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Full text of "Machiavel: son génie et ses erreurs"

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VA V- \ CV U ^A c:;^ ^ .^ ^ ''\ - 




:<■•■; — ,n r^ 



V.l: 



MACHIAVEL 



TOME PREMIER. 



SE TROUVE AUSSI A PARIS": 

CHEZ MICHAUD, RUE DE RICHELIEU, iN'' 67. 

— ARTHUS-BERTR AND , RUE HAUTEFEUILLE, N*» j3. 

— RET ET GRAVIER, QUAI DES AUGUSTINS, N«» 47- 

— DELAUNAY, AU PALAIS-ROYAL. 



TYPOGRAPHIE DE FIRMIN DIDOT FRERES, 

IMPEIICXUaS DK X.'lV8TITDT DB VKAVCB , 

me Jacob, n** 24. 



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"- s»'» 



m ^tff« ix ^£0ttn(t. 



*htà (t tare fyt&rn 



*ne^j on lotce &à 'twràuàdeà anceé'ed cmec 



tye Aourroùf ^a<)éée^ ^w^'ence ctaw^r 



OU' TimTwre de Sۈ e^an^, 

pa«£x«c^ iymccÂeC= ,^'?i^ a€ù u «*^^^ ae 



au- 



moe 






IX ^{x(U U ^Cormc^* 




o^2^ Au^arâ aeà cùicucaceà "r^à^Tnvcenâ 
cAon/?ieiùr ae wondâcm/ï/n, cwec œà a<xà-^^elc€p^ eâ 

O^n^ cous, aanJ œ^J 7uv6i^(ynd^ cuz/îzà ced océeà^ aa?2à 
ced Â(y?7Mneà, ofi cotie œà ^tj-erûfà aeà a/nceéred a/i>ec 
(/eà âe^m^H^fnaaeà d amnùraâuyri ind/u^red Aar 
d od^^^^'ed i/uiàéraât^mà eà Atzr cC auéred ài/e?z^. 
«^ Âo€€rra4d ^^c^ciéer ^^^^?^&nce d cewH^ 
€0^99^^ ato TW^Ttore de deà eT^i^tàf, ^a/nâ&, 
ên^o/^ue eâ uôoccace^ ceà ân^^i^M/?^ ^ei vei 
txxxlouc^^ ^yï^u'Âet=' t^b^n^ cw^U ^^^^ de 

cw^ etœ ui , a^coe^ d^nd, odi^eMe amn^û'e, 



II ^MthUact. 




ele âoieéeà ced aiot^/^ ^wHà^neà, e^ a^ ^ieauï^Aa^ 
uv- {toiœear ae ^eà wiàj de ^^oti Ccm^ae eâ 
ae^fo^ c^m^; ced auâred celeort/^ 





te 'V^7iaei4r ae fyï^acnùw^el a ui^ cour e/e 
^^&rtc, eâ ce 6^€ind t>y{)G^i^ert oiu^ ^v^ 
â^yrcuf (/e it^mo c(y?7^oàer d^ed 
IrcMeaiedj cotût iied ^necaeà eâ cCeà Â^ûmod cui^ 
£rcemonâ. ^yl^aùf ce ^ edâAaà dcmà ce M>nÂe€4/r 
âcccne T/ie^^di^Âconcce en Âerod ae caÂ^^uâcmce, 
ae cÂormonce, aed arfy eâ de ui/ >dc€ence , 



do^n. 



^m^ dofij ^ ^icced de .ded cÂarm^ eâ c/e 
edArtâ, oiù dcmd ca /Ucreâe cce ca^r auc c&?t/fH^ 
T'OTi/ne doudcaart^ ded monâaa?ied de ^ledoâe^ aue 
le cn&rcne7^aù coccodcon de ^utinâer ^K>^rence. 







ifbicrtCf. m 



^e ^ne ucù (urac A/cuf TionAuià: 

^txi\x\ (ittà • • • 

«tuai 6ttl^ \ 6î foc0nîr0 t ^ ifento , 
Cl)( îr^lU lauîri tue tisxttmt vx tuttû 
Un jC00\ lunjgo rampo t rod\ apert0 ? 

21 0eîier pim î>i tante pille i e0lli 
|)ar el)eU terren i^t le 0erm0glî ^ e0me 
Dennene jjenn0jjUar 6U0le e ramp0lU» 

iSe îientr0 un mur 00110 vin me^e^nui n0mr 
J00der raee0lti i tu0i palaj^i eparei^ 
n0n ti eartan îra pareigigiar ^ue E0me<. 

VcM. 00 ben el)e mal ti puà ajgijjuajjliardi ^ 
€ mal f0r0' mtt^ aoria p0tut0^ prima 
Ct)e jQiU edift^i 0U0i le f006er ar«i^ 

IPa quel fur0r et)' U0c\ îral freîrîr0 elimd 
®r îie'tîanîrali, 0r i' €ruli, 0r îre'*0ti , 
:2lll italiea ruigigine aepra lima* 

]D0tie 00n 0e nnxi qu\ tanti Î^e00ti 
lDentr0 e M fu0r , Varie e îr' ampiejja eigre^i 
%empi 5 je Iri riecl)e 0bla)i0n x^xi 0U0ti ? 

Cl)i p0trà a pien l02rar jgli tetti rejji 
JDe' ttt0i primati ^x p0rtici, e le e0rti 
W majgi0trati e pubbliei e0llejgi ? 

Wm t)a il 0em0 p0ter rl)e in te xm p0rti 
IDi 0ua imm0nM;ia , 0) ben i|ue0ti nurnti 
%' l)an la0trieata nn0 ajjli anjgiip0rti ! 

Xlwfst ^ mereati ^ nie marm0ree ^ p0nti ^ 




ly ^^liUcact. 



t)m ^cvLÏtnve ^ intagli ^ jgetti ^ tmpr0ntt^ 
31 p0pol jgirûttîre ^ ^ îri tanf anni je lu6tri 

£e anticipe t (i)tare etirpi ^ 1^ rtrrl)e^;r 

€ arti ^ ^li dtulri ^ ^ j^li co0tumi tlluetri ^ 
Ce Ujjjjiaîrre maninre, r U bdlrjje 

IDi donne e îri don^elU ^ a corteei atti 

i$en;' alcun ^axmo V one^taîre^ wt))ti 
€ tanti altri ornûmenti ^ cl)e ritratti 

|)arta nel oiar ^ mej^lia a tarer ^ rl)e al 6uon0 

IDi tanf umile aoena 0e ne tratti* 

«^ ca^àe a^ Ct^^nodie don enéÂoeùMM?ne , 

âtùeiide^ {lewuâ âe^rfn€ner oi/n^ ce awne€4a:^ 

Mjecam^ena/rrt£ireeâ^ eâd€dAoeâeà, 

eà ded arûdâed^ eâded dcmo/n^ J 

J^^ ùoue^oi^ =ie , dùie me AarûAod, cmec œ 
cÂanâ^ ae u^auznc/^ aed Tna^meÂcenced ae ca^ 
OM^, ae ded 'ihoted ae '/?tarvre, de dedAaCatd, 
ae ded Aonêd, cCe ded T/icaou^û^d, c/e ded déia/ued. 




K4C<. 



oi4> "T^m^nâ a/v^ec âamâ deoucâ, ùà ^/ndà^uàofié 

WeArtnce^ /iar ^^on c&ae i/inmarlec, cmodé 

o/mene aed "muùè^ecf aue^ i/néroauûfenâ ^ u>€é 
ae ùeur Acmà. ^£eà ùotà c^i/deà 'm>u/i>eue^me^ 

jd<m/need, eâ U /auâ ce (m^, eued Âronâ, €mee 

âour aiù ^monae: m^zcàceà éoià(mm(3d, diwàéan^ 

^n^zà^onà, eéa4£^ a/^ofT^^a^^m^ed d i4^ 
céraconcen, eâ ârc^ ortiel, Mùréûuâ Aour c&rh 
/M^ud Â>r97te Oy aeà ùoeeà (ée c(mrie j cù (ncué^^^^nce 
eâ de Aei^o^ , Aar âeà condeeéd eâ œà eoce^^y^ed 
(lU/ ara^td ^^!^€^.oul eâ c^ donnù. W'^^&ndanâ 



VI ^^<î^ï<<tc<. 

ce ele^fuer cotée o/iHiU eée ^futM^ iikHdà ut ao' 
"rmna/ioti eércma^^^ : Uà ctmieà cmanâ &nMuée 
&nle^^e ce a^o e^^ mHuené twnne , ce aue^ tïrrt/i^ 
âouiou/?^ auam/ oti Ârefué h^^ a uo^Hà, ^ 
cot/eà ^redêaienâ en ^iHa(iei0\ ^nomà ^ (u/v<>rce, 
cea^iuâe oÂiouie oeàA^^ eâ Oiieiaueà ouà^eà 

cÂariMO^n£^?îfy ineud^^^ ce aoti^^eme^ 

onenâ ^eâaMc. (%v ^^ ^uctécicâ cui^ ^"câot^f" cCe 
cancùe^mie auâortée, auoùaae ctm^ncàTeai.AcBr éeà 
uHà ae Cuà€4û'¥ui/ï^(ni : âouà a coiUh , Aeuij/ M/n^ 
Âo^rTztcùie etfâ co^m/rmàMir ui Â^onàe^'e/ ^ cot/e 
Ae?za/7v cmueéAoà eâe eiM}^ 

Aee/ne tle 9/iorâ/.. . ^Le 9?t{iâm^ ae ceûcecuâum, uz^ 
9?totàe e/eà Aaw^omùf e/e ^^w^^ence ^iorâ cCe m^ 
W^y ^/>tir «^ ^reâ^'e?^ acmà ^ vtKou f eâ, à 
ùÂe€4^^ Âiàaû, cauére 9?toié[s ^hz^ ^er^rmer 
eicmà ^ eaud^ / ùC n ^ a t/e A?^ed€nâ aeo 
M^^^uce, eâeui^âour cui^ conao/m/ne, aue ùeœeou^ 
âecer, ^^eà ^iHue^, ^atiraeà co^n/i/iancC^ Aour u 
o^à^ùféer^ eâ ân^ e^ranae?tf. 




btcac<* VII 

t% T/ie Aui4àaonc a^aeeuera ^wreTtce m^^^ 

'^^^^^^'^^^^u^^'e^/^^ T'càAecâAour ui ^ce ae ^^oti 

^^^-eTnàuw/e, eà m^ ^voumle A>rle ae AcT^cào^iûier 




au^ C(m^fenâe77te^ ae œiù?^ tfou/l^e^^a€nàJ eâcu^enâ 
c^Aeœeà a ca?^7^er d^^ œà Ar^o^eà a4ie Aeeiâ 
ed^^er'erca^acm^ c^a^ou/i/^mer, i^neÂiua^'cuâ 
Aoà {HiMù&?^ ^zf ^^^!5'^^^r uneAuœe Âo^ruyr'ao/e a 
^u>7^&nce. tyac ^ ci/âenéme^neftà ^Aiàéotre ae 
"nw^ Aa^ A€^?tclanâ ^ <oioue^ aae, ^J^ "^^^ 
dii4d cantHZi/nctù a^oe^t ^4y^j ^ÙHi4à XI, ui4^ 
me^ne, ^r&mAu eie T^eàAecâ Aour eleà aoéeà ef?îM 
A/reùn6f a une '?'Hz^re d-a^a^à^, eâ "renaanâ a m^ 
^odcane cnam/?7iaAa^ aue ftÂ>ome cmae^^^'eni/a 



a, &^ ^rèce. 



■^ ^%rt a \ % ><V>%VMV»^rl i li r> <^ < >^ >) U i V\T^ '^ l^ T /\flrt^^n i VI^T i ^^^'^rV \ ^-Vl'V\^^% i ^m'» <» '»lV lll >fVWir» l ^l'>r^ » ^rv^[»<»iV» r vi i»< » <>)^ ^/^ 



INTRODUCTION. 



Machiavel soutient depuis plus de trois cents 
ans, devant Fopinion des hommes, un grand procès 
qui n'est pas encore jugé. J'ai pense qu'il pouvait 
être utile de mettre sous les yeux du public euro- 
péen toutes les pièces de ce procès , et de les ac- 
compagner des détails et des discussions c[ue de- 
mandait lé sujet. 

Tel est le but de cet ouvrage. 

Français et m'honorant de Têtre ^ mais ayant 
passe une grande partie de ma vie en Italie , initié 
depuis long -temps dans la connaissance de la 
langue de ce pays , de ses moeurs , et des composi- 
tions de ses écrivains, je ne me suis pas cru indigne 
de la périlleuse mission que je me suis imposée. 

Cette mission est grave et sévCTC : personne 
n'attendra ici un ouvrage frivole. J'ai dû chercher 
à instruire , bien long-temps avant de chercher à 
plaire. C'est ainsi , par exemple, qu'obligé de com- 
mencer ce rapport par le récit des négociations 
de Machiavel, qui furent les premières opérations 
de sa carrière si diverse et si illustre, je n'ai pas 



a 



Il INTRODUCTION. 

pu me dissimuler que ces négociations, roulant 
sur des intérêts d'un ordre secondaire , n'auraient 
pas, pour beaucoup de lecteurs, le charme qu'elles 
offriraient à ceux qui étudient la science de la 
diplomatie, et qui peuvent être curieux d observer 
quelles sont les leçons, quels sont les exemples 
que donne un homme tel que Machiavel. Il n'y a 
rien de minime dans la vie politique d'un si rare 
génie. On peut voir, d'ailleurs , que le secrétaire 
Florentin agrandit ses fonctions par ses relations 
avec Louis XII, le cardinal d'Amboise, Jules II, 
LéonX, Clément VII, l'empereur Maximilien, et 
d'autres personnages remarquables, parmi lesquels 
il ne faut pas en oublier un qui n'excite pas moins 
l'attention que l'horreur, le célèbre César Borgia. 
Averti par ces motifs, on excusera, peut-être même 
approuvera-t-on l'analyse quelquefois minutieuse 
de ces négociations , qu'on sera libre de négliger , si 
l'on craint de s'arrêter trop long- temps avec Ma- 
chiavel secrétaire , soumis à des règles de conve- 
nance rigoureuse, de gravité, de froideur, et si 
l'on veut arriver plus tôt à Machiavel sans emploi, 
dégagé des entraves de ces mille exigences im- 
posées à un subordonné , et affranchi des égards 
dus à des magistrats souvent ignorants^ vains, et 
périodiquement remplacés à peu près tous les 
deux mois. 

Néanmoins , pour ceux qui auront suivi le né- 
gociateur, et qui auront attendu qu'il fût plus Hbre 



INTRODUCTION. m 

dans son travail, il y aura comme un commeitce^ 
ment de connaissance qui leur permettra de per- 
cevoir sur-le-champ les doctrines du livre appelé 
vulgairement le Prince^ et que Machiavel n'a jamais 
entendu appeler qu' Opuscule sur les Principautés. 

Dans l'examen que je ferai de ce traité et des 
autres ouvrages, on rencontrera, et j'ai dû en 
prévenir bien- souvent, on rencontrera le poète, le 
politique, le moraliste, (le croirait-on?) l'homme 
amusant, l'auteur de comédies, le stratège, l'his- 
torien; une autre fois le négociateur, et presque 
le général employé dans les armées alliées de la 
République. 

Dans cet homme universel qui a tant dit, il 
fallait bien tout juger. Mais je me trompe, je ne 
suis que le rapporteur du procès; c'est le public 
qui jugera. 

Je me suis bien gardé , en examinant les doc- 
trines d'un homme qui avait donné beaucoup de 
préceptes qu'on a souvent rétorqués contre lui, 
àe commettre la faute d'en donner moi-même. 
Il faut une sagacité si fine pour appliquer le passé 
au présent et pour enseigner l'un par l'autre, que 
les exemples ne sont guère utiles qu'à ceux qui 
n'en ont pas besoin. Je me suis constamment tenu 
dans mon rôle de discrétion et de mesure, sans 
perdre de vue un seul instant l'importance de ma 
mission. 

Aussi, s'il est vrai que pour les hommes qui recher- 



IV INTRODUCTION. 

dbent une instruction sérieuse, rien ne peut dispen- 
ser de lire Machiavel , à cet égard je crois pouvoir 
dire que jamais on ne s'est attaché , plus que je ne 
l'ai fait, à en offrir une analyse soignée et complète. 
J'ai rangé les ouvrages dans un ordre chronolo- 
gique raisonné : ainsi que quelques-uns de mes 
devanciers , je ne confonds pas Machiavel âgé de 
3o ans , avec Machiavel parvenu à 4o , à 5o , à 58 
ans. Xîrâce à une exposition fidèle et progressive 
des faits, on le voit d'abord circonspect jusques 
à la faiblesse, et s'élevant ensuite au courage le plus 
fier ; les suffrages de ses contemporains grandis- 
sent avec lui : précepteur politique de ses conci- 
toyens, il soumet à ses pensées, à ses projets, 
non seulement les magistrats de Florence, mais 
encore , quelquefois , jusqu'à l'autorité exigeante 
de Rome, cette métropole de l'Etat Toscan, qui 
le gouvernait, sans savoir qu'elle en préparait la 
ruine, parce qu'elle ne suivait pas souvent assez 
docilement les conseils du publiciste Florentin. 
Toute cette partie de l'histoire du secrétaire est 
présentée sous un jour nouveau: je dois cet avan- 
tage aux correspondances récemment imprimées , 
et qui expliquent que ce grand homme a joui de 
toute sa renommée jusque dans les dernières an- 
nées de sa vie. 

J'ai parlé de Vhomme amusant y de V auteur de 
comédies, du poète. Il fut en effet tout cela. Alors, 
combien au milieu de considérations si graves, 



INTRODUCTION. 

• r 



d'études si profondes, il m'a été doux de pouvoir 
plus d'une fois reposer le lecteur et moi sur des 
objets plus riants, par lesquels Machiavel a semblé 
vouloir prouver qu'il faut distraire les hommes 
de leurs chagrins et de leurs malheurs , avec les 
jeux de l'esprit et les illusions de la poésie ! 

Sans doute, dans une communication si intime, 
avec un génie tel que Machiavel, il serait permis, 
et l'on mériterait d'être excusé, d'avoir été quel- 
quefois ébloui par tant d'éclat, et entraîné par 
tant de puissance. J'espère, pourtant, avoir tenu 
la balance égale. Ne voulant pas, ne devant pas 
juger moi-même , j'ai eu , je l'avoue, la présomption 
de désirer qu'on eût foi à mon rapport : aussi j'ai 
applaudi aux doctrines sages, j'ai repoussé les 
erreurs; j'ai loué les beautés, j'ai signalé les dé- 
fauts. Mon épigraphe empruntée , pour les deux 
premiers mots seulement, de Juste-Lipse, qui lui- 
même en avait pris le sens dans un long passage 
dé Cicérbn * , dit cependant au lecteur - tout mon 
sentiment, s'il veut absolument le connaître. 

J'ai appelé cet ouvrage Machiai^eL Si on voit 
dans ce titre une tentative de réhabilitation de 

' Voici ce passage de Cicéron : In corpore si quid ejasmodi est, 
quod reUfiuo corpori noceat, uri et secàri patimur , ut membrorum 
aliquod potiiis quant toium corpus intereat. Sic in reipublicœ cor- 
pore y ut totum saivum sit , quidquid est pestiferum amputetur :Âura 
vox! muito nia durior : salvi sint improbi, scelerati, impU ; delean- 
tur innocentes^ konesti, boni, tota respubUca! in Marc. Anton. 
Philipp. Vin. 



VI INTRODUCTION. 

ce nom si constamment outragé, je n'y puis rien 
avec ceux qui persisteront dans leurs préjugés, qui 
ne liront pas mon livre, ou au moins toutes les œu- 
vres du Florentin, bien distribuées dans Tordre 
chronologique : mais peut-être j'obtiendrai quel- 
qu'encouragement de tout autre qui, las d'injurier 
sur parole, accueillera ce rapport avec quelque 
faveur , ou prendra le plaisir de s'enquérir de la 
vérité ayprès du Florentin lui-même. 

J'ai maintenant à remplir une dette d'honneur 
et de gratitude. 

Il était impossible d'amener à fin une telle en- 
treprise sans avoir sous les yeux beaucoup de vo- 
lumes, sans demander des conseils à des savants, 
à ces hommes spéciaux qui donnent sur-le-champ 
la solution de la difficulté qu'on a trouvée devant 
soi. Dans le cours de l'ouvrage, j'ai déjà sou- 
vej^t, lorsque l'occasion s'en est présentée, exprimé 
ma sincère reconnaissance pour les services de 
tout genre que j'ai demandés et reçus au nom de 
Machiavel; mais il y a eu des bonnes grâces, des 
marques d'affection, d'intérêt et d'amitié, des 
prenez garde, que je n'ai pas encore remerciés. 

Je saluerai en première ligne M. Van-Praet, mon 
vrai mentor pour les éclaircissements bibliographi- 
ques qui m'ont été nécessaires; M. Magnin, conser- 
vateur des livres de la Bibliothèque ; M. Naudçt , 
le digne président de notre Académie des Inscrip* 
tions, M. Raoul-Rochette, M. Letronne, que j'ai 



INTRODUCTION. yn 

coiosullé» daDs des conv^i^tions / et qui m'ont 
donne, de sages avis; M. Tiwvenm, M. Moijgei, 
M- Petit-Radel, M. Qwtremère de Quipcy. 

J'ai abusé, j'en ai peur, de la complaisance de 
notre savant bibliothécaire de Tlnstitut, M, Feuîl- 
let, qui a laissé à ma disposition les livres les plus 
précieux du riche dépôt littéraire dont le soin lui 
est si heureusement remis. 

Mon ancien ami^ M. Ballanche, sans contredit 
l'un des hommes de France qui écrivent le mieux 
notre langue, m'a éclairé dans des entretic^pis 
pleins de bonne foi et de confiance. 

Le spirituel voyage en Italie de M. Valéry m'a 
fouirni des informations utiles, et j'ai saisi des 
aperçus ingénieux dans divers jugements de 
M. Avenel sur le secrétaire Florentin, 

M, le chevalier Maury , qui avec beaucoup de 
modestie, n'en est pas moins très-instruit des af-^ 
iaires d'Italie et de Rome, M. Maury neveu du 
célèbre cardinal, du défenseur de la monarchie à 
l'Assemblée constituante , m'a confié des notea 
pleines d'intérêt, dont j'ai eu occasion de me ser- 
vir souvent. 

M. Ougas-Montbel m'a complaisamweat aidé à 
retrouver le sens précis d'une citation de Polybe. 
M. Hase ne m'a refusé aucun des renseigqeai^nts 
que j'ai sollicités de son immense érudition* 

J'ai consulté, sur plusieurs points importants^ 
M,. Roger de l'Académie française, ce digne ami 



viii INTRODUCTION. 

de M. de Fôntanes, et l'un des écrivains les plus 
corrects que nous puissions vanter aujourd'hui. 

La bibliothèque de mon ami, le marquis de 
Château-Giron, aurait presque tout entière passé 
chez moi , si je l'avais désiré. Ces générosités si 
gracieuses allègent une partie des embarras qu'en- 
traîne la composition des graves ouvrages. 

Un autre ami , M. le comte d'Hauterive , en me 
communiquant obligeamment plusieurs passages 
des manuscrits de son oncle, qui a si long-temps 
dirigé une division politique aux affaires étran- 
gères, de cet homme d'état distingué qui lutta si 
souvent et avec tant d'avantage contre M. Gentz , 
le célèbre publiciste allemand, de ce travailleur in- 
fatigable qui avait sur-le-champ le plus àe pensées 
sur une affaire donnée, m'a mis à même d'insister 
plus fortement sur quelques opinions, et de les 
soutenir avec plus de hardiesse et de conviction.. 
• M; de la Bouderie ne sera pas étonné de lire ici 
que Je me souviens avec sensibilité de ses bonnes 
recherches et de ses explications amicales. 
' • Sur l'avis de M. de Bois-le-Comte , mon ancien 
collègue à Vienne , et depuis directeur des travaux 
politiques du ministère, à Paris, j'ai modifié des 
assertions peut-être trop tranchées. Enfin il y a 
des amis excellents que je porte dans mon cœur, 
qui m'ont aidé avec constance , dans les soins que 
j'ai donnés à cette publication , mais qui ne veu- 
lent pas être nommés, et que leur modestie obsti- 



INTRODUCTION. a 

née peut seule défendre de la poursuite de mes 
éloges et de l'expression de toute ma gratitude. 

Je ne répét«*ai pas ici les nomis des autres pei> 
sonnes que j'ai citées dans mon ouvrage, puisque, 
le plus souvent, à mesure que je recevais le bien- 
fait, je témoignais la reconnaissance. 

J'ai eu, d'ailleurs, beaucoup à payer dans ce 
genre. Il n'y a jamais eu de pasteur qui ait quêté 
pour son saint, autant que j'ai demandé pour mon 
démon, prenant tout, et la louauge et l'injure, et 
les dons et les coups. 

Le seul portrait authentique de Machiavel qui 
soit actuellement connu en France, orne le pre- 
mier volume. J'ai inséré à la fîp du deuxième, des 
détails historiques sur ce portrait qui a été gravé 
par M. Ruhierre, l'un de nos plus habiles artistes. 

On verra sur les titres des deux volumes les 
armes des Machiavelli, dont je donne la descrip- 
tion à la fin de l'ouvrage. Ces armes sont d'azur, 
à la croix d'argent anglée de quatre clous de sable 
(noir) avec un cinquième clou, en abîme (au milieu). 

On trouvera, au commencement du deuxième 
volume, un fac-similé très-exact de l'écriture de 
Machiavel : c'est une lettre par laquelle il recom- 
mande à la Seigneurie de Florence , un gentil- 
homme Siennois , nommé Scipioni. On trouvera 
également, à la page aSa du même volume, un 
^ntre /ac ' simile d'une lettre de François I" à 
Michel-Ange. 



X INTRODUCTION. 

Indépendamnient de ces deux pièces impor- 
tantes , Fattention du lecteur pourra être attirée 
par douze autres pièces inédites, ou qui paraissent 
ici pour la première fois traduites en français : 
deux lettres d'Alexandre VI; des sonnets de 
Machiavel; une prière d'Anne de Bretagne; une 
lettre de la Seigneurie de Florence à Sixte IV; une 
lettre de Suleyman à François I" (j'ai donné aussi 
le texte en turc); une autre lettre du même sul- 
tan au même monarque; des jugements d'Alfiéri , 
qui sont jusqu'ici tout-à-fait inconnus; l'extrait d'un 
manuscrit de la Bibliothèque du roi , intitulé Apo- 
logie pour Machiauelle^ qui pourrait bien être l'ou- 
vrage de Biaise Pascal ; une lettre sur le secrétaire 
Florentin, adressée par le célèbre Conring à M. de 
Lionne, ministre de Louis XIV; la réponse de ce 
ministre; et enfin une lettre par laquelle le colo- 
nel Gustafsson (Gustave IV) prie Louis XVIII 
de faire adoucir le sort de Napoléon captif. Cha- 
cune de ces pièces amenée par le sujet, figure 
dans la partie de l'ouvrage qu'elle doit occuper. 

En ma qualité de bibliophile, je désirais que 
les citations tirées des anciens livres fussent im- 
primées en caractères de l'époque ; je : dois donc 
prévenir le lecteur que c'est sous cette forme que 
je lui ai présenté Comines et d'autres auteurs de 
ce temps ou des temps antérieurs. 

J'ai conservé religieusement l'orthographe de 
Brantôme et celle des manuscrits que j'ai pu consul- 



INTRODUCTION. xi 

ter. Enfin, résolu, malgré quelques résistances, 
à placer mon nom en tête de cet ouvrage, j'ai 
senti la nécessité de prouver au public le respect 
que je porte à ses décisions : je n'ai rien négligé 
pour exciter son attention, pour mériter sa bien- 
veillance, et pour remplir ma tâche en homme 
d'honneur, en homme scrupuleux observateur des 
règles prescrites en tous pays par les habitudes de 
la société choisie, en homme qui aspirait à être lu 
par les esprits justes et généreux. Je n'ai rien 
omis, rien laissé en arrière, ni temps, ni veilles, 
ni sollicitations, ni prières, ni sacrifices, pour 
achever convenablement une tâche difficile, que 
tout le monde ne pouvait pas entreprendre, et à 
laquelle je me suis dévoué, corps et biens, avec 
le plus entier abandon. 



MACHIAVEL. 



CHAPITRE PREMIER. 



J AI entrepris d'écrire l'histoire d'un des plus grands 
et des plus célèbres génies des temps modernes. La 
vie dé cet illustre Florentin a cela de remarquable , 
qu'elle peut être composée d'après ses propres ou- 
vrages: ils ont été si nombreux et si variés; il y a 
tant d'hommes à part, dans Machiavel seul, que les 
matériaux abondent , et ne peuvent être épuisés : le 
politique pratique, le politique consultant, trop as* 
servi cependant à quelques idées barbares du seizième 
siècle; le commentateur profond d'Aristote , de Platon , 
de Tite-Live, de Tacite, de Salluste et de saint Thomas; 
le régénérateur des règles de la saine comédie; le con- 
teur joyeux, le poète tour-à-tour erotique et satiri- 
que; le défenseur infatigable des droits raisonnables 
de son pays ; l'observateur attentif et pénétrant des 
usages de l'Europe civilisée de son temps; l'historien 
sublime; le publiciste universel, l'un des modèles de 
notre Montesquieu; le stratège moderne qui a en- 
seigné, le premier, les préceptes de l'art de la guerre, 
depuis la découverte de l'artillerie. Toutes ces diffé- 
rentes nuances d'érudition, de sagacité, d'invention, 
de patriotisme , de méditations d'esprit créateur , 
/. I 



2 MACHIAVEL. 

vont successivement passée sous nos yeux ^dan&^Fordre 
où. elles &e sont dévdbppées : année par année , nous 
accompagnerons le précepteur, quelquefois impru- 
dent , du pouvoir , l'écrivain inimitable, le citoyen gé- 
néreux, le judicieux conseiller des hommes de guerre. 
Machiavel se distingua d'abord dans les affaires pu- 
bliques, où l'on apprend à connaître les hommes, où 
on les étudie sur eux-mêmes, où on les observe li- 
vrés aux mouvements de leur orgueil, de leur modestie, 
de leur malice, de leur bonté, de leur audace, de 
leur indécision. Il n'aborda les sentiers difficiles des 
occupations littéraires et morales, qu'après avoir ac- 
quis une forte expérience du cœur humain , dans l'a- 
gitation des affeiires qu'il traita directement avec plu- 
sieurs pontifes, un. empereur d'Allemagne, un roi de 
France , et les principaux négociateurs de cette épo- 
que; bien différent de ceux qui martellent l'histoire, 
sans avoir apprécié et compris les passions humaines : 
ceux-ci sont nécessairement exposés à s'inspirer des 
impressions d'autrui; ils voient sous un jour incer- 
tain les événements de la vie; ils portent à faux un 
jugement tranchant, semblables à ces peintres qui, 
n'ayant jamais pris la nature sur le fait ,. ne nous of- 
frent toujours que la copie d'un froid mannequin : ils 
se trouvent tout au plus en état de découvrir en eux- 
mêmes quelques-uns de ces secrets incomplets qu'un 
observateur, travaillant sur lui seul, peut à toute 
force quelquefois concevoir et deviner. 

Machiavel n'ouvrit, pour ne les plus quitter, les 
livres des maîtres dans l'art de penser et de commu- 
niquer ses sensations, qu'après des travaux politi- 
ques longs et assidusl En cherchant une consolation 
à des malheurs, il trouva la gloire. 

Le succès de ses ouvrages sérieux prouve assez que 



j 



CHAPITRE PREMIER. 3 

le mamement des affaires est l'élément d'instruction 
le plus fécond, et que là seulement, par les leçons 
qu'on a reçues, on apprend à en donner aux autres. 
L'histoire, écrite sans ces préparations salutaires, 
n'a pas ce caractère saillant de fermeté, d'expérience, 
de franchise , de vérité que nous pouvons exiger de 
quiconque proclame qu'il va être assez hardi pour 
nous révéler les faits antiques ou nouveaux, et qui 
s'avance prononçant sur ces faits des jugements en 
quelque sorte solennels* 

Lorsque, rempli d'une confiance courageuse, mais 
téméraire , on saisit trop tôt le burin , qu'a-t-on vu ? 
qu'a-t-on entendu ? qu'a^t-on fait soi-même pour la 
Êimille, pour l'amitié , pour l'honneur, pour le prince, 
pour la patrie? Entraîné par un attrait de circon- 
stance^ , on rapporte tout ce qu'on rencontre à une 
passion politique du moment : comme il est arrivé à 
plusieurs des successeurs de Machiavel , on flatte l'o- 
pinion du jour; on lance, avec toute l'autorité im- 
prévoyante de l'adulation et de la partialité, des décrets 
orgueilleux , et jusqu'à des lois de langage ; on excuse 
peu : on se crée un type dont on suit la manière; on 
tend rarement la main au vaincu. Absorbé dans des 
intérêts de l'instant^ on n'échappe pas aux détails de 
l'instant qui doit sitôt mourir. Cependant combien 
les inconstances subites des nations ne devraient-elles 
pas tenir en garde ceux qui débitent des doctrines 
absolues! ^ 

Ce fut après des voyages multipliés ^qu'Hérodote 
résolut d'écrire son histoire : Pline l'ancien assure 
que les Athéniens exilèrent Thucydide général , et 
rappelèrent Thucydide historien- Nous savons que 
Tite-Live, qui a été comparé à Hérodote par Quin- 
tilien , ne commença son grand ouvrage que long- 

I. 



4 MACHIAVEL. 

temps après la bataille d'Actium , aîprès avoir payé sa 
dette à l'État, dans plusieurs emplois difficiles, et 
qu'il avait le courage de rappeler les beaux temps de 
la république sous Auguste qui le nommait le Pom- 
péien. Nous savons que Tacite avait été guerrier, 
avocat, vigintwir y questeur : de là, si l'on examine 
bien ses annales et ses histoires, cette exactitude et 
cette propriété dans les expressions relatives à la 
guerre, au barreau, et à l'administration civile. Il de- 
vint encore successivement préteur et consul ; c'est 
alors qu'il se donna lui-même la noble mission d'his- 
torien. Suétone avait été avocat, grammairien, tribun 
militaire, magister epistolarum de l'empereur Adrien. 

On conçoit donc tout ce que des occupations diver- 
ses , des charges , des dignités de tout genre , et avec 
cela , des fautes personnelles (car on s'instruit profon- 
dément par ses fautes), parfois des succès, apportaient 
d'instruction, de calme et d'énergie dans un esprit 
destiné d'ailleurs à profiter de tant d'avantages. Et 
qui , mieux que Machiavel , après ces légations hono- 
rables, avait dû rassembler et coordonner dans sa 
mémoire une foule d'événements importants , se les 
expliquer et en extraire pour lui et les autres la subs- 
tance nourricière; et qui, mieux que lui, avait pu 
porter surtout à l'étude grave de l'histoire une prédis- 
position efficace , et une maturité réfléchie ? 

Décidé à présenter à nos lecteurs le vaste et in- 
croyable tableau des compositions de Machiavel , nous 
demandons avec insistance l'indulgence qui est néces- 
saire , et si nous succombons sous le poids d'une tâche 
si pénible, nous espérons au moins que cet essai pourra 
enhardir d'autres efforts , et faciliter à un lutteur plus 
heureux les moyens de reprendre et d'achever glorieu- 
sement la noble entreprise. 



CHAPITRE PREMIER. 5 

Du reste, les conseils Ae l'âge , les malheurs , quel* 
ques beaux jours , des fautes, l'amitié ou l'ingratitude 
de grands personnages , une longue suite de devoirs 
et d'affaires ne nous ont pas manqué. L'Italie et la 
France nous diront ensuite si nous avons trop présumé 
de nos forces et de nos épreuves. 

On va retrouver dans le commencement et dans 
quelques autres parties de notre travail, plusieurs 
passages de l'article Machiavel , inséré dans la Biogra* 
phie universelle : comme cet article nous appartient , 
et qu'en le rédigeant , à Rome , nous avons apporté 
beaucoup de soins à composer ce premier essai de la 
vie du Secrétaire Florentin , on nous pardonnera d'à* 
voir consulté et reproduit quelquefois notre propre 
ouvrage. 

Nicolas Machiavel naquit à Florence le 5 mai de 1469. 
l'année 1469, d'une famille dont l'origine remontait 
aux anciens marquis de Toscane , et particulièrement 
au marquis Hugues, qui vivait vers 85o. 

Les Machiavelli étaient seigneurs de Monte-Spertoli ; 
mais préférant le droit de bourgeoisie de Florence à 
l'inutile conservation de prérogatives que la république 
naissante leur contestait tous les jours , ils se soumirent 
à ses lois , à condition que des emplois dans ses pre* 
mières magistratures seraient accordés à divers mem- 
bres de la famille. Elle fut une des maisons du parti 
Guelfe qui abandonnèrent Florence en ia6o, après la 
déroute de Monte- Aperto ; plus tard , rentrée dans sa 
patrie adoptive , elle compta jusqu'à treize gonfalo- 
Tiiers de justice, et cinquante-trois prieurs , dignitaires 
considérés comme les plus importants de la répu- 
blique. 

Nicolas dut le jour à Bernard Machiavelli , juris- 
consulte , et à Bartholomée , fille d'Etienne Nelli , «t 



6 MACHIAVEL. 

vemre de Nicolas Benizi. Celle^^:! était îdsue d'une fa- 
Hiille qui n^avait pas moins d'illustration que celle des 
Machiavelli. Bartholomée aimait la poésie et composait 
des vers avec facilité : probablement cet exemple décida 
l'une des différerites vocations de son fils. 
1478. ^^ n'avait pas encore neuf ans , en 1478 ^ lorsque la 
ville de Florence fut frappée d'un de ces événements 
dont la mémoire se grave même dans les souvenirs de 
l'enfance ; ce fut alors qu'éclata la conspiration des 
Pazzi contre les Médicis. 

Le pape Sixte IV protégeait les Pazzi ; le comte Jé- 
rôme Riario , son neveu , était un des complices. Cette 
conspiration fut accompagnée de circonstances hor-> 
ribles , d'un assassinat sur ks personnes de Julien et 
de Laurent de Médicis , commis dans une église au 
milieu des cérémonies de la messe y au moment où le 
prêtre communiait. Julien tomba frappé à mort ; Lau- 
rent put s'échapper. La ville demeura dans un tel état 
de désordre , que Machiavel peut être considéré comme 
ayant été élevé entre les récriminations des deux partis : 
les d^its de celui qui n'avait pas réussi, et les scènes 
de vengeance auxquelles s'abandonna le parti qui avait 
triomphé. Donnons à Machiavel le temps d'acquérir de 
l'âge et de l'expérience , et nous l'^itendrons lui-même 
raconter, de sa voix mâle, ces événements terribles. 

Cependant , il n'est pas hors de propos d'expliquer 
brièvement quel était alors le gouvernement de Florence. 
Tour-à-tour protégée par des rois, république aristocra- 
tique , république populaire , république mixte , elle 
avait vu l'un de ses plus illustres citoyens, Sylvestre 
de Médicis , acquérir une immense prépondérance par 
ses richesses et ses libéralités. Gosme, d'une autre 
branche de la famille de Sylvestre et né en i S89 , avait 
été exilé , en i433, par une faction ecmetoie; rappelé ^ 



CHAPITRE PREMIER. 7 

proclamé père de la patrie ^ et nommé gonfalonier 
en 1434 ' il était mort en i^6^y laissant héritier de 
sa fortune et de son influence , un fils nommé Pierre. 
Celui-ci avait conservé. pendant huit ans le mémegenrô 
d'autorité qu'on n'avait pas osé contester à Cosme, son 
père. Il est connu dans l'histoire sous le nom de Pierre 
l'ancien. Ce dernier, mort en 1472, avait laissé deux 
fils, Julien et Laurent, et deux filles, Bianca, mariée 
depuis à Guillaume de' Pazzi , et Nannina, mariée en- 
suite plus tard à Bernard Rucellai. C'est contre Julien 
et Laurent qu'avait éclaté la conspiration de la famille 
Pazzi; mais l'autorité avait été maintenue dans les 
mains de Laurent. Gouvernant honorablement l'état , 
il ne s'était livré qu'à des entreprises qui avaient été 
heureuses , et il avait glorieusement terminé sa vie , 
en 149^9 après avoir en quelque sorte surpassé la 
gloire de Gosme son aïeul. 

C'est Machiavel , comme je l'ai déjà annoncé , qui 
nous dira lui-même, quand nous analyserons ses Istorie 
de Florence , tout ce que cette ville dut alors de rq)OS . 
et de considération à l'administration sage et paternelle 
de Laurent , que l'histoire ^pelle Laurent le magni- 
fique par excellence '. 

Machiavel , élevé sous cette sorte de règne prospère , j ^7g 
et neveu de Paul Machiavelli , très - attaché à Lau- 
rent , et qui avait été nommé gonfalonier en 1478, 
a dû , dans ses premières années , aimer le nom et 
l'autorité des Médicis. Bernard, son père, vivait dans 
un état de fortune malaisé : il donna cependant à 

I Le titre de magnifique appartenait de droit aax magistrats en activité, 
et aux nobles du pays. Comme noble de la Ville , Lanrent avait droit d'être 
appelé le magnifique Laurent. Mais la reconnaissance de ses contemporains 
▼onlnt rhonorer davantage, et elle l'appela Laurent le magnifique , et quel- 
quefois tout simplement, le magnifique» 



8 MACHIAVEL, 

son fils Nicolas une éducation assez distinguée. On 
pense que ce fîit dans la verve de la première jeunesse ^ 
1/QO c'est-à-dire vers 149^? qii'il composa l'ouvrage inti- 
tulé : « Allocution à un magistrat, au moment où il va 
entrer dans V exercice de son ministère. » Le rédacteur 
de la préface qui précède les oeuvres de Machiavel, 
édition de 1826', croit que cette allocution ne peut être 
qu'une composition de la jeunesse de Nicolas. J'adopte 
tout-à-fait ce sentiment. 

L'auteur déclare qu'ayant été élu pour parler sur 
la justice devant une assemblée respectable , il sera 
court, afin de ne pas fatiguer ses auditeurs. A ce ton 
de modestie on reconnaît un jeune homme qui n'est 
pas accoutumé à parler en public. Il est encore d'u- 
sage aujourd'hui, dans les cérémonies d'installation, 
en Italie, de confier ces sortes de mercuriales à des 
adolescents, qui cherchent ainsi à s'exercer .dans l'art 
de la parole. L'auteur cite, à propos de la justice^ le 
trait admirable de Trajan, rapporté par le Dante ^. Il 
déclare, dans son enthousiasme, que ces vers sont di- 
gnes d'être écrits en or, parce qu'on y voit combien 
Dieu aime la piété et la justice. Voici un passage re- 
marquable de cet opuscule : 

« La justice a exalté 1 état des Grecs et des Romains ; elle 
a donné le bonheur à des républiques et à des royaumes : 
elle a plusieurs fois habité notre patrie, la élevée et conser- 
vée, comme aujourd'hui elle la conserve et Faccroît.» 

On saisit les premiers pas du génie puissant qui 
devait observer de si près , et avec tant de pénétra- 

« 

« Italia (Florence), i8a6, lo vol. m-8°. — * Pargat., chant X, ver» 7 a etsaiv. 

Quivi era storiata Talta gloria 
Del Roman Prence, lo oui gran valore 
Musse Gregorio. . . . , ec, ec.» ec. 



CHAPITRE PREMIER. 9 

tion, lés institutioAs des anciens : peut -être oepen-. 
dant y a-t-il dans ce trait , a La justice a plusieurs 
« fois habité notre patrie » quelque chpse d'un peu 
hardi pour un si jeune homme. Rarement il £aLut.$et 
montrer sévère dans cet âge où l'on ne sait pas, et 
où, quand on le sait, on ne doit pas dire encore si lin 
brement que les hommes ont de graves défauts. 

Voici un prélude de la gaîté de celqi qui sera un 
conteur si aimable : 

« Vous devez , citoyens très-distingués , et vous autres qui . \ . 
êtes destinés k Juger ^ vous devez fermer les yeux, boucher 
les oreilles , vous lier les mains , quand vous avez à voir , 
dans un jugement , des amis ou des parents , ou à entendre 
des prières et des persuasions non raisonnables , ou quand 
on veut vous faire recevoir quelque idée qui vous corrompe 
Fesprit , et vous fasse dévier des opérations justes et saines.' 
Si vous agissez ainsi , quand la justice ne sera pas sur la 
terre, elle y reviendra pour habiter notre ville. Lorsqu'elle y 
sera , elle y demeurera volontiers , et il ne lui prendra plus 
fantaisie de retourner au ciel. » 

Enfin des négUgences de style, des répétitions de 
raisonnements, des redites sans excuse, me confirment 
dans le sentiment que je partage avec l'auteur de la ■ 
préface répétée dans l'édition de i8a6, que nous a 
donnée M. Leonardo Ciardetti. 

Ce fut vers 1 494 que Machiavd commença à en- 1 494. 
trer dans les affaires. Il est convenable de dire dans 
quelles circonstances se trouvait alors la république 
de Florence. Machiavel ne doit pas nous l'apprendre, 
puisque son histoire Florentine finit à l'année i49^* 
Ces faits doivent d'ailleurs être connus à l'avance : il 
sera, lui-même, acteur dans la suite de ces événements. 

En 1 493 , Charles VIII , roi de France , Maximilien , 
nouvellement empereur d'Allemagne , et Philippe ar- 



lo MACHIAVEL. 

chidtio d'Autriche 6on fils, avaient signé iHi traité 
appelé la paix de Senlis. Avant ce traité le roi avait 
renoncé à b main de la fille de Maximilien , Marg^ie- 
rite de Boui^ogne , qui éfaît trop jeune , et il avait 
épousé, à la fin de 1491 9 Anne, fille et héritière de 
François duc de Bretagne. Se voyant assuré de la paix, 
il se prépara à une expédition contre le royaume de 
Naples , sur lequel il croyait avoir des droits que 
Philippe de Comines explique ainsi ' : 

1 494. St ttmnhtnt i}nrlqu€6 cltttu^ dr {tourner nvà vitùivtnt 
mettre tn anant ttvlains ttstamai» Im rog €l)arlt0 
te premier , frère îre 0. €on^^ , et îr'autreô rage îre Cécile 
qui eôtoient îre la maison îre Jtanee, et entr'autreô rai- 
90m ^ îriei0ietit ^ue non point reniement le romte îre |)r0- 
trmce appartenoit asUrit vc^ ^ maxB le r^iatu»^ ^ Cécile 
et atxtvtn^ el)O0e0 poeeelreed par la maison VSi^on. 

Il s'agissait de savoir si le royaume de Naples, qui 
était déjà joint à la Sicile , appartiendrait au duc de 
Lorraine , représentant une fille de René , roi de 
Sicile, duc d'Anjou et comte de Provence, ou si Ton 
suivrait le testament du roi René qui avait attribué 
son héritage au roi Charles d'Anjou , dont Charles VIII 
représentait les droits en ce moment. 

Quoi qu'il en soit des droits de l'un et de Tautre, 
Charles VIII voulut appuyer les siens par une armée. 
1494, '^ partît de Vienne en Dauphiné le a 3 août i494 j ^t: 
marcha sur les villes de Suze et de Turin. Ludpvic, 
oncle du duc de Milan, t)omme0an9 foi, ôHltrogoiteon 
profit pour la rompre, avait fait seuitir à ce jeune roi 

' J'ai consalté les aDciennes éditions de Conûnes : mais j*ai tiré mes «sitations 
de l'édition de Paris, 17479 in-4% qni a été très-soigneusement collationnée sur 
les manuscrits de Fauteur. Voyez donc (pour les citations du présent chapitre) 
tD«f« I d« €ett€ éditioD, pag. 4a o et pages suivante». 



CHAPITRE PREMIER. fï 

2^^ futrU^ €t iglmiriffii VJîalie ^ lui montrant te droit 

qu'il avait au royaume de Naples ifllHl lui BMOit bUu 
bia^aitn^r et lonevi en même temps Ferdinand d'Ar^ 
ragon, roi de fait à JNaples^ commençait ses pr^parar 
tifs de défense. ' 

levais laisser encore parlerComines.il donne ici, à sa 
manière , sur les Médicis j. des détails qui sont en beau- 
coup de points conformes à ceux qu'on lit dans des 
auteurs Florentins. 

^i faut Uve qndqne ci^ùse ie^ Mottntxm qui avoienï 
f UOTgi t)er6 le rog , apanl qxCii partiôt ^e Jtance , ienx 
fotg, font imimnlet avtc \nl €me fotô me Ixonvai-le 
h bewngaev attc cent qni mtitfvtnt ^ en la compagnie }fn 
ôitiif l)ai îre iBeancaixe % rt &u i^énhaX % rt g eetoieut Vévè- 
UneV'Jivese^et un n0mmi perre 0onîrmn^ ©u Uur îre- 
mûnîra Sieuleme nt qu'ils batlla$0ent pama^e i eent t)0mmê0 
Vavme^ h la sonlie &*3tûlie [(\ni nVôtait que îre î^ijr mille 
htmte pour un au]» ttuipariam pâ(r le o^mmanbemeut îre 
pierre ie illeî^i$ ^ommie ieuue et peu sage, fite >e fau- 
xent^^e MéUm^ni e$tQtt mart^aqui.aDoiteeieiinî^eeplud 
«ses l)mime9 ^e Mn imp^^ et eorthtisant ertte rite ^ iiree- 
qu icomme isieigiteur^ et <ui«0i f(itfi0it le file^ ear \h leur mat- 
<wu nMtt aitt^ii tieeru^ 1« vit lue tuenx l^ommee paxavmt^ 
qui edtdient Cauteut.père ^v^H IMerre ^ et Ctôm;e déifié-* 
iki» ^ qui fut le ei^f î^e eette mai0i)u et la commtncai 
^me îrigne Vêixe nommé entrt to trè^-^grotilre^ et en; 
$on eoB^ qui était îre marel)anîii0e ^ eetait lu ;plu0 j0ranliie 
nmBtm une fe eraie jamatie nit eW au mim^e. Car leurd 
setmtentB et laeteura ont eu tout ie rredit 0au0 eouleur 

< Blieime de Vers , Sénéchal de Beaaoalre, favofî àa nÂ, otièÀne deNoh, 
à Naples. — > Le général Brissonnet appelé ainsi parce qa*il était directear 
général des ftiafaotky depois éVéqae de Saitit-M«lo et cardinal. ^^^Anezso. 
— 4 Soderini , nommé gonfulonier à vie> en niSoTi, 



•* 



* 



\ 



M MACHIAVEL. 

it anmi Mii^im^ qtie ce Bttoit merDfilU à tvoxte^ à 
0t que fen ai vu en JiàribveB et en Slnglrtr rrt* Yen ai 
va un appdé (t^uérarlr (HuanDese presque e^tve otcamn 
Ttte soutenir le ro^ €tt0ttar2r le tftuart en ^on estât ^ estant 
en jranîre guerre en son r0gaume îr'îlnjleterre, et four- 
nir parfois anVit Kog plue lie six vinj^t mille estas ^ m 
il fit peu be profit pour son mûîtrej touteôfoie il reeou- 
tira $e6 pièee$ à la Ionique > an aultre ag tieu nommé ei 
appelé l;l)omû0 Jportunag (Portinari^) ertre pleige 
entre leiit rog (Êîrouarîr et le îrue <ù\ax\es ie fiourflojne, 
pour cinquante mille earudi et me aultre iois^ en un lieu 
pour quatre-oinjgt mille* 3e ne loue pae ^es marel)an2r0 
îi'ainôi le faire, maiô je loue bien un prince îre tenir, 
bons termesi auje marcl)an&g et leur tenir oérité. Car ite 
ne eaoent à quelle l)eure ifô en pourront aooir besoin ^ 
car quelquefois peu îr'arjgent fait jranîi seroice. 

Je n'interromps pas ici Comines, parce que les faits 
historiques sont complètement éclaircis par lui. 

31 semble que cette lignée ^inst à faillir comme on 
fait auf rogaumes et empires , et rautl)orité 1res préllé- 
cèssfurs nnisoit à ce pierre îre JHédtcis combien que cellr 
îre Cosme qui omit été le premier , fut \ionte et amiable^ 
et telle qu'estoit nécessaire à une taille &e liberté, tan-- 
xent père îre pierre , îiont nous parlons à cette t)eure pour 
le Mfférenli îront a esté parlé en aucun endroit îie ce liwe 
(pi'il eut contre ceujr île |ïise et aultres " îont plusieurs 
furent penîius en ce lems-là , aooit pris tiingt l)ommès pour 
sa garîïe, par commanîrement et eon^t îie la seiigineurie , 
laquelle commanîioit ce qu'il tiouloit; toutefois, moliéré- 



X La famille de la célèbre Béatrix Portinarî y Taniante du Dante* -^ * L'ar;* 
chevéqae de Pise, Salviati , et les Pazzi. 






• . 



CHAPITRE PREMIER. j3 

meitt 0f jouonmoit m cette autorité ; rot tmaiat fut dit^ 
il ^toit )e0 plu0 9a0e$ îre $int tetttd; mat0 U ftte ruilroU 
iiu^ ala lui fut ien par raison >t 0ir fateoit r ratnlrr^ moyen- 
nant cette aavbe^ et (amxt }fe^ molencen^ }^e nuit, et >^ 
bateriird lour&nnent , abusant îr^ Uurg îr^nirrs rommune , 
6i aooit fait le peve ^ mais bî saf^ement qn%B en aAùxent 
pr^que contins, 

51 la gieconi^ foisi, ^noaga Uîrit jpi^rr^ à Cgon, un ap- 
pelé pievve Cappon et auUr^ôj et imxt pont ex<me^ 
comme \a aooit fait^ qne le rag ioni^ on}ieme Leur atiait 
rommanîri à Slovence se mrttr^ en li ju^ aoec le rog Jet- 
ranîr, îru tme iu ôur3^l)anb'2lni0u, et laisser son alliance, 
Hisans qne puisque par C0nimanîremens du rog 5 aooîent 
pris ladite alliance qui duroit encores par aucunes an- 
nées, ils ne pouooient laisser Talliance de la maison d'2lr- 
raigon , mais si le rog oenoit jusques là qu'ils lui feroient 
îres seroices, et ne cuiîroient point qu'il g allast , non 
plus que les Vénitiens* (£n tous les deujr ambassades, ^ 
aooit toujours quelqu'un ennemg dudit de illédicis et par 
especial cette fois , ledit jpierre Cappon qui soubs main 
aoertissoit ce qu'on deooit faire, pour tourner la cité de 
Jlorence contre ledit JJierre, et faisoit sa cl)arfle plus 
aigre qu'elle n'estoit ; et aussi conseilloit qu'on bannist toui^ 
les JFlorentins du rogaume , et ainsi fut faict. Ceci je dis 
pour mieujT oous faire entendre ce qui adoint après, car 
le rog demeura en grande inimitié contre ledit |3ierre , 
et lesdits sénécl)al et général aooient grande intelligence 
a\>ec ses ennemis en ladite cité , et par especial aoec ce 
Cappon et anec deuf cousins germains dudit pierre , et 

de son nom propre* 

• ■ 

Les historiens Florentins sont à peu près du même 



i4 MACHIAVEL. 

avis que Comixies sur touç ces faits y sans cependajort 
parier de cette intelligence de Pierre Capponi. Mais , 
comme il s'agit , sur ce dernier point , de £aits qui 
ont eu lieu en France , Comines doit avoir été mieux 
instruit que les Italiens. 

Cependant Charles VIII , toujours excité par Lu- 
1494. dovic Sforze, continuait de s'avancer en Italie. Une 
avant-garde commandée par le seigneur d'Aubigny, 
marchait sur la Romagne et faisait reculer l'armée de 
don Ferdinand , qui venait au secours de Galéas duc 
de Milan, son gendre, opprimé par Ludovic. 

ÏDiT tom tolé^^ dit Comines, U p^upU V3talu rom- 
\xi(nca h pvmitt cneut^ iimvant noni)elUthi car iU 
wpitnt autre t\)OBe qu'ils tCMoitnt pa$ vent ic Uur 
terne , et iU nVntenidient pas le faict îre l'artillerie , et 
en Jtanct rCawit eeté jamaie ôî bien entenîru* (ît se tira 
leîrit iovx JPerranîr vers Ôueanne (Césène) appr0cl)ant iu 
tù^anme ^ nnt bonne cité qni e$t au pà\^ ^ en Id marque 
Ï';2tne0ne : maie le peuple lee îrétrouddoit leure Bommtere 
et bajgiuee, quant il$ lee trouooient à part; ear par toute 
3tatte ne 2redir0ienti)u'à se rebeller^ si ^ueâtéliurog le$ 
affairée ee fueeent bien eon^uite et en ordre et eane pille- 
tie. Mais tout ee faieoit au eontraire , îiont f ai eu jjranîr 
îreuil pour ri)onneur et bonne renommée que pouooit ac- 
quérir en ce f oga^e la nation franeoiee ^ ear le peuple 
noue al^t)ouoit eomme eatnete , eetimane en nous tonte fog 
et honte ^ mais ce propoe ne leur dura ^uèree^ tant pour 
notre iieorîrre et pillerie j et qu'aueet lee ennemie pree- 
etjoient le peuple en toue quartiere nom ei)arjg[eant î)e pren- 
ive femmee à forre^ et Tarigient et autree biene oit nous les 
pâmions trouoer* 2De plue ^ranîre cas ne noue pouooient- 
U» rljaritiri^ en 3talie : ear ile eont ialoujr et atNtrtrieujr > 



CHAPITRE PREMIER. i5 

plus qtCcnOxt^. €tuattt «ujt (ewmta^ tld in^tit0ietit; att ^e** 

Ne trouvant pas d'obstacles , Charles VIII avait oc- 
cupé Plaisance. Il y a tant de sagesse et de vérité dans 
le récit^de? Comines, que je le laisse continuer • 

Ce rog eut (jnelque g^nthnent ic Jlovence p0ur Us tni- 
mitijed que \e vom ai Vitt^ ^ i)ui e^toxmt contre piexve 'àe 
MéivciB qui vxvoxt comme ô'ii ^ût été Bei(yxenv\ îr^nt e^ 
totetit^ 0f$ plus pr0rl)atn9 parent (t beaucoup yanives f^en^ 
ie bien^ comme tom les Cappans, ceux ie jFaiormg, (So- 
derini) cenx lue Uerlg ^ et prenne tonte la cité , etiDieur» 
|)0ur laquelle came kirit enjgineur (le Roi ) partit et tira 
aujT tarwi îrrg Jîorjenting ^ pour lr6 fairr îrrrlar^r pour 
lug on pont pr^nîrr^ leurs ailles qui jestoient foibleô, pour 
0'g pouvoir lûjgier pour rt)gt)er qui ^$toit \a rommeuré^ ^et 
$je toum^ent plusieurs petites plœes^ et aussi la riti îre 
tnqneii^^ ennemie des jni0rentins^ et firent tous plaisirs 
et services an ilog ^ et a^oit toujours esté le ronseil îru 

inc îre Jïlilan (Ludovic, devenu duc de Milan ) à res 

îreujT finS) afin qn'on ne passast pas plus aoant îre la sai- 
son et aussi qu'il espéroit atioir |)fse [qni eA bonne et 
j[ranî>e eitf ] , Br^ane et |Jietra-6anrta. Ces îreuf aboient 
été aur (S>enevoh (Génois) n*g awit gurres ie temps, et 
conquis sur eujr par les ^orentins , bu temps ie Caurens 
îre iSlftifis* 

Ce rog prit son el)emin par pontreme (Pontrémoli) qui 
est au îrue îre iSlilan , très fort ei)asteau , et le meilleur 
qu'eussent les Jlorentins , mat pouroeu par leur jgiranîre 
dioision^ et aussi à la uérité îrire^ les florentins mal 
irolontiers cstoient rontr^e la maison îre Jeance ^ îre la- 
quelle ils ont este îre tout temps vrags surmteurt^ et par- 



i6 MACHIAVEL. 

timm tant pmt Ub affaires qu'ile ant en Itance^ fùtxx la 
mavcïiantjim ^ que pour retre îre la part ^nél(e ^ et si la 
place eut été bien pouroeue^ Tarmie du ro^ e$t0it r0m- 
pu^; car rVèt nnpaw ^téxiU et entre montajgnes^ et n'ji 

UDoit nuld vmeB^ et anm lee neijgied e^toient t^vatântB 

pratique $e meut à Jlorenee , et îreputèrent ç^ens pour 
ent)0ger îrevers le rog iudque à quin^ on m}t^ U^ant en 
la rite qu'ils ne t>oulaient îremeurer en ce gtanb péril 
îr'eôtre en la l)aine >u rog , et îru îruc îre iWilan, qui tau- 
\onvB awit i^^on ambaddaîre a Jlorenee^ et eon^entit pierre 
îre iîlébiciô cette allée. 3lu$ôi n'g eut il Bcen remédier, aur 
termes en quag les affaires côtoient î car ils eussent été 
détruits , oeu la petite provision qu'ils aooient , et si ne 
sçat)oient ce que cVstoit de guerre. 2lprès qu'ils furent 
arrioés, offrirent de recueillir le rog à Florence et aul- 
tres parties, et ne leur ct)aloit à la plus part sinon qu'on 
allast là pour occamn de ct)asser pierre de illédicis et 
se sentoient aooir bonne intelligence avec cenx qui con- 
duisoient lors les affaires du rog, que plusieurs fois ag 
nommés. 

1494. Dans cet intervalle, Pierre lui-même se rendit au 
camp du roi. Celui-ci se voyant craint et vainqueur, 
demanda d'abord Sarzane. Pierre redoutant et le roi 
et les ennemis qu'il avait laissés à Florence, profita 
du désordre et d'un reste d'autorité , et il ordonna de j 

livrer Sarzane. Les seigneurs qui agissaient au nom de 
Charles , demandèrent encore à Pierre qu'il fist prester 
au ïlog, Pise, Livourne, Piétra- Santa et Librafatta. 
Pierre accorda ces villes , sans en prévenir les magis- 
trats de la seigneurie. Elle pensait bien que le roi en- 
trerait dans Pise, mais elle n'imaginait pas qu'il voulût 
demander* cette place. Le roi entra donc à Pise , et 



^ 



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CHAPITRE PREMIER. 17 

Pierre retourna à Florence, où il devait faire, disposer 
magnifiquement son palais pour recevoir le roi à son 
passage. 

Sur ces entrefaites, les Pisans, qui avaient, depuis 
long-temps, de justes sujets de plaintes contre les Flo- 
rentins, vinrent un jour en grand nombre, hommes 
et femmes , se présenter au roi , au moment où il 
allaita la messe, en criant: Liberté! Liberté! 

Ctti suppliant ^ U0 larmee tmx ^tut^ qu'il leur donnait 1494. 
la liberté 5 et un maître îreg requêtes, allant îrepant lui , 
DU faieant Toffiee, qui eetoit wx eoneeiller au parlement 
du !9aupt)ine, appelle Aabot, on pour promesde m pour 
n'entenire re quHle Jemanîroient , dit au rog que eVetoit 
et)06e piteuse et qu'il leur 2ret)oit octroger, et que iamais 
%tm ne furent ri îrurement traités : et le rog qui n'enten- 
Iroit pas bien ee (\\xt et mot tialoit, et qui par raison ne 
leur pouooit îronner liberfé [car la eité nVstoit pas sienne, 
mais seulement g estoit receu par amitié , et à son grand 
besoinjgi] , et qui eommençoit de nouoeau à eognoistre les 
pitiés d'3talie, et le traitement que les princes et com- 
munauté? font à leurs subjets, répondit qu'il estoit con- 
tent 5 et ce conseiller dont fai parlé le leur dit, et le peu- 
ple commença incontinent à crier noel, et oont a\x bout de 
leur pont de la rioière d'2lrne [qui est un beau pont] , et 
jettent à terre un grand lion qui estoit sur un grand pi- 
lier de marbre qu'ils appeloient iîlajor , représentant la 
seigneurie de Jlorence, et remportèrent à la rit)ière, et 
firent faire dessus le pilier un rog de Jtance , unt es- 
pée au poing, qui tenoit sous le pied de son cl)eoal ce 
âtajor qui est un lion. JDepuis le rog des Eomains g est 
entré} ils ont fait du rog comme ils ont fait du liom €t 
est la nature de ce peuple d'Jtalie d'ainsi complaire aux 

L '1 



i8 MACHIAVEL. 

pim forte. Main^ cmx là jetaient et 0imt 6t tnal traitée 
qvCon ItB lnoit excmn. 

Pierre, reparaissant à Florence, fut reçu avec les dé- 
monstrations les plus vives d'indignation et de fureur. 
Il voulut se présenter au palais de la seigneurie , on 
lui en refusa l'entrée. La populace ayant commencé à 
crier plus de Médicis! il fut obligé de quitter la ville, 
et il se réfugia à Venise. 

1494. i( ^0^ ^«tî^ûi l^ Unîremaitt m la cité îre Jlormte^ tt lug 
avoxt ledit pierre fait bailler m mamn et ja estait le 
geijgneiir îre fiallasdat' pour faire ledit lojgii0^ lequel 
quand il eeeut la fuite dudit pierre de iSlédieid $e prit 
à piller tout ee qu'il trouoa en ladite mamn^ disant que 
leur banque à i^on lug deDoit ^grande somme d'argent, 
et entr'aultres il prit une lieorne entière, [qui oaloit m m 
sept mille durais] et deuir jgirandes pièces d'une aultre et 
plusieurs aultres biens : d'aultres firent comme lug. (tnune 
aultre maison de la t)ille at)oit retiré tout ce qu'il aooit 
vaillant , le peuple pilla tout. Ca seijgneurie eut partie des 
plus ricl)es bagues et uingt mille ducats comptant qu'il 
apoit à son banc , en la taille, et plusieurs beaur pots d'à- 
gatte y et tant de beaur cama^ent bien taillés que mer- 
oeilles, qu'aultrefois i'avois oeus, et bien trois mille mé- 
dailles d'or et d'arjgent bien la pesanteur de quarante 
liores , et croo qu'il n'j) aooit pas autant de belles mé- 
dailles en 3talie. Ce qu'il perdit le jour en la cité, naloit 
cent mille écus et plus. 

Charles VIII étant arrivé à Florence, on lui demanda 

' L^éditeur de Comines s'est trompé ici: au lieu de Ballassat, il faut lire Balsac. 
Ce seigneur était Kofïec de Balsac , seigneur d'Entragnes et de Dunes. Il sera 
plna d'une ibis fait mention de lui , k propos de la ville éè Pise. 



CHAPITRE PREMIER. 19 

pourquoi il avait accordé Findépendance aux Pisans; 
il répondit qu'il ne l'entendait pas ainsi, et il fit avec 
les Florentins un traité solennel. Dans cette circon- 
stance , le même Pierre Capponi , dont Comines parle 
comme d'un ennemi de Pierre de Médicis , manifesta 
le plus grand dévouement pour les intérêts de la ré- 
publique. Le roi exigeait des sommes considérables 
de Florence , et voulait presque la souveraineté de 
son état. Voici comment s'exprime Guichardin * : 

« Ces difficultés , qui semblaient ne pouvoir plus être déci- 
dées que par les armes , furent surmontées par le courage de 
Pierre Capponi , un des quatre citoyens députés pour traiter 
avec le roi; homme de géhie, d'une âme forte, et très-estimé 
à Florence pour ces qualités ; né d*une famille honorée , et 
descendant de personnes qui avaient eu une grande influence 
dans la république. Il était un jour avec ses compagnons en 
la présence du roi. Un secrétaire royal commença à lire des 
articles d'une exigence tout-à-fait immodérée , qu'on propo- 
sait pour la dernière fois de la part de ce souverain ; Capponi 
arracha l'écrit des mains du secrétaire , avec un geste impé- 
tueux , le déchira sous les yeux du prince , en disant d'une 
voix animée : « Puisqu'on demande des choses si déshonnétes, 
vous sonnerez vos trompettes , et nous sonnerons nos clo- 
ches. » Ensuite il entraîna ses collègues , et il quitta l'appar- 
tement. » 

Les Français ne purent pas croire que tant de courage 
ne fût bientôt soutenu par les armes , et l'on convint 
des conditions suivantes qui furent encore bien oné- 
reuses , mais plus douces que les premières. 

Le traité portait qu'il devait être donné au roi 
120,000 ducats, dont 5o,ooo comptant et le reste en 
deux paiements à courte échéance; lesdites places de 
Pise, Livourne, Sarzane et Librafatta étaient joretée^ à 

> Édition de Fribonrg , i 775 , iii-4**', toni. I , p«g. 98. 

2. 



ao MACHIAVEL. 

Charles VIII ; les Florentins changeaient leurs armes , 
et au lieu du lys rouge, prenaient le lys blanc du roi; 
enfin il jura sur l'autel Saint-Jean de rendre les places 
quatre mois après son entrée à Naples, et plus tôt 
s'il retournait en France. 

1 494. Le roi poursuivait sa course triomphale sur Rome 
et Naples : à Rome , où il entra le 3 1 décembre 1 494 > 
il fit un traité avec le pape Alexandre VI qui lui donna 
en otage un de ses fils, le cardinal de Valence, que 
nous verrons plus tard figurer dans cette histoire sous 
le nom de César Borgia; il continua sa marche, et il 
entra à Naples le 2 1 février i^g5. 

1 495, " Il y f^t reçu, dit Guichardin % avec tant d applaudissements 
et de témoignages publics d'allégresse, que Ton tenterait en 
vain de les exprimer. C'était avec une exaltation qu'on ne 
peut croire , que l'on voyait concourir à la fois , tout sexe , 
tout âge , toute condition , toute qualité , toute faction , comme 
s'il eût été le père et le fondateur de cette ville. Il n'obtint 
pas un accueil moins bienveillant de ceux qui par eux-mêmes, 
ou par leurs ancêtres, avaient reçu des bienfaits de la maison 
d'Arragon.... Ce prince , avec un cours merveilleux de bon- 
heur inouï , avait , bien au-delà de l'exemple de César, vaincu 
avant d'avoir vu, et avec tant de facilité, que dans cette expé- 
dition il n'avait pas fallu déployer une tente, ni rompre une 
lance. Ainsi, par l'effet des discordes domestiques qui avaient 
ébloui la sagesse si fameuse de nos princes , à la honte et à la 
dérision de la milice italienne , avec un grand danger et une 
grande ignominie pour tous , une portion distinguée et puis- 
sante de l'Italie se détacha de l'empire italien ^ au profit des ul- 
tramontains : car le vieux Ferdinand , quoique né en Espagne, 
néanmoins avait été dès sa jeunesse ou fils de roi , ou roi en 
Italie , puisqu'il n'avait pas d'autre principauté , et que ses 
fils et petit -fils, nés en Italie, étaient à bon droit réputés 
Italiens. » 

' Tom. I de Uédlt. ci-dessan citée, pag. ii6 et X17. 



CHAPITRE PREMIER. ai 

Comines fait à son tour ses réflexions particulières 
sur cette conquête si prompte '. 

:2ltn9^ \e U ViB^ pmv continuer mes mhxoives^ où 0e peut 
voix iis ie commeneement îre rentrepme Je ee fogage^ 
que r'étoit cl)O0e impossible aujr jgens qui le guilroient^ 
s'il ne fât oenu ie IDieu seul^ qui oouloit faire eon rom- 
missaire îre re jeune ro$^ bon^ si pauvrement pouroeu et 
eonîruit^ pour rt)dtier ro^s si sojgieS} si ncl)es et si ejqieri- 
mentes et qui ODoient tant ie personnages sa^es à tpxi la 
deffense du royaume tourl)oit^ et qni estoient tant alliés 
et soutenus ) et même nogoient ce fait venir sur eu; iie 
si loing, que jamais n'g sceurent pourvoir, ni résister 
en nul lieu : car vers le el)asteau tre tlaples , n'g eut au- 
cun qui empecl)ast le rog €l)arles t)333 un jour naturel, 
et comme a dit le pape ^âleranîrre qui règne , les JTrançois 
V sont venus avec îres éperons I^e bois , et de la cro^e 
( la craie) en la main îres fourriers pour marquer leur 
logis sans aultre peine , ^ « . et ne mit le rog depuis :2lst 
(Asti) que quatre mois dijr-neuf jours. Un ambassadeur 
S en eût mis une partie. 

Cependant Charles VIII, après avoir été couronné 
à Naples, jugea à propos de retourner en France. Il 
partit de cette ville pour Rome à la tête de neuf mille 
hommes, et rentra en Toscane, sans se diriger sur 
Florence. Il avait l'intention de passer à Pise. 

A cette époque, Machiavel venait d'être placé près 1495. 
du savant Marcel di Virgilio , ancien professeur de lit- 
térature grecque et latine, traducteur de Dioscoride, 
et alors seul secrétaire de la république. Nicolas rem- 

* Je cite Comiiies cl*antant plus volontiers, que Gaichardin lui- même le 
prend souvent pour gnide dans ses récits. 



22 MACHIAVEL. 

plissait auprès de lui des fonctions subalternes , mais 
où il était à portée de montrer les dispositions qu'il 
avait pour l'étude de la politique. Il est à croire (quelles 
qu'aient été les opinions favorables aux Médicis, qu'il 
eût pu concevoir dans son jeune âge en 1478, à l'é- 
poque de l'assassinat de Julien), que la révolution cau- 
sée par l'impéritie de Pierre avait entraîné Machiavel 
dans le sentiment qui était alors à peu près celui de 
toute la ville; l'horreur pour un homme inepte et im- 
prévoyant, qui avait livré bassement les principales 
villes sujettes à Florence. Il dut aussi prendre à cette 
époque ces sentiments d'humeur et de partialité qu'il 
manifesta plusieurs fois contre les Français, et qui 
ont dû naître dans des circonstances où un de nos 
souverains ne montra pas, comme on va le voir, un 
grand empressement à tenir ses engagements et à gar- 
der sa foi. 

Comines, qui ne nous est pas suspect, donne presque 
toujours raison aux Florentins, surtout dans ce qui va 
suivre. Il était témoin oculaire, puisque de Venise où 
il avait été remplir une mission pour le roi, il eut 
ordre de revenir joindre l'armée française qui retour- 
nait en France. 

1495. ^ommt i'ai liit, le vo^ estait entré à pm^ etatovs les 
{It0an$ t)amme0 et Cemmrs , pxïevent à lents })ostes que 
p0nv IDien , ils tinssent k main rntirrs le rog qn'iis ne 
fue^ent remis sonb} la tjirannir ies iloretitme efni k la 
t)érité lf9i trait0ient fort mal : mais ainsi sant matnteg aul- 
trrs cités en Italie qni sant dubjett^ à aultres» <Ct puis 
pise et Jlarence avaient été trais cents ans ennemies , 
avant que lee Jlarentins la canqnissenU fus parales en 
larm^ fateotent pitti à nas flen$, et aubltèrent l^ pra- 
messes et 0irrmirn$ que le ra^ avait (aiets sur V autel fdaini- 



CHAPITRE PREMIER. a3 

Jf l)att a ^Unrf nrr « et UfuU Mtte lue gms B'en mteloittA , 
iwqvM an% ar(t)er0 ^t aiti Bïtmti^^ tt menacùitat ctm 
qvCilB penwittA que le to^ tinst m ptomteiit ^ cotam it 
rarJ>tnal &aint-Malû ' ^ IrquH aiiienx$ fat appelé igénéral 
lie iatijineioc 2'on^i^ nn arcl)er i|ui le mettam. 3lu00i vi en 
atiait qui dirent Ire gxtwm parolee an mareeijai 2re ^U*. 
Ce prmîrent de <(&atuta$^ fut plu^ îre traid iaur^ qu'il n'0- 
0oit (0nc\)ev à eau lojgiid ^ et surtout tenait la main à ceei 
le eomte îre Ci^ng ^ ^ et nen0tent leddit^ pieam à gcatùne^ 
pleure itmnt le rog ^ tt faiig^oient pitié à c\)ûcnn qni par 
raiwn lee eu0t pu aiib^er* 

Tous ces détails me paraissent indispensables, parce 
quHls se rattachent à quelques-unes des missions que 
remplit Machiavel. Je puise avec confiance ces infor- 
mationSy dans un historien français qui s'exprime sur 
toute cette affaire avec une impartialité qu'on ne re« 
trouve pas dans les autres historiens du pays. 

ïln J0ur aprhi îrisiné, s'aggemblèrent quarante on cin^ 
quante jgentib i)amme0 Ire 0a maidon ^ p0rtant leur l)act)e 
au C0l , et 0inîrrent tr0uper le r0îi en une d)ambre i0uant 
aux tables amc m0n0ei]gneur de |)ienne% et nn nalet de 

«Brissomiet, général des finances, venait d'étie créé cardinal à Rome. — * Pierre 
de Kohan , doc de Nemoncs , comte de Goise et de Soîssons , seigneur de Gié , 
chef da consei] da roi. Loois XI Tavait nommé marédial de France en iJ^jB. 
C'était Ton des quatre seigneurs qui avaient gonvertié Fétat pendant i a jours, 
lorsque Louis XI était tombé malade à Chinon , en 1480 : il mourut en i5i3. 
CcMDÎAes t édit. de 1747 , tomi I, pag. a3i. — ^ Jean de Gannay , seigneur de 
Persan , premier président an parlement de Paris , chancelier de France sous 
Louis XII : il avait été précédemment nommé chancelier de Naples par Qiar- 
les Vm. Il mourut en i5i2. Comines, tom. I, pag. 461.-*- 4 Louis de 
Ijoxerabourg, comte de Ligny, fils de Louis, connétable de France, et de sa 
seeonde femme Marie de Savoie , seenr de la reine Charlotte de Savoie , épouse 
de Louis XI , et mère de Charles YIIL Gomines, tom. I , p. 460. «^ ^ Louis 
de HaUewin, aeignettr de Picnnes, ou, pour parler plus régulièrement, de Peene, 



a4 MACHIAVEL. 

r^ambrt 0U Irenf i et pim n'^totntt ^ tt porta la parole nn 
)ed enfans ie dalU^ar) % VaiBné^ en (avenv iie^ |It0an0^ 
rl)ar0fant atunn de crujt* que ie nommoie naguère^ , et tou0 
btdoient qu'ils le tral)irotent. Max^ bien pertueueement 
le0 reuDoga le rog et aultre ei)O0e n'eu fut oneques depuis. 
&ien 0ir \0nxs perdit le rog son temd à la ville tre |)i6e 
et puie mua la (garnison ^ et mit en la citadelle un appelle 
€ntrd9ue0% i)omme bien mal eonditione ^ eerDiteur du due 
d'Orléans % et le lui adressa monseigneur de f igng , et g 
fut laissé des jgens de pied de 6errg. Cedit seigneur d'Cn- 
tragues fit tant qu'il eut encore entre ses mains Jîietre- 
iSiancte^ et crog qu'il en bailla arjgent ^ et une aultre place 
appelle iSlostron; il en eut une aultre aussi appellée Cibre- 
facta près de la oille de Cuques : ce cl)asteau de la ville 
de Barbue qui est très fort fut mis par le mogen dudit 
comte monseiigneur de Cijging entre les mains d'un bastard 
de Housso ^ seroiteur dudit comte ; un aultre appelé iSier- 
janelle entre les propres mains d'un de ses aultres seroi- 
teurs : et laissa le roj) de Jrance beaucoup de jgens aux- 
dites places^ et si n'en aura jamais tant à faire ^ et refusa 

en Flandre y d*abord chambellan, et capitaine de cinquante lances au service 
da dnc de Boargogne en 1 47 A* poîs chambellan de Louis XI, et de Charles YIII, 
et gonverneur de Picardie. Corn. I , p. 45i. Il avait espéré que le roi Ini ac- 
corderait la souveraineté de Pise. La facilité avec laquelle plusieurs tyrans 
italiens, sans talent, et souvent sans naissance, parvenaient à la souverai- 
neté de quelques villes , avait enflammé l'ambition de beaucoup de généraux 
français. 

' Jean de Sallazar, gentilhomme espagnol , de la Biscaye, avait servi contre 
le dnc de Bourgogne sous Louis XI, et contre les Anglais sous Charles YIII. Il 
fut Tun des plus intrépides défenseurs de Beauvais en i47'^« Il avait épousé 
Marguerite de la Trémouille dont il avait eu quatre fils. L'ainé dont il est ici 
question, était Hector de Sallazar, depuis seigneur de Saint-Just en Cham- 
pagne. Gom. I , pag. 39. — > Le même Baisse d'Entragues dont il est question 
plus haut, pag. 18, et qui, suivant Comines, pilla , le premier , les meubles et 
les effets de Pierre de Médicis. — ^Le duc d'Orléans, depuis Louis XII. 



CHAPITRE PREMIER. aS 

Vaxift HeBliotmtim tt Vottrttnmt fai parU^ tt itmtn- 
vexent c^6 florentine comme igene Îr/6e6ptre6. 

Le roi s'avançant vers la France , et bravant la confé- I 49d. 
dération de la maison d'Arragon, du pape, des Véni- 
tiens, et même celle de Ludovic Sforze qui le trahissait 
après l'avoir appelé en Italie, gagna sur leur armée la 
bataille de Fomoue, avant de rentrer en Savoie. Mais 
ce prompt retour, ce peu de respect gardé pour des 
serments, nuisirent à ses affaires en Italie. M. de Mont- 
pensier, laissé àNaples, bientôt investi, fut obligé de 
se retirer dans les forts qui capitulèrent successivement. 
Peu de temps après, le commandant d'Entragues, que 
le roi avait laissé pour occuper Pise et son château , 
livra la ville aux Pisans , en ne se réservant que la pos- 
session de la citadelle. Les Florentins avaient com- 
mencé à acquitter les contributions exigées par le roi ; 
ils avaient déjà payé 90,000 ducats, ils n'en devaient 
plus que 3o,ooo. Néanmoins d'Entragues , sans égard 
pour les traités, vendit à différentes principautés les 1496. 
villes que Florence avait prêtées au roi. Les Génois 
achetèrent de ce perfide gouverneur Sarzane et Sar- 
zanelle ; les Lucquois achetèrent de lui Pietrasanta ; en- 
fin il vendit Librafatta aux Vénitiens. 

Il faut cependant rendre ici une justice éclatante à un 
des commandants français nommés pour recevoir en dé- 
pôt ces villes de la Toscane. Livourne avait été remise au 
sire de Beautnont, général, pour le roi, des Suisses 
qui servaient alors dans son armée, et Beaumont som- 
mé par la seigneurie de lui rendre cette wiMe prêtée ^ 
n'avait pas fait difficulté d'ordonner à son lieutenant, 
d'y recevoir des soldats Florentins. Mais il avait seul 
donné un si bel exemple, et d'Entragues avait con- 
sommé impunément sa trahison. 



a6 MACHIAVEL. 

1497. La ville de Florence ne pouvait ressentir que des 
redoublements de haine contre Pierre de Médicis dont 
la faiblesse avait ainsi livré les principaux boulevarts 
de. la Toscane, du côté de la mer, et sur Fune des 
routes que la France pouvait suivre sdors pour venir en 
Italie. En même temps, la république était livrée à de 
cruelles dissensions, à l'occasion du frère Jérôme Sa- 
vonarola; domines se montre très-formellement instruit 
de tous les détails qui concernent cet inspiré , et le ta- 
bleau qu'il présente à ce sujet, explique les moeurs du 
temps et les circonstances dans lesquelles Machiavel, 
déjà attaché au gouvernement, va devenir un des ins- 
truments les plus dévoués de l'état de choses qui a 
succédé à l'autorité de Pierre de Médicis. 

1 498. Charles VIII , de retour en France , commençait à 
éprouver les fatigues du voyage : sa santé s'altéra in- 
sensiblement , et bientôt il mourut à Amboise. A la 
même époque les Florentins firent périr cruellement 
sur un bûcher le frère Jérôme, accusé surtout de pré- 
dilection pour la France. Le pape Alexandre VI et le 
duc de Milan avaient écrit aux Florentins qu'ils leur fe- 
raient rendre Pise et les autres places , s'ils renonçaient 
à l'alliance avec le roi très-chrétien , et ils avaient engagé 
la seigneurie de la république à s'emparer de Savona- 
rola , qui se donnait pour prophète et qui annonçait 
constamment le retour prochain des Français, domi- 
nes semble prendre le parti de Savonarola , et il fait 
entendre que ce moine lui paraît un homme extraor- 
dinaire, et qu'il a vu des lettres de ce religieux au roi 
Charles VIII, qui le confirment dans cette opinion. 

Ces détails devaient être recueillis, parce que nous 
verrons que les écrits de Machiavel sont semés de juge- 
ments relatifs aux mêmes faits. Cependant les Florentins 
ne pouvant pas encore obtenir de secours de Louis XII 



CHAPITRE PREMIER. ^7 

qui venait de monter sur le trône , et sachant cTailleiirs 
que (f Entragues qui avait livré depuis la citadelle de 
Pise , était affidé de ce prince quand il n'était que duc 
d'Orléans, cherchèrent en Italie un arbitre en état de 
prononcer sur le différend qu'ils avaient avec les Véni- 
tiens qui avaient donné des secours aux Pisans. Alors 
les Vénitiens et les Florentins firent un compromis 
par lequel ils déclaraient qu'ils reconnaîtraient pour 
arbitre Hercule d'Est, duc de Ferrare. 

Après beaucoup de discussions , il prononça le 6 avril 1 499. 
le jugement suivant. Dans huit jours, les hostilités de- 
vaient cesser entre les parties soumises à l'arbitrage; 
le jour de Saint-Marc, les troupes de l'occupation et 
leurs adhérents devaient retourner dans leurs propres 
états; le même jour, les Vénitiens devaient quitter Pise 
et les environs. Les indemnités des dépenses faites par 
les Vénitiens étaient estimées à 800,000 ducats. Les 
Florentins devaient les rembourser à raison de i a ou 
1 5,000 ducats par an ; les Florentins étaient tenus d'ac- 
corder auxPisans le pardon de tous leurs délits, et la 
faculté d'exercer par terre ou par mer toute espèce de 
commerce. Les premiers reprenaient possession de 
Pise, mais avec des soldats choisis parmi les Pisans; 
seulement ces soldats étaient agréés par les Florentins. 

Ce traité, où tous les scrupules d'un arbitre timide 
et indécis se trouvent réunis, déplut aux Vénitiens, 
aux Pisans et à beaucoup de Florentins, et ne fut exé- 
cuté qu'en partie. Les Pisans se révoltèrent contre les 
Vénitiens, et renouvelèrent les hostilités contre les 
Florentins. Ceux-ci parvinrent enfin à obtenir l'appui 
du roi Louis qui promit de les aider à reprendre Pise. 

Par suite d'un traité conclu avec les Florentins, 
Louis XII descendit à Milan; il y reçut bientôt des 
félicitations de presque tous les princes de l'Italie. Les 



38 MACHIAVEL. 

Florentins se dét^minèrent alors à pousser plus vive- 
ment le siège de Pise; mais, après des succès entremê- 
lés de défaites, ils ne purent parvenir à forcer la ville, 
dont ils continuèrent le blocus.- 

Nous avons atteint maintenant l'époque précise où 
Machiavel commença à jouer un rôle dans les affaires 
de son pays ; c'est dans ses négociations que nous trou- 
vons la suite des faits auxquels il a pris part. A peine 
âgé de 29 ans, il avait été préféré entre quatre concur- 
rents pour l'emploi de chancelier de la seconde chan- 
cellerie des Signori, et bientôt il avait été nommé, par 
les Signori et les collèges, secrétaire de l'office des dix 
magistrats de liberté et paix, office qui constituait le 
gouvernement de la république. Il se trouva ainsi 
collègue de Marcello , et demeura revêtu de ces em- 
plois pendant quatorze ans et cinq mois. De là lui est 
venu le nom de secrétaire Florentin. Ses occupations 
ordinaires, quand il résidait à Florence, comprenaient 
la correspondance pour la politique intérieure et ex- 
térieure , l'enregistrement des délibérations , la ré- 
daction des traités avec les étrangers. La république 
étendit ensuite ses attributions, en lui donnant des 
missions au dehors. 



CHAPITRE IL 29 



>«»»%«»>%»'» ^^«X'X»**^*^^** 



CHAPITRE IL 



Comme il est entré dans notre plan de laisser Ma- 
chiavel parler lui-même, on vît voir, en lisant fré- 
quemment ses propres paroles , qu'il n'est pas étonnant 
que la république ait reconnu , dans un Florentin de 
29 ans , le talent nécessaire pour remplir une place 
honorable et difficile. 

Il paraît aussi qu'il avait pris de bonne heure le soin 
de l'administration des biens de sa famille. Le 4 des 
Nones de décembre, le 2 décembre i497> ^^ avait écrit 
à un prélat romain une lettre très-singulière; elle n'est 
cependant qu'une réclamation d'une emphitéose. Cette 
lettre offre ce début vraiment majestueux. 

« L'expérience nous enseigne que toutes les choses possédées 
par les hommes en ce monde, le plus souvent, et même 
toujours, dépendent de deux donateurs, de Dieu d'abord 
qui est un juste rétributeur de tous biens , secondement , ou 
d'un droit héréditaire, comme tout droit provenant de pa- 
rents , ou d'un présent de nos amis , ou d'un prêt à nous fait 
pour assurer un gain, ainsi que de fidèles agents en usent avec 
un marchand. La chose qu'on possède doit être ensuite es- 
timée d'autant plus qu'elle est due à un plus digne donateur. 

« Votre seigneurie révérendissime nous ayant , par déro- 
gation pontificale, privés des raisons pour lesquelles nous 
reconnaissions de nos ancêtres la possession de Fagna , voilà 
donc, à la fois, une occasion pour V. S. R. de démontrer son 
obligeance , sa libéralité , et même sa piété envers des enfants 



3o MACHIAVEL. 

si dévoués , et pour nous une occasion de reconnaître cette 
possession, d'un donateur plus digne que celui qui a favorisé 
nos ancêtres. Vraiment il n y a' pas de plus digne action que 
celle de donner, lorsque Ion peut ôter; de donner libéra- 
lement , surtout à ceux qui ne cherchent pas moins Thonneur 
et l'avantage de V. S. R. que leur propre salut ; à ceux qui 
ne se jugent pas les inférieurs, ni en noblesse, ni en honneurs, 
ni en richesses , des personnes qui espèrent que V. S. R. leur 
a accordé cette possession. 

«Celui qui voudrait peser dans une juste balance notre fa- 
mille et celle des Pazzi, s'il nous trouvait égaux en toute 
autre valeur, nous jugerait supérieurs en Ubéralité et en 
courage de cœur. » 

A la fin de la lettre écrite en italien , il y a un post- 
scriptum en latin , où on lit que Machiavel était ma- 
lade quand on a commencé TafFaire , qu'il la continue 
actuellement qu'il a recouvré sa santé, et qu'il ne va pas 
cesser de conjurer qu'on lui accorde ce qu'il demande. 
« Donec hic conatus felicem habet exitum. » 

Le ton de la lettre est tout -à- fait remarquable. 
C'est un mélange de flatterie, de dignité, même de 
Tanité chevaleresque : les Pazzi qui disputaient i sa 
famille le fief de Fagna, sont ses égaux en beaucoup 
de points, mais non en libéralité et en courage de 
cœur. Il y a peut-être ici une allusion au crime vil et 
abominable qu'ils commirent dans l'église en 1478, 
crime qui avait nécessairement excité l'indignation du 
jeune Florentin , et laissé des traces d'horreur dans son 
esprit malgré son aversion présente pour Pierre de 
Médicis. La petite incorrection latine prouve qu'il avait 
encore quelques progrès à faire dans la connaissance 
exacte des règles de cette langue. Et que signifie une 
faute de langue dans les premiers travaux d'un homme 
qui s'est élevé aussi haut que Machiavel? 



CHAPITRE IL 3i 

Mais les intérêts de la république ne permettent pas 
à Nicolas de penser si vivement à ceux de sa famille. 
Quatre mois après sa nomination ^ il avait été envoyé 
auprès de Jacques V d'Arragon, d'Appiano, seigneur de 
Piom bino . Les Vénitiens ayant fait attaquer les Florentins 
dans la province du Casentino^ ceux-ci dépêchèrent 
au secours de cette province Paul Vitelli qu'ils tenaient 
à leur solde, et ils priaient le seigneur de Piombino 
qui avait pris l'engagement de les servir, de se rendre 
à la portion d'armée qui restait devant Pise, pour as- 
siéger cette ville remise aux Pisans par le commandant 
français. 

Le gouvernement écrivait à ce seigneur : « Nicolas 
Machiavel , notre cher concitoyen , est chargé de vous 
accompagner et de vous, conduire par la route la plus 
commode. » Il paraît que le secrétaire accomplit ho- 
norablement sa commission. Il n'existe jusqu'ici au- 
cune lettre où il ait rendu compte de sa conduite dans 
cette circonstance. La lettre officielle au seigneur de 
Piombino est en date du âo novembre 1 498. 

Il reçut une autre mission du gouvernement auprès 
du même seigneur, en date du a4 mars 1498* Celle-ci 
paraît au premier aspect antérieure à celle dont nous 
venons de parler, mais dans le fait elle est plus ré- 
cente. Chez les Florentins, l'année commençait le 
2 5 mars; aussi le a 4 mars lA^S, suivant le style mo- 
derne, est effectivement le 24 mars i499- c^ système 1499. 
fut réformé en 1760, et le premier jour de l'année fut 
reporté au premier jour de janvier, comme le prati- 
quaient alors toutes les nations excepté les Russes. 

Machiavel parti pour Pontadera où se trouvait Jac- 
ques d'Appiano , avait ordre de lui dire que la répu- 
blique venait d'apprendre que sa seigneurie désirait 
voir augmenter d'une somme assez considérable les 



32 MACHIAVEL. 

frais de son engagement {Condottd), L'envoyë devait 
adresser à ce seigneur des assurances du dévouement 
de la république, lui témoigner tout le cas qu'elle 
faisait de son engagement, s'étendre beaucoup sur ces 
témoignages, mais en termes larges et généraux, pour 
n'obliger en rien la ville de Florence. 

ft QuantàTargent, tu lui diras qu'aussitôt que nous avons 
connu sa demande, nous avons fait rechercher les registres 
des condotte ; que nous avons trouvé dans le second chapitre 
qu'il avait été convenu entre sa seigneurie, lexcellentissime 
duc de Milan et notre magistrat, que la provision du traité 
seVait de 2400 ducats, et de plus, ce qui semblerait convenable 
à notre magistrat ; et qu'en ce cas, nous prions S. S. de vou- 
loir bien se contenter de ce qui lui avait plu alors. 

« Tu offriras , pour un autre temps , tout ce que méritent 
les vertus et les bons procédés de S. S. , et notre amour ppur 
elle , et tu t'en tiendras à ces termes d'attachement ( amore^ 
i^oli ) y etc, » 

Il paraît que Machiavel s'acquitta avec habileté de 
cette mission délicate. Elle consistait définitivement 
à payer en phrases un général qui demandait , avec 
une sorte de raison , une gratification indirectement 
promise , outre le subside convenu. 
1499. Cette commission fut remplie en peu de temps; 
car une lettre particulière de Nicolas, datée de Flo- 
rence , le 29 avril, et adressée à François Tosinghi , 
commence à nous révéler l'homme d'état qui va 
étudier si habilement la politique de toute l'Europe. 
Cette lettre est un résumé des projets , des prétentions , 
des craintes de plusieurs pays. On peut la prendre 
pour un extrait raisonné de la correspondance de la ré- 
publique avec ses agents à l'étranger, même en Turquie. 
On doit croire aussi, aux formes de respect qu'emploie 
Machiavel , que François Tosinghi , commissaire gêné- 



CHAPITRE IL 33 

rai dans cette campagne de Pise, est un de ses pro- 
tecteurs les plus déclarés. 

Le i5 juin, le secrétaire avertit son bienfaiteur To- 1499. 
singhi de la crainte où l'on vit encore, dans l'attente 
des Turcs qui vont peut-être débarquer en Sicile. 
« Ciascun sta in sa Vale. » Chacun se tient les ailes 
soulevées. » 

Le 6 juillet, il l'entretient de quelques nouvelles, 
mais moins importantes , et il le prie de l'excuser , si la 
multiplicité et la gravité des affaires ne lui ont pas 
permis de donner plus de détails. 

Toujours plus satisfait du zèle de son secrétaire, le 
gouvernement de Florence pense à lui confier une 
mission plus compliquée auprès de la comtesse Cathe- 
rine Sforza. 

Cette dame, fille naturelle du comte François Sforza, 
depuis duc de Milan, avait été mariée en premières noces 
au comte Jérôme Riario , seigneur de Forli et d'Imola, 
neveu du pape Sixte IV, et qui avait trempé avec lui 
dans la conjuration des Pazzi contre les Médicis. Elle 
avait de Jérôme un fils nommé Ottaviano, dont il sera 
question dans cette mission. La même dame avait été 
ensuite mariée avec Jacques Féo de Savone , et enfin 
en troisièmes noces, mais secrètement , avec Jean, fils 
de Pierre-François de Médicis , né en 1 467 et mort à 
Forli le i4 septembre 1498. Jean descendait de Jean 
de Médicis , père du grand Cosme , par Laurent , frère 
de ce dernier, né en iSgS, et par Pierre-François ci- 
dessus cité, né en 143 1. 

La comtesse avait eu de Jean son dernier époux un 
fils appelé Jean et dit aussi Louis, connu depuis sous 
le nom de Jean délie bande nere, qui fut père du 
grand-duc Cosme T'. 

Machiavel était chargé de refuser certains arrange- 
/. ' 3 



34 MACHIAVEL. 

ments proposés par Ottaviano Riario , fils du premier lit 
de la comtesse Catherine Sforza , et de substituer de nou- 
velles mesures qu'il fallait faire agréer , « con effîcacia 
di parole, e con i migliori termini che occorressero.yi 
1499^ Le négociateur s'occupa d'abord d'une commission 
fort indifférente, à Castrocaro, et il signa sa lettre ita- 
lienne, datée du i6 juillet, de ces mots latins : « mi- 
nimus servitor, » Le même jour, il arrive à Forli, et il 
écrit le 17. Ottaviano est absent; le secrétaire a vu la 
comtesse, et il lui a expliqué les motifs de sa visite. 
Catherine réplique que les paroles de leurs seigneuries 
( du gouvernement supérieur de Florence ) l'ont tou- 
jours satisfaite, mais que les faits n'ont pas répondu 
aux paroles. Il paraît que la comtesse aux trois époux 
n'avait pas à se louer de ses relations avec la république 
actuelle: cela s'expliquait naturellement, puisque le 
dernier de ses maris était un Médicis. La république 
interprétait dans un sens un traité que la comtesse 
interprétait dans un autre sens. Cependant , à travers 
ces difficultés , l'envoyé trouve moyen de faire une re-» 
marque qui sera utile au bien du service. Il découvre 
qu'un certain Giovanni da Casale, chargé des inté- 
rêts de la cour de Milan , se trouve à Forli depuis deux 
mois, et qu'il gouverne toutes les affaires. La lettre, où 
Machiavel rend ce compte , est écrite en italien et si- 
gnée ainsi : humilis sen^itor Nicolaus Machia^^ellus. 
Une autre lettre, datée du 18 juillet, rapporte que le 
négociateur a demandé à la comtesse de la poudre , du 
salpêtre et un corps d'infanterie. Son excellence a ré- 
pondu qu'elle n'avait pas à sa disposition du salpêtre, 
qu'il ne lui restait que peu de poudre, cependant 
qu'elle voulait bien céder à la république dix mille 
livres de salpêtre, sur vingt mille qu'elle avait ache- 
tées à Pesaro. 



CHAPITRE II. 35 

Quant à des fantassins , son excellence consent à 
envoyer un corps au service de la république; mais 
aucun des hommes ne peut avancer d'un pas , si on 
ne donne point d'argent. Si on en accorde, il sera fait 
un choix d'hommes bien armés et fidèles qui parti- 
ront sur-le-champ; et alors, Machiavel demande cinq 
cents ducats, à raison d'un ducat par homme : il fau- 
drait ensuite quinze jours pour que ces fantassins 
pussent arriver au camp de Pise. 

Nous ne négligeons pas, en commençant, ces détails 
minutieux, parce qu'ils familiarisent le lecteur avec 
une foule d'usages qu'il doit connaître pour bien com- 
prendre l'histoire Florentine de ce temps. 

Cependant la comtesse, tout en se montrant si exi- 
geante pour ce qui concerne la solde de son infanterie, 
consentait à en fournir à la république. Les paroles 
flatteuses de l'envoyé avaient produit un effet avanta- 
geux. 

Le secrétaire de madonna vient trouver Nicolas et 
lui adresse des propositions raisonnables (Ju'il est de 
son devoir de transmettre à Florence. 

Plus tard , Machiavel annonce qu'il lui est bien dif- 
ficile de juger si la comtesse est plus affectionnée à 
Milan qu'à la république. Le raisonnement du poli- 
tique est plein de sagesse. 

« D'abord je vois sa cour remplie de Florentins, et Ton peut 
dire qu ils ont son état dans les mains. Je lui trouve UQe 
inclination naturelle pour notre Ville: elle en donne des 
preuves manifestes et paraît désirer notre affection. Ayant 
un fils de Jean de Médicis , elle espère l'usufruit de ses biens, 
et se dispose tous les jours à en prendre la tutelle. Ensuite, 
ce qui importe le plus , elle voit le duc de Milan ( Ludovic, 
frère de son père, le même qui a appelé Charles VIII et qui 
l'a trahi, ) assailli par le roi de France, et ne peut savoir le 

3- 



36 MACHIAVEL. 

degré de sûreté quil y a à s al tacher à ce duc, dans les exi- 
gences de ce temps , que son excellence connaît très - bien. 
Ces considérations font croire qu elle est prête à souscrire 
même (eziam) à nos conditions restreintes. » 

« D*un autre côté , je vois près de sa seigneurie messire 
Jean de Casai, agent pour le duc de Milan, être en haute 
estime et tout gouverner; ce qui est dun grand poids : il 
peut donc faire fléchir du côté où il veut , un esprit incer- 
tain. » 

« Véritablement, si la peur qu'elle a du roi de France n'in- 
tervenait pas , je croirais que sa seigneurie est prête à vous 
abandonner, surtout parce qu'elle ne croirait pas se détacher 
de votre amitié, puisque vous êtes en bonne intelligence 
avec le duc de Milan. » 

Il finit en observant qu'il fait ce raisonnement pour 
que la république connaisse ce qui chagrine S. S., et 
qu'elle puisse prendre des résolutions plus fermes; ce 
que S. S. attend avec impatience, molestée comme 
elle l'est tous les jours par le duc de Milan. 

Il n'est pas possible d'expliquer mieux la position 
inquiète de la comtesse de Forli entre la cour de Lu- 
dovic et la république. L'homme habile devine vite ce 
qui est, quelque soin qu'on prenne de le lui cacher. 

1499. ^-^ sagacité de Machiavel commence à porter ses 
fruits. La comtesse est sur le point d'être livrée à des 
chagrins de famille et d'ambition. Son jeune fils Jean 
( Louis ) de Médicis vient de tomber malade ; aussi 
croit-elle, dans le premier moment, devoir se confier 
plus que jamais à la protection de la république, 
quoiqu'elle puisse attendre aussi des reproches de son 
oncle Ludovic , dont il a été question : la lettre porte 
Fexpression de Barba dont s'est servie la comtesse ; ce 
mot signifie oncle en lombard. Il semble que les af- 
faires vont s'arranger selon les désirs du gouvernement 



CHAPITRE IL 37 

Florentin. Ottaviano doit revenir, et Ton enverra des 
troupes presque à l'instant à Pise. 

Mais il survient des obstacles, et à l'honneur de 

« 

Machiavel , il peut les avouer puisqu'il les avait prévus. 
Jean de Casai va le trouver , et lui dit que la comtesse 
lui dorinera audience, et expliquera mieux ses inten- 
tions. Il n'y a pas de doute que Jean de Casai n'ait fait 
fléchir du côté oit il a voulu y un esprit incertain. Celui 
qui a tout pouvoir au nom du duc de Milan , a exigé 
que la comtesse elle-même se rétractât, et elle fait un 
singulier raisonnement que Machiavel rapporte en ces 
termes : 

« Je vous ai dit le contraire de ce que je vais vous signi- 
fier , mais ne vous émerveillez pas : plus les choses se dis- 
cutent, et mieux elles s'entendent. » 

L'envoyé Florentin témoigne son mécontentement: 
il dit qu'il a informé son gouvernement des proposi- 
tions qu'on rétracte ; mais il ne peut tirer aucune autre 
réponse de la comtesse , et la négociation est rompue. 
H est aisé de voir que le fils de la comtesse et de Jean 
de Médicis étant tombé malade, Jean de Casai a dit à 
la mère , que dans le cas où elle perdrait ce fils , elle 
n'avait aucun intérêt à se livrer à la politique de Flo- 
rence pour le moment , que si elle en avait pensé 
autrement , il fallait revenir sur ses pas ; que dans le 
cas où l'enfant se rétablirait, il serait toujours temps 
de rentrer dans cette voie , pour s'assurer , pendant la 
tutelle, la possession des biens du père de son fils, et 
l'influence déjà attachée au grand nom de Médicis. 

Machiavel retourne à Florence: il n'avait pas mal I499, 
servi la seigneurie (c'était la république qui s'était 
trompée , ) et il reprend ses travaux de secrétaire du 
gouvernement. 



38 MACHIAVEL. 

Là, il eut la satisfaction de voir arriver un agent 
de la comtesse, chargé de bien parler des rapports 
qu'elle avait eus avec le député Florentin, et de con- 
firmer tout ce que celui-ci avait dû écrire de la part 
de la cour de Forli à la seigneurie de la république. 



CHAPITRE III. 39 



«A>««»*AV«« 



CHAPITRE m. 



Vers les premiers jours de juin de Tannée i5oo, 1500. 
Machiavel avait accompagné au camp, sous Pise, les 
commissaires de la république, Jean-Baptiste Ridolfi, 
et Luc degli Albizi: les fonctions de secrétaire à Flo- 
rence étaient remplies par Marcello di Virgilio , col- 
lègue de Nicolas , et qui avait été quelque temps son 
chef, comme on l'a vu plus haut« 

Pendant qu'il résidait ainsi dans les environs de 
Pise , un corps de huit mille Français s'y rendit , à la 
demande du gouvernement Florentin , pour appuyer 
les opérations du siège. Les Français étaient ainsi 
contraints de faire le siège d'une ville qu'on leur avait 
prêtée, et qu'ils avaient livrée à ses propres habitants 
de qui ils ne l'avaient pas reçue. Les opérations des 
assiégeants n'avaient aucun résultat favorable : alors 
les bataillons des Gascons se révoltèrent , sous prétexte 
que la solde n'était pas payée par la république. 
Un corps de Suisses qui faisait partie de la petite ar- 
mée française insulta et arrêta le commissaire Floren- 
tin, Luc degli Albizi, par qui il se fit donner, sous 
différents prétextes, une somme de treize cents du- 
cats. 

Luc degli Albizi écrit en son nom. Les lettres sont 
de la main de Machiavel. 

« On découvre à tout instant de nouveaux desseins et de 
nouvelles avanies contre nous; quand une cesse, quatre 



4o MACHIAVEL. 

autres paraissent, à faire croire en vérité quelles n'auront 
plus de fin. Beaumont (le général) en est tout étourdi'. Il 
montre que les choses lui font de la peine , et il ne remédie 

à rien Le capitaine des Suisses a bonne intention; mais 

il ne finit rien Et la chose paraît réduite à ces termes, 

qu'on ne pense qu'à la justification du roi, en laissant tout 
à notre charge. Examinez bien ceci , en vous en tenant aux 
résolutions seules que nécessitent les circonstances. Croyez à 
celui qui vous rappelle avec fidélité que l'œil dit la vérité mieux 
que l'oreille.... Pour Dieu , n'abandonnez pas les provisions ! 
Pensez à Beaumont qui a commencé à m'en importuner, et 
qui ne me voit pas de fois qu'il ne m'en assiège.... » 

Le 9 juillet, Machiavel écrit à son tour, que les 
Suisses ont mis en arrestation le commissaire degli 
Albizi ; il supplie les magnifiques seigneurs de ne pas 
souffrir qu'un de leurs concitoyens avec ses serviteurs 
et les leurs soit obligé de garder le silence... Il ajoute: 
«Et dans les mains de qui...?» 

Une lettre d'un autre commissaire général , Barto- 
lini , demande du secours presto^ presto y presto. Il 
était aisé de reconnaître ici que l'habitude souvent 
parcimonieuse des chefs de la république avait occa- 
sionné ce scandale. Comment ignoraient-ils que les 
Suisses surtout, ces aventuriers, sans patriotisme à 
l'étranger, sans zèle, qui se battaient pour une solde 
convenue, se révoltaient chaque fois qu'on ne les 

z Les Florentins s'étaient sonvenus He la fidélité avec laquelle Beanmont 
leur avait fait rendre la ville de Livoarne , et en stipulant le traité par lequel la 
France leur promettait d'assiéger Pise en leur noiu , ils avaient demandé que 
le même Beaumont reçût le commandement de Tarmée qui devait agir contre 
les Pisans. 

Beaumont était un bon militaire de second ordre, mais malheureusement 
d*un caractère faible,, ne sachant pas se faire respecter , et il faut le dire , d*une 
probité encore mal affermie. On va voir les inconvénients qui résultèrent de 
ce choix dicté par une reconnaîssanca trop précipitée. 



CHAPITRE III. 4i 

payait pas? Certes Féconomie est une grande vertu 
dans les hommes de gouvernement, mais elle a ses 
bornes, et elle devient coupable lorsqu'elle est la cause 
d'excès odieux, et de désastres pour l'état; car les Pi- 
sans profitèrent de ces désordres pour repousser les 
assiégeants. 

Ces réflexions n'ont pas été puisées par nous dans 
les auteurs du temps qui ont écrit en Italie : ils trai- 
tent assez légèrement. cette révolte, et ils attribuent 
toutes ces scènes au peu de patience des troupes con- 
fédérées; mais il est aisé de voir dans la lettre suivante 
du commissaire degli Albizi , qu'il y avait à prendre des 
mesures de prudence qui avaient été négligées. 

« Je ne sais si lorsque je serai arrivé à la dernière heure de 
ma vie (que Dieu daigne m'envoyer bientôt) , je ressentirai 
la quatrième partie de raffliction et de la douleur que j Ré- 
prouve présentement, non -seulement du danger que j ai 
couru, de celui que je cours encore, et de la détention que 
je subis , mais aussi du désespoir d'apprendre par les lettres 
de vos seigneuries, et surtout par celles du 8 juillet, qu*on 
n'a pas ajouté foi à ce que j'ai annoncé, (ce que j.e ne devais 
pas croire), et que je suis absolument abandonné comme une 
personne répudiée et perdue. 

« Mes péchés et ma mauvaise fortune le veulent ainsi. Dieu 
peut-être secourra celui qui est sacrifié déraisonnablement. 
Je vous ai largement démontré les périls; je vous ai fait 
connaître tout ce que cette engeance a fait, on peut dire 
il y a deux heures , au roi de France et au duc de Milan : 
et l'on ne devait pas penser que mes expédients eussent 
tempéré la malhonnête demande des Suisses. Il a plu à vos 
seigneuries de le décider ainsi , et moi , qui pour le moment 
suis bien hors de prison, je me vois cependant dans le cas de 
disputer ma vie à tout instant; à chaque heure renaissent 
de nouvelles menaces , de nouvelles exigences , de nouveaux 
dangers , et tout cela pour les comptes qu'a faits la Ville, 



4a MACHIAVEL. 

qu'ils soient justes ou fkux! c'est à moi seul à soufFrir, sans 
être en rien'lobjet de quelque compassion! Que Dieu me 
réconforte au moins par la mort, si ce n'est par un autre 
secours! 
1 500. " Nicolas Machiayel vous a écrit ma captivité : depuis j*ai 
été mené , pendant l'espace d'un demi-mille y vers Pise ; on 
m'a conduit au capitaine des Suisses. Là , après une longue 
dispute, au milieu des hallebardes, il m'a été signifié qu'ils 
entendaient que quatre ou cinq cents de leurs compagnons, 
ou peut-être davantage , venus de Rome , et que vos sei- 
gneuries avaient tenus dans l'espoir du paiement, devaient 
avoir leur paye de moi, et que si je refusais, ils ne se conten- 
teraient pas de me retenir prisonnier. Je leur rappelai l'hon- 
neur du roi, les bons traitements qu'ils avaient reçus... (énu- 
mérations familières à Machiavel). Après une longue que- 
relle , toute entremêlée de menaces , il me fut répondu que 
si je n'accordais pas cette satisfaction, non-seulement ma 
personne, mais toute la Ville en souffrirait, et que s'ils le 
voulaient, ils avaient aussi un moyen de se payer sur l'ar^ 
tillerie. » 

Il est facile de se faire une idée juste du système 
de guerre de ce temps-là. N'avait-on pas plus à crain- 
dre des siens, que de Fennemi lui-même? que pou- 
vaient les talents du général , ses prévisions, contre de 
tels attentats? Il était bien certain qu'il ne fallait en- 
treprendre aucune attaque, sans avoir assuré la solde, 
et que du moment où elle était arriérée, il y avait lieu 
à "suspendre toute opération, jusqu'à ce que la troupe 
fût au moins payée de quelques à-comptes. 

La lettre de Luc degli Albizi ne pouvait pas cepen- 
dant ne pas produire une vive impression. La répu- 
blique répond par des protestations d'intérêt et de 
condoléance. Elle prend enfin les mesures nécessaires* 
On prépare l'argent ; on ordonne que l'artillerie, qu'il 
est important de sauver de la rapacité des Suisses , se 



CHAPITRE III. 43 

replie sur un point plus voisin de Florence, On en- 
voie des secours à Pescia, ville sur laquelle quatre 
mille Gascons allaient marcher. On dépêche comme 
nouveau commissaire , Pierre Vespucci. On flatte Al- 
bizi; on lui recommande de rester près du camp, tant 
qu'y seront les Français. S'ils partent, Albizi n'aura 
qu'à l'écrire, et en peu d'heures il obtiendra la réponse 
et le consentement que le gouvernement donne à son 
retour. Enfin l'opinion des magnifiques seigneurs est 
que ce qui concerne Albizi sera examiné diligem- 
ment sous tous les rapports, et avec toutes les cir- 
constances. 

Au commencement d'avril, la république reçut du 1500. 
roi Louis XII une lettre qui contenait entre autres les 
passages suivants : 

« Nous avons été avertis , il y a peu de jours, des graves 
désordres survenus dans le camp du siège de Pise, par suite 
de la mutinerie et de la discorde des gens de pied mal 
conditionnés, qui étaient dans l'armée. Sans cause, ils se sont 
soulevés ; ils ont quitté le camp et abandonné le siège sans 
la volonté et le consentement de M. de Beaumont notre 
lieutenant, de leurs capitaines et des honnêtes personnes 
qui étaient dans ledit camp. » 

Le roi annonce qu'il envoie son maître de l'hôtel , 
Corcou , qui doit s'informer de la vérité. Il engage la 
république à délibérer sur ce qui est arrivé , pour ter- 
miner cette affaire d'une manière conforme à l'hon- 
neur de la France , et au profit et à l'avantage de Flo- 
rence. Le roi finit par faire espérer la réduction de 
Pise. 

Cette lettre pleine d'encouragements, de consola- 
tions, et en même temps de prudence et de fermeté, 
était contre-signée par Florimond Robertet , qui avait 



44 MACHIAVEL. 

été secrétaire d'état sous Charles VIII, et qui continua 

de l'être sous Louis XII et François I*''. 

Nous avons attaché quelque importance à tous ces 
fciits, parce que Machiavel, ami de Luc degli Albizi, 
Machiavel , qui même déjà n'écrivait plus sous la 
dictée de personne, est évidemment auteur des lettres 
signées par Luc, et ensuite parce que cet événement 
parut nécessiter l'envoi du secrétaire en France, où U 
accompagna François délia Casa. 

' Florimond Raberlil,.»eîgaei]r d« Freaocs, origmâire da HoDtbrûan , 
créatnre de Pierre de Beaujeu, duc de BontboD , inl iccréuire d'ëUI, lani 
troii règn« ; Ici aervioa importanli qu'il i«Qdit 1 troîa de noi roia , et lea 
lunla taleuta qa'i] déploya daru ion adminUlntioD, donnèrent beaucoup de 
Inatte et de crédit i «on emploi. Le) bielorieui t'accordent i dire qae ce fut 
M><u lai qae la charge de lecrélaire d'élat reçut TécUt et l'intorilé qui da- 
pni* j furent allacliéa. Il eat le premier de ces fonctionnaires a qui le ttire d« 
Sfomeigaear ait été conréré. Il avait épouaé la fille de Cosme ClaDsae, >ei- 
gnear de Harcbsamoni. Il moumt en i587. S"" pelil-fila Fiorimond Rober- 
tet , aeigaear d'AtIuye , dirigea le départemeol dea afTaîrea élrangérea poar 
l'iulie, le PiémoDt et le Levant, de iSàg i i56g. A cette époque, il n'y 
arait paa de ministre dea afTaires étiaDgétea, daiu l'tcceptioa da tenne tel 
que uoiia l'enteDdoDs anjonrd'bai. 



CHAPITRE IV. 45 



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CHAPITRE IV 



Machiavel aurait eu à donner des raisons de douleur, 1 500. 
de convenance, d'intérêt et de famille, pour n'être 
pas obligé de quitter si vite la ville de Florence. 11 
venait d'y perdre son père Bernard, qui laissait une 
modique fortune, et des affaires en mauvais ordre; 
mais ces considérations ne retinrent pas le secrétaire, 
et au premier signe de Marcel di Virgilio, il se dis- 
posa à se mettre en route. 

Délia Casa et Nicolas étaient tous deux chargés 
d'aller porter au roi des explications de l'événement 
de Pise, et les raisons qui pouvaient prouver que la 
république ne devait pas être inculpée à cause de ces 
désordres. Tous deux parleraient en témoins de ce 
fait : ils avaient tout vu de leurs propres yeux, puis- 
que Délia Casa s'était trouvé aussi employé sous Luc 
degli Albizi. Us avaient ordre de faire diligence, de 
parcourir même la distance à cheval, aussi vite que 
le leur permettraient leurs forces. C'était à Lyon qu'ils 
devaient trouver le roi très - chrétien , après s'être 
abouchés auparavant avec les ambassadeurs actuels 
de la république à la cour de ce monarque, François 
Gualterotti, et Lorenzo Lenzi. La commission était 
d'abord directement confiée à ces ambassadeurs : les 
deux autres envoyés n'en devaient pas moins les ac- 
compagner à cette occasion. 

Il était prescrit de bien faire connaître l'avanie faite 



46 MACHIAVEL. 

au commissaire, sa captivité, les vilcdnieSy les oppro- 
bres auxquels il avait été exposé. 

A la fin des instructions, il était dit que, bien qu'on 
eût recommandé de ne pas parler de Beaumont , de 
peur de s'attirer son inimitié, si cependant on en 
trouvait l'occasion favorable, devant le roi ou d'au- 
tres, il fallait l'accuser nettement de lâcheté et de cor- 
ruption, lui reprocher d'avoir continuellement reçu 
dans sa tente et à sa table, ou un ambassadeur Luc- 
quois , ou les deux ambassadeurs de cet état , d'avoir 
permis que par eux les Pisans connussent tous les 
projets. Les négociateurs, jusqu'au moment jugé par 
eux favorable, devaient ne pas accuser ce comman- 
dant, bien au contraire, en parler honorablement, 
rejeter la faute sur d'autres, particulièrement en pré- 
sence du cardinal de Rouen ( George d'Amboise, 
premier ministre du roi, et archevêque de Rouen)'. 

Il était assez difficile d'exécuter ces instructions ; 
mais Machiavel faisait partie de la mission, ce qui 
rassurait Marcello di Virgilio, qui les avait rédigées 
comme premier secrétaire de la république, et l'on 
pouvait permettre à une légation à laquelle Machiavel 
était attaché , d'employer tous les moyens propres à 
assurer la prompte et honorable justification du gou- 
vernement Florentin. 
1500. Délia Casa et Nicolas étant arrivés à Lyon le 26 
juillet, n'y trouvèrent plus le roi. L'ambassadeur Lo- 

I Machiavel, dans le coars de ses correspondances et demies lettres familières, 
rappelle souvent da nom de Rocmo , Roaen. La seigneurie de Florence ne le 
désigne aussi quelquefois dans ses instructions que de la même manière. Cette dé- 
nomination , purement italienne , a induit en erreur quelques écrivains français 
qui ont vu dans Ucardmal di Rpano le cardinal de Rohan. Le cardinal d*Amboise 
n* était pas parent de Pierre de Rohan, maréchal de Glé. George d*Amboise 
était né au château de Chaumont-sur-Loire en 1460, d*une maison illustre. U 
avait été nommé évéque de Montanhan , n*étant encore que daDa sa 1 4* année. 



