merveilleux, 
»  mais  on  l'entrevoit.  L'orateur ,  en  pensant  au 
»  salut  de  la  République,  ne  s'oublie  pas ,  et  ne  se 
»  laisse  point  oublier.  Démosthene  paraît  sortir  de 
»  soi ,  et  ne  voir  que  la  patrie.  Il  ne  cherche  point 
»  le  beau  ,  il  le  fait  sans  y  penser  :  il  est  au  dessus 
»  de  l'admiration.  Il  se  sert  de  la  parole,  comme 
»  un  homme  modeste  de  son  habit  pour  se  cou- 
»  vrir.  Il  tonne ,  il  foudroie.  C'est  un  torrent  qui 
»  entraîne  tout.  On  ne  peut  le  critiquer, parce  qu'on 
»  est  saisi.  On  pense  aux  choses  qu'il  dit  et  non  k 
»  ses  paroles.  On  le  perd  de  vue  :  on  n'est  occupé 
»  que  de  Philippe  qui  envahit  tout.  Je  suis  charmé 
»  de  ces  deux  orateurs  ;  mais  j'avoue  que  je  suis 
»  moins  touché  de  l'art  infini  et  de  la  magnifique 
»  éloquence  de  Cicéron  ,  que  de  la  rapide  simpli- 
»  cité  de  Démosthene.  » 

Démosthene  et  Cicéron  sont  deux  grands  ora- 
teurs 5  Quintilien  et  Fénélon  ,  deux  grandes  auto- 
rités :  qui  oserait  se  rendre  leur  juge?  Assurément 
ce  ne  sera  pas  moi.  Je  crois  même  qu'il  serait  diffi- 
cile de  réduire  en  démonstration  la  préférence 
qu'on  peut  donner  à  l'orateur  de  Rome  où  à  celui 
d'Athènes.  C'est  ici  que  le  goût  raisonné  n'a  plua 
de  mesure  bien  certaine,  et  qu'il  faut  s'en  rapporter 
au  goût  senti.  Quand  le  talent  est  dans  un  si  haut 
degré  de  part  et  d'autre  7  on  ne  peut  plus  décider, 
on  ne  peut  que  choisir;  car  enfin  chacun  peut 
suivre  son  penchant,  pourvu  qu'il  ne  le  donne 
pas  pour  règle  ;  et  loin  de  mettre,  comme  on  lait 
trop  souvent,  la  moindre  humeur  dans  ces  sortes 
de  discussions  ,  il  faut  seulement  se  réjouir  qu'il 
y  ait  dans  tous  les  arts  des  hommes  assez  supé- 
rieurs pour  qu'on  ne  puisse  pas  s'accoider  sur  le 
droit  de  primauté.  Et  qu'importe  en  eifet  qui  soit 


112  C0T7RS 

le  premier ,  pourvu  qu'il  faille  encore  admirer  le 
second  ?  Je  les  admire  donc  tous  les  deux ,  mais 
je  demande  qu'il  me  soit  permis,  sans  offenser 
personne,  d'aimer  mieux  Cicéron.  11  me  paraît 
l'homme  le  plus  naturellement  éloquent  qui  ait 
existé  ;  et  je  ne  le  considère  ici  que  comme  ora- 
teur ;  je  laisse  à  part  ses  écrits  philosophiques  et 
ses  lettres:  j'en  parlerai  ailleurs;  mais  n'eût-il 
laissé  que  ses  harangues,  je  le  préférais  à  Démos- 
thene,  non  que  je  mette  rien  au  dessus  du  plai- 
doyer pour  la  Couronne,  de  ce  dernier  ;  mais 
ses  autres  ouvrages  ne  me  paraissent  pas  en 
général  de  la  même  hauteur  ;  ils  ont  de  plus  une 
sorte  d'uniformité  de  ton  qui  tient  peut-être  à 
celle  des  sujets;  car  il  s'agit  presque  toujours  de 
Philippe  :  Cicéron  sait  prendre  tous  les  tons  :  et 
je  ne  saurais  sans  ingratitude  refuser  mon  suffrage 
à  celui  qui  me  donne  tous  les  plaisirs.  Ce  n'est  pas 
qu'il  me  paraisse  non  plus  sans  défauts  :  il  abuse 
quelquefois  de  la  facilité  qu'il  a  d'être  abondant; 
il  lui  arrive  de  se  répéter ,  mais  ce  n'est  pas  comme 
Séneque  ,  dont  chaque  répétition  d'idées  est  un 
nouvel  effort  d'esprit  :  on  pourrait  dire  de  Cicéron, 
qu'il  déboide  quelquefois  parce  qu'il  est  trop 
plein.  Ses  répétitions  ne  nous  fatiguent  point,  parce 
qu'elles  ne  lui  ont  pas  coûté.  11  est  toujours  si 
naturel  et  si  élégant,  qu'on  ne  sait  ce  qu'il  faudrait 
retrancher  :  on  sent  seulement  qu'il  y  a  du  trop. 
On  a  remarqué  aussi  qu'il  affectionne  certaines 
formes  de  construction  ou  d'harmonie  qui  revien- 
nent souvent  ;  qu'excellent  dans  la  plaisanterie ,  il 
la  pousse  quelquefois  jusqu'au  jeu  de  mots  :  on 
abuse  toujours  un  peu  de  ce  dont  on  a  beaucoup. 
Ces  légères  imperfections  disparaissent  dans  la 
multitude  des  beautés;  et  à  tout  prendre  ,  Cicéron 
est  à  mes  yeux  le  plus  beau  génie  dont  l'ancienne 
Rome  puisse  se  glorifier. 


DE    LITTÉRATURE.  I  l3 


APPENDICE  (i) 

Ou  nouveaux  Eclaircissemens  sur  l'Elo- 
quence ancienne,  sur  V Erudition  des 
quatorzième ,  quinzième  et  seizième 
siècles  ;  sur  le  dialogue  de  Tacite,  de 
Causis  corruptse  Eloquentiae  ;  sur  Dé- 
mosthene  et  Cicéron,  etc. 

Lu  aux  Ecoles  Normales  en  1794. 

Aja  discussion  contradictoire  met  la  vérité'  dans 
un  nouveau  jour.  J'ai  promis  de  répondre  à  des 
objections  que  le  tems  ne  m'avait  pas  permis  de 
résoudre  entièrement ,  et  de  vous  montrer  de  nou- 
veaux exemples  de  cette  liberté  a  la  fois  décente 
et  courageuse  qui  est  dans  Dcmostliene  le  vrai 
modèle  des  orateurs  républicains ,  ainsi  que  de  la 
manière  noble  et  franche  dont  il  peut  leur  être 
permis  de  parler  d'eux-mêmes  quand  les  circons- 

«  tances  les  y  obligent.  Les  bornes  d'une  séance  ne 
m'avaient  pas  laissé  les  moyens  de  remplir  ces 
différens  objets  ,  et  vous  allez  d'abord  retrouver 
le  dernier  dans  ce  qui  me  reste  à  traduire  de  la 

.  harangue  sur  la  Cher  sortes  e  9  que  je  n'eus  pas  le 
loisir  de  vous  lire  toute  entière.  C'est  à  la  fois 

1    un  combat  entre  Démosthene  et  ses  adversaires , 

B    auxquels  il  porte  les  derniers  coups,  et  le  résumé 

1  (1)  On  a  cru  devoir  remettre  ici  ce  morceau  comme  un 
il  développement  utile  pour  tout  ce  qui  précède.  11  fut  la 
«  suite  d'une  conférence  usitée  aux  Ecoles  Normales,  et  qui 
avait  été  interrompue. 


Îl4  COURS 

des  mesures  qu'il  propose  aux  Athéniens,  et  qui 
furent  toutes  adoptées  dans  le  décret  qu'il  rédigea. 
«  J'admire  l'inconséquence  de  vos  orateurs  :  ils 
»  ne  vous  permettent  pas  de  vous  défendre  quand 
»  on  vous  attaque  ;  ils  vous  prescrivent  de  rester  i 
))  en  repos  ,  et  ils  ne  s'y  tiennent  pas  eux-mêmes 
»  quand  on  ne  leur  fait  aucun  mal.  J'entends  d'ici 
»  le  premier  d'entre  eux  qui  va  monter  à  la  tribune: 
»  — Vous  ne  voulez  pas  ,  me  dit-il ,  prendre  sur  ! 
»  vous  un  décret  en  votre  nom?  Etes- vous  donc  » 
»  si  faible  et  si  timide?—  Je  n'ai  pas  du  moins 
»  leur  audace  importune  et  insolente  ,  mais  j'ose  | 
»  dire  que  j'ai  plus  de  courage  que  ces  indignes 
»  ministres  qui  se  mêlent  de  la  chose  publique 
»  pour  la  perdre.  Certes ,  il  ne  faut  aucun  courage 
»  pour  prodiguer  les  accusations,  les  calomnies,  la 
»  corruption  aux  dépens  de  vos  intérêts.  Ils  savent 
»  se  procurer  auprès  de  vous  un  gage  certain  de 
»  leur  sécurité;  il  leur  suffit,  pour  ne  courir  aucun 
»  danger ,  de  ne  vous  dire  jamais  que  ce  qui  peut 
»  vous  flatter ,  et  de  ne  se  mêler  en  rieH  de  ce  qui 
»  peut  péricliter  dans  laRépublique.  Mais  l'homme 
»  courageux,  c'est  celui  qui,  pour  la  défendre,  ose 
»  à  tout  moment  contrarier  vos  erreurs  ,  qui  ne 
»  cherche  pas  a  vous  plaire ,  mais  a  vous  servir  y 
»  qui  ne  craint  pas  de  traiter  devant   vous  les 
»  parties  de  l'administration  les  plus  dépendantes 
»  des  caprices  de  la  fortune  ,  et  qui  veut  bien 
»  s'exposer  à  ce  qu'un  jour  on  lui  en  demande 
»  compte.  Voilà  le  vrai  citoyen ,  et  non  pas  ces 
»  charlatans  de  popularité,  qui  pour  obtenir  une 
»  faveur  d'un  jour ,  ont  fait  tomber  les  plus  grands 
»  appuis  de  votre  liberté.  Je  suis  si  loin  de  vouloir 
»  me  comparer  à    ceux  qui  m'apostrophent ,  si] 
>>  loin  de  les  regarder  comme  dignes  du  nom  de 
»  citoyens,  que  s'ils  me  disaient  :  Qu'as-tu  fait  poui 
»  la  République  ?  je  ne  citerais  pas  les  navires  qu* 
»  j'ai  équipés ,  les  sommes  que  j'ai  données  pou* 


* 


DE    LITTERATURE.  I  î  5 

»  les  contributions,  pour  les  jeux  publics,  pour 
»  la  rançon  des  prisonniers  et  autres  choses  sem- 
»  blables  qui  entrent  dans  les  devoirs  de  l'huma- 
»  nitë  :  non;  je  dirais  :  J'ai  fait  tout  ce  que  vous 
»  ne  faites  pas ,  et  n'ai  rien  fait  de  ce  que  vous 
»  faites.  Je  pourrais,  comme  tant  d'autres,  accu- 
f  ser,  proscrire  ,  corrompre;  mais  ce  n'est  ni  farn- 
»  bition  ni  la  cupidité  qui  m'ont  amené'  dans  les 
t  affaires  publiques.  Quand  je  monte  à  cette  tri- 
»  banc  ,  Athéniens ,  ce  n1est  pas  pour  augmenter 
»  mon  crédit  auprès  de  vous  par  des  paroles  corn- 
»  plaisantes;  c'est  pour  augmenter  votre  puissance 
»  par  des  avis  salutaires.  C'est  un  témoignage  que 
»  j'ai  droit  de  me  rendre  ,  et  dont  l'envie  ne  peut 
»  pas  s'offenser.  Je  serais  un  mauvais  citoyen  si 
»  je  vous  parlais  de  manière  à  devenir  le  premier 
»  parmi  vous ,  tandis  que  vous  seriez  les  derniers 
*  parmi  les  Grecs.  J'ai  pour  principe  qu'il  faut 
»  que  l'Etat  et  ceux  qui  le  gouvernent,  s'élèvent 
»  et  s'agrandissent  ensemble  et  par   les   mêmes 
»  moyens  ;  qu'il  s'agit  ici  de  vous  dire ,  non  pas 
f.  ce  qu'il  y  a  de  plus  favorable  auprès  de  vous9 
»  car  chacun  y  est  assez  porté ,  mais  ce  qui  vous 
»  est  le  plus  utile  ;  car  pour  vous  le  conseiller  il 
»  faut  de  la  sagesse ,  et  de  l'éloquence  pour  vous 
»  le  persuader.   N'ai- je  pas  entendu  un  de    ces 
»  hommes  s'écrier  :  «  Vos  conseils  sont  excellens, 
»  mais  on  n'a  jamais  de  vous  que  des  discours  et 
»  non  pas  des  actions.  «  Il  se  trompe  :  ce  n'est  pas 
f  a  moi  qu'il  doit  adresser  cette  parole  ,  c'est  a 
»  vous.  Quand  l'orateur  vous  a  montré  le  meilleur 
»  parti  qu'il  y  ait  à  prendre  ,  il  a  fait  tout  ce  qu'on 
»  doit  exiger  de  lui. Lorsque  Timothée  vous  disait: 
-  »  Athéniens ,  vous  délibérez  ,  et  les  Thébains  sont 
»  dans   file    d'Eubde  !   Levez-vous ,   armez  une 
»  flotte  ,  montez  sur  vos  vaisseaux  :  on  le  crut,, 
»  on  suivit  ses  conseils  :  il  avait  bien  parlé ,  vous 
»  agites  bien;  chacun  fit  son  devoir }  et  TEubce 


1 16  cours 

»  fut  sauvée.  Mais  si  vous  fussiez  restés  oisifs ,  les 
»  paroles  de  Timoihée  et  les  affaires  de  la  Repu* 
»  hlique  étaient  également  perdues. 

»  Je  me  résume,  et  je  conclus  qu'il  faut  ordon- 
»  ner  des  contributions ,  entretenir  une  armée  dans 
»  la  Chersonese  ,  y  réformer  les  abus  s'il  y  en 
»  a  eu ,  ne  rien  détruire ,  et  ne  pas  donner  aux 
»  calomniateurs  le  plaisir  de  vous  voir  travailler 
j)  vous-mêmes  à  votre  ruine;  qu'il  faut  envoyer 
»  des  ambassadeurs  dans  toutes  les  contrées  de  la 
»  Grèce ,  pour  préparer ,  discuter  ,  hâter  les  me- 
»  sures  nécessaires  au  salut  de  la  République,  mais 
»  principalement  et  avant  tout,  punir  les  traîtres 
»  salariés  par  vos  ennemis  pour  vous  enchaîner 
»  ici  par  leurs  perfides  manœuvres  :  leur  châti- 
»  ment  fera  détester  leur  exemple ,  et  encouragera 
»  les  bons  citoyens.  Si  vous  prenez  sérieusement 
»  ces  résolutions,  si  l'exécution  les  suit  sans  délai , 
»  vous  avez  toute  espérance  de  réussir  ;  mais  si 
»  vous  vous  contentez  d'applaudir  l'orateur  sans 
»  rien  faire  de  ce  qu'il  vous  conseille ,  je  vous  le 
»  déclare  encore ,  il  n'est  pas  en  moi  de  vous 
»  sauver  par  mes  paroles  quand  vous  ne  voulez 
»  pas  vous  sauver  vous-mêmes.  » 

Je  viens  à  présent  à  la  distinction  que  m'a  pro- 
posée un  de  mes  collègues  (x),  entre  l'éloquence 
et  l'art  oratoire,  distinction  qui  ne  m'a  point  paru, 
j,e  l'avoue,  avoir  l'importance  qu'il  semblait  y 
mettre.  On  sait  assez  en  effet  que  l'éloquence,  con- 
sidérée en  elle-même,  est  une  faculté  naturelle  ^ 
et  que  l'art  oratoire  est  la  théorie  des  moyens  que 
l'étude  et  l'expérience  ajoutent  à  cette  faculté.  Je 
me  suis  donc  contenté  d'indiquer  en  commençant, 
cette  différence  suffisamment  connue ,  et  j'ai  suivi 
d'ailleurs  l'usage  reçu ,  même  dans  le  langage  di- 
dactique ,  de  dire  indifféremment  ou  l'éloquence , 

(i)  M.  Garât. 


DE    LITTÉRATURE.  H7 

ou  l'art  oratoire,  parce  qu'on  sait  qu'il  s'agit  ici 
de  cette  espèce  d'éloquence  qui  fortifie  les  dons 
de  la  nature  par  le  secours  des  préceptes. 

Mon  collègue  avait  remarqué ,  et  avec  raison , 
qu'il  y  avait  des  ouvrages  où  l'éloquence  se  trou- 
vait sans  l'art  oratoire ,  et  d'autres  où  était  l'art 
oratoire  sans  l'éloquence.  11  en  résulte  seulement 
que  le  talent  naturel  se  manifeste  quelquefois 
sans  le  secours  de  Fart ,  et  que  l'art  ne  donne  pas 
le  talent.  Mais  il  faut  convenir  aussi  que  3e  talent 
sans  culture  ne  produit  guère  que  quelques  mor- 
ceaux épars  et  imparfaits ,  et  que  la  réunion  de 
l'un  et  de  l'autre  peut  seule  faire  éclore  les  chefs- 
d'œuvre  qui  sont  ics  l'objet  de  nos  études,  c'est 
encore  une  vérité  reconnue. 

J'avais  dit  que  la  grande  éloquence ,  celle  que 
les  Anciens  appelaient  par  excellence  l'éloquence 
des  orateurs ,  eloquentiam  oratoriam ,  celle  qui 
se  signale  dans  les  assemblées  politiques  et  dans  les 
tribunaux,  n'avait  pu  fleurir  parmi  nous,  comme 
à  Rome  et  dans  Athènes ,  avant  l'époque  de  notre 
révolution  ;  mais  j'avais  rappelé  en  même  tems 
les  beaux  élans  que  l'esprit  de  liberté  avait  pro- 
duits,  depuis  trente  ans,  sous  la  plume  de  nos 
célèbres  écrivains ,  et  j'avais  remarqué  spéciale- 
ment l'influence  qu'eut  sur  l'esprit  public  l'élo- 
quence du  panégyrique  lorsque  l'Académie  fran- 
çaise mit  au  concours  l'Eloge  des  grands-hommes. 
Si  je  n'ai  pas  insisté  là-dessus  autant  que  l'a  fait 
ensuite  mon  collègue ,  c'est  que  plusieurs  raisons 
de  circonstance  m'engagaient  a  passer  rapidement 
sur  ce  genre  de  mérite,  qui  me  paraissait  aujour- 
d'hui fort  oublié  :  et  d'ailleurs,  je  l'avais  développé 
plus  d'une  fois-  dans  mes  écrits  lorsque  j'ai  cru 
devoir  défendre  l'Académie  française  contre  des 
détracteurs  ignorans  ou  envieux,  et  montrer  qu'il 
entrait  dans  leurs  reproches ,  non-seulement  de 
l'injustice  ,  mais  même  de  l'ingratitude ,  comme 


'ti-8  eotrus 

peu  de  tems  auparavant ,  dans  le  sein  de  cette 
même  Académie,  j'avais  relevé  les  abus  de  son 
institution.  Ces  faits  sont  publics,  et  ils  déposeront, 
au  besoin,  de  l'invariable  égalité  de  mes  principes; 
mais  aujourd'hui  qu'il  n'y  a  plus  d'Académie, 
j'avais  cru  ne  pas  devoir  même  prononcer  un  nom 
qui  avait  été  îong-tems  un  titre  de  proscription , 
et  qui  est  encore  un  texte  d'injures  pour  des 
aboj  eurs  forcenés ,  qui  ne  la  nomment  jamais 
qu'avec  une  horreur  stupide  ou  un  mépris  fort 
ridicule.  Je  ne  passerai  pas  mon  tems  à  les  réfuter , 
mais  j'observerai  seulement,  comme  une  vérité 
générale  ,  dont  on  profitera  si  l'on  veut,  que  si  la 
nature  du  gouvernement  conseille  ou  même  pres- 
crit l'abolition  des  sociétés  littéraires  dont  les 
formes  ne  paraissent  plus  convenables ,  quoique 
le  fond  n'en  soit  pas  vicieux ,  on  n'est  pas  obligé 
de  fouler  aux  pieds  ce  qu'on  a  cru  devoir  abattre; 
que  l'équité,  la  première  des  lois,  défend  d'oublier 
et  de  méconnaître  ce  qui  a  été  utile  dans  un  tems, 
et  a  cessé  de  l'être  ;  qu'on  ne  détruit  pas  le  mérite 
en  l'oubliant ,  et  qu'on  n'étouffe  pas  la  vérité  en 
la  forçant  au  silence;  car  l'oppression  est  passagère 
et  la  vérité  éternelle.  L'histoire  ira  plus  loin  sans 
doute,  quand  elle  peindra  de  sa  main  indépen- 
dante et  incorruptible  ce  qu'ont  été,  sous  tous 
les  rapports  ,  et  spécialement  sous  celui  du  pa- 
triotisme ,  les  gens  de  lettres  de  l'Académie ,  et 
leurs  calomniateurs ,  et  leurs  assassins  ;  mais  ici 
j'en  ai  dit  assez ,  et  ce  n'est  pas  devant  vous  qu'il 
est  besoin  dep  lajder  la  cause  des  talens  et  du  génie. 
Quanta  ce  qu'ajoutait  mon  collègue,  de  Tho- 
mas en  particulier ,  qu'en  réclamant  les  droits  de 
l'homme ,  il  avait  parlé  comme  du  haut  d'une 
tribune ,  ce  qui  pourrait  se  dire  de  même  de 
Rousseau  et  de  Raynal ,  de  l'un,  quand  il  n'est 
pas  sophiste  ;  de  l'autre ,  quand  il  n'est  pas  décia- 
mateur3  et  ce  qu  on  pourrait  dire  encore  de  plu- 


DE    LITTERATURE.  IIQ 

sieurs  écrivains  de  nos  jours ,  éloquemment  pa- 
triotes ;  j  observerai  que  leur  composition,  modifiée 
et  limitée  par  la  nature  des  objets  qu'ils  ont  traités, 
c'ait  plutôt  celle  de  moralistes  éloquens  ,  que  de 
véritables  orateurs  ,  si  nous  ne  donnons  ce  titre , 
avec  les  Anciens ,  qu'à  ceux  qui  se  signalent  dans 
la  lice  brillante  et  périlleuse  des  délibérations  et 
des  jugemens  publics  ;  qui  soutiennent  des  com- 
bats corps  k  corps  ,  et ,  après  avoir  terrassé  leurs 
adversaires ,  entraînent  les  hommes  rassemblés ,  à 
la  suite  de  leurs  triomphes. 

Un  autre  objet  m'a  paru  mériter  aussi  quelque 

attention;  c'est  celui  où  nous  sommes  restés  à  la 

fin  de   la  séance,  et  qui  regardait  le    règne  de 

,  l'érudition.  Mon  collègue  a  prétendu  qu'il  avait 

!d1us  contribué  k  étouffer  le  génie,  qu'à  le  déve- 
lopper. Cette  opinion  paraît  plausible  k  quelques 

■  égards  :  il  est  sûr  que  la  culture  assidue  des  langues 
grecque  et  latine  a  dû  conduire  k  une  sorte  depré- 

.  dilection  pour  ces  mêmes  langues,  et  le  latin  en 
particulier  devint  celle  de  la  plupart  des  écrivains 
de  l'Europe.  Allemands, Fiançais,  Espagnols  tous 

;  écrivirent  en  latin.  Mon  collègue  a  cru  y  voir  une 

:  des  causes  principales  qui  ont  retardé  les  progrès 
du  génie  :  j'avoue  que  cette  opinion  n'est  pas  la 

t  mienne,  \oici  les  objections  que  je  voulais  lui 
faire,  que  la  réflexion  n'a  fait  que  confirmer,  et 
dont  vous  jugerez.  D'abord  il  y  a  un  fait  remar- 
quable, c'est  que  le  Dante,  Bocace  et  Pétrarque, 
ceux  qui  parmi  les  Italiens  donnèrent  les  premiers 
l'essor  k  leur  talent ,  dans  leur  propre  langue , 
a\ aient  beaucoup  écrit  en  latin;  et  c'est  même 
en  latin  que  Pétrarque  a  composé  le  plus  grand 
nombre  de  ses  écrits.  Il  est  donc  k  présumer  que 
l'étude  des  langues  anciennes ,  bien  loin  d'étouffer 
leur  talent ,  n'a  servi  qu'à  le  développer.  On  sait 
qu'ils  florissaient  tous  trois  au  quatorzième  siècle , 
au  tems  de  la  prise  de  Constantinople ,  lorsque. 


Î30  COURS 

tout  ce  qui  restait  des  lettres  anciennes  reflua  vers 
l'Italie.  Pétrarque  fut  même  un  des  Modernes  qui 
s'occupa  le  plus  laborieusement  de  la  recherche  des 
anciens  manuscrits  ,  et  à  qui  l'on  ait  en  ce  genre  le 
plus  d'obligation.  Maintenant,  si  Bembo,  Sadolet,, 
Sannazar,  An^e-Politien,  Pontanus  et  autres  ne 
furent  guère  que  des  humanistes  latins,  et  s'ils  n'ont  \ 
eu  de  réputation  qu'à  ce  titre,  n'est-il  pas  extrc-| 
mement  probable  que  le  génie  a  manqué  à  leur 
science,  puisquavec  les  mêmes  moyens  que  le 
Dante  y  Bocace  et  Pétrarque  ,  ils  n'ont  pas  eu 
les  mêmes  succès?  On  en  peut  dire  autant  de 
Muret ,  notre  plus  fameux  latiniste ,  et  de  ceux 
qui  Font  suivi. 

Si  nous  passons  aux  Anglais ,  les  querelles  de 
religion  et  les  troubles  politiques  paraîtront  avoir  - 
retardé  chez  eux  la  littérature  et  la  langue,  sans) 
qu'on  puisse  s'en  prendre  a  la  culture  des  langues 
anciennes ,  qui  n'a  fleuri  chez  eux  qu'au  moment 
où.  le  génie  national  prenait  l'essor;  et  ce  génie  i 
même  ne  s'est  poli   que  par  un  commerce  plus 
habituel  avec  les  Anciens  et  avec  nous ,  au  tems 
de  Charles  IL 

Chez  les  Espagnols,  hop e  de  Vcga,  Cervantes, 
ce  dernier  surtout ,  n'étaient  rien  moins  qu  étran- 
gers  à  l'érudition. 

Pour  ce  qui  regarde  les  Allemands ,  une  dispo- 
sition d'esprit  particulière  ,  qui  les  attache  exclu- 
sivement aux  sciences,  a  dû  les  détourner  long- 
tems  des  lettres  et  des  arts  de  l'imagination ,  et 
depuis  qu'ils  s'y  sont  essayés,  on  convient  que  f 
leurs  progrès  y  ont  été  médiocres. 

Pour  ce  qui  nous  concerne ,  Anirot  et  Mon—  \ 
taigne,  qui  n'attendirent  pas  pour  écrire  que  leur 
langue  fût  formée,   et  qui  imprimèrent  a  leurs  : 
écrits  un  caiactere  que  le  tems  n'a  pu  effacer,  j 
étaient  des  hommes  très-versés  dans  la  littérature 
ancienne.  Les  écrits  de  Montaigne  sont  enrichis 


DE    LITTERATURE.  13  ï 

pu  tout ,  et  même  charges  des  dépouilles  des  An- 
ciens ,  et  Amjot  ne  s  est  immortalisé  qu'en  tra- 
duisant un  historien  grec  ,  précisément  à  la  même 
époque  où  Ronsard  s'efforçait  si  ridiculement  de 
tiansporter  en  français  le  grec  et  le  latin.  La  vogue 
passagère  de  ce  poète  put  égarer  un  moment  ceux: 
qui  auraient  peut-être  été  capables  de  contribuer 
aux  progrès  de  leur  propre  langue;  mais  cetle 
contagion  fut  de  peu  d'effet  et  de  peu  de  durée , 
puisqu'un  moment  après,  Malherbe  découvrit 
notre  rhythme  poétique  :  d'où  il  sui$  que  Mal- 
herbe eut  assez  de  génie  pour  bien  sentir  celui  de 
sa  langue ,  et  que  ce  génie  manquait  à  Ronsard 
et  aux  poètes  qui  composaient  alors  ce  qu'on  ap- 
pelle la  Pléiade  française* 

Je  me  résume  ,  et  je  conclus  de  l'examen  des 
faits  qui  doivent  guider  tous  les  raisonnemens  et 
éclairer  toutes  les  spéculations,  que  les  hommes 
supérieurs  en  France  et  en  Italie  ,  qui  les  pre- 
miers dégrossirent  le  langage  encore  brut,  lui 
donnèrent  les  premières  beautés  d'expression,  les 
premières  formes  heureuses,  les  premiers  procédés 
réguliers,  non-seulement  ne  trouvèrent  pas  d'obs- 
tacles, mais  trouvèrent  même  de  grands  secours 
dans  l'érudition.  Sans  doute  ils  faisaient  exception 
par  rapport  au  reste  de  leurs  contemporains  ,  qui 
étaient  si  loin  d'eux  :  les  bons  ouvrages  ne  parurent 
en  foule,  surtout  parmi  nous,  que  lorsque  la 
langue  se  forma.  C'est  une  vérité  reconnue  qu'a 
rappelée  mon  collègue  quand  il  a  dit  avec  Con- 
dillac,  que  le  génie  des  écrivains  ne  se  déploie  tout 
entier  que  dans  une  langue  qui  est  déjà  fixée.  Mais 
pour  arriver  jusque-là ,  je  persiste  à  croire  que 
l'étude  des  langues  anciennes ,  non-seulement  n'a 
pu  nuire  a  ce  progrès ,  mais  y  a  ete  utile  et  né- 
cessaire y  que  le  génie  n'étend  ses  vues  et  ses 
moyens  qu'autant  qu'il  a  devant  lui  un  grand 
nombre  d'objets  de  comparaison  -7  que  l'étude  des 
3.  6 


122  COURS 

langues ,  qui  ne  paraît  d'abord  que  celle  des  mois  J 
conduit  par  une  suite  naturelle  à  celle  des  choses; 
qu'en  un  mot,  l'érudition,  si  elle   n'entre  pas  j 
communément  dans  le  temple  du  goût ,  du  moins 
en  applanit  le  chemin  et  en  ouvre  le  vestibule. 

L'antiquité  a  donc  été  et  a  dû  être  notre  véri- 
table nourrice  :  son  lait  est  fort  et  nourrissant, 
et  il  ne  faut  pas  s'étonner  si  des  hommes  d'une 
constitution  faible  ne  pouvaient  pas  le  digérer  ; 
aussi  demeurerent-ils  languissans  et  infirmes  ;  mais 
des  nourrissons  d'un  tempéramment  plus  heureux 
y  ont  puisé  la  santé ,  la  force  et  la  beauté.  Et  qui 
peut  ignorer  que  Port-Royal,  cette  fameuse  école, 
héritière  des  Anciens ,  où  se  formèrent  Pascal , 
Racine ,  Despréaux  >  fut  celle  qui ,  parmi  nous , 
commença  le  règne  du  bon  goût?  Je  sais  que  des 
hommes  supérieurs,  en  France  et  en  Italie,  s'étaient 
élevés  seuls  au  dessus  de  leur  siècle ,  comme  des 
jets  hardis  et  abondans  qu'une  végétation  spon- 
tanée pousse  quelquefois  dans  un  sol  inculte  et 
désert;  mais  dans  l'ordre  généra),  il  faut  que  le  long 
travail  du  défrichement  et  de  la  culture  dompte  le 
terrain ,  le  féconde  par  degrés  pour  en  faire  sortir 
ces  récoltes  régulières,  ces  riches  moissons  quil 
nourrissent  des  peuples  entiers  ,  et  ces  forêts  soi- 
gnées et  renaissantes  qui  préparent  d'éternels  om- 
brages à  une  longue  suite  de  générations. 

Voyons  maintenant  ce  Dialogue  ,  qui  a  été  cite* 
*ci  a  l'occasion  de  la  question  élevée  sur  la  ligne 
de  démarcation  entre  les  Anciens  et  les  Modernes-; 
question  qui  n'en  est  pas  une  pour  nous,  puisqu'à 
notre  égard  les  Anciens  sont  évidemment  les  Grecs 
et  les  Latins ,  dont  nous  avons  tout  appris  et  tout 
emprunté. 

Je  dois  remercier  mon  collègue  de  m'avoir  rap- 
pelé ce  Dialogue  ,  et  de  m'avoir  donné  par-là  l'oc- 
casion de  le  lire  ;  car  je  l'ai  relu  avec  un  très-grand 
plaisir.  Il  n'est  pas  complet,  il  y  a  des  lacunes;  et 


DE    LITTERATURE»  ï^3 

ce  que  nous  en  avons ,  fait  regretter  ce  que  nous 
avons  perdu.  Les  uns  l'attribuent  à  Quintilien ,  les 
autres  à  Tacite  :  l'opinion  la  plus  générale  Ta  laisse 
à  ce  dernier.  Mais  la  question  qui  regarde  les  An- 
ciens et  les  Modernes  n'y  est  traitée  qu'épisode 
quement  et  sous  un  point  de  vue  tout  autre.  On 
y  compare  les  Romains  aux  Romains ,  -et  un  âge 
des  lettres  latines  a  un  autre  âge,  comme  nous 
pourrions  comparer  le  siècle  présent  au  siècle 
dernier,  ou  bien  le  siècle  dernier  à  celui  de  Marot, 
de  Montaigne,  de  Ronsard.  Ce  Dialogue  présente 
quatre  interlocuteurs  :  un  amateur  de  la  poésie , 
un  amateur  de  l'éloquence,  un  détracteur  des 
Anciens,  représenté  comme  un  homme  qui  fait 
de  ses  opinions  un  jeu  d'esprit ,  et  un  quatrième  » 
Messala ,  qui  vient  vers  le  milieu  du  Dialogue  ,  et 
qui  se  range  du  côté  des  deux  premiers.  Mon  col- 
lègue, qu'apparemment  sa  mémoire  a  trompé  f 
nous  disait  que  la  question  incidemment  traitée 
dans  ce  Dialogue  n'y  était  pas  résolue.  11  m'a  paru 
qu'elle  l'était,  c'est-a-dire,  réduite  à  sa  juste  valeur, 
et  écartée  en  fort  peu  de  mots  ,  pour  revenir  à  ce 
qui  fait  proprement  le  sujet  du  Dialogue.  Je  vais 
lire  ce  passage ,  et  ensuite  quelques  autres ,  comme 
un  objet  d'instruction  et  d'agrément ,  car  il  est 
souvent  question ,  dans  cet  écrit ,  de  matières  qui 
se  sont  présentées  ici  ou  qui  peuvent  s'y  présenter,/ 
et  il  s'y  rencontre  des  vérités  applicables  dans 
tous  les  tems. 

«  Je  vous  demande  d'abord  (c'est  Aper  qui 
»  parle,  l'antagoniste  des  Anciens)  ce  que  vous 
»  entendez  par  Anciens  ,  quel  âge  de  l'éloquence 
»  vous  prétendez  marquer  par  cette  dénomina- 
»  tion ,  car  pour  moi ,  lorsque  j'entends  parler 
»  d'Anciens,  je*  me  représente  ceux  qui  sont  nés 
»  dans  des  siècles  reculés ,  et  je  me  figure  aussitôt 
»  Ulysse  et  Nestor ,  qui  existaient  il  y  a  environ 
»  treize  cents  ans  ;  et  vous ,  vous  nous  parlez 


124  COURS 

»  d'abord  d'un  Démos thene  ,  d'un  Hypéride ,  qui 
»  ne  nous  sont  antérieurs  que  d'environ  quatre 
»  siècles ,  etc.  » 

On  voit  que  ceci  n'est  qu'une  espèce  de  badi- 
nage ,  un  abus  de  mots  fort  bien  placé  dans  la 
bouche  d'un  interlocuteur,  que  l'on  donne  comme 
un  homme  à  paradoxes.  Il  passe  tout  de  suite  aux 
Latins ,  dont  il  s7agit  spécialement  dans  ce  Dialo- 
gue, puisque  l'auteur  avait  pour  objet  de  prouver 
que  l'éloquence  romaine  était  extrêmement  dégé- 
nérée depuis  la  mort  de  Cicéron  5  et  ceci  m'oblige 
d'entrer  dans  quelques  éclaircissemens  nécessaires 
pour  l'intelligence  de  ce  qui  va  suivre. 

On  comptait  ordinairement  au  tema  où  ce 
Dialogue  fut  composé,  trois  âges  dans  les  lettres 
latines  :  celui  d'Ennius,  d'Àccius,  de  Pacuvius, 
de  Caton  le  censeur  ,  etc.  lorsque  la  langue  était 
encore  rude  et  grossière  ;  celui  des  Gracches , 
qui  les  premiers  tempérèrent  un  peu  la  gravité 
romaine  par  la  politesse  des  lettres  grecques;  enfin 
celui  de  Cicéron  ,  dans  lequel  on  comprend 
Crassus  ,  Antoine  ,  César ,  Célius ,  ÏÏ01  tensius  ;  et 
Cicéron ,  qui  les  surpassa  tous  ,  donna  son  nom  à 
cette  époque,  que  depuis  on  regarda  généralement 
comme  celle  du  bon  goût.  Mais  lorsque  Tacite 
écrivait  ce  Dialogue  sous  le  règne  de  Vespasien  , 
le  goût  était  extrêmement  corrompu  ,  et  Séneque 
y  avait  contribué  plus  que  personne.  Il  avait  séduit 
presque  toute  la  jeunesse  romaine  par  l'attrait  de 
la  nouveauté  et  le  piquant  de  son  style  ,  dont  elle 
ne  sentait  pas  tous  les  défauts  :  la  suite  de  ce  Cours 
nous  mettra  à  portée  de  les  développer.  Aper  se 
montrait  partisan  zélé  de  ce  nouveau  goût ,  qu'il 
met  ici  au  dessus  de  l'ancien,  comme  beaucoup 
plus  agréable  et  plus  amusant.  Il  traite  fort  dure- 
ment les  orateurs  qu'on  nommait  alors  anciens, 
et  ne  ménage  pas  même  Cicéron.  Il  règne  dans 
sa  discussion  3  comme  on  doit  s'y  attendre  3  un 


DE    LITTÉRATURE  1^5 

esprit  de  controverse  plutôt  qu'un  esprit  de  cri- 
tique. Il  n'oublie  pas  de  chicaner  sur  les  mots  ?  et 
c'est  ce  qui  amené  la  question  épisodique  sur  ce 
qu'on  entend  par  Anciens.  Il  ne  manque  pas  d'in- 
téresser, autant  qu'il  le  peut,  l'amour-propre  de  ses 
adversaires,  Maternus  et  Secundus,  qui  cultivaient 
en  effet  l'éloquence  et  les  lettres  avec  beaucoup 
de  succès.  Mais  les  louanges  qu'il  leur  donne 
n'égarent  point  leur  jugement ,  et  Maternus  dit  à 
Messala  ,  en  l'invitant  à  réfuter  Àper  : 

«  Nous  ne  vous  demandons  pas  précisément  de 
»  défendre  les  Anciens  ;  car  quelque  mal  qu'en  ait 
»  dit  Aper,  et  quelques  louanges  qu'il  nous  ait 
»  données  ,  nous  persistons  à  ne  leur  comparer 
»  personne  de  nos  contemporains ,  et  Aper  lui- 
»  même  ,  au  fond ,  n'est  pas  d'un  autre  avis  ;  mais 
»  suivant  la  méthode  usitée  dans  les  écoles  de 
»  philosophie,  il  a  pris  pour  lui  le  rôle  de  con- 
»  tradicteur.  Ne  vous  étendez  donc  pas  sur  leur 
»  renommée  ;  mais  expliquez-nous  pourquoi  nous 
»  nous  sommes  si  fort  éloignés  de  leur  éloquence, 
»  lorsqu'il  ne  s'est  pas  écoulé  plus  de  cent  vingt 
»  ans  depuis  la  mort  de  Cicéron  jusqu'à  nous.  » 

Messala  répond  : 

«  Je  suivrai  le  plan  que  vous  me  tracez  ;  je  ne 
»  combattrai  point  ce  qu'a  dit  Aper  ,  qui  n'a  ,  ce 
»  me  semble  ,  élevé  qu'une  dispute  de  mots  , 
»  comme  si  l'on  ne  pouvait  pas  appeler  anciens 
»  ceux  qui  sont  morts  il  y  a  plus  d'un  siècle.  Je 
»  ne  contesterai  point  sur  l'expression  :  ceux  dont 
»  il  s'agit  seront  ou  nos  aïeux  ou  nos  anciens  1 
»  comme  on  voudra  ,  pourvu  que  l'on  convienne 
»  que  l'éloquence  de  leur  terns  fut  la  meilleure 
»  qui  ait  jamais  été  parmi  nous.  » 

Voilà  donc  la  question  réduite  à  ses  véritables 
termes  ,  et  par  conséquent  résolue  pour  les  Ro- 
mains ,  qui  avaient  raison  de  donner  le  nom  d'an- 
ciens aux  orateurs  et  aux  écrivains  qui  ,  plus  d'un 


12Ô  C  0X7  il  S 

siècle  auparavant  7  avaient  formé  tous  ensemble 
cette  grande  époque  où  la  littérature  romaine  at- 
teignit une  perfection  dont  on  avait  depuis  des- 
cendu par  degrés  ,  jusqu'à  la  corruption  dont  se 
plaignaient  tous  les  bons  esprits. 

Mfssala  continue  : 

«  Parmi  les  Athéniens  on  donne  le  premier 
»  rang  à  Démosthene  5  Eschine ,  Hypéride ,  Ly- 
)>  si  as  ?  laveur gue ,  sont  ceux  qui  passent  les  pre- 
;)  miers  après  lui,  et  Ton  s'accorde  a  regarder 
))  cet  âge  de  l'éloquence  comme  celui  des  vrais 
»  modèles.  De  même  parmi  nous  7  Cicéron  passe 
»  dans  l'opinion  générale  tous  les  orateurs  de  son 
»  tems  ;  et  si  on  le  préfère  à  Calvus ,  à  César  ,  à 
»  Brutus ,  a  Célius  ?  a  Asinius,  on  préfère  ceux-ci 
)>  à  tous  les  orateurs  qui  les  ont  précédés  ou  sui- 
»  vis.  Ce  n'est  pas  que  chacun  d'eux  n'ait  eu  sa 
y)  manière  propre ,  mais  tous  se  sont  accordés  fur 
7)  les  principes  du  bon  goût  ;  ainsi  Calvus  est 
y>  plus  serré  ,  Asinius  plus  nombreux  ,  César  plus 
y>  brillant ,  Célius  plus  amer  ?  Brutus  plus  grave  7 
»  et  Cicéron  plus  véhément ,  plus  abondant ,  plus 
»  vigoureux  ;  mais  tous  ont  une  éloquence  pure 
y>  et  saiue  ;  de  façon  qu'en  lisant  leurs  ouvrages  , 
»  on  reconnaît  entre  eux  ,  malgré  la  diversité  des 
3>  esprits ,  comme  une  sorte  de  parenté ,  qui  con- 
3)  siste  dans  la  ressemblance  de  jugement  et  de 
j)  dessein.  » 

Et  voilà  aussi  ce  que  l'on  peut  répondre  à  ceux 
qui  opposent  la  disparité  des  esprits  à  l'unité  des 
principes.  Oui  sans  doute ,  les  principes  sont  les 
mêmes  quoique  les  esprits  soient  différens, 
comme  les  règles  du  chant  et  de  la  musique  sont 
les  mêmes  quoique  chacun  ne  puisse  chanter  que 
selon  ce  qu'il  a  de  voix  et  d'expression.  J'en  dis 
autant  des  règles  du  goût  ;  elles  sont  universelles, 
puisqu'elles  sont  fondées  sur  la  nature  ?  qui  est 
toujours  la  nkême  3  mais  chacun  les  applique  sui- 


DE    LITTÉRATURE.  11J 

Vant  son  caractère  et  ses  moyens.  Leur  observa- 
tion n'est  point  l'imitation  serviîe  des  auteurs 
qui  les  ont  le  mieux  pratiquées  :  ne  faites  pas  ce 
qu'ils  ont  fait,  mais  pénétrez-vous  bien  des  pré- 
ceptes si  vous  voulez  faire  aussi  bien  qu'eux.  Ils 
ont  marqué  la  bonne  route  ;  mais  chacun  y  mar- 
che suivant  ses  forces ,  s'avance  plus  ou  moins 
loin  suivant  ses  facultés  ,  et  choisit  dîfférens  sen- 
tiers ,  selon  son  caractère  et  ses  dispositions. 

Messala  en  vient  aux  causes  de  la  décadence  ? 
et  il  en  assigne  quatre. 

«  Qui  peut  ignorer  (  dit-il  )  que  l'éloquence 
»  et  les  arts  sont  fort  déchus  de  leur  ancienne 
»  gloire,  non  par  la  disette  de  talens,  mais  par 
»  ]a  paresse  des  jeunes  gens  ,  la  négligence  des 
»  parens  ,  l'incapacité  des  maîtres  et  l'oubli  des 
»   mœurs  antiques  ?  » 

11  détaille  ces  quatre  causes  ,  mais  il  oublie  , 
comme  de  raison  ,  la  première  de  toutes ,  la  perte 
de  la  liberté*:  ce  Dialogue  était  écrit  sous  un 
empereur. 

Cependant  ,  il  n'ose  pas  tout  dire,  il  fait  tout 
entendre.  En  effet ,  dans  le  dernier  morceau  que 
je  vais  lire,  il  présente  la  concurrence  des  inté- 
rêts politiques,  la  rivalité  des  deux  Ordres  de  là 
République  Romaine,  leur  lutte  continuelle  * 
l'importance  des  délibérations  du  sénat,  les  dé- 
bats des  tribunaux,  la  majesté  de  la  tribune  aux 
harangues ,  comme  les  mobiles  et  les  instrumens 
de  la  grande  éloquence.  «  Elle  est  comme  le  feu 
»  (  dit-il  )  qui  a  besoin  d'alimens,  que  le  mouve- 
»  ment  allume  ,  et  qui  brille  en  embrasant.  C'est 
»  ce  qui  l'a  portée  si  haut  dans  l'ancienne  Répu- 
»  blique.  Elle  a  eu,  de  nos  jours,  tout  ce  que 
»  peut  comporter  un  gouvernement  réglé  ,  tran- 
»  quille  et  heureux  ;  mais  elle  a  été  bien  plus  re- 
»  devable  aux  troubles,  et  même  a  la  licence  de 
t  ces  tems  où  tout  était  pour  ainsi  dire  pèle- 


ïç8  cou  as 

»  mèle^  et  où,  n'ayant  point  de  modérateur  u-ni- 
»  que,  chaque  orateur  ava.t  de  l'autorité  en  rai- 
»  son  de  ses  moyens  de  persuasion  sur  une  mul- 
»  titude  égarée  :  de  là  ces  lois  multipliées  ,  ces 
»  réputations  populaires,  ces  harangues  des  ma- 
»  gistrats  qui  passaient  la  nuit  à  la  tribune,  ces 
»  accusations  contse  les  puissances,  ces  inimitiés 
»  héréditaires  dans  les  familles  ,  ces  factions  des 
»  grands ,  ces  discordes  continuelles  du  sénat  et 
»  du  peuple  ,  toutes  choses  qui  remplissaient  la 
y>  République  d  agitations,  mais  qui  exerçaient 
»  l'éloquence ,  et  lui  offraient  des  mobiles  puis- 
»  sans  et  de  grands  intérêts.  » 

Il  est  triste  sans  doute  pour  les  amis  des  lettres, 
comme  Tétaient  les  interlocuteurs  de  ce  Dialo- 
gue, d'être  obligés  d'avouer  que  ce  qui  trouble 
un  État  est  ce  qui  favorise  le  plus  l'éloquence  -, 
mais  enfin  c'est  une  vérité  :  telle  est  la  nature  des 
choses  humaines  ;  et ,  comme  il  est  dit  dans  la 
suite  de  cet  écrit,  la  médecine  ne  'serait  pas  un 
art  s'il  n'y  avait  pas  de  maladies.  L'éloquence 
peut  servir  les  passions,  mais  il  faut  de  l'élo- 
quence pour  les  combattre  ;  et  l'on  sait  que  le 
bien  et  le  mal  se  confondent  dans  tout  ce  qui  est 
de  l'homme. 

Au  reste,  sur  ce  tableau  des  désordres  poli- 
tiques de  Rome ,  il  ne  faut  pas  croire  qu'il  y  ait 
jamais  eu  dans  cette  ville  ni  dans  celle  d'A- 
thènes ,  rien  de  semblable  à  ce  que  nous  avons 
vu  pendant  trop  long-tems.  L'art  oratoire  n'était 
pas  exempt  de  dangers ,  mais  il  ne  connaissait  ni 
obstacles  ni  entraves.  Les  Gracches  et  Cicéron  fi- 
nirent par  une  mort  violente,  parce  qu'un  des 
partis  qui  se  combattaient ,  finit  par  écraser  l'au- 
tre. Mais  outre  que  ces  accidens  tragiques  ont 
été  très-rares  ,  et  sont  de  nature  à  ne  devoir  pas 
entrer  dans  les  calculs  de  la  prudence ,  et  encore 
moins  dans  ceux  du  courage  7  nous  voyons  dans 


DE    LITTERATUR  I".  I2<) 

l'histoire ,  qu'un  certain  ordre  légal ,  toujours  con- 
seive  dans  toute  nation  policée,  et  une  certaine 
décence  de  mœurs  qui  ne  fut  jamais  violée  chez  les 
A  nciens  ,  laissèrent  en  tout  tems  un  champ  libre 
au  talent  oratoire  ;  au  lieu  que  ce  talent  a  dû  dis- 
paraître parmi  nous  quand  la  parole  même  a  été 
interdite  :  il  est  a  croire  qu'elle  ne  peut  plus 
l'être. 

J'ai  promis  de  répondre  a  d'autres  difficultés 
que  l'on  m'a  proposées  par  écrit  ,  et  je  vais  m'ac- 
quitter  de  cet  engagement. 

Je  parlerai  d'abord  de  ceux  qui  ,  rappelant  les 
abus  de  l'éloquence ,  ont  mis  en  question  si  elle 
faisait  plus  de  bien  que  de  mal,  et  s'il  ne  fallait 
pas  la  proscrire  plutôt  que  1  encourager  ;  et  j'ob- 
serverai qu'il  ne  faudrait  jamais  poser  de  ces 
questions  absolument  oiseuses  et  résolues  d'a- 
vance, il  y  a  long-tems ,  par  ce  principe  bien 
connu  de  tous  les  hommes  qui  ont  réfléchi ,  que 
l'abus  possible  des  meilleures  choses  est  un  vice 
attaché  a  la  nature  humaine,  et  même  que  l'abus 
est  d'autant  plus  dangereux  ,  que  la  chose  en  elle- 
même  est  meilleure  ,  suivant  cet  axiome  des  An- 
ciens :  Corruptio  optimi  pessima.  Ainsi ,  dans  le 
moral,  on  a  abusé  de  la  religion,  de  la  philoso- 
phie ,  de  la  liberté  ,  de  l'éloquence  ,  toutes  choses 
excellentes  en  elles-mêmes  ;  ainsi ,  dans  le  phy- 
sique, on  abuse  de  la  force  ,  de  la  santé  ,  de  la 
beauté,  toutes  choses  excellentes  en  elles-mêmes. 
Souvenons-nous  de  ce  qu'a  dit  Rousseau  en  com- 
mençant son  Emile  :  «  Tout  est  bien ,  sortant 
»  -des  mains  de  i' Auteur  des  êtres  :  tout  se  dé- 
»  grade  et  se  dénature  entre  les  mains  de 
»  l'homme.  » 

En  effet ,  si  vous  y  prenez  garde ,  le  mal  n'est 
pas  dans  la  chose  :  laissez-lui  sa  destination  et  sa 
mesure ,  tout  sera  bien.  Le  mal  est  dans  l'homme 
qui  abuse.   Ainsi    (  pour  appliquer  le  principe  ), 

6 


i3o  couns 

la  religion  ,  c'est-à-dire  ,  la  communieatîon  entre- 
le  créateur  et  la  créature  qui  lui  doit  hommage 
et  reconnaissance ,  est  non-seulement  bonne  en 
elle-même  ,  mais  le  besoin  universel  de  tous  les 
peuples  y  et  il  n'y  en  a  pas  une  qui  n'enseigne 
une  bonne  morale  :  l'abus  est  dans  le  prêtre  quand 
il  est  superstitieux  r  fanatique  et  ambitieux.  La 
philosophie ,  qui  n'est  que  la  recherche  du  vrai  f 
est  une  étude  digne  de  l' homme  :  l'artifice  ou 
l'orgueil  du  sophiste  en  fait  un  abus  détestable; 
mais  le  mal  est  dans  le  sophiste.  Qu'y  a-t-il  de 
plus  précieux  que  la  liberté ,  qui  consiste  à  n'o- 
béir qu'aux  lois?  Et  qu'y  a-t-il  de  plus  exécrable 
que  rhypociisiedémagogique  ,quiflatte  une  partie 
du  peuple  aux  dépens  de  l'autre,  pour  les  asser- 
vir et  les  dévorer  toutes  deux?  Mais  le  mal  est 
dans  les  démagogues.  Quoi  de  plus  beau  que 
le  talent  de  la  parole  ,  qui  donne  à  la  raison 
et  à  la  vérité  toute  la  force  dont  elles  sont  sus- 
ceptibles? Tant  pis  pour  qui  le  fait  servir  à  l'er- 
reur et  au  mensonge.  Mais  en  conclura-t-on  qu'il 
faut  que  parmi  les  hommes  il  n'y  ait  plus  ni  re- 
ligion, ni  philosophie,  ni  autorite  légafe,  ni  ins- 
truction ?  Si  la  Providence  eût  permis  qu'un  si 
ïnonstrueux  délire  eût  existé  une  fois  chez  un 
peuple ,  ce  ne  pourrait  être  que  pour  faire  voir  à 
par  les  monstrueux  effets  qui  en  auraient  résulté  , 
ce  qui  doit  arriver  à  l'homme  quand  il  veut  sor- 
tir de  sa  nature,  quand  il  prétend  anéantir  ou 
créer  ,  oubliant  que  Tun  et  l'autre  lui  est  égale- 
ment impossible  ?  et  qu'il  doit  tendre  sans  cesse 
à  régler  et  à  mesurer  ce  qui  est  à  jamais  à 
l'homme ,  au  lieu  de  vouloir  refaire  Thomme  I 
et  l'histoire  et  la  philosophie  profiteraient  sans 
doute ,  pour  l'instruction  des  races  futures,  de 
cette  leçon  terrible  donnée  une  fois  à  Torgueil 
humain. 

Que  faut-il  donc  faire  pour  obvier  7  autant  du 


DE    LITTÉRATURE.  l3ï 

moins  qu'on  le  peut ,  à  ces  abus  de  ce  qui  est 
bon?  D'abord  renoncer  à  l'idée  folle  de  détruire 
ou  la  chose  ou  l'abus  -9  l'un  et  l'autre  est  égale- 
ment hors  de  notre  pouvoir  :  ensuite  diriger  l'u- 
sage de  la  chose  7  de  manière  à  ce  que  l'abus ,  né- 
cessaire et  inévitable  ,  soit  le  moindre  qu'il  se 
pourra.  La  sagesse  humaine  ne  va  pas  plus  loin. 
Vous  craignez  l'abus*  de  la  religion  :  vous  avez 
raison.  Faites  que  le  prêtre  n'ait  de  pouvoir  que 
sur  le  spirituel ,  et  de  richesses  que  pour  les  pau- 
vres :  ce  qui  a  été  pendant  plusieurs  siècles  peut 
encore  être  aujourd'hui.  Vous  craignez  les  abus 
de  la  liberté  :  elle  en  aura  toujours;  vous  devez 
y  compter  ;  mais  elle  n'en  aura  que  de  très-sup- 
portables si ,  sous  quelque  prétexte  que  ce  soit? 
vous  ne  permettez  jamais  l'arbitraire  ;  si  vous 
vous  souvenez  que  le  comble  de  l'extravagance 
est  d'attenter  à  la  liberté  pour  mieux  l'établir  -> 
si  l'autorité'  légale  est  rigoureusement  consé- 
quente dans  ses  actes  9  comme  la  logique  dans 
ses  procédés  ,  c'est-à-dire  ?  si  le  glaive  ne  frappe 
que  quand  la  loi  a  parlé  7  et  ne  frappe  jamais  au- 
trement. C'est  au  crime  à  menacer  r  parce  qu'il 
tremble  :  l'autorité  légale ,  qui  ne  doit  rien  crain- 
dre ,  ne  menace  point  :  elle  agit  dès  que  la  loi  a 
prononcé. 

Quand  aux  abus  de  la  philosophie  et  de  l'élo- 
quence ,  la  source  en  est  inépuisable  :  c'est  à  la 
raison  de  les  combattre  sans  cesse  :  l'erreur  et  la 
raison  se  disputent  le  monde  depuis  son  origine  7 
et  cette  lutte  durera  autant  que  le  monde.  Le  par- 
tage de  Tune  et  de  l'autre  a  varié  suivant  les 
siècles.  Le  nôtre,  qui  s'était  extrêmement  vante 
de  ses  lumières ,  est  parvenu  en  ce  moment ?  il 
faut  l'avouer  y  au  maximum  de  la  démence.  Le» 
extrêmes  se  touchent  :  qui  sait  si  nous  n'attein- 
drons pas  au  maximum  de  la  raison  ?  Cela  dé- 
pend du  gouvernement  -et  de  l'éducation  1  qui  in- 


i3t.  cours 

fluent  puissamment  sur  les  mœurs  publiques  J 
comme  les  mœurs  publiques  influent  sur  Tait  de 
penser  et  de  pailer.  Mais  d'ailleurs  on  ne  peut  ni 
ordonner  ni  défendre  d'être  éloquent ,  comme  on 
ne  peut  ni  ordonner  ni  défendre  de  raisonner 
bien  ou  mal.  On  nous  cite  l'Aréopage,  qui  avait 
interdit  aux  avocats  les  moyens  oratoires.  Je  ré- 
ponds que  nous  ne  pouvons  pas  savoir  à  quel 
point  une  pareille  défense  était  observée  ;  car  où 
fixer  précisément  la  limite  qui  sépare  la  simple 
discussion  de  l'éloquence  ?  Un  de  ceux  qui  m'ont 
écrit,  me  demande  si  l'éloquence  est  autre  chose 
que  la  raison  elle-même.  Oui ,  assurément ,  sans 
quoi  tout  homme  raisonnable  serait  orateur  :  l'é- 
loquence est  la  raison  armée ,  et  la  raison  a  besoin 
d'armes;  elle  a  tant  d'ennemis  !  11  prétend  que  la 
raison  suffit  pour  conduire  les  hommes  ,  et  il  ou- 
blie que  les  hommes  ont  des  passions ,  et  que  le 
but  de  l'éloquence  est.  d'exciter  les  passions 
nobles  contre  les  passions  basses.  Le  méchant  fait 
le  contraire  ,  je  l'avoue,  mais  vous  ne  pouvez  pas 
plus  empêcher  l'un  que  l'autre.  Au  reste,  j'ai 
peine  à  comprendre  l'à-propos  de  cette  question, 
soit  en  général  ,  soit  en  particulier.  En  général , 
dans  ce  que  nous  connaissons  des  orateurs  an- 
ciens ou  modernes  ,  le  bon  usage  de  l'éloquence 
l'emporte  de  beaucoup  sur  l'abus;  et  pour  ce  qui 
nous  regarde  depuis  la  révolution  ,  s'il  croit  que 
l'éloquence  est  pour  quelque  chose  dans  la  masse 
de  nos  maux  ,  il  est  loin  de  la  vérité.  Mais  si  d'un 
autre  côté  elle  n'a  pas  fait,  là  où  elle  s'est  ren- 
contrée ,  tout  le  bien  qu'elle  pouvait  faiie  ;  si  elle 
n'a  pas  empêché  tout  le  mal  qu'ont  fait  la  scélé- 
ratesse et  l'ignorance,  c'est  que  l'éloquence  seule 
ne  suifit  pas.  Cicéron  ,  s'il  n'eût  été  qu1orateur, 
n'eût  pas  triomphé  de  Catilina.  Il  fut  homme 
d'Etat  :  il  eut  à  la  fois,  et  delà  fermeté,  et  de 
la  politique  -7  il  mit  dans  ses  actions  et  dans  ses 


DE    LITTERATURE.  l33 

moyens  la  même  énergie  que  dans  ses  paroles ,  et 
Home  fut  sauve' e. 

L'article  le  plus  important  de  nos  dernières 
discussions  regarde  la  personne  de  Cicéron.  Je 
ne  prétends  sûrement  pas  qu'il  n'y  ait  aucun  re- 
proche à  lui  faire  ;  mais  tous  les  griefs  articulés 
ici  contre  lui  sont  si  peu  conformes  à  la  vérité 
historique ,  que  la  meilleure  manière  d' y  répondre 
doit  être  un  exposé  clair  et  précis  des  faits  vérita- 
bles. Chacun  pourra  connaître  alors  facilement  ce 
qu'on  peut  blâmer  dans  la  conduite  de  Cicéron  , 
ce  qu'on  peut  excuser ,  ce  qu'on  doit  louer  :  cha- 
cun sera  dès-lors  à  portée  de  prononcer  avec  con- 
naissance de  cause,  et  de  fonder  son  jugement 
sur  des  résultats  positifs.  Cette  courte  discussion^ 
qui  entre  naturellement  dans  un  cours  de  Ijttéra- 
rature  ,  peut  à  la  fois  nous  intéresser  et  nous 
instruire. 

Il  ne  fallait  pas  dire  que  c'est  l'époque  la  plus 
éclatante  de  la  vie  de  Cicéron  7  celle  où  il  fut 
nommé  Père  de  la  patrie  7  que  commencent  ses 
fautes  et  que  sa  gloire  se  ternit.  Depuis  cette 
époque  jusqu'à  son  exil  7  dans  un  intervalle  de 
quatre  années  7  je  ne  crois  pas  qu'il  ait  commis 
aucune  faute,  et  celles  qu'on  lui  attribue  ici  sont 
des  suppositions  gratuites. 

Il  ne  fallait  pas  demander  si  un  homme  aussi 
•habile  que  lui  avait  démêlé  les  vues  ambitieuses 
de  César  :  de  moins  clairvoyans  que  lui  ne  s'y 
trompaient  pas  :  là-dessus  tous  les  historienssont 
d'accord.  On  demande  ensuite  pourquoi  il  népia 
point  ce  jeune  ambitieux  ,  pourquoi  il  ne  s'op- 
posa point  à  ses  prétentions.  Voyons  donc  si  ce 
qu'il  a  fait  n'était  pas  tout  ce  qu  il  pouvait  faire. 

On  paraît  oublier  ici  que  César  n'était  pas  en- 
core alors  celui  qui  menaçait  de  plus  près  la  li- 
berté :  c'était  Pompée  tout  puissant  dans  Rome7 
Pompée  qui  aurait  pu ,  au  retour  de  la  guerre  de 


i34  COURS 

Mithridate ,  s'emparer  sans  obstacle  de  tout   le 
pouvoir  qu'avait  eu  Sylla.  11  ne  le  voulut  pas. 
Son   ambition  affectait  le  titre   de  premier  ci- 
toyen de  Rome ,  et  redoutait  celui  de  tyran  ;  il 
congédia  son  armée  y  et  cette  démarche  le  rendit 
d'abord  l'idole  du  sénat  et  du  peuple.   Il  n'avait 
contre  lui  que  le  parti  républicain  ,  ceux   qu'on 
appeloit  optlmates  ,  mot  qui  répondait  a  l'expres- 
sion grecque  d'aristocrates.  C'est  pour  nous  un 
e'trange  blasphème;  mais  en  parlant  des  Anciens  f 
nous  sommes  obligés   d'adopter  leur  langue  et 
leurs  idées.  Parmi  nous  un  aristocrate  est  un  par- 
tisan d'une  noblesse  proscrite  ,  et  par  conséquent 
un  ennemi  de  notre  démocratie.   Chez  les  Ro- 
mains ,  où  le  gouvernement  était  entre  les  mains 
d'un  sénat  permanent,  quoique  la  souveraineté 
fût  daîis  le  peuple ,  chez  les  Romains  qui  avaient 
conservé  le  patriciat  ?  quoique  les  plébéiens  fus- 
sent susceptibles  de  toutes  les  charges  sans  excep- 
tion 7  les  aristocrates  étaient  les  amis  et  les  sou- 
tiens de  la  constitution,   les  ennemis  de  toute 
puissance  arbitraire ,  soit  qu'on  y  parvint  en  flat- 
tant le  peuple  comme  Marius,  soit  qu'on  s'en 
emparât  en  s'attachant  au  sénat  comme  Sylla. 
Les  optimales  étaient ,  au  tems  dont  nous  par- 
lons ,  les  meilleurs  et  les  plus  illustres  citoyens 
de  Rome ,  les  Catulus ,  les  Domitrus  ,  les  Mar- 
cellus,  les  Hortensius ,  etc.  et  Cicéron  à  leur  tête,;. 
depuis  son  consulat ,  quoiqu'il  ne  fût  pas  patri- 
cien. Mais  Caton  ne  Fétoit  pas  non  plus ,  et  je 
s;iis  sûr  que  la  plupart  de  ceux  qui  eiteiit  ce» 
deux  grands  noms  de  Caton  et  de  Brutus  seraient 
bien  étonnés  si  on  leur  apprenait  ce  que  du  moin» 
tout  le  monde  doit  savoir  ici   (i) ,  que  Caton  et 
Brutus  étaient  les  plus  déterminés  aristocrates 

(i)  Les  Ecoles  Normales  étaient  composées  de  douze 
cents  instituteurs  de  profession. 


DE    LITTÉRATURE.  î33 

qui  aient  jamais  existé.  La  raison  n'a  pu  que  rire 
de  pitié  y  de  voir  pendant  iong-tems  des  gens  qui 
savaient  à  peine  lire ,  vouloir  jeter  toutes  les  na- 
tions du  monde  dans  un  même  moule  politique  ? 
et  injurier  même  celles  qui  prétendaient  être  li- 
bres et  républicaines  à  leur  manière.  On  est  enfin 
revenu  >  quoiqu'un  peu  tard  f  de  cette  démence 
inouïe,  qui  malheureusement  a  été  quelque  chose 
de  pis  qu'un  ridicule  :  on  s'est  aperçu  que  ceux 
qui  avaient  proclamé  les  droits  de  l'homme  de- 
vaient respecter  ceux  des  peuples ,  qui  tous  ont  le 
droit  de  se  gouverner  comme  il  leur  plaît,  et  que 
s'il  y  a  un  moyen  légitime  d'influer  sur  les  autres 
gouvernemens  7  c'est  de  donner  dans  le  sien 
l'exemple  de  la  sagesse  et  du  bonheur. 

Crassus  7  ennemi  de  Pompée  y  parce  qu'il  n'a- 
vait que  des  richesses  a  opposer  à  sa  gloire ,  ne 
laissait  pas  de  balancer  à  un  certain  point  son 
crédit  par  une  opulence  énorme  qui  offrait  tant 
de  ressources  dans  une  République  corrompue , 
où  tout  était  vénal.  Leurs  divisiens  troublaient 
un  peu  l'Etat  ,  mais  maintenaient  du  moins  la  li- 
berté. César  qui  en  savait  plus  qu'eux  deux  ,  Cé- 
sar que  sa  haute  naissance  et  ses  grands  talens  fai- 
saient déjà  remarquer  ,  et  qui  s'était  rendu  agréa- 
ble à  la  multitude  par  ses  profusions  et  son  popu- 
larisme  ,  et  qui  s'était  conduit  dans  son  gouver- 
nement d'Espagne  de  manière  à  mériter  un 
triomphe  ;  César  sentit  qu'il  avait  besoin  de  ces. 
deux  hommes ,  qui  lui  étaient  supérieurs  par  l'âge 
et  le  crédit ,  et  il  se  rendit  médiateur  entre  eux  y 
pour  s'en  servir,  les  tromper  et  les  renverser. 
Apprenons  des-  historiens  les  motifs  qu'il  em- 
ploya auprès  d'eux.  «  Qiie faites-vous ,  (leur 
»  disait- il  )  par  vos  dis  sentions  éternel /es  ,  si  ce 
»  n'est  d'augmenter  la  puissance  de  Ciûéron  et 
»  de  Caton?  Liguons-nous  ensemble  :  nous  sub- 
»  fuguerons  tout ,  nous  ferons  disparaître  toute 


ï36  cours 

3)  autre  autorité  ,  et  nous  serons  seuls  maures 

»  de  la  République.  » 

Cicéron  en  effet,  depuis  son  consulat,  avait 
dans  le  gouvernement  une  influence  assez  pré- 
pondérante pour  que  Pompée  lui-même  en  fût 
jaloux.  Les  détracteurs  de  Cicéron  ,  c'est-à-dire  , 
les  restes  impurs  de  la  conspiration  de  Catilina> 
tous  ceux  qui  en  avaient  été  les  fauteurs  secrets  ; 
en  un  mot  j  tous  les  mauvais  citoyens  traitaient 
de  tyrannie  cette  autorité  que  Cicéron  ne  devait 
qu'à,  ses  talens,  à  ses  vertus,  à  ses  services,  et 
dont  l'exercice  était  toujours  légal;  et  remar- 
quons, en  passant,  que  les  méchans  traitent  tou- 
jours la  loi  de  tyrannie ,  et  ne  donnent  jamais  le 
nom  de  liberté  qu'à  l'anarchie ,  parce  que  ,  sous 
le  règne  de  la  loi ,  ils  ont  tout  à  craindre ,  et  dans 
l'anarchie  tout  à  gagner.  11  semblerait  qu'on  ne 
dut  plus  se  laisser  prendre  à  des  pièges  connus  de- 
puis tant  de  siècles,  et  que  l'application  de  ces 
vieilles  vérités  dût  être  un  sûr  préservatif  contre 
des  abus  si  grossiers.  Mais  la  plupart  des  gouver- 
nés ignorent  ces  vérités  ;  la  plupart  des  gouver- 
nails manquent  de  courage  pour  les  appliquer  ; 
et  c'est  ainsi  que  se  vérifie  le  mot  de  Fontenelle, 
que  tes  sottises  des  pères  sont  perdues  pour  leurs 
en/ ans. 

Cicéron  et  Caton  virent  venir  le  coup ,  et  réu- 
nirent leurs  efforts  pour  s'y  opposer.  Cicéron  sur- 
tout ,  qui  aimait  Pompée ,  et  dont  Pompée  faisait 
profession  d'être  F  ami,  n'oublia  rien  pour  lur 
ouvrir  les  yeux  sur  la  politique  de  César ,  et  sur 
les  suites  funestes  qu'elle  pouvait  avoir  si  Pompée 
et  Crassus  s'unissaient  a  lui  pom  le  porter  au 
consulat.  Pompée  ne  voulut  rien  entendre  :  cet 
homme  ,  qui  n'eut  rien  dans  un  haut  degré  ,  si  ce 
n'est  les  talens  militaires ,  trop  exaltés  d'abord  en 
lui ,  parce  que  sa  fortune  fut  encore  au-dessus, 
trop  rabaissés  ensuite  parce  qu  elle  l'abandonna 


DE    LITTÉRATURE.  l3-J 

devant  César  qui  était  supérieur  à  tout;  cet  homme9 
plein  de  petites  passions  qui  lui  faisaient  oublier 
de  grands  intérêts ,  dissimulé  sans  être  fin  ,  et 
toujours  dupe  de  sa  vanité  infiniment  plus  que 
Cicéron ,  à  qui  peut-être  on  ne  Fa  tant  reprochée 
rpie  parce  quelle  se  mêlait  en  lui  à  l'amour  de  la 
véritable  gloire  ;  Pompée  ne  vit  que  l'assurance 
Je  ne  plus  trouver  d'obstacles  à  ses  volontés,  et 
repoussa  toute  idée  de  danger  par  la  confiance  pré- 
somptueuse d'être  toujours  à  portée  d'arrêter  César 
juand  il  le  voudrait.  Ainsi  se  forma  le  premier 
triumvirat  :  on  sait  quelles  en  fuient  les  suites. 
Pompée  ne  pardonna  pas  à  Cicéron  d'avoir  voulu 
l'empêcher  :  César  lui  en  sut  très-mauvais  gré. 
Devenu  consul ,  il  fît  passer ,  avec  l'appui  de 
Dompée  et  des  tribuns,  les  lois  les  plus  perni- 
cieuses ,  et  obtint  enfin  ce  qu'il  desirait ,  comme 
e  grand  moyen  de  domination",  le  connuande- 
nent  d'une  armée  dans  une  province  à  conquérir, 
ians  les  Gaules.  Tous  deux  abandonneient  aux 
fureurs  du  tribun  Hlodius,  Cicéron  qu'ils  voulaient 
Ibsolument  éloigner  de  Rome  ,  ainsi  que  Caton, 
|  our  y  dominer  sans  résistance.  Cicéron  alla  en 

xil  pour  ne  pas  excite*-  une  guerre  civile,  et, 
rayant  point  de  prétexte  contre  Caton,  ils  s'en 

pfirent  en  lui  donnant  le  gouvernement  de  l'île 
fle  Chypre. 

Qu'on  nous  dise  maintenant  que  Cicéron  devait 

?later*  tonner,  sonner  le  tocsin  dans  Rome,  etc.; 

da  prouve  seulement  qu'on  ne  connaît  pas  assez 
k  s  mœurs  de  Rome  et  l'histoire.  Quelques  obser- 
(  itions  en  donneront  une  plus  juste  idée.  11  faut 
\  souvenir  qu'à  Rome  tous  les  grands  pouvoirs  , 
f.us  les  moyens  d'action  étaient  dans  les  magis- 
tratures ,  dans  l'usage  ou  l'abus  plus  ou  moins 
tendu  que  l'on  pouvait  faire  d'une  autorité  qui 
pivait  de  frein  que  le  danger  d'être  mis  en  jirge- 

îsnt  en  sortant  de  charge;  .danger  que  ces  ma- 


K 


i38  cottrs 

gistratures  mêmes  mettaient  souvent  en  état  de 
revenir.   Tout  se  faisait  donc   par  des  former 
égales ,  si  ce  n'est  quand  on  recourait  ouverte- 
ment aux  armes  ;  ce  qui,  depuis  Sy  lia,  n'arriva  que 
lorsque  César  passa  le  Rubicon.  On  nous  dit  :  Que 
faisait  Cicéron  quand  César  se  perpétuait  dam 
son  commandement ,  au  mépris  des  lois  ?  Poini 
du  tout,  ce  n'est  pas  au  mépris  des  lois  ,  c'est  er 
vertu  des  lois ,  en  vertu  d'un  décret  rendu  par  1» 
sénat,  et  soutenu  par  les  tribuns  et  par  Pompée,  qu< 
César  se  lit  renouveler  pour  cinq  ans  le  commani 
dément  dans  les  Gaules.  Et  que  pouvait  faire  Ci 
céron  contre  l'autorité  du  sénat  et  du  peuple?  So: 
accusateur  a  l'air  de  croire  qu'il  en  était  de  Rom; 
comme  de  la  petite  République  d'Athènes,  où  li 
peuple  peu  nombreux  traitait  par  Iui:même  toute 
les  grandes  affaires  ,  où  le  crieur  public  disait  a  i 
nom  du  peuple  :  Qui  veut  parler  ?  Il  a  l'air  i 
croire  en  conséquence  que  Cicéron  pouvait  faii 
avec  la  parole  tout  ce  qu'a  fait  Démosthene.NulL 
ment  :  ^  Rome ,  tout  était  subordonné  aux  magi;  I 
trais  ;  au  sénat,  tout  dépendait  primitivement  d<! I 
consuls  ;  dans  l'assemblée  du  peuple ,  tout  dépeijl 
dait  des  tribuns.  Ces  magisfr  ats  pouvaient  convfl 
quer  ou  dissoudre  à  leur  gré  les  assemblées  :  If 
tribuns  particulièrement  pouvaient  empêcher  q|f 
que  ce  fût  de  parler  au  peuple  sans  leur  permissiez  f 
c'était  un  des  droits  de  leur  charge.  Ainsi  quai,  i 
les  triumvirs  étaient  assurés  des  consuls  et  des  ti 
buns  (  et  ils  en  avaient  les  moyens  ) ,  rien  ne  po»  i 
vait  leur  résister.  Caton  voulut  une  fois  s'oppos' 
a  une  loi  de  César,  alors  consul  :  César,  qui  étal 
à  la  tribune  aux  haangues  avec   les  tribuns, 
conduire  Caton  en  prison.  11  y  a  plus  :  les  consi 
et  les  tribuns  étaient  les  maîtres  de  suspendre  toi) 
espèce  d'assemblée ,  et  par  conséquent  toute  élej 
tion  de  magistrats.   C'est  ce   qui   arriva  quai) 
Pompée  voulut  forcer  les  Romains  à  le  nomn 


DE    LITTÉRATURE.  l3(J 

Jictateur.  La  faction  dont  il  disposait  arrêta  toute 
élection,  et  Ton  finit  par  le  nommer  seul  consul  , 
ze  qui  était  sans  exemple,  et  ce  que  Caton  lui- 
nême  approuva ,  parce  qu'un  gouvernement  ir- 
régulier ,  disait-il ,  valait  encore  mieux  que  l'a- 
narchie. 

Vous  concevez  maintenant  que  l'éloquence  et 
la  vertu  même  ne  pouvaient  pas  tout  faire, et  qu'il 
fallait  de  la  politique.Quelle  était  celle  de  Cicéron? 
De  balancer  et  de  contenir ,  les  uns  par  les  autres  , 
zts  citoyens  ambitieux  qui  se  disputaient  le  pou- 
voir 5  et  certes ,  il  n'y  avait  rien  de  mieux  a  faire. 
Il  connaissait  parfaitement  Pompée  et  César;  il 
rit  bien  que  ce  dernier  voulait  aller  plus  loin  que 
l'autre  ;  que  l'un  voulait  dominer  dans  la  Répu- 
blique sans  la  renverser,  mais  que  l'autre  foulerait 
aux  pieds  toutes  les  lois,  et  voulait  décidément  ré- 
gner. Il  resta  donc  attaché  constamment  à  Pompée, 
quoiqu'il  eût  beaucoup  à  s'en  plaindre.  11  ne  cessa 
de  le  mettre  en  garde  contre  l'ambition  de  César  ; 
il  prévit  parfaitement  tout  ce  qui  arriverait,  jugea 
parfaitement  les  hommes  et  les  choses  :  ses  lettres 
rue  nous  avons  en  font  foi.  Quand  César  eut  levé 
le  masque  et  passé  le  Rubicon  ,  Cicéron  ne  fléchit 
ooint  le  genou  devant  l'idole ,  comme  on  le  lui 
reproche  ici.  Il  s'en  faut  de  tout  :  voici  ce  qui  se 
passa. 

Convaincu  que  la  guerre  civile  finirait  par  don- 
ner un  maître  à  Rome ,  il  avait  tout  fait  pour  pré- 
venir la  rupture  entre  César  et  Pompée ,  comme 
il  avait  tout  fait  auparavant  pour  empêcher  leur 
'coalition.  En  effet ,  Je  triumvirat  laissait  du  moins 
ane  apparence  de  gouvernement  légal  et  répu- 
blicain ,  et  la  guerre  civile  devait  infailliblement 
unener  le  pouvoir  absolu.  Quand  les  maux  sont 
inévitables,  la  prudence  ne  peut  que  choisir  le 
moindre,  Minima  de  malis  est  sa  devise.  La  jac- 
tance et  l'imprévoyance  de  Pompée,  également 


ÎZjO  COURS 

insensées,  avaient  tout  perdu.  Il  se  vit  obligé  d'.J 
quitter  en  fugitif  Rome  et  l'Italie;  et  pourtant  l'aui  j 
torité  légale  était  de  son  côté  ,  et  tous  les  républi  i 
cains  le  suivirent  en  le  condamnant.  Cette  époqu<  i 
est  une  de  celles  qui  ont  attiré  le  plus  de  reproche! 
à  Cicéron  ,  sur  les  irrésolutions  dont  ses  lettre 
nous  ont  rendus  confîdens  avec  Atticus.  Je  ne  croi*  ; 
pas  qu'ils  soient  fondés  ;  car  l'irrésolution  n'èsi 
pas  toujours  de  la  faiblesse.  Cicéron  n'hésitait  pal 
sur  le  parti  qu'il  devait  prendre  ;  mais  il  eut  voulij <j 
le  prendre  le  plus  tard  possible  ,  parce  qu  il  ei  I 
prévoyait  l'issue.  11  apprécie  les  deux  partis  eJj 
deux  mots  :  D'un  côté  (dit-il)  sont  tous  les  droits, 
de  l'autre  ,  toutes  les  forces.  César,  qui  affectait] 
autant  de  modération  que  Pompée  affectait  d'orfl 
gueil ,  faisait  des  propositions  de  paix  assez  plaujl 
sibies,  et  Cicéron  eût  désiré  qu'on  s'y  prêtât  ;  maiji 
Pompée  ne  voulait  rien  entendre.  César  avançai^ 
toujours  vers  Rome  ,  et  se  proposait  de  convoque: 
ce  qui  était  resté  dans  la  ville  de  sénateurs  et  dL 
magistrats ,  afin  de  donner  à  sa  cause  cette  appaLj 
rence  de  légalité,  toujours  si  importante  dans  le. 
mœurs  romaines.  Il  se  détourne  de  sa  route ,  et  val 
suivi  de  quatre  ou  cinq  cents  hommes ,  demande) 
à  souper  a  Cicéron,  retiré  dans  une  de  sesmaisonP 
de  campagne.  Yous  allez  juger  par  cette  visite  ei 
par  le  résultat  qu'elle  eut,  de  quelle  haute  consil 
dération  jouissait  Cicéron,  sans  autre  puissance  qu[ 
celle  de  son  nom  ,  de  ses  talens ,  de  ses  vertus ,  e* 
en  même  tems  si  cette  faiblesse  dont  on  l'accusa 
alla  jamais  jusqu'au  sacrifice  de  ses  devoirs.  Césair 
qui  lui  rendait  plus  de  justice  que  nous,  n'essaya 
même  pas  de  l'engager  dans  son  parti  ;  il  se  bornaij 
à  lui  demander  de  garder  la  neutralité  ,  qui  coni 
venait  (disait-il)  à  l'âge  et  à  la  dignité  d'un 
homme  tel  que  lui ,  seul  en  état  de  se  rendnj 
médiateur  entre  les  deux  partis  s'il  y  avait  lier 
à  un  accommodement.  II  promettait  d'en  faire  le; 


DE    LITTÉRATURE.  I^ï 

îver  turcs  au  sénat ,  et  pressait  Cicéron  de  s'y 
ouver.  Mais  sifj  vais,  dit  l'orateur,  me  sera-t-il 
wmis  de  dire  ma  pensée?  —  Sans  doute.  Alors 
icéron  énonça  un  avis  directement  contraire  aux 
ies  de  César.  Celui-ci  s'écrie  :  Foilà  précisément 
?  que  je  ne  veux  pas  qu'on  dise — Je  n'irai  donc 
as  au  sénat,  reprend  froidement  Cice'ron,  car 
I  n'y  saurais  dire  autre  ciiose.  César  répliqua 
grement  et  même  avec  menace  :  tous  deux  se 
luttèrent  fort  mécontens  l'un  de  l'autre  ,  et  peu 
e  jours  après  Cicéron  se  rendit  au  camp  de 
ompée. 

Que  ceux  qui  le  taxent  de  faiblesse,  se  suppo- 
rt eux-mêmes  dans  une  pareille  conférence  avec 
ésar,  et  qu'ils  n'oublient  pas  son  cortège,  qui,  au 
ipport  de  Cicéron  et  des  historiens,  faisait  frémir, 

était  tel  que  peut-être  on  eût  excusé  celui  qui  en 

irait  eu  quelque  effroi.  Cicéron  en  eut  horreur , 

conclut  qu'il  valait  encore  mieux  être  vaincu 

ec  Pompée  ,  que  de  vaincre  avec  ces  gens-là. 
1  Passons  à  ce  qui  suivit  la  journée  de  Pharsale, 
f  d'abord    écoutons    l'accusateur    qui   s'écrie    : 
1  Vous  viviez  ,  Cassius  et  Brutus ,  et  vous  viviez 
\)ur  Rome;  ijous  aviez  reçu  la  vie  du  tyran  $ 
\ais  la  mort  était  le  prix  dont  vous  vouliez 
myer  son  odieux  bienfait.  » 
iNe  croirait-on  pas,  sur  ces  expressions,  que 
«Tutus  et  Cassius  ne  s'étaient  résolus  a  vivre  que 
l»urtuer  César?  Nullement.  Ouvrez  l'histoire,  et 
Plus  verrez  que  tous  deux  s'étaient  empressés  de 
'^réconcilier  avec  lui  de  très-bonne  foi ,  que  tous 
lllux  étaient  au  rang  de  ses  amis ,  et  particulière- 
ment Brutus  ;  que  tous  deux  lui  avaient  écrit  après 
aï|défaite  de  Pharsale ,  pour  prendre  ses  ordres 
liallse  rendre  auprès  de  lui  ;  que  Brutus  même  pressa 
l0Btaucoup  Cicéron  pour  en  faire  autant  :  celui-ci 
""ï  moins  attendit  que  César  lui  écrivit  le  premier. 
lllllen  de  tout  cela  ne  doit  nous  étonner.  Aucun 


l&  COUPS 

d'eux  ne  désespérait  encore  de  la  chose  publique 
et  tous  voulaient  voir  comment  César  userait  d< 
sa  victoire.  On  n'avait  pas  oublié  l'abdication  d< 
Sylla  :  César  était  capable  de  faire  plus.  Sa  con 
duite  dans  les  premiers  momens  fut  si  magnanime 
qu'elle  dut  relever  toutes  les  espérances.  Brutus  e 
Cassius  s'y  livrèrent  plus  que  personne  -,  ils  n 
quittaient  presque  point  le  dictateur.  Ils  en  reçu 
rent  toutes  sortes  de  bienfaits,  et  jouirent  d'u; 
grand  crédit  auprès  de  lui.  Cicéron ,  que  l'âge  e 
l'expérience  rendaient  plus  défiant,  s'était  renferm 
chez  lui,et  n'alla  qu'une  fois  chezCésar  pour  rendr 
service  a  un  ami.  La  foule  était  si  grande  ,  qu'o 
fit  attendre  Cicéron  quelque  tems  dans  une  anti 
chambre.  César  sortit  un  moment,  l'aperçut,  h, 
fît  des  excuses ,  et  rentrant  chez  lui ,  dit  ces  paroh 
très-remarquables  î  Comment  essayez— vous  à 
me  persuader  que  ma  puissance  est  agréabt 
aux  Romains  ,  quand  je  vois  un  consulaire  U 
que  Cicéron  ,  que  l'on  fait  attendre   dans  me 
antichambres  ?  Dans  les. assemblées  du  sénat,  i 
garda   un  profond  silence ,  jusqu'à  l'affaire    c 
Rlarcellus.  Qu'on  reproche  ici  à  Cicéron,  comir 
la  dernière  des  bassesses ,  d'avoir  partagé  e 
cette  occasion  la  sensibilité  et  la  reconnaissam 
du  sénat,  et  d'avoir  prodigué  les  louanges  c 
tyran  :  voici  ma  réponse. 

