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ÛCT 1 7 ira
AUG 7 1980
L161 — O-1096
LYCÉE
ou
COURS DE LITTÉRATURE.
TOME TROISIEME.
LYCÉE
ou
COURS DE LITTÉRATURE
ANCIENNE ET MODERNE;
Par J. F. LAHARPE.
NOUVELLE ÉDITION,
OKHÉE DU POKXKAXT B* *******
TOME TROISIÈME.
PARIS,
Amable COSTES , Libraire, rue de Seine, a° 7,
181 3.
COURS
DE LITTÉRATURE
ANCIENNE ET MODERNE.
'
PREMIERE PARTIE.
ANCIENS.
^LIVP^E SECOND.
ÉLOQUENCE.
CHAPITRE IV.
Analyse des ouvrages oratoires de Cicérôn.
SECTION PREMIÈRE.
De la différence de caractère entre l'éloquence
de Démosthene et de celle de Cicéron > et des
rapports de Vune et de Vautre avec le peuple
d! Athènes et celui de Rome,
JlN ou s avons entendu Dëmostïiene dans les deux
genres d'éloquence , le judiciaire et le délibératif,
et nous avons vu que dans l'un et dans l'autre sa
logique était également pressante , et ses mouve-
mens de la même impétuosité. Cicéron procède en
général d'une manière différente : il donne beau-
coup aux préparations ; il semble ménager ses
forces en multipliant ses moyens 5 il n'en néglige
aucun , non-seulement de ceux qui peuvent servir
à sa cause , mais même de ceux qui ne vont qu'à
la gloire de son art; il ne veut rien perdre, et
3. i
545315
1 COUPS
n'est pas moins occupe de lui que de la chose. C'est
sans doute pour cela que Fénélon, dont le tact
est si délicat, préférait Dëmosthene , comme allant
plus directement au but. Quintilien, au contraire,
paraît préférer Cicéron , et Ton sait qu'entre deux
orateurs d'une telle supériorité, la préférence est
plutôt une affaire de goût que de démonstration.
Telle a toujours été ma manière de penser sur
ces sortes de comparaisons, si souvent ramenées
dans les entretiens et dans les discussions litté-
raires. J'ai toujours cru que ce qui importait le
plus n'était pas de décider une prééminence qui
sera toujours un problème, attendu la valeur a
peu près égale des motifs pour et contre , et la
diversité des esprits , mais de bien saisir , et de
bien apprécier les caractères distinctifs et les!
mérites particuliers de chacun.
J'a\ais toujours préféré Cicéron, et je le pré-
fère encore comme écrivain; mais depuis que j'ai
vu des assemblées délibérantes , j'ai cru sentir que
la manière de Démosthene y serait peut-être plus
puissante dans ses effets, que celle de Cicéron.
Remarquez que tous deux ne sont plus pour
nous, à proprement parler, que des écrivains;
nous ne les entendons pas, nous les lisons; Ils!
ne sont plus la pour nous persuader, mais pour;
nous plaire. Philippe et Eschinc, Antoine et'
Catilinasont jugés il y a long-tems ; c'est Cicéron
et Démosthene que nous jugeons , et cette diffé-
rence de point de vue est grande; car pour les
Grecs et pour les Romains , c'était de la chose
qu'il s'agissait avant tout, et ensuite de l'orateur.
Tous deux: ont eu les mêmes succès , et ont exercé
îe même empire sur les âmes; mais aujourd'hui
je conçois très-bien que Cicéron , qui a toutes
les sortes d'esprit et toutes les sortes de style ,
doit être plus généralement goûté que Démos-
thene, qui n'a pas cet avantage, Cicéron est de-
DE LITTÉRATURE. $
vant des lecteurs ; il leur donne plus de jouissances
diverses ; il peut l'emporter : devant des audi-
teurs , nul ne remporterait sur Démosthene, parce
qu'en l'écoutant il est impossible de ne pas lui
donner raison; et certainement c'est là le premier
but de l'art oratoire.
Ne pourrait-on pas encore observer d'autres
motifs de disparité, tirés de la différence des
gouveraemeus et du caractère des peuples à qui
tous deux avaient affaire? Il n'y avait dans Athènes
qu'une seule puissance , celle du peuple : c'était
une démocratie absolue , telle que Kousseau la
voulait exclusivement pour les petits Etats : il
la croyait impossible dans les grands , et il n'y
en avait jamais eu d'exemple.
Le peuple athénien était volage , inappliqué,
amoureux du repos, idolâtre des plaisirs, confiant
dans sa puissance et dans son ancienne gloire. Il
avait besoin d'être fortement remué ; et quoique
la manière de Démosthene fut sans doute le ré-
sultat des qualités naturelles de son talent, elle
dut aussi être modifiée , jusqu'à un certain point 7
par la connaissance qu'il avait de ses auditeurs ;
et cette étude était trop importante pour échap-
per à un homme d'un aussi excellent esprit que
le sien. Il songea donc à frapper fort sur cette
multitude inattentive , sachant bien que s'il lui
donnait le tems de respirer, s'il lui permettait de
s'occuper des agrémens de son style et des beau-
tés de sa diction , tout était perdu. Les Athéniens
étaient capables d'oublier tout ce qu'il leur disait,
pour s'extasier sur ses phrases et faire parade de
leur bon goût en se récriant sur le sien. Il le
savait si bien, qu'à la lin de la Philippique que
j'ai traduite , et qui lui attira beaucoup d'applau-
dissemens, il leur adressa ces derniers mots : « Eh!
» n'applaudissez pas l'orateur , et faites ce qu'il
» vous conseille j c%r je ne saurais vous sauver par
4 COURS
» mes paroles : c'est à vous de vous sauver par
» des actions. »
Aussi quand il avait entraîne le peuple, il avait
tout lait : on Je chargeait sur-le-champ de rédiger
le décret, suivant la formule ordinaire, qui en
laissait à l'orateur, et l'honneur et le danger : De
ïavis de Démosthene, te peuple d' Athènes arrête
et décrète , etc. Nous avons encore une foule de
ces décrets , conserves chez les historiens et les
orateurs de la Grèce,
Il n'en était pas de même a Rome : il y avait
une concurrence de pouvoirs et une complication
d'intérêts divers à ménager. Quoique la souve-
raineté résidât de fait dans le peuple, sans être
théoriquement établie comme elle l'a été chez les
Modernes , le gouvernement habituel appartenait
au sénat, si ce n'est dans les occasions où les tri-
buns portaient une affaire devant le peuple assem-
blé, et faisaient passer un plébiscite, et dans ce
cas le sénat même y était soumis. Pour ce qu'on
appelait une loi , il fallait réunir le consentement
du peuple et du sénat ; et de là ces fréquentes
divisions entre les deux ordres , dans lesquelles
le peuple eut presque toujours l'avantage, et, ce
qui est plus remarquable, presque toujours raison.
Mais ce qui prouve que la théorie de la souverai-
neté du peuple n était pas très-clairement connue, j
c'est que tous les actes publics portaient textuel- j
lement : Senaius populusque romanus ; ce qui
était inconséquent : les principes exigeaient que
l'on dît : Populus senatusque romanus. Mais cette
différence entre la souveraineté et le gouverne- i
ment n'a été suffisamment développée que dans
les écrits de Locke , et c'est de là que Rousseau
l'a reportée dans son livre du Contrat social.
Les affaires étaient donc souvent traitées en
même tems , et dans le sénat et devant le peuple ,
et Ja différence d'auditoire devait en mettre daas ;
DE LITTÉRATURE. 5
lYloquencc. De plus , il y avait des citoyens si
puissans , qu'ils faisaient seuls , et par leur crédit
particulier , un poids considérable dans la balance
des délibérations publiques, et l'orateur devait
avoir égard à toutes ces considérations.
Le peuple romain était beaucoup plus sérieux ,
plus réfléchi , plus mesuré , plus moral que celui
d'Athènes. On peut dire même que , de tous les
peuples libres de l'antiquité : il n'en est pas un qui
puisse lui être comparé. 11 a donné des exemples
sans nombre de cette modération qui semble ne
pas appartenir à une multitude , dont les mouve-
mens ont ordinairement d'autant moins de mesure,
qu'ils ont par eux-mêmes plus de force ; et Ton
sait que la modération n'est autre chose que la
mesure juste de toutes les affections , de tous les
devoirs et de toutes les vertus. Ce qui est rare
dans un individu, doit l'être encore plus dans un
amas d'hommes, et c'est pourtant ce qu'on vit
sans cesse dans le peuple romain , et ce qui le
montre aux yeux observateurs comme particuliè-
rement destiné à commander aux autres. Cette
vérité, qui pourrait donner une face nouvelle à
l'histoire romaine si elle était écrite aujourd'hui
par quelqu'un qui joignît a l'éloquence des Anciens
la philosophie qui leur a souvent manqué , n'est
pas très- communément sentie , parce que tous les
historiens latins ont plus ou mokis de partialité
pour le sénat. C'était sans doute une compagnie
très-sage , surtout dans sa politique extérieure, où
ses passions ne dominaient pas , du moins jusqu'à
l'époque de la corruption; mais dans le gouverne-
ment intérieur , il serait facile de prouver que le
peuple montra souvent beaucoup plus de justice
et de vertu que lui. Où trouvai a-t-on, par exemple,
rien qui ressemble aux Romains lorsque leur ar-
mée quitte son camp au bruit de la mort de Vir-
ginie (premier crime individus! de la tyrannie
t> l p vus
décemvirale , et qui fut le dernier), entre dans
Home , enseignes déployées , sans commettre la
plus légère violence ; se borne k rétablir les au-
torités légitimes , k traduire Appius devant les
tribunaux, et quand il est condamné, reçoit en-
core son appel au peuple , quoique lui-même eût
abrogé ce droit d'appel ?
Ce peuple était fier . et il avait raison ; il sen-
tait sa force et n'en abusait pas : c'est la véritable
énergie : c'est avec celle-là qu'on fait de grandes
choses.
La corruption régnait dans Rome au tems de
Cicéron; mais il est juste d'avouer encore qu'elle
était infiniment plus sensible chez les grands que
chez le peuple. L'immoralité des principes n'eut
pas été supportée dans la tribune aux harangues :
elle le fut quelquefois dans le sénat , et se montra
souvent dans sa conduite. Mais aussi dans aucun
tems la fierté du peuple et la sévérité romaine
n'auraient pu s'accommoder des objurgations ame-
nés et humiliantes que Démosthene adressait aux
Athéniens. Caton seul se les permit quelquefois ,
jet on le pardonnait a son stoïcisme reconnu : on
respectait sa vertu sans estimer sa politique , qui
pn effet était médiocre. Il rendit peu de services ,
parce qu'il manquait de cette mesure dont je par-
lais tout-à-l'heure , et que Tacite appelle tenere
vx sapientiâ modum. Cicéron en rendit de très-
grands pendant toute sa vie , et mérita d'être
appelé Père de la patrie. Je me souviens k ce pro-
pos, qu'un homme qui apparemment ne savait
de Cicéron que ce qu'on en sait dans les classes,
et ne connaissait pas le Cicéron de l'histoire, me
dit , un jour que je lui en faisais l'éloge : Allez ,
votre Cicéron n'était qu'un modéré, Cen'estpour*
tant pas à ce titre , lui dis-je, que les triumvirs
l'assassinèrent; mais c'est qu'apparemment on ne
connaissait pas à Rome la faction des modérés.
DE LITTERATURE. 7
D'après ces observations , on ne sera pas étonné
des deux caractères dominans dans l'éloquence
délibérative de Cicéron, rinsinualion et Porne-
inent : V insinuation , parce qu'il avait à ménager 9
soit dans le sénat, soit devant 1er peuple , soit dans
les tribunaux, une foule de convenances étran-
gères à Démoslhene; l'ornement, parce que la
politesse du style , qui n'était introduite à Rome
que depuis la conquête de la Grèce , était mil
sorte d'attrait qui se faisait sentir plus vivement a
mesure que tous les arts de goût et de luxe étaient
plus accrédités dans Rome. Au milieu des jouis-
sances de toute espèce , celles de l'esprit et de
l'oreille étaient devenues une véritable passion.
On attachait un grand prix à la diction , surtout
dans les tribunaux, où les piaidoieries étaient
prolongées comme pour l'amusement, des juges 3
plus encore que pour leur instruction.
Cicéron s'attacha donc extrêmement à l'élégance
et au nombre. Il savait que l'on se faisait une fête
de l'entendre dans le forum ; que tous ses discours
étaient enlevés dans le sénat , par la même mé-
thode que nous employons aujourd'hui, par des
tachygraphes , que Ton nommait en latin notarli
et librarii. Ainsi, quoique Pélocution fût égale-
ment regardée par les Grecs et les Ptomains comme
la partie la plus essentielle et la plus difficile de
Part oratoire , parce qu'on y comprenait dans le
langage des rhéteurs, non-seulement toutes les
figures de diction qui en sont l'ornement, mais
toutes les figures de pensée qui en sont Pâme, je
conçois que Cicéron ait pu mettre plus de soin
que Démosthene, dans ce qu'on appelle le fini
des détails, et qu'il ait recherché la parure et
la richesse d'expression , en raison de ce qu'on
attendait de lui. Cela est si vrai , que ceux qui se
piquaient d'être amateurs de Patlicisme , repro-
chaient à Cicéron d'être trop orné; et Quintilien,
8 COURS
•son admirateur passionné , s'est cru oblige' de le
justifier sur ce point , et de réfuter ces prétendus !
attiques , qui en effet allaient trop loin. L'atti- ■ !
cisme consistait principalement dans une grande
pureté de langage , un entier éloignement de toute
affectation , et une certaine simplicité noble qui
devait avoir l'aisance de la conversation, quoi- !
qu'elle fût en effet beaucoup plus soutenue et plus I
relevée : c'est en cela qu'excellait Démostliene. ,
Mais cette simplicité n'excluait point les orne- -
mens naturellement amenés, comme le préten-
daient ces critiques trop délicats, qui auraient ;
rendu la diction maigre et nue à force de la rendre t
simple. Cette simplicité n'excluait que l'affecta-
tion, et jamais Cicéron n'a rien affecté. Chez lui
tout coule de source ; et s'il ne parait pas , au j
même point que Démostliene , s'oublier tout-k-
fait comme orateur , pour ne laisser voir que
l'homme public , il sait cacher son art , et vous ne
vous en apercevez que par le charme que son élo-
cution vous fait éprouver.
La gravité des délibérations du sénat, néces-
sairement différentes de celles du peuple, toujours
un peu tumultueuses, ne comportait pas d'ordi-
naire toute la véhémence , toute la multiplicité
de mouvemens qui était nécessaire a Démostliene
pour fixer l'attention et l'intérêt des Athéniens.
Aussi les Philippiques de Cicéron sont-elles géné-
ralement beaucoup moins vives que celles de l'o-
rateur grec. La seconde, qui est la plus forte de
toutes, ne fut pas prononcée; elle n'est pas du
même genre que les autres : c'est une violente
invective contre Antoine, en réponse à celle que
le triumvir avait vomie contre lui en son absence,
au milieu du sénat. Dans les autres , qui ont pour
objet de faire déclarer Antoine ennemi de la pa-
trie, et d'autoriser Octave à lui faire la guerre,
Cicéron n'avait pas, à beaucoup près, autant
DE LITTÉRATURE. q
a obstacles à vaincre que De'mosthenc. Le sénat ,
au moins en grande partie , était contre Antoine ,
et il ne s'agissait guère que de diriger ses mesures ,
de lui inspirer de la fermeté et de la résolution ,
et de le rassurer 'contre la défiance qu'on pouvait
avoir d'Octave. Cicéron fit tout ce qu'il voulut J
et rédigea tous les décrets.
S'il se rapprocha quelquefois , dans les délibé-
rations du sénat, de la véhémence de Démosthene,
c'est quand il eut en tête des ennemis déclarés,
tels que Catilina , Clodius , Pison , Vatinius. Il
réservait d'ailleurs les foudres de l'éloquence pour
les combats judiciaires : c'est là qu'il avait devant
lui une carrière proportionnée à l'abondance et
à la variété de ses moyens : c'est là le triomphe
de son talent. Mais , en cette partie même , il
diffère de Démosthene , en ce que celui-ci va tou-
jours droit à l'ennemi , toujours heurtant et frap-
pant , au lieu que Cicéron fait pour ainsi dire un
siège en forme , s'empare de toutes les issues , et y
se servant du discours comme d'une armée , en-
veloppe son ennemi de toutes parts , jusqu'à ce
qu'enfin il l'écrase. Mais avant d'entrer dans le
détail de ses ouvrages , il faut voir ce que l'élo-
quence romaine avait été jusqu'à lui.
SECTION II.
Des orateurs romains qui ont précédé Cicéron j
et des commencemens de cet orateur.
Cicéron, dans son Traité des Orateurs célèbres ,
où. il s'entretient avec Atticus et Brutus, après
avoir parlé des Grecs qui se distinguèrent dans
l'éloquence , depuis Périclès jusqu'à Dcmétrius de
Phalere , qui avec beaucoup de mérite commença
pourtant à faire sentir quelque altération dans la
pureté dvi goût attiquc? et marqua le premier
Ï0 COURS
degré de la décadence , vient à ceux des Romains
qui, dès les premiers tems de la République,
s'étaient fait un nom par le talent de la pa.ole. Il
en trace une énuméiation assez étendue pour nous
faire comprendre combien cet art avait été long-
tems cultivé sans faire de pi ogres remarquables,
jusqu'au tems de Caton le censeur et jusqu'aux
Gracches , les seuls qu'il caractérise de manière à
laisser d'eux une assez grande idée , non pas celle
de la perfection ( ils en étaient encore loin) , mais
celle du génie qui n'est pas encore guidé par l'art
ni poli par le goût. La véhémence et le pathétique
étaient le caractère des Gracches; la gravité et
l'énergie celui de Caton; mais tous trois man-
quaient encore de cette élégance , de cette harmo-
nie , de cet art d'arranger les mots et de construire
les périodes, toutes choses qui occupent une si
grande place dans l'art oratoire, non moins obligé
que la poésie, de regarder l'oreille comme le che-
min du cœur. Les Gracches paraissent avoir été
du nombre de ceux qui furent instruits les pre-
miers dans les lettres grecques, que l'on com-
mençait a connaître dans Rome. L'histoire nous
apprend qu'ils durent cette instruction , alors
assez rare, à l'excellente éducation qu'ils reçurent
de leur mère Cornélie. Mais la langue latine n'était
pas encore perfectionnée ; elle ne le fut qu'au sep-
tième siècle de Rome , à l'époque où fleurirent
Antoine, Crassus, Scœvola, Sulpitius, Cotta, que
nous avons vus tous jouer un grand rôle dans les
dialogues de Cicéron sur l'Orateur. L'éloge qu'il
en fait n'est fondé en partie que sur une tradition
qui se conservait facilement parmi tant d'auditeurs
et de juges; car plusieurs n'avaient rien écrit, et
ceux dont les ouvrages étaient entre les mains de
Cicéron , n'ont pu échapper à l'injure des tems.
IVous ne les connaissons que par le témoignage
honorable qu'il leur rend, en sorte que toute
DE LITTERATURE* lî
l'histoire de l'éloquence romaine et tous les mo-
numens qui nous en restent , sont pour nous ren-
fermés à la fois dans les écrits de Cicéron.
Lorsqu'il parut dans la carrière oratoire, Hor-
tensius y tenait le premier rang : on l'appelait le
roi du barreau. Cicéron, dès les premiers pas qu'il
fît, rencontra cet illustre adversaire , eut la gloire
de lutter contre lui avec avantage , et de mériter
son estime et son amitié. Mais lui-même nous
apprend (et son impartialité connue le rend très-
croyable ) qu'Hortensius ne soutint pas sa répu-
tation jusqu'au bout. 11 ne s'aperçut pas que l'éclat
et l'ornement qui étaient le principal mérite de
ses discours , son action plus faite pour le théâtre
que pour les tribunaux, toutes ces séductions qui
avaient fait applaudir sa jeunesse , convenaient
moins à un âge plus mûr , dont on exige des qua-
lités plus importantes , et qui doit mettre dans ses
paroles tout le poids , toute la dignité qui appar-
tient à l'expérience. On vit Hoi tensius baisser à
mesure que Cicéron s'élevait. Cette concurrence
inégale jeta quelques nuages dans leur liaison. Ci-
céron crut avoir a se plaindre de lui dans le tems
de son exil ; ce qui ne l'empêcha pas de lui payer ?
à sa mort , le tribut de regrets qu'un aussi bon
citoyen que lui ne pouvait refuser au mérite d'un
rival et à l'intérêt de l'Etat qui les avait souvent
réunis dans le même parti.
Le plus beau triomphe qu'il remporta sur lui ?
fut dans l'affaire de terres, dont je me propose
de parler en détail. Mais il faut observer aupara-
vant, pour la gloire de notre orateur, que dans
cette cause , comme dans beaucoup d'autres dont
il se chargea , il y avait autant de courage à entre-
prendre , que d'honneur à réussir. Il était venu
dans des tems de trouble et de corruption : la
brigue, le crédit, le pouvoir, remportaient sou-
vent dans les tribunaux sur l'équité : souvent Top-
11 COURS
presseur était si puissant ., que F opprimé ne trou-
vait point de défenseur. C'est ce qui était arrivé,
par exemple , dans le procès de Roscius d'Amerie ,
qui , dans le temps où les proscriptions de Sylla
faisaient taire toutes les lois, avait été dépouillé
de ses biens par deux de ses païens qui avaient
assassiné son père quoiqu'il ne fût pas au nombre
des proscrits , et qui , craignant ensuite que le fils
ne revendiquât ses biens avaient osé le charger
du meurtre qu'eux-mêmes avaient commis , et in-
tenter contre lui une accusation de parricide. Ils
étaient soutenus du crédit de Chrysogon , qui avait
partagé les dépouilles : c'était un affranchi de
Sylla , tout-puissant auprès de son maître qui était
alors dictateur. Aucun avocat n'avait osé s'expo-
ser aux ressentimens d'un ennemi si formidable.
Cicéron , âgé de vingt-six ans , eut cette noble
hardiesse. Plein de cette indignation qu'inspire
l'injustice , et. qu'une prudence timide refroidit
trop souvent dans l'âge de l'expérience , mais qui
allume le sang d'un jeune homme bien né \ peut-
être aussi emporté par cette ardeur de se signaler ,
l'un des plus beaux attributs de la jeunesse , il osa
.seul parler quand tout le monde se taisait ; réso-
lution d'autant plus étonnante , que c'était la pre-
mière cause publique qu'il plaidait (1).
Un autre mérite non moins admirable, c'est
qu'il ait mis dans son plaidoyer toute l'adresse et
toute la réserve que le courage n'a pas toujours.
En attaquant Chrysogon avec toute la force dont
il était capable , en le rendant aussi odieux qu'il
était possible , il a pour Sylla tous les ménagemcns
imaginables, et prend toujours le parti le plus
(i)Ou appelait causes publiques celles qui étaient
portées devant les sénateurs ou les chevaliers, et on les
distinguait des causes privées ? jugées dans les tribunaux
inférieurs-
DE LITTERATURE, l3
prudent lorsque Ton combat l'autorité, celui de
supposer qu'elle n'est point instruite , et même
qu'elle ne saurait l'être. Nous ignorons quel fut
l'événement du procès ; mais nous savons que peu
de tems après il eut encore la même confiance , et
défendit le droit de quelques villes d'Italie à la
bourgeoisie romaine , contre une loi expresse de
Sylla , qui la leur ôtait. Plutarque , qui écrivait
plus d'un siècle après Cicéron , croit que son
voyage dans la Grèce , et son absence qui dura
deux ans , eurent pour véritable cause , non pas
le besoin de rétablir sa santé , comme il le disait ,
mais la crainte des ressentimens de Sylla. Cette
opinion de Plutarque est démentie par d'autres
témoignages beaucoup plus authentiques , d'après
lesquels on voit que Cicéron demeura un an dans
Rome après le procès de Roscius. La conduite
noble et courageuse qui marqua son entrée dans
le barreau , fut dans la suite un des plus doux sou-
venirs qui aient flatté sa vieillesse. Il en parle à
son fils avec complaisance , et lui cite son exemple
comme une leçon pour tous ceux qui se destinent
au même ministère , et qui doivent être bien con-
vaincus que rien n'est plus propre à leur mériter
de bonne heure la considération publique , que ce
dévoûment qui ne connaît plus de danger dès
qu'il s'agit de protéger l'innocence. C'est le sen-
timent qui l'anime dans i'accusation contre Verres,
11 est vrai qu'il apportait dans cette cause de
grands avantages. Il était dans la force de l'âge et
dans la route des honneurs. Il avait exercé la ques-
ture en Sicile avec éclat , et venait d'être désigné
édile. Le peuple romain, charmé de son éloquence
et persuadé de sa vertu , lui prodiguait dans toutes
les occasions la faveur la plus déclarée. Les ap-
plaudissemens publics le suivaient partout; mais
il n'est pas moins vrai qu'en attaquant Verres , il
avait de grands obstacles à vaincre. Verres, tout
ï4 COURS
coupable qu'il était , se sentait appuyé du crédit
de tout ce qu'il y avait de plus puissant dans
Rome. Les grands , qui regardaient comme un de
leurs droits de s'enrichir dans le gouvernement
des provinces par les plus criantes concussions ,
faisaient cause commune avec lui et ne voyaient
dans la punition qui le menaçait , qu'un exemple
à craindre pour eux. On employait tous les
moyens possibles pour le soustraire à la sévérité
des lois. Cicéron, à qui les Siciliens avaient adressé
leurs plaintes, comme au protecteur naturel de
cette province depuis qu'il y avait été questeur ,
était allé sur les lieux recueillir les témoignages
dont il avait besoin contre l'accusé. 11 avait de-
mandé trois mois et demi pour ce voyage ; mais il
apprit qu'on s'arrangeait pour traîner l'affaire en
longueur jusqu'à l'année suivante, où M. Métellus
devait être préteur, et Q. Métellus et Hortensius
consuls. C'étaient précisément les défenseurs de
Verres, et ce concours de circonstances leur au-
rait donné trop de moyens de le sauver. Cicéron fît
tant de diligence, que son information fut achevée
en cinquante jours. Il revint à Rome au moment
où on l'attendait le moins; et considérant que la
plaidoierie pouvait occuper un grand nombre
d'audiences et consumer un terns précieux , il fit
procéder tout de suite à la preuve testimoniale , et
ne prononça qu'un seul discours , dans lequel , à
chaque fait , il citait les témoins qu'il présentait à
son adversaiie Hortensius , qui devait les interro-
ger. Les pieuves fuient si claires, les dépositions
si accablantes, les murmures de tout le peuple
romain qui était présent , se firent entendre avec
tant de violence , qu'Hortensius aterré , n'osa
prendre la parole pour combattre l'évidence , et
conseilla lui-même à Yen es de ne pas attendre le
jugement et de s'exiler d } Rome. Quand on lit
dans Cicéron !e détail de ses crimes atroces et m-
DE LITTÉRATURE. l5
nombrables , dont un seul aurait mérite la mort ,
on est indigné que la jurisprudence romaine, digne
d'éloges à tant d'autres égards , ait eu plus de res-
pect pour le titre de citojen romain , que pour
cette justice distributive qui proportionne le châ-
timent au délit, et qu'elle ait permis que tout
citoyen qui se condamnait lui-même à l'exil , fut
regardé comme assez puni. Verres cependant eut
une fin malheureuse ; mais ses crimes n'en furent
que l'occasion et non pas la cause. Après avoir
mené dans son exil , une vie méprisable dans l'a-
bandon et le mépris, il revint à Rome dans le
tems des proscriptions d'Octave et d'Antoine ;
mais ayant eu l'imprudence de refuser à ce dernier
les beaux vases de Corinthe et les belles statues
grecques qui étaient le reste de ses déprédations
en Sicile , il fut mis au nombre des proscrits 3 et
Verres périt comme Cicéron.
C'est la seule fois que ce grand-homme , occupé
sans cesse de défendre des accusés , se porta pour
accusateur , et c'est aussi par cette remarque inté-
ressante qu'il commence sa première Verrine. La
tournure que prit cette affaire fut cause que de
sept harangues dont elle est le sujet , il n'y eut
que les deux premières de prononcées. Cicéron
écrivit les autres , pour laisser un modèle de la
manière dont une accusation doit être suivie et
soutenue dans toutes ses parties. Les deux derniè-
res Terrines , regardées généralement comme des
chefs-d'œuvre, ont pour objet, l'une, les vols et
les rapines de Verres ; l'autre, ses cruautés et ses
barbaries. L'une est remarquable par la richesse
des détails , la variété et l'agrément des narra-
tions, par tout l'art que l'orateur emploie pour
prévenir la satiété en racontant une foule de lar-
cins, dont le fond est toujours le même; l'autre
est admirable par la véhémence et le pathétique ,
par tous les ressorts que l'orateur met en œuvre
16 COURS
pour émouvoir la pitié en faveur des opprimes , et
exciter l'indignation contre le coupable. C'est
cette dernière dont j'ai cru devoir traduire quel-
ques morceaux : en nous faisant sentir l'éloquence
de l'orateur, ils ont encore pour nous l'avantage
précieux de nous donner une idée du pouvoir arbi-
traire qu'exerçaient les gouverneurs romains dans
les provinces qui leur étaient confiées , et de l'abus
horrible qu'ils en firent trop souvent lorsque la
corruption des mœurs l'eut emporté sur la sagesse
des lois. C'est en jetant les yeux sur ces tableaux
qui révoltent l'humanité, que, malgré tout l'éclat
dont la grandeur romaine frappe l'imagination ,
on rend grâces au ciel de l'anéantissement d'une
puissance si naturellement tyrannique , qu'à quel-
ques excès qu'elle se portât, il fallait absolument
les souffrir, jusqu'à ce que, le terme du gouver-
nement expiré , on pût aller à Rome solliciter une
Aengeance incertaine, faible, tardive, qui n'expiait
point les forfaits et ne réparait point les maux.
C'est aussi par cette raison que , sans m' arrêter aux
discours relatifs à des causes particulières , et dont
les détails ne peuvent guère nous intéresser en eux-
mêmes, j'ai choisi de préférence tous les exemples
que je me propose de citer dans les harangues où
l'intérêt public est mêlé , et où l'éloquence et l'his-
toire se réunissent ensemble pour nous instruire
et nous émouvoir.
SECTION III.
Les Verrines.
Au moment où Verres fut chargé de la préture
de Sicile, les pirates infestaient les mers qui bai-
gnent cette île et les côtes d'Italie. Son devoir
était d'entretenir la flotte que la République armait
pour les combattre et protéger son commerce. Mais
l'avarice du préteur ne vit dans ses moyens de dé-.
DE LITTERATURE. I «J
fense qu'un nouvel objet de rapines et d'exactions ;
et faisant acheter leur congé aux soldats et aux ma-
telots qui devaient servir sur les galères, vendant
aux villes alliées et tributaires la dispense de four-
nir ce qu'elles devaient suivant les traités, et lais-
sant manquer de tout le peu d'hommes qu'il se crut
obligé de garder sur le petit nombre de vaisseaux
qu'il eut en mer , il ne se mit pas en peine d'ex-
poser la Sicile aux incursions des pirates, pourvu
qu'il s'enrichit aux dépens de l'Etat et de la pro-
vince. 11 mit à la tête de cette misérable escadre ,
non pas un romain, mais, ce qui était sans exemple,
un Sicilien nommé Cléomene , dont la femme était
publiquement la maîtresse du préteur. Il arriva ce
qui devait arriver : la flotte romaine s'enfuit à la
vue des pirates , et Cléomene le premier s'empressa
de débarquer. Les autres commandans de galères ,
qui n'avaient que quelques soldats exténués par le
besoin , ne purent faire autre chose que de suivre
l'exemple de l'amiral. Les pirates brûlèrent les
vaisseaux abandonnés à la vue de Syracuse , et en-
trèrent jusque dans le port. Cet affront fait aux
armes romaines , cette alarme portée par des cor-
saires jusque dans une ville aussi puissante que
Syracuse, retentirent bientôt jusqu'à Pl orne. Ver-
res craignit les suites d'un si fâcheux éclat, et, pour
ne pas paraître coupable de ce désastre , il forma
le dessein le plus abominable qui soit jamais entre
dans la pensée d'un tyran également lâche et cruel.
11 imagina d'accuser de trahison les commandans
siciliens , dont l'innocence était connue , et qui
n'avaient pu faire que ce qu'ils avaient fait, et sans
la plus légère preuve il les condamna au dernier
supplice. Toute la Sicile frémit de cet attentat.
Cicéron en demande vengeance. On va voir de
quelles couleurs il a su le peindre , et avec quelle
énergie il en détaille toutes les horreurs.
« Verres sort de son palais , animé de toutes les
ï8 COURS
» fureurs du crime et de la barbarie. Il paraît dans
» la place publique, et fait citer les commandaris
» a son tribunal. Ils viennent sans soupçon et sans
» crainte. Il fait soudain charger de fers ces mal-
» heureux qui se fiaient a leur innocence, qui ré-
j) clament la justice du préteur et lui demandent
» la raison de ce traitement. C'est, leur dit-il, pour
» avoir livré par trahison nos vaisseaux à l'ennemi.
» Tout le monde se récrie , tout le monde s'étonne
» qu'il ait assez d'impudence pour imputer à d'au-
» très qu'à lui la cause d'un malheur qui n'était que
» l'ouvrage de son avarice ; qu'un homme tel que
» "Verres, mis par l'opinion publique au rang des
)) brigands et des corsaires, ose accuser quelqu'un
» d'être d'intelligence avec eux ; qu'enfin cette
» étrange accusation n'éclate que quinze jours après
)) l'événement. On demande où est Cléomene , non
j> pas qu'on le crût plus digne de châtiment que
» les autres : qu'avait-il pu faire avec des vaisseaux
» dénués de toute défense ? mais enfin sa cause était
» la même : où est Cléomene ? On le voit à coté
» du préteur , lui parlant familièrement à l'oreille,
» comme il avait coutume de faire. L'indignation
» est générale , que les hommes les plus honnêtes ,
» les plus distingués de leur ville soient mis aux
» fers , tandis que Cléomene , pour prix de ses
» complaisances infâmes , est l'ami et le confident
» du préteur. Il se présente cependant un accusa-
» teur : c'était un misérable , nommé Turpion ,
» flétri sous les gouvernemens précédens , bien
» fait pour le rôle dont on le chargeait , et connu
» pour être l'instrument de toutes les iniquités , de
» toutes les bassesses , de toutes les extorsions de
» Verres. Lesparens,les proches de ces infortunés
» accourent a Syracuse , frappés de cette funeste
» nouvelle ; ils voient leurs enfans accablés sous le
» poids des chaînes, portant, ô Verres ! la peine
» de ton exécrable avarice. Ils se présentent , réel a-
DE LITTERATURE. Ï(J
v ment leurs enfans, les défendent à grands cris,
)) implorent ta foi , ta justice , comme si tu en avais
» eu jamais. C'est là qu'on voyait Dexion de Tyn-
» daris , un homme de la première noblesse , qui
» t'avait logé chez lui, que tu avais appelé ton hôte;
» et ni l'hospitalité ni son malheur, ni le rang
» qu'il tient parmi les siens, ni sa vieillesse , ni ses
» larmes , n'ont pu te rappeler un moment à quel-
» que sentiment d'humanité. On voyait Eubulide,
« non moins considérable et non moins respecté,
» qui, pour avoir dans ses défenses prononcé le
» nom de Cléomene , vit par tes ordres déchirer
yy ses vêtemens, et fut laissé presque nu sur laplace.
» Et quel moyen de justification restait-il donc ?
» Je défends, dit Verres, de nommer Cléomene.
» — Mais ma cause m'y oblige. — Yous mourrez
» si vous le nommez. — Mais je n'avais point de
» rameurs sur mon navire. — Vous accusez le pré-
» teur ! Licteurs, que sa tête tombe sous la hache.
» Juges, voilà le langage de Verres. Jamais il ne fit
» de moindres menaces. Ecoutez , au nom de l'hu-
» manité, écoutez les outrages faits à nos alHés :
» écoutez le récit de leurs malheurs. Parmi ces in-
» riocens accusés paraissait aussi Héraclius de Se-
» geste , Sicilien de la plus haute naissance , que
» la faiblesse de sa vue avait empêché de s'embar-
» quer sur son vaisseau , et qui avait eu ordre de
» rester à Syracuse. Certes , Verres , celui-là n'a
» pu être coupable , il n'a pu ni livrer ni aban-
» donner le navire où il n'était pas. N'importe :
» on met au nombre des criminels celui qu'on ne
» peut accuser même faussement d'aucun ci ime.
» Enfin, de ce nombre était aussi Furius d'Héra-
» clée , homme célèbre pendant sa vie, et qui l'est
» devenu bien plus après sa mort : c'est lui qui
» eut le courage, non-seulement d'adresser en face
» à Verres tous les reproches qu'il méritait (sûr
» de mourir , il n'avait plus rien à ménager) , mais
20 COURS
» même d'écrire son apologie dans la prison , en
» présence de sa mère, qui, toute en larmes, pas-
» sait les jours et les nuits auprès de lui. Toute la
» Sicile Ta lue , cette apologie , l'histoire de tes
» forfaits et de tes cruautés : on y voit combien
» chaque commandant de galères a reçu de mate-
» lots de la ville qui devait les fournir, et combien
» ont acheté de toi leur congé ; et lorsqu'à ton tri-
» bunal il alléguait ses moyens de défense, tes lic-
» teurs lui frappaient les yeux à coup de verges ,
». tandis que cet homme courageux, résolu à la
» mort et insensible a ses douleurs , s'écriait qu'il
» était indigne que les larmes de sa mère eussent
» moins de pouvoir sur toi pour le sauver , que les
» caresses d'une prostituée pour sauver l'infâme
)) Cléomene.
» Verres enfin les condamne tous de l'avis de
» son conseil , mais pourtant , dans une cause de
» cette nature , dans une affaire capitale , il ne fait
» venir ni son questeur Vettius , ni son lieutenant
» Cervius. Ce prétendu conseil n'était que le ramas
» des brigands qu'il avait à ses ordres. Juges , re-
» présentez-vous la consternation des Siciliens ,
» nos plus fidèles et nos plus anciens alliés , si sou-
» vent comblés des bienfaits de nos ancêtres. Cha-
» cun tremble pour soi , personne ne se croit en
» sûreté. On se demande ce qu'est devenu cette an-
)) cienne douceur du gouvernement romain , chan-
» gée en cet excès d'inhumanité? Comment tant
« d'hommes ont pu être condamnés en un moment,
» sans être convaincus d'aucun crime ! comment
» ce préteur indigne a pu imaginer de couvrir ses
» brigandages par le supplice de tant d'innocens !
» 11 semble en effet qu'on ne puisse rien ajouter
» à tant de scélératesse, de démence et de cruautés.
» Mais Verres veut se surpasser lui-même ; il veut
» enchérir sur ses propres forfaits. Je vous ai parlé
» de Phalargus, excepté delà condamnation gêné-
DE LITTERATURE. Il
» raie , parce qu'il commandait le navire que mon-
» tait Cléomene. Timarchide , l'un des agens de
» Verres, fut instruit que ce jeune homme, ne
» croyant pas sa cause différente de celle des au-
» très, avait montré quelque crainte. Il va le trou-
» ver, lui déclare qu'en effet il est à l'abri de Ja
» hache , mais qu'il court risque d'être battu de
» verges s'il ne se racheté de ce supplice ; et vous
)) l'avez entendu vous spécifier la somme qu'il avait
» comptée pour se dérober aux verges des licteurs.
» Maisà quoi m'arrête je? Sont-ce là des reproches
» à faire à Verres ? Un jeune homme noble , un
» commandant de vaisseau se racheté des verges
» à prix d'argent : c'est dans Verres un trait d'hu-
» manité. Un autre, au même prix, se dérobe à la
» hache : Verres nous y a accoutumés ; ce n'est pas
» un magistrat prévaricateur qu'on à mis en ju-
» gement devant vous , mais le plus abominable
» des tjrans : vous allez le reconnaître. Les inno-
» cens sont condamnés, on les traAne dans les ca-
» chots, on prépare leur supplice ; mais il faut que
)) ce supplice commence dans leurs malheureux
» parens. On leur interdit la vue de leurs enfans ;
» on défend de leur porter des vêtemens et de la
» nourriture. Ces pères infortunés qui sont ici de-
» vant vous, étaient étendus sur le seuil de la pri-
» son- des mères déplorables y passaient la nuit
» dans les pleurs, sans pouvoir obtenir les derniers
» embrassemens de leurs enfans 5 elles demandaient
» pour*- toute grâce qu'il leur fut permis de re-
» cueillir leurs derniers soupirs, et le demandaient
» en vain. Là veillait le gardien des prisons , le
» ministre des barbaries de Verres , la terreur des
» citoyens , le licteur Sestius , qui s'établissait un
y> revenu sur les douleurs et les larmes de tous ces
» malheureux. — Tant pour visiter votre fils, tant
» pour lui donner de la nourriture : personne ne
» s\y refusait. — Que me doniierez-vous pour faire
HT, COURS
» mourir votre fils d'un seul coup ? pour qu'il ne
» souffre pas long-tems ? pour qu'il ne soit pas
» frappé plusieurs fois ? Toutes ces grâces étaient
» taxées. O condition affreuse ! ô insupportable
» tyrannie ! ce n'était pas la vie que l'on marchan-
» dait, c'était une mort plus prompte et moins
» cruel le! Les prisonniers eux-mêmes composaient
» avec Sestius pour ne recevoir qu'un seul coup ;
» ils demandaient à leurs parens , comme une der-
» niere marque de leur tendresse , de payer cette
» faveur à l'inflexible Sestius. Est-ce assez de tour-
» mens ? la mort en sera-t-elle au moins le terme ?
» la barbarie peut-elle s'étendre au-delà ? Oui :
» quand ils auront été exécutés, leurs corps seront
» exposés aux bêtes féroces. Si c'est pour les parens
» un malheur déplus, qu'ils paient le droit de sé-
» pulture. Vous le savez, vous avez entendu Onase
» de Segeste , vous dire quelle somme il avait
» payée à Timarchide pour ensevelir Héraclius.
» Et qui, dans Syracuse , ignore que ces marchés
» pour la sépulture se traitaient entre Timarchide
» et les prisonniers eux-mêmes? que ces marchés
» étaient publics? qu'ils se concluaient en présence
» des parens? que le prix des funérailles était ar~
» rêté et payé d'avance ?
» Le moment de l'exécution est arrivé : on tire
» les prisonniers de leurs cachots , on les attache
» au poteau : ils reçoivent le coup mortel. Quel
)) fut alors l'homme assez insensible pour ne pas
» se croire frappé du même coup , pour ne pas être
» touché du sort de ces innocens,de leur jeunesse,
» de leur infortune , qui devenait celle de tous
» leurs concitoyens? Et toi , dans ce deuil général,
» au millieu de ces gémissemens, tu triomphais
» sans doute; tu te livrais à ta joie insensée; tu
» t'applaudissais d'avoir anéanti les témoins deton
» avarice. Tu te trompais, Verres, en croyant effa-
» cer tes souillures et laver tes crimes dans le sang
DE LITTERATURE. 23
» de T innocence. Tu t'accusais toi-même , en te
» persuadant que tu pourrais , à force de barbarie,
» t'assurer l'impunité de tes brigandages. Ces inno-
» cens sont morts, il est vrai, mais leurs parens
» vivent, mais ils poursuivent la vengeance de
» leurs enfans, mais ils poursuivent ta punition,
» Que dis-je? Parmi ceux que tu avais marqués
» pour tes victimes , il en est qui sont échappés -,
» il en est que le ciel a réservés pour ce jour de
» la justice. Voilà Philarque qui n'a pas fui avec
» Cléomene , qui heureusement pour lui a été pris
» par les pirates , et que sa captivité a sauvé des
» fureurs d'un brigand plus inhumain cent fois que
» ceux qui sont nos ennemis. Voilà Phalargus qui
» a pa}ré sa délivrance à ton agent Timarchide.
» Tous deux déposent du congé vendu aux mate-
» lots , de la famine qui régnait sur la flotte , de
» la fuite de Cléomene. Eh bien! Romains, de
» quels sentimens êtes- vous affectés , qu'attendez-
» vous encore? où se réfugieront vos alliés? à qui
» s'adresseront-ils ? dans quelle espérance pour-
» ront-ils encore soutenir la vie, si vous lesaban-
» donnez? C'est ici le port, l'asyle , l'autel des*
» opprimés. Us ne viennent pas y redemander leurs
» biens, leur or, leur argent, leurs esclaves, les
» ornemens qui ont été enlevés de leurs temples
» et de leurs cités. Hélas ! dans leur simplicité ,
y) ils craignent que le peuple romain ne fasse plus
» un crime à ses préteurs de les avoir dépouillés,
» Ils voient que depuis long-tems nous souffrons
» en silence que quelques particuliers absorbent
» les richesses des nations ; qu'aucun d'eux même
» ne se met en peine de cacher sa cupidité et ses
» rapines; que leurs maisons de campagne sont tou-
» tes remplies, toutes brillantes des dépouilles de
» nos alliés, tandis que depuis tant d'années Rome
» et le capitole ne sont ornés que des dépouilles
» de nos ennemis. Où sont en effet les trésors arra**
24 COURS
» chés a tant de peuples soumis , aujourd'hui dans
» l'indigence ? Où sont-ils ? Le demandez-vous
» quand vous voyez Athènes, Pergame? Milet,
» Samos, l'Asie, la Grèce englouties dans les de-
» meures de quelques ravisseurs impunis? Mais
» non , Romains , je le répète : ce n'est pas là lob-
» jet de nos plaintes et de nos prières. Vos alliés
» n'ont plus de biens à défendre. Voyez dans quel
» deuil, dans quel dépouillement, dans quelle ab-
» jection ils paraissent devant vous ! Voyez Sthé-
» nius de Therme , dont Verres a pillé la maison -y
» ce n'est pas sa fortune qu'il lui redemande ; c'est
» sa propre existence que Verres lui a ravie en
» le bannissant de sa patrie où il tenait le premier
» rang par ses vertus et par ses bienfaits. Voyez
)> Dexïon de Tyndai is : il ne réclamera point ce
» que Venès lui a pris ; il réclame un fils unique;
» il veut , après avoir pris une juste vengeance de
» son boui i eau , porter quelque consolation à ses
» cendres. Voyez Eubulide, ce vieillard accablé
» d'années, qui n'a entrepris un pénible voyage
» que pour voir la condamnation de ce monstre
» après avoir vu le supplice de son fils. Vous ver-
» riez ici avec eux si Métellus, le successeur et le
)> protecteur de Verres , l'eut permis , vous ver-
» riez les mères , les femmes , les sœurs de ces mal-
» heureux. L'une d'elles , je m'en souviens , comme
» j'approchais d'Héraclée au milieu de la nuit,
» vint à ma rencontre , suivie de toutes les mères
» de famille, à la clarté des flambeaux , et m'appe-
« lant son sauveur, appelant Verres son bourreau,
» répétant le nom de son fils ; elle restait pioster-
» née k mes pieds, comme si j'avais pu le lui rendre
» et le rappeler à la vie. J'ai été reçu de même dans
» toutes les autres villes, où la vieillesse et l'en-
» fance, également dignes de pitié , ont également
» sollicité mes soins, mon zèle et ma fidélité. Non,
» Romains , cette cause n'a rien de commun avec
DE LITTERATURE. 2*>
y> aucune autre. Ce n'est pas un vain désir de gloire
i> qui m'a conduit comme accusateur à ce tribunal :
» j' y suis venu appelé par des larmes ; j'y suis venu
» pour empêclter qu'à l'avenir les injustices de
» l'autorité , la prison , les chaînes , les haches , les
» supplices de vos fidèles allies , le sang des inno-
» cens , enfin la sépulture même des morts et le
» deuil des parens ne soient, pour les gouverneuis
» de nos provinces, l'objet d'un trafic abominable j
» et si par la condamnation de ce scélérat, par l'ar-
» rêt de votre justice je délivre la Sicile et vos
» alliés de la crainte d'un semblable sort, j'aurai
» satisfait à leurs vœux et a mon devoir. »
Cicéron , fidèle aux règles de la progression
oratoire , réserve pour la fin de ses différens plai-
l doyers le plus grand des crimes de Verres , celui
d'avoir fait mourir ou battre de verges des ci-
toyens romains; ce qui était sévèrement défendu
par les lois , a moins d'un jugement du peuple ou
d'un décret du sénat , qui donnait aux consuls un
pouvoir extraordinaire. L'orateur s'étend princi-
! paiement sur le supplice de Gavius. On ne conçoit
i pas , après ce qu'on vient d'entendre , qu'il trouve
iencore des expressions nouvelles contre Verres;
imais on peut se fier à l'inépuisable fécondité de
(son génie. 11 semble se surpasser dans son e'îq-
i quence, à mesure que Verres se surpasse lui-même
dans ses attentats. Souvenons-nous seulement,
pour avoir une juste idée de l'indignation qu'il
i devait exciter, souvenons-nous dti respect pro-
fond, de la vénération religieuse qu'on portait,
dans toutes les provinces de l'Empire, et même
dans presque tout le monde connu , a ce nom de
citoyen romain. C était un titre sacré , qu'aucune
puissance ne pouvait se flatter de violer impuné-
ment. On avait vu plus d'une foir, la République
entreprendre des guerres lointaines et périlleuses,
seulement pour venger un outrage fait à un citoyen
3. 2
^6 COURS
romain : politique sublime , qui nourrissait cet
orgueil national qu'il est toujours si utile d'entre-
tenir , et qui de plus en imposait aux nations étran-
gères , et faisait respecter partout le nom romain.
« Que dirai- je de Gavius, de la ville munici-
» pale de Cosano? Où trouverai-je assez de pa-
» rôles, assez de voix , assez de douleur? Ma
» sensibilité n'est pas épuisée » Romains ; mais je
» crains que mes expressions n'y répondent pas.
» Moi-même, la première fois qu'on me parla de
» ce forfait , je crus ne pouvoir le faire entrer dans
» mon accusation. Je savais qu'il n'était cpie trop
y> réel , mais je sentais qu'il n'était pas vraisem-
» blable. Enfin , cédant aux pleurs de tous les
:» citoyens romains qui font le commerce en Sicile,
» appuyé du témoignage de toute la ville de Rhege
» et de plusieurs chevaliers romains qui par hasard
» étaient alors à Messine , j'ai exposé le fait dans
» mon premier plaidoyer , et de manière à porter
» la vérité jusqu'à l'évidence. Mais que puis-je
>> faire aujourd'hui? Il y a déjà si long-tems que
» je vous entretiens des cruautés de Verres ! Je
» n'ai pas préyu, je l'avoue, les efforts qu'il me
» faudrait faire pour soutenir votre attention , et;
» ne pas vous fatiguer des mêmes horreurs. Il ne
» me reste qu'un moyen; c'est de vous dire sim-
» plement le fait : il est tel , que le seul récit suffira.
» Ce Gavius, jeté, comme tant d'autres , dans les
» prisons souterraines de Syracuse, bâties pari
» Denis le tyran, trouva , je ne sais comment, lej
» moyen de s'échapper de ce goufre , et vint à]
» Messine. Là , près des murs de Rhege et des
» côtes d'Italie, sorti des ténèbres de la mort, il
» se sentait renaître en revoyant le jour pur de I3
» libeité ; il était comme ranimé par ce voisinage
» bienfaisant qui lui rappelait Rome et les lois. Il
» paria tout haut dans Messine , se plaignit qu'un
» citoyen romain eût été jeté dans les fers. U
D>: LITTERATURE. 27
» allait , disait-il , droit k Ronie ; il allait deman-
,0 der justice contre V erres. Le malheureux ne se
» doutait pas que s'exprimer ainsi devant lesMcs-
» sinois , c'était comme s'il eut parle' dans le palais
» du prêteur. Je vous l'ai dit, et vous le savez,
» Romains , qu'il avait choisi les Messinois pour
» être les complices de tous ses crimes, les recë-
» leurs de ses vols , les associés de son infamie.
» Gavius est conduit aussitôt devant les magistrats
» de Messine , et par malheur Verres y vint lui-
» même ce jour-là. On l'informe qu'un citoyen
» romain se plaint d'avoir été plongé dans les c'a-
)> chots de Syracuse ; qu'au moment où il mettait
» le pied dans le vaisseau , en proférant des me-
» naces contre Verres , il avait été arrêté ; qu'on
» le gardait, afin que le préteur décidât de son
» sort. Il les remercie de leur zèle et de leur fidé-
» lité , et , transporté de fureur , arrive a la place
» publique : ses yeux étincelaient; tous ses traits
» exprimaient la rage et la cruauté. Tout le monde
» était dans l'attente de ce qu'il allait faire , quand
» tout k coup il ordonne qu'on saisisse Gavius ,
» qu'on le dépouille, qu'on l'attache au poteau,
» et que les licteurs préparent les instrumens du
» supplice. L'infortuné s'écrie qu'il est citoyen
«romain, qu'il a servi avec Prétius , chevalier
» romain , en ce moment k Païenne , et qui peut
» rendre témoignage k la vérité. Verres répond
» qu'il est bien informé que Gavius est un espion
» envoyé en Sicile par les esclaves fugitifs , restes
» de l'armée de Spart acus ; imputation absurde ,
» dont il n'existait pas le moindre soupçon, le
» moindre vestige. Il ordonne aux licteurs de l'en-
» tourer et de le frapper. Dans la place publique
» de Messine, on battait de verges un citoyen ro-
» main , tandis qu'au milieu des douleurs , au mi-
» lieu des coups dont on l'accablait, il ne faisait
» entendre d'autre cri? d'autre gémissement que
'28 COUR
» ce seul mot : Je suis citoyen romain ! Il pensait
» que ce seul nom devait écarter de lui les tortures
» et les bourreaux; mais bien loin de l'obtenir,
» loin d'arrêter la main des licteurs pendant qu'il
» répétait en vain le nom de Rome, une croix, une
» croix infâme , l'instrument de la mort des es-
» claves , était dressée pour ce malheureux, qui
)> jamais n'avait cru qu'il existât au monde une
» puissance dont il pût craindre ce traitement. O
» doux nom de la liberté ! ô droits augustes de nos
» ancêtres! loi Porcia ! loi Sempronia! Puissance
y> tribunitienne si amèrement regrettée , et qui
» vient enfin de nous être rendue , est-ce là votre
y) pouvoir? A vez-vous donc été établie pour que
)> dans une province de l'Empire , dans le sein
» d'une ville alliée, un citoyen romain fût livré
» aux verges des licteurs par le magistrat même ,
» qui ne tient que du peuple romain ses licteurs
y, et ses faisceaux ? Que dirai-je des feux , des fers
» brûlans dont on se servait pour le tourmenter?
» Et cependant Verres n'était touché ni de ses
» plaintes ni des larmes de tout ce qu'il y avait à
» Messine de nos citoyens présens à cet affreux
)> spectacle ! Toi, Verres, toi, tu as osé attacher à un
» gibet celui qui se disait citoyen romain! Je n'ai
» pas voulu , vous m'en êtes témoins , je n'ai pas
» voulu, le premier jour, me livrer à ma juste
» indignation ; j'ai craint celle du peuple qui m'é-
» coûtait; j'ai craint le soulèvement gênerai qui
» s'annonçait de toutes parts ; je me suis contenu,
» de peur que la fureur publique , assouvie sur ce
^ monstre , ne le dérobât à la vengeance des lois.
» J'ai applaudi à la prudence du préteur Glabrion,
» qui , voyant ce mouvement général , fit promp-
» tement écarter de l'audience le témoin qu'on
» venait d'entendre. Mais aujourd'hui, "V erres,
» que tout le monde sait l'état de la cause , et
}} quelle en doit être l'issue } je me renferme avec
DE LITTERATURE. 2(>
r> toi dans un seul point , je m'en tiens a ton propre
r a^s eu : cet aveu est ta sentence mortelle. Vous
» vous souvenez , juges , qu'au moment de l'accu-
» sation , Verres , effrayé des a is qu'il entendait
» autour de lui, se leva tout à coup, et dit que
» Gavius n'avait prétendu être un citoyen romain
h que pour retarder son supplice , mais qu'en effet
» ce Gavius n'était qu'un espion. Il ne m'en faut
» pas davantage ; je laisse de côte' tout le reste. Je
» ne te demande pas sur quoi tu fondes cette im-
» putation ; je récuse mes propres témoins ; mais
» tu le dis toi-même , tu l'avoues , qu'il criait : Je.
ï) suis citoyen romain ! Eh Lien ! réponds-moi ,
» misérable ! si tu te trouvais parmi des nations
» barbares , aux extrémités du monde , prêt a être
» conduit au supplice , que dirais-tu, que crierais-
» tu, si ce n'est : Je suis citoyen romain ! Et s'ii
» est vrai que partout où le nom de Rome est
» parvenu , ce titre sacré suffirait pour ta sûreté ,
» comment cet homme , quel qu'il fût, invoquant
» ce titre inviolable , l'invoquant devant un pré-
» teur romain, n'a-t-il pu, je ne dis pas échapper ait
» supplice, mais même le retarder d'un moment?
» Otez cet appui a nos citoyens , ôtez-leur ce
» garant de leur salut, et les provinces, les villes
» libres, les royaumes, le monde entier où ils
» voyagent avec sécurité, va désormais être fermé
« pour eux Mais pourquoi m'arrêter sur Ga-
» vius , comme si tu n'avais été l'ennemi que de
» lui seul , et non pas celui du nom romain , des
» droits de Rome, des droits des nations et de la
» cause commune de la liberté! En effet, cette
» croix que les Messinois , suivant leur usage ,
» avaient fait dresser dans la voie Pompeia , pour-
» quoi l'as-tu fait arracher? Pourquoi Tas-tu fait
» transporter à l'endroit qui regarde le détroit
» qui sépare la S; ci le et l'Italie? Pourquoi? C'était,
» lu l'as dit toi-même, tu ne peux le nier , tu Tas
3o COURS
» dit publiquement , c'était afin que Gavius , qui
» se vantait d'être citoyen romain , pût , du haut
» de son gibet, regarder en expirant sa patrie.
» Cette croix est la seule depuis la fondation de
» Messine , qui ait ëtë placée sur le détroit. Tu as
» choisi ce lieu afin que cet infortune , mourant
» dans les tourmens, vît, pour comble d'amer-
» tume , quel espace étroit séparait le séjour où la
t> liberté règne , et celui où il mourait en esclave \
y> afin que l'Italie vît un de ses enfans attaché au
y> gibet , périr dans le supplice honteux réservé
» pour la servitude.
» Enchaîner un citoyen romain est un attentat ;
» le battre de verges est un crime ; le faire mourir
<>» est presqu'un parricide : que sera-ce de l'attacher
» à une croix ? L'expression manque pour cette
» atrocité, et pourtant ce n'a pas été assez pour
» Verres : qu'il meure, dit-il, en regardant l'Italie;
y) qu'il meure à la vue de la liberté et des lois.
» Non , Verres , ce n'est pas seulement Gavius , ce
» n'est pas un seul homme , un seul citoyen que
» tu as attaché a cette croix , c'est la liberté elle-
» même , c'est le droit commun de tous , c'est le
» peuple romain tout entier. Croyez tous , croyez
» que s'il ne l'a pas dressée au milieu du forum ,
» dans l'assemblée des comices , dans la tribune
» aux harangues ; s'il n'en a pas menacé tous les
» citoyens romains, c'est qu'il ne le pouvait pas.
» Mais au moins il a fait ce qu'il pouvait; il a
» choisi le lieu le plus fréquenté de la province ,
» le plus voisin de l'Italie, le plus exposé a la vue ;
» il a voulu que tous ceux qui naviguent sur ces
» mers , vissent a l'entrée même de la Sicile , et
» comme aux portes de l'Italie , le monument de
» son audace et de son crime. »
La péroraison fait voir de quelle fermeté Cicé- I
ron s'armait contre l'orgueil et la tyrannie des 1
grands , jaloux de la fortune et de l'élévation de :|
DE LITTÉRATURE. 3l
e<uix qu'ils appelaient des hommes nouveaux,
c'est-à-dire, qui n'avaient d'autre recommandation
que leur mérite. Cicéron , qui devait tout au sien
et à la justice que lui rendait le peuple romain , ne
croyait pas pouvoir mieux lui marquer sa recon-
naissance , qu'en soutenant avec courage cette
guerre naturelle et interminable qui subsiste entre
l'homme de bien et les médians. Il menace haute-
ment les juges de les traduire devant le peuple,
s'ils se laissent corrompre par l'argent de Verres.
Cet audacieux brigand avait dit publiquement
qu'il avait fait le partage des trois années de son
gouvernement de Sicile , qu'il y en avait une pour
lui, une pour ses avocats, une pour ses juges. Il
avait compté beaucoup, non- seulement sur l'élo-
quence , mais sur le crédit d'Horlensius , qui n'é-
tait pas à beaucoup près aussi délicat que Cicéron
suivies moyens qu'il employait pour gagner ses
causes. Cicéron s'adresse à lui, et l'avertit qu'il
aura les yeux ouverts sur sa conduite, et qu'il lui
en fera rendre compte. Il faut se souvenir que ces
harangues, quoiqu'elles n'aient pas été prononcées,
furent rendues publiques , et que par conséquent
l'orateur n'ignorait pas à combien de ressentimenS
et de dangers l'exposait son incorruptible fermeté.
« Mais quoi ! me dira-t-on , voulez-vous donc
» vous charger du fardeau de tant d'inimitiés? Je
» réponds qu'il n'est ni dans mon caractère ni dans
)) mon intention de les chercher ; mais qu'il ne
» m'est pas permis d'imiter ces nobles qui atten-
» dent dans le sommeil de l'oisiveté les bienfaits
» du peuple romain. Ma condition est toute autre
» que la leur. J'ai devant les yeux l'exemple de
» Caton , de Marins, de Fimbria , de Célius , qui
» ont senti comme moi que ce n'était qu'a force de
» travaux supportés , à force de périls surmontés,
» qu'ils pouvaient parvenir aux mêmes honneurs
» où ces nobles 7 heureux favoris de la fortune ,
<32 C 0 U ïi 3
>) sont portés sans qu'il leur en coûte rien. Voilà
» les modèles que je fais gloire d'imiter. Je vois
» avec quel œil d'envie on regarde l'avancement
» des hommes nouveaux , qu'on ne nous pardonne
» rien, qu'il nous faut toujours veiller, toujours
» agir. Et pourquoi craindrais- je d'avoir pour
» ennemis déclarés ceux qui sont secrètement mes
?) envieux ; ceux qui , par la différence désintérêts
» et des principes , sont nécessairement mes adver-
» saires et mes détracteurs? Je le déclare donc :
fo si j'obtiens la réparation due au peuple romain
« et a la Sicile, je renonce au rôle d'accusateur ;
» mais si l'événement trompe F opinion que j'ai
» de mes juges , je suis résolu à poursuivre jusqu'à
ù la dernière extrémité f et les corrupteurs, et les
j) corrompus. Ainsi , que ceux qui voudraient sau-
» ver le coupable, quelques moyens qu'ils em-
» ploient , artifice , audace ou vénalité, soient prêts
» à répondre devant le peuple romain ; et s'ils ont
> vu en moi quelque chaleur , quelque fermeté ?
> quelque vigilance dans une cause où je n'ai
» d'ennemi que celui que m'a fait l'intérêt de la
» Sicile , qu'ils s'attendent à trouver en moi bien
) plus de vivacité et d'énergie quand je combattrai
» les ennemis que m'aura faits l'intérêt du peuple
» romain. »
Il finit par une apostrophe , aussi brillante que-
pathétique , à toutes les divinités dont Verres avait
pillé les temples. Cette énumération religieuse ,
dont l'effet est fondé sur les idées que ces noms
réveillaient chez les Romains , ne peut être du
même poids auprès de nous , qui ne sommes pas
accoutumés à respecter Jupiter et Junon. Je me
contenterai donc d'en citer les dernières phrases.
« Et vous j déesses vénérables , qui présidez aux
» fontaines d'Enna, aux bois sacrés de la Sicile ,
» dont la défense m'a été confiée ! vous à qui
» Verres a déclaré une guerre impie et sacrilège ,
DE LITTERATURE* 33
r vous dont les temples et les autels ont été dé-
» pouillés par ses brigandages ! je vous atteste et
» vous implore. Si dans cette cause je n'ai eu en
» vue que le salut de nos provinces et la dignité
» du peuple romain ; si j'ai rapporté à ce seul de-
» voir tous mes soins, toutes mes pensées, toutes
)) mes veilles , faites que mes juges , en prononçant
» leur sentence , aient dans le cœur les sentimens
» qui ont toujours été dans le mien \ que Verres,
i convaincu de tous les crimes que peuvent corn-
» mettre la perfidie , l'avarice et la cruauté réu-
» nies 5 que Verres , condamné par les lois comme,
» il l'est par sa conscience , trouve une fin dignfc
» de ses forfaits; que la République, contente de
» mon zèle dans cette accusation , n'ait pas à m'im-
» poser une seconde fois le même devoir, et qu'il
» me soit permis désormais de m'occuper plutôt à
» défendre les bons citoyens , qu'à poursuivre les
» médians. »
Il était d'usage chez les Romains comme parmi
nous, que la partie plaignante fixât l'estimation des
dommages qu'elle répétait : apparemment aussi
que les juges avaient coutume, ainsi qu'aujom-
d'hui, de rabattre beaucoup de cette estimation,
qu'il est assez naturel de supposer un peu exagérée.
Ce qui est certain , c'est que , selon le rapport
d'Asconius, auteur contemporain dont nous avons
d'excellens commentaires sur les Harangues de
Cicéron , Verres ne fut condamné à restituer aux
Siciliens, qu'une somme qui équivaut à peu près
à cinq millions de notre monnaie actuelle , et que,
suivant l'évaluation de Cicéron, qui avait demandé
douze millions cinq cent mille livres, les dom-
mages qu'il obtint n'étaient pas la moitié de c€
que Terres avait volé dans la Sicile.
34 COURS
SECTION IV.
Les Catilinaires.
Qui croirait que de nos jours Cicéron eût en-
core , je ne dis pas des critiques ( la gloire de
l'homme supérieur est d'occuper l'opinion dans
tous les siècles) ,mais des ennemis, des détracteurs,
qui calomnient son caractère, et déprécient ses ta-
lens avec une injustice également odieuse et ab-
surde? Je sais qu'heureusement pour nous on
pourra me répondre : Quels ennemis ! quels dé-
tracteurs! leur nom seul est une réponse à leurs
injures. Il est vrai , mais pourtant c'est une triste
observation à faire sur l'humanité, que cette es-
pèce de perversité bizarre , qui fait que Ton s'a- 4
chaîne après deux mille ans contre un grand- j
homme , sans autre motif que cette haine pour la
vertu , qui semble être l'instinct des médians. Sans I
doute ils se disent à eux-mêmes en lisant ses écrits : I
Si nous avions vécu du tems de cet homme , il eût I
e' té notre ennemi (car les ouvrages et les actions 1
de* l'homme de bien accusent la conscience de |
celui qui ne l'est pas). Peut-être aussi affecte-t-on
aujourd'hui plus que jamais cette déplorable sin-
gularité, de démentir ce qu il y a de plus généra-
lement reconnu. Comment expliquer autrement
ce qu'on imprima il y a quelque tems , que la
conjuration de Catilina était une chimère que la
vanité de Cicéron avait fait croire aux Romains?
Certes , depuis le P. Hardouin , qui , à force de se
lever matin pour travailler à ses recherches d'érudi-
tion , parvint à rêver tout éveillé , et crut un jour
avoir découvert que la plupart des ouvrages des
Anciens avaient été fabriqués par des moines du
moyen âge ; depuis ceaidicule fou, qui fut le scan-
dale et la risc'e du monde littéraire, on n'a vjen
imaginé de plus étrange, de plus incompréhensible
DE LITT £ R H T r'R r. 35
cfiie ce démenti donne k tous les historiens de
l'antiquité, et en particulier k Salluste, auteur
contemporain , ennemi de Cicéron , et qui appa-
remment s'est amusé k écrire tout exprès l'histoire
d'une conjuration imaginaire. On ne sait quel nom
donner k ce genre de démence ; mais ce qui est re-
marquable et consolant, c'est qu'on est aujour-
d'hui si accoutumé k cette folie des paradoxes ,
qu'on n'y fait plus même attention. Celui-ci , que
m'ont rappelé les Catilinaires de Cicéron qui vont
nous occuper, a passé sans qu'on y prît garde ; et
k force d'abuser de tout, nous avons du moins
obtenu cet avantage , que l'extravagance même
n'est plus un moyen de faire du bruit.
Des quatre harangues de Cicéron contre Cati-
lina , il y en a deux qui sont d autant plus admi-
rables , qu'on voit, par la nature des circonstances,
que l'orateur qui les prononça , n'avait guère pu
s'y préparer , et quoiqu'en les publiant il les ait
sans doute revues avec le soin qu'il mettait k tout
ce qui sortait de sa plume , le grand effet qu'elles
produisirent dès le premier moment, ne doit nous
laisser aucun doute sur le mérite qu'elles avaient 7
lors même que l'auteur n'y avait pas mis la der-
nière main. On demandera peut-être comment
il pouvait se souvenir des discours que son génie
lui dictait sur-le-champ dans les occasions impor-
tantes , discours qui ne laissaient pas d'avoir quel-
que étendue. Les historiens nous apprennent de
quel moyen Cicéron se servait. Il avait distribué
dans le sénat , des copistes qu'il exerçait k écrire
par abréviation, presque aussi vite que la parole.
Cet art (ut perfectionné dans la suite , et Von voit
que cette invention, long-tems perdue et renou-
velée de nos jours, appartient a Cicéron , quoique
nous ne sachions pas précisément quel procédé i!
employait.
Quand l'audacieux Catilina parut inopinémeM£
)G courts
au milieu de l'assemblée du sénat, dans le moment
même où le consul y rendait compte de la conju-
ration, qui pouvait s'attendre qu'il eût 1 impu-
dence d'y paraître ? On le conçoit d'autant moins,
que cette b avade désespérée n'avait aucun objet,
qu'il ne pouvait se flatter d'en imposer ni au sénat
ni au consul , et que cette folle témérité ne pou-
vait tourner qu'à sa confusion. L'historien Sal-
luste , dont le témoignage ne saurait être suspect ,
dit en propres termes : « C'est alors que Cicéron
» prononça cet éloquent discours qu'il publia
» dans la suite. » S'il y avait eu une différence
marquée entre le discours prononcé et le discours
écrit , est-ce ainsi qu'un ennemi se serait exprimé?
Les termes de Salluste sont un éloge d'autant
moins récusable , que dans ce même endroit il lui
échappe un trait de malignité qui décelé son ini-
mitié : Soit, dit-il , qu'il craignît la présence de
Catilina , soit qu'il fut ému d'indignation. Le
second motif est si évident , qu'il y a de la mau-
vaise foi à supposer l'autre. Quand toute la con-
duite du consul , aussi ferme qu'éclairée et vigi-
lante, ne prouverait pas suffisamment qu'il ne
craignit jamais le scélérat qu'il combattait, était-
ce au milieu du sénat que les chevaliers romains
entouraient l'épée à la main, était-ce sur le siège de
sa puissance et de son autorité , que Cicéron pou-
vait craindre Catilina? On va voir qu'il ne crai-
gnait pas même les dangers trop manifestes où sa
fermeté patriotique l'exposait pour l'avenir , qu'il
connaissait l'envie et s'attendait a l'ingratitude , et
qu'il brava Tune et l'autre. Aussi , dans un bel
ouvrage où cette grande ame est fidellement peinte,
où l'exagération n'est jamais à côté de la grandeur,
ni la déclamation près du sublime , dans la tragé-
die de Rome sauvée , Cicéron paraît avoir dicté
ïui-même ce vers admirable dans sa simplicité :
Et saurons les Romains y dussent-ils être ingrats.
DE LIÏTERATUKE. 3^
En effet, pour bien apprécier cesharangues , dont
je vais extraire quelques morceaux , il faut se
mettre devant les yeux l'état où était la Répu-
blique. L'ancien esprit de Rome n'existait plus :
la dégradation des âmes avait suivi la corruption
des mceurs.Marius et Sylla avaient fait voir que les
Romains pouvaient souffrir des tyrans , et il ne
manquait pas d'hommes dont cet exemple éveil-
lait l'ambition et les espérances. L'amour de la
liberté et de la patrie , fondé sur l'égalité et les
lois, ne pouvait plus subsister avec cette puissance
monstrueuse et ces richesses énormes dont la
conquête de tant de pays avait mis les Romains
en possession. César , déjà soupçonné d'avoir eu
part à une conspiration , blessé de la prééminence
de Pompée et de la prédilection qu'avait pour lui
le sénat , ne songeait qu'à faire revivre le parti de
Marius. Pompée , sans aspirer ouvertement a la
tyrannie, aurait voulu que les troubles et les dé-
sordres nés de l'esprit factieux qui régnait partout^
réduisissent les Romains au point de se mettre
sous sa protection , en le nommant dictateur. Les
grands, à qui les dépouilles des trois parties du
Monde pouvaient à peine suffire pour assouvir
leur luxe et leur cupidité , redoutaient tout ce qui
pouvait relever l'autorité des lois et réprimer
leurs exactions et leurs brigandages. LTn petit
nombre de bons citoyens , et Cicéron a leur tête 7
soutenait la République sur le penchant de sa
ruine , et c'en était assez pour être l'objet de la
haine secrele ou déclarée de tout ce qui était inté-
ressé au renversement de FEtat. C'est dans ces
conjonctures que Catilina , dont Cicéron avait fait
échouer les prétentions au consulat , perdu de
dettes et de débauches , chargé de crimes de toute
espèce , et dont l'impunité prouvait à quel excès
de licence et de corruption l'on était parvenu,
s'associe tout ce qu'il y avait de citoyens aussi
38 cours
déshonorés que lai , aussi dénués de ressources,
forme le projet de mettre le feu à Rome et d'é-
gorger le sénat et les principaux citoyens , envoie
Mallius, un des meilleurs officiers qui eussent
servi sous Sylla , soulever les vétérans , a qui le
dictateur avait distribué des terres, et qui ne de-
mandaient qu'un nouveau pillage. Mallius en
forme un corps d'armée entre Fésules et Arezzo ,
et promet de s'avancer vers Rome au jour marqué
pour le meurtre et l'incendie, de se joindre à
Çatilina pour mettre tout à feu et à sang, renverser
le gouvernement et partager les dépouilles. Ces
affreux complots commençaient à éclater de toutes
parts : on n'ignorait pas les engagemens de Mallius
avec Çatilina; on savait que les vétérans avaient
pris les armes , que les conjurés avaient des intel-
ligences dans Préneste , l'une des villes qui cou-
vraient Rome. Ce n'était plus le tems où, sur de
bien moindres alarmes, on avait fait périr, sansi
forme de procès, un Melius, un Cassius, parce
qu'alors la première des lois était le salut de la
patrie. La consternation était dans Rome : chacun
s'exagérait le péril , et Cicéron seul s'occupait de
le prévenir. Armé de ce décret du sénat dont la
formule , réservée pour les dangers extrêmes ,
donnait aux consuls un pouvoir extraordinaire,
il veillait a la sûreté de la ville, fortifiait les co-
lonies menacées , faisait lever des troupes dans
l'Italie, opposait à Mallius le peu de force qu'on
avait pu rassembler ; car il faut avouer que Ça-
tilina et les conjurés avaient choisi le moment le
plus favorable à leur entreprise. 11 n'y avait en
Italie aucun corps d'armée considérable : les lé-
gions étaient en Asie, sous les ordres de Pompée.
Ces circonstances, les alarmes déjà répandues , les
précautions déjà prises, tout avertissait Çatilina
qu'il fallait précipiter l'exécution. Il convoque
une assemblée nocturne de ses complices les plus
DE LITTERATURE. 3g
affidés , et leur donne ses derniers ordres. A peine
étaient-ils sépares, que Cicéron fut instruit de
tout par Fulvie , maîtresse de Curius, un des con-
jurés , qui, pour se faire valoir auprès d'elle, lui
avait confié tout le détail de la conjuration. Cette
femme en eut horreur et vint la révéler à Cicéron
qui assembla aussitôt Je sénat dans le temple de
Jupiter Stator, bien fortifié : c'est là que Catilina ,
qui était loin de se douler que le consul eût appns
ses dernières démarches , osa se présenter. Quand
on n'est pas très-instruit des mœurs romaines et
de l'histoire de ce tems-là, on s'étonne que le
consul ne le fît pas arrêter : le décret du sénat lui
en donnait le pouvoir 5 mais il aurait révolté tout
le corps des nobles, et même beaucoup de citoyens,
jaloux à l'excès de leurs privilèges, s'il eût voulu
se servir de toute sa puissance pour faire arrêter
un patricien qui n'était pas convaincu ni même
accusé. Ce procédé extrajudiciaire était donc très-
dangereux. Cicéron lui-même va nous exposer les
autres motifs , non moins importans , qui devaient
régler sa conduite, et nous reconnaîtrons dans sa
véhémente apostrophe, l'orateur, le consul et
l'homme d'Etat.
« Jusques a quand, Catilina, abuseras-tu de notre
» patience ? Combien de tems encore la fureur
» osera-t-elie nous insulter ? Quel est le terme où
» s'arrêtera cette audace effrénée? Quoi donc ! ni la
» garde qui veille la nuit au mont Palatin, ni celles
» qui sont disposées par toute la ville, ni tout le
» peuple en alarmes , ni le concours de tous les
» bons citoyens , ni le choix de ce lieu fortifié où
» j'ai convoqué le sénat, ni même l'indignation
» que tu lis sur le visage de tout ce qui t'environne
» ici y tout ce que tu vois enfin ne t'a pas averti
y> que tes complots sont découverts, qu'ils sont
» exposés au grand jour, qu'ils sont enchaînés de
» toutes parts ! Penses-tu que quelqu'un de nous
4o COURS
» ignore ce que tu as fait la nuit dernière et celle
» qui Ta précédée , dans quelle maison tu as ras-
» semblé tes conjurés , quelles résolutions tu as
)) prises? O tems! ô mœurs, le. sénat en est ins-
» truit, le consul le voit , et Catilina vit encore !
» Il vit! que dis-je? Il vient dans le sénat! il s'as-
» sied dans le conseil de la République ! il marque
» de l'œil ceux d'entre nous qu'il a désignés pour
» ses victimes , et nous , sénateurs , nous croyons
» avoir assez fait si nous évitons le glaive dont il
» veut nous égorger ! Il y a long- teins , Catilina ,
» que les ordies du consul auraient dû te faire
» conduire à la mort Si je le faisais dans ce
» même moment, tout ce que j'aurais a craindre,
» c'est que cette justice ne parût trop tardive et
» non pas trop sévère. Mais j'ai d'autres raisons
» pour t' épargner encore. Tu ne périras que lors-
» qu'il n'y aura pas un seul citoyen, si méchant
» qu'il puisse être , si abandonné , si semblable a
» toi , qui ne convienne c;ue ta mort est légitime.
» Jusque-là tu vivras , mais tu vivras comme tu
» vis aujourd'hui , tellement assiégé (grâces à mes
» soins) de surveiîlans et de gardes, tellement
» entouré de barrières , que tu ne puisses faire un
» seul mouvement , un seul effort contre la Répu-
)) blique. Des yeux toujours attentifs , des oreilles
» toujours ouvertes me répondront de toutes tes
» démarches, sans que tu puisses t'en apercevoir.
» Et que peux-tu espérer encore quand la nuit ne
» peut plus couvrir tes assemblées criminelles ,
» quand le biuit de ta conjuiation se fait entendre
» à travers les murs où tu crois te renfermer?
» Tout ce que tu fais est connu de moi comme de
» toi-même. Veux-tu que je t'en donne la preuve?
» Te souvient-il que j'ai dit dans le sénat, qu'avant
» le 6 des calendes de novembre, Malîius, le
» ministre de tes forfaits, aurait pris les armes et
» levé l'étendard de la rébellion? Eh bien! me
DE LITTERATURE. 4*
» suis-jc trompe, non-seulement sur le fait, tout
» horrible, tout incrojablc qu'il est, mais sur le
» jour? J'ai annoncé en plein sénat quel jour tu
» avais marqué pour le meurtre des sénateurs : te
)) souviens-tu que ce jour-là même , où plusieurs
» de nos principaux citoyens sortirent de Rome ,
y> bien moins pour se dérober a tes coups, que
» pour réunir contre toi les forces de la Républi-
.» que ; te souviens-tu que ce jour-là je sus prendre
» de telles précautions , qu'il ne te fut pas possible
» de rien tenter contre nous , quoique tu eusses
» dit publiquement que, malgré le départ de
» quelques-uns de tes ennemis, il te restait encore
» assez de victimes? Et le jour même des calendes
» de novembre , où tu te flattais de te rendre
» maître de Préneste , ne t'es-tu pas aperçu que
» j'avais pris mes mesures pour que cette colonie
» fût en état de défense ? Tu ne peux faire un pas ,
» tu n'as pas une pensée dont je n'aie sur- le champ
» la connaissance. Enfin, rappelle-toi cette der-
» niere nuit, et tu vas voir que j'ai encore plus de
» vigilance pour le salut de la République , que
» tu n'en as pour sa perte. J'affirme que cette nuit
» tu t'es rendu , avec un cortège d'armuriers, dans
» la maison de Lecca : est-ce parler clairement?
» qu'un grand nombre de ces malheureux que tu
» associes à tes crimes, s'y sont rendus en même
» tems. Ose le nier : tu te tais ! Parle : je puis te
» convaincre. Je vois ici , dans cette assemblée ,
» plusieurs de ceux qui étaient avec toi. Dieux
» immortels! où sommes-nous? Dans quelle ville,
)) ô ciel ! vivons-nous? Dans quel état est laRépu-
» biique? Jci, ici même , parmi nous, pères cons-
jeripts, daus ce conseil, le plus auguste et le
» plus saint de l'Univers , sont assis ceux qui mé-
» ditent la ruine de Rome et de l'Empire ; et moi,
» consul , je les vois , et je leur demande leur avis ;
» et ceux qu'il faudrait faire traîner au supplice h
4^ COURS
» ma voix ne les a pas même encore attaqués ! Ouï,
» cette nuit, Catilina, c'est dans la maison de Leccâ
» que tu as distribué les postes de l'Italie, que tu
» as nommé ceux des tiens que tu amènerais avec
» toi , ceux que tu laisserais dans ces murs , que tu
» as désigné les quartiers de la ville où il faudrait
» mettre le feu. Tu as fixé le moment de ton dé-
» part : tu as dit que la seule chose qui pût t'ar-
» rêter, c'est que je vivais encore. Deux chevaliers
» romains ont offert de te délivrer de moi , et ont
» promis de m'égorger dans mon lit avant le jour.
» Le conseil de tes brigands n'était pas séparé , que
» j'étais informé de tout. Je me suis mis en défense :
» j'ai fait refuser l'entrée de ma maison à ceux qui
» se sont présentés chez moi comme pour me
» rendre visite , et c'était ceux que j'avais nommé
» d'avance à plusieurs de nos plus respectables
» citoyens, et l'heure était celle que j'avais mar-
» cju::e.
» Ainsi donc , Catilina , poursuis ta résolution :
» sors enfin de Rome : les portes sont ouvertes :
» pars. Il y a trop long-tems que l'armée de Mal-
» îius t'attend pour général. Emmené avec toi tous
» les scélérats qui te ressemblent ; purge cette ville
» de la contagion que tu y répands ; délivre-la des
» craintes que ta présence y fait naître ; qu'il y
» ait des murs entre nous et toi. Tu ne peux res-
» ter plus long-tems : je ne le souffrirai pas ; je ne
» le supporterai pas ; je ne le permettrai pas. Hé-
» sitcs-tu à faire , par mon ordre , ce que tu faisais
» de toi-même? Consul, j'ordonne a notre ennemi
» de sortir de Rome. Et qui pourrait encore t'y
» arrêter? Comment peux-tu supporter le séjour
» d'une ville où il n'y a pas un seul habitant ,
)) excepté tes complices , pour qui tu ne sois un
» objet d'horreur et d'effroi ? Quelle est l'infamie
» domestique dont ta vie n'ait pas été chargée?
» Quel est l'attentat dont tes mains n aient pas été
DELITTLRATtTRE. ^3
» souillées? Enfin , quelle est la vie que tu menés?
» Car je veux bien te parler Un moment, non pas
» avec l'indignation que tu mérites , mais avec la
» pitié que tu mérites si peu. Tu viens de paraître
» dans cette assemblée : eh hienl dans ce grand
» nombre de sénateurs , parmi lesquels tu as des
» païens , des amis , des proches , quel est celui de
» qui tu aies obtenu un salut , un regard ? Si tu es
» le premier qui ait essuyé un semblable affront ,
» attends- tu que des voix s'élèvent contre toi ,
» quand le silence seul , quand cet arrêt le plus
» accablant de tous t'a déjà condamné, lorsqu'à
» ton arrivée les sièges sont restés vides autour de
» toi, lorsque les consulaires, au moment où tu
» t'es assis , ont aussitôt quitté la place qui pouvait
» les rapprocher de toi? Avec quel front, avec
)) quelle contenance peux-tu supporter tant d'hu-
» miliations? Si mes esclaves me redoutaient
» comme tes concitoyens te redoutent , s'ils me
» \03~aient du même œil dont tout le monde
» te voit ici, j'abandonnerais ma propi'e maison -9
» et tu balances à abandonner ta patrie , à fuir dans
» quelque désert , à cacher dans quelque solitude
» éloignée cette vie coupable réservée aux sup-
» piiees ! Je t'entends me répondre que tu es prêt
» d'aller en exil si le sénat en prononce l'arrêt.
» Non , je ne le proposerai pas au sénat ; mais je
» vais te mettre à portée de connaître ses disposi-
» tions à ton égard , de manière que tu n'en puisses
)> douter. Catilina , sors de Rome , et puisque tu
» attends le mot d'exil , exile-toi de ta patrie. Eh
» quoi ! Catilina , remarques-tu ce silence? et t'en
» faut-il davantage? Si j'en disais autant à Sextius,
» à Marcellus, tout consul que je suis , je ne serais
)> pas en sûreté dans le sénat. Mais c'est à toi que
» j'ordonne l'exil, et quand le sénat me laisse
» parler ainsi , il m'approuve ; quand il se tait, il
» prononce : son silence est un décret.
44 COURS
» J'en dis autant des chevaliers romains , de ce
» corps honorable qui entoure le sénat en si grand
» nombre , dont tu as pu , en entrant ici , recon-
» naître les sentimens et entendre la voix , et dont
» j'ai peine à retenir la main piètre a se porter sur
» toi. Je te suis garant qu'ils te suivront jusqu'aux
» portes de cette ville que depuis si Jong-tems tu
» brûles de détruire. ..Pars donc : tu as tant dit que
» tu attendais un ordre d'exil qui pût me rendre
» odieux. Sois content : je lai donné : achevé , en
» t'y rendant, d'exciter contie moi cette inimitié
» dont tu te promets tant d'avantages. Mais si tu
» veux me fournir un nouveau sujet de gloire, sors
» avec le cortège de brigands, qui t'est dévoué ;
» sors avec la lie des citoyens ; va dans le camp de
» Mallius; déclare à l'Etat une guerre impie; va
» te jeter dans ce repaire où t'appelle depuis long-
» tems ta fureur insensée. Là , combien tu seras
*> satisfait ! Quels plaisirs dignes de toi tu vas
» Coûter ! A quelle horrible joie tu vas te livrer
» lorsqu'on regardant autour de toi, tu ne pourras
» plus ni voir ni entendre un seul homme de
» bien ?... Et vous , pères conscripts , écoutez avec
» attention , et gravez dans votre mémoire la ré-
» ponse que je crois devoir faire a des plaintes qui
» semblent, je Favoue , avoir quelque justice. Je
» crois entendre la patrie , cette patrie qui m'est
» plus chère que ma vie ; je crois F entendre me
» dire : Cicéron, que fais-tu? Quoi! celui que tu
» reconnais pour mon ennemi , celui qui va porter
» la guerre dans mon sein , qu'on attend dans un
» camp de rebelles, Fauteur du crime , le chef de
» la conjuration , le corrupteur des citoyens , tu le
» laisses sortir de Rome ! tu l'envoies prendre les
» armes contre la République! tu ne le fais pas
» charger de fers , traîner à la mort ! tu ne le livres
» pas au plus affreux supplice ! Qui t'arrête? Est-
# la discipline de nos ancêtres ? Mais souvent de?
DE LITTÉRATURE. /fi
» particuliers même ont puni de mort des citoyens
» séditieux. Sont-ce les lois qui ont borné le châ-
» timent des citoyens coupables ? Mais ceux qui se
» sont déclarés contre la République, n'ont jamais
» joui des droits de citoyen. Crains-tu les repro-
» ches de la génération suivante? Mais le peuple
» romain, qui t'a conduit de si bonne heure par
» tous les degrés d'élévation, jusqu'à la première
» de ses dignités , sans nulle recommandation de
» tes ancêtres , sans te connaître autrement que
» par toi-même , le peuple romain obtient donc
» de toi bien peu de reconnaissance s'il est quel-
» que considération , quelque crainte qui te fasse
» oublier le salut de ses citoyens !
» A cette voix sainte de la République , à ces
» plaintes qu'elle peut m' adresser, pères cons-
» cripts, voici quelle est ma réponse. Si j'avais
» cru que le meilleur parti a prendre fût de faire
» périr Catilina, je ne l'aurais pas laissé vivre un
» moment. En effet , si les plus grands-hommes de
» la République se sont honorés par la mort de
» Flaccus , de Saturnins , des deux Gracches , je
» ne devais pas craindre que la postérité me con-
» damnât pour avoir fait mourir ce brigand , cent
» fois plus coupable , et meurtrier de ses con-
» citoyens ; ou s'il était possible qu'une action si
y> juste excitât contre moi la haine , il est dans
» mes principes de regarder comme des titres de
» gloire les ennemis qu'on se fait par la vertu.
» Mais il est dans cet ordre même , il est des
» hommes qui ne voient pas tous nos dangers et
» tous nos maux, ou qui ne veulent pas les voir.
» Ce sont eux qui , en se montrant trop faibles ,
» ont nourri les espérances de Catilina ; ce sont
» eux qui ont fortifié la conjuration en refusant
» de la croire. Entraînés par leur autorité, beau-
» coup de citoyens aveuglés ou médians , si j'avais
I se vi contre Catilina, m'auraient accusé de cruauté
46 COURS
» et de tyrannie. Aujourd'hui, s'il se rend, comme
)) il l'a résolu, dans le camp de Mallius, il n'y
» aura personne d'assez insensé pour nier qu'il ait
» conspiré contre la patrie. Sa mort aurait réprimé
» les complots qui nous menacent, et ne les aurait
» pas entièrement étouffés. Mais s'il emmené avec
» lui tout cet exécrable ramas d'assassins et d'in-
» cendiaires , alors non-seulement nous aurons
» détruit cette peste qui s'est accrue et nourrie au
» milieu de nous, mais même nous aurons anéanti
» jusqu'aux semences de la corruption.