CHAPITRE IV. 47 

renzo Lenzi resté dans cette ville, ne pouvait pas et 
ne devait plus les présenter à S. M. : il avait reçu, 
depuis peu, l'ordre de revenir à Florence. La répu- 
blique en le rappelant , ainsi que Gualterotti , avait 
suivi un calcul de dignité assez noble : il ne paraissait 
pas qu'il lui convînt de faire résider ses ambassadeurs 
à la cour d'un prince dont l'armée avait si gravement 
insulté un commissaire de la république, et en accré- 
ditant deux envoyés subalternes , mais hommes habiles, 
elle se réservait de bien connaître l'état des choses 
dans cette cour, sans pouvoir être trop vivement ac- 
cusée d'avoir voulu rompre désormais toute commu- 
nication avec l'offenseur. 

Lenzi donna à ses successeurs de sages recomman- 
dations; il leur conseilla de ne pas parler en termes 
désagréables de M. de Beaumont : ils pourraient le 
taxer au plus de quelque timidité de caractère, d'une 
sorte d'inaptitude à se faire craindre; ses intentions 
auraient été bonnes; il avait montré un grand dé- 
plaisir de voir les choses en mauvais état ; quand son 
caractère et ses actions ont pu produire quelque bien, 
il y a apporté du zèle et de la diligence; c'est la ma- 
lignité des autres qui a été la cause des désastres. On 
peut en accuser ces Italiens qui ont été dans le camp 
(apparemment les Lucquois); on peut aggraver les 
torts de ceux-là , sans un grand danger , parce qu'on 
parlera en la présence de Rouen, de monseigneur 
d'Alby' et du maréchal de Gié, tous trois Français. 

Lorsqu'on n'aura devant soi que monseigneur de 
Rouen, seul, alors dans un changement de ton, dans un 
contre^temps de langue^ on pourra dire de plus que les 
procédés de ces Italiens ont été d'une nature si mal- 

^ Louis d'Amboise, éTéqae d*Alby » frère da cardinal d*Amboise. 



48 MACHIAVEL. 

faisante , (Voilà quels étaient les maîtres de Machia- 
vel , s'il en avait eu besoin ! ) qu'on a douté si le mal 
venait plutôt de ces Italiens que du camp français. 
Ici on pourra mentionner quelques-uns des faits à 
charge que portent les instructions ; cependant , si 
monseigneur de Rouen disait aux envoyés seuls , ou 
en présence du roi , que Beaumont a été demandé, en 
qualité de commandant, par Pierre Soderini, ambas- 
sadeur de la république , et qu'ainsi elle ne doit s'en 
prendre qu'à elle-même du choix qu'on a fait de Beau- 
mont, il faut répondre qu'on ne l'ignore pas ; que cela 
a été bien, quelque mal qui soit arrivé, parce qu'il 
est important de se réserver l'appui du prélat, pour 
une circonstance où il sera plus nécessaire. 

Les personnes qu'il faut ménager sont tout ce qui 
appartient à la maison d'Amboise, M. Robertet qui 
donnera aide et conseil , le maréchal de Gié ; parmi 
les Italiens, il faut cultiver le comte Opizino de Novare 
et le marquis de Cotrone que les malheurs des temps 
ont jetés en France : ils savent, et peuvent instruire. 

Quand on parlera à monseigneur de Trivulze * , il 
faut avoir soin de lui demander ses avis , et lui recom- 
mander la république. 

Telles furent, avec d'autres instructions moins sail- 
lantes, les informations que reçurent les deux en- 

z Jean-Jacqaes Trlvulxe était passé du service da roi Ferdinand de Naples 
an service de Charles VIII, en x495. Il était excellent homme de gnerre, d*ane 
famille de Milan très-distinguée, et ennemi déclaré da dnc Sforze. Trivulze se 
battit vaillamment à la bataille de Fornone. Il avait eu quelque intention, comme 
nous l'avons dit du seigneur de Piennes, de se faire déclarer seigneur de Pise. 
Les Florentins ne Paimaient pas , mais ils le ménageaient ; et il se montra assez 
constamment disposé à servir leurs intérêts de son crédit à la cour de Louis XII. 
Guichardin ne balance pas à le proclamer le premier capitaine de Pltalie. Il 
fut un des quatre maréchaux de France de ce temps-là , et mourut en dis- 
grâce à Chartres. Il ordonna qu*on gravât sur son tombeau ces paroles : « Ici 
repose Jean-Jacques Trivulze , qui auparavant ne s*était jamais reposé. *• 



CHAPITRE IV. 49 

voyés : ils ne tardent pas à montrer qu'ils ont 
su les apprécier , et ils vont rendre compte de leurs 
opérations dans des dépêches signées de tous deux. 

Nous nous félicitons de rencontrer Machiavel sur 
un terrain digne de lui. Il allait déployer le caractère 
d'envoyé de la république près d'un grand souverain, 
aussi célèbre par sa puissance , par la hardiesse de sa 
politique, que par la bonté et la magnanimité de son 
cœur; aidé dans le terrible métier de roi par un mi- 
nistre honnête homme, sage, prudent, habile à saisir 
les circonstances qui peuvent étendre la gloire de son 
maître qu'il aime sans le craindre , qu'il reprend quel- 
quefois sans l'humilier , avec qui enfin il doit par- 
tager plus tard le titre si rare de père du peuple ^ titre 
qui, au rapport de l'histoire, a été accordé à tous 
deux, sans qu'aucun sentiment de basse jalousie ait 
blessé le maître et déshonoré le ministre. 

Dès les premiers moments, le ton des lettres des 1500 
envoyés Florentins paraît ferme , assuré , et libre de 
toute complaisance devant les magnifiques seigneurs. 
La circonstance de la présence de Marcello di Virgi- 
lio dans les séances du gouvernement de Florence, la 
certitude d'être lu, d'être jugé par son maître, par 
son ami, par le premier auteur de sa fortune, par un 
honnête homme expérimenté dans les affaires , devait 
enhardir Machiavel, et lui donner cette confiance né- 
cessaire pour bien servir son pays. 

Une première dépêche annonce que les négocia- 
teurs, après une grande célérité dans leur marche, 
sont à Lyon, mais qu'ils n'y ont pas trouvé le roi. 
Lenzi leur a remis de nouvelles instructions; ils vont 
monter à cheval, pour aller remplir la .mission du 
gouvernement. Ce n'est plus à la fin de la lettre, le 
minimus servitor^ ni même humilis sen^itor^ c'est le 

/. 4 



5o MACHIAVEL. 

mot servitOTy tout simplement. Il ne faut pas croire 
que ces distinctions soient indifférentes : certainement 
Machiavel avait, dès ce moment, une place plus éle- 
vée. Ce ne sont pas les chefs et les agents des répu- 
bliques qui se sont montrés les moins scrupuleux sur 
les règles de l'étiquette. Us ne l'offensent jamais dans 
les autres, et ils exigent très - sévèrement et prennent 
très-hardiment les titres qu'ils croient leur être dus. 

D'ailleurs, dans la langue gouvernementale, si on 
permet cette locution, ces distinctions avertissent l'agent 
qui écrit du degré d'importance qu'on lui reconnaît, 
et par suite, de la nuance de liberté qu'il peut prendre 
dans sa dépêche ; elles avertissent en même temps le 
gouvernement lui-même , soit qu'il loue , soit qu'il cri- 
tique, de la mesure dans laquelle il doit se tenir vis-à- 
vis de celui qu'il a honoré d'une plus insigne confiance. 

Les envoyés n'ont pu quitter Lyon que le trente. 
Us ont été obligés de se procurer dans cette ville, des 
habits, des serviteurs, des chevaux, parce que dans 
la rapidité de leur voyage, ils n'ont pensé qu'à obéir 
et à se rendre auprès du roi. 

Nous trouvons ici une lettre de Nicolas, signée 
cette fois humilissimus sen^itor. Elle est tout- à-fait 
relative à ses intérêts pécuniaires. Le traitement de 
Délia Casa avait été fixé à une somme plus forte que 
celui de Machiavel ; il réclame contre cette différence. 
Il refuse les 20 ducats qu'on lui donne par mois, et si, 
au mépris de toute raison diuine ou humaine ^ on ne 
veut pas le traiter comme Délia Casa, il sollicite son 
rappel ; il finit ainsi : 

« Je vous prie de faire en sorte qu'un de vos serviteurs , là 
où les autres y dans ladministration , acquièrent Futile et 
rhonorable , que moi enfin , sans ma faute , je n*en retire 
pas autre chose que vergogne et préjudice. » 



CHAPITRE IV. 5î 

Il est piquant de voir que des négociateurs, envoyés 
pour excuser le mieux possible l'avarice , disons vrai , 
de leur gouvernement, et pour repousser ce reproche 
sans doute par de bonnes raisons de conviction intime, 
qui les ont bien persuadés qu'on ne doit pas impu- 
ter à ce gouvernement un vice si condamnable, il est 
piquant de voir que ces négociateurs commencent 
eux-mêmes, avant de le servir, par lui prouver que 
son administration est injuste, qu'elle induit ses agents 
dans des dépenses inconvenables, et que sciemment 
elle les entraîne dans des désordres de fortune. 

Mais le gouvernement ne se corrigera pas , et nous 
aurons souvent occasion d'interrompre Machiavel po- 
litique, pour laisser cours aux plaintes de Nicolas, ci- 
toyen pauvre, (^mandant avec amertume le paiement 
ou l'augmentation du traitement qui lui est attribué. 

Les deux Florentins sont arrivés à Nevers , où ils 
trouvent le roi. Ils se font présenter chez monseigneur 
de Rouen , ils exposent la cause de leur venue , et ils 
se recommandent à monseigneur, comme au protec- 
teur le plus zélé de la république. 

Le cardinal a répondu brièvement: il a laissé en- 
tendre par sa réponse que les justifications du camp 
n'étaient pas bien nécessaires ; qu'il s'agissait d'événe- 
ments anciens, mais qu'il fallait penser, du côté du 
roi et dans les intérêts de la république, à ce que l'un 
et l'autre avaient perdu d'honneur et d'avantages. 
Après ce préliminaire il a demandé vivement ce que 
les seigneuries croyaient devoir proposer pour recom- 
mencer l'entreprise. 

En discourant ainsi, le cardinal et les envoyés arri- 
vèrent au logement du roi : il venait de dîner , et il 
continuait de s'entretenir à table. Quelque temps après, 
s'étant levé , il fit entrer les envoyés , reçut leurs let- 

4. 



5a MACHIAVEL. 

I 

très de créance, et les mena dans une chambre à part, 
où il leur donna audience , en présence du cardinal , 
de Robertet , de messer Jean - Jacques de Trivulze , de 
Tévêque de Novare et de deux seigneurs Pallavicini. 
La lettre ne dit pas si Machiavel porta la parole, mais 
il est probable que ce fut lui qui en fut chargé plus 
spécialement par son collègue. Le roi entendit le récit 
de tous les événements, le départ des Gascons, les 
insultes des Suisses, la détention du commissaire, les 
intrigues continuelles avec l'ennemi : sur ce point , les 
envoyés se mirent à Taise. Il ne leur parut pas à pro- 
pos de parler des Italiens, à cause des seigneurs de 
cette nation, qui étaient présents à ce récit; il eût pu 
en résulter plus de mal que de bien. Le roi répondit, 
et le cardinal parla après le roi. Tous deux dirent que 
le manquement , en cette chose , provenait de la faute 
des seigneuries , et de celle de l'armée française. Les 
envoyés ayant répliqué qu'ils ne savaient en quoi la 
république avait manqué, il fut convenu qu'il ne fal- 
lait plus en parler, parce que de part et d'autre on 
pouvait longuement disputer sur ce sujet. Quant aux 
Gascons , le roi montra plusieurs fois qu'il connaissait 
leur fraude et leur trahison , et dit qu'il les ferait pu- 
nir. Les envoyés parlèrent diffusément sur la déten- 
tion du commissaire, dirent que l'acte était laid^ et 
que la cause était déshonnéte. Le roi et son ministre 
répondirent que les Suisses étaient accoutumés à faire 
ainsi, et à commettre de semblables extorsions. Le 
roi, comme pour se résumer, ajouta que de son côté 
on avait failli au devoir, et que de celui de Florence 
il y avait eu manquement; que Beaumont aussi n'a- 
vait pas été un homme d^ obéissance y comme il le 
fallait, et que, si un autre homme de plus d^ obéis- 
sante avait été là , la chose n'aurait pas été perdue. 



CHAPITRE IV. 53 

Les envoyés , prévenus par Lenzi de l'amitié du car- 
dinal pour Beaumont , se contentèrent de répliquer 
qu'en effet il y avait eu désobéissance , comme disait 
S. M. , et que cette désobéissance avait occasioné le 
scandale; mais ils s'empressèrent de dire aussi qu'ils 
avaient connu en Beaumont un homme jaloux de 
l'honneur du roi, attaché à leur patrie, et que si les 
autres eussent montré les mêmes dispositions et la 
même volonté , on eût remporté la victoire. Les en- 
voyés avaient pu, en même temps, reconnaître que 
ces paroles étaient agréables au cardinal, et qu'elles 
adoucissaient l'impression de peine qu'il avait pu 
éprouver de la réflexion du roi sur la désobéissance. 

Je laisse les envoyés continuer eux-mêmes. 1 500. 

« Sa majesté paraissant croire qu'on avait assez parlé de 
ces choses , se tourna vers nous , et dit : « Mais si cette en- 
« treprise a eu une fin si funeste pour vous , et si peu hono- 
« rable pour moi , car jamais mes armées n*ont dû renoncer 
« dans de pareilles entreprises , il faut délibérer sur ce qu'il 
« y a à faire en réparation de mon honneur et de vos préjudices, 
« Il y a quelques jours que je lai fait entendre à vos seigneurs, 
« et par leurs ambassadeurs , et par mon courrier qui a été 
« expédié en Toscane : à cet égard , j'ai fait de mon côté , 
« jusqu'à cette heure , ce qui est possible ; je continuerai 
« ainsi à l'avenir , et je vous demande quelle réponse vous 
« me donnez. » Nous répondîmes que nous n'avions de vos 
seigneuries aucune commission à ce sujets que nous n'en 
avions que pour les affaires du camp , où nous étions pré- 
sents ; que néanmoins , notre opinion ét^it que le peuple de 
Florence , afQigé depuis tant d'années d'une guerre si conti- 
nuelle et si insupportable , voyant Tissue fatale de cette der- 
nière entreprise , était disposé à croire que par suite de son 
mauvais sort , ou des intrigues de ses nombreux ennemis 
en Italie et au dehors , il n'avait plus rien d'heureux à es- 
pérer y qu'alors il manquait de confiance ^ et par conséquent 



54 MACHIAVEL. 

d^ courage et de force pour renouvdier une autre attaque ; 
que si & M. voulait nous rendre Pise , et que si Ton voyait 
ainsi un fruit certain des dépenses qu'on allait consentir 
encore , nous croyions que vos seigneuries seraient ainsi 
justement dédommagées. A ces paroles, le roi, le cardinal, 
et les autres qui les environnaient , commencèrent à se ré- 
crier, en disant qu*il était inconvenant que le roi fît à ses 
dépens la guerre pour nous. » 

« Nous répliquâmes que nous ne Ten tendions pas ainsi , 
mais avec la condition de rembourser à S. M. toutes ses 
dépenses , une fois Pise entre nos mains. Ils répondirent que 
le roi ferait toujours son devoir suivant les CapitolL » 

Ces Capitoli ou traités avaient été stipulés à Mi- 
lan, le 12 octobre 1499? ^* ^ ii^'sX pas inutile d'en 
rappeler ici la teneur. Us avaient été signés au nom 
d« la république par monseigneur Cosimo de' Pazzi , 
évêque d'Arezzo , et Pierre Soderini , et au nom du 
monarque , par le cardinal archevêque de Rouen. 
Dans ces traités , la république Florentine s'obligeait 
positivement à défendre les états de la France en 
Italie , avec 4oo hommes d'armes et quatre mille fan- 
tassins ^ et d'assister le roi dans la conquête de Naples 
avec cinq cents hommes d'armes, et cinquante mille 
florins. 

De l'autre coté, le roi Louis XII s'obligeait à dé- 
fendre les Florentins contre leurs ennemis quelcon- 
ques, avec six cents lances et quatre mille fantassins, 
et de les remettre en possession de Pise, et de tous les 
autres lieux perdus à l'époque du passage de Char- 
les VIII , à l'exception de ceux qui étaient occupés par 
les Génois. 

On voit que le roi ne balançait pas à répéter qu'il 
respecterait les traités signés en son nom. Il dit en- 
suite aux envoyés que, sans la réponse au courrier ex- 



CHAPITRE IV. 55 

pédié à Florence , il n'y avait rien à faire ; qu'en atten- 
dant, ils pouvaient se rendre à Montargis, où il serait 
de sa propre personne dans trois jours. 

En lisant les détails de cette conférence, que devons- 1 500. 
nous le plus admirer , de la netteté des réponses de 
Louis XII, ou de la circonspection des deux Floren- 
tins? Le roi incapable de dissimulation, et guidé par 
son esprit juste et vrai, ne pouvait que désapprouver 
la désobéissance de Beaumont, sauf à lui pardonner, 
dans la bonté de son caractère , à la pr.emière sollici- 
tation du cardinal : cependant les envoyés se gardent 
bien de se fourvoyer; ils applaudissent à ces paroles 
du roi; il a nommé du seul nom qui convienne le d^ 
lit du commandant français , mais ce commandant n'a 
pas eu des intentions coupables. Il faut chercher ail- 
leurs , non pas cependant chez des Italiens , les causes 
de ces désordres : et alors d'Amboise , protecteur de 
Beaumont , et Trivulze , et surtout les Pallavicini qui 
peuvent être animés de passions nationales , et à qui 
il arrive sans doute d'écrire des rapports en Italie, 
n'ont qu'à se louer du ton de réserve des envoyés qui 
auraient pu, dans cette circonstance, pour ne pas 
contredire le roi, commettre de graves imprudences, 
et paraître aussi s'excuser aux dépens de quelques 
hommes de leur pays. Il est aussi à remarquer que 
les négociateurs ne récriminaient pas vivement, ne 
rappelaient pas la conduite de Charles VIII et la per- 
fidie de d'Entragues, qui étaient la première cause 
de cette guerre, dans laquelle les Florentins avaient 
toute raison de redemander ce qu'ils ayaiient prêté à 
la France. 

Les seigneuries ne répondaient pas à la demande 
particulière de Machiavel , relative à ses traitements ; 
il recommence ses plaintes. Nous avouerons plus tard, 



56 MACHIAVEL. 

et lorsque ce système de reproches se sera trop de 
fois répété, qu'il y a eu souvent, dans ces accumu- 
lations de plaintes , quelque chose d'inopportun , du 
moins pour notre manière de juger aujourd'hui. Voici 
du reste les griefs de Machiavel : 

« Quand nous sommes partis , vous avez attribué à François 
délia Casa huit livres par jour, et à moi quatre livres. Actuel- 
lement, je suis la cour à mes frais. J'ai dépense et je dépense 
autant que François. Je vous prie de permettre que je tire 
le même salaire, ou rappelez-moi. Sans cela je serais exposé 
à m appauvrir, et je sais que vous en seriez affligés. J ai déjà 
dépensé du mien quarante ducats , et j'ai chargé Totto, mon 
frère, d'en emprunter pour moi soixante, de nouveau; je 
me recommande tant que je le puis. Servitor humiUimus 
Nicolaus Machiauellus.y^ {Montargis y 12 août.) 

Les envoyés n'ayant pas eu de réponse, pour traiter 
de la question posée si clairement par le roi, s'occu- 
pent à rechercher ce qui peut intéresser le service de 
leur pays. 

« Quoique ce soit une présomption à nous qui sommes 
si nouveaux, de vous parler des choses d'ici , cependant nous 
vous écrivons ce que nous entendons , et vos seigneuries 
nous excuseront , s'il vous est écrit quelque chose qui ne 
soit pas convenable. » 

« Cette majesté n a auprès d'elle qu'une très-petite cour , 
si on la compare à celle de l'autre roi (Charles VIII), et le 
tiers de cette petite cour se compose d'Italiens. On dit qu'il 
en est ainsi, parce qu'on ne distribue pas les traitements 
avec cette abondance que désireraient les Français. Les Ita- 
hens, les uns par une raison , les autres par une autre, sont 
tous mal contents , en commençant par messer Gianjacopo 
( Trivulze ' ) qui ne trouve pas qu'on fasse assez pour sa 

' Le même dont il a été parlé, pag. 48. 



CHAPITRE IV. 57 

réputation. Nous nous sommes assurés. de ce. fait. Connais- 
sant son opinion sur le passé , et parlant par hasard , dans 
l'église , des événements de Pise y toujours , même avec des 
paroles affectueuses , il donna le tort aux Français, en ajou- 
tant ces paroles précises : « Ils voudraient, en disant que 
« de tout côté on a failli , rendre commune aux autres la 
« faute qui est à eux seuls. » Nous ne parlons pas du reste 
des Milanais , ils ressemblent tous à leur chef ( Trivulze ). 
Parmi les Napolitains il y en a une grande quantité qui 
veulent, en désespérés , que. l'entreprise sur Naples se com- 
mence ; mais ils sont tous mécontents , parce qu'ils ont 
contre eux tout le conseil de la reine (Anne de Bretagne). 
Il est vrai que le roi est prêt , mais ce n'est pas pour partir 
sitôt. Il comptait, Pise rendue, avec l'argent qu'il tirait 
de vous, avec les secours que lui offraient le pape et les 
Orsini , et sous la protection de sa réputation, lancer son 
armée sur Naples : mais les choses ayant eu une. issue diffé- 
rente, il prêtera plutôt Toreille à quelque accord, qu'il n'or- 
donnera l'attaque , et déjà on parle d'ambassadeurs napoli- 
tains, qui se rendraient ici à cet effet. » 

« L'ambassadeur de Venise sollicite l'appui du roi contre 
le Turc ; il expose dans quel péril se trouve la république ; 
il exagère ses pertes; il montre enfin plus de peur, .et dit 
plus de mal qu'il n'y en a. Il n'a encore rien pu obtenir. » 

« Le pontife veut l'appui du roi pour l'occupation de 
Faenza , afin de la joindre à Forli et à Imola pour son Valen- 
tinois (César Borgia, dont il sera question plus tard); on. ne 
dit pas le roi prêt à donner cet appui. Il lui paraît qu'il lui a 
accordé assez de bienfaits ; cependant , il ne le désespère 
pas, et il va l'entretenant, comme il a toujours fait. Les 
Vénitiens et quelques personnes de la cour favorisent le sei- 
gneur de Faenza. Outre cela , il y a ici un envoyé de Vitel- 
lozzo ' ; il va semant partout l'offense , vantant le: mal que 
son maître , en peu de temps , ferait à vos seigneuries , si le 

t Dont le frère Paul Vitelii (Condottiere) avait été décapité à Florence, le 
premier octobre 1499 t pour avoir tralii la république. 



58 MACHIAVEL. 

pontife ou tout autre tous déclarait la guerre; il s'attache à 
découvrir si , entre cette majesté et vos seigneuries , il ne 
nsutrait pas quelque dissension propre à aider cette intrigue. 
Il dit que le pape serait plus enclin à cette entreprise qu a 
celle deFaenza^ s'il croyait qu'ici on n*y mît pas d'obstacle.» 

« On assure que sa majesté ira , pendant quelques jours , 
avec une suite peu considérable, jouir des plaisirs de la 
chasse. On n'attend plus cet ambassadeur de l'empereur que 
le roi devait trouver à Troyes ; en outre , on répand comme 
dkose positive, que Tarchiduc a été fait prince d'Espagne 
(Farchiduc Philippe , fils de l'empereur Maximilien , et père 
de Charles d'Autriche , depuis Charles • Quint empereur ). 
Cette nouvelle accroît le soupçon que l'empereur ne s'accor- 
dera pas si facilement , et qu'en conséquence le roi poussera 
moins à l'expédition de Naples. » 

« Dans la maison de l'ambassadeur du pape , il y a un 
messer Astorre , Siénois ; c'est un homme tenu ici par Pan- 
dolphe Petrucci (seigneur de Sienne). Il montre la fermé 
espérance d'arranger les choses de Sienne, et à de meilleures 
conditions qu'on ne l'avait fait dans les temps passés. Il 
ajoute que Montepulciano et ses dépendances seront libres. 
Nous mettrons notre diligence à nous instruire de cette /)ra- 
Uque y et dans le cas , nous ne manquerions pas de rappeler 
au cardinal nos capitoli et l'honneur du roi. » 

R Ici il n'y a aucun négociant de notre nation dont nous 
puissions nous servir , ni pour l'argent qui nous serait néces- 
saire , ni pour des courriers à expédier , ni pour des dépêches 
à vous transmettre. Si vos seigneuries n'ont pas nos lettres 
aussi tôt et aussi souvent qu'elles le désireraient , il convien- 
drait que tant que vos seigneuries nous gardent ici , elles 
prissent les mesures qui leur sembleraient convenables : car , 
en effet , avant de sortir de Lyon , nous avons dépensé tout 
l'argent reçu de vous ; à présent nous vivons à nos dépens , 
et avec ce que nos amis nous ont donné à Lyon. Nous nous 
recommandons aux bonnes grâces de vos seigneuries. » 

« Nous n'avions pas fermé la lettre , lorsque est arrivée la 
nouvelle, que ce matin le roi courant à cheval est tombé; 



CHAPITRE IV. 59 

il s*est blessé à 1 épaule : tous ses équipa^|es sont arrivés ki , 
et demain on Yj attend lui-même. » 

Quel est rhomme un peu instruit dans les affaires 1 500. 
et dans la science de la haute observation politique , 
qui n'avouera pas ici, que pour des hommes nou- 
veaux, comme ils s'appellent, les envoyés ne sont 
pas si mal informés ? Sentant tous les deux l'impor- 
tance qu'on attacherait à une dépêche aussi subs- 
tantielle, ils se hasardent à y insérer quelques justes 
réclamations. Mais comment est-il possible qu'un gou- 
vernement veuille être activement servi, et ne pense 
pas plus sérieusement aux besoins de ses agents, quand 
son choix est tombé sur des hommes peu riches? Est- 
il possible qu'il ne pense pas à l'obligation où ils sont 
de contracter des dettes, s'ils sont ainsi abandonnés, à 
la charité des amis ,. et peut-être au danger d'être for- 
cés d'accepter des bienfaits absolument nécessaires, 
et cependant avilissants pour un honnête homme? 

Les envoyés continuent d'adresser à Florence des 
nouvelles de la chute du roi. Ils ont remarqué que des 
rapports venus de la Toscane ont irrité le prince et 
le cardinal ^ et ils s'abstiennent de se présenter à ht 
cour, ou d'entretenir de leurs affaires, pour que l'esr 
prit du roi et de son ministre ait le temps de s'apaih 
ser. Cep^idant ayant cru pouvoir parler à Robertet, 
ils furent mal accueillis : celui-ci jeta des paroles qui 
n'étaient pas bonnes y et dit que parmi les Florentins ,^ 
il y avait désunion, et qu'on en connaissait qui vou^ 
laient Pierre de Médicis , et qui ne demandaient pas 
Pise. En continuant de répondre , Robertet leur mon- 
tra un Pisan qui était à la cour depuis long- temps ^ 
et qui sans doute y tramait des menées contre Flo- 
rence. 

Sur ces entrefaites Corcou, expédié par le roi en 1500. 



6o MACHIAVEL. 

Toscane , était arrivé à Melun , où le roi s'était fait 
transporter. 

Les envoyés croient utile d'aller le visiter. Dans cet 
entretien , nouvelles accusations , de part et d'autre , 
contre les Suisses; la conférence se termine par ce re- 
proche de Corcou, qui est bien à remarquer dans la 
bouche d'un homme que Louis XII affectionnait. 

« Allez, dit -il aux envoyés, ce qui vous a ôté Pise, 
c'est que vous n'avez pas dépensé avec tous ces seigneurs, 
ou capitaines , huit ou dix mille ducats. Dans de semblables 
circonstances , il faut avoir le sac ouvert. En faisant ainsi , 
on dépense un ; en faisant autrement , on dépense six, » 

Délia Casa et Machiavel cherchent ensuite à exciter 
en leur faveur l'intérêt du cardinal ; mais il leur parle 
avec amertume de la nécessité où s'est trouvé le roi 
de payer les Suisses que les Florentins devaient payer. 
Effrayés de ces dispositions si hostiles dans un homme 
sur Tappui duquel ils n'avaient cessé de compter, ils 
prirent sur eux fort courageusement de répondre que 
ce différend pourrait s'arranger avec la protection et 
le conseil du ministre. Quel dut être leur effroi, quand 
il reprit ainsi: «Par ce moyen, et par tout autre, vous 
ne pourrez raccommoder vos embarras, d'une manière 
satisfaisante ! » Ils repartirent qu'ils le suppliaient de ne 
pas abandonner ainsi les seigneuries qu'il avait si long- 
temps protégées, et de ne pas accabler par de pareilles 
paroles le peuple Florentin, qui était né et s'était 
toujours maintenu yra/içaw, un peuple qui avait tant 
souffert pour la . France , et de si terrible manière , 
qu'il méritait d'être recommandé et secouru, au lieu 
de se voir ainsi abattu et repoussé ; circonstance , en 
elle-même, tournant au profit des ennemis de Florence 
et dommageable pour le roi. 



CHAPITRE IV. 6i 

Ici, rien n'est plus franc et plus décidé que le style 
des envoyés. 

« Nous lui disions que les autres peuples de l'Italie auraient 
peu à espérer d'une alliance avec le roi , quand les Floren- 
tins, ses partisans, qui avaient tant souffert et tant dépensé, 
en seraient à de si mauvais termes avec S. M. ; que vos 
seigneuries étaient de meilleure volonté que jamais , et 
mieux disposées à rendre tout bon service , et à se montrer 
agréables à cette couronne. Il répondit que tout cela n'é- 
tait que des paroles. Il parut que le cardinal ajoutait peu de 
foi à nos suppositions , et qu'il était très-mécontent de vos 
seigneuries , parlant à si haute voix , que tous les assistants 
l'entendaient , et il monta tout de suite à cheval pour aller 
à ses plaisirs. » 

Les magnifiques seigneurs avaient fait passer aux 
envoyés une lettre qu'ils adressaient au roi lui-même. 
Mais les circonstances de la chute les avaient empê- 
chés de voir le roi à leur commodité: cependant, ils 
promettent de s'ingénier avec toute opportunité pour 
lui parler , et tâcher , de la manière qui semblera là 
plus efficace, d'imprimer dans son ame les bonnes 
dispositions du gouvernement , et de détruire toute 
opinion sinistre de désunion, que l'on voyait germer 
dans les paroles de tous , et dont les seigneuries au- 
ront pu avoir connaissance par mille autres canaux. 
La dépêche de Melun du 26 avril , où nous avons 
trouvé ces détails, est terminée ainsi, et il n'est pas 
difficile d'y reconnaître la hardiesse, la sagacité du 
plus habile des deux envoyés, en même temps qu'on 
y démêlera , surtout vers la fin , l'expression d'un mé- 
contentement qui se plaît à frapper fort, et dans une 
occasion bien saisie, sur l'avarice du gouvernement 
Florentin. 

« Que vos seigneuries ne s'imaginent pas que de bonnes 



6!i MACHIAVEL. 

lettres , oa de bonnes convictions servent à quelque chose ! 
elles ne sont pas entendues. Rappeler la fidélité de notre 
Ville envers cette couronne , ce que Ton fit au temps de 
lautre roi , l'argent que Toh dépensa , les périls que Ton 
courut , combien de fois nous avons été nourris de vaines 
espérances , ce que nous avons éprouvé dernièrement , le 
dommage que l'événement de Pise vient d'apporter à votre 
capitale, ce que S. M. pourrait se promettre de vous, si 
vous étiez forts , et quelle sécurité notre grandeur donne à 
la puissance du roi en Italie , quelle est la foi des autres Ita- 
liens , tout est superflu , parce que ces choses sont autrement 
examinées par ceux-ci , et vues d'un autre œil que ne peu- 
vent les voir ceux qui ne sont pas venus en France. Ces 
gens -ci sont aveuglés par leur puissance et leur intérêt; ils 
n'estiment que quiconque est arméj ou. prêt à donner. y> 

« Voilà ce qui nuit tant à vos seigneuries : il leur semble à 
ceux-ci que ces deux qualités vous manquent; la première 
(des armes), pour l'ordinaire; la seconde, de Yutiley ils n'en 
espèrent plus de vous ; ils croient qu'à cause de ce dernier 
désastre de Pise^ vous vous regardez comme mal servis , 
et abandonnés ; ils vous réputent Ser nichilo (Monsieur 
rien ) ; ils baptisent votre impossibilité , désunion , et la 
déshonqêteté de leur armée n'est autre que le mauvais 
gouvernement de Florence. Cette opinion s'accroît, selon 
nous , et beaucoup , parce que vos ambassadeurs sont partis 
d'ici, et qu'on n'entend pas dire qu'il en vienne de nou- 
veaux. Ils jugent qu'il en est ainsi , ou parce que vous êtes 
désunis , ou parce que vous voulez vous séparer de la po- 
litique de la France. Nous supplions avec toute la révé- 
rence qui vous est due , nous supplions vos seigneuries de 
penser à cela, d'y remédier promptement: notre grade et 
nos qualités, sans aucune commission qui flatte ces gens-ci, 
ne sont pas suffisants pour repêcher une chose qui se sub- 
merge; et si vous voulez conserver les relations que vous 
désirez, nous jugeons qu'il est nécessaire que de toute 
manière vous envoyiez ces ambassadeurs. Cependant , nous 
devons vous faire entendre que leur négociation sera peu 



CHAPITRE IV. 63 

avantageuse , s'ils n'arrivent pas avec quelque détermination 
nouvelle, avec Tordre de payer les Suisses , avec des moyens 
de se faire des amis. Il n'y a personne ici qui ne se soit 
créé un protecteur sur lequel il puisse compter , un pro- 
tecteur qui sache manéger dans les embarras du client ; 
vous seuls en êtes privés. L'amitié du roi et de Rouen , il 
faut qu'elle soit soutenue de manière qu'elle se maintienne, 
puisque cette amitié a été altérée par le triste sort de notre 
Ville , et par tant d'intrigues de nos adversaires ; enfin , nous 
estimons que l'arrivée de nouveaux ambassadeurs est à pré* 
sent nécessaire : avec quelques instructions qu'ils viennent, 
cela pourra aider , en partie. En même temps , vos seigneu- 
ries daigneront nous instruire de ce que nous avons à faire, 
et nous dire comment nous avons à nous régler dans cet 
état de choses qui nous parait dangereux , et qui a besoin 
d'un prompt remède. » 

Écrivain français , je n'ai pas cependant balancé à 
reproduire cette accusation de deux politiques ita- 
liens. Il m'a semblé que la franchise de l'histoire ne de- 
vait pas se laisser arrêter par de petites considérations 
de vanité nationale. Le roi et son ministre sont mis 
hors de cour ; mais les autres qui les environnent , 
sont traités avec bien peu de ménagement. Je gagne- 
rai d'ailleurs, à cet amour du vrai, que les Italiens,, 
lorsque je trouverai sous ma plume des récrimina- 
tions contre eux et des reproches de la part des Fran- 
çais, devront permettre qu'un sentiment bien établi 
d'impartialité continue de me guider dans mes travaux. 

Je doute que de nos jours il y ait un gouverne- 1500. 
ment qui autorise ses ministres à tenir un langage 
tel que celui que nous venons de trouver dans la 
dépêche de Melun. Les gouvernements qui se mon- 
trent si chatouilleux , en sont-ils mieux servis ? Une 
autre lettre de Melun, du 29 août, nous fait connaître 
que les seigneuries avaient attribué à Machiavel la 



64 MACHIAVEL. 

même somme de huit livres par jour que l'on avait 
accordée d'abord à Délia Casa : cependant les deux 
envoyés écrivent encore collectivement pour déclarer 
que cette somme de huit livres par jour ' ne suffit 
pas à leurs besoins. Nous trouvons là des détails 
d'habitudes du temps qu'il n'est pas mal de repro- 
duire ici. 

« Quand nous sommes arrivés, croyant trouver à Lyon 
le roi qui était parti , nous nous vîmes dans cette ville , 
privés de tout, forcés de dépenser, pour nous munir, en 
deux jours , des premiers chevaux que nous pûmes ren- 
contrer, nous habiller, arrêter des serviteurs; et sans 
radoucissement de nous être adjoints à la compagnie de 
vos ambassadeurs, nous commençâmes à suivre la cour. 
Actuellement nous la suivons encore avec une dépense 
double de celle que nous ferions , si la cour était à Lyon. 
Certainement, nous épargnerions beaucoup, si nous étions 
dans la compagnie des ambassadeurs, parce qu il nous faut 
deux domestiques de plus. Nous ne logeons pas dans des 
hôtelleries , mais dans des maisons où se trouvent et la 
cuisine et les autres choses et les provisions que nous de- 
vons faire nous-mêmes. En outre, il y a toujours quelques 
dépenses extraordinaires de fourriers , de portiers , de 
courriers , dépenses qui font une somme ; et cette somme 
aggrave nos charges à raison de notre qualité. Comme il 
nous a paru nécessaire de demander aide et subvention à 
vos seigneuries, nous devons leur dire à part, comment 
nous nous trouvons. Ainsi , avec révérence et confiance , 
nous les prions de considérer, i® qu'avec le salaire de huit 
livres par jour , nous ne pouvons pas éviter d*y mettre du 
nôtre; ^^ que nous avons eu, chacun, quatre-vingts florins 
à notre départ de Florence ; mais que nous en avons dé- 
pensé chacun trente , pour les postes jusqu'à Lyon ; qu a 
Lyon , nous avons acheté des chevaux , des habits et d'autres 

t Six francs quarante centimes; la livre de Florence valaU 80 centimes. 



CHAPITRE IV. 65 

choses ; qu'il a fsillu emprunter de l'argent à des amis pour 
nous mettre en chemin ,• que cet argent étant dépensé , 
nous sommes contraints de recourir à Paris , d'emprunter 
à d'autres. Si ces secours nous manquaient , avant que vos 
seigneuries eussent eu le temps d'y pourvoir , nous reste- 
rions donc à la fois sans argent et sans crédit. Cela étant , 
vos seigneuries peuvent imaginer à quelle extrémité nous 
serions réduits. Ainsi, nous les prions très-humblement 
de ne pas tarder à nous envoyer la portion d'argent néces- 
saire à nos besoins , et au temps qu'elles ont déterminé de 
tenir ici à leur service , ou tous deux , ou l'un de nous. Que 
vos seigneuries veuillent bien observer que nous ne sommes 
ni en fonds ni en crédit suffisants pour que nous puissions, 
ainsi que beaucoup d'ambassadeurs , nous entretenir dans ce 
pays , pendant des mois , même pendant des semaines , sans 
la rétribution de vos seigneuries auxquelles nous nous re- 
commandons. 

« De Melun , le 2Q août. » 

Comme il eût été malheureux pour le gouverne- 1500. 
ment Florentin qu'une semblable lettre eût été perdue, 
et que le gouvernement Français l'eût trouvée ! quels 
arguments n'y eût-on pas rencontrés, pour prouver 
à leurs seigneuries, qu'on pouvait accuser ceux qui 
payaient si mal leurs envoyés , de n'avoir pas payé les 
subsides dus aux termes du traité ! 

La lettre suivante commence par les mêmes plaintes. 

Les envoyés dépensent chacun par jour un écu et 
demi ; ils ont dépensé d'ailleurs , pour habits et équi- 
pages , chacun plus de cent écus. Ils sont sans un sol 
(senza un solda); on leur a refusé du crédit dans les 
choses publiques, et dans les affaires particulières. 
Ils déclarent ( ce sont des espèces de Suisses avec un 
peu plus de manières), ils déclarent que si la provi- 
sion ne vient pas , ils seront obligés de retourner à 
Florence , pour se trouver à la discrétion de la fortune 
1. 5* 



66 MACHIAVEL. 

plutôt en Italie qu'en France, et ils continuent ainsi : 

« Magnifiques seigneurs, depuis les dernières lettres, il est 
Tenu à nos oreilles , que le roi continue d'être mécontent ; 
son mécontentement est fondé sur ces deux chefs princi- 
paux : Il est, par votre faute, déshonoré en Italie; il ne 
peut, par suite de la réponse que vous avez faite à Corcou, 
recouvrer son honneur avec votre argent , et il a eu depuis 
à payer trente-huit mille francs en Suisses , en artillerie et 
en autres choses , tandis que vos seigneuries devaient payer 
ces sommes conformément aux Capitoli , et au traité signé 
à Milan par le cardinal et Pierre Soderini 

« Si vos seigneuries n'y remédient pas , vous vous trou- 
verez bientôt dans une telle situation avec ce roi , que vous 
aurez plus à penser aux moyens de garder et de défendre 
ce que vous possédez , qu'à l'espoir de recouvrer ce que vous 
avez perdu. C'est ainsi que nous l'a fait entendre Robertet 
qui, seul, est resté notre ami : mais bientôt, vous le per- 
drez, si vous ne l'entretenez avec autre chose que des mots. 
Il en est de même de quelques autres protecteurs , ainsi 
que de messer Jean-Jacques Trivulze. Un matin y nous étions 
à la cour , il nous appelle et nous dit : « Je suis fâché de 
« voir votre Ville dans un danger très-grand, et tel, que si 
« vous n'êtes pas prêts à y porter remède , il faudra penser 
« à vous défendre de la colère de ceux-ci , parce que leur 
« nature est de s'enflammer subitement : une fois qu'ils ont 
« offensé quelqu'un , ils ne pardonnent plus; au contraire, 
« ils continuent d'offenser. Ainsi , pensez à ce qu'il est néces- 
« saire que vous fassiez , et vite, » Il nous dit cela avec de 
tels accents et une telle vivacité , que , d'après les choses 
que nous avons vues et entendues , nous pouvons juger 
que sa seigneurie nous a parlé de tout cœur.,,,. Nous avons 
cru devoir demander une audience à Rouen ( Roano); nous 
nous sommes plaints d'abord de la malignité de vos enne- 
mis qui n'avaient pas eu honte , contre tout discours rai- 
sonnable, de diffamer vos seigneuries, au point d'assurer 
qu elles avaient envoyé des ambassadeurs à l'empereur et au 



CHAPITRE IV. 67 

roi Frédéric ' , pour offrir de largent et se liguer contre 
sa majesté. Nous avons dit que la chose n'était pas croyable; 
que nous ne croyions pas qu'elle pût être crue^ ni par le roi , 
ni par sa seigneurie, parce que la longue fidélité de Florence 
à la couronne de France, et Texpérience faite, il y avait peu 
de temps, de cette fidélité, ne permettaient pas que Ton pen- 
sât de vous un tel mal. 

« Nous avons dit que nous avions entendu ces allégations , 
et que nous avions imaginé devoir lui en parler, plutôt pour 
remplir un devoir que pour offrir des excuses. 

«Nous ajoutâmes ensuite qu'il nous semblait, d'après des 
conversations avec S. S. et d'autres informations, que sa ma- 
jesté était mécontente de nous; qu'elle pratiquait des choses 
qui n'étaient pas selon notre foi et l'amitié que nous avions 
gardée à cette couronne ; que d'ailleurs elle ne se plaignait 
à nous d'aucun grief, ce qui excitait notre surprise , parce 
que nous pensions que S. M. devait reprendre amicalement 
( amorevolmente ) vos seigneuries de leurs erreurs , leur 
ouvrir sans réserve son cœiir , et entendre avec bonté ce 
qu elles auraient à répondre ; qu'enfin , si de notre côté il 
y avait eu offense , alors on pouvait chercher les moyens 
de s'en venger. Nous priâmes ensuite S. S. de nous répondre 
par quelques mots, et de nous éclairer sur les renseigne- 
ments que nous pouvions avoir à vous donner. 

« Sa seigneurie révérendissimc , sur le grief portant qu'il 
avait été envoyé des ambassadeurs à l'empereur , etc. , ne 
répondit rien , mais ensuite, dans un long discours, se 
plaignit de s'être beaucoup fatiguée à soutenir vos seigneu- 
ries , tandis que vous aviez tout fait, afin qu'il ne lui restât 
plus aucun prétexte pour vous aider. 

« Vous n'avez voulu , dit-il , ni reprendre l'attaque , ni 
recevoir les troupes dans des garnisons , ni payer les Suisses, 

' Frédéric III , oncle et aaccesseur de Ferdinand d^Arragon , et proclamé 
roi de Naples , en x 496 , après la déroate des Français. 
* Formnle de phrase bizarre imitée dn Dante, qni dit: 

lo credo, ch*ei credette, ch*io credesse. 

Inf, c. XIII. 

5. 



68 MACHIAVEL. 

et sa majesté a reçu un préjudice dans son honneur et dans 
son intérêt. 

« Nous voulions répliquer, il reprit ainsi: « Nous avons 
« entendu, et nous savons ce que vous voulez alléguer; nous 
« avons vu ce que vous avez répondu à Corcou. » Nous 
pressions le cardinal de nous dire ce qu'il était nécessaire 
de vous écrire : « Eh bien , parlez à Corcou ( par hasard il 
« était présent ) , et il vous apprendra ce qu'il y a à faire. » 
Nous étant approchés de lui , il nous dit cette conclusion : 
« Les 38,ooo francs que le roi a déboursés à cause de vous, 
« ou il faut les payer, ou il faut rester son ennemi. •» Quoi- 
que nous dissions beaucoup que cela n'était pas raisonnable, 
et qu'en vain nous l'écririons, il ne se désista pas de ce 
sentiment. Voyant ensuite combien l'affaire pressait, à cause 
surtout des renseignements que nous avions recueillis aupa- 
ravant, nous répondîmes que nous en informerions vos sei- 
gneuries : il dit alors qu'il travaillerait avec Rouen à ce qu'on 
voulût bien attendre vos réponses. 

« Ainsi , ô mes magnifiques seigneurs , vous voyez en quels 
termes les choses se trouvent ici , et vraiment , nous ju- 
geons que dans votre réponse , sera l'amitié ou l'inimitié du 
roi : ne pensez pas que des raisons et des arguments y puis- 
sent quelque chose; cela n'est pas compris, comme il vous 
est dit dans une lettre précédente. Il nous a tellement paru 
que les faits compromettent l'amitié de ce roi , que si moi , 
François , je ne me sentais pas malade , et dans un état où 
je puis être forcé à quitter la cour pour me soigner , un de 
nous serait accouru près de vous, avec diligence , pour 
vous instruire de bouche , et vous faire toucher de la main 
ce qu'on ne peut exprimer par écrit. Nous ne manquerons 
pas encore de vous dire , et nous le tirons de bon lieu , que 
l'on intrigue afin que S. M. prenne Pise pour elle , en fai- 
sant restituer le comté : on arrangerait là , au roi , un état 
auquel on adjoindrait Pietra Santa , Livourne , Piombino et 
Lucques , avec le temps ; puis , le roi y tiendrait un gou- 
vernement. Ils croient que cela est facile à faire et à garder, 
par^e que partie de la matière est disposée , et que cet état 



tHAPITRE IV. ' 69 

serait contigu à celui de Milan. Ils y voient un profit , parce 
que Pise leur offre cent mille francs pour le présent ; 
parce qu'ils sont aidés de vos ennemis , et qu'ensuite 
ils retireraient un cens particulier. Ils jugent encore cette 
disposition un degré pour arriver à l'entreprise de Naples , 
quand on aura à la faire. 

« Ce projet, nous croyons qu'on le met en avant , vu le 
grand nombre de vos ennemis. On le fonde sur l'indignation 
du roi , sur l'avantage actuel qu'il en tirerait , et de plus , 
comme vous êtes haïs d'un chacun , on dit que sa majesté 
paraîtra gagner, en vous causant un déplaisir. 

« Ainsi que vos seigneuries le désirent , nous écrivons 
sans égard, et largement, comme il nous paraît voir et en- 
tendre les affaires d'ici. Si quelque supposition a été faite témé- 
rairement, c'est que nous aimons mieux, en écrivant, quoi- 
qu'on nous trompant , plutôt faire tort à nous-mêmes , que 
de manquer à la Ville en nous trompant et en n'écrivant 
pas. Nous croyons pouvoir faire ainsi, parce que nous nous 
confions dans la prudence de vos seigneuries : elles peuvent 
examiner ce que nous écrivons , et ensuite en tirer un vrai 
jugement et une bonne résolution. Nous rappelons respec- 
tueusement qu'il faut envoyer les ambassadeurs , et vite , dé 
manière que par la première lettre on sache qu'ils viennent, 
et qu'on puisse en recueillir quelque fruit. Quant à nous, nous 
ne pouvons pas plus faire dans cette situation que nous n'a- 
vons fait, et il ne nous reste plus rien à mettre au jeu. Nous ne 
voudrions pas assister à la dissolution d'une amitié que l'on a 
mendiée, que l'on a nourrie avec tant de sacrifices, et conservée 
avec tant d'espérances. Jusqu'à ce que de chez vous il vienne 
quelqu'un qui nous permette de nous présenter devant 
ceux-ci, nous n'avons pas à leur parler davantage , parce 
que comme nous n'avons rien à leur dire , ils penseraient 
que nous nous moquons d'eux. Nous nous ferons voir 
seulement , afin qu'ils sachent que nous sonunes là , et qu'au 
besoin ils puissent nous appeler. » 

Avec quelle force de logique , de raison et de cou- 1 500. 



70 MACHIAVEL." 

rage, les négociateurs renvoient ici toute l'affiaire à 
leur gouvernement ! Comme ils lui disent hardiment 
que c'est lui qui a tout compromis , qui leur a fermé 
la bouche! Nous ne nous repentons pas d'avoir cité 
presque toute cette dépêche où se développe le talent 
du secrétaire Florentin. Délia Casa avoue qu'il est 
malade; il approuve généreusement ce que dit son 
collègue : mais évidemment , c'est Machiavel qui a 
tenu la plume. 

D'ailleurs, nous ne tarderons pas à le voir seul en 
scène, et l'on remarquera combien ce talent se fortifie, 
à quel degré d'habileté il s'élève , et combien ces rai- 
sonnements serrés , ces argumentations de bonne foi , 
ces exposés simples et sincères , et jusqu'à ces expres- 
sions familières, et l'on peut dire de comédie^ semées 
çà et là pour faire entrer plus vivement la conviction 
dans l'esprit, viennent justifier la confiance que le 
gouvernement continue d'accorder surtout à Machia- 
vel. 
1 500. Une lettre de Melun , encore datée du mois de sep- 
tembre, rappelle positivement l'envoi nécessaire des 
ambassadeurs , et des trente-huit mille francs. Bien- 
tôt une dépêche du gouvernement Florentin annonce 
que Luc degli Albizi a été nommé ambassadeur en 
France. Cette nouvelle paraît être agréable au roi, qui 
s'entretient amiablement avec ies envoyés. Us profitent 
ensuite d'une circonstance favorable, pour dire à 
monseigneur d'Alby qu'il vient des hommes de qua- 
lité qui résideront comme ambassadeurs près du roi. 
Une information imprévue doit cependant inquiéter 
vivement leurs seigneuries; c'est que Pierre de Médicis 
va arriver à Paris. Les adversaires verront leurs me- 
nées fortifiées par ce nouvel ennemi : on continue 
d'accuser les Florentins ; tantôt c'est à l'empereur qu'ils 



CHAPITRE IV. 71 

ont dépéché des ambassadeurs^ tantôt c'est au Turc. 
La cour va partir pour Blois où Délia Casa et Machia* 
vel la suivront. Cette lettre est la dernière qu'ils écri- 
vent en commun 9 et elle renferme une recommanda- 
tion secrète qui a déjà été présentée à leurs seigneuries. 

« Nous ne voulons pas oublier de rappeler avec tout le 
respect qui vous est dû , qu'elles doivent se faire ici quel- 
que ami qui , mû par d'autres motifs que par une affection 
naturelle , connaisse les affaires de vos seigneuries , puisse 
manéger de manière que celui qui est ici pour vous s'en 
serve pour notre utilité. Nous ne dirons pas autrement ce 
qu'il faut et pourquoi , parce que vous avez auprès de vous 
tant de sages citoyens qui ont été ambassadeurs en France, 
et qui sauraient vous en rendre meilleure raison que nous : 
nous vous dirons seulement , que c'est avec ces armes que 
les Pisans se défendent, que les Lucquois vous offensent, 
et que les Vénitiens , le roi Frédéric , et quiconque a quel- 
que affaire à traiter, se soutiennent ici. » 

Le 26 septembre, la cour est à Blois. Délia Casa, 1500. 
malade , n'a pas pu s'y rendre ; il a été se faire soigner 
à Paris; Machiavel seul va écrire au gouvernement. 
Le ton de sa première lettre est le même que celui 
des précédentes : il veut les ambassadeurs et les trente- 
huit mille francs. Plus actif que Délia Casa , et plus 
maître de ses actions , puisqu'il est seul , il apprend 
que le cardinal d'Amboise est attendu, il monte à cheval 
pour aller à sa rencontre, et il arrive, presqu'en même 
temps que lui, dans un village à huit lieues de Blois. 

Il était tard , il n'ose pas se présenter ; mais le ma- 
tin il se trouve, comme par hasard, sur son passage 
au moment où le cardinal partait. Le secrétaire lui 
fait ses compliments et l'entretient tout d'abord des 
affaires de Florence ; il détaille à quelles extrémités 
sont réduites les seigneuries : quand elles commen- 



7a MACHIAVEL. 

çaient à reprendre leurs forces, à recouvrer leur répu- 
tation , elles sont abattues et accablées sous le poids 
de mille calomnies. Leur réputation est insultée, on 
trame des desseins contre elles , tellement que chaque 
Italien peut avoir la hardiesse de les attaquer. Il ra- 
conte comment Vitellozzo , Baglioni et Orsini avaient 
pris les armes ( nous retrouverons plus tard ces noms 
dont quelques-uns sont de déplorable mémoire), et 
on croyait qu'ils allaient s'en prendre aux Floren- 
tins. Il conjure sa seigneurie révérendissime de ne pas 
abandonner la protection du gouvernement de Flo- 
rence , de persuader au roi qu'il doit traiter les 
Florentins comme ses enfants , et faire en sorte que 
chacun le sache pour qu'ils retrouvent leur honneur. 
Le cardinal répond avec quelque vivacité, peut-être 
aussi un peu contrarié d'avoir à parler d'affaires sur 
la grande route avec un jeune politique qui se lève de 
bonne heure , et veut , la première fois qu'il est seul 
en face d'une grande puissance , gagner un peu trop 
rapidement ses éperons diplomatiques. Il est toujours 
question dans les réponses du cardinal , et des ambas- 
sadeurs attendus , et des trente-huit mille francs. 

Les lettres de Florence annonçant d'une manière 
plus positive la venue des ambassadeurs que le roi 
desirait si impatiemment , Machiavel prend courage et 
se présente, cette fois, à la maison du cardinal. Ce- 
lui-ci , entendant de la bouche de l'envoyé Florentin 
que les ambassadeurs peuvent être auprès du roi vers 
le mois d'octobre, le traite avec bienveillance; cepen- 
dant , après quelque réflexion , prenant par le bras 
monseigneur d'Alby qui était présent, il lui dit: «Les 
Florentins commencent à ne pas se laisser comprendre. 
Nous avons voulu envoyer à leur défense 5oo hommes 
d'armes et 1 5oo hommes de pied , et ils ne les ont 



CHAPITRE IV. 73 

pas acceptés; nous leur en avons proposé 200, et tout 
autant qu'il serait nécessaire , ils les ont refusés , et 
actuellement ils vont mendiant les secours d'autrui; 
et puis, se tournant vers Machiavel, il ajouta: «Secré- 
taire , je ne sais que t'en dire. » 

Machiavel voulut répliquer, le cardinal l'interrom- 
pit au premier mot : « Ils font très-bonnes leurs rai- 
sons, mais le roi a été forcé de débourser l'argent 
qu'ils devaient payer; » puis il demanda encore si les 
ambassadeurs arrivaient. 

On est tenté de croire, à la manière dont Nicolas 
insiste sur les secours demandés à d'autres qu'à la 
France par les Florentins , qu'il pense que son gou- 
vernement a commis cette faute, et qu'il saisit toutes 
les occasions de la lui rappeler, pour le ramener à 
une politique différente qu'il juge plus franche et 
plus convenable. 

Une circonstance que nous allons rapporter prouve 
que le secrétaire avait gagné l'amitié de Robertet : ce- 
lui-ci l'appela un jour et lui dit qu'il avait toujours 
eu à cœur les affaires de Florence ; qu'il s'était atta- 
ché à lui faire du bien, et qu'il voyait avec douleur 
que ce gouvernement s'abandonnait lui-même; que 
cela devait provenir de désunion, ou de méconten- 
tement des procédés de la France, ou d'informa- 
tions incomplètes , et que des ambassadeurs auraient 
dû être envoyés en poste, afin qu'ils pussent empê- 
cher de mauvaises déterminations». 

Machiavel n'oublie pas de rendre compte de cet 
incident à leurs seigneuries. Il annonce aussi qu'on 
parle beaucoup en France de l'armée que le pape est 
sur le point d'envoyer en Romagne. 

Les Vénitiens demandent au roi des secours contre 
les Turcs, depuis que la république a perdu Coron 



74 MACHIAVEL. 

et Modon. Le secrétaire annonce encore qu'on va le- 
ver en France une dîme sur les prêtres. On en a levé 
une qui a été absorbée par l'avidité des receveurs; le 
roi pense à en établir une plus forte. L'envoyé a aussi 
appris d'une manière sûre que le pape désire obtenir 
des Vénitiens qu'ils donnent le titre de capitaine à 
son Falentin (César Borgia), qu'ils le créent noble de 
Venise, et lui assignent un palais dans la ville. 

On ne peut pas dire que Machiavel n'ait pas été 
plus que consentant à tout ce qui a été écrit jus- 
qu'ici par les deux envoyés, relativement aux récla- 
mations d'argent; il dit à la fin de sa lettre du 8 oc- 
tobre datée de Blois : 

« Quant à ce qui concerne mes besoins , je ne vous écrirai 
pas longuement. Je sais que vos seigneuries connaissent que 
je reçus quatre-vingts ducats à mon départ , que j'en ai dépensé 
trente en frais de poste , que j*ai eu à me pourvoir de tout 
à Lyon , et qu'actuellement je suis à l'auberge , toujours 
avec trois chevaux , et qu'on ne vit pas sans argent. » 

Dans une conférence avec le cardinal d'Amboise, 
Machiavel parlait de la prochaine arrivée des ambas- 
sadeurs ; il eut à essuyer cette terrible réponse du car- 
dinal: «Tu l'as dit, cela est donc vrai, mais nous se- 
« rons morts , avant que ces ambassadeurs arrivent. 
<( Nous tâcherons que les autres meurent auparavant. » 
A une audience donnée le même jour, le cardinal 
conclut ainsi, en s'adressant à Machiavel : 

« Ecris aux Florentins , qu'amis ou ennemis , suivant ce 
« qu'ils veulent être , ils aient à payer l'argent que le roi a 
« donné aux Suisses. S'ils se maintiennent amis , et ils seront 
« sages d'agir ainsi , le roi ira , vers Noël, à Lyon ,• et sera, 
« pour Pâques , à Milan. Il a envoyé jusqu'à deux mille 
« lancés en Italie , et plus de six mille des fantassins qui y 
« ont déjà été : on verra si Pise lui résiste , et si ses adver- 



CHAPITRE IV. 75 

« saires sont plus forts que lui. Ainsi , ses amis connaîtront 
« qu'il est roi , et que ses promesses sont franche». » 

Le cardinal se tourna alors vers Robertet , lui com- 
manda de faire préparer les comptes, et de les don- 
ner à Machiavel, afin qu'il pût les transmettre à Flo- 
rence. 

« Vos seigneuries exceilentissimes voient s'il y avait à 
répliquer à cette proposition , et même quand mes forces 
auraient pu donner à la nature de ceux-ci la patience de 
m'écouter. » 

Il fallut obéir : après une telle signification d'une 
volonté si fortement arrêtée, Nicolas n'avait plus 
qu'à adresser de& informations relatives aux affaires 
générales; c'est ce qu'il continue de faire avec le même 
zèle : cependant par sa lettre du 2 5 octobre, il de- 
mande la permission de retourner à Florence ; il re- 
présente qu'il avait perdu son père un mois avant de 
partir, que depuis il a perdu une sœur , que ses af- 
faires souffrent, et qu'après l'arrivée des ambassadeurs, 
il croit pouvoir solliciter un congé pour aller régler 
ses intérêts en Toscane. 

Il n'y restera qu'un mois, si leurs seigneuries le 
veulent ainsi, et après ce mois, il ira, ou en France, 
ou ailleurs, comme il plaira au gouvernement. Il con- 
tinue toutefois de voir le cardinal, en attendant la 
réponse de Florence; il lui parle d'une nouvelle intri- 
gue de Pise contre LL. SS. et il rend compte ainsi de 
cet incident : « Il cardinale rispose che non era rien. » 
C'est la première fois que l'envoyé place un mot 
français dans sa correspondance ; cependant il ne faut 
pas douter qu'il ne parlât notre langue avec facilité. 

On remarque, dans la suite de la correspondance, 1500^ 
que Machiavel commence à se fatiguer des réponses 



76 MACHIAVEL. 

du roi, qui roulent toujours sur les plaintes accoutu- 
mées , l'argent payé , et l'armée française déshonorée 
devant Pise par la faute de Florence. 

Dans la dépêche datée de Tours, le 21 novembre, 
nous voyons Machiavel concevoir et développer avec 
quelques détails une de ces doctrines qui, plus tard, 
lui furent si familières. 11 entretenait le cardinal d'Am- 
boise du désir que les Vénitiens et le pape avaient de 
mettre mal ensemble le roi et Florence; alors il repré- 
sente que S. M. devait bien se garder de ceux qui 
cherchaient la destruction de ses amis, seulement pour 
se faire plus puissants eux-mêmes, et pour arracher 
plus facilement l'Italie de ses mains ; que S. M. devait 
y pourvoir, en imitant ceux qui autrefois ont voulu 
posséder en paix une province étrangère. Ils avaient 
pour règle d'abaisser les puissants , de caresser les su- 
jets, de maintenir les amis, et de se délivrer des ca- 
marades, c'est-à-dire de ceux qui veulent, dans ce 
lieu , avoir une égale autorité : que, quand S. M. vou- 
drait regarder qui, en Italie, voudrait être son cama- 
rade, il trouverait que ce ne seraient ni les seigneuries, 
ni Ferrare, ni Bologne, mais ceux qui, auparavant, 
ont cherché à la dominer. La réponse du cardinal fut 
singulière , et quelque peu dure et décourageante. Il 
écouta très-patiemment, et dit que la majesté du roi 
était très-prudente , qu'elle avait les oreilles longues et 
le croire court; qu'elle écoutait tout, et qu'elle ne prê- 
tait foi qu'à ce qu'elle jugeait être vrai en le touchant 
de la main. Le secrétaire Florentin était un homme 
trop grave, en cette circonstance, pour relever dans sa 
dépêche cette prétention à des oreilles longues. 

Certainement, le ton qu'employait Machiavel pour 
disculper son gouvernement avait un caractère de vé- 
rité qu'on ne pouvait s'empêcher de reconnaître. Rien 



CHAPITRE IV. 77 

n'annonce dans sa correspondance, qu'il dît ce qu'il 
ne pensait pas; tout prouve aussi qu'il disait ce qu'il 
souhaitait. Il était partisan sincère d'une alliance avec 
la France, sans l'aimer beaucoup. Mais n'arrivait -il 
pas à Nicolas ce qui arrive à tant d'ambassadeurs? 
Tandis qu'il s'essoufflait à bien développer l'intérêt 
de sa république, c'est-à-diî'e un système d'affection 
pour la France qui était une source de puissaince et 
de respect, cette même république, sans en avoir 
prévenu son envoyé , ne suivait-elle pas un autre sys- 
tème? n'était-elle pas bien véritablement entrée dans 
la confidence de toutes ces menées contre la France ? 
ou au moins , en s'abandonnant trop à cette répu- 
gnance pour payer ses dettes, ne donnait-elle pas lieu 
de croire qu'on pouvait l'accuser de ces intrigues? 
On ne sait expliquer que par de pareilles suppositions, 
la réponse du cardinal d'Amboise, de ce prélat si pieux, 
si vrai , qui ne mentait pas , et qui dans le fond de son 
cœur avait aimé et aimait encore Florence. Les trai- 
tés avec la république étaient le propre ouvrage du 
cardinal, et ne fût-ce que pour ne pas paraître s'être 
trompé , l'esprit le plus vif et le caractère le plus hono- 
rable excusent tant qu'ils peuvent , ceux auxquels ils 
ont accordé de la confiance et supposé des vertus. 
Ce qu'on a dit de la désunion des Florentins était 
exact : ils ne s'entendaient pas entre eux, et plus que 
jamais ils avaient besoin d'un habile homme, afin 
d'expliquer ce qui était à peu près inexplicable pour 
un agent de leur pays parlant à une puissance alliée. 
Quoi qu'il en soit , nous voyons ici Nicolas sur le ter- 
rain qu'il aimait de prédilection, sur celui où il va com- 
battre pendant 27 ans, dans ses dépêches ,. dans ses 
discorsi et ses historié. Le politique écrit dans toute 
sa liberté : un esprit d'une trempe plus molle , un carac- 



78. MACHIAVEL. 

tère phis faible^ un corps malade, une association peut- 
être mal assortie, ne le contiennent plus. Mais les exi- 
gences du rang, les illustrations de familles deman- 
dent que la réptiblique soit représentée par un autre 
qui ait des titres et des richesses. Luc degli Albizi ne 
doit plus venir. Pierre-François Tosinghi , nouvel am- 
bassadeur , est déjà à Lyon , et sa Magnificence doit 
partir le i5 novembre pour se rendre à Tours. Heu- 
reusement il est ancien ami de Machiavel, qui pren- 
dra plaisir à l'instruire de l'état actuel de la France, 
aussi bien qu'a pu le faire Lenzi à l'arrivée des deux 
envoyés destinés à le remplacer. 

Le î24> le Secrétaire a l'occasion de voir le roi qui 
entra nelle sue querimonie usitate. L'envoyé ayant ré- 
pondu qu'avant deux jours l'ambassadeur serait à 
Tours , le roi répliqua : « Il sera peut-être venu tard. » 
Nous n'appuierons pas davantage sur cette vivacité de 
Louis Xn : les raisons que nous avons données de 
l'impatience du cardinal, sont les mêmes qui peuvent 
Cadre comprendre à quel point le roi croyait avoir 
raison de se montrer indigné de la conduite des Flo- 
r^itins. 

L'amour des intérêts de la république perce, j usqu'au 
dernier moment, dans les dépêches de l'envoyé. 

« J'attends avec désir la venue de lambassadeur, afin qu on 
voie quel pli vont prendre vos affaires et qu'on puisse en 
porter un jugement plus solide. Je répéterai à VV. SS. ce 
que dans le courant de la mission on leur a déjà annoncé ; 
et ce qu'on n'a pas dit une seconde fois , ou pour ne pas 
paraître présomptueux, ou parce que vous avez auprès de 
VOU5 des citoyens très - prudents qui ont plus d'expérience 
que nous des affaires de cette cour, c'est que vous ferez bien 
d'ordonner qu'il vous soit acquis quelque ami qui vous dé- 
fende , et qui protège vos démarches : c'est ainsi qu'en agis* 



CHAPITRE IV. 79 

sent tous ceux qui ont ici des affaires. Je ne puis pas croire 
•que votre ambassadeur ne vienne, à cet égard , bien en ordre : 
je dois certifier à vos seigneuries que s'il ne peut pas mon- 
trer quelque gratitude au moins à Robertet, votre ambassa- 
deur restera ici tout à sec, et ne pourra pas même vous 
expédier une missive ordinaire. » 

La dernière lettre politique de Machiavel se termine 1 500. 
ainsi : 

« L'ambassade d'Allemagne qui vient d'arriver est composée 
de messer Philippe de Nanso (Nassau), et de deux simples 
gentilshommes; elle a eu hier sa première audience du roi. 
A cette audience, sont intervenus , le cardinal , le sire de la 
Trémouille', M. d'Aubigny % le grand chancelier', le maréchal 
de Gié, le prince d'Orange*, le marquis de Rothelin^, mon- 
seigneur de Clari*, et puis les ministres du pape, d'Espagne 
et de Venise, et trois ou quatre gentilshommes italiens. La 
proposition de l'ambassade fut ordinaire et générale. Elle 
déclara que l'empire jugeait nécessaire de s'opposer à la rage 

' Louis II du nom, sîre de la Trémoaille, né en 1460, commandait sons 
Charles VIII , à l*âge de 27 ans, Tarmée qui vainquît celle dn duc de Bretagne, 
et fit prisonnier le duc d'Orléans, depuis Louis XII. Après la mort de Char- 
les VIII, on Tonlnt engager le roi, son successeur, à disgracier la Trémoaille; 
ce fut alors que Louis XII répondit : « Un roi de France ne venge pas les 
injures d*un duc d'Orléans. » Le sire de la Trémouille fht successivement capi- 
taine général des troupes de France en Italie, et lieutenant pour le roi k Milan. 
Il avait pour devise nne roue avec ces mots : « Sans sortir de Tornière. » Ce fut 
lui qui négocia, avec le parlement de Paris, Taffaîre du concordat signé entre 
Léon X et François I*'. 

*D'Aubigny, be la ittûtwn ïft J^tuort, bon clj/oaltcr, rt $a^t, bon rt 
l)Ott0rûblf , qui fut gronb connéiMe bu roj)aume U tloplw. (Comines, 
tom. I, pag. 495.) 

3 Guy de Rochefort , seigneur de Plnvot. 

4 Jean de Cbâlons, prince d'Orange. «31 OUOtt h £0tnout la pnnrtpaU 
^bûïîe be V€et. (Comines, tom. I, pag. 544.) 

Philippe de Rothelin, marquis de Uochberg, comte souverain de Nenf- 
châtel en Suisse. 

Monseigneur de Clan, fils d'un ancien gouvernenr de Péronne^ 



8o MACHIAVEL. 

• 

des infidèles; quil &llait que toute la chrétienté s'armât, 
parce que, autrement , il serait difficile de maintenir la répu« 
blique chrétienne , qui tous les jours était démembrée par le 
Turc ; et comme il ne pouvait pas arriver que la chrétienté 
s'armât , s'il n'y avait paix entre l'empire et le roi très-chré* 
tien , qui étaient les chefs de la chrétienté , les ambassadeurs 
annonçaient qu'ils n'étaient envoyés qu'à l'effet de conclure 
cette paix : c'est ce point qu'avait pour objet leur discours, 
dans lequel ils se conformèrent au langage et aux usages re- 
çus en pareille cérémonie. Après que le roi les eut licenciés 
de l'audience, il nomma quatre députés avec lesquels ces 
ambassadeurs auraient à traiter ; ces députés sont le cardinal 
d'Amboise, le grand chancelier , monseigneur de Bourbon % 
et le maréchal de Gié : ils devront avoir tout expédié pour 
cette semaine. On dit qu'ensuite S. M. ira à Blois : on ne 
parle pas de Lyon. Je me recommande à la bonne grâce de 
vos seigneuries. » 

Après la présentation au roi du nouvel ambassadeur 
'Florentin qui termina tous les différends par une dou- 
ble satisfaction (sa présence et le paiement des trente- 
huit mille francs ) , le secrétaire prit le chemin de sa 
patrie, où il arriva le i4 janvier i5oo (style de Flo- 
1501. rence), c'est-à-dire le t4 janvier i5oi. 

X Pierre II de Bonrbon , seigneur de Beaajea , qui avait épousé Anne fille 
de Louis XI , régente sons Charles YIII et sœur de Jeanne, première feiome 
de Louis XII. G*était lui qui avait conseillé de confier à Robertet la directioA 
des affaires étrangères. 




CHAPITRE V. 81 



«<«iV% * «iX«« «v» ««x/li «««'«VkWVllXi^VW^-k^^VkV* V%«»%«'W«i'»(«>«»%«W«r«/%%«W%««%««'1i«>l(V*>«A«%««%« V»«MI%%«A(Vlf^A( V^^M^MIW 



CHAPITRE V. 



Après avoir réglé les affaires de la succession de 
son père Bernard, Machiavel continuait ses fonctions 
de secrétaire de la république, lorsqu'elle jugea à pro- 
pos, dans le mois d'octobre de la même année, de l^Ol^ 
l'envoyer à Pistoie. 

Il y avait dans cette ville deux factions puissantes, 
les Panciatichi et les Cancellieri. Le 2 5 février i5oo 
(i Soi), les derniers avaient chassé les Panciatichi, après 
avoir exercé sur eux de grandes violences : Florence 
qui avait soumis à ses lois Pistoie et ses dépendances, 
voulait y ramener l'ordre , et elle y avait expédié des 
commissaires chargés des intérêts de la république : 
cependant, il paraît que les commissaires ne donnaient 
pas les informations, et ne conseillaient pas les mesu- 
res propres à bien instruire le gouvernement, et à ra- 
mener U tranquillité; alors le Magistrat des dix envoya 
Machiavel dans ce pays ; il lui ordonna de se concer- 
ter avec les commissaires, et d'indiquer la cause du 
mal, et le prompt remède qu'on pouvait y apporter. 
Nous ne connaissons pas les rapports directs de Ni- 
colas ; l'histoire ne nous a conservé que deux lettres 
adressées par les dix, aux commissaires à Pistoie, l'une 
le a6 octobre, et l'autre le 17 novembre i5oi. Ces 
deux pièces ne présentent pas un grand intérêt : elles ' 
/. 6 



\ 



82 MACHIAVEL. 

annoncent seulement que Machiavel a été consulté, 
et qu'il paraît que ses conseils ont été adoptés par la 
république, comme utiles et sagement raisonnes. 

1501. Nous avons, dans cette négociation, remarqué un 
fait d'une nature assez singulière. Il importait à la 
république qu'un évêque , qui n'est pas autrement 
qualifié, peut-être l'évêque de Florence, d'une famille 
de Pistoie, et qui s'était rendu dans cette dernière 
ville , revînt à Florence : le Magistrat des dix envoie 

^ aux commissaires deux lettres qu'il leur est enjoint 
de remettre à cet évéque. L'une de ces lettres l'invite 
à venir ; l'autre lettre le lui ordonne. Celle qui l'invite 
est marquée d'une •}• ; l'autre lettre n'a pas de marque. 

« La lettre qui invite et qui est marquée d'une croix sera 
« remise sur-le-champ : si, une heure après, l'évêque n'est 
« pas monté à cheval , vous lui remettrez celle qui ordonne, 
« et nous croyons qu'il obéira* » 

Cette affaire de Pistoie est bientôt terminée : Ma- 
chiavel prend un nouveau repos à Florence , ou pour 
dire plus vrai, retourne à ses fonctions de secrétaire. 
Nous ne savons pas si elles n'étaient pas plus pénibles 
que ces commissions qui l'envoyaient tantôt sur un 
point de la république , tantôt sur un autre ; mais en- 
fin , au milieu de ces travaux de la Ville qui embras- 
saient toutes les affaires de l'état , il n'était pas exposé 
à cette responsabilité sévère qui pesait sur lui , lors- 
qu'il était forcé d'agir seul dans des lieux où il pou- 
vait y avoir danger pour sa vie, et où il fallait, avec 
sa propre sagacité, deviner et bien servir la volonté si 
souvent mystérieuse et changeante des magistrats de 
la république. 

Ce genre de repos dans la ville, auquel cependant 
beaucoup de fatigues étaient attachées, ne dura que 

1502. jusqu'au 5 mai iSoa. 



CHAPITRE V. 83 

A celte époque, Vitellozzo Vitelli, à ïa solde du 
pape Alexandre VI , et de son fils le dnc de Valenti- 
nois, chercha à faire révolter contre Florence tout le 
pays d^Arezzo. La conjuration déjà pressentie par le 
Magistrat des dix , excita toute leur attention : mais , 
malgré leur surveillance, elle éclata au mois de juin. 
Machiavel fut envoyé vers les commissaires chargé» 
de faire respecter dans la Valdkhiana (province d'A- 
rezzo ) l'autorité de Florence. Il fallut d'abord rap- 
peler du siège de Pise une partie des troupes , pour 
les diriger sur Arezzo. En même temps, on portait 
des réclamations au pape , que l'on croyait le vrai in- 
stigateur de cette révolte , fomentée pour augmenter 
la puissance du diic de Valentinois : mais elles furent 
éludées par les ter^versations d'Alexandre VI. D'un 
autre côté , le roi de France , Louis XII , par un traité 
nouveau du i6 avril i5o2, avait garanti aux Flo- 
rentins toutes leurs possessions. Le roi envoya dpn.c 
des troupes à Arezzo, fit reprendre la ville, et pro- 
mit de la rendre à Florence. Cependant le chef qui 
y commandait pour le roi , était soupçanné de com*- 
plicité avec Valentinois et Vitellozzo : Nicolas fiit 
chargé d'aider les commissaires à obtenir la restitution, 
qui fut faite le 26 août de la même année. 

Pour l'exécution de cette mission, le secrétaire se 1502. 
trouva quelque tepa^ps sous les ordres (J'f^n Andjré 
Pazzi; mais nous, ijie voyons pas que leurs ; r^ppprtis 
aient été altérés par ce sentiment de mépris q^e plus 
haut nous avons vu Machiavel manifester pour cette 
famille. Il ne nous reste de cette mission, excepté l'ou- 
vrage dont nous parlerons plus bas, et qui est rela- 
tif à la manière de traiter les rebelles d'Arezzo, que 
des lettres aux commissaires, à Machiavel, et au com- 
mandant Français. Probablement le secrétaire allait à 

6. 



84 MACHIAVEL. 

Florence faire des communications verbales. On sait, 
toutefois, par une note de sa main, jointe à l'ensemble 
des pièces de cette affaire, et trouvée aux archives 
de Florence, que le roi de France, précisément à cause 
de cette révolte , et sur les sollicitations de la répu- 
blique, résolut de quitter la France, et de venir, de 
sa personne , dans son duché de Milan. 

C'est à cette époque qu'il faut rapporter un petit 
ouvrage de Machiavel, intitulé : « Del modo di trattare 
ipopoli délia VabUchiana, ribellati. » Je présume que 
ce titre n'a pas été donné à cet ouvrage par Nicolas, 
et qu'il a été ajouté en tête de quelque rapport qu'il 
aura envoyé aux dix. 

L'auteur commence à chercher des exemples de 
conduite dans l'histoire, qui est la maîtresse de nos ac^ 
tionSf et particulièrement de celles des princes. 

« Il y a toujours eu des hommes qui servent , d'autres qui 
commandent; il y en a qui servent mal volontiers, d'autres 
de leur gré ; il y en a qui se révoltent , et qui sont réprimés... 
Celui qui a observé César Borgia (il n'avait pas encore commis 
les crimes de Sinigaglia) , voit que, peur maintenir ses états, 
il ne fait pas fondement sur des amitiés italiennes , ayant 
toujours peu estimé les Vénitiens , et vous encore moins. » 

Le secrétaire a Fair de conclure qu'il faut punir les 
Arétins. Nous avons porté cet ouvrage , d'ailleurs in- 
complet, à la date de 1 5o2 , parce qu'il y est question 
du peu de durée du pontificat d'Alexandre VI, mort 
en i5o3. 




CHAPITRE VI. 85 



CHAPITRE VI. 



Le I o septembre 1 5oa , Pierre Soderini fut nommé 1 502, 
gonfalonier à vie. La ville de Florence crut que ces 
gonfaloniers qu'elle nommait pour deux mois seule- 
ment , ne donnaient pas aux affaires , aux négo- 
ciations, aux traités, la consistance nécessaire; et 
après avoir blâmé le système de pouvoir livré à une 
seule famille, elle tomba dans un excès à peu près 
semblable, en accordant l'autorité à un seul homme 
d'une famille également puissante : toutefois on se 
croyait plus rassuré, parce que Pierre Soderini li'avait 
pas d'enfants. Nous allons voir comment il gouverna 
sa patrie. D'abord il continua de donner toute con- 
fiance à Marcel di Virgilio , homme d'un grand mérite 
universellement reconnu, qui avait suivi le fil des af- 
faires, qui les traitait avec calme, avec dévouement. 
Cette préférence de Soderini ne pouvait qu'élever 
encore la fortune de Machiavel tendrement aimé de 
Marcel di Virgilio. 

Il est probable que le zèle ordinaire déployé par le 
secrétaire, dans les circonstances de la révolte d'A- 
rezzo , et le soin qu'il prit d'informer la république 
des menées de ses ennemis , déterminèrent le gonfalo- 
nier à l'envoyer à Imola , le 5 octobre de la même an- 
née , presque immédiatement après la pacification , 
pour résider auprès du duc de Valentinois. 

La commission est en date de ce" jour; elle donne 



86 MACHIAVEL. 

une instruction pour une première audience; elle pres- 
crit de s'en tenir à ce simple exposé qui n'est à peu 
près qu'un prétexte, pour pouvoir se rendre dans les 
états du prince, y écouter ce que dira son excellence, 
en rendre compte avant de lui faire aucune réponse , 
et recommander quelques intérêts de commerce. 

Cette légation est très-célèbre dans l'histoire, parce 
que le fameux morceau de Machiavel, intitulé « Descri- 
zione del modo tenuto dal duca Valentino , nello Am- 
mazzare Vitellozzo Vitelli^ Olwerotto da Fermo^ il 
signor PagolOy e il duca di Gratina Orsini, est une 
des dépêches de cette mission. Quelques personnes 
se sont obstinées à regarder cette dépêche comme 
un morceau historique, composé par Machiavel après 
coup, et où sont racontés tant de crimes, sans la plus 
petite marque d'horreur, ni même de désapprobation 
quelconque; mais dans le fait, cette pièce est une dé- 
pèche, la dernière qu'il ait écrite après l'événement, 
Il est inutile d'accumuler ici les raisons pour lesquelles 
il importe de ne voir dans cette pièce que ce qu'elle 
est, c'est-à-dire, une dépêche résumant des faits déjà, 
depuis quelque temps , transmis au Magistrat des 
dix. La meilleure manière de comprendre Machiavel, 
et d'arriver à penser comme je pense moi-même sur 
ce point, ainsi que beaucoup de publicistes italiens, 
est de lire avec attention l'ensemble du récit de la 
mission auprès de Borgia, duc de Valentinois. 

On vient de voir que par l'entremise d'un de ses 
capitaines , Vitellozzo , il a tâché de faire révolter et 
d'occuper la ville d'Arezzo , appartenant à la républi- 
que. Si un pareil événement eût obtenu tout le succès 
qu'il pouvait avoir, l'autorité de la république, aux 
termes où elle en était avec les Médicis qui lui cher- 
chaient partout des ennemis , pouvait périr : elle avait 



CHAPITRE VI. 87 

demandé des secours à Louis XII avec tant d'instance^ 
que 9 comme on l'a vu, elle avait réussi à déterminer 
le passage du roi lui-même en Italie. Arezzo occupé 
par les troupes françaises n'avait pas été rendu aussi- 
tôt que repris, comme on sait déjà : on pouvait donc 
soupçonner Valentinois de chercher à renouer ses an- 
ciennes intelligences avec la France. 

Le fils naturel du pape Alexandre VI, après avoir 
obtenu de son père une bulle de sécularisation , en 
vertu de laquelle il avait remis le chapeau qu'il en 
avait reçu le 20 septembre i493, sous le nom de car- 
dinal archevêque nommé de Valence , continuait de 
jouir de la faveur la plus étendue auprès de la cour 
romaine. Cette bulle de sécularisation porte la date 
de 1498. Il avait été déclaré dans le consistoire du 17 
août, que le cardinal de Valence étant naturellement 
enclin à un autre exercice qu'à celui du sacerdoce, 
il demandait la grâce de pouvoir rentrer dans le siècle , 
et de pratiquer l'exercice auquel il était attiré par ses 
destins ( c'est Machiavel lui-même qui nous donne ces 
détails dans ses Frammenti storici\ Une si indigne 
comédie avait été jouée comme à l'insu du pape. Il 
eut l'air de n'accorder la sécularisation qu'avec peine. 
Dans le même moment , on traitait à Rome la dissolu- 
tion du mariage de Louis XII , qui répudiait la reine 
Jeanne , fille de Louis XI et de Charlotte de Savoie , 
et sœur du dernier roi Charles VIII , et qui voulait 
épouser Anne de Bretagne , veuve de Charles VIII, qu'il 
avait beaucoup aimée, n'étant que duc d'Orléans. 
L'ancien cardinal de Valence avait appuyé la dissolu- 
tion de ce mariage de tout son crédit , et il avait demandé 
à son père la permission de porter la bulle en France , 
et de remettre en même temps le chapeau de cardinal 
à George d'Amboise, premier ministre du roi. M. de 



88 MACHIAVEL. 

Serenon était venu de Marseille à Ostie avec les galères 
royales^ pour recevoir à son bord le fils du pape. Ils 
étaient partis pour la France, le i®*" octobre 14989 
et le m ils avaient débarqué à Marseille. César était 
porteur d'un bref d'Alexandre VI , ainsi conçu : 

IHS. Marie. 

« Alexandre VI , Pape , de sa propre main. 

« Notre très-cher fiis en J.-G. salut et bénédiction aposto- 
lique ! Désirant satisfaire à la fois à ta volonté et à la nôtre , 
nous adressons à ta Majesté, notre cœur, c*est-à-dire notre 
fils chéri le duc de Valentinois, ce que nous avons de plus 
cher, afin que ce soit un signe très- certain et très-précieux 
de notre affection pour ta Celsitude, à qui nous ne le recom- 
mandons pas autrement. Nous te prions seulement de vou- 
loir bien traiter celui qui est ainsi confié à ta foi royale, de 
manière que tous , même pour notre satisfaction , compren- 
nent qu'il a été accueilli comme sien , par ta Majesté. Donné à 
Rome , à Saint-Pierre , le a8 septembre. 

« L'adresse portait : A notre cher fils en J.-C. , le roi des 
François très-chrétien '. » 

' Yoici le texte original fidèlement copié. 

IHS. Màbia. 

Alexander Papa TI , mana propria. 

« Carissirae in Ghristo fili nosier , salntem et apostolicam benedictionemi 
Desiderantes omnino tue et nostre satisfacere Tolnntati , destinamos Majestati 
tne cor nostram, videlicet dilectnm filium dncem Yalentinensem , qao nihii 
carias habemas, nt ait certissimnm et carissimam sîgnam nostre in CeUitn- 
dinem tnam caritatis, cui ipsnm non aliter comniendaroas : per enm tantam 
rogdmtts yelit eom fidei régie tue commissum eo modo tractare,ntorones» 
etiam pro consolatione nostra, intelligant illam a Majestate tua in suum omnino 
acceptnm fuisse. Datum Rome , apud Sanctura Petrum , die xxviij septembris. >* 

Adresse. Dîlectissiroo in "X? filîo nostro Francomm régi chrisUanissîmo. 

L*orfginal de cette pièce très-précieuse, peut- être le seul document qui noos 
reste entièrement écrit de la main d'Alexandre TI , se conserve dans la bi- 
bliothèque du roi, volume 8465 des manuscrits, page i3. Cette pièce a été 
publiée dans Tisographie des hommes célèbres i8a8 — i83oy in 4^, tom. I. 
L'artiste s^est trompé, en gravant, au bas de la planche, que ce document est 
adressé à Louis XI , au lieu d'indiqaer qu'il est adressé à Louis XII. 



CHAPITRE VI. 89 

Indépendamment de ce bref, César était porteur 
d'une lettre pour M. du Bouçhaige j grand chambel- 
lan y ainsi conçue : 

« Alexandre VI , Pape. 

« Cher fils , salut et bénédiction apostolique ! Notre cher 
fils , le noble homme César Borgia , duc de Yalentinois , se 
rendant auprès du roi très-chrétien , nous avons jugé à pro» 
pos de le recommander à ta noblesse ; nous la prions et nous 
la conjurons de toutes nos forces de le regarder comme 
sien , de laider des conseils et des faveurs dont il aura be* 
soin : nous ne pourrions jamais te recommander rien avec 
plus d'insistance , et il n'y a aucune chose dans laquelle tu 
puisses plus nous être agréable. Donné à Rome , à Saint- 
Pierre, sous Tanneau du Pêcheur, le 28 septembre 14989 
Tan sept de notre pontificat, signé L. Podogatharus\ » 

En récompense de la bulle et du chapeau, et sur- 
tout de la bulle de la dissolution du mariage , qui était 
un événement politique fort utile aux intérêts de la 
France , et qui nous a assuré la possession d'une de 
nos plus belles provinces, le roi devait chercher à 
donner une épouse à Borgia. Frédéric de Naples n'a- 
vait pas voulu lui accorder sa fille Charlotte. 

X Voici roriginal en latin.. 

Alexander PP. "VI. 

«t Dilecte fili, salutem et apostolicam benedictionem. Yenientem iatnc ad 
chrlstianis«inium regem dilectam filiam nobîlem vimm , Cesarem Borgiam^ dn- 
cem Yalentinensem , nobilitati tae duximas commendandom : qaam Lorta- 
mnr et rogamns enixe ut in snam suscipiat, consilio et favore qaibos poterît 
adjovet. Nos enini neqae tibi qnicqaam accnratins commendare possemas» 
neqne ta ulla in re alia magis nobis gratificarî. Datarn Rome, apad Sanctnm 
Petram , snb annnlo PiscatoHs^ die xxviiij septembris MCcccLXxxxviij. Pon- 
tificatus noatri anno septimo. » 

L. PODOCÂTBARUS. 

Adresse. Dilecto filio nobili viro domino de Boachaige, cambellano regio*. 
' Cette pièce se trouve à la bîbliotbèque, page x 4, manuscrits de Béthune, 
dans le même Tolume que le bref d'Alexandre VI : elle est écrite sur parchemin. 



90 MACHIAVEL. 

« Les temps le servirent bien , dit Machiavel; il trouva un 
roi qui , pour se séparer de sa femme vieille y lui promettait 
et lui donnait plus qu'aucun autre. » 

Il est singulier que Nicolas, qui avait étudié si 
bien nos intérêts, ait méconnu ici les avantages que 
l'amour du roi pour la reine Anne de Bretagne pro- 
mettait à la France. 

Valence remit les bulles de cardinal à d'Amboise 
le i8 octobre, et s'assura de son appui. Par suite de 
la protection du roi , le 4 mai 1499? ^' épousa une des 
filles du sire d'Albret^ Voici ce qu'on lit à ce sujet, 
page 7 verso et suivantes , dans un manuscrit qui ap- 
partient aux affaires étrangères et qui est intitulé : 

f^i^toxvt )fd tï^oBts mémoxahUB almrnn^ in ùgnt 
i(^ xo\% Cûttie JDou^ihne , rt Jvancm pvmxev ^ in^uen^ 
m Tan i5âi^ pat nit0dir^ Hubert it la illark, mffxevix 
ht lienvanatu^ tt ïft f^éHn ^ maxéc})ai tue Jtanu ^ mott 

« J'apotd mhlxi h mettra comment le fus in pape 
!3lUjran2ir^ vint en Jxance avec la plm f^xanie pompe , 
tant en mulUt0 qne aultree rl)0$^6. (tar il auoit toud 0^ 
l)0u$9^aujr tout connextB ie p^rUd , el 0r0 mulletd tc^ut 
acconlxéè ie t^eloure rramoiôg , en la pluô j^xanie ri- 
^I)e00e qne nit l)omme ^ et lui fit le roi bon accueil ^ ^t 
fort flro0 pour autant qne M. le lé^at ïr'Slmboiee pour 
i»^nir à 6^0 ftn0; ^t(|uand il fut t^^nu o^r0^ etc.... il fit 
le maxiane Vnne ies filU0 îi'2llbrrt, 0Ofur ie la prin- 
r^00^ ie €l)imag , et le fit inc ie t)aUntinoi0^ » 

I Le sire d'Albret était père de Jean d*Albret qaî avait épousé Catherine 
de Foîx , reine de Navarre. 

Une antre fiile du même sire d'Albret avait éponsé le prince de Chîmay, comme 
nous le voyons dans le mannscrit de Fieuranges. 



CHAPITRE VI. 91 

Le marédial ajoute ici à sa dirookjue, dans des 
termes que je ne puis pas répéter^ que le duq de Va- 
lentinois, la veille de son mariage, demanda les conseiU 
d'un pharmacien, mais que celui-ci se trompa, et 
donna au duc, au lieu de ce qu'il désirait, une com- 
position qui le rendit malade toute la nuit. 

Comme tn firent U0 î^ames le rapport au matin îre ôeo 
vtvtm et tiiceg : je n'en îrirai aultre c\\oet , car on en a 
a96e? parle, trop bien t^eujr je îrire qu'à la guerre , il étoit 
eompagnon et gentill)omme. 

Voilà comme un maréchal de France s'exprime sur 
César Borgia, mais, il est vrai, avant les événements 
que nous allons rapporter; il ne dit pas, apparem- 
ment parce qu'il l'ignorait , que ce gentilhomme était 
presque convaincu d'avoir fait assassiner son frère aî- 
né , le duc de Gandie : mais on ne voyait dans César 
Borgia que le fils de celui qui avait donné au roi pour 
épouse une femme qu'il chérissait depuis long-temps , 
celui qui avait apporté le chapeau au premier minis- 
tre, et que l'on croyait pouvoir être le protecteur le 
plus déclaré des affaires de France en Italie. 

C'est vers un tel homme, connu des Florentins sous 
mille autres rapports, que Machiavel est député. 

Nous apprendrons par le secrétaire tout ce que ce 
prince scélérat avait ensuite d'habileté pour traiter 
les affaires ; nous verrons comme il savait à propos 
employer, pour faire réussir ses desseins , les caresses, 
les formes conciliantes, l'hypocrisie, jusqu'à des sen- 
timents de justice. 

Machiavel, comme on l'a déjà lu, ne devait d'a- 
bord remplir auprès de ce duc, qu'une simple com- 
mission à peu près indifférente, tout en se montrant 
attentif à écouter ce que le duc lui dirait sur les cir- 



92 MACHIAVEL. 

constances du temps , et cette recommandation n'était 
qu'un prétexte pour cacher des vues plus étendues* 
L'instruction finissait ainsi : 

« Quand tu en auras bonne occasion , tu demanderas en 
notre nom à son excellence , sûreté et sauf-conduit dans 
ses états ^ pour nos négociants qui iraient au Levant, ou qui 
en viendraient. Cette chose nous importe beaucoup ; elle est 
pour ainsi dire , l'estomac ( lo stomaco ) de cette Ville ' : il 
faut t*ingénier et employer tout ton zèle, pour que cela tourne 
au gré de nos désirs. » 

1502. La manière dont Machiavel comprit et exécuta cette 
''mission auprès d'un des plus grands ennemis de Flo- 
rence, va s'expliquer d'elle-même dans les dépêches 
de l'envoyé. Ici le secrétaire agit seul , il ne dépend 
d'aucun collègue; la mission est moins honorable que 
celle qu'il avait remplie en France, mais elle est hé- 
rissée de difficultés. 11 y va de la sûreté immédiate de 
la république, si Borgia n'est pas deviné, et si ses pro- 
jets ne sont pas livrés au gouvernement de Florence, 
et à Soderini qui combat ici pro aris etfocis. 

Au moment du départ , le cheval incommode l'en- 
voyé; il prend sur-le-champ la poste, parce qu'il pense 
devoir obéir au gouvernement avec la plus grande cé- 
lérité. Le 7 octobre, il est arrivé à Imola, et il a vu 
le duc qui l'a accueilli amore^^olmente. Il lui fait en- 
tendre habilement que rien n'égale l'affection que 
les seigneuries portent au roi de France et au Saint- 
Père , les deux protecteurs les plus puissants de son 
excellence. Il amplifie avec toutes les paroles conve- 
nables, les explications qui prouvent la nécessité où 

' Le chevalier Lastrini , secrétaire des affaires étrangères da royaone 
d^Étmrie en 1807, employait, en parlant de LÎYoame, ane expression qai 
avait quelqne affinité avec celle de la seigneurie, quand il me disait : » La ciuà 
di lÀvorno è la sposa di Firênze. » 



CHAPITRE VI. 95 

se trouve Florence de rechercher Tamitié de ces deux 
souverains; il finit par assurer qu'en Toscane, on aura 
pour son excellence les sentiments de dévouement na- 
turellement indiqués par la position où la république 
veut se placer vis-à-vis de la France et de Rome. Le 
duc, non moins couvert que Machiavel, dit qu'il veut 
lui raconter toute sa conduite avec Florence. Il con- 
vient que, lors d'une expédition qu'il avait faite à 
Faenza , et d'une surprise qu'il avait tentée sur Bolo- 
gne, les Orsini^ et Vitellozzo^, les uns ses alliés, et 
l'autre son soldat, l'avaient prié de permettre qu'ils 
retournassent à Rome par Florence; qu'il n'y avait 
consenti qu'à regret; que dans ce passage, il n'avait 
pas agi pour les Médicis , afin de s'assurer l'amitié du 
gouvernement de Florence, qui est encore le même 
en ce moment : qu'au surplus, dans les derniers évé- 
nements d'Arezzo , c'était lui qui avait ordonné à Vi- 
tellozzo de se retirer. Il ajouta une foule d'autres faits 
à sa louange. 

« J'écoutai attentiyement tout cela , continue Machiavel : 
il dit non-seulement ce que je rapporte, mais il se servit des 
expressions que j'ai employées. Je ne vous répéterai pas ce 
que je lui ai répondu. Je m'attachai à ne pas sortir des 
termes de la mission ; je l'assurai que j'écrivais à vos sei- 
gneuries sur la perfection de ses dispositions, et j'ajoutai que 
sans doute vous y prendriez un plaisir singulier. Cependant, 

* Les Orsinî appartenaient à cette célèbre famille des Ursins, rivale de la 
£unille ColoBna. Ces deux maisons étaient les premières de celles qn^on appe* 
lait alors les Barons de TEtat Romain. Il s^agit ici de Panl Orsini ^ et d'Orsinî 
dnc de Gravina. 

* Yitellosso Yitelli. H était célèbre par nne victoire qa'il avait remportée 
à Soriano en i497 sur les troopes du Pape, dans lesquelles servait le fameux 
Fabrice Colonne. Vitellozzo était alors condottiere du roi de France : depuis, 
il était passé à la solde des Florentins qn*il n*avait pas servis avec fidélité an 
camp sons Pîse, et enfin de Valeotinois qui ne lui accordait plus de confiance. 



94 MACHIAVEL. 

quoique son excellence montrât un grand désir de faire un 
prompt accord avec tous , et que je cherchasse à lamener 
au point d'avancer quelque proposition particulière, toujours 
il se tint au large , et je ue pus en obtenir que ce que j'ai 
écrit. 

« A mon arrivée , j'avais entendu dire qu'il y avait eu un 
mouvement dans le duché d'Urbin , et son excellence ayant 
jeté dans le discours , qu'il lui était indifférent qu'on aliénât 
de lui ce duché , il me parut que je devais lui demander 
comment les choses s'y passaient; il me répondit : « Avoir été 
clément, et avoir négligé ces choses, m'a beaucoup nui. J'ai 
pris, comme tu sais, ce duché en trois jours, et je n'ai âté 
um cheveu à personne, excepté à messer Dolce, et à deux 
autres. qui avaient tramé contre sa sainteté, et encore, ce qui 
est plus fort, j'avais confié des offices à plusieurs, des pre- 
• miers de ces états ; un entre autres avait été Réputé pour sur- 
veiller la construction d'une muraille dans la forteresse de 
Saint-Léo : eh bien , il y a deux jours, celui-ci, sous prétexte 
d'élever une poutre avec des paysans, a forcé la forteresse 
qui est perdue pour moi. » 

Le duc finit par recommander à Machiavel d'enga- 
ger Florence à faire au plus tôt un traité avec lui. 
1 502. Il s'établit en ce moment une assez grande intimité 
apparente entre le duc et Machiavel. Son excellence 
le fait appeler le 9 octobre, et lui montre avec affec- 
tation une lettre de monseigneur d'Arles , ambassadt^ur 
du pape en France , dans laquelle il lui écrivait que 
le roi et Rouen étaient prêts à faire ce qui était agréa- 
ble au duc, et qu'à cet effet ils lui enverraient des 
troupes. Après avoir fait toucher la lettre elle-même 
à Machiavel qui la reconnut, comme étant provenue 
directement de France, le duc ajouta ces naots que 
Nicolas rapporte fidèlement : 

w < 

« Secrétaire, voilà la réponse que j'ai eue, quand j'ai de- 
mandé dernièrement à attaquer Bologne 5 tu vois comme elle 



CHAPITRE VI. 95 

est farte ! Pense donc à l'appui que j'aurai quand il me faudra 
seulement me défendre : mes ennemis ne pouvaient pas m'at- 
taquer dans un temps plus opportun pour moi. Actuelle* 
ment je saurai de qui j'ai à me garder, et je connaîtrai mes 
amis. Je te confie cela : je te confierai tous les jours ce qui 
arrivera, afin que tu puisses écrire à tes seigneurs et qu'ils 
voient que je ne suis pas homme à m'abandonner , ni à man- 
quer d'amis. Parmi ces amis , je veux compter tes seigneurs 
s'ils se font connaître pour tels , bien vite ; s'ils ne le font 
pas sur-le-champ, je les mettrai de côté, et eussé-je de l'eau 
jusqu'à la gorge , je ne leur parlerai plus d'amitié , toujours 
cependant en me plaignant d'avoir un voi^n à qui je ne 
puis pas faire du bien , et de qui je ne puis pas en recevoir. » 
« Je lui demandai alors un sauf-conduit pour les mar» 
chands de la nation ; il me dit qu il le ferait très-volontiers , 
et que comme il ne s'entendait guère à ces sortes de choses- 
là, j'en parlasse à messer Alexandre Spannocchi : je le fe- 
rai. . . . Cependant aussi , il serait bien d'avertir nos mar- 
chands de considérer comment ils s'engouf&ent ici, dans 
un pays qui au milieu de ces mouvements est aujourd'hui à 
l'un , demain à l'autre. » 

Suit une énumération des forces du duc; il a autant 
d'artillerie et bien en ordre, que peut en avoir le reste 
de l'Italie. Il est bien en France et à Rome , et il écrit 
fréquemment à Ferrare. 

Machiavel s'entretient souvent- avec messer Agapito, 
secrétaire du duc, et avec un secrétaire de Ferrare. 
C'est ainsi qu'il en rend compte : 

« Nous parlions de cela , comme entre nous autres secré- 
taires , et chacun disait ce qu'il croyait utile à l'intérêt corn'» 
mun. » 

Il y a là un sentiment de modestie bien remarqua- 
ble : et depuis , combien il y a eu loin du secrétaire 
de Florence, à celui de Valentinois et à celui de Fer- 
rare dont l'histoire a conservé à peine les noms! 



96 • MACHIAVEL. 

1 502. Les seigneuries ordonnent à Machiavel de tempo- 
riser, de ne les obliger en rien , et de tâcher de péné- 
trer les vues du duc, surtout relativement à Vitellozzo, 
qui a été son compagnon dans Fattaque d'Arezzo, et 
qui depuis s'est révolté avec ses troupes contre Borgia. 
Machiavel ne cesse de le visiter , et celui-ci ne fait au- 
cune difficulté de s'entretenir amicalement avec lui , 
et de lui ouvrir une partie de son cœur sur quelques- 
uns de ses projets. Le duc lui parle enfin, comme le dé- 
sirait Machiavel, de ce fameux Vitellozzo, sur lequel lé 
Florentin aimait à ramener l'entretien, parce que tout 
prouvait chaque jour que cet ancien général de Va- 
lentinois, aujourd'hui si acharné contre lui, était celui 
de tous les ennemis du duc qui semblait le plus ani- 
mé, en même temps, contre Florence. Machiavel rap- 
porte les propres expressions de César Borgia. 

« Je connais, dit le duc, mes ennemis, et Vitellozzo en 
particulier. On lui a donné trop de réputation , et je puis 
dire que je ne lui ai jamais vu faire une chose digne d'un 
homme de cœur , scusandosi del mal francioso : il est bon 
à gâter les pays qui n*ont pas de défense , à voler celui qui 
ne le regarde pas en face , et à faire de semblables trahisons. 
Actuellement, il a expliqué ce qui a été fait devant Pise, 
puisqu^il m*a trahi, moi, étant mon soldat, et recevant mon 
argent, • 

Valentinois fait ici allusion à la mauvaise conduite 
que Vitellozzo avait tenue précédemment au siège de 
Pise, où, quoique soldat des Florentins, il avait trahi 
leurs intérêts. 

Nous choisissons dans la correspondance, les traits 
qui annoncent les dispositions de Borgia. Cependant 
l'affaire du sauf-conduit pour les marchands Florentins 
n'avait pas encore été expédiée par celui à qui le duc 
en avait confié le soin. Le secrétaire sollicite de nou* 



CHAPITRE VI. 97 

veau cette faveur ; le duc réplique : « Mais moi , pour 
que mes sujets soient protégés dans vos états, ne dois- 
je pas en avoir quelque assurance ?» 

A cette marque de défiance , l'envoyé de Toscane 
répond qu'une semblable faveur ne sera pas refusée au 
duc , aussitôt qu'il la demandera. 

Le duc et Machiavel ne cessent de se voir et de s'en- 
tretenir de leurs affaires respectives avec une confiance 
qui paraît, et qui cependant ne peut pas être sans 
réserve. Le premier ne disait que ce qu'il voulait de 
ses intimes secrets , au second qui cherchait à les pé- 
nétrer tout-à-fait. 

Un jour le duc montre au Florentin les lettres qu'il 
a reçues de France, et où on lui parle des offres de 
service faites au roi par leurs seigneuries , en faveur 
du duc , et de la satisfaction que le roi en a éprouvée. 

« Ecris donc à tes seigneurs qu'ils m'envoient dix escoua- 
« des de cavalerie ; tu leur diras aussi que je suis prêt à 
« contracter avec eux une amitié ferme , indissoluble , de la- 
« quelle ils auront à tirer autant d'avantages qu'on doit en 
« espérer de mon secours et de ma foitune. » 

Enfin le sauf- conduit est rédigé : il sera expédié, 
quand un pareil acte aura été délivré par la ville de 
Florence en faveur des sujets du duc. La copie qu'A- 
gapito remet à Machiavel, pour que la république voie 
dans quels termes d'affection et de recommandation 
il est conçu , porte cette titulature bien extraordinaire : 

« César Borgia , de France , par la grâce de Dieu , duc de 
Romagne et de Yalentinois , prince d'Adria et de Venafro , 
seigneur de Piombino , gonfalonier et capitaine général de 
la Sainte Eglise Romaine , à tous nos capitaines , condottieri^ 
chefs d'escouades , contestabili , soldats et stipendiés de 
notre armée, et au révérend président , aux auditeurs des col- 

I- 7* 



98 MACHIAVEL. 

léges de notre conseil , lieutenants , commissaires , Potesta , 
officiers communs et particuliers , personnes médiates ou 
ihimédiates nos sujets , etc. » 

Il finit ainsi : 

« Et qu'ils ne présument pas pouvoir faire le contraire, 
s'il leur est cher de ne pas encourir notre indignation , la- 
quelle ils éprouveraient très-pesante , etc. 

Voilà , à propos d'un ordre de protéger les Toscans , 
une espèce de Monitoire, où sont employés assez ri- 
diculement, à la fin, jusqu'aux termes des bulles d'ex- 
communication catholique. César était bien imprudent 
encore de s'intituler Borgia de France, Mais apparem- 
ment, quand il usurpait, à cause de la faiblesse d'A- 
lexandre VI, le premier privilège, il pouvait bien se 
croire autorisé à ne pas se refuser l'autre prétention, 
suivant l'usage qu'ont eu de tout temps les Espagnols 
de joindre à leurs titres ceux de leurs épouses '. 

Un passage d'une lettre du 27 octobre va commen- 
cer à faire pressentir la catastrophe qui doit terminer 
les différends du duc avec ses ennemis, Vitellozzo, 
Paul Orsini , le duc de Gravina , et Oliverotto , qui 
s'étaient unis contre lui. 

« Celui qui examine les qualités d'un parti et celles de l'autre, 
conçoit que ce seigneur (le duc) est courageux , heureux et 

z n y avait des degrés întîmes de parenté entre la maison de France et la 
maison d^AIbret, par Catherine de Fois, reine de Navarre , qui avait épousé 
en 14S4, Jean d*Albret , frère de la dacliesse de Valentinois, femme de 
Borgia. 

Catherine de Foîx était née de Gaston Phœbns, roi de Navarre , et de 
Madeleine de France, fille de Charles VII, et sœnr de Loais XI : de plas, 
Jean de Foîx» oncle de la même Catherine, avait épousé Marie d^Orléans, 
sœur de Louis XII. 

Voyez l'histoire de Louis XII par Jacques Tailhé , Paris, 1775, in-ia ; il 
donne les détails les plus étendus sur la famille d^Albret. * 



CHAPITRE VI. 99 

plein (l*espérance , favorisé par un pape, par un roi, et inju- 
rié par ses ennemis, non-seulement dans un état qu il voulait 
acquérir , mais encore dans un autre qu'il avait acquis. Ceux- 
ci sont attachés à leur possession , et timides de la grandeur 
de l'autre, avant de l'avoir injurié, et actuellement, deve- 
nus encore plus timides ^ depuis qu'ils l'ont injurié. Com- 
ment celui-ci pourra-t-il renoncer à la vengeance, et ces au- 
tres à la peur? » 

« De nouveau , je prie vos seigneuries de me rappeler , 
puisque devant le public il n'est plus nécessaire de tempo- 
riser , et que pour conclure un traité , il fout un homme 
d'une plus grande autorité que moi. Quant à mes intérêts 
privés , mes affaires sont dans le plus grand désordre , et 
l'on ne peut pas rester ici, sans avoir de l'argent. » 

Les troupes françaises que le duc attendait sont ar- 
rivées à Faenza : elles consistent d'abord en cinq com- 
pagnies de lances, dont une était commandée par 
messire Clermont de Montoison '. Nicolas, au nom 
des seigneuries de Florence, va visiter ce comman- 
dant; celui-ci le reçoit avec affabilité, lui dit qu'il est 
prêt à servir la république, en tout ce qu'elle dési- 
rera, et que son envoyé n'a qu'à indiquer ce qui 
serait agréable à LL. SS. Les lieutenants de ce petit 
corps d'armée reconnaissent Machiavel, pour l'avoir 
vu en France. Il en témoigne de la satisfaction dans 
sa lettre , et paraît se féliciter de l'accueil que lui ont 
fait tous ces seigneurs français. Le tableau que Ni- 
colas trace de cette visite rappelle bien, d'un côté, 
toute la franchise militaire de ces guerriers expédiés 
spécialement, disent-ils, pour être aux ordres des Flo- 
rentins, et parlant avec effusion à leur ministre du 
dévouement qu'ils montreront pour exécuter les or- 

' De la famille de Clenaont qui se divisait en branches de Clermont Ton- 
nerre, Clermont Montoison et Clermont Mont'Saînt- Jean. 

7- 



loo MACHIAVEL. 

dres de leur roi ami de la république, et de l'autre côté, 
il manifeste la joie que témoigne l'envoyé, de se trou- 
Ver au milieu de ces Français qu'il avait vus de plus 
près chez eux , et avec lesquels il pouvait s'entretenir 
de plusieurs circonstances de son voyage. Le Français, 
, naturellement d'un caractère bienveillant, éprouve, en- 
core plus qu'un autre peuple , de l'attrait pour ceux 
qui ont visité son pays, et avec lesquels il peut en par- 
ler, comme s'il s'y retrouvait pour quelques instants. 
Peu de jours après arrivent les Gascons et les Suisses: 
Machiavel qui se souvenait de tout l'embarras qu'eux- 
mêmes ou leurs camarades lui avaient donné, se con- 
tente d'annoncer leur entrée à Imola. 
1502. Beaucoup d'autres troupes françaises devaient s'a- 
vancer; mais un secrétaire du duc dit à Nicolas 
qu'elles ont ordre de s'arrêter à Parme : à ce sujet, le 
Florentin fait une question fort remarquable au se- 
crétaire, question qui, probablement, avait des rap- 
ports avec quelques unes de ses instructions secrètes, 
a Mais le duc ne voudra donc pas s'assurer de ses en- 
nemis ? » Le secrétaire répondit : « C'est vous qui en 
êtes la cause, vous Florentins, qui n'avez pas su con- 
naître le temps où il fallait fortifier le duc et vous- 
mêmes. » 

Machiavel reprit que jamais on n'en avait montré 
le moyen à leurs seigneuries, et qu'elles n'avaient pas 
cessé de faire tout ce qui était possible en faveur des 
amis. 

Il est permis de conjecturer de ce passage, que Flo- 
rence faisait des vœux pour que dans 'ce différend 
la victoire restât à Borgia : mais il y a loin de la vic- 
toire, et de l'humiliation de l'ennemi, à l'assassinat par 
trahison. 

Nous trouvons ici une révélation secrète faite à 



CHAPITRE VI. lôi 

Machiavel ^ par un affidé de Borgia. Il la rapporte dans 
le plus grand détail. Cet émissaire du duc lui dit en 
propres termes: 

« Secrétaire , je t*ai plusieurs fois fait entendre que cette 
manie de traiter vaguement et généralement, suivie par tes 
seigneurs avec le duc, est de peu de profit pour lui, et moins 
encore pour eux, par la raison que le duc restant sur ce 
pied avec tes seigneuries, s entendra avec d autres. Je veux 
donc ce soir m'ouvrir entièrement à toi. Je te parle ainsi de 
moi-même : ce n'est pas cependant sans fondement. Le duc 
connaît très-bien que le pape peut mourir tous les jours , 
et qu'il faut qu'il pense avant cette mort, s'il veut garder les 
états qu'il possède , à en fonder la possession sur d'autres 
que sur l'appui du pape. Le premier appui qu'il reconnaît, 
est le roi de France; le second, ses propres armes, et tu 
vois que déjà il s'est procuré 5oo hommes à cheval, et au- 
tant de caçalligeri y qui dans peu de jours seront ici en ef- 
fectif : mais comme il juge qu'avec le temps ces deux ap- 
^puis pourraient ne pas suffire, il pense à se faire amis ses 
voisins, et ceux qui de nécessité, doivent le défendre pour 
se défendre soi - même. Ces voisins sont les Florentins , les 
Bolonais , Mantoue et Ferrare. > 

L'agent explique les intelligences du duc avec Bo- 
logne, Mantoue et Ferrare; il en vient à Florence. 

« Quant à vous , s*en tenir avec le duc à des termes gé- 
néraux , cela est plus désavantageux à leurs seigneuries qu'à 
ce duc. Celui - ci a pour lui le roi , Bologne , Mantoue et 
Ferrare, et vous, vous n'avez que le roi. Or, tes seigneurs 
peuvent être dans le cas d'avoir plus besoin du duc ,, que le 
duc ne sera dans le cas d'avoir besoin de tes seigneurs. Pour 
votre part , vous avez deux plaies ; l'une est Pise , et l'autre 
Vitellozzo ' : si vous ne les guérissez pas , elles vous feront 

* Vitellozzo est indîqaé ici comme travaillant à ramener Pierre de Médicis. 
U y a nne grande malignité à faire une pareille confidence à Tenvoyé de la 
république, et à rbomme de confiance dn gonfalonier Soderini. 