Jugeons  toujours  les  choses  à  leur  place;  voyoj 
les  tems ,  les  mœurs  et  les  hommes.  Pour  accus» 
Cicéron,  il  faut  ou  condamner  ici  le  sénat  entiei  i 
sans  excepter  ceux  qu'on  nous  oppose  sans  cess< 
Brutus  et  Cassius,  ou  pouvoir  citer  quelqu'i 
dont  la  conduite  fît  contraste  avec  celle  de  C 
céron,  car  enfin,  puisqu'il  y  avait  des  républicaii] 
et  entre  autres  les  soixante  sénateurs  qui  consp 
rerent  quelque  tems  après,  pourquoi  ne  s'en  serai 
il  pas  trouvé  un  seul  qui  se  conduisît  autremej 
que  Cicéron?  Pourquoi,  au  contraire  ,  en  fit- 


DE    LITTÉRATURE.  1^3 

beaucoup  moins  que  tous  les  autres,  comme  le 
prouve  le  détail  de  cette  séance  qui  nous  a  été 
conservé?  C'est  que  nous  confondons  tout,  faute 
d'attention.  La  manière  dont  César  se  comporta  ce 
jour-là  à  l'égard  du  plus  déterminé  républicain  et 
de  son  plus  mortel  ennemi ,  Marcelius ,  dont  il 
accorda  le  retour  aux  instances  et  aux  supplica- 
tions du  sénat,  enchanta  tous  les  esprits,  et  con- 
firma l'opinion  où  l'on  était  encore ,  que  César 
pouvait  être  assez  grand  pour  rétablir  la  Répu- 
blique.  Cicéron,  sensible  également,  et  comme 
citoyen  et  comme  ami ,  ne  se  défendit  pas  de  cet 
enthousiasme  général.  11  rompit  pour  la  première 
fois  le  silence  ;  il  loua,  non  pas  le  tyran ,  puisqu'il 
faut  le  dire ,  mais  César,  mais  un  grand-homme  : 
ce  titre  n'était  pas  contesté  ;  l'autre  était  encore 
douteux  ,  et  César  n'exerçait  qu'une  magistrature 
légale.  Et  pourquoi  donc  Cicéron  n'aurait-il  pas 
remercié  et  loué  César,  quand  le  sénat  entier  avait 
■demandé  et  obtenu  le  retour  de  Marcellus?  C'est 
ici  qu'il  faut  répondre  sur  le  motif  de  l'amitié,  que 
l'accusateur  rejette  entièrement.  Sans  doute  elle 
ne  peut  jamais  autoriser  ni  un  crime  ni  une  bas- 
sesse. Mais  d'abord ,  il  est  clair  que ,  dans  les  idées 
'et  les  mœurs  de  ce  tems-là ,  nul  ne  se  croyait  avili 
en  adressant  des  prières  et  des  remercîmens  au 
premier  magistrat  de  Rome  :  on  sait  jusqu'où  on 
'descendait  quelquefois  en  ce  genre  et  sans  rougir , 
devant  les  juges.  Je  n'examine  point  ici  ces  mœurs; 
ce  n'est  pas  la  question  :  j'en  rends  un  compte 
tidele,  et  personne  n'ignore  que  partout  les  actions 
des  particuliers  sont  jugées  en  raison  des  mœurs 
publiques.  J'ajoute    que  les  devoirs  de  l'amitié 
allaient  chez  les  Romains,  beaucoup  plus  loin  que 
parmi  nous  -,  et  quelque  opinion  qu'on  puisse  en 
avoir,  il  est  constant  qu'il  faut  juger  un  Romain 
sur  les  mœurs  de  son  pays. 
A  présent  voulez- vous  voir  dans  ce  même  re~ 


ï44  C©URS 

meretment  pour  Marcel  lus ,  la  preuve  des  inten- 
tions et  des  espérances  de  Cice'ron  ?  Voulez-vous 
voir  de  quel  ton  il  parle  au  vainqueur  de  Pharsale 
et  au  maître  du  Monde.  Relisez  un  morceau  de 
cette  harangue.,  sur  laquelle  heureusement  le  tems 
n'a  point  passé  l'éponge  de  l'oubli  5  et  dans  ce 
morceau  sublime  vous  verrez  que  l'orateur  dit  au 
héros  en  propres  termes,  qu'il  n'a  rien  fait  de 
vraiment  grand  s'il  ne  rétablit  pas  la  liberté  pu- 
blique sur  des  fondemens  solides  (1).  Est-ce  là  le 
langage  d'un  esclave  et  d'un  adulateur  ?  Jusqu'à 
ce  qu'on  me  cite  quelqu'un  qui  ait  parlé  ainsi  à 
César,  on  me  permettra  d'admirer  Cicéron.  Je!i 
sais  qu'il  donne  à  la  vérité  des  formes  douces  et 
attirantes  ;  mais  quand  on  veut  rappeler  à  la  véri- 
table gloire  un  homme  que  l'on  en  croit  digne, 
doit-on  se  servir  de  paroles  dures  ?  Voltaire  ,  dont 
on  a  cité  des  vers  sur  lesquels  je  vais  m'expîiquer 
tout-à-1'hcure ,  en  a  fait  d'autres  où  il  semble 
avoir  deviné  l'ame  et  les  intentions  de  Cicéron  :1 
c'est  dans  la  tragédie  de  Rome  sauvée^  où  Cicéron 
dit  à  Caton,  qui  voudrait  que  l'on  traitât  César 
comme  Catilina  : 

Apprends  à  distinguer  l'ambitieux  du  traître: 
S'il  n'est  pas  vertueux  ,  ma  voix  le  force  à  l'être. 
Un  courage  indompté  dans  le  cœur  des  mortels, 
Fait  ou  les  grands  héros,  ou  les  grands  criminels. 
Qui  du  crime  à  la  Terre  a  donné  des  exemples  , 
S'il  eût  aimé  la  gloire ,  eût  mérité  des  temples; 
Et  Catihna  même,  à  tant  d'horreurs  instruit, 
Eût  été  Scipion  ,  si  je  l'avais  conduit. 

Cicéron  se  trompa  dans  son  espoir  :  tous  les 
autres  se  trompèrent.  Pourquoi  l'accuser  seul 
C'est  après  cette  séance ,  où  le  sénat  avait  paru  si 
satisfait  de  la  déférence  de  César  et  de  ses  dispo- 
sitions pour  la  République  ,  que  Cicéron  écrivit  à 

(1)  Voyez  ce  morceau  dans  le  chapitre  précédent. 


? 


DE    LITTERATURE.  5^5 

Àtticus,  qu'il  commençait  à  espérer  pour  elle, 
puisqu'elle  avait  paru  reprendre  quelque  chose 
de  son  ancienne  dignité.  Ce  fut  alors  qu  il  parla 
pour  Ligarius  etDéjotarus,  et  il  était  impossible 
qu'il  s'en  dispensât.  Qu'aurait-on  dit  de  lui  s'il  eût 
refusé  de  parler  pour  un  ami  et  pour  un  client 
quand  César  paraissait  s'étudier  à  lui  complaire  y 
et ,  pour  me  servir  des  termes  d' Atticus  ,  semblait 
courtiser  Cicéron?  Mais  quel  fut  donc  le  moment 
où  ces  espérances  s'évanouirent ,  et  où  se  forma  la 
conspiration  ?  Tous  les  historiens  sont  d'accord 
là-dessus  :  c'est  lorsque  César,  enivré  de  sa  fortune, 
fit  rendre  ou  du  moins  accepta  des  décrets  hono- 
rifiques qui  allèrent  bientôt  jusqu'à  la  plus  basse 
adulation  ,  quand  il  permit  que  sa  statue  fût  portée 
avec  celles  des  dieux  ,  quand  il  blessa  la  fierté  du 
sénat  en  ne  se  levant  pas  devant  une  députation  de 
cette  compagnie  ;  enfin ,  quand  il  eut  laissé  aper- 
cevoir ses  prétentions  à  la  royauté ,  le  jour  qu'An- 
toine eut  la  lâcheté  de  vouloir  essayer  le  diadème 
s.ir  son  front  :  dès  ce  moment  sa  mort  fut  résolue. 
Dts  billets  adressés  à  Brutus  lui  avaient  déjà  rap- 
pelé ce  que  Rome  attendait  d'un  homme  de  son 
nom  ,  et  ce  futCassius  qui  le  détermina.  Comment 
l'accusateur  de  Cicéron  peut-il  dire  que ,  s'il  ne 
fut  pas  du  complot ,  c'est  que  ses  complaisances 
ipour  le  dictateur  le  leur  avaient  rendu  suspect? 
Comment ,  sur  un  pareil  motif,  Brutus  et  Gassius 
au  aient-ils  pu  suspecter  ou  méconnaître  le  répu- 
blicanisme de  Cjcéron  sans  s'accuser  eux-mêmes , 
puisque  leur  conduite  avait  été  beaucoup  moins 
réservée  que  la  sienne  ?  Depuis  que  César  avait 
laissé  voir  en  lui  un  tyran ,  les  sentimens  de  Cicé- 

on  furent  très-connus;  la  liberté  de  ses  discours 
, 'alarma  ses  amis,  et  l'on  sut  que  César  en  était 
offensé.  Cicéron  avait  tout  récemment  publié  un 
;  îloge  deCaton,  l'homme  que  le  tyran  haïssait 

le  plus  :  cet  éloge  fit  la  sensation  la  plus  vive  f  et 
3.  7 


i46  COURS 

Cësar  crut  devoir  y  répondre  par  un  écrit  intitulé 
V Anti-Caton*  Les  vers  d'une  tragédie  (i)  où  l'on 
fait  parler  Brutus ,  ne  sont  nullement  une  autorité 
contre  Cicéron.  Brutus,  en  effet ,  lui  sut  très-mau- 
vais gré  dans  la  suite  de  ses  liaisons  avec  le  jeune 
Octave  ;  mais  au  tems  dont  nous  parlons,  il  était 
fort  attaché  a  Cicéron.  On  croit  avec  raison  que 
si  les  conjurés  ne  le  mirent  pas  dans  leur  secret  7 
c'est  qu'il  ne  leur  parut  pas  qu'un  homme  de  son 
âge  (et  il  avait  soixante-quatre  ans)  lût  propre  pour 
un  coup  de  main ,  et  qu'ils  craignirent ,  ou  que  la 
timidité  d'un  vieillard  ne  nuisît  à  la  vigueur  de 
leurs  mesures ,  ou  que  son  expérience  ne  le  mît 
naturellement  à  la  tête  d'une  entreprise  dont  ils 
ne  voulaient  pas  lui  laisser  l'honneur. 

Au  reste ,  ceux  qui  voudront  approfondir  tous 
ces  détails,  n'ont  qu'à  lire  le  précieux  recueil  de 
sa  correspondance  avec  Àtticus  :  on  y  voit  son 
ame  à  nu  :  on  pourra  juger  si  ses  vertus  ne  rem- 
portaient pas  sur  ses  faiblesses.  11  se  les  reproche 
plus  sévèrement  que  personne,  celles  du  moins  qui 
touchent  a  la  chose  publique ,  car  pour  ce  qui  est 
de  son  abattement  dans  l'exil ,  et  de  son  exces- 
sive douleur  de  la  mort  de  sa  fille  ,  il  ne  veut 
pas  se  rendre  sur  ces  deux  articles ,  et  oppose  sa 
sensibilité  a  tous  les  reproches  ;  ce  qui  n'empêche 
pas  que  je  ne  sois  de  l'avis  de  ses  contemporains  , 
qui  pensèrent  avec  raison  que  les  senlimens  les  plus 
justes  ont  leur  mesure,  et  que  rien  ne  doit  ôter  à 
l'homme  le  courage  qui  sied  à  l'homme.  Je  con- 
damne aussi  avec  eux  et  avec  lui-même  les  complai- 
sances que  lui  arracha  la  funeste  amitié  de  Pompée, 
qui  le  compromis  plus  d'une  fois,  surtout  lorsqu'elle 
l'engagea  à  défendre  en  justice  deux  hommes  aussi 
méchans  que  Gabinîus  et  Yatinius,  que  dans  plu- 
sieurs de  ses  harangues  il  avait  couverts  d'opprobre. 

(i)  La  Mort  de  Ce  s  an 


DE    LITTÉRATURE.  l^J 

Il  reste  a  le  justifier  sur  le  jeune  Octave,  et 
c'est  ce  qui  sera  le  plus  facile  et  le  plus  court. 
Je  n'ai  besoin  que  de  la  vérité  historique,  que 
l'accusateur  a  violé  à  toutes  les  lignes  d'une 
manière  vraiment  étrange.  11  fait  mourir  Brutus 
et  Cassius  avant  Cicéron ,  et  la  guerre  n'était 
pas  même  commencée  quand  ce  grand-homme 
fut  la  première  victime  du  glaive  triumvir  al.  11 
le  fait  tranquille  spectateur  des  grands  débats 
qui  suivirent  la  mort  de  César  ,  et  il  y  fut  le  pre- 
mier acteur  ,  le  plus  ferme  appui  de  la  liberté  7 
l'amedusénat  et  le  plus  terrible  ennemi  d'Antoine. 

!    C'est  là  qu'il  redevint  ce  qu'il  avait  été  contre  Cati- 

!    lina ,  et  que  ses  derniers  travaux  ,  couronnant  une 

vie  glorieuse,  furent  couronnés  par  une  belle  mort. 

Je  conclus  en  affirmant,  l'histoire  à  la  main,  que 

î  Cicéron,  quoiqu  en  général  la  politique  ait  dominé 
dans  son  caractère  plus  que  l'énergie  ,  quoique  sa 
conduite  ait  offert  des  inégalités ,  n'a  jamais  trahi 

|i  un  moment  la  cause  publique  ;  et  sans  vouloir 
repéter  ici  tous  les  éloges  que  les  Anciens  lui  ont 
prodigués  en  prose  et  en  vers  sur  ses  vertus  patrio- 
tiques, je  m'en  tiendrai  au  témoignage  d'un  homme 
qui  ne  pouvait  pas  être  soupçonné  de  flatter  la 
mémoire  d'un  républicain  dont  la  mort  devait 

:j  le  faire  rougir.  Ce  même  Octave ,  devenu  empe- 

I  reur  sous  le  nom  d'Auguste,  surprit  un  jour  son 

»    petit-fils  Drusus  ,  lisant  les  ouvrages  de  Cicéron. 

.  Le  jeune  homme  voulut  cacher  le  livre  sous  sa 
robe ,  craignant  de  faire  mal  sa  cour  à  César  en 
lisant  les  écrits  d'un  républicain.  Lisez^-le ,  mon 

pjils  ,  lui  dit  Auguste  :  C'était  un  beau  génie  et  un 
excellent  citoyen  qui  aimait  bien  sa  patrie. 

Vous  avez  dû  voir  qu'une  des  sources  les  plus 
fécondes  de  ces  préventions ,  aujourd'hui  si  com- 
munes, contre  tant  de  grands-hommes,  et  de  cet 

y  esprit  détracteur  que  l'on  signale  contre  eux  , 
comme  à  l'envi,  c'est  une  ignorance  de  l'histoire. 


ïffô  ■  COURS 

qui  prouve  combien  toute  espèce  d'étude  est  ne'- 
gligée ,  et  toute  espèce  d'instruction  devenue  rare. 
11  en  résulte  souvent  des  conséquences  bien  au- 
trement graves  que  celles  que  je  viens  de  relever, 
puisqu'k  tout  moment  l'erreur  et  le  mensonge  sont 
cités  comme  des  autorités ,  et  dans  des  occasions  de 
la  plus  haute  importance.  Ce  même  Cicéron ,  dont 
nous  venons  de  nous  occuper,  m'en  rappelle  un 
exemple  aussi  déplorable  que  honteux.  Lorsqu'il 
s'agissait  d'établir  ces  tribunaux  sanguinaires  que 
l'on  déteste  aujourd'hui  tout  haut  depuis  qu'on  lésa 
vus  tomber,  mais  qu'alors  on  osait  à  peine  censurer, 
qui  croirait  que,  sur  quelques  représentations  qui 
s'élevèrent  contre  ce  code  inoui  qui  permettait  de 
condamner  sans  preuves,  un  membre  de  la  Con- 
vention cita  du  ton  le  plus  imposant  la  conduite 
de  Cicéron  dans  le  jugement  des  complices  de 
Catilina?  «  Cicéron,  s'écriait-il,  eut-il  besoin  de 
»  preuves  pour  envoyer  k  la  mort  Catilina  et  ses 
»  complices.  » 

Je  veux  croire  que  si  personne  ne  releva  cette 
grossière  imposture ,  c'est  qu'on  n'osait  pas  même 
démentir  les  tyrans  sur  un  fait  historique  aussi 
connu  que  celui-là  devait  l'être  ;  et  pourtant  j'ai 
vu  depuis  cette  même  fausseté  répétée  dans  des 
écrits  qui  n'étaient  pas  voués  au  mensonge.  C'est 
un  des  motifs  qui  m'engagèrent  k  répéter  aussi 
devant  des  hommes  faits,  ce  que  savent  au  collège 
des  écoliers  de  douze  ans;  que  jamais  la  conviction 
juridique  n'a  pu  aller  plus  loin  que  dans  l'affaire 
dont  il  s'agit,  puisque  le  sénat  romain  prononça 
sur  la  signature  et  l'aveu  des  conjurés.  Pour  ce  qui 
est  de  Catilina  lui-même ,  qui  ne  fut  jamais  mis 
en  jugement,  et  qui  périt  les  armes  à  la  main  , 
l'erreur  au  moins  est  indifférente,  et  je  n'en  parle- 
rais même  pas  si  tout-k-1'heure  encore  on  n'avait 
pas  entendu  parler  dans  la  Convention  de  l'écha* 
Jaud  de  Calilina. 


I 


DE    LITTÉRATURE.  Ï^Ç) 

Mais  ceci  me  ramené  au  dernier  engagement  que 
j'ai  pris  de  tirer  de  Gicéron,  comme  j'ai  fait  de  Dë- 
mosthene,  quelques  raprochemens  des  exemples 
anciens  avec  ceux  de  la  tyrannie ,  heureusement 
enfin  abattue.  Ceux  qui  observent  la  théorie  du 
crime  dans  tous  les  tems  et  dans  tous  les  pays  ,  et 
qui  surmontent  le  dégoût  de  cette  pénible  étude 
en  faveur  de  l'utilité  dont  elle  peut  être  pour  con- 
naître et  traiter  les  maladies  morales  et  politiques, 
comme  la  médecine  interroge  les  poisons  et  jus- 
qu'aux excrémens  pour  y  chercher  des  remèdes  aux 
maladies  du  corps  }  ceux-ljk  remarqueront  quel- 
ques rapprochemens  sensil/es  entre  les  moyens  de 
rapine  et  d'oppression  que  tira  Verres  de  Ja  guerre 
des  pirates,  et  ceux  que  la  guerre  de  la  Vendée  a 
fournis  si  long-tems  aux  tyrans  de  la  France.  Il 
est  vrai  que  Verres  n'avait  du  moins  aucune  part 
à  cette  piraterie  maritime  qui  existait  long-tems 
avant  lui  ,  qu'il  ne  l'avait  ni  excitée  ni  entre- 
tenue ,  non  plus  que  celle  dé  Spartacus  i  dont  les 
faibles  restes  servirent  aussi  de  prétextes  à  ses 
cruautés.  Mais  au  lieu  d'employer  la  force  pu- 
blique qu'il  avait  entre  les  mains ,  à  combattre  et 
repousser  les  corsaires,  il  prit  pour  lui  l'argent  de 
l'Etat,  dépouilla  ses  défenseurs,  et,  après  les  avoir 
mis  hors  d'état  d'agir,  les  assassina  juridiquement 
de  peur  qu'ils  ne  déposassent  contre  lui.  Notre  his- 
toire dira  aussi  que  dans  cette  abominable  guerre 
de  la  Vendée,  qui  n'a  existé  que  parce  qu'on  l'a 
voulu,  dans  cette  guerre  qu'on  a  soigneusement 
nourrie  parce  qu'elle  servait  à  tout ,  nos  tyrans  ne 
choisirent  guère  pour  commandansque  des  com- 
plices; qu'ils  les  envoyèrent  moins  pour  combattre 
des  ennemis  armés ,  que  pour  piller  et  massacrer 
nos  concitoyens  fidèles  et  paisibles.  Nous  avons 
lu  dans  les  V  errines ,  que  le  proconsul  romain  , 
qui  avait  juré  une  guerre  à  mort  aux  négocians  v 
faisait  arrêter  tous  les  comnierçans  riches  et  tous 


i5o  COURS 

les  commandans  de  navires  qui  apportaient  des 
denrées  dans  les  ports  de  Sicile,  et  qu'il  con- 
fisquait leurs  marchandises,  parce  qu'ils  étaient 
(disait-il  )  du  parti  des  esclaves  fugitifs,  et  qu'ils 
leur  avaient  fourni  des  vivres  ;  qu'il  fit  même 
périr  une  foule  de  ces  innocens,  éloigna  des  cotes 
de  sa  province  tous  les  marchands  épouvantés  du 
bruit  de  ses  fureurs,  mit  la  famine -sur  la  flotte ,  et 
l'aurait  mise  dans  sa  province  s'il  l'eût  gouvernée 
plus  long-tems  ;  et  c'est  ainsi  que  parmi  nous 
l'opulent  commerce  de  Lyon,  de  Nantes,  de  Bor- 
deaux, de  Marseille,  etc.  qui  faisait  envie  au  reste 
de  l'Europe,  a  été  anéanti  par  ceux  qui  avaient 
proscrit  le  négociantisme ,  crime  aussi  nouveau 
que  le  terme,  et  le  seul  crime  de  ces  hommes 
laborieusement  utiles,  dont  l'active  industrie  ap- 
provisionne un  Empire,  qui  généralement  ne 
peuvent  s'enrichir  qu'en  faisant  du  bien,  ne  peuvent 
établir  leur  crédit  que  par  une  réputation  de  pro- 
bité, ne  peuvent  gagner  qu'en  raison  de  ce  qu'ils 
risquent,  dont  la  profession  et  les  talens  sont 
honorés  partout,  encouragés  partout  où  l'on  a  les 
premières  notions  de  gouvernement;  qui  d'ailleurs 
sont  naturellement  les  premiers  amis  de  la  liberté 
et  des  lois,  puisque  la  liberté  et  les  lois  sont  les 
premiers  appuis  de  leur  commerce  et  de  leurs 
travaux  ;  enfin  qui ,  dans  tous  les  tems  et  chez  toutes 
les  nations ,  ont  été  mis ,  par  la  philosophie  ,  au 
nombre  des  bienfaiteurs  du  genre  humain. 

Cicéron  n'a  pas  dédaigné  de  faire  mention  d'un 
Sestius,  d'un  geôlier  des  prisons  de  Verres,  d'un 
des  derniers  satellites  du  préteur,  et  pourquoi? 
C'est  qu'il  savait  que  le  caractère  des  commandans 
devient  celui  des  subalternes ,  et  qu'on  peut  juger 
des  uns  par  les  autres.  Il  y  a  dans  l'esprit  de  ty- 
rannie une  bassesse  naturelle ,  une  abjection  parti- 
culière qui  peut  dépraver  jusqu'aux  bourreaux  ; 
et  un  homme  qui  n'aurait  vu  que  nos  échafauds 


DE    LITTERATURE*  l5l 

et  nos  prisons  ,  aurait  pu  juger  alors  de  notre  gou- 
vernement. Mais  Cicéron  ne  parle  que  d'un  Sestius, 
et  nous  en  avons  eu  des  milliers,  dont  l'histoire  ne 
dédaignera  pas  non  plus  de  faire  mention  ;  et 
combien  ils  ont  surpasse'  Sestius!  Ce  misérable  ran- 
çonnait l'infortune  ,  il  est  vrai  ;  il  faisait  payer  la 
sépulture ,  et  ce  genre  de  commerce  était  interdit 
à  nos  Sestius ,  puisqu'il  n'y  avait  plus  même  de 
sépulture  parmi  nous  ;  mais  on  ne  nous  dit  point 
qu'il  se  fît  un  devoir  et  un  plaisir  d'insulter  a  tout 
moment  le  sexe  ,  la  vieillesse  ,  le  besoin,  la  ma- 
ladie ,  l'agonie  ,  les  cadavres Que  de  détails 

affreux  que  je  ne  fais  qu'indiquer  à  vos  souvenirs 
et  à  vos  réflexions  !  Ici  je  n'en  dois  pas  faire  da- 
vantage ,  et  je  connais  la  mesure  de  mes  fonctions 
et  de  mes  paroles.  Mais  ces  détails  ne  seront  pas 
perdus  pour  l'instruction  de  la  postérité.  Non  ,  ils 
ne  le  seront  pas  :  j'en  jure  (  i  )  par  l'humanité , 
outragée  comme  elle  ne  l'avait  été  jamais;  et  si  la 
Nature  a  donné  quelque  force  à  mes  crayons ,  si 
un  profond  sentiment  des  droits  de  l'homme  peut 
suppléer  à  ce  qui  manque  au  talent ,  tous  ces  traits 
toujours  divers  et  toujours  les  mêmes,  épais  jus- 
qu'ici dans  quelques  feuilles  accusatrices ,  seront 
rassemblés  et  coloriés  pour  en  former  un  tableau 
d'horreur  et  de  vérité ,  où  les  yeux  ne  s'arrêteront 
pas  sans  laisser  tomber  quelques  larmes.  Ces  larmes 
ne  seront  pas  inutiles  :  montrer  tout  ce  qu'a  pu  faire 
l'immoralité  populairement  érigée  en  principe 
dans  un  langage  nouveau,  c'est  avertir  l'homme  de 
ne  jamais  dénaturer  les  expressions  de  la  morale, 
sous  peine  de  tout  dénaturer  a  la  fois.  Quelle  leçon 

(i)  On  croira  sans  peine  que  ce  n'est  pas  par  amour- 
propre  que  je  rappelle  ici  les  acclamations  multipliées 
qui  sui virent  ce  serment  prononcé  aux  Ecoles  Normales 
et  aux  Lycée.  De  l'amour-propre,  bon  Dieu!  dans  un 
pareil  sujet  I  j'attestais  l'humanité,  et  l'humanité  me  ré- 
pondait. 


ï52  COURS 

contre  les  brigands  et  les  oppresseurs ,  qui  ont  fait 
de  ce  travestissement  monstrueux  une  arme  si  ter- 
rible, grâce  à  l'ignorance  et  aux  vices  de  la  mul- 
titude !  Et  c'est  bien  en  vain  qu'ils  prétendraient 
arrêter  la  main  capable  de  les  présenter  au  Monde 
entier  dans  toute  leur  épouvantable  difformité.  Le 
glaive  même  des  assassins  viendrait  trop  tard  :  le 
tableau  déjà  tracé  repose  dans  l'ombre  en  attendant 
3e  jour  de  toutes  les  vérités:  et  si  le  peintre  n'est 
pas  à  l'abri  de  leurs  coups ,  l'ouvrage  est  à  l'abri 
de  leurs  atteintes. 

Tous  avez  applaudi  avec  transport,  dans  le  beau 
plaidoyer  pour  Àrchias ,  le  magnifique  éloge  des 
lettres  et  des  arts,  digne  du  sujet  et  de  Cicéron , 
et  vos  appiaudissemens  étaient  une  sorte  d'hom- 
mage expiatoire  que  vous  leur  rendiez  après  le 
règne  de  l'ignorance  et  de  la  barbarie.  Mais  quand 
Cicéron,  dix-huit  siècles  avant  le  nôtre,  parlait 
avec  tant  d'intérêt  et  d'élévation  de  ce  respect 
universel  pour  les  talens  de  l'esprit ,  comme  d'un 
caractère  naturel  a  toutes  les  nations  policées  $ 
quand  il  citait  la  poésie  en  particulier,  comme 
l'objet  d?une  espèce  de  consécration,  même  chez 
des  peuples  barbares  ;  quand  le  Monde  entier 
attestait  la  vérité  de  ses  paroles  ,  si  on  lui  eût  dit 
qu'au  bout  d'une  longue  suite  de  siècles,  et  dans 
un  tems  où  cette  lumière  des  arts ,  alors  renfermée 
chez  les  Grecs  et  les  E.omains ,  se  serait  répandue 
dans  l'Europe  entière,  ces  mêmes  arts, ces  mêmes 
talens,  chez  une  nation  qui  en  aurait  porté  le 
goût  et  la  perfection  plus  loin  qu'aucune  autre , 
seraient  solennellement  déclarés  un  titre  de  pros- 
cription ,  dévoués  a  l'opprobre,  aux  fers ,  aux  sup- 
plices ;  leurs  monumens  foulés  aux  pieds ,  traînés 
dans  la  boue ,  mutilés  par  le  fer ,  livrés  aux  flam- 
mes ,  dans  toute  l'étendue  d'un  grand  Empire , 
sans  la  moindre  réclamation  ,  qu'aurait-il  pensé  de 
cette  prophétie?  Ne  l'eût-il  pas  regardée  comme 


DE    LITTERATURE.  l53 

tine  chimère  qui  ne  pouvait  jamais  se  réaliser  à 
moins  que  des  extrémités  du  globe  il  n'arrivât 
quelque  horde  sauvage  et  dévastatrice  qui  mît 
tout  à  feu  et  k  sang  chez  cette  nation  subjuguée 
ou  que  la  colère  du  ciel  ne  la  frappât  toute  entière 
d'un  noir  esprit  de  vertige ,  d'un  délire  atroce , 
dernier  terme  de  la  dégradation  de  l'espèce,  et 
avant-coureur  de  sa  destruction  ?  Et  si  on  lui  eût 
dit  encore  que  ces  extravagantes  horreurs  se  com- 
mettraient au  nom  de  la  philosophie ,  au  nom  de 
la  liberté  y  au  nom  de  Y  égalité ,  au  nom  de  l'hu- 
manité,  au  nom  des  droits  de  l 'homme ,  ne  se 
serait-il  pas  tenu  plus  que  jamais  k  cette  seconde 
supposition  d'une  démence  absolue  et  d'une  puni- 
tion divine ,  comme  a  la  seule  qui  pût  expliquer 
ce  bouleversement  inoui  de  toutes  les  idées  hu- 
maines ? 

Nous  l'avons  vu  ! et  peu  d'années  aupa- 
ravant nous  étions  aussi  loin  de  le  prévoir  et  de 
l'imaginer ,  que  Cicéron  lui-même  il  y  a  près  de 
deux  mille  ans.  Nous  l'avons  vu  ! . . ..  et  nous  nous 
demandons  encore  s'il  est  bien  vrai  que  nous 
l'aiyons  vu  :  que  sera-ce  de  la  postérité?  Nous 
savons  aujourd'hui  que  dans  les  pays  étrangers  on 
a  d'abord  refusé  toute  croyance  k  ce  que  l'on  ra- 
contait de  nous;  qu'on  imagina ,  non  sans  vrai- 
semblance ?  que  ces  récits  incroyables  étaient  se- 
més par  les  plus  furieux  ennemis  de  la  France  ;  et 
c'étaient  bien  eux  en  effet  qui  avaient  inventé  y 
non  pas  les  récits  7  mais  les  crimes.  Il  a  bien  fallu 
se  rendre  enfin  k  la  quantité  ?  k  l'uniformité  1  à 
l'authenticité  des  témoignages  ;  ils  étaient  malheu- 
reusement pour  nous  trop  publics  :  il  en  sera  de 
même  des  âges  suivans  :  l'incrédulité  la  plus  dé- 
terminée ne  pourra  former  le  moindre  doute  y 
quand  on  verra  tous  les  crimes  revêtus  de  l'ap- 
pareil des  formes  légales  ,  dont  les  monument 
originaux  sont  trop  nombreux  pour  périr  jamais  y 


i54  COURS 

quand  on  lira  les  actes  publics  de  toutes  les  auto- 
rite's  quelconques ,  les  discours ,  légalement  im- 
primés, de  tous  les  agens  du  pouvoir,  depuis  ceux 
qui  s'appelaient  les  représentant  du  peuple  ,  jus-  ! 
qu'aux  derniers  bandits  des  sociétés  populaires  ; 
quand  on  lira  seulement  ces  paroles  que  je  trans-  j 
cris  textuellement  d'une  lettre  écrite  à  la  Con-  ; 
vention  par  un  de  ses  membres,  et  consignée  dans  ; 
les  bulletins,  datée  d'une  des  villes  jadis  les  plus 
florissantes  de  la  France ,  et  qui  n'est  plus  qu'un 
monceau  de  ruines  :  «  L'esprit  public  est  remonté  \ 
»  dans  ce  département  :  les  savans ,  les  beaux-  i 
»  esprits ,  les  plumes  élégantes  ne  sont  plus  ;  »  I 
quand  on  lira  la  réponse  d'un  autre  de  ces  repré-l 
sent  ans,  solennellement  attestée  par  une  admi- » 
nistration  toute  entière,  qui  avouait  qu'elle  n'a-s 
vait  fait  arrêter  personne ,  parce  qu'elle  n'avait  l 
trouvé  personne  de  suspect  :   «  Eli  quoi  !  vous  I 
»  n'avez  donc  chez  vous  ni  propriétaires  ni  hom-l 
»  mes  instruits  ?  » 

Le  travail  de  l'historien  sera  donc  d'une  espèce  i 
toute  nouvelle  :  ordinairement  il  consiste  à  éta-  j 
blir  la  vérité  des  faits  quand  ils  sortent  un  peu  de  j 
l'ordre  commun ,  ou  que  les  circonstances  en  ont  « 
été  peu  connues  ou  mal  exposées.  Ici  la  difficulté  I 
sera  de  fonder  la  vraisemblance,  malgré  la  plus! 
e'clatante  publicité,  et  malgré  le  nombre  et  la 
clarté  des  témoignages.  On  n'y  parviendra  que  i 
>ar  un  esprit  d'observation,  propre  à  marquer/ 
'enchaînement  et  la  progression  des  causes  et  des 
effets,  et  capable  de  remonter  jusqu'au  premier 
principe,  sans  lequel  encore  on  ne  pourrait  rien ^ 
expliquer. 

Vous  avez  vu  enfin  avec  quel  plaisir  Cicéron 
s'abandonne  à  l'encourageante  idée ,  à  la  conso- 
lante perspective  d'un  avenir  ;  avec  quel  ravisse- 
ment il  embrasse  cette  immortalité  qui  appartient 
à  l'être  qui  pense  5  et  il  est  tout  simple  qu'une 


r- 


DE    LITTÉRATURE.  l55 

ame  telle  que  la  sienne  ,  telle  que  celle  d'un 
Platon,  d'un  Socrate,  d'un  Marc-Aurele  (car  je 
ne  veux  citer  que  des  Païens)  ne  cherche  pas  à 
démentir  le  sentiment  intime  de  son  excellence , 
l'instinct  de  sa  grande  destination,  et  que,  de  la 
nuit  même  de  sa  demeure  terrestre  ,  elle  s'avance, 
à  la  clarté  des  idées  morales  et  divines,  jusque 
dans  l'avenir  immense  et  dans  les  années  éter- 
nelles. Celui  qui  n'a  pas  déshonoré  son  origine  et 
son  espèce ,  ne  cherche  pas  un  terme  à  son  exis- 
tence ;  celui  qui  ne  craint  pas  les  regards  du  ciel , 
ne  demande  pas  à  la  terre  de  le  couvrir  pour 
jamais.  Mais  pourquoi  l'athéisme  a-t-il  fait  en 
peu  de  tems  de  si  affreux  ravages,  et  devient-il 
un  symbole  de  croyance  ,  même  pour  l'ignorance 
la  plus  grossière  ?  Auparavant  du  moins  la  plupart 
des  athées  ne  l'étaient  guère  qu'en  paroles  ;  et  la 
conviction ,  si  elle  existait  chez  des  hommes  ins- 
truits ,  n'était  qu'un  de  ces  traits  de  folie  parti- 
culière, dont  une  tête  d'ailleurs  raisonnable  peut 
devenir  susceptible  a  force  de  vanité ,  comme  on 
devient  un  illuminé  ,  un  prophète  ,  un  thauma- 
turge à  force  d'exaltation  ou  de  curiosité  ;  car  toute 
passion  forte  peut  donner  a  l'esprit  un  trait  de 
démence  :  nous  en  avons  des  preuves  fréquentes , 
et  la  folie  en  elle-même  n'est  guère  que  l'extrême 
préoccupation  d'une  seule  idée  qui  brouille  toutes 
les  autres  :  c'est  ainsi  du  moins  que  j'ai  toujours 
expliqué  l'athéisme  réel,  qui  de  toute  autre  ma- 
nière me  semble  impossible.  Mais  aujourd'hui  si 
cette  funeste  doctrine  est  presque  devenue  vul- 
gaire ,  c'est  qu'en  détruisant  toute  moralité  en 
actions  et  en  paroles ,  on  a  fait  tomber  la  base  de 
toute  morale  raisonnée ,  la  croyance  d'un  Dieu  ; 
c'est  qu'en  accoutumant  les  hommes  à  se  jouer 
sans  scrupule  et  sans  pudeur  des  mots  de  crime  et 
de  vertu,  toujours  employés  en  sens  inverse,  on 
leur  a  enfin  persuadé  que  tout  ce  que  la  nature  et 


j56  couus 

l'éducation  leur  avait  appris  sur  les  devoirs  de 
riiomme  ,  1/ était  qu'une  illusion  et  un  mensonge, 
Et  avec  quelle  avidité  des  âmes  qu'on  a  déjà  cor- 
rompues doivent-elles  se  saisir  d'une  doctrine  qui 
met  le  dernier  sceau  à  toute  corruption  ?  achevé 
d'étouffer  toute  conscience  et  de  justifier  tous  les 
forfaits  !  Que  peut-il  en  coûter  à  des  hommes  de 
cette  trempe  ,  pour  vouloir  mourir  comme  des 
brutes  après  avoir  vécu  comme  des  monstres?  Des 
scélérats  peuvent-ils  envisager  un  autre  asyle  7  un 
autre  espoir ,  un  autre  partage  que  le  néant  ? 

D'ailleurs }  il  faut  l'avouer  ,  tous  ces  milliers  de 
brigands  dominateurs,  qui  en  peu  d'années  ont 
plus  ravalé  la  nature  humaine  que  n'ont  jamais 
pu  faire  les  tyrans  de  tous  les  siècles  7  ont  bien 
pu  croire  que  puisque  la  terre  était  à  eux  ,  ils 
n'avaient  point  de  maître  dans  le  ciel  :  ce  raison- 
nement est  k  leur  portée  et  très-digne  d'eux.  Il  y 
a  plus  :  cette  Je  te  abominable  ,  réellement  consa- 
crée à  E.obespierre  sous  le  nom  de  l'Etre  suprême, 
a  pu  les  persuader  plus  que  tout  le  reste ,  que  cette 
proclamation  si  étrange  n'était  qu'une  de  ces  farces 
révolutionnaires  que  la  tyrannie  étalait  tous  les 
jours  en  spectacle  ,  et  ce  qui  était  vrai  et  trop 
vrai  de  cette  prétendue  Jéte ,  ils  Font  cru  du  Dieu 
qu'on  y  outrageait.  Et  en  effet,  fut-il  jamais  plus 
outragé  ?  Je  ne  parle  pas  seulement  de  l'opprobre 
que  ce  vil  charlatan  répandait  sur  la  France  en- 
tière ,  en  lui  ordonnant  d'avertir  l'Univers  que 
la  nation  française,  au  dix-huitième* siècle,  re- 
connaissait encore  un  Dieu.  11  était  juste  que  le 
même  homme  mît  la  Divinité  en  écrit  eau  à  la 
porte  des  églises  ,  comme  il  avait  mis  la  liberté 
en  enseigne  k  la  porte  des  maisons  :  ii  était  fait 
pour  croire  k  l'une  comme  a  l'autre,  et  pour  les 
traiter  de  même  toutes  les  deux.  Je  baisse  les  yeux, 
de  honte  et  d'horreur  toutes  les  fois  que  j'aperW 
çois ,  en  passant ,  sur  ces  édifices  qui  furent  autre-* 


DE    LITTERATURE,  l5* 

fois  des  temples ,  ces  inscriptions  qui  ne  subsis- 
tent (i)  que  pour  déshonorer  la  nation.  Mais 
qu'est-ce  encore  que  ce  scandale  ,  si  on  le  com- 
pare à  l'appareil  sacrilège  dont  Paris  fut  forcé 
d'étie  le  témoin  et  le  complice  ,  quand  un  Robes- 
pierre (  car  le  mépris  ne  peut  rien  trouver  de  plus 
abject  que  son  nom)  osa  élever  insolemment 
l'autel  de  son  orgueil  vis-à-vis  l'échafaud  de  ses 
victimes ,  osa  présenter  au  Dieu  qu'il  blasphémait, 
une  nation  esclave  et  flétrie  qu'il  égorgeait  chaque 
jour,  et  lever  ses  regards  vers  le  ciel  en  foulant 
sous  ses  pieds  le  sang  innocent?  Sans  doute  ces 
innombrables  agens  se  dirent  alors  qu'apparem- 
ment il  n'y  avait  point  de  Dieu  qui  l'entendit  r 
puisqu'il  n'y  en  avait  point  qui  le  foudroyât.  Je 
sais  qu'au  moment  de  sa  chute  et  de  son  supplice  , 
on  lui  criait  de  toutes  parts  qu'//j*  avait  un  Dieu  ; 
mais  il  ne  faut  pas  s'y  tromper  :  ceux  qui  le  lui 
disaient  alors,  nen  avaient  jamais  douté.  Au  con- 
traire ,  ceux  qui  voudraient  lui  succéder  malgré 
cet  exemple ,  disent  seulement  que  la  fortune  lui 
a  manqué  enfin ,  et  qu'il  n'a  eu  d'autre  tort  que 
de  ne  pas  répandre  assez  de  sang. 

On  ne  saurait  trop  le  redire  :  la  plaie  la  plus 
profonde  que  la  tyrannie  ait  faite  à  la  France , 
c'est  cette  perversité  avouée  ,  cette  immoralité 
épidémique  qui  a  rompu  tous  les  liens  de  l'ordre* 
social.  C'est  là  le  grand  mal  qu'il  faut  guérir  avant 
tout ,  et  c'est  au  zèle  ardent  pour  la  morale  qu'on 
peut  reconnaître  désormais  les  amis  de  la  chose- 
publique.  C'est  à  nos  tyrans  qu'il  appartenait  de 
détruire  les  mœurs  ;  c'est  aux  amis  de  l'ordre  à 
les  rétablir,  et  à  faire  d'abord  des  hommes  pour 
avoir  des  citoyens. 

(i)  Elles  subsistaient  alors  au  commencement  de  o4>et 
Fauteur  est  le  premier  qui  devant  douze  cents  auditeurs 
se  soit  élevé  contre  cet  excès  de  ridicule  et  de  scandale 
qui  avait  encore  des  partisans. 


1 58  cours 

CHAPITRE  V. 

Des  deux  Pline. 

J-j'éloquence  romaine,  entraînée  dans  la  chute 
de  la  liberté  publique,  perdit  tout  ce  qu'elle  en 
avait  emprunté,  sa  dignité,  son  élévation,  son 
énergie,  son  audace,  son  importance.  Elle  ne 
pouvait  plus  se  montrer  la  même  dans  les  assem- 
blées du  peuple,  qui  n'avait  plus  de  pouvoir  :  dans  i 
les  délibérations  d'un  sénat  esclave,  elle  devait 
rester  muette  ou  ne  s'exercer  qu'à  l'adulation  et 
à  la  bassesse  :  les  tribunaux  n'étaient  plus  dignes 
de  sa  voix  depuis  que  les  jugemens  publics  avaient 
perdu  leur  crédit  et  leur  majesté,  qu'on  n'y  dis- 
cutait  plus  que  de  petits  intérêts,  et  que  tout  le 
reste  dépendait  de  la  volonté  d'un  seul.  C'est  i 
quand  il  s'agit  de  subjuguer  toutes  les  volontés  , 
que  l'orateur  triomphe  ;  quand  tout  est  soumis 
à  un  maître ,  le  talent  de  flatter  devient  le  premier 
de  tous  ;  car  les  talens  des  hommes  tiennent  tou- 
jours plus  ou  moins  à  leurs  intérêts.  Un  Etat  libre 
est  le  vrai  champ  de  l'éloquence  il  lui  faut  des  • 
adversaires,  des  combats,  des  dangers,  des  triom-  t 
phes.  C'est  alors  que  ses  efforts  sont  en  propor- 
tion de  ses  espérances  :  que  le  génie  trouve  natu- 
Tellement  sa  place  ;  il  aime  à  écarter  la  foule 
pour  arriver  à  son  but,  à  marcher  au  milieu  des1 
obstacles  et  des  difficultés  en  vojrant  de  loin  les 
récompenses  et  les  honneurs.  C'est  ainsi  que  les 
hommes  sont  tout  ce  qu'ils  peuvent  être ,  qu'ils 
prennent  leur  rang  à  différens  degrés ,  selon  leurs 
facultés  et  leur  mérite  ;  mais  dans  l'esclavage  tout 
est  sur  la  même  ligne ,  tout  se  range  au  même 
niveau  :  l'on  ne  peut  s'en  écarter  «ans  trouver 


DE    LITTÉRATURE.  î5q 

un  précipice.  La  vie  civile  et  politique  n'est  plus 
une  carrière  immense  ouverte  de  tous  côtés ,  où 
chacun  cherche  à  devancer  ses  concurrens  ;  c'est 
un  défilé  étroit  et  escarpé  ,  où  tout  le  monde 
marche  en  silence  et  les  yeux  baissés.  Telle  était 
la  condition  des  Romains  depuis  Auguste,  dont 
le  règne  ,  il  est  vrai  ,  a  donné  son  nom  à  cette 
époque  brillante  de  la  perfection  du  goût  dans  le 
langage  et  dans  les  arts  de  l'imagination  ,  mais  qui 
vit  aussi  périr  la  véritable  éloquence  avec  la 
République  et  Cicéron. 

La  poésie  ,  quoiqu'elle  ait ,  comme  tous  les 
arts  ,  besoin  de  liberté  ,  en  est  pourtant  un  peu 
moins  dépendante  que  l'éloquence  ;  elle  est  moins 
effrayée  des  tyrans,  parce  qu'elle-même  les  effraie 
un  peu  moins.  Sa  voix  moins  austère  est  plus  con- 
sacrée au  plaisir  qu'à  l'instruction ,  aux  illusions 
qu'à  la  vérité  ,  et  le  charme  de  ses  jeux  et  de  ses 
fables  peut  se  faire  sentir  aux  tyrans  mêmes  s'ils 
ne  sont  pas  stupides  ;  encore  faut- il  qu'elle  ait 
«oin  d'écarter  de  son  langage  et  de  ses  inventions 
tout  ce  qui  pourrait  alarmer  de  trop  près  la 
conscience  des  méchans.  Virgile ,  dans  aucun  de 
ses  ouvrages,  n'a  fait  l'éloge  de  la  liberté  :  Lucain 
l'a  osé  faire  ;  mais  on  sait  comme  il  a  fini.  Ce 
n'est  donc  pas  l'asservissement  des  Romains  qui  a 
porté  le  coup  fatal  à  la  poésie  comme  à  l'élo- 
quence :  c'est  seulement  cette  décadence  presque 
inévitable  qui  suit  de  près  la  perfection  ,  c'est 
cette  corruption  de  goût  et  de  principes ,  effet  né- 
cessaire de  l'inquiétude  et  de  la  faiblesse  naturelle 
à  l'esprit  humain ,  qui ,  ne  pouvant  se  fixer  dans 
le  bien ,  s'égare  en  cherchant  le  mieux. 

Cependant  lors  même  que  l'éloquence  et  la 
poésie  étaient  déjà  fort  dégénérées  ,  plusieurs 
nommes  de  mérite  leur  conservèrent  encore  quel- 
que gloire-,  et  formèrent  comme  le  troisième  âge 
des  lettres  chez  les  Romains  :  en  vers ,  Perse  7 


160  COURS 

Ju vénal  7  Silius  Italicus  ,  Stace  ,  Martial ,  et  sur- 
tout Lucain  :  dans  la  prose ,  Quintilien ,  Séneque 
et  les  deux  Pline.  Je  ne  parle  pas  ici  de  Tacite , 
homme  bien  supérieur  à  tous  ceux  que  je  viens 
de  nommer ,  homme  a  part  7  et  qui  seul  dans  ce 
dernier  âge  fut  digne  d'être  comparé  aux  plus 
beaux  génies  de  celui  d'Auguste  :  j'en  parlerai  à 
l'article  des  historiens.  Quintilien  a  déjà  passé 
sous  nos  yeux  ;  nous  avons  vti  les  poètes  :  il  reste 
à  nous  occuper  des  deux  Pline  7  et  d'abord  de 
Pline  le  jeune ,  parce  que  son  Panégyrique  de 
Trajan  est  le  seul  monument  qui  nous  reste  de 
ce  siècle,  et  le  seul  qui  puisse  servir  d'objet  de 
comparaison  avec  le  siècle  précédent.  11  se  plaint 
souvent  dans  ses  ouvrages,  de  la  décadence  des 
lettres  et  du  goût ,  ainsi  que  Tacite  son  ami ,  qui 
même  écrivit  sur  ce  sujet  un  ouvrage  en  dialogue, 
dont  nous  avons  perdu  une  partie.  Mais  Tacite  a 
l'avantage  de  n'être  inférieur  à  personne  dans  le 
genre  où  il  a  travaillé  :  Pline ,  à  qui  Ton  reprochait 
de  son  tems  son  admiration  pour  Cicéron ,  et  sa 
sévérité  pour  ses  contemporains  •  Pline,  qui  s'était 
proposé  Cicéron  pour  modèle ,  est  bien  loin  de 
l'égaler.  Nous  ne  pouvons  pas  apprécier  ses  plai- 
doyers que  nous  n'avons  plus  ;  mais  a  juger  par 
son  Panégyrique ,  s'il  suivait  son  goût  en  admi- 
rant Cicéron  ,  il  avait  en  composant  une  manière 
toute  différente,  et  qui  a  déjà  l'empreinte  d'un 
autre  siècle.  Il  a  infiniment  d'esprit  :  on  ne  peut 
même  eu  avoir  davantage ,  mais  il  s'occupe  trop  à 
le  montrer ,  et  ne  montre  rien  de  plus.  Il  cherche 
trop  à  aiguiser  toutes  ses  pensées ,  à  leur  donner 
une  tournure  piquante  et  épigrammatique ,  et  ce 
travail  continuel,  cette  profusion  de  traits  sail- 
lans ,  cette  monotonie  d'esprit  produit  bientôt  la 
fatigue.  Il  est ,  comme  Séneque,  meilleur  à  citer 
par  fragment,  qu'à  lire  de  suite.  Ce  n'est  plus, 
comme  dans  Cicéron ,  ce  ton  naturellement  noble 


DE    LITTERATURE.  iSl 

et  élevé ,  celle  abondance  facile  et  entraînante 
cet  enchaînement  et  cette  progression  d'idées,  ce 
tissu  où  tout  se  tient  et  se  développe  ,  cette  foule 
de  mouvemens  ,  ces  constructions  nombreuses  ? 
ces  figures  heureuses  qui  animent  tout  ;  c'est  un 
amas  de  brilJans,  une  multitude  d'étincelles  qui 
plaît  beaucoup  pendant  un  moment ,  qui   excite 
même  une  sorte  d'admiration  ou  plutôt  d'éblouis- 
sement  ,  mais  dont  on  est  bientôt  étourdi.  Il  a 
tant  d'esprit  et  il   en  faut  tant  pour  le  suivre  , 
qu'on  est  tenté  de  lui  demander  grâce  et  de  lui 
dire  en  voila  assez.  On  s'est  souvent  étonné  que 
Trajan  ait  eu  la  patience  d'entendre  ce  long  dis- 
cours où  la  louange  est  épuisée  ;  mais  on  oublie 
ce  que  Pline  nous  apprend  lui-même ,  que  celui 
qu'il  prononça  dans  le  sénat  lorsque  Trajan  l'eut 
j  déclaré  consul  ,  n'était  qu'un  remercîment  fort 
court,  adapté  au  lieu  et  aux  circonstances.    Ce 
n'est  qu'au  bout  de  quelques  années  qu'il  le  pu- 
blia aussi  étendu  que  nous  l'avons.  Si  quelque 
chose  pouvait  rendre  cette  longueur  excusable  T 
c'est  qu'il  louait  Trajan  et  son  bienfaiteur  ;  mais 
il  faut  de  la  mesure  dans  tout,  et  principalement 
dans  la  louange.  Au  reste  ,  s'il  a  excédé  les  bornes, 
il  n'a  pas  été  au-delà  de  la  vérité.  Il  a  le  rare 
avantagé  de  louer  par  des  faits ,  et  tous  les  faits 
«ont  attestés.  L'histoire  est  d'accord  avec  le  Pané- 
gyrique ,  et,  ce  qu'il  y  a  de  plus  heureux  ,  au 
portrait  d'un  bon  prince,  il  oppose  celui  des  ty- 
rans qui  l'avaient  précédé  ,  et  particulièrement 
de  Domitien.  On  conçoit  ce  double  plaisir  que 
doit  sentir  une  ame  honnête ,  à  faire  justice  du 
crime  en  rendant  hommage  à  la  vertu ,  et  à  com- 
parer le  bonheur  présent  aux  malheurs  passés  :  ce 
constraste  est  le  plus  grand  mérite  de  son  ouvrage,, 
Je  citerai  les  morceaux  qui  m'ont  paru  les  mieux 
faits ,  les  plus  intéressans,  et  qui  offrent  des  leçons 
et  des  exemples  utiles  à  présenter  dans  tous  les 


ï8^  cours 

tems.  Mais  il  faut  voir  auparavant  de  quelle  ma* 
niere  l'auteur  lui-même  parle  de  son  ouvrage  dans  I 
les  lettres  qu'il  nous  a  laissées.  «  Un  des  devoirs 
»  de  mon  consulat  était  de  rendre  des  actions  de 
»  grâces  à  l'empereur  au  nom  de  la  République  ; 
»  et  après  m'en  être  acquitté  suivant  la  conve-n 
»  nance  du  lieu  et  du  moment ,  j'ai  cru  qu'il  était! 
»  digne    d'un   bon   citoyen  de  développer  dans|^ 
r>  un  ouvrage  plus  étendu  ce  que  je  n'avais  lait 
»  qu'effleurer  dans  un  remercîment  ;  d'abord  pour 
»  rendre  à  un  grand  prince  l'hommage  qu'on  doit 
»  à  ses  vertus  ;  ensuite  afin  de  présenter  à  ses  suc- 
»  cesseurs  ?  non  pas  des  règles  de  conduite,  maisii 
»  un  modèle  qui  leur  apprenne  à  mériter  la  même 
»  gloire  par  les  mêmes  moyens.  En  effet,  dire  auxif 
»  souverains  ce  qu'ils  doivent  être  est  beau  sans!] 
»  doute,  mais  c'est  une  tâche  pénible  et  même 
»  une  sorte  de  prétention  ;'  au  lieu  que  louer  celui 
»  qui  fait  bien ,  de  manière  que  son  éloge  soit  une 
»  leçon  pour  les  autres ,  et  comme  une  lumière 
»  qui  leur  montre  le  chemin ,  est  une  entreprise 
»  non  moins  utile  et  plus  modeste.  » 

L'auteur  du  Panégyrique ,  après  avoir  rap- 
pelé la  bassesse  et  la  lâcheté  de  ces  vils  empereurs 
qui  n'arrêtaient  les  incursions  des  Barbares  qu'en 
leur  donnant  de  l'argent ,  et  en  achetaient  de* 
captifs  pour  en  faire  l'ornement  d'un  triomphe 
illusoire  ,  fait  voir  -dans  son  héros  une  conduite; 
bien  différente.  «  Maintenant  on  a  renvoyé  che2 
»  les  ennemis  de  l'Empire  la  terreur  et  la  cons-i 
»  ternation.  Ils  apprennent  de  nouveau  à  être! 
»  dociles  et  soumis  ;  ils  croient  revoir  dans  Trajar 
»  un  de  ces  héros  de  l'ancienne  Home ,  qui  n'ob- 
»  tenaient  le  titre  d'empereur  qu'après  avoir  cou-, 
»  vert  les  champs  de  carnage  ,  et  les  mers  de  leur* 
f>  triomphes.  Nous  recevons  aujourd'hui  des  ôta- 
»  ges  }  et  nous  ne  les  achetons  pas.  Ce  n'est  point 
»  par  des  largesses  honteuses  qui  épuisent  et  avi- 


DE    LITTÉRATURE.  ï63 

»  lissent  la  République  ,  que  nous  marchandons 
))  le  faux  titre  de  vainqueurs  ;  ce  sont  les  ennemis 
»  qui  demandent,  qui  supplient  ;  c'est  nous  qui 
»  accordons  ou  refusons  ,  et  l'un  et  l'autre  est 
»  digne  de  la  majesté  de  l'Empire.  Ils  nous  ren- 
»  dent  grâces  de  ce  qu'ils  ont  obtenu;  ils  n'osent 
»  se  plaindre  de  ce  qu'ils  n'obtiennent  pas.  L'ose- 
»  raient-ils,  quand  ils  se  souviennent  de  vous 
»  avoir  vu  camper  près  des  nations  les  plus  fé- 
»  roces  ,  dans  la  saison  la  plus  favorable  pour 
»  elles ,  la  plus  périlleuse  pour  nous ,  lorque  les 
»  glaces  amoncelées  rejoignaient  les  deux  rives 
»  du  Danube  ,  lorsque  ce  fleuve  pouvait  à  tout 
»  moment  nous  apporter  la  guerre  sur  ses  eaux 
»  endurcies  par  les  hivers ,  lorsque  nous  avions 
t>  contre  nous  ,  non-seulement  les  armes  de  ces 
»  peuples  sauvages  ,  mais  le  ciel  et  leurs  frimats? 
»  11  semblait  alors  que  notré~présence  eût  changé 
»  l'ordre  des  saisons  :  c'étaient  eux  qui  se  ren- 
»  fermaient  dans  leurs  retraites ,  et  nos  troupes 
»  tenaient  la  campagne  ,  parcouraient  les  rivages, 
»  et  n'attendaient  que  vos  ordres  pour  saisir  l'oc- 
»  casion  de  fondre  sur  eux,  en  passant  sur  ces 
»  mêmes  glaces  qui  faisaient  jusqu'alors  leur  force 

»  et  leur  défense Mais  votre  modération  est 

7)  d'autant  plus  digne  de  louanges ,  que  nourri 
»  dans  la  guerre  vous  aimez  la  paix,  qu'ayant 
»  pour  père  un  triomphateur  dont  les  lauriers  ont 
»  été  consacrés  dans  le  capitole  le  jour  même  de 
»  votre  adoption ,  ce  n'a  pas  été  une  raison  pour 
»  vous  de  rechercher  avidement  toutes  les  occa- 
»  sions  de  triompher.  Vous  ne  redoutez  pas  la 
»  guerre ,  et  vous  ne  la  provoquez  pas.  Il  est  beau 
»  de  camper  sur  les  rives  du  Danube  ,  sûr  de 
»  vaincre  si  vous  le  passez,  et  de  ne  pas  forcer  au 
»  combat  des  ennemis  qui  le  refusent.  L'un  est 
»  l'ouvrage  de  votre  valeur ,  l'autre  celui  de  votre 
>v sagesse  :   celle-ci  fait  que  vous  ne  voulez  pas 


i64  COURS 

»  combattre  :  celle-là  ,  que  vos  ennemis  ne  Tosen 
»  pas.  Le  capitole  verra  donc  enfin,  non  pas  ui 
»  triomphe  fantastique  ni  un  vain  simulacre  d< 
y>  victoire  ,  mais  un  empereur  nous  rapportan 
»  une  gloire  véritable,  la  paix  et  la  tranquillité 
»  et  de  la  part  de  nos  ennemis  une  telle  soumis- 
»  sion  ,  qu'il  n'a  pas  été  besoin  de  les  vaincre 
»  Yoiîà  ce  qui  est  plus  beau  que  tous  les  trions 
»  phes  ;■  car  jamais  nous  n'avons  pu  vaincre  que 
»  ceux  qui  avaient  d'abord  méprisé  notre  empire 
»  Si  quelque  roi  barbare  porte  son  audace  in- 
»  sensée  jusqu'à  s'attirer  votre  courroux  et  votn 
»  indignation,  c'est  alors  qu'il  sentira  que  Tinter- 
»  valle  des  mers ,  la  largeur  des  fleuves ,  la  bar- 
»  riere  des  montagnes ,  seront  de  si  faibles  obsta- 
»  clés  contre  vous ,  que  les  monts  ,  les  fleuves ,  le* 
»  mers   sembleront   avoir   disparu   pour   laissci 
»  passer  ,  je  ne  dis  pas  vos  armées ,  mais  Rome 
»  entière  avec  vous.  » 

Chaque  empereur,  à  son  avènement,  avait  cou- 
tume de  faire  au  peuple  romain  une  distribution 
d'argent  ,  appelée  congiarium.  L'orateur  s'ex-; 
prime ,  ce  me  semble ,  avec  noblesse  et  intérêt  sur 
les  circonstances  qui  accompagnèrent  cette  libé- 
ralité de  Trajan. 

«  À  l'approche  du  jour  marqué  pour  cette  dis- 
»  tribution ,  on  voyait  ordinairement  le  peuple 
»  en  fouie  et  une  multitude  d'enfans  remplir  les 
»  rues  et  attendre  le  prince  à  son  passage.  Leurs 
»  parens  s'empressaient  de  les  lui  faire  voir ,  les 
»  portaient  dans  leurs  bras,  leur  apprenaient  à 
»  lui  adresser  des  prières  flatteuses  et  des  caresses 
»  suppliantes.  Ces  enfans  répétaient  ce  qu'on  leur 
»  avait  appris  ,  le  plus  souvent  à  des  oreilles 
»  sourdes  et  insensibles.  Chacun  ignorait  ce  qu'il 
»  pouvait  espérer  ;  vous ,  au  contraire ,  vous  n'a- 
»  vez  pas  même  voulu  qu'on  vous  priât  ;  el 
»  quoique  le  spectacle  de  toute  cette  génération 


DE    LITTÉRATURE.  l65 

I  naisssante  eût  de  quoi  flatter  votre  sensibilité, 
»  vos  dons  leur  étaient  assurés ,  leur  partage  était 
»  réglé  avant  que  vous  les  eussiez  vus  ou  entendus. 
»  \ous  avez  voulu  que  dès  leur  enfance  ils  s'a- 
»  perçussent  que  tous  avaient  en  vous  un  père , 
»  qu'ils  pussent  croître  par  vos  bienfaits  en  crois- 
))  sant  pour  vous ,  qu'ils  fussent  vos  élevés  avant 
»  d'être  vos  soldats  ,  et  que  chacun  d'eux  vous 
»  fût  aussi  redevable  qu'à  ses  propres  pareil  s.  11 
»  est  digne  de  vous  ,  César,  de  nourrir  de  votre 
»  trésor  l'espérance  du  nom  romain.  Il  n'y  a  point 
,»  de  dépense  plus  convenable  à  un  prince  qui 
»  veut  être  immortel ,  que  les  bienfaits  répandus 
»  sur  la  postérité.  Les  riches  ont  par  eux-mêmes 
a  tout  à  gagner  en  élevant  des  enfans,  et  trop  à 
,i  perdre  quand  ils  n'en  ont  pas;  mais  les  pau- 
i  vres ,  pour  en  avoir  et  en  élever ,  n'ont  qu'un 
i  motif  d'encouragement,  la  bonté  du  souverain. 

>  C'est  à  lui  de  leur  inspirer  cette  confiance,  de 
i  les  soutenir  par  ses  dons  s'il  ne  veut  hâter  la 
)  ruine  de  l'Etat.  Les  grands  n'en  sont  que  la 
)  tête ,  et  quand  les  soins  du  prince  ne  s'étendent 

>  que  sur  eux,  elle  chancelle,  et  tombe  bientôt 

>  avec    un   corps   affaibli    et   languissant.  Aussi 

>  quelle  a  dû  être  votre  joie  quand  vous  avez  été 
|  >  accueilli  par  les  acclamations  réunies  des  pères , 
il  des  enfans  ,  des  vieillards  ;  quand  vous  avez 
j  >  entendu  les  premiers  cris  de  cet  âge  d  bile ,  k 
j  >  qui  les  largesses  impériales  n'ont  point  fait  de 
j  >  grâce  plus  marquée  que  de  le  dispenser  même 
<  >  des  demandes  et  des  supplications.  Le  comble 
,j>>  de  votre  gloire  est  de  vous  montrer  tel  ,  que 
j  >  sous  votre  règne  tout  citoyen  désire  d'être  père 
,.  i  et  se  trouve  heureux  de  l'être.  Nul  aujourd'hui 
•|  »  ne  craint  autre  chose  pour  son  fils,  que  les  acci- 
j.  »  dens  inséparables  de  l'humanité  :  l'oppression 
e,  »  arbitraire  n'est  plus  comptée  parmi  les  maux 
.  »  inévitables  ;  et  s'il  est  doux  de  voir  dans  ses 


l66  X  COURS 

»  enfans  l'objet  des  libéralités  du  prince,  il  est 
»  encore  plus  doux  de  les  élever  pour  être  libres 
»  et  tranquilles.  Que  F  empereur  même  ne  donne, 
»  rien ,  c'est  assez ,  pourvu  qu'il  n'ôte  pas  ;  qu'ilj 
»  ne  se  charge  pas  de  nourrir  ,  n'importe ,  pourvu 
»  qu'il  ne  détruise  pas.  Mais  s'il  enlevé  d'un  côte 
»  pour  donner  de  l'autre,  s'il  nourrit  ceux-ci  e1 
»  frappe  ceux-là,  la  vie  devient  pour  tous  unej 
»  charge  importune.  Ainsi  donc ,  ô  César  !  ce  que 
»  je  loue  le  plus  dans  votre  magnificence ,  c'eslf 
»  que  vous  ne  donnez  que  ce  qui  est  a  vous  :  or 
»  ne  dira  pas  de  vous  que  vous  nourrissez  noi 
»  enfans ,  comme  les  petits  des  bêtes  féroces ,  de 
»  sang  et  de  carnage  ,  et  c'est  la  ce  qui  fait  le  plu* 
»  de  plaisir  à  ceux  qui  reçoivent  vos  dons.  Ce  que 
y>  vous  leur  donnez ,  ils  savent  que  vous  ne  laves 
»  pris  à  personne  ;  ils  savent,  quand  vous  les  en- 
»  richissez  ,  que  vous  n'appauvrissez  que  vouî 
»  seul  5  que  dis-je  ?  pas  même  vous  ;  car  celui  de 
»  qui  tous  les  autres  tiennent  ce  qu'ils  ont ,  pos- 
»  sede  lui-même  ce  qui  est  à  tous  les  autres.  » 

Un  autre  objet  de  la  magnificence  des  empe- 
reurs ,  c'étaient  les  jeux  et  les  spectacles  qu'ili» 
donnaient  au  peuple  romain  ,  qui  en  était  tou 
jours  idolâtre,  au  point  de  justifier  ce  mot  s 
connu  de  Juvénal  :  Que  faut-il  aux  maîtres  diV 
Monde  ?  Du  pain  et  des  spectacles.  Si  quelque* 
chose  avait  pu  les  en  dégoûter ,  c'eut  été  la  dé« 
mence  atroce  des  tyrans  nommés  Césars  ,  qu| 
trouvaient  jusque  dans  ces  amusemens  du  théâtre 
dans  ces  combats  du  cirque,  une  occasion  de  plus 
de  faire  sentir  leur  despotisme  et  d'exercer  leui 
cruauté.  Ils  se  passionnaient  pour  un  cocher  ou 
un  gladiateur,  au  point  de  faire  périr  ceux  qui 
ne  pensaient  pas  comme  eux  et  favorisaient  ur 
parti  opposé.  On  sait  que,  sous  les  empereur*' 
grecs,  cette  rage  insensée  fut  poussée  à  un  tei 
excès,  que  la  faction  des  Bleus  et  des  Ferds> 


DE    LITTERATURE.  167 

appelle  ainsi  de  ia  liyrëe  des  cochers  du  cirque , 
occasionna  plus  d'une  fois  d'horribles  massacres 
dans  Conslanlinople.  Avant  le  tems  où  Pline 
écrivait  ,  Caligula  ,  Nëron  ,  Domitien  ,  avaient 
signale  leur  toile  passion  pour  les  gladiateurs 
ou  les  pantomimes  par  les  excès  les  plus  mons- 
trueux. On  pense  bien  que  les  jeux  donnes  par 
Trajan  avaient  un  autre  caractère  my  et  ce  morceau 
du  Panégyrique  >  suivi  du  tableau  de  la  punition 
des  délateurs ,  est  d'une  telle  beauté ,  que  si  Pline 
avait  toujours  écrit  de  ce  style  ,  on  pourrait  peut- 
être  le  comparer  à  Cicéron.  Mais  je  choisis  ce 
qu'il  y  a  de  meilleur,  et  après  avoir  marqué  les 
défauts  dominans  ,  j'aime  mieux  vous  présenter 
les  beautés  que  les  fautes.  Celles-ci  même  ,  dans 
un  discours  latin  ,  tenant  en  partie  à  la  diction  , 
ne  peuvent  guère  être  senties  que  par  ceux  qui 
entendent  la  langue ,  et  les  beautés  peuvent  l'être 
par  tout  le  monde. 

«  Nous  avons  eu  des  spectacles,  non  de  mol- 
»  lesse  et  de  corruption ,  et  faits  pour  énerver  les 
»  courages ,  mais  pour  inspirer  un  généreux  mé- 
»  pris  de  la  mort,  en  montrant  les  blessures  hono- 
»  râbles,  l'amour  de  la  gloire  et  l'ardeur  de  vaincre 
'»  jusque  dans  des  esclaves  fugitifs  et  des  criminels 
l|»  condamnés.  Et  quelle  noblesse  vous  avez  fait 
»  voir,  César,  dans  ces  fêtes  populaires  !  quelle 
»  justice  !  Combien  vous  avez  fait  sentir  que 
»  toute  partialité  était  au-dessous  de  vous  !  Le 
»  peuple  a  obtenu  en  ce  genre  tout  ce  qu'il  de- 
»  mandait  :  on  lui  a  même  offert  ce  qu'il  ne 
»  demandait  pas.  Vous  l'avez  invité  vous-même  à 
h  désirer  et  à  choisir,  et  vous  avez  rempli  ses 
»  vœux  sans  les  avoir  prévus.  Quelle  liberté  dans 
I  »  les  suffrages  des  spectateurs  !  avec  quelle  sécu- 
»  p  rite  chacun  a  pu  suivre  son  goût  et  ses  inclina- 
1  '>  tions  !  Personne  n'a  passé  pour  impie ,  n'a  été 
,  |a  criminel  pour  s'être  déclaré  contre  un  gladia- 


i68  coms 

teur  ;  personne  n'a  expié  par  les  suppliées  de 
misérables  amusemens ,  et  de  spectateur  qu'il 
était,  n'est  devenu  lui-même  un  spectacle.  Oi 
insensé  et  ignorant  du  véritable  honneur  ,  le! 
souverain  qui  peut  chercher  jusque  dans  l'arène 
des  crimes  de  leze-majesté  ,  qui  se  croit  méprisé: 
et  avili  si  l'on  ne  respecte  pas  ses  histrions  ,  qui 
regarde  leurs  injures  comme  les  siennes,  qui  croit 
la  Divinité  violée  dans  leur  personne,  et  qui,! 
s'estimant  autant  que  les  dieux  ?  estime  ses  gla- 
diateurs autant  que  lui  !  Combien  ces  affreux 
spectacles  étaient  différens  de  celui  que  vous 
nous  avez  donné  ?  Assez  iong-tems  nous  avions 
vu  une  troupe  de  délateurs  exercer  dans  Rome 
leurs  brigandages  :  abandonnant  les  grands  che-  I 
mins  et  les  forêts  à  des  brigands  d'une  autre 
espèce ,  ceux-là  assiégeaient  les  tribunaux  et  le  | 
sénat.  Il  n'y  avait  plus  de  patrimoine  assuré,  I 
plus  de  testament  respecté  ;  qu'on  eût  des  enfans 
ou  qu'on  en  eût  pas,  le  danger  était  le  même,!! 
et  l'avarice  du  prince  encourageait  ces  ennemis  1 
publics.  Vous  avez  tourné  vos  regards  sur  ces] 
fléau  de  l'Etat,  et  après  avoir  rendu  la  paix  etjj 
la  sérénité  a  nos  armées,  vous  l'avez  ramenée  i 
dans  le  forum  ;  vous  avez  extirpé  cette  pestell 
qui  le  désolait ,  et  votre  sévérité  prévoyante  ajl 
empêché  qu'une  République  fondée  sur  les  loisi  I 
ne  fût  renversée  par  l'abus  de  ces  mêmes  lois.l 
Aussi ,  quoique  votre  fortune  et  votre  généro-1 
site  vous  aient  mis  à  portée  de  nous  faiie  voir! 
dans  le  cirque  ce  que  la  force  et  le  courage  onti  j 
de  plus  remarquable;  des  monstres  indompta-  ! 
bîes  ou  apprivoisés ,  et  ces  merveilles  du  Monde  i 
avant  vous  rares  et  cachées,  et  grâces  à  vous,] 
devenues  communes ,  rien  n'a  paru  plus  agréable! 
au  peuple  romain  ni  plus  digne  de  votre  règne  ,jl 
que  de  voir  l'insolent  orgueil  des  délateurs  ren-ll 
versé  dans  la  poussière.  Nous  les  reconnaissions'  1 


DE    LITTÉRATURE.  169 

»  tous,  nous  jouissions  tous  en  voyant  ces*  vie- 
a  times  expiatoires  des  alarmes  publiques  1  passer 
)  dans  k  cirque  sur  les  cadavres  sanglans  des  cri- 
I  minels  ,  pour  être  traînés  à  un  supplice  plus 
»  grand  et  plus  terrible.  Jetés  pêle-mêle  dans  de 
»  mauvaises  barques,  on  les  a  livrés  aux  flots  et 
»  aux  tempêtes.  Qu  ils  s'éloignent ,  qu'ils  fuient  de 
»  ces  contrées  que  désola  leur  méchanceté.  Si  les 
»  vagues  les  rejettent  sur  des  rochers ,  qu'ils  habï- 
»  tent  des  terres  sauvages  et  inhospitalières  ;  qu'ils 
»  y  vivent  dans  les  tourmens  de  l'inquiétude  et 
»  du  besoin ,  et  que  pour  comble  de  douleur  ils 
»  regardent  autour  d'eux  le  genre  humain  qu'ils 
*  sont  forcés  de  laisser  tranquille.  Quel  spectacle 

>  mémorable  que  cette  flotte  chargée  de  coupa- 

>  blés ,  abandonnée  à  tous  les  vents ,  sans  guide 

>  et  sans  secours ,  et  forcée  d'obéir  aux  flots  irri- 

>  tés,  sur  quelque  plage  inhabitée  qu'il  plaise  à  la 
»  mer  de  les  porter  !  Avec  quelle  joie  nous  avons 

vu  tous  ces  frêles  bâtimens  dispersés  en  sortant 
du  port  ,  comme  si  la  mer  eut  voulu  rendre 
grâces  à  l'empereur ,  qui  la  chargeait  du  sup- 
plice de  ces  misérables  qu'il  dédaignait  de  punir 
lui-même  !  Alors  on  a  pu  connaître  quel  chan- 
gement s'était  fait  dans  la  République  quand  les 

I  médians  n'ont  eu  pour  asyle  que  ces  mêmes 
rochers  sur  lesquels  auparavant  taut  d'innocens 
étaient  relégués  ;  quand  les  déserts  ,  auparavant 
peuplés  de  sénateurs  ,  ne  l'ont  plus  été  que  par 
leurs  délateurs  et  leurs  bourreaux.  » 

Tout  le  monde  doit  reconnaître  ici  les  deux: 
ïrs  de  Racine  dans  Britannlcus  : 

r 

II  Les  déserts,  autrefois  peuplés  de  sénateurs, 

li   Ne  sont  plus  habités  que  par  leurs  délateurs. 

C'est  une  traduction   littérale  de  ce  passsage 
L"  3  Pline.  11  continue  ,  et  félicite  Trajan  d'avoir 
>oli  les  accusations  de  leze-majesté,  qui  met- 
3.  8 


I70  COURS 

taient  le  couteau  dans  la  main  des  plus  vils  scélé~ 
rats  pour  égorger  les  plus  honnêtes  gens ,  et  qui 
grossissaient  le  trésor  impérial  de  la  dépouille 
des  victimes.  «  Comment  se  fait-il  que  vos  pré- 
»  décesseurs ,  qui   dévoraient  tout,  qui   ne   lais- 
5)  saient  rien  à  personne,  aient  été  pauvres  au  mi- 
»  lieu  de  leurs  rapines ,  et  que  vous  i  qui  donnez 
y>  tout  et  ne  ravissez  rien ,  vous  soyez  riche  au  I 
»  milieu  de  vos  libéralités  ?  Sans  cesse  autour  d'eux 
»  des  conseillers  sinistres  veillaient  avec  un  front 
»  sévère  et  sourcilleux  aux   intérêts  du  fisc  ;  les 
»  princes  eux-mêmes  ,  tout  avides ,  tout  rapaces 
»  qu'ils  étaient,  et  quoiqu'ils  eussent  si  peu  besoin 
»  de  pareils  maîtres,  apprenaient  cependant  de  > 
»  nous  tout  ce  qu'on  pouvait  faire  contre  nous. 
»  Mais  vous ,  César ,  vous  avez  fermé  votre  oreille 
»  à  toute  espèce  d'adulations ,  et  surtout  à  celles 
»  qui  s'adressent  à  la  cupidité.  La  flatterie  est 
y)  muette ,  et  il  n'y  a  plus  personne  pour  donner 
»  de  mauvais  conseils  depuis  que  le  prince  ne  les 
y>  écoute  plus;  en  sorte  que  nous  vous  sommes 
»  également  redevables  ,  et  pour  les  mœurs  que  I 
»  vous  avez,  et  pour  le  bien  que  vous  avez  faitt) 
»  aux  nôtres.  C'était  surtout  ce  crime  unique  et 
»  extraordinaire  de  leze-majesté ,  inventé    pour 
»  perdre  ceux  qui  étaient  exempts  de  tout  crime  :  I 
»  c'est  là  ce  qui  enrichissait  le  fisc;  vous   nous 
»  avez  délivrés  de  cette  crainte  ,  content  de  cette  r 
»  grandeur  réelle  que  n'eurent  jamais  ceux  qui 
»  s'attribuaient  une  majesté   imaginaire.  Par  -  là 
»  vous  avez  rendu  la  fidélité  aux  amis ,  la  piété 
»  filiale  aux  enfans,  la  soumission  aux  esclaves 
»  Nos  esclaves  ne  sont  plus  les  amis  de   César 
*>  c'est  nous  qui  le  sommes  ;  et  le  père  de  la  pa- 
ï)  trie  ne  croit  plus  qu'il  leur  soit  plus  cher  qu'à 
»  nous.  Vous  nous  avez  délivrés  tous  d'un  accu- 
p  satenr  domestique;  vous  avez  élevé  un  signe 
#  de  salut  qui  a  détruit  parmi  nous  la  guerre  dei 


DI    LITTÉRATURF.  ï^ï 

»  maîtres  et  des  esclaves  ;  vous  leur  avez  rendu 
»  un  service  égal  en  rendant  les  uns  tranquilles 
»  et  les  autres  iideles.  Vous  ne  voulez  cependant 
»  pas  qu'on  vous  loue  de  cette  justice,  et  peut- 
;;  être  en  effet  ne  le  doit-on  pas  ;  mais  du  moins 
»  c'est  une  pensée  bien  douce  pour  ceux  qui  se 
»  rappellent  celui  de  vos  prédécesseurs  ,  qui  su- 
»  bornait  lui-même  les  esclaves  contre  les  niai- 
»  très,  et  leur  fournissait  des  accusations  pour 
f>  avoir  un  prétexte  de  punir  les  crimes  qu'il  avait 
»  inventés  ;  destinée  affreuse  et  inévitable  qu'il 
»  fallait  subir  toutes  les  fois  qu'il  se  trouvait  un 
»  esclave  aussi  méchant  que  l'empereur.  » 

Trajan  avait  vécu  long- teins  dans  une  condi- 
tion privée  :  il  avait  vu  le  règne  abominable  et  la 
iin  tragique  de  Domitien.  Adopté  par  Nerva  qui 
avait  remplacé  Ho  mi  tien  et  qui  régna  peu,  il  lui. 
avait  bientôt  succédé.  Un  homme  qui  avait  au- 
tant d'esprit  que  Pline  ,  ne  pouvait  manquer  de 
saisir  cette  circonstance  si  heureuse  et  les  ré- 
flexions qu'elle  fait  naître. 

«  Combien  il  est  utile  de  passer  par  l'adversité 
»  pour  arriver  aux  grandeurs  !  Vous  avez  vécu 
»  avec  nous ,  vous  avez  partagé  nos  périls  ,  vous 
»  avez  comme  nous  vécu  dans  les  alarmes  :  c'é- 
»  tait  alors  le  sort  de  l'innocence.  Yous  avez 
))  su  par  vous-même  combien  les  méchans  princes 
}>  sont  détestés,  même  de  ceux  qui  contribuent 
»  à  les  rendre  plus  méchans.  Yous  vous  sou- 
#  venez  des  vœux  et  des  plaintes  que  vous  for- 
»  miez  avec  nous.  Ainsi  les  lumières  du  parti- 
'■  »  culier  servent  en  vous  à  éclairer  le  prince,  et 
»  vous  avez  fait  plus  même  que  vous  n'auriez 
»  désiré  d'un  autre  ;  et  nous  dont  tous  les  vœux 
))  se  bornaient  a  n'avoir  pas  pour  empereur  te 
!  »  pire  des  hommes ,  vous  nous  avez  accoutumés 
»  a  ne  pouvoir  en  supporter  un  qui  ne  serait  pas 
m  le  meilleur  de  tous.  C'est  ce  qui  fait  qu'il  n'y 


1^J%  COURS 

»  a  personne  qui  vous  connaisse  assez  peu  ,  et  se 
»  connaisse  assez  peu  lui-même  pour  désirer  votre 
»  place.  Il  est  plus  aisé  de  vous  succéder  que  de 
»  s'en  croire  capable.  Qui  voudrait  en  effet  sup- 
*>  porter  le  même  fardeau?  qui  ne  craindrait  pas 
»  de  vous  être  comparé  ?  qui  sait  mieux  que  vous 
»  quelle  charge  on  s'impose  en  remplaçant  un 
»  bon  prince  ?  et  cependant  vous  aviez  l'excuse 
»  de  votre  adoption.  Quel  règne  à  imiter  ,  que 
»  celui  sous  lequel  personne  n'ose  fonder  sa  sû- 
»  reté  sur  son  abjection  !  Nul  aujourd'hui  ne  craint 
»  rien  ni  pour  sa  vie  ni  pour  sa  dignité  $  et  Ton 
»  ne  regarde  plus  comme  un  trait  de  sagesse  de 
»  se  cacher  dans  les  ténèbres.  Sous  un  prince  tel 
»  que  vous,  la  vertu  a  les  mêmes  récompenses  et 
»  les  mêmes  honneurs  que  dans  un  Etat  libre  ,  et 
p  ce  n'est  plus  le  tems  où  elle  n'avait  d'autre  prix 
»  que  le  témoignage  de  la  conscience.  Vous  aimez 
))  la  fermeté  dans  les  citoyens  ;  vous  ne  cherchez 
»  pas ,  comme  on  faisait  autrefois  ,  a  étouffer  le 
»  courage ,  à  intimider  la  droiture  ;  vous  l'exci- 
»  tez,  vous  l'animez.  Ce  serait  assez  qu'il  n'y  eût 
»  pas  de  danger  à  être  homme  de  bien  :  il  y  a  même 
»  de  l'avantage.  C'est  aux  honnêtes  gens  que  vous 
»  offrez  les  dignités ,  les  sacerdoces  ,  les  gouver- 
»  nemens  :  votre  amitié  ,  votre  suffrage  les  cïîs- 
»  tingue.  Les  fruits  qu'ils  recueillent  de  leur  inté- 
»  grité  et  de  leurs  travaux  encouragent  ceux  qui 
»  leur  ressemblent ,  et  invitent  à  leur  ressembler  ) 
»  car  7  il  n'en  faut  pas  douter  ,  les  hommes  sont 
w  bons  ou  méchans ,  selon  le  prix  qu'ils  en  atten- 
»  dent.  Il  en  est  peu  d'une  ame  assez  élevée  pour 
»  ne  pas  juger  par  le  succès,  de  ce  qui  est  hon- 
»  néte  ou  honteux.  La  plupart ,  quand  ils  voient 
»  donner  à  l'indolence  le  prix  du  travail ,  au 
»  luxe  celui  de  la  frugalité  ,  cherchent  à  se  pro- 
»  curer  les  mêmes  avantages  par  la  même  voie; 
»  ils  veulent  être  tels  que  ceux  qui  les  onj,  ofrte- 


DE    LITTERATURE,  tj% 

n  mis  ;  et  dès  qu'ils  le  veulent  ils  le  deviennent- 
j)  Vos  prédécesseurs  ,  si  Ton  excepte  votre  père  , 
»  et  avant  lui  un  ou  deux  tout  au  plus ,  aimaient 
))  mieux  les  vices  des  citoyens  que  leurs  vertus  , 
))  d'abord  parce  que  chacun  est  porté  à  aimer  son 
»  semblable  ,  et  de  plus  parce  qu'ils  pensaient 
»  que  ceux-là  supportaient  le  plus  patiemment  la 
t>  servitude  j  qui  étaient  en  effet  dignes  d'être  es- 
»  claves.  C'est  dans  leur  sein  qu'ils  déposaient 
»  tout;  quant  aux  bons  citoyens ,  ils  les  reié- 
»  guaient  dans  l'obscurité  et  l'inaction  ,  et  ce  n'é- 
»  tait  que  les  délations  et  les  dangers  qui  les  fai- 
»  saient  connaître.  Vous,  César ,  vous  choisissez 
»  pour  amis  les  hommes  les  plus  estimés  ;  et  vé- 
»  ritablement  il  est  juste  que  ceux  qui  étaient 
»  les  plus  odieux  au  tyran  ,  soient  les  plus  chers 
»  à  un  bon  prince.  Vous  le  savez  ,  César  :  comme 
»  rien  n'est  si  différent  que  l'autorité  et  la  tyran- 
»  nie  ,  on  est  d'autant  plus  attaché  à  l'une  ,  qu'on 
»  déteste  plus  l'autre.  C'est  donc  les  bons  que 
»  vous  élevez ,  que  vous  montrez  au  reste  de 
»  l'Empire  ,  comme  les  garans  des  principes  que 
t>  vous  avez  embrassés  ,  et  des  choix  que  vous  sa- 
»  vez  faire.  » 

L'orateur  compare  l'affabilité  de  Trajan  ,  tou- 
jours ouvert  et  accessible,  à  l'effrayante  et  im- 
Kmétrable  retraite  où  vivaient  les  tyrans  de 
orne.  «  Avec  quelle  bonté  vous  accueillez ,  vous 
»  entendez  tout  le  monde  !  Comme  au  milieu  de 
»  tant  de  travaux  vous  semblez  être  presque  tou- 
»  jours  de  loisir  !  Nous  venons  dans  votre  palais  , 
»  non  plus  comme  autrefois ,  tremblans  d'être 
»  venus  trop  tard  aux  ordres  de  l'empereur ,  mais 
»  joyeux  et  tranquilles,  et  à  l'heure  qui  nous 
»  convient.  Il  nous  est  permis,  même  quand  vous 
»  êtes  prêt  à  nous  recevoir ,  de  nous  refuser  à  cet 
)>  honneur  si  nous  avons  autre  chose  à  faire.  Nous 
»  sommes  toujours  excusés  a  vos  yeux,  et  nous 


3^4  COUR» 

»  devons  l'être  sans  doute  ;  car  vous  savez  assez 
»  que  chacun  de  nous  s'estime  d'autant  plus  qu'il 
»  vous  voit,  vous  fréquente  davantage,  et  c'est 
»  encore  une  raison  pour  vous  de  vous  prêter  plus 
»  volontiers  a  ce  désir.  Ce  n'est  pas  un  instant 
»  d'audience  suivi  de  la  désertion  et  de  la  soli- 
»  tude  :  nous  restons  ,  nous  vivons    avec  vous  , 
»  dans  ce  palais  qu'un  peu  auparavant  une  bête 
»  féroce  environnait  de  la  terreur  ,  lorsque,    re- 
»  tirée  comme  dans  une  caverne,  elle  s'abreuvait 
»  du  sang  de  ses  proches ,    ou  n'en  sortait   que 
»  pour  dévorer  nos  plus  illustres  citoyens.  Alors 
»  veillait  aux  portes  la  menace  et  l'épouvante  ; 
»  alors  tremblaient  également  ceux  qui   étaient 
»  admis  et  ceux  qu'on  éloignait.  Lui-même  ne  se 
»  présentait  que  sous  un  aspect  formidable  ;  l'or- 
»  gueil  était    sur  son    front,  la  fureur  dans  ses 
»  3  eux,  personne  n'osait  l'aborder  ni  lui  parler 
»  dans  les  ténèbres  où  il  se  renfermait  \  et  il  ne 
»  sortait  de  sa  solitude  que  pour  la  retrouver  par- 
»  toui.  Mais  pourtant  dans  ces  mêmes  murailles 
»  dont  il  se  faisait  un  rempart,  il  enferma  avec 
»  lui  la  vengeance  et  la  mort ,  et  le  dieu  qui  pu- 
»  nit  les  crimes.  Le  châtiment  alla  jusqu'à  lui  7  k 
»  travers   les  barrières  dont  il   s'entourait.   Que 
»  lui  servit  alors  sa  divinité  prétendue  ,  et  le  se- 
»  cret  de  cette  demeure  inaccessible  où  l'exilait 
»  son  orgueil  et  sa  haine  pour  le  genre  humain  ? 
»  Combien  cette  même  demeure  est  aujourd'hui 
»  plus  assurée  et  plus  tranquille  depuis  qu'on  n'y 
))  voit  plus  les  satellites  de  la  tyrannie  et  de  la 
»  cruauté,  depuis  qu'elle  n'a  plus  de  garde  que 
»  notre  amour,  et  de  défense  que  la  multitude 
»  qu'elle  reçoit!  Quel  exemple  peut  mieux  vous 
»  convaincre  que  la  garde  la  plus  sûre  et  la  plus 
»  fîdelle  des  princes  c'est  leur  propre  vertu,  ou 
>>  plutôt  que  jamais  ils  ne  sont  mieux   défendus 
»  que  lorsqu'ils  n  ont  pas  besoin  de  défense  ?  » 


Î>E    LITTERATTJREo  ï^5 

\\  justifie  avec  beaucoup  d'élévation  et  d'éner- 
gie la  manière  dont  il  parle  des  tyrans  qui  avaient 
opprimé  Rome  avant  que  Trajan  la  rendît  heu- 
reuse. «  Tout  ce  que  j'ai  dit ,  pei es  conscripts  y 
»  des  autres  princes  que  nous  avons  eus  ,  n'a  d'au- 
»  tre  but  que  de  vous  faire  voir  combien  notre 
»  père  commun  a  changé  et  corrigé  l'esprit  du 
»  gouvernement ,  si  long-tems  corrompu  et  dé- 
»  pravé.  Cette  comparaison  sert  à  mieux  marquer 
ï>  et  le  mérite  et  la  reconnaissance.  De  plus ,  le 
»  premier  devoir  des  citoyens  envers  un  empe- 
»  reur  tel  que  le  nôtre,  c'est  de  flétrir  ceux  qui 
»  ne  lui  ressemblent  pas.  On  n'aime  point  assez 
»  les  bons  princes  quand  on  ne  hait  pas  les  mau~ 
»  vais.  Enfin ,  une  des  plus  grandes  obligations 
»  que  nous  ayons  a  notre  digne  empereur ,  c'est 
»  la  liberté  de  tout  dire  contre  les  tyrans.  Pour- 
»  rions-nous  oublier  que  tout  récemment  Domi- 
»  tien  a  voulu  veneer  Néron?  Est-ce  donc  le  veu- 
»  geur  de  sa  mort,  qui  aurait  permis  qu  on  lit  jus- 
»  tice  de  sa  vie  ?  Il  prendrait  pour  lui-même 
»  tout  ce  qu'on  dirait  contre  son  modèle.  Pour 
»  moi ,  César,  je  regarde  comme  un  de  vos  plus 
»  grands  bienfaits ,  que  nous  puissions  à  la  fois  7 
»  et  nous  venger  du  passé  ,  et  influer  sur  l'avenir; 
»  qu'il  nous  soit  permis  d'annoncer  par  avance 
»  aux  médians  princes,  qu'en  aucun  tems,  en 
»  aucun  lieu ,  leurs  mânes  coupables  ne  seront  à 
»  l'abri  des  reproches  et  des  exécrations  de  la 
»  postérité.  Croyez-moi  donc  ,  pères  conscripts; 
»  montrons  avec  confiance  et  fermeté  nos  dou- 
»  leurs  et  notre  joie.  Gémissons  sur  ce  que  nous 
»  avons  souffert  autrefois  ;  jouissons  de  ce  que 
»  nous  voyons  aujourd'hui.  Voila  ce  que  nous 
»  devons  faire  en  public  comme  en  secret,  dans 
»  des  actions  de  grâces  solennelles  comme  dans 
»  les  conversations  particulières.  Souvenons-nous 
»  que  le  mal  que  nous  dirons  de  nos   tyrans  est 


2^6  COURS 

»  l'éloge  de  notre  bienfaiteur.  Lorsqu'on  n'ose 
»  pas  parler  des  mauvais  princes,  c'est  une  preuve 
»  que  celui  qui  règne  leur  ressemble.  » 

Nous  avons  de  Pline,  outre  ce  Panégyrique ,  i 
un  recueil  de  lettres ,  composé  de  dix  livres ,  que 
l'auteur  mit  en  ordre  et  publia ,  nous  dit-il ,  k   la 
prière  de  ses  amis  ;  c'est  dire  que  ces  lettres  sont   i 
un  ouvrage ,  et  c'en  est  un  en  effet.  Il  ne  faut  donc 
pas  s'attendre  a  y  trouver  cette  aisance  familière, 
cet  épanchement  intime ,  cet  abandon  qui  est  du 
genre  (  pistolaire  proprement  dit.  Ce  ne  sont  point 
ici  des  lettres   qui  n'étaient  pas  faites  pour  être  I 
lues  ,  et  dont  le  charme  tient  surtout  à  cette  cu- 
riosité naturelle  à  l'esprit  humain,  qui  aime  beau- 
coup k  entendre  ceux  qui  ne  croient  pas   qu'on 
les  écoute.  Madame  de  Sévigné  nous  plaît  dans  ses 
lettres  ,  parce  qu'elle  donne  de  l'intérêt  aux  plus 
petites  choses  ;  Cicéron ,  parce  qu'il  révèle  le  se- 
cret des  grandes.  Pline  est  auteur   dans  les  sien- 
nes ,  mais  il  l'est  avec  beaucoup  d'agrément  et  de  j 
variété.  Tous  ses  billets  sont  écrits  pour  la  pos- 
térité ;  mais  elle  les  a  lus  ,  et  cette  lecture  fait  ai- 
mer l'auteur. 