» Ce n'est pas d'aujourd'hui , pères conscripts ,
» que nous sommes environnés de pièges et d'em-
» bûches y mais il semble que tout cet orage de
» fureur et de crimes ne se soit grossi depuis long-
)) tems que pour éclater sous mon consulat. Si
» parmi tant d'ennemis nous ne frappions que Ca-
» tilina seul, sa mort nous laisserait respirer, il
)> est vrai , mais le péril subsisterait, et le venin
» serait renfermé dans le sein de la République.
» Ainsi donc , je le répète , que les médians se se-
» parent des bons ; que nos ennemis se rassemblent
» en une seule retraite ; qu'ils cessent d'assiéger le
» consul dans sa maison, les magistrats sur leur tri- '
» bunal, les pères de Rome dans le sénat ; d'amasser
» des flambeaux pour embraser nos demeures ;
» enfin, qu'on puisse voir écrits sur le front de
» chaque citojen ses sentimens pour la Répu-
» blique. Je vous réponds , pères conscripts, qu'il
» y aura dans vos consuls assez de vigilance, dans
» cet Ordre assez d'autorité , dans celui des cheval
» liers assez de courage , parmi tous les bons ci-
» toyens assez d'accord et d'union pour qu'au dé- :
» part de Caliliua,tout ce que vous pouvez craindre
» de lui et de ses complices soit à la fois décou-
» vert , étouffe et puni.
» Ya donc, avec ce présage de notre salut et de
>> ta perte , avec tous les satellites que que tes abQ-
DE LITTÉRATURE. 47
» minables complots ont réunis avec toi ; va , dis-
» je , Catilina , donner le signal d'une guerre sa-
)) crilége. Et toi, Jupiter Stator, dont le temple a
» été élevé par Romulus , sous les mêmes auspices
» que Rome même ! toi, nommé dans tous les tems
» le soutien de l'Empire romain ! tu préserveras
» de la rage de ce brigand, tes autels, ces murs et
» la vie de tous nos citoyens ; et tous ces ennemis
» de Rome, ces déprédateurs de l'Italie, ces scéié-
» rats liés entre eux par les mêmes forfaits, seront
)> aussi, vivans et morts, réunis à jamais par les
» mêmes supplices. »
Ce fut sans doute la première punition de Ca-
tilina , d'avoir à essuj^er cette foudroyante haran-
gue. En venant au sénat,il s'exposait à cette tempête.
11 n'y avait aucun moyen d'interrompre un consul
parlant au milieu des sénateurs, et l'usage ne per-
mettait pas même d'interrompre un sénateur opi-
nant. Cependant ni la voix de Cicéron ni celle de
la conscience ne purent intimider assez Catilina
pour lui ôter le courage de répliquer. 11 prit une
contenance hypocrite , et se leva pour répondre ;
mais à peine eut-il dit quelques phrases vagues que
Salluste nous a conservées, et qui portent sur l'o-
pinion que doit donner de lui sa naissance opposée
à celle de Cicéron, que les murmures s'élevant de
tous côtés , lui firent bien voir qu'on ne reconnais-
sait plus en lui les privilèges d'un sénateur. Bientôt
un cri général l'empêcha de poursuivre ; les noms
de parricide et d'incendiaire retentissaient à ses
oreilles ; il fallut alors jeter le masque , et, n'étant
plus maître de lui , il laissa pour adieux au sénat
ces paroles furieuses , citées par plusieurs histo-
riens, et dont l'énergie est remarquable : « Puisque
» je suis poussé à bout par les ennemis qui m'envi-
» ronnent , j'éteindrai sous des débris l'incendie
» qu'on allume autour de moi. »
L'événement justifia la politique de Cicéron. La,
48 COURS
nuit suivante , Catilina sortit de Rome avec trois
cents hommes armes , et alla se mettre à la tête des
troupes de Mallius.On sait quelle fut l'issue de cette
guerre, et que, dans cette sanglante bataille où il
fut défait , ses soldats se firent presque tous tuer,
et délivrèrent Rome et l' Italie de ce quelles avaient
de plus vicieux et de plus à craindre pour leur
repos. Si Ton demande pourquoi Catilina , devant
qui Cicéron avait manifesté ses intentions et ses
vues, prend précisément le parti que le consul desi-
rait qu'il prît, c'est qu'il n'y en avait pas un autre
pour lui, c'est que tout étant découvert, et Rome
si bien gardée qu'il ne lui était guère possible d'y
rien entreprendre, il n'avait plus de ressource que
la force ouverte et l'armée de Mallius.
Dès qu'il fut parti , Cicéron monta à la tribune
aux harangues, et rendit compte au peuple romain
de tout ce qui s'était passé : c'est le sujet de la se-
conde Catilinaire. L'orateur s'y propose principa-
lement de dissiper les fausses et insidieuses alarmes
que les partisans secrets de Catilina affectaient de
répandre , en exagérant ses ressources et le danger
de laRépublique.Cicéron oppose k ses insinuations
aussi lâches que perfides, le tableau fidèle des foi ces
des deux partis, et le contraste de la puissance
romaine et d'une armée de brigands désespérés.
En effet, il était évident qu'on ne pouvait craindre
de Catilina qu'un coup de main , qu'un de ces at-
tentats subits et imprévus qui peuvent bouleverser
une ville. Ce n'était que dans Rome qu'il était
vraiment redoutable : réduit à faire la guerre , il
devait succomber. Ainsi tout concourt à faire voir
que les vues de Cicéron furent aussi justes que sa
conduite fut noble et patriotique.
Celle des conjurés fut si imprudente , qu'elle
précipita leur perte long-tems avant celle de leur
chef. Il avait laissé dans Rome Lentulus etCéthe-
gus? et quelques autres de ses principaux confidens7
DE LïTTLRATtJRE. fy
pour épier le moment de se défaire, s'il était pos-
sible , de cet infatigable consul , le plus grand obs-
tacle à tous leurs desseins, pour mettre le feu dans
Rome, et attaquer le sénat à l'instant où Catilina
se montrerait aux portes avec son armée; enfin pour
grossir jusque-là leur parti par tous les moyens
imaginables. Ils essayèrent d'y entraîner les dé-
putes des Allobroges, et leur remirent un plan de
la conjuration avec leur signature. Tout fut porté
sur-le-champ à Cicéron. Muni de ees pièces de
conviction, il convoque le sénat, mande chez lui
Lentulus, Céthegus, Geparius, Gabiniuset Stati-
lius, qui ne se doutant pas qu'ils fussent trahis, se
rendent à ses ordres. Il s'empare de leur personne
et les mené avec lui au sénat, où il fait introduire
d'abord les députés des Allobroges. On entend leur
déposition ; on ouvre les dépêches : les preuves
étaient claires. Les coupables sont foi ces de recon-
naître leur seing et leur cachet. C'est à cette occa-
sion que l'on rapporte une bien belle parole de Ci-
céron à Lentulus. Ce conjuré était de la famille des
Cornéliens , la plus illustre de Rome. Lui-même
était alors préteur. Son cachet représentait la tête
de son aïeul, qui avait été un exeellent citoyen.
Le reconnaissez-vous , ce cachet? lui dit le con-
sul. C'est l'image de votre aïeul , qui a si bien
mérité de la République* Comment la seule vue
de cette tête vénérable ne vous a-t-ellepas arrêté
au moment où vous alliez vous en servir pour
signer le crime ?
Le sénat décerne des recompenses aux Allobro-
ges , des actions de grâces et des honneurs sans
exemple au consul : on ordonne les fêtes appelées
Supplications y qui après le triomphe étaient le
prix le plus honorable des victoires. Cicéron ha-
rangue le peuple et lui expose tout ce qui s'est fait
dans le sénat ? et de quel péril Rome vient d'être
délivrée : c'est la troisième Catiîinaire. Enfin, il
3. 3
5o COURS
ne s'agissait plus que de décider du sort des cou-
pables. Silanus, désigné consul pour l'année sui-
vante, opine à la mort. Son avis est suivi de tous
cçux qui parlent après lui, jusqu'à César, qui opine
k la prison perpétuelle et à la confiscation des
biens. Il avait déjà un grand crédit, et son opi-
nion pouvait entraîner d'autant plus de voix , que
ceux même qui étaient les plus attachés à Cicéron,
craignant que quelque jour on ne lui demandât
compte du sang des citoyens, qui , dans les formes
ordinaires, ne pouvaient être condamnés à mort
que par le peuple, paraissaient incliner à l'indul-
gence, pour ne pas exposer un grand-homme qu'ils
chérissaient. Ils semblaient chercher dans ses yeux
l'avis qu'ils devaient ouvrir. Cicéron s'aperçut du
danger nouveau que courait la République dans ce
moment de crise : il savait que les amis et les par-
tisans des conjurés ne s'occupaient qu'à se mettre
en état de forcer leur prison; et si le sénat eût molli
dans une délibération si importante , c'en était I
assez pour relever le parti de Catilina. L'intré-
pide consul prit la parole , et c'est dans cette ha-
rangue , qui est la quatrième Catilinaire , qu'il a
le plus manifesté l'élévation de ses sentimens, et
ce dévoûment d'une ame vraiment romaine , qui
n'ignorait pas ses propres périls , et qui les bravait
pour le salut de l'Etat.
« Je m'aperçois , pères conscripts , que tous
» les yeux sont tournés sur moi , que vous êtes
» occupés non-seulement des dangers de la Repu-
» blique , mais des miens. Cet intérêt particulier
» qui se mêle au sentiment de nos malheurs com-
» muns, est sans doute un témoignage bien doux
» et bien flatteur; mais, je vous en conjure au
» nom des dieux, oubliez-le entièrement, et,
» laissant à part ma propre sûreté, ne songez qu'à
» la votre et à celle de vos enfans. Si telle est
» ma condition , que tous les maux , toutes les
BE LITTERATTTRE. 5ï
& afflictions, tous les revers doivent se rassembler
» sur moi seul , je les supporterai non-seulement
» avec courage , mais avec joie , pourvu que par
» mes travaux j'assure votre dignité et le salut
» du peuple romain. Depuis qu'il m'a décerné
» le consulat , vous le savez , les tribunaux , sanc-
» tuaires de la justice et des lois; le champ de
» Mars , consacré par les auspices ; l'assemblée du
» sénat /qui est le refuge des nations, l'asyle des
» dieux pénates , regardé comme inviolable ; le
» lit domestique, où tout citoyen repose en paix ;
» enfin ce siège d'honneur , cette chaire curule ,
» ont été pour moi un théâtre de dangers renais-
» sans et d'alarmes continuelles : c'est à ces
» conditions que je suis consul. J'ai souffert, j'ai
* dissimulé , j'ai pardonné : j'ai guéri plusieurs
» de vos blessures en cachant les miennes; et si
» les dieux ont arrêté que ce serait à ce prix que
y> je sauverais du fer et des flammes , de toutes les
» horreurs du pillage et de la dévastation , Rome
» et l'Italie , vos femmes , vos enfans , les prê-
» tresses deVesta, les temples et les autels, quel
» que soit le sort qui m'attend , je suis prêt à le
» subir. Lentulus a bien pu croire que la destruc-
» tion de la République était attachée à sa destinée
» et au nom Cornélien : pourquoi ne m'applaudi-
» rais-je pas que l'époque de mon consulat ait été
» fixée par les destins pour sauver la République?
» Ne pensez donc qu à vous-mêmes, pères cons-
» Ciïpts , et cessez de penser a moi. D'abord je dois
» espérer que les dieux, protecteurs de cet Empii e ,
» m'accorderont la récompense que j'ai méritée ;
» mais s'il en arrivait autrement, je mourrai sans
» regret; car jamais la mort ne peut être ni hon-
» teuse pour un homme courageux, ni prématurée
» pour un consulaire , ni à craindre pour le sage.
» Ce n'est pas que je me fasse gloire d'être insen-
» §ible aux larmes de mon frère qui est ici pré-
5^ COURS
» sent , k la douleur que vous me témoignez tous ;
» que ma pensée ne se reporte souvent sur la dé-
», solation où j'ai laissé chez moi une épouse et
» une fille également chères, également frappées
» de mes dangers 5 un fils encore enfant , que Rome
» semble porter dans son sein comme un garant
» de ce que lui doit mon consulat ; que mes yeux
» ne se retournent sur un gendre qui dans cette
» assemblée attend , ainsi que vous , avec inquié-
» tnde l'événement de cette journée : je suis tou-
» ché de leur situation et de leur sensibilité , je
» l'avoue ; mais c'est une raison de plus pour que
*> j'aime mieux les sauver tous avec vous, même
« quand je devrais périr , que de les voir enve-
» loppés avec vous dans une même ruine. En effet,
» pères conscripts regardez l'orage qui vous rae-
» nace si vous ne le prévenez. Il ne s'agit point
Y> ici d'un Tibérius Gracchus , qui ne voulait
» qu'obtenir un second tribunat ; d'un Caïus, qui
)•) ameutait dans les comices les tribus rustiques;
» d'un Saturninus, qui n'était coupable que du
» meurtre d'un seul citoyen , de Memmius : vous
» avez à juger ceux qui ne sont restés dans Rome
» que pour l'incendier, pour y recevoir Catilina,
» pour vous égorger tous ; vous avez dans vos
» mains leurs lettres , leurs signatures , leur aveu.
» Ils ont voulu soulever les Allobroges, armer
» les esclaves, introduire Catilina dans nos murs ;
» en un mot , leur dessein était qu'après nous
» avoir fait périr tous , il ne restât pas un seul
» citoyen qui put pleurer sur les débris de l'Etat,
» Yoiïa ce qui est prouvé , ce qui est avoué ;
» voilà sur quoi, pères conscripts , vous avez déjà
» prononcé vous-mêmes. Et que faisiez -vous en
» effet, quand vous avez porté en ma faveur un
» décret d'actions de grâces pour avoir découvert
» et prévenu une conspiration de scélérats aimés
}) contre la patrie; quand vous avez forcé Lentulus
DE LITTERATURE. 55
» à se démettre de la préture ; quand vous l'avez
» mis en prison lui et ses complices ; quand vous
» avez ordonne une supplication aux dieux , lion-
» neur qui jusqu'à moi n'a jamais été accordé
» qu'aux généraux vainqueurs ; enfin , quand vous
» avez honoré des plus grandes récompenses la
» fidélité des Allobroges? Tous ces actes si solen-
» nels , si multipliés , ne sont-ils pas la condam-
» nation des conjurés? Cependant, puisque j'ai
» cru devoir mettre l'affaire en délibération dé-
fi vant vous , puisqu'il s'agit de statuer sur la
» peine due aux coupables , je vais vous dire,
» avant tout , ce qu'un consul ne doit pas vous
» laisser ignorer. Je savais bien qu'il régnait dans
» les esprits une sorte de vertige et de fureur, que
» l'on cherchait à exciter des troubles, que Ton
» avait de pernicieux desseins ; mais je n'avais
» jamais cru, je l'avoue , que des citoyens romains
» pussent former de si abominables complots. Si
» vous croyez que peu d'hommes y aient trempé ,
» pères conscripts , vous vous trompez : le mal
» est plus étendu que vous ne le croyez. Il a non-
. » seulement gagné l'Italie , il a passé les Alpes il
» s'est glissé sourdement dans les provinces : les
» lenteurs et les délais ne peuvent que l'accroître ;
» vous ne sauriez trop tôt l'étouffer , et quelque
» parti que vous choisissiez, vous n'avez pas un
» moment à perdre : il faut prendre votre réso-
» tion avant la nuit. »
Il discute en cet endroit l'avis de Silanus et
celui de César, toujours avec les plus grands
ménagemens pour ce dernier. Il a même l'adresse
de faire sentir qu'il ne faut pas croire que son
avis ait été dicté par une indulgence criminelle»
Il entre habilement dans la pensée de César,
qui, ne voulant pas avoir l'air d'épargner les
conjurés, avait paru regarder la captivité per-
pétuelle cofrime une peine beaucoup plus S avère
64 COURS
que la mort, qui n'est que la fin de tous les
maux. 11 appuie sur cette idée, et n'insiste sur
la peine de mort, que parce que les circonstance»
et l'intérêt de l'Etat 3a rendent nécessaire. Après
ce détail , il semble prendre de nouvelles forces
{>our donner au sénat tout le courage dont il est
ui-même animé, et cette dernière partie de son
discours inspire cet intérêt mêlé d'admiration,
qui est un des plus beaux effets de l'éloquence.
« Je ne dois pas vous dissimuler ce que j'en-
» tends tous les jours : de tous cotés viennent à
» mes oreilles les discours de ceux qui semblent
» craindre que je n'aie pas assez de moyens, assez
» de forces pour exécuter ce que vous avez résolu.
» Ne vous y trompez pas , pères conscripts : tout
ï) est préparé , tout est prévu , tout est assuré , et
» par mes soins et ma vigilance , et plus encore
» par le zeïe du peuple romain , qui veut con-
» server son Empire , ses biens et sa liberté. Yous
» avez pour vous tous les ordres de l'Etat : des
» citoyens de tout âge ont rempli la place publi-
» que et les temples, et occupent toutes les ave-
» nues qui conduisent au lieu de cette assemblée.
» C'est qu'en effet cette cause est la première de-
d puis la fondation de Rome , oà tous les citoyens
» n'aient eu qu'un même sentiment , qu'un même
» intérêt , excepté ceux qui , trop sûrs du sort que
» leur réservent les lois , aiment mieux tomber
*) avec la République que de périr seuls. Je les
» excepte volontiers, je les sépare de nous : ce ne
j) sont pas nos concitoyens ; ce sont nos plus mor-
r> tels ennemis. Mais tous les autres , grands dieux!
» avec quelle ardeur, avec quel courage, avec
» quelle affluence ils se présentent pour assurer la
» dignité et le salut de tous ! Vous parlerai-je des
*> chevaliers romains, qui, vous cédant le premier
» rang dans l'Etat, ne disputent avec vous que de
» zèle et d'amour pour la patrie? Après les longs
DÉ LITTERATURE. 5Ï
» débats qui vous ont divisés, ce jour de danger^
» la cause commune , vous les a tous attachés ;
» et j'ose vous répondre que toutes les parties de
» l'administration publique ne doivent plus re-
» douter aucune atteinte, si cette union établie
)) pendant mon consulat peut être à jamais affer-
)) mie. Je vois ici parmi vous, je vois remplis du
» même zèle les tribuns de l'épargne , ces dignes
» citoyens qui, dans ce même jour j pour con-
» courir à la défense générale 1 ont quitté les
» fonctions qui les appelaient , ont renoncé au
» profit de leurs charges , et sacrifié tout autre in-
» térêt a celui qui nous rassemble. Et quel est en
» effet le Romain à qui l'aspect de la patrie et
» le jour de la liberté ne soient des biens chers et
» précieux ? N'oubliez pas dans ce nombre les
» affranchis , ces hommes qui , par leurs travaux
» et leur mérite , se sont rendus dignes de partager
» vos droits , et dont Rome est devenue la mère ,
» tandis que ses enfans les plus illustres, par leur
)) nom et leur naissance , ont voulu l'anéantir*
» Mais que dis-je ? des affranchis ? Il n'y a pas
» même un esclave , pour peu que son maître lui
)) rende la servitude supportable , qui n'ait les
)) conjurés en horreur , qui ne désire que laRépu^
» blique subsiste , et qui ne soit prêt à y contri-
» buer de tout son pouvoir. N'ayez donc aucune
» inquiétude , pères conscripts , de ce que vous
» avez entendu dire qu'un agent de Lentulus
» cherchait a soulever les artisans et le petit peu-
» pie. 11 l'a tenté, il est vrai , mais vainement;
» il ne s'en est pas trouvé un seul assez dénué de
» ressources , ou assez dépravé de caractère , pour
» ne pas désirer de jouir tranquillement du fruit
» de son travail journalier, de sa demeure et de
» son lit. Toute cette classe d'hommes ne peut
» même fonder sa subsistance que sur la tran-
» quillité publique : leur gain diminue quand
56 cours
f leurs ateliers sont fermés : que serait-ce s'ils
y> étaient. embrases? Ne craignez donc pas que le
» peuple romain vous manque : craignez vous-
» mêmes de manquer au peuple romain. Yous
» avec un consul que les dieux , en l'arrachant
» aux embûches et a la mort , n'ont pas conservé
i) pour lui-même , mais pour vous. La patrie com-
» mune , menacée des glaives et des flambeaux
» par une conjuration impie, vous tend des mains
» suppliantes -, elle vous recommande le capitole ,
» les feux éternels de Vesta , garans de la durée
» de cet Empire ; elle vous recommande ses murs;
» ses dieux, ses habitans. Enfin, c'est sur votre
» propre vie , sur celle de vos femmes et de ves
» enfans , sur vos biens , sur la conservation de
» vos foyers , que vous avez à prononcer aujour-
» d'hui. Songez combien il s'en est peu fallu que
» cet édifice de la grandeur romaine, fondé par
;» tant de travaux, élevé si haut par les dieux,
» n'ait été renversé dans une nuit. C'est à vous
» de pourvoir à ce que désormais un semblable
» attentat ne puisse , je ne dis pas être commis ,
» mais même être médité. Si je vous parle ainsi ,
» pères conseripts, ce n'est pas pour exciter votre
» zèle , qui va sans doute au devant du mien ;
» c'est afin que ma voix , qui doit être la première
» entendue, s'acquitte en votre présence des de-
» voirs de votre consul. Je n'ignore pas que je me
» fais autant d'ennemis implacables qu'il existe
» de conjurés , et vous savez quel en est le nom-
» bre -7 mais ils sont tous , à mes yeux , vils , fai-
j bies et abjects ; et quand même il arriverait
» qu'un jour leur fureur, excitée et soutenue par
» quelque ennemi plus puissant , prévalût contre
» moi sur vos droits et sur ceux de la République,
:» jamais je ne me repentirai de mes actions ni de
» mes paroles. La mort dont ils me menacent , est
» réservée à tous les hommes ) mais la gloire dont
DE LlTTLiKAIURL 5j
» vos décrets m'ont couvert , n'a été réservée qu'a
» moi. Les autres ont été honorés pour avoir
» servi la patrie ; mais vos décrets n'ont attribué
» qu'à moi seul l'honneur de l'avoir sauvée. Qu'il
» soit a jamais célèbre dans vos fastes , ce Scipion
» qui arracha l'Italie des mains d'Annibal ; cet
» autre Scipion qui renversa Cartilage et Nu-
» mance , les deux, plus cruelles ennemies de
» Rome ; ce Paul Emile , dont un roi puissant
» suivit le char de triomphe ; ce Marius , qui dé-
» livra l'Italie des Cimbres et des Teutons ; que
» l'on mette au-dessus de tout le grand Pompée ,
» dont les exploits n'ont eu d'autres bornes que
» celles du monde J il restera encore une place
» assez honorable à celui qui a conservé aux vain-
» queurs des nations une patrie où ils puissent
> venir triompher. Je sais que la victoire étran-
» gère a cet avantage sur la victoire domestique ,
» que dans l'une les vaincus deviennent des sujets
» soumis ou des alliés fidèles > dans l'autre , ceux
» qu'une fureur insensée a rendus ennemis de l'E-
» tat , ne peuvent , quand vous les avez empêchés
» de nuire , être réprimés par les armes ni fléchis
» par les bienfaits. Je m'attends donc a une guerre
» éternelle avec les médians. 3e la soutiendrai
» avec le secours de tous les bons citoyens 7 et
» j'espère que la réunion du sénat et des cheva-
» liers sera , dans tous les tems , une barrière
» qu'aucun effort ne pourra renverser.
» Maintenant , pères conscrits , tout ce que je
» vous demande en récompense de ce que j'ai sa-
» crifîé pour vous , du gouvernement d'une pro-
» vince et du commandement d'une armée où j'ai
y) renoncé pour veiller à la sûreté de l'Etat ? de
y> tous les honneurs et de tous les avantages que
)) j'ai négligés pour ce seul motif, de tous les
d soins que j'ai pris, de tout le fardeau dont je
i me suis chargé 5 tout ce que je vous demande ,
58 cours
» c'est de garder un souvenir fidèle de mon consu-
» lat, Ce souvenir, tant qu'il sera présent à
» votre esprit, sera le plus ferme rempart que
j> je puisse opposer à la haine et a l'envie. Si mes
» espérances sont trompées , si les médians l'em-
» portent , je vous recommande l'enfance de mon
» fils, et je n'aurai rien a craindre pour lui,
V rien ne doit manquer un jour ni à sa sûreté ni
» même à sa dignité si vous vous souvenez qu'il
» est le fils d'un homme qui , à ses propres périls,
» vous a garantis de ceux qui vous menaçaient.
» Ce qui vous reste à faire en ce moment , c'est
» de statuer avec promptitude et fermeté sur la
» cause de Rome et de l'Empire; et quoi que
» vous puissiez décider, croyez que le consul
» saura maintenir votre autorité , faire respecter
» vos décrets, et en assurer l'exécution. »
C'est avec ce langage qu'on intimide les mé-
dians , qu'on rassure le faibles , qu'on encourage
les bons ; en un mot , que l'ame d'un seul homme
devient celle de toute une assemblée , de tout un
peuple. La sentence de mort fut prononcée d'une
voix presque unanime , et exécutée sur le champ.
Cicéron , un moment après , trouva les partisans ,
les amis , les parens des conjurés , encore atrou-
pés dans la place publique : ils ignoraient le sort
des coupables, et n'ava'ent pas perdu toute es-
pérance. Ils ont vécu y leur dit le consul en se
tournant vers eux y et ce seul mot fut un coup de*
foudre qui les dissipa tous en un moment. Il était
nuit : Cicéron fut reconduit chez lui aux accla-
mations de tout le peuple, et suivi des principaux
du sénat. On plaçait des flambeaux aux portes
des maisons , pour éclairer sa marche. Les femmes,
étaient aux fenêtres pour le voir passer , et le mon-
traient à leurs enfans. Quelque temps après f
Caton devant le peuple 7 et Catulus dans le sénat ,
Jui décernèrent Je nQxn de Peie de la patrie, titre
DE LITTÉRATURE. 5j)
ai glorieux, que dans la suite la flatterie rattacha
a la dignité impériale, mais que Rome libre , dit
heureusement Juvénal , n'a donné qu'au seul
Cicéron.
Roma patrem patrlœ Ciceronem libéra dixit.
Juvisr.
Tous ces faits sont si connus , nous sont si fa-
miliers dès nos premières études , que je ne les
aurais pas même rappelés s'ils ne faisaient une
partie nécessaire de l'objet qui nous occupe et
des ouvrages que nous considérons ; et j'ai pu m'y
refuser d'autant moins, qu'il est plus doux, en
faisant l'histoire du génie, de faire en même
tems celle de la vertu.
SECTION V.
Des autres harangues de Cicéron*
Dans le tems même où les dangers de la Ré-
publique occupaient tous les momens , toutes les
pensées de Cicéron ; lorsqu' après avoir forcé Ca
tilina de sortir de Rome , il observait tous les pas
des conjurés , et cherchait a s'assurer des preuves
du crime , il se chargea dans les tribunaux d'une
affaire très-importante , et dont le succès intéres-
sait à la fois son amitié , son éloquence et sa po-
litique. On aurait peine à concevoir comment
chez lui les soins de l'administration laissaient
place encore aux affaires du barreau ; comment ,
parmi tant de fatigues qui lui permettaient a peine
quelques heures de sommeil , le consul eut en-
core le loisir d'être avocat , et de composer un
plaidoyer aussi bien travaillé que celui dont je
vais parler , si l'on ne savait quelle prodigieuse
facilité de travail il tenait de la nature et de l'ha^
bitude, et ce que peut l'homme qui s est accou-
tumé a faire un usage continuel de son tems et de
6o COURS
.son génie. D'ailleurs , le premier de tous les inté-
rêts pour Cicéron , celui de l'Etat , l'appelait à la
défense de Licinius Muréna , désigné consul pour
l'année suivante, mais alors accusé de brigue , et
h qui une condamnation juridique pouvait faire
perdre la dignité qu'il avait obtenue. C'était un
citoyen plein d'honneur et de courage , qui avait
servi avec la plus grande distinction sous Lucul-
lus, et très-attaché a Cicéron et à la patrie. Dans
le trouble et le désordre où étaient les affaires pu-
bliques , il était de la dernière importance que la
bonne cause ne perdît pas un tel appui , que Mu-
réna entrât en charge au jour marqué , et qu'on
ne fût pas exposé aux dangers d'une nouvelle
élection. Les circonstances rendaient la défense
difficile et délicate. Cicéron lui-même , à la prière
de tous les honnêtes gens, révolté de la corrup-
tion qui régnoit dans les comices , avait porté
contre la brigue une loi plus sévère que les pré-
cédentes. Muréna avait pour accusateur l'un de ses
compétiteurs au consulat, Sulpicius, juriscon-
sulte renommé , et compté aussi parmi les amis
de Cicéron. Mais ce qui donnait le plus de poids
à l'accusation , c'est qu'elle était soutenue par un
homme dont le caractère était généralement res-
pecté, par Caton, qui dans ce même tems était
près d'obtenir le tribun a t. Pressé de faire un
exemple , il avait dit publiquement que l'année
ne se passerait pas sans qu'il accusât un consu-
laire. On peut croire que l'excès de son zèle mit
un peu de précipitation et d'humeur dans ses
poursuites; car, au rapport des historiens, Mu-
réna, sans être absolument irréprochable, n'é-
tait pas dans le cas de la loi , et ne s'était permis
que cette espèce de sollicitation passée en usage ,
et que les plus honnêtes gens ne rougissaient pas
d'employer. On ne pouvait lui imputer aucune
transgression formelle , et ce n'était pas i'exem-
DE LITTERATURE. 6t
pie qu'il fallait choisir : aussi fut-il absous par
tous les suffrages. Nous avons entendu l'orateur
romain tonnant contre Y erres et Catilina avec
toute la véhémence , tout le pathétique , toute
l'énergie de l'éloquence animée par la vertu et la
patrie. Nous allons voir son talent et son style
se plier à un ton tout différent. Nous passons ici
du sublime au simple, et nous verrons comme il
saisit habilement tous les caractères propres à ce
genre de composition oratoire, l'art de la discus-
sion , le choix des exemples , l'agrément des tour-
nures,la fînesse,la délicatesse et même la gaîté,cellc
du moins que la nature de la cause peut comporter.
Cicéron , après avoir établi , dans un exorde
aussi noble qu'intéressant, les rapports et les liai-
sons qui l'attachent à Muréria ; après avoir réfuté
les imputations de Sulpicius , poursuit ainsi :
« 11 est temps d'en venir au plus grand appui de
» nos adversaires , à celui qu'on peut regarder
)) comme le rempart de nos accusateurs , à Caton ;
j) et quelque gravité , quelque force qu'il apporte
» dans cette cause , je crains beaucoup plus , je l'a-
j) voue , son autorité que ses raisons. Je deman-
» derai d'abord que la dignité personnelle de
J> Caton, l'espérance prochaine du tribunat , la
» gloire de sa vie , ne soient point des armes
» contre nous, et que les avantages qu'il n'a re-
)) eus que pour être utile à tous , ne servent pas à
)) la perte d'un seul. Scipion l'Africain avait été
» deux fois consul , avait renversé Carthage et
» Numance , les deux terreurs de cet Empire ,
» quand il accusa Lucius Cotta : il avait pour lui
» une grande éloquence , une grande réputation
» de probité et d'intégrité , une autorité telle que
» devait l'avoir un homme à qui le peuple romain
» devait la sienne. J'ai souvent ouï dire à nos vieil-
» lards , que rien n'avait tant servi Cotta auprès de
» ses juges, que cette prééminence même de Sci-
6s coulis
» pion. Ces hommes si sages ne voulurent pas
» qu'un citoyen succombât dans les tribunaux,
» de manière a faire croire qu'il avait été oppri-
» me par l'excessive prépondérance de son accu-
sateur. Ne savons- nous pas aussi , Caton , que
» le jugement du peuple romain sauva Sergius
» Galba des poursuites d'un de vos ancêtres, ci-
» toyen très-courageux et très-considéré, mais qui
» semblait trop s'acharner à la perte de son ad-
» versaire. Toujours, dans cette ville, le peuple
» en corps , et en particulier les juges éclairés et
» qui regardent dans l'avenir , ont résisté aux trop
» grandes forces de ceux qui accusaient. Je ne
» veux point qu'un accusateur fasse sentir dans
» les tribunaux une supériorité trop marquée,
» trop de pouvoir , trop de crédit : employez
>> tous ces avantages pour le salut des innocens ,
» pour le soutien des faibles , pour la défense des
» malheureux , oui ; mais pour le péril et la ruine
» des citoyens , jamais. Qu'on ne vienne donc
» point nous dire qu'en se présentant ici contre
» IVluréna, Gatona jugé la cause : ce serait poser un
» principe trop injuste , et faire aux accusés une
» condition trop dure et trop malheureuse si l'o-
» pinion de leur accusateur était regardée comme
/) leur sentence. Pour moi , Caton , le cas singu-
» lier que je fais de votre vertu ne me permet pas
» de blâmer votre conduite et vos démarches en
» cette occasion ; mais peut-être puis-jey trouver
» quelque chose à jéformer. Vous ne commettez
» point de fautes, et l'on ne peut pas dire de vous
n que vous avez besoin d'être corrige , mais seu-
i) lement qu'il y a quelque chose en vous qui peut
)> être adouci et tempéré. La Nature elle-même
» vous a formé pour l'honnêteté, la gravité , la
» tempérance, la justice , la fermeté d'ame. Elle
>l vous a fait grand dans toutes les vertus ; mais
a vous y avez ajouté des principes de philose*-
DE LITTÉRATURE. 63
7) phie où Ton voudrait plus de modération ,
» plus de douceur , qui sont enfin , pour dire ce
» que j'en pense , plus sévères et plus rigoureux
t> que la nature et la vérité ne le comportent ; et
» puisque je ne parle pas ici devant une multitude
» ignorante , vous me permettrez , juges, quelques
d réflexions sur ce genre d'études philosophiques -,
» qui par lui-même n'est éloigné ni de votre goût
» ni du mien.
» Sachez donc que tout ce que nous voyons
» dans Caton , d'excellent, de divin r est k lui,
ï lui appartient en propre ; au contraire , ce qui
» nous laisse quelque chose k désirer n'est pas de
» lui , mais du maître qu'il a choisi r de la secte
» qu'il a embrassée. Il y a eu parmi les Grecs un
» homme de grand esprit , Zenon , dont les sec-
» tateurs s'appellent Stoïciens. Yoici quelques-
» uns de leurs principes : Que le sage n'a point
» d'égard pour quelque titre de faveur que ce
» soit ; qu'il ne pardonne jamais aucune faute ;
» que la compassion et l'indulgence ne sont que
» légèreté et folie ; qu'il n'est point digne d'un
» homme de se laisser toucher ni fléchir; que le
» sage, même s'il est contrefait, est le plus beau
» des hommes , le plus riche , même en deman-
» dant l'aumône , roi, même dans l'esclavage , et
» que nous tous , qui ne sommes pas des sages ,
» nous ne sommes que des esclaves et des insen-
» ses; que toutes les fautes sont égales ; que tout
» délit est un crime ; que celui qui tue un poulet
» quand il n'en a pas îe droit , est aussi coupable
» que celui qui étrangle son père ; que le sage ne
» se repent jamais, ne se trompe jamais, ne
» change jamais d'avis.
«Telles sont les maximes que Caton, dont
» vous connaissez l'esprit et les lumières , a pui-
» sées dans de très-savans auteurs , et qu'il s'est»
» appropriées ? non pas, comme tant d'autres ?;
G4 COURS
» pour en faire un sujet de controverse , mais
» pour en faire la règle de sa vie. Les fer-
» miers de la République demandent quel-
» que remise : prenez garde , dit Caton , n'accor-
» dez rien à la faveur. — Des malheureux sup-
» plient. — C'est un crime d'écouter la com-
» passion. — Un homme avoue qu'il a commis
» une faute et demande grâce. — C'est se rendre
» coupable que de pardonner. — Mais la faute
» est légère. — Toutes les fautes sont égales. —
» Avez-vous dit quelque chose sans réflexion . il
» ne vous est plus permis d'en revenir. — Mais
» j'ai été entraîné par l'opinion. — Le sage ne
» connaît que la certitude , et nullement l'opi-
» nion. — Vous êtes-vous trompé involontaire-
» ment sur un fait. — Ce n'est point une erreur,
» c'est un mensonge 7 une calomnie. De la une
* conduite parfaitement conforme à cette doc-
• trine. Pourquoi Caton est-il ici accusateur?
» C'est qu'il a dit dans le sénat, qu'il accuserait
» un consulaire. — Mais vous l'avez dit dans la
» colère. — Le sage ne se met point en colère.
» Mais c'était un propos du moment, qui ne vous
» engageait à rien. — Le sage ne peut sans honte
» changer d'avis. 11 ne peut sans crime se laisser
» fléchir ; toute compassion est une faiblesse ,
A toute indulgence un forfait.
» Et moi aussi , dans ma première jeunesse ,
» me défiant de mes propres lumières , j'ai re-
» cherché , comme Caton , celles des philoso-
» plies; mais les maîtres que j'ai suivis, Platon
>; et Aristote , ont des principes différens. Leurs
» disciples, hommes mesurés dans leurs opinions,
» pensent que le sage même peut accorder quel-
» que chose aux circonstances , aux considéra-
» tions particulières ; que l'homme de bien peut
» céder à la pitié; qu'il y a des degrés dans les
» délits et dans les peines; que la vertu çt la. fer-
DE LITTÉRATURE. 65
» me te peuvent faire grâce ; que le sage lui-même
» peut être quelquefois entraîné par l'opinion ,
» emporté par la colère , touché par la compas-
» sion ; qu'il peut sans honte revenir sur ce qu'il a
» dit , et changer d'avis s'il en trouve un meil-
t leur ; qu'enfin toutes les vertus ont besoin de
» mesure et doivent craindre l'excès.
» Si , avec le caractère que vous avez, Caton ,
» le hasard vous eût adressé aux mêmes maîtres
» que moi , vous ne seriez pas plus homme de
» bien , plus courageux , plus tempérant , plus
» juste ; cela ne se peut pas • mais vous seriez un
» peu plus enclin à la douceur ; vous ne vous se-
» riez pas rendu gratuitement l'agresseur et l'en-
» nemi d'un homme plein de modestie dans ses
» mœurs , plein d'honneur et de noblesse dans
» ses sentimens. Vous auriez pensé que la fortune
» vous ayant tous les deux préposés dans le même
» tems à la garde de la République, lui comme
» consul et vous comme tribun , il devait y avoir
» entre vous une sorte de liaison patriotique.
)) Vous auriez supprimé, vous auriez oublié ce
» que vous aviez dit dans le sénat avec trop de
» violence , ou vous auriez vous-même tiré de vos
» paroles une conséquence moins rigoureuse.
» Croyez-moi , vous êtes maintenant dans le feu
» de l'âge , dans toute l'ardeur de votre carac-
» tere , dans tout l'enthousiasme de la doctrine
» que vous avez adoptée ; mais le tems , l'usage ,
» l'expérience , doivent sans doute quelque jour
» vous calmer , vous modérer , vous fléchir. En
t> effet , ces législateurs de vertu , ces précepteurs
» que vous avez suivis , ont porté , ce me semble ,
» les devoirs de l'homme au-delà des bornes de
;> la nature. Nous pouvons en spéculation aller
» aussi loin qu'il nous plaît , nous élever jusqu'à
» l'infini ; mais dans la pratique, dans la réalité,
» il est un terme où il faut s'arrêter. Ne pardon-
66 cours
» nez rien, nous dit-on. — Et moi , je réponds :
y> Pardonnez quand il y a lieu a Y indulgence. —
» N'écoutez aucune considération personnelle. —
» Et je dis qu'il ne faut y avoir égard qu'autant
» que le devoir et l'équité le permettent. — Ne
» vous laissez pas toucher à la compassion. — *
» Jamais sans doute , au point d'affaiblir Tauto-
» rite des lois , mais autant que le prescrit la pre-
» mi ère de toutes , l' humanité. — Soyez fermes
)) dans vos sentimens. — Oui 1 si l'on ne vous en
» propose pas de meilleurs. Ainsi parlait ce grand
» Scipion , qui eut , comme vous , Gaton , la ré-
» putalion d'un homme très-instruit , d'un homme
» presque divin dans la discipline domestique J
» mais que la philosophie dont il faisait profes-
» sion , puisce dans les mêmes sources que la
» vôtre , n'avait point rendu plus sévère qu'il ne
» faut l'être , et qui au contraire a toujours passé
» pour le plus doux de tous les hommes. Léiius
» avait pris ces mêmes leçons : eh ! qui jamais a
» eu plus d'aménité dans ses mœurs, et a rendu la
)) sagesse plus aimable ! J'en puis dire autant de
» Gallus , de Philippe , mais j'aime mieux pi en-
» die des exemples dans votre maison. Qui de
» nous n'a pas entendu parler de Caton le cen-
» seur , l'un de vos plus illustres aïeux ? et qui ja-
» mais a été plus mesuré dans sa conduite et dans
» ses principes , plus traitable , plus facile dans le
» commerce de la vie? Quand vous l'avez loué
» dans votre plaidoyer avec autant de justice que
» de dignité, vous l'avez cité comme un modèle
» domestique que vous vous proposiez d'imiter.
» Les liens du sang, les rapports du caractère,
» vous y autorisent , il est vrai , plus qu'aucun
)) de nous , mais pourtant je le regarde comme
» un exemple pour moi autant que pour vous-
» même ; et si vous pouviez aussi , à votre sévé-
» rite naturelle, mêler un peu de sa facilité et de
DE LITTKRATURE, 67
» sa douceur ? toutes les qualités que vous pos-
)) sédez n'en seraient pas meilleures , mais en de-
» deviendraient plus aimables.
» Ainsi , pour en revenir à ce que j'ai dit d'a-
t> bord , que l'on écarte de cette cause le nom de
» Caton 5 que Ton mette a part son autorité , qui
* doit être nulle dans un jugement légal , ou n a-
» voir de crédit que pour faire le bien 5 que l'on
» nous attaque par des faits. Que vouiez- vous ,
» Caton ? que demandez-vous? sur quoi porte
j) votre accusation? Yous vous élevez contre la
)> brigue : je ne la défends pas. Yous me repro-
» chez de justifier dans les tribunaux ce que j'ai
» proscrit par mes lois : j'ai proscrit la brigue et
» je défends l'innocence. N'accusez-vous que le
» crime ? Je me joins à vous. Prouvez que Muréna
» l'a commis , et j'avouerai que mes propres lois
» le condamnent. »
Ce seul morceau ? parmi tant d'autres , suffirait
{>our nous faire sentir toute la flexibilité du ta-
ent de Cicéron. Il était nécessaire d'écarter de la
balance de la justice ce poids que pouvait y
mettre un nom tel que celui de Caton. Il ose em-
ployer contre lui le ridicule ; mais pour peu qu'il
n'eût pas su en émousser la pointe , on n'aurait
pas souffert qu'il s'en servît contre un homme si
révéré. La cause de Caton serait devenue celle de
tous les honnêtes gens , et même de ceux qui ne
l'étaient pas ; car lorsque la vertu est généralement
reconnue ? ceux même qui ne l'aiment point 5
veulent qu'on la respecte ; c'est un hommage qui
coûte peu et qui n'engage a rien. Avec quelle ha-
bileté , avec quelle adresse il sépare la personne
de Caton de sa doctrine ! Comme il se joue dou-
cement de l'une sans affaiblir en rien la vénéra-
tion que l'on doit à l'autre ! Ses traits , en tom-
bant sur le stoïcisme de Caton ? ne vont ja-
mais jusqu'à lui; c'est en le comblant d'e-
68 cours
loges, qu'il lui ôte, sans qu'on s'en aperçoive ,
toute l'autorité de son opinion; car dès qu'une
fois il est parvenu à faire rire sans le blesser , la
gravité n'a plus de pouvoir : il n'y a plus de
place pour elle. Aussi lui-même ne put la garder ;
il ne put s'empêcher de sourire au portrait que
trace Cicéron du rigorisme stoïque ; et moitié
riant , moitié grondant , il dit au sortir de l'au-
dience : En vérité nous avons un consul très-
plaisant*
C'étaient d'ailleurs , ces morceaux , par les-
quels l'orateur tempérait, autant qu'il le pouvait,
l'austérité du genre judiciaire ; c'étaient ces sortes
d'épisodes , toujours heureusement placés , qui
délassaient les juges de la fatigue des querelles
du barreau , de l'amertume des controverses ju-
ridiques et de la criaillerie des avocats. Voila ce
qui rendait l'éloquence de Cicéron si agréable aux
Ilomains , et faisait recueillir avec tant d'avidité
toutes ses harangues dès qu'il les avait pronon-
cées. Nul ne possédait au même degré que lui cet
art de répandre de l'agrément sur les matières les
plus sèches ; et la vraie marque de la supériorité ,
c'est de pouvoir ainsi se rendre maître de tous
les sujets , et de savoir, en traitant tous les gen-
res , avoir le ton et la mesure de tous.
C'est encore ce qu'il fit en plaidant la cause
d'Archias, célèbre poète grec, à qui l'on contestait
fort mal-à-propos le titre de citoyen romain. Il
était né à Anlioche , mais il avait reçu le droit
de cité a Héraclée, ville alliée , qui jouissait des
privilèges de la bourgeoisie romaine. Les archives
de cette ville avaient été brûlées dans le tems de
la guerre sociale, et vingt-huit ans après un nommé
Gratius , ennemi d'Archias , voulut tourner contre
lui cet accident , qui lui enlevait la preuve de
son titre. Heureusement il avait pour lui le té-
moignage de Luculîus, dont la protection lui avait
DE LITTÉRATURE. 69
procure cette faveur des habitans d'Héraclée. Il
fut défendu par Cicéron, et l'orateur nous apprend
dans son exorde les droits qu'avait le poète à son
amitié et même a sa reconnaissance. C'est une ob-
servation a faire , que Cicéron, dans chaque cause
qu'il plaide, commence par établir les motifs per-
sonnels qui l'ont déterminé à s'en charger ; et
l'importance qu'il met à les bien fonder prouve
qu'indépendamment de la cause même , il y avait
des convenances particulières a garder , pour se
charger , avec l'approbation générale , du rôle
d'accusateur ou de défenseur. C'était pour les
hommes considérables une fonction publique ,
souvent liée aux intérêts de l'Etat , bien différente
de cette foule de petits procès particuliers que les
orateurs de réputation et les hommes en place
abandonnaient aux avocats subalternes , a ceux
qui sont désignés en latin par un mot qui signifie
plaideurs de causes , causidicL Le procès d'Ar-
chias semblait devoir être de ce dernier genre. Il
n'offrait que la discussion d'un fait très-simple ,
qui dépendait surtout de la preuve testimoniale ,
et n'exigeait que quelques minutes de plaidoierie.
Le discours de Cicéron n'est tout au plus que
d'une demi-heure de lecture , et le fait lui-même
n'occupe pas quatre pages. Le reste est un éloge de
la poésie et des lettres 7 des avantages et des agré-
mens qu'on en retire , et des honneurs qu'on leur
doit. Il semble que Cicéron , qui partout fait pro-
fession d'aimer extrêmement la poésie et ceux qui
la cultivent , ait été bien aise d'avoir l'occasion
de leur rendre un hommage. C'en était un bien
flatteur pour Archias , que de prendre sa défense.
Nous allons voir que cette démarche ne fait pas
moins d'honneur au caractère de Cicéron , qu'au
mérite du client.
Il y avait loin d'un consul romain à un poète
grec , et la cause ne demandait pas les efforts d'un
^0 C OURS
orateur, Aussi le plaidoyer n'a-t-il presque rîea
de commun avec le genre judiciaire. 11 tient beau-
coup plus du démonstratif, et après avoir vu
Cicéron dans le sublime et dans le simple, je
choisis chez lui ce morceau comme un exemple
du style tempéré que caractérisent la grâce , la
douceur et l'ornement.
« Si j'ai quelque talent, juges (et je sens com-
» bien j'en ai peu) , quelque habitude de la parole
» (et j'avoue qu'elle est en moi assez médiocre) y
» quelque connaissance de l'art oratoire , puisés
w dans l'étude des lettres , qui ne m'ont été étran-
» gères en aucun tems de ma vie , tous ces a van-
» tages, quels qu'ils soient, je les dois à Licinius
w Àrchias, qui a droit d'en réclamer le fruit et la
» récompense. Aussi loin que ma mémoire peut
» remonter dans le passé et revenir sur mes pre-
» mieres années , je le vois dirigeant mes premières
» études et m'introduisait dans la carrière que j'ai
» parcourue , et si ma voix, affermie et encouragée
» par ses leçons, a été quelquefois utile âmes con-
» citoyens , je dois sans doute , autant qu'il est en
» moi , servir celui qui m'a mis en état de servir
y) les autres. Ce que je dis peut étonner ceux qui
» ne feraient attention qu'a la différence qu'ils
» trouvent dans le genre de mes travaux et de
» ceux d'x^rchias ; mais l'éloquence n'a pas été ma
» seule étude , et tous les arts qui tiennent à la
y> culture de l'esprit ont entre eux comme un lien
» de parenté, et forment pour ainsi dire une même
» famille.
» Peut-être aussi sera-t-on surpris que dans une
» question de droit, dans un procès qui se plaide
» publiquement devant un préteur si distingué et
» des juges si graves , en présence d'une si nom-
» breuse assemblée, j'emploie un langage tout dif-
» férent de celui du barreau ; mais c'est une liberté
»que j'attends de l'indulgence de mes juges, et
DE LITTERATURE. jh
» j'espère qu'elle ne leur déplaira pas. Le carac-
» tere de l'accusé , homme de lettres , excellent
» poète, dont le loisir et le travail ont toujours
» été également éloignés des altercations et du
» bruit des tribunaux ; le concours d'hommes let-
» très qu'attire ici sa cause 5 votre goût pour les
» beaux-arts qu'il cultive, et celui du magistrat
» qui préside à ce jugement , tout m'autorise k
» croire que vous me permettrez de m'écarter un
» peu de la méthode ordinaire ; et si j'obtiens de
» vous cette grâce , je me flatte de vous démontrer
» que non-seulement Archias ne doit point être
» retranché du nombre de nos concitoyens, mais
» même que s'il n'en était pas ? il mériterait d'y
» être admis.
» Né d'upe famille noble d'Antioche , ville
» anciennement célèbre et opulente , remplie de
» savans hommes , et florissante par les arts et les
» lettres, Achias était k peine sorti des études de
» l'enfance , que ses écrits le placèrent au premier
» rang. Bientôt il devint si célèbre dans l'Asie et
» dans la Grèce, que son arrivée dans chaque ville
» était une fête 5 l'attente et la curiosité qu'il ex-
» citait, allaient encore au-delà de sa renommée ;
» et quand on l'avait entendu, cette attente même
» était surpassée par l'admiration.
» Les lettres grecques étaient alors répandues
» dans l'Italie, cultivées dans les villes latines plus
» qu'elles ne le sont aujourd'hui, et favorisées dans
» Rome même par la tranquillité dont jouissait la
» République. Les peuples de Ta rente , de Rhege
» et de Naples s'empressèrent d'honorer Archias
» du droit de cité et de récompenses de toute
» espèce , et tous ceux qui étaient faits pour juger
r> des talens, le regardèrent comme un homme
» dont l'adoption leur faisait honneur.
» Marius et Catulus étaient consuls lorsqu'il
» vint k Rome , où sa réputation l'avait devancé.
*]7. COURS
» Il y trouvait deux grands-hommes , dont l'un
» pouvait lui fournir de grandes choses k célébrer,
» et l'autre, joignant à la gloire des exploits mili-
» taires le bon goût et les connaissances, était
» digne d'entendre celui qui pouvait le chanter.
» Archias, encore revêtu de la robe prétexte , fut
» reçu dans la maison de Lucullus ; et il doit non-
» seulement k son génie et à ses écrits, mais encore
» k son caractère et k ses mœurs , cet avantage
» honorable que la maison où sa jeunesse fut
» accueillie, est encore aujourd'hui î'asyle de sa
» vieillesse. 11 était bien venu de Métellus le Numi-
» dique et de son fils ; Emilius l'écoutait avec plai-
» sir ; il vivait avec les deux Catulus , père et fils ;
» Lucius Crassus le cultivait ; il était étroitement
» lié avec toute la famille de Lucullus, d'Horten-
» sius, d'Octavius, avec Drusus etCaton ; et c'est
» encore un honneur pour lui , que parmi ceux qui
» le recherchaient , les uns le faisaient par goût et
» parce qu'ils savaient l'apprécier et jouir de son
» talent, les autres voulaient seulement s'en faire
» un mérite. »
Suit un détail très-court et très-clair sur le fond
de la cause, et Cicéron pouvait s'en tenir la s'il
n'eût voulu que la gagner : elle était évidente,
mais il avait promis dans son exorde de faire autre
chose qu'un plaidoyer; il tient parole, et, s'adres-
sant k l'accusateur, il continue ainsi :
« Vous me demanderez pourquoi je parais si
» attaché kLicinius Archias? parce que c'est k lui
» que je dois chaque jour le délassement le plus
» doux des travaux du forum et du tumulte des
» affaires. Et croyez -aous que je pusse trouver
» dans mon esprit de quoi suffire a tant d'objets
» différens, si je ne puisais sans cesse de nouvelles
» richesses dans l'étude des lettres, ou que je pusse
» supporter tant de travaux si les agrémens de
» cette même étude ne servaient à me récréer et &
DE LITTERATURE. ^3
» me soutenir? J'avoue que je m'y livre le plus
» qu'il m'est possible. Que ceux-là s'en cachent y
» qui n'en savent rien retirer qui appartienne à
» l'utilité commune, ou qui puisse être produit
» au grand jour; mais pourquoi ne l'avouerai-je
» pas , moi , qui depuis tant d'années ai vécu de
» manière que jamais ni mon loisir, ni mes inté-
»rêts, ni mes plaisirs, ni même mon sommeil
» n'ont refusé un seul de mes momens aux besoins
» de mes concitoyens? Qui pourrait me savoir
» mauvais gré de donner a ce genre d'occupation
» le tems que d'autres donnent aux spectacles ,
» aux voluptés, aux jeux , aux festins, à l'oisiveté?
» L'on doit d'autant plus me le permettre, que
» cet art même dont je fais profession , et qui a été
» le refuge de mes amis dans tous leurs périls, ce
» talent de la parole fait partie de ces études que
» j'ai toujours aimées ; et si l'on trouve que c'est
» peu de chose , il est des avantages bien plus
» grands dont je leur ai obligation. Lt en effet , si
» tout ce que j'ai lu, tout ce que j'ai appris ne
» m'avait bien persuadé, dès ma jeunesse, que
» rien n'est plus désirable dans cette vie , que la
» gloire et la vertu, qu'il faut leur sacrifier tout
» et ne compter pour rien les tourmens, l'exil et
» la mort, me serais-je exposé pour le salut public
» à tant de combats et aux attaques continuelle des
» médians? Mai s tous les livres, tous les monumens
w de l'antiquité, toutes les paroles des sages répe-
» tent cette grande leçon , et toutes ces instructions
)> seraient ensevelies dans les ténèbres si le génie ne
» leur avait prêté sa lumière. Combien d'excellens
» modèles se présentent à nous dans ces portraits
» des grands-hommes qu'ont tracés les écrivains de
» la Grèce et de l'Italie ! C'est eux que j'ai toujours
» eus devant les yeux dans l'administration des af-
» faii es publiques ; c'est en pensant a eux que mon
» ame s'élevait et se formait à leur ressemblance»
74 COURS
« Quelqu'un me dira : Ces hommes dont les
» lettres nous ont conserve la gloire et les vertus ,
» étaient ils eux-mêmes lettres? Je ne puis l'aifir- :
» mer de tous : je pense qu'il }r en a eu plusieurs
)> d'un naturel assez heureux pour se porter d'eux-
)) mêmes à tout ce qui était honnête et glorieux ,
» sans avoir besoin de leçon ; et j'ajouterai encore
» que la nature sans l'instruction a communément
» plus de pouvoir que l'instruction sans la nature.
» Mais aussi quand on joint a ce qu'on a reçu de
» l'une tout ce que peut ajouter l'autre, c'est alors
)> qu'il en résulte ce qu'il y a de plus beau , de plus
» grand i de plus admirable dans l'humanité.
» De ce nombre était Scipion l'Africain , que
» nos pères ont vu ; Lélius , Furius , ces hommes
)) dont la sagesse avait maîtrisé toutes les passions ;
» ce Calon l'ancien , le citoyen le plus courageux
» et le plus éclairé de son tems ; et si tous ces
» illustres personnages avaient cru la culture des I
» lettres inutile à la connaissance et à la pratique I
» de la vraie vertu, en auraient-ils fait une de
» leurs occupations?
» Mais quand on ne la considérerait pas par son
» utilité et son importance , quand on n'y verrait
» que l'agrément et îe piaisir.ee serait encore celui |
» de tous qui conviendrait le mieux à l'homme i
» bien élevé. Les autres , en effet , ne sont ni de
)> tous les tems ni de tous les lieux , ni faits pour j
» tout âge : les lettres sont à la fois l'instruction de
» la jeunesse , le charme de l'âge avancé , F orne- I
» ment de la prospérité , la consolation de l'in-j
» fortune j elles nous amusent dans la retraite, j
» ne sont point déplacées dans la société; ellcf.l
» veillent avec nous, elles nous accompagnent i
» dans nos vovages , elles nous suivent dans lui
» campagnes ; enfin , quand nous n'en aurions pa;
)) le goût, nous ne pourrions leur refuser notn I
» estime et notre admiration.
DE LITTERATURE. ^5
« Poi# ce qui regarde la poésie en particulier
» nous avons entendu dire aux meilleurs juges ,
» que les autres talens s'acquièrent par les pré-
»" ceptes, mais que celui de la poésie est un don de
» la Nature, une faculté de l'imagination, une sorte
» d'inspiration divine, Aussi notre vieil Ennius ap-
» pelle les poètes des hommes saints > parce qu'ils
» sont distingués à nos yeux par les présens de la
* Divinité. Quil soit donc saint parmi vous, parmi
)} des hommes aussi instruits que vous l'êtes , ce
» nom de Poêle , que les Barbares mêmes n'ont.
» jamais violé. Les rochers et les déserts semblent
» répondre à la voix du poète ; les bêtes mêmes
» paraissent sensibles a l'narmonie , et nous y se-
» rions insensibles! Les peuples de Colophon, de
» Chio, de Salamine, de Smyrne et d'autres encore
» se disputent Homère et lui élèvent des autels :
» ils veulent, long-tcms après sa mort, l'avoir
» pour concitoyen , parce qu'il a été grand poète ;
» et celui qui est réellement le nôtre par sa volonté
» et par nos lois , nous pourrions le rejeter ! Nous
» rejetterions celui qui a employé son génie a
» chanter la gloire du peuple romain! Oui, dès
* sa première jeunesse il a composé un poème
« ^ur la guerre des Cimbres , et cet hommage flatta
» Marius même , qui était , vous le savez , assez
» étranger au commerce des Muses. C'est qu'il n'est
» personne , si dur et si farouche qu'il puisse être?
» qui ne soit flatté de voir son nom porté par la
» poésie aux générations a venir. On demandait à
d ce célèbre Athénien , Thémistocle , quelle était
» la voix qu'il entendrait avec le plus de plaisir :
» Celle , dit-il , qui chantera le mieux ce que f ai
» fait. Ce même Archias a célébré dans un autre
» ouvrage les victoires de Lucullus sur Mithridate,
s et cette guerre si fertile en révolutions, qui a
» ouvert aux aimes romaines des contrées que la
>^ Nature semblait leur avoir fermées j ces batailles
«j6 COURS
ï> mémorables où Lucullus, avec peu dec soldats }
» a défait des troupes innombrables ; ce siège de
» Cyzique , où il a sauvé une ville ? notre alliée,
» des fureurs de Mithi idate ; cet incroyable coni-
» bat de Ténédos , où les forces navales de ce puis-
» sant roi ont été anéanties avec les généraux qui
» les commandaient. La gloire de Lucullus est la
» nôtre ; ce qu'on a fait pour lui , on Ta fait pour
» nous j et dans les chants d'Archias , consacrés à
» Lucullus 3 seront perpétués les trophées , les mo-
» numens et les triomphes de Rome,
» Et qui de nous ignore combien Ennius fut
» cher a notre fameux Scipion 1' Africain?La statue
» de ce poète e*st élevée en marbre dans le tombeau
3) des Scipions. Son poème de la Guerre punique
d est regardé comme un hommage rendu au nom
» romain : c'est là que les Fabius , les Marcellus }
» les Fujvius 7 les Caton sont comblés de louanges
>) honorables que nous partageons avec eux , sont
y> couverts d'un éclat qui rejaillit sur nous. Aussi
» nos ancêtres donnèrent à ce poète , né dans la
» Calabre, le titre de citoyen romain, et nous le
y> refuserions à Archias, à qui nos lois l'ont accordé!
» Et qu'on n'imagine pas que ses travaux doivent
» nous intéresser moins , parce qu'il écrit en vers
>> grecs : ce serait se tromper beaucoup. La langue
» grecque est répandue dans tout le Monde ; la
ï) nôtre est renfermée dans les limites de notre
y> empire ; et si notre puissance est bornée aux
» pays que nous avons conquis 7 ne devons-nous
» pas souhaiter que notre gloire parvienne jus-
» qu'où nos armes n'ont pu parvenir? Si cette es-
» pece d'illustration est agréable et chère aux
» peuples mêmes dont le poète raconte les exploits,
» de quel prix ne doit- elle pas être , quel encoura-
» gement ne doit-elle pas donner aux chefs , aux
» généraux , aux magistrats , qui n'envisagent que
î) la gloire dans leurs travaux et leurs périls, !
DE LITTÉRATURE. «j*J
» Alexandre avait a sa suite un grand nombre d'é-
» crivains, chargés de composer son histoire ; mais
» quand il vit le tombeau d'Achille , il s'écria :
» Heureux Achille , qui as trouvé un Homère
» pour te chanter ! Et en effet , sans cette immor-
» telle Iliade , le même tombeau qui couvrit les
» restes du vainqueur de Troye , aurait enseveli
» sa mémoire. Que dirai- je de notre grand Pompée,
» dont la fortune extraordinaire a égalé la valeur ,
» et qui en présence de son armée a proclamé
» citoyen romain Théophane de Mytilene , l'his-
» torien de ses exploits? Et nos soldats , ces hom-
» mes sans lettres, la plupart rustiques et grossiers,
» sensibles pourtant aux honneurs de leur général
» et croyant les partager, ont répondu par des
» acclamations à l'éloge qu'il faisait de Théo-
» phane.
» Avouons-le , Romains , osons dire tout haut
» ce que chacun de nous pense tout bas : nous
» aimons tous la louange , et ceux qu'elle touche
» le plus vivement sont aussi ceux qui savent le
» mieux la mériter. Les philosophes qui écrivent
» sur le mépris de la gloire mettent leurs noms
» à leurs écrits, et sont encore occupés d'elle,
» même en paraissant la mépriser. Décimus Brutus,
» aussi grand capitaine que bon citoyen , grava
» sur les monumens qu'il avait élevés , les vers
» d'Accius son ami. Fulvius , que notre Ennius
» accompagnait lorsqu'il triompha des Etoliens ,
» consacra aux Muses les dépouilles qu'il avait
» remportées, Est-ce donc la toge romaine qui se
» déclarera leur ennemie , quand les généraux
» d'armée les révèrent? Et qui refusera aux poètes
» la protection et les récompenses que leur accor-
» dent les guerriers ?
» J'irai plus loin, et s'il m'est permis de parler
» de mon propre intérêt, si j'ose montrer devant
» vous cet amour de la gloire, trop passionné
ng COURS
» peut-être , maïs qui ne peut jamais être qu'un
» sentiment noble et louable , je vous avouerai
» qu'Archias a regardé comme un sujet digne de
» ses vers les événemens de mon consulat , et tout
» ce que j'ai fait avec vous pour le salut de la
» patrie. L'ouvrage est commencé, je l'ai entendu,
» j'en ai été touché , et je l'ai exhorté à l'achever ;
» car la vertu ne désire d'autre récompense de ses
» travaux et de ses dangers , que ce témoignage
» glorieux qui doit passer àîa postérité ; et si on
)> veut le lui ôter , que restera-t-il dans cette vie
» si rapide et si courte, qui puisse nous dédom-
» mager de tant de sacrifices? Certes, si notre
» ame ne pressentait pas l'avenir , s'il fallait que
» ses pensées s'arrêtassent aux bornes de notre
» durée, qui de nous pourrait se consumer par
» tant de fatigues , se tourmenter par tant de soins
» et de veilles, et faire si peu de cas de la vie?
« Mais il y a dans tous les esprits élevés une force
» intérieure qui leur fait sentir jour et nuit les
» aiguillons de la gloire, un sentiment qui les
)} avertit que notre souvenir ne doit pas périr avec
}) nous , et qu'il doit s'étendre et se perpétuer
)} dans tous Jes âges. Eh ! nous tous , victimes
ij dévouées a la défense de la République , nous
)} rabaisserions-nous au point de nous persuader
}) qu'après avoir vécu de manière à n'avoir pas
}) un seul moment de repos et de tranquillité ,
nous devons encore périr tout entiers? Si les
plus grands-hommes sont jaloux de laisser leur
ressemblance dans des images et des statues pé-
rissables , combien ne devons-nous pas attacher
un plus grand prix a ces monumens du génie ,
* qui transmettent à nos derniers neveux l'em-
* preinte fidelle de notre ame , de nos sentimens ,
* de nos pensées! Pour moi, Romains, en faisant
}) ce que j'ai fait, je croyais dès ce moment en
)) répandre le souvenir dans toute la Terre et dans
DE LITTERATURE. ^g
» l'étendue des siècles ; et soit que le tombeau
fi doive m'ôter le sentiment de cette immortalité ,
» soit, comme Font cru tous les sages , qu'il doive
» rester quelque partie de nous qui soit encore
» capable d'en jouir, aujourd'hui du moins l'.cn
» ne peut m'ôter cette pensée , qui est mon plaisir
» et ma récompense.
» Conservez donc , Romains , un citoyen d'un
» mérite également prouve, et par la qualité' , et
fi par l'ancienneté des liaisons les plus respecta-
» blés; un homme de génie tel que nos concitoyens
fi les plus illustres ont désiré de se l'attacher et
fi d'en recueillir les fruits ; un accusé dont le bon
» droit est attesté par le bienfait de la loi 7 par
fi l'autorité d'une ville municipale , par le témoi-
9 gnage d'un Lucullus , par les registres d'un
^ Métellus. Faites que celui qui a travaillé pour
» ajouter, autant qu'il est en lui, à votre gloire,
» à celle de vos généraux et du peuple romain, qui
» promet encore de consacrer à la mémoire ces
» orages récens et domestiques dont vous venez
» de sortir, qui est du nombre de ces hommes
» dent la personne est regardée comme inviolable
» chez toutes les nations ; faites qu'il n'ait pas été
» amené devant vous pour y recevoir un affront
» cruel , mais pour obtenir un gage de votre justice
» et de votre bonté. »
On aime , en lisant ce discours , a voir Fauteur
s'y peindre tout entier, à reconnaître en lui cette
sensibilité franche, cet enthousiasme de gloire,
que traitent de vanité et de faiblesse des hommes
qui à la vérité ne seraient pas capables d'en avoir
ime semblable. Je sais qu'on peut dire qu'il est
beaucoup plus beau de faire de grandes choses
sans songer à la louange et à la gloire , mais il est
un peu plus aisé d'en donner le précepte que d'en
trouver l'exemple ; et cette espèce de vertu sera
toujours si rare et si difficile à prouver , qu'il vaut
8o COURS
bien mieux, pour l' intérêt commua , ne pas dé-
crier ce mobile , au moins le plus noble de tous , ;
qui a produit tant de bien , et qui en produira tou-
jours. Il serait bien mal-adroit de décourager ceux
qui, en faisant tout pour nous, ne nous demandent
que des louanges. Si c'est une vanité, puisse-t-elle
devenir générale ! C'est , ce me semble, le vœu le ;
plus utile et le plus sage qu'on puisse former pour
le bonheur des hommes.
Peut-être en traduisant ce morceau, ai-jecédé,
sans m'en apercevoir, au plaisir de vous montrer
combien Cicéron avait honoré l'art de la poésie.
Mais j'ai eu un autre motif pour entreprendre la
traduction de ce discours et de plusieurs autres
morceaux choisis dans les harangues de Cicéron ;
c'est qu'il n'y a guère d'auteurs dont les ouvrages
soient moins connus de ceux qui n'entendent pas
jsa langue. Il n'en existe point de traduction qui
soit répandue. On ne lit guère dans le monde que
ses Lettres , qui ont été assez bien traduites par
l'abbé Mongault. La version des Catilinaires par
l'abbé d'Olivet est très-médiocre , et je n'en ai
fait aucun usage, non plus que de celles que
Tourreil et Auger ont données de Démosthene et
d'Eschine.
Il m'est doux de pouvoir excepter de cette con-
damnation , avouée par tous les bons juges, la
traduction de quelques harangues de Cicéron ,
formant un volume , qui parut , il y a quelques
années , composée par deux maîtres de l'univer-
sité de Paris , qui ont prouvé leur modestie en
venant siéger aujourd'hui parmi nous (i) sous le
titre d'élevés, après avoir prouvé leur talent pour
écrire et pour enseigner , les deux frères Guéroult ,
que le goût des mêmes études unit autant que la
(i) Aux Ecoles Normales.
DE LITTÉRATURE. 8l
fraternité naturelle et civique. Leur ouvrage at-
teste une égale connaissance des deux langues et
du style oratoire , et ne laisse rien à désirer , si
ce n'est la continuation d'un travail qui sera tou-
jours un titre honorable et précieux auprès des
amateurs des lettres et de l'antiquité. Pour moi
désirant de faire connaître par des exemples l'é-
loquence des deux plus grands orateurs de Rome
et d'Athènes , je n'ai voulu m'en rapporter qu'à
ce que leur lecture m'inspirait , et mon zèle n'a
point été arrêté par la difficulté de faire parler
dans notre langue des écrivains si supérieurs , et
particulièrement Cicéron,dont la singulière élé-
gance et l'inexprimable harmonie ne peuvent
guère être conservées toute entières dans une tra-
duction. Malgré tout ce qui peut manquer à la
mienne , au moins en aurai- je retiré ce fruit , que
vous pourrez aisément apercevoir combien cette
manière d'écrire .des Anciens est différente de
celle qui malheureusement est aujourd'hui trop
à la mode. Il n'y a, dans tout ce que vous avez
entendu, rien qui sente le moins du monde la re-
cherche, l'affectation, l' enflure; rien de faux,
rien de tourmenté, rien d'entortillé. Tout est
sain , tout est clair , tout est senti ; tout coule de
source et va au but. Ils n'ont point la misérable
prétention d'écrire pour montrer de l'esprit ; ce
qui , comme a si bien dit Montesquieu , est bien
peu de chose. Ils nous occupent toujours de leur
objet , et jamais des efforts de l'auteur. Ce ne
sont point de ces éclairs multipliés , semblables à
ceux des feux d'artifice , qui , après avoir ébloui
un moment, ne laissent après eux que l'obscurité
et la fumée; c'est la lumière d'un beau jour, qui
plaît aux yeux sans les fatiguer , qui éclaire sans
éblouir, et s'épanche d'elle-même sans s'épuiser.
Si le talent de la parole est un glaive contre le
crime, c'est aussi le bouclier de l'innocence ,. et
4.
8a COURS
Cicéron savait se servir de l'un et de l'autre avcè
la même force et le même succès. Nous l'avons vu
poursuivre des scélérats : il faut le voir défendre
des citoyens purs et courageux. Au reste, les
deux espèces de guerre , l'offensive et la défen-
sive, se confondent souvent dans l'ordre civil et
politique , comme dans la science militaire ; et il
faut être également prêt à Tune et à l'autre quand
on a dévoué son talent à la cause commune ; car
1 ami de la vertu est nécessairement l'ennemi du
crime , et celui qui croirait pouvoir séparer deux
choses inséparables se tromperait beaucoup et les
méconnaîtrait toutes deux. Qui ne hait point as-
sez le crime, n'aime point assez la vertu : c'est un
axiome de morale; et c'en est un autre en poli-
tique , qu'il n'y a point de traité avec les méchans,
à moins qu'ils ne soient absolument hors d'état de
nuire. Jusque-là leur devise est toujours la même :
« Qui n'est pas pour nous est contre nous. » Voilà
leur principe , et leur conduite y est conséquente.
On peut être sûr que dès qu'ils se croient les
plus forts , ils n'épargnent pas plus l'homme
faible qu'ils méprisent , que l'homme ferme qu'ils
recloutent. La foiblesse , d ailleurs ( qu'il faut
bien distinguer de la prudence : Tune est l'ab-
sence de la force , l'autre n'en est que la mesure ) ;
la faiblesse ( on ne saurait trop le redire ) , soit
dans l'autorité publique, soit dans le caractère
particulier, est le pins grand de tous les défauts
et le plus mortel de tous les dangers. Voltaire l'a
caiactérisé dans ce vers :
Tyran qui cède au crime et détruit les vertus.
Tyran est une expression juste : car la faiblesse,
comme la tyrannie , anéantit les droits naturels
de l'homme et lui ôte ses facultés. Cicéron , qui
fut généralement très-prudent , fut aussi quelque-
fois faible : il est si naturel et si commun d'avoir
DELTTïÉBÀTITHÉ. 83
îe défaut qui est le plus près de nos bonnes qua-
lités ! Caton et Brutus commirent des fautes par
un excès d'énergie , et Ciceron en commit par
un excès de circonspection ; mais Ciceron du
moins ne fut jamais faible comme homme public ;
il ne le fut que comme particulier. Aussi ses fau-
tes ne nuisirent guère qu'à sa gloire, et celles de
Brutus et de Caton nuisirent à la chose commune.
Je ne connais qu'une occasion où Ciceron , pour
avoir eu un moment de pusillanimité , perdit la
cause d'un citoyen généreux , d'un de ses meilleurs
amis , de Milon. S'il eût montré autant de fer-
meté que dans celle de Sextius , il eût triomphé
de même. Ce sont ces deux causes qui vont nous
occuper aujourd'hui.
Un des plus beaux plaidoyers de Ciceron est
celui qu'il prononça pour le tribun Sextius.
Qu'on juge s'il devait se porter a sa défense avec
chaleur : c'était en quelque sorte sa propre cause
qu'il plaidait. 11 satisfait à la fois deux sentimens
très-légitimes , sa haine pour Clodius, le plus
furieux de tous ses ennemis , et sa reconnoissance
envers Sextius, l'un de ses plus ardens défen-
seurs. Il faut se rappeler que Ciceron , quatre ans
après son consulat , éprouva le sort qu'il avoit
prévu. Il fut obligé de céder à la faction de
Clodius, soutenu assez ouvertement par César ?
qui voulait dompter la liberté républicaine de
Ciceron , et secrètement par Pompée lui-même ,
qui était jaloux de la réputation et du crédit de
l'orateur. Il prit le parti de s'éloigner, et fut
rappelé seize mois après avec tant dVclat, qu'on
peut dire qu'il aut à sa disgrâce le plus beau jour
de sa vie ; mais il en coûta du sang pour obtenir
son retour. Quoiqu'alors tous les Ordres de l'Etat
fussent réunis en sa faveur , quoique toutes les
puissances de E.ome se déclarassent pour lui , le
féroce Clodius que rien n'intimidait, s'étantmis
84 COTTES
a la tête d'une troupe de gladiateurs salaries et de
brigands échappes à la déroute de Catilina , assié-
geait le forum , et prétendait , à force ouverte ,
impêcher les tribuns de convoquer l'assemblée
du peuple, où devait se proposer le rappel de
Cicéron. Milon et Sextius , voyant qu'il fallait
absolument repousser la force par la foice,se
mirent en défense , et bientôt les rues de Rome
et la place publique devinrent le théâtre du car-
nage. Dans une de ces rencontres tumultueuses,
Sextius fut laissé pour mort , et le frère de Cicé-
ron courut risque de la vie.
Vous jugez par-Là quelle espèce de désordre
itnarchkmc s'était introduit dans Rome depuis les
guerres de Marius et de Sjlla , et imposait de
teins en tems silence aux lois. J'en indiquerai
tout-à-1'hcurela cause , quand je parlerai du pro-
cès de Milon. Mais on peut observer dès ce mo-
ment , que ces querelles sanglantes ne ressem-
blaient en rien à ces horreurs des premières
journées de Septembre , qui, parmi tant de cir-
constances inimaginables , n'offrent rien de plus
extraordinaire que leur longue impunité (i). Vous
voyez que ce Clodius était du moins un brave
scélérat , marchant à la tête de bandits détermi-
nés comme lui, accoutumés aux fers et aux com-
bats , qui risquaient tout en osant tout , atta-
quaient , les armes a la main , des gens armés ,
et exposaient leur vie en menaçant celle d'au-
trui. L'asyle domestique ne lut jamais violé ; le
sexe, l'enfance, la vieillesse ne furent pas même
insultés. Clodius salariait de vieux soldats deve-
nus brigands , des gladiateurs devenus assassins ;
mais il ne s'avisa pas de mettre en œuvre un ba-
(t) Celle impunité dont s'indignait Fauteur avec lonte
la France en 179,3, est encore la même au moment de
l'impression de cet ouvrage, en 1797.
DE LITTÉRATURE, 83
taillon de femmes pour proclamer le massacre et
le pillage au nom de la liberté \ il n'eut pas re-
cours à ce lâche moyen , pour que la force ré-
pressive , ménageant la faiblesse du sexe , même
dans celles qui ont perdu tous les droits en l'ab-
jurant , permît au désordre et à la révolte de s'ac-
croître et de s'enhardir, et d'essayer sans danger
ce qu'on seroit capable de supporter. Quand les
lois sont sans pouvoir , la pire espèce de scélé-
rats n est pas celle qui peut tout braver \ c'est
celle qui ne rougit de rien. Mais aussi c'est la
plus facile a réprimer dès que la loi reprend son
glaive. Ceux qui se vantent d'avoir fatigué leurs
bras a tuer des malheureux sans défense , ne croi-
seraient pas le fer contre le fer , et ceux qui boi-
vent du sang ne risquent guère le leur; ou plu-
tôt ce n'est pas du sang qui est dans leurs veines ,
c'est de la boue ; et dès que la force publique les
signale et les environne , elle n'a pas même be-
soin de les frapper, et la mort ne doit les at-
teindre qu'à l'échafaud.
Toutes les violences de Clodius n'empêchèrent
pas le retour de Cicéron , parce que l'autorité
légale se rendit bientôt assez forte pour rétablir
l'ordre et en imposer à Clodius. Mais ce forcené
eut l'impudence, un an après, de faire accuser
Sextius de violence (i) par Albinovanus un de
ses affidés , tandis que lui-même se préparait a ac-
cuser Milon. Il n'en eut pas le tems, et périt mi-
sérablement-, comme il le' méritait; mais aupa-
ravant il eut encore la douleur de se voir arra-
cher par Cicéron une victime qu'il n'avait pu
égorger de son propre glaive, et qu'il voulait
faire périr par celui des lois. Si jamais Cicéron
parut égaler la véhémence impétueuse de Démos-
thene, c'est dans cette harangue , et sut tout dans
( i ) De vu
86 cotres
l'endroit où il rappelle le combat qui pensa être
si fatal à Sextius. Il peint des couleurs les plus
Vives un tribun du peuple percé de coups , et n'é-
chappant à ses meurtriers , que parce qu'ils le
croient mort. « Et c'est Sextius, c'est lui qui est
« accusé de violence! Pourquoi? Quel est son
» crime ? C'est de vivre encore. Mais Clodius ne
» peut pas même le lui reprocher. S'il vit, c'est
» qu'on ne lui a pas porté le dernier coup , le
» coup qui devait être mortel. A qui t'en prends*
» tu, Clodius ? Accuse donc le gladiateur Lenti-
» dius, qui n'a pas frappé où il fallait. Accuse
» ton satellite Sabinius de Réale, qui cria si heu-
» reusement, si à propos pour Sextius : 11 est
» mort! Mais lui, que lui reproches-tu? s'est-il
» refusé au glaive ? ne l'a-t-il pas reçu dans ses
» flancs , comme les gladiateurs du cirque à qui
» l'on ordonne de recevoir la mort ? De quoi est-
» il coupable, Romains? Est-ce de n'avoir pu
» mourir? d'avoir couvert du sang d'un tribun
» les marches du temple de Castor? Est-ce de ne
» pas s'être fait reporter sur la place lorsqu'il fut
» rendu à la vie? de ne s'être pas remis sous le
» glaive? Mais je vous le demande, Romains,
» s'il eût péri dans ce malheur, si cette troupe d'as-
» sassins eût fait ce qu'on voulait faire , si Sextius
» que l'on crut mort ? fut mort en effet, n'auriez-
» vous pas tous pris les armes pour venger le sang
» d'un magistrat dont la personne est inviolable
» et sacrée , pour venger la République des atten-
» tats d'un biigand? Verriez-vous tianquille-
» ment Clodius paraître devant votre tribunal ?
» et celui dont la mort vous eût fait pousser un
» cri de vengeance , pour peu que vous vous fus-
» siez souvenu de vos droits et de vos ancêtres,
» peut-il craindre quelque chose de vous , quand
» vous avez à prononcer entre la victime et l'as-
» sassin? »
BELïTTi; RATURE* ft*7
On a plus d'une fois mis en question ( car ces
grands éve'iiemens nous intéressent encore comme
s'ils venaient de se passer ) si le parti que prit
Cicéron de quitter Rome lorsqu'il fut poursuivi
par Clodius, était en effet le meilleur ; si, se
voyant soutenu par tout le sénat qui avait pris le
deuil , par tout le corps des chevaliers qui avait
pris les armes, il devait abandonner le champ
de bataille. Sans doute, s'il n'avait eu à le dis-
puter qu'à Clodius , il eût pu compter sur le suc-
cès. Mais lui-même va nous faire entendre assez
clairement ce qu'on aperçoit en lisant l'histoire
avec un peu de réflexion , que Clodius n'était pas
pour lui l'ennemi le plus à craindre. César , prêt
à partir pour les Gaules , était aux. portes de la
ville avec une armée ; et si dans ces circonstances
le carnage eût commencé dans Rome , si l'on eût
verse le sang d'un tribun , peut-on douter que
César ne se fût bientôt mêlé de la querelle, et
n'eût saisi une si belle occasion de prendre les
armes et de se rendre maître de la République ?
Rome eût été asservie dix ans plus tôt. Voilà le
danger dont la préserva le généreux dévoûmcnt
de Cicéron , qui s'applaudit avec raison dans cette
harangue, d'avoir sauvé deux fois la patrie. Il
faut l'entendre lui-même nous développer ses
motifs.
« Je vais vous rendre compte , Romains ? de
i ma conduite et de mes pensies , et je ne man-
» que rai pas à ce qu'attend de moi cette assem-
» blée , la plus nombreuse que j'aie vue jamais en-
» tourer ces tribunaux. Si dans ia meilleure de
» toutes les causes , quand le sénat me montrait
» tant d'attachement , tous les bons citoyens tant
» de zèle et d'union ; quand l'Italie entière était
)) prête à tout faire , à tout risquer pour ma dé-
» fense , si avec tant d'appuis j'ai pu caindre les
» fureurs d'un tribun , le plus yil des hommes 7
DO COURS
» et la folle audace des deux consuls , aussi me'- ;
» pri sables que lui , j'ai manqué sans doute k la i
» fois ) et de sagesse , et de fermeté. Métellus
» s'exila lui-même , il est vrai 5 mais quelle dif-
» férence ! sa cause était bonne . je l'avoue , et ap-
» prouvée par tous les honnêtes gens ; mais le
» sénat ne l'avait pas solennellement embrassée ; \
» tous les Ordres de l'Etat, toute l'Italie, ne s'é- |
» taient pas déclarés pour lui par des décrets pu- ;
» blics 11 avait affaire à Marius , au libéra-
* teur de l'Empire , alors dans son sixième
» consulat, et à la tête d'une armée invincible;
)} à Saturninus , tribun factieux , mais magistrat
>} vigilant et populaire , et de mœurs irreprocha-
» bies Et moi , qui avais-je à combattre? Ce |
)} n'était pas une armée victorieuse ; c'était un ra-
* mas d'artisans stipendiés , qu'excitait l'espoir
}) du pillage. Qui avais-je pour -ennemis? Ce n'é-
» tait point Marius , la terreur des Barbares, le
* boulevard de la patrie 3 c'étaient deux monstres
» odieux , qu'une honteuse indigence et une dé-
}) pravation insensée avaient faits les esclaves de
» Clodius ; c'était Clodius lui-même , un compa- :
» gnon de débauche de nos baladins, un adul- i
» tere , un incestueux, un ministre de prostitu-
» tion , un fabricateur de testamens , un brigand 7
» un assassin , un empoisonneur- et si j'avais em- !
» ployé les armes pour écraser de tels adver-
saires, comme je le pouvais aisément, et
)} comme tant d'honnêtes gens m'en pressaient,
y> je n'avais pas à craindre qu'on me reprochât
» d'avoir opposé la force à la force , ni que quel-
» qu'un regrettât la perte de si mauvais citoyens ,
» ou plutôt de nos ennemis domestiques; mais
» d'autres raisons m'arrêtèrent. Ce forcené Clo-
» dius, celte furie ne cessait de répéter dans ses;
» harangues, que tout ce qu'il faisait contre
» moi , c'était de l'aveu de Pompée t de ce grand
DE LITTÉRATURE. 8g
» homme, aujourd'hui mon ami, et qui Pâtirait
}) toujours été si on lui avait permis de l'être.
» Clodius nommait parmi mes ennemis , Crassus 7
)} citoyen courageux, avec qui j'avais les plus
): étroites liaisons ; César, dont jamais je n'avais
» mérité la haine. 11 disait que c'étaient là les mo-
» teurs de toutes ses actions , les appuis de tous
» ses desseins ; que l'un avait une armée puissante
» dans l'Italie , que les deux autres pouvaient en
« avoir une dès qu'ils le voudraient , et qu'ils l'au-
» raient en effet; enfin ce n'étaient pas les lois,
» les jugemens , les tribunaux dont il me mena-
» çait , c'était les armes, les généraux , les légions,
» la guerre. Mais quoi ! devais -je faire si grand
» cas des discours d'un ennemi qui nommait sité-
» mérairement les plus illustres des Romains?
» Non, je n'ai pas été frappé de ses discours,
» mais de leur silence , et quoiqu'ils eussent d'au-
)> très raisons de le garder, cependant aux yeux
» de tant d'hommes disposés à tout craindre, en
» se taisant , ils semblaient se déclarer ; en ne dé-
» savouant pas Clodius, ils semblaient ï'approu-
» ver Que devais-je faire alors? Combattre?
» Eh bien ! le bon parti l'aurait emporté ; je le
» veux. Qu'en serait-il arrivé? Avez-vous oublié
» ce que disoit Clodius dans ses insolentes ha-
» langues , qu'il fallait me résoudre à périr ou à
)) vaincre deux fois? Et qu'était-ce que vaincre
» deux fois? N'était- ce pas avoir a combat-
}) tre , après ce tribun insensé , deux consuls aussi
» médians que lui , et ceux qui étaient tout
}) prêts a se déclarer ses vengeurs ? Ah ! quand le
}) danger n'eût menacé que moi seul, j'aurais
}) mieux aimé mourir que de remporter cette se-
^ conde victoire , qui était la perte de la Répu-
blique. C'est vous que j'en atteste, ô dieux de
S la patrie ! dieux domestiques ! C'est vous qui
» m'êtes témoins que , pour épargner vos temples
9<> COURS
» et vos autels , pour ne pas exposer la vie des ci-
» toyens,qui m'est plus chère que la mienne ?
» je n'ai pu me résoudre à cet horrible combat.
» Etait-ce donc la mort que je pouvais craindre?
» Et lorsqu'au milieu de tant d'ennemis je m'étais
w dévoué pour le salut public , n'avais-jc pas de- i
» vant les yeux l'exil et la mort? N'avais-je pas
» dès-lors prédit moi-même tous les périls qui S
» m'attendaient?.... Mon éloignement volontaire
>} a écarté de vous les meurtres , l'incendie et l'op-
w pression. J'ai sauvé deux fois la patrie -, la pre-
» micre fois avec gloire, la seconde avec douleur;
» car je ne me vanterai point d'avoir pu me pri-
» ver sans un mortel regret , de tout ce qui m'é~
» tait cher au monde , de mon frère , de mes |
}) enfans , de mon épouse , de l'aspect de ces
w murs, de la vue de mes concitoyens qui me
}) pleuraient , de cette Rome qui m'avait honoré.
» Je ne me défendrai pas d'être homme et sen-
» sibîe; et quelle obligation m'auriez-vous donc
» si tout ce que j'abandonnais pour vous , j'avais
f> pu le perdre avec indifférence ? Je vous ai don-
» né , Romains , la preuve la plus certaine de
» mon amour pour la patrie lorsque , me rési-
» gnant au plus douloureux sacrifice , j'ai mieux
» aimé l'achever que de vous livrer à vos ennemis. »
Ce plaidoyer eut le succès qu'avaient ordinai-
rement ceux de l'orateur : Sextius fut absous
d'une voix unanime.
11 semblait qu'il fut de la destinée de Cicéron
d'avoir à défendre tous ceux qui l'avaient défendu
lui-même ; mais il fut moins heureux pour Milon,
qu'il ne l'avait été pour tant d'autres. Ce n'est pas
que sa cause fut plus mauvaise; mais il faut
avouer d'abord que les circonstances politiques
qui avaient tant d'influence sur les affaires judi-
ciaires, ne lui furent pas favorables. J'ai déjà
parlé de la guerre ouverte que Clodius et Milon"
DE LITTERATURE. Oï
Se faisaient au milieu de Rome : on ne doutait
pas que l'un des deux ne dût périr. Cicéron , dans
plus d'un endroit, parle de Clodius comme d'une
victime qu'il abandonne à Milon. Celui-ci de-
mandait le consulat , et Clodius la prëture ; et ce
dernier , qui avait tant d'intérêt de ne pas voir
son ennemi revêtu d'une magistrature supérieure ,
avait dit publiquement, avec son audace ordi-
naire , que dans trois jours Milon ne serait pas en
vie. Milon paraissait déterminé à ne pas l'épar-
gner davantage. Ce fut pourtant le hasard , et non
aucun projet de part ni d'autre , qui amena la
rencontre où périt Clodius. Il revenait de la cam-
pagne avec une suite d'environ trente personnes ;
il était à cheval, et Milon, qui allait à Lanu-
vium, était dans un charriot avec sa femme ;
mais sa suite était plus nombreuse et mieux ar-
mée. La querelle s'engagea : Clodius, blessé et
se sentant le plus faible , se retira dans une hôtel-
lerie , comme pour s'en faire un asyie. Mais Milon
ne voulut pas manquer une si belle occasion : il
ordonna à ses gladiateurs de forcer la maison et
de tuer Clodius. Dans un Etat tranquille et bien
policé, ce meurtre n'aurait pas été excusable;
mais quand les lois ne sont pas assez fortes pour
protéger la vie des citoyens , chacun rentre dans
les droits de la défense naturelle, et c'était là le
cas de Milon. Cependant celui qu'il avait tué,
était un homme trop considérable pour que ses
parens et ses amis ne poursuivissent pas la ven-
geance de sa mort. Milon fut accusé , et ce procès
fut, comme tout le reste, une affaire de parti.