I02 MACHIAVEL. 

tomber malades , et peut-être mourir. Si vous aviez en votre 
pouvoir celle-là (Pise) et qu'on se défît de 1 autre (Vitellozzo), 
ne serait-ce pas pour vous un grand bénéfice? Pour la par- 
tie du duc, je te dis qu'à son excellence suffirait d'avoir son 
honneur saufayec vous , relativement à l'ancienne condotta , 
son honneur qu'il estime plus qu'argent et autres choses ; et 
si vous trouviez moyen de le sauver, tout serait arrangé. 
Tu me diras : Mais pour Vitellozzo, le duc a fait un traité 
avec lui et avec les Orsini. Je te réponds que ce traité n'est 
pas ratifié, et que le duc donnerait la meilleure terre qu'il 
a , pour que la ratification ne vînt jamais , ou pour qu'on 
n'eût jamais /?ar/e' de cet accord. Si la confirmation venait, 
là, où il y a les hommes et la manière y il est mieux de s'en 
entendre y di en parler y que d'en écrire. Afin donc que tu en^ 
tendes y ce duc est forcé à sauver une partie des Orsini, 
parce que le pape mourant, le duc a besoin d'avoir quelques 
amis à Rome ; mais de Vitellozzo , il ne peut en laisser 
parler, parce que Vitellozzo est un serpent empoisonné, la 
torche de la Toscane et de l'Italie , et dans cette confirmation 
que devaient donner les Orsini, lui Vitellozzo, il a tout 
fait pour la troubler. Je veux donc que tu écrives au gonfa- 
lonier (Soderini) et aux dix ce que je t'ai dit, et quoique 
tout cela ne vienne que de moi y rappelle-leur aussi une au- 
tre chose qui pourrait arriver facilement : c'est qu'il serait 
possible que le roi de France commandât à tes seigneurs 
d'être bien attentifs à la conduite du duc, avec injonction 
de le servir de toutes leurs troupes* Ils seraient donc obli- 
gés de le faire , et alors on leur en saurait peu de gré. » 

«Dis-leur enfin qu'un service qu'on doit rendre, il vaut mieux 
le rendre de bonne grâce que forcé. » Je répondis que le duc 
faisait bien de s'armer, et de se chercher des amis; je lui avouai 
qu'il était dans nos désirs et beaucoup, de recouvrer Pise, 
et de nous assurer de Vitellozzo , quoique nous attachassions 
peu d'importance à sa personne ; quant à la condotta , je lui 
dis (comme parlant moi, aussi, de moi-même), qu'on ne 
mesurait pas son excellence avec les autres seigneurs qui 
n'ont qu'un carrosse, en comparaison des états qu'il possède: 



CHAPITRE VI. io3 

qu'il fallait parler de lui comme d'un potentat nouveau en 
Italie , avec lequel on devait plutôt faire une ligue, une ami- 
tié, qu'une condotta. Je dis que, comme les amitiés entre 
puissances se maintiennent parles armes, et que les armes 
seules font observer les traités, vos seigneuries ne verraient 
pas quelle assurance elles auraient pour elles , si les trois 
quarts, ou les trois cinquièmes de leurs armes étaient entre 
les mains du duc ; je fis remarquer que je ne disais pas cela 
pour faire entendre que le duc pût n'être pas un homme de 
foi , mais parce que je connaissais la prudence de vos sei- 
gneuries, et que je savais que les puissances doivent être 
circonspectes , et ne pas faire une chose dans laquelle elles 
puissent être trompées. Quant à ce que le roi de France 
aurait pu ordonner à ces seigneuries, je dis qu'il n'y avait 
pas de doute que S. M. ne pût disposer de votre Ville, comme 
de chose sienne , mais que cette situation ne pouvait pas 
permettre que vous fissiez pour cette couronne, ou pour 
d'autres , ce qui était impossible. Il répliqua sur la condotta ; il 
dit que j'avais parlé libéralement et selon la vérité , et qu'il 
m'en savait gré. Il reprit la partie des 3oo hommes d'armes , 
déclarant qu'on pouvait la réduire à 200 , et laisser courir le 
bruit qu'il y en aurait 3oo ; que pour arranger mieux cela , 
on ferait accorder une dîme aux seigneuries , et deux dîmes 
aux prêtres. Enfin , comme il ne pouvait pas , à cause de ses 
occupations, rester plus long-temps avec moi, il s'en alla, 
en m'invitant à envoyer ces informations où je croirais con- 
venable , pourvu que ce fût secrètement. Je ne puis pas dire 
précisément à présent si cette ouverture vient du duc , ou 
de celui qui me l'a faite; je puis dire que celui-ci est un des 
premiers hommes qui sont au service de cette cour, et que 
si ce projet part de son imagination , il a bien pu se trom- 
per , car c'est un homme d'une excellente nature , et amorc" 
volissimo, » 

Ici Machiavel oublie que cet homme lui a dit que 
si la ratification du traité arrivait là, où il y a les 
hommes et la m^anièrey il est mieux à.^ parler c^^ dV- 



io4 MACHIAVEL. 

crire. Il est évident qu'il ne s'agit pas ici de faire périr 
. Vitellozzo; mais il est permis de penser qu'il s'agit, au 
moins , de faire disparaître cette ratification par ruse 
ou par violence. 
1 502. Je n'ai pas abrégé le récit d'une semblable confé- 
rence entre ces deux politiques italiens. Les raisonne- 
ments de l'ami inconnu, si on en sépare tout ce qui 
tient à la supposition d'un acte de violence contre Vi- 
tellozzo, sont sages, vigoureux, serrés, pris fortement 
dans la nature du sol et des choses : je ne m'arrête 
pas sur cette audace d'oser disposer des forces morales 
de l'Église, en proposant de nouvelles dîmes! En même 
temps, on doit convenir que dans la réponse de Ma- 
chiavel , il y a à la fois , calme , humanité , logique ri- 
goureuse, un sentiment très-élevé de dignité sur tout 
ce qui concerne les ordres qu'on pourrait recevoir de 
la France , et enfin la plus ingénieuse habileté dans 
ce respect presque moqueur, mais dont on ne peut 
s'offenser, qui ne veut pas considérer le duc comme 
un aventurier qu'on engage^ mais comme un potentat 
qu'on vénère. Et quelle manière sévère et vraie de 
juger les amitiés des puissances ^ et de rabattre ce ton 
de sensibilité d'homme à homme , qui n'est pas appli- 
cable à des états ! On aura remarqué aussi qu*en ré- 
pondant au seigneur, de la cour d'Imola, qui a bien 
soin de faire observer qu'il n'a parlé que de lui-même, 
le secrétaire entend aussi ne parler que comme lui , 
Machiavel, comme homme privé, et causant avec un 
ami, il dirait presque, comme un voyageur, comme un 
passant , et non pas comme l'envoyé de leurs seigneu- 
ries : en même temps la réplique à une telle attaque 
n'est-elle pas un véritable modèle de circonspection 
politique, qui laisse Florence maîtresse des secrets du 
duc, sans qu'elle puisse recevoir le reproche d'avoir ap- 



CHAPITRE VI. io5 

prouvé de semblables projets? Nous ne doutons pas, 
quoique Machiavel ait évité de le dire, que le seigneur 
de la cour dlmola n'ait parlé positivement et bien 
expressément de la part de son maître. Qui, dans une 
pareille cour, se serait permis de telles imprudences, 
avec un homme aussi emporté, aussi impérieux, et 
aussi sanguinaire que Borgia? Plus bas nous verrons 
la preuve de la vérité de cette supposition. Cette let- 
tre est datée d'Imola, le 8 novembre. Dans une autre 
du i3, Nicolas confirme le départ de celle du 8. Il 
dit même qu'il sait par le courrier qui vient d'arriver, 
qu'au moment de sa sortie de Florence, il avait vu en- 
trer le porteur de cette lettre du 8 , de cette lettre la 
plus importante qui eût été écrite depuis le commen- 
cement de la mission à Imola. Aux plaintes du gouver^ 
nement qui exigeait avidement des nouvelles, l'envoyé 
répond : 

« Excusez-moî , pensez donc que les choses ne se devinent 
pas. Entendez donc que Ton a affaire à un prince qui se gou- 
verne de lui-même, et quiconque ne veut écrire ni songes, 
ni choses d'imagination {^ghiribizzi)^ doit confronter les faits. 
Pour les confiponter, il faut le temps, et je tache de le dé- 
penser, et non pas de le perdre. Je ne m'amuserai pas à ré- 
péter ce que contient ma dépêche du 8. Vous aurez connu 
lame de ce seigneur, et d'après les paroles qu'il m'a dites, 
et d'après celles de cet ami, qui tous les jours me pique 
( pugne ) en me disant que quiconque attend le temps 
qu'il a en main, cherche du pain meilleur que celui de 
froment, et que souvent on ne retrouve plus l'occasion qui 
s'est offerte. » 

Si l'homme est revenu à la charge , c^est qu'il n*est 
pas si amore^olissimo et qu'il a eu ordre de solliciter 
une prompte réponse. Machiavel dit , en attendant , 
qu'il faut pressentir la volonté du roi, envoyer à Rome 



io6 MACHIAVEL. 

pour connaître le sentiment du pape : on lui réplique 
que les seigneuries rC en font pas iV autre ^ et on lui 
fait remarquer, qu'en i499? ks seigneurs, pour n'a- 
voir été ni français ^ ni duquois {ducheschï)^ ont été 
mal Servis par le duc de Milan , et puis assassinés par 
le roi. L'envoyé défend l'honneur de sa Ville : cepen- 
dant il a toujours voulu écrire ces circonstances à 
1502. leurs seigneuries. On lui demande des informations 
sur des faits auxquels il a répondu ; il dit qu'on a dû 
être suffisamment instruit, si ses lettres ont été lues: 
il remarque que les seigneuries n'ont répondu que 
d'une manière générale à sa lettre du 8, mais qu'il 
suffit qu'elles lui aient recommandé de gouverner cette 
affaire de l'ami avec la modération qui convient. Il 
continue de recevoir les confidences de cet ami. Le 
duc y a joint les siennes, et accuse Vitellozzo de mille 
crimes divers; il déclare que les Florentins qui ont 
fait décapiter son frère convaincu de les avoir trahis 
à Pise, sont aujourd'hui complètement excusés. Ni- 
colas, à ce rapport, ajoute que le duc paraît vivre, 
du reste, en sécurité. 

« De vos seigneuries celui-ci ne craint rien, armé de 
« Français * , comme il l'est. On ne croit pas non plus que 
« les Français vous nuisent. » 

Le 6 décembre, Machiavel déclare qu'il est malade, 
et , soit qu'effectivement il fût accablé par tant de fa- 
tigues, que lui donnaient ses correspondances et les em- 
barras de cette mission, soit qu'il prévît ce qui se prépa- 
rait, il sollicite un congé avec insistance. Le lo, il écrit: 

« Ce matin , à la grâce de Dieu, le duc est parti pour Forli, 
avec toute son armée. Moi , je partirai demain pour la coiu*, 

' Armato di Francesi; édit. de Ciardettî, tom. VIII, pag. 239. Je me sois 
toDJoars servi spécialement de cette édition ponr mon travail 



CHAPITRE VI. 107 

mais non pas de bonne grâce, car je ne suis pas bien. Outre 
mes autres incommodités, je n'ai eu de vos seigneuries que 55 
ducats, j'en ai dépensé jusqu'ici 62; j'en ai à moi, dans ma 
bourse, sept, mais il faudra obéir à la nécessité. » 

Le 1 4 décembre , il écrit de Césène , après plusieurs 1 502. 
détails d'affaires: 

« Magnifiques seigneurs', nous verrons ce qui arrivera , 
et je ferai mon devoir qui m'ordonne d'avertir vos seigneu- 
ries, tant que je serai à cette cour. Je ne crois pas que ce 
puisse être pour long-temps , d'abord , parce que je n'ai plus 
que quatre ducats d'or dans ma bourse , comme le sait le 
garçon qui apportera cette lettre ; ( Il instruira vos seigneu- 
ries de ma situation , et de mes dépenses) , et secondement , 
parce que ma présence ici n'est pas à propos. Je parle à vos 
seigneuries avec cette fidélité et cette confiance que j'ai 
toujours apportées à les servir. Il était beaucoup plus conve- 
nable pour la conclusion <lu traité qu'on avait à signer avec 
ce duc , qu'on envoyât ici un homme de réputation , plutôt 
qu'à Rome. La raison est que l'accord qu'on doit faire doit 
plaire à celui-ci, et non au pape, et pour ce motif, les 
choses terminées par le pape pourraient n'être pas ratifiées 
par le duc, tandis que celles que terminera le duc, ne se- 
ront jamais cassées par le pape. Il est dangereux de régler 
une même chose dans deux lieux différents, et puisqu'il 
n'y avait à traiter que dans un lieu , il valait mieux traiter 
ici qu'à Rome. Or comme pour traiter , je ne conviens pas , 
parce qu'il faut un homme de plus de paroles, de plus de 
réputation, et qui s'entende mieux aux choses du monde que 
moi , j'ai toujours jugé qu il eût été bien d'envoyer ici un 
ambassadeur qui aurait pu, en traitant avec ce duc, gagner 
en avantages, autant qu'on eût pu gagner en moyens. Tout 
le monde ici juge cela comme moi. Il est vrai qu'il n'eût 
pas fallu venir dans de pareils lieux ^ sans des partis pris, 
et ainsi les choses se seraient accommodées et promplement. 
Je vous ai déjà payé cette dette une autre fois , et je ne veux 
pas encore y manquer aujourd'hui: quoiqu'on ait perdu 



io8 MACHIAVEL. 

beaucoup de temps, cependant on n*en a pas perdu en tout. 
Vos seigneuries ne verront dans ces paroles, que le sens 
dans lequel je les écris, et de nouveau , je les conjure très- 
humblement de me pourvoir d'argent et d'un congé. » 

« P. S. Vos seigneuries feront payer ufa florin d'or au por- 
teur pour sa peine. » 

1502. Dans une dépêche du i8 décembre, on voit clai- 
rement, par une confidence du duc qui demande l'a- 
mitié des seigneuries , et qui prétend assurer sa puis- 
sance sur un appui solide, sur Florence, Ferrare, 
Mantoue et Bologne, que ce principe politique ,est 
celui dont le seigneur de la cour, ami de Machiavel, 
lui a parlé, comme de lui-même, et qui bien évidem- 
ment paraît n'être que celui de Borgia. Le duc se plaît 
à déclarer qu'il entre de toute son ame dans une telle 
alliance, qu'elle lui paraît son fait, et qu'il s'y aban- 
donne, net y et avec toute la sincérité qu'on peut de- 
mander à un royal seigneur : il se rappelle avoir dit 
à l'envoyé que lorsqu'il possédait un peu de puissance, 
il n'avait rien désiré, ni rien promis; qu'il s'était ré- 
servé de le faire dans un état plus prospère , et qu'a- 
lors il s'était offert tout entier à leurs seigneuries; 
qu'actuellement qu'il venait de recouvrer Urbin, et 
que sans les Orsini et les Vitelli, il se trouvait à la 
tête de dix mille chevaux , il mettait tout son État à 
la disposition de la république. 

« J*ai peur, magnifiques seigneurs, que vous ne croyiez 
que j'ajoute du mien : moi qui lai entendu parler, qui aï 
entendu de quelles expressions il se servait, de quels gestes 
il les accompagnait, je ne le crois pas moi-même \ Mon de- 

' Ce passage est imité de ces vers dn Dante. 

Se tu se* or, lettor, a creder lento 
Ciô ch* io dirô , non sarà maraviglia , 
Che io che M vidi appena il mi consento. 

Enfer, chant XX V, strophe i6. 



CHAPITRE VI. 109 

voir est de récrire; le vôtre est de le juger, et de penser 
que s'il est bien que je le dise , il sera mieux de n'avoir pas 
à en demander la preuve. » 

« Je me recommande à vos seigneuries. Je les prie de 
m'envojer de quoi manger. J ai trois serviteurs et trois bétes 
sur les épaules, et je ne puis vivre de promesses. J'ai com- 
mencé à faire des dettes : demandez encore au Caifallaro^ le 
garçon qui a été avec moi. Jusqu'ici j'ai dépensé 70 ducats. 
J'aurais pu obtenir mes dépenses de cette cour, je ne le veux 
pas; et par le passé, je me suis peu prévalu de ce droit. Il me 
paraît de la dignité de vos seigneuries, que j'agisse ainsi 9 
et quand je vais demander l'aumône de quatre ducats , de 
trois ducats, pensez si je le fais de bon cœur. » 

• P. S. Vos seigneuries savent que lorsqu'il y a quelques 
semaines , j'obtins le sauf-conduit de ce duc , je promis de 
donner à la chancellerie ce que messer Alexandre Spannoc- 
chi jugerait convenable , et qu'en vain j'alléguai des raisons 
contre cette prétention ; aujourd'hui cette chancellerie me 
persécute tous les jours, et enfin j'ai été condamné à payer 
seize bras de damas. » 

Il prie les seigneuries de les lui envoyer , pour le 
tirer d'embarras. 

Cependant , tout à coup , les troupes françaises ont 
ordre de quitter le camp du duc de Valentinois. Un 
Français communique cette nouvelle à Machiavel qui 
en instruit les magistrats. Cet événement paraît faire 
une grande impression sur l'esprit du duc. 

Le 23 décembre, le secrétaire Florentin s'adresse à 1502. 
messire de Montoison , pour lui demander la cause 
du départ des Français. Le commandant lui répond 
que ces troupes se retirent par intérêt pour le pays, 
et pour le duc, parce qu'il n'avait plus besoin de l'ar- 
mée française, et parce que le séjour de tant d'hommes 
armés accablait ces provinces de charges qu'elles ne 
pouvaient pas supporter : d'autres Français , plus in- 



iio MACHIAVEL. 

discrets que messire de Montoison , dirent à Machiavel 
qu'ils s'en allaient , parce que le duc ne pouvait plus 
les supporter , et qu'il paraissait que les armes de ses 
amis lui donnaient plus d'embarras que les armes de 
ses ennemis. 

« Aussitôt que le départ des Français fut rendu public, 
j'allai trouver cet ami que j'ai cité plusieurs fois ( Tami aux 
confidences sur Vitellozzo , les hommes et la manière) , et je 
lui dis qu ayant entendu publier que les Français se reti- 
raient, cela me paraissait une chose imprévue ^ que j'igno- 
rais si ce départ avait lieu par Tordre du duc , ou contre 
son gré , et que mon devoir m*ordonnait de faire demander 
à son excellence , s'il lui convenait que j'écrivisse à vos sei- 
gneuries une chose plutôt qu'une autre, et que j'étais prêt 
à le servir. L'ami me répondit qu'il ferait volontiers la com- 
mission. Je le rencontrai ensuite , et il m'annonça qu'il l'a- 
vait faite, que le duc l'avait trouvée agréable, qu'il s'était 
recueilli un moment, et qu'il avait dit ensuite : « Quant à pré- 
sent, cela n'est pas nécessaire, remercie le secrétaire, et dis- 
lui que, s'il y a lieu, je le ferai appeler. » Et ainsi je n'eus 
pas la facilité que je désirais de pouvoir parler au duc, et 
de tirer de lui quelque chose sur cette matière. Je ne puis 
donc pas vous dire autre chose. Je crois que vos seigneuries 
par leur discernement, et par les avis qu'elles auront reçus 
d'ailleurs, et qui me manquent, pourront juger ce qui en 
est. Ceux qui en parlent ici, disent qu'il faut que ce soit 
pour une des misons suivantes , ou parce que le roi a be- 
soin de ses troupes en Lombardie, ou parce que sa majesté 
se répute mal servie par le pape , et qu'il s'est élevé entre 
eux quelque nuage. Du reste , les troupes (les Français) sont 
parties peu édifiées de la conduite du duc, et mal disposées 
pour lui; et encore, sur ce point, il ne faut pas faire un 
grand fond à cause de leur caractère : on ne sait actuelle- 
ment ce que ce seigneur veut ou peut faire. » 

1502. Cette lettre est datée de Césène, le 2 3 décembre; 
elle finit ainsi : 



CHAPITRE VI. m 

« Messer Rimino , un des principaux confidents de ce sei- 
gneur, est revenu hier de Pesaro , et il a été confiné dans 
une tour , par ordre du duc : on croit qu'il le sacrifiera à 
ces peuples , qui ont un grand désir de sa mort. » 

« Je prie vos seigneuries , de tout cœur , de vouloir bien 
m'envoyer de quoi vivre , parce que si le duc part d'ici , 
je ne saurais comment m'en aller sans argent. Je resterai 
ici, ou je resterai à Castro Caro , jusqu'à ce que vos sei- 
gneuries aient délibéré sur mon sort. » 

« P. S. On dit que ce seigneur part d'ici lundi , et va à Ri- 
mini ; j'attendrai à Césène les réponses de vos seigneuries , et 
je n'en partirai pas , sans les moyens d'en pouvoir sortir. 
Je prie vos seigneuries de m'excuser , parce que je n'en 
puis plus. » 

Le 26 décembre, Machiavel est encore à Césène; 
il avait reçu de l'argent de IX. SS. Elles demandaient 
ensuite des informations nouvelles. 

« Comme je vous l'ai écrit, plusieurs fois, ce. seigneur-ci 
est très -secret , et je ne crois pas qu'un autre que lui sache 
ce qu'il a à faire. Ses premiers secrétaires m'ont souvent 
certifié qu'il ne communique jamais une chose, que quand 
il en ordonne l'exécution ; il ne l'ordonne que quand la né« 
cessité l'y force , sur le moment et non autrement : ainsi je 
supplie vos seigneuries de m'excuser , et de ne pas imputer 
à négligence, si je ne vous instruis pas par des avis, puis- 
que le plus souvent, je ne satisfais pas etiam à moi-même.» 

« Ce matin , messer Rimino a été trouvé sur la place , 
taillé en deux morceaux; il y est encore, et alors le peuple 
a pu le voir. On ne sait pas bien la cause de sa mort , sinon 
qu'il en a plu ainsi au prince , lequel montre qu'il sûljaire 
et défaire les hommes à son gré selon leurs mérites. » 

« Le courrier m'a apporté a 5 ducats d'or, et seize bras de 
damas noir; je remercie beaucoup vos seigneuries de l'un 
et de l'autre envoi. » 

Ces bras de damas , comme on l'a vu , avaient été 



lia MACHIAVEL. 

demandés pour être remis à Spannocchi , qui avait fiait 
expédier le sauf-conduit destiné aux marchands Flo» 
rentins. 

Dans un P. S. d'une lettre originale de Biaise Bona- 
corsi, ami de Machiavel, et employé à Florence, en 
date du 22 décembre 1 5o2 , on lit ces mots : 

• Vous en dénicherez bien un coupon , de ce drap , petit 
méchant ( tristaccio ) que vous êtes i » 

Cette plaisanterie d'un ami ne pouvait offenser Ma- 
chiavel, mais elle prouve qu'à Florence, on riait de 
ses plaintes : il les multipliait trop sans doute, quelque 
fondées qu'elles pussent être. N'aurait-il pas pu les 
consigner dans d'autres lettres, que dans les lettres 
officielles ? Il faut donc bien avouer que ces lamenta- 
tions avaient souvent quelque chose d'inopportun. On 
ne voit pas d'ailleurs que ces avances aient formé une 
somme considérable : aujourd'hui, par exemple, 25 
ducats d'or suffisaient pour apaiser sur-le-champ 
tant de douleurs, et faire cesser un découragement 
si exagéré. Cependant, pour cette circonstance, je 
présenterai une explication qui excusera peut-être Ma- 
chiavel. Il est possible qu'il n'ait demandé si souvent 
à se retirer que pour quitter une cour perfide , où il 
ne croyait pas qu'il fût de la dignité de son gouverne- 
ment de conserver un agent politique. 

1503. ^ premier janvier iSoa, c'est-à-dire i5o3, Machia- 
vel écrit de Corinaldo. 

Le duc est arrivé à Sinigaglia, il s'est emparé, contre 
le droit des gens, de Paul Orsini, du duc de Gra- 
. vina Orsini , de Vitellozzo et d'Oliverotto de Fermo , 
qu'il avait appelés à une conférence. Machiavel conti- 
nue de donner toutes les informations qui peuvent 
intéresser la république, et il rapporte les propres 



CHAPITRE VI. ii3 

paroles du duc. Il vient de lui dire qu'il a rendu ser- 
vice à Florence, en s'emparant de ses plus terribles 
ennemis, Vitellozzo, frère d'un général qui a trahi 
les Florentins , et qui a dernièrement conspiré contre 
eux, Oliverotto da Fermo, Pagolo Orsini, et Orsini 
duc de Gravina , autres ennemis de leurs seigneuries, 
et qui ne respiraient que le désir de voir Florence en 
ruines. Cela était vrai, mais ces quatre généraux étaient 
devenus bien plus les ennemis du duc, qu'ils n'avaient 
pu être ceux de Florence. 

Cependant le gouvernement de la république , sans 
doute pour se dispenser d'émettre une opinion , ou ap- 
probative ou désapprobative de ces faits , feint de n'a- 
voir pas reçu les lettres. Ce système commence à nous 
faire connaître la politique faible et incertaine de So- 
derini ; alors Machiavel écrit la dépêche que l'on a in- 
titulée depuis : <s<Descrizione del modo tenuto dal duca 
FalentinOj etc. » Mais ce titre n'a pas été donné à 
cette pièce par le secrétaire Florentin : il a écrit cette 
lettre qui renferme une récapitulation des événe- 
ments, et il ne l'accompagne que de peu de réflexions. 
Comment peut-on donc croire que Machiavel a voulu 
ici présenter une doctrine sur l'art de s'emparer de 
ses ennemis, même par trahison? Il n'en a pas été 
ainsi. Il a rapporté les circonstances qu'il avait an- 
noncées précédemment. Le récit effectivement n'est 
pas fait à la première personne, et il a la forme his- 
torique , comme un chapitre des Istorie : cependant 
il n'en est pas moins un résumé de toutes les dépê- 
ches précédentes. On reproche à Machiavel de n'avoir 
pris aucune couleur précise , dans ce récit ; mais cela 
est-il vrai, quand on y lit : 

^^ Le duc était un grand dissimulateur , etc. Il fit la paix 

/. 8* 



ii4 MACHIAVEL. 

« avec ses ennemis, leur confirma les anciennes condotte, 
« leur donna quatre mille ducats de présent , et promit de 
« ne pas les forcer à venir à sa cour , et qu ils n'y vi«i- 

«c draient que si cela leur convenait et puis il les a fait 

« mourir. » 

Machiavel raconte comment on s'empara d'eux par 
perfidie; qu'Oliverotto et Vitellozzo furent tués les 
premiers; que Paul Orsini et le duc Orsini de Gra- 
vina furent gardés vivants , jusqu'au moment où l'on 
apprit que le pape avait fait arrêter le cardinal Orsini, 
l'archevêque de Florence , et messer Jacques de Santa 
1503. Croce; qu'à cette nouvelle, le i8 janvier i5o2 (i5o3), 
les deux Orsini furent étranglés , comme l'avaient été 
Vitellozzo et Oliverotto. 

Nous croyons donc avoir bien prouvé que Machia- 
vel , en ceci , n'a fait que son devoir , et rien que son 
devoir. Il a témoigné un vif désir de quitter la cour 
du duc ; il a sollicité l'envoi d'un ambassadeur, homme 
de rang; pour obtenir son remplacement , il a déprimé 
jusqu'à lui-même: il a écrit qu'il fallait un homme de 
plus de paroles , déplus de réputation , et qui s^ enten- 
dit mieux que lui aux choses du monde. Il a peut-être 
exagéré l'état de détresse où il s'est vu dans cette mis- 
sion; il di pleuré misère ^ comme un véritable enfant : 
il a manifesté le plus opiniâtre empressement de sor- 
tir de cet enfer. 

Le crime appartient tout entier à César Borgia. 
Ce seigneur, le plus rusé des princes de son temps, 
avait su inspirer de l'intérêt au roi de France , dont 
il venait d'obtenir des troupes : il avait su réduire pres- 
qu'au silence les magistrats de Florence, en se mon- 
trant près d'eux , armé de Français (armato di Fran- 
cesi)j suivant l'admirable expression de Machiavel. 
De peur que le spectacle révoltant de telles horreurs 



CHAPITRE VI. ii5 

n'offensât les Français , ou parce que le cardinal avait 
rappelé les troupes du roi, le duc avait congédié Mon- 
toison, en ne gardant que cent lances, commandées par 
le sire de Candaules, frère de la duchesse; enfin maître 
du sort de ses prisonniers , il avait fait périr d'abord 
ceux qu'il redoutait le plus, et ensuite, au signal venu 
de Rome, que le pape donnait son consentement à de 
tels excès, il avait consommé le crime, en faisant 
étrangler les deux autres prisonniers. 

Aujpait-il été possible d'abréger ce récit? J'ai cru 
qu'on pouvait disculper le roi de France et son mi- 
nistre. Us avaient assez fait pour Borgia, et certes, 
malgré la présence de Montoison , ils n'avaient pas été 
mis dans la confidence de telles résolutions. Il faut 
aussi peut-être penser qu'avertis à temps, ils ont re- 
tiré leurs troupes , pour qu'elles ne fussent pas les té- 
moins de semblables scènes de trahison et de sang. 

Nous devions aussi disculper Machiavel; il avait 1503. 
été instruit d'une partie du projet par l'ami inconnu,, 
mais il n'avait reçu de ses seigneuries que l'ordre de 
gouverner cette affaire avec la modération qui conve- 
nait. Là où il y a modération , il ne peut y avoir crime; 
et sa correspondance si franche , sans cependant heur- 
ter, à ce sujet, les vues cachées et les désirs souter- 
rains de sa république , si eUe a pu en avoir, ce que 
je ne pense pas , prouve qu'il s'était fait un devoir de 
ne pas s'écarter de cette modération si naturelle, d'ail- 
leurs, dans un homme aussi réfléchi que lui, et si 
probable dans un politique de 33 ans, qui avait sa 
fortune à faire -par son talent et par l'honneur. 

Je devais aussi disculper , jusqu'à un certain point, 
les seigneuries : elles avaient peut-être laissé aller les 
choses, sans montrer ni complicité avec le duc, ni 
intérêt pour les victimes, dans lesquelles elles pou- 

8. 



ii6 MACHIAVEL. 

vaient voir d'irréconciliables ennemis de la république 
et des partisans des Médicis. 

Toute l'infamie reste à ce Borgia , à ' ce génie du 
mal 9 à cet homme impénétrable , et qui ne conspirant 
jamais que seul, ne redoutait ni indiscrétion, ni^ro- 
dition; à ce tyran qui, bien plus que Vitellozzo , était 
la torche de l'Italie , le fléau de cette belle contrée; il 
savait trop bien profiter de l'appui que lui donnait à 
Rome une autorité qui oubliait les maximes de l'Évan- 
gile, et qui, ainsi, suscitait tant d'ennemis à l'Église, 
et préparait tous les maux que bientôt elle allait souffrir. 

Cest à César Borgia qu'il faut attribuer tous ces 
crimes : ce monstre, né en Espagne, élevé en Italie, 
titré en France , n'appartient ni à l'Espagne , ni à l'Ita- 
lie, ni à la France. Ces trois pays l'ont répudié. 

Ce misérable sans patrie , espèce de brigand sur le 
trône, et dont on pouvait dire qu'il était sans père, 
puisqu'il ne pouvait nommer le sien, ne manquait pas 
d'une sorte de talent, d'éloquence, et d'habileté en af- 
faires; même il savait punir justement, ce qu'il prouva 
par le supplice de Ramiro , qui sans son ordre avait 
commis d'abominables scélératesses : mais toutes ces 
considérations ne servent qu'à l'accuser encore plus 
de n'avoir pas cherché à fonder une autorité que pro- 
tégeaient tant de puissances, sur la fidélité à sa foi, 
et sur ces vertus dont quelques princes de ces temps- 
là lui donnaient l'exemple. Respirons un moment 
après le récit de tant de viles horreurs. 




] 



CHAPITRE VII. 117 



«<»%c««i%o^>%»%» n <»»»mi»f%%»»<^<<»%%%*K^<v»<w>»<»i^'»*<^>%»«»%<%%«>»»%»%wv»%<»<^<wi«<ii<^%«i»«i«ii%»i^iy»%'»«»»*<«»<i*^'» 



CHAPITRE VIL 



Nous allons rencontrer actuellement des affaires 
d'une nature politique moins sombre. 

Le 26 avril de la même année, le secrétaire, à peine 
remis de ses travaux , de ses dégoûts de la mission d'I- 
mola, est député à Sienne , vers le seigneur Pandolfo 
Petrucci, qui gouvernait cette ville. Il doit lui propo- 
ser de resserrer Falliance qui l'unit à la république : 
celle-ci est vivement pressée de signer un traité avec 
le pape et la maison Borgia, traité dans lequel inter- 
viendra la France. Il n'existe pas de lettres de cette 
mission ; elle dura peu de temps , et tout se borna à 
des compliments qui n'eurent aucun résultat essentiel* 

Il n'en fut pas ainsi de la mission que Machiavel re* 1 503. 
çut pour Rome, le 24 octobre i5o3. Le pape Alexan- 
dre VI était mort le 18 août, et le 22 septembre sui- 
vant, le conclave avait élu François Piccolomini qui 
avait pris le nom de Pie III. Le 1 8 octobre, Pie III étant 
mort après 26 jours de pontificat, le conclave dut s'as- 
sembler de nouveau, pour procéder à un autre choix. 
Machiavel ayant été envoyé le 24 octobre, on ne sa- 
vait pas naturellement qui serait pape, et les lettres 
de créance du secrétaire devaient être remises au 
cardinal florentin Soderini , frère du gonfalonier. 

« Nicola3, tu iras à Rome avec promptitude, tu porteras 
nos lettres à beaucoup de cardinaux , auxquels on doit un 



ii8 MACHIAVEL. 

sincère respect, comme à Rouen (cardinal dAmboise), Saint 
Georges (Raphaël Riario de Savone), San Severino (Mila- 
nais), San Pietro in Vincula (Jules de la Rovère); tu les vi- 
siteras , en notre nom , et tu leur 'feras connaître que ces 
jours derniers , ayant nommé des ambassadeurs qui allaient 
partir, on apprit la mort du pape : que toute la ville en a 
éprouvé un grand déplaisir : qu'en conséquence , nos am- 
bassadeurs ont eu ordre de ne pas partir : que néanmoins, 
nous n'avons pas voulu manquer de faire entendre à ces 
cardinaux quel est notre chagrin, et combien nous dési- 
rons qu'on élise un nouveau pontife qui réponde aux be- 
soins de la chrétienté et de l'Italie. » 

« Que , sachant leur disposition à cet objet , nous leur of- 
frons toutes nos forces pour cet effet. » 

« Tu régleras ton langage avec chacun d'eux , comme tu 
le croiras convenable, et suivant les informations que tu 
recevras de notre révérendissime cardinal Soderini, avec 
lequel tu t'entretiendras , avant de remplir ta mission. » 

La première lettre de Machiavel ne se trouve pas. 
Par la seconde datée de Rome, le a 8 octobre, il an- 
nonce qu'il a eu une conférence avec le cardinal d'Am- 
boise, qui a agréé les témoignages d'affection de la 
république. Le duc de Valentinois est accouru de la 
Romagne et il occupe le château Saint-Ange ; il a l'es- 
pérance de pouvoir encore augmenter son crédit, 
parce que ce seront ses amis qui décideront l'élection. 
On croit jusqu'ici que le cardinal la Rovère aura Sa 

voix, et le cardinal Pallavicini, Génois, 22 Saint 

Pierre in Vincula continue d'avoir tant de voix pour 
la papauté, que si on en croit l'opinion universelle, 
il sera élu. Valentinois aura beaucoup d'influence par 
ses cardinaux espagnols : on ne sait pas si Rouen fa- 
vorise Vincula; s'il en est ainsi, ce dernier réussira. 

Le maréchal de Fleuranges raconte dans sa chro- 
nique un fait très-honorable pour le cardinal d'Am- 



CHAPITRE VIL 119 

boise ; il dit que ce cardinal qui avait de plus le titre 
de légat du pape en France, se rendit à Rome en 1 5o3 
avec le duc de Valentinois : qu'à leur arrivée ils trou- 
vèrent le pape Alexandre mort. 

€t g itoit aiié tn0n0timr U Ugat^ awc cinq ctnis 
l)omnu0 Vavvxesi A qaanb furent avxwh^ Le ï^nc ïne 
t)alntttnot0 lui Irnnanda 0HI noulott ihre pape puieiiu'tl 
jeôtoit venu là pour tBtxe rauiw qu'il U enroit , rt cpit e'îl 
nouloit alUr par ilmian et par vo^e îru 0aint ^prit^ il 
m le setoit jamais : à quoi mou îrit 0ieur liigiat ftt ré- 
ponse qu'il aiuuroit mieuje ne ie point e^xe , que VeBlxe 
par fora^ et en fut e^ien nn anltxe qui porta granîr îrom- 
maj^e h la rt)ritienté : rar kdit léigat ne iiouloit que la 
paiir, et aimi^ retourna en Sxance^ Mm rien faire \ 

Ceci prouve combien l'impunité avait rendu Borgia 
incorrigible, et qu'il était prêt à commettre, si on 
l'avait permis, la plus dangereuse violence qu'on puisse 
imaginer en Italie , et qui n'a pas encore eu d'exemple 
jusqu'à nos jours. 

Il paraît que sur le refiis du cardinal d'Amboise, 1503. 
Valentinois fit porter les suffrages dont il disposait, 
mais sans voies de fait, sur Jules de la Rovère. Le 
I®' novembre, Machiavel écrit : 

« Magnifiques seigneurs , je vous apprends avec la grâce 
de Dieu, que ce matin le cardinal de Saint Pierre in Fincula 
a été proclamé pape. Que Dieu le fasse un pasteur utile à 
la chrétienté! » 

Plus tard , il écrit que cette création et cette publi- 
cation ont été extraordinaires. 

« On a fait ce pape à conclave ouvert : celui qui consi- 

' Manuscrit de FlenraDges, ci-dessns cité. Voy. plus haut, pag. 90. 



I20 MACHIAVEL. 

dérera les âiyeurs qu'a eues ce cardinal , les jugera mira- 
culeuses ; toutes les factions du conclave se sont portées vers 
lui: le roi d'Espagne, le roi de France, ont écrit pour lui 
au sacré collège 5 les barons de partis différents lui ont prêté 
leur appui. Saint Georges ( Riario de Savone) l'a favorisé ; 
le duc de Valentinois la favorisé.... On voit qu'il a eu de 
grands amis, et l'on dit que la cause en est, qu'il a toujours 
été bon ami; conséquemment , au besoin, il a trouvé ces 
bons amis. » 

1503» Le a novembre, les dix envoient à Machiavel de 
nouvelles lettres de créance pour le pape Jules , et le 
8 , Machiavel obtient une audience du pape. Il le féli- 
cite sur son avènement, au nom de la république; il 
a l'occasion de lui parler des attaques que les Véni- 
tiens méditent du côté de la Romagne; il fait à ce 
sujet une réflexion assez satirique. 

Si les Vénitiens obtiennent des succès de ce côté, 
il ne s'agit plus de la liberté de Florence, mais de celle 
de l'État de l'Église, et alors le pape deviendra le 
chapelain des Vénitiens, 

Le duc de Valentinois était aussi attaqué dans le 
cœur de ses états; Machiavel rapporte qu'en ayant 
entretenu le cardinal d'Amboise , celui-ci répondit : 
«Dieu, jusqu'ici, n'a laissé aucun crime impuni; il 
veut punir ceux de ce duc. » 

Nicolas continue de chercher à pénétrer les dis- 
positions du pape et des cardinaux influents, relati- 
vement à Valentinois; il a remarqué que le pape ne 
l'aime pas , mais craint de lui manquer de parole. On 
est assez d'accord pour chercher à le renvoyer de 
Rome : on désirerait qu'il s'embarquât à Ostie, et que 
sa petite armée se rendît dans la Romagne, en pas- 
sant par la Toscane. Le secrétaire instruit son gouver- 
nement de ce projet, pour qu'il donne ses ordres re- 



CHAPITRE VIL 12 1 

lativement à ce passage en Toscane, et qu'il déclare 
s'il veut accorder un sauf-conduit. Une lettre du i4 
novembre contient quelques détails sur la peste qui 
règne à Rome. Le séjour dans cette ville est devenu 
dangereux, parce que le défaut de police et la négli- 
gence du gouvernement permettent à ce fléau d y ré- 
pandre ses ravages. Cependant le secrétaire ne témoi- 
gne aucun désir d'être rappelé à Florence; dans une 
autre lettre, il en parle sur un ton comme indifférent 
et presque gai, en ces propres termes: 

« La peste fait très -bien son devoir : elle n'épargne pas 
les maisons des cardinaux, ni aucune autre où elle trouve 
ses avantages , et avec cela , il n y a personne qui en fasse 
grand compte. » 

Le gouvernement de la Toscane avait répondu au 
secrétaire qu'il ne voulait pas donner de sauf-conduit 
pour les troupes de Valentinois ; Machiavel en instruit 
le pape, qui peu porté aussi pour les intérêts de ce 
duc, approuve la conduite de leurs seigneuries. 

Le sauf- conduit dont nous venons de parler était 
toujours refusé. Le duc en fait des reproches à Ma- 
chiavel, et va jusqu'à lui dire qu'il s'accordera avec 
les Vénitiens, ses ennemis, et même aç^ec le diable, 
et qu'il ira à Pise, avec tout l'argent, les troupes et les 
amitiés qui lui restent, et qu'il les emploiera à faire 
du mal à la république. Tout-à-coup Machiavel cesse 
d'écrire en clair, et continue en chiffres de cette ma- 
nière : 

« Vos seigneuries verront un homme qui leur est envoyé 
par le duc (pour négocier le sauf-conduit); elles pourront 
ne pas faire attention à lui , et se conduire comme il leur 
paraîtra convenable. » 

La dépêche suivante annonce que le duc est parti 



laa MACHIAVEL. 

m 

pour Ostie, à la satisfaction de tout le pays. Son ar- 
mée composée de 700 chevaux a pris la route de la 
Toscane. Le secrétaire fait entendre que si la république 
veut enlever les armes à cette troupe , cela ne fera dé- 
cidément aucun déplaisir au pape et à Rouen; que si 
on veut être plus facile , on peut lui permettre le pas- 
sage j mais que le pape aimerait mieux qu'on lui don- 
nât le dernier coup (la pinta). Les affaires du duc 
paraissent si désespérées que son confident Agapito 
l'a abandonné , et n'est pas parti de Rome. La répu- 
blique ayant demandé souvent des nouvelles de l'ar- 
mée française qui se battait sur le Garigliano ' contre 
l'armée espagnole, Machiavel répond : 

« Du côté des Français , il y a largent et de meilleures 
troupes; du côté des Espagnols il y a la fortune. » 

1503. Nous n'avions pas encore vu de réclamations de 
salaire dans les dépêches datées de Rome ; . elles vont 
commencer. Le aa novembre le secrétaire écrit : 

« J adresse ce peu de mots à vos seigneuries pour me re- 
commander, sachant avec quelle confiance je puis les inté- 
resser en ma faveur. J'ai reçu en partant 33 ducats, j'en ai 
dépensé i3 pour les postes, comme j'en ai envoyé le compte 
à Nicolas Machiavel (son parent) , votre collègue. J'ai dé- 
pensé pour une mule, dix -huit ducats, pour un habit de 
velours 1 8 ducats , pour un manteau 1 1 , pour un Gaban 
(manteau contre la pluie) dix , ce qui fait en tout 70 ducats ; 
je suis à l'auberge, avec deux domestiques et la mule: jai 
dépensé et je dépense chaque jour dix carlins. J'ai eu de 
vos seigneuries, de salaire, oe que j'ai demandé, et j'ai de- 
mandé ce que j'ai cru nécessaire, ne connaissant pas la 
cherté de tout dans cette ville ; je dois donc remercier vos 

^ Les Français avaient perda Naples et ses châteaox, mais retirés derrière 
le Garigliano , ils y conlinoaient la guerre. 



CHAPITRE VIL 1^3 

seigneuries, et ne me plaindre que de moi: mais mainte- 
nant que cette dépense est mieux connue, s'il y avait re- 
mède j je prie , dans le cas où le salaire ne pourrait pas être 
augmenté , qu'au moins les postes me soient remboursées , 
comme elles Font été à chacun. Nicolas, d'Alexandre Ma- 
chiavel , connaît ma situation , et sait si je puis supporter 
un pareil désordre, et quand je le pourrais, les hommes de 
ce temps -ci se fatiguent pour aller en avant, et non pas 
pour reculer. » 

Il est singulier qu'en réponse à ces demandes assez 
justes , les seigneuries reprochent au secrétaire de ne 
pas écrire assez souvent. Il s'excuse avec raison sur les 
mauvais chemins, et prouve au gouvernement qu'il 
n'a pas mérité ce reproche. Dans une lettre du 28 no- 
vembre, il déclare qu'il est parvenu à pénétrer les 
vues des rois de France et d'Espagne , et de l'empe- 
reur sur l'Italie : Rouen s'est laissé aller à dire que 
ces trois Monarques se la partageaient entre eux. 
Cependant le duc de Valentinois commence à recevoir 
le châtiment de ses crimes. Le pape le fait arrêter à 
Ostie , et ordonne qu'on l'amène à Rome. Ses troupes 
sont désarmées en Toscane, où on avait suivi le con- 
seil de Machiavel lui-même. Si on rapproche ce fait 
de ce que le cardinal d'Amboise avait dit, en appe- 
lant sur le duc la vengeance du ciel, on aura raison 
de soutenir que la France et Florence avaient détesté 
l'affreuse conduite de Valentinois : quant à Machiavel , 
il est plus évident que jamais , qu'il avait vu cette con- 
duite avec un sentiment d'indignation. 

Il paraît que tous les traités proposés entre le pape 1 503. 
et le cardinal d'Amboise, avaient été conclus et signés. 
Ce cardinal déclare qu'il va retourner en France. 

« Rouen part demain 7 décembre : il a été aujourd'hui 
visité par tous les cardinaux de cette cour, et vraiment, il 



ia4 MACHIAVEL. 

est en bonne grâce auprès de chacun , parce qu'il a été 
trouvé plus facile et plus humain qu'on ne Fespérait de lui 
qui est grand seigneur et Français, » 

Il y a une sorte d'ingratitude à Machiavel de par- 
ler ainsi du cardinal d'Amboise qui le traitait avec 
bienveillance. D'ailleurs toutes ces manières d'injurier 
sous des dénominations nationales , sont souvent in- 
justes; car tout homme doit être jugé pour ce qu'il 
vaut lui - même , et si les Français ont la mauvaise 
habitude d'en agir ainsi avec les autres peuples, il fau- 
dra dire qu'en cela, ils ne sont pas excusés même par 
l'exemple de Machiavel. 
1503. La dernière dépêche de cette mission est du cardi- 
nal Soderini, frère du chef de la république. Il re- 
grette beaucoup Machiavel : ce qui doit disposer le 
gonfalonier à accorder encore plus de confiance à l'ami 
de Marcel di Virgilio; le cardinal n'a laissé partir le 
secrétaire que pour obéir aux seigneuries, et il s'ex- 
prime ainsi à son égard : 

« Que vos seigneuries le tiennent à cœur; car pour la fidé- 
lité, l'activité et la prudence, il n y a rien à désirer en lui. » 

Ici, il se présente une observation à faire sur tout 
ce qui concerne cette mission : nous y voyons qu'à 
Rome, les habitudes, les cérémonies, les usages sont 
absolument les mêmes que ceux que cette ville nous 
offre encore aujourd'hui. Dans cette capitale, on fait 
toujours tout, à peu près de la même manière, et ce 
respect pour les anciennes coutumes est un des carac- 
tères particuliers de la cour romaine, et contribue à 
maintenir ce sentiment de vénération que lui accor- 
dent les étrangers, même ceux qui ne professent pas 
la religion catholique. 



CHAPITRE VIII. 12 



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CHAPITRE VIII 



Le bon témoignage rendu par le cardinal, frère du 
gonfalonier perpétuel, et qui jouissait nécessairement 
d'un grand crédit auprès de la république, ne pou- 
vait que faire valoir encore plus les hauts talents de 
Machiavel : aussi le gouvernement pensait-il , sur-le- 
champ, à l'expédier partout où il s'élevait d'importantes 
affaires. 

Nicolas Valori représentait, en France, le gouver- 
nement de Florence, cependant la seigneurie crut con- 
venable d'y envoyer Machiavel : et elle lui donna une 
mission pour la France le 1 4 janvier i5o3 (i5o4). 1504. 

« Nicolas, tu iras en poste à Lyon , ou bien , là où tu sauras 
que se trouve sa majesté très -chrétienne, et tu porteras 
avec toi des lettres de créance, une pour le roi, une pour 
le .cardinal de Rouen , et deux autres sans suscription, pour 
que tu t'en serves, s'il est nécessaire, et une autre encore à 
Nicolas Valori, notre ambassadeur. » 

Machiavel était envoyé parce qu'on craignait à Flo- 
rence que Gonsalve de Cordoue, après avoir battu les 
Français sur le Garigliano , assiégé Gaète , et ainsi as- 
suré la possession de Naples, ne pût ensuite venir 
changer le gouvernement de Florence, rétablir les 
Sforzes à Milan, et éteindre ainsi en Italie la puissance 
française : et dans le cas d'une trêve ou d'une paix en- 



126 MACHIAVEL. 

tre FEspagne et la France, la république désirait s'y 
trouver comprise, comme amie de la France. La com- 
mission est signée de Marcel di Virgilio, ami de Ma- 
chiavel. 

A Milan , il voit M. de Chaumont , lieutenant de sa 
majesté, neveu du cardinal de Rouen, et il lui explique 
les désirs de la république. Ce Français, persuadé par 
les arguments du secrétaire, lui promet son appui, et 
lui dit en le congédiant : « Ne doutez de rien. » Ma- 
chiavel cite ces mots français dans sa dépêche. 

On remarque ici que la plus grande partie des let- 
tres de cette mission est écrite de la main de l'ambas- 
sadeur Valori; mais les dépêches étaient concertées 
avec Nicolas, et son style s'y reconnaît à chaque 
phrase. On remarque aussi la bonne intelligence qui 
régnait entre le secrétaire et l'ambassadeur : Valori in- 
sère dans sa lettre des détails éminemment flatteurs 
pour Machiavel, tels que ceux-ci par exemple : 

« Nicolas , pour bien déterminer le cardinal de Rouen à 
nous assurer son appui, dit avec la présence d'esprit qui 
fut nécessaire , que la France voulant sauver la Toscane, 
devait ^sauver ses murailles , et que ses murailles , du côté 
de Gonsalve , sont le pape , Sienne et Pérouse. » 

Valori emploie le plus qu'il peut le talent de Ma- 
chiavel. Il lui recommande d'aller voir Robertet , dont 
les paroles ne peuvent que satisfaire les ministres de 
la république. 

« Ne me parlez de rien , répond celui-ci, parce que le lé- 
gat m'a dit tout ce que vous pourriez me dire , et je vous 
répète , de la part du légat , que si la trêve se ratifie , et dans 
quelque accord que ce soit , vous serez saufs ; et si la trêve 
n'est pas ratifiée, ce dont nous serons instruits bientôt, je 
vous dis que le roi défendra la Toscane comme la Lom- 
bardîe, parce qu'il n'a pas à cœur l'une moins que l'autre. >» 



CHAPITRE VIII. 127 

Le légat fit ensuite appeler l'ambassadeur et Nicolas, 
et leur adressa les mêmes assurances. Elles furent en- 
core confirmées par le roi qui ajouta que ces pro- 
messes seraient soutenues par i4oo hommes d'armes* 
et 20,000 fantassins. S'il était possible qu'on pût mé- 
connaître le style de Machiavel dans les lettres de 
cette mission , il faudrait qu'on n'y trouvât pas de pro- 
position comme celle-ci : 

« Les grands princes qui portent des paroles , sans être 
armés , ne font que compromettre leur dignité. » 

La dernière lettre est de Machiavel; il annonce à 1304. 
leurs seigneuries , qu'il va retourner à Florence : la gé- 
nérosité du roi et la probité de son ministre avaient 
accordé à la république tout ce qu'elle pouvait dési- 
rer. Il avait été signé entre l'Espagne et la France une 
trêve de trois ans , et chaque puissance avait demandé 
3 mois, pour désigner ses amis et adhérents, qui joui- 
raient aussi du bienfait de la trêve. La France n'avait 
pas balancé à nommer les Florentins , comme ses prin- 
cipaux amis en Italie. 

^ Un homme d'armes, oa gendarme , était nn gentilhomme qui combattait a 
cheval {^Cataphractus eques). Chaque homme d'armes avait avec lai cinq 
personnes , savoir : trois archers , nn coutillier on nn écuyer , enfin nn page 
on varlet. Charles VII ayant commencé à disposer la noblesse française en 
corps réglé de cavalerie, il en forma quinze compagnies appelées compagnies 
d'ordonnance , et comme chaque homme d^armes avait cin(f antres hommes 
â sa suite, chaque compagnie se trouvait de six cents hommes. Il y avait 
outre cela une grande quantité de volontaires qui suivaient les compagnies 
â leurs dépens, dans l'espérance d'y avoir, avec le temps, une place de gen- 
darme. Au reste, le nombre d'hommes qni était attaché à Tbomme d'armes, 
on qui composait la lance fournie y comme on disait alors, n'a pas été tou- 
jours le même. Louis XII, dans une ordonnance du 7 juillet 149^» ™i^ ^P^ 
hommes pour une lance fournie ; François I", huit, selon une ordonnance 
du a 8 juin i5o6. On appelait lance brisée ceux qui survivaient à une lance 
fournie , ou les volontaires qni servaient à recruter une lance fournie détruite 
en partie à la guerre. Voyex Encyclopédie, article Homme d'armes. Voyez 
aussi Gnichardin, tom. I, pag. 170. 



iîi8 MACHIAVEL. 

1 504. C'est à peine si Machiavel , à son retour, peut rester 
à Florence un mois et demi. Déjà le a4 avril de la 
même année , il est envoyé à Piombino , et chargé de 
voir le seigneur de cette ville, Jacques V d'Arragon 
d'Appiano, auprès duquel il avait déjà été accrédité, 
et de le rattacher davantage à l'alliance de Florence. 
Nous ne trouvons dans les œuvres de Machiavel au- 
cune lettre relative à cette mission. 

Malgré les promesses de la France , et la ratification 
de la trêve, les Espagnols continuaient à menacer 
Florence, au moins par des bruits que l'on répandait à 
cet effet. C'est ce que nous voyons dans une lettre que 
Machiavelécrit à Jean Bidolfi , commissaire de Florence 

1504. en Romagne, le i®' juin i5o4. On publiait que Bar- 
thélémy d'Alviano ^ venait en Toscane, pour en ren- 
verser le gouvernement , et qu'il était parti de Naples , 
à la tête de a5o hommes d'armes et de trois mille 
fantassins : mais le bon esprit de Machiavel lui fait 
ajouter en même temps qu'il croit que ces épouvan- 
tails ne sont peut-être pas beaucoup à redouter, et ce 
ton de fermeté lui convenait à lui qui arrivait de 
France , et qui savait combien il y avait de raisons pour 
être rassuré par les promesses du roi et de ses mi- 
nistres, à lui dont le talent avait réussi complètement 
dans la mission qui avait pour but de mettre la répu- 
blique sous la protection immédiate de la France. 

X De la famille des Orsini ; dans nos histoires , nous rappelons rAlf iane : 
nous aurons Toccasion d*en reparler plus tard. 




CHAPITRE IX. ia9 



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CHAPITRE IX 



Nous avons promis de montrer dans Machiavel plu- 1504. 
sieurs hommes en un seul : nous voici arrivés à l'é- 
poque où nous allons saluer, pour la première fois, 
le poète qui s'illustra ensuite par tant de travaux si 
ingénieux dans ce genre , et si dignes d'assurer encore 
sa réputation sous ce nouvel aspect. 

Apparemment que les affaires lui laissaient quel- 
ques loisirs, au milieu du mois d'octobre 1 5o4. Ce mois 
est un mois de vacances en Italie; les chaleurs étouf- 
fantes ont cessé ; la fraîcheur des campagnes , les plai- 
sirs de la vendange appellent tous les Florentins dans 
leurs villas : c'est un mois de joies, d'amusements et de 
fêtes. Les joies, les amusements et les fêtes de Ma- 
chiavel, de ce génie si actif, n'étaient nécessairement 
qu'une autre série de travaux. 

Le grave défenseur des intérêts de la république va, 
pendant quelques instants, offrir un culte aux Muses. 
Cette diversion ne le distraira pas trop long-temps du 
soin des obligations que lui impose son emploi de se- 
crétaire ; il ne donnera que quinze jours seulement à 
ce délassement : mais en même temps , comme s'il ne 
voulait pas trop perdre de vue ses austères occupations, 
cette composition portera sur des faits entièrement 
politiques. Il décrira les événements qui ont affligé 

^- 9 



i3o MACHIAVEL. 

ou consolé Florence , pendant les deux derniers lustres. 

Nous constatons avec précision l'époque de ce tra- 
vail, parce que nous aimons à remarquer qu'il a pré- 
cédé tout ce que l'Arioste a publié souvent sur le 
même ton. 

Nous possédons la dédicace de cette première poé- 
sie de Machiavel , intitulée : Décennale primo. Il l'a- 
dresse à Alamanno Salviati '. 

«Lisez, Alamanno, puisque vous le désirez, les travaux 
de ritalie depuis dix ans, et mon ouvrage de quinze jours. 
Peut-être plaindrez- vous Tltalie et moi , en voyant de com- 
bien d'infortunes elle a été opprimée , et le peu de paroles 
dans lesquelles j'ai dû réduire ce récit. Vous excuserez la 
patrie et moi ; elle , par la nécessité du destin , dont la vio- 
lence ne peut se rompre; moi, par la brièveté du temps qui 
m'a été accordé pour ce genre de loisirs. » 

« Je vous supplie de ne pas m'abandonner moi-même, 
comme vous n'avez pas abandonné l'Italie et la patrie en 
pleurs : daignez ne pas mépriser ces vers que j'ai composés 
sur votre demande. » 

« 5 des ides de novembre (9 décembre) ido4. » 

, L'auteur commence ainsi: 

« Je chanterai les travaux que l'Italie a soufferts, pendant 
les deux lustres passés, sous des étoiles ennemies de son 
bopheur. Je raconterai combien de sentiers âpres et sau- 
vages se.remplirent de sang et de morts, dans ces révolutions 
d'états el de royaumes illustres. O Muse, soutiens ma lyre, 
et toi, Apollon, viens m'aider, accompagné de tes sœurs. » 

« Le soleil, dans sa vélocité, avait mille, et quatre cent, 
et quatre-vingt , et quatorze fois terminé sa course , le long 
de la voûte de ce monde, depuis le temps où Jésus visita 
nos campagnes, et par le sang qu'il avait répandu, éteignit 

f DVae des familles les plus anciennes de Florence. H fut Tnn des commis- 
saires qai se distingaèrent lors de la reprise de la ville de Pise en xSog. 



CHAPITRE IX. 



i3i 



les flammes diabolicpies, quand Tltalie, en discorde avec elle- 
même y ouvrit ses routes aux Français , et souffrit qoe 1^ 
nations barbares vinssent la dévaster. Comme on ne fut pas 
prompt à s unir à l'Italie , dans cette Ville , celui qui en te- 
nait les rênes éprouva les coups de cette tempête. » 

« Ainsi toute la Toscane se décompose ; ainsi vous avez 
perdu Pise, et les états que vous avait donnés la famille 
Médicis. Il n'a servi à rien d'avoir secoué, conlme vous le de- 
viez , ce bât pesant qui vous avait écrasés pendant soixante 
années. Vous n'en avez pas moins vu le ravage de votre pays, 
le danger de la Ville , l'orgueil et le faste des Français, Pour 
échapper aux serres d'un si puissant roi , et n'être pas vas- 
saux , il ne fallut pas montrer peu de cœur et moins de pru- 
dence. Le fracas des armes et des coursiers ne pnt pas faire 
enfin qu'au milieu de èent . coqs on n'entendît pas la voix 
d'un chapon. Alors le rôi superbe décida son départ , parce 
qu'il sut que la Ville était unie pour défendre sa liberté*.» 



X lo canterô V italiche fatiche , 

Seguite già ne* duo passati lustri , 
Sotto stelle al suo bene inimiche. 

Quanti alpestri sentier , quanti palustri , 
Narrerô io, di sangue e morti pieni, 
Pel variar de* regni, e stati illustri! 

O Musa , questa mia cetra sostieni , 
£ tu ApoUo , per darmi soccorso , 
Dalle tue suore accompagnato vieni! 

iiveva il Sol veloce sopra 1 dorso 
Di questo mondo ben termini mille 
£ quattro cennovanta quattro corso, 

Dal tempo , che Gesù le nostre ville 
Visitô {Nrlma , e col sangue che perse, 
£8tinse le diaboliche faviUe ; 

Quando in se discordante Ralia aperse 
La via a* Galli , e quando esser calpesta 
Dalle genti barbariche sofferse. 

£ perché a seguitarla non fîi presta 
Vostra città , chi ne tenea la briglia , 
Assaggio i colpi délia lor tempesta. 

Gosi tutta Toscana si scompiglia ; 
Cosi perdes te Pisa, e quelli stati 
Ghe dette lor la Medica famiglia : 



y 



J3a MACHIAVEL. 

Le poète continue de décrire tout ce que nous avons 
vu dans Comines, la marche des Français sur Naples, 
leur retour, la bataille de Fornoue. 

« Mais ces guerriers robustes et courageux heurtèrent 
avec tant de force les cohortes italiennes, qu'elles leur pas- 
sèrent sur le ventre \ » 

Le poète rapporte avec la rapidité du trait , les in- 
trigues de Saint-Marc, les prédications de Savonarola. 

« . . . . Celui-ci inspiré d'une vertu divine vous tint enve- 
loppés dans sa parole*. » 

La mort du roi Charles VIU. 

« • • . • La mort du roi Charles , laquelle fit le duc d*Orléaiis 
content du trône'. » 



Ne poteste gioir sendo cavati, 

Corne dovevi , di sotto a quel basto 
Che sessant* anni vi aveva gravati ; 

Perche vedeste il vostro stato guasto , 
Vedest* la cittade in gran periglio , 
E de' Francesi la superbia e il (asto. 

Né mestier fii per uscir dello artiglio 
D'un tanto re , e non esser vassalli , s 
Di mostrar poco cuore e men consiglio. 

Lo strepito deir armi, e de' cavalli 
Non potè far , che non fosse sentita 
La Yoce d'un Cappon ira cento Galii. 

Tanto che il re superbo fe' partita , 
Poscia che la cittade esser intese 
Per mantener sua libertate unita. 

> Ma quei robusti et furiosi urtaro 

Con tal virtù Tltalico drappello, 
Che sopra al ventre suo oitrepassaro. 

> n quale afflatto da virtù divina 
Vi tenne involti con la sua parola. 

^ La morte del Re Carlo, .la quai fe' 
Del Regno '1 duca d'Orliens contento. 



CHAPITRE IX. i33 

Les diversions du Turc , le siège de Pise. 

« Il serait long de raconter combien on souffiit de dom- 
mages , combien on employa de ruses dans ce siège , com- 
bien de citoyens périrent des accès de la fièvre '• » 

L'accord du pape et des Français, pour Télévation 
du duc de Valentinois. 

« Pour garder sa foi , le Français dut accorder au pape 
que le Yalentin se servît des troupes de France*.» 

La révolte de Milan , en faveur de Louis-le-More : 
la réapparition de l'armée française à Milan. 

« Mais le Français, avec plus de vélocité que je ne le dis, 
en moins de temps que vous ne diriez "voilà , devint formi- 
dable à son ennemi. Les coqs de la Romagne tournent le bec 
vers Milan pour secourir leurs compagnons, laissant à sec 
le pape et Yalentin ^» 

La nouvelle attaque contre Pise, où les Florentins 
eux-mêmes conimirent des fautes. 

«Et vous aussi vous n*étes pas exempts de blâme, et le 
Français voulait couvrir sa honte, de vos torts \ » 

I Lungo sarebbe narrar tutti i tortî , 

Tutti gl' iDganni oorsi in questo assedio, 
E tutti i dttadin per febbre morti. 

> E per servare, il Gallo , le promesse , 
Al papa, fù bisogno oonsentirgli, 
Che il Valentin deUe sue genti avesse. 

3 Ma il Gallo più yeloce , ch* io non dico , 

In men tempo che soi non direste Ecoo , 
si fece forte contre al suo nemico. 
Volsono , i Galli di Romagna, il becoo 
Verso Milan per soocorrere i suoi , 
Lasciando il papa e '1 Valentin in secoo. 

4 Ne voi di colpa rimaneste netti 

Pero che il Gallo ricoprir volea 
La sua vergogna oo' vostri difetti. 



i34 MACHIAVEL. 

Le traité avec le cardinal d'Amboise : la peur qu'ins- 
piraient Vitellozzo et les Orsini. 

« Tu étais sans armes, tu viyais dans une grande peur de 
cette corne qui était restée au veau, et tu doutais de Cours, 
et du pape \ » 

Le poète raconte les trames des deux Orsini, et celles 
de Vitellozzo et d'Oliverotto ^ , contre Valentinois ; et 
la ruse ignoble qu'employa ce dernier pour s'emparer 
de leur personne. Ces faits ne sont pas retracés en 
style de complice. L'auteur déverse un profond mé- 
pris sur les perfides qui ont treiû Borgia , et sur Bor- 
gia qui a tendu des pièges aux perfides. 

« Après que le Valentin se tut, guéri de ses blessinres , a 
peine fut*il revenu en Romagne, qu'il voulut commencer 
son entreprise contre messer Giovanni (Bentivoglio, tyran de 
Bologne). Quand on sut cette nouvelle, il parut que TOurs 
et le Veau ne voulurent pas le suivre à cette offense. Alors 
ces reptiles repus de poison se révoltèrent entre eux, et 
commencèrent à se déchirer avec les griffes et avec les 
dents. Valentin ne pouvant s'en délivrer, il fallut qu'il se 
recouvrît de lecu de France. Pour prendre ses ennemis à la 
glu, il siffla doucement, ce basilic, et les attira dans sa ta- 
nière : il ne tarda pas à s'en emparer. Le traître de Fermo 
(Oliverotto), le Veau et les Oursins qui furent tant ses amis, 
tombèrent dans ses embûches. L'Ours y laissa plus d'une 
patte, et le Veau perdit son autre corne ^. » 

X Eri senz' arme, e *d gran timoré sta^i , 
Pel corno che al Vitello era rîmaso 
E deir orso e del papa dubitavi. 

> OliTeroUo. Machiavel qoi» dira lai-miéiiie dans acA diseorsi Thistoire en- 
tière de cet infâme qui avait commis, à Fermo » des crimes hombles, avant 
de tomber dans les cmbadies de C^sarr Borgi4. 

3 Poscia che *1 Valentin piirgato a* ebbe , 
£ ritornato in Romagna , la iropresa 
Contre a messer Giovanni £ar vorrebbe. 



CHAPITRE IX. i35 

On ne peut pas ne pas reconnaître dans ce style 
quelques formes et quelques expressions du Dante. 
Nous avons remarqué déjà que la prose même de Ma- 
chiavel porte des empreintes et des souvenirs de la 
manière de ce grand poète. 

Nous voyons que pour ramener l'expression d'ar- 
mato di Francesi^ Fauteur nous offre Valentinois se 
cachant sous l'écu de France. 

Voici actuellement des vers qui respirent encore 
plus tout Tesprit satirique d'Aristophane. 

« Pendant que la TrémouîUe arrivait , et qu entre la 
France et le pape commençaient à bouillir une humeur ca- 
chée et une colère maligne, Valentin tomba malade, et l'es- 
prit glorieux d'Alexandre fut porté parmi les âmes bienheu- 
reuses pour avoir du repos : ses saintes traces furent suivies 
par ses trois servantes si fidèles et si chères , la luxure , la 
simonie et la cruauté. Quand on eut cette nouvelle en France, 
Ascagne Sforza, ce renard rusé, avec des paroles suaves 
ornées et pompeuses, persuada à Rouen de venir en Italie, 



Ma corne fii questa novella intesa , 
Par che \ Orso e il Vitel non si oontenti 
Di voler esser seco a taie offesa, 

E rivolti ira lor questi serpenti , 
Di velen pieu, cominciaro a ghennirsi, 
E con gli ugnioni a stracciarsi e co' denti. 

E mal potendo il Valentin fuggirsi , 
Gli bisognô per ischifare il rischio , 
Con lo scudo di Francia ricoprirsi, 

E per pigliare i saoi nemici al lischio, 
Fischio soavemente, e per ridurli, 
Nella sua tana » questo basalifckio. 

Ne molto tempo pêne nel ottodarli , 
Che il traditor di Ferme , e Viteliozzo 
E quelli Orsin , che tanto amici fiirli, 

Nelle sue imtdie presto dier di cozzo , 
Dove r Orso lascio più d' una zampa, 
E a) Vitel fu V altro corno mozzo. 



i36 MACHIAVEL. 

en lui promettant le manteau qui aide les chrétiens à mon- 
ter au ciel. » 

«Par l'effet dun grand accord, Jules second fut créé por- 
tier du paradis pour rétablir le monde de ses désastres. » 

« Le soleil a parcouru deux fois la cinquième année, et 
il a TU le monde teint de sang, depuis ces événements cruels 
et terribles \ » 

Voici enfin la situation dans laquelle le poète assure 
que se trouve l'Italie , au moment où il parle. 

« La fortune nest pas encore assez satisfaite, elle n'a pas 
mis une fin aux querelles italiques; la source de tant de maux 
ii*est pas épuisée. Les puissances, les royaumes ne sont pas unis 
et ne peuvent pas l'être, parce que le pape veut guérir l'Église 
de ses blessures : l'empereur, avec son unique rejeton, veut 



> Mentre che la TremogUa ne veniva 

£ che fra il papa e Francia umor ascoso 
£ collera maligna ribolliva, 

Malô Valenza , e per aver riposo , 
Portato fu fïra V anime béate, 
Lo spirto di Alessandro glorioso. 

Del quai seguimo le santé pedate 
Tre sue famigliarî e care ancelle, 
Lussuria » simonia e cradeltate. 

Ma corne fumo in Francîa le novelle, 
Ascanio Sforza, quella Tolpe astuta, 
Con parole soavi , omate e belle 

A Roan persuase la venuta 
D*Italia, promettendogUramoianto 
Che salir a cristiani ia eîelo ajuta. 



Con gran coneordia , poî Giolio Secondo 
Fu fatto portinar di Paradiso, 
Per ristorar da* sMoi disagi il mondo» 

Ha volto il sol due voUe Y anoo quinto , 
Sopra questi accidenti crudi e fieri , 
£ di sangue ha veduto il monda tinto. 



CHAPITRE IX. i37 

se présenter au Saint -Père : le Français ressent la soufirance 
des coups qu'il a reçus. L'Espagne qui tient le sceptre de la 
Pouille, va tendant à ses voisins des filets et des lacs, pour 
ne pas reculer dans ses entreprises. Marc plein de peur et 
de soif, est tout suspendu entre la paix et la guerre ; et vous , 
vous avez un juste désir de recouvrer Pise : on comprend 
donc que la flamme s'élèvera jusqu'au ciel , si un nouveau 
feu s'allume entre ceux-ci. Tout mon esprit s'anime d'espé- 
rance , ou s'abat sous la crainte et se consume dragme à 
dragme : il voudrait savoir où et dans quel port notre barque 
ainsi chaigée peut aborder. Il se fie cependant dans le no- 
cher qui connaît si bien les rames , les voiles et les cordages : 
le chemin serait court et facile , si vous rouvriez le temple 
de Mars \ » 

* Non è ben la fortuna ancor contenta , 

Ne posto ha fine ail' italiehe lite, 

Ne la cagion di tanti mali è spenta. 
Non sono i regni e le potenze unité, 

Ne posson esser ; perché il papa Yuole 

Guarir la cbiesa delle sue ferite. 
L* imperator con V unica sua proie 

Tuol preseotarsi al successor di Pietro ; 

Al Gallo il colpo riceTuto duole. 
£ Spagna che di Puglia tien lo scetro 

Va tendendo a vicin lacduoli e rete , 

Fer non tomar con le sue imprese a retra 
Marco pien di paura , e pien di sete, 

Fra la pace e la guerra tutto pende : 

£ ?oi di Pisa giusta voglia avete. 
Pertanto facilmente si comprende , 

Che alfin al cielo aggiungerà la fiamma. 

Se nuovo fuoco fra costor s' accende. 
Onde r animo mio tutto s' infîamma , 

Or di speranza , or di timor s' incarca» 

Tanto che si consuma a dramma a dramma. 
Perché saper Yorrebbe , dove carca 

Di tanti iucarchi debbe, o in quai porto, 

Con questi venti, andar la vostra barca, 
Pur si confida nel nocchier accorto 

Ne* remi , nelle vêle e nelle sarte ; 

Ma sarebbe il cammin facile e corto 
Se voi il tempio riapriste a Marte. 



i38 MACHIAVEL. 

Ce petit morceau de 260 vers, composé avec tant 
de rapidité, est un chef-d'œuvre de concision, de pétu- 
lance poétique, et présente un exposé fidèle de tous 
les événements, en style passionné. 

L'envoyé Florentin après avoir raconté quelques 
faits généraux de il^g^k 1498, qu'il a pu observer lui- 
même, prend pour le reste, ses propres dépêches po- 
litiques , qu'il orne, qu'il embellit d'images brillantes, 
et dont la conclusion courageuse est qu'il faut que la 
république se décide encore une fois à la guerre. 

Il est probable que c'est dans l'hiver de 1 5o4 à 1 5o5 
que Machiavel épousa Mariette, fille de Louis Cor- 
sini , native de Florence. La date du mariage n'est pas 
exactement connue; mais d'après quelques faits his- 
toriques relatifs à leurs enfants, il y a lieu de penser 
que ce mariage fut célébré vers i5o5. Une inclina- 
tion réciproque a dû déterminer cette union: rien 
n'annonce que la dot de Mariette ait été considérable. 
Si, désormais, Nicolas n'est pas payé par la répu- 
blique, mieux qu'il ne l'a été jusqu'ici, il n'y aura 
pas lieu de s'étonner qu'il continue les mêmes plaintes. 




CHAPITRE X. i39 



K ^^^%^/%%%^^^^^^%%%^^^%^%^%(^v^^^i^%%^%^^^%%<»^%i%<%ia^^^ ^^m0^y^v%, ^ ^^ ^ ^^^0Viy*^^^^%^^^^^'%-^^^^^^*^'^^*^ 



CHAPITRE X 



Mais les affaires n'avaient accordé au poète et à 1505. 
l'époux que plusieurs jours de loisirs. Il fallait retour- 
ner aux méditations de la politique. 

Le gouvernement montrait l'intention de presser le 
siège de Pise. La république voulait y envoyer Jean- 
Paul Baglioni, seigneur de Pérugia, qui avait contracté 
avec elle pour lui et son fils un engagement de cent 
trente-cinq hommes d'armes, et qui refusait de partir 
sous prétexte de dangers qu'il courait dans sa princi- 
pauté. La seigneurie pensa donc à charger Machiavel 
de hâter le départ de Jean-Paul , et de s'informer bien 
nettement des motifs de son refus. 

La commission est datée du 8 avril 1 5o5. 

« Nicolas, tu iras avec toute célérité trouver Jean -Paul 
Baglioni, dans le lieu où tu apprendras qu'il peut se trouver; 
tu lui diras que nous sommes étonnés de ne pas pouvoir 
nous servir de son engagement. Sa seigneurie ne nous a 
jamais rien fait entendre des périls qu'elle peut courir. . • , 
Immédiatement après que tu te seras abouché avec ledit 
Jean-Paul, tu nous apprendras ce que tu auras pu connaître.» 

Machiavel arrive près de BagUoni; celui-ci parle des 
dangers qu'il court dans Pérugia. Il dit qu'avant peu 
de jours, il doit y faire exécuter quatre de ses en- 
nemis. Nicolas lui fait observer que personne n'ap- 



i4o MACHIAVEL. 

1 505. prouvera le refus qu'il fait pour son fils Malatesta, de 
remplir rengagement contracté avec la république. 
Personne ne l'excusera jamais ; au contraire , tout le 
monde l'accusera d'ingratitude , d'infidélité : on le re- 
gardera comme un cheval qui bronche, comme un 
cheval qui ne trouve pas de cavalier, parce qu'on a 
peur de se rompre le col, en le montant. Ces choses 
ne doivent pas être jugées par des docteurs, mais par 
des princes. Tout homme qui fait cas de la cuirasse, 
et veut s'honorer en la portant , ne subit pas de perte 
plus regrettable que celle de sa foi, et cette foi, ajoute 
Machiavel « vous vous en jouez ». Jean-Paul voulant 
encore se justifier, Nicolas lui dit que les hommes 
doivent tout faire pour n'avoir pas à se justifier, parce 
que la justification suppose l'erreur, ou l'opinion 
qu'on a pu tomber dans l'erreur. 

1505. Deux Florentins qui sont au service de Baglioni, 
expliquent sa résistance, et l'accusent d'entretenir des 
menées avec les ennemis de Florence. 

« Vos seigneuries jugeront de cela , avec leur prudence 
ordinaire. Je viens d'être long dans mon rapport, quoique 
ce ne soit pas mon habitude : mais il me paraît que tout 
ceci est d une grande importance. » 

Machiavel ne peut obtenir davantage : il s'informe 
du nombre de troupes que peut avoir Baglioni , et il 
retourne à Florence. 

Le 4 mai suivant, la république l'envoya à Mantoue. 
Par suite du manque de foi de Jean-Paul, elle avait 
contracté un engagement avec le marquis de Mantoue, 
Jean-François II de Gonzague, qui promettait de don- 
ner à la république 3oo hommes d'armes , qu'il con- 
duirait lui-même sous le titre de capitaine-général; 
mais le marquis n'ayant pas voulu ratifier l'engage- 
ment, Machiavel revint sans avoir rien obtenu. 



CHAPITRE X. i4i 

Le i6 juillet, le secrétaire est député à Sienne, 
vers Pandolphe Petrucci, seigneur de cette ville. 

« Nicolas , tu partiras pour Sienne ^ et tu disposeras ton 
voyage , de manière que tu t'y trouves demain pour Theure 
des aifaires. Tu parleras avec le magnifique Pandolphe, pour 
qui tu auras nos lettres de créance; tu le remercieras de 
ce qu'il nous a envoyé un des siens , pour nous avertir du 
prochain mouvement de Barthélémy d'Alvîano (condottiere 
au service d'Espagne) , qui va venir à Piombino ; tu remer- 
cieras Pandolphe des offres qu'il nous a faites ; tu ajouteras 
que nous t'avons expédié là exprès, pour apprendre de lui 
ce qu'il y aurait lieu de faire y afin qu'il ne survînt pas d'au- 
tres désordres ; tu t'étendras sur ce fait autant que tu croiras 
nécessaire, pour mieux découvrir la vérité; tu le retour- 
neras dans tous les sens : tu ne prendras conseil que de toi- 
même, et tu gouverneras cette négociation prudemment, 
comme tu es accoutumé à faire. » 

Le 17 juillet, Machiavel écrit qu'il a parlé à Pan- 1505. 
dolphe, à son lever, parce qu'il est arrivé avant l'ou- 
verture des portes de la ville : il paraît que Pandolphe 
cherche à embarrasser le secrétaire dans une foule de 
confidences, auxquelles il n'ajoute pas foi. 

Dans la seconde lettre, on lit qu'un certain Paolo 
di Piero, di Paolo , qui a été autrefois banni de Sienne, 
et qui a trouvé un asile bienveillant à Florence, donne 
à Machiavel des informations utiles à la république. 
Il lui demande pourquoi elle ne s'allie pas avec Pan- 
dolphe pour certaines affaires de Montepulciano ; 
qu'ainsi Florence lui vendrait le soleil de juillet (pro- 
verbe florentin qui veut dire qu'on lui donnerait ce 
qui est à tout le monde), et qu'après avoir recouvré 
Pise, elle trouverait que Pandolphe serait, malgré lui, 
à la disposition de la république. 

Après de longs entretiens dans lesquels Pandolphe 



i4a MACHIAVEL. 

dit à Machiavel que les circonstances du temps sont 
supérieures aux cen^elles , le secrétaire vit bien qu'on 
ne pouvait rien conclure avec Pandolphe, qui inquié- 
tait la république, pour obtenir d'elle une condotta, 
et qui n'avait montré dans tout ceci qu'un caractère 
{saxjt et pervers. 
1 505. L^ secrétaire revint à Florence , vers la fin de juillet. 
Il avait prévenu les magistrats des dispositions hos- 
tiles d'Alviano, qui effectivement s'étant montré en 
armes à la Torre di San Vicenzo dans les Maremmes, 
fut défait par l'armée Florentine que commandait An- 
toine Giacomini , général Florentin dont Machiavel 
parlera toujours avec la plus grande estime. 

Après cette victoire, la république crut que le mo- 
ment était favorable pour presser plus vivement le 
siège de Pise, et elle fit marcher Giacomini dans cette 
direction; en même temps, Machiavel fut envoyé vers 
lui , pour lui porter différents ordres secrets de la ré- 
publique. Dans une lettre de la magistrature à Giaco- 
mini, on remarque ces recommandations d'un style 
tout-à-fait militaire : Il sera feit un mouvement sur 
Pise; s'il ne réussit pas, on se rabattra sur Lucques. 
11 faut que les Lucquois , occupés à guérir leurs pro- 
pres blessures , ne puissent penser à soigner celles des 
autres , et connaissent par eux - mêmes quels sont les 
fruits de la guerre , puisqu'ils ont rompu la paix. Il 
faut opérer avec célérité , avant que l'armée ait oublié 
de vaincre, que les ennemis aient oublié d'être bat- 
tus, et avant qu'il puisse naître quelque raison qui 
prescrive à la république de rester plus calme. L'ins- 
truction finit par ces mots qui donnent à penser. 

« Si parmi les prisonniers il se trouvait quelque secrétaire ^ 
quelque homme de Lucques, de Pandolphe, de TAlviano, 



CHAPITRE X. 143 

ou d'autres de la Êiction Orsini, tu nous les enverras; tu fe- 
ras de même s'il se trouvait un Pisan, ou quelqu'un qui tùt 
notre notable ennemi. » 

Nicolas alla plusieurs fois de Florence au camp 1505. 
de Pise , pour porter des ordres : mais il revint bien- 
tôt reprendre son emploi à Florence, parce que l'ex- 
pédition manqua, que l'armée Florentine n'attaqua pas 
assez vivement, et qu'elle fut repoussée. 

Précisément à cette époque, Machiavel commença 1505. 
à rédiger ses premières idées sur un nouveau mode 
de recrutement de l'armée; il conseilla à la république 
de renoncer , en partie , à ce système de condotta par 
lequel on livrait les destinées de l'état à une foule d'a- 
venturiers, souvent sans courage, et plus souvent sans 
foi. Il pensa que la république devait substituer à 
cette troupe de mercenaires, ses propres sujets qu'elle 
ferait enrôler directement, pour avoir toujours à sa 
disposition des troupes nationales. Ce projet ayant été 
approuvé, Machiavel fut envoyé lui-même dans plu- 1506. 
sieurs provinces, pour organiser ces enrôlements: en 
conséquence, il commença ses opérations à Ponte a 
Sieve; dans plusieurs districts, il a pu d'abord faire 
inscrire deux cents hommes, qu'il compte, dit-il, ré- 
duire à i5o. Il a eu des peines infinies à réussir, par" 
deux raisons : la première est l'ancienne désobéissance 
des hommes de ce pays ; la seconde est la haine que 
se portent ces différents districts. Plusieurs hommes 
refusent tout engagement. Machiavel leur fait une ré- 
ponse extraordinaire \ et très - adroite : les seigneu- 
ries ne voulaient contraindre personne , mais bien 
être priées d'accepter. Par d'autres moyens aussi ha- 
biles, il obtient ce qu'il désire de cette population. 
Les seigneuries remercient Machiavel, tout en remar- 
quant qu'il a employé quelque temps à sa mission ; 



i44 MACHIAVEL. 

toutefois elles le consolent, en ajoutant : ce II fait tou* 
jours vite celui qui fait bien. » 

Cette mission commencée le 3 janvier i5o5 (i5o6), 
1506. finit vers le mois d'avril de la même année. Les Tos- 
cans rendent encore grâces à Machiavel d'avoir pensé 
à introduire ce système si commode , si facile, si juste, 
pour obtenir une armée du pays. Il est probable qu'ayant 
trouvé dans ses voyages, et surtout en France, un sys- 
tème semblable, cet esprit profondément observateur 
1506. aura vu tout l'avantage de ce mode de recrutement, 
qui est si préférable au système de défense par des 
condotte d'aventuriers. 

Une lettre de Nicolas à Jean Ridolfi, le même 
dont nous avons déjà parlé, et qui était commissaire 
sous Pise, lettre datée du 12 juin i5o6, contient une 
récapitulation fort importante de l'état des affaires 
dans presque toute l'Europe. Le secrétaire instruit son 
ami des dispositions politiques de toutes les puissances: 
ce résumé, semblable à celui qu'il avait déjà adressé 
à son bienfaiteur Tosinghi ' , et nourri de faits rem- 
plis d'intérêt, est un véritable miroir où se reprodui- 
sent tous les événements du jour. 

Nicolas nous dispense ici complètement du soin de 
dire dans quelles circonstances positives toutes les 
cours se trouvaient alors. 

L'empereur d'Allemagne a fait un traité de paix 

avec le roi de Hongrie ; ce traité permet à l'empereur 

de se rendre prochainement en Italie. Il a déjà expédié 

des secours à Gonsalve de Cordoue qui commande 

^ l'armée espagnole à Naples. 

Le roi d'Arragon Ferdinand et l'archiduc, fils de 
l'emipereur , ont souscrit un accord nouveau en Galice. 

> Voyes chap.U, pag. Sa. 



CHAPITRE X. 145 

Le roi d'Angleterre, Henri VU, soutient l'archiduc. 

Les barons de Naples réfugiés en Espagne deman- 
dent à la France les possessions dont on les a privés. 

Borgia, retenu prisonnier en Espagne, prie le roi 
Louis XH de lui faire accorder sa liberté '. 

Le pape veut enrôler des Suisses. Il demande des 
troupes à la France pour occuper Pérouse et Bo- 
logne. 

Le roi de France envoie aux Suisses un ambassa- 
deur , qui se rendra ensuite à Venise et en Hongrie. 
Il doit inviter les Suisses à ne s'engager désormais 
qu'avec le roi, recommander aux Vénitiens de rester 
attachés à la France, et troubler la paix qui existe 
entre le roi de Hongrie et l'empereur. 

M'"" d'Argenson ^ est chargé d'empêcher l'Allemagne | gQg^ 
de donner à l'empereur des hommes et de l'argent. 

Le roi de France a fait épouser sa fille à monsei- 
gneur d'Angoulême (depuis François V^), il a fait 
prêter par tous les seigneurs serment de fidélité audit 
monseigneur d'Angoulême, qui régnera, si le roi ac- 
tuel meurt sans enfants mâles. Il lui donne en dot 
100,000 ducats, et le comté de Blois. La reine lui a 

I N'obtenant pas de réponse , Borgia eat le conrage de se sanver de la cita- 
delle de Médina del.Campo, en se laissant glisser le long d*ane corde , et s'en- 
fuit anprès de Jean d'Albret , frère de sa femme Charlotte d'Albret , et roi 
de Navarre. Lonis XII avait retiré à Borgîa ses pensions , et le titre de doc de 
Talentinoîs. Ce malheareox , en horrenr à tonte la nature , condamné à mou- 
rir sans états et sans titre, on dirait presque sans nom, montra cependant de 
la valeur au siège de Yiane, entrepris par les tronpes de son beau-frère, et il 
y fut tué d'un coup de feu le la mars i5o7. On l'enterra sans honneurs, de- 
vant le château. 

> An lieu d'Argenson, il faut peut-être lire d*Argenton: alors, ce serait le 
fameux Comines, qu'on appelait monseigneur d'Argenton, et qui, né en i445, 
ne monrnt que le 16 août iSog, S'il en est ainsi, beaucoap d'historiens 
ont eu tort de prétendre que Louis XII n'a jamais employé Comines à son 
service. Du reste, la commission dont il s'agit ici, n'était pas fort honorable. 

7. 10 



i46 MACHIAVEL. 

assuré cent mille ducats , et le duché de Bretagne si 
ladite reine meurt sans enfants mâles. 

Il n'y a pas d'accord entre les Vénitiens et le roi, 
mais ils se font bon visage, et vivent sur l'ancien 
{stanno sul vecchio). 

Le roi de France a commandé à un ancien ambas- 
sadeur du pape qui revient en Italie, de visiter Fer- 
rare , Mantoue , Bologne et Florence , et de leur pro- 
mettre de sa part mers et montagnes {maria et montes) : 
il tâchera de tenir ces villes bien disposées pour /Trawce, 
dans le cas du passage de Yempereur. 

Nicolas parle ensuite de quelques autres princes mi- 
nimes qu'il appelle des rognures. 

Certainement, voilà bien un détail circonstancié des 
affaires de l'époque. Les faits sont vrais , et racontés 
dans un style mordant et familier qui leur donne une 
physionomie plus piquante. Il finit ainsi : 

«c Je sais que je vous ai pris votre temps ; excusez-moi , 
et si vous en voulez plus qu'il ny en a dans cette bible, 
avertissez-moi. » 

Il est malheureux que Ridolfi n'ait pas excité un 
correspondant si exact et si ingénieux à lui envoyer 
des informations régulières : ou nous n'en trouverons 
plus beaucoup de semblables, ou, s'il y en a eu un 
plus grand nombre , toutes ne sont pas encore parve- 
nues jusqu'à nous. 




CHAPITRE XI. 147 



CHAPITRE XL 



On doit se souvenir des regrets que le cardinal 1 506. 
Soderini avait témoignés , lorsqu'en 1 5o3 , on lui rede- 
manda Machiavel qui était si utilement employé auprès 
de la cour romaine. Le souvenir des services du secré- 
taire dans une ville où la politique a une marche en 
général si habile et si compliquée , était sans doute 
toujours resté présent à l'esprit de LL. SS. , et elles 
arrêtèrent, le 2 5 août i5o6, qu'il retournerait à Rome. 

« Nicolas^ tu te transporteras en poste jusqu'à Rome, pour 
y trouver le pape ^ S*il n*y est pas , tu te rendras dans tout 
autre endroit où il peut se trouver , pour faire une réponse 
relativement à l'expédition de Bologne , et à la demande que 
nous a adressée S. S. de se servir de Marc- Antoine Colonna , 
notre condottiere. Voici ce que tu as à dire , tu loueras cette 
bonne et sainte délibération , tu montreras combien elle nous 
est agréable, et tu diras quel est le bien que nous en espc- 
rons* Si tu le juges convenable , tu excuseras , par les causes 
qui te sont connues , le retard qu'on a mis à faire cette ré- 
ponse; quant à ce qui concerne la demande d'un de nos coU' 
dottierij tu diras que cette demande nous a paru nouvelle et 
inattendue, et nous a laissés quelque temps en suspens, 
parce que nous avons congédié à peu près 200 hommes 
d'armes , et que nous n'avons gardé que ce qui était néces- 
saire à notre besoin. » 

X Joies II, ne en 1441 , dans ou boarg près Savone, appartenait à la fa- 
mille de la Rovère, dont la maison dn Ronre, du Gévandan, est une branche 
collatérale. Son oncle Sixte IV Tavait nommé cardinal dn titre de Saint Pierre in 
VÎBcnla: il avait l'esprit ardent^Taste, impétueux, et des inclinations guerrières. 

10. 



i48 MACHIAVEL. 

L'instruction, après quelques détours dont les ex- 
pressions sont assez sévères, porte cependant qu'on 
accordera des troupes pour cette sainte œuvre du 
pontife, mais qu'il est à propos, comme elles sont 
voisines , qu'elles n^ marchent qu'au moment où l'en- 
treprise sera commencée. Le secrétaire devait ensuite 
déclarer qu'il était envoyé pour demeurer auprès de 
S. S. pendant l'expédition , jusqu'à l'arrivée prochaine 
d'un ambassadeur. 

«Et toi, pendant que tu suivras la cour, tu nous tien- 
dras diligemment au courant de ce quil sera utile de nous 
apprendre. » 

Le pape Jules II avait résolu de chasser de Perugia 
les Baglioni qui s'en étaient rendus maîtres , et de Bo- 
logne, les Bentivoglio qui s'y étaient déclarés indé- 
pendants. Il avait demandé pour cette expédition l'ap- 
pui du roi de France, qui occupait la Lombardie, 
celui des Vénitiens et de plusieurs autres petits princes 
de l'Italie ; il sollicitait des Florentins l'envoi de Marc- 
Antoine Colonne qui commandait sous Pise. 
1506. Le pape, après s'être assuré du consentement de la 
France et de Venise, s'était mis en route sur-le-champ. 
Machiavel le trouva à Cività Castellana, le 28 août. 
Jules lui donna audience devant le cardinal Sode- 
rini. Le secrétaire adressa d'abord à sa sainteté un 
discours où il expliquait les bases de ses instructions. 
Il les élargit un peu , en ajoutant que la république 
verrait avec plaisir la confirmation de l'appui de la 
France ; qu'elle applaudirait à l'esprit de suite et de 
détermination dont sa sainteté se trouverait animée 
dans cette circonstance. Il crut ensuite utile de lire les 
instructions elles-mêmes de verbo adverbum. Le pape- 
écouta le discours et les instructions avec une grande 



CHAPITRE XL 149 

attention , et répondit qu'il lui paraissait que LL. SS. 
craignaient trois choses : i ® que l'appui de la France 
ne fut pas assuré ; 2® que le saint-siége n'agît froide- 
ment dans cette affaire; 3** qu'on ne finît par s'accor- 
• der avec Bentivoglio , et qu'on ne le laissât à Bologne , 
ou que si on le chassait , on ne l'y laissât rentrer. 
, A la première crainte, le pape répondit qu'il ne sau- 
rait mieux faire connaître la volonté du roi Louis XII 
que par la main propre du roi ; qu'à lui sufiQsait la si- 
gnature de ce prince. Il appela alors monseigneur 
d'Aix, à qui il demanda la commission qu'il avait rap- 
portée de France. Il montra au secrétaire la propre 
signature du roi, et lut deux articles qui concernaient 
Bologne. S. M. engageait le pape à faire cette expé- 
dition presto, presto^ , et lui promettait quatre cents, 
jusqu'à cinq cents lances avec monseigneur d'Alègre*, 
et le marquis de Mantoue. 

Relativement à la seconde crainte, il répondit qu'on 
ne pouvait l'accuser de froideur, qu'il était en chemin, 
qu'il s'y rendait, de sa personne, et qu'il ne croyait 
pas pouvoir mener la chose plus chaudement , puis- 
qu'il y allait lui-même. 

A la troisième crainte , il répondit qu'il ne laisserait 
pas Giovanni Bentivoglio à Bologne; que lui, Bentivo- 
glio , ne serait pas assez fou pour y demeurer comme 
un homme privé; que les choses seraient arrangées 
par le gouvernement pontifical , de manière que mes- 
ser Giovanni ne rentrât pas dans cette ville pendant 

> On a déjà yu. employer cette expression par le Commissaire Bartolini. 
Voyes page 40. 

* Yves, baron d'Alègre, d'une maison très-distingnée d*Aavergne. A la ba-> 
taille de Ravenne ayant Ta son fils tomber aaprès de loi , il ne vonlnt pas 
sarriyre k sa douleor , et se précipita dans les rangs ennemis ou il trouva la 
mort , après des prodiges de yaleur. 



i5o MACHIAVEL. 

la vie du pape actuel, et que Jules II ne savait pas ce 

qu'un autre pape ferait après lui. 

Le soir , Machiavel s'étant trouvé sur le chemin de 
sa sainteté qui allait voir la forteresse de Cività Cas- 
tellana , comme chose rare , sa sainteté lui répéta mot 
à mot ce qu'elle lui avait dit le matin. 

Il était important pour Machiavel de savoir auprès 
de l'ambassadeur de France ^ qui accompagnait le pape, 
jusqu'à quel point on pouvait croire aux promesses 
1506. dont il se flattait. Cet ambassadeur dit au secrétaire 
qu'il était vrai que cinq cents lances commandées par 
monseigneur d'Alègre avaient été mises à la disposi- 
tion de S. S. 

Le treize septembre, le pape entre comme en triom- 
phe à Perugia; mais les troupes de Baglioni sont plus 
fortes que celles du pape qui se trouve ainsi à la dis- 
crétion du seigneur auquel il vient d'enlever ses pos- 
sessions. Si Baglioni ne lui fait pas de mal, c'est parce 
qu'il est d'une bonne nature. 

Il parait en même temps que le roi de France crai- 
gnant l'arrivée de l'empereur en Italie, se rétracte et 
invite le pape à se désister de son entreprise. 

Il est impossible de détailler avec plus de précision 
que ne le fait Machiavel, les chances qui restent au 
pape dans cette circonstance. Le roi de France ne peut 
aider le pape, ou ne le veut pas : il est raisonnable 
qu'il permette aux Vénitiens d'obtenir pour leur 
compte le degré d'intimité où il veut être avec le pape, 
et que le pape mal content du roi s'attache aux Véni- 
tiens. Si le roi ne peut pas aider S. S. et que l'empe- 
reur en soit la cause , dans ce cas , les Vénitiens doi- 
vent avoir la même crainte que le roi de France, et 
le même motif qui tient en arriére le roi , retient les 
Vénitiens. 



CHAPITRE XL i5i 

« Quelques-uns disent que les Français ne voient pas cette 
affaire si subtilement, et qu'il leur importe peu qu'un autre 
fasse ce qu'ils ne veulent pas faire , et qu'en général ils consi- 
dèrent toutes ces choses sous un autre aspect. On connaîtra 
avec le temps , qui est le père des événements / ce qui doit 
arriver, et je pense ne pas errer, en vous envoyant, outre les ^ 
informations sur ce qui se passe , les opinions des hommes 
de cette cour, et de quelques personnes sages et expéri- 
mentées \ » 

Machiavel adresse , plusieurs lettres qu'il confie au 
sculpteur Sansovino ^ ; il annonce ensuite que le pape 
Fa fait appeler, et lui a dit en présence du cardinal Sode- 
rini, qu'il n'était définitivement parti de Rome, et qu'il 
ne s'était exposé à tant d'embarras que pour purger 
la terre de l'Église des tyrans qui l'opprimaient, et pour 
la défendre des ennemis du dehors et de ceux du de- 
dans. 

Le pape continue sa route; il va à Saint-Marin ^ , de 
là à Césène : on annonce dans cette ville que l'empe- 

X Dans les instractîoiu k Raphaël Girolami, le secrétaire nons apprendra 
plas tard quelles sont ces personnes sages et expérimentées : il nons dira U 
nn secret de son travail. 

a Jacques Tattî , dit Sansovino, sculpteur et architecte , né à Florence en 
1479, ^^ '°^ après Machiavel , mort à Venise en 1570, âgé de 91 ans. 

3 Cette république , dont Tadministration est si sage , a en constamment le 
bonheur et Thabileté de faire respecter son indépendance , même de nos jours. 
Quand l'armée autrichienne qui marchait sur Kaples en i8ao,dut traverser une 
partie de son territoire , le général fil officiellement demander la /lermMJioiï 
dn passage. En 1824 , quelques intrigues subalternes , masquées sons le voile 
de la religion, firent craindre., sans doute à tort, qu'une puissance voisine ne 
portât atteinte à cette indépendance jusque-là si honorée. Cette circonstance 
nous ayant mis à même de rendre quelques services k cette république, elle 
nous a adressé une patente qui nons déclare inscrit sur son /iVre d'or, et nous 
ayons reçu ce témoignage de bienveillance avec beaucoup de satls^siction , et 
avec nue sincère reconnaissance. Le même témoignage de gratitude fut ac- 
cordé dans le temps, et pour les mêmes causes , à M. le chev. d'Italinsky , 
ministre plénipotentiaire de Russie près le Saint-Siège. 



i5a MACHIAVEL. 

reur envoie au pape deux ambassadeurs , le Cardinal , 
évêque de Brixen% et le marquis de Brandebourg*, qui 
ont ordre de prévenir de l'arrivée de l'empereur, et de 
se borner à cette notification. 

Des ambassadeurs bolonais arrivés dans cet inter- 
valle sont admis à l'audience du pape. Ils lui baisent 
les pieds, et se retirent sans lui adresser une parole. 
Le lendemain, dans un long discours, ils cherchèrçnt 
à le toucher par le tableau de leur ancienne dépen- 
dance absolue du saint-siége : ils citèrent les traités 
faits par la ville avec plusieurs pontifes, traités con- 
firmés par Jules lui-même ; ils vantèrent la conduite 
politique de leurs citoyens, leurs sentiments religieux 
et leur soumission aux lois. Le pape répondit que si 
ce peuple était soumis à l'état de l'Église , il ne faisait 
que son devoir, parce que telle était son obligation, 
et parce que le saint-siége était aussi bon maître, que 
le peuple pouvait être fidèle sujet. S. S. venait elle- 
même pour le délivrer des tyrans; qu'à l'égard des trai- 
tés, le pape n'examinerait pas ce qu'avaient fait d'au- 
tres papes, et ce qu'il avait fait lui-même, parce que 
les autres papes et lui n'avaient pu faire autrement; 
que la nécessité et non la volonté avait décidé les con- 
firmations obtenues; que le temps était venu où il 
pouvait revoir les traités ; qu'il lui paraissait qu'une 
négligence à les revoir ne lui laisserait aucune excuse 
devant Dieu; que pour cela, il était parti : qu'il avait 
le désir que Bologne fût heureuse ; qu'en conséquence, 
de sa personne, il entrerait dans la ville; que si les 
lois actuelles lui plaisaient, il les confirmerait; que 

4 

1 Melchior Cops, créé cardinal par Alexandire VI ^ ea i5o3., et mort à 
Rome , en iSog. 

* Caaimir , de Brandebourg ; cette famille , devenue depuis si puissante , 
ne dédaignait pas alors d'accepter des missions de rempereur» 



CHAPITRE XL i53 

si elles ne lui plaisaient pas , il les changerait , et que 
pour y parvenir, même par les armes, quand les au- 
tres moyens ne réussiraient pas, il avait fait préparer 
des forces telles qu'elles pouvaient faire trembler non- 
seulement Bologne, mais l'Italie. 

Les ambassadeurs demeurèrent interdits, et se re- 
tirèrent sans proférer une parole. La lettre où je trouve 
ces informations se termine en ces termes : 

« Magnifiques seigneurs, il y a long- temps que je suis 
dans une grande nécessité d argent; je n'en ai pas demandé 
parce que je crois , tous les jours , devoir m'en aller , mais 
voyant la chose tourner en longueur , je supplie vos sei- 
gneuries d'avoir l'humanité de poiu'voir à mes besoins. » 

Machiavel pensant que le gouvernement des magis- 
trats doit aimer à savoir ce qui se passe à Perugia , 
depuis que le pape a conquis cette ville , écrit que le 
légat que S. S. y a laissé annonce le retour d'une paix 
générale : selon lui, l'Église étend tous les jours ses 
racines, et celles de l'autre pouvoir se dessèchent; 
Nicolas ajoute : 

« Ce sont des choses à laisser approuver au temps. » 

Le pape a passé en revue son armée, d'abord six 1506. 
cents hommes d'armes en comptant deux chevau-lé- 
gers par homme d'armes, mille fantassins du duc d'Ur- 
bin, six cents autres hommes de pied, levés à Forli, 
et trois cents Suisses de sa garde. 

« Je ne veux pas omettre de dire que si vos seigneuries 
voyaient ces fantassins du duc d'Urbin , et les autres , elles 
n'auraient pas honte de ceux qu'elles tiennent à leur service, 
et n'en feraient pas peu de cas. » 

« Le matin , on a assemblé un consistoire. On y a décidé 
de procéder contre Bologne par les censures, indépendam- 
ment des forces qu'on a déployées, et il me semble déjà 



î54 MACHIAVEL. 

que messer BeutÎToglio commence à céder en quelques 
points , et à quitter ce ton d'assurance qu'on attendait de 
lui il y a peu de jours. » 

« Les Français viennent à marches forcées ; Chaumont ' 
s'avance avec 600 lances , trois mille fantassins , et 24 pièces 
d'artillerie. » 

On annonce au pape la niort du roi de Castille, don 
Philippe , et l'on pense que cette circonstance rappel- 
lera en Espagne le roi Ferdinand. On croit auprès du 
pape qu'il résultera de cette mort , que le roi de 
France sera plus libre de protéger l'église et de rassu- 
rer l'Italie contre les entreprises de ceux qui voulaient 
la manger. 

On a publié une interdiction contre Bologne et les 
environs de la ville : si le pape était plein de détermi- 
nation pour achever cette entreprise, il Test devenu' 
bien davantage. Enfin, on lance une bulle qui déclare 
messer Giovanni et les siens rebelles à la sainte église : 
leurs biens et leurs effets sont abandonnés à qui pourra 
les prendre. Ce tyran et ses partisans sont déclarés les 
prisonniers de ceux qui les arrêteront , et on accorde 
l'indulgence plénière à quiconque marchera contre 
eux, €t les tuera. Le pape ayant rencontré les ambas- 
sadeurs Bolonais, s'est approché d'eux; en présence de 
beaucoup d'assistants, il a invectivé contre la tyrannie 
de messer Giovanni et il a proféré à cette occasion 
des paroles pleines d'animosité et de venin. 
1 506. Le 1 2 octobre , Jules fait appeler Nicolas et lui dit : 

« Je crois que les seigneuries voyant combien je suis avancé 
dans mon entreprise contre messer Giovanni Bentivoglio, 
et se rappelant que je leur ai demandé depuis long-temps 

' Neveo da cardinal d*Amboise et de monseigneor d*Alby. Gnîchardin dit 
à tort, qae Chanmont était frère de monseigneor d'Alby. Yoy. Guich., 
tom. n, pag. 108. 



CHAPITRE XL i55 

rassûtance de Marc -Antoine Colonna^ tt de ses hommes 
d'armes, qu'elles m'ont d'ailleurs offerte, comme tu le sais 
toi-même , s'étonnent beaucoup que je ne les somme pas 
de faire Tenir ces troupes : apprends , et tu pourras le leur 
écrire , que j'ai différé , pour satisfaire en plein leur désir 
qu'elles m'ont ipanifesté par ton organe ; j'ai voulu d'ailleurs 
ne faire cette demande, que dans un temps où elles ver* 
raient l'entreprise certaine , et les appuis assurés , tels que 
je me les promettais. Aujourd'hui les Français arrivent, et 
au nombre que j'ai demandé, et même en plus grand nom- 
bre. Je les ai satisfaits en argent, et dans tout ce qu'ils ont 
voulu. Ainsi , outre mes 4oo hommes d'armes , j'ai les sol- 
dats de Jean Paolo Baglioni, qui foi^ment i5o hommes d'ar- 
mes; j'ai cent stradiots ' que j'attendais de Naples : tu dois 
les avoir vus. Le marquis de Mantoue est venu me trouver 
avec cent chevau-légers , et il vient d'en envoyer chercher 
autant. J'attends à Imola le duc de Ferrare , qui arrivera à 
la tête de plus de loo hommes d'armes ; tout le reste de 
son monde sera aussi à ma disposition. J'ai payé l'argent 
nécessaire pour les hommes de pied qui viennent avec les 
Français , et pour ceux que je veux ici avec moi ; et en der- 
nier lieu, pour que chacun sache que je ne veux pas d'ac- 
commodement avec messer Giovanni , j'ai publié comme 
une croisade contre lui. Actuellement, si tes seigneurs ne 
veulent pas être les derniers , tu connais leurs promesses, 
il faut qu'ils pensent à leurs troupes. Je désire en consé- 
quence que tu leur expédies un courrier en poste qui leur 
manifeste mon désir de voir arriver à Imola messer Marc- 
Antoine Colonna , avec les cent hommes d'armes de sa co/i- 
doeta. Tu diras à tes seigneurs, que, comme ils le voient 
bien , je pourrais me passer de ces troupes ; que je les désire 
cependant, non pour l'avantage que je dois en retirer bi 
pour avoir beaucoup d'hommes , mais pour trouver en cela 

^ -Les stradiots étaient des soldats levés par la république de Venise , pour 
la plupart, dans les environs de TAIbanie ; ils combattaient h cheval et fai- 
saient le service d^éclaireurs. On les redoutait , parce qu'ils étaient pillards, 
et presque toujours sans pitié pour ceux qu'ils faisaient prisonniers. 



i56 MACHIAVEL. 

une juste raison d'accorder à tes seigneurs des bienfaits et 
des faveurs dans tout ce qu'ils peuvent souhaiter , quand 
l'occasion en sera venue; et cette occasion se présentera 
aussitôt que l'Église se verra dans l'état de puissance ou de 
crédit où j'espère l'amener. » 

« Je répondis à sa sainteté que j'allais instruire de tout 
ceci leurs seigneuries , avec le plus de diligence qu il serait 
possible^ et sa béatitude me demandant combien je croyais 
qu'il faudrait de jours pour que ces troupes entrassent à 
Imola y je répliquai que mon courrier ne pouvait être à Flo- 
rence que dans deux jours ; qu'il faudrait deux jours pour 
que les ordres parvinssent à Gascina , et sept au moins pour 
que les soldats arrivassent de Gascina à Imola. Il parut au 
pape que cela faisait trop de jours , et de nouveau il m'en- 
gagea à vous écrire sur-le-champ , en ajoutant qu'il fallait 
que je le prévinsse , quand j'aurais une réponse. » 

« Hier matin on a expédié en consistoire un bref, en 
vertu duquel le pape concède au roi de France le droit de 
disposer des bénéfices du duché de Milan , comme l'a fait 
précédemment le comte François (Sforza). Telle est la der- 
nière demande que le roi a faite au pape dans cette cir- 
constance. » 

1506* Nicolas reçoit une réponse à la demande du pape. 
Marc- Antoine a Tordre de monter à cheval; le secré- 
taire en informe le pape. Il s'en montre fort joyeux; 
il appelle sur-le-champ le Dataire, et messer Carlo 
degli ingrati , et il leur dit : « Je veux que vous enten- 
diez quels amis a messer Giovanni, et ce que les voi- 
sins estiment le plus de lui , ou de l'Église. » Il appela 
ensuite d'autres personnes qui étaient à table. Il vou- 
lut qu'elles entendissent la lecture de la lettre , et en- 
suite parla fort honorablement et amorevolmente de 
vos seigneuries. 

« Je dis alors à S. S. , qu'ayant appris qu'elle avait dessein 
de traverser une partie du territoire de la république sur la 



CHAPITRE XL iSy 

frontière , j'allais monter à cheval , pour ordonner les 
provisions nécessaires dans des lieux pauvres, et où les 
logements étaient rares , et qu'il fallait que je me consi- 
dérasse désormais comme au camp , ou dans des endroits 
plus incommodes. » 

« Le pape me répondit que rien ne lui serait désagréable , 
qu'il se montrerait content de toute manière. Actuellement 
je suis à Castrocaro; ce soir je vai& à Modigliana, ut parem 
'viam domino (pour préparer la voie au seigneur). » 

Le secrétaire écrit de Palazzuolo. 1 506, 

« Il est arrivé ce soir à Marradi un envoyé de vos seigneu- 
ries , chargé de six barils de vin , en barils , et de deux en 
bouteilles , avec une charge de poires. » 

Nous citons ce détail pour faire comprendre les 
mœurs du temps. Que ron compare de tels présents 
avec ceux que ron fait aujourd'hui, dans la même cir- 
constance ! 

« Tout cela fut offert au pape de la manière la plus civile 
qu'on put, à cause de la qualité du présent : S. S. agréa tout 
bien volontiers et fit des remercîments. » 

« Ce matin , votre commissaire , Pierre-Françob Tosî.nghi 
( il en a déjà été question ) , crut ne pas devoir nous accom- 
pagner davantage , et prit congé du pape : je ne pourrais 
dire à vos seigneuries , avec quelle bienveillance , avec quelles 
démonstrations d'affection pour vos seigneuries , le pape 
lui a parlé ; il l'a tenu embrassé une demi - heure , en 
présence de toute la cour. On croit que si l'entreprise de 
Bologne réussit au pape , il ne perdra pas de temps à aucune 
autre plus grande entreprise, et Ton juge que cette fois l'I- 
talie sera délivrée de celui qui a dessein de Yaualery ou que 
cela n'arrivera jamais. » 

Jules continue son voyage; il entre à Imola, content 
de la réception qui lui a été faite dans l'état de Flo- 
rence : aucune provision n'a manqué; on a tout donné 



i58 MACHIAVEL, 

en abondance. Il est arrivé un courrier des Fran- 
çais. On apprend qu'ils sont à Modène, au nombre de 
8io lances, cinq mille fantassins, deux mille Suisses; 
le reste est composé de Gascons, et autres rognures 
(Machiavel affectionne cette expression dont il s'est 
déjà servi). On répand qu'à la veille de sa défaîte, 
messer Giovanni a fait saccager des couvents de moines 
qui avaient commencé à obéir à la bulle de malédic- 
tion. Il parait qu'ensuite il prit le parti de la faire 
publier lui-même, en avertissant les religieux qu'ils 
pouvaient, à leur volonté, rester ou partir. 
1506. Le a6 octobre, l'ambassadeur Pepi, que la répu- 
blique envoie au pape pour le complimenter , arrive 
à Imola. Peu de jours après , le pape est entré en triom- 
phateur à Bologne, sous la protection spéciale des 
troupes commandées par messire de Chaumont, qui 
n'avait donné aux Bolonais que deux jours pour se 
décider à recevoir S. S. 

Depuis cette époque, Bologne a appartenu au saint- 
siége, excepté dans le court intervalle de la domina- 
tion cisalpine, et du royaume d'Italie, depuis le traité 
de Tolentino jusqu'aux traités de Vienne. 



CHAPITRE XII. iSg 



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CHAPITRE XII 



Il est à peu près certain que Machiavel reprit ses 1 506. 
fonctions de secrétaire à Florence, dans le commen- 
cement de novembre 1 5o6. On a vu déjà, que dans les 
premiers jours de cette année, il avait donné à son 
gouvernement l'idée d'organiser une armée nationale, 
et qu'il avait complètement réussi à lever des troupes , 
d'après ce système , dans plusieurs districts de la Tos- 
cane. Ce fut probablement à cause de ce succès qu'il 
fut chargé de composer une instruction intitulée : 
a Prou^^isione y per istituire milizie nazionali, nella re- 
pubblica Fiorentina. » 

Il s'acquitta de cette commission avec beaucoup de 
zèle, et le gouvernement donna force de loi à son tra- 
vail que nous allons analyser. 

Il est prouvé par l'histoire, que dans les temps passés 
où des républiques ont maintenu et étendu leur puis- 
sance, elles ont considéré comme fondement de ces 
avantages deux points principaux, la justice et les 
armes, l'une pour pouvoir contenir et punir les su- 
jets , les autres pour se défendre des ennemis. 

La république de Florence possède de bonnes lois 
qui assurent l'indépendance de la justice. Il lui man- 
que d'avoir pensé à l'organisation des armes. Elle sait 
combien peu il faut compter sur les mercenaires ; car 



i6o MACHIAVEL. 

s'ils sont en grand nombre et en réputation, ils de- 
viennent insupportables et suspects ; s'ils sont en 
petit nombre et sans réputation , ils ne sont d'aucune 
utilité. 

Il faut donc s'armer de ses propres armes, de ses 
propres soldats : le pays les offre en abondance. On en 
pourra réunir tel nombre que l'on jugera conve- 
nable. 

« Ces hommes étant sujets du domaine de la république 
seront plus obéissants : s'ils viennent à faillir , on pourra 
plus facilement les punir ; s'ils se comportent bien , on pourra 
plus facilement les récompenser: et se tenant ensuite armés 
dans votre pays , ils le mettront à l'abri de toute insulte im- 
prévue ; les pi'ovinces ne seront plus parcourues par des 
bandes étrangères : on ne les y voyait qu'à la honte de 
la république , et au préjudice de ses citoyens et de ses 
paysans. Eh conséquence, au nom du tout puissant seigneur, 
et de sa glorieuse mère , Sainte Marie toujours vierge , et du 
glorieux précurseur du Christ , Jean-Baptiste , avocat , pro- 
tecteur et maître de cette république , il est prescrit et or- 
donné ce qui suit , etc » 

Voici quelques-unes des dispositions de c.et édit : 
Il sera établi une magistrature qui sera appelée les 
neuf officiers de la milice Florentine, Ces officiers 
auront droit de faire des levées d'hommes qui seront 
appelés les inscrits; d'y comprendre qui leur paraîtra 
et plaira; de punir, s'il y a lieu, les inscrits, même de 
la peine de mort. Ceux-ci seront exercés à la manière 
des troupes allemandes ; leur tambour même battra 
des marches empruntées des ultramontains : il sera 
passé au moins une revue par mois. 

On sera exempt, à l'âge de 5o ans, excepté en cas 
de nécessité. Les remplacements ne seront pas permis. 

Il est à présumer , comme nous l'avons déjà dit , 



CHAPITRE XIL i6i 

que dans ses voyages , Machiavel avait pu remarquer 
des lois semblables : mais il est sûr en même temps 
qu'il en a singulièrement étendu les dispositions. Quant 
à la pénalité sévère qu'il y a introduite , elle est en 
harmonie avec les mœurs du temps, et, comme il 
s'agissait de mesures nouvelles , on peut croire qu'il 
s'est cru obligé de les faire respecter par la crainte, 
et que ce droit de condamner à mort n'était pas sou- 
vent exercé par le conseil des neuf. 

Probablement le succès de cette loi, qui fut appelée 1 506. 
provvisione^ détermina dans Machiavel ce goût pour 
les institutions militaires, et par suite pour l'étude des 
règles de stratégie qu'il développa plus en détail dans 
son Art de la guerre. Après cette excursion dans des 
méditations qui n'avaient pas été les siennes jusqu'à 
ce moment, Machiavel retourne à ses fonctions de se- 
crétaire, qu'il suspend un instant pour aller remplir 
une mission auprès du seigneur de Piombino. 

Il partit le i8 mai i5o7, et ne resta que peu de 1507.. 
temps auprès de ce seigneur, qu'il alla raffermir dans 
des idées d'attachement au service de la république. 

Le lo août de la même année, le gouvernement le 
chargea d'une autre mission , au moins singulière. Il 
devait aller à Sienne prendre des informations sur 
l'arrivée présumée d'un légat envoyé par le pape à 
l'empereur; il devait, aussi, bien considérer quel était 
le nombre des serviteurs qui accompagnaient le légat, 
et quel genre de réception lui ferait la ville de Sienne, 
alors rivale de Florence. 

Nicolas arrive à Sienne avant le légat , le cardinal 
Carvajal {^Santa-Crocejj et ne peut pas sur-le-champ 
satisfaire la curiosité des magistrats des dix. 

« Je pourrai dire demain à vos seigneuries combien de 
chevaux il a à sa suite ; les uns disent cent , et pas davan- 
/. îi 



i6a MACHIAVEL. 

tage, les autres, plus de deux cents : enfin ^ ayant qu'il s'é- 
coule quarante heures , vos seigneuries sauront combien 
il a de chevaux , comment les Siennois se comportent avec 
lui , et quand le légat se trouvera sur votre territoire. 

« On attend, ainsi que je m'en aperçois dans toute la ville, 
l'arrivée de Tempereur , comme une fête désirée de tous. Je 
donne ce détail à W. SS., parce que dans de semblables évé- 
nements les volontés des peuples ont coutume d'être tou- 
jours en opposition avec celles de leurs chefs .... Le car- 
dinal a avec lui iio chevaux, 32 mules. Ses domestiques 
sont au nombre de 5o. Ses courtisans, pour la plupart, pa- 
raissent des échappés des Stinche '. » 

1507. Machiavel a découvert le vrai but de son voyage. 
Ce cardinal dissuadera l'empereur du projet de ve- 
nir en Italie; dans le cas où l'empereur y viendrait 
pour se faire couronner, le légat a les pouvoirs pour 
procéder à ce couronnement sur place, au nom du 
pape. Si le légat trouve l'empereur obstiné à venir, 
il doit l'engager à partir sans armée, et dans ce cas, 
lui garantir l'amitié de la France. Si cela ne réussit pas, 
si le légat trouve l'empereur disposé à venir et à passer 
avec ses forces {jgagliardo) ^ il a ordre d'examiner ses 
ressources. 

'*■ Priaons de Florence, appelées les Stinche dn nom d*an château de Faidi- 
grève f en Toscane , dont les habitants s étaient réyoltés. Les Florentins avaient 
entonré ce château de palissades , et en avaient fait une prison on ils avaient 
renl'ermé tons ces habitants. Ces prisons étaient donc nommées les Stinche par 
assimilation. Farchi^ Storia fiorentina ; Cologne, 1791, in-fol., pag. 961^ 




CHAPITRE XIII. i63 



>%»K^*%<^V«i»^i^*'«^»%%VX<*»/*<W«%>^%%^rVl»%>»<^i^»<^%%»i»m<X^VX<%i'V*Vfc</V</* </%%*%'»>%'»'»%%* %»*»»/^</»</%%««/»*^ 



CHAPITRE XIII. 



La mission à Sienne finit le i4 août. On voit que 1507. 
l'arrivée de l'empereur occupait beaucoup les Floren- 
tins. Us avaient envoyé auprès de lui François Vettori 
comme ambassadeur, à l'effet de s'informer de plu- 
sieurs circonstances importantes ; alors le gonfalonier 
Soderini croyant remarquer que les dépêches de Vet- 
tori paraissaient contenir des contradictions, on jugea 
à propos de lui adjoindre Machiavel. Cette dernière 
preuve de confiance de la république manquait au se- 
crétaire : on n'a pas trouvé les instructions qu'il reçut 
à cette occasion. 

Sa première lettre est datée de Genève, le 2 5 dé- 
cembre iSoy. Le lendemain, il partait pour Cons- 
tance. Le 17 janvier iSoy (i5o8), il écrit de Bolzano; 1508, 
il n'a pu arriver dans cette ville que le 1 1 , retenu 
par les mauvais temps, les chevaux fatigués, et le 
manque d'argent. A son arrivée , il a trouvé François 
Vettori qui jouit d'une existence honorable, que l'on 
voit avec plaisir dans cette résidence , et auquel il a 
exposé verbalement les ordres des seigneuries. C'est 
Vettori qui écrira ce qui a été fait auprès du ministre 
de l'empereur depuis l'arrivée du secrétaire, et celui- 
ci se bornera à donner quelques détails qu'il a re- 
cizeillis pendant son voyage. Il entre dans plusieurs 

plications sur l'organisation des cantons de la Suisse. 

I T. 



i64 MACHIAVEL. 

A Constance il a vu un ambassadeur du duc de Sa- 
voie. Il paraît qu'il l'a interrogé vivement , et avec un 
peu d'obstination. L'ambassadeur lui répond : 

« Tu veux savoir en deux heures ce que je n'ai pas pu 
apprendre en beaucoup de mois ; et la raison en est qu'il 
faut ou connaître les conclusions des résolutions» ou voiries 
effets des préparatifs. La première chose est très-difficile j 
parce que cette nation est très-discrète. L'empereur porte 
cet amour du secret dans une quantité de circonstances. 
S'il change de logement, il n'envoie le cuisinier qu'une heure 
après qu'il est parti , pour qu'on ne sache pas où il va. A 
l'égard des préparatifs, l'apparence est grande. ... ils vien- 
nent de divers endroits il faudrait un espion dans 

chaque lieu pour entendre la vérité. Quant à moi , afin de 
me tromper moins, je ne te dirai rien autre, sinon que César 
fera trois fêtes ( entrées ) , l'une à Trente , par la voie de 
Vérone, l'autre à Besançon , par la voie de Bourgogne, l'autre 

à Carabassa , par la voie du Frioul Ce mouvement est 

immense ; il doit enfanter un grand résultat de paix ou de 
guerre entre ces deux souverains. » 

1 508 Nous négligeons une nouvelle demande d'argent. 