Si  les  lettres  de  Pline  font  honneur  k  son  es- 
prit par  la  manière  dont  elles  sont  écrites ,  les 
noms  de  ceux  a  qui  elles  sont  adressées  suffiraient 
pour  faire  l'éloge  de  son  caractère.  Ce  sont  les 
plus  honnêtes  gens  et  les  hommes  les  plus  célè- 
bres par  leurs  talens ,.  leur  mérite  et  leurs  vertus; 
et  les  sentimens  qu'il  exprime  sont  dignes  de  ces 
liaisons.  Il  intéresse  également,  et  par  les  amis  dont 
il  regrette  la  perte,  tel  qu'un  Helvidius,  unArulé- 
nus ,  un  Sénecion  ,  les  victimes  de  Domitien  ,  et 
par  ceux  qui  jouissent  avec  lui  du  règne  de  Trajan, 
tels  que  Tacite  ,  Quintilien ,  Macer  ,  Suétone , 
Martial,  etc.  Il  ne  peut  pas  nous  attacher  ,  comme 
Cicéron ,  par  le  détail  des  intrigues  et  des  révo- 
lutions du  siècle  le  plus  orageux  de  la,  Républi- 


DE    LITTERATURE.  I77 

que.  Un  règne  heureux  et  tranquille  ne  peut  four- 
nir cette  espèce  d'attrait  à  l'imagination,  et  cet 
aliment  à  la  curiosité.  En  ce  genre  tout  ce  qu'on 
peut  faire  du  bonheur,  c'est  d'en  jouir  ;  car  il  en 
est  de  l'histoire  à  peu  près  comme  du  théâtre  , 
où  rien  n'intéresse  moins  que  les   gens  heureux. 
Mais  on  trouve  du  moins  dans  Pîine  des  traits  et 
des  anecdotes  qui  peignent  les  mœurs  et  les   ca- 
ractères. On   y    voit  particulièrement  la   mali^ 
gnité  cruelle  des  délateurs  sous  Domitien  ,  et  leur 
bassesse  rampante  sous  Trajan  ;  car  rien  n'est  si 
lâche  et  si   vil  que  le  méchant  dès  qu'il  ne  peut 
plus  faire  du  mal  \  c'est  une  béte-  féroce  à  qui  Ton 
a  arraché   les  griffes  et  les   dents  7  et  qui   lèche 
quand  elle  ne  peut  plus  mordre.  Tel  étoit  un  cer- 
tain   Régulus  ,  sur   lequel   Pline  s'exprime  ainsi 
dans  une  de  ses  lettres ,  qui   présente  un  tableau 
frappant  de  vérité  qu'on  voit  toujours  avec  plai- 
sir ,  celui  de  l'humiliation  d'un  méchant  homme. 
«  Avez-vous  vu  quelqu'un  plus  humble  et  plus 
»  timide  que  Régulus   depuis  la  mort  de  Domi- 
»  tien  ,  sous  lequel  il  n'a  pas  commis   moins   de 
»  crimes  que  sous  Néron  ,  mais  avec  plus  de  pré- 
»  caution  et  de  secret?  Il  a  eu  peur  que  je  n'eusse 
»  du  ressentiment  contre  lui ,  et  il  ne  se  trompait 
»  pas  :  j'en  avais.  Je  l'avais  vu  échauffer  la  per- 
»  sédition  contre  Arulénus  ,  et  triompher  de  sa 
»  mort ,  au  point  de  réciter  et  de  répandre   dans 
»  le  public  un  libelle  où  il  l'appelait  un  singe  des 
»  Stoïciens  ,  qui  portait  encore  les  stigmates  de 
»   Vïtellius.  Vous   reconnaissez    là    le  style   de 
»  l'homme.  Il  déchire    aussi    Sénecion  et  avec 
il  tant  de  fureur  ,  que  Métius  Carus  (  autre  homme 
»  de  la  même  trempe  )  lai  dit  à  cette   occasion  \ 
»  Quel  droit  avez-vous  sur  mes  morts  ?  Est-ce 
»  que  je  vais  remuer  les  cendres  de  votre  Cras* 
»  sus  et  de  votre  Camérinus ,  deux  victimes  des 
*  délations  de  Pcégulus  sous  Néron?  n 

8, 


17B  COURS   - 

On  est  forcé  de  s'arrêter  pour  admirer  l'éner- 
gique impudence  et  l'atrocité  de  ce  mot  :  Mes 
morts*  Ce  sont  là  de  ces  expressions  de  métier  ,  I 
qui  en  représentent  toute  l'horreur.  Ces  miséra- 
bles  regardaient  ceux  qu'ils  avaient  fait   périr,  1 
comme  des  possessions  et  des  titres  :  ou  croirait  j 
entendre  des  fossoyeurs  se  disputer  un  cadavre.  I 
Poursuivons, 

«  Régulas  craignait  donc  que  sa  conduite  ne  j 
»  m'eût  vivement  blessé  ;  aussi  s'était-il  donné  de  j 
»  garde  de  me  mettre    au  nombre    de  ses  audi- 
»  têtus  lorsqu'il  fit  la  lecture  de  son  libelle.  De 
»  plus,  il  se  ressouvenait  dans  quel  péril  il  m'a- 
»  vait  mis  moi  même  devant  les  ccntumvirs.  11  j 
)>  n'y  allait  de  rien  moins  que  de  ma  vie.  A  la  j 
»  prière  d'Arulénus,  j'étais  venu  témoigner  pour  j 
»  Arionilla ,  femme  de  Timon ,  et  j'avais  en  tête 
»  Régulus.  Je  m'appuyais ,  dans  un  des  points  de 
»  la  défense  ,  sur  l'avis  de  Modestus,  alors  exilé  I 
»  par  Domitien.  Régulus  m'interrompt  :  Que  pen- 
»  sez-vous ,  me  dit-il  ,  de  Modestas  ?   Si  j'avaisq 
»  dit  du  bien  ,  vous  vovcz  quel  danger  :  si  j'avais  t 
»  dit,  du  mal ,  quelle  honte.  Tout  ce  que  je  puis  j 
»  dire  ,  c'est  que  les  dieux  vinrent  à  mon  secours  A 
»  et  m'inspirèrent.  Je  répondrai ,  lui  dis-je,   ai 
»  votre  question  si  les  centumvirs  la  regardent! 
»  comme  un  des  points  du  procès.  11  insiste.  Jl\ 
»  me  semble ,  poursuivis-je ,  que  la  coutume  est  i 
y>  d'interroger  les  témoins  sur  les  accusés,  et' 
»  non  pas  sur  ceux  qui  sont  déjà  condamnés-  i 
y>  Je  demande  ,  reprend  Régulus  f  ce  que  vous 
»  pensez,  non  pas  précisément  de  Modestus  , 
y>  mais  de  son  attachement  pour  le  prince.  Et\ 
»  moi ,  dis-je  alors ,  je  crois  quil  n  est  pas  même  I 
»  permis  de  faire  une  question  sur  ce  qui  a  déjà  I 
»  été  jugé.  Il  se  tut,  et  tout  le  monde  me  félicita 
»  de  ce  que,  sans  rien  dire  pour  ma  sûreté  qui 
}>  pAx  compromettre  mon  honneur  1  je  m'étais  de% 


DE    LITTÉRATURE.  Ï^Q 

*>  barrasse  de  son  insidieuse  interrogation.  Au- 
»  jourd'hui  que  Régulus  ne  se  sent  pas  la  cons- 
»  cience  nette,  il  a  été  trouver  d'abord  Cécilius 
»  Celer  et  Fabius  Justus ,  pour  les  prier  de  le  ré- 
»  concilier  avec  moi.  Non-content  de  cela  ,  il  s'est 
»  adressé  à  Spurinus ,  et  duo  ton  suppliant  (  voup 
»  savez  comme  il  est  bas  quand  il  craint  )  :  Je 
»  vous  conjure ,  lui  a-t-il  dit  7  de  voir  Pline  de* 
»  main  matin,  mais  de  grand  matin  ;  car  je  ne 
»  puis  vivre  dans  l'inquiétude  où  je  suis  ,  et  >  de 
»  quelque  manière  que  ce  soit ,  faites  en  sorte 
»  qu'il  ne  soit  plus  fâché  contre  moi*  Je  venais 
»  de  me  lever  :  on  vient  me  dire  que  Spurinus 
»  envoie  chez  moi  m'annoncer  sa  visite.  Non  , 
»dis-je,/e  vais  chez  lui.  Comme  nous  allions 
»  l'un  vers  l'autre ,  je  le  rencontre  sous  le  por- 
»  tique  de  Livie.  Il  m'expose  sa  commission ,  et 
»  ajoute  quelques  prières  7  mais  avec  beaucoup 
»  de  réserve  1  et  comme  il  convient  à  un  honnête 
»  homme  parlant  pour  celui  qui  ne  l'est  pas, 
)>,  C'est  à  vous  de  voir ,  lui  dis-je ,  ce  que  vous 
»  devez  répondre  à  RéguLus.  Il  ne  faut  pas  vous 
»  tromper.  J'attends  Maurice  (  il  n'était  pas  en- 
»  core  revenu  d'exil  )  i  je  ne  peux  rien  vous  dire 
»  sans  l'avoir  vu  ,  ni  rien  faire  sans  son  con— 
»  sentement.  C'est  à  lui  de  me  guider ,  et  à  moi 
«  de  le  suivre.  Quelques  jours  après  ,  Régulus  lui- 
»  même  vient  me  trouver  dans  la  salle  du  pré- 
»  teur  ;  et  après  m' avoir  suivi  quelque  tems ,  il 
»  me  tire  à  l'écart.  Je  crains ,  me  dit-il  7  que  vous 
»  n'a  Irez  sur  le  cœur  la  manière  dont  je  me  suis 
»  expliqué  devant  les ^centumvir s  lorsqu'cn  plai- 
»  dant  contre  vous  et  Satrius  Rufus,  il  m'é-~ 
»  chappa  de  dire  :  Satrius  Rufus  est  cet  ora— 
»  teur  qui  se  pique  d'imiter  Cicéron ,  etquin'est 
»  pas  content  de  l'éloquence  de  notre  siècle.  Je 
»  lui  répondis  que  c'était  lui  qui  m'apprenait  qu'il 
»  j  avait  de  la  mauvaise  intention  dans  ses  pa- 


x8o  COURS 

»  rôles ,  que  sans  son  aveu  j'aurais  pu  les  pren- 
»  dre  pour  une  louange  ;  car ,  ajoutai- je  ,  je  me 
»  pique  en  effet  d'imiter  Cicéron ,  et  ne  goûte 
»  pas  infiniment  l'éloquence  de  notre  siècle.  Je 
»  crois  qu'il  est  insensé  de  ne  pas  se  proposer 
y>  pour  modèle  en  tout  genre  ce  qu'il  j-  a  de 
»  mieux*  Mais  puisque  vous  vous  souvenez  si 
»  bien  de  cette  plaidoierie  devant  les  centum- 
»  virs ,  comment  avez- vous  oublié  celle  où 
»  vous  m'interrogeâtes  sur  Modestus  ?  Ici  mon 
»  homme  devint  plus  pâle  encore  qu'il  n'avait 
»  coutume  de  l'être  ,  et  tout  en  balbutiant  me  dit 
»  que  ce  n'était  pas  à  moi  qu'il  en  voulait  alors , 
»  mais  à  Modestus.  Yous  voyez  le  caractère  du 
»  personnage ,  qui  avoue  l'envie  qu'il  a  eu  de 
»  nuire  a  un  malheureux  exilé.  Au  surplus  ,  il 
»  m'en  donna  une  excellente  raison  :  Modestus  , 
»  dit-il,  avait  écrit  de  moi,  dans  une  lettre  qui 
»  fut  lue  à  Domitien,  ces  propres  mots  :  Régu- 
y>  tus ,  le  plus  méchant  des  bipèdes.  Vous  ver- 
»  rez  que  Modestus  avait  grand  tort.  Ce  fut  a  peu 
»  près  la  toute  notre  conversation  :  je  ne  voulus 
»  pas  m'engager  plus  avant  7  pour  me  réserver 
»  toute  ma  liberté  jusqu'au  retour  de  mon  ami 
»  Maurice.  Je  sais  fort  bien  qu'un  Régulus  n'est 
»  pas  an  homme  aisé  a  détruire.  Il  est  riche  et  in- 
»  trigant  ;  bien  des  gens  le  considèrent  ;  la  plu- 
»  part  le  craignent ,  et  la  crainte  est  un  sentiment 
»  souvent  plus  fort  que  l'amitié  même.  Cepen- 
»  dant  il  peut  arriver  que  toute  cette  fortune 
»  déjà  ébranlée  tombe  entièrement ,  car  le  pou- 
»  voir  et  le  crédit  des  méchans  est  aussi  trom- 
»  peur  qu'eux-mêmes.  Mais,  comme  je  vous  le  dis , 
»  j'attends  Maurice  :  c'est  un  homme  de  poids , 
»  un  homme  de  sens  7  instruit  par  l'expérience  ,  et 
*>  que  le  passé  peut  éclairer  sur  l'avenir.  C'est 
»  d'après  ses  conseils  que  je  prendrai  le  parti  d'a- 
»  gir  ou  dç  rester  tranquille.  Je  vous  ai  fait  tout 


DE    LITTÉRATURE.  l8l 

*>  ce  détail,  parce  que  notre  amitié' mutuelle  exige 
»  que  je  vous  fasse  part ,  non-seulement  de  mes 
»  actions  ,  mais  de  mes  pensées.  » 

Dans  une  de  ses  lettres  à  Tacite ,  il  peint  avec 
des  traits  aussi  nobles  que  touchans  l'union  qui 
règne  entre  eux  ,  et  qui  devrait  régner  entre  tous 
ceux  que  les  talens  rendent  supérieurs  aux  autres 
hommes,  et  ne  rendent  pas  toujours  supérieurs  à 
l'envie. 

«  J'ai  lu  votre  ouvrage ,  et  j'ai  marqué  avec  le 
»  plus  de  soin  qu'il  m'a  été  possible ,  ce  qui  m'a 
»  paru  devoir  être  ou  changé  ou  retranché.  J'ai 
»  coutume  de  dire  la  vérité ,  et  vous  aimez  a  l'en- 
»  tendre  ;  car  personne  ne  souffre  plus  patiemment 
»  la  critique  que  ceux  qui  méritent  la  louange.  A 
»  présent  c'est  votre  tour,  et  j'attends  vos  remar- 
»  ques  sur  l'ouvrage  que  je  vous  ai  confié.  O  l'ho- 
»  norable  et  le  charmant  commerce  que  cette  ré- 
»  ciprocité  de  lumières  et  de  secours  !  Qu'il  m'est 
»  doux  dépenser  que  si  la  postérité V occupe  de 
»  nous ,  on  saura  a  jamais  combien  il  y  a  eu  entre 
»  nous  d'union,  de  confiance  et  de  franchise  !  Ce 
»  sera  un  exemple  rare  et  remarquable  ,  que  deux 
»  hommes ,  à  peu  près  du  même  âge  et  du  même 
»  rang  ,  et  de  quelque  nom  dans  les  lettres  (  car  il 
»  faut  bien  que  je  parle  modestement  de  vous , 
»  puisque  je  parle  en  même  tems  de  moi  ) ,  se 
»  soient  aidés  et  soutenus  mutuellement  dans  leurs 
»  études.  Dans  ma  première  jeunesse,  et  lorsque 
»  vous  aviez  déjà  de  la  réputation  et  de  la  gloire  , 
»  toute  mon  ambition  était  de  suivre  vos  traces , 
»  de  loin  ,  il  est  vrai ,  mais  ùa  moins  de  plus  près 
t  que  tout  autre.  11  y  avait  d'autres  hommes  cèle- 
»  bres  par  leur  génie  ;  mais  vous  me  paraissiez , 
»  par  un  rapport  naturel  entre  nous  deux ,  celui 
»  que  je  pouvais  et  que  je  devais  imiter.  C'est  ce  qui 
»  fait  que  je  m'applaudis  tant  de  ce  que  mon  nom 
>)  est  cité  avec  le  vôtre  lorsqu'il  est  question  d?s 


ï82  COTJRS 

»  gens  de  lettres,  de  ce  qu'on  pense  a  moi  lors- 
»  qu'on  parle  de  vous.  Ce  n'est  pas  qu'il  n'y  ait  des 
»  écrivains  qu'on  nous  préfère  ;  mais  il  m'importe 
»  peu  dans  quel  rang  on  nous  mette  ensemble, 
»  parce  qu'à  mon  gré,  le  premier  de  tous  est  celui 
»  qui  vient  après  vous,  il  y  a  plus  :  vous  devez 
»  avoir  remarqué  que  dans  les  testamens  on  nous 
»  laisse  des  legs  semblables  à  l'un  et  k  l'autre ,  k 
»  moins  que  le  testateur  n'ait  été  l'ami  particulier 
»  de  l'un  des  deux. Je  conclus  que  nous  devons  nous 
»  en  aimer  davantage^uisque  les  études,  les  mœurs, 
»  la  réputation  et  enfin  les  dernières  volontés  des 
»  hommes  nous  unissent  par  tant  de  liens.  » 

Quelquefois  ces  lettres  ne  contiennent  que  des 
anecdoctes  plaisantes ,  telles  que  celle-ci  :  «  Vous 
»  n'avez  pas  été  témoin  d'une  assez  singulière 
»  aventure  „  ni  moi  non  plus  :  mais  on  m'en  a 
»  parlé  comme  elle  venait  de  se  passer.  Polliénus 
»  Pauius ,  chevalier  romain  des  plus  distingués 
»  et  des  plus  instruits ,  compose  des  élégies  ;  c'est 
»  chez  lui  un  talent  de  famille  ;  car  il  est  de  la 
»  même  ville  municipale  que  Properce,  et  il  le 
»  compte  parmi  ses  ancêtres.  Il  récitait  publique- 
»  ment  ses  élégies,  dont  la  première  commence 

»  ainsi  :   Fous  m'ordonnez,  Priscus Javo- 

»  îénus  Priscus ,  l'un  de  ses  meilleurs  amis ,  qui 
»  était  présent,  se  mit  k  dire  tout  d'un  coup  : 
»  Moi ,  je  n'ordonne  rien.  Imaginez  les  ris  et  les 
»  plaisanteries.  Ce  Priscus  n'a  pas  la  tête  bien 
»  saine,  mais  pourtant  il  remplit  les  devoirs  pu- 
»  bîics,  il  est  admis  dans  les  conseils ,  il  professe 
»  même  le  droit  civil ,  en  sorte  que  cette  saillie 
»  n'en  fut  que  plus  ridicule  et  plus  remarquable , 
»  et  refroidit  beaucoup  la  lecture  de  Pauius. 
»  Avouez  que  ceux  qui  lisent  en  public  ont  bien 
»  des  soins  k  prendre  :  il  faut  qu'ils  répondent 
»  non-seulement  de  leur  bon  sens,  mais  aussi  de 
»  celui  de  leurs  auditeurs.  » 


DE    LITTÉRATURE  l83 

Une  autre  lettre  contient  un  acte  de  bienfai- 
sance, également  honorable  pour  celui  qui  en  était 
l'auteur,  et  pour  celui  qui  en  était  l'objet.  Elle  est 
de  la  plus  grande  simplicité,  et  c'est  ce  qui  en  fait  le 
mérite.  Pline  écrit  à  Quintilien  :  «  Quoique  vous 
»  soiyez  très-simple  et  très-modeste  dans  votre 
»  manière  de  vivre,  et  que  vous  aiyez  élevé  votre 
»  fille  dans  les  vertus  convenables  a  la  fille  de 
»  Quintilien  et  à  la  petite-fille  deTutilius,  cepen- 
»  dant  aujourd'hui  qu'elle  épouse  Nonius  Geler, 
»  homme  de  distinction  ,  et  à  qui  ses  emplois  et  ses 
»  charges  imposent  la  nécessité  de  vivre  dans  un 
»  certain  éclat,  il  faut  qu'elle  règle  son  train  et 
»  ses  habits  sur  le  rang  de  son  mari.  Ces  dehors 
»  n'augmentent  pas  notre  dignité  réelle ,  mais  ils 
»  la  relèvent  aux  yeux  du  public.  Je  sais  que  vous 
»  êtes  très-riche  des  biens  de  l'ame  ,  et  beaucoup 
»  moins  des  biens  de  la  fortune.  Je  prends  donc 
»  sur  moi  une  partie  de  vos  obligations,  et,  comme 
»  un  second  père ,  je  donne  a  notre  chère  fille  So 
»  mille  sesterces.  Je  ne  me  bo-raeiais  pas  là  si  je 
»  n'étais  persuadé  que  la  modicité  du  présent  sera 
»  pour  vous,  la  seule  raison  de  le  recevoir.  » 

Le  récit  de  la  mort  volontaire  de  son  ami  Co~ 
rellius  Rufus  offre  des  circonstances  intéressantes  , 
et  la  peinture  d'un  caractère  mâle  et  ferme ,  digne 
des  anciei  s  Romains. 

«  J'ai  fait  une  cruelle  perte,  si  c'est  dire  assez 
»  pour  exprimer  le  malheur  qui  nous  enlevé  un  si 
P  grand-homme.  Corellius  Rufus  est  mort ,  et ,  ce 
»  qui  m'accable  davantage ,  il  est  mort  parce  qu'il 
»  l'a  voulu.  Ce  genre  de  mort,  que  l'on  ne  peut 
»  reprocher  ni  a  l'ordre  de  la  nature  ni  an  caprice 
»  de  la  fortune ,  me  semble  le  plus  affligeant  de 
»  tous.  Lorsque  la  maladie  emporte  nos  amis,  ils 
»  nous  laissent  au  moins  Un  sujet  de  consolation 
»  dans  cette  inévitable  nécessité  qui  menace  ton& 
y>  les  hommes.  Mais  ceux  qui  se  livrent  eux-mêmes- 


i84  COURS 

»  à  la  mort  ,  ne  nous  laissent  que  l'éternel  regret 
»  de  penser  qu'ils  auraient  pu  vivre  long-tems. 
»  Une  souveraine  raison  qui  tient  lieu  de  destin 
t>  aux  sages,  a  détermine'  Coreîlius  Rufus.  Mille 
»  avantages  concouraient  a  lui  faire  aimer  la  vie  , 
»  le  témoignage  d'une  bonne  conscience ,  une 
»  haute  réputation,  un  crédit  des  mieux  établis, 
»  une  femme ,  une  fille ,  un  petit-fils ,  des  sœurs 
»  très-aimables ,  et  r  ce  qui  est  encore  plus  pré- 
»  cieux ,  de  véritables  amis.  Mais  ses  maux  du- 
i)  raient  depuis  si  long-tems ,  ils  étaient  devenus 
»  si  insupportables  que  les  raisons  de  mourir 
»  l'emportaient  sur  tant  d'avantages  qu'il  trouvait 
»  à  vivre.  A  trente-trois  ans  il  fut  attaqué  de  la 
»  goutte  :  je  lui  ai  ouï  dire  plusieurs  fois  qu'il  l'a- 
»  vait  héritée  de  son  père  \  car  les  maux  comme 
»  les  biens  nous  viennent  souvent  par  succession. 
»  Tant  qu'il  fut  jeune, il  trouva  des  remèdes  dans 
»  le  régime  et  dans  la  continence  ;  plus  avancé  en 
»  âge  et  plus  accablé,  il  se  soutint  par  sa  vertu  et 
»  par  sa  constance.  Un  jour  que  les  douleurs  les 
»  plus  aiguës  n'attaquaient  plus  les  pieds  seuls  r 
»  comme  auparavant,  mais  se  répandaient  sur  tout 
»  le  corps,  j'allai  le  voir  à  sa  maison  près  de 
»  Rome  :  c'était  du  tems  de  Domitien.  Dès  que  je 
»  parus ,  les  valets  de  Coreîlius  se  retirèrent  :  il 
»  avait  établi  cet  ordre  chez  lui ,  que  quand  un 
»  ami  de  confiance  entrait  dans  sa  chambre  ,  tout 
»  en  sortait,  jusqu'à  sa  femme  ,  quoique  d'ailleurs 
»  très-capable  du  secret.  Après  avoir  jeté  les  yeux 
»  de  tous  côtés  :  Savez-vous  bien,  dit-il,  pourquoi 
»  je  me  suis  obstiné  à  vivre  si  long-tems  malgré 
»  des  maux  insupportables  ?  C est  pour  survivre 
)}  au  moins  d'un  jour  à  ce  monstre  de  Domitien* 
»  Pour  faire  lui-même  ce  qu'il  desirait  qu'on  fît , 
})  je  suis  sûr  qu'il  ne  lui  manqua  que  des  forces 
»  égales  à  son  courage.  Mais  les  dieux  du  moins 
»  exaucèrent  son  vœu ,  et  le  tyran  fut  tué.  Alors , 


DE    LïTTLRÀTUHE.  ï85 

»  satisfait  et  tranquille  ,  sûr  de  mourir  libre ,  il  fut 
»  en  état  de  rompre  les  liens  nombreux ,  mais  plus 
»  faibles  7  qui  l'attachaient  encore  à  la  vie.  Il  avait 
»  essaye'  d'adoucir  par  la  diète  les  douleurs  qui 
»  étaient  redoublées;  mais  comme  elles  conti- 
»  nuaient,  sa  fermeté' sut  y  mettre  un  terme.  Quatre 
»  jours  s'e'taient  passe's  sans  qu'il  prît  aucune  nour- 
»  riture ,  quand  Hispala  sa  femme  envoya  notre 
m  ami  commun,  C.  Geminius,  m'apporter  la  triste 
»  nouvelle  que  Corellius  avait  résolu  de  mourir  ; 
»  que  les  larmes  d'une  épouse  ,  les  supplications 
»  de  sa  fille  ne  gagnaient  rien  sur  lui  ;  que  j'étais 
»  le  seul  qui  pût  le  rappeler  à  la  vie.  J'y  cours  : 
»  j'arrivais  lorsque  Julius  Àtticus ,  de  nouveau 
»  dépéché  vers  moi  par  Hispala ,  me  rencontre  , 
»  et  m'annonce  que  l'on  avait  perdu  tout  espé- 
»  rance,  même  celle  que  l'on  avait  en  moi,  tant 
»  Corellius  paraissait  affermi  dans  sa  résolution. 
»  Ce  qui  désespérait ,  c'était  la  réponse  qu'il  avait 
»  faite  à  son  médecin  ,  qui  le  pressait  de  prendre 
j  »  des  alimens.  V arrêt  est  prononcé  :  parole  qui 
»  me  remplit  tout  a  la  fois  d'admiration  et  de 
»  douleur.  Je  ne  cesse  de  penser  quel  homme  , 
»  quel  ami  j'ai  perdu.  Il  avait  passé  soixante  et  sept 
»  ans ,  terme  assez  long  même  pour  les  hommes 
Bj)>  robustes.  Il  est  délivré  de  toutes  les  douleurs 
I»  d'une  maladie  continuelle  :  il  a  eu  le  bonheur 
»  de  laisser  florissante,  et  sa  famille  ,  et  la  Répu- 
»  blique ,  qui  lui  était  plus  chère  encore  que  sa 
»  famille.  Je  me  le  dis;  je  le  sais,  je  le  sens;  ce- 
»  pendant  je  le  regrette  comme  s'il  m'eût  été  ravi 
»  dans  la  fleur  de  son  âge  et  dans  la  plus  brillante 
»  santé.  Mais  (dussiez-vous  m'accuser  de  faiblesse) 
»  je  le  regrette,  particulièrement  pour  l'amour 
!  »  de  moi.  J'ai  perdu  le  témoin,  le  guide ,  le  juge 
I  »  de  ma  conduite.  Vous  ferais-je  un  aveu  que  j'ai 
»  déjà  fait  à  notne  ami  Calvisius  dans  les  premiers 
.  »  transports  de  ma  douleur.  Je  crains  de  vivre  dé- 


i86  cours 

»  sormais  avec  moins  d'attention  sur  moi-même  : 
»  vous  voyez  quel  besoin  j'ai  que  vous  me  con- 
y>  soliez.  11  ne  s'agit  pas  de  me  représenter  que 
»  Corellius  était  vieux ,  qu'il  était  infirme.  Il  me 
»  faut  d'autres  consolations  ;  il  me  faut  de  ces 
»  raisons  que  je  n'ai  point  encore  trouvées  ni  dans 
»  le  commerce  du  monde  ni  dans  les  livres.  Tout 
»  ce  que  j'ai  entendu  dire ,  tout  ce  que  j'ai  lu  me 
»  revient  assez  dans  l'esprit;  mais  mon  affliction 
n  n'est  pas  d'une  nature  à  se  rendre  à  des  consi- 
»  dérations  communes.  » 

Si  cette  lettre  est  triste ,  en  voici  une  qui  peut 
amuser  ;  car  les  histoires  d'apparitions  et  de  fan- 
tomes  amusent  toujours  même  ceux  a  qui  elles 
font  peur.  Celle  du  spectre  d'Athènes ,  que  Pline 
rapporte  le  plus  sérieusement  du  monde ,  paraît 
être  l'original  de  tous  ces  contes  de  revenans ,  j 
répétés  et  retournés  en  mille  manières ,  attendu 
que  chacun  peut  raconter  à  sa  fantaisie  ce  qui  n'est 
jamais  arrivé.  Quoiqu'il  en  soit,  les  mauvais  plai- 
sans  ne  pourront  pas  dire  cette  fois  que  c'est  ici  j 
une  histoire  d'esprit  faite  par  quelqu'un  qui  n'en 
a  guère.  C'est  Pline  qui  parle  :  écoutons. 

«  Le  loisir  dont  nous  jouissons  vous  permet 
»  d'enseigner  et  me  permet  d'apprendre.  Je  vou- 
7>  drais  donc  bien  savoir  si  les  fantômes  ont  quel- 
»  que  chose  de  réel ,  s'ils  ont  une  vraie  figure  I 
»  si  ce  sont  des  génies  ou  seulement  de  vaines 
»  images  qui  se  tracent  dans  l'imagination  troublée 
»  par  la  crainte.  Ce  qui  me  ferait  penchera  croire 
»  qu'il  y  a  de  véritables  spectres,  c'est  ce  qu'on  m'a 
»  dit  être  arrivé  a  Curtius  Rufus.  Dans  le  tems 
»  qu'il  était  encore  sans  fortune  et  sans  nom ,  il 
»  avait  suivi  en  Afrique  celui  à  qui  le  gouverne-  : 
»  ment  en  était  échu.  Sur  le  déclin  du  jour,  il  se 
»  promenait  sous  un  portique,  lorsqu'une  femme 
»  d'une  taille  et  d'une  beauté  plus  qu'humaine  se 
»  présente  à  lui  :  la  peur  le  saisit.  Je  suis,  dit-elle, 


DE    LITTÉRATURE,  ï8^ 

i  l'Afrique  ;je  viens  te  prédire  ce  qui  doit  t'ar- 
»  river.  Tu  iras  à  Rome ,  tu  rempliras  les  plus 
'  grandes  charges,  et  tu  reviendras  ensuite  gou- 
1  verner  cette  province  où  tu  mourras.  Tout  ar- 
riva comme  elle  l'avait  prédit.  On  conte  même 
1  qu'abordant  à  Carthage  ,  et  sortant  de  son  vais- 
seau ,  la  même  figure  se  présenta  devant  lui ,  et 
vint  a  sa  rencontre  sur  le  rivage.  Ce  qu'il  y  a 
de  vrai,  c'est  qu'il  tomba  malade,  et  que,  ju- 
geant de  l'avenir  par  le  passé ,  et  du  malheur 
qui  le  menaçait  par  la  bonne  fortune  qu'il  avait 
éprouvée,  il  désespéra  de  sa  guérison  malgré  la 
bonne  opinion  que  tous  les  siens  en  avaient 
conçue.  Mais  voici  une  autre  histoire  qui  ne 
vous  paraîtra  pas  moins  surprenante  ,  et  qui  est 
bien  plus  horrible;  je  vous  la  donnerai  telle 
que  je  l'ai  reçue.  Il  y  avait  à  Athènes  une  maison 
fort  grande  et  fort  logeable ,  mais  décriée  et 
déserte.  Dans  le  plus  profond  silence  de  la 
feuit,  on  entendait  un  bruit  de  fer  qui  se  cho- 
quait contre  du  fer,  et  si  Ton  prêtait  FoieiSle 
avec  plus  d'attention  ,  un  bruit  de  chaînes  qui 
paraissait  d'abord  venir  de  loin  ,  et  ensuite  s'ap- 
procher.Bientôt  on  voyait  un  spectre  fait  comme 
un  vieillard  très-maigre  ,  très-abattu,  qui  avait 
une  longue  barbe,  des  cheveux  hérissés,  des 
fers  aux  pieds  et  aux  mains,  qu'il  secouait  hor- 
riblement :  de  là  des  nuits  affreuses  et  sans  som- 
meil pour  ceux  qui  habitaient  cette  maison  : 
•  •l'insomnie  à  la  longue  amenait  la  maladie,  et 
la  maladie ,  en  redoublant  la  frayeur ,  était 
i  suivie  de  la  mort  ;  car  pendant  le  jour  ,  quoique 
le  spectre  ne  parût  plus ,  l'impression  qu'il  avait 
faite  le  remettait  toujours  devant  les  yeux,  et 
la  crainte  passée  en  donnait  une  nouvelle.  A  la 
fin  la  maison  fut  abandonnée  et  laissée  toute 
entière  au  fantôme.  On  y  mit  pourtant  un 
écriteau  pour  avertir  qu'elle  était  a  louer  ou  k 


ï88  cours 

»  vendre ,  dans  la  pensée  que  quelqu'un  peu  îns- 
»  truit  d'un  inconvénient  si  terrible ,  pourrait  j 
»  être  trompé.  Le  philosophe  Athénodore  vien 
»  a  Athènes  :  il  aperçoit  l'écriteau  ;  en  demandi , 
»  le  prix  3  la  modicité  le  met  en  défiance.  Il  s' in 
»  forme  :  on  lui  dit  l'histoire  ,  et  loin  de  lui  fair<  i 
»  rompre  le  marché  ,  elle  l'engage  à  le  concluri 
»  sans  remise.  Il  s'y  loge  ,  et  sur  le  soir  il  ordonne 
r>  qu'on  lui  dresse  son  lit  dans  l'appartement  sui 
»  le  devant,  qu'on  lui  apporte  ses  tablettes,  s% 
»  plume  et  de  la  lumière ,  et  que  ses  gens  se  re 
»  tirent  au  fond  de  la  maison.  Lui ,  de  peur  qu> 
»  son  imagination  libre  n'allât  au  gré  d'une  craint 
»  frivole  se  figurer  des  fantômes ,  il  applique  soi 
»  esprit ,  ses  yeux  et  sa  main  à  écrire.  Au  com 
»  mencernent  de  la  nuit  un  profond  silence  regn' 
»  dans  cette  maison  comme  partout  ailleurs  3  en 
»  suite  il  entend  des  fers    s'entre-choquer ,  de 
»  chaînes  qui  se  heurtent  ;  il  ne  levé  pas  les  yeux 
»  il  ne  quitte  point  sa  plume,  ne  songe  qu'à  biei 
»  affermir  son  cœur  et  à  se  garantir  de  l'illusion 
»  de  ses  sens.  Le  bruit  s'augmente ,  s'approche  :  i 
»  semble  qu'il  se  fasse  près  de  la  porte  et  biento 
»  dans  la  chambre  même.  11  regarde ,  il  aperçoi 
»  le  spectre ,  tel  qu'on  le  lui  avait  dépeint  :  1 
»  spectre  étoit    debout   et   l'appelait    du    doigt 
»  Athénodore  lui  fait  signe  de  la  main  d'attendr 
»  un  peu,  et  continue  a  écrire  comme  si  de  rie 
»  n'était.  Le  spectre  recommence  son  fracas  ave 
»  ses  chaînes,  qu'il   fait  sonner  aux  oreilles  d 
»  philosophe.  Celui-ci  regarde  encore  une  fois ,  e 
y>  voit  que  l'on  continue  à  l'appeler  du  doigt 
»  Alors  sans  tarder  davantage,  il  se  leve,pren 
»  la  lumière  et  suit.  Le  fantôme  marche  d'un  pa 
»  lent ,  comme  si  le  poids  des  chaînes  l'eût  acca 
»  blé.  Mais  après  qu'il  est  arrivé  dans  la  cour  d 
»  la  maison,  il  disparaît  tout  à  coup  et  laisse  1 
»  notre  philosophe,  qui  ramasse  des  feuilles  * 


DE    LITTÉRATURE.  l8g 

des  herbes,  et  les  place  a  l'endroit  où  il  avait 
e'té  quitté  pour  le  pouvoir  reconnaître.  Le  len- 
demain il  va  trouver  les  magistrats ,  et  les  sup- 
plie d'ordonner  que  l'on  fouille  en  cet  endroit. 
On  le  fait  :  on  y  trouve  des  os  encore  enlacés 
dans  des  chaînes  ;  Je   tems  avait  consumé  les 
chairs.  Après  qu'on  les  eut  soigneusement  ras- 
semblés, on  les  ensevelit  publiquement;  et  de- 
puis que  l'on  eut  rendu  au  mort  les  derniers  de- 
voirs, il  ne  troubla  plus  le  repos  de  cette  maison. 
Ce  que  je  viens  de  dire ,  je  le  crois  sur  la  foi 
d' autrui;  mais  voici  ce  que  je  puis  assurer  aux 
autres  sur  la  mienne.  J'ai  un  affranchi ,  nommé 
Marcus ,  qui  n'est  point  sans  instruction.  Il  était 
1  couché  avec  son  jeune  frère ,  il  lui  sembla  voir 
;  quelqu'un  assis  sur  le  lit ,  et  qui  approchait  des 
ciseaux  de  sa  tête ,  et  même  lui  coupait  les  che- 
veux au  dessus  du  front.  Quand  il  fut  jour,  on 
aperçut  qu'il  avait  le  haut  de  la  tête  rasé,  et  ses 
:  cheveux  furent  trouvés  répandus  près  de  lui.  Peu 
après  pareille  aventure  arrivée  à  un  de  mes  gens 
:  ne  me  permit  plus  de  douter  de  la  vérité  de 
l'autre.  Un  de  mes  jeunes  esclaves  dormait  avec 
1  ses  compagnons  dans  le  lieu  qui  leur  est  destiné. 
Deux  hommes  vêtus  de  blanc  (  c'est  ainsi  qu'il 

I  le  racontait)  vinrent  par  les  fenêtres,  lui  rasèrent 
:  la  tête  pendant  qu'il  était  couché,  et  s'en  retour- 
nèrent comme  ils  étaient  venus.  Le  lendemain , 
lorsque  le  jour  parut ,  on  le  trouva  rasé  comme 

||  on  avait  trouvé  l'autre ,  et  les  cheveux  qu'on  lui 

II  avait  coupés ,  épars  sur  le  plancher.  Ces  aven- 
►  tures  n'eurent  aucune  suite ,  si  ce  n'est  peut-être 
')  que  je  ne  fus  point  accusé  devant  Domitien , 
•  •>  sous  l'empire  de  qui  elles  arrivèrent.  Je  ne  l'eusse 
l|  pas  échappé  s'il  eût  vécu;  car  on  trouva  dans 
li  son  porte-feuille  une  requête  donnée  contre  moi 
Il  par  Métius  Carus  :  de  là  on  peut  conjecturer 
h  que  comme  la  coutume  des  accusés  est  de  né- 


sgo  coubs 

»  gliger  leurs  cheveux  et  de  les  laisser  croître ," 
»  ceux  que  Ton  avait  coupés  a  mes  gens  marquaient 
»  que  j'étais  hors  de  danger.  Je  vous  supplie  donc 
»  de  mettre  ici  toute  votre  érudition  en  œuvre. 
»  Le  sujet  est  digne  d'une  profonde  méditation ,  I 
»  et  peut-être  ne  suis-je  pas  indigne  que  vous 
»  me  fassiez  part  de  vos  lumières.  Si ,  selon  votre 
»  coutume,  vous  balancez  les  deux  opinions  con- 
traires, faites  pourtant  que  la  balance  penche 
»  de  quelque  côté  pour  me  tirer  de  l'inquiétude 
»  où  je  suis  ;  car  je  ne  vous  consulte  que  pour  n'y 
»  plus  être.  » 

La  première  réflexion  qui  se  présente  sur  ce 
récit  (  car  on  ne  peut  pas  entendre  des  histoires  de 
revenans  sans  en  dire  son  avis  ) ,  c'est  qu'il  n'y  a! 
qu'un  seul  fait ,  celui  des  cheveux  coupés  ,  dont 
Pline  se  rende  le  garant,  sans  qu'on  sache  pour- 
quoi, car  il  ne  le  rapporte  que  sur  la  foi  d'un  affran- 
chi et  d'un  esclave;  et  quand  l'un  et  l'autre  auraient 
été  trompés  par  la  frayeur,  ou  auraient  eux-mêmes 
trompé  leur  maître,  il  n'y  aurait  rien  de  merveilr 
leux  :  cela  même  est  un  peu  plus  facile  a  supposer, 
qu'il  ne  l'est  de  croire  qu'un  esprit  vêtu  de  blanc 
vienne  faire  l'office  de  barbier.  Il  se  présente  un 
autre  objet  de  réflexion  :  la  consultation  très-sé- 
rieuse que  Pline  demande  à  son  ami,  le  ton  dont  il 
s'exprime,  l'apparition  du  mauvais  génie  deBrutus- 
rapporté  par  le  grave  et  judicieux  Plutarque,  plu-i 
sieurs  endroits  du  penseur  Tacite  ,  nous  font  voir  ; 
que  de  très-grands  esprits  ,  des  écrivains  philo* 
sophes  ,  n'ont  pas  cru  les  apparitions  impossibles. 
Yoilà  un  beau  texte  à  commenter  ;  mais  comme, 
après  avoir  parlé  long-tems,  on  pouriait  bien  n'en'  j 
pas  savoir  davantage  ;  comme  d'ailleurs  ce  sujet,  ; 
selon  la  manière  dont  on  l'envisage,  peut  paraître 
ou  trop  frivole  pour  être  mêle  a  de*  objets  sérieux] 
ou  trop  sérieux  pour  être  traité  légèrement  ,  ces 
raisons  m'imposent  silence  ,  et  cet  article  de  Pline 


DE    LITTÉRATURE.  IQI 

finira  comme  toutes  les  conversations  sur  les  es- 
prits ,  où  chacun  fait  son  histoire  et  écoute  celle 
des  autres ,  sans  que  personne  soit  oblige  d'en  rien 
croire.  J'observerai  seulement  que,  dans  une  lettre 
suivante  ,  Pline  écrivant  à  son  ami  Tacite,  com- 
mence ainsi  :  «  J'augure  (et  cet  augure-là  n'est  pas 
»  trompeur)  que  vos  ouvrages  seront  immortels.  » 
assurément  la  prédiction  s'est  bien  vérifiée  jus- 
qu'ici. Je  serais  tenté  d'en  conclure  que  Pline  rai- 
sonnait mieux  sur  les  écrits  de  Tacite ,  que  sur  les 
histoires  de  revenans. 

Une  autre  lettre  fort  courte  roule  sur  une  obser- 
vation morale  dont  l'application  n'est  pas  si  géné- 
rale, il  est  vrai ,  que  Pline  semble  le  croire  ,mais 
qui  le  plus  souvent  est  fondée  :  quiconque  a  été 
gravement  malade  peut  en  juger. 

I  «  Ces  jours  passés,  la  maladie  d'un  de  mes  amis 
;»  me  fît  faire  cette  réflexion ,  que  nous  sommes 
»  fort  gens  de  bien  quand  nous  sommes  malades  -? 

II  car  quel  est  le  malade  que  l'avarice  ou  1  ambi- 
L  tion  tourmente  ?  Il  n'est  plus  enivré  d'amour 
I»  entêté  d'honneurs  ;  il  néglige  le  bien  ;  quelque 
Il  peu  qu'on  en  ait,  il  y  en  a  toujours  assez  quand 
j|o  on  se  croit  prêt  de  le  quitter.  Le  malade  croit 
,»  des  dieux ,  et  se  souvient  qu'il  est  homme  ;  il 

>  n'envie,  il  n'admire,  il  ne  méprise  la  fortune 
Il  de    personne.  Les  médisances    ne  lui  font  ni 

>  impression  ni  plaisir  :  toute  son  imagination 
|i  n'est  occupée  que  de  bains  et  de  fontaines.  Tout 

>  ce  qu'il  se  propose  (s'il  en  peut  échapper)  ,  c'est 
!  >  de  mener  k  l'avenir  une  vie  douce  et  tranquille  , 

>  une  vie  innocente  et  heureuse.  Je  puis  donc  nous 
I  faire   ici  k   tous   deux ,  en  peu  de  mots ,  une 

i  leçon  dont  les  philosophes  font  des  volumes  en- 

>  tiers.  Persévérons  k  être  pendant  la  santé  ce  que 
li  nous  rrous  proposons  de  devenir  quand  nous 

>  sommes  malades.  » 

I   Une  lettre  k  Maxime ,  qui  allait  commander 


vcfk  cours 

dans  la  Grèce ,  nous  fait  connaître  combien  Pline 
chérissait  cette  contrée  qui  avait  été  le  berceau  des 
arts  ,  et  dont  le  nom  seul  a  dû  être  cher  dans  tous 
les  tems  à  quiconque  était  né  avec  le  goût  de* 
lettres.  Ce  morceau  d'ailleurs  montre  un  homme 
pénétré  de  ces  principes  d'humanité  et  de  douceur 
qui  convenaient  à  un  philosophe  ,  a  un  ami  de 
Trajan ,  et  qui  peuvent  servir  de  leçons  à  tous 
ceux  que  leurs  charges  et  leurs  emplois  mettent 
au  dessus  des  autres.  Il  est  peu  de  lettres  où  Pline 
ait  fait  voir  un  caractère  plus  aimable ,  et  où  la 
raison  s'exprime  avec  plus  de  grâce  et  de  délica- 
tesse. 

«  L'amitié  que  je  vous  ai  vouée  m'oblige  ,  non 
•  pas  à  vous  instruire  (  car  vous  n'avez  pas  besoin 
»  de  maître  )  7  mais  à  vous  avertir  de  ne  pas  ou- 
»  blier  ce  que  vous  savez  déjà  ,  de  le  pratiquer  ou 
»  même  de  le  savoir  encore  mieux.  Songez  que 
»  l'on  vous  envoie  dans  l'Achaïe  ,  c'est-à-dire , 
»  dans  la  véritable  Grèce ,  dans  la  Grèce  parexcel- 
))  lence  ,  où  la  politesse ,  les  lettres ,  l'agriculture 
»  même ,  ont  pris  naissance  ;  que  vous  allez  gou-   ! 
»  verner  des  hommes  libres,  dont  les  vertus  ,  les 
»  actions,  les  alliances,  les  traités,  la  religion,  Il 
»  ont  eu  pour  principal  objet  la  conservation  du 
»  plus  beau  droit  que  nous  tenions  de  la  nature. 
»  Respectez  les  dieux  leurs  fondateurs ,  respectez   i 
»  l'ancienne  gloire  de  cette  nation ,  et  cette  vieil-  j 
»  lesse  des  Etats  qui  est  sacrée ,  comme  celle  des   ( 
»  hommes  est  vénérable.  Faites  honneur  à  leur  I 
»  antiquité ,  à  leurs  exploits  fameux,  a  leurs  fables   i 
»  même.  N'entreprenez  rien  sur  la  dignité ,  sur  lat  | 
»  liberté  ni  même  sur  la  vanité  de  personne.  Ayez 
»  continuellement  devant  lesyeux,  que  nous  avons  \ 
»  puisé  notre  droit  dans  ce  pays  j  que  nous  n'a-  j 
»  vons  pas  imposé  des  lois  à  ce  peuple  après  l'a- 
»  voir  vaincu ,  mais  qu'il  nous  a  donné  les  siennes 
»  après  que  nous  l'en  avons  prié.  C'est  Athènes  ? 


DE    LÏTTER  ATU11E.  igj 

»  où  vous  allez ,  c'est  à  Lacéde'mone  que  vous 
»  devez  commander.  11  y  aurait  de  l'inhumanité' 
o  de  la  cruauté' ,  de  la  barbarie  à  leur  ôter  T ombre 
o  et  le  nom  de  liberté  qui  leur  restent.  Voyez 

0  comme  en  usent  les  médecins  :  quoique  par  rap- 
»  port  à  la  maladie  il  n'y  ait  point  de  différence 

1  entre  les  hommes  libres  et  les  esclaves ,  ils  trai- 
»  tent  pourtant  les  premiers  plus  doucement  et 
i  plus  humainement  que   les  autres.   Souvenez-^ 

0  vous  de  ce  que  fut  autrefois  chaque  ville ,  mais 
)  que  ce  ne  soit  point  pour  insulter  à  ce  qu'elle  est 
)  aujourd'hui.  Ne  croyez  point  vous  rendre  mé- 
i  prisable  en  ne  vous  montrant  pas  dur  et  altier. 

>  Celui  qui  est  revêtu  de  l'autorité  et  armé  de  la 

>  puissance  ne  peut  jamais  être  méprisé  à  moins 

1  qu'il  ne  soit  sordide  et  vil  7  et  qu'il  ne  se  méprise 
»  le  premier.  C'est  faire  une  mauvaise  épreuve  de 
i   son  pouvoir,  que  de  s'en  servir  pour  offenser. 

La  terreur  est  un  moyen  peu  sûr  pour  s'attirer 

I  la  vénération  7  et  l'on  obtient  beaucoup  plus  par 

I  l'amour  que  par  la  crainte  ;  car  pour  peu  que 

I  vous  vous  éloigniez  7  la  crainte  s'éloigne  avec 

vous  ?  mais  l'amour  reste  :  et  comme  la  première 

se  change  en  haine,  le  second  se  tourne   en. 

respect....  » 

I  Je  terminerai  cet  extrait  par  l'aventure   d'un 

infant  d'Hippone  9  fort  agréablement  racontée ,  et 

îi  prouve  cette  inclination  que  l'on  attribue  aux 

nuphins  pour  l'espèce  humaine.  Pline  raconte  le 

.ït  à  un  poète  de  ses  amis  ,  nommé  Carinius  ?  parce 

u'il  croit  le  sujet  susceptible  des  couleurs  de  la 

])ésie ,  et  il  n'a  pas  tort. 

«  J'ai  découvert  un  sujet  de  poème  :  c'est  une 

îliistoire,  mais  qui  a  tout  l'air  d'une  fable.  Il 

imérite  d'être  traité  par  un  homme  comme  vous  7 

,  îjui  ait  l'esprit  agréable  ,  élevé  7  poitique.  J'en 

>ii  fait  la  découverte  k  table ,  où  chacun  contait 

il  l'envi  son  prodige.  L'auteur  passe  pour  très- 

3.  g 


Ï94  COURS 

»  fidèle  ,  quoiqu'à  dire  vrai ,  qu'importe  la  fidélité 
»  à  un  poète  ?  Cependant  c'est  un  auteur  tel  que 
»  vous  ne  refuseriez  pas  de  lui  ajouter  foi  si  vous 
»  écriviez  l'histoire.  Près  de  la  colonie  d'Hippone , 
»  qui  est  en  Afrique  sur  le  bord  de  la  mer  ,  on 
»  voit  un  étang  navigable  ,  d'où  sort  un  canal  qui , 
»  comme  un  fleuve ,  entre  dans  la  mer  ou  retourne 
»  à  l'étang  même  ,  selon  que  le  flux  l'entraîne  ou 
»  que  le  reflux  le  repousse.  La  pêche,  la  naviga- 
)>  tion  J  le  bain ,  y  sont  des  plaisirs  de  tous  les 
»  liges ,  surtout  des  enfans ,  que  leur  inclination 
»  porte  au  divertissement  et  à  l'oisiveté.  Entre 
»  eux  ils  mettent  l'honneur  et  le  mérite  à  laisser 
)>  le  rivage  bien  loin  derrière  eux ,  et  celui  qui 
»  s'en  éloigne  le  plus .  et  qui  devance  tous  les 
»  autres ,  en  est  le  vainqueur.  Dans  cette  sorte  de 
»  combat,  un  enfant  plus  hardi  que  ses  compa- 
»  gnons ,  s'étant  fort  avancé ,  un  dauphin  se  pré.- 
»  sente ,  et  tantôt  le  précède  ,  tantôt  le  suit ,  tantôt 
»  tourne  autour  de  lui ,  enfin  charge  l'enfant  sur 
»  son  dos ,  puis  le  remet  à  l'eau ,  une  autre  fois  le 
»  reprend  et  l'emporte  tout  tremblant ,  d'abord  en 
»  pleine  mer ,  mais  peu  après  il  revient  à  terre  et 
»  le  rend  au  rivage  et  à  ses  compagnons.  Le  bruit 
»  s'en  répand  dans  la  colonie  :  chacun  y  court , 
»  chacun  regarde  cet  enfant  comme  une  merveille  : 
»  on  ne  peut  se  lasser  de  l'interroger ,  de  l'entent 
»  dre,  de  raconter  ce  qui  s'est  passé.  Le  len-i 
»  demain  tout  le  monde  court  à  la  rive;  ils  ont  i 
»  tous  les  yeux  sur  la  mer  ou  sur  ce  qu'ils  pren- 
)>  nent  pour  elle  ;  les  enfans  se  mettent  à  la  nage,  : 
»  et  parmi  eux  celui  dont  je  vous  parle,  mais  avec  ; 
»  plus  de  retenue.  Le  dauphin  revient  à  la  même 
»  heure,  et  s'adresse  au  même  enfant.  Celui-ci 
p  prend  la  fuite  avec  les  autres  :  le  dauphin ,  comme 
3)  ï'il  voulait  le  rappeler etl'inviter,  saute, plonge 
j)  et  fait  cent  tours  différens.  Le  jour  suivant,  celu  ( 
»  d'après  et  plusieurs  autres  de  suite  7  même  chos*  \ 


DE    LITTERATURE.  198 

p  arrive,  jusqu'à  ce  que  ces  gens  nourris  sur  la 
»  mer  se  t'ont  une  honte  de  leur  crainte.  Ils  appro- 
chent du  dauphin,  ils  l'appellent,  ils  jouent 
»  avec  lui ,  ils  le  touchent ,  il  se  laisse  manier. 
»  Cette  épreuve  les  encourage  ,  surtout  l'enfant 
»  qui  le  premier  en  avait  couru  le  risque  \  il  nage 
»  auprès  du  dauphin  et  saute  sur  son  dos.  Il  est 
»  porté  et  rapporté;  il  se  croit  reconnu  et  aimé; 
))  il  aime  aussi,  et  ni  l'un  ni  l'autre  ne  ressent  ni 
»  n'inspire  la  frayeur.  La  confiance  de  celui-là 
»  augmente ,  et  en  même  tems  la  docilité  de  celui- 
»  ci  ;  les  autres  enfans  l'accompagnent  en  nageant  ? 
«  et  l'animent  par  leurs  cris  et  par  leurs  discours. 
»  Avec  ce  dauphin  on  en  vo}rait  un  autre  (  et  ceci 
»  n'est  pas  moins  merveilleux  )  qui  ne  servait  que 
»  de  compagnon  et  de  spectateur.  Il  ne  faisait ,  il 
»  ne  souffrait  rien  de  semblable,  mais  il  menait 
I  »  et  ramenait  l'autre  dauphin  comme  les  enfans 
))  menaient  et  ramenaient  leur  camarade.  L'ani- 
»  mal ,  de  plus  en  plus  apprivoisé  par  l'habitude 
»  de  jouer  avec  l'enfant  et  de  le  porter  ,  avait 
»  coutume  de  venir  à  terre  ;  et  après  s'être  séché 
»  sur  le  sab!*? ,  lorsqu'il  venait  à  sentir  la  chaleur  ? 
»  il  se  rejetait  à  la  mer.  Oetavius  Avitus  ,  lieu- 
»  tenant  du  proconsul ,  emporté  par  une  vaine 
»  superstition,  prit  le  tems  que  le  dauphin  était  sur 
»  le  rivage  pour  faire  répandre  sur  lui  des  parfums  ; 
»  la  nouveauté  de  cette  odeur  le  mit  en  fuite  et 
»  le  fît  sauter  dans  la  mer.  Plusieurs  jours  s'écou- 
d  lerent  depuis  sans  qu'il  parût.  Enfin  il  revint, 

0  d'abord  languissant  et  triste;  et  peu  après  ayant 
)  repiis  ses  premières  forces,  il  recommença  ses 
h  jeux  et  ses  tours  ordinaires.  Tous  les  magistrats 

1  dos  lieux  circonvoisins  s'empressaient  d'accourir 
|l  à  ce  spectacle  :  leur  arrivée  et  leur  séjour  en- 
gageaient cette  ville,  qui  n'est  déjà  pas  trop 
>  riche  ,  à  de  nouvelles  dépenses  qui  achevaient 
;  de  l'épuiser.  Ce  concours  de  monde  y  troublait 


ï  <  )6  C  G  V  K  s 

»  d'ailleurs  et  y  dérangeait  tout.On  pritdonc  le  parti 
»  de  tuer  secrètement  le  dauphin  qu'on  venait  voir. 
»  Ne  pleurez-vous  pas  son  sort?  De  quelles  expres- 
»  sions  ,  de  quelles  figures  vous  enrichirez  cette 
»  histoire  ,  quoiqu'il  ne  soit  pas  besoin  de  votre 
»  art  pour  l'embellir,  et  qu'il  suffise  de  ne  rien 
»  ôter  a  la  vérité'  !  » 

Pline ,  qu'on  a  nommé  le  naturaliste  pour  le  dis- 
tinguer du  précédent ,  appartient  plus ,  comme  ce 
titre  l'indique  assez,  à  la  physique  et  aux  sciences 
naturelles ,  qu'à  la  littérature  •  mais  à  ne  le  con- 
sidérer même  que  comme  écrivain,  l'éloquence 
q  j'ila  répandue  dans  son  ouvrage,  l'imagination 
qui  anime  et  colorie  son  style  ,  lui  donnent  une 
place  éminente  parmi  les  auteurs  du  dernier  âge 
des  lettres  romaines.  On  ne  peut  douter ,  et  c'est 
s  n  plus  grand  éloge ,  qu'il  n'ait  servi  de  modèle 
a  i  célèbre  auteur  de  notre  Histoire  naturelle,  qui , 
par  la  noblesse  et  l'élévation  des  idées,  l'énergie 
de  la  diction ,  la  richesse  des  peintures  et  la  variété 
des  détails  ,  semble  avoir  voulu  lutter  contre  lui. 
Lisez  dans  Pline  la  description  de  l'éléphant  et  du 
Ion  ?  et  vous  croirez  lire  Buffon.  Mais  l'écrivain 
français  l'emporte  par  la  pureté  du  goût  :  l'on  ne 
peut  lui  reprocher,  comme  a  l'auteur  latin,  de 
tomber  dans  la  déclamation,  et  d'être  quelquefois 
dur  et  obscur  en  cherchant  la  précision  et  la  force  : 
ce  sont  là  les  défauts  de  Pline  le  naturaliste.  Son 
livre  d'ailleurs  est  un  monument  précieux  à  tous 
égards ,  et  on  l'a  nommé  avec  raison  X Encyclo- 
pédie des  Anciens.  Il  a  servi  à  marquer  pour  nous 
îe  terme  de  leurs  connaissances.  Tout  s'y  trouve , 
astronomie ,  géométrie  ,  physique  générale  et  par- 
ticulière, botanique,  médecine,  anatomie  ,  miné- 
ralogie, agriculture,  arts  mécaniques,  arts  de  luxe. 
La  seule  nomenclature  des  ouvrages  que  l'auteur 
cite ,  le  nombre  de  ceux  qu'il  dit  avoir  lus  ,  la 
plupart  perdus  aujourd'hui ,  et  qui  forment  des    ; 


DE    LITTERATURE.  tCfJ 

milliers  de  volumes,  suffît  pour  donner  une  idée 
effrayante  de  son  travail  ;  et  quand  on  pense  qu'il 
avait  composé  une  foule  d'autres  ouvrages  que 
nous  n'avons  plus  ,  que  ce  même  homme  fut  toute 
sa  vie  occupé  des  affaires  publiques  ,  fît  la  guerre  ? 
fut  chargé  pendant  plusieurs  années  du  gouver- 
nement d'une  province  ,  et  qu'il  mourut  à  cin- 
quante-six ans  ,  on  ne  concevrait  pas  comment  il 
a  pu  suffire  a  tant  d'objets ,  de  lectures  ?  de  recher- 
ches et  de  fatigues  ,  si  Pline  le  jeune  ,  en  nous  tra- 
çant le  plan  de  vie  que  suivait  son  oncle  ,  ne  nous 
eut  fait  voir  en  lui  l'homme  le  plus  laborieux  qui 
ait  jamais  existé.  Il  faut  jeter  les  yeux  sur  ce  ta- 
bleau pour  apprendre  ce  que  c'est  que  le  travail  ^ 
et  l'on  ne  sera  pas  étonné  que  celui  qui  le  traçait , 
s'accusât  lui-même  de  paresse  ,  en  comparaison 
d'un  semblable  modèle.  Assurémentpeu d'hommes 
seront  capables  des  travaux  de  l'oncle  et  des  scru- 
pules du  neveu.  Voici  comme  ce  dernier  s'expli- 
que dans  une  de  ses  lettres. 

«  Vous  me  faites  un  grand  plaisir  de  lire  avec 
»  tant  de  passion  les  ouvrages  de  mon  oncle,  et 
a  de  vouloir  les  connaître  tous.  Je  ne  me  conten- 
))  terai  pas  de  vous  les  indiquer  :  je  vous  mar- 
»  querai  encore  dans  quel  ordre  ils  ont  été  faits  ; 
»  c'est  une  connaissance  qui  n'est  pas  sans  agré- 
»  ment  pour  les  gens  de  lettres.  Lorsqu'il  corn- 
»  mandait  une  brigade  de  cavalerie ,  il  a  composé 
»  un  livre  de  l'art  de  lancer  le  javelot  à  che- 
»  val  ;  et  dans  ce  livre  l'esprit  et  l'exactitude  se 
»  font  également  remarquer  :  deux  autres ,  de  la 
»  Vie  de  Pomponius  Secundus»  11  en  avait  été 
»  singulièrement  aimé ,  et  il  crut  devoir  cette 
»  marque  de  reconnaissance  à  la  mémoire  de  son 
»  ami.  11  nous  en  a  laissé  vingt  autres  des  Guerres 
»  d' Allemagne ,  où  il  a  renfermé  toutes  celles 
»  que  nous  avons  eues  avec  les  peuples  de  ces 
»  pays.  Un  songe  lui  fit  entreprendre  cet  ouviage. 


198  COVRS 

y>  ^Lorsqu'il  servait  dans  cette  province ,  il  crut 
y>  voir  en  songe  Drusus  Nëron  ,  qui ,  après  y  avoir 
»  fait  de  grandes  conquêtes  ,  y  était  mort  :  ce 
»  prince  le  conjurait  de  ne  le  pas  laisser  enseveli 
»  dans  l'oubli.  Nous  avons  encore  de  lui  trois 
#  livres  intitulés  l'Homme  de  lettres  ,  que  leur 
^-grosseur  obligea  mon  oncle  de  partager  en  six 
»  volumes  :  il  prend  l'orateur  au  berceau  ,  et  ne 
»  le  quitte  point  qu'il  ne  l'ait  conduit  à  la  plus 
y)  haute  perfection  ;  huit  livres  sur  les  façons  de 
»  parler  douteuses  :  il  fît  cet  ouvrage  pendant 
»  les  dernières  années  de  l'empire  de  Néron ,  où 
))  la  tyrannie  rendait  dangereux  tout  genre  d'é- 
»  tude  plus  libre  et  plus  élevé  ;  trente-un  pour 
»  servir  de  suite  à  l'histoire  qu'Aufîdius  Bassus 
»  a  écrite  ;  trente-sept  de  l'Histoire  naturelle. 
J>  Cet  ouvrage  est  d'une  étendue  et  d'une  érudition 
»  infinie  ,  et  presque  aussi  varié  que  la  nature 
»  elle-même.  Vous  êtes  surpris  qu'un  homme 
»  dont  le  tems  était  si  rempli  ,  ait  pu  écrire  tant 
»  de  volumes ,  et  y  traiter  tant  de  différens  su- 
»  jets,  la  plupart  si  épineux  et  si  difficiles. 
»  \ous  serez  bien  plus  étonné  quand  vous  saurez 
»  qu'il  a  plaidé  pendant  quelque  tems  ,  et  qu'il 
»  n'avait  que  cinquante-six  ans  quand  il  est  mort. 
»  On  sait  qu'il  en  a  passé  la  moitié  dans  les  tra- 
»  vaux  que  les  plus  importans  emplois  et  la  con- 
»  fiance  des  princes  lui  ont  imposés.  Mais  c'était 
))  une  pénétration,  une  application,  une  vigilance 
s>  incroyables.  Il  commençait  ses  veilles  aux  fêtes 
»  de  Vulcain ,  dans  le  mois  d'août,  non  pas  pour 
»  chercher  dans  le  ciel  des  présages,  mais  pour 
»  étudier.  11  se  mettait  a  l'étude  ,  en  été ,  dès  qu'il 
»  était  nuit  close  ;  en  hiver ,  à  une  heure  du  matin, 
»  au  plus  tard  a  deux  ,  souvent  à  minuit.  Il  n'était 
»  pas  possible  de  moins  donner  au  sommeil  ,  qui 
»  quelquefois  le  prenait  et  le  quittait  sur  ses  li- 
»  vres.  Avant  le  jour  il  se  rendait  chez  Tempe- 


DE    LITTERATURE.  I  qa 

»  reur  Vcspasien ,  qui  faisait  aussi  un  bon  usage 
»  des  nuits  :  de  là  il  allait  s'acquitter  de  tout  jee 
»  qui  lui  avait  été'  ordonne*.  Ses  affaires  faites  ,  il 
»  retournait  chez  lui  ,  et  ce  qui  lui  restait  de  teins 
»  était  encore  pour  l'étude.  Après  le  dîner  (  tou- 
»  jours  très-simple  et  très-léger  ,  suivant  la  cou- 
»  tume  de  nos  pères  ),  s'il  se  trouvait  quelques 
»  momens  de  loisir ,  en  été  ,  il  se  couchait  au 
»  soleil.  On  lui  lisait  quelques  livres  :  il  en  tirait 
))  des  remarques  et  des  extraits  ;  car  jamais  il  n'a 
»  rien  lu  sans  extraire.  Aussi  avait-il  coutume  de 
»  dire  qu'il  n'y  a  si  mauvais  livre  où  l'on  ne 
»  puisse  apprendre  quelque  chose.  Après  s'être 
»  retire  du  soleil ,  il  se  mettait  le  plus  souvent  dans 
»  le  bain  d'eau  froide.  Il  mangeait  un  luorceau  et 
»  dormait  très-peu  de  tems.  Ensuite ,  et  comme 
»  si  un  nouveau  jour  eût  recommencé  ,  il  repre- 
»  nait  l'étude  jusqu'au  souper.  Pendant  qu'il  sou- 
■»pait,  nouvelle  lecture,  nouveaux  extraits, 
»  mais  en  courant.  Je  me  souviens  qu'un  jour  le 
»  lecteur  ayant  mal  prononcé  quelques  mots,  un  de 
»  ceux  qui  étaient  à  table  l'obligea  de  recom- 
»  mencer.  Quoi!  ne  tavez  — vous  pas  entendu? 
»  (  dit  mon  oncle  ).  Pardonnez  -  mol  (  reprit 
»  son  ami  ).  Et  pourquoi  donc  (  reprit -il  )  le 
^ faire  répéter?  Votre  interruption  nous  coûte 
»  plus  de  dix  lignes.  Voyez  si  ce  n'était  pas  être 
»  bon  ménager  du  tems.  L'été  ,  il  sortait  de  table 
»  avant  que  le  jour  nous  eût  quittés;  en  hiver, 
»  entre  sept  et  huit;  et  tout  cela,  il  Je  faisait  au 
»  milieu  du  tumulte  de  Rome ,  malgré  toutes  les 
»  occupations  que  l'on  y  trouve ,  et  le  faisant 
»  comme  si  quelque  loi  l'y  eût  forcé.  A  la  cam- 
»  pagne ,  le  seul  tems  du  bain  était  exempt  d'é- 
»  tude  ;  je  veux  dire  le  tems  qu'il  était  dans  l'eau  ; 
»  car  pendant  qu  il  en  sortait  et  qu'il  se  faisait 
»  essuyer  ,  il  ne  manquait  pas  de  lire  ou  de  dic- 
»  ter.  Dans  ses  voyages ,  c'était  sa  seule  applica- 


200  COURS 

»  tion  :  comme  si  alors  il  eut  été  plus  de'gagé  de 
»  tous  les  autres  soins,  il  avait  toujours  à  ses  j 
a  cotes  son  livre,  ses  tablettes  et  son  copiste.  11 
'-»  lui  faisait  prendre  ses  gants  en  hiver,  afin  que 
»  îa  rigueur  même  de  la  saison  ne  pût  dérober 
»  un  moment  a   l'étude.  C'était  par  cette  raison 
.*  qu'à  Rome  il  n'allait  jamais  qu'en  chaise.  Je  j 
,»  me  souviens  qu'un  jour  il  me  reprit  de  m' être  ' 
j>  promené.   Vous  pouviez    (  dit-il  )  mettre   ces  \ 
9  heures  à  profit;  car  il  comptait  pour  perdu' 
»  tout   le  tems  que   l'on   n'employait  pas    aux  | 
.-»  sciences.  C'est  par   cette  prodigieuse  assiduités 
..»  qu'il  a  su  achever  tant  de  volumes  ,  et  qu'il  m'a  ' 
»  laissé  cent  soixante  tomes  remplis   de   ses  re-  f 
»  marques ,  écrites  sur  la  page  et  sur  le  revers  en  j 
»  très-petits  caractères  ;  ce  qui  les  multiplie  beau- 
»  coup.  11  me  contait  qu'il  n'avait  tenu  qu'à  lui  J 
»  pendant  qu'il  était  procurateur  en  Espagne  ,  de 
»  les  vendre  à  Lartius  Licinius  quatre  cent  mille 
'$  sesterces,  et  alors  ces  mémoires  n'étaient  pas 
,»  tout-à-fait  en  si   grand   nombre.  Quand    vous 
»  songez  à  cette  immense  lecture ,  à  ces  ouvrages} 
;»  infinis  qu'il  a  composés,  ne  croiriez -vous  pas! 

>  qu'il  n'a  jamais  été  ni  dans  les  charges  ni  dans! 
»  la  faveur  des  princes?  Et  quand  on  vous  dit! 
:»  tout  le  tems  qu'il  a  ménagé  pour  les  belles-let-ji 
»  très ,  ne  commencez-vous  pas  à  croire  qu'il  n'ai 
»  pas  encore  assez  lu  et  assez  écrit  ?  Car ,  d'uni 
»  côté  ,  quels  obstacles  les  charges  et  la  cour  nel 

>  foi  ment- elles  point  aux  études;  et  de  l'autre,} 
:»  que  ne  peut  point  une  si  constante  application  ?ii 
^  C'est  donc  avec  raison  que  je  me  moque  de 
»  ceux  qui  m'appellent  studieux ,  moi  qui  enfl 
»  comparaison  de  lui  suis  un  vrai  fainéant.  Ce4] 
»  pendant  je  donne  à  l'étude  tout  ce  que  les  de- I 
»  voirs  et  publics  et  particuliers  me  laissent  dci 
»  tems.  Et  qui ,  parmi  ceux  même  qui  consacrent  I 
»  toute  leur  vie  aux  belles-lettres ,  pourra  soute- 


DE    LITTERATURE.  2ÔÏ 

»  nir  cette  comparaison  et  ne  pas  rougir  ,  comme 
»  si  le  sommeil  et  la  mollesse  partageaient  ses 
»  jours?  Je  m'aperçois  que  mon  sujet  m'a  em- 
»  porté  plus  loin  que  je  ne  m'étais  proposé.  Je 
»  voulais  seulement  vous  apprendre  ce  que  vous 
»  désiriez  savoir  ,  quels  ouvrages  mon  oncle  a 
»  composés.  Je  m'assure  pourtant  que  ce  que  je 
»  vous  ai  mandé  ne  vous  fera  guère  moins  de  plai- 
»  sir  que  leur  lecture.  Non-seulement  cela  peut 
»  piquer  encore  davantage  votre  curiosité  ,  mais 
»  vous  piquer  vous-même  d'une  noble  émula- 
»  tion.  » 

Nous  avons  une  traduction  complète  de  l'His- 
toire naturelle  de  Pline ,  traduction  médiocre  en 
elle  -  même  ,  mais  précieuse  par  les  recherches 
d'érudition  et  de  physique  dont  elle  est  accom- 
pagnée ,  et  qui  sont  en  partie  le  fruit  des  veilles 
de  plusieurs  savans ,  encouragés  7  il  y  a  environ 
trente  ans,  à  cette  tâche  pénible  par  un  de  nos 
plus  respectables  magistrats  (i) ,  qui ,  chargé  alors 
de  présider  à  la  littérature ,  semblait  être  placé 
dans  le  département  que  son  goût  aurait  choisi  et 
que  la  nature  lui  aurait  indiqué ,  et  qui  ,  appelé 
aux  grandes  places  par  la  renommée  et  par  le 
choix  du  monarque  ?  leur  a  préféré  ce  loisir  noble 
et  studieux ,  cette  liberté  a  la  fois  paisible  et 
active ,  qui  y  pour  les  âmes  douces  et  pures  ,  sen- 
sibles à  l'amitié ,  à  la  nature  et  aux  arts  1  est  la 
source  de  jouissances  que  rien  ne  peut  corrompre  , 
et  d'un  bonheur  que  rien  ne  peut  troubler, 

Cette  traduction ,  en  douze  vol.  in~4°.  ,  est  plus 
faite  pour  les  savans  et  les  littérateurs ,  que  pour 
les  gens  du  monde.  Mais  heureusement  c'est  a 
ceux-ci  qu'on  a  songé  lorsqu'on  nous  a  donné  un 
volume  composé  des  morceaux  les  plus  curieux 
de  Pline  le  naturaliste  >  choisis  avec  goût  ?  classés 


11! 


(i)  M.  d«  Malesherbcs. 


202  COU ES 

avec  méthode,  et  traduits  avec  une  pureté,  une 
élégance  et  une  noblesse  qui  prouvent  une  con- 
naissance réfléchie  des  deux  langues.  Cet  ouvrage  , 
qui  est  un  véritable  service  rendu  aux  amateurs, 
est  de  M.  l'abbé  Guéroult ,  professeur  de  rhéto- 
rique au  collège  d'Harcourt,  et  fait  honneur  à 
F  université ,  qui  compte  l'auteur  parmi  ses  mem- 
bres les  plus  distingués.  On  y  trouve  cette  foule 
de  détails  instructifs  sur  les  mœurs  domestiques 
des  Romains ,  sur  leurs  arts  ,  sur  leur  luxe ,  et 
cette  multitude  de  particularités  historiques  qui 
donne  un  si  grand  prix  a  ce  vaste  monument  que 
Pline  nous  a  transmis.  Les  bornes  qui  me  sont 
prescrites ,  ne  permettent  pas  d'en  rien  citer  ;  je 
ne  puis  que  renvoyer  à  l'abrégé  dont  je  viens  de 
parler ,  les  curieux  d'antiquités  ,  et  je  me  con- 
tenterai de  transcrire  un  ou  deux  morceaux ,  qui 
peuvent  donner  quelque  idée  des  beautés  de  Pline 
et  en  même  tems  de  ses  défauts;  car  ceux-ci  se 
trouvent  quelquefois  à  côté  des  beautés  mêmes, 
et  le  traducteur  n'a  pas  dû  les  faire  disparaître» 
Je  choisis  ,  par  exemple  ,  l'endroit  du  premier 
livre,  où  Pline  parle  de  la  terre. 

«  La  terre  est  le  seul  des  élémens  a  qui  nous 
»  aiyons  donné  .  pour  prix  de  ses  bienfaits ,  un 
»  nom  qui  offre  l'idée  respectable  de  la  maternité. 
«  Elle  est  le  domaine  de  l'homme ,  comme  le  ciel 
»  est  le  domaine  de  Dieu.  Elle  le  reçoit  a  sa  nais- 
»  sance  ,  le  nourrit  quand  il  est  né ,  et  du  moment 
»  où  il  a  vu  le  jour,  elle  ne  cesse  plus  de  lui  servir 
»  de  soutien  et  d'appui  ;  enfin ,  nous  ouvrant  son 
»  sein  quand  déjà  le  reste  de  la  nature  nous  a  re- 
»  jetés  ,  mère  alors  plus  que  jamais ,  elle  couvre 
»  nos  dépouilles  mortelles,  nous  rend  sacrés, 
»  comme  elle  l'est  elle-même  ;  et  c'est  surtout 
»  a  ce  titre  qu'elle  est  pour  nous  un  objet  saint 
»  et  vénérable.  Elle  fait  plus  encore;  elle  porte 
»  nos  titres  et  nos  monumens3  étend  la  durée  de 


DE    LITTÉRATURE.  2o3 

»  notre  nom  ,  et  prolonge  notre  mémoire  au-delà 
»  des  bornes  étroites  de  la  vie.  C'est  la  dernière 
»  divinité'  qu'invoque  notre  colère  :  nous  la  prions 
»  de  s'appesantir  sur  ceux  qui  ne  sont  plus ,  comme 
»  si  nous  ne  savions  pas  qu'elle  seule  ne  s'irrite 
»  jamais  contre  l'homme.  Les  eaux  s'élèvent  pour 
»  retomber  en  pluies  orageuses;  elles  se  durcissent 
»  en  grêle  ?  se  gonflent  en  vagues ,  se  précipitent 
»  en  torrens  ;  l'air  se  condense  en  nuées  ,  se  dé- 
»  chaîne  en  tempêtes  ;  mais  la  terre  est  bienfai- 
»  santé  ,  douce  ,  indulgente ,  toujours  empressée  à 
»  servir  les  mortels.  Que  de  tributs  nous  lui  arra- 
»  chons  !  que  de  pre'sens  elle  nous  offre  d'elle- 
»  même  !  quelles  couleurs  !  quelles  saveurs  !  quels 
»  sucs  !  quels  touchers  !  quelles  odeurs  !  Comme 
»  elle  est  fidelle  à  payer  l'intérêt  du  dépôt  qu'on 
»  lui  confie  !  combien  d'êtres  elle  nourrit  pour 
r>  nous  !  S'il  existe  des  animaux  venimeux ,  l'air 
»  qui  leur  donne  la  vie  en  est  seul  coupable.  Elle 
»  est  contrainte  d'en  recevoir  le  germe  7  et  de  les 
»  soutenir  lorsqu'ils  sont  éclos  ;  mais  elle  répand 
»  en  tous  lieux  les  herbes  salutaires  :  toujours 
»  elle  est  en  travail  pour  l'homme,  et  peut-être 
»  les  poisons  mêmes  sont-ils  un  don  de  sa  pitié.  » 
Ce  morceau  est  d'un  ton  absolument  oratoire 
et  même  poétique.  Il  est  brillant  ;  mais  toutes  les 
idées  en  sont-elles  bien  justes  ?  Est-il  vrai  que  la 
terre  (  en  lui  attribuant  tout  le  pouvoir  que  l'au- 
teur lui  donne  figurément)  ne  fasse  jamais  de  mal 
à  l'homme?  Et  quand  les  volcans  ouvrent  leur 
sein  pour  y  engloutir  des  villes  entières  ?  quand  les 
tremblemens  de  terre  bouleversent  un  royaume  ? 
De  plus  j  tout  le  bien  qu'elle  fait  lui  appartient-il 
exclusivement?  Sans  ces  pluies  dont  parie  Pline 
pour  s'en  plaindre  fort  injustement ,  sans  le  soleil 
dont  il  ne  parle  pas,  que  deviendrait  cette  terre 
si  bienfaisante?  Avouons-le  :  il  fallait  laisser  aux 
poètes  exalter  la  divinité  de  la  terre  aux  dépens 


204  COUR  5 

de  quelques  autres  ;  mais  un  philosophe  devak. 
plutôt  nous  faire  voir  cette  harmonie  des  élé-  j 
mens ,  qui  ,  ne  pouvant  rien  pour  nous  l'un  sans 
l'autre  ,  se  combinent  pour  nous  être  utiles ,  et 
dont  la  concorde  éternelle  produit  l'éternelle  fé- 
condité. Je  n'étendrai  pas  plus  loin  la  critique  sur 
ce  morceau  qui  a  de  l'intérêt  et  de  l'éclat ,  mais 
qui  n'est  pas  exempt ,  comme  on  le  voit ,  de  dé- 
clamation; car  on  appelle  ainsi  tout  ce  qui  tend  à 
agrandir  les  objets  aux  dépens  de  la  vérité. 

Cicéron  nous  a  fait  tant  de  plaisir,  que  nous 
devons  en  trouver  aussi  à  voir  quel  hommage  lui 
a  rendu  Pline ,  lorsqu'en  parlant  des  honneurs  que 
les  lettres  et  les  talens  de  l'esprit  ont  reçus  des  Ro- 
mains, il  iui  adresse  cette  éloquente  apostrophe  : 
«  Pourrai-je  ,  sans  crime ,  passer  ton  nom  sous  si- 
3)  lence  7  ô  Cicéron  ?  Que  célébrerai- je  en  toi 
»  comme  le  titre  distinctif  de  ta  gloire  ?  Ah  !  sans 
»  doute ,  il  suffira  d'attester  cet  hommage  flatteur 
»  qu'un  peuple  entier  y  qu'un  peuple  tel  que  celui 
»  de  Rome  rendit  k  tes  sublimes  talens ,  et  de 
»  choisir  dans  toute  la  suite  d'une  si  belle  vie  les 
»  seules  actions  qui  signalèrent  ton  consulat.  Tu 
»  parles ,  et  les  tribus  romaines  renoncent  à  la  loi 
»  agraire,  à  cette  loi  qui  leur  assurait  les  premiers 
»  besoins  de  la  vie.  Tu  conseilles  :  elles  pardon- 
»  nent  à  Roscius,  auteur  de  la  loi  qui  réglait  les 
»  rangs  au  spectacle ,  et  consentent  à  une  distinc- 
»  tion  injurieuse  pour  elles.  Tu  persuades ,  et  les 
»  enfans  des  proscrits  se  condamnent  eux-mêmes 
»  à  ne  plus  prétendre  aux  honneurs.  Catilina  fuit 
»  devant  ton  génie  :  c'est  toi  qui  proscris  Marc 
»  Antoine.  Reçois  mon  hommage ,  ô  loi  qui  le 
»  premier  fus  nommé  Père  de  la  patrie  ,  toi  qui  le 
»  premier  méritas  le  triomphe  sans  quitter  la  toge, 
»  et  le  premier  obtint  les  lauriers  de  la  victoire 
»  avec  les  seuls  armes  de  la  parole  ;  toi ,  le  père 
»  de  l'éloquence  et  des  lettres  latines \  toi  enfin, 


DE    LITTÉRATURE.  203 

7)  pour  me  servir  des  expressions  de  César,  autre- 
»  lois  ton  ennemi ,  toi  qui  remportas  le  plus  beau 
»  de  tous  les  triomphes,  puisqu'il  est  plus  glo- 
»  rieux  d'avoir  étendu  pour  les  Romains  les  limites 
»  du  génie ,  que  d'avoir  reculé  les  bornes  de  leur 
»  Empire.  » 


FIN    DU    SECOND    LIVRE, 


206  COURS 

WMMJWLMJ  J1MP  JJMMMX.mUU»  l  IIW— WU  ■JllHJWWi  MM*  MME— — !^B»«— — 

ANCIENS. 

LIVRE  TROISIEME. 
HISTOIRE,  PHILOSOPHIE 

ET  LITTÉRATURE  MÊLÉE. 
CHAPITRE  PREMIER. 

Histoire. 
SECTION    PREMIERE. 