Pompée, qui était alors le citoyen le plus puis-
sant de Rome , n'était pas fâché qu'on l'eût dé-
fait de Clodius , qui ne ménageait personne ; mais
en même tems il laissa voir qu'il sciait bien aise
aussi qu'on le défît de Milon , dont le caractère
ferme et incapable de plier ne pouvait manquer
92 COURS
de déplaire à quiconque affectait la domination.
Ce fut donc d'abord cette disposition de Pompée,
trop bien connue , qui nuisit beaucoup à Milon.
Cette cause fut pîaidée avec un appareil extraor-
dinaire , et devant une multitude innombrable
qui remplissait le forum. Le peuple était monté
jusque sur les toits pour assister à son jugement,
et des soldats armés, par Tordre du consul
Pompée , entouraient l'enceinte où les juges
étaient assis. Les accusateurs furent écoutés en
silence ; mais dès que Cicéron se leva pour leur
répondre , la faction de Clodius , composée de la
plus vile populace, poussa des cris de fureur.
L'orateur, accoutumé à des acclamations d'un
autre genre, se troubla : il fut quelque tems à se
remettre , et parvint avec peine à se faire écouter;
mais il ne put jamais revenir, de cette première
impression qui affaiblit toute sa plaidoierie, et ne
lui permit pas de déployer tous ses moyens.
De cinquante juges , Milon n'en eut que treize
pour lui 5 tous les autres le condamnèrent à l'exil.
11 est vrai que , parmi les voix qui lui furent fa-
vorables , il y en eut une qui valait seule plus que
toutes celles qu'il n'eut pas. Caton fut d'avis de
l'absoudre ; et si quelquefois on accusa Caton de
trop de sévérité , jamais on ne lui a reproché trop
d'indulgence. Il pensait que Milon avait rendu
service à la République en la délivrant d'un si
mauvais citoyen. Ce fut aussi l'opinion de Brutus,
qui publia un mémoire , où il soutenait que le
meurtre de Clodius était légitime. Il avait même
conseillé à Cicéron de ne desavouer ni le fait ni
l'intention, et de soutenir que Milon, en voulant
tuer Clodius, et en le tuant, n'avait fait que ce
qu'il devait faire. Cicéron trouva cette défense
trop hasardeuse , et dans l'état des choses il avait
raison. Il prit donc urne autre tournure , et se
servit habilement de toutes les circonstances de
DE LITTÉRATURE. q3
l'action, pour prouver que Clodius avait tendu
des embûches a Milou sur la voie Appienne , et
pour rejeter tout F odieux du meurtre sur les
esclaves qui avaient agi sans l'ordre de leur maître.
Son discours passe pour un de ses chefs-d'œuvre ;
mais celui que nous avons n'est pas celui qu'il
prononça. Il était trop intimidé pour avoir tant
d'énergie. Aussi lorsque Milon, qui soutenait son
exil avec beaucoup de courage , reçut le plaidoyer
que Cicéron lui envoyait , tel qu'il nous a été
transmis , il lui écrivit : Je vous remercie de
n'avoir pas fait si bien d'abord ; si vous aviez
parlé ainsi, je ne mangerais pas à Marseille
de si bon poisson. Un homme qui prenait son
parti avec tant de résolution , méritait le suffrage
de Caton et de Brutus.
Quoique Cicéron n'eût pas voulu établir sa
défense sur le plan qu'on lui avait proposé , ce-
pendant il ne le rejette pas tout entier ; et après
avoir démontré , autant qu'il le peut , dans la
première partie de son discours , que c'est Clo-
dius qui était intéressé à faire périr Milon , et qui
en a eu le dessein , dans la seconde il va plus loin ,
et se servant de tous ses avantages , et rappelant
tous les forfaits de Clodius , il soutient que quand
même Milon l'eût poursuivi ouvertement comme
un ennemi public , bien loin d'être puni par les
lois , il mériterait la reconnaissance du peuple
romain. Mais il me semble avoir choisi ses moyens
en orateur habile, lorsqu'il a préféré de mettre
cette assertion en hypothèse et non pas en fait :
; elle en a bien plus de force. Il y avait quelque
. chose de trop dur a dire crûment : J'ai voulu le
tuer, et je l'ai tué; au lieu qu'après avoir pré-
senté son adversaire comme l'agresseur, comme
l'insidiateur , on est reçu bien plus favorablement
à dire : Quand même j'aurais voulu sa mort, il
e m'en avait donné le droit. On parle alors à de*
g4 COURS
esprits prépares , qui peuvent plus aisément se I
laisser persuader ce qui aurait pu les révolter 1
d'abord. Cette progression daas les idées qu'on I
présente , et dans les impressions qu'on veut pro-l
duire , est un des secrets de l'art oratoire. On I
obtient, avec des ménagemens et des prépara-
tions , ce qu'on ne pourrait pas emporter de vive l
force. Mais , après toutes les précautions qu'il a
prises , Cicéron paraît triompher lorsqu'il dit :jj
« Si dans ce même moment Milon , tenant en sa
» main son épée encore sanglante , s'écriait :
» Romains, écoutez-moi; écoutez-moi 7 citoyens;
» oui , j'ai tué Clodius > c'est avec ce bras , c'est)
» avec ce fer que j'ai écarté de vos têtes les fureurs
» d'un scélérat que nul frein ne pouvait plus re->
» tenir , que les lois ne pouvaient plus enchaîner,* I
» c'est par sa mort que vos droits, la liberté ,|
» l'innocence , l'honneur sont en sûreté : si Milon
» tenait ce langage , aurait-il quelque chose à
» craindre? Et en effet, aujourd'hui, qui ne l'ap-
» prouve pas? Qui ne le trouve pas digne de
» louange ? Qui ne pense pas , qui ne dit pas tout
» haut que jamais homme n'a donné au peuple
» romain un plus grand sujet de joie? De tous
» les triomphes que nous avons vus , nul , j'ose le
» dire, n'a répandu dans ces murs une plus vive
» allégresse , et n'a promis des avantages plus
» durables. Je me flatte, Romains, que vous et j
» vos enfans êtes destinés à voir dans la Repu- 1
» blique les plus heureux changemens : persua-
» dez-vous bien que vous ne les verriez jamais |j
» si Clodius vivait encore. Tout nous autorise à
» espérer qu'avec un consul tel que le grand Pom-
» pée , cette même année verra mettre un frein à
» la licence , verra la cupidité réprimée , les lois
» affermies ; et ces jours de salut que nous atten-
» dons , quel homme assez insensé se flatterait de
•» les voir luire du vivant de Clodius? Que dis-jc?
DE LITTÉRATURE. g5
» Quelle est celle de vos possessions domestiques
» dont vous eussiez pu vous promettre uite jouis-
sance assurée et paisible tant que ce furieux
r aurait pu l'aire sentir sa domination ? Je ne
» crains pas qu'on impute a mes ressentimens par-
» ticuliers de mettre dans mes accusations plus de
» violence que de vérité. Quoique j'eusse plus
» que toute autre le droit de le haïr , cependant
)) ma haine personnelle ne pourrait pas être au-
)) dessus de l'horreur universelle qu'il inspirait....
» Enfin , juges , je vous le demande , il s'agit de
» prononcer sur le meurtre de Clodius : imaginez-
» vous donc ( car la pensée peut nous représenter
» un moment les objets comme si l'on en voyait
» la réalité) ^imaginez-vous, dis-je , que l'on me
» promet d'absoudre Mil on , sous la condition
» que Clodius revivra ! Vous frémissez tous ! Eh
» quoi ! si cette seule idée , tout mort qu'il est ,
» vous a frappés d'épouvante 7 que serait-ce donc
» s'il était vivant ? »
On regarde assez généralement la péroraison
de ce discours comme la plus belle qu'ait faite
Cicéron. L'objet le plus ordinaire de cette der-
nière partie des plaidoyers est, comme on sait,
d'exciter la pitié des juges en faveur de l'accusé,
et cette méthode est celle des Modernes comme
des Anciens. Si l'on avait une idée exacte de la
justice et du ministère de ceux qui la rendent,
on ne verrait pas les orateurs de tous les tems et
de toutes les nations se mettre , avec les accusés ,
aux pieds des juges , et employer , pour les émou-
voir , tout l'art des supplications. N'est-ce pas en
effet une espèce d'outrage à des juges , de les sup-
plier d'être justes? Est-il permis de demander à
la compassion ce qu'on ne doit attendre que de
l'équité ; de faire parler ses pleurs comme si l'on
*e défiait de ses raisons; d'oublier enfin que le
ministre, de la, loi ? celui d$nt le premier devoir
g6 cours
est d'être impassible comme elle , ne doit point
venger l'innocent , parce qu'il le plaint , mais
parce qu'il le juge ? Yoilk ce que pourrait dire
une philosophie rigoureuse. Mais l'éloquence a
trop bien entendu ses intérêts pour les fonder sur
une perfection presque absolument idéale. L'ora-
teur a pensé que si la philosophie, dans ses spécu-
lations , peut sans risque ne voir dans les juges
que la loi vivante, il était bien plus sûr pour lui
et pour sa cause de n'y voir autre chose que des
hommes. Il s'est souvenu qu'il est dans notre
nature d'aimer à n'accorder que comme une grâce
ce qu'on peut exiger comme une justice 5 qu'on
se rend k la conviction comme a la force , mais
qu'on cède à l'attendrissement comme k son plai-
sir; qu'un peu de sensibilité est plus facile et plus
commun que beaucoup d'équité et de lumières;
que l'on dispute contre son cœur beaucoup moins
que contre sa îaison, et que quand tous les deux
peuvent décider du sort de l'accusé , le défenseur
ne peut mieux faire que de s'assurer de tous les
deux.
C'est ce que Cicéron entendait mieux que per-
sonne , mais ce que le caractère et la conduite de
Miîon rendaient tiès^-difficile. 11 ne fallait pas que
l'avocat parût en contradiction avec son client,
et le fier Milon , intrépide dans le danger , n'avait
rien fait de ce qu'avaient coutume de foire les
accusés pour se rendre leurs juges favorables. Il
n'avait point pris le deuil, n'avait fait aucune
sollicitation , ne témoignait aucune crainte. 11 y
avait là de quoi déranger beaucoup le pathé-
tique d'un orateur vulgaire : le nôtre s'y prend si
bien, qu'il tourne en faveur de son client cette
sécurité qui pouvait indisposer contre lui en res-
semblant k l'orgueil.
« Que me reste-t-il à faire, si ce n'est d'im-
)> piorer en faveur du plus courageux dçs hommes
!
i) E LITTLRATU R K« G1}
H la pi ^ ît* que lui-même ne demande point , et que
» je demande même maigre lui? Si vous ne l'avez
» pas vu mêler une larme à toutes celles qu'il
» vous fait répandre ; si vous n'avez remarqué
» aucun changement dans sa contenance ni dans
» ses discours, vous ne devez pas pour cela prendre
» moins d'intérêt à son sort ; peut-être même est-
)> ce une raison pour lui eu devoir davantage. Si
» dans les combats de gladiateurs , quand il s'agit
» du sort de ces hommes de la dernière classe ,
» nous ne pouvons nous empêcher d'avoir de
» l'aversion et du mépris pour ceux qui se mon-
» trent timides et supplians , et qui nous demandent
, » la vie ; si au contraire nous nous intéressons au
» salut de ceux qui font voir un grand courage et
i) s'offrent hardiment a la mort , si nous croyons
u alors devoir notre compassion à ceux qui ne
» l'implorent pas, combien cette disposition est-
» elle encore plus juste et mieux placée quand il
» s'agit de nos meilleurs citoyens ! Pour moi , je
» l'avoue, je suis pénétré de douleur quand j'en-
» tends ce que Milon me répète tous les jours ,
» quand j'entends les adieux qu'il adresse à ses
)) concitoyens. Qu'ils soient heureux , me dit-il ;
» qu'ils vivent dans la paix et la sécurité ; que îa
» République soit florissante; elle me sera tou-
» jours chère , quelque traitement que j'en re-
» coive. Si je ne puis jouir avec elle du repos que
i) je lui ai procuré , qu'elle en jouisse sans moi et
» par moi. Je me retirerai , je m'éloignerai , con-
» tent de trouver un asyle dans la première cité
» libre et bien gouvernée que je rencontrerai sur
» mon passage. O travaux inutiles et mal récom-
* pensas! s'écrie-t-il ; ô espérances trompeuses!
» ô trop vaines pensées ! Moi qui , dans ces tems
» déplorables, marqués par les attentats ce Clo-
; » âius, quand le sénat était dans l'abattement , la
ï> République dans l'oppression ? les chevaliers
3. 5
o8 COURS
y> romains sans pouvoir , tons les bons citoyens
» sans espérance , leur ai dévoué , leur ai consacré
» tout ce que le tribunat me donnait de puissance,
» me serais-je attendu à être un jour abandonné
»- par ceux que j'avais défendus ? Moi qui t'ai
» rendu k ta patrie , Cicéron ( car c'est à moi qu'il
n s'adresse le plus souvent), devais-je croire qu'il
» ne me lût pas permis &y demeurer ? Où est
» maintenant ce sénat dont nous avons pris en|l
» main la cause? Où sont ces chevaliers romains
» qui devaient toujours être k toi ? Où sont ces
» secours que nous promettaient les villes muni-
» cipales , ces recommandations de toute l'Italie J
» Enfin, où est ta voix, ô Cicéron ! qui a sauve!
» tant de citoyens? Ta voix ne peut donc rierj
» pour mon salut , après que j'ai tout risqué poui i
» le tien ?
» Ce que je ne puis répéter ici qu'avec des gé-
y> missemens , il le dit avec le même visage quoi
y> vous le voyez. Il ne croit point ses concitoyens
» capables d'ingratitude ; il ne les croit que fai-
:» blés et timides. Il ne se repent point d'avohj
» prodigué son patrimoine pour s'attacher cette !
» partie du peuple que Clodius armait contre»
x vous ; il compte parmi les services qu'il vous m
y> rendus, ses libéralités , dont le pouvoir, ajou j
;» tant k celui de ses vertus , a fait votre sûreté
» il se souvient des marques d'intérêt et de bien j
» veiliance que le sénat lui a données dans cl
» moment même ; et dans quelque endroit qiu J
y> son destin le conduise, il emporte avec lui h
y> souvenir de vos empressemens , de votre zeh;
» et de vos regrets Il ajoute, et avec vérité i
» que les grandes âmes n'envisagent dans leurijj
» actions que le plaisir de bien faire , sans songei
i> au prix qui les attend ; qu'il n'a rien fait dam S
» sa vie que pour l'honneur ; que si rien n'est
j) plus beau ? plus désirable que de servir sa patrif
DE LITTERATURE. £}$
» et de la délivrer du danger , ceux-là sans doute
» sont heureux envers qui elle s'est acquittée par
» des honneurs publics ) mais qu'il ne faut pas
» plaindre ceux envers qui leurs -concitoyens de-
» meurent redevables ; que si Ton apprécie les
» récompenses de la vertu, la gloire est le pre-
» mier de tous ; que c'est elle qui console de la
» brièveté de la vie par la pensée de l'avenir , qui
» nous reproduit quand nous sommes absens,nous
» fait revivre quand nous ne sommes plus , et sert
» aux hommes comme de degré pour s'élever jus-
» qu'aux cieux.
» Dans tous les tems , dit-il , le peuple romain ,
;» toutes les nations , parleront de Milon : son nom
» ne sera jamais oublié ; aujourd'hui même que tous
» les efforts de nos ennemis se réunissent pour ir-
» ri ter l'envie contre moi , partout la voix publique
» me rend hommage ; partout où les hommes se
» rassemblent, ils m« rendent des actions de grâces.
» Je ne parle pas des fêtes que i'Etrurie a célébrées
* et établies en mon honneur : il y a maintenant
» plus de trois mois que Clodius a péri , et le bruit
>vde sa mort, en parcourant toutes les provinces
m de l'Empire , y a répandu la joie et l'allégresse.
!» Et qu'importe où je sois désormais , puisque mon
• » nom et ma gloire sont partout?
» Voilà ce que tu me dis souvent, Mil en , en
» l'absence de ceux qui nr écoutent, et voici ce que
a je te réponds en leur présence. Je ne puis refuser
» des éloges à ce grand courage ; mais plus je l'ad-
» mire, plus ta perte me devient amerc et doulou-
» reuse. Si tu m'es enlevé, si l'on t'arrache de mes
» bras , je n'aurai pas même cette consolation de
» pouvoir haïr ceux qui m'auront porté un coup
» si sensible. Ce ne sont pas mes ennemis qui me
\ 1 priveront de toi 5 ce sont ceux même que j'ai ic
1 » plus chéris , ceux qui m'ont fait à moi-même le
^'aplus de bien. Non, Romains, quelque chagrin
100 COURS
» que vous me causiez (et vous ne pouvez m'en j
» causer un plus cruel ), jamais vous ne me forcerez
» à oublier ce que vous avez fait pour moi; mais I
» si vous l'avez oublié vous-mêmes , si quelque (
» chose en moi a pu vous offenser , pourquoi ne
» pas m'en punir plutôt que Milon? Quoi qu il
7> m' arrive , je m'estimerai heureux si je ne suis pas
» le témoin de sa disgrâce.
» La seule consolation qui puisse me rester J
» Milon , c'est qu'au moins j'aurai remplis envers
» toi tous les devoirs de l'amitié, du zèle et de la
» reconnaissance. Pour toi j'ai bravé l'inimitié des :
» hommes puissans , j'ai exposé ma vie à tous les
)) traits de tes ennemis; pour toi j'ai pu même les !
» supplier, j'ai regardé ton danger comme le mien, ;
» et mon bien et celui de mes enfans comme le tiea
» propre. Enfin, s'il est quelque violence qui me--
» nace la tête , je ne crains pas de l'appeler sur la
» mienne. Que me reste-t-il encore? Que puis- je
» dire? Que puis- je faire , si ce n'est de lier dé-
» sonnais mon sort au tien, quel qu'il soit , et de I
» suivre en tout ta fortune? J'y consens, Romains; i
» je veux bien que vous soiyez persuadés que le
» salut de Milon mettra le comble à tout ce que
» je vous dois, ou que tous les bienfaits que j'ai
» reçus de vous seront anéantis dans sa disgrâce. :
» Mais pour lui, toute cette douleur dont je suis
» pénétré,ces pleurs que m'arrache sa situation, n'é-
» branlent point son incroyable fermeté. Il ne peut
» se résoudre à regarder comme un exil quelque
» lieu que ce soit , où puisse habiter la vertu : la
» mort même ne lui paraît que le terme de l'hu-
» manité , et non pas une punition. Qu'il reste donc
» dans ces sentimens qui lui sont naturels ; mais
» nous , Romains, quels doivent être les nôtres ?
» Voulez-vous ne garder de Milon que son sou-
» venir, et le bannir en le regrettant? Est-il au
» monde quelque asyle plus digne de ce grajud-
DE LITTERATURE. ÎOI
» homme, que le pays qui l'a produit? Je vous
« appelle tous , ô vous , braves Romains , qui avez
» répandu votre sang pour la patrie 7 centurions ,
» soldats, c'est à vous que je m'adresse dans les
» dangers de ce citoyen courageux. Est-ce devant
w vous, qui assistez à ce jugement, les armes à la
«main, est-ce sous vos yeux que la vertu sera
» bannie, sera chassée , sera rejetée loin de nous?
j) Malheureux que je suis ! C'est avec le secours
» de ses mêmes Romains , ô Milon ! que tu as pu me
» rappeler dans Rome , et ils ne pourront m' aider
» à t'y retenir! Que répondrai-je amesenfans, qui
» te regardent comme un second père ? A mon
» frère aujourd'hui absent , mais qui a partagé au-
» trefois tous les maux dont tu m'as délivré? Je
» leur dirai donc que je n'ai rien pu pour ta défense
)) auprès de ceux qui t'ont si bien secondé pour
» la mienne ï et dans quelle cause! dans celle qui
» excite un intérêt universel. Devant quels juges?
» devant ceux à qui la mort de Cîodius a été le
» plus utile. Avec quel défenseur? avec Cicérou.
» Quel si grand crime ai-je donc commis, de quel
» forfait inexpiable me suis-je chargé, quand j'ai
» recherché, découvert, étouffé cette fatale con-
» juration qui nous menaçait tous, et qui est de-
» venue pour moi et pour les miens une source de
» maux et d'infortunes ? Pourquoi m'avez -vous
» rappelé dans ma patrie? Est-ce pour en chasser
» sous mesyeux ceux qui m'y ont rétabli ? Voulez-
» vous donc que mon retour soit plus douloureux
» que mon exi] : ou plutôt , comment puis-je me
» croire en effet rétabli si je perds ceux à qui je
» dois mon salut? Plût aux dieux que Clodius
» (pardonne, ô ma patrie! pardonne : je crains
» que ce vœu que m'arrache l'intérêt de Milon ne
» soit un crime envers toi ! ) plût aux dieux que
» Clodius vécût encore , qu'il fût préteur, consul,
» dictateur, plutôt que de voir l'affreux spectacle
102, COURS
d dont on nous menace ! O dieux immortels! ô Ro~ \
» mains ! conservez un citoyen tel que Mil on ! —
» Non f me dit-il , que Clodius soit mort comme i
» il le méritait, et que je subisse le sort que je n'ai
» pas mérité. — C'est ainsi qu'il parie; et cet
» homme , né pour la patrie , mourrait ailleurs que
» dans sa patrie ! Sa mémoire sera gravée dans vos
» cœurs , et lui-même n'aura pas un tombeau dans !
» l'Italie ! et quelqu'un de vous pourra prononcer
» l'exil d'un homme' crue toutes les nations vont
JL
» appeler dans leur sein ! O trop heureuse la ville
» qui le recevra ! O Rome ingrate, si elle le bannit !
» malheureuse , si elle le perd ! Mes larmes ne
» me permettent pas d'en dire davantage , et Milon
» ne veut pas être défendu par des larmes ! Tout
» ce que je vous demande , c'est d'oser, en donnant
» votre suffrage , n'en croire que vos sentimens.
» Croyez que celui qui a choisi pour juges les
» hommes les plus justes et les plus fermes, les
» plus honnêtes gens de la République , s'est en-
» gagé d'avance , plus particulièrement que per-
» sonne , a approuver ce que vous auront dicté la
» justice, la patrie et la vertu. »
Plus je relis cette admirable harangue , plus je
me persuade, comme Milon, que si en effet Cicéron
avait paru dans cette cause , aussi ferme qu'il avait
coutume de l'être, il l'aurait emporté sur toutes
les considérations timides ou intéressées qui pou-
vaient agir contre l'accusé. C'est un coup de l'art ,
un trait unique que cette péroraison , où l'orateur,
ne pouvant appeler la pitié sur celui qui la dédai-
gnait , prend le parti de l'implorer pour lui-même,
prend pour lui le rôle de suppliant , afin d'en ré-
pandre l'intérêt sur l'accusé , et rend a Milon toutes
les ressources qu'il refusait , en lui laissant tout
l'honneur de sa fermeté.
Si l'orateur manqua de résolution dans cette con-
joncture, il en montra beaucoup contre Antoine,,
DE LITTERATURE. loi
qui net oit pas moins l'ennemi de la République que
fe sien ; et ce double intérêt lui dicta les fameuses
harangues publiées sous le titre de Philippiques.
Il les appela ainsi , parce qu'elles ont pour objet
d'animer les Romains contre Antoine, comme
Dëmoslhene animait les Athéniens contre Phi-
lippe. Elles sont au nombre de quatorze , et toutes
d'une grande beauté. Mais la seconde surtout était
fameuse chez les Romains ; elle passait pour une
œuvre divine : c'est ainsi que l'appelle Juvénal.
Elle ne fut pourtant jamais prononcée; mais elle
fut répandue dans Rome et dans l'Italie, et lue avec
avidité. Antoine ne la pardonna jamais à l'auteur
et ce fut la priucipale cause de sa mort. Antoine
cependant avait été l'agresseur ; lui-même avait
provoqué cette terrible représaiîle, en venant dans
le sénat déclamer avec violence contre Cicéron qui
était absent. L'orateur n'avait pas coutume d'en-
durer ces sortes d'injures ; il était trop sûr de ses
armes. Ce n'est pas que ce genre d'éloquence soit
le plus difficile , à beaucoup près : l'improbation
et le reproche ont naturellement de la véhémence 7
et les peintures satyriques piquent la malignité.
Mais ce genre acquiert de l'importance et de la
gravité quand il s'agit d'intérêts publics. La guerre
contre les médians est alors la mission de l'homme
honnête, et il appartient à l'orateur citoyen de
parler aux ennemis de la patrie de manière à les in-
timider , et de les peindre avec des traits qui les
fassent rougir d'eux-mêmes. C'est ce que fait Ci-
céron dans cette immortelle Pliilippique , où il
trace l'exposé de la vie d'Antoine depuis ses pre-
mières années.Ces sortes d'exécutions morales sont
une vengeance publique que le talent seul peut
exercer quand il est joint au courage. On ne peut
reprocher à Cicéron d'en avoir manqué a cette
époque vraiment périlleuse, puisqu'alors Antoine
était tout puissant « Jeune encore, j'ai défendu la
ie>4 cours
» République ; je ne l'abandonnerai pas dans ma
» vieillesse. J'ai bravé les glaives de Catilina, je
« ne redouterai pas les tiens. » C'est ainsi qu il
s'exprime à la fin de son discours ; et ce n'était pas
une vaine jactance; c'était un sentiment vrai. Il
paraît que dès ce moment Cicéron s'était dévoué
à la mort. Pendant toute la guerre de Modene, il
fut Famé de la République , et gouverna entière-
ment le sénat, dont tous les décrets furent rédigés
sur ses avis. On sait que cette guerre finit par la
réconciliation d'Antoine et d'Octave , et qu'une
des premières conditions fut la mort de Cicéron,
qui fut aussi glorieuse que sa vie.
Les autres Piiillppiques sont du genre qu'on
appelle délibératif, et la plupart ne sont que les
avis que Cicéron énonçait dans le sénat lorsqu'on
y délibérait sur la conduite que Ton devait tenir à
l'égard d'Antoine, qui assiégeait alors Dccimus
Brutus dans Modene. Pour bien saisir le mérite
de ces discussions politiques , il faut avoir la con-
naissance la plus exacte et la plus détaillée de
l'histoire du tems ; et l'extrait qu'on en pourrait
faire exigerait des commentaires trop fréquens pour
ne pas affaiblir l'effet oratohe, qui ne peut être senti
vivement quand le sujet a besoin d'explication.
D'ailleurs, il faut bien se borner, et je finirai cette
analyse par quelques morceaux tirés du discours
adressé devant le sénat, à César dictateur, au mo-
ment ou il venait d'accorder le rappel de Mar-
cellus, qui avait été un de ses plus violens ennemis.
Une partie de ce discours n'est autre chose que
l'éloge de la clémence de César. 11 est fait avec in-
térêt et noblesse , sans exagération et sans flatterie ;
et ce que dit l'orateur en finissant, est la meilleure
réponse qu'on puisse faire à ceux qui lui ont re-
proché trop de complaisance pour César.
« C'est avec regret, César, que j'ai entendu
» souvent de v otite bouche ce mot qui par lui-
ï) E L t T T É R A T U R E, I o5
ï> même est plein de sagesse et de grandeur : J'a i
» aâtèz vécu, soit pour la nature, soit pour la
» gloire* Assez pour la nature, si vous voulez , assez
» même pour la gloire , j'y consens, mais non pas
» pour la patrie , qui est avant tout. Laissez donc ce
» langage aux philosophes qui ont mis leur gloire à
» mépriser la mort : cette sagesse ne doit point être
» la vôtre ; elle coûterait trop à la République.
» Sans doute vous auriez assez vécu si vous étiez
» né pour vous seul; mais aujourd'hui que le salut
» de tous les citoyens et le sort de la République
» dépendent de la conduite que vous tiendrez,
» vous êtes bien loin d'avoir achevé le grand édifice
» qui doit être votre ouvrage : vous n'en avez pas
» même jeté les fondemens. Est-ce donc à vous
» à mesurer la durée de vos jours sur le peu de
» prix que peut y attacher votre grandeur d'ame , i
» et non pas sur l'intérêt commun? Et si je vous
» disais que ce n'est pas assez pour cette gloire
» même, que, de votre propre aveu et malgré tous
» vos principes de philosophie , vous préférez à
» tout? Quoi donc! medirez-vous : en laisserai-je
» si peu après moi ? Beaucoup , César , et même
» assez pour tout autre ; trop peu pour vous seul;
» car à vos yeux rien ne doit être assez grand s'il
» reste quelque chose au dessus. Or , prenez garde
» que si toutes vos grandes actions doivent aboutir
» à laisser la République dans l'état où elle est ,
* vous n'aiyez plutôt excité l'admiration que mé-
» rite la véritable gloire, s'il est vrai que celle-ci
» consiste a laisser après soi le souvenir du bien
» qu'on a fait aux siens, à la patrie et au genre
» humain. Voila ce qui vous reste à faire : voilà
)> le grand travail qui doit vous occuper. Donnez
» une forme stable à la République, et jouissez
» vous-même de la paix et de la tranquillité que
» vous aurez procurées à l'Etat N'appelez pas
» votre vie celle dont la condition humaine a
5,
io6 COURS
» marqué les bornes , mais celle qui s'étendra dans
» tous les âges et qui appartiendra à la postérités
» C'est à cette vie immortelle que vous devez tout
» rapporter. Elle a déjà dans vous ce qui peut être
« admiré; mais elle attend ce qui peut être ap-
» prouvé et estimé. On entendra, on lira avec
» étonnement vos triomphes sur le Rhin, sur le
» Nil , sur l'Océan. Mais si la République n'est pas
» affermie sur une base solide par vos soins et votre
» sagesse , votre nom se répandra au loin , mais ne
» vous donnera pas dans l'avenir un rang assuré
ï) et incontestable. Vous serez chez nos neveux ,
rt comme vous avez été parmi nous, un sujet de
3 division et de discorde ; les uns vous élèveront
» jusqu'au ciel ; les autres diront qu'il vous a
» manqué ce qu'il y a de plus glorieux, de guérir
k » les maux de la patrie ; ils diront que vos grands
» exploits peuvent appartenir à la fortune , et que
» vous n'avez pas fait ce qui n'aurait appartenu
» qu'a vous. Ayez donc devant les yeux ces juges
» sévères qui prononceront un jour sur vous , eï
y> dont le jugement, si j'ose le dire . aura plus de
» poids que le nôtre, parce qu'ils seront sans in-
» téi et, sans haine et sans envie. »
Maintenant, je le demande à tous ceux qui ont
fait un crime à Cicéron des louanges qu'il a données
à César : Est-ce là le langage d'un adulateur, d'un
esclave? N'est-ce pas celui d'un homme également
sensible aux vertus de César et aux intérêts de la
patrie , et qui rend justice à l'un , mais qui aime
l'autre ; qui, en louant l'usurpateur de l'usage qu'il
fait de sa puissance, l'avertit que son premier
devoir est de la soumettre aux loix? Fallait-il
qu'il fût insensible h ce "le clémence qui nous touche
encore aujourd'hui? Je sais qu'un républicain ri-
gide, qu'un Brutus, un Caton, répondra qu'il ne
faut rien louer dans un tvian , que sa clémence
même est un outrage, que le premier de ses crimes
DE LITTERATURE. Xoj
est de pouvoir pardonner. Je conçois cette fierté
dans des hommes nés libres , en qui l'amour de la
liberté, sucé avec le lait, étouffe tout autre sen-
timent. Mais ce dernier excès de l'inflexibilité
républicaine est-il un devoir indispensable? ne
tient-il pas plutôt au caractère qu'à la morale ?
ne peut-on y mettre quelque restriction , quelque
mesure sans se rendre vil ou coupable? ne peut-on
aimer la liberté et son pays sans fermer entière-
ment son ame aux impulsions de la sensibilité et de
la reconnaissance ? Tous ces sénateurs, qui bien têt
après assassinèrent César , se jetaient alors a ses
pieds pour en obtenir la grâce de Marcellus. S'il
était coupable a leurs yeux de pouvoir l'accorder^
pourquoi la lui demandaient-ils? Il faut être con-
séquent : si tout ce qu'on reçoit d'un tyran désho-
nore , il est abject de lui rien demander. Mais il
est bien difficile de s'accorder avec soi-même dans
des principes outrés et excessifs. Cicéron, que l'on
a taxé d'inconséquence , ne me paraît pas avoir
mérité comme eux ce reproche. Quand on 1 en-
tendit dans la suite applaudir aux meurtriers de
César , comme aux vengeurs de Rome et de la li-
fierté, était-ce donc, comme on Ta dit, se démentir?
11 pouvait répondre : J'ai loué dans un grand-
homme ce qu'il avait de louable ; j'ai blâmé sa
tyrannie publiquement, et l'ai exhorté lui-même
à y renoncer ; je voulais qu'il fût meilleur s'il eut
vécu ; on l'a immolé à la liberté de Rome : je suis
Romain, je remercie nos vengeurs. Mais quand
César me rendait mon ami , j'étais homme, et je
remerciais celui qui faisait le bien avec le pouvoir
de faire le maL
On voit avec plaisir , dans l'histoire, les témoi-
gnages multipliés de cet attrait réciproque que
César et Cicéron eurent toujours l'un pour F autre-
Ces deux grandes âmes devaient se connaître ci
s'entendre , quoique César ne put aimer dans Ci-
108 COURS
céronle défenseur des lois et de la Piépublique, et
que Ciceron ne pût aimer dans Cësar leur ennemi
et leur oppresseur. Ils se rapprochaient par le ca-
ractère , quoiqu'ils s'éloignassent par les principes.
Ils avaient le même amour pour la gloire, le même
goût pour les lettres, le même fonds de douceur
et de bonté. 11 y a sans doute une autre sorte de
mérite \ une autre espèce de grandeur : je ne pré-
tends rien ôter à Caton et à Brutus ; je les révère,
mais ils ont en quelquefois besoin d'excuse dans
leurs vertus rigides : pourquoi n'en accorder aucune
à Ciceron dans ses vertus modérées, et même à
César dans ses fautes héroïques et éclatantes? Rien
n'est parfait dans l'humanité : tout a été donné à
l'homme avec mesure : gardons-la dans nos juge-
mens. N'exaltons pas une vertu pour en humilier
une autre. Toutes sont plus ou moins précieuse ,
toutes honorent la nature humaine, et c'est l'ho-
norer soi-même que de leur rendre à toutes le
respect qui leur est dû.
L'apologie de Ciceron m'a entraîné : je reviens
à ses talens. Ce que vous avez entendu de lui le
fait mieux connaître et le loue mieux que tout ce
que j'en pourrais dire; et d'ailleurs, pour bien louer
Ciceron, a dit Tite-Live, il faut un autre Ciceron.
À son défaut , écoutons Quintilien , qui , dans un
résumé sur les orateurs latins, s'exprime ainsi :
« C'est surtout dans l'éloquence que Rome peut se
» vanter d'avoir égalé la Grèce. En effet, à tout ce
» que celle-ci a de plus grand, j'oppose hardiment
» Ciceron. Je n'ignore pas quel combat j'aurai à
» soutenir contre les partisans de Démosthene ;
» mais mon dessein n'est pas d'entreprendre ici ce
» parallèle inutile à mon objet, puisque moi-même
» je cite partout Démosthene comme un des pre-
)) miers auteurs qu'il faut lire, ou plutôt qu'il faut
» savoir par cœur. J'observerai seulement que la
» plupart des qualités de l'orateur «ont au même
BE LITTERATURE. IOQ
» degré dans tous les deux, la sagesse, la méthode,
» l'ordre des divisions, l'art des préparations , la
» disposition des preuves , enfin tout ce qui tient
» à ce qu'oiu appelle l'invention. Dans l'élocution
» il y a quelque différence. L'un serre de plus près
» son adversaire, l'autre prend plus de champ pour
» combattre. L'une se sert toujours de la pointe de
» ses armes, l'autre en fait souvent sentir aussi le
» poids. On ne peut rien ôter à l'un , rien ajouter
» k l'autre. Il y a plus de travail dans Démosthene,
» plus de naturel dans Cicéron. Celui-ci l'emporte
» évidemment pour la plaisanterie et le pathétique,
» deux puissans ressorts de l'art oratoire. Peut-être
» dira-t-on que les mœurs et les lois d'Athènes ne
r> permettaient pas à l'orateur grec les belles pé-
» roraisons du notre ; mais aussi la langue attique
» lui donnait des avantages et des beautés que la
» nôtre n'a pas. Nous avons des lettres de tous les
y> deux : il n'y a nulle comparaison k en faire. D'un
» autre côté, Démosthene a un grand avantage;
» c'est qu'il est venu le premier , et qu'il a con-
» tribué en grande partie k faire Cicéron ce qu'il
» est. Il s'était attaché k imiter les Grecs, et nous
» a représenté, cerne semble, en lui seul, la force
» de Démosthene, l'abondance de Platon et la
» douceur d'Isocrate. Mais ce n'est pas l'étude qu'il
» en a pu faire, qui lui a donné ce qu'il y a dans
» chacun d'eux : il l'a tiré de lui-même et de cet
)) heureux génie né pour réunir toutes les qualités.
» On dirait qu'il a été formé par une destination
» particulière de la providence , qui voulait faire
» voir aux hommes jusqu'où l'éloquence pouvait
» aller. En effet , qui sait mieux développer la
» vérité ? qui sait émouvoir plus puissamment les
» passions? quel écrivain eut jamais autant de
» charme? Ce qu'il arrache de force, il semble
» l'obtenir de plein gré, et quand il vous entraîne
» avec violence vous croyez le suivre volontai-
lit» COURS
» rement. Il y a dans tout ce qu'il dît une telle
» autorité de raison, que Ton a honte de n'être pas
» de son avis. Ce n'est point un avocat qui s'em-
» porte, c'est un témoin qui dépose , un juge qui
» prononce ; et cependant tous ces différens mé-
» rites , dont chacun coûterait un long travail à
» tout autre que lui, semblent ne lui avoir rien
» coûté; et dans la perfection de son style, il con-
» serve toute la grâce de la plus heureuse facilité.
» C'est donc à juste titre que parmi ses contem-
» porains il a passé pour le dominateur dubarreau?
» et que dans la postérité son nom est devenu celui
» de l'éloquence. Ayons-le donc toujours devant
» les yeux, comme le modèle que l'on doit se
)) proposer ; et que celui-là soit sûr d'avoir profité
» beaucoup, qui aimera beaucoup Gicéron. »
J'ai cité cet excellent morceau d'autant plus
volontiers, qu'il semble exprimer fideîlement ce
que la lecture de Cicéron nous a fait éprouver à
tous. 11 paraît qu'il en était du tems de Quintilien
comme du nôtre , où l'on dit un Cicéron pour un
homme éloquent, comme nous disons aussi un
César pour donner l'idée de la plus grande bra-
voure. Ces sortes de dénominations, devenues
populaires après tant de siècles, n'appartiennent
qu'à une prééminence bien généralement reconnue
et sentie. Fénélon donne cependant l'avantage à
Démosthene sur Cicéron, et il n'est pas, comme
on voit, le seul de cet avis, puisqu'au tems où
Quintilien écrivait, bien des gens pensaient de
même. Voici le passage de Fénélon , qui mérite
d'être cité.
« Je ne crains pas de dire que Démosthene me
»> paraît supérieure Cicéron. Je proteste ^ue pér-
is sonne n'admire Cicéron plus que je fais. Il em-
» bellit tout ce qu'il touche ; il fait honneur à là
» parole; il fait des mots ce qu'un autre n'en saurait
}> faire; iî a je ne sais combien de sortes d'esprit.
DE LITTERATURE. 113
fc II est même court et véhément toutes les fois
» qu'il veut l'être, contre Catilina, contre Verres r
» contre Antoine ; mais on remarque quelque pa~
» rure dans son discours. L'art y est merveilleux,
» mais on l'entrevoit. L'orateur , en pensant au
» salut de la République, ne s'oublie pas , et ne se
» laisse point oublier. Démosthene paraît sortir de
» soi , et ne voir que la patrie. Il ne cherche point
» le beau , il le fait sans y penser : il est au dessus
» de l'admiration. Il se sert de la parole, comme
» un homme modeste de son habit pour se cou-
» vrir. Il tonne , il foudroie. C'est un torrent qui
» entraîne tout. On ne peut le critiquer, parce qu'on
» est saisi. On pense aux choses qu'il dit et non k
» ses paroles. On le perd de vue : on n'est occupé
» que de Philippe qui envahit tout. Je suis charmé
» de ces deux orateurs ; mais j'avoue que je suis
» moins touché de l'art infini et de la magnifique
» éloquence de Cicéron , que de la rapide simpli-
» cité de Démosthene. »
Démosthene et Cicéron sont deux grands ora-
teurs 5 Quintilien et Fénélon , deux grandes auto-
rités : qui oserait se rendre leur juge? Assurément
ce ne sera pas moi. Je crois même qu'il serait diffi-
cile de réduire en démonstration la préférence
qu'on peut donner à l'orateur de Rome où à celui
d'Athènes. C'est ici que le goût raisonné n'a plua
de mesure bien certaine, et qu'il faut s'en rapporter
au goût senti. Quand le talent est dans un si haut
degré de part et d'autre 7 on ne peut plus décider,
on ne peut que choisir; car enfin chacun peut
suivre son penchant, pourvu qu'il ne le donne
pas pour règle ; et loin de mettre, comme on lait
trop souvent, la moindre humeur dans ces sortes
de discussions , il faut seulement se réjouir qu'il
y ait dans tous les arts des hommes assez supé-
rieurs pour qu'on ne puisse pas s'accoider sur le
droit de primauté. Et qu'importe en eifet qui soit
112 C0T7RS
le premier , pourvu qu'il faille encore admirer le
second ? Je les admire donc tous les deux , mais
je demande qu'il me soit permis, sans offenser
personne, d'aimer mieux Cicéron. 11 me paraît
l'homme le plus naturellement éloquent qui ait
existé ; et je ne le considère ici que comme ora-
teur ; je laisse à part ses écrits philosophiques et
ses lettres: j'en parlerai ailleurs; mais n'eût-il
laissé que ses harangues, je le préférais à Démos-
thene, non que je mette rien au dessus du plai-
doyer pour la Couronne, de ce dernier ; mais
ses autres ouvrages ne me paraissent pas en
général de la même hauteur ; ils ont de plus une
sorte d'uniformité de ton qui tient peut-être à
celle des sujets; car il s'agit presque toujours de
Philippe : Cicéron sait prendre tous les tons : et
je ne saurais sans ingratitude refuser mon suffrage
à celui qui me donne tous les plaisirs. Ce n'est pas
qu'il me paraisse non plus sans défauts : il abuse
quelquefois de la facilité qu'il a d'être abondant;
il lui arrive de se répéter , mais ce n'est pas comme
Séneque , dont chaque répétition d'idées est un
nouvel effort d'esprit : on pourrait dire de Cicéron,
qu'il déboide quelquefois parce qu'il est trop
plein. Ses répétitions ne nous fatiguent point, parce
qu'elles ne lui ont pas coûté. 11 est toujours si
naturel et si élégant, qu'on ne sait ce qu'il faudrait
retrancher : on sent seulement qu'il y a du trop.
On a remarqué aussi qu'il affectionne certaines
formes de construction ou d'harmonie qui revien-
nent souvent ; qu'excellent dans la plaisanterie , il
la pousse quelquefois jusqu'au jeu de mots : on
abuse toujours un peu de ce dont on a beaucoup.
Ces légères imperfections disparaissent dans la
multitude des beautés; et à tout prendre , Cicéron
est à mes yeux le plus beau génie dont l'ancienne
Rome puisse se glorifier.
DE LITTÉRATURE. I l3
APPENDICE (i)
Ou nouveaux Eclaircissemens sur l'Elo-
quence ancienne, sur V Erudition des
quatorzième , quinzième et seizième
siècles ; sur le dialogue de Tacite, de
Causis corruptse Eloquentiae ; sur Dé-
mosthene et Cicéron, etc.
Lu aux Ecoles Normales en 1794.
Aja discussion contradictoire met la vérité' dans
un nouveau jour. J'ai promis de répondre à des
objections que le tems ne m'avait pas permis de
résoudre entièrement , et de vous montrer de nou-
veaux exemples de cette liberté a la fois décente
et courageuse qui est dans Dcmostliene le vrai
modèle des orateurs républicains , ainsi que de la
manière noble et franche dont il peut leur être
permis de parler d'eux-mêmes quand les circons-
« tances les y obligent. Les bornes d'une séance ne
m'avaient pas laissé les moyens de remplir ces
différens objets , et vous allez d'abord retrouver
le dernier dans ce qui me reste à traduire de la
. harangue sur la Cher sortes e 9 que je n'eus pas le
loisir de vous lire toute entière. C'est à la fois
1 un combat entre Démosthene et ses adversaires ,
B auxquels il porte les derniers coups, et le résumé
1 (1) On a cru devoir remettre ici ce morceau comme un
il développement utile pour tout ce qui précède. 11 fut la
« suite d'une conférence usitée aux Ecoles Normales, et qui
avait été interrompue.
Îl4 COURS
des mesures qu'il propose aux Athéniens, et qui
furent toutes adoptées dans le décret qu'il rédigea.
« J'admire l'inconséquence de vos orateurs : ils
» ne vous permettent pas de vous défendre quand
» on vous attaque ; ils vous prescrivent de rester i
)) en repos , et ils ne s'y tiennent pas eux-mêmes
» quand on ne leur fait aucun mal. J'entends d'ici
» le premier d'entre eux qui va monter à la tribune:
» — Vous ne voulez pas , me dit-il , prendre sur !
» vous un décret en votre nom? Etes- vous donc »
» si faible et si timide?— Je n'ai pas du moins
» leur audace importune et insolente , mais j'ose |
» dire que j'ai plus de courage que ces indignes
» ministres qui se mêlent de la chose publique
» pour la perdre. Certes , il ne faut aucun courage
» pour prodiguer les accusations, les calomnies, la
» corruption aux dépens de vos intérêts. Ils savent
» se procurer auprès de vous un gage certain de
» leur sécurité; il leur suffit, pour ne courir aucun
» danger , de ne vous dire jamais que ce qui peut
» vous flatter , et de ne se mêler en rieH de ce qui
» peut péricliter dans laRépublique. Mais l'homme
» courageux, c'est celui qui, pour la défendre, ose
» à tout moment contrarier vos erreurs , qui ne
» cherche pas a vous plaire , mais a vous servir y
» qui ne craint pas de traiter devant vous les
» parties de l'administration les plus dépendantes
» des caprices de la fortune , et qui veut bien
» s'exposer à ce qu'un jour on lui en demande
» compte. Voilà le vrai citoyen , et non pas ces
» charlatans de popularité, qui pour obtenir une
» faveur d'un jour , ont fait tomber les plus grands
» appuis de votre liberté. Je suis si loin de vouloir
» me comparer à ceux qui m'apostrophent , si]
>> loin de les regarder comme dignes du nom de
» citoyens, que s'ils me disaient : Qu'as-tu fait poui
» la République ? je ne citerais pas les navires qu*
» j'ai équipés , les sommes que j'ai données pou*
*
DE LITTERATURE. I î 5
» les contributions, pour les jeux publics, pour
» la rançon des prisonniers et autres choses sem-
» blables qui entrent dans les devoirs de l'huma-
» nitë : non; je dirais : J'ai fait tout ce que vous
» ne faites pas , et n'ai rien fait de ce que vous
» faites. Je pourrais, comme tant d'autres, accu-
f ser, proscrire , corrompre; mais ce n'est ni farn-
» bition ni la cupidité qui m'ont amené' dans les
t affaires publiques. Quand je monte à cette tri-
» banc , Athéniens , ce n1est pas pour augmenter
» mon crédit auprès de vous par des paroles corn-
» plaisantes; c'est pour augmenter votre puissance
» par des avis salutaires. C'est un témoignage que
» j'ai droit de me rendre , et dont l'envie ne peut
» pas s'offenser. Je serais un mauvais citoyen si
» je vous parlais de manière à devenir le premier
» parmi vous , tandis que vous seriez les derniers
* parmi les Grecs. J'ai pour principe qu'il faut
» que l'Etat et ceux qui le gouvernent, s'élèvent
» et s'agrandissent ensemble et par les mêmes
» moyens ; qu'il s'agit ici de vous dire , non pas
f. ce qu'il y a de plus favorable auprès de vous9
» car chacun y est assez porté , mais ce qui vous
» est le plus utile ; car pour vous le conseiller il
» faut de la sagesse , et de l'éloquence pour vous
» le persuader. N'ai- je pas entendu un de ces
» hommes s'écrier : « Vos conseils sont excellens,
» mais on n'a jamais de vous que des discours et
» non pas des actions. « Il se trompe : ce n'est pas
f a moi qu'il doit adresser cette parole , c'est a
» vous. Quand l'orateur vous a montré le meilleur
» parti qu'il y ait à prendre , il a fait tout ce qu'on
» doit exiger de lui. Lorsque Timothée vous disait:
- » Athéniens , vous délibérez , et les Thébains sont
» dans file d'Eubde ! Levez-vous , armez une
» flotte , montez sur vos vaisseaux : on le crut,,
» on suivit ses conseils : il avait bien parlé , vous
» agites bien; chacun fit son devoir } et TEubce
1 16 cours
» fut sauvée. Mais si vous fussiez restés oisifs , les
» paroles de Timoihée et les affaires de la Repu*
» hlique étaient également perdues.
» Je me résume, et je conclus qu'il faut ordon-
» ner des contributions , entretenir une armée dans
» la Chersonese , y réformer les abus s'il y en
» a eu , ne rien détruire , et ne pas donner aux
» calomniateurs le plaisir de vous voir travailler
j) vous-mêmes à votre ruine; qu'il faut envoyer
» des ambassadeurs dans toutes les contrées de la
» Grèce , pour préparer , discuter , hâter les me-
» sures nécessaires au salut de la République, mais
» principalement et avant tout, punir les traîtres
» salariés par vos ennemis pour vous enchaîner
» ici par leurs perfides manœuvres : leur châti-
» ment fera détester leur exemple , et encouragera
» les bons citoyens. Si vous prenez sérieusement
» ces résolutions, si l'exécution les suit sans délai ,
» vous avez toute espérance de réussir ; mais si
» vous vous contentez d'applaudir l'orateur sans
» rien faire de ce qu'il vous conseille , je vous le
» déclare encore , il n'est pas en moi de vous
» sauver par mes paroles quand vous ne voulez
» pas vous sauver vous-mêmes. »
Je viens à présent à la distinction que m'a pro-
posée un de mes collègues (x), entre l'éloquence
et l'art oratoire, distinction qui ne m'a point paru,
j,e l'avoue, avoir l'importance qu'il semblait y
mettre. On sait assez en effet que l'éloquence, con-
sidérée en elle-même, est une faculté naturelle ^
et que l'art oratoire est la théorie des moyens que
l'étude et l'expérience ajoutent à cette faculté. Je
me suis donc contenté d'indiquer en commençant,
cette différence suffisamment connue , et j'ai suivi
d'ailleurs l'usage reçu , même dans le langage di-
dactique , de dire indifféremment ou l'éloquence ,
(i) M. Garât.
DE LITTÉRATURE. H7
ou l'art oratoire, parce qu'on sait qu'il s'agit ici
de cette espèce d'éloquence qui fortifie les dons
de la nature par le secours des préceptes.
Mon collègue avait remarqué , et avec raison ,
qu'il y avait des ouvrages où l'éloquence se trou-
vait sans l'art oratoire , et d'autres où était l'art
oratoire sans l'éloquence. 11 en résulte seulement
que le talent naturel se manifeste quelquefois
sans le secours de Fart , et que l'art ne donne pas
le talent. Mais il faut convenir aussi que 3e talent
sans culture ne produit guère que quelques mor-
ceaux épars et imparfaits , et que la réunion de
l'un et de l'autre peut seule faire éclore les chefs-
d'œuvre qui sont ics l'objet de nos études, c'est
encore une vérité reconnue.
J'avais dit que la grande éloquence , celle que
les Anciens appelaient par excellence l'éloquence
des orateurs , eloquentiam oratoriam , celle qui
se signale dans les assemblées politiques et dans les
tribunaux, n'avait pu fleurir parmi nous, comme
à Rome et dans Athènes , avant l'époque de notre
révolution ; mais j'avais rappelé en même tems
les beaux élans que l'esprit de liberté avait pro-
duits, depuis trente ans, sous la plume de nos
célèbres écrivains , et j'avais remarqué spéciale-
ment l'influence qu'eut sur l'esprit public l'élo-
quence du panégyrique lorsque l'Académie fran-
çaise mit au concours l'Eloge des grands-hommes.
Si je n'ai pas insisté là-dessus autant que l'a fait
ensuite mon collègue , c'est que plusieurs raisons
de circonstance m'engagaient a passer rapidement
sur ce genre de mérite, qui me paraissait aujour-
d'hui fort oublié : et d'ailleurs, je l'avais développé
plus d'une fois- dans mes écrits lorsque j'ai cru
devoir défendre l'Académie française contre des
détracteurs ignorans ou envieux, et montrer qu'il
entrait dans leurs reproches , non-seulement de
l'injustice , mais même de l'ingratitude , comme
'ti-8 eotrus
peu de tems auparavant , dans le sein de cette
même Académie, j'avais relevé les abus de son
institution. Ces faits sont publics, et ils déposeront,
au besoin, de l'invariable égalité de mes principes;
mais aujourd'hui qu'il n'y a plus d'Académie,
j'avais cru ne pas devoir même prononcer un nom
qui avait été îong-tems un titre de proscription ,
et qui est encore un texte d'injures pour des
aboj eurs forcenés , qui ne la nomment jamais
qu'avec une horreur stupide ou un mépris fort
ridicule. Je ne passerai pas mon tems à les réfuter ,
mais j'observerai seulement, comme une vérité
générale , dont on profitera si l'on veut, que si la
nature du gouvernement conseille ou même pres-
crit l'abolition des sociétés littéraires dont les
formes ne paraissent plus convenables , quoique
le fond n'en soit pas vicieux , on n'est pas obligé
de fouler aux pieds ce qu'on a cru devoir abattre;
que l'équité, la première des lois, défend d'oublier
et de méconnaître ce qui a été utile dans un tems,
et a cessé de l'être ; qu'on ne détruit pas le mérite
en l'oubliant , et qu'on n'étouffe pas la vérité en
la forçant au silence; car l'oppression est passagère
et la vérité éternelle. L'histoire ira plus loin sans
doute, quand elle peindra de sa main indépen-
dante et incorruptible ce qu'ont été, sous tous
les rapports , et spécialement sous celui du pa-
triotisme , les gens de lettres de l'Académie , et
leurs calomniateurs , et leurs assassins ; mais ici
j'en ai dit assez , et ce n'est pas devant vous qu'il
est besoin dep lajder la cause des talens et du génie.
Quanta ce qu'ajoutait mon collègue, de Tho-
mas en particulier , qu'en réclamant les droits de
l'homme , il avait parlé comme du haut d'une
tribune , ce qui pourrait se dire de même de
Rousseau et de Raynal , de l'un, quand il n'est
pas sophiste ; de l'autre , quand il n'est pas décia-
mateur3 et ce qu on pourrait dire encore de plu-
DE LITTERATURE. IIQ
sieurs écrivains de nos jours , éloquemment pa-
triotes ; j observerai que leur composition, modifiée
et limitée par la nature des objets qu'ils ont traités,
c'ait plutôt celle de moralistes éloquens , que de
véritables orateurs , si nous ne donnons ce titre ,
avec les Anciens , qu'à ceux qui se signalent dans
la lice brillante et périlleuse des délibérations et
des jugemens publics ; qui soutiennent des com-
bats corps k corps , et , après avoir terrassé leurs
adversaires , entraînent les hommes rassemblés , à
la suite de leurs triomphes.
Un autre objet m'a paru mériter aussi quelque
attention; c'est celui où nous sommes restés à la
fin de la séance, et qui regardait le règne de
, l'érudition. Mon collègue a prétendu qu'il avait
!d1us contribué k étouffer le génie, qu'à le déve-
lopper. Cette opinion paraît plausible k quelques
■ égards : il est sûr que la culture assidue des langues
grecque et latine a dû conduire k une sorte depré-
. dilection pour ces mêmes langues, et le latin en
particulier devint celle de la plupart des écrivains
de l'Europe. Allemands, Fiançais, Espagnols tous
; écrivirent en latin. Mon collègue a cru y voir une
: des causes principales qui ont retardé les progrès
du génie : j'avoue que cette opinion n'est pas la
t mienne, \oici les objections que je voulais lui
faire, que la réflexion n'a fait que confirmer, et
dont vous jugerez. D'abord il y a un fait remar-
quable, c'est que le Dante, Bocace et Pétrarque,
ceux qui parmi les Italiens donnèrent les premiers
l'essor k leur talent , dans leur propre langue ,
a\ aient beaucoup écrit en latin; et c'est même
en latin que Pétrarque a composé le plus grand
nombre de ses écrits. Il est donc k présumer que
l'étude des langues anciennes , bien loin d'étouffer
leur talent , n'a servi qu'à le développer. On sait
qu'ils florissaient tous trois au quatorzième siècle ,
au tems de la prise de Constantinople , lorsque.
Î30 COURS
tout ce qui restait des lettres anciennes reflua vers
l'Italie. Pétrarque fut même un des Modernes qui
s'occupa le plus laborieusement de la recherche des
anciens manuscrits , et à qui l'on ait en ce genre le
plus d'obligation. Maintenant, si Bembo, Sadolet,,
Sannazar, An^e-Politien, Pontanus et autres ne
furent guère que des humanistes latins, et s'ils n'ont \
eu de réputation qu'à ce titre, n'est-il pas extrc-|
mement probable que le génie a manqué à leur
science, puisquavec les mêmes moyens que le
Dante y Bocace et Pétrarque , ils n'ont pas eu
les mêmes succès? On en peut dire autant de
Muret , notre plus fameux latiniste , et de ceux
qui Font suivi.
Si nous passons aux Anglais , les querelles de
religion et les troubles politiques paraîtront avoir -
retardé chez eux la littérature et la langue, sans)
qu'on puisse s'en prendre a la culture des langues
anciennes , qui n'a fleuri chez eux qu'au moment
où. le génie national prenait l'essor; et ce génie i
même ne s'est poli que par un commerce plus
habituel avec les Anciens et avec nous , au tems
de Charles IL
Chez les Espagnols, hop e de Vcga, Cervantes,
ce dernier surtout , n'étaient rien moins qu étran-
gers à l'érudition.
Pour ce qui regarde les Allemands , une dispo-
sition d'esprit particulière , qui les attache exclu-
sivement aux sciences, a dû les détourner long-
tems des lettres et des arts de l'imagination , et
depuis qu'ils s'y sont essayés, on convient que f
leurs progrès y ont été médiocres.
Pour ce qui nous concerne , Anirot et Mon— \
taigne, qui n'attendirent pas pour écrire que leur
langue fût formée, et qui imprimèrent a leurs :
écrits un caiactere que le tems n'a pu effacer, j
étaient des hommes très-versés dans la littérature
ancienne. Les écrits de Montaigne sont enrichis
DE LITTERATURE. 13 ï
pu tout , et même charges des dépouilles des An-
ciens , et Amjot ne s est immortalisé qu'en tra-
duisant un historien grec , précisément à la même
époque où Ronsard s'efforçait si ridiculement de
tiansporter en français le grec et le latin. La vogue
passagère de ce poète put égarer un moment ceux:
qui auraient peut-être été capables de contribuer
aux progrès de leur propre langue; mais cetle
contagion fut de peu d'effet et de peu de durée ,
puisqu'un moment après, Malherbe découvrit
notre rhythme poétique : d'où il sui$ que Mal-
herbe eut assez de génie pour bien sentir celui de
sa langue , et que ce génie manquait à Ronsard
et aux poètes qui composaient alors ce qu'on ap-
pelle la Pléiade française*
Je me résume , et je conclus de l'examen des
faits qui doivent guider tous les raisonnemens et
éclairer toutes les spéculations, que les hommes
supérieurs en France et en Italie , qui les pre-
miers dégrossirent le langage encore brut, lui
donnèrent les premières beautés d'expression, les
premières formes heureuses, les premiers procédés
réguliers, non-seulement ne trouvèrent pas d'obs-
tacles, mais trouvèrent même de grands secours
dans l'érudition. Sans doute ils faisaient exception
par rapport au reste de leurs contemporains , qui
étaient si loin d'eux : les bons ouvrages ne parurent
en foule, surtout parmi nous, que lorsque la
langue se forma. C'est une vérité reconnue qu'a
rappelée mon collègue quand il a dit avec Con-
dillac, que le génie des écrivains ne se déploie tout
entier que dans une langue qui est déjà fixée. Mais
pour arriver jusque-là , je persiste à croire que
l'étude des langues anciennes , non-seulement n'a
pu nuire a ce progrès , mais y a ete utile et né-
cessaire y que le génie n'étend ses vues et ses
moyens qu'autant qu'il a devant lui un grand
nombre d'objets de comparaison -7 que l'étude des
3. 6
122 COURS
langues , qui ne paraît d'abord que celle des mois J
conduit par une suite naturelle à celle des choses;
qu'en un mot, l'érudition, si elle n'entre pas j
communément dans le temple du goût , du moins
en applanit le chemin et en ouvre le vestibule.
L'antiquité a donc été et a dû être notre véri-
table nourrice : son lait est fort et nourrissant,
et il ne faut pas s'étonner si des hommes d'une
constitution faible ne pouvaient pas le digérer ;
aussi demeurerent-ils languissans et infirmes ; mais
des nourrissons d'un tempéramment plus heureux
y ont puisé la santé , la force et la beauté. Et qui
peut ignorer que Port-Royal, cette fameuse école,
héritière des Anciens , où se formèrent Pascal ,
Racine , Despréaux > fut celle qui , parmi nous ,
commença le règne du bon goût? Je sais que des
hommes supérieurs, en France et en Italie, s'étaient
élevés seuls au dessus de leur siècle , comme des
jets hardis et abondans qu'une végétation spon-
tanée pousse quelquefois dans un sol inculte et
désert; mais dans l'ordre généra), il faut que le long
travail du défrichement et de la culture dompte le
terrain , le féconde par degrés pour en faire sortir
ces récoltes régulières, ces riches moissons quil
nourrissent des peuples entiers , et ces forêts soi-
gnées et renaissantes qui préparent d'éternels om-
brages à une longue suite de générations.
Voyons maintenant ce Dialogue , qui a été cite*
*ci a l'occasion de la question élevée sur la ligne
de démarcation entre les Anciens et les Modernes-;
question qui n'en est pas une pour nous, puisqu'à
notre égard les Anciens sont évidemment les Grecs
et les Latins , dont nous avons tout appris et tout
emprunté.
Je dois remercier mon collègue de m'avoir rap-
pelé ce Dialogue , et de m'avoir donné par-là l'oc-
casion de le lire ; car je l'ai relu avec un très-grand
plaisir. Il n'est pas complet, il y a des lacunes; et
DE LITTERATURE» ï^3
ce que nous en avons , fait regretter ce que nous
avons perdu. Les uns l'attribuent à Quintilien , les
autres à Tacite : l'opinion la plus générale Ta laisse
à ce dernier. Mais la question qui regarde les An-
ciens et les Modernes n'y est traitée qu'épisode
quement et sous un point de vue tout autre. On
y compare les Romains aux Romains , -et un âge
des lettres latines a un autre âge, comme nous
pourrions comparer le siècle présent au siècle
dernier, ou bien le siècle dernier à celui de Marot,
de Montaigne, de Ronsard. Ce Dialogue présente
quatre interlocuteurs : un amateur de la poésie ,
un amateur de l'éloquence, un détracteur des
Anciens, représenté comme un homme qui fait
de ses opinions un jeu d'esprit , et un quatrième »
Messala , qui vient vers le milieu du Dialogue , et
qui se range du côté des deux premiers. Mon col-
lègue, qu'apparemment sa mémoire a trompé f
nous disait que la question incidemment traitée
dans ce Dialogue n'y était pas résolue. 11 m'a paru
qu'elle l'était, c'est-a-dire, réduite à sa juste valeur,
et écartée en fort peu de mots , pour revenir à ce
qui fait proprement le sujet du Dialogue. Je vais
lire ce passage , et ensuite quelques autres , comme
un objet d'instruction et d'agrément , car il est
souvent question , dans cet écrit , de matières qui
se sont présentées ici ou qui peuvent s'y présenter,/
et il s'y rencontre des vérités applicables dans
tous les tems.
« Je vous demande d'abord (c'est Aper qui
» parle, l'antagoniste des Anciens) ce que vous
» entendez par Anciens , quel âge de l'éloquence
» vous prétendez marquer par cette dénomina-
» tion , car pour moi , lorsque j'entends parler
» d'Anciens, je* me représente ceux qui sont nés
» dans des siècles reculés , et je me figure aussitôt
» Ulysse et Nestor , qui existaient il y a environ
» treize cents ans ; et vous , vous nous parlez
124 COURS
» d'abord d'un Démos thene , d'un Hypéride , qui
» ne nous sont antérieurs que d'environ quatre
» siècles , etc. »
On voit que ceci n'est qu'une espèce de badi-
nage , un abus de mots fort bien placé dans la
bouche d'un interlocuteur, que l'on donne comme
un homme à paradoxes. Il passe tout de suite aux
Latins , dont il s7agit spécialement dans ce Dialo-
gue, puisque l'auteur avait pour objet de prouver
que l'éloquence romaine était extrêmement dégé-
nérée depuis la mort de Cicéron 5 et ceci m'oblige
d'entrer dans quelques éclaircissemens nécessaires
pour l'intelligence de ce qui va suivre.
On comptait ordinairement au tema où ce
Dialogue fut composé, trois âges dans les lettres
latines : celui d'Ennius, d'Àccius, de Pacuvius,
de Caton le censeur , etc. lorsque la langue était
encore rude et grossière ; celui des Gracches ,
qui les premiers tempérèrent un peu la gravité
romaine par la politesse des lettres grecques; enfin
celui de Cicéron , dans lequel on comprend
Crassus , Antoine , César , Célius , ÏÏ01 tensius ; et
Cicéron , qui les surpassa tous , donna son nom à
cette époque, que depuis on regarda généralement
comme celle du bon goût. Mais lorsque Tacite
écrivait ce Dialogue sous le règne de Vespasien ,
le goût était extrêmement corrompu , et Séneque
y avait contribué plus que personne. Il avait séduit
presque toute la jeunesse romaine par l'attrait de
la nouveauté et le piquant de son style , dont elle
ne sentait pas tous les défauts : la suite de ce Cours
nous mettra à portée de les développer. Aper se
montrait partisan zélé de ce nouveau goût , qu'il
met ici au dessus de l'ancien, comme beaucoup
plus agréable et plus amusant. Il traite fort dure-
ment les orateurs qu'on nommait alors anciens,
et ne ménage pas même Cicéron. Il règne dans
sa discussion 3 comme on doit s'y attendre 3 un
DE LITTÉRATURE 1^5
esprit de controverse plutôt qu'un esprit de cri-
tique. Il n'oublie pas de chicaner sur les mots ? et
c'est ce qui amené la question épisodique sur ce
qu'on entend par Anciens. Il ne manque pas d'in-
téresser, autant qu'il le peut, l'amour-propre de ses
adversaires, Maternus et Secundus, qui cultivaient
en effet l'éloquence et les lettres avec beaucoup
de succès. Mais les louanges qu'il leur donne
n'égarent point leur jugement , et Maternus dit à
Messala , en l'invitant à réfuter Àper :
« Nous ne vous demandons pas précisément de
» défendre les Anciens ; car quelque mal qu'en ait
» dit Aper, et quelques louanges qu'il nous ait
» données , nous persistons à ne leur comparer
» personne de nos contemporains , et Aper lui-
» même , au fond , n'est pas d'un autre avis ; mais
» suivant la méthode usitée dans les écoles de
» philosophie, il a pris pour lui le rôle de con-
» tradicteur. Ne vous étendez donc pas sur leur
» renommée ; mais expliquez-nous pourquoi nous
» nous sommes si fort éloignés de leur éloquence,
» lorsqu'il ne s'est pas écoulé plus de cent vingt
» ans depuis la mort de Cicéron jusqu'à nous. »
Messala répond :
« Je suivrai le plan que vous me tracez ; je ne
» combattrai point ce qu'a dit Aper , qui n'a , ce
» me semble , élevé qu'une dispute de mots ,
» comme si l'on ne pouvait pas appeler anciens
» ceux qui sont morts il y a plus d'un siècle. Je
» ne contesterai point sur l'expression : ceux dont
» il s'agit seront ou nos aïeux ou nos anciens 1
» comme on voudra , pourvu que l'on convienne
» que l'éloquence de leur terns fut la meilleure
» qui ait jamais été parmi nous. »
Voilà donc la question réduite à ses véritables
termes , et par conséquent résolue pour les Ro-
mains , qui avaient raison de donner le nom d'an-
ciens aux orateurs et aux écrivains qui , plus d'un
12Ô C 0X7 il S
siècle auparavant 7 avaient formé tous ensemble
cette grande époque où la littérature romaine at-
teignit une perfection dont on avait depuis des-
cendu par degrés , jusqu'à la corruption dont se
plaignaient tous les bons esprits.
Mfssala continue :
« Parmi les Athéniens on donne le premier
» rang à Démosthene 5 Eschine , Hypéride , Ly-
)> si as ? laveur gue , sont ceux qui passent les pre-
;) miers après lui, et Ton s'accorde a regarder
)) cet âge de l'éloquence comme celui des vrais
» modèles. De même parmi nous 7 Cicéron passe
» dans l'opinion générale tous les orateurs de son
» tems ; et si on le préfère à Calvus , à César , à
» Brutus , a Célius ? a Asinius, on préfère ceux-ci
)> à tous les orateurs qui les ont précédés ou sui-
» vis. Ce n'est pas que chacun d'eux n'ait eu sa
y) manière propre , mais tous se sont accordés fur
7) les principes du bon goût ; ainsi Calvus est
y> plus serré , Asinius plus nombreux , César plus
y> brillant , Célius plus amer ? Brutus plus grave 7
» et Cicéron plus véhément , plus abondant , plus
» vigoureux ; mais tous ont une éloquence pure
y> et saiue ; de façon qu'en lisant leurs ouvrages ,
» on reconnaît entre eux , malgré la diversité des
3> esprits , comme une sorte de parenté , qui con-
3) siste dans la ressemblance de jugement et de
j) dessein. »
Et voilà aussi ce que l'on peut répondre à ceux
qui opposent la disparité des esprits à l'unité des
principes. Oui sans doute , les principes sont les
mêmes quoique les esprits soient différens,
comme les règles du chant et de la musique sont
les mêmes quoique chacun ne puisse chanter que
selon ce qu'il a de voix et d'expression. J'en dis
autant des règles du goût ; elles sont universelles,
puisqu'elles sont fondées sur la nature ? qui est
toujours la nkême 3 mais chacun les applique sui-
DE LITTÉRATURE. 11J
Vant son caractère et ses moyens. Leur observa-
tion n'est point l'imitation serviîe des auteurs
qui les ont le mieux pratiquées : ne faites pas ce
qu'ils ont fait, mais pénétrez-vous bien des pré-
ceptes si vous voulez faire aussi bien qu'eux. Ils
ont marqué la bonne route ; mais chacun y mar-
che suivant ses forces , s'avance plus ou moins
loin suivant ses facultés , et choisit dîfférens sen-
tiers , selon son caractère et ses dispositions.
Messala en vient aux causes de la décadence ?
et il en assigne quatre.
« Qui peut ignorer ( dit-il ) que l'éloquence
» et les arts sont fort déchus de leur ancienne
» gloire, non par la disette de talens, mais par
» ]a paresse des jeunes gens , la négligence des
» parens , l'incapacité des maîtres et l'oubli des
» mœurs antiques ? »
11 détaille ces quatre causes , mais il oublie ,
comme de raison , la première de toutes , la perte
de la liberté*: ce Dialogue était écrit sous un
empereur.
Cependant , il n'ose pas tout dire, il fait tout
entendre. En effet , dans le dernier morceau que
je vais lire, il présente la concurrence des inté-
rêts politiques, la rivalité des deux Ordres de là
République Romaine, leur lutte continuelle *
l'importance des délibérations du sénat, les dé-
bats des tribunaux, la majesté de la tribune aux
harangues , comme les mobiles et les instrumens
de la grande éloquence. « Elle est comme le feu
» ( dit-il ) qui a besoin d'alimens, que le mouve-
» ment allume , et qui brille en embrasant. C'est
» ce qui l'a portée si haut dans l'ancienne Répu-
» blique. Elle a eu, de nos jours, tout ce que
» peut comporter un gouvernement réglé , tran-
» quille et heureux ; mais elle a été bien plus re-
» devable aux troubles, et même a la licence de
t ces tems où tout était pour ainsi dire pèle-
ïç8 cou as
» mèle^ et où, n'ayant point de modérateur u-ni-
» que, chaque orateur ava.t de l'autorité en rai-
» son de ses moyens de persuasion sur une mul-
» titude égarée : de là ces lois multipliées , ces
» réputations populaires, ces harangues des ma-
» gistrats qui passaient la nuit à la tribune, ces
» accusations contse les puissances, ces inimitiés
» héréditaires dans les familles , ces factions des
» grands , ces discordes continuelles du sénat et
» du peuple , toutes choses qui remplissaient la
y> République d agitations, mais qui exerçaient
» l'éloquence , et lui offraient des mobiles puis-
» sans et de grands intérêts. »
Il est triste sans doute pour les amis des lettres,
comme Tétaient les interlocuteurs de ce Dialo-
gue, d'être obligés d'avouer que ce qui trouble
un État est ce qui favorise le plus l'éloquence -,
mais enfin c'est une vérité : telle est la nature des
choses humaines ; et , comme il est dit dans la
suite de cet écrit, la médecine ne 'serait pas un
art s'il n'y avait pas de maladies. L'éloquence
peut servir les passions, mais il faut de l'élo-
quence pour les combattre ; et l'on sait que le
bien et le mal se confondent dans tout ce qui est
de l'homme.
Au reste, sur ce tableau des désordres poli-
tiques de Rome , il ne faut pas croire qu'il y ait
jamais eu dans cette ville ni dans celle d'A-
thènes , rien de semblable à ce que nous avons
vu pendant trop long-tems. L'art oratoire n'était
pas exempt de dangers , mais il ne connaissait ni
obstacles ni entraves. Les Gracches et Cicéron fi-
nirent par une mort violente, parce qu'un des
partis qui se combattaient , finit par écraser l'au-
tre. Mais outre que ces accidens tragiques ont
été très-rares , et sont de nature à ne devoir pas
entrer dans les calculs de la prudence , et encore
moins dans ceux du courage 7 nous voyons dans
DE LITTERATUR I". I2<)
l'histoire , qu'un certain ordre légal , toujours con-
seive dans toute nation policée, et une certaine
décence de mœurs qui ne fut jamais violée chez les
A nciens , laissèrent en tout tems un champ libre
au talent oratoire ; au lieu que ce talent a dû dis-
paraître parmi nous quand la parole même a été
interdite : il est a croire qu'elle ne peut plus
l'être.
J'ai promis de répondre a d'autres difficultés
que l'on m'a proposées par écrit , et je vais m'ac-
quitter de cet engagement.
Je parlerai d'abord de ceux qui , rappelant les
abus de l'éloquence , ont mis en question si elle
faisait plus de bien que de mal, et s'il ne fallait
pas la proscrire plutôt que 1 encourager ; et j'ob-
serverai qu'il ne faudrait jamais poser de ces
questions absolument oiseuses et résolues d'a-
vance, il y a long-tems , par ce principe bien
connu de tous les hommes qui ont réfléchi , que
l'abus possible des meilleures choses est un vice
attaché a la nature humaine, et même que l'abus
est d'autant plus dangereux , que la chose en elle-
même est meilleure , suivant cet axiome des An-
ciens : Corruptio optimi pessima. Ainsi , dans le
moral, on a abusé de la religion, de la philoso-
phie , de la liberté , de l'éloquence , toutes choses
excellentes en elles-mêmes ; ainsi , dans le phy-
sique, on abuse de la force , de la santé , de la
beauté, toutes choses excellentes en elles-mêmes.
Souvenons-nous de ce qu'a dit Rousseau en com-
mençant son Emile : « Tout est bien , sortant
» -des mains de i' Auteur des êtres : tout se dé-
» grade et se dénature entre les mains de
» l'homme. »
En effet , si vous y prenez garde , le mal n'est
pas dans la chose : laissez-lui sa destination et sa
mesure , tout sera bien. Le mal est dans l'homme
qui abuse. Ainsi ( pour appliquer le principe ),
6
i3o couns
la religion , c'est-à-dire , la communieatîon entre-
le créateur et la créature qui lui doit hommage
et reconnaissance , est non-seulement bonne en
elle-même , mais le besoin universel de tous les
peuples y et il n'y en a pas une qui n'enseigne
une bonne morale : l'abus est dans le prêtre quand
il est superstitieux r fanatique et ambitieux. La
philosophie , qui n'est que la recherche du vrai f
est une étude digne de l' homme : l'artifice ou
l'orgueil du sophiste en fait un abus détestable;
mais le mal est dans le sophiste. Qu'y a-t-il de
plus précieux que la liberté , qui consiste à n'o-
béir qu'aux lois? Et qu'y a-t-il de plus exécrable
que rhypociisiedémagogique ,quiflatte une partie
du peuple aux dépens de l'autre, pour les asser-
vir et les dévorer toutes deux? Mais le mal est
dans les démagogues. Quoi de plus beau que
le talent de la parole , qui donne à la raison
et à la vérité toute la force dont elles sont sus-
ceptibles? Tant pis pour qui le fait servir à l'er-
reur et au mensonge. Mais en conclura-t-on qu'il
faut que parmi les hommes il n'y ait plus ni re-
ligion, ni philosophie, ni autorite légafe, ni ins-
truction ? Si la Providence eût permis qu'un si
ïnonstrueux délire eût existé une fois chez un
peuple , ce ne pourrait être que pour faire voir à
par les monstrueux effets qui en auraient résulté ,
ce qui doit arriver à l'homme quand il veut sor-
tir de sa nature, quand il prétend anéantir ou
créer , oubliant que Tun et l'autre lui est égale-
ment impossible ? et qu'il doit tendre sans cesse
à régler et à mesurer ce qui est à jamais à
l'homme , au lieu de vouloir refaire Thomme I
et l'histoire et la philosophie profiteraient sans
doute , pour l'instruction des races futures, de
cette leçon terrible donnée une fois à Torgueil
humain.
Que faut-il donc faire pour obvier 7 autant du
DE LITTÉRATURE. l3ï
moins qu'on le peut , à ces abus de ce qui est
bon? D'abord renoncer à l'idée folle de détruire
ou la chose ou l'abus -9 l'un et l'autre est égale-
ment hors de notre pouvoir : ensuite diriger l'u-
sage de la chose 7 de manière à ce que l'abus , né-
cessaire et inévitable , soit le moindre qu'il se
pourra. La sagesse humaine ne va pas plus loin.
Vous craignez l'abus* de la religion : vous avez
raison. Faites que le prêtre n'ait de pouvoir que
sur le spirituel , et de richesses que pour les pau-
vres : ce qui a été pendant plusieurs siècles peut
encore être aujourd'hui. Vous craignez les abus
de la liberté : elle en aura toujours; vous devez
y compter ; mais elle n'en aura que de très-sup-
portables si , sous quelque prétexte que ce soit?
vous ne permettez jamais l'arbitraire ; si vous
vous souvenez que le comble de l'extravagance
est d'attenter à la liberté pour mieux l'établir ->
si l'autorité' légale est rigoureusement consé-
quente dans ses actes 9 comme la logique dans
ses procédés , c'est-à-dire ? si le glaive ne frappe
que quand la loi a parlé 7 et ne frappe jamais au-
trement. C'est au crime à menacer r parce qu'il
tremble : l'autorité légale , qui ne doit rien crain-
dre , ne menace point : elle agit dès que la loi a
prononcé.
Quand aux abus de la philosophie et de l'élo-
quence , la source en est inépuisable : c'est à la
raison de les combattre sans cesse : l'erreur et la
raison se disputent le monde depuis son origine 7
et cette lutte durera autant que le monde. Le par-
tage de Tune et de l'autre a varié suivant les
siècles. Le nôtre, qui s'était extrêmement vante
de ses lumières , est parvenu en ce moment ? il
faut l'avouer y au maximum de la démence. Le»
extrêmes se touchent : qui sait si nous n'attein-
drons pas au maximum de la raison ? Cela dé-
pend du gouvernement -et de l'éducation 1 qui in-
i3t. cours
fluent puissamment sur les mœurs publiques J
comme les mœurs publiques influent sur Tait de
penser et de pailer. Mais d'ailleurs on ne peut ni
ordonner ni défendre d'être éloquent , comme on
ne peut ni ordonner ni défendre de raisonner
bien ou mal. On nous cite l'Aréopage, qui avait
interdit aux avocats les moyens oratoires. Je ré-
ponds que nous ne pouvons pas savoir à quel
point une pareille défense était observée ; car où
fixer précisément la limite qui sépare la simple
discussion de l'éloquence ? Un de ceux qui m'ont
écrit, me demande si l'éloquence est autre chose
que la raison elle-même. Oui , assurément , sans
quoi tout homme raisonnable serait orateur : l'é-
loquence est la raison armée , et la raison a besoin
d'armes; elle a tant d'ennemis ! 11 prétend que la
raison suffit pour conduire les hommes , et il ou-
blie que les hommes ont des passions , et que le
but de l'éloquence est. d'exciter les passions
nobles contre les passions basses. Le méchant fait
le contraire , je l'avoue, mais vous ne pouvez pas
plus empêcher l'un que l'autre. Au reste, j'ai
peine à comprendre l'à-propos de cette question,
soit en général , soit en particulier. En général ,
dans ce que nous connaissons des orateurs an-
ciens ou modernes , le bon usage de l'éloquence
l'emporte de beaucoup sur l'abus; et pour ce qui
nous regarde depuis la révolution , s'il croit que
l'éloquence est pour quelque chose dans la masse
de nos maux , il est loin de la vérité. Mais si d'un
autre côté elle n'a pas fait, là où elle s'est ren-
contrée , tout le bien qu'elle pouvait faiie ; si elle
n'a pas empêché tout le mal qu'ont fait la scélé-
ratesse et l'ignorance, c'est que l'éloquence seule
ne suifit pas. Cicéron , s'il n'eût été qu1orateur,
n'eût pas triomphé de Catilina. Il fut homme
d'Etat : il eut à la fois, et delà fermeté, et de
la politique -7 il mit dans ses actions et dans ses
DE LITTERATURE. l33
moyens la même énergie que dans ses paroles , et
Home fut sauve' e.
L'article le plus important de nos dernières
discussions regarde la personne de Cicéron. Je
ne prétends sûrement pas qu'il n'y ait aucun re-
proche à lui faire ; mais tous les griefs articulés
ici contre lui sont si peu conformes à la vérité
historique , que la meilleure manière d' y répondre
doit être un exposé clair et précis des faits vérita-
bles. Chacun pourra connaître alors facilement ce
qu'on peut blâmer dans la conduite de Cicéron ,
ce qu'on peut excuser , ce qu'on doit louer : cha-
cun sera dès-lors à portée de prononcer avec con-
naissance de cause, et de fonder son jugement
sur des résultats positifs. Cette courte discussion^
qui entre naturellement dans un cours de Ijttéra-
rature , peut à la fois nous intéresser et nous
instruire.
Il ne fallait pas dire que c'est l'époque la plus
éclatante de la vie de Cicéron 7 celle où il fut
nommé Père de la patrie 7 que commencent ses
fautes et que sa gloire se ternit. Depuis cette
époque jusqu'à son exil 7 dans un intervalle de
quatre années 7 je ne crois pas qu'il ait commis
aucune faute, et celles qu'on lui attribue ici sont
des suppositions gratuites.
Il ne fallait pas demander si un homme aussi
•habile que lui avait démêlé les vues ambitieuses
de César : de moins clairvoyans que lui ne s'y
trompaient pas : là-dessus tous les historienssont
d'accord. On demande ensuite pourquoi il népia
point ce jeune ambitieux , pourquoi il ne s'op-
posa point à ses prétentions. Voyons donc si ce
qu'il a fait n'était pas tout ce qu il pouvait faire.
On paraît oublier ici que César n'était pas en-
core alors celui qui menaçait de plus près la li-
berté : c'était Pompée tout puissant dans Rome7
Pompée qui aurait pu , au retour de la guerre de
i34 COURS
Mithridate , s'emparer sans obstacle de tout le
pouvoir qu'avait eu Sylla. 11 ne le voulut pas.
Son ambition affectait le titre de premier ci-
toyen de Rome , et redoutait celui de tyran ; il
congédia son armée y et cette démarche le rendit
d'abord l'idole du sénat et du peuple. Il n'avait
contre lui que le parti républicain , ceux qu'on
appeloit optlmates , mot qui répondait a l'expres-
sion grecque d'aristocrates. C'est pour nous un
e'trange blasphème; mais en parlant des Anciens f
nous sommes obligés d'adopter leur langue et
leurs idées. Parmi nous un aristocrate est un par-
tisan d'une noblesse proscrite , et par conséquent
un ennemi de notre démocratie. Chez les Ro-
mains , où le gouvernement était entre les mains
d'un sénat permanent, quoique la souveraineté
fût daîis le peuple , chez les Romains qui avaient
conservé le patriciat ? quoique les plébéiens fus-
sent susceptibles de toutes les charges sans excep-
tion 7 les aristocrates étaient les amis et les sou-
tiens de la constitution, les ennemis de toute
puissance arbitraire , soit qu'on y parvint en flat-
tant le peuple comme Marius, soit qu'on s'en
emparât en s'attachant au sénat comme Sylla.
Les optimales étaient , au tems dont nous par-
lons , les meilleurs et les plus illustres citoyens
de Rome , les Catulus , les Domitrus , les Mar-
cellus, les Hortensius , etc. et Cicéron à leur tête,;.
depuis son consulat , quoiqu'il ne fût pas patri-
cien. Mais Caton ne Fétoit pas non plus , et je
s;iis sûr que la plupart de ceux qui eiteiit ce»
deux grands noms de Caton et de Brutus seraient
bien étonnés si on leur apprenait ce que du moin»
tout le monde doit savoir ici (i) , que Caton et
Brutus étaient les plus déterminés aristocrates
(i) Les Ecoles Normales étaient composées de douze
cents instituteurs de profession.
DE LITTÉRATURE. î33
qui aient jamais existé. La raison n'a pu que rire
de pitié y de voir pendant iong-tems des gens qui
savaient à peine lire , vouloir jeter toutes les na-
tions du monde dans un même moule politique ?
et injurier même celles qui prétendaient être li-
bres et républicaines à leur manière. On est enfin
revenu > quoiqu'un peu tard f de cette démence
inouïe, qui malheureusement a été quelque chose
de pis qu'un ridicule : on s'est aperçu que ceux
qui avaient proclamé les droits de l'homme de-
vaient respecter ceux des peuples , qui tous ont le
droit de se gouverner comme il leur plaît, et que
s'il y a un moyen légitime d'influer sur les autres
gouvernemens 7 c'est de donner dans le sien
l'exemple de la sagesse et du bonheur.
Crassus 7 ennemi de Pompée y parce qu'il n'a-
vait que des richesses a opposer à sa gloire , ne
laissait pas de balancer à un certain point son
crédit par une opulence énorme qui offrait tant
de ressources dans une République corrompue ,
où tout était vénal. Leurs divisiens troublaient
un peu l'Etat , mais maintenaient du moins la li-
berté. César qui en savait plus qu'eux deux , Cé-
sar que sa haute naissance et ses grands talens fai-
saient déjà remarquer , et qui s'était rendu agréa-
ble à la multitude par ses profusions et son popu-
larisme , et qui s'était conduit dans son gouver-
nement d'Espagne de manière à mériter un
triomphe ; César sentit qu'il avait besoin de ces.
deux hommes , qui lui étaient supérieurs par l'âge
et le crédit , et il se rendit médiateur entre eux y
pour s'en servir, les tromper et les renverser.
Apprenons des- historiens les motifs qu'il em-
ploya auprès d'eux. « Qiie faites-vous , (leur
» disait- il ) par vos dis sentions éternel /es , si ce
» n'est d'augmenter la puissance de Ciûéron et
» de Caton? Liguons-nous ensemble : nous sub-
» fuguerons tout , nous ferons disparaître toute
ï36 cours
3) autre autorité , et nous serons seuls maures
» de la République. »
Cicéron en effet, depuis son consulat, avait
dans le gouvernement une influence assez pré-
pondérante pour que Pompée lui-même en fût
jaloux. Les détracteurs de Cicéron , c'est-à-dire ,
les restes impurs de la conspiration de Catilina>
tous ceux qui en avaient été les fauteurs secrets ;
en un mot j tous les mauvais citoyens traitaient
de tyrannie cette autorité que Cicéron ne devait
qu'à, ses talens, à ses vertus, à ses services, et
dont l'exercice était toujours légal; et remar-
quons, en passant, que les méchans traitent tou-
jours la loi de tyrannie , et ne donnent jamais le
nom de liberté qu'à l'anarchie , parce que , sous
le règne de la loi , ils ont tout à craindre , et dans
l'anarchie tout à gagner. 11 semblerait qu'on ne
dut plus se laisser prendre à des pièges connus de-
puis tant de siècles, et que l'application de ces
vieilles vérités dût être un sûr préservatif contre
des abus si grossiers. Mais la plupart des gouver-
nés ignorent ces vérités ; la plupart des gouver-
nails manquent de courage pour les appliquer ;
et c'est ainsi que se vérifie le mot de Fontenelle,
que tes sottises des pères sont perdues pour leurs
en/ ans.