Ici , les lettres de la mission sont de la main de Ma- 
chiavel, mais signées par Vettori. Une d'elles renferme 
une particularité remarquable : l'empereur demande 
qui est ce secrétaire Florentin qui vient d'arriver, et 
veut savoir quelle route il a prise. Mais cet incident 
n'a aucune suite dont, au moins, Vettori ait connais-* 
sance. Il est chargé d'offrir à l'empereur, s'il vient en 
Italie 9 et s'il veut garantir l'indépendance de la Tos- 
cane, une somme de trente mille ducats; en cas d'in- 
suffisance , quarante mille, et enfin d'aller jusqu'à 
cinquante mille , mais pas au-delà. Il offre donc à l'em- 
pereur trente mille ducats : mais le ministre de sa ma- 
jesté se récrie. Vettori promet 4o,ooo ducats , en s'en 



CHAPITRE XIII. j65 

tenant à cette somme. Il n'obtient aucune réponse 
définitive. Plus tard, Vettori est appelé à l'audience 
de l'empereur, et là, le ministre Lang * lui dit que sa 
majesté a fait examiner cette offre de quarante mille 
ducats ; que Florence voulant la conservation de son 
état et la garantie de son autorité, cet argent était 
un faible don, si on considérait la qualité de la Ville, 
et d'autres circonstances; qu'en conséquence, on n'en 
était pas content, et qu'on ne l'acceptait pas; qu'on 
avait pensé à faire une demande qui serait acceptable 
par LL. SS. : qu'on désirait qu'elles donnassent actuel- 
lement vingt-cinq mille ducats payables sur-le-champ, 
et qu'aussitôt après le paiement de cette somme, l'em- 
pereur ferait écrire une lettre adressée à Florence, 
qu'elle serait signée par lui , munie de ses sceaux , et 
des signes ordinaires ; que par cette lettre , il s'obli- 
gerait à la conservation de l'autorité et du domaine 
des Florentins; que cependant, même après le paie- 
ment de ladite somme de vingt-cinq mille ducats, cette 
lettre ainsi écrite, ainsi préparée, ne serait pas encore 
consignée, avant qu'on eût rempli d'autres conditions. 
Vettori , ou plutôt Machiavel ne craint pas de dire 
dans cette dépêche : 

« Le roi * parti , je dis à Lang que j'étais certain que vous 
n'accepteriez pas cette proposition , parce que là oii il est 
parlé de payer, quand d'un autre côté il n'y a pas compen. 
sation , on parle de choses auxquelles ne consentirait pas 
notre peuple , et qu'on savait à Florence comment on prê- 
tait de l'argent à l'empereur , et comment il le rendait. » 

' Matthiea Lang, secrétaire, ministre et favori de remperenr Maximilien. 
Lang devint saccessiyement évéqne de Garck (ville de la Carinthie entre Vil- 
lach et Grats , à qnelqaes lienes ao nord de Klagenfîirt) , ensuite cardinal , et 
'1 jooa nn grand r6le dans tontes les affaires de Temperenr. 

' Le roi veut dire ici le roi des Romains: Maximilien portait ce titre et ce- 
lui d*empereQr. 



i66 MACHIAVEL. 

1508* Il arrive un courrier nommé Coriolan; mais il a 
caché ses dépêches dans sa chaussure , et elles ne sont 
pas lisibles. Vettori supplie le gouvernement de ne pas 
rappeler Machiavel qui lui est trop nécessaire, et il 
sollicite pour lui l'envoi de quelque argent. Rien 
n'honore plus le caractère de Nicolas que la conduite 
qu'il tient dans cette circonstance , relativement à 
François Vettori. Soderini était prévenu contre ce 
dernier, et on lui reprochait le tort le plus grave que 
puisse avoir un ambassadeur, celui de n'être pas consé- 
quent dans ses rapport-s. Machiavel avait découvert 
que l'imputation était fausse, et l'on verra dans le cours 
de cette histoire, combien la reconnaissance de Vettori 
fut généreuse et durable. 

La correspondance rappelle ici une foule de noms 
allemands dans lesquels il est difficile de reconnaître 
les noms véritables : on écrit Brongivic pour Bruns- 
wick , Litestan pour Lichtenstein ; il paraît aussi que 
Vettori aimait à écrire de très -longues dépêches, et 
que Machiavel a dû condescendre à ce désir. Elles sont 
* ici plus diffuses que celles que Nicolas a signées lui- 
même dans d'autres missions : d'ailleurs les instruc- 
tions qu'envoyaient les seigneuries arrivaient toujours 
trop tard. Après avoir refusé des arrangements à peu 
près raisonnables , vu l'état de danger où elles se trou- 
vaient, ou plutôt où elles croyaient se trouver, elles 
consentaient à des sacrifices qu'il n'était plus possible 
de faire accepter, parce que les prétentions étaient 
devenues plus exigeantes : les refus et les consente- 
ments se croisaient ; la parcimonie se retrouvait tou- 
jours dans l'envoi de la correspondance; aussi Vettori, 
d'un caractère très -prudent, n'exécutait pas les com- 
missions tout entières , et prenait sur lui , probable- 
tnent à cause de sa qualité d'ambassadeur, de deman- 



CHAPITRE XIII. 167 

der itérativement de nouveaux ordres, en cessant 
d'agir dans un pays qui n^avait que des relations très- 
difficiles avec l'Italie. 

Nous voyons dans une lettre du 3o mai 1 5o8 , que 
Machiavel vient de tomber malade : les médecins ne 
savent pas si cette grave incommodité doit être attri- 
buée à la pierre, ou à un amas d'humeurs, qui lui 
causent de vives souffrances. Il serait même parti 
sur-le-champ pour Florence, si les chemins eussent 
été ouverts. L'empereur commence à laisser croire 
qu'il renonce à son expédition d'Italie ; il est à Colo- 
gne; enfin il se conclut une trêve entre l'empereur 
d'une part et les Vénitiens de l'autre , et suivant Tu- 
sage du temps, chaque puissance a trois mois pour 
désigner les adhérents qu'elle veut faire jouir de ce 
bienfait. 

La dernière lettre de cette mission est signée de 1508. 
Machiavel, et datée de Bologne le 1 4 juin. Il confirme 
la nouvelle de la trêve signée le 6 juin entre l'empe- 
reur et Venise : dans le contrat, l'empereur a indiqué 
sur-le-champ comme ses adhérents, le roi d'Arragori 
et le pape. Les Vénitiens ont déclaré avoir stipulé pour 
la France et le roi d'Arragon. Ce dernier ne pouvait 
pas manquer de jouir de la paix. Le ministre de l'em- 
pereur, Lang, demande aux Florentins s'ils veulent être 
indiqués comme adhérents de son maître, et il dit que 
les Pisans s'étant adressés aux Français pour avoir des 
secours , il ne croyait pas qu'il fût bien que les Fran- 
çais envoyassent de nouveau des troupes en Toscane. 
Vettori répond qu'il n'a pas d'ordre de LL. SS. , mais 
qu'elles attacheront toujours du prix à toutes les fa- 
veurs que l'empereur voudra bien leur accorder. 

Il y a lieu de croire que la maladie de Machiavel 1508. 
fiit guérie promptement , car nous voyons qu'il arrive 



i68 MACHIAVEL. 

à Florence le 17 juin, et que du même jour il date 
son Rapporta délie cose délia Magna. 

Dans ce rapport, qu'on lui demanda peut-être, 
parce qu'on avait encore conservé quelques-imes des 
anciennes préventions contre François Vettori, Ma- 
chiavel commence par détailler les opérations que 
l'empereur a faites à la diète de Constance , et les ef- 
forts de S. M. pour obtenir des troupes et de l'ar- 
gent de tous les princes de l'empire. Il dit qu'il a su 
que les revenus de ce souverain montent à six cent 
mille florins , et que son office d'empereur lui rap- 
porte de plus cent mille florins (ou ducats d'or). 

Un des confidents du prince a dit au secrétaire : 

« L*empereur ne demande conseil à personne , et il est 
conseillé par tout le monde. Il veut faire tout par lui-même, 
et il ne fait rien à son gré ; il ne dévoile jamais spontané- 
ment ses secrets , mais la matière le découvre , et il est re- 
tourné par ceux qui l'entourent , et éloigné du but qu'il a 
lui-même : ces deux choses , qui le font louer par tout le 
monde , la libéralité et la facilité, le ruinent tout-à-fait. Si les 
feuilles des arbres de Fltalie devenaient des ducats pour lui, 
ce nombre ne lui suffirait pas. Notez que de ses désordres 
fréquents naissent des besoins fréquents, des besoins naissent 
les demandes fréquentes , des demandes les diètes fréquentes , 
et du peu d'estime qu'il inspire , les résolutions faibles , et 
les entreprises plus faibles encore. S'il fut venu en Italie, 
vous n'auriez pas pu le payer en diètes , comme fait l'Alle- 
magne. Sa générosité lui nuit d'autant plus , qu'à lui , pour 
faire la guerre , il faut plus d'argent qu*à un autre prince. 
Ses peuples , qui sont libres et riches , ne sont excités 
ni par le besoin , ni par aucune affection : ils le servent par 
le commandement de leurs communes et pour la solde ' 
qu'elles donnent. Si au bout de 3o jours l'argent n'arrive pas, 
sur-le-champ ils partent , et ils ne sont retenus ni par priè- 
res , ni par espérances, ni par menaces , quand leur manque 



CHAPITRE XIII. 169 

1 argent. Si je dis que les peuples d'Allemagne sont riches, 
cest la vérité; mais ils sont riches, en grande partie, parce 
qu'ils vivent comme des pauvres , parce qu'ils ne bâtissent 
pas , parce qu'ils ne s'habillent pas bien , qu'ils n'ont pas de 
ménage , et qu'il leur suffit d'avoir en abondance le pain et 
la viande, et un poêle pour se réfugier pendant l'hiver. Ce- 
lui qui n'a pas d'autres choses , s'en passe et ne les cherche 
pas. Ils dépensent sur eux deux florins (d'or) en dix ans, et 
chacun, suivant sa qualité, vît dans cette proportion. Personne 
ne fait compte de ce qui lui manque , mais seulement de ce 
qui lui est nécessaire : leurs nécessités sont moindres que les 
nôtres, et de leurs habitudes il résulte qu'il ne sort»pas d'ar- 
gent de leur pays. Ils sont contents de ce qu'il produit, et 
ils mènent une vie rustique et libre. Ils ne veulent pas aller 
à la guerre , si vous ne les surpayez , et cela même ne suffi- 
rait pas, si les communes ne l'ordonnaient. Aussi faudrait*il 
à l'empereur plus d'argent qu'au roi d'Espagne, et à qui- 
conque aurait des peuples autrement bâtis. » 

« Quant à l'empereur, son bon et facile naturel fait que 
chacun de ceux qui l'entourent, le trompe. Un des siens 
m'a encore dit que chaque homme et chaque chose ne le 
peuvent tromper qu'une fois quand il s'en est aperçu ; mais 
il y a tant d'hommes, il y a tant de choses, qu'il peut lui 
arriver d^étre trompé chaque jour, quand même il s'en 
apercevrait constamment. Il a des vertus infinies , et s'il tem- 
pérait ces deux parties que j'ai dites ci-dessus , il serait un 
homme très-parfait , parce qu'il est excellent capitaine ; il 
maintient une grande justice dans son pays , il est facile et 
agréable dans les audience^ , il a beaucoup de qualités d'un 
grand prince. Je conclus que , s'il tempérait cette libéralité 
et cette facilité , ainsi que chacun juge, tout lui réussirait. » 

« Personne ne peut douter de la puissance de l'Allemagne: 
elle abonde en hommes , en richesses , en armes. Quant aux 
richesses , il n'y a pas de commune qui n'ait un fonds de 
trésor public , et tout le monde dit que Strasbourg possède 
plusieurs millions de florins : cela vient de ce qu'ils n'ont 
d'autre dépense qui tire l'argent de leurs mains , que celle 



170 MACHIAVEL. 

qu'ils font pour bien entretenir leurs munitions ; ils y ont 
dépense une fois , et ils dépensent peu à les maintenir. En 
cela ils ont un ordre très-beau: il existe un approyisionne- 
ment pour manger , boire et se chauffer , et des matières à 
fabriquer par leur industrie , pendant un an ; ainsi , ils 
peuvent, dans un siège, nourrir le peuple, et donner de 
Fouvrage à ceux qui vivent du travail de leurs bras , pendant 
un an, et sans aucune perte : ils ne dépensent pas en soldats 
parce qu'ils tiennent leurs hommes armés et exercés ; ils dé» 
pensent peu en salaires , aussi chaque commune est riche. » 

L'ouvrage intitulé : Discorso sopra le cose (VAla- 
magna e sopra Vimperatore, est encore une répétition, 
dans une grande partie , de celui qui est intitulé : 
Rapporto délie cose délia Magna^ et daté du 17 juin 
1 5o8. L'auteur y rappelle ce dernier ouvrage, et com- 
mence ainsi : 

« Ayant écrit , à mon arrivée, sur l'empereur et sur l'Alle- 
magne , je ne sais que dire de plus ; je dirai seulement de 
nouveau , sur le naturel de l'empereur , que c'est un homme 
qui prodigue le sien plus que tout autre homme de nos 
temps et des temps anciens, ce qui fait qu'il a toujours be- 
soin, et qu'aucune somme ne peut lui suffire , en quelque 
degré de fortune qu'il se trouve. » 

Machiavel continue ce portrait, qui est dans d'autres 
termes celui qu'on a déjà vu, et il ajoute ces traits 
particuliers : 

« Ce prince si secret défait le soir ce qu'il a conclu le 
matin, ce qui rend très-difiSciles à remplir les légations auprès 
de lui. » 

Ceci est une manière délicate d'excuser encore Fran- 
çois Vettori. 

« La plus grande tâche pour un ambassadeur qui va au 
dehors servir un prince ou une république, c'est de conjec- 
turer bien les choses futures , les négociations , les intrigues 



CHAPITRE XIII. 171 

et les faits , parce que celui qui les conjecture sagement et 
les fait bien connaître à son supérieur , est cause que ce 
supérieur peut avancer ses affaires , et y pourvoir à propos. 
Cette partie , quand elle est bien faite , honore celui qui est 
dehors , et bénéficie à celui qui est à la maison ; et le con* 
traire arrive , quand cette partie est mal faite. » 

On peut croire, en lisant ce qui suit, que ce rap- 
port particulier était adressé à un ambassadeur qui 
allait partir pour l'Allemagne. 

« Vous allez être dans un lieu où il sera question de 
guerre et de négociations ; si vous voulez bien faire votre 
devoir , vous avez à dire quelle opinion on a de Tune ou des 
autres. La guerre se mesure par les hommes, par l'argent, 
par le gouvernement , et par la fortune ; et de celui qui a le 
plus de cela à sa disposition , il y a à croire qu'il sera vain- 
queur. Après avoir considéré qui peut vaincre , il est néces» 
saire que vous l'écriviez ici , afin que vous et la Ville vous 
puissiez mieux délibérer. Les négociations sont de plusieurs 
sortes : il y en aura entre les Vénitiens et l'empereur , partie 
entre l'empire et la France, partie entre l'empire et le pape, 
partie entre l'empereur et vous. Vos négociations doivent 
vous faciliter le moyen de conjecturer et de voir quel but a 
l'empereur avec vous, ce qu'il veut, où est porté son esprit, 
ce qui peut le faire reculer , avancer , et quand vous l'avez 
trouvé, déjuger s'il est à propos de temporiser, ou de con- 
clure. Ce sera à vous à délibérer suivant l'étendue de votre 
mission. » 

Voilà le maître consommé, voilà le meilleur pro- 
fesseur de politique qu'avaient alors les Florentins , et 
ils l'envoient au camp sous Pise, commission que tant 
d'autres pouvaient remplir! Cependant comme cette 
expédition est toute militaire , elle flatte le secrétaire 
• qui accepte toujours avec plaisir, et cette fois avec 
une sorte de satisfaction secrète, l'occasion de servir 
sa patrie dans un autre genre d'occupations. 



172 MACHIAVEL. 

Le 1 6 août , il e^t chargé de faire , dans le dominio , 
une levée de troupes, qu'il doit conduire à l'armée de 
siège, devant Pise. Dans la patente qui lui fut délivrée 
à cet effet, et qui est adressée à toutes les autorités 
Florentines, il est dit : 

« Le porteur du présent est le respectable et prudent 
Nicolas de Bernard Machiavel , notre secrétaire , que nous 
envoyons pour lever et conduire un certain nombre d'hom- 
mes de pied sur le territoire Pisan : nous vous commandons 
d*obéir audit Nicolas comme vous obéiriez à notre Magistrat.» 

Il ne s'est trouvé aucune lettre relative à cette mis- 
sion. C'est probablement à cette époque qu'il composa 
le Discorso fatto al magistrato de' cUeci sopra le cose 
di Pisa, 11 y donne des conseils politiques et militaires 
pour réduire cette ville. 

Le secrétaire vient d'accomplir sa commission : il 
est à peine de retour , que la république lui en confie 
une autre à peu près semblable. 
1509. Le 20 février i5o8 (iSog) il est encore envoyé à 
Pise. Des instructions signées de Marcel di Virgilio et 
en date du 10 mars i5o8 (iSog), ordonnent au secré- 
taire de se rendre à Piombino. Le but de ce voyage 
était le désir de connaître les propositions de paix of- 
fertes par les Pisans qui paraissaient consentir à se 
soumettre, et qui voulaient ouvrir des négociations à 
Piombino. Mais ceux-ci avaient feint d'y être déter- 
minés , dans le but seulement d'apaiser des révoltes 
qui s'étaient déclarées parmi des paysans réunis dans 
la ville, et qui voulaient qu'on reçût la loi des Flo- 
rentins. 

L'artifice des Pisans fut reconnu par le secrétaire , 
et les négociations furent rompues. 

Le 20 mai , les Pisans firent des propositions plus 



CHAPITRE XIIL 173 

sincères, et les commissaires généraux de la république 
lui en donnèrent connaissance , dans une lettre écrite 
de la main de Machiavel. 

Un de ces commissaires était le même Alamanno 
Salviati, à qui nous avons vu que le Décennale primo 
était dédié. 

Les négociations commencent à prendre un carac- 
tère plus prononcé de franchise. Six ambassadeurs 
Pisans sont envoyés au camp. Alamanno Salviati, et 
Nicolas Capponiy commissaires , écrivent : 

« Tous les jours presque toute la ville de Pise voudrait 
venir ici ; les uns parce qu'ils estimei^t que le traité aura 
lieu, les autres, pour montrer qu'ils sont nos amis: mais, 
si demain on n'en vient pas à quelque conclusion défini- 
tive , nous ferons entendre que personne n'a plus à venir 
que comme ennemi ; cela servira d'aiguillon pour les faire 
décider. Il n'y a pas eu de mal d'entretenir quelques-uns 
des meilleurs pour les apprivoiser , et leur faire perdre cou- 
rage , car on sait que la difficulté ne provient plus que d'à- 
peu-près vingt-cinq citoyens qui , jusqu'ici , ont empêché 
que l'accord ne fût terminé. » 

Les commissaires continuent d'agir avec la plus 
grande habileté. Les Pisans viennent au camp , on leur 
laisse emporter du pain dans la ville; le lendemain, 
on ne les laisse plus venir qu'en petit nombre, et on 
ne leur permet pas d'emporter des provisions. Ce mé- 
lange de bonté et de sévérité produit un effet avanta- 
geux sur l'esprit des Pisans : la correspondance repré- 
sente Nicolas agissant comme une sorte de général 
dans la partie du camp où il se trouve. On remar- 
quera, dans le cours de cette histoire, que Machiavel 
par ses soins obligeants , par son esprit de modération, 
par ses qualités de cœur, et par ses hauts talents, pro- 
bablement encore par la gaîté de son esprit, que nous 



176 MACHIAVET^ 

in*est donné en salaire : cependant , comme je lai été dans 
le temps passé , je suis encore content de tout ce que vou- 
dront LL. SS. j auxquelles je me recommande, » 

Le I a décembre , il se montre plus exigeant : il 
écrit de Mantoue qu'il désire un congé, mais en même 
temps, si on ne veut pas le lui accorder, il supplie que 
l'on prenne pour les correspondances plus de précau- 
tions qu'on n'en a pris du temps de Vettori. 

« Ainsi, envoyez-moi autant d'argent qu'il en faut pour 
iaire la dépense pendant 2 ou 3 mois, à trois cheifaux que 
nous serons {a tre cavalli che noi saremo) , et encore de quoi 
changer ou acheter un cheval si un des miens vient à man- 
quer. De 5o ducats que vous m'avez donnés, il m'en reste 
huit , et c'est tout ce que j'ai. » 

Nous avons vu souvent et nous venons de voir en- 
core Nicolas sollicitant son salaire avec insistance, il 
est vrai plutôt avec naïveté qu'avec impolitesse, mais 
cependant parfois avec un peu d'humeur; il ne sera 
donc pas inutile d'offrir ici des rapprochements qui , 
au besoin, seront son excuse. 

Lorsque tous les deux mois on changeait le gonfa- 
lonier et les dix, il pouvait arriver, bien plus, il devait 
arriver que ceux des seigneurs qui adressaient une 
lettre à leur ambassadeur , ne reçussent pas eux-mêmes 
la réponse, ou ne la reçussent qu'à l'expiration de 
leur magistrature , surtout si l'envoyé était en France 
ou dans quelque autre pays éloigné. Ces plaintes ve- 
naient donc importuner des membres de la seigneurie 
qui n'étaient pas encore en fonctions , quand le paie- 
ment échu n'avait pas eu lieu, ou elles étaient remises 
à des seigneurs tout nouveaux qui savaient à peine 
de quoi il s'agissait, et qui ne connaissaient pas da- 
vantage les affaires de la république. Le secrétaire seul 



CHAPITRE XIII. 177 

Marcel di Virgilio était comme inamovible, et pou* 
vait faire valoir les raisons de l'envoyé qui réclamait 
son traitement. Mais avait -il pour cela tout le crédit 
nécessaire ? Depuis que le gonfalonier était perpétuel , 
Tabus aurait dû cesser, et pourtant il ne cessa pas 
avec la nomination de Soderini. 

11 faut donc chercher ailleurs les motifs d'un tel 
oubli de tous les devoirs d'administration. 

Le gouvernement de Florence passait pour être très- 
économe, et même avare. Soderini avait la même ré- 
putation. Et n'en était-il pas à peu près ainsi pour les 
autres gouvernements? 

Nous voyons dans l'ouvrage intitulé : Lettres de 
Louis XII ^ ^ que André de Burgo et le docteur de 
Mota, ambassadeurs de l'empereur Maximilien et de 
Marguerite sa fille, auprès du roi de France ^ écrivent 
à cette princesse , de Bloîs , le 3 septembre 1 5 1 o .* 

« Notre très redoublée dame à cette heure que 

mon secreptaire est un peu jneilleur , je vous écripvray 
mon cas. 

« Il ma apporté les cinq cents florins , et Dieu scayt la 
dispération en quoi je me seroye trouué, si ne fut esté 
Tespoîr que en bref, madame , vous et messieurs des finances 
me feroyent meilleure prouision. Tant quej'ayeu d argent, 
j'en ai despendu en deux ans et troys mois enuiron qui 
seroyent esté plus conuenables les despendre en aultres 
mes nécessitez , et de deux tels grands seigneurs et maistres 
comme j'ay /'e/w/?ereMr et monseigneur^^ me fust esté pourueu 

I Brozelles, 1712, ia-12. 

^ Maximilien I^'', empereur d*Anemagne, était né le aa mars liSg, trois 
ans avant Lonîs XII , de Temperenr Frédéric III , et d*£léonore de Portugal. 
II ent de sa femme Marie , (îlle de Char)es-le-Téméraire , duc de Bourgogne , 
deux enfants , Margaeiite , la princesse dont il est ici question , et qui était 
gouyemante des Pays^-Bas , et Tarchiduc Philippe , qui laissa de Jeanne , fille 
de Ferdinand d'Arragon , un fils appelé ici Monseigneur ( ce fut depuis Gbar- 

/. 12 



178 MACHIAVEL. 

au moins de ma prouision ; toutefois je Tay faict volontiers 
et encor le feroye , si j auois de quoy . • . . et je vous jure 
par le serment que j'ai à V empereur vostre père , et à mondit 
seigneur vostre neueu, que premièrement qu'il soit vingt 
jours , je me trouverai sans un g blanc , ne n'ay remède, 
sinon ung des trois: ou de m'en aller , comme j'ai procuré , 
soubz couleur d'avoir quelque charge du roy deuers l'em- 
pereur et monsieur de Gurce , et pourroit estre que à mon 
partement , le roi ( Louis XII ) me donneroit quelque chose 
de quoi semblablement je m'ayderoye à entretenir. 

« Le second est que j'aye la prouision de vous, madame. 

« Le tiers est que si vous <lélayez de me pourueoir, je 
seray contrainct d'emprunter, et ne scay comme lavoir , sans 
le desonneur de rostre père et de mondit sieur et de dous 
que n'estes moings ma maitresse que ne sont les deux. Il 
est bien vray que si je voulois faire sçauoir ung mot de ma 
nécessite au roy , il est si bon frère de l'empereur et me 
tient si bon seruiteur de son impériale majesté , qu'il me 
feroit tout incontinent très bien pourueoir; mais j'aymeroye 
mieux estre mort pour l'honneur de vostre mayson et pour 
le royen.» 

De Burgo finit par dire dans cette lettre, qu'il signe 
avec son collègue, le docteur de Mota, que quand il 
sera hors d'ambassade^ il l'estimera la meilleure nou- 
velle qu'il puisse avoir en sa vie. 

Les mêmes écrivent d'Amboise, le 2 1 septembre i5io ; 

* Moi André de Burgo j'ai esté obligé d'emprunter 200 
escus, en partie du bastard de Clèues, en partie de l'ambas- 
sadeur d'Espagne , non sine magno dedecore, » 

André de Burgo écrit encore à Marguerite, de Lyon, 
le 5 mai i5ii : 

« A mon onneur ne puys partir d'icy sans premièrement 

les-Qaint ). Maximillen fat emperear en 1498 , à la mort de son père Frédé- 
ric ; îl monmt le 11 janvier iSig. 



i 



CHAPITRE XllI. 179 

satisfaire à ceulx à qui je dois, et pareillement, il me coii- 
uient entretenir et viure, pourquoy je vçus supplie de 
rechef, madame, de vouloir donner tel et si briefue ordre, 
que ne soye desonoré , comme dict est. J'actendray ici encor 
quatre ou cinq jours actendant si rien ne viendra, et si ne 
vient , je ferai comme font les hommes despérés , non pas 
à Tonneur de V empereur ne de monsieur , ne comme deb- 
uoit estre traitée ma léale servitute , et donne cent fois Vasme 
au dyablsy quand je pense que tant de fois l'année, je suis 
contrainct d estre en ce terme , mendiant le viure et le vestir ; 
et le grand dyable a Douluy que la paix ne s'a faite ^ de m'en- 
tretenir pendu ( en suspens ) comme je suys ; et pardieu , 
madame , c'est un mauuays exemple aux seruiteurs de vostre 
mayson. » 

Cette dernière imprécation est telle qu'on n'a vu 
rien de semblable dans Machiavel, qui ne sort jamais de 
la ligne du raisonnement , et d'un système de remon- 
trance peut-être obstiné, mais toujours retenu dans 
des formes de mesure et de respect. 

Si l'on fait observer qu'André de Burgo , que l'on 
croit né dans l'état de Naples , était un ambassadeur 
de fortune, qui n'a pas su toute l'inconvenance qu'il 
y avait à parler ainsi à sa tres-redoubtée dame y on ne 
pourra en dire autant de messire Ferry de Carondelet, 
d'une des meilleures maisons de Flandre, ambassa- 
deur de la même princesse en Italie, et qui lui écrit 
d'un ton assez sec de Faenza, le 26 mai i5ii : 

« ' Madame, tant etsy humblement que puys, me recom- 
mande à vostre bénigne grâce. Que vostre plaisir soit me 
faire aduertir de ce que vous voudrez que face, et aussi 
me faire payer de mes gaiges d'ung demy an escheu le 
XXV de ce présent moys ,^ soit que vous voulez que m'en 
retorne, ou que demeure. Car autrement ne pourroye bon- 

> Lettres de Louis XIT , tom. i , pag. 243. 

T2. 



i82 MACHIAVEL. 

comme ma patrie ne peut avoir aucun bien sans l'honneur 
et le bien de la couronne de France , je n estime pas Tun 
sans lautre. Tu certifieras à sa majesté que mon révérendis- 
sime frère ( le cardinal Soderini) est du même sentiment et 
dans les mêmes intentions. S'il n'a pas été faire une visite 
au roi , c'est que le pape ne lui en a pas donné la permission. 
Mon frère lui doit de grands respects , comme à son pre- 
mier seigneur ; et d'ailleurs le pape est un homme si décidé , 
si chaud dans ses volontés , et d'une telle autorité , que les 
princes doivent lui porter respect : ces raisons doivent avoir 
excusé mon frère. Cependant , tu l'excuseras encore et tu le 
recommanderas à S. M. ; tu lui diras que je ne désire rien 
autre, sinon que S. M.* maintienne et accroisse sa réputa- 
tion et sa puissance en Italie. Pour obtenir ce résultat , il 
faut qu'il abaisse les Vénitiens en s'entretenant bien avec 
l'empereur, comme il Ta fait jusqu'ici. S'il était possible 
qu'il excitât le roi de Hongrie à leur faire la guerre dans la 
Dalmatie, ce serait une chose excellente! car, s'ils perdaient 
ces possessions , ce serait leur ruine , et le roi n'aurait pas 
à redouter le retour de leur puissance. » 

(c Si cela ne peut pas se faire , tu diras au roi qu'il tâche 
de les tenir en dépense de troupes de ce côté-là , qu'il tem- 
porise dans la guerre, comme il a fait jusqu'à présent , pour 
les consumer ; qu'il convient que le but de S. M. embrasse 
deux choses, s'il veut être rassuré sur ses possessions d'Italie. 
L'une est de tenir l'empereur content , l'autre est de tenir 
les Vénitiens affligés; cela fait, le pape et l'Espagne seront 
avec le roi, parce que l'un n'a pas de bonnes troupes, et que 
l'autre manque d'une situation commode pour l'offenser. » 

« Tu diras à S. M. combien il me déplaît que le pape 
puisse se servir des Suisses , et que S. M. devrait faire tous 
ses efforts pour que S. S. ne put pas s'en servir , ce qui 
aurait pour résultat de la tenir dans la dépendance^ et de la 
forcer à temporiser; car, cette faveur des Suisses, ajoutée 
à l'argent du pape et à sa nature, le rend trop hardi, et 
peut produire un mauvais effet. » 

«-Tu diras que je juge bien que sa majesté doit tout faire 



CHAPITRE XIV. i83 

pour ne pas rompre avec le pape , parce que , si un pape 
ami ne sert pas à grand'chose , un pape ennemi nuit beau- 
coup à cause de la réputation qull tire de 1 église , et puis 
encore parce qu'on ne peut pas lui faire la guerre directe- 
ment {de directd) , sans provoquer tout le monde contre soi. » 

Le secrétaire arrive à Lyon le 7 juillet, et le 17 à 1510 
Blois. 

La cour avait bien changé d'aspect : le cardinal de 
Rouen était mort le a 5 mai de cette année ^ Le se- 
crétaire va visiter sur-le-champ Robertet, qui l'accueille 
avec bienveillance. 

Robertet attendait quelques présents d'usage qui 
lui avaient été promis, lors de la signature du der- 
nier traité avec la république, et qu'elle n'avait pas 
encore envoyés. Il ne paraît pas que Machiavel eût 
ordre de lui rien apporter, mais Robertet le lui fait 
entendre indirectement. Ces sortes de présents de chan- 
cellerie sont encore en usage aujourd'hui. 

Le secrétaire est ensuite admis à l'audience du roi; 
il lui adresse les paroles les plus respectueuses et les 
plus propres à bien disposer son esprit. Il annonce 
qu'il va arriver un ambassadeur de Florence, qu'il ar- 
rivera seulement un peu plus tard, attendu sa qualité, 
la longueur du chemin et la rigueur de la saison. Il lui 
dit que la France ne devait pas s'en prendre à Flo- 
rence d'un congé qu'elle avait donné à Marc- Antoine 
Colonne ^ , qui en avait profité pour aller, de la part 

' N^otu avons déjà ditqo*îl avait été évéqoe de Montauban à 14 ans ; en 1474» 
an commencement de son règne, Charles VIII Tavait nommé archevêque de 
Narbonne y et le prélat avait échangé ce siège, en x493, ponr celui de 
Ronen. Les impôts , malgré la gnerre , ne furent jamais augmentés sous son 
ministère ; aussi fut«il appelé père du peuple concurremment avec Louis XII. 
L^amitié tendre et inaltérable que se portèrent pendant ag ans ce prince et ce 
ministre, est un des phénomènes les plus extraordinaires de Thistoire. ^ 

* De Tillustre maison des Colonne. Il servit d'abord contre les Français» en- 



i84 MACHIAVEL. 

« 

du pape 9 tâcher de faire révolter Gênes contre la 
France ; qu'au surplus , il n'avait pas réussi , et qu'il 
était demeuré prisonnier : que la conduite de LL. SS. 
ne devait donner lieu à aucun soupçon. S. M. reçut 
Machiavel avec beaucoup de cordialité , et lui répon- 
dit qu'elle était assurée de la foi de la république, 
parce qu'il lui avait fait beaucoup de bien, et lui avait 
procuré de sérieux avantages, et que le temps était 
venu où il en était assuré plus que jamais ; le roi 
ajouta : 

« Secrétaire, je n'ai dlnîmitié ni avec le pape, ni avec 
personne; mais, comme tous les jours il naît des amitiés 
nouvelles et des inimitiés nouvelles, je veux que tes seigneurs 
déclarent iranchement tout ce qu*ils désirent faire en ma 
faveur, dans le cas où le pape, ou tout autre, attaquerait ou 
voudrait attaquer mes états d'Italie. Envoie tout de suite un 
courrier exprès pour que j'aie une réponse prompte. Je 
souhaite savoir leurs intentions; qu'ils me les tratismettent 
de bouche, ou par lettre , comme il leur conviendra , parce 
que je veux savoir qui est mon ami , ou mon ennemi. Ecris- 
leur encore , que pour sauver leur état , je leur offre les 
forces de tout ce royaume ; j'irais même de ma propre per- 
• sonne. » 



snite passa à lear service, et montra beancoop de dévoneroeiit à François I*'. 
Brantôme raconte ainsi la mort de ce général : « Ce fat en ce siège du chastean 
« de Milan on Marc- Antoine Colonne , bon partisan François, fat taé par une 
« grande œésadventnre ; car estant là para avec Tarmée , par dessus les autres 
«« signalé par belles armes dorées et de grandes et belles plumes, Prosper 
« Colonne Tadvisant , sans le connoistre pourtant , Iny m^me ayant afïusté «t 
« braqné une longne couleavrine et long-tems miré et adressé sa visée , lit 
« donner le feu , dont la balle alla si droit qu*aa mitan de M. Pondormy et 
« Camille Trivnlze , elle alla choisir ledit Marc Antoine Colonne, son propre 
« nepven ; et depuis ayant su que de sa propre main il avait tné son nepven, 
« il en cnîda mourir de dépit et de deuil. Quelle désadventure pour Toncle , et 
« qfielle perte du iiepveu pour nos François ! car il en estoit bon partisan , et 
« brave et vaillant capitaine.» Brantémtf la Haye, x 740. Io« i a, tom. IV, p» i3o. 



CHAPITRE XIV. i85 

Machiavel n'oublie aucun des détails qui prouvent 
la franchise et la droiture de la politique du roi 
Louis XII. 

« Il me répéta encore que je devais faire parvenir sur-le- 
champ ses paroles à VY. SS. en sollicitant une réponse , et 
que je n'avais qu'à aller avec Robertet faire cette dépêche. 
Je répondis à S. M. , que je n'avais pour le moment rien à 
dire que ce que j'avais exposé ; que j'allais écrire avec la dili- 
gence qu'elle me recommandait; que cependant je me croyais 
autorisé à dire que Y V. SS. ne manqueraient pas aux capi^ 
toli qu'elles avaient signés avec S. M. , et qu'elles étaient 
disposées à faire toutes les autres choses qui seraient raison- 
nables et possibles. Le roi repartit que^ selon ce qui lui 
semblait, il devait en être sûr , mais qu'il voulait en avoir 
une assurance particulière. » 

« J allai ensuite avec Robertet jusqu'à son logement , et 
je demeurai avec lui quelque temps ; il me dit à son tour que 
j'avais à vous écrire : nous convînmes que je lui porterais 
mes lettres , et qu'il se chargerait de les envoyer par les 
postes du roi, jusqu'à Lyon , et que là j'ordonnerais qu'elles 
fussent expédiées par un courrier direct. J'ai donc écrit à 
Barthélémy Panciatichi de faire ainsi. » 

« Robertet me reparla de cet ambassadeur qu'ils attendent , 
et de Marc- Antoine , et il me dit que , quoiqu'il fut certain 
de ce que j'avais déclaré , vous aviez cependant beau- 
coup d'ennemis qui vous calomniaient quand ils en trou- 
vaient l'occasion ; et que dans ce temps-ci , il était bien de 
ne pas donner occasion de mal parler. 11 me fit entendre 
qu'il serait à propos que les premières lettres annonçassent 
le départ de votre ambassadeur , et qu'il fallait aussi que 
vous vous gouvernassiez de manière qu'on pût croire que 
Marc-Antoine ne s^entendait pas avec le pape , de votre 
consentement.» 

« Il me dit encore , qu'aussitôt que les choses s'échauffe- 
raient en Italie , au point de faire naître quelques doutes , 
le roi arriverait aussi vite que pourrait y aller un simple 



i86 MACHIAVEL. 

particulier, même au milieu de Thiver, et qu il ne ferait 
d accord qu^avec ïépée vis-à-vis de quiconque lui aurait été 
ennemi ^ que les temps étaient venus de savoir se résoudre, 
surtout pour vous qui aviez vu la promptitude des opéra- 
tions militaires du roi , qui connaissiez la force de son 
royaume , ses succès prospères , et enfin ses excellentes dis- 
positions pour vous et votre état : que d ailleurs , quiconque 
ne voulait pas se tromper , par trop de passion , savait ma- 
nifestement qu'il n'y avait que la mort du roi qui pût nuire 
à ce royaume et à ses entreprises, et que, raisonnablement , 
on ne pouvait pas , pour le moment , redouter cet événe- 
ment. » Il ajouta : « Enfin , je te dis que ces temps -ci sont 
bons pour gagner de la considération et de grands avantages.» 

1510. L'envoyé continue de rendre compte de ses obser- 
vations. 

« Il y a ici une nombreuse ambassade du roi d'Angleterre 
(Henri VIII) , qui va à Rome : je n'ai pas pu en savoir la 
raison , mais Robertet m'a dit, et d'autres m assurent que 
les ambassadeurs anglais ont fait au roi Louis une proposi- 
tion générale en présence des premiers seigneurs de ce 
royaume , et des autres ambassadeurs qui sont ici. Dans leurs 
paroles très-positives, ces Anglais montrent l'union qui existe 
entre leur maître et le roi de France ; et ils viennent au 
point de dire , que leur roi estimait celui-ci comme son 
père. Quand toutes ces informations m'eurent été données , 
je quittai Robertet. Vos seigneuries désirent savoir sur quoi 
le pape fonde sa manière orgueilleuse contre ceux-ci ; on ne 
le sait pas encore bien , et cependant ceux-ci doutent tou- 
jours et sur toute chose et sur chacun. Pour s'éclaircir avec 
vous , vous voyez ce qu'ils font : ils voudront encore décou* 
vrir les autres le plus tôt qu'ils pourront. Un ami qui parle 
par conjectures , explique ainsi ce ton déterminé du pape : 
S. S. se fonde sur son argent et sur les Suisses, et puis avec 
son autorité , elle croit faire marcher derrière elle l'Espagne 
et l'empereur. Le pape doit avoir de bonnes promesses de 
l'Espagne ; car , dans l'entreprise de Bologne , on vit qu'il 



CHAPITRE XIV. 187 

partit de Rome sans aYoir arrêté rien de bien positif avec les 
Français et avec d'autres. Quant aux Suisses ^ je sais pour 
sûr qu iL y a peu de jours le pape leur a envoyé 36,ooo 
ducats, afin d'avoir 6,000 hommes. Les Suisses ont pris l'ar- 
gent : à présent ils disent qu'ils ne veulent pas se lever s'ils 
n'ont pas 3 payes , et ils demandent encore dix-huit mille 
ducats. Ensuite il s'est tiré du reste, avec son audace et 
son ton d'autorité. » 

Ici le secrétaire parle des présents promis à Rober- 
tet : on avait aussi donné parole à M. de Chaumont , 
neveu du cardinal , et il fait entendre qu'avant de le 
quitter, Robertet lui a dit honnêtement, que pour 
les Florentins il portait et avait porté le poids du 
jour et de la chaleur {jpondus diei et ces tus). 

Le secrétaire va rendre une visite à monseigneur 
l'évêque de Paris ' , qui est un des personnages les plus 
influents dans le gouvernement. Ce prélat, d'un esprit 
calme, mais ferme, et qui passait avec raison pour sage, 
ne pouvait pas mieux parler qu'il ne l'a fait de LL. SS. 
Il dit, entre autres, que le pape se trompait, lui qui, 
sans raison aucune, voulait mettre en danger soi-même 
et tous les princes de lltalie : que si la guerre dont on 
était menacé , allait en avant , on n'en aurait jamais 
vu une aussi déterminée et aussi obstinée, parce que 
plus le roi aurait montré de bienveillance au pape , 

< Etienne Poncher , d*ane famille honorable de Tours , nommé évéqne de 
Paris en i5o3, et pins tard, archevêque de Sens. Il devint garde- des-sceaox 
après la mort da chancelier de Gannay. Sons François V^ il fnt un de ceux, 
que ce monarque chargea d*attirer en France les savants étrangers. On voit k 
la manière dont Machiavel parle de lui , que ce prélat était un homme d'un 
esprit réfléchi. Ses réponses au secrétaire portent un caractère de logique , de 
chaleur , de sagesse et d'énergie , qui sied bien au négociateur d'un grand 
souverain. On lit avec confiance un ouvrage de Poncher, intitulé. Consul- 
tation synodale , et imprimé en i5z4' La famille Poncher fnt éteinte dans 
la maison des ducs de Villeroy , à laquelle elle avait apporté des biens im- 



roenses. 



i88 MACHIAVEL. 

plus il se déclarerait son ennemi , et celui de sa per- 
sonne^ et cependant croirait être excusable devant les 
hommes et devant Dieu. Il ajouta que le pape ne pou- 
vait être un ennemi dangereux des Florentins, et que, 
puisque le roi, pour sauver leur état à Arezzo, lors 
de l'attaque de Vitellozzo, soudoyé par César Borgia, 
obligea celui-ci à venir le trouver la corde au cou, les 
Florentins devaient, à présent, rendre la pareille, et 
se prononcer de bonne heure, pour que le bienfait 
fut plus agréable. 
1510. Machiavel va ensuite visî ter le chancelier de France ' . 

« Celui-ci est un homme plus chaud , et tout colère , et il 
m'en donna un bon échantillon. Il me demanda si votre 
ambassadeur était parti ; il me parla de Marc-Antoine ; il me 
dit que ces actes étaient de mauvaise nature, et devaient 
exciter des soupçons. 

<( Comme il faisait une grande dépense de paroles , pour 
n'avoir pas à en entendre tant , je parvins , avant de partir , 
à le laisser plus calme. 

< Dans son discours , il avança que vos seigneuries étant 
bonnes amies de la France , il convenait que quand le pape 
vous communiquait quelque chose , vous en donnassiez 
connaissance ici , en faisant entendre au pape que ces com- 
munications n'étaient pas nécessaires, et que vous n'en 
faisiez aucun usage. Je répondis à cela, que lors de mon dé- 
part il n'y avait dans notre ville personne qui pensât qu'il 
pût naître une désunion entre la France et S. S. 

« J'ai visité l'ambassadeur d'Espagne , de la part duquel 
j'ai à faire mille offres bienveillantes à VV. SS. Il dit qu'il a 
eu cette commission de son roi. J'ai visité les ambassadeurs 
de l'empereur; j'en ai su que l'empereur et Louis ne peu- 
vent pas être plus unis , et que la majesté de l'empereur ne se 
désunira pas de celle du roi de France : si cela est vrai , le 
temps nous l'apprendra. 

■ Measire de Gannay. 



CHAPITRE XIV. 189 

« Tai été voir lambâssadeur du pape ; c'est un véritable 
homme de bien , très-prudent, et accoutumé aux affaires 
d'état. Je le trouvai mécontent de tous ces mouvements, et 
tout émerveillé de ce que les choses en sont venues si subi- 
tement au fer. Il me dit qu'il pensait à ce que pouvait de- 
venir cette guerre , et de quelle manière elle devait être en- 
treprise et soutenue ; il s'en affligeait beaucoup. Il se plaignit 
à la fin des erreurs qui avaient été commises en France et 
en Italie, erreurs dont les pauvres peuples et les petits 
états seraient les premiers à souffrir. Il dit , que pour lui , 
il avait toujours tâché de rétablir la paix; qu'il était surpris 
de voir le pape se livrer à tant de mouvements, lui qui 
n'avait aucunes forces près de lui ; qu'il ne savait pas où il 
trouverait des forces , et comment pourrait s'y fier le pape 
qu'il connaissait grave et prudent ; qu'enfin le pape entendait 
bien ses besoins et ceux de l'église : je ne pus pas en tirer 
davantage. Dans le fait, ces gens -ci (les Français) ne sa- 
vent rien de certain sur les espérances que peut avoir le 
pape, et , comme je l'ai déjà dit, ne sachant rien , ils craignent 
tout le monde et toute chose. » 

Dans cette dépêche remplie de tact, et de sages 
rapports , on voit avec quelle habileté l'envoyé savait 
instruire son gouvernement des dispositions où pou- 
vaient se trouver à son égard tous les ministres des 
puissances étrangères. 

« Je n'ai rien entendu d'autre jusqu'à ce jour ; ce que l'on 
dit du pape , vos seigneuries peuvent se l'imaginer ; on parle 
de lui refuser l'obédience, d'assembler un concile contre lui. 
Le ruiner dans son temporel et dans son spirituel , c'est la 
moindre ruine dont on le menace. » 

Robertet ne se lasse pas de se plaindre à Machiavel 
de la conduite de LL. SS. , parce qu'elles n'ont pas 
averti le roi de tant de mouvements; il n'ignore pas 
qu elles savent les choses mieux que qui que ce soit 



igo MACHIAVEL. 

en Italie, Le secrétaire ajoute que le ton sauvage de 
Robertet ne vient que de ce qu'on n'a pas soulagé sa 
conscience avec lui. 

« Ici Robertet ajouta des paroles sérieuses que je ne 
répète pas pour ne point vous ennuyer. » 

« J'ai excusé , j ai repoussé cette opinion le mieux que j'ai 
pu ; néanmoins , ainsi que le sait chacun de ceux qui sont 
venus ici , ils ferment Toreille à tout. Aussi , magnifiques 
seigneurs , si vous ne voulez pas perdre Tappni de ces gens-ci, 
il est nécessaire de montrer qu'on veut être leur ami. Si vous 
ne pouvez pas faire autrement que vous ne faites , au moins 
faites ceci : envoyez souvent des lettres et des avis; n'épar- 
gnez pas quelquefois l'expédition d'un courrier; tenez-les 
informés des choses delà-bas, pour donner facilité à qui est 
ici de se faire voir , et pour bien établir que VV, SS. font 
cas d'eux. Cette blessure que le pape a voulu faire à ceux-ci , 
est profonde , et elle a tellement animé ce roi , que , selon 
moi , on doit croire avec fondement , ou qu'il s'en vengera 
avec une grande satisfaction , ou qu'il perdra ce qu'il a en 
Italie. Il passera promptement les monts avec une impétuo- 
sité plus forte que celle des autres années. Chacun croit 
qu'il pourra faire plus que ne portent ses menaces, quand 
l'Angleterre et l'empereur seront positivement assurés. » 

« On entend dire que ceux-ci ont levé 10,000 hommes de 
pied pour l'expédition de Gênes , outre les hommes d'armes 
qu'ils y envoient ; tout cela vous sera bientôt voisin. Pensez 
donc avec votre prudence ordinaire à vous résoudre vite , 

afin que votre résolution soit plus agréable Ces gens-ci 

ont eu ce matin de bonnes nouvelles de Gênes , et ils sont 

tout joyeux. Gênes est assurée , il y est entré 3ooo 

fantassins. Ce matin le roi parlait de Gênes avec l'ambassa- 
deur d'Angleterre , et il dit publiquement que les Florentins 
n'avaient pas voulu accorder le passage aux troupes du 
pape» qui allaient à Gênes , et que les Florentins étaient ses 
grands et bons amis. » 

Machiavel obtient ici une noble preuve de con- 



CHAPITRE XIV. igi 

fiance du gouvernement du roi : l'envoyé propose in- 
directement, et l'on accepte la médiation de LL. SS. 
pour terminer entre le roi et le pape le différend qui 
les désunit. Le roi pardonnera l'injure de Gênes. Si le 
pape fait unpa^ de la longueur du noir de V ongle ^j 
le roi fera un pas d'un bras de long. Ces propositions 
sont envoyées à Florence. Le secrétaire continue de 
chercher à bien disposer Robertet en faveur de la 
république Florentine. Il supplie les seigneuries de se 
décider. 

« Il faut que vous vous déterminiez promptement ; rocca- 
sion a une vie courte, » 

Il développe un plan d'après lequel, en disposant 
d'une partie de la Toscane , on pourrait soumettre le 
reste à un cens annuel. Pour engager les seigneuries 
à montrer une opinion positive, il ajoute que le roi 
a dit à un de ses confidents : « L'empereur m'a plu- 
sieurs fois proposé de partager avec lui l'Italie; je n'ai 
jamais voulu y consentir, mais cette fois, le pape me 
force à le faire. » , 

« Vos seigneuries courent , dans cette guerre entre le pape 
et le roi , deux dangers. Le premier serait que celui qui vous 
sera ami , perdît la partie ; l'autre que la France s'accor- 
dât avec l'empereur à votre préjudice. Les Italiens qui sont 
ici * , et qui ont quelque chose à perdre , jugent qu'il faut 
éviter ces deux dangers ; qu'il faut d'abord tâcher de rac- 
commoder le pape avec la France. Si cela n'est pas possible , 
il faut démontrer au roi , que pour tenir en bride un pape , 
il n'est pas besoin de tant d'empereurs , ni de faire tant de 
bruit , parce que les autres rois , qui précédemment ont 

' Voilà une bien siagnlière expression ponr noe commanicattoli politique. 
> Probablement totijoars Jean-Jacqnes TriTnlze , les Pallavicini , révéqae 
de Novare , etc. 



iQîi MACHIAVEL. 

fait la guerre au pape , ou Vont trompé , comme a fait 
Philippe- le- Bel % ou Font fait assiéger dans le château 
Saint-Ange par ses barons. Ceux-ci ne sont pas tellement 
dispersés ou détruits qu'on ne puisse trouver moyen de les 
allumer, » 

Machiavel , après avoir cité des Italiens qui sont à 
la cour de France, pour son compte paraît ne pas 
vouloir que l'on fasse la guerre au pape, 

« Vous ne pourriez , dis-je à Robertet , vaincre qu'avec un 
danger. Si vous faites la guerre seul , elle sera bien connue 
de ceux qui seront derrière vous ; si vous la faites avec des 
compagnons, il faudra partager lltalie avec Tassocié, et 
nécessairement faire avec lui une guerre plus dangereuse 
que celle qui aura été faite au pape. » 

Nicolas se présente de nouveau chez le roi, qui lui 
dit: 

« Secrétaire, tu iras trouver Robertet et mes ministres, qui 
te diront ce que je désire. » 

« Aujourd'hui le roi est revenu à Blois , et après dîner , 
j'ai été appelé au conseil, où étaient présents cinq de ses 
membres. Le chancelier (M. de Gannay), après un exorde 
où il a énuméré les mérites d« la France envers Florence , 
en commençant même de Charlemagne , et arrivant à l'avant- 
dernier roi Louis ( Louis XI ) , et puis à ce roi-ci , m'a dit , 
que S. M. apprenait que le pape , mû par un diabolique es- 
prit qui s'est emparé de lui, veut, de nouveau , tenter l'en- 
treprise de Gênes , et que pour cela , il pourrait arriver que 
monseigneur de Ghaumont * eût besoin de vos troupes pour 
défendre ses états ; qu'en conséquence elle demandait 
qu'elles fussent mises en ordre , pour que ledit de Ghau- 
mont pût les trouver , s'il en avait besoin , et que ces dé- 

> Dans wi querelles avec Boniface VHI , PhIlippe-le-Bel employa souvent 
la ruse et les représentations avant d'employer la hauteur et les yiolences. 
' Lieutenant pour le roi en Lombardie. 



CHAPITRE XIV. 193 

mon^trations vous attacheraient à jamais le roi et la couronne 
de France. » 

Machiavel répond que les Florentins sont ceints du 
pape , et qu'ils ont peu de troupes. 
Le chancelier réplique ainsi : 

« La république doit savoir que le roi pense à Fhonneur 
et aux avantages de Florence comme aux siens propres. Le 
roi a ordonné de tels préparatifs, qu'il fera, en Italie, ciel nou- 
veau et terre nouvelle ( cœlum noi^um et terram novam ) , 
au détriment de ses ennemis et à l'élévation de ses amis. 
Ainsi , tu vas écrire , et donne la lettre à Robertet. » 

Il semble que le chancelier déjà en i5io avait le 
pressentiment de la victoire de Ravenne , remportée 
par les Français, le 11 avril iSia. 

Le député Florentin avait réussi à faire approuver 
aux magnifiques seigneurs l'idée d'accepter une mé- 
diation entre le pape et la France; il reçoit à ce sujet 
une longue dépêche des dix , et il va la communiquer 
au roi. Ces nouvelles étaient d'une nature à être agréées 
de S. M. Le secrétaire engage le roi à regarder cette dé- 
faite du pape (l'échec devant Gênes) avec sa prudence 
ordinaire, et à s'en servir pour faire une bonne paix, 
plutôt que de s'acharner à une guerre dont on ne trou- 
verait pas la fin. Le roi devait penser que de telles at- 
taques ne conviennent pas à des chrétiens , ni à qui- 
conque voit ses désirs satisfaits, comme S. M. 

Louis répondit avec une grande sensibilité que le 
secrétaire ne peut exprimer, et il affirma sous serment, 
que comme l'idée d'avoir la guerre avec le pape n'était 
pas venue de lui, ce ne serait pas lui qui s'opposerait 
k la conservation de la paix. 

« Ensuite , il entra en discours sur la conduite du pape ; 
puis il remercia et loua LL. SS. des avis qu'elles avaient 

/. i3 



194 MACHIAVEL. 

donnés, et il manifesta le désir d'en recevoir tous les jours 

de pareils par la même voie. » 

Nicolas se présente ensuite au conseil, lui fait les 
mêmes communications , et chacun s'écrie que la con» 
duite des seigneuries est celle d'un véritable et excel- 
lent ami. 
1510. Un confident que Machiavel ne nomme pas, peut- 
être Trivulze, mais qui est sûrement un des Italiens at- 
tachés à la cour de Blois , lui apprend qu'il a parlé 
long-temps avec le roi sur les affaires du jour. X-e roi, 
plein de bonne foi dans ses sentiments , a manifesté à 
cet ami les mêmes sentiments qu'il a exprimés à Ma- 
chiavel. Cette partie de la dépêche est écrite en chif- 
fres à cause de son importance. 

Le roi dit à la fin de la conférence avec cet ami : 
« Que voulez-vous que je fasse? je ne veux pas d'abord 
que le pape me batte. » Cette réponse et d'autres font 
voir que le roi consent mal volontiers à cette guerre. 
Mais si la force l'y conduit , il fera la plus honorable 
guerre qu'on ait encore vue en Italie. Le dessein est 
de temporiser, cet hiver, de bien arrêter ses mesures 
avec l'empereur et l'Angleterre , lesquels, comme on 
sait bien, sont gagnés : il ne fait aucun compte de 
l'Espagne; il dit à qui veut l'entendre, qu'il tient le roi 
tout uniment pour roi en Castille , afin de se conci- 
lier davantage les deux sus-nommés (empire et Angle- 
terre) , et il n'épargne aucune précaution ; il ordonne 
en même temps un concile français. Les prélats qui 
sont arrivés déjà, se disposent, pour le jour fixé, à se 
rendre à Orléans, où ils ôteront au pape l'obédience, 
et s'ils obtiennent le concours de l'empereur et de 
l'Angleterre, ils créeront un nouveau pape, et le roi, 
à temps nouveau, tombera en Italie avec tant de 
monde, que ce ne sera pas une guerre, mais un voyage 



^ CHAPITRE XIV. 195 

jusqu'à Rome. Voilà le dessein du roi, si la paix n'a 
pas lieu , et s'il peut bien gouverner les deux princes. 

« Que Dieu laisse arriver ce qui sera le meilleur ! En vé- 
rité , si vos seigneuries avaient leurs états ailleurs , cela 
serait à désirer , afin que nos prêtres eux-mêmes goûtassent 
quelque fruit amer de ce monde. » 

Machiavel, sachant à quel point les seigneuries de Flo- 
rence avaient quelquefois à se plaindre du pape Jules , 
se hasarde ici à manifester vivement des opinions 
très-passionnées, et étrangères au caractère ordinaire 
de réserve qu'on a pu observer dans ses dépêches, 
lorsqu'il parle des souverains de son temps. 

« Je prie VV. SS. , si elles ne veulent pas que je vende mes 
chevaux et que je m'en retourne à pied, d'ordonner à Bar- 
thélémy Panciatichi de me compter cinquante écus , parce 
que j*ai toujours été ici avec trois bêtes. A mon retour je 
donnerai un compte exact de mes dépenses , et VV. SS. en 
délibéreront avec leur humanité ordinaire. » 

Le roi est tombé malade d'une toux qui ravage le 1510. 
pays. 

Le pape, toujours livré à ses sentiments guerriers, 
et voulant profiter de la circonstance de la maladie du 
roi , demande aux Suisses quels moyens ils pourraient 
prendre pour envoyer des troupes à son service. Ceux- 
ci proposent, pour éviter la Lombardie, occupée par 
les soldats du roi, de suivre un chemin particulier, 
le long des Alpes. Ce chemin ne pouvait leur être in- 
terdit, et il leur était facile d'arriver par Savoiie'. Ils 

T Lorsque Napoléon , en 1806, par saîte d'an traité qu'il avait fait avec 
TEspagne , demanda que des troupes de S. M. C. vinssent occuper TÉtrarle , 
M. le lieutenant-général O-Farill , d'origine irlandaise , fut chargé de les com- 
mander. On les dirigea sur Florence par Montpellier , Aix , Saint-Maximin et 
Nice ; là commençait la corniche du ponente , qui n'avait qu'un étroit pas- 

i3. 



196 MACHIAVEL. 

tourneraient Gênes, s'achemineraient par la rivière 
du Levant, vers Lucques. 

Cette toux si cruelle qui règne en France a attaqué 
aussi le secrétaire, qui profite de cette occasion pour 
réitérer sa demande de cinquante écus. 

« Je souffre de cette toux qui m'a délabre restomac : 
pour surcroît, il y a à Paris une si grande mortalité qu'il 
y périt plus de mille personnes par jour. Que ce soit Dieu 
qui ne nous abandonne pas ! » 

Robertet est incommodé de la même épidémie. Ma- 
chiavel va le voir ; ils causent ensemble de toutes les 
affaires d'Italie, et le secrétaire recommande avec une 
habileté toute nouvelle les intérêts de la république. 

Le concile qui devait s'assembler à Orléans, est 
convoqué à Tours. Les mesures ordonnées par le con- 
seil contre le pape sont plus sévères que jamais. 

sage , même asses dangereux , car , aa moindre faux pas , on pouvait tomber 
dans la mer , qnelqnefoîa de cent pieds de bautenr. Des maréchaux-des-logîs 
de rexpédltion, qui depuis Barcelone allaient en avant pour faire les loge- 
ments, revinrent auprès de M. O-Farill, et lui dirent qu*à peine Tinfanterie 
pourrait passer , et que , quant à la cavalerie , cela était impossible. Il leur 
répondit : «* Messieurs , il y passe sans doute tous les jours des hommes du 
M pays à pied et à cheval. Vous avez l'honneur d*étre de plus anciens £s- 
« pagnols que mes pères qui ont été naturalisés parmi vous ; moi, qui mérite de 
«c vous commander, je passerai à cheval, par la corniche, le premier, et l'armée 
« tout entière suivra le général. » Enfin , par précaution , des muletiers génois 
précédèrent chaque escadron , et toute Tarmée arriva au-delà de Gênes , à 
Sarzane, sans avoir perdu ni un homme , ni un cheval , ni les moindres ef- 
/ets du bagage. 

II paraît quVn vivant avec les Espagnols on apprend bientât à concevoir 
et à exprimer noblement les sentiments généreux , francs et héroïques, qui 
caractérisent cetUi fière nation. 

Tel était le chemin que les Suisses proposaient de suivre. Il était sans 
doute alors plus impraticable qn*en 1806, mais le passage était possible, 
sortont pour des corps d'infanterie. Depuis, les rois de Sardaigne ont 
fait tracer de belles routes le long de la corniche du levante et de celle du 
ponente. Maintenant on les parcourt en poste, et ce voyage, presque tou- 
jours le long de la mer, est un des plus agréables qu'on puisse foire en Italie,^ 



CHAPITRE XIV. 197 

« Il a été publié que le roi faisait défense de rien envoyer 
à Rome pour aucune eause bénéficiale , ou toute autre rai- 
son , sous peine de corps et de biens y et il a en tout défendu 
lobédience au pape. Ceux-ci savent que le pape dit qu avec 
ce roi il a sa paix dans la poche , et ils s'en indignent. Je 
puis vous assurer que pour le présent le pape dit la vérité ; 
mais , s'il arrive que ceux-ci soient assurés de l'empereur , 
le pape se sera trompé. Ceux-ci ne se feront pas faute d'ac- 
céder à toutes les considérations que prescrira l'empereur, 
parce que toute autre blessure , toute autre injure leur pa- 
raîtra plus honnête et plus supportable que celle du pape. 
Ce roi-ci , quand il dort , quand il veille , ne pense à rien 
autre qu'au mal qu'il lui . semble recevoir de S. S. , et il 
n'aspire qu'à la vengeance. Il m'a été dit par une personne 
de grande qualité , que l'empereur ne va pas à d'autre but 
que le partage de l'Italie entre ce roi et lui-même. » 

Le fond des opinions de Robertet sur la guerre se 
découvre un jour d'une manière imprévue. Le roi n'y 
est pas porté : mais le ministre pourrait avoir un autre 
sentiment. Un jour qu'il causait avec Machiavel, un 
peintre apporta dans son cabinet le portrait du défunt 
cardinal d'Amboise. Robertet, le voyant, dit en soupi- 
rant; « O mon maître, si tu étais vivant, nous serions 
avec notre armée à Rome ! » 

Le secrétaire paraît ne pas bien augurer de ce concile 
de Tours. 

« Demain le roi partira pour Tours : que Dieu en fasse ar- 
river ce qui sera le meilleur ! » 

Ainsi que le roi l'avait demandé, la république expé- 
die un ambassadeur auprès de lui. Le choix tombe 
sur Robert Acciajoli, qui arrive à Tours le 10 sep- 
tembre. Le secrétaire lui remet tous les papiers de la 
mission, l'instruit des informations qui peuvent lui 
être utiles , et reprend la route de Florence. 



198 MACHIAVEL. 

Plusieurs personnes pensent que pendant le cours 
de cette mission, il y a eu dans la conduite de Ma- 
chiavel quelque chose qui, à tort ou à raison, a pu 
déplaire à LL. SS. Elles lui écrivent che l'uomo si 
faccia vivo e ricordi. Il répond qu'il a été si vivant 
que, malgré son incommodité, il s'est présenté souvent 
au conseil, et n'a cessé de défendre les intérêts de la 
république. Mais ceci n'est peut-être qu'une légère 
moquerie de Marcel di Virgilio, ou de Bonacorsi qui 
lui a écrit comme on l'a vu, en l'appelant tristarello, 
moquerie indifférente dont l'envoyé se sera montré 
trop affecté. Il n'y a aucune raison pour faire croire 
qu'il se soit élevé le moindre différend sérieux entre 
la république et son secrétaire; car à peine arrivé à 
Florence, il est expédié le 12 novembre suivant pour 
feire la revue d'un corps de cavalerie au service du 
gouvernement. Cette mission ne dura que quelques 
jours. 



CHAPITRE XV. 199 



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CHAPITRE XV. 



Nous rapporterons à cette année la composition 1510. 
d'une pièce de vers intitulée : Décennale seconda. 
On a vu que le premier Décennale comprend les évé- 
nements qui se sont succédé de i494 ^ i5o4. L'au- 
teur paraît avoir eu l'idée de mettre la première main 
à ce petit poëme qui, par suite du précédent, devait 
comprendre les événements de i5o4 à i5i4j sauf à le 
continuer à mesure que les faits s'accompliraient. 

Rien dans les œuvres recueillies jusqu'à ce moment 
ne nous apprend si ce second Décennale est dédié, 
comme le premier , au même Alamanno Salviati. Les 
faits qui y sont rapportés embrassent seulement une 
période de 6 ans. 

La pièce a 219 vers, et n'est pas terminée. 

Le début est d'un ton pindarique. 

« Je chanterai , et je serai hardi de chanter au milieu de 
tant de plaintes qui m accablent de douleurs , je chanterai 
les hauts événements et les faits furieux. qui ont eu lieu dans 
les dix années suivantes , depuis qu en me taisant j'ai posé 
la plume. Je chanterai les mutations d empires , de royaumes 
et d'états, dont fut témoin la contrée italique , et qu'avait 
ordonnées d'avance le conseil divin. Muse, si jamais j'ai 
mis en toi ma confiance , préte-moi ta faveut , et que mon 
vers arrive à la grandeur des faits ' ! 

' OU alti accidenti e fatti furiosi 



îioo MACHIAVEL. 

Nous rentrons dans les événements qu'ont rapportés 
les dépêches depuis 1 5o4. Barthélémy d'Alviano essaie 
de dégager Pise. Giacomino (vostro Giacomino) met en 
déroute l'armée de Barthélémy. Le poète fait un éloge 
du vainqueur, qui depuis a été maltraité par la répu- 
blique. 

« Avare de l'honneur , prodigue d*or , il s'illustra par tant 
de vertus , qu'il mérite vraiment plus que je ne l'honore. Ac- 
tuellement il languit négligé, méprisé dans sa maison, pauvre, 
vieux, et aveugle : celui qui fait bien, déplaît à la fortune \ » 

Ces derniers , mots semblent prédire le sort du 
poète lui-même. 

Voici comment est racontée l'expédition de Jules II 
contre Pérugia et Bologne. Le poète n'est pas obligé 
de se contenir dans la mesure prescrite à l'envoyé 
politique. 

« Cependant le pontife Jules ne pouvant plus refréner son 

Cbe in dieci anni seguenti sono stati , 

Poi cfae tacendo la penna riposi , 
Le mntazion di regni , imperi e stati , 

Saocesse pur per V Italico sito , 

Dal consiglio divin predestinati , 
Cantero io : e di cantare ardito 

Sarô fra molto pianto , benchè quasi 

Sia per dolor divenuto smarrito. 
Musa , se mai di te mi persuasi , 

Prestami grazia , che il mio verso arrivi , 

Alla grandezza de* seguiti casi ! 

■ Avaro dell' onor , largo dell* oro , 
E di tanta virtù visse capace, 
Che mérita assai più, eh* io non l' onoro. 
£d or negletto e vilipeso giace, 

In le sue case , pover, vecchi.o e cieco : 
Tanto a fortuna , chi ben fa , dispiare ! 



J 



CHAPITRE XV. 20I 

esprit orgueilleux , donne au vent les bannières sacrées ; plein 
de colère naturelle et de furie , il répand d'abord son poi- 
son contre les occupateurs de ses domaines pour en jeter à 
terre les tyrans, il abandonne son trône saint , et présente 
la guerre à Pérugia et à Bologne : les Baglioni s'humiliant 
sous sa volonté pour rester dans leur patrie , il chasse seu- 
lement du Bolonais l'antique famille Bentivoglio ' . » 

Si dans les dépêches on a trouvé quelques expres- 
sions mystérieuses , qui aient paru ne pas laisser assez 
dominer l'opinion de l'envoyé Florentin , le voilà franc 
comme tous les poètes. Il ne cessera de dire ainsi la 
vérité à toutes les puissances, et même à la répu- 
blique. Elle avait voulu à tout prix reconquérir Pise, 
et voici , suivant le poète , par quelles séductions elle 
se fit aider de ses voisins. 

« Voulant rendre l'entreprise assurée , il fallut à chacun 
remplir la gueule, et cette bouche qu'il tenait ouverte. Alors 
Pise étant restée isolée , vous l'avez subitement bloquée , en 
ne laissant libre que le chemin des airs. Vous y avez employé 
en tout quatre mois avec de grandes fatigues , et d'immen- 
ses désastres ; enfin , vous l'avez afïamée avec d'énormes dé- 
penses. Quoiqu'elle fût une ennemie obstinée , cependant , 

Intanto papa Giulio più tenere 

Non potendo il féroce animo in freno, 

Àl vento diede le sagre bandiere, 
£ d' ira uatural , e di furor pieno , 

Contro gU occupator d' ogoi sua terra , 

Isparse prima il sao primo veleno. 
E per gittame ogni tiranno in terra , 

Abbandonando la sua santa soglia, 

A Perugia e Bolugna ei mosse guerra. 
Ma cedendo i Baglioni alla sua yoglia , 

Restorno in casa, e sol del Bolognese 

Cacciô r antica casa Beutivoglia. 



202 MACHIAVEL. 

abattue et forcée par la nécessité , elle retourna , en pleurant , 
à la chaîne antique '. » 

Il y a ici dans la peinture du blocus de Pise quel- 
ques tableaux qui rappellent l'écrivain militaire. 

Nous citerons ces vers de la plus haute poésie, k 
propos de la bataille d'Agnadel, où Louis XII, en per- 
sonne, battit les Vénitiens, le i4 mai iSog. 

« Allez, orgueilleux, allez désormais avec la figure altière , 
vous qui portez les sceptres et les couronnes , et qui ne savez 
pas la vérité sur Favenir , tant vous aveugle la soif présente ! 
elle lient sur vos yeux un voile épais qui vous empêche de 
voir les objets éloignés , d où il arrive que les révolutions du 
ciel jettent vos états de celui-ci à celui-là, plus souvent que 
ne changent la chaleur et la glace. Si votre prudence s'at- 
tachait à connaître le mal , et à y remédier , tant de puissance 
serait enlevée au ciel ' . » 

< Talchè Toleodo far V impresa oétta , 

Bisognô a ciascuno empier la gola , 

E quella bocca» che teneya aperta. 
Dunque sendo rimasta Pisa sola , 

Subitamente qtiella ciroondaste, 

Ifon vi lassando entrar , se non dû vola. 
£ qaaUro mesi intorno ivi posastè, 

Con gran disagî , e con assai fatica , 

E con assai dispendio Taffamaste. 
E benchè fusse ostinata inimica , 

Pur da nécessita costretta e vinta , 

Tornô pîangendo alla catena antica. 

* Gîte , o superbi 9 ornai col viso altiero, 

Voi , cbe gU scettri e le corone aipete, 

£ del fiituro non sapete il vero > 
Tanto v' accieca la présente sete, 

Cbe grosso tienvi sopra gli ocefai un xéh , 

Cbe le Gose discoste non vedestel 
Di quindi nasce che il voltar del cielo 



CHAPITRE XV. 2o3 

Cette exclamation est digne du Dante. De telles sen- 
tences ne dépareraient pas celles qu'il a répandues 
dans la Divine Comédie. On voit aussi dans ce passage 
quelque chose qui ressemble assez à la description 
des jeux de la fortune du même poète'. 

Nous transcrivons les derniers vers. Il s'agit de Mar 
ximilien. 

« Abandonné de la ligue, et désireux dt retourner en Al- 
lemagne , il eut encore le dépit de perdre Vicence *. » 

Le poète saisit toutes les occasions de parler avec 
malignité de Maximilien : plus haut , il l'a appelé celui 

« Qui tient, par le nom seul, le trône des Romains ^ » 

En parlant du roi de France, il raconte qu'il lui 
plut de passer les montagnes, et de protéger ceux qui 
avaient souffert pour l'amour de lui : il le nomme en- 
core le grand roi des Chrétiens. Machiavel savait bien 
que si Louis XII se décidait à une sérieuse irruption 
en Italie , il y obtiendrait sûrement , dès le commence- 
ment surtout, de glorieux succès: on l'avait bien vu 
à Agnadel en 1609, et on le vit encore bien mieux ^ 
depuis, à Ravenne , quoique le roi n'y commandât pas 
en personne. Mais ce prince était constamment retenu 

na questo a qucUo i vostri stati Tolta , 
Più spesso che non muta il caldo e '1 gelo ; 
Che se vostra prudenzia fusse volta , 
A coDoscere il maie e rimediarve , 
Tanta potenzîa al cielsarebbe tolta. 

' Enfer, chant VII, strophe s3 et soivantes. 

> E della legasendo derelitto, 

Di ritomairsi nella Magna vago , 
Perde Vicenza per maggior dispitto, 

^ Che tiene 
Col nome solo , il seggio de* Romani. 



ao4 MACHIAVEL. 

par la reine Anne de Bretagne , femme d'un haut et 
noble caractère et d'un esprit solide et pénétrant : elle 
se rappelait l'inutile gloire de son premier époux, et 
elle vantait la doctrine de Louis XI qui disait qu'on 
ne devait ambitionner jamais que des conquêtes voi- 
sines de ses états. Louis XII, au contraire, avec ses 
droits sur Milan, et ses rêves sur Naples, combattait 
les opinions de la reine. 

Ce que Machiavel n'a pas osé avouer si librement 
dans ses lettres, il le dit ici franchement dans ses vers; 
cependant, en général, il n'aimait pas beaucoup les 
Français. 

La pièce de poésie dont nous venons de rendre 
compte, ne comprenant les événements que jusqu'à 
l'évacuation de l'Italie par les troupes de Maximilien, 
n'embrasse pas ceux des dix années que l'auteur s'était 
proposé de chanter, et nous devons rester incertains 
sur les motifs pour lesquels elle ne nous est parvenue 
qu'avec les lacunes qu'on y remarque aujourd'hui. 

Ce Décennale^ comme le précédent, annonce un 
auteur qui avait dû s'exercer depuis long-temps dans 
ce genre de composition. Les traits malins y abondent. 
Ils sont empreints d'un esprit d'indépendance qui sied 
au langage des dieux. Il s'y trouve en général plus 
d'amertume que de charme , plus de désir de frapper 
que de soin de plaire. N'oublions pas aussi que si le 
secrétaire Florentin n'a mis que 1 5 jours à composer 
le ^Temiev Décennale, il a peut-être composé le second 
dans moins d'une semaine. 



H&» 



CHAPITRE XVI. ao5 



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CHAPITRE XVI. 



Nous devons abandonner le poète, car Machiavel 1510. 
va changer de rôle : le temps de la villeggiatura pen- 
dant lequel il se livrait à de tels délassements est 
passé , et il faut reprendre les graves occupations au 
palazzo de" signori. 

Le 2 décembre de la même année, Nicolas fut ex- 
pédié à Sienne. Les instructions que reçut le secré- 
taire, nous apprennent seulement qu'il alla dans cette 
ville, pour les faccende de la république; mais il pa- 
raît qu'il devait traverser plusieurs pays amis et confé- 
dérés, car elles recommandent le secrétaire, et invo- 
quent pour lui appui et faveur, qui seront rendus en 
échange, dans une semblable circonstance. 

Il en est de même d'une instruction du 12 mai 
i5ii, qui charge Machiavel d'aller traiter avec l'il- 
lustre Lucien Grimaldi , seigneur de Monaco ' : il ré- 
sulta de cette mission un traité entre la république 
et ce seigneur. Ce traité portait que les sujets des 
deux pays pourraient jouir, dans les ports desdits états, 
des franchises , privilèges , droits attribués aux natio- 
naux, sans avoir cependant la faculté d'y introduire 
des bâtiments capturés sur des individus qui ne se- 

' Lm Grimaldi, famille illastre de Gènes, da parti Gnelfe , possédaient la 
seigneurie de Monaco depuis 980. 



2o6 MACHIAVEL. 

raient pas ennemis de l'état dans le port duquel on 
amènerait les bâtiments. 

Ce traité est rédigé dans les mêmes termes que l'on 
emploie aujourd'hui pour cette sorte de négociations. 

Nous allons maintenant voir Machiavel retourner 
en France. Les décemvirs de liberté et paix lui confient 
une mission auprès du roi très-chrétien. 

L'instruction, en date du lo septembre i5ii, est 
excessivement détaillée. 

Les dépêches de Nicolas dispensent d'expliquer la 
nature des circonstances : elles vont être plus claire- 
ment développées par le secrétaire lui-même. 
1511. Machiavel voit à Borgo San Donnino plusieurs car- 
dinaux de la faction de France, les cardinaux Santa 
Croce ', de Saint-Malo (Brissonet), de Cosenza ^, de 
San Severino ^ ; il leur témoigne l'affliction de la ré- 
publique qui craint que le pape, voyant qu'elle accorde 
Pise, pour y assembler un concile opposé aux inté- 
rêts du Saint-Siège, ne tourmente et ne persécute 
les marchands Florentins résidant à Rome. Il établit 
toutes les raisons qui sont déduites dans ses instruc- 
tions ; il étend les arguments, et il cherche à obtenir 
de ces cardinaux une réponse favorable. Les cardi- 
naux lui répondent par la bouche de San Severino; 
ils justifient leur entreprise. Ils disent qu'elle sera 
agréable à tous les chrétiens et à Dieu, et que plus 

' CaijaTal , cardinal da titre de Santa-Croce , d*nne famille d'Espagne , légat 
da pape, en i5o7 , auprès de Tempereur Maximilien, dont alors il avait em- 
brassé le parti : depuis en l'avait vu ennemi du pape, et dans les difïlêrends de 
ce pontife avec Louis XII , il s'était déclaré pour les intérêts du roi. 

> Cosenza, cardinal espagnol, évéque de Cosenza dans l'état de Naples. 

3 Frédéric de St.-Séverin , fils de Robert , comte de Cajazzo et de Jeanne 
de Correggio, nommé cardinal parle pape Innocent VIII, en 1489, et 
confirmé par le çoUégie des cardinaux après la mort du pape , es 1493 ; mort 
en i5i6. 



CHAPITRE XVI. 207 

on y participera , plus on devra s'en glorifier : que le 
concile avait été publié, il y avait six mois, comme 
devant être tenu à Pise; que les seigneuries avaient 
dû se préparer à souffrir tout ce qui devait en résul- 
ter , puisqu'elles avaient eu tant de temps devant elles : 
qu'on ne savait pas ce qu'un délai pouvait apporter 
d'avantages à la république. 

Le cardinal s'étendit ensuite sur ce raisonnement : 
que Florence n'avait rien à craindre des armes , puis- 
que le roi de France n'avait jamais eu tant de troupes 
en Italie. 

« n ajouta quen 1409 , trois années après la conquête 
que. vous aviez faite de Pise , vous y aviez laissé assembler 
un concile contre un saint pontife ; que le concile fut com- 
mencé par des cardinaux ; que vous aviez consenti sans 
peur, quoique la cause ne fût pas si juste, et que vous 
n'eussiez pas des faveurs aussi décidées qu'aujourd'hui, 
ayant de votre côté un roi de France. » 

Une lettre de Robert Acciajoli, l'ambassadeur qu'on 
a vu aller en France, pour y remplacer Machiavel, 
annonce de Blois, en date du a 4 septembre, que le 
secrétaire y est arrivé le 22. 

Acciajoli et Machiavel vont à l'audience du roi. 

« Hier nous allâmes à la cour , après avoir examiné notre 
commission, et réduit par extrait toutes les raisons qui 
pouvaient convaincre S. M. : conformément à l'intention de 
y. S. , nous nous sommes présentés devant elle. Les premières 
révérences et les cérémonies d'usage terminées , on lui a lu 
une demande rédigée d'après Içs instructions , çt contenant 
tous les motifs les plus convenables et les plus convaincants. 

« Le roi écouta avec calme et volontiers , paraissant faire 
un grand cas de vos recommandations et de vos conseils. 

« J'aurais volontiers , dit le roi , tenu le concile à Verceil ; 
les cardinaux et les prélats pourront s'y rendre quand ils 



2o8 MACHIAVEL. 

auront fait , à Pise , la première , la seconde et la troisième 
station ( ce fut l'expression dont le roi se servit ) , et je ne 
puis rien disposer là-dessus, sans le consentement du roi 
des Romains ( Maximilien ) et des cardinaux. Je suis convenu 
avec eux de ne rien déterminer sans eux. J'ai invité les car- 
dinaux et l'église gallicane à se rendre en ce lieu , et je ne 
vois pas comment je puis me dédire. » Nous répliquâmes , 
le roi reprit à son tour , Robertet parla aussi plusieurs fois. 
Le résultat fut, qu'il était impossible de rien changer à 
cette détermination, puisqu'on 1 avait conduite à ce terme. » 

Après être restés quelque temps à discourir, ne pou- 
vant obtenir ce qu'ils demandaient d'abord, les négo- 
ciateurs se réduisirent à une troisième demande, un 
délai de trois mois. Ils s'appuyèrent sur la nécessité 
d'attendre les suites de la maladie du pape , de don- 
ner aux seigneuries le temps de prendre des précau- 
tions utiles. Alors ils persuadèrent le roi , qui promit 
que l'on ne ferait rien avant la Toussaint. 
151 K Le secrétaire écrit le 24 septembre qu'il s'est mis 
aux pieds de S. M. conjointement avec le magnifique 
Roberto , qu'ils ont fait ce qui a été rapporté par lui ; 
qu'il restera à Blois, aux ordres du roi, à peu près 6 
ou 8 jours; qu'ensuite il retournera à Florence. 

Cependant le concile est assemblé à Pise, Machiavel 
y est envoyé , et sous le prétexte de conduire un corps 
de soldats, il est chargé de décider les prélats à quit- 
ter cette ville. Enfin il résulta des négociations du 
secrétaire, que les Pères du concile se séparèrent le 
I a, en se réservant de se rassembler à Milan. La ré- 
publique obtint ce qu'elle désirait, et le roi éloigna 
de son territoire ce concile, qui ne pouvait que rendre 
le pape et ses successeurs, des ennemis dangereux de 
la république. 



CHAPITRE XVII. ao9 



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CHAPITRE XVII. 



Il paraît que ce voyage en France, fait si précipi- 
tamment, altéra la santé de Machiavel ou du moins 
lui laissa quelque crainte de la mort. A peine revenu 
à Florence, il résolut de faire un testament. Cette pièce 
est datée du 22 novembre 1 5i i : il y déclare qu'il laisse 151 1* 
à Mariette sa femme chérie , fille de feu Louis Corsini 
de Florence , ses dots énoncées dans un acte anté- 
rieur. Il déclare en outre qu'aussitôt après la mort du 
testateur, tous les colliers, chaînes, les anneaux tant 
de ladite Mariette que dudit Nicolas, tous les habits de 
laine, de lin, de soie, servant à leur usage (adusum et 
dorsum etpro usuel dorso tant dictœ dominée Mariettœ, 
quant dicti Nicolai) ^ doivent être vendus. Le produit 
en sera employé en achats de crédits du mont (rentes 
payées par la république), ou en biens immeubles. 
L'usufruit de la rente de ce produit appartient à Monna 
Mariette, tant qu'elle sera veuve et qu'elle mènera une 
vie de veuve , et honnête , et non autrement. La pro- 
priété sera aux enfants, et si Mariette se remarie, elle 
n'aura plus de droits à cette rente ^ Après avoir signé 

' Il y a là ane claase slngnlière ; si elle avait été exécatée à la rigaear , 
Mariette se serait trouvée avoir des rentes , sans avoir d'habits. Apparemment 
qu'elle aurait dû racheter ses habillements dn produit de sa dot. Ce testament 
ne noas dît pas le nombre d'enfants qn'avait alors Machiavel. On sait qu*â sa 
mort il en laissa cinq , quatre garçons et une fille. Quelques auteurs portent 

/. i4 



2ÏO MACHIAVEL. 

ce testament de précaution , où il n'est question d'aucun 
bien immeuble appartenant à Machiavel, il reprend 
ses courageux travaux au service de la république. 

Le 2 décembre de la même année, il est chargé de 
faire une levée dans la province de la Romagne; sa 
mission se réduit à réunir loo hommes de cavalerie, 
et à passer en revue 200 hommes de pied. Voici l'é- 
poque à laquelle nous devons rapporter l'ouvrage in- 
titulé : Proyi^isione seconda; per le milizie a cavallo. 
Cet édit a été délibéré dans le conseil des 80, le a3 

1512. mars i5ii (iSia), et approuvé par le grand conseil le 
3o du même mois. Le soin de surveiller l'exécution 
de cette loi est confié aux neuf àowX il a été parlé à 
propos de la Pro^^^^isione prima. Les hommes destinés 
à former les corps de cavalerie s'appellent i descrittL 
On retrouve dans la pensée de cette loi quelques-unes 
des dispositions qui étaient en usage à Rome pour les 
chevaliers, et d'autres que nous avons adoptées pour 
l'organisation de notre gendarmerie moderne. On y 
voit figurer ce que nous appelons les masses. Chaque 
descritio se fournit d'un cheval et d'armes offensives. 
Si un descritto perd son cheval à la guerre, ou s'il 
prouve qu'il y a été blessé , les neuf remboursent au 
cavalier les deux tiers de la valeur du cheval. Quand 
le descritto ne sera pas appelé à la guerre, et qu'il 
restera dans son habitation, il aura, pour la dépense 
de son cheval, une indemnité de 12 ducats d'or. 

1512. 11 existe encore aujourd'hui, en Suède, un système 
d'organisation militaire qui ressemble beaucoup à ce- 
lui qu'a établi Machiavel. 

Il est probable qu'à une époque peu éloignée de 

à ane époque bien antérieare à l'hiver de i5o4 à i5o5, la date du mariage 
de Nicolas; suivant eux, il était déjà marié, lors de sa mission près de César 
Borgia. 



CHAPITRE XVII. 211 

celle où nous sommes parvenus , le secrétaire Floren- 
tin donna à la seigneurie le Consulto per la elezione 
del comandante délia fanteria. Dans cet écrit où il 
conseille de nommer à cette place un guerrier expéri- 
menté, il règne un ton de franchise, de décision, 
prouvant le crédit de celui qui adressait ce conseil. 
Cependant le roi avait tenu la parole qu'il avait 
donnée aux Florentins. Gaston de Foix' était des- 
cendu en Italie où il avait pris le gouvernement du 
duché de Milan , et le commandement de Tarmée fran- 
çaise , combinée avec l'armée de Maximilien , et des- 
tinée à attaquer les armées espagnole, pontificale 
et vénitienne réunies , appelées Armée de la Ligue. 
Bientôt les combattants se trouvèrent en présence dans 
les environs de Ravenne, et le 1 1 avril, jour de Pâques^ 
on livra la célèbre bataille de ce nom qui fut gagnée 
par les Français. Mais leur triomphe fut ensanglanté 
par la mort du généralissime Gaston de Foix ^. 

I Né en 14S9} fils de Jean de Foîx , vicomte de Narbonne , et de Marie 
d^Orléans , sœar de Louis XII , et allié très-proche de César Borgia , par sa 
femme Charlotte d'Albret. 

* La victoire était décidée : Gaston de Foix, malgré le conseil de Bayard , 
voolat poursuivre un corps d'Espagnols qui était «n fuite , et il fut frappé 
d*un coup de pique dans le flanc : « Ce fut une erreur à lui , de vouloir ultra- 
ce vaincre ( stravincerc ). » Telle est la réflexion qui est en marge de Gai- 
chardin ^ tom. II, pag. 4^7' 

Voici ce que Gnichardin dit de ce prince dans le même passage : « Il mourut 
« ( Gaston) dans un âge fort jeune et avec une renommée singulière pour 
« tout le monde , ayant en moins de trois mois , et d*abord comme capi- 
« taine plus que comme soldat , obtenu tant de victoires avec une celé- 
« rite et une impétuosité incroyables. » Dans cette mémorable journée les 
Français firent prisonniers Fabrice Colonne , Pierre Navarre , célèbre ingé- 
nieur , le marquis de la Palud , le marquis de Pescayre , et enfin Jean de M é- 
dicis , fiU de Laurent-le-Magnifique, cardinal depuis 14S8, et légat du pape 
auprès de Tarmée espagnole ( il devait être pape le 1 1 mars suivant sons le 
nom de Léon X ). A cette bataille , firent leurs premières armes une foule 
■ de Français qui devinrent très-célèbres dans ce siècle, et, entre autres, Anne 
de Montmorency, depuis connétable de France. 

i/i- 



212 MACHIAVEL. 

Malheureusement pour les armes de la France, 
Maximilien craignant que cette victoire n'enflât trop 
le courage et les prétentions des Français, ordonna que 
ses troupes se séparassent de celles du roi Louis XII, 
et l'armée de ce prince , réduite à ses propres soldats, 
fut obligée de prendre des cantonnements dans des 
lieux fortifiés. La Palice ' , qui avait succédé à Gaston 
de Fois , ne pensa plus qu'à protéger le duché de Mi- 
lan, où il fut poursuivi par l'armée de la ligue : la dé- 
fensive était encore bien difficile, caries Français depuis 
le départ des Allemands n'avaient plus d'infanterie. 
Successivement La Palice perd Milan, Pavie, et il est 
obligé de faire sa retraite par le Piémont. Ainsi à peine 
en deux mois tous les fruits de la victoire de Ravenne 
furent anéantis, le duché de Milan fiit perdu, et Flo- 
rence , qui s'était réjouie de tant de succès des Fran- 
çais, fut abandonnée à ses propres forces devant une 
armée victorieuse et irritée. Une diète assemblée à 
Mantoue décida qu'on marcherait sur Florence, et 
qu'on y rétablirait les Médicis. 

■ Jicqnei de Cluluiinei , leigDBUr de lu Palice , l'an d« généraux fiaoçaii 
lea plus expérimcDtéi de ce lemps.là ; lei Eipagnols l'appeUient El eapilaH 
de la Patlfa de muehaigutmu x vieloriai. Il fol toi lia balailla d« Paiie. 



CHAPITRE XVIII. ai3 



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CHAPITRE XVIII. 



Les événements qu'on avait tant redoutés à Flo* 
rence, commençaient à s'accomplir. Le pape avait de- 
mandé spécialement l'appui du roi d'Espagne contre 
les Florentins , et celui-ci avait ordonné au vice-roi de 
Naples ' de marcher sur Florence , d'y renverser l'au- 
torité du gonfalonier Soderini , et de chercher à y ré- 
tablir la domination des Médicis. Machiavel, qui n'était 
entré dans les affaires que depuis la chute de ces il- 
lustres bannis , ne pouvait les avoir connus que dans 
son enfance, et quelles qu'eussent été alors ses affec- 
tions par haine contre la famille Pazzi, il avait toujours 
servi avec zèle le parti contraire. Il accepta encore une 
mission qui avait pour but de défendre le territoire. 
Cette mission commença au mois de mai, et ne finit 
qu'au mois d'août iSia. Il nous reste peu de détails 
sur les événements où il figura vers cette époque. 
Mais il est certain qu'il remplit honorablement tous 
ses devoirs. Florence ne tarda pas à être soumise. 

Une lettre du secrétaire, que l'on présume avoir 1512, 
été écrite au mois de septembre suivant, à madonna 
Alphonsine , mère de Laurent de Médicis qui fiit de- 
puis duc d'Urbin, contient le récit de ce qui vient 
d'arriver en Toscane depuis quelques jours. Aucune 

■ Hagaes de Cardonc, commandant Tarmée espagnole. 



2i4 MACHIAVEL. 

pièce historique ne peut mieux donner une idée de la 
manière dont le secrétaire jugeait ces importants évé- 
nements qui devaient gravement l'affliger. 

Au ton qu'il prend dans cette lettre, on doit 
croire qu'il s'était depuis long-temps préparé à de tels 
événements , et il était impossible qu'il eût approuvé 
cette politique de Soderini flattant l'empereur, et ne 
voulant pas perdre l'amitié de la France , politique 
vacillante qui lui avait fait perdre l'appui de l'un et 
de l'autre. Les conseillers de l'empereur, et ceux du 
roi dont la santé était déjà fort affaiblie, pouvaient 
pour un temps être alliés, faire marcher les armées 
respectives au même but ; mais cette alliance de deux 
telles rivalités, se disputant toutes deux l'Italie, ne devait 
pas être durable. Ils parlaient de la partager ensemble, 
probablement pour se tromper mutuellement , et 
faire en sorte qu'en définitive la proie devînt la pos- 
session d'un seul. Entre de semblables dissimulations 
appuyées de tout ce que la force peut affecter de 
vertus et de bonne foi , Soderini , promenant de l'un à 
l'autre parti l'argent et les affections de la république, 
mal soutenu à Rome par son frère le cardinal qui 
n'était pas aimé de Jules II , n'avait permis aucun ac- 
cès aux conseils de vigueur, les seuls à suivre dans 
cette circonstance : enfin après quelques signes épars 
çà et là de dignité de caractère, mêlés de plusieurs 
actes de présomption , et de trop de confiance dans 
la populace, n'ayant pas fait le sacrifice de sa vie, sa- 
crifice qu'il faut hardiment offrir dans de si terribles 
circonstances, et que la fortune n'accepte pas toujours, 
il se résolut à capituler, pour ne pas mourir, et il 
échangea honteusement sa puissance contre l'exil. 

Machiavel cependant ne l'abandonna pas vilement; 
Voici comme il s'exprime dans sa lettre qu'on croit 



CHAPITRE XVIII. Qi5 

adressée à Alphonsine Orsini, il faut le dire, à la veuve 
de Pierre de Médicis. 

« Puisque V. S. veut , illustrissime madonne , entendre 
nos nouvelles de Toscane , je les lui raconterai volontiers , 
et pour la satisfaire, et pour rapporter ce qui a été fait par 
les illustres amis de V. S. qui sont aussi padroni mieL Ces 
deux causes effacent tous les autres déplaisirs que j ai es- 
suyés, comme vous le verrez dans le cours de ce récit. Quand 
il fut arrêté par la diète de Mantoue que Ton rétablirait les 
Médicis, et que le vice-roi fut parti pour aller à Modène, on 
craignit en Toscane que le camp espagnol ne vînt à Flo- 
rence : cependant on n'en avait aucune certitude , parce que 
les choses avaient été traitées secrètement à Mantoue. Beau- 
coup ne voulaient pas croire que le pape consentît à trou- 
bler la paix de cette province \ les lettres de Rome annon- 
çaient qu'il ne régnait pas une parfaite intelligence entre le 
pontife et l'armée espagnole. » 

« Alors on ne fit aucuns préparatifs , jusqu'à ce que la 
certitude arrivât de Bologne. » 

« Les ennemis étaient à une journée de nos frontières : 
toute la ville se troubla à l'aspect de cet assaut subit et im- 
prévu. On consulta sur ce qu'il y avait à faire ; on délibéra 
avec autant de promptitude qu'il fut possible : il n'était plus 
temps de garder le passage des montagnes , ni d envoyer à 
Firenzuola, bourg situé sur les confins entre Bologne et 15i2« 
Florence , un corps de deux mille hommes de pied, afin 
que les Espagnols , ne voulant pas laisser derrière eux une 
troupe si considérable, se bornassent à assiéger ce bourg, 
et nous donnassent le temps de réunir plus de monde , et 
d'opposer plus d'obstacles à l'attaque. » 

« On ne jugea pas à propos d'envoyer ces deux mille 
hommes en rase campagne , parce qu'on ne les crut pas en 
état de retenir l'ennemi. On décida qu'avec ce corps on 
résisterait à Prato , pays situé dans la plaine , au pied des 
montagnes qui descendent du Mugello^ éloigne de Florence 
de dix milles. On pensa que ce lieu était propre à recevoir ce 



2i6 MACHIAVEL. 

corps et qu'il y serait en sûreté^ et que, comme il se trou- 
verait voisin de Florence , on pourrait aisément le secourir 
si les Espagnols allaient de ce côté. » 

«c Cette délibération prise, tous les corps se mirent en 
marche pour aller occuper les lieux désignés ; mais le vice- 
roi qui avait Tintention , sans attaquer le bourg , de venir 
droit à Florence pour y changer l'autorité , espérant le faire 
avec le parti qui était dans l'intérieur de la ville , laissa der- 
rière lui Firenzuola , et passant l'Apennin , descen dit à Bar- 
berino du Mugello , à dix-huit milles de Florence. Tous les 
bourgs de cette province, dépourvus de garnisons, reçurent 
des ordres et approvisionnèrent le camp , suivant leurs fa- 
cultés. Cependant , à Florence , on avait réuni une partie de 
larméc : on rassembla les condottieri des hommes d'armes ^ 
on leur demanda leur avis sur la défense à faire contre une 
attaque; ils répondirent qu'il ne fallait pas résister à Prato, 
mais à Florence même , parce qu'ils ne jugeaient pas , en 
s'enfermant dans Prato, pouvoir arrêter le vice-roi. Ils ne 
connaissaient pas encore ses forces , et les jugeant d'après 
la vivacité de ses mouvements sur cette province , ils. les 
croyaient telles qu'on ne pouvait résister. Ils estimaient qu'il 
était plus sûr de se renfermer dans Florence , où, avec Taide 
du peuple, ils pouvaient plus facilement se défendre , en 
même temps qu'en laissant à Prato trois mille hommes , ils 
espéraient conserver cette ville. Cette délibération plut , et 
particulièrement au gonfalonier Soderini, qui se jugeait plus 
fort contre le parti contraire , en tenant plus de troupes 
auprès de soi , dans Florence. » 

« Les choses étaient en cet état , lorsque le vice-roi envoya 
à Florence ses ambassadeurs. Ils exposèrent à la seigneu- 
rie , qu'ils ne venaient pas en cette province comme ennemis, 
qu'ils ne voulaient pas altérer la liberté de la république ni 
son autorité ; qu'ils voulaient seulement s'assurer de la ville; 
que l'on devait abandonner le parti français, adhérer à la 
ligue, qui ne croyait pas pouvoir être sûre de ladite ville ni 
de ce qu'elle promettait, tant que Pierre Soderini serait 
gonfalonier ; ^u'il était connu comme partisan des Français ; 



CHAPITRE XVIII. 217 

qu enfin le vice-roi voulait que Soderini déposât ce grade, 
et que le peuple de Florence en élût un autre à son gré. Le 
goiifalonier répondit , qu*il n'avait obtenu cette qualité 
ni par la tromperie ni par la force , qu'il y avait été appelé 
par le peuple ; que si tous les rois de la terre réunis en- 
semble lui commandaient de la déposer , il ne la déposerait 
jamais: que si le peuple voulait qu'il se retirât, il le ferait 
volontiers^ comme il avait volontiers accepté ce titre quand 
on le lui avait accordé , sans qu'il le désirât. Pour connaître 
l'esprit public , quand les ambassadeurs furent partis , il 
rassembla le conseil , lui donna connaissance des proposi- 
tions; il offrit de se retirer, si ce parti plaisait au peuple; il 
ajouta que s'il paraissait que son départ dût amener la paix, 
il allait sur-le-champ retourner chez lui, parce que n'ayant 
jamais pensé qu'au bien de la ville, il lui serait pénible qu'elle 
souflrît pour sa cause. Cette proposition fut repoussée , et 
chacun offrit sa vie pour la défense du gonfalonier. » 

« Sur ces entrefaites , l'armée espagnole se présenta de- 
vant Prato, donna l'assaut, et fut repoussée. Alors son excel- 
lence le vice-roi jugea à propos de traiter d'un accord avec 
l'ambassadeur Florentin qui était auprès de lui : il l'envoya 
a Florence avec un des siens , offrant de se contenter d'une 
certaine somme d'argent, et stipulant qu'à l'égard des Médi- 
-cis^ l'affaire serait remise à S. M. C. , qui pourrait prier et 
non forcer les Florentins de les recevoir. » 

« Les ambassadeurs arrivèrent avec ces propositions. On 
rapporta que les Espagnols étaient affaiblis , qu'ils mouraient 
de faim , que Prato se défendrait : ces circonstances dan- 
nèrent une grande confiance au gonfalonier et à la multi- 
tude par laquelle il se gouvernait. Cette paix était conseillée 
par les sages; cependant le gonfalonier la différa tant, qu'un 
autre jour on apprit la prise de Prato. Les Espagnols avaient 
renversé une partie des murailles , et forcé ceux qui étaient 
chargés de la défense de ce point : ils les avaient tellement 
effrayés, que ceux-ci, après une courte résistance, s'étaient 
vus contraints de prendre la fuite. Les Espagnols occupant 
bientôt la ville , l'avaient saccagée , et pour comble de cala- 



ai8 MACHIAVEL. 

mités, araienl massacré tous les habitants. Je ne vous rap- 
porterai pas les particularités de ce massacre pour ne point 
vous affliger ; je dirai seulement quHl y périt plus de quatre 
mille hommes : le reste fut fait prisonnier et obligé de se 
racheter de diverses manières; on n'épargna pas même les 
religieuses, et les lieux saints furent le théâtre de mille 
scènes sacrilèges. » 

« Cette nouvelle jeta la consternation dans la ville 5 mais 
le gonfalonier ne se découragea pas. 11 tenait à certaines 
opinions qui lui étaient propres , et il présumait trop des 
offres que le peuple lui avait faites peu de jours auparavant. 
Il pensait qu'il conserverait Florence , qu'il éloignerait les 
Espagnols avec une somme d'argent , et qu'ainsi les Médicis 
seraient exclus du traité. Il fit notifier cette proposition ; on 
lui répondit qu'il devait actuellement recevoir les Médicis, 
ou s attendre à la guerre : alors on commença à craindre 
le pillage de la ville, en pensant à la lâcheté des soldats à 
Prato. Cette crainte fut augmentée par les démonstrations 
de toute la noblesse qui désirait le changement d'autorité, 
1512. tellement que le lundi soir, 3o août, à deux heures de nuit, 
nos ambassadeurs eurent ordre de traiter avec le vice-roi , 
à tout prix : la crainte s'accrut tellement que les gardes 
abandonnèrent le palais. La seigneurie fut contrainte de 
mettre en liberté beaucoup de citoyens dont on s'était fis- 
suré , parce qu'on les soupçonnait d'être amis des Médicis. 
Ceux-ci , avec beaucoup de nobles de la ville qui désiraient 
recouvrer leur puissance , reprirent courage , et se présen- 
tèrent le mardi suivant , en armes , devant le palais. Ils 
occupèrent les postes ; pour forcer le gonfalonier à partir, 
quelques citoyens leur conseillèrent de ne lui faire aucune 
violence , mais de le laisser sortir de bon accord. Ainsi , le 
gonfalonier 3 accompagné par ceux-là même, retourna dans 
sa maison, et la nuit suivante, sous bonne escorte , et du 
consentement des Slgnori^ il partit pour Sienne. » 

« Il s'établit à Florence un nouvel ordre de choses , mai* 
il ne parut pas au vice-roi que cet ordre nouveau pût suffi- ' 
samment rassurer les Médicis et la ligue; il jugea que cet état 



CHAPITRE XVIII. ai9 

devait redevenir ce qu'il était sous le magnifique Ijaurent. » 
« Les citoyens nobles consentirent à cette demande , mais 
ils vivaient dans la crainte du mécontentement du peuple. » 
« Enfin y ajoute Machiavel , le légat entra à Florence ac- 
compagné de soldats , et amenant avec lui le magnifique 
Julien. Ses partisans s'emparèrent du palais en criant palle, 
palle (les boules, les boules). Les seigneurs réunirent le 
peuple en parlement, et il fut porté une loi, en vertu de 
laquelle les magnifiques Médicis furent rétablis dans tous 
les honneurs et les grades de leurs ancêtres, w 

« Cette ville fut alors tranquille ; et elle espère vivre aussi 
honorée sous leur aide qu'elle l'a été dans les temps passés, 
sous le gouvernement du magnifique Laurent leur père. » 

Quoique cette lettre soit très-longue , il importe de 
la connaître tout entière, parce qu'elle sert de tran- 
sition d'une époque de la vie de Machiavel qui ne se 
représentera plus, c'est-à-dire, d'une situation où il 
était dévoué au gouvernement ennemi des Médicis, à 
une autre situation si différente où il demandera à 
les servir, et parviendra, quoique difficilement, à ob- 
tenir un appui, des commissions et des emplois qui 
ne finiront qu'avec sa vie. Je ne veux donc pas même 
passer sous silence les dernières lignes où le secrétaire 
paraît avoir pris un parti de résignation dont je cher- 
cherai plus tard l'explication. La lettre finit ainsi : 

« Vous avez donc ici , illustrissime madonne , le récit po- 
sitif de nos événements ,• je n'ai pas voulu y insérer des 
choses qui pussent vous offenser, parce qu'elles sont misé- 
rables et peu nécessaires. Dans les autres détails, je me suis 
étendu autant que l'exiguité d'une lettre le permettait. Si je 
vous ai satisfaite, j'en suis bien content, sinon, je prie votre 
seigneurie d'agréer mes excuses. Qiiœ diu etfelix valeat. » 

Il y a loin d'un tel récit à ce que Machiavel a dit 
précédemment des Médicis, dans le Décennale primo. 



aao MACHIAVEL. 

Je ne prétends pas l'absoudre : mais la force des temps, 
la mauvaise administration du gonfalonier, la protec- 
tioD incertaine de la France qui remportait des vic- 
toires stériles, le consentement accordé pour le concile 
de Pise, et d'autres motifs de guerre donnés au pape, 
avaient amené des circonstances fatales au gouverne- 
ment de Florence. 11 n'est pas possible que Machiavel 
n'ait pas prévu les événements. 11 avait pu observer 
de près les affaires et les fautes, ou, si l'on veut, les 
malheurs de son parti, de ce parti qu'il avait servi si 
honorablement : depuis les événements qui avaient 
suivi la retraite des Français , on peut croire qu'il 
s'attendait à voir périr l'autorité du faible gonfalonier. 
Ce testament signé quelques mois auparavant, et que 
nous avons attribué à l'altération de la santé du se- 
crétaire, nous apprend peut-être qu'U redoutait les 
funestes bouleversements qui s'approchaient, et qu'il 
les regardait comme pouvant avoir pour sa famille 
les suites les plus funestes. 

Cependant il serait déplorable de penser qu'il pût 
être ainsi permis d'énumérer les fautes de celui qui 
est abattu , pour s'empresser ensuite d'adorer le vain- 
queur : la modération des expressions du secrétaire, 
l'habileté profonde de sa narration ne le disculperont 
jamais d'avoir agi avec quelque précipitation dans cette 
circonstance. 



CHAPITRE XIX. aai 



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CHAPITRE XIX. 



Nous avons atteint une des époques les plus mal- 
heureuses de la vie de Machiavel. 

Avec son rare discernement , il avait vu , nous n'en 
doutons pas, les dangers nécessaires que courait le 
gouvernement de sa patrie; mais nous ne voulons pas 
pourtant, dans l'ignorance où nous sommes des mo- 
tifs de sa conduite, exagérer les reproches qu'il peut 
avoir mérités. D'ailleurs il était impossible qu'un homme 
d'une trempe de caractère aussi décidée approuvât bas- 
sement, et sur-le-champ, tous les changements qui se 
préparaient dans l'administration. Sans regret pour 
l'autorité déchue, il n'avait pas cependant affecté de 
paraître un des premiers, pour encenser les nouvelles 
divinités. J'ajouterai même qu'il ne faut pas se mé- 
prendre sur cette expression remarquable de la lettre 
précédente : ce ne sont pas les Médicis qu'il appelle j^a- 
dronimieiy ce sont ses propres et anciens amis, par- 
ticuUèrement François Vettori, son frère Paul et beau- 
coup d'autres avec qui il avait d'intimes liaisons, et 
qu'il savait depuis long-temps partisans déclarés des 
Médicis. Ces amis n'étaient plus employés : ils se trou- 
vaient, plus que Machiavel, les maîtres de professer 
une opinion opposée, et Nicolas, tout en continuant 
de servir fidèlement Soderini, cortime le voulait son 



aaa MACHIAVEL. 

f 

devoir, n'avait pas de raison pour repousser, surtout 
chez François Vettori, une bienveillance née dans des 
travaux communs, et qui avait produit, pour la vie, 
une estime et une affection réciproques. 
1512. Mais il est bien plus essentiel ici de rapporter les 
faits qui se succèdent avec rapidité que de se livrer 
à des réflexions peut-être hors de propos. La révolu- 
tion qui avait été la cause de la ruine du gonfalonier 
perpétuel , avait été aussi le signal de la chute du se^ 
crétaire. Une nouvelle seigneurie lance bientôt contre 
lui deux décrets, le 8 et le lo novembre i5i2. Le 
premier porte que Nicolas Machiavel est cassé ^ privé 
et absolument dépouillé de ses offices de secrétaire de 
la chancellerie des dix magistrats de liberté et paix. 
Le second décret du lo, signifié le 17, porte que Ni- 
colas Machiavel , oUm (ci-devant) secrétaire, est exilé 
pour un an, sur le territoire Florentin, et qu'il n'en 
peut et doit sortir sous des peines sévères. Un troi-» 
sième décret du 17 lui défend d'entrer dans le palais 
des hauts et magnifiques seigneurs. A ce sujet M. Gin- 
guené a oublié quelques faits; il dit : « Machiavel, après 
quatorze ans de services utiles à la patrie, fut d'abord 
destitué de son emploi, et confiné ensuite pour un 
an dans l'étendue du territoire de la république, avec 
défense de mettre le pied dans le palais de la seigneu- 
rie. Ce ne fut pas là le terme , ce ne fut que le com- 
mencement de ses malheurs. » Il ajoute ces mots : « Son 
sort fut décidé par trois décrets» des 8, 10 et 17 no- 
vembre. » Il faut s'expliquer mieux. On porta le 1 7 un 
décret qui fut évidemment un adoucissement à la 
peine prononcée par celui du 10. Ce dernier exilait 
le secrétaire pour un an, et lui intimait de ne pas 
sortir du territoire de la république, c'est-à-dire lui 
prescrivait de quitter Florence, pour habiter le terri- 



CHAPITRE XIX. 223 

toire du domaine Florentin qu'il faut distinguer de la 
ville proprement dite. Le troisième décret, en date du 
1 7 , lui défendait seulement d'entrer dans le palais de 
la seigneurie, sans lui ordonner de partir; mais on en 
publia un autre de la même date qui lui permit d'en- 
trer dans le palais pendant toute la journée du 17. La 
même autorisation lui fut accordée le 4 décembre 1 5 1 2 , 
le 21 mars i5i2(i5i3),et ensuite le 9 juillet suivant. 

Ces modifications et ces autorisations partielles 
prouvaient qu'on éloignait le secrétaire , en le ména- 
geant. 

S'il avait été prudent dans ses paroles, peut-être ce 1513. 
genre de persécution supportable aurait -il satisfait 
ceux qui pouvaient craindre l'ancien secrétaire. Mais 
il parait que pendant l'hiver, il commença à blâmer 
quelques-unes des opérations de l'ordre de choses ré- 
cemment établi : il en fut fait des rapports sans doute 
encore exagérés; enfin, le 21 février i5i2 (i5i3) le 
pape Jules étant mort , on assembla le conclave. Le 
cardinal Jean de Médicis, frère de Pierre, s'y rendait, 
lorsqu'il éclata une conspiration qui avait pour but 
de l'assassiner en chemin , sur le territoire Toscan. On 
s'assura au hasard de beaucoup de personnes qui 
avaient servi l'ancien gouvernement; Machiavel fut 
du nombre de ceux qu'on soupçonna, bien à tort, d'a- 
voir pris part à catte conspiration. Arrêté, conduit 
en prison, il fut soumis à la torture : n'étant coupable 
d'aucune pensée mauvaise dans le sentiment du nou- 
veau parti , il subit la torture avec courage , et ne put 
avouer un crime qu'il n'avait pas commis. 

Au milieu des angoisses de la prison , le secrétaire 
put se reprocher à lui - même quelque imprudence 
dans des paroles qui lui auraient échappé, devant ces 
êtres odieux qui, dans tous les temps et dans tous 



224 MACHIAVEL. 

les pays, sont attentifs à écouter, à rapporter et sou- 
vent à dénaturer ce que disent les personnages de 
quelque importance. Mais étranger à toute inten- 
tion d'assassinat, il pensa aux moyens qu'il fallait 
employer pour ne pas s'abandonner lui-même, comme 
il le fera entendre plus tard dans des confidences à de 
vrais amis. Nous avons vu qu'il y avait déjà en Ma- 
chiavel, pour les facultés morales, deux hommes dis- 
tincts, le politique et le poète (le lecteur éprouve 
sans doute quelque impatience d'une semblable digres- 
sion, mais il doit nous permettre de continuer) : le 
politique pouvait dresser un exposé de sa conduite, 
et laisser à une dialectique aussi ferme et aussi exer- 
cée que la sienne le soin de présenter les justifications 
de l'accusé. Par quelle bizarrerie le poète voudra-t-il 
intervenir, et intervenir seul ? Les preuves historiques 
viennent appuyer ce fait. Julien de Médicis gouver- 
nait alors Florence; il disposait à son gré du droit de 
faire arrêter les citoyens, d'adoucir leur sort dans la 
prison, et d'accord avec son frère Jean de Médicis, 
de les mettre en liberté. Machiavel eut l'idée bizarre 
d'adresser un sonnet à Julien. 

Voici comme il lui explique sa position douloureuse 
dans les stinche où il était détenu avec une foule de 
malfaiteurs. 

« Julien , j ai autour des jambes une paire de chaînes , 
avec six tours de corde sur les épaules ; je ne veux pas 
conter mes autres misères, puisqu'on traite ainsi les poètes. 
Ces murailles sont tapissées d'une vermine énorme, et si 
bien nourrie quelle semble une nuée de papillons. Jamais 
il n'y eut à Roncevaux , ni en Sardaigne dans ses forêts, 
une infection pareille à celle de mon délicat asile , avec un 
bruit tel , qu'il semble que Jupiter et tout Montgibel fou- 
droient la terre : on enchaîne celui-ci , on déferre celui-là 



CHAPITRE XIX. Î225 

en battant des coins et des clous rivés ; un autre crie qu'il 
est trop élevé de terre : ce qui me fit le plus la guerre , 
c'est qu'en dormant, aux approches de l'aurore, j'entendis 
qu'on disait en chantant : « On prie pour vous. » Qu'ils ail- 
lent au diable , pourvu que votre compassion se tourne vers 
moi, père bienfaisant, et me délivre de ces indignes fers ' ! » 

Ce sonnet remis à Laurent peut-être valut au 
prisonnier quelques consolations : mais il paraît que 
ce premier envoi ne suffit pas. Un second sonnet fut 
envoyé à la. même adresse. Celui-ci est d'un ton plus 
doux; on voit que le captif a conçu quelque espé- 
rance, mais qu'il n'est pas fâché de rappeler encore sa 
détresse à celui qui commande en souverain à Flo- 
rence. Peut-être aussi avait -on observé qu'il était 
étonnant qu'un homme comme Machiavel fût réduit 
à cette extrémité , et que celui qui avait adressé le pre- 

I r ho, Giuliano, io gambe un paio.di geti, 

Gon sei tratti di fune 'n sulle spalle ; 

L* altre miserie mie uon vo' contâlle, 

Poichè cosi si trattano i poeti. 
Menan pidocchi queste p^rieti 

Grossi e pasciuti , che paion farfalle , 

Ne fu mai tanto puzzo in Roncivalle , 

Ne iti Sardegna , fra queglî arboreti, 
Quauto nel mio si delicato ostello , 

Gon un romor che proprio par che terra 

Fulgori Giove , e tutto Mongîbello. 
L* un s' incatena , e V altro si disferra 

Con batter toppe , chiavi , e chiairisteUi ; 

Un* altro grida ch*è troppo alto da terra , 
Quel che mi fa più guerra , 

Fu che dormendo presso alF aurora , 

Cantando sentii dire : per voi s* ora. 
Or vadano in mal' ora> 

Purchè vostra pietà ver me si voglîa 

Buon padre , e questi rei lacciuri ne scioglia ! 

1. i5 



226 MACHIAVEL. 

mier sonnet était un autre que l'illustre secrétaire 
Florentin. Ce second sonnet semble répondre à un 
semblable reproche. 

« Cet^e nuit , je priais les Muses d'aller avec leur douce 
lyre et leurs doux chants visiter votre magnificence pour 
me consoler, et lui offrir ma justification ; une d'elles m'ap- 
parut, et me confondit^ en me disant : Qui es-tu, toi , qui 
oses m'appeler ainsi ? J'articulai mon nom , et celle-ci , pour 
m'outrager, me frappa le visage , et me ferma la bouche, 
en s'écriant : Non , tu n*es pas Nicolas : tu es le Dazzo , puis- 
qu'on t'a lié les jambes et les pieds : tu es enchaîné comme 
un insensé. Je voulais dire mes raisons , elle répliqua : Va 
joindre les bouffons avec ton histoire dans les poches. 
Magnifique Julien , au nom du Dieu tout-puissant , soyez 
garant que je ne suis pas le Dazzo ^ mais que je suis moi'.» 

Ce Dazzo était apparemment un fou célèbre de ce 
temps-là , ou un des plus grands criminels détenus 
dans les prisons. Je n'ai jusqu'ici à donner aucun éclair- 

> In questa notte pregando le muse , 

Che con lor dolce cetra e doici carmi, 
Dovesser visitar, per coDsolarmi, 
Vostra magnificenzia , e far mie escuse , 
Una comparve a me che mi confuse 

Dicendo : chi se* tu che osi chiamarmi ? 
Dissigli il nome , e lei per straziarmi , 
Mi batte "1 volto , e la bocca mi chiuse , 
Dicendo : Niccolô non se* , ma il Dazzo ^ 

Poi ch* bai legato le gambe e i talloni 
£ staci incatenato come un pazzo. 
lo gli voleva dir le mie ragioni : 

Lei mi rispose e disse , va* al burlazzo 
Con quella tua commedia in guazzeroni , 

Date gli testimoni 
Magnifico Giulian , per V alto Iddio , 
Come non son il Dazzo , ma sono io. 



CHAPITRE XIX. 227 

cissement sur ce fait. J'ai cité avec plaisir ces deux mor- 
ceaux de poésie qui m'ont été communiqués par 
M. Joseph Aiazzi, Florentin '. 

Je ne balance pas à approuver Machiavel d'avoir 
confié sa défense à ces deux sonnets en apparence fri- 
voles , mais faits réellement pour toucher le cœur de 
Julien y plutôt qu'à un long tissu de raisonnements 
qui l'aurait ennuyé sans le convaincre. Je me figure 
cette situation de trouble, de confusion; des sollici- 
tations verbales plus ou moins ardentes , de longs pa- 
négyriques, écrits avec des notes, des explications 
appuyées de pièces, et tout le cas que le vainqueur 
fait ordinairement de cette dernière ressource du 
vaincu. Ordinairement ce fatras de papiers est laissé 
aux mains des subalternes ou des valets : mais une 
sorte de plaidoyer piquant, original, une seule feuille 
de papier contenant quelques vers spirituels et de noble 
facture, où entre autres on lit ces mots si touchants, 

Fu che dormendo presso alF aurora 
Cantando sentii dire : per voi s' ora; 

cette adjuration si tendre, faite à Julien, de se sou- 
venir que l'infortuné qui lui a écrit les premiers vers , 
est bien celui que la muse déclare imposteur, qu'il 
est en effet Nicolas , et non ce fou ou ce monstre d'i- 
niquités , qu'on appelle le Dazzo ; oui une semblable 
requête qui parvient dans les mains d'un homme bon, 
clément , heureux , ami des lettres , est distinguée né- 

> Il les a trouvés écrits , de la propre main de Machiavel , snr deux feuilles 
placées dans nn volume anciennement imprimé , ,comme pour indiquer un 
passage remarquable. Le propriétaire du livre, après en avoir tiré copie , a 
vendu les originaux dix louis à un seigneur anglais qui doit anjourdlini les 
posséder à Londres. Je ne saurais me montrer ici trop reconnaissant de la com- 
plaisance de M. Aiazzi. 

i5. 