Historiens  grecs  et  romains  de  la  première 
classe* 

XVhistotre,  dans  les  premiers  tems,  parait 
n'avoir  été  confiée  qu'à  la  poésie,  qui  parlait  a 
l'imagination  et  se  gravait  dans  la  mémoire  ,  ou 
aux  monumens  publics ,  qui  semblaient  propres  à 
perpétuer  le  souvenir  des  grands  événemens.  On 
les  déposait  sur -l'airain,  sur  la  pierre,  sur  les 
statues,  sur  les  tombeaux,  sur  les  médailles;  et 
c'est  ce  qui  fait  que  ces  dernières,  dont  un  grand 
nombre  a  échappé  aux  ravages  du  lems  ,  sont 
devenues  un  objet  de  recherche  pour  les  curieux 
d'antiquité ,  et  ont  servi  souvent  à  éclaircir  ou  à 
constater  les  faits  et  les  époques  des  siècles  les 
plus  reculés.  L'ouvrage  le  plus  anciennement  ré- 
digé en  forme  d'histoire,  que  la  littérature  grecque 
nous  ait  transmis  (  car  il  n'est  ici  question  ni  des 
livres  sacrés 3  ni  des  écrivains  orientaux  ) ,  est  celui 


DE    LITTÉRATURE:  20f 

d'Hérodote ,  nommé  par  cette  raison  le  Père  de 
l'Histoire* 

C'est  à  lui  que  l'on  doit  le  peu  que  nous  con- 
naissons des  anciennes  dynasties  des  Medes,  des 
Perses ,  des  Phéniciens  ,  des  Lydiens ,  des  Grecs  , 
des  Egyptiens ,  des  Scythes.  Il  vivait  environ  cinq 
siècles  avant  l'ère  chrétienne ,  et  avait  voyagé  dans 
l'Asie  mineure ,  dans  la  Grèce  et  dans  l'Egypte. 
Les  noms  des  neuf  Muses,  donnés  par  ses  con- 
temporains aux  neuf  livres  qui   composent  son 
histoire  ,  sont  un  témoignage  de  l'estime  qu'en 
faisaient  les  Grecs,  à  qui  l'auteur  en  fît  la  lec- 
ture dans  l'assemblée  des  jeux  olympiques  ;   et 
cet  honneur  qu'on  lui   rendit  ,  doit  aussi  leur 
donner  un  caractère  d'autorité,  non  qu'il  faille  en 
I  conclure    que  tous  les  faits  qu'il  rapporte  sont 
I  incontestables.  Puisque  nos  histoires  modernes  ne 
sont  pas  elles-mêmes  à  l'abri  de  la  critique,  à  plus 
forte  raison  ce  qui  n'est  fondé  que  sur  des  txadi- 
;  tions  si  éloignées ,  est-il  soumis  a  la  discussion  et 
•  susceptible  de  laisser  des  doutes.  D'ailleurs ,  le 
goût  si  connu  des  Grecs  pour  le  merveilleux  et 
\  pour  les  fables,  goût  qui  leur  a  été  si  souvent 
V  reproché  par  les  écrivains  latins,  peut  rendre  sus- 
pecte leur  véracité.  Mais  aussi  on  est  tombé  dans 
!5  un  autre  excès  en  rejetant  trop  légèrement  tout  ce 
■  qui  ne  nous  a  pas  paru  conforme  à  des  régies  de 
r  vraisemblance  qu'il  n'est  pas  possible  de  déter- 
I  miner  d'une  manière   bien  positive  j    car  dan» 
[l  l'histoire,  comme  dans  le  drame, 

Le  vrai  peut  quelquefois  ifêtre  pas  vraisemblable. 

i  Nous  semmes  trop  portés  à  régler  la  mesure  des 
j  probabilités  sur  celles  de  nos  idées  communes  et 
[1  de  nos  connaissances  imparfaites.  La  distance  des 
y  tems  et  des  lieux  ,  et  la  diversité  des  religions  , 
i>  des  mœuîs  ,  des  coutumes  et  des  préjugés  ,  ont 
!    placé  les  Anciens  et  les  Modernes  à  un  si  grand 


ao8  cours 

éloignement  les  uns  des  autres ,  que  les  derniers 
ne  doivent  prononcer  qu'avec  beaucoup  de  pré- 
caution quand  il  s'agit  de  se  rendre  juges  de  ce 
que  les  premiers  ont  pu  faire  ou  penser.  L'expé- 
rience doit  ici,  comme  en  tout,  servir  de  leçon  : 
plus  d'une  fois  elle  a  démontré  réel  ce  qui  ne 
semblait  pas  croyable  7  et  en  dernier  lieu  des 
voyageurs  très-instruits  ont  vérifié  sur  les  lieux 
ce  quTïérodote  avait  écrit  de  l'Egypte  ,  et  ce 
qu'on  avait  regardé  comme  fabuleux.  Il  peut  y 
avoir  autant  d'ignorance  a  tout  rejeter  qu'à  tout 
croire ,  et  la  différence  alors  n'est  que  de  la  sim- 
plicité à  la  présomption.  11  faut  se  défier  égale- 
ment de  toutes  deux  :  celui  qui  sait  beaucoup 
doute  souvent,  et  le  doute  conduit  à  l'examen 
et  à  l'instruction  ;  celui  qui  sait  peu  est  prompt 
à  nier,  et  manque  l'occasion  de  s'instruire.  Au 
rçste,  cet  examen  n'est  pas  de  mon  sujet,  et 
je  dois  surtout  considérer  les  historiens  comme 
écrivains  et  hommes  de  lettres.  Je  ne  puis  donc 
offrir  qu'un  aperçu  très-rapide  sur  ceux  des  his- 
toriens de  la  Grèce  et  de  Rome ,  que  le  suffrage 
de  tous  les  siècles  a  mis  au  nombre  des  auteurs 
classiques. 

Après  Hérodote ,  dont  on  estime  la  clarté  ,  l'é- 
légance et  l'agrément,  mais  en  qui  l'on  désirerait 
plus  de  méthode  7  plus  de  développemens ,  plus 
de  critique ,  parut  Thucydide ,  qui  a  écrit  cette 
fameuse  guerre  du  Péloponese,  entre  Athènes  et 
Lacédémone,  qui  dura  vingt-sept  ans.  11  en  a 
rapporté  la  plus  grande  partie  comme  témoin  et 
même  comme  acteur;  car  il  fut  chargé  d'un 
commandement,  et  les  Athéniens,  qui  le  banni- 
rent pour  avoir  mal  fait  la  guerre  ,  honorèrent 
ensuite  et  récompensèrent  comme  historien  celui 
qu'ils  avaient  puni  comme  général.  On  lui  repro- 
che deux  défauts  assez  opposés  l'un  a  l'autre  :  il  est 
trop  concis  dans  sa  narration ,  et  trop  long  dan* 


DE    LITTÉRATURE.  2og 

ses  harangues.  11  a  beaucoup  de  pensées,  mais  elles 
sont  quelquefois  obscures  ;  il  a  dans  son  style  la 
gravite  d'un  philosophe ,  mais  il  en  laisse  un  peu 
sentir  la  sécheresse.  Aussi  le  lit-on  avec  moins  de 
|  '  plaisir  que  Xénophon  ,  qui  écrivit  quelque  tems 
après  lui ,  et  qu'on  a  surnommé  / Abeille  attique  , 
pour  désigner  la  douceur  de  son  style.  Ce  fut  lui 
qui  publia  et  continua  l'histoire  de  Thucydide , 
a  laquelle  il  ajouta  sept  livres.  Il  avait  été  disciple 
de  Socrate  ,  et  commandait  dans  cette  mémorable 
Retraite  des  dix  mille  ,  l'une  des  merveilles  de 
l'antiquité ,  et  dont  il  était  digne  d'écrire  l'histoire. 
11  fut,  comme  César,  l'historien  de  ses  propres 
exploits  :  comme  lui,  il  joignit  le  talent  de  les 
écrire  à  la  gloire  de  les  exécuter  :  comme  lui ,  il 
mérite  une  entière  croyance,  parce  qu'il  avait  des 
témoins  pour  juges.  Ce  dernier  mérite  n'est  pas 
celui  de  la  Cyropédie ,  dans  laquelle ,  au  jugement 
de  Cicéron  ,  il  a  moins  consulté  la  vérité  histori- 
que,  que  le  désir  de  tracer  le  modèle  d'un  prince 
accompli  et  d'un  gouvernement  parlait.  Si  les  gens 
de  Fart  étudient  comme  général  dans  la  Retraite 
des  dix  mille ,  on  l'admire  comme  philosophe  et 
comme  homme  d'Etat  dans  ce  livre  charmant  de 
la  Cyropédie ,  qu'on  peut  comparer  a  notre  Télé- 
maque.  On  a  dit  de  Xénophon,  que  les  Grâces 
reposaient  sur  ses  lèvres  :  on  peut  ajouter  qu'elles 
y  sont  près  de  la  Sagesse. 

Depuis  lui  jusqu'à  Fénéion  ,  nul  homme  n'a 
possédé  au  même  degré  le  talent  de  rendre  la  vertu 
aimable.  Les  Anciens  ne  parlent  de  lui  qu'avec 
vénération ,  et  l'on  sait  que  Scipion  et  Lucullus 
faisaient  leurs  délices  de  ses  ouvrages.  Cet  homme, 
qui  eut  dans  ses  écrits  tout  le  charme  de  l'élo- 
quence attique  ,  avait  dans  l'ame  la  force  d'un 
Spartiate.  11  sacrifiait  aux  dieux ,  la  tête  couronnée 
de  fleurs  :  tout  à  coup  on  vient  lui  apprendre  que 
son  fils  a  été  tué  à  la  bataille  de  Mantinée.  Il  ôte 


210  COURS 

ses  couronnes  et  verse  des  larmes  ;  mais  lorsqu'on 
ajoute  que  ce  fils ,  combattant  jusqu'au  dernier 
soupir,  a  blessé  mortellement  le  général  ennemi  1 
il  reprend  ses  couronnes  :  Je  savais  ,  dit-il ,  que 
mon  fils  était  mortel  >  et  sa  gloire  doit  me  con- 
soler de  sa  mort. 

Nous  avons  de  lui  beaucoup  d'autres  ouvrages , 
entre  autres  un  Eloge  d'Agésilas  ,  roi  de  Lacé- 
démone;  un  Recueil  des  paroles  mémorables  de 
Socrate ,  et  V Apologie  de  ce  philosophe.  Mais 
ses  deux  chefs-d'œuvre  sont  la  Pœtraite  des  dix 
mille  et  làCyropédie. 

Quintilien  compare  Tite-Live  à  Hérodote ,  et 
Saliuste  à  Thucydide.  Je  serais  tenté  de  croire  que 
l'admiration  des  Romains  pour  la  littérature  grec- 
que ,  qui  avait  servi  de  modèle  à  la  leur ,  et  ce 
vieux  respect  que  l'on  conserve  pour  ses  maîtres  , 
mettaient  un  peu  de  préjugé  dans  cet  avis  de 
Quintilien  ,  d'ailleurs  si  judicieux  et  si  éclairé. 
Quant  à  nous  autres  Modernes  ,  qui  avons  une 
égale  obligation  aux  Grecs  et  aux  Latins ,  il  me 
semble  que  nous  préférerions  Tite-Live  à  Héro- 
dote, et  Saliuste  à  Thucydide  ?  par  la  raison  que 
les  deux  historiens  latins  sont  bien  plus  grands 
coloristes  et  meilleurs  orateurs  que  les  deux  his- 
toriens grecs.  Les  couleurs  de  Tite-Live  sont  plus 
douces  ;  celles  de  Saliuste  sont  plus  fortes.  L'un 
se  fait  admirer  par  sa  facilité  brillante  ,  l'autre 
par  sa  rapidité  énergique.  Le  goût  de  Tite-Live 
est  si  parfait ,  que  Quintilien  le  cite  à  côté  de 
Cicéron ,  en  indiquant  ces  deux  auteurs  comme 
ceux  qu'il  faut  mettre  de  préférence  entre  les 
mains  des  jeunes  gens.  «  Sa  narration,  dit-il,  est 
»  singulièrement  agréable  et  de  la  clarté  la  plus 
»  pure.  Ses  harangues  sont  d'une  éloquence  au 
»  dessus  de  toute  expression.  Tout  y  est  parfaite - 
y>  ment  adapté  aux  personnes  et  aux  circonstances. 
»  Il  excelle  surtout  à  exprimer  les   sentimens 


DE    LITTERATURE*  2ÎÎ 

»  doux  et  touchans,  et  nul  historien  n'est  plus 
»  palhe'tique.  » 

Cet  éloge  est  juste  dans  tous  les  points ,  et  Ton 
oeut  ajouter  que  le  génie  de  Tite-Live ,  sans  jamais 
laisser  voir  le  travail  ni  l'effort,  paraît  s'élever 
îaturellement  jusqu'à  la  grandeur  romaine,  Ii 
l'est  jamais  au  dessus  ni  au  dessous  de  ce  qu'il 
\aconte.  Ses  harangues  1  que  les  Anciens  admi- 
rent et  que  les  Modernes  lui  ont  reprochées  ? 
ont  si  belles ,  que  leur  censeur  le  plus  sévère 
regretterait  sans  doute  qu'elles  n'existassent  pas  ; 
:t  je  prouverai  tout-à-1'heure  que  ce  n'était  pas 
les  beautés  hors  de  place,  et  qu'on  ne  peut  pas  lui 
appliquer  le  bon-mot  si  connu  de  Plutarque  :  Tu 
i5  tenu  hors  de  propos  un  très-beau  propos. 
Sa  réputation  s'étendit  fort  loin  ,  même  de  soh 
ivant ,  s'il  est  vrai ,  comme  on  le  dit ,  qu'un  ha- 
ntant de  Cadix ,  qui  dans  ce  tems  était  pour  les 
iilomains  une  extrémité  du  Monde  ,  partit  de  son 
<>ays  pour  voir  Tite-Live ,  et  s'en  retourna  aussi- 
ôt  après  l'avoir  vu.  Saint  Jérôme  ,  dans  une  lettre 
«fil  écrit  à  Paulin,  dit  très-heureusement  à  ce 
•  ujet  :  «  C'était  sans  doute  une  chose  bien  extraor- 
dinaire, qu'un  étranger  entrant  dans  une  ville 
telle  que  Rome,  y  cherchât  autre  chose  que 
h  Rome  même.  » 

I  On  sait  que  dans  son  ouvrage,  composé  de  cent 
uarancc  livres,  il  avait  embrassé  toute\i'étendue 
e  l'histoire  romaine ,  depuis  la  fondation  de  Rome 
usqu'à  la  mort  de  Drusus,  petit-fils  d'Auguste.  Il 
e  nous  en  reste  que  trente-cinq  livres  ,  et  le  tems 
'a  pas  épargné  davantage  Tacite  et  Salluste.  Ces 
ertes,  si  déplorables  pour  ceux  dont  les  lettres 
ant  le  bonheur  ,  ne  seront  probablement  jamais 
éparées. 

Il  fut  très-aimé  d'Auguste  ;  ce  qui  ne  Tempe- 
ha  pas  de  donner  dans  ses  écrits  les  plus  grandes 
ouanges  au  parti  républicain  ,  à  Brutus ,  k  Cassius, 


212  COURS 

et  particulièrement  à  Pompée ,  au  point  qu'Auguste  i 
l'appelait  le  Pompéien.  Sous  Tibère,  i'historierï 
Crémutius  Cordus   fut  accusé  devant  le  sénat  dt  ' 
crime  de  leze-majesté ,  pour  avoir  appelé  Brutu;  : 
le  dernier  des  Romains,  et  fut  obligé  de  se  do*l 
ner  la  mort.  On  peut  juger  par  ce  seul  trait ,  quel 
progrès  d'un  règne  à  l'autre  avait  fait  la  servitude  «5 
L'abbé  Desfontaines  a  reproché   à  Tite-Liv( 
de  s'être  laissé  trop  éblouir  par  la  grandeur  d< 
Rome  ,  et  d'avoir  parlé  de  cette  ville  naissante! 
comme  de  la  capitale  du  Monde  :  je  ne  crois  par] 
<:e  reproche  fondé.  Rome  n'eut  jamais  plus  de 
véritable  grandeur  que  dans  ses  premiers  siècles  | 
qui  furent  ceux  de  la  vertu,  du  courage  et  du* 

f patriotisme  ;  et  ce  n'est  pas  quand  son  empire  fui 
e  plus  étendu  qu'elle  eut  plus  de  gloire  réelle  ! 
C'est  en  effet  lorsqu'elle  combattait  pour  ses  foyer: j 
contre  Pyrrhus  et  contre  Carthage,  que  le  peupLj 
romain  se  montra  le  premier  peuple  de  l'Univers  i 
et  ce  grand  caractère  qui  annonçait  ce  qu'il  devin) 
dans  la  suite,  c'est-à-dire,  le  dominateur  de 
nations,  devait  se  retrouver  sous  la  plume  d\ 
Tite-Live. 

On  l'accuse  de  faiblesse  et  de  superstition ,  parc 
qu'il  rapporte  très-sérieusement  une  foule  de  prej 
diges.  Je  ne  sais  s'il  faut  en  conclure  qu'il  le 
croyait.  Le  plus  souvent  il  ne  les  donne  crue  poui 
des  traditions  reçues,  et  il  ne  pouvait  se  dispense' 
d'en  parler.  Ces  prodiges  étaient  une  partie  esseni 
tielle  de  l'histoire ,  dans  un  Empire  où  tout  étai 
présage  et  auspice,  où  l'on  ne  faisait  pas  une  dé 
marche  importante  sans  observer  l'heure  du  jou 
et  l'état  du  ciel.  Je  crois  bien  que  du  tems  d'An 
guste  ,  et  même  avant  lui ,  on  commençait  à  êtr< 
moins  superstitieux;  mais  le  peuple  l'était  tou 
jours,  et  la  politique  savait  et  devait  tirer  part 
de  ce  puissant  ressort  de  la  croyance  générale 
dont  les  effets  sont  généralement  bons  dans  tou 


DE    LITTERATURE.  2l3 

[ouvernement,  même  quand  la  croyance  est  erro- 
ice.  Il  n'y  a  que  l'irréligion  qui  soit  essentielle- 
nent  ennemie  de  tout  ordre  social  et  moral.  Aussi 
le  tout  lems  le  sénat  avait  plié  la  religion  et  les 
tuspices  aux  intérêts  publics.  Les  livres  des  Si- 
>ylles  que  Ton  ouvrait  de  tems  en  tems ,  étaient 
évidemment  comme  les  centuries  de  Nostradamus, 
)ù  Ton  trouve  tout  ce  que  l'on  veut  :  mais  on  se 
noque  de  Nostradamus,  et  l'on  révérait  les  Si- 
bylles. Ces  notions  suffisent  pour  nous  persuader 
]ue  Tite-Live  et  les  autres  historiens  se  croyaient 
)bligés  de  ne  rien  témoigner  de  ce  qu'ils  pensaient 
le  ces  prodiges ,  et  se  souciaient  fort  peu  de  dé- 
romper  personne.  Ce  n'est  pas  pourtant  que  je 
•  oulusse  assurer  que  Tite-Live  n'eût  sur  ce  point 
nucune  crédulité  :  je  dis  simplement  que  ce  qu'il 
x  écrit  ne  peut  pas  être  regardé  comme  une  preuve 
le  ce  qu'il  pensait.  Il  est  très-possible  qu'avec  un 
^eau  génie  on  croie  à  la  fatalité  et  à  la  divination. 
un  soupçonnerait  volontiers ,  en  lisant  Tacite  , 
flp'il  croyait  à  l'une  et  a  l'autre. 
[    Salluste  paraît  s'être  proposé  pour  modèle  la 
brécision  et  la  gravité  de  Thucydide,  et  l'on  dit 
Hnême  qu'il  avait  beaucoup  emprunté  de  cet  au- 
teur. Salluste  ,  dit  Quintilien,  a  beaucoup  traduit 
i  lu  grec.  Il  faut  apparemment  que  ce  soit  dans  les 
lioitres  ouvrages  qu'il  avait  composés ,  et  que  nous 

ivons  perdus  ;  car  on  ne  voit  aucune  trace  de  ces 
traductions  dans  ce  qui  nous  est  resté.  Il  avait 
Ecrit  une  grande  partie  de  l'histoire  romaine  ;  mais 
i  m  imitant  la  brièveté  de  Thucydide ,  il  lui  donna 

encore  plus  de  nerf  et  de  force  :  un  passage  de 
i>éneque  fait  sentir  cette  différence.  «Dans  l'au- 
3 ;>  teur  grec   (dit-il),  quelque  serré  qu'il  soit, 

I)  vous  pourriez  encore  retrancher  quelque  chose, 
►  >  non   pas   sans   rien  diminuer  du  mérite  de  la 

II)  diction  ,   mais  du  moins  sans  rien  ôter  de  la 
i)  plénitude  des  pensées.  Dans  Salluste,  un  mot 


2l4  COURS 

»  supprime,  le  sens  est  détruit;  et  c'est  ce  que 
»  n'a  pas  senti  Tite-Live  ,  qui  lui  reprochait  de 
»  défigurer  les  pensées  des  Grecs  et  de  les  affai- 
»  blir ,  et  qui  lui  préférait  Thucydide  ,  non  qu'il 
»  aimât  davantage  ce  dernier,  mais  parce  qu'il 
»  le  craignait  moins ,  et  qu'il  se  flattait  de  se  j 
»  mettre  plus  aisément  au  dessus  de  Salluste,  s'il 
»  mettait  d'abord  Salluste  au  dessous  de  Thu- 
»  cydide.  » 

Ce  morceau  fait  voir  que  Tite-Live ,  dont  on 
croit  volontiers  les  mœurs  aussi  douces  que  le 
style,  était  pourtant  capable  des  injustices  de  la 
jalousie ,  tant  il  est  vrai  que ,  pour  se  mettre  au 
dessus  de  ce  vice  attaché  à  l'imperfection  humaine, 
il  ne  suffit  pas  d'un  grand  talent  qui  est  rare  ;  il 
iaut  une  grande  ame,  qui  est  plus  rare  encore. 

Aulu-Gelle  appelle  Salluste  un  auteur  savant 
en  brièveté  >  un  novateur  en  fait  de  mots  ;  ce 
qui  ne  veut  pas  dire  qu'il  inventait  de  nouveaux 
termes,  mais  qu'il  en  faisait  un  usage  nouveau. 
«  L'élégance  de  Salluste ,  dit-il  ailleurs  ,  la  beauté 
y>  de  ses  expressions  et  son  application  à  en  cher- 
»  cher  de  nouvelles  ,  trouvèrent  beaucoup  de 
»  censeurs, même  parmi  des  hommes  d'une  classe 
»  distinguée  ;  mais  dans  un  grand  nombre  de 
»  remarques  critiques  qu'ils  ont  faites  sur  ses  ou- 
»  vrages  ,  on  en  trouve  quelques-unes  de  bien 
«  fondées ,  et  beaucoup  où  il  y  a  plus  de  mali- 
»  gnité  que  de  justesse.  » 

11  ne  faut  pas  compter  Lénas  ,  affranchi  de 
Pompée  ,  qui  appelait  Sailuste  un  très  -  mal* 
adroit  voleur  des  expressions  de  Caton  l ancien: 
ce  n'était  qu'une  injure  grossière  d'un  ennemi  et 
d'un  ennemi  vil.  Mais  d'ailleurs  ce  n'étaient  pas 
en  effet  des  hommes  médiocres  qui  reprochaient  à 
Salluste  de  l'obscurité  dans  le  style,  et  l'affecla- 
tion  de  rajeunir  de  vieux  termes,  c'éiait  Jules- 
César  qui  l\iimait  et  qui  fit  sa  fortune  ;  c'était 


DE    LITTÉRATURE.  2l5 

le  célèbre  Asinius  Poîlion  ,  cet  homme  d'un  goût 
&i  fin  et  si  délicat,  ce  protecteur  d'autant  plus 
cher  aux  gens  de  lettres,  qu'il  était  homme  de 
lettres  lui-même.  Il  avait  eu  le  même  maître  que 
Salluste  :  ce  maître  étoitun  grammairien  nommé 
Prétextatus ,  qui  ,  voyant  que  son  élevé  Salluste 
montrait  de  la  disposition  pour  le  genre  histo- 
rique ,  lui  donna  un  précis  de  toute  l'histoire 
romaine  ,  afin  qu'il  y  choisît  la  partie  qu'il  vou- 
drait traiter.  Il  écrivit  d'abord  la  guerre  de  Cati- 
I  lina ,  et  ensuite  celle  de  Jugurtha  ;  il  avait  été 
:  témoin  de  la  première.  Il  composa  l'histoire  des 
guerres  civiles  de  Marius  et  de  Sylla,  jusqu'à  la 
mort  de  Sertorius  ,  et  des  ti  oubles  passagers  excités 
par  Lépide  après  la  mort  du  dictateur  Sylla,  et 
étouffés  par  Catulus.  Tout  ce  morceau ,  qui  sans 
i  doute  était  précieux ,  a  péri  presque  entièrement  : 
il  n'en  reste  plus  que  quelques  lambeaux. 

Si  les  censeurs  ont  poussé  trop  loin  la  critique 
à   l'égard  de  Salluste  ,  d'autres   ont  exagéré  la 
louange.  Martial  l'appelle  le  premier  des  histo- 
riens romains  (i),  et  il  n'est  pas  le  seul  de  cet 
ayis.  J'avoue  que  je  lui  préférerais  Tite-Live  et 
Tacite,  l'un  pour  la  perfection  du  style,  l'autre 
pour  la  profondeur  des  idées.  Sans  vouloir  pro- 
noncer sur  le  choix  de  ses  termes ,  dont  nous  ne 
sommes  pas  juges  assez  compétens  ,  on  ne  peut  se 
dissimuler  qu'il  y  a  quelque  affectation  dans  son 
style,  et  toute  affectation  est  un  défaut.  On  ne 
peut  excuser  non   plus  ses  longs  préambules  et 
I  ses  digressions  morales ,  qui  ne  tiennent  pas  assez 
j  au  sujet  principal ,  et  dont  l'objet  est  vague  et 
le  fond  trop  commun.  Il  s'en  faut  bien  que  sa 
i  morale  et  sa  politique  vaillent  celle  de  Tacite  , 
I  qui  dans  ce  genre  n'a  rien  au  dessus  de  lui.  Un 
autre  grief  contre  Salluste ,  c'est  sa  partialité  à 

(i)  Crispus ,  romand  primus  in  historid. 


Sl6  COURS 

i'égard  de  Cicéron.  Ce  grand-homme  a  marque 
les  deux  principaux  devoirs  de  l'historien ,  de  ne 
rien  dire  de  faux  et  de  ne  rien  omettre  de  vrai. 
Salluste  est  irréprochable  sur  le  premier  article  ; 
et  comment  ne  le  serait-il  pas?  Il  parlait  d'évé- 
nemens  publics  dont  tous  ses  lecteurs  avaient  été 
témoins.  Mais  il  est  une  autre  espèce  de  men- 
songe très-familier  à  la  haine,  le  mensonge  de 
réticence  ;  et  celui-là ,  moins  choquant  que  l'im- 
posture formelle ,  est  aussi  coupable  et  plus  lâche , 
parce  que  la  méchanceté  se  cache  pour  ne  pas 
rougir.  Le  sénat  décerne  des  actions  de  grâces  à 
Cicéron ,  conçues  dans  les  termes  les  plus  hono- 
rables ,  pour  avoir  délivré  la  République  du  plus 
grand  danger  sans  effusion  de  sang.  C'est  un  acte 
public  et  solennel ,  dont  tous  les  historiens  font 
mention  :  Salluste  n'en  parle  pas.  Catulus  et 
Caton,  dans  une  assemblée  du  sénat,  donnent  à 
Cicéron  le  nom  glorieux  de  Père  de  la  patrie  , 
que  Pline ,  Juvénal  et  tant  d'autres  écrivains  ont 
rappelé,  et  que  la  postérité  lui  a  conservé  :  Salluste 
n'en  parle  pas.  Les  magistrats  de  Capoue ,  la  pre- 
mière ville  municipale  d'Italie ,  décernent  à  Cicé- 
ron une  statue  pour  avoir  sauvé  Rome  pendant  son 
consulat  :  Salluste  n'en  parle  pas.  Enfin  le  sénat 
lui  accorde  un  honneur  dont  il  n'y  avait  point 
d'exemple  ;  il  ordonne  ce  qu'on  appelait  des  sup- 
plications dans  les  temples ,  et  ce  qui  n'avait 
jamais  lieu  que  pour  les  triomphateurs.  Cette  dis- 
tinction inouïe  est  assez  remarquable  :  Salluste 
n'en  parle  pas.  Il  y  a  plus  :  qu'on  lise  son  his- 
toire de  la  guerre  de  Catilina  :  tout  y  est  par- 
faitement détaillé,  excepté  ce  que  fît  Cicéron, 
sans  lequel  rien  ne  se  serait  fait.  Est-ce  là  la  fidé- 
lité de  l'histoire  ?  Est-ce  là  remplir  son  objet  le 
plus  utile  et  le  plus  respectable,  celui  de  montrer 
la  punition  du  crime  et  la  récompense  de  la  vertu? 
Mais  comme  la  passion  raisonne  mail  Comment 


DE    LITTÉRATURE.  M^ 

Salluste  n'a-t-il  pas  senti  que  ce  silence  j  qui , 
dans  un  homme  indifférent,  serait  une  omission 
condamnable ,  dans  un  ennemi  était  une  bassesse 
odieuse?  En  se  taisant  sur  des  faits  publics,  croyait- 
il  les  faire  oublier  ?  Croyait-il  que  d'autres  ne 
les  écriraient  pas?  N'a-t-il  pas  dû  prévoir  que  ces 
réticences  perfides  n'auraient  d'autre  effet ,  si  ce 
n'est  qu'on  saurait  a  jamais  que  ces  honneurs 
avaient  été  décernés  à  Cicéron  ,  et  que  Salluste 
n'en  avait  rien  dit? 

Au  reste,  le  caractère  d'un  ennemi  tel  que  tous 
les  Anciens  nous  ont  peint  Salluste,  fait  honneur 
k  Cicéron.  Les  témoignagnes  sont  aussi  unanimes 
sur  la  perversité  de  ses  mœurs ,  que  sur  la  supé- 
rioté  de  ses  talens.  Il  fallait  que  le  dérèglement 
de  sa  conduite,  dont  parle  Horace  dans  ses  Satyres, 
allât  jusqu'à  l'infamie  ,  puisqu'il  fut  chassé  du 
sénat  par  le  préteur  Appius  Pulcher,  dans  un 
îems  où  la  censure,  autrefois  sévère  comme  les 
mœurs  publiques,  s'était  relâchée  elle-même,  et 
corrompue  comme  tout  le  reste.  Des  auteurs 
dignes  de  foi  s'accordent  a  dire  qu'il  n'a  voulu 
qu'en  imposer  k  ses  lecteurs,  et  tromper  la  postérité 
en  affectant  dans  ses  ouvrages  le  langage  le  plus 
austère ,  et  en  étalant  une  morale  qui  n'était  pas 
celle  de  son  cœur;  qu'il  ne  recherchait  les  ex- 
pressions anciennes  que  pour  faire  croire  que  ses 
principes  se  sentaient ,  ainsi  que  son  style ,  de  la 
sévérité  des  premiers  âges  de  la  République  ; 
qu'enfin  il  n'empruntait  les  termes  cjont  Caton 
ie  censeur  s'était  servfdans  son  livre  des  Origines, 
que  pour  paraître  ressembler  en  quelque  chose  a 
ce  modèle  de  vertu,  que  d'ailleurs  il  était  si 
loin  d'imiter. 

Il  dut  son  élévation  et  sa  fortune  k  César,  qui, 
en  qualité  de  chef  de  parti ,  ne  pouvait  pas  être 
délicat  sur  le  choix  des  hommes  :  c'est  un  prin- 
cipe et  un  malheur  çle  l'ambition  de  se  servir  des 
3,  10 


2l8  COURS 

vices  d1  autrui.  Ce  fut  César  qui  le  fît  rentrer  dans 
le  sénat,  et  lui  procura  par  son  crédit  la  dignité 
de  préteur.  Salluste  le  servit  bien  dans  la  guerre 
d'Afrique  ,  et  après  la  victoire  il  obtint  pour  ré- 
compense le  gouvernement  de  Numidie ,  avec  le 
titre  de  propréteur.  C'est  là  que,  par  toutes  sortes 
de  brigandages ,  il  amassa  des  richesses  immenses , 
dont  il  jouit  avec  d'autant  plus  de  plaisir ,  que  la 
dissipation  de  son  patrimoine  l'avait  réduit  à  la 
pauvreté.  Il  acheta  ces  jardins  fameux  connus 
depuis  sous  le  nom  de  Jardins  de  Salluste,  et  une 
maison  de  campagne  délicieuse  auprès  de  Tivoli. 
Le  cri  fut  général ,  et  les  peuples  de  sa  province 
l'accusèrent  de  concussion  auprès  de  César,  alors 
dictateur.  Mais  comment  celui  qui,  aux  yeux  de 
tous  les  Romains ,  avait  enlevé  le  trésor  public 
du  temple  où  il  était  renfermé ,  pouvait-il  punir 
un  concussionnaire  ?  La  guerre  civile  n'est  pas  le 
tcms  de  la  justice.  Salluste  fut  dispensé  de  ré- 
pondre ,  en  donnant  au  maître ,  qu'il  avait  servi , 
une  partie  de  l'argent  qu'il  avait  volé  ,  et  s'assura 
une  possession  paisible  pour  le  reste  de  sa  vie. 
Tel  est  l'homme  qui ,  dans  ses  écrits ,  invective 
contre  la  dépravation  générale  et  rappelle  sans 
cesse  les  mœurs  antiques. 

On'ne  peut  pas  dire  de  Tacite  comme  de  Saî- 
luste,  que  ce  n'est  qu'un  parleur  de  verlu  :  il  la  fait 
respecter  à  ses  lecteurs ,  parce  que  lui-même  paraît 
la  sentir.  Sa  diction  est  forte  comme  son  ame, 
singulièrement  pittoresque  sans  jamais  être  trop 
figurée ,  précise  sans  être  obscure ,  nerveuse  sans 
être  tendue.  Il  parle  à  la  fois  à  l'ame ,  à  l'ima- 
gination ,  à  l'esprit.  On  pourrait  juger  des  lec- 
teurs de  Tacite  par  le  mérite  qu'ils  lui  trouvent, 
parce  que  sa  pensée  est  d'une  telle  étendue ,  que 
chacun  y  pénètre  plus  ou  moins ,  selon  le  degré 
de  ses  forces.  Il  creuse  à  une  profondeur  immense . 
et  creuse  sans  effort.  Il  a  l'air  bien  moins  travaillé 


BELltTERATtT&E.  '2ICJ 

que  Sa  11  us  te,  quoiqu'il  soit  sans  comparaison  plus 
plein  et  plus  fini.  Le  secret  de  son  style ,  qu'on 
n'égalera  peut-être  jamais,  tient  non-seulement 
à  son  génie ,  mais  aux  circonstances  où.  il  s'est 
•trouve'. 

Cet  homme  vertueux,  dont  les  premiers  regards, 
au  sortir  de  l'enfance ,  se  fixèrent  sur  les  horreurs 
de  la  cour  de  Nëron ,  qui  vit  ensuite  les  igno- 
minies de  Galba,  la  crapule  de  Vilellius  et  les 
brigandages  d'Othon  ,  qui  respira  ensuite  un  air 
plus  pur  sous  Vespasien  et  sous  Titus,  fut  obligé, 
dans  sa  maturité ,  de  supporter  la  tyrannie  ombra- 
geuse et  hypocrite  de  Domitien.  Obscur  par  sa 
naissance ,  élevé  à  la  questure  par  Titus ,  et  se 
voyant  dans  la  route  des  honneurs ,  il  craignit, 
pour  sa  famille,  d'arrêter  les  progrès  d'une  illus- 
tration dont  il  était  le  premier  auteur,  et  dont 
tous  les  siens  devaient  partager  les  avantages.  Il 
fut  contraint  de  plier  la  hauteur  de  son  ame  et 
la  sévérité  de  ses  principes ,  non  pas  jusqu'aux 
bassesses  d'un  courtisan ,  mais  du  moins  aux  com- 
plaisances ,  aux  assiduités  d'un  sujet  qui  espère  7 
et  qui  ne  doit  rien  condamner,  sous  peine  de  ne 
rien  obtenir.  Incapable  de  mériter  l'amitié  de 
Domitien,  il  fallut  ne  pas  mériter  sa  haine ,  étouf- 
fer une  partie  des  talens  et  du  mérite  d'un  sujet , 
pour  ne  pas  effaroucher  la  jalousie  du  maître; 
faire  taire  à  tout  moment  son  cœur  indigné ,  ne 
pleurer  qu'en  secret  les  blessures  de  la  patrie  et 
le  sang  des  bons  citoyens ,  et  s'abstenir  même  de 
cet  extérieur  de  tristesse  qu'une  longue  contrainte 
répand  sur  le  visage  d'un  honnête  homme ,  et 
toujours  suspect  à  un  mauvais  prince  ,  qui  eait 
trop  que  dans  sa  cour  il  ne  doit  y  avoir  de  triste 
que  la  vertu. 

Dans  cette  douloureuse  oppression  ,  Tacite  , 
Obligé  de  se  replier  sur  lui-même,  jeta  sur  le 
papier  tout  cet  amas  de  plaintes  et  ce  poids  d'in- 


2  20  COTJP.â 

dignation  dont  il  ne  pouvait  autrement  se  sou- 
lager ;  voilà  ce  qui  rend  son  style  si  intéressant 
et  si  animé.  Il  n'invective  point  en  déclamateur  : 
un  homme  profondément  affecté  ne  peut  pas 
l'être  ;  mais  il  peint  avec  des  couleurs  si  vraies 
tout  ce  que  la  bassesse  et  l'esclavage  ont  de  plus 
dégoûtant  ,  tout  ce  que  le  despotisme  et  la  cruauté 
ont  de  plus  horrible ,  les  espérances  et  les  succès 
du  crime ,  la  pâleur  de  l'innocence  et  l'abattement 
de  la  vertu  5  il  peint  tellement  tout  ce  qu'il  a  vu 
et  souffert,  que  l'on  voit  et  que  l'on  souffre  avec 
lui.  Chaque  ligne  porte  un  sentiment  dans  l'ame  : 
il  demande  pardon  au  lecteur  des  horreurs  dont 
il  l'entretient,  et  ces  horreurs  mêmes  attachent  au 
point  qu'on  serait  fâché  qu'il  ne  les  eut  pas  tracées. 
Les  tyrans  nous  semblent  punis  quand  il  les  peint. 
Il  représente  la  postérité  et  la  vengeance,  et  je 
ne  connais  point  de  lecture  plus  terrible  pour  la 
conscience  des  médians. 

On  a  dit  qu'il  voyait  partout  le  mal ,  et  qu'il 
calomniait  la  nature  humaine  ;  mais  pouvait-il 
calomnier  le  siècle  où  il  a  vécu?  Et  peut-on  dire 
que  celui  qui  nous  a  tracé  les  derniers  momens 
de  Germanicus  ,  de  Baréa,  de  Thraséas ,  qui  a 
fait  le  panégyrique  d'Agricola,  ne  voyait  pas  la 
vertu  où  elle  était?  Ce  dernier  morceau,  cette  vie 
d'Agricola,  est  le  désespoir  des  biographes  ;  c'est 
le  chef-d'œuvre  de  Tacite,  qui  n'a  fait  que  des 
chefs-d'œuvre.  Il  l'écrivit  dans  un  tems  de  calme 
et  de  bonheur.  Le  règne  de  Nerva  qui  le  fit  consul, 
et  ensuite  celui  de  Trajan ,  le  consolaient  d'avoir 
été  préteur  sous  Domitien.  Son  style  a  des  teintes 
plus  douces  et  un  charme  plus  attendrissant  :  on 
voit  qu'il  commence  k  pardonner.  C'est  là  qu'il 
donne  cette  leçon  si  belle  et  si  utile  k  tous  ceux 
qui  peuvent  être  condamnés  k  vivre  dans  des  tems 
malheureux.  «  L'exemple  d'Agricola  (dit-il)  nous 
i)  apprend  qu'on  peut  être  grand  sous  un  mauvais 


DE    LITTERATURE»  22 1 

»  prince ,  et  que  la  soumission  modeste,  jointe  aux: 
»  talens  et  à  la  fermeté ,  peut  donner  une  autre 
»  gloire  que  celle  où  sont  parvenus  des  hommes 
»  plus  impétueux ,  qui  n'ont  cherché  qu'une  mort 
»  illustre  et  inutile  à  la  patrie.  » 

Il  n'y  a  pas  bien  iong-tems  que  le  mérite  supé- 
rieur deTacite  a  été  senti  parmi  nous.Les  Modernes 
ne  lui  avaient  pas  rendu  d'abord  toute  la  justice 
que  lui  rendaient  ses  contemporains.  Des  écrivains 
philosophes  ont  fait  revenir  la  multitude  des  pré- 
jugés de  quelques  rhéteurs  outrés  dans  leurs  prin- 
cipes ,  et  d'une  foule  de  pédans  scholastiques,  qui, 
ne  voulant  reconnaître  d'autre  manière  d'écrire 
que  celle  de  Cicéron,  comme  si  le  style  des  ora- 
teurs devait  être  celui  de  l'histoire  ,  nous  avaient 
accoutumés  dans  notre  jeunesse  à  regarder  Tacite 
comme  un  écrivain  du  second  ordre  et  d'une  lati- 
nité suspecte  ,  comme  un  auteur  obscur  et  affecté. 
C'est  à  de  pareilles  gens  qu'il  faut  citer  Juste-Lipse, 
un  des  critiques  du  seizième  siècle,  que  d'ailleurs 
je  n'aurais  pas  choisi  pour  garant.  Voici  ce  qu'il 
dit  en  assez  mauvais  style ,  mais  fort  sensément. 
«  Chaque  page,  chaque  ligne  de  Tacite,  est  un 
»  trait  de  sagesse  ,  un  conseil ,  un  axiome.  Mais  il 
»  est  si  rapide  et  si  concis,  qu'il  faut  bien  de  la 
î)  sagacité  pour  le  suivre  et  pour  l'entendre.  Tous 
3>  les  chiens  ne  sentent  pas  le  gibier  ,  et  tous  les 
»  lecteurs  ne  sentent  pas  Tacite.  » 

Si  quelque  chose  peut  faire  voir  combien,  avant 
l'invention  de  l'imprimerie,  toutes  les  précautions 
possibles  étaient  peu  sûres  pour  garantir  des  in- 
jures du  tems  les  plus  beaux  ouvrages  de  l'esprit 
humain ,  c'est  ce  qui  est  arrivé  à  ceux  de  Tacite. 
Plusieurs  siècles  après  lui,  un  homme  de  son  nom 
fut  élevé  au  trône  des  Césars,  et  se  glorifiant  de 
lui  appartenir,  quoiqu'on  en  doutât,  il  fit  trans- 
crire avec  le  plus  grand  soin  tout  ce  qui  était  sorti 
de  la  plume  de  cet  inimitable  historien  ?  et  le  fit 


2^2.  COU  £3 

déposer  dans  les  bibliothèques  publiques.  Il  or- 
donna de  plus  que  tous  les  dix  ans  on  en  renouve- 
lât les  copies.  Tous  ces  soins  n'ont  pu  nous  con- 
server ses  écrits,  dont  la  plus  grande  partie  est 
encore  l'objet  de  nos  regrets. 

Parmi  les  historiens  de  la  première  classe,  on 
peut  encore  placer  Quinte-Curce,  quoiqifinférieur 
à  ceux  dont  je  viens  de  parler.  On  ne  sait  pas  bien 
précisément  dans  quel  tems  il  a  écrit  :  il  est  très- 
vraisemblable  que  c'était  sous  Vespasien.  11  a  ren- 
fermé dans  un  volume  assez  court  la  vie  d'Alexan- 
dre ?  divisée  en  dix  livres.  Freinshemius  a  suppléé 
les  deux  premiers  et  une  partie  du  dernier.  Le 
style  de  Quinte-Curce  est  très-orné  et  très-fleuri  -> 
mais  il  convient  à  son  sujet  :  il  écrivait  la  vie 
d'un  homme  extraordinaire.  Il  excelle  dans  les 
descriptions  des  batailles  :  sa  harangue  des  Scythes 
est  un  morceau  fameux.  Il  a  de  la  noblesse  et  du 
feu  quand  il  raconte;  mais  lorsqu'il  fait  parler 
ses  personnages ,  il  laisse  trop  paraître  l'auteur. 
On  l'accuse  aussi ,  et  avec  raison  ,  de  plusieurs 
erreurs  de  dates  et  de  géographie ,  et  en  tout  il  est 
beaucoup  moins  exact  qu'Arrien  ,  qui  a  servi  a  le 
rectifier.  Mais  je  ne  sais  si  l'on  est  bien  fondé  a 
croire  qu'il  s'est  permis,  dans  l'histoire  de  son 
héros ,  beaucoup  d'embellissemens  romanesques. 
Alexandre,  chez  les  autres  historiens  qui  ont 
parlé  de  lui ,  ne  paraît  pas  moins  singulier  ,  moins 
outré  que  dans  Quinte-Curce,  et  il  y  a  des  hommes 
dont  l'histoire  véritable  ressemble  fort  à  un  ro- 
man ,  seulement  parce  que  ces  hommes-là  ne  res- 
semblent pas  aux  autres.  Dans  ce  siècle  même, 
Charles  XII  l'a  suffisamment  prouvé.  Quinte- 
Curce  ne  dissimule  et  n'a  aucun  intérêt  de  dissi- 
muler aucune  des  fautes  ni  des  mauvaises  qualités 
d'Alexandre.  Il  dit  le  bien  et  le  mal  ,  et  n'a  point 
le  ton  d'un  enthousiaste  ni  même  d'un  panégyriste. 
Quant  a  la  vérité  des  faits  7  si  l'on  consulte  une 


DE    LITTÉRATURE.  11^ 

dissertation  de  Tite-Live  sur  le  succès  qu'aurait 
pu  avoir  Alexandre  s'il  eût  porté  ses  aunes  en 
Italie,  on  verra  que  les  Romains  s'étaient  procuré 
de  très-bons  mémoires  sur  ce  prince  ,  lorsqu'il* 
conquirent  la  Macédoine. 

SECTION   IL 

Des  harangues ,  et  de  la  différence  de  système 
entre  les  histoires  anciennes  et  la  nôtre. 

Il  me  reste  à  justifier  les  Anciens  sur  ces  haran- 
gues ,  que  l'on  regarde  comme  des  eîForts  de  l'art 
oratoire ,  plutôt  que  comme  des  monumens  histo- 
riques. Il  se  peut  en  effet  que  Fabius  et  Scipion 
n'aient  pas  dit  dflns  le  sénat  précisément  les  mêmes 
choses  que  Tite-Live  leur  fait  dire  ;  mais  s'il  est 
très-probable  qu'ils  ont  dû  et  qu'ils  ont  pu  parler 
à  peu  près  dans  le  même  sens ,  je  ne  vois  pas  de 
fondement  au  reproche  que  l'on  lait  à  l'historien. 
En  ce  genre ,  ce  me  semble ,  il  est  permis  d'em- 
bellir sans  être  accusé  de  controuver.  Si  l'auteur 
faisait  parler  avec  éloquence  des  hommes  qui 
n'eussent  pas  été  faits  pour  en  avoir ,  qui  n'eus- 
sent jamais  eu  aucune  habitude  du  talent  de  la 
parole,  c'est  alors  que  l'historien  ferait  le  rôle  de 
romancier.  Mais  c'est  ici  qu'il  faut  se  rappeler 
l'observation  que  j'ai  déjà  eu  lieu  de  faire,  que 
nos  mœurs  et  notre  éducation  ne  sont  pas  à  beau- 
coup près  celles  des  anciennes  républiques.  Il  est 
reconnu  qu'Athènes  était  gouvernée  par  ses  ora- 
teurs ;  que  rien  d'important  ne  se  décidait  sans 
eux  ;  que  dans  toute  la  Grèce ,  excepté  peut-être 
Lacédémone ,  l'art  de  parler  était  une  des  con- 
naissances les  plus  essentielles,  les  plus  nécessaires 
a  un  citoyen,  une  de  celles  que  l'on  cultivait  avec 
le  plus  de  soin  dans  la  première  jeunesse ,  et  la 
partie  la  plus  importante  des  études.  A  Rome , 
quiconque  aspirait  aux  charges ,  devait  être  en 


m4  cours 

état  de  s'énoncer  avec  facilite  et  avec  grâce  devant 
trois  ou  quatre  cents  sénateurs  ,  de  savoir  motiver 
et  de  soutenir  un  avis  que  Ton  attaquait  avec 
toute  la  liberté  républicaine ,  quelquefois  de  pé- 
ïorer  devant  l'assemblée  du  peuple  romain , 
composée  d'une  multitude  innombrable  et  tumul- 
tueuse. Les  accusations  et  les  défenses  judiciaires 
étant  un  des  grands  moyens  d'illustration  ,  les 
înembres  les  plus  considérables  de  l'Etat  cher- 
chaient à  se  signaler  en  dénonçant  des  coupables 
ou  en  les  défendant.  Leur  but  était  de  se  faire  con- 
naître au  peuple,  et  l'ambition  cherchait  des  ini- 
mitiés éclatantes.  Toutes  les  petites  discussions 
contentieuses  étaient  portées  à  des  tribunaux  su- 
balternes ,  tel  que  celui  du  prêter  et  des  centum- 
virs;  mais  toutes  les  grandes  causes  se  plaidaient 
devant  un  certain  nombre  de  chevaliers  romains 
choisis  par  la  loi  ,  et  assujettis  à  un  serment,  dans 
un  vaste  forum  rempli  d'une  foule  attentive  ;  et 
celui  qui  s'exposait  à  cette  périlleuse  épreuve 
devait  être  bien  sûr  de  ses  talens  et  de  sa  fermeté. 
C'était  là  qu'un  homme  était  jugé  pour  la  vie  :  ses 
espérances  et  son  élévation  dépendaient  de  l'opi- 
mon  qu'il  donnait  de  lui  en  se  montrant  dans 
cette  lice  aussi  brillante  que  dangereuse.  Les  en- 
fans  de  famille  y  assistaient  assidûment ,  et  c'est 
ce  qu'on  appelait  les  exercices  du  forum  :  c'étaient 
ceux  de  toute  la  jeunesse ,  ainsi  que  les  travaux 
du  champ  de  Mars. 

Il  n'est  donc  pas  étonnant  que  des  hommes 
tilevés  ainsi  haranguassent  beaucoup  plus  souvent 
et  plus  facilement  que  nous  ne  l'imaginons.  L'élo- 
quence ,  qui  dans  nos  monarchies  semble  n'être 
le  partage  que  de  ceux  qui  par  état  doivent  en 
avoir  fait  une  étude  particulière ,  était ,  chez  les 
Grecs  et  les  Romains ,  une  des  qualités  com- 
munes ,  dans  un  degré  plus  ou  moins  éminent ,  à 
tout  homme  public,  a  tout  citoyen  constitué  eu 


DE    LITTERATURE.  2^5 

dignité.  Les  Gracches,  César,  Caton  ,  Scipion , 
étaient  de  très-grands  orateurs,  c'est-à-dire,  dans 
la  langue  républicaine,  de  très-grands-hommes 
d'Etat.  Dans  Je  pays  delà  liberté,  la  persuasion 
est  un  genre  de  puissance  qu'on  ne  soupçonne  pas 
dans  les  pays  où  il  ne  doit  y  en  avoir  d'autre  que 
l'autorité. 

On  peut  donc  croire  ,  sur  ce  que  je  viens  d'ex- 
poser ,  que  les  grands  -  hommes  que  Tite-Live 
et  Salluste  font  parler  dans  leurs  histoires,  ont 
souvent  puisé  dans  leur  ame  d'aussi  beaux  traits 
que  ceux  que  leur  attribue  l'historien,  et  ont 
dû  même  produire  de  plus  grands  efïets  de  vive 
voix ,  qu'il  n'en  produit  sur  le  papier  j  et  ce  qui 
prouve  encore  l'importance  qu'on  attachait  à  ces 
discours ,  c'est  que  la  plupart  du  tems  on  en  con- 
servait des  copies.  Cicéron  cite  à  tout  moment  des 
harangues  prononcées  dans  le  sénat  plus  d'un 
siècle  avant  lui ,  par  des  hommes  qui  ne  les  gar- 
daient pas  comme  des  mpnumens  littéraires  ,  mais 
comme  des  pièces  justificatives  de  leur  conduite 
et  de  leurs  travaux  dans  l'administration  des  af- 
faires publiques. 

Il  se  présente  une  autre  différence  dans  la  ma- 
nière dont  nous  considérons  aujourd'hui  l'histoire, 
et  dont  les  Anciens  la  c>nsidéraient.  Tite-Live  ? 
Salluste,  Tacite,  Quinte-Curce ,  croyaient  avoir 
rempli  tous  leurs  devoirs  quand  ils  étaient  élo- 
quens  et  vrais.  Nous  nous  plaignons  de  ne  pas 
trouver  chez  eux  assez  de  lumières  et  de  détails 
sur  les  mœurs  publiques  et  particulières ,  sur  la 
police  intérieure ,  sur  les  lois  ,  sur  les  finances , 
sur  les  impots,  sur  les  subsistances,  sur  l'art  mi- 
litaire, etc.  C'est  dans  des  traités  faits  exprès, 
dans  des  ouvrages  d'une  autre  espèce  que  nous 
allons  chercher  sur  tous  ces  points,  la  connaissance 
de  l'antiquité.  Depuis  que  les  esprits  se  sont  tour- 
nes parmi  nous  vers  la  législation  et  l'économie 

10. 


ai6  c  o  v  r  3 

politique,  ee  qui  nous  paraît  le  plus  important  dans 
l'histoire ,  c'est  la  recherche  de  ces  deux  grands 
objets,  et  la  comparaison  de  ce  qu'ils  étaient  autre- 
fois et  de  ce  qu'ils  sont  aujourd'hui.  Cette  compa- 
raison est  vraiment  intéressante  ;  mais  pourquoi  ne 
trouvons-nous  pas ,  à  cet  égard,  a  satisfaire  entiè- 
rement notre  curiosité  dans  les  historiens  grecs  et 
romains  les  plus  célèbres  ?  Et ,  d'un  autre  côté , 
pourquoi  ce  genre  d'histoire  philosophique  nous 
paraît-il  aujourd'hui  nécessaire  dans  les  annales  de 
l'Europe  moderne?  En  voici  peut-être  la  raison. 
Nous  avons  été  long-tems  barbares  ;  long-tems 
nous  n'avons  su  ni  ce  que  nous  étions  ni  ce  que  nous 
devions  être.  L'Europe  entière ,  livrée  au  mélange 
bizarre  des  constitutions  féodales  interprétées  par 
la  tyrannie,  et  de  quelques  lois  romaines  inter- 
prétées par  l'ignorance,  l'Europe  n'offre,  jusqu'au 
seizième  siècle ,  qu'un  chaos ,  un  labyrinthe  où  se 
perd  cette  foule  de  nations  échappées  aux  fers  des 
Romains ,  pour  tomber  dans  ceux  des  Barbares  du 
Nord  ,  devenues  aussi  grossières  que  leurs  nou- 
veaux vainqueurs ,  et  sur  lesquelles  l'œil  de  la 
raison  ne  se  fixe  qu'avec  peine,  jusqu'au  moment 
où  la  lumière  des  arts  vient  les  éclairer.  La  curio- 
sité de  ces  nations  est  donc  aujourd'hui  de  con- 
naître leurs  ancêtres ,  dont  elles  n'ont  rien  con- 
servé; de  chercher  des  traces  de  ce  qui  n'est  plus; 
de  voir  à  quel  point  elles  sont  différentes  de  leurs 
pères.  Mais  les  Romains  ,  mais  les  Grecs ,  ont 
toujours  été ,  à  la  corruption  près ,  ce  que  leurs 
pères  avaient  été.  Les  lois  des  Douze-Tables  étaient 
en  vigueur  sous  xluguste,  comme  au  tems  des 
guerres  des  Samniles;  la  distribution  des  tribus 
romaines  était  la  même  ;  les  magistratures  étaient 
les  mêmes.  Le  sénat ,  pendant  sept  cents  ans  ,  avait 
eu  la  même  forme  ?  depuis  les  premiers  consuls  ? 
jusqu'aux  premiers  Césars.  La  discipline  militaire, 
la  tactique,  la  légion,  subsistèrent  sans  aucun 


Î)L    LIÏTER  ATl'ftF.  22J 

changement  considérable,  depuis  Pyrrhus  jusqu'à 
Thcodose.  Le  luxe  augmentait  sans  doute  avec  les 
richesses  ,  et  la  table  de  Luculîus  n'était  pas  celle 
de  Numa  ni  de  Fabricius  ;  mais  la  robe  consulaire 
de  Cicéron  était  la  même  que  celle  de  Brutus  ;  il 
avait  les  mêmes  droits ,  les  mêmes  prérogatives  ; 
au  lieu  qu'aujourd'hui  l'habillement  de  ce  qu'on 
appelle  un  grand  seigneur  dans  les  monarchies  de 
l'Europe ,  ne  ressemble  pas  plus  à  celui  de  ses 
aïeux  ,  que  son  existence  civile  et  politique  ne 
ressemble  à  celle  des  leudes  de  Charlemagne  et  des 
barons  de  Philippe-Auguste ,  et  qu'un  régiment 
d'infanterie  ne  ressemble  à  une  compagnie  d'hom- 
mes d'armes  de  Charles  Y. 

Il  n'est  donc  pas  étonnant  qu'on  ait  beaucoup 
à  nous  apprendre  sur  nos  ancêtres  ,  et  que  les  Ro- 
mains et  les  Grecs  ne  voulussent  savoir  de  leurs 
pères  que  leurs  exploits  :  tout  le  reste  leur  était 
suffisamment  connu.  Tout  citoyen ,  se  promenant 
à  Rome  sur  la  place  publique  du  tems  des  Césars , 
pouvait  montrer  la  tribune  aux  harangues  où  avait 
parlé  le  premier  tribun  du  peuple.  S'il  prétendait 
au  même  honneur ,  il  lui  fallait  faire  les  mêmes 
démarches,  et  obtenir  les  mêmes  suffrages.  Mais 
un  brave  homme  qui  chercherait  aujourd'hui 
quelqu'un  qui  l'armât  chevalier,  ou  une  belle 
dame  qui  lui  ceignît  l'épée  et  lui  chaussât  les  épe- 
rons ,  paraîtrait  aussi  fou  que  Don  Quichotte. 

Je  ne  dirai  qu'un  mot  des  historiens  qui  n'ont 
pas  été  des  écrivains  éloquens.  Nous  trouvons 
d'abord  parmi  les  Grecs,  Polybe  etDenys  d'Haly- 
carnasse  :  l'un  précieux  pour  ceux  qui  étudient 
l'art  militaire,  et  se  plaisent  à  comparer  ce  qu'il 
est  parmi  nous  et  ce  qu'il  était  chez  les  Anciens,  a 
le  mérite  particulier  de  nous  avoir  donné  dans  ce 
qui  nous  reste  de  lui,  les  meilleurs  instructions  sur 
la  tactique  romaine  et  sur  l'art  de  la  guerre  en 
général,  avec  la  supériorité  de  lumières  qu'on  peut 


D^S  COURS 

attendre  d'un  élevé  de  Philopémen,  et  de  l'un  des 
meilleurs  officiers  du  second  des  Scipions  :  l'autre 
nous  a  laissé  son  Recueil  d'antiquités  romaines, 
le  livre  où  Ton  trouve  le  plus  de  ces  détails  de 
mœurs  et  de  coutumes  dont  nous  sommes  devenus 
avides  ,  et  qui,  paraissant  aux  historiens  latins  un 
objet  d'érudition  plus  que  de  talent  ,  tiennent 
beaucoup  moins  de  place  chez  eux  que  chez  les 
écrivains  grecs,  pour  qui  c'était  un  objet  de  re- 
cherche et  de  curiosité.  Diodore  de  Sicile,  Àppien, 
Arrien,  Dion  Cassius,  sont  au  rang  de  ces  écrivains 
médiocres  qu'on  ne  laisse  pas  de  lire  avec  quelque 
plaisir,  seulement  pour  la  connaissance  des  faits  ; 
car  l'histoire ,  a  fort  bien  dit  Cicéron ,  de  quelque 
manière  qu'elle  soit  écrite ,  nous  amuse  toujours. 
Historia  ,  quoquo  modo  scripta  ,  détectât.  Dio- 
dore de  Sicile  a  écrit  sur  les  anciens  Empires; 
Appien ,  les  guerres  civiles  de  Rome  ;  Arrien  , 
celles  d'Alexandre.  Le  moindre  de  tous  est  Dion, 
auteur  d'une  histoire  romaine,  où  la  narration 
n'est  pas  sans  agrément,  mais  où  les  harangues 
sont  aussi  prolixes  que  faibles ,  et  les  préventions 
de  toute  espèce  extrêmement  marquées.  Son 
acharnement  contre  tous  les  hommes  célèbres ,  et 
particulièrement  contre  Cicéron ,  a  beaucoup  in- 
firmé son  autorité.  Il  est  naturellement  détracteur, 
et  pourtant  peu  lu  et  peu  connu  5  ce  qui  suffit 
pour  apprécier    et  son  caractère  ,  et  son  talent. 

Parmi  la  foule  des  historiens  du  Bas-Empire , 
ou  de  ceux  dont  les  écrits  sont  connus  sous  le  nom 
d'Historiée  Augustœ  ,  on  a  distingué  Ammien 
Marcellin  et  Hérodien;  l'un  estimable  par  son 
impartialité ,  et  assez  instructif  dans  le  récit  des 
faits  pour  faire  pardonner  la  dureté  rebutante  de 
son  style  à  peine  latin;  l'autre  remarquable  par 
une  élégance  qui  déjà  devenait  rare  chez  les  Grecs, 
même  avant  la  translation  de  l'Empire  à  Constau- 
tinople. 


DE    LITTERATURE.  22g 

SECTION  III. 

Historiens  de  la  seconde  classe. 

Venons  aux  historiens  de  la  seconde  classe,  les 
abre'viateurs  et  les  biographes.  Les  trois  plus  dis- 
tinguas dans  le  premier  genre  sont  Justin  ,  Florus 
et  Patercule  :  je  cite  Justin  le  premier,  à  cause 
de  l'étendue  et  de  l'importance  de  son  ouvrage.  Il 
vivait  sous  les  Antonins.  Nous  avons  de  lui 
l'abrégé  d'une  Histoire  universelle  de  Trogue- 
Pompée ,  qui  est  perdue  ,  et  qui ,  si  nous  l'avions , 
nous  apprendrait  comment  les  Anciens  conce- 
vaient îe  plan  d'une  histoire  universelle.  A  n'en 
juger  que  par  cet  abrégé  ,  ce  n'est  pas  ce  que  nous 
voudrions  aujourd'hui.  Justin  n'est  pas  un  peintre 
de  mœurs  ,  mais  c'est  un  fort  bon  narrateur.  Son 
style  en  général  est  sage ,  clair  et  naturel  ,  sans 
affectation ,  sans  enflure ,  et  semé  de  morceaux  fort 
éJoquens.  Il  n'y  faut  pas  chercher  beaucoup  de 
méthode  ni  de  chronologie  :  c'est  un  tableau  ra- 
ipide  des  plus  grands  événemens  arrivés  chez  les 
mations  conquérantes,  ou  qui  ont  fait  quelque 
jbruit  dans  le  monde.  Plusieurs  traits  de  ce  tableau 
;sont  d'une  grande  beauté,  et  peuvent  donner  une 
(idée  de  cette  manière  antique ,  de  ce  ton  de  gran- 
jdeur  si  naturel  aux  historiens  grecs  et  romains,  et 
de  l'intérêt  de  style  qui  anime  leurs  productions. 
iCitans  quelques  exemples.  Il  s'agissait  de  peindre 
le  moment  où.  Alcibiade ,  long-tems  exilé  de  sa 
Datrie ,  y  rentre  enfin  après  avoir  été  tour-a-tour 
a  terreur  et  l'appui ,  le  vainqueur  et  le  sauveur 
ie  ses  concitoyens. 

«  Les  Athéniens  se  répandent  en  foule  au  devant 

ta  de  cette  armée  triomphante  :  ils  regardent  avec 

»  admiration  tous  les  guerriers  qui  la  composent, 

>  et  surtout  Akibiade  ;  c'est  sur  lui  que  la  Repu- 

)  blique  a  les  yeux,  que  tous  les  regards  s'atta- 


s3o  couns 

»  client  avidemmeut  :  ils  le  contemplent  comme  \ 
»  un  envoyé  du  ciel,  comme  le  dieu  de  la  victoire. 
»  On  se  rappelle  avec  éloge  tout  ce  qui!  a  fait  pour 
»  sa  patrie ,  et  même  ce  qu'il  a  fait  contre  elle.  Ils  j 
»  se  souviennent  de  l'avoir  offensé ,  et  ils  excusent  | 
»  ses  ressentimens.  Tel  a  donc  été,  disent-ils,  i'as- 
»  cendant  de  cet  homme ,  qu'il  a  pu  lui  seul  ren- 
»  verser  un  grand  Empire  et  le  relever  $  que  la 
»  victoire  a  toujours  passé  dans  le  parti  où  il  était, 
»  et  qu'il  semble  qu'il  y  ait  eu  un  accord  inviola-  j 
»  bîe  entre  la  fortune  et  lui.  On  lui  prodigue  tous 
*>  les  honneurs ,  même  ceux  qu'on  ne  rend  qu'à  la  I 
»  Divinité.  On  veut  que  la  postérité  ne  puisse  déci-  : 
»  der  s'il  y  a  eu  dans  son  bannissement  plusd'igno- 
»  minie,  que  d'éclat  dans  son  retour.  On   porte 
'»  au-devant  de  lui ,  pour  orner  son  triomphe ,  ces 
»  mêmes  dieux  dont  on  avait  autrefois  appelé  la  j 
»  vengeance  sur  sa  tête  dévouée.  Athènes  voudrait  j 
»  placer  dans  le  ciel  celui  a  qui  elle  avait  fermé 
»  tout  asyle  sur  la  terre.  Les  affronts  sont  réparés 
»  par  les  honneurs  ,  les  pertes  compensées  par  les  j 
»  largesses  ,  les  imprécations  expiées  par  les  vœux,  j 
»  On  ne  parle  plus  des  désastres  de  Sicile  qu'il  a 
»  causés,  mais  des  succès  qui  l'ont  signalé  dans  la 
»  Grèce.  On  oublie  les  vaisseaux  qu'il  a  fait  per-  I 
»  dre ,  pour  ne  se  souvenir  que  de  ceux  qu'il  vient 
»  de  prendre  sur  les  ennemis.  Ce  n'est  plus  Syra- 
»  cuse  que  l'on  cite  ,   c'est  l'Ionie ,  PHellespont ,  I 
»  tant  il  était  impossible  à  ce  peuple  de  se  modé- 
»  rer  jamais   à   l'égard  d'Alcibiade ,  ou  dans  sa 
»  haine ,  ou  dans  son  amour.  » 

Je  citerai  encore  le  portrait  de  Philippe  de  Ma-  \ 
cédoine ,  et  le  parallèle  de  ce  prince  avec  son  fils  I 
Alexandre. 

«  Philippe  mettait  beaucoup  plus  de  recherche  . 
»  et  de  plaisir  dans  les  apprêts  d'un  combat ,  que  ! 
»  dans  l'appareil  d'un  festin.  Les  trésors  n'étaient  \ 
»  pour  lui  qu'une  arme  de  plus  pour  faire  la  guerre* ,: 


DE    LIT  TE  H  A  TU  RE.  ^3  I 

»  Il  savait  mieux  acquérir  les  richesses  que  les  gar- 
»  der,  et  fut  toujours  pauvre  en  vivant  de  brigan- 
»  dages.  Il  ne  lui  en  coûtait  pas  plus  pour  pardon- 
»  ner  que  pour  tromper ,  et  il  n'y  avait  point  pour 
»  lui  de  manière  honteuse  de  vaincre.  Sa  conver- 
»  sation  était  douce  et  séduisante  :  il  était  prodigue 
»  de  promesses  qu'il  ne  tenait  pas,  et  soit  qu'il  lût 
»  sérieux  ou  gai ,  il  avait  toujours  un  dessein.  Il 
»  eut  des  liaisons  d'intérêt  et  aucun  attachement. 
»  Sa  maxime  constante  était  de  caresser  ceux  qu'il 
»  haïssait,  de  brouiller  ceux  qui  s'aimaient,  et  de 
»  flatter  séparément  ceux  qu'il  avait  brouillés  -y 
»  d'ailleurs  éloquent,  donnant  à  tout  ce  qu'il  disait 
»  un  tour  remarquable,  plein  de  finesse  et  d'esprit, 
»  et  ne  manquant  ni  de  promptitude  a  imaginer, 
»  ni  de  grâce  à  s'énoncer.  11  eut  pour  successeur 
»  son  fils  Alexandre  ,  qui  eut  de  plus  grandes  ver- 
»  tus  et  de  plus  grands  vices  que  lui.  Tous  deux 
»  triomphèrent  de  leurs  ennemis ,  mais  diverse- 
»  ment  :  Fun  n'employait  que  la  force  ouverte  ; 
»  l'autre  avait  recours  à  l'artifice  :  l'un  se  félicitait 
»  quand  il  avait  trompé  ses  ennemis  ;  l'autre  quand 
»  il  les  avait  vaincus.  Philippe  avait  plus  de  poii- 
»  tique,  iUexandre  plus  de  grandeur 5  le  père  savait 
»  dissimuler  sa  colère,  et  quelquefois  même  la  sur- 
»  monter  j  le  fils  ne  connaissait  dans  ses  vengeances 
»  ni  délais  ni  bornes.  Tous  deux  aimaient  trop  le 
»  vin  •  mais  l'ivresse  avait  en  eux  diflérens  elléts. 
»  Philippe ,  au  sortir  d'un  repas ,  allait  chercher 
»  le  péril ,  et  s'y  exposait  témérairement.  Àlexan- 
»  dre  tournait  sa  colère  contre  ses  propres  sujets  : 
»  aussi  l'un  revint  souvent  du  champ  de  bataille, 
»  couvert  de  blessures,*  l'autre  se  leva  de  table 
»  souillé  du  sang  de  ses  amis.  Ceux  de  Philippe  n'é- 
»  taient  point  admis  a  partager  son  pouvoir;  ceux 
»  d'Alexandre  sentaientle  poids  de  sa  domination  : 
»  le  père  voulait  être  aimé;  le  fils  voulait  être  craint, 
»  Tous  deux  cultivaient  les  lettres  •  niais  Philippe 


232  COURS 

»  par  politique ,  Alexandre  par  penchant.  Le  pre-  t 
»  mier  ailectait  plus  de  modération  avec  ses  enne-  p 
»  mis;  l'autre  en  avaitréellementdavantage,et  met-! 
»  tait  dans  sa  cle'menceplus  de  grâce  et  de  bonne  j 
»  foi.  C'est  avec  ces  qualités  diverses  que  le  père 
»  jeta  les  fondemens  de  l'Empire  du  Monde,  et  que  I 
»  le  fils  eut  la  gloire  d'achever  ce  grand  ouvrage.  » 

Nous  avons  d'aussi  beaux  parallèles  dans  nos 
orateurs  ;  mais  pour    en  trouver  de   semblables 
dans  nos  historiens,  il  faut  ouvrir  l'histoire  de  j 
Châties  Xll ,  iun  des  morceaux  de  notre  langue 
le  plus  éïoquemmeiit  écrit ,  et  lire  les  portraits  du  j 
roi  de  Suéde  et  du  czar  mis  en  opposition. 

Florus,  qui  a  composé  l'abrégé  de  l'histoire 
romaine,  jusqu'au  règne  d'Auguste,  sous  lequel  j 
il  vivait ,  a  le  mérite  d'avoir  resserré  en  un  très- 
petit  volume  les  annales  de  sept  siècles ,  sans  i 
omettre  un  seul  fait  important.   Il  y  a  dans  son 
style  quelques  traces  de  déclamation  ,  mais  en 
général  de  la  rapidité  et  de  la  noblesse.  La  con- 
juration de  Catilina  est  racontée  en  deux  pages,! 
et  rien  d'essentiel  n'y  est  oublié.  Patercule ,  qui 
a  comme  lui  le  mérite  de  la  brièveté ,  et  qui ,  en 
traitant  le  même  sujet ,  s'est  renfermé  dans  des  \ 
bornes  non  moins  étroites  ,  a  plus  de  génie  que  j 
lui  et  que  Justin;  mais  il  est  plus  souvent  rhé*  i 
leur ,   et  toujours  adulateur.    11  ne  parle  de  la  j 
maison  des  Césars  qu'avec  le  ton  d'une  admiration  ; 
passionnée.  Ce  n'est  pas  un  Romain  qui  écrit ,  j 
c'est  l'esclave  de  Tibère  :  il  lui  prodigue  les  louan-  ! 
ges  les  plus  exagérées;  il  insulte  à  la  mémoire  de 
Erutus.  Cependant  son  ouvrage  est  un  morceau 
précieux  par  le  style ,  et  par  le  talent  de  semer  ; 
des  réflexions  rapides  et  des  pensées  fortes  dans 
îe  tissu  de  sa  narration.  Le  président  Hénault  l'a 
nommé  avec  justice  le  modèle  des  abréviateurs. 
Il  y  a  dans  son  abrégé  beaucoup  plus  d'idées  et 
d'esprit  que  dans  celui  de  Florus ,  et  ses  portraits 


DE    LITTERATURE.  Îi33 

Surtout ,  traces  en  cinq  ou  six  lignes ,  sont  d'une 
force  et  d'une  fierté  de  pinceau  qui  le  rendent  eu 
ce  genre  supérieur  a  tous  les  Anciens  ,  peut-être 
même  à  Salluste ,  si  admirable  en  cette  partie. 
«  Mithridaie  (dit-il),  qu'il  n'est  pas  permis  de 
»  passer  sous  silence,  mais  dont  il  est  difficile  de 
»  parler  dignement,  infatigable  dans  la  guerre, 
5)  terrible  par  sa  politique  autant  que  par  son 
»  courage  ,  toujours  grand  par  le  génie ,  quelque- 
«  fois  par  la  fortune  ,  soldat  à  la  fois  et  capitaine  J 
»  et  pour  les  Romains  un  autre  Ânnibal  :  »  et 
ailleurs  :  «  Caton ,  l'image  de  la  vertu ,  qui  fut  en 
»  tout  plus  près  de  la  Divinité  que  de  l'homme  , 
;»  qui  jamais  ne  fît  le  bien  pour  paraître  le  faire , 
»  mais  parce  qu'il  n'était  pas  en  lui  de  faire  autre- 
»  ment  5  qui  ne  croyait  raisonnable  que  ce  qui  est 
;»  juste,  qui  n'eut  aucun  des  vices  de  l'humanité, 
:»  et  fut  toujours  supérieur  à  la  fortune.  » 

Quoique  l'abrégé  de  Patercule  n'ait  que  deux 
livres ,  une  grande  partie  du  premier  nous  man- 
que :  ce  qui  regarde  les  Romains  commence  a  la 
guerre  de  Persée ,  et  l'auteur  avait  commencé  son 
Duvrage  à  la  fondation  de  Rome ,  en  remontant 
même  aux  tems  antérieurs ,  et  résumant  en  quel- 
ques pages  l'histoire  de  l'Asie  et  de  la  Grèce.  À 
(•a  naissance  de  Romulus  s'offre  une  lacune  qui  n'a 
cDas  été  remplie ,  et  tout  l'intervalle  entre  cette 
époque  et  la  conquête  de  la  Macédoine  par  Paul 
Emile  est  resté  vide.  Une  circonstance  particu- 
lière distingue  cet  abrégé.  L'auteur  y  adresse  sou- 
vent la  parole  a  Vinicius  son  parent,  et  parait 
tvoir  écrit  pour  lui.  Cetîe  forme,  peu  usitée  dans 
'histoire,  a  été  suivie  par  Voltaire  dans  son  Essai 
ur  les  Mœurs  et  P  Esprit  des  nations,  adressé 
|fi  une  femme  célèbre  que  son  esprit  et  ses  con- 
taissances  rendaient  très-digne  de  cet  hommage. 

Parmi  les  biographes  latins ,  on  distingue  Cor- 
îflius  Nepos  et  Suétone.  Le  premier  écrit  avec 


s34  COURS 

autant  d'élégance  que  de  précision.  Les  Fies  de, 
hçmmes  illustres  qu'il  nous  a  laissées,  sont,  \ Lj 
proprement  parler ,  des  sommaires  de  leurs  action 
principales  ,  semés  de  réflexions  judicieuses.  Mai: 
en  rapportant  les  événemens,  il  a  négligé  les  détail*  { 
qui  peignent  les  hommes ,  et  ces  traits  caractérisa 
tiques  dont  la  réunion  forme  leur  physionomie  i 
Rome  n  a  point  eu  de  Plularque. 

Suétoile  s'est  jeté  dans  l'excès  contraire.  Il  esll 
exact  jusqu'au  scrupule,  et  rigoureusement  mclho-i 
dique  :  il  n'omet  rien  de  ce  qui  concerne  l'homnàjl 
dont  il  écrit  la  vie  ;  il  rapporte  tout,  mais  il  n<| 
peint  rien.  C'est  proprement  un  anecdotier,  si  l'oii 
peut  se  servir  de  ce  terme ,  mais  fort  curieux  à  lirel 
et  à  consulter.  On  rit  de  cette  attention  dont  il  sij! 
pique  dans  les  plus  petites  choses  ;  mais  souven  ji 
on  n'est  pas  fâché  de  les  trouver.  D'ailleurs ,  il 
cite  des  ouï-dire  et  ne  les  garantit  pas.  S'il  abonde 
en  détails ,  il  est  fort  sobre  de  réflexions.  11  ra  j 
conte  sans  s'arrêter ,  sans  s'émouvoir  :  sa  fonction 
unique  est  celle  de  narrateur.  Il  résulte  de  cette 
indifférence  un  préjugé  bien  fondé  en  faveur  de 
son  impartialité.  Il  n'aime  ni  ne  hait  personnelle- 
ment aucun  des  hommes  dont  il  parle  ;  il  laisse 
au  lecteur  a  les  juger.  Suétone  était  secrétaire  de 
l'empereur  Adrien. 

Mais  le  plus  justement  estimé,  le  plus  relu  e 
le  meilleur  à  relire ,  parmi  les  biographes  de  ton 
les  pays  ,  c'est  sans  contredit  Plularque.  D'aborc 
le  pian  de  ses  Fies  parallèles  ,  établi  sur  le  rap  j 
prochement  de  deux  personnages  célèbres  che;j 
deux  nations  qui  ont  donné  le  plus  de  modèles 
au  Monde,  Rome  et  la  Grèce,  est  en  moral 
et  en  histoire  une  idée  de  génie.  Aussi  l'histoire 
n'est-eile  nulle  part  aussi  essentiellement  morale 
que  dans  Piutarque.  Si  l'on  peut  désirer  quelque 
chose  dans  sa  narration, qui  n'est  pas  toujours  aussi 
claire,  aussi  méthodique  qu'elle  pourrait  l'être ,  iJ 


DE    LITTÉRATURE.  2JJ 

faut  se  souvenir  d'abord  qu'elle  suppose  toujours 
la  connaissance  antérieure  de  l'histoire  générale. 
C'est  de  l'homme  qu'il  s'occupe ,  plus  que  des 
choses  :  son  sujet  est  particulièrement  l'homme 
dont  il  écrit  la  vie ,  et  sous  ce  point  de  vue  il 
le  remplit  toujours  aussi  bien  qu'il  est  possible, 
non  pas  en  accumulant  les  détails,  comme  Sué- 
tone ,  mais  en  choisissant  des  traits.  Quant  aux 
Parallèles  qui  en  sont  le  résultat ,  ce  sont  des, 
morceaux  achevés;  c'est  là  surtout  qu'il  est  su- 
périeur, et  comme  écrivain,  et  comme  philosophe. 
Jamais  personne  ne  s'est  montré  plus  digne  de 
tenir  la  balance  où  la  justice  des  siècles  pesé  les 
Sommes,  et  leur  assigne  leur  véritable  valeur, 
personne  ne  s'est  moins  laissé  séduire  ou  éblouir 
par  ce  qu'il  y  a  de  plus  éclatant,  et  n"a  mieux  saisi 
)l  même  fait  valoir  le  solide.  Il  examine  et  ap- 
précie tout,  et  confronte  le  héros  avec  lui-même, 
es  actions  avec  les  motifs ,  le  succès  avec  les 
po3rens  ,  les  fautes  avec  les  excuses  ;  et  la  justice  , 
|a  vertu,  l'amour  du  bien,  sont  toujours  ce  qui 
Klermine  son  jugement,  qu'il  prononce  toujours 
jjivec  autant  de  réserve  que  de  gravité.  Ses  ré- 
texions  sont  d'ailleurs  un  trésor  de  sagesse  et  de 

iTaie  politique  :  c'est  la  meilleure  école  pour  ceux 
[ui  veulent  diriger  leur  vie  publique  et  même 
nivée  sur  les  règles  de  l'honnêteté. 
Ce  n'est  pas  qu'on  ne  lui  ait  fait  quelques  re- 
Dioches  plus  ou  moins  fondés.  Je  ne  sais  si  nous 
gommes  assez  savant  en  grec  pour  censurer  son 
!  tvle  aussi  durement  que  l'a  fait  Pacier  ,  qui  ap- 
paremment a  craint  pour  cette  fois  de  donner  dans 
[l'excès  de  complaisance  attribué  aux  traducteurs , 
|t  qui  peut-être  est  tombé  dans  l'excès  contraire. 
■  le  trouve  dépourvu  de  toutes  les  grâces  de  sa 
\angue,  de  nombre,  d'harmonie,  d'arrangement, 
me  règle  dans  ses  périodes*  C'est  beaucoup  :  je  ne 
uis  pas  assez  helléniste  pour  être  si  sévère,  mais 


236  cours 

je  doute  que  Dacier  ait  été  assez  mesuré  dans  saij 
critique.  Je  suis  sur  au  moins  qu'il  en  est  de  Plu-M 
tarque  ,  pour  la  diction ,  comme  des  autres  auteurs! 
grecs,  qui  tous  ont  des  tournures  et  des  construc-ij 
tions  qu'ils  affectionnent,  et  qui  sont  comme  lésa 
élémens  de  leur  style,  de  façon  qu'en  passant  d'uni] 
auteur  à  l'autre,  il  faut  dans  les  vingt  premières I 
pages  faire  une  sorte  d'apprentissage  des  tours  de! 
phrase  qui  sont  familiers  à  chacun.  11  se  peut  aussijj 
que  le  béotien  Plutarque  n'ait  pas  la  pureté  at-i 
tique  ;  mais  il  m'a  paru  que  son  style  ,  autant  que? 
je  puis  le  juger,  ne  manque  ni  de  dignité,  ni  dé 
force  j  ni  même  de  clarté.  Il  y  a  des  endroits  obs-;j 
curs;  et  où  n'y  en  a-t-il  pas?  L'altération  inévitable 
dans  les  anciens  manuscrits  suffit  pour  faire  corn-i 
prendre  que  ces  obscurités  ne  sont  pas  de  l'autcurn 
lui-même,  quand  sa  pensée  est  ordinairement] 
claire  ,  ainsi  que  son  expression. 

On  a  pu  lui  reprocher  avec  plus  de  justice  deé 
endroits  trop  poétiques   et  trop  figurés,  qui  ne 
sont  pas  du  ton  de  l'histoire,  et  l'espèce  de  bigar- 
rure que  forment  quelquefois  les  fragmens  de! 
poètes  et  des  philosophes  qu'il  insère  dans  sori 
texte  sans  en  avertir.   Lui-même  se  laisse  alleiS 
aussi  de  tems  en  tems  à  des  excursions  philoso  I 
phiques ,  trop  étendues  et  trop  abstraites  ,  suit* 
naturelle  de  son  goût  dominant  pour  les  recher- 
ches et  les  réflexions  en  tout  genre.  11  porte  cel 
esprit  dans  l'érudition  historique  ,  et  l'on  se  pasï 
serait  bien  du  travail  qu'il  prodigue  un  peu  er 
dissertations  mythologiques,  géographiques,  fll 
néalogiques,  critiques,  qui  Seraient  mieux  dans 
Pausanias  que  chez  lui.  On  voit  qu'en  total  ce, 
n'est  pas  un   écrivain  d'un  goût  pur.  Mais  saml 
vouloir  dire ,  avec  Dacier,  que  la  plume  de  Plu-! 
tarque  est  toujours  trempée  dans  le  bon  sens ,  \t 
mettrai  volontiers  cette  plume  au  premier  ran£ 
parmi  celles  des  biographes,  parce  qu'elle  esttou* 


DE    LITTÉRATURE.  ^7 

Jours  celle  de  la  raison,  et  que,  dans  ses  Parallèles 
des  grands-hommes ,  elle  est  non-seulement  sage  , 
mais  éloquente. 

A  Tégard  de  son  autorité  dans  le  détail  des 
faits ,  elle  est  plus  sûre  dans  la  vie  des  Grecs ,  que 
dans  celle  des  Romains  ,  non  pas  qu'il  veuille 
jamais  tromper  ;  mais  lui-même  nous  a  indiqué 
d'avance  la  cause  de  quelques  erreurs  dont  il  a 
tété  notoirement  convaincu.  Il  avoue  avec  can- 
[deur,  qu'il  n'a  qu'une  très-médiocre  connaissance 
jdu  latin  ;  aussi  lui  arrive- t-il  de  traduire  mal 
ies  auteurs  qu'il  cite ,  d'après  le  texte  de  cette 
Jangue ,  et  de  là  viennent  les  méprises  évidentes 
qu'on  a  relevées  dans  ses  écrits ,  et  qui ,  par  cela 
même ,  n'étaient  pas  d'une  dangereuse  consé- 
quence. 

Maintenant  je  croirais  n'avoir  pas  achevé  l'a- 
pologie de  ces  harangues  dont  on  a  fait  un  sujet 
,  le  reproche ,  si  je  ne  faisais  voir  qu'elles  ne  doi- 
vent être  qu'un  sujet  de  gloire ,  eu  montrant,  par 
quelques  exemples  ,  combien  elles  sont  parfai- 
tement adaptées  aux  caractères  et  aux  circons- 
tances, et  avec  quelle  habileté  les  historiens  ont 
:  ;u  se  mettre  à  la  place  des  personnages  qu'ils  l'ai- 
jM&ient  parler.  L'étendue  qu'il  convenait  de  donner 
Li  ces  citations  ,  aurait  interrompu  l'examen  cri- 
j.ique  qui  nous  occupait  :  c'est  par-là  que  je  le 
terminerai.  Je  vous  rapporterai  une  harangue  de 
^lite-Live,  une  de  SalJuste ,  une  de  Tacite, 
lune  de  Quinte  -Curçe  :  c'est  un  moyen  de  plus 
;  le  comparer  la  manière  et  le  génie  de  chacun 
I  l'eux. 