Cicéron et Caton virent venir le coup , et réu-
nirent leurs efforts pour s'y opposer. Cicéron sur-
tout , qui aimait Pompée , et dont Pompée faisait
profession d'être F ami, n'oublia rien pour lur
ouvrir les yeux sur la politique de César , et sur
les suites funestes qu'elle pouvait avoir si Pompée
et Crassus s'unissaient a lui pom le porter au
consulat. Pompée ne voulut rien entendre : cet
homme , qui n'eut rien dans un haut degré , si ce
n'est les talens militaires , trop exaltés d'abord en
lui , parce que sa fortune fut encore au-dessus,
trop rabaissés ensuite parce qu elle l'abandonna
DE LITTÉRATURE. l3-J
devant César qui était supérieur à tout; cet homme9
plein de petites passions qui lui faisaient oublier
de grands intérêts , dissimulé sans être fin , et
toujours dupe de sa vanité infiniment plus que
Cicéron , à qui peut-être on ne Fa tant reprochée
rpie parce quelle se mêlait en lui à l'amour de la
véritable gloire ; Pompée ne vit que l'assurance
Je ne plus trouver d'obstacles à ses volontés, et
repoussa toute idée de danger par la confiance pré-
somptueuse d'être toujours à portée d'arrêter César
juand il le voudrait. Ainsi se forma le premier
triumvirat : on sait quelles en fuient les suites.
Pompée ne pardonna pas à Cicéron d'avoir voulu
l'empêcher : César lui en sut très-mauvais gré.
Devenu consul , il fît passer , avec l'appui de
Dompée et des tribuns, les lois les plus perni-
cieuses , et obtint enfin ce qu'il desirait , comme
e grand moyen de domination", le connuande-
nent d'une armée dans une province à conquérir,
ians les Gaules. Tous deux abandonneient aux
fureurs du tribun Hlodius, Cicéron qu'ils voulaient
Ibsolument éloigner de Rome , ainsi que Caton,
| our y dominer sans résistance. Cicéron alla en
xil pour ne pas excite*- une guerre civile, et,
rayant point de prétexte contre Caton, ils s'en
pfirent en lui donnant le gouvernement de l'île
fle Chypre.
Qu'on nous dise maintenant que Cicéron devait
?later* tonner, sonner le tocsin dans Rome, etc.;
da prouve seulement qu'on ne connaît pas assez
k s mœurs de Rome et l'histoire. Quelques obser-
( itions en donneront une plus juste idée. 11 faut
\ souvenir qu'à Rome tous les grands pouvoirs ,
f.us les moyens d'action étaient dans les magis-
tratures , dans l'usage ou l'abus plus ou moins
tendu que l'on pouvait faire d'une autorité qui
pivait de frein que le danger d'être mis en jirge-
îsnt en sortant de charge; .danger que ces ma-
K
i38 cottrs
gistratures mêmes mettaient souvent en état de
revenir. Tout se faisait donc par des former
égales , si ce n'est quand on recourait ouverte-
ment aux armes ; ce qui, depuis Sy lia, n'arriva que
lorsque César passa le Rubicon. On nous dit : Que
faisait Cicéron quand César se perpétuait dam
son commandement , au mépris des lois ? Poini
du tout, ce n'est pas au mépris des lois , c'est er
vertu des lois , en vertu d'un décret rendu par 1»
sénat, et soutenu par les tribuns et par Pompée, qu<
César se lit renouveler pour cinq ans le commani
dément dans les Gaules. Et que pouvait faire Ci
céron contre l'autorité du sénat et du peuple? So:
accusateur a l'air de croire qu'il en était de Rom;
comme de la petite République d'Athènes, où li
peuple peu nombreux traitait par Iui:même toute
les grandes affaires , où le crieur public disait a i
nom du peuple : Qui veut parler ? Il a l'air i
croire en conséquence que Cicéron pouvait faii
avec la parole tout ce qu'a fait Démosthene.NulL
ment : ^ Rome , tout était subordonné aux magi; I
trais ; au sénat, tout dépendait primitivement d<! I
consuls ; dans l'assemblée du peuple , tout dépeijl
dait des tribuns. Ces magisfr ats pouvaient convfl
quer ou dissoudre à leur gré les assemblées : If
tribuns particulièrement pouvaient empêcher q|f
que ce fût de parler au peuple sans leur permissiez f
c'était un des droits de leur charge. Ainsi quai, i
les triumvirs étaient assurés des consuls et des ti
buns ( et ils en avaient les moyens ) , rien ne po» i
vait leur résister. Caton voulut une fois s'oppos'
a une loi de César, alors consul : César, qui étal
à la tribune aux haangues avec les tribuns,
conduire Caton en prison. 11 y a plus : les consi
et les tribuns étaient les maîtres de suspendre toi)
espèce d'assemblée , et par conséquent toute élej
tion de magistrats. C'est ce qui arriva quai)
Pompée voulut forcer les Romains à le nomn
DE LITTÉRATURE. l3(J
Jictateur. La faction dont il disposait arrêta toute
élection, et Ton finit par le nommer seul consul ,
ze qui était sans exemple, et ce que Caton lui-
nême approuva , parce qu'un gouvernement ir-
régulier , disait-il , valait encore mieux que l'a-
narchie.
Vous concevez maintenant que l'éloquence et
la vertu même ne pouvaient pas tout faire, et qu'il
fallait de la politique.Quelle était celle de Cicéron?
De balancer et de contenir , les uns par les autres ,
zts citoyens ambitieux qui se disputaient le pou-
voir 5 et certes , il n'y avait rien de mieux a faire.
Il connaissait parfaitement Pompée et César; il
rit bien que ce dernier voulait aller plus loin que
l'autre ; que l'un voulait dominer dans la Répu-
blique sans la renverser, mais que l'autre foulerait
aux pieds toutes les lois, et voulait décidément ré-
gner. Il resta donc attaché constamment à Pompée,
quoiqu'il eût beaucoup à s'en plaindre. 11 ne cessa
de le mettre en garde contre l'ambition de César ;
il prévit parfaitement tout ce qui arriverait, jugea
parfaitement les hommes et les choses : ses lettres
rue nous avons en font foi. Quand César eut levé
le masque et passé le Rubicon , Cicéron ne fléchit
ooint le genou devant l'idole , comme on le lui
reproche ici. Il s'en faut de tout : voici ce qui se
passa.
Convaincu que la guerre civile finirait par don-
ner un maître à Rome , il avait tout fait pour pré-
venir la rupture entre César et Pompée , comme
il avait tout fait auparavant pour empêcher leur
'coalition. En effet , Je triumvirat laissait du moins
ane apparence de gouvernement légal et répu-
blicain , et la guerre civile devait infailliblement
unener le pouvoir absolu. Quand les maux sont
inévitables, la prudence ne peut que choisir le
moindre, Minima de malis est sa devise. La jac-
tance et l'imprévoyance de Pompée, également
ÎZjO COURS
insensées, avaient tout perdu. Il se vit obligé d'.J
quitter en fugitif Rome et l'Italie; et pourtant l'aui j
torité légale était de son côté , et tous les républi i
cains le suivirent en le condamnant. Cette époqu< i
est une de celles qui ont attiré le plus de reproche!
à Cicéron , sur les irrésolutions dont ses lettre
nous ont rendus confîdens avec Atticus. Je ne croi* ;
pas qu'ils soient fondés ; car l'irrésolution n'èsi
pas toujours de la faiblesse. Cicéron n'hésitait pal
sur le parti qu'il devait prendre ; mais il eut voulij <j
le prendre le plus tard possible , parce qu il ei I
prévoyait l'issue. 11 apprécie les deux partis eJj
deux mots : D'un côté (dit-il) sont tous les droits,
de l'autre , toutes les forces. César, qui affectait]
autant de modération que Pompée affectait d'orfl
gueil , faisait des propositions de paix assez plaujl
sibies, et Cicéron eût désiré qu'on s'y prêtât ; maiji
Pompée ne voulait rien entendre. César avançai^
toujours vers Rome , et se proposait de convoque:
ce qui était resté dans la ville de sénateurs et dL
magistrats , afin de donner à sa cause cette appaLj
rence de légalité, toujours si importante dans le.
mœurs romaines. Il se détourne de sa route , et val
suivi de quatre ou cinq cents hommes , demande)
à souper a Cicéron, retiré dans une de sesmaisonP
de campagne. Yous allez juger par cette visite ei
par le résultat qu'elle eut, de quelle haute consil
dération jouissait Cicéron, sans autre puissance qu[
celle de son nom , de ses talens , de ses vertus , e*
en même tems si cette faiblesse dont on l'accusa
alla jamais jusqu'au sacrifice de ses devoirs. Césair
qui lui rendait plus de justice que nous, n'essaya
même pas de l'engager dans son parti ; il se bornaij
à lui demander de garder la neutralité , qui coni
venait (disait-il) à l'âge et à la dignité d'un
homme tel que lui , seul en état de se rendnj
médiateur entre les deux partis s'il y avait lier
à un accommodement. II promettait d'en faire le;
DE LITTÉRATURE. I^ï
îver turcs au sénat , et pressait Cicéron de s'y
ouver. Mais sifj vais, dit l'orateur, me sera-t-il
wmis de dire ma pensée? — Sans doute. Alors
icéron énonça un avis directement contraire aux
ies de César. Celui-ci s'écrie : Foilà précisément
? que je ne veux pas qu'on dise — Je n'irai donc
as au sénat, reprend froidement Cice'ron, car
I n'y saurais dire autre ciiose. César répliqua
grement et même avec menace : tous deux se
luttèrent fort mécontens l'un de l'autre , et peu
e jours après Cicéron se rendit au camp de
ompée.
Que ceux qui le taxent de faiblesse, se suppo-
rt eux-mêmes dans une pareille conférence avec
ésar, et qu'ils n'oublient pas son cortège, qui, au
ipport de Cicéron et des historiens, faisait frémir,
était tel que peut-être on eût excusé celui qui en
irait eu quelque effroi. Cicéron en eut horreur ,
conclut qu'il valait encore mieux être vaincu
ec Pompée , que de vaincre avec ces gens-là.
1 Passons à ce qui suivit la journée de Pharsale,
f d'abord écoutons l'accusateur qui s'écrie :
1 Vous viviez , Cassius et Brutus , et vous viviez
\)ur Rome; ijous aviez reçu la vie du tyran $
\ais la mort était le prix dont vous vouliez
myer son odieux bienfait. »
iNe croirait-on pas, sur ces expressions, que
«Tutus et Cassius ne s'étaient résolus a vivre que
l»urtuer César? Nullement. Ouvrez l'histoire, et
Plus verrez que tous deux s'étaient empressés de
'^réconcilier avec lui de très-bonne foi , que tous
lllux étaient au rang de ses amis , et particulière-
ment Brutus ; que tous deux lui avaient écrit après
aï|défaite de Pharsale , pour prendre ses ordres
liallse rendre auprès de lui ; que Brutus même pressa
l0Btaucoup Cicéron pour en faire autant : celui-ci
""ï moins attendit que César lui écrivit le premier.
lllllen de tout cela ne doit nous étonner. Aucun
l& COUPS
d'eux ne désespérait encore de la chose publique
et tous voulaient voir comment César userait d<
sa victoire. On n'avait pas oublié l'abdication d<
Sylla : César était capable de faire plus. Sa con
duite dans les premiers momens fut si magnanime
qu'elle dut relever toutes les espérances. Brutus e
Cassius s'y livrèrent plus que personne -, ils n
quittaient presque point le dictateur. Ils en reçu
rent toutes sortes de bienfaits, et jouirent d'u;
grand crédit auprès de lui. Cicéron , que l'âge e
l'expérience rendaient plus défiant, s'était renferm
chez lui,et n'alla qu'une fois chezCésar pour rendr
service a un ami. La foule était si grande , qu'o
fit attendre Cicéron quelque tems dans une anti
chambre. César sortit un moment, l'aperçut, h,
fît des excuses , et rentrant chez lui , dit ces paroh
très-remarquables î Comment essayez— vous à
me persuader que ma puissance est agréabt
aux Romains , quand je vois un consulaire U
que Cicéron , que l'on fait attendre dans me
antichambres ? Dans les. assemblées du sénat, i
garda un profond silence , jusqu'à l'affaire c
Rlarcellus. Qu'on reproche ici à Cicéron, comir
la dernière des bassesses , d'avoir partagé e
cette occasion la sensibilité et la reconnaissam
du sénat, et d'avoir prodigué les louanges c
tyran : voici ma réponse.
Jugeons toujours les choses à leur place; voyoj
les tems , les mœurs et les hommes. Pour accus»
Cicéron, il faut ou condamner ici le sénat entiei i
sans excepter ceux qu'on nous oppose sans cess<
Brutus et Cassius, ou pouvoir citer quelqu'i
dont la conduite fît contraste avec celle de C
céron, car enfin, puisqu'il y avait des républicaii]
et entre autres les soixante sénateurs qui consp
rerent quelque tems après, pourquoi ne s'en serai
il pas trouvé un seul qui se conduisît autremej
que Cicéron? Pourquoi, au contraire , en fit-
DE LITTÉRATURE. 1^3
beaucoup moins que tous les autres, comme le
prouve le détail de cette séance qui nous a été
conservé? C'est que nous confondons tout, faute
d'attention. La manière dont César se comporta ce
jour-là à l'égard du plus déterminé républicain et
de son plus mortel ennemi , Marcelius , dont il
accorda le retour aux instances et aux supplica-
tions du sénat, enchanta tous les esprits, et con-
firma l'opinion où l'on était encore , que César
pouvait être assez grand pour rétablir la Répu-
blique. Cicéron, sensible également, et comme
citoyen et comme ami , ne se défendit pas de cet
enthousiasme général. 11 rompit pour la première
fois le silence ; il loua, non pas le tyran , puisqu'il
faut le dire , mais César, mais un grand-homme :
ce titre n'était pas contesté ; l'autre était encore
douteux , et César n'exerçait qu'une magistrature
légale. Et pourquoi donc Cicéron n'aurait-il pas
remercié et loué César, quand le sénat entier avait
■demandé et obtenu le retour de Marcellus? C'est
ici qu'il faut répondre sur le motif de l'amitié, que
l'accusateur rejette entièrement. Sans doute elle
ne peut jamais autoriser ni un crime ni une bas-
sesse. Mais d'abord , il est clair que , dans les idées
'et les mœurs de ce tems-là , nul ne se croyait avili
en adressant des prières et des remercîmens au
premier magistrat de Rome : on sait jusqu'où on
'descendait quelquefois en ce genre et sans rougir ,
devant les juges. Je n'examine point ici ces mœurs;
ce n'est pas la question : j'en rends un compte
tidele, et personne n'ignore que partout les actions
des particuliers sont jugées en raison des mœurs
publiques. J'ajoute que les devoirs de l'amitié
allaient chez les Romains, beaucoup plus loin que
parmi nous -, et quelque opinion qu'on puisse en
avoir, il est constant qu'il faut juger un Romain
sur les mœurs de son pays.
A présent voulez- vous voir dans ce même re~
ï44 C©URS
meretment pour Marcel lus , la preuve des inten-
tions et des espérances de Cice'ron ? Voulez-vous
voir de quel ton il parle au vainqueur de Pharsale
et au maître du Monde. Relisez un morceau de
cette harangue., sur laquelle heureusement le tems
n'a point passé l'éponge de l'oubli 5 et dans ce
morceau sublime vous verrez que l'orateur dit au
héros en propres termes, qu'il n'a rien fait de
vraiment grand s'il ne rétablit pas la liberté pu-
blique sur des fondemens solides (1). Est-ce là le
langage d'un esclave et d'un adulateur ? Jusqu'à
ce qu'on me cite quelqu'un qui ait parlé ainsi à
César, on me permettra d'admirer Cicéron. Je!i
sais qu'il donne à la vérité des formes douces et
attirantes ; mais quand on veut rappeler à la véri-
table gloire un homme que l'on en croit digne,
doit-on se servir de paroles dures ? Voltaire , dont
on a cité des vers sur lesquels je vais m'expîiquer
tout-à-1'hcure , en a fait d'autres où il semble
avoir deviné l'ame et les intentions de Cicéron :1
c'est dans la tragédie de Rome sauvée^ où Cicéron
dit à Caton, qui voudrait que l'on traitât César
comme Catilina :
Apprends à distinguer l'ambitieux du traître:
S'il n'est pas vertueux , ma voix le force à l'être.
Un courage indompté dans le cœur des mortels,
Fait ou les grands héros, ou les grands criminels.
Qui du crime à la Terre a donné des exemples ,
S'il eût aimé la gloire , eût mérité des temples;
Et Catihna même, à tant d'horreurs instruit,
Eût été Scipion , si je l'avais conduit.
Cicéron se trompa dans son espoir : tous les
autres se trompèrent. Pourquoi l'accuser seul
C'est après cette séance , où le sénat avait paru si
satisfait de la déférence de César et de ses dispo-
sitions pour la République , que Cicéron écrivit à
(1) Voyez ce morceau dans le chapitre précédent.
?
DE LITTERATURE. 5^5
Àtticus, qu'il commençait à espérer pour elle,
puisqu'elle avait paru reprendre quelque chose
de son ancienne dignité. Ce fut alors qu il parla
pour Ligarius etDéjotarus, et il était impossible
qu'il s'en dispensât. Qu'aurait-on dit de lui s'il eût
refusé de parler pour un ami et pour un client
quand César paraissait s'étudier à lui complaire y
et , pour me servir des termes d' Atticus , semblait
courtiser Cicéron? Mais quel fut donc le moment
où ces espérances s'évanouirent , et où se forma la
conspiration ? Tous les historiens sont d'accord
là-dessus : c'est lorsque César, enivré de sa fortune,
fit rendre ou du moins accepta des décrets hono-
rifiques qui allèrent bientôt jusqu'à la plus basse
adulation , quand il permit que sa statue fût portée
avec celles des dieux , quand il blessa la fierté du
sénat en ne se levant pas devant une députation de
cette compagnie ; enfin , quand il eut laissé aper-
cevoir ses prétentions à la royauté , le jour qu'An-
toine eut la lâcheté de vouloir essayer le diadème
s.ir son front : dès ce moment sa mort fut résolue.
Dts billets adressés à Brutus lui avaient déjà rap-
pelé ce que Rome attendait d'un homme de son
nom , et ce futCassius qui le détermina. Comment
l'accusateur de Cicéron peut-il dire que , s'il ne
fut pas du complot , c'est que ses complaisances
ipour le dictateur le leur avaient rendu suspect?
Comment , sur un pareil motif, Brutus et Gassius
au aient-ils pu suspecter ou méconnaître le répu-
blicanisme de Cjcéron sans s'accuser eux-mêmes ,
puisque leur conduite avait été beaucoup moins
réservée que la sienne ? Depuis que César avait
laissé voir en lui un tyran , les sentimens de Cicé-
on furent très-connus; la liberté de ses discours
, 'alarma ses amis, et l'on sut que César en était
offensé. Cicéron avait tout récemment publié un
; îloge deCaton, l'homme que le tyran haïssait
le plus : cet éloge fit la sensation la plus vive f et
3. 7
i46 COURS
Cësar crut devoir y répondre par un écrit intitulé
V Anti-Caton* Les vers d'une tragédie (i) où l'on
fait parler Brutus , ne sont nullement une autorité
contre Cicéron. Brutus, en effet , lui sut très-mau-
vais gré dans la suite de ses liaisons avec le jeune
Octave ; mais au tems dont nous parlons, il était
fort attaché a Cicéron. On croit avec raison que
si les conjurés ne le mirent pas dans leur secret 7
c'est qu'il ne leur parut pas qu'un homme de son
âge (et il avait soixante-quatre ans) lût propre pour
un coup de main , et qu'ils craignirent , ou que la
timidité d'un vieillard ne nuisît à la vigueur de
leurs mesures , ou que son expérience ne le mît
naturellement à la tête d'une entreprise dont ils
ne voulaient pas lui laisser l'honneur.
Au reste , ceux qui voudront approfondir tous
ces détails, n'ont qu'à lire le précieux recueil de
sa correspondance avec Àtticus : on y voit son
ame à nu : on pourra juger si ses vertus ne rem-
portaient pas sur ses faiblesses. 11 se les reproche
plus sévèrement que personne, celles du moins qui
touchent a la chose publique , car pour ce qui est
de son abattement dans l'exil , et de son exces-
sive douleur de la mort de sa fille , il ne veut
pas se rendre sur ces deux articles , et oppose sa
sensibilité a tous les reproches ; ce qui n'empêche
pas que je ne sois de l'avis de ses contemporains ,
qui pensèrent avec raison que les senlimens les plus
justes ont leur mesure, et que rien ne doit ôter à
l'homme le courage qui sied à l'homme. Je con-
damne aussi avec eux et avec lui-même les complai-
sances que lui arracha la funeste amitié de Pompée,
qui le compromis plus d'une fois, surtout lorsqu'elle
l'engagea à défendre en justice deux hommes aussi
méchans que Gabinîus et Yatinius, que dans plu-
sieurs de ses harangues il avait couverts d'opprobre.
(i) La Mort de Ce s an
DE LITTÉRATURE. l^J
Il reste a le justifier sur le jeune Octave, et
c'est ce qui sera le plus facile et le plus court.
Je n'ai besoin que de la vérité historique, que
l'accusateur a violé à toutes les lignes d'une
manière vraiment étrange. 11 fait mourir Brutus
et Cassius avant Cicéron , et la guerre n'était
pas même commencée quand ce grand-homme
fut la première victime du glaive triumvir al. 11
le fait tranquille spectateur des grands débats
qui suivirent la mort de César , et il y fut le pre-
mier acteur , le plus ferme appui de la liberté 7
l'amedusénat et le plus terrible ennemi d'Antoine.
! C'est là qu'il redevint ce qu'il avait été contre Cati-
! lina , et que ses derniers travaux , couronnant une
vie glorieuse, furent couronnés par une belle mort.
Je conclus en affirmant, l'histoire à la main, que
î Cicéron, quoiqu en général la politique ait dominé
dans son caractère plus que l'énergie , quoique sa
conduite ait offert des inégalités , n'a jamais trahi
|i un moment la cause publique ; et sans vouloir
repéter ici tous les éloges que les Anciens lui ont
prodigués en prose et en vers sur ses vertus patrio-
tiques, je m'en tiendrai au témoignage d'un homme
qui ne pouvait pas être soupçonné de flatter la
mémoire d'un républicain dont la mort devait
:j le faire rougir. Ce même Octave , devenu empe-
I reur sous le nom d'Auguste, surprit un jour son
» petit-fils Drusus , lisant les ouvrages de Cicéron.
. Le jeune homme voulut cacher le livre sous sa
robe , craignant de faire mal sa cour à César en
lisant les écrits d'un républicain. Lisez^-le , mon
pjils , lui dit Auguste : C'était un beau génie et un
excellent citoyen qui aimait bien sa patrie.
Vous avez dû voir qu'une des sources les plus
fécondes de ces préventions , aujourd'hui si com-
munes, contre tant de grands-hommes, et de cet
y esprit détracteur que l'on signale contre eux ,
comme à l'envi, c'est une ignorance de l'histoire.
ïffô ■ COURS
qui prouve combien toute espèce d'étude est ne'-
gligée , et toute espèce d'instruction devenue rare.
11 en résulte souvent des conséquences bien au-
trement graves que celles que je viens de relever,
puisqu'k tout moment l'erreur et le mensonge sont
cités comme des autorités , et dans des occasions de
la plus haute importance. Ce même Cicéron , dont
nous venons de nous occuper, m'en rappelle un
exemple aussi déplorable que honteux. Lorsqu'il
s'agissait d'établir ces tribunaux sanguinaires que
l'on déteste aujourd'hui tout haut depuis qu'on lésa
vus tomber, mais qu'alors on osait à peine censurer,
qui croirait que, sur quelques représentations qui
s'élevèrent contre ce code inoui qui permettait de
condamner sans preuves, un membre de la Con-
vention cita du ton le plus imposant la conduite
de Cicéron dans le jugement des complices de
Catilina? « Cicéron, s'écriait-il, eut-il besoin de
» preuves pour envoyer k la mort Catilina et ses
» complices. »
Je veux croire que si personne ne releva cette
grossière imposture , c'est qu'on n'osait pas même
démentir les tyrans sur un fait historique aussi
connu que celui-là devait l'être ; et pourtant j'ai
vu depuis cette même fausseté répétée dans des
écrits qui n'étaient pas voués au mensonge. C'est
un des motifs qui m'engagèrent k répéter aussi
devant des hommes faits, ce que savent au collège
des écoliers de douze ans; que jamais la conviction
juridique n'a pu aller plus loin que dans l'affaire
dont il s'agit, puisque le sénat romain prononça
sur la signature et l'aveu des conjurés. Pour ce qui
est de Catilina lui-même , qui ne fut jamais mis
en jugement, et qui périt les armes à la main ,
l'erreur au moins est indifférente, et je n'en parle-
rais même pas si tout-k-1'heure encore on n'avait
pas entendu parler dans la Convention de l'écha*
Jaud de Calilina.
I
DE LITTÉRATURE. Ï^Ç)
Mais ceci me ramené au dernier engagement que
j'ai pris de tirer de Gicéron, comme j'ai fait de Dë-
mosthene, quelques raprochemens des exemples
anciens avec ceux de la tyrannie , heureusement
enfin abattue. Ceux qui observent la théorie du
crime dans tous les tems et dans tous les pays , et
qui surmontent le dégoût de cette pénible étude
en faveur de l'utilité dont elle peut être pour con-
naître et traiter les maladies morales et politiques,
comme la médecine interroge les poisons et jus-
qu'aux excrémens pour y chercher des remèdes aux
maladies du corps } ceux-ljk remarqueront quel-
ques rapprochemens sensil/es entre les moyens de
rapine et d'oppression que tira Verres de Ja guerre
des pirates, et ceux que la guerre de la Vendée a
fournis si long-tems aux tyrans de la France. Il
est vrai que Verres n'avait du moins aucune part
à cette piraterie maritime qui existait long-tems
avant lui , qu'il ne l'avait ni excitée ni entre-
tenue , non plus que celle dé Spartacus i dont les
faibles restes servirent aussi de prétextes à ses
cruautés. Mais au lieu d'employer la force pu-
blique qu'il avait entre les mains , à combattre et
repousser les corsaires, il prit pour lui l'argent de
l'Etat, dépouilla ses défenseurs, et, après les avoir
mis hors d'état d'agir, les assassina juridiquement
de peur qu'ils ne déposassent contre lui. Notre his-
toire dira aussi que dans cette abominable guerre
de la Vendée, qui n'a existé que parce qu'on l'a
voulu, dans cette guerre qu'on a soigneusement
nourrie parce qu'elle servait à tout , nos tyrans ne
choisirent guère pour commandansque des com-
plices; qu'ils les envoyèrent moins pour combattre
des ennemis armés , que pour piller et massacrer
nos concitoyens fidèles et paisibles. Nous avons
lu dans les V errines , que le proconsul romain ,
qui avait juré une guerre à mort aux négocians v
faisait arrêter tous les comnierçans riches et tous
i5o COURS
les commandans de navires qui apportaient des
denrées dans les ports de Sicile, et qu'il con-
fisquait leurs marchandises, parce qu'ils étaient
(disait-il ) du parti des esclaves fugitifs, et qu'ils
leur avaient fourni des vivres ; qu'il fit même
périr une foule de ces innocens, éloigna des cotes
de sa province tous les marchands épouvantés du
bruit de ses fureurs, mit la famine -sur la flotte , et
l'aurait mise dans sa province s'il l'eût gouvernée
plus long-tems ; et c'est ainsi que parmi nous
l'opulent commerce de Lyon, de Nantes, de Bor-
deaux, de Marseille, etc. qui faisait envie au reste
de l'Europe, a été anéanti par ceux qui avaient
proscrit le négociantisme , crime aussi nouveau
que le terme, et le seul crime de ces hommes
laborieusement utiles, dont l'active industrie ap-
provisionne un Empire, qui généralement ne
peuvent s'enrichir qu'en faisant du bien, ne peuvent
établir leur crédit que par une réputation de pro-
bité, ne peuvent gagner qu'en raison de ce qu'ils
risquent, dont la profession et les talens sont
honorés partout, encouragés partout où l'on a les
premières notions de gouvernement; qui d'ailleurs
sont naturellement les premiers amis de la liberté
et des lois, puisque la liberté et les lois sont les
premiers appuis de leur commerce et de leurs
travaux ; enfin qui , dans tous les tems et chez toutes
les nations , ont été mis , par la philosophie , au
nombre des bienfaiteurs du genre humain.
Cicéron n'a pas dédaigné de faire mention d'un
Sestius, d'un geôlier des prisons de Verres, d'un
des derniers satellites du préteur, et pourquoi?
C'est qu'il savait que le caractère des commandans
devient celui des subalternes , et qu'on peut juger
des uns par les autres. Il y a dans l'esprit de ty-
rannie une bassesse naturelle , une abjection parti-
culière qui peut dépraver jusqu'aux bourreaux ;
et un homme qui n'aurait vu que nos échafauds
DE LITTERATURE* l5l
et nos prisons , aurait pu juger alors de notre gou-
vernement. Mais Cicéron ne parle que d'un Sestius,
et nous en avons eu des milliers, dont l'histoire ne
dédaignera pas non plus de faire mention ; et
combien ils ont surpasse' Sestius! Ce misérable ran-
çonnait l'infortune , il est vrai ; il faisait payer la
sépulture , et ce genre de commerce était interdit
à nos Sestius , puisqu'il n'y avait plus même de
sépulture parmi nous ; mais on ne nous dit point
qu'il se fît un devoir et un plaisir d'insulter a tout
moment le sexe , la vieillesse , le besoin, la ma-
ladie , l'agonie , les cadavres Que de détails
affreux que je ne fais qu'indiquer à vos souvenirs
et à vos réflexions ! Ici je n'en dois pas faire da-
vantage , et je connais la mesure de mes fonctions
et de mes paroles. Mais ces détails ne seront pas
perdus pour l'instruction de la postérité. Non , ils
ne le seront pas : j'en jure ( i ) par l'humanité ,
outragée comme elle ne l'avait été jamais; et si la
Nature a donné quelque force à mes crayons , si
un profond sentiment des droits de l'homme peut
suppléer à ce qui manque au talent , tous ces traits
toujours divers et toujours les mêmes, épais jus-
qu'ici dans quelques feuilles accusatrices , seront
rassemblés et coloriés pour en former un tableau
d'horreur et de vérité , où les yeux ne s'arrêteront
pas sans laisser tomber quelques larmes. Ces larmes
ne seront pas inutiles : montrer tout ce qu'a pu faire
l'immoralité populairement érigée en principe
dans un langage nouveau, c'est avertir l'homme de
ne jamais dénaturer les expressions de la morale,
sous peine de tout dénaturer a la fois. Quelle leçon
(i) On croira sans peine que ce n'est pas par amour-
propre que je rappelle ici les acclamations multipliées
qui sui virent ce serment prononcé aux Ecoles Normales
et aux Lycée. De l'amour-propre, bon Dieu! dans un
pareil sujet I j'attestais l'humanité, et l'humanité me ré-
pondait.
ï52 COURS
contre les brigands et les oppresseurs , qui ont fait
de ce travestissement monstrueux une arme si ter-
rible, grâce à l'ignorance et aux vices de la mul-
titude ! Et c'est bien en vain qu'ils prétendraient
arrêter la main capable de les présenter au Monde
entier dans toute leur épouvantable difformité. Le
glaive même des assassins viendrait trop tard : le
tableau déjà tracé repose dans l'ombre en attendant
3e jour de toutes les vérités: et si le peintre n'est
pas à l'abri de leurs coups , l'ouvrage est à l'abri
de leurs atteintes.
Tous avez applaudi avec transport, dans le beau
plaidoyer pour Àrchias , le magnifique éloge des
lettres et des arts, digne du sujet et de Cicéron ,
et vos appiaudissemens étaient une sorte d'hom-
mage expiatoire que vous leur rendiez après le
règne de l'ignorance et de la barbarie. Mais quand
Cicéron, dix-huit siècles avant le nôtre, parlait
avec tant d'intérêt et d'élévation de ce respect
universel pour les talens de l'esprit , comme d'un
caractère naturel a toutes les nations policées $
quand il citait la poésie en particulier, comme
l'objet d?une espèce de consécration, même chez
des peuples barbares ; quand le Monde entier
attestait la vérité de ses paroles , si on lui eût dit
qu'au bout d'une longue suite de siècles, et dans
un tems où cette lumière des arts , alors renfermée
chez les Grecs et les E.omains , se serait répandue
dans l'Europe entière, ces mêmes arts, ces mêmes
talens, chez une nation qui en aurait porté le
goût et la perfection plus loin qu'aucune autre ,
seraient solennellement déclarés un titre de pros-
cription , dévoués a l'opprobre, aux fers , aux sup-
plices ; leurs monumens foulés aux pieds , traînés
dans la boue , mutilés par le fer , livrés aux flam-
mes , dans toute l'étendue d'un grand Empire ,
sans la moindre réclamation , qu'aurait-il pensé de
cette prophétie? Ne l'eût-il pas regardée comme
DE LITTERATURE. l53
tine chimère qui ne pouvait jamais se réaliser à
moins que des extrémités du globe il n'arrivât
quelque horde sauvage et dévastatrice qui mît
tout à feu et k sang chez cette nation subjuguée
ou que la colère du ciel ne la frappât toute entière
d'un noir esprit de vertige , d'un délire atroce ,
dernier terme de la dégradation de l'espèce, et
avant-coureur de sa destruction ? Et si on lui eût
dit encore que ces extravagantes horreurs se com-
mettraient au nom de la philosophie , au nom de
la liberté y au nom de Y égalité , au nom de l'hu-
manité, au nom des droits de l 'homme , ne se
serait-il pas tenu plus que jamais k cette seconde
supposition d'une démence absolue et d'une puni-
tion divine , comme a la seule qui pût expliquer
ce bouleversement inoui de toutes les idées hu-
maines ?
Nous l'avons vu ! et peu d'années aupa-
ravant nous étions aussi loin de le prévoir et de
l'imaginer , que Cicéron lui-même il y a près de
deux mille ans. Nous l'avons vu ! . . .. et nous nous
demandons encore s'il est bien vrai que nous
l'aiyons vu : que sera-ce de la postérité? Nous
savons aujourd'hui que dans les pays étrangers on
a d'abord refusé toute croyance k ce que l'on ra-
contait de nous; qu'on imagina , non sans vrai-
semblance ? que ces récits incroyables étaient se-
més par les plus furieux ennemis de la France ; et
c'étaient bien eux en effet qui avaient inventé y
non pas les récits 7 mais les crimes. Il a bien fallu
se rendre enfin k la quantité ? k l'uniformité 1 à
l'authenticité des témoignages ; ils étaient malheu-
reusement pour nous trop publics : il en sera de
même des âges suivans : l'incrédulité la plus dé-
terminée ne pourra former le moindre doute y
quand on verra tous les crimes revêtus de l'ap-
pareil des formes légales , dont les monument
originaux sont trop nombreux pour périr jamais y
i54 COURS
quand on lira les actes publics de toutes les auto-
rite's quelconques , les discours , légalement im-
primés, de tous les agens du pouvoir, depuis ceux
qui s'appelaient les représentant du peuple , jus- !
qu'aux derniers bandits des sociétés populaires ;
quand on lira seulement ces paroles que je trans- j
cris textuellement d'une lettre écrite à la Con- ;
vention par un de ses membres, et consignée dans ;
les bulletins, datée d'une des villes jadis les plus
florissantes de la France , et qui n'est plus qu'un
monceau de ruines : « L'esprit public est remonté \
» dans ce département : les savans , les beaux- i
» esprits , les plumes élégantes ne sont plus ; » I
quand on lira la réponse d'un autre de ces repré-l
sent ans, solennellement attestée par une admi- »
nistration toute entière, qui avouait qu'elle n'a-s
vait fait arrêter personne , parce qu'elle n'avait l
trouvé personne de suspect : « Eli quoi ! vous I
» n'avez donc chez vous ni propriétaires ni hom-l
» mes instruits ? »
Le travail de l'historien sera donc d'une espèce i
toute nouvelle : ordinairement il consiste à éta- j
blir la vérité des faits quand ils sortent un peu de j
l'ordre commun , ou que les circonstances en ont «
été peu connues ou mal exposées. Ici la difficulté I
sera de fonder la vraisemblance, malgré la plus!
e'clatante publicité, et malgré le nombre et la
clarté des témoignages. On n'y parviendra que i
>ar un esprit d'observation, propre à marquer/
'enchaînement et la progression des causes et des
effets, et capable de remonter jusqu'au premier
principe, sans lequel encore on ne pourrait rien ^
expliquer.
Vous avez vu enfin avec quel plaisir Cicéron
s'abandonne à l'encourageante idée , à la conso-
lante perspective d'un avenir ; avec quel ravisse-
ment il embrasse cette immortalité qui appartient
à l'être qui pense 5 et il est tout simple qu'une
r-
DE LITTÉRATURE. l55
ame telle que la sienne , telle que celle d'un
Platon, d'un Socrate, d'un Marc-Aurele (car je
ne veux citer que des Païens) ne cherche pas à
démentir le sentiment intime de son excellence ,
l'instinct de sa grande destination, et que, de la
nuit même de sa demeure terrestre , elle s'avance,
à la clarté des idées morales et divines, jusque
dans l'avenir immense et dans les années éter-
nelles. Celui qui n'a pas déshonoré son origine et
son espèce , ne cherche pas un terme à son exis-
tence ; celui qui ne craint pas les regards du ciel ,
ne demande pas à la terre de le couvrir pour
jamais. Mais pourquoi l'athéisme a-t-il fait en
peu de tems de si affreux ravages, et devient-il
un symbole de croyance , même pour l'ignorance
la plus grossière ? Auparavant du moins la plupart
des athées ne l'étaient guère qu'en paroles ; et la
conviction , si elle existait chez des hommes ins-
truits , n'était qu'un de ces traits de folie parti-
culière, dont une tête d'ailleurs raisonnable peut
devenir susceptible a force de vanité , comme on
devient un illuminé , un prophète , un thauma-
turge à force d'exaltation ou de curiosité ; car toute
passion forte peut donner a l'esprit un trait de
démence : nous en avons des preuves fréquentes ,
et la folie en elle-même n'est guère que l'extrême
préoccupation d'une seule idée qui brouille toutes
les autres : c'est ainsi du moins que j'ai toujours
expliqué l'athéisme réel, qui de toute autre ma-
nière me semble impossible. Mais aujourd'hui si
cette funeste doctrine est presque devenue vul-
gaire , c'est qu'en détruisant toute moralité en
actions et en paroles , on a fait tomber la base de
toute morale raisonnée , la croyance d'un Dieu ;
c'est qu'en accoutumant les hommes à se jouer
sans scrupule et sans pudeur des mots de crime et
de vertu, toujours employés en sens inverse, on
leur a enfin persuadé que tout ce que la nature et
j56 couus
l'éducation leur avait appris sur les devoirs de
riiomme , 1/ était qu'une illusion et un mensonge,
Et avec quelle avidité des âmes qu'on a déjà cor-
rompues doivent-elles se saisir d'une doctrine qui
met le dernier sceau à toute corruption ? achevé
d'étouffer toute conscience et de justifier tous les
forfaits ! Que peut-il en coûter à des hommes de
cette trempe , pour vouloir mourir comme des
brutes après avoir vécu comme des monstres? Des
scélérats peuvent-ils envisager un autre asyle 7 un
autre espoir , un autre partage que le néant ?
D'ailleurs } il faut l'avouer , tous ces milliers de
brigands dominateurs, qui en peu d'années ont
plus ravalé la nature humaine que n'ont jamais
pu faire les tyrans de tous les siècles 7 ont bien
pu croire que puisque la terre était à eux , ils
n'avaient point de maître dans le ciel : ce raison-
nement est k leur portée et très-digne d'eux. Il y
a plus : cette Je te abominable , réellement consa-
crée à E.obespierre sous le nom de l'Etre suprême,
a pu les persuader plus que tout le reste , que cette
proclamation si étrange n'était qu'une de ces farces
révolutionnaires que la tyrannie étalait tous les
jours en spectacle , et ce qui était vrai et trop
vrai de cette prétendue Jéte , ils Font cru du Dieu
qu'on y outrageait. Et en effet, fut-il jamais plus
outragé ? Je ne parle pas seulement de l'opprobre
que ce vil charlatan répandait sur la France en-
tière , en lui ordonnant d'avertir l'Univers que
la nation française, au dix-huitième* siècle, re-
connaissait encore un Dieu. 11 était juste que le
même homme mît la Divinité en écrit eau à la
porte des églises , comme il avait mis la liberté
en enseigne k la porte des maisons : ii était fait
pour croire k l'une comme a l'autre, et pour les
traiter de même toutes les deux. Je baisse les yeux,
de honte et d'horreur toutes les fois que j'aperW
çois , en passant , sur ces édifices qui furent autre-*
DE LITTERATURE, l5*
fois des temples , ces inscriptions qui ne subsis-
tent (i) que pour déshonorer la nation. Mais
qu'est-ce encore que ce scandale , si on le com-
pare à l'appareil sacrilège dont Paris fut forcé
d'étie le témoin et le complice , quand un Robes-
pierre ( car le mépris ne peut rien trouver de plus
abject que son nom) osa élever insolemment
l'autel de son orgueil vis-à-vis l'échafaud de ses
victimes , osa présenter au Dieu qu'il blasphémait,
une nation esclave et flétrie qu'il égorgeait chaque
jour, et lever ses regards vers le ciel en foulant
sous ses pieds le sang innocent? Sans doute ces
innombrables agens se dirent alors qu'apparem-
ment il n'y avait point de Dieu qui l'entendit r
puisqu'il n'y en avait point qui le foudroyât. Je
sais qu'au moment de sa chute et de son supplice ,
on lui criait de toutes parts qu'//j* avait un Dieu ;
mais il ne faut pas s'y tromper : ceux qui le lui
disaient alors, nen avaient jamais douté. Au con-
traire , ceux qui voudraient lui succéder malgré
cet exemple , disent seulement que la fortune lui
a manqué enfin , et qu'il n'a eu d'autre tort que
de ne pas répandre assez de sang.
On ne saurait trop le redire : la plaie la plus
profonde que la tyrannie ait faite à la France ,
c'est cette perversité avouée , cette immoralité
épidémique qui a rompu tous les liens de l'ordre*
social. C'est là le grand mal qu'il faut guérir avant
tout , et c'est au zèle ardent pour la morale qu'on
peut reconnaître désormais les amis de la chose-
publique. C'est à nos tyrans qu'il appartenait de
détruire les mœurs ; c'est aux amis de l'ordre à
les rétablir, et à faire d'abord des hommes pour
avoir des citoyens.
(i) Elles subsistaient alors au commencement de o4>et
Fauteur est le premier qui devant douze cents auditeurs
se soit élevé contre cet excès de ridicule et de scandale
qui avait encore des partisans.
1 58 cours
CHAPITRE V.
Des deux Pline.
J-j'éloquence romaine, entraînée dans la chute
de la liberté publique, perdit tout ce qu'elle en
avait emprunté, sa dignité, son élévation, son
énergie, son audace, son importance. Elle ne
pouvait plus se montrer la même dans les assem-
blées du peuple, qui n'avait plus de pouvoir : dans i
les délibérations d'un sénat esclave, elle devait
rester muette ou ne s'exercer qu'à l'adulation et
à la bassesse : les tribunaux n'étaient plus dignes
de sa voix depuis que les jugemens publics avaient
perdu leur crédit et leur majesté, qu'on n'y dis-
cutait plus que de petits intérêts, et que tout le
reste dépendait de la volonté d'un seul. C'est i
quand il s'agit de subjuguer toutes les volontés ,
que l'orateur triomphe ; quand tout est soumis
à un maître , le talent de flatter devient le premier
de tous ; car les talens des hommes tiennent tou-
jours plus ou moins à leurs intérêts. Un Etat libre
est le vrai champ de l'éloquence il lui faut des •
adversaires, des combats, des dangers, des triom- t
phes. C'est alors que ses efforts sont en propor-
tion de ses espérances : que le génie trouve natu-
Tellement sa place ; il aime à écarter la foule
pour arriver à son but, à marcher au milieu des1
obstacles et des difficultés en vojrant de loin les
récompenses et les honneurs. C'est ainsi que les
hommes sont tout ce qu'ils peuvent être , qu'ils
prennent leur rang à différens degrés , selon leurs
facultés et leur mérite ; mais dans l'esclavage tout
est sur la même ligne , tout se range au même
niveau : l'on ne peut s'en écarter «ans trouver
DE LITTÉRATURE. î5q
un précipice. La vie civile et politique n'est plus
une carrière immense ouverte de tous côtés , où
chacun cherche à devancer ses concurrens ; c'est
un défilé étroit et escarpé , où tout le monde
marche en silence et les yeux baissés. Telle était
la condition des Romains depuis Auguste, dont
le règne , il est vrai , a donné son nom à cette
époque brillante de la perfection du goût dans le
langage et dans les arts de l'imagination , mais qui
vit aussi périr la véritable éloquence avec la
République et Cicéron.
La poésie , quoiqu'elle ait , comme tous les
arts , besoin de liberté , en est pourtant un peu
moins dépendante que l'éloquence ; elle est moins
effrayée des tyrans, parce qu'elle-même les effraie
un peu moins. Sa voix moins austère est plus con-
sacrée au plaisir qu'à l'instruction , aux illusions
qu'à la vérité , et le charme de ses jeux et de ses
fables peut se faire sentir aux tyrans mêmes s'ils
ne sont pas stupides ; encore faut- il qu'elle ait
«oin d'écarter de son langage et de ses inventions
tout ce qui pourrait alarmer de trop près la
conscience des méchans. Virgile , dans aucun de
ses ouvrages, n'a fait l'éloge de la liberté : Lucain
l'a osé faire ; mais on sait comme il a fini. Ce
n'est donc pas l'asservissement des Romains qui a
porté le coup fatal à la poésie comme à l'élo-
quence : c'est seulement cette décadence presque
inévitable qui suit de près la perfection , c'est
cette corruption de goût et de principes , effet né-
cessaire de l'inquiétude et de la faiblesse naturelle
à l'esprit humain , qui , ne pouvant se fixer dans
le bien , s'égare en cherchant le mieux.
Cependant lors même que l'éloquence et la
poésie étaient déjà fort dégénérées , plusieurs
nommes de mérite leur conservèrent encore quel-
que gloire-, et formèrent comme le troisième âge
des lettres chez les Romains : en vers , Perse 7
160 COURS
Ju vénal 7 Silius Italicus , Stace , Martial , et sur-
tout Lucain : dans la prose , Quintilien , Séneque
et les deux Pline. Je ne parle pas ici de Tacite ,
homme bien supérieur à tous ceux que je viens
de nommer , homme a part 7 et qui seul dans ce
dernier âge fut digne d'être comparé aux plus
beaux génies de celui d'Auguste : j'en parlerai à
l'article des historiens. Quintilien a déjà passé
sous nos yeux ; nous avons vti les poètes : il reste
à nous occuper des deux Pline 7 et d'abord de
Pline le jeune , parce que son Panégyrique de
Trajan est le seul monument qui nous reste de
ce siècle, et le seul qui puisse servir d'objet de
comparaison avec le siècle précédent. 11 se plaint
souvent dans ses ouvrages, de la décadence des
lettres et du goût , ainsi que Tacite son ami , qui
même écrivit sur ce sujet un ouvrage en dialogue,
dont nous avons perdu une partie. Mais Tacite a
l'avantage de n'être inférieur à personne dans le
genre où il a travaillé : Pline , à qui Ton reprochait
de son tems son admiration pour Cicéron , et sa
sévérité pour ses contemporains • Pline, qui s'était
proposé Cicéron pour modèle , est bien loin de
l'égaler. Nous ne pouvons pas apprécier ses plai-
doyers que nous n'avons plus ; mais a juger par
son Panégyrique , s'il suivait son goût en admi-
rant Cicéron , il avait en composant une manière
toute différente, et qui a déjà l'empreinte d'un
autre siècle. Il a infiniment d'esprit : on ne peut
même eu avoir davantage , mais il s'occupe trop à
le montrer , et ne montre rien de plus. Il cherche
trop à aiguiser toutes ses pensées , à leur donner
une tournure piquante et épigrammatique , et ce
travail continuel, cette profusion de traits sail-
lans , cette monotonie d'esprit produit bientôt la
fatigue. Il est , comme Séneque, meilleur à citer
par fragment, qu'à lire de suite. Ce n'est plus,
comme dans Cicéron , ce ton naturellement noble
DE LITTERATURE. iSl
et élevé , celle abondance facile et entraînante
cet enchaînement et cette progression d'idées, ce
tissu où tout se tient et se développe , cette foule
de mouvemens , ces constructions nombreuses ?
ces figures heureuses qui animent tout ; c'est un
amas de brilJans, une multitude d'étincelles qui
plaît beaucoup pendant un moment , qui excite
même une sorte d'admiration ou plutôt d'éblouis-
sement , mais dont on est bientôt étourdi. Il a
tant d'esprit et il en faut tant pour le suivre ,
qu'on est tenté de lui demander grâce et de lui
dire en voila assez. On s'est souvent étonné que
Trajan ait eu la patience d'entendre ce long dis-
cours où la louange est épuisée ; mais on oublie
ce que Pline nous apprend lui-même , que celui
qu'il prononça dans le sénat lorsque Trajan l'eut
j déclaré consul , n'était qu'un remercîment fort
court, adapté au lieu et aux circonstances. Ce
n'est qu'au bout de quelques années qu'il le pu-
blia aussi étendu que nous l'avons. Si quelque
chose pouvait rendre cette longueur excusable T
c'est qu'il louait Trajan et son bienfaiteur ; mais
il faut de la mesure dans tout, et principalement
dans la louange. Au reste , s'il a excédé les bornes,
il n'a pas été au-delà de la vérité. Il a le rare
avantagé de louer par des faits , et tous les faits
«ont attestés. L'histoire est d'accord avec le Pané-
gyrique , et, ce qu'il y a de plus heureux , au
portrait d'un bon prince, il oppose celui des ty-
rans qui l'avaient précédé , et particulièrement
de Domitien. On conçoit ce double plaisir que
doit sentir une ame honnête , à faire justice du
crime en rendant hommage à la vertu , et à com-
parer le bonheur présent aux malheurs passés : ce
constraste est le plus grand mérite de son ouvrage,,
Je citerai les morceaux qui m'ont paru les mieux
faits , les plus intéressans, et qui offrent des leçons
et des exemples utiles à présenter dans tous les
ï8^ cours
tems. Mais il faut voir auparavant de quelle ma*
niere l'auteur lui-même parle de son ouvrage dans I
les lettres qu'il nous a laissées. « Un des devoirs
» de mon consulat était de rendre des actions de
» grâces à l'empereur au nom de la République ;
» et après m'en être acquitté suivant la conve-n
» nance du lieu et du moment , j'ai cru qu'il était!
» digne d'un bon citoyen de développer dans|^
r> un ouvrage plus étendu ce que je n'avais lait
» qu'effleurer dans un remercîment ; d'abord pour
» rendre à un grand prince l'hommage qu'on doit
» à ses vertus ; ensuite afin de présenter à ses suc-
» cesseurs ? non pas des règles de conduite, maisii
» un modèle qui leur apprenne à mériter la même
» gloire par les mêmes moyens. En effet, dire auxif
» souverains ce qu'ils doivent être est beau sans!]
» doute, mais c'est une tâche pénible et même
» une sorte de prétention ;' au lieu que louer celui
» qui fait bien , de manière que son éloge soit une
» leçon pour les autres , et comme une lumière
» qui leur montre le chemin , est une entreprise
» non moins utile et plus modeste. »
L'auteur du Panégyrique , après avoir rap-
pelé la bassesse et la lâcheté de ces vils empereurs
qui n'arrêtaient les incursions des Barbares qu'en
leur donnant de l'argent , et en achetaient de*
captifs pour en faire l'ornement d'un triomphe
illusoire , fait voir -dans son héros une conduite;
bien différente. « Maintenant on a renvoyé che2
» les ennemis de l'Empire la terreur et la cons-i
» ternation. Ils apprennent de nouveau à être!
» dociles et soumis ; ils croient revoir dans Trajar
» un de ces héros de l'ancienne Home , qui n'ob-
» tenaient le titre d'empereur qu'après avoir cou-,
» vert les champs de carnage , et les mers de leur*
f> triomphes. Nous recevons aujourd'hui des ôta-
» ges } et nous ne les achetons pas. Ce n'est point
» par des largesses honteuses qui épuisent et avi-
DE LITTÉRATURE. ï63
» lissent la République , que nous marchandons
)) le faux titre de vainqueurs ; ce sont les ennemis
» qui demandent, qui supplient ; c'est nous qui
» accordons ou refusons , et l'un et l'autre est
» digne de la majesté de l'Empire. Ils nous ren-
» dent grâces de ce qu'ils ont obtenu; ils n'osent
» se plaindre de ce qu'ils n'obtiennent pas. L'ose-
» raient-ils, quand ils se souviennent de vous
» avoir vu camper près des nations les plus fé-
» roces , dans la saison la plus favorable pour
» elles , la plus périlleuse pour nous , lorque les
» glaces amoncelées rejoignaient les deux rives
» du Danube , lorsque ce fleuve pouvait à tout
» moment nous apporter la guerre sur ses eaux
» endurcies par les hivers , lorsque nous avions
t> contre nous , non-seulement les armes de ces
» peuples sauvages , mais le ciel et leurs frimats?
» 11 semblait alors que notré~présence eût changé
» l'ordre des saisons : c'étaient eux qui se ren-
» fermaient dans leurs retraites , et nos troupes
» tenaient la campagne , parcouraient les rivages,
» et n'attendaient que vos ordres pour saisir l'oc-
» casion de fondre sur eux, en passant sur ces
» mêmes glaces qui faisaient jusqu'alors leur force
» et leur défense Mais votre modération est
7) d'autant plus digne de louanges , que nourri
» dans la guerre vous aimez la paix, qu'ayant
» pour père un triomphateur dont les lauriers ont
» été consacrés dans le capitole le jour même de
» votre adoption , ce n'a pas été une raison pour
» vous de rechercher avidement toutes les occa-
» sions de triompher. Vous ne redoutez pas la
» guerre , et vous ne la provoquez pas. Il est beau
» de camper sur les rives du Danube , sûr de
» vaincre si vous le passez, et de ne pas forcer au
» combat des ennemis qui le refusent. L'un est
» l'ouvrage de votre valeur , l'autre celui de votre
>v sagesse : celle-ci fait que vous ne voulez pas
i64 COURS
» combattre : celle-là , que vos ennemis ne Tosen
» pas. Le capitole verra donc enfin, non pas ui
» triomphe fantastique ni un vain simulacre d<
y> victoire , mais un empereur nous rapportan
» une gloire véritable, la paix et la tranquillité
» et de la part de nos ennemis une telle soumis-
» sion , qu'il n'a pas été besoin de les vaincre
» Yoiîà ce qui est plus beau que tous les trions
» phes ;■ car jamais nous n'avons pu vaincre que
» ceux qui avaient d'abord méprisé notre empire
» Si quelque roi barbare porte son audace in-
» sensée jusqu'à s'attirer votre courroux et votn
» indignation, c'est alors qu'il sentira que Tinter-
» valle des mers , la largeur des fleuves , la bar-
» riere des montagnes , seront de si faibles obsta-
» clés contre vous , que les monts , les fleuves , le*
» mers sembleront avoir disparu pour laissci
» passer , je ne dis pas vos armées , mais Rome
» entière avec vous. »
Chaque empereur, à son avènement, avait cou-
tume de faire au peuple romain une distribution
d'argent , appelée congiarium. L'orateur s'ex-;
prime , ce me semble , avec noblesse et intérêt sur
les circonstances qui accompagnèrent cette libé-
ralité de Trajan.
« À l'approche du jour marqué pour cette dis-
» tribution , on voyait ordinairement le peuple
» en fouie et une multitude d'enfans remplir les
» rues et attendre le prince à son passage. Leurs
» parens s'empressaient de les lui faire voir , les
» portaient dans leurs bras, leur apprenaient à
» lui adresser des prières flatteuses et des caresses
» suppliantes. Ces enfans répétaient ce qu'on leur
» avait appris , le plus souvent à des oreilles
» sourdes et insensibles. Chacun ignorait ce qu'il
» pouvait espérer ; vous , au contraire , vous n'a-
» vez pas même voulu qu'on vous priât ; el
» quoique le spectacle de toute cette génération
DE LITTÉRATURE. l65
I naisssante eût de quoi flatter votre sensibilité,
» vos dons leur étaient assurés , leur partage était
» réglé avant que vous les eussiez vus ou entendus.
» \ous avez voulu que dès leur enfance ils s'a-
» perçussent que tous avaient en vous un père ,
» qu'ils pussent croître par vos bienfaits en crois-
)) sant pour vous , qu'ils fussent vos élevés avant
» d'être vos soldats , et que chacun d'eux vous
» fût aussi redevable qu'à ses propres pareil s. 11
» est digne de vous , César, de nourrir de votre
» trésor l'espérance du nom romain. Il n'y a point
,» de dépense plus convenable à un prince qui
» veut être immortel , que les bienfaits répandus
» sur la postérité. Les riches ont par eux-mêmes
a tout à gagner en élevant des enfans, et trop à
,i perdre quand ils n'en ont pas; mais les pau-
i vres , pour en avoir et en élever , n'ont qu'un
i motif d'encouragement, la bonté du souverain.
> C'est à lui de leur inspirer cette confiance, de
i les soutenir par ses dons s'il ne veut hâter la
) ruine de l'Etat. Les grands n'en sont que la
) tête , et quand les soins du prince ne s'étendent
> que sur eux, elle chancelle, et tombe bientôt
> avec un corps affaibli et languissant. Aussi
> quelle a dû être votre joie quand vous avez été
| > accueilli par les acclamations réunies des pères ,
il des enfans , des vieillards ; quand vous avez
j > entendu les premiers cris de cet âge d bile , k
j > qui les largesses impériales n'ont point fait de
j > grâce plus marquée que de le dispenser même
< > des demandes et des supplications. Le comble
,j>> de votre gloire est de vous montrer tel , que
j > sous votre règne tout citoyen désire d'être père
,. i et se trouve heureux de l'être. Nul aujourd'hui
•| » ne craint autre chose pour son fils, que les acci-
j. » dens inséparables de l'humanité : l'oppression
e, » arbitraire n'est plus comptée parmi les maux
. » inévitables ; et s'il est doux de voir dans ses
l66 X COURS
» enfans l'objet des libéralités du prince, il est
» encore plus doux de les élever pour être libres
» et tranquilles. Que F empereur même ne donne,
» rien , c'est assez , pourvu qu'il n'ôte pas ; qu'ilj
» ne se charge pas de nourrir , n'importe , pourvu
» qu'il ne détruise pas. Mais s'il enlevé d'un côte
» pour donner de l'autre, s'il nourrit ceux-ci e1
» frappe ceux-là, la vie devient pour tous unej
» charge importune. Ainsi donc , ô César ! ce que
» je loue le plus dans votre magnificence , c'eslf
» que vous ne donnez que ce qui est a vous : or
» ne dira pas de vous que vous nourrissez noi
» enfans , comme les petits des bêtes féroces , de
» sang et de carnage , et c'est la ce qui fait le plu*
» de plaisir à ceux qui reçoivent vos dons. Ce que
y> vous leur donnez , ils savent que vous ne laves
» pris à personne ; ils savent, quand vous les en-
» richissez , que vous n'appauvrissez que vouî
» seul 5 que dis-je ? pas même vous ; car celui de
» qui tous les autres tiennent ce qu'ils ont , pos-
» sede lui-même ce qui est à tous les autres. »
Un autre objet de la magnificence des empe-
reurs , c'étaient les jeux et les spectacles qu'ili»
donnaient au peuple romain , qui en était tou
jours idolâtre, au point de justifier ce mot s
connu de Juvénal : Que faut-il aux maîtres diV
Monde ? Du pain et des spectacles. Si quelque*
chose avait pu les en dégoûter , c'eut été la dé«
mence atroce des tyrans nommés Césars , qu|
trouvaient jusque dans ces amusemens du théâtre
dans ces combats du cirque, une occasion de plus
de faire sentir leur despotisme et d'exercer leui
cruauté. Ils se passionnaient pour un cocher ou
un gladiateur, au point de faire périr ceux qui
ne pensaient pas comme eux et favorisaient ur
parti opposé. On sait que, sous les empereur*'
grecs, cette rage insensée fut poussée à un tei
excès, que la faction des Bleus et des Ferds>
DE LITTERATURE. 167
appelle ainsi de ia liyrëe des cochers du cirque ,
occasionna plus d'une fois d'horribles massacres
dans Conslanlinople. Avant le tems où Pline
écrivait , Caligula , Nëron , Domitien , avaient
signale leur toile passion pour les gladiateurs
ou les pantomimes par les excès les plus mons-
trueux. On pense bien que les jeux donnes par
Trajan avaient un autre caractère my et ce morceau
du Panégyrique > suivi du tableau de la punition
des délateurs , est d'une telle beauté , que si Pline
avait toujours écrit de ce style , on pourrait peut-
être le comparer à Cicéron. Mais je choisis ce
qu'il y a de meilleur, et après avoir marqué les
défauts dominans , j'aime mieux vous présenter
les beautés que les fautes. Celles-ci même , dans
un discours latin , tenant en partie à la diction ,
ne peuvent guère être senties que par ceux qui
entendent la langue , et les beautés peuvent l'être
par tout le monde.
« Nous avons eu des spectacles, non de mol-
» lesse et de corruption , et faits pour énerver les
» courages , mais pour inspirer un généreux mé-
» pris de la mort, en montrant les blessures hono-
» râbles, l'amour de la gloire et l'ardeur de vaincre
'» jusque dans des esclaves fugitifs et des criminels
l|» condamnés. Et quelle noblesse vous avez fait
» voir, César, dans ces fêtes populaires ! quelle
» justice ! Combien vous avez fait sentir que
» toute partialité était au-dessous de vous ! Le
» peuple a obtenu en ce genre tout ce qu'il de-
» mandait : on lui a même offert ce qu'il ne
» demandait pas. Vous l'avez invité vous-même à
h désirer et à choisir, et vous avez rempli ses
» vœux sans les avoir prévus. Quelle liberté dans
I » les suffrages des spectateurs ! avec quelle sécu-
» p rite chacun a pu suivre son goût et ses inclina-
1 '> tions ! Personne n'a passé pour impie , n'a été
, |a criminel pour s'être déclaré contre un gladia-
i68 coms
teur ; personne n'a expié par les suppliées de
misérables amusemens , et de spectateur qu'il
était, n'est devenu lui-même un spectacle. Oi
insensé et ignorant du véritable honneur , le!
souverain qui peut chercher jusque dans l'arène
des crimes de leze-majesté , qui se croit méprisé:
et avili si l'on ne respecte pas ses histrions , qui
regarde leurs injures comme les siennes, qui croit
la Divinité violée dans leur personne, et qui,!
s'estimant autant que les dieux ? estime ses gla-
diateurs autant que lui ! Combien ces affreux
spectacles étaient différens de celui que vous
nous avez donné ? Assez iong-tems nous avions
vu une troupe de délateurs exercer dans Rome
leurs brigandages : abandonnant les grands che- I
mins et les forêts à des brigands d'une autre
espèce , ceux-là assiégeaient les tribunaux et le |
sénat. Il n'y avait plus de patrimoine assuré, I
plus de testament respecté ; qu'on eût des enfans
ou qu'on en eût pas, le danger était le même,!!
et l'avarice du prince encourageait ces ennemis 1
publics. Vous avez tourné vos regards sur ces]
fléau de l'Etat, et après avoir rendu la paix etjj
la sérénité a nos armées, vous l'avez ramenée i
dans le forum ; vous avez extirpé cette pestell
qui le désolait , et votre sévérité prévoyante ajl
empêché qu'une République fondée sur les loisi I
ne fût renversée par l'abus de ces mêmes lois.l
Aussi , quoique votre fortune et votre généro-1
site vous aient mis à portée de nous faiie voir!
dans le cirque ce que la force et le courage onti j
de plus remarquable; des monstres indompta- !
bîes ou apprivoisés , et ces merveilles du Monde i
avant vous rares et cachées, et grâces à vous,]
devenues communes , rien n'a paru plus agréable!
au peuple romain ni plus digne de votre règne ,jl
que de voir l'insolent orgueil des délateurs ren-ll
versé dans la poussière. Nous les reconnaissions' 1
DE LITTÉRATURE. 169
» tous, nous jouissions tous en voyant ces* vie-
a times expiatoires des alarmes publiques 1 passer
) dans k cirque sur les cadavres sanglans des cri-
I minels , pour être traînés à un supplice plus
» grand et plus terrible. Jetés pêle-mêle dans de
» mauvaises barques, on les a livrés aux flots et
» aux tempêtes. Qu ils s'éloignent , qu'ils fuient de
» ces contrées que désola leur méchanceté. Si les
» vagues les rejettent sur des rochers , qu'ils habï-
» tent des terres sauvages et inhospitalières ; qu'ils
» y vivent dans les tourmens de l'inquiétude et
» du besoin , et que pour comble de douleur ils
» regardent autour d'eux le genre humain qu'ils
* sont forcés de laisser tranquille. Quel spectacle
> mémorable que cette flotte chargée de coupa-
> blés , abandonnée à tous les vents , sans guide
> et sans secours , et forcée d'obéir aux flots irri-
> tés, sur quelque plage inhabitée qu'il plaise à la
» mer de les porter ! Avec quelle joie nous avons
vu tous ces frêles bâtimens dispersés en sortant
du port , comme si la mer eut voulu rendre
grâces à l'empereur , qui la chargeait du sup-
plice de ces misérables qu'il dédaignait de punir
lui-même ! Alors on a pu connaître quel chan-
gement s'était fait dans la République quand les
I médians n'ont eu pour asyle que ces mêmes
rochers sur lesquels auparavant taut d'innocens
étaient relégués ; quand les déserts , auparavant
peuplés de sénateurs , ne l'ont plus été que par
leurs délateurs et leurs bourreaux. »
Tout le monde doit reconnaître ici les deux:
ïrs de Racine dans Britannlcus :
r
II Les déserts, autrefois peuplés de sénateurs,
li Ne sont plus habités que par leurs délateurs.
C'est une traduction littérale de ce passsage
L" 3 Pline. 11 continue , et félicite Trajan d'avoir
>oli les accusations de leze-majesté, qui met-
3. 8
I70 COURS
taient le couteau dans la main des plus vils scélé~
rats pour égorger les plus honnêtes gens , et qui
grossissaient le trésor impérial de la dépouille
des victimes. « Comment se fait-il que vos pré-
» décesseurs , qui dévoraient tout, qui ne lais-
5) saient rien à personne, aient été pauvres au mi-
» lieu de leurs rapines , et que vous i qui donnez
y> tout et ne ravissez rien , vous soyez riche au I
» milieu de vos libéralités ? Sans cesse autour d'eux
» des conseillers sinistres veillaient avec un front
» sévère et sourcilleux aux intérêts du fisc ; les
» princes eux-mêmes , tout avides , tout rapaces
» qu'ils étaient, et quoiqu'ils eussent si peu besoin
» de pareils maîtres, apprenaient cependant de >
» nous tout ce qu'on pouvait faire contre nous.
» Mais vous , César , vous avez fermé votre oreille
» à toute espèce d'adulations , et surtout à celles
» qui s'adressent à la cupidité. La flatterie est
y) muette , et il n'y a plus personne pour donner
» de mauvais conseils depuis que le prince ne les
y> écoute plus; en sorte que nous vous sommes
» également redevables , et pour les mœurs que I
» vous avez, et pour le bien que vous avez faitt)
» aux nôtres. C'était surtout ce crime unique et
» extraordinaire de leze-majesté , inventé pour
» perdre ceux qui étaient exempts de tout crime : I
» c'est là ce qui enrichissait le fisc; vous nous
» avez délivrés de cette crainte , content de cette r
» grandeur réelle que n'eurent jamais ceux qui
» s'attribuaient une majesté imaginaire. Par - là
» vous avez rendu la fidélité aux amis , la piété
» filiale aux enfans, la soumission aux esclaves
» Nos esclaves ne sont plus les amis de César
*> c'est nous qui le sommes ; et le père de la pa-
ï) trie ne croit plus qu'il leur soit plus cher qu'à
» nous. Vous nous avez délivrés tous d'un accu-
p satenr domestique; vous avez élevé un signe
# de salut qui a détruit parmi nous la guerre dei
DI LITTÉRATURF. ï^ï
» maîtres et des esclaves ; vous leur avez rendu
» un service égal en rendant les uns tranquilles
» et les autres iideles. Vous ne voulez cependant
» pas qu'on vous loue de cette justice, et peut-
;; être en effet ne le doit-on pas ; mais du moins
» c'est une pensée bien douce pour ceux qui se
» rappellent celui de vos prédécesseurs , qui su-
» bornait lui-même les esclaves contre les niai-
» très, et leur fournissait des accusations pour
f> avoir un prétexte de punir les crimes qu'il avait
» inventés ; destinée affreuse et inévitable qu'il
» fallait subir toutes les fois qu'il se trouvait un
» esclave aussi méchant que l'empereur. »
Trajan avait vécu long- teins dans une condi-
tion privée : il avait vu le règne abominable et la
iin tragique de Domitien. Adopté par Nerva qui
avait remplacé Ho mi tien et qui régna peu, il lui.
avait bientôt succédé. Un homme qui avait au-
tant d'esprit que Pline , ne pouvait manquer de
saisir cette circonstance si heureuse et les ré-
flexions qu'elle fait naître.
« Combien il est utile de passer par l'adversité
» pour arriver aux grandeurs ! Vous avez vécu
» avec nous , vous avez partagé nos périls , vous
» avez comme nous vécu dans les alarmes : c'é-
» tait alors le sort de l'innocence. Yous avez
)) su par vous-même combien les méchans princes
}> sont détestés, même de ceux qui contribuent
» à les rendre plus méchans. Yous vous sou-
# venez des vœux et des plaintes que vous for-
» miez avec nous. Ainsi les lumières du parti-
'■ » culier servent en vous à éclairer le prince, et
» vous avez fait plus même que vous n'auriez
» désiré d'un autre ; et nous dont tous les vœux
)) se bornaient a n'avoir pas pour empereur te
! » pire des hommes , vous nous avez accoutumés
» a ne pouvoir en supporter un qui ne serait pas
m le meilleur de tous. C'est ce qui fait qu'il n'y
1^J% COURS
» a personne qui vous connaisse assez peu , et se
» connaisse assez peu lui-même pour désirer votre
» place. Il est plus aisé de vous succéder que de
» s'en croire capable. Qui voudrait en effet sup-
*> porter le même fardeau? qui ne craindrait pas
» de vous être comparé ? qui sait mieux que vous
» quelle charge on s'impose en remplaçant un
» bon prince ? et cependant vous aviez l'excuse
» de votre adoption. Quel règne à imiter , que
» celui sous lequel personne n'ose fonder sa sû-
» reté sur son abjection ! Nul aujourd'hui ne craint
» rien ni pour sa vie ni pour sa dignité $ et Ton
» ne regarde plus comme un trait de sagesse de
» se cacher dans les ténèbres. Sous un prince tel
» que vous, la vertu a les mêmes récompenses et
» les mêmes honneurs que dans un Etat libre , et
p ce n'est plus le tems où elle n'avait d'autre prix
» que le témoignage de la conscience. Vous aimez
)) la fermeté dans les citoyens ; vous ne cherchez
» pas , comme on faisait autrefois , a étouffer le
» courage , à intimider la droiture ; vous l'exci-
» tez, vous l'animez. Ce serait assez qu'il n'y eût
» pas de danger à être homme de bien : il y a même
» de l'avantage. C'est aux honnêtes gens que vous
» offrez les dignités , les sacerdoces , les gouver-
» nemens : votre amitié , votre suffrage les cïîs-
» tingue. Les fruits qu'ils recueillent de leur inté-
» grité et de leurs travaux encouragent ceux qui
» leur ressemblent , et invitent à leur ressembler )
» car 7 il n'en faut pas douter , les hommes sont
w bons ou méchans , selon le prix qu'ils en atten-
» dent. Il en est peu d'une ame assez élevée pour
» ne pas juger par le succès, de ce qui est hon-
» néte ou honteux. La plupart , quand ils voient
» donner à l'indolence le prix du travail , au
» luxe celui de la frugalité , cherchent à se pro-
» curer les mêmes avantages par la même voie;
» ils veulent être tels que ceux qui les onj, ofrte-
DE LITTERATURE, tj%
n mis ; et dès qu'ils le veulent ils le deviennent-
j) Vos prédécesseurs , si Ton excepte votre père ,
» et avant lui un ou deux tout au plus , aimaient
)) mieux les vices des citoyens que leurs vertus ,
)) d'abord parce que chacun est porté à aimer son
» semblable , et de plus parce qu'ils pensaient
» que ceux-là supportaient le plus patiemment la
t> servitude j qui étaient en effet dignes d'être es-
» claves. C'est dans leur sein qu'ils déposaient
» tout; quant aux bons citoyens , ils les reié-
» guaient dans l'obscurité et l'inaction , et ce n'é-
» tait que les délations et les dangers qui les fai-
» saient connaître. Vous, César , vous choisissez
» pour amis les hommes les plus estimés ; et vé-
» ritablement il est juste que ceux qui étaient
» les plus odieux au tyran , soient les plus chers
» à un bon prince. Vous le savez , César : comme
» rien n'est si différent que l'autorité et la tyran-
» nie , on est d'autant plus attaché à l'une , qu'on
» déteste plus l'autre. C'est donc les bons que
» vous élevez , que vous montrez au reste de
» l'Empire , comme les garans des principes que
t> vous avez embrassés , et des choix que vous sa-
» vez faire. »
L'orateur compare l'affabilité de Trajan , tou-
jours ouvert et accessible, à l'effrayante et im-
Kmétrable retraite où vivaient les tyrans de
orne. « Avec quelle bonté vous accueillez , vous
» entendez tout le monde ! Comme au milieu de
» tant de travaux vous semblez être presque tou-
» jours de loisir ! Nous venons dans votre palais ,
» non plus comme autrefois , tremblans d'être
» venus trop tard aux ordres de l'empereur , mais
» joyeux et tranquilles, et à l'heure qui nous
» convient. Il nous est permis, même quand vous
» êtes prêt à nous recevoir , de nous refuser à cet
)> honneur si nous avons autre chose à faire. Nous
» sommes toujours excusés a vos yeux, et nous
3^4 COUR»
» devons l'être sans doute ; car vous savez assez
» que chacun de nous s'estime d'autant plus qu'il
» vous voit, vous fréquente davantage, et c'est
» encore une raison pour vous de vous prêter plus
» volontiers a ce désir. Ce n'est pas un instant
» d'audience suivi de la désertion et de la soli-
» tude : nous restons , nous vivons avec vous ,
» dans ce palais qu'un peu auparavant une bête
» féroce environnait de la terreur , lorsque, re-
» tirée comme dans une caverne, elle s'abreuvait
» du sang de ses proches , ou n'en sortait que
» pour dévorer nos plus illustres citoyens. Alors
» veillait aux portes la menace et l'épouvante ;
» alors tremblaient également ceux qui étaient
» admis et ceux qu'on éloignait. Lui-même ne se
» présentait que sous un aspect formidable ; l'or-
» gueil était sur son front, la fureur dans ses
» 3 eux, personne n'osait l'aborder ni lui parler
» dans les ténèbres où il se renfermait \ et il ne
» sortait de sa solitude que pour la retrouver par-
» toui. Mais pourtant dans ces mêmes murailles
» dont il se faisait un rempart, il enferma avec
» lui la vengeance et la mort , et le dieu qui pu-
» nit les crimes. Le châtiment alla jusqu'à lui 7 k
» travers les barrières dont il s'entourait. Que
» lui servit alors sa divinité prétendue , et le se-
» cret de cette demeure inaccessible où l'exilait
» son orgueil et sa haine pour le genre humain ?
» Combien cette même demeure est aujourd'hui
» plus assurée et plus tranquille depuis qu'on n'y
)) voit plus les satellites de la tyrannie et de la
» cruauté, depuis qu'elle n'a plus de garde que
» notre amour, et de défense que la multitude
» qu'elle reçoit! Quel exemple peut mieux vous
» convaincre que la garde la plus sûre et la plus
» fîdelle des princes c'est leur propre vertu, ou
>> plutôt que jamais ils ne sont mieux défendus
» que lorsqu'ils n ont pas besoin de défense ? »
Î>E LITTERATTJREo ï^5
\\ justifie avec beaucoup d'élévation et d'éner-
gie la manière dont il parle des tyrans qui avaient
opprimé Rome avant que Trajan la rendît heu-
reuse. « Tout ce que j'ai dit , pei es conscripts y
» des autres princes que nous avons eus , n'a d'au-
» tre but que de vous faire voir combien notre
» père commun a changé et corrigé l'esprit du
» gouvernement , si long-tems corrompu et dé-
» pravé. Cette comparaison sert à mieux marquer
ï> et le mérite et la reconnaissance. De plus , le
» premier devoir des citoyens envers un empe-
» reur tel que le nôtre, c'est de flétrir ceux qui
» ne lui ressemblent pas. On n'aime point assez
» les bons princes quand on ne hait pas les mau~
» vais. Enfin , une des plus grandes obligations
» que nous ayons a notre digne empereur , c'est
» la liberté de tout dire contre les tyrans. Pour-
» rions-nous oublier que tout récemment Domi-
» tien a voulu veneer Néron? Est-ce donc le veu-
» geur de sa mort, qui aurait permis qu on lit jus-
» tice de sa vie ? Il prendrait pour lui-même
» tout ce qu'on dirait contre son modèle. Pour
» moi , César, je regarde comme un de vos plus
» grands bienfaits , que nous puissions à la fois 7
» et nous venger du passé , et influer sur l'avenir;
» qu'il nous soit permis d'annoncer par avance
» aux médians princes, qu'en aucun tems, en
» aucun lieu , leurs mânes coupables ne seront à
» l'abri des reproches et des exécrations de la
» postérité. Croyez-moi donc , pères conscripts;
» montrons avec confiance et fermeté nos dou-
» leurs et notre joie. Gémissons sur ce que nous
» avons souffert autrefois ; jouissons de ce que
» nous voyons aujourd'hui. Voila ce que nous
» devons faire en public comme en secret, dans
» des actions de grâces solennelles comme dans
» les conversations particulières. Souvenons-nous
» que le mal que nous dirons de nos tyrans est
2^6 COURS
» l'éloge de notre bienfaiteur. Lorsqu'on n'ose
» pas parler des mauvais princes, c'est une preuve
» que celui qui règne leur ressemble. »
Nous avons de Pline, outre ce Panégyrique , i
un recueil de lettres , composé de dix livres , que
l'auteur mit en ordre et publia , nous dit-il , k la
prière de ses amis ; c'est dire que ces lettres sont i
un ouvrage , et c'en est un en effet. Il ne faut donc
pas s'attendre a y trouver cette aisance familière,
cet épanchement intime , cet abandon qui est du
genre ( pistolaire proprement dit. Ce ne sont point
ici des lettres qui n'étaient pas faites pour être I
lues , et dont le charme tient surtout à cette cu-
riosité naturelle à l'esprit humain, qui aime beau-
coup k entendre ceux qui ne croient pas qu'on
les écoute. Madame de Sévigné nous plaît dans ses
lettres , parce qu'elle donne de l'intérêt aux plus
petites choses ; Cicéron , parce qu'il révèle le se-
cret des grandes. Pline est auteur dans les sien-
nes , mais il l'est avec beaucoup d'agrément et de j
variété. Tous ses billets sont écrits pour la pos-
térité ; mais elle les a lus , et cette lecture fait ai-
mer l'auteur.
Si les lettres de Pline font honneur k son es-
prit par la manière dont elles sont écrites , les
noms de ceux a qui elles sont adressées suffiraient
pour faire l'éloge de son caractère. Ce sont les
plus honnêtes gens et les hommes les plus célè-
bres par leurs talens ,. leur mérite et leurs vertus;
et les sentimens qu'il exprime sont dignes de ces
liaisons. Il intéresse également, et par les amis dont
il regrette la perte, tel qu'un Helvidius, unArulé-
nus , un Sénecion , les victimes de Domitien , et
par ceux qui jouissent avec lui du règne de Trajan,
tels que Tacite , Quintilien , Macer , Suétone ,
Martial, etc. Il ne peut pas nous attacher , comme
Cicéron , par le détail des intrigues et des révo-
lutions du siècle le plus orageux de la, Républi-
DE LITTERATURE. I77
que. Un règne heureux et tranquille ne peut four-
nir cette espèce d'attrait à l'imagination, et cet
aliment à la curiosité. En ce genre tout ce qu'on
peut faire du bonheur, c'est d'en jouir ; car il en
est de l'histoire à peu près comme du théâtre ,
où rien n'intéresse moins que les gens heureux.
Mais on trouve du moins dans Pîine des traits et
des anecdotes qui peignent les mœurs et les ca-
ractères. On y voit particulièrement la mali^
gnité cruelle des délateurs sous Domitien , et leur
bassesse rampante sous Trajan ; car rien n'est si
lâche et si vil que le méchant dès qu'il ne peut
plus faire du mal \ c'est une béte- féroce à qui Ton
a arraché les griffes et les dents 7 et qui lèche
quand elle ne peut plus mordre. Tel étoit un cer-
tain Régulus , sur lequel Pline s'exprime ainsi
dans une de ses lettres , qui présente un tableau
frappant de vérité qu'on voit toujours avec plai-
sir , celui de l'humiliation d'un méchant homme.
« Avez-vous vu quelqu'un plus humble et plus
» timide que Régulus depuis la mort de Domi-
» tien , sous lequel il n'a pas commis moins de
» crimes que sous Néron , mais avec plus de pré-
» caution et de secret? Il a eu peur que je n'eusse
» du ressentiment contre lui , et il ne se trompait
» pas : j'en avais. Je l'avais vu échauffer la per-
» sédition contre Arulénus , et triompher de sa
» mort , au point de réciter et de répandre dans
» le public un libelle où il l'appelait un singe des
» Stoïciens , qui portait encore les stigmates de
» Vïtellius. Vous reconnaissez là le style de
» l'homme. Il déchire aussi Sénecion et avec
il tant de fureur , que Métius Carus ( autre homme
» de la même trempe ) lai dit à cette occasion \
» Quel droit avez-vous sur mes morts ? Est-ce
» que je vais remuer les cendres de votre Cras*
» sus et de votre Camérinus , deux victimes des
* délations de Pcégulus sous Néron? n
8,
17B COURS -
On est forcé de s'arrêter pour admirer l'éner-
gique impudence et l'atrocité de ce mot : Mes
morts* Ce sont là de ces expressions de métier , I
qui en représentent toute l'horreur. Ces miséra-
bles regardaient ceux qu'ils avaient fait périr, 1
comme des possessions et des titres : ou croirait j
entendre des fossoyeurs se disputer un cadavre. I
Poursuivons,
« Régulas craignait donc que sa conduite ne j
» m'eût vivement blessé ; aussi s'était-il donné de j
» garde de me mettre au nombre de ses audi-
» têtus lorsqu'il fit la lecture de son libelle. De
» plus, il se ressouvenait dans quel péril il m'a-
» vait mis moi même devant les ccntumvirs. 11 j
)> n'y allait de rien moins que de ma vie. A la j
» prière d'Arulénus, j'étais venu témoigner pour j
» Arionilla , femme de Timon , et j'avais en tête
» Régulus. Je m'appuyais , dans un des points de
» la défense , sur l'avis de Modestus, alors exilé I
» par Domitien. Régulus m'interrompt : Que pen-
» sez-vous , me dit-il , de Modestas ? Si j'avaisq
» dit du bien , vous vovcz quel danger : si j'avais t
» dit, du mal , quelle honte. Tout ce que je puis j
» dire , c'est que les dieux vinrent à mon secours A
» et m'inspirèrent. Je répondrai , lui dis-je, ai
» votre question si les centumvirs la regardent!
» comme un des points du procès. 11 insiste. Jl\
» me semble , poursuivis-je , que la coutume est i
y> d'interroger les témoins sur les accusés, et'
» non pas sur ceux qui sont déjà condamnés- i
y> Je demande , reprend Régulus f ce que vous
» pensez, non pas précisément de Modestus ,
y> mais de son attachement pour le prince. Et\
» moi , dis-je alors , je crois quil n est pas même I
» permis de faire une question sur ce qui a déjà I
» été jugé. Il se tut, et tout le monde me félicita
» de ce que, sans rien dire pour ma sûreté qui
}> pAx compromettre mon honneur 1 je m'étais de%
DE LITTÉRATURE. Ï^Q
*> barrasse de son insidieuse interrogation. Au-
» jourd'hui que Régulus ne se sent pas la cons-
» cience nette, il a été trouver d'abord Cécilius
» Celer et Fabius Justus , pour les prier de le ré-
» concilier avec moi. Non-content de cela , il s'est
» adressé à Spurinus , et duo ton suppliant ( voup
» savez comme il est bas quand il craint ) : Je
» vous conjure , lui a-t-il dit 7 de voir Pline de*
» main matin, mais de grand matin ; car je ne
» puis vivre dans l'inquiétude où je suis , et > de
» quelque manière que ce soit , faites en sorte
» qu'il ne soit plus fâché contre moi* Je venais
» de me lever : on vient me dire que Spurinus
» envoie chez moi m'annoncer sa visite. Non ,
»dis-je,/e vais chez lui. Comme nous allions
» l'un vers l'autre , je le rencontre sous le por-
» tique de Livie. Il m'expose sa commission , et
» ajoute quelques prières 7 mais avec beaucoup
» de réserve 1 et comme il convient à un honnête
» homme parlant pour celui qui ne l'est pas,
)>, C'est à vous de voir , lui dis-je , ce que vous
» devez répondre à RéguLus. Il ne faut pas vous
» tromper. J'attends Maurice ( il n'était pas en-
» core revenu d'exil ) i je ne peux rien vous dire
» sans l'avoir vu , ni rien faire sans son con—
» sentement. C'est à lui de me guider , et à moi
« de le suivre. Quelques jours après , Régulus lui-
» même vient me trouver dans la salle du pré-
» teur ; et après m' avoir suivi quelque tems , il
» me tire à l'écart. Je crains , me dit-il 7 que vous
» n'a Irez sur le cœur la manière dont je me suis
» expliqué devant les ^centumvir s lorsqu'cn plai-
» dant contre vous et Satrius Rufus, il m'é-~
» chappa de dire : Satrius Rufus est cet ora—
» teur qui se pique d'imiter Cicéron , etquin'est
» pas content de l'éloquence de notre siècle. Je
» lui répondis que c'était lui qui m'apprenait qu'il
» j avait de la mauvaise intention dans ses pa-
x8o COURS
» rôles , que sans son aveu j'aurais pu les pren-
» dre pour une louange ; car , ajoutai- je , je me
» pique en effet d'imiter Cicéron , et ne goûte
» pas infiniment l'éloquence de notre siècle. Je
» crois qu'il est insensé de ne pas se proposer
y> pour modèle en tout genre ce qu'il j- a de
» mieux* Mais puisque vous vous souvenez si
» bien de cette plaidoierie devant les centum-
» virs , comment avez- vous oublié celle où
» vous m'interrogeâtes sur Modestus ? Ici mon
» homme devint plus pâle encore qu'il n'avait
» coutume de l'être , et tout en balbutiant me dit
» que ce n'était pas à moi qu'il en voulait alors ,
» mais à Modestus. Yous voyez le caractère du
» personnage , qui avoue l'envie qu'il a eu de
» nuire a un malheureux exilé. Au surplus , il
» m'en donna une excellente raison : Modestus ,
» dit-il, avait écrit de moi, dans une lettre qui
» fut lue à Domitien, ces propres mots : Régu-
y> tus , le plus méchant des bipèdes. Vous ver-
» rez que Modestus avait grand tort. Ce fut a peu
» près la toute notre conversation : je ne voulus
» pas m'engager plus avant 7 pour me réserver
» toute ma liberté jusqu'au retour de mon ami
» Maurice. Je sais fort bien qu'un Régulus n'est
» pas an homme aisé a détruire. Il est riche et in-
» trigant ; bien des gens le considèrent ; la plu-
» part le craignent , et la crainte est un sentiment
» souvent plus fort que l'amitié même. Cepen-
» dant il peut arriver que toute cette fortune
» déjà ébranlée tombe entièrement , car le pou-
» voir et le crédit des méchans est aussi trom-
» peur qu'eux-mêmes. Mais, comme je vous le dis ,
» j'attends Maurice : c'est un homme de poids ,
» un homme de sens 7 instruit par l'expérience , et
*> que le passé peut éclairer sur l'avenir. C'est
» d'après ses conseils que je prendrai le parti d'a-
» gir ou dç rester tranquille. Je vous ai fait tout
DE LITTÉRATURE. l8l
*> ce détail, parce que notre amitié' mutuelle exige
» que je vous fasse part , non-seulement de mes
» actions , mais de mes pensées. »
Dans une de ses lettres à Tacite , il peint avec
des traits aussi nobles que touchans l'union qui
règne entre eux , et qui devrait régner entre tous
ceux que les talens rendent supérieurs aux autres
hommes, et ne rendent pas toujours supérieurs à
l'envie.
« J'ai lu votre ouvrage , et j'ai marqué avec le
» plus de soin qu'il m'a été possible , ce qui m'a
» paru devoir être ou changé ou retranché. J'ai
» coutume de dire la vérité , et vous aimez a l'en-
» tendre ; car personne ne souffre plus patiemment
» la critique que ceux qui méritent la louange. A
» présent c'est votre tour, et j'attends vos remar-
» ques sur l'ouvrage que je vous ai confié. O l'ho-
» norable et le charmant commerce que cette ré-
» ciprocité de lumières et de secours ! Qu'il m'est
» doux dépenser que si la postérité V occupe de
» nous , on saura a jamais combien il y a eu entre
» nous d'union, de confiance et de franchise ! Ce
» sera un exemple rare et remarquable , que deux
» hommes , à peu près du même âge et du même
» rang , et de quelque nom dans les lettres ( car il
» faut bien que je parle modestement de vous ,
» puisque je parle en même tems de moi ) , se
» soient aidés et soutenus mutuellement dans leurs
» études. Dans ma première jeunesse, et lorsque
» vous aviez déjà de la réputation et de la gloire ,
» toute mon ambition était de suivre vos traces ,
» de loin , il est vrai , mais ùa moins de plus près
t que tout autre. 11 y avait d'autres hommes cèle-
» bres par leur génie ; mais vous me paraissiez ,
» par un rapport naturel entre nous deux , celui
» que je pouvais et que je devais imiter. C'est ce qui
» fait que je m'applaudis tant de ce que mon nom
>) est cité avec le vôtre lorsqu'il est question d?s
ï82 COTJRS
» gens de lettres, de ce qu'on pense a moi lors-
» qu'on parle de vous. Ce n'est pas qu'il n'y ait des
» écrivains qu'on nous préfère ; mais il m'importe
» peu dans quel rang on nous mette ensemble,
» parce qu'à mon gré, le premier de tous est celui
» qui vient après vous, il y a plus : vous devez
» avoir remarqué que dans les testamens on nous
» laisse des legs semblables à l'un et k l'autre , k
» moins que le testateur n'ait été l'ami particulier
» de l'un des deux. Je conclus que nous devons nous
» en aimer davantage^uisque les études, les mœurs,
» la réputation et enfin les dernières volontés des
» hommes nous unissent par tant de liens. »
Quelquefois ces lettres ne contiennent que des
anecdoctes plaisantes , telles que celle-ci : « Vous
» n'avez pas été témoin d'une assez singulière
» aventure „ ni moi non plus : mais on m'en a
» parlé comme elle venait de se passer. Polliénus
» Pauius , chevalier romain des plus distingués
» et des plus instruits , compose des élégies ; c'est
» chez lui un talent de famille ; car il est de la
» même ville municipale que Properce, et il le
» compte parmi ses ancêtres. Il récitait publique-
» ment ses élégies, dont la première commence
» ainsi : Fous m'ordonnez, Priscus Javo-
» îénus Priscus , l'un de ses meilleurs amis , qui
» était présent, se mit k dire tout d'un coup :
» Moi , je n'ordonne rien. Imaginez les ris et les
» plaisanteries. Ce Priscus n'a pas la tête bien
» saine, mais pourtant il remplit les devoirs pu-
» bîics, il est admis dans les conseils , il professe
» même le droit civil , en sorte que cette saillie
» n'en fut que plus ridicule et plus remarquable ,
» et refroidit beaucoup la lecture de Pauius.