2a8 MACHIAVEL. 

cessairement entre mille autres requêtes , et celui qui 
a cru devoir ainsi solliciter sa liberté, a merveilleuse- 
ment connu le cœur et l'esprit de Julien : aussi nous 
savons que la détention de Machiavel ne fut pas aussi 
longue que celle de beaucoup d'autres prévenus. 

A travers ces agitations, comme si la fortune n'eût 
pas voulu tout-à-coup accabler le secrétaire, il sur- 
vint des circonstances plus douces; le même cardinal 
Jean contre lequel on avait conspiré, fut élu pape. 
A son avènement il prit le nom de Leone: montrant 
sur-le-champ toute la générosité de ce nom, il demanda 
et obtint de Julien qui s'empressa de l'accorder, la 
liberté d'une grande partie de ceux qui avaient été 
arrêtés pour cette conspiration. Quelques-uns avaient 
été décapités, mais Machiavel fut relâché avec d'autres: 
cependant il fut condamné à un an de bannissement 
dans les environs de Florence. 

On ne peut pas mieux faire juger ce qu'il éprouva 
en cette occasion , qu'en rapportant la lettre qu'il écri- 
vit à son ami François Vettori , ambassadeur du nou- 
veau gouvernement Florentin près le Saint-Siège. Cette 
1513. lettre est en date du i5 mars i5i2 (i5i3). 

« Comme vous Tavez appris par Paul Vettori , je suis 
sorti de prison , à la joie universelle de cette ville. J'avais 
d'ailleurs Tespérance de sortir déjà par l'effet de la protec- 
tion de Paul et de la vôtre , ce dont je vous remercie. Je ne 
vous rapporterai pas la longue histoire de ce malheur, je 
vous dirai seulement que le sort a tout fait pour m accabler 
de cette injure : mais avec les faveurs de Dieu , elle est pas- 
sée ; j'espère n'y plus retomber , et parce que je serai plus 
Prudent y et parce que les temps seront plus généreux , et 
moins soupçonneux. » 

« Reconimandez-moi au souvenir de sa Saînte.té : s'il est 
, possible qu'on m'emploie , ou par elle , ou par les siens , à 



CHAPITRE XIX. 229 

quelque chose , je croirais faire honneur à vous et du bien 
à moi. « 

Ce peu de mot3 commencent à nous révéler un 
grand secret. Us nous apprennent que Machiavel, après 
avoir sans doute bien réfléchi à ce qu'exigeaient de 
lui ses relations avec Soderini , disait positivemen.t 
n'avoir rien à regretter dans le gouvernement pusilla- 
nime qui venait d'être renversé. Il pensait à s'atta- 
cher dorénavant à la fortune des Médicis. Il voyait 
sur la chaire de Saint -Pierre un membre de cette fa- 
mille. Il voyait Julien, dont les procédés avec lui avaient 
été affectueux et délicats, maître des affaires de la 
république, fort de l'assentiment du corps de la no- 
blesse , d'une grande partie du peuple , et surtout des 
commerçants. Les ambassadeurs qui avaient servi pré- 
cédemment avec Nicolas étaient passés tous au service 
de la nouvelle autorité. Ils aimaient Machiavel; ils 
estimaient ses talents. Pourquoi aurait -il fait autre- 
ment que tant d'illustres Florentins en faveur d'un 
pouvoir qui venait d'expirer pour toujours? Dans les ré- 
publiques, lorsque l'autorité qui n'a été confiée qu'à un 
seul individu, est renversée, il n'en reste rien qui puisse 
soutenir ce parti : à moins qu'il n'existe un Pompée, 
les hommes disparaissent. Il n'en est pas comme de 
l'expulsion d'une dynastie, ou du renversement d'une 
maison riche qui a long-temps et successivement exercé 
le pouvoir: si alors des membres de la famille ont sur- 
vécu, les bienfaits reçus d'une famille royale, les ser- 
vices acceptés par des concitoyens généreux, les récom- 
penses obtenues pour des actions honorables , laissent 
une vive impression et des souvenirs d'affection dans 
les esprits. Machiavel au contraire, depuis surtout 
qu'il était redevable aux Médicis de la liberté qu'il 
avait recouvrée, et du pardon de son imprudence^ 



23o MACHIAVEL. 

et quand d'ailleurs il demeurait fidèle à l'amitié que 
lui avait constamment témoignée Marcel di Virgilio, 
Machiavel pouvait croire avoir payé sa dette à l'ancien 
gouvernement, et se regarder comme maître de dévouer 
son talent et son expérience au pouvoir nouveau; il con- 
naissait la faute qu'avait faite Florence de s'attacher si 
intimement à la France , trop éloignée pour assurer 
une protection constante, et qui même dans les mo- 
ments où son alliance paraissait la plus franche, avait 
occasioné de graves dommages à la république; il 
voyait de quelle importance il pouvait être pour sa 
patrie de ne pas pousser à bout la susceptibilité du 
Saint-Siège, cette autorité qui se replie sous tant de 
formes, qui si près d'elle, ne veut pas de la liberté, 
et qui cependant n'en refuse pas à ses peuples, autant 
qu'on paraît le croire; cette autorité, que les puissances 
aiment et détestent, que les souverains de l'Europe 
sont tous obligés de ménager, et qui peut si facilement 
prendre son temps pour châtier les tièdes , fortifier les 
faibles, et punir ses ennemis. 

Quant aux Médicis, Sylvestre et Cosme, par leurs 
bienfaits , avaient établi une sorte ài^ principal comme 
indestructible, au sein de la république; les Pazzi 
conspirateurs n'avaient pas été des hommes désinté- 
ressés, invoquant la liberté pour le peuple. Ils avaient 
voulu la Vuine des Médicis, pour élever leur position 
sur celle de Laurent et de Julien. Après ce que l'on 
peut appeler le règne magnifique de Laurent, il avait 
fallu toutes les bassesses , toutes les lâchetés de Pierre, 
pour faire oublier au peuple tant de liens de recon- 
naissance, de respect, d'admiration qui l'attachaient 
au parti d^es polie : mais ces fautes avaient été répa- 
rées; on les oubliait déjà : à un gouvernement, tout 
de générosité , de grandeur , de passion pour les arts , 



CHAPITRE XIX. a3i 

avait succédé une administration avare, incertaine, 
flottante entre des souverains qu'on ne pouvait pas 
avoir à la fois pour amis : beaucoup de Grands rui- 
nés , beaucoup de marchands endettés , beaucoup de 
pauvres nécessairement sans espoir de secours , une 
foule d'intérêts anciens et récents, avaient faM naître 
de nouvelles pensées, de nouveaux penchants. Qui 
ne sait que les opinions sont la plupart du temps des 
intérêts de richesse, d'envie, ou d'orgueil! Les Floren- 
tins remis en possession de Pise, ne redoutant plus 
la mauvaise administration de Pierre, mort en exil, 
s'étaient réunis en grand nombre, pour porter au pou- 
voir les descendants des fondateurs de tant de temples, 
de tant d'hospices, de tant de bibliothèques riche- 
ment dotées, de tant d'asiles religieux offerts à l'in- 
digence, de tant d'aumônes distribuées à tout âge, à 
tout sexe , à tout rang. Chez ceux que ces motifs n'a- 
vaient pas déterminés, l'amour de la nouveauté avait 
remplacé ces sentiments. Il était enfin de la destinée 
de Florence de subir encore d'autres erreurs, d'autres 
fautes des Médicis ou d'en recevoir d'autres bienfaits ; 
et puisque ces citoyens - rois n'avaient laissé debout 
aucun désintéressement, aucune élévation de carac- 
tère, aucune vertu qui pût leur résister, il fallait donc 
que toute la ville se précipitât au devant de ces illus- 
tres exilés. Comme tant d'autres, comme tous enfin, 
Machiavel, qui n'était ni plus riche, ni peut-être moins 
envieux, ni moins orgueilleux, voulait servir les Mé- 
dicis : il n'y avait plus d'ailleurs que ce moyen de con- 
tinuer de sei-vir la patrie. 

Quoi qu'il en soit de l'empressement plus ou moins 
marqué que Machiavel mit à offrir ses talents aux 
Médicis, il paraît qu'il s'arrêta fermement à cette idée. 
Nous devons continuer de rapporter les principales 



232 MACHIAVEL. 

circonstances de sa vie, sans nous astreindre à la tâche 
absurde d'expliquer ce que nous ne savons pas bien. 
Jusqu'à ce moment nous avons vu la disposition de 
son esprit, dans les cachots des s tinckCy dans cet £tna 
de fracas, dans ce cloaque d'immondices. Heureuse- 
ment tant de courage fut récojnpensé; cette détention 
ne fut pas de longue durée , la conspiration où il fut 
impliqué avait été découverte vers le 24 février, et sa 
mise en liberté ne pouvant être postérieure au i3 ou 
au i4 mars, puisque le 1 5 il l'annonce à son ami, Fran- 
çois Vettori, il paraît constant qu'il ne resta que i5 ou 
1*6 jours en prison. Nous avons vu qu'il plaisante lui- 
même sur ses souffrances ; nous avons reconnu dans 
ses dernières inspirations quelque chose de plus ten- 
dre, de plus affectueux que dans les Decennali; on a 
pu aussi y remarquer, outre une gaîté douce, de la 
résignation sans bassesse, et tous les témoignages de 
la plus parfaite innocence : car l'imprudence de quel- 
ques regrets qu'il avoue avoir exprimés , ne prouve 
pas qu'il ait trempé dans la conspiration. Présentons- 
le donc à présent, puisqu'il le veut ainsi, déterminé à 
s'attacher aux Médicis. Il compte sur la protection de 
François Vettori, sur l'appui d'un ami dont il a, dans 
d'autres temps, rétabli la fortune politique, et qui 
l'aime comme un frère : mais comme ces sortes de ca- 
ractères ne font rien à demi, il va chercher à appuyer 
ses demandes par un service signalé, par une commu- 
nication puissante, où il développera toutes ses vastes 
connaissances, et tout son génie. Dès ce moment, il 
médite un important ouvrage, et il espère que le gage 
qu'il va offrir aux Médicis , les disposera à lui accorder 
quelque appui , et à lui permettre de suivre la carrière 
où il s'est déjà tant distingué. On a pu remarquer que 
Machiavel n'a encore aucune fortune. Il a perdu son 



CHAPITRE XIX. 1^33 

père Bernard , et il ne paraît pas qu'il ait recueilli un 
riche héritage. Le testament que nous avons examiné 
nous apprend que, chargé de plusieurs enfants, il ne 
leur laisse presque pas de pain, et qu'il est réduit à les 
faire subsister du produit de ses chaînes d'or, de ses 
anneaux, de ses habits et même de tout ce qui, en 
ce genre , appartient à sa malheureuse épouse. 

Cependant nous ne devons pas interrompre le récit 
de quelques autres faits que nous apprennent les cor- 
respondances et les ouvrages de Machiavel. 

Personne , je le répéterai toujours , n'a composé 
mieux que lui sa propre histoire. Je n'ai qu'à mettre 
en ordre les nombreux matériaux qu'il a laissés , et dans 
lesquels il a déposé tant de révélations qui font si bien 
connaître sa patience, malgré ses plaintes, l'étendue 
de ses connaissances , les pensées les plus intimes de 
son cœur, et quelquefois jusqu^aux aveux des erreurs 
qu'il a commises. 

C'est surtout dans ses lettres à François Vettori, et 
dans celles de celui - ci que nous trouverons les traces 
de l'amitié éternelle qu'ils s'étaient jurée pendant la 
légation en Empire, et une foule de détails intéres- 
sants sur la vie et les habitudes de Machiavel banni. 
Nous ne négligerons pas aussi de rapporter plusieurs 
morceaux des lettres de François. Elles expliquent 
d'autres faits relatifs aux ouvrages du publiciste, et 
jettent un jour nécessaire sur beaucoup d'anecdotes 
mal connues. 

La grâce de Machiavel ne pouvait pas être refusée; 
car ce fut la première demande que François Vettori, 
ambassadeur de Florence et l'un des principaux chefs 
du parti Médicis, adressa de lui-même au pape Léon X. 

Voici comment s'explique cet excellent et loyal ami : 

« Depuis huit mois , j'ai éprouvé les plus violentes dou- 



234 MACHIAVEL. 

leurs que j'aie ressenties dans tout le cours de ma vie; néan- 
moins , la plus sensible a été celle qui m'a accablé en ap- 
prenant que vous étiez arrêté, parce que j'ai jugé que, 
sans qu'il y eût faute de votre part et aucune cause , vous su- 
biriez la torture ^ , ce qui est arrivé en effet. Je suis tour- 
menté de n'avoir pu vous aider , comme le demandait la 
confiance que vous aviez en moi, et j'eus un vif chagrin, 
en recevant l'estafette expédiée par votre frère Totto, parce 
que je ne pouvais alors vous aider en aucune manière. Je 
le fis quand le pape fut créé , et je ne lui demandai pas 
d'autre grâce que votre liberté. Ah ! comme il m'a été 

I n paraît que la tortare était nne suite immédiate d'une arrestation ; on 
n'interrogeait le détenu qu'en le torturant de prime abord. J*ai cherché à ras- 
sembler des informations sur la nature de ce supplice de la fune , dont parle 
Machiavel. Les avis sont partagés là -dessus : quelques personnes pensent qu'on 
serrait les bras et les mains du patient, avec des lacets, pour le forcer, par la 
douleur , à faire les confessions qu'on attendait de lui. 

D'autres personnes se fondant sur ce qui est dit dans le premier des sonnets 
cités ci-dessus, et que je leur ai communiqué , croient que c'était une espèce de 
supplice appelé la corda. On l'infligeait de deux manières, à ccunpaneUa, ou à 
tratti. Dans les deux manières , le patient avait les mains liées derrière le dos; 
aux bras ainsi contenus on attachait une corde , par le moyen de laquelle on 
enlevait le patient à une assez grande hauteur. Quand la sentence portait à 
campanella , on le laissait tomber à terre doucement: mais la douleur était 
grande , parce que les bras avaient à supporter tout le poids du corps. Quand 
la sentence portait à tratti , on laissait retomber le patient brusquement à deux 
pieds de terre , et alors il pouvait arriver que du premier traUo les bras fus- 
sent démis par une si violente secousse. 

Machiavel a peut-être fait allusion à cette circonstance de ce supplice, en 
disant dans son sonnet Un* altro grida ch* è troppo alto di terra. L'infortuné 
poète dit aussi , Con sei tratti di fune *n sulle spalle. Ce dernier vers ne laisse 
plus aucun doute. Le supplice de la corde était bien certainement en usage à 
Florence, puisque Benvenuto Cellini, né en i5oo, dans sa vie écrite par lui- 
même , et dont M. Joseph Molini vient de nous donner une seconde édition, 
▼rai modèle de correction et d'élégance ( Florence, i83a , in-8** ), dit en par- 
lant d'un certain Ser Maurizio, bourreau ou barigel de Florence, che per ogni 
piccola cosa avrebbe dato délia corda a San Giovanni Ba ttista (^psitron de la 
ville). Voyez l'édition de M. Molini , 1. 1, p. 204. . 

Ce supplice de la corde était aussi malheureusement connu chez nous ; c'est 
ce que nous appelions l'estrapade . Une place de Paris a porté long- temps 
ce nom malencontreux. 



CHAPITRE XIX. 235 

agréable qu elle vous ait été rendue plus tôt ! Actuellement , 
mon compère , ce que j*ai à vous dire pour cette disgrâce , 
c*est que vous fassiez bonne mine à cette persécution , comme 
vous avez fait aux autres que vous avez souffertes. Espérez y 
puisque les cboses sont posées et que la fortune de ceux-ci 
renverse toute imagination et tout discours, que vous ne serez 
pas constamment à terre , et que vous obtiendrez même 
la (in du bannissement. Si je dois rester ici , ce que je ne 
sais pas , je voudrais que vous vinssiez auprès de moi , tout 
le temps qu'il vous plairait. Je vous écrirai quand je serai 
assuré de rester , ce dont je doute , parce que je crois qu'il 
y aura des hommes d'une autre qualité que moi qui vou- 
dront y venir , et alors je prendrai patience. » 

Nous avons ici la preuve que Julien de Médicis qui 
était à Florence, s'était empressé de rendre la liberté 
à Machiavel, au moment où il avait appris l'avéne- 
ment de Léon X , que Léon X lui-même avait depuis 
sollicité cette libération , et que quand on lui demanda 
cette grâce, il pouvait répondre que déjà elle était accor- 
dée. De pareilles démonstrations de clémence vis-à-vis 
d'un Florentin qui ne les avait jamais servis, qui même 
pouvait passer pour ne pas les aimer, devaient exciter 
vivement la sensibilité et la reconnaissance de l'ancien 
secrétaire de la république. 

Et Vettori, quel noble caractère il déployait! Il y 
avait, certes, bien des abominations dans les habi- 
tudes générales de ce seizième siècle : mais où trou- 
verions-nous aujourd'hui un ambassadeur d'un parti 
vainqueur, invitant à venir auprès de lui tout le 
temps qu'il voudrait lui donner, un des personnages 
les plus marquants du gouvernement renversé? il est 
vrai que nous découvrirons que cette invitation pou- 
vait avoir quelque chose de dangereux; mais elle n'en 
est pas moins faite très- franchement à un ami persécuté. 



236 MACHIAVEL. 

1513. Le i8 mars i5i2 (i5i3) Machiavel répond à son 
ami. 

« Votre lettre si affectueuse m'a fait oublier tous mes 
maux passés, et bien que je fusse plus que certain de 
lamitié que vous avez pour moi , une telle lettre m'a été 

singulièrement agréable Je puis dire que tout ce qui 

me reste de vie , je le dois au magnifique Julien , et à Paul , 
votre frère ; quant à tourner le visage à la fortune , je veux 
que vous ayez le plaisir de savoir que j'ai géré mes affaires 
tellement que je m'en félicite moi-même, et il me paraît 
que je suis plus que je ne croyais être : s'il plaît à mes pro- 
tecteurs ' de ne pas me laisser à terre , j'en aurai de la gra- 
titude , et je me conduirai de manière qu'eux aussi auront 
raison de s'en féliciter. Si vous vous arrêtez à Rome , j'irai 
passer quelque temps avec vous , puisque vous me le con- 
seillez. Enfin , pour n'être pas plus long , je me recommande 
à vous et à Paul : je ne lui écris pas, parce que je n'ai pas 
autre chose à lui dire. » 

La lettre finit ainsi : 

« Toute la compagnie se recommande à vous , depuis 
Thomas del Bene jusqu'à votre Donato; ed ogni di siamo in 
casa qualchefanciulla , per riaver leforze, » 

Il me semble qu'en voulant continuer de remarquer 
que Machiavel reprenait courage y on aurait autant 
aimé qu'il n'avouât pas ici ce genre de consolation. 
J'aurais pu passer sous silence une confession aussi in- 
génue dans la bouche d'un tel homme; mais comme 
Vettori lui répondra sur le même ton, je ne me crois 
pas libre de taire un fait qui donne une idée des 
mœurs du temps , auxquelles n'échappaient pas de si 
graves personnages. 

' Padroni miei : il s*agit toujours de François Vettori, et de l*aul son frère. 
Celui-ci avait été un des plus ardents à crier pallc , k Florence. 



CHAPITRE XIX. 237 

D'ailleurs je dois peut-être d'avance annoncer l'au- 
teur de la Mandragoluy de Belphégor, surtout de 
XAsino (Toro. D'où seraient venues dans leur temps de 
telles inspirations, si déjà quelques dispositions tant 
soit peu joviales, et qui en disaient peut-être plus 
qu'on n'en faisait, n'avaient pas été surprises dans 
Machiavel dont j'ai promis l'histoire tout entière? 

Du reste, Nicolas communique dans la même lettre 
d'autres détails qui offrent des rapprochements bien 
bizarres; après hifanciulla il ajoute: 

« Et cependant hier nous avons été voir passer la proces- 
sion dans la maison de la Sandra di Pero , et ainsi nous al- 
lons gagner le temps à travers ces universelles félicités, 
jouissant du reste de la vie qui me semble un songe. » 

Vettori répond, à propos des derniers événements 
politiques qui semblent annoncer une trêve entre la 
France et l'Espagne : 

« Nicolas , mon compère , si cette trêve est vraie , ou il 
faut croire que le roi d'Espagne n'est pas cet homme dont 
on a tant vanté Tastuce et la prudence , ou ce qu'on a dit 
tant de fois est entré dans la cervelle de ces princes. L'Es- 
pagne, la France et l'Empereur désirent partager entre eux 
cette misérable Italie. » 

« Si je ne pensais à vos malheurs , je ne penserais pas aux 
miens : je veux que vous vous persuadiez , que si je vous 
voyais obtenir des honneurs et des avantages , je n'en aurais 
pas nioins de joie que d'un bien qui m'arriverait à moi- 
même. J'ai pensé avec moi , pour savoir s'il est bien que je 
parle de vous au cardinal de Volterre (frère du gonfalonier), 
et je me résous à ne pas lui parler , parce que , quoiqu'il 
travaille beaucoup avec le pape ^ Léon X) , et qu'il soit bien 
traité par lui , au moins en ce qui apparaît au dehors ^ il a 
cependant beaucoup de Florentins qui lui sont contraires , 
et s'il vous mettait en avant, cela pourrait n'être pas à pro- 



238 MACHIAVEL. 

po8. Je ne sais pas d ailleurs s'il le ferait volontiers ; tous 
savez avec quelle réserve il procède ; et puis je ne vois pas 
comment moi, je serais un utile intermédiaire entre lui et 
vous. Il m'a bien fait quelques bonnes démonstrations d'at- 
tachement , mais non pas comme j'aurais cru , et puis dans 
cette conservation de Soderini ' , j'ai déplu aux uns , tandis 
que les autres m'en ont su peu de gré : néanmoins il me suf- 
fit d'avoir satisfait à la Ville, à l'amitié que j'avais pour lui, 
et à moi-même. 

« Si j'ai à rester ici, Paul sera des Huit^ : alors vous pourrez 
obtenir de venir à Rome, et nous verrons si nous pouvons 
ramer de manière à savoir arriver quelque part. Si cela ne 
réussit pas , nous ne manquerons pas de trouver une fan," 
ciulla , qui est près de ma maison , pour passer le temps 
avec elle : cela me paraît le parti qu'il faut prendre , et bien- 
tôt nous saurons à quoi nous en tenir. » 

Une lettre de Machiavel du 9 avril commence par 
ces 3 vers du iv* chant de l'Enfer du Dante ^ : 

« Et moi qui m'étais aperçu de cette altération , je dis : 
Comment viendrait-il , si tu crains, toi qui as coutume d'être 
le consolateur de mon affliction ? » 

C'est seulement ainsi qu'il répond à son ami qui a 
commencé à lui manifester l'incertitude de sa position 
à Rome ; il continue : 

« Votre lettre m'a plus tourmenté que la torture {lafuné]^'^ 

< François Yettori voyant qne Soderini ne faisait pas de résistance armée, avait 
pensé à employer tons les moyens qni pouvaient empêcher cette révolution de 
devenir sanglante , et prêté la main à l'évasion da gonfalonier. Cela avait pa 
déplaire à ^t» hommes passionnés qni ne voulaient pas épargner leur ennemi. 

> Magistrature chargée de suivre les procès politiques de Tépoqne: Machia- 
vel ne pouvait sortir de son han , sans une permission de cette magistrature. 

3 £d io che del color mi fui accorto, 
Dissi : comme verra se tu pavent! , 
Che suoli al mio dubbiar esser conforto? 
4 L'instrument de la torture qu'il a soufferte. 



CHAPITRE XIX. 239 

s'il vous est anÎTé d'éprouver de Fennui à parler des choses 
parce que souvent il survient des événements hors de toutes ' 
les probabilités et de toutes les suppositions, vous avez raison , 
la même chose m'est arrivée à moi : si je pouvais vous parler, 
il serait impossible que je ne vous remplisse pas la tête de 
châteaux {castellucci) , parce que la fortune ayant voulu que 
je ne susse parler ni de l'art de la soie, ni de Fart de la laine, 
ni des gains , ni des pertes , il me faut parler des affaires 
d'état; enfin, il faut ou que je me tienne tranquille, ou que 
je raisonne de ces questions. Que ne puis*je faire un trou 
à mon ban , j'irais vous demander si le pape est à la maison ! 
* mais^ parmi tant de grâces:, ma maison à moi est tombée à 
terre : f attendrai le mois de septembre, » 

« J'apprends que le cardinal Soderini se démène beaucoup 
avec le pape : donnez*moi un conseil ; serait-il à propos que 
j'écrivisse à ce cardinal de me recommander ? Serait-il mieux 
que vous fissiez cet office de bouche, et en mon nom, auprès 
de ce cardinal? Enfin, faut-il ne faire ni l'une ni l'autre de 
ces choses ? vous me donnerez là-dessus un mot de réponse.» 

« Quant à ce cheval, vous me faites rire en me le rappe- 
lant : vous aurez à me le payer quand je m'en souviendrai ' , 
et non autrement. Notre archevêque à cette heure est mort: 
que Dieu ait son âme et celle de tous les siens ! » 

La lettre est signée par plaisanterie, Nicolas Ma- 
chiavel, ci-devant {quondam) secrétaire. . 

Le 16 avril, Machiavel écrit de Florence au même 1513. 
Vettori; le commencement de la lettre contient plu- 
sieurs détails peu importants sur la vie habituelle de 
quelques-uns de leurs amis, et qui sont racontés dans 
un style très -amusant; ensuite il prend un ton plus 
sérieux. 

« S'il est vrai que Jacques Salviati et Matthieu Strozzi 

I Je présnme qne Vettori se déclarait débiteur da prix d'an cheval , poar 
avoir ainsi , à propos d*an ancien compte de leur arobaseade , Foccation de 
donner délicatement quelque argent à Machiavel. 



24o MACHIAVEL. 

aient eu leur congé , vous resterez à Rome, comme personne 
publique. La magnificence de Julien ira auprès de vous , et 
vous trouverez la facilité de m' obliger : le cardinal de Vol- 
terre le pourra aussi , de manière que je ne puis pas croire 
que mon affaire étant bien conduite , je ne réussisse pas à 
être employé en quelque sorte , ou pour le compte de Flo- 
rence , ou au moins pour le compte de Rome et du ponti- 
ficat. Dans ce dernier cas , je devrais être moins suspect. Si 
je savais que vous dussiez rester définitivement à Rome , et 
que ma démarche ne vous fût pas désagréable, car autre- 
ment je ne suis pas déterminé à bouger d*ici , j'irais près de 
vous , après m*être assuré qu'il n en résulterait aucun pré- 
judice pour moi, et je ne peux pas croire, si la sainteté 
de notre seigneur ' m'employait , que je ne fisse du bien à 
moi avec avantage et honneur pour tous mes amis. » 

« Je vous écris cela , non pas pour laisser croire que je 
désire trop les choses, ni afin d'exiger que vous preniez 
pour Tamour de moi , une charge , un ennui , un embarras 
de dépense , ni un tourment quelconque , mais afin que 
vous connaissiez l'état de mon cœur , et que pouvant m'être 
utile , vous sachiez que tout mon bonheur serait d'être vôtre 
et de votre maison , de qui je reconnais tout ce qui m'est 
resté. » 

Nous rapporterons ici comme de la même épo- 
que une lettre de Machiavel qui se trouve sans date : 
mais il y est question de faire connaître à Rome la 
sage conduite de Laurent de Médicis qui fut, depuis, 
duc d'Urbin ; c'est donc probablement à François Vet- 
tori qu'elle est adressée. 

L'ensemble de la contexture de cette lettre prouve 
aussi que l'auteur pouvait avoir désiré qu'elle fut mon- 
trée au pape Léon X, oncle de Laurent. 



I Formule tout ordinaire , encore usitée aajourd'hat : ia santità di N. S, 
( nostro signore ). 



CHAPITRE XIX. 241 

R Je ne Teux pas négliger de vous donner connaissance 
de la manière de procéder du magnifique Laurent ^ il a été 
ici tel , qu'il a rempli de bonnes espérances toute cette ville. 
Il parait que chacun commence à retrouver en lui ITieureuse 
mémoire de son aïeul. Sa magnificence est prompte dans les 
affaires , polie et agréable dans les audiences , lente et grave 
dans les réponses ; sa manière de converser a une telle nuance, 
qu'il se sépare des autres , sans qu'on soupçonne un sentiment 
d'orgueil. Il ne se commet pas, de façon qu'il paraisse, par trop 
de familiarité , avoir peu de valeur. Son ton avec les jeunes 
gens ses égaux ne peut les aliéner de lui, et ne leur donne 
pas l'idée de lui faire aucune impertinence juvénile. Il se fait 
aimer et respecter plutôt que craindre, ce qui est louable 
en lui , d'autant qu'il est plus difficile de s'observer ainsi. » 

« Le train de sa maison est d'un tel ordre que , bien qu'on 
y trouve grandeur et générosité, néanmoins il ne s'écarte 
pas de la vie civile ordinaire. Dans toutes ses démarches 
extrinsèques et intrinsèques^ on ne voit rien qui choque, ou 
qui soit répréhensible : il paraît que chacun en demeure 
très-satisfait.. Sans doute vous saurez cela par beaucoup de 
personnes, mais j'ai cru que je devais le rapporter aussi: 
vous prendrez à mon témoignage le plaisir que nous pre- 
nons tous, nous autres, qui continuellement en sommes 
charmés. Vous pouvez donc, si vous en trouvez l'occasion, 
en faire foi de ma part à la sainteté de N. S. » 

Il n'est plus possible de se dissimuler que Foisiveté 
politique pesait à Nicolas, et lui faisait demander, 
quelque peu servilement , un emploi. Quand il a parlé 
d'attendre jusqu'au mois de septembre, il faisait allu- 
sion, sans entrer dans plus de détails, à un ouvrage 
dont il s'occupait et qu'il espérait avoir achevé à cette 
époque (il ne se trompa que de quelques jours). En 
attendant, il ne négligeait aucune occasion de mon- 
trer son désir d'être attaché au nouveau gouverne- 
ment. Qui peut blâmer un homme d'état, déjà si 
/. 16 



a4îi MACHIAVEL. 

consommé dans l'étude des affaires, qui, comme il l'a dit 
si spirituellement lui-même, ne savait parler ni de Vart 
de la soie, ni de Vart de la laine, ni des gains, ni des 
pertes, habitudes assez ordinaires aux Florentins, tous 
commerçants, et qui, il faut le dire (car on sera en- 
tendu aussi des pères de famille pénétrés de la force 
et de la nécessité de leurs devoirs), avait à nourrir de 
nombreux enfants; quel homme sévère peut blâmer 
Machiavel de chercher à ne pas laisser de lacune dans 
ses travaux? Nous avons assez fait entendre qu'il n'a- 
vait rien à regretter, et il faut convenir que les formes, 
les manières, les procédés des trois nouveaux Médicis, 
étaient bien propres à ramener, jusqu'alors, à leur parti 
les personnes les plus compromises dans l'ancien or- 
dre de choses. 

Depuis que Pierre Soderini était gonfalonier, il avait 
réuni dans ses mains tout le pouvoir. Que Florence 
fût soumise à la volonté des Médicis, et non à celle 
de Soderini, le peuple n'avait rien à perdre : les Mé- 
dicis rétablis cessaient d'ameuter au dehors mille en- 
nemis contre la république, et Soderini déchu traînait 
sa triste vie dans l'exil à Baguse , sans espoir de re- 
tour , et sous le poids des accusations sans pitié dont 
on accable toujours la médiocrité qui arrivée au pou- 
voir, par hasard, n'a pas su conserver ou créer des 
intérêts capables de la soutenir. 

En réponse, Vettori confie à Machiavel quelques 
chagrins de famille, et revenant à la politique, bien 
sûr en cela de flatter le goût de son ami , il finit par 
lui demander son avis sur les motifs qui ont pu ré- 
cemment déterminer le roi d'Espagne à conclure une 
trêve avec la France. 
1513. Machiavel se trouve singulièrement honoré d'une 
telle demande : les éloges donnés par Vettori, en échange 



CHAPITRE XIX. 243 

des belles pages qu il attend , enflamment l'imagina- 
tion de l'ancien secrétaire, et l'on peut regarder comme 
une des opinions les plus fortement raisonnées , le ta- 
bleau qu'il trace dans sa réponse, des vues, des actions, 
des craintes, des témérités de l'Espagne. 

Jusqu'ici, dans les simples dépêches, soit qu'il ju- 
geât à propos de ne rien hasarder de très-positif, au- 
delà des faits , soit qu'il craignît de montrer lui talent 
qui excitât la jalousie, Nicolas s'était borné à examiner 
judicieusement les questions sous toutes les faces : 
mais il n'avait que sobrement jeté dans ses discussions 
ces hauts principes de règles de gouvernement, qui 
se retrouvent ensuite si abondamment dans ses écrits. 
La réponse aux questions de Vettori offre une de ces 
définitions générales faites pour servir d'enseignement 
à ceux qui étudient de semblables matières. 

« Ce roi ( le roi d'Espagne)' de petite et faible fortune est 
monté à cette grandeur, et il a toujours eu à se défendre dans 
des états nouveaux et sujets à d'autres puissances. Or, une 
des manières de garder tous les états nouveaux , de confirmer 
les esprits douteux , ou de les tenir suspendus et irrésolus , 
est de faire grandement attendre de soi , en assujettissant 
toujours les hommes à considérer quelle fin auront lès de- 
mandes et les entreprises nouvelles. Cette nécessité, le roi 
Fa connue, et la bien employée : de là sont nés les assauts 
d'Afrique, la guerre de Grenade, l'entrée dans le royaume (de 
Naples), et toutes ces entreprises si variées dont l'on n'aperçoit 
pas le but, parce que ce but n'est pas cette victoire-ci ou celle- 
là , mais le besoin de s'attirer réputation aux yeux des peu- 
ples, de les tenir incertains au milieu de la multiplicité de 
ces tentatives. N'est-ce pas une source animée de comment 
céments auxquels ce roi assigne ensuite la^/i que le sort 
lui présente en face, ou que la nécessité lui indique.^ et 

* On sait qa'ii s'agit ici de Ferdinand V, dît le Catholique. 

16. 



V 



Î244 MACHIAVEL. 

jusqulci ce prince n a eu à se plaindre ni de la fortune ni 
de son courage. » 

Nous avons pris plaisir à rapporter cette explication 
si ingénieuse de la politique espagnole de ce temps , 
qui a été rappelée en beaucoup de points^ par celle de 
Napoléon. 

En effet, quelle impression ne devait pas produire 
le caractère entreprenant d'une nation , habitant une 
péninsule, pouvant à tout instant se jeter dans ses 
vaisseaux , menacer de ses attaques , et favoriser de sa 
protection , tant de ports de l'Océan et de la Méditer- 
ranée; d'une nation si audacieuse, et qui, enflam* 
mée par le courage du grand Christophe Colomb , avait 
déjà, dès l'année i49^? découvert une partie du nou- 
veau monde? 
1513. Le 26 juin, Nicolas s'excuse auprès de François 
Vernaccia, l'un de ses amis, à qui il a fait attendre 
long-temps une réponse. Je la rapporterai parce qu'elle 
contient quelques autres détails sur les malheurs qu'a- 
vait éprouvés Machiavel. 

« Après tant de départs , j*ai eu tant d'embarras , qu'il n'est 
pas étonnant que je ne t'aie pas écrit : c'est même un mi- 
racle si je suis vivant. On m'a ôté mon office ^ j'ai été sur 
le point de perdre la vie, que Dieu et mon innocence m'ont 
sauvée ; j'ai supporté tous les maux de prison et autres avec 
la faveur de Dieu. A présent je suis bien , et je m'en vais 
vivant comme je puis , et je m'ingénie à faire ainsi , jusqu'à 
ce que les astres deviennent plus bénins. » 

Vettori est si satisfait des raisonnements politiques 
de son ami, qu'il le prie de lui envoyer un projet de 
traité de paix générale qui sera montré à Léon X. 
Il demande ce projet de paix, en une, en deux ou en 
trois lettres: en attendant, Vettori propose son propre 



CHAPITRE XIX. a45 

projet qui est très-ingénieux, mais dans lequel il en- 
lève au roi de France le duché de Milan ; et revenant 
tout-à-coup sur ses pas, il manifeste ses craintes de 
voir Dieu châtier les chrétiens , appeler le Turc qui 
arriverait en Italie , par terre et par mer, pour faire 
sortir les prêtres de leur bourbe {lezzi)y et les autres 
hommes de leurs délices. 

« Si nous voyons cela bientôt , ce sera tant mieux , car je 
m'accommode mal volontiers à Tivresse de ces prêtres, je ne 
dis pas du pape qui , s*il n'était pas prêtre , serait un grand 
prince. » 

Machiavel répond sur-le-champ : 

« Vous ne voulez pas que ce pauvre roi de France recouvre 
la Lombardie , et moi je voudrais qu'il la recouvrât. Je crois 
que votre non vouloir et mon vouloir particulier posent 
sur un même fondement; une affection naturelle qui fait 
dire à vous non , et à moi oui. Vous rendez honnête votre 
non en démontrant que la paix est plus difficile , s'il rentre 
à Milan , et moi je montre , pour rendre honnête mon ouï , 
que la vérité n'est pas ce que vous croyez , et que la paix , 
prise dans le sens que je dis , sera plus ferme et plus sûre. » 

. Vettori avait supposé dans sa correspondance, que 
tous les Italiens pouvaient un jour s'unir dans le même 
intérêt; Machiavel répond par cette condamnation qui 
s'est trouvée vraie jusqu'à ce jour. 

« Quant à l'union des autres Italiens, vous me faites 
rire , d'abord parce qu'il n'y aura jamais entre eux une union 
à produire aucun bien : quand tous les chefs seraient unis, 
cela ne suffirait pas, parce qu'il n'y a pas d'armes qui vaillent 
un quatrin , si on excepte celles des Espagnols , et ces der- 
nières étant en petit nombre, ne se trouvent pas suffisantes. 
En second lieu , les queues ne sont pas jointes aux têtes , 
et quelque occasion qui se présente, ces gens-ci ne feront 



246 MACHIAVEL. 

aucun pas ^ au contraire, ils agiront à lenvi pour appar- 
tenir aux étrangers. » 

Nous trouvons plus bas ce sentiment de Machiavel 
sur la nation suisse de son temps. Vettori proposait 
de leur donner un coup de râteau, et de s'en aller après. 
Machiavel s'exprime ainsi : 

« Quant à donner aux Suisses un coup de râteau , et à 
s'en aller après, je vous prie de ne pas vous reposer, et de 
ne pas chercher à confirmer les autres dans de semblables 
opinions. Considérez comme vont les choses de ce monde, 
comment croissent les puissances, et particulièrement les 
républiques : vous verrez qu'aux hommes il suffît d'abord 
de se défendre , et de n'être pas dominés par les autres ; 
de-là on monte à offenser les autres, et à vouloir les dominer. » 

« Aux Suisses , il a suffi d'abord de se défendre des ducs 
d'Autriche ; cette défense a commencé à faire estimer les 
Suisses chez eux. Ensuite il leur a suffi de se défendre du 
duc Charles ( de Bourgogne ) , ce qui leur a donné une 
renommée hors de chez eux ; puis il leur a suffi de prendre 
des subsides des autres , pour maintenir leur jeunesse dans 
les goûts militaires , et pour s'honorer : cela leur a donné 
plus de réputation, et les a rendus plus audacieux, parce 
qu'ils ont parcouru plus de provinces , et connu plus d'hom- 
mes^ et il en est résulté un esprit ambitieux, et ce désir de 
Éiire la guerre pour leur compte. Pellegrino Lorini (Lorrain) 
m'a dit que , lorsqu'ils vinrent avec Beaumont à Pise ' , ils 
raisonnaient souvent entre eux de leur milice , qu'ils trou- 
vaient semblable à celle des Romains. Ils se demandaient 
pour quelle raison ils ne seraient pas un jour comme les 
Romains , se vantant d'avoir donné à la France toutes les 
victoires qu'elle avait obtenues jusqu'à ce jour : ils ne sa- 
vaient donc pas pourquoi ils ne combattraient pas un jour 
pour eux-mêmes. Actuellement est venue cette occasion , 
ils l'ont saisie : ils sont entrés en Lombardie, sous prétexte d'y. 

^ Voyez chapitre III , pag. 4<>. 



CHAPITRE XIX. ikl 

rétablir le duc, et dans le fait, ce sont eux qui sont le duc. A 
la première occasion, ik s'empareront tout-à-Mt de ce duché, 
en détruisant la race ducale et toute la noblesse de letat ; 
à la seconde occasion , ils inonderont Tltalie , et feront la 
même chose. Je conclus donc qu'il ne suffit pas de leur 
donner un coup de râteau , et de s'en retourner , mais qu'au 
contraire il y a beaucoup à redouter d'eux. » 

Machiavel s'est trompé ici dans quelques parties de 
sa proposition. Certes il a raison de repousser l'idée 
d'aller râteler en passant, un pays montagneux et 
guerrier tel que la Suisse; mais en la croyant capable 
de conquérir et de conserver l'Italie, il oubliait que 
la Suisse était déjà divisée en douze cantons, comme 
il le dit lui-même dans une de ses dépêches ' , qu'ac- 
coutumée à vendre ses services , elle bornait son am- 
bition à se battre courageusement, si elle était bien 
exactement payée ; que jamais dans la disette, dans 
les angoisses de la faim, dans les blocus, dans les 
sièges, circonstances où il est souvent difficile (Tali^ 
gner la solde , ce peuple de soldats ne manifestait 
la même audace, et que surtout quand il se trouvait 
d'autres Suisses dans le camp ennemi , un des deux par- 
tis pouvait prendre ce prétexte pour ne plus se battre, 
même après avoir été payé : que ce n'était pas ainsi 
qu'étaient constitués les Romains, peuple composé de 
mille nations conquises , mais cependant un , soumis 
à une même loi, se battant avec une semblable ar- 
deur, dans l'abondance et dans la détresse, quelquefois 
encore mieux dans la détresse* et quand il ne recevait 

' n y en a anjoard*hui Tingt-deax ; mais c'est toujours le même esprit de 
conservation locale et d'indifférence pour les conquêtes éloignées , qui do> 
raine encore dans ce pays. 

' César dit qu'en faisant le siège de Bourges , les Romains manquèrent de vi- 
vres , et il ajoute : « nuUa tamen 'vox est ab lis audita , populi Romani majes- 
taie, et superioribus victoriis indigna. » De Bell. Gall. , lib. VII , parag. 17. 



248 MACHIAVEL. 

ni solde y ni récompense. Le point de départ de la 
Suisse 9 toute peuplée aussi d'hommes de commerce 
chez qui les intérêts et les habitudes de société affai- 
blissaient d'un autre côté l'esprit militaire , se trouvait 
tout différent : elle ne devait aller que là où elle est 
allée. Elle restera probablement où elle est, et sa place 
est belle : toujours, sous le rapport du négoce et de la 
fabrication , un peuple industrieux , probe et calcula- 
teur attentif, et sous le rapport militaire, une nation 
stipulant avec exactitude les conditions de son service, 
débattant avec phlegme et insistance , la poursuite du 
paiement qui est convenu, exigeant ce paiement cha- 
que semaine, et après cela, fidèle, dévouée, régulière, 
courageuse , et sachant maintenir invariablement les 
lois âpres et presque surnaturelles de son inflexible 
discipline. 

Vettori croit devoir répondre à la partie de la lettre 
de Machiavel où il lui dit que dans ses opinions sur la 
France, il est mù par un sentiment d'affection qu'il 
porte à ceux qui sont contraires à la France. 

« Je réponds que je n'ai aucune affection pour le parti op 
posé aux Français , et que je ne suis animé d'aucune pas- 
sion. Vous savez qu'avant qu'on parlât du concile à Pise , 
j'étais attaché au parti français , parce que je croyais qu'avec 
ce parti , l'Italie serait plus heureuse , et que notre ville 
jouirait du repos, ce que j'ai constamment préféré à tout, 
parce que je suis un homme tranquille, entier dans mes 
plaisirs et dans mes imaginations , et entre autres plaisirs , 
je désire celui de voir notre ville être heurçuse. J'aime gé- 
néralement tous les habitants de notre ville , ses lois , ses 
coutumes , ses murailles, les maisons, les rues , les églises, 
les environs '. Je ne puis éprouver un plus grand déplaisir 

^ Je ne suis pas iié à Florence ; j*y ai séjourné seulement pendant plu- 
sieurs années» et j'avoue que j*ai éprouvé dans cette ville, plus que dans toute 



CHAPITRE XIX, 249 

que de penser que notre ville aura des tribulations , et que 
les choses que je viens de dire peuvent s'en aller en ruines. 
Quand je vis que nous nous gouvernions mal dans cette 
affaire du concile , et quand les Français partirent peu sa- 
tisfaits , je pensai que leur victoire serait notre perte , et 
que nous étions destinés à être traités comme une autre 
Brescia : monseigneur de Foix , jeune et cruel ' , me taisait 
peur davantage , et pour cela je changeai de parti. » 

Comme cette description de l'affection que Vettori 
porte à Florence, est touchante! comme ces senti- 
ments sont vrais et profondément empreints dans son 
cœur! que Machiavel a été bien inspiré de se faire un 
si doux ami, et en même temps quelle situation vrai- 
ment inexplicable pour l'ancien secrétaire de la répu- 
blique ! Il est cassé f privé et absolument dépouillé de 
ses offices; il est banni, il ne reçoit aucun traitement; 
et cependant, Léon X, le suprême régulateur de la 
principauté de Florence , consulte ce secrétaire ruiné , 
exilé , presque mendiant. On lui demande ses opinions 
sur des événements qu'il ne connaît plus , et telle est 
la pénétration aiguë de son génie , que semblable à ce 
guerrier du Berni ^ dont la main et le tronc , quoique 
la tête eût roulé dans la poussière, paraissaient encore 
animés de la même ardeur, il répond à ce qu'il n'a 
pas lu ; il développe des faits qu'il ignore , donne des 

autre , cette passion que décrit ici si noblement Tettori. H a oublié dans son 
énumération les fleurs délicieuses qui ornent le pays , et l'impression que pro- 
duisent ces bois odorants ( les planches de cyprès) , dont on construit toutes 
les portes et les fenêtres des maisons. 

' Allusion au sac de Brescia. Voyez Thistoire de Bayard. 

3 Le Berni, contemporain de Machiavel, mourut en i535. Qui peut se 
rappeler, sans en sourire, ces deux vers charmants? 

Gosi coloi , del colpo non accorto , 
Andava combattendo , ed era morto. 

Orland. innam. C. LUI, st. 6o« 



aSo MACHIAVEL. 

conseils assurés sans rien savoir, et indique les dan- 
gers, au milieu des ténèbres. 

La correspondance ne cesse d'être abondante, vive 
et spirituelle. Vettori combat l'opinion de Machiavel 
sur les Suisses , et ne les croit pas destinés à devenir 
les Romains. Machiavel si éminemment rempli de tact, 
de sens, de modestie et de bonne foi, s'excuse ainsi : 

« Votre lettre m'a écrasé : Tordre des idées , la multitude 
des raisons , et toutes ses autres qualités , m'ont embarrassé 
tellement , que dans le commencement je suis resté confondu 
et incertain. Si je ne me fusse un peu rassuré en la relisant , 
je payais de chansons et je répondais à autre chose ; mais , 
en cherchant à m'en bien pénétrer , il m'est arrivé ce qu'é- 
prouva le renard quand il vit un lion : la première fois , 
il fut près de mourir de peur ; la seconde fois, il s'arrêta; 
la troisième , il lui parla. Et ainsi raffermi après avoir relu 
votre lettre, je vous répondrai. » 

«t Nous sommes gouvernés par des princes qui , ou par 
nature , ou par accident , sont ainsi faits. Nous avons un 
pape sage , grave et respecté ; un empereur indécis et tou- 
jours variant dans ses projets ; un roi de France dédaigneux 
et peureux ; un roi d'Espagne taquin et avare ; un roi d'An- 
gleterre, riche , féroce et cupide de gloire; des Suisses, bru- 
taux, victorieux et insolents; nous autres d'Italie, pauvres, 
ambitieux et vils. Pour le reste des rois , je ne les connais 
pas ; de manière que , considérant ces circonstances avec les 
choses qui se couvent à présent , je crois au religieux qui 
disait: La paix ^ la paix l et il rCy aura pas la paix : et je 
vois que toute paix est difficile, la vôtre comme la mienne.» 

Comme ce talent devient entier, puissant et éner- 
gique ! 








CHAPITRE XX. a5i 



***<»»/» »*<^%'V«<%<i%<%«<^*^<l%»%%*%<^<%%%%»l/»</»V»<^%»>%%<<>^^<>/%%%i<^%'»<<»%*»'»>l<**»%*^>%'»*<^»W^*^***^V*<^'***»*^<*^^ 



CHAPITRE XX 



Cependant, au milieu de ces entretiens si confiants, 
et où le caractère des deux interlocuteurs se peignait 
avec tant de franchise, Machiavel, qui n'avait pas pu 
aller à Rome , s'occupait d'un grand travail, de l'ou- 
vrage qu'on a appelé le Prince et auquel il n^a jamais 
donné ce nom. On verra les conséquences que nous 
tirerons plus tard de la supposition gratuite qui fait 
désigner encore aujourd'hui, sous cette dénomination, 
un ouvrage que l'auteur n'a jamais entendu appeler 
ainsi. Une lettre de Machiavel adressée au même Vet- 
tori jette une grande lumière sur ce point historique. 
Je vais offrir ici une traduction exacte de cette pièce 
copiée dans le manuscrit des lettres de Machiavel qui 
existe à la bibliothèque Barberini de Rome. M. Mansi, 
savant gardien de ce précieux dépôt, a fait lui-même, 
pour moi, cette copie que je conserve avec le plus 
grand soin, et qui diffère pour la daté et plusieurs ex- 
pressions de la même version donnée seulement dans 
les dernières éditions de Machiavel. 

On Ut en tête, en latin, au magnifique François 
Vettorij ambassadeur de Florence près le souverain 
pontife; mon patron^ et mon bienfaiteur, à Rome. 

Voici cette lettre remarquable; si nous osons em- 
prunter l'expresssion de Buffon, elle est selon nous, 
Machiavel même: 



aSa MACHIAVEL. 

Magnifique ambassadeur, 

« Les grâces cUs^ines ne furent jamais tardives ' : je dis cela 
parce qu'il me paraissait que j'avais non pas perdu , mais 
égaré vos bonnes grâces. Vous avez été beaucoup de temps 
sans m'écrire; je cherchais comment avaient pu naître les 
causes de ce silence, et je faisais peu de compte de celles 
qui me venaient à Fesprit. Seulement , je supposais que vous 
m'aviez retiré la faveur de m'écrire , parce qu'on vous avait 
annoncé que je n'étais pas bon ménager de vos lettres. Je 
savais , moi , qu'à l'exception de Philippe et de Paul * , per- 
sonne ne les avait vues , de mon consentement. Je me suis 
remis, en recevant votre lettre du 23 du mois passé, et je 
suis très-satisfait de voir dans quel ordre et dans quel calme 
vous exercez votre office. Je vous encourage à continuer 
ainsi, parce que celui qui abandonne ses aises pour les 
aises d'autrui , perd les siennes , tandis qu'on ne lui sait pas 
de gré de celles des autres ; et puisque la fortune veut faire 
toute chose, il faut la laisser faire, se tenir tranquille, ne 
pas la fatiguer, et attendre le temps où elle laisse faire quel- 
que chose aux hommes. Alots il sera bien à vous de vous 
livrer à plus de soins , de surveiller plus les choses , et à 
moi de partir de ma campagne, et de dire : Me voilà. Je ne 
puis pas cependant, voulant vous rendre de pareilles grâces, 
vous rien dire autre en cette lettre , sinon quelle est ma vie ; 
et si vous croyez que ma vie soit à échanger contre la vôtre, 
je serai content de suivre la mienne. Je me tiens à la cam- 
pagne , et depuis mes derniers malheurs , je n'ai pas été à 
Florence vingt jours en les cousant tous ensemble. Jusqu'ici 
j'ai chassé aux grives de ma propre main : levé avec le jour, 
j'ajustais les gluaux, et je m'en allais en ou^tre, avec un pa- 
quet de cages sur le dos, ressemblant au Géta' quand il 
revient du port avec les hvres d'Amphitryon. Je prenais au 

' Pétrarque, triomphe de la Divinité , vers i3. 

Ma tarde non far mai grazie divine. 
2 Philippe Casavecchia et Paul Yettori. 
} Personnage de comédie chez les anciens. 



CHAPITRE XX. 253 

moins deux , au plus sept grives ; j'ai passé ainsi tout sep- 
tembre. Cependant ce divertissement que je trouvais peu 
agréable et bizarre m'a manqué à mon grand déplaisir, et 
je vous dirai quelle est ma vie actuelle. Je me lève avec le 
soleil et je m'en vais dans un bois à moi , que je fais couper; 
j'y passe deux heures à revoir l'ouvrage du jour précédent, 
et à couler mon temps avec ces bûcherons qui ont toujours 
quelque nouvelle dispute aux mains , ou entre eux , ou avec 
leurs voisins. A l'égard de ce taillis , j'aurais à dire mille 
belles choses qui me sont arrivées , et avec Frosino di Pan- 
zano, et avec d'autres qui voulaient du bois. Frosino, par 
exemple , en envoya chercher plusieurs piles sans me rien 
dire , et au payement , il voulut me retenir dix livres qu'il 
disait que je lui devais depuis quatre ans , parce qu'il me les 
avait gagnées à cricca ' dans la maison d'Antoine Guicciar- 
dini. Je commençai à faire le diable , je voulais accuser , 
comme voleur , le Doiturin qui y avait été ; alors Jean Mac- 
chiavelli s'interposa et nous mit d'accord. Baptiste Guicciar- 
dini, Philippe Ginori, Thomas del Bene, et certain^ antres 
citoyens , quand soufflait la tramontane , m'en ont pris 
chacun une pile (^catasta) ; j'en promis à tous, et j'en en- 
voyai une à Thomas : la moitié de celle-ci alla à Florence , 
parce que pour la retirer il y avait , lui , la femme , la ser- 
vante , les enfants ; cela ressemblait au Gaburra ^ , quand , 
le jeudi , avec ses garçons , il bâtonne un bœuf. Voyant qu'il 
n'y avait pas de gain, je dis aux autres: Je n'ai plus de 
bois ; ils m'en ont fait la moue , et particulièrement Baptiste 
qui énumère ce chagrin avec les scènes de Prato ^. Parti du 

I Jea qai s'appelle en français tricon , espèce de brelan. 

3 C'était probablement le nom d'an boncber qui se rendait le jendi soir k 
San Gasciano, on il y a depuis très-long-temps un marché , le vendredi. 

3 Les autres éditions disent stato ,' et M. Ginguené traduit ce passage par 
les mésaventures d*bomme d*état ; du reste le mot stato devait naturellement 
l'induire en erreur. On lit danale manuscrit Barberini, très-clairement, Prato» 
Je crois que Fauteur fait allusion aux scènes sanglantes de Prato (voyez cha- 
pitre XVIII , page 217)) que Baptiste Guicciardini racontait peut-être souvent 
à ses amis. 



a54 MACHIAVEL. 

bois , je m'en vais à une fontaine , et de là à mon paretajo ' , 
un livre sous le bras, ou Dante, ou Pétrarque, ou l'un de 
ces poètes moins célèbres , comme Tibulle , Ovide , ou de 
semblables. Je lis leurs amoureuses passions , ou leurs ten- 
dresses , je me rappelle les miennes , je jouis quelque temps 
de cette pensée. Je me rends ensuite sur le chemin , à l'hôtel- 
lerie , je parle avec ceux qui passent , je demande des nou- 
velles de leur pays , j'entends différentes choses , je remarque 
différents goûts et diverses imaginations des hommes. » 

« Cependant arrive l'heure du dîner : avec ma brigade 
( avec sa femme et ses enfants ) , je mange des aliments que 
comportent ma pauvre 7)illa et mon chétif patrimoine. Quand 
j'ai mangé , je retourne à l'hôtellerie ; là , pour l'ordinaire , 
je trouve l'hôte , un boucher , un meunier , et deux chau- 
fourniers. Avec eux je m'engloutis tous les jours en jouant 
à cricca , à trie trac ' : là naissent mille disputes , mille dépits 
accompagnés de paroles injurieuses. Le plus souvent c'est 
pour un quatrin , et néanmoins on nous entend crier de 
San Casciano. Vautré dans cette vilenie, j'empêche mon cer- 
veau de se moisir : je développe la malignité de ma fortune, 
satisfait qu'elle me foule aux pieds de cette manière , pour 
voir si elle n'en aura pas de honte. Le soir venu , je retourne 



* Le/Mreto/o est le divertissement favori des Toscans pendant l*automne. 
On creose an haat d*ane montagne 8 à 9 pieds, et Ton construit dans ce tron, 
comme nn petit cabinet souterrain qni ne s*élève qn*i deux pieds aa-dessns 
dn sol. Sur la snrface aplanie qui est restée en face du cabinet souterrain, 
on plante des arbrisseanx , et Ton cacbe des cages renfermant des oiseaux de 
toutes sortes, qui, par leurs cbants, attirent les autres oiseaux libres , pour les- 
quels on a jeté çà et là un appât trompeur qui les attire encore davantage. 
Des filets assez longs sont disposés au-delà des cages et de Tappât, et corres- 
pondent par des cordes à deux petits manches de bois placés à droite et à 
gauche du chasseur qui est à Tafiùt dans le cabinet souterrain. Lorsque le 
chasseur voit qu*un certain nombre d*oiseaux est occupé i dévorer l*appât, 
il tire des deux mains les cordes qui aasujétisaent les filets , et il le» fait retom- 
ber sur les oiseaux qni se trouvent pri» en une seconde. On pent prendre par 
jour , de cette manière , 5o on 60 oiseaux , et jusqu'à des faucons qui se 
laissent tromper comme les autres. 

• Ce n'est pas notre jeu de trictrac. 



CHAPITRE XX. 255 

à la maison y j'entre dans mon cabinet : sur le senil , je me 
dépouille de mon habit de paysan plein de boue et de saleté , 
je me revêts d'habits propres et de barreau ; et ainsi , décem- 
ment vêtu , j'entre dans les antiques cours des hommes an- 
tiques. Accueilli par eux avec amour , je me repais de cette 
nourriture , la seule qui me convienne , et pour laquelle je 
suis né. Je ne crains pas de parler avec eux , et de leur de- 
mander raison de leurs actions; ceux-ci, remplis de poli- 
tesse, veulent bien me répondre. Je n éprouve pendant quatre 
heures aucun ennui; j'oublie toute peine , je ne redoute pas 
la pauvreté , et la mort ne m'épouvante plus. Je me trans- 
porte tout entier en eux, et comme Dante dit qu^ilrCy aura 
pa^ de science si on n^a retenu ce qu^on a entendu^ ^ j'ai 
noté ce que j'ai le plus remarqué dans leur conversation , 
et composé un opuscule des principautés {^de principatihus\ 
et je m'enfonce le plus que je peux dans la profonde pensée 
du sujet. J'examine ce que c'est qu'une principauté, de 
quelles espèces sont les principautés , comment on les ac- 
quiert, comment on les garde, et comment on les perd: si 
jamais quelqu'un de mes caprices [gkiribizzo) vous a plu, 
celui-là ne devrait pas vous déplaire , et il devrait êti^e 
agréable à un prince , surtout à un prince nouveau : aussi 
je l'adresse à la magnificence de Julien. Philippe Casavec- 
chia a vu mon ouvrage , et quoique je continue de l'étendre 
et de le repolir , Philippe pourra vous instruire , en partie f 
et de la chose en soi , et des raisonnements que j'ai tenus 
avec lui. 

«t Vous voudriez, magnifique ambassadeur, que je laissasse 
ma vie actuelle , et que j'allasse jouir de la vôtre , je le ferai 
de toute façon ; ce qui me retient maintenant , c'est certaines 
affaires , et dans six semaines , je les aurai terminées. Ce 
qui me rend incertain , c'est que près de vous sont ces Sode- 

< Apri la mente a quel chMo ti paleso, 
Ë fermalvi eDtro; che dod fa scienza, 
Senza lo ritenere, avère iateso. 

Paradis , chant Y, strophe 14. 



256 MACHIAVEL 

ri ni, et je serais forcé , en venant, de les visiter et de parler 
avec eux. Je craindrais qu*à mon retour, en croyant descendre 
à la maison , on ne me fît descendre chez le barigel " , parce 
que , quoique 1 état de Florence ait de très-grands appuis et 
une grande sûreté , cependant il est nouveau , et par suite 
soupçonneux : et il ne nous manque pas de ces habiles 
( saccenti ) ' qui , pour faire comme Paul Bertini , mettraient 
d autres à un bon écot, et me laisseraient le payer. Je vous 
prie de me sauver cette peur, et je viendrai, dans le temps 
dit, vous trouver de toute manière. J ai causé avec Philippe 
de mon opuscule , je lui ai demandé s'il était bien d'en par- 
ler, ou de n'en pas parler; s'il était bien de le donner, 
ou de ne le pas donner; s'il était bien que je le portasse, 
ou que je vous l'envoyasse ^ : ne pas le donner moi - même 
me faisait penser naturellement qu'il ne serait pas lu de 
Julien, et que cet Ardinghelli^ se ferait honneur de ce 
dernier travail de ma composition. La nécessité qui me 
poursuit, me pousse à le donner , parce que je me consume , 
et que je ne peux pas rester long-temps ainsi , sans que la 
pauvreté me rende méprisable. Après , j'aurais le désir que 
ces seigneurs Médicis^ commençassent à m'employer , quand 
ils ne devraient d'abord que me faire rouler une pierre. Si , 
ensuite, je ne gagnais pas leur bienveillance, je me plain- 

s ^ Le barigel est le chef qai commande les hommes de police chargés d'ar- 
rêter les prévenas. 

> Les intrigants qni venlent savoir les affaires des antres. 

3 Jnlien de Médicis était alors à Rome. Ici le manuscrit Barberînî présente 
des différences notables, qne M. Ginguené et M. Ciardetti Iai>même n*ont 
pas connues : le texte est plus étendu d'une ligne entière, et la série d'interro- 
gations est plus détaillée. Machiavel et Casavecchia ont examiné les ques- 
tions sous toutes les faces, et cherché ce qui pouvait arriver, dans tontes les 
circonstances à prévoir. 

4 Ardinghelli (Nicolas), savant dans les lettres grecques et latines, mourot 
cardinal à Rome en i547- ^^ paraît que, malgré sa science, il aimait à s'at- 
tribuer les ouvrages des autres. 

^ On lit signori Media ^ qui est pris ici un peu ironiquement. Ce n'est peut- 
être aussi que l'expression un peu aigre d*nn homme malheureux et tourmenté 
par la misère. 



CHAPITRE XX. 257 

drais de moi; et dans cette production, si elle était bien lue, 
on verrait que les quinze ans que j'ai passés à étudier Tart 
du gouvernement, je ne les ai ni dormis^ m joués. Chacun 
devrait avoir à cœur de se servir de quelqu'un qui aurait 
acquis de l'expérience aux dépens des autres. Quant à 
ma foi , on ne devrait pas en douter , parce que l'ayant 
toujours gardée , je ne dois pas apprendre à la rompre. Qui 
a été fidèle et bon pendant quarante-trois ans, que j'ai à 
présent , ne doit pas changer de nature : mon indigence est 
le garant de ma fidélité et de ma bonté. Je désirerais donc 
que vous m'écrivissiez ce que vous pensez sur cette matière , 
et je me recommande à vous. Soyez heureux ( sisfelix ) ; 
X octobre i5i3 , Nicolas Machiavel à Florence ^« » 

Nous aurons bien soin de nous rappeler cette lettre, 1513, 
quand nous serons arrivés au moment où Machiavel 
ayant étendu et repoli son ouvrage, ainsi qu'il vient 
de le dire , l'aura fait présenter à la magnificence de 
Laurent, qui prit la direction du gouvernement de 
Florence, lorsque Léon X rappela à Rome Julien 
son frère. Le pontife avait cru convenable de remet- 
tre cette dignité à Laurent, déjà appelé Laurent II 
( le même que Machiavel a peint sous des couleurs si 
gracieuses*), parce qu'il était fils de Pierre, qui avait 

X Plusieurs éditions portent la date da lo décembre. L*aatear a parlé de 
septembre : il est probable qne cette date d*octobre qni est dans le manuscrit 
Barberini, est la yéritable. M. Ciardetti a donné la date du lo décembre à 
cette lettre qu'il rapporte avec les lettres familières de Machiavel. Yoy. tom. X, 
pag. i5a. Mais dans la préface de son édition, il adopte la date du lo oc- 
tobre, comme donnée par le manuscrit Barberini. Voy. tom. I, préface, 
pag. a4> Il y a une raison de plus pour adopter la date du i o octobre. L'au- 
teur parle de son paretajo ; or, dans une chambre du {Valais vieux à Florence, 
appelée chambre de Bérécyuthie ( Cybèle ) , où on a peint les douze mois de 
Tannée , on voit pour octobre , un giovane che uccella al paretajo , un jeune 
homme qui prend des oiseaux au paretajo , et pour décembre , un paysan 
qui sème : lUustrazione storica del paieizzo délia siff noria, Florence, 179a, 
page 189. 

' Yoy. cbap. XIX , pag. 241. 



a58 MACHIAVEL. 

été obligé de quitter Florence en i494* et qu'il pa- 
raissait utile de rétablir dans l'ancienne autorité le fils 
de l'aîné des enfants de Laurent-le-Magnifique. Lau- 
rent II, d'ailleurs, avait de graves raisons pour mé- 
nager les Florentins, et l'on voit qu'il s'étudiait à leur 
plaire. H alTectionnait particulièrement les Vettori : 
Machiavel le savait, et moins que jamais il devait né- 
gliger l'amitié de François, qui d'ailleurs ne voulait pas, 
plus que Nicolas, renoncer à l'agréable commerce de 
lettres qu'il entretenait avec lui. 

La correspondance entre ces deux hommes d'état, 
qui se communiquaient réciproquement leurs lumières, 
ne parait pas avoir langui vers la fin de l'année i5i3, 
et dans le commencement de l'année i5i4- Elle a tou- 
jours rapport à des intérêts politiques du moment. 



CHAPITRE XXI. aSg 



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CHAPITRE XXI. 



L'anwée i5i4 commença sous des auspices funestes 1514. 
pour la France. Louis XII perdit la noble et bien ai- 
mée Anne de Bretagne, sa seconde épouse, qui mourut 
le 9 janvier. 

Elle était née à Nantes, le 26 janvier i477? ^* ^^^" 
tre ans après sa naissance, son père, le duc de Bre- 
tagne, François II, l'avait promise au prince de Galles , 
fils aîné d'Edouard IV, roi d'Angleterre, et en cas 
du décès du prince de Galles, au second fils du même 
roi. 

François étant mort, elle s'était trouvée, dans un 
très-jeune âge, seule héritière du duché. Les Bretons 
et la nouvelle duchesse elle-même commencèrent à ma- 
nifester de l'aversion pour une alliance avec l'Angle- 
terre; il se présenta donc d'autres prétendants. La 
possession d'un tel état, qu'on pouvait regarder comme 
un des flancs de la France, excita la cupidité de l'em- 
pereur Frédéric III, qui fit solliciter pour son fils la 
main de la jeune duchesse, auprès des tuteurs chargés 
de son éducation et de l'administration de son duché. 
On ne sait pas bien précisément la date de l'époque 
où le prince d'Orange obtint d'épouser la duchesse 
Anne, au nom de l'archiduc Maximilien fils de Fré- 
déric, et déjà reconnu roi des Romains. Ce fut sans 
doute avant le mois de mai i49i> car nous avons 

17- 



a6o MACHIAVEL. 

trouvé aux archives du royaume * un édit de Maxi- 
milien et d'Anne, roi et reine des Romains, qui évo- 
que à un tribunal de Bretagne une affaire concernant 
Messîre de Rohan leur cousin. Cette pièce porte la 
date du i3 mai i49i- Brantôme ^ parlant de ce ma- 
riage, s'exprime ainsi : 

« Le Roy Charles YIIl ayant aduisé auee son conseil qu'il 
« n*estoit pas bon d'auoir un si puissant seigneur ancré et 
« empiété dans son royaume , rompit le mariage qui s'estoit 
« fait entre lui et Marguerite de Flandres , osta ladite Anne 
« à Maximilian son compromis , et lespousa. » 

Le mariage de Charles VIII et d'Anne fut célébré le 
i3 décembre i49ï« L^ contrat contenait une stipula- 
tion bien singulière. Il y était dit que si le roi mourait 
sans enfants mâles, la reine douairière serait tenue 
d'épouser le successeur, dans le cas où il le jugerait 
convenable. Il paraît que le duc d'Orléans (depuis 
Louis XII), qui aimait tendrement la duchesse Anne, 
et qui avait toute influence à la cour de Bretagne, de- 
manda, peut-être dans son propre intérêt, mais au 
nom du roi, que cette clause fût insérée au contrat. 
Cependant il était déjà l'époux de Jeanne de France, 
fille de Louis XL 

Le duc d'Orléans, chargé de négocier cette affaire, 
qui allait lui enlever la main d'une princesse à laquelle il 
aurait indubitablement sacrifié sa propre épouse, pou- 
vait difficilement refuser des preuves de dévouement 
à son maître : car après la mémorable révolte qui lui 
avait mis les armes à la main contre son roi, il avait 
reçu des lettres de grâce ^ qui le réhabilitaient dans 

» K,9i. 

> Tom. I, pag. 3. Édition de 1740. 

3 Archives du royaume , K ,91. 



CHAPITRE XXL 261 

ses droits de succession au trôoe, et qui lui rendaient 
les domaines dont il avait été dépouillé, à la suite de 
la bataille où il avait été fait prisonnier par la Tré- 
mouille '. Ces lettres portent des expressions de par- 
don fort extraordinaires; il y est dit, à l'égard du temps 
que le duc d'Orléans peut avoir passé en Bretagne., 
avec l'armée qui marchait contre les troupes du roi, 
« lequel temps nous déclarons non avoir eu cours ^. » 
On se livrait a la cour de France à tous les diver- 
tissements et aux réjouissances d'usage, lors du ma- 
riage du souverain , lorsqu'il y arriva inopinément une 
bulle d'Innocent VIII, datée du 18 des calendes de 
janvier (i5 décembre 1491)? deux jours après la cé- 
lébration du mariage. Cette bulle déclarait que Char- 
les VIII et la jeune princesse étaient excommuniés, 
pour avoir contracté un mariage, quoique parents au 
l\ degré; mais en même temps Sa Sainteté les relevait 
de l'excommunication, à condition que pour pénitence 
ils emploieraient mille écus d'or à marier des pauvres 
filles dans le délai de six mois. Les pauvres filles furent 
mariées par les soins de la nouvelle reine, et la Bre- 
tagne fut réunie à la France. On donnait les princi- 
pales actions de Charles VIII et sa mort imprévue. La 
reine , veuve le 7 avril 1 498, ne s'offensa pas alors plus 
qu'en 1 49 1 ? d'avoir été déclarée comme réversible au 

» Voyez chap. IV, pag. 79. (Note). 

* Archives du royaume, K, 91. Voilà un despotisme de clémeuce dont on 
citera peu d^exemples. Je croyais avoir exprimé une pensée juste et raisonnable, 
en disant un jour dans ce vers : 

L^histoire écrit toujours, et n^efface jamais. 

Charles VTH et son conseil ne Tentendent pas ainsi: pour enxt le duc d*Or- 
léans qui a été en Bretagne , n*y a {>as été , et le temps qu*il y a passé , na pas 
eu cours. Au surplus, ce prince a bien prouvé qu*il méritait tous ces senti- 
ments de générosité; et plus tard, Louis XII n*a voulu tirer que d'aussi nobleé 
vengeances de ceux qui l'avaient offensé. 



262 MACHIAVEL. 

successeur du trône ; on n'avait fait d'ailleurs que co- 
pier la clause qu'Edouard IV avait exigée précédem- 
ment pour ses deux fils. 

Elle fit même , dit-on , des vœux pour recouvrer le 
titre de reine de France : constamment fidèle à Char- 
les VIII , dont elle avait sagement administré les états 
pendant la course de Naples , elle avait su inspirer un 
sentiment d'adoration universelle. Ce sentiment faisait 
verser des larmes à tous ceux qui la voyaient se dis- 
poser à retourner en Bretagne. Déjà arrivée à Etampes, 
le 19 août de la même année , elle fut sommée de décla- 
rer par un acte, si elle tiendrait l'engagement signé 
à l'époque de son union avec le roi défmit : retrouvant 
alors au fond de son cœur devenu libre, un ancien 
sentiment pour le roi actuel , elle promit de remplir 
l'engagement, si le divorce entre Louis XII et la reine 
nouvelle, Jeanne de France, venait à être prononcé. 
Nous verrons plus tard , en consacrant au portrait de 
Louis XII quelques autres pages de cette histoire, 
comment ce divorce fut sollicité, suivi et obtenu. Le 8 
janvier 1 499, le roi se rendit à Rennes et il y épousa la 
reine douairière. Les deux époux vécurent presque 
constamment dans la meilleure intelligence. Il y eut 
quelquefois de légers différends, surtout lorsque le roi 
voulut, en i5o6, marier leur fille Qaude avec le duc 
d'Angoulême (depuis François I**"); nous entendrons 
Tailhé qui dit dans son histoire de Louis XII * : 

« La reine , pour divers motifs , souhaitant avec passion le 
mariage de sa fille Claude avec le comte de Luxembourg ' ^ 
fut très-mécontente de ce nouvel arrangement; elle en té- 

I Histoire de Looia XII , par Jacques Tailhé , prêtre de Villeneuve d'Agé- 
nois. Paris, 177S; in-ia , tom. II , p. 18. 

^ Voyez Louis de Luxembourg ,. chap. l^**, pag. 3 3 (noie). 



CHAPITRE XXI. 263 

moigna sa peine en plus d une occasion. Le roi qui avait 
beaucoup de complaisance pour elle, parce que (disait -il 
agréablement ) il faut qu'un homme souffre beaucoup d'une 
femme ^ quand elle aime son honneur et son mari, lui laissa 
la consolation de se plaindre; mais, comme elle revenait 
trop souvent à la charge , le roi , fatigué de ses tracasseries, 
et ne pouvant plus y tenir, lui ferma la bouche par cet apo- 
logue : « SacheZy madame^ qu'à la création du monde ^ Dieu 
açait donné des cornes aux biches aussi bien qu'aux cerfs ; 
mais que comme elles se 'virent un si beau bois sur la tête , 
elles entreprirent de leur faire la loi , dont le sousferain créa'- 
teur étant indigné ^ il leur ôta cet ornement pour les punir de 
leur arrogance. » La reine, qui était spirituelle, sentit où por- 
tait lapologue. » 

Brantôme parle ainsi de cette princesse "^ : 

« Or , si elle (la Reine ) a esté désirée pour ses biens , elle 
l'a esté autant pour ses vertus et mérites : car elle estoit belle 

et agréable Sa taille estoit belle et médiocre ; il est 

vray qu elle avoit un pied plus court l'un que l'autre le moins 
du monde, car on s'en aperceuoit peu, et mal aisément le 
connoissoit-on : donc pour tout cela sa beauté n'en estoit 

pas gastée Voilà la beauté du corps de cette reine. Pour 

celle de l'esprit , elle n'en estoit pas moindre , car elle estoit 
très vertueuse, sage, honneste et biendisante, et de fort 
gentil et subtil esprit. . . . elle estoit très bonne, fort miséri- 
cordieuse et fort charitable .... Ce fut la première qui com- 
mença à dresser la cour des dames que nous avons veues 
depuis elle jusques à cette heure. ... Sa cour estoit une 
fort belle escole pour les dames ; car elle les faisoit bien 
nourrir et sagement , et toutes à son modelle , se faisoient 
et se façonnoient très sages et vertueuses, et d'autant qu'elle 
avoit le cœur grand et haut , elle voulut avoir ses gardes et 
institua la seconde bande de cent gentilshommes; et la plu- 
part de sadite garde estoient bretons. » 

' Brantôme , Vie de la reine Anne de Bretagne , tom. I. 



264 MACHIAVEL. 

« Ce fut elle qui fit bastir, par une grande superbité, ce 
beau vaisseau de grande masse de bois qu*on appellait la 
Cordelière^ ^ qui s'attaqua si furieusement en pleine mer avec 
la Régente d'Angleterre^ et s'accrocha si furieusement avec 
elle qu'elles se bruslèrent et se périrent, si bien que rien n'en 
échappa , f&t des personnes , ou fl!lt de ce qui estoit dedans 
dont on pût tirer des nouveUes en terre, et dont la reyne en 
fut très marrie. » 

Brantôme finit en citant un passage d'une histoire 
de France imprimée de son temps, qu'il ne spécifie 
pas avec plus de détails; il dit qu'on lit dans cette 
histoire : 

« Cette Reyne estoit une très honorable reyne et très ver- 
tueuse et fort sage et la mère des pauvres , le support des 
gentilshommes , le recueil des dames et damoiselles et hon- 
nestes filles et le réfu^fe des scavans hommes, et aussi tout 
le peuple de la France ne se peut soûler de la pleurer *. >» 

Machiavel a remarqué, comme nous l'avons vu ^, qu'à 
propos de la question d*une campagne à Naples, les 
réfugiés avaient peu à espérer des dispositions du roi 
de France, parce que la reine Anne était opposée à 
cette guerre. Il est donc certain, malgré l'apologue des 
biches, que Louis XII montra pour elle beaucoup de 
condescendance; et il ne pouvait pas en témoigner 
trop à la princesse qui avait apporté deux fois à la 
France une si riche dot, cette Bretagne dont les ha- 

X C'était anssî le nom de Tordre qn^Anne de Bretagne avait fondé en 149S » 
après la mort de Charles YlII. « La décoration était nne cordelière d'argent 
dont les cheyalières environnaient lenrs armes , avec cette devise , fai le corps 
délié, pour exprimer qne la mort de lenrs éponx les avait affranchies du jong 
dn mariage et remises en liberté. >• Abrégé chronol. de l'hist. des ordres de che' 
Valérie, par M. d'Âmbreville. Paris, 1807 ; in-8*, pag. ao6. 

> Brantôme, tom. I. Édition de 1740. 

3 Chap. IV, pag. 5;. 



CHAPITRE XXL ^65 

bitants ont été pour nous, comme une nation dans 
une autre nation^ cette pépinière si abondante de guer- 
riers sur terre et sur mer, la patrie de tant d'hommes 
célèbres. Quoique le secrétaire Florentin ne nous l'ap- 
prenne pas , il paraît aussi que ce fut la reine qui fit 
abandonner le projet de maintenir un concile opposé 
à l'autorité du pape; entreprise qui, de nos jours, 
n'a pas plus réussi à Napoléon qu'elle n'a été avan- 
tageuse à la politique de Louis XII. 

Après avoir cité Tailhé et Brantôme, je puis ajou- 
ter ici quelques autres témoignages : ils nous offriront 
de nouveaux détails sur la beauté, la piété et l'amour 
des arts , qui caractérisaient la reine Anne. 

Il existe à la Bibliothèque du Roi un livre d'heures 
qui lui a appartenu. Ce livre, le plus précieux joyau 
de cet immense trésor, est orné de miniatures exquises, 
dont une représente les traits de la reine. On la voit 
à genoux tenant devant elle sur un prie-Dieu la re- 
présentation du livre même dont cette miniature fait 
partie. A sa droite est placée une religieuse auréolée, 
debout, et qui paraît appartenir à l'ordre de saint 
François. Derrière la princesse, une jeune reine cou- 
ronnée, auréolée j debout, tenant une flèche et un dra- 
peau sur lequel on remarque les hermines de Bretagne, 
figure sainte Ursule. A droite , une autre reine , aussi 
couronnée et auréolée, est enveloppée dans un man- 
teau doublé d'hermine. Après le portrait de la reine 
on trouve un calendrier également orné de peintures. 
Il y en a une pour chaque mois, qui retrace les tra- 
vaux agricoles des diverses saisons. D'autres repré- 
sentent les grandes fêtes de l'année. Sur les marges des 
pages de ces heures, on trouve presqu'à chaque page 
une plante potagère, ou une fleur, ou un fruit, mi- 
niés sur un fond d'or. L'artiste a introduit sur cha- 



266 MACHIAVEL. 

cune de ces plantes, les coléoptères (insectes dont les 
ailes sont recouvertes par une espèce d'étui), les lé- 
pidoptères (insectes dont les ailes sont écaillées), 
qui sont amis et habitants ordinaires de la fleur ou 
du fruit de ces plantes. Sur d'autres peintures , il y a 
des chenilles, des lézards, des petites tortues; c'est la 
cerise qui est la plus nombreusement courtisée : sur 
les avelines, appelées ici nouriUes de hoys^ deux pe- 
tits singes bien repus dorment en paix couchés l'un 
sur l'autre. D'autres singes regardent, sans avoir l'air 
de les voir, des prunes de Damas : on distingue, parmi 
les plantes qui ont changé de nom, ou que nous n'a- 
vons plus peut-être, le poirier fin or; là, fleurencelle 
{fiorenceola) à fleurs bleues; le mire-soleil (notre tour- 
nesol); enfin sur la quarantième des grandes minia- 
tures, le dessin exact d'un gros vaisseau de guerre, fai 
le soupçon que ce doit être la Cordelière, dont parle 
Brantôme. Comme la construction du vaisseau qui a 
porté ce nom date de i5io, et qu'il périt en i5i3, 
nous pouvons rencontrer dans cette indication une 
des dates de l'âge de ce célèbre manuscrit. 

Nous ne trouvons dans le secrétaire Florentin que peu 
ou pas d'informations sur un tel sujet : il ne parle pres- 
que jamais des arts, et le contemporain de Raphaël et de 
Michel-Ange ne les a pas même nommés. Il a indiqué une 
fois , mais par hasard , le sculpteur Sansovino. Le Dante 
cependant parle avec éloges des belles miniatures que 
l'on faisait à Paris ' ; et il est certain que nous excel- 
lions dans ce genre de peinture , dès le commence- 

> O , diss* io lai , non se* ta Oderisi 

L* onoi* d* Agobbio , e V onor di qneU* arte* 
Ch* allttminare è chiamata în Parisi ? 
C'est Âlighieri qui le premier nous a apprb que cet art était plus florissant 
à Paris qa'en Italie. 



CHAPITRE XXI. 267 

ment du i4^ siècle. Sous Louis XII, nos artistes de- 
vaient avoir acquis encore plus de talent. Les heures 
d'Anne de Bretagne en seront une preuve éternelle. Il 
ne sera pas hors de propos de dire qu'elles ont pu être 
exécutées sous la direction de Pierre Lebault, aumô- 
nier de cette princesse, homme très-savant : alors il 
serait l'auteur de la prière en français qui commence 
vers les deux tiers du livre, à la page même où est 
miniée la colloquitida y ou queucourde de Turquie. 
Il y a dans cette prière quelque chose qui semblerait 
faire croire que la reine avait , ou se figurait avoir des 
ennemis politiques ^ Elle parle de mau^f aises conspU 
rations de ceux qui lui font mal, ou qui ont le dessein 
de lui en faire y et de la prochasser. L'auteur de cette 
prière, dont plusieurs expressions touchantes et pitto- 

( Voici cette prière; elle est écrite en caractères semblables à ceux avec les- 
qaels je la présente ici. 

J^t noxxt IDame be phtr. 

CJDamr trb |)tteu«( , V\tx%î Maxitf \t rrcommanbe aut0ttt^'l^ut au 
detn be ta pitié, mon corps tt mon ame, mes ronartU et mes thxti , meo 
oolontéo et eogitattons , mes loeuctons et toutes opétationo , auost leo 
douleurs de mon rueur et toutes mes angoisses et néeessttés : toute xmvl 
espéranee et ma eonsolatton , et tout le routs de ma oie , et la ftn , et te 
prie, très sainete \Kimt et touiours oterge piteuse , que par ta saincie tnter- 
cession ma oie s'adresse et se dispose selon ta ctirmenee et oolunté de 
ton ftls. jÇa , dame , de reeljief te supplie que tu me sois pitettse aduoeate 
eontre toutes les aduersités et les las de notre encien ennemp datl)an et 
de tous ses ministres et contre tous les conseils et mauuaises conspirations 
de ceur qui me font mal , ou qui ont ( il manque ici un mot ) de m* en 
faire, et procijasser. JDame , fap , s'il te plait , que par tes sainctes inter- 
cessions , ils prennent amendement de oie , et écl)an0ent tous mauuats 
propos , ainiri que ne me puissent nupre , ne en corps ne en l'ame , ne en 
biens aucunement, lap auecques moi , dame très piteuse , que par la oertu 
du si$ne de la croix , l'ennemp a leure de vaa mort et au fottr du juj^ement, 
cognoisse que tu as fait signe auecques mot, en bien, et que tu m'as 
apdée et consolée. Amen, 



a68 MACHIAVEL. 

resques se sont conservées dans des livres d'oraisons 
de la Bretagne , a sans doute exagéré les chagrins de 
la reine. Ce qui est certain cependant , c'est quelle 
mourut jeune : des peines la conduisirent peut - être 
au tombeau. Le roi ordonna que ses funérailles fussent 
célébrées avec la plus riche magnificence; il en existe 
des relations manuscrites , également ornées de pein- 
tures, mais moins belles que celles des heures ^ Ces 
relations nous prouvent qu'elle fut enterrée à Saint- 
Denis et que l'on grava sur son tombeau l'inscription 
suivante : 

€a Uvre , monte et ciel ont Ifinm mataame 
^nne i qui fut d^ Ko^e ە\avle et ion^^^ la (avxe \ 
ta texte a pris U r0rp6 qui ^tiait 00U6 c^tte lame; 
Ce monîre au^di retient da renommée et famé 
perîrurable à îamat$ ^ ean^ edtre blasme \^av\e ; 
€t le ciel pour 0a part a wullu prendre l'ame. 

Machiavel ayant donné un portrait complet du ca- 

^ Le mannscrit des heures d'Anne de Bretagne , qni , avec ses 33 a plantes , 
et ses 6a grandes ininiatnres, est nn si beaa monument des arts français do 
commencement du 1 6^ siècle , ne porte pas de numéro d'enregistrement à la Bi- 
bliothèque. C*est nn diamant à part, comme le Pitt^ le Cent'six, et les 3 an- 
tres encore plus beaux , qu'on ne peut confondre avec aucune richesse de ce 
genre : j'appelle ici Cent'six le diamant connu sous le nom de Sancy , et voici 
sur quoi je me fonde. J'avais toujours vu , en Italie , et surtout à Livonme » 
la ville dev pierreries , qu'on n'écrivait pas le nom de ce diamant comme nous 
l'écrivons en France, et qu'on riait des histoires que nous avons faites à ce sujet. 
J'en trouve la raison dans l'ouvrage intitulé : DeUe piètre antiche di Fatistino 
Corsi, Romano, Rome , 1828, in-8°. M. Corsi s'exprime ainsi : « Cinquesono 
i piit beUi e grandi diamanti di Europe , molti dé quaîl hanno de' nomiparti- 
colari; corne sono tV Cent-six , perché pesa cento sei carati, corrottamente dette 
il gran Sancy, ed il Pitt chepossiede il re di Francia; quello del gran dttea 
di Toscana, altro del imperatore délie Russie, e finabnente quello del re di 
Portogallo, del peso di undici onde, cinque grossi, e ventiquattro grani. 
Corsi ,pag. i8a. 



CHAPITRE XXI. 269 

ractère et des actions de l'empereur Maximilien^ il n'a 
pas été inutile de parler ici avec quelques détails d'uiie 
princesse qui a beaucoup influé sur le système poli- 
tique de Louis XII, rival constant de Maximilien, même 
lorsque cet empereur unissait ses troupes aux siennes 
en Italie. Le caractère d'Anne de Bretagne, dont la pru- 
dence retenait toujours le conseil du roi, mettait ainsi 
indirectement un frein aux vues jalouses et envieuses 
du conseil de l'empereur. Cette circonstance n'avait 
pas échappé à l'observateur Florentin. Jamais dans ses 
opinions sur la France, il n'oubliait de détailler les 
raisons aventureuses qui semblaient la précipiter sur 
les états italiens , et ensuite les raisons secrètes , et on 
pourrait dire domestiques, qui réussissaient toujours 
à la retenir. La politique de la princesse était en cela 
meilleure que celle du roi : car elle était probablement 
fondée sur ce principe, vrai encore aujourd'hui, qiie 
les Français qui entrent toujours si facilement en Ita- 
lie, ne doivent pas s'étonner d'en sortir toujours si 
promptement ; en effet , les hasards , les divisions in- 
testines et cet amour de la nouveauté qui donnent 
la victoire, ne suffisent plus ensuite pour la conserver; 
Mais c'était en vain que Machiavel avait découvert au 
dehors le mobile de toutes les déterminations des gou- 
vernements étrangers ; c'était en vain qu'il avait étu- 
dié avec tant de sagacité le caractère de ceux qui 
tour à tour devaient être les maîtres de la péninsule. 
11 vivait à des époques funestes ; l'esprit de parti ré- 
gnait dans toute sa fureur, avec ses exagérations, avec 
ses opinions roides et violentes, et aucune considéra- 
tion de reconnaissance, même de pitié, ne savait le 
défendre contre les préventions de ses ennemis, et 
l'absoudre du crime d'avoir été employé par ceux qui 
venaient de perdre le pouvoir. 



270 MACHIAVEL. 

1514. Vers le milieu de l'année i5i4, ne voyant arriver 
aucune consolation^ et n'ayant pas encore terminé son 
Opuscule des principautés sur lequel il fondait de 
grandes espérances , il est comme un moment abattu 
par l'adversité ; il confie ses inquiétudes à Yettori , et 
lui écrit en termes qui annoncent la plus vive dou- 
leur. 

« Je resterai donc au milieu de mes haillons, sans trouver 
un homme qui se souvienne de mes services , ou qui croie 
que je puisse être bon à quelque chose. » 

« Il est impossible que je demeure plus long^temps dans 
un tel état : je me consume , et je crois que si Dieu ne se 
montre pas plus favorable , je serai un jour forcé de sortir 
de la maison, et dé me placer comme receveur ou secré* 
taire d'un connestahile % si je ne puis faire autre chose ; ou 
jlrai me planter dans quelque désert pour enseigner à lire 
aux enfants , en abandonnant ici ma brigade qui s'imaginera 
que je suis mort : ma famille sera plus heureuse sans moi ; 
je lui suis à charge , étant accoutumé à dépenser , et ne sa- 
chant point ne pas dépenser. Je ne vous écris pas pour vous 
engager à prendre de l'embarras pour moi , mais seulement 
pour me soulager, et pour ne plus rien dire sur ce sujet 
aussi odieux quil est possible. » 

Heureusement l'affligé revient à sa gaîté ordinaire. 

« Vous me parlez de votre amour : je me souviens que 
l'amour déchire ceux qui, lorsqu'il vole dans leur sein , veu- 
lent lui couper les plumes ou l'enchaîner. A ceux-là , parce 
qu'il est enfant et volage , il arrache les yeux , le foie et le 

' lie connestahile des Italiens commandait 3oo hommes d*infanterîe, et n*a 
de commun que le nom avec notre charge éminente de connét4ibîe. Quand les 
Italiens employaient ce titre dans Je sens de chef de toutes les armées , ils ap- 
pelaient le seigneur revêtu de cette dignité , il grcm Contestabile. Mais cela 
n'était en usage qu à Naples. ITous avons encore vu \egr<in Contestabile Colonna, 
et sa fetome, sœv de rinfortnnée princesse Lamballe, qu'on appelait à Rome, la 
Contestabilessa . 



CHAPITRE XXL 271 

cœur 9 mais ceux qui, quand il arrive , jouissent avec lui , et 
le caressent, qui, lorsqu'il s'en va, le laissent aller, et qui 
après , quand il revient, l'accueillent volontiers, sont tou- 
jours flattés et honorés par lui , et triomphent sous son em- 
pire. Ainsi, mon compère, ne cherchez donc pas à retenir 
celui qui vole, ni à déplumer celui qui, pour une plume 
perdue , en reprend mille , et vous serez heureux. Adieu. » 

Dans cette seule lettre, quel mélange attendrissant 1514. 
de douleur profonde, et de gaîté délicate! 

Nous accueillerons à présent bien volontiers une 
autre lettre au même Vettori, parce que nous y voyons 
que Nicolas croit avoir trouvé, s'il est possible, un 
moyen d'oublier tous ses maux et de mener une vie de 
délices qui efface le souvenir de toutes ses peines. Il 
règne dans cette lettre un ton mystérieux et un charme 
d'expression qui nous révèlent que l'auteur de YAsino 
(Toro s'approche de nous, et prélude à ces descrip- 
tions voluptueuses qui délasseront le secrétaire Flo- 
rentin. 

« Mon compère, par les détails de votre amour de Rome, 
vous m'avez mis tout en fête ; je n'ai plus songé à mille dé- 
goûts en lisant et en rappelant dans ma pensée vos plaisirs 
et vos dépits ; car l'un ne va pas sans l'autre. Moi , la fortune 
m*a vraiment conduit dans un lieu , et m'a mis dans un état 
à vous faire de pareils récits. » 

« Etant dans ma villa, j'ai eu une aventure si agréable , si 
délicate , si noble par sa nature et par les faits , que je ne 
saurais la louer et l'aimer, autant qu'elle le mérite. Je devrais, 
comme vous l'avez fait avec moi , vous raconter les commen- 
cements de cet amour, dans quels rets il me prit, où il les 
tendit, et de quelle qualité ils furent: vous verriez que ce 
sont des rets d'or , tissus parmi les fleurs , tressés par Vénus , 
si suaves, si doux, qu'un cœur malhonnête seul eût pu les 
rompre: je ne le voulus pas. Un moment , je m'y abandon- 
nai tellement, que les fils, d'abord délicats, sont devenus plus 



272 MACHIAVEL. 

forts , et se sont resserrés par des nœuds qu'il n est plus pos- 
sible de rompre. Ne croyez pas que pour s'emparer de moi , 
l'amour ait employé ses moyens ordinaires : comme je les 
connaissais, ils ne lui auraient pas suffi. » 

Il explique que le dieu l'ayant attaqué avec une sin- 
gulière habileté, il ne sut pas et ne voulut pas se 
défier de lui. 

« Qu'il vous suffise de savoir , que bien que je sois voisin 
de cinquante ans , je ne suis arrêté ni par les soleils , ni par 
les chemins sauvages , ni par l'obscurité des nuits. Toute 
voie me paraît droite , et je m'accommode à toute habitude 
différente des miennes, à celles mêmes qui leur sont le plus 
contraires. Quoiqu'il me paraisse que je suis entré dans un 
grand embarras, j'y éprouve tant de douceur, soit pour le bon- 
heur que ce regard merveilleux et enivrant me procure , soit 
pour une consolation qui a éloigné de moi le souvenir de 
mes douleurs , que pouvant redevenir libre , je n'y consen- 
tirais pas. J'ai laissé de côté les pensées grandes et graves j 
je n'ai plus de plaisir à lire les choses antiques , ni à raison- 
ner des choses modernes. Tout cela , pour moi , s'est con- 
verti en conversations délicieuses dont je rends grâces à 
Vénus et à Chypre tout entière. » 

« Si vous avez occasion d'écrire à part sur la damé , une 
autre chose , écrivez - la , et des autres questions vous en 
causerez avec ceux-là qui les estiment plus , et qui les en- 
tendent mieux. Moi, à ces choses modernes, je n'ai jamais 
trouvé que du dommage : dans les autres j'ai toujours ren- 
contré le plaisir. » 

1514. Si l'on s'adresse aux habitudes du confident Vettori, 
pour connaître l'explication précise de cette sorte de 
mystère (et c'est à peu près la meilleure manière de 
bien s'entendre) , il n'y a pas de doute qu'il ne s'agisse 
d'une passion éprouvée pour quelque belle personne 
récemment connuede Machiavel. On s'abstiendra donc 



CHAPITRE XXI. ^73 

de soutenir vivement, comme je l'ai entendu faire à 
plusieurs hommes de lettres, qu'il y avait ici une 
allusion à quelque consolation morale, trouvée dans 
l'étude de la poésie , par exemple dans l'invention d'un 
sujet de chants qui, désormais, aurait absorbé toutes 
ses facultés. Cette manière d'expliquer ce secret est 
sans doute un peu complaisante; car enfin il faut bien 
se résoudre à considérer Machiavel sous un autre as- 
pect, et avouer que ce savant politique, même aux 
côtés de Mariette Corsini , n'avait pas des mœurs très- 
régulières, et qu'il adressait volontiers ses hommages 
aux belles Florentines qu'il pouvait rencontrer dans les 
sociétés de la ville et de la campagne. Mille passages 
de ses propres lettres et de celles qu'il recevait le prou- 
veraient sans doute : mais en même temps on ne peut 
se refuser à reconnaître toute la grâce de ce récit, 
qu'aucune expression indécente n'a souillé, et dans 
lequel on peut à la rigueur (et en attendant finissons 
par le croire ainsi, au moins jusqu'à une nouvelle 
lettre plus claire) ne voir qu'une allégorie piquante, 
quoique l'auteur ait prononcé successivement les mots 
d'amour, de dame, de Vénus et de Chypre. Il a en même 
temps déclaré que son aventure a été aussi noble que 
délicate; n'imaginons donc rien de plus: ne signalons 
pas encore légèrement un époux sans réserve, un père 
donnant de mauvais exemples à ses enfants, un homme 
d'un âge mûr qui se rend un peu ridicule; souvenons- 
nous le plus long-temps que nous pourrons , des dou- 
leurs de l'infortuné secrétaire, et félicitons-le, sans le 
comprendre , d'avoir enfin cru trouver un secret pour 
oublier ses désastres. 

Cette facilité d'écrire l'histoire d'après les lettres, 
les aveux, les confidences les plus naïves, est une cir- 
constance déjà assez avantageuse pour l'historien; je 
/. t8 



274 MACHIAVEL. 

ne pense pas qu'il en faille abuser pour pénétrer dans 
les plus profonds replis du cœur, en condamnant si 
promptement un homme par un arrêt qu'il aurait 
dicté lui-même. 

Vettori ne paraît pas avoir répondu immédiatement 
à la lettre de Machiavel, que nous venons de rappor- 
ter, ou, au moins, la réponse ne nous a pas été con- 
servée : en conséquence, les informations que nous 
aurions pu trouver dans cette réplique d'un corres- 
pondant, en général plus disinvolto que Nicolas, et 
qui n'était, à ce que nous pouvons croire, ni époux, 
ni père, nous manquent ici absolument. 

Mais ces explications, Nicolas ne nous les fera pas 
long-temps attendre. , 

Cependant le pape Léon X à qui Vettori montrait 
chaque lettre de Machiavel, et qui probablement avait 
lu la dernière, parce qu'il aimait beaucoup les poé- 
sies et les ouvrages gais de Nicolas, désira pour cette 
fois ramener l'ancien secrétaire à des pensées plus sé- 
rieuses; aussi l'ambassadeur Florentin demande de 
nouveau à Machiavel son opinion sur les affaires po- 
litiques du moment. 

Louis XII venait de mourir. Ce prince, trop tôt 
consolé de la perte de la reine Anne, avait épousé Marie, 
sœur de Henri VIII. Le mariage avait été conclu le 
9 octobre i5i4? et le i^^ janvier i5i5 , Louis qui 
avait voulu se livrer à une vie de fêtes et de plaisirs, 
hors de ses habitudes , n'existait plus. Ce monarque était 
brave et d'un caractère généreux. On doit lui repro- 
cher sa révolte sous Charles VIII ; et quelle qu'ait 
été la clémence surnaturelle du souverain, l'action de 
Louis fut coupable. On doit lui reprocher le serment 
qu'il fit, en déclarant dans le procès du divorce avec 
Jea n ne, qu'il n'avait j amais réclamé auprès d'elle les droits 



CHAPITRE XXI. 275 

d'un époux '. L'histoire ne peut dissimuler des fautes 
si graves. Cependant Louis XII n'en est pas moins, sous 
d'autres rapports, un des plus aimables et des plus 
vertueux souverains de la France. On l'a accusé de 
parcimonie; mais il ne dépensait pas, pour avoir, 
disait -il, la facilité de diminuer les impôts. Les états 
généraux assemblés à Tours lui avaient déféré le titre 
de père du peuple. Dans l'effusion de leur tendresse , 
et pour attaquer de toutes parts la sensibilité de ce 
prince, et faire ressortir sa modestie, l'une de ses 
plus nobles vertus, ils avaient confondu dans leur 
reconnaissance le ministre et le roi, et leur avaient 
donné à tous deux ce nom si glorieux. Fleuranges as- 
sure que de son vivant les hommes, les femmes et les 
enfants des villages allaient au-devant du roi dans ses 
voyages, et le remerciaient îr'at)0ir 06ti la ptlUrie llf6 

^tm >'arme6 rt îre gauporner mvxt iifimiViXi r0i ne fiet 

Louis n'ignorait pas que son économie était le sujet 
des railleries. Il répondait : « J'aime mieux voir les 
seigneurs se moquer de mon avarice, que de voir le 
peuple pleurer de mes dépenses. » Cet homme si avare 
cependant, au jeu, rendait à ceux qui avaient perdu 
contre lui tout ce qu'il avait gagné. Il ne faut pas 
douter que Machiavel n'ait pris Louis XII pour son 
modèle, quand dans le chapitre XVI des Principautés 
il déclare qu'il préfère la miseria^ la parcimonie à la 
libéralité : il avait en vue de montrer un sentiment de 
préférence pour Louis XII, et de blâmer l'empereur 
Maximilien. Voltaire a consacré de beaux vers à la 

' Sons Louis XV , M. le cardinal de Bernis fut chargé de solliciter la cano- 
nisation de la reine Jeanne ; mais cette affaire , suivie mollement, fut aban- 
donnée. Il y a à la Bibliothèque du Roi des pièces importantes sur cette négo- 
ciation , qni y ont été déposées par mon confrère à la société des bibliophiles , 
M. de Monmerqué. On les trouve an supplément français, n° 1989. 

18. 



3176 MACHIAVEL. 

mémoire de Louis XII S et, comme les états gé- 
néraux de Tours, il a loué à la fois le roi et le 
ministre. Enfin les belles qualités et les vertus de 
Louis XII n'ont été contestées par aucun des auteurs 
italiens qui ont écrit sur les affaires de son temps. Et 
les auteurs italiens, dit Brantôme, sont quelquefois 
grands larrons de la gloire de nos Français. 
1515. Léon X voulait savoir de Machiavel qui avait connu 
le roi Louis, qui l'avait vu de si près, et si à son 
aise, qui lui avait adressé des discours, et qui en avait 
reçu de longues répliques raisonnées , quels autres 
développements allait prendre la politique de la France 
sous le nouveau monarque, dont Louis XII disait: 
« Ce gros garçon gâtera tout. » Le mémoire de Machia- 
vel, trop long pour être rapporté ici en détail, et qui 
cependant le mériterait, prouve qu'il savait encore, 
quand il le voulait, revenir à ses études favorites : 
il trace d'une main ferme la conduite que doit tenir 
le pape, à qui il conseille, vu les circonstances dans 
lesquelles la fortune française est prête à ressusciter, 
de rester attaché à la France , de s'allier avec les Vé- 
nitiens , et de s'opposer aux conquêtes de l'empereur, 
de l'Espagne et des Suisses. 

Machiavel ici ne partage pas les doutes au milieu 

> Le sage Louis douze , au milieu de ces rois. 
S'élève comme un cèdre, et leur donne des lois. 
Ce roi qu'a nos ayeux donna le ciel propice, 
Sur le trône avec lui fit asseoir la justice. 
Il pardonna souvent ; il régna sur les oœurs , 
Et des yeux de son peuple il essuya les pleurs. 
D*Amboise est à ses pieds , ce ministre fidèle. 
Qui seul aima la France et fut seul aimé d'elle, 
Teudre ami de son maître, et qui dans ce haut rang 
Ne souilla pas ses mains de rapine et de sang. 

L* Hknkiàdb , chant septième. 



CHAPITRE XXI. 277 

desquels Louis XII avait terminé sa vie. Le Florentin 
voit autrement, pour le moment, les conséquences 
d'une nouvelle autorité en France. Il y a d'ailleurs 
toujours lieu de penser qu'un prince plus jeune va 
être plus entreprenant. 

On a observé plusieurs fois que lorsqu'un homme 
appliqué s'occupe de la rédaction d'un grand ouvrage, 
les mêmes questions se présentent souvent à son esprit, 
qu'il les reproduit involontairement dans ses conver- 
sations, dans ses correspondances. Quelle qu'ait été 
la distraction trouvée par Machiavel pour oublier ses 
peines; que cette distraction ait été le charme de la 
poésie, ou des relations tendres avec une personne 
devenue l'objet assidu de ses soins, il n'avait pas perdu 
de vue son importante composition des Principautés, 
Les doctrines qu'il rassemble , pour continuer son li- 
vre, percent dans ses lettres à Vettorij on les pren- 
drait pour une préface, pour une annonce de ce traité. 

Il est inutile de les rapporter ici, puisque nous 
les trouverons plus bas en corps d'ouvrage. 

Après avoir accompli la volonté de Léon X qui 
voulait connaître l'opinion particulière de Machiavel 
sur les intérêts de son gouvernement, Vettori ne pou- 
vait*point ne pas revenir à ses goûts , à ses habitudes 
ordinaires; il tourmente un jour, il presse Machiavel 
sur saifoia et sur son ardeur passionnée; celui-ci ré- 
pond par le sonnet suivant : 

« Il avait tenté plusieurs fois de me blesser avec ses flèches 
le jeune archer qui prend plaisir aux dépits et aux dom-> 
mages des autres. Quoique ces flèches fussent si aiguës et si 
cruelles , qu un diamant ne leur aurait pas résisté , néan- 
moins elles trouvèrent de si forts obstacles , qu'il estima peu 
leur pouvoir : alors , rempli d'indignation et de fureur , il 
changea d'arc et de carquois , et me lança un trait avec tant 



278 MACHIAVEL. 

de violence , que je pleure encore de ma blessure, et qu'en* 
fin j avoue et je reconnais sa puissance \ » 

Il y a encore ici décence et charme d'expression; 
mais le voile commence à se soulever. La lettre con- 
tinue en prose : il n'y a plus moyen de ne pas recon- 
naître qu'un amour violent, qu'une passion bien ca- 
ractérisée* s'est emparée du grave publiciste, et qu'il 
ne cache plus rien à son ami. 

1515. « Je ne saurais répondre à votre lettre de l'ardeur amou- 
reuse , par des paroles plus à propos que ce sonnet , dans 
lequel vous verrez quelle industrie a employée ce coquin 
( ladroncello) d'Amour pour m' enchaîner. Il m'a attaché avec 
de si fortes chaînes que je désespère de ma liberté; je ne sais 
pas comment je pourrais m'en délivrer : quand bien même le 
sort ou quelque intrigue humaine m'ouvrirait un chemin 
pour en sortir , je ne voudrais pas y entrer, tant ces chaînes 
me paraissent ou douces , ou légères , ou pesantes. « 

« Cela fait un mélange de conditions, et je juge que je ne 
puis plus vivre content, sans cette qualité de vie. Je suis 

' Aveva teotato il giovinetto ardere, 

Già moite volte vulnerarmi il peUo 

Colle saette sue , che del dispetto 

E del daono d' altrui prend e piacere. 
E beochè fossen quelle acute e fîere, 

Ch* un adamante Don are' lor retto. 

Non di manco trovar si forte obietto 

Che stimo poco tutto il lor potere. 
Onde che quel di sdegno e fur or carco , 

Per dimostrar la sua alta eccellenza , 

Mutô faretra , muto strale ed arco 
E trassen un con tanta violenza , 

Che ancor délie ferite mi rammarco ' 

E confesso , e conosco sua potenza. 

2 Nons voyons le fruit des promenades avec an Tibolle , un Ovide , un 
Dante , ou un Péti'arque sous le bras. Voyez, la lettre à Vettori, chapitre XX, 



CHAPITRE XXI. 279 

fâché que tous ne soyez^ pas présent pour rire de mes 
plaintes, ou de ma joie. Tout le plaisir que vous auriez , 
notre Donato 1 éprouve lui-même; lui et l'amie [V arnica) 
dont je vous ai parlé auparavant , sont Tunique port et re- 
fuge à mon vaisseau que la tempête continuelle a laissé sans 
timon et sans voiles. Il n'y a pas encore deux jours il m'est 
arrivé que je pouvais dire comme Apollon à Daphné : 

« Nymphe, fille de Pénée, je t'en conjure, demeure, je ne te 
poursuis pas en ennemi; nymphe, arrête-toi ; c'est ainsi que 
l'agnelette fuit le loup , ainsi la biche fuit le lion , ainsi les 
colombes fuient l'aigle, d'une aile tremblante; chacun fuit 
ses ennemis % 

Machiavel ajoute en latin : 

« Et de même que ces vers servirent peu à Apollon, de 
même ces paroles ne furent d'aucune importance , d'aucune 
valeur , pour celle qui me fuyait * . » 

Voilà donc Nicolas à demi consolé! Quoique son 
aventure soit, ainsi qu'il le dit, agréable j délicate et 
noble j plaignons la vertueuse Mariette Corsini, si, 
comme il est assez prouvé, elle aimait son époux. 
Nicolas qui ne veut plus de réticence, continue en ces 
termes : 

« Celui qui verrait vos lettres , honorable compère , et qui 
verrait ensuite la diversité de celles - ci , s'étonnerait bien , 
parce qu'il lui paraîtrait d'abord que nous sommes des hom- 
mes graves , tout portés à des choses grandes , et qu'il ne 
peut entrer dans nos esprits aucune pensée qui n'ait en soi 
de l'honnêteté et de l'élévation ; puis , en tournant le papier , 

I Nympha, precor, Peneia, mane; non insequor hostis; 
Nympha, mane : sic agna lupum, sic cerva leonem, 
sic aquilam pennâ fugiunt trépidante columbae; 
Hostes quœque suos. Ovid: , M étam. , lib. I. 

2 Et quemadmodum Phœbo hœc carmina parum prof itère , sic mihi eadem 
verba apud fugientem nihil momentt , nuUiiisque valoris fuerunt. 



, 28o MACHIAVEL. 

il verrait que nous-mêmes nous sommes légers , inconstants ^ 
enclins à des choses vaines. Si cette manière d*agir parait à 
quelques-uns être blâmable , elle me parait louable à moi, 
parce que nous imitons la nature qui est variable , et celui 
qui rimite ne peut être repris. Quoique , cette variété , nous 
ayons Thabitude de la faire dans beaucoup de lettres dis* 
tinctes , cette fois-ci , je veux la faire dans une seule , comme 
vous verrez si vous lisez l'autre partie. Purifiez-vous. » 

Il lui confie ensuite que Paul Vettori (frère de 
François) a eu un entretien avec le magnifique Julien 
frère de Léon X, et que Julien lui a promis de le 
faire gouverneur de plusieurs terres de Parme, de Plai- 
sance, de Modène et de Reggio dont il va obtenir la 
seigneurie. A ce sujet Machiavel présente des réflexions 
sur la manière de gouverner ces pays qui se compo- 
sent de tant de parties différentes. Il cite le duc de 
Valentinois; il dit que s'il était prince nouveau, il 
imiterait la conduite que celui-ci tint en pareille cir- 
constance ( il s'agit d'une époque très-antérieure aux 
abominations de Sinigaglia) , lorsqu'il nomma un pré- 
sident-général de la Romagne. Cette délibération réu- 
nit dans un seul centre tous ces peuples, les ploya 
sous la crainte de son autorité, leur inspira de la con- 
fiance et tout l'attachement qu'ils lui portèrent depuis, 
attachement très-grand (si on considère la nouveauté 
du gouvernement de ce prince), et qui ne provenait 
que de cette détermination. 

Enfin le résultat de la conférence entre Machiavel 
et Paul , avait été de suggérer à ce dernier les moyens 
de bien gouverner les états qui allaient être attribués 
à Julien. 
1515. Nous observerons ici que vers la même époque le 
gonfalonier Pierre Soderini écrivit à Machiavel. Il y 
{i chez les malheureux exilés un sentiment doux et 



CHAPITRE XXI. 281 

comme invincible qui les porte à rechercher le sou- 
venir de ceux qu'ils ont autrefois obligés et traités 
avec affection. Soderini pouvait avoir eu des torts poli- 
tiques avec la nation, mais il ne s'était jamais montré 
que bon et bienfaisant pour Machiavel. La lettre par- 
vient presque toute mutilée ; cependant l'ancien secré- 
taire Florentin y démêle bientôt, avec une sorte de fré- 
missement, les caractères de son ancien chef, et il ne 
balance pas à li;i répondre : il lui adresse quelques 
consolations , et lui prouve , par des raisonnements 
convaincants, que l'homme a bien de la peine à de- 
viner, dans la vie, la conduite qu'il faut tenir : à l'un 
réussissent la fraude, la méchanceté, l'irréligion; à l'au- 
tre, la douceur, la bonne foi et le respect pour les 
choses sacrées. 

« Vraiment, s'il y avait un homme assez instruit pour bien 
démêler les temps, et Tordre des choses, un homme qui 
sût lart de s'y conformer , cet homme aurait toujours un 
sort heureux, et il pourrait constamment se garder d'un sort 
malheureux. Alors il serait vrai de dire que le sage com- 
mande aux étoiles et aux destins : mais comme ces sortes 
de sages ne se trouvent pas, parce que les hommes ont la 
vue courte, et ne peuvent dominer leur naturel, il en ré- 
sulte que la nature varie les événements , gouverne les 
hommes , et les tient sous le joug. » 

La résolution prise par Machiavel de répondre 1515. 
à cet exilé, quoiqu'en termes généraux, annonce du 
courage et des sentiments remplis d'honneur et de re- 
connaissance : elle ne blessait en rien les engagements 
proposés au nouveau gouvernement. 

Il faut aborder une des parties les plus difficiles de 
ma tâche. Il faut parler de ce livre qui a excité de si 
graves controverses. M. Montani, l'un des rédacteurs 



a8a MACHIAVEL. 

de l'Anthologie de Florence, dit très-spirituellement ' 
que a pour les uns, Machiavel est un être demi-fa- 
« buleux, et pour d'autres, au moins, un être énig- 
o matique. » Notre devoir est donc de chercher la vé- 
rité; tous les esprits sont disposés à l'entendre. Quand 
j'ai entrepris mon ouvrage, j'avais toujours à la pensée 
ces admirables paroles de Polybe. 

1 La nature , à mon sens , nous révèle dans la Vérité une 
grande divinité, qui renferme en elle une haute puissance. 
Tous la combattent , parfois même appuient le mensonge 
de mille probabilités : cependant, je ne sais comment il se 
Éâît que la Vérité s'insinue dans l'âme des hommes : tantôt 
par une impétuosité subite, elle lance toute sa force: tantôt, 
quoique long-temps couverte de ténèbres, d'elle-même, elle 
&it faire jour à sa destinée , commande et triomphe de Ter- 

Ce triomphe sur l'erreur, ou au moins un jugement 
plus raisonnable et de meilleure foi, est-il enfin arrivé 
aujourd'hui pour Machiavel? 

' (H" A'a.nA i83i). 
- ' PoLna, Excctpt. Uistor., câitioD de Lei|»ick , 1790,10m. Itl, lib. XIII, 



CHAPITRE XXII. 283 



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CHAPITRE XXÏI. 



Le traité des Principautés dont les doctrines capi- 1515. 
taies commençaient déjà, pour ainsi dire, une sorte 
d'excursion au dehors, dans les moindres discours de 
Machiavel, dans ses confidences à ses amis^ dans ses 
réponses même à Soderini, et qui se faisaient jour 
aussi à travers les récits enchanteurs de ses passions 
amoureuses, ce traité venait d'être terminé. Julien 
avait quitté Florence, rappelé indirectement par le 
pontife, et toute l'autorité était remise entre les mains 
de Laurent II '. Machiavel se décida à lui présenter 
son ouvrage : il n'en fut remis d'abord qu'une seule 
copie, et malheureusement, des envieux qui environ- 
naient le jeune Médicis, l'empêchèrent d'y attacher 
toute l'importance que méritait un pareil travail. La 
dédicace était ainsi conçue : 

« Ceux qui désirent acquérir la faveur des princes ont, en 
général , lliabitude de les aborder en leur présentant les 
choses qui leur sont le plus chères , ou dans lesquelles on sait 
qu'ils se complaisent le plus ; d'où Ton remarque qu'on leur 
présente souvent des chevaux, des armes, des draps d'or, 
des pierres précieuses , et de semblables ornements dignes 
de leur grandeur. Moi, désirant m'offrir à votre Magnifi- 

I On rappellera toujours Laurent II, pour le distloguer de Laurent-le-Ma- 
gnifique, son grand-père. 



ti84 MACHIAVEL. 

cence avec quelque témoignage de mon dévouement pour 
elle , je n'ai rien trouvé dans ma possession (m/a suppellet'^ 
tile) , qui me iùt plus cher, et que j*estimasse autant que la 
connaissance des actions des grands hommes , apprise par 
moi dans une longue expérience des choses modernes , et 
dans une lecture continuelle des choses antiques : y ayant 
long-temps réfléchi , les ayant bien examinées , et les ayant 
réduites en un petit volume , je les envoie à votre Magnifi- 
cence. Quoique je juge cet ouvrage indigne de votre pré- 
sence , je pense cependant , dans ma confiance en sa bien- 
veillance, qu'elle daignera laccepter, si elle considère que 
je ne puis pas lui offrir un plus grand don , que de lui faire 
entendre en peu de temps, ce que j'ai appris en tant dan- 
nées, au milieu de tant de désastres et de périls. Cet ou- 
vrage, je ne l'ai pas orné de passages étendus, ni de paroles 
ampoulées et brillantes , ou de quelque autre parure ou ov^ 
nemeiïi extrinsèque y par lesquels quelques-uns ont coutume 
d'embellir leurs productions; j'ai voulu qu'aucune parure 
ne rhonorât, ou que seulement la variété de la matière et 
la gravité du sujet le rendissent agréable. » 

« N'estimez pas à présomption si un homme de basse et 
iufime condition ' ose expliquer et régler les gouvernements 
des princes , parce que de même que ceux qui , dessinant 
les paysages , se placent en bas dans la plaine y pour consi- 
dérer les lieux élevés et les montagnes, et que ceux qui 
veulent considérer les vallées, se placent sur les montagnes, 
de même pour bien connaître la nature des peuples il faut 
être prince , et pour bien connaître la nature des princes 
il faut être populaire. Que votre Magnificence accepte 
ce petit don, avec le même sentiment qui me détermine à 
l'envoyer : si vous lisez avec soin ce livre , et si vous y ré- 
fléchissez, vous y verrez que j'ai un vif désir que vous par- 
veniez à la grandeur qui vous est promise par la fortune et 
vos autres qualités. Si votre Magnificence, du haut de son 

1 Noos noas éloignons beaucoup ici da ton qae noos avions pris> dans notre 
jeune âge , en parlant de la famille des Paszi. 



CHAPITRE XXII. 285 

élévation , tourne ses yeux sur ces lieux plus bas, elle con- 
naîtra quelle est l'indignité de la continuelle malignité de 
fortune que je supporte. » 

Voilà la dédicace de l'ouvrage des Principautés. Il 
est bien positivement adressé à Laurent de Médicis, 
qui y est presque traité de prince ; le livre aborde gé- 
néralement toutes les questions relatives aux princi- 
pautés , il y est même question des républiques : l'au- 
teur s'y montre \xn précepteur du pouvoir, et l'histoire 
appelle donc à tort ce traité, le Prince y tandis que 
Machiavel l'a intitulé des Principautés, Il faut prendre 
garde de faire dire à un auteur plus qu'il n'a voulu 
dire. 

Les premiers mots du livre sont la pensée fonda- 
mentale de l'écrivain. 