Je  choisis  dans  Tite-Live  le  discours  que  Quin- 
i.ius  Capitolinus,  un  des  plus  grands-hommes  de 
ion  tems,  et,  ce  qui  alors  signifiait  la  même  chose, 
lin  des  meilleurs  citoyens  ,  adressa  au  peuple 
I  :omain  dans  un  de  ces  momens  où  la  discorde  et 
I  i'animosité  réciproque  des  deux  Ordres  de  l'Etat 


1 


338  COtfRS 

faisait  oublier  les  intérêts  et  les  dangers  communs 
pour  ne  s'occuper  que  des  dissentions  domesti 
ques.  Les  peuples  ennemis  de  Rome  avaient  pro 
fîté  de  l'occasion  favorable  pour  s'avancer  jus 
qu'aux  portes,  sans  que  personne  se  mît  en  devoi; 
de  les  repousser.  Le  -consul  Quintius  monte  à  h 
tribune  et  parle  ainsi  : 

«  Quoique  je  ne  me  sente  coupable  d'aucun* 
t>  faute ,  Romains ,  je  me  sens  pénétre'  de  hont< 
»  en  paraissant  devant  vous.  Quoi  !  vous  savez 
»  et  la  postérité  l'apprendra ,  que  les  Eques  e 
»  les  Volsques ,  qui  tout-a-1'heure  pouvaient  l 
»  peine  résister  aux  Herniques  ,  sont  venus    ei 
»  armes  jusqu'aux  portes  de  Rome ,  sous  le  qua 
»  trieme  consulat  de  Quintius  ,  et  y  sont  venu.4 
»  impunément  !  Quoique  dès  long-tems  les  chose, 
»  en  soient  au  point  de  ne  présager  rien  que  d< 
»  triste ,  cependant  si  j'avais  cru  que  cette  année 
»  dût  être  l'époque  d'une  semblable  ignominie 
»  je  m'y  serais  dérobé  par  l'exil ,  ou  par  la  mori 
»  même,  si  c'eût  été  le  seul  moyen  de  sauve] 
)>  mon  honneur.  Donc  si  vos  ennemis  avaient  étc 
»  vraiment  des  hommes ,  si  des  guerriers  digne! 
»  de  ce  nom  avaient  eu  entre  les  mains  ces  arma 
»  qui  ont  menacé  nos  remparts  ,  Rome  pouvait 
»  être  prise  lorsque  Quintius  était  consul  !  Ah  !  j'a- 
»  vais  assez  d'ans  et  d'honneurs  :  je  devais  mouriij 
»  dans  mon  dernier  consulat.  Qui  donc  ces  lâches 
»  ennemis  ont-ils  méprisé?  Est-ce  nous?  consuls  1; 
»  Est-ce  vous 7  Romains?  Si  la  faute  est  à  nousfi 
»  ôtez-nous  une  dignité  que  nous  ne  méritons  pas, 
»  et  si  ce  n'est  pas  assez  ?  ajoutez-y  des  punitions  : 
»  si  la  faute  est  à  vous  seuls ,  que  les  dieux  et  les, 
»  hommes  ne  vous  en  punissent  jamais  :  il  suffit 
»  de  vous  en  repentir.  Non,  vos  ennemis  n'ont 
»  pas  compté  sur  leur  courage ,  encore  moins  sur 
»  votre  timidité.  Tant  de  fois  vaincus  et  mis  en 
»  fuite,  forcés  dans  leur  camp,  dépouillés  de  leurs 


DE    LITTÉRATURE.  2  3g 

biens ,  passés  sous  le  joug  ,  ils  vous  connaissent 
assez  ;  ils  se  connaissent  eux-mêmes.   La  divi- 
sion des  deux  Ordres  ,  les  querelles  du  sénat  et 
du  peuple  ,  voila  la  maladie  de  l'Etat ,  voilà  le 
poison  qui  nous  dévore  et  nous  consume.  Tandis 
que  nous  ne  pouvons  nous  accorder  ensemble 
ni  sur  les  bornes  de  l'autorité  ni  sur  celles  de 
la  liberté,  que  vous  ne  pouvez  souffrir  la  magis- 
trature patricienne,  ni  le  sénat  les  magistrats  du 
peuple ,  le  courage  est  revenu  a  nos  ennemis. 
Mais  par  les  dieux  immortels  !  que  vous  faut- 
;  il  encore  ?  Vous  avez  voulu  des  tribuns  :  pour 
'  avoir  la  paix,  nous  y  avons  consenti.  Vous  avez 
-  désiré  qu'on  élut  des  décemvirs;  ils  ont  été  créés  : 
:  les  décemvirs  vous  ont  déplu ,  nous  les  avons 
j;forcés  d'abdiquer.  Devenus  particuliers,  votre 
!  ressentiment  les  a  poursuivis  :  nous  avons  laissé 
condamner  à  l'exil  et  à  la  mort  les  plus  nobles 
et  les  plus  distingués  des  citoyens.  Vous  avez 
redemandé  vos  tribuns  ;  ils  vous  ont  été  rendus. 
Vous  avez  prétendu  au  consulat  ,  et.  quoique 
cette   prétention   nous   parût   contraire   à  nos 
droits  ,  nous  avons  laissé  passer  au  peuple  les 
distinctions  patriciennes.  Le  droit  de  protection 
accordé  à  vos  tribuns ,  l'appel  au  peuple ,  la  loi 
qui  soumet  le  sénat  aux  plébiscites  ;   tous  nos 
privilèges  détruits  sous  le  prétexte  de  rétablir 
l'égalité ,  nous  avons  supporté ,  nous  supportons 
tout  :   quel  sera  le  terme  de  ces  longs  débats? 
Quand  pourrons-nous  avoir  une  commune  patrie 
et  ne  faire  qu'un  seul  et  même  peuple  ?  Vaincus, 
nous  sommes  plus  patiens  et  plus  paisibles  que 
vous  qui  êtes  les  vainqueurs.  N'est-ce  pas  assez 
pour  vous  de  nous  avoir  réduits  a  vous  craindre  ? 
I  C'est  contre   nous  qu'on  s'empare  du  Mont- 
i  Aventin  ;    contre  nous  que   l'on  se   saisit  du 
Mont-Sacré  !  Mais  quand  le  Volsque  était  prêt 
<  à  forcer  la  porte  Esquiline  7  prêt  à  monter  sur 


24<>  COURS 

»  nos  remparts,  personne  ne  Ta  repousse.  Voup 
»  n'avez  des  armes,  vous  n'avez  des  forces  que 
»  contre  nous.  EL  bien  donc  !  quand  vous  aurea 
»  assiège'  le  sénat ,  quand  vous  aurez  rempli  h 
»  place  publique, de  vos  fureurs  séditieuses  ,  rempl: 
»  les  prisons  de  sénateurs  ,  allez  donc  avec  ce 
»  même  emportement  et  cette  même  fierté ,  ailes 
«  jusqu'à  la  porte  Esquiline  ,  sortez  de  vos  murs. 
»  ou,  si  vous  ne  l'osez  pas,  regardez  du  haut  de!. 
»  remparts ,  regardez  vos  campagnes  ravagées  par 
»  le  fer  et  par  le  feu  ,  vos  dépouilles  enlevée! 
»  par  Fennemi  ;  voyez  fumer  vos  toits  embrasés  : 
»  et  dans  ce  désordre  commun  ,  quand  Rome! 
»  est  menacée  ,  quand  l'ennemi  triomphe  ,  er 
»  quel  état  croyez -vous  que  soient  vos  fortune* 
»  particulières  ?  Encore  un  moment  7  et  chacur 
»  de  vous  apprendra  les  pertes  qu'il  a  faites, 
»  Et  qu'avez-vous  ici  qui  vous  en  dédommage: 
»  Vos  tribuns  peut-être  vous  rendront  ce  que 
»  vous  aurez  perdu.  Oui,  sans  doute,  en  décla- 
«  mations ,  en  invectives,  en  accumulant  les  lois) 
»  sur  les  lois  ,  les  harangues  sur  les  harangues, 
»  En  ce  genre ,  vous  pouvez  tout  attendre  d'eux  i 
»  mais  quelqu'un  de  vous  en  est-il  revenu  plus, 
»  riche  chez  lui  ?  En  a-t-il  rapporté  à  sa  femme 
»  et  à  ses  en  fans  autre  chose  que  des  haines , 
»  des  animosités  ,  des  querelles  publiques  et  par- 
»  ticulieies,  dont  les  suites  vous  auiaient  déjà 
»  été  funestes  si  la  sagesse  d'autrui  ne  vous 
»  défendait  de  vos  propres  fautes.  Ah  !  quand 
»  vous  serviez  sous  vos  consuls  et  non  pas  sous 
»  vos  tribuns ,  dans  les  camps  et  non  pas  clans 
»  le  forum  ;  quand  vos  cris  faisaient  frémir  l'en- 
»  nemi  clans  les  batailles  ,  et  non  pas  le  sénat 
»  romain  dans  vos  assemblées,  alors ,  chargés  de 
»  butin ,  possesseurs  des  terres  de  l'ennemi ,  riches 
»  de  ses  dépouilles,  couverts  de  la  gloire  de  l'Etat 
»  et  de  la  vôtre  3   vous  retourniez  triomphant 


DE    LITTÉRATURE-  7.^1 

»  dans  vos  foyers.  Mais  aujourd'hui  c'est  vous , 
»  vous ,  Romains  7  qui  laissez  l'ennemi  emporter 
»  vos  dépouilles.  Demeurez  donc ,  puisque  vous 
»  le  voulez  ;  restez  ici  pour  écouter  vos  haran- 
»  gueurs  ;  passez  votre  vie  dans  la  place  publique* 
»  Vous  croyez  vous  dérober  à  la  nécessité  des 
»  combats  ;  elle  vous  poursuit  :  vous  n'avez  pas 
»  voulu  vous  mettre  en  campagne  contre  les  Eques 
»  et  les  Y olsques  ;  ils  sont  au  pied  des  murs.  Si 
»  vous  ne  les  en  chassez  pas  ,  tout-à-1'heure  ils 
»  seront  dans  cette  enceinte  7  ils  monteront  au 
»  Capitole,  ils  vous  suivront  jusque  dans  vos 
»  maisons.  Deux  ans  sont  écoulés  depuis  que  le 
»  sénat  ordonne  de  lever  des  troupes  ,  et  de  con- 
»  duire  une  armée  au  Mont-Algide  ;  et  cepen- 
»  dant  nous  restons  oisifs  ,  occupés  a  nous  que- 

*  relier  comme  des  femmes ,  et  jouissant  de  notre 
»  loisir,  sans  songer  que  ce  loisir  d'un  moment 

i  »  va  multiplier  les  guerres  et  les  dangers.  Je  sais 

I  »  qu'on  peut  vous  tenir  des  discours  plus  agréables; 

I  »  mais  quand  mon  caractère  ne  me  porterait  pas 

I  »  à  vous  dire  des  choses  utiles  et  vraies  7  plutôt 

»  que  des  choses  flatteuses ,  la  nécessité  m'en  fe- 

»  rait  une  loi.  Je  voudrais  vous  plaire  7  Romains  ^ 

»  mais  j'aime  encore  mieux  vous  sauver  ?  et  à 

»  ce  prix  je  n'examine  pas  même  si  vous  m'en 

»  saurez  gré.  Il  est  dans  la  nature  7  que  celui  qui 

»  ne  songe  qu'a  son  propre  intérêt  en  parlant  à 

I  *  la  multitude  ,  trouve  le  moyen  de  paraître  plu» 

»  populaire  que  celui  qui  ne  voit  rien  que  l'in- 

»  térêt  de  l'Etat.  Vous  imaginez  peut-être  que 

»  tous  ces  flatteurs  du  peuple  ?  ces  harangueurs 

»  éternels  qui  ne   vous  permettent  ni  de  corn- 

»  battre  au  dehors  ni  d'être  tranquilles  au  dedans , 

»  sont  fort  occupés  de  vos  intérêts.  Quelle  erreur  ! 

*  Leur  élévation  et  leur  profit,  voilà  ce  qu'ils 
»  cherchent  en  vous  soulevant  contre  nous.  Ils 
i  sont  nuls  quand  nor;$  sommes  tous  d'accord; 

3.  ii 


lf\1  COURS 

»  ils  sont  puissans  dans  le  trouble  et  le  désordre, 
»  et  ils  aiment  encore  mieux  faire  le  mal ,  que 
»  de  ne  pouvoir  rien.  Mais  si  vous  pouvez  enfin 
»  vous  lasser  de  tant  de  discordes  ,  vous  dégoûter 
»  de  ces  mœurs  nouvelles ,  et  redevenir  semblables 
»  à  vos  ancêtres  et  à  vous-mêmes  ,  je  m'engage 
»  (et  si  je  manque  à  cet  engagement  je  dévoue 
»  ma  tèle  à  tous  les  supplices)  ,  je  m'engage  à 
»  vous  venger  dans  peu  de  jours  de  ces  dépréda- 
»  leurs  de  vos  campagnes,  à  les  mettre  en  fuite, 
»  à  m' emparer  de  leur  camp ,  et  à  reporter  jusque 
»  dans  leurs  villes  cette  terreur  de  la  guerre  qui 
»  est  venue  jusqu'à  nos  portes ,  et  ce  bruit  des 
))  armes  qui  retentit  autour  de  nous.  » 

On  remarque  dans  ce  discours  l'art  vraiment 
oratoire  de  rassembler  tous  les  .motifs  de  persua- 
sion, de  s'insinuer  dans  les  esprits,  d'échauifer  les 
âmes  :  le  ton  en  est  noble  et  pathétique  ,  le  style 
plein  de  mouvement ,  la  diction  élégante  et  nom- 
breuse. En  voici  un  d'une  tournure  toute  diffé- 
rente. Salluste  avait  à  faire  parler  Marius  ,  qui 
faisait  gloire  de  n'être  que  soldat  et  de  n'avoir 
aucune  teinture  des  lettres.  Il  fallait  une  élo- 
quence inculte  ,  agreste  et  militaire.  Marius  5 
homme  sans  naissance ,  élevé  par  son  seul  mérite  7 
ennemi  des  nobles,  et  nommé  malgré  eux  pour 
commander  en  Afrique  et  faire  la  guerre  à  Jugur- 
tlia ,  remercie  en  ces  termes  le  peuple  romain. 

«  Je  n'ignore  pas,  Romains,  que  la  plupart  de 
»  ceux  qui  briguent  les  honneurs,  se  montrent, 
»  quand  ils  les  ont  obtenus ,  bien  différens  de  ce 
»  qu'ils  étaient  lorsqu'ils  les  ont  demandés  ;  d'a- 
.»  bord  actifs  ,  modestes ,  supplians ,  ensuite  indo- 
»  lens  et  orgueilleux.  Ce  ne  sont  pas  là  mes  prin- 
»  çipes  :  la  République  est  plus  que  le  consulat , 
»  et  il  convient  de  mettre  plus  de  soin  à  servir 
»  l'une ,  qu'à  obtenir  l'autre.  Je  n'ignore  pas  non 
ï)  plus  crue  j'ai  reçu  dç  vous  un  grand  bienfait, 


DE    LITTÉRATURE.  £Zp 

*  vous  m'avez  chargé  d'un  grand  fardeau.  Pour- 
»  voir  aux  dépenses  de  Ja  guerre  en  ménageant  le 
»  trésor  public,  forcer  les  citoyens  au  service  sans 
»  se  faire  d'ennemis  7  veiller  à  tout  au  dedans  et 
»  au  dehors  ,  et  tout  cela  ,  au  milieu  des   obsta- 
»  clés,  de  l'envie  et  des  factions ,  est  plus  difficile 
»  qu'on  ne  l'imagine.  D'autres  ,  s'ils  commettent 
»  des  fautes,  ont  pour  eux  leur  ancienne  noblesse, 
»  la  gloire  de  leurs  ancêtres ,  le  crédit  de  leurs 
»  parens  et  de  leurs  alliés ,  l'appui  de  nombreux 
v>  cliens.  Je  n'ai  pour  moi  que  moi  seul  :  toutes 
»  mes  ressources  sont  dans  moi-même ,  dans  mon 
»  courage  ,  dans  ma  conduite  irréprochable  :  tout 
»  le   reste  me  manquerait.   Je  vois  que  tout  le 
»  monde  a  les  yeux  sur  moi ,  que  les  bons  citoyens 
»  me  sont  favorables,  parce  que  mes  actions  sont 
»  utiles  à  la  République ,  mais    que  les  nobles 
»  n'attendent  que   l'occasion    de   m'attaque r.   Je 
»  dois  donc   redoubler  d'efforts  pour   qu'ils   ne 
»  puissent  pas  vous  en  imposer ,  et  pour  ne  pas 
»  donner  prise  sur  moi.  Je  me  suis  comporté ,  de- 
»  puis  mon  enfance  jusqu'à  ce  jour,  de  manière  a 
»  être  accoutumé  à  tous  les  travaux,  à  tous  les 
r>  dangers  :  si  je  me  suis  conduit  ainsi  de  moi-même 
»  avant  de  vous  être  redevable,  je  n'ai  pas  envie 
»  de  changer  ma  conduite  après  que  vous  m'en 
r  avez  payé  le  prix.  Que  ceux  à  qui  l'ambition 
»  apprit  à  se  contrefaire ,  aient  de  la  peine  à  ré- 
j)  gler  l'usage  de  leur  pouvoir  ,  cela  doit  être  : 
»  pour  moi ,  qui  ai  passé  ma  vie  a  remplir  mes 
devoirs  ,  l'habitude  de  bien  faire  m'est  devenue 
»  naturelle.  Vous  m'avez  chargé  de  faire  la  guerre 
»  à  Jugurtha ,  et  la  noblesse   en  murmure.  C'est 
»  à  vous  de  voir  si  un  autre  choix  serait  préfé- 
»  rable  ;  s'il  vaut  mieux  envoyer  à  cette  expé- 
»  dition   quelqu'un  choisi    dans   cette    foule  de 
»  nobles ,  quelque  homme  de  vieille  race ,  qui 
I  compte  beaucoup  d'ancêtres  et  point  d' armées 


^44  COURS 

»  de  services  \  a  qui  la  tête  tourne  dans  un  com- 
»  mandement  si  considérable  ?  et  qui  soit  réduit 
»  à  chercher  dans  ce  même  peuple  un  subalterne 
»  qui  lui  apprenne  son  métier  ?  car  c'est  ce  qui 
»  arrive  le  plus  souvent ,  vous  le  savez  ?  et  celui 
»  que  vous  avez  choisi  pour  général  s'en  choisit 
»  un  autre  pour  lui-même.  J'en  connais  7  Ro- 
»  mains  ,  qui  7  parvenus  au  consulat ,  ont  com- 
»  mencé  à  se  faire  lire  les  actions  de  leurs  ancê- 
»  très  et  les  livres  des  Grecs  sur  Tart  militaire  , 
»  fort  mal-k-propos  ?  ce  me  semble  ;  car  si  dans 
j>  l'ordre  des  choses  on  est  élu  avant  de  corn- 
»  mander  ?  dans  l'ordre  de  la  raison  il  faut 
))  apprendre  à  commander  avant  d'être  élu.  Com- 
))  parez  a  ces  anciens  nobles  si  al  tiers  un  homme 
»  nouveau  tel  que  moi.  Ce  qu'ils  lisent  ou  ce 
»  qu'ils  entendent  dire  7  je  l'ai  vu  ou  je  l'ai  fait. 
»  Ce  que  l'étude  leur  apprend  7  je  le  sais  par 
»  l'expérience  :  lequel  vaut  le  mieux ,  des  paroles 
»  ou  des  actions?  Je  vous  en  fais  juges,  Romains. 
»  lis  méprisent  ma  naissance ,  et  moi  leur  lâcheté. 
»  lis  me  reprochent  la  faute  de  la  fortune  :  je 
»  leur  reproche  leurs  vices  ?  ou  plutôt  je  pense 
»  que  tous  les  hommes  sont  égaux  par  la  nature  ; 
y)  mais  que  celui-là  est  le  plus  noble  qui  est  le 
»  meilleur  et  le  plus  brave.  Demandez  aux  parens 
»  d'un  Albinus ,  d'un  Bestia,  s'ils  aiment  mieux 
w  être  les  pères  de  pareils  lils  ?  que  d'un  Marius  : 
»  ils  vous  répondront  qu'ils  voudraient  avoir  pour 
»  fils  celui  qui  a  le  plus  de  mérite.  Si  les  nobles 
y,  ont  raison  de  me  mépriser ,  qu'ils  méprisent 
»  donc  leurs  ancêtres  qui  ont  commencé  comme 
»  moi ,  par  n'avoir  d'autre  noblesse  que  la  vertu. 
y,  lis  m'envient  mes  honneurs;  qu'ils  m'envient 
»  donc  aussi  mes  fatigues ,  mes  périls ,  ma  pro- 
»  bité  ;  car  c'est  l'un  qui  m'a  valu  l'autre.  Mais 
»  ces  hommes  ,  corrompus  par  Y  orgueil  ?  vivent 
»  comme  s'ils  méprisaient  les  honneurs  ?  et  iea 


J3E    LITTÉRATURE.  o  { 3 

i»  deinaiulent  comme  s'ils  les  avaient  mérités, 
))  Certes  ,  ils  s'abusent  beaucoup  ,  de  prétendre 
)>  à  la  fois  à  deux  choses  si  opposées  ,  aux  plaisirs 
»  de  l'oisiveté  et  aux  récompenses  du  courage. 
»  Ces  mêmes  hommes ,  quand  ils  parlent  dans 
»  le  sénat  ou  devant  vous,  élèvent  jusqu'aux  cieux 
»  le  mérite  de  leurs  ancêtres  ,  et  croient  par-là 
»  s'agrandir  dans  l'opinion  :  c'est  tout  le  con- 
»  traire  ;  leur  lâcheté  paraît  d'autant  plus  cou- 
»  puble,  que  les  actions  de  leurs  aïeux  ont  été 
t>  plus  éclatantes.  La  gloire  des  pères  éclaire  la 
»  honte  des  enfans.  Je  ne  veux  pas ,  comme  eux  7 
»  citer  ce  qu'ont  fait  les  autres  ,  mais ,  ce  qui  vaut 
»  beaucoup  mieux,  je  puis  dire  ce  que  j'ai  fait;  et 
»  cependant,  voyez  comme  ils  sont  injustes.  Ils 
»  ne  me  permettent  pas  de  m' applaudir  de  ce  qui 
»  m'appartient ,  tandis  qu'ils  se  vantent  de  ce  qui 
»  ne  leur  appartient  pas  ,  apparemment  parce  que 
»  je  n'ai  pas  comme  eux  des  portraits  de  famille  a 
»  étaler  devant  vous  7  et  que  ma  noblesse  ne  date 
»  que  de  moi;  comme  s'il  ne  valait  pas  mieux 
»  s'en  faire  une  à  soi-même  7  que  de  flétrir  celle 
»  dont  on  a  hérité.  Je  sais  que ,  s'ils  veulent  me 
»  répondre ,  ils  ne  manqueront  pas  de  paroles  élo- 
»  queutes  et  bien  arrangées  ;  mais  7  comblé  de 
»  vos  bienfaits  ,  et  tous  les  jours  ,  ainsi  que  vous  1 
»  outragé  par  leur  haine,  je  n'ai  pas  cru  devoir 
))  me  taire ,  de  peur  qu'on  ne  prît  le  silence  de  la 
»  modestie  pour  un  aveu  de  la  conscience  ;  car 
)>  d'ailleurs  je  ne  crois  pas  pouvoir  être  blessé  par 
»  leurs  discours.  S'ils  sont  vrais,  ils  doivent  me 
»  rendre  justice  ;  s'ils  sont  faux,  ma  conduite  les 
»  réfute.  Mais  puisqu'ils  accusent  votre  choix  7 
»  qui  m'a  chargé  d'une  commission  également 
»  importante  et  honorable  ,  voyez  encore  une 
))  fois  si  vous  devez  vous  en  repentir.  Je  ne  saurais 
»  vous  donner  pour  mes  garans  les  triomphes  et 
»  les  consulats  de  mes  pères  5  mais  s'il  le  faut ,  je 


^46  COURS 

»  puis  montrer  les  décorations  militaires  que  j* ai 
»  reçues,  les  enseignes  que  j'ai  prises  a  l'ennemi , 
»  les  cicatrices  dont  je  suis  couvert.  Romains  , 
y)  voilà  mes  titres  de  noblesse  ;  ils  ne  me  sont  pas 
)>  venus  par  succession  ;  ils  sont  le  prix  des  fati- 
»  gués ,  des  services  et  des  dangers. 

»  Je  ne  parle  pas  bien  ;  je  ne  suis  pas  éloquent  ? 
»  je  le  sa. s  :  c'est  un  art  dont  je  fais  peu  de  cas. 
y>  Je  le  laisse  à  ceux  qui  en  ont  besoin  pour  couvrir 
))  par  de  belles  paroles  des  actions  qui  ne  le  sont 
»  pas  ;  mais  la  vertu ,  quand  elle  se  montre ,  n'a 
»  besoin  que  d'elle-même.  Je  n'ai  pas  étudié  les 
»  lettres  grecques  :  j'ai  cru  cette  étude  bien  inu- 
»  tiJe  ,  puisqu'elle  n'a  pas  servi  à  rendre  meilleurs 
))  ceux  qui  nous  les  ont  enseignées.  J'ai  appris  ce 
»  qui  importe  davantage  a  la  République,  a  frap- 
»  per  l'ennemi ,  à  défendre  mes  compatriotes ,  à 
7)  ne  rien  craindre  que  l'infamie,  a  souffrir  le  froid 
»  et  le  chaud ,  à  reposer  sur  la  dure ,  a  supporter 
»  la  soif  et  la  faim.  Voilà  ce  que  j'enseignerai  à 
»  mes  soldats.  Je  ne  me  traiterai  pas  délicatement 
»  en  les  traitant  avec  rigueur  r  je  ne  veux  pas  que 
»  ma  gloire  ne  soit  que  le  fruit  de  leurs  peines  : 
»  c'est  ainsi  que  l'on  commande  à  des  citoyens; 
»  c'est  ainsi  qu'il  est  utile  de  commander.  Vivre 
»  soi-même  dans  la  mollesse ,  et  faire  vivre  son 
»  armée  dans  les  privations,  est  d'un  maître  et 
»  non  pas  d'un  général.  C'est  en  pensant ,  en  agis- 
»  sant  comme  moi ,  que  nos  pères  ont  été  grands 
y)  et  ont  illustré  la  République.  La  noblesse  d'au- 
»  jourd'hui,  qui  ne  leur  ressemble  guère,  nous 
»  insulte,  parce  que  nous  voulons  leur  ressembler; 
))  elle  brigue  les  honneurs  comme  s'ils  lui  étaient 
))  dus.  Ils  se  trompent  ,  ces  hommes  superbes  : 
»  leurs  ancêtres  leur  ont  laissé  tout  ce  qu'ils  pou- 
»  vaient  leur  transmettre ,  des  richesses ,  des  ti- 
»  très,  un  grand  nom  :  ils  ne  leur  ont  pas  laissé  la 
»  vertu  ;  ils  ne  le  pouvaient  pas.  Ce  n'est  pas  un 


DE    LITTÉRATURE  1^ 

»  présent  qu'on  puisse  faire  ni  qu'on  puisse  rece- 
»  voir,  ils  disent  que  je  suis  grossier  et  sans  édu- 
»  cation ,  parce  que  je  n'entends  rien  à  préparer 
»  un  festin  ,  parce  que  je  ne  paie  pas  un  cuisinier  , 
»  un  histrion  plus  cher  qu'un  fermier.  J'en  con- 
»  viens ,  Romains.  J'ai  appris  de  mon  père ,  et  j'ai 
»  entendu  dire  aux  honnêtes  gens  ,  que  le  luxe  est 
»  pour  les  femmes  ,  et  le  travail  pour  les  hommes; 
»  qu'il  faut  à  un  bon  citoyen  plus  de  gloire  que 
»  de  richesse;  que  les  ornemens  d'un  guerrier,  ce 
»  sont  ses  armes  et  non  pas  ses  meubles.  Quant  à, 
»  eux  ,  qu'ils  s'occupent  des  seules  choses  dont  ils 
»  fassent  cas,  des  plaisirs  et  de  la  table;  qu'ils 
»  passent  leur  vieillesse  comme  ils  ont  passé  leurs 
»  premières  années,  dans  les  festins,  dans  les  dé- 
fi bauches  et  la  dissolution ,  et  qu'ils  nous  laissent 
»  la  sueur  et  la  poussière  des  camps ,  à  nous  qui 
»  en  faisons  plus  de  cas  que  de  leurs  voluptés. 
»  Mais  non  :  quand  ils  se  sont  déshonorés  par 
»  toutes  sortes  d'infamies,  ils  viennent  ravir  les 
»  récompenses  des  honnêtes  gens.  Ainsi ,  par  la 
»  plus  criante  injustice ,  le  luxe ,  la  mollesse ,  les 
»  vices ,  ne  nuisent  pas  à  ceux  qui  en  sont  cou- 
»  pables ,  et  nuisent  à  la  République ,  qui  en  est 
»  innocente.  Maintenant  que  je  leur  ai  répondu, 
»  non  pas  en  proportion  de  leur  indignité  ,  mais 
»  convenablement  à  mes  mœurs ,  je  dirai  un  mot 
»  de  la  chose  publique.  D'abord ,  pour  ce  qui  re- 
»  garde  la  Numidie ,  soyez  tranquilles ,  Romains , 
d  vous  avez  écarté  tout  ce  qui  jusqu'à  présent 
»  avait  défendu  Jugurtha  :  l'avarice,  l'ignorance, 
»  l'orgueil  de  vos  généraux.  Vous  avez  sur  les  lieux 
»  une  armée  qui  connaît  le  pays ,  mais  jusqu'ici 
»  plus  brave  qu'heureuse  ,  et  affaiblie  en  grande 
»  partie  par  l'avidité  et  la  témérité  de  ses  chefs. 
»  Vous  tous  donc  qui  êtes  en  état  de  porter  les 
»  armes  ,  préparez- vous  a  défendre  la  République 
»  avec  moi.  Que  le  malheur  passé  et  la  dureté 


^48  COURS 

»  des  commandans  ne  vous  effraient  plus  ;  voas 
»  ayez  un   général   qui  dans  les  marches  et  les 
»  combats  sera  votre  guide  et  votre  compagnon , 
»  et  qui  ne  s'épargnera  pas  plus  que  vous.  Avec 
ï)  le  secours  des  dieux  ,  vous  pouvez  tout  vous 
-y>  promettre  :  la  victoire,  le  butin,  l'honneur.  Et 
»  quand  tous  ces  avantages  seraient  douteux  ou 
»  éloignés  ,  il  conviendrait  encore  que  les  bons 
y>  citoyens  vinssent  au  secours  de  la  République  ; 
»  car  la  lâcheté  ne  sauve  personne  de  la  mort, 
y)  et  jamais  père  n'a  désiré  que  ses  enfans  vécus- 
y>  sent  toujours  ,   mais  qu'ils  fussent  estimés  et 
»  honorés.  J'en  dirais  davantage  ,  Romains  ,  si  les 
»  paroles  donnaient  du  courage  a  ceux  qui  n'en  ont 
»  pas  j  mais  pour  les  braves  ,  j'en  ai  dit  assez.  » 
A  cette  vigueur  mâle  et  guerrière ,  à  cette  aus- 
térité brusque ,  à  cette  âpreté  de  style ,  à  cette 
jactance  soldatesque,  tous  ceux  qui  ont  lu  l'his- 
toire, ne  reconnaissent-ils  pas  Marius?  Ne  croient- 
ils  pas  l'entendre  lui-même?  Qu'on  lise  les  lettres 
et  les  mémoires  du  grand  Villars  j  qu'on  voie  de 
quelle  manière  il  parle  de  lui  et  de  ceux  qu'il 
appelle  des  généraux  de  cour  3  et  on  s'apercevra 
qu'aux  formes  près  ,  nécessairement  différentes 
dans  un  consul  romain  et  dans  un  général  fran- 
çais, les  hommes,  placés  dans  les  mômes  situa- 
lions  ,  ont  dans  tous  les  tems  à  peu  près  le  même 
langage.  C'est  dire  assez  combien  Salluste  con- 
naissait les  hommes  ;  et  quand   on  les  connaît 
bien ,  on  a  le  droit  de  les  faire  parler. 

Les  harangues  dans  Tacite  sont  ordinairement 
courtes,  mais  toujours  substantielles ,  et  dans  sa 
précision  il  ne  manque  point  de  mouvement, 
quoiqu'il  en  ait  moins  que  Tite-Livé  dans  son 
abondance.  Je  prends  chez  Tacite  le  discours  de 
Crémutius  Cordus ,  accusé  dans  le  sénat ,  sous  le 
règne  de  Tibère ,  d'avoir  appelé  dans  ses  écrits 
Brutus  et  Cassius  les  derniers  des  Romains. 


DE    LITTÉRATURE.  2^9 

«  On  m'inculpe  dans  mes  paroles ,  pères  cons- 
)>  cripts,  tant  je  suis  innocent  dans  mes  actions. 
»  Cependant  mes  paroles  mêmes  n'ont  attaqué  ni 
»  César  ni  ses  païens ,  les  seuls  qui  soient  com- 
»  pris  dans  les  accusations  de  leze-majcsté.   On 
»  me  reproche  d'avoir  loué  Brutus  et  Cassius  : 
»  beaucoup  d'auteurs  en  ont  écrit  l'histoire ,  aucun 
»  ne  les  a  nommes  sans  éloges.  Tite-Live  ,  dis- 
»  tingué  entre  tous  les  écrivains  par  son  éloquence 
»  et  sa  véracité ,  a  donné  tant  de  louanges  à  Pom- 
»  pée ,  qu'il  en  eut  d'Auguste  le  nom  de  Pom- 
»  peien ,  sans  en  être  moins  aimé.  Nulle  part  chea 
»  lui }  Scipion,  Afranius,  ni  ce  même  Cassius ,  ni 
»  ce  même  Brutus ,  ne  sont  traités  de  brigands  et 
»  de  parricides ,  comme  on  les  appelle  aujour- 
»  dlmi  3    et  souvent   il   les  appelle   de   giands- 
»  Iiommcs.  Asinius  Pollion,  dans  ses  écrits  ,  rend 
»  hommage  à  leur  mémoire  :  Mes  sa!  a  Corvinus  J 
»  dans  les   siens  ,  célébrait  Cassius  comme  son 
»  général ,  et  tous  les  deux  fuient  en  crédit  et  en 
»  honneur  auprès  d'Auguste.  Quand  Cicéron  pu- 
»  blia  l'ouvrage  (i)  où  il  élevé  Caton  jusqu'aux 
»  cieux ,  le  dictateur  César  lui  répondit-il  autre- 
»  ment  qu'en   le  réfutant   comme   il  aurait  fait 
r>  devant  des  juges?   Les  lettres  d'Antoine  ?  les 
«  harangues  de  Brutus,  sont  remplies  de  reproches 
»  contre  Auguste,  injustes,  il  est  vrai,  mais  très- 
»  amers  ;  et  on  lit  encore  les  vers  de  Bibaculus 
»  et  de  Catulle ,  pleins  de  satyres  contre  les  Cé- 
»  sars.  Mais  Jules-César  et  le  divin  Auguste  les 
»  souffrirent  et  les   oublièrent   avec   autant    de 
»  modération  que  de  prudence  ;   car  les  satyres 
»  s'effacent  si  on  les  méprise  ;   mais  si   l'on  s'en 
»  irrite ,  on  paraît  s'y  reconnaître.  Je  ne  parle  pas 
»  des  Grecs ,  chez  qui  non-seulement  la  liberté , 

(1)  Celui  qui  avait  pour  titre  Cato ,  auquel  Ce'sar  ré- 
pondit par  V  Anti-Calo  :  tous  les  deux  sont  perdus. 

11. 


s&5o  couns 

»  mais  même  la  licence  des  paroles  n'a  jamais  été 
»  punie  y  ou  n'a  été  repoussée  qu'avec  les  mêmes 
»  armes.  Mais  surtout  il  a  toujours  été  libre  et 
))  innocent  de  dire  sa  pensée  sur  les  morts  :  pour 
»  eux ,  il  n' y  a  plus  ni  faveur  ni  haine.  Mes  écrits 
»  sont-ils  des  harangues  incendiaires,  des  trom- 
»  pettes  de  guerre  civile  en  faveur  de  Brutus  et  de 
»  Cassius  ,  armés  dans  les  champs  de  Philippes? 
»  11  y  a  soixante  et  dix  ans  quils  ne  sont  plus  ; 
))  et  comme  on  les  retrouve  dans  leurs  images 
»  que  le  vainqueur  lui-même  n'a  pas  détruites  , 
»  leur  mémoire  garde  sa  place  dans  l'histoire. 
»  La  postérité  rend  à  chacun  l'honneur  qui  lui 
»  est  dû  ;  et  s'il  faut  que  je  sois  condamné ,  il  ne 
j>  manquera  pas  d'écrivains  qui  se  souviendront , 
»  non-seulement  de  Brutus  et  de  Cassius  ,  mais 
»  aussi  de  moi.  » 

J'ai  déjà  cité  la  harangue  des  Scythes  à  Alexan- 
dre, comme  un  des  morceaux  qu'on  a  le  plus 
remarqués  dans  Quinte-Curce.  On  a  su  gré  à  l'au- 
teur d'y  avoir  parfaitement  saisi  le  ton  sentencieux 
et  figuré  de  l'éloquence  propre  a  ces  peuples  ,  qui 
s'énoncent  volontiers  en  maximes  et  en  paraboles, 
comme  on  a  toujours  fait  dans  l'Orient  et  dans  le 
Nord. 

«  Si  les  dieux  avaient  proportionné  ta  stature 
»  a  ton  ambition  ,  le  Monde  ne  te  contiendrait 
»  pas.  Tu  toucherais  l'Orient  d'une  main ,  le  Cou- 
»  chant  de  l'autre ,  et  tu  voudrais  encore  savoir 
»  ou  vont  s'ensevelir  les  feux  de  l'astre  divin  qui 
»  nous  éclaire.  C'est  ainsi  que  tu  desires  toujours 
»  plus  que  tu  ne  peux  embrasser.  Tu  passes  d'Eu- 
»  rope  en  Asie  ,  tu  repasses  d'Asie  en  Europe  , 
»  et  si  tu  avais  soumis  tout  le  genre  humain  , 
»  tu  ferais  la  guerre  aux  forêts ,  aux  montagnes , 
»  aux  fleuves  et  aux  bêtes  sauvages.  Quoi  donc  ! 
v>  ignores-tu  que  les  grands  arbres  sont  long-tems 
i)  a  croître ,  et  sont  déracinés  en  un  moment  ? 


DE    LITTÉRATURE,  ^5  t 

»  Insensé  celui  qui  ne  regarde  que  leurs  fruits 
»  sans  mesurer  leur  hauteur.  Prends  garde  ,  en 
»  voulant  parvenir  au  sommet,  de  tomber  avec 
»  les  branches  que  tu  auras  saisies.  Quelquefois  le 
»  lion  a  servi  de  pâture  aux  plus  petits  oiseaux , 
»  et  la  rouille  consume  le  fer.  Il  n'y  a  rien  de 
»  si  fort  qui  ne  puisse  craindre  même  ce  qui  est 
»  faible.  Qu'y  a~t-il  entre  toi  et  nous?  JNous  n'a- 
n  vons  jamais  approche7  de  ton  territoire.  Dans 
»  les  vastes  forêts  où  nous  vivons,  ne  nous  est-il 
»  pas  permis  d'ignorer  qui  tu  es  et  d'où  tu  viens? 
»  Nous  ne  pouvons  pas  servir,  et  nous  ne  voulons 
»  pas  commander.  Veux-tu  connaître  la  nation 
»  des  Scythes?  Un  attelage  de  bœufs,  une  char- 
»  rue  ,  une  flèche ,  une  coupe ,  voilà  ce  qui  nous  a 
»  été  donné ,  ce  qui  est  à  notre  usage  pour  nos 
»  amis  et  contre  nos  ennemis.  A  nos  amis  nous 
»  donnons  les  fruits  de  la  terre ,  produits  par  le 
»  travail  de  nos  bœufs ,  et  ces  amis  partagent  le 
»  vin  dont  nous  faisons  avec  eux  des  libations. 
»  Pour  nos  ennemis,  nous  les  combattons  de  loin 
»  av^ec  la  flèche,  et  de  près  avec  la  pique.  C'est 
»  avec  ces  armes  que  nous  avons  battu  le  roi  de 
j>  Syrie  ,  celui  des  Perses  et  des  Medes ,  et  le  che- 
»  min  nous  a  été  ouvert  jusqu'en  Egypte.  Mais 
»  toi ,  qui  te  vantes  de  faire  la  guerre  aux  brigands , 
»  es-tu  autre  chose  que  le  voleur  de  tant  de  pays 
n  usurpés  ?  Tu  as  pris  la  Lydie  ,  la  Syrie  *  tu  t'es 
»  emparé  de  la  Perse  et  de  la  Bactrîane  ;  tu  as 
»  attaqué  l'Inde ,  et  voilà  enfin  que  tu  étends  tes 
)•  mains  avares  et  insatiables  jusqu'à  nos  troupeaux. 
»  Et  qu'as-tu  besoin  de  tant  de  richesses  ,  pour 
»  n'y  trouver  que  la  disette  ?  Tu  es  le  premier 
y)  pour  qui  la  satiété  ait  produit  la  faim ,  puisqu'à 
»  mesure  que  tu  as  plus  ,  tu  desires  davantage. 
»  Mais  ne  vois-tu  pas  depuis  combien  de  tems  la 
»  Bactriane  seule  te  tient  arrêté?  Pendant  que  tu 
»  la  soumets  ?  la  Sogliane  s'arme  contre  toi 1  et 


!>.  31  COU  F»  S 

»  pour  toi  la  guerre  naît  de  la  victoire-  car  que 
»  tu  sois  plus  grand  et  plus  vaillant  que  tout 
»  autre ,  personne  cependant  ne  veut  souffrir  un 
»  maître  étranger.  Passes  seulement  le  Tanaïs  ?  tu 
»  verras  jusqu'où  s'étendent  les  Scythes y  et  tu  ne 
»  les  atteindras  pas.  Notre  pauvreté  sera  plus 
»  agile  que  l'opulence  de  ton  armée  ,  qui  trahie  lar 
»  dépouille  de  tant  de  nations  :  et  lorsqu'ensuiler 
»  lu  nous  croiras  bien  loin  ,  tu  nous  verras  aux 
j>  portes  de  ton  camp  -,  car  nous  fuyons  et  pour- 
»  suivons  l'ennemi,  avec  la  même  vitesse.  On  dit 
»  que  dans  vos  adages  grecs  on  se  moque  des 
»  solitudes  des  Scythes  ;  mais  nous  aimons  mieux 
5)  des  déserts  incultes ,  que  des  villes  et  de  riches 
»  campagnes.  Pour  toi ,  serre  à  deux  mains  ta 
î)  fortune  :  elle  glisse ,  et  on  ne  la  retient  pas  en 
»  dépit  d'elle.  C'est  l'avenir  plus  que  le  présent 
»  qui  donne  un  bon  conseil.  Mets  un  mors  à  ton 
>■)  bonheur ,  tu  le  maîtriseras  plus  aisément.  On 
»  dit  chez  nous  que  la  fortune  est  sans  pieds  :  elle 
»  n'a  que  des  mains  et  des  ailes  ;  et  quand  elle 
»  nous  présente  les  unes  7  elle  ne  laisse  pas  prendre 
»  les  autres.  Enfin  ?  si  tu  es  un  dieu  ?  tu  dois  faire 
))  du  bien  aux  hommes ,  et  non  pas  leur  ravir  le 
»  leur  :  si  tu  n'es  qu'un  homme  7  songe  toujours 
»  que  tu  es  un  homme.  Il  y  a  de  la  folie  a  ne  se 
»  souvenir  que  de  ce  qui  nous  porte  à  nous  ou- 
)>  blier.  Tu  n'auras  pour  vrais  amis  que  ceux  a 
»  qui  tu  n'auras  point  fait  la  guerre  ;  car  entre 
»  égaux  l'amitié  est  ferme ,  et  ceux-là  sont  censés 
»  égaux  qui  n'ont  point  mesuré  leurs  forces. 
»  Quant  aux  vaincus,  garde- toi  de  les  prendre 
ï)  pour  des  amis  :  point  d'amitié  entre  le  maître 
»  et  l'esclave  :  la  paix  même  est  entre  eux  un  état 
»  de  guerre.  Au  reste ,  ne  crois  pas  que  les  Scy- 
»  thés  jurent  l'amitié  :  notre  serment  7  c'est  le 
»  respect  pour  notre  parole.  Nous  laissons  aux 
»  Grecs  ces  précautions  de   signer  des  pactes  et 


DE    LITTÉRATURE.  ^53 

»  d'attester  les  dieux  :  pour  nous ,  nous  mettons 
»  notre  religion  dans  notre  fidélité.  Ceux  qui  ne 
»  respectent  pas  les  hommes,  trompent  les  dieux; 
»  et  l'on  n'a  pas  besoin  de  l'ami  dont  la  volonté 
»  est  suspecte.  11  ne  tient  qu'à  toi  de  nous  avoir 
»  pour  gardiens  de  tes  limites  d'Europe  et  d'Asie. 
»  Nous  ne  sommes  séparés  des  Bactriens  que  par 
»  le  Tanaïs  :  au-delà ,  du  côté  opposé ,  nous  tou- 
»  chons  à  la  Thrace,  qui  confine,  dit-on,  à  îa 
»  Macédoine.  Placés  aux  deux  extrémités  de  ton 
»  Empire ,  nous  veux-tu  pour  amis  ou  pour  enne- 
»  mis  ?  Choisis.  » 


CHAPITRE  II. 

PHILOSOPHIE  ANCIENNE. 
Idées  préliminaires. 

Al  ne  faut  plus  s'attendre  ici  à  ces  anaîj^ses  dé- 
taillées qui  ont  paru  nous  attacher  si  vivement  à 
la  poésie  et  à  l'éloquence  des  Anciens,  et  que  j'ai 
tâché  de  proportionner  à  l'importance  des  sujets 
et  à  la  mesure  d'intérêt  qu'ils  pouvaient  com- 
porter. La  philosophie  qui  va  nous  occuper  n'a 
pas  le  même  attrait  pour  tout  le  monde  ,  et  n'est 
pas  à  beaucoup  près  si  familière  à  tous  les  esprits , 
et  si  rapprochée  de  tous  les  goûts.  Elle  commande 
une  attention  plus  laborieuse  par  le  sérieux  des 
objets,  et  ne  la  soutient  pas  par  les  mêmes  agré- 
mens.  Quand  l'instruction  s'adresse  à  l'imagina- 
tion et  au  cœur,  autant  qu'à  l'esprit  et  au  goût, 
on  vole  pour  ainsi  dire  au-devant  d'elle  ;  quand 
elle  ne  s'adresse  qu'à  la  raison,  il  lui  faut  des 
auditeurs  déterminés  à  s'instruire.  Mais  pourtant 
la  raison  a  aussi  son  intérêt  propre  ,  et  peut  plaite 


254  COURS 

à  l'esprit  en  l'exerçant.  Elle  ne  peut  d'ailleurs 
aller  ici  jusqu'à  la  contention  et  à  la  fatigue  de 
tête  que  nous  laissons  aux  érudits  et  aux  sa  vans 
de  profession  ,  avec  les  dédommagemens  qu'ils 
y  trouvent.  C'est  à  eux  de  rapprocher  Platon  et 
Aristote ,  Epicure  et  Zenon,  le  portique  et  l'aca- 
démie, de  les  opposer  l'un  à  l'autre,  ou  de  les 
concilier  et  de  chercher  à  les  entendre  partout, 
quand  ils  ne  se  seraient  pas  entendus  eux-mêmes. 
JBruker  et  Deslandes  ,  et  une  foule  d'autres  écri- 
vains ,  ont  passé  leur  vie  à  errer  dans  ce  laby- 
rinthe semblable  à  ces  châteaux  enchantés  ?  où 
l'Arioste  nous  représente  les  paladins  armés,  cou- 
rant les  uns  après  les  autres ,  se  combattant  tou- 
jours sans  se  reconnaître  jamais,  et  après  qu'ils 
sont  enfin  sortis  de  ce  séjour  d'illusions,  se  re- 
trouvant tels  qu'ils  étaient  entrés,  et  avouant  tous 
qu'ils  avaient  long-tems  rêvé  les  yeux  ouverts. 

Tel  est  en  général ,  il  est  vrai  ^ie  résultat  de 
cette  multitude  de  systèmes  nés  dans  les  écoles 
anciennes  7  et  tous  depuis  long-tems  abandonnés. 
Il  n'y  a  rien  à  en  conclure  contre  les  Anciens,  si  ce 
m'est  qu'ils  sont  beaucoup  plus  excusables  que  les 
Modernes ,  d'avoir  entrepris  plus  qu'ils  ne  pou- 
vaient. L'erreur  la  plus  naturelle  à  l'esprit  hu- 
main ,  dès  qu'il  veut  atteindre  a  l'origine  des 
choses,  c'est-à-dire, chercher  ce  qu'il  ne  trouvera 
jamais ,  a  toujours  été  de  se  mettre  tout  uniment 
à  la  place  de  l'Auteur  des  choses ,  et  de  refaire  en 
imagination  l'ouvrage  de  la  pensée  divine.  Il  est 
donc  tout  simple  que  chaque  philosophe  ait  fait 
son  Monde ,  l'un  avec  le  feu ,  l'autre  avec  l'eau  ; 
celui-ci  avec  l'éther ,  celui-là  avec  des  atomes.  Je 
ne  vous  entretiendrai  sûrement  pas  de  toutes  ces 
cosmogonies  que  les  curieux  trouveront  partout  : 
heureusement  chacun  a  pu  donner  la  sienne  sans 
le  moindre  inconvénient,  et  celles  de  Descartes 
et  de  Leibnitz  n'ont  pas  été  plus  dangereuses. 


BE    LITTERATURE  ^55 

Ceux-ci  pourtant  avaient  moins  d'excuse ,  puisque 
tant  de  siècles  d'expérience  auraient  dû  leur  faire 
sentir  que  nous  devions  nous  borner  à  l'étude  des 
faits  et  k  l'observation  des  phénomènes ,  sans  pré- 
tendre deviner  les  causes  premières,  dont  le  secret 
appartient  k  Dieu  aussi  nécessairement  que  l'ou- 
vrage même,  puisque  l'un  et  l'autre  supposent 
l'infini  en  sagesse  comme  en  puissance. 

Si  l'on  a  renoncé  enfin  k  expliquer  la  théorie  et 
les  moyens  de  l'Architecte  éternel ,  c'est  depuis 
que  deux  génies  puissans,  l'un  en  mathématiques , 
l'autre  en  métaphysique  ,  Newton  et  Locke ,  par- 
venus k  démontrer  le  plus  clairement  qu'il  était 
possible  ,  celui-là  les  lois  du  mouvement ,  celui-ci 
les  opérations  de  l'entendement  humain ,  ont  en 
même  tems  avoué  tous  les  deux  l'impossibilité  de 
connaître  la  cause  qui  meut  les  corps,  et  l'action 
de  la  faculté  pensante  pour  mouvoir  le  corps  hu- 
main. Alors  d'autres  philosophes  (caries  athées 
s'appellent  aussi  de  ce  nom  ,  et  même  exclusive- 
ment) se  sont  retournés  d'un  autre  côté ,  et  ont 
fait  de  gros  livres,  tels  que  le  Système  de  la 
Nature ,  pour  nous  apprendre  comment  le  Monde 
pouvait  se  passer  d'une  cause,  comment  tout  exis- 
tait par  soi-même ,  et  se  maintenait  par  soi" 
même  dems  un  ordre  nécessaire  et  éternel  ;  et  avec 
un  long  amas  de  mots  et  de  raisonnemens  abso- 
lument inintelligibles  ,  ils  ont  conclu  par  cette 
grande  découverte  :  Tout  est  ainsi,  parée  que 
tout  est  ainsi;  ce  qui  est  profond  et  lumineux, 
et  ce  qui  heureusement  encore  laisse  le  Monde 
comme  il  est.  Ce  n'est  pas  sous  ce  rapport  que  les 
rêveries  de  nos  philosophes  ont  pu  être  perni- 
cieuses :  il  ne  leur  est  pas  plus  donné  de  déranger 
le  monde  physique  que  de  le  comprendre  ;  mais 
;  vous  pouvez  juger  de  ce  qu'ils  en  auraient  fait,  si 
le  Créateur  avait  pu  permettre  qu'ils  en  dispo- 
sassent un  moment ,  comme  il  a  permis  qu'ils 


256  COURS 

fissent  un  moment  l'essai  de  leur  monde  moral  et 
politique. 

Malgré  le  vice  radical  de  tous  les  systèmes  de 
l'ancienne  philosophie  sur  les  premiers  principes 
des  choses,  si  la  physique  entrait  dans  notre  planr 
il  ne  serait  pas  difficile  de  faire  voir  que  les  Anciens 
ont  eu  du  moins  des  aperçus  justes  ,.  ingénieux  ,. 
étendus  sur  beaucoup  de  points  de  physique  géné- 
rale et  particulière,  mais  des  aperçus  toujours  plus 
ou  moins  défectueux  et  stériles,  par  deux  raisons: 
d'abord,  par  le  défaut  de  progrès  assez  grands  dans 
les  mathématiques,  où  ils  ne  paraissent  avoir  été 
loin  que  dans  la  mécanique,  qui  fit  la  gloire  d'Ar- 
cliimede ,  ensuite  par  le  défaut  de  cette  méthode  , 
qui  consiste  dans  une  analyse  exacte  et  complète, 
et  dans  une  dialectique  sévère  :  par  Tune ,  on  em- 
brasse un  objet  dans  toutes  ses  parties  ;  par  F  autre, 
on  se  défend  de  laisser  rien  sans  preuve,  et  l'on 
ne  bâtit  jamais  sur  une  hypothèse  comme  sur 
une  base.  Cette  méthode  n'a  été  connue  que  des 
Modernes,  et  c'est  ce  qui  a  surtout  affermi  leurs 
pas  dans  la  carrière  des  connaissances  naturelles  r 
et  ce  qui  les  a  conduits  si  loin  dans  tout  ce  qui  est 
du  ressort  de  la  physique  et  des  mathématiques. 
C'est  pourtant  a  un  Ancien  que  nous  sommes  rede- 
vables d'avoir  fait  de  la  logique  une  science  ;  et  du 
raisonnement  un  art,  comme  nous  l'avons  vu  dans 
le  précis  sur  Aristote.  Mais  lui-même  ,  non-seule- 
ment n'a  pas  tiré  de  cette  découverte  tout  le  fruit 
qu'on  en  devait  attendre,  mais  encore  a  frayé  la 
route  de  l'erreur  aux  scholastiques  qui  l'ont  suivi , 
en  abusant  de  ces  abstractions  connues  sous  le  nom 
de  catégories  et  d'universaux  ,  et  en  rangeant 
parmi  les  êtres  ce  qui  n'existe  que  dans  l'enten- 
dement. Sa  dialectique  ne  servit  donc  qu'à  con- 
fondre par  une  argumentation  invincible  les  pa- 
ralogismes  de  mots  et  les  puériles  subtilités  des 
sophistes ,  dont  Socrate  et  Platon  s'étaient  tant 


DE    LITTKRATtRE.  l'JJ 

moques  ,  comme  nous  le  verrons  tout-à-FIicure,  et 
c'était  sûrement  un  service  rendu  à  l'esprit  hu- 
main- mais  ccmoyen  qu  il  trouva  pour  combattre 
Terreur  ,  ici  ne  lui  servit  pas  à  établir  la  vérité.  Sa 
métaphysique  se  réduisit  à.  une  longue  suite  de 
divisions  et  de  subdivisions  très  -  méthodiques  , 
mais  dont  les  conséquences  sont  absolument  vides 
et  illusoires;  et  sa  physique  générale  n'offre  par- 
tout que  des  formes  substantielles  et  des  qualités 
occultes ,  c'est-à-dire,  des  mots  mis  à  la  place  des 
choses  ,  et  qui  ont  le  plus  grand  de  tous  les  incon- 
véniens ,  celui  d'ouvrir  un  champ  immense  à  la 
controverse  sans  pouvoir  obtenir  un  résultat;  en 
sorte  qu'ici  les  erreurs  mêmes  devaient  être  per- 
dues, comme  elles  l'ont  été  pendant  si  long-tems, 
tî  au  lieu  qu'en  disputant  du  moins  sur  les  choses  , 
l'erreur  même  n'est  pas  sans  quelque  fruit ,  parce 
qu'enfin  l'examen  amené  des  vérités  de  fait,  et 
|  qu'on  finit  par  s'entendre  et  s'accorder.  . 

Je  n'en  suis  pas  moins  disposé  à  me  ranger  à 

f  l'avis  de  ceux  qui  regardent  Aristote  comme  un 

f  esprit  plus  solide  et  plus  profond  que  Platon. 

Vous  en  avez  vu  la  raison  lorsque  j'ai  parlé  des 

i  ouvrages  où  il  a  procédé  d'une  manière  plus  sûre 

\  et  plus  heureuse  ,  c'est-à-dire,  dans  sa  Poétique 

i  et  dans  sa  Rhétorique ,  dans  sa  Morale  et  dans 

sa  Politique  même ,  quoique  celle-ci  ne  soit  pas 

au  nombre  des  objets  qui  doivent  nous  occuper. 

C'est  là  qu'il  a  su  appliquer  cet  esprit  d'analyse 

1  et  cette  rare  justesse  de  vues  qui  l'ont  caractérisé 

;  parmi  les  Anciens  comme  parmi  nous  ,  et  qui  lui 

firent  donner  par  l'antiquité  le  titre  de  Prince  des 

philosophes.  C'est  là  que  son  excellente  méthode 

l' lui  sert  à  classer,  à  définir ,  à  spécifier  les  choses, 

\  et  qu'il  s'est  garanti  de  l'abus  des  abstractions, 

I  qui  en  d'autres  genres  l'a  souvent  égaré.   Quand 

il  parle  d'éloquence ,  de  poésie ,  de  mœurs  ,  de 

gouvernement,  il  considère  sans  cesse  la  nature 


^58  couns 

de  l'homme  telle  qu  elle  est  ;  il  s'appuie  de  l'ex- 
périence, et  c'est  ce  qui  le  mené  à  des  résultats 
judicieux  et  féconds.  11  ne  bâtit  pas  en  l'air, 
comme  Platon  a  bâli  sa  République ,  qui  est  res- 
tée où  elle  devait  rester  ,  dans  ses  livres  ;  mais  il 
démêle  avec  beaucoup  de  sagacité  les  causes  de 
l'ordre  et  du  désordre  dans  les  différentes  sortes 
de  gouverncmens  ;  aussi  a-t-il  été  étudié  par  tous 
les  bons  publicistes ,  qui  en  ont  profité  plus  que 
de  Platon  ,  dont  on  n'a  pu  recueillir  que  des  idées 
partielles  et  des  vérités  détachées  ,  qui  ne  sont 
jamais  d'un  aussi  grand  usage  que  les  théories  gé- 
nérales ,  quand  celles-ci  sont  bien  conçues. 

Mais  aussi  ,  en  métaphysique  et  eu  morale , 
aucun  des  Anciens  ne  s'est  élevé  aussi  haut  que 
Platon.  L'on  ne  peut  douter  qu'il  n'ait  dii  a  So- 
crate  ,  son  maître ,  la  gloire  d'avoir  donné  le  pre- 
mier à  la  morale  la  seule  base  solide  qu'elle  puisse 
avoir ,  l'unité  de  Dieu ,  l'immortalité  de  l'âme , 
et  les  peines  et  les  récompenses  dans  une  autre 
yie.  C'est  ordinairement  Socrate  qui ,  dans  les 
Dialogues  de  Platon ,  développe  ces  dogmes  fon- 
damentaux ;  et  quoiqu'il  ne  paraisse  pas  avoir 
rien  écrit ,  si  ce  n'est  quelques  lettres  (i) ,  on  sait, 
par  le  témoignage  de  toute  l'antiquité,  que  ces 
dogmes  étaient  les  siens  ,  ceux  qu'il  enseignait 
publiquement,  et  c'est  surtout  par  les  écrits  du 
disciple  que  nous  est  connue  la  sagesse  du  maître. 
Mais  on  ne  peut  guère  penser  que  ce  soit  Socrate 
qui  ait  fourni  à  Platon  ses  idées  sur  la  nature  du 
Monde  et  sur  l'espèce  d'hiérarchie  qu'il  établit 
entre  les  êtres  divers  qui  le  gouvernent  ou  qui 
l'habitent  :  il  paraît  au  contraire  que  toute  cette 
philosophie,  purement  conjecturale,  n'a  jamais 
été  du  goût  de  Socrate ,  qui  n'approuvait  pas  que 

(i)  îl  s'amusa  aussi  ,  dans  les  derniers  jours  de  sa  \îe, 
k  meure  en  "vers les  fables  d'Ésope. 


DE    LITTÉRATURE.  25g 

l'on  s'égarât  dans  ces  spéculations  ambitieuses  sur 
des  objets  dont  l'homme  ne  peut  jamais  savoir 
que  ce  qu'il  aura  plu  a  Dieu  de  lui  apprendre. 
Aussi  n'est-ce  pas  Socrate,  mais  Timëe  de  Lo- 
crcs  (i) ,  qui  porte  la  parole  dans  le  dialogue  inti- 
tule de  son  nom  ;  et  Ton  peutd'ailleurs  conjecturer 
que  quand  Platon  a  mis  dans  la  bouche  de  Socrate 
des  idées  du  même  genre ,  c'est  d'abord  polir  s'ap- 
puyer de  l'autorité  d'un  homme  reconnu  dans  la 
Grèce  pour  le  plus  sage  des  hommes ,  ensuite  pour 
se  mettre  à  couvert  lui-même  sous  la  sauve-garde 
d'un  nom  devenu  plus  respectable  depuis  que  le 
repentir  des  Athéniens  avait  consacré  sa  mémoire 
pour  réparer  l'injustice  de  sa  condamnation»  Nous 
apprenons  même  d'un  Ancien  ,  que  Socrate  ayant 
entendu  la  lecture  du  dialogue  intitulé  Lysis  , 
l'un  des  ouvrages  de  la  jeunesse  de  Platon,  et  où. 
celui-ci  le  fait  parler  sur  les  causes  d'amour  et 

(i)  Ce  Timce,  disciple  de  Pythagore,  était  certainement 
antérieur  à  Socrate,  et  Platon  en  a  fait  le  principal  per- 
sonnage du  dialogue  dont  nous  allons  bientôt  rendre 
compte  ,  et  qu'il  ne  faut  pas  confondre  avec  un  ouvrage 
particulier,  intitulé  de  la  IVatureetde  V Ame  du  Monde, 
qui  ne  fut  publié  que  dans  le  second  siècle  de  notre  ère, 
îous  le  nom  de  ce  Timée  de  Locres.  Ce  petit  traité  con- 
tient à  peu  près  tout  le  système  que  Ton  voit  dans  Platon, 
et  l'on  a  cru  d'abord  que  c'était  de  ce  Timée  que  Platon 
avait  emprunté  sa  cosmogonie  ;  mais  il  a  paru  depuis 
beaucoup  pins  probable  que  ce  traité  est  l'ouvrage  de 
quelque  platonicien  du  second  siècle  .  qui  crut  fortifier 
les  idées  de  Platon  par  une  plus  grande  antiquité  :  c'est 
l'opinion  des  meilleurs  critiques.  On  ne  peut  douter,  il 
est  vrai ,  d'après  le  témoignage  de  Plutarque  qui  cite  ce 
limée,  qu'il  n'y  ait  eu  quelque  rapport  entre  sa  philo- 
sophie et  celle  de  Platon  5  mais  si  cette  dernière  n'eut 
été  qu'un  plagiat,  et  n'eût  pas  appartenu  au  disciple  de 
Socrate,  on  ne  lui  en  aurait  pas  fait  honneur  daus  tous 
les  siècles,  et  cette  espèce  de  vol  lui  eût  été  reprochée 
par  les  critiques  anciens,  très-curieux  de  ces  sortes  de 
découvertes,  el  Técole  de  Platon  se  serait  appelée  celle 
de  Timée, 


s6o  cours 

d'amitié  entre  les  hommes ,  il  s'écria  :  Que  de 
bel! es  choses  me  fait  dire  ce  jeune  homme  , 
sans  que  jamais  fjr  aie  pensé  !  Si  Platon  risqua  | 
ce  genre  de  supposition  du  vivant  même  de  So- 
crate ,  il  est  extrêmement  vraisemblable  qu'il 
n'eut  pas  plus  de  scrupule  après  sa  mort ,  surtout  J 
quand  il  traita  des  matières  qui  notaient  pas  sans 
danger  chez  un  peuple  aussi  ombrageux  que  celui 
d' Athènes  ,  sur  tout  ce  qui  touchait  à  la  religion  7 
comme  on  le  voit  par  plus  d'un  exemple  avant  et 
après  Platon. 

C'est  par  lui  que  je  commencerai  cet  exposé 
succinct  de  ce  que  nous  pouvons  recueillir  de  plus 
profitable  de  la  philosophie  des  Anciens  sous  un 
double  aspect,  celui  des  choses  où  ils  se  sont  le 
plus  approchés  de  la  vérité  par  les  lumières  natu- 
relles ,  et  celui  des  erreurs  les  plus  remarquables 
©ù  les  a  fait  tomber  l'inévitable  imperfection  de 
ces  mêmes  lumières.  C'est  le  seul  ordre  que  je 
crois  devoir  suivre  dans  ce  précis  ,  destiné  seu- 
lement a  donner  des  notions  claires,  et,  si  je  le 
puis  7  utiles  a  ceux  qui  n'iront  pas  s'enfoncer  dans 
la  lecture  d'une  quantité  d'auteurs  tant  anciens 
que  modernes ,  qui  suppose  beaucoup  de  curio- 
sité ,  d'étude  et  de  loisir ,  sans  beaucoup  d'utilité. 
Ensuite  viendront  Plutarque ,  Cicéron  et  Séne- 
que ,  qui  contiennent ,  avec  Platon ,  tout  le  fond 
de  la  philosophie  des  Grecs  ;  car  celle  des  Latins 
est  toute  entière  d'emprunt.  D'ailleurs,  ces  quatre 
philosophes  sont  aussi  des  écrivains  renommés, 
et  par-là  ils  appartiennent  plus  particulièrement 
encore  à  nos  séances ,  et  y  seront  aussi  considérés 
sous  ce  point  de  vue ,  qui  est  en  général  celui  d'un 
Cours  de  littérature ,  mais  qui  dans  cette  partie 
n'est  pas ,  conmie  dans  les  autres,  le  premier» 


DE    LITTERATURE.  ^6  I 

SECTION   PREMIERE. 

Plahv?. 

Tous  les  anciens  philosophes  ont  cru  la  matière 
éternelle  ,  et  différaient  seulement  sur  la  manière 
dont  s'était  formé  Tordre  universel  des  choses 
physiques  qu'on  appelle  le  Monde.  Les  uns  l'at- 
tribuaient à  une  force  motrice  répandue  partout , 
et  qu'ils  nommaient  l'ame  du  Monde  ;  les  autres  , 
au  mouvement  même ,  qui  dans  la  succession  des 
tems  avait  opéré  la  combinaison  des  divers  élé- 
mens  suivant  leur  nature  et  leurs  rapports  ;  ceux- 
ci  à  tel  ou  tel  élément  en  particulier  ,  comme  l'eau 
ou  le  feu,  dont  ils  faisaient  un  principe  générateur 
et  conservateur  ;  ceux-là ,  à  une  sorte  d'attraction 
sympathique  des  parties  similaires  ;  et  quelques- 
uns  ont  appelé  Dieu  le  Monde  lui-même ,  le  Grand- 
tout,  comme  disaient  les  Stoïciens.  Il  serait  su- 
perflu de  répéter  ici  ce  qui  a  été  démontré  tant  de 
fois,  combien  toutes  ces  hypothèses  étaient  ab- 
surdes et  contradictoires  en  elles-mêmes  ;  quoi- 
qu'il n'y  en  ait  pas  une  qui  ne  se  retrouve  plus  ou 
moins  dans  les  nouveaux  traités  de  matérialisme , 
dont  les  auteurs  n'ont  paru  rajeunir  un  fonds  d'ex- 
travagance usé  depuis  tant  de  siècles  ,  que  parce 
que  les  dernières  acquisitions  de  "la  physique  et 
de  la  chimie  les  ont  mis  à  portée  de  se  servir  de 
termes  nouveaux  pour  reproduire  de  vieilles  fo- 
lies. Il  est  à  remarquer  que  les  poètes ,  naturelle- 
ment disposés  a  se  rapprocher  en  tout  des  opinions 
communes  ,  ont  été  ici  beaucoup  plus  près  de  la 
raison  que  tous  ces  fabricateurs  de  Mondes.  Frap- 
pés comme  tous  les  hommes  en  général ,  de  cette 
harmonie  de  l'Univers ,  qui  montre  à  notre  esprit 
une  suprême  intelligence ,  comme  le  soleil  montre 
le  jour  à  nos  yeux ,  les  poètes  anciens  ont  tous 
représenté  les  dieux ,  non  pas ,  il  est  vrai ,  comme 


^62  èOITRS 

créateurs ,  mais  du  moins  comme  ordonnateurs  du 
Monde,  et  auteurs  de  l'ordre  qui  a  remplacé  le 
chaos  ;  et  Ton  ne  peut  nier  que  cette  espèce  de 
cosmogouie  antique  ,  chantée  par  Hésiode  et 
Ovide  ,. lie  soit  beaucoup  plus  sensée  que  celle  des 
Thaïes  et  des  Anaxagore. 

Platon  lui-même  ne  conçut  pas  la  création  telle 
quelle  est  dans  la  Genèse,  c'est-à-dhe  ,  l'acte  de 
la  Puissance  suprême,  tirant  tout  du  néant  par 
sa  volonté ,  et  ce  n'est  pas  un  reproche  à  faire  à 
Platon ,  car  cette  idée  est  au  dessus  de  l'homme, 
et  cette  création  ne  pouvait  être  que  révélée.  Seu- 
lement la  métaphysique  a  compris  et  démontré 
depuis,  que  cette  création, quoique  incompréhen- 
sible pour  nous,  appartenait  nécessairement  à  la 
Puissance  éternelle  et  infinie ,  a  Dieu  seul.  Mais 
Platon  reconnut  du  moins  que  le  Monde  avait  eu 
un  commencement,  et  que  Dieu  seul  en  était  le 
créateur.  C'est  surtout  dans  son  Timée  qu'il  dé- 
veloppe cette  doctrine  ;  car  dans  quelques  autres 
il  ne  s'explique  pas  si  positivement,  et  semble 
laisser  en  doute  si  le  Monde  est  éternel  ;  mais  son 
doute  ne  se  trouve  que  dans  ceux  de  ses  écrits  où 
cette  question  se  présente  comme  en  passant  ;  au 
lieu  que  dans  le  Timée  ,  où  elle  est  expressément 
traitée,  il  montre  Dieu  partout  comme  l'éternel 
et  suprême  architecte.  Selon  lui ,  Dieu  a  tout  fait, 
parce  qu'il  est  bon  ;  il  a  formé  l'Univers  sur  le 
modèle  qu'il  avait  dans  sa  pensée  ,  et  ce  modèle 
était  nécessairement  le  meilleur  possible ,  en  rai- 
son de  la  puissance ,  de  la  sagesse  et  de  la  bonté 
de  son  auteur.  L'on  voit  déjà  que  Platon  est  le 
premier  qui  ait  fait  de  la  bonté  essentielle  àla 
nature  divine  ,  la  cause  de  la  création ,  et  le  pre- 
mier aussi  qui  ait  posé  en  principe  ce  que  les 
Modernes  ont  appelé  Y  Optimisme ,  et  ce  qui  n'a 
été  le  sujet  de  tant  de  controverses,  que  parce 
qu'on  a  toujours  confondu  plus  ou  moins  deux 


T)E    LITTERATURE.  ^63 

choses  très— difïëi entes ,  la  bonté  relative  et  la 
bonté  absolue  ,  dont  Tune  appartient  aux  idées 
humaines,  et  l'autre  aux  idées  divines  :  c'est  une 
méprise  très-grave  en  métaphysique,  et  dont  le* 
conséquences  sont  très-importantes  ,  mais  dont  la 
discussion  ne  saurait  trouver  ici  une  place  quelle 
doit  avoir  ailleurs. 

Platon  n'a  pas  vu  moins  juste  quand  il  a  dit  que 
Dieu  ne  pouvait  pas  être  l'auteur  du  mal  moral 
ou  du  péché  :  ce  sont  ses  expressions  ;  car  le  mot 
de  péché ,  qui  parmi  nous  n'est  plus  que  du  style 
religieux  ,  était  chez  les  Anciens  de  la  langue  phi- 
losophique. Mais  Platon  n'a  pas  été  et  ne  pouvait 
[guère  aller  plus  loin  ;  d'abord  ,  parce  qu'il  ne 
parait  pas  avoir  connu  la  théorie  métaphysique 
de  la  liberté  essentielle  à  la  substance  intelligente, 
{liberté  dont  il  n'a  parlé  nulle  part  ;  ensuite, parce 
i qu'il  se  contente  d'attribuer  le  désordre  moral  à 
[la  résistance  de  la  matière,  c'est-à-dire,  au  dérè- 
glement des  passions  qui  appartiennent  à  l'ame 
isensitive;  car  on  verra  tout-à-l'heure  qu'il  dis- 
tingue ,  comme  presque  tous  les  Anciens  ,  des 
âmes  spirituelles  et  matérielles  j  ce  qui  est  par  soi- 
Jaiême  une  grande  erreur,  et  ce  qui  serait  encore 
:rès-insuffisant  pour  résoudre  les  objections  sur  le 
{mal  moral  ,  dont  la  solution  n'est  due  qu'à  la 
(bonne  philosophie  des  Modernes  ,  et  surtout  à 
pelle  des  Chrétiens. 

Platon  distingue    en    général  deux   sortes   de 
[substances ,  la  substance  intelligente  ,  immuable , 
■éternelle,  incorruptible,  et  la  substance  maté- 
rielle, dépourvue  de  toutes  ces  qualités.  11  range 
I  tdans  la  première  classe  Dieu  ,  et  ce  qu'il  appelle 
1  311  grec  les  Démons ,  nom  qui  ne  signifie  point, 
dans  sa  langue  comme  dans  la  nôtre ,  des  esprits 
I  ;tnalfaisans  et  réprouvés,  mais  des  divinités  secon- 
idaires  qui  reviennent  à  peu  près  à  ce  qu'on  entend 
par  des  Génies  dans  les  écrits  des  Païens ,  et  par  les 


îi64  COURS 

Anges  chez  les  Chrétiens.  A  ces  dieux  du  second 
rang,  il  joint  dans  la  même  classe  ,  mais  au-des- 
sous d'eux ,  Famé  raisonnable  qui  anime  et  régit 
le  corps  de  l'homme;  et  comme  elle  est,  ainsi 
qu'eux,  d'origine  divine ,  il  en  conclut  qu'elle  doit 
se  conformer  en  tout  a  ce  premier  modèle  de  per- 
fection ,  par  l'amour  du  beau  et  de  l'honnête,  et 
de  là  dérivent  ses  devoirs  pendant  la  vie ,  et  ses 
destinées  après  sa  mort. 

Ce  philosophe  est  aussi  le  premier  qui  ait  fait 
Dieu  auteur  du  mouvement ,  et  qui  ait  fait  du 
mouvement  la  mesure  du  tems.  C'est  une  de  ses 
plus  belles  idées,  et  personne  avant  lui  n'avait 
rien  conçu  d'aussi  sublime  et  d'aussi  vrai  que  ce 
qu'il  dit  du  tems  et  de  l'éternité.  «  L'éternité  est 
»  immobile  dans  l'unité  d'être  ,  c'est-à-dire  eu 
»  Dieu,  et  n'admettant  ni  changement  ni  succes- 
»  sion.  Il  y  a  plus  :  la  réalité  de  l'être  n'est  qu'eu 
»  Dieu  :  c'est  le  seul  dont  on  ne  puisse  pas  dire 
r>  proprement  :  Il  a  été  ou  il  sera ,  mais  seulement 
»  il  est.  Il  a  créé  le  tems  en  créant  le  Monde  -,  et  ! 
»  cette  durée  successive ,  marquée  par  les  révolu- 
»  tions  des  corps  célestes,  est  une  image  mobile 
»  de  l'éternité,  et  passera  comme  le  Monde, 
»  quelle  que  soit  la  fin  qu'il  doit  avoir.  »  Toutes 
ces  conceptions  sont  grandes,  et  sans  contredit 
supérieures  de  beaucoup  à  toutes  celles  de  l'anti- 
quité païenne.  Vous  reconnaissez  ici  (pour  le  dire 
en  passant  )  deux  vers  fameux  du  premier  de  nos 
lyriques  : 

Le  tems ,  cette  image  mobile 
De  l'immobile  éternité. 

C'est  une  traduction  littérale  de  Platon ,  dont 
l'imagination  brillante  était  faite  pour  inspirer  la 
poésie  même,  et  n'a  servi  cette  fois  à  la  philosophie, 
qu'à  rendre  plus  sensible  et  plus  frappante  une 
vérité  métaphysique.  C'est  encore  un  emprunt 


©E    LITTÉRATURE.  265 

fait  à  Platon ,  que  ces  vers  d'une  ode  de  Thomas 
sur  le  Teras  ,  Tune  des  meilleures  de  ce  siècle  7 
malgré  quelques  fautes  : 

Dieu  dit  au  mouvement  :  Du  tems  Sois  la  mesure. 

Il  dit  à  la  Nature  : 
Le  tems  sera  pour  vous  ,  l'éternité  pour  moi. 

Ces  deux  passages  prouvent  que  la  lecture  du 
Timèe  n'avait  pas  e'té  inutile  à  Rousseau  et  à 
Thomas, 

La  pureté  et  la  sublimité  de  ces  notions  ont 
fait  dire  aussi  à  un  docteur  de  l'Eglise,  S.  Clément 
d'Alexandrie,  que  les  livres  de  Platon  avaient  servi 
a  préparer  les  Païens  à  l'évangile ,  comme  ceux 
de  Moïse  à  préparer  a  la  foi  les  Juifs  que  l'évangile 
avait  convertis.  On  sait  en  effet  que  la  philosophie 
platonicienne  était  extrêmement  en  vogue  dans 
les  premiers  siècles  de  l'Eglise  5  et  de  là  les  efforts 
que  l'on  fit  alors  pour  concilier  en  quelque  sorte 
l'école  d'Alexandrie  avec  le  christianisme,  et  pour 
)  trouver  dans  Platon  ce  qui  n'y  était  pas.  C'était 
une  erreur  du  zèle  ;  et  ce  qui  fait  voir  que  toutes 
les  erreurs  sont  dangereuses,  c'est  qu'en  même  tems 
que  des   Chrétiens  trompés  croyaient  tirer  avan- 
tage de  l'autorité  de  Platon,  et  tâchaient  d'attirer 
le   platonisme  a  la  révélation,  les  ennemis  du 
christianisme  naissant  prétendirent,  pour  en  in- 
firmer la  divinité ,  en  retrouver  les  principaux 
dogmes  dans  Platon.  On  alla  jusqu'à  y  voir  le 
Verbe  et  la  Trinité ,  et  cette  supposition  a  passé 
jusque  dans  ces  derniers  tems.  Mais  il  suffit  d'ouvrir 
Platon  pour  se  convaincre  qu'il  n'y  a  ici  qu'une 
pure  confusion  de  mots.  Le  mot  grec  qui  répond 
a  celui  de  verbe,  Aoyo? ,  ne  signifie  pas  seulement 
en  grec  la  parole s  mais  aussi  la  raison,  ratio, 
d'où  vient  le  mot  logique,  et  n'est  pris  chez  Platon 
que  dans  ce  sens.  Il  n'est  jamais  dit  que  cette 
raison,  cette  sagesse  de  Dieu;  soit  une  émanation 


5î66  cours 

de  l'essence  divine  ,  encore  moins  que  ce  soit  une 
des  trois  personnes  de  la  Trinité;  et  celle  de  Platon 
n'est  autre  chose  que  Dieu  ,  Famé  du  Monde  et 
je  Monde  lui-même,  dont  il  fait  l'animal  par  ex- 
cellence, contenant  en  lui  toutes  les  espèces  pos- 
sibles d'animaux.  Il  est  clair  que  rien  de  tout  cela 
ne  ressemble  à  nos  mystères  ;  et  il  ne  l'est  pas 
moins  que  ces  mystères ,  que  Dieu  seul  a  pu  ré- 
véler, n'ont  pu  en  aucune  manière  être  devinés 
ni  même  entrevus  par  la  raison  humaine,  puisqu'ils 
sont  au  dessus  d'elle,  même  depuis  qu'ils  ont  été 
révélés.  Quant  à  la  prééminence  qu'il  attache  à 
son  ternaire ,  que  Ton  a  voulu  confondre  avec 
notre  Trinité ,  elle  tient  à  ces  idées  chimériques 
sur  la  puissance  des  nombres ,  que  Platon  em- 
prunta des  Pythagoriciens,  ainsi  que  beaucoup 
d'autres  eneurs  mêlées  avec  les  siennes.  11  faut  à 
présent  dire  un  mot  de?  principales,  et  voir  la 
faiblesse  de  l'esprit  humain'  après  avoir  vu  sa 
force. 

Platon  a  beaucoup  écrit ,  beaucoup  pensé ,  puis- 
que ses  ouvrages  embrassent  toutes  les  connais- 
sances naturelles,  et  non-seulement  toutes  les 
parties  de  la  philosophie  spéculative  ,  mais  encore 
la  physiologie  et  l'anatdmie  ;  mais  il  faut  avouer 
aussi  qu'il  a  beaucoup  rêvé.  On  lui  doit  pourtant 
cette  justice,  que,  fidèle  imitateur  de  la  reserve  de 
jSon  maître ,  û  se  préserva  toujours  de  cette  affir- 
mation tranchante  qui  caractérisait  l'orgueil  dog- 
matique de  tant  de  sectes  de  philosophes,  dont 
chacun  se  prétendait  exclusivement  en  possession 
de  la  vérité.  Socrate  et  Platon  donnaient  toujours 
leurs  opinions  seulement  comme  probables  :  nous 
verrons  a  l'article  de  Cicéron,  que  ce  piobabi^ 
lisme ,  qui  devint  le  poiut  de  ralliement  des  diffé- 
rentes écoles  de  l'académie  fondée  par  Platon  , 
avait  aussi  ses  inconvéniens  et  ses  abus.  Mais  ce 
;fut  du  moins  dans  l'origine  une  sorte  d'excuse 


DE    LITTERATURE.  267 

Kmr  cette  foule  d'hypothèses  plus  ou  moins  er- 
onées,  qu'il  débitait  avec  d'autant  moins  descru- 
mle,  qu'il  ne  demandait  pour  elles  que  cette 
espèce  d'assentiment  qu'on  peut  accorder  à  ce 
jui  n'est  que  probable  ,  et  non  pas  cette  con- 
viction ,  qui  ne  peut  naître  que  de  l'évidence. 

Mais  cette  probabilité  même  se  trouve-t-elle  à 
'examen,  dans  la  plupart  des  théories  de  Platon? 
Nullement  :  il  a  trop  peu  de  méthode  et  de  logi- 
que ;  il  abonde  en  suppositions  gratuites  :  rien  n'ar- 
rête l'essor  de  son  imagination.  Il  semble  toujours 
voir  devant  les  yeux,  ce  Monde  intelligible,  ces 
dées  archet  y  Jes.oix  tout  est  disposé  dans  un  ordre 
variait  de  rapports  infaillibles  et  éternels.  Cela  est 
n  effet  et  doit  être  ainsi  dans  la  sagesse  divine,  et 
a  plus  grande  gloire  de  Platon  est  de  l'y   avoir 
u  :  c'est  sûrement  le  plus  grand  pas  de  l'ancienne 
nétaphysique ,  et  qui  suffirait  seul  pour  mettre 
'laton  au  rang  des  plus  beaux  génies.  Mais  il  n'a 
as  compris  que  si  ce  modèle  idéal  et  parfait  était 
jtecessairemeiit  dans  l'intelligence  infinie  quand 
lie  a  produit  le  Monde ,  de  là  même  il  s'ensuit 
u'il   ne  saurait  se  retrouver  dans  l'intelligence 
umaine  ,  qui  elle-même  n'a  l'idée  de  l'infini  que 
arce  qu'elle  trouve  partout  des  bornes  qui  ne  sont 
as  celles  des  choses,  mais  de  ses  conceptions  ;  car. 
Pinfini  est  dans  les  idées  de  Dieu  parce  qu'elles 
mbîassent  tout,  il  n'est  dans  les  nôtres  que  parce 
u'elles  n'embrassent  rien ,  et  que  nous  voyons 
)ujours  au-delà  de  nous  et  bien  loin  au  delà  ,  le 
tel  et  le   possible  ,  sans  aucun  moyen  d'y  at- 
îindre.  Il  n'y  a  pas  une  science  qui  n'atteste  que 
nut  est  partiel  dans  nos  conceptions ,  et  que  nous 
e  pouvons  rien  classer  parfaitement,  parce  que 
on -seulement  nous  ne  connaissons  en  rien  les 

Î  rentiers  principes ,  mais  que  nous  ne  connaissons 
»as  même ,  à  beaucoup  près ,  tous  les  effets  et  tous 
îs  acçideus.  La  modestie  de  Platon  ;  au  lieu  de 


268  COURS 

lui  interdire  toute  affirmation,  ce  qui  est  un  excès 
et  une  erreur,  aurait  été  mieux  entendu  si  elle 
l'eût  empêché  de  donner  même  comme  probable 
ce  qui  n'élait  appuyé  sur  rien. 

Que  signifie  cette  ame  du  Monde,  qui  n'est  pas 
Dieu,  et  qui  pourtant  est  une  substance  divine, 
cpmme  s'il  pouvait  y  avoir  deux  substances  dans 
la  Divinité ,  dont  Platon  lui-même  a  compris 
l'unité  nécessaire  ?  Quelle  contradiction  !  et  que 
de  contradictions  semblables  dans  tout  le  système 
de  Platon  !  Qu'est-ce  que  ce  monde  animal ,  la 
troisième  partie  de  son  ternaire  ,  et  qui  a  fourni 
k  Spinosa  la  première  base  de  son  incompréhen- 
sible athéisme  ? 

Mais  que  dire  surtout  de  la  manière  dont  Platon 
explique  la  nature  et  la  formation  de  Famé  hu- 
maine? Selon  lui,  elle  est  double  et  même  triple, 
et  voici  comment,  autant  du  moins  qu'il  est  pos- 
sible de  le  comprendre  à  travers  les  obscurités  de 
ses  termes  arbitraires  et  vagues ,  et  de  ses  défini- 
tions subtiles.  Le  premier  ouvrier  f  après  avoir 
formé  les  astres  et  tous  les  corps  célestes,  et  leur 
avoir  promis  l'immortalité,  non  pas  qu'elle  appar- 
tienne a  leur  nature  ,  mais  comme  un  pur  don  de 
ses  bontés  ;  après  avoir  donné  au  Monde  une  ame 
composée  de  la  substance  immuable  ,  indivisible 
et  incorruptible,  et  de  la  substance  matérielle, 
divisible  et  muable,et  encore  d'une  troisième  subs- 
tance mixte  qui  résulte  des  deux  autres  (inexpli- 
cable composé ,  qui  pourtant,  comme  je  l'ai  dit  , 
s'appelle  chez  lui  un  Dieu,  ainsi  que  le  Monde 
lui-même),  s'adresse  à  ces  dieux  secondaires,  à  ces 
démons  ,  qui  ne  sont  ni  plus  clairement  définis  ni 
mieux  expliqués  que  tout  le  reste,  et  les  charg< 
de  former  tous  les  animaux ,  dont  l'existence  est 
comprise  dans  l'idée  du  grand  animal  qui  est  le 
Monde  ;  et  s'il  s'en  remet  a  eux  pour  cette  créa- 
tion, c'est,  dit-il,  que  s'il  faisait  lui-même  ces 


DE    LITTÉRATURE.  26) 

animaux ,  ils  seraient  immortels.  Mais  c'est  de  lui 
que  ces  agens  inférieurs  doivent  recevoir  les  se- 
mences du  seul  animal  qui  sera  participant  de 
l'immortalité ,  et  doué  de  raison  \  en  un  mot ,  de 
l'homme.  Alors  il  fait  lui-même  un  mélange  des 
élémens  ou  principes  qui  lui  ont  servi  à  produire 
les  astres  ou  Famé  du  Monde,  de  façon  pourtant 
qu'ils  n'aient  pas  dans  l'homme  la  même  perfec- 
tion et  la  même  pureté.  Les  agens  du  grand  ouvrier 
joignent  ensuite  à  cette  partie  immortelle  de  l'ame 
une  autre  espèce  d'ame  mortelle,  susceptible  de 
toutes  les  affections  sensuelles,  d'où  naît  le  plaisir 
et  la  douleur,  et  de  toutes  les  passions  qui  naissent 
du  désir  ou  de  la  crainte.  Voilà  bien  jusqu'ici 
deux  âmes  très-distinctes  ;  mais  de  peur  que  la 
plus  mauvaise  n'ait  trop  d'empire  sur  la  meilleure, 
ils  placent  celle-ci  dans  la  partie  supérieure  du 
corps  humain,  dans  la  tête,  et  l'autre  dans  la 
poitrine  ;  et  cette  seconde  ame  se  divise  encore 

•  en  deux  ,  Y  irascible  et  la  concupiscible  >  que  nos 
f  agens  logent  de  manière  que  le  diaphragme  en 
[fait  la  séparation.  JJ  irascible  a  son  siège  dans 
[le  cœur,  afin  qu'elle   soit  plus  près  du  siège  de 

la  raison,  qui  doit  tempérer  ses  mouvemens  :  la 

•  concupiscible  est  située  plus  bas ,  entre  le  dia- 
phragme et  le  nombril,  afin  que  dans  cet  éloi- 
!  gnement  de  la  tête  elle  excite  le  moins  de  troubles 
L  et  de  tempêtes  qu'il  est  possible  dans  le  domaine 

de  la  partie  divine,  de  la  raison. 

Si  Platon  n'eût  donné  toute  cette  fabrique  que 
comme  une  allégorie,  un  emblème  des  deuxpuis- 
j-  sances  qui  se  disputent  l'empire  sur  nous,  la  raison 
jjet  la  passion,  ce  genre  d'apologue  ne  laisserait 
I  pas  d'être  ingénieux,  et  aurait  du  moins  un  dessein 
|i  assez  clair ,  quoique  toujours  mêlé  d'inconséquen- 
ces ;  car  pourquoi  les  mouvemens  de  la  colère  et 
[  de  la  vengeance  auraient-ils  plus  besoin  du  secours 
I  prochain  et  du  frein  de  la  raison,  que  les  mouve- 


2^0  COURS 

mens  du  désir  et  de  la  volupté  ?  Ces  deux  âmes  y 
comme  Platon  les  appelle ,  qui  passèrent  depuis  j 
dans  l'école  de  son  disciple  Aristote  et  chez  tous  | 
les  scholastiques  modernes,  jusqu'à  ces  derniers 
tems,  mais  sous  un  autre  nom,  celui  à' appétit  iras- 
cible et  d'appétit  concupiscible  >  ces  deux  âmes 
ou  ces  deux  appétits  ne  sont  ni  moins  indociles 
ni  moins  funestes  l'un  que  l'autre  ;  et  Ton  ne  voit 
pas  d'ailleurs  ce  que  la  distance  plus  ou  moins 
grande  de  ces  âmes  a  celle  de  la  tête  ,  peut  ôter  ou 
ajouter  à  leur  action  ou  à  leur  résistance  réci- 
proque. Mais  ce  qu'il  est  absolument  impossible 
de  concevoir,  c'est  ce  que  Platon  dit  du  foie, qui, 
étant  un  corps  spongieux,  est  placé  tout  près  de 
î'ame  concupiscible  comme  un  miroir  destiné  à 
ïui  représenter  les  lois  de  Famé  souveraine,  de 
3a  raison.  C'est  une  étrange  idée,  que  de  faire  du 
foie  un  miroir  moral;  et  l'usage  des  figures  et  des 
comparaisons,  qui  est  en  généial  un  des  agrémens 
du  style  de  ce  brillant  philosophe ,  est  aussi  un 
des  écucils  de  son  jugement,  et  le  jette  dans  des 
écarts  bien  extraordinaires. 