» Avouez que ceux qui lisent en public ont bien
» des soins k prendre : il faut qu'ils répondent
» non-seulement de leur bon sens, mais aussi de
» celui de leurs auditeurs. »
DE LITTÉRATURE l83
Une autre lettre contient un acte de bienfai-
sance, également honorable pour celui qui en était
l'auteur, et pour celui qui en était l'objet. Elle est
de la plus grande simplicité, et c'est ce qui en fait le
mérite. Pline écrit à Quintilien : « Quoique vous
» soiyez très-simple et très-modeste dans votre
» manière de vivre, et que vous aiyez élevé votre
» fille dans les vertus convenables a la fille de
» Quintilien et à la petite-fille deTutilius, cepen-
» dant aujourd'hui qu'elle épouse Nonius Geler,
» homme de distinction , et à qui ses emplois et ses
» charges imposent la nécessité de vivre dans un
» certain éclat, il faut qu'elle règle son train et
» ses habits sur le rang de son mari. Ces dehors
» n'augmentent pas notre dignité réelle , mais ils
» la relèvent aux yeux du public. Je sais que vous
» êtes très-riche des biens de l'ame , et beaucoup
» moins des biens de la fortune. Je prends donc
» sur moi une partie de vos obligations, et, comme
» un second père , je donne a notre chère fille So
» mille sesterces. Je ne me bo-raeiais pas là si je
» n'étais persuadé que la modicité du présent sera
» pour vous, la seule raison de le recevoir. »
Le récit de la mort volontaire de son ami Co~
rellius Rufus offre des circonstances intéressantes ,
et la peinture d'un caractère mâle et ferme , digne
des anciei s Romains.
« J'ai fait une cruelle perte, si c'est dire assez
» pour exprimer le malheur qui nous enlevé un si
P grand-homme. Corellius Rufus est mort , et , ce
» qui m'accable davantage , il est mort parce qu'il
» l'a voulu. Ce genre de mort, que l'on ne peut
» reprocher ni a l'ordre de la nature ni an caprice
» de la fortune , me semble le plus affligeant de
» tous. Lorsque la maladie emporte nos amis, ils
» nous laissent au moins Un sujet de consolation
» dans cette inévitable nécessité qui menace ton&
y> les hommes. Mais ceux qui se livrent eux-mêmes-
i84 COURS
» à la mort , ne nous laissent que l'éternel regret
» de penser qu'ils auraient pu vivre long-tems.
» Une souveraine raison qui tient lieu de destin
t> aux sages, a détermine' Coreîlius Rufus. Mille
» avantages concouraient a lui faire aimer la vie ,
» le témoignage d'une bonne conscience , une
» haute réputation, un crédit des mieux établis,
» une femme , une fille , un petit-fils , des sœurs
» très-aimables , et r ce qui est encore plus pré-
» cieux , de véritables amis. Mais ses maux du-
i) raient depuis si long-tems , ils étaient devenus
» si insupportables que les raisons de mourir
» l'emportaient sur tant d'avantages qu'il trouvait
» à vivre. A trente-trois ans il fut attaqué de la
» goutte : je lui ai ouï dire plusieurs fois qu'il l'a-
» vait héritée de son père \ car les maux comme
» les biens nous viennent souvent par succession.
» Tant qu'il fut jeune, il trouva des remèdes dans
» le régime et dans la continence ; plus avancé en
» âge et plus accablé, il se soutint par sa vertu et
» par sa constance. Un jour que les douleurs les
» plus aiguës n'attaquaient plus les pieds seuls r
» comme auparavant, mais se répandaient sur tout
» le corps, j'allai le voir à sa maison près de
» Rome : c'était du tems de Domitien. Dès que je
» parus , les valets de Coreîlius se retirèrent : il
» avait établi cet ordre chez lui , que quand un
» ami de confiance entrait dans sa chambre , tout
» en sortait, jusqu'à sa femme , quoique d'ailleurs
» très-capable du secret. Après avoir jeté les yeux
» de tous côtés : Savez-vous bien, dit-il, pourquoi
» je me suis obstiné à vivre si long-tems malgré
» des maux insupportables ? C est pour survivre
)} au moins d'un jour à ce monstre de Domitien*
» Pour faire lui-même ce qu'il desirait qu'on fît ,
}) je suis sûr qu'il ne lui manqua que des forces
» égales à son courage. Mais les dieux du moins
» exaucèrent son vœu , et le tyran fut tué. Alors ,
DE LïTTLRÀTUHE. ï85
» satisfait et tranquille , sûr de mourir libre , il fut
» en état de rompre les liens nombreux , mais plus
» faibles 7 qui l'attachaient encore à la vie. Il avait
» essaye' d'adoucir par la diète les douleurs qui
» étaient redoublées; mais comme elles conti-
» nuaient, sa fermeté' sut y mettre un terme. Quatre
» jours s'e'taient passe's sans qu'il prît aucune nour-
» riture , quand Hispala sa femme envoya notre
m ami commun, C. Geminius, m'apporter la triste
» nouvelle que Corellius avait résolu de mourir ;
» que les larmes d'une épouse , les supplications
» de sa fille ne gagnaient rien sur lui ; que j'étais
» le seul qui pût le rappeler à la vie. J'y cours :
» j'arrivais lorsque Julius Àtticus , de nouveau
» dépéché vers moi par Hispala , me rencontre ,
» et m'annonce que l'on avait perdu tout espé-
» rance, même celle que l'on avait en moi, tant
» Corellius paraissait affermi dans sa résolution.
» Ce qui désespérait , c'était la réponse qu'il avait
» faite à son médecin , qui le pressait de prendre
j » des alimens. V arrêt est prononcé : parole qui
» me remplit tout a la fois d'admiration et de
» douleur. Je ne cesse de penser quel homme ,
» quel ami j'ai perdu. Il avait passé soixante et sept
» ans , terme assez long même pour les hommes
Bj)> robustes. Il est délivré de toutes les douleurs
I» d'une maladie continuelle : il a eu le bonheur
» de laisser florissante, et sa famille , et la Répu-
» blique , qui lui était plus chère encore que sa
» famille. Je me le dis; je le sais, je le sens; ce-
» pendant je le regrette comme s'il m'eût été ravi
» dans la fleur de son âge et dans la plus brillante
» santé. Mais (dussiez-vous m'accuser de faiblesse)
» je le regrette, particulièrement pour l'amour
! » de moi. J'ai perdu le témoin, le guide , le juge
I » de ma conduite. Vous ferais-je un aveu que j'ai
» déjà fait à notne ami Calvisius dans les premiers
. » transports de ma douleur. Je crains de vivre dé-
i86 cours
» sormais avec moins d'attention sur moi-même :
» vous voyez quel besoin j'ai que vous me con-
y> soliez. 11 ne s'agit pas de me représenter que
» Corellius était vieux , qu'il était infirme. Il me
» faut d'autres consolations ; il me faut de ces
» raisons que je n'ai point encore trouvées ni dans
» le commerce du monde ni dans les livres. Tout
» ce que j'ai entendu dire , tout ce que j'ai lu me
» revient assez dans l'esprit; mais mon affliction
n n'est pas d'une nature à se rendre à des consi-
» dérations communes. »
Si cette lettre est triste , en voici une qui peut
amuser ; car les histoires d'apparitions et de fan-
tomes amusent toujours même ceux a qui elles
font peur. Celle du spectre d'Athènes , que Pline
rapporte le plus sérieusement du monde , paraît
être l'original de tous ces contes de revenans , j
répétés et retournés en mille manières , attendu
que chacun peut raconter à sa fantaisie ce qui n'est
jamais arrivé. Quoiqu'il en soit, les mauvais plai-
sans ne pourront pas dire cette fois que c'est ici j
une histoire d'esprit faite par quelqu'un qui n'en
a guère. C'est Pline qui parle : écoutons.
« Le loisir dont nous jouissons vous permet
» d'enseigner et me permet d'apprendre. Je vou-
7> drais donc bien savoir si les fantômes ont quel-
» que chose de réel , s'ils ont une vraie figure I
» si ce sont des génies ou seulement de vaines
» images qui se tracent dans l'imagination troublée
» par la crainte. Ce qui me ferait penchera croire
» qu'il y a de véritables spectres, c'est ce qu'on m'a
» dit être arrivé a Curtius Rufus. Dans le tems
» qu'il était encore sans fortune et sans nom , il
» avait suivi en Afrique celui à qui le gouverne- :
» ment en était échu. Sur le déclin du jour, il se
» promenait sous un portique, lorsqu'une femme
» d'une taille et d'une beauté plus qu'humaine se
» présente à lui : la peur le saisit. Je suis, dit-elle,
DE LITTÉRATURE, ï8^
i l'Afrique ;je viens te prédire ce qui doit t'ar-
» river. Tu iras à Rome , tu rempliras les plus
' grandes charges, et tu reviendras ensuite gou-
1 verner cette province où tu mourras. Tout ar-
riva comme elle l'avait prédit. On conte même
1 qu'abordant à Carthage , et sortant de son vais-
seau , la même figure se présenta devant lui , et
vint a sa rencontre sur le rivage. Ce qu'il y a
de vrai, c'est qu'il tomba malade, et que, ju-
geant de l'avenir par le passé , et du malheur
qui le menaçait par la bonne fortune qu'il avait
éprouvée, il désespéra de sa guérison malgré la
bonne opinion que tous les siens en avaient
conçue. Mais voici une autre histoire qui ne
vous paraîtra pas moins surprenante , et qui est
bien plus horrible; je vous la donnerai telle
que je l'ai reçue. Il y avait à Athènes une maison
fort grande et fort logeable , mais décriée et
déserte. Dans le plus profond silence de la
feuit, on entendait un bruit de fer qui se cho-
quait contre du fer, et si Ton prêtait FoieiSle
avec plus d'attention , un bruit de chaînes qui
paraissait d'abord venir de loin , et ensuite s'ap-
procher.Bientôt on voyait un spectre fait comme
un vieillard très-maigre , très-abattu, qui avait
une longue barbe, des cheveux hérissés, des
fers aux pieds et aux mains, qu'il secouait hor-
riblement : de là des nuits affreuses et sans som-
meil pour ceux qui habitaient cette maison :
• •l'insomnie à la longue amenait la maladie, et
la maladie , en redoublant la frayeur , était
i suivie de la mort ; car pendant le jour , quoique
le spectre ne parût plus , l'impression qu'il avait
faite le remettait toujours devant les yeux, et
la crainte passée en donnait une nouvelle. A la
fin la maison fut abandonnée et laissée toute
entière au fantôme. On y mit pourtant un
écriteau pour avertir qu'elle était a louer ou k
ï88 cours
» vendre , dans la pensée que quelqu'un peu îns-
» truit d'un inconvénient si terrible , pourrait j
» être trompé. Le philosophe Athénodore vien
» a Athènes : il aperçoit l'écriteau ; en demandi ,
» le prix 3 la modicité le met en défiance. Il s' in
» forme : on lui dit l'histoire , et loin de lui fair< i
» rompre le marché , elle l'engage à le concluri
» sans remise. Il s'y loge , et sur le soir il ordonne
r> qu'on lui dresse son lit dans l'appartement sui
» le devant, qu'on lui apporte ses tablettes, s%
» plume et de la lumière , et que ses gens se re
» tirent au fond de la maison. Lui , de peur qu>
» son imagination libre n'allât au gré d'une craint
» frivole se figurer des fantômes , il applique soi
» esprit , ses yeux et sa main à écrire. Au com
» mencernent de la nuit un profond silence regn'
» dans cette maison comme partout ailleurs 3 en
» suite il entend des fers s'entre-choquer , de
» chaînes qui se heurtent ; il ne levé pas les yeux
» il ne quitte point sa plume, ne songe qu'à biei
» affermir son cœur et à se garantir de l'illusion
» de ses sens. Le bruit s'augmente , s'approche : i
» semble qu'il se fasse près de la porte et biento
» dans la chambre même. 11 regarde , il aperçoi
» le spectre , tel qu'on le lui avait dépeint : 1
» spectre étoit debout et l'appelait du doigt
» Athénodore lui fait signe de la main d'attendr
» un peu, et continue a écrire comme si de rie
» n'était. Le spectre recommence son fracas ave
» ses chaînes, qu'il fait sonner aux oreilles d
» philosophe. Celui-ci regarde encore une fois , e
y> voit que l'on continue à l'appeler du doigt
» Alors sans tarder davantage, il se leve,pren
» la lumière et suit. Le fantôme marche d'un pa
» lent , comme si le poids des chaînes l'eût acca
» blé. Mais après qu'il est arrivé dans la cour d
» la maison, il disparaît tout à coup et laisse 1
» notre philosophe, qui ramasse des feuilles *
DE LITTÉRATURE. l8g
des herbes, et les place a l'endroit où il avait
e'té quitté pour le pouvoir reconnaître. Le len-
demain il va trouver les magistrats , et les sup-
plie d'ordonner que l'on fouille en cet endroit.
On le fait : on y trouve des os encore enlacés
dans des chaînes ; Je tems avait consumé les
chairs. Après qu'on les eut soigneusement ras-
semblés, on les ensevelit publiquement; et de-
puis que l'on eut rendu au mort les derniers de-
voirs, il ne troubla plus le repos de cette maison.
Ce que je viens de dire , je le crois sur la foi
d' autrui; mais voici ce que je puis assurer aux
autres sur la mienne. J'ai un affranchi , nommé
Marcus , qui n'est point sans instruction. Il était
1 couché avec son jeune frère , il lui sembla voir
; quelqu'un assis sur le lit , et qui approchait des
ciseaux de sa tête , et même lui coupait les che-
veux au dessus du front. Quand il fut jour, on
aperçut qu'il avait le haut de la tête rasé, et ses
: cheveux furent trouvés répandus près de lui. Peu
après pareille aventure arrivée à un de mes gens
: ne me permit plus de douter de la vérité de
l'autre. Un de mes jeunes esclaves dormait avec
1 ses compagnons dans le lieu qui leur est destiné.
Deux hommes vêtus de blanc ( c'est ainsi qu'il
I le racontait) vinrent par les fenêtres, lui rasèrent
: la tête pendant qu'il était couché, et s'en retour-
nèrent comme ils étaient venus. Le lendemain ,
lorsque le jour parut , on le trouva rasé comme
|| on avait trouvé l'autre , et les cheveux qu'on lui
II avait coupés , épars sur le plancher. Ces aven-
► tures n'eurent aucune suite , si ce n'est peut-être
') que je ne fus point accusé devant Domitien ,
• •> sous l'empire de qui elles arrivèrent. Je ne l'eusse
l| pas échappé s'il eût vécu; car on trouva dans
li son porte-feuille une requête donnée contre moi
Il par Métius Carus : de là on peut conjecturer
h que comme la coutume des accusés est de né-
sgo coubs
» gliger leurs cheveux et de les laisser croître ,"
» ceux que Ton avait coupés a mes gens marquaient
» que j'étais hors de danger. Je vous supplie donc
» de mettre ici toute votre érudition en œuvre.
» Le sujet est digne d'une profonde méditation , I
» et peut-être ne suis-je pas indigne que vous
» me fassiez part de vos lumières. Si , selon votre
» coutume, vous balancez les deux opinions con-
traires, faites pourtant que la balance penche
» de quelque côté pour me tirer de l'inquiétude
» où je suis ; car je ne vous consulte que pour n'y
» plus être. »
La première réflexion qui se présente sur ce
récit ( car on ne peut pas entendre des histoires de
revenans sans en dire son avis ) , c'est qu'il n'y a!
qu'un seul fait , celui des cheveux coupés , dont
Pline se rende le garant, sans qu'on sache pour-
quoi, car il ne le rapporte que sur la foi d'un affran-
chi et d'un esclave; et quand l'un et l'autre auraient
été trompés par la frayeur, ou auraient eux-mêmes
trompé leur maître, il n'y aurait rien de merveilr
leux : cela même est un peu plus facile a supposer,
qu'il ne l'est de croire qu'un esprit vêtu de blanc
vienne faire l'office de barbier. Il se présente un
autre objet de réflexion : la consultation très-sé-
rieuse que Pline demande à son ami, le ton dont il
s'exprime, l'apparition du mauvais génie deBrutus-
rapporté par le grave et judicieux Plutarque, plu-i
sieurs endroits du penseur Tacite , nous font voir ;
que de très-grands esprits , des écrivains philo*
sophes , n'ont pas cru les apparitions impossibles.
Yoilà un beau texte à commenter ; mais comme,
après avoir parlé long-tems, on pouriait bien n'en' j
pas savoir davantage ; comme d'ailleurs ce sujet, ;
selon la manière dont on l'envisage, peut paraître
ou trop frivole pour être mêle a de* objets sérieux]
ou trop sérieux pour être traité légèrement , ces
raisons m'imposent silence , et cet article de Pline
DE LITTÉRATURE. IQI
finira comme toutes les conversations sur les es-
prits , où chacun fait son histoire et écoute celle
des autres , sans que personne soit oblige d'en rien
croire. J'observerai seulement que, dans une lettre
suivante , Pline écrivant à son ami Tacite, com-
mence ainsi : « J'augure (et cet augure-là n'est pas
» trompeur) que vos ouvrages seront immortels. »
assurément la prédiction s'est bien vérifiée jus-
qu'ici. Je serais tenté d'en conclure que Pline rai-
sonnait mieux sur les écrits de Tacite , que sur les
histoires de revenans.
Une autre lettre fort courte roule sur une obser-
vation morale dont l'application n'est pas si géné-
rale, il est vrai , que Pline semble le croire ,mais
qui le plus souvent est fondée : quiconque a été
gravement malade peut en juger.
I « Ces jours passés, la maladie d'un de mes amis
;» me fît faire cette réflexion , que nous sommes
» fort gens de bien quand nous sommes malades -?
II car quel est le malade que l'avarice ou 1 ambi-
L tion tourmente ? Il n'est plus enivré d'amour
I» entêté d'honneurs ; il néglige le bien ; quelque
Il peu qu'on en ait, il y en a toujours assez quand
j|o on se croit prêt de le quitter. Le malade croit
,» des dieux , et se souvient qu'il est homme ; il
> n'envie, il n'admire, il ne méprise la fortune
Il de personne. Les médisances ne lui font ni
> impression ni plaisir : toute son imagination
|i n'est occupée que de bains et de fontaines. Tout
> ce qu'il se propose (s'il en peut échapper) , c'est
! > de mener k l'avenir une vie douce et tranquille ,
> une vie innocente et heureuse. Je puis donc nous
I faire ici k tous deux , en peu de mots , une
i leçon dont les philosophes font des volumes en-
> tiers. Persévérons k être pendant la santé ce que
li nous rrous proposons de devenir quand nous
> sommes malades. »
I Une lettre k Maxime , qui allait commander
vcfk cours
dans la Grèce , nous fait connaître combien Pline
chérissait cette contrée qui avait été le berceau des
arts , et dont le nom seul a dû être cher dans tous
les tems à quiconque était né avec le goût de*
lettres. Ce morceau d'ailleurs montre un homme
pénétré de ces principes d'humanité et de douceur
qui convenaient à un philosophe , a un ami de
Trajan , et qui peuvent servir de leçons à tous
ceux que leurs charges et leurs emplois mettent
au dessus des autres. Il est peu de lettres où Pline
ait fait voir un caractère plus aimable , et où la
raison s'exprime avec plus de grâce et de délica-
tesse.
« L'amitié que je vous ai vouée m'oblige , non
• pas à vous instruire ( car vous n'avez pas besoin
» de maître ) 7 mais à vous avertir de ne pas ou-
» blier ce que vous savez déjà , de le pratiquer ou
» même de le savoir encore mieux. Songez que
» l'on vous envoie dans l'Achaïe , c'est-à-dire ,
» dans la véritable Grèce , dans la Grèce parexcel-
)) lence , où la politesse , les lettres , l'agriculture
» même , ont pris naissance ; que vous allez gou- !
» verner des hommes libres, dont les vertus , les
» actions, les alliances, les traités, la religion, Il
» ont eu pour principal objet la conservation du
» plus beau droit que nous tenions de la nature.
» Respectez les dieux leurs fondateurs , respectez i
» l'ancienne gloire de cette nation , et cette vieil- j
» lesse des Etats qui est sacrée , comme celle des (
» hommes est vénérable. Faites honneur à leur I
» antiquité , à leurs exploits fameux, a leurs fables i
» même. N'entreprenez rien sur la dignité , sur lat |
» liberté ni même sur la vanité de personne. Ayez
» continuellement devant lesyeux, que nous avons \
» puisé notre droit dans ce pays j que nous n'a- j
» vons pas imposé des lois à ce peuple après l'a-
» voir vaincu , mais qu'il nous a donné les siennes
» après que nous l'en avons prié. C'est Athènes ?
DE LÏTTER ATU11E. igj
» où vous allez , c'est à Lacéde'mone que vous
» devez commander. 11 y aurait de l'inhumanité'
o de la cruauté' , de la barbarie à leur ôter T ombre
o et le nom de liberté qui leur restent. Voyez
0 comme en usent les médecins : quoique par rap-
» port à la maladie il n'y ait point de différence
1 entre les hommes libres et les esclaves , ils trai-
» tent pourtant les premiers plus doucement et
i plus humainement que les autres. Souvenez-^
0 vous de ce que fut autrefois chaque ville , mais
) que ce ne soit point pour insulter à ce qu'elle est
) aujourd'hui. Ne croyez point vous rendre mé-
i prisable en ne vous montrant pas dur et altier.
> Celui qui est revêtu de l'autorité et armé de la
> puissance ne peut jamais être méprisé à moins
1 qu'il ne soit sordide et vil 7 et qu'il ne se méprise
» le premier. C'est faire une mauvaise épreuve de
i son pouvoir, que de s'en servir pour offenser.
La terreur est un moyen peu sûr pour s'attirer
I la vénération 7 et l'on obtient beaucoup plus par
I l'amour que par la crainte ; car pour peu que
I vous vous éloigniez 7 la crainte s'éloigne avec
vous ? mais l'amour reste : et comme la première
se change en haine, le second se tourne en.
respect.... »
I Je terminerai cet extrait par l'aventure d'un
infant d'Hippone 9 fort agréablement racontée , et
îi prouve cette inclination que l'on attribue aux
nuphins pour l'espèce humaine. Pline raconte le
.ït à un poète de ses amis , nommé Carinius ? parce
u'il croit le sujet susceptible des couleurs de la
])ésie , et il n'a pas tort.
« J'ai découvert un sujet de poème : c'est une
îliistoire, mais qui a tout l'air d'une fable. Il
imérite d'être traité par un homme comme vous 7
, îjui ait l'esprit agréable , élevé 7 poitique. J'en
>ii fait la découverte k table , où chacun contait
il l'envi son prodige. L'auteur passe pour très-
3. g
Ï94 COURS
» fidèle , quoiqu'à dire vrai , qu'importe la fidélité
» à un poète ? Cependant c'est un auteur tel que
» vous ne refuseriez pas de lui ajouter foi si vous
» écriviez l'histoire. Près de la colonie d'Hippone ,
» qui est en Afrique sur le bord de la mer , on
» voit un étang navigable , d'où sort un canal qui ,
» comme un fleuve , entre dans la mer ou retourne
» à l'étang même , selon que le flux l'entraîne ou
» que le reflux le repousse. La pêche, la naviga-
)> tion J le bain , y sont des plaisirs de tous les
» liges , surtout des enfans , que leur inclination
» porte au divertissement et à l'oisiveté. Entre
» eux ils mettent l'honneur et le mérite à laisser
)> le rivage bien loin derrière eux , et celui qui
» s'en éloigne le plus . et qui devance tous les
» autres , en est le vainqueur. Dans cette sorte de
» combat, un enfant plus hardi que ses compa-
» gnons , s'étant fort avancé , un dauphin se pré.-
» sente , et tantôt le précède , tantôt le suit , tantôt
» tourne autour de lui , enfin charge l'enfant sur
» son dos , puis le remet à l'eau , une autre fois le
» reprend et l'emporte tout tremblant , d'abord en
» pleine mer , mais peu après il revient à terre et
» le rend au rivage et à ses compagnons. Le bruit
» s'en répand dans la colonie : chacun y court ,
» chacun regarde cet enfant comme une merveille :
» on ne peut se lasser de l'interroger , de l'entent
» dre, de raconter ce qui s'est passé. Le len-i
» demain tout le monde court à la rive; ils ont i
» tous les yeux sur la mer ou sur ce qu'ils pren-
)> nent pour elle ; les enfans se mettent à la nage, :
» et parmi eux celui dont je vous parle, mais avec ;
» plus de retenue. Le dauphin revient à la même
» heure, et s'adresse au même enfant. Celui-ci
p prend la fuite avec les autres : le dauphin , comme
3) ï'il voulait le rappeler etl'inviter, saute, plonge
j) et fait cent tours différens. Le jour suivant, celu (
» d'après et plusieurs autres de suite 7 même chos* \
DE LITTERATURE. 198
p arrive, jusqu'à ce que ces gens nourris sur la
» mer se t'ont une honte de leur crainte. Ils appro-
chent du dauphin, ils l'appellent, ils jouent
» avec lui , ils le touchent , il se laisse manier.
» Cette épreuve les encourage , surtout l'enfant
» qui le premier en avait couru le risque \ il nage
» auprès du dauphin et saute sur son dos. Il est
» porté et rapporté; il se croit reconnu et aimé;
)) il aime aussi, et ni l'un ni l'autre ne ressent ni
» n'inspire la frayeur. La confiance de celui-là
» augmente , et en même tems la docilité de celui-
» ci ; les autres enfans l'accompagnent en nageant ?
« et l'animent par leurs cris et par leurs discours.
» Avec ce dauphin on en vo}rait un autre ( et ceci
» n'est pas moins merveilleux ) qui ne servait que
» de compagnon et de spectateur. Il ne faisait , il
» ne souffrait rien de semblable, mais il menait
I » et ramenait l'autre dauphin comme les enfans
)) menaient et ramenaient leur camarade. L'ani-
» mal , de plus en plus apprivoisé par l'habitude
» de jouer avec l'enfant et de le porter , avait
» coutume de venir à terre ; et après s'être séché
» sur le sab!*? , lorsqu'il venait à sentir la chaleur ?
» il se rejetait à la mer. Oetavius Avitus , lieu-
» tenant du proconsul , emporté par une vaine
» superstition, prit le tems que le dauphin était sur
» le rivage pour faire répandre sur lui des parfums ;
» la nouveauté de cette odeur le mit en fuite et
» le fît sauter dans la mer. Plusieurs jours s'écou-
d lerent depuis sans qu'il parût. Enfin il revint,
0 d'abord languissant et triste; et peu après ayant
) repiis ses premières forces, il recommença ses
h jeux et ses tours ordinaires. Tous les magistrats
1 dos lieux circonvoisins s'empressaient d'accourir
|l à ce spectacle : leur arrivée et leur séjour en-
gageaient cette ville, qui n'est déjà pas trop
> riche , à de nouvelles dépenses qui achevaient
; de l'épuiser. Ce concours de monde y troublait
ï < )6 C G V K s
» d'ailleurs et y dérangeait tout.On pritdonc le parti
» de tuer secrètement le dauphin qu'on venait voir.
» Ne pleurez-vous pas son sort? De quelles expres-
» sions , de quelles figures vous enrichirez cette
» histoire , quoiqu'il ne soit pas besoin de votre
» art pour l'embellir, et qu'il suffise de ne rien
» ôter a la vérité' ! »
Pline , qu'on a nommé le naturaliste pour le dis-
tinguer du précédent , appartient plus , comme ce
titre l'indique assez, à la physique et aux sciences
naturelles , qu'à la littérature • mais à ne le con-
sidérer même que comme écrivain, l'éloquence
q j'ila répandue dans son ouvrage, l'imagination
qui anime et colorie son style , lui donnent une
place éminente parmi les auteurs du dernier âge
des lettres romaines. On ne peut douter , et c'est
s n plus grand éloge , qu'il n'ait servi de modèle
a i célèbre auteur de notre Histoire naturelle, qui ,
par la noblesse et l'élévation des idées, l'énergie
de la diction , la richesse des peintures et la variété
des détails , semble avoir voulu lutter contre lui.
Lisez dans Pline la description de l'éléphant et du
Ion ? et vous croirez lire Buffon. Mais l'écrivain
français l'emporte par la pureté du goût : l'on ne
peut lui reprocher, comme a l'auteur latin, de
tomber dans la déclamation, et d'être quelquefois
dur et obscur en cherchant la précision et la force :
ce sont là les défauts de Pline le naturaliste. Son
livre d'ailleurs est un monument précieux à tous
égards , et on l'a nommé avec raison X Encyclo-
pédie des Anciens. Il a servi à marquer pour nous
îe terme de leurs connaissances. Tout s'y trouve ,
astronomie , géométrie , physique générale et par-
ticulière, botanique, médecine, anatomie , miné-
ralogie, agriculture, arts mécaniques, arts de luxe.
La seule nomenclature des ouvrages que l'auteur
cite , le nombre de ceux qu'il dit avoir lus , la
plupart perdus aujourd'hui , et qui forment des ;
DE LITTERATURE. tCfJ
milliers de volumes, suffît pour donner une idée
effrayante de son travail ; et quand on pense qu'il
avait composé une foule d'autres ouvrages que
nous n'avons plus , que ce même homme fut toute
sa vie occupé des affaires publiques , fît la guerre ?
fut chargé pendant plusieurs années du gouver-
nement d'une province , et qu'il mourut à cin-
quante-six ans , on ne concevrait pas comment il
a pu suffire a tant d'objets , de lectures ? de recher-
ches et de fatigues , si Pline le jeune , en nous tra-
çant le plan de vie que suivait son oncle , ne nous
eut fait voir en lui l'homme le plus laborieux qui
ait jamais existé. Il faut jeter les yeux sur ce ta-
bleau pour apprendre ce que c'est que le travail ^
et l'on ne sera pas étonné que celui qui le traçait ,
s'accusât lui-même de paresse , en comparaison
d'un semblable modèle. Assurémentpeu d'hommes
seront capables des travaux de l'oncle et des scru-
pules du neveu. Voici comme ce dernier s'expli-
que dans une de ses lettres.
« Vous me faites un grand plaisir de lire avec
» tant de passion les ouvrages de mon oncle, et
a de vouloir les connaître tous. Je ne me conten-
)) terai pas de vous les indiquer : je vous mar-
» querai encore dans quel ordre ils ont été faits ;
» c'est une connaissance qui n'est pas sans agré-
» ment pour les gens de lettres. Lorsqu'il corn-
» mandait une brigade de cavalerie , il a composé
» un livre de l'art de lancer le javelot à che-
» val ; et dans ce livre l'esprit et l'exactitude se
» font également remarquer : deux autres , de la
» Vie de Pomponius Secundus» 11 en avait été
» singulièrement aimé , et il crut devoir cette
» marque de reconnaissance à la mémoire de son
» ami. 11 nous en a laissé vingt autres des Guerres
» d' Allemagne , où il a renfermé toutes celles
» que nous avons eues avec les peuples de ces
» pays. Un songe lui fit entreprendre cet ouviage.
198 COVRS
y> ^Lorsqu'il servait dans cette province , il crut
y> voir en songe Drusus Nëron , qui , après y avoir
» fait de grandes conquêtes , y était mort : ce
» prince le conjurait de ne le pas laisser enseveli
» dans l'oubli. Nous avons encore de lui trois
# livres intitulés l'Homme de lettres , que leur
^-grosseur obligea mon oncle de partager en six
» volumes : il prend l'orateur au berceau , et ne
» le quitte point qu'il ne l'ait conduit à la plus
y) haute perfection ; huit livres sur les façons de
» parler douteuses : il fît cet ouvrage pendant
» les dernières années de l'empire de Néron , où
)) la tyrannie rendait dangereux tout genre d'é-
» tude plus libre et plus élevé ; trente-un pour
» servir de suite à l'histoire qu'Aufîdius Bassus
» a écrite ; trente-sept de l'Histoire naturelle.
J> Cet ouvrage est d'une étendue et d'une érudition
» infinie , et presque aussi varié que la nature
» elle-même. Vous êtes surpris qu'un homme
» dont le tems était si rempli , ait pu écrire tant
» de volumes , et y traiter tant de différens su-
» jets, la plupart si épineux et si difficiles.
» \ous serez bien plus étonné quand vous saurez
» qu'il a plaidé pendant quelque tems , et qu'il
» n'avait que cinquante-six ans quand il est mort.
» On sait qu'il en a passé la moitié dans les tra-
» vaux que les plus importans emplois et la con-
» fiance des princes lui ont imposés. Mais c'était
)) une pénétration, une application, une vigilance
s> incroyables. Il commençait ses veilles aux fêtes
» de Vulcain , dans le mois d'août, non pas pour
» chercher dans le ciel des présages, mais pour
» étudier. 11 se mettait a l'étude , en été , dès qu'il
» était nuit close ; en hiver , à une heure du matin,
» au plus tard a deux , souvent à minuit. Il n'était
» pas possible de moins donner au sommeil , qui
» quelquefois le prenait et le quittait sur ses li-
» vres. Avant le jour il se rendait chez Tempe-
DE LITTERATURE. I qa
» reur Vcspasien , qui faisait aussi un bon usage
» des nuits : de là il allait s'acquitter de tout jee
» qui lui avait été' ordonne*. Ses affaires faites , il
» retournait chez lui , et ce qui lui restait de teins
» était encore pour l'étude. Après le dîner ( tou-
» jours très-simple et très-léger , suivant la cou-
» tume de nos pères ), s'il se trouvait quelques
» momens de loisir , en été , il se couchait au
» soleil. On lui lisait quelques livres : il en tirait
)) des remarques et des extraits ; car jamais il n'a
» rien lu sans extraire. Aussi avait-il coutume de
» dire qu'il n'y a si mauvais livre où l'on ne
» puisse apprendre quelque chose. Après s'être
» retire du soleil , il se mettait le plus souvent dans
» le bain d'eau froide. Il mangeait un luorceau et
» dormait très-peu de tems. Ensuite , et comme
» si un nouveau jour eût recommencé , il repre-
» nait l'étude jusqu'au souper. Pendant qu'il sou-
■»pait, nouvelle lecture, nouveaux extraits,
» mais en courant. Je me souviens qu'un jour le
» lecteur ayant mal prononcé quelques mots, un de
» ceux qui étaient à table l'obligea de recom-
» mencer. Quoi! ne tavez — vous pas entendu?
» ( dit mon oncle ). Pardonnez - mol ( reprit
» son ami ). Et pourquoi donc ( reprit -il ) le
^ faire répéter? Votre interruption nous coûte
» plus de dix lignes. Voyez si ce n'était pas être
» bon ménager du tems. L'été , il sortait de table
» avant que le jour nous eût quittés; en hiver,
» entre sept et huit; et tout cela, il Je faisait au
» milieu du tumulte de Rome , malgré toutes les
» occupations que l'on y trouve , et le faisant
» comme si quelque loi l'y eût forcé. A la cam-
» pagne , le seul tems du bain était exempt d'é-
» tude ; je veux dire le tems qu'il était dans l'eau ;
» car pendant qu il en sortait et qu'il se faisait
» essuyer , il ne manquait pas de lire ou de dic-
» ter. Dans ses voyages , c'était sa seule applica-
200 COURS
» tion : comme si alors il eut été plus de'gagé de
» tous les autres soins, il avait toujours à ses j
a cotes son livre, ses tablettes et son copiste. 11
'-» lui faisait prendre ses gants en hiver, afin que
» îa rigueur même de la saison ne pût dérober
» un moment a l'étude. C'était par cette raison
.* qu'à Rome il n'allait jamais qu'en chaise. Je j
,» me souviens qu'un jour il me reprit de m' être '
j> promené. Vous pouviez ( dit-il ) mettre ces \
9 heures à profit; car il comptait pour perdu'
» tout le tems que l'on n'employait pas aux |
.-» sciences. C'est par cette prodigieuse assiduités
..» qu'il a su achever tant de volumes , et qu'il m'a '
» laissé cent soixante tomes remplis de ses re- f
» marques , écrites sur la page et sur le revers en j
» très-petits caractères ; ce qui les multiplie beau-
» coup. 11 me contait qu'il n'avait tenu qu'à lui J
» pendant qu'il était procurateur en Espagne , de
» les vendre à Lartius Licinius quatre cent mille
'$ sesterces, et alors ces mémoires n'étaient pas
,» tout-à-fait en si grand nombre. Quand vous
» songez à cette immense lecture , à ces ouvrages}
;» infinis qu'il a composés, ne croiriez -vous pas!
> qu'il n'a jamais été ni dans les charges ni dans!
» la faveur des princes? Et quand on vous dit!
:» tout le tems qu'il a ménagé pour les belles-let-ji
» très , ne commencez-vous pas à croire qu'il n'ai
» pas encore assez lu et assez écrit ? Car , d'uni
» côté , quels obstacles les charges et la cour nel
> foi ment- elles point aux études; et de l'autre,}
:» que ne peut point une si constante application ?ii
^ C'est donc avec raison que je me moque de
» ceux qui m'appellent studieux , moi qui enfl
» comparaison de lui suis un vrai fainéant. Ce4]
» pendant je donne à l'étude tout ce que les de- I
» voirs et publics et particuliers me laissent dci
» tems. Et qui , parmi ceux même qui consacrent I
» toute leur vie aux belles-lettres , pourra soute-
DE LITTERATURE. 2ÔÏ
» nir cette comparaison et ne pas rougir , comme
» si le sommeil et la mollesse partageaient ses
» jours? Je m'aperçois que mon sujet m'a em-
» porté plus loin que je ne m'étais proposé. Je
» voulais seulement vous apprendre ce que vous
» désiriez savoir , quels ouvrages mon oncle a
» composés. Je m'assure pourtant que ce que je
» vous ai mandé ne vous fera guère moins de plai-
» sir que leur lecture. Non-seulement cela peut
» piquer encore davantage votre curiosité , mais
» vous piquer vous-même d'une noble émula-
» tion. »
Nous avons une traduction complète de l'His-
toire naturelle de Pline , traduction médiocre en
elle - même , mais précieuse par les recherches
d'érudition et de physique dont elle est accom-
pagnée , et qui sont en partie le fruit des veilles
de plusieurs savans , encouragés 7 il y a environ
trente ans, à cette tâche pénible par un de nos
plus respectables magistrats (i) , qui , chargé alors
de présider à la littérature , semblait être placé
dans le département que son goût aurait choisi et
que la nature lui aurait indiqué , et qui , appelé
aux grandes places par la renommée et par le
choix du monarque ? leur a préféré ce loisir noble
et studieux , cette liberté a la fois paisible et
active , qui y pour les âmes douces et pures , sen-
sibles à l'amitié , à la nature et aux arts 1 est la
source de jouissances que rien ne peut corrompre ,
et d'un bonheur que rien ne peut troubler,
Cette traduction , en douze vol. in~4°. , est plus
faite pour les savans et les littérateurs , que pour
les gens du monde. Mais heureusement c'est a
ceux-ci qu'on a songé lorsqu'on nous a donné un
volume composé des morceaux les plus curieux
de Pline le naturaliste > choisis avec goût ? classés
11!
(i) M. d« Malesherbcs.
202 COU ES
avec méthode, et traduits avec une pureté, une
élégance et une noblesse qui prouvent une con-
naissance réfléchie des deux langues. Cet ouvrage ,
qui est un véritable service rendu aux amateurs,
est de M. l'abbé Guéroult , professeur de rhéto-
rique au collège d'Harcourt, et fait honneur à
F université , qui compte l'auteur parmi ses mem-
bres les plus distingués. On y trouve cette foule
de détails instructifs sur les mœurs domestiques
des Romains , sur leurs arts , sur leur luxe , et
cette multitude de particularités historiques qui
donne un si grand prix a ce vaste monument que
Pline nous a transmis. Les bornes qui me sont
prescrites , ne permettent pas d'en rien citer ; je
ne puis que renvoyer à l'abrégé dont je viens de
parler , les curieux d'antiquités , et je me con-
tenterai de transcrire un ou deux morceaux , qui
peuvent donner quelque idée des beautés de Pline
et en même tems de ses défauts; car ceux-ci se
trouvent quelquefois à côté des beautés mêmes,
et le traducteur n'a pas dû les faire disparaître»
Je choisis , par exemple , l'endroit du premier
livre, où Pline parle de la terre.
« La terre est le seul des élémens a qui nous
» aiyons donné . pour prix de ses bienfaits , un
» nom qui offre l'idée respectable de la maternité.
« Elle est le domaine de l'homme , comme le ciel
» est le domaine de Dieu. Elle le reçoit a sa nais-
» sance , le nourrit quand il est né , et du moment
» où il a vu le jour, elle ne cesse plus de lui servir
» de soutien et d'appui ; enfin , nous ouvrant son
» sein quand déjà le reste de la nature nous a re-
» jetés , mère alors plus que jamais , elle couvre
» nos dépouilles mortelles, nous rend sacrés,
» comme elle l'est elle-même ; et c'est surtout
» a ce titre qu'elle est pour nous un objet saint
» et vénérable. Elle fait plus encore; elle porte
» nos titres et nos monumens3 étend la durée de
DE LITTÉRATURE. 2o3
» notre nom , et prolonge notre mémoire au-delà
» des bornes étroites de la vie. C'est la dernière
» divinité' qu'invoque notre colère : nous la prions
» de s'appesantir sur ceux qui ne sont plus , comme
» si nous ne savions pas qu'elle seule ne s'irrite
» jamais contre l'homme. Les eaux s'élèvent pour
» retomber en pluies orageuses; elles se durcissent
» en grêle ? se gonflent en vagues , se précipitent
» en torrens ; l'air se condense en nuées , se dé-
» chaîne en tempêtes ; mais la terre est bienfai-
» santé , douce , indulgente , toujours empressée à
» servir les mortels. Que de tributs nous lui arra-
» chons ! que de pre'sens elle nous offre d'elle-
» même ! quelles couleurs ! quelles saveurs ! quels
» sucs ! quels touchers ! quelles odeurs ! Comme
» elle est fidelle à payer l'intérêt du dépôt qu'on
» lui confie ! combien d'êtres elle nourrit pour
r> nous ! S'il existe des animaux venimeux , l'air
» qui leur donne la vie en est seul coupable. Elle
» est contrainte d'en recevoir le germe 7 et de les
» soutenir lorsqu'ils sont éclos ; mais elle répand
» en tous lieux les herbes salutaires : toujours
» elle est en travail pour l'homme, et peut-être
» les poisons mêmes sont-ils un don de sa pitié. »
Ce morceau est d'un ton absolument oratoire
et même poétique. Il est brillant ; mais toutes les
idées en sont-elles bien justes ? Est-il vrai que la
terre ( en lui attribuant tout le pouvoir que l'au-
teur lui donne figurément) ne fasse jamais de mal
à l'homme? Et quand les volcans ouvrent leur
sein pour y engloutir des villes entières ? quand les
tremblemens de terre bouleversent un royaume ?
De plus j tout le bien qu'elle fait lui appartient-il
exclusivement? Sans ces pluies dont parie Pline
pour s'en plaindre fort injustement , sans le soleil
dont il ne parle pas, que deviendrait cette terre
si bienfaisante? Avouons-le : il fallait laisser aux
poètes exalter la divinité de la terre aux dépens
204 COUR 5
de quelques autres ; mais un philosophe devak.
plutôt nous faire voir cette harmonie des élé- j
mens , qui , ne pouvant rien pour nous l'un sans
l'autre , se combinent pour nous être utiles , et
dont la concorde éternelle produit l'éternelle fé-
condité. Je n'étendrai pas plus loin la critique sur
ce morceau qui a de l'intérêt et de l'éclat , mais
qui n'est pas exempt , comme on le voit , de dé-
clamation; car on appelle ainsi tout ce qui tend à
agrandir les objets aux dépens de la vérité.
Cicéron nous a fait tant de plaisir, que nous
devons en trouver aussi à voir quel hommage lui
a rendu Pline , lorsqu'en parlant des honneurs que
les lettres et les talens de l'esprit ont reçus des Ro-
mains, il iui adresse cette éloquente apostrophe :
« Pourrai-je , sans crime , passer ton nom sous si-
3) lence 7 ô Cicéron ? Que célébrerai- je en toi
» comme le titre distinctif de ta gloire ? Ah ! sans
» doute , il suffira d'attester cet hommage flatteur
» qu'un peuple entier y qu'un peuple tel que celui
» de Rome rendit k tes sublimes talens , et de
» choisir dans toute la suite d'une si belle vie les
» seules actions qui signalèrent ton consulat. Tu
» parles , et les tribus romaines renoncent à la loi
» agraire, à cette loi qui leur assurait les premiers
» besoins de la vie. Tu conseilles : elles pardon-
» nent à Roscius, auteur de la loi qui réglait les
» rangs au spectacle , et consentent à une distinc-
» tion injurieuse pour elles. Tu persuades , et les
» enfans des proscrits se condamnent eux-mêmes
» à ne plus prétendre aux honneurs. Catilina fuit
» devant ton génie : c'est toi qui proscris Marc
» Antoine. Reçois mon hommage , ô loi qui le
» premier fus nommé Père de la patrie , toi qui le
» premier méritas le triomphe sans quitter la toge,
» et le premier obtint les lauriers de la victoire
» avec les seuls armes de la parole ; toi , le père
» de l'éloquence et des lettres latines \ toi enfin,
DE LITTÉRATURE. 203
7) pour me servir des expressions de César, autre-
» lois ton ennemi , toi qui remportas le plus beau
» de tous les triomphes, puisqu'il est plus glo-
» rieux d'avoir étendu pour les Romains les limites
» du génie , que d'avoir reculé les bornes de leur
» Empire. »
FIN DU SECOND LIVRE,
206 COURS
WMMJWLMJ J1MP JJMMMX.mUU» l IIW— WU ■JllHJWWi MM* MME— — !^B»«— —
ANCIENS.
LIVRE TROISIEME.
HISTOIRE, PHILOSOPHIE
ET LITTÉRATURE MÊLÉE.
CHAPITRE PREMIER.
Histoire.
SECTION PREMIERE.
Historiens grecs et romains de la première
classe*
XVhistotre, dans les premiers tems, parait
n'avoir été confiée qu'à la poésie, qui parlait a
l'imagination et se gravait dans la mémoire , ou
aux monumens publics , qui semblaient propres à
perpétuer le souvenir des grands événemens. On
les déposait sur -l'airain, sur la pierre, sur les
statues, sur les tombeaux, sur les médailles; et
c'est ce qui fait que ces dernières, dont un grand
nombre a échappé aux ravages du lems , sont
devenues un objet de recherche pour les curieux
d'antiquité , et ont servi souvent à éclaircir ou à
constater les faits et les époques des siècles les
plus reculés. L'ouvrage le plus anciennement ré-
digé en forme d'histoire, que la littérature grecque
nous ait transmis ( car il n'est ici question ni des
livres sacrés 3 ni des écrivains orientaux ) , est celui
DE LITTÉRATURE: 20f
d'Hérodote , nommé par cette raison le Père de
l'Histoire*
C'est à lui que l'on doit le peu que nous con-
naissons des anciennes dynasties des Medes, des
Perses , des Phéniciens , des Lydiens , des Grecs ,
des Egyptiens , des Scythes. Il vivait environ cinq
siècles avant l'ère chrétienne , et avait voyagé dans
l'Asie mineure , dans la Grèce et dans l'Egypte.
Les noms des neuf Muses, donnés par ses con-
temporains aux neuf livres qui composent son
histoire , sont un témoignage de l'estime qu'en
faisaient les Grecs, à qui l'auteur en fît la lec-
ture dans l'assemblée des jeux olympiques ; et
cet honneur qu'on lui rendit , doit aussi leur
donner un caractère d'autorité, non qu'il faille en
I conclure que tous les faits qu'il rapporte sont
I incontestables. Puisque nos histoires modernes ne
sont pas elles-mêmes à l'abri de la critique, à plus
forte raison ce qui n'est fondé que sur des txadi-
; tions si éloignées , est-il soumis a la discussion et
• susceptible de laisser des doutes. D'ailleurs , le
goût si connu des Grecs pour le merveilleux et
\ pour les fables, goût qui leur a été si souvent
V reproché par les écrivains latins, peut rendre sus-
pecte leur véracité. Mais aussi on est tombé dans
!5 un autre excès en rejetant trop légèrement tout ce
■ qui ne nous a pas paru conforme à des régies de
r vraisemblance qu'il n'est pas possible de déter-
I miner d'une manière bien positive j car dan»
[l l'histoire, comme dans le drame,
Le vrai peut quelquefois ifêtre pas vraisemblable.
i Nous semmes trop portés à régler la mesure des
j probabilités sur celles de nos idées communes et
[1 de nos connaissances imparfaites. La distance des
y tems et des lieux , et la diversité des religions ,
i> des mœuîs , des coutumes et des préjugés , ont
! placé les Anciens et les Modernes à un si grand
ao8 cours
éloignement les uns des autres , que les derniers
ne doivent prononcer qu'avec beaucoup de pré-
caution quand il s'agit de se rendre juges de ce
que les premiers ont pu faire ou penser. L'expé-
rience doit ici, comme en tout, servir de leçon :
plus d'une fois elle a démontré réel ce qui ne
semblait pas croyable 7 et en dernier lieu des
voyageurs très-instruits ont vérifié sur les lieux
ce quTïérodote avait écrit de l'Egypte , et ce
qu'on avait regardé comme fabuleux. Il peut y
avoir autant d'ignorance a tout rejeter qu'à tout
croire , et la différence alors n'est que de la sim-
plicité à la présomption. 11 faut se défier égale-
ment de toutes deux : celui qui sait beaucoup
doute souvent, et le doute conduit à l'examen
et à l'instruction ; celui qui sait peu est prompt
à nier, et manque l'occasion de s'instruire. Au
rçste, cet examen n'est pas de mon sujet, et
je dois surtout considérer les historiens comme
écrivains et hommes de lettres. Je ne puis donc
offrir qu'un aperçu très-rapide sur ceux des his-
toriens de la Grèce et de Rome , que le suffrage
de tous les siècles a mis au nombre des auteurs
classiques.
Après Hérodote , dont on estime la clarté , l'é-
légance et l'agrément, mais en qui l'on désirerait
plus de méthode 7 plus de développemens , plus
de critique , parut Thucydide , qui a écrit cette
fameuse guerre du Péloponese, entre Athènes et
Lacédémone, qui dura vingt-sept ans. 11 en a
rapporté la plus grande partie comme témoin et
même comme acteur; car il fut chargé d'un
commandement, et les Athéniens, qui le banni-
rent pour avoir mal fait la guerre , honorèrent
ensuite et récompensèrent comme historien celui
qu'ils avaient puni comme général. On lui repro-
che deux défauts assez opposés l'un a l'autre : il est
trop concis dans sa narration , et trop long dan*
DE LITTÉRATURE. 2og
ses harangues. 11 a beaucoup de pensées, mais elles
sont quelquefois obscures ; il a dans son style la
gravite d'un philosophe , mais il en laisse un peu
sentir la sécheresse. Aussi le lit-on avec moins de
| ' plaisir que Xénophon , qui écrivit quelque tems
après lui , et qu'on a surnommé / Abeille attique ,
pour désigner la douceur de son style. Ce fut lui
qui publia et continua l'histoire de Thucydide ,
a laquelle il ajouta sept livres. Il avait été disciple
de Socrate , et commandait dans cette mémorable
Retraite des dix mille , l'une des merveilles de
l'antiquité , et dont il était digne d'écrire l'histoire.
11 fut, comme César, l'historien de ses propres
exploits : comme lui, il joignit le talent de les
écrire à la gloire de les exécuter : comme lui , il
mérite une entière croyance, parce qu'il avait des
témoins pour juges. Ce dernier mérite n'est pas
celui de la Cyropédie , dans laquelle , au jugement
de Cicéron , il a moins consulté la vérité histori-
que, que le désir de tracer le modèle d'un prince
accompli et d'un gouvernement parlait. Si les gens
de Fart étudient comme général dans la Retraite
des dix mille , on l'admire comme philosophe et
comme homme d'Etat dans ce livre charmant de
la Cyropédie , qu'on peut comparer a notre Télé-
maque. On a dit de Xénophon, que les Grâces
reposaient sur ses lèvres : on peut ajouter qu'elles
y sont près de la Sagesse.
Depuis lui jusqu'à Fénéion , nul homme n'a
possédé au même degré le talent de rendre la vertu
aimable. Les Anciens ne parlent de lui qu'avec
vénération , et l'on sait que Scipion et Lucullus
faisaient leurs délices de ses ouvrages. Cet homme,
qui eut dans ses écrits tout le charme de l'élo-
quence attique , avait dans l'ame la force d'un
Spartiate. 11 sacrifiait aux dieux , la tête couronnée
de fleurs : tout à coup on vient lui apprendre que
son fils a été tué à la bataille de Mantinée. Il ôte
210 COURS
ses couronnes et verse des larmes ; mais lorsqu'on
ajoute que ce fils , combattant jusqu'au dernier
soupir, a blessé mortellement le général ennemi 1
il reprend ses couronnes : Je savais , dit-il , que
mon fils était mortel > et sa gloire doit me con-
soler de sa mort.
Nous avons de lui beaucoup d'autres ouvrages ,
entre autres un Eloge d'Agésilas , roi de Lacé-
démone; un Recueil des paroles mémorables de
Socrate , et V Apologie de ce philosophe. Mais
ses deux chefs-d'œuvre sont la Pœtraite des dix
mille et làCyropédie.
Quintilien compare Tite-Live à Hérodote , et
Saliuste à Thucydide. Je serais tenté de croire que
l'admiration des Romains pour la littérature grec-
que , qui avait servi de modèle à la leur , et ce
vieux respect que l'on conserve pour ses maîtres ,
mettaient un peu de préjugé dans cet avis de
Quintilien , d'ailleurs si judicieux et si éclairé.
Quant à nous autres Modernes , qui avons une
égale obligation aux Grecs et aux Latins , il me
semble que nous préférerions Tite-Live à Héro-
dote, et Saliuste à Thucydide ? par la raison que
les deux historiens latins sont bien plus grands
coloristes et meilleurs orateurs que les deux his-
toriens grecs. Les couleurs de Tite-Live sont plus
douces ; celles de Saliuste sont plus fortes. L'un
se fait admirer par sa facilité brillante , l'autre
par sa rapidité énergique. Le goût de Tite-Live
est si parfait , que Quintilien le cite à côté de
Cicéron , en indiquant ces deux auteurs comme
ceux qu'il faut mettre de préférence entre les
mains des jeunes gens. « Sa narration, dit-il, est
» singulièrement agréable et de la clarté la plus
» pure. Ses harangues sont d'une éloquence au
» dessus de toute expression. Tout y est parfaite -
y> ment adapté aux personnes et aux circonstances.
» Il excelle surtout à exprimer les sentimens
DE LITTERATURE* 2ÎÎ
» doux et touchans, et nul historien n'est plus
» palhe'tique. »
Cet éloge est juste dans tous les points , et Ton
oeut ajouter que le génie de Tite-Live , sans jamais
laisser voir le travail ni l'effort, paraît s'élever
îaturellement jusqu'à la grandeur romaine, Ii
l'est jamais au dessus ni au dessous de ce qu'il
\aconte. Ses harangues 1 que les Anciens admi-
rent et que les Modernes lui ont reprochées ?
ont si belles , que leur censeur le plus sévère
regretterait sans doute qu'elles n'existassent pas ;
:t je prouverai tout-à-1'heure que ce n'était pas
les beautés hors de place, et qu'on ne peut pas lui
appliquer le bon-mot si connu de Plutarque : Tu
i5 tenu hors de propos un très-beau propos.
Sa réputation s'étendit fort loin , même de soh
ivant , s'il est vrai , comme on le dit , qu'un ha-
ntant de Cadix , qui dans ce tems était pour les
iilomains une extrémité du Monde , partit de son
<>ays pour voir Tite-Live , et s'en retourna aussi-
ôt après l'avoir vu. Saint Jérôme , dans une lettre
«fil écrit à Paulin, dit très-heureusement à ce
• ujet : « C'était sans doute une chose bien extraor-
dinaire, qu'un étranger entrant dans une ville
telle que Rome, y cherchât autre chose que
h Rome même. »
I On sait que dans son ouvrage, composé de cent
uarancc livres, il avait embrassé toute\i'étendue
e l'histoire romaine , depuis la fondation de Rome
usqu'à la mort de Drusus, petit-fils d'Auguste. Il
e nous en reste que trente-cinq livres , et le tems
'a pas épargné davantage Tacite et Salluste. Ces
ertes, si déplorables pour ceux dont les lettres
ant le bonheur , ne seront probablement jamais
éparées.
Il fut très-aimé d'Auguste ; ce qui ne Tempe-
ha pas de donner dans ses écrits les plus grandes
ouanges au parti républicain , à Brutus , k Cassius,
212 COURS
et particulièrement à Pompée , au point qu'Auguste i
l'appelait le Pompéien. Sous Tibère, i'historierï
Crémutius Cordus fut accusé devant le sénat dt '
crime de leze-majesté , pour avoir appelé Brutu; :
le dernier des Romains, et fut obligé de se do*l
ner la mort. On peut juger par ce seul trait , quel
progrès d'un règne à l'autre avait fait la servitude «5
L'abbé Desfontaines a reproché à Tite-Liv(
de s'être laissé trop éblouir par la grandeur d<
Rome , et d'avoir parlé de cette ville naissante!
comme de la capitale du Monde : je ne crois par]
<:e reproche fondé. Rome n'eut jamais plus de
véritable grandeur que dans ses premiers siècles |
qui furent ceux de la vertu, du courage et du*
f patriotisme ; et ce n'est pas quand son empire fui
e plus étendu qu'elle eut plus de gloire réelle !
C'est en effet lorsqu'elle combattait pour ses foyer: j
contre Pyrrhus et contre Carthage, que le peupLj
romain se montra le premier peuple de l'Univers i
et ce grand caractère qui annonçait ce qu'il devin)
dans la suite, c'est-à-dire, le dominateur de
nations, devait se retrouver sous la plume d\
Tite-Live.
On l'accuse de faiblesse et de superstition , parc
qu'il rapporte très-sérieusement une foule de prej
diges. Je ne sais s'il faut en conclure qu'il le
croyait. Le plus souvent il ne les donne crue poui
des traditions reçues, et il ne pouvait se dispense'
d'en parler. Ces prodiges étaient une partie esseni
tielle de l'histoire , dans un Empire où tout étai
présage et auspice, où l'on ne faisait pas une dé
marche importante sans observer l'heure du jou
et l'état du ciel. Je crois bien que du tems d'An
guste , et même avant lui , on commençait à êtr<
moins superstitieux; mais le peuple l'était tou
jours, et la politique savait et devait tirer part
de ce puissant ressort de la croyance générale
dont les effets sont généralement bons dans tou
DE LITTERATURE. 2l3
[ouvernement, même quand la croyance est erro-
ice. Il n'y a que l'irréligion qui soit essentielle-
nent ennemie de tout ordre social et moral. Aussi
le tout lems le sénat avait plié la religion et les
tuspices aux intérêts publics. Les livres des Si-
>ylles que Ton ouvrait de tems en tems , étaient
évidemment comme les centuries de Nostradamus,
)ù Ton trouve tout ce que l'on veut : mais on se
noque de Nostradamus, et l'on révérait les Si-
bylles. Ces notions suffisent pour nous persuader
]ue Tite-Live et les autres historiens se croyaient
)bligés de ne rien témoigner de ce qu'ils pensaient
le ces prodiges , et se souciaient fort peu de dé-
romper personne. Ce n'est pas pourtant que je
• oulusse assurer que Tite-Live n'eût sur ce point
nucune crédulité : je dis simplement que ce qu'il
x écrit ne peut pas être regardé comme une preuve
le ce qu'il pensait. Il est très-possible qu'avec un
^eau génie on croie à la fatalité et à la divination.
un soupçonnerait volontiers , en lisant Tacite ,
flp'il croyait à l'une et a l'autre.
[ Salluste paraît s'être proposé pour modèle la
brécision et la gravité de Thucydide, et l'on dit
Hnême qu'il avait beaucoup emprunté de cet au-
teur. Salluste , dit Quintilien, a beaucoup traduit
i lu grec. Il faut apparemment que ce soit dans les
lioitres ouvrages qu'il avait composés , et que nous
ivons perdus ; car on ne voit aucune trace de ces
traductions dans ce qui nous est resté. Il avait
Ecrit une grande partie de l'histoire romaine ; mais
i m imitant la brièveté de Thucydide , il lui donna
encore plus de nerf et de force : un passage de
i>éneque fait sentir cette différence. «Dans l'au-
3 ;> teur grec (dit-il), quelque serré qu'il soit,
I) vous pourriez encore retrancher quelque chose,
► > non pas sans rien diminuer du mérite de la
II) diction , mais du moins sans rien ôter de la
i) plénitude des pensées. Dans Salluste, un mot
2l4 COURS
» supprime, le sens est détruit; et c'est ce que
» n'a pas senti Tite-Live , qui lui reprochait de
» défigurer les pensées des Grecs et de les affai-
» blir , et qui lui préférait Thucydide , non qu'il
» aimât davantage ce dernier, mais parce qu'il
» le craignait moins , et qu'il se flattait de se j
» mettre plus aisément au dessus de Salluste, s'il
» mettait d'abord Salluste au dessous de Thu-
» cydide. »
Ce morceau fait voir que Tite-Live , dont on
croit volontiers les mœurs aussi douces que le
style, était pourtant capable des injustices de la
jalousie , tant il est vrai que , pour se mettre au
dessus de ce vice attaché à l'imperfection humaine,
il ne suffit pas d'un grand talent qui est rare ; il
iaut une grande ame, qui est plus rare encore.
Aulu-Gelle appelle Salluste un auteur savant
en brièveté > un novateur en fait de mots ; ce
qui ne veut pas dire qu'il inventait de nouveaux
termes, mais qu'il en faisait un usage nouveau.
« L'élégance de Salluste , dit-il ailleurs , la beauté
y> de ses expressions et son application à en cher-
» cher de nouvelles , trouvèrent beaucoup de
» censeurs, même parmi des hommes d'une classe
» distinguée ; mais dans un grand nombre de
» remarques critiques qu'ils ont faites sur ses ou-
» vrages , on en trouve quelques-unes de bien
« fondées , et beaucoup où il y a plus de mali-
» gnité que de justesse. »
11 ne faut pas compter Lénas , affranchi de
Pompée , qui appelait Sailuste un très - mal*
adroit voleur des expressions de Caton l ancien:
ce n'était qu'une injure grossière d'un ennemi et
d'un ennemi vil. Mais d'ailleurs ce n'étaient pas
en effet des hommes médiocres qui reprochaient à
Salluste de l'obscurité dans le style, et l'affecla-
tion de rajeunir de vieux termes, c'éiait Jules-
César qui l\iimait et qui fit sa fortune ; c'était
DE LITTÉRATURE. 2l5
le célèbre Asinius Poîlion , cet homme d'un goût
&i fin et si délicat, ce protecteur d'autant plus
cher aux gens de lettres, qu'il était homme de
lettres lui-même. Il avait eu le même maître que
Salluste : ce maître étoitun grammairien nommé
Prétextatus , qui , voyant que son élevé Salluste
montrait de la disposition pour le genre histo-
rique , lui donna un précis de toute l'histoire
romaine , afin qu'il y choisît la partie qu'il vou-
drait traiter. Il écrivit d'abord la guerre de Cati-
I lina , et ensuite celle de Jugurtha ; il avait été
: témoin de la première. Il composa l'histoire des
guerres civiles de Marius et de Sylla, jusqu'à la
mort de Sertorius , et des ti oubles passagers excités
par Lépide après la mort du dictateur Sylla, et
étouffés par Catulus. Tout ce morceau , qui sans
i doute était précieux , a péri presque entièrement :
il n'en reste plus que quelques lambeaux.
Si les censeurs ont poussé trop loin la critique
à l'égard de Salluste , d'autres ont exagéré la
louange. Martial l'appelle le premier des histo-
riens romains (i), et il n'est pas le seul de cet
ayis. J'avoue que je lui préférerais Tite-Live et
Tacite, l'un pour la perfection du style, l'autre
pour la profondeur des idées. Sans vouloir pro-
noncer sur le choix de ses termes , dont nous ne
sommes pas juges assez compétens , on ne peut se
dissimuler qu'il y a quelque affectation dans son
style, et toute affectation est un défaut. On ne
peut excuser non plus ses longs préambules et
I ses digressions morales , qui ne tiennent pas assez
j au sujet principal , et dont l'objet est vague et
le fond trop commun. Il s'en faut bien que sa
i morale et sa politique vaillent celle de Tacite ,
I qui dans ce genre n'a rien au dessus de lui. Un
autre grief contre Salluste , c'est sa partialité à
(i) Crispus , romand primus in historid.
Sl6 COURS
i'égard de Cicéron. Ce grand-homme a marque
les deux principaux devoirs de l'historien , de ne
rien dire de faux et de ne rien omettre de vrai.
Salluste est irréprochable sur le premier article ;
et comment ne le serait-il pas? Il parlait d'évé-
nemens publics dont tous ses lecteurs avaient été
témoins. Mais il est une autre espèce de men-
songe très-familier à la haine, le mensonge de
réticence ; et celui-là , moins choquant que l'im-
posture formelle , est aussi coupable et plus lâche ,
parce que la méchanceté se cache pour ne pas
rougir. Le sénat décerne des actions de grâces à
Cicéron , conçues dans les termes les plus hono-
rables , pour avoir délivré la République du plus
grand danger sans effusion de sang. C'est un acte
public et solennel , dont tous les historiens font
mention : Salluste n'en parle pas. Catulus et
Caton, dans une assemblée du sénat, donnent à
Cicéron le nom glorieux de Père de la patrie ,
que Pline , Juvénal et tant d'autres écrivains ont
rappelé, et que la postérité lui a conservé : Salluste
n'en parle pas. Les magistrats de Capoue , la pre-
mière ville municipale d'Italie , décernent à Cicé-
ron une statue pour avoir sauvé Rome pendant son
consulat : Salluste n'en parle pas. Enfin le sénat
lui accorde un honneur dont il n'y avait point
d'exemple ; il ordonne ce qu'on appelait des sup-
plications dans les temples , et ce qui n'avait
jamais lieu que pour les triomphateurs. Cette dis-
tinction inouïe est assez remarquable : Salluste
n'en parle pas. Il y a plus : qu'on lise son his-
toire de la guerre de Catilina : tout y est par-
faitement détaillé, excepté ce que fît Cicéron,
sans lequel rien ne se serait fait. Est-ce là la fidé-
lité de l'histoire ? Est-ce là remplir son objet le
plus utile et le plus respectable, celui de montrer
la punition du crime et la récompense de la vertu?
Mais comme la passion raisonne mail Comment
DE LITTÉRATURE. M^
Salluste n'a-t-il pas senti que ce silence j qui ,
dans un homme indifférent, serait une omission
condamnable , dans un ennemi était une bassesse
odieuse? En se taisant sur des faits publics, croyait-
il les faire oublier ? Croyait-il que d'autres ne
les écriraient pas? N'a-t-il pas dû prévoir que ces
réticences perfides n'auraient d'autre effet , si ce
n'est qu'on saurait a jamais que ces honneurs
avaient été décernés à Cicéron , et que Salluste
n'en avait rien dit?
Au reste, le caractère d'un ennemi tel que tous
les Anciens nous ont peint Salluste, fait honneur
k Cicéron. Les témoignagnes sont aussi unanimes
sur la perversité de ses mœurs , que sur la supé-
rioté de ses talens. Il fallait que le dérèglement
de sa conduite, dont parle Horace dans ses Satyres,
allât jusqu'à l'infamie , puisqu'il fut chassé du
sénat par le préteur Appius Pulcher, dans un
îems où la censure, autrefois sévère comme les
mœurs publiques, s'était relâchée elle-même, et
corrompue comme tout le reste. Des auteurs
dignes de foi s'accordent a dire qu'il n'a voulu
qu'en imposer k ses lecteurs, et tromper la postérité
en affectant dans ses ouvrages le langage le plus
austère , et en étalant une morale qui n'était pas
celle de son cœur; qu'il ne recherchait les ex-
pressions anciennes que pour faire croire que ses
principes se sentaient , ainsi que son style , de la
sévérité des premiers âges de la République ;
qu'enfin il n'empruntait les termes cjont Caton
ie censeur s'était servfdans son livre des Origines,
que pour paraître ressembler en quelque chose a
ce modèle de vertu, que d'ailleurs il était si
loin d'imiter.
Il dut son élévation et sa fortune k César, qui,
en qualité de chef de parti , ne pouvait pas être
délicat sur le choix des hommes : c'est un prin-
cipe et un malheur çle l'ambition de se servir des
3, 10
2l8 COURS
vices d1 autrui. Ce fut César qui le fît rentrer dans
le sénat, et lui procura par son crédit la dignité
de préteur. Salluste le servit bien dans la guerre
d'Afrique , et après la victoire il obtint pour ré-
compense le gouvernement de Numidie , avec le
titre de propréteur. C'est là que, par toutes sortes
de brigandages , il amassa des richesses immenses ,
dont il jouit avec d'autant plus de plaisir , que la
dissipation de son patrimoine l'avait réduit à la
pauvreté. Il acheta ces jardins fameux connus
depuis sous le nom de Jardins de Salluste, et une
maison de campagne délicieuse auprès de Tivoli.
Le cri fut général , et les peuples de sa province
l'accusèrent de concussion auprès de César, alors
dictateur. Mais comment celui qui, aux yeux de
tous les Romains , avait enlevé le trésor public
du temple où il était renfermé , pouvait-il punir
un concussionnaire ? La guerre civile n'est pas le
tcms de la justice. Salluste fut dispensé de ré-
pondre , en donnant au maître , qu'il avait servi ,
une partie de l'argent qu'il avait volé , et s'assura
une possession paisible pour le reste de sa vie.
Tel est l'homme qui , dans ses écrits , invective
contre la dépravation générale et rappelle sans
cesse les mœurs antiques.
On'ne peut pas dire de Tacite comme de Saî-
luste, que ce n'est qu'un parleur de verlu : il la fait
respecter à ses lecteurs , parce que lui-même paraît
la sentir. Sa diction est forte comme son ame,
singulièrement pittoresque sans jamais être trop
figurée , précise sans être obscure , nerveuse sans
être tendue. Il parle à la fois à l'ame , à l'ima-
gination , à l'esprit. On pourrait juger des lec-
teurs de Tacite par le mérite qu'ils lui trouvent,
parce que sa pensée est d'une telle étendue , que
chacun y pénètre plus ou moins , selon le degré
de ses forces. Il creuse à une profondeur immense .
et creuse sans effort. Il a l'air bien moins travaillé
BELltTERATtT&E. '2ICJ
que Sa 11 us te, quoiqu'il soit sans comparaison plus
plein et plus fini. Le secret de son style , qu'on
n'égalera peut-être jamais, tient non-seulement
à son génie , mais aux circonstances où. il s'est
•trouve'.
Cet homme vertueux, dont les premiers regards,
au sortir de l'enfance , se fixèrent sur les horreurs
de la cour de Nëron , qui vit ensuite les igno-
minies de Galba, la crapule de Vilellius et les
brigandages d'Othon , qui respira ensuite un air
plus pur sous Vespasien et sous Titus, fut obligé,
dans sa maturité , de supporter la tyrannie ombra-
geuse et hypocrite de Domitien. Obscur par sa
naissance , élevé à la questure par Titus , et se
voyant dans la route des honneurs , il craignit,
pour sa famille, d'arrêter les progrès d'une illus-
tration dont il était le premier auteur, et dont
tous les siens devaient partager les avantages. Il
fut contraint de plier la hauteur de son ame et
la sévérité de ses principes , non pas jusqu'aux
bassesses d'un courtisan , mais du moins aux com-
plaisances , aux assiduités d'un sujet qui espère 7
et qui ne doit rien condamner, sous peine de ne
rien obtenir. Incapable de mériter l'amitié de
Domitien, il fallut ne pas mériter sa haine , étouf-
fer une partie des talens et du mérite d'un sujet ,
pour ne pas effaroucher la jalousie du maître;
faire taire à tout moment son cœur indigné , ne
pleurer qu'en secret les blessures de la patrie et
le sang des bons citoyens , et s'abstenir même de
cet extérieur de tristesse qu'une longue contrainte
répand sur le visage d'un honnête homme , et
toujours suspect à un mauvais prince , qui eait
trop que dans sa cour il ne doit y avoir de triste
que la vertu.
Dans cette douloureuse oppression , Tacite ,
Obligé de se replier sur lui-même, jeta sur le
papier tout cet amas de plaintes et ce poids d'in-
2 20 COTJP.â
dignation dont il ne pouvait autrement se sou-
lager ; voilà ce qui rend son style si intéressant
et si animé. Il n'invective point en déclamateur :
un homme profondément affecté ne peut pas
l'être ; mais il peint avec des couleurs si vraies
tout ce que la bassesse et l'esclavage ont de plus
dégoûtant , tout ce que le despotisme et la cruauté
ont de plus horrible , les espérances et les succès
du crime , la pâleur de l'innocence et l'abattement
de la vertu 5 il peint tellement tout ce qu'il a vu
et souffert, que l'on voit et que l'on souffre avec
lui. Chaque ligne porte un sentiment dans l'ame :
il demande pardon au lecteur des horreurs dont
il l'entretient, et ces horreurs mêmes attachent au
point qu'on serait fâché qu'il ne les eut pas tracées.
Les tyrans nous semblent punis quand il les peint.
Il représente la postérité et la vengeance, et je
ne connais point de lecture plus terrible pour la
conscience des médians.
On a dit qu'il voyait partout le mal , et qu'il
calomniait la nature humaine ; mais pouvait-il
calomnier le siècle où il a vécu? Et peut-on dire
que celui qui nous a tracé les derniers momens
de Germanicus , de Baréa, de Thraséas , qui a
fait le panégyrique d'Agricola, ne voyait pas la
vertu où elle était? Ce dernier morceau, cette vie
d'Agricola, est le désespoir des biographes ; c'est
le chef-d'œuvre de Tacite, qui n'a fait que des
chefs-d'œuvre. Il l'écrivit dans un tems de calme
et de bonheur. Le règne de Nerva qui le fit consul,
et ensuite celui de Trajan , le consolaient d'avoir
été préteur sous Domitien. Son style a des teintes
plus douces et un charme plus attendrissant : on
voit qu'il commence k pardonner. C'est là qu'il
donne cette leçon si belle et si utile k tous ceux
qui peuvent être condamnés k vivre dans des tems
malheureux. « L'exemple d'Agricola (dit-il) nous
i) apprend qu'on peut être grand sous un mauvais
DE LITTERATURE» 22 1
» prince , et que la soumission modeste, jointe aux:
» talens et à la fermeté , peut donner une autre
» gloire que celle où sont parvenus des hommes
» plus impétueux , qui n'ont cherché qu'une mort
» illustre et inutile à la patrie. »
Il n'y a pas bien iong-tems que le mérite supé-
rieur deTacite a été senti parmi nous.Les Modernes
ne lui avaient pas rendu d'abord toute la justice
que lui rendaient ses contemporains. Des écrivains
philosophes ont fait revenir la multitude des pré-
jugés de quelques rhéteurs outrés dans leurs prin-
cipes , et d'une foule de pédans scholastiques, qui,
ne voulant reconnaître d'autre manière d'écrire
que celle de Cicéron, comme si le style des ora-
teurs devait être celui de l'histoire , nous avaient
accoutumés dans notre jeunesse à regarder Tacite
comme un écrivain du second ordre et d'une lati-
nité suspecte , comme un auteur obscur et affecté.
C'est à de pareilles gens qu'il faut citer Juste-Lipse,
un des critiques du seizième siècle, que d'ailleurs
je n'aurais pas choisi pour garant. Voici ce qu'il
dit en assez mauvais style , mais fort sensément.
« Chaque page, chaque ligne de Tacite, est un
» trait de sagesse , un conseil , un axiome. Mais il
» est si rapide et si concis, qu'il faut bien de la
î) sagacité pour le suivre et pour l'entendre. Tous
3> les chiens ne sentent pas le gibier , et tous les
» lecteurs ne sentent pas Tacite. »
Si quelque chose peut faire voir combien, avant
l'invention de l'imprimerie, toutes les précautions
possibles étaient peu sûres pour garantir des in-
jures du tems les plus beaux ouvrages de l'esprit
humain , c'est ce qui est arrivé à ceux de Tacite.
Plusieurs siècles après lui, un homme de son nom
fut élevé au trône des Césars, et se glorifiant de
lui appartenir, quoiqu'on en doutât, il fit trans-
crire avec le plus grand soin tout ce qui était sorti
de la plume de cet inimitable historien ? et le fit
2^2. COU £3
déposer dans les bibliothèques publiques. Il or-
donna de plus que tous les dix ans on en renouve-
lât les copies. Tous ces soins n'ont pu nous con-
server ses écrits, dont la plus grande partie est
encore l'objet de nos regrets.
Parmi les historiens de la première classe, on
peut encore placer Quinte-Curce, quoiqifinférieur
à ceux dont je viens de parler. On ne sait pas bien
précisément dans quel tems il a écrit : il est très-
vraisemblable que c'était sous Vespasien. 11 a ren-
fermé dans un volume assez court la vie d'Alexan-
dre ? divisée en dix livres. Freinshemius a suppléé
les deux premiers et une partie du dernier. Le
style de Quinte-Curce est très-orné et très-fleuri ->
mais il convient à son sujet : il écrivait la vie
d'un homme extraordinaire. Il excelle dans les
descriptions des batailles : sa harangue des Scythes
est un morceau fameux. Il a de la noblesse et du
feu quand il raconte; mais lorsqu'il fait parler
ses personnages , il laisse trop paraître l'auteur.
On l'accuse aussi , et avec raison , de plusieurs
erreurs de dates et de géographie , et en tout il est
beaucoup moins exact qu'Arrien , qui a servi a le
rectifier. Mais je ne sais si l'on est bien fondé a
croire qu'il s'est permis, dans l'histoire de son
héros , beaucoup d'embellissemens romanesques.
Alexandre, chez les autres historiens qui ont
parlé de lui , ne paraît pas moins singulier , moins
outré que dans Quinte-Curce, et il y a des hommes
dont l'histoire véritable ressemble fort à un ro-
man , seulement parce que ces hommes-là ne res-
semblent pas aux autres. Dans ce siècle même,
Charles XII l'a suffisamment prouvé. Quinte-
Curce ne dissimule et n'a aucun intérêt de dissi-
muler aucune des fautes ni des mauvaises qualités
d'Alexandre. Il dit le bien et le mal , et n'a point
le ton d'un enthousiaste ni même d'un panégyriste.
Quant a la vérité des faits 7 si l'on consulte une
DE LITTÉRATURE. 11^
dissertation de Tite-Live sur le succès qu'aurait
pu avoir Alexandre s'il eût porté ses aunes en
Italie, on verra que les Romains s'étaient procuré
de très-bons mémoires sur ce prince , lorsqu'il*
conquirent la Macédoine.
SECTION IL
Des harangues , et de la différence de système
entre les histoires anciennes et la nôtre.
Il me reste à justifier les Anciens sur ces haran-
gues , que l'on regarde comme des eîForts de l'art
oratoire , plutôt que comme des monumens histo-
riques. Il se peut en effet que Fabius et Scipion
n'aient pas dit dflns le sénat précisément les mêmes
choses que Tite-Live leur fait dire ; mais s'il est
très-probable qu'ils ont dû et qu'ils ont pu parler
à peu près dans le même sens , je ne vois pas de
fondement au reproche que l'on lait à l'historien.
En ce genre , ce me semble , il est permis d'em-
bellir sans être accusé de controuver. Si l'auteur
faisait parler avec éloquence des hommes qui
n'eussent pas été faits pour en avoir , qui n'eus-
sent jamais eu aucune habitude du talent de la
parole, c'est alors que l'historien ferait le rôle de
romancier. Mais c'est ici qu'il faut se rappeler
l'observation que j'ai déjà eu lieu de faire, que
nos mœurs et notre éducation ne sont pas à beau-
coup près celles des anciennes républiques. Il est
reconnu qu'Athènes était gouvernée par ses ora-
teurs ; que rien d'important ne se décidait sans
eux ; que dans toute la Grèce , excepté peut-être
Lacédémone , l'art de parler était une des con-
naissances les plus essentielles, les plus nécessaires
a un citoyen, une de celles que l'on cultivait avec
le plus de soin dans la première jeunesse , et la
partie la plus importante des études. A Rome ,
quiconque aspirait aux charges , devait être en
m4 cours
état de s'énoncer avec facilite et avec grâce devant
trois ou quatre cents sénateurs , de savoir motiver
et de soutenir un avis que Ton attaquait avec
toute la liberté républicaine , quelquefois de pé-
ïorer devant l'assemblée du peuple romain ,
composée d'une multitude innombrable et tumul-
tueuse. Les accusations et les défenses judiciaires
étant un des grands moyens d'illustration , les
înembres les plus considérables de l'Etat cher-
chaient à se signaler en dénonçant des coupables
ou en les défendant. Leur but était de se faire con-
naître au peuple, et l'ambition cherchait des ini-
mitiés éclatantes. Toutes les petites discussions
contentieuses étaient portées à des tribunaux su-
balternes , tel que celui du prêter et des centum-
virs; mais toutes les grandes causes se plaidaient
devant un certain nombre de chevaliers romains
choisis par la loi , et assujettis à un serment, dans
un vaste forum rempli d'une foule attentive ; et
celui qui s'exposait à cette périlleuse épreuve
devait être bien sûr de ses talens et de sa fermeté.
C'était là qu'un homme était jugé pour la vie : ses
espérances et son élévation dépendaient de l'opi-
mon qu'il donnait de lui en se montrant dans
cette lice aussi brillante que dangereuse. Les en-
fans de famille y assistaient assidûment , et c'est
ce qu'on appelait les exercices du forum : c'étaient
ceux de toute la jeunesse , ainsi que les travaux
du champ de Mars.
Il n'est donc pas étonnant que des hommes
tilevés ainsi haranguassent beaucoup plus souvent
et plus facilement que nous ne l'imaginons. L'élo-
quence , qui dans nos monarchies semble n'être
le partage que de ceux qui par état doivent en
avoir fait une étude particulière , était , chez les
Grecs et les Romains , une des qualités com-
munes , dans un degré plus ou moins éminent , à
tout homme public, a tout citoyen constitué eu
DE LITTERATURE. 2^5
dignité. Les Gracches, César, Caton , Scipion ,
étaient de très-grands orateurs, c'est-à-dire, dans
la langue républicaine, de très-grands-hommes
d'Etat. Dans Je pays delà liberté, la persuasion
est un genre de puissance qu'on ne soupçonne pas
dans les pays où il ne doit y en avoir d'autre que
l'autorité.
On peut donc croire , sur ce que je viens d'ex-
poser , que les grands - hommes que Tite-Live
et Salluste font parler dans leurs histoires, ont
souvent puisé dans leur ame d'aussi beaux traits
que ceux que leur attribue l'historien, et ont
dû même produire de plus grands efïets de vive
voix , qu'il n'en produit sur le papier j et ce qui
prouve encore l'importance qu'on attachait à ces
discours , c'est que la plupart du tems on en con-
servait des copies. Cicéron cite à tout moment des
harangues prononcées dans le sénat plus d'un
siècle avant lui , par des hommes qui ne les gar-
daient pas comme des mpnumens littéraires , mais
comme des pièces justificatives de leur conduite
et de leurs travaux dans l'administration des af-
faires publiques.
Il se présente une autre différence dans la ma-
nière dont nous considérons aujourd'hui l'histoire,
et dont les Anciens la c>nsidéraient. Tite-Live ?
Salluste, Tacite, Quinte-Curce , croyaient avoir
rempli tous leurs devoirs quand ils étaient élo-
quens et vrais. Nous nous plaignons de ne pas
trouver chez eux assez de lumières et de détails
sur les mœurs publiques et particulières , sur la
police intérieure , sur les lois , sur les finances ,
sur les impots, sur les subsistances, sur l'art mi-
litaire, etc. C'est dans des traités faits exprès,
dans des ouvrages d'une autre espèce que nous
allons chercher sur tous ces points, la connaissance
de l'antiquité. Depuis que les esprits se sont tour-
nes parmi nous vers la législation et l'économie
10.
ai6 c o v r 3
politique, ee qui nous paraît le plus important dans
l'histoire , c'est la recherche de ces deux grands
objets, et la comparaison de ce qu'ils étaient autre-
fois et de ce qu'ils sont aujourd'hui. Cette compa-
raison est vraiment intéressante ; mais pourquoi ne
trouvons-nous pas , à cet égard, a satisfaire entiè-
rement notre curiosité dans les historiens grecs et
romains les plus célèbres ? Et , d'un autre côté ,
pourquoi ce genre d'histoire philosophique nous
paraît-il aujourd'hui nécessaire dans les annales de
l'Europe moderne? En voici peut-être la raison.
Nous avons été long-tems barbares ; long-tems
nous n'avons su ni ce que nous étions ni ce que nous
devions être. L'Europe entière , livrée au mélange
bizarre des constitutions féodales interprétées par
la tyrannie, et de quelques lois romaines inter-
prétées par l'ignorance, l'Europe n'offre, jusqu'au
seizième siècle , qu'un chaos , un labyrinthe où se
perd cette foule de nations échappées aux fers des
Romains , pour tomber dans ceux des Barbares du
Nord , devenues aussi grossières que leurs nou-
veaux vainqueurs , et sur lesquelles l'œil de la
raison ne se fixe qu'avec peine, jusqu'au moment
où la lumière des arts vient les éclairer. La curio-
sité de ces nations est donc aujourd'hui de con-
naître leurs ancêtres , dont elles n'ont rien con-
servé; de chercher des traces de ce qui n'est plus;
de voir à quel point elles sont différentes de leurs
pères. Mais les Romains , mais les Grecs , ont
toujours été , à la corruption près , ce que leurs
pères avaient été. Les lois des Douze-Tables étaient
en vigueur sous xluguste, comme au tems des
guerres des Samniles; la distribution des tribus
romaines était la même ; les magistratures étaient
les mêmes. Le sénat , pendant sept cents ans , avait
eu la même forme ? depuis les premiers consuls ?
jusqu'aux premiers Césars. La discipline militaire,
la tactique, la légion, subsistèrent sans aucun
Î)L LIÏTER ATl'ftF. 22J
changement considérable, depuis Pyrrhus jusqu'à
Thcodose. Le luxe augmentait sans doute avec les
richesses , et la table de Luculîus n'était pas celle
de Numa ni de Fabricius ; mais la robe consulaire
de Cicéron était la même que celle de Brutus ; il
avait les mêmes droits , les mêmes prérogatives ;
au lieu qu'aujourd'hui l'habillement de ce qu'on
appelle un grand seigneur dans les monarchies de
l'Europe , ne ressemble pas plus à celui de ses
aïeux , que son existence civile et politique ne
ressemble à celle des leudes de Charlemagne et des
barons de Philippe-Auguste , et qu'un régiment
d'infanterie ne ressemble à une compagnie d'hom-
mes d'armes de Charles Y.
Il n'est donc pas étonnant qu'on ait beaucoup
à nous apprendre sur nos ancêtres , et que les Ro-
mains et les Grecs ne voulussent savoir de leurs
pères que leurs exploits : tout le reste leur était
suffisamment connu. Tout citoyen , se promenant
à Rome sur la place publique du tems des Césars ,
pouvait montrer la tribune aux harangues où avait
parlé le premier tribun du peuple. S'il prétendait
au même honneur , il lui fallait faire les mêmes
démarches, et obtenir les mêmes suffrages. Mais
un brave homme qui chercherait aujourd'hui
quelqu'un qui l'armât chevalier, ou une belle
dame qui lui ceignît l'épée et lui chaussât les épe-
rons , paraîtrait aussi fou que Don Quichotte.
Je ne dirai qu'un mot des historiens qui n'ont
pas été des écrivains éloquens. Nous trouvons
d'abord parmi les Grecs, Polybe etDenys d'Haly-
carnasse : l'un précieux pour ceux qui étudient
l'art militaire, et se plaisent à comparer ce qu'il
est parmi nous et ce qu'il était chez les Anciens, a
le mérite particulier de nous avoir donné dans ce
qui nous reste de lui, les meilleurs instructions sur
la tactique romaine et sur l'art de la guerre en
général, avec la supériorité de lumières qu'on peut
D^S COURS
attendre d'un élevé de Philopémen, et de l'un des
meilleurs officiers du second des Scipions : l'autre
nous a laissé son Recueil d'antiquités romaines,
le livre où Ton trouve le plus de ces détails de
mœurs et de coutumes dont nous sommes devenus
avides , et qui, paraissant aux historiens latins un
objet d'érudition plus que de talent , tiennent
beaucoup moins de place chez eux que chez les
écrivains grecs, pour qui c'était un objet de re-
cherche et de curiosité. Diodore de Sicile, Àppien,
Arrien, Dion Cassius, sont au rang de ces écrivains
médiocres qu'on ne laisse pas de lire avec quelque
plaisir, seulement pour la connaissance des faits ;
car l'histoire , a fort bien dit Cicéron , de quelque
manière qu'elle soit écrite , nous amuse toujours.
Historia , quoquo modo scripta , détectât. Dio-
dore de Sicile a écrit sur les anciens Empires;
Appien , les guerres civiles de Rome ; Arrien ,
celles d'Alexandre. Le moindre de tous est Dion,
auteur d'une histoire romaine, où la narration
n'est pas sans agrément, mais où les harangues
sont aussi prolixes que faibles , et les préventions
de toute espèce extrêmement marquées. Son
acharnement contre tous les hommes célèbres , et
particulièrement contre Cicéron , a beaucoup in-
firmé son autorité. Il est naturellement détracteur,
et pourtant peu lu et peu connu 5 ce qui suffit
pour apprécier et son caractère , et son talent.
Parmi la foule des historiens du Bas-Empire ,
ou de ceux dont les écrits sont connus sous le nom
d'Historiée Augustœ , on a distingué Ammien
Marcellin et Hérodien; l'un estimable par son
impartialité , et assez instructif dans le récit des
faits pour faire pardonner la dureté rebutante de
son style à peine latin; l'autre remarquable par
une élégance qui déjà devenait rare chez les Grecs,
même avant la translation de l'Empire à Constau-
tinople.