« Chap. I"". Tous les états, toutes les autorités {dominj) 
qui ont eu, et qui ont pouvoir sur les hommes^ ont été, et 
sont ou des républiques, ou des principautés; les princi- 
pautés sont ou héréditaires, parce que la famille de leur 
seigneur en a été long-temps souveraine, ou elles sont nou- 
velles. » 

« Chap. IL Je laisserai en arrière les républiques, parce 
qu'ailleurs j'en ai disserté longuement \ Je m'occuperai seu- 
lement àxx principat ; je m'avancerai, en décrivant les ordres 
ci-dessus dénommés, et je dirai comment les principautés 
peuvent être maintenues : je dis donc que dans un état hé- 
réditaire et accoutumé à la famille de ses princes, il y a 
moins de difficulté à les maintenir , que dans les nouvelles. 
Là il suffit de ne pas dépasser les règles de ses ancêtres, de 

I II ne les laissera pas cependant tellement en arrière , qn'il n^en parle très- 
distinctement dans le chapitre Y, et ensuite dans d'antres chapitres. D'aillenrs 
je suis persuadé qae ce passage a été altwé, lorsque les Médicis ont permis 
rimpression de ce livre. Je dirai les raisons sur lesquelles je fonde cette opi- 
nion. 



286 MACHIAVEL. 

temporiser avec les accidents, de manière que si un tel 
prince est d'une habileté même ordinaire , il se maintiendra 
toujours dans son état, à moins qu'une force extraordinaire 
et excessive ne l'en prive : enfin quand il en est privé , il re- 
couvre le pouvoir, au premier sinistre qu'éprouve Voccu" 
pateur, » 

« Le prince naturel a moins de raisons , et se trouve 
moins dans la nécessité d'offenser, d'où il résulte qu'il peut 
être plus aimé : si des vices extraordinaires ne le font pas * 
haïr, il est raisonnable que ses sujets l'aiment. Dans l'anti- 
quité et la continuité du pouvoir, s'effacent les souvenirs et 
les causes des innovations, parce que toujours une mutation 
laisse les pierres d'attente pour en soutenir une autre. » 

« Chap. IIL C'est dans le principat nouveau que se ren- 
contrent le plus de difficultés. » 

« D'abord , s'il n'est pas tout-à-fait nouveau , si par exem- 
ple, \e principal n'est que membre de l'autorité, de manière 
que tout l'ensemble puisse s'appeler mixte, ses variations 
naissent d'une difficulté naturelle qui est dans tous lesprin^ 
cipats nouveaux. Les hommes changent volontiers de maî- 
tres, croyant améliorer leur sort, et cette croyance leur fait 
prendre les armes contre celui qui les gouverne : en cela , 
ils se trompent, parce qu'ils connaissent par expérience que 
leur situation a empiré. Cela provient d'une autre nécessité 
ordinaire et naturelle , laquelle fait qu'il faut toujours offen- 
ser ceux dont on devient nouveau prince , et par la présence 
des hommes de guerre , et par une foule d'injustices qu'une 
nouvelle autorité entraîne avec elle, de manière que tu te 
trouves ' avoir pour ennemis tous ceux que tu as offensés, en 
occupant ceprincipaty et que tu ne peux conserver pour amis 
ceux qui t'y ont placé , parce qu'il ne t'est pas possible de 

< Pluûeurs personnes , à propos de ce passage et de quelques antres où 
Tanteur tutoie teelni à qui il s'adresse , ont imaginé que Machiavel prenait as- 
sez étonrdlment cette liberté avec le magnifique I^aurent II. Ce n*est pas là 
ce quMl faut dire ici.. Cette manière de s'exprimer de Machiavel, est familière 
anx écrivains Italiens; ils parlent plntAt au lecteur qu'ils nVntendent s'adres- 



CHAPITRE XXII. 287 

les satisfaire dans la manière qu'ils avaient présupposée, et 
puis, parce qu'étant leur obligé, tu ne peux employer contre 
eux des remèdes forts, et encore parce que, quand bien 
même on serait secondé par de puissantes armes, on a tou- 
jours besoin de la faveur des habitants, pour entrer dans un 
état. Par ces motifs, Louis XII, roi de France, occupa sur- 
le-champ la ville de Milan , et la perdit sur-le-champ. La pre* 
mière fois, pour la lui faire perdre, les propres forces de Lu- 
dovic furent suffisantes. Ces peuples qui avaient ouvert leurs 
portes à Louis , se trouvant trompés dans leur opinion , et 
ne rencontrant pas ce bien à venir qu'ils avaient attendu^ 
ne pouvaient supporter les dégoûts donnés par le nouveau 
prince. Il est vrai aussi, qu'en acquérant pour la seconde 
fois des pays révoltés, on les perd avec plus de difficultés ; 
car le seigneur, prenant occasion de cette révolte, et moins 
scrupuleux à combiner ses sûretés, punit les coupables, 
surveille les soupçonnés , et se fortifie dans la partie la plus 
faible : de manière que si pour faire perdre Milan à la France, 
la première fois , il suffit d'un duc Ludovic , qui sema quel- 
ques rumeurs sur la frontière, il fallut, pour la faire perdre 
une seconde fois , que la France eût contre elle le monde 
entier , et que ses armées fussent détruites ^ et chassées d'I- 
talie , ce qui naquit des raisons sus-énoncées. » 

« La France a donc perdu Milan une première et une se- 
conde fois. J'ai dit les causes générales qui expliquent la 
première perte , il reste à dire celles de la seconde. Il faut 
voir les avantages qu'y avait le roi de France, ceux que 
pouvait avoir un prince qui s'y serait trouvé dans la même 
situation, pour se maintenir dans cette acquisition mieux 
que ne l'a fait ce roi. » 

« Je dis maintenant que ces états qu'on acquiert, pour 

ser à on individa en particnlier ; quelquefois aussi Ils se parlent à enx-mémes : 
on varie ainsi les formes des discours. Nos auteurs du midi emploient ce tour 
de phrase dans leurs ouvrages. Cet usage qu'on dit arabe et espagnol a passé 
en Italie par la littérature provençale ; il y en a aussi des exemples dans la 
littérature latine , surtout dans les comédies. 



288 MACHIAVEL. 

les adjoindre à des états anciens , ou sont de la même pro- 
vince, parlant la même langue, ou n*en sont pas. » 
1515. « S'ils sont de la même province, il est facile de les con- 
server, pourvu qu'ils ne soient pas accoutumés à vivre 
libres , et pour les posséder sûrement , il suffit d'avoir dis- 
persé la lignée du prince qui les gouvernait ; car dans les 
autres choses , si vous maintenez leurs anciennes constitu- 
tions, s'il n'y a pas dissidence d'usages, les hommes vivent 
tranquillement, comme on a vu qu'ont fait la Bretagne, la 
Bourgogne , la Gascogne et la Normandie qui avaient été 
si long-temps avec la France : quoiqu'il y ait quelques diffé- 
rences de langage , néanmoins les habitudes sont les mêmes , 
et se peuvent accorder entre elles. Qui les acquiert donc, 
voulant les garder, doit avoir deux considérations : l'une 
que le sang de leur ancien prince se disperse, l'autre que 
leurs lois et leurs impôts ne soient pas altérés, pour qu'il 
arrive qu'en peu de temps, l'ancien principat et ses acqui- 
sitions ne forment plus qu'un seul corps. Mais quand on 
acquiert des états dans un pays où se parle une langue dif- 
férente , un pays où les coutumes et les classes ne sont pas 
les mêmes , là , sont les difficultés ; là , il faut avoir un grand 
bonheur et une grande habileté , pour conserver ces états. Un 
des moyens les meilleurs et les plus vifs serait que la personne 
qui les acquiert allât les habiter. Cela rendrait la possession 
, plus sûre et plus durable, comme a fait le Turc dans la Grèce. » 
« Quand on demeure dans un pays , on voit naître les dé- 
sordres ; on peut y remédier promptement. Si on ne l'ha- 
bite pas, on n'apprend les désordres que quand ils sont 
grands , et il n'y a point de remède. » 

Ici Machiavel propose le système des colonies. Il 
ajoute ce principe qui est susceptible d'être heureuse- 
ment combattu, surtout dans nos moeurs actuelles, 
et qui passait pour une règle absolue de politique 
dans son temps. 

« Les hommes doivent être caressés ou détruits. Ils se 



CHAPITRE XXII. 289 

vengent des offenses légères. Ils ne peuvent se venger des 
offenses graves. L'offense qu'on fait à Thomme doit être 
telle , qu'on ne craigne pas sa vengeance. *> 

Le même auteur, dans le livre IV de ses histoires, 
dira : 

« Quant aux hommes puissants , ou il faut ne pas les tou- 
cher, ou quand on les touche, il faut les tuer.» 

Cette proposition terrible a ici quelque chose de 1515. 
moins proscripteur que celle que nous avons citée d'a- 
bord. La dernière ne s'appliquant qu'aux grands seu- 
lement , embrasse moins de victimes. On peut croire 
que du temps de Machiavel, où la féodalité engageait 
des masses d'hommes inertes, sous une foule de pe- 
tites tyrannies subalternes et sans avenir, il ait osé 
conseiller de s'attacher à détruire ce petit nombre de 
têtes, qui une fois abattues laissaient exercer l'auto- 
rité par un vainqueur puissant, plus généreux, et qui 
s'annoncerait pour être prêt à gouverner mieux que 
ces tyrans. 

On peut aussi pour un instant concéder à M achia- . 
vel , qu'il y a quelquefois de l'avantage à ne pas tou-- 
cher les hommes puissants, mais on ne peut être de 
son avis, si ce système est présenté comme infailli- 
blement propre à maintenir la paix et l'obéissance. 
Il n'arrive que trop souvent que l'indulgence et le mé- 
nagement pour les grands amènent la révolte. Quant 
à ce que Machiavel entend par les hommes puissants, 
il serait facile, s'il revenait aujourd'hui, de lui faire 
comprendre qu'il y a une bien plus grande quantité 
d'hommes puissants que de son temps. Avec le pro- 
grès des sciences, des arts et de la littérature, avec 
l'éducation plus perfectionnée, il s'est élevé de bien 
autres puissances que celles des marquis de Man- 
/. 19 



290 MACHIAVEL. 

toue, des ducs de Ferrare et des seigneurs de Piooi- 
bino et de Sienne : ce sont des forces que peut-être, 
dans un état nouveau , on ne laisse pas impunément 
tout-à-fait libres, mais que cependant il est impru- 
dent de vouloir détruire , parce qu'elles renaissent de 
leurs cendres, que leur recomposition est immédiate 
et nécessaire, et que cette sorte de famille est impé- 
rissable. 

Quant à cette opinion , « les hommes doivent être 
caressés ou détruits », elle a été vivement attaquée dans 
Machiavel et avec raison, mais cette opinion est du 
temps. Elle n'aurait aucune valeur positive aujour- 
d'hui, et il n'existerait aucun moyen d'exécution pra- 
ticable : d'ailleurs, nous expliquerons bien plus en 
détail notre pensée , dans la comparaison que nous 
aurons occasion de faire souvent de la politique de 
l'époque de Machiavel , et de la seule politique pos- 
sible à l'époque où nous écrivons. Quand nous aurons 
repoussé comme impraticables quelques conseils du 
secrétaire Florentin , qu'il donnait dans la sincérité de 
son ame, placé comme il était sur un immense théâ- 
tre d'excès impunis, d'atrocités sans châtiment et de 
crimes sacrilèges, il lui restera assez de ces pensées 
ardentes, ignées même, comme dit Juste Lipse, et fon- 
damentales, qui sont de tous les temps, et de toutes 
les patries. 

11 faut lire dans l'original, au chapitre III, le juge- 
ment que Machiavel porte de la conduite des conseil- 
lers de la France , relativement à l'Italie , sur une 
question qu'il a pu juger lui-même de si près. C'est un 
morceau de discussion , d'autant plus estimable , qu'il 
a précédé les passages les plus éloquents des Discorsi 
et des Istorie. De quelle élévation, comme inexpug- 
nable , il appelle à son tribunal le roi qu'ici il accuse 



CHAPITRE XXII. îigi 

si sévèrement ! Il vient le convaincre d'avoir commis 
cinq fautes. Il semble qu'on l'entende lui dire : « Tu 
as détruit les petites puissances ; tu as accru en Italie 
la puissance d'un puissant (le pape) ; tu y as introduit 
un étranger très-puissant (le roi d'Espagne); tu n'es 
pas venu y habiter ; tu n'y as pas envoyé de colonies. 
Ces fautes, tant que tu vivais, pouvaient ne pas te 
blesser , mais tu en as fait une sixième, en dépouillant 
les Vénitiens. » 

J'insiste sur l'estinae que mérite ce passage du cha- 
pitre III, parce qu'enfin il est bien temps de ré- 
pandre que ce livre des Principautés ne contient pas 
exclusivement, comme partout on l'imagine, ces re- 
commandations méchantes qui sont l'effroi des igno- 
rants. 

L'auteur n'abandonne pas ensuite si aisément son 
coupable. Il explique ingénieusement les raisons pour 
lesquelles le monarque a fait mal de traiter avec peu 
d'égards les Vénitiens, qui l'avaient appelé en Italie. 

ce Quand le roi n eût pas fait l'Eglise si grande , et n'eût 
pas planté en Italie les forces espagnoles, il était néces- 
saire et raisonnable d'abaisser les Vénitiens : mais les deux 
premiers partis pris une fois , le roi ne devait pas consentir 
à l'affaiblissement de la république ; car les Vénitiens de- 
meurant puissants, ils n'auraient jamais permis à personne 
de s'approcher de la Lombardie, à moins que ce ne fût pour 
se l'assurer à eux-mêmes. Aucun souverain n'aurait été 
aussi tenté d'enlever la Lombardie à la France, pour en 
faire présent aux Vénitiens ; et quant à heurter l'une et les 
autres , ces souverains n'eu auraient pas eu le courage. » 

« Si quelqu'un me dit : Le roi Louis céda à Alexandre la 
Romagne ( ceci est une désapprobation formelle de l'appui 
donné à Borgia), et à l'Espagne le royaume de Naples, pour 
éviter une guerre , je réponds avec les raisons dites ci-dessus 



29îi MACHIAVEL. 

qu'on ne doit jamais laisser s'établir un désordre, pour fuir 
une guerre, parce que cette guerre ne s'évite pas, et qu'elle 
est différée seulement à ton désavantage '. » 

R Si on alléguait la parole que le roi avait donnée au pape 
de faire pour lui cette entreprise (toujours la Romagne pour 
César Borgia) , afin d'obtenir la dissolution de son mariage, 
et le chapeau pour Rouen , je réponds avec ce que je dirai 
plus bas, sur la parole des princes, et comment elle doit s'ob- 
server (nous répondrons aussi à cette réponse). Le roi 
Louis a donc perdu là Lombardie , pour n'avoir pris aucune 
des mesures exécutées par d'autres qui ont conquis des pro- 
vinces et qui ont voulu les garder. Cela n'est pas un mi- 
racle, mais une chose très-raisonnable et ordinaire. Je par- 
lais un jour, à Nantes, sur cette matière avec Rouen y quand 
Yalentin , qui vulgairement est appelé César Borgia, quand 
ce fils du pape Alexandre occupait la Romagne : le cardinal 
de Rouen me disait que les Italiens n'entendaient rien à la 
guerre, et je lui répondis que les Français n'entendaient 
rien aux affaires d'état^, parce que s'ils s'y entendaient, ils 
ne laisseraient pas arriver l'Église à une telle grandeur. Par 
expérience , on a vu que la grandeur du Saint-Siège et celle 
de l'Espagne en Italie ont été l'ouvrage de la France , et 
que sa ruine a été causée par ces puissances : de là on tire 
une règle générale qui ne trompe jamais, ou qui trompe 

I Ici on voit bien qae Tautear entend parler à Lonîs XII , et certes ce n*est 
pas à Louis XII qa^il a adressé son ouvrage. 

* Il y a an« foale de détails dans le cours d*one mission, qu'an ambassadeur 
mal soutenu ou timide ne peut ou n*ose pas dire même en P. S. de sa dépê- 
che. C'est au retour d*un ambassadeur qu'un gouvernement sage, prévoyant, 
noblement avare de ce qui lui appartient , peut se faire <:on6er ces détails , et 
par des témoignages de gratitude, de satisfaction et de confiance prolongée, 
forcer cet ambassadeur à ne plus rien garder en réserve , et à rendre au gou- 
vernement tout ce qui est à lui. Les Espagnols entendent très-spirituellement 
la science de ne rien perdre de ce qu*on a été ainsi recueillir à Tétranger avec 
leur argent , et soiu la protection du lion de CastiUe, Chez les Anglais , presque 
tous les secrets d'état passent a l'opposition par la chute d*un ministère. L'an- 
cien agent français, de tonte opinion , reste plus discret, même lorsquMl est 
néglige. 



i 



CHAPITRE XXII. 293 

rarement, c est que celui-là qui est cause quun autre 'de- 
vient puissant , se ruine lui - même ; car la puissance du 
second est causée par la force ou par l'industrie du premier, 
et Tun et l'autre de ces avantages excitent la défiance de 
celui qui vient d'acquérir la puissance. » 

Tel est le chapitre III , où l'on retrouve des souve- 
nirs et même des révélations étendues et plus détail- 
lées des négociations de Machiavel en France ^ Je ne 
dis pas qu'en continuant d'examiner les Principautés^ 
nous ne trouvions matière à observations très -sé- 
rieuses sur plusieurs préceptes iniques qu'il y aura 
lieu de combattre, comme le fameux chapitre XVIII 
sur la manière de maintenit* sa parole; mais je ne sau- 
rais trop déplorer qu'on ait si peu lu cet ouvrage, et 
que surtout on connaisse si imparfaitement en France 
cette quantité de pages éloquentes, animées et brû- 
lantes , qui fourmillent dans ce traité. Je finirai l'exa- 
men de ce chapitre , en faisant observer que tous les 
jugements portés ici sur la France, si l'on excepte la 
petite dureté maligne que le cardinal s'était bien at- 
tirée par sa provocation, offrent un caractère d'urba- 
nité et de gravité, qui portent bien plus avant la 
conviction dans l'esprit même du lecteur français. Les 
règles de la politique, pour la circonstance donnée, 
sont déduites avec une exactitude en quelque sorte 
mathématique, que nous n'avons pas encore trouvée 
perfectionnée à ce point dans les dépêches officielles 
des légations, et dans la correspondance familière 
avec François Vettori. 

Je ne puis résister au plaisir de traduire presque 1513. 

< Il y avait ea de la part de Machiavel nn grand courage à faire nne pa- 
reille réponse au cardinal premier ministi'e. Une telle repartie pouvait blesser 
an vif le chef de la politique française : de son côlé , Machiavel avait été of- 
fensé dans ses prétentions , encore secrètes , anx études militaires. 



294 MACHIAVEL. 

tout en entier le chapitre IV, où il est question de 
l'impossibilité qu'il y avait de soumettre notre an- 
cienne France à des forces étrangères. Ce chapitre est 
intitulé : « Pourquoi le royaume de Darius , occupé 
par Alexandre, ne s'est-il pas révolté contre les suc- 
cesseurs de ce dernier après sa mort? » 

« Quiconque a considéré les difficultés qui se présentent, 
quand on veut conserver un état conquis nouvellement , 
pourrait s'étonner de ce qui arriva lorsque Alexandre s'em- 
para de l'Asie en peu d'années , et mourut après l'avoir à 
peine occupée. Il était raisonnable de penser que cet état 
allait se révolter ; néanmoins ses successeurs le conser- 
vèrent et n'éprouvèrent d'autres difficultés que celles que 
fit naître leur propre ambition. Je réponds que les princi^- 
pautés dont on a le souvenir, sont gouvernées en deux 
manières différentes , ou par un prince sôus lequel tous 
étant esclaves, et ensuite créés ministres par grâce et par 
concession , l'aident à conduire son royaume , ou par un 
prince et par des grands (^baroni) qui tiennent ce rang, non 
pas par la grâce du maître^ mais par l'antiquité du sang. 
Ces grands ont des états et des sujets à eux qui les recon- 
naissent pour maîtres, et qui conçoivent pour eux une 
affection naturelle. » 

<t Les états qui sont gouvernés par un prince et des 
esclaves, reconnaissent dans leur prince plus d'autorité, 
parce que dans toutes ses provinces il n'y a personne qui 
ne l'avoue supérieur à tous ; s'ils obéissent à un autre , ce 
n'est que parce qu'il est ministre et officier de ce seigneur , 
mais ils ne lui portetit aucune affection particulière. Les 
exemples modernes de ces deux gouvernements sont le Turc 
et le roi de France. » 

« Toute la monarchie du Turc est gouvernée par un 
seigneur ; les autres sont ses esclaves : il divise son royaume 
en gouvernements de sangiacs ; il y envoie différents admi- 
nistrateurs, les change et les varie comme il lui semble. » 

» Le roi de France est placé au milieu d'une multitude 



CHAPITRE XXII. ugS 

de seigneurs d ancienne raoe , reconnus par deâ sujets , et 
aimés par eux. Us ont leurs prééminences que le roi ne peut 
détruire , sans courir quelque danger. » 

« Celui qui observera Tun et Fautre de ces états, trourera 
de grandes difficultés à conquérir les provinces du Turc , 
mais une fois conquises , une grande facilité à les conserver. 
Les raisons pour lesquelles il y a difficulté à occuper Tétat 
du Turc , sont que Voccupateur ne peut être appelé par les 
princes du royaume, ni espérer que la rébellion de ceux 
qui Tentourent puisse faciliter son entreprise , ce qui pro- 
vient des raisons susdites. Tous , étant esclaves et les obli- 
gés, se peuvent difficilement corrompre : mais quand bien 
même on les corromprait , on en tirerait peu d avantage ; 
car ceux-ci ne peuvent attirer à eux les peuples par les mo- 
tifs déjà déduits. » 

« Quiconque attaque le Turc, doit penser qu'il le trouvera 
uni , et il doit compter plus sur ses propres forces que 
sur des désordres intérieurs ; si le Turc est battu et mis en 
déroute à la guerre de manière qu'il ne puisse pas reformer 
ses armées , il n'y a plus à craindre que la famille du prince : 
si elle est détruite , il ne reste plus rien à redouter , les 
autres n'ayant aucun crédit sur le peuple ; et comme le vain- 
queur, avant la victoire, ne pouvait pas espérer en eux , il 
n'y a plus rien à craindre d'eux après la défaite. >» 

« Le contraire arrive dans les gouvernements constitués 
comme celui de la France. Avec facilité tu peux y entrer ^ 
et te concilier l'appui de quelques barons du royaume. 
Toujours il s'y trouve des mécontents et de ceux qui veulent 
des changements. Ceux-là , en conséquence, peuvent t'ou- 
yrir le chemin , et te faciliter la victoire \ mais , si tu veux 
te maintenir dans le pays, tu rencontres une infinité de 
difficultés , et avec ceux qui t'ont aidé , et avec ceux que tu 
as opprimés. Il ne te suffit pas de détruire la famille du 
prince ; restent ces seigneurs qui se sont faits chefs des 

* L*iiutenr parle avec le logicien politiqae de toutes les nations, avec 
l'homme qa*il veut instruire. 



296 MACHIAVEL. 

nouvelles altérations : ne pouvant les contenter ni les anéan- 
tir , tu perds cet état quand l'occasion se présente. » 

« Actuellement , si vous considérez de quelle nature de 
gouvernement était celui de Darius , vous le trouverez sem- 
blable au royaume du Turc. Il fut nécessaire qu'Alexandre 
l'attaquât tout entier , et le mît hors d'état de tenir la cam- 
pagne. Après 'cette victoire , Darius étant mort, l'état resta 
librement dans les mains d'Alexandre , par les raisons al- 
léguées. » 

« Ses successeurs , s'ils avaient été unis , pouvaient en 
jouir en paix et dans les loisirs , et il ne naquit d'autres 
tumultes que ceux qu'ils excitèrent eux-mêmes. » 

« A l'égard des états constitués comme celui de la France , 
il est impossible de les posséder avec autant de calme. De là 
naquirent aussi les rébellions de l'Espagne , de la Gaule et 
de la Grèce contre les Romains, à cause des différents /7r//2- 
cipats qui régnaient dans ce pays. Tant qu'en dura le sou- 
venir, les Romains furent incertains de leur possession; 
ce souvenir éteint avec la puissance et la longévité de leur 
empire , ils devinrent possesseurs assurés. Les uns , dans 
ces contrées , combattant entre eux en raison de l'autorité 
qu'ils avaient précédemment sur le pays , purent attirer à 
eux quelques parties de ces provinces \ les autres , parce que 
la famille de leur seigneur était éteinte, ne reconnurent 
bientôt que les Romains. » 

N Ces choses bien considérées , on ne s'étonne pas de la 
facilité qu'eut Alexandre à s'emparer de l'état de l'Asie, et 
de la difficulté que d'autres ont éprouvée à conserver ce 
qu'ils avaient acquis , ainsi que Pyrrhus et beaucoup d'autres 
princes, ce qui est provenu de la différence des circonstances, 
et non pas du plus ou du moins de courage du vainqueur. » 

Dans un procès semblable à celui dont je suis en 
quelque sorte le rapporteur, on ne m^accusera pas de 
ménager le prévenu. C'est lui qui prend souvent la 
parole, c'est lui qui développe ses doctrines : je ne 
déguise rien de ses pensées les plus secrètes , même 



CHAPITRE XXII. 297 

s'il paraissait devenir son propre accusateur. Mais la 
tâche est loin d'être achevée: 

Nous examinons le chapitre V concernant la ma- 
nière de gouverner les villes et les principautés qui, 
avant d'être occupées, vivaient sous leurs propres 
lois. 

Il n'y a pas de villes plus attachées à leurs habitudes 
que les villes autonomes. Une sorte d'orgueil national 
a fait taire toutes les passions : on s'est soumis au 
joug que l'on a choisi soi-même, à des volontés qu'on 
a débattues souvent, à des pactes politiques que l'on 
a quelquefois scellés du sang des plus illustres fa- 
milles. 

a Quand les états qu'on acquiert sont habitués à vivre 
sous leurs propres lois et avec la liberté , il y a trois ma- 
nières de les conserver: la première est de les ruiner; la 
seconde, d'aller les habiter personnellement; la troisième, 
de les laisser vivre sous leurs lois , en en tirant des impôts , 
et en créant une autorité de peu de personnes , chargée de 
l'en conserver Faffeclion. Ce gouvernement de peu de per- 
sonnes étant fondé par le nouveau maître , il ne peut exister 
sans son amitié et sans sa puissance dont il cherche à main- 
tenir l'autorité. Dans une ville accoutumée à vivre libre, on 
retient plus souvent le pouvoir par le moyen de ses conci- 
toyens , que de toute autre manière. » 

L'auteur cite une foule d'exemples tirés des an- 
ciens. 

« Dans les républiques, il reste plus de vitalité, plus de 
haines , plus de désirs de vengeance. Le souvenir de l'an- 
tique liberté ne les laisse ni ne peut les laisser en repos : le 
plus sûr moyen est donc de les détruire ou de les habiter. » 

Le premier moyen indiqué par Machiavel, le conseil 
de ruiner j appliqué à nos moeurs d'aujourd'hui, est 



298 MACHIAVEL. 

absurde ; dans l'état de civilisation aotuelle, on ne ruine 
pas un pays. On ruinait^ chez les Romains et chez les 
Grecs, des peuplades réfiigiées dans des bois. Cette 
rigueur inepte s'appliquait à de petites populations , 
et aujourd'hui, après avoir ruinée où irait-on se pré- 
senter pour gouverner? Du reste, arrêtons -nous, 
nous -même, devant cette malédiction trop violente 
du publiciste. Il est établi qu'il était ici uniquement 
préoccupé des intérêts de sa patrie. 

On ne peut pas dire qu'il demandât la ruine de son 
pays. Il était évident que Laurent II voulait et devait 
habiter Florence. L'auteur suit seulement avec trop 
d'élan la force et la portée logique de son raisonne- 
ment, mais son raisonnement ne se trouve sensé 
comme proposition de logique , que par la raison fu- 
neste et triste que ce qui est mort est mort : il y au- 
rait encore à répondre à cette proposition. Du reste, 
voyons l'application dans un cas à peu près analogue. 

De nos jours, lorsque le cardinal Consalvi, premier 
ministre de Pie VII, rapporta de Vienne le consente- 
ment des puissances à ce que l'autorité du pontife 
fut rétablie dans ses anciens états, sans contestation, 
il n'éprouva aucune résistance dans toutes les pro- 
vinces auparavant soumises à la domination du Saint- 
Siège ; il se trouva cependant, vers la frontière de Na- 
ples, une ville appelée Sonnino, qui en reconnaissant 
avec vénération la puissance du Saint-Père, ne voulut 
pas renoncer à un système de brigandage, organisé 
pendant l'occupation française de 1809 à i8i4? sous 
une sorte de couleur politique, mais devenu bien vé- 
ritablement, depuis, une administration de vols à 
main armée, et d'enlèvement d'individus qu'on ran- 
çonnait dans leur captivité. Il y avait là mépris du 
gouvernement existant , violation des lois les plus sa- 



CHAPITRE XXIL 299 

crées, et révolte «indirecte contre les édits sageâ et 
paternels du gouvernement. Il lutta plusieurs années, 
mais en vain, contre un état de chose si déplorable; 
enfin le cardinal ministre absolu se décida à une me- 
sure des temps d'un autre pontife. Il ordonna d'enle- 
ver et de transporter dans différentes villes la presque 
totalité des habitants de Sonnino. Il ne résulta de 
cette mesure que confusion, scandale, cruautés, vio- 
lences, injustices et misère, et bientôt il fallut y re- 
noncer. La loi du cardinal n'avait pas atteint les causes 
du mal. Plus tard, Léon XII, en laissant chacun à sa 
place, attaqua ces causes, et le mal fut réprimé. 

« Que personne ne s'étonne (chap. VI, où il est traité des 
principautés nouvelles qu'on acquiert avec ses propres ar- 
mes et avec ses propres talents), que personne ne s'étonne, 
si en parlant des gouvernements absolument nouveaux , 
soit pour l'état, soit pour le chef, j'apporte de très-grands 
exemples. Les hommes marchent presque toujours dans la 
voie battue , et procèdent dans leurs actions par imitation ; 
cependant ne pouvant pas constamment s'en tenir aux voies 
dans lesquelles on les a précédés , ni ajouter aux vertus de 
ceux qu'ils imitent , un homme doit constamment n'entrer 
que dans les voies battues par de grands personnages , et 
n'imiter que ceux qui ont été très-excellents , afin que si sa 
vertu n'y arrive pas, au moins elle en rende quelque odeur. 
Il doit faire comme les archers consommés: si le lieu où ils 
désirent frapper leur paraît trop éloigné, comme ils savent 
jusqu'où parvient la force de leur arc, ils visent plus haut 
que n'est le lieu désigné, non pour atteindre avec leur force 
ou leur flèche à tant de hauteur, mais pour pouvoir, à l'aide 
de cette mire si élevée, parvenir au but. Je dis donc que, 
dans les principautés absolument nouvelles , et où se trouve 
un prince nouveau, il y a plus ou moins de difficulté à 
maintenir l'autorité , selon le plus ou le moins d*habileté du 
maître : comme l'action de devenir prince, de simple 



3oo MACHIAVEL. 

particulier qu*on était, présuppose ou#talent ou bonheur , 
Fun ou lautre de ces avantages diminue la difficulté : ce* 
pendant, celui qui a dû le moins au bonheur, s'est main- 
tenu plus long-temps. Les facilités surviennent encore quand 
le prince, faute d'autres états, vient les habiter personnel- 
lement. Pour en venir à ceux qui , par leurs propres qua- 
lités et non par le bonheur, sont devenus princes, je dis 
que les plus excellents sont Moïse, Cyrus , Romulus, Thé- 
sée et de semblables. » 

« Il ne faut pas parler de Moïse qui a été un simple exécu- 
teur des choses que Dieu lui avait commises ; il doit être 
admiré seulement pour cette grâce qui le rendait digne de 
parler avec Dieu. Mais en considérant Cyrus et les autres 
qui ont acquis et fondé des empires , on les trouvera tous 
dignes d admiration , et si Ton observe leurs actions et leurs 
institutions particulières , elles ne paraîtront pas différentes 
de celles de Moïse , qui eut un si grand précepteur» » 

« En examinant leurs actes et leur vie , on ne voit pas 
qu'ils aient obtenu de la fortune d'autres avantages que 
r occasion; elle leur donna moyen de pouvoir introduire dans 
ces institutions la forme qui leur convint : sans cette oc- 
casion , la vertu de leur ame se serait éteinte , et sans cette 
vertu , l'occasion se serait en vain présentée. Il était néces- 
saire à Moïse de trouver le peuple d'Israël esclave en Egypte 
et opprimé par les Egyptiens, afin que les Israélites , pour 
sortir de servitude, se disposassent à le suivre. Il fallait 
qu'Albe ne pût pas contenir Romulus , et qu'il fut exposé 
dès sa naissance , pour qu'il devînt roi de Rome et fonda- 
teur de cette patrie ,• il fallait que Cyrus trouvât les Perses 
mécontents de l'empire des Mèdes , et que les Mèdes fussent 
mous et efféminés à la suite d'une longue paix. » 

« Thésée ne pouvait pas démontrer son courage , s'il ne 
survenait pas au milieu des Athéniens en désordre. » 

« Ces occasions rendirent ces hommes heureux , et leur 
excellente vertu leur fit connaître ces occasions ; ce qui 
donna à leur patrie tant de noblesse et de bonheur. Ceux 
qui , par des voies vertueuses semblables à celles-ci , de- 



CHAPITRE XXIL 3oi 

Tiennent princes , acquièrent la principauté arec difficulté, 
mais la conservent avec facilité ; et encore les difficultés qui 
naissent au moment où ils acquièrent le pouvoir , naissent 
en partie des modes nouveaux et des institutions récentes 
qu'ils sont contraints d'introduire pour fonder leur état et leur 
sûreté. Il faut considérer qu'il n y a pas de chose plus dif- 
ficile à traiter , plus douteuse dans le succès , et plus dan- 
gereuse à manier, que de se faire chef, et (V introduire de 
nouvelles institutions. Uintroducteur a pour ennemis tous 
ceux qui profitaient des institutions anciennes; il a pour 
tièdes défenseurs ceux qui profitent des nouvelles. Cette 
tiédeur naît en partie de la peur qu'ils ont de leurs ad- 
versaires , qui ont les lois existantes de leur côté , et en 
partie de l'incrédulité des hommes, qui ne croient à la 
durée des choses nouvelles que lorsqu'elles sont appuyées 
par une ferme expérience ; d'où il arrive que chaque fois 
que ceux qui en sont ennemis ont l'occasion de les attaquer, 
ils le font avec l'animosité de l'esprit de parti , et comme 
les autres se défendent tièdement , on court des dangers à 
se trouver avec eux. Il est nécessaire , en voulant bien traiter 
cette partie, d'examiner si ces novateurs se soutiennent par 
eux-mêmes , ou s'ils dépendent d'autres , c'est-à-dire , si 
pour conduire leur besogne il faut qu'ils prient, ou s'ils 
peuvent contraindre. » 

« Dans le premier cas , ils finissent toujours mal , et ne 
conduisent à aucun but; mais quand ils ne dépendent que 
d'eux-mêmes, et qu'ils peuvent contraindre , il est rare 
qu'ils courent des périls. De là il est arrivé que tous les pro- 
phètes armés ont vaincu. Les prophètes désarmés ont suc- 
combé , parce qu'outre les choses qu'on a dites , la nature 
des peuples est variable: il est facile de leur persuader une 
chose , mais il est difficile de les maintenir dans leur persua- 
sion. Il convient donc d'être disposé de manière que , quand 
ils ne croient plus , il faut les faire croire par force. Moïse , 
Cyrus, Thésée et Romulus , n'auraient pas pu faire observer 
long-temps leurs constitutions , s'ils avaient été désarmés : 
c'est ce qui est arrivé, de nos temps , au frère Jérôme Sa- 



3o2 MACHIAVEL. 

yonarola. Il périt au milieu de ses projets nouveaux, quand 
la multitude commença à ne plus le croire ; et lui n avait 
pas le moyen de tenir ferme ceux qui lavaient cru , ni de 
faire croire ceux qui ne croyaient pas. Cependant ceux-rci 
( les fondateurs de principautés nouvelles ) ont de grands 
obstacles à surmonter dans leur marche, mais tous leurs 
dangers sont sur la route : il faut qu'avec leur courage ils 
les surmontent; quand ils les ont surmontés et qu'ils com- 
mencent à être en vénération , ayant détruit ceux qui , de 
leur qualité y leur portaient envie, ils demeurent puissants, 
assurés , honorés et heureux. » 

« A de si hauts exemples je veux en ajouter un moins 
élevé ; il aura cependant quelque affinité avec ceux-ci , et je 
veux qu'il dispense d'autres semblables : je veux parler de 
Hiéron le Syracusain. Celui - ci , de simple particulier , 
devint prince de Syracuse, et n'obtint rien autre de la 
fortune, que l'occasion. Les Syracusains étaient opprimés: 
ils rélevèrent pour leur général , et il mérita de devenir 
leur prince. Il avait été d'une si haute vertu , même dans 
la condition privée , que les auteurs qui parlent de lui disent 
qu'il ne lui manquait pour régner, que le royaume. Celui-ci 
abattit l'ancienne milice, en institua une nouvelle, aban-» 
donna les amitiés anciennes , en contracta de nouvelles , 
et quand il eut des amitiés et des soldats à lui , il put , sur 
ce fondement, établir tout édifice; tellement que, s'il eut 
de la peine à acquérir , il n'en trouva pas à maintenir. » 

Ce que Machiavel dit ici d'Hyéron est si sensé, qu'il 
reste encore en Sicile des institutions d'Hyéron qui 
ont toujours force de loi, et que, lorsqu'on publie 
quelque édit nouveau, on maintient des clauses qui 
datent du règne de ce célèbre Syracusain. 
1515. Nous remarquerons encore l'adresse oratoire avec 
laquelle Machiavel s'est autorisé à placer ici dans la 
même compagnie, Moïse, Cyrus, Romulus et Thésée. 
Il a commencé par se faire pardonner cette sorte de 



CHAPITRE XXIL 3o3 

/wor/à- position qui pouvait chocjuer à Rome d'aus* 
tères convictions religieuses, en donnant une place à 
part à Moïse, qu'il loue si hautement d'avoir obtenu 
de Dieu l'éclatante mission de conduire son peuple 
hors de la terre d'esclavage. Machiavel n'ignorait pas 
et ne pouvait oublier, même au milieu de ses chau- 
fourniers y que cet écrit, quoique remis en confidence 
à Laurent , serait indubitablement placé sous les yeux 
de Léon X. 

Nous examinons le chapitre VII , qui traite des prin- 
cipautés nouvelles , acquises par force et par bonheur, 

« Ceux qui, de particuliers deviennent princes , seulement 
par fortune , obtiennent cette faveur avec peu de peine , 
mais il leur en faut beaucoup pour se maintenir. Il n'y a 
pas d'abord d'obstacles dans la route, car ils y volent (comme 
avec des ailes) \ mais toutes les difficultés naissent quand ils 
sont arrivés. Tels sont ceux à qui un état est concédé , ou 
contre leur argent , ou par grâce de celui qui concède , 
comme il arriva à beaucoup d'hommes en Grèce , dans les 
villes de l'Ionie çt de l'Hellespont , où ils furent faits princes 
par Darius , et comme l'ont été depuis beaucoup d'empe- 
reurs que la corruption des soldats a élevés à l'empire. 
Ceux-là ne s'appuient que sur la fortune et la volonté du 
concesseur, deux choses très-incertaines et très-variables. » 

Après avoir établi que tout prince devenu ainsi 
l'ouvrage d'un plus puissant, n'a souvent ni en lui, ni 
hors de lui, les moyens de conserver son autorité, 
et que la fortune l'a surpris inhabile à conserver ce 
qu'on lui a prêté, l'auteur ajoute : 

« Je veux , relativement à l'une et à l'autre de ces cir* 
constances, c'est-à-dire à celles qui font devenir princes par 
courage, ou à celles qui font devenir princes par fortune, 
apporter deux exemples de nos jours: je veux parler de 
François Sforze , et de César Borgia. François , par des 



3o4 MACftiAVEL. 

moyens qu'autorisa Fhonneur , et par un grand courage , 
d'homme privé devint duc de Milan , et ce qu'il avait acquis 
avec mille travaux, il le conserva avec peu de fatigue. De 
lautre côté , César Borgia, appelé vulgairement le duc Va- 
lentin , dut son état à la fortune de son père , et le perdit 
avec cette même fortune, quoiqu'il eût employé tous les 
moyens et fait toutes les choses qu'un homme prudent et 
habile devait faire, pour étendre ses racines dans cet état 
que les armes et la fortune des autres lui avaient acquis. 
J'accorde ici que celui qui, comme je l'ai déjà dit plus haut, 
n'a pas jeté ses fondements auparavant , les peut jeter plus 
tard s'il est doué d'une grande habileté , quoique cela ne se 
fasse plus alors qu'avec de graves risques pour l'architecte 
et pour l'édifice. Si l'on considère ensuite tous les progrès 
de l'entreprise du duc, on verra que lui, il avait jeté de 
grands fondements de sa puissance future : je ne juge pas 
ici superflu d'en parler, car je ne saurais donner à un prince 
nouveau de meilleurs préceptes qVie ceux qui sont offerts 
par les actions du duc. Si ses institutions ne lui aidèrent 
pas (Machiavel n'examine absolument ici que les institutions), 
ce ne fut pas sa faute; cela provient d'une extraordinaire et 
extrême malignité de la fortune: Alexandre VI, en voulant 
faire grand son fils , avait rencontré d'immenses difficultés 
présentes et futures. D'abord il ne voyait pas moyen de le 
faire seigneur d'aucun état qui ne fût un état de l'Eglise , et 
s'il se déterminait à sacrifier partie de celui de l'Eglise , il 
savait que le duc de Milan et les Vénitiens n'y consenti- 
raient pas , puisque Faenza et Rimini étaient déjà sous la 
protection de Venise. Il voyait , en outre , les armes d'Italie , 
et particulièrement celles dont il pouvait se servir, entre les 
mains de ceux qui devaient craindre la grandeur du pape , 
et il ne pouvait s'y fier, puisque ces armes étaient celles des 
Orsini , des Colonne et de leurs partisans. Il était donc né- 
cessaire que l'on dérangeât ces dispositions , qu'on apportât 
le désordre dans les états de ceux-ci, pour pouvoir s'emparer 
d'une partie de ces états , ce qui lui fut facile. Il trouva que 
les Vénitiens^ mus par d'autres raisons^ s'étaient déterminés 



CHAPITRE XXII. 3o5 

à &ire revenir les Français en Italie; non - seulement il ne 
contraria pas ce projet ^ mais il le rendit plus facile en dissol- 
vant lancien mariage du roi Louis. Le roi arriva donc en Italie 
avec l'aide des Vénitiens , et le consentement d'Alexandre : 
il ne fut pas plus tôt à Milan que le pape reçut de lui des 
hommes pour faciliter l'entreprise de la Romagne , qui fut 
consentie sur la seule réputation du roi. Le duc ayant acquis 
la Romagne et dispersé les Colonne, voulait la conserver, 
et aller plus en avant: il en était empêché par deux choses, 
l'une, ses armes qui ne lui paraissaient pas dévouées , l'autre 
la volonté de la France; c'est-à-dire, il craignait que les ar- 
mes des Orsini , dont il s'était servi , ne vinssent à le trahir , 
ne s'opposassent à ce qu'il conquit un nouveau pays, et ne 
lui enlevassent ce qu'il avait déjà conquis. Il craignait en- 
suite que le roi n'eût encore avec lui une semblable conduite. 
Avec les Orsini il sut à quoi il devait s'attendre, lorsqu'après 
le siège de Faenza, il attaqua Bologne, et qu'il vit leur 
froideur en marchant à cette attaque. Quant au roi , il 
connut sa pensée , lorsqu'après avoir pris le duché d'Urbin , 
il attaqua la Toscane , entreprise à laquelle le roi le fit re- 
noncer : alors le duc chercha à ne plus dépendre des armes 
et de la fortune des autres. Il affaiblit à Rome le parti des 
Colonne et des Orsini , il gagna tous ceux de leurs adhé- 
rents qui étaient nobles , il les créa ses propres gentilshom- 
mes , leur assigna de grandes provisions , leur accorda , 
selon leur qualité , des engagements et des gouvernements , 
de manière qu'en peu de mois les affections de parti furent 
détruites , et toutes se dévouèrent au duc. Après cela il at- 
tendit l'occasion d'anéantir les Orsini , puisqu'il avait déjà 
dispersé ceux de la maison Colonne : elle lui vint très -bien 
et il en usa encore mieux. Les Orsini s'étaient aperçus trop 
tard que la grandeur du duc et de l'Eglise était leur ruine ; 
alors ils convoquèrent une diète à la Maggione dans le Pé- 
rugin. De là vinrent la rébellion du duché d'Urbin, les tu- 
multes de la Romagne , une infinité de périls du duc , qu'il 
surmonta tous avec l'aide des Français ( on doit se rappeler 
ce duc armato di Francesi ). Sa réputation s'étant rétablie , 



3o6 MACHIAVEL. 

il ne se fia plus à la France ni à aucune force étrangère pour 
n'avoir pas à les mettre à Tëpreuve. Il s'adonna aux impos^ 
turesy et sut tellement dissimuler ses projets , que les Orsini, 
par le moyen du seigneur Paolo, se réconcilièrent avec lui. 
Il n'oublia aucune démonstration d'amitié pour rassurer ce 
dernier , en lui donnant de l'argent , des vêtements , des 
chevaux , à un tel point que la simplicité de ces chefs les 
conduisit dans ses mains à Sinigaglia : tous ces chefs ayant 
été détruits, les partisans, leurs amis ayant été réduits , le duc 
avait jeté ainsi des fondements très*solides de sa puissance. 
Il possédait la Romagne avec tout le duché d'Urbin , il avait 
gagné tous ces peuples qui avaient commencé à jouir d'un 
bien-être nouveau ; et comme, en ce point (il s'agit ici pour Ma- 
chiavel de l'art de gagner les peuples, abstraction faite de la 
violence qui ne les frappe pas), cette conduite est digne d'être 
connue , et qu elle mérite d'être imitée , je ne veux pas la 
laisser en arrière. Quand il eut pris la Romagne, le duc la 
trouva commandée par des seigneurs impuissants, qui avaient 
plutôt dépouillé leurs sujets qu'ils ne les avaient gouvernés , 
qui leur avaient donné plus de motifs de discorde que d'u- 
nion. Cette province n'était remplie que de vols , dlntrigues 
et de toutes sortes d'insolences. Il jugea qu'il était néces- 
saire d'y établir la paix, de la rendre obéissante au bras 
royal , et de lui donner un sage gouvernement : alors il 
investit de l'autorité messer Ramiro d' Orco, homme cruel 
et expéditif , auquel il remit des pleins pouvoirs. Celui-ci 
en peu de temps la pacifia , et s'acquit une très-grande ré- 
putation. Le duc jugea ensuite qu'il n'était plus besoin d'une 
si excessive autorité , parce qu'il craignait qu'elle ne devînt 
odieuse : il y substitua un jugement civil établi au milieu 
delà province, avec un très -honorable président. Là, 
chaque ville avait son avocat. Comme il remarqua que les 
rigueurs précédentes avaient allumé contre lui quelque 
haine , pour apaiser les plaintes de ces peuples , et se les 
gagner tout-à-fait, il voulut montrer que si on avait commis 
des cruautés , on ne devait pas les attribuer à lui , mais au 
caractère féroce de son ministre. Ayant saisi cette occasion , 



CHAPITRE XXII. 3o7 

il le fit exposer sur la place de Césène, coupé en deux , avec 
une planche de bois et un couteau ensanglanté à côté. La 
férocité de ce spectacle jeta parmi ces peuples de la stupeur 
et de la satisfaction. En retournant au point d'où nous 
sommes partis , je dis que le duc se trouvant très-puissant , 
et à peu près assuré contre les périls présents , pour s'être 
armé à sa manière , et pour avoir brisé à peu près toutes 
les armes qui le pouvaient blesser de près , il lui restait , s'il 
voulait continuer ses conquêtes, à considérer les égards dus 
à la France , parce qu'il savait qu'il n'aurait pas le consen- 
tement du roi , qui s'était aperçu , quoique tard , de son er- 
reur : il commença donc à solliciter des amitiés nouvelles ; 
il se montra vacillant vis-à-vis de la France , quand les Fran- 
çais s'avancèrent vers le royaume de Naples contre les Es- 
pagnols qui assiégeaient Gaète : son projet était d'abord de 
s'assurer d'eux , ce qui lui aurait réussi , si Alexandre eût 
encore vécu. » 

« Tels furent ses moyens de gouvernement , pour les 
choses présentes; quant aux moyens à venir, il avait à 
craindre que le successeur dans le domaine de l'Eglise ne 
cherchât à lui enlever ce que lui avait donné Alexandre. 
Il pensa à établir ces moyens de quatre manières : d'abord , 
en détruisant les familles de ceux qu'il avait dépouillés , 
pour ôter au pape toute occasion de les rétablir ; seconde- 
ment, en gagnant tous les nobles de Rome , comme il a été 
dit , afin de pouvoir , avec eux , tenir en bride le pouvoir 
du pape ; troisièmement , en mettant le sacré collège sous 
sa dépendance le plus qu'il pourrait ; quatrièmement, en 
acquérant tant (l'empire , avant que le pape mourût , qu'il 
pût par lui - même résister à une première attaqiiie. De ces 
quatre choses , à la mort d'Alexandre , il en avîiit obtenu 
trois : quant aux seigneurs dépouillés , il en détruisit tant 
qu'il eh put atteindre , et peu se sauvèrent. Les nobles ro- 
mains étaient à lui , il avait un immense parti dans le sacré 
collège : à l'égard des conquêtes nouvelles , il avait projeté 
de devenir seigneur de Toscane; il possédait Pérugia et 
Piombino , et il avait pris la protection dePise. Déjà , comme 



liO. 



3o8 MACHIAVEL. 

s'il n*avait plus désormais à témoigner le moindre égard* à la 
France ( et il ne lui en devait plus , puisque les Français 
étaient dépouillés du royaume de Naples parles Espagnols, 
de telle sorte que chacune de ces nations était dans la né- 
cessité de solliciter son amitié ) , il s*élançait sur Pise ; en- 
suite Lucques et Sienne cédaient sur-le-champ , en partie 
par suite de lenvie des Florentins , en paitie par peur. Les 
Florentins ne pouvaient y apporter aucun obstacle , si tout 
cela eût réussi , et il réussissait Tannée même où Alexandre 
mourut. Il s acquérait enfin tant de force et de réputation , 
que , de lui-même, il se serait soutenu, et n'aurait plus dé- 
pendu de la fortune et des forces des autres , mais seule- 
ment de sa puissance et de son courage. Alexandre mourut 
cinq ans après que César eut commencé à tirer Tépée: le pape 
le laissa avec 1 état de Romagne , seul devenu solide , avec 
tous les autres en l'air, entre deux puissantes armées ennemies^ 
et malade à la mort. 11 y avait dans le duc tant de courage 
ardent et de talent, il savait si bien comment il faut gagner 
ou perdre les hommes , les fondements sur lesquels il s était 
appuyé étaient si forts, que s'il n'avait pas eu ces armées 
contre lui, et s'il se fût bien porté , il aurait renversé toutes 
les difficultés. On voit bien que ses fondements étaient bons : 
la Romagne l'attendit plus d'un mois ; à Rome , quoique 
n'étant plus qu'à moitié vivant , il fut en sûreté ; bien que 
des Baglioni, des Yitelli et des Orsini fussent venus à Rome, 
ils ne purent exciter un parti contre lui ; il put faire le pape : 
si ce ne fut pas celui qu'il voulut , au moins ce ne fut pas 
celui qu'il ne voulait pas. Si à la mort d'Alexandre il eût été 
bien portant, toute chose lui aurait été facile. Il me dit, le 
jour où fut créé Jules II , qu'il avait pensé à tout ce qui 
pouvait naître à la mort de son père, qu'il avait trouvé re- 
mède à tout, excepté qu'il n'avait pas pensé qu'au moment 
de cette mort il fût aussi, lui, dans le cas de mourir. Toutes 
les actions du duc mises ensemble, je ne saurais le reprendre; 
au contraire, il me semble qu'on doit, comme j'ai dit, 
proposer de l'imiter à tous ceux qui , par le secours de la 
fortune et des forces des autres , ont acquis le pouvoir. U 



CHAPITRE XXII. 3o9 

avait lesprit grand , et son intention haute ne se pouvait 
gouverner autrement. Ce qui s'opposa à ses desseins , fut 
seulement la brièveté de la vie d'Alexandre et sa propre 
maladie : en conséquence , quiconque juge nécessaire, dans 
son principat nouveau , de s'assurer de ses ennemis , de se 
gagner des amis, de vaincre par force ou par fraude ^ qui 
veut se faire aimer et se faire craindre des peuples , suivre 
et respecter des soldats , détruire ceux qui le peuvent ou le 
doivent offenser, renverser par de nouvelles institutions 
les institutions anciennes , se montrer sévère et agréable , 
magnanime et libéral , anéantir une milice infidèle , en créer 
une nouvelle, maintenir les amitiés des rois et des princes , 
de manière qu'ils soient forcés de combler de bienfaits avec 
bonne grâce , et de n'offenser qu'avec respect , celui-là ne 
peut trouver de plus récents exemples que les actions de 
Borgia. On peut l'accuser seulement , à l'époque de la créa- 
tion de Jules II, dans laquelle il y eut mauvais choix, 
puisque , comme on a dit , ne pouvant faire un pape à sa 
manière , il pouvait exiger que tel ne fîit pas pape : alors il 
ne devait jamais consentir à l'élévation de ces cardinaux 
qu'il avait offensés , ou qui , devenus papes , auraient pu 
avoir peur de lui ; car , les hommes offensent ou par peur 
ou par haine. Ceux qu'il avait offensés étaient, entre autres , 
Saint Pierre ad vincula (Jules II), Colonna, Saint George, 
Ascanio ; tous les autres , s'ils devenaient papes , avaient à 
craindre de lui , excepté le cardinal de Rouen et les Es- 
pagnols ; ceux - ci , par union et par obligation , celui-là 
pour sa puissance, puisqu'il avait uni de son côté tout le 
royaume de France : ainsi, avant toutes choses , le duc devait 
faire pape un Espagnol , et ne pouvant l'obtenir , devait con- 
sentir à ce que ce fût Rouen et non Saint Pierre ad vincula, » 

« Quiconque croit que dans les grands personnages les 
bienfaits nouveaux font oublier les vieilles injures , se 
trompe. Le duc erra donc dans cette élection , et elle fut la 
cause de sa dernière ruine. » 

Je n'ai rien dissimulé de ce plaidoyer en faveur de 



3io MACHIAVEL. 

César Borgia : outre que c'est un morceau 'd'instruc- 
tion historique d'un éminent intérêt, qu'il est rap- 
porté avec une vivacité , un feu , une ardeur d'expres- 
sion inimitable, et semé de ces vérités foudroyantes qui 
commencent à être le propre des ouvrages de Machia- 
vel , il s'agit ici de la plus grave accusation qu'on ait 
avancée contre l'homme d'état Florentin. C'est ce pas- 
sage qui sert.de texte aux imprécations. C'est là le 
motif des jugements violents portés contre lui; voilà 
pourquoi on a crié au loup, pendant tant de siècles : 
le procès est tout entier sous les yeux du lecteur. 

On a dû jusqu'ici remarquer dans la vie politique, 
et dans la vie domestique de Machiavel, le caractère 
de bonne foi, de franchise et de brusquerie même 
qui le distingue. Il a été possible de remarquer aussi , 
comme je l'ai fait observer, quelque adresse de style, 
quelques précautions de prudence et de circonspec- 
tion : mais ce qui domine dans tout l'homme, c'est 
une volonté forte de dire sa pensée, de l'appuyer 
d'exemples historiques, puisés aux sources les plus 
pures, de signaler à l'attention, sans se soumettre gé- 
néralement à ces habitudes de ménagement qu'on n'a 
que trop multipliées après lui, des sortes de décisions 
et d'oracles sans appel. Tout ce que vous avez à de- 
mander à Machiavel, en vaine modestie, en politesse 
de courtisan , en ton de cérémonie italienne ou fran- 
çaise, en niaiserie complimenteuse, il vous l'a donné 
dans sa dédicace : je n'ai pas voulu le faire trop 
observer alors. Si le lecteur a posé le livre, un mo- 
ment , en voyant à quel point se ravalait un si grand 
génie qui se plaçait si bas, qui s'appelait un homme 
populaire y le même lecteur a pu, a du revenir sur 
ce premier mouvement de mécontentement, de sur- 
prise et de défiance. Le politique n'a pas tardé à fou- 



CHAPITRE XXII. 3iT 

1er aux pieds toutes considérations misérables de res- 
pect humain. Certes, je n'ai pas épargné moi-même à 
César Borgia les accusations et les attaques. J'ai assez 
dit combien ont été féroces les crimes de Sinigaglia; 
mais ici, lorsque ces crimes sont en quelque sorte, et 
d'après le fond du raisonnement de Machiavel, mis hors 
de ligne, comme déjà jugés et flétris, ici où il ne faut 
considérer le duc de Valentinois que comme un prince 
nouveau, soumis à l'impérieuse nécessité de chercher 
à assurer son autorité, dans la crainte de la perte et 
après la perte de tous ses appuis , il me semble qu'il 
a été permis à Machiavel d'employer une grande par- 
tie des raisons qu'il a développées avec tant d'audace. 
En lisant plus attentivement, on cherche si quel- 
ques mots épars , jetés par cette main vigoureuse à 
travers ce récit, en faveur des principes éternels de la 
morale universelle , ont donné à ce tableau une teinte 
de probité où il serait si consolant de reposer ses 
regards. Il est bien question d'un homme qui veut 
réussir à tout prix, parla force, ou par la fraude; 
pour excuser le prince bourreau ,. les Vitelli , les Or- 
sini , Oliverotto , sont bien désignés comme une mi- 
lice infidèle et félone qui avait mille fois trahi le pape 
et le duc, ce qui est vrai; Ramiro surtout a été un 
agent infatigable de châtiment et de terreur, et il a 
péri sous le couteau dont il a frappé les autres ; ces 
prémisses sont établies par des raisonnements assez 
clairs : mais quand un écrivain ne s'arrête pas devant 
l'idée absolue de proposer à l'imitation l'exemple d'un 
Borgia, quand il traite de pareilles questions, qu'en 
vérité il vaudrait mieux ne traiter jamais, à propos 
de tels scélérats, répondons - lui à cet écrivain, que 
nous aurions désiré, dans l'énumération où les qua- 
lités sont citées avec complaisance, qu'il se fut ren- 



3i2 MACHIAVEL. 

contré plus souvent quelque chose de ce blâme res- 
trictif, amer , sans pitié comme les replis de la queue 
de Minos dans le Dante, de ce blâme solennel qu'il 
appartient à l'historien , qui doit toujours être mora- 
liste , de distribuer dans les pages éternelles destinées 
à instruire les hommes sans cesser de les inviter à la 
vertu. Observons en passant un point assez impor- 
tant : Machiavel avoue que le roi de France a reconnu 
son erreur, après avoir accordé tant d'appui à Bor- 
gia , et n'oublions pas que celui qui a flétri en si no- 
ble prose, et en vers si mordants, les assassinats com- 
mis par Valentinois, n'a pu entendre parler ici que 
des calculs de gouvernement employés par ce duc, 
avant de si odieuses scélératesses. 

Nous voyons en même temps une opinion singu- 
lière de Machiavel, sur le choix du pape. Il ne vou- 
lait pas que le successeur d'Alexandre fût un de ceux 
que Borgia avait offensés; et par quelles raisons éner- 
giques n'appuie-t-il pas ce sentiment ? Il voulait que 
ce successeur fût un Espagnol. Cela n'a pas été proba- 
blement possible. Quant au cardinal d'Amboise, Ma- 
chiavel a ignoré ce que les mémoires du maréchal de 
Fleuranges que j'ai déjà cités, nous apprennent formel- 
lement. Le duc proposa la tiare au cardinal ; mais il 
lui avoua qu'il ne réussirait pas à la lui faire obtenir 
par des moyens de conciliation. Le généreux et pieux 
cardinal français , qui alors dans Rome même avait à 
ses ordres des troupes de son roi, ne voulut pas con- 
sentir, comme on Ta vu, à des moyens de violence, 
et ce fait n'honore pas moins sa mémoire que tant 
d'autres actes qui ont si bien établi sa réputation 
dans l'histoire '. 

• Voyez chap. VII, pag. 119. 



CHAPITRE XXIL 3i3 

Le chapitre VIII traite de ceux qui par scélératesse 
sont arrivés aux principats, 

« Comme de particulier on devient prince, en deux autres 
manières qui ne peuvent pas s attribuer tout-à-fait seulement 
à la fortune et au courage , je ne veux pas négliger d'en par- 
ler, quoique Ton puisse traiter en détail de Tune de ces 
manières , là où il sera question des républiques. » 

« Ces deux manières existent, quand par quelque moyen 1515. 
scélérat et perfide on parvient au principat , ou quand un 
citoyen privé devient, par la faveur de ses concitoyens, 
prince de la patrie. » 

« En parlant de la première manière, on montrera par 
deux exemples , Tun ancien , Tautre moderne , sans entrer 
dans les mérites de cette partie, pourquoi je juge qu'il suffi- 
rait de les imiter à quiconque se verrait dans cette nécessité. >• 

« Agathocle, Sicilien, d'une condition non - seulement 
privée , mais encore infime et abjecte , devint roi de Syra- 
cuse : Agathocle , fils d'un potier , mena toujours , dans les 
différents degrés de sa fortune, une vie scélérate. Néan- 
moins , il accompagna ses scélératesses de tant de courage 
d'ame et de corps, que s étant engagé dans la milice, il 
parvint, par tous les grades, à la préture de Syracuse. 
Lorsqu'il fut revêtu de cette dignité, il voulut devenir prince, 
et obtenir par la violence et sans avoir aucune obligation 
aux autres , ce qu'on lui avait accordé de bonne volonté. 
Pour accomplir ce dessein , il s'entendit avec Amilcar , 
Carthaginois , qui alors , à la tête des troupes , faisait la 
guerre en Sicile. Un matin , il rassembla le peuple et le sé- 
nat de Syracuse, comme s'ils avaient eu à délibérer sur des 
affaires concernant la république, et à un signal convenu, 
il fit tuer , par ses soldats , tous les sénateurs et les hommes 
les plus riches du peuple. Quand il les eut tous sacrifiés , il 
conserva le principat , sans aucune opposition des citoyens. 
Quoique vaincu deux fois par les Carthaginois , et même 
assiégé , non -seulement il put défendre sa ville , mais en- 
core , après y avoir laissé une partie de ses soldats pour la 



3i4 MACHIAVEL. 

défendre, avec les autres il attaqua l'Afrique; en peu de 
temps il fît lever le siège dé Syracuse, réduisit les Carthagi- 
nois aux dernières extrémités, et les contraignit à se conten- 
ter de TAfrique, et à lui laisser la possession delà Sicile. » 

« Quiconque considérera les actions et les qualités de 
cet homme , n y verra rien , ou peu de chose que Ton puisse 
attribuer à sa fortune , parce que , comme il a été dit ci- 
dessus, ce fut, non par la faveur de qui que ce soit, mais 
par les grades de la milice elle-même, gagnés à travers mille 
fatigues et mille périls, qu'il était parvenu à ce principat ^ 
conservé ensuite par tant de violences et de dangers. On ne 
peut pas appeler vertu assassiner ses concitoyens , trahir 
ses amis, être sans foi , sans pitié, sans religion. Ces moyens 
peuvent faire acquérir le gouvernement , et non de la 
gloire. Mais, si l'on considère le courage que montra Aga- 
thocle, courant aux périls et les bravant; si on considère 
le courage qu'il développa en supportant et en surmontant 
l'adversité, je ne vois pas qu'il y ait lieu à le juger inférieur 
à tout excellent capitaine. Néanmoins, sa cruauté effrénée, 
l'inhumanité qui a chez lui accompagné mille scélératesses, 
ne permettent pas qu'il soit célébré parmi les hommes très- 
excellents. On ne peut donc attribuer ni à la fortune ni à la 
vertu ce qu'il a fait sans l'une et sans l'autre. » 

« De nos jours , sous le pontificat d'Alexandre VI, Oli- 
verotto da Fermo , resté orphelin dans son bas âge , fut 
élevé par un de ses oncles maternels , nommé Jean Foglianî , 
et dans les premiers temps de sa jeunesse , placé sous Paul 
Vitelli dans sa milice , afin qu'instruit à la discipline mili- 
taire il parvînt à quelque grade distingué. Paul étant mort, 
il servit sous Vitellozzo , son frère , et en peu de temps , 
parce qu'il était habile, leste et décidé, il devint le premier 
capitaine de sa milice. » 

« Il lui parut alors servile de se soumettre ainsi à d'autres , 
et à l'aide de quelques citoyens de Fermo , à qui la servi- 
tude était plus chère que la liberté de la patrie, et avec la 
faveur de Vitelli , il projeta d'occuper cette ville. Alors il 
écrivit à Jean Fogliani , qu'ayant été long-temps hors de 



CHAPITRE XXII. 3i5 

chez lui, il voulait le venir visiter, lui et sa ville, et en 
quelque sorte y reconnaître son patrimoine; il ajoutait que, 
comme il n'avait couru la carrière du danger que ponr acqué- 
rir de rhonneur, il désirait , afin que ses concitoyens vissent 
qu*il n avait pas dépensé le temps en vain, venir honora- 
blement , et accompagné de cent hommes à cheval, ses amis 
ou ses serviteurs : il le priait de vouloir bien disposer les 
choses de manière que les Fermant le reçussent avec consi- 
dération, ce qui ferait honneur non-seulement à lui. Olive- 
rotto, mais encore à Fogliani lui-même , dont il était Télève. » 
« Jean ne manqua pas de faire tout ce qu'il crut conve- 
nable pour servir son neveu. Il le fit recevoir par les Fer- 
mani avec distinction ; il le logea dans sa maison où il le 
garda quelques jours : là , le neveu perfide , ayant préparé 
tout ce qui était nécessaire pour accomplir sa pensée scélé- 
late, annonce un banquet splendide, où il invite Fogliani 
et les principaux habitants de Fermo. Quand on eut terminé 
le repas et les entretiens qui sont d'usage dans de pareils 
festins, Oliverotto fit artifici eu sèment tomber la conversa- 
tion sur de graves sujets, en parlant de la grandeur du 
pape Alexandre , de celle de César son fils , et de leurs entre- 
prises. Jean et les autres répondirent à ces ouvertures ; alors 
Oliverotto se leva brusquement, et disant que de pareilles 
matières devaient se traiter dans un lieu plus retiré , il passa 
dans une chambre où Jean et les autres le suivirent. A peine 
y furent-ils assis , que de plusieurs lieux secrets sortirent 
des soldats qui égorgèrent Jean et tous ses concitoyens. Après 
ce massacre , Oliverotto monta à cheval , parcourut le pays , 
et assiégea dans le palais le magistrat suprême : par crainte 
ils furent forcés d'obéir , et de créer un gouvernen»ent dont 
il se fit prince. Il fit périr bientôt tous ceux qui , étant 
mécontents, pouvaient l'offenser. Il se fortifia ensuite par 
de nouvelles dispositions civiles et militaires , et dans l'es* 
pace d'un an qu'il conserva ce principat^ non-seulement sa 
vie fut en sûreté dans Fermo, mais encore il devint for* 
nûdable à ses voisins. On eût eu beaucoup de peine à le 
réduire, comme Agathocle, s'il ne se fût pas laissé tromper 



3i6 MACHIAVEL. 

par César Borgia qui, à Sinîgaglia , ainsi qu'on Ta dit, s'em- 
para des Orsini, des Vitelli : là, aussi , Oliverotto fut arrêté 
lui-même , un an après qu'il eut commis son parricide , et 
il fut étranglé avec Yitellozzo qu il avait eu pour maître de 
ses qualités et de ses scélératesses. .» 

« Quelqu'un pourra demander d'où il est arrivé qu Aga- 
thocle , ou quelqu'un de ses semblables , après des trahisons 
et des cruautés infinies , a pu vivre en paix dans sa patrie , 
se défendre de ses ennemis intérieurs , et n'a pas vu ses 
concntojens conspirer contre lui, quoique beaucoup d'autres 
n'aient jamais pu conserver leur pouvoir, pas plus dans des 
temps pacifiques que dans les circonstances incertaines de 
la guerre. » 

R Je crois que cela provient des cruautés bien ou mal 
employées. On peut appeler employées bien , s^il est permis 
iV appeler bien ce qui est mal , les cruautés qui se commet- 
tent tout d'un coup , dans la nécessité de se mettre en sû- 
reté, et sur lesquelles on n'insiste pas, mais que l'on conver- 
tit le plus que l'on peut en avantages pour le pays. » 

« Les cruautés employées mal sont celles qui , bien que 
dans le principe elles aient été peu multipliées , croissent 
plus qu'elles ne diminuent, avec le temps. Ceux qui em- 
ploient le premier moyen , peuvent, avec Dieu et les hommes, 
se garantir leur état, comme il arriva à Âgathocle; quant aux 
autres , il est impossible qu'ils se maintiennent. » 

« Aussi , il est à remarquer , que lorsqu'on s'empare d'un 
état, Voccupateur doit raisonner toutes les offenses qu'il y a 
lieu de faire, les exiger tout d'un coup pour n'avoir pas à les 
renouveler chaque jour; et pour pouvoir d'ailleurs , en ne les 
renouvelant pas, s'assurer des hommes et les gagner par 
les bienfaits : quiconque agit autrement par timidité ou par 
suite d'un mauvais conseil , est toujours contraint d'avoir le 
couteau à la main , et ne peut compter sur ses sujets , puis- 
que ceux-ci , exposés à de continuelles et de récentes injures, 
ne peuvent pas être sûrs de lui. Les injures doivent être 
faites toutes ensemble , afin que , leur amertume étant moins 
irritante , elles offensent moins. Les bienfaits doivent être 



CHAPITRE XXII. 3i7 

accordés peu à peu afin qu on les savoure mieux. Un prince 
doit vivre avec ses sujets , de manière qu'aucun accident de 
bien ou de mal ne le fasse changer : les nécessités venant dans 
Fadversité , tu n'es plus à temps pour le mal , et le bien que. 
tu fais ne te sert pas , parce qu'on le juge forcé , et qu'on 
ne t'en sait aucun gré. » 

Machiavel présente ici Borgia sous un autre aspect. 
Oliverotto, l'une de ses victimes, est un affreux scélé- 
rat. Il a assassiné son oncle et son bienfaiteur, il a tué 
ses concitoyens. Il a opprimé sa patrie; il mérite tous 
les supplices. Borgia est ici comme l'instrument de la 
vengeance divine. Je ne réfuterai pas longuement Ma- 
chiavel. Encore une fois sa doctrine est dans les habi- 
tudes de son temps. Notre civiUsation actuelle a hor- 
reur de telles suppositions. Cependant gardons-nous 
de confondre avec ces suppositions qui sont inferna- 
les, cet autre raisonnement si clair et si juste sur la 
bonne ou mauvaise application des bienfaits, et des 
offenses (je ne veux pas traduire autrement le mot 
qffesé). Ces offenses y ces injures y comme il dit en- 
core, doivent être faites à la fois pour qu'on n'y re- 
vienne plus; les bienfaits doivent tomber un à un de la 
main du chef. Voilà pourquoi ont du finir, comme 
elles ont fini, les abominables scènes de notre terreur. 
Voilà pourquoi Bonaparte , entré au commandement 
des armées par la mitraille de vendémiaire, par une 
cruauté courte aurait dit Machiavel , et n'ayant plus 
montré de sentiments oppresseurs, est parvenu au 
consulat , seulement avec de l'audace , sans l'aide 
d'aucune autre mesure sanguinaire; plus tard, après 
avoir fait périr si indignement la victime de Vin- 
cennes ' , il a encore conservé son pouvoir, parce qu'il 

*■ Nous avons recoeilli sar cet attentat an droit des gens qaelqnes détails qni 
ne sont pas connus , et que nons rapporterons dans le conrs de cet ouvrage. 



} 



3i8 MACHIAVEL. 

s'est arrêté tout-à-coup à l'entrée de cette nouvelle car- 
rière de violences ; plus tard enfin il n'a péri que de 
l'intempérance de sa gloire avec une réputation bien 
établie de clémence, et il a succombé sous des attaques 
que n'avaient pas excitées des assassinats et le massacre 
des citoyens. 

Machiavel annonce dans le chapitre IX, qu'il entend 
appeler principal civil y l'autorité d'un prince citoyen 
arrivé au pouvoir, non par scélératesse, ou aucune 
autre violence intolérable, mais par la faveur de ses 
concitoyens : pour y, parvenir, il est nécessaire d'a- 
voir ou toute vertu ou toute fortune, mais plutôt une 
astuce fortunée ^ 

On arrive à cette autorité par la faveur du peuple, 

ou par celle des grands. L'auteur préfère l'appui du 

peuple, et il ne veut pas surtout que l'on combatte ses 

arguments avec ce proverbe commun : « Quiconque 

fait fond sur le peuple, fait fond sur la fange *. » 

Chapitre X. Éloge du système d'organisation des 
villes allemandes. Ce sont des données puisées dans 
les rapports de la légation de Machiavel en Allemagne, 
et au milieu de ces descriptions animées, et presque 
poétiques, il n'y a rien qui révèle ce livre détesté 
qu'on a pris tant de plaisir à méconnaître en partie. 

I Machiavel prend là ane singulière liberté avec le parti de Laurent II de 
Médicis à qui il dédie son livre. 

s Chi fonda in sul popolo, fonda in siilfango. Gaillanme Cappel dans sa traduc- 
tion intitulée, Le Prince de Nicolas Machiaçelle, secrétaire et citoyen de Flo- 
rence^ Paris, i553, in-4% tradait ainsi ce passage : « Qui se fonde sur la tourbe, 
il bastit dessus la bourbe, m Ce proverbe a bien Tair d'être un proverbe français 
du temps. On y trouve la rime d* obligation de presque tous les dictons de ce 
genre. Dans ritalien je ne vois pas la physionomie originale d'un proverbe; 
c^est une pensée plus ou moins juste assez communément exprimée. Machia- 
vel aurait-il emprunté ce proverbe à la France? Alors, en dédaignant la rime 
qn*il ne poavait pas transporter dans le voyage , il se serait borné à garder 
Tamertume, et selon lui la vérité de la sentence. 



CHAPITRE XXII. 3i9 

Il est question des principautés ecclésiastiques dans 
le chapitre XL On y lit ce passage remarquable. 

« Il n'y a de difficultés à les acquérir , qu'avant de les 
posséder. On les acquiert par la vertu ou par la fortune ; 
elles sont soutenues par les institutions antiques de la reli- 
gion , qui sont si puissantes et si efficaces qu'elles conservent 
ces principautés , quelle que soit la manière d'y vivre et d'y 
agir : celles-là seules ont des états , et ne les défendent pas ; 
elles ont des sujets et ne les gouvernent pas. Les états, quoi- 
c^L indéfendus ^ ne leur sont pas ôtés, et les sujets, pour 
n'être pas gouvernés , s'en soucient peu , et ne veulent pas , 
et ne peuvent s'aliéner : ces principats seuls sont donc sûrs 
et hfeureux. Conduits par une cause supérieure à laquelle 
l'esprit humain n'ajoute pas de force , il faut cesser d'en par- 
ler; car 5 exaltés et maintenus par l'autorité de Dieu, il 
serait d'un homme présomptueux et téméraire d'en discourir. » 

Néanmoins suit une explication politique de la 
cause de la puissance des papes, et un éloge de 
Léon X, qvie les armes des autres ont fait grand, et 
qui deviendra encore plus vénéré et plus grand par 
ses vertus. Ceci explique pourquoi le livre des Prin- 
cipautés fut imprimé à Rome avec le privilège de Clé- 
ment VIL Les trois siècles qui ont suivi le siècle de 
Machiavel ont amené de bien autres exigences dans 
l'état de l'Église. Quoiqu'il y ait encore, au fond de ces 
agitations , beaucoup de ce que dit le publiciste Flo- 
rentin , je ne balance pas à croire qu'un système de 
règlements généreux rétablirait la paix dans cette par- 
tie de l'Italie : mais il faut que la concession soit libre, 
pour que, souverain et peuples, chacun ait un inté- 
rêt d'honneur et de gratitude à se garder la foi. 

Dans le chapitre XII, l'auteur examine quelles sont 
les troupes avec lesquelles on défend un état : elles 
sont ou nationales, ou mercenaires, ou auxiliaires, ou 



3ao MACHIAVEL. 

mixtes. Les mercenaires et les auxiliaires sont inutiles 
et dangereuses. Celui qui tient son état appuyé sur 
les troupes mercenaires ne sera jamais ni ferme ni 
sûr. Elles sont désunies, ambitieuses, sans discipline, 
déterminées au milieu des amis, viles vis-à-vis des 
ennemis. Elles n'ont ni la crainte de Dieu, ni la fidé- 
lité avec les hommes. 

« L'Italie n*étant défendue que par des mercenaires , il 
a été permis à Charles VIII de s'en emparer avec la craie, » 
Celui qui disait que la cause en était dans nos péchés (Savo- 
narola) , disait vrai : mais il ne s'agissait pas de ceux qu'il ima- 
ginait , il s'agissait de ceux que j'ai signalés; et comme c'était 
des péchés de princes, ils en ont aussi porté la peine. » »' 

On peut sans crainte lire dans l'ouvrage la suite et 
la fin de ce chapitre. C'est un résumé complet et ad- 
mirablement raisonné du mal qu'ont fait, dans l'an- 
tiquité et de nos jours, les troupes mercenaires ' , et 
là on ne trouvera pas d'horribles conseils, ni d'effroya- 
bles doctrines. Le chapitre suivant traite des soldats 
auxiliaires, mixtes ou nationaux. 

' Ceci me rappelle an singulier disconrs que Napoléon adressa, le 23 janvier 
1 8 1 4 , aux officiers de la garde nationale de Paris , qu*il avait fait réunir dans 
la salle des maréchaux des Tuileries. Il parut au milieu des rangs accompagné 
de son épouse Marie-Lonise , et faisant porter devant lui son fils le roi de Rome. 
Alors il adressa à ces officiers un discours où il disait qu'il partait, les ennemis 
ayant franchi la Meuse et la Sambre , et quMl allait se mettre à la tête de ses 
armées. Il ajouta rapidement quelques mots sur des dispositions militaires, et 
il finit ainsi : « Je confie à la garde nationale ma femme et mon fils , je ne les 
remets pas en des mains mercenaires,,,. » Il avait les yeux étincelants, la voix 
tonnante. 11 ne voulait sans doute que faire un compliment du moment à la 
garde nationale. Nous avions alors quelques régiments auxiliaires , tels que les 
Suisses; mais nous n^avions pas de troupes mercenaires. Cette expression lui 
aura échappé, an milieu du trouble des circonstances et de l'agitation des es- 
prits. L'allocution fut apparemment jugée imprudente , car on ne Tinséra pas 
dans le Moniteur : cependant la garde nationale voulut garder tout le compli- 
ment (je ne sais pourquoi), et fit une adresse où elle dit que les nobles paroles 
de S, M. avaient retenti jusqu'au fond des cœurs 



CHAPITRE XXII. 321 

« Lés florentins étant tout«à-fait sans armes , engagèrent 
dix mille Français qui devaient assiéger Pise. Par cette déter- 
mination ils s'attirèrent plus de dangers que dans aucune 
autre circonstance de leurs entreprises. » 

Il s'agit de l'expédition dont il a été parlé dans la 
première légation en France. Pourquoi n'est -il pas 
venu quelquefois à l'esprit du politique Florentin qui 
observait si bien les événements et surtout les faits 
contemporains, que si effectivement Florence avait 
perdu Pise par la faute des Français , et si les Français 
étaient la cause du mal , leur victoire à Agnadel était 
venue le réparer? Cette victoire seule avait décidé la 
chute de Pise. 

Nous retrouvons , dans ce chapitre, le faible ordi^ 
naire pour Borgia. 

« Je ne reculerai jamais devant une allégation des actions 
de César Bqrgia. Ce duc entra en Romagne avec des armes 
auxiliaires , en y engageant des troupes de France ; avec 
elles il prit Imola et Forli; mais de pareils guerriers ne lui 
paraissant plus sûrs , il adopta alors les troupes mercenaires , 
et solda les bandes des Orsini et des Yitelli. Celles-ci, à 
Fœuvre , étant incertaines , infidèles et dangereuses , il les 
renvoya y et se contenta des siennes propres. On verra la 
différence qu'il y a entre ces sortes d'armes , en considérant 
la réputation que s'acquit le duc , ou quand il avait les Fran- 
çais seulg , ou quand il avait les Orsini et les Vitelli , ou 
quand il resta avec ses propres soldats. Il ne fut jamais bien 
craint, que quand chacun vit qu'il était entier maître et pos- 
sesseur de ses armes. » 

Les exemples s'accumulent sous la plume d'un écri- 
vain aussi familiarisé avec l'étude des histoires an- 
tiques. 

« Si Ton considère la première ruine de l'empire romain , 
elle date du moment où il commença à solder les Goths. » 

1- 2 1 



L 



3a2 MACHIAVEL. 

« Je conclus que sans avoir des armes propres à lui , au- 
cun principat n*est sûr : au contraire , il est tout dans la 
dépendance de la fortune ; car il n a pas de courages qui le 
défendent dans l'adversité. Les hommes sages ont toujours 
pensé ou toujours dit que rien n'est plus incertain et plus 
variable que la réputation de la puissance qui n*est pas 
fondée sur ses propres forces. Les forces propres sont celles 
qui sont composées ou de sujets , ou de citoyens , ou de 
ceux que tu as créés ; toute autre est auxiliaire ou merce- 
naire. La manière de bien conduire ses propres forces sera 
facile à trouver, si on se rappelle les institutions que j'ai ci- 
tées plus haut : on verra comme Philippe , père d' Alexandre- 
le-Grand , et comme beaucoup de républiques et de princes 
se sont armés et constitués. » 

Rien n'est plus commun aujourd'hui que cette ma- 
nière de raisonner : mais Machiavel est le premier 
qui l'ait dit en Italie. Quelque^ puissances, il est 
vrai, forçaient leurs peuples à devenir soldats, et 
le plus souvent c'était , quand ils étaient organisés en 
corps de troupes, pour les offrir comme auxiliaires, 
à la solde d'une autre puissance. Je demande à celui 
qui n'a pas lu encore le livre des Principautés ^ si ce 
sont là les préceptes qu'il a supposés contenus dans ce 
livre, et s'il n'est pas merveilleusement surpris de re- 
connaître à quel point on a long- temps, sous beau- 
coup de rapports, trompé ce public peu éclairé qui 
abonde dans tous les pays. 

Le chapitre XIV appartient à l'écrivain militaire. On 
y voit l'auteur qui plus tard dissertera sur la guerre. Et 
où avait-il appris cette science si difficile, cet homme 
politique qui, malgré la publication de ses proupisioniy 
n'avait encore été employé activement qu'à des négo- 
ciations , et qui , tout au plus , avait pressenti les pre- 
miers éléments de cet art dans les missioDS où il avait 



CHAPITRE XXII. 3a3 

rassemblé ses descritti, avec ordre de les conduire au 
camp sous Pise? 

Ensuite peut -on lire sans émotion de telles sen- 
tences ? . 

« Quant à lexercice de lesprit , le prince doit lire les his- 
toires et y considérer les actions des grands hommes , voir 
comment ils se sont conduits dans les guerres , examiner 
les causes des victoires et des défaites, pour pouvoir éviter 
ces dernières, imiter les bons chefs , et faire ce qu a fait au- 
paravant tout homme très-excellent, qui a imité lui-même 
ce qui avant lui a été honoré et couvert de gloire , et qui 
s'en est constamment rappelé les faits et les actions. C'est 
ainsi qu'on dit qu'Alexandre imitait Achille; César Alexan- 
dre; Scipion Cyrus. Quand on a lu la vie de Cyrus écrite 
par Xénophon , on rencontre dans la vie de Scipion tout ce 
que l'imitation a donné de gloire à celui-ci, et combien dans les 
sentiments de chasteté, d'affabilité, d'humanité et de noblesse, 
Scipion se conformait à ceux que Xénophon rapporte dans 
l'histoire de Cyrus. Voilà les règles que sait observer un 
prince sage ; il ne doit pas les oublier même dans les temps 
de loisir; il doit se les approprier avec habileté, pour s'en ser- 
vir dans l'adversité , et afin que la fortune venant à changer, 
elle le trouve prêt à résister à ses coups. » • 

Au lieu d'être une partie d'un chapitre de l'un des 
ouvrages de Machiavel , ceci ne serait-il pas un de ces 
avertissements salutaires que la chaire chrétienne fait 
entendre aux souverains ? Certes Bossuet et Fénélon , 
ces deux véritables précepteurs de princes, ne le désa- 
voueraient pas : hé bien , on doit demeurer assuré qu'il 
est extrait du chapitre XIV du livre des Principautés. 

Cette analyse n'est pas terminée. Je crains qu'elle 
ne fatigue le lecteur : mais il a entrepris courageuse- 
ment avec moi le grand pèlerinage. Il doit souhaiter 
de connaître à fond ce livre si publiquement insulté, 

21. 



3^4 MACHIAVEL. 

dans lequel on a , dit-on , trouvé tant de propositions 
coupables , et qui semble ne contenir aucun précepte 
salutaire. Il est au moins certain que si de courts pas- 
sages peuvent être réprouvés, et rendus à d'autres 
temps, ce que nous nous efforcerons toujours de bien 
établir , il y en a aussi qui mériteraient l'éloge sous le 
rapport de la morale et de la religion. Il a suffi de 
parcourir un peu plus de la moitié de la tâche pour 
se convaincre de cette vérité. 

Je rentre dans mon sujet, et je ne veux pas ou- 
blier qu'avec un serpent aussi malin que Machiavel 
(c'est une des expressions les plus douces dont se ser- 
vent ses détracteurs), il n'y a pas une opinion bien 
nette à prendre de lui, tant qu'on ne sera pas arrivé 
au chapitre où il doit être question de la parole du 
prince. 

Nous voyons dans le chapitre XV l'examen des rai- 
sons pour lesquelles les princes sont loués et blâmés. 

ft II reste à voir quelles doivent être les règles et les for- 
mes que suit un prince avec ses sujets et avec ses amis : 
comme je sais que beaucoup d'auteurs ont écrit sur cette 
matière , je crains en l'examinant aussi , qu'on ne me taxe 
de piésomption, surtout parce que, sur cette question, je 
diffère de la manière devoir des autres. » 

« Mais mon intention est d'écrire une chose utile à celui 
qui la comprend : j'ai cru plus convenable de suivre la vérité 
effective de la chose , que des opinions d'imagination. Beau- 
coup de personnes ont supposé des républiques et des prin- 
cipats qui ne se sont jamais vus , et qui n'ont pas existé en 
effet. Il y a si loin de la manière dont on vit à la manière 
dont on doit vivre , que celui qui abandonne ce que Ton fait 
ou ce que Ton devrait faire , apprend plutôt sa ruine que sa 
préservation ; car enfin , si un homme veut , en toutes les 
circonstances , faire profession d'être bon , il faut qu'il 
périsse au milieu de tant d'autres qui ne sont pas bons. » 



CHAPITRE XXII. 325 

« Il est nécessaire qu*un prince qui veut se maintenir ap- 
prenne à pouvoir être non bon , et à se montrer tel , ou à ne 
pas se montrer tel , suivant la nécessité. » 

« Laissons donc les choses imaginées relativement à la 
conduite d'un prince , et abordant celles qui sont vraies , 
je dis que tous les hommes y quand on en parle , et parti- 
culièrement les princes , parce qu'ils sont placés plus haut , 
reçoivent des dénominations qui entraînent avec elles le 
blâme ou l'éloge. Celui-ci est tenu pour libéral , celui-là pour 
un parcimonieux [misero) : j'use du mot toscan parce que 
dans notre langue un avare est encore celui qui désire d'a- 
voir par rapine ; nous appelons misero celui qui s'abstient 
trop de dépenser ce qu'il a. » 

« L'un est tenu pour un donateur , l'autre pour un rapace \ 
celui-ci est cruel , celui-là miséricordieux ; l'un est rompeur 
de foi {Jedifrago ) , l'autre fidèle ; l'un efféminé et pusil- 
lanime , l'autre féroce et entreprenant ; un autre lascif, un 
autre chaste ; celui-ci dur , celui-là facile ; celui-ci grave , 
celui-là léger; l'un religieux, l'autre incrédule , et autres dé- 
nominations semblables. » 

« Chacun avouera que ce serait une chose très-louable 
qu'un prince se trouvât orné de toutes les qualités qui sont 
réputées bonnes ; mais comme on ne peut les avoir ni les 
garder entièrement , par suite de la condition humaine qui 
ne le permet pas , il est nécessaire que le prince soit si pru- 
dent qu'il sache fuir l'iniàmie de ces vices qui le feraient 
dépouiller de son autorité , et qu'à l'égard de ceux qui ne 
peuvent pas la lui faire perdre, il les évite, s'il est possible. 
Quant à ces derniers, s'il ne peut absolument pas s'en gar- 
der, il peut s'y laisser aller avec quelque retenue : il faut 
aussi qu'il se soucie peu de tomber dans l'infamie des vices , 
sans lesquels il pourrait difficilement sauver son état. Si Ton 
considère bien toute la question , il se trouvera quelque 
chose qui paraîtra vertu , et qui , s'il en suit l'impulsion , 
sera la cause de sa ruine, et une autre chose qui paraîtra 
vice, et qui , s'il en suit l'impulsion , produira sa sûreté et son 
bien-être. » 



3a6 MACHIAVEL. 

Presque tous les arguments qu'emploie ici Machia- 
vel sont extraits des Histoires et des Annales de Ta- 
cite. On n'a pas pensé à les reprendre dans le grave 
historien; est-ce parce qu'ils ne sont pas étalés en 
forme de doctrine? Ils ne seraient donc pernicieux à 
un plus haut point ^ sous la plume de Machiavel, que 
parce qu'il paraît en avoir fait un code à part : cette 
raison est juste. Mais ce chapitre n'est pas un de ceux 
qui a excité le plus d'animadversion. 
1515. On sera étonné, au premier abord, du parti que 
prend Machiavel dans le chapitre XVI, intitulé : De la 
Libéralité et de la Parcimonie. Il se prononce franche- 
ment, hautement et librement pour la parcimonie. 

Je ferai remarquer à ce sujet combien Machiavel 
est ennemi des paradoxes , des réticences et de ces flat- 
teries qu'on adresse aux préjugés qui dominent les 
hommes. Il est bien entendu d'abord, selon lui, qu'un 
prince ne doit être ni libéral, ni parcimonieux : mais 
s'il y a lieu à se prononcer indispensablement pour 
une de ces deux situations, Fauteur n'admet la libéra- 
lité que comme un moyen de parvenir au pouvoir, 
et il la repousse , quand on y est parvenu. 

« La libéralité que tu pratiques d une manière à laquelle 
tu n'es pas forcé , te fait du tort. Si tu la pratiques vertueu- 
sement , elle n'est pas connue , et ne te sauvera pas de Tin- 
famie de son contraire. Quand on veut conserver parmi les 
hommes le nom de libéral, il ne faut laisser loin de soi 
aucune occasion de somptuosité , tellement qu'un prince 
ainsi fait, consumera en de semblables œuvres toutes ses 
facultés , et sera contraint à la fin , s'il ne veut pas perdre 
cette renommée de libéral , d'aggraver les charges du peuple, 
et de faire tout ce qu'on peut faire pour avoir de l'argent. 
Il commencera à devenir odieux à ses sujets, et à n'être 
que peu estimé , s'il devient pauvre : avec cette libéralité il 



CHAPITRE XXII. 327 

a offensé beaucoup les uns ^ il n a avantagé que le petit 
nombre ; il ressent vivement chaque premier embarras , et 
il tombe en danger au premier désastre: alors il reconnaît 
sa faute, veut la réparer, et sur-le-champ encourt le re- 
proche de parcimonie. >» 

Chacun reconnaîtra ici la préoccupation du publi- 
ciste qui a si vivement critiqué les désordres du tré- 
sor de Maximilien. Je crois que ce qui suit, s'adresse 
indirectement à Louis XII. 

« Un prince ne pouvant donc pas pratiquer cette vertu de 
libéralité sans son préjudice , s*il veut qu'elle soit connue , 
doit ,• en homme prudent , peu se soucier d*étre appelé 
parcimonieux. Avec le temps, il sera toujours tenu pour 
plus libéral, si on voit qu'au milieu de sa parcimonie, ses 
revenus lui suffisent, qu'il peut se défendre contre quiconque 
lui fait la' guerre, qu'il peut faire des entreprises sans écraser 
les peuples ; alors il pratique la libéralité , vis-à-vis de tous 
ceux à qui il n'ôte rien , et ceux-là sont infinis ; il pratique 
la parcimonie, seulement pour ceux à qui il ne donne pas, 
et ceux-là sont en petit nombre. » 

« Entre tant de situations dont un prince est dans l'obliga- 1515. 
tion , surtout , de se bien garder , il doit craindre de devenir 
odieux et méprisable , et la libéralité mène à un de ces deux 
malheurs : aussi , il y a plus de sagesse à se laisser donner 
le nom de parcimonieux, qui engendre une infamie sans 
haine , que d'encourir , pour vouloir être libéral, le nom de 
rapace, qui produit une infamie avec haine. » 

Il y a peut-être dans l'exposition de ce principe quel- 
que chose du caractère particulier de Machiavel. Rap- 
pelons - nous le peu de bonne grâce qu'il mettait à 
demander toujours son salaire à sa république sou- 
vent obérée, il est vrai, presque toujours avare, mais 
qui cependant finissait par se laisser arracher sa dette. 
Il faut aussi convenir que si on suppose deux princes 



328 MACHIAVEL. 

dans la situation où Machiavel place son libéral et 
son parcimonieux, il est certain que ce sera ce der- 
nier qui courra moins de risques de périr. Au surplus , 
Machiavel se réfutera en quelque sorte lui-même au 
chapitre XXI, où il conseille des fêtes et des actes 
de munificence. 

Nous nous surprenons dans un sentiment d'hésitation 
en arrivant au chapitre XVII, où il est question de la 
clémence et de la cruauté, et où l'auteur se demande s'il 
vaut mieux être aimé que craint : mais il faut conti- 
nuer hardiment le grand dei^oir, comme dirait le Dante. 

« En descendant aux autres qualités ci-dessus citées , je 
dis que tout prince doit désirer d*étre tenu poui* susceptible 
de pitié , et non pas pour cruel, i^ 

Voilà la part bien absolue de la morale. Le politique 
ajoute , car Machiavel ne pense pas aussi absolument 
qu'Aristote qu'il faut que la morale et la politique 
soient deux compagnes inséparables : 

« Néanmoins , je dois avertir qu'il ne &ut pas mal user 
de la pitié. César Borgia ' était regardé comme cruel ; cepen- 
dant cette cruauté avait réuni , pacifié toute la Romagne , 
et y avait rétabli le calme et la bonne foi : en considérant 
bien cette question , on verra qu'il fut plus susceptible de 
pitié que le peuple Florentin, qui, pour fiiir le nom de 
cruel , laissa détruire Pistoie. Un prince ne doit pas se sou- 
cier de l'infamie du nom de cruel , s'il en doit résulter que 
ses sujets seront unis et fidèles : par peu d'exemples on verra 
qu'il a plus de pitié que ceux qui , par trop de pitié , laissent 
survenir des désordres d'où naissent des rapines et des assas- 



X Ce retour si fréquent aux actions de César Borgia a quelque chose qui 
fatigue. Serait-ce une condescendance pour Léon X qui aurait en le travers 
de citer souvent un tel exemple ? Mais Machiavel , quelquefois flatteur , n*est 
cependant jamais un lâche complaisant. 



i 

i 
J 



CHAPITRE XXII. 3a9 

sinats. Ces excès offensent une masse entière , et les exécu- 
tions ordonnées par le prince noffensent qu'un particulier. 
Parmi tous les princes , le prince nouveau peut âifficilement 
éviter le nom de cruel , parce que tous les états nouveaux 
sont entourés de dangers. Virgile, par la bouche de Didon , 
excuse Finhumanité de son autorité , parce que son état est 
nouveau : 

« Res dura et regni noçitas me talia cogunt 
* Moliriy et late fines custode tuerL 

« Néanmoins , le prince doit être lent à croire et à se 
mouvoir ; il doit non se faire peur à lui - même , mais 
procéder d*une manière tempérée avec sagesse et humanité , 
de sorte que le trop de confiance ne le fasse pas imprudent , 
et que le trop de défiance ne le rende pas insupportable. 
De-là naît une question : « Est^il mieux d'être aimé que d^être 
craint? ou est-il mieux d^être craint que d^être aimé? On 
répond qu'il faudrait tâcher d'être Fun et Fautre; mais , 
comme il est difficile d accorder cela ensemble, il est plus 
sûr d'être craint que d*être aimé , quand on doit renoncer 
à Fun des deux. Des hommes, on peut dire cela générale- 
ment, qu'ils sont ingrats, changeants , dissimulateurs,yù/6urf 
de périls {^fuggitori di pericoli) ^ cupides de gain; pendant 
que tu leur fais du bien , ils sont tout à toi , ils t'offrent 
leur sang, leur fortune , leur vie, leurs enfants; mais c'est, 
ainsi que je Fai dit , quand le danger est éloigné ; lorsqu'il 
s'approche , ils changent de sentiment. Le prince qui a fait 
fond sur leur parole , se trouvant nu de toute autre pré- 
paration , périt : les amitiés qu'on achète avec de l'argent et 
non avec la grandeur et la noblesse de son ame , on les a 
méritées , mais on ne les possède pas , et au temps venu , on 
ne peut les dépenser. Les hommes se décident plutôt à of- 
fenser celui qui se fait aimer que celui qui se fait craindre. 
L'amour est maintenu par un lien d'obligation qui » parce 
que les hommes sont méchants , est rompu devant toute 
occasion d'avantages pour eux; mais la crainte est contenue 



33a MACHIAVEL. 

par une peur du châtiment qui ne t'abandonne jamais '. » 
« Cependant j le prince doit se faire redouter de manière 
que s'il n'obtient pas l'amour , il fuie la haine ; car il peut 
arriver à être à la fois craint et point haï , ce qu'il obtiendra 
toujours s'il s'abstient de prendre les biens de ses citoyens et 
de ses sujets et d^ insulter leurs femmes. » 

« Si le prince doit procéder contre la vie d'une personne, 
il ne doit le faire que lorsqu'il y a pour lui justification 
convenable et cause manifeste; surtout il doit ne pas prendre 
les biens des autres , parce que les hommes oublient plutôt 
la mort de leur père que la perte de leur patrimoine. » 

Honneur à Machiavel! voilà le premier publiciste 
qui réclame contre les confiscations. Ces belles paro- 
1515. les qu'il écrivait en 1 5 1 5 , ne sont bien entrées dans 
l'esprit des peuples que depuis peu d'années , et tout 
gouvernement, quel qu'il soit, qui a établi cette doc- 
trine, mérite les bénédictions des nations. Nous mar- 
chons dans cette voie de progrès et de civilisation ^ 
où il faut espérer que tous les peuples , au moins les 
plus voisins, ne tarderont pas à nous suivre. La loi de 
l'indemnité donnait à cette doctrine une large et géné- 
reuse sanction. Pourquoi cette loi a-t-elle été arrêtée 
dans son cours , et qu'a-t-on gagné , dans un moment 
où on a tant besoin de concilier les esprits, qu'a-t-on 
gagné à ne pas compléter une réparation aussi hono- 
rablement morale , qu'elle était profondément habile ? 

' On voit bien ici que ce n*est pas Laurent cpe Machiavel tntoie; c*est à la 
généralité des hommes , à ce peuple de méchants , selon lui, qa^il s^adresse; il 
interpelle ce peuple, et lai dit : « N*est-il pas vrai que ta continues de craindre 
tout, que tu as la peur du châtiment , cette peur qui ne t*abandonne jamais? » 

s Nous n*y marchions ni chez nous ni à l'étranger pendant les guerres de 
la révolution. Pour ne parler que de Tétranger et d'un seul pays , de quel droit 
prenions-nous A Rome les biens de la famille Albani et ceux du duc Braschi ? 
Cétait parce quHIs avaient manifesté des opinions politiques contraires aux 
nôtres. 



CHAPITRE XXII. 33 1 

Ceux qui ont ardemment fait reculer le droit et la 
justice ont rouvert une voie de spoliations où à leur 
tour ils pourraient se trouver engagés. De tels actes , 
du reste, ne seraient pas alors moins injustes qu'ils 
ne Font été pendant trente années. , 

Il y a parmi ceux qui ont réfuté Machiavel, des 
écrivains qui se sont élevés, à deux siècles et demi 
d'intervalle, contre les confi3cations, mais je ne vois 
pas qu'ils aient cité celui qui le premier a conseillé 
d'abolir cet usage barbare. Observons aussi quelle est la 
puissance de l'argument de Machiavel. Ce n'est pas à 
sa petite république, à son petit prince d'un dixième 
de l'Italie, qu'il semble adresser ce conseil; si ce ne 
sont pas ses expressions précises , voici son raisonne- 
ment ; il peut faire le tour du globe : « En tuant un 
a père à tort ou à raison , ne dépouille pas les enfants. 
« Ne te réjouis pas tant, qui que tu sois, roi, soudan, 
c< aristocrate, république, où tribun, ne te réjouis pas 
« tant de ce que celui que tu as immolé ne te de* 
a mandera plus rien : il est là étendu , sans colère et 
« sans vie; mais ses fils restés debout, et plongés dans 
a une misère qui souvent combattra chez eux victo- 
« rieusement les souvenirs de sensibilité filiale, seront 
<c tes ennemis , sans pardon , et légueront à leurs pe- 
« tits-fils et à toutes les générations qui se succède- 
« ront, un sentiment de haine, de dépit, de fureur, 
a d'inexorabilité , qui s'éteindra difficilement. » 

Machiavel continue : 

« Les motifs pour enlever le bien ne manquent pas , et 
toujours celui qui commence à vivre de rapine trouve des 
raisons pour s'emparer de ce qui appartient aux autres; au 
contraire , les motifs pour répandre le sang sont plus rares , 
et manquent plus tôt. » 

« Je conclus donc , en revenant à cette demande , est-il 



33a MACHIAVEL. 

mieux tPétre craint que d'être aimé? les hommes aiment à leur 
profit, et craignent au profit du prince. Un prince sage doit 
faire fond sur ce qui est à lui , et non sur ce qui est aux au- 
très \ il doit seulement s'ingénier de manière à fuir la haine. » 

Dans ce chapitre où il me semble que rien n*est 
bien précisément répréhensible , à moins qu'on ne nie 
le principe de la méchanceté des hommes, principe 
que, sans misanthropie, il faut absolument accorder 
quelquefois, on observera encore le courage de Ma- 
chiavel. Il peint en couleurs animées les scènes qui 
précédèrent la ruine de Soderini. 

La bassesse de ses partisans qui lui offraient leurs 
biens, leur vie, leurs enfants, avant son malheur, et 
qui se retirèrent quand le danger fut pressant , la dé- 
sertion de ces hommes qui, pour me servir de l'expres- 
sion du secrétaire Florentin, furent desjuyeurs de pé- 
rils , et comme il a dit de quelques princes, des rom- 
peurs de/bi^y sont ici décrites avec force et vivacité, 
et la crainte d'inquiéter les Médicis qui actuellement 
avaient à gouverner de pareils hommes , n'arrête pas 
un instant Machiavel se montrant ici un intrépide 
moraliste. 

Nous arrivons un peu tard au chapitre XVIII, qui 
traite de la manière dont les princes doivent garder 
leur parole. Le voyage a été plus long, parce que tout 
en ne dissimulant aucun des passages qui pouvaient 
inculper Machiavel aux yeux de ses juges, il nous pa- 
raissait utile de signaler les préceptes sains et hon- 
nêtes que l'on s'attend si peu à trouver dans un livre 
frappé d'une telle réputation de perversité. 
1515. Dans la sincère détermination d'être vrai et juste, 
nous ne devons rien cacher. Ce qui nous semble cho- 

' Voyez chap. XXU, pag. 325. 



CHAPITRE XXIL 333 

<|uer la religion , la morale et l'humanité , nous le re- 
poussons avec horreur. Ce qui est mal compris et 
bon , nous tâcherons de l'expliquer et de le faire ap- 
prouver au lecteur. 

Est-ce donc maintenant que nous allons remplir 
avec rigueur le premier devoir que nous nous sommes 
prescrit? Le moment d'une plus pénible discussion, 
d'une plus vive mêlée, est-il arrivé? Voyons-nous ve- 
nir, ainsi que l'ont dit Polus ^, Gentillet^, Possevin ^, 
Bayle*, Le grand Frédéric, Voltaire ^, voyons-nous 

' Le cardinal Polus : Renand Pôle , cardÎDal , archevêque de Cantorbéry , né 
CD i5oo, mort en i558 , fut on des premiers à publier, contre les doctrines de 
Machiavel, d'indignes diatribes. 

Il les a consignées dans son jâpologie à r empereur CharleS'Qum ^ do para- 
graphe 18 an 35^. 

> Innocent Gentillet , auteur d*un livre intitulé : Discours sur les moyens 
de bien gouverner et maintenir en bonne paix un royaume ou autre princi- 
pauté j contre Nicolas Machiavel, Florentin, 1576, în-8^. 

Il snfBt de citer ici ce passage de Gentillet sans l'accompagner d'aucune rév 
flexion « De sa vie (de la vie de Machiavel) et de sa mort, je n'en puis rien 
dire , et ne m'en suis enquis ni dfigné enquérir , parce que sa mémoire mérite- 
roit mieux d'être ensevelie en perpétuelle oubliance , que rafraîchie entre les 
hommes. Mais bien puis-îe dire que si sa vie a esté telle que sa doctrine (comme 
Il est à présumer ) , ne fut jamais au monde homme plus souillé et contaminé 
de tons vices et meschancetés que luy. Par la préface qu'il fait sur son liure 
intitulé de la Principauté ^ ou bien le Prince, il semble qu'il fut banny et chassé 
de Florence : car il se plaint an magnifique Laurent de Médicis (auquel il dé- 
die son œuure), de ce qu'il souffre et endure injustement et à tort, ainsi qu'il 
dit, et en quelques autres endroits il récite qu'il estoit tantost en France, tan- 
tost à Rome, tantost ailleurs, non envoyé en ambassade (car il n'eust pas oublié 
à le dire), mais comme il est à présumer, fugitif et banny. » Préface ^ page 5, 

3 Antoine Possevin, né en i534» ^ Mantoue, mort en 1611, publia à 
Rome en iSga différentes critiques de Machiavel, on il parait croire que l'ou- 
vrage dit du Prince par le secrétaire Florentin , consiste en 3 livres distincts, 
q[uand il ne consiste qu'en un seul divisé en a 6 chapitres. Conring a judicieu- 
sement relevé cette erreur d*un homme qui. réfutait ce qu'il n'avait pas lu. 

4 Bayle est tombé dans une fonle de méprises relativement à Machiavel. 

^ Voltaire et le grand Frédéric ont écrit sur Machiavel des choses si extraor- 
dinaires, si injustes , si dépourvues de vérité historique et de critique franche , 



334 MACHIAVEL. 

accourir le démon y le brigand ^ X impie y VinfamCy le 
plus cruel des génies malfaisants , l'homme indigne de 
ce nom , l'envoyé de Satan sur la terre ? » 

Établissons d'abord qu'il ne va parler que par ex- 
ception, et que le vrai, le salutaire principe, l'im- 
muable, l'éternelle loi de l'honneur, est le premier 
sentiment qu'il énonce. 

Un commencement de suffrage n'en fera peut-être 
que plus ressortir l'expression de cette inflexibiUté 
que nous avons promise. 

C'est Machiavel qui parle : 

« Chacun comprend combien il est louable dans un prince 
de maintenir sa foi , et de vivre avec intégrité et non avec 
astuce. » 

Voilà le point de départ de Machiavel ; il est loua- 
ble d'être un prince honnête homme. Mais ne cachons 
pas le poison. 

Machiavel continue : 

« Néanmoins on voit par expérience , de nos temps , qu'ils 
ont £3iit de grandes choses , ces princes qui ont tenu peu 
de compte de leur parole , qui ont su , par leur astuce , 
embarrasser la cervelle des hommes , et qu'ils ont à la fin 
vaincu ceux qui avaient fait fond sur la loyauté : vous devez 
donc savoir qu'il y a deux manières de combattre , Tune avec 
les lois , l'autre avec la force. La première manière est propre 
à l'homme , la seconde est propre à la bête. Comme la pre- 
mière souvent ne suffit pas , il arrive qu*on recourt à la 
secondé ; ainsi il est nécessaire qu'un prince sache bien être 
la bête et l'homme. Cette doctrine a été enseignée d'une 

qa*OB ne sait comment appeler leur onvrage. Frédéric , roi , a bien prouvé en 
Pologne qu'il ne «e sonvenait phis des leçons qn*il donnait comme prince royaL 
Voltaire a ^n un texte qni prétait à son genre de talent , et on ne pent pas dire 
qa*fl n^ait pas répandu beaucoup dVsprit, mime daps oe mauvais onvrage. 



CHAPITRE XXII. 335 

manière détournée par les anciens auteurs qui écrivent com- 
ment Achille et beaucoup d'autres de ces princes furent 
nourris par le centaure Chiron qui les tint sous sa garde : 
avoir ainsi pour précepteur une demi-béte et un demi- 
homme ne veut pas dire autre chose y sinon qu il faut qu'un 
prince emploie les deux natures, et que Tune sans l'autre 
n est pas durable. Un prince étant contraint de recourir 
aux moyens de la béte , il doit , dans cette nature , suivre 
l'exemple du lion et du renard , parce que le lion ne sait pas 
se défendre des lacs , et que le renard ne sait pas se défendre 
des loups : il faut donc être renard , et connaître bien les lacs, 
et lion pour effrayer les loups : ceux qui simplement s'en 
tiennent au lion , ne s'y entendent pas : donc , un seigneur 
prudent ne doit pas observer la foi , quand une semblable 
observance tourne contre lui, et que les raisons qui ont 
décidé sa promesse sont détruites. Si les hommes étaient 
tous bons, ce précepte ne serait pas bon. Mais, comme les 
hommes sont méchants , et qu'ils ne l'observeraient pas en- 
vers toi , toi, encore, tu n'as pas à l'observer avec eux. Ja- 
mais les motifs, pour colorer la non observance, ne manque- 
ront à un prince. De cela, on pourrait donner une foule 
d'exemples modernes , et montrer combien de paix, combien 
de promesses ont été rendues nulles et vaines par l'infidélité 
des princes, et celui qui a su le mieux faire le renard, a le 
mieux tourné. Mais il est nécessaire de savoir colorer cette 
nature et d'être grand dissimulateur. Les hommes sont si 
simples , ils obéissent tellement aux nécessités présentes , 
que celui qui trompe, trouvera toujours qui se laissera trom- 
per. Parmi les exemples récents , il y en a un que je ne veux 
point passer sous silence. Alexandre VI ne fit jamais quetrom* 
per les hommes, il ne pensa pas à autre chose, et trouva 
toujours moyen de le faire ; il n'y eut jamais d'homme qui 
réussît plus à protester, et qui avec plus de serment^ affir- 
mât une chose, en l'observant moins. Cependant les trom- 
peries lui réussirent à souhait (a^ 'votum)^ parce qu'il con- 
naissait bien cette partie des affaires. » 

<» Il n'est donc pas nécessaire qu'un prince ait les qualités 



336 MACHIAVEL. 

ci-dessus rappelées % mais il est bien nécessaire qu'il paraisse 
les avoir; même j'aurai la hardiesse de dire cela, que quand 
on les a , et qu'on les observe toujours , elles sont préjudi- 
ciables: lorsqu'il semble qu'on les possède, elles sont utiles, 
c'est-à-dire qu'il faut paraître être clément, fidèle, humain, 
religieux , intègre , et l'être en effet. Mais il faut se trouver 
ensuite dans l'esprit, construit tellement, que s'il ne con- 
vient pas d'avoir ces vertus, tu puisses et tu saches pren- 
dre le rôle contraire. Entends bien ceci: c'est qu'un prince, et 
surtout un prince nouyeau, ne peut observer toutes les choses 
qui font réputer les hommes bons, parce que pour conser- 
ver l'état , il est souvent dans l'obligation d'opérer contre la 
foi promise, contre la charité, contre l'humanité, contre la 
religion ^« » 

« Il faut donc qu'il ait un esprit disposé à se tourner se- 
lon que les vents et les variations de la fortune le lui com- 
mandent , et comme j^ ai dit ci^dessusy il ne doit pas s^ écarter 
de ce qui est bien y quand il le peut; mais il doit savoir en- 
trer dans le mal, quand il y est forcé. En conséquence un 
prince doit bien veiller à ce qu'il ne sorte pas de sa bouche 
une chose qui ne soit empreinte de ces cinq conditions'; il 

< Machiavel se trompe ici ; il n*a pas encore dit les qualités que doit avoir 
le prince, mais il va les désigner pins bas. 

* Dans la vivacité de son raisonnement, il oublie la clémence : ensoiteles 
quatre vertus qui restent et qui sont citées ici , ne répondent pas exactement 
aux cinq qualités exigées plus haut ; car la charité n*a rien à faire avec la fran- 
ehise. Dans ces argumentations imitées d^Aristote, Machiavel est moins précis 
que le philosophe de Stagire ; il a plus de feu , plus d*ardeur , et nécessaire- 
ment moins d'aplomb : aussi quelquefois son expression logique est un peu en 
désordre, 

3 La clémence, la fidélité k sa parole. Inhumanité, la religion et Tintégrité, 
voilà Tordre dans lequel Machiavel a disposé les qualités du chef. Plus bas , en 
répétant son raisonnement , il classera autrement ces qualités ; mais ici il a une 
raison , c^est qu*il veut finir par la religion , sur laquelle il entend insister da- 
vantage. Qu^on remarque aussi que ce n'est pas en passant qu'il fait ces re- 
commandations ^ et qu'à nue légère différence près, il les répète trois fois. H 
est vrai qn^il insiste presque autant sur le semblant de ces qualités, que sur le 
bonheur d'en avoir été, doué. 



CHAPITRE XXIL 537 

convient qu à le voir et à Tentendre , il soit tout clémence , 
tout foi , tout humanité, tout intégrité , tout religion. Cette 
dernière qualité , il faut surtout paraître Tavoir ^ parce que 
les hommes jugent par les yeux plus que par les mains. Il 
arrive à un petit nombre de voir, et à un petit nombre d'en- 
tendre : chacun voit ce que tu parais être , peu entendent 
ce que tu es , et ce petit nombre nose pas s'opposer à l'o- 
pinion du grand nombre qui a devant lui la majesté du 
pouvoir. Dans les actions des hommes , et surtout des prin- 
ces , là où il n'y a pas tribunal auprès duquel on puisse ré- 
clamer , on considère le résultat. » 

« Qu'un prince s'attache donc à vaincre et à maintenir 
l'état ; les moyens seront toujours jugés honorables , et loués 
de chacun : le vulgaire marche toujours avec ce qui paraît , 
et avec l'événement qui est arrivé, et le monde n'est en-^ 
core que le vulgaire. Le petit nombre ne peut rien là où le 
grand nombre n'a pas de quoi s'appuyer : un prince du 
temps présent qu'il ne serait pas bien de nommer ^ ne prêche 
rien autre que paix et bonne foi , et il est ennemi de l'une 
et de l'autre ; et Tune et l'autre, s'il les avait observées, lui 
auraient fait perdre sa réputation et ses états. » 

Il s'agit ici de Ferdinand, roi de Castille et d'Arra-* 1515* 
gon, qui ne devait la conquête du royaume de Naples 
qu'à un systèuie de mauvaise foi très-artificieusement 
calculé. C'est le même cependant que Machiavel a loué 
dans une lettre à François Vettori , à propos de la di* 
versité et du secret de ses projets. Il était allié du 
pape et l'une des causes du renversement du gouver- 
nement de Soderini , et enfin l'un des appuis des Mé- 
dicis. C'est apparemment pour cette dernière consi* 
dération que l'auteur ne veut pas le nommer. 

Voilà le célèbre chapitre contre lequel on s'est tant 
récrié , et certainement avec raison sous beaucoup de 
rapports , car il y en a quelques-uns qu'on peut excu- 
ser par des motifs suffisants. 



338 MACHIAVEL. 

. La doctrine de Nicolas jetée parmi les particuliers 
renverserait tout système de paix , de délicatesse , et dé- 
truirait la possibilité de toute transaction de commerce 
et de famille. Vue sous Faspect politique, elle est 
peut-être, dans l'intention de Machiavel, une injonc- 
tion formelle faite par ce grand précepteur du pou- 
yoir à tout prince, à tout gouvernant, soit dans une 
principauté, soit dans une république, de prendre 
bien garde à ce qu'il promet , plutôt qu'elle n'est un 
conseil direct de perfidie. 

En examinant de près l'art de régir les états , il est 
bien difficile de ne pas comparer quelquefois un prince 
à un pilote , ainsi que l'a fait Machiavel. Le pilote a 
mission de conduire son vaisseau dans le port; il doit 
manœuvrer au milieu des tempêtes : il n'oppose pas 
l'action impuissante du timon aux secousses et à la 
résistance des vents. Il a pour but d'arriver; il doit 
arriver à tout prix , même en osant déclarer qu'il faut 
jeter à la mer jusqu'à la moitié de la cargaison. Tan- 
tôt il feint de suivre l'impulsion des vents qui lui sont 
contraires, tantôt par un revirement imprévu et dont 
il a seul le secret, il leur manque de foi, il abandonne 
ces faux compagnons de voyage, qui veulent l'emme- 
ner avec eux , et il retourne en arrière : si enfin il ar- 
rive , ce pilote , il a été habile , il a acquis la réputa- 
tion d'un bon marin. 

Machiavel ne s'arrête pas ici ; il exige davantage : il 
fait entendre que dans les affaires , parfois on a menti, 
en sachant bien que l'on mentait , et pourquoi l'on 
mentait; il fait entendre que l'on a promis pour trom- 
per , qu'on a attiré la bonne foi dans des pièges san- 
glants. Il passe à peu près condamnation sur les moyens 
■et ne s'attache ainsi qu'au succès. Outre, comme je 
l'ai déjà annoncé, qu'il est certainement inutile et 



CHAPITRE XXII. 339 

dangereux de traiter à froid de pareilles questions, 
nous ne balancerons pas à déclarer que la doctrine 
est ici trop positive, que tout l'esprit que l'auteur a 
mis dans ces assimilations aux bétes, la force de son 
lion , la finesse de son renard, empruntées de Lysan- 
dre, mais que le Florentin détourne du sens plus 
innocent qu'y attachait le Lacédémonien ^; son Achille 
et son centaure, qui sont une conception à lui, ne se 
trouvent être, en définitive, que des imaginations ingé- 
nieuses. Beaucoup d'esprits jeunes ou ignorants pour- 
raient abuser de ces préceptes , s'élancer sur une mer 
aussi perfide, mal comprendre les circonstances, se 
faire un jeu de la lâcheté et de la trahison de la foi. Je 
conçois qu'après avoir été F homme ^ on s'oublie dans 
un sentiment de méchanceté jusqu'à devenir la bête : 
mais quand on a été la bête, peut -on' redevenir 
l'homme? il n'y aurait plus que les betes véritables 
qui croiraient à un tel homme. 

Aussi, sans abandonner en tout Machiavel qui, quant 
à lui, raisonne dans la sphère ordinaire et resserrée 
de ses erreurs, qui n'est que logicien, et qui cesse ici 
d'être moraliste pour se montrer une sorte de Dio- 
gène politique, nous représenterons tout le danger 
qu'il y aurait, dans l'étude des affaires d'état, à n'am- 
bitionner que le succès à tout prix. Les embarras 
sans nombre auxquels on s'exposerait, en bannissant 
ainsi de son cœur toute conviction entière de senti- 
ments de probité et de vertu, finiraient par écraser 
un prince, un cabinet, un peuple, sous le poids de 

X Lysandre dît : ôirou '^%ç "h Xeovrq {aiq eçucvsÎTai , içpogpaTrréov iicsî rk* 
oXeoirex^v. Qub enim pertlnere leonina nequeat, ibi assuendam vulpinam. Car 
là oà ne peut arriver le lion, il faat coudre le renard ! Machiavel veqt davan- 
tage, il vent coudre le renard sur le lion. 