Vous  sentez  que  je  ne  m'amuse  pas  à  relever 
tout  ce  qu'il  y  a  d'incohérent  et  d'incompréhen- 
sible dans  ce  mal-adroit  assemblage  de  métaphy- 
sique et  d'anatomie.  Je  ne  fais  guère  que  marquer 
de  préférence  les  erreurs  qui  se  sont  propagées  des 
Anciens  jusqu'à  nous ,  pour  vous  faire  voir  qu'en 
ce  genre  les  différens  siècles  n'ont  guère  fait  que 
*<e  copier  les  uns  les  autres  avec  plus  ou  moins  de 
variations,  et  que  le  principe  est  toujours  et  sera 
toujours  le  même ,  la  présomptueuse  curiosité  de  ce 
que  nous  ne  pouvons  pas  savoir ,  et  de  ce  que  nous 
voulons  toujours  deviner.  L'erreur  se  lègue  ainsi 
d'un  âge  à  l'autre  dans  la  race  humaine  comme  un 
héritage  de  famille  ,  tantôt  grossi ,  tantôt  diminué  f 
éprouvant  divers  changemens  selon  les  mains  où  il 
tombe  et  enrichissant  les  uns  et  ruinant  les  autres  y 


DE    LITTERATURE.  ^  t 

selon  l'usage  qu'on  en  fait.  Le  faible  pour  la  divi- 
nation, par  exemple,  qui  est  celui  de  Platon 
comme  de  tous  les  Anciens,  a  fait  de  ses  ouvrages 
le  premier  répertoire  des  illuminés  et  des  théoso- 
phes,et  des  cabalistes  de  tous  les  genres.  C'est  lui 
qui  nous  dit  très-sérieusement  que  cette  ame  maté- 
rielle et  sensuelle  ,  toute  grossière  qu'elle  est,  n'est 
pourtant  pas  inhabile  à  la  connaissance  de  toutes 
sortes  de  vérités,  et  lui  attribue  particulièrement 
la  faculté  de  deviner  et  de  prophétiser  ,  ce  qui  n'ar- 
rive ,  dit-il ,  que  dans  le  sommeil ,  par  le  moyen 
des  songes  ,  ou  dans  cet  état  d'enthousiasme  que  les 
Anciens  appelaient  fureur  ,  aliénation ,  tel  qu'était 
celui  des  sibylles  et  des  prêtresses  ;  et  voilà  nos 
somnambuUste  et  nos  convulsionnaires.  Les  beaux 
moyens  de  vérité,  que  les  rêves  et  la  démence  !  C'est 
aussi  par  les  écrits  de  Platon  que  s'est  le  plus  répan- 
due la  chimérique  doctrine  des  nombres  ,  qui  joue 
un  si  grand  rôle  dans  la  cabale  ;  car  quoique  cette 
doctrine  fut  de  Pythagore  ,  comme  nous  n'avons 
aucun  de  ses  ouvrages,  nous  ne  la  connaissons  guère 
que  par  ceux  de  Platon  ,  qui  fréquenta  long-tems 
ses  disciples  en  Sicile,  et  emprunta  beaucoup  de 
leur  philosophie ,  qu'il  fondit  dans  la  sienne.  Ce 
n'est  pas  qu'il  ait  jamais  été  aussi  fou  que  les  caba- 
listes sur  les  merveilleuses  propriétés  des  nombres; 
mais  un  ton  souvent  exalté  ou  mystérieux  ,  qui  est 
un  des  caractères  de  ses  traités  métaphysiques,  a 
donné  en  effet  lieu  de  croire  qu'il  voj^ait  dans  les 
nombres  ce  que  jamais  le  bon  sens  n'y  verra.  S'il 
y  a  quelque  chose  au  Monde  d'évident ,  c'est  que 
les  propriétés  des  nombres  sont  purement  mathé- 
matiques ,  c'est-à-dire  qu'elles  ne  peuvent  s'éten- 
dre en  aucun  sens  au-delà  de  la  sphère  des  calculs  et 
des  mesures ,  sans  que  jamais  il  en  puisse  résulter 
un  effet  quelconque  sur  les  objets  calculés  ou  me- 
surés,^ sui  l'intelligence  qui  calcule  ou  qui  mesure. 
11  n'est  pas  moins  certain  que  cette  ténébreuse  folie 


CL'JI  COURS 

est  encore  aujourd'hui  une  science  dans  toute  l'Eu- 
rope ,  c'est-à-dire ,  la  science  des  insensés. 

Platon  n'a-t-il  pas  pris  a  Pythagore  sa  métemp-    I 
sycose  ,  qui  ne  lui  sert  qu'à  gâter  le  dogme  salutaire 
des  peines  et  des  incompensés  à  venir  ?  Ecoutez-le  1 
et  il  vous  dira ,  ou  plutôt  il  fera  parler  Dieu  même, 

Î)our  vous  dire  avec  l'autorité  d'un  suprême  légis- 
ateur  :  «  Que  les  âmes  qui  auront  surmonté  la  co- 
»  1ère  ?  la  volupté  ,  la  cupidité ,  et  vécu  dans  la  jus- 
f>  tice  9  soient  heureuses  après  la  mort  ;  que  celles 
))  qui  auront  mal  vécu  deviennent  fem mes  dans 
»  une  seconde  génération ,  et  bêtes  dans  une  troi- 
?>  sieme  si  elles  ne  sont  pas  amendées ,  et  qu'elles 
»  ne  cessent  de  parcourir  les  différentes  espèces  de 
a  bêtes  ,  jusqu'à  ce  qu'elles  aient  appris  à  se  sou- 
*)  mettre  en  tout  à  la  raison.  »  Platon ,  qui  s'était 
fait  législateur  dans  sa  République  ,  c'est-à-dire  , 
dans  son  cabinet,  ce  qui  est  permis  à  tout  le  monde, 
aurait  pu  du  moins  faire  de  même  dans  sa  Théo- 
dlcée  (i) ,  et  ne  pas  promulguer  ses  lois  par  l'or- 
gane de  la  sagesse  éternelle.  Je  ne  parle  pas  de  cette 
singulière  progression  de  peines  ,  qui  place  la  bête 
immédiatement  au  dessous  de  la  femme  :  j'imagine 
que  vous  n'aurez  fait  qu'en  rire ,  et  si  Platon  peut 
devenir  une  occasion  de  scandale,  c'est  quand  il 
statue  longuement  et  dissertement  dans  sa  Répu- 
blique ,  que  toutes  les  femmes  seront  communes  à 
tous  les  citoyens.  Ce  n'est  pas  sans  quelque  répu- 
gnance que  je  mets  sous  vos  yeux  ce  monstrueux 
délire  d'un  des  plus  illustres  philosophes  de  l'an- 
tiquité :  le  scandale  est  ici  d'autant  plus  réel,  que 
le  même  dogme  a  été  renouvelé  plus  d'une  fois  ,  et 
même  de  nos  jours.  Mais  il  est  juste  d'ajouter  que 
cette  immoralité  ,  qui  à  la  vérité  est  forte  ,  est  du 
moins  la  seule  qui  se  rencontre  dans  Platon ,  dont 

(1)  Ce  mot  veut  dire  justice  de  Dieu  :  c'est  le  titre 
d'un  ouvrage  de  Leibnitz, 


DE    LITTKRATUKE.  2^3 

les  écrits  respirent  d'ailleurs  la  morale,  non  seu- 
lement la  plus  pure,  mais  la  plus  élevée,  et  qui 
n'est  jamais  plus  éloquent  que  quand  il  appelle 
Tarne  de  l'homme  à  la  contemplation  de  ce  mo- 
dèle parfait  dont  elle  porte  en  elle  l'image  ,  etde 
ces  idées  éternelles  qui  sont  pour  elle  les  miroirs 
de  l'honnêteté  et  de  la  vertu.  Lui-même  eut  une 
conduite  conforme  à  ces  principes;  et  s'il  s'est 
une  fois  égaré  à  ce  point  dans  ses  spéculations 
politiques  ,  tout  ce  qu'il  y  a  de  meilleur  à  en  con- 
clure ,  c'est  que  la  raison  humaine  sans  guide  est 
capable  ,  même  en  morale ,  et  même  dans  le  plus 
honnête  homme  ,  des  plus  honteuses  illusions. 

Je  laisse  de  côté  ses  Androgynes  ,  autrement 
Hermaphrodites  ,  fable  cependant  aussi  ingénieuse 
qu'aucune  de  celles  des  Grecs ,  et  qui  a  fourni  à 
nos  poètes  la  matière  de  petits  contes  assez  gais  et 
assez  connu  pour  me  dispenser  d'en  parler  ici. 
Mais  je  puis  ajouter  à  ce  que  vous  avez  entendu 
de  sa  métempsycose  7  une  autre  distribution  qui 
vous  paraîtra  plus  plausible  comme  allégorie  mo- 
!  raie  ,  et  qui  lui  sert  a  rendre  compte ,  a  sa  manière  , 
de  l'origine  des  diverses  espèces  d'animaux.  Le 
premier  ,  l'homme ,  fut  d'abord  créé  mâle  dans 
tous  les  individus  ;  mais  ceux  qui  furent  méchans 


yant  été  a  la  seconde  période  changés  en  femmes 
comme  il  avait  été  prescrit ,  alors  les  individus 
de  l'un  et  de  l'autre  sexe  qui  n'avaient  pas  bien 
vécu ,  subirent  à  une  troisième  époque  les  méta- 
morphoses suivantes  :  les  philosophes  d'un  esprit 
léger  j  qui  avaient  cru  pouvoir  ,  par  le  secours  des 
sens ,  atteindre  à  la  connaissance  des  choses  intel- 
lectuelles ,  furent  changés  en  oiseaux  ?  ceux  qui  , 
négligeant  l'étude  des  choses  célestes,  ne  s'occu- 
pèrent que  des  objets  terrestres  ,  devinrent  des 
quadrupèdes ,  et  parmi  eux  les  plus  mauvais  de- 
vinrent des  reptiles  ;  enfin  les  plus  stupides  furent 
condamnés  à  être  poissons,  comme  indigne  de 


2^4  COU  US 

respirer  le  même  air  que  nous.  Sans  nous  arrêter 
à  ces  transformations  successives  et  sans  cesse  re- 
nouvelées ,  qui  n'ont  d'autre  fondement  que  des 
analogies  plaisamment  morales  ,  observons  le  seul 
résultat  sérieux  qu'on  en  peut  tirer  :  c'est  que ,  dans 
le  système  de  Platon  ,  l'ame  humaine ,  telle  qu'il 
la  suppose ,  mi-partie  de  la  substance  immortelle 
et  de  la  substance  mortelle,  est  incessamment  ré- 
pandue dans  toutes  les  espèces  animales  ,  qui  par 
conséquent  ne  différent  de  l'homme  que  par  la 
forme.  Ce  dogme  est  pris  tout  entier  de  l'école  de 
Pythagore ,  et  n'en  est  pas  moins  une  des  plus  cho- 
quantes absurdités  où  puisse  tomber  la  philosophie, 
et  V  liste  des  contradictions  les  plus  manifestes  dans 
un  philosophe  qui  nous  avait  d'abord  dit  de  si 
belles  choses  sur  l'origine  de  notre  ame  et  sur  sa 
destination. 

L'ordre  et  la  méthode  ne  sont  sûrement  pas 
pour  Platon  au  nombre  des  mérites  et  des  devoirs  ; 
car  sa  métaphysique  ,  et  sa  physique,  et  sa  musique, 
et  sa  plrysiologie  ,  et  ses  mathématiques ,  sont  in- 
différemment semées  dans  ses  livres  de  la  Répu- 
blique et  des  Lois.  Tout  est  pêle-mêle  dans  ses 
ouvrages  ;  ce  qui  n'empêche  pas  que  la  lecture  n'en 
soit  agréable  ,  parce  qu'il  jette  sur  tous  les  objets 
une  étonnante  profusion  d'idées,  la  plupart  très- 
hasardées  et  souvent  même  fausses ,  mais  toujours 
plus  ou  moins  séduisantes  ,  ou  par  une  imagination 
qui  exerce  celle  du  lecteur,  ou  par  l'attrait 
d'un  style  orné  et  fleuri,  ou  par  le  piquant  de  la 
controverse  et  du  dialogue.  C'est  peut-être  le  plus 
bel  esprit  de  l'antiquité ,  et  celui  qui  a  parle  de 
tout  avec  le  plus  de  facilité  et  d'agrément.  Aussi 
les  poètes  et  les  orateurs  les  plus  célèbres  chez  les 
Grecs  et  les  Homains  avaient  sans  cesse  dans  les 
mains  ses  nombreux  écrits ,  et  ne  se  cachaient  pas  ? 
g  h  se  glorifiaient  même  du  profit  qu'ils  en  tiraient. 
On  sait  cpxelle  vénération  avait  pour  lui  Cicéron? 


DE    LITTLRATtTRl?.  573 

qui  le  traite  toujours  d'homme  divin,  et  qui  ne 
connaît  pas  de  plus  grande  autorité  que  la  sienne  ; 
et  nous  apprenons  de  Plutarque ,  que  ce  fut  la  lec- 
ture de  Platon  qui  détermina  Démosthene  au  genre 
d'éloquence  politique  qu'il  adopta ,  celui  qui  con- 
siste à  préférer  en  toute  occasion  ce  qui  est  hon- 
nête et  glorieux  ;  et  tel  est  en  effet ,  si  vous  vous 
en  souvenez  ,  le  principe  de  toutes  ses  harangues. 
Si  l'on  cherche  ce  qui  put  donner  a  Platon 
cette  puissante  influence  qu'il  exerça  iong-tems 
sur  les  plus  grands  esprits,  on  verra  que  ce  ne  pou- 
vait être  que  la  partie  morale  de  sa  philophie  sans 
comparaison  la  meilleure  de  tontes ,  parce  qu'elle 
est  noble,  insinuante,  persuasive,  accommodée 
à  la  nature  humaine  ,  et  la  dirigeant  toujours  vers 
le  bien  dont  elle  est  capable ,  sans  le  rebuter  par 
la  morgue  et  la  roideur  du  stoïcisme.  Personne  , 
parmi  les  Païens ,  n'a  mieux  parlé  de  la  Divinité 
et  de  nos  rapports  avec  elle.  On  croit  à  la  vérité 
que  les  livres  des  Hébreux ,  qui  font  une  partie  de 
nos  livres  saints ,  ne  lui  ont  pas  été  inconnu  ,  et  ce 
qui  peut  appuyer  cette  conjecture  ,  c'est  qu'ils 
étaient  assez  répandus  en  Egypte  lorsque  Platon  y 
voyagea,  puisqu'il  ne  s'écoula  guère  qu'un  siècle 
depuis  lui  jusqu'à  Ptoiemée  Philadelphe  ,  que  la 
célébrité  des  écrits  de  Moïse  et  le  désir  d'enrichir 
la  fameuse  bibliothèque  d'Alexandrie ,  formée  par 
son  père  ,  engagèrent  à  faire  traduire  en  grec  les 
livres  sacrés  des  Hébreux.  Ce  qui  vient  encore  à 
l'appui  de  cette  opinion  ,  c'est  la  conformité  frap- 
pante des  idées  de  Platon  avec  celles  de  l'Ecriture 
:  sur  l'inévitable  jugement  de  Dieu  ,  sur  sa  présence 
I  à  toutes  nos  actions  et  a  toutes  nos  pensées  ;  con- 
formité qui  va  même  jusqu'à  celle  des  expressions 
|  et  des  phrases  ,  témoin  ce  passage  des  pseaumes  , 
I  «  Si  je  m'élève  jusqu'aux  cieux,  vous  y  êtes  ;  si. 
»  je  descends  dans  les  profondeurs  de  la  terre,  je 
\  y>  vous  y  trouve  3  »  et  celui  de  Platon,  dans  le 


276  COURS 

dixième  livre  des  Lois  :  «  Quand  vous  seriez  assez 
»  petit  pour  descendre  dans  les  profondeurs  de  la 
»  terre ,  ou  assez  haut  pour  monter  dans  le  ciel 
»  avec  des  ailes,  vous  n'échapperez  pas  aux  regards 
»  de  Dieu.  »  Il  est  possible  que  Platon  et  le  psal- 
miste  se  soient  rencontrés  ;  mais  la  rencontre  est 
remarquable.  Au  reste ,  c'est  dans  ce  même  livre 
des  Lois  que  Platon  établit  et  justifie  la  Provi- 
dence par  des  moyens  puisés  dans  la  plus  saine 
philosophie.  Il  prouve  très-bien  que  l'indifférence 
ou  l'impuissance,  a  l'égard  des  choses  humaines 7 
sont  également  incompatibles  avec  la  nature  di- 
vine :  et  il  est  le  premier  chez  lequel  on  trouve 
cet  argument  invincible  ;  que  l'homme  qui  ne 
peut  jamais  voir  que  les  accidens  de  l'individu  et 
du  tems  ,  c'est-a-dire  ,  ce  qui  est  partiel  et  pas- 
sager ,  ne  saurait  être  juge  compétent  du  dessein 
de  Dieu,  qui  doit  nécessairement  rapporter  et 
subordonner  le  particulier  au  général,  et  le  tems 
à  l'éternité. 

Il  n'y  a  en  philosophie  aucune  réponse  possible 
à  cette  démonstration;  il  n'y  en  a  que  dans  l'a- 
théisme qui  n'est  point  une  philosophie ,  et  l'on 
s'attend  bien  que  Platon  ne  doit  pas  aimer  les 
athées.  Il  est  même,  dans  sa  législation,  très- 
sévere  à  leur  égard,  et  d'autant  plus  que  la  justice 
divine  est  la  première  base  de  toutes  ses  lois  cri- 
minelles et  civiles ,  et  que  le  sacerdoce  et  le  culte 
sont  chez  lui  au  premier  rang  dans  l'ordre  poli- 
tique ;  en  quoi  Platon  ne  diffère  d'aucun  légis- 
lateur ni  d'aucun  gouvernement  connu  depuis 
l'origine  des  sociétés  :  ce  n'est  pas  en  ce  point 
qu'on  peut  le  trouver  novateur  ou  romanesque. 
Quant  aux  athées ,  voici  ses  paroles  a  l'article  des 
lois  contre  l'impiété  ;  «  Parmi  ceux  qui  nient  la 
»  Divinité  ,  il  en  est  qui ,  par  une  suite  de  leur 
»  bon  naturel ,  s'abstiennent  de  mal  faire  et  vivent 
j»  bien  :  il  en  est  qui  ne  cherchent  dans  cette  opi- 


DE    LITTERATURE.  277 

»  mon  qu'une  sauve-garde  a  leurs  passions  et  à 
))  leurs  vices.  Les  uns  et  les  autres  sont  plus  ou 
»  moins  nuisibles  à  l'ordre  public.  Les  premiers 
»  seront  punis  de  cinq  ans  de  détention;  et  pen- 
»  dant  ce  tems  ils  ne  verront  que  les  magistrats 
»  chargés  de~  l'inspection  des  prisons ,  et  qui  les 
»  exhorteront  à  rentrer  en  eux-mêmes  et  à  revenir 
»  au  bon  sens.  Ils  seront  ensuite  mis  en  liberté; 
*  mais  s'ils  se  rendent  de  nouveau  coupables  du 
»  même  crime ,  ils  seront  mis  à  mort.  Les  autres 
»  seront  condamnés  à  une  prison  perpétuelle ,  et 
»  après  leur  mort  ils  seront  privés  de  sépulture  et 
»  jetés  hors  du  territoire  de  la  République.  »  L'on 
ne  sera  pas  surpris  de  cette  rigueur,  si  l'on  se 
rappelle  combien  tous  les  gouvernemens  de  la 
Grèce  étaient  ennemis  de  l'irréligion ,  et  que  les 
deux  ou  trois  sophistes  qui  manifestèrent  une 
opinion  contraire  à  l'existence  des  dieux ,  n'évi- 
tèrent le  supplice  que  par  un  exil  volontaire.  Les 
Romains ,  encore  fort  étrangers  à  toute  espèce  de 
philosophie  lorsqu'ils  firent  leurs  lois ,  ne  suppo- 
sèrent pas  apparemment  que  l'on  put  nier  l'exis- 
tence de  la  Divinité  ,  puisqu'en  ordonnant  des 
peines  capitales  contre  le  sacrilège  et  l'impiété , 
ils  ne  firent  aucune  mention  de  l'athéisme ,  qui 
pourtant  vers  les  derniers  tems  de  la  république  P 
et  k  l'époque  de  l'extrême  dépravation  des  mœurs, 
devint  commun  chez  eux  comme  chez  les  Grecs  3 
mais  de  la  même  manière  que  parmi  nous  ,  c'est- 
à-dire  que  la  Divinité  était  plutôt  oubliée  ou  mé- 
connue par  inconsidération ,  que  niée  par  convic- 
tion. Il  y  eut  pourtant  cette  différence  ,  que  Rome 
n'eut  point  de  professeurs  d'athéisme  proprement 
dit,  et  que  la  France  et  l'Europe  en  ont  eu ,  dont 
plusieurs  même,  dans  les  deux  derniers  siècles, 
périrent  du  dernier  supplice.  Malgré  ces  exemples 
et  l'autorité  de  Platon ,  qui  en  toute  autre  chose 
est  fort  loin  d'une  rigueur  outrée,  mon  avis,  si 


27B  COURS 

j'étais  obligé  d'en  avoir  un ,  ne  serait  jamais  pour 
une  peine  capitale  ;  mais  il  me  semble  que  Ton 
pourrait  dire  à  celui  qui  professe  ouvertement 
l'athéisme  :  Votre  doctrine  est  contraire  a  tout 
ordre  social ,  et  vous  êtes  par  conséquent  très- 
coupable  de  n'avoir  pas  du  moins  gardé  pour 
vous  seul  une  opinion  qui  ne  peut  faire  que  du 
mal.  Dès  que  vous  l'avez  fait  connaître,  vous  ne 
pouvez  pins  vivre  sous  nos  lois,  dont  vous  mécon- 
naissez le  premier  principe.  Retirez-vous  donc  de 
notre  territoire,  et  allez  vivre  la  où  l'on  voudra 
vous  souffrir, 

u  Toute  impiété ,  dit  Platon ,  a  l'erreur  pour 
«  principe.  »  C'est  directement  l'opposé  de  la 
doctrine  de  nos  jours  ,  qui  tient  pour  premier 
axiome,  que  toute  religion  est  une  erreur»  Il 
paraît  que  Platon,  d'ailleurs  si  doux  et  si  indul- 
gent ,  ne  pouvait  tolérer  l'irréligion.  On  s'en  aper- 
çoit au  commencement  de  son  dixième  livre  des 
Lois ,  où  il  se  propose  de  convaincre  l'impiété 
comme  absurde ,  avant  de  la  condamner  comme 
criminelle.  «  Quoiqu'il  ne  soit  pas  possible  (dit-il) 
»  de  ne  pas  haïr  les  impies,  et  de  ne  pas  s'élever 
»  contre  eux  avec  véhémence ,  tâchons  cependant 
»  de  contenir  notre  indignation,  et  de  raisonner 
»  avec  eux  le  plus  paisiblement  qu'il  nous  sera 
»  possible.  »  Et  c'est  ce  qu'il  fait  ;  mais  plus  ses 
raisonnemens  sont  plausibles  ,  plus  on  en  peut 
conclure  qu'on  n'eut  pas  ainsi  laiss  -  raisonner  de 
nos  jours  un  si  grand  ennemi  de  l'irréligion,  et 
que,  s'il  fut  assez  heureux  pour  échapper  aux 
deux  tyrans  de  Syracuse ,  il  n'aurait  pas  échappé 
aux  tyrans  de  notre  révolution. 

L'article  des  femmes  est  toujours  celui  où  Pla- 
ton est  le  plus  malheureux.  11  veut  les  faire  élever 
dans  les  mêmes  exercices  que  les  hommes  ,  et 
qu  elles  portent  les  armes  comme  eux.  Sa  raison, 
c'est  qu'il  n'y  a  de  différence  d'un  sexe  à  l'autre 


DE    LITTERATURE.  27g 

que  celle  de  la  force  ,  en  quoi  d'abord  il  se  trompe 
beaucoup  ;  niais  en  admettant  même  cette  assertion 
dont  on  prouverait  aisément  la  fausseté,  comment 
un  philosophe  tel  que  lui  n'a-t-il  pas  fait  attention 
aux  conséquences  aussi  nombreuses  qu'impor- 
tantes qui  résultent  de  celte  seule  disparité  de 
constitution  physique  ?  Comment  n'a-t-il  pas  tu 
qu'il  serait  inconséquent  et  absurde  dans  l'ordre 
naturel  ,  que  cette  disparité  si  marquée  fut  un 
accident  isolé,  et  qui  ne  tînt  pas  à  une  disparité 
bien  plus  étendue  de  moyens,  de  fonctions  et  de 
devoirs,  qui  enrichissent  à  la  fois  les  deux  sexes, 
précisément  par  l'opposition  et  la  compensation 
de  ce  qui  manque  à  chacun  des  deux?  Ce  qui  lui 
manque  à  lui ,  c'est  la  liaison  des  idées  :  s'il  l'avait 
consultée  avec  plus  d'attention  ,  et  s'il  eût  rempli 
ce  premier  devoir  du  philosophe  ,  d'analyser  d'a- 
bord parfaitement  le  réel  avant  de  chercher  le 
possible ,  d'où  il  résulte  le  plus  souvent  que  ce 
qui  n'est  autre  chose  que  ce  qui  doit  être  ;  s'il  eût 
suivi  cette  marche  dans  l'examen  des  différences 
spécifiques  des  deux  sexes,  et  de  l'action  réci- 
proque du  physique  et  du  moral  dans  tous  les 
deux,  il  aurait  bien  autrement  encore  adoré  cette 
Providence  bienfaitrice  dont  il  parle  d'ailleurs  si 
bien,  mais  qu'il  était  loin  d'avoir  assez  étudiée. 
Cette  étude  au  reste  devait  être  un  des  grands 
avantages  de  ceux  qui  ont  eu  le  secours  inappré- 
ciable de  la  révélation  :  eux  seuls  peuvent  savoir 
;  qu'il  n'y  a  ici  de  vraie  philosophie  (  pour  parler 
humainement),  ou  pour  mieux  dire  qu'il  n'y  a 
j;  de  vraie  sagesse  que  dans  ces  simples  paroles  du 
I  Créateur  ,  lorsqu'il  voulut  faire  une  compagne 
I  pour  Adam,  et  que  pour  la  lui  donner  il  la  tira 
de  sa  propre  chair  :  il  n'est  pas  bon  que  l'homme 
soit  seul  ;  et  Platon  ne  s'aperçoit  pas  que  dans 
I  son  système ,  l'homme ,  avec  une  femme .  serait 
encore  seul*  Heureusement  ce  système  est  tot,&- 


280  cours 

lement  impraticable;  aussi  un  philosophe  révo- 
lutionnaire (i)  s'est-il  empressé  de  l'adopter,  il  y 
a  quelques  années.  11  n'a  pas  fait  plus  de  fortune 
chez  lui  que  chez  Platon;  mais  je  suis  fâché  que 
ce  soit  Platon  qui  le  lui  ait  fourni. 

On  a  emprunté  de  ses  traités  des  Lois  deux 
autres  articles  fort  difïérens  ,  et  qui  font  partie  d« 
la  dernière  constitution  française;  l'un  fort  sensé, 
la  justice  arbitrale ,  dont  je  crois  que  Platon  est 
le  premier  auteur ,  mais  qui  a  été  rarement  usitée  ; 
l'autre  encore  très  -  problématique  ,  la  révision 
décennale  des  lois  :  celui-là  pourrait  être  le  sujet 
d'une  discussion  qui  n'a  rien  de  commun  avec  les 
matières  qui  nous  occupent. 

Au  reste,  si  l'on  veut  une  preuve  du  peu  d'ac- 
cord qui  règne  dans  la  politique  de  Platon,  bien 
plus  encore  que  dans  sa  métaphysique ,  il  suffira 
de  remarquer  ce  qu'il  dit  dans  son  Dialogue  inti- 
tulé V Homme  politique ,  et  ce  qu'il  prescrit  en- 
suite dans  sa  république  et  dans  les  lois  qu'il  lui 
donne.  Voici  les  propositions  qu'il  établit  dans 
son  Dialogue  :  «  La  politique  est  l'art  de  com- 
»  mander  aux  hommes  ,  de  conduire  la  chose  pu- 
»  blique  :  cet  art  est  une  science,  et  une  science 
»  très-rare  et  très-difficile,  qui  ne  peut  appartenir, 
»  dans  chaque  Etat ,  qu'à  un  homme  ou  deux ,  ou 
»  du  moins  à  très-peu  d'hommes.  C'est  donc  une 
»  science  qu'on  peut  appeler  royale ,  d'où  il  suit 
»  que  le  meilleur  de  tous  les  gouvernemens  est  la 
»  monarchie ,  et  le  plus  mauvais  de  tous  la  démo- 
»  cratie, comme  étant  le  plus  éloigné  du  premier. 
»  Quant  a  celui  qui  est  entre  les  deux,  et  qu'on 
»  nomme  aristocratique,  c'est-à-dire  le  gouver- 
»  nement  des  meilleurs  ou  du  très-petit  nombre , 
»  il  ne  vaut  pas  le  monarchique  ,  mais  il  vaut 
»  mieux  que  le  démocratique.  »   Platon  déve- 

(i)  Condorcet, 


DE    LITTERATURE."  iSl 

Ioppe  ensuite  avec  une  très-grande  force  tous  les 
vices  et  tous  les  dangers  du  pouvoir  de  la  mul- 
titude ,  et  refuse  même  le  nom  de  politique  à 
toute  administration  qui  n'est  pas  celle  d'un  seul, 
parce  que  l'administrateur  ,  k  moins  d'être  roi  ' 
est  plus  ou  moins  subordonné  aux  caprices  de  ceux 
qu'il  gouverne.  Sans  entrer  dans  un  examen  qui 
nous  serait  ici  étranger,  j'observerai  seulement  que 
les  conséquences  de  Platon  ne  découlent  point  du 
tout  de  ses  principes ,  et  que  quand  la  science  de 
gouverner  ne  pourrait  résider  que  dans  un  seul 
gouvernant,  ce  qui  est  très-faux,  il  ne  s'ensuivrait 
point  du  tout  que  le  gouvernant  dût  avoir  cette 
science,  qui  certainement  n'est  ni  une  attribution 
ni  un  héritage.  Il  n'est  pas  plus  vrai  que  la  politi- 
que appartienne  exclusivement  ni  même  éminem- 
ment à  celui  qui  gouverne  seul,  sous  quelque  nom 
que  ce  soit ,  et  ici  les  faits  parlent  plus  haut  que 
toutes  les  théories  ;  car,  k  ne  consulter  que  l'his- 
toire, je  ne  sais  si  au  jugement  des  connaisseurs 
on  trouverait  dans  quelque  monarque  que  ce  soit , 
à  plus  forte  raison  dans  une  suite  de  monarques , 
une  politique  plus  admirable  que  celle  du  sénat 
romain  ,  jusqu'au  tems  des  Gracches ,  ou  du  sénat 
de  Venise  jusqu'au  dernier  siècle.  Que  serait-ce 
si  je  faisais  entrer  ici  en  ligne  de  compte  les  mi- 
nistres ,  qui  non  -  seulement  ne  gouvernaient  pas 
seuls ,  mais  qui  avaient  à  combattre  a  la  fois ,  et 
le  roi ,  et  la  nation ,  tels ,  par  exemple ,  que  Riche- 
lieu et  Ximenez,  regardés  universellement  comme 
deux  politiques  du  premier  ordre  ?  Toutes  ces 
méprises  font  assez  voir  que  ce  n'est  pas  sans 
fondement  que  j'ai  reproché  k  Platon  le  défaut 
de  logique ,  erui  en  effet  tient  de  fort  près  pour 
l'ordinaire  k  la  vivacité  d'imagination.  Il  pose 
beaucoup  trop  légèrement  ses  principes  ,  et  les 
conséquences  deviennent  ensuite  ce  qu'elles  peu- 
vent 5  et  comme  elles  ne  le  fout  jamais  revenir 


282  COURS 

sur  ses  pas ,  du  moins  dans  un  même  ouvrage  ,  iî 
s'en  tire  par  des  subtilités  qui  à  la  fin  le  mènent 
très-loin  du  point  d'où  il  était  parti. 

Mais  ce  qui  est  le  plus  étonnant,  c'est  qu'immé- 
diatement après  ce  traité  où  il  vient  de  faire  un 
éloge  exclusif  de  la  monarchie,  viennent  les  livres 
de  sa  république ,  qui  n  est  autre  chose  qu'un 
mélange  de  beaucoup  d'aristocratie  et  d'un  peu  de 
démocratie,  et  pour  tout  dire,  une  espèce  de  com- 
munauté philosophique ,  comme  Sparte  était  une 
communauté  militaire,  avec  cette  différence  que 
Sparte ,  au  moyen  de  l'injure  faite  à  l'humanité 
dans  ses  esclaves  appelés  Ilotes,  et  de  son  empire 
tyi  annique  sur  ses  sujets  qu'elle  appelait  alliés  7 
pouvait  subsister  par  la  force  de  ses  institutions 
guerrières  ,  et  qu'au  contraire  la  république  de 
Platon  ,  ne  donnant  des  armes  qu'à  une  partie  des 
citoyens  qu'il  appelle  les  gardiens ,  et  s'en  rap- 
portant d'ailleurs  a  leur  éducation  et  a  leur  sagesse, 
sans  donner  au  reste  du  peuple  aucun  contre- 
poids contre  leur  puissance,  il  était  plus  que  pro- 
bable que  les  gardiens  pourraient,  quand  ils  le 
voudraient,  devenir  des  loups,  et  dévorer  le  trou- 
peau au  lieu  de  le  garder.  Je  ne  me  pique  nulle- 
ment de  connaissances  en  ce  genre;  mais  toutes 
les  fois  que  je  lis  des  philosophes  qui  se  font 
législateurs,  je  me  rappelle  toujours  ce  vers  d'une 
de  nos  comédies  : 

Je  vois  qu'un  philosophe  est  mauvais  politique; 

^t  je  serai  toujours  porté  à  croire  qu'il  en  est  de 
cette  science ,  comme  de  toutes  les  autres  qu'on 
appelle  pratiques ,  pour  les  distinguer  de  celles 
qui  se  bornent  à  la  spéculation  :  je  veux  dire  que 
comme  il  faut  avoir  manié  l'instrument  pour  être 
artiste,  il  faut  (  qu'on  me  passe  le  terme)  avoir 
manié  des  hommes  pour  être  politique.  La  ma- 
chine du  gouvernement ,  la  plus  compliquée  de 


DE    LITTÉRATURE.  583 

toutes ,  est  encore  ?  bien  plus  que  les  autres,  sujete 
à  l'épreuve  des  frottemens  et  des  résistances, pour 
être  bien  connue ,  parce  que  les  frottemeus  et  les 
résistances  ne  se  trouvent  ni  sous  la  plume  ni  sous 
le  crayon.  Aussi,  pour  peu  qu'on  veuille  étudier 
l'histoire  ,  on  verra  que  nul  homme,  excepté  Ly- 
curgue,  n'a  fait  un  gouvernement;  et  l'on  pourrait 
assigner  les  motifs  de  cette  exception  ,  qui  sont 
connus ,  et  ajouter  que  ce  gouvernement  n'était 
pas  bon ,  puisqu'il  ne  l'était  que  pour  quelques 
milliers  de  Spartiates.  Et  qui  donc  a  fait  tous  les 
autres  gouvernemens ,  et  les  a  maintenus  plus  ou 
moins  de  tems  ,  au  milieu  de  leurs  inévitables  va- 
riations ?  Les  deux  seuls  législateurs  du  Monde  , 
le  tems  et  l'expérience ,  ou  en  d'autres  termes  la 
force  réunie  des  choses  et  des  hommes ,  qui,  dans 
Tordre  moral  comme  dans  le  physique ,  tendent 
toujours ,  malgré  des  oscillations  et  des  secousses  9 
a  se  reposer  dans  l'équilibre. 

C'est  dans  les  deux  Dialogues  qui  ont  pour  titre 
Alcibiade y  que  l'on  remarque  les  rapports  les 
plus  prochains  de  l'école  de  Platon  avec  celle  des 
moralistes  chrétiens.  C'est  là  que  Socrate  donne 
les  premières  leçons  de  conduite  a  ce  jeune  Athé- 
nien ,  à  peine  sorti  de  l'adolescence  ,  et  déjà  rem- 
pli d'espérances  présomptueuses.  11  lui  démontre 
que  la  haute  opinion  qu'il  paraît  avoir  de  lui- 
même  ,  fondée  sur  sa  naissance  ,  sa  beauté ,  ses 
richesses  ,  son  esprit,  n'est  qu'une  illusion  et  un 
danger.  Il  lui  enseigne  à  regarder  la  vertu  ,  non- 
seulement  comme  le  premier  des  devoirs ,  mais 
comme  le  premier  des  moyens ,  ou  plutôt  comme 
le  seul  qui  peut  faire  employer  utilement  tous  les 
autres.  Pour  arriver  à  h  vertu,  le  premier  pas  est 
la  connaissance  de  soi-même,  c'est-à-dire,  des 
défauts  et  des  vices  de  la  nature  humaine ,  qui  sont 
la  source  de  tous  ses  maux  ;  et  ces  vices  sont  prin- 
cipalement l'ignorance  et  l'orgueil  ;  et  comme  la 


284  C  OU  R  S 

source  de  toute  vérité  et  de  tout  bien  est  en  Dieu  :, 
c'est  de  la  manière  d'honorer  et  de  prier  Dieu  que 
Socrate  fait  dépendre  Cette  sagesse  qui  consiste  a 
se  connaître  soi-même.  11  importe  d'observer  ici 
que  dans  ces  deux  Dialogues  ,  c'est  toujours  de 
Dieu  qu'il  parle ,  et  non  pas  des  dieux  :  il  établit 
que  ce  qui  est  agréable  à  Dieu,  ce  n'est  pas  la 
multitude  et  la  pompe  des  sacrifices  ,  mais  la  dis- 
position du  cœur  ,  et  la  pureté  des  vœux  qu'il 
forme  ',  qu'il  faut  surtout  bien  prendre  garde  à  ce 
qu'on  demande  à  Dieu  ,  parce  qu'il  nous  punit 
souvent,  en  exauçant  nos  vœux,  de  l'offense  que 
nous  lui  faisons  en  les  lui  adressant.  En  consé- 
quence il  approuve  cette  formule  de  prière  à 
Dieu,  comme  la  meilleure  de  toutes  (1)  :  «  Don- 
»  nez-nous  ce  qui  nous  est  bon,  même  quand  nous 
»  ne  le  demanderions  pas  5  et  refusez-nous  ce  qui 
»  est  mauvais  ,  même  quand  nous  le  demande- 
»  rions.  »  Enfin,  sur  ce  qu'A Icibiacle  lui  dit 
qu'il  espère  acquérir  la  sagesse  si  Socrate  le  veut , 
il  répond  :  «Vous  ne  dites  pas  bien  :  dites,  si 
»  Dieu  le  veut  :  »  et  en  effet  c'était  une  des  phrases 
qu'on  entendait  le  plus  souvent  dans  la  bouche 
de  Socrate ,  et  qui  est  la  phrase  des  chrétiens ,  s'il 
plaît  à  Dieu.  Dans  un  autre  Dialogue  intitulé 
Ménon ,  il  établit  que  ce  n'est  pas  l'étude  de  la 
hilosophie  qui  peut  donner  la  vertu,  mais  que 
a  vertu  ne  peut  venir  que  de  Dieu  seul. 

C'est  dans  ce  même  Dialogue  qu'il  soutient  que 
notre  esprit,  en  apprenant,  ne  fait  que  se  ressou- 
venir ;  et  il  devait  être  d'autant  plus  attaché  à 
ce  dogme ,  que  c'était  une  conséquence  de  celui 
de  la  transmigration  successive  des  âmes.  Mais 
c'était  une  erreur  née  d'une  erreur  :  ce  qui  pouvait 
la  rendre  spécieuse ,  surtout  pour  un  homme  d'une 

(1)  Cette  prière est  d'un  ancien  poète  grec,  et  se  trouve 
dans  V Anthologie. 


1 


DE    LITTÉRATURE,  ^85 

conception  aussi  prompte  que  Platon ,  c'est  cette 
avidité  du  vrai ,  et  cette  vivacité  du  plaisir  que 
ressent  notre  ame  par  l'apercevance  de  la  vérité, 
sentimens  naturels  à  l'homme  ,  quoiqu'ils  aient 
plus  ou  moins  de  force  dans  chacun ,  suivant  la 
différence  des  facultés  morales,  et  qui  ont  servi 
un  moment  k  mettre  en  crédit  les  idées  innées 
dans  la  philosophie  moderne  ,  qui  bientôt  y  a  re- 
noncé à  mesure  qu'elle  s'est  perfectionnée.  Pour 
prouver  cette  prétendue  réminiscence,  l'interlo- 
cuteur Socrate  interroge  un  esclave  qui  n'a  au- 
cune connaissance  de  la  géométrie  ,  et  le  conduit 
de  questions  en  questions  k  résoudre  le  problême 
du  carré  double  ,  ce  qui  peut  être  une  fort  bonne 
méthode  pour  enseigner  de  façon  à  donner  de 
l'exercice  k  l'esprit,  mais  ce  qui  ne  prouve  nulle- 
ment que  l'esprit  se  ressouvient  de  ce  qu'il  dé- 
couvre. Platon  ne  s'est  pas  aperçu  que  cette 
découverte  n'est  pas  un  souvenir  de  l'esprit , 
quoiqu'elle  en  soit  l'ouvrage ,  mais  qu'elle  est  le 
produit  du  rapport  exact  des  idées ,  considérées 
attentivement  par  la  faculté  pensante  qui  procède 
du  connu  à  l'inconnu.  C'est  ainsi  que ,  sans  con- 
naître aucune  méthode  algébrique ,  on  résout  de 
petits  problêmes  d'algèbre ,  seulement  en  com- 
binant de  différentes  manières  la  quantité  qu'on 
cherche  avec  les  quantités  données.  A  mesure  que 
vous  écartez  les  résultats  faux,  vous  approchez  du 
véritable ,  que  vous  trouvez  un  peu  plus  tard  que 
vous  n'auriez  fait  par  les  procédés  de  la  science , 
k  peu  près  comme  Pascal  devina  par  ses  propres 
calculs  les  premières  propositions  d'Euclide. 

Cette  subtilité  d'argumentation  qui  nuit  k  la 
justesse,  est  une  des  causes  principales  des  fré- 
quentes erreurs  de  Platon.  Ainsi,  par  exemple, 
pour  faire  voir  que  la  faculté  intelligente  a  la 
prééminence  dans  l'homme  ,  et  que  l'ame  doit 
commander  au  corps  7  il  se  laisse  aller  à  un  flux 


2.B6  cours 

de  dialectique ,  qui  le  mené  jusqu'à  conclure  que 
l'homme  n'est  rien  qu'une  ame;  ce  qui  est  évi- 
demment faux7  car  alors  il  serait  une  intelligence 
pure  j  et  l'homme  est  un  animal ,  dans  lequel  le 
corps  même  a  ses  lois  comme  l'âme ,  et  la  dépen- 
dance mutuelle  de  l'un  et  de  l'autre  est  même 
une  des  merveilles  de  la  sagesse  créatrice,  et  aussi 
l'une  de  celles  que  les  Anciens  ont  le  moins  appro- 
fondies. Cette  erreur  n'a  pas  ?  il  est  vrai,  des  suites 
graves  dans  la  doctrine  de  Platon,  où  elle  n'abou- 
tit pour  ainsi  dire  qu'à  une  figure  de  style,  à  une 
exagération  oratoire  pour  exalter  l'ame  et  déprimer 
le  corps.  Mais  c'est  toujours  un  mauvais  moyen, 
même  avec  une  bonne  intention  ;  et  c'est  surtout 
en  philosophie  que  qui  prouve  trop  ne  prouve 
rien,  d'autant  plus  qu'en  partant  d'un  faux  prin- 
cipe ,  vous  tombez  aussitôt  dans  le  filet  des  fausses 
conséquences ,  dont  vous  ne  pouvez  plus  sortir 
avec  tout  adversaire  qui  saura  vous  y  envelopper. 
Un  interlocuteur  habile,  qui  en  réfutant  ici  Platon 
dans  la  personne  de  Soci  aie ,  lui  aurait  démontré 
non-seulement  que  l'homme  est  un  composé  de 
corps  et  d'ame  ;  mais  même  que  les  besoins  du 
corps,  dont  la  conservation  est  confiée  à  Pâme, 
sont  par  conséquent  des  lois  pour  elle-même, 
qu'elle  ne  peut  violer  sans  attenter  à  la  nature 
de  l'homme,  qui  est  celle  d'un  animal ,  et  par  con~ 
séquent  sans  désobéir  à  Bieu.;  qui  en  est  l'auteur, 
aurait  pu  rétorquer  contre  Soc  ate  ses  propres 
argumens,  jusqu'à  Pembarrasseï  beaucoup,  même 
sur  cette  excellence  de  la  substance  pensante,  qui 
est  pourtant  une  vérité  et  une  vérité  nécessaire. 
A  ussi  tout  ce  que  je  prétends  inférer  de  cette  obser- 
vation ,  c'est  rue  dans  des  matière*  si  importantes 
il  n'y  a  point  d'eireur  indifférente ,  et  qu'il  faut 
se  garder  soigncusemenule  P<  uiiiuusia«me,  même 
en  morale  comme  en  toute  autre  chose.  La  mesure 
du  bien  est  ce  qu'il  y  a  de  plus  essentiel  dans  le 


DE    LITTÉRATURE.  287 

bien  ;  et  le  siècle  qui  va  finir  fera  époque  dans 
tous  les  siècles ,  pour  leur  avoir  enseigné  par  un 
mémorable  exemple  ,  que  l'enthousiasme  de  la 
philosophie ,  le  fanatisme  de  la  raison,  sont  capa- 
bles de  faire  plus  de  mal  que  tout  autre  enthou- 
siasme et  tout  autre  fanatisme  ,  précisément  parce 
que  la  raison  et  la  philosophie  sont  en  elles-mêmes 
de  très-bonnes  choses,  et  que  l'abus  du  très-bon 7 
suivant  un  vieil  axiome,  est  très-mauvais. 

Mais  rien  n'a  fait  plus  d'honneur  a  Socrate  e* 
à  Platon ,  que  la  guerre  opiniâtre  qu'ils   décla- 
rèrent tous  deux  aux  sophistes  de  leur  tems ,  et 
que  le  disciple  poursuivit  avec  courage ,  quoi- 
qu'elle eut  coûté  la  vie  au  maître.  Ces  sophistes , 
tels  que  nous  les  voyons  aujourd'hui    dans   les 
écrits  de  Platon ,  ne  nous  paraissent  qu'impudens 
et  ridicules;   mais  la  vogue  et   le   crédit  qu'ils 
eurent  un  certain  tems  ,  prouvent  que  leur  char- 
latanisme ne  laissait  pas  d'être  contagieux,  sur- 
I  tout  chez  uh  peuple  qui ,  entre  autres  rapports 
avec  le  peuple  français,  avait  particulièrement 
celui   de   se  piquer  d'esprit  par-dessus  tout,  et 
de  mettre  ainsi  au  premier  rang  dans  l'opinion, 
ce  qui  dans  les  choses  et  dans  les  hommes  ne  doit 
jamais  être    qu'au  second,   puisque  Ffionnêteté 
odoit  être  partout  au  premier.  On  peut  juger  de  la 
jactance  d'un  Protagoras,  d'un  Gorgias  et  d'une 
foule  d'autres  qui  se  vantaient  d'être  prêts  a  ré- 
pondre sur  le  champ  a  toutes  sortes  de  questions, 
de  soutenir  le  pour  et  le  contre  sur  toutes  sortes 
de  sujets,  et   de  fournir  des  argumens  pour  dé- 
montrer le  faux  et  infirmer  le  vrai  en  tout  genre. 
Il    fallait  bien  que  cette  grand:  science,  qui  en 
bonne  police  n'est  qu'un  grand  scaadale ,  et  aux 
yeix  du  bon  sens   une  grande   ineptie ,    ne  fût 
pas  saus   attrait,  au  moins  pour  les  jeunes  gens , 
puisque  ceux  qui  la  professaient  y  gagnèrent  de 
KU  célébrité  et  des  richesses ,  quoiqu'elle  ne   fut 


^88  COTTES 

pas  sans  inconvénient  pour  les  professeurs  eux- 
mêmes  7  puisque  plusieurs  furent  mis  en  justice 
et  condamnés  à  des  amendes  ou  à  l'exil ,  et  que 
les  livres  de  Protagoras ,  qui  avait  mis  la  Divinité' 
en  problême,  furent  brûlés  sur  la  place  publique 
d'Athènes.  Mais  cette  animadversion  des  magis- 
trats n'avait  lieu  que  sur  les  matières  qui  touchaient 
à  la  religion,  la  seule  chose  que  les  Grecs  ne 
permissent  pas  de  tourner  en  controverse.  Du 
re^te ,  les  sophistes  avaient  toute  liberté ,  et  l'on 
conçoit  sans  peine  que  des  leçons  de  cette  nature 
pouvaient  être  du  goût  de  la  jeunesse,  toujours 
si  disposée  à  regarder  toute  nouveauté  comme 
un  bien ,  et  toute  espèce  de  frein  comme  un  mal. 
Aussi  courait-elle  enfouie  à  la  suite  des  sophistes, 
qui ,  allant  de  ville  en  ville ,  mettaient  partout 
à  contribution  la  curiosité  et  la  crédulité.  L'on 
sait  que  c'est  là  le  fonds  sur  lequel  les  charlatans 
en  tout  genre  ont  placé  leur  revenu ,  dans  tous 
les  lieux  et  dans  tous  les  tems  -,  et  c'est  peut-être 
le  seul  qu'on  n'ait  jamais  pu  appeler  un  fonds 
perdu.  11  était  très-fructueux  pour  ces  maîtres 
nouveaux ,  d'autant  plus  courus  qu'ils  se  faisaient 
payer  plus  cher ,  comme  c'est  la  coutume  ,  mais 
qui  pourtant ,  s'ils  faisaient  des  dupes ,  l'étaient 
quelquefois  eux-mêmes  de  leurs  disciples ,  tant 
ceux-ci  profitaient  bien  de  leurs  leçons.  Aulu- 
Gelle  en  rapporte  un  exemple  que  je  crois  pouvoir 
citer  comme  assez  amusant  pour  égayer  un  peu  le 
sérieux  continu  des  matières  que  nous  traitons. 
Un  jeune  homme  nommé  Evathle ,  qui  se  des- 
tinait au  barreau,  avait  fait  marché  avec  Prota- 
goras pour  apprendre  de  lui  toutes  les  finesses  de 
la  plaidoierie  et  de  la  chicane ,  moyennant  une 
certaine  somme ,  mais  sous  la  condition  qu'il  n'en 
paierait  d'abord  qu'une  moitié ,  et  ne  serait  tenu 
de  paj^er  l'autre  qu'après  le  gain  de  la  première 
cause  qu'il  plaiderait.  Le  jeune  avocat  bien  endoc- 


DE    LITTLRÀTtJRE.  2i8c^ 

îriné  ne  se  hâte  pourtant  pas  de  mettre  ses  talem 
à  l'épreuve  ;  et  quoique  presse  par  son  maître  ,  qui 
avait  le  double  intérêt  de  faire  briller  son  disciple 
et  d'en  être  paye  ,  il  diffère  toujours  d'entrer  en 
lice ,  jusqu'à  ce  qu'enfin  le  sophiste  impatiente'  le 
fait  assigner  sur  sa  promesse  écrite  ,  et  se  croyant 
sûr  de  son  fait ,  débute  ainsi  devant  les  juges,  d'un 
ton  triomphant  et  avec  l'assurance  d'un  maître 
qui  va  confondre  un  écolier.  «  De  quelque  ma- 
»  niere  que  cette  affaire  soit  jugée,  mon  débi- 
»  teur  ne  peut  manquer  d'être  obligé  au  paiement, 
»  car  de  deux  choses  Tune  :  ou  il  perdra  sa  cause , 
»  et  en  conséquence  de  votre  arrêt  il  faut  qu'il 
»  me  paie:  ou  il  la  gagnera,  et  dès-lors  sa  pre- 
»  miere  cause  étant  gagnée,  il  s'ensuit  encore 
»  qu'il  doit  me  payer.  »  Grandes  acclamations  :  le 
jeune  homme  se  levé  a  son  tour ,  et  du  ton  le 
plus  tranquille  :  «  J'accepte,  dit-il  à  son  maître., 
»  cette   même    alternative   comme   le   vrai  fon- 

'  »  dément  de  toute  cette  cause ,  et  comme  un 
»  moyen  péremptoire  en  ma  faveur;  car  de  deux 
î>  choses  l'une  :  ou  la  sentence  me  sera  favorable  , 
»  et  dès-lors  je  ne  vous  dois  rien;  ou  elle  me  sera 
»  contraire,  et  dès-lors  ma  première  cause  est 
»  perdue,  et  je   suis   quitte.    »  Le  rhéteur   resta 

1  muet,  et  les  juges  interdits  trouvèrent  la  cause  si 
épineuse  et  si  équivoque,  qu'ils  refusèrent  de  pro- 
noncer. 

J'ai  conté  ce  trait  pour  vous  donner  une  idée  \ 
;  non-seulement  de   cet  art  sophistique  ,    mais  de 
ce  qui  le  fît  valoir  chez  les  Grecs  :  c'était  surtout 
le  faible  qu'ils  eurent  en  tout  tems  pour  les  a; 
i  guties,  pour  tout  ce  qui  est  subtil  et  délié  ,  pour 
tout  ce  qui  brille  et  s'échappe    a  l'esprit  comme 
l'éclair  aux  yeux.  Ce  goût  est  d'autant  plus  à  re- 
marquer en  eux,  qu'ils  ne  le  portèrent  point  dazif 
l'éloquence  ni  dans  la  poésie ,  chez  eux  recom- 
inandable  surtout  par  une  saine  simplicité;  mais 
3.  .3 


ago  .  cours 

il  dominait  dans  l'esprit  social  et  dans  le  com- 
merce de  la  vie  civile.  On  en  a  des  preuves  sans 
nombre  dans  tout  ce  que  les  lettres  anciennes  nous 
ont  transmis.  Ici,  par  exemple ,  il  est  clair  qu'on 
abusait  de  paît  et  d'autie  d'une  équivoque  qui 
tombait  sur-le  champ ,  en  distinguant  ce  que  le 
bon  sens  devait  distinguer.  Il  était  clair  que  le 
procès  pour  le  paiement  devait  être  sépare  de 
cette  première  cause,  dont  le  gain  éventuel  devait 
motiver  ce  paiement  même  ;  sans  quoi  l'enga- 
gement réciproque  n'aurait  eu  aucun  sens  :  aucun 
des  contiactans  n'aurait  rien  stipulé  d'obligatoiie: 
chacun  des  deux  aurait  promis  le  oui  et  le  non  ; 
ce  qui  répugne.  11  s'ensuivait  que  jusqu'à  cette 
première  cause  qui  ne  pouvait  pas  être  celle  du 
paiement,  le  jeune  homme  en  aucun  cas  ne  devait 
jien,  grâces  a  la  négligence  du  maître,  qui  en 
acceptant  un  paiement  conditionnel ,  n'avait  pas 
eu  la  précaution  nécessaire  de  fixer  l'époque  où 
cette  condition  devait  être  réalisée  ,  sous  peine  de 
payer  dans  le  cas  même  où  elle  ne  le  serait  pas. 
Faute  de  cette  clause ,  le  jeune  homme  n'était 
tenu  à  rien  ;  et  tout  restait  égal,  attendu  qu'en 
ne  faisant  point  usage  des  leçons  qu'il  avait  reçues, 
s'il  gagnait  d'un  côté  la  moitié  de  la  somme  pro- 
mise, de  l'autre  il  perdait  ce  qu'il  aurait  pu  gagner 
dans  les  tribunaux  ;  et  comme  cette  seconde  moitié 
devait  être ,  du  consentement  du  maître  ,  le  prix 
du  succès  de  ses  leçons,  rien  ne  lui  était  dû  dès 
que  ce  succès  n'avait  pas  lieu ,  puisque  lui-même 
avait  consenti  que  l'un  fût  Je  prix  de  l'autre. 

Ce  qu'il  y  a  de  bon,  c'est  que  les  juges,  quoi- 
qu'ils n'eussent  pas  su  écarter  un  dilemme  égale- 
ment sophistique  des  deux  parts,  et  qui  ne  pouvait 
pas  êtie  la  solution  du  procès,  puisque  c'était  le 
procès  même  qui  faisait  du  dilemme  un  argument 
contradictoire  dans  les  termes  ,  au  fond  cependant 
jugèrent  comme  nous  jugeons;  car  en  ne  rendant 


DE    LITTL  RATURE.  2§| 

aucune  sentence ,  ils  donnaient  par  le  fait  gain  de 
cause  au  jeune  homme,  puisque  ne  rien  prononcer 
sur  une  demande  en  paiement,  c'est  dispenser 
de  paiement  celui  qui  est  actionné  comme  dé- 
biteur. 

Cette  historiette  a  pu  vous  divertir ,  parce  qu'ici 
du  moins  le  sophisme  est  lié  à  quelque  chose  de 
réel  ;  mais  vous  ne  veniez  qu'un  excès  de  sottise 
d'autant  plus   digne  de   mépris,   qu'elle  affiche 
plus  de  prétention  dans  cette  foule  de  subtilités 
puérilement  captieuses,  qui   faisaient  le  fond  de 
la  doctrine  de  ces  sophistes  qui  figurent  dans  les 
Dialogues  de  Platon.  Ce  n'est  que  chez  lui  qu'on 
peut   les  entendre   avec  quelque  plaisir,    parce 
qu'il  a   eu  l'art  de   les  présenter  avec  des  formes 
comiques,  comme  les  casuistes  des  Provinciales 
de  Pascal.  C'est  précisément  leir  sérieux  qui  les 
rend   plus  fous,   et  il  n'est  pis  douteux  que    le 
Molière  de  Port-Royal  n'ait  pris  pour  modèles 
es  Dialogues  de  Platon  sur  les  sophistes,  d'autant 
ju'il  n'jr  avait  pas  d'auteur  ancien  qui  fût  alors 
u ,  cité  et  célébré  autant  que  Platon ,  dans   la 
)onne  littérature  française.   Un  des  premiejs  os- 
ais de  Racine  fut  la  traduction  d'un  morceau  de 
et  illustre  Grec,  et  Lafontaine  en  était  naïvement 
nthousiaste,   comme  de  Earuch.  Il   est  certain 
ue  cette  ironie  de  Soc.ate  ,  qu'on  n'a  pas  vautre 
ans  raison,  joue  iciunroletresavamageux.il 
ommence  toujours  avec  ses  sophistes ,  comme 
faut  commencer  avec  les  sots  glorieux  et  les 
avards  importans  dont  on  veut  tirer  pa  ti  dans 
i    i  société.  Il  a  l'air  et  le  ton  d'un  humble  écolier 
(-  lui   veut  s'instruire;  et  pour  les  rassurer  contre 
i    m  nom  et  mettre  a  Taise  toute  leur  impertinence , 
c  i  feint  d'abord  une  sorte  d'étonnement  qu'ils  ne 
:    lanquent  pas  de  prendre  pour  de  l'admira' ion, 
ai)  lioique  pour  tout  autre  qu'eux  il  laisse  percer 
é  H  mépris  froid  et  piquant ,  qui  bientôt  devient 


iop.  -  cour,  s 

très-gai  à  mesure  que  nos  rhéteurs  encouragés  dé- 
bitent plus  librement  toutes  les  inepties  de  leur 
science.  Alors  Socrate  usant  de  la  permission  de 
les  interroger,  et  argumentant  sur  leurs  réponses 
avec  cette  finesse  qu'on  peut  se  permettre  dans 
des  questions  frivoles,  pour  confondre  la  vanité 
et  l'ignorance  de  docteurs  de  cette  espèce,  les  fait 
tomber  à  tout  moment  dans  les  contradictions 
les  plus   absurdes  et  les   conséquences  les  plus 
folles,  jusqu'à   ce  qu'enfin   ils  se   sentent   assez 
humiliés  par  les  rires  des  auditeurs  pour  prendre 
de  Fliumeur  contre  lui,  et  que  se  taisant  de  con- 
fusion ,  ils  lui  laissent  la  parole  :  il  ne  s'en  sert 
que  pour  ramener   la  philosophie  à  son  véritable 
but,  à  des  vérités  utiles  et  morales;  car  c'est  tou- 
jours là  qu'il  en  revient,  et  il  ne  veut  décrier 
ces  sophistes  devant  la  jeunesse,  que    pour  la 
garantir   de  leurs  séductions  et  lui   inspirer  le 
goût  des  bonnes  études  et  l'amour  du  devoir  et 
de  la  vertu.  Mais  on  ne  peut  rien  détacher  de 
ces  Dialogues  :  c'est  un  tissu  où. tout  se  tient,  et 
pour  en   sentir   l'adresse  et  l'heureux  artifice   il  \ 
faut  le  suivie  d'un  bout  à  l'autre;  et  je  ne  sache 
pas   que  cette  partie    des  ouvrages  de   Platon, 
qui  pour  être  bien  rendue  en  fiançais,  demanderait 
beaucoup  de  facilité,  de  précision  et  de  grâce ; 
ait  jamais  été  parmi  nous  traduite   comme  elle 
devait  l'être.  Ce  ne  sont  guère  que  des  savans 
qui  ont  travaillé  sur  Platon,  et  pour  le  traduire 
ri  faut  plus  que  de  la  science  :  celle-ci  même  n'a 
réussi  que  fort  médiocrement  à  faire  passer  dans 
notre   langue  les  morceaux  les  plus  sérieux  des 
écrits  de  Platon,  ceux  qui  regardent  la  politique 
et  la  métaphysique. 

C'est  en  effet  dans  la  partie  sérieuse  et  didacti- 
que ,  et  dans  les  résumés  moraux  des  Dialogues  de  ; 
Platon  que  l'on  peut  plus  convenablement  pren-  | 
dre  quelques  morceaux  qui  justifient  ce  que  j'ai  ( 


D  £    LlTTtRAT  l    R  F..  2  j3 

dit  de  cette  surprenante  conformité  de  sa  morale 
avec  celle  des  Chrétiens.  Ainsi,  par  exemple, 
lorsque  dans  son  Gorgias  il  a  mis  à  bout  ce  vieux 


rite  avec  la  tyrannie,  Socrate  termine  ainsi  de 
manière  à  ce  que  vous  croirez  presque  entendre 
un  prédicateur  de  l'Eglise,  si  ce  n'est  que  le  ton 
de  l'un  est  plus  oratoire  et  l'autre  plus  philoso- 
phique ;  mais  les  idées  sont  les  mêmes. 

«Pour  moi ,  Calliclès,  je  considère  comment? 
»  je  pourrai ,  devant  le  souverain  Juge ,  lui  pré- 
»  senter  mon  ame  dans  l'état  le  plus  sain.  Mépri- 
»  sant  les  honneurs  populaires  et  attentif  a  lavé- 
»  rite  ,  je  tâcherai ,  le  plus  qu'il  m'est  possible ,  de 
»  vivre  et  de  mourir  honnête  homme  ,  et  c'est  à 
»  quoi  j'exhorte  aussi  les  autres ,  autant  qu  il  est 
h  »  en  moi.  Je  vous  y  invite  vous-même ,  et  vous 
»  rappelle  à  cette  vie  qui  doit  être  ici-bas  celle  de 
»  l'homme ,  et  à  cette  espèce  de  combat  qui  est 
»  vraiment  celui  de  la  vie  humaine  et  celui  que 
»  l'homme  doit  soutenir  de  préférence  à  tous  les 

!1  »  autres.C'est  là-dessus  que  je  vous  réprimande (i), 
»  vous  qui  oubliez  que  vous  ne  pourrez  vous  se- 
l  »  courir  vous-même  quand  vous  serez  jugé,  et 
»  quand  la  sentence ,  dont  je  vous  parlais  tout-à 
»  l'heure  ,  vous  menacera  de  près.  Lorsque  vous 
»  serez  saisi  et  amené  devant  ce  tribunal  (a)  ,  vous 

(1)  Sur  celte  expression  qui  est  littérale  ,  il  faut  se  sou- 
veuir  de  l'autorité  que  donnait  la  vieillesse  chez  le  An- 

'  ciens  ,  et  du  respect  inviolable  que  les  jeunes  gens  étaient 
tenus  de  lui  porter. 

(2)  C'est  ici  celui  de  Minos,  parce  que  dans  ce  Dialo- 
gue il  y  a  un  auditoire ,  et  que  Socrate  se  faisait  un  devoir 

•  de  respecter  le  culte  de  son  pays,  et  de  se  conformer  en 
public  au  langage  commun.  Mais  dans  les  Traités  parti- 
culiers où  Socrate  et  Platon  parlent  librement ,  ils  disent 


294  COURS 

ï)  serez  tremblant  et  muet  :  c'est  la  que  vous 
»  essuierez  de  véritables  affronts,  et  que  vous 
userez  véritablement  Jhumilié  et  maltraité  (i), 
»  réellement  frappé  et  souffleté.  Peut-être  ceci 
»  vous  paraît-il  un  conte  de  vieille  et  des  paroles 
»  dignes  de  mépris  ,  et  ce  mépris  ne  m'étonnerait 
»  pas  si  vous  étiez  en  état  d'opposer  a  ce  que  je 
»  dis  quelque  chose  de  meilleur  et  de  plus  vrai. 
>*  Mais  vous  l'avez  cherché  et  vous  ne  l'avez  pas 
»  trouvé  ,  et  vous  venez  de  voir  qu'entre  trois 
»  personnages  tels  que  vous ,  qui  passez  pour  les 
»  plus  éclairés  des  Grecs  ,  Poius  ,  Gorgias  et  vous  , 
»  vous  n'avez  pu  prouver  qu'il  fallût  vivre  d'une 
»  autre  manière  que  de  celle  que  j'ai  démontrée 
»  être  la  plus  avantageuse  pour  paraître  a  ce  der- 
»  nier  jugement.  En  effet,  de  toutes  nos  discus- 
»  sions,  qui  est-ce  qui  est  resté  sans  réponse  et 
»  reconnu  irréfragable  ?  Cela  seul ,  qu'il  faut  se 
»  donner  de  garde  de  faire  du  mal  plus  que  d'en 
»  souffrir  ;  qu'il  faut  travailler  avant  tout ,  non  pas 
»  à  être  tenu  pour  honnête  homme ,  mais  à  l'être 
y>  en  effet ,  soit  dans  le  public  ,  soit  dans  le  partî- 
»  culier  -y  que  si  l'on  a  fait  le  mal  on  doit  en  être 
r>  puni ,  et  que  si  le  premier  bien  est  d'être  juste 
»  et  irréprochable ,  le  second  est  de  recevoir  ici  la 


d'ordinaire  Dieu,  Thé  os  ,  et  rarement  les  dieux  ,  si  ce 
n'est  quand  la  controverse  les  y  force. 

(2)  Sociale  venait  de  soutenir  que  les  mauvais  traite- 
nieiis  qu'on  essuie  des  tyrans  et  des  hommes  injustes,  ne 
sont  en  effet  des  injures  et  devrais  maux  que  pour  celui 
qui  les  fait,  et  non  pas  pour  celui  qui  les  souffre;  ce  qui 
avait  d'abord  causé  une  étrange  surprise  à  Gorgias  et  à 
Calliclès,  mais  ce  qu'il  avait  démontré  de  manière  à  les 
réduire  à  l'absurde  ou  au  silence  par  les  aveux  qu'il  leur 
avait  successivement  arrachés ,  comme  il  va  le  rappeler 
ici.  Ces  noies  au  reste  prouvent  ce  que  je  disais  tout-à- 
rheure  de  la  difficulté  d'extraire  d'un  écrit  ou  tout  &e 
tient. 


DE    LITTÉRATURE.  2C)5 

»  peine  du  mal  qu'on  a  fait ,  et  de  devenir  bon  pair 
»  le  châtiment  et  le  repentir  ;  qu'il  laut  éviter 
»  d'être  flatteur  ni  pour  soi-même,  ni  pour  les  par-- 
»  ticuliers  ,  ni  pour  la  multitude  ;  et  qu'enfin  la 
»  rhétorique  ,  comme  toute  autre  chose  >  ne  doit 
»  servir  que  pour  la  justice.  Croyez-moi  donc  , 
»  Calliclès  ,  et  marchez  avec  moi  vers  ce  but  :  si 
»  vous  y  parvenez  ,  vous  serez  heureux. ,  et  dans 
»  cette  vie  et  après  votre  mort.  A  ce  prix  ,  laissez- 
»  vous  traiter  d'insensé ,  et  ne  regardez  pas  comme 
»  un  affront  si  quelqu'un  vous  injurie  ou  vous 
»  frappe  ;  car  vous  n'éprouverez  jamais  rien  qui 
»  soit  véritablement^  craindre  tant  que  vous  serez 
»  juste,  honnête  et  attaché  à  la  pratique  de  la 
»  vertu.  » 

Après  ces  échantillons  de  la  philosophie  de  So- 
crate  et  de  son  disciple,  j'aurais  quelque  peine  et 
même  quelque  honte  a  vous  en  donner  de  celle 
dont  ils  s'étaient  déclarés  les  ennemis ,  et  qui  était 
si  loin  d'en  mériter  le  nom.  Mais  comme  il  con- 
vient pourtant  d'en  faire  apercevoir  la  distance  7 
je  me  bornerai ,  ne  fût-ce  que  pour  varier,  à  vous 
citer  un  des  argumens  de  ces  écoles ,  entre  mille 
autres  tout  semblables  ,  qui  en  étaient  l'exercice 
habituel.    On  se  proposait ,    par  exemple ,    de 
prouver  qu'il  était  faux  qu'un  rat  pût  manger  des 
livres  ,  ou  du  lard  ,  ou  du  fromage  )  et  voici 
comme  on  s'y  prenait.  «  N'est-il  pas  vrai  qu'un 
»  rat  est  une  syllabe  ?  »  On  accordait  cette  ma- 
jeure ,  et  le  maître  alors  reprenait  :  «  Or  une  syl- 
»  labe  ne  mange  ni  livres ,  ni  lard ,  ni  fromage  : 
»  donc,  etc.  »  Cela  est  sans  doute  prodigieuse- 
ment ridicule ,  vous  vous  tromperiez  cependant  si 
vous  pensiez  que  les  Grecs  ,  quoiqu'ils  ne  fussent 
pas  sots  ,  eussent  en  général  pour  ces  sottises  le 
dédain  et  la  pitié  qu'elles  méritaient ,  et  qu'elles 
trouvèrent  à  Rome  quand  elles  y  furent  trans- 
portées dans  les  derniers  tems  de  la  République. 


336  COURS 

jî  y  eut  toujours  dans  ce  caractère  des  Grecs  un 
fonds  de  frivolité  que  les  Romains  appelaient 
gracam  levltatem  ,  et  dont  leur  sévérité'  naturelle 
ne  put  jamais  s'accommoder ,  du  moins  jusqu'à  l'é- 
poque de  l'entière  dégradation  de  l'esprit  public. 
C'est  ce  qui  fit  chasser  de  Rome  les  philosophes 
grecs  dans  les  plus  beaux  siècles  de  la  République^ 
non  pas  qu'ils  fussent  tous  si  décidément  frivoles  7 
mais  tous  donnaient  plus  ou  moins  dans  le  sophis- 
tique 7  c'est- à-dire  ?  dans  l'argumentation  des  mots , 
sans  en  excepter  même  les  plus  graves  de  tous  ? 
des  Stoïciens.  S'ils  furent  bannis  pareillement  sous 
Domitien  ?  Ton  comprend  bien  que  ce  ne  pouvait 
pas  être  pour  la  même  raison  ;  mais  c'est  que  les 
philosophes  étaient  aussi  mathématiciens  ,  et  que 
les  mathématiciens  étant  en  même  tems  astrolo- 
gues et  devins  ?  ils  étaient  suspects  et  odieux  aux 
tyrans  ,  qui  veulent  bien  qu'on  raisonne  mal ,  mais 
qui  ne  sauraient  souffrir  qu'on  prédise  7  de  peur  que 
tout  le  monde  ne  croie  ce  qu'ils  savent  que  tout 
ïe  monde  souhaite. 

Ne  vous  imaginez  pas  d'ailleurs  que  ces  ineptes 
sophismes  se  renfermassent  dans  des  jeux  d'esprit  s 
non  ,  ils  s'étendaient  aux  matières  les  plus  impor- 
tantes 7  soit  dans  l'ordre  moral  7  soit  dans  l'ordre 
judiciaire  5  et  avec  ces  abus  de  mots ,  rien  n'était 
plus  ni  faux  ,  ni  vrai  ?  ni  juste ,  ni  injuste  ;  ce  qui 
convient  toujours  merveilïeusemenl  à  une  certaine 
classe  d'hommes  ?  et  alors  la  déraison  passe  a  îa 
faveur  de  la  perversité.  On  en  voit  la  preuve  dans 
les  livres  de  Platon ,  où  les  sophistes  mettent  en 
avant  les  propositions  les  plus  immorales ,  toujours 
en  jouant  sur  les  mots.  On  demandera  peut-être 
comment  il  y  avait  quelque  embarras  à  pulvériser 
ces  niaiseries  scholastiques,  qui  devaient  s'éva- 
nouir devant  la  simple  définition  des  termes  et  la 
distinction  naturelle  des  idées.  Mais  d'abord  la 
Jogique  d'Aristotej  qui  est  là-dessus  d'un  grand 


DE    LITTÉRATURFo  iqy 

secours ,  notait  pas  encore  connue ,  et  ne  le  fut 
qu'après  Platon ,  dont  Aristote  fut  le  disciple. 
Jusque-là  Ton  ne  savait  guère  attaquer  les  mau- 
vais raisonnemens  par  le  vice  de  forme ,  qui  se 
trouvait  en  effet  dans  la  plupart  de  ces  sophismes 
dont  on  fit  tant  de  bruit  dans  les  écoles,  qui  dès- 
lors  tombaient  d'eux-mêmes  ,  au  point  de  dis- 
penser de  toute  réponse  ,  puisqu'un  raisonnement 
vicieux  parla  forme  est  nécessairement  faux .  non 
pas  qu'il  ne  puisse  y  avoir  du  vrai  dans  les  pro- 
positions ,  mais  parce  que  la  démonstration  entière 
est  nécessairement  mauvaise  ?  faute  de  cohérence 
dans  les  parties  qui  la  composent.  De  plus  ,  il  était 
reçu  dans  les  écoles  des  sophistes  (  et  ils  avaient 
bien  leur  raison  pour  cela  ) ,  qu'il  fallait  se  tirer 
d'un  argument  tel  qu'il  était ,  sous  peine  de  pa- 
raître vaincu  ,  et  c'est  ce  qui  favorisait  le  plus  cette 
lutte  méprisable ,  où  l'on  n'était  armé  que  de  l'é- 
quivoque des  termes.  Aussi  que  faisait- on?  Sou- 
vent Ton  rétorquait  l'argument  par  une  autre 
équivoque,  c'est-à-dire,  l'absurde  par  l'absurde. 
Ainsi  pour  achever  le  peu  de  détails  que  je  me 
permets  sur  ces  misères  de  l'esprit  humain  ,  et 
dont  je  demande  pardon  à  la  curiosité  même, 
quoique  voulant  à  un  certain  point  la  satisfaire , 
il  y  avait  deux  manières  d'évincer  le  bel  argu- 
ment qui  tout-à-1'heure  vous  a  fait  rire.  La  pre- 
mière et  la  bonne  était  de  distinguer  la  majeure 
en  définissant  les  termes  :  «  Le  mot  rat  est  une 
»  syllabe?  oui  :  la  chose  rat  est  une  syllabe? 
y>  non  ;  »  car  un  rat  est  un  animal ,  et  dès-lors  il 
n'y  a  pas  même  de  sens  dans  tout  le  reste,  qu'on 
ne  peut  répéter  qu'eu  éclatant  de  rire  aux  dépens 
du  raisonneur.  Mais  cela  était  trop  simple  et  trop 
sensé  pour  contenter  des  sophistes  ;  et  pour  ne  pas 
demeurer  court  ,*on  leur  répondait  dans  leur  genre  : 
«  'Un  rat  est  une  syllabe  :  or  un  rat  mange  des  li- 
»  vres  ;  donc  une  syllabe  mange  des  livres  :  »  et 

!3. 


298  cours 

les  deux  argumens  sont  de  la  même  force  :  Yun 
vaut  l'autre.  Rien  ne  ressemble  plus  k  ce  faussaire 
normand ,  à  qui  un  autre  faussaire  montrait  en  jus- 
tice une  obligation  où  l'écriture  du  premier  était 
si  parfaitement  contrefaite,  que  les  experts  même 
n'osaient  pas  le  démentir.  Nier  as-tu  ton  écriture  ? 
disait  le  demandeur.  Je  ni  en  garderai  bien  ,  ré- 
pondit l'autre  \je  suis  trop  honnête  homme  pour 
cela.  Mais  apparemment  tu  ne  nieras  pas  non 
plus  la  tienne  ,  et  voici  ta  quittance  ;  et  en  effet  la 
quittance  valait  l'obligation. 

En  voila  bien  assez  et  même  trop  sur  cette  ma- 
tière, et  je  terminerai  cetsarticle  en  m'arrêtant  un 
moment  aux  deux  morceaux  de  Platon  les  plus  re- 
nommés peut-être  ,  ou  du  moins  les  plus  géné- 
ralement connus,  l'Apologie  de  Socrate  ,  ou  le 
discours  qu'il  prononça  devant  l'Aréopage,  et  le 
Phêdon  ,  Dialogue  fameux  où  ,  quelques  heures 
avant  de  boire  la  cigûé,  le  sage  d'Athènes  entre- 
tient de  l'immortalité  de  l'ame  ses  amis  qui  l'ad- 
mirent et  qui  pieu  Lent.  Ces  deux  morceaux  se  re- 
trouvent partout  dans  nos  livres  d'histoire  et  de 
philosophie  :  on  les  a  même  transportés  sur  la 
scène  ,  quoique  ce  ne  fut  pas  là  leur  place  ,  comme 
on  s'en  est  bien  v  te  aperçu.  Je  dois  donc  dire  peu 
de  chose  de  ce  qui  est  partout  ;  et  j'observerai  d'a- 
bord que  dans  ces  ouvrages  ,  les  plus  purs  qui  nous 
restent  de  l'auteur  ,  il  se  rencontre  pourtant  quel- 
ques erreurs  dont  les  unes  tiennent  à  son  pytha- 
goréisme  ,  c'est  à-dire ,  a  ses  chimères  sur  la  trans- 
migration des  âmes,  et  les  autres  à  ces  illusions 
brillantes  qui  devaient  plaire  k  son  imagination. 
Je  voudrais  retrancher  da'Phédon  cette  argumen- 
tation subtilement  erronée,  qui  a  pour  objet  de 
prouver  que  le  vivant  naît  du  mort ,  ce  qui  est 
également  faux  dans  l'ordre  physique  et  dans 
l'ordre  intellectuel  ;  car  pour  ce  qui  est  des  corps  , 
rien  ne  peut  naître  sans  germes  5  et  pour  ce  qui 


PE    LITTERATURE.  299 

regarde  les  âmes ,  il  est  prouvé  en  métaph^Sfque  7 
qu'elles  ne  peuvent  devoir  leur  origine  qu'à  Dieu 
même.   Platon   en  convenait,  puisqu'il   les    re- 
gardait, ainsi  que  nous,  comme  des  émanations 
de  la  substance  divine ,  mais  il  abusait  des  termes 
pour  prouver  que  Famé  immortelle  passant  d'un 
corps  à  un  autre ,  chaque  naissance  était  ainsi  le 
produit  d'une  mort.  On  excusera  plus  aisément  ce 
qu'il  dit  du  cygne  ,  et  la  comparaison  qu  il  fait  de 
lui-même  avec  cet  oiseau.  Comme  ses  amis  s'éton- 
nent de  son  inaltérable  tranquillité ,  et  de  ]a  hau- 
teur et  de  la  force  de  ses  pensées  à  l'approche  du 
moment  fatal ,  il  tire  de  ce  qui  les  étonne ,  un 
nouvel  appui   pour  la  thèse  qu'il  soutient ,  que 
l'ame  ,  en  quittant  le  corps  dont  elle  n'a  pas  été 
l'esclave ,  ne  fait  autre  chose  qu'être  rendue  à  sa 
pureté  originelle  ;  qu'en  conséquence  il  est  tout 
simple  qu'à  l'instant  de  .rompre  ses  chaînes  cor- 
porelles ,  elle  paraisse  s'épurer  et  se  fortifier  d'au- 
tant plus  qu'elles  est  plus  près  de  sa  délivrance. 
C'est  là-dessus  qu'il  ajoute  qu'on  se  trompe  beau- 
coup en  prenant  pour  une  plainte  funèbre  le  chant 
du  cygne ,  qui  devient  plus  mélodieux  quand  l'oi- 
seau va  mourir  ;  qu'au  contraire  cet  oiseau  étant 
consacré  à  Apollon  et  aux  Muses  ,  la  beauté  de 
ses  derniers  accens  est  un  espèce  d'oracle  divin 
qui  fait  l'éloge  de  la  mort ,  et  nous  apprend  à  n'y 
voir  que  l'entrée  dans  une  meilleure  vie.  Tout  ce 
passage  serait  charmant  dans  un  poète  ,  mais  l'est 
un  peu  trop  pour  un  philosophe,  qui ,  vouant  à  la 
vérité  le  dernier  reste  d'une  belle  vie  et  l'autorité 
d'une  belle  mort ,  n'y  doit  rien  mêler  de  fictif  et 
de  fabuleux  ;  et  l'on  sait  que  tout  ce  qu'on  a  dit  du 
Gygne  est  une  fable.  Mais  il  fallait  bien  que  l'i- 
magination de  Platon  ,  qu'on  pouvait  appeler  lui- 
i  même  le  cygne  de  la  philosophie  ,  en  adoptant  ses 
fictions  et  son  langage  ,  se  montrât  partout  et  se 
\  servît  de  tout  7  quelque  sujet  qu'il  traitât.  11  ne 


3oo  cour  y 

s'en  qjfebstenu  que  dans  V Apologie ,  que  Pon  croît 
avec  raison  être  à  peu  près  le  discours  même  de  So- 
crate ;  discours  qui  avait  eu  un  trop  nombreux  au- 
ditoire ,  pour  que  Platon  se  permît  d'en  altérer  en 
rien  le  caractère  et  les  expressions  ;  en  sorte  qu'il 
fut  cette  fois  comme  enchaîné,  et  par  le  respect 
pour  son  maître  \  et  parle  respect  pour  le  public» 

On  ne  peut  attribuer  qu'à  cette  même  efferves- 
cence d'esprit  9  un  Dialogue  (  celui  qui  a  pour  titre 
Ion  )  destiné  tout  entier  à  prouver  que  la  poésie 
n'est  point  un  art  ,  parce  qu'elle  ne  peut  être  que 
l'effet  de  l'inspiration  et  de  l'enthousiasme  ,  et 
que  les  poètes  ne  peuvent  faire  des  vers  que  quand 
ils  sont  hors  d'eux-mêmes.  On  voit  que  l'auteur 
a  outré  beaucoup  trop  une  vérité  commune  ,  et 
que  son  opinion  favoriserait  trop  aussi  ceux  qui 
veulent  à  toute  force  que  tous  les  poètes  soient 
des  fous  ;  ce  qui  n'est  pas  plus  vrai,  qu'il  ne  l'est 
que  tous  les  fous  sont  poètes.  C'est  comme  si  l'on, 
disait  qu'un  athlète  ou  un  danseur  de  corde  n'est 
pas  fait  comme  un  autre  homme ,  parce  que  les 
mouvemens  de  l'un  et  les  efforts  de  l'autre  vont 
au-delà  des  facultés  communes.  Mais  l'un  et 
l'autre,  hors  de  la  lutte  ou  du  théâtre,  rentrent 
dans  la  classe  générale,  et  la  facilité  même  qu'ils 
ont  à  en  sortir  quand  ils  exercent  leur  art ,  prouve 
que  c'en  est  un  réellement,  et  qui  ne  s'acquiert 
comme  tous  les  autres ,  que  par  une  méthode  et  un 
travail  qui  se  joignent  aux  dispositions  natu- 
relles. 

Les  discours  de  Socrate  dans  le  Phédon  se- 
raient d'ailleurs  admirables  partout ,  mais  le  sont 
encore  plus  là  où  ils  sont  ;  car  il  n'est  pas  douteux 
quesiPlaton  les  a  écrits,  c'est  Socrate  qui  les  a 
tenus,  et  il  ne  paraît  pas  qu'il  ait  ét«  donné  à  aucun 
homme  de  voir  plus  1  oin  par  ses  propres  lumières ,. 
ni  de  monter  plus  haut  par  l'essor  de  son  ame.  Si 
l'on  se  rappelle  que  dans  ce  siècle  un  philosophe  ê 


DE    LITTLRATrr,  K.  00  1 

d'ailleurs  très-estimable  (i)  ?a  condamné  la  salu- 
taire pensée  de  la  mort ,  qui  est  le  plus  grand  Yrein 
de  la  vie  ,  on  en  sera  que  plus  frappé  de  ces  pa- 
roles de  Pliison ,  les  premières  de  ce  genre  qu'on 
trouve  dans  toute  l'antiquité.  «  "V  ouîez-vous  que 
»  je  vous  explique  pourquoi  le  vrai  philosophe 
»  voit  la  mort  prochaine  avec  l'œil  de  Tespérauce  , 
»  et  pourquoi  il  est  fondé  à  croire  qu'elle  sera 
»  pour  lui  le  commencement  d'une  grande  féli- 
»  cité?  La  multitude  l'ignore  ,  et  je  vais  vous  le 
»  dire  :  c'est  que  la  vraie  philosophie  n'est  autre 
»  chose  que  l'étude  de  la  mort ,  et  que  le  sage  ap- 
»  prend  sans  cesse  dans  cette  vie  ,  non-seulement  à 
»  mourir ,  mais  à  être  déjà  mort  ;  car  qu'est-ce  que 
»  lamort?N'est-ce  pas  la  séparation  de  l'ame  d'avec 
»  le  corps  ?  Et  ne  sommes-nous  pas  convenus  que 
»  la  perfection  de  l'ame  consiste  surtout  a  Vaf- 
»  franchir  le  plus  qu'il  est  possible  du  commerce 
»  des  sens  et  des  soins  du  corps ,  pour  contempler 
»  la  vérité  dans  Dieu  ?  Ne  sommes-nous  pas  con- 
»  venus  que  le  plus  grand  obstacle  à  cet  exercice 
»  de  l'ame  est  dans  les  objets  terrestres  et  dans  les 
»  séductions  des  sens  ?  N'est-il  pas  démontré  que 
»  si  nous  pouvons  avoir  ici  quelque  connaissance 
»  du  vrai  7  c'est  en  le  considérant  avec  les  yeux  de 
»  l'esprit ,  et  en  fermant  les  yeux  du  corps  et  les 
»  portes  des  sens  ?  Donc  si  jamais  nous  pouvons 
h  parvenir  à  la  pure  compréhension  du  vrai ,  ce 
»  ne  peut  être  qu'après  la  mort  ?  et  vous  avez  re- 
»  connu  avec  moi  dans  le  cours  de  cet  entretien, 
»  qu'il  n'y  a  de  bonheur  réel  pour  l'homme  ,que 
»  dans  la  connaissance  de  la  vérité;  que  Dieu  en 
»  est  le  principe  et  la  source ,  et  que  cette  connais- 
>  sance  ne  peut  être  parfaite  qu'en  lui.  N'avons- 
<  nous  donc  pas   droit  despérer  que  celui  qui  a 


(i)  Vauvcnargues. 


302  COTJRS 

»  fait  de  cette  recherche  la  grande  affaire  de  sa  vie , 
»  et  dont  le  cœur  a  été  pur  ,  pourra  s'approcher 
»  après  sa  mort  de  cette  vérité  éternelle  et  céleste  7 
»  car  assurément  ce  qui  est  impur  ne  peut  appro- 
))  cher  ce  qui  est  pur  ?  Voilà  pourquoi  le  sage  vit 
»  en  effet  pour  méditer  la  mort,  et  pourquoi  il 
»  n'en  est  pas  effrayé  quand  elle  approche  :  voilà 
»  le  fondement  de  cette  confiance  heureuse  que 
»  j'emporte  avec  moi,  au  moment  de  ce  passage 
»  qui  m'est  prescrit  aujourd'hui ,  confiance  que 
»  doit  avoir  comme  moi  quiconque  aura  préparé 
»  de  même  et  purifié  son  ame.  » 

Quand  on  entend  ce  langage,  qui  est  d'un  bout 
à  F  autre  celui  àuPhédon  ,  l'on  excuse  cette  sin- 
gulière saillie  de  l'un  des  plus  spirituels  écrivains 
du  seizième  siecie,Erasme,  qui  s'écrie  quelque  part: 
Saint-Socrate  ,  priez  pour  nous  ;  et  en  effet ,  il 
n'y  a  rien  là  qui  ne  soit  parfaitemet  d'acord  avec 
ce  que  les  Saints  ont  écrit  et  pratiqué. 