DE LITTERATURE. 22g
SECTION III.
Historiens de la seconde classe.
Venons aux historiens de la seconde classe, les
abre'viateurs et les biographes. Les trois plus dis-
tinguas dans le premier genre sont Justin , Florus
et Patercule : je cite Justin le premier, à cause
de l'étendue et de l'importance de son ouvrage. Il
vivait sous les Antonins. Nous avons de lui
l'abrégé d'une Histoire universelle de Trogue-
Pompée , qui est perdue , et qui , si nous l'avions ,
nous apprendrait comment les Anciens conce-
vaient îe plan d'une histoire universelle. A n'en
juger que par cet abrégé , ce n'est pas ce que nous
voudrions aujourd'hui. Justin n'est pas un peintre
de mœurs , mais c'est un fort bon narrateur. Son
style en général est sage , clair et naturel , sans
affectation , sans enflure , et semé de morceaux fort
éJoquens. Il n'y faut pas chercher beaucoup de
méthode ni de chronologie : c'est un tableau ra-
ipide des plus grands événemens arrivés chez les
mations conquérantes, ou qui ont fait quelque
jbruit dans le monde. Plusieurs traits de ce tableau
;sont d'une grande beauté, et peuvent donner une
(idée de cette manière antique , de ce ton de gran-
jdeur si naturel aux historiens grecs et romains, et
de l'intérêt de style qui anime leurs productions.
iCitans quelques exemples. Il s'agissait de peindre
le moment où. Alcibiade , long-tems exilé de sa
Datrie , y rentre enfin après avoir été tour-a-tour
a terreur et l'appui , le vainqueur et le sauveur
ie ses concitoyens.
« Les Athéniens se répandent en foule au devant
ta de cette armée triomphante : ils regardent avec
» admiration tous les guerriers qui la composent,
> et surtout Akibiade ; c'est sur lui que la Repu-
) blique a les yeux, que tous les regards s'atta-
s3o couns
» client avidemmeut : ils le contemplent comme \
» un envoyé du ciel, comme le dieu de la victoire.
» On se rappelle avec éloge tout ce qui! a fait pour
» sa patrie , et même ce qu'il a fait contre elle. Ils j
» se souviennent de l'avoir offensé , et ils excusent |
» ses ressentimens. Tel a donc été, disent-ils, i'as-
» cendant de cet homme , qu'il a pu lui seul ren-
» verser un grand Empire et le relever $ que la
» victoire a toujours passé dans le parti où il était,
» et qu'il semble qu'il y ait eu un accord inviola- j
» bîe entre la fortune et lui. On lui prodigue tous
*> les honneurs , même ceux qu'on ne rend qu'à la I
» Divinité. On veut que la postérité ne puisse déci- :
» der s'il y a eu dans son bannissement plusd'igno-
» minie, que d'éclat dans son retour. On porte
'» au-devant de lui , pour orner son triomphe , ces
» mêmes dieux dont on avait autrefois appelé la j
» vengeance sur sa tête dévouée. Athènes voudrait j
» placer dans le ciel celui a qui elle avait fermé
» tout asyle sur la terre. Les affronts sont réparés
» par les honneurs , les pertes compensées par les j
» largesses , les imprécations expiées par les vœux, j
» On ne parle plus des désastres de Sicile qu'il a
» causés, mais des succès qui l'ont signalé dans la
» Grèce. On oublie les vaisseaux qu'il a fait per- I
» dre , pour ne se souvenir que de ceux qu'il vient
» de prendre sur les ennemis. Ce n'est plus Syra-
» cuse que l'on cite , c'est l'Ionie , PHellespont , I
» tant il était impossible à ce peuple de se modé-
» rer jamais à l'égard d'Alcibiade , ou dans sa
» haine , ou dans son amour. »
Je citerai encore le portrait de Philippe de Ma- \
cédoine , et le parallèle de ce prince avec son fils I
Alexandre.
« Philippe mettait beaucoup plus de recherche .
» et de plaisir dans les apprêts d'un combat , que !
» dans l'appareil d'un festin. Les trésors n'étaient \
» pour lui qu'une arme de plus pour faire la guerre* ,:
DE LIT TE H A TU RE. ^3 I
» Il savait mieux acquérir les richesses que les gar-
» der, et fut toujours pauvre en vivant de brigan-
» dages. Il ne lui en coûtait pas plus pour pardon-
» ner que pour tromper , et il n'y avait point pour
» lui de manière honteuse de vaincre. Sa conver-
» sation était douce et séduisante : il était prodigue
» de promesses qu'il ne tenait pas, et soit qu'il lût
» sérieux ou gai , il avait toujours un dessein. Il
» eut des liaisons d'intérêt et aucun attachement.
» Sa maxime constante était de caresser ceux qu'il
» haïssait, de brouiller ceux qui s'aimaient, et de
» flatter séparément ceux qu'il avait brouillés -y
» d'ailleurs éloquent, donnant à tout ce qu'il disait
» un tour remarquable, plein de finesse et d'esprit,
» et ne manquant ni de promptitude a imaginer,
» ni de grâce à s'énoncer. 11 eut pour successeur
» son fils Alexandre , qui eut de plus grandes ver-
» tus et de plus grands vices que lui. Tous deux
» triomphèrent de leurs ennemis , mais diverse-
» ment : Fun n'employait que la force ouverte ;
» l'autre avait recours à l'artifice : l'un se félicitait
» quand il avait trompé ses ennemis ; l'autre quand
» il les avait vaincus. Philippe avait plus de poii-
» tique, iUexandre plus de grandeur 5 le père savait
» dissimuler sa colère, et quelquefois même la sur-
» monter j le fils ne connaissait dans ses vengeances
» ni délais ni bornes. Tous deux aimaient trop le
» vin • mais l'ivresse avait en eux diflérens elléts.
» Philippe , au sortir d'un repas , allait chercher
» le péril , et s'y exposait témérairement. Àlexan-
» dre tournait sa colère contre ses propres sujets :
» aussi l'un revint souvent du champ de bataille,
» couvert de blessures,* l'autre se leva de table
» souillé du sang de ses amis. Ceux de Philippe n'é-
» taient point admis a partager son pouvoir; ceux
» d'Alexandre sentaientle poids de sa domination :
» le père voulait être aimé; le fils voulait être craint,
» Tous deux cultivaient les lettres • niais Philippe
232 COURS
» par politique , Alexandre par penchant. Le pre- t
» mier ailectait plus de modération avec ses enne- p
» mis; l'autre en avaitréellementdavantage,et met-!
» tait dans sa cle'menceplus de grâce et de bonne j
» foi. C'est avec ces qualités diverses que le père
» jeta les fondemens de l'Empire du Monde, et que I
» le fils eut la gloire d'achever ce grand ouvrage. »
Nous avons d'aussi beaux parallèles dans nos
orateurs ; mais pour en trouver de semblables
dans nos historiens, il faut ouvrir l'histoire de j
Châties Xll , iun des morceaux de notre langue
le plus éïoquemmeiit écrit , et lire les portraits du j
roi de Suéde et du czar mis en opposition.
Florus, qui a composé l'abrégé de l'histoire
romaine, jusqu'au règne d'Auguste, sous lequel j
il vivait , a le mérite d'avoir resserré en un très-
petit volume les annales de sept siècles , sans i
omettre un seul fait important. Il y a dans son
style quelques traces de déclamation , mais en
général de la rapidité et de la noblesse. La con-
juration de Catilina est racontée en deux pages,!
et rien d'essentiel n'y est oublié. Patercule , qui
a comme lui le mérite de la brièveté , et qui , en
traitant le même sujet , s'est renfermé dans des \
bornes non moins étroites , a plus de génie que j
lui et que Justin; mais il est plus souvent rhé* i
leur , et toujours adulateur. 11 ne parle de la j
maison des Césars qu'avec le ton d'une admiration ;
passionnée. Ce n'est pas un Romain qui écrit , j
c'est l'esclave de Tibère : il lui prodigue les louan- !
ges les plus exagérées; il insulte à la mémoire de
Erutus. Cependant son ouvrage est un morceau
précieux par le style , et par le talent de semer ;
des réflexions rapides et des pensées fortes dans
îe tissu de sa narration. Le président Hénault l'a
nommé avec justice le modèle des abréviateurs.
Il y a dans son abrégé beaucoup plus d'idées et
d'esprit que dans celui de Florus , et ses portraits
DE LITTERATURE. Îi33
Surtout , traces en cinq ou six lignes , sont d'une
force et d'une fierté de pinceau qui le rendent eu
ce genre supérieur a tous les Anciens , peut-être
même à Salluste , si admirable en cette partie.
« Mithridaie (dit-il), qu'il n'est pas permis de
» passer sous silence, mais dont il est difficile de
» parler dignement, infatigable dans la guerre,
5) terrible par sa politique autant que par son
» courage , toujours grand par le génie , quelque-
« fois par la fortune , soldat à la fois et capitaine J
» et pour les Romains un autre Ânnibal : » et
ailleurs : « Caton , l'image de la vertu , qui fut en
» tout plus près de la Divinité que de l'homme ,
;» qui jamais ne fît le bien pour paraître le faire ,
» mais parce qu'il n'était pas en lui de faire autre-
» ment 5 qui ne croyait raisonnable que ce qui est
;» juste, qui n'eut aucun des vices de l'humanité,
:» et fut toujours supérieur à la fortune. »
Quoique l'abrégé de Patercule n'ait que deux
livres , une grande partie du premier nous man-
que : ce qui regarde les Romains commence a la
guerre de Persée , et l'auteur avait commencé son
Duvrage à la fondation de Rome , en remontant
même aux tems antérieurs , et résumant en quel-
ques pages l'histoire de l'Asie et de la Grèce. À
(•a naissance de Romulus s'offre une lacune qui n'a
cDas été remplie , et tout l'intervalle entre cette
époque et la conquête de la Macédoine par Paul
Emile est resté vide. Une circonstance particu-
lière distingue cet abrégé. L'auteur y adresse sou-
vent la parole a Vinicius son parent, et parait
tvoir écrit pour lui. Cetîe forme, peu usitée dans
'histoire, a été suivie par Voltaire dans son Essai
ur les Mœurs et P Esprit des nations, adressé
|fi une femme célèbre que son esprit et ses con-
taissances rendaient très-digne de cet hommage.
Parmi les biographes latins , on distingue Cor-
îflius Nepos et Suétone. Le premier écrit avec
s34 COURS
autant d'élégance que de précision. Les Fies de,
hçmmes illustres qu'il nous a laissées, sont, \ Lj
proprement parler , des sommaires de leurs action
principales , semés de réflexions judicieuses. Mai:
en rapportant les événemens, il a négligé les détail* {
qui peignent les hommes , et ces traits caractérisa
tiques dont la réunion forme leur physionomie i
Rome n a point eu de Plularque.
Suétoile s'est jeté dans l'excès contraire. Il esll
exact jusqu'au scrupule, et rigoureusement mclho-i
dique : il n'omet rien de ce qui concerne l'homnàjl
dont il écrit la vie ; il rapporte tout, mais il n<|
peint rien. C'est proprement un anecdotier, si l'oii
peut se servir de ce terme , mais fort curieux à lirel
et à consulter. On rit de cette attention dont il sij!
pique dans les plus petites choses ; mais souven ji
on n'est pas fâché de les trouver. D'ailleurs , il
cite des ouï-dire et ne les garantit pas. S'il abonde
en détails , il est fort sobre de réflexions. 11 ra j
conte sans s'arrêter , sans s'émouvoir : sa fonction
unique est celle de narrateur. Il résulte de cette
indifférence un préjugé bien fondé en faveur de
son impartialité. Il n'aime ni ne hait personnelle-
ment aucun des hommes dont il parle ; il laisse
au lecteur a les juger. Suétone était secrétaire de
l'empereur Adrien.
Mais le plus justement estimé, le plus relu e
le meilleur à relire , parmi les biographes de ton
les pays , c'est sans contredit Plularque. D'aborc
le pian de ses Fies parallèles , établi sur le rap j
prochement de deux personnages célèbres che;j
deux nations qui ont donné le plus de modèles
au Monde, Rome et la Grèce, est en moral
et en histoire une idée de génie. Aussi l'histoire
n'est-eile nulle part aussi essentiellement morale
que dans Piutarque. Si l'on peut désirer quelque
chose dans sa narration, qui n'est pas toujours aussi
claire, aussi méthodique qu'elle pourrait l'être , iJ
DE LITTÉRATURE. 2JJ
faut se souvenir d'abord qu'elle suppose toujours
la connaissance antérieure de l'histoire générale.
C'est de l'homme qu'il s'occupe , plus que des
choses : son sujet est particulièrement l'homme
dont il écrit la vie , et sous ce point de vue il
le remplit toujours aussi bien qu'il est possible,
non pas en accumulant les détails, comme Sué-
tone , mais en choisissant des traits. Quant aux
Parallèles qui en sont le résultat , ce sont des,
morceaux achevés; c'est là surtout qu'il est su-
périeur, et comme écrivain, et comme philosophe.
Jamais personne ne s'est montré plus digne de
tenir la balance où la justice des siècles pesé les
Sommes, et leur assigne leur véritable valeur,
personne ne s'est moins laissé séduire ou éblouir
par ce qu'il y a de plus éclatant, et n"a mieux saisi
)l même fait valoir le solide. Il examine et ap-
précie tout, et confronte le héros avec lui-même,
es actions avec les motifs , le succès avec les
po3rens , les fautes avec les excuses ; et la justice ,
|a vertu, l'amour du bien, sont toujours ce qui
Klermine son jugement, qu'il prononce toujours
jjivec autant de réserve que de gravité. Ses ré-
texions sont d'ailleurs un trésor de sagesse et de
iTaie politique : c'est la meilleure école pour ceux
[ui veulent diriger leur vie publique et même
nivée sur les règles de l'honnêteté.
Ce n'est pas qu'on ne lui ait fait quelques re-
Dioches plus ou moins fondés. Je ne sais si nous
gommes assez savant en grec pour censurer son
! tvle aussi durement que l'a fait Pacier , qui ap-
paremment a craint pour cette fois de donner dans
[l'excès de complaisance attribué aux traducteurs ,
|t qui peut-être est tombé dans l'excès contraire.
■ le trouve dépourvu de toutes les grâces de sa
\angue, de nombre, d'harmonie, d'arrangement,
me règle dans ses périodes* C'est beaucoup : je ne
uis pas assez helléniste pour être si sévère, mais
236 cours
je doute que Dacier ait été assez mesuré dans saij
critique. Je suis sur au moins qu'il en est de Plu-M
tarque , pour la diction , comme des autres auteurs!
grecs, qui tous ont des tournures et des construc-ij
tions qu'ils affectionnent, et qui sont comme lésa
élémens de leur style, de façon qu'en passant d'uni]
auteur à l'autre, il faut dans les vingt premières I
pages faire une sorte d'apprentissage des tours de!
phrase qui sont familiers à chacun. 11 se peut aussijj
que le béotien Plutarque n'ait pas la pureté at-i
tique ; mais il m'a paru que son style , autant que?
je puis le juger, ne manque ni de dignité, ni dé
force j ni même de clarté. Il y a des endroits obs-;j
curs; et où n'y en a-t-il pas? L'altération inévitable
dans les anciens manuscrits suffit pour faire corn-i
prendre que ces obscurités ne sont pas de l'autcurn
lui-même, quand sa pensée est ordinairement]
claire , ainsi que son expression.
On a pu lui reprocher avec plus de justice deé
endroits trop poétiques et trop figurés, qui ne
sont pas du ton de l'histoire, et l'espèce de bigar-
rure que forment quelquefois les fragmens de!
poètes et des philosophes qu'il insère dans sori
texte sans en avertir. Lui-même se laisse alleiS
aussi de tems en tems à des excursions philoso I
phiques , trop étendues et trop abstraites , suit*
naturelle de son goût dominant pour les recher-
ches et les réflexions en tout genre. 11 porte cel
esprit dans l'érudition historique , et l'on se pasï
serait bien du travail qu'il prodigue un peu er
dissertations mythologiques, géographiques, fll
néalogiques, critiques, qui Seraient mieux dans
Pausanias que chez lui. On voit qu'en total ce,
n'est pas un écrivain d'un goût pur. Mais saml
vouloir dire , avec Dacier, que la plume de Plu-!
tarque est toujours trempée dans le bon sens , \t
mettrai volontiers cette plume au premier ran£
parmi celles des biographes, parce qu'elle esttou*
DE LITTÉRATURE. ^7
Jours celle de la raison, et que, dans ses Parallèles
des grands-hommes , elle est non-seulement sage ,
mais éloquente.
A Tégard de son autorité dans le détail des
faits , elle est plus sûre dans la vie des Grecs , que
dans celle des Romains , non pas qu'il veuille
jamais tromper ; mais lui-même nous a indiqué
d'avance la cause de quelques erreurs dont il a
tété notoirement convaincu. Il avoue avec can-
[deur, qu'il n'a qu'une très-médiocre connaissance
jdu latin ; aussi lui arrive- t-il de traduire mal
ies auteurs qu'il cite , d'après le texte de cette
Jangue , et de là viennent les méprises évidentes
qu'on a relevées dans ses écrits , et qui , par cela
même , n'étaient pas d'une dangereuse consé-
quence.
Maintenant je croirais n'avoir pas achevé l'a-
pologie de ces harangues dont on a fait un sujet
, le reproche , si je ne faisais voir qu'elles ne doi-
vent être qu'un sujet de gloire , eu montrant, par
quelques exemples , combien elles sont parfai-
tement adaptées aux caractères et aux circons-
tances, et avec quelle habileté les historiens ont
: ;u se mettre à la place des personnages qu'ils l'ai-
jM&ient parler. L'étendue qu'il convenait de donner
Li ces citations , aurait interrompu l'examen cri-
j.ique qui nous occupait : c'est par-là que je le
terminerai. Je vous rapporterai une harangue de
^lite-Live, une de SalJuste , une de Tacite,
lune de Quinte -Curçe : c'est un moyen de plus
; le comparer la manière et le génie de chacun
I l'eux.
Je choisis dans Tite-Live le discours que Quin-
i.ius Capitolinus, un des plus grands-hommes de
ion tems, et, ce qui alors signifiait la même chose,
lin des meilleurs citoyens , adressa au peuple
I :omain dans un de ces momens où la discorde et
I i'animosité réciproque des deux Ordres de l'Etat
1
338 COtfRS
faisait oublier les intérêts et les dangers communs
pour ne s'occuper que des dissentions domesti
ques. Les peuples ennemis de Rome avaient pro
fîté de l'occasion favorable pour s'avancer jus
qu'aux portes, sans que personne se mît en devoi;
de les repousser. Le -consul Quintius monte à h
tribune et parle ainsi :
« Quoique je ne me sente coupable d'aucun*
t> faute , Romains , je me sens pénétre' de hont<
» en paraissant devant vous. Quoi ! vous savez
» et la postérité l'apprendra , que les Eques e
» les Volsques , qui tout-a-1'heure pouvaient l
» peine résister aux Herniques , sont venus ei
» armes jusqu'aux portes de Rome , sous le qua
» trieme consulat de Quintius , et y sont venu.4
» impunément ! Quoique dès long-tems les chose,
» en soient au point de ne présager rien que d<
» triste , cependant si j'avais cru que cette année
» dût être l'époque d'une semblable ignominie
» je m'y serais dérobé par l'exil , ou par la mori
» même, si c'eût été le seul moyen de sauve]
)> mon honneur. Donc si vos ennemis avaient étc
» vraiment des hommes , si des guerriers digne!
» de ce nom avaient eu entre les mains ces arma
» qui ont menacé nos remparts , Rome pouvait
» être prise lorsque Quintius était consul ! Ah ! j'a-
» vais assez d'ans et d'honneurs : je devais mouriij
» dans mon dernier consulat. Qui donc ces lâches
» ennemis ont-ils méprisé? Est-ce nous? consuls 1;
» Est-ce vous 7 Romains? Si la faute est à nousfi
» ôtez-nous une dignité que nous ne méritons pas,
» et si ce n'est pas assez ? ajoutez-y des punitions :
» si la faute est à vous seuls , que les dieux et les,
» hommes ne vous en punissent jamais : il suffit
» de vous en repentir. Non, vos ennemis n'ont
» pas compté sur leur courage , encore moins sur
» votre timidité. Tant de fois vaincus et mis en
» fuite, forcés dans leur camp, dépouillés de leurs
DE LITTÉRATURE. 2 3g
biens , passés sous le joug , ils vous connaissent
assez ; ils se connaissent eux-mêmes. La divi-
sion des deux Ordres , les querelles du sénat et
du peuple , voila la maladie de l'Etat , voilà le
poison qui nous dévore et nous consume. Tandis
que nous ne pouvons nous accorder ensemble
ni sur les bornes de l'autorité ni sur celles de
la liberté, que vous ne pouvez souffrir la magis-
trature patricienne, ni le sénat les magistrats du
peuple , le courage est revenu a nos ennemis.
Mais par les dieux immortels ! que vous faut-
; il encore ? Vous avez voulu des tribuns : pour
' avoir la paix, nous y avons consenti. Vous avez
- désiré qu'on élut des décemvirs; ils ont été créés :
: les décemvirs vous ont déplu , nous les avons
j;forcés d'abdiquer. Devenus particuliers, votre
! ressentiment les a poursuivis : nous avons laissé
condamner à l'exil et à la mort les plus nobles
et les plus distingués des citoyens. Vous avez
redemandé vos tribuns ; ils vous ont été rendus.
Vous avez prétendu au consulat , et. quoique
cette prétention nous parût contraire à nos
droits , nous avons laissé passer au peuple les
distinctions patriciennes. Le droit de protection
accordé à vos tribuns , l'appel au peuple , la loi
qui soumet le sénat aux plébiscites ; tous nos
privilèges détruits sous le prétexte de rétablir
l'égalité , nous avons supporté , nous supportons
tout : quel sera le terme de ces longs débats?
Quand pourrons-nous avoir une commune patrie
et ne faire qu'un seul et même peuple ? Vaincus,
nous sommes plus patiens et plus paisibles que
vous qui êtes les vainqueurs. N'est-ce pas assez
pour vous de nous avoir réduits a vous craindre ?
I C'est contre nous qu'on s'empare du Mont-
i Aventin ; contre nous que l'on se saisit du
Mont-Sacré ! Mais quand le Volsque était prêt
< à forcer la porte Esquiline 7 prêt à monter sur
24<> COURS
» nos remparts, personne ne Ta repousse. Voup
» n'avez des armes, vous n'avez des forces que
» contre nous. EL bien donc ! quand vous aurea
» assiège' le sénat , quand vous aurez rempli h
» place publique, de vos fureurs séditieuses , rempl:
» les prisons de sénateurs , allez donc avec ce
» même emportement et cette même fierté , ailes
« jusqu'à la porte Esquiline , sortez de vos murs.
» ou, si vous ne l'osez pas, regardez du haut de!.
» remparts , regardez vos campagnes ravagées par
» le fer et par le feu , vos dépouilles enlevée!
» par Fennemi ; voyez fumer vos toits embrasés :
» et dans ce désordre commun , quand Rome!
» est menacée , quand l'ennemi triomphe , er
» quel état croyez -vous que soient vos fortune*
» particulières ? Encore un moment 7 et chacur
» de vous apprendra les pertes qu'il a faites,
» Et qu'avez-vous ici qui vous en dédommage:
» Vos tribuns peut-être vous rendront ce que
» vous aurez perdu. Oui, sans doute, en décla-
« mations , en invectives, en accumulant les lois)
» sur les lois , les harangues sur les harangues,
» En ce genre , vous pouvez tout attendre d'eux i
» mais quelqu'un de vous en est-il revenu plus,
» riche chez lui ? En a-t-il rapporté à sa femme
» et à ses en fans autre chose que des haines ,
» des animosités , des querelles publiques et par-
» ticulieies, dont les suites vous auiaient déjà
» été funestes si la sagesse d'autrui ne vous
» défendait de vos propres fautes. Ah ! quand
» vous serviez sous vos consuls et non pas sous
» vos tribuns , dans les camps et non pas clans
» le forum ; quand vos cris faisaient frémir l'en-
» nemi clans les batailles , et non pas le sénat
» romain dans vos assemblées, alors , chargés de
» butin , possesseurs des terres de l'ennemi , riches
» de ses dépouilles, couverts de la gloire de l'Etat
» et de la vôtre 3 vous retourniez triomphant
DE LITTÉRATURE- 7.^1
» dans vos foyers. Mais aujourd'hui c'est vous ,
» vous , Romains 7 qui laissez l'ennemi emporter
» vos dépouilles. Demeurez donc , puisque vous
» le voulez ; restez ici pour écouter vos haran-
» gueurs ; passez votre vie dans la place publique*
» Vous croyez vous dérober à la nécessité des
» combats ; elle vous poursuit : vous n'avez pas
» voulu vous mettre en campagne contre les Eques
» et les Y olsques ; ils sont au pied des murs. Si
» vous ne les en chassez pas , tout-à-1'heure ils
» seront dans cette enceinte 7 ils monteront au
» Capitole, ils vous suivront jusque dans vos
» maisons. Deux ans sont écoulés depuis que le
» sénat ordonne de lever des troupes , et de con-
» duire une armée au Mont-Algide ; et cepen-
» dant nous restons oisifs , occupés a nous que-
* relier comme des femmes , et jouissant de notre
» loisir, sans songer que ce loisir d'un moment
i » va multiplier les guerres et les dangers. Je sais
I » qu'on peut vous tenir des discours plus agréables;
I » mais quand mon caractère ne me porterait pas
I » à vous dire des choses utiles et vraies 7 plutôt
» que des choses flatteuses , la nécessité m'en fe-
» rait une loi. Je voudrais vous plaire 7 Romains ^
» mais j'aime encore mieux vous sauver ? et à
» ce prix je n'examine pas même si vous m'en
» saurez gré. Il est dans la nature 7 que celui qui
» ne songe qu'a son propre intérêt en parlant à
I * la multitude , trouve le moyen de paraître plu»
» populaire que celui qui ne voit rien que l'in-
» térêt de l'Etat. Vous imaginez peut-être que
» tous ces flatteurs du peuple ? ces harangueurs
» éternels qui ne vous permettent ni de corn-
» battre au dehors ni d'être tranquilles au dedans ,
» sont fort occupés de vos intérêts. Quelle erreur !
* Leur élévation et leur profit, voilà ce qu'ils
» cherchent en vous soulevant contre nous. Ils
i sont nuls quand nor;$ sommes tous d'accord;
3. ii
lf\1 COURS
» ils sont puissans dans le trouble et le désordre,
» et ils aiment encore mieux faire le mal , que
» de ne pouvoir rien. Mais si vous pouvez enfin
» vous lasser de tant de discordes , vous dégoûter
» de ces mœurs nouvelles , et redevenir semblables
» à vos ancêtres et à vous-mêmes , je m'engage
» (et si je manque à cet engagement je dévoue
» ma tèle à tous les supplices) , je m'engage à
» vous venger dans peu de jours de ces dépréda-
» leurs de vos campagnes, à les mettre en fuite,
» à m' emparer de leur camp , et à reporter jusque
» dans leurs villes cette terreur de la guerre qui
» est venue jusqu'à nos portes , et ce bruit des
)) armes qui retentit autour de nous. »
On remarque dans ce discours l'art vraiment
oratoire de rassembler tous les .motifs de persua-
sion, de s'insinuer dans les esprits, d'échauifer les
âmes : le ton en est noble et pathétique , le style
plein de mouvement , la diction élégante et nom-
breuse. En voici un d'une tournure toute diffé-
rente. Salluste avait à faire parler Marius , qui
faisait gloire de n'être que soldat et de n'avoir
aucune teinture des lettres. Il fallait une élo-
quence inculte , agreste et militaire. Marius 5
homme sans naissance , élevé par son seul mérite 7
ennemi des nobles, et nommé malgré eux pour
commander en Afrique et faire la guerre à Jugur-
tlia , remercie en ces termes le peuple romain.
« Je n'ignore pas, Romains, que la plupart de
» ceux qui briguent les honneurs, se montrent,
» quand ils les ont obtenus , bien différens de ce
» qu'ils étaient lorsqu'ils les ont demandés ; d'a-
.» bord actifs , modestes , supplians , ensuite indo-
» lens et orgueilleux. Ce ne sont pas là mes prin-
» çipes : la République est plus que le consulat ,
» et il convient de mettre plus de soin à servir
» l'une , qu'à obtenir l'autre. Je n'ignore pas non
ï) plus crue j'ai reçu dç vous un grand bienfait,
DE LITTÉRATURE. £Zp
* vous m'avez chargé d'un grand fardeau. Pour-
» voir aux dépenses de Ja guerre en ménageant le
» trésor public, forcer les citoyens au service sans
» se faire d'ennemis 7 veiller à tout au dedans et
» au dehors , et tout cela , au milieu des obsta-
» clés, de l'envie et des factions , est plus difficile
» qu'on ne l'imagine. D'autres , s'ils commettent
» des fautes, ont pour eux leur ancienne noblesse,
» la gloire de leurs ancêtres , le crédit de leurs
» parens et de leurs alliés , l'appui de nombreux
v> cliens. Je n'ai pour moi que moi seul : toutes
» mes ressources sont dans moi-même , dans mon
» courage , dans ma conduite irréprochable : tout
» le reste me manquerait. Je vois que tout le
» monde a les yeux sur moi , que les bons citoyens
» me sont favorables, parce que mes actions sont
» utiles à la République , mais que les nobles
» n'attendent que l'occasion de m'attaque r. Je
» dois donc redoubler d'efforts pour qu'ils ne
» puissent pas vous en imposer , et pour ne pas
» donner prise sur moi. Je me suis comporté , de-
» puis mon enfance jusqu'à ce jour, de manière a
» être accoutumé à tous les travaux, à tous les
r> dangers : si je me suis conduit ainsi de moi-même
» avant de vous être redevable, je n'ai pas envie
» de changer ma conduite après que vous m'en
r avez payé le prix. Que ceux à qui l'ambition
» apprit à se contrefaire , aient de la peine à ré-
j) gler l'usage de leur pouvoir , cela doit être :
» pour moi , qui ai passé ma vie a remplir mes
devoirs , l'habitude de bien faire m'est devenue
» naturelle. Vous m'avez chargé de faire la guerre
» à Jugurtha , et la noblesse en murmure. C'est
» à vous de voir si un autre choix serait préfé-
» rable ; s'il vaut mieux envoyer à cette expé-
» dition quelqu'un choisi dans cette foule de
» nobles , quelque homme de vieille race , qui
I compte beaucoup d'ancêtres et point d' armées
^44 COURS
» de services \ a qui la tête tourne dans un com-
» mandement si considérable ? et qui soit réduit
» à chercher dans ce même peuple un subalterne
» qui lui apprenne son métier ? car c'est ce qui
» arrive le plus souvent , vous le savez ? et celui
» que vous avez choisi pour général s'en choisit
» un autre pour lui-même. J'en connais 7 Ro-
» mains , qui 7 parvenus au consulat , ont com-
» mencé à se faire lire les actions de leurs ancê-
» très et les livres des Grecs sur Tart militaire ,
» fort mal-k-propos ? ce me semble ; car si dans
j> l'ordre des choses on est élu avant de corn-
» mander ? dans l'ordre de la raison il faut
)) apprendre à commander avant d'être élu. Com-
)) parez a ces anciens nobles si al tiers un homme
» nouveau tel que moi. Ce qu'ils lisent ou ce
» qu'ils entendent dire 7 je l'ai vu ou je l'ai fait.
» Ce que l'étude leur apprend 7 je le sais par
» l'expérience : lequel vaut le mieux , des paroles
» ou des actions? Je vous en fais juges, Romains.
» lis méprisent ma naissance , et moi leur lâcheté.
» lis me reprochent la faute de la fortune : je
» leur reproche leurs vices ? ou plutôt je pense
» que tous les hommes sont égaux par la nature ;
y) mais que celui-là est le plus noble qui est le
» meilleur et le plus brave. Demandez aux parens
» d'un Albinus , d'un Bestia, s'ils aiment mieux
w être les pères de pareils lils ? que d'un Marius :
» ils vous répondront qu'ils voudraient avoir pour
» fils celui qui a le plus de mérite. Si les nobles
y, ont raison de me mépriser , qu'ils méprisent
» donc leurs ancêtres qui ont commencé comme
» moi , par n'avoir d'autre noblesse que la vertu.
y, lis m'envient mes honneurs; qu'ils m'envient
» donc aussi mes fatigues , mes périls , ma pro-
» bité ; car c'est l'un qui m'a valu l'autre. Mais
» ces hommes , corrompus par Y orgueil ? vivent
» comme s'ils méprisaient les honneurs ? et iea
J3E LITTÉRATURE. o { 3
i» deinaiulent comme s'ils les avaient mérités,
)) Certes , ils s'abusent beaucoup , de prétendre
)> à la fois à deux choses si opposées , aux plaisirs
» de l'oisiveté et aux récompenses du courage.
» Ces mêmes hommes , quand ils parlent dans
» le sénat ou devant vous, élèvent jusqu'aux cieux
» le mérite de leurs ancêtres , et croient par-là
» s'agrandir dans l'opinion : c'est tout le con-
» traire ; leur lâcheté paraît d'autant plus cou-
» puble, que les actions de leurs aïeux ont été
t> plus éclatantes. La gloire des pères éclaire la
» honte des enfans. Je ne veux pas , comme eux 7
» citer ce qu'ont fait les autres , mais , ce qui vaut
» beaucoup mieux, je puis dire ce que j'ai fait; et
» cependant, voyez comme ils sont injustes. Ils
» ne me permettent pas de m' applaudir de ce qui
» m'appartient , tandis qu'ils se vantent de ce qui
» ne leur appartient pas , apparemment parce que
» je n'ai pas comme eux des portraits de famille a
» étaler devant vous 7 et que ma noblesse ne date
» que de moi; comme s'il ne valait pas mieux
» s'en faire une à soi-même 7 que de flétrir celle
» dont on a hérité. Je sais que , s'ils veulent me
» répondre , ils ne manqueront pas de paroles élo-
» queutes et bien arrangées ; mais 7 comblé de
» vos bienfaits , et tous les jours , ainsi que vous 1
» outragé par leur haine, je n'ai pas cru devoir
)) me taire , de peur qu'on ne prît le silence de la
» modestie pour un aveu de la conscience ; car
)> d'ailleurs je ne crois pas pouvoir être blessé par
» leurs discours. S'ils sont vrais, ils doivent me
» rendre justice ; s'ils sont faux, ma conduite les
» réfute. Mais puisqu'ils accusent votre choix 7
» qui m'a chargé d'une commission également
» importante et honorable , voyez encore une
)) fois si vous devez vous en repentir. Je ne saurais
» vous donner pour mes garans les triomphes et
» les consulats de mes pères 5 mais s'il le faut , je
^46 COURS
» puis montrer les décorations militaires que j* ai
» reçues, les enseignes que j'ai prises a l'ennemi ,
» les cicatrices dont je suis couvert. Romains ,
y) voilà mes titres de noblesse ; ils ne me sont pas
)> venus par succession ; ils sont le prix des fati-
» gués , des services et des dangers.
» Je ne parle pas bien ; je ne suis pas éloquent ?
» je le sa. s : c'est un art dont je fais peu de cas.
y> Je le laisse à ceux qui en ont besoin pour couvrir
)) par de belles paroles des actions qui ne le sont
» pas ; mais la vertu , quand elle se montre , n'a
» besoin que d'elle-même. Je n'ai pas étudié les
» lettres grecques : j'ai cru cette étude bien inu-
» tiJe , puisqu'elle n'a pas servi à rendre meilleurs
)) ceux qui nous les ont enseignées. J'ai appris ce
» qui importe davantage a la République, a frap-
» per l'ennemi , à défendre mes compatriotes , à
7) ne rien craindre que l'infamie, a souffrir le froid
» et le chaud , à reposer sur la dure , a supporter
» la soif et la faim. Voilà ce que j'enseignerai à
» mes soldats. Je ne me traiterai pas délicatement
» en les traitant avec rigueur r je ne veux pas que
» ma gloire ne soit que le fruit de leurs peines :
» c'est ainsi que l'on commande à des citoyens;
» c'est ainsi qu'il est utile de commander. Vivre
» soi-même dans la mollesse , et faire vivre son
» armée dans les privations, est d'un maître et
» non pas d'un général. C'est en pensant , en agis-
» sant comme moi , que nos pères ont été grands
y) et ont illustré la République. La noblesse d'au-
» jourd'hui, qui ne leur ressemble guère, nous
» insulte, parce que nous voulons leur ressembler;
)) elle brigue les honneurs comme s'ils lui étaient
)) dus. Ils se trompent , ces hommes superbes :
» leurs ancêtres leur ont laissé tout ce qu'ils pou-
» vaient leur transmettre , des richesses , des ti-
» très, un grand nom : ils ne leur ont pas laissé la
» vertu ; ils ne le pouvaient pas. Ce n'est pas un
DE LITTÉRATURE 1^
» présent qu'on puisse faire ni qu'on puisse rece-
» voir, ils disent que je suis grossier et sans édu-
» cation , parce que je n'entends rien à préparer
» un festin , parce que je ne paie pas un cuisinier ,
» un histrion plus cher qu'un fermier. J'en con-
» viens , Romains. J'ai appris de mon père , et j'ai
» entendu dire aux honnêtes gens , que le luxe est
» pour les femmes , et le travail pour les hommes;
» qu'il faut à un bon citoyen plus de gloire que
» de richesse; que les ornemens d'un guerrier, ce
» sont ses armes et non pas ses meubles. Quant à,
» eux , qu'ils s'occupent des seules choses dont ils
» fassent cas, des plaisirs et de la table; qu'ils
» passent leur vieillesse comme ils ont passé leurs
» premières années, dans les festins, dans les dé-
fi bauches et la dissolution , et qu'ils nous laissent
» la sueur et la poussière des camps , à nous qui
» en faisons plus de cas que de leurs voluptés.
» Mais non : quand ils se sont déshonorés par
» toutes sortes d'infamies, ils viennent ravir les
» récompenses des honnêtes gens. Ainsi , par la
» plus criante injustice , le luxe , la mollesse , les
» vices , ne nuisent pas à ceux qui en sont cou-
» pables , et nuisent à la République , qui en est
» innocente. Maintenant que je leur ai répondu,
» non pas en proportion de leur indignité , mais
» convenablement à mes mœurs , je dirai un mot
» de la chose publique. D'abord , pour ce qui re-
» garde la Numidie , soyez tranquilles , Romains ,
d vous avez écarté tout ce qui jusqu'à présent
» avait défendu Jugurtha : l'avarice, l'ignorance,
» l'orgueil de vos généraux. Vous avez sur les lieux
» une armée qui connaît le pays , mais jusqu'ici
» plus brave qu'heureuse , et affaiblie en grande
» partie par l'avidité et la témérité de ses chefs.
» Vous tous donc qui êtes en état de porter les
» armes , préparez- vous a défendre la République
» avec moi. Que le malheur passé et la dureté
^48 COURS
» des commandans ne vous effraient plus ; voas
» ayez un général qui dans les marches et les
» combats sera votre guide et votre compagnon ,
» et qui ne s'épargnera pas plus que vous. Avec
ï) le secours des dieux , vous pouvez tout vous
-y> promettre : la victoire, le butin, l'honneur. Et
» quand tous ces avantages seraient douteux ou
» éloignés , il conviendrait encore que les bons
y> citoyens vinssent au secours de la République ;
» car la lâcheté ne sauve personne de la mort,
y) et jamais père n'a désiré que ses enfans vécus-
y> sent toujours , mais qu'ils fussent estimés et
» honorés. J'en dirais davantage , Romains , si les
» paroles donnaient du courage a ceux qui n'en ont
» pas j mais pour les braves , j'en ai dit assez. »
A cette vigueur mâle et guerrière , à cette aus-
térité brusque , à cette âpreté de style , à cette
jactance soldatesque, tous ceux qui ont lu l'his-
toire, ne reconnaissent-ils pas Marius? Ne croient-
ils pas l'entendre lui-même? Qu'on lise les lettres
et les mémoires du grand Villars j qu'on voie de
quelle manière il parle de lui et de ceux qu'il
appelle des généraux de cour 3 et on s'apercevra
qu'aux formes près , nécessairement différentes
dans un consul romain et dans un général fran-
çais, les hommes, placés dans les mômes situa-
lions , ont dans tous les tems à peu près le même
langage. C'est dire assez combien Salluste con-
naissait les hommes ; et quand on les connaît
bien , on a le droit de les faire parler.
Les harangues dans Tacite sont ordinairement
courtes, mais toujours substantielles , et dans sa
précision il ne manque point de mouvement,
quoiqu'il en ait moins que Tite-Livé dans son
abondance. Je prends chez Tacite le discours de
Crémutius Cordus , accusé dans le sénat , sous le
règne de Tibère , d'avoir appelé dans ses écrits
Brutus et Cassius les derniers des Romains.
DE LITTÉRATURE. 2^9
« On m'inculpe dans mes paroles , pères cons-
)> cripts, tant je suis innocent dans mes actions.
» Cependant mes paroles mêmes n'ont attaqué ni
» César ni ses païens , les seuls qui soient com-
» pris dans les accusations de leze-majcsté. On
» me reproche d'avoir loué Brutus et Cassius :
» beaucoup d'auteurs en ont écrit l'histoire , aucun
» ne les a nommes sans éloges. Tite-Live , dis-
» tingué entre tous les écrivains par son éloquence
» et sa véracité , a donné tant de louanges à Pom-
» pée , qu'il en eut d'Auguste le nom de Pom-
» peien , sans en être moins aimé. Nulle part chea
» lui } Scipion, Afranius, ni ce même Cassius , ni
» ce même Brutus , ne sont traités de brigands et
» de parricides , comme on les appelle aujour-
» dlmi 3 et souvent il les appelle de giands-
» Iiommcs. Asinius Pollion, dans ses écrits , rend
» hommage à leur mémoire : Mes sa! a Corvinus J
» dans les siens , célébrait Cassius comme son
» général , et tous les deux fuient en crédit et en
» honneur auprès d'Auguste. Quand Cicéron pu-
» blia l'ouvrage (i) où il élevé Caton jusqu'aux
» cieux , le dictateur César lui répondit-il autre-
» ment qu'en le réfutant comme il aurait fait
r> devant des juges? Les lettres d'Antoine ? les
« harangues de Brutus, sont remplies de reproches
» contre Auguste, injustes, il est vrai, mais très-
» amers ; et on lit encore les vers de Bibaculus
» et de Catulle , pleins de satyres contre les Cé-
» sars. Mais Jules-César et le divin Auguste les
» souffrirent et les oublièrent avec autant de
» modération que de prudence ; car les satyres
» s'effacent si on les méprise ; mais si l'on s'en
» irrite , on paraît s'y reconnaître. Je ne parle pas
» des Grecs , chez qui non-seulement la liberté ,
(1) Celui qui avait pour titre Cato , auquel Ce'sar ré-
pondit par V Anti-Calo : tous les deux sont perdus.
11.
s&5o couns
» mais même la licence des paroles n'a jamais été
» punie y ou n'a été repoussée qu'avec les mêmes
» armes. Mais surtout il a toujours été libre et
)) innocent de dire sa pensée sur les morts : pour
» eux , il n' y a plus ni faveur ni haine. Mes écrits
» sont-ils des harangues incendiaires, des trom-
» pettes de guerre civile en faveur de Brutus et de
» Cassius , armés dans les champs de Philippes?
» 11 y a soixante et dix ans quils ne sont plus ;
)) et comme on les retrouve dans leurs images
» que le vainqueur lui-même n'a pas détruites ,
» leur mémoire garde sa place dans l'histoire.
» La postérité rend à chacun l'honneur qui lui
» est dû ; et s'il faut que je sois condamné , il ne
j> manquera pas d'écrivains qui se souviendront ,
» non-seulement de Brutus et de Cassius , mais
» aussi de moi. »
J'ai déjà cité la harangue des Scythes à Alexan-
dre, comme un des morceaux qu'on a le plus
remarqués dans Quinte-Curce. On a su gré à l'au-
teur d'y avoir parfaitement saisi le ton sentencieux
et figuré de l'éloquence propre a ces peuples , qui
s'énoncent volontiers en maximes et en paraboles,
comme on a toujours fait dans l'Orient et dans le
Nord.
« Si les dieux avaient proportionné ta stature
» a ton ambition , le Monde ne te contiendrait
» pas. Tu toucherais l'Orient d'une main , le Cou-
» chant de l'autre , et tu voudrais encore savoir
» ou vont s'ensevelir les feux de l'astre divin qui
» nous éclaire. C'est ainsi que tu desires toujours
» plus que tu ne peux embrasser. Tu passes d'Eu-
» rope en Asie , tu repasses d'Asie en Europe ,
» et si tu avais soumis tout le genre humain ,
» tu ferais la guerre aux forêts , aux montagnes ,
» aux fleuves et aux bêtes sauvages. Quoi donc !
v> ignores-tu que les grands arbres sont long-tems
i) a croître , et sont déracinés en un moment ?
DE LITTÉRATURE, ^5 t
» Insensé celui qui ne regarde que leurs fruits
» sans mesurer leur hauteur. Prends garde , en
» voulant parvenir au sommet, de tomber avec
» les branches que tu auras saisies. Quelquefois le
» lion a servi de pâture aux plus petits oiseaux ,
» et la rouille consume le fer. Il n'y a rien de
» si fort qui ne puisse craindre même ce qui est
» faible. Qu'y a~t-il entre toi et nous? JNous n'a-
n vons jamais approche7 de ton territoire. Dans
» les vastes forêts où nous vivons, ne nous est-il
» pas permis d'ignorer qui tu es et d'où tu viens?
» Nous ne pouvons pas servir, et nous ne voulons
» pas commander. Veux-tu connaître la nation
» des Scythes? Un attelage de bœufs, une char-
» rue , une flèche , une coupe , voilà ce qui nous a
» été donné , ce qui est à notre usage pour nos
» amis et contre nos ennemis. A nos amis nous
» donnons les fruits de la terre , produits par le
» travail de nos bœufs , et ces amis partagent le
» vin dont nous faisons avec eux des libations.
» Pour nos ennemis, nous les combattons de loin
» av^ec la flèche, et de près avec la pique. C'est
» avec ces armes que nous avons battu le roi de
j> Syrie , celui des Perses et des Medes , et le che-
» min nous a été ouvert jusqu'en Egypte. Mais
» toi , qui te vantes de faire la guerre aux brigands ,
» es-tu autre chose que le voleur de tant de pays
n usurpés ? Tu as pris la Lydie , la Syrie * tu t'es
» emparé de la Perse et de la Bactrîane ; tu as
» attaqué l'Inde , et voilà enfin que tu étends tes
)• mains avares et insatiables jusqu'à nos troupeaux.
» Et qu'as-tu besoin de tant de richesses , pour
» n'y trouver que la disette ? Tu es le premier
y) pour qui la satiété ait produit la faim , puisqu'à
» mesure que tu as plus , tu desires davantage.
» Mais ne vois-tu pas depuis combien de tems la
» Bactriane seule te tient arrêté? Pendant que tu
» la soumets ? la Sogliane s'arme contre toi 1 et
!>. 31 COU F» S
» pour toi la guerre naît de la victoire- car que
» tu sois plus grand et plus vaillant que tout
» autre , personne cependant ne veut souffrir un
» maître étranger. Passes seulement le Tanaïs ? tu
» verras jusqu'où s'étendent les Scythes y et tu ne
» les atteindras pas. Notre pauvreté sera plus
» agile que l'opulence de ton armée , qui trahie lar
» dépouille de tant de nations : et lorsqu'ensuiler
» lu nous croiras bien loin , tu nous verras aux
j> portes de ton camp -, car nous fuyons et pour-
» suivons l'ennemi, avec la même vitesse. On dit
» que dans vos adages grecs on se moque des
» solitudes des Scythes ; mais nous aimons mieux
5) des déserts incultes , que des villes et de riches
» campagnes. Pour toi , serre à deux mains ta
î) fortune : elle glisse , et on ne la retient pas en
» dépit d'elle. C'est l'avenir plus que le présent
» qui donne un bon conseil. Mets un mors à ton
>■) bonheur , tu le maîtriseras plus aisément. On
» dit chez nous que la fortune est sans pieds : elle
» n'a que des mains et des ailes ; et quand elle
» nous présente les unes 7 elle ne laisse pas prendre
» les autres. Enfin ? si tu es un dieu ? tu dois faire
)) du bien aux hommes , et non pas leur ravir le
» leur : si tu n'es qu'un homme 7 songe toujours
» que tu es un homme. Il y a de la folie a ne se
» souvenir que de ce qui nous porte à nous ou-
)> blier. Tu n'auras pour vrais amis que ceux a
» qui tu n'auras point fait la guerre ; car entre
» égaux l'amitié est ferme , et ceux-là sont censés
» égaux qui n'ont point mesuré leurs forces.
» Quant aux vaincus, garde- toi de les prendre
ï) pour des amis : point d'amitié entre le maître
» et l'esclave : la paix même est entre eux un état
» de guerre. Au reste , ne crois pas que les Scy-
» thés jurent l'amitié : notre serment 7 c'est le
» respect pour notre parole. Nous laissons aux
» Grecs ces précautions de signer des pactes et
DE LITTÉRATURE. ^53
» d'attester les dieux : pour nous , nous mettons
» notre religion dans notre fidélité. Ceux qui ne
» respectent pas les hommes, trompent les dieux;
» et l'on n'a pas besoin de l'ami dont la volonté
» est suspecte. 11 ne tient qu'à toi de nous avoir
» pour gardiens de tes limites d'Europe et d'Asie.
» Nous ne sommes séparés des Bactriens que par
» le Tanaïs : au-delà , du côté opposé , nous tou-
» chons à la Thrace, qui confine, dit-on, à îa
» Macédoine. Placés aux deux extrémités de ton
» Empire , nous veux-tu pour amis ou pour enne-
» mis ? Choisis. »
CHAPITRE II.
PHILOSOPHIE ANCIENNE.
Idées préliminaires.
Al ne faut plus s'attendre ici à ces anaîj^ses dé-
taillées qui ont paru nous attacher si vivement à
la poésie et à l'éloquence des Anciens, et que j'ai
tâché de proportionner à l'importance des sujets
et à la mesure d'intérêt qu'ils pouvaient com-
porter. La philosophie qui va nous occuper n'a
pas le même attrait pour tout le monde , et n'est
pas à beaucoup près si familière à tous les esprits ,
et si rapprochée de tous les goûts. Elle commande
une attention plus laborieuse par le sérieux des
objets, et ne la soutient pas par les mêmes agré-
mens. Quand l'instruction s'adresse à l'imagina-
tion et au cœur, autant qu'à l'esprit et au goût,
on vole pour ainsi dire au-devant d'elle ; quand
elle ne s'adresse qu'à la raison, il lui faut des
auditeurs déterminés à s'instruire. Mais pourtant
la raison a aussi son intérêt propre , et peut plaite
254 COURS
à l'esprit en l'exerçant. Elle ne peut d'ailleurs
aller ici jusqu'à la contention et à la fatigue de
tête que nous laissons aux érudits et aux sa vans
de profession , avec les dédommagemens qu'ils
y trouvent. C'est à eux de rapprocher Platon et
Aristote , Epicure et Zenon, le portique et l'aca-
démie, de les opposer l'un à l'autre, ou de les
concilier et de chercher à les entendre partout,
quand ils ne se seraient pas entendus eux-mêmes.
JBruker et Deslandes , et une foule d'autres écri-
vains , ont passé leur vie à errer dans ce laby-
rinthe semblable à ces châteaux enchantés ? où
l'Arioste nous représente les paladins armés, cou-
rant les uns après les autres , se combattant tou-
jours sans se reconnaître jamais, et après qu'ils
sont enfin sortis de ce séjour d'illusions, se re-
trouvant tels qu'ils étaient entrés, et avouant tous
qu'ils avaient long-tems rêvé les yeux ouverts.
Tel est en général , il est vrai ^ie résultat de
cette multitude de systèmes nés dans les écoles
anciennes 7 et tous depuis long-tems abandonnés.
Il n'y a rien à en conclure contre les Anciens, si ce
m'est qu'ils sont beaucoup plus excusables que les
Modernes , d'avoir entrepris plus qu'ils ne pou-
vaient. L'erreur la plus naturelle à l'esprit hu-
main , dès qu'il veut atteindre a l'origine des
choses, c'est-à-dire, chercher ce qu'il ne trouvera
jamais , a toujours été de se mettre tout uniment
à la place de l'Auteur des choses , et de refaire en
imagination l'ouvrage de la pensée divine. Il est
donc tout simple que chaque philosophe ait fait
son Monde , l'un avec le feu , l'autre avec l'eau ;
celui-ci avec l'éther , celui-là avec des atomes. Je
ne vous entretiendrai sûrement pas de toutes ces
cosmogonies que les curieux trouveront partout :
heureusement chacun a pu donner la sienne sans
le moindre inconvénient, et celles de Descartes
et de Leibnitz n'ont pas été plus dangereuses.
BE LITTERATURE ^55
Ceux-ci pourtant avaient moins d'excuse , puisque
tant de siècles d'expérience auraient dû leur faire
sentir que nous devions nous borner à l'étude des
faits et k l'observation des phénomènes , sans pré-
tendre deviner les causes premières, dont le secret
appartient k Dieu aussi nécessairement que l'ou-
vrage même, puisque l'un et l'autre supposent
l'infini en sagesse comme en puissance.
Si l'on a renoncé enfin k expliquer la théorie et
les moyens de l'Architecte éternel , c'est depuis
que deux génies puissans, l'un en mathématiques ,
l'autre en métaphysique , Newton et Locke , par-
venus k démontrer le plus clairement qu'il était
possible , celui-là les lois du mouvement , celui-ci
les opérations de l'entendement humain , ont en
même tems avoué tous les deux l'impossibilité de
connaître la cause qui meut les corps, et l'action
de la faculté pensante pour mouvoir le corps hu-
main. Alors d'autres philosophes (caries athées
s'appellent aussi de ce nom , et même exclusive-
ment) se sont retournés d'un autre côté , et ont
fait de gros livres, tels que le Système de la
Nature , pour nous apprendre comment le Monde
pouvait se passer d'une cause, comment tout exis-
tait par soi-même , et se maintenait par soi"
même dems un ordre nécessaire et éternel ; et avec
un long amas de mots et de raisonnemens abso-
lument inintelligibles , ils ont conclu par cette
grande découverte : Tout est ainsi, parée que
tout est ainsi; ce qui est profond et lumineux,
et ce qui heureusement encore laisse le Monde
comme il est. Ce n'est pas sous ce rapport que les
rêveries de nos philosophes ont pu être perni-
cieuses : il ne leur est pas plus donné de déranger
le monde physique que de le comprendre ; mais
; vous pouvez juger de ce qu'ils en auraient fait, si
le Créateur avait pu permettre qu'ils en dispo-
sassent un moment , comme il a permis qu'ils
256 COURS
fissent un moment l'essai de leur monde moral et
politique.
Malgré le vice radical de tous les systèmes de
l'ancienne philosophie sur les premiers principes
des choses, si la physique entrait dans notre planr
il ne serait pas difficile de faire voir que les Anciens
ont eu du moins des aperçus justes ,. ingénieux ,.
étendus sur beaucoup de points de physique géné-
rale et particulière, mais des aperçus toujours plus
ou moins défectueux et stériles, par deux raisons:
d'abord, par le défaut de progrès assez grands dans
les mathématiques, où ils ne paraissent avoir été
loin que dans la mécanique, qui fit la gloire d'Ar-
cliimede , ensuite par le défaut de cette méthode ,
qui consiste dans une analyse exacte et complète,
et dans une dialectique sévère : par Tune , on em-
brasse un objet dans toutes ses parties ; par F autre,
on se défend de laisser rien sans preuve, et l'on
ne bâtit jamais sur une hypothèse comme sur
une base. Cette méthode n'a été connue que des
Modernes, et c'est ce qui a surtout affermi leurs
pas dans la carrière des connaissances naturelles r
et ce qui les a conduits si loin dans tout ce qui est
du ressort de la physique et des mathématiques.
C'est pourtant a un Ancien que nous sommes rede-
vables d'avoir fait de la logique une science ; et du
raisonnement un art, comme nous l'avons vu dans
le précis sur Aristote. Mais lui-même , non-seule-
ment n'a pas tiré de cette découverte tout le fruit
qu'on en devait attendre, mais encore a frayé la
route de l'erreur aux scholastiques qui l'ont suivi ,
en abusant de ces abstractions connues sous le nom
de catégories et d'universaux , et en rangeant
parmi les êtres ce qui n'existe que dans l'enten-
dement. Sa dialectique ne servit donc qu'à con-
fondre par une argumentation invincible les pa-
ralogismes de mots et les puériles subtilités des
sophistes , dont Socrate et Platon s'étaient tant
DE LITTKRATtRE. l'JJ
moques , comme nous le verrons tout-à-FIicure, et
c'était sûrement un service rendu à l'esprit hu-
main- mais ccmoyen qu il trouva pour combattre
Terreur , ici ne lui servit pas à établir la vérité. Sa
métaphysique se réduisit à. une longue suite de
divisions et de subdivisions très - méthodiques ,
mais dont les conséquences sont absolument vides
et illusoires; et sa physique générale n'offre par-
tout que des formes substantielles et des qualités
occultes , c'est-à-dire, des mots mis à la place des
choses , et qui ont le plus grand de tous les incon-
véniens , celui d'ouvrir un champ immense à la
controverse sans pouvoir obtenir un résultat; en
sorte qu'ici les erreurs mêmes devaient être per-
dues, comme elles l'ont été pendant si long-tems,
tî au lieu qu'en disputant du moins sur les choses ,
l'erreur même n'est pas sans quelque fruit , parce
qu'enfin l'examen amené des vérités de fait, et
| qu'on finit par s'entendre et s'accorder. .
Je n'en suis pas moins disposé à me ranger à
f l'avis de ceux qui regardent Aristote comme un
f esprit plus solide et plus profond que Platon.
Vous en avez vu la raison lorsque j'ai parlé des
i ouvrages où il a procédé d'une manière plus sûre
\ et plus heureuse , c'est-à-dire, dans sa Poétique
i et dans sa Rhétorique , dans sa Morale et dans
sa Politique même , quoique celle-ci ne soit pas
au nombre des objets qui doivent nous occuper.
C'est là qu'il a su appliquer cet esprit d'analyse
1 et cette rare justesse de vues qui l'ont caractérisé
; parmi les Anciens comme parmi nous , et qui lui
firent donner par l'antiquité le titre de Prince des
philosophes. C'est là que son excellente méthode
l' lui sert à classer, à définir , à spécifier les choses,
\ et qu'il s'est garanti de l'abus des abstractions,
I qui en d'autres genres l'a souvent égaré. Quand
il parle d'éloquence , de poésie , de mœurs , de
gouvernement, il considère sans cesse la nature
^58 couns
de l'homme telle qu elle est ; il s'appuie de l'ex-
périence, et c'est ce qui le mené à des résultats
judicieux et féconds. 11 ne bâtit pas en l'air,
comme Platon a bâli sa République , qui est res-
tée où elle devait rester , dans ses livres ; mais il
démêle avec beaucoup de sagacité les causes de
l'ordre et du désordre dans les différentes sortes
de gouverncmens ; aussi a-t-il été étudié par tous
les bons publicistes , qui en ont profité plus que
de Platon , dont on n'a pu recueillir que des idées
partielles et des vérités détachées , qui ne sont
jamais d'un aussi grand usage que les théories gé-
nérales , quand celles-ci sont bien conçues.
Mais aussi , en métaphysique et eu morale ,
aucun des Anciens ne s'est élevé aussi haut que
Platon. L'on ne peut douter qu'il n'ait dii a So-
crate , son maître , la gloire d'avoir donné le pre-
mier à la morale la seule base solide qu'elle puisse
avoir , l'unité de Dieu , l'immortalité de l'âme ,
et les peines et les récompenses dans une autre
yie. C'est ordinairement Socrate qui , dans les
Dialogues de Platon , développe ces dogmes fon-
damentaux ; et quoiqu'il ne paraisse pas avoir
rien écrit , si ce n'est quelques lettres (i) , on sait,
par le témoignage de toute l'antiquité, que ces
dogmes étaient les siens , ceux qu'il enseignait
publiquement, et c'est surtout par les écrits du
disciple que nous est connue la sagesse du maître.
Mais on ne peut guère penser que ce soit Socrate
qui ait fourni à Platon ses idées sur la nature du
Monde et sur l'espèce d'hiérarchie qu'il établit
entre les êtres divers qui le gouvernent ou qui
l'habitent : il paraît au contraire que toute cette
philosophie, purement conjecturale, n'a jamais
été du goût de Socrate , qui n'approuvait pas que
(i) îl s'amusa aussi , dans les derniers jours de sa \îe,
k meure en "vers les fables d'Ésope.
DE LITTÉRATURE. 25g
l'on s'égarât dans ces spéculations ambitieuses sur
des objets dont l'homme ne peut jamais savoir
que ce qu'il aura plu a Dieu de lui apprendre.
Aussi n'est-ce pas Socrate, mais Timëe de Lo-
crcs (i) , qui porte la parole dans le dialogue inti-
tule de son nom ; et Ton peutd'ailleurs conjecturer
que quand Platon a mis dans la bouche de Socrate
des idées du même genre , c'est d'abord polir s'ap-
puyer de l'autorité d'un homme reconnu dans la
Grèce pour le plus sage des hommes , ensuite pour
se mettre à couvert lui-même sous la sauve-garde
d'un nom devenu plus respectable depuis que le
repentir des Athéniens avait consacré sa mémoire
pour réparer l'injustice de sa condamnation» Nous
apprenons même d'un Ancien , que Socrate ayant
entendu la lecture du dialogue intitulé Lysis ,
l'un des ouvrages de la jeunesse de Platon, et où.
celui-ci le fait parler sur les causes d'amour et
(i) Ce Timce, disciple de Pythagore, était certainement
antérieur à Socrate, et Platon en a fait le principal per-
sonnage du dialogue dont nous allons bientôt rendre
compte , et qu'il ne faut pas confondre avec un ouvrage
particulier, intitulé de la IVatureetde V Ame du Monde,
qui ne fut publié que dans le second siècle de notre ère,
îous le nom de ce Timée de Locres. Ce petit traité con-
tient à peu près tout le système que Ton voit dans Platon,
et l'on a cru d'abord que c'était de ce Timée que Platon
avait emprunté sa cosmogonie ; mais il a paru depuis
beaucoup pins probable que ce traité est l'ouvrage de
quelque platonicien du second siècle . qui crut fortifier
les idées de Platon par une plus grande antiquité : c'est
l'opinion des meilleurs critiques. On ne peut douter, il
est vrai , d'après le témoignage de Plutarque qui cite ce
limée, qu'il n'y ait eu quelque rapport entre sa philo-
sophie et celle de Platon 5 mais si cette dernière n'eut
été qu'un plagiat, et n'eût pas appartenu au disciple de
Socrate, on ne lui en aurait pas fait honneur daus tous
les siècles, et cette espèce de vol lui eût été reprochée
par les critiques anciens, très-curieux de ces sortes de
découvertes, el Técole de Platon se serait appelée celle
de Timée,
s6o cours
d'amitié entre les hommes , il s'écria : Que de
bel! es choses me fait dire ce jeune homme ,
sans que jamais fjr aie pensé ! Si Platon risqua |
ce genre de supposition du vivant même de So-
crate , il est extrêmement vraisemblable qu'il
n'eut pas plus de scrupule après sa mort , surtout J
quand il traita des matières qui notaient pas sans
danger chez un peuple aussi ombrageux que celui
d' Athènes , sur tout ce qui touchait à la religion 7
comme on le voit par plus d'un exemple avant et
après Platon.
C'est par lui que je commencerai cet exposé
succinct de ce que nous pouvons recueillir de plus
profitable de la philosophie des Anciens sous un
double aspect, celui des choses où ils se sont le
plus approchés de la vérité par les lumières natu-
relles , et celui des erreurs les plus remarquables
©ù les a fait tomber l'inévitable imperfection de
ces mêmes lumières. C'est le seul ordre que je
crois devoir suivre dans ce précis , destiné seu-
lement a donner des notions claires, et, si je le
puis 7 utiles a ceux qui n'iront pas s'enfoncer dans
la lecture d'une quantité d'auteurs tant anciens
que modernes , qui suppose beaucoup de curio-
sité , d'étude et de loisir , sans beaucoup d'utilité.
Ensuite viendront Plutarque , Cicéron et Séne-
que , qui contiennent , avec Platon , tout le fond
de la philosophie des Grecs ; car celle des Latins
est toute entière d'emprunt. D'ailleurs, ces quatre
philosophes sont aussi des écrivains renommés,
et par-là ils appartiennent plus particulièrement
encore à nos séances , et y seront aussi considérés
sous ce point de vue , qui est en général celui d'un
Cours de littérature , mais qui dans cette partie
n'est pas , conmie dans les autres, le premier»
DE LITTERATURE. ^6 I
SECTION PREMIERE.
Plahv?.
Tous les anciens philosophes ont cru la matière
éternelle , et différaient seulement sur la manière
dont s'était formé Tordre universel des choses
physiques qu'on appelle le Monde. Les uns l'at-
tribuaient à une force motrice répandue partout ,
et qu'ils nommaient l'ame du Monde ; les autres ,
au mouvement même , qui dans la succession des
tems avait opéré la combinaison des divers élé-
mens suivant leur nature et leurs rapports ; ceux-
ci à tel ou tel élément en particulier , comme l'eau
ou le feu, dont ils faisaient un principe générateur
et conservateur ; ceux-là , à une sorte d'attraction
sympathique des parties similaires ; et quelques-
uns ont appelé Dieu le Monde lui-même , le Grand-
tout, comme disaient les Stoïciens. Il serait su-
perflu de répéter ici ce qui a été démontré tant de
fois, combien toutes ces hypothèses étaient ab-
surdes et contradictoires en elles-mêmes ; quoi-
qu'il n'y en ait pas une qui ne se retrouve plus ou
moins dans les nouveaux traités de matérialisme ,
dont les auteurs n'ont paru rajeunir un fonds d'ex-
travagance usé depuis tant de siècles , que parce
que les dernières acquisitions de "la physique et
de la chimie les ont mis à portée de se servir de
termes nouveaux pour reproduire de vieilles fo-
lies. Il est à remarquer que les poètes , naturelle-
ment disposés a se rapprocher en tout des opinions
communes , ont été ici beaucoup plus près de la
raison que tous ces fabricateurs de Mondes. Frap-
pés comme tous les hommes en général , de cette
harmonie de l'Univers , qui montre à notre esprit
une suprême intelligence , comme le soleil montre
le jour à nos yeux , les poètes anciens ont tous
représenté les dieux , non pas , il est vrai , comme
^62 èOITRS
créateurs , mais du moins comme ordonnateurs du
Monde, et auteurs de l'ordre qui a remplacé le
chaos ; et Ton ne peut nier que cette espèce de
cosmogouie antique , chantée par Hésiode et
Ovide ,. lie soit beaucoup plus sensée que celle des
Thaïes et des Anaxagore.
Platon lui-même ne conçut pas la création telle
quelle est dans la Genèse, c'est-à-dhe , l'acte de
la Puissance suprême, tirant tout du néant par
sa volonté , et ce n'est pas un reproche à faire à
Platon , car cette idée est au dessus de l'homme,
et cette création ne pouvait être que révélée. Seu-
lement la métaphysique a compris et démontré
depuis, que cette création, quoique incompréhen-
sible pour nous, appartenait nécessairement à la
Puissance éternelle et infinie , a Dieu seul. Mais
Platon reconnut du moins que le Monde avait eu
un commencement, et que Dieu seul en était le
créateur. C'est surtout dans son Timée qu'il dé-
veloppe cette doctrine ; car dans quelques autres
il ne s'explique pas si positivement, et semble
laisser en doute si le Monde est éternel ; mais son
doute ne se trouve que dans ceux de ses écrits où
cette question se présente comme en passant ; au
lieu que dans le Timée , où elle est expressément
traitée, il montre Dieu partout comme l'éternel
et suprême architecte. Selon lui , Dieu a tout fait,
parce qu'il est bon ; il a formé l'Univers sur le
modèle qu'il avait dans sa pensée , et ce modèle
était nécessairement le meilleur possible , en rai-
son de la puissance , de la sagesse et de la bonté
de son auteur. L'on voit déjà que Platon est le
premier qui ait fait de la bonté essentielle àla
nature divine , la cause de la création , et le pre-
mier aussi qui ait posé en principe ce que les
Modernes ont appelé Y Optimisme , et ce qui n'a
été le sujet de tant de controverses, que parce
qu'on a toujours confondu plus ou moins deux
T)E LITTERATURE. ^63
choses très— difïëi entes , la bonté relative et la
bonté absolue , dont Tune appartient aux idées
humaines, et l'autre aux idées divines : c'est une
méprise très-grave en métaphysique, et dont le*
conséquences sont très-importantes , mais dont la
discussion ne saurait trouver ici une place quelle
doit avoir ailleurs.
Platon n'a pas vu moins juste quand il a dit que
Dieu ne pouvait pas être l'auteur du mal moral
ou du péché : ce sont ses expressions ; car le mot
de péché , qui parmi nous n'est plus que du style
religieux , était chez les Anciens de la langue phi-
losophique. Mais Platon n'a pas été et ne pouvait
[guère aller plus loin ; d'abord , parce qu'il ne
parait pas avoir connu la théorie métaphysique
de la liberté essentielle à la substance intelligente,
{liberté dont il n'a parlé nulle part ; ensuite, parce
i qu'il se contente d'attribuer le désordre moral à
[la résistance de la matière, c'est-à-dire, au dérè-
glement des passions qui appartiennent à l'ame
isensitive; car on verra tout-à-l'heure qu'il dis-
tingue , comme presque tous les Anciens , des
âmes spirituelles et matérielles j ce qui est par soi-
Jaiême une grande erreur, et ce qui serait encore
:rès-insuffisant pour résoudre les objections sur le
{mal moral , dont la solution n'est due qu'à la
(bonne philosophie des Modernes , et surtout à
pelle des Chrétiens.
Platon distingue en général deux sortes de
[substances , la substance intelligente , immuable ,
■éternelle, incorruptible, et la substance maté-
rielle, dépourvue de toutes ces qualités. 11 range
I tdans la première classe Dieu , et ce qu'il appelle
1 311 grec les Démons , nom qui ne signifie point,
dans sa langue comme dans la nôtre , des esprits
I ;tnalfaisans et réprouvés, mais des divinités secon-
idaires qui reviennent à peu près à ce qu'on entend
par des Génies dans les écrits des Païens , et par les
îi64 COURS
Anges chez les Chrétiens. A ces dieux du second
rang, il joint dans la même classe , mais au-des-
sous d'eux , Famé raisonnable qui anime et régit
le corps de l'homme; et comme elle est, ainsi
qu'eux, d'origine divine , il en conclut qu'elle doit
se conformer en tout a ce premier modèle de per-
fection , par l'amour du beau et de l'honnête, et
de là dérivent ses devoirs pendant la vie , et ses
destinées après sa mort.
Ce philosophe est aussi le premier qui ait fait
Dieu auteur du mouvement , et qui ait fait du
mouvement la mesure du tems. C'est une de ses
plus belles idées, et personne avant lui n'avait
rien conçu d'aussi sublime et d'aussi vrai que ce
qu'il dit du tems et de l'éternité. « L'éternité est
» immobile dans l'unité d'être , c'est-à-dire eu
» Dieu, et n'admettant ni changement ni succes-
» sion. Il y a plus : la réalité de l'être n'est qu'eu
» Dieu : c'est le seul dont on ne puisse pas dire
r> proprement : Il a été ou il sera , mais seulement
» il est. Il a créé le tems en créant le Monde -, et !
» cette durée successive , marquée par les révolu-
» tions des corps célestes, est une image mobile
» de l'éternité, et passera comme le Monde,
» quelle que soit la fin qu'il doit avoir. » Toutes
ces conceptions sont grandes, et sans contredit
supérieures de beaucoup à toutes celles de l'anti-
quité païenne. Vous reconnaissez ici (pour le dire
en passant ) deux vers fameux du premier de nos
lyriques :
Le tems , cette image mobile
De l'immobile éternité.
C'est une traduction littérale de Platon , dont
l'imagination brillante était faite pour inspirer la
poésie même, et n'a servi cette fois à la philosophie,
qu'à rendre plus sensible et plus frappante une
vérité métaphysique. C'est encore un emprunt
©E LITTÉRATURE. 265
fait à Platon , que ces vers d'une ode de Thomas
sur le Teras , Tune des meilleures de ce siècle 7
malgré quelques fautes :
Dieu dit au mouvement : Du tems Sois la mesure.
Il dit à la Nature :
Le tems sera pour vous , l'éternité pour moi.
Ces deux passages prouvent que la lecture du
Timèe n'avait pas e'té inutile à Rousseau et à
Thomas,
La pureté et la sublimité de ces notions ont
fait dire aussi à un docteur de l'Eglise, S. Clément
d'Alexandrie, que les livres de Platon avaient servi
a préparer les Païens à l'évangile , comme ceux
de Moïse à préparer a la foi les Juifs que l'évangile
avait convertis. On sait en effet que la philosophie
platonicienne était extrêmement en vogue dans
les premiers siècles de l'Eglise 5 et de là les efforts
que l'on fit alors pour concilier en quelque sorte
l'école d'Alexandrie avec le christianisme, et pour
) trouver dans Platon ce qui n'y était pas. C'était
une erreur du zèle ; et ce qui fait voir que toutes
les erreurs sont dangereuses, c'est qu'en même tems
que des Chrétiens trompés croyaient tirer avan-
tage de l'autorité de Platon, et tâchaient d'attirer
le platonisme a la révélation, les ennemis du
christianisme naissant prétendirent, pour en in-
firmer la divinité , en retrouver les principaux
dogmes dans Platon. On alla jusqu'à y voir le
Verbe et la Trinité , et cette supposition a passé
jusque dans ces derniers tems. Mais il suffit d'ouvrir
Platon pour se convaincre qu'il n'y a ici qu'une
pure confusion de mots. Le mot grec qui répond
a celui de verbe, Aoyo? , ne signifie pas seulement
en grec la parole s mais aussi la raison, ratio,
d'où vient le mot logique, et n'est pris chez Platon
que dans ce sens. Il n'est jamais dit que cette
raison, cette sagesse de Dieu; soit une émanation
5î66 cours
de l'essence divine , encore moins que ce soit une
des trois personnes de la Trinité; et celle de Platon
n'est autre chose que Dieu , Famé du Monde et
je Monde lui-même, dont il fait l'animal par ex-
cellence, contenant en lui toutes les espèces pos-
sibles d'animaux. Il est clair que rien de tout cela
ne ressemble à nos mystères ; et il ne l'est pas
moins que ces mystères , que Dieu seul a pu ré-
véler, n'ont pu en aucune manière être devinés
ni même entrevus par la raison humaine, puisqu'ils
sont au dessus d'elle, même depuis qu'ils ont été
révélés. Quant à la prééminence qu'il attache à
son ternaire , que Ton a voulu confondre avec
notre Trinité , elle tient à ces idées chimériques
sur la puissance des nombres , que Platon em-
prunta des Pythagoriciens, ainsi que beaucoup
d'autres eneurs mêlées avec les siennes. 11 faut à
présent dire un mot de? principales, et voir la
faiblesse de l'esprit humain' après avoir vu sa
force.
Platon a beaucoup écrit , beaucoup pensé , puis-
que ses ouvrages embrassent toutes les connais-
sances naturelles, et non-seulement toutes les
parties de la philosophie spéculative , mais encore
la physiologie et l'anatdmie ; mais il faut avouer
aussi qu'il a beaucoup rêvé. On lui doit pourtant
cette justice, que, fidèle imitateur de la reserve de
jSon maître , û se préserva toujours de cette affir-
mation tranchante qui caractérisait l'orgueil dog-
matique de tant de sectes de philosophes, dont
chacun se prétendait exclusivement en possession
de la vérité. Socrate et Platon donnaient toujours
leurs opinions seulement comme probables : nous
verrons a l'article de Cicéron, que ce piobabi^
lisme , qui devint le poiut de ralliement des diffé-
rentes écoles de l'académie fondée par Platon ,
avait aussi ses inconvéniens et ses abus. Mais ce
;fut du moins dans l'origine une sorte d'excuse
DE LITTERATURE. 267
Kmr cette foule d'hypothèses plus ou moins er-
onées, qu'il débitait avec d'autant moins descru-
mle, qu'il ne demandait pour elles que cette
espèce d'assentiment qu'on peut accorder à ce
jui n'est que probable , et non pas cette con-
viction , qui ne peut naître que de l'évidence.
Mais cette probabilité même se trouve-t-elle à
'examen, dans la plupart des théories de Platon?
Nullement : il a trop peu de méthode et de logi-
que ; il abonde en suppositions gratuites : rien n'ar-
rête l'essor de son imagination. Il semble toujours
voir devant les yeux, ce Monde intelligible, ces
dées archet y Jes.oix tout est disposé dans un ordre
variait de rapports infaillibles et éternels. Cela est
n effet et doit être ainsi dans la sagesse divine, et
a plus grande gloire de Platon est de l'y avoir
u : c'est sûrement le plus grand pas de l'ancienne
nétaphysique , et qui suffirait seul pour mettre
'laton au rang des plus beaux génies. Mais il n'a
as compris que si ce modèle idéal et parfait était
jtecessairemeiit dans l'intelligence infinie quand
lie a produit le Monde , de là même il s'ensuit
u'il ne saurait se retrouver dans l'intelligence
umaine , qui elle-même n'a l'idée de l'infini que
arce qu'elle trouve partout des bornes qui ne sont
as celles des choses, mais de ses conceptions ; car.
Pinfini est dans les idées de Dieu parce qu'elles
mbîassent tout, il n'est dans les nôtres que parce
u'elles n'embrassent rien , et que nous voyons
)ujours au-delà de nous et bien loin au delà , le
tel et le possible , sans aucun moyen d'y at-
îindre. Il n'y a pas une science qui n'atteste que
nut est partiel dans nos conceptions , et que nous
e pouvons rien classer parfaitement, parce que
on -seulement nous ne connaissons en rien les
Î rentiers principes , mais que nous ne connaissons
»as même , à beaucoup près , tous les effets et tous
îs acçideus. La modestie de Platon ; au lieu de
268 COURS
lui interdire toute affirmation, ce qui est un excès
et une erreur, aurait été mieux entendu si elle
l'eût empêché de donner même comme probable
ce qui n'élait appuyé sur rien.
Que signifie cette ame du Monde, qui n'est pas
Dieu, et qui pourtant est une substance divine,
cpmme s'il pouvait y avoir deux substances dans
la Divinité , dont Platon lui-même a compris
l'unité nécessaire ? Quelle contradiction ! et que
de contradictions semblables dans tout le système
de Platon ! Qu'est-ce que ce monde animal , la
troisième partie de son ternaire , et qui a fourni
k Spinosa la première base de son incompréhen-
sible athéisme ?
Mais que dire surtout de la manière dont Platon
explique la nature et la formation de Famé hu-
maine? Selon lui, elle est double et même triple,
et voici comment, autant du moins qu'il est pos-
sible de le comprendre à travers les obscurités de
ses termes arbitraires et vagues , et de ses défini-
tions subtiles. Le premier ouvrier f après avoir
formé les astres et tous les corps célestes, et leur
avoir promis l'immortalité, non pas qu'elle appar-
tienne a leur nature , mais comme un pur don de
ses bontés ; après avoir donné au Monde une ame
composée de la substance immuable , indivisible
et incorruptible, et de la substance matérielle,
divisible et muable,et encore d'une troisième subs-
tance mixte qui résulte des deux autres (inexpli-
cable composé , qui pourtant, comme je l'ai dit ,
s'appelle chez lui un Dieu, ainsi que le Monde
lui-même), s'adresse à ces dieux secondaires, à ces
démons , qui ne sont ni plus clairement définis ni
mieux expliqués que tout le reste, et les charg<
de former tous les animaux , dont l'existence est
comprise dans l'idée du grand animal qui est le
Monde ; et s'il s'en remet a eux pour cette créa-
tion, c'est, dit-il, que s'il faisait lui-même ces
DE LITTÉRATURE. 26)
animaux , ils seraient immortels. Mais c'est de lui
que ces agens inférieurs doivent recevoir les se-
mences du seul animal qui sera participant de
l'immortalité , et doué de raison \ en un mot , de
l'homme. Alors il fait lui-même un mélange des
élémens ou principes qui lui ont servi à produire
les astres ou Famé du Monde, de façon pourtant
qu'ils n'aient pas dans l'homme la même perfec-
tion et la même pureté. Les agens du grand ouvrier
joignent ensuite à cette partie immortelle de l'ame
une autre espèce d'ame mortelle, susceptible de
toutes les affections sensuelles, d'où naît le plaisir
et la douleur, et de toutes les passions qui naissent
du désir ou de la crainte. Voilà bien jusqu'ici
deux âmes très-distinctes ; mais de peur que la
plus mauvaise n'ait trop d'empire sur la meilleure,
ils placent celle-ci dans la partie supérieure du
corps humain, dans la tête, et l'autre dans la
poitrine ; et cette seconde ame se divise encore
• en deux , Y irascible et la concupiscible > que nos
f agens logent de manière que le diaphragme en
[fait la séparation. JJ irascible a son siège dans
[le cœur, afin qu'elle soit plus près du siège de
la raison, qui doit tempérer ses mouvemens : la
• concupiscible est située plus bas , entre le dia-
phragme et le nombril, afin que dans cet éloi-
! gnement de la tête elle excite le moins de troubles
L et de tempêtes qu'il est possible dans le domaine
de la partie divine, de la raison.
Si Platon n'eût donné toute cette fabrique que
comme une allégorie, un emblème des deuxpuis-
j- sances qui se disputent l'empire sur nous, la raison
jjet la passion, ce genre d'apologue ne laisserait
I pas d'être ingénieux, et aurait du moins un dessein
|i assez clair , quoique toujours mêlé d'inconséquen-
ces ; car pourquoi les mouvemens de la colère et
[ de la vengeance auraient-ils plus besoin du secours
I prochain et du frein de la raison, que les mouve-
2^0 COURS
mens du désir et de la volupté ? Ces deux âmes y
comme Platon les appelle , qui passèrent depuis j
dans l'école de son disciple Aristote et chez tous |
les scholastiques modernes, jusqu'à ces derniers
tems, mais sous un autre nom, celui à' appétit iras-
cible et d'appétit concupiscible > ces deux âmes
ou ces deux appétits ne sont ni moins indociles
ni moins funestes l'un que l'autre ; et Ton ne voit
pas d'ailleurs ce que la distance plus ou moins
grande de ces âmes a celle de la tête , peut ôter ou
ajouter à leur action ou à leur résistance réci-
proque. Mais ce qu'il est absolument impossible
de concevoir, c'est ce que Platon dit du foie, qui,
étant un corps spongieux, est placé tout près de
î'ame concupiscible comme un miroir destiné à
ïui représenter les lois de Famé souveraine, de
3a raison. C'est une étrange idée, que de faire du
foie un miroir moral; et l'usage des figures et des
comparaisons, qui est en généial un des agrémens
du style de ce brillant philosophe , est aussi un
des écucils de son jugement, et le jette dans des
écarts bien extraordinaires.
Vous sentez que je ne m'amuse pas à relever
tout ce qu'il y a d'incohérent et d'incompréhen-
sible dans ce mal-adroit assemblage de métaphy-
sique et d'anatomie. Je ne fais guère que marquer
de préférence les erreurs qui se sont propagées des
Anciens jusqu'à nous , pour vous faire voir qu'en
ce genre les différens siècles n'ont guère fait que
*<e copier les uns les autres avec plus ou moins de
variations, et que le principe est toujours et sera
toujours le même , la présomptueuse curiosité de ce
que nous ne pouvons pas savoir , et de ce que nous
voulons toujours deviner. L'erreur se lègue ainsi
d'un âge à l'autre dans la race humaine comme un
héritage de famille , tantôt grossi , tantôt diminué f
éprouvant divers changemens selon les mains où il
tombe et enrichissant les uns et ruinant les autres y
DE LITTERATURE. ^ t
selon l'usage qu'on en fait. Le faible pour la divi-
nation, par exemple, qui est celui de Platon
comme de tous les Anciens, a fait de ses ouvrages
le premier répertoire des illuminés et des théoso-
phes,et des cabalistes de tous les genres. C'est lui
qui nous dit très-sérieusement que cette ame maté-
rielle et sensuelle , toute grossière qu'elle est, n'est
pourtant pas inhabile à la connaissance de toutes
sortes de vérités, et lui attribue particulièrement
la faculté de deviner et de prophétiser , ce qui n'ar-
rive , dit-il , que dans le sommeil , par le moyen
des songes , ou dans cet état d'enthousiasme que les
Anciens appelaient fureur , aliénation , tel qu'était
celui des sibylles et des prêtresses ; et voilà nos
somnambuUste et nos convulsionnaires. Les beaux
moyens de vérité, que les rêves et la démence ! C'est
aussi par les écrits de Platon que s'est le plus répan-
due la chimérique doctrine des nombres , qui joue
un si grand rôle dans la cabale ; car quoique cette
doctrine fut de Pythagore , comme nous n'avons
aucun de ses ouvrages, nous ne la connaissons guère
que par ceux de Platon , qui fréquenta long-tems
ses disciples en Sicile, et emprunta beaucoup de
leur philosophie , qu'il fondit dans la sienne. Ce
n'est pas qu'il ait jamais été aussi fou que les caba-
listes sur les merveilleuses propriétés des nombres;
mais un ton souvent exalté ou mystérieux , qui est
un des caractères de ses traités métaphysiques, a
donné en effet lieu de croire qu'il voj^ait dans les
nombres ce que jamais le bon sens n'y verra. S'il
y a quelque chose au Monde d'évident , c'est que
les propriétés des nombres sont purement mathé-
matiques , c'est-à-dire qu'elles ne peuvent s'éten-
dre en aucun sens au-delà de la sphère des calculs et
des mesures , sans que jamais il en puisse résulter
un effet quelconque sur les objets calculés ou me-
surés,^ sui l'intelligence qui calcule ou qui mesure.
11 n'est pas moins certain que cette ténébreuse folie
CL'JI COURS
est encore aujourd'hui une science dans toute l'Eu-
rope , c'est-à-dire , la science des insensés.
Platon n'a-t-il pas pris a Pythagore sa métemp- I
sycose , qui ne lui sert qu'à gâter le dogme salutaire
des peines et des incompensés à venir ? Ecoutez-le 1
et il vous dira , ou plutôt il fera parler Dieu même,
Î)our vous dire avec l'autorité d'un suprême légis-
ateur : « Que les âmes qui auront surmonté la co-
» 1ère ? la volupté , la cupidité , et vécu dans la jus-
f> tice 9 soient heureuses après la mort ; que celles
)) qui auront mal vécu deviennent fem mes dans
» une seconde génération , et bêtes dans une troi-
?> sieme si elles ne sont pas amendées , et qu'elles
» ne cessent de parcourir les différentes espèces de
a bêtes , jusqu'à ce qu'elles aient appris à se sou-
*) mettre en tout à la raison. » Platon , qui s'était
fait législateur dans sa République , c'est-à-dire ,
dans son cabinet, ce qui est permis à tout le monde,
aurait pu du moins faire de même dans sa Théo-
dlcée (i) , et ne pas promulguer ses lois par l'or-
gane de la sagesse éternelle. Je ne parle pas de cette
singulière progression de peines , qui place la bête
immédiatement au dessous de la femme : j'imagine
que vous n'aurez fait qu'en rire , et si Platon peut
devenir une occasion de scandale, c'est quand il
statue longuement et dissertement dans sa Répu-
blique , que toutes les femmes seront communes à
tous les citoyens. Ce n'est pas sans quelque répu-
gnance que je mets sous vos yeux ce monstrueux
délire d'un des plus illustres philosophes de l'an-
tiquité : le scandale est ici d'autant plus réel, que
le même dogme a été renouvelé plus d'une fois , et
même de nos jours. Mais il est juste d'ajouter que
cette immoralité , qui à la vérité est forte , est du
moins la seule qui se rencontre dans Platon , dont
(1) Ce mot veut dire justice de Dieu : c'est le titre
d'un ouvrage de Leibnitz,
DE LITTKRATUKE. 2^3
les écrits respirent d'ailleurs la morale, non seu-
lement la plus pure, mais la plus élevée, et qui
n'est jamais plus éloquent que quand il appelle
Tarne de l'homme à la contemplation de ce mo-
dèle parfait dont elle porte en elle l'image , etde
ces idées éternelles qui sont pour elle les miroirs
de l'honnêteté et de la vertu. Lui-même eut une
conduite conforme à ces principes; et s'il s'est
une fois égaré à ce point dans ses spéculations
politiques , tout ce qu'il y a de meilleur à en con-
clure , c'est que la raison humaine sans guide est
capable , même en morale , et même dans le plus
honnête homme , des plus honteuses illusions.
Je laisse de côté ses Androgynes , autrement
Hermaphrodites , fable cependant aussi ingénieuse
qu'aucune de celles des Grecs , et qui a fourni à
nos poètes la matière de petits contes assez gais et
assez connu pour me dispenser d'en parler ici.
Mais je puis ajouter à ce que vous avez entendu
de sa métempsycose 7 une autre distribution qui
vous paraîtra plus plausible comme allégorie mo-
! raie , et qui lui sert a rendre compte , a sa manière ,
de l'origine des diverses espèces d'animaux. Le
premier , l'homme , fut d'abord créé mâle dans
tous les individus ; mais ceux qui furent méchans
yant été a la seconde période changés en femmes
comme il avait été prescrit , alors les individus
de l'un et de l'autre sexe qui n'avaient pas bien
vécu , subirent à une troisième époque les méta-
morphoses suivantes : les philosophes d'un esprit
léger j qui avaient cru pouvoir , par le secours des
sens , atteindre à la connaissance des choses intel-
lectuelles , furent changés en oiseaux ? ceux qui ,
négligeant l'étude des choses célestes, ne s'occu-
pèrent que des objets terrestres , devinrent des
quadrupèdes , et parmi eux les plus mauvais de-
vinrent des reptiles ; enfin les plus stupides furent
condamnés à être poissons, comme indigne de
2^4 COU US
respirer le même air que nous. Sans nous arrêter
à ces transformations successives et sans cesse re-
nouvelées , qui n'ont d'autre fondement que des
analogies plaisamment morales , observons le seul
résultat sérieux qu'on en peut tirer : c'est que , dans
le système de Platon , l'ame humaine , telle qu'il
la suppose , mi-partie de la substance immortelle
et de la substance mortelle, est incessamment ré-
pandue dans toutes les espèces animales , qui par
conséquent ne différent de l'homme que par la
forme. Ce dogme est pris tout entier de l'école de
Pythagore , et n'en est pas moins une des plus cho-
quantes absurdités où puisse tomber la philosophie,
et V liste des contradictions les plus manifestes dans
un philosophe qui nous avait d'abord dit de si
belles choses sur l'origine de notre ame et sur sa
destination.