Platarqoe, Fie de Ljsandre, Édit. de Rei^ke, Leipsick, 1775, in-8*. 

22. 



34o MACHIAVEL. 

leurs propres déceptions. Qui voudrait être prince, qui 
voudrait être ministre, qui voudrait être nation, à des 
conditions pareilles? Qui voudrait jouer cette longue 
comédie d'hypocrisie, de bassesses, de caresses dé- 
goûtantes et de soumission ignoble? Assurément deux 
principes, dans cette doctrine, sont vrais. Beaucoup 
d'hommes sont méchants, beaucoup d'hommes sont 
peu fidèles : il ne faut présenter à ceux-ci et à ceux- 
là que des conventions décidées et nettes qui répri- 
ment leur perversité et qui enchaînent leur foi. As- 
surément encore, il ne faut pas s'obstiner à combattre 
quand la fortune change , quand le signal de la per- 
fidie que vous n'avez pas voulu donner le premier, a, 
été donné par mille autres. 11 ne faut pas persister 
sottement et ridiculement dans une entreprise que 
déjà tout le monde, excepté vous, a désertée; il y a 
plus : dans des circonstances subites , des multitudes 
innombrables changent de sentiment comme si elles 
étaient un seul homme. 

Un jour, une tempête partie du nord fondit avec 
l'impétuosité des ouragans sur celui qui était alors 
le plus grand parmi les mortels; quelque chose de 
plus grand encore que lui, tombant d'en haut, l'écrasa 
avec fracas. A ce spectacle inconnu dans l'histoire, 
s'armèrent des ennemis qu'on ne savait pas exister en 
tel nombre , et ils dispersèrent les plus courageux des 
amis. Ces amis eux-mêmes connaissaient que celui qui 
à la suite de tant de gloire avait amené tant de maux, 
n'était pas en état de réparer ces maux. Que restait-il 
à opposer aux fureurs d'un pareil catacUsmey résul- 
tat d'une contrainte inévitable? alors personne ne crut 
manquer à ses devoirs ; alors , dehors , dedans , les pa- 
rents, les créatures ne pensèrent pas avoir trahi la foi. 
1515* Cependant quelle que soit la contrainte où l'on peut 



CHAPITRE XXII. 341 

se trouver de plier sous le joug des insurmontables 
nécessités politiques , il n'en faut pas moins combattre 
toute doctrine qui tendrait à affranchir un gouverne- 
ment des règles et des exigences salutaires de la pro- 
bité, de l'honneur et de la. religion du serment, dans 
les événements ordinaires de la vie humaine et' poli- 
tique. 

Croyons donc que Machiavel a véritablement eu 
plus en vue d'inculquer à ses élèves des leçons de 
discrétion et de tempérance de paroles, qu'il n'a pu 
leur conseiller si crûment de mentir, d'engager sa 
foi et de ne pas la tenir, et de tâcher d'arriver au suc- 
cès par tous les moyens. On demandera d'ailleurs à 
Machiavel ce que c'est que le succès. Est-ce seulement 
la bonne issue d'un événement isolé? Un succès dans 
ce cas n'est-il pas un obstacle à un succès de pareille 
nature dans un autre cas? Quel beau et long succès 
a eu César Borgia! Et puis le logicien Florentin peut- 
il se montrer si inconséquent ! Il a combattu le sys- 
tème des confiscations; il a prescrit le système des 
cruautés tardiv^es : il a ainsi tellement désarmé son ty- 
ran, que celui-ci, sans argent et sans haches, réduit 
à mentir pour se conserver et s'agrandir, n'est plus 
qu'un sot qui fait pitié. 

Il existerait encore une manière d'entendre Machia- 
vel : il aurait raison, si en observateur clairvoyant il 
eût dit seulement comme fait avéré (j'emprunte quel- 
ques-unes de ses paroles), « On voit par expérience, 
de notre temps y qu'ils ont produit de grandes choses, 
les princes qui ont tenu peu de compte de leur pa- 
role , qui ont su par leur astuce em^barrasser les cer- 
{telles des hom^mes : on voit que ces princes ont à la 
fin vaincu ceux qui avaient fait fond sur la loyauté. » 

Cela est malheureusement vrai ; mais si ces hommes- 



34a MACHIAVEL. 

là ont pu être puissants , ils n'ont jamais été heureux 
ni sans remords. En conséquence il ne £aliait pas of- 
frir le fait comme un précepte, développer ce pré- 
cepte, rétendre à plaisir, comme le savourant avec dé- 
lices. On peut dire aussi que l'exemple d'Alexandre VI 
n'est pas tout-à-fait bien choisi. On le représente comme 
un homme qui trompe toujours ^ et qui réussit tou- 
jours a tromper: et ce vin empoisonné qu'il avait pré- 
paré pour un autre, et dont il mourut lui-même? 
Quel mécompte! 

Il y a eu encore à l'absoudre, au moins pour une 
circonstance, du reproche d'une perfidie continuelle. 
Il savait que Louis XII désirait répudier sa première 
femme, Jeanne, fille de Louis XI, dont il n'avait pas 
d'enfants, pour épouser Anne de Bretagne, veuve de 
Charles VIII. Alexandre VI ne fit-il pas avec le roi un 
traité d'alliance où il était stipulé que la cour de Rome 
enverrait des bulles de dissolution du premier ma- 
riage, et que le roi accorderait appui à César Bor- 
gia ? N'a-t-on pas vu que ce fut César Borgia , créé 
à l'avance par Louis XII , duc de Valentinois , qui 
porta lui-même en France les bulles de dissolution? 
Ne nous valurent-elles pas , ne nous assurent-elles pas 
aujourd'hui la Bretagne? Alexandre VI ne viola donc 
pas alors sa promesse, et ne fut coupable d'aucune 
perfidie dans une si grande affairé. Pour que Machia- 
vel eût en tout raison , il eût fallu que le pape nous 
eût amenés à secourir son fils, et qu'ensuite il eût 
disposé les choses de manière que la Bretagne fût 
tombée, par exemple, dans les mains des Anglais'. 

Remarquons encore que Machiavel qui donne ces 



' Ce qui ferait que M. de Chateaubriand serait Anglais, et qne le chef de ki 
littérature de TEarope ne serait pas né Français. Bénissoni Anne de Bretagne! 



CHAPITRE XXII. 343 

préceptes diaboliques ^ n'est pas arrivé cependant à 
conseiller ce que les Anglais du siècle dernier et du 
commencement du siècle actuel ont pratiqué et vou- 
draient, dit-on, ce que je ne veux pas croire, pratiquer 
encore à chaque déclaration de guerre. 

Quelquefois, deux mois, trois mois avant de com- 
mencer les hostilités en Europe, quand pour eux la 
guerre a été bien résolue, ils ont envoyé aux Indes 
l'ordre d'arrêter nos vaisseaux , de faire prisonniers les 
équipages , et d'envahir nos possessions et nos îles : 
pendant ce temps , leur ambassadeur pouvait rester 
en France , donner ou recevoir des fêtes , se présenter 
à l'audience du souverain, communiquer des rapports, 
négocier peut-être quelques articles de traité de com- 
merce, s'asseoir à nos banquets, nous inviter aux 
siens, et ne demander ses passeports que lorsque 
enfin un de nos bâtiments échappé à une attaque su- 
bite , faite en pleine paix , était naturellement sur le 
point d'annoncer que depuis trois mois on faisait la 
guerre à la France ' . Machiavel n'a dit cela nulle part ; 

' Le nombre des bâtiments français dont s'emparèrent les Anglais avant la 
déclaration de guerre , en jaîn 1755 , fut très-considérable : la coiTespondance 
politique d^Angleterre contient , sons la date du 14 octobre , une liste nomi- 
native de 48 vaisseaux français, pris avec 987 bommes d'équipage, par des 
bâtiments de guerre on des corsaires anglais, du 24 septembre au premier 
octobre 17 55, dans des parages où la connaissance légale de la déclaration 
du gouvernement britannique ne pouvait encore être arrivée. 

On trouve aussi dans la même correspondance , à la date du 27 juin I761 , 
une liste de trente-neuf navires français également capturés avant la déclara- 
tion de guerre , et qui y sont estimés 1,87 8,760 livres. 

Ces deux énonciations ne portent qu'à 87 le nombre des prises, mais ce 
nombre a été supérieur , et il s'est élevé à plus de a6o bâtiments. 

Une telle violation du droit des gens excita les plaintes les plus vives de la 
part da commerce français. Le x5 juin «761 , les députés du conseil royal 
réclamèrent, en faveur des armateurs et des propriétaires des cargaisons, la 
protection du dnc de Choisenl. Ce ministre leur promit que l'objet de leur 



344 MACHIAVEL. 

nulle part il ne Ta conseillé. Le démon qui l'inspi- 
rait ne l'avait pas instruit de toutes ses malices. Na- 

réclamation serait an des premiers qui entreraient dans la négotâation pour le 
rétablissement de la paix : en efTet , M. de Bussy , qoi d'abord, en 1761 , avait 
été chargé de la négociatioD des préliniinaires , reçut dans son instruction Tor- 
dre d'y comprendre la restitution des prises faites par la Grande-Bretagne avemt 
la guerre. Les événements de la campagne nous ayant été défavorables , la 
mission de M. de Bussy en Angleterre fut sans résultat. En septembre 176^ , 
le duc de Nivernais retourna à Londres pour ouvrir de nouvelles négocia- 
tions, et parvint à conclure des préliminaires de paix qui furent signés le 3 
novembre suivant. Dès le a3 septembre , cet ambassadeur avait proposé on ar- 
ticle pour les restitutions des prises qui avaient eu lieu a^ant la déclaration de 
guerre. Cet article était le i3" du projet de convention. I<I'ayant pas réussi à 
l'y faire insérer, le duc de Nivernais le reproduisit lors de la discussion du 
traité définitif, mais toigdurs sans succès. 

Toilà pour la guerre de 1755. 

Il ne nous est pas prouvé que lors de la guerre d'Amérique, l'Angleterre ait 
fait précéder son manifeste par des prises de vaisseaux français : elle voulait 
éviter la guerre et n'avait aucun intérêt à la commencer. 

Au moment de la guerre de la révolution, en 1793 , on s'attendait à des 
hostilités et le commerce français avaityoue serré. Il y eut peu de prises : mais 
c'est â la rupture du traité d'Amiens qu'il y en eut un nombre considérable; 
entre autres deux sur les côtes de France , pendant qu'on négociait encore. On 
voit dans le Moniteur, an onze (i8o3), tom. a8, les pièces que Napoléon fit 
publier à cette époque ; il faut lire particulièrement la déclaration où il an- 
nonce qu'il s'est vu forcé , pour user de représailles , de constituer prisonniers 
de guerre tous les Anglais enrôlés dans la milice , et se trouvant sur le terri- 
toire français. La déclaration porte ces expressions remarquables : 

« Le gouvernement anglais a commis cet acte d'hostilité sans déclaration de 
« guerre, sans aucune des formes voulues par les nations policées, et convenues 
« entre elles, et en suivant les odieux principes d'un droit public qu'il a créé 

« pour lui seul et qui est en tout barbare Le peuple français se doit d'agir 

« avec l'Angleterre comme elle agit avec la France. Trop long-temps l'Europe a 
<c eu une conduite différente ; c'est spécialement ce qui a autorisé l'Angleterre à 
M se constituer pour elle seule un droit public auquel elle est si fort accoutumée 
« aujourd'hui , que tout acte de juste réciprocité lui paraît une injustice. » 

Ce n'est pas tout , une grande quantité d'Anglais professent encore la même 
doctrine ; on ne peut discuter sur ce point avec eux : ils disent que tout doit 
rester comme auparavant, parce que cela est de droit et qu'il y a des précédents y 
et que seulement , si on voyage en France , il faut être prêt à gagner un port, 
ou l'Espagne, ou Turin , ou la Suisse , ou la Belgique, et ne s'aventurer que 
dans les environs de ces refuges : des officiers de marine, des commerçants. 



CHAPITRE XXII. 345 

poléon a vengé cette injure par un coup de politique 
terrible, en faisant arrêter (justes représailles!) les 

de jennes et belles dames défendent cette cause dans des conversations ani- 
mées. J'ai va un bien estimable lapidaire anglais , habitant nne maison de la 
place Daaphine , â Paris , depais un rrès-çrand nombre d*années , soutenir 
avec une excessive vivacité ces mêmes principes. Enfin , après avoir trouvé 
cbez nne grande qnantité de sujets de TAngleteiTe une telle prétention hante» 
ment avouée ( et les vains efforts que fit M . de Nivernais dans sa négociation , 
le prouvent bien), j'eus le bonheur d'entretenir sur ce sujet à Rome lord Moira, 
marquis d'Hastings, ancien gouverneur-général des Indes, à qui je demandai 
s'il avait lu aux archives de la Tonr de Londres nn morceau inédit du secrétaire 
Florentin , gardé très-secret , et qui réglait la politique anglaise , pour certaines 
précautions à prendre avant les déclarations de guerre. Le marquis d'Hastings 
sourit , accepta la conversation, blâma très-franchement cette odieuse coutume , 
et avoua qn*elle avait été conseillée pour donner un moment de joie aux com- 
merçants de Londres , rivaux de ceux de la France , pour animer les marins , 
et répandre dans Topinion des apparences d'avantages et de succès qui , en 
eux-mêmes , après tout , n'étaient que des violences dont on avait tôt ou tard 
à se repentir , surtout avec les nations à qui il est permis de conserver de la 
mémoire. Il est inntile de dire que le marquis d'Uastings se distinguait par le 
caractère le plus honorable , le plus généreux et par des manières vraiment 
royales. 

On me demandera maintenant ce que pensent sur ce point les membres de Top- 
position: j'en ai interrogé plusieurs; presque tous ont cherchéà éviter de répondre. 

Actnellement ce que je vais ajouter va paraître extraordinaire. Il y a cependant 
nn pays où, en vertu d'un traité , il est convenu qu'une des puissances contrac- 
tantes, une seule de ces puissances, pourra commencer légalement des hostilités, 
et que, quand elle sera dans les termes du traité, elle aura droit de s'emparer 
d'une proie équivalente à une somme quelconque dûment réclamée par cette 
puissance. Yoici l'explication de ce mystère. Lorsque des bâtiments autrichiens 
de Trieste , de Fiume , de Venise ou de Raguse , sont capturés en mer par des 
Régences barbaresques , la cour de Yienne adresse ses plaintes à la sublime 
Porte, qui se dit suzeraine des Régences , et spécifie les indemnités ou les répara- 
tions dues pour une violation du droit des gens commise sur les sujets de 
l'Autriche qui est en paix avec le sultan. Si au bout de six mois , terme rigou- 
reux, les hommes, le vaisseau, l'argent, la cargaison ne sont pas rendus, 
1* Autriche fait faire sur la frontière turque qui borde ses états nne invasion 
officielle , malgré la paix , par un détachement de troupes qui saisit des bes- 
tiaux pour une valeur égale à celle de l'indemnité demandée à la Régence com- 
promise. Ce butin rassemblé , quand on a saisi la valeur redemandée , et pro- 
bablement un peu an - delà pour les appoints , le détachement se retire : le 
respect qui retient TAntriche en deçà de ses poteaux noirs etjattnes de la fron- 



346 MACHIAVEL. 

Anglais qui voyageaient en France. Désormais , sans 
doute 9 on ne nous attaquera plus ainsi : cependant 
si jamais cela arrivait, je plains le ministre français 
qui ne suivrait pas l'exemple de Napoléon. D'ailleurs, 
comme il est certain que nous ne nous porterons ja- 
mais à un tel oubli des lois de la civilisation, il est à 
peu près raisonnable de penser que si nous avons ja- 
mais la guerre avec cette puissance, ce sera une guerre 
qu'on dénoncera dans les formes suivies depuis si 
long-temps entre les puissances du continent. 

Enfin , quant à cette doctrine qui affranchit de toute 
fidélité à sa parole, rien n'est plus inutile aujourd'hui 
qu'une telle recommandation. Elle tombe, de soi- 
même, devant les circonstances où nous nous trou- 
vons : l'Europe est régie ou par des gouvernements 
qui ne rendent compte qu'à eux-mêmes , ou par des 
gouvernements appelés constitutionnels. 

Dans les premiers , on est difficilement admis auprès 
des princes; ils ne parlent que rarement, et jamais 
que d'après les données du système de leur minis^ 
tère. Les ambassadeurs étrangers voient ces souverains 
dans des fêtes , où la conversation est libre et entière 
sur la musique, les poèmes que l'on représente, et 
sur mille sujets d'entretiens indifférents; dans des cé- 
rémonies où on ne dit que les paroles d'usage. Si le 

tîère se rétablit comme auparavant , et les négociants , sujets de rempereor , 
se trouvent indemnisés. 

Nous nous garderons de comparer cette conduite à celle des Anglais. Ici il 
y a convention , traité , stipulation positive ; l'Autriche est dans un droit 
qu'elle a invoqué justement et qu*on a reconnu. La Turquie avec cette manière 
de regarder comme ses sujets des beys qui ne la reconnaissent pas bien direc- 
tement comme souveraine , paie cher le plaisir de défendre cette prétention; 
mais rAntricbe a raison , sa dette est seulement liquidée à la manière turque. 
C'est à la Porte à penser si dans tout ceci elle fait bien ce qui convient à son 
honneur et à sa dignité. 



CHAPITRE XXIL 34? 

prince est plus facile et plus communicatif ( car au* 
jourd'hui les souverains sont tous, en général , plus 
affectueux y plus amènes , qu'ils ne se le permettaient 
auparavant), alors on sait d'avance qu'il a exprimé 
par bienveillance une opinion comme privée, qu'on 
rapportera si on veut dans une dépêche, mais seule- 
ment avec le degré d'importance que le prince y a 
attaché lui-même. La pensée du gouvernement local 
est dans les relations du ministre dirigeant ou de celui 
des affaires étrangères qui a pris les ordres du maître. 
C'est ce ministre seul qui a la parole, qui peut être 
cité, c'est celui-là seul qui écrit, et que l'on peut 
rappeler aux expressions qu'il a employées. S'il altère 
la vérité, s'il promet sans tenir, s'il retire ce qu'il a 
donné , c'est lui seul qu'il faut inculper ; l'honneur du 
prince est sauf. Le prince ne peut, ne doit pas men- 
tir; tant de souverains l'ont dit! Depuis Charles VII, 
si l'on excepte Louis XI , tant de rois de France en 
ont donné l'exemple ! Un livre sur de tels devoirs est 
inutile; et depuis surtout que la politique est en quel- 
que sorte collective , que les mêmes engagements ont 
été souscrits par plusieurs à la fois , en présence les 
uns des autres, à la suite de négociations où plusieurs 
sont intervenus, le chapitre XVIII de Machiavel est 
de nulle valeur ; il ne peut plus ni instruire , ni cor- 
rompre personne dans les gouvernements qui ne ren- 
dent compte qu'à eux-mêmes. 

De plus s'il arrivait qu'un des princes de ces gou- 
vernements voulût être, dans tous les détails, son 
propre ministre , ainsi que l'ont été Frédério-le-Grand 
et Gustave III, ainsi que le sont encore à peu près en 
ce moment le roi de Bavière et le roi de Wurtemberg, 
souverains de pays qui ne sont qu'au quart constitu- 
tionnels, comme ce serait alors ce prince (nous par- 



. 348 MACHIAVEL. 

Ions, on le voit bien, sous le rapport dés affaires 
étrangères) qui aurait fait remettre les notes, donné 
les assurances verbales, promis les avantages, solli- 
cité ou accordé les subsides, ou fait entrevoir un ap- 
pui, que n'aurait -il pas à redouter s'il ne prenait 
pas soin de sa parole , et s'il méritait en personne 
la qualification de parjure ? Mais aujourd'hui les rois 
savent très-bien ne pas se compromettre : si les peu- 
ples croient avoir mieux appris leur métier de peu-- 
pie y il n'a certainement pas été fait moins de progrès 
dans l'art de remplir le métier de roi. 

Les souverains qui sont leurs propres ministres, 
savent ce qu'ils font. Ceux qui ont arrêté et approuvé 
un système à suivre en leur nom pour les affaires du 
dehors, parce qu'ils se sont sagement réservé un 
travail et un examen direct et circonstancié sur les 
affaires intérieures, ces princes ne peuvent pas être 
accusés, et le reproche ne doit arriver jusqu'à leur 
personne que s'ils conservaient obstinément un mi- 
nistre qui aurait osé déshonorer leur service. Celui-ci 
s'en garde bien , parce qu'il n'est ni un sot ni un mal- 
habile ; et l'on voit qu'il agit sous une responsabilité 
mille fois plus positive que celle qui semble devoir 
peser sur les ministres du petit nombre des pays 
franchement soumis à des constitutions. 

Voilà donc Machiavel sans venin pour les gouver- 
nements qui ne rendent compte qu'à eux-mêmes. 
151 5. L^s autres gouvernements cle l'Europe qui sont ap- 
pelés constitutionnels, n'ont pas plus à trouver, dans 
le chapitre coupable des Principautés , un danger ou 
un système d'avertissement quelconque : le prince 
parle là moins que dans un autre gouvernement , ou 
s'il parle, on sait qu'il pourra être contrarié dans ses 
vues par un conseil qui n'est pas toujours de son avis, 



CHAPITRE XXII. 349 

qu'il ne peut pas toujours renvoyer, et qui souvent 
attache quelque orgueil à se montrer indépendant. Il 
y a ou il doit y avoir dans cette sorte de gouverne- 
ments quelque chose qui dépasse et laisse bien loin 
toute application de la doctrine de notre secrétaire : 
pour eux, il ferait d'inutiles dépenses de logique et 
d'accusation du cœur humain. £n général, à moins 
de circonstances fort rares à rencontrer , un ministère 
suit le système avec lequel il est entré dans les af- 
faires; il prend, de ce qui existait , ce qui lui plaît, 
il repousse ce qu'il ne veut pas. Il n'y a pas à le taxer 
de calculs insidieux et perfides : il ne continue pas la 
partie , il donne des cartes nouvelles , et déclare com- 
ment il entend jouer; il dit au négociateur étranger: 
« A présent que me demandez- vous ? Cela? je ne le 
« reconnais pas : vous avez traité sur ces bases avec 
« mes prédécesseurs; il vous l'ont accordé, et ils ne 
a m'ont pas confié les motifs qui les ont déterminés 
« à agir ainsi. Je ne veux rien ou peu de ce qu'ils ont 
« fait ; peut-être consentirai-je à garder quelques-unes 
« des clauses : je repousse l'ensemble. Si vous voulez 
« vous entendre avec moi, voici mes conditions et 
<c mes données. » Dans cet état de choses , où , comment, 
quand peut-on invoquer une foi directement engagée ? 
le donneur de foi a disparu ; il est prêt encore peut- 
être à maintenir sa parole , mais il n'a plus le pouvoir. 
Il y a tels pays qui le voient , ou misérable , ou re- 
poussé, ou maire de son village. Le rompeur de foi, 
il n'y en a pas. Il a été donné une foi conditionnelle , 
une parole moralement viagère; cette parole est morte. 
Le nouveau ministère reprend : « Faites-moi la guerre, 
a si vous voulez que je pense comme celui que j'ai 
« remplacé : si la guerre n'est ni dans vos arrange- 
« ments ni dans vos convenances, jusqu'à ce que vous 



35o MACHIAVEL. 

<( soyez prêt à là faire, entendons - nous , et réglons 
a des bases qui , j'en suis bien marri et déjà honteux , 
« mourront avec moi. » 
1515. Tout ceci nous dispense d'attaquer avec amertume 
les principes du secrétaire , consignés dans le cha- 
pitre XVIII. La morale n'a plus ou presque plus rien 
à y voir aujourd'hui ; il n'est plus permis de mentir. 
fi Un diplomate qui suivrait de telles maximes serait 
le jouet de son pays et des autres nations ; l'homme 
en place qui passerait pour manquer à sa parole , qui 
se complairait dans cette politique d'une si petite 
échelle, comparaîtrait devant un tribunal qui rend 
aussi ses arrêts : mille journaux proclameraient tous 
les matins ses nouvelles perfidies. On ne tromperait 
pas trois fois sans être démasqué. Aujourd'hui les 
principaux diplomates de l'Europe sont des hommes 
aussi distingués par la droiture de leur esprit que 
par leurs talents; et la société ne reçoit-elle pas tous 
les jours, dans son sein, des ministres qui souvent 
ont, le matin même, discuté les affaires de l'État ? Là, 
les femmes , les hommes de lettres , les propriétaires 
d'une fortune indépendante , les bons esprits , mille 
puissances diverses feraient justice du menteur et de 

' l'impie '. » Reste dans Machiavel l'observateur profond, 
le dialecticien concis, le raisonneur ingénieux, l'écrivain 
énergique; mais certainement il n'a plus de venin qui 
puisse désormais donner la mort : la doctrine doit être 
renvoyée à sa date historique. L'Italie était remplie de 
scènes de désolation et de méchanceté flagrantes; l'his- 

. toire dont on venait de découvrir les trésors jusqu'alors 
à peu près enfouis, et dont on commençait à répandre 

I Biographie universelle , art. Machiayel. J*ai demandé la penoitsion de 
reprendre quelquefois ce qui est à moi. Voj. chap. I , pag. 5. 



CHAPITRE XXII. 35i 

les récits par Fimprimerie naguère découverte , n'était 
dans sa plus grande partie qu'une longue série d'abo- 
minations et de scélératesses; les despotes, les répu- 
bliques, le gouvernement des Romains lui«-même, à 
travers quelques hautes vertus de courage et de ma- 
gnanimité, n'avaient pas toujours donné de louables 
exemples. Machiavel , assis la plupart du temps entre 
Denys le tyran et César Borgia , ne voyait , ne devait voir 
qu'un tel spectacle; trop convaincu de la méchanceté 
ancienne et de la méchanceté récente des hommes , il 
pouvait parler comme il a parlé : mais le droit public 
de l'Europe , depuis François P^, Henri IV, Léon X, 
Urbain VIII , depuis tant d'autres grands souverains , 
tant de ministres vertueux d'Allemagne, d'Espagne, de 
Russie, de Suède, de Danemark, et quelquefois d'Angle- 
terre, est devenu une religion dont on a en général res- 
pecté les sages décrets. Il a été commis cependant, à la 
fin du dernier siècle et au commencement de celui-ci, 
de grandes iniquités ; mais , excepté une seule , jusqu'ici 
elles ont été funestes , si ce n'est à tous , au moins à 
quelques-uns de ceux qui y ont pris part. Sans parler 
du partage de la Pologne que l'on a coloré de néces- 
sité politique , et qui n'est pas un procès fini, dans 
l'intérêt des puissances co-partageantes , le massacre 
des Mamelouks , l'invasion de l'Espagne en 1 808 , sont 
deux crimes politiques modernes bien noirs; mais 
Napoléon a payé cher son expédition d'Espagne : de 
graves désastres dans cette péninsule lui ont bientôt 
prouvé avec quelle imprudence il s'était laissé aller à 
la fausse satisfaction d'attirer dans ses pièges le fils, 
sous prétexte de le faire expliquer avec le père. 

Quant à l'iniquité du Caire , ce crime d'un nouveau 
Borgia contre d'autres Oliverotto , ce crime qui n'a pas 
été puni , il peut avoir un j our son châtiment, quelle que 



35a MACHIAVEL- 

soit Tapparente prospénté qui seconde aujourd'hui les 
deaséins du sujet rebelle de Mahmoud. Le châtiment 
manqua*t-il à Christian II ? ses assassinats furent pu- 
nis par une prison de plusieurs années dans un donjon 
dont la porte était murée. 

Lorsqu'un homme force les conséquences de ses 
raisonnements 7 il doit lui arriver d'oublier ce qu'il a 
dit , et de ne pas s'apercevoir qu'il va être obligé *de 
dire peut-être le contraire de ce qu'il vient d*avancer; 
car, encore une fois, l'homme doué d'une raison vigou* 
reuse et éclairée , finit toujours par la retrouver pour 
guide : c'est ce que va éprouver Machiavel dans son 
chapitre XIX , où le chef est averti qu'il doit fuir le 
mépris et la haine. Y a-t-il rien qui inspire plus le 
mépris et la haine qu'une association continuelle de 
mensonges et de perfidies? Aussi ce chapitre XIX 
semble dire : « Je vais rétracter le chapitre XVIIL » 
. Machiavel poursuit sa marche. 

« Il se rend odieux , comme je Tai dit , en se montrant 
rapace , usurpateur des biens , des femmes de ses sujets , ce 
dont il doit s abstenir. Chaque fois qu'à la généralité des hom- 
mes on n'enlève ni les biens , ni Thonneur , ils vivent con- 
tents, et il n y a à combattre que Tambition d'un petit nombre 
que 1 on refrène de mille manières , avec facilité. Un princ6 
esc abject quand il passe pour être variable , léger , efféminé , 
pusillanime , irrésolu , ce dont il faut qu'un prince se garde 
comme d un écueil : ce qu'il faut qu*il recherche dans ses 
actions , c'est qu'on y rencontre toujours grandeuTy courage^ 
gravité^ force; c'est que , relativement aux manèges de ses su- 
jets , il veuille que sa sentence soit irrévocable , et qu'on voie 
se maintenir l'opinion qu'^1 ne faut pas penser à le tromper. * 

Ici Machiavel décrit la difficulté d'une conspiration , 
et il en parle en homme qui avait été témoin de toutes 
les conjurations qui se répétaient alors chaque jour 



CHAPITRE XXII. 353 

dans différents états. On lira aussi avec plaisir son 
sentiment sur la situation de la France d'alors. 

« Parmi les gouvernements bien tenus et bien réglés de 
nos temps , il faut distinguer celui de la France ; il s y trouve 
une foule de bonnes institutions , d où dépendent la liberté 
et la sûreté du roi : la première est le parlement et son auto- 
rité. Celui qui a réglé ainsi ce royaume , connaissant Tambi- 
tion des puissants et leur insolence , jugeant qu'il était 
nécessaire de leur mettre dans la bouche un frein qui les 
châtiât, et en outre connaissant la haine du peuple en géné- 
ral contre les grands , haine fondée sur la peur, et cherchant 
enfin à y mettre une digue , n'a pas voulu que ce soin fût 
confié au roi ; il a désiré lui ôter cet emban^as qu'il aurait eu 
avec les grands en favorisant le peuple , et avec le peuple 
en favorisant les grands. Il a donc constitué un tiers juge 
qui devait , sans que le roi intervînt , abattre les grands et 
relever les petits. Une telle institution ne pouvait être ni meil- 
leure ni plus prudente, ni un plus ferme appui de la sûreté 
du roi et du royaume ; il en résulte un bien notable : les rois 
sont dans la nécessité de faire administrer, par d'autres, les 
choses de devoir pénible , et de se réserver à eux les choses 
de grâce. Je conclus de nouveau qu'un prince doit estimer 
les grands , mais ne pas se faire haïr du peuple. » 

Nicolas appuie encore son opinion d'une quantité 
considérable d'exemples pris dans l'histoire romaine. 
En parlant de Septime Sévère , il revient à ses défi- 
nitions favorites qu'on aurait pu prendre d'abord pour 
une moquerie; il le représente comme un lion féroce 
et un renard très-astucieux : des Romains il passe aux 
institutions des Turcs, et à ce.sujet, il fait cette com- 
paraison singulière. 

« Il est à remarquer que l'état du Soudan ne ressemble 
à aucune des autres principautés , parce qu'il ressemble au 
pontificat chrétien , lequel ne peut s'appeler ni principat hé- 

L 23 



354 MACHIAVEL. 

réditaire , ni principat noui^eau , parce que ce ne sont pas 
les enfants du vieux prince qui sont héritiers , et qui restent 
les maîtres , mais celui - là qui est élu à cette dignité par 
ceux qui ont le droit d*élire; ensuite cette principauté ayant 
pour elle les sanctions du temps, ne peut pas s appeler /?nw- 
cipauté nouvelle : elle n a aucune des difficultés qui sont 
dans les états nouveaux. Le prince est nouveau , mais les 
institutions sont vieilles , et disposées à le recevoir comme 
s'il était le seigneur héréditaire. » 

Nous avons peu de passages à extraire du cha- 
pitre XX : il y demande si les forteresses ou beaucoup 
d'autres dépenses que font les princes sont utiles ou 
préjudiciables; nous y trouvons cependant ce passage 
digne d'attention. 

« Les princes, et particulièrement ceux qui sont nouveaux, 
trouvent plus de foi et plus d'utilité dans les hommes qui au 
commencement de leur autorité ont été suspects, que dans 
ceux qui, lors de ce même commencement, méritaient leur 
confiance. » 

A l'égard des forteresses , il ne prend pas un parti 
déterminé, mais il blâme quiconque , à l'abri de ces 
forteresses , croirait pouvoir braver la haine du peuple. 

Dans le chapitre XXI , Machiavel parle de Ferdinand 
d'Arragon , et retrace une partie des arguments qu'il 
a présentés en sa faveur dans une des lettres à Fran- 
çois Vettori : du reste , la description des entreprises 
de Ferdinand est plus animée , plus poétique , plus 
éloquente, il me semble, dans cette lettre, que dans le 
chapitre. Ses opérations, d'ailleurs, contre les Maures, 
que la lettre ne retrace pas, sont taxées ici de cruauté. 
Suit une sorte de critique indirecte assez vive de la 
conduite indécise que tint Florence dans les derniers 
événements. Ce morceau annonce encore du courage , 
car le raisonnement est celui-ci : Si on avait fait autre- 



CHAPITRE XXII. 355 

ment à Florence, les Médicis n'auraient pas triomphé. 
Il finit par ce conseil d'un bon exemple , par lequel il 
prouve qu'on doit quelquefois aussi se laisser aller 
aux impulsions de la générosité. 

« Dans des temps de Tannée convenables ; il faut tenir les 
peuples occupés de fêtes et de spectacles ; et comme chaque 
ville est partagée en Arts ou Tribus , il faut faire compte 
de ces corps de métiers , se réunir à eux quelquefois , don- 
ner des preuves de politesse et de munificence , en conser- 
vant cependant toujours la majesté de sa dignité ; car cette 
majesté ne doit jamais être altérée en aucune chose. » 

Ceci modifie l'opinion que Machiavel a manifestée 
dans le chapitre sur les princes libéraux et parcimo- 
nieux. L'auteur me paraît aussi avoir en vue de rap- 
peler la conduite de Louis XI , qui , dans les premiers 
temps de son règne, tenait une semblable conduite 
à Paris, dînait avec les bourgeois , adressait des pa- 
roles agréables à leurs femmes, leur permettait de 
porter certaines parures réservées aux conditions plus 
élevées, et se montrait ainsi facile et populaire. 

Nous voyons actuellement Nicolas sur le terrain de 
sa propre ambition ; c'est de lui qu'il va nous entre- 
tenir ; c'est pour lui qu'il va plaider dans son chapitre 
sur les secrétaires des princes : toutefois , après avoir 
annoncé qu'il traitera la question des secrétaires des 
princes, il ne parle que de leurs ministres. En Italie, 
le titre de secrétaire d'état est encore autant en usage 
qu'il l'a été chez nous ; ceci explique aussi pourquoi 
il a employé l'expression de secrétaire. 

• Conunent un prince peut -il bien connaître son ministre? 
il y a un moyen qui ne trompe jamais. Quand tu vois ton 
ministre ' penser plus à lui qu*à toi » et que dans toutes ses 

>- Ici on peut tlire que Tautenr parle à Laurent U lui-même. 

23. 



356 MACHIAVEL. 

actions il recherche son propre avantage , sois sûr qu'un 
homme ainsi fait ne sera jamais un bon ministre, et que tu 
ne pourras jamais t'y fier ; car celui qui a dans ses mains 
rétat d'un autre , doit ne jamais penser à soi , mais au prince, 
et ne doit lui rien rapporter qui n'appartienne au prince. 
D'un autre côté , le prince, pour maintenir bon son ministre, 
doit penser à lui , l'honorer , l'enrichir , lui accorder des 
bienfaits, lui donner des honneurs et des charges , afin qu'il 
voie qu'il dépend du maître , afin que beaucoup d'honneurs 
ne lui fassent pas désirer plus d'honneurs , que beaucoup de 
richesses ne lui fessent pas désirer plus de richesses , et que 
beaucoup d'emplois lui fassentcraindre les mutations. Quand 
les ministres , et les princes à l'égard des ministres , sont ainsi 
faits , ils peuvent se fier l'un à l'autre ; lorsqu'il en est au- 
trement, la fin est toujours funeste ou pour l'un ou pour 
l'autre. » 

Machiavel n'a pas craint de dire aux Médicis , que 
si jamais ils lui confiaient le soin de leurs affaires , il 
ne voulait avoir à leur rien indiquer désormais pour 
le soin de sa fortune; mais comme ce qu'il dit est 
plein de sens et de raison, il a bien fait de ne pas 
s'arrêter devant la petite considération de paraître 
servir son intérêt personnel. 
1515. On doit fuir les adulateurs (chapitre XXIII). 

« Je parle des adulateurs dont les cours sont pleines : les 
hommes se complaisent tellement dans leurs propres senti- 
ments , et se trompent tellement eux-mêmes , qu'ils se dé- 
fendent difficilement de cette peste, et en voulant s'en 
défendre, ils courent risque de devenir méprisés. Il n'y a 
pas d'autre moyen de se garder des flatteries , que de bien 
établir qu'on n'est pas offensé d'entendre la vérité. Cepen- 
dant , lorsque chacun peut te dire la vérit^ , bientôt on te 
manque de respect: un prince prudent doit donc employer 
une troisième manière; il doit choisir dans son état des 
hommes sages , et c'est à ceux-là seuls qu'il doit donner le 



CHAPlTKE XXII. 357 

privilège de lui dire toute la vérité dans les choses sur les- 
quelles il interroge , et non dans d'autres. Cependant encore 
il doit la demander, la vérité, surtout entendre les opinions^ 
et puis délibérer avec lui-même à sa manière. Au milieu de 
ces conseils et ' avec chacun de ces conseillers il doit se 
conduire de telle sorte que chacun reconnaisse que plus il 
parlera librement , plus il sera agréable ; ensuite , après 
ceux-là, il ne faut pas en entendre d autres , il faut suivre 
la chose convenue , et tenir à ses décisions : qui fait autre- 
ment se perd avec les adulateurs , ou change d'avis par la 
variété des opinions^ d'où il arrive qu'il est peu considéré. » 
« Un prince doit être large demandeur , et après , sur les 
choses demandées, patient auditeur de la vérité, et si quel- 
qu'un, par respect, ne la lui dit pas, il doit s'en fâcher.» 

Il arriva à l'empereur Napoléon, un jour dans son 1515. 
conseil d'état, où il désirait être combattu sur une 
question importante, de dire au moment où on re- 
cueillait les opinions : « Passez, passez monsieur, il 
est toujours de mon avis. » 

Napoléon voulait entendre des raisons contre ce 
qu'il proposait, et il pensait que le conseiller qu'il in- 
diquait allait être trop ingénument de l'avis impérial. 

Machiavel conclut ainsi : 

•c Les bons conseils , de quelque part qu'ils viennent , 
doivent naître de la prudence du prince , et la prudence du 
prince ne doit pas naître des bons conseils. » 

Il donne actuellement son opinion sur cette de- 
mande : « Pourquoi les princes d'Italie ont-ils perdu 
leurs états ? » 

« Les choses susdites observées prudemment font paraître 
.ancien un prince nouveau , et le rendent sur-le-champ plus 
sûr et plus ferme que s'il avait l'appui du temps. » 

« Les princes d'Italie , le roi de Naples, le duc de Milan 
et d'autres ont perdu leurs états, parce que, dans des temps 



358 MACHIAVEL. 

tranquilles ^ ils n ont pas pensé à la tempête. Dans Tadrer- 
sité , ils ont pensé à fuir et non à se défendre , espérant que 
les peuples, fatigués de Tinsolence du vainqueur, les rap- 
pelleraient : ce parti, quand les autres manquent, peut être 
bon , mais c'est mal d avoir négligé les autres précautions 
que Ton pouvait prendre auparavant. Voudrais -tu tomber, 
parce que tu croirais qu un autre te relèvera ? mais il n'ar- 
rive pas toujours quon soit relevé, et si cela arrive, c'est 
aux dépens de ta sûreté; car cette défense a été vile et n'a 
pas dépendu de toi. Les seules défenses bonnes , certaines 
et durables, sont celles qui dépendent de toi-même et de 
ton courage. » 

Le chapitre de la fortune est un admirable morceau 
de philosophie (chapitre XXV). Machiavel a déjà dit 
quelque chose de très-remarquable sur la fortune, 
dans sa célèbre lettre à Vettori , où il annonce le 
livre des Principautés. Il va prendre un langage plus 
élevé, et s'inspirer de Tacite, de Gratien, de Patercule 
et de Sénèque. Il porte son coup d'œil d'aigle sur tout 
ce que la fortune peut dans les choses humaines , 
et il cherche les moyens qu'il est permis d'employer 
pour résister à ses coups. 

« Je sais que beaucoup d'écrivains ont été et sont dans 
l'opinion que les choses du monde sont gouvernées par la 
fortune et par la volonté de Dieu, de manière que les 
hommes , avec leur prudence , ne peuvent les détourner de 
leur cours , et qu'il n'y a aucune résistance à tenter , d'où 
ces écrivains concluraient qu'il n'y a pas à s'épuiser pour 
arrêter ces événements , et qu'il faut se laisser gouverner 
par le sort. Cette opinion a été encore plus répandue de 
notre temps , à cause de la grande variation des choses qui 
se sont vues et qui se voient en dehors de toute conjecture 
humaine : pensant à cela quelquefois, je me suis , en partie, 
rangé à cette opinion. Cependant , afin que notre libre ar- 
bitre ne soit pas détruit, je juge qu'il peut être vrai que la 



CHAPITRE XXIL SSg 

fortune soit Tarbitre de la moitîë de nos actions , et puis 
encore qu elle nous laisse gouverner l'autre moitié ou un 
peu moins. Je la compare à un de ces fleuves rapides qui , 
lorsqu'ils s'irritent, inondent les plaines, renversent les ar^ 
bres et les édifices , entraînent les terres d'un côté , et les 
portent de l'autre : chacun fuit devant leur fureur , tout 
cède à leur impétuosité sans pouvoir résister en aucune 
partie; et quoiqu'il en arrive ainsi, cependant les hommes, 
quand les éléments sont calmes , peuvent préparer des 
chaussées et des digues, de manière qu'à une crue nouvelle 
les eaux suivent le cours d'un canal , ou que du moins leur 
fureur ait moins d'intensité , et cause moins de dommages. 
Il en est ainsi de la fortune , laquelle démontre sa puissance 
là où on n'a pas disposé de forces pour lui résister ; elle 
porte ses attaques là où ne sont pas préparées les chaussées 
et les digues qui peuvent la contenir. » 

« Si vous considérez l'Italie , qui est le siège de ces varia- 
tions et la contrée qui leur a donné le mouvement, vous 
verrez que c'est une campagne sans digues et sans chaussées : 
si elle était disposée avec les préparations convenables , 
comme sont l'Allemagne , l'Espagne et la France , ou cette 
inondation n'aurait pas fait les variations qu'elle a causées , 
ou' elle ne serait pas survenue. » 

« Je me contente d'avoir dit cela pour ce qui concerne 
l'opposition à la fortune en général. » 

« Actuellement , me restreignant dans des considérations 
particulières , je dis qu'on voit tous les jours tel prince être 
heureux , demain périr sans qu'il y ait rien de changé dans 
sa nature et dans sa qualité: cela naît, je crois, des causes 
qui ont été précédemment et longuement déduites , c'est- 
à-dire que le prince qui compte entièrement sur la fortune , 
périt quand elle vient à varier. Je crois ensuite au bonheur 
de celui qui rencontre le moyen de combiner sa conduite 
avec les circonstances des temps , et à l'adversité de celui 
qui combine ses procédés en contradiction avec les temps. 
On voit les hommes, dans les choses qui les conduisent au 
but que chacun a devant soi , c'est-à-dire, la gloire et les 



36o MACHIAVEL. 

richesses, procéder d'une manière différente : les uns s avan- 
cent avec circonspection , les autres avec impétuosité ; Tun 
par la violence , Tautre par Tart ; Tun par la patience, l'autre 
par le contraire , et chacun par ces différentes chances peut 
y arriver. On voit encore que de deux qui suivent la même 
route, l'un parvient à son * but , l'autre n'y parvient pas; 
également, deux sont heureux, quoiqu'ils aient eu recours à 
deux voies diverses , l'un ayant été mesuré , l'autre impé- 
tueux : cela ne provient que de la qualité des temps qui se 
conforment ou non à leur conduite. Ainsi , deux qui opèrent 
diversement, parviennent au même résultat, et de deux 
autres qui ont opéré de la même manière , Tun atteint son 
but^ l'autre ne l'atteint pas. De cela dépend encore la varia* 
tion du succès : si à celui qui emploie la mesure de la pa- 
tience , les temps et les choses tournent de manière que son 
gouvernement soit bon, il prospère; mais si les temps et les 
choses changent, il périt, parce qu'il ne change pas de ma- 
nière d'agir: il n'y a pas d'hommes assez prudents pour 
savoir s'accommoder à cela , ou parce qu'on ne peut pas 
dévier de son inclination naturelle, ou parce qu'ayant pros- 
péré dans une précédente marche , on ne peut pas se per- 
suader qu'il soit utile de s'en départir : et d'ailleurs , Fhom- 
me circonspect , quand le temps est arrivé d'en venir à 
l'impétuosité, ne sait pas s'y résoudre, ce qui le fait périr. 
Enfin, si l'on pouvait changer de nature avec le temps et 
les choses , on ne changerait pas de fortune. » 

« Le pape Jules procéda dans toutes ses actions avec im- 
pétuosité, et trouva les temps et les choses si favorables à 
sa manière de procéder , qu il réussit dans toutes ses vues. 
Considérez la première entreprise qu'il fit contre Bologne 
pendant que vivait encore messer Jean Bentivoglio : les 
Vénitiens se montraient mécontents ; le roi d'Espagne 
était offensé, il se voyait obligé d'entrer en explication avec 
la France pour ce projet, et lui, néanmoins, avec sa fierté 
etson impétuosité , il entreprit personnellement cette expédi- 
tion. Ce mouvement rendit incertains et immobiles l'Espagne 
et les Vénitiens ; ceux-ci étaient mus par la peur, celle-là 



CHAPITRE XXII. 36i 

par le désir de recouvrer tout le royaume de Naples. De 
1 autre côté Jules tira à lui le roi de France ; ce roi le voyant 
en mouvement , et désirant s en faire ami pour abaisser les 
Vénitiens , jugea qu'il ne pouvait lui refuser ses troupes , 
sans l'injurier manifestement : Jules obtint donc par sa de* 
mande impétueuse ce qu'aucun autre pontife , avec toute la 
prudence humaine, n'aurait pu obtenir. S'il avait attendu 
pour partir de Rome que toutes les conclusions fussent 
arrêtées et toutes les choses disposées , comme aurait fait 
tout autre pape , rien ne lui réussissait : le roi de France 
aurait allégué mille excuses; ceux-là auraient suscité mille 
peurs. Je ne parle pas de ses autres actions, qui toutes furent 
semblables : toutes lui ont prospéré; la brièveté de sa vie 
ne lui a pas laissé connaître le contraire. S'il fût survenu de 
ces temps qui demandent de la circonspection , ils auraient 
amené sa ruine, parce qu'il n'aurait jamais abandonné; les 
voies auxquelles le portait son naturel. Je conclus qucr la 
fortune variant, et les hommes restant oibstinés dans leur 
manière d'agir , il y a bonheur , si les temps et cette ma- 
nière concordent ensemble, et malheur, s'ils ne concordent 
pas. Je pense, moi, qu'il est mieux d'être impétueux que 
circonspect; la fortune est femme; il est nécessaire, si on 
veut la dominer, de la heurter et de la battre , et l'on voit 
qu'elle se laisse plus mener par les premiers que par ceux 
qui procèdent autrement : d'ailleurs , comme femme , elle 
est amie des hommes jeunes qui sont moins circonspects , 
plus fiers et qui commandent avec plus d'audace. » 

Dans ces préceptes généraux, qui auraient pu se 1515. 
terminer peut-être d'une manière un peu plus grave, 
nous ne trouvons plus rien qui ne soit d'une instruc- 
tion salutaire et agréable. Le commencement de ce 
morceau offre des images poétiques empruntées du 
Dante. 

Il y a cependant à dire ici , relativement à la fin 
de ce chapitre , et à cette explication des bizarreries de 



36a MACHIAVEL. 

la fortune , qui choisit au hasard , et souvent dans les 
mêmes situations y ses favoris et ses victimes , qu'en 
vérité les hommes sont souvent dans l'impossibilité de 
se bien conduire , et qu'une grande partie des conseils 
qu'on leur a donnés plus haut devient presque tout- 
à-fait inutile. Timagine toutefois que je me trompe : 
car un homme du talent de Machiavel n'aurait pas pu 
garder pour ses derniers raisonnements ceux qui fe- 
raient crouler tout l'échafaudage des premiers. 

Le chapitre par lequel finit le livre est comme un élan 
de patriotisme tout-à-fait national. On y trouve une ex- 
hortation à délivrer l'Italie des barbares. Ne nous abu- 
sons pas ; ces barbares , c'est nous d'abord , nous Fran- 
çais , comme les plus formidables , puis les Allemands, 
puis les Espagnols, puis les Suisses, et enfin les An- 
glais (comme ils sont venus moins souvent en Italie, 
ils sont moins barbares que nous). Cette boutade pas- 
sée, le ton du dissertateur sévère va s'adoucir ; quelque 
chose d'une politesse fine et ingénieuse va s'échapper 
de la plume de l'austère publiciste : il ira plus loin , 
il finira comme il a commencé ; il cherchera à capter 
la bienveillance de Laurent II. Le sentiment de flat- 
terie qui apparaîtra tout-à-coup dans cette conclu- 
sion générale, est tellement exagéré, qu'il fallait bien 
que Machiavel crût n'écrire que pour les Médicis seuls, 
ou pour un petit nombre de leurs confidents : dans 
ce cas, on a quelquefois la faiblesse d'outrer la me- 
sure. Rien n'annonçait alors , et ne pouvait annoncer 
que Laurent II ou tout autre de sa famille pût songer 
à devenir maître de l'Italie, même avec l'appui de 
Léon X. Le temps que la nature accordait encore 
pour la vie du pontife, ne suffisait pas pour entre- 
prendre et espérer de conserver une pareille conquête, 
surtout au moment ou un Médicis rétabli à Florence 



CHAPITRE XXII. 363 

avait à se garder de troubles domestiques, au moment 
où Famour de la nouveauté qui avait combattu pour 
lui et les siens commençait à combattre contre eux, 
au moment où il ne commandait plus à un peuple 
animé par l'enthousiasme de Findépendance. Mais le 
livre des Principautés, adressé en secret au chef ac- 
tuel de l'autorité, pouvait contenir en résumé ces 
vœux d'un Italien , qui étaient en définitive honnêtes 
et raisonnables, à la qualification près de barbares ^ que 
l'on ne méritait pas autant dans le reste de l'Europe. 
Il semble ici, au premier aspect, que Machiavel 
n'étant plus soutenu par la haute sévérité de son 
caractère et de son talent, ne veut pas chercher à 
persuader Laurent II, avec des propositions d'une dia- 
lectique serrée : il s'est assez servi de pareilles" armes. 
Ce qui va terminer son ouvrage, et couronner une 
composition, d'une si grande importance, c'est une 
inspiration touchante , remplie de charmes et de poé- 
sie biblique, où se glissera vers la fin jusqu'à un plan 
militaire à suivre dans les circonstances du jour : aussi 
tout l'homme et toute cette vaste intelligence appor- 
teront leur tribut dans ce résumé à la fois gracieux, 
poétique, nourri des sucs de l'histoire, semé encore 
de ces surprises logiques qui captivent l'attention, 
enfin assaisonné de cette érudition guerrière dont 
nous examinerons les idées justes et hardies à mesure 
que nous avancerons dans notre longue entreprise. 
Tout cela se groupe dans ce dernier chapitre. 

« Ayant considéré toutes les choses dont je viens de par- 
ler , et cherchant avec moi-même si présentement en Italie 
couraient des temps où un prince nouveau pût s'honorer, et 
s'il y avait matière à ce qu un homme prudent et courageux 
introduisît de nouvelles formes qui fissent de l'honneur à 
Tuo , et du bien à l'universalité des habitants de cette contrée , 



364 MACHIAVEL. 

il me paraît que tant de choses concourent à favoriser un 
prince nouveau j que je ne sais pas quels temps plus favo«- 
râbles on pourrait choisir. Si, comme je lai déjà dit, il 
était nécessaire à qui voulait comprendre la vertu de Moïse, 
que le peuple d'Israël fût esclave en Egypte , à qui voulait 
comprendre la grandeur de Tame de Cyrus , que les Perses 
fussent opprimés par les Mèdes , à qui voulait illustrer la 
puissance de Thésée, que les Athéniens fussent dispersés 
( dans cette dernière récapitulation il ne fait pas mention de 
Romulus, qu'il a cependant cité plus haut), présentement, 
pour celui qui voudra connaître les vertus d'un esprit ita- 
lien , il était nécessaire que l'Italie fiîlt réduite aux termes 
où elle est aujourd'hui ; qu'elle fût plus esclave que les 
Hébreux, plus asservie que les Perses, plus dispersée que 
les Athéniens , sans chefs, sans ordre, battue, dépouillée, 
déchirée, ravagée, et qu'elle eût supporté tous les genres 
de ruines. » 

« Et bien que jusqu'ici il se soit montré quelque lueur 
propice, ou quelque homme à pouvoir laisser juger qu'il était 
envoyé de Dieu pour la rédemption de l'Italie , néanmoins 
on a vu ensuite dans le cours plus élevé de ses actions , que 
la fortune le réprouvait; de manière que, restée comme 
sans vie , elle attend quel pourra être celui qui pansera ses 
blessures , qui mettra fin à ses ravages , et aux saccages de la 
Lombardie ( où se battent les Français et les Suisses ) , aux 
spoliations et aux contributions de la Toscane et du royaume, 
et qui la guérira de ses plaies depuis long-temps incurables. 
On voit comment elle conjure Dieu qu'il lui envoie quel- 
qu'un qui la rachète de ces cruautés et de ces insolences 
barbares. On la voit toute prête et toute disposée à suivre ce 
drapeau , pourvu qu'il y ait quelqu'un qui 1 élève , et on ne 
voit pas où elle peut mieux adresser son espérance qu'à votre 
maison illustre , qui avec son courage et sa fortune, favori- 
sée de Dieu et de l'Eglise, dont un des siens est actuellement 
le prince, peut aujourd'hui se faire chef de notre rédem- 
ption. Cette entreprise ne sera pas difficile si vous examinez 
les actions et la vie des hommes que j'ai cités: bien que ces 



^M 



CHAPITRE XXII. 365 

hommes soient rares et prodigieux , néanmoins ils furent 
hommes, et chacun d eux eut une occasion moins favorable 
que l'occasion actuelle ; leur entreprise ne fut pas plus juste ' 
que celle-ci, ni plus facile; Dieu ne fut pas plus ami pour 
eux qu'il ne Test pour tous. Ici il y a grande justice. Elle est 
juste la guerre qui est nécessaire ' , et les armes sont sacrées, 
là où on n'espère plus qu'en elles. Ici il y a une trèfr-grande 
disposition , et où il y a grande disposition ^ il ne peut 
exister grande difficulté, pourvu que vous preniez pour 
exemple ceux que j'ai proposés comme modèles (Moïse, 
Cyrus et Thésée ) ; outre cela , ici on voit des signes extra- 
ordinaires , évidemment coordonnés de Dieu : la mer s'est 
ouverte, un nuage a tracé le chemin*; le rocher a jeté 
l'eau ; la manne est tombée ; toute chose a concouru à votre 
grandeur : le reste vous devez le faire vous-même ; Dieu ne 
veut pas faire tout pour ne pas vous ôter le libre arbitre ; 
une partie de cette gloire vous regarde. Ce n'est pas merveille 
si aucun des Italiens ci-dessus cités n'a pu faire ce qu'on 
peut espérer de votre illustre famille. Si dans tant de révo- 
lutions d'Italie , dans tant de manèges de guerres , il paraît 
toujours que la vertu militaire y est éteinte , cela naît de 
ce que ses institutions anciennes n'étaient pas bonnes et qu'il 
n'y a eu personne qui ait su en créer de nouvelles. Rien 
ne fait plus d'honneur à un homme nouvellement élevé que 
de nouvelles lois , de nouvelles institutions trouvées par 
lui : ces choses , quand elles sont bien fondées , quand elles 
ont en elles de la grandeur , le font respectable et admirable ; 
et, en Italie, il ne manque pas de matière propre à recevoir 
une nouvelle forme. Ici la vertu est grande dans les mem» 
bres si elle ne manque pas dans les chefs : ceux qui sachent 
ne sont pas obéissants, et chacun a la prétention de sai^oir^ 
parce que jusqu'ici il ne s'est montré personne qui se soit tel- 
Un ministre de Napoléon a été pins loin ; il loi disait dans on rapport : 
<c Tout ce que la politique demande , la justice l'autorise. » On ne vont pas 
les conséquences d'une telle doctrine! 
> Le poète! le poète! 



366 MACHIAVEL. 

lement élevé en courage et en fortune que les autres aient dû 
lui céden Dans tant de temps , dans tant de guerres faites 
pendant les vingt dernières années , chaque fois qu'il s*est 
présenté une armée tout italienne , elle a toujours éprouvé 
des échecs ; les témoins sont le Taro , ensuite Alexandrie , 
Capoue, Gènes , Vaïla ( Agnadel) , Bologne , Mestre. Votre 
illustre maison voulant suivre ces hommes excellents déjà 
nommés qui rachetèrent leurs provinces , il est nécessaire 
qu'avant toutes choses , comme fondement de toute entre- 
prise, elle se pourvoie de ses propres armes, parce qu'on 
ne peut avoir de soldats ni plus fidèles , ni plus vrais , ni 
plus braves : déjà chacun d'entre eux est bon ; ensemble ils 
deviendront meilleurs, quand ils verront leurs princes les 
commander , les honorer , les récompenser. Il est nécessaire 
aussi de se préparer à former ces armes, pour pouvoir, avec 
le courage italique, se défendre des étrangers. L'infanterie 
suisse et l'infanterie espagnole (voici l'écrivain militaire) 
sont réputées terribles ; néanmoins , dans les dispositions 
de toutes les deux, il y a un défaut: avec une troisième or- 
ganisation on pourrait , non-seulement les arrêter , mais se 
flatter de les vaincre. Les Espagnols ne savent pas soutenir 
le choc des chevaux; les Suisses craignent les fantassins 
quand ils en rencontrent qui sont aussi obstinés qu'eux au 
combat. On a vu et l'on verra par expérience les Espagnols 
ne pouvoir soutenir le choc d'une cavalerie française, et les 
Suisses être renversés par une inianterie espagnole : quoi* 
que pour cette dernière supposition on n'en ait pas une expé- 
rience entière , cependant on en a eu un échantillon à la 
journée de Ravenne, quand l'infanterie espagnole trouva de- 
vant elle l'infanterie allemande , qui conserve le même ordre 
que les Suisses; les Espagnols , grâce à l'agilité de leurs mou- 
vements, et à Tabri de leurs boucliers, s'étaient engagés dans 
les piques des Allemands , et ils allaient les rompre sans que 
ceux-ci pussent se défendre : si la cavalerie française n'eût 
chargé les Espagnols , tous les Allemands étaient détruits. » 
« On peut dire, actuellement que Ton connaît les défauts 
de l'une et de l'autre de ces infanteries, qu'il faut instituer 



CHAPITRE XXII. 367 

une nouTelle disposition qui résiste aux chevaux, et n'ait pas 
peur des fantassins , ce qui sera obtenu, non par une nou- 
velle invention d'armes, mais par une variation d'autres 
dispositions : ce sont là de ces choses qui , nouvellement 
ordonnées, apportent réputation et grandeur à un prince 
nouveau. Il ne faut pas laisser fuir une occasion de créer 
à l'Italie un rédempteur, après tant de temps : je ne puis 
exprimer avec quel amour il serait accueilli dans toutes ces 
provinces qui ont souffert des irruptions étrangères ; je ne 
puis dire avec quelle foi obstinée, quelle tendresse , quelles 
larmes on le verrait accourir. Où sont les portes qu'on lui 
refuserait ? quels peuples lui nieraient l'obéissance P quelle 
envie s'opposerait à ses succès? quel Italien lui refuserait son 
respect? à tous répugne le barbare pouvoir. Que votre illus- 
tre maison prenne donc le grand soiriy avec cette ame et cette 
espérance qui doivent accompagner les entreprises justes , 
afin que sous ses étendards cette patrie soit honorée, et 
que sous ses auspices on voie se vérifier ces vers de Pé- 
trarque : » 

« Le courage prendra les armes contre la fureur : le combat 
sera de courte durée; l'antique valeur n'est pas encore 
morte dans les cœurs italiens '. » 

Voilà , sans aucune altération qui ait une grande im- 1515. 
portajnce , voilà le livre des Principautés de Machia- 
vel. Voilà ce qu'on a appelé improprement le Prince , 
voilà la composition infernale, écrite avec la plume 
de l'ange .déchu, et que tant de détracteurs ont com- 
battue. 

Le lecteur a sous les yeux tout le procès. A mesure 
que nous avons analysé le livre des Principautés y nous 

I Virtù contro al furore 
Prenderà Tarme , e fia 'i combatter corto, 
Che l'antico valore 
Negl' Italid cuor non è ancor morto. 
Rime di Petrarca. Âvîgnone, i8ia, in- 3a, torn. T, cant. xxix, pag. 7i3. 



368 MACHIAVEL, 

avons présenté des observations sur chacune des par- 
ties essentielles de cet ouvrage : nous allons voir 
Machiavel successivement modifier, abandonner, re- 
prendre et offrir sous de nouveaux points de vue ses 
différentes doctrines, et nous conclurons, quand il 
aura lui-même paru arrêter des opinions définitives. 



CHAPITRE XXIII. 369 



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CHAPITRE XXIII. 



L'examen des autres compositions de Machiavel 
nous appelle à de nouvelles méditations. 

Après avoir bien recherché à quelle époque il faut 
rapporter deux ouvrages , l'un intitulé , Ritratti délie 
cose délia Magna , l'autre, Ritratti délie cose di Fran- 
ciay ouvrages évidemment enfants des mêmes veilles, 
et du même âge, je me suis convaincu qu'ils ne pou- 
vaient pas appartenir aux époques où Machiavel re- 
vint de ses légations en Allemagne et en France. 

Lorsqu'il rentra à Florence, de retour de sa légation 
auprès de l'empereur, il composa les notices dont 
nous avons parlé, et qu'il a intitulées : Rapporta délie 
cose délia Ma^na et Discorso sopra le cose d'Ala^ 
ma^a, e sopra Vimperatore. Nous avons déjà exa- 
miné ces ouvrages. Il paraît que vers la fin de l'année 
i5i5, il composa ses Ritratti délie cose deW Alanta- 1515. 
gna et ses Ritratti délie cose di Francia, Us ne peu- 
vent pas appartenir à une époque de beaucoup anté- 
rieure, parce qu'il est question, dans tous les deux, de 
la bataille de Ravenne , gagnée par les Français le 1 1 
avril i5i:i, peu de temps avant la révolution qui 
renversa Soderini. 

Les Ritratti qui concernent l'Allemagne sont pres- 
que la répétition de l'ouvrage qui a pour titre Rap- 
porto délie cose délia Magna. Ce sont les mêmes ju- 
/. 24 



370 MACHIAVEL. 

gements sur le caractère des Allemands , sur la richesse 
du trésor de leurs communes , leurs provisions, leur 
économie , etc. Celui - ci a été évidemment composé 
sur l'autre, mais beaucoup plus tard. 

Pour ne rien perdre de ce qu'a écrit Machiavel, 
on a publié tous ces morceaux, et l'on a bien fait. J'ai 
remarqué cependant à la fin de celui-ci une informa- 
tion fort intéressante et toute nouvelle sur l'armée 
de ce pays. On voit que le goût de Nicolas pour 
l'érudition militaire le préoccupe sans cesse , et il en 
raisonne comme un réformateur habile. 

« Les hommes d armes allemands sont bien montés en 
chevaux , mais pesants ] ils sont bien défendus dans la partie 
quils ont coutume d'armer; pourtant il est à noter, que dans 
une affaire entre des Français et des Italiens , ils n'auront 
pas lavantage, non à cause de la qualité des hommes , mais 
parce qu'ils ne couvrent le cheval d'aucune armature ; leurs 
selles sont petites, faibles, sans arçons: au moindre choc 
ils tombent par terre. Une autre chose les rend encore 
plus faibles , c est que du corps en bas , c'est-à-dire vers les 
cuisses et les jambes , ils ne se couvrent pas d'armes : ne 
pouvant résister au premier choc dans lequel consiste l'im- 
portance des hommes et du fait d'armes , ils ne savent pas 
résister à Tarme courte , pouvant être blessés eux et leurs 
chevaux dans les parties désarmées. Chaque fantassin , avec 
sa pique, peut les faire tomber de cheval et les éventrer; 
ensuite les chevaux , mal conduits , tombent. » 
1515. «L'infanterie est très-bonne; ce sont des hommes de 
belle stature, au contraire des Suisses, qui sont petits et mal 
soignés , et qui n'ont aucune prestance ; mais en général , 
on ne les arme que de piques ou de la dague pour les rendre 
plus prompts , plus vifs et plus légers. Ils ont coutume de 
dire qu'ils font ainsi, parce qu'ils n'ont d'autre ennemi que 
l'artillerie, contre laquelle une cuirasse, un corselet, un 
gorgerin, ne peuvent rien: ils ne craignent pas les autres 



CHAPITRE XXIII. 37 î 

arni^ , et disent encore qu'ils tiennent un ,tel ordre qu'il 
n'est pas possible de pénétrer dans leurs rangs , ni de s ap- 
procher qu a la longueur de la pique ; ce sont de bonnes 
troupes en campagne et pour la marche , mais elles ne va- 
lent rien pour assiéger, et peu pour défendre. Généralement 
elles ne servent pas là où elles ne peuvent conserver Tordre 
de leur milice : on en a eu la preuve quand elles ont dû se 
battre contre des Italiens , et surtout quand elles ont eu à 
assiéger des villes comme Padoue et d'autre^ lieux. Là, 
elles ont fait une mauvaise mine, et à l'opposé, quand elles 
se sont trouvées en campagne , elles ont fkit bonne figure. 
Si dans la journée de fiavenne entre les Français et les 
Espagnols , les Français n'avaient pas eu les Lansquenets , 
ils auraient perdu la bataille , parce que , pendant que les 
troupes des deux nations en étaient venues aux mains , les 
Espagnols avaient déjà forcé les infanteries française et gas- 
conne , et si les Allemands avec leur ordonnance ne les 
avaient pas secourues , elles étaient toutes anéanties ou 
prises. » 

Certainement beaucoup des observations de Ma- 
chiavel sur les Allemands y en ce qui concerne parti- 
culièrement leur peu de patience dans les sièges, et 
une défense n^al assurée des postes importants confiés 
à leur garde, ne se trouvent plus justes aujourd'hui. 
Le courage des Allemands est de toutes les circons- 
tances; mais il est bon de savoir comment un homme 
de ce temps, et Nicolas surtout qui avait déjà étudié 
avec persévérance la science de Fart militaire , parlait 
de l'infanterie allemande. Nous allons voir dans le 
jugement que Machiavel porte de notre infanterie, 
qu'il penserait aussi aujourd'hui bien différemment, 
surtout sur un point : d'ailleurs il ne pouvait parler 
que de ce qu'il voyait. 

Ses Ritratti délie cose di Frarwia embrassent l'exa- 1515, 
men de toutes nos institutions politiques, militaires, 

a4. 



37a MACHIAVEL. 

financières , économiques et législatives. C'est un petit 
précis singulièrement exact, pour l'époque, de ce que 
'nous étions. Il y a bien loin de là à ce que nous sommes 
devenus; mais nous étions à peu près tels, long- temps 
encore après Machiavel. Ce n'est que relativement à 
notre infanterie que je le contredirai, non pas sur 
tout le fait dont j'abandonne une partie , mais sur les 
conséquences forcées qu'il en tire; et je le contredi- 
rai avec son propre témoignage, que je lui opposerai 
à lui-même. 

Je ne donnerai qu'un extrait de ce morceau pré- 
cieux, qui mérite qu'on aille le chercher et qu'on le 
lise tout entier dans l'original. 

« La couronne et le roi de France sont aujourd'hui plus 
entreprenants, plus riches et plus puissants qu'ils ne Font 
jamais été. » 

Il énumère les noilibreuses raisons qui appuient 
cette opinion. . 

« Les états des seigneurs de France ne se partagent pas 
entre tous les héritiers, comme il se fait eft Allemagne et 
dans plusieurs contrées de Fltalie ; ils sont dévolus aux 
premiers nés, qui sont les vrais héritiers : les autres fi'ères 
sont patients ; avec Faide de leur aine, ils se dévouent tous au 
service des armes à cheval , et tâchent , dans ce métier , de 
parvenir à des grades et à une condition qui leur permettent 
d'acheter des biens, et ils se repaissent de cette espérance. Il 
en arrive que les hommes d'armes français sont aujourd'hui 
les meilleurs qui existent , parce qu'ils sont tous nobles et 
fils de Seigneurs , et qu'ils sont tous dans le cas de devenir 

tels. » 

« Les infanteries qu'on lève en France ne peuvent être 
très-bonnes , parce qu'il y a long-temps que ce peuple n'a 
été en guerre ; à cause de cela , elles n'ont aucune expé- 
rience: elles se composent d'hommes non nobles et artisans 



CHAPITRE XXIII. 373 

dispersés dans le pays, si soumis aux nobles et tellement 
déprimés dans toutes leurs actionis , qu'ils en sont vils. L'on 
voit que le roi, dans la guerre, ne s'en sert pas, parce 
qu'ils font mauvaise miiie, quoique parmi eux il y ait les 
Gascons, qui sont un peu meilleurs que les autres; cela vient 
de ce qu'ils sont voisins de l'Espagne, et qu'ils tiennent un 
peu de l'espagnol : mais ils ont fait, à ce qu'on a vu depuis 
plusieurs années , plus le rôle de voleurs que de braves. 
Cependant, pour défendre et attaquer les pays, ils font très 
bonne figure , et en campagne ils la font mauvaise. Ils sont 
le contraire des Allemands et des Suisses, qui en campagne 
n'ont pas leurs pareils , et ne valent rien pour défendre et 
attaqufsr. Je crois que cela vient de ce que, dans ces.de«x 
circonstances^ ils ne savent pas conserver l'ordre qu'ils 
gardent dans les camps ; aussi le roi de France emploie 
toujours les Suisses et les Lansquenets , parce que ses hom- 
mes d'armes, en face de l'ennemi, ne se fient pas aux Gascons. 
Si l'infanterie française était aussi bonne que les hommes 
d'armes français , il n'y a pas de doute qu'ils auraient le 
courage de se défendre contre tous les princes. » 

« Les Français sont par nature plus audacieux que ro- 1515, 
bustes et adroits. Quand dans une première attaque vous 
pouvez résister à leur furie , ils deviennent alors si humbles 
et perdent tellement le courage , qu'ils ^ont vils comme 
des femmes : ils ne peuvent pas supporter les échecs et la 
gêne, et avec le temps, ils négligent les choses de telle 
manière , qu'il est facile de les trouver en désordre et de 
les vaincre. » 

« On en a vu des exemples dans le royaume de Naples , 
et César dit que les Français sont dans le commencement 
( du combat ) plus que des hommes , et qu'à la fin ils sont 
moins que des femmes. » 

Machiavel ici s'est trompé : cela ne lui arrive pas 
souvent ; mais cette fois il prend un auteur pour un 
autre, et le malentendu a quelque importance. Je 
commence par avouer qu'un ancien s'est exprimé ainsi 



374 MACHIAVEL. 

bien effectivement sur le compte des Gaulois , mais 
cet ancien est Tite-Live et non pas César; c*est un 
historien romain qui a écrit son ouvrage auprès de 
ses foyers domestiques et de son laraire, et non pas le 
conquérant des Gaules , et Fauteur des Commentaires. 
Tite-Live dit positivement m primaque eorum {Galh^ 
rurn) prœlia^ plus quant virorum^ pos tréma, minus 
quamfœminarum.j esse ' ». Avant Tite-Live, César témoin 
intéressé, avait dit : « nam ut ad bella suscipienda Gai- 
lorum alacer ac promptus estanimus, sic mollis ac mi- 
nime resistens ad calamitates perferendas mens eorum 
est^. » Ceci est bien assez, mais ce n'est pas ce qu'a 
dit Tite-Live. César qui avait combattu contre les 
Gaulois (ou Français , puisque Machiavel le veut tou- 
jours ainsi), ne pouvait pas déprimer son propre 
triomphe par des paroles aussi insultantes. César dit 
aussi de nous, et cela est encore vrai aujourd'hui, ut 
sunt Gallorum suhita et repentina consilia ^. 11 dit 
aussi avec beaucoup de raison « omnes fere Galles 
noç^is rébus studere^ et ad bellum mohïliter celeriter^ 
que excitari ^ ». Ajoutons à présent qu'il dit trois fois 
à peu près la même chose. Diu atque acriter pugna- 
tum est^. Pugnatum est diu atque acriter^. Pugnatum 
est ah utrisque acriter t. Plus bas, nec dabat suspi- 
cionem. fugœ quisquam [Gallorum). Ne eo quidem 
tempore quisquam, loco cessit *. Voilà comme César 
parle des Gaulois et de nous , si nous ne sommes bien 

«Lib. X, cap. XXVm. 

> Caîsar, Comment, de BeU. Gall. , lib. lU, XIX. 

3loc. cit., lib. m, vm. 

4 I^. m , X. 

5 Lib. I, XXVI. 

6 Lib. m, XXI. 

7 Lib. rv , XXVI. 

«Lib. VII,LXn. 



CHAPITRE XXIII. 375 

véritaUement rien autre que les anciens Gaulois. 
Tite-Live, ici un peu rhéteur, a cherché une oppo- 
sition pour brillanter son style. Il n'y en a pas de 
plus marquée que celle qui existe entre les hommes et 
les femmes : de là sa belle phrase. Avec César, il paraît 
que ses ennemis commençaient et finissaient la ba- 
taille en hommes. Ce qui a vaincu , c'est le talent mi- 
litaire du général, et la discipline de la légion romaine. 
J'insiste sur ce point, parce que Machiavel est une 
imposante autorité pour les Italiens. Ils lisent son livre 
avec enthousiasme. Presque toutes les éditions n'ont 
pas de notes; la dernière, de i83i, n'en offre pas une 
seule qui ne soit copiée dans l'édition de M. Ciardetti , 
1 826 , où il y en a fort peu. Après avoir lu Machiavel 
dans un but ou dans un autre, on ne va pas relire 
César , et la sentence de Tite-Live qui n'est que du bel 
esprit est devenue un proverbe italien. 

Comines n'a-t-il pas voulu énoncer aussi ses senti- 
ments sur cette question ? quoiqu'il évite avec circons- 
pection dans sa conclusion de se montrer entaché de 
quelque peu de vieux levain de Bourguignon (ce vieux 
levain eût été une rancune déraisonnable, puisque les 
Bourguignons sont condamnés dans l'anathème lancé 
contre les Gaulois), son autorité comme auteur a été 
citée depuis par les Italiens, et nous a fait du mal dans 
ce pays. Voici ce que dit Comines. 

a %vim Vxi Vm (\vLt t't%i la nature Vtnixt nom Sxan- 
tm^ ti l'ont t^txii it^lïaMtm tn kurd \\xsAmt^^ Irteant 
qu'au venir Ire^ Sxmtm ile $ont plud qu't)Ottimed^ mate 
qu'à leur retraite , eont moine que femmes 5 rt i^ U erog 
)u premier point : car néritablement ee eont lee plud 
ruîre0 ^ene à rencontrer qui 6oient en tout le monîre 
[iVntenîrs led gens ^t cï^ai]i maie à la retraite Vwxt 



376 MACHIAVEL. 

mtveptm ^ tùvAtu^ gettd dit moitîr^ ont mom lit attnv 
qxCan partir îi^ Unv^ mamm \ y> 

Comme ici Comines parle du courage de nos 
hommes d'armes dans une attaque, et de la démo- 
ralisation d'une armée française dans une retraite, la 
question est différente. César, suivant les Ritratti délie 
cose délia Francia de Machiavel, c'est-à-dire Tite-Live, 
suivant la vérité positive , parle plus absolument de 
notre tenue au commencement et à la fin de chaque 
combat , et l'observation n'est pas exacte. Pour ce qui 
est d'une retraite, je dirai peut-être comme a dit Co- 
mines : c'est à nos généraux à savoir cela, et à ne nous 
lancer qu*ai\ec prudence. 

Il est probable que Machiavel n'a pas entendu , en 
France , louer la conduite des fantassins français sous 
Charles VII, sous Louis XI et sous Louis XII. La poli- 
tique portait les conseillers du roi à faire solliciter 
des levées en Suisse, et dans les parties de l'Allemagne 
qui nous avoisinaient : ces pays s'étant tout-à-fait dé- 
voués à la carrière militaire , et se déclarant prêts à 
se battre pour quiconque les paierait, il était peut- 
être à propos de les retenir, de les solder, pour qu'ils 
ne portassent pas ce secours à un ennemi qui n'au- 
rait pas manqué d'en profiter. D'ailleurs Machiavel 
accorde à ce que nous avions alors de bon en fan- 
tassins, c'est-à-dire aux Gascons, la patience dans le 
camp, et le bon ordre dans les retranchements; et puis 
il permet encore que ces mêmes hommes, qui ont déjà 
en cela peut - être la meilleure moitié des qualités du 
soldat , soient animés d'une terrible audace pour atta- 
quer en plaine. Il faut suivre ce raisonnement. Cer- 

■ Comines, tom. I, pag. 535. 



CHAPITRE XXIII. 377 

tainement , quand on se précipite audacieusement sur 
Fennemi, on doit perdre nécessairement quelque chose 
de cet ordre, de cette intégralité phalangienne, qui 
sont . propres à toutes les masses compactes et en 
quelque sorte immobiles ; et il est difficile de revenir 
â la recousse comme on disait dans ce temps -là, si 
dans une charge d'infanterie on a été repoussé. Ma- 
chiavel conseille de résister à ce premier choc : mais 
n'a-t-il pas été déjà bien difficile à Fennemi de le sou- 
tenir? combien de fois, pour deux ou trois défaites, 
Finfanterie française de ce temps-là n'a-t-elle pas , dans 
ce premier choc, étourdi, investi et mis en déroute 
des adversaires plus nombreux? 

On peut à peu près résumer ainsi ce que Fon a 
droit d'exiger d'un soldat. U faut lui demander Fesprit 
de constance et de discipline dans les villes assiégées y 
comme nous l'avons montré, depuis, à Metz, sous 
François duc de Guise en 1 552 % à Lille en 1708, sous 
M. de Boufflers, à Mayence en 1793, à Ancône en 
1800, et à Dantzick en 18] 4* 

On doit demander au soldat Fesprit de patience dans 
les camps retranchés, où Fon s'est enfermé volontai- 
rement. Les exemples d'intrépidité que nous avons 
donnés dans ce genre, sont innombrables. 

On doit lui demander Fimpétuosité dans les atta- 
ques, quand elles sont ordonnées impétueuses. Ma- 
chiavel nous accorde à satiété cette vertu qui est 
éminemment nationale. 

Enfin on doit lui demander la présence d'esprit pour 
se rallier, quand Fattaque n'a pas réussi. Le tacticien 
Florentin nous accorde d'emblée trois de ces quali- 



z Ce prince força F aigle à faire la poule devant le coq , Tenhove , Mém. gé- 
néalog. de la maison de Médicis , liv. XX, pag. 90. 



378 MACHIAVEL. 

tés sur quatre. Contentons -nous alors de remarquer 
que, lorsque la troisième qualité, l'impétuosité de Fat- 
taque, le don de se montrer plus que des hommes 
(plus quam virorum) a réussi, la quatrième n'est plus 
d'aucune utilité; mais si on en est réduit à implorer 
l'efficacité de ce dernier avantage , hélas ! quelquefois 
la fortune nous a trahis, comme il est arrivé il y a 
peu d'années à Moscou! Ensuite je crois avec César 
que malheureusement aussi le dégoût de la situation , 
plus que le découragement , pénètre trop avant dans 
l'esprit de notre soldat. Il est plus instruit , plus vif, 
plus parleur , plus intelligent dans nos affaires publi- 
ques, plus gai, plus facile à entraîner, plus raisonneur 
que le soldat de beaucoup d'autres pays. Dans les ad- 
versités militaires , il se mêle souvent de ce qui le re- 
garde peu, il commente, il discute, juge, critique, 
ridiculise, mais très-rarement il désobéit; plus rare- 
mait il se révolte , et si pour comble de douleurs il 
tombe dans cet état de démoralisation que nous avons 
déploré et qui semble affaiblir ses facultés , on le rap- 
pelle habilement au feu par une sailUe, par un repro- 
che, par une injure même, et jamais par des coups. Il 
retourne à l'attaque avec une nouvelle audace qui était 
restée cachée dans cet esprit abattu et mécontent. 

Voici un trait d'une de nos guerres d'Italie. Une 
colonne, placée de manière que d'elle seule dépendait 
presque le salut de l'armée , fuyait tout entière : elle 
était composée de beaucoup de jeunes soldats et de 
quelques vieux militaires. Un colonel, l'épée à la 
main, se place devant les fuyards sur un pont, et leur 
crie : Mes enfants, vous ne connaissez pas encore ce 
que vous valez. Allez, allez, conscrits, le courage 
s^ apprend; et vous, vieux soldats, est-ce que vous 
l'auriez oublié? » 



CHAPITRE XXIIL 379 

Je m'aperçois qu*en examinant Topinion de Machia- 
vel sur Tinfanterie de Louis XII , j'ai rapporté, trop 
ardemment peut-être, des faits d'armes postérieurs 
ou trop récents , plutôt que je n'ai cité précisément 
des traits de v^itable mérite militaire, appartenant 
au temps ou Machiavel écrivait. Je vais me montrer 
un ami fidèle de la vérité ; en bonne discussion , Ma- 
chiavel a raison. 

Voici ce que nous lisons dans Brantôme : 

« Paul Jove descrivant Tannée du petit roy Charles VIII 
dans Rome , représentée en soii histoire la plus superbe et 
la plus furieuse en ses armes, visages, démarches, conte- 
nances et habits que c'estoit une chose très espouvantable à 
voir tant François, Allemands et Suisses, ny là Hy ailleurs 
nous ne lisons qui des Ffançois eut la principale diarge de 
l'infanterie françoise ou qui en fut général : il faut croire 
qu'il n*y avoit donc que bons capitaines commandans cha- 
cun à leurs enseignes et bandes, soubs lesquels se ran- 
geoient des bons hommes, mais la pluspart de sac et de 
corde , meschans garnimens eschappés de la justice et surtout 
force marqués de la fleur de lys sur Tespaule , ésorillés , et 
qui cachoient les oreilles à dire vray pour longs cheveux 
hérissés, barbes horribles tant pour cette raison que pour 
se montrer plus effroyables à leurs ennemis, comme fai- 
soient jadis les Anglois , ainsi que dit César, « qui se irottoient 
le visage de pastel pour plus grand effroi diabolique , et que 

font ai^ourd*hui nos reystres.» Or le roy Louys (XII) 

estant venu à la couronne , et ayant retiré Milan qui lui ap- 
partenoit , et le royaume de Naples de mesme pour les 
acquérir et garder , il fit de belles guerres et continuelles , 
tant contre les Italiens qu'Espagnols ; pour ce notre infan- 
terie françoise commença à se façonner un peu mieux ^ » 

Ainsi Machiavel n'écrit absolument, relativement à 

' Brantôme, toin. X, pag. 16. 



38o MACHIAVEL. 

notre infanterie , que ce que disent nos historiens. Il 
y a plus, et Brantôme a dit encore sur le même sujet : 

« Je m'en rapporte à nos chercheurs de- mots et estats 
antiques de notre France , encor qu'ils n'y trouuent grand 
cas I ny de beau y de l'infanterie de France d'alors ; car la 
pluspart n'estoit composée que de marauts, belistres mal 
armés, mal coroplexionnés , fainéans , pilleurs et mangeurs 
de peuple '. » 

Nicolas se montre très-instruit des détails relatifs 
à nos richesses en grains et en bestiaux. Il explique , 
très-^exactement l'organisation de notre clergé. Il ne 
décrit peut-être pas avec assez d'ordre toutes les con- 
ditions; elles sont jetées un peu pêle-mêle dans sa no- 
menclature. Quelquefois aussi il avance, au milieu 
de tant de détails, quelques généralités offensantes 
pour la nation, et qui ne sont pas vraies. 

« Le naturel des Français est désireux de ce qui est aux au- 
tres , ensuite il est prodigue et du sien et de ce qu'il a pris. » 

« Le Français volera avec le souffle, pour le manger, pour 
le mal dépenser , pour en jouir avec celui-là même à qui il 
Ta volé , naturel contraire au naturel espagnol : avec celui-ci, 
de ce qu'il a volé on n'en voit plus rien *. 

« La France craint beaucoup des Suisses qui sont voi- 
sins , à cause des fréquentes attaques qu'ils peuvent faire. » 

Voilà certainement pourquoi la France aimait mieux 
les avoir à sa solde. Il en résultait aussi, ce qui est 
échappé à Machiavel , que chez elle il restait plus de 
bras pour Fagriculture. 

' Brantôme, tom. X, pag. 9. 

s On lit dans Brantôme : « Les Espagnols, quand ils sont à la table et aux 
dépens d*antruî , ils mangent aussi bien que les François : aussi se mocquent» 
ils d*eax qu^ils mettent tout à la mangeaille et vont tout nuds , et eux « van 
'vesttdos y ataçiados corne reges » yont habillés et ornez comme des roys. 
Tom. XII, pag. ao6. 



CHAPITRE XXIIL 38 1 

• Voici la manière de faire des états \ Chaque année , en 
août y quelquefois en octobre y quelquefois en janvier , 
comme veut le roi , les généraux des finances portent le 
compte de la dépense et des revenus ordinaires , et Ton aligne 
la dépense sur les revenus. On accroît ou Ton diminue les 
pensions et les pensionnés, comme commande le roi. » 

« Le devoir de la chambre des comptes est de revoir les 
comptes de ceux qui administrent les deniers de la cou- 
ronne ^ tels que généraux des finances , trésoriers et rece- 
veurs. » 

« L'université de Paris est payée sur les fondations des 
collèges , mais maigrement. Il y a cinq parlements , Paris , 
Rouen , Toulouse , Bordeaux et Dauphiné ( Grenoble ) : on 
n'appelle pas de leurs décisions. » 

Toutes les charges de la cour , les droits de Louis XII 
sur la Lombardie par Valentine de Milan , les francs- 
archers, les prétentions de l'Angleterre sur le trône 
de France, et quelques détails sur la Grande-Bretagne 
qui n'ont rien à faire dans cette nomenclature, termi- 
nent ce petit ouvrage. 

Il est probable enfin que c'est dans le même mo- 
ment que Machiavel composa une autre notice inti- 
tulée : Du naturel des Français. Cette composition 
nous regarde de trop près, pour que je ne la présente 
pas ici tout entière, et sans m'interrompre , ce qui, 
je l'avoue^ a dû me coûter. 

« Les Français considèrent lavantage et le dommage pré- 
sents, tellement qu'il reste en eux peu de souvenirs des in- 
jures et des bienfaits passés , et peu de soin du bien ou du 
mal futur. » 

« Ils sont plutôt taquins que prudents. Ils ne s'embar- 
rassent pas beaucoup de ce qu'on écrit et de ce que l'on dit 

I , Il veot parler sans doute des états des provkices. 



38a MACHIAVEL. 

é 

dWx ; ils ^nt plus avides d argent que de sanj^; ils ne sont 
libéraux que dans les audiences. » 
1515. « Quand un seigneur ou un gentiDioninie désobéit au 
roi dans une chose qui appartient à un tiers, il na d autre 
punition que d être forcé d'obéir à tout prix : quand il faut 
désormais obéir , et quand cela n*a pas eu lieu, il est tenu 
alors de se tenir éloigné de la com pendant quatre mois; c'est 
ce qui vous a enlevé Pise deux fois : une fois , quand d'En- 
tragues occupait la citadelle, et J autre fois, quand y vint 
le camp français. » 

« A qui veut conduire une chosç en cour , il faut beaucoup 
d'argent, une grande promptitude, et une fortune favorable.» 

« Kequis d*un bienfait , ils pensent à l'avantage qu'ils en 
retireront avant de penser auparavant s'ils peuveqt vous 
servir. » 

. « Les premiers accords sont avec eux toujours les meil- 
leurs» r 

m 

« Quand ils ne peuvent faire du bien, ils te le promet* 
tent; quand ils le peuvent, ils le font avec difficulté, ou 
jamais. » 

« Ils sont très-humbles dans la mauvaise fortune , inso- 
lents dans la bonne. » 

« Avec la force , ils tissent bien ce qu'ils avaient mal 
ourdi. » 

« Celui qui réussît est à temps bien des fois avec le roi; 
celui qui perd , très*rarement. tjuiconque a une entreprise 
à faire, doit bien considérer s'il réussira ou non , s'il dé- 
plaira au roi ou non : cela connu de Valentin , le fit venir à 
Florence avec l'armée. » 

« Ils estiment leurs hommes en beaucoup d'occasions 
d'une manière peu délicate , ce qui n'est pas conforme à la 
. conduite des seigneurs italiens , et à cause de cela, ils tin- 
rent peu de compte d'avoir envoyé réclamer, de Sienne, 
Monltepulciano , et de n'avoir pas été obéis. » 

« Ils sont variables et légers , ils ont la foi du vainqueur 
( Ah ! grand larron de la gloire de nos Français / ). Ils sont 
ennemis de la langue des Romains , et de leur renommée. » 



CHAPITRE XXHL 383 

« Aucun Italien n'a de bon temps à b cour ^e s'il t)*a 
plus qu'à perdre , et s'il navigue comme perdu. » 

Il y a bien de la passion dans ice& jugements. Otons 
d'abord ce qui peut s'appliquer à ce qu'il y a de mau- 
vais dans toutes les nations en général, il reste peu 
de reproches directs contre les Français. Ce qui con- 
cerne la légèreté de la punition d'une désobéissanoe, 
accuse plutôt la forme du gouvernement d'alors que 
le caractère national. La rancune pour Pise est portée 
bien loin. Notre indifférence pour Montepulciano est 
un peu risible. Trivulze réfugié et bien traité à la cour 
de France n'était pas un homme qui naviguait comme 
perdu. Toute colère que l'on manifesterait contre ces 
emportements , serait niaise : ces accusations ne sont 
au surplus consignées que dans des fragments indif- 
férents qu'un écrivain «met en note pour s'en servir 
au besoin, auxquels probablement il n'attache pas 
une grande importance, et qu'on n'a publiés que parce 
qu'on les a trouvés écrits de la main de Machiavel. 

Il fallait que les diverses sortes de malheurs éprou- 1515. 
vés par la république à cause de l'alliance des Français 
eussent irrité vivement l'ancien secrétaire Florentin ; 
aussi avait-il coutume de dire : « Les succès des Français 
nous ont fait perdre la moitié de notre état (Pise, 
Livourne, etc., à l'époque de l'entrée de Charles VIII); 
les défaites des Français nous feront perdre l'autre 
moitié (quand les Français furent chassés de Milan 
après la journée de Ravenne, leurs alliés, les Floren- 
tins, furent livrés à la vengeance cruelle des Espa- 
gnols et du pape Jules). Ce sont là effectivement des 
blessures si vives qu'il n'est pas étonnant qu'on ex- 
hale sa douleur en plaintes désordonnées! 

D'ailleurs le secrétaire était toujours plongé dans 
les mêmes malheurs, livré à la même détresse : ses 



384 MACHIAVEL, 

enfants grandissaient : il fallait avant de penser à leur 
éducation, chercher les moyens de leur donner du 
pain. Nous n'avons pas lieu de croire que Mariette 
ait été une compagne d'un mauvais caractère; mais 
sa patience et son courage ont pu quelquefois l'a- 
bandonner; et tout ce qu'un homme sensible et irri- 
table écrit, dans de telles circonstances, peut être sou- 
vent empreint d'aigreur et d'injustice. 



CHAPITRE XXIV. 385 



*'*'* '^ '»'»'*'^^*''*'*'*^*^'»'^'*'^*y'»n'\l*>*'*'y^y/%*'*l*f%\MI%Mi'*ni'WtrVV*/%^)K'V*.'»/WVVWV%n 



CHAPITRE XXIV. 



Ce ne sera pas volontairement que nous abandon- 
nerons le politique , le publiciste , quoiqu'il n'ait 
pas pris un grand soin de se recommander à nous 
dans le dernier ouvrage que nous avons examiné : lui- 
même veut que nous le jugions sous d'autres rapports, 
et l'ordre que nous nous sommes promis de suivre , 
nous contraint à nous occuper ici, un moment, de ^ 

Machiavel, auteur comique. Mais qu'on ne s'y trompe 
point, son caractère énergique nç disparaîtra pas, et 
avant de laisser lever le rideau, il montrera quelque 
chose de sa force d'esprit, de sa mauvaise humeur, 
et il provoquera, à une sorte de combat, quiconque 
oserait le blâmer de chercher, dans de pareilles études, 
une distraction à ses douleurs. 

Il est certain que la comédie de la Mandragore fut 1515. 
composée en partie vers i5i4, et achevée en i5i5. 
Plusieurs auteurs assurent que Léon X voulut qu'on 
la représentât devant lui à Rome , à l'époque de son 
retour de Bologne, où il avait eu une entrevue avec 
François F^, le lo décembre i5i5. Il est donc abso- 
lument nécessaire que nous reportions à cette même 
époque la composition de cette pièce si singulière. 

Elle est précédée d'une canzone chantée par des 
nymphes et des bergers. 

« Parce que Texistence est courte, et qu elles sont nom- 

/. a 5 



386 MACHIAVEL. 

breuses les peines que chacun éprouve dans la fatigue de la 
,vîe, nous vivons passant et consumant nos années k n'écou- 
ter que nos caprices. » 

« Celui qui se prive d'un plaisir est en proie aux angoisses 
et aux douleurs. Celui qui cherche le monde ne connaît 
pas ses tromperies; il ne sait pas par quels maux, par quels 
événements fâcheux les hommes sont opprimés ! » 

« Pour fuir cet ennui , nous nous sommes consacrés à une 
vie solitaire entre nous. Aimables jeunes gens et nymphes 
folâtres , nous vivous toujours en fêtes, et en joie. Nous quit- 
tons notre retraite aujourd'hui, seulement pour honorer 
avec nos chants cette assemblée et cette douce compagnie. 
Nous y avons été appelés par le nom de celui qui vous ré- 
git (Laurent II apparemment), et qui se trouve réunir tous 
les avantages qui brillent sur le visage des dieux. Grâce à 
celte faveur surnaturelle et à cette condition fortunée, vous 
pouvez vous livrer à l'allégresse , jouir , et remercier celui 
qui vous la donne \ » 

Voilà quelque chose de cette adulation qui termine 
le chapitre XXVI du traité des Principautés. Pour- 
suivons. Après les nymphes et les bergers , un acteur 
est chargé de débiter un prologue. 

« Que Dieu vous garde , bienveillants auditeurs ! votre 
bienveillance nous est acquise, si nous vous sammes agréa- 
bles. Continuez de ne pas faire de bruit , vous entendrez un 
événement nouveau arrivé dans notre propre pays. Vous 
voyez la décoration qu'on a mise sous vos yeux : voila votre 
Florence ; une autre fois , ce sera Rome ou Pise *. Aujour- 

' Ce ton si flattenr et si déterminé semblerait faire croire qae cette canzone 
a été composée quelque temps après la comédie , et non pas au moment où on 
l'a représentée pour la première fois. H fall&it que les Florentins fussent d^'à 
bien accoutumés à Tautorité des Médîcis poiu* qa^on osât leur parler ainsi de 
leur chef. Au surplus, quelle que soit la date de la composition de cette canzone, 
on a du la placer en tête de la comédie à laquelle elle appartient. 

* U y a là un trait délicat; c'est d'avoir placé Rome eati« les deax princi- 



CHAPITRE XXIV. 387 

d'hui c'est une chose dont vous rirez à vous démonter la 
mâchoire. Cette porte qui est là sur ma main droite ^ est 
celle de la maison d'un docteur qui apprit beaucoup de lois 
dans Boèce. Cette rue qui s'étend dans ce coin , est la rue 
de FAmour; quiconque y fait un faux pas, ne se relève ja- 
mais. Vous pourrez connaître à son habit de moine ^ si vous 
ne vous en allez pas trop tôt , quel est le prieur ou labbé 
qui habite le temple situé à côté. Un jeune Gallimaque Gua-* 
dagni , venu depuis peu de Paris , demeure k cette porte à 
gauche. Parmi les autres bons compagnons, ses actions 
et ses bonnes grâces lui ont mérité le prix de la courtoisie : 
une jeune femme accorte fut aimée de lui ^ et pour cela 
trompée, comme vous le verrez, et je voudrais que vous 
fussiez trompés comme elle. La pièce s'appelle la Mandru' 
gola ; quand on la récitera , vous en saurez la raison , du 
moins à ce que je m'imagine* Le compositeur n'a pas une 
grande renommée ; cependant , si vous ne riez pas , il consent 
a payer l'écot. Un amant malheureux , un docteur peu rusé , 
un moine qui vit mal, un parasite, le mignon de la malice, 
deviendront votre amusement en ce jour ' ; si ce divertis- 
sement vous semble, à cause de sa légèreté, n'être pas digne 
d'un homme qui veut paraître sage et grave, excusez -le, 
car il s'ingénie , au milieu de ces frivoles plaisirs , à rendre 
5a pauvre vie plus agréable ; il n'a pas d'autre consolation : 
on lui a interdit de montrer , par d'autres entreprises ^ 
d'autres qualités , et il n'a aucune récompense de ses fatigues. 
Le prix auquel il aspire ici est que chacun de son côté rie 
entre les dents , en disant du mal de ce qu'il voit ou de ce 
qu'il entend ; car , sans aucun doute , c'est cela qui fait que 
le siècle présent dévie toujours de Tautique vertu : le monde 

pales TÎUes de l'état. Rome est comme aux Florentins, puisqu'elle est gouver- 
née par un pontife Florentin. 

' Un' amante mêschiao. 
Un dottor poco astuto, 
Un frate mal vissuto, 
Un parasitd , di malizia il êucco , 
Fien questû giorno f! vostra badalucco. 

a5. 



388 MACHIAVEL. 

voyant que chacun blâme , ne se tourmente pas , et ne s e- 
puise pas à faire, avec toutes sortes de dégoûts , un ouvrage 
que le vent emporte, ou que le nuage obscurcit. » 

« Cependant , si quelqu'un , en en disant du mal , pensait 
tenir Tauteur par les cheveux , l'effrayer et l'éloigner , je 
l'avertis celui-là, je dis à. ce tel que l'auteur sait aussi, lui, 
mal dire, et que ce fut son premier métier, et que dans 
toutes les parties du monde où résonne le ^i % il ne craint 
rien , bien qu'il paraisse à la suite de gens qui peuvent porter 
un plus beau manteau que lui '. Mais laissons dire mal à 
qui voudra : retournons à notre événement, afin que l'heure 
ne s'avance pas trop vite. Il ne faut pas tenir compte de 
paroles , ni se faire un monstre de choses qui peut-être ne 
vivent pas. Callimaque va sortir ; Siro , son valet , est avec 
lui , il vous dira la suite de tout : que chacun soit attentif, 
et n'attende pas , pour le moment , d'autre argument. » 

Il faut avouer que voilà un prologue qui de nos 
jours serait un peu téméraire; mais il a quelque chose 
du ton des prologues antiques. Machiavel, connu jus- 
qu'alors comme un homme occupé d'études sérieuses, 
a cru apparemment devoir ainsi avertir le public de la 
nouveauté qui s'offrait à ses yeux , de cette circons- 
tance qui allait soumettre à son jugement l'ouvrage 
d'un homme à graves méditations, et dont on n'aurait 
jamais attendu une comédie. 

Tout le monde connaît la Mandragola. L'analyse 
qu'en a donnée M. Ginguené est excellente; la traduc- 
tion que nous devons aussi à M. Périès est très-exacte. 
D'ailleurs cette pièce est très-facile à comprendre dans 
l'original. Les meilleurs juges des pièces comiques 

I L'Italie. Dante dit : Enfer , chant XXXm. 

Del bel paese là dove '1 si suona. 

a Depuis la lettre sur la famille des Pazzi , écrite dans le jeane âge de Ni- 
colas y nous n'avons jamais rencontré un tel monvement de vanité. 



CHAPITRE XXIV. 389 

modernes la regardent comme une des compositions 
de ce genre les plus fortement nouées. 

Voltaire dit : 

« Il y a de la vérité, du naturel et du bon comique dans 
les comédies de VArioste ; la seule Mandragola de Machiavel 
vaut peut-être mieux que toutes les comédies d'Aristophane. 
Machiavel d'ailleurs était un excellent historien , avec lequel 
un bel esprit , tel qu'Aristophane , ne peut entrer en aucune 
sorte de comparaison \ » 

Dans son prologue, l'auteur analyse lui-même sa 
pièce d'une manière vive et tout-à-fait piquante comme 
on l'a vu , et Lucrèce, dont Callimaque répète les pro- 
pres paroles dans la scène iv® du cinquième acte, 
donne des excuses qui malheureusement ne peuvent 
pas être repoussées. 

« Puisque ton adresse, la bêtise de mon mari et la simpli- 
cité de ma mère m'ont conduite à faire ce que jamais je n'au- 
rais fait de moi-même, je veux croire, etc. » 

C'est pourtant cette même pièce qu'aujourd'hui 
nous citons avec peu de détails , que le pape Léon X 
a voulu, ainsi que nous l'avons dû rapporter, faire 
représenter devant lui à Rome. Comment a-t-il pu 
sourire aux perfides conseils de frère Timothée ? C'est 
vraiment une des inconséquences de ce temps -là, 
qu'on ne peut bien poliment expliquer aujourd'hui. 

Nous voyons encore dans les lettres écrites en i5i5 
quelques témoignages d'affection donnés par Nicolas 
à Jean Vernaccia qu'il aime, assure- 1- il, à traiter 
comme un fils, à qui il paraît qu'il rend des services 
signalés , et à qui il dit entre autres choses : 

«J'espère, si tu parviens à quelque place honorable, 

X Voltaire, Beuckot, i8ag , in-8*^, Essai sur les mœurs et l'esprit des nations, 
tom. Uly pag. i8a. 



390 MACHIAVEL. 

que tu rendras un jour à mes enfants les procédés que j ai 
envers toi. » 

Nous parlerons en leur temps de la Clizia^ et des 
autres comédies qu'a faites ou traduites Machiavel. 

IDID. A peine reposé d'une conception neuve et pénible 
à laquelle avait succédé une invention agréable et pi- 
quante , Nicolas me paraît avoir déploré une distrac- 
tion indigne de son génie, et s'être laissé noblement 
subjuguer par cette sentence profonde de Tacite qui 
dit : « La méditation et le travail grandissent dans la 
« postérité , le sonore et le facile meurent avec l'écri- 
« vain lui-même ^ ». C'est ainsi que peut-être on doit 
expliquer l'obligation qu'il sentit de se livrer à une 
étude austère, où il passerait en revue ses premières 
doctrines. 

15Ï6. Le secrétaire Florentin avait cherché à se concilier 
la bienveillance des Médicis , en adressant à l'un d'eux 
le traité des Principautés. Il avait puisé une partie 
des matériaux de cet important ouvrage dans les 
Éthiques et la Politique d'Aristote. Il est évident aussi 
qu'il avait eu alors sous les yeux un livre composé 
par Gilles Colonna, précepteur du fils de Louis-le- 
Hutin qui devint depuis Philippe -le -Bel, et où ce 
frère de l'ordre des hermites de Saint-Augustin adresse 
à son élève une foule de préceptes qu'il croit propres 
à le rendre un bon souverain. Ce livre imprimé d'a- 
bord à Venise en i473 , puis à Rome en i48a , sous le 
titre de de Regimine Principum * , avait été traduit en 

' Meditatio et laèor in posttrum *oalescit: canorum et profkiens cum ipso 
scriptore simul extinctum est. Tacit. Ann. lib. IV. 

^ On lit aa commencement de cet onvrage ces mots écrits en caractères 
gothiques : 

« 3nn))tt libn de regimine ^trinripum , rbitU0 a fcatrt tf^tbto romaittf 
0rbtm0 frotrum l)evemitarum »amù ^U||U0tmt. » 



CHAPITRE XÎIV. 391 

espagnol la ans après pour l'honneur et l'enseigne^ 
ment du très-noble infant don Pèdre, fils et héritier 
de don Alphonse, roi de Castille '. Ainsi Machiavel 
pouvait l'avoir sous les yeux en 1 5 13, Il y a puisé évi-» 
demment la pensée de quelques-uns de ses chapitres. 
L'idée de dédier à un Médicis un livre sur de sem- 
blables matières, comme Gilles Colonna et le tra- 
ducteur qui est inconnu en avaient dédié un pareil 
à des fils de rois puissants, a pu facilement venir à 
l'esprit d'un politique qui désirait être employé par 
le gouvernement nouveau. Cet hommage ne pouvait 
que singulièrement flatter un Médicis. Nous avons vu 
dans le livre des Principautés^ que si plusieurs doc- 
trines sont hautement répréhensibles, et presque cyni- 
quement présentées à l'admiration de Laurent II , sans 
explications suffisamment atténuantes, il y a aussi une 

On lit k la 6n : 

Cfpltrtt librt de rtgtmtne prmrtpum , ebtttid a fratrr Cgtîtttf tomano 
urbmtd fratrum l)ercmttarum danctt JHugudttnt : tmprcddum Home per tn~ 
rltturn omtm magtetrum J6itrpl)ûmtm {llannck be |lataota, onno JQDomtm, 
^mtUeetmo rcrrUrftj, bte nott0 mensb mott, etc., in-f°. 

( Ce livre rare est intîtnié à la première page : Regimenio de los Principes» 
On lil au commencement ces mots imprimés en caractères gothiques ronges : 

^ l'onor be IDtod , tobo pobero«o p be la bien auenturaba titrgen «tn 
man^iUa daneta ^arta 0U mabre , cointcnea el libro tntttulabo IVegtmtenttf 
be {principes , facto p orbenabo pot bon frap <§il be IXoma , be la orbcn be 
sant j^lujuotin. <( fi^olo traslabar be latin en romance '^on jlBetnarbo 
obiopo be ((Doma : por l)onrra p enoegnamiento bel mup noble infante bon 
yebro : ftjo primero Ijerebero bel mup alto p mup noble bon J^llfonoo : xtf 
be CaMilla, be Colrbo, be £toxit etc. On lit à la fin du volume : 

« îaw^ IDco. leneece el libro intitulabo Kcgimiento be Iprincipeo , im- 
preodo en la mvi^ noble p mttp leal cibbab be Beuilla. 3 espenoao be 
maeotre Conrrabo 3leman : p ittelcl)i0r €urri^0 : mercaboreo be libros : fue 
impreooo por JRepnarbo nngut alemano : p J5taniolao ||)olono : eompa- 
0nero0. 3rabaton oe a oepnte biao bel mes be octubre , anno bel J$ej|nor 
be mill p quatro cientoa p nooenta p quatro. » Grand în'4^. 



392 MACHIAVEL. 

foule de passages où se. développent, tout le génie et la 
beauté du caractère de l'auteur. Nous avons vu que 
beaucoup de flatteries et même . ce rapprochement 
d'un Médicis , encore simple noble Florentin , avec des 
enfants de monarques, n'avaient pas obtenu grâce au- 
près du nouveau chef de la république. Nous avons vu 
l'infortuné Machiavel chercher une consolation dans 
la composition d'une comédie, où il s'en faut qu'il ait 
prêché le respect pour les moeurs. 

Rassurons-nous cependant; le secrétaire va rougir 
de quelques sentiments de servitude et de complai- 
sance, il va quitter ce ton satirique dont il a pour- 
suivi un méchant religieux de son temps , il va élever 
le monument admirable qui doit établir à jamais sa 
renommée de politique, et commencer sa gloire d'his- 
torien. Il redresse la tête avec courage , puis il médite 
quelques mois, et avec la rapidité de l'éclair, il écrit ses 
immortels Discorsi sur la première Décade de Tite-Live. 
1516, Laissons intervenir, un moment, Alfiéri, qui, il est 
vrai, avec des suppositions qu'on ne peut plus admettre 
aujourd'hui, peut-être avec beaucoup de ses préoc- 
cupations ordinaires, mais aussi avec son énergie ac- 
coutumée, et la haute perception d'une ame forte, 
cherche à nous expliquer cette circonstance de la vie 
de Machiavel. 

« L'Italie n a pas eu jusqu'à Machiavel , un seul philo- 
sophe investigateur de vérités morales et politiques qui 
vaille quelque chose. Machiavel, très-profond en tout ce qui 
concerne Fart de gouverner , maître inimitable dans les dé- 
veloppements de la sublime et entière connaissance du cœur 
humain , a été et mérite d'être chef de secte parmi nous : 
mais Machiavel avait été aussi fils d'une république agoni- 
sante , et quoique par quelques-unes de ses dédicaces aux 
tyrans Médicis , il se soit déshonoré quelque .peu lui'-meme , 



CHAPITRE XXIV. SgS 

n!ayant pas été protégé, pour son grand. bonheur, il a, à 
cause de cela, lumineusement écrit le vrai. Nonobstant, 
comme plante trop exotique pour l'Italie esclave et avilie , il 
fut peu considéré, peu lu , et encore moins médité et com- 
pris, tant qu'il vécut ; après sa mort il fut discrédité lui. et 
son livre. Relativement à cet auteur, j'ai envie d'observer 
ici , en passant , une étrange bizarrerie de l'esprit humain ; 
c'est que de son seul livre del Principe , on pourrait çà et là 
tirer quelques maximes immorales et tyranniques, et celles- 
là, pour qui réfléchit bien, sont mises en lumière pour 
dévoiler aux peuples les ambitieuses et téméraires cruautés 
des princes, plutôt que pour enseigner aux princes à les 
pratiquer , parce que ceux-ci plus ou moins les emploient , 
les ont employées , et les emploieront selon leurs besoins , 
leur esprit , et leur adresse. D'un autre côté , Machiavel dans 
ses discorsi sur, Tite-Live, et dans ses istorie^ à chaque 
parole, à chaque pensée, respire liberté , justice, subtilité, 
vérité et élévation d'esprit supérieur. Alors , quiconque lit 
bien et sent beaucoup , et s'incorpore avec l'auteur , ne 
peut devenir qu'un brûlant enthousiaste de liberté et un 
adorateur éclairé de toute vertu politique. Hé bien, Machia- 
vel proscrit auprès des princes, par pure honte d'eux-mêmes, 
peu lu par les peuples, et jamais médité, est regardé vul- 
gairement partout comme un précepteur de tyrannie, de 
vices , et de vileté. Ceci ne sera pas une des moindres preuves 
en faveur de ce que j'avance : que les philosophes ne peu- 
vent jamais être une plante d'esclavage , puisque la mo- 
derne Italie, maîtresse dans tous les genres de servitude, 
n'estime pas et ne connaît pas le seul philosophe politique 
qu'elle ait eu jusqu'ici '. » 

Voilà comme Alfiéri résume à grands traits la vie, 
les* fautes, les immenses travaux, et ce qu'il croit la 
réputation actuelle de Machiavel. 

* Alfiërî : del Principe e délie lettere, dalla tipografia di Kell, 1795, in-S**, 
lib. Il , cap. IX , pag. m. 



394 MACHIAVEL- 

1516. Nous ne sommes pas du sentiment d'Alfiéri sur la 
partie de cette explication qui concerne le but de Ma- 
chiavel en composant quelques chapitres de son traité 
des Principautés. Nous croyons , d'après la lettre de la 
villa près san Casciano , qu'il a écrit tout cela de bonne 
foi, qu'il n'a pas pensé qu'un manuscrit, remis confi- 
dentiellement à Laurent II, serait un ouvrage répandu à 
profusion, et deviendrait une sorte d'évangile politique 
qui aurait ses admirateurs et ses ennemis. Nous allons 
voir d'ailleurs qu'il a rétracté souvent, lui-même, ces 
odieuses maximes, si crues et si âpres, des chapitres 
les plus incriminés: mais aussi nous applaudirons bien 
sincèrement à Alfiéri, louant, comme il le fait, les 
discorsi et les istorie. 

Une partie considérable de la tâche de la critique, 
dans ce vaste examen d'une sî grande vie , est termi- 
née : désormais examinons ces discorsi auxquels on a 
rendu universellement , depuis la mort d'Alfiéri , toute 
la justice qu'il leur avait rendue lui-même. 

Nous aurons sans doute à blâmer, mais rarement, 
et alors nous rendrons encore aux mœurs du siècle 
le funeste héritage de la barbarie du bas-empire. Un 
auteur fort estimable, mais qui je crois s'est trompé, 
pense qu'il ne faut pas tant excuser Machiavel pour 
les doctrines du livre appelé le Princey et qu'on est un 
peu trop généralement convenu de regarder les maxi- 
mes de ce traité comme celles du siècle où il a paru, 
puisque notre De Thou , qui écrivait dans le même 
siècle et qui avait visité et habité l'Italie , en professe de 
complètement opposées ; cet auteur n'a pas remarqué 
que Machiavel a écrit le livre des Principautés en 
1 5 1 5 , et que l'ouvrage de De Thou a été publié par lui 
en i6o4, à 89 années d'intervalle, presqu'un siècle. Et 
que d'événements se passent dans un tiers de siècle 



CHAPITRE XXIV. 3q5 

seulement ! Que de bouleversements dans les idées , 
dans les mœurs , dans les projets , dans les institutions ! 
De t8oo à i833, les actions miraculeuses du plus grand 
héros des temps anciens et modernes, mises au néant! 
toutes les capitales de l'Europe, moins quatre, con- 
quises et perdues! une restauration dévorée en trois 
jours! un état de paix qui est la guerre! en même 
temps des améliorations morales qui ne peuvent plus 
reculer ! chez nous le code pénal adouci , les partis se 
contemplant sans fureur; chez les Anglais, la réforme 
obtenue sans toutes les horribles violences qu'on redou- 
tait ! Voilà ce que nous avons vu en 33 ans, et l'on ne 
veut pas qu'en presque trois fois autant de temps , les 
rois et les peuples se soient instruits pour leur bonheur 
commun, que la civilisation ait apprivoisé la férocité, 
et que les perfidies du seizième siècle, dévoilées par l'im- 
primerie, aient averti le dix-septième de tâcher d'adop- 
ter, le plus qu'il pourrait, des doctrines plus humaines! 
La dédicace des discorsi est ainsi conçue : « Nicolas 
Machiavel à Zanobi Buondelmonti et à Gosme Rucel- 
lai , salut. » 

« Je vous envoie un présent qui , s'il ne correspond pas 1516. 
aux obligations que j'ai avec vous , est sans doute tel que 
Nicolas Machiavel n*a pas pu vous en envoyer un plus grand. 
J'y ai exprimé tout ce que je sais, tout ce que j'ai appris par 
une longue pratique et une continuelle lecture des choses de 
ce monde ; ni vous ni d'autres ne peuvent désirer davantage 
de moi ; vous ne pouvez donc pas vous plaindre si je ne 
vous ai pas donné davantage. Vous pouvez vous fâcher de 
la pauvreté de mon esprit quand mes narrations sont pau- 
vres 5 et de la fausseté des jugements , quand , en discourant 
en diverses parties , je viens à me tromper \ Cela étant , je 

' Noiu voyons rbomme mûri par Tsge et enhardi par le «accès i qae la gloîr« 



396 MACHIAVEL. 

ne sais qui de nous doit en vouloir à Vautre, ou moi , à 
vous qui m avez forcé d'écrire ce que de moi-même je n'au- 
rais pas écrit , ou vous à moi , quand en écrivant je ne 
vous ai pas contenté : prenez donc cela de la manière dont 
. on prend toutes les choses des* amis; on considère plus l'in- 
tention de celui qui envoie , que la qualité de la chose qui 
est envoyée : croyez aussi qu'en cela j'ai une satisfaction , 
quand je pense que si j'ai pu me tromper dans beaucoup 
de circonstances , je sais aussi que je n'ai pas fait erreur 
dans celle qui m'a fait vous choisir, pour vous adresser à 
vous, entre tant d'autres personnages, ces premiers discours. 
D'abord, en agissant ainsi, j'ai manifesté quelque gratitude 
des bienfaits reçus , et ensuite il me semble que je suis 
sorti de l'usage commun à ceux qui écrivent, et qui ont 
coutume de dédier leurs ouvr.ages à quelque prince. Ces 
auteurs , aveuglés par l'ambition et par l'avarice , le louent 
pour toutes ses qualités vertueuses , quand ils devraient le 
blâmer de tous ses défauts honteux. Pour ne pas tomber 
dans cette erreur, j'ai choisi, non ceux qui sont princes, 
mais ceux qui , par une infinité de mérites , seraient dignes 
de l'être , non ceux qui pourraient me couvrir de grades , 
d'honneurs et de richesses , mais ceux qui , ne le pouvant 
pas, voudraient le faire. Les hommes qui désirent juger 
droitement doivent estimer ceux qui sont et non pas ceux 
qui peuvent être libéraux , et de même ceux qui savent et 
non pas ceux qui, sans savoir, peuvent gouverner un état. » 
« Les anciens auteurs louent plus Hiéron le Syracusain 
quand il était particulier, que Persée de Macédoine quand 
il était roi , parce que à Hiéron pour être roi il ne lui man- 
quait que le principat, et que l'autre n'avait aucune autre 
qualité de roi que le royaume. » 

« Prenez donc le bien ou le mal que vous avez voulu 
vous-même, et si vous êtes dans cette erreur que mes opi- 
nions vous seront agréables , je ne manquerai pas de suivre 

a rendu modeste , et qn! suppose lui-même quMl a pu se tromper. Certes le Ma- 
chiavel de i5i6 déjà commence à ne pins mériter qne son nom soit nne injure. 



CHAPITRE XXIV. 897 

le reste de Thistoire, comme j'ai promis au commencement. 
Je vous salue. » 

L'écrivain est rendu à la dignité de sentiment qui 1516, 
dicte les nobles pensées. Nous avons voulu rapporter 
cette dédicace tout entière, pour l'opposer à celle qui 
fut adressée si inutilement à Laurent II. Ce qui ressort 
dans cette lettre à ses deux amis , c'est un ton de mo- 
destie doux et affectueux , une protestation qui n'est 
pas trop tardive contre ceux qui font la cour aux 
princes , dans des motifs d'ambition et d'avarice , une 
amende honorable franche, par laquelle il cherche à 
excuser une première imprudence. 

La lecture assidue de la haute littérature a porté 
:ses premiers fruits; la consolation, la résignation, et 
avec elles l'esprit d'indépendance ont pénétré de 
toutes parts dans l'esprit et dans le cœur de l'infor- 
tuné. Il n'a plus en face de lui que sa vaste intelli- 
gence que je n'ai pas eu tort de tant admirer , sa li- 
berté tout entière, son génie inventeur, et il parcourt, 
à grandes rênes, l'immense carrière qu'il a ouverte 
devant lui, et où il s'est élancé avec tant d'audace. 

Il commence ainsi : 

« Quoiqu'à cause du naturel curieux des hommes il ait 
toujours été dangereux de trouver des institutions et des 
règles nouvelles , autant que de chercher des eaux et des 
terres inconnues, parce que les hommes sont plus prompts 
à blâmer qu'à louer les actions des autres , néanmoins , excité 
par ce désir naturel qui fut toujours en moi de. faire sans 
aucun respect humain les choses que je crois propres à assu- 
rer un avantage commun à tous % je me suis décidé à en- 
trer dans une voie qui n'a encore été battue par personne. 

< Machiavel aime sa patrie , mais aossi il aime les progrès de la civilisation, 
et tout ce qui peut être utile et avantageux au genre humain; 



3$^ MAGHIATEL. 