Une  similitude  n'est  pas  une  preuve  ;  mais  je 
vous  ai  déjà  prévenus  que  Platon  ne  se  fait  pas 
scrupule  d'employer  Tune  pour  l'autre  ;  et  ce  même 
endroit  m'en  offre  un  exemple ,  où  vous  ne  serez 
pas  fâchés  de  retrouver  encore  l'imagiuation  du 
disciple  de  Socrate.  «  Quoi  donc!  ( fait-il  dire  à 
»  son  maître  )  l'art  des  Egyptiens  conserve  les 
»  corps  pendant  des  siècles,  avec  des  préparations 
»  aromatiques  ,  e\  vous  croiriez  que  la  substance 
»  qui  est  par  elle-même  incorruptible ,  que  l'ame 
»  en  un  mot  pourrait  mourir ,  au  moment  où  elle 
»  se  dégage  de  la  contagion  du  corps ,  pour  s'élever 
»  jusqu'à  la  demeure  de  l'Etre  éternel ,  qui  est  le 
»  seul  bon  et  le  seul  sage  ?  » 

Cette  idée  si  purement  métaphysique ,  que  Dieu 
seul  est  vraiment  bon  et  vraiment  sage ,  c'est-à- 
dire,  que  la  sagesse  et  la  bonté, également  infinies 
en  lui ,  sont  des  attributs  essentiels  de  son  être,  est 
en  effet  de  Socrate }  et  se  représente  sous  les  mêmes 


DE    LITTÉRATURE.  3û3 

termes  dans  Y  apologie.  Ce  précieux  monument 
de  l'antiquité  grecque  est  peut-être  encore  plus 
singulier  que  le Phédon;cvr c'est  le  seul  exemple 
parmi  les  Anciens,  qu'un  accusé  ait  parlé  de  ce 
ton  à  ses  juges.  Ce  n'est  rien  moins  qu'un  plai- 
doyer :  le  célèbre  orateur  Lysias  en  avait  fait  un 
pour  Socrate,  qui  le  refusa  :  //  est  fort  beau  (  lui 
dit-il)  j  mais  il  ne  me  convient  pas.  Le  sien  ,  s'il 
est  permis  de  l'appeler  ainsi,  ressemble  parfai- 
ment  à  une  leçon  de  philosophie,  du  même  genre 
que  celles  qu'il  donnait  habituellement  à  la  jeu- 
nesse d'Athènes.  11  ne  justifie  point  sa  conduite, 
il  rend  compte  de  ses  principes  avec  un  calme  im- 
perturbable, et  tel  qu'il  ne  pouvait  l'avoir  qu'en 
parlant  pour  lui-même  ;  car  il  n'aurait  pas  pu 
l'avoir  eu  parlant  pour  un  autre.  Mais  s'il  est  sans 
trouble ,  il  est  aussi  sans  orgueil ,  quoiqu'il  ne 
cache  pas  le  mépris  pour  ses  accusateurs  :  il  le 
montre  même  d'autant  plus  ,  qu'il  n'y  mêle  aucune 
indignation,  pas  le  plus  léger  mouvement  de  co- 
lère ,  comme  il  convient  quand  le  méchant  ne  fait 
de  mal  qu'à  nous  ,  et  quand  il  n'est  que  notre  en- 
nemi particulier,  sans  être  un  ennemi  public.  So- 
crate, qui  d'ailleurs  sentait  bien  que  son  danger 
venait  surtout  de  l'envie  que  lui  attirait  cette  haute 
réputation  de  sagesse  ,  confirmée  par  un  oracle  7 
apprécie  cet  oracle  suivant  ses  principes  ,  qui  sont 
encore  ici  entièrement  conformes  à  ceux  de  la  phi- 
losophie chrétienne  ,  et  qui  font  un  devoir  ,  non 
pas  seulement  de  la  modestie  que  tous  les  sages 
ont  recommandée ,  mais  de  l'humilité  dont  Socrate 
seul  parait  avoir  eu  quelque  idée  avant  les  Chré- 
tiens. Voici  ses  paroles  :  «  On  m'appelle  sage, 
»  parce  qu'on  s'imagine  que  je  suis  savant  dans  les 
»  choses  sur  lesquelles  je  prouve  aux  autres  qu'ils 
»  sont  ignorans  :  on  se  trompe  ,  Athéniens  :  Dieu 
ï)  seul  est  sage  ;  et  tout  ce  que  signifie  l'oracle 
»  rendu  en  ma  faveur ,  c'est  que  la  sagesse  humaine 


3o4  COURS 

»  est  peu  cfc  chose ,  ou  plutôt  n'est  rien.  Si  l'oracle 
»  m'a  nommé  sage  ,  c'est  qu'il  s'est  servi  de  mon 
»  nom ,  comme  d'un  exemple  ;  c'est  comme  s'il 
»  eût  dit  aux  hommes  :  Apprenez  que  celui-là  est 
»  le  plus  sage  de  tous  ,  qui  sait  qu'en  eiïet  sa  sa- 
»  gesse  n'est  rien.  » 

On  ne  peut  mieux  dire  ;  et  quanta  ce  courage 
tranquille,  qui  ne  va  pas  chercher  le  danger ,  mais 
qui  ne  le  regarde  pas  quand  il  le  rencontre  dans 
la  route  du  devoir ,  il  ne  peut  s'exprimer  avec 
plus  de  simplicité  ,  c'est-à-dire ,  avec  plus  de 
grandeur  que  dans  cette  déclaration  de  Socrate  à 
ses  juges:  «  Si  vous  me  promettiez  de  m'absoudre, 
»  sous  la  condition  que  je  ne  m'occuperais  plus 
»  de  l'étude  et  de  l'enseignement  de  la  philoso- 
»  phie,  je  vous  répondrais  :  Athéniens,  je  vous 
»  aime  et  vous  chéris,  mais  j'aime  mieux  obéir  à 
»  Dieu  qu'à  vous,  et  tant  qu'il  me  laissera  la  vie 
»  et  la  force  ,  je  ne  cesserai  pas  de  faire  ce  que  j'ai 
»  fait  jusqu'ici ,  c'est-à-dire ,  d'exhorter  à  la  vertu 
»  tous  ceux  qui  voudront  bien  m'écouter.  » 

Tout  cela  ne  saurait  être  trop  loué  ;  mais  il  fal- 
lait bien  que  l'imperfection  humaine  se  montrât 
ici  comme  ailleurs;  et  si,  comme  je  le  disais  tout- 
à -l'heure,  Socrate  a  du  moins  aperçu  la  théorie  de 
l'humilité,  iJ  fit  voir  une  fois  qu'il  n'en  soutenait 
par  la  pratique,  ni  même  celle  de  la  modestie, 
telle  que  l'enseignent  les  bienséances  fondées  sur 
la  nature  de  l'homme.  Jamais  la  raison  n'approu- 
vera que  dans  cette  même  Apologie ,  où  il  a  si  bien 
prouvé  que  l'homme  doit  faire  peu  de  cas  de  sa 
propre  sagesse,  il  réponde  aux  juges,  que  puis- 
qu'ils lui  ordonnent  de  statuer  lui-même  sur  la 
peine  qu'il  mérite ,  il  ne  croit  pas  en  mériter  d'autre 
que  celle  d'être  nourri  dans  le  Prjtanée,  ce  qui 
était  le  plus  honorable  tribut  de  l'estime  pu- 
blique, Ici  l'orgueH  humain  est  pris  sur  le  faitr 
et  dans  la  personne  d'un  sage.  Assurément  il  lui 


DE    LITTERATURE.  3o5 

suffisait  Je  répondre  que,  ne  se  croyant  pas  cou- 
pable, il  était  dispensé  de  prononcer  contre  lui- 
même  aucune  peine  :  cela  était  conséquent  et  irré- 
prochable, et  même  suffisamment  courageux;  car 
il  était  d'usage  de  ne  déférer  ainsi  à  l'accusé  la 
faculté  d'arbitrer  lui-même  la  peine ,  que  quand 
elle  devait  se  borner  à  une  amende,  et  lorsque 
celte  faculté  lui  fut  accordée,  le  parti  qui  voulait 
le  sauver  avait  prévalu  dans  l'Aréopage  ,  et  sa  vie 
était  en  sûreté.  L'orgeuil  de  sa  réponse  révolta  la 
plus  grande  partie  des  juges:  ce  qui  n'empêchait 
pas  qu'ils  ne  fussent  très-injustes  en  le  condam- 
nant; car  l'orgueil  n'est  pas  un  délit  dans  les  tri- 
bunaux, mais  c'est  une  tache  dans  l'homme,  et 
c'était  de  plus  dans  Socrate  une  contradiction. 

Mais  ce  qui  n'en  était  pas  une  ,  et  ce  qui  faisait 
voir  au  contraire  un  accord  très-réel  entre  sa  doc- 
trine et  sa  conduite,  c'est  que  dans  toute  cette 
affaire  on  voit  clairement  le  mépris  de  la  vie  et  la 
détermination  à  saisir  dans  cet  odieux  procès  une 
belle  occasion  de  bien  mourir.  11  est  évident  qu'il 
ne  voulut  pas  la  perdre ,  et  qu'il  refusa  deux  fois 
sa  vie  ;  d'abord  à  ses  juges  ,  qui  la  lui  offraient 
visiblement,  ensuite  a  ses  amis  mêmes  qui  lui  of- 
fraient toutes  les  facilités  possibles  pour  sortir 
sans  obstacle  et  sans  danger  ,  et  de  la  prison ,  et  de 
sa  patrie.  Ici  le  sage  d'Athènes  autorisa  ses  réso- 
lutions sur  des  principes  très-beaux  et  très-vrais , 
mais  qui  ne  sont  pas  encore  sans  mélange  d'erreur  , 
de  façon  pourtant  que  les  vérités  sont  d'un  grand 
usage ,  et  l'erreur  du  peu  de  conséquence.  Quand 
il  ne  voulut  point  consentir  a  se  donner  la  mort 
à  lui-même  pour  échapper  à  ce  qu'on  appelait  la 
honte  du  supplice,  il  eut  toute  raison  ;  et  ses  ar- 
gumens  contre  le  suicide  lui  font  d'autant  plus 
d'honneur,  qu'il  est  le  premier,  et  je  crois  même 
le  seul  parmi  les  Païens,  qui  ait  osé  condamner,  non 
pas  seulement  comme  une  faiblesse,  mais  comme 


3o6  cours 

un  délit  ,  ce  qui  était  reçu  dans  toute  l'antiquité, 
et  dans  l'opinion ,  et  dans  l'usage.  On  peut  dire 
que  la  philosophie  avait  deviné  la  religion  en  ce 
point ,  quand  elle  décida  parla  bouche  de  Socrate , 
que  l'homme  qui  a  reçu  de  Dieu  la  vie,  ne  doit 
pas  la  quitter  sans  son  ordre ,  et  qu'il  n'a  pas  le 
droit  de  disposer  de  ce  qui  n'est  pas  à  lui.  Socrate 
semble  avoir  aussi  aperçu  le  premier  ce  principe 
social  et  politique  qui  fait  de  l'obéissance  aux  lois 
un  devoir  fondé   sur  un  pacte  tacite ,  par  lequel 
tout  homme  ,  en  naissant  T  est  censé  appartenir  à 
sa  patrie,  et  tenu  d'obéir  a  l'autorité  qui  le  protège  9 
tant  que  cette  autorité  est  en  effet  protectrice  ; 
car  on  sent  bien  qu'un  pays  où  il  n'y  aurait  plus 
ni  lois  ni  garantie  de  la  sûreté  commune  ,  ne  serait 
plus  une  patrie  pour  personne,et  remettrait  chacun 
dans  l'état  de  nature  ;  ce  qui  n'était  nullement  le 
cas  d'Athènes  et  de  Socrate.  Dans  tous  ces  points  il 
a  devancé  de  fort  loin  tous  les  philosophes  des 
âges  suivans.  Mais  il  va  trop  loin ,  quand  il  pré- 
tend qu'il  n'est  pas  permis  de  se  soustraire  par  la 
fuite  à  une  condamnation  injuste,  en  vertu  de  cette 
règle;  qu'il  ne  faut  pas  rendre  le  mal  pour  le  mal , 
ni  à  sa  patrie  ni  aux  particuliers.  La  règle  est 
juste  et  certaine  ,mais  ici  mal  appliquée;  elle  serait 
violée  sans  doute  si  vous  opposiez  la  force  à  l'in- 
justice publique,  ce  qui  ne  pourrait  se  faire  sans 
révolte,  et  dès-lors  vous  rendriez  en  effet  le  mal 
pour  le  mal,  ce  qui  est  défendu;  et  vous  feriez 
même  à  votre  patrie  un  mal  plus  grand  que  celui 
qu'elle  pourrait  se  faire  par  une  sentence  inique. 
Mais  en  vous  y  dérobant ,  vous  ne  lui  en  faites 
aucun  ;  vous  suivez  une  loi  naturelle  sans  renverser 
les  lois  positives,  dont  aucune  ne  vous  ordonne 
d'abandonner  sans  nécessité  le  soin  de  votre  con- 
servation ;  et  de  plus ,  vous  servez  la  patrie  loin 
de  lui  nuire ,  puisque  vous  lui  épargnez  un  crime. 
Au  reste ,  il  n'y  a  là  dans  Socrate  et  dans  Platon 


DE    LITTERATURE.  30^ 

qu'un  excès  de  scrupule ,  sorte  d'excès  aussi  peu 
dangereux  que  peu  commun. 

Cicéron  disait  que  si  les  dieux  voulaient  parler 
la  langue  des  hommes  ,  ils  parleraient  celle  de 
Platon  ;  ce  qui  sans  doute  ne  se  rapportait  pas  seu- 
lement à  l'élégance  de  son  élocution,  mais  aussi 
à  la  nature  de  ses  conceptions  philosophiques ,  qui 
sont  d'un  ordre  très-élevé.  C'est  sans  contredit  de 
tous  les  philosophes  anciens  celui  qui  a  le  plus 
brillé  par  le  talent  d'écrire  :  sans  parler  de  cette 
pureté  de  diction  qu'on  appelait  atticisme,  et  que 
tous  les  critiques  anciens  lui  accordent  dans  le 
plus  haut  degré ,  il  a  su  concilier  la  sévérité  de* 
matières  les  plus  abstraites  avec  les  ornemens  du 
langage,  et  l'on  voit  que  celui  qui  conseillait  à 
Xénocrate  de  sacrifier  aux  G  races,  n'avait  pas  né- 
gligé leur  culte  et  avait  profité  de  leur  commerce. 
Il  n'est  pourtant  pas  exempt  de  défauts  dans  son 
«tyle ,  non  plus  que  dans  sa  composition  et  dans 
sa  méthode.  S'il  a  communément  de  l'éclat  et  de 
la  richesse ,  il  a  aussi  quelquefois  du  luxe  et  de 
la  recherche  ,  et  très-souvent  de  la  diffusion  et 
du  désordre.  Il  se  répète  beaucoup,  et  ne  se  suit 
pas  toujours.  Quant  a  l'obscurité  qu'on  peut  lui 
reprocher  en  beaucoup  d'endroits,  elle  n'est  pas 
dans  sa  manière  d'écrire,  mais  dans  sa  manière 
de  philosopher.  Architecte  d'un  monde  intellec- 
tuel et  hypothétique ,  il  bâtit  dans  le  possible 
avec  une  confiance  égale  k  la  facilité,  comme  on 
dessinerait  sur  le  papier  un  magnifique  édifice, 
sans  songer  aux  matériaux  et  aux  fondemens.  Il 
est  certain  que  ceux  du  monde  de  Platon  sont 
en  grande  partie  chimériques  ;  et  comme  il  sup- 
pose des  êtres  de  sa  façon ,  sans  prouver  leur  exis- 
tence ,  il  en  arrange  les  rapports  aussi  gratui- 
tement qu'il  en  a  créé  la  substance  ,  et  au  lieu 
d'idées  qu'il  puisse  communiquer  k  ses  lecteurs, 
il  entasse  des  dénominations  métaphysiques  dont 


3o3  cours 

on  peut  d'autant  moins  se  rendre  compte,  que  lui- 
même  ,  au  besoin  ,  varie  sur  leur  acception.  Il  ne 
faut  donc  pas  aspirer  à  rendre  son  système  intel- 
ligible dans  toutes  ses  parties  ;  mais  il  n'y  en  a 
pas  une  qui  ne  présente  des  notions  et  des  idées 
d'une  tête  très  -  philosophique  ,  qui  conçoit  trop 
Yite  pour  s'assurer  de  ses  conceptions ,  mais  qui 
dans  cette  science  des  propriétés  générales  de  l'être 
qu'on  appelle  ontologie  ,  fait  comme  en  courant 
des  découvertes  rapides  et  lumineuses  ,  dont  elle 
laisse  a  d'autres  les  conséquences  et  le  profit.  C'est 
ainsi ,  par  exemple ,  qu'il  a  marqué  le  premier , 
avec  la  plus  grande  sagacité,  le  principe  universel 
du  plaisir  et  de  la  douleur ,  dont  l'un  consiste  dans 
ce  qui  est  analogue  au  maintien  de  la  constitution 
organique  des  corps  animés ,  et  l'autre  dans  ce  qui 
lui  est  contraire  ;  et  l'on  peut  appeler  cette  défini- 
tion un  excellent  aphorisme  de  physiologie,  xiinsi , 
dans  un  autre  genre  ,  il  a  conçu  le  premier ,  que 
l'ame  ,  séparée  du  corps ,  arrive  à  une  autre  vie  ? 
dans  le  même  état  moral  où  l'a  laissée  le  moment 
de  la  mort ,  c'est-à-dire  avec  les  affections  vicieuses 
ou  vertueuses  qui  lui  ont  été  habituelles  dans  son 
union  avec  le  corps  ;   ce  qu'il  n'a  pas  développé 
suffisamment ,  à  beaucoup  près ,  mais  ce  qui ,  par 
une  suite  de  conclusions  philosophiques ,  conduit 
à  infirmer  la  grande  erreur  de  ceux  qui  ,pour  nier 
les  peines  et  les  récompenses  a  venir,  soutiennent 
que  l'ame,  dégagée  des  sens,  ne  peut  rien  con- 
server des  habitudes  d'être  qui  ne  tenaient  qu'aux 
objets  sensibles. 

Je  crois  devoir  rappeler  en  finissant ,  comme 
objet  de  remarque  et  de  curiosité,  que  c'est  dans 
Platon  que  les  Modernes  ont  trouvé  les  plus  an- 
ciennes traditions  de  cette  grande  île  de  l'Océan 
Atlantique,  appelée  Atlantide,  qui  a  donné  lieu 
a  tant  de  discussions  et  de  conjectures  dans  ces 
derniers  tems7  où  l'on  a,  soutenu  que  cette  île 


DE    LITTÉRATURE.  3og 

prétendue  devait  tenir  autrefois  au  continent  de 
l'Amérique,  dont  une  des  révolutions  du  globe 
l'avait  détachée  ,  ou  du  moins   qu'elle  n'en  était 
pas  éloignée,  et  qu'elle  y  avait  porté  tous  les  arts 
dont  nous  avons  trouvé  des  vestiges  au  Mexique 
et  au  Pérou.  Je  laisse  aux  sa  vans  ces  controverses, 
et  renvoie  à  Platon  même  ceux  qui  voudront  voir 
tout  ce  qu'il  raconte  de  cette  Atlantide,  sur  la  foi 
des  prêtres  égyptiens.  Mais  il  est  bon  d'observer 
que  si  Platon  lui-même  n'a  pas  fait  son  île  comme 
il  a  fait   un  monde ,  il  ne  faut  pas  croire  sur  sa 
parole  tout  ce  qu'il  fait  dire  à  ses  Egyptiens  ,  qui 
font  remonter  à  huit  mille  ans   l'existence  et  la 
disparition  de  cette  A  tlantide,  aussi  grande, .selon 
leur  rapport ,  que  l'Europe  et  l'Afrique  ensemble. 
Platon  et  beaucoup   d'autres  Anciens  ont  voulu 
accréditer  de  prétendus  livres  des  sages  d'Egypte, 
qui  devaient  contenir  une  foule  de  merveilles  que 
l'on  cachait  au  vulgaire  j  mais  il  est  extrêmement 
probable  que  ces  livres  n'ont  jamais  existé.  Il  n'est 
guère  possible  qu'ils  se  fussent  entièrement  perdus 
dans  un  pays  où  les  rois  en  avaient  rassemblé  si 
soigneusement  un  si  grand  nombre,   ou  que  du 
moins  il  n'en  fût  pas  demeuré  quelque  trace  cer- 
taine ,  soit  dans  les  écrits ,  soit  dans  les  traditions 
de  l'antiquité.  Les  seuls  qu'on  ait  cités  en  ce  genre, 
sont  ceux  qu'on  attribuait  à  Hermès  ;  mais  ces 
livres,  qui  ne  renferment  ni  secrets  ni  merveilles, 
sont  très-certainement  apocryphes;  et  quand  ils 
furent  imprimés  dans  le  dernier  siècle,  on  prouva 
qu'ils  ne  pouvaient  pas  être  plus  anciens  que  le 
second  âge  de  l'ère  chrétienne ,  et  que  l'auteur, 
qui  montre  partout  une  grande  horreur  de  l'ido- 
lâtrie, ne  pouvait  pas  être  cet  Hermès  contem- 
porain d'Osiris ,  et  regardé  comme  un  des  auteurs 
de  la  philosophie  égyptienne  ,  la  plus  idolatrique 
de  toutes,  mais  bien  quelque  platonicien  de  l'école 
d'Alexandrie, 


3lo  cours 

SECTION  II. 

Plutarque. 

Plutarque  aussi  paraît  avoir  ëtë  un  des  hommes 
de  l'antiquité  ,  qui  eut  le  plus  de  connaissances 
varices  ,  et  qui  traita  le  plus  facilement  différons 
génies  de  philosophie  et  d'érudition.  Nous  l'avons 
déjà  vu  dans  un  rang  distingué  parmi  les  histo- 
riens ,  et  au  piemier  des  biographes;  mais  ses 
autres  écrits,  qu'on  peut  appeler  une  véritable 
polyergie,  font  voir  que  s'il  lut  homme  de  grand 
sens,  il  lut  aussi  écrivain  de  grand  travail ,  et  que 
s'il  jugeait  bien  les  hommes,  il  ne  savait  pas 
moins  apprécier  les  choses,  à  commencer  par  la 
plus  précieuse  de  toutes,  le  tems.  Ce  n'est  pas 
que  dans  cette  multitude  de  petits  traités,  tout 
soit  en  général  suffisamment  approfondi  ou  même 
assez  choisi  :  on  voit  seulement  que,  toujours 
curieux  et  studieux,  il  aimait  à  se  rendre  compte 
de  tout,  et  à  jeter  sur  le  papier  toutes  les  idées 
qui  l'occupaient,  et  tous  les  résultats  de  ses  lec- 
tures. Ainsi  les  (Questions  physiques  ou  méta- 
physiques ne  sont  guère  que  des  extraits  raisonnes 
d'Aristote ,  de  Platon  et  des  autres  philosophes , 
plus  ou  moins  d'accoid  avec  ces  deux  con  [L'es 
des  écoles,  et  n'of-rant  consequemment  que  le 
même  mélange  de  vérités  et  d'erreurs.  Autant 
il  goûtait  la  doctrine  de  ces  deux  grands -hommes, 
autant  il  avait  d'aversion  pour  celle  des  Stoïciens, 
dont  il  a  réfuté  les  paradoxes.  Ses  Questions  de 
table  roulent  souvent  sur  des  points  d'érudition 
historique  assez  frivoles,  et  ressemblent  beaucoup 
à  quelques  moiceaux  de  nos  Mémoires  de  l'aca- 
démie des  belles-lettres,  où  l'utilité  des  îecheiches 
ne  semble  pas  proportionnée  à  ce  qu'elles  ont 
coûté;  ce  qui  n'empêche  pas  qu'en  total  cette 
collection,  peut-être  trop   négligée  par  les  lit* 


DE    LITTERATURE  3It 

térateurs,  ne  soit  un  très-bon  répertoire  de  science 
iquoiqu  on  v  désirât  un  peu  plus  de  cet  agrément 
fdont  tous  les  sujets  sont  jusqu'à  un  certain  point 
!  susceptibles  et  que  les  Anciens  ont  rarement 
néglige  La  forme  du  dialogue  que  Plalon  mit 
la  la  mode,  soit  qu'il  en  ait  été  le  premier  auteur 
:d  après  les  leçons  de  Sociatc,  ou  seulement  le 
modèle  d'après  son  talent,  cette  forme  heureuse 
adoptée  par  Cicéron  et  Pïutarque,  a  contribué 
plus  que  tout  le  reste  à  rendre  agréable  par  la 
îiorme  ce  qui  n'est  pas  toujours  fort  attachant 
ou  fort  instructif  pour  le  fond.  Le  Banquet  des 
sept  Sages  et  les  Questions  de  table  en  sont 
«un  exemple  :  dans  ces  dernières  surtout,  la  matière 
est  souvent  assez  futile;  mais  l'entretien  est 
[amusant,  parce  que  les  interlocuteurs  ont  une 
iplivsionomie,  et  que  cet  assemblage  de  laison- 
inement  sans  aigreur  et  de  gaîté  sans  boui  on- 
iaene,  de  saillies  et  de  sentences,  <f historiettes 
K  de  discussions ,  forment  un  tout  qui  ne  fatigue 
pas  plus  l'esprit  qu'une  conversation  d'honnêtes 


sens. 


Je  ne  vois  dans  Pïutarque  Qu'un  seul  ouvrage 
du  il  ait  montré  de  l'humeur ,  et  c'est  celui  qui  a 
Dour  titre  De  la  malignité  d'Hérodote ,  crue 
oourtant,  de  l'aveu  de  Pïutarque  lui-même,  on 
l'aurait  pas  cru  fort  malin,  et  qui  en  ePet  ne  pa  ait 
3as  l'avoir  été,  même  dans  les  endroits  où  Plu- 
arque  l'a  convaincu  de  méprise  ;  et  quel  historien 
ie  s'est  jamais  trompé?  L'on  convient  a  sez  que 
lans  ce  qui  regarde  les  anciennes  dynasties'  de' 
"Orient  et  des  siècles  reculas,  Hérodoie  ,  en  s'ap- 
brochant  de  l'époque  et  du  pavs  des  fables,  ne 
pouvait  guère  y  trouver  les  monumens  anilien- 
jîques  de  l'histoire,  quand  presque  tout  était 
iradition.  Il  ne  pouvait  guère  avoir  de  mauvaise 
volonté  contre  les  Assyriens  et  les  Scythes,  et 
l'on  ne  voit  pas  même  pourquoi }  dans  les  tems 


3l2  COURS 

postérieurs  et  plus  voisins  de  lui,  il  en  aurait 
eu  contre  les  Béotiens  et  les  Corinthiens.  C'est 
pourtant  là  le  procès  que  lui  intente  Plutar- 
que; mais  il  faut  savoir  aussi  que  jamais  per- 
sonne ne  fut  plus  attaché  que  lui  à  sa  patrie ,  et 
ne  porta  plus  loin  l'amour  du  sol  natal.  Ce  sen- 
timent est  naturel  à  tous  les  hommes  ;  mais  c'était 
chez  lui  une  passion,  et  l'on  peut  dire  à  son  hon- 
neur,' que  c'en  était  pour  lui  une  fort  belle,  par 
les  idées  qu'elle  lui  inspira,  et  l'influence  qu'elle 
eut  sur  sa  vie  entière.  Ses  talens  et  sa  réputation 
le  mirent  à  portée  de  choisir  son  séjour  où  il 
aurait  voulu,  et  particulièrement  dans  quelqu'une 
de  ces  cités  célèbres,  qui  étaient  un  théâtre  pour 
les  hommes  supérieurs ,  dans  Rome  même ,  sans 
comparaison  la  première  de  toutes,  et  où  l'on 
avait  voulu  le  fixer  quand  il  y  fut  député  par 
ses  concitoyens.  Mais  il  ne  voulut  jamais  quitter 
sa  petite  vrlle  de  Béotie ,  où  il  avait  pris  naissance, 
Chéronée ,  où  il  renferma  tous  ses  désirs  et  toute 
son  ambition,  et  dont  il  rempli  toutes  les  charges 
municipales.  On  lui  remontrait  en  vain  que ,  dans 
cette  vaste  étendue  de  la  domination  romaine, 
Chéronée  était  un  petit  coin  fort  obscur ,  imper- 
ceptible aux  yeux  de  la  renommée.  Il  répondait 
que  si  Chéronée  n'avait  jusque-là  aucun  lustre, 
il  lui  donnerait  du  moins  celui  qu'elle  pouvait 
tenir  de  lui ,  quel  qu'il  fût ,  et  lui  ferait  tout  le 
bien  qu'il  lui  pourrait  faire.  C'est  là  sans  doute 
la  plus  louable  de  toutes  les  ambitions,  et  la 
^meilleure  preuve  du  bon  esprit  de  Plutarque, 
dans  ses  actions  comme  dans  ses  écrits.  Vous  lui 
pardonnerez  sans  doute,  d'après  ces  dispositions, 
sa  colère  contre  Hérodote ,  qui,  selon  lui,  n'avait 
pas  rendu  justice  aux  peuples  du  Péloponese  ;! 
et  sur  le  Péloponese  ,  le  bon  Plutarque  ne  trouvait 
rien  d'indifférent  pour  lui.  Il  aurait  dû  pourtant 
être  d'autant  plus  indulgent  sur  les  inexactitudes 


DE    LITTÉRATURE.  3  1  3 

défaits,  de  dales  et  de  noms,  que  lui-même, 
comme  j'ai  du  le  dire  à  l'article  des  historiens, 
en  est  moins  exempt  que  personne  ;  et  les  raisons 
que  j'en  ai  données,  et  que  tout  le  monde  connaît, 
attestent  aussi  qu'il  n'y  avait  dans  ses  erreurs 
aucune  mauvaise  intention,  non  plus  que  dans 
Hérodote,  et  encore  moins  d'inconvéniens,  parce 
qu'elles  étaient  beaucoup  plus  faciles  à  rectifier. 
Mais  en  morale,  je  ne  sais  si  parmi  les  Anciens 
quelqu'un  est  préférable  à  Pluiarque,  au  moins 
dans  cette  morale  usuelle,  accommodée  à  toutes 
les  conditions  et  à  toutes  les  circonstances.  Ce 
n'est  pourtant  pas  qu'il  manque  d'élévation  et 
de  noblesse  :  vous  en  verrez  des  traits  dans  mes 
citations,  et  ce  ne  sont  pas  à  beaucoup  près  les 
seuls  qu'offrent  ses  écrits.  Mais  son  caractère  par- 
ticulier, c'est  de  rapprocher  toujours  ses  idées  de 
la  pratique ,  plutôt  que  de  les  étendre  en  spécu- 
lations j  et  de  la,  non-seulement  son  mérite  propre, 
mais  aussi  les  défauts  qui  s'y  mêlent.  C'était  peut- 
être  l'esprit  le  plus  naturellement  moral  qui  ait 
existé,  et  c'est  la  base  de  ses  admirables  Paral- 
lèles; mais  c'est  aussi  la  cause  de  ses  fréquentes 
excursions,  qui  n'ont  pas  toujours  assez  de  mesure 
et  de  motif.  De  même  ,  dans  ses  ouvrages  philoso- 
phiques, il  ramené  tout  à  ce  qui  est  de  tous  les 
hommes  et  de  tous  les  jours  ;  il  veut  tout  rendre 
sensible,  et  abonde  en  comparaisons  physiques, 
au  point  que  la  pensée  ne  marche  presque  jamais 
seule  chez  lui ,  et  qu'on  peut  toujours  s'attendre 
à  voir  arriver  a  sa  suite  une  similitude  quelcon- 
que :  méthode  agréable  par  elle-même  ,  il  est  vrai , 
et  chez  lui  le  plus  souvent  très-ingénieuse ,  mais 
qui  a  quelque  chose  aussi  de  trop  uniforme  en 
soi ,  et  ressemble  quelquefois  chez  lui  à  l'envie 
de  mettre  en  avant  tout  ce  qu'il  sait,  abus  assez 
commun  et  peut-être  endémique  chez  les  Grecs. 
Joignez-v  de  tems  en  tems  le  défaut  de  choix  ou 
3.  i^ 


3i4  COURS 

même  de  justesse  dans  les  comparaisons ,  et  vous 
aurez  à  peu  près  tout  ce  qui  se  mêle  de  défectueux 
à  l'excellente  morale  de  Plutarque,  et  ce  que  la 
réflexion  aperçoit,  sans#  presque  rien  ôter  au 
plaisir  et  à   l'instruction. 

Dans  cette  multitude  de  petits  traités ,  tous 
utiles  et  estimables ,  on  peut  distinguer  ceux-ci  : 
Sur  la  manière  de  lire  les  poètes  ;  sur  la  manière 
d'écouter  ;  sur  la  distinction  entre  l'ami  et  lejlaU 
teur  ;  sur  l'utilité  qu'on  peut  retirer  de  ses  en- 
nemis ;  sur  la  curiosité  ;  sur  l'amour  des  ri— 
chesses;  sur  l'amour  fraternel;  sur  les  babillards; 
sur  la  mauvaise  honte;  sur  les  occasions  où  il  est 
permis  de  se  louer  soi-même  ;  sur  les  délais  de 
la  justice  divine ,  par  rapport  aux  médians.  Tout 
est  généralement  sain  et  substantiel  dans  ces 
morceaux  d'élites,  et  il  serait  bien  a  souhaiter 
que  quelque  bonne  plume  se  chargeât,  en  faveur 
de  la  jeunesse ,  d'en  composer  un  petit  volume  à 
part,  en  laissant  à  un  âge  plus  avancé  ce  qui 
n'est  pas  aussi  pur  ou  ce  qui  est  hors  de  la  portée 
des  adolescens. 

Je  vous  ai  promis  quelques  maximes  de  Plu- 
tarque, et  en  voici  qui  sont  prises  à  l'ouverture 
du  livre ,  et  qui  peuvent  faire  désirer  d'en  voir 
davantage. 

«  Les  enfans  ont  plus  besoin  de  guides  pour 
»  lire ,  que  pour   marcher.  » 

«  La  perfection  de  la  vertu  se  forme  de  trois 
»  choses ,  du  naturel ,  de  l'instruction  et  des  habi- 
»  tudes.  » 

«  C'est  dans  l'enfance  que  l'on  jette  les  fondc- 
njniens  d'une  bonne  vieillesse.  » 

«  Se  taire  à  propos  vaut  souvent  mieux  que  de 
»  bien  parler.  » 

«  11  n'y  a  d'homme  libre  que  celui  qui  obéit 
»  a  la  raison.  » 

a  Celui  qui  obéit  à  la  raison,  obéit  à  Dieu,. 


DE    LITTÉRATURE.  3l5 

«  L'homme  ne  saurait  recevoir,  et  Dieu  ne 
*  saurait  donner  rien  de  plus  grand  que  la  vé- 
»  rite.  » 

«  L'autorité'  est  la  couronne  de  la  vieillesse.  » 
«  Un  ennemi  est  un  précepteur   qui  ne  nous 
%  coûte  rien.  » 

«  Le  silence  est  la  parure  et  la  sauve-garde  de 
»  la  jeunesse.  » 

«  Pour  savoir  parler ,  il  faut  savoir  écouter.  » 
«  Sachez  écouter,  et  vous  tirerez  parti  de  ceux 
w  même  qui  parlent  mal.  » 

«  Ceux  qui  sont  avares  de  la  louange ,  prouvent 
»  qu'ils  sont  pauvres  en  mérite.  » 

«  Je  fais  plus  de  cas  de  l'abeille  qui  tire  du 
à  miel  des  fleurs ,  que  de  la  femme  qui  en  fait 
»  des  bouquets.  » 

«  Quand  mon  serviteur  bat  mes  habits,  ce  n'est 
»  pas  sur  moi  qu'il  frappe  :  il  en  est  de  même 
»  de  celui  qui  me  reproche  les  accidens  de  la 
»  nature    et  de  la  fortune.  » 

«  Il  n'en  est  pas  de  l'esprit  comme  d'un  vase  ; 
»  il  ne  faut  pas  le  remplir  jusqu'aux  bords.  * 
«  L'équitation  est  ce  qu'un  jeune  prince  ap- 
»  prend  le  mieux,  parce  que  son  cheval  ne  le 
»  flatte  pas.  » 

a  Celui  qui  affecte  de  dire  toujours  comme 
»  vous  dites,  et  de  faire  toujours  comme  vous 
»  faites,  n'est  pas  votre  ami  ;  c'est  votre  ombre.  » 
«  Le  caméléon  prend  toutes  les  couleurs , 
»  excepte'  le  blanc  :  le  flatteur  imite  tout,  excepte 
»  ce  qui  est  bien,  » 

«  Le  flatteur  ressemble  a  ces  mauvais  peintres 
»  qui  ne  savent  pas  rendre  la  beauté'  des  traits , 
»  mais  saisissent  parfaitement  les  difformités.  » 

I«  Il  y  a  des  hommes  qui ,  pour  fuir  les  voleurs 
Sipu  le  feu,  se  jettent  dans  un  précipice  :  il  en 
»  est  de  même  de  ceux  qui ,  pour  éviter  la  supers- 
!fi  ution  } se  jettent  dans  le  triste  et  odieux  sys- 


3i6  cours 

»  tême  de  l'athéisme ,  passant  ainsi  d'un  extrême 
»  à  l'autre  ,  et  laissant  la  religion  qui  est  au 
»  milieu.  » 

«  L'endurcissement  dans  le  crime  pourrit  le 
»  cœur,  comme  la  rouille  pourrit  le  1er.  » 

Maigre'  cette  aptitude  marquée  à  donner  à  sa 
pensée  un  tour  précis  et  nerveux  ,  l'affectation  du 
style  sentencieux  lui  est  entièrement  étrangère. 
Vous  sentez  que  ces  passages  détachés  ici  sont  ré- 
pandus chez  lui  dans  divers  traités,  et  jamais  accu- 
mulés nulle  part.  Sa  diction  même  est  habituelle- 
ment liée  et  périodique  ,  et  sa  composition  pro- 
gressive ;  mais  il  connaît  l'usage  et  la  variété  des 
mouvemens  ,  et  atteint  même  le  style  sublime , 
soit  par  la  grandeur  des  idées  et  des  rapports,  soit; 
par  l'énergie  des  tournures  et  des  expressions  ;  té- 
moins ces  deux  passages  sur  le  flatteur  :  «  Il  dit  à 
»  la  colère,  venge-toi;  à  la  passion,  jouis;  à  la 
»  peur,  fuyons;  au  soupçon  ,  crois  tout.  » 

«Patrocle,en  se  couvrant  des  armes  d'Achille, 
»  n'osa  pas  prendre  sa  lance,  qu'Achille  seul  pou- 
V  vait  manier.  Ainsi  la  flatterie  emprunte  tout 
»  ce  qui  est  de  l'amitié,  hors  la  sincérité  coura- 
»  geuse  ;  celle-ci  est  une  armure  trop  pesante  5 
»  l'amitié  seule  peut  la  porter.  » 

Quand  il  se  rencontre  dans  la  poésie  épique  ou 
dramatique  des  maximes  perverses  ou  des  senti- 
mens  vicieux .  Plutarque  veut  qu'on  inspire  aux 
jeunes  gens  qui  les  lisent,  encore  plus  d'horreur 
de  ces  paroles  ,  que  des  choses  même  qu'elles 
expriment.  11  a  raison  ?  et  ce  précepte  est  d'un 
moraliste  profpnd:  car  un  mauvais  principe  fait 
plus  de  mal  qu'une  mauvaise  action  :  d'abord, 
parce  qu'il  y  a  une  foule  de  mauvaises  actions 
renfermées  dans  un  mauvais  principe ,  et  de  plus , 
parce  que  les  mauvaises  actions  admettent  le 
repentir,  et  qu'un  mauvais  principe  le  repousse, 
"Vous  apercevez  ici  le  motif  de  cette  inexprimable 


DE    LITTÉRATURE.  3  î  ^ 

horreur  qui  se  perpétuera  dans  toutes  les  généra^ 
tions  futures  pour  la  doctrine  révolutionnaire , 
qui  avait  mis  en  axiomes  de  morale  et  de  législa- 
tion beaucoup  plus  que  les  poètes  n'avaient  osé 
mettre  en  imitation  ou  en  invention  théâtrale 
dans  la  bouche  des  tyrans  et  des  scélérats. 

Vous  croirez  sans  peine  que  la  doctrine  de  Plu- 
tarque  sur  la  Divinité  et  la  Providence  est  abso- 
lument la  même  que  vous  avez  vue  dans  Platon, 
et  que  vous  retrouverez  dans  Gicéron.  Yoici 
comme  il  prouve  ,  par  cette  méthode  compara- 
tive qui  lui  est  si  familière  ,  que  nous  devons  nous 
abstenir  de  juger  les  desseins  de  la  Providence , 
et  qu'il  faut  s'en  remettre  à  elle  de  la  disposition 
des  choses  de  ce  monde.  «  Celui  qui  ne  sait  pas 
»  la  médecine  ?  ne  saurait  assigner  les  raisons  qu'a 
»  pu  avoir  le  médecin  pour  employer  tel  remède 
»  plutôt  que  tel  autre  ,  et  aujourd'hui  plutôt  que 
»  demain.  De  même  il  ne  convient  pas  à  l'homme, 
»  dont  la  justice  est  si  imparfaite  et  3a  législation 
»  si  défectueuse  ,  de  rien  prononcer  sur  la  con- 
»  duite  de  Dieu  à  notre  égard ,  hors  cela  seul  que 
»  lui  seul  sait  parfaitement  en  quel  tems  il  faut 
»  appliquer  la  punition  comme  on  applique  un 
»  remède.  Il  se  sert  des  méchans  pour  en  punir 
»  d'autres  ;  il  s'en  sert  comme  de  ministres  publics 
j  »  et  d'exécuteurs  de  sa  justice,  et  ensuite  les  écrase 

I  »  et  les  anéantit Quand  les  peuples  ont  besoin 

»  de  frein  et  de  châtiment,  il  leur  envoie  des 
il  »  princes  cruels  ou  des  tyrans  impitoyables ,  et  il 
|  »  ne  détruit  ses  instrumens  d'affliction  et  de  de'so- 
I  »  lation  que  quand  le  mal  qu'il  fallait  guérir  est 
i  »  extirpé.  C'est  ainsi  que  le  règne  de  Phalaris  fut 
»  proprement  une  médecine  pour  les  Siciliens, 
»  comme  le  règne  de  Marins  en  fut  une  pour  les 
i  »  Romains.  » 

Il   cite  avec   applaudissement  un   passage  de 
^Pindare,  qui  fait  voir  que  les  grands  poètes  ont 


3i8  cours 

pensé  la-dessns  comme  les  grands  philosophes. 
«  Dieu  ,  l'auteur  et  le  maître  de  tout  ,,  est  aussi 
>">  Fauteur  et  le  maître  de  la  justice  :  à  lui  seul 
»  appartient  de  slatuer  quand,  comment  et  jus- 
»  qu'où  7  chacun  doit  être  puni  du  mal  qu'il  » 
3)  fait.  » 

Mais  je  vous  disais  que  ces  comparaisons  r  sou- 
vent si  belles  ,ne  sont  pas  toujours  justes  ;  comme 
lorsqu'il  compare  l'ami  généreux  et  délicat,  qui 
oblige  sans  vouloir  être  connu  ,  à  la  Divinité  qui 
aime  k  faire  du  bien  aux  hommes  sans  qu'ils  s'en 
aperçoivent,  parce  qu'elle  est  bienfaisante  de  sa 
nature.  Or ,  il  est  bien  vrai  que  nous  ne  savons  ni 
ne   pouvons  savoir    tout  le  bien  que   nous  fait 
Dieu  ;  mais  bien  loin  qu'il  veuille  que  nous  ne 
nous  en   apercevions  pas  autant   qu'il   nous  est 
possible ,  il  veut  au  contraire  que  nous  sentions 
les  biens  que  nous  recevons  de  lui ,  et  nous  en  fait 
un  devoir  comme  il  nous  en  fait  un  de  l'aimer , 
non  pas  en  effet  qu'il  ait  aucun  besoin  de  notre 
amour  et  de  notre  reconnaissance ,  mais  parce  que 
cet  amour  et  cette  reconnaissance  nous  rendent 
meilleurs;  et  Plutarque  pouvait  aller  jusque-là^ 
puisqu'il  cite  avec  éloge  ce  mot  de  Pythagore  : 
è  Quand  nous  approchons  de  Dieu  par  la  prière, 
»  nous  devenons  meilleurs^  » 

Mais  s'il  n'a  pas  été  toujours  aussi  loin  qu'il 
pouvait  aller,  il  a  plus  d'une  fois  devancé  les 
Modernes,  de  manière  k  les  faiie  rougir  d'avoir 
préféré  les  vieilles  erreurs  de  quelques  rêveurs 
décriés ,  k  des  vérités  reconnues  par  les  hommes 
les  plus  sages  de  tous  les  tems.  Le  paradoxe  re- 
nouvelé de  nos  jours,  et  dont  il  sera  question  dans 
la  suite  de  nos  séances ,  que  l'homme  n'était  le 
plus  intelligent  des  animaux  que  parce  cru'il  avait 
des  mains ,  n'appartient  pas  même  k  Helvétius  y 
comme  on  l'a  cru  :  il  est  d'Anasagore  l'athée  ;  et 
Plutarque  qui  le  cite  ,  répond  judicieusement  que 


DE    LIT  TE  B  A  TU  RE.  3l$ 

In  proposition  d'Anaxagore  est  l'inverse  de  la  vé- 
rité'; que  c'est  précisément  parce  que  l'homme  est 
doué  de  raison  ,  que  la  Nature  lui  a  donné  des 
mains ,  qui  sont  des  instrumens  proportionnés  à 
«on  intelligence. 

Il  se  trouva  aussi  a  Rome  ,  du  tems  de  Plutar- 
que ,  un  homme  qui  se  prétendait  philosophe,  et 
qui  ,  raisonnant  comme  Helvétius  et  nos  autres 
matérialistes ,  n'attachait  aucune  conséquence  mo- 
rale aux  liens  de  la  nature  et  du  sang  ,  et  n'y  re- 
connaissait que  des  relations  purement  physiques. 
Comme  le  bon  Plutarque  l'en  réprimandait  for- 
tement, et  d'autant  plus  qu'il  voulait  le  réconci- 
lier avec  un  frère  envers  qui  ses  mauvais  procédés 
étaient  conséquens  à  ses  principes;  comme  il  lui 
alléguait  les  droits  sacrés  naturellement  inhérens 
à  la  paternité ,  à  la  maternité ,  à  la  fraternité  ; 
Allez,  lui  dit  cet  homme,  allez  prêcher  votre 
doctrine  à  des  ignorans  ;  quant  à  moi,  je  ne 
vois  pas  ce  que  je  puis  devoir  à  un  autre  homme, 
parce  que  lui  et  moi  nous  sommes  sortis  du  sein 
d'une  même  femme*  C'est  absolument  le  même 
abus  de  l'analyse  métaphysique  que  l'on  trouve 
dans  les  mêmes  termes  en  vingt  ouvrages  de  ce 
siècle.  Plutarque ,  indigné  qu'on  se  servît  si  insi- 
dieusement d'une  partie  de  la  philosophie  pour 
détruire  l'autre,  et  qu'on  abusât  à  ce  point  de  la 
métaphysique  pour  sapper  la  morale  ,  se  contenta 
de  lui  répliquer,  sans  raisonner  davantage.  Et 
moi ,  je  vois  fort  bien  que  vous  ne  comprenez 
pas  même  la  différence  qu'il  peut  y  avoir  à 
être  né  d'une  femme  ou  d'une  chienne.  Cet 
homme ,  au  reste,  était  philosophe  comme  il  était 
frère. 

Un  de  ses  écrits  le  plus  spirituel  et  le  plus  pi- 
quant, c'est  celui  Sur  les  babillards.  Jamais  ce 
vice  de  l'esprit  n'a  été  mieux  combattu,  et  c'est  la 
i  surtout  que  l'on  s'aperçoit  que  les  poijtcs  comi- 


3^0  COURS 

ques  pourraient  aussi  lire  Plutarque  avec  fruit; 
car  ce  n'est  pas  le  seul  endroit  où  il  soit  pittores- 
que et  dramatique ,  à  la  façon  de  notre  Labruyere. 
11  a  saisi  toutes  les  habitudes  des  babillards,  et 
les  peint  avec  une  vivacité  de  couleurs  qui  ferait 
croire  que  sa  sagesse  avait  rencontre  en  son  che- 
min cette  espèce  de  folie,  et  en  avait  été  heurtée. 
Vous  concevez  que  parmi  les  babillards ,  il  com- 
prend ,  comme  de  raison,  les  nouvellistes  ;  car 
l'un  ne  va  pas  sans  l'autre ,  et  tout  nouvelliste  est 
babillard  ,  comme  tout  babillard  est  nouvelliste. 
Plutarque  ,  pour  caractériser  cette  passion  (  car 
c'en  est  une),  rapporte  deux  aventures  très-avé- 
rées, qui  en  marquent  si  bien  la  force  impérieuse, 
et  qui  sont  par  elles-mêmes  si  amusantes,  que  sans 
doute  vous  ne  me  saurez  pas  mauvais  gré  de  les 
reproduire  ici.  Voici  d'abord  la  plus  gaie  -y  je  la 
raconterai  dans  les  termes  de  l'auteur. 

«  Les  barbiers  sont  l'espèce  la  plus  bavarde  de 
»  toutes  :  comme  les  plus  grands  bavards  affluent 
))  chez  eux ,  et  y  tiennent  leurs  séances  ,  il  faut 
»  que  les  baibiers  le  deviennent  par  imitation  et 
»  par  habitude.  Le  roi  Ai  chélaûs ,  ayant  eu  besoin 
»  d'un  barbier,  celui-ci ,  en  lui  arrangeant  la  ser- 
»  victte  au  cou,  lui  demanda  comment  il  voulait 
»  être  rasé  :  Sans  rien  dire  ,  répondit  le  prince. 
y>  Ce  fut  aussi  un  barbier  qui  répandit  le  premier 
»  dans  Athènes  la  nouvelle  de  la  grande  défaite 
»  de  Nicias  en  Sicile.  11  la  tenait  d'un  esclave  dé- 
y>  barque  au  Pyrée  avec  quelques  autres  fugitifs. 
>->  Mon  homme  quitte  aussitôt  sa  boutique  ,  et 
»  court  a  toutes  jambes  à  la  ville  ,  pour  ne  pas 
»  laisser  à  un  autre  l'honneur  de  lui  enlever  sa 
»  nouvelle.  Grande  rumeur  :  on  s'assemble  dans 
»  la  place  ,  et  le  peuple  veut  savoir  quel  est  î'au- 
y)  leur  d'un  bruit  de  cette  nature.  On  traîne  dans 
»  l'assemblée  notre  barbier,  qui  ne  peut  pas  même 
*>  dire  de  qui  venait  son  rapport;  car  il  ne  s'était 


DE    LITTÉRATURE.  3:2  t 

»  pas  donne  le  tems  de  s'informer  du  nom  de  l'es- 
»  clave.  Le  peuple  irrité  7  s'écrie  :  C'est  une  in- 
»  vention  de  ce  misérable*  Quel  autre  que  lui  a 
»  entendu  rien  de  semblable?  Qu'on  le  mette  à 
»  la  question.  On  l'attache  aussitôt  sur  une  roue; 
»  mais  en  ce  même  moment  le  fait  se  confirmait 
»  de  tous  côtés  par  ceux  qui  arrivaient  du  Pyrée  7 
»  et  chacun  occupé  des  siens  7  court  pour  en  savoir 
»  des  nouvelles.  La  place  est  bientôt  déserte,  et  le 
»  malheureux  barbier  y  reste  seul  sur  la  roue  -,  il 
»  y  reste  jusqu'au  soir:  enfin  pourtant  le  bourreau 
»  vient  le  délier.  Mais  devinez  quelle  fut  sa  pre- 
»  miere  parole  pendant  qu'on  le  déliait  ?  Et  Ni- 
»  cias  ,  sait-on  comment  il  a  péri  ?  C'est  ainsi 
»  qu'il  était  corrigé ,  tant  le  babil  du  nouvelliste 
»  estime  maladie  incurable.  » 

L'autre  aventure  est  plus  sérieuse  :  le  dénoû- 
ment  en  est  très-moral ,  et  peut  se  joindre  à  tant 
d'exemples  du  même  genre  7  qui  prouvent  que  la 
Providence  se  sert  des  moyens  les  plus  inattendus 
pour  conduire  les  criminels  a  se  trahir  eux-mêmes 
et  à  devenir  les  instrumens  de  leur  perte,  a  A  La- 
»  cédémone,  on  trouva  un  jour  que  le  temple  de 
»  Pallas  venait  d'être  pillé,  et  que  les  voleurs  y 
»  avaient  laissé  une  bouteille  récemment  vidée. 
»  On  s'assemble  sur  le  lieu  ,  et  l'on  s'épuise  en 
»  conjectures  sur  cette  bouteille.  Si  vous  le  vou— 
y>  lez,  dit  un  de  ceux  qui  étaient  présens ,  je  vous 
»  dirai  bien,  moi,  ce  que  f en  pense.  Je  crois 
»  que  les  sacrilèges  nont  osé  s'exposer  a  un  si 
i>  grand  péril  qu  après  avoir,  à  tout  événement , 
»  avalé  de  la  ciguë  ,  et  qu'ils  ont  apporte  du  vin 
»  pour  en  boire  tout  de  suite ,  dans  le  cas  où 
«  ils  auraient  fait  leur  coup  sans  être  vus ,  at— 
*  tendu  que  le  vin  est  un  antidote  contre  la 
»  ciguë ,  et  en  détruit  l'effet  ;  au  lieu  que  s1  ils 
»  avaient  été  pris  ,  la  ciguë  aurait  agi  assez  à 
»  tems  pour  les  dérober  aux  tortures  et  au  $up~ 

*4« 


322  CQTJRS 

»  plice*  Celte  explication  parut  trop  ingénieuse 
»  pour  n'être  qu'une  conjecture,  et  l'on  conclut 
y  que  celui  qui  venait  de  parler  n'avait  rien  de- 
»  viné  ,  mais  savait  tout.  Chacun  l'interroge  a 
»  Qui  es-tu  ?  d'où  tiens-tu  ce  que  tu  viens  de 
«  dire ,  et  de  qui  es-tu  connu  ici?  On  le  presse,. 
»  et  il  finit  par  avouer  qu'il  est  un  des  au- 
»  leurs  de  ce  vol  sacrilège.  »  Ainsi  la  tentation  de 
parier  et  de  montrer  de  l'esprit  le  conduisit  au 
supplice. 

Au  reste,  personne  n*ignore  que  les  écrits  de 
Plutarque  sont  un  magasin  d'histoires,  et  de  contes, 
et  d'apologues,  où  tout  le  monde  s'est  approvi- 
sionné y  et  Laf ont  aine  entre  autres  en  a  tiré  plu* 
sieurs  de  ses  fables. 

Après  avoir  donné  des  exemples  de  la  déman- 
geaison de  parler,  il  en  donne  aussi  de  l'exactitude 
à  se  taire  ;  et  le  plus  singulier  est  celui  d'un  esclave 
qui  sut  la  porter  jusqu'à  confondre  son  maître,  et 
tourner  contre  lui  ses  ordres  d'une  manière  très- 
piquante.  «  Le  rhéteur  Pison  ,  ne  pouvant  souffris 
»  d'être  interrompu  dans  ses  pensées,  avait  dé- 
»  fendu  à  ses  esclaves  de  lui  parler  jamais  sans  être 
y>  interroges.  Quelque  tems  après,  il  fait  apprêter 
»  un  festin  splendide  pour  traiter  un  de  ses  amis  v 
»  Ciodius,  qui  venait  d'être  nommé  a  une  magis- 
»  tratiue,  et  il  l'envoie  prier  à  souper.  A  l'heure 
»  marquée,  les  autres  convives  arrivent  tous,  et 
»  Clodies  seul  se  fait  attendre.  Pison  envoie  coup 
))  sur  coup  au-devant  de  lui  pour  voir*  s'il  venait^ 
))  et  le  faiVe  hâter.  Cependant 'f heure  se  passe,  la 
»  nuit  vient,  et  l'on  se  met  à  table.  N'es-tu  pas 
y>  allé  inviter  Ciodius  de  ma  part  ?  dit  Pison  k 
5>  son  esclave.—-  Oui.— «Pourquoi  donc  ne  vient- 
»  il  pas  ?  —  C  est  qu'il  a  dit  qu'il  ne  pouvait 
»  pas  venir.  —  Et  pourquoi  ne  me  F  as-tu  pas 
»  dit?  —  Cest  que  vous  ne  me  l'avez  pas  de- 
»  mande.  Le  maître  resta  la  bouche  close^  mais1, 


DE    LITTÉRATURE,  323 

d  aussi  cet  esclave  était  Romain  :  un  esclave  grec 
»  n'en  ferait  jamais  autant.  » 

Plutarque  distingue  trois  manières  de  répondre, 
la  réponse  de  nécessité,  la  réponse  de  politesse,  la 
réponse  de  babil  ;  et  c'est  un  des  endroits  où  il 
peint  trcs-comiquement  celui  des  Athéniens.  «  So- 
ft crate  y  est-il  ?  L'esclave  de  mauvaise  humeur 
»  dira  :  Il  n'y  est  pas  ;  ou  même ,  s'il  se  pique  de 
»  laconisme ,  il  dira  simplement  :  Non  ;  comme 
»  les  Lacédémoniens  ,  qui ,  recevant  de  Philippe 
»  une  grande  lettre  pour  les  engager  à  le  laisser 
»  entrer  dans  leur  ville ,  lui  envoyèrent  en  réponse 
»  une  grande  pancarte  où  il  n'y  avait  que  ce  mo- 
»  nosvllabe,  mais  en  lettres  énormes  :  NON.  Si 
»  l'esclave  est  plus  poli ,  il  dira  :  Socrate  n'y  est 
»  pas,  il  est  allé  chez  son  banquier;  et  s'il  veut 
»  montrer  encore  un  peu  plus  de  courtoisie ,  il 
»  ajoutera  :  parce  qu'il  y  attend  des  hôtes  qui  lui 
»  arrivent.  Mais  l'Athénien  jaseur  dira  :  Socrate 
»  est  chez  le  banquier  ,  où  il  attend  des  hôtes 
»  d'Ionie  ,  sur  la  recommandation  d'Alcibiade, 
»  qui  lui  a  écrit  de  Milet,  où  il  est  auprès  de  Tis- 
»  sapherne  ;  oui ,  Tissapherne ,  le  satrape  du  grand 
»  roi ,  auparavant  l'ami  et  l'allié  des  Laeédémo- 
»  nieus  ;  mais  Alcibiade  l'a  retourné,  et  k  présent 
»  il  est  tout  athénien  ;  car  Alcibiade  meurt  d'envie 
»  de  revenir ,  etc.  Et  il  lui  récitera  de  suite  tout 
»  ce  que  nous  voyons  dans  le  huitième  livre  de 
»  Thucydide  :  il  inondera  son  homme  d'un  dé- 
fi luge  de  paroles ,  et  ne  le  laissera  pas  aller  que 
»  Milet  ne  soit  pris  et  Alcibiade  exilé  une  seconde 
b  fois.  » 

On  ne  peut  rien  lire  de  plus  instructif  que  les 
leçons  de  Plutarque,  pour  apprendre  à  écouter  ,  à 
se  taire  et  à  ne  parler  qu'à  propos  ;  et  cette  science 
n'est  ni  petite  ni  commune.  Les  conseils  qu'il  donne 
et  les  moyens  qnil  prescrit  montrent  une  connais- 
sance réfléchie  de  nos  diverses  habitudes ,  et  de  la 


yx\  cours 

manière  dont  elles  se  forment  ou  se  réforment.  On 
reconnaît  en  lui  un  esprit  observateur,  a  ce  qu'il 
vous  rappelle  souvent  ce  que  vous  aviez  vu  sans 
T observer,  et  ce  qui  se  trouve  à  l'examen  d'accord 
avec  ses  remarques.  11  s'est  aperçu,  par  exemple y 
que  les  gens  curieux  ne  vont  guère  à  la  campagne, 
ou  s'y  ennuient  bientôt.  «  11  leur  faut  toute  une 
»  ville  ,  des  théâtres  ,  des  tribunaux  ,  des  lieux 
»  publics ,  un  port  de  mer.  »  Rien  n'est  plus  vrai  y 
et  rien  n'explique  mieux  ce  que  nous  avons  sou- 
vent ouï  dire  de  certaines  personnes ,  qu'elles  ne 
pouvaient  se  passer  de  Paris. 

Je  ne  puis  me  refuser  a  citer  encore  un  de  ces 
traits  historiques  dont  Plutarque  est  plein ,  dus- 
siez-vous  dire  que  je  me  laisse  aller  avec  lui  à  l'ha- 
bitude facile  de  conter.  Elle  est  facile  sans  doute, 
mais  très-morale  quand  elle  a  un  but ,  et  que  les 
faits  sont  bien  choisis.  Celui-ci  est  tel  que  je  n'en 
connais  pas  de  plus  frappant  ni  même  de  plus 
extraordinaire  sur  la  puissance  du  remords.  D'ail- 
leurs ,  je  ne  dois  pas  dissimuler  ce  qui  n'est  que 
trop  vrai  et  trop  attesté  depuis  long-tems ,  que  si 
le  goût  de  la  lecture  est  plus  général  que  jamais  y 
il  est  plas  que  jamais  frivole.  On  ne  lit  point, 
disait  Voltaire  ,  et  il  avait  raison  ;  car  il  voulait 
dire  qu'on  ne  lit  guère  ce  qu'il  faut  lire  et  comme 
il  faut  lire.  Je  viens  à  mon  histoire  ,  et  ce  sera  la 
dernière  ,  au  moins  dans  cet  article  ;  c&f  je  ne 
veux  pas  trop  m'engager  pour  le  reste. 

«  Pessus  le  Péonien  avait  tué  son  père  ,  et  son 
»  crime  fut  long-tems  caché.  Un  jour  qu'il  allait 
»  souper  chez  un  de  ses  hôtes  avec  quelques  amis? 
»  il  entend  crier  des  petits  d'hirondelle  3  et  avec 
»  nue  pique  qu'il  tenait  a  la  main ,  il  abat  le  nid 
»  et  écrase  les  petits  oiseaux.  On  s'étonne,  comme 
»  de  raison ,  d'une  action  si  brutale ,  et  on  lui  en 
»  demande  le  motif.  Quoi!  répond-il,  vous  ne 
a  voyez  pas  que  ce  sont  de  faux  témoins  ?  vous 


DE    LITTÉRATURE.  325 

»  ne  les  entendez  pas  crier  à  mes  oreilles ,  que 
y)  j'ai  tué  mon  père.  On  alla  sur-le-champ  rendre 
»  compte  du  fait  au  roi ,  qui  le  fit  arrêter ,  il  fut 
»  bientôt  convaincu  et  supplicié.  » 

Je  ne  saurais  me  résoudre  à  mettre  au  rang  des 
ouvrages  philosophiques  de  Plutarque  ses  deux 
morceaux  ,  l'un  Sur  la  fortune  des  Romains  , 
l'autre  Sur  la  fortune  a"  Alexandre ,  qui  ne  me 
paraissent  autre  chose  que  des  essais  d'un  jeune 
homme  dans  le  genre  oratoire ,  tels  que  ceux  que 
nous  appelons  dans  nos  classes  amplifications  , 
et  que  les  Anciens  appelaient  déclamations.  Ce 
n'est  pas  qu'il  n'y  ait  beaucoup  d'esprit,  et  même 
assez  d'éloquence  proprement  dite  ,  pour  faire 
voir  que  Plutarque  aurait  pu  briller,  s'il  l'eut 
voulu,  parmi  les  orateurs.  C'est  surtout  une  idée 
très-brillante  ,  que  de  personnifier  la  Vertu  et  la 
Fortune  disputant  à  qui  des  deux  a  plus  fait  pour 
la  grandeur  des  Romains  ;  et  les  détails  de  la  dis- 
cussion n'ont  pas  moins  d'éclat  et  de  pompe  que 
cette  prosopopée.  Mais  c'est  précisément  tout  cet 
appareil ,  non-seulement  oratoire ,  mais  presque 
poétique,  et  fort  étranger  au  goût  de  l'auteur 
comme  aux  convenances  des  sujets  qu'il  traite ,  et 
au  ton  habituel  qu'il  y  prend  ;  c'est  cette  dispa- 
rate vraiment  étrange  qui  seule  me  persuaderait 
que  ce  n'est  pas  là  une  composition  de  Plutarque  7 
historien  et  philosophe ,  mais  un  des  cahiers  de 
sa  rhétorique;  et  cette  opinion  approche  de  la 
certitude ,  si  Ton  considère  le  fond  d'un  de  ces 
morceaux,  ce  lui  qui  regarde  Alexandre.  Comment 
concevoir  qu'un  esprit  si  sage  et  si  éloigné  de  la 
manie  du  paradoxe  et  du  besoin  de  la  singularité 
ait  entrepris  de  prouver  que  toute  l'expédition 
d'Alexandre  n'était  qu'un  système  de  civilisation 
générale?  qu'il  n'avait  d'autre  but  que  de  faire 
adopter  dans  tout  l'Orient  les  mœurs  ,  les  lois  et  les 
lettres  grecques  ?  qu'en  un  mot  toute  son  ambi- 


3^6  cours 

tion  ne  fut  que  de  la  philosophie  ?  C'est  là  évi- 
demment un  jeu  d'esprit  que  Plutarque  n'a  pu  se 
permettre  que  comme  un  amusement  de  jeunesse. 
Celui  qui  a  écrit  si  judicieusement  la  vie  d'Alexan- 
dre ,  et  qui  ne  dissimule  ni  ses  fautes  ,  ni  ses  pas- 
sions, ni  ses  vices,  n'a  sûrement  pas  voulu  le 
flatter  si  grossiéiement,  ni  inventer  un  genre  de 
flatterie  si  maladroit  et  si  ridicule.  De  plus,  il 
était  lui-même  trop  bon  philosophe  pour  ne  pas 
savoir  que  le  projet  de  ranger  tous  les  gouverne- 
mens  du  Monde  sous  un  même  niveau  ,  et  de  donner 
à  tous  les  peuples  de  tous  les  climats  les  mêmes 
habitudes  politiques  et  sociales,  ne  pouvait  entrer 
que  dans  la  tête  d'un  fou,  et  même  d'un  fou  tel 
qu'il  ne  s'en  est  jamais  rencontré  ,  puisque  parmi 
les  conquéians ,  qui  ne  sont  pas  les  plus  sages  de 
tous  les  hommes,  il  n'y  en  eut  jamais  un  qui  ait 
songé  à  un  pareil  nivellement,  et  que  tous  au 
contraire  ont  eu  assez  de  sens  commun  pour  laisser 
à  chaque  peuple  ce  qu'on  ne  saurait  jamais  lui 
oter  par  la  force,  ses  mœurs,  ses  coutumes,  ses 
opinions  r  qui  ne  peuvent  jamais  être  changées 
que  par  le  pouvoir  insensibble  du  tems  ,  qui 
change  tout.  S'il  était  possible  que  Plutarque  eût 
écrit  cela  sérieusement,  on  ne  pourrait  décider  s'il 
aurait  voulu ,  dans  cette  supposition ,  faire  l'éloge 
ou  la  satyre  d'Alexandre.  Heureusement  l'un  n'est 
pas  plus  vraisemblable  que  l'autre  ',  mais  j'ai  cru 
cette  remarqué  nécessaire  pour  faire  voir  que  dans 
la  lecture  des  Anciens  il  faut  distinguer  avec  atten- 
tion, non-seulement  ce  qui  est  reconnu  pour  leur 
appartenir,  ou  ce  qui  leur  a  été  attribué  sans  preuve 
et  sans  authenticité,  mais  encore  dans  ce  qui  est 
réellement  sorti  de  leur  plume  ,  le  tems  oti  ils  ont 
écrit,  et  la  nature  et  F époque  de  leurs  ouvrages  , 
qui  n'ont  pas  toujours  été  recueillis  avec  asse&  de 
précaution  et  de  discernement 


DE    LITTÉRATURE.  3^g 

SECTION    III. 

Cicéron» 

Cicéron ,  dans  les  dernières  années  de  sa  vie , 

éloigné  du  gouvernement  par  les  guerres  civiles, 

qui  avaient  substitué  le  pouvoir  des  armes  a  celui 

des  lois,  ne  crut  pas  pouvoir  employer  mieux  le 

loisir  de  sa  retraite  qu'en  remplaçant  les  travaux 

de  l'éloquence  et  de  l'administra tion  par  ceux  de  la 

philosophie.  Il  l'avait  toujours  aimée  et  cultivée , 

comme  on  l'aperçoit  dans  tous  ses  ouvrages  •  mais 

il  n'avait  pu  y  donner  que  le  peu  de  momens  que 

lui  laissaient  les  affaires  publiques  ,  où  nous  Pavons 

vu  jouer  un  si  grand  rôle,  comme  orateur  et  comme 

|  magistrat,  jusqu'au  moment  où.  la  guerre  éclata 

ii   entre  César  et  Pompée.  C'est  depuis  cette  époque 

jusqu'à  sa  mort,  qu'il  composa  tous  ses  écrits  phi- 

[   losophiques,  dont  une  partie  a  péri  par  l'injure  des 

)   lems,  Ils  formaient  un  cours  complet  de  la  phi- 

\   îosophie  des  Grecs ,  et  furent  achevés  dans  l'espace 

)  de  cinq  ans ,  malgré  les  troubles  et  les  orages  qui 

se  mêlèrent  encore  aux  dernières  occupations  qu'il 

i   avait  choisies ,  et  îe  rejetèrent  plus  d'une  fois  dans 

[   le  flot  des  discordes  civiles  ,  qui  finirent  par  l'en- 

i   gloutir  lui-même  avec  îa  liberté  romaine. 

Cette  philosophie  des  Grecs  avait  à  Rome  des 
sectateurs  et  des  amateurs  depuis  Lélius;  mais  peu 
de  Romains  avaient  écrit  sur  ces  matières  jusqu'à 
1   BrutuS  et  Varron ,  et  c'est  au  premier  que  Cicéron 
t   adressa  le  plus  souvent  ses  traités  de  philosophie 
et  d'éloquence  ;  car  Brutus  était  également  versé 
I  dans  l'une  et  dans  l'autre.  Mais  Cicéron  seul  eut 
i   assez  d'étendue  de  génie  pour  embrasser  toutes  les 
I  parties  de  la  philosophie  grecque  ,  et  assez  de  con- 
fiance dans  ses  forces  pour  entreprendre  de  faire 
passer  dans  la  littérature  latine  tout  ce  qui  dans 
I  ce  genre  était  sorti  des  plus  célèbres  écoles  de  la 


3^8  cours 

Grèce.  Ce  fut  la  dernière  espèce  de  gloire  qu'il 
ambitionna;  et  le  plan  qu'il  conçut,  et  dont  lui- 
même  nous  rend  compte  à  la  tête  de  son  second 
livre  Sur  la  Divination ,  prouve  la  variété  de  ses 
connaissances  et  la  facilité  de  son  talent.  Ces  ma- 
tières étaient  encore  si  neuves  à  Rome  9  que  les 
Latins  n'avaient  pas  même  de  termes  pour  rendre 
les  abstractions  de  la  métaphysique  des  Grecs,  et  ce 
fut  lui  qui  créa  pour  les  Romains  la  langue  philo- 
sophique ,  transportée  depuis  dans  nos  écoles  mo- 
dernes, qui  jusqu'ici  n'en  ont  pas  connu  d'autre. 
II  commença  par  le  livre  intitulé  Hortensius  , 
que  nous  avons  perdu  ,  et  où  il  faisait  à  la  fois 
l'éloge  de  la  philosophie  et  sa  propre  apologie , 
contre  ceux  qui  lui  reprochaient  ce  genre  d'étude 
et  de  composition,  comme  au  dessous  de  sa  dignité 
personnelle.  Il  revient  ailleurs  ,  et  a  plus  d'une 
reprise  sur  ce  reproche,  qu'il  n'a  pas  de  peine  à 
détruire  ;  et  il  se  fonde  non-seulement  sur  ce  que 
cette  étude  est  très-digne  en  elle-même  d'occuper 
l'esprit  humain ,  mais  sur  ce  qu'il  n'y  a  donné  que 
le  tems  où  il  ne  pouvait  rien  faire  de  mieux , 
et  qu'il  n'a  rien  pris  sur  ses  devoirs  de  citoyen  et 
d'homme  public.  Il  ajoute  qu'il  est  aussi  de  l'hon- 
neur des  lettres  latines  de  n'avoir  rien  a  envier  aux 
Grecs  en  cette  partie ,  depuis  qu'elles  sont  entrées 
en  concurrence  pour  l'éloquence  et  la  poésie  ;  et 
il  trouve  flatteur  pour  lui  qu'elles  lui  soient  rede- 
vables de  ce  nouvel  honneur.  Enfin,  il  se  félicite 
de  ce  dernier  moyen  d'être  utile  à  la  jeunesse  ro- 
maine dans  des  tems  corrompus,  où  elle  a  plus 
que  jamais  besoin  des  secours  de  l'instruction  et 
du  frein  de  la  morale.  «  Mes  concitoyens,  dit-il  7 
»  me  pardonneront,  ou  plutôt  ils  me  sauront  gré 7 
»  quand  la  République  est  asservie ,  de  n'avoir 
»  montré  ni  la  faiblesse  et  l'abattement  qui  aban- 
»  donnent  tout,  ni  le  ressentiment  qui  se  refuse  a 
»  tout ,  ni  la  complaisance  adulatrice  qui  flatte  la 


DE    LITTERATURE.  32f) 

»  la  puissance  absolue,  faute  de  pouvoir  soutenir 
»  une  coud i lion  privée.  » 

Après  YHortensius  >  il  donna  les  Académiques, 
dont  nous  n'avons  qu'une  partie  ,  et  où  il  se  pro- 
pose de  défendre  la  doctrine  qu'il  avait  embrassée, 
celle  de  l'académie  de  Platon,  qui,  d'après  Sociale, 
n'admettait  rien  que  de  probable,  et  ne  recon- 
naissait ni  évidence  ni  certitude.  Cette  doctrine , 
quelques  efforts  qu'il  fasse  pour  la  justifier,  n'est 
pas  squtenable  en  rigueur  :  aussi  la  réduit-il ,  à 
mesure  qu'il  est  pressé ,  à  peu  près  a  ce  qu'elle  a 
de  raisonnable  quand  elle  est  restreinte,  c'est-à-dire 
qu'il  la  borne  à  ce  qui  est  véritablement  inacces- 
sible à  l'intelligence  humaine ,  et  ne  permet  que 
les  conjectures.  Les  exemples  qu'il  cite  sont  pres- 
que tous  de  ce  genre;  mais  en  général  il  ne  renonce 
jamais  formellement  a  ce  principe  de  sa  secte  ? 
qu'on  ne  peut  dire  d'aucune  chose  qu'elle  est 
vraie,  au  point  que  le  contraire  soit  nécessaire- 
ment faux.  Ce  sont  ses  termes,  et  c'est  une  absur- 
dité :  c'est  même  un  assemblage  d'inconséquences 
visibles,  car  en  voulant  bien  laisser  de  côté  une 
preuve  de  fait,  tirée  des  connaissances  mathéma- 
tiques, dont  il  ne  parle  jamais  ou  dont  il  semble 
ne  tenir  aucun  compte,  il  y  a  une  contradiction 
métaphysique  qu'auraient  dû  apercevoir  Socrate, 
Platon  et  leurs  disciples  :  c'est  qu'il  n'est  pas 
possible  que  l'intelligence  ,  émanée ,  dans  leur 
propre  système,  de  la  Divinité,  ait  été  donnée  à 
l'homme  comme  une  faculté  tellement  illusoire, 
qu'elle  ne  pût  avoir  de  notions  évidentes  ni  arriver 
à  un  résultat  certain  sur  quoi  que  ce  soit.  Qui  veut 
la  fin ,  veut  les  moyens  :  or ,  la  fin  de  la  créature 
raisonnable  est,  de  leur  aveu,  la  connaissance  de 
la  vérité,  sans  laquelle  l'homme  n'aurait  aucun 
guide.  Il  s'ensuit  que  si  Dieu  lui  a  refusé  la  con- 
naissance de  ce  qui  est  au  dessus  de  lui ,  et  de  ce 
qui  par  conséquent  ne  lui  est  pas  nécessaire ,  il  a 


33o  cours 

dû  lui  donner  la  perception  entière  des  idées  dont 
il  a  besoin  pour  se  conduire  et  se  déterminer,  sans 
quoi  Dieu  ne  serait  ni  juste  ni  bon  envers  sa  créa- 
ture  ,  ce  qui  répugne  et  ne  serait  pas  d'accord  avec 
lui-même  ;  car  il  voudrait  et  ne  voudrait  pas ,  ce 
qui  ne  répugne  pas  moins.  Cicéron  a  beau  dire  , 
pour  échapper  à  des  conséquences  qui  détruiraient 
toute  morale,  que  cette  probabilité  qu'il  substitue 
à  la  certitude ,  est  cependant  assez  forte  pour  pro- 
duire une  détermination  suffisante ,  et  servir  de 
mobile  à  toutes  les  actions  et  à  tous  les  devoirs  de 
la  vie.  Non ,  ce  n'est  pas  là  raisonner  conséquem- 
ment;  et  avec  son  probabilisme  il  restera  toujours 
sans  défense  contre  celui  qui  ,  le  serrant  de  près , 
lui  soutiendra,  non  sans  raison,  qu'il  ne  se  croit 
obligé  à  rien  quand  rien  ne  lui  est  prouvé  ;  que  si 
rien  n'est  évident  en  principe  ,  rien  n'est  évidem- 
ment bon  ou  mauvais  dans  l'application,  et  il  serait 
curieux  alors  de  savoir  de  Cicéron  lui-même  ce  que 
deviendrait  son  Traité  des  Devoirs.  Comment, 
lui  dira-t-on,  me  prescrirez-vouspour  règle  invio- 
lable ,  pour  premier  intérêt,  pour  souverain  bien  7 
ce  qui  est  honnête  et  vertueux ,  quand  vous-même 
ne  pourriez  pas  affirmer  que  ce  qui  vous  parait  le 
contraire  de  l'honnête  ne  soit  pas  l'honnête  en 
effet?  car  voilà  ce  qui  résulte  rigoureusement  de 
la  théorie  du  probabilisme,  et  ce  dont  la  secte 
académique,  à  cela  près  la  plus  raisonnable  de 
toutes ,  n'a  pas  vu  tout  le  danger.  Cicéron ,  d'après 
ses  maîtres,  se  rejette  toujours  sur  les  hypothèses 
physiques  ou  métaphysiques;  mais  il  semble  éviter 
le  fond  de  la  question ,  sans  doute  parce  qu'il  n'ose 
pas  y  entrer.  Il  importe  fort  peu  en  effet  que  nous 
soiyons  sûrs  de  la  g  osseur  du  soleil  ou  de  la  ma- 
nière dont  l'ame  agit  sur  le  corps,  et  nous  pouvons 
rire  indifféremment  de  ceux  qui  ne  croyaient  pas 
le  Soleil  plus  gros  en  réalité  qu'en  apparence ,  ou 
de  ceux  ejui  lç  croyaient  plus  gros  que  la  Terre  f 


DE    LITTÙATURF.  33î 

seulement  d'un  dix-huiticme.  Mais  il  est  de  la 
plus  haute  importance  que  l'homme  soit  sûr  de 
ses  devoirs  et  de  sa  fin.  Quoi  !  le  méchant  est  assez 
corrompu  pour  décliner  le  jugement  de  sa  cons- 
cience et  de  celle  de  tous  les  hommes,  quoique 
reconnu  pour  certain ,  et  vous  ne  craignez  pas 
qu'il  ne  se  serve  des  armes  que  vous  lui  fournissez 
vous-même  pour  révoquer  en  doute  ou  plutôt 
pour  rejeter  loin  de  lui  des  lois  que  vous  dé- 
pouillez de  toute  sanction!  Vous  pouvez  croire 
qu'il  lui  suffira  d'une  probabilité  pour  préférer  le 
devoir  qui  lui  semblera  difficile,  au  crime  qui 
lui  paraîtra  aisé  et  avantageux!  Non,  ce  système 
est  aussi  mauvais  dans  la  pratique  que  dans  la  spé- 
culation :  cette  réserve  du  doute  académique  r 
qu'ils  se  piquaient  d'opposer  à  la  présomption* 
dogmatique ,  n'est  qu'un  excès  opposé  à  un  excès, 
et  retombe  de  son  poids  dans  l'absurde  du  pjr- 
rhonisme ,  dont  eux-mêmes  sentaient  tout  le  ri- 
dicule. Affirmer  tout  est  une  illusion  de  l'orgueil \ 
mais  douter  de  tout  est  une  arme  pour  la  per- 
versité. 

Ce  doute  absolu  sur  ce  qui  se  perçoit  par  le 
rapport  des  idées  intellectuelles ,  n'est  pas  même 
admissible  sur  ce  qui  se  perçoit  par  les  sens*  C'est 
là-dessus  que  les  académiciens  triomphaient  le 
plus ,  parce  que  les  erreurs  des  sens  sont  nom- 
breuses et  avouées;  mais  ils  triomphaient  fort 
mal-à-propos,  et  seulement  à  la  faveur  de  para- 
Iogismes  dont  ils  ne  s'apercevaient  pas.  D'abord 
ce  qu'ils  appelaient  erreurs  des  sens  prouvait 
contre  eux  qu'il  y  avait  des  sensations  certaines; 
car  l'erreur  n'est  que  la  négation  de  la  vérité;  et 
l'on  ne  peut  dire  que  telle  sensation  est  erronée, 
qu'en  supposant  soi-même  que  la  sensation  con- 
traire est  réelle ,  sans  quoi  l'on  ne  dirait  rien  qui 
eût  du  sens.  Te  plus,  ce  ne  sont  pas  les  sens  qui 
se  trompent,  car  les  sens  ne  jugent  point  :  c'est 


332  COURS 

l'ame  seule ,  c'est  la  faculté  pensante  qui  forme 
des  jugemens  sur  les  objets  transmis  par  les  sens  ; 
et  Cicéron  lui-même  le  dit  très-clairement  dans 
ses  Tusculanes.  Enfin ,  si  les  sens  nous  trompent 
souvent  ,  nous  connaissons  les  causes  de  Terreur 
et  les  moyens  de  la  rectifier  dans  tout  ce  qui  est 
à  la  portée  de  nos  sens.  Les  expériences  physiques 
en  sont  la  preuve,  et  les  effets  de  la  pression,  et 
de  la  pesanteur  ,  et  de  l'élasticité  de  l'air ,  effets 
qui  certainement  n'arrivent  que  par  les  sens  à, 
l'intelligence  qui  les  juge,  nous  sont  aussi  dé- 
montrés que  des  corollaires  mathématiques.  En 
un  mot,  cette  incertitude  générale  ferait  de  notre 
existence  et  du  Monde  une  espèce  de  rêve;  ce  qui 
ne  peut  se  soutenir  qu'en  rêvant  ou  en  plaisantant , 
et  ce  qui  serait  même  un  fort  triste  rêve  et  une 
fort  inepte  plaisanterie. 

Cicéron  a  suivi  partout  la  niéthode  de  Platon , 
celle  du  Dialogue  ,  mais  rarement  celle  de  l'ar- 
gumentation socratique  par  demandes  et  par  ré- 
ponses ,  qui  est  par  elle-même  subtile  et  sèche  , 
et  convenait  peu  au  génie  de  Cicéron  et  à  sa  ma- 
nière d'écrire  plus  ou  moins  oratoire  dans  tous 
les  genres.  Il  se  rapproche  beaucoup  plus  de  cette 
partie  des  Dialogues  de  Platon ,  dans  laquelle 
chaque  interlocuteur  expose  tour-à-tour  son  opi- 
nion raisonnée  et  développée  ;  ce  qui  donne  beau- 
coup plus  de  champ  à  l'élocution,  et  Cicéron 
avait  trop  d'intérêt  à  n'y  pas  renoncer.  On  re- 
trouve pa  tout  dans  la  sienne  l'élégance  et  la  ri- 
chesse qui  ne  l'abandonnent  jamais ,  et,  ce  qui  est 
encore  plus  important  en  philosophie,  la  clarté 
et  la  méthode;  deux  choses  qui  manquent  a  Platon. 
Cicéron  ne  s'est  pas  borné  non  plus  à  l'exposé  et 
à  la  discussion  des  différentes  doctrines  :  on  croira 
sans  peine  qu'il  y  met  du  sien ,  et  qu'il  tâche  dans 
chaque  cause  d'être  aussi  bon  avocat  qu'il  est 
possible ,  par  l'usage  qu'il  fait  des  moyens  qu'on 


DE    LITTÉRATURE.  333 

lui  a  fournis.  Dans  les  cinq  livres  Sur  la  nature 
du  bien  et  du  mal ,  on  peut  dire  de  lui  ce  que 
Voltaire  disait  de  Rayle,  qu'il  s'était  fait  l'avocat- 
général  des  philosophes  ,  mais  non  pas  ce  que 
Voltaire  ajoute  de  Bayle  ,  qu'il  ne  donne  jamais 
ses  conclusions  :  car  on  connaît  très-bien  celles 
deCicéron,  soit  qu'il  parle  lui-même,  comme 
lorsqu'il  défend  le  probabirisme  académique  et 
attaque  les  dogmes  d'Epicure  et  de  Zenon  ,  soit 
qu'il  donne  la  parole  a  quelqu'un  des  personnages 
qu'il  introduit ,  et  qui  sont  la  plupart  au  nombre 
des  plus  considérables  de  son  temps  et  des  plus 
distingués  de  ses  amis,  tels  que  Lucullus,  Catuïus, 
Cotta  ,  Caton , Torquatus  et  autres,  comme  vous 
avez  entendu  Crassus  et  Antoine  dans  les  Dia- 
logues sur  l'éloquence. 

Il  s'agit  ici  de  la  grande  question  du  souverain 
bien;  et  si  l'on  ne  trouve  nulle  part  un  résultat 
entièrement  satisfaisant,  c'est  qu'il  était  impossible 
d'en  obtenir  sur  ce  qui  n'existe  pas.  C'est  le  pre- 
mier inconvénient  (  et  il  est  capital  )  de  ces  inter- 
minables controverses  des  Anciens.  Aucun  ne 
s'était  aperçu  qu' ils  cherchaient  tout  ce  qu'on  ne 
peut  pas  trouver,  puisqu'il  est  de  toute  impossi- 
bilité que  le  souverain  bien  soit  dans  un  ordre  de 
choses  où  tout  est  nécessairement  imparfait.  Cela 
nous  paraît  aujourd'hui  si  simple,  que  personne 
ne  s'avise  plus  d'en  douter;  mais  il  est  très-commun 
d'ignorer  ce  qui  est  pourtant  une  vérité  de  fait, 
que  si  les  Modernes  ont  absolument  renoncé  à 
cette  question  qui  n'a  cessé  d'agiter  pendant  tant 
de  siècles  les  écoles  anciennes ,  c'est  depuis  que  le 
Législateur  de  l'Evangile  eut  appris  a  l'homme  que 
le  bonheur  n'était  point  de  ce  monde ,  et  qu'il 
ne  fallait  pas  l'y  chercher.  Cette  vérité,  quoique 
révél .  e  ,  a  paru  si  sensible ,  que  tout  le  monde  en 
a  profité,  même  lorsque  par  suite  l'Evangile 
perdit  beaucoup  de  disciples }  et  ce  n'est  pas  k 


334  couivs 

beaucoup  près  la  seule  vérité  qu'en  ait  empruntée, 
sans  s'en  apercevoir,  la  philosophie  moderne ,  ni 
le  seul  avantage  qu'aient  conservé  des  lettres  chré- 
tiennes ceux  même  qui  d'ailleurs  se  sont  déclarés 
contre  la  religion. 