L'ordre et la méthode ne sont sûrement pas
pour Platon au nombre des mérites et des devoirs ;
car sa métaphysique , et sa physique, et sa musique,
et sa plrysiologie , et ses mathématiques , sont in-
différemment semées dans ses livres de la Répu-
blique et des Lois. Tout est pêle-mêle dans ses
ouvrages ; ce qui n'empêche pas que la lecture n'en
soit agréable , parce qu'il jette sur tous les objets
une étonnante profusion d'idées, la plupart très-
hasardées et souvent même fausses , mais toujours
plus ou moins séduisantes , ou par une imagination
qui exerce celle du lecteur, ou par l'attrait
d'un style orné et fleuri, ou par le piquant de la
controverse et du dialogue. C'est peut-être le plus
bel esprit de l'antiquité , et celui qui a parle de
tout avec le plus de facilité et d'agrément. Aussi
les poètes et les orateurs les plus célèbres chez les
Grecs et les Homains avaient sans cesse dans les
mains ses nombreux écrits , et ne se cachaient pas ?
g h se glorifiaient même du profit qu'ils en tiraient.
On sait cpxelle vénération avait pour lui Cicéron?
DE LITTLRATtTRl?. 573
qui le traite toujours d'homme divin, et qui ne
connaît pas de plus grande autorité que la sienne ;
et nous apprenons de Plutarque , que ce fut la lec-
ture de Platon qui détermina Démosthene au genre
d'éloquence politique qu'il adopta , celui qui con-
siste à préférer en toute occasion ce qui est hon-
nête et glorieux ; et tel est en effet , si vous vous
en souvenez , le principe de toutes ses harangues.
Si l'on cherche ce qui put donner a Platon
cette puissante influence qu'il exerça iong-tems
sur les plus grands esprits, on verra que ce ne pou-
vait être que la partie morale de sa philophie sans
comparaison la meilleure de tontes , parce qu'elle
est noble, insinuante, persuasive, accommodée
à la nature humaine , et la dirigeant toujours vers
le bien dont elle est capable , sans le rebuter par
la morgue et la roideur du stoïcisme. Personne ,
parmi les Païens , n'a mieux parlé de la Divinité
et de nos rapports avec elle. On croit à la vérité
que les livres des Hébreux , qui font une partie de
nos livres saints , ne lui ont pas été inconnu , et ce
qui peut appuyer cette conjecture , c'est qu'ils
étaient assez répandus en Egypte lorsque Platon y
voyagea, puisqu'il ne s'écoula guère qu'un siècle
depuis lui jusqu'à Ptoiemée Philadelphe , que la
célébrité des écrits de Moïse et le désir d'enrichir
la fameuse bibliothèque d'Alexandrie , formée par
son père , engagèrent à faire traduire en grec les
livres sacrés des Hébreux. Ce qui vient encore à
l'appui de cette opinion , c'est la conformité frap-
pante des idées de Platon avec celles de l'Ecriture
: sur l'inévitable jugement de Dieu , sur sa présence
I à toutes nos actions et a toutes nos pensées ; con-
formité qui va même jusqu'à celle des expressions
| et des phrases , témoin ce passage des pseaumes ,
I « Si je m'élève jusqu'aux cieux, vous y êtes ; si.
» je descends dans les profondeurs de la terre, je
\ y> vous y trouve 3 » et celui de Platon, dans le
276 COURS
dixième livre des Lois : « Quand vous seriez assez
» petit pour descendre dans les profondeurs de la
» terre , ou assez haut pour monter dans le ciel
» avec des ailes, vous n'échapperez pas aux regards
» de Dieu. » Il est possible que Platon et le psal-
miste se soient rencontrés ; mais la rencontre est
remarquable. Au reste , c'est dans ce même livre
des Lois que Platon établit et justifie la Provi-
dence par des moyens puisés dans la plus saine
philosophie. Il prouve très-bien que l'indifférence
ou l'impuissance, a l'égard des choses humaines 7
sont également incompatibles avec la nature di-
vine : et il est le premier chez lequel on trouve
cet argument invincible ; que l'homme qui ne
peut jamais voir que les accidens de l'individu et
du tems , c'est-a-dire , ce qui est partiel et pas-
sager , ne saurait être juge compétent du dessein
de Dieu, qui doit nécessairement rapporter et
subordonner le particulier au général, et le tems
à l'éternité.
Il n'y a en philosophie aucune réponse possible
à cette démonstration; il n'y en a que dans l'a-
théisme qui n'est point une philosophie , et l'on
s'attend bien que Platon ne doit pas aimer les
athées. Il est même, dans sa législation, très-
sévere à leur égard, et d'autant plus que la justice
divine est la première base de toutes ses lois cri-
minelles et civiles , et que le sacerdoce et le culte
sont chez lui au premier rang dans l'ordre poli-
tique ; en quoi Platon ne diffère d'aucun légis-
lateur ni d'aucun gouvernement connu depuis
l'origine des sociétés : ce n'est pas en ce point
qu'on peut le trouver novateur ou romanesque.
Quant aux athées , voici ses paroles a l'article des
lois contre l'impiété ; « Parmi ceux qui nient la
» Divinité , il en est qui , par une suite de leur
» bon naturel , s'abstiennent de mal faire et vivent
j» bien : il en est qui ne cherchent dans cette opi-
DE LITTERATURE. 277
» mon qu'une sauve-garde a leurs passions et à
)) leurs vices. Les uns et les autres sont plus ou
» moins nuisibles à l'ordre public. Les premiers
» seront punis de cinq ans de détention; et pen-
» dant ce tems ils ne verront que les magistrats
» chargés de~ l'inspection des prisons , et qui les
» exhorteront à rentrer en eux-mêmes et à revenir
» au bon sens. Ils seront ensuite mis en liberté;
* mais s'ils se rendent de nouveau coupables du
» même crime , ils seront mis à mort. Les autres
» seront condamnés à une prison perpétuelle , et
» après leur mort ils seront privés de sépulture et
» jetés hors du territoire de la République. » L'on
ne sera pas surpris de cette rigueur, si l'on se
rappelle combien tous les gouvernemens de la
Grèce étaient ennemis de l'irréligion , et que les
deux ou trois sophistes qui manifestèrent une
opinion contraire à l'existence des dieux , n'évi-
tèrent le supplice que par un exil volontaire. Les
Romains , encore fort étrangers à toute espèce de
philosophie lorsqu'ils firent leurs lois , ne suppo-
sèrent pas apparemment que l'on put nier l'exis-
tence de la Divinité , puisqu'en ordonnant des
peines capitales contre le sacrilège et l'impiété ,
ils ne firent aucune mention de l'athéisme , qui
pourtant vers les derniers tems de la république P
et k l'époque de l'extrême dépravation des mœurs,
devint commun chez eux comme chez les Grecs 3
mais de la même manière que parmi nous , c'est-
à-dire que la Divinité était plutôt oubliée ou mé-
connue par inconsidération , que niée par convic-
tion. Il y eut pourtant cette différence , que Rome
n'eut point de professeurs d'athéisme proprement
dit, et que la France et l'Europe en ont eu , dont
plusieurs même, dans les deux derniers siècles,
périrent du dernier supplice. Malgré ces exemples
et l'autorité de Platon , qui en toute autre chose
est fort loin d'une rigueur outrée, mon avis, si
27B COURS
j'étais obligé d'en avoir un , ne serait jamais pour
une peine capitale ; mais il me semble que Ton
pourrait dire à celui qui professe ouvertement
l'athéisme : Votre doctrine est contraire a tout
ordre social , et vous êtes par conséquent très-
coupable de n'avoir pas du moins gardé pour
vous seul une opinion qui ne peut faire que du
mal. Dès que vous l'avez fait connaître, vous ne
pouvez pins vivre sous nos lois, dont vous mécon-
naissez le premier principe. Retirez-vous donc de
notre territoire, et allez vivre la où l'on voudra
vous souffrir,
u Toute impiété , dit Platon , a l'erreur pour
« principe. » C'est directement l'opposé de la
doctrine de nos jours , qui tient pour premier
axiome, que toute religion est une erreur» Il
paraît que Platon, d'ailleurs si doux et si indul-
gent , ne pouvait tolérer l'irréligion. On s'en aper-
çoit au commencement de son dixième livre des
Lois , où il se propose de convaincre l'impiété
comme absurde , avant de la condamner comme
criminelle. « Quoiqu'il ne soit pas possible (dit-il)
» de ne pas haïr les impies, et de ne pas s'élever
» contre eux avec véhémence , tâchons cependant
» de contenir notre indignation, et de raisonner
» avec eux le plus paisiblement qu'il nous sera
» possible. » Et c'est ce qu'il fait ; mais plus ses
raisonnemens sont plausibles , plus on en peut
conclure qu'on n'eut pas ainsi laiss - raisonner de
nos jours un si grand ennemi de l'irréligion, et
que, s'il fut assez heureux pour échapper aux
deux tyrans de Syracuse , il n'aurait pas échappé
aux tyrans de notre révolution.
L'article des femmes est toujours celui où Pla-
ton est le plus malheureux. 11 veut les faire élever
dans les mêmes exercices que les hommes , et
qu elles portent les armes comme eux. Sa raison,
c'est qu'il n'y a de différence d'un sexe à l'autre
DE LITTERATURE. 27g
que celle de la force , en quoi d'abord il se trompe
beaucoup ; niais en admettant même cette assertion
dont on prouverait aisément la fausseté, comment
un philosophe tel que lui n'a-t-il pas fait attention
aux conséquences aussi nombreuses qu'impor-
tantes qui résultent de celte seule disparité de
constitution physique ? Comment n'a-t-il pas tu
qu'il serait inconséquent et absurde dans l'ordre
naturel , que cette disparité si marquée fut un
accident isolé, et qui ne tînt pas à une disparité
bien plus étendue de moyens, de fonctions et de
devoirs, qui enrichissent à la fois les deux sexes,
précisément par l'opposition et la compensation
de ce qui manque à chacun des deux? Ce qui lui
manque à lui , c'est la liaison des idées : s'il l'avait
consultée avec plus d'attention , et s'il eût rempli
ce premier devoir du philosophe , d'analyser d'a-
bord parfaitement le réel avant de chercher le
possible , d'où il résulte le plus souvent que ce
qui n'est autre chose que ce qui doit être ; s'il eût
suivi cette marche dans l'examen des différences
spécifiques des deux sexes, et de l'action réci-
proque du physique et du moral dans tous les
deux, il aurait bien autrement encore adoré cette
Providence bienfaitrice dont il parle d'ailleurs si
bien, mais qu'il était loin d'avoir assez étudiée.
Cette étude au reste devait être un des grands
avantages de ceux qui ont eu le secours inappré-
ciable de la révélation : eux seuls peuvent savoir
; qu'il n'y a ici de vraie philosophie ( pour parler
humainement), ou pour mieux dire qu'il n'y a
j; de vraie sagesse que dans ces simples paroles du
I Créateur , lorsqu'il voulut faire une compagne
I pour Adam, et que pour la lui donner il la tira
de sa propre chair : il n'est pas bon que l'homme
soit seul ; et Platon ne s'aperçoit pas que dans
I son système , l'homme , avec une femme . serait
encore seul* Heureusement ce système est tot,&-
280 cours
lement impraticable; aussi un philosophe révo-
lutionnaire (i) s'est-il empressé de l'adopter, il y
a quelques années. 11 n'a pas fait plus de fortune
chez lui que chez Platon; mais je suis fâché que
ce soit Platon qui le lui ait fourni.
On a emprunté de ses traités des Lois deux
autres articles fort difïérens , et qui font partie d«
la dernière constitution française; l'un fort sensé,
la justice arbitrale , dont je crois que Platon est
le premier auteur , mais qui a été rarement usitée ;
l'autre encore très - problématique , la révision
décennale des lois : celui-là pourrait être le sujet
d'une discussion qui n'a rien de commun avec les
matières qui nous occupent.
Au reste, si l'on veut une preuve du peu d'ac-
cord qui règne dans la politique de Platon, bien
plus encore que dans sa métaphysique , il suffira
de remarquer ce qu'il dit dans son Dialogue inti-
tulé V Homme politique , et ce qu'il prescrit en-
suite dans sa république et dans les lois qu'il lui
donne. Voici les propositions qu'il établit dans
son Dialogue : « La politique est l'art de com-
» mander aux hommes , de conduire la chose pu-
» blique : cet art est une science, et une science
» très-rare et très-difficile, qui ne peut appartenir,
» dans chaque Etat , qu'à un homme ou deux , ou
» du moins à très-peu d'hommes. C'est donc une
» science qu'on peut appeler royale , d'où il suit
» que le meilleur de tous les gouvernemens est la
» monarchie , et le plus mauvais de tous la démo-
» cratie, comme étant le plus éloigné du premier.
» Quant a celui qui est entre les deux, et qu'on
» nomme aristocratique, c'est-à-dire le gouver-
» nement des meilleurs ou du très-petit nombre ,
» il ne vaut pas le monarchique , mais il vaut
» mieux que le démocratique. » Platon déve-
(i) Condorcet,
DE LITTERATURE." iSl
Ioppe ensuite avec une très-grande force tous les
vices et tous les dangers du pouvoir de la mul-
titude , et refuse même le nom de politique à
toute administration qui n'est pas celle d'un seul,
parce que l'administrateur , k moins d'être roi '
est plus ou moins subordonné aux caprices de ceux
qu'il gouverne. Sans entrer dans un examen qui
nous serait ici étranger, j'observerai seulement que
les conséquences de Platon ne découlent point du
tout de ses principes , et que quand la science de
gouverner ne pourrait résider que dans un seul
gouvernant, ce qui est très-faux, il ne s'ensuivrait
point du tout que le gouvernant dût avoir cette
science, qui certainement n'est ni une attribution
ni un héritage. Il n'est pas plus vrai que la politi-
que appartienne exclusivement ni même éminem-
ment à celui qui gouverne seul, sous quelque nom
que ce soit , et ici les faits parlent plus haut que
toutes les théories ; car, k ne consulter que l'his-
toire, je ne sais si au jugement des connaisseurs
on trouverait dans quelque monarque que ce soit ,
à plus forte raison dans une suite de monarques ,
une politique plus admirable que celle du sénat
romain , jusqu'au tems des Gracches , ou du sénat
de Venise jusqu'au dernier siècle. Que serait-ce
si je faisais entrer ici en ligne de compte les mi-
nistres , qui non - seulement ne gouvernaient pas
seuls , mais qui avaient à combattre a la fois , et
le roi , et la nation , tels , par exemple , que Riche-
lieu et Ximenez, regardés universellement comme
deux politiques du premier ordre ? Toutes ces
méprises font assez voir que ce n'est pas sans
fondement que j'ai reproché k Platon le défaut
de logique , erui en effet tient de fort près pour
l'ordinaire k la vivacité d'imagination. Il pose
beaucoup trop légèrement ses principes , et les
conséquences deviennent ensuite ce qu'elles peu-
vent 5 et comme elles ne le fout jamais revenir
282 COURS
sur ses pas , du moins dans un même ouvrage , iî
s'en tire par des subtilités qui à la fin le mènent
très-loin du point d'où il était parti.
Mais ce qui est le plus étonnant, c'est qu'immé-
diatement après ce traité où il vient de faire un
éloge exclusif de la monarchie, viennent les livres
de sa république , qui n est autre chose qu'un
mélange de beaucoup d'aristocratie et d'un peu de
démocratie, et pour tout dire, une espèce de com-
munauté philosophique , comme Sparte était une
communauté militaire, avec cette différence que
Sparte , au moyen de l'injure faite à l'humanité
dans ses esclaves appelés Ilotes, et de son empire
tyi annique sur ses sujets qu'elle appelait alliés 7
pouvait subsister par la force de ses institutions
guerrières , et qu'au contraire la république de
Platon , ne donnant des armes qu'à une partie des
citoyens qu'il appelle les gardiens , et s'en rap-
portant d'ailleurs a leur éducation et a leur sagesse,
sans donner au reste du peuple aucun contre-
poids contre leur puissance, il était plus que pro-
bable que les gardiens pourraient, quand ils le
voudraient, devenir des loups, et dévorer le trou-
peau au lieu de le garder. Je ne me pique nulle-
ment de connaissances en ce genre; mais toutes
les fois que je lis des philosophes qui se font
législateurs, je me rappelle toujours ce vers d'une
de nos comédies :
Je vois qu'un philosophe est mauvais politique;
^t je serai toujours porté à croire qu'il en est de
cette science , comme de toutes les autres qu'on
appelle pratiques , pour les distinguer de celles
qui se bornent à la spéculation : je veux dire que
comme il faut avoir manié l'instrument pour être
artiste, il faut ( qu'on me passe le terme) avoir
manié des hommes pour être politique. La ma-
chine du gouvernement , la plus compliquée de
DE LITTÉRATURE. 583
toutes , est encore ? bien plus que les autres, sujete
à l'épreuve des frottemens et des résistances, pour
être bien connue , parce que les frottemeus et les
résistances ne se trouvent ni sous la plume ni sous
le crayon. Aussi, pour peu qu'on veuille étudier
l'histoire , on verra que nul homme, excepté Ly-
curgue, n'a fait un gouvernement; et l'on pourrait
assigner les motifs de cette exception , qui sont
connus , et ajouter que ce gouvernement n'était
pas bon , puisqu'il ne l'était que pour quelques
milliers de Spartiates. Et qui donc a fait tous les
autres gouvernemens , et les a maintenus plus ou
moins de tems , au milieu de leurs inévitables va-
riations ? Les deux seuls législateurs du Monde ,
le tems et l'expérience , ou en d'autres termes la
force réunie des choses et des hommes , qui, dans
Tordre moral comme dans le physique , tendent
toujours , malgré des oscillations et des secousses 9
a se reposer dans l'équilibre.
C'est dans les deux Dialogues qui ont pour titre
Alcibiade y que l'on remarque les rapports les
plus prochains de l'école de Platon avec celle des
moralistes chrétiens. C'est là que Socrate donne
les premières leçons de conduite a ce jeune Athé-
nien , à peine sorti de l'adolescence , et déjà rem-
pli d'espérances présomptueuses. 11 lui démontre
que la haute opinion qu'il paraît avoir de lui-
même , fondée sur sa naissance , sa beauté , ses
richesses , son esprit, n'est qu'une illusion et un
danger. Il lui enseigne à regarder la vertu , non-
seulement comme le premier des devoirs , mais
comme le premier des moyens , ou plutôt comme
le seul qui peut faire employer utilement tous les
autres. Pour arriver à h vertu, le premier pas est
la connaissance de soi-même, c'est-à-dire, des
défauts et des vices de la nature humaine , qui sont
la source de tous ses maux ; et ces vices sont prin-
cipalement l'ignorance et l'orgueil ; et comme la
284 C OU R S
source de toute vérité et de tout bien est en Dieu :,
c'est de la manière d'honorer et de prier Dieu que
Socrate fait dépendre Cette sagesse qui consiste a
se connaître soi-même. 11 importe d'observer ici
que dans ces deux Dialogues , c'est toujours de
Dieu qu'il parle , et non pas des dieux : il établit
que ce qui est agréable à Dieu, ce n'est pas la
multitude et la pompe des sacrifices , mais la dis-
position du cœur , et la pureté des vœux qu'il
forme ', qu'il faut surtout bien prendre garde à ce
qu'on demande à Dieu , parce qu'il nous punit
souvent, en exauçant nos vœux, de l'offense que
nous lui faisons en les lui adressant. En consé-
quence il approuve cette formule de prière à
Dieu, comme la meilleure de toutes (1) : « Don-
» nez-nous ce qui nous est bon, même quand nous
» ne le demanderions pas 5 et refusez-nous ce qui
» est mauvais , même quand nous le demande-
» rions. » Enfin, sur ce qu'A Icibiacle lui dit
qu'il espère acquérir la sagesse si Socrate le veut ,
il répond : «Vous ne dites pas bien : dites, si
» Dieu le veut : » et en effet c'était une des phrases
qu'on entendait le plus souvent dans la bouche
de Socrate , et qui est la phrase des chrétiens , s'il
plaît à Dieu. Dans un autre Dialogue intitulé
Ménon , il établit que ce n'est pas l'étude de la
hilosophie qui peut donner la vertu, mais que
a vertu ne peut venir que de Dieu seul.
C'est dans ce même Dialogue qu'il soutient que
notre esprit, en apprenant, ne fait que se ressou-
venir ; et il devait être d'autant plus attaché à
ce dogme , que c'était une conséquence de celui
de la transmigration successive des âmes. Mais
c'était une erreur née d'une erreur : ce qui pouvait
la rendre spécieuse , surtout pour un homme d'une
(1) Cette prière est d'un ancien poète grec, et se trouve
dans V Anthologie.
1
DE LITTÉRATURE, ^85
conception aussi prompte que Platon , c'est cette
avidité du vrai , et cette vivacité du plaisir que
ressent notre ame par l'apercevance de la vérité,
sentimens naturels à l'homme , quoiqu'ils aient
plus ou moins de force dans chacun , suivant la
différence des facultés morales, et qui ont servi
un moment k mettre en crédit les idées innées
dans la philosophie moderne , qui bientôt y a re-
noncé à mesure qu'elle s'est perfectionnée. Pour
prouver cette prétendue réminiscence, l'interlo-
cuteur Socrate interroge un esclave qui n'a au-
cune connaissance de la géométrie , et le conduit
de questions en questions k résoudre le problême
du carré double , ce qui peut être une fort bonne
méthode pour enseigner de façon à donner de
l'exercice k l'esprit, mais ce qui ne prouve nulle-
ment que l'esprit se ressouvient de ce qu'il dé-
couvre. Platon ne s'est pas aperçu que cette
découverte n'est pas un souvenir de l'esprit ,
quoiqu'elle en soit l'ouvrage , mais qu'elle est le
produit du rapport exact des idées , considérées
attentivement par la faculté pensante qui procède
du connu à l'inconnu. C'est ainsi que , sans con-
naître aucune méthode algébrique , on résout de
petits problêmes d'algèbre , seulement en com-
binant de différentes manières la quantité qu'on
cherche avec les quantités données. A mesure que
vous écartez les résultats faux, vous approchez du
véritable , que vous trouvez un peu plus tard que
vous n'auriez fait par les procédés de la science ,
k peu près comme Pascal devina par ses propres
calculs les premières propositions d'Euclide.
Cette subtilité d'argumentation qui nuit k la
justesse, est une des causes principales des fré-
quentes erreurs de Platon. Ainsi, par exemple,
pour faire voir que la faculté intelligente a la
prééminence dans l'homme , et que l'ame doit
commander au corps 7 il se laisse aller à un flux
2.B6 cours
de dialectique , qui le mené jusqu'à conclure que
l'homme n'est rien qu'une ame; ce qui est évi-
demment faux7 car alors il serait une intelligence
pure j et l'homme est un animal , dans lequel le
corps même a ses lois comme l'âme , et la dépen-
dance mutuelle de l'un et de l'autre est même
une des merveilles de la sagesse créatrice, et aussi
l'une de celles que les Anciens ont le moins appro-
fondies. Cette erreur n'a pas ? il est vrai, des suites
graves dans la doctrine de Platon, où elle n'abou-
tit pour ainsi dire qu'à une figure de style, à une
exagération oratoire pour exalter l'ame et déprimer
le corps. Mais c'est toujours un mauvais moyen,
même avec une bonne intention ; et c'est surtout
en philosophie que qui prouve trop ne prouve
rien, d'autant plus qu'en partant d'un faux prin-
cipe , vous tombez aussitôt dans le filet des fausses
conséquences , dont vous ne pouvez plus sortir
avec tout adversaire qui saura vous y envelopper.
Un interlocuteur habile, qui en réfutant ici Platon
dans la personne de Soci aie , lui aurait démontré
non-seulement que l'homme est un composé de
corps et d'ame ; mais même que les besoins du
corps, dont la conservation est confiée à Pâme,
sont par conséquent des lois pour elle-même,
qu'elle ne peut violer sans attenter à la nature
de l'homme, qui est celle d'un animal , et par con~
séquent sans désobéir à Bieu.; qui en est l'auteur,
aurait pu rétorquer contre Soc ate ses propres
argumens, jusqu'à Pembarrasseï beaucoup, même
sur cette excellence de la substance pensante, qui
est pourtant une vérité et une vérité nécessaire.
A ussi tout ce que je prétends inférer de cette obser-
vation , c'est rue dans des matière* si importantes
il n'y a point d'eireur indifférente , et qu'il faut
se garder soigncusemenule P< uiiiuusia«me, même
en morale comme en toute autre chose. La mesure
du bien est ce qu'il y a de plus essentiel dans le
DE LITTÉRATURE. 287
bien ; et le siècle qui va finir fera époque dans
tous les siècles , pour leur avoir enseigné par un
mémorable exemple , que l'enthousiasme de la
philosophie , le fanatisme de la raison, sont capa-
bles de faire plus de mal que tout autre enthou-
siasme et tout autre fanatisme , précisément parce
que la raison et la philosophie sont en elles-mêmes
de très-bonnes choses, et que l'abus du très-bon 7
suivant un vieil axiome, est très-mauvais.
Mais rien n'a fait plus d'honneur a Socrate e*
à Platon , que la guerre opiniâtre qu'ils décla-
rèrent tous deux aux sophistes de leur tems , et
que le disciple poursuivit avec courage , quoi-
qu'elle eut coûté la vie au maître. Ces sophistes ,
tels que nous les voyons aujourd'hui dans les
écrits de Platon , ne nous paraissent qu'impudens
et ridicules; mais la vogue et le crédit qu'ils
eurent un certain tems , prouvent que leur char-
latanisme ne laissait pas d'être contagieux, sur-
I tout chez uh peuple qui , entre autres rapports
avec le peuple français, avait particulièrement
celui de se piquer d'esprit par-dessus tout, et
de mettre ainsi au premier rang dans l'opinion,
ce qui dans les choses et dans les hommes ne doit
jamais être qu'au second, puisque Ffionnêteté
odoit être partout au premier. On peut juger de la
jactance d'un Protagoras, d'un Gorgias et d'une
foule d'autres qui se vantaient d'être prêts a ré-
pondre sur le champ a toutes sortes de questions,
de soutenir le pour et le contre sur toutes sortes
de sujets, et de fournir des argumens pour dé-
montrer le faux et infirmer le vrai en tout genre.
Il fallait bien que cette grand: science, qui en
bonne police n'est qu'un grand scaadale , et aux
yeix du bon sens une grande ineptie , ne fût
pas saus attrait, au moins pour les jeunes gens ,
puisque ceux qui la professaient y gagnèrent de
KU célébrité et des richesses , quoiqu'elle ne fut
^88 COTTES
pas sans inconvénient pour les professeurs eux-
mêmes 7 puisque plusieurs furent mis en justice
et condamnés à des amendes ou à l'exil , et que
les livres de Protagoras , qui avait mis la Divinité'
en problême, furent brûlés sur la place publique
d'Athènes. Mais cette animadversion des magis-
trats n'avait lieu que sur les matières qui touchaient
à la religion, la seule chose que les Grecs ne
permissent pas de tourner en controverse. Du
re^te , les sophistes avaient toute liberté , et l'on
conçoit sans peine que des leçons de cette nature
pouvaient être du goût de la jeunesse, toujours
si disposée à regarder toute nouveauté comme
un bien , et toute espèce de frein comme un mal.
Aussi courait-elle enfouie à la suite des sophistes,
qui , allant de ville en ville , mettaient partout
à contribution la curiosité et la crédulité. L'on
sait que c'est là le fonds sur lequel les charlatans
en tout genre ont placé leur revenu , dans tous
les lieux et dans tous les tems -, et c'est peut-être
le seul qu'on n'ait jamais pu appeler un fonds
perdu. 11 était très-fructueux pour ces maîtres
nouveaux , d'autant plus courus qu'ils se faisaient
payer plus cher , comme c'est la coutume , mais
qui pourtant , s'ils faisaient des dupes , l'étaient
quelquefois eux-mêmes de leurs disciples , tant
ceux-ci profitaient bien de leurs leçons. Aulu-
Gelle en rapporte un exemple que je crois pouvoir
citer comme assez amusant pour égayer un peu le
sérieux continu des matières que nous traitons.
Un jeune homme nommé Evathle , qui se des-
tinait au barreau, avait fait marché avec Prota-
goras pour apprendre de lui toutes les finesses de
la plaidoierie et de la chicane , moyennant une
certaine somme , mais sous la condition qu'il n'en
paierait d'abord qu'une moitié , et ne serait tenu
de paj^er l'autre qu'après le gain de la première
cause qu'il plaiderait. Le jeune avocat bien endoc-
DE LITTLRÀTtJRE. 2i8c^
îriné ne se hâte pourtant pas de mettre ses talem
à l'épreuve ; et quoique presse par son maître , qui
avait le double intérêt de faire briller son disciple
et d'en être paye , il diffère toujours d'entrer en
lice , jusqu'à ce qu'enfin le sophiste impatiente' le
fait assigner sur sa promesse écrite , et se croyant
sûr de son fait , débute ainsi devant les juges, d'un
ton triomphant et avec l'assurance d'un maître
qui va confondre un écolier. « De quelque ma-
» niere que cette affaire soit jugée, mon débi-
» teur ne peut manquer d'être obligé au paiement,
» car de deux choses Tune : ou il perdra sa cause ,
» et en conséquence de votre arrêt il faut qu'il
» me paie: ou il la gagnera, et dès-lors sa pre-
» miere cause étant gagnée, il s'ensuit encore
» qu'il doit me payer. » Grandes acclamations : le
jeune homme se levé a son tour , et du ton le
plus tranquille : « J'accepte, dit-il à son maître.,
» cette même alternative comme le vrai fon-
' » dément de toute cette cause , et comme un
» moyen péremptoire en ma faveur; car de deux
î> choses l'une : ou la sentence me sera favorable ,
» et dès-lors je ne vous dois rien; ou elle me sera
» contraire, et dès-lors ma première cause est
» perdue, et je suis quitte. » Le rhéteur resta
1 muet, et les juges interdits trouvèrent la cause si
épineuse et si équivoque, qu'ils refusèrent de pro-
noncer.
J'ai conté ce trait pour vous donner une idée \
; non-seulement de cet art sophistique , mais de
ce qui le fît valoir chez les Grecs : c'était surtout
le faible qu'ils eurent en tout tems pour les a;
i guties, pour tout ce qui est subtil et délié , pour
tout ce qui brille et s'échappe a l'esprit comme
l'éclair aux yeux. Ce goût est d'autant plus à re-
marquer en eux, qu'ils ne le portèrent point dazif
l'éloquence ni dans la poésie , chez eux recom-
inandable surtout par une saine simplicité; mais
3. .3
ago . cours
il dominait dans l'esprit social et dans le com-
merce de la vie civile. On en a des preuves sans
nombre dans tout ce que les lettres anciennes nous
ont transmis. Ici, par exemple , il est clair qu'on
abusait de paît et d'autie d'une équivoque qui
tombait sur-le champ , en distinguant ce que le
bon sens devait distinguer. Il était clair que le
procès pour le paiement devait être sépare de
cette première cause, dont le gain éventuel devait
motiver ce paiement même ; sans quoi l'enga-
gement réciproque n'aurait eu aucun sens : aucun
des contiactans n'aurait rien stipulé d'obligatoiie:
chacun des deux aurait promis le oui et le non ;
ce qui répugne. 11 s'ensuivait que jusqu'à cette
première cause qui ne pouvait pas être celle du
paiement, le jeune homme en aucun cas ne devait
jien, grâces a la négligence du maître, qui en
acceptant un paiement conditionnel , n'avait pas
eu la précaution nécessaire de fixer l'époque où
cette condition devait être réalisée , sous peine de
payer dans le cas même où elle ne le serait pas.
Faute de cette clause , le jeune homme n'était
tenu à rien ; et tout restait égal, attendu qu'en
ne faisant point usage des leçons qu'il avait reçues,
s'il gagnait d'un côté la moitié de la somme pro-
mise, de l'autre il perdait ce qu'il aurait pu gagner
dans les tribunaux ; et comme cette seconde moitié
devait être , du consentement du maître , le prix
du succès de ses leçons, rien ne lui était dû dès
que ce succès n'avait pas lieu , puisque lui-même
avait consenti que l'un fût Je prix de l'autre.
Ce qu'il y a de bon, c'est que les juges, quoi-
qu'ils n'eussent pas su écarter un dilemme égale-
ment sophistique des deux parts, et qui ne pouvait
pas êtie la solution du procès, puisque c'était le
procès même qui faisait du dilemme un argument
contradictoire dans les termes , au fond cependant
jugèrent comme nous jugeons; car en ne rendant
DE LITTL RATURE. 2§|
aucune sentence , ils donnaient par le fait gain de
cause au jeune homme, puisque ne rien prononcer
sur une demande en paiement, c'est dispenser
de paiement celui qui est actionné comme dé-
biteur.
Cette historiette a pu vous divertir , parce qu'ici
du moins le sophisme est lié à quelque chose de
réel ; mais vous ne veniez qu'un excès de sottise
d'autant plus digne de mépris, qu'elle affiche
plus de prétention dans cette foule de subtilités
puérilement captieuses, qui faisaient le fond de
la doctrine de ces sophistes qui figurent dans les
Dialogues de Platon. Ce n'est que chez lui qu'on
peut les entendre avec quelque plaisir, parce
qu'il a eu l'art de les présenter avec des formes
comiques, comme les casuistes des Provinciales
de Pascal. C'est précisément leir sérieux qui les
rend plus fous, et il n'est pis douteux que le
Molière de Port-Royal n'ait pris pour modèles
es Dialogues de Platon sur les sophistes, d'autant
ju'il n'jr avait pas d'auteur ancien qui fût alors
u , cité et célébré autant que Platon , dans la
)onne littérature française. Un des premiejs os-
ais de Racine fut la traduction d'un morceau de
et illustre Grec, et Lafontaine en était naïvement
nthousiaste, comme de Earuch. Il est certain
ue cette ironie de Soc.ate , qu'on n'a pas vautre
ans raison, joue iciunroletresavamageux.il
ommence toujours avec ses sophistes , comme
faut commencer avec les sots glorieux et les
avards importans dont on veut tirer pa ti dans
i i société. Il a l'air et le ton d'un humble écolier
(- lui veut s'instruire; et pour les rassurer contre
i m nom et mettre a Taise toute leur impertinence ,
c i feint d'abord une sorte d'étonnement qu'ils ne
: lanquent pas de prendre pour de l'admira' ion,
ai) lioique pour tout autre qu'eux il laisse percer
é H mépris froid et piquant , qui bientôt devient
iop. - cour, s
très-gai à mesure que nos rhéteurs encouragés dé-
bitent plus librement toutes les inepties de leur
science. Alors Socrate usant de la permission de
les interroger, et argumentant sur leurs réponses
avec cette finesse qu'on peut se permettre dans
des questions frivoles, pour confondre la vanité
et l'ignorance de docteurs de cette espèce, les fait
tomber à tout moment dans les contradictions
les plus absurdes et les conséquences les plus
folles, jusqu'à ce qu'enfin ils se sentent assez
humiliés par les rires des auditeurs pour prendre
de Fliumeur contre lui, et que se taisant de con-
fusion , ils lui laissent la parole : il ne s'en sert
que pour ramener la philosophie à son véritable
but, à des vérités utiles et morales; car c'est tou-
jours là qu'il en revient, et il ne veut décrier
ces sophistes devant la jeunesse, que pour la
garantir de leurs séductions et lui inspirer le
goût des bonnes études et l'amour du devoir et
de la vertu. Mais on ne peut rien détacher de
ces Dialogues : c'est un tissu où. tout se tient, et
pour en sentir l'adresse et l'heureux artifice il \
faut le suivie d'un bout à l'autre; et je ne sache
pas que cette partie des ouvrages de Platon,
qui pour être bien rendue en fiançais, demanderait
beaucoup de facilité, de précision et de grâce ;
ait jamais été parmi nous traduite comme elle
devait l'être. Ce ne sont guère que des savans
qui ont travaillé sur Platon, et pour le traduire
ri faut plus que de la science : celle-ci même n'a
réussi que fort médiocrement à faire passer dans
notre langue les morceaux les plus sérieux des
écrits de Platon, ceux qui regardent la politique
et la métaphysique.
C'est en effet dans la partie sérieuse et didacti-
que , et dans les résumés moraux des Dialogues de ;
Platon que l'on peut plus convenablement pren- |
dre quelques morceaux qui justifient ce que j'ai (
D £ LlTTtRAT l R F.. 2 j3
dit de cette surprenante conformité de sa morale
avec celle des Chrétiens. Ainsi, par exemple,
lorsque dans son Gorgias il a mis à bout ce vieux
rite avec la tyrannie, Socrate termine ainsi de
manière à ce que vous croirez presque entendre
un prédicateur de l'Eglise, si ce n'est que le ton
de l'un est plus oratoire et l'autre plus philoso-
phique ; mais les idées sont les mêmes.
«Pour moi , Calliclès, je considère comment?
» je pourrai , devant le souverain Juge , lui pré-
» senter mon ame dans l'état le plus sain. Mépri-
» sant les honneurs populaires et attentif a lavé-
» rite , je tâcherai , le plus qu'il m'est possible , de
» vivre et de mourir honnête homme , et c'est à
» quoi j'exhorte aussi les autres , autant qu il est
h » en moi. Je vous y invite vous-même , et vous
» rappelle à cette vie qui doit être ici-bas celle de
» l'homme , et à cette espèce de combat qui est
» vraiment celui de la vie humaine et celui que
» l'homme doit soutenir de préférence à tous les
!1 » autres.C'est là-dessus que je vous réprimande (i),
» vous qui oubliez que vous ne pourrez vous se-
l » courir vous-même quand vous serez jugé, et
» quand la sentence , dont je vous parlais tout-à
» l'heure , vous menacera de près. Lorsque vous
» serez saisi et amené devant ce tribunal (a) , vous
(1) Sur celte expression qui est littérale , il faut se sou-
veuir de l'autorité que donnait la vieillesse chez le An-
' ciens , et du respect inviolable que les jeunes gens étaient
tenus de lui porter.
(2) C'est ici celui de Minos, parce que dans ce Dialo-
gue il y a un auditoire , et que Socrate se faisait un devoir
• de respecter le culte de son pays, et de se conformer en
public au langage commun. Mais dans les Traités parti-
culiers où Socrate et Platon parlent librement , ils disent
294 COURS
ï) serez tremblant et muet : c'est la que vous
» essuierez de véritables affronts, et que vous
userez véritablement Jhumilié et maltraité (i),
» réellement frappé et souffleté. Peut-être ceci
» vous paraît-il un conte de vieille et des paroles
» dignes de mépris , et ce mépris ne m'étonnerait
» pas si vous étiez en état d'opposer a ce que je
» dis quelque chose de meilleur et de plus vrai.
>* Mais vous l'avez cherché et vous ne l'avez pas
» trouvé , et vous venez de voir qu'entre trois
» personnages tels que vous , qui passez pour les
» plus éclairés des Grecs , Poius , Gorgias et vous ,
» vous n'avez pu prouver qu'il fallût vivre d'une
» autre manière que de celle que j'ai démontrée
» être la plus avantageuse pour paraître a ce der-
» nier jugement. En effet, de toutes nos discus-
» sions, qui est-ce qui est resté sans réponse et
» reconnu irréfragable ? Cela seul , qu'il faut se
» donner de garde de faire du mal plus que d'en
» souffrir ; qu'il faut travailler avant tout , non pas
» à être tenu pour honnête homme , mais à l'être
y> en effet , soit dans le public , soit dans le partî-
» culier -y que si l'on a fait le mal on doit en être
r> puni , et que si le premier bien est d'être juste
» et irréprochable , le second est de recevoir ici la
d'ordinaire Dieu, Thé os , et rarement les dieux , si ce
n'est quand la controverse les y force.
(2) Sociale venait de soutenir que les mauvais traite-
nieiis qu'on essuie des tyrans et des hommes injustes, ne
sont en effet des injures et devrais maux que pour celui
qui les fait, et non pas pour celui qui les souffre; ce qui
avait d'abord causé une étrange surprise à Gorgias et à
Calliclès, mais ce qu'il avait démontré de manière à les
réduire à l'absurde ou au silence par les aveux qu'il leur
avait successivement arrachés , comme il va le rappeler
ici. Ces noies au reste prouvent ce que je disais tout-à-
rheure de la difficulté d'extraire d'un écrit ou tout &e
tient.
DE LITTÉRATURE. 2C)5
» peine du mal qu'on a fait , et de devenir bon pair
» le châtiment et le repentir ; qu'il laut éviter
» d'être flatteur ni pour soi-même, ni pour les par--
» ticuliers , ni pour la multitude ; et qu'enfin la
» rhétorique , comme toute autre chose > ne doit
» servir que pour la justice. Croyez-moi donc ,
» Calliclès , et marchez avec moi vers ce but : si
» vous y parvenez , vous serez heureux. , et dans
» cette vie et après votre mort. A ce prix , laissez-
» vous traiter d'insensé , et ne regardez pas comme
» un affront si quelqu'un vous injurie ou vous
» frappe ; car vous n'éprouverez jamais rien qui
» soit véritablement^ craindre tant que vous serez
» juste, honnête et attaché à la pratique de la
» vertu. »
Après ces échantillons de la philosophie de So-
crate et de son disciple, j'aurais quelque peine et
même quelque honte a vous en donner de celle
dont ils s'étaient déclarés les ennemis , et qui était
si loin d'en mériter le nom. Mais comme il con-
vient pourtant d'en faire apercevoir la distance 7
je me bornerai , ne fût-ce que pour varier, à vous
citer un des argumens de ces écoles , entre mille
autres tout semblables , qui en étaient l'exercice
habituel. On se proposait , par exemple , de
prouver qu'il était faux qu'un rat pût manger des
livres , ou du lard , ou du fromage ) et voici
comme on s'y prenait. « N'est-il pas vrai qu'un
» rat est une syllabe ? » On accordait cette ma-
jeure , et le maître alors reprenait : « Or une syl-
» labe ne mange ni livres , ni lard , ni fromage :
» donc, etc. » Cela est sans doute prodigieuse-
ment ridicule , vous vous tromperiez cependant si
vous pensiez que les Grecs , quoiqu'ils ne fussent
pas sots , eussent en général pour ces sottises le
dédain et la pitié qu'elles méritaient , et qu'elles
trouvèrent à Rome quand elles y furent trans-
portées dans les derniers tems de la République.
336 COURS
jî y eut toujours dans ce caractère des Grecs un
fonds de frivolité que les Romains appelaient
gracam levltatem , et dont leur sévérité' naturelle
ne put jamais s'accommoder , du moins jusqu'à l'é-
poque de l'entière dégradation de l'esprit public.
C'est ce qui fit chasser de Rome les philosophes
grecs dans les plus beaux siècles de la République^
non pas qu'ils fussent tous si décidément frivoles 7
mais tous donnaient plus ou moins dans le sophis-
tique 7 c'est- à-dire ? dans l'argumentation des mots ,
sans en excepter même les plus graves de tous ?
des Stoïciens. S'ils furent bannis pareillement sous
Domitien ? Ton comprend bien que ce ne pouvait
pas être pour la même raison ; mais c'est que les
philosophes étaient aussi mathématiciens , et que
les mathématiciens étant en même tems astrolo-
gues et devins ? ils étaient suspects et odieux aux
tyrans , qui veulent bien qu'on raisonne mal , mais
qui ne sauraient souffrir qu'on prédise 7 de peur que
tout le monde ne croie ce qu'ils savent que tout
ïe monde souhaite.
Ne vous imaginez pas d'ailleurs que ces ineptes
sophismes se renfermassent dans des jeux d'esprit s
non , ils s'étendaient aux matières les plus impor-
tantes 7 soit dans l'ordre moral 7 soit dans l'ordre
judiciaire 5 et avec ces abus de mots , rien n'était
plus ni faux , ni vrai ? ni juste , ni injuste ; ce qui
convient toujours merveilïeusemenl à une certaine
classe d'hommes ? et alors la déraison passe a îa
faveur de la perversité. On en voit la preuve dans
les livres de Platon , où les sophistes mettent en
avant les propositions les plus immorales , toujours
en jouant sur les mots. On demandera peut-être
comment il y avait quelque embarras à pulvériser
ces niaiseries scholastiques, qui devaient s'éva-
nouir devant la simple définition des termes et la
distinction naturelle des idées. Mais d'abord la
Jogique d'Aristotej qui est là-dessus d'un grand
DE LITTÉRATURFo iqy
secours , notait pas encore connue , et ne le fut
qu'après Platon , dont Aristote fut le disciple.
Jusque-là Ton ne savait guère attaquer les mau-
vais raisonnemens par le vice de forme , qui se
trouvait en effet dans la plupart de ces sophismes
dont on fit tant de bruit dans les écoles, qui dès-
lors tombaient d'eux-mêmes , au point de dis-
penser de toute réponse , puisqu'un raisonnement
vicieux parla forme est nécessairement faux . non
pas qu'il ne puisse y avoir du vrai dans les pro-
positions , mais parce que la démonstration entière
est nécessairement mauvaise ? faute de cohérence
dans les parties qui la composent. De plus , il était
reçu dans les écoles des sophistes ( et ils avaient
bien leur raison pour cela ) , qu'il fallait se tirer
d'un argument tel qu'il était , sous peine de pa-
raître vaincu , et c'est ce qui favorisait le plus cette
lutte méprisable , où l'on n'était armé que de l'é-
quivoque des termes. Aussi que faisait- on? Sou-
vent Ton rétorquait l'argument par une autre
équivoque, c'est-à-dire, l'absurde par l'absurde.
Ainsi pour achever le peu de détails que je me
permets sur ces misères de l'esprit humain , et
dont je demande pardon à la curiosité même,
quoique voulant à un certain point la satisfaire ,
il y avait deux manières d'évincer le bel argu-
ment qui tout-à-1'heure vous a fait rire. La pre-
mière et la bonne était de distinguer la majeure
en définissant les termes : « Le mot rat est une
» syllabe? oui : la chose rat est une syllabe?
y> non ; » car un rat est un animal , et dès-lors il
n'y a pas même de sens dans tout le reste, qu'on
ne peut répéter qu'eu éclatant de rire aux dépens
du raisonneur. Mais cela était trop simple et trop
sensé pour contenter des sophistes ; et pour ne pas
demeurer court ,*on leur répondait dans leur genre :
« 'Un rat est une syllabe : or un rat mange des li-
» vres ; donc une syllabe mange des livres : » et
!3.
298 cours
les deux argumens sont de la même force : Yun
vaut l'autre. Rien ne ressemble plus k ce faussaire
normand , à qui un autre faussaire montrait en jus-
tice une obligation où l'écriture du premier était
si parfaitement contrefaite, que les experts même
n'osaient pas le démentir. Nier as-tu ton écriture ?
disait le demandeur. Je ni en garderai bien , ré-
pondit l'autre \je suis trop honnête homme pour
cela. Mais apparemment tu ne nieras pas non
plus la tienne , et voici ta quittance ; et en effet la
quittance valait l'obligation.
En voila bien assez et même trop sur cette ma-
tière, et je terminerai cetsarticle en m'arrêtant un
moment aux deux morceaux de Platon les plus re-
nommés peut-être , ou du moins les plus géné-
ralement connus, l'Apologie de Socrate , ou le
discours qu'il prononça devant l'Aréopage, et le
Phêdon , Dialogue fameux où , quelques heures
avant de boire la cigûé, le sage d'Athènes entre-
tient de l'immortalité de l'ame ses amis qui l'ad-
mirent et qui pieu Lent. Ces deux morceaux se re-
trouvent partout dans nos livres d'histoire et de
philosophie : on les a même transportés sur la
scène , quoique ce ne fut pas là leur place , comme
on s'en est bien v te aperçu. Je dois donc dire peu
de chose de ce qui est partout ; et j'observerai d'a-
bord que dans ces ouvrages , les plus purs qui nous
restent de l'auteur , il se rencontre pourtant quel-
ques erreurs dont les unes tiennent à son pytha-
goréisme , c'est à-dire , a ses chimères sur la trans-
migration des âmes, et les autres à ces illusions
brillantes qui devaient plaire k son imagination.
Je voudrais retrancher da'Phédon cette argumen-
tation subtilement erronée, qui a pour objet de
prouver que le vivant naît du mort , ce qui est
également faux dans l'ordre physique et dans
l'ordre intellectuel ; car pour ce qui est des corps ,
rien ne peut naître sans germes 5 et pour ce qui
PE LITTERATURE. 299
regarde les âmes , il est prouvé en métaph^Sfque 7
qu'elles ne peuvent devoir leur origine qu'à Dieu
même. Platon en convenait, puisqu'il les re-
gardait, ainsi que nous, comme des émanations
de la substance divine , mais il abusait des termes
pour prouver que Famé immortelle passant d'un
corps à un autre , chaque naissance était ainsi le
produit d'une mort. On excusera plus aisément ce
qu'il dit du cygne , et la comparaison qu il fait de
lui-même avec cet oiseau. Comme ses amis s'éton-
nent de son inaltérable tranquillité , et de ]a hau-
teur et de la force de ses pensées à l'approche du
moment fatal , il tire de ce qui les étonne , un
nouvel appui pour la thèse qu'il soutient , que
l'ame , en quittant le corps dont elle n'a pas été
l'esclave , ne fait autre chose qu'être rendue à sa
pureté originelle ; qu'en conséquence il est tout
simple qu'à l'instant de .rompre ses chaînes cor-
porelles , elle paraisse s'épurer et se fortifier d'au-
tant plus qu'elles est plus près de sa délivrance.
C'est là-dessus qu'il ajoute qu'on se trompe beau-
coup en prenant pour une plainte funèbre le chant
du cygne , qui devient plus mélodieux quand l'oi-
seau va mourir ; qu'au contraire cet oiseau étant
consacré à Apollon et aux Muses , la beauté de
ses derniers accens est un espèce d'oracle divin
qui fait l'éloge de la mort , et nous apprend à n'y
voir que l'entrée dans une meilleure vie. Tout ce
passage serait charmant dans un poète , mais l'est
un peu trop pour un philosophe, qui , vouant à la
vérité le dernier reste d'une belle vie et l'autorité
d'une belle mort , n'y doit rien mêler de fictif et
de fabuleux ; et l'on sait que tout ce qu'on a dit du
Gygne est une fable. Mais il fallait bien que l'i-
magination de Platon , qu'on pouvait appeler lui-
i même le cygne de la philosophie , en adoptant ses
fictions et son langage , se montrât partout et se
\ servît de tout 7 quelque sujet qu'il traitât. 11 ne
3oo cour y
s'en qjfebstenu que dans V Apologie , que Pon croît
avec raison être à peu près le discours même de So-
crate ; discours qui avait eu un trop nombreux au-
ditoire , pour que Platon se permît d'en altérer en
rien le caractère et les expressions ; en sorte qu'il
fut cette fois comme enchaîné, et par le respect
pour son maître \ et parle respect pour le public»
On ne peut attribuer qu'à cette même efferves-
cence d'esprit 9 un Dialogue ( celui qui a pour titre
Ion ) destiné tout entier à prouver que la poésie
n'est point un art , parce qu'elle ne peut être que
l'effet de l'inspiration et de l'enthousiasme , et
que les poètes ne peuvent faire des vers que quand
ils sont hors d'eux-mêmes. On voit que l'auteur
a outré beaucoup trop une vérité commune , et
que son opinion favoriserait trop aussi ceux qui
veulent à toute force que tous les poètes soient
des fous ; ce qui n'est pas plus vrai, qu'il ne l'est
que tous les fous sont poètes. C'est comme si l'on,
disait qu'un athlète ou un danseur de corde n'est
pas fait comme un autre homme , parce que les
mouvemens de l'un et les efforts de l'autre vont
au-delà des facultés communes. Mais l'un et
l'autre, hors de la lutte ou du théâtre, rentrent
dans la classe générale, et la facilité même qu'ils
ont à en sortir quand ils exercent leur art , prouve
que c'en est un réellement, et qui ne s'acquiert
comme tous les autres , que par une méthode et un
travail qui se joignent aux dispositions natu-
relles.
Les discours de Socrate dans le Phédon se-
raient d'ailleurs admirables partout , mais le sont
encore plus là où ils sont ; car il n'est pas douteux
quesiPlaton les a écrits, c'est Socrate qui les a
tenus, et il ne paraît pas qu'il ait ét« donné à aucun
homme de voir plus 1 oin par ses propres lumières ,.
ni de monter plus haut par l'essor de son ame. Si
l'on se rappelle que dans ce siècle un philosophe ê
DE LITTLRATrr, K. 00 1
d'ailleurs très-estimable (i) ?a condamné la salu-
taire pensée de la mort , qui est le plus grand Yrein
de la vie , on en sera que plus frappé de ces pa-
roles de Pliison , les premières de ce genre qu'on
trouve dans toute l'antiquité. « "V ouîez-vous que
» je vous explique pourquoi le vrai philosophe
» voit la mort prochaine avec l'œil de Tespérauce ,
» et pourquoi il est fondé à croire qu'elle sera
» pour lui le commencement d'une grande féli-
» cité? La multitude l'ignore , et je vais vous le
» dire : c'est que la vraie philosophie n'est autre
» chose que l'étude de la mort , et que le sage ap-
» prend sans cesse dans cette vie , non-seulement à
» mourir , mais à être déjà mort ; car qu'est-ce que
» lamort?N'est-ce pas la séparation de l'ame d'avec
» le corps ? Et ne sommes-nous pas convenus que
» la perfection de l'ame consiste surtout a Vaf-
» franchir le plus qu'il est possible du commerce
» des sens et des soins du corps , pour contempler
» la vérité dans Dieu ? Ne sommes-nous pas con-
» venus que le plus grand obstacle à cet exercice
» de l'ame est dans les objets terrestres et dans les
» séductions des sens ? N'est-il pas démontré que
» si nous pouvons avoir ici quelque connaissance
» du vrai 7 c'est en le considérant avec les yeux de
» l'esprit , et en fermant les yeux du corps et les
» portes des sens ? Donc si jamais nous pouvons
h parvenir à la pure compréhension du vrai , ce
» ne peut être qu'après la mort ? et vous avez re-
» connu avec moi dans le cours de cet entretien,
» qu'il n'y a de bonheur réel pour l'homme ,que
» dans la connaissance de la vérité; que Dieu en
» est le principe et la source , et que cette connais-
> sance ne peut être parfaite qu'en lui. N'avons-
< nous donc pas droit despérer que celui qui a
(i) Vauvcnargues.
302 COTJRS
» fait de cette recherche la grande affaire de sa vie ,
» et dont le cœur a été pur , pourra s'approcher
» après sa mort de cette vérité éternelle et céleste 7
» car assurément ce qui est impur ne peut appro-
)) cher ce qui est pur ? Voilà pourquoi le sage vit
» en effet pour méditer la mort, et pourquoi il
» n'en est pas effrayé quand elle approche : voilà
» le fondement de cette confiance heureuse que
» j'emporte avec moi, au moment de ce passage
» qui m'est prescrit aujourd'hui , confiance que
» doit avoir comme moi quiconque aura préparé
» de même et purifié son ame. »
Quand on entend ce langage, qui est d'un bout
à F autre celui àuPhédon , l'on excuse cette sin-
gulière saillie de l'un des plus spirituels écrivains
du seizième siecie,Erasme, qui s'écrie quelque part:
Saint-Socrate , priez pour nous ; et en effet , il
n'y a rien là qui ne soit parfaitemet d'acord avec
ce que les Saints ont écrit et pratiqué.
Une similitude n'est pas une preuve ; mais je
vous ai déjà prévenus que Platon ne se fait pas
scrupule d'employer Tune pour l'autre ; et ce même
endroit m'en offre un exemple , où vous ne serez
pas fâchés de retrouver encore l'imagiuation du
disciple de Socrate. « Quoi donc! ( fait-il dire à
» son maître ) l'art des Egyptiens conserve les
» corps pendant des siècles, avec des préparations
» aromatiques , e\ vous croiriez que la substance
» qui est par elle-même incorruptible , que l'ame
» en un mot pourrait mourir , au moment où elle
» se dégage de la contagion du corps , pour s'élever
» jusqu'à la demeure de l'Etre éternel , qui est le
» seul bon et le seul sage ? »
Cette idée si purement métaphysique , que Dieu
seul est vraiment bon et vraiment sage , c'est-à-
dire, que la sagesse et la bonté, également infinies
en lui , sont des attributs essentiels de son être, est
en effet de Socrate } et se représente sous les mêmes
DE LITTÉRATURE. 3û3
termes dans Y apologie. Ce précieux monument
de l'antiquité grecque est peut-être encore plus
singulier que le Phédon;cvr c'est le seul exemple
parmi les Anciens, qu'un accusé ait parlé de ce
ton à ses juges. Ce n'est rien moins qu'un plai-
doyer : le célèbre orateur Lysias en avait fait un
pour Socrate, qui le refusa : // est fort beau ( lui
dit-il) j mais il ne me convient pas. Le sien , s'il
est permis de l'appeler ainsi, ressemble parfai-
ment à une leçon de philosophie, du même genre
que celles qu'il donnait habituellement à la jeu-
nesse d'Athènes. 11 ne justifie point sa conduite,
il rend compte de ses principes avec un calme im-
perturbable, et tel qu'il ne pouvait l'avoir qu'en
parlant pour lui-même ; car il n'aurait pas pu
l'avoir eu parlant pour un autre. Mais s'il est sans
trouble , il est aussi sans orgueil , quoiqu'il ne
cache pas le mépris pour ses accusateurs : il le
montre même d'autant plus , qu'il n'y mêle aucune
indignation, pas le plus léger mouvement de co-
lère , comme il convient quand le méchant ne fait
de mal qu'à nous , et quand il n'est que notre en-
nemi particulier, sans être un ennemi public. So-
crate, qui d'ailleurs sentait bien que son danger
venait surtout de l'envie que lui attirait cette haute
réputation de sagesse , confirmée par un oracle 7
apprécie cet oracle suivant ses principes , qui sont
encore ici entièrement conformes à ceux de la phi-
losophie chrétienne , et qui font un devoir , non
pas seulement de la modestie que tous les sages
ont recommandée , mais de l'humilité dont Socrate
seul parait avoir eu quelque idée avant les Chré-
tiens. Voici ses paroles : « On m'appelle sage,
» parce qu'on s'imagine que je suis savant dans les
» choses sur lesquelles je prouve aux autres qu'ils
» sont ignorans : on se trompe , Athéniens : Dieu
ï) seul est sage ; et tout ce que signifie l'oracle
» rendu en ma faveur , c'est que la sagesse humaine
3o4 COURS
» est peu cfc chose , ou plutôt n'est rien. Si l'oracle
» m'a nommé sage , c'est qu'il s'est servi de mon
» nom , comme d'un exemple ; c'est comme s'il
» eût dit aux hommes : Apprenez que celui-là est
» le plus sage de tous , qui sait qu'en eiïet sa sa-
» gesse n'est rien. »
On ne peut mieux dire ; et quanta ce courage
tranquille, qui ne va pas chercher le danger , mais
qui ne le regarde pas quand il le rencontre dans
la route du devoir , il ne peut s'exprimer avec
plus de simplicité , c'est-à-dire , avec plus de
grandeur que dans cette déclaration de Socrate à
ses juges: « Si vous me promettiez de m'absoudre,
» sous la condition que je ne m'occuperais plus
» de l'étude et de l'enseignement de la philoso-
» phie, je vous répondrais : Athéniens, je vous
» aime et vous chéris, mais j'aime mieux obéir à
» Dieu qu'à vous, et tant qu'il me laissera la vie
» et la force , je ne cesserai pas de faire ce que j'ai
» fait jusqu'ici , c'est-à-dire , d'exhorter à la vertu
» tous ceux qui voudront bien m'écouter. »
Tout cela ne saurait être trop loué ; mais il fal-
lait bien que l'imperfection humaine se montrât
ici comme ailleurs; et si, comme je le disais tout-
à -l'heure, Socrate a du moins aperçu la théorie de
l'humilité, iJ fit voir une fois qu'il n'en soutenait
par la pratique, ni même celle de la modestie,
telle que l'enseignent les bienséances fondées sur
la nature de l'homme. Jamais la raison n'approu-
vera que dans cette même Apologie , où il a si bien
prouvé que l'homme doit faire peu de cas de sa
propre sagesse, il réponde aux juges, que puis-
qu'ils lui ordonnent de statuer lui-même sur la
peine qu'il mérite , il ne croit pas en mériter d'autre
que celle d'être nourri dans le Prjtanée, ce qui
était le plus honorable tribut de l'estime pu-
blique, Ici l'orgueH humain est pris sur le faitr
et dans la personne d'un sage. Assurément il lui
DE LITTERATURE. 3o5
suffisait Je répondre que, ne se croyant pas cou-
pable, il était dispensé de prononcer contre lui-
même aucune peine : cela était conséquent et irré-
prochable, et même suffisamment courageux; car
il était d'usage de ne déférer ainsi à l'accusé la
faculté d'arbitrer lui-même la peine , que quand
elle devait se borner à une amende, et lorsque
celte faculté lui fut accordée, le parti qui voulait
le sauver avait prévalu dans l'Aréopage , et sa vie
était en sûreté. L'orgeuil de sa réponse révolta la
plus grande partie des juges: ce qui n'empêchait
pas qu'ils ne fussent très-injustes en le condam-
nant; car l'orgueil n'est pas un délit dans les tri-
bunaux, mais c'est une tache dans l'homme, et
c'était de plus dans Socrate une contradiction.
Mais ce qui n'en était pas une , et ce qui faisait
voir au contraire un accord très-réel entre sa doc-
trine et sa conduite, c'est que dans toute cette
affaire on voit clairement le mépris de la vie et la
détermination à saisir dans cet odieux procès une
belle occasion de bien mourir. 11 est évident qu'il
ne voulut pas la perdre , et qu'il refusa deux fois
sa vie ; d'abord à ses juges , qui la lui offraient
visiblement, ensuite a ses amis mêmes qui lui of-
fraient toutes les facilités possibles pour sortir
sans obstacle et sans danger , et de la prison , et de
sa patrie. Ici le sage d'Athènes autorisa ses réso-
lutions sur des principes très-beaux et très-vrais ,
mais qui ne sont pas encore sans mélange d'erreur ,
de façon pourtant que les vérités sont d'un grand
usage , et l'erreur du peu de conséquence. Quand
il ne voulut point consentir a se donner la mort
à lui-même pour échapper à ce qu'on appelait la
honte du supplice, il eut toute raison ; et ses ar-
gumens contre le suicide lui font d'autant plus
d'honneur, qu'il est le premier, et je crois même
le seul parmi les Païens, qui ait osé condamner, non
pas seulement comme une faiblesse, mais comme
3o6 cours
un délit , ce qui était reçu dans toute l'antiquité,
et dans l'opinion , et dans l'usage. On peut dire
que la philosophie avait deviné la religion en ce
point , quand elle décida parla bouche de Socrate ,
que l'homme qui a reçu de Dieu la vie, ne doit
pas la quitter sans son ordre , et qu'il n'a pas le
droit de disposer de ce qui n'est pas à lui. Socrate
semble avoir aussi aperçu le premier ce principe
social et politique qui fait de l'obéissance aux lois
un devoir fondé sur un pacte tacite , par lequel
tout homme , en naissant T est censé appartenir à
sa patrie, et tenu d'obéir a l'autorité qui le protège 9
tant que cette autorité est en effet protectrice ;
car on sent bien qu'un pays où il n'y aurait plus
ni lois ni garantie de la sûreté commune , ne serait
plus une patrie pour personne,et remettrait chacun
dans l'état de nature ; ce qui n'était nullement le
cas d'Athènes et de Socrate. Dans tous ces points il
a devancé de fort loin tous les philosophes des
âges suivans. Mais il va trop loin , quand il pré-
tend qu'il n'est pas permis de se soustraire par la
fuite à une condamnation injuste, en vertu de cette
règle; qu'il ne faut pas rendre le mal pour le mal ,
ni à sa patrie ni aux particuliers. La règle est
juste et certaine ,mais ici mal appliquée; elle serait
violée sans doute si vous opposiez la force à l'in-
justice publique, ce qui ne pourrait se faire sans
révolte, et dès-lors vous rendriez en effet le mal
pour le mal, ce qui est défendu; et vous feriez
même à votre patrie un mal plus grand que celui
qu'elle pourrait se faire par une sentence inique.
Mais en vous y dérobant , vous ne lui en faites
aucun ; vous suivez une loi naturelle sans renverser
les lois positives, dont aucune ne vous ordonne
d'abandonner sans nécessité le soin de votre con-
servation ; et de plus , vous servez la patrie loin
de lui nuire , puisque vous lui épargnez un crime.
Au reste , il n'y a là dans Socrate et dans Platon
DE LITTERATURE. 30^
qu'un excès de scrupule , sorte d'excès aussi peu
dangereux que peu commun.
Cicéron disait que si les dieux voulaient parler
la langue des hommes , ils parleraient celle de
Platon ; ce qui sans doute ne se rapportait pas seu-
lement à l'élégance de son élocution, mais aussi
à la nature de ses conceptions philosophiques , qui
sont d'un ordre très-élevé. C'est sans contredit de
tous les philosophes anciens celui qui a le plus
brillé par le talent d'écrire : sans parler de cette
pureté de diction qu'on appelait atticisme, et que
tous les critiques anciens lui accordent dans le
plus haut degré , il a su concilier la sévérité de*
matières les plus abstraites avec les ornemens du
langage, et l'on voit que celui qui conseillait à
Xénocrate de sacrifier aux G races, n'avait pas né-
gligé leur culte et avait profité de leur commerce.
Il n'est pourtant pas exempt de défauts dans son
«tyle , non plus que dans sa composition et dans
sa méthode. S'il a communément de l'éclat et de
la richesse , il a aussi quelquefois du luxe et de
la recherche , et très-souvent de la diffusion et
du désordre. Il se répète beaucoup, et ne se suit
pas toujours. Quant a l'obscurité qu'on peut lui
reprocher en beaucoup d'endroits, elle n'est pas
dans sa manière d'écrire, mais dans sa manière
de philosopher. Architecte d'un monde intellec-
tuel et hypothétique , il bâtit dans le possible
avec une confiance égale k la facilité, comme on
dessinerait sur le papier un magnifique édifice,
sans songer aux matériaux et aux fondemens. Il
est certain que ceux du monde de Platon sont
en grande partie chimériques ; et comme il sup-
pose des êtres de sa façon , sans prouver leur exis-
tence , il en arrange les rapports aussi gratui-
tement qu'il en a créé la substance , et au lieu
d'idées qu'il puisse communiquer k ses lecteurs,
il entasse des dénominations métaphysiques dont
3o3 cours
on peut d'autant moins se rendre compte, que lui-
même , au besoin , varie sur leur acception. Il ne
faut donc pas aspirer à rendre son système intel-
ligible dans toutes ses parties ; mais il n'y en a
pas une qui ne présente des notions et des idées
d'une tête très - philosophique , qui conçoit trop
Yite pour s'assurer de ses conceptions , mais qui
dans cette science des propriétés générales de l'être
qu'on appelle ontologie , fait comme en courant
des découvertes rapides et lumineuses , dont elle
laisse a d'autres les conséquences et le profit. C'est
ainsi , par exemple , qu'il a marqué le premier ,
avec la plus grande sagacité, le principe universel
du plaisir et de la douleur , dont l'un consiste dans
ce qui est analogue au maintien de la constitution
organique des corps animés , et l'autre dans ce qui
lui est contraire ; et l'on peut appeler cette défini-
tion un excellent aphorisme de physiologie, xiinsi ,
dans un autre genre , il a conçu le premier , que
l'ame , séparée du corps , arrive à une autre vie ?
dans le même état moral où l'a laissée le moment
de la mort , c'est-à-dire avec les affections vicieuses
ou vertueuses qui lui ont été habituelles dans son
union avec le corps ; ce qu'il n'a pas développé
suffisamment , à beaucoup près , mais ce qui , par
une suite de conclusions philosophiques , conduit
à infirmer la grande erreur de ceux qui ,pour nier
les peines et les récompenses a venir, soutiennent
que l'ame, dégagée des sens, ne peut rien con-
server des habitudes d'être qui ne tenaient qu'aux
objets sensibles.
Je crois devoir rappeler en finissant , comme
objet de remarque et de curiosité, que c'est dans
Platon que les Modernes ont trouvé les plus an-
ciennes traditions de cette grande île de l'Océan
Atlantique, appelée Atlantide, qui a donné lieu
a tant de discussions et de conjectures dans ces
derniers tems7 où l'on a, soutenu que cette île
DE LITTÉRATURE. 3og
prétendue devait tenir autrefois au continent de
l'Amérique, dont une des révolutions du globe
l'avait détachée , ou du moins qu'elle n'en était
pas éloignée, et qu'elle y avait porté tous les arts
dont nous avons trouvé des vestiges au Mexique
et au Pérou. Je laisse aux sa vans ces controverses,
et renvoie à Platon même ceux qui voudront voir
tout ce qu'il raconte de cette Atlantide, sur la foi
des prêtres égyptiens. Mais il est bon d'observer
que si Platon lui-même n'a pas fait son île comme
il a fait un monde , il ne faut pas croire sur sa
parole tout ce qu'il fait dire à ses Egyptiens , qui
font remonter à huit mille ans l'existence et la
disparition de cette A tlantide, aussi grande, .selon
leur rapport , que l'Europe et l'Afrique ensemble.
Platon et beaucoup d'autres Anciens ont voulu
accréditer de prétendus livres des sages d'Egypte,
qui devaient contenir une foule de merveilles que
l'on cachait au vulgaire j mais il est extrêmement
probable que ces livres n'ont jamais existé. Il n'est
guère possible qu'ils se fussent entièrement perdus
dans un pays où les rois en avaient rassemblé si
soigneusement un si grand nombre, ou que du
moins il n'en fût pas demeuré quelque trace cer-
taine , soit dans les écrits , soit dans les traditions
de l'antiquité. Les seuls qu'on ait cités en ce genre,
sont ceux qu'on attribuait à Hermès ; mais ces
livres, qui ne renferment ni secrets ni merveilles,
sont très-certainement apocryphes; et quand ils
furent imprimés dans le dernier siècle, on prouva
qu'ils ne pouvaient pas être plus anciens que le
second âge de l'ère chrétienne , et que l'auteur,
qui montre partout une grande horreur de l'ido-
lâtrie, ne pouvait pas être cet Hermès contem-
porain d'Osiris , et regardé comme un des auteurs
de la philosophie égyptienne , la plus idolatrique
de toutes, mais bien quelque platonicien de l'école
d'Alexandrie,
3lo cours
SECTION II.
Plutarque.
Plutarque aussi paraît avoir ëtë un des hommes
de l'antiquité , qui eut le plus de connaissances
varices , et qui traita le plus facilement différons
génies de philosophie et d'érudition. Nous l'avons
déjà vu dans un rang distingué parmi les histo-
riens , et au piemier des biographes; mais ses
autres écrits, qu'on peut appeler une véritable
polyergie, font voir que s'il lut homme de grand
sens, il lut aussi écrivain de grand travail , et que
s'il jugeait bien les hommes, il ne savait pas
moins apprécier les choses, à commencer par la
plus précieuse de toutes, le tems. Ce n'est pas
que dans cette multitude de petits traités, tout
soit en général suffisamment approfondi ou même
assez choisi : on voit seulement que, toujours
curieux et studieux, il aimait à se rendre compte
de tout, et à jeter sur le papier toutes les idées
qui l'occupaient, et tous les résultats de ses lec-
tures. Ainsi les (Questions physiques ou méta-
physiques ne sont guère que des extraits raisonnes
d'Aristote , de Platon et des autres philosophes ,
plus ou moins d'accoid avec ces deux con [L'es
des écoles, et n'of-rant consequemment que le
même mélange de vérités et d'erreurs. Autant
il goûtait la doctrine de ces deux grands -hommes,
autant il avait d'aversion pour celle des Stoïciens,
dont il a réfuté les paradoxes. Ses Questions de
table roulent souvent sur des points d'érudition
historique assez frivoles, et ressemblent beaucoup
à quelques moiceaux de nos Mémoires de l'aca-
démie des belles-lettres, où l'utilité des îecheiches
ne semble pas proportionnée à ce qu'elles ont
coûté; ce qui n'empêche pas qu'en total cette
collection, peut-être trop négligée par les lit*
DE LITTERATURE 3It
térateurs, ne soit un très-bon répertoire de science
iquoiqu on v désirât un peu plus de cet agrément
fdont tous les sujets sont jusqu'à un certain point
! susceptibles et que les Anciens ont rarement
néglige La forme du dialogue que Plalon mit
la la mode, soit qu'il en ait été le premier auteur
:d après les leçons de Sociatc, ou seulement le
modèle d'après son talent, cette forme heureuse
adoptée par Cicéron et Pïutarque, a contribué
plus que tout le reste à rendre agréable par la
îiorme ce qui n'est pas toujours fort attachant
ou fort instructif pour le fond. Le Banquet des
sept Sages et les Questions de table en sont
«un exemple : dans ces dernières surtout, la matière
est souvent assez futile; mais l'entretien est
[amusant, parce que les interlocuteurs ont une
iplivsionomie, et que cet assemblage de laison-
inement sans aigreur et de gaîté sans boui on-
iaene, de saillies et de sentences, <f historiettes
K de discussions , forment un tout qui ne fatigue
pas plus l'esprit qu'une conversation d'honnêtes
sens.
Je ne vois dans Pïutarque Qu'un seul ouvrage
du il ait montré de l'humeur , et c'est celui qui a
Dour titre De la malignité d'Hérodote , crue
oourtant, de l'aveu de Pïutarque lui-même, on
l'aurait pas cru fort malin, et qui en ePet ne pa ait
3as l'avoir été, même dans les endroits où Plu-
arque l'a convaincu de méprise ; et quel historien
ie s'est jamais trompé? L'on convient a sez que
lans ce qui regarde les anciennes dynasties' de'
"Orient et des siècles reculas, Hérodoie , en s'ap-
brochant de l'époque et du pavs des fables, ne
pouvait guère y trouver les monumens anilien-
jîques de l'histoire, quand presque tout était
iradition. Il ne pouvait guère avoir de mauvaise
volonté contre les Assyriens et les Scythes, et
l'on ne voit pas même pourquoi } dans les tems
3l2 COURS
postérieurs et plus voisins de lui, il en aurait
eu contre les Béotiens et les Corinthiens. C'est
pourtant là le procès que lui intente Plutar-
que; mais il faut savoir aussi que jamais per-
sonne ne fut plus attaché que lui à sa patrie , et
ne porta plus loin l'amour du sol natal. Ce sen-
timent est naturel à tous les hommes ; mais c'était
chez lui une passion, et l'on peut dire à son hon-
neur,' que c'en était pour lui une fort belle, par
les idées qu'elle lui inspira, et l'influence qu'elle
eut sur sa vie entière. Ses talens et sa réputation
le mirent à portée de choisir son séjour où il
aurait voulu, et particulièrement dans quelqu'une
de ces cités célèbres, qui étaient un théâtre pour
les hommes supérieurs , dans Rome même , sans
comparaison la première de toutes, et où l'on
avait voulu le fixer quand il y fut député par
ses concitoyens. Mais il ne voulut jamais quitter
sa petite vrlle de Béotie , où il avait pris naissance,
Chéronée , où il renferma tous ses désirs et toute
son ambition, et dont il rempli toutes les charges
municipales. On lui remontrait en vain que , dans
cette vaste étendue de la domination romaine,
Chéronée était un petit coin fort obscur , imper-
ceptible aux yeux de la renommée. Il répondait
que si Chéronée n'avait jusque-là aucun lustre,
il lui donnerait du moins celui qu'elle pouvait
tenir de lui , quel qu'il fût , et lui ferait tout le
bien qu'il lui pourrait faire. C'est là sans doute
la plus louable de toutes les ambitions, et la
^meilleure preuve du bon esprit de Plutarque,
dans ses actions comme dans ses écrits. Vous lui
pardonnerez sans doute, d'après ces dispositions,
sa colère contre Hérodote , qui, selon lui, n'avait
pas rendu justice aux peuples du Péloponese ;!
et sur le Péloponese , le bon Plutarque ne trouvait
rien d'indifférent pour lui. Il aurait dû pourtant
être d'autant plus indulgent sur les inexactitudes
DE LITTÉRATURE. 3 1 3
défaits, de dales et de noms, que lui-même,
comme j'ai du le dire à l'article des historiens,
en est moins exempt que personne ; et les raisons
que j'en ai données, et que tout le monde connaît,
attestent aussi qu'il n'y avait dans ses erreurs
aucune mauvaise intention, non plus que dans
Hérodote, et encore moins d'inconvéniens, parce
qu'elles étaient beaucoup plus faciles à rectifier.
Mais en morale, je ne sais si parmi les Anciens
quelqu'un est préférable à Pluiarque, au moins
dans cette morale usuelle, accommodée à toutes
les conditions et à toutes les circonstances. Ce
n'est pourtant pas qu'il manque d'élévation et
de noblesse : vous en verrez des traits dans mes
citations, et ce ne sont pas à beaucoup près les
seuls qu'offrent ses écrits. Mais son caractère par-
ticulier, c'est de rapprocher toujours ses idées de
la pratique , plutôt que de les étendre en spécu-
lations j et de la, non-seulement son mérite propre,
mais aussi les défauts qui s'y mêlent. C'était peut-
être l'esprit le plus naturellement moral qui ait
existé, et c'est la base de ses admirables Paral-
lèles; mais c'est aussi la cause de ses fréquentes
excursions, qui n'ont pas toujours assez de mesure
et de motif. De même , dans ses ouvrages philoso-
phiques, il ramené tout à ce qui est de tous les
hommes et de tous les jours ; il veut tout rendre
sensible, et abonde en comparaisons physiques,
au point que la pensée ne marche presque jamais
seule chez lui , et qu'on peut toujours s'attendre
à voir arriver a sa suite une similitude quelcon-
que : méthode agréable par elle-même , il est vrai ,
et chez lui le plus souvent très-ingénieuse , mais
qui a quelque chose aussi de trop uniforme en
soi , et ressemble quelquefois chez lui à l'envie
de mettre en avant tout ce qu'il sait, abus assez
commun et peut-être endémique chez les Grecs.
Joignez-v de tems en tems le défaut de choix ou
3. i^
3i4 COURS
même de justesse dans les comparaisons , et vous
aurez à peu près tout ce qui se mêle de défectueux
à l'excellente morale de Plutarque, et ce que la
réflexion aperçoit, sans# presque rien ôter au
plaisir et à l'instruction.
Dans cette multitude de petits traités , tous
utiles et estimables , on peut distinguer ceux-ci :
Sur la manière de lire les poètes ; sur la manière
d'écouter ; sur la distinction entre l'ami et lejlaU
teur ; sur l'utilité qu'on peut retirer de ses en-
nemis ; sur la curiosité ; sur l'amour des ri—
chesses; sur l'amour fraternel; sur les babillards;
sur la mauvaise honte; sur les occasions où il est
permis de se louer soi-même ; sur les délais de
la justice divine , par rapport aux médians. Tout
est généralement sain et substantiel dans ces
morceaux d'élites, et il serait bien a souhaiter
que quelque bonne plume se chargeât, en faveur
de la jeunesse , d'en composer un petit volume à
part, en laissant à un âge plus avancé ce qui
n'est pas aussi pur ou ce qui est hors de la portée
des adolescens.
Je vous ai promis quelques maximes de Plu-
tarque, et en voici qui sont prises à l'ouverture
du livre , et qui peuvent faire désirer d'en voir
davantage.
« Les enfans ont plus besoin de guides pour
» lire , que pour marcher. »
« La perfection de la vertu se forme de trois
» choses , du naturel , de l'instruction et des habi-
» tudes. »
« C'est dans l'enfance que l'on jette les fondc-
njniens d'une bonne vieillesse. »
« Se taire à propos vaut souvent mieux que de
» bien parler. »
« 11 n'y a d'homme libre que celui qui obéit
» a la raison. »
a Celui qui obéit à la raison, obéit à Dieu,.
DE LITTÉRATURE. 3l5
« L'homme ne saurait recevoir, et Dieu ne
* saurait donner rien de plus grand que la vé-
» rite. »
« L'autorité' est la couronne de la vieillesse. »
« Un ennemi est un précepteur qui ne nous
% coûte rien. »
« Le silence est la parure et la sauve-garde de
» la jeunesse. »
« Pour savoir parler , il faut savoir écouter. »
« Sachez écouter, et vous tirerez parti de ceux
w même qui parlent mal. »
« Ceux qui sont avares de la louange , prouvent
» qu'ils sont pauvres en mérite. »
« Je fais plus de cas de l'abeille qui tire du
à miel des fleurs , que de la femme qui en fait
» des bouquets. »
« Quand mon serviteur bat mes habits, ce n'est
» pas sur moi qu'il frappe : il en est de même
» de celui qui me reproche les accidens de la
» nature et de la fortune. »
« Il n'en est pas de l'esprit comme d'un vase ;
» il ne faut pas le remplir jusqu'aux bords. *
« L'équitation est ce qu'un jeune prince ap-
» prend le mieux, parce que son cheval ne le
» flatte pas. »
a Celui qui affecte de dire toujours comme
» vous dites, et de faire toujours comme vous
» faites, n'est pas votre ami ; c'est votre ombre. »
« Le caméléon prend toutes les couleurs ,
» excepte' le blanc : le flatteur imite tout, excepte
» ce qui est bien, »
« Le flatteur ressemble a ces mauvais peintres
» qui ne savent pas rendre la beauté' des traits ,
» mais saisissent parfaitement les difformités. »
I« Il y a des hommes qui , pour fuir les voleurs
Sipu le feu, se jettent dans un précipice : il en
» est de même de ceux qui , pour éviter la supers-
!fi ution } se jettent dans le triste et odieux sys-
3i6 cours
» tême de l'athéisme , passant ainsi d'un extrême
» à l'autre , et laissant la religion qui est au
» milieu. »
« L'endurcissement dans le crime pourrit le
» cœur, comme la rouille pourrit le 1er. »
Maigre' cette aptitude marquée à donner à sa
pensée un tour précis et nerveux , l'affectation du
style sentencieux lui est entièrement étrangère.
Vous sentez que ces passages détachés ici sont ré-
pandus chez lui dans divers traités, et jamais accu-
mulés nulle part. Sa diction même est habituelle-
ment liée et périodique , et sa composition pro-
gressive ; mais il connaît l'usage et la variété des
mouvemens , et atteint même le style sublime ,
soit par la grandeur des idées et des rapports, soit;
par l'énergie des tournures et des expressions ; té-
moins ces deux passages sur le flatteur : « Il dit à
» la colère, venge-toi; à la passion, jouis; à la
» peur, fuyons; au soupçon , crois tout. »
«Patrocle,en se couvrant des armes d'Achille,
» n'osa pas prendre sa lance, qu'Achille seul pou-
V vait manier. Ainsi la flatterie emprunte tout
» ce qui est de l'amitié, hors la sincérité coura-
» geuse ; celle-ci est une armure trop pesante 5
» l'amitié seule peut la porter. »
Quand il se rencontre dans la poésie épique ou
dramatique des maximes perverses ou des senti-
mens vicieux . Plutarque veut qu'on inspire aux
jeunes gens qui les lisent, encore plus d'horreur
de ces paroles , que des choses même qu'elles
expriment. 11 a raison ? et ce précepte est d'un
moraliste profpnd: car un mauvais principe fait
plus de mal qu'une mauvaise action : d'abord,
parce qu'il y a une foule de mauvaises actions
renfermées dans un mauvais principe , et de plus ,
parce que les mauvaises actions admettent le
repentir, et qu'un mauvais principe le repousse,
"Vous apercevez ici le motif de cette inexprimable
DE LITTÉRATURE. 3 î ^
horreur qui se perpétuera dans toutes les généra^
tions futures pour la doctrine révolutionnaire ,
qui avait mis en axiomes de morale et de législa-
tion beaucoup plus que les poètes n'avaient osé
mettre en imitation ou en invention théâtrale
dans la bouche des tyrans et des scélérats.
Vous croirez sans peine que la doctrine de Plu-
tarque sur la Divinité et la Providence est abso-
lument la même que vous avez vue dans Platon,
et que vous retrouverez dans Gicéron. Yoici
comme il prouve , par cette méthode compara-
tive qui lui est si familière , que nous devons nous
abstenir de juger les desseins de la Providence ,
et qu'il faut s'en remettre à elle de la disposition
des choses de ce monde. « Celui qui ne sait pas
» la médecine ? ne saurait assigner les raisons qu'a
» pu avoir le médecin pour employer tel remède
» plutôt que tel autre , et aujourd'hui plutôt que
» demain. De même il ne convient pas à l'homme,
» dont la justice est si imparfaite et 3a législation
» si défectueuse , de rien prononcer sur la con-
» duite de Dieu à notre égard , hors cela seul que
» lui seul sait parfaitement en quel tems il faut
» appliquer la punition comme on applique un
» remède. Il se sert des méchans pour en punir
» d'autres ; il s'en sert comme de ministres publics
j » et d'exécuteurs de sa justice, et ensuite les écrase
I » et les anéantit Quand les peuples ont besoin
» de frein et de châtiment, il leur envoie des
il » princes cruels ou des tyrans impitoyables , et il
| » ne détruit ses instrumens d'affliction et de de'so-
I » lation que quand le mal qu'il fallait guérir est
i » extirpé. C'est ainsi que le règne de Phalaris fut
» proprement une médecine pour les Siciliens,
» comme le règne de Marins en fut une pour les
i » Romains. »
Il cite avec applaudissement un passage de
^Pindare, qui fait voir que les grands poètes ont
3i8 cours
pensé la-dessns comme les grands philosophes.
« Dieu , l'auteur et le maître de tout ,, est aussi
>"> Fauteur et le maître de la justice : à lui seul
» appartient de slatuer quand, comment et jus-
» qu'où 7 chacun doit être puni du mal qu'il »
3) fait. »
Mais je vous disais que ces comparaisons r sou-
vent si belles ,ne sont pas toujours justes ; comme
lorsqu'il compare l'ami généreux et délicat, qui
oblige sans vouloir être connu , à la Divinité qui
aime k faire du bien aux hommes sans qu'ils s'en
aperçoivent, parce qu'elle est bienfaisante de sa
nature. Or , il est bien vrai que nous ne savons ni
ne pouvons savoir tout le bien que nous fait
Dieu ; mais bien loin qu'il veuille que nous ne
nous en apercevions pas autant qu'il nous est
possible , il veut au contraire que nous sentions
les biens que nous recevons de lui , et nous en fait
un devoir comme il nous en fait un de l'aimer ,
non pas en effet qu'il ait aucun besoin de notre
amour et de notre reconnaissance , mais parce que
cet amour et cette reconnaissance nous rendent
meilleurs; et Plutarque pouvait aller jusque-là^
puisqu'il cite avec éloge ce mot de Pythagore :
è Quand nous approchons de Dieu par la prière,
» nous devenons meilleurs^ »
Mais s'il n'a pas été toujours aussi loin qu'il
pouvait aller, il a plus d'une fois devancé les
Modernes, de manière k les faiie rougir d'avoir
préféré les vieilles erreurs de quelques rêveurs
décriés , k des vérités reconnues par les hommes
les plus sages de tous les tems. Le paradoxe re-
nouvelé de nos jours, et dont il sera question dans
la suite de nos séances , que l'homme n'était le
plus intelligent des animaux que parce cru'il avait
des mains , n'appartient pas même k Helvétius y
comme on l'a cru : il est d'Anasagore l'athée ; et
Plutarque qui le cite , répond judicieusement que
DE LIT TE B A TU RE. 3l$
In proposition d'Anaxagore est l'inverse de la vé-
rité'; que c'est précisément parce que l'homme est
doué de raison , que la Nature lui a donné des
mains , qui sont des instrumens proportionnés à
«on intelligence.
Il se trouva aussi a Rome , du tems de Plutar-
que , un homme qui se prétendait philosophe, et
qui , raisonnant comme Helvétius et nos autres
matérialistes , n'attachait aucune conséquence mo-
rale aux liens de la nature et du sang , et n'y re-
connaissait que des relations purement physiques.
Comme le bon Plutarque l'en réprimandait for-
tement, et d'autant plus qu'il voulait le réconci-
lier avec un frère envers qui ses mauvais procédés
étaient conséquens à ses principes; comme il lui
alléguait les droits sacrés naturellement inhérens
à la paternité , à la maternité , à la fraternité ;
Allez, lui dit cet homme, allez prêcher votre
doctrine à des ignorans ; quant à moi, je ne
vois pas ce que je puis devoir à un autre homme,
parce que lui et moi nous sommes sortis du sein
d'une même femme* C'est absolument le même
abus de l'analyse métaphysique que l'on trouve
dans les mêmes termes en vingt ouvrages de ce
siècle. Plutarque , indigné qu'on se servît si insi-
dieusement d'une partie de la philosophie pour
détruire l'autre, et qu'on abusât à ce point de la
métaphysique pour sapper la morale , se contenta
de lui répliquer, sans raisonner davantage. Et
moi , je vois fort bien que vous ne comprenez
pas même la différence qu'il peut y avoir à
être né d'une femme ou d'une chienne. Cet
homme , au reste, était philosophe comme il était
frère.
Un de ses écrits le plus spirituel et le plus pi-
quant, c'est celui Sur les babillards. Jamais ce
vice de l'esprit n'a été mieux combattu, et c'est la
i surtout que l'on s'aperçoit que les poijtcs comi-
3^0 COURS
ques pourraient aussi lire Plutarque avec fruit;
car ce n'est pas le seul endroit où il soit pittores-
que et dramatique , à la façon de notre Labruyere.
11 a saisi toutes les habitudes des babillards, et
les peint avec une vivacité de couleurs qui ferait
croire que sa sagesse avait rencontre en son che-
min cette espèce de folie, et en avait été heurtée.
Vous concevez que parmi les babillards , il com-
prend , comme de raison, les nouvellistes ; car
l'un ne va pas sans l'autre , et tout nouvelliste est
babillard , comme tout babillard est nouvelliste.
Plutarque , pour caractériser cette passion ( car
c'en est une), rapporte deux aventures très-avé-
rées, qui en marquent si bien la force impérieuse,
et qui sont par elles-mêmes si amusantes, que sans
doute vous ne me saurez pas mauvais gré de les
reproduire ici. Voici d'abord la plus gaie -y je la
raconterai dans les termes de l'auteur.
« Les barbiers sont l'espèce la plus bavarde de
» toutes : comme les plus grands bavards affluent
)) chez eux , et y tiennent leurs séances , il faut
» que les baibiers le deviennent par imitation et
» par habitude. Le roi Ai chélaûs , ayant eu besoin
» d'un barbier, celui-ci , en lui arrangeant la ser-
» victte au cou, lui demanda comment il voulait
» être rasé : Sans rien dire , répondit le prince.
y> Ce fut aussi un barbier qui répandit le premier
» dans Athènes la nouvelle de la grande défaite
» de Nicias en Sicile. 11 la tenait d'un esclave dé-
y> barque au Pyrée avec quelques autres fugitifs.