Si cette entreprise me cause de Fennai oa àe la fatigue, elle 
pourra encore obtenir une récompense de la part de ceux 
qui gracieusement attacheront quelque prix à mes travaux. 
Si mon esprit borné , mon peu d'expérience des choses pré- 
sentes, une faible connaissance des choses anciennes, ren- 
dent cet effort défectueux et peu utile , ils ouvriront au 
moins le chemin à quelque autre qui, avec plus de courage, 
plus d'éloquence et de jugement, pourra remplir mon but r 
alors, si je n'obtiens pas d éloge , au moins je n'aurai pa^ 
mérité de blâme* » 

« Lorsque je considère combien d'honneur on attribue à 
l'antiquité, et combien de fois, pour ne pas parler d'autres 
exemples , un fragment de statue antique ' a été acheté un 
grand prix , parce qu'on veut l'avoir chez soi , en embellir 
sa maison et pouvoir le faire copier par ceux qui s'occupent 
de cet art , et comment ensuite ceux-ci , avec toute leur 
habileté , s'efforcent de le rappeler dans tous leurs ouvrages ; 
voyant après , d'un autre côté , que toutes les opérations les 
plus vertueuses qui nous sont révélées par les histoires , et 
qui ont été faites par des royaumes , par des républiques , par 
des rois, par des capitaines, par des citoyens, des fonda- 
teurs de IcÂs , et d'autres qui ont travaillé ^ec ardeur pour 
leur patrie , sont plutôt admirées qu'imitées ; que mémo 
elles sont négligées de toute manière par quelques-uns ^ et 
qu'enfin de cette antique vertu il n'en est resté aucun ves- 
tige , je ne puis point ne pas m'étonner et me plaindre , et 
d'autant plus que je vois , dans les différends qui naissent 
sous le rapport civil parmi les citoyens, ou dans les maladies 
. auxquelles les hommes sont exposés, qu'on a toujours recours 
à ces jugements on à ces remèdes que les anciens ont pro- 
mulgués ou prescrits : car enfin , les lois civiles ne sont rien 
autre que les sentences des anciens jurisconsultes, qui mises 
en ordre enseignent l'art de juger à nos présents juris- 
consultes 5 la médecine n'est rien autre que l'expérience faite 
par les anciens médecins , et sur laquelle les médecins actuels 

' Yoîcî une velléité d'entfaonsfasme pont' la scmlpture. 



CHAPITRE XXIV. 399 

fondent leur opinion présente. Néanmoins^ dans Toiilon^ 
nance des républiques, dans le maintien des états , dans le 
gouvernement des royaumes, dans les dispositions pour 
la milice , dans l'administration de la guerre , dans la ma- 
nière de juger les sujets , dans le système d'accroissement 
d'autorité, il ny a ni prince, ni république, ni capitaine, ni 
citoyen qui recoure aux exemples des anciens. » 

« Je me persuade que cela vient , non tant de la faiblesse 
à laquelle la présente éducation a réduit le monde , ou de ce 
mal qu'une oisiveté ambitieuse fait à beaucoup de provinces 
et de villes chrétiennes , que du défaut d'une vraie connais- 
sance des histoires, d'où on ne tire pas, en les lisant, ce sens 
qu'elles renferment , en même temps qu'on ne goûte pas cette 
saveur qu'elles ont en elles» » 

« Il en résulte qu'une infinité d'hommes qui lisent, pren- 
nent plaisir à raconter ces variétés d'événements qu'elles 
contiennent, sans penser autrement à les imiter, jugeant 
l'imitation non seulement difficile, mais impossible, comme 
si le ciel , le soleil , les éléments , les hommes eussent changé 
leurs mouvements, leur ordre et leur puissance , et quîls 
ne fussent pas encore ce qu'ils étaient anciennement. » 

« Voulant tirer les hommes de cette erreur , j'ai jugé né- 
cessaire d'écrire sur tous ces livres de Titc - Live que la 
malignité des temps n'a pas interrompus y ce que je croirai, 
relativement aux choses anciennes et modernes, I0 plus 
nécessaire pour faire comprendre mieux ces ouvrages , afin 
que ceux-ci qui liront mes discours, j trouvent cette utilité 
qu'il faut chercher dans la connaissance de l'histoire. Quoi** 
que cette entreprise soit difficile, néanmoins, aidé par ceux 
qui m'ont encouragé à soulever ce poids , je crois que je 
le porterai de manière que pour un autre il y aura peu de 
chemin à faire , s'il veut le déposer au but. » 

L'auteur examine de combien de sortes furent les 
républiques, et ce que fut la république romaine ; à 
ce sujet ^ il rapporte, comme il Fa yu dans le livre 
de Regùnine Principum de Gilles Colonna , que sui- 



4oo MACHIAVEL. 

vant plusieurs auteurs il y a six espèces de gouver- 
nements, trois mauvais et trois bons. Mais ces der- 
niers, ajoute-t-il, sont de nature à se corrompre, et 
peuvent aussi devenir pernicieux. Les trois bons gou- 
vernements sont \e principaty le pouvoir des grands^ 
et le pouvoir du peuple. Les trois mauvais sont trois 
autres dépendants de ces trois premiers; chacun d'eux 
est tellement semblable à celui qui en est le plus voi- 
sin, que facilement ils sautent de l'un à l'autre. Le 
principat devient facilement tyrannique : le pouvoir 
des grands devient facilement le pouvoir d'un petit 
nombre, le populaire se change sans difficulté, en 
gouvernement licencieux. Si un fondateur de chose 
publique établit dans un état un de ces trois bons 
gouvernements, il ne l'établit que pour peu de temps. 
Il ne peut apporter aucun remède, pour qu'il ne 
tombe pas dans son contraire, à cause de la ressem- 
blance qu'ont dans ce cas -là, et la vertu et le vice. 
On voit que si le fond de la pensée de Machiavel, 
dans son traité des Principautés ^ était de traiter à 
peu près en général une question qui embrassait tous 
les gouvernements, ici (et peut-être l'a-t-il fait dans ce 
Prince qui ne nous a pas été transmis par ses soins , 
avec ses corrections, et qui avant de nous parvenir, 
a passé par la vanité des Médicis)^ plus libre, l'auteur 
exprime franchement et plus explicitement sa pensée. 
1516. L'écrivain offre ensuite un tableau vif et imposant 
du commencement des sociétés et définit cet instinct 
par lequel les hommes commencèrent à aimer et à 
rechercher ce qui était juste. Il y eut d'abord des 
princes. (Tout ce qui va être dit, se rapporte en grande 
partie à l'histoire romaine.) Le premier prince fut 
choisi parmi les hommes les plus justes et les plus 
prudents; les fils de ces hommes prudents furent des 



CHAPITRE XXIV. 4oi 

tyrans. Quelques autres hommes généreux, grands de 
cœur, de richesses et de noblesse, conspirèrent contre 
ces tyrans et les renversèrent. Le peuple crut l'auto- 
rité bien placée entre les mains de ses libérateurs. A 
leur tour, les fils des libérateurs n'ayant jamais connu 
la variation de la fortune , n'ayant jamais éprouvé le 
mal, et ne se contentant plus de l'égalité civile, s'a- 
donnèrent à l'avarice , à l'ambition , à Vusurpation 
des femmes, et réduisirent le gouvernement à. ne plus 
être que celui du petit nombre. Il leur arriva bientôt ce 
qui arriva aux tyrans : la multitude, fatiguée des excès 
présents, se fit auxiliaire de ceux qui étaient ennemis 
de ces nouveaux oppresseurs, et les anéantit. La mé- 
moire de l'injure faite par le prince était récente; on 
avait détruit le pouvoir du petit nombre : on ne vou- 
lut pas reconstruire celui du prince. On se jeta dans 
le pouvoir populaire et l'on disposa les choses, de 
manière qu'on ne fut gouverné ni par un prince, ni 
par une oligarchie. Comme tous les états qui com- 
mencent inspirent quelque respect, le pouvoir popu- 
laire se conserva ainsi quelque temps; on arriva bien- 
tôt à la licence. On ne redoutait plus ni les hommes 
publics, ni les hommes privés; chacun vivant à sa 
manière, on se faisait chaque jour de nouvelles in- 
jures; puis contraint par la nécessité, ou par le con- 
seil d'un autre homme vertueux, pour ne pas suc- 
comber sous une telle licence , on adopta de nouveau 
l'autorité du prince; enfin on revint encore à la li- 
cence , de degré en degré : voilà le cercle dans lequel 
toutes les républiques ont tourné. Cependant on re- 
vient rarement à la même nuance de gouvernement; 
quelquefois, dans cet intervalle, on est conquis par un 
état voisin, mieux ordonné. 

Machiavel soutient que tous ces moyens sont mau- 1516. 
/. 26 



4oa MACHlJlVEL. 

vais, à cause de la brièveté de la vie des trois bons 
gouvernements, et de la malignité des trois mauvais. 
Il déclare que les législateurs connaissant ces défauts 
ont choisi une forme de gouvernement qui partici- 
pait de tous, le jugeant plus propre et plus stable, 
puisque Tun garde l'autre, s'il y a dans la même ville, 
le principaty les grands et le gouvernement populaire- 
il explique la différence des lois de Lycurgue et de 
celles de Solon , et il commence à développer tout le 
mécanisme du gouvernement de Rome , l'élection des 
tribuns du peuple qui ajoutèrent plus de force et 
d'ensemble à la marche de l'autorité générale , la dé- 
sunion du peuple et du sénat qui donna à la répu- 
blique plus de sûreté et de puissance , à cause des mé- 
nagements que se devaient les deux pouvoirs qui se 
retrouvaient unis pour un danger commun. Passant 
de là à quelques détails , il prouve que la fortune et 
la milice furent la cause de la prospérité de Rome : là 
où il y a bonne milice , il y a bon ordre, et il est 
rare que devant ces deux avantages U ne survienne 
pas bonne fortune. 
1516. Il continue d'employer ce genre d'argumentations 
qu'il affectionne. Là , les bons exemples naquirent de 
la bonne éducation, la bonne éducation, des bornas 
lois, et les bonnes lois, il faut le dire, de ces tumultes 
que beaucoup de personnes condamnent inconsidéré- 
menL Si on examine bien la fin , on verra que ces 
tumultes n'ont produit ni exil, ni violence contre le 
bien commun, mais des lois et des ordonnances ea 
faveur de la liberté publique. On ne peut pas voir de 
plus haut, ni caractériser avec plus de calme, ces 
longs tumultes de Rome auxquels il y avait, ajoute- 
t-il , le remède des harangues. S'il se levait un homme 
de bien qui s'adressât au peuple, et qui lui prouvât 



CHAPITRE XXIV. ' 4o3 

que se& prétentions étaient fausses, le peuple quoique 
ignorant entendait la vérité , et cédait facilement si 
elle lui était présentée par un honnête homme. 

Maintenant les commencements de l'existence de la 
république de Venise sont comparés au commence- 
ment de l'existence de Rome. Les uns n'appelaient pas 
le peuple à la guerre , ceux-là voulaient qu'il com- 
battît. Chez l'un et l'autre, il fallait parler au peuple 
un autre langage. 

Chapitre VII. Machiavel pense que les accusations 
sont nécessaires dans une république; les citoyens 
arrêtés par la peur d'être accusés, ne tentent rien 
contre l'état, et s'ils tentent quelque révolte, ils sont 
vivement repoussés. Un système d'accusation réglé 
par les lois amortit les dispositions du peuple à 
chercher des moyens de violence extraordinaire. Ici 
Nicolas, toujours occupé des désastres qui viennent 
d'accabler Florence , prend ses exemples dans la situa- 
tion où sa ville s'est trouvée sous Soderini. Il n'y avait 
que huit juges auprès desquels on pût accuser les ci- 
toyens puissants ; il faut que ces juges soient en plus 
grand nombre. Quand ils sont en petit nombre, ils 
font toujours ce que veut le petit nombre. Il fallait, 
dit-il, que ces moyens d'accusation existassent alors, il 
fallait qu'il fût possible de demander raison au chef, s'il 
avait mal agi ; ses ennemis n'auraient pas appelé l'ar- 
mée espagnole, et par une accusation auraient satis- 
fait leur dépit. S'il avait bien agi, ils auraient craint 
de devenir accusés eux-mêmes, et ainsi, de tout côté, 
aurait cessé cette ardeur qui causa tant de scandale. 
Remarquons que c'est dire à peu près que les Médi- 
ois ne seraient pas revenus. De cela on peut conclure , 
que toutes les fois qu'on voit que des forces étran- 
gères sont appelées par une partie des hommes qui 

26. 



4o4 MACHIAVEL. 

vivent dans une ville , on peut croire que cela ne pro- 
vient que de la mauvaise organisation de cette ville , 
qui n'a pas dans son cercle un moyen de dissiper 
les humeurs malignes que l'ambition allume parmi les 
hommes. On y pourvoit, au contraire, en attribuant 
à beaucoup de juges le soin de recevoir les accusa- 
tions et en leur donnant de l'appui. 

Cela fut si bien établi à Rome , que dans toutes les 
dissensions du sénat et du peuple, jamais le sénat ou 
le peuple ne pensa à appeler les troupes étrangères. 
Ayant le remède à la maison, on n'allait pas le cher- 
cher dehors. Mais si les accusations sont utiles, les 
calomnies sont pernicieuses. Manlius Capitolinus fut 
un calomniateur avec son invention d'un trésor ca- 
ché par le sénat, et non un accusateur. Les Romains 
montrèrent en cette circonstance comment on punit 
les calomniateurs. 

Le grave et austère annaliste politique continue son 
examen avec la même expression d'énergie et d'impas- 
sibilité. Les fondateurs de royaume ou de république 
sont louables. Les fondateurs de tyrannie sont des 
hommes odieux. 
1516. Je citerai un de ces tableaux touchants et terribles, 
un de ces tableaux en quelque sorte synoptiques, qui 
furent ensuite imités par Bossuet. 

« De vingt-six empereurs qui se succédèrent , de César 
jusqu'à Maximin , seize furent assassinés , dix moururent 
suivant Tordre de la nature ; et si parmi ceux qui périrent 
il y en eut de bons, comme Galba et Pertinax , ils moururent 
des suites de Tesprit de corruption que les prédécesseurs de 
chacun d*eux avaient laissé parmi les soldats. » 

« Si parmi ceux qui payèrent seulement le tribut à la 
nature , il y en eut un scélérat , comme Sévère , cela provient 
de sa très-grande fortune et de son courage , avantages qui 



CHAPITRE XXIV. 4o5 

accompagnent rarement le même homme. On verra par la 
lecture de cette histoire comment on peut organiser un bon 
gouvernement. Tous les empereurs qui obtinrent Tempire 
par rhérédité, excepté Titus, furent mauvais; ceux qui y 
parvinrent par adoption , furent tous bons , comme furent 
les cinq empereurs, de Nerva jusqu'à Marc (Nerva, Trajan, 
Adrien , Antonin , Marc-Aurèle) ; et quand l'empire fut dé- 
volu encore une fois à l'hérédité , il retourna à sa ruine. 
Qu'un prince place donc devant ses yeux ' les temps de Nerva 
jusqu'à Marc , et qu'il les compare avec les temps qui ont 
précédé et qui ont suivi; qu'ensuite il choisisse les temps 
où il voudrait être né, ou dans lesquels il aurait voulu com- 
mander : dans les temps gouvernés par les bons , il verra un 
prince sûr au milieu de ses citoyens aussi sûrs que lui , le 
monde rempli de paix et de justice ; il verra le sénat avec 
son autorité, les magistrats avec leurs honneurs , les citoyens 
riches jouissant de leur opulence ; il verra tout repos , tout 
bien, et de l'autre part, tout dépit, toute licence, corrup- 
tion et élévation détruite ; il "verra ces temps cCor oîi chacun 
peut garder et défendre les opinions quUl préfère, » 

« Il verra enfin le monde triomphant , le souverain entouré 
de respect et de gloire , les peuples , de sûreté et d'amour. 
S'il considère attentivement les temps des autres empereurs, 
il les verra atroces par les batailles , déchirés par les sédi- 
tions , cruels dans la paix et dans la guerre, tant de princes 
morts par le fer; il verra des guerres civiles, des guerres étran- 
gères, l'Italie affligée et en proie à de nouvelles infortunes, 
ses villes saccagées et ruinées. Il verra Rome brûlée, le Capi- 
tole détruit par ses citoyens , les anciens temples désolés, les 
cérémonies corrompues , les villes pleines d. adultères ; il 
verra la mer couverte d'exils , les écueils rouges de sang; 
il verra, à Rome, des cruautés inouïes , la noblesse , les ri- 
chesses , les honneurs , et surtout la vertu devenir un crime 

■ Certainement Machiavel penche ici an peu plus yers les idées répuhli- 
caines que vers les idées monarchiqaes , et c*est an prince qa^ll met eu scène , 
c'est an prince qa*il adjare de Técoater ! 



4o6 MACHIAVEL. 

capital; il Terra les accusateurs récompensés, les esclayes de- 
venus par corruption les dénonciateurs de leur seigneur y les 
affranchis y de leurs maîtres y et ceux à qui les ennemis pou- 
Taient manquer , opprimés par les amis : il connaîtra alors 
toutes les obligations de Rome , de Tltalie et du monde en- 
vers César. Sans doute , s*il est fils d un homme , il s'éloignera 
de toute imitation des temps mauvais y et s*en£lammera d un 
inuuense désir de suivre les bons. Vraiment un prince cher- 
chant la gloire du monde devrait désirer de posséder une 
ville corrompue y non pour la gâter encore davantage, comme 
César, mais pour la réordonner , comme Romulus. Véri- 
tablement les cieux ne peuvent donner aux hommes et ils 
ne peuvent désirer une plus grande occasion de gloire. Si 
pour bien constituer une ville on avait à déposer leprincipat, 
celui qui ne la constituerait pas pour ne point tomber de cette 
dignité, mériterait quelque excuse , mais on n^en mérite au- 
cune quand on peut garder le princîpatp et reconstituer 
sa ville. Enfin, que ceux à qui est offerte une telle occa* 
sion considèrent bien que là il leur est proposé de suivre 
deux chemins , lun qui les fait vivre en sécurité , et leur 
assure la gloire après la mort, Tautre qui les fait vivre dans 
de continuelles angoisses en laissant après leur mort une 
éternelle infamie. » 

J'ai voulu rapporter ce morceau d'éloquence pitto- 
resque , cette description si rapide des événements de 
plusieurs siècles de l'empire de Rome. Il faut observer, 
pour bien comprendre Machiavel, que lorsqu'il dé- 
clare ici que les princes héritiers ont été plus mauvais 
que les princes adoptés , il n'examine pas la question 
générale de la monarchie par hérédité , c'est-à-dire le 
mode de gouvernement d'un prince qui succède né- 
cessairement à son père, et qui se marie de bonne 
heure, pour obtenir des enfants héritiers à leur tour 
de la couronne; non Machiavel n'annonce pas qu'il 
préfère à ce mode , le mode de monarchie par adop- 



CHAPITRE XXIV. 407 

tion } U veut dire y &i j^ pénètre bien dans son senti* 
ment, qui dans toute cette nomenclature de faits n'est 
pas exclusivement républicain , il veut dire simple-* 
ment que César croyant fonder la prospérité de Rome 
sur la monarchie héréditaire^ en ce qui coBcernerait 
ses successeurs y ne fit rien pour le bonheur de sa p»> 
trie , puisque la monarchie ne s'établit pas ain^ ré* 
gulièrement, et qu'elle produisit, quand eUe eut son 
cours ^ beaucoup de princes mauvais, tandis que la 
monarchie par adoption de la part d'empereurs subi- 
tement appelés au trône sans avoir x d'enfants , pro^ 
duisit beaucoup de bons princes. Le sentiment de 
Machiavel^ ici, est si peu exclusivement répubUcain^ 
qu'il s'abandonne à toutes les émotions de sa vive et 
noble imagination , pour peindre les temps d^ar du 
gouvernement des bons souverains. Même cette imagi'^ 
nation s'est tellement emparée de la plume de l'écri- 
vain^ et elle a fait taire avec une telle exigence de 
volockté sa dialectique si fréquemment pressante, que 
je ne sais comment il lui a échappé de dire qu'un 
prince ambitionnant la gloire du monde doit souhai- 
ter de posséder une ville corrompue, non pour la gâ- 
ter en tout, comme César ^ mais pour la réordosuier ,. 
comme Romulus. 

Convient-il d'envisager ain^ l'entreprise de Romulus 1516. 
qui commence uxie organisation sur un sol vierge,, 
qui y. un fer en main , frappe , à son caprice , quiconque 
s'oppose à sa volonté, et son frère, au besoin; qui 
permet qu'on assassine Titus Tatius le Sabin , son col- 
lègue dérisoire au trône; qui organise son sénat ^ ses 
tribus, ses curies, aussi facilement qu'il trace les li- 
mites de sa ville naissante; qui choisit ses grands^ 
désigne ceux qui resteront petits , distribue les digni- 
tés à son gré, ne trouve aucun intérêt d'argent^ de 



4o8 MACHIAVEL. 

vanité, de religion , établi dans le cœur et dans l'esprit 
de ses sujets, va, vient, élève, détruit, se repent, re- 
fait, détruit encore, et pétrit, comme s'il avait en 
main une cire amollie, toute cette génération d'hom- 
mes qui ne connaissaient ni lois , ni règles , et qui ne 
pouvaient avoir alors que les passions, les goûts, le 
courage et la lâcheté des pâtres et des voleurs? 

Comment peut-on comparer l'entreprise d'un homme 
aussi maître de sa matière avec tout ce que César eût pu 
imaginer, pour réordonner Rome, après les guer- 
res de Marins et de Sylla ? Les points de départ et les 
terrains d'opérations sont si différents ! Tout est pos- 
sible à qui prend en main le premier la pâte flexible; 
mais celui qui avec des débris d'orgie veut recons- 
truire un banquet élégant et recherché, n'offre aux 
convives qu'un amas de restes impurs qui ne peuvent 
inspirer que le dégoût. 

Machiavel a dit souvent, peut-être dans d'autres 
termes, mais assez expressément, que la fortune est 
variable , qu'elle n'apparaît plus dans le même chemin 
où on l'a rencontrée sans la chercher, qu'il y a dans 
lé monde politique, comme dans le monde animal, 
des nécessités de ruines, de décomposition, de déso- 
lation et de recomposition , que les peuples meurent 
aussi, que d'autres nations succèdent et que toujours 
l'immense scène du monde est remplie d'acteurs nou- 
veaux chargés de rôles si divers, dans le grand drame 
de la vie humaine. César, il est vrai, impérieux, am- 
bitieux, avide de la première place, était en même 
temps clément , facile et familier. Il a dû laisser l'état 
Romain tel qu'il avait été fait sous lui et avant lui , 
comme l'a si bien dit aussi Machiavel, ce qui m'enhar- 
dit à contredire sur le reste, un si grand génie. Le prin- 
cipat, l'oligarchie et l'autorité populaire sont le cercle 



CHAPITRE XXIV. 409 

où ont tourné toutes les républiques. Le despotisme 
militaire qui ne régnait que par les soldats ,* était indi- 
rectement une sorte d'autorité populaire, participant 
de la tyrannie d'un seul, et régie par le peuple ceint 
d'une épée. Le tour du principat à Rome était revenu. 
Il ne pouvait reprendre le nom de roi, nom contre 
lequel on av^it eu soin d'entretenir tant de haine, de- 
puis si long -temps. Le principat éluda la difficulté, 
il garda avec l'autorité royale qui ne fut pas et ne 
pouvait être nominativement rétablie , le titre du chef 
militaire qui avait dû sa popularité à ses glorieux 
combats, à l'affection des légions compagnes de sa 
gloire, et quelquefois à l'espérance de nombreuses li- 
béralités, 

Romulus a fait tout ce qu'a voulu son génie. César 
ne pouvait marcher dans la même voie. La mort l'a 
surpris incertain , indécis sur la forme de gouverne- 
ment qu'il laisserait après lui; il n'avait bien réglé avec 
lui-même qu'une seule chose: il voulait être le maître. 
Son caractère brillant et chaleureux, l'habitude du 
commandement, la volonté dévouée d'une immense 
partie des Romains, la corruption des mœurs, l'im- 
mensité des provinces à surveiller, tout, jusqu'à l'état 
de la civilisation , qui répugne avec ses raisons bonnes 
ou mauvaises à un retour vers ces vertus au moins 
farouches,' nécessaires pourtant pour rendre à une 
nation la simplicité et la candeur qui font les hommes 
honnêtes et généreux , tout , depuis la mort de 
Pompée, l'ivresse de la victoire, les prétentions des 
partisans, les bassesses des vaincus, tout, jusqu'aux 
sciences, jusqu'aux lettres elles-mêmes qui repoussent 
assez séditièusement les innovations tranchées, dé- 
fendait à César de reconstruire la république pri- 
mitive; et ce grand, cet incommensurable corps de 



4io MACHIAVEL. 

l'aggrégation des Romains, qui avait eu son enfance 
craintive , son adolescence délicate , sa jeunesse témé- 
raire , sa virilité audacieuse et terrible, devait subir 
les premières atteintes de la maladie de l'âge mûr, 
l'affaiblissement de la sénilité, et les ignobles abjec- 
tions de la décrépitude. 

A propos des bienfaits que Rome dut au maintien 
de sa religion, Machiavel pense que s'il avait à dis- 
puter auquel des deux princes, de Romulus ou de 
Numa , Rome a le plus d'obligations , il donnerait la 
préférence à Numa. 

Nous n'irons pas loin sans reconnaître que Machia- 
vel n'a pas entendu si vivement inculper César de n'a- 
voir pas suivi l'exemple de Romulus. 

« Sans doute , celui qui dans les temps présents voudrait 
constituer une république , trouverait plus de facilité dans 
des hommes habitants des montagnes où il n'y a aucune 
civilisation , que chez les hommes accoutumes à vivre dans 
une ville où la civilisation est corrompue. Un sculpteur 
tirera plus facilement une belle statue d'un marbre brut 
que d'un marbre mal entamé par un autre. Après avoir tout 
considéré , je conclus que la religion introduite par Numa 
fîit une des premières causes de la félicité de cette ville; elle 
causa de bonnes dispositions , les bonnes dispositions font 
la bonne fortune , et la bonne fortune produit les heureux 
succès des entreprises \ De même que l'observance du culte 
divin est la cause de la grandeur des républiques , de même 
le mépris du culte est la cause de leur ruine. Là où manque 
la crainte de Dieu , il faut que le royaume périsse ou qu'il 
soit soutenu par la crainte qu'inspire un prince qui en cela 
supplée au manque de religion. Comme les princes n'ont 



' Machiavel dît ici qaelque chose qnî poar l'expression se rapporte au rai- 
sonnement qn'il a fait , page 402 , sur la bonne milice qui engendre la bonne 
fortone. 



CHAPITRE XXlV. 4ii 

qu'une vie courte, le royaume est ruiné bientôt dès que 
manque Tinfluence du prince. Les royaumes qui ne dépen- 
dent que de la puissance d*un homme , sont peu durables: 
cette puissance manque avec la vie de celui-ci , et rarement 
il arrive qu elle soit rafraîchie par la succession , comnie 
dit prudemment le Dante \ » 

L'auteur continue d'établir l'importance de la reli- 
gion , et au manque de religion il attribue la ruine de 
l'Italie. A ce sujet il accuse la cour romaine de son /^ 
temps. Il est difficile de prédire plus directement les 
malheurs qui affligèrent l'Église , même avant la mort 
de Machiavel, l'apparition de Luther et le sac de Rome 
en 1627. L'auteur appuie sur cette prédiction, il voit 
déjà cette ruine imminente, et il annonce que l'É- 
glise va gémir d'un nouveau fléau. Il ne faut pas ou- . 
blier ici que toute la discussion relativement à Rome 
est purement politique. Il se serait tu devant des 
prélats vertueux , il . attaque avec audace des prélats 
pervers. Il avance donc que la présence* de la cour 
romaine, telle qu'elle est en Italie au çaoment où il 
parle , avec ses mauvais exemples et sa politique chan- 
geante qui tantôt appelle un secours et tantôt un au- 
tre , détruit tout respect pour la religion , et en même 
temps empêche cette contrée de devenir une répu- 
blique ou d'être soumise à un seul prince. Il ne mêle 
à cette discussion aucune remarque irrévérente pour 
le dogme. Il ne parle que de la présence en Italie de 
l'autorité pontificale telle qu'elle s'y conduit au mo- 
ment où il écrit. Il raisonne sur des faits matériels, 
et il est difficile de répondre avec quelque succès à 

I Rade volte discende per li rami 

L'umana probitade , e questo Tuole 
Qiiel che la dà , perché da lui si chiami. » 

Purgat., chant VU. 



4ia MACHIAVEL. 

Fécrivain moraliste^ à Técrivain chrétien d'ailleurs, 
qui flétrit la conduite si antichrétienne de la plupart 
des Romains d'alors. L'homme qui avait connu de si 
près les conjurations de Sixte IV, les déportements 
d'Alexandre VI, les furies de Jules II, ne croyait pas 
pouvoir en parler autrement. Et Léon X lui-même 
demandant à voir représenter la Mandragore, rame- 
nait-il le sévère Machiavel, tout auteur qu'il était de 
cette plaisanterie satirique, à des idées plus conci- 
Jiantes? Il n'est que trop vrai que jamais les mœurs 
de Rome n'avaient été plus dépravées , et que le seul 
esprit bien distinct qui y dominait était celui d'une 
politique avide et turbulente. Ces temps sont passés 
et peuvent difficilement revenir. Les mœurs, les insti- 
tutions de Rome actuelle ne mériteraient pas de telles 
invectives. Celles-ci d'ailleurs ne s'adressent absolument 
qu'à des questions de conduite et de discipline ecclé- 
siastiques. 
1516. Machiavel enfin, que j'ai appelé un précepteur du 
pouvoir, était si peu \xn précepteur de tyrannie j un 
conseiller de principes w/^ra-populaires, qu'on voit 
ici, dans ces accusations contre la politique de Rome, 
qu'il lui reproche surtout d'empêcher que l'Italie ne 
soit soumise , ou à un seul prince qui la rendrait heu- 
reuse et paisible , ou à une seule république qui assu- 
rerait les mêmes avantages. Il ne manifeste pas de pré- 
férence, il ne prononce pas d'exclusion, il regrette 
indifféremment un de ces deux modes; il veut, il de- 
mande une patrie , rien qu'une patrie gouvernée par 
des lois sages et homogènes, et comme il n'a été en 
général constamment et uniquement, du moins selon 
mon opinion bien arrêtée, rien autre qu'un profes- 
seur absolu en l'art de gouverner les hommes de la 
manière la plus propre à les rendre heureux et puis- 



CHAPITRE XXIV. , 4i3 

santS|^ îl n'a pas besoin de déguiser sa pensée; il pro- 
clame hautement l'opinion du Dante et de Pétrarque, 
le vœu de l'indépendance de l'Italie. 

Était-elle possible alors? Je ne le crois pas. Est-elle 
possible aujourd'hui? Verrait -on les papes exclus de 
la souveraineté des provinces qui sont leur partage 
depuis tant de siècles ? La famille de Savoie rejetée à 
Chambéry, la branche d'Espagne qui dicte des lois 
à l'extrémité de la péninsule, repoussée une autre 
fois en Sicile , la maison d'Autriche déclarée contrainte 
d'arrêter vers le Tagliamento ses légions si savantes 
dans l'art de descendre cette partie des Alpes , la bran- 
che impériale qui est née dans la même ville que 
Machiavel, forcée de renoncer à un héritage devenu 
encore plus glorieux par la publication de lois si 
douces et si sages? Cette colossale dislocation de 
princes , dont quelques-uns sont aimés par beaucoup 
de leurs sujets, ou vivement soutenus par des orgueils 
de parentés, est-elle au pouvoir même de tous les Ita- 
liens réunis? Je conçois une indemnité fixée ailleurs 
pour l'antique maison de Savoie; je conçois l'ingra- 
titude partielle de quelques Toscans ne pleurant pas 
assez les bien -aimés enfants de Léopold, le Solon de 
cette moderne Athènes; je conçois la dynastie d'Es- 
pagne ouvrant ses ports aux vaisseaux fugitifs du ne- 
veu de son roi , et donnant » encore un exemple de 
cette longanimité inexplicable avec laquelle , depuis 
plus de deux siècles, elle voit sans pâlir démembrer 
ses états. J'admets aussi ce que d'abord j'ai du révo- 
quer en doute, le concours de tous les Italiens pour 
cette immense œuvre patriotique que tous leurs 
hommes de génie, poètes, et prosateurs, qui dans cette 
contrée reçoivent de si fécondes facultés d'intelli- 
gence, ont appelée de leurs vœux et de leurs conseils. 



4i4 MACHIAVEL. 

Je consens à ne pas demander comment après une &i 
longue séparation , esclaves d'usages qui sont , s'il est 
possible, plus qu'une seconde nature, le Vénitien 
politique 7 le Génois commerçant, le Florentin stu- 
dieux, le Romain spirituel et moqueur, le Napolitain 
si vacillant dans ses entreprises, le Piémontais sobre, 
le Milanais passionné pour les spectacles, ne feraient 
aucune difficulté de s'accorder pour former une seule 
masse qui ne respirerait que confiance, égards , con- 
venances, oubli des préjugés et des proverbes pro- 
vinciaux , et volonté de tout sacrifier pour ne cesser 
de s'entendre, de s'aimer, de se comprendre et de se 
secourir. La résignation, un nouveau genre d'espé- 
rances plus étendues, le phlegme qui ne s'étonne de 
rien, l'espérance d'un dédommagement convenable, 
tout cela réuni peut aider ce sentiment de nationalité 
italienne que j'ai si généreusement et peut*étre si im- 
prudemment supposé; mais dans ce cas où envoyer % 
comment indemniser le pape ? Peut-on , doit -on ne 
pas Tindemniser? La question devient complexe, elle 
est toute de politique et de religion. Elle pénètre dans 
les intérêts de tous les souverains de l'Europe, de 
l'Asie et des répul^ques de l'Amérique. EBe affecte 
l'Angleterre pour son Irlande,, la Prusse pour ses pro- 
vinces Rhénanes et Posen, la Russie pour sa Lithua- 
nîe et Varsovie, la Suisse pour ses cantons non pro- 
testants, et puis à la suite de ces intérêts, presque 
toute la France , sans contredit toute l'Espagne , plus 
des neuf dixièmes de l'Autriche , et toute l'Amérique 
méridionale. Chacun de ces pays n'a plus alors à pen- 

t Ceci me rappelle ua wot du prince CMiiiUe Borgiièse à M. Cacaok f 
mîoistre de France à Rome en i Soi, qui traitait Taffaire da concordat. « Ab, 
je vois bien , monsieur , qn'il faut que ponr les menus plaisirs de TEurope 
noBS restions sujets du pape ! •» 



CHAPITRE XXIV. 4i5 

ser seulement au maintien de ses lois civiles, au respect 
du à son autorité militaire, à la surveillance de sa 
dette , de ses impots ou de ses rentes , ou à des soins 
d'une liberté orageuse. Chaque peuple, chaque roi, 
chaque ministre dirigeant doit reconnaître qu'il entre 
dans une nouvelle situation de faits et de circons- 
tances. Tout ce qu'il a appris pcuif ne lui plus servir 
de rien, puisqu'une foule d'intérêts non débattus vont 
surgir, et créer des dissidences inconnues, et que la 
sagesse de l'observateur n'a pas encore étudiées. Le 
pape régnera-t-il? Où ira -t- il régner? Où l'établira- 
t-on, dans une sphère d'indépendance positive, pour 
qu'il ne soit pas asservi, pour que l'on corresponde 
sûrement et promptement avec lui? Où Rome porte- 
ra-t-elle les ossements des vieux pontifes, ses archives^ 
ses monuments qu'elle a si courageusement élevés, 
embellis, perfectionnés? je ne parle pas de ceux qu'elle 
a conservés aux sciences et aux arts, des colonnes, des 
arcs au milieu desquels elle a si dignement encadré sa 
puissance. Où le Saint-Siège se réfugiera-t-il avec son 
droit univers^ement reconnu d'instituer tous les 
évéques de la chrétienté? Sera-ce dans un pays froid 
où viendront s'éteindre tous ces vieillards accoutumés 
k des climats plus doux? sous des latitudes gfabcées où 
la vie est si pénible, où l'âge atteint plus difficile- 
ment la saison de la sagesse, de la patience néces- 
saire pour traiter les affaires religieuses, affaires dont 
le temps seul guérit presque toutes les blessures {Deus 
et dies disent à Rome les politiques religieux)? Où est 
le pays méditerrané qui permet les oom^munications 
faciles? Il faut qu'un pape soit à tout le monde et 
ne soit à personne. De quel œil cent cinquante mil- 
lions de catholiques, soigneusement comptés, aujour- 
d'hui sujets paisibles et dévoués de souverains divers, 



4i6 MACHIAVEL. 

vivant dans mille contrées où se parlent des langues 
différentes, mais pouvant se plaindre dans une langue 
commune, la langue latine, et tout à coup appelés à 
s'enquérir du sort de leur chef spirituel, fatiguant 
leurs princes de plaintes inquiètes , n'étant plus con- 
tenus par l'ascendant irrésistible du grand Napoléon, 
qui cependant ne remporta jamais une victoire entière 
sur l'autorité pontificale, se trouvant comme affran- 
chis des vieilles haines nationales, n'aimant plus en 
quelque sorte qu'im seul maître, de quel œil verront- 
ils désormais qu'il est détrôné? Que répondra-t-on à 
des sollicitudes raisonnables, même à des récrimina- 
tions absurdes , à des révoltes de toute nature ? Que 
deviendra la tranquillité de l'Europe? Dans ses modes 
de gouvernement si variés, seront-ce les peuples dits 
constitutionnels avec lesquels , comme ailleurs , on se 
garde bien de heurter la religion, seront-ce ces peu- 
ples qui se montreront les plus obéissants, les plus ré- 
signés , les plus silencieux ? Les nations soumises à une 
volonté moins contestée, ne continueront-elles pas d'a- 
dorer leur pontife avec la même ferveur? Je ne sais, 
je ne peux, je n'ose pas répondre à tant de questions; 
et tous ces embarras, tous ces troubles, c'est le sim- 
ple déplacement d'un pape qui les occasionne? Et 
pendant ces explications des peuples, qui n'ont pas 
de solution , pendant ces tumultes dans toutes les 
langues, pouvant, nous l'avons dit, se résumer dans 
une seule langue, que devient Rome? Est -elle la pre- 
mière ou la seconde ville de l'état nouveau? Naples, 
Florence plus centrale , Venise qui a possédé des hom- 
mes d'état si habiles , Gênes qui a conquis une partie 
du Levant, Milan qui nage dans l'or et qui possède 
d'énormes capitaux, Turin qui aurait à ses ordres 
cinquante mille soldats, les meilleurs de l'Italie, toutes 



CHAPITRE XXIV. 417 

ces capitales illustres parviennent - elles à s'accorder, 
pour céder à une autre la prééminence ? Où choisit-on 
le prince nouveau? Appartiendra-t-il à la maison de 
Savoie, à la maison de Lorraine, à la maison de Bour- 
bon? Si les trois familles sont exclues, sera-t-il, ce 
chef (et un autre différend national va commencer), 
sera-t-il Piémontais, Lombard, Génois, Vénitien, Flo- 
rentin, Romain ou Napolitain? 

S'il s'élevait un système d'opposition religieuse re- 
doutable contre l'autorité de l'Église catholique, je 
pourrais penser que le pontificat périrait avec ses tem- 
ples, et qu'on attacherait peu d'importance au lieu 
où il porterait sa douleur et les débris de sa puis- 
sance; mais le protestantisme ne fait plus de prosé- 
lytes; il est comme stationnaire , plus raisonnable; il 
ne missionne pas avec fureur. La puissance de la cour 
de Rome habilement ménagée, sagement exercée, se- 
rait encore défendue par des indifférents, si la religion 
était persécutée : peut-être ceux qui ne vont pas à la 
messe dans les églises, iraient à la messe dans les 
caves. J'examine cette question en homme politique; 
je ne craindrais pas de la traiter en homme religieux. 
Mais il me suffit de la voir sous ce premier rapport. 
Elle est assez grande, comme question politique, et 
j'aime mieux m'adresser sur-le-champ à tous les 
hommes sans distinction qui s'occupent d'affaires d'é- 
tat, que de me livrer à un langage de passion con- 
traire à l'esprit de cet ouvrage destiné à combattre 
des passions. J'avoue donc qu'il me paraît que pour 
établir l'indépendance de l'Italie avec l'expulsion du 
pape, il faut des circonstances données qui n'existent 
pas, des faits encore à naître, et un bouleversement 
bien autre que celui qui a étonné l'Europe ^ lorsqu'elle 
s'est vue successivement divisée en gouvernements 
/. 27 



4i8 MACHIAVEL. 

choisis par des corps délibérants , avant la fin d'une 
dynastie y comme il est arrivé en Angleterre, en Suède, 
en Portugal, dans d'autres pays, et ensuite en gou- 
vernements attribués à des familles qu'une longue 
possession a maintenues au pouvoir. 

1516. Cette question mériterait d'occuper Machiavel lui- 
même; et sans doute il écrirait d'autres pages aujour- 
d'hui, si on lui présentait le Saint-Siège actuel amendé, 
rendu à la pratique des anciennes vertus de l'église , 
régnant sans contestation sur l'innombrable portion 
du christianisme qui ne s'est pas séparée, et si néan- 
moins on proposait de le renvoyer en Suisse, comme 
il le dit dans ses lettres, à Avignon, comme le rapporte 
l'histoire , ou dans un autre pays quelconque de l'Eu- 
rope, ou même de l'Amérique, ainsi que le voulait un 
homme d'état dont heureusement on n'a pas écouté les 
conseils. Il y aurait à dire à Machiavel que depuis qu'il 
a écrit, une incommensurable partie du monde a été 
découverte, »et que la moitié de cette partie, celle qui 
est située sous le soleil le plus ardent, a repoussé, il 
est vrai , ses maîtres politiques, mais a déclaré qu'elle 
ne voulait permettre aucune scission avec le chef de 
la religion. C'est ce qui est clairement prouvé par les 
déclarations spontanées des gouvernements de l'Amé- 
rique méridionale. Une si éclatante profession de ca- 
tholicisme répare et au - delà les pertes que le Saint- 
Siège a faites , depuis que tant de consciences opposées 
ont renoncé à reconnaître la suprématie de Rome. 

1516. Je n'ai pas refusé de m expliquer sur cette matière 
délicate, je l'ai fait librement, et comme formé aux 
exemples de franchise et de dignité du grand poli- 
tique dont j'examine les ouvrages : mais je n'en fais 
pas moins des voeux sincères , des vœux ardents ^ 
pour que tous les peuples Italiens soient heureux, 



CHAPITRE XXIV. 419 

pour que leur .esprit se livre aux développements fé- 
conds qu'il est appelé à réaliser , et pour que dans 
toutes leurs provinces , une administration sage y pa- 
ternelle , et appropriée aux exigences raisonnables 
d'aujourd'hui , détruise les abus d'une organisation 
qui a quelque chose de suranné ou de décrépit y sans 
aucune utilité pour les gouvernés, et pour les gou- 
vernants eux-mêmes. 

!Nous reviendrons maintenant à Machiavel, et chan- 
geant rapidement de sujet, à son exemple, nous le sui- 
vrons dans une autre discussion. Actuellement il nous 
déclare hautement qu'un peuple qui a été soui^is à 
l'autorité d'un prince, maintient avec difficulté sa li- 
berté , surtout s'il est corrompu. Nicolas ici reproduit 
entièrement l'avis que nous avons soutenu contre 
lui : qu'il y a impossibilité d'établir une république 
dans un pays gâté , et qu'il faut faire tendre les dis- 
positions qu'on organise dans ce pays vers une pro- 
pension monarchique. César est donc complètement 
excusé. Nous rencontrons plus loin une grande vérité 
de gouvernement, prouvée par la statistique de l'his- 
toire. Après un excellent prince, on peut avoir un 
prince faible , et impunément ; mais un second prince 
faible met tout en danger : une succession de deux 
princes vertueux a les suites les plus heureuses. Enfin 
quant aux moyens de se faire respecter , il faut blâ- 
mer tout prince ou toute république qui n'arme pas 
ses sujets : Nicolas en cet endroit nous fait grâce de 
l'exemple de César Borgia. 

A propos de l'avantage qu'on peut trouver à garder 
les étroits passages qui empêchent les armées de pé- 
nétrer dans un pays , il cite la feinte habile de notre 
roi François T**, qui pour entrer en Italie, en i5i5, 
trompa tous les calculs des Suisses , et y arriva par des 

27. 



4ao MACHIAVEL. 

ehemins inconnus. De nos jours Napoléon a trompé 
aussi habilement les Autrichiens. 

Dans le chapitre XXVI, les conseils donnés aux 
princes, ou à la république (car ce n'est pas toujours 
tour à tour qu'il prétend les instruire; il les appelle 
souvent à la fois devant lui, pour leur dicter les 
mêmes préceptes), ces conseils, dis -je, sont si vio- 
lents, qu'il est obligé d'ajouter, après avoir annoncé 
qu'il faut ressembler à David , qui esurientes implevit 
bords et diuites dimisit inanes y qu'il faut construire 
de nouvelles villes, détruire les vieilles , transporter 
les habitants d'un lieu à un autre, etc., qu'il est obligé 
d'ajouter : 

<c Ces moyens sont très-cruels et ennemis de toute habi- 
tude non*seulement chrétienne, mais humaine: tout homme 
doit les fuir et plutôt vivre particulier , que roi avec 
cette ruine de tant d'hommes. Néanmoins, celui qui ne veut 
p|s prendre cette première voie du bien, doit, s'il veut se 
maintenir , entrer dans celle du mal. Mais les hommes pren- 
nent certaines voies du milieu qui sont très-dangereuses ; ils 
ne savent être ni tout bons ni tout méchants. » 

Personne n'a encore reproché à Machiavel une er- 
reur qu'il a commise dans cette citation du roi David. 
Ce roi n'a rien de commun avec ces paroles, esurientes 
impleç^it bords et dwites dimisit inanes. Elles sont ex- 
traites du magnificat et rapportées pour la première fois 
par saint Luc, bien long -temps après David. Et puis 
ces paroles, ne sont pas un fait historique, mais un 
symbole de morale , et une définition du peu de fon- 
dement que les riches doivent faire sur leur opulence, 
et de l'espérance que peuvent concevoir les pauvres 
pour un autre avenir. 
1516. A propos de l'axiome « Les hommes ne savent être 
ni tout bons , ni tout méchants » , Machiavel apporte 



CHAPITRE XXIV. 421 

Uit exemple terrible, qu'il raconte dans le chapitre 
suivant d'une manière tout à fait calme. 

Il demande pourquoi Jean-Paul Baglioni, tyran de 
Pérugia, ne s'est pas emparé de la personne de Jules II, 
qui avec une témérité bien légère était entré dans 
cette ville, suivi d'une faible garde, et s'était ainsi mis 
à la merci de son ennemi qui y commandait une 
troupe d'hommes armés fort considérable. 

« Les hommes prudents remarquèrent qu'avec Jules étaient 
la témérité d'un pape et la vileté de Jean Paolo, et ils ne 
pouvaient s'expliquer comment celui-ci ne s'était pas , pour 
sa perpétuelle renommée , emparé de son ennemi , et ne 
s'était pas enrichi de cette proie , le pape étant accompagné, 
de cardinaux qui avaient avec eux toutes leurs délices. On 
ne pouvait pas croire qu'il se fût abstenu par bonté ou par 
conscience, parce que dans l'esprit d'un homme couvert 
de crimes , qui abusait de sa sœur , qui avait assassiné ses 
cousins et ses neveux pour régner, il ne pouvait descendre 
aucun sentiment de pitié. On en conclut que les hommes ne 
peuvent pas être honorablement méchants ou parfaitenAnt 
bons, et qu'ils ne savent pas entrer dans une méchanceté 
qui a en soi de la grandeur , et qui en quelque partie est 
généreuse. Ainsi Jean Paolo qui se souciait peu d'être in- 
cestueux et parricide public , ne fut pas , ou à dire mieux 
n'osa pas , en ayant une bonne occasion , tenter ici une en- 
treprise dans laquelle on aurait admiré son audace , et qui 
aurait laissé de lui une mémoire éternelle, puisqu'il aurait 
été le premier à démontrer aux prélats le cas qu'il faut faire 
de quiconque vit et règne comme eux , et qu'il aurait opéré 
une chose. dont la grandeur devait surpasser toute infamie et 
tout danger qui aurait pu en résulter. » 

L'auteur du chapitre XVIII du traité des Prin^ 
cipautés se retrouve trop aussi dans ce passage. Je 
sais bien que Jules II pouvait n'être pour Baglioni, 
s'il avait dû s'excuser, qu'un guerrier qui en vou- 



422 MACHIAVEL. 

lait à sa puissance, et non un pontife qui exigeait 
toute vénération; je sais qu'il aurait pu dire : « Ce 
guerrier inexpérimenté s'est livré à moi, et dans la 
mêlée il a péri. » Mais le crime en lui-*méme, outre 
qu'il aurait été commis malgré la foi donnée, puisque 
ce tyran avait déjà reconnu qu'il consentait à remettre 
la ville, et à être un buonfigliuoh délia Chiesa, aurait- 
il eu des suites si heureuses ^ Machiavel a oublié que 
dans les gouvernements électifs , il s'élève rapidement 
un successeur qui en pareille circonstance doit né- 
cessairement poursuivre le criminel. Si l'Italie ne res- 
pectait plus les papes, les étrangers, surtout ceux qui 
avaient besoin de leur secours , ou d'une intrigue en 
Italie, adressaient aux pontifes d'assez éclatants hom- 
mages : nous avons vu que la France marchait de con- 
cert avec Jules II , qui montrait si complaisamment à 
Machiavel les lettres et la signature de Louis XII. Il 
y a quelque inconvénient à croire appuyer fortement 
^ses opinions sur des exemples pris à la légère. Quel- 
quefois ils peuvent être absolument rétorqués contre 
l'écrivain. Le fait est vrai, sans qu'il soit besoin de le 
fortifier de l'exemple de Baglioni , qui déjà assez scé- 
lérat, n'a pas voulu l'être davantage, et qui a d'ailleurs, 
en cela , agi avec prudence. L'homme qui a été le plus 
méchant, qui a parcouru la plus sanglante carrière 
de crimes et de scélératesse, s'arrête quelquefois de- 
vant un léger péril. La raison en peut être, qu'une 
main souillée de forfaits se laisse plus facilement gla- 
cer par la peur. 
1516. Il était difficile de décider qui était le plus ingrat 
pour de hauts services rendus , ou du prince ou de la 
république. L'auteur traite ainsi cette question cu- 
rieuse. 

« Le vice dte Tingratitude naît de ravarice ou du soupçon. 



r 



CHAPITRE XXIV. 4^3 

Quand un peuple ou un prince a envoyé un de ses capi- 
taines dans une expédition importante, où ce capitaine 
a par ses victoires acquis beaucoup de gloire , alors ce 
prince ou ce peuple est tenu de le récompenser , et si au lieu 
d'accorder cette récompense, il le déshonore ou l'offense, si, 
mû par un sentiment d'avarice et en proie à ce vil sentiment , 
il ne veut pas récompenser , il commet une erreur qui n'a 
pas d'excuse, et il mérite une infamie éternelle. Il se trouve 
beaucoup de princes qui commettent celte erreur, et Tacite 
en dit ainsi la raison dans cette sentence : « On est plus porté 
K à rendre la pareille pour une injure que pour un bienfait, 
« parce que la reconnaissance est regardée conune une 
« chaîne, et la vengeance comme un gain ^ » 

L'auteur assure ensuite que lorsque le prince ou le 
peuple, mù non par l'avarice mais par le soupçon, 
n'accorde pas la récompense, il mérite quelque excuse. 
Il en trouve la raison dans la glorieuse renommée 
qu'a acquise le vainqueur : ce vainqueur se livre par- 
fois à un sentiment d'orgueil , en méditant de se ren- 
dre indépendant; si c'est vis-à-vis d'un prince, celui-ci 
doit se mettre sur ses gardes. Ce soupçon est si naturel 
chez un prince qu'il ne peut s'en défendre, et s'il ne 
s'en défend pas, lui qui a des obligations si immé- 
diates , il ne faut pas s'en étonner. Antonius Primus fut 
maltraité par Vespasien pour qui cependant ce géné- 
ral avait occupé Rome , après avoir défait deux armées 
de Vitellius. Ce n'est pas ensuite une chose qui doive 
exciter plus de surprise, si un peuple, en cela, imite le 
prince. L'ingratitude que l'on témoigna à Scipion na- 
quit d'un soupçon. Il avait acquis de la gloire dans 
une longue et périlleuse guerre; ses victoires avaient 



I Voici le propre passage de Tacite qae Machiavel rapporte eo latin : Pro- 
clivius est injuriée, quant bénéficia vicem exsohere, quia gratia oneri, uUio in 
quœstUy habetur. Hîst. lib. IV, UI. 



4^4 MACHIAVEL. 

été soutenues; il était jeune, prudent, recommanda» 
ble par beaucoup de vertus ; les magistrats de Rome 
craignaient son autorité; Caton l'ancien fut le premier 
à dire qu'on ne pouvait pas appeler libre une ville où 
il y avait un citoyen craint des magistrats : il fut sa- 
crifié. Cependant en attribuant le vice de l'ingratitude à 
ces deux causes, l'avarice ou le soupçon, les peuples sont 
moins ingrats par avarice, que les princes, et conçoi- 
vent moins le soupçon. Pour ne pas risquer d'être in- 
grat, un prince doit commander ses expéditions. Une 
république qui ne peut agir ainsi doit suivre l'exemple 
donné généralement à Rome, excepté pour Scipion : car 
Rome fut avec cela la moins ingrate des républiques , 
et celle qui pardonna le plus de fautes à ses généraux. 

Un prince et une république doivent assister les 
citoyens dans leurs besoins de fortune. Ce chapitre 
est discuté avec une gravité et un sang-froid qui ne 
permettent pas de croire que l'auteur ait voulu traiter 
ici un intérêt personnel, comme dans le chapitre XXII 
du livre des Principautés^. 

Il faut suivre l'auteur dans les développements in- 
génieux qu'il donne sur l'autorité du dictateur à Rome, 
sur celle qui fut attribuée aux décemvirs, sur les scan- 
dales de la loi agraire, l'indécision des petits états, la 
subite transition de l'humilité à l'orgueil, de la com- 
passion à la cruauté, sur la facilité qu'on trouve à 
corrompre les hommes, sur cette sentence de Salluste 
mise dans la bouche de César : « Tous les mauvais 
exemples sont nés de bons commencements ^. » 

Examinons le chapitre LUI qui porte ce titre : 
a Le peuple souvent trompé par une fausse appa- 

' Voyez pins haut, chap. XXH de ce Tolnme, pag. 355. 
> Omnia mala exempta ex bonis initiis orta surtt. Sjlllusts , Bell. Catil. , 
cap. XXXV. 



chapitre; XXIV. 4a5 

« rence de bien^ désire sa ruine : les grandes espé- 
« rances , et les promesses hardies l'émeuvent facile- 
ce ment. » 

Machiavel juge ainsi le peuple d'une république. 

«II amve dans les républiques, que parfois on ne s'arrête 
pas aux projets qui seraient utiles. En considérant ce qu'il 
est facile , ce qu'il est difficile de persuader au peuple , on 
peut faire cette distinction : 

« Ce que tu as à persuader au peuple , présente , au pre- 
mier abord, ou des avantages ou des préjudices: la propo- 
sition est courageuse ou vile : quand le peuple voit dans ce 
qu'on lui propose, un gain, quoique dessous il y ait une 
perte, et quand il y reconnaît une action de force, quoique 
dessous il y ait la ruine , il se laisse aisément persuader. De 
même il sera toujours difficile de faire adopter à la multi- 
tude les partis qui supposeraient vileté et préjudice, quoi- 
que dessous ces partis, il y ait conservation et avantages. » 

Voilà le raisonnement de Machiavel, pour confir-, 
mer, prétend-il, l'opinion du Dante qui dit, dans son 
traité de Monarchiâ « Le peuple crie quelquefois : 
Fwe ma mort! meure ma vie! » 

Le chapitre LVI traite une question un peu sin- 
gulière. 

« Avant que les grands événements arrivent dans une 
ville ou dans une province , il y a des signes qui les pronos- 
tiquent ou des hommes qui les prédisent. » 

« D'où cela naît, je ne le sais; mais on voit parles exem- 
ples anciens et modernes , qu'il n'arrive jamais un grand 
accident dans une ville ou dans une province qu'il n'ait été 
prédit par les devins , par des révélations , par des prodiges 
ou par des signes célestes. » 

La crédulité habituelle de Tite-Live et même de 
Tacite est ici un peu trop partagée par Machiavel. Il 
rapporte qu'avant l'arrivée de Charles VIII, Savona- 



426 MACHIAVEL. 

rola prédit cet éTénement , et que dans toute la Tes* 
cane on dit avoir entendu et vu dans Tair des hommes 
de guerre combattant au-dessus d'Arezzo. Avant la 
mort de Laurent de Médicis FAncien , le dôme de Flo- 
rence fut frappé de la foudre dans sa partie la plus 
élevée. Avant la chute de Soderini , le palais vieux ftit 
aussi frappé par la foudre. Tite-Live rapporte qu'a- 
vant l'arrivée à Rome des Gaulois que Machiavel ap- 
pelle toujours les Français {i Francesi)^ Marcus Cœdi- 
tius, plébéien, annonça au sénat qu'il avait entendu, 
dans la rue , une voix surhumaine qui annonçait cette 
arrivée des Français '. 

« La cause de cela doit être discourue et interprétée par 
un homme qui ait connaissance des choses naturelles ou 
surnaturelles , connaissance que nous n'avons pas. Cepen- 
dant il peut arriver que ^ comme l'air , ainsi que disent cer- 
tains philosophes, est rempli d'intelligences qui par une 
Tertu naturelle prévoient les choses futures, ces mêmes 
intelligences prennent pitié des hommes , les avertissent par 
de semblables signes , afin qu'ils se préparent à la défense. 
Quoi qu'il en soit, on voit que ceci est la vérité , et que tou- 
jours après de tels accidents , surviennent des choses extra- 
ordinaires et nouvelles dans les états. » 

1516. Oui, mais à Florence même, des insensés ont sou- 
vent prédit des malheurs qui ne se sont pas vérifiés. 
Le palais vieux a pu être frappé de la foudre, sans 
qu'il soit mort un grand citoyen Florentin , et sans que 
le peuple se soit révolté contre ses chefs. Les diverses 
catastrophes politiques qui se succèdent sur la terre, 
et les événements ordinaires de la vie , s'accomplissent 
au milieu de mille météores, ignés, aqueux, lumineux; 

' Marcus Ccediûus de plèbe nuntiant tribums, se in nova via , ubi nunc sacel" 
lum est, supra œdes Vestce^ vocem, noctis silentioy audisse clariorem humana, 
quœ maffistratibus dicijuberet, Gallos adventare, Titc-LÎTe, lib. V, cap. XXXIL 



CHAPITRE XXIV. 4^7 

ces phénomènes nécessaires dans la nature , suivent 
leur cours toujours non interrompu , comme ils le sui* 
vaient du temps de Machiavel, et la lecture assidue 
d'Aristote, de Tite-Live et de Tacite, ne pouvait pas 
l'éclairer d'une manière bien efficace sur un genre de 
connaissances qu'il, avouait lui-même n'avoir pas étu- 
diées. Galilée, le créateur de la physique expérimen- 
tale, ne devait venir que 3 7 ans après la mort de Ma- 
chiavel. Cette erreur d'un Florentin célèbre, devait 
être réfutée par un autre illustre fils de la Toscane. 

Au moment où Machiavel croyait à de pareilles su- 
perstitions , nous n'étions guère plus instruits à Paris. 
On lit dans les chroniques de France ce que je vais 
rapporter. 

L'auteur n'assure pas positivement la vérité de ce 
qu'il va dire, mais il raconte ce fait avec une sorte 
de complaisance qui fait penser qu'il n'est pas bien 
éloigné de le croire. Voici le passage : 

0: Un peu îrmant ceite baotûill^ (la bataille de Ravenne) 
rt iranfltct iexvtnm récité , auoit eiAé ven nnQ momtxt 
nonnean , ni jen la Mrte vilU lOit IXamne , le qnd monô- 
Ire, p0ttr U tommtntemtnt^ t^oit coxnn au cl)ef, allant 
ûdltB an [un Ibt bra$ , uttjgi pieir (ommc nn^ oy^i^ean va-- 
nmant , et V antre ptjeîr comme ung Ijomme ^umain» 31 
auoit nn oeil an i^enonil , et et auoit audei VnnQ et l'au- 
tre sexe tant ma^cnlin qne fminin , rVôt à &ir^ &'l)0mmr 
et îre femme , aindi eomme uujg l)erm0fr0Îrite ; il auoit en 
la poitrine ainei eomme nny^^ le qnel fait peilon et une 
demblance îre eroiir, le tout eijgimfiant ce qni B'enmyt. y> 

Machiavel renvoie l'explication de tous les phéno- 
mènes à ceux qui ont connaissance des choses natu- 
relles ou surnaturelles. L'auteur des chroniques est 



428 MACHIAVEL. 

apparemment un de ceux qui ont cette connaissance, 
et il explique positivement ce que peut annoncer ce 
monstre né à Ravenne. 

ccpar k rl)ef comn îre et m0n0trie pauuoit tiAxe en-' 
tetitu orgueil; 1^ a^Uee pmnoient sisniCin vaine lege- 
ttti tt inconstance it pensée ; fauUc î^c bras ^ îrcffauU 
Irc bonnes oeuures; le pieî^ îi'ung oiseau rauissant peult 
aussi î^éstiginer rapine^ usure; Toeil an fenouil pouuoit 
semblablement signifier îréflection et contenîrement îre 
pensées auf cl)oses basses et terriennes^ et par Vnnj^ et 
Tautre sef e îr'l)omme et îre femme pouuoit aussi estre en- 
tenlru int)onneste et pile lurure. €t ainsi pour ces pices 
capitaulic déclarés ^ ponnoit estre aîroncques toute 3talie 
menacée et affligée Ire guerres et impétueuses batailles^ 
ce i|ue par aduanture estoit fait par Hnxne permission ^ 
et non par la force des l)ommes qui souuent sont fais 
fléauir ire Men pont la vengeance îres pecl)e^. €a lettre 
de g dicte Ipsilon et la semblance on forme de croir 
pouuoient estre signe et démonstration de salut ^ car le g 
et aussi la croijc sont figures et signes de uertus etc. ' » 

Nous devons être disposés à excuser ici Machiavel 
et l'auteur des chroniques, d'autant plus que des idées 
de superstition à peu près semblables n'étaient pas 
éteintes chez des Français, il y a à peine dix ans. Les 
explications satisfaisantes que donnent les savants n'a- 
vaient pas suffisamment persuadé tous les esprits. 
Voici ce que dit M. Arago à propos de la comète de 
i456, qui doit revenir en i835: 

« Le Pape Calixte fut si effrayé de la comète de i456, 

' €t tiers volume ïm (I)r0ntque0 he itanct , nouueUrmrnt imprimef h 
|)ûn», l'an mil tinq rend et quatorze, le premier jour be octobre, feuillet 
rrlffiii. Verso, în-lT. 



CHAPITRE XXIV. 41^9 

qu'il ordonna j pour un certain temps , des prières publi- 
ques , dans lesquelles on excommuniait à la fois la comète 
et les Turcs ; et afin que personne ne manquât au devoir , 
il établit Tusage , qui s'est depuis conservé , de sonner à midi 
les cloches des églises. Nous n'en sommes plus là , je le 
reconnais , et sauf quelques exceptions , au nombre des- 
quelles je pourrais placer un persoQnage dont le nom exci- 
terait ici une bien légitime surprise , car il n'a pas moins 
étonné le monde par son indomptable caractère, que par 
son génie ( Napoléon) , personne dans ce siècle n'a osé avouer 
publiquement qu'il regardât les comètes comme les signes , 
comme les précurseurs de révolutions morales \ « 

Qu'on se livre donc à de longues études pour ré- 
pandre les lumières de la science' et de la physique 
parmi les hommes ! Une vaste intelligence comme celle 
de Machiavel croyait que le tonnerre se mêlait de nos 
affaires; qu'on voyait et qu'on entendait en l'air des 
escadrons de cavalerie .^. 

Dans un monstre tel à peu près que Rita et Cris- 
tina ^ y les moines français du seizième siècle , les au- 
teurs des chroniques , qui étaient les savants les plus 
habiles du pays, voyaient des guerres impétueuses en 

I Annuaire de iSSa, pag. a 44* 

* Ludïbria oculorum auriumque sœpe crédita pro verts, Tite-Live, lib. XXIV, 
cap. LIV. 

3 Nous avons vu à Paris ces malheureuses jeunes filles, liées si étroitement 
Tune ài*antre. U n'y avait pas de spectacle plus affligeant. Autrefois , on aurait 
cru en Sardaigne , où elles sont nées , qu*il allait arriver de mémorables événe- 
ments. Pourquoi nVt-on pas dit que leur naissance annonçait la chute d'Al- 
ger , qui a si souvent ruiné le commerce de Cagliari ? On peut consulter rela- 
tivement à Rita et CrUtina ce que M. R. A. Serres en a dit dans les Mémoires 
de l'Académie des sciences de l'Institut, i83a , tome XI, page 583. Il a prouvé 
que leur dualité était ramenée à l'unité, quant à l'exercice des trois fonc- 
tions fondamentales de la vie , la nutrition, la respiration et la circulation. 

Ce Mémoire de M. Serres est un des meilleurs ouvrages qu'on ait com- 
posés sur les monstres par excès , les monstres par défaut , et les monstres 
doubles. 



43o MACHIAVEL. 

Italie, et, de nos jours, Napoléon lui-même ne pou- 
vait pas se défendre (parlons ainsi pour ne rien exa- 
gérer) de quelque préoccupation, quand on annonçait 
le passage d'une comète '. 



■ Ce gnnd homme 



jpenlîtioD? Qaoiqu'it 



n'ait pu para ili comité en 1S14 , il eatceruin qn'il en 1 jiini dea>en 181 5. 
et niM en 1811, l'uiDée de m non. Ajonioiu, pour icheTcr de faire voir 
eombien ce* cnintet aoat pnétilei, que da iSo3 à iS3i , il a para ^3 co- 
mite». (JaaiMÙre det tangitada j>oi4r Pan iSii , ^f. ig^O 






CHAPITRE XXV. 43 1 



^Ê % /^^^ w m* n nM tt /t iw % % Mtv^%/tiVm % MÊ%^^MMnnM^tn^^^ n /ti\t w wm% 



CHAPITRE XXV. 



Fidèle à ses principes d'amitié et de gratitude, 1516. 
Machiavel dédie aux mêmes Buondelmonti et Rucel- 
lai son second livre des DiscorsL 

L'auteur recherche la raison pour laquelle les an- 
ciens peuples lui semhlent avoir aimé la liberté, plus 
que ne l'ont aimée les peuples nouveaux. Il attribue 
la différence des dispositions des deux époques à la 
diversité de la religion et de l'éducation. 

Chap. IL «Notre religion montre la vérité et la vraie voie 
( Veritas et via ) , et nous fait moins estimer rhomieur du 
monde: les gentils lestimaient davantage ; ils y avaient placé 
leur souverain bien ; alors ils étaient plus féroces dans 
leurs actions, ce que Ton peut induire de beaucoup de leurs 
constitutions, en commençant par la magnificence de leurs 
sacrifices comparée à l'humilité des nôtres qui ont en cela 
une pompe plus délicate que magnifique , et dans lesquelles 
on ne remarque aucune action vive ou féroce. Chez les 
gentils la pompe et la magnificence ne manquèrent pas , et 
ils y ajoutèrent Faction du sacrifice dégoûtant de sang et 
de férocité, puisqu'ils y égorgeaient une multitude d'ani- 
maux : les hommes prenaient donc le caractère propre à 
une action si terrible. La religion antique , outre cela , ne 
béatifiait que les hommes couverts de la gloire mondaine , 
comme les capitaines d'armées, et les chefs des républiques. 
Notre religion a plus glorifié les hommes humbles et contenv- 



43a MACHIAVEL. 

platifs , que les hommes livrés à la vie active : elle a placé 
le souverain bien dans l'humilité, jusque dans Fabjection 
et dans le mépris des choses humaines. L autre le plaçait 
dans la grandeur de Tâme , dans la force du corps , et dans 
toutes les choses propres à rendre les hommes très-coura- 
geux. Il paraît ainsi que ce mode de vivre a rendu le monde 
faible , et l'a livré aux scélérats qui peuvent le maîtriser sûre- 
ment, voyant que Tuniversalité des hommes, pour obtenir 
le paradis , pense plus à supporter la violence des méchants 
qu a les punir. Cependant , quoiqu'il paraisse que le monde 
soit efféminé, et que le ciel soit désarmé, cela naît sans 
doute plus de la vileté des hommes qui ont interprété notre 
religion selon l'oisiveté , et non selon les vertus. S'ils consi- 
déraient combien elle permet l'exaltation et la défense de la 
patrie , ils verraient combien elle veut encore que nous ai- 
mions la patrie , que nous la défendions , et que nous nous 
préparions à nous mettre en état de la défendre. » 

Après cette comparaison si neuve des effets de la 
religion ancienne et de ceux de la nôtre, l'auteur pro- 
clame comme un des plus nobles sentiments l'amour 
de la patrie qu'il croit que l'on sent plus vivement 
dans une république. Il décrit les progrès de la civi- 
lisation dans un pays libre, d'où doivent résulter le 
partage plus égal des propriétés , la sécurité des ri- 
ches plus répandus dans toutes les classes, la fré- 
quence des mariages, la naissance d'une grande quan- 
tité d'enfants, plus faciles à nourrir et à élever, et 
qui peuvent aspirer à devenir chefs de famille. 
Puis après avoir annoncé tant de prospérités et de 
constantes victoires à cet état de choses qu'ici il af- 
fectionne directement, il termine, dans son système 
de philosophie universelle et de philantropie tou- 
jours conséquente avec elle - même, par déplorer le 
sort de ceux qui sont esclaves, surtout, dit-il, d'une 
république. 



CHAPITRE XXV. 433 

Ainsi dans la même page, il a conseillé à la répu- 
blique de maintenir saines ses institutions natives, 
pour qu'elle devienne puissante, et à tout autre état, 
il a conseillé de bien prendre garde au caractère en- 
treprenant de ceux à qui il a adressé de pareils avis ; 
il recommande d'éviter surtout de tomber sous la do- 
mination d'une république , parce que comme elle at- 
tire à elle toute la substance, il n'est pire situation 
que d'être son sujet. De nos jours l'ancienne position 
de la terre ferme de Venise et quelques pays soumis 
à Berne , ont confirmé la vérité de la proposition de 
Machiavel. 

Il accuse plus loin la religion chrétienne d'avoir cher- 
ché à détruire les monuments , les cérémonies, les écrits, 
les noms et toute mémoire de la religion des gentils. 
Elle n'a pas, dit-il, détruit davantage ses institutions, 
parce qu'elle n'a pas détruit la langue latine, et elle ne 
l'a gardée que forcément, devant écrire sa loi dans cette 
langue. Mais Machiavel oublie qu'il aurait fallu aussi 
détruire les ouvrages des Pères de l'église grecque. Je 
ne crois pas qu'on ait jamais pensé sérieusement, au 
commencement de l'établissement du christianisme, à 
s'élever ainsi contre le culte des gentils. Le christia- 
nisme a marché long-temps comme de front avec le 
paganisme. Le christianisme avait sans pitié renoncé 
à l'adoration des faux dieux , mais il n'avait pas cher- 
ché à détruire une grande partie des principes de la 
morale de Socrate et de Platon. Il avait, il est vrai, 
appelé courageusement à l'indépendance les esclaves et 
les femmes. Machiavel veut peut-être parler des ico- 
noclastes : ceux-ci vraiment ont brûlé toutes les images, 
mais en même temps toutes celles de J.-C. et celles 
de Jupiter, et ces barbares n'étaient qu'une portion 
de chrétiens ignorants, égarée et réprouvée par les 
/. 28 



434 MACHIAVEL. 

autorités légitimes. Saint Augustin lui-même n'a pas 
dédaigné de rappeler dans ses écrits ce qu'il avait em* 
prunté à ceux des anciens. Il nous a même, et seul 
pendant long-temps, jusqu'au moment où l'infatiga- 
ble monsignor Mai , qui serait si digne de la pourpre , 
a complété ses importantes recherches sur les manu- 
scrits palimpsestes , il nous a fût connaître de nom- 
breux passages de la république de Cicéron. Saint 
Grégoire, plus hardi, a placé Trajan dans le paradis. 
La cour de Rome , à l'époque de la renaissance , a rem- 
pli elle-même des palais entiers d'images sculptées 
par l'art antique, des statues de Junon, de Bacchus, 
d'Apollon, d'Hercule et de plusieurs empereurs divi- 
nisés. Machiavel n'a donc pas vu les rues de Rome, 
et ses places publiques. Il y aura apparemment mené 
une vie d'affaires, et il n'a remarqué que la mauvaise 
conduite des Romains d'alors. Rome a précisément 
conservé et donné l'exemple de recueillir les médailles 
autonomes et romaines , où se trouvaient gravés les 
modes les plus détaillés des cérémonies religieuses des 
anciens. Des édifices à Rome gardent encore jusqu'au 
nom de Minerve , et ce sont des dominicains qui l'ha- 
bitent. Une des principales paroisses s'appelle San Lo- 
renzo in Lucina, Le Capitole a toujours ce nom glo- 
rieux. La fontaine de la nymphe Égérie, et qui peut-être 
n'est pas cette fontaine, rappelle les souvenirs de Numa. 
Les colonnes de Trajan et de Marc-Aurèle sont debout. 
Les sept collines* portent le même nom qu'auparavant. 
Le Panthéon est une des églises les plus fréquentées, 
et six jours de la semaine actuelle des chrétiens por- 
tent encore le nom de la Lune, de Mars, de Mercure, 
de Jupiter, de Vénus et de Saturne. 

Machiavel cite plus loin , à propos des peuples que 
la défaite force à des émigrations, un passage de Pro- 



CHAPITRE XXV. 435 

cope où cet auteur dit qu'il a lu en Afrique sur des 
colonnes les mots suivants : 

« Nos {Maurizii) qui fugimus a fade Jesu latronis 
Jilii Navœ. 

Je rapporterai plus exactement ce passage : 

a Nos sumus ii qui fugimus a facie Josue latronis 
fila Navœ^.y» 

Il est clair que le mot iYidoOî doit être traduit par le 
mot Josué et non pas Jésus. M. Guiraudet et M. Fé- 
riés ont traduit par le mot Jésus sans rien expliquer 
dans une note, ce qui peut faire mal comprendre ce 
passage. 

Machiavel, de son temps, ne voulait pas accréditer 1516. 
une opinion émise par Quinte -Curce, et depuis si 
hautement approuvée par ce maréchal qui disait que 
pour faire la guerre il fallait trois choses : i® de l'ar- 
gent , 2® de l'argent, 3® de l'argent. L'écrivain mili- 
taire et l'observateur politique ont réuni leur talent 
pour compléter ce chapitre. On se trompe, dit-il, ou di- 
sent-ils, quand on fonde des avantages sur l'argent, sur 
la force des sites du pays , et la bienveillance des peu- 
ples. Tout cela n'est rien sans des armes fidèles; tout 
mont, tout lac, tout lieu inaccessible devient plaine, 
là où manquent les défenseurs courageux. Rien n'est 
plus faux que cette opinion qui laisse établir que 
l'argent est le nerf de la guerre. Le nerf de la guerre, 
c'est une armée de bons soldats. L'or ne suffit pas 
pour trouver les bons soldats, les bons soldats sont 
suffisants pour trouver l'or. 

« Si les Romains avaient voulu faire la guerre plutôt avec 

^ Pbocofb, Édît* de t^Boy îii*fol. ^ pag. 168. 

a8. 



436 MACHIAVEL. 

Tor qu'avec le fer , tous les trésors du monde n'auraient pas 
suffi , quand on considère les grandeurs et la difficulté de leur 
entreprise. Faisant la guerre avec le fer , ils ne souffrirent 
jamais de la disette de Tor, parce que ceux qui les crai- 
gnaient , l'apportaient , cet or , jusque dans leurs camps. » 

Quelques circonstances donc, suivant Machiavel, 
forcent un général à attaquer l'ennemi ; quelquefois 
c'est le manque d'argent; mais il n'en résulte pas que 
l'argent soit le nerf de la guerre. L'argent n'est néces- 
saire qu'en seconde ligne. Avant l'argent, il faut les 
bons soldats. 

Le chapitre XII présente cette question : Vaut -il 
mieux, craignant d'être attaqué, différer ou attendre 
la guerre? 

« Les raisons qu'on donne pour l'attaque, sont celles-ci: 
celui qui attaque arrive avec plus de détermination que celui 
qui attend , ce qui donne plus de confiance à l'armée ; outre 
cela , il enlève à l'ennemi la facilité de se servir de ses 
propres choses , puisqu'alors cet ennemi ne peut rien de- 
mander à ses sujets qui sont pillés. Ayant l'ennemi chez lui , 
le prince a plus de peine à tirer d'eux de l'argent , et il voit 
se dessécher cette source qui peut l'aider à soutenir la 
guerre. Les soldats , en pays ennemi , éprouvent plus la 
nécessité de combattre. Cette nécessité produit le courage. 
D'un autre côté, on dit que lorsqu'on attend l'ennemi, on a 
plus d'avantages ; on lui cause mille embarras pour les 
vivres et tout ce dont une armée a besoin. Tu peux mieux 
contrarier ses desseins puisque tu connais le pays mieux 
que lui , tu peux l'assaillir avec plus de forces unies , parce 
que tu peux les rassembler toutes, sans cependant les trop 
éloigner de leurs villes. Battu , tu peux les rallier plus faci- 
lement ; il se sauvera beaucoup de monde de ton armée, 
parce que les refuges seront plus voisins , et ce qui reste ne 
peut être coupé. Tu risques bien toutes tes forces, mais non 
toute ta fortune , et en t'éloignant tu risques toute ta for- 



CHAPITRE XXV. 437 

tune^ mais non toutes tes forces; aussi il y en a qui^ pour 
affaiblir plus l'ennemi , lui laissent gagner plusieurs jour- 
nées dans le pays , le laissent occuper beaucoup de terrain : 
les garnisons affaiblissent l'armée , et alors on peut la com- 
battre plus facilement. » 

Après avoir rapporté ces sentiments des autres , le 
professeur en stratégie prend la parole et donne son 
avis; il conclut ainsi ^ après avoir présenté plusieurs 
exemples anciens et modernes : 

« Le prince qui a ses peuples armés et disposés à la guerre 
doit attendre chez lui une guerre qui peut être forte et dan- 
gereuse , et il ne doit pas aller au devant. Celui qui a le pays 
désarmé et le peuple inhabitué à la guerre , la doit éloigner 
le plus qu'il peut de ses états , et ainsi chacun , suivant sa 
position, se défendra mieux. » 

Les chapitres suivants établissent plutôt des faits 
prouvés par l'histoire, qu'ils n'offrent des préceptes 
semblables à ceux qu'enseigne Machiavel. 

D'une basse fortune, on parvient généralement à 
une haute fortune , plutôt par la fraude que par la 
force. Les hommes se trompent en croyant vaincre 
l'orgueil par l'humilité. Les délibérations lentes sont les 
plus nuisibles. Puis l'auteur devient tout-à-fait écri- 
vain militaire. Il commence à développer ses doctrines 
d'ordre de bataille, et d'attaques de retranchements; 
mais tout ce qu'il dit, dans ces passages, sur l'artille- 
rie , comme on n'avait alors en général que peu de 
pièces d'un calibre très - fort , ne contient que des 
aperçus nécessairement imparfaits. Il veut que l'artil- 
lerie soit utile seulement dans une armée où l'on trou- 
vera un courage semblable à celui des anciens, et, 
qu'elle soit inutile contre une armée brave. Cependant 
une artillerie bien retranchée résistera toujours aux 



438 MACHIAVEL. 

efforts les plus intrépides de l'armée la plus opiniâtre. 
Il professe ensuite l'idée si raisonnable et si victorieuse, 
que toute la force d'une armée est plus souvent dans 
son infanterie que dans sa cavalerie. Ici la question 
sur les milices mercenaires et auxiliaires qui sont au 
service d'un prince ou d'une république, est traitée 
bien plus vigoureusement que dans le chapitre du li- 
vre des Principautés où il aborde la même matière. 
Ce deuxième livre finit par un trait de satire assez 
mordant. L'auteur admire les Romains qui laissaient 
leur général maître de toutes les opérations militaires. 

« Ils voulaient que le consul fit tout par lui*inéme et que 
la gloire fût toute à lui ; iU jugeaient que Famour de cette 
gloire était un frein et une règle qui devaient le faire bien 
agir. J*ai remarqué particulièrement ceci , parce que je vois 
que les républiques des temps présents , comme sont celles 
de Venise et de Florence, entendent la chose autrement. Si 
leurs capitaines , provéditeurs ou commissaires , ont à élever 
une batterie , elles veulent savoir comment , et donner leur 
avis : cette manière d agir mérite le même éloge que les 
autres manières d'agir, qui toutes ensemble ont amené ces 
républiques aux termes où nous les voyons maintenant. » 

On ne s'étonnera pas plus tard que le même homme 
qui ne fait aujourd'hui que hasarder des idées déta- 
chées sur l'art de la guerre, se croie et soit devenu 
propre à écrire un excellent traité sur cette question 
si importante pour les princes et les républiques. 
1516. Le troisième et dernier livre des discours est dédié 
aux mêmes amis. 

Précisément, dans le premier chapitre, où il traite 
de la nécessité de rappeler souvent à leur principe 
une religion ou une chose publique, pour qu'elles ne 
se corrompent pas , on trouve une approbation de la 
doctrine de saint François^ qui ramena la religion chré- 



CHAPITRE XXV. 439 

tienne au principe de la pauvreté et à l'exemple de 
la vie de Jésus-Christ. Il cite même saint Dominique, 
550US le rapport des prédications de son ordre. 

« Ils se rappelèrent, dit -il, ces anciens temps qui étaient 
éteints dans l'esprit des hommes* Aujourd'hui ceux qui 
suivent les règles de ces deux ordres religieux, empêchent la 
religion de périr , parce qu'ils détournent les peuples de 
mal parler des prélats qui ruinent la religion ; ils engagent 
le» peuples à viyre sous Fobéissatice de ces mêmes prélats , 
et à laisser Dieu punir leurs erreurs : cette rénovation a 
maintenu et maintient la religion. » 

« Les royaumes ont aussi besoin de se renouveler et de 
ramener leurs lois vers leur principe. On voit quel bon 
effet produit ce système dans le royaume de France qui vit 
sous des lois et sous des institutions plus qu'aucun autre 
pays : les mainteneurs de ces lois et de ces institutions sont 
les parlements , et principalement le parlement de Paris. Il 
renouvelle le souvenir des lois chaque fois qu'il en fait exé- 
cuter contre un prince de ce royaume , et qu'il condamne 
dans ses sentences le roi lui-même. » 

Les personnes qui ont pu croire , avant que la let- 
tre à Vettori qui annonce le traité des Principautés^ 
fût connue, que Machiavel donnait des conseils qui 
pouvaient perdre un prince plutôt qu'assurer son 
pouvoir, ont pu trouver des arguments favorables à 
leur système dans le passage suivant, relatif à Junius 
Brutus qui feignit d'être fou, sous le règne de Tarquin. 

« Il convient de faire le fou , comme Brutus , et l'on fait 
beaucoup l'insensé , en louant , en répétant , en voyant , en 
iaisant des choses contre son gré, pour complaire au prince. » 

Il poursuit son éloge de Brutus. Il approuve l'arrêt 
de mort lancé contre ses fils. Il établit qu'un prince 
lie vit jamais en sûreté dans des états , tant que survi- 
vent ceux qui en ont été dépouillés. Il signale ensuite 



44o MACHIAVEL. 

cet appétit de régner si grand , que non seulement il 
entre dans l'esprit de ceux qui ont droit au trône ^ 
mais encore dans l'esprit de ceux qui n'y ont pas 
droit. 
1516. Le chapitre des conjurations doit être médité avec 
une grande attention. Machiavel conseille la vertu, 
comme le remède le plus efficace contre les conjura- 
tions. Les injures qui excitent le plus de haine sont 
celles que les princes font aux hommes, dans leur 
sang, dans leurs biens, dans leur honneur. 

« Pour celles du sang , les menaces que fait le prince sont 
plus dangereuses que l'exécution , et même les menaces sont 
très-dangereuses, et il n y a aucun danger dans Fexécution, 
parce que celui qui est mort ne peut penser à la vengeance, 
et que ceux qui sont vivants en laissent le soin au mort. Ce- 
lui qui est menacé et se voit contraint par une nécessité d'a- 
gir ou de souffrir, devient un homme très-dangereux pour le 
prince. Hors donc de cette nécessité, l'offense dans les biens, 
l'offense dans l'honneur, sont les deux douleurs qui blessent 
les hommes plus qu'aucune autre offense , et le prince doit 
bien s'en garder, car il ne peut jamais dépouiller un homme à 
tel point qu'il ne lui reste pas un couteau pour se venger, 
et il ne peut jamais déshonorer un homme à tel point qu'il 
ne lui reste pas un cœur obstiné à la vengeance. » 

« Quant aux injures dans l'honneur qu'on fait à un 
homme , la plus importante est l'insulte aux femmes , et 
après celle-là , l'insulte qu'on lui fait en le vilipendant lui- 
même. » 

L'auteur accumule ici les exemples tirés de l'anti- 
quité. Il continue les développements de ces terribles 
mystères. 

« Les dangers que courent des auteurs de conjurations 
sont grands, dans tous les temps, parce qu'on court des 
dangers en les ourdissant , en les exécutant , et après qu'on 



CHAPITRE XXV. 44i 

les à exécutées. Ceux qui conspirent sont un ou sont eri 
plus grand nombre; quand il n'y a qu'un homme, on ne 

peut pas cependant appeler cela conjuration 

Celui qui est Seul , des trois dangers d'une conjuration , n'a 
rien à craindre du premier danger ayant l'exécution ; il n'est 
exposé à aucun péril, personne n'ayant son secret, et il ne 
court pas risque que qui que ce soit instruise le prince de 
son dessein. Une telle résolution peut tomber dans l'esprit 
d'un homme de toute sorte, petit, grand, noble, plébéien, 
domestique ou non du prince 5 parce que comme il est pos- 
sible ^ chacun de parler quelquefois au prince, il est possible 
de soulager son cœur avec celui à qui il est possible de 
parler. De ces esprits ainsi constitués il y en a beaucoup qui 
le voudraient faire , parce qu'il n'y a ni peine ni danger à le 
vouloir, mais il y en a peu qui le fassent, et parmi ceux qui 
le font, il en est très -peu, ou aucun qui ne soient tués sur- 
le-champ : aussi il ne s'en trouve pas qui veuille courir à une 
mort certaine. Mais laissons aller ces volontés uniques , et 
parlons des conjurations composées de plusieurs personnes.» 
« Je dis qu'on trouve dans les histoires , que toutes les 
conjurations ont été faites par des hommes grands ou très- 
familiers du prince. Car les autres, s'ils ne sont pas fous tout- 
à-fait, ne peuvent pas conjurer; les hommes faibles et non 
familiers du prince manquent de toutes ces espérances et 
de toutes ces opportunités que demande Texécution d'une 
conjuration. D'abord, ils ne peuvent rencontrer des gens qui 
leur maintiennent la foi. Personne ne peut consentir à leur vo- 
lonté, sous l'attrait de ces espérances qui font entrer l'homme 
dans les grands périls , de manière que ces hommes faibles 
s* élargissent en deux ou trois personnes, y trouvent l'ac- 
cusateur, et périssent. Et même fussent-ils assez heureux pour 
ne pas trouver cet accusateur , ils sont pour l'exécution em- 
barrassés dans tant de difficultés, puisqu'ils n'ont pas l'entrée 
facile chez le prince, qu'il est impossible que dans l'exécu- 
tion ils ne se perdent pas; car les hommes grands, qui ont 
l'accès facile, étant gênés par des embarras que nous dirons 
plus bas , il faut que les embarras s'accroissent sans fin pour 



44î^ MACHIAVEL. 

les hommes faibles. Ainsi les hommes qui partout ou il ne 
s'agit ni de la yie, ni des biens, ne sont pas tout*à-Ëiit in- 
sensés y se gardent des conjurations , quand ils se sentent fai* 
blés, et lorsqu'un prince les ennuie, ils pensent seulement à 
le maudire, et ils attendent que ceux qui ont plus de qualité 
qu eux, vengent leur injure » 

ft On voit donc que tous ceux qui ont conjuré ont été des 
hommes grands, et familiers du prince. Beaucoup d'autres 
ont conjuré , animés ou par trop de bienfaits ou par trop 
d'injures, comme Séjan contre Tibère, Pérennius contre 
Gonunode, Plautius contre Sévère, Ceux-ci avaient été com- 
blés par leurs empereurs de tant de richesses, d'honneurs, 
de dignités, qu'il semble qu'il ne manquait à la perfection 
de leur puissance , rien autre que l'empire , et ne voulant 
pas se priver de ce dernier honneur, ils se mirent à conju- 
rer contre le prince, et leur conjuration eut la fin que mé- 
ritait leur ingratitude. ..•..» 

« Si quelque conjuration contre les princes faite par des 
hommes grands devait réussir, ce devaient être ces sortes de 
conjurations , car elles sont faites pour ainsi dire par un au* 
tre roi, qui réunit tant d'opportunités pour accomplir ses 
désirs. Mais cette cupidité de commander qui les aveugle, 
les aveugle encore quand ils ourdissent leur conjuration. 
S'ils savaient exécuter cette perfidie avec prudence, il serait 
impossible qu'ils ne réussissent pas. » 

<t Un prince donc qui veut se sauver des conjurations, 
doit plus se garder de ceux à qui il a fait trop de bien 
{^troppi piaceri)^ que de ceux à qui il a fait trop d'injures. 
Ceux-ci n'ont pas toutes les occasions commodes qui abon- 
dent pour ceux-là;' La volonté seule est semblable. Car le 
désir de la domination est aussi grand (^peut-être plus grand) 
que celui de la vengeance. Ces souverains ne doivent don- 
ner à leurs amis qu'une autorité telle, que de cette autorité 
au trône il y ait un intervalle, et qu'au milieu il reste en- 
core quelque chose à désirer; autrement il sera rare qu'il 
n'arrive pas ce qui est arrivé à ces empereurs. >» 

« Je dis ensuite que ceux qui conjurent devant être des 



CHAPITRE XXV. , 443 

hommes grands, et qui ont un accès facile auprès du prince, 
il faut à présent considérer ce qui est résulté de leurs en* 
treprises , et voir les motifs pour lesquels elles ont été heu* 
reuses, ou malheureuses. J'ai avancé déjà qu'ils sont sujets 
à trois dangers, auparavant, sur le fait, et après. Il y en a 
peu qui réussissent, parce qu'il est impossible d'éviter ces 
trois dangers. * 

« En commençant à parler des périls d'auparavant qui sont 
les plus importants, je dis qu'il faut être très-prudent, et 
avoir un grand bonheur, pour qu'en conduisant la conju- 
ration, on ne soit pas découvert, ou par un rapport, ou par 
des conjectures. Ce rapport a lieu, si on a trouvé peu de foi 
et peu de prudence dans les hommes avec qui on a commu* 
nique. Le peu de foi se rencontre facilement, parce que tu ne 
peux confier tes projets qu'à tes amis fidèles, qui par amour 
pour toi s'exposent à la mort, ou à des hommes mécontents 
du prince. Des fidèles, tu pourras en trouver un ou deux, 
mais si tu t'es étendu à beaucoup , il est impossible que tu 
les trouves dévoués. Il faut aussi que la bienveillance qu'ils 
te portent soit grande , pour que le danger ne leur paraisse 
pas imminent, et qu'ils n'éprouvent pas la peur des châti- 
ments : les hommes se trompent bien souvent sur la question 
de l'attachement qu'ils croient qu'on leur porte, et ils ne 
peuvent bien s'en assurer, que quand ils en font l'épreuve, 
et en faire l'épreuve en cela , est très-dangereux. Si tu en 
as fait l'épreuve dans quelque autre circonstance périlleuse 
où ils t'ont été fidèles, tu ne peux, avec cette ancienne fidé- 
lité, mesurer celle qui devient nécessaire, parce que cette 
dernière emporte avec elle une bien plus grande chance de 
péril. Si tu mesures la fidélité à ce peu de mécontentement 
qu'un homme a conçu des procédés du prince, tu peux 
facilement te tromper, parce qu'aussitôt que tu as mani- 
festé à ce mécontent tes desseins , tu lui donnes matière à 
se satisfaire , et il faut que sa haine soit bien grande , ou que 
ton autorité sur lui soit bien puissante , pour qu'il reste fidèle. 
De là naît que beaucoup de conjurations sont révélées ou 
anéanties dans leur principe, et qi|e lorsqu'une conjuration 



444 MACHIAVEL. 

a été long-temps tenue secrète entre beaucoup d'hommes^ 
c'est une chose miraculeuse, comme fut la conjuration de 
Pisoii contre Néron, et de notre temps, celle des Pazzi 
contre Laurent et Julien de Médicis , conjuration qui était 
connue de cinquante personnes, et ne fut découverte qua 
son exécution. » 

<( Quant à la découverte par défaut de prudence , cela 
arrive quand un conjuré en parle avec peu d'adresse, de 
manière qu un serviteur ou un tiers puisse entendre, comme 
il arriva aux fils de Brutus , qui disposant les choses avec les 
envoyés de Tarquin, furent entendus par un esclave qui les 
accusa , ou quand par légèreté , tu la communiques à une 
femme ou à un enfant que tii aimes, ou à quelque autre 
personne aussi frivole , comme fit Dinnus , un des conjurés 
avec Philotas contre Alexandre-le-Grand : il communiqua 
la conspiration à Nicomaque enfant , celui-ci la communi- 
qua sur-le-champ à Giballin son frère , et Ciballin au roi. » 

« Il faut examiner la découverte par conjectures. On en 
a un exemple dans la conspiration de Pison contre Néron. 
Scévinus, un des conjurés, le jour qui précéda celui où il 
devait tuer Néron , fit son testament ; il ordonna à Méli- 
chius , soii affranchi , de faire repasser un poignard vieux 
et rouillé ; il donna la liberté à tous ses esclaves , leur dis- 
tribua de l'argent, fit préparer des bandages pour soigner 
des plaies; alors Mélichius, par ses conjectures, sûr du pro- 
jet, accusa son maître devant Néron. On arrêta Scévinus, et 
Natalis, un autre conjuré qu'on avait vu lui parler la veille, 
long-temps et en secret ; et comme ils ne s'accordèrent pas 
dans le rapport qu'ils firent de cet entretien , ils furent for- 
cés de confesser 1* vérité : la conjuration fut découverte, et 
perdit tous les conjurés. » 

« Ces raisons font qu'on découvre les conjurations , et il 
est impossible qu'on ne les découvre pas par l'effet de la 
malice, de l'imprudence, ou d'une légèreté, toutes les fois 
que ceux qui sont dans le secret passent le nombre de trois 
ou de quatre. Quand on arrête deux conjurés , il est impos- 
sible qu'on ne découvre pas la conspiration , car deux per- 



CHAPITRE XXV. 445 

sonnes ne peuvent pas être convenues ensemble de toutes 
leurs réponses. Si on n'arrête qu'un seul homme qui soit 
fort, il peut, avec la force de son cœur, taire les noms des 
conjurés : mais il faut alors que les conjurés n'aient pas 
moins de force que lui, pour se maintenir fermes et ne pas 
se découvrir par la fuite; car lorsqu'une fois le courage 
manque ou à celui qui est arrêté , ou à celui qui est encore , 
libre, la conjuration est découverte. » 

« Il est rare l'exemple raconté par Tite-Live dans la con- 
juration faite contre Hiéronynie, roi de Syracuse. Théodore, 
un des conjurés, fut pris, mais il cacha avec un grand cou- 
rage les noms des conjurés et il accusa les amis du roi. 
D'un autre côté , les conjurés se fièrent tant dans le courage 
de Théodore, qu'aucun ne partit de Syracuse , et ne donna 
le moindre signe de crainte '. » 

« On passe donc par tous ces dangers , en ourdissant une 
conspiration , avant qu'on en vienne à l'exécution. Si on 
veut fuir ces dangers , voici les remèdes : le premier est le 
plus sûr , et à dire mieux l'unique ; c'est de ne pas donner 
aux accusés le temps de t'accuser, en conséquence de ne 
leur communiquer la chose que lorsque tu veux la faire , 
et non auparavant. Ceux qui ont fait ainsi, ont évité les 
périls qu'on court à faire les conjurations, et le plus sou- 
vent ils évitent les autres périls. » 

Suivent une foule d'exemples tirés de l'histoire des 
anciens, et de l'histoire des modernes, relativement 
aux incidents qui se présentent après l'exécution. Il 
paraît que l'écrivain, en insistant souvent sur tous les 
dangers d'une conspiration, tend souvent plus à en 
détourner qu'à les encourager. Il finit ainsi, en s'a- 
dressant à la république ou au prince contre lequel 
on aura découvert une conspiration. 

^ Conscîorum nemo, quum diu socius consilii torqueretur, aut latuît aut 
fugit : tantum illis in virtute ac fide Theodori fiduciœ fuit , tantumqtie ipsi 
Theodoro uirium ad arcana occultanda ! Tite-Lire , Ub. XXIV, cap. V. 



446 MACHIAVEL. 

1516. « Quand une conjuration est dëcouyerte, le prince et la 
république y avant delà punir, doivent chercher tous led 
moyens de bien apprécier sa force et de mesurer leur puis* 
sance et celle des conjurés : s'ils la trouvent étendue et 
* vigoureuse, ils ne doivent pas publier le fait, jusqua ce 
qu'ils soient préparés avec des forces suffisantes pour répri- 
mer la machination; autrement, ils dévoileraient leur fai- 
blesse. Le prince et la république doivent donc , avec toute 
adresse, dissimuler, parce que les conjurés une fois décou- 
verts , contraints par la nécessité, agissent sans aucun égard. » 

Machiavel est ici tout pour l'autorité , et ce chapitre 
des conjurations est tellement présenté que, comme 
nous l'avons dit , il éloigne plutôt de tout désir d'em- 
ployer des moyens violents, qu'il ne peut exciter à 
renverser par une conjuration l'ordre établi. 

A l'exactitude de quelques détails qu'il donne sur 
les conspirations de cour, on croirait qu'il a connu 
celles qui ont éclaté contre Pierre II et Paul I®'", em- 
pereurs de Russie , et contre Gustave III , roi de Suède. 
Mais l'homme qui comme lui pénètre profondément le 
cœur humain, sait d'avance ce que dans une telle si- 
tuation, telles passions doivent produire d'habileté, 
d'audace et de méchanceté. 
1516. Le chapitre IX reproduit une partie des arguments 
offerts dans le livre des Principautés sur la question, 
de savoir bien changer sa marche, quand la fortune 
devient contraire. On doit naturellement s'attendre à 
voir Machiavel (çhap. XII) définir avec son énergie 
habituelle cette sentence de Tite-Live « la guerre est 
« juste pour ceux à qui elle est nécessaire , les armes 
« sont saintes pour ceux qui n'ont d'espérance que 
a dans les armes ' » , et il n'oublie pas de rappeler ces 

■ Justum est beiium, qmhus necessarinm; et pia arma quthus^ nuUa, nui in 
armis y relinquitur spes, Tite-Lire , Ub. EU , cap. I. 



CHAPITRE XXV. 44? 

paroles de Vectius Messius ' disant aux Vobques blo- 
qués de toutes parts : « Suivez-moi : ce n'est pas un 
« mur, un retranchement qui s'opposent au passage; 
« il n'y a que des hommes armés contre des hommes 
« armés. Vous êtes égaux en courage, mais vous êtes 
« supérieurs par la nécessité qui est le dernier et le 
« meilleur des traits. » Machiavel loue avec enthou- 
siasme Tite-Live d'avoir appelé la nécessité , le dernier 
et le meilleur des traits. 

A propos des circonstances dans lesquelles une ar- 
mée courageuse peut être commandée par un chef 
faible, et de celles dans lesquelles une armée faible 
peut être commandée par un bon général, il s'en- 
flamme avec raison d'une vive admiration pour César 
qui avait dit, en marchant contre Afranius et Pétréius^ 
généraux inhabiles , commandant en Espagne une 
bonne armée , « Je marche contre une armée sans 
chefs » et qui ensuite s'avançant en Thessalie contre 
Pompée , s'était écrié : « Je marche contre un général 
sans armée. » 

Il continue d'examiner mille incidents racontés par 
Tite-Live, et toujours il étonne le lecteur par la har^ 
diesse de ses vues et surtout par la soudaineté de ses 
jugements. Il a déjà parlé souvent du mal que peut 
entraîner, pour quiconque gouverne, une insulte faite 
aux femmes. Il s'appuie d'Aristote , pour revenir sur 
cette question , et ne balance pas à déclarer que ces 
insultes ont ruiné beaucoup d'états ^r 

Marchant toujours dans des voies qui ne sont qu'à 
lui, il s'interrompt tout-à-ooup, pour nous déclarer 

X Ite mecum: non murus, nec wallum, sed armati armatis obstant; mrtute 
pares , necessitate quœ ulHmum ac maximum telum est, superiores estis, 

Tit^JLive, lib. IV, cap. XXXVHI. 
* Âristote, Politique, Hv. V, cbap. IX. 



448 MACHIAVEL. 

avec sa parole retentissante, qu'il est absurde de croire 
que pour gouverner, il faut diviser : non , pour bien 
gouverner, il faut réunir. 

R Ces modes , ces opinions contraires à la vérité , naissent 
de la faiblesse de ceux qui gouvernent : ne voyant pas les 
moyens de tenir les états avec force et avec courage , ils 
s'abandonnent à de telles industries , qui servent à quelque 
chose dans les temps calmes ; mais quand arrivent les adver^ 
sites et les temps forts , ces industries laissent voir combien 
elles sont fallacieuses. » 

Nous reparaissons encore nous autres Français au 
chapitre XXXVI. 

« La fierté de ce Français ' qui provoquait tout Romain quel- 
conque près le fleuve de l'Anio à lutter contre lui , ensuite le 
combat livré entre lui et Titus-Manlius , me rappellent que 
Tite-Live dit plusieurs fois (Machiavel ici se rétracte , il dit 
César dans ses Ritratti délie cose diFrancia) * que les Français 
sont au commencement de la mêlée plus que des hommes, et 
que dans la suite de la bataille ils sont moins que des femmes. » 

Nous avons répondu à cette invective de Machiavel, 
et suffisamment combattu l'autorité de Tite-Live dans 
cette circonstance : mais gardons-nous d'interrompre 
Nicolas; il va dire la vraie raison pour laquelle alors 
nous avons été souvent vaincus. 

En cherchant à connaître d'où cela provient, beaucoup 
croient que c'est parce que telle est leur nature , ce que je 
crois aussi véritable : mais, avec cela, il ne devrait pas arri- 
ver que leur natufe qui les fait si fiers dans le commence- 
ment, ne pût pas avec Tart , s'ordonner de manière qu elle les 
maintînt fiers jusqu'à la tin /lu combat. Pour prouver cela, 

' C'est à ce sajet que Tite-Live fait dire à Titus-Manlius: Volo ego iUi belloae 
ostendere, quando euleo ferox prœsultat hostium sigiùsy me ex ea familia ortum, 
quœ Gallorum agmen ex rupe Tarpeja dejecit, Tite-Live , b'b. VII y cap. X. 

* Chap. XXIII y pag.. 173. 



CHAPITRE XXV. 449 

je dis qu'il y a des armées de trois sortes : Ftine où il y a 
fureur et ordre, parce que de Tordre naissent la fureur et 
le courage. Telle était l'armée des Romains. On voit par 
leurs histoires , que dans leur armée il y avait toujours un 
ordre bien gardé qu'une discipline militaire y avait établi 
pendant long-temps; car dans une armée bien conduite, 
personne ne doit opérer que par un bon ordre, et l'on re- 
marquera à ce sujet, que dans toute l'armée romaine, ar^ 
mée sur laquelle toutes doivent se modeler, puisqu'elle a 
vaincu le monde , on ne mangeait pas, on ne dormait pas, 
on ne vendait pas, on ne faisait aucune action militaire ou 
civile, sans l'ordre du consul. Les armées qui agissent au- 
trement ne sont pas de vraies armées , et si elles en font la 
mine , c'est avec fureur et par impétuosité et non par cou- 
rage. Là où est le courage réglé , il emploie la fureur dans 
ses temps et dans ses modes; aucune difficulté ne l'abat, 
ni ne lui fait perdre le cœur. Les ordres bien réglés rafraî- 
chissent le courage et la fureur nourris par l'espérance de 
vaincre, qui ne manque jamais, tant que les dispositions 
sont bonnes : le contraire arrive dans ces armées ' où il y a 
fureur et non pas ordre, comme étaient les Français qui 
toujours faiblissaient. Ne réussissant pas à vaincre dans la 
première impétuosité , leur fureur n'étant pas soutenue 
par un courage réglé dans lequel ils pussent espérer , et ne 
trouvant au-delà de cette fureur rien en quoi ils eussent 
confiance, quand cette fureur était refroidie, ils manquaient. 
Au contraire, les Romains craignaient moins les périls, parce 
que leurs dispositions étaient bonnes: ne se défiant pas de 
la victoire, fermes et obstinés, ils combattaient avec la même 
force et le même courage, à la fin comme au commencement; 
plus ils étaient agités par les armes, plus ils s'enflammaient. » 

' Ici commence la définition de la seconde sorte d^armées. Machiavel a éta- 
bli ses distinctions pent-etre nn pen confusément ; mais Toici ce qu*il vent dire : 
La première sorte d*armées est celle où il y a furenr et ordre , comme chez les 
Romains ; la seconde sorte d'armées est celle où il y a furenr , mais sans ordre , 
comme chez les Français ; la troisième sorte est celle où il n*y a ni ordre , ni 
fureur y comme chez les Italiens. 



45o MACHIAVEL. 

« La troisième sorte d armées est celle où il n'y à ni fureur 
naturelle , ni ordre accidentel , comme sont nos armées ita- 
liennes, de nos temps, et qui sont tout-à-fait inutiles, et si 
elles ne rencontrent pas une armée qui par accident prenne 
la fuite, jamais elles ne vaincront. Sans citer aucun exemple, 
on voit chaque jour comment nos armées prouvent qu elles 
n*ont aucun courage; et afin qu'avec le témoignage de Tite- 
Live, chacun entende comment doit être la bonne milice, et 
comment est faite la mauvaise, je veux rapporter les paro- 
les de Papirius Cursor. Quand il voulut punir Fabius, gé- 
néral de la cavalerie , il dit : « Que personne n'ait la crainte 
« des hommes! que personne n'ait la crainte des dieux! 
« qu'on n'observe pas les édits des généraux, qu'on ne res- 
« pecte pas les auspices ! que les soldats à leur volonté s'é- 
« garent sans escorte , dans le pays ami , comme dans le pays 
« ennemi ! qu'oubliant les seï*ments , livrés à la licence seule , 
« ils se dirigent où ils voudront! qu'on abandonne les signes 
« militaires mal gardés ! qu'on ne se présente pas à l'appel, 
« qu'on ne discerne pas s'ils combattent la nuit, le jour, 
« par ordre ou sans ordre du général , et qu'ils ne suivent 
« ni leurs rangs, ni leurs aigles! qu'à la manière des voleurs, 
a la milice soit aveugle et fortuite, au lieu d'être solennelle 
« et sacrée ' ! » On peut voir par ce texte si la milice de nos 
temps est ai^eugle et fortuite y ou sacrée et solennelle^ et com- 
bien il lui manque pour qu'elle devienne semblable à ce 
qu'on peut appeler milice, et combien elle est loin d'être 
furieuse et ordonnée comme la milice romaine, ou furieuse 
seulement comme la milice française. » 

t516. Nous aurions bien mauvaise grâce à relever avec 
aigreur ces autres paroles de Machiavel, qui certes 
traite ici les Italiens avec une grande sévérité. Comme 
je l'ai dit, quand il a déjà discuté cette question, il avait 
raison pour notre infanterie, et Brantôme notre his- 
torien en fournit mille exemples. Notre infanterie, 

» Tite-Live, lib. VUI, cap. XXXIV. 



CHAPITRE XXV. 45i 

je ne l'ai pas laissé ignorer, était alors mauvaise; mais 
enfin avec sa fureur, elle avait une partie des quali- 
tés que Machiavel désire dans une armée : le reste n'a 
pas manqué d'arriver avec le temps. Machiavel écri- 
vait ceci en i5i6. Il n'a pu ni connaître, ni parfaite- 
ment deviner tant de beaux faits d'armes de notre in- 
fanterie, et le sang -froid au moins romain de nos 
carrés de régiments , immobiles , la baïonnette en 
avant, sous les attaques réitérées des escadrons de 
Mamelouks en Egypte. 

Il faut lire, et ne pas se contenter d'analyser, tous 
les chapitres où l'auteur continue ses graves leçons. Un 
général doit connaître les sites avec exactitude : il 
peut employer la ruse avec profit, et même avec 
gloire. Le chapitre XL où cette dernière question est 
traitée finit ainsi : 

« Ce fut une ruse qu'employa Pontius , général des Sam- 
nites, pour enfermer les Romains dans les Fourches Cau- 
dines. Il commença par cacher son armée derrière des mon- 
tagnes; il envoya ensuite dans la plaine, avec des troupeaux, 
des soldats déguisés en bergers; ceux-ci ayant été pris par 
les Romains, on leur demanda où étaient les Samnites, et 
ils répondirent tous, d'après Tordre qu'ils en avaient reçu 
de Pontius, que l'armée était au siège de Nocéra. Les consuls 
ajoutèrent foi à ce rapport , et s'engagèrent dans les gorges 
Caudines, où à peine entrés, ils furent assiégés par les Sam- 
nites. Cette victoire obtenue par la ruse eût été très-glo- 
rieuse pour Pontius , s'il avait suivi les conseils de son père , 
qui voulait , ou qu'on laissât aller librement les Romains , 
ou qu'on les tuât tous , et qui demandait que l'on ne prît pas 
la voie du milieu qui ne procure pas cCamis^ et n^ôte pas (T en- 
nemis \ Cette voie a toujours été pernicieuse dans les affaires 
d'état, comme nous l'avons dit dans un autre endroit. « 

* Media via neque amicos parât , neqiic inimicos tollit. Tîte-Live , lîb. IX , 
cap. m. 

29. 



452 MACHIAVEL. 

Dans le chapitre XLl, nous trouvons cette sorte 
d'amende honorable pour les Français. Il faut le rap- 
porter en entier, car sans cela il serait possible que la 
fin ne parût pas écrite d'une manière sérieuse, et 
qu'on ne la prît pas en bonne part. 

« Comme on vient de le dire, le consul et les Romains 
étaient assiégés par les Samnites; ceux-ci offrirent aux Ro- 
mains des conditions ignominieuses ; c'était de les faire pas- 
ser sous le joug , ou de les renvoyer désarmés à Rome. Les 
consuls en étaient demeurés stupéfaits , et toute Tarmée était 
plongée dans un état de désespoir. Lucius Lentulus dit qu'il 
ne lui paraissait pas qu'on dût balancer à prendre un parti 
quel qu'il fût, pour sauver la patrie j que la vie de Rome con- 
sistant dans la vie de cette armée , il lui semblait qu'on de- 
vait sauver l'armée à tout prix, et que la patrie est bien 
défendue de quelque manière qu^on la défende y ou avec igno» 
minie ou avec gloire : que d'ailleurs en sauvant l'armée , 
Rome serait à temps pour se laver de l'ignominie, mais que 
si on ne sauvait pas l'armée, même quand elle périrait glo- 
rieusement, et les armes à la main, Rome était perdue avec 
sa liberté. Ce ftit là le conseil qu'on suivit. » 

« Cet exemple mérite d'être noté et observé par tout ci- 
toyen qui est dans le cas de donner un conseil à sa patrie , 
parce que là où on délibère absolument sur le salut de la 
patrie , on ne doit regarder aucune considération du juste et 
de l'injuste, du compatissant ou du cruel, du louable ou de 
l'ignominieux, et sacrifiant tout égard on doit embrasser le 
parti qui sauve la vie de la patrie , et maintient sa liberté \ » 

« Cet exemple a été imité et en dits et en faits par les Fran- 
çais quand ils ont voulu défendre la majesté de leur roi, et 
la puissance de leur royaume. Il n'y a pas de voix qu'ils en- 
tendent plus impatiemment que celle qui s'écrierait : « Ce 

I Sed ea caritas patriœ est, ut tam ignondnia eam, quant morte nostra, si 
opus sit, servemus. Subeatur ergo ista quantacumque est indignitaSy et pareatur 
necessitati, quam ne dii quidem superant, Tite-Live, lib. IX, cap..rV. 



CHAPITRE XXV. 453 

parti Qst ignominieux pour le roi! ils disent que leur roi ne 
peut souffrir aucune honte dans quelque délibération que 
ce soit j avec la bonne ou avec la mauvaise fortune ; enfin s'il 
perd ou s'il gagne, les Français disent toujours que c'est 
une action de roL » 

N*y a-t-il pas là une sorte de prévision de Teffet 
que le désastreux événement de Pavie et la captivité 
du roi produisirent en France, neuf ans après l'époque 
où écrivait Machiavel? 

Le chapitre XLIX et dernier des Discorsi traite en 
partie du besoin qu a souvent une république de nou- 
veaux règlements qui empêchent de graves malheurs. 

« II est de nécessité , ainsi qu'on l'a déjà annoncé , que 
chaque jour, dans une grande ville, il naisse des événements 
qui ont besoin du médecin, et suivant qu'ils importent da- 
vantage , il faut trouver le médecin le plus sage. Si de sem- 
blables événements naquirent dans une autre ville ^ à Rome 
iU se présentèrent quelquefois épouvantables et imprévus , 
comme il arriva quand on découvrit que toutes les femmes 
romaines avaient conspiré pour tuer leurs maris ". Un 
grand nombre les avait déjà empoisonnés : d'autres avaient 
préparé le poison pour les faire périr. Telle fut encore 
cette conjuration des Bacchanales, qui fiit découverte à l'é- 
poque de la guerre de Macédoine, et dans laquelle était 
impliquée une multitude d'hommes et de femmes *• Si la 
conspiration n'avait pas été découverte , elle devenait dan- 
gereuse pour la ville , et surtout encore si les Romains n'a- 
vaient pas été accoutumés à. punir les multitudes d'hommes 
criminels. » 

« Si on ne remarquait pas à des signes infinis la grandeur 
de cette république, la puissance de ses mesures , elles appa- 
raîtraient par ta qualité des châtiments qu'elle infligeait aux 

' Od condamna cent soixante -dix matrones romaines complices de ces 
crimes. Tite-Iive , lib. TOI , cap. XVUI. 

» Tite-Live , lib. XXXIX, cap. VIII— XVIH. 



454 MACHIAVEL. 

coupables. On n'hésita pas une fois à supplicier une légion 
tout entière et toute une ville. On confina huit ou dix mille 
hommes, avec des exigences extraordinaires à n'être pas 
observées par un seul, et encore moins par tant d'hommes, 
comme il arriva à ces soldats qui ayant combattu malheu- 
reusement à Cannes ^ , furent exilés en Sicile , avec dé- 
fense de loger dans des endroits habités, et avec l'ordre 
de ne manger que debout. De toutes les exécutions la plus 
terrible fut celle de décimer les armées. Là, le sort indi- 
quait sur dix un homme qui devait mourir *. On ne pouvait 
pas pour châtier une multitude , trouver une punition plus 
épouvantable. Quand une foule est criminelle , là où l'au- 
teur n'est pas connu, on ne peut châtier tous, parce que le 
nombre est trop grand. Punir une partie et laisser l'autre 
sans punition , c'est faire un tort à ceux qu'on punit, et 
laisser croire aux impunis qu'ils peuvent être criminels une 
autre fois : mais si Ton tue la dixième partie , comme le veut 
le sort quand tous méritent la mort, celui qui est puni se 
plaint du sort, celui qui n'est pas puni a peur de tomber au 
sort une autre fois et se garde de conspirer. On punit donc 
les empoisonneuses et les Bacchanales, comme le méritaient 
leurs crimes, et quoique ces maladies dans une république 
produisent de mauvais effets, ce ne sont pas des effets à 
mort , parce qu'on a toujours le temps de les guérir. Mais 
à l'égard des maladies qui concernent l'état, si un conseil 
prudent ne les guérit, la ville est ruinée.» 

1516. C'est par ces mémorables souvenirs puisés dans les 
historiens anciens les plus authentiques , et par quel- 
ques autres citations , que Machiavel termine ses Dis- 
corsi. Il ne s'adresse en rien ici à un état gouverné 
par un prince; il ne s'agit que des graves accidents 
qui peuvent survenir dans une république. Veut -il 
dire que des républiques seules peuvent apporter un 

* Titc-Live, lib. XXIII, cap. XXV. 
' Tite-Live, Ub. II, cap. LIX. 



CHAPITRE XXV. 455 

tel remède à de tels événements ? Il est certain qu'ils 
peuvent aussi se présenter dans un autre état. Il ne 
dit pas autrement son secret; n'interrogeons pas plus 
qu'il ne veut parler, un homme qui d'ailleurs déguise 
rarement sa pensée : nous n'avons droit que sur ce 
qu'il â dit, et dans une si immense composition, ad- 
mirons à la fois ces méditations énergiques ou pro- 
fondes qu'il offre à notre esprit, et ce style clair, logi- 
que, brillant et quelquefois passionné, qui ajoute un 
dernier degré de perfection à ces raisonnements de la 
plus haute intelligence humaine qui ait existé depuis 
Aristote et Platon chez les Grecs, depuis Tite-Live et 
Tacite chez les Romains. 



ERRATA DU PREMIER VOLUME. 



Pag. I uo. lo. D^Aristote, de Platon: lisez : de Platon, d*Arîstote. 

Pag. 7 lig. i6. Après, en 1492; lisez: laissant trois enfants , Pierre , Jean 

et Jalien. 
Pag. a6 lig. 6. Était livrée ; lisez : était abandonnée. 
Pag. a 8 lig. i5. Marcello; lisez : Marcel Adriani. 
Pag. 5g i.tg. 14. Oh ils sont ; Usez : oh ils seront. 
Pag. 6a lig. a 7. Ils jagent; lisez : ces gens-ci jngent. 
Pag. 106 LIG. 8. On Ini demande; lisez : elles Ini demandent. 
Pag. 107 LIG. 19. Qu*on doit faire; lisez : qu*on vent faire. 
Pag. 198 LIG. 10. Tristarello ; lisez: tristaccio. 
Pag. aoi lig. 3. De ses domaines pour en jeter; Usez : de w^ domaines. 

Poar en jeter. 
Pag. a 65 lig. a 4. Les hermines; Usez : l*hermine. 
Pag. a66 lig, 7. Est le pins nombrensement coartisée; Usez : a le pins grand 

nombre de courtisans. 
Pag. agS lig. 3o. i5i3; lisez : \Si5, 

Pag. a 98 lig. la. L*aateur sait seulement ; Usez : Tantenr sait donc. 
Pag. a98 lig. i4* Mais; lisez : d'ailleurs. 
Pag. a 99 lig. 3. État de chose ; Usez : état de choses. 
Pag. 3 10 LIG. 6. De la plus grave accusation ; lisez : d^une des plus graves 

accusations qa*on ait avancées. 
Pag. 3a 6 lig. 9. Qui a excité ; Usez : qui ont excité. 
Pag. 333 (note) lig. 4 Charles-Quin ; Usez Charles- Quint. 
Pag. 341 UU' ao. Prescrit; lisez : proscrit. 
Pag. 349 i<iG. 17. Il ; lisez : ils. 

Pag. 4o5 lig. i 8 . Toute licence ; lisez : tout licence. 
Pag. 414 lig. i3. D'espérances plus étendues ; lisez : de projets plus étendu». 



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MAR 16 1948