En  quoi  consiste  le  souverain  bien?  C'était  là 
ce  qu'on  demandait  à  tous  les  philosophes,  comme 
on  leur  demandait  à  tous  :  Comment  le  Monde 
a-t-il  Aé  fait  ?  11  n'y  en  avait  pas  un  qui  ne  se  crût 
en  état  de  répondre  sur  les  deux  questions  :  et 
de  là  autant  de  systèmes  sur  Tune  que  sur  l'autre. 
Epicure  et  Ai  istippe  répondaient ,  dans  le  plaisir  : 
Hyéronime ,  dans  l'absence  de  la  douleur  :  Zenon  , 
dans  la  vertu  ;  et  ces  trois  systèmes  étaient  simples 
et  absolus  :  Platon,  dans  la  connaissance  de  la  vé- 
rité, et  dans  la  vertu  qui  en  est  la  suite  :  Aristote, 
Carnéade  et  les  Péripatéticiens ,  à  vivre  conformé- 
ment aux  lois  de  la  nature ,  mais  non  pas  indé- 
pendamment de  la  fortune  ;  et  ces  deux  systèmes 
étaient  complexes,  et  l'Académie  que  Cicéron 
faisait  profession  de  suivre,  se  rapprochait  du 
dernier  en  le  commentant  et  l'expliquant.  Du 
reste ,  les  choses  et  les  mots  se  confondaient  telle- 
ment dans  l'exposition  et  la  discussion  de  chaque 
doctrine ,  que  souvent  l'une  rentrait  en  partie  dans 
l'autre  ;  et  même  Cicéron  prétend  que  Zenon  et 
tout  le  Portique  ne  s'étaient  séparés  des  Péripa- 
téticiens que  par  une  ambition  mal  entendue  ; 
qu'ils  étaient  d'accord  sur  le  point  principal,  où 
ils  ne  différaient  que  dans  les  termes ,  mais  qu'ils 
avaient  rendu  ce  même  fonds  vicieux  et  insoute- 
nable en  le  rendant  exclusif.  Vivre  conformément 
aux  lois  de  la  nature  était,  selon  les  Péripatéti- 
ciens, la  même  chose  que  vivre  honnêtement;  et 
par-là  ils  rentraient  dans  le  souverain  bien  de 
Zenon,  qui  était  l'honnêteté  ou  la  vertu  (mots 
synonymes  dans  la  langue  philosophique  )  ;  mais 
Zenon  allait  jusqu'à  ne  reconnaître  aucune  espèce 


DE    LITTERATURE.  335 

de  & /en  que  la  vertu,  aucune  espèce  de  ra#/que  le 
vice  -,  et  c'est  là-dessus  que  les  Péripatëticiens  et 
les  Académiciens  se  réunissaient  contre  lui,  ad- 
mettant également  comme  biens  l'usage  légitime 
des  choses  naturelles  et  l'éloignement  des  maux 
physiques  ;  et  ils  avaient  raison. 

Epicure  était  à  la  fois  attaqué  par  tous ,  surtout 
par  Cicéron,  qui  détestait  sa  doctrine,  quoiqu'esti- 
mant  sa  personne  ;  car  toute  l'antiquité  convient 
que  cet  homme  qui  s'était  fait  l'apôtre  de  la  vo- 
lupté, vécut  toujours  très-sagement,  et  fort  éloigné 
de  tout  excès  et  de  tout  scandale.  Il  n'en  est  pas 
moins  prouvé  que  ceux  qui  ont  voulu  expliquer  et 
justifier  sa  philosophie  en  rapportant  à  l'ame  tout 
ce  qu'il  disait  de  la  volupté,  se  sont  entièrement 
abusés.  Nous  n'avons  plus  ses  écrits ,  il  est  vrai  -, 
mais  du  tems  de  Cicéron   ils  étaient  entre  les 
mains  de  tout  le  monde  ;  et  quand  Cicéron  en 
cite  souvent  des  passages  entiers  comme  textuels, 
en  présence  d'un  Epicurien  qu'il  défie  de  nier  le 
texte ,  on  ne  peut  penser  que  Cicéron  ait  voulu 
mentir  gratuitement  ni  citer  à  faux  quand  il  eût 
été  si  facile  de  le  démentir.  11  est  bien  vrai  qu'E- 
picure  ,  comme  s'il  eût  été  honteux  et  embarrassé 
lui-même  de  sa  doctrine  (ce  qui  est  assez  croyable), 
l'embrouille  en  quelques  endroits ,  au  risque  de  ne 
pouvoir  plus  ni  s'entendre  ni  s'accorder  ;  et  ceux 
i    de  ses  disciples  qui  ne  voulaient  pas  être ,  selon 
!    l'expression  d'Horace,  des  pourceaux  du  troupeau 
j    d1 Epicure  (i)  ,  profitaient  de  ces  obscurités  pour 
>    crier  à  la  calomnie  ,  et  se  plaindre  sans  cesse  qu'on 

Ine  blâmait  cette  philosophie  crue  parce  qu'on  ne 
l'entendait  pas.  Ce  n'est  pas  la  seule  fois  qu'on  a 
eu  recours  au  même  artifice  en  pareille  occasion 
pour  repousser  ou  Y  odieux  ou  le  danger  d'une 
doctrine  perverse ,  et  se  conserver  le  droit  et  les 

(i)  Epicuri  de  grege  porcum. 


336  cou es 

moyens  d'en  répandre  la  contagion  :  artifice  fri- 
vole et  misérable  ;  car  si  ce  que  vous  dites  est  tel 
qu'il  ne  soit  bon  que  de  la  manière  dont  vous  seul 
l'entendez,  et  mauvais  de  la  manière  dont  tout 
le  monde  l'entend  et  doit  l'entendre,  il  esl  clair  que 
vous  ne  devez  pas  le  dire.  D'ailleurs,  les  mêmes 
termes  ont  et  doivent  avoir  nécessairement  la 
même  signification  pour  tous  ceux  qui  parlent  la 
même  langue ,  sans  quoi  il  faudrait  renoncer  au 
commerce  du  langage  et  à  la  communication  de 
la  pensée.  Mais  il  vaut  mieux  écouter  là-dessus 
Cicéron  lui-même,  qui  emploie  ici  une  dialec- 
tique irrésistible  et  une  démonstration  qui  peut 
servir  de  réponse  péremptoire  à  tous  les  écrivains 
qui  de  nos  jours  se  sont  efforcés  fort  mal-à-propos 
de  réhabiliter  Epicure. 

Cicéron  s'adresse  en  ces  termes  à  l'épicurien 
Torquatus,  qui  vient  de  faire  l'apologie  de  ce  phi- 
losophe en  présence  de  Triarius.  «  Epicure  dit  que 
»  le  souverain  bien  consiste  dans  la  volupté,  et  le 
»  souverain  mal  dans  la  douleur,  par  la  raison  des 
»  contraires.  Or,  le  mot  qui  dans  sa  langue  ré- 
»  pond  à  celui  de  volupté  dans  la  nôtre  fêdonêj, 
»  ne  signifie  absolument,  chez  les  Grecs  comme 
»  chez  nous,  que  les  plaisirs  des  sens;  et  Epicure 
»  lui-même  ne  lui  donne  pas  une  autre  significa- 
tion}  puisqu'il  dit  en  propres  termes  que  le 
»  plaisir  et  la  douleur  ri  appartiennent  quau 
»  corps  >ct  que  les  sens  en  sont  les  seuls  juges.  Cela 
»  est-il  positif?  11  dit  en  propres  termes  qu'il  ne 
»  conçoit  même  pas  quel  bien  peut  exister  sans  la 
»  volupté,  ni  ce  que  peuvent  entendre  les  Stoïciens 
»  par  leur  souverain  bien  qui  est  dans  t lionne- 
»  teté ,  et  où  la  volupté  ri  est  pour  rien.  11  affirme 
»  que  ce  sont  là  des  mots  vides  de  sens  :  il  spé- 
»  ci  fie  lui-même  comme  volupté  les  sensations 
»  agréables  qu'on  peut  recevoir  par  le  goût,  par 
»  le  tact ,  par  la  vue ,  par  rouie,  par  l'odorat ,  et 


DE    LITTERATURE.  33^ 

m  enfin  il  ajoute  ce  quon  ne  peut  pas  même  énon- 
»  cer  sans  blesser  la  décence.  Il  est  bien  vrai  qu'en 
»  d'autres    endroits ,   comme  s'il   rougissait    lui- 
)■)  même  de  sa  morale  (  tant  est  grande  la  force  (i) 
»  dessentimens  naturels  !  )  ,  il  dit  qu'on  ne  saurait 
«vivre  agréablement  sans   vivre   honnêtement; 
»  mais  il  ne  s'agit  pas  ici  de  ce  qu  il  dit  dans 
»  quelques  endroits.  11  s'agit  de  savoir  comment 
»  on  peut  concilier  ces  endroits  avec  son  système 
»  entier,  tel   qu'il  se  montre   partout,    tel   que 
»  tout  le  monde  l'entend.  Ce  n'est  pas  notre  faute 
»  s'il  a  méprisé  la  logique,  parce  qu'il  n'en  avait 
b  pas ,  et  s'il  n'entend  rien  en  définitions.  Nous 
»  définissons  tous  V honnête ,  ce  qui  est  juste  et 
»  louable   en  soi  ,   désirable    en   soi  ,   indépen- 
»  damment  de  tout  intérêt  particulier ,  de  toute 
»  louange  étrangère  ,  de  toute  jouissance  sensible. 
»  Cela  est  clair,  et  Epicure  répond  qu'il  lui  est 
»  impossible    de    comprendre    quel    bien    nous 
i)  voyons  dans  V honnête,  à  moins    (dit-il)   que 
»  nous   n  entendions  ce  qui  est  glorieux  dans 
})  l'opinion  populaire;  ce  qui  en  effet  (  ajoute-t-il  ) 
»  est  souvent  plus  agréable  que  certains  plaisirs, 
»  mais  ce  quon  ne  désire  encore  qu'en  vue  du 
»  plaisir  (2).  Yoilà  donc  un  philosophe  fameux 
»  qui  a  mis  en  rumeur  la  Grèce  et  l'Italie,  et  qui 
y>  connaît  si  peu  Y  honnête ,  qu'il  le  fait  dépendre 

ï)  de  l'opinion  de  la  multitude  ! Je  sais  aussi 

;>  tout  ce  qu'il  débite  sur  cette  douce  tranquillité 
»  d'amc  (euthumia)  qu'il  vante  et  recommande 
»  sans  cesse ,  au  point  (dit-il)  que  le  sage  de  son 
))  école  s'écriera  dans  le  taureau  de  Phalaris  : 
»  Que  cela  est  doux!  Voilà  qui  est  plus  que  sto$- 
»  cien  ;  car  le  Stoïcien  dira  seulement  que  la  dou- 
»  leur  n'est  point  un  mal,  et  il  sera  du  moins 

(1)  rFanta  est  vis  nalurœ  ! 

li)  C'est  mot  à  mol  ce  que  dil  Kelvétius  sur  la  gloire 

3.  i5 


338  -        cours 

»  conséquent ,  puisqu'il  n'appelle  mal  que  ce  qui 
)}  est  vicieux  et  honteux.  Mais  à  qui  Epicure 
)}  fera-t-il  comprendre  comment  les  sens  ,  seuls 
»  juges  du  plaisir  et  de  la  douleur,  trouveront, 
)>  grâces  a  la  tranquillité  d'ame  ,  du  plaisir  à  être 
»  déchire's  et  brûlés?  Si  ce  n'est  pas  là  une  vaine 
»  jactance  de  mots ,  qu'est-ce  que  c'est  ?  Enfin , 
»  voulons-nous  connaître  le  fond  de  la  morale 
»  d'Epicure?  Ouvrons  le  livre  par  excellence,  celui 
)}  où  il  a  renfermé  ces  principaux  dogmes  comme 
»  les  oracles  de  là  sagesse  et  les  leçons  du  bon- 
»  heur;  en  un  mot,  ce  qu'il  appelle  les  sentences 
))  souveraines  (kurias  doxasj.  Qui  de  vous  ne  les 
g  sait  pas  par  cœur?  Ecoutez  donc  ,  et  dites-moi 
>)  si  ma  version  est  infidelle  :  Si  ce  qui  fait  les 
»  plaisirs  des  hommes  les  plus  voluptueux  leur 
))  ôte  en  même  tems  la  superstition  pusillanime  , 
»  la  crainte  de  la  mort  et  de  la  douleur  ,  et  leur 
^  apprend  à  mettre  de  la  mesure  dans  leurs  pas- 
»  sions  ,  nous  n'avons  rien  à  reprendre  en  eux  ; 
»  car  d'un  coté  ils  sont  comblés  de  voluptés  ,  et 
»  de  l'autre  il  n'y  a  en  eux  rien  qui  souffre , 
»  rien  de  malade  9  c'est-à-dire ,  aucun  mal. 

»  (  Ici  (i)  Triarius  ne  peut  se  tenir  ,  et  se  tour- 
»  nant  vers  Torquatus  :  Sont-ce  là ,  dit-il ,  les 
»  paroles  d'Epicure?  (Il  le  savait  bien,  mais  il 
»  voulait  en  entendre  l'aveu.  )  Oui ,  répondit 
»  Torquatus  avec  assurance  :  ce  sont  ses  propres 
»  paroles  ;  mais  vous  n'entendez  pas  sa  pensée.  ) 
))  S'il  dit  une  chose  (repris-je  alors)  et  en  pense 
»  une  autre,  c'est  une  raison  pour  que  je  ne  sache 
y>  pas  ce  qu'il  pense  ,  mais  ce  n'en  est  pas  une  pour 
»  que  je  n'entende  pas  ce  qu'il  dit,  et  il  dit  une 
»  absurdité;   car  ces  paroles  signifient   que  les 


(i)  C'est  toujours  Cicéron   qui  continue  de  rendre 
compte  de  son  entretien . 


DE    LITTÉRATURE. 


"mmcs  les  plus  voluptueux  ne  sont  Pas  k  u, ? 
er  s  ils  sont  sages ,  s'ils  apprennUl  réJ 
burs  passions;  et  n'est-il  pas  ZZnt  fi 

Inlosophe  suppose  que  la  USSJK 
[rendre  à  régler  les  passions?  Se  lonP"     ,  1 

agit  ici  que  de  la  mesure  '  AinTlV     '      •"' 

jauche   ^wewe/   Quelle   pESSi .  ± 

las  ?Z™  S°CC?e  PaS  à  £'truirePle  Vice 
tais  seulement  à  le  régler  '  Onm  i  *£•         ' 

h  »e  trouvez  p./X„*"*»;, 

»us   les  entendez  chanter  .-  '  3?° 

»  Six  mois ,  six  mois  de  bonne  vie, 
»  Et  donnons  le  reste  à  Platon 

e  ta  volupté  est  le  souverain  bieZ^^il 

|!&fe1SSi35ClIl,  *  feïI?  •»«  *U 
lie  n'ai  pas  &£^&j£ft  «««•**. 

fc^sï  ntf Sir est  ? cff- 

«wutà  débauche,  et  toute  J!/  lCrfes'  car  /«wrc 
*o de  CWro,T         pOUriendre8ens»b,eï«*'»io.«- 


34°  COURS 

»  bien  qu'il  n'entend  pas  parler  de  ceux  qi 
»  vomissent  sur  la  table ,  qu'il  faut  emporter  a 
»  lit,  et  qui  recommencent  le  lendemain;  qi 
»  n'ont  jamais  vu,  comme  on  dit,  le  soleil 
»  coucher  ni  se  lever,  et  qui  finissent  par  manqua 
»  de.  tout,  parce  qu'ils  ont  tout  mangé.  Nor 
y>  parlez-moi  de  ces  voluptueux  de  bon  ton  et  c 
»  bon  goût,  qui  ont  le  meilleur  cuisinier, 
»  meilleur  pâtissier,  la  meilleure  marée  ,  la  mei 
»  leure  volaille,  le  meilleur  gibier,  le  meillei 
y,  vin  ;  en  un  mot ,  toutes  les  choses  sans  les 
y,  quelles  Epicure  ne  connaît  pas  de  bonheu] 
»  joignez-y,  si  vous  voulez,  des  esclaves  jeun 
»  et  beaux  pour  servir  à  table,  la  plus  bel 
»  vaisselle  d'argent  et  le  plus  bel  airain  de  C 
»  rinthe,  et  le  plus  magnifique  logement.  Il  s'e 
yy  suivra  seulement  que  ceux  qui  vivent  ains 
>,  vivent  bien,  selon  vous,  puisqu'ils  vivent  da 
»  la  volupté ,  qui  est  selon  vous  le  bien  ;  mj 
»  il  ne  s'ensuivra  nullement  que  la  volupté  s< 
»  en  effet  le  honneur ,  soit  le  souverain  bu 
»  La  volupté  par  elle-même  ne  sera  jamais  q 
»  la  volupté  et  pas  autre  chose;  et, tout  ce  q 
»  je  vois  de  clair  dans  la  doctrine  d'Epicure,  c't 
»  qu'il  ne  cherche  des  disciples  que  pour  h 
»  apprendre  que  ceux  qui  veulent  être  volu|, 
»  tueux ,  doivent  d'abord  devenir  philosophes  a 
Voila  ,  ce  me  semble ,  le  procès  d'Epicure  i  \ 
et  parfait.  Cicéron  vient  ensuite  à  celui  des  St  s 
ciens ,  qui  d'abord  ont  dans  Caton  un  robuste  \  * 
fenseur  et  un  digne  représentant  du  Portique.  * 
m'étendrai  peu  sur  cette  philosophie  jugée  0 
puis  long-tems ,  et  d'autant  plus  facilement  ab  fu 
donnée,  que  l'excès  dans  la  vertu  est  le  me, 
séduisant  de  tous.  Aussi  Epicure  a-t-il  trouvé  d  )1( 
ce  siècle  une  foule  de  partisans  et  d'apologist  )ss 
et  Zenon  pas  un.  Vous  avez  déjà  vu  dans  le  pli)ar 
4oyer  pour  Muréna?  les  dogmes  follement  out 


DE     LITTERATURE.  3/[i 

i  stoïcisme,  fournir  matière  à  une  raillerie  douce 
fine,  telle  que  la  comportait  l'éloquence  judi- 
aire.  Ici  Ton  s'attend  bien  que  Cicéron  procède 
lus  sévèrement ,  mais  néanmoins  sans  se  refuser 
espèce  de  force  que  peut  prêter  au  raisonnement 
plaisanterie  délicate  qui  naît  des  choses  même 
n'offense  pas  les  personnes.  Cicéron  ne  pouvait 
\s  se  priver  de  cette  partie  de  la  discussion  qu'il 
anie  aussi  bien  qu'aucune  autre ,  et  l'une  de  celles 
îi  forment  chez  lui  comme  l'assaisonnement  de 
s  banquets  philosophiques.  Il  tache  de  faire  sen- 
r  à  Caton  même,  et  fait  très-aisément  compren- 
re  à  quiconque  n'est  pas  Stoïcien ,  que  Zenon 
,  ses  disciples  ont  méconnu  la  nature  humaine  en 
Dulant  trop  l'élever  ;  que  d'ailleurs  leur  philoso- 
bie  a  un  double  inconvénient,  d'abord  en  ce 
u'ils  se  sont  fait  un  langage  d'école  tellement 
Dnventionnel ,  que  leurs  termes ,  souvent  dé- 
mrnés  de  leur  acception  propre,  ne  peuvent  être 
itendus  de  personne ,  de  plus,  en  ce  que,  se 
îfusant  tout  moyen  de  persuasion  dans  la  chose 
ù  il  est  le  plus  important  de  persuader,  dans 
i  morale,  ils  lui  ôtent  son  plus  grand  charme 
t  son  pouvoir  le  plus  universel,  et  ne  disent 
imais  rien  au  cœur,  pour  s'adresser  toujours  a 
raison.  En  effet ,  tout  le  stoïcisme  était  resserré 
ans  une  suite  de  formules  exiguës ,  d'argumen- 
itions  abstraites,  et,  comme  dit  Cicéron,  de 
eûtes  conclus iuncul es  (car  l'expression  me  paraît 
ssez  heureuse  pour  passer  du  latin  en  français) 
ui  dessèchent  et  exténuent  tellement  la  morale  7 
ue ,  n'ayant  plus  ni  suc  ,  ni  mouvement ,  ni 
ouleur,  elle  est  comme  réduite  en  squelette,  et 
ue  quand  j'entends  les  aphorismes  stoïquës  tels 
u'ils  sont,  par  exemple,  dans  le  manuel  d'E- 
ictete  ,  je  crois  entendre  un  cliquetis  de  petits 
ssemens.  Ce  n'est  pas  que  cette  secte  n'ait  compté 
armi  ses  disciples  de  très-grands  hommes  5  mais 


34^  cours 

il  ne  faut  pas  s'y  tromper  :  ce  n'est  pas  parc* 
qu'ils  étaient  Stoïciens  qu'ils  furent  grands  ;  mai: 
la  hauteur  de  leur  caractère  se  trouva  au  niveai 
des  principes  du  Portique  dans  ce  qu'ils  ont  d< 
beau  et  de  bon,  c'est-à-dire,  dans  la  préémi 
nence  donnée  à  la  vertu  sur  toute  chose  ;  et  ils 
ne  comptèrent  ie  reste  que  pour  un  assortimen 
scholastique  ,  qui  était  pour  ainsi  dire  le  protocole 
de  la  secte. 

Cicdron  leur  reproche  avec  justice  de  n'avoii 
rien  produit  qu'on  puisse  opposer  pour  l'utilité 
générale,  a  ce  qu'avaient  écrit  Platon  et  AristoQ 
et   plusieurs  de  leurs  disciples,  sur    les  mœun 
et  la  législationo   «  Cléante  et  Chrysippe ,  pour 
))  suit-il ,  ont  pourtant  essayé  de  faire  une  rhéto- 
»  rique;  mais  ils  s'y   sont  pris    de  façon  qu'ii 
»  n'y  a  rien  de  meilleur  à  lire  pour  apprendre 
»  a  ne  jamais  parler  ;  et  cependant  quel  faste  et 
»  quelle    prétention!    A   les    entendre    ils  vont 
»  enflammer  les  âmes;   et  comment?  C'est  qu* 
»  1'  Univers  est  la  cité  de  l'homme.  Fort  bien 
»  voilà  donc  les  habitans  de   Pouzoles,  dont  lé 
»  Monde  est  la  ville  municipale  î  C'est  avec  ces 
»  mots  d'invention    qu'ils  prétendent  mettre  le 
^  feu  aux  âmes!  Ils  l' éteindraient,  s'il  y  était 
»  S'ils  parlent  de  la  puissance  de  la  vertu,  ils 
»  vous  pressent  avec  de  petites  questions  comme' 
»  avec  des  aiguilles,  et  quand  vous  avez  dit  oui, 
v>  l'ame  n'a  rien  entendu;  il  n'y  a  rien  de  changé 
»  en  nous,  et  l'on  s'en  va  comme  on  était  venu. 
»  Est-ce  donc  que  la  nouveauté  des  termes  change 
»  la  nature  des  idées  et  des  sentimens?  Je  viens 
y>  vous    demander    comment  il  se  peut   que  la 
5)  douleur  ne  soit  pas  un  mal  ;  et  vous  me  ré- 
))  pondez  que  la  douleur  est  une  chose  fâcheuse, 
))  incommode,  odieuse,  difficile  à  supporter.  EE 
»  bien  !  vous  avez  mis  une  définition  à  la  place 
»  du  mot  :  soit  ;  mais  pourquoi  cette  chose  fa 
»cheuse7  incommode 7  odieuse,  etc.   n'est-elh 


DE    LITTÉRATURE.  3/{  3 

»  pas  un  mal  ?  —  C'est  que  dans  tout  cela  il  n'y 
»  a  ni  malice,  ni  fraude,  ni  méchanceté,  ni  faute 7 
J)  ni  honte ,  et  par  conséquent  point  de  maL 
»  Supposons  que  je  puisse  m'empêcher  cte  rire 
»  en  apprenant  qu'il  n'y  a  pas  de  malice,,  ni 
»  de  fraude ,  ni  de  honte  dans  la  douleur  •  me 
»  voilà  bien  avancé  !  et  comment  cela  m'appren- 
»  dia-t-il  le  moyen  de  supporter  courageusement 
«  la  douleur?  —  C'est  que  l'homme  qui  regarde 
»  la  douleur  comme  un  mal ,  ne  saurait  être 
»  courageux.  Soit;  mais  comment  le  sera-t-il 
»  davantage  en  la  regardant  seulement  comme 
D  une  chose  fâcheuse,  incommode,  odieuse  et 
»  difficile  à  supporter?  Je  vous  défie  de  me  le 
»  dire  \  car  le  courage  et  la  faiblesse  assurément 
»  tiennent  aux  choses  mêmes,  et  non  pas  aux 
»  différens  noms  qu'on   leur  donne.  » 

Vous  voyez  avec  quelle  grâce  et  quelle  légèreté 
d'escrime  Cicéron  ne  laisse  pas  de  porter  de  rudes 
atteintes  ;  et  si  vous  étiez  curieux  d'entendre  ail 
moins  quelqu'un  des  paradoxes  stoïques  dont  il 
se  divertit  si  gaîment,  permettez  que  je  me  borne 
a  un  seul ,  qui  suffira ,  parmi  cent  autres ,  à  faire 
voir  jusqu'où,  l'on  peut,  avec  de  bonnes  intentions, 
pousser  l'extravagance  philosophique.  Les  Stoï- 
ciens tenaient  que  tous  ceux  qui  n'étaient  pas 
parfaitement  sages,  étaient  également  misé+ 
râbles  ;  celui  qui  avait  tué  son  père  n  était  pas 
plus  misérable  que  celui  qui,  vivant  d'ailleurs 
en  honnête  homme,  n'était  pas  encore  parvenu 
à  la  parfaite  sagesse  ;  et  cette  sagesse ,  comme 
on  peut  le  penser,  ne  se  trouvait  que  dans  lé 
Stoïcien ,  et  en  vérité  elle  ressemble  fort  à  la 
parfaite  folie.  Mais  au  ridicule  de  l'assertion,  il 
faut  joindre  celui  de  la  comparaison  dont  ils 
l'appuyaient.  De  deux  hommes  qui  se  noient  9 
disaient-ils,  celui  qui  est  près  de  la  superficie 
de  l'eau  ne  respire  pas  plus  que  celui  qui  est 


344  COURS 

mi  fond  :  donc,  etc.  Vous  en  riez  comme  Cicéron; 
mais  c'est  au  moins  ici  un  ridicule  innocent; 
et  il  faut  avouer  que  les  Stoïciens,  généralement 
probes  dans  leur  conduite ,  étaient  dans  leur  doc- 
trine les  plus  honnêtes  et  les  meilleurs  de  tous 
les  fous» 

L'objet    des  cinq  Dissertations  en   dialogue y 
qu'on  appelle    tes    Tusculanes ,   parce   qu'elles 
eurent  lieu  a  la  maison   de  campagne  qu'avait 
Cicéron  à   Tusculum    (i),   est   de    chercher    les 
moyens  les  plus  essentiels  pour  le  bonheur;  et 
l'auteur  en  marque  cinq,  le  mépris  de  la  mort , 
la  patience  dans  la  douleur,  la  fermeté  dans  les 
différentes    épreuves   de    la  vie,  l'habitude    de 
combattre  les  passions,  enfin  la  persuasion  que 
la  vertu  ne  doit  chercher  sa  récompense  qu'en 
elle-même.  Toute  cette  théorie,  qui  ne  mérite 
que  des  éloges,  est  plus  ou  moins  empruntée  de 
ce  que    l'Académie  et  le   Portique  avaient    de 
meilleur,  et  toujours  ornée ,  corrigée  et  enrichie 
par  Cicéron,  qui    la  professe  en  personne  d'un 
Bout  a  l'autre  de  l'ouvrage.  Tout  ce  que  la  phi- 
losophie naturelle  a   de  plus  beau  en  métaphy- 
sique  et   en  morale  est  ici   embelli  par    l'élo- 
quence; et  ce  qu'il  peut  y  avoir  de  défectueux 
ou  d'incomplet  ne  doit  pas  être  imputé  à  l'auteur , 
puisque  la  révélation  seule  l'a  suppléé  pour  nous. 
11   prouve  très-bien  que,   dans  toutes  les   hy- 
pothèses, la  mort  n'est  point  un  mal  en  elle- 
même,  puisque,  dans  le  cas  où  tout  l'homme 
périrait,  le  néant  est  insensible;    que   si   Famé 
est  immortelle,  comme  il  le  pense  et  l'établit 
de  toute  sa  force,  ce  n'est  pas  la  mort  même  qui 
est  un  mal  pour   le  méchant ,  mais  seulement 
les  peines  qui  la  suivront,  et  qui  ne  sont  que  la 
suite  de  ses  fautes;  que  pour  l'homme  de  bien 

— — . f» ■  „ 

(i)  Aujourd'hui  Frescali. 


DE    LITTÉRATURE.  345 

elle  est  plutôt  à  désirer  qu'à  craindre,  puis- 
qu'elle lui  ouvre  une  meilleure  vie.  11  appuie 
d'argumens très-plausibles  l'immortalité  del'ame, 
et  la  mémoire  surtout  lui  paraît  en  nous  une 
faculté  merveilleuse,  qui  ne  peut  appartenir  à 
la  matière.  Quant  à  ceux  qui  nient  l'immortalité 
de  l'ame,  parce  qu'ils  ne  conçoivent  pas  ce  que 
peut  être  l'ame  séparée  du  corps  7  il  leur  répond 
fort  à  propos  :  «  Et  concevez- vous  mieux  ce 
»  qu'elle  est  dans  son  union  avec  le  corps?» 
Réponse  très-digne  de  remarque  ;  car  elle  fait 
voir  qu'il  avait  du  moins  aperçu  ce  genre  de 
démonstration,  dont  la  bonne  philosophie  mo- 
derne a  tiré  et  peut  tirer  encore  un  si  grand 
avantage ,  et  qui  consiste  à  se  servir  de  ce  qui 
est  reconnu  certain  et  pourtant  inexplicable  7 
pour  renverser  la  dialectique  très-commune  et 
très -fausse,  qui  nie  d'autres  faits  tout  aussi  certains 
et  tout  aussi  démontrés ,  seulement  parce  que 
l'intelligence  humaine  ne  peut  pas  les  expliquer. 
Cicéron  a  très-bien  senti  tout  le  faux  de  cette 
manière  de  raisonner ,  en  usage  de  son  tems  comme 
du  nôtre ,  et  qui  n'a  d'autre  effet  qu'une  ignorance 
volontaire  de  ce  qu'on  peut  savoir ,  très-miséra- 
blement fondée  sur  l'ignorance  invincible  de  ce 
qui  est  au  dessus  de  nous.  Voici ,  a  ce  sujet ,  un 
échantillon  de  sa  logique.  «  L'origine  de  notre 
»  ame  ne  saurait  se  trouver  dans  rien  de  ce  qui  est 
»  matériel  \  car  la  matière  ne  saurait  produire  la 
»  pensée,  la  connaissance  ,  la  mémoire  ,  qui  n'ont 
»  rien  de  commun  avec  elle.  Il  n'y  a  rien  dans 
»  l'eau,  dans  l'air,  dans  le  feu,  dans  ce  que  les 
»  élémens  offrent  de  plus  subtil  et  de  plus  délié  y 
»  qui  présente  l'idée  du  moindre  rapport  quelcon- 
»  que  avec  la  faculté  que  nous  avons  de  percevoir 
y>  les  idées  du  passé,  du  présent  et  de  l'avenir. 
»  Cette  faculté  ne  peut  donc  venir  que  de  Dieu 
»  seul  :  elle  est  essentiellement  céleste  et  divine» 

i5. 


346  COURS 

»  Ce  qui  pense  en  nous ,  ce  qui  sent ,  ce  qui  veut  ,. 
»  ce  qui  nous  meut  ,  est  donc  nécessairement  in- 
»  corruptible  et  éternel  5  et  nous  ne  pouvons  pas 
»  même  concevoir  l'essence  divine  autrement  que 
»  nous  ne  concevons  celle  de  notre  ame  ,  c'est-a- 
»  dire  ,  comme  quelque  chose  d'absolument  séparé 
»  et  indépendant  des  sens ,  comme  une  substance 
»  spirituelle  ,  qui  connaît  et  qui  meut  tout.  Vous 
'»  me  direz  :  Et  où  est  cette  substance  qui  connaît 
»  et  meut  tout  ,  et  comment  est-elle  faite  ?  Je  vous 
»  réponds  :  Et  où  est  votre  ame ,.  et  comment  se 
»  la  représenter?  Vous  ne  sauriez  me  le  dire  ,  ni 
»  moi  non  plus.  Mais  si  je  n'ai  paspour  compren- 
y>  dre ,  tous  les  moyens  que  je  voudrais  bien  avoir  , 
»  est-ce  une  raison  pour  me  priver  de  ce  que  j'ai  ? 
*  L'œil  voit  et  ne  se  voit  pas  :  ainsi  notre  ame, 
y>  qui  voit  tant  de  choses,  ne  voit  pas  ce  qu'elle 
))  est  elle-même ,  mais  pourtant  elle  a  la  conscience 
»  de  sa  pensée  et  de  son  action  (1).  —-Mais  où 
»   habite-t-elle ,  et  qu'est-elle  ?  —  C'est  ce  qu'il  ne 

»  faut  pas  même  chercher Quand  vous  voyez 

»  l'ordre  du  Monde  et  le  mouvement  réglé  des 
»  corps  céleste ,  n'en  concluez-vous  pas  qu'il  y  a 
»  une  intelligence  suprême  qui  doit  y  présider, 
»  soit  que  cet  Univers  ait  commencé  et  qu'il  soit 
»  l'ouvrage  de  cette  intelligence,  comme  le  croit 
»  Platon ,  soit  qu'il  existe  de  toute  éternité ,  et  que 
»  cette  intelligence  en  soit  seulement  la  mode- 
»  ratrice,  comme  le  croit  Aristote?  Vous  recon- 
»  naissez  un  Dieu  à  ses  œuvres  et  à  la  beauté  du 
»  Monde,  quoique  vous  ne  sachiez  pas  où  est  Dieu 
»  ni  ce  qu'il  est  :  reconnaissez  de  même  votre  ame 
»  à  son  action  continuelle,  et  à  la  beauté  de  son 
»  œuvre ,  qui  est  la  vertu.  » 

D'après  la  vénération  profonde  qu'il  eut  tou- 
jours pour  le  divin  Platon  (  car  c'est  le  nom  que 

(1)  Je  pençe  :  donc  }e  suis.,  disait  Descartes. 


DE    LITTÉRATURE.  3^ 

lui  donne  toute  l'antiquité  ) ,  vous  ne  serez  pas 
surpris  de  retrouver  chez  lui  ce  que  vous  avez  en- 
tendu du  philosophe  grec  sur  l'étude  de  la  mort; 
et  si  j'en  fais  ici  mention ,  c'est  pour  constater 
une  opinion  qui  a  été  la  même  dans  ces  deux 
grands  hommes  ,  sur  un  point  de  morale  que  Ton 
imagine  communément  tenir  k  un  abus  de  spiri- 
tualité ou  d'austérité  1  dont  on  a  fait  à  la  philoso- 
phie chrétienne  un  reproche  très-mai  fondé.  Vous 
voyez  que  lk-dessus  Platon  et  Cicéron  ,  qu'on  n'a 
jamais  accusé  de  rigorisme  ?  ont  parlé  comme  les 
Chrétiens  ;  et  il  est  d'autant  plus  singulier  qu'ils 
aient  mis  en  avant  ce  principe ,  qu'ils  n'avaient  pas 
pour  l'appuyer ,  les  motifs  puissans  que  notre  reli- 
gion seule  y  a  joints.  Que  faisons-nous  ?  ditCi- 
»  céron  quand  nous  séparons  notre  aine  des  objets 
»  terrestres  7des  soins  du  corps  et  des  plaisirs  sen- 
»  sibles,  pour  la  livrer  à  la  méditation?  Que  fai- 
»  sons-nous  autre  chose  qu'apprendre  à  mourir, 
»  puisque  la  mort  n'est  que  la  séparation  de  l'ame 
»  et  du  corps  ?  Appliquons  -  nous  donc  à  cette 
»  étude  ,  si  vous  m'en  croyez  ;  mettons-nous  à 
»  part  de  notre  corps  ,  et  accoutumons-nous  k 
»  mourir.  Alors  notre  vie  sur  la  terre  sera  sem- 
»  blabîe  k  la  vie  du  ciel;  et  quand  nous  serons  au 
»  moment  de  rompre  nos  chaînes  corporelles , 
»  rien  ne  retardera  l'essor  de  notre  ame  vers  les 
»  cieux.  » 

Dans  l'excellent  traité  sur  la  Nature  des  Dieux ^ 
Cicéron  paraît  s'être  proposé  surtout  de  prouver 
et  de  justifier  la  Providence.  Il  introduit  d'abord 
un  Epicurien  qui  déraisonne  contre  elle  ?  d'après 
les  dogmes  qui  semblent  appartenir  particulière- 
ment au  maître  de  cette  école  ;  car  pour  son  ato- 
misme,  on  sait  qu'il  l'avait  pris  tout  entier  de 
Démocrite ,  quoiqu'il  le  traitât  fort  mal  dans  ses 
livres.  Cicéron  voit  lk  une  sorte  d'ingratitude  : 
c'était  plutôt  y  ce  me  semble  1  un  petit  artifice  de 


3.[B  cours 

la  vanité  d'Epicure ,  qui  affectait  de  déprécier  celui 
dont  il  avait  emprunté  son  système  physique ,  afin 
de  faire  croire  qu'il  n'y  avait  de  bon  que  ce  qu'il 
y  avait  mis  ou  paru  mettre  du  sien.  Pour  ce  qui 
est  de  l'obligation ,  elle  était  mince  ,  et  les  atomes  7 
tant  ceux  de  Démocrite  que  ceux  d'Epicure ,  n'a- 
vaient pas  fait  assez  de  fortune  pour  valoir  la 
peine  qu'on  se  les  diputât  7  quoique  Lucrèce  ait 
pris  celle  de  les  mettre  en  vers  ;  car  rien  n'empêche 
d'habiller  l'erreur  aussi  poétiquement  que  la  vé- 
rité, comme  on  peut  parer  la  laideur  aussi  bien 
que  la  beauté.  Cicéron ,  qui  d'ailleurs  paraît  faire 
cas  du  personnel  d'Epicure  y  dit  en  termes  exprès  ? 
que  toute  sa  philosophie  et  ait  universellement  mé- 
prisée des  hommes  instruits.  «  Je  ne  sais  com- 
»  ment  il  se  fait ,  dit  à  ce  propos  Cicéron ,  qu'il  n'y 
»  a  rien  de  si  absurde  qui  n'ait  été  avancé  et  sou- 
»  tenu  par  quelque  philosophe.  »  Epicure  en  ce 
genre  ne  fut  pas  mal  partagé  ,  et  ses  dieux  étaient 
encore  bien  plus  ridicules  que  son  Monde  d'a- 
tomes ,  car  après  tout ,  nous  n'avons  aucune  idée 
de  la  manière  dont  le  Monde  a  été  fait;  mais  la 
métaphysique  7  analysant  les  notions  du  plus  sim- 
ple bon  sens  ,  avait ,  dès  le  tems  d'Epicure  ,  re- 
connu les  attributs  nécessairement  renfermés  dans 
l'idée  de  la  Divinité.  11  n'en  fallait  pas  davantage 
pour  rire  de  pitié  du  beau  loisir  7 et  delà  belle  in- 
dolence 7  et  de  la  bienheureuse  insouciance  dont 
Epicure  gratifiait  ses  dieux ,  qui  ne  devaient  se 
mêler  de  rien  de  peur  de  se  fatiguer ,  qui  ne  de- 
vaient s'offenser  de  rien  de  peur  de  se  chagriner , 
ni  s'intéresser  a  rien  de  peur  de  troubler  cette  par- 
faite tranquillité  qu'Epicui  e  devait  attribuer  à  ses 
dieux  comme  à  son  sage  ;  car  Epicure  était  un  rai- 
sonneur si  conséquent  !  Vous  pouvez  imaginer  que 
le  stoïcien  Balbus,  que  Cicéron  met  en  tête  de 
l'Epicurien  ?  a  beau  jeu  contre  tant  d'inepties  ; 
car  si  les  Stoïciens  déliraient  en  voulant  faire  de 


DE    LITTERATURE.  3^9 

leur  sage  un  dieu  ,  ils  avaient  de  la  Divinité  des- 
idées  très-saines ,  et  Balbus  s'amuse  beaucoup  de 
son  Epicurien  ,  qui  ,  ne  soupçonnant  aucune  diffé- 
rence entre  la  nature  divine  et  la  nature  humaine  ? 
semble  persuadé  que  l'action  de  Dieu  est  un  tra- 
vail comme  celle  de  l'homme,  que  Dieu  ne  sau- 
rait bâtir  sans  instrumens  et  sans  outils,  non  plus 
que  l'homme  ;  qu'il  ne  saurait  veiller  sur  son  ou- 
vrage sans  se  tourmenter ,  non  plus  que  l'homme  r 
ni  même  punir  sans  être  blessé  ,  quoique  les  juges 
mêmes  de  la  Terre  punissent  le  crime  sans  trouble 
et  sans  colère. 

Il  faut  ici  rendre  justice  aux  Anciens  :  toute 
cette  théologie  d'Epicure  f  qui  a  été  renouvelée  de 
nos  jours  avec  les  mêmes  argumens  et  presque 
avec  les  mêmes  termes  (i),  fut  parmi  eux  si  gé- 
néralement bafouée ,  qu'enfin  un  de  ses  disciples, 
n'imagina  d'autre  moyen  ,  pour  soustraire  à  tant 
de  ridicule  la  mémoire  de  son  maître  ,  que  de  pu- 
blier ,  comme  un  fait  dont  il  était  confident ,  qu'au 
fond  Epicure  n'avait  jamais  cru  a  l'existence  de  la 
Divinité,  et  que  c'était  uniquement  pour  voiler 
son  athéisme,  et  se  dérober  à  l'animadversioii 
des  lois ,  qu'il  avait  eu  recours  a  cette  imperti- 
nente doctrine  ,  qui ,  sans  anéantir  expressément 
la  Divinité,  du  moins  en  fabriquait  une  assez  oi** 
scuse  pour  être  sans  conséquence ,  ou  assez  mépri- 
sable pour  en  dégoûter. 

Il  prétendait  entre  autres  folies  ,  que  les  dieux 
e'taient  nécessaierment  de  forme  humaine ,  attendu 
qu'ils  devaient  avoir  la  plus  belle  de  toutes  ,  et 
qu'il  n'y  en  avait  point  de  plus  belle  que  celle  de 
l'homme.  L'interlocuteur,  qui  est  ici  son  adver- 
saire, le  réfute  avec  beaucoup  de  gai  té  ;  mais  je 
ne  sais  si  le  sérieux  soutenu  dont  l'Epicurien  dé- 
bite les  cahiers  de  sa  secte ,  et  qui  ressemble  fort  a 

Ci)  Notamment  dans  le  Code  de  lu  Nature,  de  Diderot' 


35o  COURS 

celui  des  matérialistes  modernes,  n'est  pas  encore 
plus  plaisant.  Avec  quelle  noble  fierté  il  se  glorifie 
des  grandes  lumières  apportées  par  Epicure  ,  des 
grands  services  qu'il  a  rendus  à  l'humanité  !  On 
croit  entendre  un  des  professeurs  de  nos  jours  : 
«  Vous  avez  mis  au  dessus  de  nos  têtes  ,  dit-il ,  un 
»  despote  éternel  qu'il  faut  craindre  jour  et  nuit  ; 
»  car  qui  ne  redouterait  pas  un  Dieu  qui  veille  à 
»  tout  \  qui  pense  à  tout  •  qui  observe  tout ,  qui  se 
»  croit  chargé  de  tout  ;  en  un  mot ,  un  Dieu  tou- 
»  jours  occupé  et  affairé  ?  Epicure  nous  délivre  de 
»  toutes  ces  craintes,  comme  il  délivre  les  dieux 
d  de  tout  embarras.  Il  vous  remet  en  liberté  ;  il 
»  vous  apprend  à  ne  rien  appréhender  d'un  être 
»  qui  n'est  pas  plus  coupable  de  faire  le  moindre 
»  chagrin  à  personne  ,  que  d'en  prendre  lui-même. 
»  C'est  là  la  véritable  idée  que  Ton  doit  avoir  d'une 
»  nature  excellente  et  parfaite,  et  le  culte  saint  et 
»  pieux  que  nous  lui  rendons.  » 

Une  des  difficultés  qu'il  élevé  contre  la  création^ 
et  qui  a  été  aussi  fort  répétée  parmi  nous  ,  c'est  de 
demander  ce  que  faisait  Dieu  avant  de  faire  le 
Monde  7  et  comment  et  pourquoi  il  l'a  fait  dans 
un  tems  plutôt  que  dans  un  autre.  Il  ne  peut  se 
figurer  Dieu  sortant  tout  à  coup  de  son  repos  éter- 
nel pour  produite  tant  de  choses,  après  avoir  été 
si  long-tems  sans  rien  faire.  «  Et  pour  qui  tout 
»  cela  ?  Pour  les  hommes.  Mais  la  plupart  des 
»  hommes  sont  fous,  et  Dieu,  qui  ne  saurait  tra- 
»  vailler  pour  les  fous?  a  donc  travaillé  pour  un 
»  bien  petit  nombie  !  » 

Gomme  cette  objection  a  été  cent  fois  rebat- 
tue de  notre  tems ,  et  que  ce  n'est  pas  ici  le  lieu 
d'approfondir  des  théories  métaphysiques ,  je  me 
bornerai  à  observer  que  si  quelque  chose  pouvait 
encore  étonner  dans  l'extravagance  de  l'orgueil  hu- 
main ,  ce  serait  de  l'entendre  dire  à  Dieu  :  Je  ne 
concevrai  jamais  que  tu  aies  feit  tout  ce  que  nous 


DE    LITTERATURE.  35  I 

voyous  ,  à  moins  que  je  ne  sache  pourquoi  tu 
ne  l'as  pas  fait  plutôt,  et  ce  que  tu  faisais  aupara- 
vant;  et  je  ne  puis  croire  que  tu  aies  jamais  rien 
produit  ,  à  moins  que  tu  ne  me  rendes  compte  de 
tout  l'emploi  de  ton  éternité. 

Cicéron  traite  fort  légèrement  les  futiles  chi- 
canes de  nos  Epicuriens  ;  mais  il  est  très-grave  et 
tres-sévere   sur  les  conséquences  désastreuses  de 
ces    systèmes   irréligieux ,    qui   ne   vont   à  rien 
moins  qu'à  renverser  les  fondemens  de  la  société; 
et  li-dessus  il  parle  comme  tous  les  hommes  sages 
et  honnêtes  ont  parlé  depuis  Cicéron  jusqu'à  nous. 
Vous  ne  doutez  pas  non  plus  qu'il  ne  soit  très- 
éloquent  dans  la  description  des  beautés ,  des  ri- 
chesses et  de  l'harmonie  du  Monde  physique  :  c'est 
un  des  morceaux  où  il  semble  avoir  mis  le  plus 
de  soin  et  d'étendue,  et  avoir  pris  le  plus  de  plai- 
sir. Mais  il  faudrait  aussi  tant  de  soins  pour  lutter 
en  français  contre  ce  chef-d'œuvre  d'élocution  la- 
tine (i) ,  que  je  suis  obligé  de  me  refuser  ce  plai- 
sir ,  qui  en  serait  un  pour  moi  si  je  n'étais  entraîné 
plus  loin  par  la  multitude  des  objets,  et  resserré 
par  la  nécessité  de  les  borner. 

Mais  toujours  fidèle  à  la  méthode  accadémique 
de  plaider  également  le  pour  et  le  contre  ,  Cicé- 
ron, après  que  Balbus  a  comme  préludé  par  une 
légère  escarmouche  contre  l'épicuréisme,oppose  au 
défenseur  de  la  Providence  l'académicien  Cotta, 
qui  engage  un  combat  plus  sérieux ,  et  déduit  avec 
beaucoup  de  force  les  difficultés  réelles  sur  îa 
question  du  mal  moral,  et  si  réelles,  que  la  révé- 
lation seule  a  pu  en  donner  l'entière  solution.  Ce- 
pendant Cicéron,  trop  sensé  et  trop  judicieux 
pour  ignorer  que  des  difficultés  même  insolubles 


(i)  Voyez  le  second  livre  de  Naturâ  Deorum ,  para- 
graphe 3q  et  sui vans  :  Ac  principio  Terra  universa,  etev 
Cicéron  n'a  jamais  rien  écrit  de  plus  élégant. 


352  COURS 

ne  décident  rien  contre  des  preuves  positives  qui 
forcent  l'assentiment  de  la  raison  ,  et  qu'il  ne  ré- 
sulte rien  de  ces  difficultés ,  si  ce  n'est  qu  en  ces  ma- 
tières nous  n'en  savons  pas  assez  pour  répondre  à 
tout  ;  Cicéron  ,  qui  sentait  que  l'idée  de  la  Provi- 
dence était  en  elle-même  inséparable  de  l'idée  de 
la  Divinité  ,  au  point  que  l'une  ne  peut  exister 
sfems  l'autre ,  et  que  toutes  les  deux  sont  aussi  dé- 
montrées que  nécessaires  ;  que  si  la  démonstration 
ne  détruit  pas  toutes  les  objections  ,  les  objections 
peuvent  encore  moins  détruire  les  preuves  admi- 
ses, ce  qui  est  reçu  partout  en  logique,  Cicéron 
conclut ,  pour  ce  qui  le  concerne ,  en  faveur  de 
Balbus  dont  l'opinion  lui  paraît  approcher  le 
plus  de  cette  probabilité ,  le  seul  résultat  admis 
dans  l'Académie ,  et  dont  vous  avez  vu  que  les  con- 
séquences équivalaient  dans  le  fait  à  celles  de  la 
certitude. 

Il  avait  fait  un  ouvrage  fort  considérable  en  six 
livres ,  dans  le  même  genre  et  avec  le  même  titre 

que  celui  de  Platon,  de  la  République.  Nous  l'a- 
vons perdu  ,  et  il  le  fît  suivre  aussi  d'un  autre  sur 
les  Lois  ,  qui  ne  nous  est  parvenu  que  fort  mutilé. 
La  partie  qui  nous  en  reste  ,  est  moitié  morale  et 
religieuse,  moitié  politique.  11  met,  comme  Pla- 
ton, Aristote  et  tous  les  Anciens,  une  importance 
majeure  à  la  religion  et  au  culte  ,  qui  tiennent  une 
très-grande  place  dans  les  trois  livres  qui  nous 
restent  de  son  traité  sur  les  Lois.  C'est  lui-même 
qui  porte  la  parole  devant  Quintus  son  frère ,  et 
son  ami  Atlicus,  qui  l'écoutent  beaucoup  plus 
qu'ils  ne  le  contredisent.  On  voit  à  peu  près  par 
cet  ouvrage ,  quel  était  le  fond  de  celui  dont  il  était 
la  suite  ,  et  que  son  plan  de  gouvernement  était  le 
pouvoir  du  peuple,  toujours  dirigé  par  V  autorité 
du  sénat  :  et  dans  ce  mot  à' autorité  était  contenue, 
jdans    la   langue    latine    dont  nous  l'avons  pris, 

lidée  d'une  puissance  de  raison ,  différente  de  celle 


DE    LITTÉRATURE.  353 

du  peuple ,  qui  n'est  qu'une  puissance  de  forée. 
C'est  la  distinction  reconnue  par  tous  les  bons 
latinistes  entre  les  mots  potestas  et  aitctoritas , 
dont  le  premier  se  dit  indifféremment  en  bien  et  en 
mal  ,  et  dont  le  second  ne  s'emploie  jamais  qu'en 
éloge  ,  et  emporte  toujours  une  idée  de  respect. 
C'est  pour  cela  que  les  Romains  disaient  dans  tous 
leurs  actes  :  Senatus  popuLisque  remaniés  j  met- 
tant toujours  le  sénat  au  premier  rang.  De  même 
par  le  mot  de  citoyens  ,  ils  n'entendaient  que  ceux 
qui  jouissaient  des  droits  de  cité;  ce  qui  deman- 
dait beaucoup  de  conditions ,  et  ce  qui  fut  long- 
tems  très-reslreint.  Us  ne  se  rendaient  pas  moins 
difficiles  sur  la  profession  de  soldat,  et  ne  con- 
fiaient la  défense  de  l'Etat  qu'à  ceux  dont  les 
propriétés  étaient  le  garant  de  leur  intérêt  à  la 
chose  publique.  Il  fallait  donc  un  certain  revenu 

I)our  servir  dans  les  armées ,  et  avant  tout  il  fal- 
ait  être  de  condition  libre.  Marius ,  qui  le  premier 
arma  les  esclaves ,  ce  que  n'avait  jamais  fait  Rome 
dans  ses  plus  grands  dangers  ,  donna  un  scandale 
extraordinaire  et  nouveau.  Des  lois  populaires 
étendirent  ensuite  le  droit  de  cité  jusqu'à  un  excès 
qui  accéléra  la  chute  de  la  République,  quoique 
jamais  il  n'ait  été  poussé  jusqu'à  devenir  universel. 
Les  seuls  citoj^ens  de  Rome  eurent  aussi  le  droit 
de  suffrage  pendant  six  cent  ans;  et  quand  les  tribus 
de  l'Italie  y  furent  admises ,  au  teins  des  guerres  de 
Marius ,  la  République  croulait  de  toutes  parts.  Il 
ne  faut  donc  pas  s'étonner  que  Cicéron  ,  dans  ses 
Jivresdepolitique  et  de  philosophie,  témoignepar- 
tout  un  si  profond  mépris  pour  la  multitude  :  c'é- 
taient les  principes  de  l'aristocratie  romaine ,  dont 
je  ne  dois  être  ici  que  l'historien  et  non  pas  le  juge. 
On  sait  assez  que  ces  questions  seraient  ici  d'au- 
tant plus  oiseuses  ,  qu'elles  ne  se  décident  point 
par  le  raisonnement ,  et  ne  sont  qu'une  perte  de 
tems  et  de  paroles. 


354  cours 

Cicëron  s'étend  beaucoup  et  très-disertement 
sur  la  justice  naturelle  7  comme  étant  la  régula- 
trice de  toutes  les  lois  ;  et  il  la  fait  dépendre  elle- 
même  de  la  justice  divine  ,  qu'il  établit  comme  la 
seule  sanction  de  la  justice  humaine.  Yoici  ses 
termes  :  «  Que  le  premier  fondement  de  tout  soit 
»  cette  persuasion  générale,  que  les  dieux  sont  les 
»  maîtres  et  les  modérateurs  de  tout  ;  que  toute 
»  administration  est  subordonnée  à  leur  pouvoir 
»  et  a  leur  providence  ;  qu'ils  sont  les  bienfaiteurs 
»  du  genre  humain  ;  qu'ils  observent  ce  qu'est  en 
»  lui-même  chaque  individu  ,  ce  qu'il  fait ,  ce  qu'il 
»  se  permet  3  dans  quel  esprit  et  avec  quelle  piété 
»  il  pratique  le  culte  public,  et  qu'ils  font  le  dis- 
»  eernementdes  gens  de  bien  et  des  impies.  Voilà 
»  ce  dont  il  faut  que  tous  les  esprits  soient  péné- 
»  très  pour  avoir  la  connaissance  de  Futile  et  du 
»  vrai.  » 

S'il  attache  tant  de  prix  à  la  religion ,  ce  n'est 
sûrement  pas  qu'on  puisse  le  taxer  de  la  moindre 
teinte  de  superstition  et  de  crédulité.  Jamais  homme 
n'en  fut  plus  éloigné  :  il  suffirait  pour  s'en  con- 
vaincre ,  si  là-dessus  sa  réputation  n'était  pas  faite , 
de  lire  son  traité  de  la  Divination.  C'est  là  qu'il  a 
passé  en  revue  tous  les  genres  de  charlatanismes 
en  général ,  tous  les  prestiges  ,  toutes  les  impos- 
tures, toutes  les  rêveries  qui  composaient  la  pré- 
tendue science  des  oracles ,  des  prodiges ,  des  aus- 
pices, des  prophéties  sibyllines,  etc.  Jamais  la  raison 
n'a  été  plus  sévère  à  la  fois  et  plus  gaie  :  il  ne  fait 
grâce  arien,  et  donne  même  les  meilleures  expli- 
cations naturelles  de  quelques  faits  avoués  de  son 
tems ,  et  que  son  frère  Quintus ,  très-entêté  de  la 
divination  ^  lui  cite  comme  merveilleux ,  et  qui 
en  ont  en  effet  l'apparence.  Cicéron  lui  répond  T 
entre  autres  choses  aussi  justes  qu'ingénieuses,  qu'il 
ne  prétend  pas  non  plus  que  les  devins  soient  assez 
malheureux  pour  qu'une  chose  n'arrive  jamais  par 


DE    LITÏLA  A  TUBE.  355 

hasard ,  parce  qu'ils  l'auraient  prédit  à  tout  hasard, 
Il  conclut  de  tout  son  ouvrage  ,  que  l'homme  rai- 
sonnable doit  respecter  la  religion  et  mépriser  la 
superstition.  11  était  augure,  et  son  frère  lui  de- 
mande s'il  parlerait  dans  le  sénat  ou  devant  le  peu- 
ple comme  il  vient  de  parler  dans  son  jardin  , 
entre  un  frère  et  un  ami ,  sur  cette  partie  de  la  di- 
vination qui  tient  au  culte  public, comme  les  aus- 
pices de  l'expiation  des  prodiges.  Il  répond  fort 
sensément  que  tout  ce  que  les  lois  ont  consacré 
comme  police  religieuse  n'a  rien  de  commun  avec 
la  philosophie,  et  que  l'homme  public  et  le  ci- 
toyen doivent  alors  respecter  comme  police  ce 
que  les  lois  ont  fait  entrer  dans  l'ordre  politique  7 
parce  que  le  mépris  des  lois  est  toujours  un  mau- 
vais exemple  et  un  délit  ;  mais  que  le  langage  pu- 
blic de  l'augure  n'oblige  a  aucune  croyance  la  rai- 
son du  philosophe  ,  pas  plus  que  le  citoyen  n'est 
obligé  à  croire  bonnes  toutes  les  lois  auxquelles 
il  est  pourtant  tenu  d'obéir.  Cette  distinction  est 
très-bien  fondée ,  et  un  Païen  ne  pouvait  faire  une 
meilleure  réponse.  En  total ,  sur  cette  matière  que 
Cicéron  semble  avoir  épuisée  ,  les  Modernes  qui  se 
sont  le  plus  moqués  de  la  superstition  n'ont  pu 
que  le  répéter. 

Parmi  les  anciens  livres  de  morale,  je  ne  pense 
pas  qu'il  y  en  ait  un  meilleur  à  mettre  entre  les 
mains  de  la  jeunesse,  que  le  Traités  des  De- 
voirs (i)  de  Cicéron.  Il  roule  entièrement  sur  la 
comparaison  et  la  concurrence  de  l'honnête  et 
de  l'utile ,  qui  est  en  eïïet  pour  l'homme  social 


(i)  On  le  faisait  lire  aux  écoliers  dans  toutes  les  mai- 
sons d'éducation  publique;  mais  autant  que  je  m'en  sou- 
tiens, on  s'occupait  trop  exclusivement  du  style  ,  et  pas 
assez  des  choses  mêmes,  qui  pourtant  ne  sont  point  au 
dessus  de  la  portée  de  cet  âge ,  et  peuvent  être  des  semen- 
ces d'honnêteté  et  de  vertu. 


356  cours 

l'épreuve  de  tous  les  moraens  et  la  pierre  de  touche 
de  la  probité.  11  écarte  les  arguties  des  Stoïciens, 
mais  il  s'approprie  leurs  principes  généralement 
bons  à  cet  égard 5  il  en  sépare  ce  qui  est  outré, 
et  adapte  à  leurs  dogmes  toujours  secs,  même 
quand  ils  sont  vrais ,  sa  diction  attrayante  et 
persuasive.  Il  entre ,  sans  diffusion  et  sans  su— 

Î>erfluité,  dans  tous  les  détails  des  devoirs  de 
a  vie  ,  et  donne  une  grande  force  à  la  liaison 
réelle,  et  beaucoup  plus  étroite  et  plus  essen- 
tielle qu'on  ne  pense  communément,  entre  les 
devoirs  de  rigueur  et  les  devoirs  de  bienséance* 
11  est  triste  et  honteux  d'être  obligé  d'avouer 
que,  sur  ce  point  important,  les  4nciens  étaient 
plus  sévères  et  par  conséquent  plus  judicieux 
que  nous.  Ils  avaient  senti  combien  c'est  une 
grande  loi  morale  et  sociale  que  de  se  respecter 
soi-même  devant  les  autres ,  et  de  respecter  les 
autres  à  cause  de  soi ,  dans  les  paroles  et  dans 
tous  les  dehors  dont  l'homme  est  le  juge  et  le 
témoin,  quand  Dieu  seul  est  le  juge  de  l'intérieur. 
L'histoire  de  la  censure  romaine,  tant  que  les 
mœurs  publiques  la  soutinrent  en  même  tems 
qu'elle  les  soutenait ,  fournit  des  exemples  de  cette 
observation,  trop  connus  pour  les  rappeler  ici. 
L'indécence  et  la  corruption  qui  suivirent,  trou- 
vèrent une  justification  dans  la  doctrine  des  Cy- 
niques, et  il  n'y  a  rien  d'étonnant  :  lçur  nom  (1) 
même  était  celui  de  l'impudence;  mais  il  est 
plus  fâcheux  que  la  grossièreté  et  le  scandale 
aient  eu  des  patrons  au  Portique ,  au  moins  dans 
les  paroles.  C'était  la  suite  de  ces  généralités  mal 
entendues,  qui  ne  sont  qu'un  abus  de  la  méta- 


(1)  Cynique  vient  d'un  mot  grec  qui  signifie  chien* 
On  appela  ainsi  cette  secte,  parce  qu'elle  faisait  profes- 
sion d'aboyer  après  tout  le  inonde,  et  de  n'avoir  honte 
d'aucune  indécence. 


DE    LITTÉRATURE  357 

physique  mal  appliquée.  La  métaphysique  de- 
vient folie  dès  qu'elle  sort  des  choses  purement 
intellectuelles,  comme  tout  ce  qui  est  déplacé 
devient  mauvais.  C'est  la  pire  espèce  d'erreur 
philosophique,  dangereuse  dans  tous  les  teim, 
mais  qui  chez  les  Anciens  ne  s'étendit  guère  au- 
delà  des  écoles  comme  autorité,  et  n'alla  guère, 
comme  exemple,  au-delà  des  ridicules  et  des 
vices  y  au  lieu  que  dans  nos  jours  elle  a  produit 
des  scandales  atroces  et  des  crimes  publics  ; 
progrès  déplorable ,  mais  assez  naturel ,  en  ce 
que  la  démence  des  imitateurs  va  toujours  au- 
delà  de  celle  des  modèles ,  et  que  l'excès  dans 
l'imitation  est  un  des  caractères  ou  de  notre 
vivacité  ou  de  notre  vanité. 

Cicéron,  qui  adresse  son  ouvrage  à  son  fils 
alors  étudiant  à  Athènes,  l'averti  de  ne  pas  en 
croire  les  Cyniques,  ni  même  les  Stoïciens,  sur 
cet  article  presque  cynique,  qui  ont  beaucoup 
argumenté  contre  la  pudeur  et  la  décence ,  sous 
prétexte  que  ce  qui  n'est  pas  honteux  en  soi ,  ne 
l'est  pas  non  plus  à  dire  ou  à  faire  en  présence 
d'autrui.  Il  réfute  aisément  ce  sophisme  en  puisant 
ses  raisoimemens  dans  la  nature  même ,  dont  les 
indications  impérieuses  et  générales  ont  été  le 
premier  type  des  lois  de  la  société.  «  Suivons 
»  la  nature  (conclut-il) ,  et  évitons  tout  ce  qui 
»  blesse  la  modestie  des  oreilles  et  des  yeux.  » 

Aucun  Ancien  n'a  mieux  vu  ni  mieux  développé 
l'accord  des  principes  de  la  raison  avec  ceux  de 
l'ordre  social ,  et  c'est  un  des  plus  puissans  moyens 
dont  il  se  sert  pour  rectifier  cette  fausse  notion 
et  même  cette  fausse  dénomination  d1 utile,  vul- 
gairement attribuée  par  chacun  à  son  intérêt  par- 
ticulier. Il  démontre  lumineusement  que  ce  qui 
tend  à  détruire  l'harmonie  du  corps  social  dont 
nous  sommes  membres ,  ne  peut  en  effet  nous 
être  utile  ;  et  cette  théorie,  qui  est  indiquée  par 


358  cours 

Platon,  est  si  puissamment  conçue  et  éclairée  par 
Cicéron  ,  qu'on  peut  dire  qu'elle  lui  appartient. 
Nous  lui  avons  donc  l'obligation  d'avoir  afïermi 
plus  que  personne  cette  seconde  base  de  la  mo- 
rale :  elle  est  liée  chez  lui  comme  chez  Platon , 
à  la  première,  qui  est  la  loi  divine;  mais  celle-ci 
est  la  seule  que  Platon  semble  avoir  bien  connue, 
il  n'a  fait  qu'entrevoir  l'autre.   Et  j'observerai 
par  avance  à  quelques  hommes  que  je  vais  com- 
battre   tout-à-I'heure ,  panégyristes  de    Séneque 
.au  point  d'être  contempteurs  de  Cicéron  9  qu'en 
fait  de  vues  vraiment   philosophiques,  celle-ci 
est  bien  autrement  importante,  bien  autrement 
étendue  que  toutes  les  sentences  de  Séneque.  C'est 
déjà  un  très-grand  avantage  de  Cicéron  ;  et  com- 
bien il  en  a  d'autres  !  Combien  cette  manière  de 
sanctionner  l'honnêteté  et  de  décréditer  l'intérêt 
privé  est  supérieure  sous  tous  les  rapports  aux 
subtilités   et  aux    exagérations  stoïciennes,   qui 
sont  tout  le  fond  de  la  philosophie  de  Séneque  ! 
Jamais  d'ailleurs  Cicéron  ne  tombe  dans  les 
conséquences  outrées  ;  ce  qui  est  encore  un  vice 
capital    du  Portique  et  de  son  élevé   Séneque. 
Après  qu'il  a  fait  valoir,   comme  il  le  doit  et 
comme  il  le  peut,  cette  loi  sainte  du  maintien 
de  l'ordre  social ,  il  se  demande  s'il  sera  quel- 
quefois permis  de  sacrifier  a  la  chose  publique 
îa  modération  et  la  modestie  (i).  Il  répond  dé- 
cidément, non.  «  Jamais  l'homme  sage  et  ver- 
»  tueux  ne  fera  des  actions  honteuses  et  crimi- 
*>  nelles  en  elles-mêmes.  Jamais ,  pas  même  pour 
»  le  salut  de  la  patrie  ;  et  pourquoi?  C'est  que 
»  la  patrie  elle-même  ne  le  veut  pas  ;  et  la  meil- 
»  ieure  réponse  a  cette   question ,  c'est  qu'il  ne 

(i)  Il  ne  faut  pas  oublier  que  ces  mots  ont  ici  toute 
l'étendue  que  doit  leur  donner  le  langage  philosophique, 
fliii  comprend  tout  ce  qui  est  renfermé  dans  l'idée  du  mot. 


DE    LITTÉRATURE.  /["><) 

»  peut  jamais  arriver  de  conjoncture  telle,  qu'il 
»  soit  de  l'intérêt  de  la  chose  publique,  qu'un 
»  honnête  homme  fasse  rien  de  coupable  et  de 
»  honteux.  » 

Si  vous  vous  rappelez  a  ce  sujet  tout  le  mal 
qu'on  a  fait  avec  les  mots  de  civisme  et  de  modéré  , 
vous  en  concluiez  que  les  révolutionnaires  qui 
se  disaient  philosophes ,  ne  l'étaient  sûrement 
pas  à  la  manière  des  Anciens ,  ou  plutôt  qu'ils 
n'avaient  pas  plus  de  philosophie,  que  de  poli- 
tique et  d'humanité'. 

Vous  n'avez  pas  besoin  de  Cicéron  pour  dé- 
tester la  doctrine  de  ceux  qui  ordonnaient  qu'un 
fils  accusât  son  père ,  ou  un  père  son  fils ,  et  qu'il 
le  traînât  lui-même  au  supplice ,  non  pas  seule- 
ment pour  des  actes  quelconques,  mais  pour  des 
opinions  ou  avouées  ou   mêmes  intérieures  sup- 
posées ou  présumées.  Ce  n'est  donc  que  pour  vous 
donner  le  plaisir  de  respirer  au  sein  de  la  nature , 
que  je  vous  citerai  encore  un  vrai  philosophe, 
qui  connaît  assez  bien   la  politique  pour  ne   la 
mettre  jamais  en  contradiction  avec  la  nature.  Il 
parcourt  une  foule  de   ces  cas   possibles   où  un 
devoir  semble  contredire  l'autre  ;  et  il  entre  dans 
tous  ces  détails ,  d'abord  parce  qu'il  traite  de  cette 
partie  de  la  morale,  qui  consiste  dans  les  différens 
degrés  du  devoir ,  ensuite  parce  que  cette  espèce 
d'opposition  apparente  se  rencontre  fréquemment 
dans  le  cours  de  la  vie  civile.  Il  ne  se  borne  point 
aux  cas  les  plus  communs  \  il  suppose  les  plus  rares , 
et  se  sert  en  exemple  de  ce  qui  était  le  plus  énorme 
attentat  chez  les  Romains ,  le  sacrilège.  «  Si  vous 
»  savez  que  votre  père  a  pillé  un  temple,  qu'il  a 
»  pratiqué  des  souterrains  pour    voler  le  trésor 
»  public   (toujours    renfermé  dans  un  temple)  , 
»  devez-vousle  dénoncer  aux  magistrats?  Ce  serait 
»  un  crime.  Il  y  a  plus  :  s'il  est  accusé  dans  les 
»  tribunaux  5  vous  devez  le  défendre  autant  qu'il 


36o  COURS 

»  vous  sera  possible. — Quoi  !  l'intérêt  de  la  chose 
»  publique  n'est  donc  pas  avant  tout?  — Avant 
))  tout  assurément  ;  mais  le  premier  intérêt  de  la 
»  chose  publique  est  que  les  devoirs  de  la  nature 
»  soient  observés,  et  que  la  piété  filiale  ne  soit 
»  pas  violée. — Mais  si  mon  père  veut  s'empaier 
»  de  la  tyrannie  ou  trahir  la  patrie,  garderai-je 
»  le  silence?  —  Ge  cas  unique  est  différent.  Vous 
»  devez  alors  mettre  tout  en  usage  pour  détourner 
»  voire  père  du  crime  qu'il  médite.  S'il  persiste, 
y*  vous  devez  alors  préférer  le  salut  de  la  patrie 
»  à  celui   de  votre  père.  » 

Cicéron  est  conséquent.  Le  vol  du  trésor  public 
ou  la  profanation  d'un  temple  ne  va  pas  au  ren- 
versement du  corps  politique  et  de  l'ordre  social , 
el  dès-lors  le  respect  pour  les  lois  de  la  nature  est 
toujours  la  premieie  des  lois.  Mais  s'il  s'agit  d'un. 
cas  où  la  chose  publique  est  évidemment  menacée 
,de  sa  ruine,  son  intérêt  est  avant  tout  autre  devoir, 
puisque  tous  les  devoirs  ne  vont  qu'à  la  conserver. 
Tel  est  l'avantage  d'une  morale  dont  les  fonde- 
mens  sont  si  bien  posés ,  que  vous  y  trouvez  la 
solution  de  tous  les  problèmes  •>  et  c'est  confor- 
mément à  ces  principes  que  Brutus  fit  mourir  ses 
deux  fils,  et  ne  fit  que  son  devoir. 

Cicéron  est  d'accord  avec  tous  les  moralistes , 
mais  non  pas  avec  tous  les  politiques ,  sur  le  choix 
des  meilleurs  moyens  de  maintenir  le  pouvoir, 
ceux  de  l'amour  ou  de  la  ciainte  :  il  prononce  sans 
balancer  :  «  Rien  de  plus  favorable  au  maintien 
»  du  pouvoir,  que  l'amour  :  rien  de  plus  contraire 
»  que  la  crainte.  Il  n'y  a  point  de  pouvoir  qui  ré- 
»  siste  à  la  haine  universelle.  Au  reste  (  ajoute-t-il) , 
»  on  conçoit  très-bien  que  la  domination  fondée 
»  sur  la  force,  croit  se  soutenir  par  la  cruauté  ,  et 
y)  ce  peut  être  la  politique  du  despote  ;  mais  cette 
»  politique,  dans  un  Etat  libre,  est  ce  qu'il  y  $ 
»  de  plus  insensé.  » 


Ï)E    LITTERATURE  36 1 

Il  trace  la  règle  des  intérêts  pécuniaires  et  mer- 
cantiles, dont  la  discussion  est  d'autant  plus  ins- 
tructive ,  que  ceux-lk  sont  de  tous  les  hommes 
et  de  tous  les  momens.  11  décide  toujours  confor- 
mément à  son  principe,  qu'il  est  contraire  à  la 
nature  de  l'homme  et  des  choses,  c'est-à-dire  ,  à 
ce  qui  fonde  Tordre  social ,  d'ôter  rien  à  personne 
de  ce  qui  lui  appartient ,  de  lui  causer  le  plus  petit 
dommage  directement  ou  indirectement,  par  ac- 
tion ou  par  omission,  de  nuire  de  paroles  ou  de 
réticence  ;  et  il  résulte  de  tous  les  exemples  qu'il 
propose ,  cette  grande  vérité  usuelle  et  pratique 
que  la  probité  ,  pour  être  complette ,  doit  aller 
jusqu'à  la  délicatesse ,  ou,  en  d'autres  termes,  que 
la  délicatesse  n'est  autre  chose  que  la  parfaite  pro- 
bité. «  La  disette  est  extrême  à  Rhodes ,  et  le 
»  blé  par  conséquent  très  -  cher.  Un  marchand 
»  d'Alexandrie  en  apporte  ,  et  en  raison  du  besoin 
»  le  vendra  ce  qu'il  voudta  ;  mais  en  partant 
»  d'Alexandrie,  il  a  vu  une  foule  d'autres  vais- 
J)  seaux  chargés  de  grains  ,  et  prêts  à  mettre  à 
»  la  voile  pour  Rhodçs.  Le  marchand  honnête 
y)  homme  est-il  tenu  de  le  dire  aux  Rhodiens?  » 
Cicéron  cite  les  avis  opposés  de  deux  philosophes 
fort  austères  et  fort  éclairés ,  et  le  pour  et  le  contre 
est  parfaitement  discuté.  Il  décide  pour  l'affirma- 
tive ,  fondé  sur  cette  règle ,  que  l'acheteur  ne  doit 
rien  ignorer  de  ce  que  sait  le  vendeur ,  sans  quoi 
le  marché  n'est  pas  égal ,  et  il  doit  l'être  dans  les 
principes  de  la  société  humaine.  «  Le  silence  du 
»  vendeur,  en  pareil  cas ,  est-il  d'un  homme  franc , 
»  droit,  juste?  Non.  Il  n'est  donc  pas  d'un  hon- 
»  ne  te  homme.  » 

J'ai  toujours  été  étonné  qu'en  fait  de  commerce 
l'intérêt  même  n'ait  pas  fait  un  calcul ,  qui  serait 
l'éloge  le  plus  efficace  de  la  probité.  Je  suppose 
qu'un  marchand ,  après  avoir  évalué  ce  que  doit 
légitimement  lui  rapporter  son  commerce ,  se  boi> 
3.  16 


3G-2  COURS 

nât  au  profit  qui  est  le  juste  salaire  de  son  travail 
et  la  subsistance  légitime  de  sa  famille  (comme, 
par  exemple,  un  intérêt  de  quinze  pour  cent, 
qu'on  dit  être  celui  du  commerce),  se  défendît 
d'ailleurs  de  jamais  y  rien  ajouter  ,  de  jamais  sur- 
faire, de  jamais  donner  une  qualité  de  marchan- 
dises pour  une  autre,  d'en  jamais  cacher  les  dé- 
fauts •  en  un  mot ,  qu'il  vendît  toujours  comme  il 
voudrait  acheter.  Je  mets  en  fait  que  cet  homme , 
une  fois  connu  pour  tel  (  et  il  le  serait  bientôt  ) 
deviendrait  dans  un  tems  donné  le  plus  riche  de 
son  état,  ec  qu'il  n'aurait  pas  de  plus  grand  em- 
barras que  de  suffire  à  la  fouie  des  acheteurs.  Je 
sais  bien  que  quelques-uns  se  sont  piqués  de  n'avoir 
qu'un  prix  ;  mais  cela  est  très-insuffisant  et  même 
très-insidieux  :  l'expérience  l'a  bientôt  fait  voir. 
Ce  que  je  propose  est  tout  autre,  et  l'homme  dont 
je  parle  serait  tel  qu'on  pourrait  envoyer  chez  lui 
un  enfant ,  pourvu  qu'il  sût  dire  ce  qu'il  faut ,  et 
qu'on  pourrait  prendre  sa  marchandise  les  yeux 
fermés.  Je  ne  craindrais  pour  lui  qu'une  tentation, 
très-prochaine  et  très-forte,  il  est  vrai,  celle  de 
faire  de  la  confiance ,  une  fois  bien  établie ,  un 
moyen  de  tromperie  très-lucrative  ,  au  moins  jus- 
qu'à ce  qu'elle  fût  reconnue  ;  car  le  gain  fait 
naître  la  soif  du  gain,  et  la  fortune  allume  la  cupi- 
dité. Mais  ici  encore  la  cupidité  calculerait  mal; 
car  à  peine  la  fraude  serait-elle  publique ,  qu'il  ne 
vendrait  plus  rien  ;  il  serait  le  seul  à  qui  l'on  ne 
passât  pas  d'être  fripon,  et  alors  ce  qu'il  aurait 
gagné  pendant  un  certain  tems  et  gagné  mal ,  vau- 
drait-il ce  qu'il  aurait  pu  bien  gagner  tout  le  reste 
de  sa  vie  ? 

Mais  voici  des  problèmes  tout  autrement  épi- 
neux ;  aussi  ne  devaient-ils  pas ,  selon  moi ,  être 
même  proposés.  Au  milieu  d'un  naufrage  deux 
hommes  se  jettent  sur  une  planche  qui  n'en  peut 
sauver  qu'un  3  lequel  des  deux  doit  céder  à  l'autre? 


DE    LITTERATURE.  363 

Cicéron  décide  qu'elle  appartient  à  celui  qui  est 
Je  plus  utile  à  la  chose  publique.  Et  qui  en  sera 
juge  ?  Et  quand  l'un  des  deux  jugerait  en  faveur 
de  l'autre  contre  lui-même  (  ce  qui  serait  déjà 
beaucoup)  ,  cela  suffirait- il  pour  vaincre  le  sen- 
timent naturel  et  légitime  de  sa  conservation? 
Cicéron  prononce  de  même  que  s'il  s'agit  de  mou- 
rir de  faim  ou  de  froid,  et  qu'il  y  ait  un  aliment 
ou  un  vêtement  dispute'  entre  deux  personnes , 
celle  qui  est  la  plus  nécessaire  à  ses  concitoyens  , 
a  droit  de  s'emparer  du  pain  ou  de  l'habit,  au 
préjudice  de  l'autre.  Remarquez  qu'il  s'agit  de 
deux  personnes  égales  d'ailleurs  en  tout  le  reste  j 
car  les  exemples  de  Cicéron  ne  sont  pas  de  ceux 
qu'offre  assez  fréquemment  l'histoire  ,  comme  des 
soldats  qui  font  à  peu  près  de  semblables  sacri- 
fices à  leur  général,  ou  des  sujets  à  leur  souverain  ; 
encore  n'est-ce  pas  dans  cette  extrémité  de  besoin 
physique ,  où  l'homme  n'a  plus  guère  qu'un  mou- 
vement machinal 5  et  l'on  pourrait  douter,  dans 
tous  les  cas ,  si  ce  qui  est  cité  comme  trait  d'hé- 
roïsme et  de  dévoûment ,  peut  être  prescrit  comme 
devoir.  Mais  en  total ,  mon  avis  serait  que  ces 
sortes  d'hypothèses  sortent  de  la  sphère  des  de-* 
voirs  ,  et  doivent  être  en  conséquence  étrangers  k 
un  traite"  de  morale.  La  morale  suppose  nécessai- 
rement l'homme  jouissant  de  ses  facultés  morales; 
or,  dans  les  exemples  allégués,  où  un  homme  est 
prêt  à  se  noyer  ou  à  périr  de  faim  et  de  froid  (  et 
ce  sont  les  termes  de  Cicéron)  (i)  ,  l'homme  n'est 
plus  qu'animal  (2) ,  et  ce  n'est  plus  le  moment  de 


(1)  Si  famé  autfrigore  cojificiatur, 

(1)  Il  est  de  fait  qu'une  faim  extrême ,  un  froid  extrême 
ôte  la  raison.  Dans  nos  lois ,  un  homme  qui,  mourant  de 
faim  ,  prendrait  un  pain  chez  un  boulanger  ,  ne  serait  pas 
puni  comme  voleur.  Il  importe  de  prendre  garde  que  je 


364  cours 

lui  tracer  des  devoirs  quand  il  ne  peut  en  sentir 
qu'un,  le  premier  alors  pour  tous  les  êtres  animés  , 
celui  de  se  conserver  ;  et  en  supposant  même  qu'il 
y  eût  en  ce  genre  des  phénomènes  de  magnanimité 
(ce  qui  est  possible)  f  on  ne  pourrait  pas  faire  une 
règle  de  ce  qui  n'est  qu'une  exception. 

Cicéron  paraîtra  moins  îigoriste  sur  le  serment, 
matière  aussi  souvent  agitée  qu'aucune  autre.  11  se 
range  à  l'opinion  généralement  reçue  ,  non-seule- 
ment que  si  l'on  a  juré  de  mal  faire ,  le  serment 
est  nul,  mais  que  tout  serment  imposé  par  la  force 
n'est  point  obligatoire.  «  Le  serment  (dit-il)  tient 
»  à  la  conscience,  et  dès  que  vous  n'avez  pas  juré 
»  selon  votre  conscience,  ex  animi  sententiâ ;  il 
»  n'y  a  point  de  parjure.  »  Mais  il  ne  touche  pas 
la  question  la  plus  délicate ,  si  l'honnête  homme 
peut  jurer, par  la  crainte  d'un  danger  quelconque, 
ce  qu'il  ne  croit  pas  devoir  tenir  par  respect  pour 
son  devoir.  Je  ne  la  traiterai  pas  non  plus,  parce 
qu'elle  dépend  d'un  grand  nombre  de  circons- 
tances qui  peuvent  changer  les  obligations,  au 
point  qu'il  n'est  guère  possible  là-dessus  de  fixer 
une  loi  générale. 

Les  traités  de  la  Vieillesse  et  do  l'Amitié  > 
naturellement  moins  abstraits  que  tous  les  autres, 
ont  été  si  souvent  traduits  ,  et  sont  si  connus  de 
toutes  les  classes  de  lecteurs,  que  je  me  crois  dis- 
pensé de  tout  examen  et  de  tout  extrait.  Il  y  a 
îong-tems  que  ces  deux  morceaux  ont  réuni  tous 
les  suffrages  :  celui  de  la  Vieillesse  surtout  a  paru 
charmant  ,  et  d'autant  plus  qu'on  s'y  attendait 
moins  :  on  a  dit  qu'il  faisait  appétit  de  vieillir.  Si 
l'on  a  désiré  quelque  chose  dans  celui  de  l'Amitié , 
c'est  peut-être  en  raison  d'une  attente  contraire  : 

ne  parle  ici  que  de  ce  seul  état,  et  que  cette  exception 
n'est  pas  dangereuse  ?  car  ce  n'est  pas  cet  état  qui  produit 
des  crimes. 


DE    LITTÉRATURE.  365 

personne  n'aime  la  vieillesse  ,  quoique  chacun 
souhaite  de  vieillir,  et  il  est  aussi  commun  de  se 
piquer  d'amitié ,  que  de  se  plaindre  de  la  rareté 
d\m  ami.  Chacun  prétend  l'être  ,  en  répétant  ce 
mot  connu  :  O  mes  amis  !  il  ny  a  plus  d'amis. 
Heureusement  pour  Cicéron ,  nous  avons  la  preuve 
qu'il  l'était,  et  qu'il  en  eut  un.  Ses  lettres  a  Atticus 
attestent  l'un  et  l'autre ,  et  c'est  à  lui  aussi  qu'il 
dédia  son  livre  de  t '.Amitié  -?  mais  c'est  Lélius 
qui  en  trace  les  caractères  et  les  préceptes.  C'est 
lui  qui  dit  que  Scipion  ne  connaissait  point  de 
plus  odieux  blasphème  contre  l'amitié,  que  ce 
mot  d'un  Ancien  :  Il  faut  aimer  comme  si  L'on 
devait  un  jour  haïr.  Ce  mot  vous  révolte  ,  et  moi 
aussi  ,  et  j'allais  peut-être  céder  au  plaisir  d'en 
faire  justice  avec  vous  ;  mais  je  me  rappelle 
qu'elle  a  déjà  été  faite  et  en  vers,  ce  qui  vaut 
toujours  mieux  que  la  prose  quand  les  vers  sont 
bons,  et  ceux-ci  le  sont,  quoique  l'auteur  (i)? 
distingué  en  d'autres  genres,  ait  fait  fort  peu  de 
vers  en  sa  vie. 

Aîi!  périsse  à  jamais  ce  mot  affreux  d'un  sage, 
Ce  mot  l'effroi  du  cœur  et  l'effroi  de  l'amour! 
Songez  que  votre  ami  peut  vous  trahir  un  jour* 

(i)  M.  Gaillard,  historien  savant  et  éclairé,  écrivain 
pur  et  élégant,  dont  les  recherches  utiles  et  laborieuses 
ont  répandu  beaucoup  de  lumières  sur  une  grande  partie 
de  notre  histoire.  Il  était  mon  confrère  à  l1  Académie 
française,  et  avait  été  de  très-bonne  heure  un  des  gens 
de  lettres  dont  l'estime  et  la  bienveillance  encouragèrent 
les  travaux  de  ma  première  jeunesse.  Il  était  d'ailleurs 
très-digne  de  bien  parler  de  L'amitié  :  il  fut  honoré  pen- 
dant trente  ans  de  celle  du  vertueux  et  infortuné  Maies- 
herbes.  La  profonde  retraite  où  il  a  vécu  depuis  la  révo- 
lution ,  l'a  éloigné  de  moi  sans  que  jamais  je  l'aie  oublié  ; 
et  j'ai  saisi  avec  empressement  cette  occasion  de  laisser 
une  marque  de  souvenir  et  de  reconnaissance  à  un  con- 
frère aujourd'hui  octogénaire  7  et  que  peut-être  ne  rever- 
rai-je  plus. 

16, 


366  cours 

Qu'il  me  trahisse,  hélas  !  sans  que  mon  coeur  l'offense  > 
Sans  qu'une  douloureuse  et  coupable  prudence 
Dans  l'obscur  avenir  cherche  un  crime  douteux  : 
S'il  cesse  un  jour  d'aimer,  qu'il  sera  malheureux! 
S'il  trahit  nos  secrets  ,  je  dois  encor  le  plaindre  : 
Mon  amitié  fut  pure  ,  et  je  n'ai  rien  à  craindre. 
Qu'il  montre  à  tous  les  yeux  les  secrets  de  mon  cœur: 
Ces  secrets  sont  l'amour  ,  l'amitié  ,  la  douleur, 
La  douleur  de  le  voir,  infldclle  et  parjure  , 
Oublier  ses  sermens  comme  moi  mon  injure. 

Cicëron  doit  revenir  encore  devant  nous  ,  sous 
les  rapports  du  mérite  philosophique ,  en  compa- 
raison avec  Séneque ,  dont  il  me  reste  à  parler* 


FIN   DU    TROISIEME    VOLUME, 


TABLE   DES  MATIERES 

DU   TOME  III. 


PREMIERE  PARTIE.  —ANCIENS. 

Suite  du  LIVRE  IL  Eloquence page  i 

Chapitre  IV.  Analyse  des  ouvrages  oratoires 

de  Cicéron ibid. 

Section  I.  De  la  différence  de  caractère  entre 
l'éloquence  de  Démosthene  et  de  celle  de 
Cicéron,  et  des  rapports  de  l'une  et  de 
l'autre  avec  le  peuple  d'Athene  et  celui  de 

Rome ibid. 

Sect.  II.  Des  orateurs  romains  qui  ont  pré- 
cédé Cicéron,  et  des  commencemens  de  cet 

orateur 9 

Sect.  III.  Les  Verrines 16 

Sect.  IV.  Les  Catilinaires 3^ 

Sect.  V.  Des  autres  harangues  de  Cicéron.  59 
Appendice  ou  nouveaux  Eclaicissemens  sur 
l Eloquence  ancienne,  sur  l'Erudition  des 
quatorzième ,  quinzième  et  seizième  siècles  ; 
sur  le  Dialogue  de  Tacite  ,  de  Causis  cor- 
ruptae  Eloquentiae  -7  sur  Démosthene  et  Cicé- 
ron }  etc ....n3 

Chap.  V.  Des  deux  Pline i58 

LIVR.E  III.  Histoire ,  philosophie  et  littérature 

mêlée 206 

Chap.  I.  Histoire ibid. 

Sect.  I.  Historiens  grecs  et  romains  de  la 
première  classe* .  .  ibid. 


36S  TABLE    DES    MATIERES. 

Sect.  II.  Des  harangues»  et  de  la  différence 
de   système  entre  les  histoires  anciennes 

et  la  nôtre Page  2:*3 

Sect.  III.  Historiens  de  la  seconde  classe.  229 

Chap.  II.  Philosophie  ancienne 253 

Idées  préliminaires  .   • ibid. 

Sect.  I.  Platon 261 

Sect.  II.  Plutar que .    .  3 10 

6ect.  III.  Cicéron 327 


FIN    DE    LA    TABLE»