>-> Mon homme quitte aussitôt sa boutique , et
» court a toutes jambes à la ville , pour ne pas
» laisser à un autre l'honneur de lui enlever sa
» nouvelle. Grande rumeur : on s'assemble dans
» la place , et le peuple veut savoir quel est î'au-
y) leur d'un bruit de cette nature. On traîne dans
» l'assemblée notre barbier, qui ne peut pas même
*> dire de qui venait son rapport; car il ne s'était
DE LITTÉRATURE. 3:2 t
» pas donne le tems de s'informer du nom de l'es-
» clave. Le peuple irrité 7 s'écrie : C'est une in-
» vention de ce misérable* Quel autre que lui a
» entendu rien de semblable? Qu'on le mette à
» la question. On l'attache aussitôt sur une roue;
» mais en ce même moment le fait se confirmait
» de tous côtés par ceux qui arrivaient du Pyrée 7
» et chacun occupé des siens 7 court pour en savoir
» des nouvelles. La place est bientôt déserte, et le
» malheureux barbier y reste seul sur la roue -, il
» y reste jusqu'au soir: enfin pourtant le bourreau
» vient le délier. Mais devinez quelle fut sa pre-
» miere parole pendant qu'on le déliait ? Et Ni-
» cias , sait-on comment il a péri ? C'est ainsi
» qu'il était corrigé , tant le babil du nouvelliste
» estime maladie incurable. »
L'autre aventure est plus sérieuse : le dénoû-
ment en est très-moral , et peut se joindre à tant
d'exemples du même genre 7 qui prouvent que la
Providence se sert des moyens les plus inattendus
pour conduire les criminels a se trahir eux-mêmes
et à devenir les instrumens de leur perte, a A La-
» cédémone, on trouva un jour que le temple de
» Pallas venait d'être pillé, et que les voleurs y
» avaient laissé une bouteille récemment vidée.
» On s'assemble sur le lieu , et l'on s'épuise en
» conjectures sur cette bouteille. Si vous le vou—
y> lez, dit un de ceux qui étaient présens , je vous
» dirai bien, moi, ce que f en pense. Je crois
» que les sacrilèges nont osé s'exposer a un si
i> grand péril qu après avoir, à tout événement ,
» avalé de la ciguë , et qu'ils ont apporte du vin
» pour en boire tout de suite , dans le cas où
« ils auraient fait leur coup sans être vus , at—
* tendu que le vin est un antidote contre la
» ciguë , et en détruit l'effet ; au lieu que s1 ils
» avaient été pris , la ciguë aurait agi assez à
» tems pour les dérober aux tortures et au $up~
*4«
322 CQTJRS
» plice* Celte explication parut trop ingénieuse
» pour n'être qu'une conjecture, et l'on conclut
y que celui qui venait de parler n'avait rien de-
» viné , mais savait tout. Chacun l'interroge a
» Qui es-tu ? d'où tiens-tu ce que tu viens de
« dire , et de qui es-tu connu ici? On le presse,.
» et il finit par avouer qu'il est un des au-
» leurs de ce vol sacrilège. » Ainsi la tentation de
parier et de montrer de l'esprit le conduisit au
supplice.
Au reste, personne n*ignore que les écrits de
Plutarque sont un magasin d'histoires, et de contes,
et d'apologues, où tout le monde s'est approvi-
sionné y et Laf ont aine entre autres en a tiré plu*
sieurs de ses fables.
Après avoir donné des exemples de la déman-
geaison de parler, il en donne aussi de l'exactitude
à se taire ; et le plus singulier est celui d'un esclave
qui sut la porter jusqu'à confondre son maître, et
tourner contre lui ses ordres d'une manière très-
piquante. « Le rhéteur Pison , ne pouvant souffris
» d'être interrompu dans ses pensées, avait dé-
» fendu à ses esclaves de lui parler jamais sans être
y> interroges. Quelque tems après, il fait apprêter
» un festin splendide pour traiter un de ses amis v
» Ciodius, qui venait d'être nommé a une magis-
» tratiue, et il l'envoie prier à souper. A l'heure
» marquée, les autres convives arrivent tous, et
» Clodies seul se fait attendre. Pison envoie coup
)) sur coup au-devant de lui pour voir* s'il venait^
)) et le faiVe hâter. Cependant 'f heure se passe, la
» nuit vient, et l'on se met à table. N'es-tu pas
y> allé inviter Ciodius de ma part ? dit Pison k
5> son esclave.—- Oui.— «Pourquoi donc ne vient-
» il pas ? — C est qu'il a dit qu'il ne pouvait
» pas venir. — Et pourquoi ne me F as-tu pas
» dit? — Cest que vous ne me l'avez pas de-
» mande. Le maître resta la bouche close^ mais1,
DE LITTÉRATURE, 323
d aussi cet esclave était Romain : un esclave grec
» n'en ferait jamais autant. »
Plutarque distingue trois manières de répondre,
la réponse de nécessité, la réponse de politesse, la
réponse de babil ; et c'est un des endroits où il
peint trcs-comiquement celui des Athéniens. « So-
ft crate y est-il ? L'esclave de mauvaise humeur
» dira : Il n'y est pas ; ou même , s'il se pique de
» laconisme , il dira simplement : Non ; comme
» les Lacédémoniens , qui , recevant de Philippe
» une grande lettre pour les engager à le laisser
» entrer dans leur ville , lui envoyèrent en réponse
» une grande pancarte où il n'y avait que ce mo-
» nosvllabe, mais en lettres énormes : NON. Si
» l'esclave est plus poli , il dira : Socrate n'y est
» pas, il est allé chez son banquier; et s'il veut
» montrer encore un peu plus de courtoisie , il
» ajoutera : parce qu'il y attend des hôtes qui lui
» arrivent. Mais l'Athénien jaseur dira : Socrate
» est chez le banquier , où il attend des hôtes
» d'Ionie , sur la recommandation d'Alcibiade,
» qui lui a écrit de Milet, où il est auprès de Tis-
» sapherne ; oui , Tissapherne , le satrape du grand
» roi , auparavant l'ami et l'allié des Laeédémo-
» nieus ; mais Alcibiade l'a retourné, et k présent
» il est tout athénien ; car Alcibiade meurt d'envie
» de revenir , etc. Et il lui récitera de suite tout
» ce que nous voyons dans le huitième livre de
» Thucydide : il inondera son homme d'un dé-
fi luge de paroles , et ne le laissera pas aller que
» Milet ne soit pris et Alcibiade exilé une seconde
b fois. »
On ne peut rien lire de plus instructif que les
leçons de Plutarque, pour apprendre à écouter , à
se taire et à ne parler qu'à propos ; et cette science
n'est ni petite ni commune. Les conseils qu'il donne
et les moyens qnil prescrit montrent une connais-
sance réfléchie de nos diverses habitudes , et de la
yx\ cours
manière dont elles se forment ou se réforment. On
reconnaît en lui un esprit observateur, a ce qu'il
vous rappelle souvent ce que vous aviez vu sans
T observer, et ce qui se trouve à l'examen d'accord
avec ses remarques. 11 s'est aperçu, par exemple y
que les gens curieux ne vont guère à la campagne,
ou s'y ennuient bientôt. « 11 leur faut toute une
» ville , des théâtres , des tribunaux , des lieux
» publics , un port de mer. » Rien n'est plus vrai y
et rien n'explique mieux ce que nous avons sou-
vent ouï dire de certaines personnes , qu'elles ne
pouvaient se passer de Paris.
Je ne puis me refuser a citer encore un de ces
traits historiques dont Plutarque est plein , dus-
siez-vous dire que je me laisse aller avec lui à l'ha-
bitude facile de conter. Elle est facile sans doute,
mais très-morale quand elle a un but , et que les
faits sont bien choisis. Celui-ci est tel que je n'en
connais pas de plus frappant ni même de plus
extraordinaire sur la puissance du remords. D'ail-
leurs , je ne dois pas dissimuler ce qui n'est que
trop vrai et trop attesté depuis long-tems , que si
le goût de la lecture est plus général que jamais y
il est plas que jamais frivole. On ne lit point,
disait Voltaire , et il avait raison ; car il voulait
dire qu'on ne lit guère ce qu'il faut lire et comme
il faut lire. Je viens à mon histoire , et ce sera la
dernière , au moins dans cet article ; c&f je ne
veux pas trop m'engager pour le reste.
« Pessus le Péonien avait tué son père , et son
» crime fut long-tems caché. Un jour qu'il allait
» souper chez un de ses hôtes avec quelques amis?
» il entend crier des petits d'hirondelle 3 et avec
» nue pique qu'il tenait a la main , il abat le nid
» et écrase les petits oiseaux. On s'étonne, comme
» de raison , d'une action si brutale , et on lui en
» demande le motif. Quoi! répond-il, vous ne
a voyez pas que ce sont de faux témoins ? vous
DE LITTÉRATURE. 325
» ne les entendez pas crier à mes oreilles , que
y) j'ai tué mon père. On alla sur-le-champ rendre
» compte du fait au roi , qui le fit arrêter , il fut
» bientôt convaincu et supplicié. »
Je ne saurais me résoudre à mettre au rang des
ouvrages philosophiques de Plutarque ses deux
morceaux , l'un Sur la fortune des Romains ,
l'autre Sur la fortune a" Alexandre , qui ne me
paraissent autre chose que des essais d'un jeune
homme dans le genre oratoire , tels que ceux que
nous appelons dans nos classes amplifications ,
et que les Anciens appelaient déclamations. Ce
n'est pas qu'il n'y ait beaucoup d'esprit, et même
assez d'éloquence proprement dite , pour faire
voir que Plutarque aurait pu briller, s'il l'eut
voulu, parmi les orateurs. C'est surtout une idée
très-brillante , que de personnifier la Vertu et la
Fortune disputant à qui des deux a plus fait pour
la grandeur des Romains ; et les détails de la dis-
cussion n'ont pas moins d'éclat et de pompe que
cette prosopopée. Mais c'est précisément tout cet
appareil , non-seulement oratoire , mais presque
poétique, et fort étranger au goût de l'auteur
comme aux convenances des sujets qu'il traite , et
au ton habituel qu'il y prend ; c'est cette dispa-
rate vraiment étrange qui seule me persuaderait
que ce n'est pas là une composition de Plutarque 7
historien et philosophe , mais un des cahiers de
sa rhétorique; et cette opinion approche de la
certitude , si Ton considère le fond d'un de ces
morceaux, ce lui qui regarde Alexandre. Comment
concevoir qu'un esprit si sage et si éloigné de la
manie du paradoxe et du besoin de la singularité
ait entrepris de prouver que toute l'expédition
d'Alexandre n'était qu'un système de civilisation
générale? qu'il n'avait d'autre but que de faire
adopter dans tout l'Orient les mœurs , les lois et les
lettres grecques ? qu'en un mot toute son ambi-
3^6 cours
tion ne fut que de la philosophie ? C'est là évi-
demment un jeu d'esprit que Plutarque n'a pu se
permettre que comme un amusement de jeunesse.
Celui qui a écrit si judicieusement la vie d'Alexan-
dre , et qui ne dissimule ni ses fautes , ni ses pas-
sions, ni ses vices, n'a sûrement pas voulu le
flatter si grossiéiement, ni inventer un genre de
flatterie si maladroit et si ridicule. De plus, il
était lui-même trop bon philosophe pour ne pas
savoir que le projet de ranger tous les gouverne-
mens du Monde sous un même niveau , et de donner
à tous les peuples de tous les climats les mêmes
habitudes politiques et sociales, ne pouvait entrer
que dans la tête d'un fou, et même d'un fou tel
qu'il ne s'en est jamais rencontré , puisque parmi
les conquéians , qui ne sont pas les plus sages de
tous les hommes, il n'y en eut jamais un qui ait
songé à un pareil nivellement, et que tous au
contraire ont eu assez de sens commun pour laisser
à chaque peuple ce qu'on ne saurait jamais lui
oter par la force, ses mœurs, ses coutumes, ses
opinions r qui ne peuvent jamais être changées
que par le pouvoir insensibble du tems , qui
change tout. S'il était possible que Plutarque eût
écrit cela sérieusement, on ne pourrait décider s'il
aurait voulu , dans cette supposition , faire l'éloge
ou la satyre d'Alexandre. Heureusement l'un n'est
pas plus vraisemblable que l'autre ', mais j'ai cru
cette remarqué nécessaire pour faire voir que dans
la lecture des Anciens il faut distinguer avec atten-
tion, non-seulement ce qui est reconnu pour leur
appartenir, ou ce qui leur a été attribué sans preuve
et sans authenticité, mais encore dans ce qui est
réellement sorti de leur plume , le tems oti ils ont
écrit, et la nature et F époque de leurs ouvrages ,
qui n'ont pas toujours été recueillis avec asse& de
précaution et de discernement
DE LITTÉRATURE. 3^g
SECTION III.
Cicéron»
Cicéron , dans les dernières années de sa vie ,
éloigné du gouvernement par les guerres civiles,
qui avaient substitué le pouvoir des armes a celui
des lois, ne crut pas pouvoir employer mieux le
loisir de sa retraite qu'en remplaçant les travaux
de l'éloquence et de l'administra tion par ceux de la
philosophie. Il l'avait toujours aimée et cultivée ,
comme on l'aperçoit dans tous ses ouvrages • mais
il n'avait pu y donner que le peu de momens que
lui laissaient les affaires publiques , où nous Pavons
vu jouer un si grand rôle, comme orateur et comme
| magistrat, jusqu'au moment où. la guerre éclata
ii entre César et Pompée. C'est depuis cette époque
jusqu'à sa mort, qu'il composa tous ses écrits phi-
[ losophiques, dont une partie a péri par l'injure des
) lems, Ils formaient un cours complet de la phi-
\ îosophie des Grecs , et furent achevés dans l'espace
) de cinq ans , malgré les troubles et les orages qui
se mêlèrent encore aux dernières occupations qu'il
i avait choisies , et îe rejetèrent plus d'une fois dans
[ le flot des discordes civiles , qui finirent par l'en-
i gloutir lui-même avec îa liberté romaine.
Cette philosophie des Grecs avait à Rome des
sectateurs et des amateurs depuis Lélius; mais peu
de Romains avaient écrit sur ces matières jusqu'à
1 BrutuS et Varron , et c'est au premier que Cicéron
t adressa le plus souvent ses traités de philosophie
et d'éloquence ; car Brutus était également versé
I dans l'une et dans l'autre. Mais Cicéron seul eut
i assez d'étendue de génie pour embrasser toutes les
I parties de la philosophie grecque , et assez de con-
fiance dans ses forces pour entreprendre de faire
passer dans la littérature latine tout ce qui dans
I ce genre était sorti des plus célèbres écoles de la
3^8 cours
Grèce. Ce fut la dernière espèce de gloire qu'il
ambitionna; et le plan qu'il conçut, et dont lui-
même nous rend compte à la tête de son second
livre Sur la Divination , prouve la variété de ses
connaissances et la facilité de son talent. Ces ma-
tières étaient encore si neuves à Rome 9 que les
Latins n'avaient pas même de termes pour rendre
les abstractions de la métaphysique des Grecs, et ce
fut lui qui créa pour les Romains la langue philo-
sophique , transportée depuis dans nos écoles mo-
dernes, qui jusqu'ici n'en ont pas connu d'autre.
II commença par le livre intitulé Hortensius ,
que nous avons perdu , et où il faisait à la fois
l'éloge de la philosophie et sa propre apologie ,
contre ceux qui lui reprochaient ce genre d'étude
et de composition, comme au dessous de sa dignité
personnelle. Il revient ailleurs , et a plus d'une
reprise sur ce reproche, qu'il n'a pas de peine à
détruire ; et il se fonde non-seulement sur ce que
cette étude est très-digne en elle-même d'occuper
l'esprit humain , mais sur ce qu'il n'y a donné que
le tems où il ne pouvait rien faire de mieux ,
et qu'il n'a rien pris sur ses devoirs de citoyen et
d'homme public. Il ajoute qu'il est aussi de l'hon-
neur des lettres latines de n'avoir rien a envier aux
Grecs en cette partie , depuis qu'elles sont entrées
en concurrence pour l'éloquence et la poésie ; et
il trouve flatteur pour lui qu'elles lui soient rede-
vables de ce nouvel honneur. Enfin, il se félicite
de ce dernier moyen d'être utile à la jeunesse ro-
maine dans des tems corrompus, où elle a plus
que jamais besoin des secours de l'instruction et
du frein de la morale. « Mes concitoyens, dit-il 7
» me pardonneront, ou plutôt ils me sauront gré 7
» quand la République est asservie , de n'avoir
» montré ni la faiblesse et l'abattement qui aban-
» donnent tout, ni le ressentiment qui se refuse a
» tout , ni la complaisance adulatrice qui flatte la
DE LITTERATURE. 32f)
» la puissance absolue, faute de pouvoir soutenir
» une coud i lion privée. »
Après YHortensius > il donna les Académiques,
dont nous n'avons qu'une partie , et où il se pro-
pose de défendre la doctrine qu'il avait embrassée,
celle de l'académie de Platon, qui, d'après Sociale,
n'admettait rien que de probable, et ne recon-
naissait ni évidence ni certitude. Cette doctrine ,
quelques efforts qu'il fasse pour la justifier, n'est
pas squtenable en rigueur : aussi la réduit-il , à
mesure qu'il est pressé , à peu près a ce qu'elle a
de raisonnable quand elle est restreinte, c'est-à-dire
qu'il la borne à ce qui est véritablement inacces-
sible à l'intelligence humaine , et ne permet que
les conjectures. Les exemples qu'il cite sont pres-
que tous de ce genre; mais en général il ne renonce
jamais formellement a ce principe de sa secte ?
qu'on ne peut dire d'aucune chose qu'elle est
vraie, au point que le contraire soit nécessaire-
ment faux. Ce sont ses termes, et c'est une absur-
dité : c'est même un assemblage d'inconséquences
visibles, car en voulant bien laisser de côté une
preuve de fait, tirée des connaissances mathéma-
tiques, dont il ne parle jamais ou dont il semble
ne tenir aucun compte, il y a une contradiction
métaphysique qu'auraient dû apercevoir Socrate,
Platon et leurs disciples : c'est qu'il n'est pas
possible que l'intelligence , émanée , dans leur
propre système, de la Divinité, ait été donnée à
l'homme comme une faculté tellement illusoire,
qu'elle ne pût avoir de notions évidentes ni arriver
à un résultat certain sur quoi que ce soit. Qui veut
la fin , veut les moyens : or , la fin de la créature
raisonnable est, de leur aveu, la connaissance de
la vérité, sans laquelle l'homme n'aurait aucun
guide. Il s'ensuit que si Dieu lui a refusé la con-
naissance de ce qui est au dessus de lui , et de ce
qui par conséquent ne lui est pas nécessaire , il a
33o cours
dû lui donner la perception entière des idées dont
il a besoin pour se conduire et se déterminer, sans
quoi Dieu ne serait ni juste ni bon envers sa créa-
ture , ce qui répugne et ne serait pas d'accord avec
lui-même ; car il voudrait et ne voudrait pas , ce
qui ne répugne pas moins. Cicéron a beau dire ,
pour échapper à des conséquences qui détruiraient
toute morale, que cette probabilité qu'il substitue
à la certitude , est cependant assez forte pour pro-
duire une détermination suffisante , et servir de
mobile à toutes les actions et à tous les devoirs de
la vie. Non , ce n'est pas là raisonner conséquem-
ment; et avec son probabilisme il restera toujours
sans défense contre celui qui , le serrant de près ,
lui soutiendra, non sans raison, qu'il ne se croit
obligé à rien quand rien ne lui est prouvé ; que si
rien n'est évident en principe , rien n'est évidem-
ment bon ou mauvais dans l'application, et il serait
curieux alors de savoir de Cicéron lui-même ce que
deviendrait son Traité des Devoirs. Comment,
lui dira-t-on, me prescrirez-vouspour règle invio-
lable , pour premier intérêt, pour souverain bien 7
ce qui est honnête et vertueux , quand vous-même
ne pourriez pas affirmer que ce qui vous parait le
contraire de l'honnête ne soit pas l'honnête en
effet? car voilà ce qui résulte rigoureusement de
la théorie du probabilisme, et ce dont la secte
académique, à cela près la plus raisonnable de
toutes , n'a pas vu tout le danger. Cicéron , d'après
ses maîtres, se rejette toujours sur les hypothèses
physiques ou métaphysiques; mais il semble éviter
le fond de la question , sans doute parce qu'il n'ose
pas y entrer. Il importe fort peu en effet que nous
soiyons sûrs de la g osseur du soleil ou de la ma-
nière dont l'ame agit sur le corps, et nous pouvons
rire indifféremment de ceux qui ne croyaient pas
le Soleil plus gros en réalité qu'en apparence , ou
de ceux ejui lç croyaient plus gros que la Terre f
DE LITTÙATURF. 33î
seulement d'un dix-huiticme. Mais il est de la
plus haute importance que l'homme soit sûr de
ses devoirs et de sa fin. Quoi ! le méchant est assez
corrompu pour décliner le jugement de sa cons-
cience et de celle de tous les hommes, quoique
reconnu pour certain , et vous ne craignez pas
qu'il ne se serve des armes que vous lui fournissez
vous-même pour révoquer en doute ou plutôt
pour rejeter loin de lui des lois que vous dé-
pouillez de toute sanction! Vous pouvez croire
qu'il lui suffira d'une probabilité pour préférer le
devoir qui lui semblera difficile, au crime qui
lui paraîtra aisé et avantageux! Non, ce système
est aussi mauvais dans la pratique que dans la spé-
culation : cette réserve du doute académique r
qu'ils se piquaient d'opposer à la présomption*
dogmatique , n'est qu'un excès opposé à un excès,
et retombe de son poids dans l'absurde du pjr-
rhonisme , dont eux-mêmes sentaient tout le ri-
dicule. Affirmer tout est une illusion de l'orgueil \
mais douter de tout est une arme pour la per-
versité.
Ce doute absolu sur ce qui se perçoit par le
rapport des idées intellectuelles , n'est pas même
admissible sur ce qui se perçoit par les sens* C'est
là-dessus que les académiciens triomphaient le
plus , parce que les erreurs des sens sont nom-
breuses et avouées; mais ils triomphaient fort
mal-à-propos, et seulement à la faveur de para-
Iogismes dont ils ne s'apercevaient pas. D'abord
ce qu'ils appelaient erreurs des sens prouvait
contre eux qu'il y avait des sensations certaines;
car l'erreur n'est que la négation de la vérité; et
l'on ne peut dire que telle sensation est erronée,
qu'en supposant soi-même que la sensation con-
traire est réelle , sans quoi l'on ne dirait rien qui
eût du sens. Te plus, ce ne sont pas les sens qui
se trompent, car les sens ne jugent point : c'est
332 COURS
l'ame seule , c'est la faculté pensante qui forme
des jugemens sur les objets transmis par les sens ;
et Cicéron lui-même le dit très-clairement dans
ses Tusculanes. Enfin , si les sens nous trompent
souvent , nous connaissons les causes de Terreur
et les moyens de la rectifier dans tout ce qui est
à la portée de nos sens. Les expériences physiques
en sont la preuve, et les effets de la pression, et
de la pesanteur , et de l'élasticité de l'air , effets
qui certainement n'arrivent que par les sens à,
l'intelligence qui les juge, nous sont aussi dé-
montrés que des corollaires mathématiques. En
un mot, cette incertitude générale ferait de notre
existence et du Monde une espèce de rêve; ce qui
ne peut se soutenir qu'en rêvant ou en plaisantant ,
et ce qui serait même un fort triste rêve et une
fort inepte plaisanterie.
Cicéron a suivi partout la niéthode de Platon ,
celle du Dialogue , mais rarement celle de l'ar-
gumentation socratique par demandes et par ré-
ponses , qui est par elle-même subtile et sèche ,
et convenait peu au génie de Cicéron et à sa ma-
nière d'écrire plus ou moins oratoire dans tous
les genres. Il se rapproche beaucoup plus de cette
partie des Dialogues de Platon , dans laquelle
chaque interlocuteur expose tour-à-tour son opi-
nion raisonnée et développée ; ce qui donne beau-
coup plus de champ à l'élocution, et Cicéron
avait trop d'intérêt à n'y pas renoncer. On re-
trouve pa tout dans la sienne l'élégance et la ri-
chesse qui ne l'abandonnent jamais , et, ce qui est
encore plus important en philosophie, la clarté
et la méthode; deux choses qui manquent a Platon.
Cicéron ne s'est pas borné non plus à l'exposé et
à la discussion des différentes doctrines : on croira
sans peine qu'il y met du sien , et qu'il tâche dans
chaque cause d'être aussi bon avocat qu'il est
possible , par l'usage qu'il fait des moyens qu'on
DE LITTÉRATURE. 333
lui a fournis. Dans les cinq livres Sur la nature
du bien et du mal , on peut dire de lui ce que
Voltaire disait de Rayle, qu'il s'était fait l'avocat-
général des philosophes , mais non pas ce que
Voltaire ajoute de Bayle , qu'il ne donne jamais
ses conclusions : car on connaît très-bien celles
deCicéron, soit qu'il parle lui-même, comme
lorsqu'il défend le probabirisme académique et
attaque les dogmes d'Epicure et de Zenon , soit
qu'il donne la parole a quelqu'un des personnages
qu'il introduit , et qui sont la plupart au nombre
des plus considérables de son temps et des plus
distingués de ses amis, tels que Lucullus, Catuïus,
Cotta , Caton , Torquatus et autres, comme vous
avez entendu Crassus et Antoine dans les Dia-
logues sur l'éloquence.
Il s'agit ici de la grande question du souverain
bien; et si l'on ne trouve nulle part un résultat
entièrement satisfaisant, c'est qu'il était impossible
d'en obtenir sur ce qui n'existe pas. C'est le pre-
mier inconvénient ( et il est capital ) de ces inter-
minables controverses des Anciens. Aucun ne
s'était aperçu qu' ils cherchaient tout ce qu'on ne
peut pas trouver, puisqu'il est de toute impossi-
bilité que le souverain bien soit dans un ordre de
choses où tout est nécessairement imparfait. Cela
nous paraît aujourd'hui si simple, que personne
ne s'avise plus d'en douter; mais il est très-commun
d'ignorer ce qui est pourtant une vérité de fait,
que si les Modernes ont absolument renoncé à
cette question qui n'a cessé d'agiter pendant tant
de siècles les écoles anciennes , c'est depuis que le
Législateur de l'Evangile eut appris a l'homme que
le bonheur n'était point de ce monde , et qu'il
ne fallait pas l'y chercher. Cette vérité, quoique
révél . e , a paru si sensible , que tout le monde en
a profité, même lorsque par suite l'Evangile
perdit beaucoup de disciples } et ce n'est pas k
334 couivs
beaucoup près la seule vérité qu'en ait empruntée,
sans s'en apercevoir, la philosophie moderne , ni
le seul avantage qu'aient conservé des lettres chré-
tiennes ceux même qui d'ailleurs se sont déclarés
contre la religion.
En quoi consiste le souverain bien? C'était là
ce qu'on demandait à tous les philosophes, comme
on leur demandait à tous : Comment le Monde
a-t-il Aé fait ? 11 n'y en avait pas un qui ne se crût
en état de répondre sur les deux questions : et
de là autant de systèmes sur Tune que sur l'autre.
Epicure et Ai istippe répondaient , dans le plaisir :
Hyéronime , dans l'absence de la douleur : Zenon ,
dans la vertu ; et ces trois systèmes étaient simples
et absolus : Platon, dans la connaissance de la vé-
rité, et dans la vertu qui en est la suite : Aristote,
Carnéade et les Péripatéticiens , à vivre conformé-
ment aux lois de la nature , mais non pas indé-
pendamment de la fortune ; et ces deux systèmes
étaient complexes, et l'Académie que Cicéron
faisait profession de suivre, se rapprochait du
dernier en le commentant et l'expliquant. Du
reste , les choses et les mots se confondaient telle-
ment dans l'exposition et la discussion de chaque
doctrine , que souvent l'une rentrait en partie dans
l'autre ; et même Cicéron prétend que Zenon et
tout le Portique ne s'étaient séparés des Péripa-
téticiens que par une ambition mal entendue ;
qu'ils étaient d'accord sur le point principal, où
ils ne différaient que dans les termes , mais qu'ils
avaient rendu ce même fonds vicieux et insoute-
nable en le rendant exclusif. Vivre conformément
aux lois de la nature était, selon les Péripatéti-
ciens, la même chose que vivre honnêtement; et
par-là ils rentraient dans le souverain bien de
Zenon, qui était l'honnêteté ou la vertu (mots
synonymes dans la langue philosophique ) ; mais
Zenon allait jusqu'à ne reconnaître aucune espèce
DE LITTERATURE. 335
de & /en que la vertu, aucune espèce de ra#/que le
vice -, et c'est là-dessus que les Péripatëticiens et
les Académiciens se réunissaient contre lui, ad-
mettant également comme biens l'usage légitime
des choses naturelles et l'éloignement des maux
physiques ; et ils avaient raison.
Epicure était à la fois attaqué par tous , surtout
par Cicéron, qui détestait sa doctrine, quoiqu'esti-
mant sa personne ; car toute l'antiquité convient
que cet homme qui s'était fait l'apôtre de la vo-
lupté, vécut toujours très-sagement, et fort éloigné
de tout excès et de tout scandale. Il n'en est pas
moins prouvé que ceux qui ont voulu expliquer et
justifier sa philosophie en rapportant à l'ame tout
ce qu'il disait de la volupté, se sont entièrement
abusés. Nous n'avons plus ses écrits , il est vrai -,
mais du tems de Cicéron ils étaient entre les
mains de tout le monde ; et quand Cicéron en
cite souvent des passages entiers comme textuels,
en présence d'un Epicurien qu'il défie de nier le
texte , on ne peut penser que Cicéron ait voulu
mentir gratuitement ni citer à faux quand il eût
été si facile de le démentir. 11 est bien vrai qu'E-
picure , comme s'il eût été honteux et embarrassé
lui-même de sa doctrine (ce qui est assez croyable),
l'embrouille en quelques endroits , au risque de ne
pouvoir plus ni s'entendre ni s'accorder ; et ceux
i de ses disciples qui ne voulaient pas être , selon
! l'expression d'Horace, des pourceaux du troupeau
j d1 Epicure (i) , profitaient de ces obscurités pour
> crier à la calomnie , et se plaindre sans cesse qu'on
Ine blâmait cette philosophie crue parce qu'on ne
l'entendait pas. Ce n'est pas la seule fois qu'on a
eu recours au même artifice en pareille occasion
pour repousser ou Y odieux ou le danger d'une
doctrine perverse , et se conserver le droit et les
(i) Epicuri de grege porcum.
336 cou es
moyens d'en répandre la contagion : artifice fri-
vole et misérable ; car si ce que vous dites est tel
qu'il ne soit bon que de la manière dont vous seul
l'entendez, et mauvais de la manière dont tout
le monde l'entend et doit l'entendre, il esl clair que
vous ne devez pas le dire. D'ailleurs, les mêmes
termes ont et doivent avoir nécessairement la
même signification pour tous ceux qui parlent la
même langue , sans quoi il faudrait renoncer au
commerce du langage et à la communication de
la pensée. Mais il vaut mieux écouter là-dessus
Cicéron lui-même, qui emploie ici une dialec-
tique irrésistible et une démonstration qui peut
servir de réponse péremptoire à tous les écrivains
qui de nos jours se sont efforcés fort mal-à-propos
de réhabiliter Epicure.
Cicéron s'adresse en ces termes à l'épicurien
Torquatus, qui vient de faire l'apologie de ce phi-
losophe en présence de Triarius. « Epicure dit que
» le souverain bien consiste dans la volupté, et le
» souverain mal dans la douleur, par la raison des
» contraires. Or, le mot qui dans sa langue ré-
» pond à celui de volupté dans la nôtre fêdonêj,
» ne signifie absolument, chez les Grecs comme
» chez nous, que les plaisirs des sens; et Epicure
» lui-même ne lui donne pas une autre significa-
tion} puisqu'il dit en propres termes que le
» plaisir et la douleur ri appartiennent quau
» corps >ct que les sens en sont les seuls juges. Cela
» est-il positif? 11 dit en propres termes qu'il ne
» conçoit même pas quel bien peut exister sans la
» volupté, ni ce que peuvent entendre les Stoïciens
» par leur souverain bien qui est dans t lionne-
» teté , et où la volupté ri est pour rien. 11 affirme
» que ce sont là des mots vides de sens : il spé-
» ci fie lui-même comme volupté les sensations
» agréables qu'on peut recevoir par le goût, par
» le tact , par la vue , par rouie, par l'odorat , et
DE LITTERATURE. 33^
m enfin il ajoute ce quon ne peut pas même énon-
» cer sans blesser la décence. Il est bien vrai qu'en
» d'autres endroits , comme s'il rougissait lui-
)■) même de sa morale ( tant est grande la force (i)
» dessentimens naturels ! ) , il dit qu'on ne saurait
«vivre agréablement sans vivre honnêtement;
» mais il ne s'agit pas ici de ce qu il dit dans
» quelques endroits. 11 s'agit de savoir comment
» on peut concilier ces endroits avec son système
» entier, tel qu'il se montre partout, tel que
» tout le monde l'entend. Ce n'est pas notre faute
» s'il a méprisé la logique, parce qu'il n'en avait
b pas , et s'il n'entend rien en définitions. Nous
» définissons tous V honnête , ce qui est juste et
» louable en soi , désirable en soi , indépen-
» damment de tout intérêt particulier , de toute
» louange étrangère , de toute jouissance sensible.
» Cela est clair, et Epicure répond qu'il lui est
» impossible de comprendre quel bien nous
i) voyons dans V honnête, à moins (dit-il) que
» nous n entendions ce qui est glorieux dans
}) l'opinion populaire; ce qui en effet ( ajoute-t-il )
» est souvent plus agréable que certains plaisirs,
» mais ce quon ne désire encore qu'en vue du
» plaisir (2). Yoilà donc un philosophe fameux
» qui a mis en rumeur la Grèce et l'Italie, et qui
y> connaît si peu Y honnête , qu'il le fait dépendre
ï) de l'opinion de la multitude ! Je sais aussi
;> tout ce qu'il débite sur cette douce tranquillité
» d'amc (euthumia) qu'il vante et recommande
» sans cesse , au point (dit-il) que le sage de son
)) école s'écriera dans le taureau de Phalaris :
» Que cela est doux! Voilà qui est plus que sto$-
» cien ; car le Stoïcien dira seulement que la dou-
» leur n'est point un mal, et il sera du moins
(1) rFanta est vis nalurœ !
li) C'est mot à mol ce que dil Kelvétius sur la gloire
3. i5
338 - cours
» conséquent , puisqu'il n'appelle mal que ce qui
)} est vicieux et honteux. Mais à qui Epicure
)} fera-t-il comprendre comment les sens , seuls
» juges du plaisir et de la douleur, trouveront,
)> grâces a la tranquillité d'ame , du plaisir à être
» déchire's et brûlés? Si ce n'est pas là une vaine
» jactance de mots , qu'est-ce que c'est ? Enfin ,
» voulons-nous connaître le fond de la morale
» d'Epicure? Ouvrons le livre par excellence, celui
)} où il a renfermé ces principaux dogmes comme
» les oracles de là sagesse et les leçons du bon-
» heur; en un mot, ce qu'il appelle les sentences
)) souveraines (kurias doxasj. Qui de vous ne les
g sait pas par cœur? Ecoutez donc , et dites-moi
>) si ma version est infidelle : Si ce qui fait les
» plaisirs des hommes les plus voluptueux leur
)) ôte en même tems la superstition pusillanime ,
» la crainte de la mort et de la douleur , et leur
^ apprend à mettre de la mesure dans leurs pas-
» sions , nous n'avons rien à reprendre en eux ;
» car d'un coté ils sont comblés de voluptés , et
» de l'autre il n'y a en eux rien qui souffre ,
» rien de malade 9 c'est-à-dire , aucun mal.
» ( Ici (i) Triarius ne peut se tenir , et se tour-
» nant vers Torquatus : Sont-ce là , dit-il , les
» paroles d'Epicure? (Il le savait bien, mais il
» voulait en entendre l'aveu. ) Oui , répondit
» Torquatus avec assurance : ce sont ses propres
» paroles ; mais vous n'entendez pas sa pensée. )
)) S'il dit une chose (repris-je alors) et en pense
» une autre, c'est une raison pour que je ne sache
y> pas ce qu'il pense , mais ce n'en est pas une pour
» que je n'entende pas ce qu'il dit, et il dit une
» absurdité; car ces paroles signifient que les
(i) C'est toujours Cicéron qui continue de rendre
compte de son entretien .
DE LITTÉRATURE.
"mmcs les plus voluptueux ne sont Pas k u, ?
er s ils sont sages , s'ils apprennUl réJ
burs passions; et n'est-il pas ZZnt fi
Inlosophe suppose que la USSJK
[rendre à régler les passions? Se lonP" , 1
agit ici que de la mesure ' AinTlV ' •"'
jauche ^wewe/ Quelle pESSi . ±
las ?Z™ S°CC?e PaS à £'truirePle Vice
tais seulement à le régler ' Onm i *£• '
h »e trouvez p./X„*"*»;,
»us les entendez chanter .- ' 3?°
» Six mois , six mois de bonne vie,
» Et donnons le reste à Platon
e ta volupté est le souverain bieZ^^il
|!&fe1SSi35ClIl, * feïI? •»« *U
lie n'ai pas &£^&j£ft «««•**.
fc^sï ntf Sir est ? cff-
«wutà débauche, et toute J!/ lCrfes' car /«wrc
*o de CWro,T pOUriendre8ens»b,eï«*'»io.«-
34° COURS
» bien qu'il n'entend pas parler de ceux qi
» vomissent sur la table , qu'il faut emporter a
» lit, et qui recommencent le lendemain; qi
» n'ont jamais vu, comme on dit, le soleil
» coucher ni se lever, et qui finissent par manqua
» de. tout, parce qu'ils ont tout mangé. Nor
y> parlez-moi de ces voluptueux de bon ton et c
» bon goût, qui ont le meilleur cuisinier,
» meilleur pâtissier, la meilleure marée , la mei
» leure volaille, le meilleur gibier, le meillei
y, vin ; en un mot , toutes les choses sans les
y, quelles Epicure ne connaît pas de bonheu]
» joignez-y, si vous voulez, des esclaves jeun
» et beaux pour servir à table, la plus bel
» vaisselle d'argent et le plus bel airain de C
» rinthe, et le plus magnifique logement. Il s'e
yy suivra seulement que ceux qui vivent ains
>, vivent bien, selon vous, puisqu'ils vivent da
» la volupté , qui est selon vous le bien ; mj
» il ne s'ensuivra nullement que la volupté s<
» en effet le honneur , soit le souverain bu
» La volupté par elle-même ne sera jamais q
» la volupté et pas autre chose; et, tout ce q
» je vois de clair dans la doctrine d'Epicure, c't
» qu'il ne cherche des disciples que pour h
» apprendre que ceux qui veulent être volu|,
» tueux , doivent d'abord devenir philosophes a
Voila , ce me semble , le procès d'Epicure i \
et parfait. Cicéron vient ensuite à celui des St s
ciens , qui d'abord ont dans Caton un robuste \ *
fenseur et un digne représentant du Portique. *
m'étendrai peu sur cette philosophie jugée 0
puis long-tems , et d'autant plus facilement ab fu
donnée, que l'excès dans la vertu est le me,
séduisant de tous. Aussi Epicure a-t-il trouvé d )1(
ce siècle une foule de partisans et d'apologist )ss
et Zenon pas un. Vous avez déjà vu dans le pli)ar
4oyer pour Muréna? les dogmes follement out
DE LITTERATURE. 3/[i
i stoïcisme, fournir matière à une raillerie douce
fine, telle que la comportait l'éloquence judi-
aire. Ici Ton s'attend bien que Cicéron procède
lus sévèrement , mais néanmoins sans se refuser
espèce de force que peut prêter au raisonnement
plaisanterie délicate qui naît des choses même
n'offense pas les personnes. Cicéron ne pouvait
\s se priver de cette partie de la discussion qu'il
anie aussi bien qu'aucune autre , et l'une de celles
îi forment chez lui comme l'assaisonnement de
s banquets philosophiques. Il tache de faire sen-
r à Caton même, et fait très-aisément compren-
re à quiconque n'est pas Stoïcien , que Zenon
, ses disciples ont méconnu la nature humaine en
Dulant trop l'élever ; que d'ailleurs leur philoso-
bie a un double inconvénient, d'abord en ce
u'ils se sont fait un langage d'école tellement
Dnventionnel , que leurs termes , souvent dé-
mrnés de leur acception propre, ne peuvent être
itendus de personne , de plus, en ce que, se
îfusant tout moyen de persuasion dans la chose
ù il est le plus important de persuader, dans
i morale, ils lui ôtent son plus grand charme
t son pouvoir le plus universel, et ne disent
imais rien au cœur, pour s'adresser toujours a
raison. En effet , tout le stoïcisme était resserré
ans une suite de formules exiguës , d'argumen-
itions abstraites, et, comme dit Cicéron, de
eûtes conclus iuncul es (car l'expression me paraît
ssez heureuse pour passer du latin en français)
ui dessèchent et exténuent tellement la morale 7
ue , n'ayant plus ni suc , ni mouvement , ni
ouleur, elle est comme réduite en squelette, et
ue quand j'entends les aphorismes stoïquës tels
u'ils sont, par exemple, dans le manuel d'E-
ictete , je crois entendre un cliquetis de petits
ssemens. Ce n'est pas que cette secte n'ait compté
armi ses disciples de très-grands hommes 5 mais
34^ cours
il ne faut pas s'y tromper : ce n'est pas parc*
qu'ils étaient Stoïciens qu'ils furent grands ; mai:
la hauteur de leur caractère se trouva au niveai
des principes du Portique dans ce qu'ils ont d<
beau et de bon, c'est-à-dire, dans la préémi
nence donnée à la vertu sur toute chose ; et ils
ne comptèrent ie reste que pour un assortimen
scholastique , qui était pour ainsi dire le protocole
de la secte.
Cicdron leur reproche avec justice de n'avoii
rien produit qu'on puisse opposer pour l'utilité
générale, a ce qu'avaient écrit Platon et AristoQ
et plusieurs de leurs disciples, sur les mœun
et la législationo « Cléante et Chrysippe , pour
)) suit-il , ont pourtant essayé de faire une rhéto-
» rique; mais ils s'y sont pris de façon qu'ii
» n'y a rien de meilleur à lire pour apprendre
» a ne jamais parler ; et cependant quel faste et
» quelle prétention! A les entendre ils vont
» enflammer les âmes; et comment? C'est qu*
» 1' Univers est la cité de l'homme. Fort bien
» voilà donc les habitans de Pouzoles, dont lé
» Monde est la ville municipale î C'est avec ces
» mots d'invention qu'ils prétendent mettre le
^ feu aux âmes! Ils l' éteindraient, s'il y était
» S'ils parlent de la puissance de la vertu, ils
» vous pressent avec de petites questions comme'
» avec des aiguilles, et quand vous avez dit oui,
v> l'ame n'a rien entendu; il n'y a rien de changé
» en nous, et l'on s'en va comme on était venu.
» Est-ce donc que la nouveauté des termes change
» la nature des idées et des sentimens? Je viens
y> vous demander comment il se peut que la
5) douleur ne soit pas un mal ; et vous me ré-
)) pondez que la douleur est une chose fâcheuse,
)) incommode, odieuse, difficile à supporter. EE
» bien ! vous avez mis une définition à la place
» du mot : soit ; mais pourquoi cette chose fa
»cheuse7 incommode 7 odieuse, etc. n'est-elh
DE LITTÉRATURE. 3/{ 3
» pas un mal ? — C'est que dans tout cela il n'y
» a ni malice, ni fraude, ni méchanceté, ni faute 7
J) ni honte , et par conséquent point de maL
» Supposons que je puisse m'empêcher cte rire
» en apprenant qu'il n'y a pas de malice,, ni
» de fraude , ni de honte dans la douleur • me
» voilà bien avancé ! et comment cela m'appren-
» dia-t-il le moyen de supporter courageusement
« la douleur? — C'est que l'homme qui regarde
» la douleur comme un mal , ne saurait être
» courageux. Soit; mais comment le sera-t-il
» davantage en la regardant seulement comme
D une chose fâcheuse, incommode, odieuse et
» difficile à supporter? Je vous défie de me le
» dire \ car le courage et la faiblesse assurément
» tiennent aux choses mêmes, et non pas aux
» différens noms qu'on leur donne. »
Vous voyez avec quelle grâce et quelle légèreté
d'escrime Cicéron ne laisse pas de porter de rudes
atteintes ; et si vous étiez curieux d'entendre ail
moins quelqu'un des paradoxes stoïques dont il
se divertit si gaîment, permettez que je me borne
a un seul , qui suffira , parmi cent autres , à faire
voir jusqu'où, l'on peut, avec de bonnes intentions,
pousser l'extravagance philosophique. Les Stoï-
ciens tenaient que tous ceux qui n'étaient pas
parfaitement sages, étaient également misé+
râbles ; celui qui avait tué son père n était pas
plus misérable que celui qui, vivant d'ailleurs
en honnête homme, n'était pas encore parvenu
à la parfaite sagesse ; et cette sagesse , comme
on peut le penser, ne se trouvait que dans lé
Stoïcien , et en vérité elle ressemble fort à la
parfaite folie. Mais au ridicule de l'assertion, il
faut joindre celui de la comparaison dont ils
l'appuyaient. De deux hommes qui se noient 9
disaient-ils, celui qui est près de la superficie
de l'eau ne respire pas plus que celui qui est
344 COURS
mi fond : donc, etc. Vous en riez comme Cicéron;
mais c'est au moins ici un ridicule innocent;
et il faut avouer que les Stoïciens, généralement
probes dans leur conduite , étaient dans leur doc-
trine les plus honnêtes et les meilleurs de tous
les fous»
L'objet des cinq Dissertations en dialogue y
qu'on appelle tes Tusculanes , parce qu'elles
eurent lieu a la maison de campagne qu'avait
Cicéron à Tusculum (i), est de chercher les
moyens les plus essentiels pour le bonheur; et
l'auteur en marque cinq, le mépris de la mort ,
la patience dans la douleur, la fermeté dans les
différentes épreuves de la vie, l'habitude de
combattre les passions, enfin la persuasion que
la vertu ne doit chercher sa récompense qu'en
elle-même. Toute cette théorie, qui ne mérite
que des éloges, est plus ou moins empruntée de
ce que l'Académie et le Portique avaient de
meilleur, et toujours ornée , corrigée et enrichie
par Cicéron, qui la professe en personne d'un
Bout a l'autre de l'ouvrage. Tout ce que la phi-
losophie naturelle a de plus beau en métaphy-
sique et en morale est ici embelli par l'élo-
quence; et ce qu'il peut y avoir de défectueux
ou d'incomplet ne doit pas être imputé à l'auteur ,
puisque la révélation seule l'a suppléé pour nous.
11 prouve très-bien que, dans toutes les hy-
pothèses, la mort n'est point un mal en elle-
même, puisque, dans le cas où tout l'homme
périrait, le néant est insensible; que si Famé
est immortelle, comme il le pense et l'établit
de toute sa force, ce n'est pas la mort même qui
est un mal pour le méchant , mais seulement
les peines qui la suivront, et qui ne sont que la
suite de ses fautes; que pour l'homme de bien
— — . f» ■ „
(i) Aujourd'hui Frescali.
DE LITTÉRATURE. 345
elle est plutôt à désirer qu'à craindre, puis-
qu'elle lui ouvre une meilleure vie. 11 appuie
d'argumens très-plausibles l'immortalité del'ame,
et la mémoire surtout lui paraît en nous une
faculté merveilleuse, qui ne peut appartenir à
la matière. Quant à ceux qui nient l'immortalité
de l'ame, parce qu'ils ne conçoivent pas ce que
peut être l'ame séparée du corps 7 il leur répond
fort à propos : « Et concevez- vous mieux ce
» qu'elle est dans son union avec le corps?»
Réponse très-digne de remarque ; car elle fait
voir qu'il avait du moins aperçu ce genre de
démonstration, dont la bonne philosophie mo-
derne a tiré et peut tirer encore un si grand
avantage , et qui consiste à se servir de ce qui
est reconnu certain et pourtant inexplicable 7
pour renverser la dialectique très-commune et
très -fausse, qui nie d'autres faits tout aussi certains
et tout aussi démontrés , seulement parce que
l'intelligence humaine ne peut pas les expliquer.
Cicéron a très-bien senti tout le faux de cette
manière de raisonner , en usage de son tems comme
du nôtre , et qui n'a d'autre effet qu'une ignorance
volontaire de ce qu'on peut savoir , très-miséra-
blement fondée sur l'ignorance invincible de ce
qui est au dessus de nous. Voici , a ce sujet , un
échantillon de sa logique. « L'origine de notre
» ame ne saurait se trouver dans rien de ce qui est
» matériel \ car la matière ne saurait produire la
» pensée, la connaissance , la mémoire , qui n'ont
» rien de commun avec elle. Il n'y a rien dans
» l'eau, dans l'air, dans le feu, dans ce que les
» élémens offrent de plus subtil et de plus délié y
» qui présente l'idée du moindre rapport quelcon-
» que avec la faculté que nous avons de percevoir
y> les idées du passé, du présent et de l'avenir.
» Cette faculté ne peut donc venir que de Dieu
» seul : elle est essentiellement céleste et divine»
i5.
346 COURS
» Ce qui pense en nous , ce qui sent , ce qui veut ,.
» ce qui nous meut , est donc nécessairement in-
» corruptible et éternel 5 et nous ne pouvons pas
» même concevoir l'essence divine autrement que
» nous ne concevons celle de notre ame , c'est-a-
» dire , comme quelque chose d'absolument séparé
» et indépendant des sens , comme une substance
» spirituelle , qui connaît et qui meut tout. Vous
'» me direz : Et où est cette substance qui connaît
» et meut tout , et comment est-elle faite ? Je vous
» réponds : Et où est votre ame ,. et comment se
» la représenter? Vous ne sauriez me le dire , ni
» moi non plus. Mais si je n'ai paspour compren-
y> dre , tous les moyens que je voudrais bien avoir ,
» est-ce une raison pour me priver de ce que j'ai ?
* L'œil voit et ne se voit pas : ainsi notre ame,
y> qui voit tant de choses, ne voit pas ce qu'elle
)) est elle-même , mais pourtant elle a la conscience
» de sa pensée et de son action (1). —-Mais où
» habite-t-elle , et qu'est-elle ? — C'est ce qu'il ne
» faut pas même chercher Quand vous voyez
» l'ordre du Monde et le mouvement réglé des
» corps céleste , n'en concluez-vous pas qu'il y a
» une intelligence suprême qui doit y présider,
» soit que cet Univers ait commencé et qu'il soit
» l'ouvrage de cette intelligence, comme le croit
» Platon , soit qu'il existe de toute éternité , et que
» cette intelligence en soit seulement la mode-
» ratrice, comme le croit Aristote? Vous recon-
» naissez un Dieu à ses œuvres et à la beauté du
» Monde, quoique vous ne sachiez pas où est Dieu
» ni ce qu'il est : reconnaissez de même votre ame
» à son action continuelle, et à la beauté de son
» œuvre , qui est la vertu. »
D'après la vénération profonde qu'il eut tou-
jours pour le divin Platon ( car c'est le nom que
(1) Je pençe : donc }e suis., disait Descartes.
DE LITTÉRATURE. 3^
lui donne toute l'antiquité ) , vous ne serez pas
surpris de retrouver chez lui ce que vous avez en-
tendu du philosophe grec sur l'étude de la mort;
et si j'en fais ici mention , c'est pour constater
une opinion qui a été la même dans ces deux
grands hommes , sur un point de morale que Ton
imagine communément tenir k un abus de spiri-
tualité ou d'austérité 1 dont on a fait à la philoso-
phie chrétienne un reproche très-mai fondé. Vous
voyez que lk-dessus Platon et Cicéron , qu'on n'a
jamais accusé de rigorisme ? ont parlé comme les
Chrétiens ; et il est d'autant plus singulier qu'ils
aient mis en avant ce principe , qu'ils n'avaient pas
pour l'appuyer , les motifs puissans que notre reli-
gion seule y a joints. Que faisons-nous ? ditCi-
» céron quand nous séparons notre aine des objets
» terrestres 7des soins du corps et des plaisirs sen-
» sibles, pour la livrer à la méditation? Que fai-
» sons-nous autre chose qu'apprendre à mourir,
» puisque la mort n'est que la séparation de l'ame
» et du corps ? Appliquons - nous donc à cette
» étude , si vous m'en croyez ; mettons-nous à
» part de notre corps , et accoutumons-nous k
» mourir. Alors notre vie sur la terre sera sem-
» blabîe k la vie du ciel; et quand nous serons au
» moment de rompre nos chaînes corporelles ,
» rien ne retardera l'essor de notre ame vers les
» cieux. »
Dans l'excellent traité sur la Nature des Dieux ^
Cicéron paraît s'être proposé surtout de prouver
et de justifier la Providence. Il introduit d'abord
un Epicurien qui déraisonne contre elle ? d'après
les dogmes qui semblent appartenir particulière-
ment au maître de cette école ; car pour son ato-
misme, on sait qu'il l'avait pris tout entier de
Démocrite , quoiqu'il le traitât fort mal dans ses
livres. Cicéron voit lk une sorte d'ingratitude :
c'était plutôt y ce me semble 1 un petit artifice de
3.[B cours
la vanité d'Epicure , qui affectait de déprécier celui
dont il avait emprunté son système physique , afin
de faire croire qu'il n'y avait de bon que ce qu'il
y avait mis ou paru mettre du sien. Pour ce qui
est de l'obligation , elle était mince , et les atomes 7
tant ceux de Démocrite que ceux d'Epicure , n'a-
vaient pas fait assez de fortune pour valoir la
peine qu'on se les diputât 7 quoique Lucrèce ait
pris celle de les mettre en vers ; car rien n'empêche
d'habiller l'erreur aussi poétiquement que la vé-
rité, comme on peut parer la laideur aussi bien
que la beauté. Cicéron , qui d'ailleurs paraît faire
cas du personnel d'Epicure y dit en termes exprès ?
que toute sa philosophie et ait universellement mé-
prisée des hommes instruits. « Je ne sais com-
» ment il se fait , dit à ce propos Cicéron , qu'il n'y
» a rien de si absurde qui n'ait été avancé et sou-
» tenu par quelque philosophe. » Epicure en ce
genre ne fut pas mal partagé , et ses dieux étaient
encore bien plus ridicules que son Monde d'a-
tomes , car après tout , nous n'avons aucune idée
de la manière dont le Monde a été fait; mais la
métaphysique 7 analysant les notions du plus sim-
ple bon sens , avait , dès le tems d'Epicure , re-
connu les attributs nécessairement renfermés dans
l'idée de la Divinité. 11 n'en fallait pas davantage
pour rire de pitié du beau loisir 7 et delà belle in-
dolence 7 et de la bienheureuse insouciance dont
Epicure gratifiait ses dieux , qui ne devaient se
mêler de rien de peur de se fatiguer , qui ne de-
vaient s'offenser de rien de peur de se chagriner ,
ni s'intéresser a rien de peur de troubler cette par-
faite tranquillité qu'Epicui e devait attribuer à ses
dieux comme à son sage ; car Epicure était un rai-
sonneur si conséquent ! Vous pouvez imaginer que
le stoïcien Balbus, que Cicéron met en tête de
l'Epicurien ? a beau jeu contre tant d'inepties ;
car si les Stoïciens déliraient en voulant faire de
DE LITTERATURE. 3^9
leur sage un dieu , ils avaient de la Divinité des-
idées très-saines , et Balbus s'amuse beaucoup de
son Epicurien , qui , ne soupçonnant aucune diffé-
rence entre la nature divine et la nature humaine ?
semble persuadé que l'action de Dieu est un tra-
vail comme celle de l'homme, que Dieu ne sau-
rait bâtir sans instrumens et sans outils, non plus
que l'homme ; qu'il ne saurait veiller sur son ou-
vrage sans se tourmenter , non plus que l'homme r
ni même punir sans être blessé , quoique les juges
mêmes de la Terre punissent le crime sans trouble
et sans colère.
Il faut ici rendre justice aux Anciens : toute
cette théologie d'Epicure f qui a été renouvelée de
nos jours avec les mêmes argumens et presque
avec les mêmes termes (i), fut parmi eux si gé-
néralement bafouée , qu'enfin un de ses disciples,
n'imagina d'autre moyen , pour soustraire à tant
de ridicule la mémoire de son maître , que de pu-
blier , comme un fait dont il était confident , qu'au
fond Epicure n'avait jamais cru a l'existence de la
Divinité, et que c'était uniquement pour voiler
son athéisme, et se dérober à l'animadversioii
des lois , qu'il avait eu recours a cette imperti-
nente doctrine , qui , sans anéantir expressément
la Divinité, du moins en fabriquait une assez oi**
scuse pour être sans conséquence , ou assez mépri-
sable pour en dégoûter.
Il prétendait entre autres folies , que les dieux
e'taient nécessaierment de forme humaine , attendu
qu'ils devaient avoir la plus belle de toutes , et
qu'il n'y en avait point de plus belle que celle de
l'homme. L'interlocuteur, qui est ici son adver-
saire, le réfute avec beaucoup de gai té ; mais je
ne sais si le sérieux soutenu dont l'Epicurien dé-
bite les cahiers de sa secte , et qui ressemble fort a
Ci) Notamment dans le Code de lu Nature, de Diderot'
35o COURS
celui des matérialistes modernes, n'est pas encore
plus plaisant. Avec quelle noble fierté il se glorifie
des grandes lumières apportées par Epicure , des
grands services qu'il a rendus à l'humanité ! On
croit entendre un des professeurs de nos jours :
« Vous avez mis au dessus de nos têtes , dit-il , un
» despote éternel qu'il faut craindre jour et nuit ;
» car qui ne redouterait pas un Dieu qui veille à
» tout \ qui pense à tout • qui observe tout , qui se
» croit chargé de tout ; en un mot , un Dieu tou-
» jours occupé et affairé ? Epicure nous délivre de
» toutes ces craintes, comme il délivre les dieux
d de tout embarras. Il vous remet en liberté ; il
» vous apprend à ne rien appréhender d'un être
» qui n'est pas plus coupable de faire le moindre
» chagrin à personne , que d'en prendre lui-même.
» C'est là la véritable idée que Ton doit avoir d'une
» nature excellente et parfaite, et le culte saint et
» pieux que nous lui rendons. »
Une des difficultés qu'il élevé contre la création^
et qui a été aussi fort répétée parmi nous , c'est de
demander ce que faisait Dieu avant de faire le
Monde 7 et comment et pourquoi il l'a fait dans
un tems plutôt que dans un autre. Il ne peut se
figurer Dieu sortant tout à coup de son repos éter-
nel pour produite tant de choses, après avoir été
si long-tems sans rien faire. « Et pour qui tout
» cela ? Pour les hommes. Mais la plupart des
» hommes sont fous, et Dieu, qui ne saurait tra-
» vailler pour les fous? a donc travaillé pour un
» bien petit nombie ! »
Gomme cette objection a été cent fois rebat-
tue de notre tems , et que ce n'est pas ici le lieu
d'approfondir des théories métaphysiques , je me
bornerai à observer que si quelque chose pouvait
encore étonner dans l'extravagance de l'orgueil hu-
main , ce serait de l'entendre dire à Dieu : Je ne
concevrai jamais que tu aies feit tout ce que nous
DE LITTERATURE. 35 I
voyous , à moins que je ne sache pourquoi tu
ne l'as pas fait plutôt, et ce que tu faisais aupara-
vant; et je ne puis croire que tu aies jamais rien
produit , à moins que tu ne me rendes compte de
tout l'emploi de ton éternité.
Cicéron traite fort légèrement les futiles chi-
canes de nos Epicuriens ; mais il est très-grave et
tres-sévere sur les conséquences désastreuses de
ces systèmes irréligieux , qui ne vont à rien
moins qu'à renverser les fondemens de la société;
et li-dessus il parle comme tous les hommes sages
et honnêtes ont parlé depuis Cicéron jusqu'à nous.
Vous ne doutez pas non plus qu'il ne soit très-
éloquent dans la description des beautés , des ri-
chesses et de l'harmonie du Monde physique : c'est
un des morceaux où il semble avoir mis le plus
de soin et d'étendue, et avoir pris le plus de plai-
sir. Mais il faudrait aussi tant de soins pour lutter
en français contre ce chef-d'œuvre d'élocution la-
tine (i) , que je suis obligé de me refuser ce plai-
sir , qui en serait un pour moi si je n'étais entraîné
plus loin par la multitude des objets, et resserré
par la nécessité de les borner.
Mais toujours fidèle à la méthode accadémique
de plaider également le pour et le contre , Cicé-
ron, après que Balbus a comme préludé par une
légère escarmouche contre l'épicuréisme,oppose au
défenseur de la Providence l'académicien Cotta,
qui engage un combat plus sérieux , et déduit avec
beaucoup de force les difficultés réelles sur îa
question du mal moral, et si réelles, que la révé-
lation seule a pu en donner l'entière solution. Ce-
pendant Cicéron, trop sensé et trop judicieux
pour ignorer que des difficultés même insolubles
(i) Voyez le second livre de Naturâ Deorum , para-
graphe 3q et sui vans : Ac principio Terra universa, etev
Cicéron n'a jamais rien écrit de plus élégant.
352 COURS
ne décident rien contre des preuves positives qui
forcent l'assentiment de la raison , et qu'il ne ré-
sulte rien de ces difficultés , si ce n'est qu en ces ma-
tières nous n'en savons pas assez pour répondre à
tout ; Cicéron , qui sentait que l'idée de la Provi-
dence était en elle-même inséparable de l'idée de
la Divinité , au point que l'une ne peut exister
sfems l'autre , et que toutes les deux sont aussi dé-
montrées que nécessaires ; que si la démonstration
ne détruit pas toutes les objections , les objections
peuvent encore moins détruire les preuves admi-
ses, ce qui est reçu partout en logique, Cicéron
conclut , pour ce qui le concerne , en faveur de
Balbus dont l'opinion lui paraît approcher le
plus de cette probabilité , le seul résultat admis
dans l'Académie , et dont vous avez vu que les con-
séquences équivalaient dans le fait à celles de la
certitude.
Il avait fait un ouvrage fort considérable en six
livres , dans le même genre et avec le même titre
que celui de Platon, de la République. Nous l'a-
vons perdu , et il le fît suivre aussi d'un autre sur
les Lois , qui ne nous est parvenu que fort mutilé.
La partie qui nous en reste , est moitié morale et
religieuse, moitié politique. 11 met, comme Pla-
ton, Aristote et tous les Anciens, une importance
majeure à la religion et au culte , qui tiennent une
très-grande place dans les trois livres qui nous
restent de son traité sur les Lois. C'est lui-même
qui porte la parole devant Quintus son frère , et
son ami Atlicus, qui l'écoutent beaucoup plus
qu'ils ne le contredisent. On voit à peu près par
cet ouvrage , quel était le fond de celui dont il était
la suite , et que son plan de gouvernement était le
pouvoir du peuple, toujours dirigé par V autorité
du sénat : et dans ce mot à' autorité était contenue,
jdans la langue latine dont nous l'avons pris,
lidée d'une puissance de raison , différente de celle
DE LITTÉRATURE. 353
du peuple , qui n'est qu'une puissance de forée.
C'est la distinction reconnue par tous les bons
latinistes entre les mots potestas et aitctoritas ,
dont le premier se dit indifféremment en bien et en
mal , et dont le second ne s'emploie jamais qu'en
éloge , et emporte toujours une idée de respect.
C'est pour cela que les Romains disaient dans tous
leurs actes : Senatus popuLisque remaniés j met-
tant toujours le sénat au premier rang. De même
par le mot de citoyens , ils n'entendaient que ceux
qui jouissaient des droits de cité; ce qui deman-
dait beaucoup de conditions , et ce qui fut long-
tems très-reslreint. Us ne se rendaient pas moins
difficiles sur la profession de soldat, et ne con-
fiaient la défense de l'Etat qu'à ceux dont les
propriétés étaient le garant de leur intérêt à la
chose publique. Il fallait donc un certain revenu
I)our servir dans les armées , et avant tout il fal-
ait être de condition libre. Marius , qui le premier
arma les esclaves , ce que n'avait jamais fait Rome
dans ses plus grands dangers , donna un scandale
extraordinaire et nouveau. Des lois populaires
étendirent ensuite le droit de cité jusqu'à un excès
qui accéléra la chute de la République, quoique
jamais il n'ait été poussé jusqu'à devenir universel.
Les seuls citoj^ens de Rome eurent aussi le droit
de suffrage pendant six cent ans; et quand les tribus
de l'Italie y furent admises , au teins des guerres de
Marius , la République croulait de toutes parts. Il
ne faut donc pas s'étonner que Cicéron , dans ses
Jivresdepolitique et de philosophie, témoignepar-
tout un si profond mépris pour la multitude : c'é-
taient les principes de l'aristocratie romaine , dont
je ne dois être ici que l'historien et non pas le juge.
On sait assez que ces questions seraient ici d'au-
tant plus oiseuses , qu'elles ne se décident point
par le raisonnement , et ne sont qu'une perte de
tems et de paroles.
354 cours
Cicëron s'étend beaucoup et très-disertement
sur la justice naturelle 7 comme étant la régula-
trice de toutes les lois ; et il la fait dépendre elle-
même de la justice divine , qu'il établit comme la
seule sanction de la justice humaine. Yoici ses
termes : « Que le premier fondement de tout soit
» cette persuasion générale, que les dieux sont les
» maîtres et les modérateurs de tout ; que toute
» administration est subordonnée à leur pouvoir
» et a leur providence ; qu'ils sont les bienfaiteurs
» du genre humain ; qu'ils observent ce qu'est en
» lui-même chaque individu , ce qu'il fait , ce qu'il
» se permet 3 dans quel esprit et avec quelle piété
» il pratique le culte public, et qu'ils font le dis-
» eernementdes gens de bien et des impies. Voilà
» ce dont il faut que tous les esprits soient péné-
» très pour avoir la connaissance de Futile et du
» vrai. »
S'il attache tant de prix à la religion , ce n'est
sûrement pas qu'on puisse le taxer de la moindre
teinte de superstition et de crédulité. Jamais homme
n'en fut plus éloigné : il suffirait pour s'en con-
vaincre , si là-dessus sa réputation n'était pas faite ,
de lire son traité de la Divination. C'est là qu'il a
passé en revue tous les genres de charlatanismes
en général , tous les prestiges , toutes les impos-
tures, toutes les rêveries qui composaient la pré-
tendue science des oracles , des prodiges , des aus-
pices, des prophéties sibyllines, etc. Jamais la raison
n'a été plus sévère à la fois et plus gaie : il ne fait
grâce arien, et donne même les meilleures expli-
cations naturelles de quelques faits avoués de son
tems , et que son frère Quintus , très-entêté de la
divination ^ lui cite comme merveilleux , et qui
en ont en effet l'apparence. Cicéron lui répond T
entre autres choses aussi justes qu'ingénieuses, qu'il
ne prétend pas non plus que les devins soient assez
malheureux pour qu'une chose n'arrive jamais par
DE LITÏLA A TUBE. 355
hasard , parce qu'ils l'auraient prédit à tout hasard,
Il conclut de tout son ouvrage , que l'homme rai-
sonnable doit respecter la religion et mépriser la
superstition. 11 était augure, et son frère lui de-
mande s'il parlerait dans le sénat ou devant le peu-
ple comme il vient de parler dans son jardin ,
entre un frère et un ami , sur cette partie de la di-
vination qui tient au culte public, comme les aus-
pices de l'expiation des prodiges. Il répond fort
sensément que tout ce que les lois ont consacré
comme police religieuse n'a rien de commun avec
la philosophie, et que l'homme public et le ci-
toyen doivent alors respecter comme police ce
que les lois ont fait entrer dans l'ordre politique 7
parce que le mépris des lois est toujours un mau-
vais exemple et un délit ; mais que le langage pu-
blic de l'augure n'oblige a aucune croyance la rai-
son du philosophe , pas plus que le citoyen n'est
obligé à croire bonnes toutes les lois auxquelles
il est pourtant tenu d'obéir. Cette distinction est
très-bien fondée , et un Païen ne pouvait faire une
meilleure réponse. En total , sur cette matière que
Cicéron semble avoir épuisée , les Modernes qui se
sont le plus moqués de la superstition n'ont pu
que le répéter.
Parmi les anciens livres de morale, je ne pense
pas qu'il y en ait un meilleur à mettre entre les
mains de la jeunesse, que le Traités des De-
voirs (i) de Cicéron. Il roule entièrement sur la
comparaison et la concurrence de l'honnête et
de l'utile , qui est en eïïet pour l'homme social
(i) On le faisait lire aux écoliers dans toutes les mai-
sons d'éducation publique; mais autant que je m'en sou-
tiens, on s'occupait trop exclusivement du style , et pas
assez des choses mêmes, qui pourtant ne sont point au
dessus de la portée de cet âge , et peuvent être des semen-
ces d'honnêteté et de vertu.
356 cours
l'épreuve de tous les moraens et la pierre de touche
de la probité. 11 écarte les arguties des Stoïciens,
mais il s'approprie leurs principes généralement
bons à cet égard 5 il en sépare ce qui est outré,
et adapte à leurs dogmes toujours secs, même
quand ils sont vrais , sa diction attrayante et
persuasive. Il entre , sans diffusion et sans su—
Î>erfluité, dans tous les détails des devoirs de
a vie , et donne une grande force à la liaison
réelle, et beaucoup plus étroite et plus essen-
tielle qu'on ne pense communément, entre les
devoirs de rigueur et les devoirs de bienséance*
11 est triste et honteux d'être obligé d'avouer
que, sur ce point important, les 4nciens étaient
plus sévères et par conséquent plus judicieux
que nous. Ils avaient senti combien c'est une
grande loi morale et sociale que de se respecter
soi-même devant les autres , et de respecter les
autres à cause de soi , dans les paroles et dans
tous les dehors dont l'homme est le juge et le
témoin, quand Dieu seul est le juge de l'intérieur.
L'histoire de la censure romaine, tant que les
mœurs publiques la soutinrent en même tems
qu'elle les soutenait , fournit des exemples de cette
observation, trop connus pour les rappeler ici.
L'indécence et la corruption qui suivirent, trou-
vèrent une justification dans la doctrine des Cy-
niques, et il n'y a rien d'étonnant : lçur nom (1)
même était celui de l'impudence; mais il est
plus fâcheux que la grossièreté et le scandale
aient eu des patrons au Portique , au moins dans
les paroles. C'était la suite de ces généralités mal
entendues, qui ne sont qu'un abus de la méta-
(1) Cynique vient d'un mot grec qui signifie chien*
On appela ainsi cette secte, parce qu'elle faisait profes-
sion d'aboyer après tout le inonde, et de n'avoir honte
d'aucune indécence.
DE LITTÉRATURE 357
physique mal appliquée. La métaphysique de-
vient folie dès qu'elle sort des choses purement
intellectuelles, comme tout ce qui est déplacé
devient mauvais. C'est la pire espèce d'erreur
philosophique, dangereuse dans tous les teim,
mais qui chez les Anciens ne s'étendit guère au-
delà des écoles comme autorité, et n'alla guère,
comme exemple, au-delà des ridicules et des
vices y au lieu que dans nos jours elle a produit
des scandales atroces et des crimes publics ;
progrès déplorable , mais assez naturel , en ce
que la démence des imitateurs va toujours au-
delà de celle des modèles , et que l'excès dans
l'imitation est un des caractères ou de notre
vivacité ou de notre vanité.
Cicéron, qui adresse son ouvrage à son fils
alors étudiant à Athènes, l'averti de ne pas en
croire les Cyniques, ni même les Stoïciens, sur
cet article presque cynique, qui ont beaucoup
argumenté contre la pudeur et la décence , sous
prétexte que ce qui n'est pas honteux en soi , ne
l'est pas non plus à dire ou à faire en présence
d'autrui. Il réfute aisément ce sophisme en puisant
ses raisoimemens dans la nature même , dont les
indications impérieuses et générales ont été le
premier type des lois de la société. « Suivons
» la nature (conclut-il) , et évitons tout ce qui
» blesse la modestie des oreilles et des yeux. »
Aucun Ancien n'a mieux vu ni mieux développé
l'accord des principes de la raison avec ceux de
l'ordre social , et c'est un des plus puissans moyens
dont il se sert pour rectifier cette fausse notion
et même cette fausse dénomination d1 utile, vul-
gairement attribuée par chacun à son intérêt par-
ticulier. Il démontre lumineusement que ce qui
tend à détruire l'harmonie du corps social dont
nous sommes membres , ne peut en effet nous
être utile ; et cette théorie, qui est indiquée par
358 cours
Platon, est si puissamment conçue et éclairée par
Cicéron , qu'on peut dire qu'elle lui appartient.
Nous lui avons donc l'obligation d'avoir afïermi
plus que personne cette seconde base de la mo-
rale : elle est liée chez lui comme chez Platon ,
à la première, qui est la loi divine; mais celle-ci
est la seule que Platon semble avoir bien connue,
il n'a fait qu'entrevoir l'autre. Et j'observerai
par avance à quelques hommes que je vais com-
battre tout-à-I'heure , panégyristes de Séneque
.au point d'être contempteurs de Cicéron 9 qu'en
fait de vues vraiment philosophiques, celle-ci
est bien autrement importante, bien autrement
étendue que toutes les sentences de Séneque. C'est
déjà un très-grand avantage de Cicéron ; et com-
bien il en a d'autres ! Combien cette manière de
sanctionner l'honnêteté et de décréditer l'intérêt
privé est supérieure sous tous les rapports aux
subtilités et aux exagérations stoïciennes, qui
sont tout le fond de la philosophie de Séneque !
Jamais d'ailleurs Cicéron ne tombe dans les
conséquences outrées ; ce qui est encore un vice
capital du Portique et de son élevé Séneque.
Après qu'il a fait valoir, comme il le doit et
comme il le peut, cette loi sainte du maintien
de l'ordre social , il se demande s'il sera quel-
quefois permis de sacrifier a la chose publique
îa modération et la modestie (i). Il répond dé-
cidément, non. « Jamais l'homme sage et ver-
» tueux ne fera des actions honteuses et crimi-
*> nelles en elles-mêmes. Jamais , pas même pour
» le salut de la patrie ; et pourquoi? C'est que
» la patrie elle-même ne le veut pas ; et la meil-
» ieure réponse a cette question , c'est qu'il ne
(i) Il ne faut pas oublier que ces mots ont ici toute
l'étendue que doit leur donner le langage philosophique,
fliii comprend tout ce qui est renfermé dans l'idée du mot.
DE LITTÉRATURE. /["><)
» peut jamais arriver de conjoncture telle, qu'il
» soit de l'intérêt de la chose publique, qu'un
» honnête homme fasse rien de coupable et de
» honteux. »
Si vous vous rappelez a ce sujet tout le mal
qu'on a fait avec les mots de civisme et de modéré ,
vous en concluiez que les révolutionnaires qui
se disaient philosophes , ne l'étaient sûrement
pas à la manière des Anciens , ou plutôt qu'ils
n'avaient pas plus de philosophie, que de poli-
tique et d'humanité'.
Vous n'avez pas besoin de Cicéron pour dé-
tester la doctrine de ceux qui ordonnaient qu'un
fils accusât son père , ou un père son fils , et qu'il
le traînât lui-même au supplice , non pas seule-
ment pour des actes quelconques, mais pour des
opinions ou avouées ou mêmes intérieures sup-
posées ou présumées. Ce n'est donc que pour vous
donner le plaisir de respirer au sein de la nature ,
que je vous citerai encore un vrai philosophe,
qui connaît assez bien la politique pour ne la
mettre jamais en contradiction avec la nature. Il
parcourt une foule de ces cas possibles où un
devoir semble contredire l'autre ; et il entre dans
tous ces détails , d'abord parce qu'il traite de cette
partie de la morale, qui consiste dans les différens
degrés du devoir , ensuite parce que cette espèce
d'opposition apparente se rencontre fréquemment
dans le cours de la vie civile. Il ne se borne point
aux cas les plus communs \ il suppose les plus rares ,
et se sert en exemple de ce qui était le plus énorme
attentat chez les Romains , le sacrilège. « Si vous
» savez que votre père a pillé un temple, qu'il a
» pratiqué des souterrains pour voler le trésor
» public (toujours renfermé dans un temple) ,
» devez-vousle dénoncer aux magistrats? Ce serait
» un crime. Il y a plus : s'il est accusé dans les
» tribunaux 5 vous devez le défendre autant qu'il
36o COURS
» vous sera possible. — Quoi ! l'intérêt de la chose
» publique n'est donc pas avant tout? — Avant
)) tout assurément ; mais le premier intérêt de la
» chose publique est que les devoirs de la nature
» soient observés, et que la piété filiale ne soit
» pas violée. — Mais si mon père veut s'empaier
» de la tyrannie ou trahir la patrie, garderai-je
» le silence? — Ge cas unique est différent. Vous
» devez alors mettre tout en usage pour détourner
» voire père du crime qu'il médite. S'il persiste,
y* vous devez alors préférer le salut de la patrie
» à celui de votre père. »
Cicéron est conséquent. Le vol du trésor public
ou la profanation d'un temple ne va pas au ren-
versement du corps politique et de l'ordre social ,
el dès-lors le respect pour les lois de la nature est
toujours la premieie des lois. Mais s'il s'agit d'un.
cas où la chose publique est évidemment menacée
,de sa ruine, son intérêt est avant tout autre devoir,
puisque tous les devoirs ne vont qu'à la conserver.
Tel est l'avantage d'une morale dont les fonde-
mens sont si bien posés , que vous y trouvez la
solution de tous les problèmes •> et c'est confor-
mément à ces principes que Brutus fit mourir ses
deux fils, et ne fit que son devoir.
Cicéron est d'accord avec tous les moralistes ,
mais non pas avec tous les politiques , sur le choix
des meilleurs moyens de maintenir le pouvoir,
ceux de l'amour ou de la ciainte : il prononce sans
balancer : « Rien de plus favorable au maintien
» du pouvoir, que l'amour : rien de plus contraire
» que la crainte. Il n'y a point de pouvoir qui ré-
» siste à la haine universelle. Au reste ( ajoute-t-il) ,
» on conçoit très-bien que la domination fondée
» sur la force, croit se soutenir par la cruauté , et
y) ce peut être la politique du despote ; mais cette
» politique, dans un Etat libre, est ce qu'il y $
» de plus insensé. »
Ï)E LITTERATURE 36 1
Il trace la règle des intérêts pécuniaires et mer-
cantiles, dont la discussion est d'autant plus ins-
tructive , que ceux-lk sont de tous les hommes
et de tous les momens. 11 décide toujours confor-
mément à son principe, qu'il est contraire à la
nature de l'homme et des choses, c'est-à-dire , à
ce qui fonde Tordre social , d'ôter rien à personne
de ce qui lui appartient , de lui causer le plus petit
dommage directement ou indirectement, par ac-
tion ou par omission, de nuire de paroles ou de
réticence ; et il résulte de tous les exemples qu'il
propose , cette grande vérité usuelle et pratique
que la probité , pour être complette , doit aller
jusqu'à la délicatesse , ou, en d'autres termes, que
la délicatesse n'est autre chose que la parfaite pro-
bité. « La disette est extrême à Rhodes , et le
» blé par conséquent très - cher. Un marchand
» d'Alexandrie en apporte , et en raison du besoin
» le vendra ce qu'il voudta ; mais en partant
» d'Alexandrie, il a vu une foule d'autres vais-
J) seaux chargés de grains , et prêts à mettre à
» la voile pour Rhodçs. Le marchand honnête
y) homme est-il tenu de le dire aux Rhodiens? »
Cicéron cite les avis opposés de deux philosophes
fort austères et fort éclairés , et le pour et le contre
est parfaitement discuté. Il décide pour l'affirma-
tive , fondé sur cette règle , que l'acheteur ne doit
rien ignorer de ce que sait le vendeur , sans quoi
le marché n'est pas égal , et il doit l'être dans les
principes de la société humaine. « Le silence du
» vendeur, en pareil cas , est-il d'un homme franc ,
» droit, juste? Non. Il n'est donc pas d'un hon-
» ne te homme. »
J'ai toujours été étonné qu'en fait de commerce
l'intérêt même n'ait pas fait un calcul , qui serait
l'éloge le plus efficace de la probité. Je suppose
qu'un marchand , après avoir évalué ce que doit
légitimement lui rapporter son commerce , se boi>
3. 16
3G-2 COURS
nât au profit qui est le juste salaire de son travail
et la subsistance légitime de sa famille (comme,
par exemple, un intérêt de quinze pour cent,
qu'on dit être celui du commerce), se défendît
d'ailleurs de jamais y rien ajouter , de jamais sur-
faire, de jamais donner une qualité de marchan-
dises pour une autre, d'en jamais cacher les dé-
fauts • en un mot , qu'il vendît toujours comme il
voudrait acheter. Je mets en fait que cet homme ,
une fois connu pour tel ( et il le serait bientôt )
deviendrait dans un tems donné le plus riche de
son état, ec qu'il n'aurait pas de plus grand em-
barras que de suffire à la fouie des acheteurs. Je
sais bien que quelques-uns se sont piqués de n'avoir
qu'un prix ; mais cela est très-insuffisant et même
très-insidieux : l'expérience l'a bientôt fait voir.
Ce que je propose est tout autre, et l'homme dont
je parle serait tel qu'on pourrait envoyer chez lui
un enfant , pourvu qu'il sût dire ce qu'il faut , et
qu'on pourrait prendre sa marchandise les yeux
fermés. Je ne craindrais pour lui qu'une tentation,
très-prochaine et très-forte, il est vrai, celle de
faire de la confiance , une fois bien établie , un
moyen de tromperie très-lucrative , au moins jus-
qu'à ce qu'elle fût reconnue ; car le gain fait
naître la soif du gain, et la fortune allume la cupi-
dité. Mais ici encore la cupidité calculerait mal;
car à peine la fraude serait-elle publique , qu'il ne
vendrait plus rien ; il serait le seul à qui l'on ne
passât pas d'être fripon, et alors ce qu'il aurait
gagné pendant un certain tems et gagné mal , vau-
drait-il ce qu'il aurait pu bien gagner tout le reste
de sa vie ?
Mais voici des problèmes tout autrement épi-
neux ; aussi ne devaient-ils pas , selon moi , être
même proposés. Au milieu d'un naufrage deux
hommes se jettent sur une planche qui n'en peut
sauver qu'un 3 lequel des deux doit céder à l'autre?
DE LITTERATURE. 363
Cicéron décide qu'elle appartient à celui qui est
Je plus utile à la chose publique. Et qui en sera
juge ? Et quand l'un des deux jugerait en faveur
de l'autre contre lui-même ( ce qui serait déjà
beaucoup) , cela suffirait- il pour vaincre le sen-
timent naturel et légitime de sa conservation?
Cicéron prononce de même que s'il s'agit de mou-
rir de faim ou de froid, et qu'il y ait un aliment
ou un vêtement dispute' entre deux personnes ,
celle qui est la plus nécessaire à ses concitoyens ,
a droit de s'emparer du pain ou de l'habit, au
préjudice de l'autre. Remarquez qu'il s'agit de
deux personnes égales d'ailleurs en tout le reste j
car les exemples de Cicéron ne sont pas de ceux
qu'offre assez fréquemment l'histoire , comme des
soldats qui font à peu près de semblables sacri-
fices à leur général, ou des sujets à leur souverain ;
encore n'est-ce pas dans cette extrémité de besoin
physique , où l'homme n'a plus guère qu'un mou-
vement machinal 5 et l'on pourrait douter, dans
tous les cas , si ce qui est cité comme trait d'hé-
roïsme et de dévoûment , peut être prescrit comme
devoir. Mais en total , mon avis serait que ces
sortes d'hypothèses sortent de la sphère des de-*
voirs , et doivent être en conséquence étrangers k
un traite" de morale. La morale suppose nécessai-
rement l'homme jouissant de ses facultés morales;
or, dans les exemples allégués, où un homme est
prêt à se noyer ou à périr de faim et de froid ( et
ce sont les termes de Cicéron) (i) , l'homme n'est
plus qu'animal (2) , et ce n'est plus le moment de
(1) Si famé autfrigore cojificiatur,
(1) Il est de fait qu'une faim extrême , un froid extrême
ôte la raison. Dans nos lois , un homme qui, mourant de
faim , prendrait un pain chez un boulanger , ne serait pas
puni comme voleur. Il importe de prendre garde que je
364 cours
lui tracer des devoirs quand il ne peut en sentir
qu'un, le premier alors pour tous les êtres animés ,
celui de se conserver ; et en supposant même qu'il
y eût en ce genre des phénomènes de magnanimité
(ce qui est possible) f on ne pourrait pas faire une
règle de ce qui n'est qu'une exception.
Cicéron paraîtra moins îigoriste sur le serment,
matière aussi souvent agitée qu'aucune autre. 11 se
range à l'opinion généralement reçue , non-seule-
ment que si l'on a juré de mal faire , le serment
est nul, mais que tout serment imposé par la force
n'est point obligatoire. « Le serment (dit-il) tient
» à la conscience, et dès que vous n'avez pas juré
» selon votre conscience, ex animi sententiâ ; il
» n'y a point de parjure. » Mais il ne touche pas
la question la plus délicate , si l'honnête homme
peut jurer, par la crainte d'un danger quelconque,
ce qu'il ne croit pas devoir tenir par respect pour
son devoir. Je ne la traiterai pas non plus, parce
qu'elle dépend d'un grand nombre de circons-
tances qui peuvent changer les obligations, au
point qu'il n'est guère possible là-dessus de fixer
une loi générale.
Les traités de la Vieillesse et do l'Amitié >
naturellement moins abstraits que tous les autres,
ont été si souvent traduits , et sont si connus de
toutes les classes de lecteurs, que je me crois dis-
pensé de tout examen et de tout extrait. Il y a
îong-tems que ces deux morceaux ont réuni tous
les suffrages : celui de la Vieillesse surtout a paru
charmant , et d'autant plus qu'on s'y attendait
moins : on a dit qu'il faisait appétit de vieillir. Si
l'on a désiré quelque chose dans celui de l'Amitié ,
c'est peut-être en raison d'une attente contraire :
ne parle ici que de ce seul état, et que cette exception
n'est pas dangereuse ? car ce n'est pas cet état qui produit
des crimes.
DE LITTÉRATURE. 365
personne n'aime la vieillesse , quoique chacun
souhaite de vieillir, et il est aussi commun de se
piquer d'amitié , que de se plaindre de la rareté
d\m ami. Chacun prétend l'être , en répétant ce
mot connu : O mes amis ! il ny a plus d'amis.
Heureusement pour Cicéron , nous avons la preuve
qu'il l'était, et qu'il en eut un. Ses lettres a Atticus
attestent l'un et l'autre , et c'est à lui aussi qu'il
dédia son livre de t '.Amitié -? mais c'est Lélius
qui en trace les caractères et les préceptes. C'est
lui qui dit que Scipion ne connaissait point de
plus odieux blasphème contre l'amitié, que ce
mot d'un Ancien : Il faut aimer comme si L'on
devait un jour haïr. Ce mot vous révolte , et moi
aussi , et j'allais peut-être céder au plaisir d'en
faire justice avec vous ; mais je me rappelle
qu'elle a déjà été faite et en vers, ce qui vaut
toujours mieux que la prose quand les vers sont
bons, et ceux-ci le sont, quoique l'auteur (i)?
distingué en d'autres genres, ait fait fort peu de
vers en sa vie.
Aîi! périsse à jamais ce mot affreux d'un sage,
Ce mot l'effroi du cœur et l'effroi de l'amour!
Songez que votre ami peut vous trahir un jour*
(i) M. Gaillard, historien savant et éclairé, écrivain
pur et élégant, dont les recherches utiles et laborieuses
ont répandu beaucoup de lumières sur une grande partie
de notre histoire. Il était mon confrère à l1 Académie
française, et avait été de très-bonne heure un des gens
de lettres dont l'estime et la bienveillance encouragèrent
les travaux de ma première jeunesse. Il était d'ailleurs
très-digne de bien parler de L'amitié : il fut honoré pen-
dant trente ans de celle du vertueux et infortuné Maies-
herbes. La profonde retraite où il a vécu depuis la révo-
lution , l'a éloigné de moi sans que jamais je l'aie oublié ;
et j'ai saisi avec empressement cette occasion de laisser
une marque de souvenir et de reconnaissance à un con-
frère aujourd'hui octogénaire 7 et que peut-être ne rever-
rai-je plus.
16,
366 cours
Qu'il me trahisse, hélas ! sans que mon coeur l'offense >
Sans qu'une douloureuse et coupable prudence
Dans l'obscur avenir cherche un crime douteux :
S'il cesse un jour d'aimer, qu'il sera malheureux!
S'il trahit nos secrets , je dois encor le plaindre :
Mon amitié fut pure , et je n'ai rien à craindre.
Qu'il montre à tous les yeux les secrets de mon cœur:
Ces secrets sont l'amour , l'amitié , la douleur,
La douleur de le voir, infldclle et parjure ,
Oublier ses sermens comme moi mon injure.
Cicëron doit revenir encore devant nous , sous
les rapports du mérite philosophique , en compa-
raison avec Séneque , dont il me reste à parler*
FIN DU TROISIEME VOLUME,
TABLE DES MATIERES
DU TOME III.
PREMIERE PARTIE. —ANCIENS.
Suite du LIVRE IL Eloquence page i
Chapitre IV. Analyse des ouvrages oratoires
de Cicéron ibid.
Section I. De la différence de caractère entre
l'éloquence de Démosthene et de celle de
Cicéron, et des rapports de l'une et de
l'autre avec le peuple d'Athene et celui de
Rome ibid.
Sect. II. Des orateurs romains qui ont pré-
cédé Cicéron, et des commencemens de cet
orateur 9
Sect. III. Les Verrines 16
Sect. IV. Les Catilinaires 3^
Sect. V. Des autres harangues de Cicéron. 59
Appendice ou nouveaux Eclaicissemens sur
l Eloquence ancienne, sur l'Erudition des
quatorzième , quinzième et seizième siècles ;
sur le Dialogue de Tacite , de Causis cor-
ruptae Eloquentiae -7 sur Démosthene et Cicé-
ron } etc ....n3
Chap. V. Des deux Pline i58
LIVR.E III. Histoire , philosophie et littérature
mêlée 206
Chap. I. Histoire ibid.
Sect. I. Historiens grecs et romains de la
première classe* . . ibid.
36S TABLE DES MATIERES.
Sect. II. Des harangues» et de la différence
de système entre les histoires anciennes
et la nôtre Page 2:*3
Sect. III. Historiens de la seconde classe. 229
Chap. II. Philosophie ancienne 253
Idées préliminaires . • ibid.
Sect. I. Platon 261
Sect. II. Plutar que . . 3 10
6ect. III. Cicéron 327
FIN DE LA TABLE»